Les RRII Debat Entre Sciences Écono Et Économie Politique

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LES RELATIONS INTERNATIONALES

AU CŒUR DU DÉBAT
ENTRE SCIENCE ECONOMIQUE
ET ECONOMIE POLITIQUE

par

Fanny COULOMB (*)

Les théories économiques n’ont pas toutes accordé la même importance


à l’analyse des relations internationales, que celles-ci soient économiques,
politiques, diplomatiques et surtout militaires. Historiquement, c’est par les
jeux de pouvoir que les premiers économistes ont expliqué les rapports
internationaux ; dans cette perspective, l’économie était considérée comme
inféodée aux objectifs de puissance des États, un instrument au service de
la politique. Mais au fur et à mesure que les économistes ont cherché à
rendre leur discipline plus scientifique, ils ont eu tendance à réduire le
champ des relations internationales aux seuls échanges commerciaux et
financiers, rejetant ainsi tout rapport de pouvoir hors du domaine d’étude
d’une économie supposée a-conflictuelle et fondée sur des hypothèses de
comportement éloignées des pratiques nationales sur la scène extérieure.
L’économiste n’avait ainsi pas à se préoccuper de politique, mais seulement
à démontrer la supériorité du libre-échange international et du libre jeu des
mécanismes économiques du marché afin d’atteindre la situation économi-
que optimale. Plusieurs aménagements ont certes été apportés à ces hypo-
thèses pour le moins réductrices, notamment à travers l’analyse des politi-
ques commerciales protectionnistes ou celle des rapports entre la force mili-
taire et le développement économique national. Mais l’analyse centrale res-
tait néanmoins fondée sur le principe de la « subsidiarité » du rôle de l’État
dans la vie économique et sur le caractère normatif de l’optimalité économi-
que des marchés. On a ainsi parlé d’économie appliquée, laquelle affadissait
les résultats supposés idéaux de l’économie pure.
Cette divergence fondamentale et originelle entre ces deux conceptions
irréductibles de l’économie recoupe la séparation entre une économie politi-
que originaire (et parfois décriée comme non scientifique par les économistes
néoclassiques) et une économique apolitique (souvent désignée par le
concept de science économique), dont l’essor date d’un siècle à peine. Or, les
divergences d’analyse des relations internationales sont un point central de
l’antagonisme entre ces deux types d’analyse économique.

(*) Maître de Conférences en science économique à l’Université Pierre Mendès France de Grenoble.
124 fanny coulomb

Historiquement, une première rupture a opposé les analyses mercanti-


listes et classiques. Pour les premières, l’économie est un instrument de puis-
sance aux mains des politiques. Pour les secondes, le développement des
interdépendances économiques par le marché, en marge de l’action étatique
mène inéluctablement à la paix internationale. Si pour les mercantilistes, le
politique domine l’économique, pour les classiques, à long terme, l’économie
conduit à une société stationnaire dans laquelle le politique devient insigni-
fiant, le système économique garantissant une paix mondiale. Avec ces
théories, le soutien ou la contestation du thème de la paix internationale par
le développement économique constitue l’angle d’étude principal des rela-
tions internationales pour les économistes.
Une nouvelle perspective économique sur les relations internationales a
été ouverte à la fin du XIX e siècle, avec la discussion autour de la nature
de la société idéale à construire. D’un côté, le courant marxiste considérait
que le capitalisme n’avait pas d’autre avenir que les conflits interclasses et
sa disparition plus ou moins violente (selon l’efficacité des actions révolu-
tionnaires des prolétaires), de l’autre, les « marginalistes » ont renforcé l’idée
d’une science économique à la recherche de l’équilibre général optimum, qui
renvoyait à la sphère politique toute la question des relations internatio-
nales. Mais dans un contexte international marqué par l’aggravation des
conflits internationaux, l’émergence d’un système socialiste et la crise écono-
mique, la science économique elle-même n’a pu se suffire d’exprimer les
idéaux libéraux du laissez-faire et du laissez-passer. Des économistes hétéro-
doxes, comme Keynes ou Schumpeter, ont donc essayé de développer une
économie politique intéressée à la fois par la démarche scientifique et par les
préoccupations pratiques des gouvernements de l’époque. L’analyse écono-
mique des relations internationales a ainsi été approfondie.
Enfin, la contribution des économistes à l’analyse des rapports internatio-
naux a connu un nouveau développement après la Seconde Guerre mon-
diale. La mathématisation accrue de la discipline économique a ouvert de
nouvelles perspectives d’analyse des interactions stratégiques entre deux
États adverses ou d’explication de leurs niveaux de dépenses militaires.
Mais cela n’a pas forcément abouti à une meilleure perception de l’influence
des variables économiques sur les relations internationales. En revanche, le
nouveau débat entre les tenants de la globalisation et ceux de la guerre éco-
nomique refait surgir des préoccupations remontant aux origines de la
réflexion économique, comme par exemple l’alternative libéralisme/protec-
tionnisme. Le développement des relations économiques internationales est
alors soutenu par ceux qui affirment que l’inéluctable globalisation est un
facteur de paix ; il est en revanche contesté par ceux qui se proposent d’in-
troduire dans la réflexion économique les concepts de sécurité et d’indépen-
dance nationale. Après plus de deux siècles de constructions théorico-scienti-
fiques conduisant à nier le rôle les interdépendances entre le politique et
entre science économique et économie politique 125

l’économique, nous en sommes revenu aujourd’hui à un débat proche de


l’ancienne rupture entre le mercantilisme et l’école classique. La réflexion
sur l’économie comme instrument de puissance politique ou comme facteur
de paix par le développement est redondante. Les relations internationales
restent donc bien au cœur de l’alternative entre l’existence d’une science
économique ou la permanence d’une économie politique.

