La Corruption Un Fait Social Total
La Corruption Un Fait Social Total
La Corruption Un Fait Social Total
Kamal El Mesbahi*.
Au Maroc, comme sous d’autres cieux, une justification puissante de la corruption est
largement visible dans plusieurs compartiments de la quotidienneté. Elle est
ouvertement « assumée » comme « comportement normal », au point où certains actes
de corruption se pratiquent de manière « confiante et tranquille ».
Qualifiée souvent de « déviance profitable », de « comportement palliatif », «d’action
de substitution » ou encore « d’acte de compensation », la multiplication des
opportunités de corruption, dans le temps et dans l’espace, interpelle fortement ceux et
celles qui font de l’analyse de cette « déviance » un moment fondateur de l’analyse de
la société. A ce propos, plusieurs interrogations participent à construire la corrélation
entre l’analyse de la « déviance » et celle de son environnement.
Force est de reconnaître qu’à ce trop plein de questions correspondent, pour l’instant,
des réponses rares, timides et éparpillées, ce qui dénote que la corruption et ses
mécanismes ne constituent pas encore un champ d’analyse proprement dit. Elle est
plutôt souvent connexe à d’autres entités théoriques. Au moment où certaines formes
de corruption avancent et se répandent inexorablement, au moment où la corruption est
ouvertement évoquée dans la plupart des pays, la compréhension du fléau semble
hésitante et, en tout cas, progresse lentement. Ce paradoxe est probablement le résultat
d’une vision qui a, pendant longtemps, considéré la corruption comme un « symptôme
accessoire » qui se surajoute aux symptômes essentiels de la vie en société, un
épiphénomène, une excroissance. En fait, derrière la corruption comme forme
d’expression d’échanges particuliers, c’est plutôt l’ensemble du fonctionnement, ou
dysfonctionnement, de la société qui est en cause. Une sorte de rapport entre le citoyen
et l’Etat. La corruption est le condensé de ce rapport. Et, en tant que telle, elle doit être
replacée dans le contexte d’autres thématiques : politique, économique et sociale.
La corruption révèle les points de souffrance d’une construction sociale. Elle permet
d’assurer des avantages à ceux qui disposent de ressources de pouvoir (pouvoir de
statut ou pouvoir d’argent). Elle se manifeste généralement sous forme de « contrat »
tacite. Un « contrat » qui appelle un système de prix nécessitant l’existence d’un
marché qui fonctionne sous l’action simultanée des « offreurs », des « demandeurs » et
des opportunités de leurs échanges. Cette action s’exprime à travers la mise en place
discrète et peu visible d’un certain nombre de règles, de mécanismes, d’intermédiaires,
de structures et de tarifs. Analyser les dispositifs mouvants du « contrat de
2
Au sens de Marcel Mauss, pour qui les faits sociaux totaux sont ceux qui « mettent en branle dans certains cas
la totalité de la société et de ses institutions ». Pour une présentation de cette catégorie on peut consulter Denis
Huisman in Dictionnaire des Philosophes, PUF, (rubrique M.Mauss), pp.1790-1793, Vol.1
3
Omar Azzimane, Ministre de la Justice, dans l’entretien qu’il accordé au journal l’Economiste du 22/01/2001
4
Abdellatif Jouahri, Ministre des Finances de l’époque, interview accordée au « Matin du Sahara » datée du
23/02/1982.
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Le nombre « d’affaires » de corruption et d’actes assimilés rapportées par la presse marocaine au quotidien est
impressionnant. Ces « affaires » quadrillent tous les secteurs d’activités, et traitent tous types de corruption. On
peut avoir une idée sur ces « affaires » en consultant la « Revue de Presse de l’Observatoire » que publie
mensuellement Transparency Maroc depuis l’installation de l’Observatoire National de la Corruption en
septembre 2001. Jusqu’au mois d’avril 2002, huit numéros ont déjà été publiés.
