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Frédéric Audras

ELLIPSES
Roman

1
Nous distinguons la station spatiale internationale.
Dans quelques heures, le vaisseau s’arrimera et la
navette nous ramènera sur Terre. Je regarde les
contours de notre planète bleue glisser lentement
sous mes yeux. Je discerne la côte française sur
l’Atlantique, je fixe avec émotion l’embouchure du
bassin d’Arcachon. Je sais que vous êtes là et que
vous scrutez le ciel pour reconnaître nos lumières
artificielles parmi les étoiles. Je ressens votre
présence. C’est le début de la nuit pour vous, je vous
imagine assis dans des transats, sur la plage ou
dans le jardin de la villa. J’éprouve, comme vous, la
même impatience. Nous pourrons bientôt nous
parler. Vous m’avez tellement manqué, je n’en peux
plus d’attendre.

Je dois me concentrer sur l’ultime opération de notre


périple. Le vaisseau se rapproche de la station
spatiale internationale, je réalise les dernières
manœuvres avec précaution. Chaque seconde dure
une éternité. Les masses de métal se frôlent en

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suspension au-dessus de la Terre. Un grondement
mécanique sourd, un long instant d’inquiétude puis
la délivrance. Tous les voyants sont verts, nous
avons réussi. Je m’extrais du cockpit et je suis la
première à franchir le sas. Je connecte l’écran de
communication et je vous découvre. L’émotion
m’envahit devant vos visages souriants. Je me sens
vivante à nouveau, mon cœur tambourine dans ma
poitrine, mes mains tremblent.

Mon long voyage s’achève, je reviens parmi vous.

Juliette

3
Chapitre Un

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Jean, 16 juin 2010, Toulouse

Je regrettai de lui avoir laissé le choix du restaurant.


C’était à l’autre bout de la ville et ce soir-là la
circulation était impossible. Les véhicules formaient
de longues files ininterrompues sur la rocade, comme
de gigantesques serpents d’acier. Je tentai de me
faufiler en scooter, provoquant l’agacement des
conducteurs, j’avançai mètre après mètre. Je
comprenais que j’allais arriver en retard le jour de
notre cinquième anniversaire et je ne supportai pas
cette situation.

Cinq ans avec Juliette. Le temps était passé si vite.


Cinq ans depuis notre premier baiser sur le quai de la
Daurade, entourés des dernières lueurs du soleil qui
caressaient les façades de briques roses. Cinq ans à la
regarder et à sentir mon cœur battre pour elle.

J’avais dans la poche de ma veste une bague de


fiançailles. Je l’avais choisie après de nombreuses

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visites chez plusieurs bijoutiers. Je m’étais persuadé
que c’était le bon moment pour lui prouver mon
engagement. J’anticipai sa surprise, je me préparai à
développer mes arguments pour la convaincre
d’accepter. Elle tenait beaucoup à sa liberté et
s’étonnait de voir nos amis parler de mariage. Et puis
la famille, les enfants, c'était un domaine sensible
pour elle. J’avais réussi à lui faire rencontrer mes
parents à trois reprises, des occasions courtes, car
elle nous organisait toujours un agenda pour ne pas
rester. Une exposition photo, un film à ne pas rater,
un concert unique, des copains de passage, elle
utilisait tous les prétextes. Cela ne me gênait pas, elle
m’était si précieuse que je lui pardonnais ces
dérobades, je lui laissais le temps. Juliette était le
centre de ma vie, elle me procurait toute mon
énergie, elle m’avait transformé. C’était idiot, je le
savais, mais je n’osais imaginer comment mon
existence aurait pu se construire sans elle. « Tu es
aveuglé ! », me disaient mes amis. Ils ne la
connaissaient pas comme moi. Derrière sa beauté,
son charme extraordinaire, elle dissimulait beaucoup

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de blessures invisibles et c’est cette part cachée qui
me fascinait.

Elle perdit ses parents dans un accident d’avion à


l’âge de huit ans. Ils s’étaient offert un week-end en
amoureux à Cape Town et l’avaient confiée à des
proches. Son père voulait absolument réaliser ce trek
mythique autour de Table Mountain pour leur
anniversaire de mariage. Ils ne sont jamais rentrés.

Ses grands-parents paternels la recueillirent sans le


désirer, elle était l’enfant du bout du monde, qui
connaissait à peine sa famille française et dont
personne ne souhaitait s’occuper. Elle manquait
d’affection et s’isolait des jeunes de son âge. Elle se
réfugia dans les livres et comprit très tôt que la
réussite scolaire lui donnerait les moyens de son
indépendance et de sa liberté. Alors elle s'investit
avec acharnement dans les études. Baccalauréat
scientifique avec mention très bien, excellente classe
préparatoire de la région et parcours remarqué à
l’école d’ingénieur en aéronautique. Elle passa tous
les diplômes pour devenir pilote de ligne, et elle sera

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certainement aux commandes de long-courriers
dans quelques années. Je lui avais naïvement
demandé ce qui l’attirait dans cette carrière et si
c’était, d’une certaine façon, un souhait de retrouver
ses parents. En prononçant cette phrase, j'avais
réalisé que cette question pouvait la blesser. Son
visage rieur s'était transformé. J'avais effleuré un
domaine sensible.

— Je comprends ta réaction, tu as peut-être


raison. Je suis fascinée par le ciel et les étoiles.
Je me sens apaisée quand je vois les nuages et
la terre s’éloigner. Je recherche sûrement
leurs présences. Je sais que là-haut, rien ne
peut m’arriver, je ressens leur amour autour
de moi.

À court de patience, j’avais abandonné mon scooter


et décidé de marcher. Je lui envoyai un nouveau
message, elle répondit instantanément que tout allait
bien, qu’elle n’était pas inquiète et que mon retard
n’avait pas d’importance. Elle ne me faisait jamais de

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reproches, même quand j’oubliais des choses ou que
je réalisais de mauvais choix, sa bienveillance
semblait infinie. Je me demandais souvent comment
elle avait pu être sensible à une personnalité comme
la mienne, avec mon caractère si stressé, si nerveux
lors de notre rencontre. Je crois qu’elle avait vu en
moi une sorte de défi, un bloc de rocher brut qu’elle
pourrait sculpter, affiner et adoucir. Était-elle
consciente qu’elle avait fait de moi un autre homme ?
Je l’aimais parce qu’elle m’avait profondément
changé. Elle avait su éteindre mes angoisses, mes
pensées sombres et m’aider à tout réinventer, à
tutoyer moi aussi mon rêve.

Des souvenirs émus me traversaient quand j'avançai


en direction du restaurant.

Elle avait organisé nos vacances à Majorque, nous


louions une petite maison au bord de la plage, à
l’écart d’un village de pêcheurs. C’était le printemps,
le climat était doux, nous marchions le matin et elle
m’encourageait à dessiner l’après-midi, pendant

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qu’elle se baignait ou lisait sur la terrasse. Elle avait
compris très tôt que cette passion bouillonnait en
moi et que je m’efforçais de l'éteindre à travers de
multiples excuses. Celle du travail, bien sûr, car cette
carrière de consultant financier m’accaparait, et le
sentiment permanent que le dessin était un domaine
réservé à d’autres, qu’il s’agissait d’un monde qui
m’était extérieur. Les croquis et illustrations que je
conservais dans mon carnet m’apparaissaient
insignifiants au regard des bandes dessinées que je
lisais et dont j’admirais le style et la construction.
Mais ce besoin d’esquisser des portraits et des
paysages ne me quittait pas, il se transformait en
tempête intérieure, m’empêchant de dormir ou
m’entraînant dans des épisodes dépressifs que je
parvenais de plus en plus difficilement à maîtriser et
à masquer à mon entourage. Juliette avait organisé
ces vacances pour que je puisse me reposer et
prendre le temps de travailler sur ce projet de
roman graphique dont je lui avais parlé. J’avais
emporté ma tablette. À la fin de nos trois semaines
de congés, je ressentais un immense bonheur.

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J’avais ébauché les dix premières pages et elle
m’avait demandé si elle pouvait les voir.

— Tu dois continuer, dit-elle.


— Tu as aimé ?
— J’ai adoré, je trouve les dessins magnifiques,
les personnages sont très attachants. Ce lieu
t’inspire, j’ai hâte de lire la suite.
— Oui… si j'ai le temps et l’énergie.
— Tu l’auras.
— Avec le nombre de missions qui m’attend à
mon retour, j’en doute un peu. C’était une
belle parenthèse. J’espère pouvoir m’y
consacrer le soir ou le week-end.
— Jean, tu dois terminer ce roman graphique.
Si tu avais le choix, combien de temps te
faudrait-il ?
— Que veux-tu dire ?
— Si tu avais une disponibilité totale pour
dessiner.
— Juliette… C’est difficile de te répondre, c’est la
première fois que je peux me dévouer de cette
façon à ma passion.
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— Quatre mois ? Six mois ?
— D’accord, si c’est un jeu, je dirais six mois.

Le lendemain matin, je m’éveillais tard et je


descendis dans le salon. Juliette était sur la terrasse,
elle échangeait avec la propriétaire de la maison.
Après s’être chaleureusement serré les mains, elle
me rejoignit. Son visage était lumineux. Elle nous
servit du café.

— Un souci ? demandai-je
— Aucun, au contraire.
— Je ne me souviens plus de l’horaire exact de
notre vol, avons-nous le temps de nous
promener sur la plage avant de rentrer ?
— Je ne crois pas, dit-elle en regardant sa
montre. Le bus pour rejoindre l’aéroport
arrive dans une heure.
— Déjà ! Je me dépêche !
— Non, répondit-elle en posant une main sur la
mienne. Tu restes ici.
— Je ne comprends pas. Pourquoi ?

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— La propriétaire a accepté de nous louer cette
maison pendant six mois. Tu peux terminer la
réalisation de ton roman graphique. Je vais
rentrer seule, je reviendrai régulièrement.
— Je ne peux pas ! Et le bureau ? C’est
impossible.
— Tu es en burn-out. C’est ce que nous dirons.
C’est un petit mensonge, car tu y étais
presque à notre arrivée. J’ai déjà appelé ton
médecin. Je lui ai décrit ton état et il a
préparé ton arrêt, il te suffit de prévenir tes
collègues. Je peux m’en occuper si c’est trop
difficile pour toi.
— Juliette… Je ne sais pas quoi dire… Cela me
paraît fou et, en même temps, j’en ai tellement
envie.
— Cesse de réfléchir. Et embrasse-moi !

Je ressentis une forte tension intérieure en


parcourant les derniers mètres qui me conduisaient
vers l’entrée du restaurant. Je tremblai un peu en

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répétant les mots que j’avais préparés. J’étais plus à
l’aise pour croquer mes personnages que pour mettre
en scène ma propre vie. Tout se bousculait dans mon
esprit. Je pris une grande respiration. J’imaginais la
séquence, mes gestes et mes paroles. Mes yeux
s’embuaient derrière mes lunettes et je me reprochai
mon émotion. Du calme, Jean, me disais-je. Détends-
toi. Essuie tes larmes. Sois naturel.

Je poussai la porte et fus frappé par le vacarme des


conversations. Je traversai la salle en tentant de les
ignorer, avec l’impression désagréable que mes
vêtements se détachaient de mon corps, que je
m’avançais nu avec une bague blottie contre le cœur.
J’étais enfin devant elle et le silence s’imposa, comme
si les autres clients et les serveurs s’étaient soudain
figés. Rien qu’elle et moi.

Une image m’est revenue à cet instant.

J’entrai dans le café où elle m’avait donné rendez-


vous. Je l’embrassai et elle me tendit une lettre.

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— C’est arrivé ce matin. Je n’ai pas pu
m’empêcher de l’ouvrir, j’étais trop curieuse.

Je décachetai l’enveloppe, je reconnus l’en-tête de la


maison d’édition où j’avais envoyé des extraits du
roman graphique. Je lus les commentaires
agréables et la dernière phrase qui me proposait une
rencontre. Je retenais mes larmes. Je parcourus à
nouveau le courrier, mais l’émotion m’envahit, je
m’effondrais dans les bras de Juliette.

— C’est grâce à toi !


— C’est quand même toi qui l’as dessiné.
— Oui… C’est toi qui m’as soutenu. Je n’arrive
pas à y croire ! Un livre qui portera mon nom.

Juliette n’était pas seule dans le restaurant. Je


distinguai le dos d’un homme à sa table. Je ne le
connaissais pas. Elle me sourit. Je m’approchai pour
l’embrasser. Il se leva pour me saluer et me gêna,
c’est à peine si j’effleurai la joue de Juliette. Je m’assis
et je l’interrogeai du regard.

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— Je te présente Maxime, dit-elle

Il me tendit la main et je l’observai furtivement. Je


n’aimais pas la façon dont il me dévisageait, il
m’apparut hautain et désagréable.

— Je ne crois pas que nous nous soyons déjà


rencontrés, vous travaillez avec Juliette ?

Maxime ne réagit pas, il se tourna vers elle.

— Maxime est mon ami. Mon nouvel ami.


— Qu’est-ce que cela veut dire ? Je ne comprends
pas. C’est la première fois que tu me parles de
lui.
— Justement. C’est aujourd’hui que je souhaite
te le présenter.
— Mais… pourquoi ? C’est notre anniversaire,
nos cinq ans, c’est pour cette raison que nous
nous retrouvons ce soir.
— Je sais. C’est une date qui compte pour toi… Je
suis désolée, mais je dois te dire quelque chose
de désagréable… Je te quitte pour lui.

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Soudain, la salle du restaurant libéra ses éclats
sonores. Les voix des clients, mêlées aux commandes
hurlées par les serveurs vers la cuisine, résonnaient
en écho permanent. Le choc des couverts contre les
assiettes, le grincement des tables et des portes, les
crissements des machines derrière le bar, je
ressentais chaque bruit comme une agression. Mes
vêtements se contractèrent et m’étouffèrent. J’ouvris
mon col de chemise.

— Tu me quittes ? Maintenant ? Et tu me dis cela


devant lui ?

Maxime tira sa chaise en arrière et se redressa,


expliquant qu’il préférait nous laisser. Juliette le
retint en lui précisant qu’elle le rejoindrait bientôt.

— Que se passe-t-il ? Je ne peux pas croire ce que


tu viens de m’annoncer. C’est une plaisanterie,
c’est un jeu ? Dis-moi que c’est une blague !
— Non, je te quitte. Je vais vivre avec Maxime.
Notre histoire est terminée. C’était une belle
histoire, je t’ai beaucoup aimé, mais

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maintenant j’aime Maxime. Je préfère être
honnête et dire les choses telles qu’elles sont.
— Mais… Depuis quand vous voyez-vous ? Et
qu’ai-je fait ? C’est parce que tu as senti que je
souhaitais m’engager davantage ? Je peux
attendre… Juliette, dis-moi que tout cela n’est
pas vrai.
— Je ne te reproche rien. Mon amour pour toi
s’est éteint, c’est comme ça. Je sais que cela
sera difficile, mais je préfère être franche.
— Juliette… Je voulais te demander de
m’épouser… Je désirais t’offrir cette bague et
me mettre à genoux devant toi.
— Je suis désolée, Jean.

Elle se leva et quitta la salle en quelques secondes. Il


la retrouva dehors. Je les suivis du regard à travers
les baies vitrées. Ils montèrent ensemble sur une
grosse moto et disparurent dans un bruit sourd. Je
voulais bouger, les poursuivre dans la rue. Mon corps
était vissé à la chaise, j'étais en état de choc, incapable

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de prononcer un mot, projeté dans une bulle
d’incompréhension. Je perdis l’équilibre, j’ai ressenti
un coup contre ma tête et entendu des voix autour de
moi. Je ne parvenais plus à bouger, je souhaitais
basculer dans une autre réalité et je fermai les yeux
pour disparaître.

Une lumière perça l’obscurité, je discernai des


visages rassurants, j’entendis à nouveau les bruits et
des paroles. Ils m’expliquèrent qu’ils allaient
m’emmener. Ils me portèrent sur un brancard, au-
dessus des tables. Quand ils m’installèrent dans
l’ambulance, je sentis une main sur la mienne et je la
vis. Elle était inquiète.

— Pardonne-moi, dit-elle.

De retour à mon appartement, après une nuit en


observation à l’hôpital de Rangueil, je découvris une
lettre posée sur l'étagère.

Mon cher Jean,

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Je suis passée hier soir prendre mes affaires. Je suis
désolée d’avoir été aussi brutale à tes yeux. C’est par
respect pour notre amour, pour ces magnifiques
années, que j’ai souhaité être transparente avec toi.
J’ai rencontré Maxime et j’ai rapidement compris
que mon cœur allait désormais battre pour lui. Je ne
peux l’expliquer de façon rationnelle. Tu es un
homme pour qui j’éprouve toujours beaucoup
d’affection, mais ce n’est plus de l’amour. Tu n’y es
pour rien, je n’ai aucun reproche envers toi. C’est
juste un chapitre de nos existences qui se tourne, de
belles pages que nous avons écrites ensemble et qui
doivent rester intactes dans nos mémoires. Je suis
certaine que tu sauras vivre sans moi, que tu
continueras à dessiner et que j'admirerai ton talent.

J’espère que tu me comprendras et que nous


pourrons nous revoir. De mon côté, je ne t’oublierai
pas, je n’effacerai rien, tu auras toujours une place
particulière. Ces mots te semblent peut-être
ridicules aujourd’hui. Ils sont justes et importants
pour moi. Une séparation ne signifie pas une
rupture définitive. C’est une reconstruction, car les

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fils qui nous lient ne sont pas tous défaits. Quand tu
seras prêt, lorsque tu m’auras pardonné,
j’accueillerai ton amitié.

Juliette.

Je relus plusieurs fois cette lettre puis je la pliai avec


soin et l’enfermai dans le tiroir du bureau. Mon
regard rencontra les photos où nous étions souriants
et heureux. Je m’en voulais de ne pas avoir compris
qu’elle s’éloignait de moi. Elle avait forcément
exprimé de la déception ou de l’exaspération et je
n’avais rien perçu. J’étais aveuglé par son allure et
son élégance naturelle. J’avais rempli des dizaines de
carnets pour immortaliser son image. L’iris bleu de
ses yeux, sa chevelure blonde, son corps élancé, tout
me plaisait en elle. Quand je la dessinais, j’avais
l’impression d’être au plus près d’elle, je captais son
souffle et ses émotions, je pouvais deviner ses
pensées.

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Je tournais les feuilles d’un cahier et son double se
forma. Juliette prenait vie devant moi. J’attrapai un
crayon et je traçai sa silhouette de mémoire. Je me
réjouis de ce pouvoir de la faire renaître. Je multipliai
les portraits, je modifiai son regard, son humeur. Elle
me souriait puis devenait triste. Je retrouvai les traits
de son visage quand elle m’avait annoncé qu’elle me
quittait, mais, sur la page opposée, je la dessinai en
train de rire. Juliette n’était plus là, dans cet
appartement, mais je pouvais convoquer son
souvenir auprès de moi.

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Maxime, 16 juin 2015, Bordeaux

J’adorai flâner dans le quartier Saint-Pierre aux


prémices de l’été. Toute la jeunesse était dehors,
l’énergie des corps se libérait, les habits étaient légers
et colorés. Je ne pouvais m’empêcher de prendre
quelques clichés à la dérobée avec le Leica pour fixer
ces instants magiques où les esprits retrouvaient
l’insouciance. J’emportai souvent cet appareil avec
moi, il m’avait coûté une petite fortune, mais je ne me
préoccupai plus de l’état de mes finances depuis le
succès de ma dernière exposition sur les peuples
autochtones de Sibérie, entre le lac Baïkal et la mer
du Japon. Des portraits d’habitants en tenues
traditionnelles de soie brodée, et des coiffes ornées
de perles. Leur regard était fier et accueillant. J’avais
découvert des communautés courageuses habitant
dans des yourtes, cultivant l’art ancestral de la
chasse, de l’élevage de yaks ou de chevaux. Ces tribus
comprenaient quelques familles parfois, séparées de
centaines de kilomètres, comme des témoins d'une

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période de coexistence pacifique entre l’être humain
et la nature que nous connaissions il y a plusieurs
siècles.

Juliette m’avait annoncé avoir déniché un nouvel


endroit extraordinaire pour dîner. Elle souhaitait que
je lui pardonne ses longues absences de ces derniers
mois. Elle enchaînait les stages depuis qu’elle avait
intégré le corps des astronautes européens. C’était le
rêve de sa vie et je savais que je devais m’en
accommoder. Juliette était une femme libre,
j’appréciais tous les moments qu’elle m’offrait, je
l’aimais tellement que j’étais prêt à tout accepter.
Grâce à mon éditrice, j’avais beaucoup de relations
parmi les patrons de magazines photo et je pouvais
parfois m’arranger pour réaliser des commandes
dans les pays où elle suivait son cycle de formations,
aux États-Unis, en Russie et au Japon.

Je regardai ma montre et je m’aperçus que j’étais en


retard. Je marchai rapidement, je bousculai
plusieurs personnes dans ma précipitation. J’étais

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heureux à l’idée de la retrouver, après un mois et
demi d’absence, et mon cœur s’emballait, comme à
chaque rendez-vous.

J’entrai dans le restaurant, je la cherchai parmi les


clients. Un jeune serveur m’indiqua qu’elle avait
réservé une table sur la terrasse installée sur le toit de
l’immeuble. J’adorai l’idée, on devait avoir une vue
magnifique, je comprenais qu’elle avait choisi cet
endroit pour me faire plaisir, pour que je puisse
réaliser de belles images. Je grimpai les marches à
grandes enjambées et je m’arrêtai en découvrant le
balcon ouvert sur le ciel.

Elle était entourée de deux hommes. Je m’approchai


et je reconnus celui qui était assis à sa gauche. Son
visage se figea quand il m’aperçut. Jean. Son ex-
compagnon. Le dessinateur dont les albums ne
quittaient pas sa table de chevet. Que faisait-il ici ? Il
me fit signe et tendit la main. L’ambiance était
presque surnaturelle. Je me penchai vers Juliette,
mais l’homme à sa droite se leva à son tour et me
gêna. Je touchai le bras de Juliette.

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— Je te présente Franck. Et tu reconnais
sûrement Jean.

Je m’assis sans répondre. Je posai le sac contenant


mon appareil et les objectifs, j’essayais d’apparaître
détendu, mais des pensées sombres parcoururent
mon esprit. Je me souvins de Toulouse, de mon
malaise et presque de la pitié que j’avais éprouvés
pour Jean.

— Je ne m’attendais pas…

Les mots se bloquèrent dans ma gorge. Je me servis


de l’eau dans un verre, je bus lentement en
dévisageant l’inconnu. Qui était ce type ?

— C’est trop difficile, dit Jean. Je m’en vais, je


n’aurais jamais dû accepter de venir, c’est
indigne et humiliant, je ne veux plus
participer à cette scène.

Juliette posa la main sur la sienne pour le calmer. Ils


échangèrent un long regard, j’avais l’impression
qu’ils se parlaient sans bouger les lèvres. Je
n’appréciais pas d'être le témoin de cette connivence.

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Jean était son premier véritable amour, elle
conservait une relation particulière avec lui et cela
m’avait souvent agacé.

— Peux-tu m’expliquer ce qui se passe ?


— Je te quitte. Je te quitte pour Franck.

Je ne pouvais croire ce que je venais d’entendre. Je


fixai le visage impassible de Juliette pendant de
longues secondes. Son expression me remémora les
milliers de photos d’identité officielles que j’avais
réalisées à mes débuts. « Non, pas de sourire, s’il
vous plaît, imaginez que vous êtes un robot, ne
pensez à rien ni à personne », répétai-je toute la
journée.

Mais la femme en face de moi était pourtant celle qui


m’avait détourné de ces activités et qui m’avait
soutenu dans mon désir de devenir un chasseur
d’images indépendant.

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— C’est vous qui avez réalisé ces clichés ?
demanda-t-elle en regardant les grands
formats édités dans la vitrine de la boutique.
— Oui. Des paysages de la campagne
aveyronnaise.
— C’est très beau. Vous exposez ?
— Non, c'est mon souhait, mais c’est difficile de
rencontrer les bonnes personnes ou de les
convaincre quand on débute.
— Il faut insister. Vous avez du talent.
— Je vous remercie.
— Je vous achète ces deux photos, continua-t-
elle en désignant des portraits d’éleveurs
devant leurs fermes. J’adore leur expression.
Vous les connaissez ?
— Je les ai croisés au hasard d’une randonnée.
Je n’avais pas prévu de vendre ces portraits.
Je dois réfléchir à un prix.
— Je vous laisse mes coordonnées. Appelez-moi
quand vous serez décidé. Et puis… Il faut vous
lancer, vous avez capté des choses

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formidables sur ces clichés. Il suffit de les
contempler pour imaginer leur histoire.

Comment pouvait-elle me dire qu’elle me quittait ?


Celle dont j’admirais la lumière du regard, le sourire
enchanteur et le charisme naturel s’était transformée
en une statue de cire glaciale.

— C’est une blague ! Vous me faites marcher ?


C’est pour cela que tu as invité Jean ? C’est un
remake d’il y a cinq ans !
— Non, Maxime. C’est fini entre nous. Notre
histoire était très belle, mais elle est terminée.
— Mais qui est ce type ? dis-je en me tournant
vers Franck avec de l'agressivité dans les yeux.
— Doucement !, répondit-il.
— Je parle sur le ton que je veux ! D’où sors-tu ?
Tu te rends compte de ce que je vis ?
— Ce n’était pas mon idée.
— S’il vous plaît, nous ne sommes pas ici pour
nous énerver, laissez Juliette s’exprimer, dit
Jean.

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Juliette prit une grande respiration. Elle nous
observa tous les trois.

— Maxime, j’ai passé cinq magnifiques années


avec toi. Mais aujourd’hui, j’aime Franck, je
suis honnête avec toi. Je l’ai toujours été.
— Je ne comprends pas… C’est si rapide…,
balbutiai-je. Et toi ? dis-je en m’adressant à
Jean. Comment peux-tu participer à cette…
cette mise en scène terrible ? Quel est ton
rôle ?
— Je te le répète, tu ne dois pas t’énerver, cela ne
sert à rien, répondit-il. Juliette est… J’ai vécu
ce moment, tu le sais… Juliette est une femme
libre, elle fait ses choix et c’est la fin de votre
relation. J’en suis désolé.

Mon cœur s’emballa et les mots sortirent de ma


bouche comme une rafale de mitraillette.

— Donc c’est mon tour maintenant ? Tu pars


avec Franck et tu as demandé à Jean de veiller
sur moi, de m’accompagner dans ma descente

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aux enfers ? Mais qui es-tu Juliette ? Je ne te
reconnais pas, je ne sais plus qui tu es !

Juliette déglutit et quitta la table précipitamment.


Franck se pencha vers moi.

— Je n’envisageais pas que les choses se passent


de cette façon, mais elle a insisté. Je
comprends ta colère. Juliette est quelqu’un
qui exprime ses sentiments de façon directe,
vous devez bien le savoir, mais je suis certain
qu’elle ne souhaite pas vous blesser.
— N’en rajoute pas, répondit Jean. Tu ne réalises
pas ce que Maxime ressent.
— Notre amour est profond. Depuis qu’elle est
apparue dans ma vie, je suis totalement
transformé. Je veux croire dans notre histoire,
je suis désolé que tout cela se déroule si
brusquement.
— Il vaut mieux que tu cesses de parler, dis-je. Je
ne sais pas qui tu es, comment tu as réussi à la
séduire, depuis combien de temps…
— Elle te respecte beaucoup, dit Franck.

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— Tais-toi ou je vais perdre mon calme, repris-je
en serrant le poing.

Juliette nous rejoignit. Elle avala un grand verre


d’eau.

— Maxime, tu es une personne importante pour


moi. Je t’ai aimé, je t’aime toujours, mais je
désire partager ma vie avec Franck
maintenant. Je ne te veux aucun mal, je n’ai
rien à te reprocher, au contraire je souhaite
seulement ton bonheur. Mais il ne peut se
construire sur le mensonge, alors je choisis de
te dire la vérité. J’espère que tu l’accepteras un
jour.

Elle se leva, suivie de Franck, et tendit ses mains vers


Jean et moi. Il l’entoura dans ses bras et l’embrassa.

Le corps raidi par l’émotion, je ne parvins pas à


l’approcher. Je partis sans un mot, je quittai la
terrasse sans me retourner. Je dévalai les marches
d’escalier et je sortis dans la rue, comme un
somnambule. J'avançai sans but, je ne sentais plus

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mes jambes, mes pas se cognaient contre les pavés.
Je rejoignis les quais et je me figeai face au fleuve.
J’avais envie de sauter. J’approchai du bord de la rive
et regardai l’eau boueuse. Une main se posa sur mon
épaule. C’était Jean. Il me tendit mon sac.

— Tu as oublié ton matériel photo.


— Merci.
— Tu es sur le point de faire une bêtise, dit-il.
— Quelle importance ? Je viens de perdre celle
que j’aime.
— Je comprends ce que tu ressens. Laisse-moi
t’aider. Te jeter dans le fleuve ne servira à rien.
— Peut-être que je me réveillerai de ce
cauchemar. Je ne la reconnais pas, je ne sais
plus qui elle est.
— Elle a choisi un autre chemin de vie. Tu ne
peux pas l’empêcher. Moi aussi, je n’ai pas pu
la retenir il y a cinq ans et j’ai pensé que je ne
m’en remettrai jamais.
— Je n’aurai pas ce courage. Laisse-moi.
— Non, nous allons faire quelques pas ensemble.
Je ne quitterai pas cet endroit sans toi.
33
Nous avons marché longtemps en silence puis Jean a
proposé de prendre un verre. Nous n’avions rien
dans le ventre, l'alcool nous avait étourdis en
quelques minutes. Je me suis senti en confiance avec
lui alors j’ai parlé, j’ai pleuré et j’ai ri de moi-même
parfois, et Jean m’a écouté. Puis il m’a montré des
dessins et la plongée dans son univers graphique m’a
calmé. J’ai reconnu Juliette dans les traits de ses
personnages. Je lui ai dit, il a souri. Je lui ai avoué
que je gardais précieusement des centaines de photos
de Juliette. Il a pris un crayon et griffonné sur la
nappe son visage. Elle nous accompagne tous les
deux à chaque instant, murmura-t-il.

Je ne suis pas rentré chez moi ce soir-là. Jean est


resté avec moi. Nous nous sommes endormis sur un
banc du jardin public. Cela faisait longtemps que je
n’avais pas été aussi saoul. La police municipale nous
a réveillés. Deux contraventions pour débuter la
journée, nous n’étions pas fiers. Nous avons pris un
petit-déjeuner sur la terrasse d’une boulangerie. Il

34
m’a expliqué que Manon, sa compagne, avait une
maison de famille près d’Arcachon, qu’il avait les clés
et que nous pouvions nous y rendre. J’ai accepté. J’ai
serré sa main et j’ai fixé son regard. J’ai senti sa
bienveillance et sa gentillesse. Avant de monter dans
sa voiture, je lui ai demandé si elle l’avait chargé de
prendre soin de moi. Jean a répondu que Juliette
l’espérait sûrement, mais que cela n’avait aucune
importance. Sa démarche était sincère, il voulait
d’abord m’aider par amitié pour moi. J’ai souri et je
me suis mis à pleurer, comme un enfant. Jean m’a
entouré. « Ce sera difficile, mais tu surmonteras cette
épreuve », dit-il, « et je t’épaulerai ».

35
Jean, 6 mai 2019, Toulouse

Nous marchions le long du canal du Midi, à l’ombre


des grands platanes, devancés par Manon et Elsa, ma
compagne et celle de Maxime. Elles bavardaient en
surveillant notre petite Chloé, âgée de trois ans, qui
pédalait fièrement sur son minuscule vélo. Maxime
profita d’un passage étroit sous un pont pour me
retenir par le bras.

— Je suis heureux, Jean. Tu sais, je croyais que


je ne connaîtrais plus jamais ce sentiment
d’être amoureux. Elsa a changé ma vie, elle
m’a permis de tout oublier, d’abandonner ces
idées noires qui me rongeaient, cette rancœur
qui ne disparaissait jamais dans mon esprit.
— Je le vois et cela me réjouit. Au fond, il ne
manque qu’une seule personne avec nous.
— Tu as raison. L’apercevoir, la rencontrer
maintenant ne serait plus une douleur.

36
Depuis cette soirée à Bordeaux il y a presque cinq
ans, Maxime et moi étions devenus très proches.
Accepter la rupture, et surtout ce type de séparation
annoncée de façon si abrupte, nécessitait d’être
accompagné. C’était comme si l’on se réveillait
soudainement au milieu d’une paroi d’escalade, sans
coéquipiers assurant la sécurité. À ce moment-là, les
choix étaient radicaux. Sauter dans le vide, tout
lâcher ou scruter le ciel, entrevoir les maigres recoins
de roche, les failles étroites où placer ses doigts et
hisser son corps. C’est ce que j’avais fait avec patience
et obstination. Franchir cette paroi et enfin poser le
pied au sommet de la falaise m’avait pris plus d’une
année. Alors, Maxime, je l’avais tout de suite forcé à
ne pas regarder en bas, je l’avais enserré dans mes
cordes et tiré pendant plusieurs mois. Je ne l’avais
pas lâché. Des journées passées ensemble, des
messages quotidiens. Il avait renoué avec son activité
de photographe, réalisant de beaux reportages en
Amazonie pour des magazines renommés. Ses
expositions rencontraient le succès des critiques et
du public. Nous préparions un projet commun, une

37
sorte de carnet illustré de voyages en Asie du Sud-
Est. Un road trip en moto entre Bangkok et Hanoi, le
long de la côte, où je m’imaginais déjà dans un décor
dessiné par Cosey, l’un de mes auteurs favoris.

J’observai Manon et Elsa. Elles étaient magnifiques.


Manon était mon éditrice. C’est elle qui avait
accompagné la publication de mon premier album.
Elle s’est rapprochée de moi après la rupture avec
Juliette. Elle m’a soutenu pour la réalisation de mon
second ouvrage. Quand je lui ai remis le tirage de ce
nouveau roman graphique et que j’ai constaté son
sourire, tout m’avait semblé évident. C’était son
regard, son désir que je recherchais désormais.
Beaucoup plus tard, j’ai compris ce qu'elle avait
discerné ce jour-là grâce à un commentaire de
Maxime. « C’est drôle, plus aucun de tes personnages
ne ressemble à Juliette », dit-il en parcourant les
pages. Il avait raison. Elle était très présente dans
mon premier album, dessiné pendant mon séjour à
Majorque, sous la forme d’une jeune enquêtrice à la

38
recherche d’un enfant. Mais elle avait disparu de ma
nouvelle histoire, celle d'un reporter de guerre,
témoin de scènes violentes et profondément marqué
par la cruauté des hommes, qui parvenait à trouver
un autre équilibre dans la rencontre d’une femme et
de son fils.

Elsa travaillait aussi dans une maison d’édition


spécialisée dans la photographie. Juliette l’avait
présentée à Maxime. Il lui avait montré plusieurs
épreuves papier d’une série de portraits de bergers
dans les Pyrénées. Elsa appréciait l’émotion qui se
dégageait de ces clichés et la profonde bienveillance
de l’objectif. Les visages étaient très expressifs, leurs
regards et le décor autour d’eux racontaient une
histoire, un récit invitant au recueillement avec la
nature. Elle proposa de publier quelques tirages dans
une revue de sa maison d’édition. Quelques mois plus
tard, elle lui commanda la réalisation d’une série sur
les tribus Massaïs d’Afrique de l’Est et Maxime
décida de se consacrer entièrement à sa nouvelle
activité de photographe indépendant.

39
Juliette restait présente dans ma vie et s’était
installée, de façon discrète, dans celle de Maxime.
Nous l’avions accepté. Elle achetait plusieurs
premiers tirages de chacune de ses expositions, nous
envoyait des cartes d’anniversaire et avait offert de
magnifiques animaux en peluche pour la naissance
de Chloé. Au début, Maxime m’avait demandé ce que
je comptais faire. À ses yeux, cette relation à distance
était étrange. J’en avais beaucoup parlé avec Manon.

— Il faut que tu dépasses cette fierté mal placée !,


s’était-elle emportée. Ne pas répondre, c’est
idiot, c’est affirmer que tu es encore blessé. Or
ce n’est plus vrai.
— Tu as raison. Je n’éprouve plus de haine ni
même de questionnement. Je suis avec toi. Je
suis heureux avec toi et Chloé, je n’ai plus de
nostalgie pour ma vie passée.
— Alors, essaie de réagir en ami. C’est
uniquement ce qu’elle attend. Et c’est ce
qu’elle espère de Maxime aussi, il faut lui dire.

40
Juliette était devenue notre amie. Au début, Maxime
et moi étions surpris, nous pensions qu’elle était
seule et que cette situation pouvait motiver ce besoin
de garder le contact avec nous. Mais les premières
photos échangées montraient Franck souriant
auprès d’elle. J’étais également étonné de l’attitude
de Manon, avec qui elle discutait souvent sur
messagerie. « Je ne comprends pas de quoi vous
parlez. », demandai-je. « Tu aimerais que je te dise
que l’on papote de toi, mais ce n’est pas vrai, on
bavarde sur nos vies ! », répondait-elle en riant. « Tu
n’es pas le centre de la Terre, tu sais ! Elle apprécie
d’avoir de nos nouvelles et elle adore les photos de
Chloé ».

Je me souvenais d’un rêve où je découvrais qu’elles


étaient sœurs, je m’étais levé en sursaut et j’avais
observé le visage endormi de Manon. Comment
pouvais-je avoir de telles pensées ? Je soulevais
lentement le drap pour voir son ventre arrondi.

41
J’étais bouleversé. Avec Manon, ma vie était
équilibrée et je l’aimais, je ne voulais rien changer, je
savourai le cours de nos existences. Mon rapport au
dessin s’était simplifié, je me posais moins de
questions, je faisais confiance à mon instinct.
Écoutant ses conseils, je ne retenais plus mes
sentiments et mes émotions. Mes traits de crayon
étaient légers, les paysages suggérés et les silhouettes
de mes personnages traduisaient d’abord leurs
attitudes ou leurs mouvements. Juliette m’avait
permis d’aller au bout de mon projet d’édition d’un
premier album. Son succès m’avait procuré une
sensation d’ivresse, je doutais de mes capacités à
continuer, je pensais avoir délivré tous mes talents
d’expression. Manon m’avait appris à discipliner
mon travail et à affirmer mon style. J’étais entré par
effraction dans le monde de la bande dessinée et je
m’y sentais illégitime. Je n’appartenais à aucune
école, je n’avais pas fréquenté d’autres dessinateurs
dans des revues. J’étais un inconnu qui griffonnait
depuis l’enfance et qui avait assimilé, grâce à
quelques cours du soir, toutes les possibilités d'une

42
tablette. Avec Manon, ce sentiment m’avait
abandonné, j’avais réalisé des romans graphiques,
des illustrations pour des écrivains et puis ce second
album sans réfléchir à leur accueil ou au jugement
des critiques. Seuls ses premiers mots sur mon
travail étaient importants. Et quand elle disait, sur un
ton presque détaché, « J’ai beaucoup aimé, il y a deux
ou trois petites choses à reprendre, mais on peut
envisager de le publier », je repensais à l’adolescent
qui dessinait sur un carnet dans sa chambre en
imitant le style d’Hugo Pratt et qui rêvait d’imaginer
un personnage comme Corto Maltese.

Le ciel se couvrit de nuages menaçants, nous fîmes


demi-tour. L’orage gronda et nous courûmes vers
l’appartement en nous faufilant entre les premières
gouttes qui glissaient sur les feuilles des arbres. Nous
étions trempés, Chloé riait aux éclats, car nous
l’avions portée à tour de rôle avec Maxime en
l’échangeant comme un ballon de rugby. Manon
prépara du lait chaud et du thé pour nous réchauffer.

43
Soudain, le téléphone de Maxime et le mien
sursautèrent en même temps. C’était Juliette. Un
message identique qui nous invitait à dîner à Paris.
Mon estomac se noua quand je découvris la date. Le
seize juin. Maxime et moi eûmes la même pensée.
Cinq années après la soirée de Bordeaux.

— C’est au tour de Franck ! Elle va le quitter et


souhaite que nous soyons témoins, dit-il

Manon et Elsa s’efforcèrent de nous calmer.

— Cette date est sûrement un hasard, vous vous


inquiétez pour rien. Et puis, vous n’avez pas
envie de la revoir ? demanda Manon.
— J’ai un mauvais pressentiment, dit Maxime. Il
faut prévenir Franck.
— On ne le connaît pas réellement… Et puis, que
pourrait-on lui dire ? Que ce jour soit un
symbole pour nous, qu’elle va le quitter et qu’il
doit s’apprêter à souffrir ? On n’en sait rien. Si
ça trouve, elle va nous annoncer une bonne
nouvelle, elle est peut-être enceinte ?

44
— Moi je suis d’accord avec Manon, continua
Elsa en servant le lait tiède dans le bol de
Chloé, je comprends surtout qu’elle écrit pour
vous retrouver et vous dire qu’elle a besoin de
vous. Vous avez raison, cela fait cinq ans et elle
estime sûrement que les ressentiments entre
vous sont suffisamment apaisés.
— Oui, la question est d’abord de savoir si vous
êtes prêts à la rencontrer, dit Manon.

Je regardai Maxime et devinai qu’il était aussi paumé


que moi.

— Oui, dis-je. Moi je lui ai pardonné et je me sens


capable de la revoir, de lui offrir mon amitié et
de l’aider si elle le souhaite.

Maxime glissa ses mains dans celles d’Elsa.

— Cela ne te gênerait pas ? demanda-t-il.


— Pourquoi ? J’ai rencontré d’autres hommes
avant toi et je les ai perdus de vue après nos
séparations. Je n’en suis pas fière. C’est une
femme qui a transformé chacun de vous. Moi

45
je crois qu’elle vous a beaucoup apporté, alors
si elle souhaite renouer un lien d’amitié, vous
devriez accepter cette proposition.
— J'admire ton ouverture d’esprit, dit Maxime.
— Je t’aime profondément. Je ne l’imagine pas
comme une rivale, car je ne doute pas de tes
sentiments.

Maxime se pencha pour l’embrasser, provoquant le


rire de Chloé.

46
Franck, 16 juin 2019, Paris

Deux mois de séparation. Soixante jours pendant


lesquels nous n’avions communiqué qu’à travers un
petit écran. Un rendez-vous quotidien puis des
appels plus espacés. Elle vivait une expérience que je
ne pouvais imaginer. Depuis un an, les hauts et les
bas de notre relation étaient rythmés par les stages
en Russie. Le dernier m’avait semblé interminable.
Je comprenais sa passion et son désir d’intégrer la
sélection des astronautes européens pour le prochain
séjour dans la station spatiale internationale, mais
ses absences me pesaient beaucoup.

— Ce sont des étapes nécessaires à ma


formation, tu le sais bien, expliquait-elle en
devinant les interrogations sur mon visage.
— Et après ?
— Que veux-tu dire ?
— Quand pourrons-nous vivre comme un vrai
couple ?

47
— Franck, je ne t’ai jamais caché les contraintes
de mon métier. Et puis toi aussi tu n’es pas
très disponible de toute façon.

Nous nous étions quittés sur ces paroles et je l’avais


regardée par la fenêtre rejoindre le taxi qui l’attendait
dans la rue. J’étais persuadé qu’elle connaissait déjà
la date de sa mission en orbite autour de la terre, mais
qu’elle ne souhaitait pas m’agacer davantage. Et puis
elle avait raison, mon agenda me laissait peu de
temps libre pour nous voir, mon groupe de jazz était
sollicité dans toute l’Europe et mon agent parlait
d’organiser une tournée aux États-Unis. Mes trois
compères piaffaient d’impatience à cette idée. En
quelques années, nous étions passés des petits
festivals dans toutes les régions de France à des salles
parisiennes renommées. Encouragé et soutenu sur le
plan financier par Juliette, j’avais quitté
l’enseignement pour me consacrer à la préparation
d’un album. Elle m’avait suggéré d'illustrer en
musique les romans graphiques d’un auteur qu’elle

48
connaissait et dont elle conservait soigneusement
tous les ouvrages. Je m’étais enfermé pendant six
mois dans notre appartement de l’Est parisien, à
tester nuit et jour des arrangements originaux, puis
plusieurs semaines de mise au point des chansons
avec mes amis. Nous avions la sensation d’inventer
un style de jazz moderne et populaire. Le succès est
arrivé rapidement grâce aux plateformes de
streaming. Des centaines d'auditeurs téléchargeaient
les morceaux et les relayaient sur les réseaux sociaux.
Un label s’est intéressé à nous et tout s’est enclenché,
comme dans un rêve. Plusieurs extraits de l'album
sont devenus la bande-son d’un film et nous avons
été invités à nous produire dans les radios et à la
télévision. Nous rencontrions d’autres artistes, des
icônes pour nous, et nous parlions de jouer
ensemble, nous faisions des projets.
Progressivement, une équipe nous a entourés pour
construire notre image, organiser nos tournées et les
interviews, gérer nos droits d’auteur. Nous nous
sommes métamorphosés en une véritable entreprise.

49
« Je passerai à l’appartement pour me changer. On
se retrouve dans cette brasserie que tu aimes tant à
vingt heures ».

Je relus le message reçu la veille pendant que nous


répétions dans un studio à Londres. Je plongeai dans
mes souvenirs de la brasserie du petit Paris, où nous
nous étions rencontrés la première fois.

Je jouais du piano en arrière-salle, accompagné de


deux élèves du conservatoire. Nous reprenions de
vieux standards et cela faisait de l’effet, les clients
gesticulaient sur leurs sièges, certains dansaient
dans le minuscule espace devant la scène.
J’accentuais le côté crooner pour les satisfaire. Elle
était là, entourée de trois femmes, je sentais son
regard sur moi alors j’exagérais les vibratos, j’en
rajoutais dans les harmonies pour renforcer son
attention. Je frimais sur les bords, comme souvent à
cette époque. À la pause de notre représentation, je
rejoignis le bar. Elle s’était approchée pour
commander une bouteille de vin blanc. J'ai fixé son
visage.

50
— Vous avez aimé ?
— Oui, mais vous en faites un peu trop, non ?
— Comment ?
— Vous n’êtes pas obligés de caricaturer ces
morceaux, vous devriez les porter davantage
avec votre propre sensibilité. Ou, peut-être,
interpréter des chansons originales.

