La Corruption Un Fait Social Total

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La corruption : un fait social total.

« Le peuple tombe dans le malheur, lorsque ceux à


qui il se confie, voulant cacher leur propre corruption,
1
cherchent à le corrompre. » Montesquieu

Kamal El Mesbahi*.

Au Maroc, comme sous d’autres cieux, une justification puissante de la corruption est
largement visible dans plusieurs compartiments de la quotidienneté. Elle est
ouvertement « assumée » comme « comportement normal », au point où certains actes
de corruption se pratiquent de manière « confiante et tranquille ».
Qualifiée souvent de « déviance profitable », de « comportement palliatif », «d’action
de substitution » ou encore « d’acte de compensation », la multiplication des
opportunités de corruption, dans le temps et dans l’espace, interpelle fortement ceux et
celles qui font de l’analyse de cette « déviance » un moment fondateur de l’analyse de
la société. A ce propos, plusieurs interrogations participent à construire la corrélation
entre l’analyse de la « déviance » et celle de son environnement.

A quelles « nécessités » correspond la corruption en référence à une société donnée ?


Pour quelles raisons certaines formes de corruption ont-elles pu être si généralement
acceptées, si publiquement répandues, si socialement tolérées ? Comment expliquer
que la corruption soit devenue un moment fondateur de la « normalité » dans plusieurs
pays, y compris le notre ? Grâce à quelle conjonction de circonstances la corruption
semble aujourd’hui devenir un attribut de « socialisation », au point où tout devient
soluble dans ses mécanismes ? Est-ce que cela est dû à la passivité de la justice, à son
inadaptation, au manque de transparence dans les procédures, à l’imprévisibilité des
réglementations… ? Existe-t-il une corrélation entre sentiment d’impunité et
corruption avérée ? Pourquoi beaucoup semblent accepter que la corruption se

*Economiste, Faculté de Droit, Fès.


1
Cité par Jeanne Becquart-Leclercq in La Démocratie Locale à l’américaine, PUF, 1988, p.163.

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manifeste aussi fortement dans la configuration de la quotidienneté ? Qui s’en plaint et
qui s’en acclimate ? Jusqu’à quel seuil la société peut-elle absorber et amortir les
externalités négatives du contexte d’incertitude et de non-droit générés par les
mécanismes de corruption ? Qui supporte en fin de parcours les coûts faramineux que
les trappes de corruption produisent dans pratiquement tous les secteurs : santé,
enseignement, justice, équipement, constructions, transports, emplois fictifs, élections,
établissements publics, marchés publics, collectivités locales, recettes de l’Etat,
…etc. ?

Force est de reconnaître qu’à ce trop plein de questions correspondent, pour l’instant,
des réponses rares, timides et éparpillées, ce qui dénote que la corruption et ses
mécanismes ne constituent pas encore un champ d’analyse proprement dit. Elle est
plutôt souvent connexe à d’autres entités théoriques. Au moment où certaines formes
de corruption avancent et se répandent inexorablement, au moment où la corruption est
ouvertement évoquée dans la plupart des pays, la compréhension du fléau semble
hésitante et, en tout cas, progresse lentement. Ce paradoxe est probablement le résultat
d’une vision qui a, pendant longtemps, considéré la corruption comme un « symptôme
accessoire » qui se surajoute aux symptômes essentiels de la vie en société, un
épiphénomène, une excroissance. En fait, derrière la corruption comme forme
d’expression d’échanges particuliers, c’est plutôt l’ensemble du fonctionnement, ou
dysfonctionnement, de la société qui est en cause. Une sorte de rapport entre le citoyen
et l’Etat. La corruption est le condensé de ce rapport. Et, en tant que telle, elle doit être
replacée dans le contexte d’autres thématiques : politique, économique et sociale.
La corruption révèle les points de souffrance d’une construction sociale. Elle permet
d’assurer des avantages à ceux qui disposent de ressources de pouvoir (pouvoir de
statut ou pouvoir d’argent). Elle se manifeste généralement sous forme de « contrat »
tacite. Un « contrat » qui appelle un système de prix nécessitant l’existence d’un
marché qui fonctionne sous l’action simultanée des « offreurs », des « demandeurs » et
des opportunités de leurs échanges. Cette action s’exprime à travers la mise en place
discrète et peu visible d’un certain nombre de règles, de mécanismes, d’intermédiaires,
de structures et de tarifs. Analyser les dispositifs mouvants du « contrat de

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corruption » revient à réfléchir sur le fonctionnement des systèmes qui génèrent la
corruption. Ce fonctionnement est à la jonction de plusieurs niveaux de
responsabilités. Intégrer aujourd’hui cette question dans nos schémas théoriques relève
de l’urgence. Comprendre une partie des problèmes et des défis qu’affronte la société
marocaine est à ce prix. Voilà pourquoi nous avons qualifiée dès le départ la
corruption comme fait social total2.
Nous restons persuadé que c’est en tant que telle que la problématique de la
corruption devrait être appropriée par les sciences sociales. En tout cas, telle sera notre
hypothèse dans le cadre de ce papier.
Trois points seront proposés à la discussion :
• L’analyse de la corruption est aujourd’hui plus que nécessaire.
• Cette analyse rencontre de grands problèmes de définition.
• En quoi consiste le lien stratégique entre corruption et informalité.

1- Pourquoi doit-on analyser sérieusement la corruption ?


