La Rage de L'expression COURS Général

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Ponge.

La rage de l’expression / Dans l’atelier du poète COURS

INTRODUCTION AU GENRE POETIQUE

I/ DEFINITION DE LA POESIE

Poésie vient de “poien” = créer, fabriquer en grec. Le poète est celui qui crée à partir des mots, celui
qui va donner forme au langage.
Le mythe d’Orphée illustre le pouvoir du chant et de la poésie. Ce personnage à la fois poète et
musicien a servi de référence à de nombreux auteurs contemporains comme Apollinaire.

Le Mythe d’Orphée

Orphée avait reçu de sa mère le don de la musique et les dieux lui avaient offert une lyre… Il
rencontra Eurydice, en tomba éperdument amoureux et l’épousa. Mais celle-ci fut mordue par un
serpent et mourut le jour même de ses noces. Orphée inconsolable décida de descendre aux Enfers
où Hadès régnait sur le Royaume des morts. Avec sa lyre, Orphée charma Cerbère le chien à trois
têtes qui gardait la porte des Enfers.
Charmés à leur tour par la lyre d’Orphée, Hadès et son épouse Perséphone consentirent à laisser
partir Eurydice. Mais ils y mirent une condition : tant qu'il serait dans le Royaume des morts, Orphée
ne chercherait pas à voir celle qu'il était venu chercher. Orphée accepta et se mit en marche, suivi de
sa jeune épouse.
Tandis qu'il songeait au bonheur qui les attendait, le jeune homme oublia sa promesse et se retourna
pour contempler sa bien-aimée… La jeune fille retomba aussitôt dans les abîmes. Le poète se retira
alors dans un lieu isolé où il chanta sa peine. Et il resta inconsolable…

Orphée est à l’origine du lyrisme, (expression personnelle des sentiments)

Le lyrisme doit son nom à la lyre d’Orphée qui accompagnait ses chants. Capable de charmer les
profondeurs des enfers, il devient le modèle des poètes par son talent et son courage. Orphée illustre
non seulement le pouvoir du chant et de la poésie, mais aussi le devoir du poète. Car Orphée prit le
risque de descendre aux Enfers pour retrouver son amour Eurydice. Et telle est la situation du poète :
prendre le risque de regarder le monde autrement, en le nommant dans une langue qui défie la
parole commune, délivrée de tout projet de communication ou d'idéologie.

La poésie est donc un art qui fabrique quelque chose, mais en utilisant comme matériau le langage
(tous les moyens du langage), pour le faire connaître par le rythme, l'harmonie et l'image, créés par
le langage. La poésie a donc pour enjeu de transfigurer le réel grâce au pouvoir des mots, d’être
belle grâce au travail sur les mots et d’émouvoir grâce à son lyrisme.

II/ petite histoire de la poésie

1. L'ANTIQUITE
La poésie est la forme littéraire la plus ancienne, probablement aussi ancienne que les civilisations, et
propre, semble-t-il, à toutes les cultures humaines. Elle vient tout d'abord d'une transmission orale
des Anciens sur les mystères du monde notamment ( souvent des textes sacrés appris par coeur
comme la Bible, la Torah...etc) ou tout simplement pour fixer leur propre histoire ou relater le mythe
de leurs origines ( mythologies), car ils n'avaient pas encore la connaissance de l'Ecriture. Leur
particularité : les allégories (entre autres) propres à cette poésie orale et qui sont par elles-mêmes de
nature très poétique. Elles transmettent une conception particulière du monde, traduite grâce à
toutes les ressources connues du langage, et véhiculent aussi les faits essentiels, fondateurs de
l'histoire des peuples.

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Ponge. La rage de l’expression / Dans l’atelier du poète COURS

Dans l'Antiquité, l'art de la poésie apparaissait aux hommes comme un don divin : le poéte était
inspiré par les Muses, filles de Mnémosyne (La Mémoire), et de Zeus, et celles-ci lui permettaient de
manier le langage de telle façon qu'ils animaient les mots d'une beauté qui leur conférait un pouvoir
hors du commun.
Pour les grecs, la figure du poéte était incarnée par Orphée (cf. I/)
Les poètes grecs étaient souvent appelés des « aèdes » car ils chantaient leurs poèmes, comme le
feront plus tard les troubadours et les trouvères au Moyen Age.
Cette façon de concevoir la poésie comme un chant, permettait aux auditeurs de la retenir, ainsi se
développait peu à peu un rythme régulier par l’emploi de la versification ( rimes ) qui se scandait plus
facilement.

2. LE MOYEN AGE
Au Moyen Age, la poésie traitait toujours de sujets mythiques, et, sous la forme épique, célébrait les
hauts faits des héros et des rois, réels ou légendaires, des chevaliers et des courtisanes.

3. XVI° et Pléïade
Mais le XVIè marqua le début de changements décisifs : le langage poétique s’enrichit de formes
littéraires étrangères, comme des emprunts à l’Italie ( Ref : les poètes de la Pléiade comme Du Bellay
ou Ronsard) : nous avons comme exemple le sonnet. (forme poétique d’origine italienne qui se
compose de 14 vers de même mètre ( même nombre de syllabes) organisés en 2 quatrains à rimes
embrassées ( ABBA-ABBA) et de 2 tercets.)

https://youtu.be/XZIyL1AKv68 > vidéo sur la Pléiade

4. LE ROMANTISME (première moitié XIX°s)


C’est dans la première moitié du XIXè siècle que la poésie reprit sa place prépondérante grâce aux
Romantiques notamment qui lui redonnèrent ses lettres de noblesse et modifièrent jusqu’à sa
conception classique qu’ils jugeaient artificielle et figée.
Victor Hugo faisait partie de cette période romantique, il véhiculait cette image de poète tourmenté
bien qu’il s’en défendit. Il voyait plutôt dans la poésie, un moyen d’éclairer les autres hommes. Victor
Hugo, tête de file du mouvement romantique, révolutionna le langage poétique en lui redonnant une
certaine liberté, avec des mots un peu plus banals, parfois triviaux, et la construction également
( dislocation de l’alexandrin par exemple, en lui donnant une césure) afin que la poésie soit à nouveau
accessible.

5. LE XIXè s ET LE MODERNISME
Charles Baudelaire, avec ses Fleurs du mal en 1857 va encore plus loin et révolutionne définitivement
le langage poétique. Il veut alors que la poésie transforme la laideur du quotidien (le mal) en des
objets sublimes grâce à la force du langage (fleurs). Il développera également la prose poétique dans
son recueil Petits poèmes en prose, révolutionnant la définition même de ce genre : plus de vers,
mais des jeux sur les sons et les rythmes, le langage métaphorique étant au centre de la création.
A sa suite Rimbaud, Verlaine et Mallarmé s’attachèrent à donner à cette conception poétique toute
son ampleur, conscients que la poésie avait un certain « pouvoir » à transformer la réalité par les
mots.

6. AU XX°s
On devait peu à peu glisser vers nouvelle autre conception de la poésie, presque inéluctable peut
être : le surréalisme, la force de suggestion de l’image devenant le critère poétique par excellence, la
puissance de l’image née de l’association de l’esthétique et de l’émotion. Aragon le définissait-il pas le
surréalisme comme « l’emploi déréglé et passionnel du stupéfiant image», la transfiguration de

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Ponge. La rage de l’expression / Dans l’atelier du poète COURS

l’image à outrance, liée à l’inconscient et au rêve, à tel point qu’au XXè siècle, un texte peut se définir
comme poétique par sa forte teneur en images.
La poésie se libère alors de toute règle et nait le vers libre.

 Chez les Grecs, les poètes étaient inspirés par les Muses, l’inspiration était à l’origine de
l’écriture poétique, le reste étant donné par le travail : « les Dieux donnent un premier vers,
pour rien ; c’est à nous poètes de façonner le second qui ne doit jamais être indigne du don
fait par les Dieux ». Après des siècles de débats, de nouveaux élans et de nouvelles
pensées, il se trouve que les poètes contemporains réconcilient inspiration et travail, même
si la poésie désormais revêt les formes les plus diverses (prose, vers, vers libres ou versets),
jusqu’aux dispositions figuratives sur le papier (calligrammes d’Apollinaire).

III/ Francis PONGE : la modernité poétique de la seconde moitié du XX°s.

1. Rapide biographie de Francis Ponge


Vidéo : https://youtu.be/NP_Bp_fPZWE

Francis Ponge est en 1899 à Montpellier en France.


En 1914, au début de la guerre, il commence à écrire ses premiers poèmes.
À partir de 1917, il suit des études de philosophie et de droit et s’intéresse à la pensée de Maurice
Barrès (homme politique et écrivain français, 1862-1923) et au communisme. Il est finalement
mobilisé en 1918 par l’infanterie au nord de la France.
Le poète commence la rédaction des poèmes qui composeront le recueil Le Parti pris des choses dès
1928, et qui sera finalement publié en 1942.
Son deuxième recueil de poèmes intitulé Proêmes sort en 1948 et bien qu’il soit retenu pour le prix
de la Pléiade, il ne le remporte pas.
C’est grâce à Jean-Paul Sartre (1905-1980) que Ponge acquiert sa renommée avec Le Parti Pris des
choses : l’existentialiste a en effet publié une étude approfondie du recueil.
En 1952, il devient professeur à l’Alliance française et en 1959, il reçoit le prix international de poésie
et la Légion d’honneur. Le poète écrira jusqu’à la fin de sa vie et recevra d’autres prix tels que le
Grand Prix de poésie de l’Académie française (1982) ou de la Société des gens de lettres (1985). Parmi
ses œuvres, on peut citer notamment La Rage de l’expression (1952), Pour un Malherbe (1965), Le
Savon (1967) et Pratiques d’écriture (1982). Francis Ponge décède le 6 aout 1988.

2. Le partie pris des choses : une œuvre moderne en prose poétique

Francis Ponge publie Le Parti pris des choses, un recueil de poèmes en prose, dédiés à la description
de ces « choses » qui peuplent le quotidien. Son choix n’est pas anodin : il souhaite rendre justice à la
beauté de ces éléments du quotidien qui se distinguent par leur apparente banalité. Pour ce faire, le
poète compte largement sur les qualités du mot, tant physique que linguistique. De plus, Francis
Ponge inclut délibérément « Parti pris » dans le titre de l’œuvre en vue d’annoncer préalablement son
positionnement. Il se détourne de la perspective humaine pour se focaliser sur l’objet. De ce fait,
l’œuvre du poète tranche avec la tendance lyrique surréaliste de l’époque. Francis Ponge semble
chercher à se détacher du lyrisme et de la poésie à travers ce recueil de poèmes en prose, proches
des définitions du dictionnaire.
Le Parti pris des choses de Francis Ponge s’apparente donc à un dictionnaire. Chaque poème qui y est
inscrit présente la définition d’un mot : un élément du quotidien. Pour chaque objet, le poète explore
deux facettes de l’analyse linguistique du mot. D’un côté, il étudie le signifiant à travers la sonorité ;
d’un autre côté, il explore le signifié, c’est-à-dire les sens que renferme le mot.

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Ponge. La rage de l’expression / Dans l’atelier du poète COURS

 Ce recueil lancera le style Ponge : un poète inclassable qui cherche à créer son propre mode
d’écriture, d’où l’intitulé du parcours « dans l’atelier du poète ».

