Ellipses Format Mbs 0
Ellipses Format Mbs 0
Ellipses Format Mbs 0
ELLIPSES
Roman
1
Nous distinguons la station spatiale internationale.
Dans quelques heures, le vaisseau s’arrimera et la
navette nous ramènera sur Terre. Je regarde les
contours de notre planète bleue glisser lentement
sous mes yeux. Je discerne la côte française sur
l’Atlantique, je fixe avec émotion l’embouchure du
bassin d’Arcachon. Je sais que vous êtes là et que
vous scrutez le ciel pour reconnaître nos lumières
artificielles parmi les étoiles. Je ressens votre
présence. C’est le début de la nuit pour vous, je vous
imagine assis dans des transats, sur la plage ou
dans le jardin de la villa. J’éprouve, comme vous, la
même impatience. Nous pourrons bientôt nous
parler. Vous m’avez tellement manqué, je n’en peux
plus d’attendre.
2
suspension au-dessus de la Terre. Un grondement
mécanique sourd, un long instant d’inquiétude puis
la délivrance. Tous les voyants sont verts, nous
avons réussi. Je m’extrais du cockpit et je suis la
première à franchir le sas. Je connecte l’écran de
communication et je vous découvre. L’émotion
m’envahit devant vos visages souriants. Je me sens
vivante à nouveau, mon cœur tambourine dans ma
poitrine, mes mains tremblent.
Juliette
3
Chapitre Un
4
Jean, 16 juin 2010, Toulouse
5
visites chez plusieurs bijoutiers. Je m’étais persuadé
que c’était le bon moment pour lui prouver mon
engagement. J’anticipai sa surprise, je me préparai à
développer mes arguments pour la convaincre
d’accepter. Elle tenait beaucoup à sa liberté et
s’étonnait de voir nos amis parler de mariage. Et puis
la famille, les enfants, c'était un domaine sensible
pour elle. J’avais réussi à lui faire rencontrer mes
parents à trois reprises, des occasions courtes, car
elle nous organisait toujours un agenda pour ne pas
rester. Une exposition photo, un film à ne pas rater,
un concert unique, des copains de passage, elle
utilisait tous les prétextes. Cela ne me gênait pas, elle
m’était si précieuse que je lui pardonnais ces
dérobades, je lui laissais le temps. Juliette était le
centre de ma vie, elle me procurait toute mon
énergie, elle m’avait transformé. C’était idiot, je le
savais, mais je n’osais imaginer comment mon
existence aurait pu se construire sans elle. « Tu es
aveuglé ! », me disaient mes amis. Ils ne la
connaissaient pas comme moi. Derrière sa beauté,
son charme extraordinaire, elle dissimulait beaucoup
6
de blessures invisibles et c’est cette part cachée qui
me fascinait.
7
certainement aux commandes de long-courriers
dans quelques années. Je lui avais naïvement
demandé ce qui l’attirait dans cette carrière et si
c’était, d’une certaine façon, un souhait de retrouver
ses parents. En prononçant cette phrase, j'avais
réalisé que cette question pouvait la blesser. Son
visage rieur s'était transformé. J'avais effleuré un
domaine sensible.
8
reproches, même quand j’oubliais des choses ou que
je réalisais de mauvais choix, sa bienveillance
semblait infinie. Je me demandais souvent comment
elle avait pu être sensible à une personnalité comme
la mienne, avec mon caractère si stressé, si nerveux
lors de notre rencontre. Je crois qu’elle avait vu en
moi une sorte de défi, un bloc de rocher brut qu’elle
pourrait sculpter, affiner et adoucir. Était-elle
consciente qu’elle avait fait de moi un autre homme ?
Je l’aimais parce qu’elle m’avait profondément
changé. Elle avait su éteindre mes angoisses, mes
pensées sombres et m’aider à tout réinventer, à
tutoyer moi aussi mon rêve.
9
qu’elle se baignait ou lisait sur la terrasse. Elle avait
compris très tôt que cette passion bouillonnait en
moi et que je m’efforçais de l'éteindre à travers de
multiples excuses. Celle du travail, bien sûr, car cette
carrière de consultant financier m’accaparait, et le
sentiment permanent que le dessin était un domaine
réservé à d’autres, qu’il s’agissait d’un monde qui
m’était extérieur. Les croquis et illustrations que je
conservais dans mon carnet m’apparaissaient
insignifiants au regard des bandes dessinées que je
lisais et dont j’admirais le style et la construction.
Mais ce besoin d’esquisser des portraits et des
paysages ne me quittait pas, il se transformait en
tempête intérieure, m’empêchant de dormir ou
m’entraînant dans des épisodes dépressifs que je
parvenais de plus en plus difficilement à maîtriser et
à masquer à mon entourage. Juliette avait organisé
ces vacances pour que je puisse me reposer et
prendre le temps de travailler sur ce projet de
roman graphique dont je lui avais parlé. J’avais
emporté ma tablette. À la fin de nos trois semaines
de congés, je ressentais un immense bonheur.
10
J’avais ébauché les dix premières pages et elle
m’avait demandé si elle pouvait les voir.
— Un souci ? demandai-je
— Aucun, au contraire.
— Je ne me souviens plus de l’horaire exact de
notre vol, avons-nous le temps de nous
promener sur la plage avant de rentrer ?
— Je ne crois pas, dit-elle en regardant sa
montre. Le bus pour rejoindre l’aéroport
arrive dans une heure.
— Déjà ! Je me dépêche !
— Non, répondit-elle en posant une main sur la
mienne. Tu restes ici.
— Je ne comprends pas. Pourquoi ?
12
— La propriétaire a accepté de nous louer cette
maison pendant six mois. Tu peux terminer la
réalisation de ton roman graphique. Je vais
rentrer seule, je reviendrai régulièrement.
— Je ne peux pas ! Et le bureau ? C’est
impossible.
— Tu es en burn-out. C’est ce que nous dirons.
C’est un petit mensonge, car tu y étais
presque à notre arrivée. J’ai déjà appelé ton
médecin. Je lui ai décrit ton état et il a
préparé ton arrêt, il te suffit de prévenir tes
collègues. Je peux m’en occuper si c’est trop
difficile pour toi.
— Juliette… Je ne sais pas quoi dire… Cela me
paraît fou et, en même temps, j’en ai tellement
envie.
— Cesse de réfléchir. Et embrasse-moi !
13
répétant les mots que j’avais préparés. J’étais plus à
l’aise pour croquer mes personnages que pour mettre
en scène ma propre vie. Tout se bousculait dans mon
esprit. Je pris une grande respiration. J’imaginais la
séquence, mes gestes et mes paroles. Mes yeux
s’embuaient derrière mes lunettes et je me reprochai
mon émotion. Du calme, Jean, me disais-je. Détends-
toi. Essuie tes larmes. Sois naturel.
14
— C’est arrivé ce matin. Je n’ai pas pu
m’empêcher de l’ouvrir, j’étais trop curieuse.
15
— Je te présente Maxime, dit-elle
16
Soudain, la salle du restaurant libéra ses éclats
sonores. Les voix des clients, mêlées aux commandes
hurlées par les serveurs vers la cuisine, résonnaient
en écho permanent. Le choc des couverts contre les
assiettes, le grincement des tables et des portes, les
crissements des machines derrière le bar, je
ressentais chaque bruit comme une agression. Mes
vêtements se contractèrent et m’étouffèrent. J’ouvris
mon col de chemise.
17
maintenant j’aime Maxime. Je préfère être
honnête et dire les choses telles qu’elles sont.
— Mais… Depuis quand vous voyez-vous ? Et
qu’ai-je fait ? C’est parce que tu as senti que je
souhaitais m’engager davantage ? Je peux
attendre… Juliette, dis-moi que tout cela n’est
pas vrai.
— Je ne te reproche rien. Mon amour pour toi
s’est éteint, c’est comme ça. Je sais que cela
sera difficile, mais je préfère être franche.
— Juliette… Je voulais te demander de
m’épouser… Je désirais t’offrir cette bague et
me mettre à genoux devant toi.
— Je suis désolée, Jean.
18
de prononcer un mot, projeté dans une bulle
d’incompréhension. Je perdis l’équilibre, j’ai ressenti
un coup contre ma tête et entendu des voix autour de
moi. Je ne parvenais plus à bouger, je souhaitais
basculer dans une autre réalité et je fermai les yeux
pour disparaître.
— Pardonne-moi, dit-elle.
19
Je suis passée hier soir prendre mes affaires. Je suis
désolée d’avoir été aussi brutale à tes yeux. C’est par
respect pour notre amour, pour ces magnifiques
années, que j’ai souhaité être transparente avec toi.
J’ai rencontré Maxime et j’ai rapidement compris
que mon cœur allait désormais battre pour lui. Je ne
peux l’expliquer de façon rationnelle. Tu es un
homme pour qui j’éprouve toujours beaucoup
d’affection, mais ce n’est plus de l’amour. Tu n’y es
pour rien, je n’ai aucun reproche envers toi. C’est
juste un chapitre de nos existences qui se tourne, de
belles pages que nous avons écrites ensemble et qui
doivent rester intactes dans nos mémoires. Je suis
certaine que tu sauras vivre sans moi, que tu
continueras à dessiner et que j'admirerai ton talent.
20
fils qui nous lient ne sont pas tous défaits. Quand tu
seras prêt, lorsque tu m’auras pardonné,
j’accueillerai ton amitié.
Juliette.
21
Je tournais les feuilles d’un cahier et son double se
forma. Juliette prenait vie devant moi. J’attrapai un
crayon et je traçai sa silhouette de mémoire. Je me
réjouis de ce pouvoir de la faire renaître. Je multipliai
les portraits, je modifiai son regard, son humeur. Elle
me souriait puis devenait triste. Je retrouvai les traits
de son visage quand elle m’avait annoncé qu’elle me
quittait, mais, sur la page opposée, je la dessinai en
train de rire. Juliette n’était plus là, dans cet
appartement, mais je pouvais convoquer son
souvenir auprès de moi.
22
Maxime, 16 juin 2015, Bordeaux
23
période de coexistence pacifique entre l’être humain
et la nature que nous connaissions il y a plusieurs
siècles.
24
heureux à l’idée de la retrouver, après un mois et
demi d’absence, et mon cœur s’emballait, comme à
chaque rendez-vous.
25
— Je te présente Franck. Et tu reconnais
sûrement Jean.
— Je ne m’attendais pas…
26
Jean était son premier véritable amour, elle
conservait une relation particulière avec lui et cela
m’avait souvent agacé.
27
— C’est vous qui avez réalisé ces clichés ?
demanda-t-elle en regardant les grands
formats édités dans la vitrine de la boutique.
— Oui. Des paysages de la campagne
aveyronnaise.
— C’est très beau. Vous exposez ?
— Non, c'est mon souhait, mais c’est difficile de
rencontrer les bonnes personnes ou de les
convaincre quand on débute.
— Il faut insister. Vous avez du talent.
— Je vous remercie.
— Je vous achète ces deux photos, continua-t-
elle en désignant des portraits d’éleveurs
devant leurs fermes. J’adore leur expression.
Vous les connaissez ?
— Je les ai croisés au hasard d’une randonnée.
Je n’avais pas prévu de vendre ces portraits.
Je dois réfléchir à un prix.
— Je vous laisse mes coordonnées. Appelez-moi
quand vous serez décidé. Et puis… Il faut vous
lancer, vous avez capté des choses
28
formidables sur ces clichés. Il suffit de les
contempler pour imaginer leur histoire.
29
Juliette prit une grande respiration. Elle nous
observa tous les trois.
30
aux enfers ? Mais qui es-tu Juliette ? Je ne te
reconnais pas, je ne sais plus qui tu es !
31
— Tais-toi ou je vais perdre mon calme, repris-je
en serrant le poing.
32
mes jambes, mes pas se cognaient contre les pavés.
Je rejoignis les quais et je me figeai face au fleuve.
J’avais envie de sauter. J’approchai du bord de la rive
et regardai l’eau boueuse. Une main se posa sur mon
épaule. C’était Jean. Il me tendit mon sac.
34
m’a expliqué que Manon, sa compagne, avait une
maison de famille près d’Arcachon, qu’il avait les clés
et que nous pouvions nous y rendre. J’ai accepté. J’ai
serré sa main et j’ai fixé son regard. J’ai senti sa
bienveillance et sa gentillesse. Avant de monter dans
sa voiture, je lui ai demandé si elle l’avait chargé de
prendre soin de moi. Jean a répondu que Juliette
l’espérait sûrement, mais que cela n’avait aucune
importance. Sa démarche était sincère, il voulait
d’abord m’aider par amitié pour moi. J’ai souri et je
me suis mis à pleurer, comme un enfant. Jean m’a
entouré. « Ce sera difficile, mais tu surmonteras cette
épreuve », dit-il, « et je t’épaulerai ».
35
Jean, 6 mai 2019, Toulouse
36
Depuis cette soirée à Bordeaux il y a presque cinq
ans, Maxime et moi étions devenus très proches.
Accepter la rupture, et surtout ce type de séparation
annoncée de façon si abrupte, nécessitait d’être
accompagné. C’était comme si l’on se réveillait
soudainement au milieu d’une paroi d’escalade, sans
coéquipiers assurant la sécurité. À ce moment-là, les
choix étaient radicaux. Sauter dans le vide, tout
lâcher ou scruter le ciel, entrevoir les maigres recoins
de roche, les failles étroites où placer ses doigts et
hisser son corps. C’est ce que j’avais fait avec patience
et obstination. Franchir cette paroi et enfin poser le
pied au sommet de la falaise m’avait pris plus d’une
année. Alors, Maxime, je l’avais tout de suite forcé à
ne pas regarder en bas, je l’avais enserré dans mes
cordes et tiré pendant plusieurs mois. Je ne l’avais
pas lâché. Des journées passées ensemble, des
messages quotidiens. Il avait renoué avec son activité
de photographe, réalisant de beaux reportages en
Amazonie pour des magazines renommés. Ses
expositions rencontraient le succès des critiques et
du public. Nous préparions un projet commun, une
37
sorte de carnet illustré de voyages en Asie du Sud-
Est. Un road trip en moto entre Bangkok et Hanoi, le
long de la côte, où je m’imaginais déjà dans un décor
dessiné par Cosey, l’un de mes auteurs favoris.
38
recherche d’un enfant. Mais elle avait disparu de ma
nouvelle histoire, celle d'un reporter de guerre,
témoin de scènes violentes et profondément marqué
par la cruauté des hommes, qui parvenait à trouver
un autre équilibre dans la rencontre d’une femme et
de son fils.
39
Juliette restait présente dans ma vie et s’était
installée, de façon discrète, dans celle de Maxime.
Nous l’avions accepté. Elle achetait plusieurs
premiers tirages de chacune de ses expositions, nous
envoyait des cartes d’anniversaire et avait offert de
magnifiques animaux en peluche pour la naissance
de Chloé. Au début, Maxime m’avait demandé ce que
je comptais faire. À ses yeux, cette relation à distance
était étrange. J’en avais beaucoup parlé avec Manon.
40
Juliette était devenue notre amie. Au début, Maxime
et moi étions surpris, nous pensions qu’elle était
seule et que cette situation pouvait motiver ce besoin
de garder le contact avec nous. Mais les premières
photos échangées montraient Franck souriant
auprès d’elle. J’étais également étonné de l’attitude
de Manon, avec qui elle discutait souvent sur
messagerie. « Je ne comprends pas de quoi vous
parlez. », demandai-je. « Tu aimerais que je te dise
que l’on papote de toi, mais ce n’est pas vrai, on
bavarde sur nos vies ! », répondait-elle en riant. « Tu
n’es pas le centre de la Terre, tu sais ! Elle apprécie
d’avoir de nos nouvelles et elle adore les photos de
Chloé ».
41
J’étais bouleversé. Avec Manon, ma vie était
équilibrée et je l’aimais, je ne voulais rien changer, je
savourai le cours de nos existences. Mon rapport au
dessin s’était simplifié, je me posais moins de
questions, je faisais confiance à mon instinct.
Écoutant ses conseils, je ne retenais plus mes
sentiments et mes émotions. Mes traits de crayon
étaient légers, les paysages suggérés et les silhouettes
de mes personnages traduisaient d’abord leurs
attitudes ou leurs mouvements. Juliette m’avait
permis d’aller au bout de mon projet d’édition d’un
premier album. Son succès m’avait procuré une
sensation d’ivresse, je doutais de mes capacités à
continuer, je pensais avoir délivré tous mes talents
d’expression. Manon m’avait appris à discipliner
mon travail et à affirmer mon style. J’étais entré par
effraction dans le monde de la bande dessinée et je
m’y sentais illégitime. Je n’appartenais à aucune
école, je n’avais pas fréquenté d’autres dessinateurs
dans des revues. J’étais un inconnu qui griffonnait
depuis l’enfance et qui avait assimilé, grâce à
quelques cours du soir, toutes les possibilités d'une
42
tablette. Avec Manon, ce sentiment m’avait
abandonné, j’avais réalisé des romans graphiques,
des illustrations pour des écrivains et puis ce second
album sans réfléchir à leur accueil ou au jugement
des critiques. Seuls ses premiers mots sur mon
travail étaient importants. Et quand elle disait, sur un
ton presque détaché, « J’ai beaucoup aimé, il y a deux
ou trois petites choses à reprendre, mais on peut
envisager de le publier », je repensais à l’adolescent
qui dessinait sur un carnet dans sa chambre en
imitant le style d’Hugo Pratt et qui rêvait d’imaginer
un personnage comme Corto Maltese.
43
Soudain, le téléphone de Maxime et le mien
sursautèrent en même temps. C’était Juliette. Un
message identique qui nous invitait à dîner à Paris.
Mon estomac se noua quand je découvris la date. Le
seize juin. Maxime et moi eûmes la même pensée.
Cinq années après la soirée de Bordeaux.
44
— Moi je suis d’accord avec Manon, continua
Elsa en servant le lait tiède dans le bol de
Chloé, je comprends surtout qu’elle écrit pour
vous retrouver et vous dire qu’elle a besoin de
vous. Vous avez raison, cela fait cinq ans et elle
estime sûrement que les ressentiments entre
vous sont suffisamment apaisés.
— Oui, la question est d’abord de savoir si vous
êtes prêts à la rencontrer, dit Manon.
45
je crois qu’elle vous a beaucoup apporté, alors
si elle souhaite renouer un lien d’amitié, vous
devriez accepter cette proposition.
— J'admire ton ouverture d’esprit, dit Maxime.
— Je t’aime profondément. Je ne l’imagine pas
comme une rivale, car je ne doute pas de tes
sentiments.
46
Franck, 16 juin 2019, Paris
47
— Franck, je ne t’ai jamais caché les contraintes
de mon métier. Et puis toi aussi tu n’es pas
très disponible de toute façon.
48
connaissait et dont elle conservait soigneusement
tous les ouvrages. Je m’étais enfermé pendant six
mois dans notre appartement de l’Est parisien, à
tester nuit et jour des arrangements originaux, puis
plusieurs semaines de mise au point des chansons
avec mes amis. Nous avions la sensation d’inventer
un style de jazz moderne et populaire. Le succès est
arrivé rapidement grâce aux plateformes de
streaming. Des centaines d'auditeurs téléchargeaient
les morceaux et les relayaient sur les réseaux sociaux.
Un label s’est intéressé à nous et tout s’est enclenché,
comme dans un rêve. Plusieurs extraits de l'album
sont devenus la bande-son d’un film et nous avons
été invités à nous produire dans les radios et à la
télévision. Nous rencontrions d’autres artistes, des
icônes pour nous, et nous parlions de jouer
ensemble, nous faisions des projets.
Progressivement, une équipe nous a entourés pour
construire notre image, organiser nos tournées et les
interviews, gérer nos droits d’auteur. Nous nous
sommes métamorphosés en une véritable entreprise.
49
« Je passerai à l’appartement pour me changer. On
se retrouve dans cette brasserie que tu aimes tant à
vingt heures ».
50
— Vous avez aimé ?
— Oui, mais vous en faites un peu trop, non ?
— Comment ?
— Vous n’êtes pas obligés de caricaturer ces
morceaux, vous devriez les porter davantage
avec votre propre sensibilité. Ou, peut-être,
interpréter des chansons originales.
51
silencieux, même les serveurs avaient suspendu
leurs gestes quand je débutais mon interprétation.
J’avais l’impression de jouer ce morceau comme
dans un rêve, je connaissais cette mélodie par cœur,
les mouvements de mes doigts étaient légers,
accompagnés par le regard complice du fantôme de
Dean Martin appuyé sur le clavier.
52
L’Eurostar arriva enfin. J’avais dû annuler le concert
que le groupe devait donner le même soir. Notre
manager et mes camarades étaient très agacés. Ils ne
comprenaient pas mon « envie de faire une pause »,
comme je l’avais expliqué. Nous nous sommes
insultés, j’ai prétendu qu’ils me devaient tout, que je
n’avais pas besoin d’eux. Ils m’ont accusé de ne pas
respecter le public. C’était vrai, je devais admettre
qu’ils avaient raison. Cette décision était égoïste.
J’avais honte de moi alors que le plus simple aurait
été de dire la vérité. Juliette me manquait
terriblement et je ne supportais plus nos séparations.
Je souhaitais prendre du temps avec elle,
l’accompagner dans ses stages et, s’il le fallait, mettre
ma carrière entre parenthèses.