La corruption se rencontre à des degrés variables dans plusieurs pays. Elle n’est pas
exclusive à un système politique au détriment d’un autre, à un mode de gouvernement
ou à un niveau de développement. Elle possède des référents multiples selon les
contextes analysés. Elle prospère chaque fois que le terrain est propice à son
développement. Beaucoup de pays ont franchi des étapes dangereuses dans le
glissement vers un système effréné de corruption, au point où le changement d’attitude
à l’égard de ses mécanismes devient difficile. Prendre conscience de cet état de fait
c’est déjà effectuer un pas important dans le cheminement de l’action de lutte. La
compréhension et l’analyse du phénomène constituent le préalable à toute action de
lutte.

2
Au sens de Marcel Mauss, pour qui les faits sociaux totaux sont ceux qui « mettent en branle dans certains cas
la totalité de la société et de ses institutions ». Pour une présentation de cette catégorie on peut consulter Denis
Huisman in Dictionnaire des Philosophes, PUF, (rubrique M.Mauss), pp.1790-1793, Vol.1

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Lors d’un entretien avec la presse, un Ministre reconnaissait qu’au Maroc « la
corruption est présente à travers toute la société »3. Ce constat n’est en rien
exagéré. Il est même lucide et courageux. La prévalence de formes multiples de
corruption est aujourd’hui largement admise par tous les acteurs politiques,
économiques et sociaux.
Des propos similaires ont déjà été tenus par un ancien Ministre, dans un autre
contexte, il y a de cela … 20 ans. En 1982, A.Jouahri, Ministre des Finances de
l’époque, estimait déjà que « la corruption a gagné beaucoup de terrain, et s’est
ancrée dans les mœurs et les habitudes. », et il ajoutait que « la lutte contre elle
(…) doit partir d’une volonté politique et doit imprégner tous les niveaux de la
hiérarchie. »4
Dix huit ans après, force est de constater que le « terrain » en question s’est élargi et
qu’il est même devenu envahissant5. Si la volonté politique est aujourd’hui affichée,
la mise en place d’une véritable stratégie de lutte contre la corruption tarde à voir
le jour.
Au Maroc, comme dans d’autres pays, la corruption est devenue un phénomène
macro-social. Elle touche pratiquement tous les secteurs de la vie économique,
politique, sociale et institutionnelle6. Son questionnement se situe désormais à
l’intersection entre ces diverses sphères et recoupe des problématiques multiples.
L’analyse de ce phénomène ainsi que la mise sur pied de mesures et d’actions pour le
combattre devraient partir de ce constat. C’est dire toute la difficulté de la tâche.
Difficulté à cerner le phénomène dans la multiplicité de ses modes d’expression, dans

3
Omar Azzimane, Ministre de la Justice, dans l’entretien qu’il accordé au journal l’Economiste du 22/01/2001
4
Abdellatif Jouahri, Ministre des Finances de l’époque, interview accordée au « Matin du Sahara » datée du
23/02/1982.
5
Le nombre « d’affaires » de corruption et d’actes assimilés rapportées par la presse marocaine au quotidien est
impressionnant. Ces « affaires » quadrillent tous les secteurs d’activités, et traitent tous types de corruption. On
peut avoir une idée sur ces « affaires » en consultant la « Revue de Presse de l’Observatoire » que publie
mensuellement Transparency Maroc depuis l’installation de l’Observatoire National de la Corruption en
septembre 2001. Jusqu’au mois d’avril 2002, huit numéros ont déjà été publiés.
6
Le rôle de la corruption dans certaines consultations électorales est aujourd’hui avéré. A ce propos, les
conditions dans lesquelles s’est fait le dernier renouvellement du tiers de la Chambre des Représentants est dans
toutes les mémoires pour qu’on y revienne. Les modalités de ce renouvellement nous rappellent le rôle de
l’argent comme vecteur d’installation des « élites ».

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leur évolution et leur complexité ; difficulté aussi à le mesurer et à évaluer son impact ;
difficulté enfin à saisir le sens des ses « fonctions » premières.
Nous pensons que c’est par rapport à cet angle que la recherche théorique pourra faire
œuvre utile en cherchant à élaborer un champ d’étude autour du « concept » de la
corruption7.
Au delà de ses formes, la corruption n’est pas une tare congénitale pouvant disparaître
suite à quelques modifications à la marge, ou suite à quelques effets d’annonce en
termes de « sensibilisation » ou de « moralisation ». De par sa prolifération, la
corruption a acquis aujourd’hui un statut unanimement admis : celui de mode de
gestion d’une construction sociale.
Chaque fois que les intérêts publics interfèrent avec les intérêts privés les occasions de
corruption prolifèrent et prennent de l’ampleur. Chaque fois qu’il y a absence
d’informations sur les raisons de ces interférences, les opportunités de corruption se
développent tendanciellement. Initialement, la corruption se déployait dans des
secteurs que le droit régit mal ou peu. Or, la contagion a finit par s’étendre ailleurs en
exprimant, grâce à ses multiples rouages, les défauts et les dérèglements du droit,
d’une part, ainsi que l’opposition nette entre loi affichée et loi appliquée, d’autre part.
Plusieurs études ont fait ressortir l’existence d’une corrélation négative entre le degré
de corruption et la croissance de l’investissement et de l’économie. Pour ces études, la
corruption serait « l’un des principaux obstacles à l’activité économique » et que, pour
certains pays en développement, « les taux d’investissement seraient sensiblement plus
élevés si la corruption y était plus faible, quel que soit le degré de prévisibilité des
règles qui s’y appliquent »8.
Les prismes qu’offre l’analyse de la corruption ne sont pas forcément identiques. Loin
de s’opposer, les différences que ces prismes produisent peuvent s’additionner pour
une compréhension plus approfondie des mécanismes de la corruption. Ainsi, le