L’huitre
L'huître, de la grosseur d'un galet moyen, est d'une apparence plus rugueuse, d'une couleur moins
unie, brillamment blanchâtre. C’est un monde opiniâtrement clos. Pourtant on peut l'ouvrir : il faut
alors la tenir au creux d'un torchon, se servir d'un couteau ébréché et peu franc, s'y reprendre à
plusieurs fois. Les doigts curieux s'y coupent, s'y cassent les ongles : c'est un travail grossier. Les coups
qu'on lui porte marquent son enveloppe de ronds blancs, d'une sorte de halos.
A l'intérieur l'on trouve tout un monde, à boire et à manger : sous un firmament (à proprement
parler) de nacre, les cieux d'en dessus s'affaissent sur les cieux d'en dessous, pour ne plus former
qu'une mare, un sachet visqueux et verdâtre, qui flue et reflue à l'odeur et à la vue, frangé d'une
dentelle noirâtre sur les bords Parfois très rare une formule perle à leur gosier de nacre, d'où l'on
trouve aussitôt à s'orner.
(F. Ponge, Le Parti pris des choses, 1942)

Le verre d'eau
Le mot VERRE D'EAU serait en quelque sorte adéquat à l'objet qu'il désigne... Commençant par un V,
finissant par un U, les deux seules lettres en forme de vase ou de verre. Par ailleurs, j'aime assez que
dans VERRE, après la forme (donnée par V), soit donnée la matière par les deux syllabes ER RE,
parfaitement symétriques comme si, placées de part et d'autre de la paroi du verre, l'une à l'intérieur,
l'autre à l'extérieur, elles se reflétaient l'une en l'autre [...]
(F. Ponge. Le grand recueil)

3. Le projet de La rage de l’expression


Dans La Rage de l'expression, Francis Ponge livre au lecteur ses expérimentations poétiques telles
qu'il les a menées, expérience après expérience. De fait, ce recueil se présente comme un ensemble
de carnets de notes qui forment autant de petits dossiers dévolus à un objet choisi : certains titres
l'annoncent nommément, comme « Notes prises pour un oiseau », « Le Carnet du Bois de pins » et «
La Mounine ou Note après coup sur un ciel de Provence » ; d'autres titres se centrent sur l'objet que
Ponge tente d'appréhender comme « La Guêpe », « L'Œillet » ou « Le Mimosa ». Le texte bref par
lequel s'ouvre ce recueil, « Berges de la Loire », se trouve, lui, à part, et prend valeur de manifeste
poétique, voire de serment poétique personnel. Ponge y réaffirme sa démarche et jure de s'y tenir : «
Que rien désormais ne me fasse revenir de ma détermination : ne sacrifier jamais l'objet de mon
étude à la mise en valeur de quelque trouvaille verbale que j'aurai faite à son propos, ni à
l'arrangement en poème de plusieurs de ces trouvailles. »
Or son travail de recherche, Ponge ne le perçoit pas tant comme poétique au sens où on
l'entend habituellement mais bien comme scientifique, comme il l'écrit dans une lettre à son ami,
l'écrivain Gabriel Audisio, en date du 16 mars 1941, figurant dans « Le Carnet du Bois de pins » : «
Pour moi, je suis de plus en plus convaincu que mon affaire est plus scientifique que poétique. Il s'agit
d'aboutir à des formules claires, du genre : Une maille rongée emporta tout l'ouvrage. Patience et
longueur de temps, etc. » C'est ce travail de formulation, de reformulation que donne à voir La Rage
de l'expression et qui s'affirme poème après poème. Ainsi dans « Le Mimosa » par exemple, le lecteur
peut suivre les différentes étapes qui font passer des premières descriptions du mimosa aux
différentes poésies du mimosa : « Le Brin de mimosa (poésie) », « Les Vanités complémentaires
(poésie) », ses trois variantes intitulées « Variante », « Autre » et « Autre », et ce, jusqu'aux trois
dernières brèves poésies : « Le Mimosa (variantes incorporées) », « Le Mimosa » et « LE MIMOSA ».
Le procédé est même poussé à son comble dans « Le Carnet du Bois de pins », où Ponge numérote
les « éléments indéformables » pour en proposer ensuite toutes les combinaisons chiffrées possibles.
Chaque poème ou carnet de notes offre ainsi au lecteur de nombreuses variations ou variantes
sur l'objet pris comme étude et semble aboutir à une conclusion ou une version finale qui viennent

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Ponge. La rage de l’expression / Dans l’atelier du poète COURS

clore le travail de recherches préalablement présenté. Pourtant, le fait même que Ponge ait choisi de
publier les différentes étapes de ce processus de recherche laisse à penser que le poème est
l'ensemble de ces pages publiées ou qu'il reste à venir, comme dans « L'Œillet» ou « La Mounine ou
Note après coup sur un ciel de Provence » : « Un jour, dans quelques mois ou quelques années, cette
vérité aux profondeurs de notre esprit étant devenue habituelle, évidente [...] écrirai-je d'un trait
simple et aisé ce Poème après coup sur un ciel de Provence que promettait le titre de ce cahier, mais
que [...] nous n'avons pu encore nous offrir. » Il s'agit donc ici de penser le poème comme processus,
et processus inachevé, Ponge donnant au poème et à la poésie, une forme et une extension
nouvelles.

 La rage de l’expression est une compilation de textes écrits entre 1938 et 1944, qui paraît
en 1952. Ce recueil révèle les dessous de la création poétique.

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Ponge. La rage de l’expression / Dans l’atelier du poète COURS

PARCOURS ASSOCIE : dans l’atelier du poète

I/ L’intitulé fait référence à un tableau de Gustave Courbet. Dans l’atelier du peintre. (1855)

L'immense Atelier est sans doute la composition la plus mystérieuse de Courbet. Celui-ci donne
malgré tout quelques clefs de lecture : "C'est le monde qui vient se faire peindre chez moi" précise-t-il,
"à droite, tous les actionnaires, c'est à dire les amis, les travailleurs, les amateurs du monde de l'art. A
gauche, l'autre monde de la vie triviale, le peuple la misère, la pauvreté, la richesse, les exploités, les
exploiteurs, les gens qui vivent de la mort".
Parmi les premiers, dans la partie de droite, on reconnaît en effet le profil barbu du mécène Alfred
Bruyas et, derrière lui, de face, le philosophe Proudhon. Le critique Champfleury est assis sur un
tabouret tandis que Baudelaire est en train de lire. Le couple du premier plan vient personnifier les
amateurs d'art et, près de la fenêtre, deux amants représentent l'amour libre.
Du côté de la "vie triviale", on trouve, un prêtre, un marchand, un chasseur, qui pourrait avoir les
traits de Napoléon III, ou encore un ouvrier inactif et une mendiante qui symbolisent la pauvreté. On
remarque également la guitare, la dague et le chapeau qui avec le poseur masculin stigmatisent l'art
académique.
Dans cette vaste allégorie, véritable tableau-manifeste, chaque figure représente donc une valeur
distincte. Au milieu de tout cela, Courbet lui-même, accompagné de figures bienveillantes : une
femme-muse, nue comme la Vérité, un enfant et un chat. Au centre de tout, le peintre se pose
comme médiateur. Courbet affirme ainsi la fonction sociale de l'artiste dans une vaste scène aux
dimensions de la peinture d'histoire. Face au rejet de sa toile, destinée à l'Exposition Universelle de
1855, Courbet construit à ses frais un "Pavillon du réalisme". En marge de l'événement officiel, il y
organise sa propre exposition, dans laquelle figure également Un enterrement à Ornans, afin que
toute la société ait accès au travail de l'artiste.

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Ponge. La rage de l’expression / Dans l’atelier du poète COURS

II/ la notion d’ « Art poétique »

1. Définition
L'art poétique est la conception que se font une personne ou un groupe de personnes de l'écriture
de la poésie, à une époque donnée. Dans une même culture, cette conception varie en fonction de
l'évolution historique et sociale.
L'art poétique est en général un ensemble de règles dont la finalité serait de produire la beauté, dans
une oeuvre d'art, principalement dans les ouvrages littéraires comme dans les poésies.
On appelle également, par métonymie, les ouvrages formulant de tels ensembles de règles des arts
poétiques : La Poétique d'Aristote, L'Art poétique d'Horace et L'Art poétique de Boileau, sont de
célèbres exemples d'arts poétiques.

Texte annexe : Verlaine. Jadis et naguère. « art poétique » (1885)


De la musique avant toute chose, Qui font pleurer les yeux de l’Azur,
Et pour cela préfère l’Impair Et tout cet ail de basse cuisine !
Plus vague et plus soluble dans l’air,
Sans rien en lui qui pèse ou qui pose. Prends l’éloquence et tords-lui son cou !
Tu feras bien, en train d’énergie,
Il faut aussi que tu n’ailles point De rendre un peu la Rime assagie.
Choisir tes mots sans quelque méprise : Si l’on n’y veille, elle ira jusqu’où ?
Rien de plus cher que la chanson grise
Où l’Indécis au Précis se joint. Ô qui dira les torts de la Rime ?
Quel enfant sourd ou quel nègre fou
C’est des beaux yeux derrière des voiles, Nous a forgé ce bijou d’un sou
C’est le grand jour tremblant de midi, Qui sonne creux et faux sous la lime ?
C’est, par un ciel d’automne attiédi,
Le bleu fouillis des claires étoiles ! De la musique encore et toujours !
Que ton vers soit la chose envolée
Car nous voulons la Nuance encor, Qu’on sent qui fuit d’une âme en allée
Pas la Couleur, rien que la nuance ! Vers d’autres cieux à d’autres amours.
Oh ! la nuance seule fiance
Le rêve au rêve et la flûte au cor ! Que ton vers soit la bonne aventure
Éparse au vent crispé du matin
Fuis du plus loin la Pointe assassine, Qui va fleurant la menthe et le thym…
L’Esprit cruel et le Rire impur, Et tout le reste est littérature.

2. Chez Ponge dans La rage de l’expression


Ponge explique dans cette œuvre que la démarche du poète rejoint celle du peintre (// avec ses amis
Braque/ Picasso/ Dubuffet).
Dans « Notes prises pour un oiseau » il écrit : « le poète (est un moraliste qui) dissocie les qualités de
l’objet puis les recompose, comme le peintre dissocie les couleurs, la lumière et les recompose dans
sa toile ».
Ainsi, publier ses carnets lui permet de nous faire entrer dans son atelier de création et son ouvrage
nous apparaît alors comme son « Art poétique ».
Ponge fera de ce travail de description de la création poétique la source même de son inspiration,
puisqu’il publiera plus tard, en 1971 un dernier recueil intitulé La fabrique des prés dans lequel il
poursuit cette démarche.

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Ponge. La rage de l’expression / Dans l’atelier du poète COURS

COMPOSITION DU RECUEIL

La Rage de l'expression se compose de sept « poèmes », même si le terme exact est peut-être
« proèmes », un mot valise associant prose et poème, mais aussi une transcription d’un terme grec
désignant l’entrée en matière d’un discours. Terme d’autant plus convaincant que La Rage de
l’expression est en partie composée de textes déjà parus dans un ouvrage, en 1948, que Francis
Ponge avait justement intitulé Proêmes.
Les titres des sept chapitres sont les suivants :
 « Berges de la Loire », Roanne le 24 mai 1941
 « La Guêpe », Paris août 1939 – Fonville août 1943
 « Notes prises pour un oiseau », Paris mars-spetembre 1938
 « L’Œillet », Roanne 1941- Paris 1944
 « Le Mimosa », Roanne 1941
 « Le Carnet du Bois de pins »
- La plaisir des bois de pins 7-21 août 1940
- Formation d’un abcès poétique 22 août- 2 septembre 1940
- Tout cela n’est pas sérieux 3-9 septembre 1940
- Appendices août 1940 – juillet 1941
 « La Mounine ou Note après coup sur un ciel de Provence », Roanne mai-août 1941.

On remarque d’emblée l’importance des lieux et des dates qui rapproche l’œuvre d’un journal intime
ou d’un carnet de voyage et en fait une œuvre poétique originale et variée. L’auteur va y décrire ses
tentatives, erreurs, échecs d’écriture = journal d’écriture.

On remarque également que le monde végétal occupe une place capitale dans La Rage de
l’expression quand Le Parti pris des choses s’attardait, lui, sur les objets principalement et quelques
animaux. Ce choix répond au besoin de Francis Ponge de donner la parole au monde muet, et
pourtant vivant, que l’homme a jusqu’alors toujours dédaigné en tant que sujet propre, ne le
considérant que par rapport à lui. « Nous ne devons pas céder à la tentation de croire que ce soit
seulement pour nous causer les tracas que je viens de décrire que l’œillet se comporte ainsi »
(« L’Œillet »). L’homme n’est pas au centre du monde, la nature ne passe pas son temps à le regarder,
même si la poésie le lui a fait croire.

« Berges de la Loire » = poème liminaire


Poème au seuil de l’œuvre, par lequel il faut passer et qui va être l’art poétique de l’auteur = le texte
dans lequel il définit ce qu’il va faire dans son recueil.
Citations essentielles :
« ne sacrifier jamais l’objet de mon étude à la mise en valeur de quelque trouvaille verbale que j’aurai
faite à son propos » ; « que mon travail soit celui d’une rectification continuelle de mon EXPRESSION
en faveur de l’objet brut » ; « peu m’importe après cela que l’on veuille nommer poème ce qui va en
résulter ».

« La guêpe »
Dédicace à Sartre et Beauvoir > couple de philosophes très influents durant la guerre ; Sartre a
beaucoup fait pour la notoriété du Parti pris des choses > poème leur est dédié, à l’instar de
nombreux poèmes du recueil = chacun renvoie à une perception du monde et de l’art
1° mot « Hyménoptère » renvoie à un registre scientifique > important travail autour du mot //
encyclopédie, dictionnaire
Guêpe comparée à un tramway, un syphon, un chaudron à confitures… > importance des métaphores
Recherche autour du champ sémantique (tout ce à quoi guêpe fait penser), des connotations >
essaim

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Ponge. La rage de l’expression / Dans l’atelier du poète COURS

Synesthésie = travail sur les sens mis en avant dans l’évocation de la guêpe

L’essaim de mots justes, ou guêpier = métaphore du poème abouti > guêpe devient symbole de
l’inspiration et le poème l’essaim dans lequel les « mots justes » ont trouvé leur place. Piqure de la
guêpe (« darder ») = métaphore de la fulgurance de l’inspiration.