L’ÉCONOMIE COMME INSTRUMENT OU COMME FONDEMENT


DES RELATIONS INTERNATIONALES :
ÉCONOMIE POLITIQUE OU SCIENCE ÉCONOMIQUE ?

Si la guerre commerciale peut faire aujourd’hui l’objet de renouvellements


théoriques, avec la nouvelle théorie du commerce international, les discus-
sions autour de la recherche de puissance par l’État à travers son économie
remontent aux origines de l’économie politique, avec le courant mercanti-
liste. Il en est de même pour le courant « libéral » qui dans sa dimension nor-
mative célèbre les avantages pacificateurs du libre commerce. Alors que
c’est en dépolitisant son discours que l’économie a pu se constituer en disci-
pline autonome, le courant de l’économie politique s’est appuyé sur l’ana-
lyse des relations internationales pour contester cette orientation théorique.
Au-delà de leur opposition systémique, les deux corps de doctrine ont cepen-
dant nourri certaines divergences internes, précisément articulées autour de
l’interprétation des rapports entre économie et politique.

L’économie au service du pouvoir guerrier de l’État


La pensée mercantiliste recoupe un ensemble de principes plus ou moins
bien définis (et parfois divergents selon les pays) qui ont été défendus sur
plus de trois siècles par des hommes d’affaires, conseillers, hommes d’État,
tous préoccupés au premier chef par la défense des intérêts économiques
nationaux. Champ d’analyse naissant, l’économie est d’abord pensée par
rapport à la sphère politique. Il s’agit d’éclairer l’action du Souverain, dans
un contexte de formation des nations européennes et de volonté d’unifica-
tion politique interne. Aujourd’hui, après plusieurs débats, les analystes
s’accordent à considérer que les deux buts de puissance et de richesse
étaient suivis conjointement par les mercantilistes à travers leur raisonne-
ment économique. Ainsi, l’accumulation d’or a été longtemps été présentée
comme fondamentale, parce qu’il y avait assimilation du stock de métaux
précieux à la richesse mais aussi parce que, en tant que seuls moyens de
paiement en circulation, leur disponibilité permettait d’acquérir à tout
moment les armes et les subsistances nécessaires pour conduire les nom-
breuses guerres de l’époque. Thomas Mun insiste d’ailleurs sur la nécessité
126 fanny coulomb

de la disponibilité des biens en cas de conflit, la possession d’or n’étant pas


suffisante.
Les mercantilistes estiment que seule la production conduisant à un sur-
plus d’exportations était réellement productive et créatrice de richesses.
Leur doctrine de la balance du commerce énonce ainsi que le développement
des échanges extérieurs est profitable seulement s’il engendre pour le pays
un excédent d’exportations par rapport à ses importations, le solde commer-
cial revenant dans la nation sous forme d’argent. Cette conviction a pour
corollaire immédiat une conception des relations internationales conflictuelle
et compétitive, justifiant l’usage de mesures de politique commerciale agres-
sive (limitation des importations, promotion des exportations, stratégie de
l’appauvrissement, course aux armements, embargos...). Il a été souligné
par la suite que la conviction selon laquelle un pays ne peut augmenter ses
marchés qu’au détriment de son voisin reposait sur une conception statique
erronée de l’économie internationale. Mais les économistes de l’École histori-
que défendirent la validité du raisonnement mercantiliste, qui répondait en
fait à une situation internationale particulièrement conflictuelle. De même,
Keynes se servit de la défense du mercantilisme pour réaffirmer sa convic-
tion selon laquelle un système monétaire international inadapté portait en
lui les germes d’un conflit international, puisqu’il rendait antagonistes les
intérêts des différentes nations. J.A. Schumpeter souligna quant à lui le
« solide argument pratique » des doctrines mercantilistes.
Cependant, progressivement, comme si la réflexion sur les mécanismes
économiques nourrissait des velléités d’indépendance de la discipline, la pri-
mauté du développement économique pour l’intérêt national fut mise en
avant par certains mercantilistes, principalement en Angleterre à partir de
la fin du XVII e siècle. Plusieurs écrits célébrèrent ainsi le caractère essentiel
du commerce et de la production et dénoncèrent les guerres de conquête
menées pour des « raisons infondées » (Mun), en s’appuyant principalement
sur un rejet de l’impôt (Bodin et Mun). À côté de celui de l’augmentation
de la puissance de l’État, l’objectif de l’amélioration du bien-être de la
population fut parfois mis en avant. De même, l’idée d’un commerce civili-
sateur engendrant la paix commença à se développer, avec des accents
annonciateurs de la future théorie libérale.

L’économie comme facteur de paix


En rupture avec la conception mercantiliste originaire de l’économie
comme instrument au service du politique, les Physiocrates considérèrent
que la nation serait d’autant plus puissante que nulle action politique, de
nature économique ou militaire, ne viendrait entraver le bon fonctionne-
ment de l’ordre de la nature, issu de la Providence divine. La paix interna-
tionale était analysée comme le couronnement des progrès de l’humanité,
dans le prolongement des idées des Lumières.
entre science économique et économie politique 127