J’étais resté stupéfait pendant plusieurs secondes.


Elle revint s’asseoir à sa table et reprit une
conversation avec ses amies, devenant indifférente
à ma présence. Mes deux élèves me rejoignirent, les
joues rosies par la chaleur, et je leur annonçais
quelques changements pour la deuxième partie. Pas
d’exagération, un tempo plus souple, comme si nous
revisitions avec respect les grands classiques, et je
leur demandais de me laisser seul au piano pour le
dernier morceau, Blue Moon, de Richard Rodgers et
Lorenz Hart.

J’évitais de l'observer pendant toute la session.


L’atmosphère était différente, je sentais bien qu’il se
passait quelque chose. Les clients étaient devenus

51
silencieux, même les serveurs avaient suspendu
leurs gestes quand je débutais mon interprétation.
J’avais l’impression de jouer ce morceau comme
dans un rêve, je connaissais cette mélodie par cœur,
les mouvements de mes doigts étaient légers,
accompagnés par le regard complice du fantôme de
Dean Martin appuyé sur le clavier.

Je déposais les dernières notes, déclenchant les


applaudissements, et je cherchais cette mystérieuse
femme qui m’avait inspiré ce moment de grâce. Elle
n’était plus là et j’étais incapable de savoir si elle
avait écouté. Elle me confessa beaucoup plus tard
qu’elle était cachée derrière un pilier du bar,
vibrante d’émotion. En quittant la brasserie, le
patron me rattrapa dans la rue en me glissant un
message qu’une cliente avait laissé pour moi, écrit
sur le rebord d’une nappe en papier. Je le lus : « Je
préfère cette interprétation, qui laisse libre cours à
votre talent. Et il est très grand, vous devriez en
prendre conscience ». Et au dos de la note, son
prénom et un numéro de téléphone.

52
L’Eurostar arriva enfin. J’avais dû annuler le concert
que le groupe devait donner le même soir. Notre
manager et mes camarades étaient très agacés. Ils ne
comprenaient pas mon « envie de faire une pause »,
comme je l’avais expliqué. Nous nous sommes
insultés, j’ai prétendu qu’ils me devaient tout, que je
n’avais pas besoin d’eux. Ils m’ont accusé de ne pas
respecter le public. C’était vrai, je devais admettre
qu’ils avaient raison. Cette décision était égoïste.
J’avais honte de moi alors que le plus simple aurait
été de dire la vérité. Juliette me manquait
terriblement et je ne supportais plus nos séparations.
Je souhaitais prendre du temps avec elle,
l’accompagner dans ses stages et, s’il le fallait, mettre
ma carrière entre parenthèses.

Dès l’ouverture de la porte, je me précipitai sur le


quai et je courus rejoindre le taxi qui m’attendait. Des
trombes d’eau s’abattirent sur la voiture quand nous
quittâmes la gare. La circulation était bloquée alors
je décidai de sortir du véhicule, je dépliai

53
laborieusement mon parapluie et je marchai à pas
rapides, enjambant les flaques et les petits torrents
qui se formaient au pied des trottoirs. Mes
chaussures de scène furent aussitôt imbibées, je
sentis la moiteur remonter jusqu’à mes mollets. Mais
rien ne pouvait s'opposer à ma volonté ce soir-là. Je
voulais retrouver Juliette, m’excuser et relancer
notre couple.

À l’entrée de la brasserie, je m’arrêtai sous le toit de


la terrasse pour ôter mon imperméable et me
réchauffer. Je regardai à l’intérieur, je la cherchai en
écartant la buée sur la vitre et je la découvris assise
au milieu de plusieurs types. Je m’approchai
davantage et je reconnus ses deux ex-compagnons. Il
y avait un troisième homme, je ne distinguais pas son
visage, uniquement sa veste sombre, le col remonté
de sa chemise et ses cheveux gris. Et soudain, une
pensée terrible me transperça l’estomac. J’eus
l’intuition que c’était mon tour, que cela faisait cinq
ans et que j’allais assister à la même scène. Elle
s’apprêtait à m’annoncer qu’elle me quittait. Et eux,
ils étaient là pour me consoler, pour lui donner bonne

54
conscience. Ce fameux Jean, avec ses bandes
dessinées qu’elle adorait, et Maxime, dont les photos
décoraient tous les coins de notre appartement.
Comment pouvaient-ils accepter de participer à cet
acte de cruauté ?

Je me blottis dans un fauteuil, à l’extrémité de la


terrasse. La pluie redoublait, l’eau déferlait à mes
pieds. Je refusai plusieurs fois la proposition du
serveur de m’installer à l’intérieur. Je commandai un
whisky et le bus d’un coup. D’ici, je les observais. Ils
parlaient de façon naturelle, ils ne semblaient pas se
préoccuper de mon absence. Elle souriait souvent, ils
échangeaient des plaisanteries. Je fis signe au garçon
et je demandai un deuxième verre, que j’avalai aussi
rapidement, sans parvenir à dénouer mes pensées.
Tout à coup, le troisième homme se leva et je vis son
visage. J’espérai deviner une inquiétude, au moins
une petite appréhension, mais il paraissait serein.
J’avais envie de lui mettre mon poing sur la gueule.
Depuis combien de temps me trompait-elle avec ce
type ? Il devait avoir une bonne cinquantaine, peut-
être soixante. Je fermai les doigts contre le verre et il

55
se brisa. Le sang jaillit sur la nappe de papier,
j’entourai ma main dans une serviette et je me
redressai, avec une furieuse tentation de les écarter
et ramener Juliette avec moi. Je me levai et donnai
un coup de pied dans la porte. Je courus jusqu’à leur
table. « Ça suffit, ce petit jeu a assez duré ! Juliette
est avec moi, c’est mon amour, c’est ma vie et je vous
emmerde. Allez au diable ! »

56
Maxime, 17 juin 2019, Paris

Il m’avait bien amoché. Mon arcade sourcilière


gauche était éclatée et quatre côtes étaient fêlées.
Jean était en observation, victime d’un traumatisme
crânien quand le miroir au-dessus de la banquette
s’était effondré sur lui sous le choc de la chaise
envoyée par Franck.

Je me levai avec difficulté, en essayant de ne pas


réveiller Juliette, endormie sur le fauteuil à côté de
mon lit. Je fis quelques pas dans le couloir de
l’hôpital. Les premières lueurs du jour me
réconfortèrent, j’avais l’impression de m’extraire
d’un mauvais rêve. Christopher sortit d’une salle,
m’aperçut et se précipita vers moi pour m’aider à
marcher avec la béquille. Il n’était pas blessé, les
serveurs de la brasserie avaient immobilisé Franck
avant qu’il s’en prenne à lui. L’accent américain de
Christopher me fit rire quand il me demanda
« comment vont tes côtes ? ». Je commençai à

57
l’apprécier, j’étais heureux que Juliette l’ait
rencontré.

Nous descendîmes au réfectoire. Je m’appuyai sur


son bras pour m’asseoir. Il commanda deux grands
cafés et des viennoiseries. Il posa le plateau sur la
table puis vint me rejoindre. Je savourai l’odeur du
liquide chaud et je le bus avec lenteur. Christopher
m’observait avec attention, il craignait que la tasse
s’échappe de mes mains. Je le rassurai. « J’ai mal
comme après une chute à vélo, mais c’est
supportable, je ne redoute pas de m’évanouir ».
Christopher tenta de plaisanter puis son visage
devint grave. Il me demanda si je voulais porter
plainte contre Franck. J’étais partagé. Je n’osai
répondre que je comprenais sa colère. J’avais
reconnu le sentiment de détresse et d’abandon dans
ses yeux. Je me disais qu’une étincelle aurait pu me
conduire à agir de la même manière quelques années
auparavant. Cela n’aurait servi à rien, je le savais, et
j’aurais eu des remords tout le reste de ma vie, mais
je ne pouvais pas le condamner. Je laissai le café

58
envahir ma bouche, réchauffer ma gorge et ma
poitrine.

Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent et Juliette


apparut. Son seul sourire apaisa mes douleurs. Elle
s’excusa à nouveau, déclara que tout était de sa faute.
Je lui pris la main pour la calmer. Ses yeux humides,
bleu incandescent, étaient magnifiques. Son charme
naturel et l’attention qu’elle me portait me
touchèrent. Elle m’apprit qu’elle avait croisé le
médecin à notre étage.

— L’état de Jean ne l’inquiète plus, dit-elle. Vous


allez rester en observation un ou deux jours.
— Je vais appeler Elsa.
— C’est déjà fait. Et j’ai aussi parlé avec Manon.
— Tu leur as tout expliqué ?
— Oui. J’ai dit exactement ce qui s’était passé.
J’ai rencontré Christopher pendant mes
stages de formation. Je suis tombée
amoureuse. Je désirais le dire à Franck et j’ai
cru qu’il l’accepterait comme vous avez réussi
à le faire. Mais cela n’a pas marché, je m’y suis

59
mal prise, je n’ai pas anticipé sa réaction. Il est
très différent de vous, il peut avoir un fort
tempérament et de grandes montées
d’adrénaline. Et puis nous étions très peu
ensemble ces derniers mois. Il m’en voulait
beaucoup, il ne comprenait plus, il attendait
autre chose de moi, même si j’avais été très
claire dès le début de notre relation.

Juliette s’arrêta. J’avais envie de lui dire qu’une


rupture ne se passe jamais bien, que Jean et moi
avions beaucoup souffert et que nous aurions pu
avoir des réactions de colère ou de détresse qu’elle
n’imaginait pas. Mais je ne souhaitais pas perturber
la joie de l’avoir retrouvée et d’avoir vécu, même si
c’était une épreuve physique, un évènement qui allait
créer notre nouveau socle d’amitié. En une nuit, nous
avions renoué des liens forts.

— Notre histoire était finie depuis longtemps,


continua-t-elle, bien avant que je rencontre
Christopher. Je n’avais pas la possibilité d’être
près de lui et de l’écouter. Son succès s'est

60
produit alors que j'apprenais ma sélection
dans l’équipe des astronautes européens,
c’était absurde de croire que nous pouvions
tous les deux atteindre notre rêve. Je suis
navrée, profondément désolée de ce qui s’est
passé.
— Ce sera bientôt un souvenir qui nous fera
sourire, dis-je. Nous devrions rejoindre Jean.
Je suis sûr qu’il sera content de nous retrouver
à son réveil.

61
Franck, 1er février 2020, Paris

Jean et Maxime,

Je vous écris pour m’excuser. Je n’aurais jamais dû


me comporter de cette façon, je me suis laissé
emporter par la colère et la tristesse de perdre
Juliette. J’espère que vos blessures ne vous font plus
souffrir et que tout cela ne reste qu’un mauvais
souvenir.

Je vous écris aussi pour vous remercier. Vous n’avez


pas porté plainte contre moi, même si je me suis
lâchement enfui après avoir cédé à cette violence
aveugle. J’ai honte de mes actes.

J’ai beaucoup réfléchi à ce qui s’est passé, j’ai cherché


à comprendre. Je débute un travail d’analyse avec
une psychologue et je crois que je commence enfin à
accepter la rupture avec Juliette. Le chemin sera
long. Le simple fait d’écrire son prénom, de trouver
les mots sans succomber à une grande émotion reste
difficile.

62
Nous ne nous connaissons pas vraiment, j’ai négligé
ou sous-estimé les sentiments de Juliette pour vous
deux. J’étais jaloux, je le suis certainement encore un
peu, mais je souhaite que vous ne conserviez pas une
mauvaise image de moi. Je ne suis pas ce type violent
que vous avez rencontré pendant ces instants
terribles. C’était un accident, j’étais devenu un autre.
Je ne suis pas une brute. J’ai honte, je regrette mes
gestes. Je suis un homme fragile qui voudrait
s’inspirer de vous et surmonter le départ de la
personne que j’ai aimé.

J’espère que vous pardonnerez. Une réponse, un seul


signe de votre part sera pour moi d’un grand
réconfort et m’aidera à me reconstruire.

Franck

63
Jean, 10 août 2020, Arcachon

J’avais envoyé l’adresse de la maison à Franck à la fin


du printemps, en précisant que nous serions tous là,
au bord du bassin d’Arcachon au mois d’août, dans la
villa dont Manon a hérité à la mort de son grand-père
et qui est devenue, au fil des années, notre lieu de
rassemblement chaque été et même souvent l’hiver.
Bien sûr, j’avais prévenu Maxime et Elsa et ils
l’avaient accepté bien plus facilement que je ne
l’imaginais. « Le temps a passé, avait conclu Maxime,
il faudra juste enlever le miroir dans le salon pour
éviter qu’il te le brise sur la tête ! », plaisanta-t-il.

Je l’aperçus sur la plage. Je reconnus son catogan et


sa grande taille. Il marcha vers nous, accompagné
d’une femme et d’un jeune garçon. Ils étaient en
tenue de ville, les pantalons retroussés sur les
genoux, comme des citadins qui viennent de poser
leur voiture après plusieurs heures enfermés dans un
habitacle étroit et qui souhaitent immédiatement
ressentir le sable chaud sous leurs pieds et les vagues

64
d’écume qui se faufilent entre les orteils. Nous nous
rassemblâmes pour les accueillir. Les enfants nous
rejoignirent, comprenant l’importance du moment.
Chloé glissa ses doigts dans les miens et Arthur, le fils
de Maxime et Elsa, se réfugia dans les bras de sa
mère.

Franck s’avança vers nous, dit qu’il était heureux de


nous revoir et il me remercia de lui avoir donné
l’adresse de la maison. Il me tendit la main et je
l’empoignai avec force, sans hésitation. Maxime se
rapprocha de nous et le salua. L’émotion saisit
Franck, il ne put retenir les larmes qui coulaient le
long de ses joues. Nous nous fîmes une grande
accolade, comme de vieux amis. J’appréhendais ces
instants, je craignais que nous soyons incapables de
dépasser de simples échanges artificiels, par pudeur
ou par crainte d’éveiller en chacun de nous des
sentiments incontrôlés. Dans le regard humide de
Franck, je compris immédiatement qu’il était
sincère. Cette rencontre signifiait beaucoup pour lui.
Il se réconciliait avec lui-même. Il était venu dans
l’espoir que nous devenions amis, que nous ne

65
résumions pas sa personnalité à ses gestes de
violence. J’étais prêt à le pardonner. Dans ma tête, je
crois que je croquais déjà ses traits pour le dessiner
et, peut-être, le transformer en figure d’un prochain
album.

Il nous présenta Vanessa, sa compagne et Mathieu,


son fils issu d’un précédent mariage. Chloé lui
demanda s’il voulait se baigner. Le garçon piaffait
d’impatience, il se déshabilla en quelques secondes,
jetant sur le sable ses vêtements de marque, et les
trois enfants coururent vers l’océan en riant, sous nos
yeux ébahis. Leur insouciance créa une atmosphère
conviviale. Quelques heures plus tard, nous étions
allongés dans des transats sous les pins de la villa.
Franck nous partageait les derniers épisodes de sa
vie. Il s’était réfugié dans la musique, enchaînant les
tournées avec son groupe. Il avait cru pouvoir oublier
Juliette en se plongeant dans l’ivresse d'un quotidien
d'artistes sur les routes, chaque nuit dans un nouveau
lieu. Cette fuite permanente masquait une profonde
dépression. Son corps l’avait lâché la veille d’un

66
concert. Il s’était effondré dans la loge et avait suivi
une cure de sommeil pour se rétablir.

Vanessa était entrée dans sa vie. Elle l’avait beaucoup


aidé à accepter le départ de Juliette et se décharger
des montagnes de ressentiments qui l’empêchaient
de respirer, de dormir et de créer à nouveau. Il se
sentait beaucoup mieux. Il préparait un nouvel
album. Et quand il nous avoua, l’air penaud, que
Vanessa était sa psychologue, nous avions éclaté de
rire et cela fonda le début d’une confiance réciproque
entre nous.

À la tombée de la nuit, Manon leur proposa de rester


coucher dans le cabanon aménagé derrière la
maison. Franck hésita, mais les yeux ravis de
Mathieu, qui avait passé l’après-midi à courir dans
les flots avec Chloé et Arthur, le persuadèrent qu’il
devait accepter.

Ils logèrent une semaine dans la villa. Des journées


douces, rythmées par des promenades le long du
bassin, les châteaux de sable avec des formes et des
décorations de coquillages toujours plus

67
ambitieuses, des sorties en voilier. Des veillées
joyeuses, autour de plats de fruits de mer arrosés de
vin frais, bercées par le fracas éloigné des vagues sur
l’océan.

Le dernier soir, nous marchâmes tous les trois sur la


plage à la tombée de la nuit. Une brise légère
transportait l’odeur de la résine de pin. Nous nous
assîmes sur la coque retournée d’une barque de
pêcheurs.

— Vous avez des nouvelles de Juliette ? demanda


Franck.
— Oui, bien sûr.
— Comment ? Comment va-t-elle ?
— Es-tu certain de vouloir aborder ce sujet ?
interrogea Maxime.

Franck hésita quelques secondes. Il alluma une


cigarette.

— Oui. J’ai besoin de projeter une autre image


d’elle, je souhaite effacer le souvenir de son

68
visage horrifié par mes gestes de violence dans
la brasserie.
— Elle vit aux États-Unis, avec Christopher. Elle
a intégré la NASA, dis-je. Elle nous écrit
régulièrement, à nous, Manon et Elsa. Elle est
heureuse. Elle fera partie du prochain
équipage vers la station spatiale
internationale.
— Oh… Elle a réussi à atteindre son rêve. Tous
ces sacrifices n’auront pas été inutiles.
— Pour elle, ce ne sont pas des sacrifices. Ce sont
des étapes pour toucher le but de sa vie, se
rapprocher des étoiles. Au plus près des
étoiles.
— Des étapes… Tous les trois, nous n’avons été
que cela pour elle ? demanda Franck.
— Mais non, reprit Maxime, nous sommes
devenus ses amis et elle puise sa force et son
courage sur nous. Ce qu’elle réalise est
extraordinaire. Et il ne faut pas oublier ce
qu’elle nous a donné, à chacun d’entre nous.
Tu lui dois beaucoup également.

69
— Oui, je dois le reconnaître, répondit Franck. Je
vous admire, tous les deux, ainsi que vos
compagnes. Tout semble si simple alors que
j’imagine que vous avez traversé les mêmes
chemins douloureux que celui dont je
parviens tout juste à m’extraire. Juliette vous
a réunis, elle réussit à lier d’amitié les
personnes qu’elle a aimées et… On dirait
qu’elle crée la famille dont elle a toujours
manqué.
— C’est un peu cela sauf que nous ne la voyons
pas souvent, continua Maxime. Elle vient
parfois en France, nous nous organisons pour
la retrouver, mais cela ne dure jamais très
longtemps, un week-end, rarement
davantage. Elle était ici pendant les dernières
vacances d’hiver, c’était un bon moment. Elle
ne change pas beaucoup, elle reste passionnée
par…

Maxime tendit la main vers les premières étoiles qui


apparaissaient dans l’obscurité.

70
— L’espace… Et peut-être Mars un jour, dis-je.
Juliette réserve souvent des surprises !
— Et… C’est difficile de vous poser cette
question, mais je ne peux la retenir. Vous lui
avez dit que je suis ici, avec vous ?
— Bien sûr, elle le sait depuis la première heure.
Elle a beaucoup apprécié l’originalité des
châteaux de sable que tu as exécutés avec les
enfants.
— Vraiment ? Vous lui avez envoyé des photos ?
— Des vidéos aussi !, compléta Maxime.
— Mais vous auriez pu me le dire plus tôt !
— Tu n’aurais pas été naturel si tu avais senti son
regard ou sa présence.
— Comment a-t-elle réagi ?
— Elle nous fait confiance. Je lui ai simplement
dit que nous nous sommes retrouvés et que la
même magie qui nous a réunis avec Maxime
semble se réaliser avec toi, dis-je.
— Est-ce que tu as précisé qu’il n’avait pas
encore détruit la maison ? plaisanta Maxime
en secouant les épaules de Franck.

71
— Et demain, je lui écrirai que nous sommes
contents de te connaître et que tu es très
épanoui avec Vanessa et Mathieu. Et
j’aimerais bien ajouter que nous avons prévu
de nous revoir bientôt.
— Vous êtes… Je suis ému par votre confiance.
Croyez-vous qu’elle acceptera un jour de me
parler à nouveau ?
— Ça… Il n’y a qu’elle pour répondre à cette
question, dis-je en prenant mon téléphone.

J’appuyai sur la touche et son visage apparut.

— Bonjour Juliette. Tu as quelques instants ? Je


suis avec quelqu’un qui aimerait bavarder
avec toi.

Elle sourit. Je tendis l’appareil à Franck et nous nous


éloignâmes en direction de la dune avec Maxime.
Nous marchâmes à son sommet en silence. Maxime
regretta de ne pas avoir emporté son reflex pour
capter les reflets argentés de la lune dans l’océan.
Nous contemplions le spectacle du sable recouvert

72
par les vagues sombres qui se confondaient dans la
nuit.

Une heure plus tard, Franck nous rejoignit et s’assit


entre nous deux.

— J’ai vidé ta batterie, Jean, je suis désolé.


— Pas grave. Est-ce que tu te sens mieux ?
— Je ressens un profond apaisement. Je ne sais
pas comment vous remercier.

Trois torches apparurent dans le manteau


d’obscurité et se rapprochèrent rapidement. Manon,
Elsa, Vanessa et les enfants s’installèrent autour de
nous. Manon déploya une nappe sur le sable et
extrait une bouteille de vin blanc, de l’eau et des
verres d’un panier en osier. Elsa ouvrit un plat de
gambas grillées, un sac en papier contenant un cake
salé, une bourriche d’huîtres, des tranches de pain et
des fruits. Vanessa distribua des couverts et des
petites assiettes. En quelques secondes, un repas
improvisé fut dressé.

73
— Vous n’envisagiez quand même pas de passer
cette dernière soirée entre hommes ?
demanda Manon.
— Jamais de la vie !, plaida Maxime. On allait
revenir à la villa !
— Je propose de trinquer à notre amitié !, dis-je
en levant mon verre
— Et aux étoiles !, ajouta Franck
— À notre étoile !, dit Maxime en tendant la main
vers le ciel.

74
Chapitre Deux

75
Juliette, 11 février 2023, Houston

J’ai retrouvé un vieux portrait de classe de l’école


primaire en triant des affaires. Nous étions une
vingtaine d’élèves sagement assis et souriants face à
l’objectif. Notre maître, monsieur Del Alamo, était
très élégant avec son costume clair, sa cravate rouge
et sa barbe parfaitement taillée. Ses yeux étaient
rieurs. Ces moments l’amusaient, il nous
encourageait à porter nos plus beaux habits et
accorder un soin particulier à notre apparence le jour
où le photographe de la mairie venait. « Quand vous
serez adultes, vous serez heureux de redécouvrir ces
photos de classe », disait-il, face à nos moues
dubitatives. Mais il avait raison et les souvenirs se
bousculaient dans mon esprit en parcourant du
regard les rangées d’élèves.

J’ai reconnu mes amies autour de moi. Manon, avec


ses cheveux blonds frisés. Elsa avec ses couettes, elle
les détestait, mais sa mère était persuadée que c’était

76
la mode. Vanessa, une coupe courte qui lui donnait
une allure de garçon. Mes trois copines. Les seules
écolières de la classe qui ont su m’apprivoiser et
gagner ma confiance. Celles qui partageaient mon
goût des livres.

Nous avions toujours les meilleures notes. Cela n’a


pas changé jusqu’au lycée. Puis nous avons choisi des
voies différentes. Nous sommes parties étudier
chacune de notre côté. Toulouse pour Manon et moi,
Bordeaux pour Elsa et Paris pour Vanessa, mais nous
nous retrouvions l’été pendant une ou deux
semaines, le plus souvent dans un camping au bord
de l’eau.

J’ai toujours été très solitaire. Je n’aimais pas les


relations superficielles, je préférais les amitiés
solides. Avec Elsa et Vanessa, c’était une complicité
pour la vie. Un serment d’enfant qui avait tenu avec
l’usure du temps et qui avait scellé un lien exclusif
d’intimité et d’entraide. Elles comprenaient mes
décisions, elles soutenaient mes projets et mes
envies, elles étaient les sœurs que j’avais choisies.

77
Jean était ma première véritable histoire d’amour.
J’adorais sa fausse assurance qui masquait une
immense pudeur et un manque de confiance en lui. Il
était engagé dans une voie professionnelle tracée par
ses originales sociales. Jeune consultant ambitieux, il
se forçait à imaginer son avenir sur des postes
stratégiques dans une grande entreprise ou un
cabinet ministériel. Pourtant il étouffait son besoin
de créativité et cela le rendait malheureux. Jean était
un formidable dessinateur depuis son enfance. Il
avait suivi des cours du soir, puis quelques stages
dans des revues de bande dessinée pendant le lycée,
mais son entourage familial l’avait persuadé qu’il
devait poursuivre des études commerciales. Même
s’il avait reçu des prix dans des concours amateurs, il
considérait que ses esquisses ne pouvaient rester
qu’un hobby, un talent du dimanche, rien de sérieux,
peut-être une occupation qu’il pourrait reprendre
une fois à la retraite. J’avais parcouru tous ses
carnets. Je n’étais pas d’accord, je l’avais encouragé à
persévérer, à développer son don. « Cela nécessite du

78
temps et, avec mon boulot, je préfère garder mes
heures libres pour être avec toi », continua-t-il.
J’avais saisi ses mains. « Tu es heureux chaque fois
que tu dessines, quand tu remplis ces carnets ou
lorsque tu crées des bandes dessinées sur ta tablette
graphique. Et moi j’adore te voir épanoui. J’aime
deviner tes émotions dans les regards et les
mouvements des personnages. J’apprécie les
histoires que tu racontes, la poésie que tu introduis
dans les textes, les couleurs que tu sélectionnes. Je
préfère l’artiste qui pourrait éclore au consultant
financier que tu deviendras. Tu ne pourras pas réunir
deux caractères ambitieux, il faut que tu choisisses
ton chemin. L’un est bien éclairé avec peu
d’obstacles, l’autre est plus escarpé, il s’enfonce dans
une forêt puis rejoint des plaines lumineuses. C’est
sur ce dernier que j’aimerais t’accompagner ».

Jean m’avait écouté. Il consacra des soirées et


plusieurs week-ends à travailler sur un projet de
roman graphique. Ses esquisses étaient
prometteuses. Je lui avais présenté Manon lors d’un
déjeuner improvisé, sans préciser que nous nous

79
connaissions depuis longtemps. Jean était
impressionné de rencontrer la directrice d’une
maison d’édition et il décrit avec confusion l’histoire
qu’il souhaitait raconter. Je pris la parole pour
expliquer qu’il s’agissait d’un voyage d’un vieil
homme à Majorque qui recherche les traces de sa vie
passée quarante ans auparavant pour retrouver son
premier amour. Manon appréciait les dessins des
deux personnages principaux, des ruelles des villages
et des pins d’Alep qui bordaient les plages. Elle lui
demanda s’il était déjà allé à Majorque et j’avais
répondu que ce serait le lieu de destination de nos
prochaines vacances. Jean était étonné, nous n’en
avions jamais parlé, mais il n’osa pas me contredire
devant mon amie. Manon l’encouragea à finir son
projet. Elle nous quitta en m’embrassant et en
serrant la main de Jean. « Nous partons à
Majorque ? » interrogea-t-il. « Oui, dans un mois, le
printemps est une saison idéale pour découvrir cette
île », affirmai-je en le regardant avec malice. « Je
t’aime », murmura-t-il. Je souris et je compris que,

80
d’une certaine façon, je venais de lui promettre d’être
avec lui jusqu’à ce qu’il atteigne son rêve.

Ma rencontre avec Maxime était imprévue. À


l’occasion d’une formation à Bordeaux, j’étais entrée
par hasard dans son atelier pour obtenir des photos
d’identité. Il était seul et j’ai immédiatement ressenti
une attirance physique pour lui. J’étais assise sur le
tabouret, je ne fixai pas l’objectif, je contemplai ses
yeux, je lui offrais mon visage. Il était troublé. Quand
je l’ai complimenté sur les clichés de sa vitrine, j’ai
remarqué que ses doigts tremblaient derrière le
comptoir. J’aurais souhaité toucher ses mains à cet
instant, j’avais du mal à masquer mon émotion. Je ne
pouvais pas partir, je voulais lui donner la possibilité
de nous revoir alors je lui avais laissé mon numéro.

Il m’a rappelée au bout d’une semaine. J’étais


impatiente. J’avais demandé à Elsa de passer devant
l’atelier pour vérifier sa présence. Elle l’avait aperçu
embrasser une jeune femme, mais elle précisa que le
baiser était une attention dénuée de passion, des

81
lèvres qui s’effleuraient à peine, des regards qui se
détournaient en un instant.

Il m’avait donné rendez-vous dans une brasserie


proche du grand Théâtre. Il était assis en terrasse,
guettant mon arrivée. Je l’avais observé de loin. Je le
trouvais beau. Il scrutait les passagers qui
descendaient du tramway. Il m’attendait et cela
renforçait mon envie de le rejoindre, je prenais
plaisir à retrouver cette tension qui se créait en moi,
la redécouverte des premiers émois amoureux. Je
n’éprouvais pas de culpabilité vis-à-vis de Jean. Il me
croyait à Paris, et je m’étonnais de la facilité avec
laquelle je lui avais menti. J’avais réalisé, pendant
cette semaine d’espoir de l’appel de Maxime, que mes
sentiments pour Jean s'étaient affaiblis. Je
conservais de l’affection pour lui, mais la flamme de
nos premières années s’était estompée, notre couple
me pesait parfois et j’avais le désir de reprendre ma
liberté. Je ne reprochais rien à Jean. Il avait
beaucoup changé, il était épanoui dans son métier de
dessinateur. Il m’était très reconnaissant de l’avoir
soutenu et guidé sur sa nouvelle voie. J’étais

82
heureuse pour lui et, d’une certaine façon, fière de
moi. Mais je sentais qu’une étape de ma vie avec lui
s’achevait, que mon besoin d’indépendance devenait
trop fort. Je voulais retrouver l’excitation d’une
rencontre.

Quand je me suis assise face à Maxime, il m’a


regardée en silence et a posé sa main sur la mienne.
Les mots étaient inutiles, le contact de nos peaux
suffisait pour se comprendre. En quelques heures, je
refermai le chapitre de mon couple avec Jean et je
plongeais dans l’ivresse de la découverte d’une autre
relation.

Je ne pouvais pas continuer dans le mensonge et


imaginer une double vie. Je devais rompre avec Jean
en restant honnête. J’avais beaucoup échangé avec
Manon. Elle soutenait mon idée de lui présenter
Maxime. « Ce sera violent, mais, avec le temps, il
finira par comprendre. Je serai là pour l’aider », dit-
elle. Elle avait vu juste. Il s’effondra et Manon se
rapprocha progressivement de lui pour l’épauler et

83
retrouver un équilibre. Elle m’appela un soir pour
confirmer ce que j’avais déjà deviné. Elle était tombée
amoureuse de Jean. J’étais heureuse pour elle, pour
lui et aussi pour moi. Jean avait tourné la page, nous
allions pouvoir redevenir amis.

Après une année de vie commune avec Maxime,


j’avais décidé de me présenter à la sélection des
astronautes européens. Mon entourage
professionnel estimait que j’étais trop jeune, mais
j’avais maintenu ma candidature et je fus retenue au
sein du corps de réserve. Mon agenda ne
m’appartenait plus, je multipliais les stages en
Russie, au Japon et aux États-Unis. Il avait du mal à
accepter cette situation. Manon m’aida. Elle
commanda, pour sa maison d’édition ou pour des
revues, des photos à Maxime dans les pays où je
devais passer plusieurs mois. Nous avons eu,
pendant presque trois ans, une vie de nomade. Je
complétais mon entraînement avec la perspective
d’intégrer un équipage qui séjournerait dans la

84
station spatiale internationale et les livres et
expositions de Maxime rencontraient de beaux
succès auprès du public. Mais je sentais qu’il se
lassait de devoir s’adapter à mon emploi du temps. Il
était attaché au sud-ouest de la France et je croyais
que ses repères, les lieux qu’il adorait, ses amis, lui
manquaient. Je n’avais pas compris qu’il ressentait
une autre envie.

« Je voudrais avoir un enfant avec toi », murmura-t-


il à mon oreille en blottissant son corps contre le
mien après l’amour. « Tu sais bien que ce n’est pas
possible maintenant », avais-je réagi. « Après tout
ça, après ces stages, peut-être que l’on pourrait se
poser à Bordeaux et y penser », insista-t-il. J’avais
fermé les yeux pour éviter de répondre.

Le souhait de devenir mère m’était étranger. Je


m’apprêtais à risquer ma vie dans l’espace et je ne
voulais pas laisser un enfant abandonné et
traumatisé après moi. Ce n’était pas possible. Le
souvenir de la perte de mes parents m’interdisait de
l’envisager. Je me retenais de l’expliquer à Maxime,

85
car je craignais d’être trop brusque et de l’éloigner de
moi. Je regrettais d’avoir préféré le silence. Une
fêlure venait d’apparaître dans notre relation et
j’aurais dû lui répondre. Il ne pouvait pas
comprendre ce que je ressentais au plus profond de
mon être. Cette déchirure, cette douleur qui
traversaient mon corps quand les souvenirs
d’enfance ressurgissaient. Je me sentais seule dans
notre couple. Une distance s'était révélée, nous
n’étions plus ensemble, mais l’un à côté de l’autre. Je
ne m’étonnais plus de ses refus de m’accompagner
dans les stages, j’affichais ma déception, mais
j’éprouvais désormais une forme de soulagement à
partir de mon côté. Ces éloignements transitoires
apaisaient Maxime. Chacun se concentrait sur son
activité professionnelle et nous nous racontions nos
expériences lors de nos retrouvailles. Cela ne pouvait
pas durer. J’avais tenté d’en parler avec lui, mais il
n’y avait pas prêté attention. Elsa m'expliquait qu’il
m’idéalisait, il pensait qu’il fallait me laisser le temps
nécessaire à l’accomplissement de ma carrière
d’astronaute et attendre que je revienne vers lui pour

86
envisager de fonder une famille. Je ne le souhaitais
pas, je me sentais enfermée dans un lien qui ne me
convenait plus. Je prolongeais mes absences par des
séjours à Paris où je conviais mes trois amies
d’enfance. J’adorais ces moments de clandestinité.
Jean et Maxime ignoraient que nous nous
retrouvions. Ils étaient, avec Chloé, la fille de Jean et
Manon, les principaux sujets de nos conversations.
Je pouvais leur confier mes doutes sur ma relation
avec Maxime et nous pouvions en parler en toute
liberté. Notre complicité reposait sur cette confiance
et cette fraternité. Elles m’aidaient à faire des choix,
elles soutenaient mon ambition professionnelle.
Elles étaient fières de moi et j’étais heureuse de
constater l’épanouissement du couple de Manon avec
Jean, et les inclinaisons d’Elsa pour Maxime.

C’est Vanessa qui nous avait emmenées dans la


brasserie où Franck jouait avec deux élèves du
conservatoire. Elle avait découvert cette formation
piano – basse – guitare qui reprenait de vieux

87
standards jazz d’Hamad Jamal et d’Oscar Peterson et
des adaptations de morceaux classiques de bossa-
nova de Tom Jobim. Franck était un pianiste à la
technique remarquable et sa voix était douce.
Pourtant, sa façon d'interpréter ces morceaux
m’avait agacée ce soir-là. Il ajoutait des fausses
émotions qui n’étaient pas nécessaires, mais qui
séduisaient le public peu connaisseur de la petite
salle de la brasserie. Vanessa disait que j’étais trop
exigeante et même un peu snob. « Ce n’est pas
uniquement pour parler des talents de ce pianiste –
chanteur que je t’ai amené ici ! », continua-t-elle.
« Tu ne trouves pas qu’il est charmant ? ». Je l’avais
observé plus attentivement et le regard de Franck
avait croisé le mien. Il me sourit puis se détourna
pour enchaîner sur le refrain de la chanson. Je baissai
les yeux, je sentis que mon visage avait dû rougir et
mes trois amies éclatèrent de rire. Nous étions de
vraies adolescentes. « Il n’est pas mal, non ? Je crois
qu’il t’a repérée », reprit Manon. Je bafouillai pour
leur répondre et cela renforça leur hilarité. Elles
avaient raison, Franck était un bel homme. Je

88
continuais de le regarder, tentant de faire abstraction
de leurs commentaires taquins, et je profitais d’une
pause du trio pour le rejoindre au bar.

Quand je regagnai la table de mes amies, elles se


moquèrent de moi à nouveau. « Tu lui as parlé ? »,
demanda Elsa. « Je lui ai dit ce que je pensais, qu’il
en fait un peu trop, qu’il se moque de son public ».
« Quoi ? », reprit Manon, « Il a bien réagi ? ». « Je ne
sais pas, on va voir s’il a entendu mes suggestions ».
« Tu es gonflée ! », dit Vanessa, « Tu ne changes pas,
tu ne peux pas t’empêcher de mener les hommes
selon tes désirs ». Je souris. C’était vrai et les minutes
suivantes l’ont confirmé. Franck modifia sa manière
de chanter, il réinterprétait à sa façon les morceaux,
comme s’il les avait composés. Je ressentais ses
émotions et la musique me transportait. J’avais
l’impression qu’il jouait pour moi et, quand il entama
Blue Moon, je compris que j’étais très attirée par lui.
Je reconnaissais ce sentiment, cette envie de
rencontrer l’autre, de le découvrir et de se sentir
appréciée et désirée. Mais je n’étais pas certaine que
le moment était bien choisi, l’organisation de ma vie
89
était déjà complexe et je ne pouvais pas tout
bouleverser. Je m’échappais avec mes amies de la
salle avant la fin du dernier morceau en laissant un
message au patron du bar. Celui-ci sourit devant
cette demande, sous-entendant que je n’étais pas la
première à être séduite par Franck. Je me sentis
ridicule. Je partis en tentant de me persuader qu’il ne
m’appellerait pas. Je me trompais.

Je désirais annoncer ma rupture à Maxime en


présence de Jean et de Franck. Je souhaitais qu’il
puisse à la fois comprendre que je le quittais et qu’il
pourrait rester mon ami. Franck avait facilement
accepté de venir. Il représentait l’avenir, il était celui
qui avait gagné mon cœur en dernier et abordait ce
moment avec détachement. Jean fut plus difficile à
convaincre et j'avais mobilisé l’aide de Manon. Il ne
voulait pas être le témoin d’une scène qu’il imaginait
cruelle pour Maxime. Ils ne se connaissaient pas et
j’espérais qu’ils deviennent amis. Je souhaitais que
Jean puisse prendre soin de Maxime, atténuer sa

90
colère et veiller à ce qu’il retrouve un équilibre. Cette
fois-ci, je ne m’étais pas trompée. Il fut d’un grand
soutien pour Maxime. Elsa s’immisça avec patience
dans sa vie jusqu’à ce qu’il ouvre les yeux sur elle. Il
tomba amoureux d’elle. Elsa me disait qu’elle était
heureuse. Elle donna naissance à Arthur et les
similitudes de leurs deux couples renforcèrent leur
amitié. Ils passaient des vacances ensemble dans la
ville près d’Arcachon. J’avais réussi à tisser des fils
d’affection entre les personnes qui m’étaient les plus
chères et j’espérais pouvoir un jour les retrouver et
prendre du temps avec eux. Mais, à ce moment de ma
vie, je ne disposais pas de cette autonomie. J’avais
intégré le corps principal des astronautes et j’étais
sur la liste du prochain équipage de la station spatiale
internationale. Les stages de préparation
s’intensifiaient et je réservais mes rares moments
libres à Franck. La carrière de son groupe décollait, il
était de plus en plus complexe de faire coïncider nos
agendas et nous nous croisions peu. Franck était un
être possessif et il supportait difficilement cette
situation. Il me disait que je ne le considérais que

91
comme un compagnon de week-end, que nous ne
construisions rien ensemble. C’était vrai. Le début de
notre relation avait été très passionné. Il m’était
reconnaissant de l’avoir soutenu pendant la
préparation de son premier album. « Tu es ma muse,
mon ange gardien, ma bienfaitrice », aimait-il à
répéter.

Mes nombreuses absences pesèrent rapidement sur


notre couple. Nos chemins divergeaient. Son groupe
enchaînait les tournées en France et en Europe. Il
n’était plus seul à décider des dates, de la promotion,
des réservations des studios d’enregistrement. De
mon côté, je ne choisissais pas mes périodes de stage
et je devais me reposer entre les entraînements très
exigeants. Il m’était souvent arrivé de penser que je
devais mettre un terme à notre relation, mais mes
sentiments pour lui étaient forts et j’adorais le
retrouver. Au fil des mois, nos projets de vies
devinrent incompatibles et il me le reprochait. Je
n’acceptais pas cette critique, j’estimais que j’avais
été suffisamment claire avec lui quand nous nous
étions rencontrés. Je l’avais prévenu que je n’étais

92
pas disponible comme il le souhaitait, que j’abordais
une période de ma carrière qui allait accaparer toute
mon énergie et qu’il n’était pas question de renoncer
à mon ambition, même par amour. J’étais si proche
de réaliser mon rêve.

J’avais invité mes amies à Houston pendant quelques


jours pour leur faire visiter le centre spatial Lyndon
B. Johnson où j’effectuais des stages de simulation
d’exercices techniques en impesanteur dans une
immense piscine qui contenait une reproduction
immergée de la station spatiale internationale. À
travers les expositions sur la conquête
interplanétaire, elles purent mieux comprendre ma
passion et mon environnement de travail.

Le dernier soir avant leur retour vers la France,


j’avais convié Christopher à dîner. Il était le directeur
des programmes d’entraînement des astronautes. Il
avait volé sur la navette Columbia et vécu six mois
dans la station spatiale internationale dix années
auparavant. Christopher était un homme athlétique

93
très séduisant et il plut beaucoup à mes amies,
malgré notre différence d’âge de douze ans. Sur le
chemin de l’aéroport, elles m’interrogèrent sur lui et
je dus leur avouer, avec un certain embarras, qu’il se
passait quelque chose entre nous. Je pensais qu’elles
trouveraient que cette histoire, une astronaute qui
tombait amoureuse de son directeur d’entraînement,
était presque caricaturale et ressemblait à un
mauvais scénario de série américaine. Manon n’était
pas d’accord, elle disait que je ne devais pas me poser
ce type de question. Vanessa acquiesça. « Pour la
première fois, il me semble que tu es en phase avec
quelqu’un. Il soutient ton rêve, il te prépare, vous
regardez dans une même direction. C’est la personne
qu’il te faut en ce moment. Par contre, tu dois être
honnête avec Franck ». Elsa sourit en anticipant ce
que j’allais leur demander. « Ne t’inquiète pas, nous
persuaderons Jean et Maxime d’être présents quand
tu annonceras votre rupture à Franck », dit-elle.

94
Je n’avais pas imaginé qu’il puisse devenir violent.
Tout se passa si vite, je ne retiens que des flashs. Les
coups de poing reçus par Maxime qui voulait
s’interposer entre Franck et Christopher, la table qui
se renversait, les verres qui se brisaient et le grand
miroir qui s’abattit sur la tête de Jean. Je m’étais
sentie responsable et j’avais longtemps regretté de
nous avoir réunis dans cette brasserie parisienne.

Christopher et moi discutâmes de cet évènement.


« Tout ne s’est pas passé comme prévu, je pensais
qu’il serait vexé, peut-être en colère, et qu’il
accepterait la main tendue de Jean et de Maxime »,
expliquai-je. « Tu ne peux anticiper toutes les
réactions des personnes, l’être humain est complexe,
on ne peut jamais comprendre tous les traits de
caractère de l’autre, ses forces et ses faiblesses, ses
envies et ses angoisses », me précisa-t-il. « Je crois
pourtant connaître les tiennes », répondis-je. « Je
n’en suis pas sûr. Et si je te disais que je suis terrifié
par ton prochain départ ? », demanda-t-il. J’étais
déconcertée. « Tu le penses vraiment ? », dis-je.
« Oui, alors que je devrais être l’homme le plus

95
rassuré face aux risques d’une expédition dans
l’espace. Mon boulot est de préparer les astronautes
à ne pas connaître cette angoisse. Mais la mienne est
là, présente en moi à chaque instant. J’ai vécu ce que
tu t’apprêtes à rencontrer, je suis passé par ces
instants où le moindre incident peut emporter notre
destin. L’espace est un monde hostile, un infimefaux
pas peut devenir tragique. Je sais que cette peur ne
me quittera pas tant que tu ne seras pas revenue sur
Terre. Et pourtant je t’encourage et je te motiverai
toujours à expérimenter cette extraordinaire
aventure. Parce que je t’aime. Parce que j’imagine
que tu ne seras heureuse et apaisée qu’après avoir
réalisé ton rêve ». Christopher me prit dans ses bras.
« Je crois que tu es le premier homme qui me
comprend », dis-je. « Privilège de l’âge ! », plaisanta-
t-il en passant ses doigts dans sa chevelure argentée.
« Et maintenant, il est nécessaire que tu te
réconcilies avec Franck », ajouta-t-il, « Quand tu
seras là-haut, tu ne dois pas avoir de remords ou
d’inquiétude, tu dois pouvoir apprécier chaque
instant en étant rassurée sur la vie et la santé de tes

96
proches. C’est très important ». « Tu parles de ta
propre expérience ? », demandai-je. « Oui… Je
n’étais pas en paix avec celle qui me comptait le plus.
L’espace n’a fait qu’accroître mon sentiment de
culpabilité », répondit-il. « Crois-moi, il faut que tu
renoues avec Franck avant le grand départ ».

Je ne savais pas comment suivre le conseil de


Christopher. Je ne me sentais pas capable de
téléphoner à Franck ou de parvenir à convaincre
Jean et Maxime de le rencontrer. Le hasard m’a
donné un coup de pouce. Vanessa m’appela pour me
dire qu’elle avait reçu Franck au centre médico-
psychologique où elle travaillait. Il ne l’avait pas
reconnue pendant la consultation et elle n’avait pas
précisé qu’elle le connaissait. Vanessa ne pouvait pas
me raconter la séance pour des raisons
déontologiques, même si le fait de taire notre
complicité devant lui était une entorse à ces règles.
Elle m’expliqua uniquement que Franck entamait

97
une thérapie. J’étais soulagée de savoir qu’il était
aidé, et surtout par Vanessa.