Conclusion du poème s’adresse au lecteur « eh bien, cher lecteur, patience ! » = importance de la


réception de l’œuvre autant que de l’écriture = lui qui doit dire ce qu’il veut de l’œuvre « TRAITER
superbement mon œuvre de TOUS LES NOMS qu’elle mérite »; continue le jeu de mots sur lien entre
guêpe et inspiration/ poème et essaim cf mots en italique qui renvoient à la polysémie de la guêpe :
« irruption de la littérature dans ma guêpe » ; « importune, agaçante, fougueuse, musarde » = vol de
la guêpe ; « allure saccadée de ces notes »= vol de l’insecte à nouveau ; « piquant sans profondeur
mais non sans danger » ; « non sans venin dans la queue »

« Notes prises pour un oiseau »


Commence par un travail sur les sons/ graphie : V pour le bréchet ; L pour l’aile = adéquation entre le
mot et ce qu’il évoque (// calligramme ; onomatopée) + métaphore de l’aéroplane.
Travail de recherches, scientifique.

Évoque errances, échec dans l’écriture : « je croyais pouvoir écrire mille pages sur n’importe quel
objet et voici qu’à moins de cinq je suis essoufflé » ; « lorsque j’aurai écrit plusieurs pages, en le
relisant j’aperçois l’endroit où se trouve ce nœud, où est l’essentiel, la qualité de l’oiseau » = processus
de création jusqu’à toucher l’essence/ essentiel.

« Le poète (est un moraliste qui) dissocie les qualités de l’objet, les recompose, comme le peintre
dissocie les couleurs, la lumière et les recompose dans sa toile » // intitulé du parcours et lien avec la
dédicace du poème à Ebiche = un peintre et ami de Ponge

Travail du poète // travail du peintre = décomposer l’objet pour en recréer artistiquement l’effet de
réel.

Clot le poème de manière circulaire en revenant à la première phrase : figure de l’épanadiplose


« reprenant la première phrase de ce cahier d’observations, celle où je disais (instinctivement) : « il
est probable que nous comprenons mieux les oiseaux depuis que nous fabriquons des aéroplanes » =
une progression en spirale > il a progressé, est allé plus en profondeur dans la connaissance de l’objet
mais n’a pas réellement trouvé la fin, la cloture.

Dans fin du poème donne sa vision de la poésie et du rôle de l’objet = une vision politique (au sens
d’amélioration de la cité) : « nous ne ferons des pas merveilleux, l’homme fera des pas merveilleux s’il
redescend aux choses (…) et s’applique à les étudier et à les exprimer en faisant confiance à la fois à
son œil, à sa raison et à son intuition (…). Il aura accru non seulement ses lumières, mais son pouvoir
sur le monde. Il aura progressé vers la joie et le bonheur non seulement pour lui, mais pour tous ».

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Ponge. La rage de l’expression / Dans l’atelier du poète COURS

Texte 1 : L’œillet
L’extrait étudié est le début du poème, dédié à Limbour, un ami romancier mais aussi critique d’art et
notamment féru de peinture > rappelle le lien que Ponge fait entre le travail du poète et celui du
peintre.
D’ailleurs, un autre de ses amis a illustré le poème cf. Jean Dubuffet « L’homme à l’œillet »

Ce texte se présente à nouveau comme un art poétique (comme tout le recueil !) et est composé de 3
mouvements = les 3 premiers fragments du texte.

Comment Ponge explicite-t-il son processus d’écriture dans cet extrait ?

Mouvement 1 : lg 1-5 « la rage de l’expression »


Mouvement 2 : lg 6-14 « en quoi ce travail est de la poésie malgré tout »
Mouvement 3 : lg 15- 21 « les outils à disposition pour satisfaire la rage d’expression du poète »

Mouvement 1 : la rage de l’expression


En réalité, les premières lignes exposent de façon injonctive l'objectif du poète: « Relever le défi des
choses au langage ».
L'emploi du verbe à l'infinitif donne l'impression de lire le mode d'emploi d'écriture de l'auteur.
Ce lien entre le langage et les choses est un défi > trouver les mots qui explicitent l’essence de l’objet
sans le nommer est l’enjeu de son travail.
// Mallarmé : « Nommer un objet, c’est supprimer les trois quarts de la jouissance du poème qui est
faite du bonheur de deviner peu à peu ; le suggérer voilà le rêve. »
Le poète explicite sa pensée en ayant recours à l'exemple de « ces œillets », que le déterminant
démonstratif place sous les yeux du lecteur.
Il souligne que la poésie va au-delà de la simple lecture puisqu'il évoque « l'audition », comme si les
vers devaient se prononcer à voix haute.
D'ailleurs, dans cette première partie, le lecteur peut être sensible à l'allitération omniprésente en
sifflantes (s) : « de cesse », « d'avoir assemblé », « l'audition », « s'écrier nécessairement ».
Mais Ponge souligne la difficulté pour les mots d'arriver au même œillet que la nature produit. Il
précise donc la réaction souhaitée du lecteur : « c'est de quelque chose comme un œillet qu'il s'agit
».

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Ponge. La rage de l’expression / Dans l’atelier du poète COURS

Par la comparaison (« quelque chose comme un œillet » ), le poète reconnaît qu'il ne peut que
s'approcher de la chose, et qu’il se refuse à la nommer ; c’est au lecteur de comprendre, entendre,
saisir l’essence de ce qui est décrit.
L'interrogation (« est-ce là poésie ?») est doublement intéressante : elle fonctionne comme une
prolepse rhétorique qui anticipe les questions du lecteur, et est formulée de manière syntaxiquement
incorrecte. En effet, ce n’est pas le déterminant « la » qui est utilisé devant « poésie » mais bien le
déictique, adverbe de lieu « là » : la question est donc de demander si ce recueil, cette page devant
nous, dans nos mains est « poésie ». La réponse proposée sonne aussitôt comme un aveu
provocateur : « Je n'en sais rien, et peu importe ».
Francis Ponge n'impose pas une définition dogmatique de la poésie mais rappelle, par une
énumération en gradation qui se clôt en pied de nez, ce qu'elle représente pour lui : « c'est un besoin,
un engagement, une colère, une affaire d'amour-propre et voilà tout ». Il est de plus en plus touché
par un sentiment fort, une obsession d’écriture = énumération qui justifie le titre du recueil « la rage
de l’expression ».
Ainsi, le lecteur comprend les racines de l'écriture pongienne, qui est l'engagement viscéral de tout
un être, quitte à ce qu'il relève de la « rage de l'expression »> colère // rage

 Ce premier mouvement définit l’enjeu du recueil qui est de défier le langage afin de donner
les qualités essentielles d’un objet, sans jamais le nommer. Il souligne également
immédiatement le rôle du lecteur qui jugera de la qualité de la description en identifiant
l’objet et en décidant s’il s’agit réellement de poésie. L’auteur, lui, ne se fixe pas cela comme
objectif.

Mouvement 2 : La construction d'une poésie nouvelle


Cette partie s'ouvre sur un topos d'humilité : « Je ne me prétends pas poète», comme si la fonction
de poète était sacralisée, et que Ponge n’a pas cette prétention.
Le champ lexical de la modestie soutient cette idée durant tout le paragraphe : « commune »,
«ordinaire » « quelques qualités » « simplement ». La chose que Ponge veut décrire est aussi
commune, ordinaire que lui.
La phrase qui suit contient d’ailleurs le modalisateur « il me semble » qui reprend cette idée de
modestie > il ne se présente pas comme un « élu », « un voyant » (par opposition à l’image du poète
inspiré par les dieux comme Hugo notamment).
L'abondance d'adverbes (toujours, vraiment, clairement et simplement) souligne la volonté
d'apporter les informations précises sur l’objet. IL révèle ainsi qu'il « cherche à dégager » les
propriétés communément admises d'une chose.
Après avoir permis au lecteur de cerner le sens de son travail, il présente son objectif à travers deux
nouvelles questions proleptiques : « quel intérêt à les dégager ? » et « quelles disciplines sont
nécessaires au succès de cette entreprise ? »
Il ne s'agit donc pas de définir une chose pour la définir, mais bien d'y trouver un sens, une utilité : «
faire gagner à l'esprit humain ces qualités ». Ainsi, la description qu’il se propose de faire n’a pas un
but esthétique ou de simple imitation du réel (comme on l’assigne à l’art depuis l’Antiquité). Il a enjeu
beaucoup plus profond qui est une amélioration de « l’esprit humain ».

Nous sommes en pleine guerre quand Ponge écrit ce recueil (1941-1944 pour ce chapitre), et il
cherche à éveiller son lecteur, à lui donner une nouvelle vision du monde > enjeu philosophie et
politique du recueil détaillé dans « le carnet du bois de pins »
Cf « certainement, la rédemption des choses (dans l’esprit de l’homme) ne sera pleinement possible
que lorsque la rédemption de l’homme sera un fait accompli. (…) je travaille en même temps à
préparer l’une et l’autre » (p109)
Il compare son travail à celui d’un moraliste dans « la Mounine » et notamment à La Fontaine dans la
fable « le lion et le rat » où à propos de la morale « patience et longueur de temps/ font mieux que

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Ponge. La rage de l’expression / Dans l’atelier du poète COURS

force et que rage », il demande « n’y a-t-il pas là plutôt une perfection scientifique, une naissance de
formule ? (…) c’est à de pareils proverbes que j’aimerais aboutir »
Et un peu plus loin « ainsi de Théophraste et ses Caractères ».

Aux yeux de Ponge, il y a donc un échange, une communication entre le monde des choses et le
monde des hommes. Cette communication est généralement empêchée par la « routine ». Il veut
briser cette routine en ouvrant les yeux du lecteur sur le monde, en lui donnant un regard nouveau.
Ensuite, Francis Ponge expose les moyens pour y arriver, toujours avec précaution comme le souligne
l'emploi des modalisateurs « sans doute », « je pense » qui rappellent sa volonté de modestie.
Il avance aussitôt l'alliance nécessaire entre une grande part d'« esprit scientifique » et «beaucoup
d'art ». C'est donc l'alliance de la rigueur et de la technique & celle de l'esthétique qui mène une
poésie légitime selon lui = ce qui revient à l’essence même de l’art poétique, un art du langage, dont
les mots sont les outils mais qui répond à des techniques, des savoirs bien précis.
Les connecteurs logiques « Et c'est pourquoi » montrent la volonté de Ponge d'établir un discours
rationnel et convaincant. La conclusion à laquelle il aboutit « un jour une telle recherche pourra aussi
légitimement être appelée poésie » souligne que son travail est visionnaire et que ce n’est que plus
tard, « un jour », qu’il sera compris. Ce sera alors au public de dire qu’il s’agit de poésie d’où la
tournure passive « pourra être appelée » où le complément d’agent, sujet réel, « par le public » est
sous-entendu.

On note d’ailleurs que si Ponge minimise son côté « poète » dans le recueil, il affirme a contrario son
côté scientifique. Dans « le carnet du bois de pins », il affirme ainsi « je ne me veux pas poète »
Mais aussi « je suis farouchement imbu de technique (…) d’une technique par poète, et même, à la
limite, d’une technique par poème ». Idée reprise dans « mon affaire est plus scientifique que
poétique ».
D’où le lien qu’il établit entre lui et le mouvement des Lumières : « je me prétends combattant dans
les rangs du parti des lumières », en affirmant vouloir libérer l’esprit de ses contemporains en leur
ouvrant les yeux sur le monde qui les entoure.

 Dans ce deuxième mouvement, Ponge justifie la forme de son travail qui n’est pas
« poétique » au sens traditionnel du terme. Il explique la dimension philosophique voire
politique de son ouvrage : éclairer l’esprit du lecteur en lui ouvrant les yeux sur ce qui
l’entoure, lui donnant un regard neuf, dans un contexte marqué par la seconde guerre
mondiale. Il faut lutter contre la routine pour s’engager dans un monde dont on ne voit plus la
réalité.
Les liens qui existent alors entre son travail et la poésie tiennent aux outils utilisés mais ne
sont pas un but pour lui, juste une conséquence de son travail.