La théorie classique née en Angleterre à la fin du XVIII e siècle concluait


elle aussi à la nécessité d’abandonner guerres et conflits commerciaux inter-
nationaux, lorsqu’elle préconise la non intervention de l’État dans les
affaires économiques extérieures. Cette théorie défendit l’idée selon laquelle
l’application généralisée du libre-échange permettait l’enrichissement de
tous les pays, garantissant ainsi une paix internationale durable. Adam
Smith, son fondateur, propose une vision optimiste de l’automaticité de la
paix par le respect des lois du libre-échange et de la libre concurrence. Il
s’oppose directement aux principes mercantilistes et il défend la conception
d’un corps économique régi naturellement par une « main invisible » (seul le
libre commerce permettant une allocation optimale du capital entre les dif-
férents secteurs de l’économie). Les guerres sont dénoncées comme consti-
tuant un gaspillage, au profit des seuls marchands, qui détournent l’appareil
d’État à leur avantage. Les dépenses militaires devraient servir exclusive-
ment à des fins de dissuasion. Le fardeau constitué par les colonies est aussi
critiqué, du fait du coût énorme de la défense de l’empire et de l’insuffisance
des gains retirés du commerce métropole-colonies, en comparaison avec ceux
qui auraient été obtenus par un commerce avec d’autres pays industrialisés
d’Europe.
Le développement économique est à la fois une conséquence de la libérali-
sation des échanges internationaux et la principale cause de la paix. Cepen-
dant, le discours conserve un certain pragmatisme caractéristique du souci
de construire une théorie réaliste, tenant notamment compte du caractère
conflictuel des relations internationales de l’époque. Ainsi, la puissance
nationale étant considérée comme « plus importante que l’opulence », certaines
entorses au principe du libre-échange peuvent être justifiées en son nom,
comme des mesures de représailles commerciales dans un contexte de guerre
économique, la protection de certaines industries stratégiques, ou encore les
Actes de navigation, qui entretiennent la puissance maritime britannique,
même si c’est au détriment de ses intérêts économiques.
La vision relativement optimiste de Smith sur l’avenir de la paix interna-
tionale a été reprise et systématisée en France dans les travaux de Jean-
Baptiste Say. À terme, les progrès de l’économie politique, au premier rang
desquels se trouve la Loi des débouchés, convaincront définitivement les
gouvernements de la supériorité du libre-échange. C’est par l’éducation et la
connaissance du bon usage des mécanismes économiques que l’idée de la
paix s’imposera à l’humanité. Au fur et à mesure des progrès des « vraies
lois » gouvernant l’économie politique, les relations internationales se paci-
fieront (les nations ayant toujours un intérêt économique à la paix plutôt
qu’à la guerre) et les gouvernements seront de plus en plus dépendants de
la classe des « producteurs », lesquels tendront à se fédérer pour peser tou-
jours davantage sur les décisions gouvernementales. Toutes les restrictions
accordées par Smith à l’intervention étatique pour des raisons stratégiques
128 fanny coulomb

sont abandonnées, l’État doit diminuer ses dépenses militaires et passer


d’une politique de défense offensive à une politique dissuasive, pour mieux
faire triompher les lois économiques. Ces conceptions libérales, opposées aux
idées de protectionnisme et de concurrence industrielle entre les nations ont
dominé l’analyse économique des relations internationales sur près de trois
siècles.
Cependant, il est remarquable qu’un autre courant de l’école classique,
plus pessimiste, ait tendu à développer des analyses dont sont écartés tous
pronostics relatifs à l’évolution à long terme des relations internationales.
Ainsi, David Ricardo est souvent présenté comme l’économiste ayant défini
les principales règles ou lois du paradigme libéral de la paix par le libre-
échange, sa théorie des avantages comparatifs démontrant que le commerce
international permet l’harmonisation des intérêts des consommateurs et
donc des nations. Or, ce qui est paradoxal eu égard à sa réputation future,
Ricardo est le classique britannique qui s’est le moins risqué à faire des pré-
visions générales quant à l’évolution des relations internationales. La théo-
rie ricardienne est même fondamentalement pessimiste. À long terme, l’éco-
nomie atteindra obligatoirement un « état stationnaire », le commerce inter-
national n’étant qu’un palliatif, certes efficace à court et à moyen terme, à
une diminution inéluctable du taux de profit. Les silences de Ricardo quant
aux préoccupations de puissance révèlent que celles-ci restent très impor-
tantes pour lui, mais elles sont escamotées par l’abstraction théorique.

Plus optimiste, J.S. Mill annonce que l’esprit militaire, déjà affaibli par le
développement du commerce international, lequel a des vertus civilisatrices
et pacificatrices, devrait disparaître définitivement. Mais il considère aussi
que l’atteinte d’un état stationnaire est inéluctable et qu’à la recherche du
progrès économique se substituera celle du développement des potentialités
spirituelles de l’humanité. Le thème de l’état stationnaire a en outre été
développé par T.R. Malthus. Ouvertement pessimiste, celui-ci considère que
l’humanité étant menacée de surpopulation, l’insuffisance de débouchés et
de territoires pourra à terme engendrer des guerres. Les actions des hommes
pouvant parfois être dictées par leurs passions, en-dehors de toute rationa-
lité économique, il importe au gouvernement de prendre des mesures pour
assurer la sécurité nationale, même au détriment du libre-échange. Malthus
aboutit ainsi à un renversement complet des propositions mercantilistes,
tout en défendant les restrictions au commerce des céréales, pour atteindre
l’autosuffisance alimentaire. La sécurité et la stabilité interne de l’État doi-
vent représenter les buts de l’économie politique, et non sa richesse et sa
puissance économique sur les marchés extérieurs.

Par leur pessimisme quant aux potentialités illimitées de développement


économique, les théoriciens de l’état stationnaire tempèrent tout pronostic
sur l’atteinte d’une paix internationale durable, reconnaissant ainsi implici-
entre science économique et économie politique 129

tement une limite à l’explication économique des relations internationales,


dont les évolutions restent indéterminées à long terme.