53
laborieusement mon parapluie et je marchai à pas
rapides, enjambant les flaques et les petits torrents
qui se formaient au pied des trottoirs. Mes
chaussures de scène furent aussitôt imbibées, je
sentis la moiteur remonter jusqu’à mes mollets. Mais
rien ne pouvait s'opposer à ma volonté ce soir-là. Je
voulais retrouver Juliette, m’excuser et relancer
notre couple.
54
conscience. Ce fameux Jean, avec ses bandes
dessinées qu’elle adorait, et Maxime, dont les photos
décoraient tous les coins de notre appartement.
Comment pouvaient-ils accepter de participer à cet
acte de cruauté ?
55
se brisa. Le sang jaillit sur la nappe de papier,
j’entourai ma main dans une serviette et je me
redressai, avec une furieuse tentation de les écarter
et ramener Juliette avec moi. Je me levai et donnai
un coup de pied dans la porte. Je courus jusqu’à leur
table. « Ça suffit, ce petit jeu a assez duré ! Juliette
est avec moi, c’est mon amour, c’est ma vie et je vous
emmerde. Allez au diable ! »
56
Maxime, 17 juin 2019, Paris
57
l’apprécier, j’étais heureux que Juliette l’ait
rencontré.
58
envahir ma bouche, réchauffer ma gorge et ma
poitrine.
59
mal prise, je n’ai pas anticipé sa réaction. Il est
très différent de vous, il peut avoir un fort
tempérament et de grandes montées
d’adrénaline. Et puis nous étions très peu
ensemble ces derniers mois. Il m’en voulait
beaucoup, il ne comprenait plus, il attendait
autre chose de moi, même si j’avais été très
claire dès le début de notre relation.
60
produit alors que j'apprenais ma sélection
dans l’équipe des astronautes européens,
c’était absurde de croire que nous pouvions
tous les deux atteindre notre rêve. Je suis
navrée, profondément désolée de ce qui s’est
passé.
— Ce sera bientôt un souvenir qui nous fera
sourire, dis-je. Nous devrions rejoindre Jean.
Je suis sûr qu’il sera content de nous retrouver
à son réveil.
61
Franck, 1er février 2020, Paris
Jean et Maxime,
62
Nous ne nous connaissons pas vraiment, j’ai négligé
ou sous-estimé les sentiments de Juliette pour vous
deux. J’étais jaloux, je le suis certainement encore un
peu, mais je souhaite que vous ne conserviez pas une
mauvaise image de moi. Je ne suis pas ce type violent
que vous avez rencontré pendant ces instants
terribles. C’était un accident, j’étais devenu un autre.
Je ne suis pas une brute. J’ai honte, je regrette mes
gestes. Je suis un homme fragile qui voudrait
s’inspirer de vous et surmonter le départ de la
personne que j’ai aimé.
Franck
63
Jean, 10 août 2020, Arcachon
64
d’écume qui se faufilent entre les orteils. Nous nous
rassemblâmes pour les accueillir. Les enfants nous
rejoignirent, comprenant l’importance du moment.
Chloé glissa ses doigts dans les miens et Arthur, le fils
de Maxime et Elsa, se réfugia dans les bras de sa
mère.
65
résumions pas sa personnalité à ses gestes de
violence. J’étais prêt à le pardonner. Dans ma tête, je
crois que je croquais déjà ses traits pour le dessiner
et, peut-être, le transformer en figure d’un prochain
album.
66
concert. Il s’était effondré dans la loge et avait suivi
une cure de sommeil pour se rétablir.
67
ambitieuses, des sorties en voilier. Des veillées
joyeuses, autour de plats de fruits de mer arrosés de
vin frais, bercées par le fracas éloigné des vagues sur
l’océan.
68
visage horrifié par mes gestes de violence dans
la brasserie.
— Elle vit aux États-Unis, avec Christopher. Elle
a intégré la NASA, dis-je. Elle nous écrit
régulièrement, à nous, Manon et Elsa. Elle est
heureuse. Elle fera partie du prochain
équipage vers la station spatiale
internationale.
— Oh… Elle a réussi à atteindre son rêve. Tous
ces sacrifices n’auront pas été inutiles.
— Pour elle, ce ne sont pas des sacrifices. Ce sont
des étapes pour toucher le but de sa vie, se
rapprocher des étoiles. Au plus près des
étoiles.
— Des étapes… Tous les trois, nous n’avons été
que cela pour elle ? demanda Franck.
— Mais non, reprit Maxime, nous sommes
devenus ses amis et elle puise sa force et son
courage sur nous. Ce qu’elle réalise est
extraordinaire. Et il ne faut pas oublier ce
qu’elle nous a donné, à chacun d’entre nous.
Tu lui dois beaucoup également.
69
— Oui, je dois le reconnaître, répondit Franck. Je
vous admire, tous les deux, ainsi que vos
compagnes. Tout semble si simple alors que
j’imagine que vous avez traversé les mêmes
chemins douloureux que celui dont je
parviens tout juste à m’extraire. Juliette vous
a réunis, elle réussit à lier d’amitié les
personnes qu’elle a aimées et… On dirait
qu’elle crée la famille dont elle a toujours
manqué.
— C’est un peu cela sauf que nous ne la voyons
pas souvent, continua Maxime. Elle vient
parfois en France, nous nous organisons pour
la retrouver, mais cela ne dure jamais très
longtemps, un week-end, rarement
davantage. Elle était ici pendant les dernières
vacances d’hiver, c’était un bon moment. Elle
ne change pas beaucoup, elle reste passionnée
par…
70
— L’espace… Et peut-être Mars un jour, dis-je.
Juliette réserve souvent des surprises !
— Et… C’est difficile de vous poser cette
question, mais je ne peux la retenir. Vous lui
avez dit que je suis ici, avec vous ?
— Bien sûr, elle le sait depuis la première heure.
Elle a beaucoup apprécié l’originalité des
châteaux de sable que tu as exécutés avec les
enfants.
— Vraiment ? Vous lui avez envoyé des photos ?
— Des vidéos aussi !, compléta Maxime.
— Mais vous auriez pu me le dire plus tôt !
— Tu n’aurais pas été naturel si tu avais senti son
regard ou sa présence.
— Comment a-t-elle réagi ?
— Elle nous fait confiance. Je lui ai simplement
dit que nous nous sommes retrouvés et que la
même magie qui nous a réunis avec Maxime
semble se réaliser avec toi, dis-je.
— Est-ce que tu as précisé qu’il n’avait pas
encore détruit la maison ? plaisanta Maxime
en secouant les épaules de Franck.
71
— Et demain, je lui écrirai que nous sommes
contents de te connaître et que tu es très
épanoui avec Vanessa et Mathieu. Et
j’aimerais bien ajouter que nous avons prévu
de nous revoir bientôt.
— Vous êtes… Je suis ému par votre confiance.
Croyez-vous qu’elle acceptera un jour de me
parler à nouveau ?
— Ça… Il n’y a qu’elle pour répondre à cette
question, dis-je en prenant mon téléphone.
72
par les vagues sombres qui se confondaient dans la
nuit.
73
— Vous n’envisagiez quand même pas de passer
cette dernière soirée entre hommes ?
demanda Manon.
— Jamais de la vie !, plaida Maxime. On allait
revenir à la villa !
— Je propose de trinquer à notre amitié !, dis-je
en levant mon verre
— Et aux étoiles !, ajouta Franck
— À notre étoile !, dit Maxime en tendant la main
vers le ciel.
74
Chapitre Deux
75
Juliette, 11 février 2023, Houston
76
la mode. Vanessa, une coupe courte qui lui donnait
une allure de garçon. Mes trois copines. Les seules
écolières de la classe qui ont su m’apprivoiser et
gagner ma confiance. Celles qui partageaient mon
goût des livres.
77
Jean était ma première véritable histoire d’amour.
J’adorais sa fausse assurance qui masquait une
immense pudeur et un manque de confiance en lui. Il
était engagé dans une voie professionnelle tracée par
ses originales sociales. Jeune consultant ambitieux, il
se forçait à imaginer son avenir sur des postes
stratégiques dans une grande entreprise ou un
cabinet ministériel. Pourtant il étouffait son besoin
de créativité et cela le rendait malheureux. Jean était
un formidable dessinateur depuis son enfance. Il
avait suivi des cours du soir, puis quelques stages
dans des revues de bande dessinée pendant le lycée,
mais son entourage familial l’avait persuadé qu’il
devait poursuivre des études commerciales. Même
s’il avait reçu des prix dans des concours amateurs, il
considérait que ses esquisses ne pouvaient rester
qu’un hobby, un talent du dimanche, rien de sérieux,
peut-être une occupation qu’il pourrait reprendre
une fois à la retraite. J’avais parcouru tous ses
carnets. Je n’étais pas d’accord, je l’avais encouragé à
persévérer, à développer son don. « Cela nécessite du
78
temps et, avec mon boulot, je préfère garder mes
heures libres pour être avec toi », continua-t-il.
J’avais saisi ses mains. « Tu es heureux chaque fois
que tu dessines, quand tu remplis ces carnets ou
lorsque tu crées des bandes dessinées sur ta tablette
graphique. Et moi j’adore te voir épanoui. J’aime
deviner tes émotions dans les regards et les
mouvements des personnages. J’apprécie les
histoires que tu racontes, la poésie que tu introduis
dans les textes, les couleurs que tu sélectionnes. Je
préfère l’artiste qui pourrait éclore au consultant
financier que tu deviendras. Tu ne pourras pas réunir
deux caractères ambitieux, il faut que tu choisisses
ton chemin. L’un est bien éclairé avec peu
d’obstacles, l’autre est plus escarpé, il s’enfonce dans
une forêt puis rejoint des plaines lumineuses. C’est
sur ce dernier que j’aimerais t’accompagner ».
79
connaissions depuis longtemps. Jean était
impressionné de rencontrer la directrice d’une
maison d’édition et il décrit avec confusion l’histoire
qu’il souhaitait raconter. Je pris la parole pour
expliquer qu’il s’agissait d’un voyage d’un vieil
homme à Majorque qui recherche les traces de sa vie
passée quarante ans auparavant pour retrouver son
premier amour. Manon appréciait les dessins des
deux personnages principaux, des ruelles des villages
et des pins d’Alep qui bordaient les plages. Elle lui
demanda s’il était déjà allé à Majorque et j’avais
répondu que ce serait le lieu de destination de nos
prochaines vacances. Jean était étonné, nous n’en
avions jamais parlé, mais il n’osa pas me contredire
devant mon amie. Manon l’encouragea à finir son
projet. Elle nous quitta en m’embrassant et en
serrant la main de Jean. « Nous partons à
Majorque ? » interrogea-t-il. « Oui, dans un mois, le
printemps est une saison idéale pour découvrir cette
île », affirmai-je en le regardant avec malice. « Je
t’aime », murmura-t-il. Je souris et je compris que,
80
d’une certaine façon, je venais de lui promettre d’être
avec lui jusqu’à ce qu’il atteigne son rêve.
81
lèvres qui s’effleuraient à peine, des regards qui se
détournaient en un instant.
82
heureuse pour lui et, d’une certaine façon, fière de
moi. Mais je sentais qu’une étape de ma vie avec lui
s’achevait, que mon besoin d’indépendance devenait
trop fort. Je voulais retrouver l’excitation d’une
rencontre.
83
retrouver un équilibre. Elle m’appela un soir pour
confirmer ce que j’avais déjà deviné. Elle était tombée
amoureuse de Jean. J’étais heureuse pour elle, pour
lui et aussi pour moi. Jean avait tourné la page, nous
allions pouvoir redevenir amis.
84
station spatiale internationale et les livres et
expositions de Maxime rencontraient de beaux
succès auprès du public. Mais je sentais qu’il se
lassait de devoir s’adapter à mon emploi du temps. Il
était attaché au sud-ouest de la France et je croyais
que ses repères, les lieux qu’il adorait, ses amis, lui
manquaient. Je n’avais pas compris qu’il ressentait
une autre envie.
85
car je craignais d’être trop brusque et de l’éloigner de
moi. Je regrettais d’avoir préféré le silence. Une
fêlure venait d’apparaître dans notre relation et
j’aurais dû lui répondre. Il ne pouvait pas
comprendre ce que je ressentais au plus profond de
mon être. Cette déchirure, cette douleur qui
traversaient mon corps quand les souvenirs
d’enfance ressurgissaient. Je me sentais seule dans
notre couple. Une distance s'était révélée, nous
n’étions plus ensemble, mais l’un à côté de l’autre. Je
ne m’étonnais plus de ses refus de m’accompagner
dans les stages, j’affichais ma déception, mais
j’éprouvais désormais une forme de soulagement à
partir de mon côté. Ces éloignements transitoires
apaisaient Maxime. Chacun se concentrait sur son
activité professionnelle et nous nous racontions nos
expériences lors de nos retrouvailles. Cela ne pouvait
pas durer. J’avais tenté d’en parler avec lui, mais il
n’y avait pas prêté attention. Elsa m'expliquait qu’il
m’idéalisait, il pensait qu’il fallait me laisser le temps
nécessaire à l’accomplissement de ma carrière
d’astronaute et attendre que je revienne vers lui pour
86
envisager de fonder une famille. Je ne le souhaitais
pas, je me sentais enfermée dans un lien qui ne me
convenait plus. Je prolongeais mes absences par des
séjours à Paris où je conviais mes trois amies
d’enfance. J’adorais ces moments de clandestinité.
Jean et Maxime ignoraient que nous nous
retrouvions. Ils étaient, avec Chloé, la fille de Jean et
Manon, les principaux sujets de nos conversations.
Je pouvais leur confier mes doutes sur ma relation
avec Maxime et nous pouvions en parler en toute
liberté. Notre complicité reposait sur cette confiance
et cette fraternité. Elles m’aidaient à faire des choix,
elles soutenaient mon ambition professionnelle.
Elles étaient fières de moi et j’étais heureuse de
constater l’épanouissement du couple de Manon avec
Jean, et les inclinaisons d’Elsa pour Maxime.
87
standards jazz d’Hamad Jamal et d’Oscar Peterson et
des adaptations de morceaux classiques de bossa-
nova de Tom Jobim. Franck était un pianiste à la
technique remarquable et sa voix était douce.
Pourtant, sa façon d'interpréter ces morceaux
m’avait agacée ce soir-là. Il ajoutait des fausses
émotions qui n’étaient pas nécessaires, mais qui
séduisaient le public peu connaisseur de la petite
salle de la brasserie. Vanessa disait que j’étais trop
exigeante et même un peu snob. « Ce n’est pas
uniquement pour parler des talents de ce pianiste –
chanteur que je t’ai amené ici ! », continua-t-elle.
« Tu ne trouves pas qu’il est charmant ? ». Je l’avais
observé plus attentivement et le regard de Franck
avait croisé le mien. Il me sourit puis se détourna
pour enchaîner sur le refrain de la chanson. Je baissai
les yeux, je sentis que mon visage avait dû rougir et
mes trois amies éclatèrent de rire. Nous étions de
vraies adolescentes. « Il n’est pas mal, non ? Je crois
qu’il t’a repérée », reprit Manon. Je bafouillai pour
leur répondre et cela renforça leur hilarité. Elles
avaient raison, Franck était un bel homme. Je
88
continuais de le regarder, tentant de faire abstraction
de leurs commentaires taquins, et je profitais d’une
pause du trio pour le rejoindre au bar.
90
colère et veiller à ce qu’il retrouve un équilibre. Cette
fois-ci, je ne m’étais pas trompée. Il fut d’un grand
soutien pour Maxime. Elsa s’immisça avec patience
dans sa vie jusqu’à ce qu’il ouvre les yeux sur elle. Il
tomba amoureux d’elle. Elsa me disait qu’elle était
heureuse. Elle donna naissance à Arthur et les
similitudes de leurs deux couples renforcèrent leur
amitié. Ils passaient des vacances ensemble dans la
ville près d’Arcachon. J’avais réussi à tisser des fils
d’affection entre les personnes qui m’étaient les plus
chères et j’espérais pouvoir un jour les retrouver et
prendre du temps avec eux. Mais, à ce moment de ma
vie, je ne disposais pas de cette autonomie. J’avais
intégré le corps principal des astronautes et j’étais
sur la liste du prochain équipage de la station spatiale
internationale. Les stages de préparation
s’intensifiaient et je réservais mes rares moments
libres à Franck. La carrière de son groupe décollait, il
était de plus en plus complexe de faire coïncider nos
agendas et nous nous croisions peu. Franck était un
être possessif et il supportait difficilement cette
situation. Il me disait que je ne le considérais que
91
comme un compagnon de week-end, que nous ne
construisions rien ensemble. C’était vrai. Le début de
notre relation avait été très passionné. Il m’était
reconnaissant de l’avoir soutenu pendant la
préparation de son premier album. « Tu es ma muse,
mon ange gardien, ma bienfaitrice », aimait-il à
répéter.
92
pas disponible comme il le souhaitait, que j’abordais
une période de ma carrière qui allait accaparer toute
mon énergie et qu’il n’était pas question de renoncer
à mon ambition, même par amour. J’étais si proche
de réaliser mon rêve.
93
très séduisant et il plut beaucoup à mes amies,
malgré notre différence d’âge de douze ans. Sur le
chemin de l’aéroport, elles m’interrogèrent sur lui et
je dus leur avouer, avec un certain embarras, qu’il se
passait quelque chose entre nous. Je pensais qu’elles
trouveraient que cette histoire, une astronaute qui
tombait amoureuse de son directeur d’entraînement,
était presque caricaturale et ressemblait à un
mauvais scénario de série américaine. Manon n’était
pas d’accord, elle disait que je ne devais pas me poser
ce type de question. Vanessa acquiesça. « Pour la
première fois, il me semble que tu es en phase avec
quelqu’un. Il soutient ton rêve, il te prépare, vous
regardez dans une même direction. C’est la personne
qu’il te faut en ce moment. Par contre, tu dois être
honnête avec Franck ». Elsa sourit en anticipant ce
que j’allais leur demander. « Ne t’inquiète pas, nous
persuaderons Jean et Maxime d’être présents quand
tu annonceras votre rupture à Franck », dit-elle.
94
Je n’avais pas imaginé qu’il puisse devenir violent.
Tout se passa si vite, je ne retiens que des flashs. Les
coups de poing reçus par Maxime qui voulait
s’interposer entre Franck et Christopher, la table qui
se renversait, les verres qui se brisaient et le grand
miroir qui s’abattit sur la tête de Jean. Je m’étais
sentie responsable et j’avais longtemps regretté de
nous avoir réunis dans cette brasserie parisienne.
95
rassuré face aux risques d’une expédition dans
l’espace. Mon boulot est de préparer les astronautes
à ne pas connaître cette angoisse. Mais la mienne est
là, présente en moi à chaque instant. J’ai vécu ce que
tu t’apprêtes à rencontrer, je suis passé par ces
instants où le moindre incident peut emporter notre
destin. L’espace est un monde hostile, un infimefaux
pas peut devenir tragique. Je sais que cette peur ne
me quittera pas tant que tu ne seras pas revenue sur
Terre. Et pourtant je t’encourage et je te motiverai
toujours à expérimenter cette extraordinaire
aventure. Parce que je t’aime. Parce que j’imagine
que tu ne seras heureuse et apaisée qu’après avoir
réalisé ton rêve ». Christopher me prit dans ses bras.
« Je crois que tu es le premier homme qui me
comprend », dis-je. « Privilège de l’âge ! », plaisanta-
t-il en passant ses doigts dans sa chevelure argentée.
« Et maintenant, il est nécessaire que tu te
réconcilies avec Franck », ajouta-t-il, « Quand tu
seras là-haut, tu ne dois pas avoir de remords ou
d’inquiétude, tu dois pouvoir apprécier chaque
instant en étant rassurée sur la vie et la santé de tes
96
proches. C’est très important ». « Tu parles de ta
propre expérience ? », demandai-je. « Oui… Je
n’étais pas en paix avec celle qui me comptait le plus.
L’espace n’a fait qu’accroître mon sentiment de
culpabilité », répondit-il. « Crois-moi, il faut que tu
renoues avec Franck avant le grand départ ».
97
une thérapie. J’étais soulagée de savoir qu’il était
aidé, et surtout par Vanessa.
98
étaient trop forts, elle l’attira vers elle et ils
s’embrassèrent, puis elle verrouilla la porte de son
cabinet et ils firent l’amour avec passion sur son
divan.
99
miracle, leurs adresses sans éveiller de soupçons chez
Franck.
100
Chapitre Trois
101
Maxime, 18 novembre 2026
102
beaucoup de paramètres restaient inconnus selon
Christopher.
103
Nous étions très fiers d’elle. Elle captait l’attention de
tous les médias. Chaque couverture de magazine ou
émission télévisée consacrée à l’expédition nous
rappelait la relation singulière que nous avions,
chacun de nous, avec elle. Nous formions un socle
autour d’elle, un cercle d’amitié qui l’encourageait à
atteindre son rêve, et cela apportait du sens à nos
vies. Nous avions l’impression de participer à cette
expédition avec elle. Jean m’avait dit, un soir d’été,
qu’il éprouvait une nouvelle forme d’affection pour
Juliette, un mélange de profonde tendresse et
d’admiration. Je partageais ce sentiment. J’osai en
parler à Elsa. « Tu es un cas intéressant, dit-elle, mais
tu n’es plus un patient ! ». « Tout ce que je peux vous
dire, à toi et à Jean, c’est que vous devez en discuter
entre vous, ne pas vous censurer. Il n’y a pas qu’une
seule forme d’amour, l’attachement à quelqu’un,
même s’il vous a fait souffrir dans le passé, peut
s’exprimer sous de multiples aspects. L’important,
c’est le lien de confiance, qui rassure, qui conforte et
qui permet de se lancer dans des projets. Juliette a
besoin de le ressentir avant le défi qui l’attend ».