Elle ne lui a jamais dit que nous étions amies depuis


la fin de l’école primaire. Manon et Elsa n’ont rien
confessé non plus à Jean et à Maxime. Nous étions
d’accord pour conserver ce secret entre nous, c’était
notre lien personnel que rien ne pouvait modifier.

Vanessa et Franck tombèrent amoureux au fil de


leurs entretiens. Nous avions beaucoup ri, avec Elsa
et Manon, quand elle nous l’avoua. Vanessa venait de
quitter le père de son fils, Mathieu, depuis quelques
mois et tout à coup, en pleine séance, Franck s’était
levé et l’avait embrassée. Il s’était immédiatement
excusé. « Je suis désolé, je ne sais pas ce qui m’a pris,
je vous demande pardon… Je comprendrais que vous
souhaitiez cesser de me recevoir ». Vanessa avait
répondu qu’il était temps d’arrêter la thérapie avec
elle, qu’elle allait le recommander à un confrère. Ils
étaient tous les deux très gênés et maladroits, mais
les sentiments qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre

98
étaient trop forts, elle l’attira vers elle et ils
s’embrassèrent, puis elle verrouilla la porte de son
cabinet et ils firent l’amour avec passion sur son
divan.

Franck devint beaucoup plus équilibré et reprit goût


à la musique. En déplaçant des meubles, il avait
découvert un album de poésie illustrée par Jean. Il
l’avait lu avec attention et le trouva intéressant. Des
souvenirs s’étaient réveillés, il se rappela que Juliette
lui avait proposé de le rencontrer pour échanger sur
leurs univers artistiques. Il n’y avait pas prêté un réel
intérêt à l’époque où ils étaient ensemble,
considérant Jean comme un ex-compagnon qui
s’accrochait à elle. Mais, depuis qu’il partageait la vie
de Vanessa et de son fils Mathieu, son regard sur son
passé avait changé. Il se reprochait de ne pas avoir
été plus ouvert et curieux. Il acheta d’autres œuvres
de Jean en librairie et découvrit également un album
de photoreportage de Maxime. Il expliqua à Vanessa
ses regrets de ne jamais s’être excusé auprès d’eux.
Elle l’aida à rédiger une lettre et trouva, comme par

99
miracle, leurs adresses sans éveiller de soupçons chez
Franck.

Depuis la station spatiale internationale,


j’éprouvais un sentiment de plénitude. Mes trois ex-
compagnons et mes trois amies étaient réunis, je
pouvais échanger avec eux et je me réjouissais à
l’idée de les rejoindre dans quelques mois, avec
Christopher pour leur raconter cette fabuleuse
mission. J’observai la Terre et je savais qu’ils
m’attendaient. Je regardai les étoiles et je cherchai
celui de mes parents. Je le trouvais parfois, dans
l’obscurité ou dans les rayons de soleil qui
effleuraient la surface du globe et je ressentais leur
chaleur. Je n’étais plus seule.

100
Chapitre Trois

101
Maxime, 18 novembre 2026

Nous avions tous découvert le message de Juliette en


même temps, avec les billets d’avion en pièce jointe.
Des allers-retours pour la Floride en classe affaires
pour la fin du mois de janvier. Chacun avait essayé de
l’appeler, mais elle ne pouvait pas répondre, son
agenda était planifié à la demi-heure près par la
préparation du grand voyage. Christopher nous
expliqua les procédures de cet isolement obligatoire,
même pour les proches, pour des raisons sanitaires.
D’une voix faible, il nous dit être heureux de savoir
que nous allions venir tous les trois et l’accompagner
pendant les derniers jours avant le départ.

Cette fois-ci, Juliette allait s'absenter pendant une


éternité. La première expédition humaine vers Mars,
présentée dans les médias du monde entier comme
une prouesse technologique, mais un voyage dont

102
beaucoup de paramètres restaient inconnus selon
Christopher.

L’équipage avait été déterminé avec la plus grande


attention. Un jury composé d’anciens astronautes et
de représentants politiques des États qui finançaient
la mission avait fixé des critères de sélection très
exigeants : une expérience de séjour de longue durée
dans l’espace, des qualités de courage et de résistance
physique et mentale hors norme. Avec deux
résidences dans la station spatiale internationale,
Juliette était l’astronaute européenne qui s’imposait
naturellement. Lors des entretiens et des tests
psychologiques, elle avait démontré des capacités de
maîtrise et de prise de décision qui avaient ébloui les
membres du jury. Les examens physiques ne furent
d’aucune difficulté pour elle, ses entraînements en
Russie et aux États-Unis avaient préparé son corps à
subir des épreuves intenses. Juliette était prête
depuis très longtemps pour ce voyage vers Mars.
Toute son existence était tendue vers cet objectif, rien
ne pouvait l’en détourner.

103
Nous étions très fiers d’elle. Elle captait l’attention de
tous les médias. Chaque couverture de magazine ou
émission télévisée consacrée à l’expédition nous
rappelait la relation singulière que nous avions,
chacun de nous, avec elle. Nous formions un socle
autour d’elle, un cercle d’amitié qui l’encourageait à
atteindre son rêve, et cela apportait du sens à nos
vies. Nous avions l’impression de participer à cette
expédition avec elle. Jean m’avait dit, un soir d’été,
qu’il éprouvait une nouvelle forme d’affection pour
Juliette, un mélange de profonde tendresse et
d’admiration. Je partageais ce sentiment. J’osai en
parler à Elsa. « Tu es un cas intéressant, dit-elle, mais
tu n’es plus un patient ! ». « Tout ce que je peux vous
dire, à toi et à Jean, c’est que vous devez en discuter
entre vous, ne pas vous censurer. Il n’y a pas qu’une
seule forme d’amour, l’attachement à quelqu’un,
même s’il vous a fait souffrir dans le passé, peut
s’exprimer sous de multiples aspects. L’important,
c’est le lien de confiance, qui rassure, qui conforte et
qui permet de se lancer dans des projets. Juliette a
besoin de le ressentir avant le défi qui l’attend ».

104
105
Christopher, 29 janvier 2027, Cap Canaveral

Ils arrivèrent ensemble, comme elle l’avait souhaité.


Nos retrouvailles furent très touchantes, ils
m’entourèrent dans leurs bras et je n’ai pu résister à
l’émotion. J’avais l’impression d’accueillir des
membres de ma famille. Ils s’efforçaient d’être
joyeux, mais au fond je savais qu’ils partageaient la
même inquiétude.

Je les avais prévenus qu’elle ne pourrait pas venir


avec moi à l’aéroport, mais que nous la verrions
bientôt, derrière une vitre. Le centre spatial avait
installé de larges salons pour permettre à chaque
astronaute de passer du temps avec les siens avant le
départ. C’était assez étonnant, nous étions assis
autour d’une table qui se prolongeait de chaque côté
d’une fine couche de verre et un dispositif
perfectionné de micros et d’enceintes placés dans la
pièce et le plafond donnait d’avoir la sensation
physique que l’on pouvait toucher l’autre.

106
Juliette semblait légèrement stressée lors de nos
dernières rencontres, elle insistait pour savoir si
Jean, Maxime et Franck avaient bien confirmé leur
arrivée. Franck avait dû réorganiser une tournée de
son groupe et venait tout juste de nous prévenir qu’il
serait disponible jusqu’au départ de Juliette vers
Mars. Elle tenait à les voir ensemble afin qu’ils
puissent partager le même souvenir de cette
rencontre qui pouvait devenir leur ultime souvenir
commun avec elle.

Je connaissais tous les détails de cette expédition et,


comme la plupart des experts, j’étais très inquiet sur
les risques physiologiques pour l’équipage. Le voyage
aller et retour allait les exposer, pendant une période
estimée à plus de trente-deux mois, à des
phénomènes physiques dont l’ampleur n’avait jamais
été expérimentée. D’abord le contact invisible avec
des doses considérables de protons liées aux
éruptions solaires, puis les rayons cosmiques, dont
les parois du vaisseau ne seraient pas suffisantes

107
pour les protéger. Les risques de cancer étaient
significativement accrus et quasi-certains au retour
sur Terre. L’absence de pesanteur pendant une durée
aussi prolongée était la deuxième menace majeure
pour la santé des astronautes, fragilisant les os et
formant une progressive atrophie des muscles. La
solution de création d’un champ de gravité
artificielle, tel qu’elle est représentée dans 2001,
Odyssée de l’Espace, de Stanley Kubrick avait été
écartée au regard de sa complexité technique et de
son coût en énergie.

Nous avions travaillé sur un scénario avec deux vols


distincts. Un premier vaisseau cargo, sans êtres
humains à bord, avait permis d’amener sur le sol
martien l’habitat, la centrale électrique, les rovers, le
matériel scientifique et le ravitaillement de
l'équipage pendant leur séjour de seize mois. Après
un voyage de quatre cents jours, il avait largué les
équipements. Tous avaient rejoint sans dommage
apparent le cratère de Jezers, un lieu dont nous
avions une connaissance approfondie grâce aux
missions du précédent robot Perseverance. La base-

108
vie et la centrale électrique avaient envoyé des
signaux rassurants sur leur bon fonctionnement au
cours des premières semaines. Cela avait suffi à
sécuriser les ingénieurs. Il restait à les connecter aux
panneaux solaires, c’était la première tâche des
astronautes à leur arrivée. Une séquence cruciale
pour la suite de l’expédition. Sans base-vie
opérationnelle, sans capacité à produire sa propre
énergie, l’équipage devrait renoncer à la mission.

Le second vaisseau devait les conduire jusqu'à


l'orbite martienne, ils rejoindraient la planète rouge
grâce à un lanceur léger, une fusée d’une vingtaine de
mètres, identique à celle utilisée pour gagner la
station spatiale internationale depuis la Terre.

Le monde entier allait suivre la première expédition


humaine vers Mars, tous les autres sujets d’actualités
devenaient secondaires. Selon Juliette, c'était un
bijou de technologies avancées, prêt à s’adapter à
toutes les hypothèses. Quand j’évoquais la durée du
voyage, plus de neuf cent soixante jours au total, qui
me semblait extrêmement longue pour des femmes

109
et des hommes dans un huis clos permanent, elle
tentait de relativiser. « Deux ou trois ans, disait-elle,
cela passera vite, et que pèseront ces années au
regard de l’espoir que nous offrirons aux habitants de
la Terre ? »

Je ne pouvais pas répondre. Son esprit était déjà dans


le vaisseau, elle se détachait progressivement de moi.
Notre couple était solide, nous n’en doutions pas, et
c’est cette confiance qui renforçait son engagement.
J’écartais mes doigts contre la vitre, face aux siens,
pour avoir la sensation de la toucher, de ressentir son
souffle, le battement de son cœur contre ma poitrine.
Je fermais les yeux et j’imaginais que je l’entourais
entre mes bras. Ses réactions étaient mesurées,
comme si nous allions nous séparer quelques
semaines, avec l’assurance de revenir parmi nous. Je
savais que je ne la retrouverais pas dans cet état
physique au retour, qu’elle allait vivre des moments
très difficiles. Je m’interdisais de penser qu’elle
pourrait disparaître.

110
Je les conduisis à notre villa pour qu’ils puissent
s’installer et, comme je m’y attendais, ils
demandèrent à la rejoindre sans prendre le temps de
se reposer. J’avais réservé un créneau de deux heures
au centre, je le confirmais auprès de la sécurité. Je
m’amusais de leurs regards d’enfants émerveillés
quand nous pénétrâmes dans la base. Plusieurs
engins, des capsules et des navettes des débuts de
l’épopée spatiale, étaient exposés le long des
bâtiments. À l’horizon apparaissaient les grandes
tours de lancement de la fusée dans laquelle Juliette
allait embarquer pour rejoindre le vaisseau
interplanétaire en orbite autour de la terre. Il avait
été progressivement assemblé à l’aide d’une
vingtaine de vols « cargo » et de centaines de sorties
dans l'espace. Deux années d’un chantier titanesque,
à quatre cents kilomètres au-dessus de nos têtes, qui
avait mobilisé l’industrie américaine et européenne.

En pénétrant dans le bâtiment central, Jean, Maxime


et Franck découvrirent les photos des astronautes qui
avaient écrit l’histoire de la conquête spatiale. Ils me
reconnurent sur l’une d’elles et plaisantèrent devant

111
ma chevelure brune de l’époque. Dans le hall, une
place majeure était réservée aux portraits des cinq
membres de la mission Mars Endeavour qui
décollerait dans deux jours.

Samantha Bertoli

Italienne, ingénieure en télécommunications, pilote


d’hélicoptère, cent deux jours dans la station spatiale
internationale (2020)

Michael Evers

Américain, médecin et botaniste, deux cents jours


dans la station spatiale internationale (2021 et 2023)
et huit jours sur la Lune avec l’expédition sino-
américaine (2025)

Daniel Gauthier

Canadien, docteur en géologie, cinquante jours sur la


Lune avec l’expédition sino-américaine (2025)

Jefferson Calwell

112
Américain, commandant de l’expédition Mars
Endeavour, pilote de l’armée de l’air, docteur en
physique, trois cents jours dans la station spatiale
internationale (2020, 2023, 2025)

Juliette Leroy

Française, ingénieure en dynamique des engins


spatiaux, pilote de ligne, deux cent vingt-quatre jours
dans la station européenne (2023 et 2025)

Ils s’arrêtèrent longuement face au portrait de


Juliette, dont la tête semblait minuscule, entourée de
son imposante combinaison blanche de l’agence
spatiale européenne, avec un drapeau tricolore en
arrière-plan. Elle tenait son casque devant elle. Ses
cheveux blonds étaient noués en arrière, son visage
était radieux. Elle posait pour l’Histoire vers l’objectif
du photographe et son regard l’exprimait avec fierté.
Jean murmura son admiration. « Vous vous rendez
compte ? Elle part vers Mars… »

113
Je brisai ces instants de recueillement en leur
montrant, sur une façade aménagée, d’importants
écrans qui offraient des vues sur le vaisseau accroché
à la station internationale. Je leur décrivis chacune
de ses parties. En forme de long tube, il comprenait
une succession de gros cylindres emboîtés et, à
l’avant, une imposante arche dotée de panneaux
solaires. À l’arrière, un tambour élargi contenait le
moteur de propulsion par hydrogène. C’était
l'innovation technologique majeure de ce vaisseau,
qui devait lui permettre de rallier Mars en deux cent
quarante jours, puis d’assurer un retour vers la Terre
sur la même durée, après un séjour de seize mois sur
la planète rouge. Le plus grand secret était conservé
sur les détails de sa mise au point ou de son
expérimentation. Ils commencèrent à me poser
beaucoup de questions et je leur promis d’y répondre
plus tard. Il fallait respecter le temps qui nous était
donné avec Juliette. J’avais envie de leur dire qu’ils
allaient devoir savourer chaque seconde en sa
présence, enregistrer chacun de ses gestes ou
expressions. C’était peut-être la dernière fois qu’ils

114
allaient la revoir, l’ultime image qu’ils conserveraient
d’elle. Mais je me taisais, j’essayai de garder une
attitude détendue, je ne voulais pas qu’ils
s’inquiètent. Je préférais qu’ils adhèrent à la vision
romantique d’un voyage interplanétaire diffusée par
les médias.

115
Jean, 29 janvier 2027, Cap Canaveral

Nous sortîmes de l’ascenseur. Christopher salua à


nouveau la sécurité qui vérifia nos badges. Il nous
indiqua une porte. « C’est ici. Je ne viens pas avec
vous. C’est le souhait de Juliette. Elle veut vous
parler. Je vous attendrai devant le bâtiment », dit-il.
J’étais surpris, mais Christopher s’éloigna à pas
rapides, ne nous laissant aucune possibilité
d’échanger. Nous nous installâmes dans le salon.
C’était un étage élevé, peut-être le dernier de
l’immeuble, qui offrait une magnifique vue sur la
baie. Sur les conseils de Christopher, je fouillai des
armoires et trouvai des canettes et des bouteilles
fraîches de soda dans un petit frigo. Je les servis sur
la table basse, nous nous assîmes dans les fauteuils
devant la vitre. Une porte s’ouvrit et Juliette apparut.
Elle se figea en nous découvrant, comme si elle
souhaitait fixer cet instant dans sa mémoire et
s’avança. Nous nous levâmes en plaçant nos mains
face aux siennes, contre la paroi de verre. Cette

116
situation était très frustrante. Juliette semblait si
proche et, en même temps, déjà éloignée de nous.

Face à elle, les mots furent difficiles à trouver. Elle


comprit notre trouble.

— Je suis tellement heureuse de vous voir. Je


sais que c’est une circonstance bizarre, avec
cette séparation vitrée, mais au moins nous
pouvons nous retrouver.
— Tu… Tu n’as pas changé, tu es rayonnante, dis-
je en balbutiant.
— Tu sembles si… C’est si fou d’imaginer que tu
vas décoller vers Mars. Je n’arrive pas encore
à y croire, continua Maxime.
— Et tu nous réunis à nouveau, avant un nouvel
éloignement, compléta Franck.

Juliette nous observa avec un grand sourire.

— Merci d’être ici. Avant de vous laisser la parole


pour que vous me racontiez tous les détails de
vos vies, de vos compagnes et de vos enfants,
je voudrais vous dire quelque chose.

117
Elle but une gorgée d’eau.

— J’ai tenu à vous voir, car je souhaite que vous


restiez unis après mon départ. Cela n’a jamais
été simple de quitter chacun d’entre vous. Je
l’ai fait en étant sincère et honnête, et en
espérant être comprise et pardonnée. Les liens
d’amitié que vous avez créés entre vous sont
une grande fierté pour moi. Je pense souvent
à vous, j’échange avec vos compagnes et peut-
être avez-vous trouvé que j’étais parfois très
intrusive dans vos vies. Mais je ressens une
véritable chaleur intérieure, car j’ai ma place
parmi vous. Et c’est cette confiance qui m’a
conduit à accepter de faire partie de cette
expédition. Je ne pars pas seule, je vous
emporte avec moi à travers vos œuvres
respectives et la simple idée de vous retrouver
me donnera la force pour accomplir ce voyage.
Je sais que vous serez là, unis, prêts à
m’accueillir à mon retour.

118
Elle s’interrompit et but à nouveau. Elle nous
regarda. Nous étions suspendus à ses lèvres.

— Je repense souvent à la petite fille que j’ai été,


scrutant le ciel, cherchant les contours des
visages de mes parents dans les formes des
nuages. J’ai longtemps tenté d’écarter ces
souvenirs douloureux de mon esprit, car ils
sont synonymes de solitude. La détresse d’une
enfant sans réconfort, qui ne comprenait pas
pourquoi la vie l’avait privée d’amour. Mon
envie de rejoindre l'espace est née à ce
moment. C’était une façon exaltée d’exprimer
mon besoin de fuir, de masquer mon
désespoir, et cela m’a permis de me
construire. Vous m’avez soutenu, chacun à
votre manière, et j’ai tenté de vous aider
également à accomplir vos rêves. Et
aujourd’hui j’y suis. Je n’ai jamais été aussi
proche des étoiles. Et… J’ai…

Elle marqua une nouvelle pause et retint ses larmes.

119
— J’ai peur. Pardonnez-moi, c’est un mot que je
m’interdis de prononcer devant Christopher.
Mais face à vous, je sais que vous
comprendrez. C’est un sentiment normal. Je
ne dois pas dévoiler cette faiblesse en sa
présence, je ne souhaite pas accentuer son
inquiétude pendant toute la durée de
l’expédition. Christopher souffre énormément
de ce départ, je le devine, même s’il masque
ses émotions pour ne pas entamer ma
motivation ou me faire regretter mon choix. Il
connaît parfaitement les risques. C’est un pari,
j’en ai bien conscience. Alors… J’ai quelque
chose à vous demander. Comme une
promesse. Je voudrais que vous accueilliez
Christopher dans votre cercle d’amitié. J’ai
besoin de savoir qu’il sera entouré.
— Oui, tu peux compter sur nous. Nous serons
ensemble, à chaque instant, et dès que tu
reposeras le pied sur la Terre, dis-je.
— Une sorte de confrérie des hommes quittés !,
plaisanta Franck pour nous détendre.

120
Juliette sourit et s’approcha au plus près de la vitre.

— Non… Je préfère l’appeler « la confrérie des


hommes de ma vie ». Et maintenant, on oublie
toute cette émotion, parlez-moi de vos
projets !

121
Christopher, 3 août 2027, Arcachon

Je me souvenais de tous les moments agréables qui


ont précédé l’appel.

Ce jour-là, nous avions loué un voilier, la chaleur


était douce et l’océan scintillant. Nous avions pique-
niqué sur la plage de la presqu’île du Cap Ferret. Avec
les enfants, Jean, Maxime et Franck rivalisaient pour
construire le plus beau château de sable. Des œuvres
éphémères bientôt emportées par la marée que nous
immortalisions en photos.

Les moments passés à Arcachon, dans la maison de


Manon, étaient magiques. Ils m’aidaient à ne pas
m’inquiéter de cette absence du signal du vaisseau
depuis près de quatre mois. Les médias en avaient
beaucoup parlé, quand la rumeur avait fuité sur les
réseaux sociaux puis était devenue officielle après
une déclaration commune des agences spatiales
européennes et américaines. La période estivale avait
détourné le regard, même si certains

122
commentateurs, soi-disant spécialistes, se
permettaient d’affirmer sur les chaînes d’information
que l’expédition était certainement perdue. Leurs
arguments n’étaient pas tous idiots, mais ils ne
savaient pas qu'en cas d’imminente destruction, le
vaisseau pouvait émettre un signal de détresse. Or
nous n’avions rien capté alors je refusai d’accorder le
moindre crédit à ces analyses.

Pourtant, au fil des jours, quand je rentrais le soir


dans ma chambre, mon visage se transformait. Je
n’étais plus une personne souriante et décontractée,
toujours prête à rendre service et jouer avec les
enfants, je relâchai mes angoisses et j’étais incapable
de bouger la tête sur son oreiller, avec une telle envie
de pleurer que mes larmes étaient trop épaisses pour
s’extraire. Quatre mois sans un seul signal, ce n’était
pas possible. Aucun des ingénieurs qui avaient
préparé la mission avec moi ne parvenait à trouver
une explication qui n’écarta pas l’éventualité d’une
explosion du système de propulsion ou d’un choc
avec un astéroïde non détecté par l’ordinateur du
vaisseau.

123
Le coup de fil arriva en pleine nuit. Le nom du
directeur général de la NASA apparut sur l’écran de
ma tablette.

— Christopher ?
— Oui.
— Désolé de vous réveiller, car je crois que vous
êtes en France.
— Ce n’est pas grave, que se passe-t-il ? Vous
avez recueilli un message de l'équipage ?
— Non. Justement.
— Alors ? Pourquoi m’appelez-vous ?
— Cela fait trop longtemps. Nous considérons
que la mission est perdue. Ils sont sûrement
tous morts.
— Mais… Il reste peut-être un espoir… Avez-
vous reçu un signal de détresse ?
— Christopher, à cette distance, nous ne sommes
pas certains de le capter. Un champ
d’astéroïdes ou des éruptions solaires
violentes ont pu le détourner. Je suis désolé,
mais vous devez comprendre que Juliette ne
rentrera pas.
124
— Mais, non… Ce n’est pas possible ! Nous
n’avons aucune information.
— Christopher, l’espace est infini, nous ne
pouvons pas retrouver les débris du vaisseau.
— Je ne peux pas y croire…
— Le président des États-Unis va prévenir ses
homologues européens et canadiens. Ils
feront une déclaration commune demain, je
voulais vous avertir avant. Je vous présente
mes condoléances. Juliette était une
astronaute extraordinaire et…
— Stop ! Je refuse que vous parliez d’elle au
passé !
— Je comprends, Christopher. Prenez votre
temps, j’espère que vous êtes entourés de
proches.

Je ne pouvais plus dire un mot. Je raccrochai. Je


sortis de la villa et commençai à sangloter sur la
terrasse, j’étais pris par une crise nerveuse, je
tremblais, mon cœur s’emballait. J’avais dû être trop
bruyant, car Jean, puis Maxime et Franck me

125
rejoignirent, ils me firent boire de l’eau et respirer
lentement.

— Que se passe-t-il ?
— Un appel de la NASA.
— Juliette ? demanda Jean. Des nouvelles de
Juliette ?

J’acquiesçai du regard et je levai le doigt vers les


étoiles.

— Ils sont persuadés que le vaisseau a disparu.


Ils vont l’annoncer. On m’ordonne de croire
qu’elle va rester là-bas, murmurai-je, la voix
envahie par les sanglots. Ce n’est pas
possible…

126
Maxime, 29 septembre 2027, Paris

Je retrouvai Jean et Franck dans la brasserie "la belle


époque", dans le troisième arrondissement. J’étais
heureux de les rejoindre. Nous étions ici à la
demande de Christopher. Il avait quelque chose à
nous dire. Il ne pouvait pas en parler au téléphone, il
avait insisté pour que nous venions le plus vite
possible. Comme Jean et Franck, je m’attendais à ce
qu’il partage avec nous une information. Devenu
consultant pour l’agence spatiale européenne, il
s’était installé à Paris quelques semaines après le
décès annoncé de Juliette. Avec sa nouvelle équipe, il
scrutait l’espace à la recherche de traces du vaisseau.
Ils avaient modélisé sa trajectoire et celles des
astéroïdes. C’était un pari fou, une sorte d’enquête
impossible pour reconstituer, comprendre ce qui
s’était passé. Sa hiérarchie l’avait laissé travailler sur
ce sujet, sans grand espoir de résultats.

Le souvenir de Juliette ne nous quittait pas et nous


partagions souvent les moments de joie que nous

127
avions connus avec elle. Lors des funérailles
nationales, face à son portrait géant dressé sur la
place des Invalides, mon fils Arthur avait eu cette
remarque qui nous avait tous émus. « Pourquoi
croient-ils qu’elle est morte ? Elle s’est juste perdue
dans les étoiles, elle va retrouver son chemin vers la
Terre ».

Christopher entra dans la brasserie. À notre grand


étonnement, il arborait un large sourire. Il fit signe
au barman, échangea quelques mots avec lui et nous
rejoignit. « Nous allons nous installer à l’étage. J’ai
réservé une petite salle séparée des autres clients »,
dit-il. Nous grimpâmes l’escalier derrière le serveur,
qui nous fit pénétrer dans une pièce en forme
d’alcôve.

— Pourquoi nous mettre à l’écart ? demanda


Jean. Tu as quelque chose de confidentiel à
nous dire ?
— Oui, vous allez comprendre très vite. Je ne
pouvais vous recevoir chez moi pour en parler.

128
Laissez-moi quelques secondes, installez-vous
à votre aise sur le canapé.

Christopher déballa un ordinateur, l’alluma et nous


présenta l’écran.

— Mais avant, vous devez me promettre de


garder le secret sur ce que je vais vous
montrer. En dehors des plus hautes autorités,
personne n’est au courant. Je n’ai pas le droit
de diffuser ces informations, mais je ne peux
pas les conserver pour moi.
— Christopher ! Explique-nous ! De quoi s’agit-
il ? insista Franck.

Christopher appuya sur une touche et la surface de


Mars apparut sur l’écran. Il fit défiler plusieurs
images.

— Ces photos ont été prises il y a deux jours. On


voit clairement le vaisseau et… regardez ici,
ces petits points.
— On ne distingue pas grand-chose, dit Maxime.

129
— Si… Je compte cinq points. Observez sur cette
nouvelle image, on discerne mieux les formes.
Ce ne sont pas des rochers ou des machines. Il
y a exactement cinq ombres, comme les cinq
membres d’équipage. Et la tâche sombre à cet
endroit, c’est le lanceur, la fusée qui les a
déposés sur Mars. Ils sont tous sortis pendant
près d’une heure dans le but d’être aperçus par
le télescope spatial James Webb.
— Tu veux dire que… Juliette est vivante !,
s’exclama Jean.
— Oui, ils sont tous vivants !

Les quatre hommes s’enlacèrent, dans un


mélange de joie et de larmes. Ils éprouvaient un
immense soulagement.

— Nous pensons que leur système de


communication est en panne, continua
Christopher. Il faut espérer qu’ils puissent le
réparer.
— Juliette est vivante ! répétait Jean.

130
— Existe-t-il une solution de secours pour qu'ils
nous contactent depuis la base-vie qui s’est
posée avant eux ? demanda Franck.
— Nous ne pourrons le savoir que lorsqu’ils
auront connecté la base-vie au centre
électrique. Il y a aussi une autre possibilité,
plus difficile. Ils sont près d’un ancien rover
automatique envoyé en 2022. Je pense qu’ils
vont essayer de le retrouver et utiliser ses
antennes paraboliques. Les conditions de
communication seront dégradées, mais peut-
être suffisantes. Les prochains jours seront
déterminants.
— Est-ce que l’équipage est en danger sans
contact avec la Terre ? insista Franck.
— Sur le plan technique, non. La mission peut
s’effectuer à l’aide des ordinateurs de la base-
vie. Sur le plan psychologique, l’absence
d’échanges avec notre planète peut avoir des
conséquences difficiles à évaluer.

131
La joie s’estompa. Le visage de Christopher trahit une
inquiétude. Sa voix avait faibli quand il avait
prononcé cette dernière phrase.

— Christopher, quelle est ton analyse de la


situation ? reprit Jean. Nous sommes entre
amis, tu peux tout nous dire.
— Il est primordial qu’ils puissent rétablir une
communication avec la Terre. Cinq cents jours
en huis clos, les tempéraments peuvent
vaciller, le groupe peut se diviser. Des
expérimentations de ce type ont déjà eu lieu
dans le désert pendant une seule année,
certains individus ne l’ont pas supporté.
— Juliette est la personnalité la plus solide que je
connaisse, dit Jean.
— Je suis d’accord avec toi, répondit
Christopher. Il faut d’abord nous réjouir de la
savoir vivante et attendre un message de
l’équipage.
— Peuvent-ils décider de rentrer si la
communication ne fonctionne pas ? insistai-

132
je. Ils pourraient raccourcir la mission afin de
réduire les risques psychologiques.

Christopher recula dans son fauteuil. Il hocha la tête.

— C’est une possibilité… Ils devraient prendre


rapidement cette décision. Je vais vous
expliquer.

Il dessina sur son écran deux ellipses représentant les


trajectoires de la Terre et de Mars autour du soleil.

— La première est celle de la Terre, dit-il. Elle


met une année pour réaliser sa ronde autour
du soleil. La seconde ellipse, plus large, est
celle de Mars. Elle a besoin de deux années
pour exécuter le même exercice. Le voyage
entre les deux astres s’effectue quand la
distance est la plus courte entre les deux
planètes. Elles sont alors parfaitement
alignées par rapport au soleil. À ce moment-
là, le long de leurs trajectoires en ellipse, la
Terre est la plus éloignée du soleil et Mars la
plus proche, continua-t-il en entourant, de

133
gauche à droite, les deux planètes et l'astre
lumineux sur une ligne horizontale. Cet
alignement se produit tous les seize mois
environ.
— Si je comprends bien, poursuivit Jean,
l’équipage doit décider de repartir dans les
premiers jours de leur arrivée sur Mars ou y
rester seize mois, il n’y a pas d’alternative.
— Exactement, la réserve d’hydrogène du
vaisseau lui permet tout juste de rejoindre la
Terre en neuf mois, voire dix au maximum.
— C’est un choix très difficile…, repris-je.
— Ils y ont déjà été confrontés, répondit
Christopher.
— Que veux-tu dire ?
— Quand ils ont perdu le lien avec la Terre à mi-
parcours du voyage, ils se sont sûrement posé
la question de faire demi-tour. Mais ils ont
continué, misant sans doute sur le bon
fonctionnement du système de
communication de la base-vie. C’est un pari.

134
— Leur attente est donc immense en arrivant sur
la planète Mars.
— À l’heure actuelle, ils doivent savoir si la base
vie est en état de marche. Je devrais recevoir
de nouvelles images bientôt. Je vous tiendrai
au courant de façon discrète. Surtout, vous
devez garder le secret jusqu’à ce que les États
qui ont soutenu cette expédition annoncent
un démenti sur la disparition de l’équipage.
— Arthur sera heureux, dis-je, il n’a jamais douté
que Juliette retrouverait son chemin parmi les
étoiles.

135
Chapitre Quatre

136
Juliette, 2 avril 2027, Mars Endeavour

Le système de télécommunications avec la Terre ne


fonctionnait plus. Samantha, notre ingénieure
spécialisée n’était pas parvenue à restaurer la
moindre liaison. Les circuits électroniques n’avaient
pas résisté à la projection de plasma de la tempête
solaire détectée par le vaisseau. Nous avions passé
trois heures serrés les uns contre les autres dans le
module de pilotage, le plus sécurisé, pour que nos
corps ne soient pas impactés. Tous les composants
avaient pourtant été testés, mais la force et la durée
de l’éruption avaient dépassé les hypothèses des
experts.

Dans la station spatiale internationale, nous aurions


pu effectuer une sortie, prendre le temps nécessaire
pour analyser les dégâts et tenter de rétablir le
système. C’était impossible à réaliser pour notre
expédition, nous ne pouvions pas réduire la vitesse
de déplacement du vaisseau, la réserve d’hydrogène
n’était pas suffisante pour permettre un

137
ralentissement puis une nouvelle accélération dans
l’espace. Nous aurions couru un risque considérable
pour la phase de retour vers la Terre.

Jefferson, le commandant nous avait réunis pour


prendre une décision. Chacun d’entre nous savait
qu’il ne respectait pas les procédures en nous
consultant. C’était à lui de statuer, il ne pouvait y
avoir qu’un seul maître à bord, comme sur les
navires. Les conséquences étaient trop importantes,
il ne voulait pas agir contre l'avis majoritaire de son
équipage. Nous étions presque à mi-parcours du
voyage et deux options étaient possibles : faire demi-
tour ou continuer vers Mars, en espérant qu’une fois
en orbite autour de la planète rouge nous pourrions
réparer le système. Il nous avait donné quelques
heures pour réfléchir et chacun s’était isolé dans une
partie du vaisseau.

Les pensées se bousculaient dans mon esprit, je


tentais de me détendre en respirant avec de longues
inspirations. Je m’efforçais de me convaincre de
rester rationnelle, d’écarter ma propre subjectivité

138
pour prendre un choix éclairé pour l’équipage.
Continuer était un pari sur nos capacités à nous
passer d’assistance de la Terre pour la préparation de
notre arrivée. Revenir signifiait une immense
déception pour l’humanité entière. Qui aurait pu
comprendre que nous ayons renoncé si près du but ?

Je pensais à Christopher. J’étais certaine qu’il


m’encouragerait à poursuivre le voyage, même si cela
devait nous empêcher de communiquer pendant une
longue période. Je calculai rapidement. Il nous
restait presque une demi-année avant d'arriver sur la
planète rouge, un séjour minimal de quatre cent
quatre-vingts jours, compte tenu des orbites décalées
de Mars et de la Terre, et un retour d’environ huit
mois. Deux années et demie au total sans pouvoir
donner de nouvelles à Christopher. Je n’avais jamais
imaginé cette situation. Des centaines d’incidents
avaient été simulés lors de la préparation de
l’expédition. Les fonctions essentielles du vaisseau
comme l’apport en oxygène et l’eau avaient fait l’objet

139
de la plus grande attention. Je ne pouvais
m’empêcher de penser que nous n’avions pas été
suffisamment exigeants avec les modélisations des
impacts des rayons cosmiques sur nos systèmes
électroniques. J’essayai de m’abstraire de cette
recherche de responsabilité et me concentrer sur
l’instant présent. Je devais choisir. J’éprouvais un
profond sentiment de solitude.

Pouvions-nous continuer cette expédition sans


l’assistance de la Terre ? Oui, si tout se passait sans
problème majeur pendant le voyage et une fois posés
sur Mars. La question essentielle était de savoir si
nous serions capables de ne plus échanger avec nos
proches pendant une telle durée. Nous avions tous
expérimenté la séparation lors de nos séjours dans la
station spatiale internationale. Les choses étaient
très différentes, nous pouvions communiquer sans
difficulté, grâce à des relais satellites, et nous
survolions plusieurs fois par jour les continents, les
régions où ils vivent, le sentiment d’isolement n’était
pas aussi puissant que celui que nous ressentions
tous à cet instant. Notre planète s’était éloignée, elle

140
s’était évanouie dans l’infini. Nous nous étions
habitués à accepter un délai croissant pour échanger
des messages avec la Terre. Avant la rupture des
transmissions, il fallait trois minutes pour qu’ils
soient reçus et trois autres minutes afin que la
réponse nous parvienne, une simple conversation
prenait de nombreuses heures. Dans la station
spatiale internationale, je me comportais comme sur
la Terre, j’envoyais une ou deux phrases, des photos
et des vidéos plusieurs fois par jour. J’écrivais
désormais des messages plus longs, de véritables
lettres à Christopher. Certains étaient destinés à
Jean, Maxime, Franck et à mes trois amies d’enfance,
Manon, Elsa et Vanessa qui partageaient leurs vies.
Leurs réponses mettaient plusieurs heures à me
rejoindre et je savourais leurs mots, j’entendais leurs
voix, leurs intonations.

Je parcourais les derniers messages de Christopher.


Il me décrivait ses journées au centre de contrôle de
Houston et me rassurait. Les ingénieurs n’avaient
aucune inquiétude sur le voyage, le vaisseau était sur
la bonne trajectoire. Il lisait tous les livres que je lui

141
avais offerts avant de m'isoler dans le centre spatial.
Il me donnait son opinion sur les œuvres de Saint
Exupéry, de Le Clezio ou de Camus. Jean venait de
publier un nouvel album. Christopher trouvait que le
personnage principal me ressemblait beaucoup. Cela
m’amusait, car Jean m’avait transmis ses planches la
veille de mon départ. « Tu le découvriras avant mon
éditrice ! », avait-il indiqué dans la dédicace.
J’adorais sa façon d’imaginer des histoires, et c’est
vrai que je m’étais reconnue dans les traits de ce
personnage d’une archéologue à la recherche d’une
cité enfouie dans les déserts de l’Égypte, dont le
compagnon n’accepte plus le temps qu’elle consacre
à sa passion. Elle était, comme moi, tournée vers la
quête d’un idéal. Elle creusait la terre et moi je
disparaissais dans l’espace. Jean n’aurait pas
apprécié que j'ose cette comparaison, il aurait
cherché des contre-arguments, il aurait peut-être
pris la mouche. Alors j’aurais lu à voix haute les
dialogues et je suis certaine qu’il se serait souvenu
des phrases que nous avions prononcées, les mots
d’amour que nous échangions.

142
Il ne restait plus beaucoup de temps. Je devais faire
un choix. Étais-je prête à accepter cette séparation
avec Christopher ? Je fermai les poings pour ne pas
trembler.

Nous venions de voter. Le commandant avait


confectionné une petite urne en carton et nous avions
tous glissé un papier indiquant notre souhait. Il avait
compté chaque bulletin avec une grande attention.
Trois votes pour continuer, deux pour faire demi-
tour. Daniel et Samantha recouvrirent leurs visages
de leurs mains en constatant les résultats. Ils
semblaient dépités. Mon cœur s’emballa et je
détournai le regard avec un sentiment de honte.
J’avais voté pour continuer, en gardant l’espoir que
les autres ne prendraient pas le risque de perdre le
contact avec leurs proches. Le commandant nous
remercia et nous tendit les mains. « Vous avez fait un
choix d’une immense importance et vous devez être
fiers de vous. Nous ferons tout ce qui est possible

143
pour rétablir les communications avec la Terre dès
notre arrivée sur Mars. »

Je quittai le module central en masquant mon visage,


rejoins mon espace privé et j’avais fermé la cloison de
séparation. Je me retenais de crier, je voulais libérer
toutes les larmes de mon corps. En quelques
secondes, deux bulles d’eau s’accrochèrent à mes
yeux et ma vue se troubla. À tâtons, je parvins à
m’extraire de mon compartiment, à la recherche
d’une serviette de toilette pour les éponger. Cette
mésaventure provoquée par l’apesanteur me rappela
que la maîtrise des émotions est une règle clé dans
l’espace. Nous avions été sélectionnés pour cette
expédition, car nous étions les plus solides sur le plan
psychologique. Je ne devais pas craquer, même si
j’éprouvai un immense sentiment de culpabilité. Je
ne t’abandonnais pas, Christopher. Je ne vous
délaissais pas, mes amis. Je devais m’éloigner dans le
silence pendant quelques mois, sans possibilités de
vous l’expliquer, en espérant que vous trouveriez les
forces pour l’accepter.

144
6 avril 2027, Mars Endeavour

J’essayai d’imaginer la réaction de nos collègues sur


Terre face au silence de notre vaisseau. Avaient-ils
compris la raison de la panne du système de
communication ?

Je me demandai s’ils avaient déjà prévenu


Christopher. Et lui, était-il autorisé à partager cette
information avec Jean, Maxime et Franck ?

Je regardai les photos que j’ai emportées avec moi.


Celles-ci dataient de notre dernière rencontre à
Arcachon, dans la magnifique villa de Manon. Nous
étions dans le jardin, enveloppés de couvertures,
assis autour d’une théière fumante, défiant le vent
glacial de l’hiver. J’adorais cet endroit, tout semblait
si apaisé.

Je me souvenais des footings le long de la plage au


lever du jour. Je courais pieds nus entre les courbes
de l’écume sur le sable, le corps porté par la fraîcheur

145
de l’océan. Au retour, je m’arrêtais à la boulangerie
pour ramener du pain chaud et des viennoiseries.

Je regardai la carte de vœux géante, avec tous vos


petits mots. J’étais comblée de tant d’attention,
surtout de la part des enfants. J’adorais échanger
avec eux, leurs questions étaient si intelligentes, elles
me permettaient de ne pas me prendre au sérieux.

J'écartai l’album de photos et je posai mon casque sur


mes oreilles. Je fermai les yeux. Je sélectionnai
l’enregistrement des vagues, sur la plage. Les images
me revenaient en mémoire, je serrai ma couverture
et j’avais l’impression de tenir la main de
Christopher. J’entendais sa voix qui se rapprochait
de moi.

— J’étais sûr que je te trouverai ici. Que fais-tu ?


Quel est ce matériel ?
— Je capture les sons. Je souhaite les emporter
avec moi.
— Tu veux les écouter dans l’espace ?
— Oui. Cela te choque ?

146
— Non, je suis surpris. Je n’y avais jamais pensé,
c’est une bonne idée. Et maintenant, tu
continues à enregistrer ?
— Il est possible que j’aie oublié de couper le
micro. J’aime ta voix, je voudrais la conserver,
avec le souffle des éléments.
— Et si je t’embrasse ?
— On peut essayer.

Je ressentais le goût salé de tes lèvres. J’étais


entourée par la chaleur de ses larges épaules. L’eau
se répandait autour de nous et dessinait une île
éphémère. L’océan grondait, le vent se levait. Ce
n’était rien, dans ses bras je me sentais protégée.

147
26 avril 2027, Mars Endeavour

Cela faisait vingt-quatre jours que la Terre n’avait pas


reçu de signaux du vaisseau. Toutes les équipes
devaient être mobilisées pour trouver une
explication. À cette distance, ils ne pouvaient pas
vérifier que nous sommes en vie, que nous n’avions
pas été percutés par un champ d’astéroïdes. Nous ne
représentions qu’un minuscule point dans la nuit.

Nos activités à bord étaient réduites. Le voyage entre


la Terre et Mars reposait sur l’inertie acquise lors de
la phase d'accélération. Nous glissions dans l’infini,
en surveillant la trajectoire idéale calculée par les
ordinateurs, donnant des ordres aux propulseurs
latéraux d’injecter de légères poussées. Je passais
beaucoup de temps dans le module réservé aux
exercices physiques, je voulais conserver des muscles
en état satisfaisant pour notre arrivée sur Mars.

Le commandant veillait à échanger avec chacun


d’entre nous. Il savait que le moral n’était pas bon,

148
que nous étions tous au-delà de nos records de durée
dans l’espace. Nous avions parlé de toi. Il te
connaissait bien, tu étais son directeur de
programmes pour sa première mission dans la
station spatiale internationale. Il gardait un excellent
souvenir, même s’il paraît que tu étais très exigeant
sur les entraînements sportifs. Il imita ton accent
texan et cela m’avait fait rire. Moi aussi tu m’avais
impressionnée à mon arrivée à Cap Canaveral. Tu
avais la réputation de pousser les équipes à la limite
de leurs capacités lors des stages préparatoires.

Je me souvenais de notre première rencontre. Je


revoyais le Neutral Buoyancy Lab, la piscine
réservée aux astronautes en formation à Houston,
qui contenait une réplique de la station spatiale
internationale et permettait de simuler l’état
d’impesanteur. C’était la première fois que j’entrais
dans un scaphandre. Chaque mouvement était
épuisant, j’avais réalisé la moitié des exercices et ma
jauge d’air flirtait avec la zone rouge. « Tenez bon ! »,

149
répétais-tu dans mes écouteurs. Je savais que tu
attendais que je demande de stopper l’entraînement
et d’obtenir une assistance. Je ne réclamai rien, je
continuai à déconstruire et à assembler les pièces
sans me précipiter, en réduisant ma respiration. Il
me restait une dernière opération. J’étais en zone
rouge, je ressentais déjà le mélange d'azote et
d'oxygène qui se raréfiait. « Remontez,
maintenant ! », as-tu hurlé dans mes oreilles. Une
minute plus tard, j’étais extraite de l’eau avec la grue,
à quelques secondes d’un évanouissement quand ils
ont ôté mon casque. Tu étais face à moi, le visage
coloré par la colère.

— Qu’avez-vous fait ? Vous auriez pu mourir !


— Je devais terminer la mission.
— Vous n’aviez plus d’air ! Pourquoi n’êtes-vous
pas remontée plus rapidement ?
— J’ai calculé ma consommation. Je savais que
je disposais encore de deux minutes après la
zone rouge.

150
Tu m’as fixée du regard pendant que les techniciens
démembraient le scaphandre. Mes camarades
d’entraînement nous observaient, attendant une
mise au point sévère.

