Arnaud Mercier - Le Journalisme

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Le journalisme

Arnaud Mercier (dir.)

DOI : 10.4000/books.editionscnrs.13893
Éditeur : CNRS Éditions
Année d'édition : 2009
Date de mise en ligne : 20 août 2019
Collection : Les essentiels d'Hermès
ISBN électronique : 9782271121752

http://books.openedition.org
Édition imprimée
ISBN : 9782271068071
Nombre de pages : 168

Référence électronique
MERCIER, Arnaud (dir.). Le journalisme. Nouvelle édition [en ligne]. Paris : CNRS Éditions,
2009 (généré le 29 août 2019). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/editionscnrs/13893>. ISBN : 9782271121752. DOI :
10.4000/books.editionscnrs.13893.

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© CNRS Éditions, 2009


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Le journalisme suscite des passions contradictoires. Métier désirable pour de nombreux
étudiants, il fait pourtant l'objet d'une forte suspicion dans l'opinion. Ainsi, moins de 10% des
Français pensent que les choses se sont passées comme les journalistes le décrivent. Les
journalistes méritent-ils ce regard critique ? Comment travaillent-ils ? Sont-ils indépendants ?
L'ouvrage apporte, dans un langage clair, des réponses scientifiques à toutes ces questions.

ARNAUD MERCIER
Professeur en sciences de l'information et la communication à
l'Université de Metz et membre de la rédaction en chef d'Hermès, a
dirigé le laboratoire Communication et politique du CNRS de 2004
à 2006. Ses recherches portent sur le journalisme, le traitement de
l'information et la communication politique.
SOMMAIRE

Présentation générale
Regard sociologique sur le métier et regard critique sur ses pratiques
Arnaud Mercier

Des journalistes dominés par des logiques sociales supérieures


Des journalistes en proie aux influences de leurs interlocuteurs
Du fait à l’événement journalistique
Les ingrédients d’un événement journalistique
Les critères de choix des journalistes
Logiques sociales et professionnelles à l’origine d’une malinformation
Plan de l’ouvrage

Journalistes, une si fragile victoire…


Dominique Wolton

Informer n’est plus communiquer


L’emprise de l’économie
Valoriser le statut de l’information-presse
L’émergence du récepteur et la diversité culturelle
La grandeur du métier de journaliste

L’hétérogénéité des journalistes


Christine Leteinturier

Des conditions d’exercice de l’activité très variables


La mosaïque des médias d’exercice
Un groupe original : les titulaires de la carte de presse diplômés des écoles agréées

Médias et sources : Les limites du modèle de l’agenda-setting


Jean Charron

L’agenda des « quoi »


La notion de « setting »
La notion d’« agenda »
Pour une approche stratégique

Les nouveaux habits du journalisme économique


Philippe Riutort

L’économie : une cause à défendre


Triomphe et banalisation de l’économisme
Le journalisme d’investigation et la recherche d’une nouvelle légitimité
Jean-Marie Charon

Tradition de l’enquête et « grands reporters »


L’affirmation du journalisme d’investigation
Les hommes
Leurs méthodes de travail
L’enjeu de l’investigation pour la profession, face à la crise du journalisme politique
Conclusion : défendre l’autonomie des journalistes au sein de l’entreprise de presse

La double dépendance. Quelques remarques sur les rapports entre les


champs politique, économique et journalistique
Patrick Champagne

Une position ambiguë


Le journaliste entre la politique et l’économie
Les transformations technologiques du métier
Les deux principes de légitimité

Bibliographie sélective
Glossaire
Les auteurs
Présentation générale
Regard sociologique sur le métier et regard critique sur ses pratiques

Arnaud Mercier

NOTE DE L’ÉDITEUR
Les termes repris dans le glossaire sont suivis d’une*.
Les textes qui suivent ont été retravaillés pour des raisons éditoriales.
Cet ouvrage a bénéficié des précieux conseils d’un des meilleurs
spécialistes de ces questions, François Heinderyckx, qu’il soit ici
remercié.
1 L’étude du journalisme implique deux approches complémentaires, qui
cadrent parfaitement avec le projet éditorial de la revue Hermès. L’une
s’apparente à une sociologie de la profession, traquant ses évolutions,
ses pratiques, son identité, son histoire 2 ; l’autre concerne l’analyse
qui peut être faite des logiques sociales et professionnelles à même
d’expliquer la production journalistique, d’aider à décrire, analyser et
critiquer les informations diffusées par les médias. On a donc un regard
compréhensif sur le métier de journaliste qui fait face à un regard
critique sur certaines pratiques journalistiques. On retrouve la première
approche dans tout le no 35 d’Hermès (2003), entièrement consacré à
l’analyse de la profession de journaliste, dirigé par un des meilleurs
spécialistes français de la question, Jean-Marie Charon (Charon, 2007),
et par moi-même. Ce dossier présente les principaux résultats de
l’enquête décennale sur la carte professionnelle des journalistes,
souligne les principales évolutions (féminisation, éclatement des
supports et des missions, précarisation, perte de prestige social), établit
des comparaisons utiles avec d’autres pays (Belgique, Grande-Bretagne,
Canada) mais aussi avec d’autres « professions intellectuelles »
(documentalistes, universitaires, avocats).
2 La seconde approche se retrouve disséminée dans de nombreux
numéros, tant il est vrai que la question de la médiatisation est toujours
une clé de lecture des faits étudiés dans Hermès, que ce soit pour
analyser la dérision (P. Lefébure, Hermès no 29, 2001), les rituels
cathodiques et politiques (D. Dayan, Hermès, no 4, 1989, M. Abélès,
no 8-9, 1991, J. Bourdon, no 11-12, 1993), la guerre (D. Hallin, no 13-
14, 1994), la science (de Cheveigné, no 21, 1997), ou encore l’économie
(G. Leblanc, no 44, 2006).
3 La sélection que nous proposons ici rend compte des deux approches, et
offre un panorama large et complet de ce que le regard empirique* peut
nous aider à comprendre de l’information journalistique pour nourrir
une indispensable analyse critique des pratiques d’information. En effet,
compte tenu du rôle éminent que jouent les médias dans les
développements contemporains de l’espace public, les journalistes ne
peuvent opérer sans s’abstraire d’un esprit de responsabilité et sans se
soumettre à la critique, savante comme populaire.
4 La revue Hermès a toujours su développer ce regard critique empreint
d’un esprit compréhensif, loin des discours de dénonciation et d’une
sociologie critique qui fait la part belle aux théories du complot et de la
connivence généralisée. Si l’analyse détaillée de la production
journalistique permet de mettre en évidence des biais dans le traitement
de l’information, elle gagne peu de chose à postuler qu’ils sont le fruit
d’une intention maligne des journalistes. Écartons également
l’hypothèse d’un manque de formation intellectuelle. Les journalistes
sont très – et de plus en plus – diplômés.
5 Il apparaît donc plus fécond et plus pertinent de voir dans les dérives
constatées les conséquences du fonctionnement du système de
production de l’information. Les contraintes dans lesquelles les
journalistes évoluent les mettent régulièrement à la faute. Comme le
souligne Patrick Charaudeau, l’information offerte est le produit « d’une
machine à informer complexe et incontrôlable » où la maîtrise du
journaliste individuel fait défaut par rapport à la machinerie collective :
« L’événement à l’état brut subit une série de transformations-
constructions depuis son surgissement. Qu’il soit – au mieux – perçu
directement par des journalistes ou qu’il soit rapporté par des
intermédiaires, il fait l’objet d’une interprétation, puis il entre dans la
machine à informer, passe par une série de filtres constructeurs de sens,
et le récit qui en résulte, ainsi que son commentaire échappent à
l’intentionnalité de son auteur » (Charaudeau, 2005).

Des journalistes dominés par des logiques sociales


supérieures
6 Les journalistes sont depuis longtemps l’objet de vives critiques. Dans
une perspective, souvent marxiste, de nombreux auteurs ont cherché à
pointer leur rôle de soutien implicite ou explicite au système politique
capitaliste. George Gerbner considérait le système des médias de masse
comme le reflet de la structure des relations sociales et de l’état du
développement industriel. Le développement des médias de masse étant
étroitement lié à l’émergence du capitalisme, les médias ne pourraient
être que l’arme culturelle de l’ordre industriel capitaliste. Cohen et
Young affirmaient que les médias grand public tendent à présenter une
vision conservatrice des problèmes sociaux, incapables qu’ils sont de se
dégager de la vision du monde dominante chez leur public (Cohen ;
Young, 1973). Les travaux du Glasgow University Media Group
considèrent les médias modernes comme une « consciousness industry »
qui favorise le maintien du statu quo social (Glasgow University Media
Group, 1980). Plus récemment, Pierre Bourdieu, dans son pamphlet,
dénonça « l’emprise du journalisme ». Les journalistes, de « plus en
plus soumis aux exigences du marché », arriveraient à imposer aux
autres groupes sociaux un mode d’expression et de présentation
favorisant les logiques du marché ou de la démagogie, et qui serait
devenu le modèle dominant de la prise de parole dans l’espace public
(Bourdieu, 1996).
7 Tous ces discours savants se retrouvent aujourd’hui encore dans les
perceptions ordinaires du journalisme. On reproche pêle-mêle à cette
profession d’être encore sujette à des pressions politiques, d’entretenir
avec les puissants des relations de dépendance, voire de collusion, de
distordre assez souvent les faits, par excès de sensationnalisme ou de
précipitation, etc. L’enquête annuelle par sondage publiée en janvier
dans la presse française en témoigne, année après année.
8 Face à cette vision, d’autres auteurs cherchent à nuancer et à
complexifier. Greg Philo et Peter Beharrell ont étudié les
représentations médiatiques des syndicats britanniques et ont conclu que
les mécanismes de distorsions n’étaient pas si simples et si
idéologiquement déterminés. Et ils pointent avec force que : « les
médias sont trop complexes et le personnel trop varié pour qu’il existe
un complot de la droite ou une manipulation délibérée qui tienne debout
en tant que théorie globale sur le fonctionnement des médias »
(Beharrell ; Philo, 1997).