7
Dans une étude pour le compte du PNUD, nous avons tenté d’expliciter ce point à travers l’analyse de l’action
de lutte contre la corruption telle qu’elle est portée par les principaux intervenants (pouvoirs publics, ONG,
média, …). Voir « Etude de la stratégie d’intervention des ONG dans le domaine de la lutte contre la
corruption », Amina Debbagh et Kamal El Mesbahi, PNUD, Rabat avril 2001, (inédit).
8
Certaines des conclusions chiffrées de ces études peuvent être consultées dans le Rapport sur le
Développement dans le Monde, 1997, Banque Mondiale, pp.90-147.

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sociologue approchera la corruption à travers la nature des acteurs qu’elle met en jeu,
aux normes qu’elle véhicule, à la contingence de ses expressions et à la perception
qu’en ont les acteurs ; le juriste s’intéressera plutôt à la distanciation que les faits de
corruption installent entre le droit et sa pratique9, à « l’insécurité judiciaire »10 que le
développement des opportunités de corruption fait planer sur les « échanges » entre
acteurs, alors que l’économiste cherchera à analyser les variables qui déterminent le
choix en matière de corruption, les prix que ce choix implique ainsi que le coût pour
les tiers que la transaction corruptible produit à tous les coups.

Globalement, ces approches, en dépit de la particularité de leurs thématiques, peuvent


aider à faire de l’analyse de la corruption une « porte d’entrée » dans des sujets plus
vastes. Derrière l’analyse de la corruption se profilerait donc l’analyse du
fonctionnement (ou du dysfonctionnement) de l’Etat.

1-1. Quelques chiffres et…


Les routes marocaines sont parmi les plus meurtrières du monde. Plusieurs milliers de
morts et de blessés sont enregistrés chaque année. Plusieurs milliards de dirhams
partent en fumée. Les derniers chiffres disponibles relèvent que, pour l’année 2000, il
a été enregistré 48370 accidents. Ces accidents ont entraîné la mort de 3627 personnes,
soit 10 morts par jour. Le nombre de blessés étant de 74.264 personnes11.
En marge des décès, ces accidents représentent des pertes évaluées à 8 milliards de DH
par an, soit 2,35% du PIB, ou encore 40% du budget d’investissement public pour
l’année 2002 !

9
Voir El Mesbahi Kamal, « La corruption entre droit et pratiques : interrogations autour de quelques
hypothèses », Actes du Colloque « Droit et Pratique au Maroc », Fès, 1994. Voir aussi, El Mesbahi, « La
corruption entre espaces de pouvoir, circulation des richesses et comportements des acteurs », Publications
de Transparency, série Formation des Formateurs, Rabat, 2001.
10
Myriam Catusse, “Maroc : un Etat de droit pour les affaires”, Annuaire de l’Afrique du Nord,
CRESM,,1998, p.247
11
A titre de comparaison, signalons qu’en France, en l’an 2000, il y a eu 116 745 accidents faisant 26 192
blessés graves et 7 720 morts. En Espagne, environ 4000 morts et en Grande Bretagne, également 4000 morts.
Si nous rapportons ces morts au nombre de voitures dans ces pays nous aboutirons, paradoxalement, à des ratios
inférieurs à celui du Maroc. Autrement dit, nos routes seraient plus meurtrières que les routes européennes. Les
causes à cela sont nombreuses et variées, la corruption est certainement l’une d’entre elles.

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Si les causes de cet holocauste sont multiples, le facteur humain arrive en tête de liste.
Ainsi, les conducteurs endossent 78% de la responsabilité, contre 22% pour les
piétons. Quant au registre mécanique, la « vétusté des véhicules » explique 75% des
accidents.
Que viennent faire ces chiffres dans un papier censé parler de corruption ? La réponse
est simple. D’abord pour dire que la corruption n’est pas une affaire anecdotique.
Ensuite, pour signaler que l’accumulation des cas individuels (en l’occurrence les
accidents) aboutit à une ampleur réelle dont les externalités négatives sont énormes
pour la collectivité. Et enfin, pour relever que les chiffres publiés signalent que parmi
les facteurs déclenchant ces accidents, la « vétusté des véhicules » y entre pour 75%.
Au-delà de ce que disent ces chiffres, il y a le poids de ce qu’ils taisent. Au Maroc, il
existe une réglementation qui oblige les conducteurs de véhicules (utilitaires, de
transports de marchandises, de transports de personnes), selon des conditions
particulières, à disposer de certificats attestant du « bon état mécanique » de leurs
véhicules, sinon ces véhicules ne peuvent circuler.
Ces attestations nécessitent une « visite complète du véhicule » qui est théoriquement
assurée par des centres agrées par les autorités dans chaque ville. Or, les chiffres
annoncés laissent présumer d’un réel dysfonctionnement manifeste quant à certaines
de ces « visites techniques ». C’est-à-dire que, probablement, il existe des « centres »
qui délivreraient des attestations de complaisance moyennant des dessous de table. Le
montant de ces dessous de table permettant, par ricochet, aux propriétaires de certains
véhicules, qui ne seraient pas en état de circuler, de « minimiser » l’argent des
réparations nécessaires. Le « contrat de corruption » qui existerait à travers cet
exemple permet aux contractants d’établir une opération « gagnant-gagnant » à leur
niveau, opération qui se transforme en « gagnant-perdant » entre eux et la collectivité.
Autrement dit, la collectivité (ou le tiers selon la terminologie juridique) supportera les
coûts de cette opération frauduleuse : le nombre élevé d’accidents meurtriers.
Vouloir augmenter le niveau de sécurité de nos routes passe donc par la vérification
des conditions dans lesquelles se font :
ü les « visites techniques »,
ü les cours de conduite pour l’obtention des permis,