— Très bien. Vous avez parfaitement réagi. Il y a


effectivement une marge de sécurité de deux
minutes. Beaucoup de personnes ont paniqué
avant vous dans cette piscine. Elles n’ont
jamais découvert l’espace.
— Merci. Quand recommence-t-on ?

Plus tard, tu m’as dit que c’est à ce moment que tu


avais su que notre relation ne pourrait pas rester
strictement professionnelle. Tu avais adoré ma
détermination, l’attitude de défi que tu avais lue dans
mes yeux.

Nous avions profité de nos rares temps libres pour


nous retrouver, en évitant les soupçons des autres
astronautes. Tu espérais que je m’installe chez toi et
que nous ne cachions plus notre couple. Je t’avais

151
demandé d’attendre le terme du stage. Même si mon
cœur était avec toi, je ne me sentais pas à l’aise, je
devais d’abord expliquer à Franck que je souhaitais
le quitter.

— Il faudra que tu viennes avec moi à Paris.


— Pourquoi ?
— Je veux lui annoncer la fin de notre relation en
ta présence.
— Je ne comprends pas.
— J’inviterai aussi des amis. Jean et Maxime. J’ai
vécu avec eux avant Franck.
— Juliette… Es-tu certaine ?
— Franck sera choqué. Il aura besoin d’appuis.
— Et ces amis pourront l’aider ? C’est un peu…
Humiliant. Jean et Maxime, c’est ça ? Ce sont
des ex-compagnons ?
— Oui.
— Tes ex-compagnons sont tes amis et ils vont
soutenir Franck lorsqu’il apprendra que tu le
quittes ? Et tu veux que je sois présent ?
— J’ai confiance en eux. Tout se passera bien s’ils
sont d'accord pour venir.
152
— Écoute… Je ne pense pas que cela soit une
bonne idée. Si j’étais à la place de Franck, je
crois que je n’admettrais pas cette rencontre.
— Il l’avait accepté quand j’ai annoncé à Maxime
que je le quittais. Jean était là, aussi.
— Je suis très étonné. C’est une habitude
française ?
— Non, au contraire, les couples connaissent
souvent une période de mensonge avant de
rompre. J’ai beaucoup observé de proches qui
dévoilaient à leur compagnon qu’ils voyaient
quelqu’un depuis plusieurs mois. Je trouve
que ce n’est pas honnête. Mentir est un
manque de respect. C’est pour cela que je
préfère dire les choses, présenter les
personnes. Je ne peux pas prendre la décision
de vivre avec toi tant que Franck n'est pas
informé.
— Et quelle sera la place de Jean et Maxime ?
— Leur présence permettra à Franck de
comprendre qu’il pourra compter sur eux. Je
pense qu’il ne sera pas surpris. Tous les stages

153
que j’ai effectués depuis plusieurs années, et
toutes ses tournées en Europe avec son groupe
nous ont séparés pendant de longues
périodes. Notre amour s’est dissous dans le
manque de communication et les
ressentiments. Il saura surmonter cette
séparation s’il est accompagné d’eux. J’espère
qu’ensuite nous pourrons nous retrouver,
comme des amis.
— Tu es une femme… Je ne trouve pas les mots
pas qualifier cette situation. Tu quittes les
hommes que tu as aimés avec bienveillance,
en veillant à ce qu’ils reconstruisent leurs vies.
— Cela te surprend ?
— Non. Tu es une personne étonnante… J'irai
avec toi à Paris.

Je regardai l’espace. Tout semblait immobile. Le


vaisseau traversait la nuit à une vitesse fulgurante,
mais nous ne ressentions rien. Je mettais mon casque
sur mes oreilles et je me laissais envahir par les

154
musiques de « Rêveries », le dernier album du
quartet de Franck. Les morceaux étaient
contemplatifs et envoûtants. Le son de chaque
instrument se transformait en énergie lumineuse. Le
rythme de la contrebasse créait une ligne ample,
accompagnée par les percussions et les cymbales, les
notes de pianos débutaient une mélodie puis
s’aventuraient, tentaient des contretemps, une voie
nouvelle et le saxophone diffusait ses plaintes
colorées. Comme un chemin d’étoiles dans la nuit.
J’entendais parfois les murmures et les petits cris de
Franck totalement immergé dans son univers.
J’imaginais les regards échangés avec les autres
musiciens, cette sensation unique de composer une
œuvre qui les dépassait, qui emportait le public dans
une transe éphémère. J’adorais l’observer quand il se
produisait sur scène avec son groupe. J’enviais cette
capacité du quartet à former ces instants magiques
où les vibrations de chaque instrument se
superposaient puis s’unissaient dans un accord
parfait, comme s’ils prenaient vie et devenaient hors
de contrôle des interprètes.

155
Franck s’était épanoui avec moi, il me le répétait sans
cesse et je le croyais. Il m’avait offert cet album, avec
une jolie dédicace, lors de notre dernière rencontre
au centre spatial de Cap Canaveral. La pochette,
dessinée par Jean, représentait une illustration de la
Terre derrière un paysage montagneux de la planète
Mars. Un clin d’œil que seuls mes amis, Christopher
et moi pouvions comprendre.

Je regardais le portrait de Franck sur la première


page d’un magazine. Il portait un blouson de cuir
noir. Sa tête était penchée en avant, ses cheveux
étaient coiffés en arrière et il tendait sa main gauche
devant son visage. Celle de droite remontait vers son
cou, dans un signe de respect. Une référence à la
couverture de Heroes, de David Bowie, m’avait-il
expliqué. Peu de personnes avaient su interpréter cet
hommage, mais cela l’avait beaucoup amusé. Il jouait
avec sa célébrité naissante.

Des images me revenaient. Franck m’avait appelé


après quelques jours après notre rencontre à la

156
Brasserie du petit Paris. Nous avions convenu de
nous y retrouver en début de soirée.

— Je n’ai cessé de penser à vous depuis ce


moment.
— C’est gentil.
— Vous aviez raison, je dois me débarrasser des
habits de ce personnage un peu prétentieux.
Le public apprécie davantage ma sincérité.
J’ai envie de changer de répertoire ou peut-
être revisiter les standards d’une autre façon.
— Et si vous jouiez vos propres compositions ?
— Elles feraient pâle figure aux côtés des reprises
des maîtres du jazz et de la bossa-nova.
— Vraiment ? Les avez-vous déjà interprétées
sur une scène ?
— Non… Mais je ne crois pas que ce soit l’attente
des clients de cet endroit. Et ce n’est pas ce que
j’ai promis au patron. Il souhaite des
morceaux connus et fédérateurs, l’essentiel
pour lui est le chiffre d'affaires des
consommations au bar.
— Ah… À quelle heure débute votre prestation?
157
— Je ne suis pas au programme ce soir, je joue
uniquement le jeudi. Il y aura un groupe de
musiciens cubains d’ici une heure. Ils sont
bons.
— Parfait, vous avez largement le temps.
Regardez, il y a déjà une vingtaine de
personnes. Ça vaut le coup d’essayer. Si cela se
passe mal, personne ou presque ne s’en
souviendra.
— Vous me faites marcher ?
— Pas du tout, j’aimerais écouter vos
compositions. Il y a un piano sur la scène.
Allez-y.

Il avait frôlé l’instrument puis posé sa veste sur une


chaise. Il avait joué « Invisible hands », le morceau
qui ouvrirait un an plus tard son premier album et
qui terminait ses concerts aujourd’hui. Les clients du
fond de la salle s’étaient rapprochés. Puis il avait
enchaîné avec d’autres compositions personnelles, sa
voix prenant davantage d’épaisseur. Le patron de la
brasserie souhaitait lui faire signe de s’arrêter, mais
je lui saisis la main et chuchotais à son oreille que
158
j’étais prête à payer pour qu’il permette à Franck de
continuer. Il s’est moqué de moi et je lui ai montré
des groupes de curieux qui entraient et se
rapprochaient. « Qui est-ce ? », murmuraient-ils.
Certains le filmaient. Franck était concentré sur son
jeu, ses doigts glissaient sur les touches du piano, et
il plissait les yeux en chantant. Le public devenu
nombreux se tenait silencieux, attentif à la moindre
expression, et l’acclamait à chaque fin de morceau.
Soudain, je sentis contre moi une présence physique.
Les musiciens du groupe cubain m’entouraient.
« Vous êtes son agent ? », me demanda l’un d’eux. Je
répondis par un sourire énigmatique. Ils attendirent
quelques minutes et le rejoignirent. Ils branchèrent
leurs instruments et prirent place derrière les
percussions. Franck hésita. Devait-il leur laisser la
scène ou continuer ? Le bassiste lui fit signe de lancer
une improvisation. Il posa les mains sur ses genoux,
respira profondément, et il développa un thème de
bossa-nova bientôt repris par la batterie et la guitare.
Les musiciens se comprenaient sans se parler,
imaginaient des solos et le public encourageait ces

159
joutes de notes, cette rencontre inattendue. Au bout
de quatre morceaux, Franck se leva et remercia le
groupe, leur rendant l’espace qu’il leur avait
emprunté. Il me rejoignit exténué, la chemise
trempée de sueur.

— Merci, je vous suis si reconnaissant. Je n’ai


jamais ressenti une telle émotion. Merci, mille
fois merci.
— Je n’ai pas réalisé grand-chose. Je vous ai juste
poussé légèrement pour que vous preniez
confiance en vous. Vous avez un magnifique
talent. Il est temps de l’exprimer.
— Que voulez-vous dire ?
— Enregistrer ces chansons, vous faire
connaître, vivre pour votre passion.
— J’enseigne au conservatoire, je n’ai pas les
moyens de cette ambition...
— Il faut développer ce talent et le révéler au
monde. Pour l’argent, ce n’est pas si
important. Je… Je pourrai vous aider.

160
En prononçant ces mots, j’avais compris que j’étais
en train de tomber amoureuse de lui. Je savais ce que
ces battements de cœur dans ma poitrine signifiaient.
Une nouvelle étape de ma vie, une nouvelle
échappée. Pourtant, à cette époque, mon existence
était déjà tellement compliquée à organiser.

161
30 mai 2027, Mars Endeavour

L’impossibilité de communiquer avec la Terre, et


surtout d’échanger des messages avec ses proches,
pesait sur chaque membre de l’équipage. La
sensation de vivre dans un huis clos s’était imposée
dans nos esprits et elle menaçait notre équilibre
collectif et personnel. Nous passions beaucoup plus
de temps ensemble dans le module commun où nous
prenions nos repas. Nous ressentions le même besoin
de partager des expériences individuelles. Les mois
écoulés durant la préparation de cette expédition
nous avaient appris à connaître nos compétences et
nos traits de caractère, ils avaient créé une forme de
camaraderie entre nous. Tout cela restait superficiel,
nous ne projetions qu’une image de l’autre, nous
n’étions jamais surpris par sa réponse, nous ne
comprenions pas les ressorts de sa personnalité,
nous ne distinguions pas ses failles, ses envies
profondes.

162
C’est Daniel qui se livra le premier. Il exprima son
désarroi de ne plus pouvoir échanger avec ses filles.
Il éprouvait un fort sentiment de culpabilité à l’idée
de les faire vivre dans l’angoisse d’avoir perdu leur
père. Il avait voté pour que le vaisseau fasse demi-
tour et, même s’il savait qu’il devait accepter la
décision prise, il nous reprochait ce choix. Il m’avait
regardé longuement. J’avais senti qu’il s’adressait à
moi, comme s’il avait deviné mon hésitation. Le
commandant détourna la tension qui s’installait et
l'interrogea sur les activités de ses filles. Daniel se
calma. Il nous montra des photos d’elles, décrivant le
parcours d’étudiantes de ses aînées et les prouesses
de sa cadette dans les concours d’équitation. Nous
l’avions tous félicité. Je lui avais demandé où elles
vivaient et il nous avait projeté des vidéos de sa
grande maison en bois, au Québec, avec une terrasse
qui dominait la forêt. Son épouse était apparue, puis
une scène de repas de famille où il posait avec ses
filles et leurs amis. Daniel était ému de dévoiler son
intimité. Son esprit était avec elle, il partageait avec
nous des images qu’il avait visionnées des dizaines de

163
fois depuis notre départ. Il s’attardait de longues
secondes sur les photos de ses proches et ses lèvres
remuaient, comme s’il leur adressait un message
murmuré. Nous l’avions remercié et promis de
présenter nos familles à notre tour, au cours des
prochains repas.

Samantha se porta volontaire. Elle nous accueillit


avec une chanson aux sonorités italiennes. La voix
était puissante, accompagnée d’un orchestre. « C’est
Maria Carta », précisa-t-elle, « une artiste sarde
renommée, une grande amie de ma grand-mère. Je
l’ai croisée quand j’étais une jeune enfant, mais elle
est partie trop tôt », continua-t-elle. Nous nous
regroupâmes autour d’un drapeau italien, elle nous
proposa des conserves avec la mention
« curlugiones ». Dès l’ouverture, nous fûmes saisis
par l’odeur piquante des gros raviolis fourrés à la
pomme de terre et au fromage, entourés d’une sauce
tomate. « C’est un plat typique de mon île de
Sardaigne, préparé par mon mari, Luigi », dit

164
Samantha avec enthousiasme. Nous les avions
dégustés avec un plaisir partagé. C’était savoureux.
Pendant quelques instants, nous oubliâmes tous
notre situation dans l’espace, propulsés à une vitesse
phénoménale, sans contact avec la Terre, à
destination d’une planète dont nous ignorions encore
tous les dangers. Samantha poursuivit cette
délicieuse parenthèse en nous offrant des sachets
contenant des chaussons frits au fromage avec du
miel. « J’aimerais beaucoup vous proposer un verre
de vin pour accompagner ce repas, mais nous allons
devoir attendre d’arriver sur Mars », dit-elle en
souriant. Elle nous projeta à son tour un film, dont
elle avait préparé soigneusement le montage. Le
corps athlétique et bronzé de Luigi, son mari,
apparut avec son fils Juan Carlo, un jeune adolescent
très mince et de grande taille. Ils étaient dans une
crique, entourés de falaises blanches, étendus au
bord d’une eau translucide. D’autres images la
montraient avec son fils lors d’une plongée sous-
marine, s’approchant d’une épave longée de
gorgones et de coraux rouges. Son époux la filmait,

165
elle se tournait régulièrement vers lui, les lueurs du
soleil se reflétaient sur son masque et dévoilaient ses
yeux verts et brillants. J’admirais la fluidité de ses
mouvements, elle se déplaçait sans effort, jouant avec
les poissons et glissant au-dessus du pont de la
carcasse d’un vieux cargo immergé, selon ses
explications, pendant la Seconde Guerre mondiale.
L’objectif était centré sur elle. J’imaginais l’immense
amour qu’elle partageait avec Luigi, et la douleur
qu’elle devait éprouver à présent.

Je me demandais quel était son choix. Avait-elle


souhaité continuer ou faire demi-tour ? J’espérais
que nous pourrions en parler un jour. Son visage
cachait ses véritables émotions. Il n’exprimait
aucune tristesse quand elle décrivait sa famille et
évoquait ses souvenirs. Elle portait un masque
invisible.

166
L’ambiance à bord s’était détendue. Je ne ressentais
plus ce sentiment profond de solitude qui me broyait
l’estomac avant le sommeil. J’écoutais le grondement
des vagues de l’océan. C'était au tour de Michael, le
lendemain, de présenter ses proches. Puis le mien.
J’avais tout ce qu’il me fallait. Des plats concoctés par
de grands chefs français, les magnifiques clichés de
Maxime, la musique de Franck, les illustrations des
albums de Jean pour introduire ou conclure le repas,
les dernières photos de Christopher. Je me
réjouissais à l’idée de parler de vous !

167
5 juin 2027, Mars Endeavour

Michael débuta le visionnage de son album photos.


Avant de projeter la première image, il nous fit
promettre que tout ce qui se disait, tout ce qui
montrait dans le vaisseau, devait rester secret,
comme à Las Vegas. Nous avions acquiescé la main
sur le cœur, étourdis par la sauce pimentée des
empanadas qu’il nous avait proposée. Sur l’écran,
Michael défilait pendant le Carnaval de Rio, habillé
d’un costume lumineux parsemé de paillettes, au
milieu d’une troupe d’une centaine d’autres
danseurs. « Je suis membre d’un club de samba à
Chicago. Il y a trois ans, avec mon compagnon, nous
avons réalisé un stage dans une école à Rio et nous
avons été invités à participer. C’était une expérience
extraordinaire », expliqua-t-il. « Une fête immense,
au rythme endiablé, pendant plusieurs jours. »

C’est à ce moment-là que Samantha eut un malaise.


Elle s’évanouit. Nous la déplaçâmes sur un lit, à
l’horizontale, et nous l’avions sanglée. Le

168
commandant et Michael fixèrent leurs pieds au
plancher et ils l’examinèrent. Avec Daniel, nous
attendions dans le module commun.

— Elle ne se nourrit pas suffisamment, dit-il. Je


l’ai observée à plusieurs reprises. Elle ne finit
pas ses repas. Il faut faire attention, on peut
très vite se retrouver en situation de faiblesse
physique.
— Tu lui as dit ?
— Oui. Elle m’a répondu qu’elle avait des
difficultés de digestion. Ce n’est pas ça,
l’impossibilité de toute communication avec
son mari et son fils est une situation très
pénible pour elle.
— Nous en souffrons tous.
— Je sais, mais certains d’entre nous ont
exprimé qu’ils ne souhaitaient pas continuer
dans cette situation, dit-il avec un léger
agacement.
— Nous aurons l’occasion de réparer le système,
le commandant semble optimiste.
— Je l’espère.
169
— Il faut y croire et le réaliser, dis-je.

Daniel se stabilisa contre une paroi.

— Qu’est-ce qui te motive ? demanda-t-il.


— Que veux-tu dire ?
— Tu es l’astronaute parfaite. On dirait que tu
t’es préparée toute ta vie pour cette
expédition. Comment parviens-tu à accepter
de te séparer de tes proches aussi longtemps ?
— Comme tous les autres membres de
l’équipage, j’imagine que nous accomplissons
quelque chose d’exceptionnel pour
l’humanité.
— Tu n’as aucune inquiétude ?
— Pourquoi ?
— Allons, Juliette, nous ne sommes plus en
entretien de sélection, personne ne nous
écoute, nous pouvons nous exprimer
librement. Sans échange avec la Terre, notre
mission devient extrêmement risquée. Je ne
parle pas que d’un point de vue technique, je
doute de nos capacités à conserver un

170
équilibre psychologique. Je devine que tu as
préféré continuer. Je respecte ta décision.
Pourtant je pense que nous devrions
reconsidérer notre vote, nous n’avons peut-
être pas pris le temps nécessaire à la réflexion.
— Je comprends ton analyse. Ce choix n’a pas été
simple pour moi. Mais je l’assume, je n’ai pas
envie d’y songer à nouveau. Nous sommes
tous embarqués pour près de deux ans encore.
Daniel, nous allons tout faire pour rétablir les
communications avec la Terre, il faut que tu te
projettes dans cette perspective et éviter de
regarder en arrière.
— Tu as sans doute raison, mais c’est très difficile
pour moi. En tant que géologue, c’est vrai que
je trouve le temps long, je n’ai pas de
programme de travail qui correspond à mes
compétences pendant le voyage alors je
m’interroge beaucoup.
— Tu seras très occupé quand nous serons sur
Mars. Tu feras des découvertes. Tes filles
seront fières de toi.

171
Il tourna le regard vers l’espace.

— Je donnerais tout pour pouvoir leur


transmettre un courrier disant que je suis
vivant, qu’elles ne doivent pas s’inquiéter.
— Moi aussi, dis-je.
— Je continue à leur écrire des lettres qui ne
peuvent pas leur parvenir.
— Je te comprends. Tu pourras les envoyer plus
tard, depuis Mars, ou le leur montrer à ton
retour sur Terre.
— Et toi ? Tu composes également des
messages ?
— J’assemble des pensées, des souvenirs, des
images et des sons. Une sorte de carnet de
bord, un récit de ma vie.
— Pour Christopher ?
— Pour lui et d’autres personnes.
— Tu as une famille qui t’attend ?
— Non… Enfin, oui. J’ai une grande confrérie qui
me soutient.
— Je ne comprends pas, tu as des parents, des
frères et sœurs ?
172
— Des amis très proches, comme une petite
tribu.
— Tu es quelqu’un de très énigmatique, Juliette,
dit Daniel.

Mystérieuse. C’est de cet adjectif que Manon, Elsa et


Vanessa me qualifiaient depuis que nous nous étions
rencontrées. Je cachais mon passé, je ne voulais pas
m'exprimer à mon arrivée à l’école, mes camarades
de classe pensaient que j’étais ensorcelée. Je les
observai en silence pendant les leçons et dans la cour
de récréation. Quand j’ai réussi à m’ouvrir aux autres,
j’ai soigneusement choisi les personnes qui
deviendraient mes amies. Elles seules avaient
compris que je ne jouais pas, que je ne pouvais pas
parler, car je n’avais pas encore fait le deuil de la
disparition de mes parents, que j’avais été trimballée
ici comme un meuble inutile. Elles avaient été
patientes, elles m’avaient prêté des livres en glissant
des messages agréables sous les couvertures. Elles
savaient qu’un jour je pourrais m'exprimer et leur

173
raconter tout ce que j’avais vécu. Elles m’ont
accompagnée tout au long de ses années, nous nous
sommes toujours entraidées en jurant de ne jamais
nous perdre de vue. Nos histoires s’entremêlent et
cela nous plaît. Il n’y a pas de jalousie entre nous.
C’est peut-être un aspect très mystérieux, c’est vrai,
aux yeux des autres et qui apparaît plus intensément
dans les miens. Ce mystère est ma richesse, il fait
partie de moi. Je ne suis pas ici par mon unique
volonté et mes seules forces, je suis parvenu à cette
étape de ma vie grâce à leurs conseils et leurs
encouragements.

174
14 juillet 2027, Mars Endeavour

Bastille Day !, s’exclama le commandant en me


rencontrant ce matin. Il me demanda si je comptais
préparer quelque chose pour fêter cette date. J’étais
un peu étonnée, je lui ai répondu que d’habitude nous
tirons un feu d’artifice. « Très drôle ! », répliqua-t-il.
J’ai proposé une distribution de macarons pour le
déjeuner. Il a levé les pouces en l’air en signe
d’approbation puis il s’est élancé vers le module de
pilotage. « Il adore la pâtisserie française, il ne faudra
pas le décevoir », dit Samantha en me tendant un
sachet contenant un café italien.

Elle avait emporté une machine capable de réaliser


des expressos en apesanteur, fruit d’une minutieuse
mise au point technique avec un fabricant renommé.
Elle disposait d’une réserve de mille doses et nous
l’avions déjà consommée à plus d’un tiers. « Je suis
sûre que nos futurs amis martiens maîtrisent l’art de
la torréfaction, ils nous fourniront des recharges »,

175
plaisanta-t-elle. J’appréciai ce geste et je l’en
remerciai. Nous étions seules dans l’espace commun.

— Tu sembles aller beaucoup mieux, dis-je.


— Oui. Sur le plan physique, je contrôle la
situation. Côté psychologique c’est plus
délicat. J’aimerais accélérer le temps ou alors
pouvoir entrer en hibernation pendant
plusieurs mois, comme dans les films de
science-fiction. Nous nous ennuyons tous
pendant ce voyage, il faudrait dormir
davantage !
— Nos journées seront bien remplies quand nous
serons posés, cela nous aidera.
— Tu as raison. J’admire ta capacité à faire face
à chaque situation difficile. Cela m'avait
frappé pendant nos stages d’entraînement. À
chaque fois, tu réussissais mieux les épreuves
que tous les autres. Tu te souviens que tu es
parvenue à sauver l’une de nos camarades
dans la jungle amazonienne.
— Non, tu exagères. Elle s’était blessée, j’ai eu de
la chance de la retrouver rapidement.
176
— Tu es trop modeste ! Je peux te poser une
question ?
— Oui, bien sûr.
— Pendant le délicieux repas que tu as organisé,
tu nous as présenté tes proches. J’ai bien
reconnu Christopher ! Tu nous as aussi
montré des photos avec beaucoup d’autres
personnes. Ce sont tes frères et sœurs ?
— Non, ce sont… Des amis.
— Tu as hésité !
— Des amis très intimes.
— Allez, nous sommes entre nous, dis-moi ce que
tu veux dire ?
— Ce sont mes ex-compagnons.
— Tous les hommes que nous avons vus sont tes
ex ?
— Oui.
— Et tu es restée en bonne relation avec eux ?
— Avec chacun et ils sont tous devenus amis
entre eux.

177
— Je suis encore plus admirative ! Comment
fais-tu ? Et Christopher, cela ne le dérange
pas ?
— C’est une longue histoire… Nous formons une
sorte de famille. Ils sont tous autour de
Christopher, ils doivent le soutenir en ce
moment. Ça me rassure de ne pas l'imaginer
seul.
— Moi aussi je pense à l’inquiétude de Luigi et de
Juan Carlo. Je ne sais pas si les équipes du
centre spatial ont la possibilité de nous voir.
— J’en doute.
— Et moi je doute de… Je ne devrais pas te le
dire, mais je suis pessimiste sur la réparation
du système de communication quand nous
pourrons stationner en orbite autour de Mars.
Je pense que les circuits électroniques sont
totalement grillés, je n'ai pas les pièces
techniques pour les remplacer.
— Et les antennes de la base-vie ?
— C’est la première solution. Elles ne sont pas
très performantes. En fait, je crois qu’il

178
faudrait que nous retrouvions le rover
Perseverance, envoyé en 2022. Il dispose
d’une antenne parabolique de grande qualité.
En rechargeant ses batteries, on pourrait
l’utiliser pour transmettre un message à la
Terre.
— C’est une superbe idée !
— Le commandant est au courant. C’est une
sorte de plan B qu’il pourra présenter à Daniel
et Michael si mes prévisions sur l’état du
module de communication se confirment.
Nous avons besoin d’éviter les montagnes
russes émotionnelles et conserver de l’espoir.
— Tu n’es pas si fragile !
— Je me force à voir les choses avec optimisme.
Comme Luigi. Rien ne peut l’atteindre, il
imagine sans cesse de nouveaux projets. Il
dirige une société de travaux publics, il réalise
des routes et des ponts dans toute l’Europe.
C'est un roc ! Il m’a toujours soutenue, dans
tous mes défis, toutes mes envies.

179
— Christopher m’a encouragée. Et aussi… En
fait, tous m’ont aidée !
— Toute ta famille composée de tes ex-
compagnons ? Tu es incroyable ! Pour cette
expédition, c’est vrai que nous avons eu de
longues discussions. C'est très différent d'un
séjour dans la station spatiale internationale.
La décision n’a pas été facile à prendre, Luigi
a beaucoup réfléchi. Mais un matin, il s’est
levé avant moi pour me préparer un
magnifique petit-déjeuner, avec des
viennoiseries, des fruits découpés, bien sûr un
café bien serré. Il m’a dit qu’il fallait que je
postule à la sélection des astronautes pour
Mars, qu’il allait organiser ses activités pour
être présent avec notre fils. Il l’a fait ! Il a
revendu les parts de la société à ses associés et
il consacre ses journées à l’éducation de Juan
Carlo depuis le début de notre entraînement.
— Participer à cette expédition était une
évidence pour Christopher. Et pour moi
également. Mais je n’avais pas anticipé que

180
cela soit aussi long, et que la séparation puisse
être si difficile à vivre.
— Pourtant tu sembles déterminée et confiante.
— Je le suis. Je crois que j’étais destinée depuis
toute petite à devenir astronaute, à parcourir
l’espace…
— Depuis toute gamine ?
— C’est une longue histoire, Samantha.
— On a du temps !
— Je ne sais pas si je suis prête à en parler.
— C’est douloureux ?
— Mes parents sont morts dans un accident
d’avion quand j’avais huit ans. Défaillance
technique ou humaine, l’enquête n’a jamais pu
l’expliquer. Tout s’est passé si vite. En moins
d’une semaine, j’ai quitté l’Afrique du Sud
pour la France. Je reconnaissais à peine les
visages de mes grands-parents le jour de
l’enterrement. Tout le monde parlait autour
de moi, des inconnus me présentaient leurs
condoléances et je n’arrivais pas à
m'exprimer. J’étais totalement perdue dans ce

181
cimetière glacial, face à la froide stèle en
marbre gris.
— Je ne voulais pas réveiller ces souvenirs. Tu
n’es pas obligée de continuer.
— Oui, je crois que c’est mieux.

La conversation avec Samantha a ouvert le coffre des


émotions enfouies, dont je pensais avoir jeté la clé
depuis très longtemps. Dans la solitude du vaisseau,
je ne parviens plus à contrôler les images qui
s’échappent. Je revois leurs visages, j’entends leurs
voix. Mes parents sont à bord, je ressens leur
présence. J’imagine mon père jouer dans
l’apesanteur pour me faire rire. Il réalise des tours
sur lui-même et quand il s’arrête, il relâche des
petites bulles d’eau par la bouche. Il s’amuse comme
un enfant, accompagné du regard attendri de ma
mère. Elle le rejoint avec prudence, encore peu à
l’aise dans cet univers. Elle me tend la main et nous
glissons vers le hublot pour admirer le spectacle des
lueurs d’étoiles dans la nuit. C’est magnifique, dit-

182
elle. Tu as de la chance de réaliser ce voyage, continue
mon père. J’ai beaucoup travaillé pour être ici, j’ai
sacrifié tant de choses, je voulais que vous soyez fière
de moi, dis-je. Nous le sommes tellement, bien plus
que tu ne peux l’imaginer, souffle-t-il à mes oreilles.

J’ouvris les yeux. Ma respiration était saccadée. Une


nouvelle apnée du sommeil, j’essayai de me calmer.
J’avais à peine dormi deux heures, il fallait que je me
repose davantage.

« C’est avec nous que tu vas habiter maintenant », dit


une vieille dame qui se présente comme ma grand-
mère. « Tu reconnais la maison ? Tu es déjà venue
pourtant ». « Elle avait deux ans », répondit mon
grand-père, « comment veux-tu qu’elle se
souvienne ? », continua-t-il en grommelant.

Ils me laissèrent dans une chambre. Celle qu’ils


avaient improvisée en transformant une buanderie.
La pièce sentait l’humidité. Je me suis assise sur le lit.

183
J’étais entourée de murs tapissés avec des motifs en
forme de fleurs blanches, sur un fond orange. Une
immense armoire en bois contenait mes habits. Ils
étaient tous trop légers, j’avais froid depuis mon
arrivée. Grand-mère avait promis de m’emmener en
ville pour m’acheter des vêtements chauds. Des pulls,
des pantalons et surtout des chaussures, avait-elle
insisté en découvrant que je ne portais que des
sandales. J’ouvris ma petite valise et j’installai Kylia,
ma poupée noire au corps brodé de perles et de
coquillages, sur le lit à côté de moi. Elle me dit qu’elle
s’ennuyait, qu’elle était triste, qu’elle voulait rentrer
en Afrique du Sud. Je lui proposai de lire une histoire
et je sortis plusieurs albums de la minuscule
bibliothèque que j’avais réussi à emporter avec moi.
Elle choisit mon livre préféré, le Petit Prince, que mes
parents m’avaient offert quelques semaines avant de
disparaître. Je commençai à parcourir les lignes et
Kylia se blottit contre moi. Je continuai et je compris
que je récitais le texte par cœur. « C’est normal, tu me
l’as déjà lu une dizaine de fois ! », dit-elle en
m’entourant avec ses bras.

184
J’étais assise sur le banc, dans le couloir, à côté du
bureau de madame Maillard, la directrice de l’école.
Ma grand-mère avait été convoquée. Je n’appréciais
pas cette femme, elle n’était pas gentille avec moi, elle
me faisait peur avec sa voix stridente et son grand
menton. Heureusement, il y avait mon instituteur,
monsieur Del Alamo, j’aimais bien ses cheveux
ébouriffés, son regard malicieux derrière ses lunettes
et sa grosse barbe mal taillée. La porte était fermée,
mais j’entendais tout. La directrice disait que je ne
parlais pas aux autres élèves, que je refusais de
participer aux activités, elle ajoutait que cette
situation ne pouvait plus durer, que je perturbais
l’équilibre de la classe et de l’école. Grand-mère
s’excusa, promit qu’elle allait me raisonner. Une
chaise grinça, peut-être la sienne. Puis, la voix
chevrotante, elle reprit. « Cette petite est un fardeau
pour nous, je dois vous l’avouer. Nous n’avons pas
choisi de l’accueillir, avec mon mari nous aurions
préféré que la famille de son père s’en charge, mais
ils sont trop occupés, paraît-il. Elle ne parle qu’à sa
poupée. Que pouvons-nous faire ? C’est la seule école

185
du village ! ». Monsieur Del Alamo l’interrogea sur
ma poupée. Grand-mère lui expliqua qu’elle
communiquait avec moi à travers Kylia. La directrice
soupira fort et répondit qu’elle prendrait une
décision après les vacances de Noël. La porte s’ouvrit,
je me redressai et fixai le mur devant moi. « Allons,
dit grand-mère, nous rentrons à la maison ». Mon
instituteur me retint par l’épaule et il s’agenouilla à
ma hauteur. Ses yeux m’inspiraient confiance.
« Juliette, est-ce que Kylia pourrait venir à l’école
avec toi ? Elle doit s’ennuyer toute la journée en
t’attendant, peux-tu lui demander ? ». Je hochai la
tête et je découvris un sentiment de satisfaction qui
s'exprimait derrière les poils de sa barbe. Je souris et
nos regards ne se quittèrent pas jusqu’à la sortie de
l’établissement.

Je compris bien plus tard, à l’âge adulte, que cet


instant avait été déterminant dans ma vie. Monsieur
Del Alamo avait créé la passerelle qui me manquait
pour m'arracher du pays des rêves et des souvenirs et
entrer dans un monde nouveau, que je devais
apprendre à apprivoiser. Je suis devenue plus

186
attentive, je lui transmettais les devoirs et les dessins
réalisés selon les conseils de Kylia et il
m’encourageait. Un jour, juste avant la récréation, il
attendit que tous les enfants soient sortis de classe et
il s’est adressé à ma poupée. « Peux-tu rendre la
parole à Juliette ? J’aimerais beaucoup entendre le
son de sa voix », demanda-t-il avec calme. Kylia
hocha la tête et me regarda. « Au revoir, monsieur, à
demain ! », dis-je en quittant la pièce.

Je revoyais grand-mère fondre en larmes quand je lui


avais réclamé de me resservir des frites le dimanche
suivant. « Je te l’avais bien dit qu’elle reparlerait un
jour, cette petite ! Et d’ailleurs moi aussi je vais
l’accompagner en reprenant des frites ! », s’était
enthousiasmé mon grand-père.

Monsieur Del Alamo. Je me souvenais de ses pulls de


laine élimés sur les coudes. Il me faisait rire. Une
immense confiance s’était installée entre nous.
« Juliette et Kylia, je vous prête ces livres si vous
promettez de les rendre. Ils comportent beaucoup de
pages, vous pouvez les partager ». Je les dévorais,

187
allongée sur le lit avec ma poupée, et je m’évadais en
lisant les aventures de Fantomette, du Club des cinq
et plus tard les romans de Jules Vernes.

Au décès de grand-mère, vingt ans après, j’ai


retrouvé mon instituteur. Il était assis au fond de
l’église et s’était approché de moi à la fin de la
cérémonie. Sa barbe et ses cheveux étaient devenus
blancs, son regard avait conservé ses éclats de malice.
« Je suis content de te revoir », dit-il. « Elle m’a
régulièrement informée de ton cursus d’étudiante, tu
as parcouru un sacré chemin ». Je lui racontai mon
entrée à l’École aérospatiale et expliquai en quelques
phrases le sujet de ma thèse de doctorat que je venais
de soutenir. Il m’a félicitée. J’ai voulu le remercier,
lui dire à quel point il avait compté pour moi, mais il
m’a interrompue en posant sa main contre mon
avant-bras, le même geste qu’il avait eu en sortant du
bureau de la directrice. « Tu sais, je n’ai pas fait
grand-chose, j’ai juste demandé à ta poupée de
t’aider. C’est elle qui a tout fait », conclut-il dans un
large sourire.

188
J’ouvris les yeux. Pendant quelques secondes, je ne
reconnus rien autour de moi. Des boutons lumineux,
un éclairage tamisé, un écran en veille. Je regardai
ma montre. J’avais dormi dix heures d’affilée, cela ne
m’était jamais arrivé dans l’espace. Je décrochai les
harnais qui m’arrimaient au couchage, j’étirai les
bras puis les jambes, je fis des tours sur moi-même
comme dans un manège. Je ris et cette sensation de
ridicule me réjouit. Je me fixai un instant à la paroi
pour retrouver l’équilibre et apaiser mon esprit. Je
glissai vers le hublot et je devinai la forme des yeux
de mes parents derrière la vitre. Je ressentis une
grande chaleur dans la poitrine.

Je n’étais plus seule.

189
16 août 2027, Mars Endeavour

Le commandant nous réunit pour un point de


navigation. Nous étions parfaitement dans la
trajectoire prévue, se réjouit-il en commentant des
courbes sur l’écran, et nous devions atteindre l’orbite
de Mars dans quarante jours. Je complétai ces
informations en faisant un état des lieux des niveaux
des réserves d’eau et d’oxygène. Nous étions en deçà
des estimations, ce qui était très rassurant pour le
voyage retour. Michael effectua le décompte des
plateaux de nourriture consommés et évoqua, sur le
ton de la plaisanterie, le besoin de réduire la
fréquence de nos « repas découverte », car nous
risquions de conserver des plats beaucoup moins
appétissants pour rentrer sur Terre. Son exposé
suscita une vive désapprobation collective, Daniel
expliquant qu’il ne pouvait se passer des spécialités
françaises et Samantha insista sur l’impossibilité de
rationner son tiramisu.

190
L’atmosphère était très détendue. Michael et
Samantha mettaient au point des chorégraphies
élaborées sur les morceaux de David Bowie, Daniel
les jouait à la guitare et je m’essayais au chant et aux
percussions. J’avais l’impression d’être en colonie de
vacances, sous l’œil du commandant, comme un
moniteur qui s’assurait que nous ne faisions pas de
bêtise autour des braises du feu de camp. Il se tenait
en retrait de nous dans ces moments de gaieté et se
retirait régulièrement dans le module de pilotage.

J’avais décidé de le rejoindre et de comprendre son


attitude. Il était attaché sur l’un des fauteuils que
nous avions utilisés pour la phase de décollage. Son
regard était plongé dans la lecture d’un livre sur un
écran.

— Je vous dérange, commandant ?


— Oh ! Non, pas du tout. Que puis-je pour vous ?
— Je pense que l’on peut déjà se tutoyer.
— Comme tu veux.

191
— J’ai une question à te poser, quelque chose que
le reste de l’équipage n’ose pas te demander.
Promets-moi de ne pas te vexer.
— Je vais essayer. D’accord, continua-t-il.
— Quand Michael a fait un point sur le stock de
nourriture, nous avons compris que tu n’avais
pas organisé de repas découverte des plats de
ta région. Bien sûr, il n’y a aucune obligation,
ce serait juste une façon de te connaître.
— Oui, c’est vrai, vous avez raison. Je n’ai pas
grand-chose à partager et vous avez tous mis
la barre très haut avec vos expositions. Surtout
toi d’ailleurs, un moment culturel et culinaire
extraordinaire, avec des dessins, de la
musique, des photographies projetées sur les
parois. À côté de vous, ma vie est très banale.
Et puis je suis très pudique, ma femme me le
disait souvent.
— Tu pourrais nous la présenter ? Même autour
d’un repas à base de pâtes à la carbonara !
— Elle m’a quitté depuis bientôt deux ans.
— Oh ! Je suis désolé.

192
— Elle n’a pas accepté cette expédition. Elle
m’avait prévenue : c’est moi ou la planète
Mars ! Je n’arrivais pas à me décider alors elle
est partie et je n’ai plus reçu de nouvelles. À la
différence de vous quatre, personne n’attend
mon retour sur la Terre.
— Personne ?
— Si… J’exagère un peu. Il y a mon père, ma
sœur et mes neveux. Quelques amis. Dans nos
métiers, conserver le contact avec ses proches
est très difficile, tu le sais aussi. Nous avons
choisi une voie différente des autres, un
engagement total qui implique beaucoup de
sacrifices. Je suis étonné par le parcours de vie
de chaque membre de l’équipage. Vous avez su
fonder des cercles familiaux ou d’affection qui
vous soutiennent.
— Nous avons tous rencontré des embûches, le
cours de nos existences n’a pas été aussi
limpide que les sourires ou les visages
épanouis des photos ou des vidéos.

193
— Je le sais. Je connais vos dossiers par cœur.
C’est le privilège du commandant. Tout votre
passé, tous vos entretiens durant les stages
ont été analysés par des psychologues. Vous
avez été sélectionnés sur des critères de
résistance psychique, mais vous n’êtes pas
infaillibles. Mon rôle est de gérer vos
faiblesses, car l’isolement d’êtres humains
pendant une aussi longue période dans
l’espace n’a jamais été expérimenté. Parvenir
à vivre ensemble dans un univers hostile est
peut-être le défi le plus important de cette
expédition.
— Je ne voyais pas les choses de cette façon, mais
tu as raison. Je comprends ton retrait de nos
activités. Tu nous observes. Je dois avouer que
ce n’est pas très agréable de l’apprendre.
— J’ai été choisi et formé pour cet objectif. Et je
dois veiller à ce que vous restiez en bonne
santé et que vous conserviez une forte
motivation pour la réalisation de cette
mission !

194
— Et toi ? Quels sont tes ressorts personnels ?
J’ai l’impression que tu ne gères pas si bien
cette situation. Par exemple, c’est la première
fois que nous échangeons aussi longtemps au
bout de sept mois de voyage. As-tu des regrets
d’avoir perdu la femme que tu aimes ?
— Juliette, je ne veux pas en parler. Mes failles
m’appartiennent.
— Pardon, je reviens dessus, mais je préfère être
franche… Je n’apprécie pas de me sentir
observée ou analysée. Tu sais apparemment
beaucoup de choses sur chacun d’entre nous
et tu ne désires rien partager. Nous allons
passer beaucoup de temps ensemble et il
serait souhaitable d’établir des relations de
confiance.
— Alors je vais être franc avec toi également. Tu
es la protégée de Christopher depuis toujours.
Cela ne te donne aucun droit ou aucun
avantage sur les autres membres de
l’équipage. Tu me reproches de vous observer,
mais ta proximité avec le directeur de la

195
préparation de cette expédition n’est pas
neutre. C’est peut-être toi qui nous surveilles,
qui évalues la façon dont j’exerce mes
fonctions.
— C’est absurde ! Ma relation avec Christopher
concerne ma vie privée, elle n’a aucune
interférence avec le déroulement de la
mission.
— Je n’en suis pas certain. Ta nomination dans
cet équipage a surpris. Tu n’étais pas la
meilleure candidate pour le quota européen
des astronautes.
— Je suis choquée par ces sous-entendus. Tu
connais mes états de service, mon expérience
et les résultats des tests de sélection.
— Oui, mais d’autres options étaient
envisageables. La postulante allemande, par
exemple, me semblait plus solide. Je n’ai pas
eu la possibilité de choisir chaque membre de
l’équipage, les équilibres politiques et
financiers m’ont été imposés. Et peut-être que

196
les analyses d’examens d’aptitudes
manquaient d’objectivité.
— Cette conversation prend une tournure très
désagréable. Je regrette d’avoir tenté de mieux
te connaître.
— J’ai tout sacrifié pour cette place de
commandant. J’ai rencontré des obstacles que
tu n’imagines même pas. Ma couleur de peau,
le racisme exprimé ou insidieux, le défaut
d’argent… Alors que toi… Des études
financées par ton gouvernement, un salaire
confortable, des soutiens politiques et une
relation amoureuse avec le directeur de la
mission… Tu es intelligente, mais tu n’as rien
affronté dans ta vie.
— C’est odieux. Moi je ne comprends pas ce
comportement méprisant. Tu as bien caché ta
véritable personnalité pendant la préparation.
— Alors, restons-en là et laisse-moi finir ma
lecture.

197
— Oui, commandant, vous avez raison. Je
préfère rejoindre les autres membres de
l’équipage et oublier cette conversation.

J’étais révoltée. Les propos de Jefferson me


dégoûtaient. Insinuer que je devais ma place à
Christopher… Comment pouvait-il dire cela ? Je me
sentais humiliée. Je m’enfermai dans le module de
gymnastique et je courrais en apesanteur pendant
près d’une heure. Je décuplais mes efforts physiques
pour calmer la rage qui montait en moi et je priai
pour que la communication puisse être rétablie avec
la Terre quand nous serions sur Mars. J’avais tant
besoin de pouvoir parler à Christopher.

198
29 août 2027, Mars Endeavour

C’était l’anniversaire de Jean. Je calculais que nous


nous connaissions depuis vingt-deux ans et cela me
réconfortait. Un grand amour devenu un immense
ami. J’espérais qu’il ne pouvait croire à ma
disparition et qu’il scrutait régulièrement les étoiles
en attendant un signe. Le fêterait-il dans la villa de
Manon ? Est-ce qu’il préparait un nouvel album ?
J’aurais voulu pouvoir lui parler, même pour
quelques secondes, le rassurer et lui dire qu’il
vieillissait bien. Il aurait réagi en déclarant que je me
moquais de lui. Non, je le pensais vraiment. Je lui
aurais glissé à l’oreille qu’il était toujours beau et
séduisant alors il aurait souri, il se serait senti flatté
et ce compliment aurait illuminé sa journée.

Je recherchai des photos sur ma tablette. J’avais


copié tout mon historique de fichiers personnels
avant de partir. Je retrouvai l’année 2005, celle de
notre rencontre. Il était mince, les cheveux bruns et
courts, des grands yeux noirs avec des pommettes

199
hautes qui évoquaient des racines orientales. Une
ascendance slave, aimait-il à expliquer, persuadé que
cet exotisme suscitait l’intérêt de son entourage.

« Je serai toujours cet étranger au regard sombre /


un rebelle dans vos villes de contraste » était l’une de
ses phrases favorites, empruntées aux paroles de
Rebel, d’Alain Bashung.