104
105
Christopher, 29 janvier 2027, Cap Canaveral
106
Juliette semblait légèrement stressée lors de nos
dernières rencontres, elle insistait pour savoir si
Jean, Maxime et Franck avaient bien confirmé leur
arrivée. Franck avait dû réorganiser une tournée de
son groupe et venait tout juste de nous prévenir qu’il
serait disponible jusqu’au départ de Juliette vers
Mars. Elle tenait à les voir ensemble afin qu’ils
puissent partager le même souvenir de cette
rencontre qui pouvait devenir leur ultime souvenir
commun avec elle.
107
pour les protéger. Les risques de cancer étaient
significativement accrus et quasi-certains au retour
sur Terre. L’absence de pesanteur pendant une durée
aussi prolongée était la deuxième menace majeure
pour la santé des astronautes, fragilisant les os et
formant une progressive atrophie des muscles. La
solution de création d’un champ de gravité
artificielle, tel qu’elle est représentée dans 2001,
Odyssée de l’Espace, de Stanley Kubrick avait été
écartée au regard de sa complexité technique et de
son coût en énergie.
108
vie et la centrale électrique avaient envoyé des
signaux rassurants sur leur bon fonctionnement au
cours des premières semaines. Cela avait suffi à
sécuriser les ingénieurs. Il restait à les connecter aux
panneaux solaires, c’était la première tâche des
astronautes à leur arrivée. Une séquence cruciale
pour la suite de l’expédition. Sans base-vie
opérationnelle, sans capacité à produire sa propre
énergie, l’équipage devrait renoncer à la mission.
109
et des hommes dans un huis clos permanent, elle
tentait de relativiser. « Deux ou trois ans, disait-elle,
cela passera vite, et que pèseront ces années au
regard de l’espoir que nous offrirons aux habitants de
la Terre ? »
110
Je les conduisis à notre villa pour qu’ils puissent
s’installer et, comme je m’y attendais, ils
demandèrent à la rejoindre sans prendre le temps de
se reposer. J’avais réservé un créneau de deux heures
au centre, je le confirmais auprès de la sécurité. Je
m’amusais de leurs regards d’enfants émerveillés
quand nous pénétrâmes dans la base. Plusieurs
engins, des capsules et des navettes des débuts de
l’épopée spatiale, étaient exposés le long des
bâtiments. À l’horizon apparaissaient les grandes
tours de lancement de la fusée dans laquelle Juliette
allait embarquer pour rejoindre le vaisseau
interplanétaire en orbite autour de la terre. Il avait
été progressivement assemblé à l’aide d’une
vingtaine de vols « cargo » et de centaines de sorties
dans l'espace. Deux années d’un chantier titanesque,
à quatre cents kilomètres au-dessus de nos têtes, qui
avait mobilisé l’industrie américaine et européenne.
111
ma chevelure brune de l’époque. Dans le hall, une
place majeure était réservée aux portraits des cinq
membres de la mission Mars Endeavour qui
décollerait dans deux jours.
Samantha Bertoli
Michael Evers
Daniel Gauthier
Jefferson Calwell
112
Américain, commandant de l’expédition Mars
Endeavour, pilote de l’armée de l’air, docteur en
physique, trois cents jours dans la station spatiale
internationale (2020, 2023, 2025)
Juliette Leroy
113
Je brisai ces instants de recueillement en leur
montrant, sur une façade aménagée, d’importants
écrans qui offraient des vues sur le vaisseau accroché
à la station internationale. Je leur décrivis chacune
de ses parties. En forme de long tube, il comprenait
une succession de gros cylindres emboîtés et, à
l’avant, une imposante arche dotée de panneaux
solaires. À l’arrière, un tambour élargi contenait le
moteur de propulsion par hydrogène. C’était
l'innovation technologique majeure de ce vaisseau,
qui devait lui permettre de rallier Mars en deux cent
quarante jours, puis d’assurer un retour vers la Terre
sur la même durée, après un séjour de seize mois sur
la planète rouge. Le plus grand secret était conservé
sur les détails de sa mise au point ou de son
expérimentation. Ils commencèrent à me poser
beaucoup de questions et je leur promis d’y répondre
plus tard. Il fallait respecter le temps qui nous était
donné avec Juliette. J’avais envie de leur dire qu’ils
allaient devoir savourer chaque seconde en sa
présence, enregistrer chacun de ses gestes ou
expressions. C’était peut-être la dernière fois qu’ils
114
allaient la revoir, l’ultime image qu’ils conserveraient
d’elle. Mais je me taisais, j’essayai de garder une
attitude détendue, je ne voulais pas qu’ils
s’inquiètent. Je préférais qu’ils adhèrent à la vision
romantique d’un voyage interplanétaire diffusée par
les médias.
115
Jean, 29 janvier 2027, Cap Canaveral
116
situation était très frustrante. Juliette semblait si
proche et, en même temps, déjà éloignée de nous.
117
Elle but une gorgée d’eau.
118
Elle s’interrompit et but à nouveau. Elle nous
regarda. Nous étions suspendus à ses lèvres.
119
— J’ai peur. Pardonnez-moi, c’est un mot que je
m’interdis de prononcer devant Christopher.
Mais face à vous, je sais que vous
comprendrez. C’est un sentiment normal. Je
ne dois pas dévoiler cette faiblesse en sa
présence, je ne souhaite pas accentuer son
inquiétude pendant toute la durée de
l’expédition. Christopher souffre énormément
de ce départ, je le devine, même s’il masque
ses émotions pour ne pas entamer ma
motivation ou me faire regretter mon choix. Il
connaît parfaitement les risques. C’est un pari,
j’en ai bien conscience. Alors… J’ai quelque
chose à vous demander. Comme une
promesse. Je voudrais que vous accueilliez
Christopher dans votre cercle d’amitié. J’ai
besoin de savoir qu’il sera entouré.
— Oui, tu peux compter sur nous. Nous serons
ensemble, à chaque instant, et dès que tu
reposeras le pied sur la Terre, dis-je.
— Une sorte de confrérie des hommes quittés !,
plaisanta Franck pour nous détendre.
120
Juliette sourit et s’approcha au plus près de la vitre.
121
Christopher, 3 août 2027, Arcachon
122
commentateurs, soi-disant spécialistes, se
permettaient d’affirmer sur les chaînes d’information
que l’expédition était certainement perdue. Leurs
arguments n’étaient pas tous idiots, mais ils ne
savaient pas qu'en cas d’imminente destruction, le
vaisseau pouvait émettre un signal de détresse. Or
nous n’avions rien capté alors je refusai d’accorder le
moindre crédit à ces analyses.
123
Le coup de fil arriva en pleine nuit. Le nom du
directeur général de la NASA apparut sur l’écran de
ma tablette.
— Christopher ?
— Oui.
— Désolé de vous réveiller, car je crois que vous
êtes en France.
— Ce n’est pas grave, que se passe-t-il ? Vous
avez recueilli un message de l'équipage ?
— Non. Justement.
— Alors ? Pourquoi m’appelez-vous ?
— Cela fait trop longtemps. Nous considérons
que la mission est perdue. Ils sont sûrement
tous morts.
— Mais… Il reste peut-être un espoir… Avez-
vous reçu un signal de détresse ?
— Christopher, à cette distance, nous ne sommes
pas certains de le capter. Un champ
d’astéroïdes ou des éruptions solaires
violentes ont pu le détourner. Je suis désolé,
mais vous devez comprendre que Juliette ne
rentrera pas.
124
— Mais, non… Ce n’est pas possible ! Nous
n’avons aucune information.
— Christopher, l’espace est infini, nous ne
pouvons pas retrouver les débris du vaisseau.
— Je ne peux pas y croire…
— Le président des États-Unis va prévenir ses
homologues européens et canadiens. Ils
feront une déclaration commune demain, je
voulais vous avertir avant. Je vous présente
mes condoléances. Juliette était une
astronaute extraordinaire et…
— Stop ! Je refuse que vous parliez d’elle au
passé !
— Je comprends, Christopher. Prenez votre
temps, j’espère que vous êtes entourés de
proches.
125
rejoignirent, ils me firent boire de l’eau et respirer
lentement.
— Que se passe-t-il ?
— Un appel de la NASA.
— Juliette ? demanda Jean. Des nouvelles de
Juliette ?
126
Maxime, 29 septembre 2027, Paris
127
avions connus avec elle. Lors des funérailles
nationales, face à son portrait géant dressé sur la
place des Invalides, mon fils Arthur avait eu cette
remarque qui nous avait tous émus. « Pourquoi
croient-ils qu’elle est morte ? Elle s’est juste perdue
dans les étoiles, elle va retrouver son chemin vers la
Terre ».
128
Laissez-moi quelques secondes, installez-vous
à votre aise sur le canapé.
129
— Si… Je compte cinq points. Observez sur cette
nouvelle image, on discerne mieux les formes.
Ce ne sont pas des rochers ou des machines. Il
y a exactement cinq ombres, comme les cinq
membres d’équipage. Et la tâche sombre à cet
endroit, c’est le lanceur, la fusée qui les a
déposés sur Mars. Ils sont tous sortis pendant
près d’une heure dans le but d’être aperçus par
le télescope spatial James Webb.
— Tu veux dire que… Juliette est vivante !,
s’exclama Jean.
— Oui, ils sont tous vivants !
130
— Existe-t-il une solution de secours pour qu'ils
nous contactent depuis la base-vie qui s’est
posée avant eux ? demanda Franck.
— Nous ne pourrons le savoir que lorsqu’ils
auront connecté la base-vie au centre
électrique. Il y a aussi une autre possibilité,
plus difficile. Ils sont près d’un ancien rover
automatique envoyé en 2022. Je pense qu’ils
vont essayer de le retrouver et utiliser ses
antennes paraboliques. Les conditions de
communication seront dégradées, mais peut-
être suffisantes. Les prochains jours seront
déterminants.
— Est-ce que l’équipage est en danger sans
contact avec la Terre ? insista Franck.
— Sur le plan technique, non. La mission peut
s’effectuer à l’aide des ordinateurs de la base-
vie. Sur le plan psychologique, l’absence
d’échanges avec notre planète peut avoir des
conséquences difficiles à évaluer.
131
La joie s’estompa. Le visage de Christopher trahit une
inquiétude. Sa voix avait faibli quand il avait
prononcé cette dernière phrase.
132
je. Ils pourraient raccourcir la mission afin de
réduire les risques psychologiques.
133
gauche à droite, les deux planètes et l'astre
lumineux sur une ligne horizontale. Cet
alignement se produit tous les seize mois
environ.
— Si je comprends bien, poursuivit Jean,
l’équipage doit décider de repartir dans les
premiers jours de leur arrivée sur Mars ou y
rester seize mois, il n’y a pas d’alternative.
— Exactement, la réserve d’hydrogène du
vaisseau lui permet tout juste de rejoindre la
Terre en neuf mois, voire dix au maximum.
— C’est un choix très difficile…, repris-je.
— Ils y ont déjà été confrontés, répondit
Christopher.
— Que veux-tu dire ?
— Quand ils ont perdu le lien avec la Terre à mi-
parcours du voyage, ils se sont sûrement posé
la question de faire demi-tour. Mais ils ont
continué, misant sans doute sur le bon
fonctionnement du système de
communication de la base-vie. C’est un pari.
134
— Leur attente est donc immense en arrivant sur
la planète Mars.
— À l’heure actuelle, ils doivent savoir si la base
vie est en état de marche. Je devrais recevoir
de nouvelles images bientôt. Je vous tiendrai
au courant de façon discrète. Surtout, vous
devez garder le secret jusqu’à ce que les États
qui ont soutenu cette expédition annoncent
un démenti sur la disparition de l’équipage.
— Arthur sera heureux, dis-je, il n’a jamais douté
que Juliette retrouverait son chemin parmi les
étoiles.
135
Chapitre Quatre
136
Juliette, 2 avril 2027, Mars Endeavour
137
ralentissement puis une nouvelle accélération dans
l’espace. Nous aurions couru un risque considérable
pour la phase de retour vers la Terre.
138
pour prendre un choix éclairé pour l’équipage.
Continuer était un pari sur nos capacités à nous
passer d’assistance de la Terre pour la préparation de
notre arrivée. Revenir signifiait une immense
déception pour l’humanité entière. Qui aurait pu
comprendre que nous ayons renoncé si près du but ?
139
de la plus grande attention. Je ne pouvais
m’empêcher de penser que nous n’avions pas été
suffisamment exigeants avec les modélisations des
impacts des rayons cosmiques sur nos systèmes
électroniques. J’essayai de m’abstraire de cette
recherche de responsabilité et me concentrer sur
l’instant présent. Je devais choisir. J’éprouvais un
profond sentiment de solitude.
140
s’était évanouie dans l’infini. Nous nous étions
habitués à accepter un délai croissant pour échanger
des messages avec la Terre. Avant la rupture des
transmissions, il fallait trois minutes pour qu’ils
soient reçus et trois autres minutes afin que la
réponse nous parvienne, une simple conversation
prenait de nombreuses heures. Dans la station
spatiale internationale, je me comportais comme sur
la Terre, j’envoyais une ou deux phrases, des photos
et des vidéos plusieurs fois par jour. J’écrivais
désormais des messages plus longs, de véritables
lettres à Christopher. Certains étaient destinés à
Jean, Maxime, Franck et à mes trois amies d’enfance,
Manon, Elsa et Vanessa qui partageaient leurs vies.
Leurs réponses mettaient plusieurs heures à me
rejoindre et je savourais leurs mots, j’entendais leurs
voix, leurs intonations.
141
avais offerts avant de m'isoler dans le centre spatial.
Il me donnait son opinion sur les œuvres de Saint
Exupéry, de Le Clezio ou de Camus. Jean venait de
publier un nouvel album. Christopher trouvait que le
personnage principal me ressemblait beaucoup. Cela
m’amusait, car Jean m’avait transmis ses planches la
veille de mon départ. « Tu le découvriras avant mon
éditrice ! », avait-il indiqué dans la dédicace.
J’adorais sa façon d’imaginer des histoires, et c’est
vrai que je m’étais reconnue dans les traits de ce
personnage d’une archéologue à la recherche d’une
cité enfouie dans les déserts de l’Égypte, dont le
compagnon n’accepte plus le temps qu’elle consacre
à sa passion. Elle était, comme moi, tournée vers la
quête d’un idéal. Elle creusait la terre et moi je
disparaissais dans l’espace. Jean n’aurait pas
apprécié que j'ose cette comparaison, il aurait
cherché des contre-arguments, il aurait peut-être
pris la mouche. Alors j’aurais lu à voix haute les
dialogues et je suis certaine qu’il se serait souvenu
des phrases que nous avions prononcées, les mots
d’amour que nous échangions.
142
Il ne restait plus beaucoup de temps. Je devais faire
un choix. Étais-je prête à accepter cette séparation
avec Christopher ? Je fermai les poings pour ne pas
trembler.
143
pour rétablir les communications avec la Terre dès
notre arrivée sur Mars. »
144
6 avril 2027, Mars Endeavour
145
de l’océan. Au retour, je m’arrêtais à la boulangerie
pour ramener du pain chaud et des viennoiseries.
146
— Non, je suis surpris. Je n’y avais jamais pensé,
c’est une bonne idée. Et maintenant, tu
continues à enregistrer ?
— Il est possible que j’aie oublié de couper le
micro. J’aime ta voix, je voudrais la conserver,
avec le souffle des éléments.
— Et si je t’embrasse ?
— On peut essayer.
147
26 avril 2027, Mars Endeavour
148
que nous étions tous au-delà de nos records de durée
dans l’espace. Nous avions parlé de toi. Il te
connaissait bien, tu étais son directeur de
programmes pour sa première mission dans la
station spatiale internationale. Il gardait un excellent
souvenir, même s’il paraît que tu étais très exigeant
sur les entraînements sportifs. Il imita ton accent
texan et cela m’avait fait rire. Moi aussi tu m’avais
impressionnée à mon arrivée à Cap Canaveral. Tu
avais la réputation de pousser les équipes à la limite
de leurs capacités lors des stages préparatoires.
149
répétais-tu dans mes écouteurs. Je savais que tu
attendais que je demande de stopper l’entraînement
et d’obtenir une assistance. Je ne réclamai rien, je
continuai à déconstruire et à assembler les pièces
sans me précipiter, en réduisant ma respiration. Il
me restait une dernière opération. J’étais en zone
rouge, je ressentais déjà le mélange d'azote et
d'oxygène qui se raréfiait. « Remontez,
maintenant ! », as-tu hurlé dans mes oreilles. Une
minute plus tard, j’étais extraite de l’eau avec la grue,
à quelques secondes d’un évanouissement quand ils
ont ôté mon casque. Tu étais face à moi, le visage
coloré par la colère.
150
Tu m’as fixée du regard pendant que les techniciens
démembraient le scaphandre. Mes camarades
d’entraînement nous observaient, attendant une
mise au point sévère.
151
demandé d’attendre le terme du stage. Même si mon
cœur était avec toi, je ne me sentais pas à l’aise, je
devais d’abord expliquer à Franck que je souhaitais
le quitter.
153
que j’ai effectués depuis plusieurs années, et
toutes ses tournées en Europe avec son groupe
nous ont séparés pendant de longues
périodes. Notre amour s’est dissous dans le
manque de communication et les
ressentiments. Il saura surmonter cette
séparation s’il est accompagné d’eux. J’espère
qu’ensuite nous pourrons nous retrouver,
comme des amis.
— Tu es une femme… Je ne trouve pas les mots
pas qualifier cette situation. Tu quittes les
hommes que tu as aimés avec bienveillance,
en veillant à ce qu’ils reconstruisent leurs vies.
— Cela te surprend ?
— Non. Tu es une personne étonnante… J'irai
avec toi à Paris.
154
musiques de « Rêveries », le dernier album du
quartet de Franck. Les morceaux étaient
contemplatifs et envoûtants. Le son de chaque
instrument se transformait en énergie lumineuse. Le
rythme de la contrebasse créait une ligne ample,
accompagnée par les percussions et les cymbales, les
notes de pianos débutaient une mélodie puis
s’aventuraient, tentaient des contretemps, une voie
nouvelle et le saxophone diffusait ses plaintes
colorées. Comme un chemin d’étoiles dans la nuit.
J’entendais parfois les murmures et les petits cris de
Franck totalement immergé dans son univers.
J’imaginais les regards échangés avec les autres
musiciens, cette sensation unique de composer une
œuvre qui les dépassait, qui emportait le public dans
une transe éphémère. J’adorais l’observer quand il se
produisait sur scène avec son groupe. J’enviais cette
capacité du quartet à former ces instants magiques
où les vibrations de chaque instrument se
superposaient puis s’unissaient dans un accord
parfait, comme s’ils prenaient vie et devenaient hors
de contrôle des interprètes.
155
Franck s’était épanoui avec moi, il me le répétait sans
cesse et je le croyais. Il m’avait offert cet album, avec
une jolie dédicace, lors de notre dernière rencontre
au centre spatial de Cap Canaveral. La pochette,
dessinée par Jean, représentait une illustration de la
Terre derrière un paysage montagneux de la planète
Mars. Un clin d’œil que seuls mes amis, Christopher
et moi pouvions comprendre.
156
Brasserie du petit Paris. Nous avions convenu de
nous y retrouver en début de soirée.
159
joutes de notes, cette rencontre inattendue. Au bout
de quatre morceaux, Franck se leva et remercia le
groupe, leur rendant l’espace qu’il leur avait
emprunté. Il me rejoignit exténué, la chemise
trempée de sueur.
160
En prononçant ces mots, j’avais compris que j’étais
en train de tomber amoureuse de lui. Je savais ce que
ces battements de cœur dans ma poitrine signifiaient.
Une nouvelle étape de ma vie, une nouvelle
échappée. Pourtant, à cette époque, mon existence
était déjà tellement compliquée à organiser.
161
30 mai 2027, Mars Endeavour
162
C’est Daniel qui se livra le premier. Il exprima son
désarroi de ne plus pouvoir échanger avec ses filles.
Il éprouvait un fort sentiment de culpabilité à l’idée
de les faire vivre dans l’angoisse d’avoir perdu leur
père. Il avait voté pour que le vaisseau fasse demi-
tour et, même s’il savait qu’il devait accepter la
décision prise, il nous reprochait ce choix. Il m’avait
regardé longuement. J’avais senti qu’il s’adressait à
moi, comme s’il avait deviné mon hésitation. Le
commandant détourna la tension qui s’installait et
l'interrogea sur les activités de ses filles. Daniel se
calma. Il nous montra des photos d’elles, décrivant le
parcours d’étudiantes de ses aînées et les prouesses
de sa cadette dans les concours d’équitation. Nous
l’avions tous félicité. Je lui avais demandé où elles
vivaient et il nous avait projeté des vidéos de sa
grande maison en bois, au Québec, avec une terrasse
qui dominait la forêt. Son épouse était apparue, puis
une scène de repas de famille où il posait avec ses
filles et leurs amis. Daniel était ému de dévoiler son
intimité. Son esprit était avec elle, il partageait avec
nous des images qu’il avait visionnées des dizaines de
163
fois depuis notre départ. Il s’attardait de longues
secondes sur les photos de ses proches et ses lèvres
remuaient, comme s’il leur adressait un message
murmuré. Nous l’avions remercié et promis de
présenter nos familles à notre tour, au cours des
prochains repas.