Mouvement 3 : les outils à disposition du poète


Enfin, Ponge se mue en pédagogue afin de mettre à nu, pour son lecteur, les rouages de son écriture.
Dans un premier temps, le vocabulaire est donc très technique « importants déblais », « outils », «
procédés », « rubriques ». IL montre par là l’ampleur de sa tâche, comme l’annonçait déjà le mot
« entreprise » dans le deuxième mouvement.
Mais aussitôt, l'énumération suivante laisse exploser progressivement l'imagination du poète : « Au
dictionnaire, à l'encyclopédie, à l'imagination, au rêve, au télescope, au microscope, aux deux bouts
de la lorgnette, aux verres de presbyte et de myope, au calembour, d la rime, à la contemplation, à
l'oubli à la volubilité, au silence, au sommeil, etc. »
Les outils sont variés et leur longue énumération laisse percevoir quelques liens : des recherches
lexicales (« au dictionnaire, à l'encyclopédie » = travail scientifique qu’il revendique), un changement
d'échelle pour voir d’un autre point de vue mais toujours de manière scientifique (« au télescope, au
microscope, aux deux bouts de la lorgnette, aux verres de presbyte et de myope » ), un lien facétieux

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Ponge. La rage de l’expression / Dans l’atelier du poète COURS

(« au calembour, à la rime » déjà amené par l’insertion de « deux bouts de la lorgnette » dans
l’énumération précédente car un jeu de mots), des références à l’onirisme (« à l'oubli, à la
contemplation, au silence, au sommeil ») qui débouche sur « la rime ». En même temps, il joue sur
les antithèses pour montrer l’étendue de ce qui s’offre à lui = tout et son contraire.

Le paragraphe suivant commence de la même façon, en anaphore, par la tournure ancienne: « L'on
apercevra ». Il est fondé sur une métaphore filée maritime par laquelle Francis Ponge rapproche les
difficultés du poète de celle d'un marin : « écueils », « navigations », « bordées», « naufrages ».
Le lecteur est ainsi prévenu : la poésie pongienne n'est pas un long fleuve tranquille. Elle bouscule,
elle met en danger, elle fait sombrer des repères traditionnels.
L'expression finale « quels changements de points de vue » invite donc à lire et à voir autrement.

CONCLUSION
En définitive, cette pièce constitue presque une déclaration proleptique. L’auteur anticipe les
questions et les remarques de son lecteur pour le renvoyer au rôle qu’il lui assigne, celui de lecteur
qui comprend, saisit l’essence de l’objet que le poète cherche à peindre de son mieux celui qui jugera
s’il s’agit réellement de poésie ou non.
En effet, les questionnements soulevés sont essentiels : quels mots pour dire les choses ? quelle
position du poète quand il n'écrit pas de poésie ? comment dire la nature sans qu'elle soit le siège
d'émotions personnelles lénifiantes ? comment fuir un langage vulgaire ?
Ponge ne donne pas de réponse univoque mais dévoile au lecteur ses tâtonnements : dans la lignée
de l'étymologie grecque du terme « poésie » (poiein : faire, fabriquer), Francis Ponge fabrique une
langue nouvelle pour dire les choses.
Il joue avec les sonorités, avec les glissements de sens et introduit l'oralité dans son écriture, comme
pour être au plus près de ses objets d'étude.
En même temps, il redéfinit la notion de poésie et le rôle du poète qu’il veut philosophique et
politique.

Ouverture :
« L’huitre ». Le parti pris des choses
L'huître
L'huître, de la grosseur d'un galet moyen, est d'une apparence plus rugueuse, d'une couleur moins
unie, brillamment blanchâtre. C'est un monde opiniâtrement clos. Pourtant on peut l'ouvrir : il faut
alors la tenir au creux d'un torchon, se servir d'un couteau ébréché et peu franc, s'y reprendre à
plusieurs fois. Les doigts curieux s'y coupent, s'y cassent les ongles : c'est un travail grossier. Les coups
qu'on lui porte marquent son enveloppe de ronds blancs, d'une sorte de halos.
A l'intérieur l'on trouve tout un monde, à boire et à manger : sous un firmament (à proprement
parler) de nacre, les cieux d'en dessus s'affaissent sur les cieux d'en dessous, pour ne plus former
qu'une mare, un sachet visqueux et verdâtre, qui flue et reflue à l'odeur et à la vue, frangé d'une
dentelle noirâtre sur les bords.
Parfois très rare une formule perle à leur gosier de nacre, d'où l'on trouve aussitôt à s'orner.

Ecrit en prose, le poème se divise en trois paragraphes dont la taille se raccourcit au fur et à mesure :
le premier paragraphe est constitué de plusieurs phrases (cinq), le deuxième est une seule longue
phrase, et le troisième est une seule phrase courte. Tout cela offre un ensemble approximativement
égal en volume à celui du premier paragraphe, consacré à l’aspect extérieur.
La progression du poème suit un ordre, en procédant de l’extérieur vers l’intérieur et du général vers
le particulier : le premier paragraphe décrit l’huître close, son apparence, la façon de l’ouvrir, puis les
deuxième et troisième paragraphes sont consacrés à l’aspect intérieur de l’huître :« À l’intérieur l’on
trouve tout un monde... »). Le regard nous guide vers des éléments de plus en plus précis.

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Ponge. La rage de l’expression / Dans l’atelier du poète COURS

L’huître semble particulièrement adaptée à servir de symbole poétique : avec sa coquille qu’il faut
ouvrir pour découvrir le monde intérieur, elle se présente comme un univers clos, que le poète
assimile d’ailleurs à « tout un monde ». Explorer les secrets de l’huître, c’est donc se lancer dans une
quête qui conduit à redéfinir sa vision du réel et à découvrir la métaphore même d’un poème…
Il est difficile pour un lecteur qui n’a pas les bons outils d’ouvrir un poème et de voir le monde qui se
cache à l’intérieur. Et pourtant, s’est cachée que s’y trouve la beauté de la langue « une formule qui
perle »…

TEXTE 2 : « le mimosa » (3 poèmes de la fin)

« Le Mimosa » est le 5° poème du recueil La rage de l’expression. Après s’être intéressé aux berges de
la Loire, à la faune ( la guêpe, notes pour un oiseau), l’auteur s’intéresse à la flore. Les fleurs, l’œillet
et le mimosa, deviennent pour lui l’objet d’une attention particulière ; l’œillet pour la complexité de
sa fleur que finalement il n’arrive pas à décrire (« Tout à partir de là coulera de source… une autre
fois./ Et je puis aussi bien me taire ») et le mimosa pour son parfum résultant d’une floraison
particulièrement abondante.
Il commence ce chapitre par une affirmation paradoxale :
« je ne choisis pas les sujets les plus faciles : voilà pourquoi je choisis le mimosa (…) tout d’abord il
faut noter que le mimosa ne m’inspire pas du tout ».
D’emblée, le travail qu’il s’impose apparaît comme une tâche difficile, que seule sa rage de trouver
l’expression juste va le pousser à mener à terme.
ET c’est au terme de nombreuses variantes en prose et en vers qu’il propose finalement 3 poèmes
versifiés pour clore cette description où Ponge spécifie « variantes incorporées », pour signaler qu’il
propose justement différentes versions de son résultat. On se rapproche ici du travail d’un musicien
qu’on appelle des « variations sur un même thème », où une phrase musicale fonctionne comme un
refrain, un motif qui ne bouge pas, et chaque réécriture part de là mais propose différents
arrangements.
Les trois textes se distinguent d’emblée par des typographies différentes = jeu d’écriture qui
rapproche ces tentatives de calligrammes.
Nous étudierons chaque poème à part, comme un mouvement.

Comment Ponge met-il en évidence les caractéristiques essentielles du mimosa dans cet extrait
composé de « variations sur un même thème » ?

V 1-10 : Poème 1
Il est composé de 3 strophes en alexandrins (2 quatrains et un distique) mais sans rimes = un mélange
entre tradition et modernité. Idée confirmée par l’absence de ponctuation = propose plusieurs
interprétations, selon coupures/respirations que l’on donne au texte.
On remarque deux principales qui fonctionnent comme un refrain : « piaillent, ils piaillent d’or les
glorieux poussins » v2 et 10 = une métaphore qui désigne les fleurs du mimosa, qui superposées,
peuvent ressembler à des poussins. On note l’assonance en (i) accentuée par la diérèse « piaillent, ils
piaillent d’or les glorieux poussins » qui imite le bruit du poussin et envoie de suite le lecteur dans un
univers sonore. D’ailleurs, la répétition du verbe « piailler » accentue cette dimension sonore qui va
être développée dans tout le texte grâce à « à tue-tête » v 1-5, « oracles » v3-8. On note également
des allitérations qui viennent accentuer cet aspect, notamment « tue-tête » v 1
Cette dimension sonore est immédiatement liée à l’odorat : « odorants à tue-tête » > ce qui crée une
synesthésie : ainsi le poème en même temps que l’ouïe, stimule la vue par la lecture et l’odorat par la
métaphore filée qui lie le parfum entêtant du mimosa à un discours.
En effet, si la première caractéristique essentielle du mimosa que Ponge veut mettre en lumière dans
son texte sont ses fleurs jaunes par la métaphore du poussin ; la deuxième caractéristique qu’il met
en lumière est son parfum au travers du champ lexical de l’odeur : « odorants à tue tête » qui donne
une correspondance parfum-ouïe et amène la dimension entêtante et forte du parfum ; « narine

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Ponge. La rage de l’expression / Dans l’atelier du poète COURS

bées » v3-8 qui est une association de mots innovante, lie l’odorat à la bouche grande ouverte pour
montrer la puissante du parfum ; et le verbe « inspirer » v3 -8
On aboutit donc à une première équivalence, le parfum des fleurs = voix des poussins
Or, la voix/ oracles des poussins inspire l’Azur > polysémie inspire (respire / donne des idées) = une
troisième principale v 3. Le Ciel serait donc rempli par leurs voix alors que lui-même incarne une
« muette autorité ».
Ici, le mot « azur » renvoie au ciel qui domine l’arbuste en pleine floraison, d’un bleu parfait. Mais
c’est aussi un symbole poétique utilisé depuis le XIX°s par Charles Baudelaire, Stéphane Mallarmé,
Paul Valéry pour désigner la perfection poétique. Ainsi, la poésie s’inspire elle-même de l’odeur du
mimosa pour naître. On aboutit donc à un schéma qui correspond au but de Ponge :
Objet I texte
Mimosa parfum / I poussin/ voix
Poète / azur

La strophe 2 est plus sombre : elle met davantage en lumière l’échec avec l’austérité de l’inspiration
grâce au champ lexical de la déception mis en place à travers « décourage-plumes »v1-9 (métaphore
qui renvoie à la forme des branches de l’arbre qui ploient sous le poids des fleurs et où les feuilles =
plumes pour filer la métaphore du poussin- fleurs) ; « démentir » v5 qui ressemble à une variation
de « décourage » puisque lié à « plumes » v5/ « déplorant » v6/ « offusqué jusqu’au cœur »v6
Ainsi, les poussins sont découragés par l’austérité violente de l’azur = trop chaud, ils fanent
Les fleurs sont alors personnifiées grâce à la mise en place du sentiment de déception, accentué par
l’allitération en sifflantes qui imite leurs soupirs : « leur bosquet offusqué jusqu’au cœur/ par la
violente austérité de ta splendeur/ azur narine bées inspirant leurs-oracles »
Le dernier distique est donc la conclusion de cette strophe dont il comprend grammaticalement la
principale : les poussins piaillent car l’azur les décourage de sa splendeur > importance des participe
présents « déplorant », « inspirant », « odorants » qui montre la durée de l’action, qui épuise les
poussins.
 En somme, cette première tentative de mise en forme poétique des caractéristiques du
mimosa aboutit à un texte qui joue sur les synesthésies, ici vue/ odorat/ ouïe. Le mimosa est
métaphorisé en poussins (fleurs) dont l’odeur est elle-même assimilée à des voix.
Le jeu grammatical mis en place et favorisé par l’absence de ponctuation aboutit quant à lui à
un effet miroir : le mimosa a inspiré l’azur par son parfum, embaumé l’air = inspiré le poète
et la page
L’austérité de la page (azur), son aridité ont eu raison du mimosa qui a fini par faner (fin du
texte)

V1-15 : poème 2
En italique, ce qui donne une impression de confidentialité, d’intimité. Un quintil en alexandrins, une
rime v12-13 + ponctuation rétablie
Reprend les vers 5 à 8 du poème 1 et la principale du v10 mais la ponctuation accentue idée que
l’auteur s’adresse à l’azur dans sa perfection par l’apostrophe lyrique v14 « Azur ! » qui met en
lumière la deuxième personne de « ta splendeur » : c’est donc bien l’azur qui décourage les poussins
et les fait piailler. C’est le caractère lourd, sombre, dense de l’arbuste en pleine floraison (« leur
bosquet offusqué jusqu’au cœur ») qui inspire l’azur (v14), et donc la création poétique dont le poète
se nourrit ; leur odeur = leurs cris qu’il exploite par des métaphores reprises du mouvement 1.
 Ce deuxième mouvement permet de mieux comprendre comment procède Ponge dans le
choix de ses métaphores pour désigner les caractéristiques essentielles d’un objet et jouer
avec les mots, avec rage, jusqu’à trouver l’expression idéale pour faire naître l’émotion voulue
chez le lecteur afin que ce dernier ait l’essence même de l’objet décrit. Ici, c’est la fin de la
floraison qui est mise en évidence, plus que l’odeur en elle-même ; c’est la forme de l’arbuste
dans son intégralité et plus seulement les fleurs ou les rameaux.