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ü les examens (théorique et pratique) que nécessitent ces permis,
ü La nature des contrôles sur les routes12,
ü Les modalités de verbalisation avant et après accidents.

Il est aujourd’hui acquis (il suffit de suivre les différents spots télévisés engagés par le
Comité de Moralisation de la vie publique, notamment à ce propos) que l’ensemble de
ces étapes se trouvent parasitées par des « contrats de corruption » nombreux, ce qui
implique un dysfonctionnement sérieux pouvant très probablement expliquer, en
partie, pourquoi nos routes sont si meurtrières, et pourquoi le coût global de ces
accidents est si élevé.
Vue sous cet angle, la corruption devient le signe de l’imperfection et de l’insuffisance
d’un système de droit. L’argent qu’elle véhicule alimente des relations qui nient le
droit, transforment les procédures, faussent les réglementations et induisent des
externalités négatives importantes.
Cet exemple n’a de sens pour nous que dans la mesure où il nous renseigne
sur1)l’importance des coûts de la corruption supportés par la collectivité ; que 2) ces
coûts peuvent être minimisés grâce à une véritable lutte contre la corruption au niveau
de l’ensemble des séquences du secteur des transports ; 3) que la corruption n’est pas
une abstraction, ou un luxe intellectuel, mais produit, au quotidien, des conséquences
négatives et graves pour l’ensemble de la communauté, et qu’enfin 4) la lutte contre
elle ne saurait s’inscrire dans le conjoncturel et l’occasionnel.

L’idée donc c’est d’augmenter le coût des différents actes de corruption qui traversent
le processus d’obtention des permis, de vérification des voitures, d’aménagement de
l’infrastructure routière et de conduite des véhicules. Cette augmentation des coûts
(c’est-à-dire la probabilité d’être pris ainsi que la sanction infligée) peut aider à
endiguer quelques peu ce surcoût social collectif que constitue le bilan macabre des
accidents routiers au Maroc.

12
Le sérieux des contrôles sur routes peut agir sur le nombre des accidents meurtriers, à la condition expresse
que ce contrôle se fasse de la manière la plus efficace et la plus transparente possible. Signalons à ce propos les
résultats significatifs consécutifs à la volonté des pouvoirs publics en France d’intensifier les contrôles sur les
routes françaises : de décembre 2002 à fin mars 2003 le nombre des morts à diminuer de 25%.

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1-2. … Quelques faits.
La mise en place de l’Observatoire National de la Corruption, initiée par l’Association
Marocaine de lutte contre la corruption, et dont les activités ont démarré en juin 2001,
permet aujourd’hui de recenser et de rendre compte des informations publiées par la
presse marocaine autour de la thématique de la corruption. La presse étant considérée
comme une porte d’entrée importante pour accéder à un minimum de connaissance
relatif aux faits de corruption, aux acteurs et aux circonstances qui leur donnent
naissance. Ce que produit la presse est intégré dans une banque de données de
l’Observatoire et donne lieu à la publication mensuel d’un bulletin. L’analyse de cette
base de donnée pour l’année 2001 permet de voir que la presse a publié environ 360
faits présumés de corruption. Ces « faits », qui ne sont ni confirmés ni infirmés par
l’Observatoire, laissent apparaître deux grandes tendances :
ü Les faits relatifs à la gestion des deniers publics locaux,
ü Les faits relatifs aux « détournements divers » que connaîtraient certains
organismes publics.
Pour le cas des « détournements », « falsifications » et autres « gabegies », nous avons
recensé dans la presse : 80 articles et commentaires pour la CNCA, 244 pour le CIH,
60 pour la CNSS, une vingtaine pour la BNDE, 50 autour de l’ « affaire des
minoteries », d’autres encore pour la MAP, l’ONT, la COMANAV, l’ONTS, l’ONP,
Ministère des prévisions économiques, Conseil Supérieur de la Magistrature, des
collectivités locales, des perceptions, certains tribunaux, etc.
Mis côte à côte, l’ensemble de ces « cas » interpelle fortement quant à l’état des lieux
en termes de « corruption et détournements » et, partant, quant au niveau d’intégrité et
de transparence des modes de gestion de certains organismes et offices publics. A
charge pour la justice de confirmer ou d’infirmer l’ensemble des « faits » autour de ces
organismes. A charge aussi pour les analystes d’évaluer le coût supporté par la
collectivité nationale.
A côté de ces « affaires » dévoilées, combien d’autres sont-elles restées dans l’ombre ?
La question reste posée. Par ailleurs, signalons les chiffres officiels présentés le 26
février 2001, comme premier bilan de l’action de « moralisation » menée par les
autorités, et qui ont été largement commentés par la presse nationale. Ces chiffres