164
Samantha avec enthousiasme. Nous les avions
dégustés avec un plaisir partagé. C’était savoureux.
Pendant quelques instants, nous oubliâmes tous
notre situation dans l’espace, propulsés à une vitesse
phénoménale, sans contact avec la Terre, à
destination d’une planète dont nous ignorions encore
tous les dangers. Samantha poursuivit cette
délicieuse parenthèse en nous offrant des sachets
contenant des chaussons frits au fromage avec du
miel. « J’aimerais beaucoup vous proposer un verre
de vin pour accompagner ce repas, mais nous allons
devoir attendre d’arriver sur Mars », dit-elle en
souriant. Elle nous projeta à son tour un film, dont
elle avait préparé soigneusement le montage. Le
corps athlétique et bronzé de Luigi, son mari,
apparut avec son fils Juan Carlo, un jeune adolescent
très mince et de grande taille. Ils étaient dans une
crique, entourés de falaises blanches, étendus au
bord d’une eau translucide. D’autres images la
montraient avec son fils lors d’une plongée sous-
marine, s’approchant d’une épave longée de
gorgones et de coraux rouges. Son époux la filmait,
165
elle se tournait régulièrement vers lui, les lueurs du
soleil se reflétaient sur son masque et dévoilaient ses
yeux verts et brillants. J’admirais la fluidité de ses
mouvements, elle se déplaçait sans effort, jouant avec
les poissons et glissant au-dessus du pont de la
carcasse d’un vieux cargo immergé, selon ses
explications, pendant la Seconde Guerre mondiale.
L’objectif était centré sur elle. J’imaginais l’immense
amour qu’elle partageait avec Luigi, et la douleur
qu’elle devait éprouver à présent.
166
L’ambiance à bord s’était détendue. Je ne ressentais
plus ce sentiment profond de solitude qui me broyait
l’estomac avant le sommeil. J’écoutais le grondement
des vagues de l’océan. C'était au tour de Michael, le
lendemain, de présenter ses proches. Puis le mien.
J’avais tout ce qu’il me fallait. Des plats concoctés par
de grands chefs français, les magnifiques clichés de
Maxime, la musique de Franck, les illustrations des
albums de Jean pour introduire ou conclure le repas,
les dernières photos de Christopher. Je me
réjouissais à l’idée de parler de vous !
167
5 juin 2027, Mars Endeavour
168
commandant et Michael fixèrent leurs pieds au
plancher et ils l’examinèrent. Avec Daniel, nous
attendions dans le module commun.
170
équilibre psychologique. Je devine que tu as
préféré continuer. Je respecte ta décision.
Pourtant je pense que nous devrions
reconsidérer notre vote, nous n’avons peut-
être pas pris le temps nécessaire à la réflexion.
— Je comprends ton analyse. Ce choix n’a pas été
simple pour moi. Mais je l’assume, je n’ai pas
envie d’y songer à nouveau. Nous sommes
tous embarqués pour près de deux ans encore.
Daniel, nous allons tout faire pour rétablir les
communications avec la Terre, il faut que tu te
projettes dans cette perspective et éviter de
regarder en arrière.
— Tu as sans doute raison, mais c’est très difficile
pour moi. En tant que géologue, c’est vrai que
je trouve le temps long, je n’ai pas de
programme de travail qui correspond à mes
compétences pendant le voyage alors je
m’interroge beaucoup.
— Tu seras très occupé quand nous serons sur
Mars. Tu feras des découvertes. Tes filles
seront fières de toi.
171
Il tourna le regard vers l’espace.
173
raconter tout ce que j’avais vécu. Elles m’ont
accompagnée tout au long de ses années, nous nous
sommes toujours entraidées en jurant de ne jamais
nous perdre de vue. Nos histoires s’entremêlent et
cela nous plaît. Il n’y a pas de jalousie entre nous.
C’est peut-être un aspect très mystérieux, c’est vrai,
aux yeux des autres et qui apparaît plus intensément
dans les miens. Ce mystère est ma richesse, il fait
partie de moi. Je ne suis pas ici par mon unique
volonté et mes seules forces, je suis parvenu à cette
étape de ma vie grâce à leurs conseils et leurs
encouragements.
174
14 juillet 2027, Mars Endeavour
175
plaisanta-t-elle. J’appréciai ce geste et je l’en
remerciai. Nous étions seules dans l’espace commun.
177
— Je suis encore plus admirative ! Comment
fais-tu ? Et Christopher, cela ne le dérange
pas ?
— C’est une longue histoire… Nous formons une
sorte de famille. Ils sont tous autour de
Christopher, ils doivent le soutenir en ce
moment. Ça me rassure de ne pas l'imaginer
seul.
— Moi aussi je pense à l’inquiétude de Luigi et de
Juan Carlo. Je ne sais pas si les équipes du
centre spatial ont la possibilité de nous voir.
— J’en doute.
— Et moi je doute de… Je ne devrais pas te le
dire, mais je suis pessimiste sur la réparation
du système de communication quand nous
pourrons stationner en orbite autour de Mars.
Je pense que les circuits électroniques sont
totalement grillés, je n'ai pas les pièces
techniques pour les remplacer.
— Et les antennes de la base-vie ?
— C’est la première solution. Elles ne sont pas
très performantes. En fait, je crois qu’il
178
faudrait que nous retrouvions le rover
Perseverance, envoyé en 2022. Il dispose
d’une antenne parabolique de grande qualité.
En rechargeant ses batteries, on pourrait
l’utiliser pour transmettre un message à la
Terre.
— C’est une superbe idée !
— Le commandant est au courant. C’est une
sorte de plan B qu’il pourra présenter à Daniel
et Michael si mes prévisions sur l’état du
module de communication se confirment.
Nous avons besoin d’éviter les montagnes
russes émotionnelles et conserver de l’espoir.
— Tu n’es pas si fragile !
— Je me force à voir les choses avec optimisme.
Comme Luigi. Rien ne peut l’atteindre, il
imagine sans cesse de nouveaux projets. Il
dirige une société de travaux publics, il réalise
des routes et des ponts dans toute l’Europe.
C'est un roc ! Il m’a toujours soutenue, dans
tous mes défis, toutes mes envies.
179
— Christopher m’a encouragée. Et aussi… En
fait, tous m’ont aidée !
— Toute ta famille composée de tes ex-
compagnons ? Tu es incroyable ! Pour cette
expédition, c’est vrai que nous avons eu de
longues discussions. C'est très différent d'un
séjour dans la station spatiale internationale.
La décision n’a pas été facile à prendre, Luigi
a beaucoup réfléchi. Mais un matin, il s’est
levé avant moi pour me préparer un
magnifique petit-déjeuner, avec des
viennoiseries, des fruits découpés, bien sûr un
café bien serré. Il m’a dit qu’il fallait que je
postule à la sélection des astronautes pour
Mars, qu’il allait organiser ses activités pour
être présent avec notre fils. Il l’a fait ! Il a
revendu les parts de la société à ses associés et
il consacre ses journées à l’éducation de Juan
Carlo depuis le début de notre entraînement.
— Participer à cette expédition était une
évidence pour Christopher. Et pour moi
également. Mais je n’avais pas anticipé que
180
cela soit aussi long, et que la séparation puisse
être si difficile à vivre.
— Pourtant tu sembles déterminée et confiante.
— Je le suis. Je crois que j’étais destinée depuis
toute petite à devenir astronaute, à parcourir
l’espace…
— Depuis toute gamine ?
— C’est une longue histoire, Samantha.
— On a du temps !
— Je ne sais pas si je suis prête à en parler.
— C’est douloureux ?
— Mes parents sont morts dans un accident
d’avion quand j’avais huit ans. Défaillance
technique ou humaine, l’enquête n’a jamais pu
l’expliquer. Tout s’est passé si vite. En moins
d’une semaine, j’ai quitté l’Afrique du Sud
pour la France. Je reconnaissais à peine les
visages de mes grands-parents le jour de
l’enterrement. Tout le monde parlait autour
de moi, des inconnus me présentaient leurs
condoléances et je n’arrivais pas à
m'exprimer. J’étais totalement perdue dans ce
181
cimetière glacial, face à la froide stèle en
marbre gris.
— Je ne voulais pas réveiller ces souvenirs. Tu
n’es pas obligée de continuer.
— Oui, je crois que c’est mieux.
182
elle. Tu as de la chance de réaliser ce voyage, continue
mon père. J’ai beaucoup travaillé pour être ici, j’ai
sacrifié tant de choses, je voulais que vous soyez fière
de moi, dis-je. Nous le sommes tellement, bien plus
que tu ne peux l’imaginer, souffle-t-il à mes oreilles.
183
J’étais entourée de murs tapissés avec des motifs en
forme de fleurs blanches, sur un fond orange. Une
immense armoire en bois contenait mes habits. Ils
étaient tous trop légers, j’avais froid depuis mon
arrivée. Grand-mère avait promis de m’emmener en
ville pour m’acheter des vêtements chauds. Des pulls,
des pantalons et surtout des chaussures, avait-elle
insisté en découvrant que je ne portais que des
sandales. J’ouvris ma petite valise et j’installai Kylia,
ma poupée noire au corps brodé de perles et de
coquillages, sur le lit à côté de moi. Elle me dit qu’elle
s’ennuyait, qu’elle était triste, qu’elle voulait rentrer
en Afrique du Sud. Je lui proposai de lire une histoire
et je sortis plusieurs albums de la minuscule
bibliothèque que j’avais réussi à emporter avec moi.
Elle choisit mon livre préféré, le Petit Prince, que mes
parents m’avaient offert quelques semaines avant de
disparaître. Je commençai à parcourir les lignes et
Kylia se blottit contre moi. Je continuai et je compris
que je récitais le texte par cœur. « C’est normal, tu me
l’as déjà lu une dizaine de fois ! », dit-elle en
m’entourant avec ses bras.
184
J’étais assise sur le banc, dans le couloir, à côté du
bureau de madame Maillard, la directrice de l’école.
Ma grand-mère avait été convoquée. Je n’appréciais
pas cette femme, elle n’était pas gentille avec moi, elle
me faisait peur avec sa voix stridente et son grand
menton. Heureusement, il y avait mon instituteur,
monsieur Del Alamo, j’aimais bien ses cheveux
ébouriffés, son regard malicieux derrière ses lunettes
et sa grosse barbe mal taillée. La porte était fermée,
mais j’entendais tout. La directrice disait que je ne
parlais pas aux autres élèves, que je refusais de
participer aux activités, elle ajoutait que cette
situation ne pouvait plus durer, que je perturbais
l’équilibre de la classe et de l’école. Grand-mère
s’excusa, promit qu’elle allait me raisonner. Une
chaise grinça, peut-être la sienne. Puis, la voix
chevrotante, elle reprit. « Cette petite est un fardeau
pour nous, je dois vous l’avouer. Nous n’avons pas
choisi de l’accueillir, avec mon mari nous aurions
préféré que la famille de son père s’en charge, mais
ils sont trop occupés, paraît-il. Elle ne parle qu’à sa
poupée. Que pouvons-nous faire ? C’est la seule école
185
du village ! ». Monsieur Del Alamo l’interrogea sur
ma poupée. Grand-mère lui expliqua qu’elle
communiquait avec moi à travers Kylia. La directrice
soupira fort et répondit qu’elle prendrait une
décision après les vacances de Noël. La porte s’ouvrit,
je me redressai et fixai le mur devant moi. « Allons,
dit grand-mère, nous rentrons à la maison ». Mon
instituteur me retint par l’épaule et il s’agenouilla à
ma hauteur. Ses yeux m’inspiraient confiance.
« Juliette, est-ce que Kylia pourrait venir à l’école
avec toi ? Elle doit s’ennuyer toute la journée en
t’attendant, peux-tu lui demander ? ». Je hochai la
tête et je découvris un sentiment de satisfaction qui
s'exprimait derrière les poils de sa barbe. Je souris et
nos regards ne se quittèrent pas jusqu’à la sortie de
l’établissement.
186
attentive, je lui transmettais les devoirs et les dessins
réalisés selon les conseils de Kylia et il
m’encourageait. Un jour, juste avant la récréation, il
attendit que tous les enfants soient sortis de classe et
il s’est adressé à ma poupée. « Peux-tu rendre la
parole à Juliette ? J’aimerais beaucoup entendre le
son de sa voix », demanda-t-il avec calme. Kylia
hocha la tête et me regarda. « Au revoir, monsieur, à
demain ! », dis-je en quittant la pièce.
187
allongée sur le lit avec ma poupée, et je m’évadais en
lisant les aventures de Fantomette, du Club des cinq
et plus tard les romans de Jules Vernes.
188
J’ouvris les yeux. Pendant quelques secondes, je ne
reconnus rien autour de moi. Des boutons lumineux,
un éclairage tamisé, un écran en veille. Je regardai
ma montre. J’avais dormi dix heures d’affilée, cela ne
m’était jamais arrivé dans l’espace. Je décrochai les
harnais qui m’arrimaient au couchage, j’étirai les
bras puis les jambes, je fis des tours sur moi-même
comme dans un manège. Je ris et cette sensation de
ridicule me réjouit. Je me fixai un instant à la paroi
pour retrouver l’équilibre et apaiser mon esprit. Je
glissai vers le hublot et je devinai la forme des yeux
de mes parents derrière la vitre. Je ressentis une
grande chaleur dans la poitrine.
189
16 août 2027, Mars Endeavour
190
L’atmosphère était très détendue. Michael et
Samantha mettaient au point des chorégraphies
élaborées sur les morceaux de David Bowie, Daniel
les jouait à la guitare et je m’essayais au chant et aux
percussions. J’avais l’impression d’être en colonie de
vacances, sous l’œil du commandant, comme un
moniteur qui s’assurait que nous ne faisions pas de
bêtise autour des braises du feu de camp. Il se tenait
en retrait de nous dans ces moments de gaieté et se
retirait régulièrement dans le module de pilotage.
191
— J’ai une question à te poser, quelque chose que
le reste de l’équipage n’ose pas te demander.
Promets-moi de ne pas te vexer.
— Je vais essayer. D’accord, continua-t-il.
— Quand Michael a fait un point sur le stock de
nourriture, nous avons compris que tu n’avais
pas organisé de repas découverte des plats de
ta région. Bien sûr, il n’y a aucune obligation,
ce serait juste une façon de te connaître.
— Oui, c’est vrai, vous avez raison. Je n’ai pas
grand-chose à partager et vous avez tous mis
la barre très haut avec vos expositions. Surtout
toi d’ailleurs, un moment culturel et culinaire
extraordinaire, avec des dessins, de la
musique, des photographies projetées sur les
parois. À côté de vous, ma vie est très banale.
Et puis je suis très pudique, ma femme me le
disait souvent.
— Tu pourrais nous la présenter ? Même autour
d’un repas à base de pâtes à la carbonara !
— Elle m’a quitté depuis bientôt deux ans.
— Oh ! Je suis désolé.
192
— Elle n’a pas accepté cette expédition. Elle
m’avait prévenue : c’est moi ou la planète
Mars ! Je n’arrivais pas à me décider alors elle
est partie et je n’ai plus reçu de nouvelles. À la
différence de vous quatre, personne n’attend
mon retour sur la Terre.
— Personne ?
— Si… J’exagère un peu. Il y a mon père, ma
sœur et mes neveux. Quelques amis. Dans nos
métiers, conserver le contact avec ses proches
est très difficile, tu le sais aussi. Nous avons
choisi une voie différente des autres, un
engagement total qui implique beaucoup de
sacrifices. Je suis étonné par le parcours de vie
de chaque membre de l’équipage. Vous avez su
fonder des cercles familiaux ou d’affection qui
vous soutiennent.
— Nous avons tous rencontré des embûches, le
cours de nos existences n’a pas été aussi
limpide que les sourires ou les visages
épanouis des photos ou des vidéos.
193
— Je le sais. Je connais vos dossiers par cœur.
C’est le privilège du commandant. Tout votre
passé, tous vos entretiens durant les stages
ont été analysés par des psychologues. Vous
avez été sélectionnés sur des critères de
résistance psychique, mais vous n’êtes pas
infaillibles. Mon rôle est de gérer vos
faiblesses, car l’isolement d’êtres humains
pendant une aussi longue période dans
l’espace n’a jamais été expérimenté. Parvenir
à vivre ensemble dans un univers hostile est
peut-être le défi le plus important de cette
expédition.
— Je ne voyais pas les choses de cette façon, mais
tu as raison. Je comprends ton retrait de nos
activités. Tu nous observes. Je dois avouer que
ce n’est pas très agréable de l’apprendre.
— J’ai été choisi et formé pour cet objectif. Et je
dois veiller à ce que vous restiez en bonne
santé et que vous conserviez une forte
motivation pour la réalisation de cette
mission !
194
— Et toi ? Quels sont tes ressorts personnels ?
J’ai l’impression que tu ne gères pas si bien
cette situation. Par exemple, c’est la première
fois que nous échangeons aussi longtemps au
bout de sept mois de voyage. As-tu des regrets
d’avoir perdu la femme que tu aimes ?
— Juliette, je ne veux pas en parler. Mes failles
m’appartiennent.
— Pardon, je reviens dessus, mais je préfère être
franche… Je n’apprécie pas de me sentir
observée ou analysée. Tu sais apparemment
beaucoup de choses sur chacun d’entre nous
et tu ne désires rien partager. Nous allons
passer beaucoup de temps ensemble et il
serait souhaitable d’établir des relations de
confiance.
— Alors je vais être franc avec toi également. Tu
es la protégée de Christopher depuis toujours.
Cela ne te donne aucun droit ou aucun
avantage sur les autres membres de
l’équipage. Tu me reproches de vous observer,
mais ta proximité avec le directeur de la
195
préparation de cette expédition n’est pas
neutre. C’est peut-être toi qui nous surveilles,
qui évalues la façon dont j’exerce mes
fonctions.
— C’est absurde ! Ma relation avec Christopher
concerne ma vie privée, elle n’a aucune
interférence avec le déroulement de la
mission.
— Je n’en suis pas certain. Ta nomination dans
cet équipage a surpris. Tu n’étais pas la
meilleure candidate pour le quota européen
des astronautes.
— Je suis choquée par ces sous-entendus. Tu
connais mes états de service, mon expérience
et les résultats des tests de sélection.
— Oui, mais d’autres options étaient
envisageables. La postulante allemande, par
exemple, me semblait plus solide. Je n’ai pas
eu la possibilité de choisir chaque membre de
l’équipage, les équilibres politiques et
financiers m’ont été imposés. Et peut-être que
196
les analyses d’examens d’aptitudes
manquaient d’objectivité.
— Cette conversation prend une tournure très
désagréable. Je regrette d’avoir tenté de mieux
te connaître.
— J’ai tout sacrifié pour cette place de
commandant. J’ai rencontré des obstacles que
tu n’imagines même pas. Ma couleur de peau,
le racisme exprimé ou insidieux, le défaut
d’argent… Alors que toi… Des études
financées par ton gouvernement, un salaire
confortable, des soutiens politiques et une
relation amoureuse avec le directeur de la
mission… Tu es intelligente, mais tu n’as rien
affronté dans ta vie.
— C’est odieux. Moi je ne comprends pas ce
comportement méprisant. Tu as bien caché ta
véritable personnalité pendant la préparation.
— Alors, restons-en là et laisse-moi finir ma
lecture.
197
— Oui, commandant, vous avez raison. Je
préfère rejoindre les autres membres de
l’équipage et oublier cette conversation.
198
29 août 2027, Mars Endeavour
199
hautes qui évoquaient des racines orientales. Une
ascendance slave, aimait-il à expliquer, persuadé que
cet exotisme suscitait l’intérêt de son entourage.
200
ébloui, prenait des photos et s’exclamait sans cesse
pour décrire la beauté des paysages et exprimer ses
sentiments de liberté et de joie. J’adorai son sourire
et son regard d’enfant. À l’atterrissage, il cherchait les
mots pour me remercier, je sentis qu’il avait envie de
me serrer dans ses bras. Il n’avait pas osé. Je crois
que je l’impressionnais.
201
lumière douce sur les briques. Pour la première fois,
je découvrais le frisson d’une grande passion. Jean
murmurait des phrases enflammées pour me dire
que j’étais belle et qu’il m’aimait depuis longtemps.
Sa délicatesse me charmait. « Je ne suis pas en
porcelaine, tu peux me serrer fort contre toi ! »,
disais-je quand il retenait ses mains de descendre sur
mes hanches. « Nous ne sommes pas seuls »,
répondit-il, en me faisant remarquer que nous étions
assis sur le quai, au milieu des passants. J’avais ri et
nous avions couru jusqu’à atteindre mon
appartement où nous sommes restés enfermés
pendant plusieurs jours.
202
18 septembre 2027, Mars Endeavour
203
nous étions des êtres humains qui souhaitions
oublier la torpeur de cet interminable huis clos.
204
nerveux de Keith Richards décuplèrent mon
excitation.
205
Je sentis vos mains qui m'empoignaient et qui me
portaient. « Oui, partons ensemble, quittons cette
cave pour retrouver la fraîcheur de la nuit. J’ai envie
de courir dans les dunes, d’éprouver le sable sous
mes pieds ». Je dévalai dans la pente, je me protégeai
en couvrant ma tête. J’étais au bord de l’eau, les
vagues d’écume m’atteignaient.