La guerre aujourd’hui, la paix demain


La politique a été écartée des théories économiques libérales soit par une
confiance enthousiaste en le caractère pacificateur du marché, soit par la
reconnaissance implicite du caractère partiellement autonome de l’évolution
des relations internationales. Elle revient cependant en force dans l’analyse
économique du milieu du XIX e siècle, avec l’économiste allemand F. List,
qui entend montrer l’étroite imbrication de la politique et de l’économie.
Dans son « Système national d’économie politique », List renvoie une
image étonnamment moderne du champ de la défense, plus large en tout cas
que celle appliquée par les classiques anglais. Il est le premier économiste
à intégrer la sécurité au cœur de l’économie et à en faire un élément explica-
tif à part entière du fonctionnement de l’économie nationale et de sa place
dans la hiérarchie internationale. La conception d’une défense « improduc-
tive » est remise en cause, puisque les dépenses militaires, de même que
celles d’éducation et de justice, sont nécessaires au développement des forces
productives. Le développement industriel national garantit la libéralisation
des institutions, laquelle est à son tour nécessaire au développement écono-
mique car elle permet de mieux canaliser les forces individuelles au profit
du projet collectif. Celui-ci est axé sur la recherche de la prospérité économi-
que, mais aussi de la puissance et de l’indépendance nationales.
L’économie cosmopolite fait l’hypothèse que toutes les nations du globe
ne forment qu’une société unique vivant dans une paix perpétuelle, négli-
geant ainsi l’existence de la nationalité et des intérêts nationaux. Mais le
commerce extérieur est dangereux car « l’Angleterre peut exporter, par des
produits bon marché, ses problèmes commerciaux ». L’association nationale des
formes productives, entre l’agriculture et les manufactures ou entre ouvriers
d’une même industrie, permet de protéger l’économie des « fluctuations dues
aux guerres, crises commerciales ou restrictions étrangères ». Le système théori-
que élaboré par A. Smith n’est applicable qu’au cas particulier d’une nation
dominante sur les marchés extérieurs, en l’occurrence l’Angleterre. Les puis-
sances industrielles émergentes telles que l’Allemagne ne peuvent dévelop-
per leurs industries qu’à l’abri de barrières protectionnistes, destinées à dis-
paraître une fois qu’elles seront prêtes à affronter la concurrence internatio-
nale.
List innove donc par rapport à la conception classique de la défense. Dans
un monde où les nations sont inégalement développées, une nation voulant
atteindre la puissance économique devra toujours chercher à prendre des
mesures pour sauvegarder l’indépendance nationale, et notamment l’aug-
mentation de la puissance militaire. Il est favorable à l’extension de l’empire
allemand par la colonisation (la métropole pouvant échanger ses produits
130 fanny coulomb

manufacturés contre des produits primaires). List envisage que dans le très
long terme, toutes les nations auront atteint le même degré de développe-
ment et pourront s’unir en une « confédération universelle », qui garantira la
« paix perpétuelle ». Le sort des pays de la « zone torride », colonisés par les
pays de la « zone tempérée » reste cependant indéterminé dans son ouvrage.
List entérine la séparation entre deux conceptions de l’analyse économique.
Celle-ci ne saurait se satisfaire de l’énoncé de principes normatifs non direc-
tement applicables à l’environnement international contemporain. La
réflexion politique est indissociable de l’analyse des mécanismes économi-
ques.

EXPLIQUER LES RELATIONS INTERNATIONALES


EN ÉCONOMIE DE MARCHÉ : LA SCIENCE ÉCONOMIQUE
FACE AUX CONTESTATIONS ET ÉVOLUTIONS THÉORIQUES

Dans la dernière moitié du XIX e siècle, une nouvelle perspective est


ouverte dans l’analyse économique des relations internationales, lorsque cer-
tains économistes remettent en cause le bien-fondé du système de l’économie
de marché. La rupture entre une économie ambitionnant d’intégrer l’ana-
lyse du politique et une science économique rejetant la politique hors de son
champ d’étude est désormais canalisée autour de l’enjeu du maintien ou de
la destruction à terme du système de l’économie de marché. Mais même
dans le camp libéral, l’impasse de la théorie pure sur les relations internatio-
nales suscite des réactions, allant même jusqu’à inspirer des analyses hétéro-
doxes.

La politique hors la loi économique


Les économistes néoclassiques de la fin du XIX e siècle sont préoccupés de
construire une théorie économique « pure », c’est-à-dire exclusivement cen-
trée sur l’explication des mécanismes économiques, en dehors de toute consi-
dération politique. Les théoriciens fondateurs de ce courant ont néanmoins
eu à l’origine l’ambition de construire une « économie appliquée », complé-
mentaire de « l’économie pure », qui prenne notamment en considération les
thèmes de la défense ou de la politique économique. Ainsi, pour Walras,
l’idéal de la paix universelle devrait représenter le couronnement de la
science économique, qui doit progressivement révéler la « vérité scientifique »
des lois gouvernant l’économie. Il relie cet objectif à celui de la collectivisa-
tion des terres, laquelle permettra à l’État de supprimer tous les impôts et
de mettre en place un régime de libre commerce absolu. Le thème de la paix
universelle est central dans son œuvre, dont il considère que « l’économie
appliquée » constitue la partie la plus importante. Dans ses textes de « politi-
que économique », Pareto dénonce les dérives militaristes des gouverne-
entre science économique et économie politique 131

ments européens. L’endettement qui en résulte est l’un de ses principaux


griefs contre le régime parlementaire. Adoptant un point de vue évolution-
niste, il affirme que la sélection sociale par les conditions économiques ren-
force les capacités de défense de la société et que l’institution de la guerre
est désormais obsolète.
Hormis ces rares exceptions, fondées sur des textes plus politiques ou
sociologiques qu’économiques, les autres économistes néoclassiques n’ont
pas traité des problèmes de guerre et de défense. Les autres prolongements
de la théorie classique n’innovent pas davantage sur l’analyse des relations
internationales. À la suite de J.B. Say, continuant ainsi une « tradition éco-
nomique française », caractérisée par un style de pensée plus préoccupée avec
des considérations concrètes de politique économique qu’avec le raisonne-
ment théorique abstrait, le courant libéral a poursuivi la dénonciation du
coût des guerres et l’affirmation de la supériorité du libre jeu des méca-
nismes du marché. Tous les libéraux français dénoncent le coût des guerres.
Pour Gustave de Molinari, la guerre n’est plus utile pour le développement
de la civilisation. Il propose la constitution d’une organisation internatio-
nale pour le maintien de la paix mondiale. Pour Bastiat, la guerre est inhé-
rente à la nature humaine, mais l’idéal de la paix universelle n’est pas illu-
soire. Il appelle au désarmement total et immédiat de la France.
Toutes ces analyses ne dépassent pas la réaffirmation de la nécessité pour
l’État de se désengager de l’économie et de limiter ses actions de politique
extérieure. Aucune analyse économique approfondie des relations internatio-
nales n’est entreprise.