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Ponge. La rage de l’expression / Dans l’atelier du poète COURS

 De là se pose la question de savoir si ces deux mouvements doivent être pris séparément ou
comme une progression chronologique (le temps qui passe fait faner le mimosa), une
progression logique (dans l’esprit du poète) voire une progression esthétique (l’auteur
trouverait alors la forme idéale, l’expression idoine pour caractériser le Mimosa) : pas de
vraie réponse, ferme et définitive ; c’est au lecteur de décider… le troisième mouvement
offrant peut-être une réponse ?

V16-20 : poème 3 en majuscules


Nous avons à nouveau un quintil en alexandrins avec 1 rime v16-17 mais à nouveau disparition de la
ponctuation. La graphie en majuscule donne l’impression que cette dernière variation est plus forte,
plus importante… la plus définitive ? celle que Ponge préfère ? celle où les poussins piaillent le plus
fort ?
En effet, cette fois, le poète s’adresse directement aux poussins à la deuxième pers du pluriel : « vos
plumes », « vos oracles », « vous piaillez », ce qui donne l’impression qu’il est plus proche d’eux, qu’il
ne se contente plus de constater à la troisième personne un état de fait, un paysage, mais qu’il les
considère réellement > il a pris le parti des objets qu’il décrit, les fait vivre = a atteint son but ?
Cette dernière variante est encore plus sombre car même si le premier vers (v16) est identique au v12
au niveau des principaux termes utilisés, le v17 remplace « déplorant » par « défaites » ; ainsi ce sont
les plumes qui sont « défaites », et le rejet met en évidence le caractère tragique de la description,
elle-même renforcée par les variations du v18 qui accentue la noirceur de l’Azur : le bosquet est
offusqué « par une autorité terrible de noirceur » où la dureté des sonorité en R et T aggrave la
violence de l’Azur ; d’ailleurs, c’est l’acte d’inspirer les oracles des poussins (donc de respirer leur
parfum) qui les offusque ; l’azur se nourrit d’eux. Le fait d’avoir séparé l’Azur v19 de ses compléments
montre son ambivalence : son bleu est immaculé mais à cause de cela il est dangereux, méchant,
agressif pour les poussins > crée un oxymore entre « noirceur » et « azur ».
Ainsi, le bosquet de mimosas en fleurs est attaqué par la violence du ciel azuréen qui le transperce et
l’entraine vers la mort > les rameaux tombent déjà, à l’image des plumes des poussins qui sont
« défaites »
Dans le v20, Glorieux devient « glorioleux » = néologisme > gloriole = vanité, gloire + paronomase
avec glorieux = glorioleux : les poussin piaillent encore, ils crient leur désespoir face à la vanité de leur
existence : une existence vaine, éphémère dont seul reste un parfum… volatile.
 La progression de cette dernière variante est une synthèse du travail de Ponge qui joue sur
les sens, les sons pour arriver à quintessence de l’objet, ici le mimosa > à la fois force du
parfum // voix ; forme de l’arbuste qui ploie sous les fleurs // découragement ; réflexion sur
écriture // inspiration
Le tout en synesthésie.
Il a décrit le mimosa sans une seule fois le nommer, l’a suggéré. Son texte s’est distillé
plusieurs fois de manière à aboutir à l’essence même de l’objet décrit.
Comme il l’écrit dans « La Mounine », « on peut, pour saisir la qualité d’une chose, si l’on ne
peut l’appréhender d’emblée, la faire apparaître par comparaison, par éliminations
successives »
 Progression entre les 3 versions justifie titre du recueil > rage de trouver l’expression juste.
C’est au lecteur maintenant de décider la variation qu’il préfère sur ce thème…

Ouverture : jeu sur les graphies peut faire penser à un calligramme… d’autant que dans ce cahier sur
le mimosa, Ponge a déjà joué à faire un acrostiche :
« Miraculause
Momentanée
Satisfaction

Minute
Mousseuse

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Ponge. La rage de l’expression / Dans l’atelier du poète COURS

Safrannée »

On peut donc le rapprocher de textes tels que « la colombe poignardée par le jet d’eau » d’Apollinaire

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Ponge. La rage de l’expression / Dans l’atelier du poète COURS

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Ponge. La rage de l’expression / Dans l’atelier du poète COURS

Le texte transcrit donne :

Douces figures poignardées ;


chères lèvres fleuries
Mia Mareye Yette Lorie ;
Annie et toi Marie
où êtes-vous ô jeunes filles ? > rimes / octo et hexasyllabes alternés

Mais près d’un jet d’eau


qui pleure et prie
cette colombe s’extasie > rimes/ pensatyllabes + hepta

Tous les souvenirs de naguère


Ô mes amis partis en guerre
Jaillissent vers le firmament
Et vos regards en l’eau dormant
Meurent mélancoliquement
Où sont-ils Braque et Max Jacob
Derain aux yeux gris comme l’aube
Où sont Raynal Billy Dalize
Dont les noms se mélancolisent
Comme des pas dans une église
Où est Cremnitz qui s’engagea
Peut-être sont-ils morts déjà
De souvenirs mon âme est pleine
Le jet d’eau pleure sur ma peine > rimes/ octosyllabes

Ceux qui sont partis à la guerre


au nord se battent maintenant
Le soir tombe Ô sanglante mer
Jardins où saigne abondamment
le laurier rose fleur guerrière > rimes/ octosyllabes

 Pas seulement un calligramme, mais un vrai poème ; Apollinaire l’a travaillé puis mis en forme
> la aussi une rage d’amplifier le texte par la mise en espace et en calligraphie des mots
Au XX°s, la poésie va au-delà des simples rimes ou de la versification ; elle prend appuie sur
les autres arts et notamment la peinture. Cf Ponge qui lui-même dédie ses textes à des amis
peintres.

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Ponge. La rage de l’expression / Dans l’atelier du poète COURS

Texte 3 : Ponge. « La Mounine »

Après la faune et la flore, Ponge s’attelle à la description de paysages plus complets, plus complexes.
Ainsi le « carnet du bois de pin » est un très long morceau du recueil, composé de manière lui-même
complexe, afin de mettre en lumière la difficulté qu’a le poète à saisir l’essence de cet endroit au
point d’en faire un « abcès poétique », c’est-à-dire une plaie purulente, métaphore de son échec.
De là, il tente de rationnaliser sa composition, de la transcrire sous forme d’équations, de la coder à
partir de 4 distiques et un monostiche qu’il essaye d’assembler de manières différentes, sans pour
autant parvenir à un résultat qui le satisfasse.
Il en arrive à « Tout cela n’est pas sérieux » : Ponge semble relativiser face à ses échecs poétiques :
l’auteur n’arrive visiblement pas à trouver les mots pour dire ce qu’il souhaite. Ponge décrit le temps
qu’il passe à réaliser ses poèmes qu’il considère comme des échecs.
Après cet échec, il ajoute « Appendice du Bois du pin » où il considère le poème comme la
«tentative» (bien loin d’être réussie), d’assassinat d’un poème par son objet. Trois parties se suivant
presque successivement. Le Carnet relate les circonstances de la rédaction du poème Le Bois du Pin
avec des extraits de correspondances dans lesquels il affirme notamment sa vision politique liée à la
poétique.
La correspondance est un moyen pour lui d’avancer également dans sa quête de l’expression juste
« de ces instants de notre conversation date un pas nouveau dans ma pensée »
« je commence à percevoir un peu clairement comment se rejoignent les deux éléments premiers de
ma personnalité : le poétique et le politique.
Certainement, la rédemption des choses ne sera pleinement possible que lorsque la rédemption de
l’homme sera un fait accompli. »
Il y affirme :
« un monde nouveau où les hommes et les choses connaîtront des rapports harmonieux : voilà mon
but poétique et politique », ainsi que sa foi en l’homme.

Pour « La Mounine – ou note après coup sur un ciel de Provence », il veut décrire
« la vision fugitive de la campagne de Provence au lieu dit « Les trois Pigeons » ou « la Mounine »,
pendant la montée en autocar de Marseille à Aix, entre huit heures et neuf heures du matin (sept
heures trente à huit heures au soleil). »
Son but est de garder ce paysage, de le fixer à la manière d’un peintre : « il faut que je fasse
conserve » ; « il faut que je le maintienne au jour » ; « il faut que je le saisisse, que je le lie en
bouquet » ; de « décrire le ciel tel qu’il m’apparut et m’impressionna si profondément ».
Ponge cherche ainsi à recréer une « impression » et non la réalité, ce qui recoupe le travail des
peintres de la deuxième moitié du XIX°s, les impressionnistes. Le lien qu’il établit entre le poète et la
peinture se retrouve dans son recueil à travers les dédicaces des cahiers qui sont souvent adressées à
des peintres cf Ebiche ou des critiques de peinture.
On peut ainsi penser à certaines toiles de Cézanne :

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Ponge. La rage de l’expression / Dans l’atelier du poète COURS

Paysage près d’Aix en Provence peint par Cézanne en 1904 ou Nuit étoilée de Van Gogh en 1888

C’est l’impression de vertige qui domine, d’un instant suspendu dont on veut donner l’intensité = une
épiphanie > moment où on se sent intensément en vie, au monde.

« La Mounine » est un poème en prose et l’extrait étudié est composé de 3 mouvements :


Lg 1-6 : un jour bleu de cendres
Lg 7-14 : une réflexion sur l’infini
Lg15-fin : poétique et politique

Comment Francis Ponge parvient-il à lier poétique et politique dans cet extrait.

Mouvement 1 : un jour bleu de cendres


Dans ce poème, Ponge a pour objectif de peindre un lever de soleil en Provence = image associée au
bleu azur et à la lumière. C’est pourquoi la première phrase du texte apparait immédiatement comme
paradoxale : « ce jour bleu de cendre-là vaut nuit ».
En effet, « jour bleu » crée une association de couleurs étrange, ce qui est accentué par la mention
des « cendres » qui ajoute une autre nuance chromatographique. Si l’on enlève les expansions du
nom qui ajoutent de la couleur, on aboutit à un paradoxe : « ce jour vaut nuit »… c’est ce paradoxe,
cette surprise que Ponge veut figer, ce qui est mis en lumière par le déictique « là » = c’est à une
endroit, un moment précis du temps que cela s’est produit, endroit précisé lg3 « sur la Provence ».
La suite du mouvement oppose le jour (« jour bleu », « éclat », pléonasme « luit de jour », « azur ») à
l’obscurité (« nuit », « ombre », « estompée », « ténèbres ») et au gris … de la guerre « de cendres »,
« des cendres », « mine de plomb », « imperceptible fumée » ?
Le texte est écrit en 1941, juste après que Ponge a fui en zone libre et est entré dans la Résistance :
c’est une période où il est particulièrement attentif à la destruction du monde qui l’entoure.
Ainsi, ce mouvement met en lumière la transfiguration du paysage par la guerre représentée par la
métamorphose de la rosée en fumée que souligne le chiasme lg 8-9 où les éléments naturels (gouttes
et vapeur) sont pris entre les cendres et la fumée :
« des cendres au lieu de gouttes y sont disséminées
Au lieu d’une vapeur imperceptible une imperceptible fumée »
« Disséminée », l’épanadiplose « imperceptible » 2X associés à « réseaux très fins (…) y sont tendus »
lg6 amène l’idée que cette impression est très ténue, légère, difficile à percevoir et résulte peut-être
d’une angoisse existentielle qui ne touche que le poète qui serait le seul sensible à cet état de la
nature.
 Un mouvement qui met en lumière une nature qui a du mal à s’imposer dans un contexte
tendu qui la transfigure.