206
retenus par des cordes. Je glissais dans les abîmes
froids. Le bleu profond et puis le néant, le noir
absolu.
207
24 septembre 2027, Mars
208
sinueux. Daniel nous rejoignit avec prudence, en
s’agrippant aux poignées. Il se stabilisa et prit des
clichés de l’extérieur puis se tourna vers nous.
Samantha et moi l’empêchâmes de nous
immortaliser dans cet état de faiblesse. Michael et le
commandant descendirent à leur tour le long de
l’échelle. Nous regardâmes ensemble le lieu qui nous
attendait. Pour la première fois, des êtres humains
allaient poser le pied sur Mars, ce serait un moment
historique. Cette planète mystérieuse, source de tant
d’imaginaires, sur laquelle nous avons envoyé des
sondes puis des rovers depuis près d’un demi-siècle,
allait être notre prochain terrain de découvertes.
Nous ne parlions pas, nous contemplions le paysage
en nous cramponnant aux barres et aux poignées
pour ne pas tomber sous le poids de nos corps. Des
êtres humains si fragiles, enfermés dans une cloche
de métal. Une force hostile et silencieuse nous
enveloppait. J’étais stupéfaite de me trouver dans ce
lieu, j’oubliais la fatigue du voyage, l’épreuve
physique de l’arrivée et cette abominable nausée, je
209
retenais mon souffle comme pour suspendre le
temps. J’étais sur la planète Mars, enfin.
210
sable, mais je gardais ces pensées négatives pour
moi. Ce n’était pas le moment d’émettre des doutes
ou une réserve sur l’ordre donné par le commandant.
211
apparence normale, celle que nous avions mise de
côté pendant huit mois. J’avais hâte de pouvoir
marcher dans ce désert de sable et de roches. Ce
décor était si envoûtant. Il captivait nos regards et
nos pensées. Il nous attirait et nous séduisait. Il
savait faire illusion, on aurait pu croire qu’il suffisait
de déverrouiller le sas et courir vers l’horizon. Mais
derrière sa beauté se cachait un animal sauvage, un
prédateur aux yeux de velours. Il y avait cent fois
moins d’oxygène dans l’atmosphère de Mars que sur
terre. Sans scaphandre, c’était une mort instantanée
par décompression. Intoxiqué par le dioxyde de
carbone, le sang bouillonnerait dans nos veines puis
notre corps serait immédiatement gelé, emporté par
la température glaciale.
212
26 septembre 2027, Mars
213
cette planète si lointaine. Cinq éclaireurs qui
espéraient capter l’attention de huit milliards
d’habitants de la Terre.
214
base-vie. La faible gravité martienne compensait le
poids de nos combinaisons, nos pas étaient légers,
nous ne ressentions pas les efforts. Les traces de nos
semelles s’imprimaient dans la poussière orange. Les
capteurs indiquaient une température de moins de
quarante degrés, une mesure qui semblait décalée
par rapport aux rayonnements du soleil qui nous
aveuglaient et qui faussaient nos sensations.
215
NASA qui me proposait d’être membre de
l’expédition.
216
ma détermination. Si tu étais à ma place, tu
accepterais aussi.
— Ah ! … Il y a quelques années, avant de te
rencontrer, c'est certain… Mais aujourd'hui, je
ne voudrais pas prendre le risque… De te voir
disparaître. Et je refuserais.
— Mais… Je ne te perdrai pas en partant.
J'emporterai tout ce que j'aime de toi… Et
nous resterons connectés. Tu vivras ce voyage
et cette expédition avec moi, oui, avec moi. Je
t'enverrai des photos, je te raconterai mes
tribulations sur la planète rouge… Notre
passion grandira. Tu… Tu seras fière de moi.
— Je… Je le suis déjà… depuis le premier jour.
217
28 septembre 2027, Mars
218
branchements et manipula des capteurs aux embouts
des gigantesques piles.
219
fallait le redresser avec attention et contrôler son
étanchéité. Nous décidâmes de pousser le premier
véhicule vers la centrale et charger ses batteries.
Nous souhaitions ensuite tirer des câbles pour
rétablir le second.
220
parfaitement des procédures. J’écoutai patiemment
le moindre bruit, la fuite minime. J’inspectai avec
mes gants chaque centimètre de la portière. J’avais
l’impression d’être dans une bulle fragile, qui
menaçait d’éclater à tout moment. Je ne détectai
aucune anomalie. Je recommençai les vérifications,
je pris à nouveau le temps de contrôler la stabilité du
niveau d’oxygène. Rien ne se passa et un sentiment
de confiance m’envahit. Cet immense appareillage
technique avait résisté à un tel voyage, et surtout à
une arrivée si délicate. C’était une prouesse de nos
ingénieurs. Grâce à eux, c’était un nouvel espace de
vie gagné sur cette planète. Je déverrouillai mon
casque, le soulevai avec lenteur et le déposai sur le
siège à côté de moi. Les autres astronautes
m’observèrent, le regard empli d’angoisse. Ma tête
était totalement découverte. Je levai le pouce en l’air
à travers la vitre et j’entendis leurs félicitations. À cet
instant, je compris que ce rover allait devenir un lieu
précieux de liberté, un moyen de s’évader quand le
huis clos avec l’équipage ne serait plus supportable.
Je ne regrettais pas toutes les heures de formation
221
réalisées dans le désert de l’Utah, le corps
dégoulinant de sueur dans ma combinaison, pour
apprendre à le piloter et à connaître sur le bout des
doigts son fonctionnement.
222
29 septembre 2027, Mars
223
d’émettre un message avec le système de
communications. Samantha, notre spécialiste, ne
parvint pas à établir une liaison avec les relais en
orbite autour de Mars. C’était pourtant un dispositif
éprouvé qui avait permis aux précédents rovers
automatiques d’envoyer des informations sur leur
localisation, les résultats des analyses géologiques,
ou des photos pour qu’ils soient ensuite retransmis
vers la Terre. Cette panne restait incompréhensible
pour Samantha, qui avait décomposé toutes les
séquences puis étudié tous les câbles, jusqu’à
l’antenne située sur le toit du chalet. Le système
recevait les messages de la Terre, mais nous ne
pouvions y répondre. Samantha nous lit celui qui
nous était parvenu quelques minutes auparavant :
224
réconfort personnel. Observé depuis la Terre,
l’équipage n’avait exprimé aucun doute sur la
continuité de la mission.
225
protection de la vitre. Nous allumâmes quelques
lumières douces près de la banquette. Samantha s’y
blottit, entama une lecture avec sa tablette, mais ses
yeux se fermèrent rapidement. Elle se réveilla en
sursaut, reprit ses esprits et caressa mon cou. « Je
vais me reposer, tu devrais m’imiter, il faut être en
forme pour le long trajet que nous devons faire
ensemble pour retrouver Perseverance ». Je lui dis
que je souhaitais vérifier notre parcours et préparer
le champ de nos recherches avant de me coucher.
Michael et Daniel s’étirèrent et annoncèrent qu’ils se
retiraient pour leur première nuit. Je restai seule
avec le commandant.
227
est peut-être notre dernier espoir de pouvoir
de nouveau échanger avec la Terre.
— Mon rôle est de réduire les risques de notre
mission. Je ne cherche pas à retenir ton
enthousiasme, je te rappelle que nous devons
aborder tous les problèmes avec objectivité,
de façon réaliste et rationnelle.
— Je respecterai les limites. J’attendais plutôt
des encouragements de ta part.
— Juliette ! Tu m’as parfaitement compris.
— Et toi ? Tu n’es pas pressé de contacter tes
proches ? Je peux te dire que Samantha,
Michael, Daniel et moi nous accrochons à cet
espoir depuis de longs mois. C’est ce qui nous
a permis de tenir. C’est ce qui a décuplé nos
efforts aujourd’hui.
— Moi aussi je l’attends avec impatience.
— Alors ? Il n’est pas difficile de dire, de façon
simple et sincère, « Faites votre maximum, je
compte sur vous, je viendrai vous chercher
avec l’autre rover si vous rencontrez un
problème » ?
228
— J’ai été maladroit.
— Non, tu ne l’es pas. Tu t’enfermes dans ton rôle
de commandant de l’expédition, analysant
chaque situation, préparant peut-être un
rapport sur chacun d’entre nous. Tu te
trompes. Nous allons vivre ensemble dans ce
chalet pendant cinq cents jours alors tu dois
rester à l’écoute et veiller à l’équilibre
individuel de chacun d’entre nous. En ce
moment, aucun ne pense que la priorité est de
débuter le programme d’exploration,
d’effectuer les premières mesures
géophysiques, les travaux de géologie, ou
même les expériences de botanique dans la
serre gonflable. Tous espèrent que Samantha
et moi trouverons Perseverance.
230
30 septembre 2027, Mars
231
contravention ? On se fiche des directives ! »,
plaisanta-t-elle.
232
Le soleil paraissait brûler le sol alors que la
température affichait moins vingt degrés. La playlist
de Samantha s’était écoulée depuis une heure, nous
étions concentrées sur le paysage. L’environnement
avait changé, nous parcourions des collines aux
pentes douces et les hautes montagnes étaient
proches. C’était la zone où Perseverance avait émis
son dernier signal. Je réduisis la vitesse et
j’immobilisai le véhicule. J’appelai le commandant
pour l’informer de notre arrivée sur le site et donner
nos coordonnées.
233
Nous choisîmes de nous séparer pour explorer le
périmètre où Perseverance avait pu s’échouer. Après
une heure d’inspection de la surface, nous
rejoignîmes notre véhicule. Je contactai le chalet
pour obtenir un rappel des dernières coordonnées
avant la perte du signal. Michael me répondit et je
compris que la trajectoire du rover avait été erratique
dans ses ultimes moments de vie. Perseverance avait
dû rencontrer un problème. Une roue défaillante,
peut-être une rupture de câble. Combiné à un fort
vent, comme celui que nous affrontions, son
comportement ne pouvait plus être maîtrisable. Je
calculai mentalement la direction qu’il avait pu
prendre dans une telle situation et la distance
parcourue avant l’épuisement total de sa batterie.
Michael suivit mon raisonnement et introduisit des
hypothèses dans l’ordinateur. Il m’annonça que nous
devrions partir plein est, dans une zone que nous
n’avions pas imaginée, sur quatre à cinq cents
mètres. C’était un secteur où les rochers étaient plus
volumineux. Nous avançâmes avec prudence, à la
recherche de morceaux de fer qui dépasseraient du
234
sol. « Ce n’est pas possible », s’agaça Samantha, « Il
doit forcément se trouver quelque part ». Elle tourna
sur elle-même et perdit soudain l’équilibre. Je me
précipitai vers elle et la relevai. Nous vérifiâmes sa
combinaison et son oxygène. Il n’y avait pas de
lésions manifestes et nous fûmes soulagées. Je
regardai l’endroit où elle avait glissé. La surface était
plate sur un carré de dix centimètres de côté. Je
nettoyai le sable et je découvris une plaque
métallique. Nous nous mîmes à genoux et nous
grattâmes le sol avec une petite pelle. Bientôt, le
sommet de la caméra de Perseverance apparut. Nous
criâmes de joie et j’informai, très émue, le chalet.
235
Les lumières de notre habitat, enfin, apparurent.
J’avais du mal à garder les yeux ouverts, je
m’efforçais de rester concentrée sur la conduite.
Samantha posa son gant contre le mien. Son regard
était celui d’une femme déterminée, pleine d’espoir à
l’idée de retrouver le contact avec les siens.
236
1er octobre 2027, Mars
237
ses dangers. Je repensai à ce trajet de nuit pour
ramener les antennes et les batteries de
Perseverance. Nous avions pris des risques
importants. Et nous avions eu de la chance.
Retrouver ce matériel était inespéré. Est-ce un
cadeau de bienvenue de Mars ? Cherchait-elle à nous
aider ? Je regardai l’horizon. Tout était immobile. Le
désert. Comment pouvait-on imaginer qu’une forme
de vie ait pu exister ici ?
238
— Difficile à dire pour le moment. Elle est très
endommagée. Sûrement des chocs contre des
cailloux. Je vais effectuer des essais ce matin.
— Déjà ? Vous avez tout le temps nécessaire,
n'oubliez pas de vous reposer ! Et les deux
autres antennes à basse fréquence ?
— Elles sont à bord du rover, encore fixées à une
partie du châssis que nous avons découpé.
Perseverance était brisé en plusieurs
morceaux, il avait dû se renverser contre un
rocher sous l’effet d’un tourbillon puis se
retourner de nombreuses fois sur lui-même.
Regardez, nous avons pris plusieurs photos.
239
— Est-il encore possible d’utiliser les deux
antennes ? demanda Daniel.
— Je les testerai pour voir si elles sont capables
d’émettre vers les deux satellites en orbite,
Mars Odyssey et Mars Express, qui pourront
relayer nos messages jusqu’à la Terre. Ce sera
un mode très dégradé de communication, ces
satellites ne nous survolent que deux fois par
jour.
— Nous sommes tous à ta disposition pour
t’aider, dis-je en levant ma tasse fumante de
café.
240
Samantha était concentrée devant son écran
d’ordinateur, elle avait effectué de multiples
branchements électriques avec l’antenne et un jeu de
petites batteries. Je l’observai. Son expression était
figée, ses lèvres ne bougeaient pas. Ses doigts
crépitaient sur le clavier et je voyais les pupilles de
ses yeux suivre de façon frénétique le défilé des lignes
de code informatique. Je me redressai pour lui faire
signe, mais elle ne m’aperçut pas, toute son attention
était projetée vers son moniteur. Je devinai que les
résultats n’étaient pas ceux qu’elle attend. Son index
tapotait la surface de la table, j’imaginai que son
cerveau était en ébullition. Elle se leva en un
mouvement rapide et relia un autre écran qui
décrivait le fonctionnement de l’antenne. Son doigt
accéléra le rythme et ses lèvres frissonnèrent.
Samantha sembla entrer dans une forme de transe,
je m’approchai d’elle et je posai les mains sur ses
épaules pour la détendre. Elle se retourna
violemment et je tombai sur le sol. Tout à coup, elle
reprit ses esprits et me découvrit étendue à ses pieds.
Elle ne comprenait pas ce qui vient de se passer, elle
241
sanglotait et son corps se mit à trembler. Je me
relevai, je la serrai dans les bras et tentai de la
réconforter. « Je n’y arrive pas ! Les faisceaux sont
brisés à l’intérieur, cette antenne ne marchera
plus ! ». Elle m’étreignit avec vigueur. Je lui
murmurai qu’elle devait se reposer, mais elle refusa,
elle voulait tester les autres instruments à basse
fréquence. Ses membres tremblaient davantage, elle
avait des spasmes musculaires. « Il faut que tu te
détendes », dis-je sur un ton autoritaire. J’ouvris
l’armoire et je pris un cachet de somnifère. Je lui
tendis, la regarda l’avaler avec un verre d’eau, et je
l’accompagnai dans son espace personnel. Je l’aidai
à s’allonger, je retins le mouvement saccadé de ses
bras. « Je veux retrouver Luigi et Juan Carlo, je vais
leur parler, je désire tant les voir », dit-elle en italien.
Je pris son visage entre les mains et je caressai ses
joues. J’essuyai ses larmes et je déposai un baiser sur
son front. « Tu dois dormir ». Elle ferma les yeux en
murmurant les prénoms de son mari et de son fils
puis plongea dans un sommeil profond.
242
Je rejoignis la banquette.
243
Je croyais que cette planète voulait nous aider. Elle
s’était jouée de nous, suscitant l’espoir puis une
immense déception. Ou peut-être avions-nous
tellement placé trop de confiance dans la remise en
état de ce matériel ? Nous nous étions emballés, nous
avions effectué un pari très risqué. Nous avions
perdu notre objectivité en refusant d'admettre, de
façon rationnelle, la très faible probabilité d’une
reconstitution des fonctionnalités de communication
de Perseverance avec la Terre. Mars n’offrait pas de
miracles, elle nous tolérait sur son sol.
244
4 octobre 2027, Mars
245
constitue pas un motif de révision du
programme de la mission ?
— J’admets que c’est une circonstance non
prévue, mais nous pouvons nous en passer sur
le sol de Mars.
— Quoi ? À mon avis, cela remet beaucoup de
choses en question. Je ne pense pas être
capable de rester près de seize mois ici sans
pouvoir envoyer des messages à ma famille.
— C’était un risque possible, parmi d’autres,
vous le connaissiez tous. Vos proches vont
pouvoir vous transmettre des lettres de
soutien, il faudra vous en contenter.
246
espoir s'appuyait sur la remise en service des
antennes de Perseverance. Samantha a testé
toutes les possibilités, mais elles sont trop
abîmées. La question que nous devons nous
poser maintenant est : sommes-nous capables
de réaliser la mission prévue, pendant les
seize prochains mois puis le retour de huit
mois, sans pouvoir dialoguer avec nos
proches ? Si l’un ou l’une d’entre nous répond
de façon négative alors je crois que nous
devrons raccourcir l’expédition. Compte tenu
des orbites respectives de la Terre et de Mars
autour du soleil, et de ces premiers jours
passés ici, nous savons que chaque seconde
écoulée nous éloigne davantage de notre
planète.
247
Daniel revint s’asseoir et adressa un regard de
gratitude à Michael. J’observai Samantha. Son visage
était fermé. Je n’osai pas réagir. Jefferson posa ses
mains sur la table et nous parla sur un ton posé.
248
risques de cette mission et que nous pourrons
continuer à recevoir des messages. Mais nous
n’avions pas anticipé cette situation. Je suis
prête à assumer à titre personnel l’échec de
l’expédition et notre retour. Si vous en êtes
tous d’accord, nous pouvons même préciser
qu’il s’agit d’une décision que nous t’avons
imposée, tu seras exonéré de toute
responsabilité.
— Tu n’as pas compris ce que je viens de vous
expliquer. Il est hors de question de prendre
cette décision. Il n’y aura pas de consultation,
répondit-il de façon sèche.
— Pourtant tu as bien organisé un vote durant le
voyage, quand le système de communication
du vaisseau a été endommagé par la tempête
solaire.
— C’était une erreur. Nous avons réagi dans
l’émotion, au mépris des procédures.
Heureusement, nous avons su nous ressaisir.
Cela ne doit plus se reproduire. Les règles ont
249
été écrites pour assurer notre sécurité, elles
doivent être respectées.
— Michael vient de t’expliquer que nous
pensions qu’il existait des solutions de
dépannage, repris-je. Nous avons fait un pari.
Et puis deux d’entre nous avaient déjà
manifesté leur volonté de faire demi-tour.
— Vous devez tous comprendre les
conséquences d’une telle décision, continue
Jefferson. Le budget de cette mission est le
plus important consacré à la conquête
spatiale. Si nous rentrons maintenant, notre
expédition n’aura servi à rien, nous n’aurons
pas démontré l’intérêt d’une présence
humaine plutôt que l’envoi de robots. Nos
noms seront associés au plus grand échec.
Essayez d’imaginer comment l’opinion
publique nous jugera à notre retour. Des
lâches, des égoïstes. Et nos proches ? Croyez-
vous qu’ils seront fiers de vous ? Je vous le
répète, nous devons surmonter cette épreuve.
Vous êtes encore sous le choc de la déception,
250
il faut vous ressaisir. Et la meilleure façon d’y
arriver, c’est de commencer à réaliser le
programme de travail. La Terre nous observe.
— Et si certains d’entre nous n’imaginent pas
pouvoir continuer dans ces conditions ? Ne
devons-nous pas être solidaires ?
251
représentons beaucoup pour l’histoire de
l’humanité, nous allons peut-être découvrir
des choses qu’aucun robot n’aura été capable
de percevoir. Personne ne comprendrait
pourquoi nous avons renoncé. Il vaudrait
mieux mourir pendant notre expédition sur
Mars plutôt que faire le choix d’un retour au
bout de quelques jours.
— Samantha, je suis très étonnée…, dis-je.
— Je sais ce que tu crois. Je dis qu’il faut
continuer. Jefferson a raison.
— Très bien, enchaîne-t-il. Je présume que nous
avons clos le sujet.
— Un instant, dit Daniel. Il me semble que nous
sommes une majorité à vouloir rentrer. Je
désire que chacun s’exprime.
— Il n’y aura pas de vote, je l’ai déjà annoncé.
252
— Laquelle ? Tu souhaites continuer ou
repartir ?
— Je reste, murmura-t-il, le regard penché vers
la table.
— Et toi ? m’interrogea Daniel.
254
l’accepter. Le doute qui s’installait. Jour après jour, il
m’avait entraîné à revisiter mon histoire, à me
questionner sur ce qui m’avait plu chez l’autre. Puis
je me demandais si ces infimes détails existaient
encore ou si l’usure du temps les avait effacés. Je les
guettais, je les attendais, j’espérais à chaque fois que
la magie fonctionne à nouveau. Je m’étais interrogée
sans cesse. Était-ce moi qui étais devenue différente
ou l’autre qui avait, par petites touches légères,
évolué de façon progressive ? J’avais aujourd’hui la
réponse pour mes trois premiers amours. Ils étaient
métamorphosés en des êtres nouveaux, mais j’étais
responsable de ces évolutions. J’avais soutenu leurs
ambitions, je les avais encouragés et je les avais,
d’une certaine façon, transformés. J’avais été séduite
par leurs manques de confiance en eux malgré leur
talent et j’avais adoré le processus de changement
que j’avais entrepris pour eux. J’avais permis à
chacun de croire en ses capacités et de les déployer.