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Le rôle de la corruption dans certaines consultations électorales est aujourd’hui avéré. A ce propos, les
conditions dans lesquelles s’est fait le dernier renouvellement du tiers de la Chambre des Représentants est dans
toutes les mémoires pour qu’on y revienne. Les modalités de ce renouvellement nous rappellent le rôle de
l’argent comme vecteur d’installation des « élites ».
7
Dans une étude pour le compte du PNUD, nous avons tenté d’expliciter ce point à travers l’analyse de l’action
de lutte contre la corruption telle qu’elle est portée par les principaux intervenants (pouvoirs publics, ONG,
média, …). Voir « Etude de la stratégie d’intervention des ONG dans le domaine de la lutte contre la
corruption », Amina Debbagh et Kamal El Mesbahi, PNUD, Rabat avril 2001, (inédit).
8
Certaines des conclusions chiffrées de ces études peuvent être consultées dans le Rapport sur le
Développement dans le Monde, 1997, Banque Mondiale, pp.90-147.
9
Voir El Mesbahi Kamal, « La corruption entre droit et pratiques : interrogations autour de quelques
hypothèses », Actes du Colloque « Droit et Pratique au Maroc », Fès, 1994. Voir aussi, El Mesbahi, « La
corruption entre espaces de pouvoir, circulation des richesses et comportements des acteurs », Publications
de Transparency, série Formation des Formateurs, Rabat, 2001.
10
Myriam Catusse, “Maroc : un Etat de droit pour les affaires”, Annuaire de l’Afrique du Nord,
CRESM,,1998, p.247
11
A titre de comparaison, signalons qu’en France, en l’an 2000, il y a eu 116 745 accidents faisant 26 192
blessés graves et 7 720 morts. En Espagne, environ 4000 morts et en Grande Bretagne, également 4000 morts.
Si nous rapportons ces morts au nombre de voitures dans ces pays nous aboutirons, paradoxalement, à des ratios
inférieurs à celui du Maroc. Autrement dit, nos routes seraient plus meurtrières que les routes européennes. Les
causes à cela sont nombreuses et variées, la corruption est certainement l’une d’entre elles.
Il est aujourd’hui acquis (il suffit de suivre les différents spots télévisés engagés par le
Comité de Moralisation de la vie publique, notamment à ce propos) que l’ensemble de
ces étapes se trouvent parasitées par des « contrats de corruption » nombreux, ce qui
implique un dysfonctionnement sérieux pouvant très probablement expliquer, en
partie, pourquoi nos routes sont si meurtrières, et pourquoi le coût global de ces
accidents est si élevé.
Vue sous cet angle, la corruption devient le signe de l’imperfection et de l’insuffisance
d’un système de droit. L’argent qu’elle véhicule alimente des relations qui nient le
droit, transforment les procédures, faussent les réglementations et induisent des
externalités négatives importantes.
Cet exemple n’a de sens pour nous que dans la mesure où il nous renseigne
sur1)l’importance des coûts de la corruption supportés par la collectivité ; que 2) ces
coûts peuvent être minimisés grâce à une véritable lutte contre la corruption au niveau
de l’ensemble des séquences du secteur des transports ; 3) que la corruption n’est pas
une abstraction, ou un luxe intellectuel, mais produit, au quotidien, des conséquences
négatives et graves pour l’ensemble de la communauté, et qu’enfin 4) la lutte contre
elle ne saurait s’inscrire dans le conjoncturel et l’occasionnel.
L’idée donc c’est d’augmenter le coût des différents actes de corruption qui traversent
le processus d’obtention des permis, de vérification des voitures, d’aménagement de
l’infrastructure routière et de conduite des véhicules. Cette augmentation des coûts
(c’est-à-dire la probabilité d’être pris ainsi que la sanction infligée) peut aider à
endiguer quelques peu ce surcoût social collectif que constitue le bilan macabre des
accidents routiers au Maroc.