Mouvement 2 : Une réflexion sur l’infini

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Ponge. La rage de l’expression / Dans l’atelier du poète COURS

Ce mouvement amène une autre caractéristique essentielle du paysage que Ponge essaie de figer
comme l’atteste l’adverbe « aussi » dans « un beau jour est aussi un météore ».
Le mot météore renvoie ici à un phénomène de corps célestes, à ce qui se passe dans l’atmosphère.
On dépasse dès lors le simple lever du soleil pour obtenir une fenêtre ouverte sur le ciel étoilé, le
firmament.
Le parallélisme lg8-9 personnifie le jour et lui donne une qualité d’autorité, violence accentuée par les
sons désagréables des allitérations en T et R qui montrent sa dureté :
« il tient toute la nature sous le charme (la terreur) de son autorité
Il tient toute la nature muette sous son autorité »
Le mot « charme » ici est polysémique : cela peut-être la séduction magique, comme la sentence de
loi (ce qui correspondrait à l’allusion à la terreur entre parenthèse), ou encore l’incantation poétique.
Ainsi, le « beau jour », « le jour bleu » est ce qui suspend le temps, envoute le spectateur et est
source de poésie = un résumé des étapes du processus de création que Ponge décrit dans son recueil.
Le mot « muette » donne une impression de silence et de temps suspendu repris par
« tout cœur/ s’arrête/ de battre »
1. 2. 1. 2. 1. 2
Le rythme binaire accentue cette suspension du temps suggérée par le sens de la phrase.
La parenthèse « (seuls les stupides hannetons et les autobus continuent à ronfler et à se cogner) »
isole des sons qui perturbent la beauté de l’instant, ils sont donc rejetés en annexe, dans une
parenthèse et présentés de manière péjorative : « stupides hannetons » et « autobus » : les
allitérations en S et T symbolisent les sons de ces gêneurs mais de manière atténuée car entre
parenthèses.
Le poète est donc « stupéfait », frappé de terreur, stupeur devant le paysage de ce lever de soleil qui
s’offre à lui et qui lui ouvre une fenêtre sur l’infini.
C’est ce que suggère la lg 12 « qui ne voit ici que le ciel est fermé » : la négation souligne que tout un
chacun doit voir que le ciel est bloqué, figé. A partir de là, on observe le champ lexical de l’espace :
« immensité intersidérale, transparence, infini, atmosphère, milieu éthéré ». L’auteur est subjugué,
dominé par cette découverte « grandiose », cette vue cf champ lexical de la vue : « voit, est vue,
aperçu, peuvent apercevoir, nous apercevons ». Ponge se rapproche ici de Blaise Pascal et de sa
célèbre pensée « le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie ».
Il compare ce phénomène d’épiphanie (moment où il est ouvert au monde, où il prend conscience de
sa petitesse dans l’infini qui le domine, de la fragilité de sa vie et de la fermeture du ciel) à des
poissons qui découvriraient l’air au-dessus de l’eau lg 13-14 « comme à travers une eau claire, les
poissons au-dessus d’eux… ». Il crée ainsi un phénomène de concaténation :
« les poissons peuvent apercevoir l’atmosphère
Nous apercevons le milieu éthéré » > crée une impression de chaine infinie
dans laquelle l’homme s’inscrit et est renvoyé à sa fragilité, sa petitesse.
Toutefois, les « gaz irrespirables » créent une rupture avec le sentiment d’extase mis en valeur par
l’état d’enchantement du poète. Cette prise de conscience est donc aussi angoissante et nous renvoie
à la notion de guerre du mouvement 1.
 Ainsi, ce deuxième mouvement élargit le champ de vision du poète en ouvrant une fenêtre
sur l’infini du ciel étoilé… ce moment hors du temps crée à la fois un phénomène d’épiphanie
mais également d’angoisse face au ciel bloqué, fermé…

Mouvement 3 : poétique et politique


Le connecteur de concession « certes » qui ouvre le troisième mouvement va permettre de faire le
lien entre le paysage et les idées du poète. En effet, « nous n’avions pas besoin de cela = de voir si
évidemment le ciel fermé », reprend les deux mouvements qui précèdent et la prise de conscience de
l’auteur d’une nature enfermée par la guerre = ce qu’il lie à « pour juger que Dieu…».
Ainsi, le paysage du ciel au lever du jour, bloqué par des nuages gris, a amené l’auteur à s’interroger
sur « les cieux » (lg 19-20) comme métonymie de Dieu (dans la plupart des religions monothéistes, on
situe Dieu dans les cieux, voyant et observant toutes les actions des Hommes).

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Ponge. La rage de l’expression / Dans l’atelier du poète COURS

Pour Ponge, ce paysage est la preuve que Dieu n’existe pas et que ce sont des Hommes qui s’en
servent pour se battre et créer des guerres (rappelons que la seconde guerre mondiale est aussi une
guerre de religion…). Le poète bascule donc de l’esthétique (propre à la poésie) au politique par le
biais d’une réflexion métaphysique (sur les cieux) : il condamne la religion, comme le prouve
l’accumulation de termes péjoratifs qui s’y rapportent : « invention ignoble, insinuation détestable,
proposition malhonnête, tentative d’effondrement des consciences humaines » où domine le champ
lexical du mensonge lié à l’idée que cette invention est humaine : « les hommes qui nous y inclinent »
eux-mêmes qualifiés péjorativement de « traitres et imposteurs », ce qui les met au rang de
menteurs.
Ce que Ponge essaye de faire est donc d’éveiller les consciences à partir de ce paysage, de fixer ce
qu’il a ressenti de la manière la plus juste possible, avec rage, pour trouver la bonne expression, afin
de provoquer la même prise de conscience chez son lecteur.
Il oppose ainsi la nature en Provence, en France « ici » à la nature « ailleurs » dans un parallélisme
antithétique :
« ailleurs la nature respire vers des cieux qui s’occupent d’autre chose, par exemple de voiturer les nuages »
est une métaphore où nature et cieux sont personnifiés et où ils sont innocents, font des actes légers
et gratuits « voiturer les nuages »…
« ici les cieux s’occupent décidément d’étouffer la nature » : ce n’est plus la nature le sujet de la
phrase, mais elle devient objet (COD), elle subit l’action, ce qui est confirmé par le passage de
« respire » à « étouffer ».
Les cieux = les hommes qui font croire qu’ils agissent au nom de Dieu et qui déséquilibrent
l’harmonie universelle par la guerre et ils le font « décidément » c’est-à-dire en toute conscience, de
manière délibérée.
« il est clair, ici, que la nature étouffe » restreint la phrase, la diminue et le passage au présent
accentue l’idée que la nature n’a plus la place de respirer. « ici » répété montre que c’est bien « ici et
maintenant », dans ce paysage, à cet instant, que cette évidence se fait jour.
On aboutit à un registre tragique avec « étouffer », « étouffe », « essaie pathétiquement de vivre »,
« supplication » où terreur et pitié se lient autour de la nature devenue muette « coite » comme un
écho au silence des cieux (dieux = paronomase) « aucune réponse » qui reste « fermé ». Le silence
qui règne alors est tragique > on retrouve le « stable sans mouvement » + « muette » des
mouvements précédents.
La dernière phrase « mais aucune réponse : c’est splendide » augmente la puissance de cet instant,
de cette épiphanie qui a lié l’esthétique, le poétique (« splendide ») au politique (« aucune
réponse »).
 Dans cet extrait, Ponge dépasse le simple parti pris de choses pour nous mener vers une
véritable prise de conscience, un engagement.

Conclusion :
Cet extrait est celui où on comprend que la rage que Ponge met à trouver l’expression juste n’est pas
purement esthétique, gratuite mais qu’elle correspond à sa vision du monde qui vise à changer le
regard de ses contemporains sur les choses et les paysages afin de retrouver une harmonie, loin de
l’atmosphère de la guerre qui règne en 1941 :
« certainement, la rédemption des choses (dans l’esprit de l’homme) ne sera pleinement possible que
lorsque la rédemption de l’homme sera un fait accompli. (…) je travaille en même temps à préparer
l’une et l’autre » (p109)
Il veut « la naissance au monde humain des choses les plus simples, leur prise de possession par
l’esprit de l’homme l’acquisition des qualités correspondantes – un monde nouveau où les hommes, à
la fois, et les choses connaîtront des rapports harmonieux : voilà mon but poétique et politique »
(p109)
En dénonçant la religion qu’il considère comme à l’origine de la guerre, il se rapproche des Lumières,
ce qu’il affirme dans « Le carnet du bois de pins » : « c’est en ce sens que je me prétends combattant

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Ponge. La rage de l’expression / Dans l’atelier du poète COURS

dans le rang des lumières comme on disait au grand siècle (le XVIII°). Il s’agit, une fois de plus de
cueillir le fruit défendu, n’en déplaise aux puissances d’ombre, à Dieu l’ignoble en particulier.
Beaucoup à dire sur l’obscurantisme dont nous sommes menacés, de Kierkegaard à Bergson
et Rosenberg…
Ce n’est pas pour rien que la bourgeoisie dans son COMBAT au XX° siècle nous prône le retour
au Moyen-Âge.
Je n’ai pas assez de religiöses Gemut (en allemand, sentiment religieux) pour accepter
passivement cela » (p114-115)

Ouverture : Poésie et politique peuvent être liés, notamment au XIX°s avec Victor Hugo qui s’est
engagé contre Napoléon III, la peine de mort, etc.
Toutefois, Rimbaud a lui aussi essayé de dénoncer la guerre dans un sonnet célèbre « le dormeur du
val » dans lequel l’harmonie de la nature est elle-aussi brisée par un jeune soldat mort. Il raconte ici
ce qu’il a vu, adolescent fugueur, lors de la guerre de 1870.

C'est un trou de verdure où chante une rivière


Accrochant follement aux herbes des haillons
D'argent ; où le soleil, de la montagne fière,
Luit : c'est un petit val qui mousse de rayons.

Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,


Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort ; il est étendu dans l'herbe, sous la nue,
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.

Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme


Sourirait un enfant malade, il fait un somme :
Nature, berce-le chaudement : il a froid.

Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;


Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine
Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.

Il a également dénoncé la religion face aux horreurs de la guerre dans son sonnet « le Mal »

Tandis que les crachats rouges de la mitraille


Sifflent tout le jour par l’infini du ciel bleu ;
Qu’écarlates ou verts, près du Roi qui les raille,
Croulent les bataillons en masse dans le feu ;

Tandis qu’une folie épouvantable broie


Et fait de cent milliers d’hommes un tas fumant ;
– Pauvres morts ! dans l’été, dans l’herbe, dans ta joie,
Nature ! ô toi qui fis ces hommes saintement !…

– Il est un Dieu, qui rit aux nappes damassées


Des autels, à l’encens, aux grands calices d’or ;
Qui dans le bercement des hosannah s’endort,

Et se réveille, quand des mères, ramassées


Dans l’angoisse, et pleurant sous leur vieux bonnet noir,
Lui donnent un gros sou lié dans leur mouchoir !

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SYNTHESE SUR PONGE DANS L’ATELIER DU POETE

Faire poème de son propre chantier


Avec La Rage de l’expression, l’atelier du poète est aussi chantier du poème. En se tenant au plus près
de son propre geste d’écriture, Francis Ponge met l’accent sur l’acte poétique, sur le déroulement
d’un processus ; il pense et conçoit son œuvre comme un travail en cours. Plus exactement, sur le
modèle du genre pictural de l’atelier où le lieu de la création, ses outils et ses œuvres deviennent
l’objet du tableau (ainsi de la série des Ateliers de Georges Braque commencée avant-guerre), le
poème dans La Rage de l’expression est d’abord poème de lui-même, spectacle de son propre
chantier, sans cesse ouvert et réouvert, jamais fermé. Il s’écrit et s’expose en train de se faire, de se
défaire, de se refaire ; il donne à voir ses « échafaudages » (Ponge, L’Écrit Beaubourg, 1976) ; il est
une forme mouvante, engagée dans ses métamorphoses successives.
Il ne s’agit pas de livrer après coup ses secrets de fabrication comme a pu le faire Poe pour « Le
Corbeau» dans La Genèse d’un poème en 1846 (auquel fait allusion la lettre de Gabriel Audisio
produite dans « Le Carnet du Bois de pins », p. 166 | p. 1112), mais de faire poème de la fabrique du
poème, brouillons compris.
Le texte inaugural « Berges de la Loire » précise les voies et les enjeux de ce chantier du poème en
une série de propositions décisives.

L’œuvre en mouvement
Ponge procède ainsi à un déplacement : la poésie n’est plus dans le poème produit, mais dans la
production même. Ce déplacement n’est nullement oubli de la poésie ; il rejoint bien au contraire,
contre le « ronron poétique » (« Berges de la Loire »), l’origine du mot « poésie », du grec poièsis,
«acte de création», et c’est précisément à l’écriture de l’acte de création, pris dans son mouvement
dynamique et incertain, que s’attache Ponge, nous rappelant que l’œuvre est ce qui sans cesse fait
œuvre. Il confie ainsi dans un entretien de 1978 avec Jean Ristat pour la revue Digraphe : « la poésie
n’est pas dans les recueils de poésie, [...]elle est dans les brouillons acharnés », et le titre adopté, « La
rage de l’expression », fait écho à cet acharnement. L’œuvre poétique est placée du côté de
l’inachèvement, non par échec, mais par nécessité de se maintenir dans ce mouvement sans cran
d’arrêt qu’est la recherche du poème.

Performance et recherche
C’est aussi vers le modèle scientifique, ses hypothèses, ses méthodes et son enjeu
de connaissance, que se tourne le poète ; il se présente dans « Le Carnet du Bois de pins » « un peu
comme un savant à sa recherche particulière » (p. 160 | p. 106). Dans l’énumération des outils utiles
aux « importants déblais » qu’envisage le poète dans « L’Œillet » (p. 56 | p. 48), on trouve le «
télescope » et le « microscope ». C’est donc une fracture entre science et poésie qu’entend résorber
une telle approche, à condition de comprendre que Ponge y met du jeu (ainsi des « deux bouts de la
lorgnette » à propos des instruments d’observation scientifique, p. 57 | p. 48).