Des journalistes en proie aux influences de leurs


interlocuteurs
9 Le marketing et la communication publique se sont développés pour
s’adapter aux logiques de la médiatisation, en élaborant des
communiqués ou dossiers de presse calibrés, souvent rédigés par
d’anciens journalistes, en fabriquant de toutes pièces un événement ou
un personnage médiatique. Le but est de canaliser l’activité des
journalistes, afin de les utiliser pour promouvoir l’image de groupes,
d’institutions, de personnes, ou d’infléchir la perception d’un problème.
Il s’agit pour ces services de convaincre les journalistes que ce qu’ils
cherchent à faire savoir représente une « vraie » information. Le vrai
défi auquel les journalistes doivent en effet faire face et celui de la
professionnalisation et de la généralisation des métiers de la
communication, des « relationnistes » disent les Québécois, qui donnent
aux acteurs sociaux de plus grandes possibilités de contrôler le message
qu’ils souhaitent faire passer, en livrant aux journalistes des produits
clés en main, véritable « information-publicité » qui abolit la frontière
traditionnelle entre la restitution critique de faits (le métier de
journaliste) et la publicité et la propagande (intentions de ceux qui ont
besoin des journalistes pour diffuser un message), comme le souligne
Alain Lavigne 3 .
10 Les processus de routinatisation du travail journalistique lors de la
fabrication de l’information, sont aussi désignés comme à même de
produire des clichés. Gaye Tuchman (Tuchman, 1978) a pu pointer que
l’un des effets pervers du peu de temps donné pour la recherche
d’informations est de pousser les journalistes à s’associer avec les hauts
fonctionnaires ou élus qui détiennent l’information, ce qui contribue à
leur faire partager le point de vue des élites avec lesquelles ils
collaborent. Le processus est à ce point développé que Philip
Schlesinger, dans un célèbre article sur les « limites du
médiacentrisme », aboutissait à la conclusion de la nécessité de
« repenser la sociologie du journalisme » 4 .
11 Constatant que les journalistes sont dans une situation de plus ou moins
grande dépendance aux sources, il proposait de penser la sociologie de
la production journalistique à partir d’une analyse du réseau
d’interaction que les journalistes constituent avec leurs sources
habituelles. Pour François Heinderyckx, le « journalisme passif »,
résultat du déficit de temps qui enferme les journalistes dans des cycles
de production trop courts pour approfondir un dossier, est un facteur
décisif de compréhension des limites dans la qualité de l’information
diffusée. « Le journaliste, lui-même malin-formé, est fragilisé dans son
rôle d’observateur critique et se voit entraîné, malgré lui, dans une
passivité qui ne sied pas du tout à son métier » (Heinderyckx, 2003,
p. 69).
12 Le célèbre journaliste américain et enseignant, Philip Meyer, n’hésite
pas à admettre dans un entretien accordé au Monde 2 (29/10/2005), que
« en journalisme, il faut prendre des décisions si rapides que les règles
sont faibles et les exceptions sont fortes ! »

La connivence politico-médiatique 5
Certaines particularités dommageables du journalisme français en
matière politique sont connues de longue date. Elles ne sont
d’ailleurs pas toutes propres au traitement de ce secteur d’actualité.
La couverture de tout domaine d’activité implique la fréquentation
assidue de ses acteurs. Des liens personnels se tissent ; des
sympathies se forgent. Le manque de distanciation entraîne au
mieux une forme de myopie ; au pis, une connivence ; parfois une
complicité. Ce travers est plus accentué qu’ailleurs dans le
champ* politique. Par obligation, hommes et femmes politiques
savent séduire. Les journalistes ne sont pas insensibles à cette
séduction, d’autant que leur recrutement n’échappe pas à
l’endogamie. Il y a une évidente consanguinité entre les politiques
et ceux qui sont chargés de les observer. Ils sont fréquemment issus
des mêmes milieux, et souvent des mêmes écoles. Ils partagent la
même culture, les mêmes codes, les mêmes références. Par goût
autant que par obligation, ils fréquentent les mêmes lieux. Souvent,
hors des studios, ils se tutoient. Il peut même arriver que certains
journalistes imaginent influencer le cours des événements et rêvent
de jouer les éminences grises, passant alors de l’autre côté du
miroir… Les effets pervers de cette grande proximité sont accrus
par une tradition de déférence à l’égard de tous ceux qui occupent
une fonction publique. Cette déférence a imprégné la société :
l’expérience montre, à la télévision notamment, qu’un
questionnement pointu, insistant, est considéré comme agressif, et
se retourne contre « l’agresseur », blâmé non sur le fond mais sur
la forme. La société républicaine est monarchique dans son
comportement : le roi doit être respecté, les roitelets aussi.

Du fait à l’événement journalistique


13 Les acquis de l’observation des pratiques journalistiques permettent de
mieux comprendre les conditions d’émergence médiatique d’un
événement, ce que nous avons appelé la « lecture événementielle des
faits » 6 .
14 Ce qui fait événement dans une société se caractérise par une rupture de
l’intelligibilité, par la rupture induite dans les modes de vie, les
représentations sociales, les idéalisations du monde, ou encore la
déstabilisation d’un horizon d’attente, de croyances, largement
partagées et stabilisées. Certaines réalités mettent en danger, en conflit
ou en scène, des enjeux, des valeurs ou des principes si chers à une
société qu’ils vont s’imposer aux journalistes dans leur sélection et leur
interprétation (par exemple, une tentative d’assassinat contre un
dirigeant national élu, tellement contraire à nos principes démocratiques
pacifiques).
15 La mission que les journalistes se donnent de répondre aux attentes du
public, en les anticipant si possible, les amène alors à partager un sens
commun sur ce qui représente un événement, une rupture de sens
conséquente pour nos sociétés. On est là face à une boucle interactive
qui constitue une des grilles de lecture les plus fécondes pour
comprendre l’activité journalistique et ses effets : souvent suivistes par
rapport à ce qui circule déjà dans la société, les journalistes ne sont que
rarement en situation de faire advenir dans l’espace public, un fait dont
personne n’aurait déjà pris conscience et qui ne serait pas susceptible
d’être interprété par des acteurs directement concernés. Si la rupture
dont l’événement est porteur est socialement reconnue et portée par des
acteurs, il est alors très probable que les journalistes ne pourront faire
autrement que la traiter comme un événement médiatique. Ce travail
pourra contribuer à accentuer l’interprétation événementielle des
phénomènes qui circule déjà dans l’espace public. Pour autant, il serait
absurde de nier que le travail des journalistes consistant à traiter en
événement un phénomène peut aussi relever pour partie de leurs choix
professionnels.
16 On perçoit ici l’utilité d’une analyse en termes de construction sociale
de la réalité, même s’il convient de ne surtout pas en faire l’alpha et
l’oméga de toute analyse du rôle des médias face à l’événement. Les
journalistes ne font pas advenir une réalité inexistante, mais leur mise
en scène de l’information contribue à doter un fait d’une valeur relative,
en lui donnant une plus grande visibilité, au point parfois d’écraser tous
les autres faits, comme dans les heures et jours qui ont suivi les attentats
du 11 septembre 2001, où plus rien d’autre sur Terre ne semblait exister.
Les ingrédients d’un événement journalistique
17 Voyons brièvement les logiques journalistiques qui impliquent la saisie
par les médias d’un fait susceptible de faire événement.

Un fait tragique

18 Le tragique de l’existence est un des ressorts les plus vieux du


journalisme. Les drames humains, liés à des phénomènes naturels
(catastrophes diverses), à des accidents techniques (explosions,
pollutions) ou à la volonté humaine (attentats, guerres) incitent les
journalistes à s’y intéresser. Et plus le nombre de morts sera élevé, plus
le fait sera jugé digne d’intérêt car susceptible de provoquer l’effroi et
d’attirer la compassion. Pour qu’un fait soit traité comme un événement,
il faut que la violence qu’il contient, sa brutalité ou le nombre des
victimes dépasse l’ordinaire, à plus forte raison s’il s’agit d’un fait
surgissant dans un pays lointain. On retrouve ici la fameuse règle de
proportionnalité, évoquée par les journalistes : le ratio morts/distance
kilométrique. Celui-ci implique que plus le lieu concerné est éloigné,
plus le nombre de morts devra être élevé pour intéresser les rédactions.
Les images choc, l’appel aux bons sentiments et à la compassion
peuvent trouver à s’employer dans tous les cas.

Des images fortes

19 Mais cette dimension ne joue pleinement que si les médias possèdent


des images spectaculaires, inédites, incroyables ; ils s’empressent de les
diffuser et de présenter le fait comme un événement, de par leur
capacité même à en montrer des images. C’est particulièrement vrai du
tsunami de décembre 2004, où la présence de nombreux touristes
équipés de caméras vidéo a permis de récolter des images du drame
prises par les victimes elles-mêmes, avec donc un potentiel d’émotion et
de saisissement décuplé. Il s’agit d’une condition nécessaire mais pas
suffisante. En effet, de nombreux faits sont parfaitement accessibles,
immédiatement et facilement, par des échanges internationaux d’images
ou des dépêches d’agence, ou pour peu que les rédactions mobilisent
quelques moyens propres, mais ils ne se transforment pas en
événements.

Des acteurs mobilisés

20 La lecture événementielle peut provenir de l’existence de certains


acteurs à même de se mobiliser et de construire une cause ou, au
contraire, de ne pas faire advenir des événements. Le marketing des
faits, grâce à des opérations dont certaines ONG comme Greenpeace ou
MSF sont devenues des spécialistes, est un facteur décisif de passage à
l’événement. Cela suppose l’existence d’entrepreneurs
d’événementalisation, capables de fournir au public des cadres
interprétatifs démontrant la valeur événementielle de ce qui pourrait ne
rester que des faits journalistiques, un simple commentaire de l’actualité
du moment. De nombreuses manipulations sont alors susceptibles de
voir le jour, faisant passer pour des événements, des artefacts*
fabriqués spécialement pour répondre aux logiques médiatiques. Ce que
les journalistes traitent comme des événements ne sont alors que des
pseudo-événements.

Les critères de choix des journalistes


21 Les journalistes se saisissent d’un phénomène pour son potentiel de
mise en forme. Un fait est digne de devenir événement dès lors qu’il
permet aux journalistes de le considérer comme exemplaire, ou au
contraire comme une rupture, un moment qui oblige à revoir nos cadres
interprétatifs.
22 Un fait divers devient événement aussi parce qu’il est considéré comme
archétypal. L’incendie de la modeste demeure d’un petit retraité sans
histoire d’Orléans, Papi Voise, durant la campagne électorale de 2002
est devenu un événement parce qu’il avait vocation à illustrer la
croissance de la délinquance et pire encore de la cruauté gratuite, qui
rappelait le film prophétique de Stanley Kubrick, issu du roman de
Burgess, Orange mécanique. On peut alors parler d’une dérive
journalistique visant à s’écarter de la description factuelle au profit
d’une surinterprétation de sa valeur, une sorte de « fait-de-
sociétisation » que dénonce le journaliste Hervé Brusini. « La
problématisation de l’événement ne s’inscrit plus dans la brutalité du
choc, mais dans le harcèlement lancinant de la série. L’événement est
entré dans l’ordre de la collection qui définit la grande question de
société. Cela s’appelle « banlieue », « délocalisation », « serial killer »,
« violence dans les stades » 7 . Et que dire des micros-trottoirs qui
encombrent le discours journalistique de commentaires implicitement
présentés comme représentatifs de l’opinion du citoyen moyen et qui se
généralisent au nom d’une pseudo-proximité avec le public.