Je les avais rendus heureux. Ils avaient l’impression
qu’ils me devaient tout et que notre passion se
renforcerait au fil de la réussite de leurs activités
255
artistiques. Nos chemins avaient commencé à se
séparer à l’instant où leurs rêves s'étaient
transformés en une nouvelle réalité. Devenus
dessinateur, photographe, musicien, ils étaient
certains que notre couple serait éternel. Je m’étais
déjà éloignée, je les observais lentement dériver vers
d’autres rives tandis que je restai à quai. J’avais
partagé près de cinq années avec chacun d’entre eux,
une durée que je ne calculais pas ou que je
n’anticipais pas, comme un cycle régulier dicté par
mon esprit. Chaque rupture avait été difficile, ils ne
l’avaient pas comprise, car ils ignoraient la distance
que je percevais désormais entre nous et qui avait mis
fin, de mon côté, à la relation amoureuse. J’étais
restée très attachée à ces trois hommes, ou plutôt à
l’évolution de chacun. J’appréciais ce qu’ils étaient
devenus, j’étais heureuse de leur succès et prête
encore à les soutenir, mais je ne pouvais plus
participer à leurs vies de la même façon. Je souhaitais
demeurer leur amie et constituer avec eux un cercle
intime. J’avais réussi à accomplir cet espoir grâce à
mes camarades d’enfance. Ce cercle s’était créé, de
256
façon naturelle, il était mon lieu d’apaisement. Les
liens qui nous unissaient étaient indéfinissables,
inqualifiables par de simples mots, ils mélangeaient
les époques et se renforçaient à chaque rencontre.
257
— Pourtant… Je n’ai pas rêvé, vous souffrez tous
de cette situation. Et moi… Bon sang ! Vingt-
quatre mois sans pouvoir communiquer avec
ma femme et mes filles ! C’est impossible, je
ne pourrai pas tenir le coup.
— Tu as besoin d’un soutien psychologique.
Nous avons des programmes à bord pour
t’aider, enchaîna Jefferson.
— Ne me parle pas de ça ! Je n’ai pas envie de
dialoguer avec une intelligence artificielle ! Ce
que je veux, c’est remonter dans le lanceur et
mettre le cap vers la Terre.
— Il faut d’abord réaliser notre mission, c’est ce
que souhaitent la NASA et ses partenaires, et
c’est ce que notre groupe vient de décider. Tu
es membre de cet équipage, tu dois l’accepter.
C’est un ordre.
258
— Que fais-tu ? Nous pouvons t’aider. Assieds-
toi.
— Ne me donne plus d’instruction. Je ne
supporte plus ton autorité. Tu as influencé
tous les autres, mais moi je devine ton petit
jeu. Nous ne sommes que des pions pour
servir ton ambition.
259
expliqua qu’il devait noter cette agression dans le
journal de bord et qu’il recueillerait nos témoignages.
Le ton de sa voix n’exprimait aucune émotion.
Michael et Samantha acquiescèrent. Ils se servirent
de l’eau et m’en proposèrent. Je refusai et je m’isolai
dans les toilettes. Je verrouillai la porte. Je m’assis
sur le siège et je respirai, je libère la tension nerveuse
accumulée. Je tentai d’écarter cette terrible sensation
de solitude dans cet espace ridicule.
260
Chapitre Cinq
261
Christopher, 11 février 2028, Paris
262
chaque jour les astronautes. J’ignorai qui était à bord
de ce rover. Nous ne savions pas ce qui se passait, les
plans d’exploration n’étaient pas respectés. Depuis la
Terre, nous ne pouvions que suivre des formes qui se
déplaçaient sur le sol martien et tenter de les
interpréter, d’y trouver une rationalité. D’une
certaine façon, ces déplacements nous rassuraient,
cela signifiait que les conditions de vie n’étaient pas
altérées.
263
de ces conditions d’isolement. Ils accompagnaient les
proches de chaque astronaute en tentant de les
rassurer. Ils taisaient le désordre que nous
constations. Après une période d’enfermement aussi
importante, dans un environnement hostile, les
personnalités peuvent évoluer. Je m’étais
documenté. J’avais lu les analyses confidentielles des
tests effectués dans le désert ou des grottes
souterraines sur des groupes de volontaires. Certains
avaient dû être évacués rapidement, d’autres
s’étaient repliés sur eux-mêmes, en état de grande
dépression. Peu avaient repris une vie normale. Je
me demandais comment elle réagirait, comment elle
parviendrait à trouver les ressources intérieures pour
ne pas craquer ou ne pas subir les comportements
des autres s’ils sombraient dans la folie. Était-elle
dans ce véhicule isolé ? Cherchait-elle à leur
échapper ?
264
équipage pour cette mission sur le plan physique et
mental. Je masquai la tension et la fébrilité qui
s’imprimaient en moi, et dont je découvrais les signes
sur mon corps et mon visage dans le miroir.
265
— C’est celle que vous pratiquez avec votre
compagne ?
— Oui.
— Un langage pour le travail, l’autre pour la vie
privée, l’intimité ?
— Oui.
— C’est fréquent au sein des couples
binationaux. Et aujourd’hui ?
— Vous savez bien que nous ne pouvons plus
communiquer.
— Et si vous pouviez le faire, laquelle choisiriez-
vous ?
— Le français.
— Pourquoi ?
— Pour que Juliette puisse plus facilement
trouver les mots afin d’exprimer ce qu’elle
ressent. Dans sa situation, elle devrait pouvoir
parler en toute confiance.
— C’est intéressant. Dois-je en déduire que vous
êtes inquiet pour elle ?
— Bien sûr. Comme tous les proches de chaque
astronaute.
266
— D’après les informations qui m’ont été
transmises, l’équipage a survécu et semble
réaliser les activités prévues. Il n’y a donc pas
de difficulté particulière sur le plan technique.
En dehors de l’impossibilité de communiquer
avec la Terre, c’est une mission qui se déroule
bien. Êtes-vous d’accord ?
— Vous plaisantez ?
— Pas du tout, j’ai l’impression que vous pensez
le contraire. Quelque chose vous inquiète.
Voulez-vous en parler ?
— Je ne sais pas… Changeons pour l’anglais, s’il
vous plaît.
— Bien sûr.
— Je dois d’abord vous demander de conserver
toute la confidentialité sur notre discussion.
— Évidemment.
268
risques, mais j’avais totalement sous-estimé
celui-ci.
— Comment le qualifieriez-vous ?
— Je suppose que vous n’attendez pas une
réponse technique.
— Non. Je voudrais savoir ce que vous ressentez.
— C’est difficile à analyser. Le terme de rupture
m’est venu, mais il est trop fort. C’est plutôt
une séparation... Oui, c’est ça, un effacement
soudain. Comme une surprise, une situation
imprévisible contre laquelle on ne peut agir.
Juste être le témoin de la disparition de la
personne en un instant. Tout à coup, elle
quitte votre vie, elle arrache les fils qui vous
relient à elle. Vous la voyez s’échapper et
brusquement votre monde, tout ce qui vous
soutient s’effondre, votre existence perd son
sens, vous vous sentez vide… Impuissant…
— Je comprends. Notre rencontre n’est pas aussi
inutile que vous l’avez prétendu.
— Vous avez raison… Mais je tiens à conserver
une image de solidité, de fiabilité pour ma
269
hiérarchie. Vous m’avez promis que le
contenu de cet échange resterait secret.
— N’ayez aucune inquiétude à ce sujet. Prenez,
dit le docteur Martin en me proposant un
mouchoir en papier. Je vous suggère de
continuer cette conversation dans mon
cabinet. C’est tout près d’ici. Allons-y.
— Je vous suis, répondis-je en français.
270
Jean, le 20 avril 2028, Toulouse
271
enregistrée dans le désert du Nevada. Des pseudo-
spécialistes expliquaient qu’une expédition chinoise
était en préparation, que les pays occidentaux
voulaient maintenir l’impression de leur suprématie
technologique et affirmer leur souveraineté sur les
ressources potentielles que cette mission allait
découvrir. D’autres annonçaient que l’équipage avait
rencontré des êtres vivants sur la planète rouge. Les
scientifiques renommés et les experts avaient beau
passer leur temps à démentir ces théories dans les
médias, les rumeurs persistaient.
272
dérèglement climatique ou s'établir sur une nouvelle
planète ne se dissipait pas. La réussite de l’expédition
sur Mars, sous-tendait la promesse d’y créer des
colonies humaines dans le futur.
273
Christopher avait toujours été transparent sur ce
sujet, il nous faisait confiance. « Les dérives
psychologiques d’une telle expédition, sans échange
avec la Terre et ses proches, sont impossibles à
prévoir. « Tout ce que les pseudo-spécialistes disent
ou écrivent ne compte pas. Ce qui est certain, c’est
que nous sommes incapables d’anticiper les
réactions individuelles et collectives des astronautes
sur l’ensemble de la durée de la mission », expliqua-
t-il un soir dans la villa de Manon. « Juliette est
solide, elle vit son rêve, elle saura surpasser cette
difficulté », avais-je répondu. « Ils sont entraînés
pour gravir le Mont-Blanc, mais ils doivent franchir
plusieurs Everest », enchaîna-t-il. « Ce n’est pas pour
elle que je m’inquiète, je crains surtout l’évolution
des autres membres de l’équipage et les
conséquences qui peuvent l’affecter. »
274
« C’est très flou, il est impossible de reconnaître
Juliette. Ils auraient dû choisir des combinaisons de
couleurs différentes pour chaque astronaute. » Cette
remarque enfantine, pleine de bon sens, nous fit
sourire.
275
— Écoute Christopher, cela ne sert à rien de nous
torturer l’esprit en imaginant tous les
scénarios possibles, reprit Manon. Nous ne
pouvons rien faire. C’est très frustrant, mais la
seule chose que nous pouvons faire, c’est
d’attendre son retour en continuant à vivre.
276
cette mission vers Mars, personne ne le lui aurait
reproché. Même Christopher.
277
quitté des gens. Je les ai blessés. Mes parents
sont décédés, je n’ai ni frère ni sœur.
— J’imaginais que tu avais été marié avant
Juliette. Elle m’avait dit qu’elle avait
rencontré ta fille.
— C’est Alison. Elles se sont vues lors de
l’enterrement de mon père. Elle a trente ans
aujourd’hui, je crois qu’elle vit toujours à New
York. Je n’ai plus de nouvelles récentes, je n’ai
pas trouvé le temps de l'appeler avant le
départ de l’expédition et maintenant je n’ose
plus le faire. J’ai quitté sa mère quand elle
était très jeune pour poursuivre mon
engagement dans l’US Air Force. Je résidais la
plupart du temps à l’étranger, j’étais exalté par
ma mission. Je ne voulais pas d’enfant, je
n’avais pas de disponibilité pour m’en
occuper. Je l’apercevais rapidement lors de
mes passages aux États-Unis.
— Tu le regrettes aujourd’hui ? demanda
Manon.
278
— Oui. Je sais que vous êtes là, ainsi que les
familles de Maxime et de Franck. Mais je me
sens seul, j’ai envie de donner un sens à ma
vie, de retrouver un peu de sérénité, d’estime
de moi-même. J’aimerais renouer avec Alison.
— Il n’est pas peut-être pas trop tard. Peux-tu
essayer de la revoir ? proposai-je.
— J’y pense. C’est ce que le psychologue me
recommande. Je crains qu’elle ne comprenne
pas ma démarche. Elle n'a pas eu besoin de
moi depuis si longtemps, elle ne m’attend pas.
279
— Manon, tu es formidable, dit-il en soulevant
son verre.
280
Christopher, le 16 juin 2028, New York
281
Quelques habitués s’isolaient dans les recoins de la
grande salle, concentrés sur l’écran d’ordinateur
ouvert devant eux. Je pensais à Jean. Dessinait-il
dans des brasseries ? Venait-il y chercher
l’inspiration ? Je prenais conscience que je ne lui
posais pas de questions sur son travail, ses
techniques ou ses routines. J’avais lu tous ses
albums, j’appréciai son style et son imagination.
C’était le seul auteur que j'abordais directement en
français. Ses images étaient apaisantes. Et puis,
comme lorsque l’on connaît bien quelqu’un qui vous
partage ses œuvres, j’entendais sa voix quand je
parcourais les textes qui accompagnaient les dessins.
C’était une forme de bande dessinée très littéraire et
j’aimais la qualification de roman graphique qui lui
était associée. Jean insérait des poèmes dans ses
albums. Je les prononçais dans mon esprit, j’écoutais
la parole d’un ami, douce et rassurante.
282
accessibles, j’imaginai qu’il s’agissait d’artistes
locaux, peut-être des clients de cet endroit. Je
remarquai une série de tirages sur la même maison
brownstone, construite en briques de grès rouge,
avec trois niveaux et un escalier central en fer forgé.
Chaque image était prise à un moment différent de la
journée, avec plusieurs personnes.
283
chaussures plates et a dénoué ses cheveux. Un
dernier cliché avec l’homme en costume qui entre à
son tour dans la maison, son regard est tourné vers
l’objectif du photographe et il semble surpris.
284
— Alors, que se passe-t-il ? Pourquoi es-tu ici ?
— Pour te voir. Te parler.
— Tu as quelque chose à m’annoncer ? Est-ce à
propos de Juliette ? Il circule tant
d’informations contradictoires sur cette
expédition.
— Elle est sur Mars. L’équipage est en vie. Il est
impossible de communiquer avec eux, mais
nous pouvons les observer avec un télescope
spatial.
— Rien de nouveau de son côté, donc. Et toi ? Tu
as un souci de santé ?
— Non, tout va bien.
— Bon… Je ne comprends pas, tu aurais pu
simplement m’appeler, tu n’avais pas besoin
de te déplacer jusqu’ici.
— Je te l’ai dit, je voulais te voir, prendre de tes
nouvelles.
— C’est original. Tout à coup, tu t’es souvenue
que tu avais une fille ?
Elle s’approcha.
285
— La dernière fois que je t’ai croisé, c’était à
l’enterrement de grand-père. Tu m’avais à
peine parlée. Pourtant tu connaissais mon
affection pour lui. J’avais besoin de ton
réconfort, de ta présence. Grand-père m’a
beaucoup aidé quand tu as quitté ma mère.
Elle ne pouvait pas vivre toute seule, elle était
incapable de s’occuper d’un enfant. Tu es parti
à l’étranger en lui laissant de l’argent, mais tu
n’as pas réalisé le bouleversement qu’elle a
éprouvé. Grand-père m’a accueilli chez lui, il a
remplacé le père qui me manquait.
— Je sais, je le comprends maintenant et je le
regrette.
— Vous ne parliez pas beaucoup avec grand-
père, il ne te disait pas tout. Les silences
étaient insupportables. Le fric que tu envoyais
servait à régler les soins de ma mère, ses
hospitalisations à répétition, ses cures de
sommeil. Et puis ses funérailles. Ce jour
atroce où tu es arrivé au cimetière en
uniforme, avec tes galons et tes médailles.
286
Même à ce moment-là, tu as continué à placer
ton travail avant ta famille. J’avais honte. Tu
me faisais honte. Et tu as encore donné de
l’argent à grand-père pour me payer un
internat. Je n’y suis jamais allée. J’ai habité
avec lui jusqu’à mes dernières années
d’université. J’ai appris que tu t’étais remarié.
J’avais reçu le faire-part et inventé une banale
excuse pour éviter de venir. De toute façon,
cela n’a pas duré très longtemps. Deux années,
je crois. Tu as été sélectionné comme
astronaute, tu es entré à la NASA. Est-ce elle
qui t’a quitté ou as-tu à nouveau sacrifié ta vie
personnelle, tes proches, pour ton ambition ?
Grand-père m’a dit qu’elle avait refusé de
t’accompagner, de s’installer en Floride et
passer ses journées à attendre le soir le retour
du héros. De toute façon, il te soutenait
toujours, il était plein d’admiration pour toi. Il
déclarait que tu appartenais à l’élite de l’armée
de l’air puis, quand tu es devenu astronaute, il
était tellement fier qu’il en parlait à tout le
287
monde autour de lui. Chaque commerçant, le
coiffeur, l’épicier, les vendeurs ambulants, les
policiers, tous les habitants du quartier étaient
au courant de ta réussite. Il a suivi jour après
jour ton séjour dans la station spatiale
internationale et il collectionnait tous les
articles des quotidiens qui relataient tes
exploits.
288
l’étage, tu aurais compris que je vivais là et pas
à l’internat.
289
— Tu n’es plus tout à fait le même depuis que tu
as croisé Juliette.
— Pourquoi dis-tu cela ?
— Parce qu’elle m’a écrit après notre rencontre à
l’enterrement de grand-père. Elle m’a raconté
toutes les photos de moi, qu’il t’envoyait et que
tu conserves précieusement. Elle m’a expliqué
que tu regrettais ton comportement, mais que
tu ne savais pas trouver les mots pour
t’excuser. Juliette a su les dire. Elle parlait
pour toi. Elle me promettait que nous
retrouverions un jour. Elle n’avait pas tort.
C’est une femme formidable, tu as eu de la
chance de la rencontrer.
290
cette raison que je suis là, aujourd’hui, à ce
rendez-vous, j’étais certaine que tu allais
m’annoncer une mauvaise nouvelle.
— Elle est vivante et présente auprès de nous,
même si elle se trouve à ce moment à plus de
quatre-vingt-dix millions de kilomètres.
— Ce n’est donc pas à sa demande ou sur sa
suggestion que tu es ici ?
— Non, je souhaite renouer avec toi, reprendre
une place dans ta vie. Je comprends que je ne
rattraperai jamais le temps perdu. Peux-tu
m’accorder une chance ?
— Je ne sais pas… Que veux-tu savoir ?
— D’abord si tu vas bien, si tu es équilibrée, si tu
te plais dans ton travail… Si tu es heureuse…
— Cela fait beaucoup de questions. Même si je
n’éprouve plus de colère contre toi, je ne suis
pas sûre d’avoir envie de continuer à te voir.
J’ai besoin de temps. Tu peux le comprendre.
— Nous pourrions nous retrouver plus tard ? Je
vais rester à New York une ou deux semaines.
291
J’habite Paris, mais je peux me débrouiller
pour revenir dès que tu le souhaiteras.
— Je dois y aller.
292
Jean, le 22 août 2028, Arcachon
294
une communauté ou s’était-elle séparée ? La NASA
s’interrogeait sur la condition mentale des membres
de l'expédition. Les psychologues spécialistes des
contextes d’isolement avouaient la limite de leurs
théories, se contentant d’établir des scénarios dont
les conclusions étaient pessimistes. À la différence de
mon roman, une fin heureuse, avec un équipage de
retour en bonne santé sur la Terre n’était plus
plausible. La seule bonne nouvelle était que cinq
individus avaient été dénombrés dans les
observations les plus récentes, pratiquement au
même moment.
295
demandèrent d’écrire, sur des petites cartes colorées,
un message pour Juliette. Nous étions étonnés, mais
nous acceptâmes. Elles enroulèrent les courtes
lettres et nous ordonnèrent de fermer les yeux
pendant quelques minutes. J’entendis des
déballages, des chuchotements et des rires. « C’est
bon, vous pouvez regarder ! », dit Vanessa. Elles
avaient acheté plusieurs lanternes volantes, en forme
de cloches en papier de riz munies d'une bougie fixée
au centre d’un croisillon métallique. Avec les enfants,
elles accrochèrent nos messages et allumèrent les
flammes. Les lampions décollèrent avec lenteur puis
s’enfoncèrent dans la nuit. « Ils vont rejoindre
Juliette ? », interrogea Chloé. « Bien sûr ! », affirma
Manon. « Elle sera ravie de les lire », dit Christopher
en leur adressant des baisers. Nous suivîmes
longtemps du regard leur ascension vers les étoiles.
296
demandai si nous pouvions les rencontrer, les inviter
à la villa. Il hésita.
298
— Tu négliges le fait que Jean ne sait pas mentir
à Manon !, dit Franck.
— C’est vrai, dis-je. Je ne suis pas très doué pour
garder les secrets. Et en parlant de secret…
— Quoi ? demanda Franck.
— J’ai dessiné un album en m’inspirant de la vie
de Christopher. Une sorte de récit sur le thème
d’un homme qui a consacré son existence à sa
carrière, oubliant sa fille, et qui éprouve
l’angoisse de ne pas retrouver son unique
amour. J’ai un peu honte, j’ai l’impression de
m’être servi de lui, d’avoir abusé de sa
confiance.
— Au contraire, c’est génial !, s’exclama Maxime.
Tu lui as fait lire ?
— Non, je viens juste de terminer les dernières
planches, il y a encore beaucoup de
corrections à effectuer, il n’est pas au courant.
Manon est enthousiaste, mais j’hésite à le
publier.
— Pourrais-tu nous le passer ? demanda Franck.
On te donnera notre avis.
299
— Avec plaisir, mais il faut me promettre de me
fournir votre opinion avec franchise. Je ne
veux pas déplaire à Christopher. Et puis vous
devrez garder le secret.
— Tu peux compter sur nous !, dit Maxime en
sautant dans l’écume blanche pour
m’éclabousser. Et voilà, maintenant que ta
chemise est trempée, tu peux fumer un
cigarillo sans inquiétude !
300
Alison, le 3 octobre 2028, New York
301
attentionné, bienveillant et même drôle parfois.