Le laboratoire du moraliste
Si La Rage de l’expression comporte de nombreux passages méta-poétiques (songeons à « l’essaim de
mots justes, ou guêpier » de « La Guêpe ») et si l’œuvre semble envahie par sa propre théorie, il ne
faudrait pas pour autant en déduire que le recueil offrirait une poésie repliée sur son seul geste
d’écriture, valant en lui-même et pour lui-même. Le poète bricoleur pongien est un « habitant du
monde », selon une formule empruntée à Hölderlin, et ici d’un monde en guerre pour la majeure
partie du recueil.
En installant dans le poème son établi d’écriture, le poète noue en effet une relation éthique au
monde: « La fonction de l’artiste est ainsi fort claire : il doit ouvrir un atelier et y prendre en
réparation le monde, par fragments, comme il lui vient. Non pour autant qu’il se tienne pour un

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Ponge. La rage de l’expression / Dans l’atelier du poète COURS

mage. Seulement un horloger», précise Ponge dans Méthodes. Comme dans ses recueils antérieurs, «
l’horloger » de La Rage de l’expression s’efforce de régler le mécanisme de son écriture sur les «
choses », sur leurs mouvements et propriétés, dans l’espoir de toucher à la qualité essentielle et
différentielle de chacune (« Notes prises pour un oiseau », p. 37 | p. 38), selon le principe d’une «
rhétorique par objet » et donc par texte (My creative method, 1948). Mais contre la tendance de
certains poèmes du Parti pris des choses à enfermer leurs objets dans une « formule » (« L’Huître »), il
fait ici du tâtonnement sa méthode et son devoir, celui de restaurer un rapport juste de l’homme au
monde, en le déblayant des représentations, des discours et des fausses certitudes qui le recouvrent.
Le chantier du poème est donc aussi un laboratoire moral, et le poète en son chantier n’hésite pas à
se définir comme un «moraliste » (p. 44 | p. 42).

Éthique et politique
Il en va pour Ponge non seulement de l’existence des « choses », « sans moi » écrit-il dans « Le
Mimosa » (p. 77 | p. 61), mais encore d’un possible et espéré progrès de l’humanité et de l’esprit
humain, visant dans un même mouvement « la rédemption des choses (dans l’esprit de l’homme) » et
« la rédemption de l’homme » (p. 161 | p. 109). Une telle affirmation relève moins d’un rapport
sacralisé au monde et à l’humanité que d’un désir de faire advenir « l’homme nouveau » par les seuls
moyens de la parole, du logos (p. 51 | p. 46). Chez Ponge, la poésie est tout à la fois une éthique et
une politique, par ses voies propres, loin de toute littérature qui se voudrait porte-parole d’une
position idéologique, mais sans refuser pour autant qu’il y ait là une forme d’« engagement »
(p. 55 | p. 47) : « La naissance au monde humain des choses les plus simples, leur prise de possession
par l’esprit de l’homme, l’acquisition des qualités correspondantes – un monde nouveau où les
hommes, à la fois, et les choses connaîtront des rapports harmonieux : voilà mon but poétique et
politique » (p. 161-162 | p. 109). Faire du chantier son poème, en accepter et en promouvoir le
désordre contre tous les mots d’ordre, c’est enfin, pour Ponge, littéralement faire « la révolution » «
en art » (p. 170 | p. 114) ; c’est une manière de « militer activement (modestement mais
efficacement) » pour les « lumières », contre « l’obscurantisme » qui menace (p. 201 | p. 132).

L’allure d’un journal poétique


Un repérage des dates figurant dans le recueil et de leur disposition mobile (en tête du poème, à sa
clôture ou en son sein) permettra de rendre sensible l’allure de « journal » (p. 202 | p. 133) que
prennent les textes de La Rage de l’expression (le recueil lui-même se soustrayant à tout ordre
chronologique) et d’en dégager les effets. Même si les images spatiales d’une fabrique de l’œuvre
sont nombreuses, du « garage » de « L’Œillet » au « hangar » du « Carnet du Bois de pins », l’atelier
pongien donne aussi à percevoir le déploiement de l’écriture dans le temps, parfois sur une durée de
plusieurs années. Dates et localisations n’ont pas pour fonction première d’ancrer l’activité d’écriture
dans des circonstances strictement biographiques ou historiques. Ponge n’est pas Lamartine, qui dans
l’édition de 1849 de ses Méditations poétiques accompagna chacun de ses poèmes d’un commentaire
qui, de façon plus ou moins fictionnelle, en restitue la genèse sur le plan de l’expérience vécue. Chez
Ponge, c’est au contraire la poésie qui impose son agenda, selon les phases de sa propre « recherche
». Se trouve ainsi mise au jour la capacité de métamorphoses de la matière écrite dans le temps. La
date devient ponctuation rythmique : elle n’est pas hors du poème, elle lui appartient pleinement. En
ce sens, le journal ici ne vient pas doubler l’œuvre, comme le Journal des faux-monnayeurs (cité p.
166 | p. 111) le fait pour le roman.

Cahier et carnet de notes


« Notes », « carnet », « cahier » sont des termes récurrents de La Rage de l’expression qu’une
première lecture doit permettre de relever. Ainsi, le choix de ce sujet « difficile » qu’est « Le Mimosa
» nécessite l’ouverture d’un « cahier » (p. 76 | p. 58). L’exergue de la séquence « Pages bis » évoque,
lui, un « carnet de poche » (p. 157 | p. 107) qui, en pleine guerre, constitue tout « le stock de papier »
du poète. Le chantier du poème est inséparable de son matériau d’écriture et, dans une approche
quasi-marxiste,

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Ponge. La rage de l’expression / Dans l’atelier du poète COURS

des conditions de sa production. Plus que le journal, cahier et carnet imposent la concrétude d’un
objet usuel et d’un format portatif ; ils revendiquent l’idée et affirment comme un fait que le texte
littéraire s’écrit et se réalise de manière très pratique, pragmatique.

Pratique et théorie
Les textes de La Rage de l’expression oscillent entre théorie et pratique. Si certains poèmes ou
passages se donnent l’allure d’un manifeste (« Berges de Loire » ou encore la « note » se faisant «
motion » dans « La Mounine », p. 199 | p. 131), le plus remarquable est sans doute la façon dont la
théorie se déduit de la pratique expérimentale de l’écriture, démarche scientifique là encore. Loin
d’être un propos surplombant, elle se cherche par tâtonnements et déplacements successifs, se
constitue dramatiquement au contact de l’écriture. Elle s’expose ainsi spectaculairement, rejoignant
par là son origine (théorie vient du grec theôría, contemplation, spéculation, regards sur les choses,
depuis theôréô, examiner, regarder, considérer). L’examen d’un tel agencement entre théorie et
pratique se voit sur la composition de « Notes prises pour un oiseau » et notamment s’attacher à la
mise en scène du discours dans sa dernière section (p. 50-52 | p. 45-46). On pourra aussi voir la façon
dont, dans l’«Appendice au “Carnet du Bois de pins”», s’élabore et se précise une théorie depuis
l’expérience de l’écriture et celle de sa réception, à partir de la correspondance entre Gabriel Audisio
et « l’auteur ». L’échange épistolaire se fait chantier théorique, et le débat se poursuit jusqu’au cœur
de « La Mounine » (p. 202-205 | p. 133-135).

Les gestes expérimentaux d’un bricolage


La Rage de l’expression est d’abord une mise à l’essai de la parole. Celle-ci est sans cesse remise sur
l’établi, pour y être décomposée, jaugée, précisée, élaguée, complétée. Il serait fructueux d’examiner
rapidement en classe, au-delà du format réservé à l’explication de texte, le fonctionnement
d’ensemble d’un poème, par exemple « La Guêpe ». Les propositions de sa première section, où le
poème de la guêpe pouvait sembler fait, se trouvent reprises une à une, dans un mouvement de
dispersion, mimétique du vol d’un essaim, et projetées dans de nouvelles directions : ainsi, les «
vibrations » des premiers paragraphes donnent lieu à une exploration par analogie avec le « tramway
électrique », avant que le rapprochement ne soit annulé, le vol de la guêpe étant « plus capricieux »
que « la marche rectiligne des rails » ; la suite du texte prolonge l’analogie ambulatoire mais relative
cette fois-ci au « siphon », et, lorsque la parole est donnée à la guêpe elle-même, un lien ténu se
maintient, par le
jeu de mot « train-train », avec ce qui précède et qu’on croyait avoir été abandonné. Plus loin, le
poème fait retour sur son premier mot, savant, « hyménoptère », et ainsi de suite. Le poème se clôt
sur une série de formulations toutes en italique, qui font figure de nœuds majeurs (« D’abord le
brasier », « L’essaim de mots justes, ou guêpier », etc.), sans qu’aucune aboutisse à autre chose
qu’une ébauche par fragments pour un poème qui reste à faire. La première section du poème s’est
ainsi trouvée lancée dans un mouvement d’éparpillement centripète de sa matière textuelle ; dans le
même temps, l’écriture, quoique fragmentée, a progressé linéairement par reprises et tissages,
chaque proposition nouvelle en engendrant une autre, aussitôt décomposée. Plus qu’une «
marqueterie » ou une « mosaïque » (p. 164 et 168 | p. 110 et 112), il y a là, peut- être, un
kaléidoscope. Le poème s’expose ainsi tout à la fois en train de se faire et de se défaire, et
littéralement il se fait en ne se faisant pas, simplement en s’essayant, en s’exerçant à être (on pourra
être à ce plan tout particulièrement attentif aux dernières lignes du recueil).
« La Guêpe », pas plus qu’un autre texte, ne vaut modèle de fonctionnement pour l’ensemble du
recueil. Chaque poème pour Ponge a à inventer, à improviser aussi, son protocole d’écriture, selon les
gestes expérimentaux, tant artistiques que scientifiques, qu’impose son objet. Par définition, aucune
expérience ne peut être reconduite, aucun essai ne peut être renouvelé, sauf à perdre sa valeur
dynamique et vivante d’essai. On pourra à ce plan s’interroger par exemple sur le sens et la portée de
la section 15 de « L’Œillet » et de sa clausule en italique.
L’essai, bien entendu, n’est pas sans péril : à de nombreuses reprises, les textes témoignent d’un
sentiment d’impuissance, de la conscience d’une tâche trop grande à accomplir, voire d’un échec (et

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Ponge. La rage de l’expression / Dans l’atelier du poète COURS

un relevé précis pourra être établi par les élèves au fil du recueil). Pourtant, à chaque fois,
impuissance et échec sont féconds en ce qu’ils s’incorporent à la matière du poème.
Des « remodelages » de vers et de prose
Dans Comment une figue de paroles et pourquoi, Ponge emploie, pour caractériser son écriture, les
termes de « modelage » et de « remodelage » ainsi que celui d’« élasticité ». L’exercice poétique
auquel on assiste dans chacun des chantiers de La Rage de l’expression participe de cette plasticité, et
sa lecture est l’occasion d’y initier les élèves (voir aussi la fiche ressource « L’atelier d’arts plastiques
»). Un tel phénomène est bien entendu particulièrement sensible dans le remodelage de blocs de
prose en vers, principalement libres, sans qu’il faille donc pour autant parler de prosimètre (autre
chose est en jeu que le mélange du vers et de la prose) : « Notes prises pour un oiseau » bascule
ainsi, sous le même titre, de la prose au vers, réactivant la résonance plurielle du mot «notes»;
ailleurs, c’est la stricte partition de la prose et du vers qui se trouve bousculée, comme dans la section
3 de « L’Œillet » (p. 60 | p. 50), où il y a hésitation entre l’une et l’autre. D’ailleurs, Ponge qualifiera
parfois de « strophes » ses segments de prose. Mais chez Ponge, comme le souligne Jean-Marie
Gleize dans sa préface à Comment une figue de paroles et pourquoi (GF, 1997), c’est également la
prose qui
se révèle d’une étonnante plasticité (par exemple dans « Le Carnet du Bois de pins »,
p. 123-124 | p. 89) : reprises, fragmentation, choix de disposition, typographie en font surgir des
possibilités inattendues qui déjouent sa marche en avant. Le vers, quant à lui, s’ouvre à toutes les
manipulations : on pourra y être particulièrement attentif dans « Le Mimosa » (acrostiche,
réagencements successifs en quatrains et tercets) ou dans «Le Carnet du Bois de pins» (jeu de
disposition de «Leur assemblée» (p. 99 | p. 73), système « pas sérieux » de permutations d’«
éléments indéformables », p. 140-141 | p. 97- 98), sans compter les abandons de la majuscule en
début de vers et de la ponctuation (par exemple, p. 186-187 | p. 123-124). Ponge enfin opère parfois
aux limites du vers libre, réintroduisant, à l’exception d’un seul vers, la rime dans la suite des
variantes versifiées de « Formation d’un abcès poétique » (p. 125 | p. 89 et suivantes).