La guerre et la menace de guerre au cœur du fonctionnement du


système capitaliste
Durant le XIX e siècle, plusieurs théories économiques, généralement peu
rigoureuses, développèrent un projet pacifique pour conduire la société vers
la paix. Marx les appela les « utopistes », les opposant aux socialistes scienti-
fiques défendant le matérialisme dialectique. Ces économistes utopistes
(socialistes mais aussi anarchistes ou communistes) entendaient s’opposer à
la grande misère de la classe ouvrière, en dénonçant l’injustice du mode de
production capitaliste. Défenseurs des idées de la Révolution française, ils
étaient convaincus que la France avait un rôle historique à jouer dans la
réorganisation de la société et même de l’humanité dans son ensemble. Mais
leurs écrits concernaient davantage la description de la société idéale à venir
que l’analyse des relations internationales contemporaines.
En dépit de leur intérêt pour les questions des conflits, qu’ils soient mili-
taires ou économiques, Marx et Engels n’ont pas vraiment appliqué le maté-
rialisme historique à ce champ, même s’ils ont ambitionné d’expliquer tous
les phénomènes par cette méthode. Les dépenses militaires ne sont pas men-
tionnées dans l’explication du procès de reproduction capitaliste, non plus
132 fanny coulomb

que le rôle du secteur militaire sur le taux de profit. Marx avait pourtant
projeté d’écrire un ouvrage sur les relations entre les industries civiles et
militaires, avec une analyse approfondie des relations internationales, mais
celui-ci ne fut jamais réalisé. Il délégua même à Engels l’étude des questions
militaires et stratégiques. Cependant plusieurs textes ont été consacrés plus
ou moins directement à la question des relations internationales.
Dans la théorie de Marx, peu de doutes subsistent quant au caractère fon-
damentalement conflictuel du capitalisme et donc des relations inter-capita-
listes. Les conflits politiques sont situés dans la superstructure du capita-
lisme; ils sont directement déterminés par les relations de production, les-
quelles sont caractérisées par des contradictions importantes, menant à un
déclin progressif du taux de profit (avec une augmentation du capital aux
dépens du travail et la réduction du surplus) et à la lutte des classes. Or,
le libre-échange ne peut être favorable au progrès technique qu’à un niveau
spécifique de l’évolution sociale, lequel est maintenant dépassé. La concur-
rence économique internationale, d’abord progressiste par rapport au pro-
tectionnisme parce qu’elle permet d’accélérer la maturation du capitalisme,
devient elle-même rétrograde, servant la classe bourgeoise pour perpétuer sa
domination économique, qui sera contestée par le prolétariat. La concur-
rence sur les marchés étrangers est de plus en plus rude, élevant les nations
contre les nations. Marx et Engels présentent ainsi une conception « non-
dite » de la guerre économique. L’ensemble de l’analyse du libre commerce
revient à transposer la lutte des classes aux relations internationales.
Cependant, l’interprétation des conflits internationaux soulève d’autres
problèmes. Peu d’indications sont données sur la nature des événements sus-
ceptibles d’impulser le passage d’un mode de production à un autre, et donc
du capitalisme au socialisme, même si les guerres ou les révolutions sem-
blent être les explications les plus évidentes, la violence étant présentée
comme un facteur indispensable au progrès. La guerre, bien que directement
soumise au déterminisme de la lutte des classes, exerce des fonctions
capables de modifier la forme et le rythme de la loi d’évolution sociale, et
notamment d’accélérer la marche vers le communisme. Mais tous les conflits
internationaux ne sont pas également souhaitables car certains peuvent être
rétrogrades. Ainsi, dès 1883, Engels prédit le déclenchement d’une guerre
mondiale « totale » car utilisant de nouvelles techniques militaires particuliè-
rement destructrices, capable d’accélérer le processus révolutionnaire. Mais
à la fin de sa vie, il tempère son optimisme sur le caractère progressiste de
l’affrontement à venir, craignant qu’il n’aboutisse au contraire à un regain
du chauvinisme défavorable à la cause ouvrière.
Marx et Engels n’ont ainsi jamais appliqué leur théorie économique déter-
ministe à une analyse systématisée des conflits internationaux. Le passage
de la théorie économique à l’analyse politique s’avère complexe, notamment
sur la question de l’identification des vraies facteurs de progrès social.
entre science économique et économie politique 133