Jean m’amusait avec son style hautain quand des


amis communs nous avaient présentés. Il se prenait
très au sérieux et j’adorais lui tendre des pièges de
rhétorique pour fragiliser ses analyses de la politique
ou de l’économie internationale. C’était devenu un
jeu entre nous, chacun prenait plaisir à adopter le
contrepied de l’autre et nous finissions par nous
avouer, à la fin de la soirée, qu’aucun de nous ne
pensait un mot de tous nos argumentaires
développés pendant des heures.

Je venais de passer ma licence de pilote privé et je


l’avais invité à m’accompagner sur un monomoteur.
Nous avions survolé le sud-est de Toulouse puis les
Pyrénées et suivi la côte jusqu’à l’Espagne. Jean était

200
ébloui, prenait des photos et s’exclamait sans cesse
pour décrire la beauté des paysages et exprimer ses
sentiments de liberté et de joie. J’adorai son sourire
et son regard d’enfant. À l’atterrissage, il cherchait les
mots pour me remercier, je sentis qu’il avait envie de
me serrer dans ses bras. Il n’avait pas osé. Je crois
que je l’impressionnais.

Nous devions nous retrouver le soir, avec des amis,


place de la Daurade. Nous savions que notre relation
venait de changer. Nous étions dans cet instant
délicieux du lien amoureux où nous tentions de
retenir les sentiments alors que les corps s’appelaient
et se tutoyaient déjà. À la fin du dîner, prétextant une
journée épuisante, nous avions quitté nos camarades
et Jean avait proposé de m’accompagner chez moi,
déclenchant les sourires et les rires de notre tablée.

Je ressentais encore le premier contact de nos lèvres


et la chaleur de son torse. Ses gestes étaient lents et
cela me plaisait. Je sentais ses doigts passer dans mes
cheveux et glisser dans mon cou. Les derniers éclats
du soleil enveloppaient le quai et diffusaient une

201
lumière douce sur les briques. Pour la première fois,
je découvrais le frisson d’une grande passion. Jean
murmurait des phrases enflammées pour me dire
que j’étais belle et qu’il m’aimait depuis longtemps.
Sa délicatesse me charmait. « Je ne suis pas en
porcelaine, tu peux me serrer fort contre toi ! »,
disais-je quand il retenait ses mains de descendre sur
mes hanches. « Nous ne sommes pas seuls »,
répondit-il, en me faisant remarquer que nous étions
assis sur le quai, au milieu des passants. J’avais ri et
nous avions couru jusqu’à atteindre mon
appartement où nous sommes restés enfermés
pendant plusieurs jours.

Mon cher Jean. J’espérais que tu n’avais pas oublié


ces moments. Leur souvenir était une joie.
Magnifique anniversaire.

202
18 septembre 2027, Mars Endeavour

Fiesta party ! Nous criâmes tous de joie en faisant


onduler des guirlandes colorées autour de nous. Au
rythme d’une samba endiablée, Samantha et Michael
débutèrent un parcours déhanché à travers les
modules du vaisseau. Je m’accrochais à eux et
j’entraînais Daniel par les épaules. Nous avions bu
une seule gorgée d’alcool, un rhum arrangé à la
vanille qu’il réservait pour une grande occasion, et
nous ressentions déjà l’effet de l’ivresse qui délivrait
nos corps engourdis et libérait nos pensées les plus
extravagantes. C’était l’anniversaire de Daniel et
nous avions décidé que ce serait notre fête d’arrivée
vers Mars. La planète rouge n’était plus qu’à cinq
jours de distance. Jefferson n’approuvait pas, nous
n’avions pas respecté ses consignes de sobriété. Il
nous observait en silence. J’étais sûre qu’il notait cet
écart au règlement. Que pouvait-il faire de toute
façon ? Nous n’étions pas des soldats aux ordres,

203
nous étions des êtres humains qui souhaitions
oublier la torpeur de cet interminable huis clos.

Ce moment devait être mémorable. Je me surpris à


chanter et à reproduire les rythmes des tambours
avec tous les ustensiles qui me tombaient sous la
main. Samantha augmenta le volume de la musique
et tamisa les lumières. On se serait cru dans une boîte
de nuit, nos corps se frôlaient, épousant les échos des
basses qui résonnaient contre les parois métalliques.
L’ambiance devint psychédélique. Pendant un
instant, je pensai que si la Terre nous adressait un
message ou si un extraterrestre venait taper au
hublot, nous serions incapables de l’entendre. Je le
dis à Michael, qui éclata de rire, tandis que Daniel
lança Sympathy for the Devil, des Rolling Stones.
Nous reprîmes en chœur les « Hou-Hou » de la
chanson, j’étais sans arrêt en mouvement, je dansais
en fermant les yeux. Je libérais mes émotions. Je
revivais enfin. Je laissais mon corps s’exprimer, je
ricanais quand Jefferson me fit signe que je risquais
de me faire mal en m’abandonnant à la dérive entre
les sas des différents modules. Mick Jagger et les riffs

204
nerveux de Keith Richards décuplèrent mon
excitation.

J’avais l’impression que tu étais avec moi,


Christopher, je sentais ton souffle, je percevais ton
odeur. Tout se mélangeait, tout se confondait. Tout à
coup, je découvris Jean, Maxime, Franck et puis
Manon, Elsa et Vanessa, ils avaient enfin trouvé
l’adresse de cette cave dans l’espace, cette boîte de
nuit minuscule. « Venez, je vous emmène au bar ».
La vanille était délicieuse, je léchais l’emballage et
j’en redemandais pour vous faire goûter. Vous
m’encercliez, vous me preniez la main, je sentais ma
transpiration qui s’échappait autour de mon cou, des
petites bulles qui remontaient, c’était si drôle. Tout
se mettait à tourner près de nous. « Qui a branché la
centrifugeuse ? J’ai chaud, terriblement chaud ! ».
Vous ôtâtes mon sweat-shirt, vous aviez raison, peau
contre peau nous étions mieux. « Rapprochez-vous,
je veux respirer votre odeur, entendre vos voix,
toucher vos visages », hurlai-je. Mon cœur battait au
rythme de Satisfaction, Mick Jagger était en face de
moi. « Qui avait eu la bonne idée de l’inviter ? ».

205
Je sentis vos mains qui m'empoignaient et qui me
portaient. « Oui, partons ensemble, quittons cette
cave pour retrouver la fraîcheur de la nuit. J’ai envie
de courir dans les dunes, d’éprouver le sable sous
mes pieds ». Je dévalai dans la pente, je me protégeai
en couvrant ma tête. J’étais au bord de l’eau, les
vagues d’écume m’atteignaient.

Et soudain le silence et l’obscurité. J’avais mal aux


jambes et aux bras, je me sentais engourdie. Une
terrible migraine m’empêchait de remuer le crâne. Je
ne pouvais pas bouger, j’étais attachée. « Quel est cet
endroit ? Depuis combien de temps suis-je ici ? ». Je
fermais les yeux et je vous retrouvais. Vous étiez tous
assis sur la dune et vous me contempliez. Mon corps
reculait dans la mer. Lentement, je m’évanouis dans
l’océan. Je manquais d’air, je suffoquais pour rester à
la surface. Le courant m’emportait. Je vous faisais
des signes pour me secourir, mais vous ne bougiez
pas, vous détourniez le regard et fixiez le ciel étoilé.
Les vagues m’ensevelissaient, je ne parvenais plus à
résister à leur force. L’immensité m’aspirait. Je me
débattais, je compris que tous mes membres étaient

206
retenus par des cordes. Je glissais dans les abîmes
froids. Le bleu profond et puis le néant, le noir
absolu.

J’entendis une voix. J’ouvris les yeux. Je n’avais pas


quitté la cave, je reconnaissais le bruit sourd des
ventilateurs et des pompes à air du vaisseau. Je me
sentais faible. Le visage de Samantha s’approcha du
mien. Elle me dit de ne pas m’inquiéter, elle répéta
que je devais me reposer. Un contact froid contre
mon poignet. Je me tournais et je vis Michael qui
prenait mon pouls. Il sourit puis il dirigea un
thermomètre électronique vers mon front.

— Lendemain de fête ! Vous avez un peu abusé


de l’alcool, mademoiselle !, se moqua-t-il.
— Il raconte n’importe quoi, murmura
Samantha en me caressant les cheveux, tu as
dansé jusqu’à en perdre la tête, tu étais
extraordinaire, je n’oublierai jamais ces
moments.

207
24 septembre 2027, Mars

Nous étions posés depuis vingt-quatre heures à


l’intérieur du cratère Jezers, dans un delta desséché,
au nord de l’Équateur martien.

Mes membres étaient lourds, je bougeais avec


difficulté. Les longues séances de sport avaient
atténué ma perte musculaire, je pouvais décomposer
mes mouvements avec lenteur et retrouver des
sensations. L’espace disponible du lanceur, cette
fusée détachée du vaisseau placé en orbite, était très
réduit. Nous devions y rester le temps suffisant pour
que nos corps récupèrent l’habitude de la gravité. Je
descendis la passerelle avec précaution et rejoignis
Samantha dans la zone centrale, au niveau inférieur.
Les traits de son visage étaient tirés. Elle savourait le
plaisir d’un café dans une tasse, au lieu d’un sachet à
aspirer quand nous étions en apesanteur. Elle
contemplait le décor qui s’offre à nos yeux à travers
un petit hublot. Un désert, parsemé de rochers. À
l’horizon, des montagnes sombres aux contours

208
sinueux. Daniel nous rejoignit avec prudence, en
s’agrippant aux poignées. Il se stabilisa et prit des
clichés de l’extérieur puis se tourna vers nous.
Samantha et moi l’empêchâmes de nous
immortaliser dans cet état de faiblesse. Michael et le
commandant descendirent à leur tour le long de
l’échelle. Nous regardâmes ensemble le lieu qui nous
attendait. Pour la première fois, des êtres humains
allaient poser le pied sur Mars, ce serait un moment
historique. Cette planète mystérieuse, source de tant
d’imaginaires, sur laquelle nous avons envoyé des
sondes puis des rovers depuis près d’un demi-siècle,
allait être notre prochain terrain de découvertes.
Nous ne parlions pas, nous contemplions le paysage
en nous cramponnant aux barres et aux poignées
pour ne pas tomber sous le poids de nos corps. Des
êtres humains si fragiles, enfermés dans une cloche
de métal. Une force hostile et silencieuse nous
enveloppait. J’étais stupéfaite de me trouver dans ce
lieu, j’oubliais la fatigue du voyage, l’épreuve
physique de l’arrivée et cette abominable nausée, je

209
retenais mon souffle comme pour suspendre le
temps. J’étais sur la planète Mars, enfin.

Deux jours plus tard, ou plutôt deux sols martiens,


nous devions avoir tous retrouvé la motricité
suffisante pour enfiler nos combinaisons et toucher
la surface ensablée. Le programme qui nous
attendait était très précis. Nous devions rassembler
tous les équipements qui avaient été apportés par le
vaisseau cargo qui nous avait précédés : la base-vie,
la centrale électrique, les panneaux solaires et les
rovers pressurisés. Ils se situaient dans un rayon de
trois kilomètres autour de notre lanceur. Le radar les
avait déjà détectés. Ils répondaient à nos signaux. Le
commandant me demanda d’accompagner
Samantha pour retrouver Perseverance, l’ancien
rover posé en 2022, afin de vérifier si ses antennes
étaient en bon état pour permettre de rétablir la
connexion avec la Terre dans le cas où le système de
communication de la base-vie ne fonctionne pas.
Selon nos calculs, il se situait à une vingtaine de
kilomètres. Il n'était plus en marche plus depuis
quatre ans, je craignais qu’il soit enseveli sous le

210
sable, mais je gardais ces pensées négatives pour
moi. Ce n’était pas le moment d’émettre des doutes
ou une réserve sur l’ordre donné par le commandant.

Les heures étaient longues. Chacun s’efforçait d’être


en mouvement. Nous nous déplacions à tour de rôle
dans l’espace réduit, nous étirions nos membres en
nous appuyant sur la passerelle, nous portions des
objets de plus en plus lourds pendant quelques
secondes. J’avais l’impression de partager un
vestiaire sportif avant une épreuve majeure.
J’imaginai que, dans quelques instants, une
personne s’apprêtait à entrer dans la pièce et nous
demander à rejoindre la piste d’un stade
d’athlétisme.

Je redécouvrais le plaisir du fonctionnement naturel


de mes organes, la délicieuse sensation du liquide qui
glissait le long de ma gorge et rafraîchissait ma
poitrine. J’étais attentive à ma digestion, au sang qui
irriguait mes membres. Bientôt, j’allais récupérer la
tonicité de mes jambes et mon visage perdrait ses
formes boursouflées. Chacun allait retrouver son

211
apparence normale, celle que nous avions mise de
côté pendant huit mois. J’avais hâte de pouvoir
marcher dans ce désert de sable et de roches. Ce
décor était si envoûtant. Il captivait nos regards et
nos pensées. Il nous attirait et nous séduisait. Il
savait faire illusion, on aurait pu croire qu’il suffisait
de déverrouiller le sas et courir vers l’horizon. Mais
derrière sa beauté se cachait un animal sauvage, un
prédateur aux yeux de velours. Il y avait cent fois
moins d’oxygène dans l’atmosphère de Mars que sur
terre. Sans scaphandre, c’était une mort instantanée
par décompression. Intoxiqué par le dioxyde de
carbone, le sang bouillonnerait dans nos veines puis
notre corps serait immédiatement gelé, emporté par
la température glaciale.

212
26 septembre 2027, Mars

Nous étions tous debout dans nos combinaisons,


formant un cercle sur le sol de la planète rouge. Nous
ne bougions pas, attentifs au souffle du vent qui
déplaçait la poussière. C’était une idée du
commandant et, pour une fois, je l’approuvais. Il était
persuadé que les ingénieurs de la NASA nous
repéreraient grâce au télescope spatial en restant
immobiles près du lanceur pendant une demi-heure.
Il voulait leur montrer que tout l’équipage était en
vie.

Chacun imaginait les réactions de sa famille, de ses


enfants, de ses amis. J’entendis la voix de Samantha
qui chantonnait et celle de Daniel qui murmurait des
mots d’amour à sa femme et ses filles. J’étais émue,
je regardais le ciel gris, parsemé de quelques reflets
bleus et les hautes montagnes qui entouraient le
cratère. Je pensais à Christopher, je songeais à vous.
Je savais que vous découvririez bientôt ces images.
Nous étions vivants, nous avions réussi à atteindre

213
cette planète si lointaine. Cinq éclaireurs qui
espéraient capter l’attention de huit milliards
d’habitants de la Terre.

Je ressentais une puissante force derrière ma


combinaison. Je n’étais pas ici par hasard. Tous ces
sacrifices n’avaient pas été vains, j’étais à ma place,
j’étais à l’avant-garde de l’humanité. J’observais les
autres astronautes. Leurs regards étaient fixes, ils
étaient absorbés dans leurs pensées. Je fis un pas de
côté et j’embrassai l’immensité. Nous étions au
centre d’un cratère de trente kilomètres de
circonférence, la crête des sommets à l’horizon
dépassait dix mille mètres d’altitude. Étions-nous les
témoins de la fin d’un monde ou des balbutiements
d’un éveil de cette planète ? Allions-nous découvrir
des secrets que toutes les sondes et les rovers envoyés
dans le passé n’avaient pas su détecter ?

Le commandant nous libéra, il considéra que le


temps nécessaire à l’observation de notre cercle était
écoulé. Nous commençâmes notre marche vers la

214
base-vie. La faible gravité martienne compensait le
poids de nos combinaisons, nos pas étaient légers,
nous ne ressentions pas les efforts. Les traces de nos
semelles s’imprimaient dans la poussière orange. Les
capteurs indiquaient une température de moins de
quarante degrés, une mesure qui semblait décalée
par rapport aux rayonnements du soleil qui nous
aveuglaient et qui faussaient nos sensations.

Dès ces premiers instants, nos corps furent percutés


par des milliers de particules ionisantes. À la
différence de la Terre, il n’existait pas de champ
magnétique pour les repousser. Cette première sortie
était le début d’une longue exposition aux radiations
cosmiques, beaucoup plus soutenue que celle que
nous avions déjà subie lors de nos séjours dans la
station spatiale internationale. Chacun d’entre nous
avait accepté cette mission en connaissant les
conséquences de ces phénomènes sur sa santé.

Je me souvins de ma conversation avec Christopher,


quelques heures après l’appel du directeur de la

215
NASA qui me proposait d’être membre de
l’expédition.

— Tes capacités de résistance physique sont


extraordinaires, mais aucun entraînement ne
pourra te préparer à combattre ces ennemis
invisibles qui grignoteront chaque jour les
cellules de ta peau, les tissus de tes organes.
Tu ne reviendras pas comme avant, tu auras
vieilli beaucoup plus vite.

Ses mots ne m’avaient pas effrayée.

— Tu me répètes toujours que je fais plus jeune


que mon âge, je vais simplement ajuster les
choses… Je te promets que je ferai attention,
ne t'inquiète pas.
— Tu dis des bêtises… des sottises… Comme à
chaque fois que tu veux éviter une question.
— C'est que… Je ne veux pas… Non, je ne
souhaite pas y penser… Christopher, cette
expédition est une chance unique, je ne dois
pas songer à ma seule personne, je désire y
arriver. Tu comprends ? Y aller… Tu connais

216
ma détermination. Si tu étais à ma place, tu
accepterais aussi.
— Ah ! … Il y a quelques années, avant de te
rencontrer, c'est certain… Mais aujourd'hui, je
ne voudrais pas prendre le risque… De te voir
disparaître. Et je refuserais.
— Mais… Je ne te perdrai pas en partant.
J'emporterai tout ce que j'aime de toi… Et
nous resterons connectés. Tu vivras ce voyage
et cette expédition avec moi, oui, avec moi. Je
t'enverrai des photos, je te raconterai mes
tribulations sur la planète rouge… Notre
passion grandira. Tu… Tu seras fière de moi.
— Je… Je le suis déjà… depuis le premier jour.

217
28 septembre 2027, Mars

Nous découvrîmes tous les équipements posés sur le


sol martien. Ils étaient regroupés dans un rayon de
deux cents mètres. J’étais étonnée d’une telle
précision. J’avais l’impression qu’une équipe nous
avait précédés pour les rapprocher et nous simplifier
la tâche de les rassembler.

La base-vie, en forme de capsule cylindrique installée


sur quatre pieds métalliques, était solidement
arrimée sur la surface. Les filins des parachutes qui
avaient retenu sa chute étaient encore attachés sur
son sommet. Ses parois scintillaient. Avec Daniel,
nous actionnâmes le déploiement de l’échelle sur le
côté pour pouvoir monter sur le toit, nettoyer les
panneaux solaires et initier le chargement des
batteries. Tous nos gestes étaient précis, nous avions
répété cette situation à de multiples reprises lors de
nos entraînements dans le désert de l’Utah. Daniel
avait hâte d’entrer dans le chalet, le nom que nous
avions donné à la base-vie. Samantha vérifia les

218
branchements et manipula des capteurs aux embouts
des gigantesques piles.

Michael et le commandant avaient repéré


l’équipement le plus fondamental de notre future
installation. Une boîte métallique était à moitié
ensevelie dans le sable. À l’aide de pelles, ils
parvinrent à l’extraire et la traînèrent jusqu’au chalet.
Le commandant déverrouilla des interrupteurs sur
une façade. Puis il tira sur une manette et un signal
lumineux apparut. C’était le signe attendu. La mini
centrale nucléaire fonctionnait. Une joie immense
nous envahit. Nous détachâmes les câbles touffus
pour les connecter à notre future habitation.

Nous avançâmes vers les deux rovers. Ils étaient


enveloppés dans des films en plastique recouverts
d’une épaisse poussière. Le premier était
parfaitement planté sur ses roues. Le second était
renversé sur le côté. Je m’approchai et je compris
qu’il s’était posé sur un rocher et avait été
déséquilibré. Le commandant l’inspecta et partagea
mon analyse. Il n’y avait pas de dégât apparent, il

219
fallait le redresser avec attention et contrôler son
étanchéité. Nous décidâmes de pousser le premier
véhicule vers la centrale et charger ses batteries.
Nous souhaitions ensuite tirer des câbles pour
rétablir le second.

Même si la gravité plus faible allégeait nos efforts,


nous étions épuisés par l’ensemble des activités
réalisées, mais l’impatience de vérifier le
fonctionnement du chalet nous procurait une
nouvelle source de motivation. Je proposai de tester
la pressurisation du premier rover. Le commandant
me donna son accord. Tous s’écartèrent de plusieurs
mètres. J’entrai dans le véhicule, le tableau de bord
s’alluma, alimenté par la centrale électrique. Je
tapotai les ordres sur l’écran. Les diffuseurs
d’oxygène et le chauffage se mirent en marche. Je
distinguai les pourcentages de la composition de l’air
évoluer devant mes yeux, ils atteignirent les chiffres
correspondant à la répartition de l’atmosphère
terrienne en quelques minutes. Un signal lumineux
indiqua la fin de l’étape de pressurisation et une
température de vingt degrés. Je me souvenais

220
parfaitement des procédures. J’écoutai patiemment
le moindre bruit, la fuite minime. J’inspectai avec
mes gants chaque centimètre de la portière. J’avais
l’impression d’être dans une bulle fragile, qui
menaçait d’éclater à tout moment. Je ne détectai
aucune anomalie. Je recommençai les vérifications,
je pris à nouveau le temps de contrôler la stabilité du
niveau d’oxygène. Rien ne se passa et un sentiment
de confiance m’envahit. Cet immense appareillage
technique avait résisté à un tel voyage, et surtout à
une arrivée si délicate. C’était une prouesse de nos
ingénieurs. Grâce à eux, c’était un nouvel espace de
vie gagné sur cette planète. Je déverrouillai mon
casque, le soulevai avec lenteur et le déposai sur le
siège à côté de moi. Les autres astronautes
m’observèrent, le regard empli d’angoisse. Ma tête
était totalement découverte. Je levai le pouce en l’air
à travers la vitre et j’entendis leurs félicitations. À cet
instant, je compris que ce rover allait devenir un lieu
précieux de liberté, un moyen de s’évader quand le
huis clos avec l’équipage ne serait plus supportable.
Je ne regrettais pas toutes les heures de formation

221
réalisées dans le désert de l’Utah, le corps
dégoulinant de sueur dans ma combinaison, pour
apprendre à le piloter et à connaître sur le bout des
doigts son fonctionnement.

Le commandant ordonna d’abandonner le site pour


rejoindre le lanceur afin de nous reposer et préparer
le transfert, le lendemain, de nos affaires
personnelles et des équipements que nous avions
conservés à bord. Nous devions laisser du temps à la
centrale électrique pour réinstaurer une atmosphère
et une température viable dans notre futur lieu de
vie.

222
29 septembre 2027, Mars

Le chalet était organisé en deux niveaux. La partie


basse comprenait une pièce commune, avec une
importante ouverture en plexiglas renforcé qui
permettait d’embrasser du regard le désert de sable
et de cailloux qui nous entourait. Une zone était
réservée aux équipements d’exercice physique,
adjacente à la salle d’eau et aux toilettes. À l’étage, les
espaces d’intimité avec un lit, des rayonnages et une
lampe de chevet étaient délimités par des cloisons
mobiles. Le chalet était un refuge d’accueil pour de
grands voyageurs. Sur Terre, ce type d’habitat
restreint était un lieu de transit où l’on venait
chercher le repos avant de repartir découvrir les
cimes des montagnes et observer les merveilles de la
nature. Ici, nous serions des visiteurs en longue
résidence, dont les seuls exploits à raconter seraient
les explorations d’une partie infime de cette planète.

Tous les équipements du chalet fonctionnaient, à un


détail près, que nous redoutions tous, la possibilité

223
d’émettre un message avec le système de
communications. Samantha, notre spécialiste, ne
parvint pas à établir une liaison avec les relais en
orbite autour de Mars. C’était pourtant un dispositif
éprouvé qui avait permis aux précédents rovers
automatiques d’envoyer des informations sur leur
localisation, les résultats des analyses géologiques,
ou des photos pour qu’ils soient ensuite retransmis
vers la Terre. Cette panne restait incompréhensible
pour Samantha, qui avait décomposé toutes les
séquences puis étudié tous les câbles, jusqu’à
l’antenne située sur le toit du chalet. Le système
recevait les messages de la Terre, mais nous ne
pouvions y répondre. Samantha nous lit celui qui
nous était parvenu quelques minutes auparavant :

« Nous avons vu le sondeur et les cinq astronautes


sur le sol de Mars. Heureux de vous savoir en vie, vos
familles sont informées. Attendons de vos
nouvelles. »

Nous ressentîmes un immense soulagement. C’était


la fin de l’inquiétude pour nos proches, ainsi qu’un

224
réconfort personnel. Observé depuis la Terre,
l’équipage n’avait exprimé aucun doute sur la
continuité de la mission.

Première soirée dans le chalet. Je surveillais les


écrans qui indiquaient la composition de l’air, la
température intérieure et le niveau d’énergie
accumulée dans les batteries. J’étais épuisée par les
travaux fournis durant cette journée. Mes camarades
partageaient mon état de fatigue. Ils avaient réussi,
dans l’après-midi, à rétablir le second rover et à
connecter les réserves d’eau. Les derniers
équipements largués par le vaisseau cargo avaient été
retrouvés. La foreuse permettrait de ramener des
échantillons de roche à plus de cent mètres de
profondeur, la station météorologique allait nous
alerter sur l’ensemble des phénomènes naturels qui
pouvaient nous atteindre au cours de l’expédition.

Assis autour de la table, nous avalions avec lenteur


les aliments réchauffés, échangeant des sourires. La
nuit s’installa et nous rabattîmes le volet de

225
protection de la vitre. Nous allumâmes quelques
lumières douces près de la banquette. Samantha s’y
blottit, entama une lecture avec sa tablette, mais ses
yeux se fermèrent rapidement. Elle se réveilla en
sursaut, reprit ses esprits et caressa mon cou. « Je
vais me reposer, tu devrais m’imiter, il faut être en
forme pour le long trajet que nous devons faire
ensemble pour retrouver Perseverance ». Je lui dis
que je souhaitais vérifier notre parcours et préparer
le champ de nos recherches avant de me coucher.
Michael et Daniel s’étirèrent et annoncèrent qu’ils se
retiraient pour leur première nuit. Je restai seule
avec le commandant.

— Excellent travail, Juliette !


— Nous avons eu de la chance de récupérer les
équipements dans un parfait état.
— Ne te sous-estime pas, je ne pensais pas que
nous serions en capacité de passer notre
première nuit dans la base vie, enfin le chalet,
si tôt après l’arrivée du lanceur. Tu as réalisé
un boulot incroyable pour nous mettre en
sécurité.
226
— J’ai appliqué les procédures prévues.
— Juliette, je suis en train de te féliciter, rien
d’autre.
— Je suis fatiguée, j’aimerais étudier une
dernière fois la mission de demain.
— Je souhaite juste préciser un point à ce sujet.
Nous ne connaissons pas exactement le lieu
où se trouve Perseverance. Il est possible qu’il
soit complètement enseveli sous le sable. Ce
sera la première utilisation d'un rover sur une
telle distance, aussi je te demande de bien
respecter la limite d’autonomie des batteries
et de ne pas prolonger les recherches si elles
n’aboutissent pas. Nous sommes tous encore
peu expérimentés avec les sorties longues, il
ne faut pas prendre de risque superflu.
— Cette quête est importante pour tout
l’équipage, tu le sais très bien. Après le constat
de l’impossibilité de réparer le système de
télécommunications sur le vaisseau, puis la
panne que nous découvrons ici, retrouver cet
ancien robot et son appareillage sophistiqué

227
est peut-être notre dernier espoir de pouvoir
de nouveau échanger avec la Terre.
— Mon rôle est de réduire les risques de notre
mission. Je ne cherche pas à retenir ton
enthousiasme, je te rappelle que nous devons
aborder tous les problèmes avec objectivité,
de façon réaliste et rationnelle.
— Je respecterai les limites. J’attendais plutôt
des encouragements de ta part.
— Juliette ! Tu m’as parfaitement compris.
— Et toi ? Tu n’es pas pressé de contacter tes
proches ? Je peux te dire que Samantha,
Michael, Daniel et moi nous accrochons à cet
espoir depuis de longs mois. C’est ce qui nous
a permis de tenir. C’est ce qui a décuplé nos
efforts aujourd’hui.
— Moi aussi je l’attends avec impatience.
— Alors ? Il n’est pas difficile de dire, de façon
simple et sincère, « Faites votre maximum, je
compte sur vous, je viendrai vous chercher
avec l’autre rover si vous rencontrez un
problème » ?

228
— J’ai été maladroit.
— Non, tu ne l’es pas. Tu t’enfermes dans ton rôle
de commandant de l’expédition, analysant
chaque situation, préparant peut-être un
rapport sur chacun d’entre nous. Tu te
trompes. Nous allons vivre ensemble dans ce
chalet pendant cinq cents jours alors tu dois
rester à l’écoute et veiller à l’équilibre
individuel de chacun d’entre nous. En ce
moment, aucun ne pense que la priorité est de
débuter le programme d’exploration,
d’effectuer les premières mesures
géophysiques, les travaux de géologie, ou
même les expériences de botanique dans la
serre gonflable. Tous espèrent que Samantha
et moi trouverons Perseverance.

Jefferson se leva sans répondre et rejoignit la salle


d’eau. Je regrettai immédiatement le ton de mes
paroles. Notre relation était trop perturbée par notre
discussion au milieu du voyage. Nous nous tenions à
l’écart l’un de l’autre. Il se réfugiait dans une figure
d’autorité pour masquer ses sentiments. J’étais
229
certaine qu’il avait peur, comme nous, de ce qui se
passerait durant les prochains jours. Je tentais de
faire le vide dans mes pensées et de me concentrer
sur les informations des derniers signes émis par
Perseverance pour déterminer la zone où il avait pu
se diriger avec ses réserves d’énergie.

Mon esprit s’embrouillait, la fatigue m’empêchait de


réfléchir. Christopher, j’aurais tant souhaité que tu
sois là, près de moi. Je fermai les yeux et je sentis des
larmes couler le long de mes joues. Je savourai cette
sensation agréable, le goût salé qui atteignit mes
lèvres et je me souvins de nos baisers face à l’océan.

230
30 septembre 2027, Mars

Nous partîmes dès les premières lueurs. Samantha


avait choisi avec soin les plages musicales de notre
expédition. Une compilation des grandes chansons
populaires italiennes nous accompagnait. Elle
reprenait en chœur les refrains et m’entraînait dans
ses mouvements de danse, malgré l’épaisseur de nos
combinaisons. La pressurisation du véhicule
permettait d’enlever nos casques, nous rions comme
deux adolescentes au volant d’une voiture
décapotable en direction de la mer. Samantha
brancha un petit ventilateur et nous secouâmes la
tête pour avoir l’impression que le vent nous
décoiffait, elle me demanda d’accélérer un peu,
même si elle savait que nous ne pouvions pas
dépasser dix kilomètres à l’heure. C’étaient les
consignes de Jefferson pour cette première sortie.
Quand je les énonçai une nouvelle fois à Samantha,
elle fit une grimace et leva les yeux au plafond. « Mais
je ne vois aucun policier ! Qui va nous mettre une

231
contravention ? On se fiche des directives ! »,
plaisanta-t-elle.

Le commandant nous appela à cet instant. Nous


avions l’impression qu’il nous avait entendues et
retenions nos rires. Il nous indiqua, d’un ton
monocorde, que les liaisons avec le rover semblaient
fonctionner et qu’il souhaitait un point de situation
toutes les demi-heures. J’acquiesçai et je coupai le
micro. Samantha murmura une phrase en italien qui
ressemblait à un juron. Elle me sourit et m’énonça
qu’elle avait une chanson pour nous permettre de
rêver. Elle tapota sur sa tablette et libéra les
premières notes de piano d’It’s wonderful, via con
me, sublimées par la voix mélancolique de Paolo
Conte. Samantha chantait avec lui et répétait les
onomatopées qu’il glissait à chaque refrain. Son
esprit s’évadait vers l'Italie, elle semblait revivre des
moments agréables, le regard dans le vide, peut-être
s’imaginait-elle en train de danser avec son mari ?

232
Le soleil paraissait brûler le sol alors que la
température affichait moins vingt degrés. La playlist
de Samantha s’était écoulée depuis une heure, nous
étions concentrées sur le paysage. L’environnement
avait changé, nous parcourions des collines aux
pentes douces et les hautes montagnes étaient
proches. C’était la zone où Perseverance avait émis
son dernier signal. Je réduisis la vitesse et
j’immobilisai le véhicule. J’appelai le commandant
pour l’informer de notre arrivée sur le site et donner
nos coordonnées.

Nous scrutâmes le sol et les petits rochers autour de


nous. Il n’y avait rien, aucun indice ou vestige d’un
équipement. Je prévins le chalet que nous allions
opérer une sortie. Nous verrouillâmes nos casques et
vérifiâmes nos réserves d’oxygène. La
dépressurisation s’effectua en plusieurs minutes et
nous nous extirpâmes du rover en décomposant nos
mouvements. La lumière était éblouissante. Des
rafales soulevèrent le sable et effacèrent les traces de
nos premiers pas.

233
Nous choisîmes de nous séparer pour explorer le
périmètre où Perseverance avait pu s’échouer. Après
une heure d’inspection de la surface, nous
rejoignîmes notre véhicule. Je contactai le chalet
pour obtenir un rappel des dernières coordonnées
avant la perte du signal. Michael me répondit et je
compris que la trajectoire du rover avait été erratique
dans ses ultimes moments de vie. Perseverance avait
dû rencontrer un problème. Une roue défaillante,
peut-être une rupture de câble. Combiné à un fort
vent, comme celui que nous affrontions, son
comportement ne pouvait plus être maîtrisable. Je
calculai mentalement la direction qu’il avait pu
prendre dans une telle situation et la distance
parcourue avant l’épuisement total de sa batterie.
Michael suivit mon raisonnement et introduisit des
hypothèses dans l’ordinateur. Il m’annonça que nous
devrions partir plein est, dans une zone que nous
n’avions pas imaginée, sur quatre à cinq cents
mètres. C’était un secteur où les rochers étaient plus
volumineux. Nous avançâmes avec prudence, à la
recherche de morceaux de fer qui dépasseraient du

234
sol. « Ce n’est pas possible », s’agaça Samantha, « Il
doit forcément se trouver quelque part ». Elle tourna
sur elle-même et perdit soudain l’équilibre. Je me
précipitai vers elle et la relevai. Nous vérifiâmes sa
combinaison et son oxygène. Il n’y avait pas de
lésions manifestes et nous fûmes soulagées. Je
regardai l’endroit où elle avait glissé. La surface était
plate sur un carré de dix centimètres de côté. Je
nettoyai le sable et je découvris une plaque
métallique. Nous nous mîmes à genoux et nous
grattâmes le sol avec une petite pelle. Bientôt, le
sommet de la caméra de Perseverance apparut. Nous
criâmes de joie et j’informai, très émue, le chalet.

Nous avançâmes lentement dans la nuit. Il nous


fallut plus de six heures pour extraire le vieux robot
de son cercueil et embarquer les antennes de
communication avec la Terre. Nous étions épuisées,
mais heureuses, avec la sensation de ramener un
trésor.

235
Les lumières de notre habitat, enfin, apparurent.
J’avais du mal à garder les yeux ouverts, je
m’efforçais de rester concentrée sur la conduite.
Samantha posa son gant contre le mien. Son regard
était celui d’une femme déterminée, pleine d’espoir à
l’idée de retrouver le contact avec les siens.

236
1er octobre 2027, Mars

Nouveau sol sur la planète rouge. J’ouvris ma cloison


et descendis la passerelle vers l’espace central du
chalet. La lumière du soleil était déjà forte. L’antenne
« grand gain », la plus puissante de Perseverance,
était posée sur la table. C’était un disque d’une
trentaine de centimètres de diamètre, capable de
communiquer à haute vitesse vers la Terre. Sa
circonférence était rongée par la corrosion et
plusieurs de ses composantes étaient brisées.

Samantha somnolait sur la banquette. Elle avait


passé la nuit à nettoyer l’antenne avec une brosse à
dents et une loupe pour ôter les minuscules grains de
sable et les particules fines de poussière. Je
m’approchai d’elle en silence et j’observai le décor à
travers la vitre. Les traces du rover dessinaient des
traits qui rejoignaient l’horizon. Au pied des collines,
des reflets captèrent mon regard puis ils disparurent.
Cet environnement était si trompeur, il envoyait sans
cesse des signes pour vous attirer, vous faire oublier

237
ses dangers. Je repensai à ce trajet de nuit pour
ramener les antennes et les batteries de
Perseverance. Nous avions pris des risques
importants. Et nous avions eu de la chance.
Retrouver ce matériel était inespéré. Est-ce un
cadeau de bienvenue de Mars ? Cherchait-elle à nous
aider ? Je regardai l’horizon. Tout était immobile. Le
désert. Comment pouvait-on imaginer qu’une forme
de vie ait pu exister ici ?

Le calme fut rompu par l’arrivée de Daniel qui


brancha la bouilloire pour préparer son thé.
Samantha se redressa, prit son visage entre les mains
puis nous sourit. Je lui proposai un expresso. Elle
acquiesça en hochant la tête et déplaça l’antenne sur
une étagère. Michael nous rejoignit et la table se
remplit de gâteaux secs au gingembre, de confitures
et de barres de céréales. L’odeur du café se diffusa
dans le chalet. Jefferson apparut, examina le disque
et félicita Samantha pour son travail.

— Combien de temps faudra-t-il pour tester son


fonctionnement ?

238
— Difficile à dire pour le moment. Elle est très
endommagée. Sûrement des chocs contre des
cailloux. Je vais effectuer des essais ce matin.
— Déjà ? Vous avez tout le temps nécessaire,
n'oubliez pas de vous reposer ! Et les deux
autres antennes à basse fréquence ?
— Elles sont à bord du rover, encore fixées à une
partie du châssis que nous avons découpé.
Perseverance était brisé en plusieurs
morceaux, il avait dû se renverser contre un
rocher sous l’effet d’un tourbillon puis se
retourner de nombreuses fois sur lui-même.
Regardez, nous avons pris plusieurs photos.

Jefferson observa avec attention chaque image.

— Les ingénieurs de la NASA n’aimeraient pas


découvrir un tel spectacle. On dirait qu’il a été
secoué en tous sens par un cyclone. Une
tempête de sable, vous avez raison, sûrement
un phénomène météorologique
extraordinaire.

239
— Est-il encore possible d’utiliser les deux
antennes ? demanda Daniel.
— Je les testerai pour voir si elles sont capables
d’émettre vers les deux satellites en orbite,
Mars Odyssey et Mars Express, qui pourront
relayer nos messages jusqu’à la Terre. Ce sera
un mode très dégradé de communication, ces
satellites ne nous survolent que deux fois par
jour.
— Nous sommes tous à ta disposition pour
t’aider, dis-je en levant ma tasse fumante de
café.

Le sas s’ouvrit. Je venais de passer quatre heures à


l’extérieur avec Michael et Daniel pour installer la
centrale météorologique sur le toit du chalet. J’entrai
dans la zone de décompression et j’attendis le lent
décompte des secondes avant de pouvoir ôter mon
casque et ma combinaison. Je ressentis des douleurs
dans chaque membre et je m’allongeai sur la
banquette.

240
Samantha était concentrée devant son écran
d’ordinateur, elle avait effectué de multiples
branchements électriques avec l’antenne et un jeu de
petites batteries. Je l’observai. Son expression était
figée, ses lèvres ne bougeaient pas. Ses doigts
crépitaient sur le clavier et je voyais les pupilles de
ses yeux suivre de façon frénétique le défilé des lignes
de code informatique. Je me redressai pour lui faire
signe, mais elle ne m’aperçut pas, toute son attention
était projetée vers son moniteur. Je devinai que les
résultats n’étaient pas ceux qu’elle attend. Son index
tapotait la surface de la table, j’imaginai que son
cerveau était en ébullition. Elle se leva en un
mouvement rapide et relia un autre écran qui
décrivait le fonctionnement de l’antenne. Son doigt
accéléra le rythme et ses lèvres frissonnèrent.
Samantha sembla entrer dans une forme de transe,
je m’approchai d’elle et je posai les mains sur ses
épaules pour la détendre. Elle se retourna
violemment et je tombai sur le sol. Tout à coup, elle
reprit ses esprits et me découvrit étendue à ses pieds.
Elle ne comprenait pas ce qui vient de se passer, elle

241
sanglotait et son corps se mit à trembler. Je me
relevai, je la serrai dans les bras et tentai de la
réconforter. « Je n’y arrive pas ! Les faisceaux sont
brisés à l’intérieur, cette antenne ne marchera
plus ! ». Elle m’étreignit avec vigueur. Je lui
murmurai qu’elle devait se reposer, mais elle refusa,
elle voulait tester les autres instruments à basse
fréquence. Ses membres tremblaient davantage, elle
avait des spasmes musculaires. « Il faut que tu te
détendes », dis-je sur un ton autoritaire. J’ouvris
l’armoire et je pris un cachet de somnifère. Je lui
tendis, la regarda l’avaler avec un verre d’eau, et je
l’accompagnai dans son espace personnel. Je l’aidai
à s’allonger, je retins le mouvement saccadé de ses
bras. « Je veux retrouver Luigi et Juan Carlo, je vais
leur parler, je désire tant les voir », dit-elle en italien.
Je pris son visage entre les mains et je caressai ses
joues. J’essuyai ses larmes et je déposai un baiser sur
son front. « Tu dois dormir ». Elle ferma les yeux en
murmurant les prénoms de son mari et de son fils
puis plongea dans un sommeil profond.

242
Je rejoignis la banquette.

L’écran de l’ordinateur central indiqua la réception


d’un nouveau message de la Terre.

« En attente de vos nouvelles. Nous avons observé


votre découverte de Perseverance. Espérons que
vous pourrez nous adresser une réponse très vite. »

Ma respiration s’accéléra, je sentis que le sentiment


d’angoisse s’installa dans mon corps, commença à
s’infiltrer dans mon estomac, paralysa mon dos et ma
poitrine. J’inspirai à pleins poumons et je relâchai
l’air par petites bouffées. J’avais envie de crier, je me
mordais les lèvres. Ce n’était pas possible, il devait y
avoir une solution pour pouvoir faire fonctionner un
système de communication avec la Terre. Je tremblai
à mon tour et je fixai mes doigts en m’accrochant à la
table, face à l’antenne. Trente centimètres de
diamètre. Un équipement de très haute technologie
qui avait été capable d’envoyer des milliers de clichés
de la surface de Mars pendant plusieurs années. Une
machine qui avait coûté une fortune et qui était
devenue complètement inutile.

243
Je croyais que cette planète voulait nous aider. Elle
s’était jouée de nous, suscitant l’espoir puis une
immense déception. Ou peut-être avions-nous
tellement placé trop de confiance dans la remise en
état de ce matériel ? Nous nous étions emballés, nous
avions effectué un pari très risqué. Nous avions
perdu notre objectivité en refusant d'admettre, de
façon rationnelle, la très faible probabilité d’une
reconstitution des fonctionnalités de communication
de Perseverance avec la Terre. Mars n’offrait pas de
miracles, elle nous tolérait sur son sol.

244
4 octobre 2027, Mars

Les antennes à basse fréquence étaient hors service.


Elles n’émettaient et ne captaient aucun signe des
satellites relais. Le moral de l’équipage était très
faible. Les messages de la Terre nous parvenaient
toutes les six heures. Ils étaient très courts et
tentaient d'être optimistes.

Samantha resta prostrée dans son lit pendant une


journée. Je veillai sur elle, la forçant à prendre du
magnésium pour éviter une nouvelle crise. Jefferson
nous réunit dans l’espace commun.

— La situation n’est pas celle que nous avions


anticipée. Néanmoins, l’expédition doit se
poursuivre. Nous avons beaucoup de travail à
accomplir.

Daniel soupira et l’interrompit.

— Attends… Tu es en train de nous expliquer que


l’impossibilité d’échanger avec la Terre ne

245
constitue pas un motif de révision du
programme de la mission ?
— J’admets que c’est une circonstance non
prévue, mais nous pouvons nous en passer sur
le sol de Mars.
— Quoi ? À mon avis, cela remet beaucoup de
choses en question. Je ne pense pas être
capable de rester près de seize mois ici sans
pouvoir envoyer des messages à ma famille.
— C’était un risque possible, parmi d’autres,
vous le connaissiez tous. Vos proches vont
pouvoir vous transmettre des lettres de
soutien, il faudra vous en contenter.

Daniel se leva. Il contenait sa colère.

— Il a raison, enchaîne Michael. Cet isolement


pèse sur chacun d’entre nous. Tu sais bien que
nous avons choisi de ne pas faire demi-tour
pendant le voyage, car nous étions confiants
dans le bon fonctionnement du système de
télécommunications du chalet. Ce n’était
malheureusement pas le cas. Notre dernier

246
espoir s'appuyait sur la remise en service des
antennes de Perseverance. Samantha a testé
toutes les possibilités, mais elles sont trop
abîmées. La question que nous devons nous
poser maintenant est : sommes-nous capables
de réaliser la mission prévue, pendant les
seize prochains mois puis le retour de huit
mois, sans pouvoir dialoguer avec nos
proches ? Si l’un ou l’une d’entre nous répond
de façon négative alors je crois que nous
devrons raccourcir l’expédition. Compte tenu
des orbites respectives de la Terre et de Mars
autour du soleil, et de ces premiers jours
passés ici, nous savons que chaque seconde
écoulée nous éloigne davantage de notre
planète.

J’acquiesçai en donnant mes estimations du temps


de voyage retour supplémentaire en fonction de
notre prise de décision. Il fallait choisir rapidement
en tenant compte des réserves d’hydrogène et
d’oxygène du vaisseau qui nous attendait au-dessus
de Mars.

247
Daniel revint s’asseoir et adressa un regard de
gratitude à Michael. J’observai Samantha. Son visage
était fermé. Je n’osai pas réagir. Jefferson posa ses
mains sur la table et nous parla sur un ton posé.

— Vous avez tous accepté cette mission. C’est


une épreuve que nous devons surmonter. Les
États et les compagnies qui ont financé cette
expédition ne comprendraient pas un retour
prématuré. En tant que commandant, je
m’oppose à cette proposition et je vous
demande de continuer le programme prévu.

La tension était palpable. Nos visages étaient crispés.