L’intérêt du public

23 Un fait étranger devient aussi un événement international quand il fait


écho aux préoccupations du bassin de réception du média intéressé. Les
médias occidentaux ont considéré le tsunami de décembre 2004 d’autant
plus comme un événement – et ce plusieurs semaines durant – que de
nombreux Occidentaux étaient présents et comptaient au rang des
victimes et disparus. Comment ne pas voir que si les dizaines de milliers
de victimes n’avaient été qu’asiatiques, les médias occidentaux
n’auraient pas appliqué si fortement et durablement une lecture
événementielle à ce fait.
24 La preuve peut en être apportée par le tremblement de terre survenu au
Pakistan le 8 octobre 2005, qui a fait plus de 70 000 morts et
2,8 millions de sans-abris. Le tsunami a été en tête de la couverture des
trois grands journaux télévisés (JT) américains pendant trois semaines,
avec 155 minutes la première puis la deuxième semaine. Un mois et
demi plus tard, le sujet figurait encore parmi les dix premiers thèmes
abordés. En regard, le tremblement de terre pakistanais, pourtant
dramatique dans ses conséquences, a peu suscité l’intérêt. Il a été
considéré comme un événement, arrivant en tête des JT américains la
semaine de son apparition, mais avec seulement 58 minutes d’antenne.
Dès la deuxième semaine, il arrivait en septième position et avait
disparu la troisième 8 .

La mode

25 Les journalistes agissent vis-à-vis des faits en suivant aussi souvent un


effet qu’on peut à bon droit qualifier de mode. Il est fréquent de
constater que certains thèmes composent un air du temps, qui assure aux
faits qui entrent dans cette catégorie une plus grande visibilité. Cet air
du temps est entretenu par la concurrence médiatique. On le sait, les
médias s’influencent les uns les autres au point que des phénomènes
d’auto alimentation apparaissent. Je le traite en événement car les autres
le traitent ainsi 9 . Ce n’est donc pas une pure défausse, quand un
journaliste anonyme réduit dans Télérama la question de l’ampleur
donnée au phénomène d’insécurité durant la campagne de 2002 à un
effet de mode : « Cet hiver, la mode c’était l’insécurité, déclinée à
l’infini : dans les trains, les piscines, les hôpitaux. Partout on cherchait
des chiffres à la hausse. C’était le thème porteur. D’autres hivers, ce
sont les SDF morts de froid dans la rue… »
26 Ce propos a le mérite de rompre avec un faux argument de « naturalité »
avec lequel les journalistes semblent parfois se duper. S’ils ont beau jeu
de se cacher derrière « l’actualité » qui s’impose, pour évacuer leur
responsabilité dans les choix, la notion de mode ramène à une réalité
plus prosaïque. Les journalistes trient, sélectionnent dans le vivier infini
des phénomènes quotidiens. Leur sensibilité du moment peut les
conduire à accorder une visibilité forte ou nulle à un phénomène
relevant exactement d’une logique identique, tant par sa signification
que par son adéquation aux cartes du monde journalistique. Dans leurs
reportages, les journalistes n’utilisent pas la notion de mode, qui
mettrait trop explicitement en avant leur responsabilité dans le choix des
phénomènes. Ils invoquent donc plutôt des notions aussi floues et
commodes que la « loi des séries » ou la « série noire »… qui par
définition « continue ».
27 Les principes organisateurs du hasard sont ainsi convoqués pour rabattre
sur une forme de « naturalité », d’évidence, ce qui relève d’un choix,
d’un certain regard, à un moment donné. Les rédactions restent
également captives de la banalité rituelle lorsqu’ils rendent compte avec
conformisme des « marronniers », c’est-à-dire d’événements aussi
immuables que la rentrée des classes, la célébration de Noël ou le début
des vendanges.

Le journalisme bousculé par Internet


La presse écrite est, globalement, en crise. Les lecteurs de la presse
payante sont vieillissants et tendanciellement moins nombreux. Le
temps passé à rechercher de l’information sur Internet est un
facteur explicatif parmi d’autres mais qui n’est plus uniquement
marginal. En 2006, l’Internet a, pour la première fois, dépassé les
journaux et magazines papiers comme support régulier
d’informations des Européens. C’est ce qui ressort d’une étude
annuelle menée par le cabinet Jupiter Research (portant sur plus de
5 000 personnes au Royaume-Uni, en France, en Allemagne, en
Italie et en Espagne) et publiée le 9 octobre 2006 par le Financial
Times. La télévision reste de loin le premier média d’information,
les citoyens de ces cinq pays passent encore trois fois plus de
temps à regarder ses émissions qu’à surfer sur l’Internet. Mais, en
moyenne, ils passent quatre heures par semaine sur l’Internet, alors
qu’ils n’en consacrent que trois à lire des journaux ou des
magazines. Dans le cadre de l’enquête annuelle du Center for the
Digital Future de la Annenberg School for communication, parue
début 2008, il apparaît que 80 % des Américains sondés (de 17 ans
et plus) considèrent « Internet comme une source importante
d’information pour eux (contre 66 % en 2006) et plus importante
que la télévision (68 %), la radio et les journaux (63 %) » 10 . Les
médias d’information traditionnels se doivent donc de réagir et
d’offrir à leur tour une version électronique de leur travail.
Mais les pratiques d’information pour les internautes rompent avec
la relative linéarité de la consommation des informations
(obligation de suivre dans l’ordre voulu par la rédaction les
journaux radio et télé, rubriquage et pagination structurés pour la
presse écrite). Internet autorise une lecture diffractée, permet de
croiser journaux écrits, sites de stations radios ou de télévision,
dépêches d’agences et archives. Cela sonne le glas de l’unicité des
sources d’information, de même que cela remet en cause
profondément la linéarité de la lecture, les liens hypertextes
permettant à tout moment à un lecteur de partir ailleurs, sans
certitude qu’il revienne toujours vers la page initiale et la fin de
l’article. Un tel phénomène implique de réfléchir à des techniques
journalistiques adaptées pour retrouver des procédés de captation,
et pour offrir sur un même site est tenté d’aller chercher ailleurs.
Comme l’écrivent deux pionniers français de la mise en ligne de
journaux pré-existants : « Internet offre une approche si renouvelée
et mélangée qu’elle déstabilise le fond même des journalismes
écrits et audiovisuels » (Fogel ; Patino, 2005, p. 25-26), notamment
parce que cela ouvre l’ère du « navigateur roi », qui est capable de
construire son offre d’information et qui « visite », le site étant
moins une destination finale qu’une étape dans un parcours
personnel.
Les nouveaux dispositifs techniques permettent aux journalistes de
connaître quasiment en temps réel les réactions d’une partie de leur
public et la façon dont les médias concurrents couvrent le même
fait. C’est une situation d’interactivité et de réflexivité inédite dans
l’histoire, qui offre l’opportunité (mais aussi souvent l’obligation)
aux producteurs de messages d’ajuster très rapidement leur
production à la concurrence et aux réactions du public.
On aboutit dès lors à une situation « d’hyper-concurrence » selon
l’expression de Jean Charron et Jean de Bonville. « L’enjeu de
cette concurrence est la captation de l’attention de plus en plus
volatile d’un public extrêmement sollicité et qui dispose des
moyens techniques et culturels pour exercer ses choix librement et
instantanément. En somme, chaque message doit se frayer un
chemin jusqu’au public. Les principaux agents de cette
concurrence ne sont donc plus seulement, comme autrefois, les
patrons, les gestionnaires et les responsables des services
commerciaux des entreprises de presse ; ce sont aussi et surtout les
producteurs de message, en l’occurrence les journalistes » (Brin ;
Charron ; de Bonville, 2004, p. 276). Hyperconcurrence qui peut se
ressentir concrètement par l’affichage du nombre de visiteurs et
lecteurs des articles, avec une présentation de l’information sous
forme de classements : contenu le plus récent mis en ligne, le plus
consulté, le plus commenté, le mieux noté par les lecteurs, le plus
recommandé par l’audience, le plus envoyé par mail à des amis…
Les journalistes doivent être préparés à affronter une telle pression.
La question n’est plus de savoir, désormais, si le passage en ligne
des rédactions traditionnelles est viable ou non. Tout le monde s’y
met, et si le modèle de stabilité économique est encore à trouver,
les grands titres sortent progressivement d’une logique de niche,
avec un accès réservé à des abonnés qui ont les moyens et l’envie
de payer pour une information de qualité, au profit d’un accès
libre, compensé par l’augmentation des recettes publicitaires.
Selon les analystes, le marché de la publicité en ligne croît de 40 à
50 % par an, ce qui explique que le New York Times ou le
Financial Times (en octobre 2007) aient annoncé la création d’un
système mixte, avec accès gratuit à un quota d’articles, puis
abonnement. Un marché du journalisme numérique existe donc et
est même en plein essor. Les chiffres d’audience de la presse
quotidienne d’information calculés annuellement par TNS Sofrès
en témoignent (7 mars 2007). Les titres écrits ont 23 250 000
lecteurs par jour (du lundi au samedi) en moyenne, et depuis 2006
un indicateur cross-média a été créé (l’agrégat hebdomadaire
QUOTWEB : quotidiens + leurs sites internet) qui montre la part
importante de lecteurs sur la toile, puisque l’audience grimpe alors
à 35 768 000, soit 50 % de lecteurs en plus. Si Le Figaro a perdu
10,5 millions d’euros en 2007, les autres branches du groupe (les
magazines et les sites Internet) sont rentables. Le site Lefigaro.fr a
ainsi gagné 7 millions d’euros en 2007 (Le Monde, 6 février 2008).
Les pratiques journalistiques sont aussi bouleversées par l’essor
des médias numériques. Trois formes d’adaptation se sont fait jour
dans les médias traditionnels, dont nous donnons ici des exemples.
1 – La création d’un secrétariat de rédaction spécifique, au sein des
rédactions existantes pour assurer la mise en forme sur un site, de
contenus produits par les journalistes pour leur support d’origine.
(ex : Le Républicain Lorrain avant 2008)
2 – La création de rédactions propres avec un contenu spécifique,
au sein de rédactions existantes. (ex : Télérama ou Le Monde)
3 – La création en propre de sites d’information, ex nihilo, sans
autre support de diffusion. (ex : Rue 89 ou Médiapart)
Cette évolution remet donc en cause aussi bien l’économie globale
des médias que les pratiques du métier et est le grand défi de la
profession pour les années qui viennent.