12
Le sérieux des contrôles sur routes peut agir sur le nombre des accidents meurtriers, à la condition expresse
que ce contrôle se fasse de la manière la plus efficace et la plus transparente possible. Signalons à ce propos les
résultats significatifs consécutifs à la volonté des pouvoirs publics en France d’intensifier les contrôles sur les
routes françaises : de décembre 2002 à fin mars 2003 le nombre des morts à diminuer de 25%.
15
J-L Rocca, La Corruption, Syros, 1993, pp.16-19.
16
Voir pour de plus amples développements certains écrits de Cartier-Bresson : « Les analyses économiques
des causes et des conséquences de la corruption », Mondes en Développement, n°102, 1998, pp.25-40 ; et
« Eléments d’analyse pour une économie de la corruption », Revue Tiers-Monde, n°131, juillet-septembre,
1992, pp.581-609.
17
Alain Morice in « Corruption, loi et société : quelques propositions », Revue Tiers Monde, n° 141, janv-
mars 1995, p.43.
18
Arnold Heidenheimer, M.Johnston, V.Lévine (éd) in Political Corruption: A handbook, New Jersey,
Transaction Publishers, 1989.
19
Voir Pierre Abramovici, « Les jeux dispendieux de la corruption mondiale », Monde diplomatique,
novembre 2000
20
Banque Mondiale, Rapport sur le développement dans le Monde, 1997op.cit.
24
Les modifications des montants dépendent des fois de facteurs extra secteur informel. Ainsi, à travers un
certain nombre de recoupements que nous avons pu effectuer auprès de certains des transporteurs de fruits et
légumes pour les « souks » informels, plusieurs d’entre eux nous ont affirmé que le « tarif » versé au niveau de
certains points de contrôles routiers quotidiens ont augmenté de 100%. Ils sont passés de 10 dirhams à 20
dirhams, et ceci à la suite des changements ayant affecté un certain nombre de billets monétaires, notamment la
disparition de la circulation du billet de 10 Dh. A ce billet s’est « substitué » celui de 20 dh. Rappelons pour
mémoire que ce « tarif » compense, chez le corrupteur, la surcharge au niveau des cageots qu’il transporte.
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Cette « jurisprudence » joue pleinement son « rôle » dans le cas des constructions « clandestines » qui
ceinturent presque toutes les villes marocaines. Citons, pour mémoire, l’un des risques de cette « jurisprudence »
à travers le cas des 47 morts de « l’immeuble » qui s’est écroulé à Fès le 10 décembre 1999. Ces morts sont
probablement victimes de la prolifération des lieux de corruption dans le secteur du bâtiment et dans les services
censés contrôler ce secteur. Ce « dégât collectif » est certainement plus lourd que tous les montants de corruption
distribués dans le bâtiment pendant plusieurs années.
En payant, l’individu semble acheter le « droit » d’exercer ce que la loi ne lui autorise
pas. Qu’il s’agisse d’achat ou de vente. Qu’il s’agisse de circuler ou de stationner.
Qu’il s’agisse de lotir ou de construire. Où encore d’exposer ou d’étaler des biens sur
la voie publique. Ce sont là autant d’actes autour desquels des
prélèvements/rétributions s’opèrent, organisent, structurent, légitiment et installent des
lieux, des niveaux et des tarifs de corruption. Les marchés de l’informel deviennent
consubstantiel des mécanismes de la corruption, et se trouvent régis par ces mêmes
mécanismes.
Quelles significations donner alors à ces types de corruption qui installent des
« réseaux de distribution » importants et unanimement recherchés ? Sont-ils, en
dernière instance, des « réseaux-palliatifs » à une défaillance dans les modes de
redistribution des revenus26 ? Et si c’était seulement des pratiques d’extorsion diverses
et normalisées effectuées sur des bases codifiées ou carrément sous la contrainte, en
argent ou en nature selon les cas, rappelant le fonctionnement de systèmes mafieux ?
26
C’est notamment l’idée que défend Jean-Louis Rocca, op.cit., pp.42-63 et 129-131.