Je n’en pouvais plus de vivre cette pression imposée
par Jefferson. Je posai mes doigts sur ceux de
Samantha, espérant qu’elle réagisse, que sa voix
douce nous apaise, mais elle n’envisageait pas de
parler. Alors je pris une grande respiration et je me
lançai.

— Jefferson, nous avons tous des proches qui


nous manquent terriblement, dis-je. Tu as
raison en disant que nous connaissions les

248
risques de cette mission et que nous pourrons
continuer à recevoir des messages. Mais nous
n’avions pas anticipé cette situation. Je suis
prête à assumer à titre personnel l’échec de
l’expédition et notre retour. Si vous en êtes
tous d’accord, nous pouvons même préciser
qu’il s’agit d’une décision que nous t’avons
imposée, tu seras exonéré de toute
responsabilité.
— Tu n’as pas compris ce que je viens de vous
expliquer. Il est hors de question de prendre
cette décision. Il n’y aura pas de consultation,
répondit-il de façon sèche.
— Pourtant tu as bien organisé un vote durant le
voyage, quand le système de communication
du vaisseau a été endommagé par la tempête
solaire.
— C’était une erreur. Nous avons réagi dans
l’émotion, au mépris des procédures.
Heureusement, nous avons su nous ressaisir.
Cela ne doit plus se reproduire. Les règles ont

249
été écrites pour assurer notre sécurité, elles
doivent être respectées.
— Michael vient de t’expliquer que nous
pensions qu’il existait des solutions de
dépannage, repris-je. Nous avons fait un pari.
Et puis deux d’entre nous avaient déjà
manifesté leur volonté de faire demi-tour.
— Vous devez tous comprendre les
conséquences d’une telle décision, continue
Jefferson. Le budget de cette mission est le
plus important consacré à la conquête
spatiale. Si nous rentrons maintenant, notre
expédition n’aura servi à rien, nous n’aurons
pas démontré l’intérêt d’une présence
humaine plutôt que l’envoi de robots. Nos
noms seront associés au plus grand échec.
Essayez d’imaginer comment l’opinion
publique nous jugera à notre retour. Des
lâches, des égoïstes. Et nos proches ? Croyez-
vous qu’ils seront fiers de vous ? Je vous le
répète, nous devons surmonter cette épreuve.
Vous êtes encore sous le choc de la déception,

250
il faut vous ressaisir. Et la meilleure façon d’y
arriver, c’est de commencer à réaliser le
programme de travail. La Terre nous observe.
— Et si certains d’entre nous n’imaginent pas
pouvoir continuer dans ces conditions ? Ne
devons-nous pas être solidaires ?

Je regardai Samantha. Mes yeux lui ordonnèrent


d’expliquer ce qu’elle ressent. C’est elle qui détenait
les clés, sa voix était importante. Elle but un verre
d’eau et fit un signe à Daniel et Michael. Ils lui
sourirent.

— Je voudrais… Je souhaiterais prendre la


parole.
— Es-tu certaine que tu as suffisamment
récupéré pour exprimer une opinion
objective ? demanda Jefferson.
— Oui, mon esprit est clair. Comme vous le savez
tous, je suis très affectée par cette situation.
Ma famille me manque et je pense que vous
partagez cette douleur. Mais nous ne devons
pas agir de notre seul point de vue. Nous

251
représentons beaucoup pour l’histoire de
l’humanité, nous allons peut-être découvrir
des choses qu’aucun robot n’aura été capable
de percevoir. Personne ne comprendrait
pourquoi nous avons renoncé. Il vaudrait
mieux mourir pendant notre expédition sur
Mars plutôt que faire le choix d’un retour au
bout de quelques jours.
— Samantha, je suis très étonnée…, dis-je.
— Je sais ce que tu crois. Je dis qu’il faut
continuer. Jefferson a raison.
— Très bien, enchaîne-t-il. Je présume que nous
avons clos le sujet.
— Un instant, dit Daniel. Il me semble que nous
sommes une majorité à vouloir rentrer. Je
désire que chacun s’exprime.
— Il n’y aura pas de vote, je l’ai déjà annoncé.

Daniel se tourna vers Michael.

— Quel est ton avis ? demanda-t-il.


— Je suis désolé… Je ne m’opposerai pas à cette
décision.

252
— Laquelle ? Tu souhaites continuer ou
repartir ?
— Je reste, murmura-t-il, le regard penché vers
la table.
— Et toi ? m’interrogea Daniel.

Je ne savais plus quoi penser. Les mots de Samantha


m’avaient touchée. J’étais tiraillée entre la loyauté
envers ceux qui m’avaient choisie pour cette mission
et l’immense besoin de pouvoir échanger avec
Christopher, avec tous mes amours. Je me
demandais si j’étais capable de supporter l’échec de
l’expédition. Je m’interrogeais pour imaginer le
conseil que Christopher me donnerait à cet instant.
J’avais l’impression qu’il était là et qu’il m’observait,
prêt à soutenir ma décision. C’était le plus
important à mes yeux. Je pensais à mes amis tristes
de ne pas pouvoir recevoir de mes nouvelles, mais…
« Jean, Maxime et Franck, vous êtes entourés de
personnes qui vous aiment et que vous pouvez
retrouver tous les jours. Quand les enfants
demandent où je suis, vous pouvez leur dire qu’il
faudra attendre longtemps avant d’échanger des
253
messages, et puis ils passent à autre chose », songeai-
je. "Et toi, Christopher ? J’imagine ta douleur, aussi
vive que la mienne. Tu ne comprendrais pas que cette
mission soit écourtée pour ce seul motif. Tu as
renforcé ma résistance psychologique, tu m’as
préparée à affronter les situations difficiles. Si je
devais renoncer maintenant, que penserais-tu ?
Peut-être qu’au début tu l’accepterais. Nous
prendrions le large ensemble, heureux de se
retrouver. Mais, au bout de quelques mois ou de
quelques années, la perte d'estime ferait son
apparition dans notre couple. Sans l’exprimer, tu me
reprocherais mon manque de courage, tu serais
désolé par ma décision".

J’avais déjà éprouvé cette situation. À chaque fois,


j’avais rencontré quelqu’un d’autre. Je ne le cherchai
pas, c’était une évidence qui s’imposait à moi, comme
si la perception de ma vie se modifiait. J’avais quitté
Jean, puis Maxime et Franck pour cette raison. Une
déception. Un sentiment qui fissurait la relation, qui
éclairait mon compagnon sous une lumière
différente et qui interrogeait sur sa propre capacité à

254
l’accepter. Le doute qui s’installait. Jour après jour, il
m’avait entraîné à revisiter mon histoire, à me
questionner sur ce qui m’avait plu chez l’autre. Puis
je me demandais si ces infimes détails existaient
encore ou si l’usure du temps les avait effacés. Je les
guettais, je les attendais, j’espérais à chaque fois que
la magie fonctionne à nouveau. Je m’étais interrogée
sans cesse. Était-ce moi qui étais devenue différente
ou l’autre qui avait, par petites touches légères,
évolué de façon progressive ? J’avais aujourd’hui la
réponse pour mes trois premiers amours. Ils étaient
métamorphosés en des êtres nouveaux, mais j’étais
responsable de ces évolutions. J’avais soutenu leurs
ambitions, je les avais encouragés et je les avais,
d’une certaine façon, transformés. J’avais été séduite
par leurs manques de confiance en eux malgré leur
talent et j’avais adoré le processus de changement
que j’avais entrepris pour eux. J’avais permis à
chacun de croire en ses capacités et de les déployer.
Je les avais rendus heureux. Ils avaient l’impression
qu’ils me devaient tout et que notre passion se
renforcerait au fil de la réussite de leurs activités

255
artistiques. Nos chemins avaient commencé à se
séparer à l’instant où leurs rêves s'étaient
transformés en une nouvelle réalité. Devenus
dessinateur, photographe, musicien, ils étaient
certains que notre couple serait éternel. Je m’étais
déjà éloignée, je les observais lentement dériver vers
d’autres rives tandis que je restai à quai. J’avais
partagé près de cinq années avec chacun d’entre eux,
une durée que je ne calculais pas ou que je
n’anticipais pas, comme un cycle régulier dicté par
mon esprit. Chaque rupture avait été difficile, ils ne
l’avaient pas comprise, car ils ignoraient la distance
que je percevais désormais entre nous et qui avait mis
fin, de mon côté, à la relation amoureuse. J’étais
restée très attachée à ces trois hommes, ou plutôt à
l’évolution de chacun. J’appréciais ce qu’ils étaient
devenus, j’étais heureuse de leur succès et prête
encore à les soutenir, mais je ne pouvais plus
participer à leurs vies de la même façon. Je souhaitais
demeurer leur amie et constituer avec eux un cercle
intime. J’avais réussi à accomplir cet espoir grâce à
mes camarades d’enfance. Ce cercle s’était créé, de

256
façon naturelle, il était mon lieu d’apaisement. Les
liens qui nous unissaient étaient indéfinissables,
inqualifiables par de simples mots, ils mélangeaient
les époques et se renforçaient à chaque rencontre.

Ma relation avec Christopher était différente. C’est


lui qui m’avait transformée, qui m’avait apporté les
derniers soutiens dont j’avais besoin pour réaliser
mon rêve. J’étais ici, sur le sol martien, grâce à lui. Je
ne voulais pas le décevoir. Si je décidais de continuer,
je ne le trahissais pas, je ne le quittais pas. C’était une
séparation involontaire. Pas une rupture.

— Alors ? répète Daniel.


— Je choisis de rester, dis-je.
— Pardon ? Je ne comprends pas ! Je croyais que
tu ne pouvais pas supporter cet isolement.
— Je n’avais pas pris le temps de réfléchir.
— Je suis donc le seul à vouloir repartir ? dit
Daniel.

Il se leva, les larmes aux yeux.

257
— Pourtant… Je n’ai pas rêvé, vous souffrez tous
de cette situation. Et moi… Bon sang ! Vingt-
quatre mois sans pouvoir communiquer avec
ma femme et mes filles ! C’est impossible, je
ne pourrai pas tenir le coup.
— Tu as besoin d’un soutien psychologique.
Nous avons des programmes à bord pour
t’aider, enchaîna Jefferson.
— Ne me parle pas de ça ! Je n’ai pas envie de
dialoguer avec une intelligence artificielle ! Ce
que je veux, c’est remonter dans le lanceur et
mettre le cap vers la Terre.
— Il faut d’abord réaliser notre mission, c’est ce
que souhaitent la NASA et ses partenaires, et
c’est ce que notre groupe vient de décider. Tu
es membre de cet équipage, tu dois l’accepter.
C’est un ordre.

Daniel fulmina. Il respira fort. Il prit dans la main


une fourchette et serra le poing, le regard menaçant.
Jefferson recula.

258
— Que fais-tu ? Nous pouvons t’aider. Assieds-
toi.
— Ne me donne plus d’instruction. Je ne
supporte plus ton autorité. Tu as influencé
tous les autres, mais moi je devine ton petit
jeu. Nous ne sommes que des pions pour
servir ton ambition.

Il se jeta sur Jefferson pour lui planter la fourchette


sur la poitrine, mais Michael retint son bras et
l’immobilisa sur la chaise. Samantha s’approcha de
lui et détacha avec lenteur l'instrument de ses doigts.
Daniel fixa son visage pendant quelques secondes, à
la recherche d’un signe de compréhension. Soudain,
il ressentit une piqûre dans le dos, se retourna vers
Michael qui tenait la seringue et s’évanouit. Les deux
hommes le portèrent dans sa couchette et
redescendirent.

J’étais pétrifiée par la violence de la scène. Je les


entendis parler d’un nécessaire traitement, d’une
mise à l’écart temporaire du groupe. Jefferson

259
expliqua qu’il devait noter cette agression dans le
journal de bord et qu’il recueillerait nos témoignages.
Le ton de sa voix n’exprimait aucune émotion.
Michael et Samantha acquiescèrent. Ils se servirent
de l’eau et m’en proposèrent. Je refusai et je m’isolai
dans les toilettes. Je verrouillai la porte. Je m’assis
sur le siège et je respirai, je libère la tension nerveuse
accumulée. Je tentai d’écarter cette terrible sensation
de solitude dans cet espace ridicule.

J’imitai Samantha qui désirait se coucher tôt. Elle


évitait avec soin mon regard. Nos zones personnelles
étaient séparées par de fines cloisons. Je lui souhaitai
une bonne nuit. Elle ne me répondit pas. J’écoutai le
bruit de ses mouvements. Elle déposa sa broche en
argent et son bracelet sur l’étagère. À ce moment, je
savais qu’elle s’était tournée pour voir la photo de son
mari et de son fils. Elle ne bougeait pas, j’entendais
son souffle s’accélérer, elle réalisait un effort sur elle-
même pour se retenir de sangloter et de crier. Je
devinai que les larmes qui coulaient le long de ses
joues étaient empreintes de regret et cela me
réjouissait.

260
Chapitre Cinq

261
Christopher, 11 février 2028, Paris

Juliette me manquait. Je ressentais son absence au


plus profond de mon être. Je pensais à elle dès le
réveil. Je cherchais les courbes de son corps
recouvert par le drap, son visage endormi contre
l’oreiller. Ses traits paisibles. Je voulais pouvoir
toucher sa peau, glisser mes doigts le long de sa joue,
puis ses lèvres et apercevoir la lueur de ses yeux
quand elle s’éveille.

Je regardai l’écran de la tablette. Les collègues de la


NASA m’avaient envoyé les dernières images captées
par le télescope spatial James Webb. La base était
toujours là, l’un des véhicules était parti en
expédition depuis cinquante-deux heures, alors que
la limite d’autonomie en oxygène était de quatre-
vingts heures. Il était à plus de deux cents kilomètres
du reste de l’équipage, près d’une montagne de très
haute altitude. Il devait y avoir des grottes, des
excavations rocheuses inédites, peut-être des lieux
plus protégés des rayons cosmiques qui frappaient

262
chaque jour les astronautes. J’ignorai qui était à bord
de ce rover. Nous ne savions pas ce qui se passait, les
plans d’exploration n’étaient pas respectés. Depuis la
Terre, nous ne pouvions que suivre des formes qui se
déplaçaient sur le sol martien et tenter de les
interpréter, d’y trouver une rationalité. D’une
certaine façon, ces déplacements nous rassuraient,
cela signifiait que les conditions de vie n’étaient pas
altérées.

J’avais envoyé plusieurs messages à Juliette.


J’ignorai si elle les avait reçus. La NASA ne nous
encourageait plus à écrire à l’équipage. Elle était
certaine qu’ils ne les captaient pas, car les
mouvements réalisés sur Mars ne correspondaient
pas au programme demandé. Nous avions réclamé à
plusieurs reprises d’exécuter des cercles avec un
rover, mais aucun véhicule n’effectua cette
manœuvre.

Les psychologues étaient plus inquiets que les


ingénieurs, ils redoutaient les effets non prévisibles

263
de ces conditions d’isolement. Ils accompagnaient les
proches de chaque astronaute en tentant de les
rassurer. Ils taisaient le désordre que nous
constations. Après une période d’enfermement aussi
importante, dans un environnement hostile, les
personnalités peuvent évoluer. Je m’étais
documenté. J’avais lu les analyses confidentielles des
tests effectués dans le désert ou des grottes
souterraines sur des groupes de volontaires. Certains
avaient dû être évacués rapidement, d’autres
s’étaient repliés sur eux-mêmes, en état de grande
dépression. Peu avaient repris une vie normale. Je
me demandais comment elle réagirait, comment elle
parviendrait à trouver les ressources intérieures pour
ne pas craquer ou ne pas subir les comportements
des autres s’ils sombraient dans la folie. Était-elle
dans ce véhicule isolé ? Cherchait-elle à leur
échapper ?

J’avais refusé l’aide que la NASA m’avait proposée il


y a trois mois. Je n’avais pas compris l’intérêt de leur
démarche, c’était absurde. Je leur avais rappelé que
j’étais le directeur du programme, j’avais préparé cet

264
équipage pour cette mission sur le plan physique et
mental. Je masquai la tension et la fébrilité qui
s’imprimaient en moi, et dont je découvrais les signes
sur mon corps et mon visage dans le miroir.

Malgré ma réaction, un psychologue parisien,


mandaté par ma hiérarchie, me contacta. Je lui
donnai rendez-vous dans un café, un lieu neutre, car
il était hors de question que je me déplace à son
cabinet. C’était un homme jeune, d’allure sportive.
Ses longues mèches de cheveux blonds et son teint
bronzé me faisaient penser à un surfeur. Il portait
une veste claire sur une chemise blanche ouverte. Il
lisait un journal en m’attendant.

— Docteur Martin, dit-il en prononçant la


dernière syllabe de son nom avec un accent
américain. Je suis franco-américain. Nous
pouvons échanger en anglais ou en français,
comme il vous plaira.
— La NASA organise bien les choses, continuai-
je en français. Nous sommes à Paris, je préfère
utiliser la langue de ce pays.

265
— C’est celle que vous pratiquez avec votre
compagne ?
— Oui.
— Un langage pour le travail, l’autre pour la vie
privée, l’intimité ?
— Oui.
— C’est fréquent au sein des couples
binationaux. Et aujourd’hui ?
— Vous savez bien que nous ne pouvons plus
communiquer.
— Et si vous pouviez le faire, laquelle choisiriez-
vous ?
— Le français.
— Pourquoi ?
— Pour que Juliette puisse plus facilement
trouver les mots afin d’exprimer ce qu’elle
ressent. Dans sa situation, elle devrait pouvoir
parler en toute confiance.
— C’est intéressant. Dois-je en déduire que vous
êtes inquiet pour elle ?
— Bien sûr. Comme tous les proches de chaque
astronaute.

266
— D’après les informations qui m’ont été
transmises, l’équipage a survécu et semble
réaliser les activités prévues. Il n’y a donc pas
de difficulté particulière sur le plan technique.
En dehors de l’impossibilité de communiquer
avec la Terre, c’est une mission qui se déroule
bien. Êtes-vous d’accord ?
— Vous plaisantez ?
— Pas du tout, j’ai l’impression que vous pensez
le contraire. Quelque chose vous inquiète.
Voulez-vous en parler ?
— Je ne sais pas… Changeons pour l’anglais, s’il
vous plaît.
— Bien sûr.
— Je dois d’abord vous demander de conserver
toute la confidentialité sur notre discussion.
— Évidemment.

Je ne parvins pas à retenir mon émotion. J’avais la


sensation que ma poitrine se soulevait. C’était très
fréquent ces dernières semaines. Je couvris mon
visage avec mes mains. Je respirai et j’effaçai les
larmes qui coulaient le long de mes joues.
267
— Je suis inquiet pour la santé mentale de
Juliette et de l’équipage, dis-je. Les longues
expéditions des rovers dépassent largement
les limites du cratère de Jezers. Ces trajets
exposent les astronautes à des doses de
radiations très dangereuses.
— Ils ont peut-être découvert quelque chose qui
nécessite d’élargir la zone d’exploration.
— Non… Je crois qu’une ou deux personnes
s’échappent volontairement du groupe.
Comment vous dire ? J’ai l’intuition que
l’équipage est fragmenté. Je pense que les
choses ne se passent pas bien. J’aimerais…
— Oui ?
— Je donnerais n’importe quoi pour échanger
avec elle une seule minute.
— Que ressentez-vous exactement ?
— De la solitude, de la détresse… Et de la
culpabilité aussi. C’est moi qui l’ai
accompagnée... C’est moi qui l’ai soutenue
quand elle était au bord du découragement
pendant la préparation… J’étais conscient des

268
risques, mais j’avais totalement sous-estimé
celui-ci.
— Comment le qualifieriez-vous ?
— Je suppose que vous n’attendez pas une
réponse technique.
— Non. Je voudrais savoir ce que vous ressentez.
— C’est difficile à analyser. Le terme de rupture
m’est venu, mais il est trop fort. C’est plutôt
une séparation... Oui, c’est ça, un effacement
soudain. Comme une surprise, une situation
imprévisible contre laquelle on ne peut agir.
Juste être le témoin de la disparition de la
personne en un instant. Tout à coup, elle
quitte votre vie, elle arrache les fils qui vous
relient à elle. Vous la voyez s’échapper et
brusquement votre monde, tout ce qui vous
soutient s’effondre, votre existence perd son
sens, vous vous sentez vide… Impuissant…
— Je comprends. Notre rencontre n’est pas aussi
inutile que vous l’avez prétendu.
— Vous avez raison… Mais je tiens à conserver
une image de solidité, de fiabilité pour ma

269
hiérarchie. Vous m’avez promis que le
contenu de cet échange resterait secret.
— N’ayez aucune inquiétude à ce sujet. Prenez,
dit le docteur Martin en me proposant un
mouchoir en papier. Je vous suggère de
continuer cette conversation dans mon
cabinet. C’est tout près d’ici. Allons-y.
— Je vous suis, répondis-je en français.

270
Jean, le 20 avril 2028, Toulouse

Christopher était venu passer une semaine à


Toulouse. Il avait d’abord refusé de s’installer dans la
chambre d’ami de notre nouvel appartement, dans le
quartier des Minimes, par crainte de nous déranger,
mais il avait fini par accepter. J’avais eu l’impression
que c’était son souhait initial, il ne voulait jamais
s’imposer.

Il devait participer à un séminaire au Centre national


d’études spatiales et intervenir dans une conférence
publique. Il subsistait beaucoup d’interrogations à
propos de l’expédition sur Mars. Les autorités
américaines et européennes avaient dû démentir
leurs déclarations sur la perte de l’équipage. Les
images des cinq astronautes debout autour du
lanceur, sur le sol martien, avaient fait le tour du
monde. Ils étaient en vie, mais sans possibilités de
communiquer avec la Terre. Toutes les théories
circulaient. Certains médias n’hésitaient pas à
prétendre qu’il s’agissait d’une mise en scène,

271
enregistrée dans le désert du Nevada. Des pseudo-
spécialistes expliquaient qu’une expédition chinoise
était en préparation, que les pays occidentaux
voulaient maintenir l’impression de leur suprématie
technologique et affirmer leur souveraineté sur les
ressources potentielles que cette mission allait
découvrir. D’autres annonçaient que l’équipage avait
rencontré des êtres vivants sur la planète rouge. Les
scientifiques renommés et les experts avaient beau
passer leur temps à démentir ces théories dans les
médias, les rumeurs persistaient.

Christopher était plus patient que moi face à cette


situation. Il disait que cette conférence aiderait à
convaincre de nouveau quelques personnes
indécises. Il fallait combattre les fake news. Il gardait
espoir d’attirer le regard de la jeunesse vers la
conquête spatiale. Malgré la multiplication des
catastrophes naturelles ces dernières années et le
coût croissant des ressources fossiles, l’espace
continuait à fasciner. Au fond, la croyance que les
évolutions technologiques offriraient un jour une
issue à notre civilisation pour s’adapter au

272
dérèglement climatique ou s'établir sur une nouvelle
planète ne se dissipait pas. La réussite de l’expédition
sur Mars, sous-tendait la promesse d’y créer des
colonies humaines dans le futur.

Christopher avait beaucoup minci. Il portait


désormais une barbe. Je trouvais que cela le
vieillissait. Il ne s’absentait que le matin pour son
séminaire. Nous nous retrouvions pour déjeuner et
nous marchions dans les rues de Toulouse. Je lui
parlais d’un roman graphique dont je terminais les
corrections. Un conte inspiré par un récent voyage au
Sénégal, celle d’un jeune architecte français
confronté à la découverte d’un esprit qui prend la
forme d’un arbre fromager. Maxime m’y avait rejoint
pour réaliser un livre de photos, des portraits de
femmes, d’hommes ou d’enfants en Casamance, sur
l’île de Gorée ou à Saint-Louis. Je m’étais plongé avec
délice dans ce nouvel univers culturel pour
m’extraire de cette situation d’inquiétude que nous
partagions tous pour Juliette.

273
Christopher avait toujours été transparent sur ce
sujet, il nous faisait confiance. « Les dérives
psychologiques d’une telle expédition, sans échange
avec la Terre et ses proches, sont impossibles à
prévoir. « Tout ce que les pseudo-spécialistes disent
ou écrivent ne compte pas. Ce qui est certain, c’est
que nous sommes incapables d’anticiper les
réactions individuelles et collectives des astronautes
sur l’ensemble de la durée de la mission », expliqua-
t-il un soir dans la villa de Manon. « Juliette est
solide, elle vit son rêve, elle saura surpasser cette
difficulté », avais-je répondu. « Ils sont entraînés
pour gravir le Mont-Blanc, mais ils doivent franchir
plusieurs Everest », enchaîna-t-il. « Ce n’est pas pour
elle que je m’inquiète, je crains surtout l’évolution
des autres membres de l’équipage et les
conséquences qui peuvent l’affecter. »

Comme à chacune de nos rencontres, Christopher


nous montra les dernières images reçues de la NASA.
« On ne voit pas grand-chose », dit ma fille Chloé,

274
« C’est très flou, il est impossible de reconnaître
Juliette. Ils auraient dû choisir des combinaisons de
couleurs différentes pour chaque astronaute. » Cette
remarque enfantine, pleine de bon sens, nous fit
sourire.

Quand Chloé et Arthur furent couchés, Manon et moi


interrogeâmes Christopher.

— Tu as l’air plus inquiet que d’habitude, dit-elle.


As-tu reçu de nouvelles informations ?
— Non. Rien de plus que ces photos floues
comme le décrit si bien votre fille. Mais en
combinant le stock d’images, en comparant
les déplacements des rovers au programme
prévu, il y a des écarts importants. Comme si
une partie des astronautes s’éloignait des
autres sans véritable raison.
— Ils ont peut-être découvert quelque chose ?
dis-je. Je ne suis pas spécialiste, mais il peut y
avoir des traces minérales, des failles
particulières.
— Pas dans ces zones.

275
— Écoute Christopher, cela ne sert à rien de nous
torturer l’esprit en imaginant tous les
scénarios possibles, reprit Manon. Nous ne
pouvons rien faire. C’est très frustrant, mais la
seule chose que nous pouvons faire, c’est
d’attendre son retour en continuant à vivre.

Christopher commença à sangloter. Je ne le


reconnaissais plus. Je m’approchai de lui et
l’entourai.

« Je me sens responsable », dit-il.

Je ne parvins pas à lui répondre. J’adorai


Christopher, j’appréciai de constater leur bonheur
avec Juliette. Pourtant, au fond de moi, je partageai
son sentiment. D’une certaine façon, elle s’était
embarquée dans cette expédition pour lui plaire,
pour lui prouver qu’elle était une femme
exceptionnelle. Leur relation amoureuse avait pu lui
faire perdre son objectivité sur ses propres capacités.
Elle avait réalisé avec succès deux séjours dans la
station spatiale internationale. Sa carrière était
remarquable, elle aurait pu décliner la proposition de

276
cette mission vers Mars, personne ne le lui aurait
reproché. Même Christopher.

L’homme que je soutenais dans mes bras n’était plus


l’ancien astronaute, le directeur du programme au
tempérament d’acier ou le valeureux pilote de
l’United States Air Force, c’était un être qui révélait
sa fragilité, presque à bout de forces.

— Je consulte un psychologue régulièrement,


expliqua-t-il. Il m’aide à tenir. Cette situation
réveille en moi des souvenirs enfouis dans
mon passé. Je regarde les étapes de ma vie et
j’éprouve des regrets. Je n’aurais pas dû
encourager Juliette, j’aurais pu comprendre
que cette mission était plus dangereuse que je
ne le croyais. Mais aussi… Vous savez, je vais
bientôt avoir soixante ans. Cette séparation, ce
manque, remue des épisodes douloureux dans
ma mémoire. J’ai fait beaucoup de sacrifices
personnels pour ma carrière. J’ai aimé et

277
quitté des gens. Je les ai blessés. Mes parents
sont décédés, je n’ai ni frère ni sœur.
— J’imaginais que tu avais été marié avant
Juliette. Elle m’avait dit qu’elle avait
rencontré ta fille.
— C’est Alison. Elles se sont vues lors de
l’enterrement de mon père. Elle a trente ans
aujourd’hui, je crois qu’elle vit toujours à New
York. Je n’ai plus de nouvelles récentes, je n’ai
pas trouvé le temps de l'appeler avant le
départ de l’expédition et maintenant je n’ose
plus le faire. J’ai quitté sa mère quand elle
était très jeune pour poursuivre mon
engagement dans l’US Air Force. Je résidais la
plupart du temps à l’étranger, j’étais exalté par
ma mission. Je ne voulais pas d’enfant, je
n’avais pas de disponibilité pour m’en
occuper. Je l’apercevais rapidement lors de
mes passages aux États-Unis.
— Tu le regrettes aujourd’hui ? demanda
Manon.

278
— Oui. Je sais que vous êtes là, ainsi que les
familles de Maxime et de Franck. Mais je me
sens seul, j’ai envie de donner un sens à ma
vie, de retrouver un peu de sérénité, d’estime
de moi-même. J’aimerais renouer avec Alison.
— Il n’est pas peut-être pas trop tard. Peux-tu
essayer de la revoir ? proposai-je.
— J’y pense. C’est ce que le psychologue me
recommande. Je crains qu’elle ne comprenne
pas ma démarche. Elle n'a pas eu besoin de
moi depuis si longtemps, elle ne m’attend pas.

Manon tapota sur sa tablette. Elle tendit l’écran vers


Christopher.

— « Alison Bowles, directrice de collection aux


éditions New Press ». C’est bien elle ?

Il regarda la photo et sourit.

— Oui, c’est elle.


— Son adresse professionnelle est à New York.
C’est à toi de jouer, maintenant.

279
— Manon, tu es formidable, dit-il en soulevant
son verre.

280
Christopher, le 16 juin 2028, New York

Elle répondit à mon message au bout de trois jours.


Une phrase brève qui proposait un rendez-vous en
début de matinée au Dweebs, un café situé sur
l’avenue Dekalb à Brooklyn. C’était un endroit
spacieux, composé de tables et de chaises en bois
brut, les murs étaient couverts d’œuvres d’art à
vendre.

J’arrivai en avance et m’installai près de la fenêtre


centrale. Je commandai un cafe latte, l’une des
spécialités recommandées par le barman, ainsi
qu’une tranche double de pain d’épices.

J’observai les clients. Beaucoup semblaient être des


familiers et discutaient avec l’homme qui tenait le
comptoir. Le bruit de la pression des machines à café,
l’odeur des viennoiseries proposées sur les
présentoirs, le ballet des serveurs, me rappelaient les
bistrots parisiens.

281
Quelques habitués s’isolaient dans les recoins de la
grande salle, concentrés sur l’écran d’ordinateur
ouvert devant eux. Je pensais à Jean. Dessinait-il
dans des brasseries ? Venait-il y chercher
l’inspiration ? Je prenais conscience que je ne lui
posais pas de questions sur son travail, ses
techniques ou ses routines. J’avais lu tous ses
albums, j’appréciai son style et son imagination.
C’était le seul auteur que j'abordais directement en
français. Ses images étaient apaisantes. Et puis,
comme lorsque l’on connaît bien quelqu’un qui vous
partage ses œuvres, j’entendais sa voix quand je
parcourais les textes qui accompagnaient les dessins.
C’était une forme de bande dessinée très littéraire et
j’aimais la qualification de roman graphique qui lui
était associée. Jean insérait des poèmes dans ses
albums. Je les prononçais dans mon esprit, j’écoutais
la parole d’un ami, douce et rassurante.

Je tournai la tête pour regarder les peintures et les


photos encadrées sur les murs. Les prix étaient

282
accessibles, j’imaginai qu’il s’agissait d’artistes
locaux, peut-être des clients de cet endroit. Je
remarquai une série de tirages sur la même maison
brownstone, construite en briques de grès rouge,
avec trois niveaux et un escalier central en fer forgé.
Chaque image était prise à un moment différent de la
journée, avec plusieurs personnes.

Des enfants qui sortent précipitamment, leurs


manteaux à peine fermés, et une femme en robe de
chambre qui leur tend leurs sacs à dos. Un homme en
costume sombre, qui descend les marches, le regard
penché vers son téléphone. La même femme dans un
tailleur rouge et des talons hauts. Un livreur qui
dépose des colis devant l’entrée. Un jeune garçon aux
cheveux hirsutes, vêtu d’un short et d’un tee-shirt
troué, qui se baisse pour les ramasser. Puis les
enfants sont de retour, ils courent dans l’escalier.
Une image de porte ouverte, qui permet de deviner
les meubles du couloir, avec une touche verte en
arrière-plan qui suggère un jardin. La lumière
change, les vitres de fenêtres reflètent les teintes
orangées du ciel. La femme revient. Elle porte des

283
chaussures plates et a dénoué ses cheveux. Un
dernier cliché avec l’homme en costume qui entre à
son tour dans la maison, son regard est tourné vers
l’objectif du photographe et il semble surpris.

J'examinai le titre de cette fresque. « Family life in a


brownstone house, Brooklyn ». Je fis un signe au
serveur et j’achetai cette œuvre. Je payais les deux
cents dollars et il décrocha le cadre pour l’emballer
dans du papier kraft.

Alison pénétra dans le café et me repéra


immédiatement. Elle était très en retard sur l’horaire
convenu, mais je lui dis que cela n’avait aucune
importance. J’étais heureux de la revoir. Son allure
sportive m’avait frappé. Elle portait un tailleur bleu
clair et un chemisier blanc, orné de dentelles. Ses
cheveux bruns étaient coupés court, donnant à son
visage une autorité naturelle. Elle était très élégante.
Je ne pus m’empêcher de lui déclarer. Elle sourit de
façon crispée et commanda également aussi un cafe
latte.

284
— Alors, que se passe-t-il ? Pourquoi es-tu ici ?
— Pour te voir. Te parler.
— Tu as quelque chose à m’annoncer ? Est-ce à
propos de Juliette ? Il circule tant
d’informations contradictoires sur cette
expédition.
— Elle est sur Mars. L’équipage est en vie. Il est
impossible de communiquer avec eux, mais
nous pouvons les observer avec un télescope
spatial.
— Rien de nouveau de son côté, donc. Et toi ? Tu
as un souci de santé ?
— Non, tout va bien.
— Bon… Je ne comprends pas, tu aurais pu
simplement m’appeler, tu n’avais pas besoin
de te déplacer jusqu’ici.
— Je te l’ai dit, je voulais te voir, prendre de tes
nouvelles.
— C’est original. Tout à coup, tu t’es souvenue
que tu avais une fille ?

Elle s’approcha.

285
— La dernière fois que je t’ai croisé, c’était à
l’enterrement de grand-père. Tu m’avais à
peine parlée. Pourtant tu connaissais mon
affection pour lui. J’avais besoin de ton
réconfort, de ta présence. Grand-père m’a
beaucoup aidé quand tu as quitté ma mère.
Elle ne pouvait pas vivre toute seule, elle était
incapable de s’occuper d’un enfant. Tu es parti
à l’étranger en lui laissant de l’argent, mais tu
n’as pas réalisé le bouleversement qu’elle a
éprouvé. Grand-père m’a accueilli chez lui, il a
remplacé le père qui me manquait.
— Je sais, je le comprends maintenant et je le
regrette.
— Vous ne parliez pas beaucoup avec grand-
père, il ne te disait pas tout. Les silences
étaient insupportables. Le fric que tu envoyais
servait à régler les soins de ma mère, ses
hospitalisations à répétition, ses cures de
sommeil. Et puis ses funérailles. Ce jour
atroce où tu es arrivé au cimetière en
uniforme, avec tes galons et tes médailles.

286
Même à ce moment-là, tu as continué à placer
ton travail avant ta famille. J’avais honte. Tu
me faisais honte. Et tu as encore donné de
l’argent à grand-père pour me payer un
internat. Je n’y suis jamais allée. J’ai habité
avec lui jusqu’à mes dernières années
d’université. J’ai appris que tu t’étais remarié.
J’avais reçu le faire-part et inventé une banale
excuse pour éviter de venir. De toute façon,
cela n’a pas duré très longtemps. Deux années,
je crois. Tu as été sélectionné comme
astronaute, tu es entré à la NASA. Est-ce elle
qui t’a quitté ou as-tu à nouveau sacrifié ta vie
personnelle, tes proches, pour ton ambition ?
Grand-père m’a dit qu’elle avait refusé de
t’accompagner, de s’installer en Floride et
passer ses journées à attendre le soir le retour
du héros. De toute façon, il te soutenait
toujours, il était plein d’admiration pour toi. Il
déclarait que tu appartenais à l’élite de l’armée
de l’air puis, quand tu es devenu astronaute, il
était tellement fier qu’il en parlait à tout le

287
monde autour de lui. Chaque commerçant, le
coiffeur, l’épicier, les vendeurs ambulants, les
policiers, tous les habitants du quartier étaient
au courant de ta réussite. Il a suivi jour après
jour ton séjour dans la station spatiale
internationale et il collectionnait tous les
articles des quotidiens qui relataient tes
exploits.

Elle me scruta fixement. Son regard était ému, mais


sa voix resta ferme.

— Quand tu venais le voir, tu t'arrêtais à peine


quelques heures. Tu ne prenais même pas la
peine de parcourir la maison, tu répondais aux
questions de grand-père, tu l'observais
s’affairer pour te servir un rafraîchissement. Il
était fasciné par ce que tu décrivais. La vitesse
des avions, la sensation d’apesanteur. Tu
regardais la Terre d’en haut et tu ne trouvais
pas le temps de noter ce qu'il y avait autour de
toi, dans le salon. Tu aurais pu voir mes
vêtements ou mes livres. Si tu étais monté à

288
l’étage, tu aurais compris que je vivais là et pas
à l’internat.

Elle s’interrompit pour boire son café. Je ne pouvais


plus parler, mes doigts tremblaient quand j’essayai
de porter un morceau de pain d’épices à ma bouche.

— Je suis désolé, bredouillai-je. J’ai conscience


de ne pas avoir été à la hauteur…
— Tu sais, j’ai éprouvé beaucoup de colère contre
toi. Je voulais que tu évolues, que tu entendes
la douleur que ton absence provoquait en moi.
Je me suis longtemps sentie abandonnée et
dévalorisée. La bienveillance de grand-père
m’a permis de grandir et de prendre confiance
en moi. Aujourd’hui, je n’ai plus de
ressentiment, j’ai compris que l’on ne peut pas
changer les autres, mais que l’on peut
apprendre avec les chagrins de son passé. Je
ne te déteste plus, j’ai fait la paix avec la
personne que tu étais.
— La personne que j’étais ? Que veux-tu dire ?

289
— Tu n’es plus tout à fait le même depuis que tu
as croisé Juliette.
— Pourquoi dis-tu cela ?
— Parce qu’elle m’a écrit après notre rencontre à
l’enterrement de grand-père. Elle m’a raconté
toutes les photos de moi, qu’il t’envoyait et que
tu conserves précieusement. Elle m’a expliqué
que tu regrettais ton comportement, mais que
tu ne savais pas trouver les mots pour
t’excuser. Juliette a su les dire. Elle parlait
pour toi. Elle me promettait que nous
retrouverions un jour. Elle n’avait pas tort.
C’est une femme formidable, tu as eu de la
chance de la rencontrer.

Je n’ai pas pu retenir mes larmes.

— Je croyais que tu le savais, je pensais que


c’était la raison de notre rendez-vous, dit-elle.
— Je ne comprends pas, elle ne m’a rien dit.
— Elle m’a écrit juste avant de partir vers Mars
pour me demander d’accepter de te revoir au
cas où l’expédition tourne mal. C’est pour

290
cette raison que je suis là, aujourd’hui, à ce
rendez-vous, j’étais certaine que tu allais
m’annoncer une mauvaise nouvelle.
— Elle est vivante et présente auprès de nous,
même si elle se trouve à ce moment à plus de
quatre-vingt-dix millions de kilomètres.
— Ce n’est donc pas à sa demande ou sur sa
suggestion que tu es ici ?
— Non, je souhaite renouer avec toi, reprendre
une place dans ta vie. Je comprends que je ne
rattraperai jamais le temps perdu. Peux-tu
m’accorder une chance ?
— Je ne sais pas… Que veux-tu savoir ?
— D’abord si tu vas bien, si tu es équilibrée, si tu
te plais dans ton travail… Si tu es heureuse…
— Cela fait beaucoup de questions. Même si je
n’éprouve plus de colère contre toi, je ne suis
pas sûre d’avoir envie de continuer à te voir.
J’ai besoin de temps. Tu peux le comprendre.
— Nous pourrions nous retrouver plus tard ? Je
vais rester à New York une ou deux semaines.

291
J’habite Paris, mais je peux me débrouiller
pour revenir dès que tu le souhaiteras.

Alison se leva et scruta sa montre.

— Je dois y aller.

Le serveur se rapprocha pour m’apporter la fresque


emballée. Je la tendis à ma fille.

— C’est pour toi. C’est une œuvre que j’ai achetée


ici avant ton arrivée. Elle m’a touchée.

Alison décacheta le papier et une lueur d’émotions


traversa son regard.

— Tu as bon goût. Je connais cet artiste.


— C’est une belle coïncidence. Tu le féliciteras de
ma part quand tu le reverras.
— Oui c’est certain. C’est Simon… Mon
compagnon et le père de ton petit-fils.
— Mon petit-fils ?
— Il s’appelle Paul. Il a quatre ans.
— Paul ? Comme…
— Oui, je lui ai donné le prénom de grand-père.

292
Jean, le 22 août 2028, Arcachon

J’accueillis Christopher à l’aéroport de Mérignac,


près de Bordeaux. Il avait vécu une semaine avec
Alison, Simon et Paul dans une maison louée au bord
de l’océan, sur la côte est des États-Unis. Il était
fatigué par le voyage et s’endormit au bout de
quelques minutes sur le siège passager de la voiture.
Il nous avait informés des différentes étapes de sa
nouvelle relation avec sa fille. J’avais beaucoup
échangé avec lui avant ces retrouvailles. Il m’avait
raconté sa jeunesse, son premier mariage, la
naissance d'Alison, puis sa carrière professionnelle.
Il m’avait envoyé des copies de sa correspondance
avec son père. J’avais découvert un autre homme, ou
plutôt la profondeur de sa vie, de ses sentiments les
plus intimes. Manon trouvait que cette histoire était
très belle et me suggéra d’en faire le support d’un
récit. Je jetais des esquisses sur le papier, je réalisais
des portraits de Christopher, de sa fille, de Simon et
du petit Paul. Et bien sûr de Juliette. Les confidences
de Christopher, ses doutes et ses joies, nourrirent la
293
trame de l’album. J’avais achevé la première version
des planches quelques jours avant son arrivée. Le
résultat final était un livre d’une petite centaine de
pages. En maquillant les prénoms, j’avais écrit
l’histoire de la famille de Christopher. La fin était
heureuse, sa compagne parvenait à rentrer d’une
expédition que tous croyaient perdue. Je ne pouvais
imaginer une conclusion différente, je restai
persuadé que Juliette reviendrait saine et sauve.

Je ne cessais de penser à elle pendant la réalisation


de cet album. Christopher expliquait que le
programme de la mission et les consignes de sécurité
n’étaient plus respectés. Les rovers étaient parfois si
éloignés qu’ils se mettaient en danger, chacun étant
incapable de porter assistance à l’autre. Des clichés
permettaient de comprendre que deux astronautes
passaient occasionnellement plusieurs nuits dans le
lanceur, à l’écart de la base. Il était certain que le
groupe était divisé entre plusieurs clans et se
demandait où se situait Juliette. Prenait-elle part à

294
une communauté ou s’était-elle séparée ? La NASA
s’interrogeait sur la condition mentale des membres
de l'expédition. Les psychologues spécialistes des
contextes d’isolement avouaient la limite de leurs
théories, se contentant d’établir des scénarios dont
les conclusions étaient pessimistes. À la différence de
mon roman, une fin heureuse, avec un équipage de
retour en bonne santé sur la Terre n’était plus
plausible. La seule bonne nouvelle était que cinq
individus avaient été dénombrés dans les
observations les plus récentes, pratiquement au
même moment.

Christopher récupéra du jet-lag en quelques jours. Il


loua un catamaran à un prix exorbitant et nous invita
pour réaliser une croisière sur le bassin et l’océan. La
météo était clémente. Le soir, après le dîner, nous
jouions à la pétanque avec les enfants dans la
douceur de la brise. Le ressac nous berçait, nous
vivions une parenthèse magique. Manon, Elsa et
Vanessa nous firent une surprise. Elles nous

295
demandèrent d’écrire, sur des petites cartes colorées,
un message pour Juliette. Nous étions étonnés, mais
nous acceptâmes. Elles enroulèrent les courtes
lettres et nous ordonnèrent de fermer les yeux
pendant quelques minutes. J’entendis des
déballages, des chuchotements et des rires. « C’est
bon, vous pouvez regarder ! », dit Vanessa. Elles
avaient acheté plusieurs lanternes volantes, en forme
de cloches en papier de riz munies d'une bougie fixée
au centre d’un croisillon métallique. Avec les enfants,
elles accrochèrent nos messages et allumèrent les
flammes. Les lampions décollèrent avec lenteur puis
s’enfoncèrent dans la nuit. « Ils vont rejoindre
Juliette ? », interrogea Chloé. « Bien sûr ! », affirma
Manon. « Elle sera ravie de les lire », dit Christopher
en leur adressant des baisers. Nous suivîmes
longtemps du regard leur ascension vers les étoiles.

Christopher nous montra des photos de Paul et de ses


parents. Il était ému d’être devenu grand-père. Je lui

296
demandai si nous pouvions les rencontrer, les inviter
à la villa. Il hésita.

— Je ne veux rien précipiter. Cette semaine de


vacances avec eux était formidable.
— On pourrait aller à New York ? suggéra
Maxime.
— Tous ? Avec les enfants ? reprit Elsa. Je crois
que cette croisière en catamaran t’a donné le
goût du luxe, mon amour !
— Avouez que ce serait sympathique, continua
Franck. De mon côté, je peux m’organiser
pour que la date fonctionne avec une tournée
que mon groupe doit effectuer aux États-Unis.
— Et tu nous recruteras comme choristes ou
porteurs d’instruments ? s'exclama Vanessa.
Tu ne me demandes jamais de
t’accompagner !
— Ne t’emballe pas ! Je fais des propositions ! Je
suis très heureux pour toi, Christopher et ça
me ferait plaisir de rencontrer Alison, Simon
et Paul. J’ai un concert à Boston dans deux
mois, et peut-être un autre à New York…
297
Laisse-moi vérifier, dit-il en regardant son
téléphone. Oui, deux jours plus tard, nous
jouerons dans une salle de Brooklyn. Je peux
te rejoindre si tu y es aussi.
— Ce serait une belle occasion, dit Christopher.
Donne-moi un peu de temps pour réfléchir,
d’accord ? Je crois que j’ai bu un peu trop de
vin ce soir, je vais m’allonger dans mon
cabanon favori. Bonne nuit les amis !