Logiques sociales et professionnelles à l’origine


d’une malinformation
28 F. Heinderyckx utilise le terme « malin-formation » pour regrouper une
série de comportements journalistiques qui aboutissent à proposer aux
publics une information peu conforme aux canons annoncés du métier
et aux aspirations démocratiques liées à la liberté de la presse et au
devoir d’information du journalisme. On peut du coup se livrer à une
sociologie critique des pratiques journalistiques, en mettant en relation
les conditions concrètes d’exercice du métier avec certaines dérives
observées dans le journalisme et parfois dénoncées par les journalistes
eux-mêmes, comme aux États-Unis (Borjesson (dir.), 2003). On ne peut
esquisser ici qu’un rapide panorama. Il s’agit de restituer l’analyse
critique des informations diffusées, dans le cadre d’une analyse des
conditions socio-économiques et des logiques professionnelles de
fabrication de l’information. Trois facteurs principaux peuvent ainsi
conduire à la production d’une « malin-formation ».

L’urgence

29 Par rapport à l’idéal affiché de recherche de vérité et de respect de


principes d’objectivité, les conditions socio-économiques de travail
mettent parfois les journalistes en porte-à-faux. La mise en place d’une
information en temps réel et en continu (24/7 comme disent les
Américains pour 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7) place les journalistes
dans des situations souvent délicates, voire impossibles. Sommés de
prendre l’an-tenne, de réagir au plus vite pour alimenter le site, le direct
et l’urgence ouvrent grandes aux journalistes les portes des
approximations non recoupées et la transmission de rumeurs
incontrôlées.
30 L’assimilation de l’objectivité au respect de la règle dite du « he says,
she says », qui assure à chaque partie en conflit un accès à la parole ne
manque pas également de poser problème. En effet, en se contentant de
mettre sur un même plan deux paroles, les journalistes renoncent à leur
mission qui est d’éclairer les publics sur la vérité des faits. Le cas
typique est celui des annonces sur le nombre de manifestants : « 10 000
selon la police, 60 000 selon les organisateurs ». Une telle distorsion est
le fruit d’un mécanisme connu : la Préfecture tend à sous-estimer pour
nuire à l’idée de succès de la mobilisation, inversement les
organisateurs gonflent souvent leurs chiffres, d’autant plus qu’ils
anticipent sur la minoration des autorités. Lancer à part égale ces deux
mensonges n’en fait pas une vérité. Pas plus que de laisser
implicitement entendre que la vérité se trouve au milieu, en faisant la
moyenne des deux chiffres. La mission des journalistes serait de
compter eux-mêmes, comme ils ont appris à le faire à France Grenoble.
Pire encore, cette règle d’équilibre permet à ceux qui sont attaqués
d’ouvrir un contre feux et d’obtenir ainsi une tribune permettant de
présenter des mensonges éhontés en face de certaines vérités. Mettre sur
un même pied, un mensonge et des vérités sous prétexte d’objectivité,
revient à fourvoyer la mission d’information.

La connivence avec les sources

31 La question de la relation aux sources est porteuse de paradoxes qui


peuvent déboucher sur une malin-formation. L’actualité est a priori, le
domaine de l’inattendu, du renouvellement quotidien. Aussi, dans un
univers incertain, les journalistes doivent être capables de réagir très
vite. Par ailleurs, l’information ne se récolte pas seulement par enquête
personnelle, mais aussi auprès de sources qui font elles-mêmes œuvre
de récolte de données.
32 L’intérêt du journaliste est de stabiliser ses relations avec des sources
fiables. Mais comment viabiliser et inscrire dans la durée de tels liens,
et rester totalement indépendant de ses sources ? On observe que ces
liens aboutissent fréquemment à des liens d’amitié et de complicité qui
ne favorisent pas la mise à distance critique. Le journaliste Daniel
Carton a bien souligné par exemple les pièges du « off the record » 11 .
Et difficile à justifier par un intérêt supérieur de l’information,
l’acceptation des journalistes politiques de s’unir à leurs sources par un
pacte de discrétion est appelé off the record. Le procédé consiste à
accepter des confidences des leaders en échange d’une stricte
confidentialité et donc d’une impossibilité d’en faire état publiquement.
Les journalistes n’en retirent donc que la satisfaction de savoir des
choses, de devenir des initiés mais sans que cela ne profite directement
à leur public.
33 La transgression de cette règle condamnerait celui qui s’y livre, à subir
un ferme démenti de la part de l’intéressé et surtout, l’écarterait
définitivement du cercle des informés. Ne pouvant se payer un tel luxe,
les journalistes acceptent donc de rester captifs d’informateurs qui leur
livrent une information, mais dont ils ne peuvent rien faire, sauf la faire
passer sous couvert d’un « on murmure dans l’entourage de… » ou via
la publication d’un livre de confidences plusieurs mois ou années après
les faits. « Le off agit comme le dernier sérum de vérité de la politique.
Une vérité jamais exposée puisque savoir se taire est devenu la suprême
qualité d’un journaliste politique voulant être reconnu et admis » écrit
D. Carton.
34 Le cas de la journaliste Judith Miller est révélateur de la mise en place
aux États-Unis d’un circuit de « blanchiment de l’information sale » 12 ,
lié à la professionnalisation des techniques du spin doctoring*,
singulièrement dans l’administration Bush. Il s’agit d’informations à
usage politique que les conseillers distillent de façon parcimonieuse et
ciblée auprès de quelques journalistes, tout heureux de se retrouver en
« une » de leur journal, grâce à des « scoops » qu’on leur sert en
échange d’un regard peu critique sur la valeur de ce qui leur est donné.
Cette tactique consiste, pour une source, à créer une association
privilégiée avec un ou des journalistes, un ou des titres de presse, en
entrant dans une logique d’échanges. C’est exactement ce qu’illustre la
façon dont Judith Miller couvrit durant plusieurs années, pour le New
York Times, la question irakienne (affaire des enveloppes pleines
d’anthrax, puis justification de la guerre et enfin recherche vaine des
armes de destruction massive en Irak, dont elle a annoncé à plusieurs
reprises la quasi découverte). Judith Miller en a dévoilé certains
mécanismes dans les colonnes de son journal, avant de le quitter
définitivement 13 . Elle y reconnaît notamment qu’elle a reçu
l’autorisation par le Pentagone « de voir des informations secrètes »
mais qu’elle « n’a pas été autorisée à discuter » avec sa propre
rédaction, ce qui est pourtant le b a ba du métier, d’où le regret qu’elle
présente : « J’aurais pu exprimer une frustration à M. Libby de n’avoir
pas été autorisée à discuter avec les rédacteurs certaines informations
sensibles sur l’Irak ».
35 Dans l’ouvrage très critique sur le journal Le Monde, de Péan et Cohen,
qui a donné lieu à une vive polémique, un des chapitres les plus
intéressants et les moins contestés par les intéressés concerne la façon
dont Edwy Plenel est devenu un spécialiste reconnu des « affaires »
d’État. Il a fait carrière au Monde en nouant des relations privilégiées
avec Bernard Deleplace, secrétaire général de la FASP (Fédération
autonome des syndicats de police), devenant son conseiller officieux.
Selon les deux enquêteurs, Edwy Plenel a aidé B. Deleplace à rédiger
un mémorandum remis au nouveau ministre socialiste de l’Intérieur.
36 Durant l’année 1985, il a contribué à la préparation de la nouvelle
formule du journal de la Fasp, Police d’aujourd’hui. Il aurait aussi
contribué à rédiger les axes programmatiques du syndicat. En échange,
Edwy Plenel « a tôt fait de déployer un système de collecte de
renseignements très efficace, véritable cabinet noir à l’intérieur d’un
ministère traditionnellement jaloux de ses secrets. De fait, Bernard
Deleplace rémunère Edwy Plenel : si ce n’est en cash, du moins en
informations inédites. Celles-ci vont l’aider à devenir le journaliste
d’investigation le plus connu de France, contribuant à doper les ventes
de certains numéros, à la grande satisfaction de la direction d’un Monde
alors en difficulté » (Péan ; Cohen, 2003, p. 77). « Non seulement le
journaliste bénéficie ainsi peu à peu de véritables réseaux qui l’aident
dans la conduite de ses enquêtes, mais le point limite du système est
atteint quand Deleplace demande à des policiers de mener des enquêtes
parallèles, en dehors de leurs heures de service, pour le compte du
journaliste du Monde ! » (ibid. p. 78). Se forme donc un tandem
Deleplace-Plenel : « devenu puissant grâce au premier, le second, par
des accroches et des articles louangeurs, modèle un personnage de plus
en plus important, tout en augmentant par ricochet sa propre puissance.
Il encourage même Deleplace à « écrire » un livre dans la collection Au
vif du sujet, qu’il codirige chez Gallimard » (ibid. p. 81).

Les contraintes économiques

37 On doit aussi évoquer les conditions économiques du travail


journalistique. Dans le cadre de la constitution de groupes de
communication, des stratégies de convergence cherchent une nouvelle
rentabilité au sein des entreprises appartenant à un même groupe. La
branche information peut, à bon droit, être considérée par les
responsables d’autres branches comme un débouché publicitaire naturel.
Le choix des invités cinéma sur un plateau de journal télévisé a souvent
beaucoup à voir avec le fait que la chaîne est coproductrice, par
exemple. Mais cela peut aller plus loin. Il n’est plus rare donc de voir
certains traitements de l’information être parasités par ces logiques de
convergence. François Demers y voit une nouvelle pratique
journalistique 14 notamment au Québec. Le groupe Québecor a lancé
sa version de l’émission Star Académie sur sa chaîne de télévision
généraliste : TVA. « Le PDG du groupe a alors explicitement conscrit
tous les médias lui appartenant pour soutenir l’œuvre commune,
l’opération Star Académie, y compris dans leurs contenus d’information
journalistique. La promotion croisée d’une opération commerciale
mettant le journalisme à contribution directe est le cœur de cette
pratique nouvelle ».
38 En 2003, un journaliste culturel du Républicain Lorrain a reçu un
avertissement écrit suite à un article très critique sur la venue de la
chanteuse Jennyfer, en tournée en Lorraine après sa victoire à la Star
Académie. TF1 avait protesté auprès de l’intéressé et des autorités du
journal, en invoquant le partenariat commercial qui les liait. Dans le
même esprit, en mars 2006, le groupe Prisma avait préparé une note
(retirée après une levée de bouclier interne), demandant à ses
journalistes qui écriraient un livre, de s’engager « à ne pas mettre en
cause l’un des partenaires ou annonceurs publicitaires de Prisma
presse ».
39 La course au rendement financier et temporel est également un facteur
favorisant l’émergence de la malinformation. La multiplication des
supports au sein d’un même groupe, avec le souhait de rationaliser
l’usage des personnels, pour minimiser les coûts, aboutit dans certains
groupes à une dégradation notable des conditions de travail 15 , un
journaliste pouvant avoir à remplir plusieurs éditions différentes des
supports d’un même groupe. Au sein du groupe Chicago Tribune, quand
Internet commençait à bien s’imposer dans la rédaction, la situation
devint celle-ci : « L’équipe locale produit 8 versions et 3 éditions du
journal, 7 émissions d’information télévisée et un nombre incalculable
de produits divers sur Internet. Le marché des journaux s’étant contracté
et la concurrence s’étant intensifiée en matière de télévision et
d’Internet, la Tribune a redéfini le rôle des reporters afin qu’ils puissent
travailler sur plusieurs médias à la fois. Un reporter peut désormais
écrire un article pour l’édition du soir, paraître à l’écran pour traiter le
même événement à la télévision et étoffer l’information avec les
spécialistes d’Internet en leur suggérant des liens avec d’autres sites ou
événements. Ces pratiques maintiennent les coûts à un bas niveau. Mais
elles absorbent une partie du temps que les journalistes consacraient à
leurs recherches » 16 .