Les théoriciens de l’impérialisme, quant à eux, franchiront la ligne qui


sépare l’analyse économique de l’énoncé de prédictions concernant l’évolu-
tion à long terme des relations internationales. Leurs analyses sont basées
sur les conclusions de Marx concernant le déclin capitaliste, causé par la loi
de la tendance à la baisse du taux de profit. Pour contrecarrer cette loi et
retarder son effondrement inévitable, le capitalisme doit s’adapter. La
concentration industrielle, le développement du capital financier et la
concurrence économique internationale accrue sur les marchés extérieurs
caractérisent ainsi les politiques impérialistes des économies capitalistes
avancées. Mais tous les théoriciens ne s’accordent pas sur la question de
l’inéluctabilité d’un affrontement militaire inter-impérialiste marquant l’ef-
fondrement du système. Les guerres peuvent être empêchées par des
ententes entre intérêts impérialistes ou par la résistance du prolétariat et
des classes moyennes (Hilferding), ou encore par une entente entre puis-
sances « ultra-impérialiste » créant un grand « trust » mondial (Kautsky). Le
courant « orthodoxe » reste cependant confiant dans l’idée que le capitalisme
est à la veille de son effondrement, parce qu’il a atteint le stade ultime de
l’impérialisme (Lénine) ou parce qu’il n’existe plus de débouchés dans des
zones non capitalistes (R. Luxemburg) ou encore parce que l’affrontement
militaire sera la conclusion obligée des guerres économiques internationales,
au stade du « capitalisme d’État » (Boukharine). Dans cette perspective, la
théorie économique est au service de l’action politique, voire de l’idéologie.
De l’autre côté de la scène politique et théorique, les néoclassiques et les
libéraux réaffirmeront leur foi en le caractère fondamentalement pacifica-
teur du marché, jusqu’à la veille de la première guerre mondiale.
Parallèlement à la domination de la science économique, la théorie
marxiste a contribué tout au long du XX e siècle à perpétuer la tradition de
l’économie politique. Après la Seconde Guerre mondiale, les théories de l’im-
périalisme ont connu un renouveau, avec les théories « tiers-mondistes » de
la domination et de la dépendance. Des réflexions spécifiques se sont aussi
développées autour du rôle du secteur militaire dans le fonctionnement du
système capitaliste. P. Baran et P. Sweezy, M. Kidron, J.M. Cypher, M. Pi-
vetti, mais aussi J. Robinson, sont quelques-uns des économistes qui ont
débattu de l’impact du secteur militaire sur l’évolution du taux de profit.

Les « turbulences » inhérentes au capitalisme

La Première Guerre mondiale a relativement affaibli la théorie libérale,


laquelle était dépourvue de véritable explication des conflits internationaux.
En effet, ce conflit pouvait passer pour l’ultime affrontement inter-impéria-
liste annoncé par les théoriciens marxistes des années 1920-1930. Certains
économistes se sont alors attachés à réfuter les arguments de la théorie léni-
niste de la guerre ou à construire des explications alternatives.
134 fanny coulomb

Trois économistes « hétérodoxes » présentent quelques similitudes à ce


sujet, puisque leur explication des conflits internationaux passe par une
analyse de l’évolution des structures sociales : Sombart, Veblen et Schumpe-
ter. Ces auteurs voient dans « l’esprit militaire » une caractéristique qui a
joué un rôle essentiel dans le développement du capitalisme, mais qui tend
à s’affaiblir, marquant ainsi un danger pour la survie du système. Pour
Sombart, la bureaucratisation accrue de la société réduit l’esprit d’initiative.
Pour Schumpeter même si les débouchés géographiques (conquis militaire-
ment pour la plupart) ont pu jouer un rôle historique dans le développement
du capitalisme, d’autres types de débouchés peuvent avoir un impact supé-
rieur sur la dynamique économique de long terme, et notamment ceux pro-
curés par le progrès technique. Mais le pouvoir accru de la bourgeoisie, au
détriment de la classe militaire, peut causer sa perte, étant donné que, fon-
damentalement rationaliste et « anti-héroïque », elle est incapable de mener
à bien sa politique extérieure. Une prise de pouvoir de leaders charismati-
ques guerriers est alors d’autant plus probable qu’il existe un manque de
représentation démocratique des intérêts économiques au sein de la société.
De même, Veblen considère que l’esprit militaire est toujours sous-jacent
dans les sociétés modernes, pourtant fondamentalement pacifiques, et que
les tendances « dynastiques » de la société risquent de se réveiller à chaque
conflit. Il plaide alors pour un désarmement économique et militaire.
À côté de ces analyses sociologico-économiques, d’autres analyses se sont
multipliées, notamment avec l’utilisation de techniques statistiques afin de
montrer la récurrence de « cycles de guerre » correspondant aux « cycles écono-
miques longs ». Mais aucune théorie systématique des conflits internationaux
n’a été dégagée par le courant de la « science économique ».
Une autre réponse de la théorie libérale a été de dicter aux gouverne-
ments certains préceptes pour la conduite de l’économie de guerre, et
notamment sur la question du financement de la guerre, dans un souci de
permettre un retrait rapide de l’interventionnisme étatique au lendemain de
la paix. C’est le cas de A.C. Pigou mais aussi de J.M. Keynes. C’est d’ailleurs
ce dernier qui réconciliera dans un système théorique complet les deux faces
de l’analyse économique, tout en se maintenant dans la défense de l’écono-
mie de marché. Keynes a le souci de construire un système théorique pou-
vant expliquer l’ensemble des mécanismes économiques, tout en prenant en
compte les préoccupations économiques des gouvernements de l’époque,
comme la politique monétaire. Il analyse également les conséquences écono-
miques de la Première Guerre mondiale, développant la conviction selon
laquelle la paix internationale ne peut être maintenue durablement que
dans la prospérité économique. Il défend ainsi plusieurs préceptes de politi-
que économique internationale : annulation des dettes interalliées, diminu-
tion des réparations imposées à l’Allemagne par le Traité de Versailles, utili-
sation par chaque nation d’un protectionnisme temporaire pour restructurer
entre science économique et économie politique 135