Nous débarrassâmes la table et couchâmes les


enfants. Franck proposa une marche nocturne sur la
plage. Manon, Elsa et Vanessa déclinèrent, préférant
suivre un nouvel épisode d’une série.

La lune était pleine et éclairait les vagues qui se


répandaient en délicates nappes d’écume sur le sable.
Maxime offrit des cigarillos. Je refusai malgré une
forte envie, mais j’avais promis à Manon d’arrêter.

— Avec cette brise, tes vêtements ne retiendront


pas l’odeur du tabac !

298
— Tu négliges le fait que Jean ne sait pas mentir
à Manon !, dit Franck.
— C’est vrai, dis-je. Je ne suis pas très doué pour
garder les secrets. Et en parlant de secret…
— Quoi ? demanda Franck.
— J’ai dessiné un album en m’inspirant de la vie
de Christopher. Une sorte de récit sur le thème
d’un homme qui a consacré son existence à sa
carrière, oubliant sa fille, et qui éprouve
l’angoisse de ne pas retrouver son unique
amour. J’ai un peu honte, j’ai l’impression de
m’être servi de lui, d’avoir abusé de sa
confiance.
— Au contraire, c’est génial !, s’exclama Maxime.
Tu lui as fait lire ?
— Non, je viens juste de terminer les dernières
planches, il y a encore beaucoup de
corrections à effectuer, il n’est pas au courant.
Manon est enthousiaste, mais j’hésite à le
publier.
— Pourrais-tu nous le passer ? demanda Franck.
On te donnera notre avis.

299
— Avec plaisir, mais il faut me promettre de me
fournir votre opinion avec franchise. Je ne
veux pas déplaire à Christopher. Et puis vous
devrez garder le secret.
— Tu peux compter sur nous !, dit Maxime en
sautant dans l’écume blanche pour
m’éclabousser. Et voilà, maintenant que ta
chemise est trempée, tu peux fumer un
cigarillo sans inquiétude !

300
Alison, le 3 octobre 2028, New York

Je regardai mon père tenir la main de Paul qui se


tenait sur la pointe des pieds pour mieux apercevoir
les lions de mer du zoo de Central Park. Ils riaient et
mon fils se tournait régulièrement vers moi pour
exprimer sa joie d’être ici. Une émotion simple, pure,
sans feinte. Le sentiment de bonheur d’un enfant qui
appréciait la compagnie d’une personne qu’il
n’arrivait pas encore à appeler grand-père. Pour lui,
Christopher était d’abord son ami, surgi dans sa vie
depuis quelques mois. Quand il me demanda
pourquoi il n’avait pas rencontré plus tôt ce vieil
homme aux cheveux gris, je lui dis qu’il était parti
pendant longtemps en voyage. Un périple autour du
monde au cours duquel il s’était souvent perdu. « Tu
dois être contente de le revoir ? », m’interrogea-t-il.
« Oui, Paul, je suis heureuse de le retrouver ».

Je me gardai de lui annoncer que cette personne


réapparue dans ma vie était très différente de celui
que je conservai dans mes souvenirs. Il était devenu

301
attentionné, bienveillant et même drôle parfois.
Simon l’appréciait beaucoup. Il était admiratif du
parcours professionnel de Christopher, sa carrière
dans l’US Air Force et son expérience d’astronaute. Il
était fasciné en écoutant les anecdotes dans la station
spatiale internationale. Mon père ne se vantait pas, il
veillait à ne pas monopoliser l’intérêt ou se mettre en
évidence. Il savait que cette période correspondait à
celle de ses absences, les années d’abandon de sa fille.

Je m’approchai d’eux pour leur dire que j’allais


m’installer dans le café à l’entrée du zoo pendant
qu’ils terminaient la visite. La responsable de la
maison d’édition insistait pour que je lui donne mon
avis sur l’album dessiné d’un auteur français qu’elle
souhaitait publier. Je tapai son nom pour découvrir
sa notice dans Wikipédia. Il avait déjà faire paraître
deux romans graphiques, trois livres d’illustrations et
de courts récits dans plusieurs revues de bandes
dessinées. Il avait reçu des prix et de bonnes
critiques. Je ne distinguai rien de particulier dans

302
son profil. Il avait été recommandé à ma directrice
par ses contacts français. Je commandai un
cappuccino et j’ouvris ma tablette pour lire le texte.

Dès les premières pages, l’histoire commença à


résonner en moi. Même si les lieux, les noms des
personnages étaient différents, je reconnus les traits
de Christopher, ceux de Simon et Paul, de Juliette et
les miens. Je découvris également une figure qui
ressemblait à ma mère. L’auteur racontait la vie de
mon père et nos retrouvailles. Il décrivait l’amour de
Christopher pour elle, son incapacité à agir devant la
dégradation de son équilibre psychologique, son
placement en hôpital psychiatrique puis son
engagement militaire pour fuir cette situation. Il
avait recherché un cadre strict, où les contraintes et
la pression ne lui permettaient pas d’avoir du temps
pour laisser aller ses sentiments, ses regrets. Il avait
accepté les missions les plus difficiles, les plus
risquées, comme pour effacer toute trace de
conscience en lui.

303
Pourtant j’étais la pièce centrale du livre, tous les
chapitres commençaient par une citation des
courriers de grand-père. Je compris qu’ils avaient
entretenu une correspondance régulière. L’auteur
ouvrait l’album sur une lettre de Christopher où il
expliquait que la NASA lui proposait d’intégrer le
corps d’élite des astronautes. Il ressentait une
immense fierté, mais il était conscient des nouveaux
sacrifices que cela représenterait. Grand-père
l’encourageait, il le rassurait sur sa fille. « Elle va
bien, ses notes sont très correctes et elle sera reçue à
l’université l’année prochaine. Elle est inscrite en
littérature et langues étrangères. Elle est très
douée ». « Tu peux te consacrer à ta mission, je suis
si heureux pour toi. Je m’occuperai d’elle, ne
t’inquiète pas, c’est une jeune femme pleine d’avenir.
Vous vous retrouverez un jour et elle comprendra. »,
terminait-il.

Je m’apprêtai à aborder les dernières pages quand


Paul et Christopher me rejoignirent. « Tout va
bien ? », demanda mon père en constatant les larmes
qui avaient coulé le long de mes joues. « Oui, je suis

304
en train de lire une bande dessinée qui me
bouleverse. »

Il me regarda avec étonnement et proposa à Paul


d’aller commander des friandises au comptoir du
café. J’observai son comportement tandis qu’il se
déplaçait, faisait la queue en adressant des signes de
gourmandise à son petit-fils. Il plaisanta avec le
serveur et lui donna un gros pourboire. Il revint
s’asseoir avec nous et tendit une gaufre épaisse
nappée de chocolat chaud et de chantilly à Paul. Son
visage n’exprimait aucune gêne vis-à-vis de moi. Il
souriait et profitait des rayons de soleil qui rasaient
les gratte-ciel en fermant les yeux. Je compris qu’il
n’était pas au courant de l’existence de ce livre.
L’auteur avait décrit son histoire familiale sans qu’il
le sache. Cette personne devait être très proche de lui.
Je pensais à Juliette, mais c’était impossible. Elle
n’avait pu écrire cet album en secret. Non, c’était
quelqu’un d’autre. Un ou une amie.

305
Nous dînâmes chez nous avec Simon. Avant de se
coucher, Paul embrassa Christopher et demanda de
lui promettre de retourner au zoo, ou alors de le
conduire à celui du Bronx. « Je veux voir la maison
des singes », exigea-t-il. Christopher s'engagea la
main sur le cœur, l’entoura dans ses bras et l’enlaça
avec tendresse.

— Je vais vous laisser. Je peux emmener Paul à


l’école demain matin, ou aller le chercher.
Dites-moi ce qui vous convient, dit-il.
— Oui, demain matin serait pratique, car je dois
partir tôt, répondit Simon. Il faut que je
termine le montage de l’exposition avant
l’ouverture de la galerie.
— Je suis d’accord, dis-je. Je te ramène à ton
appartement. J’ai envie de profiter de la
fraîcheur de la nuit, il a fait si chaud
aujourd’hui.

L’ambiance était animée dans les avenues de


Brooklyn, des terrasses étaient installées sur les

306
trottoirs. Des musiques variées nous
accompagnaient. Nous bifurquâmes vers une zone
plus résidentielle et marchions en silence. J’abordai
le sujet qui me brûlait les lèvres depuis la fin de
l’après-midi.

— Connais-tu un écrivain et dessinateur français


qui s’appelle Jean Gabriali ?
— Oui, très bien. C’est un ami, un grand ami.
C’est une longue histoire. Le premier amour
de Juliette. Pourquoi me poses-tu cette
question ? C’est un auteur qui t’intéresse ? Je
peux te le présenter.
— Je suis en train de lire son dernier album. Le
titre en français est « Le ciel, les étoiles et les
regrets ».
— Cela ne me dit rien. Pourtant, Jean m’envoie
toutes ses œuvres dès leur parution. Je ne
crois pas qu’il soit édité en France.
— C’est un projet. Un manuscrit non publié.
— Et qu’en penses-tu ? Tu as envie de le diffuser
aux États-Unis ?

307
— Je ne sais pas encore. Je ne l’ai pas fini, je ne
connais pas la fin de l’histoire.
— D’accord. Je ne veux pas t’influencer, mais
Jean est un homme que j’apprécie beaucoup.
Je t’ai déjà parlé de l’amitié forte qui nous lie,
Jean, Maxime, Franck et moi.
— Tous les ex-compagnons de Juliette ?
— Oui je sais, cela peut sembler étrange ou
bizarre, mais c’est elle qui nous a réunis. Il n’y
a pas de jalousie ou de rancœur. Ils ont
poursuivi leurs vies, fait d'autres rencontres,
ils ont eu des enfants. Nous formons une
bande d’amis, une sorte de tribu. Je ne devrais
pas dire cela de cette façon devant toi, c’est
très maladroit de ma part. Une famille au sens
large, une communauté humaine qui s’est
constituée par étapes. Ce sont des personnes
très ouvertes et bienveillantes. Des artistes
aussi. Un dessinateur, un photographe et un
musicien. Juliette les a soutenus dans
l'émergence de leur talent, ils ont tous
conscience des changements qu’elle a créés en

308
eux. Bien sûr, quand elle les a quittés, ils ont
vécu des moments difficiles, mais tous ces ex-
compagnons sont devenus amis, se sont
entraidés. Moi aussi cela m’a semblé curieux.
En fait il n'est pas nécessaire de rechercher
une explication rationnelle: c’est Juliette qui
nous soude les uns aux autres, qui compose
ces liens entre les personnes qu’elle aime.

Il s’arrêta devant son immeuble.

— Je suis arrivé. J’ai passé une journée


merveilleuse avec toi et Paul. Une journée
inoubliable.
— Moi aussi, dis-je en l’embrassant.
— A demain, huit heures ?
— À demain, Daddy.
— « Daddy » ? C’est la première fois que tu
m’appelles ainsi depuis…
— Cela m’est venu de façon naturelle.
— J’en suis très heureux.

309
Il me tendit ses bras et je l’enlaçai avec force. Nous
restâmes pendant plusieurs secondes dans cette
position. Ses yeux étaient humides.

— Merci, dit-il. Merci de m’avoir ouvert la porte


de ta famille. Et puis…
— À demain, Daddy.

310
Christopher, le 13 décembre 2029, New York

Franck m’avait appelé très tard dans la nuit. Il était à


Boston avec son groupe, dans le cadre d’une tournée
sur la côte est du pays. « Nous serons vendredi à New
York, au Music Hall de Williamsburg, à Brooklyn.
J’ai réservé trois places à ton nom, pour Alison,
Simon et toi ». Franck avait tenu parole, il tenait à les
rencontrer. Je le remerciai avec reconnaissance. J’en
parlai le lendemain à Alison. Elle accepta, un peu
surprise. Le soir, elle me rappela pour me dire qu’elle
avait écouté plusieurs extraits d’album du quartet de
jazz de Franck. Ça lui plaisait beaucoup. Elle déclara
que j’avais des amis français très talentueux et cette
phrase me toucha.

Après une journée de marche le long de la plage de


Coney Island, j’allai chercher Paul à l’école de son
quartier. Nous rentrâmes à la maison et je préparai
des tartines grillées à la confiture de fraises, sa
favorite, et un verre de jus d’orange fraîchement
pressé. C’était notre petit rituel. Il me racontait ce

311
qu’il avait appris, les jeux auxquels il avait participé,
et je lui décrivais ce que j’avais fait. Je lui montrai
mes clichés. Simon m’avait aidé à choisir un bon
appareil et prodigué quelques conseils précieux. Je
découvrais le plaisir de saisir des instants, de donner
du sens à l’image ou de travailler la lumière et les
couleurs. Je photographiais Paul, Simon et Alison
pendant nos sorties et le soir, allongé dans le canapé
du meublé que je louais, je montais des albums sur
ma tablette. J’aurais voulu pouvoir les envoyer à
Juliette. En attendant son retour, j’organisais ces
souvenirs, je les datais et les commentais parfois
d’une phrase ou d’un extrait de poème de Jean ou de
chanson de Franck.

Simon rentra plus tôt qu’à son habitude. Je savais


que son exposition ne marchait pas très bien, les
critiques l’avaient à peine mentionnée dans les
revues spécialisées. Je ne lui posais pas de questions,
Maxime m’avait souvent décrit la difficulté qu’il avait
eue à percer dans ce milieu si particulier de la

312
photographie. Il s'approcha du canapé avec un
immense sourire. « Ce soir, dit-il, nous allons tous au
restaurant ! ». Paul cria de joie. Alison le regarda
avec étonnement. Simon expliqua qu’un client lui
avait proposé une somme importante pour mettre en
valeur son travail dans un spectacle réunissant des
amateurs d’art et des personnalités. Cela offrait une
publicité formidable à son exposition. La séance était
organisée ce vendredi, ils étaient conviés avec Alison.
Je songeai immédiatement au concert du groupe de
Franck, mais je ne fis pas de remarques, je ne voulais
pas troubler l’annonce de cette bonne nouvelle.
C’était un évènement qui pouvait lancer la carrière de
Simon, il y aurait sûrement d’autres occasions de leur
présenter Franck.

La soirée fut très agréable. Alison était heureuse pour


Simon. Je trouvai qu’ils formaient un beau couple.
Leur avenir ne pouvait qu’être radieux. Paul
s’endormit contre moi, allongé sur la banquette,
après avoir dévoré son cheese cake au citron. Je
sentais sa respiration et je m’étonnai encore de cette
relation entre nous, de sa confiance. Je songeai à

313
Alison, à peine âgée d’une année, qui s’assoupissait
sur mes épaules quand nous nous promenions. Elle
enroulait son petit corps souple autour de ma tête et
rejoignait le pays des rêves. J’éprouvai un sentiment
de fierté. À sa manière, Paul m’inspirait les mêmes
joies et m’apportait de la sérénité. Je me sentais en
paix avec moi-même, je profitai de chaque instant en
goûtant la douceur et la sensation de bien-être qu’il
me procurait.

— Papa, dit Alison à la fin du repas, j’ai fini de


lire l’album de ton ami. C’est une belle
histoire. Nous allons le publier, en accord avec
sa maison d’édition française. J’aimerais bien
rencontrer cet auteur. Je souhaite qu’il vienne
réaliser sa promotion ici, se présenter à
quelques revues importantes et peut-être
donner des interviews à la radio ou sur des
chaînes télévisées. Tu crois qu’il sera
d’accord ?

314
— Je n’en doute pas une seconde. Je suis ravi par
ton enthousiasme. Jean, comme Maxime,
Franck et leurs familles adoreraient faire votre
connaissance. Manon, l’épouse de Jean, a une
charmante maison à Arcachon, près de
l’océan. Elle pourrait vous accueillir. Mais rien
ne presse, vous avez le temps d’y penser et de
me dire si cela vous plairait. Pour le voyage, je
pourrai le financer, ce n’est pas un problème.
— Mais… Ce n’était pas ce vendredi que nous
devions aller ensemble au concert de Franck ?
— Oui. Ce n’est pas grave. L'exposition des
photos de Simon est bien plus importante
pour vous deux, il a besoin de toi dans ces
moments-là. Je t’assure, ce n’est pas un souci,
nous aurons d’autres occasions. Et puis peut-
être ce voyage en France ?
— Je te remercie de ta compréhension. Si la
soirée se prolonge, vous pourrez nous
rejoindre après le concert du groupe de
Franck ?
— Oui, très bien, je lui en parlerai.

315
Christopher, le 15 décembre 2028, New York

Franck m’avait réservé une place au premier rang.


J’étais à quelques mètres de la scène. En me
retournant avant l’heure du début du concert, je
m’aperçus que l'endroit était plein à craquer. Le
groupe de Franck avait reçu d’excellentes critiques, la
tournée était un succès. Je reconnaissais des
personnalités locales, des artistes connus, assis à mes
côtés et je me sentais privilégié.

La salle fut plongée dans la pénombre puis les


projecteurs dévoilèrent le plateau. Les musiciens
s’installèrent près de leurs instruments, sous les
applaudissements, et Franck me fit un signe amical.
Il entama le premier morceau et des images
apparurent au-dessus de la scène. Les envolées
harmonieuses et la voix de Franck étaient sublimées
par ces photos. Je les reconnaissais. C’étaient celles
de Simon. Je ne comprenais pas ce qu’il se passait,

316
mais je décidai de taire les pulsions de mon esprit
rationnel à la recherche d’explications et je me
laissais envoûter par les mélodies voluptueuses, les
murmures de Franck et le saxophone joueur qui
distillait avec malice ses notes colorées. J’observai les
gestes précis de chaque musicien et soudain je vis,
cachés sur le côté de la scène, Alison et Simon. Elle
attendait le croisement de nos regards. J'étais perdu,
je me demandai si cette apparition était organisée ou
le fruit du hasard. Qu’importe, je ne voulais pas
réfléchir, ce moment était magique.

Nous approchions de la fin du concert. Franck fit


applaudir chacun de ses partenaires et invita Simon
à le rejoindre sur le plateau.

— Je vous présente l’auteur des magnifiques


photos qui ont accompagné le spectacle ce
soir. Voici Simon Keys, il a un extraordinaire
talent et sa galerie est à Brooklyn.

La salle l’acclama longuement. Franck reprit.

317
— Et maintenant, mesdames et messieurs, nous
allons jouer notre dernière composition. C’est
la première fois que nous l’interprétons en
public. Elle m’a été inspirée par un ami, une
personne que j’aime profondément. Ce
morceau s’appelle « Song for Alison ».

Les premières notes du piano me transpercèrent le


cœur. Le tempo de la basse était lent, accompagné du
bruissement léger des cymbales. Je fermai les yeux et
les souvenirs des différentes périodes de ma vie
défilèrent devant l’écran invisible de mes pensées. Le
visage d’Alison à la maternité, son rire quand je
tombai à la renverse dans une rivière pendant une
sortie de pêche avec mon père. Les questions qu’elle
me posait lors de nos retrouvailles. « À quelle vitesse
voles-tu ? Est-ce que tu as peur parfois ? Comment
c’est l’apesanteur ? Fait-il froid dans l’espace ? ». Et
son regard fermé, quelques mois auparavant, dans ce
café. Les paroles qu’elle avait prononcées, des mots
justes qui m’avaient fait mal. Franck était seul au

318
piano à la fin du morceau. « Je t’aime, ma fille, je t’ai
toujours aimé et je regrette tant les moments
perdus », chantait-il. « Je l’ai compris maintenant.
Tu es redevenu le père que j’attendais. I love you
Daddy », dit une voix féminine. J’ouvris les yeux et
découvris Alison sur la scène. Franck acheva les
dernières notes de la mélodie en laissant glisser ses
doigts le long du clavier. Le public était debout, la
salle vibrait sous les applaudissements.

Je les retrouvai dans la loge des artistes. J’étreignis


ma fille puis Franck.

— Merci, merci infiniment. Mais comment ?


Comment as-tu organisé tout cela ?
— Je n’y suis pas pour grand-chose, répondit-il.
J’ai des partenaires qui m’ont aidé à préparer
cette surprise et cette mise en scène. Il ouvrit
un rideau et dévoila Maxime, Jean, Manon,
Chloé et Vanessa.
— Vous êtes tous venus ! C’est incroyable !

319
Ils avaient réservé une table dans un restaurant
proche de la salle de concert. Je levai mon verre à
notre amitié, à ma fille, et je les remerciai tous une
nouvelle fois. Alison rayonnait au milieu d’eux, elle
était heureuse de les découvrir. Le temps perdu
s’était effacé grâce à mes camarades, cette famille
dans laquelle Alison semblait se glisser à merveille.

Tout à coup, je ressentis la vibration de mon


téléphone. Je me penchai vers l’écran et aperçus le
message. Je m’effondrai et tombai en arrière. Ma tête
ne heurta pas le sol, Franck avait eu le réflexe de me
retenir, Alison se précipita pour m’apporter de l’eau.

— Que se passe-t-il ? Éprouves-tu une douleur


quelque part ? demanda-t-elle. On va appeler
les urgences.

Je désignai mon téléphone. Alison lut le message


avec lenteur. Ses doigts se crispèrent.

— Oh mon Dieu… Selon la NASA, un astronaute


a perdu la vie sur Mars. Sa combinaison est

320
restée inanimée pendant trente-six heures. Sa
dépouille a été emportée vers la base par une
partie de l’équipage. Ils ont apparemment
creusé une tombe.

321
Chapitre Six

322
Juliette, 19 janvier 2029, Mars

C’est la fin de notre mission sur cette planète. Après-


demain, nous rejoindrons le lanceur puis le vaisseau
en orbite. Tous les résultats de nos analyses sont
compilés dans les ordinateurs. Ceux qui ont financé
cette expédition seront satisfaits. Nous avons
découvert des gisements de métaux rares, nous
apportons les preuves qu'un potentiel d’exploitation
existe. Nos forages ont confirmé l’affleurement de la
glace sous la surface. Un lac de plusieurs centaines de
mètres de profondeur se trouve dans le cratère où le
chalet est installé. La paroi gelée ne concerne pas que
les pôles. Cette planète a pu accueillir les conditions
de la vie il y a des milliards d’années.

Le bilan humain est catastrophique.

La réception des messages s’est espacée puis, au bout


de trois semaines, ne fonctionnait plus. L’antenne de
notre base-vie n’avait pas résisté aux rayons

323
cosmiques et aux mini-tempêtes que nous avions
connus. Samantha nous avait prévenus de ce risque.
Sans informations en provenance de la Terre, j’avais
l’impression de revivre tous les matins le même jour.
L'épreuve était insupportable pour Daniel. Sans
nouvelles de ses filles et de son épouse, il tournait en
rond dans le chalet, parlait souvent tout seul, comme
s’il s’adressait à elles. Il avait basculé dans une autre
réalité, nous n’étions qu’un décor autour de lui. La
notion de temps lui était devenue étrangère, il n’avait
manifesté aucune émotion quand je lui avais
expliqué que nous allions repartir vers la Terre.

Samantha s’est sentie responsable de la panne de


l’antenne, elle s’en voulait de ne pas avoir insisté
pour mieux sécuriser et renforcer le système de
communication. Ses compétences n’étaient plus
utiles à la mission alors Michaël l’associait à ses
expérimentations botaniques dans la serre.
Ensemble, ils tentaient de développer la germination
et la floraison de graines légumineuses avec des
mélanges de sols reconstitués, du sable de Mars avec
l’injection de composante azotée. Le défi était

324
immense et Samantha s’investit dans cette tâche. Ils
n’obtinrent aucun résultat.

Je me suis réfugiée dans une solitude intérieure. J’ai


construit une épaisse carapace autour de moi pour
retenir l’expression de mes émotions et ne pas être
affectée ou atteinte par celles des autres. Je me suis
souvent enfuie, j’ai pris des risques inconsidérés, en
prétextant un souhait d'exploration vers de nouveaux
sites géologiques prometteurs. J’ai passé des jours à
rouler dans le désert martien, à grimper sur les
montagnes pour admirer son étendue. Des heures à
contempler l’horizon, tenter d’imaginer la formation
des paysages de cette planète. J’ai découvert des
grottes aux parois lisses, comme taillées par des
instruments tranchants. Je cherchai les traces, les
signes d’une vie antérieure.

Je m'échappais la nuit, je dormais dans le rover, loin


des autres, je rêvais d’une rencontre avec des
habitants des grottes. Ils me montraient des
peintures, des portraits dessinés sur la roche. Je

325
reconnaissais le visage de mes parents parmi une
foule de personnes. Au réveil, je remerciai cette
planète de m’avoir permis de les retrouver en songe.
J’avais l’impression qu’elle souhaitait me
réconforter. Je n’étais plus seule quand je parcourais
la surface ou les entrailles de Mars, une énergie
invisible m’accompagnait et me protégeait.

Ces escapades solitaires ne plaisaient pas à Jefferson.


L’organisation de la mission n’était pas respectée et
il s’en plaignait. Il me décerna cinq avertissements
pendant notre séjour, consignés dans le journal de
bord. Il disait que cela mettrait un terme à ma
carrière à mon retour. Je n’y prêtais pas d’attention,
son caractère autoritaire s’était renforcé au fil des
semaines et des mois. Il exigeait des résultats et ne
tolérait aucune remarque, aucune discussion. Je
crois qu’il enregistrait toutes les conversations à
l'intérieur du chalet. Il notait tout, même mes
silences face à ses ordres. Une fois à bord du véhicule,
je coupai la communication et je n’envoyai que les

326
informations essentielles, ma position et ma
direction. Je ne précisai pas la durée de mon
expédition, j’inventai les raisons de la prolonger. Au
retour, dès qu’il trouvait un instant où nous étions
seuls, il confirmait son jugement sur moi : j’avais été
sélectionnée à cause de ma relation avec Christopher,
je n’étais pas à la hauteur des responsabilités d’une
astronaute, il y avait beaucoup d’autres personnes
plus qualifiées – et plus obéissantes dans son esprit
– qui auraient dû prendre ma place. Je le toisais avec
un sentiment de pitié en train de répéter cette litanie
et j’attendais que ses mots s’essoufflent, qu’il soit à
court d’arguments. Il ne supportait pas le regard
froid que je lui adressai.

Daniel n’était plus capable d’assumer ses fonctions.


Au début, il scrutait chaque message envoyé par son
épouse et ses filles. Il ressassait chacune des phrases
en murmurant. Il passait ses journées dans le chalet.

Jefferson avait exigé que je l’emmène avec moi afin


qu’il examine des traces de minerais que j’avais
repérés près d’une grotte. Il voulait vérifier que mes

327
affirmations n’étaient pas mensongères et il rappela
d’un ton solennel, devant l’équipage, que Daniel était
le seul véritable géologue, l’unique spécialiste
capable de déterminer si les échantillons relevés ou
les observations avaient de la valeur. Daniel mit du
temps à comprendre qu’il devait quitter le chalet,
entrer dans sa combinaison et accepter de lâcher sa
tablette pour m’accompagner. Jefferson le brusqua,
le força à entrer dans le sas et préparer sa sortie. Il le
traitait comme un vieillard, une personne diminuée
dont il ne supportait plus la lenteur et la passivité.
Daniel était hébété, cherchait mon regard et celui de
Samantha. Ses premiers pas à l’extérieur furent
difficiles, il avait perdu l’habitude de porter une
combinaison. Il semblait redécouvrir que nous étions
sur la surface martienne. J’agrippai son bras et
l’aidais à monter dans le véhicule.

Daniel n’échangea pas le moindre mot avec moi


pendant le trajet. Arrivé sur le site, il descendit avec
application, effleura le sol, observa des cailloux, mais
il ne préleva rien. J’insistai, je lui fis remarquer des
différences de consistance rocheuse, des lignes

328
bleutées qui se distinguaient sous le sable. Il
m’affirma avec lassitude : « Tout est mort ici. Il n’y a
rien. C’est inutile de rester, je l’ai toujours dit.
Ramène-moi au chalet. »

Notre retour déclencha la fureur de Jefferson, qui


tapa du poing sur la table avec violence. Il
l’interrogea et Daniel finit par répondre que j’avais
bien repéré des traces de minerais, mais qu’il faudrait
des équipements d’envergure pour approfondir les
analyses. Je le remerciai. Il se réfugia dans sa zone
privée et ne descendit pas pour le dîner. Le
commandant décida que Samantha remplacerait
Daniel pour continuer les recherches géologiques et
qu’elle prendrait en charge l’organisation des
forages. Cela nécessitait une force physique
importante, malgré la moindre gravité. Elle était
souvent épuisée le soir et rejoignait son espace
personnel dès la fin du repas en commun, après le
compte-rendu quotidien effectué par Jefferson. Nos
échanges étaient réduits à la communication des

329
données et à la vérification du fonctionnement de
chaque équipement.

La confirmation d’une couche de glace affleurant à la


surface près de la base-vie et la présence de métaux
rares en bordure du cratère furent l’un des uniques
instants qui satisfirent Jefferson. Il affirma que ces
découvertes promettaient la venue d’autres
expéditions humaines, l’implantation d’une colonie.
J’écoutai avec politesse la description du futur qu’il
imaginait pour cette planète. Selon lui, l’extraction de
la glace et sa transformation pourraient assurer la
recréation de la vie, la culture de plantes sous serre,
l’élaboration de matières organiques pour nourrir le
sol. Je reconnaissais le discours des financeurs de la
mission, et en particulier du milliardaire très
médiatisé qui souhaitait faire de l’homme une espèce
multiplanétaire. Ces paroles exaltées captivaient
Michael. Il acquiesçait à chaque phrase, même quand
Jefferson évoqua la possibilité d’une terraformation.
« Avec cette eau, nous pourrions composer une
atmosphère autour de cette planète ! », s’exclama-t-
il. « Notre expédition ouvre une nouvelle ère de

330
développement pour notre civilisation ». Les yeux de
Michaël brillaient. Ce concept de terraformation était
une idée séduisante de roman de science-fiction,
plusieurs fois utilisée, mais nos esprits rationnels ne
pouvaient lui accorder la moindre attention.
Modifier l’environnement naturel de Mars et
imaginer la rendre habitable en générant les
conditions nécessaires à la vie exigeait des capacités
technologiques hors de la portée de l’humanité et,
surtout, ce processus prendrait des milliers d’années.
Jefferson continuait à développer ce scénario,
évoquant d’autres expéditions qui auraient pour
objectif de faire fondre les calottes glaciaires de Mars
pour produire un effet de serre et transformer le
climat. Ces propos me semblaient irréalistes. Je me
demandai si le commandant n’était pas en train
d’abandonner tout sens de la mesure ou si son
intention était de me choquer, de créer une réaction
inappropriée de ma part pour pouvoir me
sanctionner et m'humilier devant les autres.

Daniel, avec son casque sur les oreilles, n’écoutait pas


ces discours. Il ne nous accordait plus d’attention.

331
Samantha avait le regard perdu sur son plateau-
repas à peine entamé. Je l’interrogeai pour savoir si
elle allait bien et elle sembla s’éveiller d’un long
sommeil. « Pardon ? Désolée, j’étais ailleurs. Je suis
très fatiguée. Bonne nuit ». Je lui rappelai que nous
devions partir ensemble tôt avec le rover pour
positionner un nouveau forage. Elle me sourit et
grimpa à l’étage du chalet. Elle prenait des
somnifères tous les soirs, je le vérifiais en
dénombrant régulièrement les stocks de
médicaments.

Jefferson l’observa avec dépit. Il estimait que cet


équipage n’était pas à la hauteur de ses ambitions, à
l’exception de Michaël. Pourtant ses travaux de
botaniste n’avaient pas abouti, aucune plante n’avait
atteint le stade de la floraison. Je lui avais proposé
d’installer une autre zone de plantations de graines
de légumineuses dans une grotte afin d’offrir aux
échantillons de végétaux des écarts de température
plus faibles dans la journée, mais Jefferson avait
refusé. C’était inutile, selon lui, constatant les
modestes résultats obtenus avec la serre près du

332
chalet. Il ne voyait pas de solution pour endiguer
l’extrême fragilité des composantes azotées dans le
sol martien. J’ai compris beaucoup plus tard la
véritable raison de son opposition à cette
proposition. La distance à la grotte nécessitait une
expédition de deux jours, en fonction d'un cycle
régulier pour constater les évolutions des plantes, et
cela aurait conduit à éloigner Michaël de Jefferson.
Or il ne le souhaitait pas, il préférait me mettre à
l’écart.

Une relation intime était née entre le commandant et


Michaël. Ils la masquaient devant nous, mais je
savais, grâce à Daniel qui passait son temps dans la
base-vie, qu’ils rejoignaient fréquemment le lanceur
ensemble et y restaient de nombreuses heures. Cela
m’était complètement égal, je ne les jugeais pas, au
contraire. Ils auraient pu afficher leur liaison, leur
proximité aurait pu détendre l’ambiance, introduire
plus d’échanges et de bienveillance entre nous.

333
C’est le lendemain matin que le drame est arrivé.
Samantha s’était levée avant moi et m’attendait
devant un délicieux café. Elle était réjouie par notre
journée commune pour effectuer le forage et
j’appréciais son enthousiasme. Nous entrâmes dans
nos combinaisons et, une fois à l’extérieur du chalet,
je vérifiai les sangles d’attache de la remorque
contenant l'engin en forme de grosse perceuse au
rover. À bord, Samantha proposa de passer les
chansons de Maria Carta, l’artiste sarde qu’elle nous
avait fait découvrir pendant le voyage vers Mars. Elle
murmurait les paroles en observant le paysage aride
qui défilait devant nos yeux. J’étais heureuse de
l’entendre, de constater qu’elle semblait savourer ces
moments.

L’ordinateur indiqua que nous étions arrivés sur le


site.

— Prête ? demandai-je.
— Prête !, répondit-elle en verrouillant son
casque.

334
Nous ouvrîmes les portes du véhicule et je
commençai à décharger l’appareil pour le fixer sur le
sol. Samantha m’épiait. Je lui demandai de m’aider à
cramponner les pieds de la machine. Elle m’observait
sans bouger. J’insistai sur un ton léger, expliquant
que je n'y parviendrais pas sans elle.

— C’est fini, Juliette. Je dois partir, dit-elle.


— De quoi parles-tu ? Nous venons d’arriver. J’ai
besoin de toi pour lancer cette opération de
forage.
— Je ne peux plus continuer. Je n’ai plus la force.
— Aide-moi quelques minutes, après tu pourras
te reposer dans le rover. Il faut juste que l’on
puisse mettre l’appareil en marche, je
m’occuperai de la suite.
— Tu ne comprends pas. Je vais partir.
— Mais partir où ?
— Loin d’ici.

Elle se détourna et se dirigea vers une colline. Je


l’appelai plusieurs fois, elle ne répondit pas. Je

335
courus derrière elle et attrapai le bras de sa
combinaison.

— Que fais-tu ? Tu me fais peur.


— Dis à Paolo et à Luigi que je les aime.
— Samantha !

Elle porta ses gants sur les déclencheurs d’ouverture


de son casque.

— Samantha ! Le départ est dans quelques


semaines. Cette expédition est presque finie.
Tu pourras continuer à prendre des
somnifères pour raccourcir le temps pendant
le voyage. Il faut résister à ce sentiment de
solitude qui nous oppresse, c’est un dernier
effort. Pense à ton mari et à ton fils, ils veulent
te retrouver. Je t’aiderai à tenir le coup. Ne fais
pas ça, je t’en supplie.
— Je n’en peux plus, Juliette. Je suis au bout de
mes forces. Et je sens qu’ils m’appellent, ils
sont derrière cette colline.
— Mais non, il n’y a personne. Tu es épuisée.
Viens, je te ramène à bord. On laisse tomber

336
ce forage, retour au chalet. Cela restera entre
nous, Jefferson n’en saura rien, je te le
promets. Samantha, éloigne les gants de ton
casque. Luigi et Juan Carlo t’attendent sur
Terre.

Elle s’écarta brusquement de moi de plusieurs mètres


et j’entendis une explosion sourde. En un instant, son
visage fut dévasté, devint gris et gelé et elle s’effondra
sur le sol.

Agenouillée devant sa dépouille, je hurlai de douleur.


Je suffoquai dans ma combinaison et je ne parvins à
me calmer qu’au bout d’une heure. Je me redressai et
revins dans le véhicule pour prévenir Jefferson. Il
répondit d’une voix dépourvue d’émotion.

— Tu dois rentrer maintenant.


— Venez plutôt me rejoindre. Il faut récupérer
son corps. Je ne peux pas le faire seule.
— L’autre rover n’a pas assez de réserve
d’autonomie. Nous retournerons ensemble la
chercher.

337
Je coupai mon micro et je criai de rage dans le
cockpit. J’avais la sensation que ma propre identité
était déformée par le malheur de la perte de ma
coéquipière. L’ordre de Jefferson faisait de moi un
être monstrueux, bafouant mes valeurs morales. Je
ressortis du véhicule et je tentai de soulever le corps
de Samantha, je tirai sa combinaison sur le sol. Je
m’effondrai en pleurs, à bout de souffle. J’étais
incapable de la ramener. Je compris qu’à nouveau,
comme pendant tout ce séjour, il fallait que je
renonce à une nouvelle part d’humanité en moi.

J’abandonnai la dépouille gelée de Samantha. Je


tremblai en tenant le volant, je me sentais coupable.
Je n’avais décelé aucun signe de sa volonté de se
suicider. Enfermée dans ma propre solitude, j’étais
devenue aveugle à son désespoir. J’avais été plus
vigilante avec Daniel, j’épiai chacun de ses
mouvements à l’extérieur du chalet pour éviter qu’il
se mette en danger. Le geste de Samantha m’avait
surprise. Comment avait-elle pu masquer cette
détresse extrême ? Pourquoi avait-elle pris cette
décision maintenant, aussi près du départ ? Nous

338
avions tous perdu nos capacités à être attentif aux
autres. Nous étions devenus des êtres individualistes
et solitaires, seulement reliés par un refuge commun
dans un environnement hostile.

Jefferson prit la décision de l'enterrer, nous ne


pouvions pas ramener son corps. C’était la
procédure. Nous l’avons portée dans le véhicule, le
visage couvert par un tissu, et inhumée près du
chalet. Il nous fallut du temps pour l’extraire de sa
combinaison. Ses membres gelés étaient aussi durs
que du bois. Autour de sa tombe, ornée d’un panneau
avec son nom, ses années de naissance et de décès,
nous nous tenions debout. Jefferson dit que
Samantha était le premier être humain à rester
définitivement sur Mars et que l’histoire retiendrait
cette date. Nous nous recueillîmes en silence.

Je m’échappai en rover jusqu’à la bordure du cratère.


Je marchai longtemps sur la crête, fouettée par le
sable que le vent soulevait, et je revins à la tombée de
la nuit au chalet. Je retrouvai Daniel. Je ne vis pas

339
Jefferson et Michaël. « Ils sont dans le lanceur,
Michaël est très ému. ». « Elle a de la chance,
Samantha, elle a rejoint les siens », dit Daniel. Je le
regardai et je ne le contredis pas. Je découvris un
homme si différent de celui que j’avais connu avant
le départ de cette expédition. Il énonçait les phrases
d’un ton neutre. Je me demandai s’il retrouverait un
jour ses esprits, son ouverture aux autres, son
humour et sa joie de vivre.

340
Juliette, 20 janvier 2029, Mars

C’était le départ.

Je regardais le chalet pour la dernière fois et je


rejoignis Jefferson, Michael et Daniel dans le
véhicule. Nous gardions nos casques fermés, nous
n’enclenchions pas la pressurisation. Chacun restait
dans sa bulle pendant ce court trajet vers le lanceur.

Nous descendîmes du rover. Nos derniers pas sur le


sol martien. Nos ultimes traces que le vent effaça en
quelques secondes. Une nouvelle tempête
s’annonçait, elle serait là dans quelques heures.
Comme si la planète rouge nous rappelait qu’il était
temps de partir, qu’elle ne souhaitait plus tolérer
davantage ces êtres humains qui n’avaient fait que
racler et sonder ses entrailles.

J’emportai la machine à café de Samantha, ses


réserves de capsule et ses effets personnels.

Avant de refermer le sas du lanceur, je regardais une


dernière fois les montagnes et le ciel. Je repensais à

341
l’espoir qui m’animait quand j’avais découvert ce
décor, et à la sensation de soulagement que
j’éprouvais maintenant.

Nous nous installâmes dans les fauteuils et nous


resserrâmes les sangles de sécurité. Jefferson lista
toutes les étapes de vérification des propulseurs.
Tous les voyants confirmèrent que les conditions de
décollage étaient réunies. Il égrena le compte à
rebours.

La fusée s'éleva dans une violente déflagration. Nos


corps furent écrasés par la puissance des moteurs.
Cette compression infernale dura deux minutes puis
cessa de façon brusque quand nous quittâmes
l’attraction de Mars. Je retrouvais des sensations
dans mes membres. Un carnet de bord et un stylo
flottaient dans l’air. Je distinguais la planète rouge
dans le hublot et je voyais les chaînes de montagnes,
les vallées et les cratères que j’avais parcourus.

Jefferson évalua la trajectoire idéale pour nous


accrocher au vaisseau qui devait nous ramener sur

342
terre. L’ordinateur ajustait les calculs en
permanence. Nous nous approchions avec lenteur.

L’arrimage fut délicat et nous réussîmes à nous


cramponner à la troisième tentative. Nous ôtâmes
nos casques et nos combinaisons. Michaël félicita
Jefferson et ils échangèrent un geste de tendresse.
C’était la première fois qu’ils oubliaient de se cacher,
qu’ils ignoraient le regard des autres. Ils
manipulèrent la trappe d’accès. En apesanteur, nous
quittâmes le lanceur et retrouvâmes des lieux
familiers. Chacun d’entre nous connaissait son rôle
avec précision. Daniel était considéré comme un
passager isolé, un touriste qu’il fallait ramener, je
l’avais aidé à enlever sa combinaison et je le tenais
par la main pour lui montrer le chemin. Je me
demandais s’il réalisait ce qui se déroulait, s’il
comprenait qu’il vivait enfin le moment qu’il avait
tant souhaité. Le voyage retour vers les siens.

J’effectuai les contrôles du fonctionnement de la


ventilation en oxygène de l’ensemble des modules.
Michaël vérifia le niveau des batteries. Les panneaux

343
solaires étaient toujours opérationnels. Nous ne
décelâmes aucune anomalie, le vaisseau était dans
l’état où nous l’avions laissé, comme si notre
expédition sur Mars avait duré quelques heures.
Pourtant l’équipage qui venait de le réinvestir n’était
plus le même, c’était un groupe divisé, des personnes
dont les fissures autrefois invisibles étaient devenues
béantes. Je pensais à Samantha. Ensevelie dans le
sable près de la base-vie, elle avait accompagné les
dernières semaines de notre séjour. Je ressentis un
sentiment d’abandon et je maudis la stricte
application de la procédure qui ne permettait pas de
ramener sa dépouille pour des raisons sanitaires.

Nous rangeâmes les boîtes d’échantillon des sols et


des roches que nous avions emportés avec nous. Des
fragments de Mars qui contenaient des métaux rares,
des composants dont l’humanité ne pouvait plus se
passer.

Nous nous installâmes dans le module de pilotage.


J’attachai Daniel à son siège, il tremblait, je cherchais
les mots pour le rassurer, mais il ne m’entendait pas.

344
Son corps était avec nous, mais je me demandais si
son esprit n’était pas resté là-bas. Jefferson
m’ordonna d’effectuer le largage du lanceur. Je
manipulai les commandes et j’observai la fusée se
détacher de nous et commencer sa chute vers la
planète rouge.

Puis il m’enjoignit de placer le vaisseau dans


l’orientation prévue. J’actionnai les turbines latérales
pour nous stabiliser. La position optimale, qui devait
permettre de nous projeter selon une trajectoire
directe vers la Terre, allait être atteinte dans trois
minutes. Jefferson fixa le compte à rebours et il
enfonça les manettes de toutes ses forces. Les
propulseurs libérèrent une impulsion continue. Le
choc fut terrible, je luttai pour ne pas m’évanouir, je
concentrai mon énergie vers la lecture des
indicateurs et les instruments de bord. Le vaisseau
fut catapulté dans l’espace par la poussée du moteur
à hydrogène, comme un simple caillou tiré par un
lance-pierres. Nos corps furent secoués puis l’effet de
la vitesse s’atténua, le vacarme se réduisit. Nous
glissions dans l’infini.

345
Je pensais à toi, Christopher.

J’imaginais tes mains qui soutenaient mes bras pour


tenir les manettes, je sentais ton souffle dans mon
cou.

J’entendis ta voix qui me susurrait à l’oreille. « Je


t’aime, Juliette. Je t’aime et je t’attendrai. Ne l’oublie
jamais ».

346
Chapitre Sept

347
Jean, 25 décembre 2029, Arcachon

Ils étaient tous partis marcher le long de la plage


après le petit-déjeuner. Je restai dans le salon, le foie
encore douloureux à cause de la mixture que Maxime
avait ramenée d’un reportage au sud du Vietnam. Un
alcool de serpent, offert par l’un de ses
commanditaires comme le remède à tous les
problèmes de digestion. Franck et lui l’avaient bu cul
sec et je m’étais senti obligé de les imiter. C’était
ignoble, j’avais été malade toute la nuit.

J’espérai m’assoupir dans le canapé, la tête reposée


sur un coussin moelleux en observant les braises
s’éteindre dans le poêle. Trop d’émotions se
bousculaient dans mon esprit.

Après plusieurs mois consacrés à la médiatisation du


retour du vaisseau, aux innombrables cérémonies et
interviews, Juliette pouvait enfin prendre des
vacances. Elle et Christopher nous avaient rejoints à
Arcachon quelques jours avant Noël, suivis d’Alison,

348
Simon, Paul et du reste de la « bande ». C’est Alison
qui nous surnommait ainsi depuis la surprise que
nous avions faite à Christopher lors du concert du
groupe de Franck à Brooklyn.