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signalent que « 55 gendarmes ont été révoqués suite à des faits de corruption (…), que
129 juges font l’objet de poursuites, que des avocats, des notaires, des traducteurs sont
aussi concernés (…) Par ailleurs, 12 présidents de conseils communaux ont été
révoqués par décret du Premier Ministre, et que deux autres ont été suspendus par
décision du Ministre de l’Intérieur. (…) »13
Ces « chiffres » et ces « faits » montrent que la question de la corruption n’est pas une
affaire minime dans notre pays. Ils expriment aussi que la largeur de son champ est
aujourd’hui confirmée et reconnu par tous les acteurs. Les implications qu’elle induit,
le degré atteint, le coût qu’elle fait supporter au pays, la nature et la complexité de sa
thématique, l’enjeu de la lutte contre elle exigent, par ailleurs, un grand effort
d’analyse et de compréhension du phénomène.

2- La corruption : « un bourbier définitionnel »14.


Il y a différents degrés de corruption. Généralement, on établit une distinction entre la
« petite » corruption et la « grande » corruption. Cette distinction ne signifie pas que certaines
formes de corruption soient pires que d’autres. Disons simplement, pour faire court, que la
« petite » corruption est celle qui, à travers des formes multiples s’observe dans les
transactions « ordinaires » de la vie. Elle prend souvent un aspect coercitif corrélé à un espace
de pouvoir quelconque : réglementaire, contrôle, etc. Cette corruption oblige les gens et
façonne leurs comportements au quotidien. Elle est la plus répandue et acquière une
dimension collective. Elle est aussi la plus insidieuse. L’accumulation des infractions
« mineures » auxquelles elle donne lieu finit par saper lentement les bases qui font un pays.
Quant à la « grande » corruption, elle imprègne certains niveaux et mécanismes de la décision
et met en jeu des sommes importantes d’argent. Elle est souvent rapportée aux conditions de
passation de certains marchés publics, à certaines autorisations donnant lieu à de grands
projets d’investissements, à l’établissement des contingents d’importation, à la réglementation
de monopoles naturels, à des opérations de privatisation ou même de délégation de services
publics locaux (eau, électricité, assainissement,…). Cette forme de corruption est génératrice
de distorsions importantes, aussi bien au niveau du coût élevé de certaines opérations, à la
13
Ces données sont tirées des journaux suivants : l’Economiste du 28/02/2001 ; Libération du 27/02/2001 ; Le
Journal du 03/03/2001 ; l’Opinion du 28/02/2001 ; Al Maghrib du 28/02/2001 ; Maroc-Hebdo du 30/11/2001.
14
Selon l’expression de Johnston M., « A la recherche de définitions : vitalité politique et corruption », in La
corruption dans les démocraties occidentales, Revue Internationale de Sciences Sociales, n°149, septembre,
pp.371-387.

Rapport du Social, 2002 10


sous- qualité de certaines prestations, ou même des fois à des réalisations injustifiées ou non
prioritaires à l’aune de projets de développement ou de politique économique.
La corruption, échange secret par nature, reste un phénomène relativement difficile à
définir, compte tenu de sa nature plurielle, de la diversité des formes qu’il peut
prendre, de la complexité des mécanismes corrupteurs et de la contingence des
opportunités de corruption. Sa mesure oscille entre plusieurs perceptions que reflètent
ce que d’aucuns qualifient de grandes « difficultés définitionnelles ». En parlant de
définition « brouillée », Jean-Louis Rocca15 synthétise les tentatives de définir la
corruption autour de trois familles de pensée :
ü Une définition fortement normative et qui envisage la corruption d’un point de
vue moral.
ü Une définition qui ne s’embarrasse guère de considérations morales et qui
considère plutôt qu’un acte est dit corrompu selon qu’il respecte ou pas des
règlements et selon qu’il aliène ou pas un intérêt public.
ü Une définition qui exclut toute référence et au droit et à la morale et tend à
partir de la corruption comme transaction entre détenteurs de « biens » qui
s’échangent. Cette troisième « famille de pensée » est souvent l’œuvre des
économistes analysant l’acte de corruption comme produit de la rareté16.
On peut constater qu’il n’y a pas là d’oppositions fortes entre ces trois types de
définitions. Aucune n’est totalement fermée. Leurs différences peuvent même
s’additionner et intégrer l’ensemble des dimensions que produit la prise en charge
théorique du concept de corruption. Alain Morice va dans cette direction lorsqu’il
affirme que « la définition de la corruption peut renvoyer à 1) l’étymologie (…) ; 2)
aux ingrédients qui la composent (…) ; 3) aux fonctions qu’elle remplit (…) ; 4) à ses
conditions d’existence (…) ; ou 5) à l’éthique »17. Une telle proposition sort du cadre
« fermé » de la définition au sens méthodologique du terme et reste, plutôt, attachée à

15
J-L Rocca, La Corruption, Syros, 1993, pp.16-19.
16
Voir pour de plus amples développements certains écrits de Cartier-Bresson : « Les analyses économiques
des causes et des conséquences de la corruption », Mondes en Développement, n°102, 1998, pp.25-40 ; et
« Eléments d’analyse pour une économie de la corruption », Revue Tiers-Monde, n°131, juillet-septembre,
1992, pp.581-609.
17
Alain Morice in « Corruption, loi et société : quelques propositions », Revue Tiers Monde, n° 141, janv-
mars 1995, p.43.