Plan de l’ouvrage
40 Pour rendre compte de la complexité de la recherche sur le journalisme,
nous avons croisé quatre approches :
a. une approche globale. Le texte de D. Wolton remet en perspective l’évolution du métier de
journaliste avec les transformations contemporaines de l’espace public.
b. une approche sociographique. Il s’agit d’interroger les caractéristiques de la profession de
journaliste. Le texte de C. Leteinturier présente les résultats de la dernière enquête
décennale sur les titulaires de la carte de presse, en pointant les évolutions du métier.
c. une approche par les pratiques journalistiques. Le texte de J. Charron revient sur la notion
d’agendasetting et questionne ainsi la relation des journalistes à leurs sources. L’article de
P. Riutort remet en perspective les évolutions du journalisme à travers la figure du
journalisme économique, pendant que celui de Jean-Marie Charon fait de même avec le
journalisme politique.
d. une approche critique. P. Champagne dresse un panorama complet et très instructif des
diverses contraintes sociales et contradictions dans lesquelles les journalistes doivent
évoluer.

BIBLIOGRAPHIE
Références bibliographiques citées
Beharrell , P., Philo , G., Trade Unions and the media, Londres, McMillan, 1977.
Borjesson, K., (dir.), Black list : quinze grands journalistes américains brisent la loi du silence,
Paris, Les Arènes, 2003.

Bourdieu, P., Sur la télévision, Paris, Liber éditions, 1996.

Brin C., Charron J., de Bonville J. (dir.), Nature et transformation du journalisme. Théorie et
recherches empiriques, Sainte Foy, Presses de l’Université Laval, 2004.
Charaudeau, P., Les médias et l’information. L’impossible transparence du discours, Bruxelles,
De Boeck, INA, 2005.

Charon, J.-M., Les journalistes et leur public : le grand malentendu, Paris,


Vuibert/INA/CLEMI, 2007.
Cohen , S., Young , J., The manufacture of news : deviance social problems and the mass
media, Londres, Constable, 1973.
Fogel J.-F., Patino B., Une presse sans Gutenberg, Paris, Grasset, 2005.

Glasgow University Media Group, Bad news (Vol. 1), 1976, More bad news, (Vol. 2), Londres,
Routledge and Keagan, 1980.
Heinderyckx, F., La malinformation, Bruxelles, éditions Labor, 2003.

Pean, P., Cohen, P., La face cachée du monde, Paris, Mille et une nuit, 2003.
Tuchman , G., Making news, a study in the construction of reality, New York, Free Press, 1978.

NOTES
2. voir Mathien, M., « Les journalistes et le pacte républicain. Les fondements historiques de la
profession », in Hermès no 5, Paris, CNRS éditions, 2003, p. 121-130 et aussi Mercier, A.,
« L’institutionalisation de la profession de journaliste », in Hermès no 3-14, Paris, CNRS
Éditions, 1994, p. 219-235.
3.Lavigne, A., « L’omniprésence des relationnistes. Des relations de presse stratégiques aux
pratiques hors du contrôle des journalistes », in Pratiques novatrices en communication
publique, journalisme, relations publiques et publicité, Laval, Presses de l’Université de Laval,
2005, p. 103-126.
4. Traduction française (Réseaux, no 1, 1992, p. 75-99).
5. Extrait de Duroy, A., « Les liaisons dangereuses du journalisme et de la politique », in
Hermès no 5, Les journalistes ont-ils encore du pouvoir ?, Paris, CNRS éditions, 2003, p. 131-
136.
6.Mercier, A., « Logiques journalistiques et lecture événementielle des faits d’actualité », in
Hermès no 6, Paris, CNRS Éditions, 2006, p. 23-35.
7. « Outreau, la nouvelle donne journalistique », in Libération, 14 mars 2006.
8. Chiffres cités par Esther Duflo, « L’aide au prorata des médias », in Libération, 21 novembre
2005. Elle montre que l’ampleur des dons internationaux a été directement affectée par le niveau
de couverture médiatique des catastrophes survenues depuis un an.
9. Voir les travaux pionniers sur ce qui fait la valeur d’une information pour les journalistes (la
« newsworthiness ») : Galtung, J., Ruge, M., « The structure of foreign news » Journal of
International Peace Research, 1, 1965, p. 64-91.
10. http://www.digitalcenter.org/pdf/2008-Digital-Future-Report-Final-Release.pdf, p. 2.
11.Carton, D., « Bien entendu, c’est off ! », Ce que les journalistes politiques ne racontent
jamais, Paris, Albin Michel, 2003.
12.Mercier, A., « Judith Miller ou le blanchiment de l’information sale », Les cahiers du
journalisme, no 6, automne 2006, p. 220-233.
13. Miller , J., « A personnal account. My four hours testifying in the Federal Grand Jury
room », The New York Times, 16 octobre 2005, p. 31.
14.Demers, F., « La convergence comme nouvelle pratique journalistique », in Pratiques
novatrices en communication publique, journalisme, relations publiques et publicité, Laval,
Presses de l’université de Laval, 2005, p. 77-101.
15. McChesney , R., « The problem of journalism, a political economic contribution to an
explanation of the crisis in contemporary US journalism », Journalism studies, vol. 4, n o , août
2003, p. 299-329.
16.Klinenberg, E., « Journalistes à tout faire de la presse américaine », Le Monde diplomatique,
février 1999, p. 7.

AUTEUR
ARNAUD MERCIER

Professeur en sciences de l’information et la communication à l’Université de Metz et membre


de la rédaction en chef d’Hermès, a dirigé le laboratoire Communication et politique du CNRS
de 2004 à 2006. Ses recherches portent sur le journalisme, le traitement de l’information et la
communication politique.
Journalistes, une si fragile
victoire…
Dominique Wolton

NOTE DE L’ÉDITEUR
Reprise du no 35 de la revue Hermès, Les journalistes ont-ils encore du
pouvoir ?, 2003
1 Les journalistes sont apparemment les grands vainqueurs de ce demi-
siècle. Et ce pour quatre raisons liées aux valeurs, à la technique, à
l’économie et à la culture.
2 Pour les valeurs, le changement est considérable, même si on l’oublie
trop souvent. Dans l’affrontement Est-Ouest, les valeurs de liberté et
démocratie l’ont emporté. La liberté de la presse est devenue l’horizon
de la communauté internationale, et même si elle n’est pas toujours
respectée, loin s’en faut, la valeur en est acceptée. Ce sont les régimes
autoritaires et dictatoriaux qui doivent maintenant se justifier. Presque
partout, au prix parfois de leur vie, les journalistes travaillent dans le
monde.
3 La deuxième victoire, après celle des idées, est celle des techniques. Les
satellites, la radio, la télévision et Internet permettent maintenant de
produire et d’envoyer des informations, presque en temps réel, de
n’importe quel coin du monde. Impensable il y a encore trente ans. Le
village global, pour l’information-presse, est devenu une réalité. La
mondialisation de l’information, surtout pour les pays du Nord, est l’un
des changements les plus spectaculaires des trente dernières années.
4 La troisième rupture est économique. Les industries de l’information et
de la communication sont en pleine expansion au plan mondial. Les
quatre plus grandes multinationales ne sont-elles pas les industries de la
communication dans lesquelles on trouve à la fois des journaux, des
radios, des télévisions, des maisons d’édition, du cinéma, de la musique,
des logiciels ? Dans toutes ces industries, la presse joue un rôle certain
et les emplois existent. Le nombre de journalistes dans le monde, et
particulièrement dans les pays occidentaux, a presque triplé en deux
générations. Cela ne veut pas dire que le métier s’exerce facilement, car
les pressions sont proportionnelles à l’élargissement du champ* de
l’information et aux concentrations, fusions et restructurations de plus
en plus nombreuses, mais cela veut dire au moins que c’est un secteur
dynamique qui permet d’absorber – ce qui a toujours été sa force – des
individus venant d’horizons différents.
5 Enfin, quatrième victoire d’ordre culturel. Les journalistes sont un peu
les héros des temps modernes, en tout cas fortement identifiés et
valorisés par rapport aux hommes politiques, entrepreneurs,
enseignants… Ils sont omniprésents dans la vie publique, culturelle et
politique. Tout accès à la communication passe par eux, ce qui leur
confère un pouvoir réel. D’autant que l’idée de liberté, de contre-
pouvoir, d’information, est au cœur de la culture contemporaine et les
journalistes en sont le symbole.
6 Néanmoins, toutes ces victoires posent de redoutables défis à une
profession inévitablement fragile, parce que composée d’individus.
D’autant que les journalistes travaillent sur l’information, qui n’est
jamais une donnée naturelle, mais une donnée construite par des
hommes, à destination d’autres hommes, et dont personne ne sait jamais
comment elle est reçue. Les journalistes ont donc apparemment du
pouvoir, ils en ont d’ailleurs, mais leur action est beaucoup plus difficile
qu’ils ne le croient, ou même le disent. Et surtout, leur légitimité*
s’effrite presque proportionnellement à leur visibilité. L’un des risques
est de confondre la visibilité, et parfois le prestige dont ils sont l’objet,
avec la réalité de leur métier.
7 En réalité, la profession est confrontée à cinq défis qui sont autant liés à
la victoire d’une certaine conception de l’information qu’aux
contradictions d’une profession qui, pour l’instant, a surfé sur les
mutations qui lui ont été favorables, plutôt qu’elle n’a essayé de les
maîtriser.