Simon l’appréciait beaucoup. Il était admiratif du
parcours professionnel de Christopher, sa carrière
dans l’US Air Force et son expérience d’astronaute. Il
était fasciné en écoutant les anecdotes dans la station
spatiale internationale. Mon père ne se vantait pas, il
veillait à ne pas monopoliser l’intérêt ou se mettre en
évidence. Il savait que cette période correspondait à
celle de ses absences, les années d’abandon de sa fille.
302
son profil. Il avait été recommandé à ma directrice
par ses contacts français. Je commandai un
cappuccino et j’ouvris ma tablette pour lire le texte.
303
Pourtant j’étais la pièce centrale du livre, tous les
chapitres commençaient par une citation des
courriers de grand-père. Je compris qu’ils avaient
entretenu une correspondance régulière. L’auteur
ouvrait l’album sur une lettre de Christopher où il
expliquait que la NASA lui proposait d’intégrer le
corps d’élite des astronautes. Il ressentait une
immense fierté, mais il était conscient des nouveaux
sacrifices que cela représenterait. Grand-père
l’encourageait, il le rassurait sur sa fille. « Elle va
bien, ses notes sont très correctes et elle sera reçue à
l’université l’année prochaine. Elle est inscrite en
littérature et langues étrangères. Elle est très
douée ». « Tu peux te consacrer à ta mission, je suis
si heureux pour toi. Je m’occuperai d’elle, ne
t’inquiète pas, c’est une jeune femme pleine d’avenir.
Vous vous retrouverez un jour et elle comprendra. »,
terminait-il.
304
en train de lire une bande dessinée qui me
bouleverse. »
305
Nous dînâmes chez nous avec Simon. Avant de se
coucher, Paul embrassa Christopher et demanda de
lui promettre de retourner au zoo, ou alors de le
conduire à celui du Bronx. « Je veux voir la maison
des singes », exigea-t-il. Christopher s'engagea la
main sur le cœur, l’entoura dans ses bras et l’enlaça
avec tendresse.
306
trottoirs. Des musiques variées nous
accompagnaient. Nous bifurquâmes vers une zone
plus résidentielle et marchions en silence. J’abordai
le sujet qui me brûlait les lèvres depuis la fin de
l’après-midi.
307
— Je ne sais pas encore. Je ne l’ai pas fini, je ne
connais pas la fin de l’histoire.
— D’accord. Je ne veux pas t’influencer, mais
Jean est un homme que j’apprécie beaucoup.
Je t’ai déjà parlé de l’amitié forte qui nous lie,
Jean, Maxime, Franck et moi.
— Tous les ex-compagnons de Juliette ?
— Oui je sais, cela peut sembler étrange ou
bizarre, mais c’est elle qui nous a réunis. Il n’y
a pas de jalousie ou de rancœur. Ils ont
poursuivi leurs vies, fait d'autres rencontres,
ils ont eu des enfants. Nous formons une
bande d’amis, une sorte de tribu. Je ne devrais
pas dire cela de cette façon devant toi, c’est
très maladroit de ma part. Une famille au sens
large, une communauté humaine qui s’est
constituée par étapes. Ce sont des personnes
très ouvertes et bienveillantes. Des artistes
aussi. Un dessinateur, un photographe et un
musicien. Juliette les a soutenus dans
l'émergence de leur talent, ils ont tous
conscience des changements qu’elle a créés en
308
eux. Bien sûr, quand elle les a quittés, ils ont
vécu des moments difficiles, mais tous ces ex-
compagnons sont devenus amis, se sont
entraidés. Moi aussi cela m’a semblé curieux.
En fait il n'est pas nécessaire de rechercher
une explication rationnelle: c’est Juliette qui
nous soude les uns aux autres, qui compose
ces liens entre les personnes qu’elle aime.
309
Il me tendit ses bras et je l’enlaçai avec force. Nous
restâmes pendant plusieurs secondes dans cette
position. Ses yeux étaient humides.
310
Christopher, le 13 décembre 2029, New York
311
qu’il avait appris, les jeux auxquels il avait participé,
et je lui décrivais ce que j’avais fait. Je lui montrai
mes clichés. Simon m’avait aidé à choisir un bon
appareil et prodigué quelques conseils précieux. Je
découvrais le plaisir de saisir des instants, de donner
du sens à l’image ou de travailler la lumière et les
couleurs. Je photographiais Paul, Simon et Alison
pendant nos sorties et le soir, allongé dans le canapé
du meublé que je louais, je montais des albums sur
ma tablette. J’aurais voulu pouvoir les envoyer à
Juliette. En attendant son retour, j’organisais ces
souvenirs, je les datais et les commentais parfois
d’une phrase ou d’un extrait de poème de Jean ou de
chanson de Franck.
312
photographie. Il s'approcha du canapé avec un
immense sourire. « Ce soir, dit-il, nous allons tous au
restaurant ! ». Paul cria de joie. Alison le regarda
avec étonnement. Simon expliqua qu’un client lui
avait proposé une somme importante pour mettre en
valeur son travail dans un spectacle réunissant des
amateurs d’art et des personnalités. Cela offrait une
publicité formidable à son exposition. La séance était
organisée ce vendredi, ils étaient conviés avec Alison.
Je songeai immédiatement au concert du groupe de
Franck, mais je ne fis pas de remarques, je ne voulais
pas troubler l’annonce de cette bonne nouvelle.
C’était un évènement qui pouvait lancer la carrière de
Simon, il y aurait sûrement d’autres occasions de leur
présenter Franck.
313
Alison, à peine âgée d’une année, qui s’assoupissait
sur mes épaules quand nous nous promenions. Elle
enroulait son petit corps souple autour de ma tête et
rejoignait le pays des rêves. J’éprouvai un sentiment
de fierté. À sa manière, Paul m’inspirait les mêmes
joies et m’apportait de la sérénité. Je me sentais en
paix avec moi-même, je profitai de chaque instant en
goûtant la douceur et la sensation de bien-être qu’il
me procurait.
314
— Je n’en doute pas une seconde. Je suis ravi par
ton enthousiasme. Jean, comme Maxime,
Franck et leurs familles adoreraient faire votre
connaissance. Manon, l’épouse de Jean, a une
charmante maison à Arcachon, près de
l’océan. Elle pourrait vous accueillir. Mais rien
ne presse, vous avez le temps d’y penser et de
me dire si cela vous plairait. Pour le voyage, je
pourrai le financer, ce n’est pas un problème.
— Mais… Ce n’était pas ce vendredi que nous
devions aller ensemble au concert de Franck ?
— Oui. Ce n’est pas grave. L'exposition des
photos de Simon est bien plus importante
pour vous deux, il a besoin de toi dans ces
moments-là. Je t’assure, ce n’est pas un souci,
nous aurons d’autres occasions. Et puis peut-
être ce voyage en France ?
— Je te remercie de ta compréhension. Si la
soirée se prolonge, vous pourrez nous
rejoindre après le concert du groupe de
Franck ?
— Oui, très bien, je lui en parlerai.
315
Christopher, le 15 décembre 2028, New York
316
mais je décidai de taire les pulsions de mon esprit
rationnel à la recherche d’explications et je me
laissais envoûter par les mélodies voluptueuses, les
murmures de Franck et le saxophone joueur qui
distillait avec malice ses notes colorées. J’observai les
gestes précis de chaque musicien et soudain je vis,
cachés sur le côté de la scène, Alison et Simon. Elle
attendait le croisement de nos regards. J'étais perdu,
je me demandai si cette apparition était organisée ou
le fruit du hasard. Qu’importe, je ne voulais pas
réfléchir, ce moment était magique.
317
— Et maintenant, mesdames et messieurs, nous
allons jouer notre dernière composition. C’est
la première fois que nous l’interprétons en
public. Elle m’a été inspirée par un ami, une
personne que j’aime profondément. Ce
morceau s’appelle « Song for Alison ».
318
piano à la fin du morceau. « Je t’aime, ma fille, je t’ai
toujours aimé et je regrette tant les moments
perdus », chantait-il. « Je l’ai compris maintenant.
Tu es redevenu le père que j’attendais. I love you
Daddy », dit une voix féminine. J’ouvris les yeux et
découvris Alison sur la scène. Franck acheva les
dernières notes de la mélodie en laissant glisser ses
doigts le long du clavier. Le public était debout, la
salle vibrait sous les applaudissements.
319
Ils avaient réservé une table dans un restaurant
proche de la salle de concert. Je levai mon verre à
notre amitié, à ma fille, et je les remerciai tous une
nouvelle fois. Alison rayonnait au milieu d’eux, elle
était heureuse de les découvrir. Le temps perdu
s’était effacé grâce à mes camarades, cette famille
dans laquelle Alison semblait se glisser à merveille.
320
restée inanimée pendant trente-six heures. Sa
dépouille a été emportée vers la base par une
partie de l’équipage. Ils ont apparemment
creusé une tombe.
321
Chapitre Six
322
Juliette, 19 janvier 2029, Mars
323
cosmiques et aux mini-tempêtes que nous avions
connus. Samantha nous avait prévenus de ce risque.
Sans informations en provenance de la Terre, j’avais
l’impression de revivre tous les matins le même jour.
L'épreuve était insupportable pour Daniel. Sans
nouvelles de ses filles et de son épouse, il tournait en
rond dans le chalet, parlait souvent tout seul, comme
s’il s’adressait à elles. Il avait basculé dans une autre
réalité, nous n’étions qu’un décor autour de lui. La
notion de temps lui était devenue étrangère, il n’avait
manifesté aucune émotion quand je lui avais
expliqué que nous allions repartir vers la Terre.
324
immense et Samantha s’investit dans cette tâche. Ils
n’obtinrent aucun résultat.
325
reconnaissais le visage de mes parents parmi une
foule de personnes. Au réveil, je remerciai cette
planète de m’avoir permis de les retrouver en songe.
J’avais l’impression qu’elle souhaitait me
réconforter. Je n’étais plus seule quand je parcourais
la surface ou les entrailles de Mars, une énergie
invisible m’accompagnait et me protégeait.
326
informations essentielles, ma position et ma
direction. Je ne précisai pas la durée de mon
expédition, j’inventai les raisons de la prolonger. Au
retour, dès qu’il trouvait un instant où nous étions
seuls, il confirmait son jugement sur moi : j’avais été
sélectionnée à cause de ma relation avec Christopher,
je n’étais pas à la hauteur des responsabilités d’une
astronaute, il y avait beaucoup d’autres personnes
plus qualifiées – et plus obéissantes dans son esprit
– qui auraient dû prendre ma place. Je le toisais avec
un sentiment de pitié en train de répéter cette litanie
et j’attendais que ses mots s’essoufflent, qu’il soit à
court d’arguments. Il ne supportait pas le regard
froid que je lui adressai.
327
affirmations n’étaient pas mensongères et il rappela
d’un ton solennel, devant l’équipage, que Daniel était
le seul véritable géologue, l’unique spécialiste
capable de déterminer si les échantillons relevés ou
les observations avaient de la valeur. Daniel mit du
temps à comprendre qu’il devait quitter le chalet,
entrer dans sa combinaison et accepter de lâcher sa
tablette pour m’accompagner. Jefferson le brusqua,
le força à entrer dans le sas et préparer sa sortie. Il le
traitait comme un vieillard, une personne diminuée
dont il ne supportait plus la lenteur et la passivité.
Daniel était hébété, cherchait mon regard et celui de
Samantha. Ses premiers pas à l’extérieur furent
difficiles, il avait perdu l’habitude de porter une
combinaison. Il semblait redécouvrir que nous étions
sur la surface martienne. J’agrippai son bras et
l’aidais à monter dans le véhicule.
328
bleutées qui se distinguaient sous le sable. Il
m’affirma avec lassitude : « Tout est mort ici. Il n’y a
rien. C’est inutile de rester, je l’ai toujours dit.
Ramène-moi au chalet. »
329
données et à la vérification du fonctionnement de
chaque équipement.
330
développement pour notre civilisation ». Les yeux de
Michaël brillaient. Ce concept de terraformation était
une idée séduisante de roman de science-fiction,
plusieurs fois utilisée, mais nos esprits rationnels ne
pouvaient lui accorder la moindre attention.
Modifier l’environnement naturel de Mars et
imaginer la rendre habitable en générant les
conditions nécessaires à la vie exigeait des capacités
technologiques hors de la portée de l’humanité et,
surtout, ce processus prendrait des milliers d’années.
Jefferson continuait à développer ce scénario,
évoquant d’autres expéditions qui auraient pour
objectif de faire fondre les calottes glaciaires de Mars
pour produire un effet de serre et transformer le
climat. Ces propos me semblaient irréalistes. Je me
demandai si le commandant n’était pas en train
d’abandonner tout sens de la mesure ou si son
intention était de me choquer, de créer une réaction
inappropriée de ma part pour pouvoir me
sanctionner et m'humilier devant les autres.
331
Samantha avait le regard perdu sur son plateau-
repas à peine entamé. Je l’interrogeai pour savoir si
elle allait bien et elle sembla s’éveiller d’un long
sommeil. « Pardon ? Désolée, j’étais ailleurs. Je suis
très fatiguée. Bonne nuit ». Je lui rappelai que nous
devions partir ensemble tôt avec le rover pour
positionner un nouveau forage. Elle me sourit et
grimpa à l’étage du chalet. Elle prenait des
somnifères tous les soirs, je le vérifiais en
dénombrant régulièrement les stocks de
médicaments.
332
chalet. Il ne voyait pas de solution pour endiguer
l’extrême fragilité des composantes azotées dans le
sol martien. J’ai compris beaucoup plus tard la
véritable raison de son opposition à cette
proposition. La distance à la grotte nécessitait une
expédition de deux jours, en fonction d'un cycle
régulier pour constater les évolutions des plantes, et
cela aurait conduit à éloigner Michaël de Jefferson.
Or il ne le souhaitait pas, il préférait me mettre à
l’écart.
333
C’est le lendemain matin que le drame est arrivé.
Samantha s’était levée avant moi et m’attendait
devant un délicieux café. Elle était réjouie par notre
journée commune pour effectuer le forage et
j’appréciais son enthousiasme. Nous entrâmes dans
nos combinaisons et, une fois à l’extérieur du chalet,
je vérifiai les sangles d’attache de la remorque
contenant l'engin en forme de grosse perceuse au
rover. À bord, Samantha proposa de passer les
chansons de Maria Carta, l’artiste sarde qu’elle nous
avait fait découvrir pendant le voyage vers Mars. Elle
murmurait les paroles en observant le paysage aride
qui défilait devant nos yeux. J’étais heureuse de
l’entendre, de constater qu’elle semblait savourer ces
moments.
— Prête ? demandai-je.
— Prête !, répondit-elle en verrouillant son
casque.
334
Nous ouvrîmes les portes du véhicule et je
commençai à décharger l’appareil pour le fixer sur le
sol. Samantha m’épiait. Je lui demandai de m’aider à
cramponner les pieds de la machine. Elle m’observait
sans bouger. J’insistai sur un ton léger, expliquant
que je n'y parviendrais pas sans elle.
335
courus derrière elle et attrapai le bras de sa
combinaison.
336
ce forage, retour au chalet. Cela restera entre
nous, Jefferson n’en saura rien, je te le
promets. Samantha, éloigne les gants de ton
casque. Luigi et Juan Carlo t’attendent sur
Terre.
337
Je coupai mon micro et je criai de rage dans le
cockpit. J’avais la sensation que ma propre identité
était déformée par le malheur de la perte de ma
coéquipière. L’ordre de Jefferson faisait de moi un
être monstrueux, bafouant mes valeurs morales. Je
ressortis du véhicule et je tentai de soulever le corps
de Samantha, je tirai sa combinaison sur le sol. Je
m’effondrai en pleurs, à bout de souffle. J’étais
incapable de la ramener. Je compris qu’à nouveau,
comme pendant tout ce séjour, il fallait que je
renonce à une nouvelle part d’humanité en moi.
338
avions tous perdu nos capacités à être attentif aux
autres. Nous étions devenus des êtres individualistes
et solitaires, seulement reliés par un refuge commun
dans un environnement hostile.
339
Jefferson et Michaël. « Ils sont dans le lanceur,
Michaël est très ému. ». « Elle a de la chance,
Samantha, elle a rejoint les siens », dit Daniel. Je le
regardai et je ne le contredis pas. Je découvris un
homme si différent de celui que j’avais connu avant
le départ de cette expédition. Il énonçait les phrases
d’un ton neutre. Je me demandai s’il retrouverait un
jour ses esprits, son ouverture aux autres, son
humour et sa joie de vivre.
340
Juliette, 20 janvier 2029, Mars
C’était le départ.
341
l’espoir qui m’animait quand j’avais découvert ce
décor, et à la sensation de soulagement que
j’éprouvais maintenant.
342
terre. L’ordinateur ajustait les calculs en
permanence. Nous nous approchions avec lenteur.
343
solaires étaient toujours opérationnels. Nous ne
décelâmes aucune anomalie, le vaisseau était dans
l’état où nous l’avions laissé, comme si notre
expédition sur Mars avait duré quelques heures.
Pourtant l’équipage qui venait de le réinvestir n’était
plus le même, c’était un groupe divisé, des personnes
dont les fissures autrefois invisibles étaient devenues
béantes. Je pensais à Samantha. Ensevelie dans le
sable près de la base-vie, elle avait accompagné les
dernières semaines de notre séjour. Je ressentis un
sentiment d’abandon et je maudis la stricte
application de la procédure qui ne permettait pas de
ramener sa dépouille pour des raisons sanitaires.
344
Son corps était avec nous, mais je me demandais si
son esprit n’était pas resté là-bas. Jefferson
m’ordonna d’effectuer le largage du lanceur. Je
manipulai les commandes et j’observai la fusée se
détacher de nous et commencer sa chute vers la
planète rouge.
345
Je pensais à toi, Christopher.
346
Chapitre Sept
347
Jean, 25 décembre 2029, Arcachon
348
Simon, Paul et du reste de la « bande ». C’est Alison
qui nous surnommait ainsi depuis la surprise que
nous avions faite à Christopher lors du concert du
groupe de Franck à Brooklyn.
349
La disparition de Samantha Bertoli était décrite
comme un accident, un accroc malheureux dans sa
combinaison après une chute. L’état d’hébétude de
Daniel Gauthier s’expliquait par une défaillance
personnelle, un trauma psychologique imprévisible
et le commandant, Jefferson Calwell était félicité
pour l’avoir accompagné et soutenu pendant tout le
séjour sur Mars et le voyage retour. L’échec de la
création d’une serre pour développer la culture de
plantes, qui était une large partie de la mission de
Michaël, était occulté. Le rôle de Juliette, ses
découvertes et les photos des paysages martiens pris
depuis les hautes montagnes, était minimisé.
350
prêt à vivre sur Mars sur une longue période en
préservant un équilibre psychologique. Sur le plan
technologique, tout avait fonctionné et les ingénieurs
pouvaient être satisfaits de leurs travaux, mais
l’isolement dans un environnement hostile était trop
risqué pour des êtres humains. Juliette était revenue
de l’enfer, elle avait survécu à de terribles épreuves
physiques et mentales. Alors que le monde entier la
qualifiait de pionnière, Christopher savait qu’elle
était avant tout une rescapée.
351
leur portrait posé sur l’étagère à côté de son lit. C’était
la dernière image qu’elle regardait avant de
s’endormir. Juliette parvint à les faire sourire en
fredonnant les paroles de Maria Carta avec un très
mauvais accent. Luigi la remercia. Il déclara qu’il
aurait aimé pouvoir l’inhumer dans sa terre natale.
Juliette s’était engagée auprès de la NASA à taire la
vérité. Même la famille de Samantha ne devait pas
savoir qu’elle s’était suicidée. Son mari et son fils
conservaient le souvenir d’une femme passionnée et
épanouie. Leur attitude, leur capacité à accepter cette
mort accidentelle, persuadèrent Juliette qu’il ne
fallait rien changer à la version officielle.
352
Christopher avait conscience des conséquences
physiques du périple et du séjour sur Mars sur le
corps de Juliette. Il avait pris sa retraite pour se
consacrer à elle, à ses nombreux examens de santé,
et triait parmi les sollicitations qu’elle recevait en
sélectionnant celles qui exigeaient le moins de
fatigue. Plusieurs livres de photos de ses
observations étaient en préparation. Juliette refusa
de collaborer à l’écriture d’une série télévisée dédiée
à l’expédition. Elle ne voulait pas cautionner le
mensonge organisé par la NASA et laissa le champ
libre à Jefferson.
353
les raisons pour lesquelles l’homme qui était revenu
sur Terre, triste et apathique, était si différent de
celui qu’elles avaient connu, joyeux et chaleureux.
« Il n’a pas supporté de ne plus pouvoir
communiquer avec vous. C’était devenu une pensée
fixe, une obsession. Il s’est réfugié dans une bulle et
je suis certaine qu’il cherche le moyen d’en sortir. Il
vous voit et vous entend. Il est perdu dans le
brouillard de son existence, il finira par trouver la
porte pour retrouver le présent et vous rejoindra.
Vous devez l’entourer et le guider vers ce chemin jour
après jour », répondit-elle en les recevant quelques
semaines après le retour de la mission.
354
Mars aux côtés des États-Unis. Les budgets prévus
étaient colossaux pour pouvoir contrer les ambitions
de la Chine. Juliette avait été franche. « Mars est une
planète morte, il n’y a rien qui puisse aider
l’humanité. Si je peux me permettre, Madame la
Présidente, la préservation et la protection de la vie
sur la Terre sont des enjeux plus importants que la
recherche de minerais ou métaux rares sur des
galaxies éloignées ». « Tu lui as vraiment dit ça ? »,
avais-je demandé lors du repas de Noël. « Oui.