Rapport du Social, 2002 11


l’idée que définir la corruption est, finalement, fonction des questions principales que
se pose tel ou tel auteur. La définition accompagne alors l’analyse, mais n’est que
rarement produite par l’analyse.
D’autres auteurs refusent de s’inscrire dans une définition préalable de la corruption.
Ils procèdent, plutôt, par la mise en place d’une typologie, d’une échelle de ses formes
et de ses perceptions. Il en est ainsi de Heidenheimer18 qui distingue trois catégories de
corruption :
ü La « corruption noire » qui désigne les actes que tout le monde condamne,
ü la « corruption grise » qui réunit les actes condamnés par une partie seulement
de la population,
ü et enfin la « corruption blanche » qui concerne des pratiques largement
tolérées par la population.
Derrière cette typologie, la corruption se trouve fondamentalement contextualisée. Ce
n’est pas en tant que telle qu’elle pose problème, mais par rapport à la perception
qu’en ont les gens qu’elle sera « tolérée » ou « condamnée », « visible » ou « cachée »,
« individuelle » ou « collective ». Ainsi, chaque société réagira de manière diversifiée
par rapport à un même acte, et des fois par rapport à celui qui le commet : ce qui est
« gris » ici peut être « noir » là-bas et « blanc » ailleurs !
Parmi les définitions proposées et souvent avancées, on peut citer celle de Daniel
Bertosa, procureur de Genève, pour qui la corruption c’est « techniquement, l’acte qui
consiste à promettre ou à offrir un avantage à un agent public, fonctionnaire, ministre,
dirigeant d’une entreprise publique, de telle sorte que celui-ci viole les devoirs qu’il a
à l’égard de la collectivité publique qu’il représente.»19. On retrouve cette définition,
quoique exprimée différemment, dans les écrits de la Banque Mondiale20, selon
laquelle on parle de corruption « lorsqu’un individu place de manière illicite ses
propres intérêts au-dessus de ceux des gens et des idéaux qu’il s’est engagé à servir »,
ou encore « chaque fois qu’une personne utilise le pouvoir que lui confère une charge

18
Arnold Heidenheimer, M.Johnston, V.Lévine (éd) in Political Corruption: A handbook, New Jersey,
Transaction Publishers, 1989.
19
Voir Pierre Abramovici, « Les jeux dispendieux de la corruption mondiale », Monde diplomatique,
novembre 2000
20
Banque Mondiale, Rapport sur le développement dans le Monde, 1997op.cit.

Rapport du Social, 2002 12


publique pour en retirer des avantages privés »21. Il s’agit donc d’un « abus de
pouvoir » en vu de satisfaire des intérêts privés. Et c’est précisément cet aspect que
retient le législateur de plusieurs pays pour définir l’acte corrompu22.
Bien que fruits d’approches multiples ou de pôles théoriques particuliers, les
définitions23 proposées ici ou là convergent vers un point d’accord minimal selon
lequel la corruption est « l’abus d’une charge publique aux fins de profit
personnel. » C’est donc d’une forme de trafic d’influence qu’il s’agit, en ce sens
qu’un agent, dépositaire d’une charge publique, cherche à monnayer son pouvoir de
contrôle, d’autorisation, de verbalisation ou de sanction.
Quoiqu’il en soit, nous pensons que le terme de corruption, entendu comme le fait de
recevoir quelque chose en échange d’un usage indu (légalement) de ses fonctions,
peut faire office de terme générique.
Maintenant, si les définitions de la corruption diffèrent d’un auteur à un autre c’est en
raison de la diversité des conceptions sur lesquelles s’appuient les uns et les autres.
Ces définitions restent pour l’essentiel faiblement contradictoires. Entre elles se
tracent, non pas des lignes de partage ou de clivage mais, plutôt, des lignes de
complémentarité aussi bien pour la compréhension et l’analyse que pour l’action.
Toujours est-il qu’au lieu de se hasarder à proposer une énième définition du
phénomène de corruption qui serait forcément limitative, il serait plus judicieux de
tenter de le cerner dans son ampleur, dans ses diverses formes et d’en évaluer les
causes et l’impact. Si la corruption reste identique dans son essence, c’est-à-dire un
prélèvement indu pour une raison « légale » ou « illégale », elle change néanmoins
dans ses mécanismes et dans les « fonctions » qu’elle remplit. Nous allons,
21
Déjà en octobre 1996, pendant l’assemblée annuelle de la Banque Mondiale et du FMI, le président de la
Banque déclarait dans son discours d’ouverture que, là où elle se trouve, la corruption « détourne l’argent vers
les plus riches et constitue un affront pour les pauvres. Elle accroît le coût de toutes les activités, provoque de
graves distorsions dans l’utilisation des ressources collectives et fait fuir les investissements étrangers », cité par
Abramovici, op.cit.
22
Michelle Zirari, « Aspects juridiques de la corruption », in Formation dans le domaine de la lutte contre la
corruption, Publications de Transparency-Maroc, Rabat, 2001.
23
On peut consulter avec intérêt les développements que propose à la question de la définition, l’article
d’Herbert Werlin : « Nouvelles Considérations sur la corruption : nouvelle définition », in. Revue
Internationale des Sciences Sociales, 4/1994, pp.645-658. Par ailleurs, l’ouvrage de Klitgaard, Combattre la
Corruption, Nouveaux Horizons, 1988, revient sur la question de la définition, surtout les pages 24-56. De son
côté, Jean Padioleau s’est aussi attardé sur la question dans « De la Corruption dans les oligarchies
pluralistes », Revue Française de Sociologie, XVI, 1985, pp.33.58.