Informer n’est plus communiquer


8 Hier, les deux étaient synonymes. Les techniques de production,
diffusion, réception de l’information étaient si contraignantes que toute
information était reçue, et la plupart du temps acceptée par les publics.
À cette difficulté technique, s’ajoutait la rareté de l’information.
Aujourd’hui, c’est l’inverse. Grâce à la technique, un nombre
considérable d’informations circulent dans tous les sens. Cela rompt la
chaîne traditionnelle émetteur-message-récepteur qui fonde la
communication. Les journalistes sont beaucoup moins certains qu’hier,
dans un univers saturé d’informations, que les leurs seront acceptées.
9 Il n’y a plus de lien direct entre information et communication, et entre
les deux, le récepteur est de plus en plus actif. La communication n’est
plus naturelle, il faut la construire. Or les journalistes, dans leur vision
du monde, avaient tendance à valoriser la problématique de
l’information et à dévaloriser celle de la communication, réduite le plus
souvent au commerce, au marketing ou à la publicité. L’information
était noble, la communication douteuse. Aujourd’hui, non seulement il
n’y a pas d’information possible, quel que soit le support, sans une
stratégie de communication, mais de plus le problème de la
communication, c’est-à-dire des conditions d’acceptation par les
publics, devient crucial, par le simple fait de l’élargissement du champ
de l’information. Plus il y a d’informations sur des sujets mondiaux,
liées à de multiples cultures, accessibles sur de multiples supports, plus
la question de leur acceptation par les publics, eux-mêmes de plus en
plus nombreux, est importante.
10 C’est la victoire même de l’information qui remet la question de la
communication au centre du rapport information-communication.
11 La vitesse de circulation pose aussi un problème nouveau. La vitesse de
production de l’information et son volume croissant laissent entière la
question de la compréhension du monde. L’information ne suffit pas à
« dissoudre » la complexité du monde. C’est pourquoi les journalistes
doivent absolument compléter leur travail, en faisant appel aux autres
professions : universitaires, spécialistes, experts, qui peuvent compléter
la logique de l’information par celle de la connaissance. Les
connaissances sont aujourd’hui le complément indispensable de
l’information, à condition que chacun reste à sa place. Les journalistes
doivent rendre compréhensibles les événements d’un monde compliqué
et instable. Les universitaires et les spécialistes doivent fournir les clés
de la connaissance et de la culture pour essayer d’interpréter ces
informations. Les connaissances, avec leur épaisseur historique,
permettent en général de donner une certaine perspective à la logique
événementielle.

L’emprise de l’économie
12 Globalement, le secteur de l’information et de la communication est en
pleine expansion économique, mais davantage du côté des possibilités
offertes par les systèmes d’information liés aux nouvelles technologies
et aux réseaux à haut débit, que du côté des médias traditionnels. Si la
radio peut être lucrative, la télévision l’est moins, la presse quotidienne
très peu, la presse magazine et spécialisée beaucoup plus. Autrement
dit, c’est à la fois un secteur dans lequel il y a beaucoup d’argent en
circulation et où l’économie stricte de l’information-presse reste fragile.
Difficile pour les journalistes de se repérer dans ce gigantesque
malstrom économique. Ils en bénéficient souvent, sur le plan
professionnel, même si les conditions d’emplois restent précaires, et
même si le milieu perçoit, confusément, ce glissement de logique où
l’économie s’impose de plus en plus, modifiant le cœur du métier.
13 Le décalage entre la forte culture politique des journalistes, et leur faible
culture économique – nécessaire pour préserver leur place et leur
autonomie, dans un secteur en pleine restructuration – est accentué par
ce changement de statut de l’information dont on ne parle pas assez. Il y
a d’une part une réalité de l’information devenue une marchandise dans
une économie généralisée de la société de l’information, et d’autre part
la subsistance d’un discours classique et important sur la liberté de la
presse. Comme si le changement de statut de l’information, dans
l’économie, n’avait pas d’impact sur la conception de l’information-
presse, ou comme si on pouvait réduire cette question de l’information,
devenue marchandise, à la problématique classique de la liberté
politique de l’information.
14 Hier, l’information était avant tout une valeur politique, et elle était
finalement vendue à un prix relativement modeste. Aujourd’hui, c’est
l’inverse. L’information est abondante, mais vendue de plus en plus cher
aux publics destinataires de plus en plus ciblés, car on est passé d’une
conception politique à une conception économique de l’information. Il y
a d’ailleurs un paradoxe. Soit l’information est de plus en plus chère,
soit elle est gratuite, avec l’essor de la presse gratuite. Ce qui, dans les
deux cas, illustre le changement du cadre de référence. La presse écrite
est confrontée, à la gratuité, et à l’opposé, pour les systèmes
d’information, on voit une segmentation des marchés et la montée des
prix. Il y a d’une part une économie de l’information qui se met en place
au plan mondial, et qui tend à faire payer de plus en plus cher toutes les
informations rares ou utiles, et il y a d’autre part, sous couvert de
« démocratie » – en réalité d’économie de la publicité – la tendance à
développer des journaux gratuits.
15 Dans les deux cas, c’est le même phénomène. C’est le concept
d’information politique liée à une bataille d’émancipation qui est battu
en brèche. L’information payante ramène à l’idée du lien qui existe
depuis toujours entre information et pouvoir. L’information gratuite à la
dévalorisation du concept même d’information citoyenne. Il y a donc
banalisation et changement de statut de l’information.

Valoriser le statut de l’information-presse


16 Le changement de statut de l’information va obliger les journalistes à
définir les critères déontologiques qui permettent de valider une
information-presse. Si tout le monde peut mettre n’importe quoi sur
Internet et y accéder, il faut bien que le public puisse distinguer
rapidement l’information labellisée par des professionnels (les
journalistes de l’information), de celle produite et distribuée par tous
ceux qui ont un accès à Internet.
17 Labelliser l’information-presse par rapport à toutes les autres
informations est un impératif catégorique. À côté de l’information-
presse, on trouve l’information-service en pleine expansion dans le
monde entier, et qui est probablement le principal atout des nouvelles
technologies ; l’information-institutionnelle, très bien gérée par les
acteurs économiques et politiques qui ont compris la nécessité d’être
présents dans l’espace public ; l’information-connaissance, liée à toutes
les bases de données et aux systèmes d’information professionnels qui
vont croître, au fur et à mesure des échanges et de la croissance d’une
économie de la connaissance au niveau mondial.
18 Aujourd’hui, tout est information, dans la « société de l’information »,
mais on comprend vite qu’il ne s’agit pas de la même information selon
que l’on parle de la bourse, de l’économie, des services, du savoir, de la
culture, de la politique !
19 Non seulement il faut préserver une information universelle, bon
marché, liée au statut de citoyen, mais il faut, en plus, que ces mêmes
citoyens distinguent facilement les informations validées par les
professionnels de la presse que sont les journalistes de toutes les autres
informations produites par les acteurs de la société où la dimension de
conviction, ou d’intérêt, l’emporte sur la déontologie de l’information-
presse. Le problème pour les journalistes est de redéfinir, et de défendre
suffisamment nettement des critères de distinction pour protéger
l’information la plus fragile, celle qui est liée au statut de la presse.
20 Pour défendre le statut de l’information-presse, les journalistes doivent
s’allier avec les archivistes et documentalistes qui, dans l’économie de
l’information, jouent un rôle considérable. Sans eux, les journalistes ne
peuvent plus faire leur travail, tant ils sont submergés par le volume de
l’information. Le pôle journaliste-documentaliste pourra plus facilement
distinguer les autres types d’information, notamment tout ce qui
concerne le publi-reportage et les multiples formes d’informations
institutionnelles.
21 Ce travail sur les différents types d’information obligera aussi les
journalistes, et leur organisation syndicale, à augmenter les liens avec le
milieu universitaire au sens large. Les uns et les autres regardent la
même réalité, mais différemment. Et plus il y a d’informations et de
connaissances de toute nature, plus les journalistes ont besoin des
repères, et de la connaissance universitaire. À condition que chacun
reste bien à sa place et que les journalistes, par exemple, à partir d’un
certain degré de notoriété, ne croient pas tout savoir. Cette tendance est
évidemment plus forte pour « l’élite journalistique » que pour les autres,
cependant, c’est la pointe visible de l’iceberg. Logique de l’information
et logique de la connaissance sont complémentaires pour essayer de
rendre compte d’un monde dont les frontières ne cessent de s’élargir, où
les événements politiques sont de plus en plus nombreux, ainsi que les
acteurs et les institutions intervenant sur ce même monde.
22 À vrai dire, face à l’explosion de l’information, et de son marché, la
préservation du statut de l’information-presse comme enjeu politique de
la démocratie passe par la constitution d’une sorte de triangle :
journaliste-documentaliste-universitaire.