son économie marquée par la crise des années 1930, mais sans verser dans
la guerre économique, laquelle ne peut à terme que déboucher sur un conflit
armé, l’imposition de sanctions économiques à l’égard de régimes non démo-
cratiques et à tendance agressive... Keynes élargit ainsi les concepts de
défense et de sécurité. Il ne concerne pas seulement la guerre et sa prépara-
tion mais également la sécurité économique, c’est-à-dire l’indépendance éco-
nomique nationale aussi bien que le bon fonctionnement de l’économie
nationale.
Après la Seconde Guerre mondiale, d’autres analyses hétérodoxes des
guerres ont été menées. Le courant du « keynésiannisme militaire » considère
que si la demande agrégée est faible relativement au potentiel productif, la
hausse des dépenses militaires conduit à un accroissement de la demande,
des profits et de la croissance économique. Cependant le raisonnement « key-
nésien » a aussi été utilisé par des économistes comme J. Robinson pour
montrer que les dépenses militaires exercent un effet négatif sur la crois-
sance économique, d’autres investissements publics étant plus efficaces.
D’autres analyses connaissent un certain retentissement : ainsi, Rostow pré-
sente la guerre comme un moment clé dans le développement économique
des nations ; pour F. Perroux, la coexistence pacifique et la convergence des
systèmes conduit à la réduction des tensions militaires et marque le début
de la « fin de la guerre ». En 1967, un rapport anonyme préfacé par J.K. Gal-
braith présentait la guerre comme l’un des pilier du système capitaliste. La
défense ne serait qu’une fonction apparente de la guerre, qui a d’autres
fonctions non militaires, économiques, politiques, sociologiques. La dispari-
tion des guerres est donc difficile, même si des substituts à la guerre pour-
raient être envisagés.

L’ÉCONOMIE AU CŒUR DES STRATÉGIES DES ÉTATS


OU LA REVANCHE DE L’ÉCONOMIE POLITIQUE

La domination de la théorie néoclassique orthodoxe après la Seconde


guerre mondiale s’est appuyée sur sa capacité à réintégrer dans son champ
d’analyse plusieurs problèmes qu’elle avait ignorés jusqu’alors. Il en est
ainsi de l’explication du niveau des dépenses militaires et de leurs consé-
quences économiques, ainsi que de celle des conflits internationaux. Cepen-
dant les modèles développés dans le champ de l’économie de la défense res-
tent « apolitiques » dans leur construction et n’éclairent que partiellement les
relations entre politique et économie. Parallèlement, on assiste à un retour
des analyses économiques des politiques de puissance des États ou de la res-
tructuration des relations internationales, marquant en cette fin de
XX e siècle un renouveau relatif de l’économie politique.
136 fanny coulomb

La science économique comme révélateur des facteurs de paix ou


de guerre
Depuis la fin de la dernière guerre mondiale, l’augmentation des dépenses
militaires a induit la multiplication des études formalisées sur leurs consé-
quences économiques, dans le prolongement des théories néoclassiques (fon-
dées sur l’offre, elles étudient dans le modèle de B. Biswas et R. Ram
notamment les effets de taille et des externalités induits par le secteur mili-
taire sur le reste de l’économie) et keynésiennes (fondées sur la demande,
elles étudient, notamment dans le modèle de R. Smith, l’effet d’éviction des
dépenses militaires sur l’investissement). Les résultats de ces différentes
études sont hétérogènes et ils ont ouvert un important champ de débats
entre économistes (concernant principalement l’hypothèse d’Emile Benoît
sur la relation positive entre la militarisation et le développement économi-
que des pays en voie de développement). La validité des modèles macro-éco-
nomiques a été souvent questionnée : problèmes de la sélection de l’informa-
tion, des comparaisons internationales, du choix des variables étudiées et de
la méthode économétrique utilisée, ou encore de la non prise en compte des
effets structurels de la réduction des dépenses militaires sur le long terme.
Plusieurs économistes de renom se sont pourtant attachés à analyser les
conséquences économiques d’un désarmement à partir de grands modèles
macro-économiques internationaux (World Model de W. Léontief et F. Du-
chin pour l’analyse de l’impact d’un désarmement des pays industrialisés,
avec transfert des sommes épargnées vers les pays en développement ;
modèle MULTIMOD du FMI, modèle LINK de Lauwrence Klein...). Plu-
sieurs économistes célèbres ont participé à l’appel des économistes du désar-
mement depuis le début de la guerre froide, et notamment K. Arrow,
R. Eisner, J.K. Galbraith, C. Modigliani, D. North, R. Schwartz, A. Sen ou
J. Tobin.
La théorie néoclassique avait induit une éviction de la défense hors du
champ de l’analyse économique. Dans les années 1960, les modèles de course
aux armements ont permis une réintégration de l’influence des variables
économiques sur les décisions stratégiques de sécurité nationale. Le modèle
de Richardson (1960) constitue le modèle de base. Il décrit les processus
d’armements de deux pays ennemis comme un processus d’action-réaction,
où les variables économiques jouent un effet stabilisateur. Plusieurs amélio-
rations ont par la suite été apportées au modèle de Richardson pour
répondre aux critiques quant à son insuffisante prise en compte des détermi-
nants internes (théorie du « Public Choice ») et de la contrainte de coût (Cas-
pary, Luterbacher). À partir des années 1970, à la suite de D. Brito, l’hypo-
thèse de la maximisation sous contraintes de l’utilité sociale est faite dans
tous les modèles de course aux armements, ce qui permet de mieux explici-
ter le choix interne entre biens civils et biens militaires (dilemme beurre ou
canons) et d’introduire les outils mathématiques de la théorie du duopole et
entre science économique et économie politique 137