Rapport du Social, 2002 13


brièvement, tenter de la saisir dans un de ses lieux de manifestations quotidiennes : le
secteur dit « informel ».

3- La corruption : juridiction de l’informalité.


Le secteur « informel » incarne par excellence l’endroit où la logique du droit, comme
garant des transactions entre individus, se rétrécit et cède la place à l’apparition
d’autres logiques, dont fait partie la « logique de la corruption ». A chaque fois que le
droit fait défaut, le pouvoir discrétionnaire de certains agents augmente, les possibilités
de le monnayer aussi. Ce pouvoir discrétionnaire, compris comme la latitude dont
dispose une personne, un groupe de personnes ou une institution à prendre des
décisions non contrôlables, est fortement prégnant dans le secteur informel. Il est
souvent accompagné et consolidé par la multiplicité des lieux de rentes, une économie
de la « rareté », un coût moral réduit, une probabilité faible de la sanction, un
environnement dont les contours ne sont pas définis, un espace de survie, un espace de
vulnérabilité, des poches de précarité, etc. Autant de facteurs aggravant et amplifiant
les opportunités de corruption.
Cette « capacité discrétionnaire » met en place des « trappes à corruption » dont
l’importance est souvent fonction de la marge de manœuvre de ceux qui l’assument.
Plus cette marge de manœuvre est grande plus les « trappes » se multiplient, plus elle
est réduite plus les « trappes » se raréfient. La multiplication ou la réduction de ces
« trappes » agit sur le montant du « prélèvement » qu’induit la corruption. Ce montant
peut augmenter ou diminuer jusqu’à atteindre un « point d’équilibre » acceptable par
les contractants24.
Longtemps la science économique, analysant les pays en développement, a délimité le
champ de l’informalité dans ses seuls attributs économiques. Tantôt palliatif aux
carences du secteur « formel », tantôt lieu de redistribution des revenus, tantôt soupape

24
Les modifications des montants dépendent des fois de facteurs extra secteur informel. Ainsi, à travers un
certain nombre de recoupements que nous avons pu effectuer auprès de certains des transporteurs de fruits et
légumes pour les « souks » informels, plusieurs d’entre eux nous ont affirmé que le « tarif » versé au niveau de
certains points de contrôles routiers quotidiens ont augmenté de 100%. Ils sont passés de 10 dirhams à 20
dirhams, et ceci à la suite des changements ayant affecté un certain nombre de billets monétaires, notamment la
disparition de la circulation du billet de 10 Dh. A ce billet s’est « substitué » celui de 20 dh. Rappelons pour
mémoire que ce « tarif » compense, chez le corrupteur, la surcharge au niveau des cageots qu’il transporte.

Rapport du Social, 2002 14


de sécurité dans la création d’emplois, dans la baisse des charges des entreprises grâce
aux faibles salaires distribués …etc. Les économistes savent aujourd’hui que cette
optique, longtemps circonscrite à l’analyse des coûts de production et à celle des
transferts entre « secteurs », a produit ses propres limites.
En effet, et tout en ne répondant à aucun espace de droit écrit, de réglementations
affichées ou de lois explicites, l’informalité ne fonctionne pas, malgré les apparences,
dans l’anarchie. Elle a ses propres règles. Elle produit ses normes, établit ses codes et
édicte ses compromis. Autant de repères qui organisent la vie et les échanges au delà
de leur aspect strictement marchand. La captation des ressources étant souvent
intimement liée à leur redistribution, les deux termes de ce processus se trouvent
structurés par les trappes de corruption aussi bien pour les flux intra informalité,
qu’entre celle-ci et les secteurs structurés.
Le fonctionnement quotidien de l’informalité dans nos villes génère des moments de
corruption comme procédure usuelle de fonctionnement. La diversité des situations de
l’informel, le nombre de gens qui y « vivent », les sommes d’argent qui y circulent, la
« soupape de sécurité » que ce secteur constitue ont donné naissance et développé des
prélèvements/coercitifs tout aussi informels dont la corruption constitue l’un des traits
majeurs. Ces prélèvements « informels » sont admis par les intervenants du secteur. La
corruption devient l’une des composantes basiques de l’informalité. Certaines de ses
formes peuvent être observées spontanément au quotidien. Elles ne sont pas cachées,
et se trouvent « assumées » et par le corrupteur et par le corrompu. Elles
accompagnent les multiples démarches inhérentes aux activités de l’informel.

Qu’il s’agisse de négociations, d’achats, de ventes, d’autorisations, de permis de


toutes sortes, de localisation, d’achalandage etc., autant de moments pendant lesquels
la corruption joue un rôle régulateur, permissif, au point où elle semble souvent donner
« force de loi » à ce qui est interdit par la loi. Elle devient jurisprudence25. La logique

25
Cette « jurisprudence » joue pleinement son « rôle » dans le cas des constructions « clandestines » qui
ceinturent presque toutes les villes marocaines. Citons, pour mémoire, l’un des risques de cette « jurisprudence »
à travers le cas des 47 morts de « l’immeuble » qui s’est écroulé à Fès le 10 décembre 1999. Ces morts sont
probablement victimes de la prolifération des lieux de corruption dans le secteur du bâtiment et dans les services
censés contrôler ce secteur. Ce « dégât collectif » est certainement plus lourd que tous les montants de corruption
distribués dans le bâtiment pendant plusieurs années.