Juliette était arrivée dans un état d’épuisement


avancé, elle avait des vertiges et utilisait souvent une
canne pour se déplacer. Nous leur prêtâmes notre
chambre, plus confortable et surtout plus isolée que
le cabanon. Elle dormit longtemps, pendant trois
jours elle fit des apparitions brèves puis elle
regagnait son lit. Elle et Christopher étaient francs
avec nous, ils ne nous avaient pas caché que
l’expédition ne s’était pas passée comme les
Américains et les Européens la présentaient.

Pour les médias, la mission était une réussite, les


découvertes en minerais rares et la détection de glace
à faible profondeur confirmaient le réalisme des
scénarios d’une exploitation économique de Mars.
Les gouvernements négociaient déjà le partage de
concessions du sous-sol de la planète rouge.

349
La disparition de Samantha Bertoli était décrite
comme un accident, un accroc malheureux dans sa
combinaison après une chute. L’état d’hébétude de
Daniel Gauthier s’expliquait par une défaillance
personnelle, un trauma psychologique imprévisible
et le commandant, Jefferson Calwell était félicité
pour l’avoir accompagné et soutenu pendant tout le
séjour sur Mars et le voyage retour. L’échec de la
création d’une serre pour développer la culture de
plantes, qui était une large partie de la mission de
Michaël, était occulté. Le rôle de Juliette, ses
découvertes et les photos des paysages martiens pris
depuis les hautes montagnes, était minimisé.

Elle nous raconta le véritable déroulé de l’expédition,


y compris ses propres errements. Nous devions
conserver le secret. Christopher contenait une rage
sourde contre le commandant. Il acceptait avec
difficulté la communication officielle de la NASA et la
mise en valeur systématique de Jefferson. Cette
expédition avait démontré qu’un équipage n’est pas

350
prêt à vivre sur Mars sur une longue période en
préservant un équilibre psychologique. Sur le plan
technologique, tout avait fonctionné et les ingénieurs
pouvaient être satisfaits de leurs travaux, mais
l’isolement dans un environnement hostile était trop
risqué pour des êtres humains. Juliette était revenue
de l’enfer, elle avait survécu à de terribles épreuves
physiques et mentales. Alors que le monde entier la
qualifiait de pionnière, Christopher savait qu’elle
était avant tout une rescapée.

Juliette restait bouleversée par le suicide de


Samantha. Elle se sentait responsable. Elle profita
d’une conférence en Italie pour rencontrer Luigi, son
mari et Juan Carlo, leur fils. Elle leur décrivit les
expéditions communes à bord du rover,
accompagnées des chansons populaires italiennes,
les plats délicieux qu’elle partageait avec l’équipage
et son rôle important pendant la mission. Elle leur
raconta les témoignages d’amour qu’elle exprimait
pour eux. Elle leur dit qu’elle embrassait chaque soir

351
leur portrait posé sur l’étagère à côté de son lit. C’était
la dernière image qu’elle regardait avant de
s’endormir. Juliette parvint à les faire sourire en
fredonnant les paroles de Maria Carta avec un très
mauvais accent. Luigi la remercia. Il déclara qu’il
aurait aimé pouvoir l’inhumer dans sa terre natale.
Juliette s’était engagée auprès de la NASA à taire la
vérité. Même la famille de Samantha ne devait pas
savoir qu’elle s’était suicidée. Son mari et son fils
conservaient le souvenir d’une femme passionnée et
épanouie. Leur attitude, leur capacité à accepter cette
mort accidentelle, persuadèrent Juliette qu’il ne
fallait rien changer à la version officielle.

Juliette leur offrit la machine à café qu’elle avait


emportée sur Mars. « Je l’ai utilisée jusqu’au dernier
jour du voyage retour », dit-elle. « Cet objet nous a
réunies. Chaque tasse nous apportait de l’énergie et
de l’enthousiasme pour affronter les dangers de
l’espace et de la planète rouge. Il vous appartient, elle
aurait souhaité que je vous le donne. J’espère qu’il
vous aidera à supporter sa disparition ».

352
Christopher avait conscience des conséquences
physiques du périple et du séjour sur Mars sur le
corps de Juliette. Il avait pris sa retraite pour se
consacrer à elle, à ses nombreux examens de santé,
et triait parmi les sollicitations qu’elle recevait en
sélectionnant celles qui exigeaient le moins de
fatigue. Plusieurs livres de photos de ses
observations étaient en préparation. Juliette refusa
de collaborer à l’écriture d’une série télévisée dédiée
à l’expédition. Elle ne voulait pas cautionner le
mensonge organisé par la NASA et laissa le champ
libre à Jefferson.

Celui-ci cherchait à monopoliser toute l’attention des


médias. Il reçut la plus haute distinction militaire des
mains du président des États-Unis et il fut ovationné
pendant plusieurs minutes par le Congrès.

De son côté, Daniel refusa toute décoration et


s’enferma dans sa maison du Québec, au milieu de la
forêt. Ses filles interrogèrent Juliette sur l’état de leur
père. Elles voulaient comprendre ce qui s’était passé,

353
les raisons pour lesquelles l’homme qui était revenu
sur Terre, triste et apathique, était si différent de
celui qu’elles avaient connu, joyeux et chaleureux.
« Il n’a pas supporté de ne plus pouvoir
communiquer avec vous. C’était devenu une pensée
fixe, une obsession. Il s’est réfugié dans une bulle et
je suis certaine qu’il cherche le moyen d’en sortir. Il
vous voit et vous entend. Il est perdu dans le
brouillard de son existence, il finira par trouver la
porte pour retrouver le présent et vous rejoindra.
Vous devez l’entourer et le guider vers ce chemin jour
après jour », répondit-elle en les recevant quelques
semaines après le retour de la mission.

Michaël fut nommé directeur des programmes pour


la préparation des futures expéditions spatiales. Il
prit la suite de Christopher.

Juliette fut invitée à l’Élysée. La présidente de la


République lui remit la Légion d’honneur puis, après
la cérémonie, s’entretint avec elle en tête-à-tête. Elle
s’interrogeait sur l’intérêt de la France et de l’Union
européenne à soutenir une nouvelle mission sur

354
Mars aux côtés des États-Unis. Les budgets prévus
étaient colossaux pour pouvoir contrer les ambitions
de la Chine. Juliette avait été franche. « Mars est une
planète morte, il n’y a rien qui puisse aider
l’humanité. Si je peux me permettre, Madame la
Présidente, la préservation et la protection de la vie
sur la Terre sont des enjeux plus importants que la
recherche de minerais ou métaux rares sur des
galaxies éloignées ». « Tu lui as vraiment dit ça ? »,
avais-je demandé lors du repas de Noël. « Oui.
L’entretien s’est terminé en quelques secondes et je
n’ai pas eu d’autre occasion de la revoir ». « Tu as
peut-être manqué une occasion de devenir
ministre ! », dit Franck en provoquant un rire
collectif.

Juliette n’était plus tout à fait la même. L’expérience


de profonde solitude l’avait fait vieillir. Les traits de
son visage étaient creusés, son corps était
extrêmement mince. Elle avait atteint le plus grand
et le plus beau de ses rêves, voyager dans l’espace,

355
découvrir une nouvelle planète. Toujours plus loin,
plus longtemps, toucher les limites de la technologie
humaine. Elle s’était arrêtée juste avant de franchir
l’ultime pas qui aurait pu la faire plonger dans le vide.
Le sentiment d’une impasse, la recherche d’une issue
par la folie ou le suicide. Elle avait révélé sa profonde
humanité face à cet environnement hostile. Sans
personne avec qui échanger en toute confiance, elle
s’était défendue en se refermant en elle-même,
fuyant les interactions et plaçant un filtre de
protection vis-à-vis des humiliations régulières du
commandant de l’expédition.

Un après-midi, quelques jours avant Noël, nous


étions assis sur la dune face à l’océan. Elle me raconta
ses différentes expériences douloureuses sur le sol
martien. Je ne pus m’empêcher de faire le parallèle
avec la situation qu’elle avait connue en arrivant en
France après le décès de ses parents. Elle me fixa
pendant plusieurs secondes.

— Oui. Tu as raison, une fois sur Mars, quand j’ai


réalisé que je ne pourrais plus communiquer

356
avec vous, je suis redevenue la jeune fille
perdue dans un monde étranger.
— L’important est que tu retrouves ton équilibre.
Il faut laisser s’évanouir derrière toi cette
période de souffrance et d’isolement.
Christopher t’aime. Il était inquiet, je ne le
cacherai pas, et même très soucieux comme
nous tous quand nous avons compris qu’un
astronaute était décédé. Mais il n’a jamais
douté de tes capacités de résistance.
Christopher a effectué un long travail de
réflexion sur lui-même en ton absence. Il a
revisité les étapes de sa vie et il s’est jeté à l’eau
pour retrouver sa fille. Comme s’il avait décidé
de traverser l’océan atlantique à la nage et,
avec Franck et Maxime, nous avons faire
attention à semer des bouées sur son parcours
pour qu’il puisse reprendre son souffle et
atteindre le rivage. C’est la confiance dans ton
amour qui lui a donné ce courage.
— Et vous aussi ! Vous avez été d’un tel soutien
pour lui !

357
— Veiller sur Christopher, c’était la promesse
que nous t’avions faite avant ton départ pour
Mars. Je suis fier, comme les autres, de l’avoir
tenue.
— Et cet album sur la vie de Christopher ? Peux-
tu m’expliquer ?
— Au départ, je voulais l’aider en l’écoutant.
J’étais devenu son confident. Après plusieurs
conversations, son histoire m’a touché et j’ai
souhaité conserver les traces de cette histoire
qu’il décrivait. Tous les épisodes de sa
jeunesse, ses relations amoureuses, la
naissance de sa fille, le rapport avec son père,
sa carrière, étaient des pièces qui dépeignaient
un homme complexe, toujours en équilibre
entre des aspirations contradictoires. Jusqu’à
votre rencontre. Vos personnalités se
conjuguent et vous apportent un apaisement
réciproque. Cette histoire m’a semblé si belle
que je n’ai pu m’empêcher de la raconter, une
forme de biographie illustrée inspirée par sa
vie. Je voulais lui offrir à ton retour, comme

358
un cadeau. Quand Manon l’a lue, elle m’a
encouragée à la publier. « Cette biographie
touchera beaucoup les gens, il les aidera à
adoucir leurs existences, et c’est le propre des
bons récits. Modifie les noms, les lieux, mais
conserve toute la sincérité et l’émotion qu’elle
contient », dit-elle. En utilisant ses relations
dans le monde de l’édition à l’étranger, elle a
réussi à transmettre les planches à Alison. Sa
réponse était essentielle à mes yeux. J’ai passé
des jours à attendre sa réaction. Je craignais
aussi qu’elle en parle à Christopher. J’avais la
sensation de le trahir. Mon émotion était
immense quand j’ai appris qu’elle avait
apprécié l’album et demandait à me
rencontrer. Elle m’a adressé un message. Je le
conserve toujours sur moi. Le voici : « Cher
mystérieux auteur français. Les livres peuvent
parfois modifier les vies de leurs lecteurs, leur
permettre de mieux embrasser leur passé et de
s’ouvrir en paix à l’avenir. Le vôtre contient ce
pouvoir magique et je crois qu’il changera la

359
mienne. Je serais honorée de vous publier aux
États-Unis. »
— Quel message ! Je comprends ta réaction.
— En fait, je venais d’arriver à New York ! Deux
jours plus tard, je me présentai à elle dans la
loge du Music Hall de Williamsburg, après le
concert du groupe de Franck.

Elle laissa glisser du sable fin entre ses doigts et


masqua son visage en ajustant son chapeau en tissu
épais. Elle se protégeait du soleil, ses bras étaient
recouverts par des foulards en toile. Je proposai de
rentrer à la maison, mais elle refusa et se rapprocha
de moi.

— J’ai pensé à chacun de vous pendant cette


expédition. J’ai lu, écouté ou contemplé vos
œuvres des dizaines de fois. Elles m’ont
réconfortée et me rappelaient nos instants
heureux. Je me souvenais de tes dessins sur la
table de la terrasse à Majorque, après le dîner,
à peine éclairé par une bougie. Tu noircissais
des carnets, tu recommençais avec patience

360
les esquisses jusqu’à obtenir le trait juste, celui
qui transmettait exactement l’émotion de
l’image. Le ressac de la mer et les reflets de la
lune t’accompagnaient. Je revenais te voir
tous les mois et je constatais que le nombre de
cahiers se multipliait, que la taille du fichier
sur la tablette graphique augmentait
régulièrement, permettant d’imaginer les
contours de ton premier album. Ton visage
était détendu, épanoui. Nous faisions l’amour
avec passion.
— Tu me gênes ! C’est si loin ! Tu m’as rendu
heureux. Moi non plus je n’oublie pas ces
moments.
— Je t’ai aimé. J’ai aimé chacun d’entre vous. Et
j’aime Christopher, profondément.
— Je le sais. Nous le savons tous.
— Je souhaitais de toutes mes forces vous
retrouver, vous serrer contre moi et ressentir
ces liens qui nous unissent. Je voulais
continuer à accompagner vos vies, je me
sentais inutile si loin de vous. Même si je ne

361
doutais pas de votre attention, je ne
supportais pas de ne rien pouvoir vous offrir
en échange. Ce silence était une douleur
permanente. J’ai envie de rattraper le temps
perdu.
— J’imagine que ton agenda sera chargé. Quels
sont tes projets ?
— C’est difficile à dire… Je n’ai pas encore
informé l’agence spatiale européenne, mais
j’ai choisi d’arrêter. Derrière cette peau, ce
visage, mes organes ont été mis à rude
épreuve. Je vais avoir besoin de soins et de
repos. Nous avons envie de nous installer à
New York pour partager des moments avec
Alison et sa famille. Là-bas, je suis anonyme,
personne ne me reconnaît dans la rue.
Christopher est si heureux d’être proche
d’eux, il va donner un coup de main à Simon
pour gérer sa galerie. Nous viendrons vous
voir souvent et nous pourrons vous accueillir
aussi.

362
— J’ai du mal à t’imaginer sans projet, sans
engagement.
— Je suis sollicitée par des fondations en faveur
de la préservation du climat et de
l’environnement. Je participerai à quelques
actions, peut-être accepterai-je des
présidences honorifiques pour les aider à
collecter des fonds. Je soutiens ces causes et
mon image peut servir à sensibiliser
davantage de monde. Sur Mars, j’ai eu
l’impression d’apercevoir le futur de la Terre,
comme si une civilisation y avait vécu, exploité
toutes les ressources puis l’avait abandonnée.
— Tu sais que c’est une théorie très répandue sur
les réseaux sociaux ? La Terre serait le refuge
d’une expédition venue de Mars !
— Oui ! Je t’assure que je n’ai rien vu qui puisse
apporter des preuves tangibles à cette histoire.
Même dans les grottes les plus profondes, où
les différences de température étaient très
atténuées, je n’ai repéré aucun signe, aucune
trace qui permettrait de croire en l’existence

363
d’une forme d’intelligence. Cette planète a pu
accueillir les conditions de la vie il y a des
milliards d’années, mais cela ne s’est pas
produit. Nous sommes une exception dans
l’univers. Nous devons préserver notre
humanité. Elle est si précieuse et le temps si
court pour agir.

364
Juliette, 4 septembre 2030, New York

Mes insomnies sont devenues quotidiennes. Je


rejoins le salon toutes les nuits en prenant soin de ne
pas réveiller Christopher. Je feuillette des revues ou
des romans. J’attends l’éveil du jour pour que ma
torture cesse enfin. Le passé ne me quitte plus.

Je consulte un psychothérapeute. Il m’explique que


je dois circonscrire les moments de ma vie, créer un
cercle autour des souvenirs que je souhaite oublier,
le fermer et définir un chemin vers l’avenir, faire des
projets. Cela n’a pas fonctionné très longtemps. Les
prescriptions chimiques m’ont soulagé pendant
quelques mois, mais elles n’ont plus d’effet
aujourd’hui. Il faudrait augmenter les doses, mais je
refuse de vivre à moitié somnolente. Je dois
apprendre à exister de cette façon, à affronter cette
incapacité à dormir sereinement, cette impossibilité
de « lâcher-prise ». Le souvenir du geste suicidaire

365
de Samantha me hante. Je ne peux oublier son
dernier regard. Ce n’était pas un appel à l’aide, mais
plutôt l’attente d’une délivrance.

J’ai souvent l’impression d’avoir perdu une partie de


moi pendant cette expédition. Un accident qui
m’aurait ôté ma solidité physique et psychique. Je
suis épuisée sans produire d’effort. Parfois, mon
corps se dérobe, sans prévenir, comme si le sol
s’effondrait sous mes pas. Il a été profondément
modifié par l’absorption des rayons cosmiques, les
analyses médicales confirment chaque mois une
dégradation de mes défenses immunitaires et
l’apparition de tumeurs cancéreuses. Une première
opération est programmée. Je sais que c’est le début.
Tout se fissure en moi. Mon visage change, j’y vois les
traces laissées par les évènements, des séjours trop
longs en apesanteur.

Pourtant je dois continuer à faire semblant. Pour


Christopher. Pour vous. Redevenir fidèle à celle que
vous avez connue, que vous appréciez. J’y consacre

366
toutes mes forces. Mais cette expédition m’a
transformée, la mort de Samantha ne cesse de me
hanter, la violence de Jefferson m’a profondément
marquée. Je ne peux plus être celle que j’étais. J’ai le
sentiment de ne plus pouvoir mériter votre
confiance.

Dans la solitude de mes nuits, je cède à mes démons,


je pense à la fin, à ma destruction. Mes doigts sont
posés sur les boutons de déverrouillage du casque de
ma combinaison et j’accompagne Samantha dans son
autre vie. Je vous ai déçue. Je n’ai pas raconté la
version idyllique d’une expédition humaine sur la
planète légendaire, j’ai étalé devant vous ce que j’ai
éprouvé, sans filtre. Je me suis désillusionnée moi-
même, je me surprends à croire que Jefferson avait
raison, que je n’avais pas les capacités requises, que
j'étais aveuglée sur mes propres aptitudes par mon
ambition ou une forme d’arrogance.

Il faudrait que j’apprenne à me dépouiller de ces


angoisses. Accepter de ne plus être la même,

367
admettre cette métamorphose dans la silhouette et
les mouvements d'une femme âgée et fragile, qui a
traversé plusieurs vies avec intensité. Une personne
vulnérable. Une étoile qui pâlit, qui n’a plus la même
intensité.

J’aimerais retrouver les rêves que je faisais dans


l’espace et dans les grottes martiennes. Mes parents
apparaissaient, ils étaient jeunes et complices. Je
redevenais enfant. Je marchais au milieu d’eux et
leur tenant la main. Et soudain, sans me prévenir, ils
levaient les bras et je décollais dans les airs. J’étais
certaine qu’à nous trois nous pourrions parcourir le
monde de cette façon, par petit bond, dans la joie.
Nous avions tant de choses à découvrir ensemble.

368
Juliette, 15 septembre 2032, New York

Mes amis, mes tendres amis.

Ils étaient tous venus dans notre villa, au bord de la


baie Lewis à Yarmouth, Cape Cod. Christopher m’a
fait la surprise. Il savait que mon état de santé ne me
permettrait pas de voyager vers la France et il avait
fait semblant de maintenir nos réservations. Nous
avions prévu, avant de rejoindre Arcachon,
d’apporter des affaires dans cette maison que nous
avions achetée deux années auparavant. Nous
devions y passer quelques jours et puis retrouver
Alison, Simon et Paul à New York pour prendre
l’avion ensemble.

Je me réjouissais de ces retrouvailles et je masquais


mes douleurs pour rassurer Christopher. Après
d’interminables heures de route, nous arrivâmes à la
villa et je regagnai notre chambre à l’étage pour me
reposer. Je dormis longtemps et me réveillai dans un
état second. Je me levai avec difficulté et m’approchai

369
de la fenêtre pour observer les dernières lueurs du
soleil se fondre dans l’océan. J’aimais cette vue.
C’était l’une des raisons qui nous avait décidés à
choisir ce lieu. La maison était très grande et
permettait de recevoir beaucoup d’invités. Nous y
avions célébré le mariage d’Alison et de Simon l’été
précédent. C’était une magnifique fête, Alison était
rayonnante et Christopher avait été très ému de la
conduire jusqu’à Simon à l’ouverture de la
cérémonie.

Je retrouvai Christopher sur la terrasse. Il


m’accueillit en m’embrassant et déposa une étole de
soie sur mes épaules. « Comment te sens-tu ? »,
demanda-t-il. « Mieux. J’ai faim. Tu as prévu
quelque chose ? Nous pourrions commander du
poisson ? », sollicitai-je. « Oui. Le dîner est organisé.
Nous allons nous régaler ». Je me levai pour
rejoindre la cuisine et je découvris une dizaine de
bouteilles de Chardonnay et de Pinot noir sur la table,
et des corbeilles de fruits. J’ouvris le frigidaire et

370
constatai qu’il était rempli de homards, de
palourdes et de pâtisseries ». « Tu es fou ! », dis-je à
Christopher, « Nous ne restons ici que deux jours et
tu as commandé de quoi nourrir un régiment ». Il me
prit la main et nous nous assîmes sur le canapé de la
terrasse. « Nous avons des invités », dit-il dans un
grand sourire.

Jean et Manon apparurent, suivis par Chloé qui


courut vers moi pour m’embrasser. Je les enlaçais,
j’étais si heureuse de les voir que je n’arrivais pas à
les questionner pour comprendre leur présence. Puis
Maxime, Elsa et Arthur approchèrent de l’autre côté
du jardin. Je commençais à deviner ce qui se passait
et je ne fus pas surprise de découvrir Franck, Vanessa
et Mathieu puis Alison, Simon et Paul.

Ma fatigue et mes douleurs s’envolèrent pendant


toute la soirée. Le repas fut délicieux. Franck
s’installa au piano et nous dansâmes jusqu’au creux
de la nuit. Christopher me porta dans notre chambre.
« Tu es un sacré cachottier ! Depuis combien de
temps avais-tu préparé cette surprise ? », demandai-

371
je. « Depuis tes derniers examens… Le médecin m’a
ordonné de te dissuader de prendre l’avion pour
l’Europe alors je les ai tous invités pour te ménager »,
répondit-il. « Je t’adore ! », murmurai-je en fermant
les yeux.

Ils s'insattlèrent pendant deux semaines dans la


chaleur du mois d’août. Ils s'échappaient sur le
voilier pendant la journée et je restai avec Manon,
Elsa ou Vanessa. Elles connaissaient mon état de
santé et cachaient leur inquiétude. Je savais que
j’étais condamnée, que mon espérance de vie était
limitée, car les traitements ne faisaient que ralentir le
processus. L’expédition vers Mars avait anéanti mes
défenses immunitaires, mon corps fragile était
démuni face aux assauts répétés des cellules
cancéreuses. Je partageais cet état avec mes
camarades d’équipage, je l’avais appris grâce à
l’épouse de Daniel avec qui je conservais des
relations. J’avais accordé une interview quelques
mois auparavant à un magazine grand public. En me
découvrant aussi faible, la journaliste m’avait
interrogée pour savoir si j’éprouvais des regrets. Je

372
lui avais dit que le prix personnel d’un voyage sur
Mars, dans les conditions technologiques actuelles,
était élevé. Mes propos suscitèrent un débat sur les
réseaux sociaux et plusieurs astronautes pressentis
pour une prochaine expédition vers la planète rouge
annoncèrent qu’ils renonçaient à être candidats.
Jefferson s’était permis d’évoquer mon manque de
courage et rappelait mon imprudence sur Mars, au
mépris des règles qu’il avait fixées. Il avait également
asséné une critique sévère à propos de Daniel et de
Samantha, déclarant qu’ils n’avaient pas été à la
hauteur de la mission. Christopher m’avait conseillé
de ne pas réagir, de ne pas brûler ma précieuse
énergie à combattre ces affirmations. Je constatais
que le dédain que me portait le commandant de Mars
Endeavour ne s’était pas atténué avec le temps et cela
me désolait. Nous étions les survivants d'une terrible
expérience, nous aurions dû être solidaires, adopter
une posture honnête et commune. J’espérais que
Michaël, que je considérais comme une personne
équilibrée et qui avait peut-être le mieux vécu cette
mission, allait prendre la parole. Il dirigeait

373
l’entraînement du futur équipage et il était médecin.
Il était bien placé pour apporter un regard objectif
sur les risques et les conséquences d’une expédition
humaine sur Mars. Mais il n’a pas voulu répondre de
façon publique. Il m’a adressé un message court.
« Juliette. J’ai été désolé de découvrir tes problèmes
de santé. Nous sommes tous atteints de tumeurs plus
ou moins agressives et j’ai de la chance d’avoir été
épargné jusqu’à aujourd’hui. Je devine que tu attends
de ma part un soutien dans le flot de critiques dont
tu as été l’objet. Je ne peux pas te l’apporter. Tu
connais mes responsabilités professionnelles auprès
de la NASA. Je crois dans les prochaines étapes de la
conquête humaine vers Mars, je suis engagé dans les
futurs programmes. Notre expédition fait partie de
notre passé, c’était une période particulière de mon
existence dont je préfère occulter certains moments.
Je te souhaite de surmonter ces blessures physiques
et morales ».

J’étais meurtrie par cette attitude. Je pris la décision


de quitter la vie publique. Je ne répondais plus aux
sollicitations des médias, je n’acceptais que les

374
rencontres dans les écoles, auprès de jeunes enfants.
J’étais intervenue dans celles de Paul à New York, de
Chloé à Toulouse et d’Arthur et de Mathieu à
Bordeaux. Sur le continent américain ou en Europe,
la force de séduction de l’espace restait immense et
j’essayais de les persuader que la première planète à
découvrir était la Terre, avec ses richesses de
biodiversité. « La chose la plus importante, c’est la
vie », expliquai-je, « et la Terre est la seule planète
vivante de notre univers. Le voyage dans les galaxies
éloignées permet de réaliser qu’elle contient des
milliards de formes de vie, sur terre et dans les
océans ». Beaucoup admiraient les photos en liberté
des animaux, des poissons, des oiseaux ou des
insectes que je leur projetais. J’insistais sur
l’équilibre entre les êtres humains et des espèces
vivantes de la Terre. Puis je leur dévoilais des images
de notre planète vue de la station spatiale
internationale pour qu’ils comprennent mieux cet
équilibre, ces interactions permanentes, et qu’ils
traduisent, avec leurs propres mots d’enfant, la
nécessité de protéger notre environnement. Je pris

375
conscience, dans les regards étonnés et déçus des
parents ou de certains professeurs, que j’adoptais
une forme d’engagement qui allait à l’encontre de
l’expédition sur Mars. « C’est une planète morte, il
n’y a pas de vie. Peut-être a-t-elle existé il y a très
longtemps, mais il n’y a aucune trace de la vie telle
que nous la concevons », disais-je en montrant les
étendues désertiques que j’avais sillonnées pendant
mon séjour.

J’étais épuisée au départ de nos amis. Christopher


s’était occupé d’organiser les repas et les activités
pendant ces deux semaines, je me contentais d’être
présente le matin et le soir, je me reposais l’après-
midi. Mon corps ne m’obéissait plus par moments,
mais je veillais à donner le change, masquer mes
étourdissements réguliers, la nausée que j’éprouvais
à chaque réveil, et les douleurs terribles dans
l’estomac. Je doublais les doses de calmants et
Christopher s’en était aperçu. « Je souhaite qu’ils
retiennent une belle image de moi », m’excusai-je.
« Je comprends », dit-il en m’embrassant sur le
front.

376
Je tendis la main pour leur dire au revoir. Je tentai
sans succès de contenir mes pleurs. Je savais que
c’était sûrement l’une des dernières fois que je les
voyais. Je m’effondrai dans un fauteuil de la terrasse
et je fermai les yeux.

Je rêvais que mon corps était en apesanteur, que je


ne sentais plus aucune douleur et que tous mes
mouvements ne réclamaient pas d’énergie. Je n’étais
pas dans la station spatiale internationale ou Mars
Endeavour, j’étais dans le ciel, juste au-dessus de la
maison et j’aperçus Jean, Maxime, Franck et
Christopher dans le jardin. J’aimai les observer ainsi,
à l’écart, et redécouvrir ce qui me plaisait en chacun
d’eux. J’appréciai leur allure, leurs voix et leur
charme. Ces petits détails qui ont éveillé ma curiosité
puis créé mon attirance. Je regrettai de ne pas leur
avoir dit avant leur départ. Ils auraient ri, ils
n’auraient pas compris.

Je tournai lentement la tête et je repérai Manon, Elsa


et Vanessa qui marchaient le long de la baie. Je
m’approchai, en suspension à quelques mètres d’elle.

377
J’entendais leur conversation. Elles répétaient mon
prénom avec tristesse. Elles disaient que Christopher
leur avait parlé pendant l’une de mes nombreuses
siestes. Les résultats n’étaient pas bons et il n’était
plus possible de songer à de nouvelles opérations
pour endiguer la progression des cellules
cancéreuses. J’étais condamnée, les spécialistes
envisageaient une période de quelques mois, au
mieux une ou deux années. Christopher ne pouvait
pas l’accepter, il me croyait toujours invincible. Mes
amies admiraient son optimisme acharné et ses
efforts quotidiens pour illuminer chacun des
moments passés ensemble.

Je profitai d’un souffle de vent pour rejoindre les


enfants. Chloé était une belle adolescente, avec une
forte personnalité. Arthur, plus jeune, la suivait en
enjambant les flaques d’eau abandonnées par la
marée. Mathieu marchait à l’écart, un casque sur les
oreilles, l’air inattentif au charme des paysages
autour de lui, mais ne quittant pas Chloé du regard.
J’essayai d’imaginer leurs futurs corps adultes à
travers leurs mouvements et les traits de leurs

378
visages. Je me demandai s’ils auraient des idéaux
pour leur avenir et si leurs mémoires allaient fixer ces
deux semaines à Cape Cod.

J’ouvris les yeux dans notre lit. Christopher dormait


à côté de moi. Il faisait jour. Je dégageai lentement le
drap et la couverture dont il m’avait soigneusement
entourée et je quittai la chambre. Je descendis dans
la cuisine et me servis un verre d’eau. Christopher me
rejoignit. « J’ai rêvé que j’étais en apesanteur au-
dessus de la maison », expliquai-je, « c’était une
sensation très agréable, je flottais, je pouvais me
déplacer sans effort ». Il sourit. « J’ai une idée », dit-
il. Il quitta la pièce pour regagner le garage où il
stockait son matériel de plongée. Il revint avec deux
combinaisons épaisses, des masques et des gilets.
« Tu plaisantes ! », dis-je, « Tu penses que je suis
capable de te suivre sous l’eau ? ». « J’imagine que ce
n’est pas recommandé, mais c’est la plus belle façon
de prolonger le songe de cette nuit ».

Il avait raison. Quelques heures plus tard,


chaudement enveloppée dans ma tenue étanche, je

379
pénétrais dans la mer et portais le détendeur à ma
bouche. Christopher m’agrippait la main, il tira
lentement sur la purge de mon gilet et nous
descendîmes dans le bleu profond, à la recherche
d’une épave de vaisseau. La charpente en bois et en
métal rouillé se dévoila, envahie d’algues et entourée
de petits poissons aux reflets d’argent. Nous nous
approchâmes, je prenais plaisir à me sentir légère.
Christopher alluma une torche et nous fîmes le tour
des vestiges de ce navire marchand qui sillonnait la
côte est des États-Unis plus d’un siècle auparavant.
Soudain, deux dauphins se détachèrent de
l’obscurité, firent un cercle autour de nous puis
s’avancèrent. Je tendis la main vers l’un d’eux et nos
peaux se touchèrent. Les images se bousculaient
dans mon esprit, je ne savais plus si ces instants
étaient réels ou si j’étais encore en train de rêver. Il
s’écarta et je m’accrochai à sa nageoire. Je lâchai de
Christopher et je me laissais entraîner. Je ne
ressentais aucune crainte, mes membres épousaient
les ondulations du mammifère, nous glissions entre
les rochers et les champs d’algues brunes. Nous

380
parvînmes au bord d’un précipice et le dauphin
s’arrêta. Je perçus des formes sombres se rapprocher
de nous. L’océan semblait figé autour de moi. Je
sentis une présence, je scrutais les abysses et je vis les
corps massifs de deux baleines à bosse. Elles
m’effleurèrent et se dirigèrent lentement vers la
surface. Je remontai avec elles. J’étais enchantée, les
larmes embuaient mon masque. Je les frôlai,
j'admirai leurs regards qui me fixaient. J'étais en
harmonie avec elles, je savourais ces instants
magiques. Tout à coup, ma main rencontra celle de
Christopher. Je calmai son inquiétude en lui faisant
signe que je me sentais très bien. Nous
contemplâmes ensemble le ballet des cétacés qui
s’enfonçaient dans les profondeurs puis revenaient
près de nous. Je voulais que le temps s’arrête. Mais il
fallut nous séparer, nos réserves d’oxygène nous
ordonnaient de rejoindre le bateau. Je me hissais sur
le pont avec difficulté, j’étais épuisée. Christopher
m’allongea dans la cabine et me servit un thé chaud
et des gâteaux. « C’était magnifique », murmurai-je.
« Je n’imaginais pas que nous découvririons un tel

381
spectacle », répondit-il, « nous avons eu beaucoup de
chance ».

Cette nuit-là, je dormis sans ressentir de douleur. La


rencontre avec les baleines à bosse m’avait apaisée et
je rêvais à nouveau que je volais, suspendue entre la
Terre, l’océan et l’infini.

382
Christopher, le 15 décembre 2032, New York

Chers amis. C’est avec un grand regret que je dois


vous informer que nous ne pourrons pas vous
rejoindre pour fêter Noël cette année. Juliette est de
nouveau hospitalisée et les médecins lui interdisent
toute sortie. Malgré nos espoirs, les cellules
cancéreuses se sont multipliées dans plusieurs de ses
organes, notamment les poumons et le foie. Elle est
placée en isolement sanitaire total et je peux à peine
l’approcher et lui montrer les dessins que vos enfants
et Paul ont réalisés pour elle. Elle les apprécie
beaucoup.

Les médecins se refusent à tout diagnostic, ils sont


déjà très étonnés de la capacité de résistance de
Juliette. C’est une combattante, elle ne baisse pas les
bras. Envoyez-moi des photos de vous autour du
sapin de Noël, cela l’aidera.

Je vous embrasse.

Votre ami, Christopher.

383
384
Jean, le 11 janvier 2033, Arcachon

Christopher avait refusé que je vienne les chercher à


l’aéroport. Ils arrivèrent en fin de matinée à bord
d’une voiture louée. Nous étions tous là, partagés
entre la joie de se retrouver et la tristesse de son
absence. Les enfants s’échappèrent dans les
chambres, ressentant notre embarras. Leurs cris et
leurs rires qui résonnaient dans la maison allégèrent
l’atmosphère lourde. Christopher posa l’urne
métallique qui contenait les cendres du corps de
Juliette sur l’étagère du salon. J’avais le sentiment
étrange qu’elle était présente parmi nous, qu’elle
pouvait à tout instant apparaître sur la terrasse, les
cheveux attachés et humides, en tenue de footing, et
nous encourager à la rejoindre pour courir sur la
plage.

J’avais préparé le repas avec Manon. Un bar en


croûte de sel, son plat préféré quand nous étions
ensemble dans la villa, accompagné de pommes de
terre rissolées et de brocolis. J’ouvris une bouteille de

385
Sauvignon blanc, puis une deuxième. Nous savions
qu’elle ne souhaitait pas que nous soyons tristes.
Nous cherchions des sujets de conversation, nous
évoquions les activités des enfants, les projets de
chacun. Maxime et Simon allaient bientôt partager
un lieu d’exposition à Paris. Franck préparait
l’enregistrement d’un nouvel album à La Nouvelle-
Orléans. Je travaillais sur une idée de long métrage
animé. Alison avait été heureuse de me publier,
j’avais accepté toutes les suggestions qu’elle m’avait
proposées il y a deux ans lors de la promotion de
l’ouvrage « Le ciel, l’espace et les regrets ». Elle avait
ajouté, en postface, le texte du morceau « Song for
Alison ».

J’observai chacun d’entre eux. J’appréciai d’entendre


leurs conversations mêlées. Ils écoutaient et
rebondissaient sur les phrases des autres, en
savourant les plats et remplissant leurs verres
d’alcool. Posée dans le fond de la pièce, Juliette était
attentive à chaque geste, enregistrait chaque voix,
captait chaque sourire.

386
En prétextant mon souhait de faire plaisir aux
enfants, et aussi pour donner bonne conscience aux
adultes, j’avais préparé une mousse au chocolat.
L’enthousiasme gagna tous les convives et ils se
régalèrent en me remerciant. Maxime et Elsa
proposèrent des cafés et nous nous installâmes dans
le salon. Franck choisit une musique douce, un
ancien album vinyle d’Antonio Carlos Jobim que je
conservai depuis longtemps. Il se souvint qu’il avait
joué plusieurs de ces morceaux le jour de sa
rencontre avec Juliette. Le son craquait un peu, le
diamant de la platine avait vieilli, car j’oubliai
constamment de le changer, mais le rythme et les
harmonies épurées de la bossa-nova se faufilèrent,
diffusant une ambiance colorée et chaleureuse dans
la maison.

Au bout d’une heure, Christopher se leva, traversa la


pièce et regarda l’horizon. Le ciel était clair et l’océan
était recouvert d’un bleu de soie. Il me demanda si ce
que nous avions prévu était possible maintenant.
J’acquiesçai, l’estomac noué. Il n’eut pas besoin de
parler, nous rejoignîmes ensemble le port de

387
plaisance, embarquâmes et défîmes les cordes des
amarres. Chacun trouva sa place dans cette
chorégraphie silencieuse.

Je pilotai lentement le bateau jusqu’au passage des


bouées puis j’accélérai. Quelques vagues se brisaient
sur notre flanc. Comme à chaque sortie, les enfants
étaient accrochés au bastingage à l’avant pour
espérer voir des poissons s’approcher de notre
sillage. Au large de la côte, je coupai le moteur. Nous
étions seuls sur l’eau, loin des regards. Un rayon de
soleil traversa l’épaisseur d’un nuage et répandit sa
lumière sur l’océan. Christopher se redressa, libéra
l’urne qu’il protégeait entre ses jambes depuis notre
départ. Maxime, Franck et moi le rejoignîmes à
l’arrière du bateau, suivis de nos compagnes.

Christopher trembla en ouvrant le vase. Il la souleva


et commença à disperser les cendres de Juliette. Il
sanglotait et nous formâmes un cercle autour de lui,
les mains serrées.

L'âme de Juliette pénétra avec lenteur dans le bleu


profond puis les particules brunes disparurent,

388
recouvertes par les flots. Christopher se tourna vers
nous et entra à son tour dans notre regroupement.
Les enfants nous rejoignirent. Nous nous
rapprochâmes jusqu’à constituer une masse
compacte de corps enlacés. Les nuages s’écartèrent et
le soleil nous enveloppa de sa chaleur.

À la demande de Juliette, je lus un poème qu’elle


avait écrit pendant le voyage vers Mars.

Je passe des heures à regarder l’espace


Deviner les champs d’astéroïdes
Les traînées lumineuses d’étoiles

Je pense à vous, tout le temps


Je revois la maison où vous aimez à vous retrouver
J’entends vos paroles, vos rires et je sens votre
regard tourné vers moi

Je m’éloigne lentement et pourtant si vite


Je ne suis qu’un point dans cet infini
Et tout mon être est tendu vers cette quête

389
Que trouverai-je là-bas ?
Des signes, des traces, l’esquisse d’un chemin
L’espoir d’un profond apaisement

Je reviendrai, je vous le promets


Car ma vie est parmi vous
Et je vous raconterai ce que j’ai vu, je vous dirai tout

Attendez-moi mes amis, attend-moi mon amour,


N’éteignez pas les étoiles, gardez toujours l’espoir
Pour que je puisse retrouver le chemin du retour

Nous fixions l’horizon pour masquer nos larmes. Je


crois que nous avions tous conscience, à cet instant,
de l’avoir enfin libérée de ce corps trop endolori. Son
esprit continuait à veiller sur nous, à accompagner
chaque geste de nos existences. Une étoile centrale au
centre de notre constellation.

390
Épilogue

391
Chloé, 11 février 2055, Mars

Cent-quarantième sol sur Mars.

L’intuition de Juliette était exacte. Les plantations de


luzerne avaient germé et des centaines de feuilles
étaient apparues dans la serre expérimentale
installée dans la grotte depuis ma dernière visite. Les
faibles écarts de température dans cet
environnement et l’humidité créaient les conditions
propices au développement de cette plante
fourragère. La luzerne captait l’azote et pouvait la
fixer dans le sol martien, formant un engrais naturel
favorable pour les laitues, les radis ou les navets. En
traitant l’eau salée de la planète rouge que nous
avions recueillie grâce aux profonds forages sous la
surface, l’objectif de produire des cultures vivrières
allait devenir réalité.

Je pensais à Juliette et j’espérais qu’elle puisse voir


cette réussite. Elle m’avait dit qu’elle volait au-dessus
de nous pendant ses rêves, comme un ange

392
protecteur. Elle aurait été heureuse de constater
qu’une forme de vie pouvait renaître sur Mars.

Je me tournai vers Mathieu. Il proposa que nous


retournions à la base pour célébrer cette nouvelle
avec le millier de résidents de la colonie humaine. Je
lui déclarai que je souhaitais rester, que je voulais en
profiter pour avancer plus loin dans la grotte. Quand
nous avions trouvé cet emplacement pour installer la
serre, je n’avais pas pris le temps d’explorer toutes les
entrailles de cet univers de granit. Mais à cet instant-
là, j’avais la sensation qu’une voix m’appelait.

Nous traversâmes dans un boyau, guidés par les


faisceaux de nos lampes torches et nous parvînmes
dans une salle. Je dirigeai la lumière vers les parois
et réalisai ses importantes dimensions. Le plafond
nous dominait d’une trentaine de mètres et la surface
de la grotte devait approcher deux cents mètres
carrés. Une ouverture laissait passer une lueur
puissante. Nous éteignîmes nos lampes pour
permettre à nos yeux s’habituer à cet éclairage. Je
distinguai les flancs lisses qui nous entouraient. En

393
regardant le sol, je m’aperçus qu’il y avait des
empreintes de pas. Je songeais immédiatement à
Juliette. Nous parcourûmes la salle et découvrîmes
un rocher dressé, à un mètre de hauteur, surplombé
d’une poupée noire dont le corps était brodé de perles
et de coquillages. Je la soulevai et ses yeux brillèrent
dans la lumière. Je la pris contre moi et j’eus
l’impression qu’elle respirait, qu’elle était vivante et
heureuse de retrouver les enfants des amis de sa
mère.

Mathieu m’appela en désignant l’une des parois.


Juliette avait dessiné tous nos portraits à l’encre
blanche, et deux autres visages que je devinais être
ceux de ses parents. L’émotion nous envahit et nous
nous assîmes sur le sol, face à cette fresque que le
faisceau de lumière atteignait progressivement.
C’était dans ce lieu protégé que Juliette se réfugiait
pour avec sa famille de sang et celle qu’elle avait
choisie. C’était ici qu’elle convoquait ses souvenirs,
réinterprétait les moments de sa vie et projetait ses
retrouvailles avec nous. Nous étions au cœur de son

394
esprit, témoins privilégiés de tous les liens qui nous
unissaient.

Je revins seule dans la grotte quelques jours plus


tard. À l’aide d’une bande dessinée de mon père, je
dessinai le visage de Juliette sur la paroi. La fresque
était complète. Soudain, je ressentis une présence
invisible derrière moi. Une part de Juliette était
restée dans cet endroit, je le sentais. Je me retournai
vers l’obscurité et soulevai délicatement la poupée
noire. « Juliette, est-ce que je pourrais ramener Kylia
sur Terre ? Elle doit s’ennuyer ici, je crois qu’elle
serait plus heureuse avec nous ». J’espérais un signe,
je guettais les reflets du faisceau de lumières sur les
rochers et les murs lisses. Au bout de quelques
minutes, je me moquai de moi-même et je rangeai le
pinceau, la peinture et la poupée dans un sac. Je
sortis un appareil photo pour immortaliser la
fresque. Le flash m’éblouit. Je regagnai le rover puis
la base-vie.

395
Assise derrière le bureau de notre chambre, je
rédigeai le message que j’allais transmettre à mes
parents. Je joignis le cliché. J’appuyai sur la touche
« Envoi » et je m’allongeai en attendant leur réponse.
Le signal m’éveilla. Mon père était enthousiaste,
comme à son habitude. « Merci beaucoup pour cette
magnifique photo. Tu as parfaitement reproduit les
traits de Juliette de mon premier album, je trouve
même que tu l’as bien amélioré. Tu as eu raison
d’accentuer son sourire, on dirait presque qu’elle va
nous parler ». L’émotion me saisit. J’ouvris le fichier.
Juliette était rayonnante, son visage n’était plus celui
que j’avais dessiné, les lignes s’étaient adoucies, son
regard et le mouvement de ses lèvres traduisaient la
joie et la sérénité. Elle m’avait répondu, j’en étais
sûre. Je me tournai vers le hublot de la chambre et je
contemplai le désert de sable et de roches, les
montagnes gigantesques qu’elle avait parcourues à la
recherche d’elle-même. Dans cette grotte, elle avait
décrit les différentes trajectoires de sa vie
amoureuse. Des ellipses autour de mon père, de
Maxime, de Franck et de Christopher. Des unions

396
puis des éloignements et l’attraction pour une autre
rencontre avec laquelle elle s’alignait à nouveau. La
fresque traduisait l’épilogue de sa quête. Mars lui
avait permis de comprendre qu'un nouveau chapitre
de son existence devait débuter sur Terre. Elle ne
voulait plus regarder les étoiles. Elle souhaitait ne
plus éprouver de manque, de sentiment d’inachevé, à
son retour parmi nous. Juliette était allée jusqu’au
bout de ses rêves. Elle m’avait inspirée. Ici, je l’avais
retrouvée et j’emportais avec moi sa poupée, cette
figurine de tissu et de perles qui avait su
l’accompagner d’un monde à un autre, pour qu’elle
puisse m’aider à rejoindre la famille qui m’attendait.

397

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