de la théorie des jeux (d’après les travaux de T. Schelling notamment). Les


nombreuses améliorations de la théorie des jeux permettent de rendre
compte des principales situations internationales, avec l’application du
dilemme du prisonnier ou des notions d’apprentissage et de réputation
notamment. La solution de Cournot-Nash ou la prise en compte de l’asymé-
trie ou de l’imperfection de l’information constituent des analyses particuliè-
rement intéressantes.
Plus récemment, les apports de la dynamique non linéaire et de la théorie
de la catastrophe ont été appliqués à la construction de modèles visant à
rendre compte de l’instabilité du monde de l’après-guerre froide. Mais,
même développées par des économistes, ces analyses formalisées, et notam-
ment celles de D. Brito et M. Intriligator, ont eu tendance à se séparer des
considérations économiques au profit des considérations stratégiques. Rares
sont les modèles qui ont spécifié les caractéristiques structurelles des écono-
mies étudiées (Deger et Sen, Van der Ploeg et de Zeeuw...). Cependant,
l’idée de la guerre économique a été réintroduite dans les modèles de course
aux armements par M. Wolfson. Le développement de modèles sur les
alliances stratégiques (à la suite d’Olson et Zeckhauser) a permis de mieux
intégrer la dimension économique. Les modèles de dépenses militaires eux-
mêmes accordent une large place aux facteurs économiques, à côté des fac-
teurs stratégiques (R. Smith). Plusieurs économistes célèbres ont même
plaidé pour faire de l’économie du conflit une composante essentielle de
l’analyse économique (K. Boulding, J. Hirshleifer). Cependant, paradoxale-
ment, l’insuffisante prise en compte des déterminants économiques dans ces
modèles est l’une des raisons pour laquelle aucun de ces modèles n’a été en
mesure de prévoir l’effondrement de l’Union soviétique et la fin de la guerre
froide.

Guerre ou paix, le retour vers l’économie politique


Alors que les analyses formalisées et empiriques de la course aux arme-
ments, des alliances ou des dépenses militaires restent « apolitiques », à par-
tir des années 1980, une attention croissante a été portée à la dimension
stratégique de la politique économique et au concept de « guerre économi-
que ». Ces études sont généralement distinctes de la théorie libérale ortho-
doxe, même si de nouveaux concepts ont ouvert la voie à un nouvelle théo-
rie des relations internationales, modélisant le protectionnisme et les « politi-
ques commerciales stratégiques » (voir P. Krugman, M. Rainelli).
On semble aujourd’hui assister à un renouveau de l’économie politique
internationale, en marge de la science économique. A.O. Hirschman et
T. Schelling ont développé dans les années 1950 des analyses pionnières
dans ce domaine, en étudiant la vulnérabilité des économies nationales aux
initiatives de guerre économique ou tentatives d’influence politique de la
part des grandes puissances. D’autres études ont, par la suite, été engagées,
138 fanny coulomb

notamment sur l’utilisation de « l’arme économique » (K. Knorr, R. Gilpin).


Plusieurs modèles formalisés ont aussi analysé le lien entre les conflits et
l’intensité des relations commerciales entre les nations concernées (S.W. Po-
lachek, J.E. Roemer). Par ailleurs, une partie de la littérature économique
contemporaine dans le champ des « relations internationales » traite à la fois
de leurs aspects commerciaux et stratégiques. Ces études peuvent parfois
être rattachées à un courant « néomercantiliste » qui s’est développé depuis
les années 1980 en opposition à la théorie libérale. L’analyse néomercanti-
liste ne repose pas sur des fondements théoriques précis, même si elle est à
rapprocher du courant néoréaliste en science politique, ni sur des ouvrages
de référence. Avant tout empirique et descriptive, elle concerne le domaine
de l’économie politique et non la théorie économique « pure ». Elle est carac-
térisée à la fois par la prise en compte de la dimension stratégique de l’éco-
nomie et par une définition élargie de la défense et de la guerre économique,
la compétitivité industrielle nationale étant un facteur déterminant de la
sécurité nationale. Elle s’oppose aux défenseurs de la théorie de la globalisa-
tion, d’inspiration libérale, pour lesquels les relations économiques interna-
tionales seront de plus en plus pacifiques du fait de la multiplication des
interdépendances économiques et des relations transnationales, limitant iné-
luctablement le rôle de l’État.
Avec la fin de la guerre froide, la question du nouvel ordre économique
international a été débattue. Pour les théoriciens de la « guerre économique »
la nouvelle ère sera caractérisée par une compétition économique accrue
entre les grandes puissances capitalistes (L. Thürow, R. Gilpin), recentrées
au niveau régional sur leur bloc d’influence respectif (K. Ohmae). Les États
ont un rôle essentiel à jouer pour améliorer les performances économiques
nationales, notamment par le biais de leur politique industrielle ou de la
concurrence. La réalité des programmes nationaux pour développer les tech-
nologies de pointe ou l’intelligence économique témoigne de la diffusion de
ces idées au sein des gouvernements, au-delà des discours libre-échangistes
officiels. Ce renouveau de l’économie politique passe aussi par une discussion
des mérites comparés des différents types de capitalisme, prolongeant d’une
certaine façon les travaux de T. Veblen. Avant d’être remise en cause par
le triomphe renouvelé de l’économie américaine, l’argumentation sur le
thème du déclin américain avait été nourrie par une critique du modèle
anglo-saxon, bloqué par l’importance des technostructures et le poids de la
recherche militaire (J.K. Galbraith). La comparaison entre les modèles rhé-
nan et anglo-saxon fait toujours aujourd’hui l’objet de nombreuses argu-
mentations. Même si toutes ces idées reposent rarement sur des analyses for-
melles, elles n’en marquent pas moins un renouvellement du discours écono-
mique.
La question est posée de savoir si, en cette fin de XX e siècle, l’on ne se
retrouve pas à nouveau dans la situation qui prévalait à la fin du
entre science économique et économie politique 139

XVIII e siècle, avec une idéologie dominante promouvant l’idée de la paix


par le développement des échanges internationaux (théorie de la globalisa-
tion) et des contestations fortes, notamment autour de la notion de la
guerre économique. On assiste parallèlement à une relative obsolescence des
modèles formalisés et économétriques développés au cours de la guerre
froide, lesquels ont échoué à prédire la fin de celle-ci. L’économie ne peut
de toute façon qu’apporter une réponse partielle aux questions de l’évolu-
tion des relations internationales et de la disparition possible des conflits
internationaux, les déterminants économiques n’expliquant, en dernier res-
sort, que partiellement le niveau des dépenses militaires et les décisions
d’entrée en guerre ou de désarmement.

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