Variations et variantes
La Rage de l’expression offre ainsi à voir le texte dans tous ses états. Chaque poème
est constitué de la suite de ses propres variations, avec leurs réactions en chaîne,
sans que la certitude d’une version définitive ne soit jamais établie, y compris dans « L’Œillet », « Le
Mimosa » ou « La Mounine », dont le dernier essai se clôt sur un etc. désinvolte. Mais le plus notable
est sans doute la façon dont le recueil se fait exposition de variantes : non seulement celles-ci sont
données comme telles, induisant un état toujours nouveau et provisoire du texte, mais elles se
réalisent selon des procédés qui sont eux-mêmes d’une grande variété, au plan typographique
(italique, majuscules, parenthèses, crochets, etc.) comme à celui de la mise en page. Le phénomène
culmine dans « Formation d’un abcès poétique », produisant des effets de lecture tout à fait
singuliers. Ainsi, à la page 129 | p. 91, les trois variantes du groupe prépositionnel introduit par «
parmi » sont regroupées derrière un même crochet : cette opération conduit à lire simultanément
trois textes différents ; le texte ne se tient pas dans le choix de l’une de ces variantes ; il est
littéralement constitué des trois en même temps. Ponge dit que c’est chez Baudelaire qu’il a
découvert le potentiel poétique de la variante, comme il l’a confié très tôt dans un texte daté du 28
août 1923, « Baudelaire (leçon des variantes) », republié dans Pratiques d’écriture (Hermann, 1984).

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Ponge. La rage de l’expression / Dans l’atelier du poète COURS

Texte 4 : Paul Valéry. Charmes. « les grenades » (Parcours associé)

Liens avec le parcours associé = la poésie qui réfléchit sur elle-même ; le poète qui donne à voir
comment il compose son texte

Biographie de Paul Valéry :


Paul Valéry est un poète de la premère moitié du XX°s, né à Sète (Hérault)
Académicien comblé d'honneurs, il fut le poète officiel de l'Entre-deux-guerres.
À quelqu'un qui lui demandait, un jour, sa définition de l'écrivain, Valéry répondit : « Un écrivain,
c'est quelqu'un qui ne trouve pas ses mots. Comme il ne les trouve pas, il les cherche... et en
cherchant, il trouve mieux. »
Il est notamment l'auteur du poème « Le Cimetière marin » (celui de Sète, sa ville natale, où il a été
enterré)

La poésie de Valéry, qu'on qualifie souvent de poésie intellectuelle, est étroitement liée à celle de
Stéphane Mallarmé. Comme lui, il pense que « nommer un objet est supprimer les trois quarts de la
jouissance esthétique du poème. Le suggérer, voilà le rêve ».
Ainsi sa poésie a-t-elle souvent été qualifiée d’hermétique, car elle laisse peu échapper de sens et
demande au lecteur un réel effort d’analyse des vers pour en extraire le fond.

Son recueil Charmes paraît en 1922. Le titre fait référence au mot latin « carmen » : textes
incantatoires, magiques et poétiques. Ainsi, chacun des poèmes du recueil est-il un « carmen », un
texte qui se veut enchanteur et dans lequel le poète se propose de décrire le processus de
maturation de la pensée humaine.
Le sonnet « Les grenades » correspond à l’éclosion de la pensée mûrie par l’inspiration, le moment où
elle éclate. Il suffit d'avoir regardé une grenade arrivée à maturité pour être sensible au double
aspect de ce fruit, que souligne tout le poème : c'est d'abord, dans sa structure, un fruit construit,
architectural, pourrait-on dire et donc la coupe peut faire penser à la coupe anatomique d’une crâne ;
c'est aussi, dans sa substance, un fruit gonflé de jus et fondant sous sa dure écorce. Ordre, netteté,
rigueur, d'une part ; force mystérieuse du mûrissement, d'autre part : tout le poème est construit sur
cette alliance et peut faire penser par ses couleurs à un tableau, une nature morte, comme celle de
Gustave Courbet intitulée Nature morte avec pommes et grenades qui représente justement une
grande au premier plan.

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Ponge. La rage de l’expression / Dans l’atelier du poète COURS

Les mots, par leur sens et par leurs sonorités, sont choisis et agencés de façon à rendre sensible, du
premier au dernier vers, la lutte de ces deux forces, qu'il nous faudra donc décrire avant de montrer
comment de cette description se dégage un symbole.
Ce sonnet est composé de deux quatrains et deux tercets en octosyllabes ; les rimes de la strophe A
sont embrassées mais non identiques de celles de la strophe B. Les vers 8-9 ont des rimes suivies,
puis on observe un regroupement de rimes croisées. Il s’agit donc d’un sonnet à la facture à la fois
classique, corsetée et en même temps éclatée, libérée… à l’image des grenades, coincées dans leur
écorce qui se fend.

Comment Paul Valéry parvient-il à décrire l’éclosion de la pensée à travers l’image de la grenade ?

Le poème peut être vu comme constitué de deux mouvements qui correspondent aux deux phrases
de qui le composent :
Mouvement 1 : strophe 1 > la mise en place de l’équivalence entre les grenades et un front
Mouvement 2 : v 5 à 14, les conditions nécessaires à l’éclosion de la grenade et de la pensée

Mouvement 1 : la mise en place de l’équivalence entre les grenades et des fronts


Le poète s’adresse ici aux grenades qu’il contemple comme le montre l’apostrophe des v1 et 2 > il les
vouvoie « vos grains » et s’extasie devant ce qu’il voit d’elles, ce phénomène de l’éclatement du fruit,
d’où la tonalité exclamative qui souligne sa surprise et son admiration.
« je crois voir » v3 permet de mettre en place l’équivalence qui régit ce premier mouvement, entre
les éléments des v1&2 et des v3&4 : le poète va nous donner à voir de manière subjective les
grenades, il va transcender le réel pour en faire un symbole de la pensée
« Les dures grenades » = « les fronts souverains » ; « entrouvertes, cédant » = « éclatés » ; « excès de
vos grains » = « leurs découvertes »
 Ainsi les grains sont-ils des idées qui ont muri et qui doivent sortir, se libérer de l’esprit/
écorce qui les enferme, ce que souligne le pluriel des grains et des découvertes.
Afin d’accentuer cette identité, la strophe est sous-tendue par des allitérations en en dentales (D-T) et
guturales (R), qui imitent à la fois la dureté du fruit et le son de son éclatement :
Dures grenades entr'ouvertes
Cédant à l'excès de vos grains.
Je crois voir des fronts souverains
Éclatés de leurs découvertes !
Ainsi, ce premier mouvement a pour enjeu de mettre en place la métaphore des grenades comme
symbole d’un front dont les idées doivent s’échapper.

Mouvement 2 : les conditions nécessaires à l’éclosion de la pensée


Ce deuxième mouvement est construit sur un système grammatical très précis :
2 subordonnées circonstancielles de condition, coordonnées, introduites par « si » et « et que si » au
début des strophes 2 et 3, puis la principale qui fonctionne comme une chute dans la strophe 4.

Ainsi la strophe 2 amène la première condition nécessaire à l’éclosion de la pensée, « les soleils » qui
font « travailler d’orgueil » les grenades afin de faire « craquer les cloisons ».
En effet, le fruit est présenté comme dur à travers les mots « dures grenades » du v1 repris ici par
« cloisons » v8, aussi est-il difficile de la rompre. C’est l’action « des soleils » qui permet cette rupture.
Le pluriel renvoie à la répétition de l’action, jour après jour, et explique le « par vous subis » : les
grenades sont victimes de cette maturation, elles sont « travaillées » = une forme passive, c’est une
force extérieure qui les pousse à mûrir.
Si l’on reprend l’équivalence instaurée dans la strophe 1, on peut donc penser que c’est la multiplicité
des sources d’inspiration extérieures (les soleils), leur variété qui permet à la pensée de mûrir et à
l’inspiration de naître.

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Ponge. La rage de l’expression / Dans l’atelier du poète COURS

Ainsi les grenades sont-elles « entre-baillées » // avec v1 « entr’ouvertes » = c’est bien le moment de
la rupture, de l’éclosion qui fascine le poète et donc de l’éclosion de la pensée elle-même.
C’est ce qui explique son lyrisme en les observant, que l’on retrouve dans le « ô » et l’apostrophe
lyrique du v6.
Le v5 est dominée par des sifflantes (S), allitérations qui renvoient au soleil et à la chaleur, source
extérieure de la maturation du fruit ; puis par des (R) qui reprennent le motif de la rupture
commencé dans la strophe 1.
Si les soleils par vous subis,
O grenades entre-bâillées,
Vous ont fait d'orgueil travaillées
Craquer les cloisons de rubis,
L’écriture imite systématiquement le sens par les sons mis en jeu.

« Et que si » permet de coordonner, d’ajouter une nouvelle condition à la maturation de la pensée, ici
une nouvelle force, mais cette fois intérieure au fruit, les grains, métaphorisés v 11 en « gemme
rouges de jus » // « rubis » v8 qui sont cette « force » qui « crève » « l’or sec de l’écorce » : le chiasme
phonique « or sec/ ec orce » permet de renforcer le bruit de l’écorce qui se crève
Ce tercet est marqué par un jeu des couleurs entre l’or, v 9 et le rouge, v 11, qui reprend les « soleils »
v 5 et les « rubis » v8 = les couleurs d’un tableau, d’une nature morte qui représenterait des grenades
(cf tableau de Courbet). Ici, cela permet d’accentuer la rupture du jaune, dominé par le rouge, le jus
qui s’écoule du fruit une fois mur et que l’allitération en (G) souligne : « gemmes rouge de jus »,
mimant l’écoulement des idées, de la pensée, voire l’encre qui se met à couler une fois que le poète
écrit.
En effet, si l’on reprend l’équivalence grenade = front, c’est bien cette fois une force intérieure qui fait
éclore le fruit, le surplus des idées qui ont besoin de s’exprimer.

Le dernier tercet correspond donc à la principale qui découle des deux conditions qui précèdent :
L’éclosion de la grenade, métaphorisée par l’oxymore « lumineuse rupture » permet au poète de
« rêver » : cette fois, il ne s'agit plus de « voir », mais de « rêver ». Valéry passe donc du fruit à la tête
et de la tête à l'esprit, en transformant sa vision en méditation. Il y a intériorisation progressive. Le
spectacle prend une signification de plus en plus intérieure, de plus en plus humaine.
Ce spectacle – il est important de le noter – ne peut être compris que par « une âme que j'eus »
comme s'il s'agissait d'une autre âme que la sienne, c'est pour Valéry, un moyen de prendre du recul,
de dire «mon âme » au passé, en quelque sorte. Le temps, qui a fait mûrir la grenade, a donc aussi
changé l'âme du poète. Et la maturation du fruit devient devient alors pour lui une façon de
comprendre et d’exprimer sa propre évolution intérieure « sa secrète architecture ».
Et, en effet, dès lors que s'établit la distance de contemplation qui permet à la vision présente d'être
le signe de l'âme d'autrefois, la signification symbolique apparaît clairement : dans la disposition
régulière du fruit, Valéry voit l'image de sa « secrète architecture », de son propre cerveau, c'est-à-
dire l'ordre intelligible qui est celui de son esprit ; et dans la force qui fait éclater le fruit, il reconnaît
la poussée créatrice, l'élan mystérieux de l'inspiration. Sa poésie naîtra de l'affrontement et de
l'alliance de ces deux forces.

Conclusion
Au terme de cette analyse, deux aspects sont particulièrement à souligner.
Ce poème est une nature morte : le plus intellectuel de nos poètes est aussi le plus sensuel, le plus
sensible à l'aspect concret des choses. Par la netteté du contour, par l'éclat et la couleur, ce poème
peut être comparé aux plus beaux tableaux.
Mais ce poème est aussi un symbole : Valéry met l'accent à la fois sur l'évidence sensible de la force
créatrice et sur l'intelligibilité de la forme géométrique. Il y a là un double mystère qui s'offre à la
méditation du poète et où il lui plaît de reconnaître l'image de son mode de création : à la fois

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Ponge. La rage de l’expression / Dans l’atelier du poète COURS

poussée instinctive et ordre souverain. La poésie aurait alors pour unique fonction de peindre son
propre fonctionnement, comme chez Ponge.

Ouverture de conclusion :
Blaise Cendrars. « Académie Medrano ». 1921
 Un autre « art poétique » qui déconstruit le sonnet et interroge la page comme espace de
création, entre calligramme et art pictural = renouvellement de la poésie au début du XX°s.
Ici aussi le poète explique à un autre comment créer un texte poétique, mais il est davantage
dans les jeux avec le langage.

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