L’entretien s’est terminé en quelques secondes et je
n’ai pas eu d’autre occasion de la revoir ». « Tu as
peut-être manqué une occasion de devenir
ministre ! », dit Franck en provoquant un rire
collectif.
355
découvrir une nouvelle planète. Toujours plus loin,
plus longtemps, toucher les limites de la technologie
humaine. Elle s’était arrêtée juste avant de franchir
l’ultime pas qui aurait pu la faire plonger dans le vide.
Le sentiment d’une impasse, la recherche d’une issue
par la folie ou le suicide. Elle avait révélé sa profonde
humanité face à cet environnement hostile. Sans
personne avec qui échanger en toute confiance, elle
s’était défendue en se refermant en elle-même,
fuyant les interactions et plaçant un filtre de
protection vis-à-vis des humiliations régulières du
commandant de l’expédition.
356
avec vous, je suis redevenue la jeune fille
perdue dans un monde étranger.
— L’important est que tu retrouves ton équilibre.
Il faut laisser s’évanouir derrière toi cette
période de souffrance et d’isolement.
Christopher t’aime. Il était inquiet, je ne le
cacherai pas, et même très soucieux comme
nous tous quand nous avons compris qu’un
astronaute était décédé. Mais il n’a jamais
douté de tes capacités de résistance.
Christopher a effectué un long travail de
réflexion sur lui-même en ton absence. Il a
revisité les étapes de sa vie et il s’est jeté à l’eau
pour retrouver sa fille. Comme s’il avait décidé
de traverser l’océan atlantique à la nage et,
avec Franck et Maxime, nous avons faire
attention à semer des bouées sur son parcours
pour qu’il puisse reprendre son souffle et
atteindre le rivage. C’est la confiance dans ton
amour qui lui a donné ce courage.
— Et vous aussi ! Vous avez été d’un tel soutien
pour lui !
357
— Veiller sur Christopher, c’était la promesse
que nous t’avions faite avant ton départ pour
Mars. Je suis fier, comme les autres, de l’avoir
tenue.
— Et cet album sur la vie de Christopher ? Peux-
tu m’expliquer ?
— Au départ, je voulais l’aider en l’écoutant.
J’étais devenu son confident. Après plusieurs
conversations, son histoire m’a touché et j’ai
souhaité conserver les traces de cette histoire
qu’il décrivait. Tous les épisodes de sa
jeunesse, ses relations amoureuses, la
naissance de sa fille, le rapport avec son père,
sa carrière, étaient des pièces qui dépeignaient
un homme complexe, toujours en équilibre
entre des aspirations contradictoires. Jusqu’à
votre rencontre. Vos personnalités se
conjuguent et vous apportent un apaisement
réciproque. Cette histoire m’a semblé si belle
que je n’ai pu m’empêcher de la raconter, une
forme de biographie illustrée inspirée par sa
vie. Je voulais lui offrir à ton retour, comme
358
un cadeau. Quand Manon l’a lue, elle m’a
encouragée à la publier. « Cette biographie
touchera beaucoup les gens, il les aidera à
adoucir leurs existences, et c’est le propre des
bons récits. Modifie les noms, les lieux, mais
conserve toute la sincérité et l’émotion qu’elle
contient », dit-elle. En utilisant ses relations
dans le monde de l’édition à l’étranger, elle a
réussi à transmettre les planches à Alison. Sa
réponse était essentielle à mes yeux. J’ai passé
des jours à attendre sa réaction. Je craignais
aussi qu’elle en parle à Christopher. J’avais la
sensation de le trahir. Mon émotion était
immense quand j’ai appris qu’elle avait
apprécié l’album et demandait à me
rencontrer. Elle m’a adressé un message. Je le
conserve toujours sur moi. Le voici : « Cher
mystérieux auteur français. Les livres peuvent
parfois modifier les vies de leurs lecteurs, leur
permettre de mieux embrasser leur passé et de
s’ouvrir en paix à l’avenir. Le vôtre contient ce
pouvoir magique et je crois qu’il changera la
359
mienne. Je serais honorée de vous publier aux
États-Unis. »
— Quel message ! Je comprends ta réaction.
— En fait, je venais d’arriver à New York ! Deux
jours plus tard, je me présentai à elle dans la
loge du Music Hall de Williamsburg, après le
concert du groupe de Franck.
360
les esquisses jusqu’à obtenir le trait juste, celui
qui transmettait exactement l’émotion de
l’image. Le ressac de la mer et les reflets de la
lune t’accompagnaient. Je revenais te voir
tous les mois et je constatais que le nombre de
cahiers se multipliait, que la taille du fichier
sur la tablette graphique augmentait
régulièrement, permettant d’imaginer les
contours de ton premier album. Ton visage
était détendu, épanoui. Nous faisions l’amour
avec passion.
— Tu me gênes ! C’est si loin ! Tu m’as rendu
heureux. Moi non plus je n’oublie pas ces
moments.
— Je t’ai aimé. J’ai aimé chacun d’entre vous. Et
j’aime Christopher, profondément.
— Je le sais. Nous le savons tous.
— Je souhaitais de toutes mes forces vous
retrouver, vous serrer contre moi et ressentir
ces liens qui nous unissent. Je voulais
continuer à accompagner vos vies, je me
sentais inutile si loin de vous. Même si je ne
361
doutais pas de votre attention, je ne
supportais pas de ne rien pouvoir vous offrir
en échange. Ce silence était une douleur
permanente. J’ai envie de rattraper le temps
perdu.
— J’imagine que ton agenda sera chargé. Quels
sont tes projets ?
— C’est difficile à dire… Je n’ai pas encore
informé l’agence spatiale européenne, mais
j’ai choisi d’arrêter. Derrière cette peau, ce
visage, mes organes ont été mis à rude
épreuve. Je vais avoir besoin de soins et de
repos. Nous avons envie de nous installer à
New York pour partager des moments avec
Alison et sa famille. Là-bas, je suis anonyme,
personne ne me reconnaît dans la rue.
Christopher est si heureux d’être proche
d’eux, il va donner un coup de main à Simon
pour gérer sa galerie. Nous viendrons vous
voir souvent et nous pourrons vous accueillir
aussi.
362
— J’ai du mal à t’imaginer sans projet, sans
engagement.
— Je suis sollicitée par des fondations en faveur
de la préservation du climat et de
l’environnement. Je participerai à quelques
actions, peut-être accepterai-je des
présidences honorifiques pour les aider à
collecter des fonds. Je soutiens ces causes et
mon image peut servir à sensibiliser
davantage de monde. Sur Mars, j’ai eu
l’impression d’apercevoir le futur de la Terre,
comme si une civilisation y avait vécu, exploité
toutes les ressources puis l’avait abandonnée.
— Tu sais que c’est une théorie très répandue sur
les réseaux sociaux ? La Terre serait le refuge
d’une expédition venue de Mars !
— Oui ! Je t’assure que je n’ai rien vu qui puisse
apporter des preuves tangibles à cette histoire.
Même dans les grottes les plus profondes, où
les différences de température étaient très
atténuées, je n’ai repéré aucun signe, aucune
trace qui permettrait de croire en l’existence
363
d’une forme d’intelligence. Cette planète a pu
accueillir les conditions de la vie il y a des
milliards d’années, mais cela ne s’est pas
produit. Nous sommes une exception dans
l’univers. Nous devons préserver notre
humanité. Elle est si précieuse et le temps si
court pour agir.
364
Juliette, 4 septembre 2030, New York
365
de Samantha me hante. Je ne peux oublier son
dernier regard. Ce n’était pas un appel à l’aide, mais
plutôt l’attente d’une délivrance.
366
toutes mes forces. Mais cette expédition m’a
transformée, la mort de Samantha ne cesse de me
hanter, la violence de Jefferson m’a profondément
marquée. Je ne peux plus être celle que j’étais. J’ai le
sentiment de ne plus pouvoir mériter votre
confiance.
367
admettre cette métamorphose dans la silhouette et
les mouvements d'une femme âgée et fragile, qui a
traversé plusieurs vies avec intensité. Une personne
vulnérable. Une étoile qui pâlit, qui n’a plus la même
intensité.
368
Juliette, 15 septembre 2032, New York
369
de la fenêtre pour observer les dernières lueurs du
soleil se fondre dans l’océan. J’aimais cette vue.
C’était l’une des raisons qui nous avait décidés à
choisir ce lieu. La maison était très grande et
permettait de recevoir beaucoup d’invités. Nous y
avions célébré le mariage d’Alison et de Simon l’été
précédent. C’était une magnifique fête, Alison était
rayonnante et Christopher avait été très ému de la
conduire jusqu’à Simon à l’ouverture de la
cérémonie.
370
constatai qu’il était rempli de homards, de
palourdes et de pâtisseries ». « Tu es fou ! », dis-je à
Christopher, « Nous ne restons ici que deux jours et
tu as commandé de quoi nourrir un régiment ». Il me
prit la main et nous nous assîmes sur le canapé de la
terrasse. « Nous avons des invités », dit-il dans un
grand sourire.
371
je. « Depuis tes derniers examens… Le médecin m’a
ordonné de te dissuader de prendre l’avion pour
l’Europe alors je les ai tous invités pour te ménager »,
répondit-il. « Je t’adore ! », murmurai-je en fermant
les yeux.
372
lui avais dit que le prix personnel d’un voyage sur
Mars, dans les conditions technologiques actuelles,
était élevé. Mes propos suscitèrent un débat sur les
réseaux sociaux et plusieurs astronautes pressentis
pour une prochaine expédition vers la planète rouge
annoncèrent qu’ils renonçaient à être candidats.
Jefferson s’était permis d’évoquer mon manque de
courage et rappelait mon imprudence sur Mars, au
mépris des règles qu’il avait fixées. Il avait également
asséné une critique sévère à propos de Daniel et de
Samantha, déclarant qu’ils n’avaient pas été à la
hauteur de la mission. Christopher m’avait conseillé
de ne pas réagir, de ne pas brûler ma précieuse
énergie à combattre ces affirmations. Je constatais
que le dédain que me portait le commandant de Mars
Endeavour ne s’était pas atténué avec le temps et cela
me désolait. Nous étions les survivants d'une terrible
expérience, nous aurions dû être solidaires, adopter
une posture honnête et commune. J’espérais que
Michaël, que je considérais comme une personne
équilibrée et qui avait peut-être le mieux vécu cette
mission, allait prendre la parole. Il dirigeait
373
l’entraînement du futur équipage et il était médecin.
Il était bien placé pour apporter un regard objectif
sur les risques et les conséquences d’une expédition
humaine sur Mars. Mais il n’a pas voulu répondre de
façon publique. Il m’a adressé un message court.
« Juliette. J’ai été désolé de découvrir tes problèmes
de santé. Nous sommes tous atteints de tumeurs plus
ou moins agressives et j’ai de la chance d’avoir été
épargné jusqu’à aujourd’hui. Je devine que tu attends
de ma part un soutien dans le flot de critiques dont
tu as été l’objet. Je ne peux pas te l’apporter. Tu
connais mes responsabilités professionnelles auprès
de la NASA. Je crois dans les prochaines étapes de la
conquête humaine vers Mars, je suis engagé dans les
futurs programmes. Notre expédition fait partie de
notre passé, c’était une période particulière de mon
existence dont je préfère occulter certains moments.
Je te souhaite de surmonter ces blessures physiques
et morales ».
374
rencontres dans les écoles, auprès de jeunes enfants.
J’étais intervenue dans celles de Paul à New York, de
Chloé à Toulouse et d’Arthur et de Mathieu à
Bordeaux. Sur le continent américain ou en Europe,
la force de séduction de l’espace restait immense et
j’essayais de les persuader que la première planète à
découvrir était la Terre, avec ses richesses de
biodiversité. « La chose la plus importante, c’est la
vie », expliquai-je, « et la Terre est la seule planète
vivante de notre univers. Le voyage dans les galaxies
éloignées permet de réaliser qu’elle contient des
milliards de formes de vie, sur terre et dans les
océans ». Beaucoup admiraient les photos en liberté
des animaux, des poissons, des oiseaux ou des
insectes que je leur projetais. J’insistais sur
l’équilibre entre les êtres humains et des espèces
vivantes de la Terre. Puis je leur dévoilais des images
de notre planète vue de la station spatiale
internationale pour qu’ils comprennent mieux cet
équilibre, ces interactions permanentes, et qu’ils
traduisent, avec leurs propres mots d’enfant, la
nécessité de protéger notre environnement. Je pris
375
conscience, dans les regards étonnés et déçus des
parents ou de certains professeurs, que j’adoptais
une forme d’engagement qui allait à l’encontre de
l’expédition sur Mars. « C’est une planète morte, il
n’y a pas de vie. Peut-être a-t-elle existé il y a très
longtemps, mais il n’y a aucune trace de la vie telle
que nous la concevons », disais-je en montrant les
étendues désertiques que j’avais sillonnées pendant
mon séjour.
376
Je tendis la main pour leur dire au revoir. Je tentai
sans succès de contenir mes pleurs. Je savais que
c’était sûrement l’une des dernières fois que je les
voyais. Je m’effondrai dans un fauteuil de la terrasse
et je fermai les yeux.
377
J’entendais leur conversation. Elles répétaient mon
prénom avec tristesse. Elles disaient que Christopher
leur avait parlé pendant l’une de mes nombreuses
siestes. Les résultats n’étaient pas bons et il n’était
plus possible de songer à de nouvelles opérations
pour endiguer la progression des cellules
cancéreuses. J’étais condamnée, les spécialistes
envisageaient une période de quelques mois, au
mieux une ou deux années. Christopher ne pouvait
pas l’accepter, il me croyait toujours invincible. Mes
amies admiraient son optimisme acharné et ses
efforts quotidiens pour illuminer chacun des
moments passés ensemble.
378
visages. Je me demandai s’ils auraient des idéaux
pour leur avenir et si leurs mémoires allaient fixer ces
deux semaines à Cape Cod.
379
pénétrais dans la mer et portais le détendeur à ma
bouche. Christopher m’agrippait la main, il tira
lentement sur la purge de mon gilet et nous
descendîmes dans le bleu profond, à la recherche
d’une épave de vaisseau. La charpente en bois et en
métal rouillé se dévoila, envahie d’algues et entourée
de petits poissons aux reflets d’argent. Nous nous
approchâmes, je prenais plaisir à me sentir légère.
Christopher alluma une torche et nous fîmes le tour
des vestiges de ce navire marchand qui sillonnait la
côte est des États-Unis plus d’un siècle auparavant.
Soudain, deux dauphins se détachèrent de
l’obscurité, firent un cercle autour de nous puis
s’avancèrent. Je tendis la main vers l’un d’eux et nos
peaux se touchèrent. Les images se bousculaient
dans mon esprit, je ne savais plus si ces instants
étaient réels ou si j’étais encore en train de rêver. Il
s’écarta et je m’accrochai à sa nageoire. Je lâchai de
Christopher et je me laissais entraîner. Je ne
ressentais aucune crainte, mes membres épousaient
les ondulations du mammifère, nous glissions entre
les rochers et les champs d’algues brunes. Nous
380
parvînmes au bord d’un précipice et le dauphin
s’arrêta. Je perçus des formes sombres se rapprocher
de nous. L’océan semblait figé autour de moi. Je
sentis une présence, je scrutais les abysses et je vis les
corps massifs de deux baleines à bosse. Elles
m’effleurèrent et se dirigèrent lentement vers la
surface. Je remontai avec elles. J’étais enchantée, les
larmes embuaient mon masque. Je les frôlai,
j'admirai leurs regards qui me fixaient. J'étais en
harmonie avec elles, je savourais ces instants
magiques. Tout à coup, ma main rencontra celle de
Christopher. Je calmai son inquiétude en lui faisant
signe que je me sentais très bien. Nous
contemplâmes ensemble le ballet des cétacés qui
s’enfonçaient dans les profondeurs puis revenaient
près de nous. Je voulais que le temps s’arrête. Mais il
fallut nous séparer, nos réserves d’oxygène nous
ordonnaient de rejoindre le bateau. Je me hissais sur
le pont avec difficulté, j’étais épuisée. Christopher
m’allongea dans la cabine et me servit un thé chaud
et des gâteaux. « C’était magnifique », murmurai-je.
« Je n’imaginais pas que nous découvririons un tel
381
spectacle », répondit-il, « nous avons eu beaucoup de
chance ».
382
Christopher, le 15 décembre 2032, New York
Je vous embrasse.
383
384
Jean, le 11 janvier 2033, Arcachon
385
Sauvignon blanc, puis une deuxième. Nous savions
qu’elle ne souhaitait pas que nous soyons tristes.
Nous cherchions des sujets de conversation, nous
évoquions les activités des enfants, les projets de
chacun. Maxime et Simon allaient bientôt partager
un lieu d’exposition à Paris. Franck préparait
l’enregistrement d’un nouvel album à La Nouvelle-
Orléans. Je travaillais sur une idée de long métrage
animé. Alison avait été heureuse de me publier,
j’avais accepté toutes les suggestions qu’elle m’avait
proposées il y a deux ans lors de la promotion de
l’ouvrage « Le ciel, l’espace et les regrets ». Elle avait
ajouté, en postface, le texte du morceau « Song for
Alison ».
386
En prétextant mon souhait de faire plaisir aux
enfants, et aussi pour donner bonne conscience aux
adultes, j’avais préparé une mousse au chocolat.
L’enthousiasme gagna tous les convives et ils se
régalèrent en me remerciant. Maxime et Elsa
proposèrent des cafés et nous nous installâmes dans
le salon. Franck choisit une musique douce, un
ancien album vinyle d’Antonio Carlos Jobim que je
conservai depuis longtemps. Il se souvint qu’il avait
joué plusieurs de ces morceaux le jour de sa
rencontre avec Juliette. Le son craquait un peu, le
diamant de la platine avait vieilli, car j’oubliai
constamment de le changer, mais le rythme et les
harmonies épurées de la bossa-nova se faufilèrent,
diffusant une ambiance colorée et chaleureuse dans
la maison.
387
plaisance, embarquâmes et défîmes les cordes des
amarres. Chacun trouva sa place dans cette
chorégraphie silencieuse.
388
recouvertes par les flots. Christopher se tourna vers
nous et entra à son tour dans notre regroupement.
Les enfants nous rejoignirent. Nous nous
rapprochâmes jusqu’à constituer une masse
compacte de corps enlacés. Les nuages s’écartèrent et
le soleil nous enveloppa de sa chaleur.
389
Que trouverai-je là-bas ?
Des signes, des traces, l’esquisse d’un chemin
L’espoir d’un profond apaisement
390
Épilogue
391
Chloé, 11 février 2055, Mars
392
protecteur. Elle aurait été heureuse de constater
qu’une forme de vie pouvait renaître sur Mars.
393
regardant le sol, je m’aperçus qu’il y avait des
empreintes de pas. Je songeais immédiatement à
Juliette. Nous parcourûmes la salle et découvrîmes
un rocher dressé, à un mètre de hauteur, surplombé
d’une poupée noire dont le corps était brodé de perles
et de coquillages. Je la soulevai et ses yeux brillèrent
dans la lumière. Je la pris contre moi et j’eus
l’impression qu’elle respirait, qu’elle était vivante et
heureuse de retrouver les enfants des amis de sa
mère.
394
esprit, témoins privilégiés de tous les liens qui nous
unissaient.
395
Assise derrière le bureau de notre chambre, je
rédigeai le message que j’allais transmettre à mes
parents. Je joignis le cliché. J’appuyai sur la touche
« Envoi » et je m’allongeai en attendant leur réponse.
Le signal m’éveilla. Mon père était enthousiaste,
comme à son habitude. « Merci beaucoup pour cette
magnifique photo. Tu as parfaitement reproduit les
traits de Juliette de mon premier album, je trouve
même que tu l’as bien amélioré. Tu as eu raison
d’accentuer son sourire, on dirait presque qu’elle va
nous parler ». L’émotion me saisit. J’ouvris le fichier.
Juliette était rayonnante, son visage n’était plus celui
que j’avais dessiné, les lignes s’étaient adoucies, son
regard et le mouvement de ses lèvres traduisaient la
joie et la sérénité. Elle m’avait répondu, j’en étais
sûre. Je me tournai vers le hublot de la chambre et je
contemplai le désert de sable et de roches, les
montagnes gigantesques qu’elle avait parcourues à la
recherche d’elle-même. Dans cette grotte, elle avait
décrit les différentes trajectoires de sa vie
amoureuse. Des ellipses autour de mon père, de
Maxime, de Franck et de Christopher. Des unions
396
puis des éloignements et l’attraction pour une autre
rencontre avec laquelle elle s’alignait à nouveau. La
fresque traduisait l’épilogue de sa quête. Mars lui
avait permis de comprendre qu'un nouveau chapitre
de son existence devait débuter sur Terre. Elle ne
voulait plus regarder les étoiles. Elle souhaitait ne
plus éprouver de manque, de sentiment d’inachevé, à
son retour parmi nous. Juliette était allée jusqu’au
bout de ses rêves. Elle m’avait inspirée. Ici, je l’avais
retrouvée et j’emportais avec moi sa poupée, cette
figurine de tissu et de perles qui avait su
l’accompagner d’un monde à un autre, pour qu’elle
puisse m’aider à rejoindre la famille qui m’attendait.
397