L’émergence du récepteur et la diversité culturelle


23 Plus il y a d’information, plus le rôle du récepteur devient central, car
contrairement à ce que l’on a longtemps cru, et qui a été invalidé par les
faits, le récepteur n’est jamais passif. Il sélectionne, trie, hiérarchise,
accepte, refuse, et plus il est exposé à un flux croissant d’information,
plus il se tiendra à distance. Les journalistes ne doivent pas écrire en
fonction des publics, mais ils ne peuvent non plus ignorer la capacité
active que ceux-ci ont d’accepter ou de refuser l’information.
24 Le public d’aujourd’hui, plus éduqué et informé, est donc plus critique à
l’égard de l’information et des journalistes. Ce qui va obliger beaucoup
plus les journalistes à tenir compte de la diversité culturelle des
récepteurs. C’est un des plus gros enjeux politiques de la mondialisation
de l’information. L’information bâtie sur un modèle occidental est
aujourd’hui distribuée dans le monde entier, de manière identique, sans
tenir compte des diversités culturelles. Comme si tout le monde avait la
même conception de l’information. Comme si tout le monde avait la
même conception de la liberté, du rapport au pouvoir, de la hiérarchie,
du droit de critique. Il suffit déjà de se rendre compte des différentes
conceptions de l’information existant au sein de l’Europe et entre celle-
ci et les États-Unis ! L’Occident, un peu arrogant, s’imagine qu’il
détient, pour le monde entier, la vérité de ce qu’est l’information, et la
liberté de l’information, tout simplement parce que c’est en Europe que
ces concepts essentiels ont été inventés entre le xviiie et le xixe siècles et
que l’Europe les a exportés dans le monde entier. Parfois pour de
bonnes raisons, parfois pour de moins bonnes… Le modèle occidental
de l’information est contesté. Il faudra demain organiser une
cohabitation entre plusieurs valeurs de l’information, de telle sorte que
l’information occidentale, aujourd’hui la plus libre, et la plus pluraliste,
ne fasse pas l’objet d’un rejet, le Sud n’y voyant que la trace d’un
impérialisme culturel. Les techniques d’information sont mondiales,
l’information n’est pas mondiale, le citoyen n’est pas mondial. C’est
cette contradiction qu’il faut maintenant gérer. En sachant qu’en trente
ans, partout dans le monde, la culture de l’information s’est
considérablement développée. C’est d’ailleurs le bénéfice de cette
liberté croissante de l’information, mais la conséquence doit en être une
attention, beaucoup plus forte, aux diversités culturelles. Or, l’Occident
a tendance à confondre le fait que ses informations sont de plus en plus
accessibles dans le monde, avec le fait que le monde partage sa
conception de l’information… Là aussi, il va falloir faire
l’apprentissage de la diversité culturelle. Pas de liberté de l’information
demain sans une réflexion sur la diversité culturelle.
25 La dimension universelle de l’information et du travail journalistique
passe aujourd’hui par l’acceptation d’un relativisme historique pour
permettre aux autres cultures d’appréhender cette information
occidentale, en général la plus libre, sans la rejeter. L’universalisme de
l’information occidentale passe par un relativisme historique pour ne
pas être l’objet d’un rejet. Non que l’Occident doive abandonner sa
philosophie de la liberté et de l’information, mais qu’il évite de croire
qu’elle est « naturellement » meilleure. Et qu’il fasse un effort pour
comprendre d’autres systèmes de valeurs, afin que s’établisse ainsi un
dialogue interculturel favorable à tous.
26 Le paradoxe est que les journalistes, pour faire leur travail, ont besoin
d’une certaine « inconscience », et ne pas trop prendre en compte les
autres visions du monde qui concurrencent la leur et leur travail. Mais
ils vont y être obligés par les réactions de méfiance qu’ils vont
rencontrer.
27 Les journalistes sont sur le fil du rasoir : obéir à leur conception de
l’information ; rester indépendants ; faire honnêtement leur travail ;
tenir compte de la diversité culturelle, sans s’y soumettre.

La grandeur du métier de journaliste


28 Plus il y a de professionnels de l’information, plus il faut spécifier le
métier de journaliste qui, à partir des événements, construit des
informations à destination du public, le plus large possible. Car la
légitimité du journaliste tient au lien très fort qui existe, entre son
métier, et la démocratie de masse. C’est par rapport à une certaine
éthique de l’information, et avec la possibilité d’intervenir sur tous les
aspects de la réalité, qu’existe ce métier, aussi fragile que la liberté de la
presse. Et son pouvoir ne vient, en définitive, que de la confiance
accordée par le public. Si l’objectivité est depuis toujours impossible,
l’honnêteté par contre reste un idéal à privilégier. Et de plus en plus.
29 Caractériser le métier, c’est aussi distinguer les différents types
d’activités liées à l’information et à la presse. Et surtout oser rappeler
que « l’élite journalistique » que l’on rencontre dans chaque pays ne
correspond qu’à une partie de la profession. C’est cette élite qui est le
plus souvent rejetée, car les citoyens y voient une collusion avec toutes
les autorités, une certaine arrogance et sûreté de soi, finalement
contradictoires avec un métier où la modestie est sans doute la valeur la
plus importante à défendre. Car le journaliste voit, souvent, en premier,
l’irrationalité du monde et de l’Histoire. Et les publics, de plus en plus
attentifs à cette réalité, supportent mal de voir le comportement de plus
en plus content de lui de cette minorité de journalistes qui confondent le
fait de « voir » les grands de ce monde, avec le fait d’en faire partie. La
proximité des décideurs de tous ordres devrait les rendre de plus en plus
modestes. On assiste au contraire au mouvement inverse depuis trente
ans. Les publics voient ce processus et le supportent de moins en moins.
Rappeler que l’écrasante majorité des journalistes n’a pas de rapport
avec ce petit milieu dirigeant de chaque pays aurait un effet positif. Là-
aussi, chacun à sa place.
30 Pourquoi les journalistes ne se distinguent-ils pas de ceux devenus
souvent la caricature du métier en en devenant l’élite ? Les journalistes
d’agence, par exemple, si essentiels à la production de toute
l’information mondiale, n’ont rien à voir avec la médiatisation de cette
élite, ni la plupart du temps, les journalistes correspondants à l’étranger.
Le rappeler permet de montrer les multiples facettes d’un métier à la
fois en expansion, et fragile.
31 De même, faudrait-il que les journalistes, en Occident, desserrent l’étau
des sondages. Pas un jour, dans la presse, sans un sondage. Comme s’il
n’y avait que l’information quantitative. Mais les journalistes, en
privilégiant à l’excès les sondages, réduisent leur travail d’enquête, leur
liberté d’esprit critique et confortent le sentiment qu’un individu, ou une
rédaction, ne peuvent avoir raison, contre une information quantifiée.
C’est toute la dimension qualitative du métier qui est en cause dans le
glissement d’une activité journalistique qui, en dehors de la stricte
couverture des événements, se réduit de plus en plus à un commentaire
des sondages.
32 En réalité, la mondialisation de l’information va obliger les journalistes
du Nord à une certaine réserve, car les confrères du Sud, et avec eux
tous ceux qui accèdent de plus en plus aux informations, réalisent que la
liberté de l’information n’est pas si naturellement garantie au Nord.
Certes, il y a moins de dictateurs, mais les liens entre l’économie, la
politique, les finances et les enjeux économiques du secteur de
l’information sont tels que les journalistes du Nord doivent devenir plus
modestes. Ils n’ont pas, sur leur propre secteur, la rigueur
d’investigation* qu’ils affichent par ailleurs pour d’autres secteurs
d’activités.
33 Le résultat favorable de la mondialisation de l’information est d’obliger
à diversifier les rôles et comportements des journalistes, et à retrouver
une certaine retenue qui, finalement, ramène le travail du journaliste sur
l’enquête, qui est le centre de son métier. Mais cela passe par un effort
sérieux de formation. À la fois pour mieux comprendre les enjeux de la
mondialisation de l’information, les réalités et contradictions des
sociétés occidentales et pour s’ouvrir aux autres sociétés et cultures. Le
journaliste n’est ni un justicier, ni un compagnon du pouvoir, ni un
politique, ni un universitaire en culotte courte.
34 Pour ma part, cela fait des années qu’à la fois je défends ce métier,
indispensable à la démocratie, j’en rappelle sa fragilité, au-delà de son
apparente victoire, et réfléchis aux moyens d’en renforcer le statut et les
liens, avec des professions dont les valeurs sont proches. J’en ai parlé
dans de nombreux livres, L’information demain. De la presse écrite aux
nouveaux métiers (1979) ; La folle du logis (1983) ; Terrorisme à la
une : médias, terrorisme et démocratie (1987) ; War Game,
L’information et la guerre (1991) ; La dernière utopie. Naissance de
l’Europe démocratique (1993) ; Penser la communication (1997) ;
Internet et après. Une théorie critique des nouveaux médias (1999).
Sauver la communication (2005).
35 Dans un monde saturé d’informations, de rumeurs et de mensonges, le
rôle du journaliste, visant à déchiffrer le monde et les événements pour
essayer de les expliquer au plus grand nombre, est fondamental. Entre
l’action et la connaissance, leur métier, centré sur une information
validée par eux, est déterminant. Cette fonction de médiateur est encore
plus importante aujourd’hui qu’hier car l’espace de la communication
est plus vaste, et les enjeux de paix et de guerre, liés aux
incompréhensions et mensonges, encore plus nombreux.
36 C’est en distinguant plus nettement les trois logiques fondamentales, de
l’information, de la connaissance, et de l’action que l’on peut aussi
contribuer à défendre et refonder le métier de journaliste, si
indispensable à la démocratie. Le comble serait que, au moment où les
valeurs de la démocratie n’ont finalement jamais été autant présentes
dans le monde, l’un des métiers qui en est le symbole, sans en être le
seul, se voie progressivement délégitimé.
37 Au-delà des performances techniques, des mirages ou des réalités de
l’économie de l’information, l’essentiel reste bien ce lien entre
information et journalisme. L’information n’existe jamais en soi ; elle
est toujours le résultat d’une construction, discutable, par des hommes
qui, tel Fabrice à Waterloo, voyant le spectacle fou du monde, essayent
de le comprendre pour l’expliquer à d’autres hommes, innombrables, et
invisibles. C’est cette chaîne, finalement fragile, entre les événements,
l’information et les journalistes qui fait l’intérêt de ce métier. Sa
grandeur ? Les valeurs qu’il incarne et qui permettent, comme pour la
démocratie, d’en critiquer les erreurs, ou les dérives, au nom même des
valeurs qui le portent, pour l’améliorer. Les journalistes, avec quelques
autres, sont les fantassins de la démocratie.

AUTEUR
DOMINIQUE WOLTON

Créateur et directeur de l’Institut des Sciences de la Communication du CNRS (ISCC).


Directeur de la Revue « Hermès ».
L’hétérogénéité des journalistes
Christine Leteinturier

NOTE DE L’ÉDITEUR
Reprise du no 35 de la revue Hermès, Les journalistes ont-ils encore du
pouvoir ?, 2003
Statuts des journalistes titulaires de la carte de presse en 2000, 2006 et 2008. (Source Carte
d’Identité des Journalistes Professionnels, CCIJP)

Total au 01 2000 Total au 01 2006 Total au 01 2008

Titulaire mensualisés 21 759 25 276 26 145

Titulaire pigistes 4 832 5 639 5 601

Demandeurs d’emplois 1 086 1 582 1 312

Directeurs 472 479 521

Stagiaires mensualisés 2 354 2 277 2 463

Stagiaires pigistes 1 182 1 250 1 259

TOTAL 31 685 36 503 37 301

Dont premières demandes 2 180 (dont 307*) 1 979 (dont 303*) 2 162 (dont 322*)

* Diplômés d’une école reconnue par la profession


On voit ici que la profession continue de croître à un rythme
régulier dans toutes les catégories. Le nombre de diplômés des
écoles reconnues officiellement par la profession, à l’issue du
respect d’une procédure exigeante, varie peu d’une année à l’autre.
Et leur proportion reste stable et minoritaire. La profession de
journaliste embauche encore et de façon ouverte.