Rapport du Social, 2002 15


de la corruption réduit progressivement l’espace possible pour d’autres logiques. Elle
«pondère » la réglementation excessive et permet de traverser les filets de l’interdit.
Par l’argent que véhicule la corruption le monde du permis s’élargit, au moment même
où l’espace de la loi se rétrécit. Au sein de l’informalité, la corruption semble être
partout, profondément ancrée et permanente. En se répandant, elle se banalise et perd
son identité première, au point que ce qui était initialement « déviance » par rapport à
la règle, devient la Règle.

La corruption se présente sous de nombreuses formes. Corruption active, extorsion,


fraude, trafic, détournement, népotisme et connivence. Les actes les plus directs
n’impliquent pas toujours le versement de fonds ; d’autres « cadeaux » ou avantages
peuvent apparaître : ristournes, priorité sur des listes d’attentes, privilèges de toutes
sortes, « offre » de lots de terrain, etc.

En payant, l’individu semble acheter le « droit » d’exercer ce que la loi ne lui autorise
pas. Qu’il s’agisse d’achat ou de vente. Qu’il s’agisse de circuler ou de stationner.
Qu’il s’agisse de lotir ou de construire. Où encore d’exposer ou d’étaler des biens sur
la voie publique. Ce sont là autant d’actes autour desquels des
prélèvements/rétributions s’opèrent, organisent, structurent, légitiment et installent des
lieux, des niveaux et des tarifs de corruption. Les marchés de l’informel deviennent
consubstantiel des mécanismes de la corruption, et se trouvent régis par ces mêmes
mécanismes.

Quelles significations donner alors à ces types de corruption qui installent des
« réseaux de distribution » importants et unanimement recherchés ? Sont-ils, en
dernière instance, des « réseaux-palliatifs » à une défaillance dans les modes de
redistribution des revenus26 ? Et si c’était seulement des pratiques d’extorsion diverses
et normalisées effectuées sur des bases codifiées ou carrément sous la contrainte, en
argent ou en nature selon les cas, rappelant le fonctionnement de systèmes mafieux ?

26
C’est notamment l’idée que défend Jean-Louis Rocca, op.cit., pp.42-63 et 129-131.

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La multiplicité et la diversité des cas de corruption dans l’informel autorisent toutes les
réponses.
Au fond, et quel que soit le jugement à ce propos, ce qui compte en dernière analyse
c’est de signaler que la corruption, au-delà de ses formes d’apparition et de ses lieux
d’expressions, installe des comportements chez les corrupteurs et chez les corrompus
qui, à leur tour, vont reproduire les conditions de son renforcement. L’acte de
corruption devenant alors tendanciellement cumulatif et dans ses formes et dans les
comportements qu’il génère. La corruption se nourrit d’elle-même en créant une
spirale de versements illicites.
Dans l’informalité, la précarité et l’exclusion accentuent la vulnérabilité sociale plus
qu’ailleurs. Cette vulnérabilité alimente de différentes manières les « trappes de
corruption » qui à leur tour la structurent. Ce sont donc deux moments qui s’auto
alimentent et mettent en place tous les ingrédients d’un cycle cumulatif à risques.
Nous n’avons pas cherché à faire de l’informalité le seul espace où ce cycle prospère,
mais à dire simplement que c’est l’endroit où la corruption prospère dangereusement,
en partie parce que le droit y est absent, que les « conflits d’intérêts » y sont nombreux
et les occasions de pouvoirs discrétionnaires fréquentes. C’est en partie pour cela qu’il
faut s’inquiéter de la corruption, dans ce secteur comme dans d’autres, qu’elle soit
« petite » ou qu’elle soit « grande », et quel que soit ses « représentations locales ».
L’un des traits majeurs de la corruption c’est qu’elle a tendance à proliférer encore
plus dans les pays où le régime juridique est imparfait et non complètement installé, ce
qui est le cas de plusieurs pays en développement. Règles de droit et « espaces » de
corruption sont fonctions inverses l’un de l’autre. La faiblesse de l’Etat de droit est au
cœur du système de corruption. Si l’un de ces deux termes se renforce, l’autre se
fragilise. Il y a là un pari collectif pour renforcer le Droit et la Justice si on veut
sérieusement lutter contre toutes les formes de corruption, où qu’elles soient. Précisons
néanmoins que l’enjeu n’est pas exclusif à la « fabrication » du droit, c’est-à-dire au
foisonnement législatif et réglementaire, mais plutôt à l’ (in)effectivité des lois.
La recherche de mesures efficaces, crédibles et applicables pour lutter contre la
corruption, pour en désigner les responsables et pour appliquer la loi n’est pas
seulement un noble objectif. C’est peut-être la survie de nos institutions économiques,

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politiques et juridiques qui est en jeu. Ne pas agir vite et fort c’est laisser l’espace de la
corruption s’élargir et c’est, en même temps, minimiser les chances de succès d’une
lutte future.

El Mesbahi Kamal, mai, 2002..

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