Évolution de la part des pigistes parmi les journalistes français de 1955 à 2008 (source
CCIJP)

Année Effectif journalistes % Pigistes

1955 7 000 5,5

1965 9 990 6,2

1975 13 635 9,6

1985 21 749 12,1

1990 26 614 15

1999 31 903 18

2003 35 539 18

2006 37 009 18,7

2008 37 301 18,4

Le nombre de pigistes* s’accroît avec l’augmentation des


journalistes. La pige a pris de plus en plus de place dans le métier,
ce qui traduit une augmentation de formes de précarité qui
fragilisent forcément la position de ceux qui sont sous ce statut,
face aux pressions qu’ils peuvent subir, au sein de la rédaction et
en dehors. Cependant, il faut constater que depuis 1999, le
pourcentage des pigistes connaît une stabilité, comme si un palier
avait été atteint dans la précarité.

Salaires mensuels conventionnels bruts de base en Euros (source Syndicat National des
Journalistes, SNJ)

Barèmes paritaires de base/4e trim. 2007

Le journalisme français est traversé par de fortes disparités


salariales. Pas seulement entre les statuts différents et selon
l’ancienneté, ce qui est le cas de toutes les professions, mais aussi
en fonction du média. Il existe des écarts entre Paris et les
provinces, entre la presse quotidienne et la presse magazine, entre
les supports papiers et la radio. Ces disparités prouvent à l’envie
que le métier est en fait éclaté, tant il est vrai que sous un même
statut, avec une même carte professionnelle, on peut gagner du
simple au double.
Si les femmes sont encore loin de la parité avec les hommes dans
ce métier, tant au niveau quantitatif, que des salaires ou des
chances d’accès aux postes de responsabilité, la répartition des
nouveaux titulaires de la carte professionnelle montre que la métier
se féminise progressivement, les femmes étant désormais chaque
année un peu plus nombreuses que les hommes à arriver dans le
métier.

Répartition hommes femmes lors de premières demandes de cartes entre 2000 et 2008
(source CCIJP)

Années Hommes Femmes

2000 1 132 1 048

2003 935 942

2006 909 1 070

2008 1 015 1 147

Arnaud Mercier

1 Cet article présente les principaux résultats d’une radiographie de la


population des journalistes français au 1er janvier 2000, c’est-à-dire
celle des 31 903 journalistes français détenteurs de la carte
professionnelle 1999 réalisée grâce au concours de la Commission de la
Carte d’Identité des Journalistes Professionnels (CCIJP), (Devillard et
al., 2001).
2 La CCIJP 1 est un organe professionnel paritaire créé par la loi du 29
mars 1935 portant le statut du journaliste professionnel, qui attribue la
carte professionnelle, symbole de l’appartenance des journalistes à ce
groupe. Les critères retenus pour l’attribution de cette carte sont, pour
l’essentiel, relatifs aux revenus (tirer le principal de ses ressources de
son activité journalistique), à l’activité (collaborer à une ou plusieurs
rédactions) et au statut des entreprises (agences de presse et assimilées,
entreprises de presse et assimilées).
3 Si l’obtention de la carte de presse crée symboliquement l’appartenance
à un groupe ainsi unifié, celui de journaliste professionnel, cette unité
apparente est relativement trompeuse. En effet, l’analyse des différentes
données 2 qui permettent de construire le profil socio-démographique
et professionnel des journalistes fait apparaître des facteurs de
différenciation qui s’opposent assez fortement à ce que cette
dénomination de « journaliste professionnel » peut avoir d’unificateur.
Plusieurs éléments sont des facteurs significatifs de différenciation au
sein de la profession : la situation professionnelle, le média d’exercice,
la formation...

Des conditions d’exercice de l’activité très


variables
4 Premier facteur de différenciation entre les journalistes, la situation
professionnelle dans l’entreprise définie par le statut, la fonction, la
qualification et le revenu mensuel brut, tous éléments qui sont fortement
corrélés au média d’exercice.
5 Le statut est un élément distinctif important car il divise le groupe entre
journalistes pigistes (18,4 % des journalistes en activité) exerçant
souvent leur activité dans un cadre précaire (CDD ou rémunération à la
copie) et journalistes salariés mensualisés (81,6 %) bénéficiant d’une
plus grande stabilité de l’emploi.
6 Même si pour une fraction importante, le passage par le statut de pigiste
est une situation temporaire, certains journalistes font des « carrières »
de pigistes. En effet, plus de 35 % des pigistes ont une ancienneté
professionnelle supérieure à dix ans, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas pu, ou
n’ont pas souhaité, être intégrés dans une entreprise avec un statut
stable. Pour les pigistes, l’accès à des positions hiérarchiques
intéressantes ou prestigieuses, et aux revenus associés, est pratiquement
impossible.
7 Atteindre une position hiérarchique d’encadrement, elle-même
susceptible d’une évolution tout au long de la carrière, est un autre
élément de différenciation : 38 % des salariés ont des responsabilités de
gestion d’équipes, mais seulement 3 % des pigistes. Cet accès à des
fonctions d’encadrement discrimine aussi fortement les femmes. Les
postes dits « base » correspondent, en général, à des activités de terrain
et concernent 62 % des salariés mensualisés et 97 % des pigistes.
Répartition de la population des journalistes en fonction du statut – Total, femmes et
hommes – 1999

Statut Effectifs En % Femmes (%) Hommes (%)

Journaliste titulaire 22 644 71 67,1 73,5

Journaliste stagiaire 3 1 785 5,6 7 4,7

Directeur 483 1,5 0,6 2,1

Total Journaliste 24 912 78,1 74,7 80,3

Pigiste titulaire 4 863 15,2 17,2 13,9

Pigiste stagiaire 856 2,7 3,4 2,2

Total Pigiste 5 709 17,9 20,6 16,1

Demandeur d’emploi 1 281 4 4,7 3,6

100 % 100 %
% et effectifs 31 903 100 % 12 546 19 447
(39 %) (61 %)

8 Les métiers des journalistes, au-delà de la dénomination collective


commune, sont très variés, contribuant à l’hétérogénéité des situations
professionnelles observables. La typologie de la CCIJP en recense plus
de 300 qui ont été ramenées à une trentaine, en conformité avec les
typologies classiques de la convention collective et des barèmes de
salaires 4 . La catégorie la plus nombreuse est celle de « rédacteur-
reporter » qui représente 45 % des effectifs d’ensemble mais 65,4 % des
« journalistes base ». Cette catégorie même est assez floue, ce qui
correspond aussi à la polyvalence croissante des journalistes entre desk
et terrain. Parmi les fonctions d’encadrement, c’est celle de rédacteur en
chef – rédacteur en chef adjoint qui domine, avec 12,5 % des effectifs
mais 40 % des « journalistes cadres ».
9 Ces métiers variés s’exercent sous des statuts différents. Ceux de
dessinateurs, de reporters photographes et de journalistes reporters
d’images s’exercent de façon significative, entre 50 % et 35 %, sous le
statut de pigiste. D’autres métiers rassemblent une part de pigistes
moindre, mais supérieure à la moyenne, entre 29 % (rédacteur-reporter)
et 25 % (rédacteur-réviseur). En revanche, les métiers techniques de la
mise en page (secrétariat de rédaction, maquette et graphisme)
s’exercent majoritairement sous le statut de salarié mensualisé.

La mosaïque des médias d’exercice


10 Le média d’exercice est le deuxième facteur de différenciation. En effet,
le paysage médiatique français est très diversifié, qu’il s’agisse des
supports (presse ou audiovisuel ou télématique), de la périodicité (du
pluriquotidien des médias audiovisuels et télématiques à la multitude
des périodicités de la presse), des contenus (de la presse spécialisée
traitant de tous les sujets imaginables aux radios et télévisions
généralistes) ou de la couverture géographique des médias (radios
locales, hebdomadaires départementaux, grands quotidiens régionaux
ou grands médias nationaux, agences internationales).
11 La presse écrite fait travailler l’essentiel des journalistes avec 72,82 %,
très loin devant l’audiovisuel (21 % avec 12,4 % pour la télévision et
8,5 % pour la radio) et les agences (6 %).
12 Ceci correspond de façon assez logique à la structure du marché
caractérisé, en particulier, par un très grand nombre d’entreprises de
presse et de titres. Les statistiques de la Direction du Développement
des Médias 5 dénombrent plus de 3 460 titres, dont la plupart sont des
périodiques portant sur des sujets très différents, et concernant soit les
amateurs, soit les professionnels. Ceci explique que la presse spécialisée
fasse travailler environ 33 % de l’ensemble des journalistes. Il faut
également noter que c’est en presse spécialisée que l’on trouve les
tirages les plus élevés, supérieurs à un million d’exemplaires (presse de
télévision et presse féminine).
13 On dénombre à peine une centaine de quotidiens, dont une dizaine ayant
une couverture nationale. Les quotidiens régionaux ont une diffusion
très supérieure à celle des quotidiens nationaux mais aussi des
rédactions très nombreuses : ils font travailler plus de 20 % de
l’ensemble des journalistes contre seulement 7,5 % pour les quotidiens
nationaux.
Pigistes et salariés permanents – Part dans les effectifs des médias (en % de chaque média)
– 1999

Pigistes Salariés mensualisés Ensemble des journalistes

Agences photographiques 42,7 57,3 0,9

Télévisions régionales 31,7 68,3 5,5

Autres télévisions 30,2 69,8 3,3

Presse spécialisée grand public 26,3 73,7 21,0

Radios nationales 23,6 76,4 3,3


Pigistes et salariés permanents – Part dans les effectifs des médias (en % de chaque média)
– 1999

Presse magazine d’information générale 22,8 77,2 5,3

Télévisions nationales 21,9 78,1 3,5

Autres agences 19,1 80,9 2,1

Presse quotidienne nationale 19,6 80,4 7,4

Presse spécialisée technique et professionnelle 17,1 82,9 11,7

Radios locales 16 84 5,3

Presse institutionnelle 14,7 85,3 4,2

Agences mondiales d’information 10,1 89,9 3,1

Presse quotidienne régionale 6,8 93,2 20,1

Presse régionale non quotidienne 6,1 93,9 3,1

5 640 24 685 30 325


Effectif total et en %
(18,6 %) (81,4 %) (100 %)

14 Les entreprises de télévision, en particulier celles susceptibles de faire


travailler des équipes importantes de journalistes sont peu nombreuses :
il s’agit surtout des cinq grandes chaînes nationales hertziennes (3,5 %
des journalistes), de quelques chaînes régionales (en particulier FR 3)
ou locales et de quelques chaînes d’information. En radio, la situation
est identique. Certes il existe plus de 1 200 stations 6 de radio mais
50 % sont des radios associatives et 22 % des radios musicales où
l’information est quasi absente. Restent alors surtout les radios du
groupe Radio-France, les grandes stations commerciales (RTL, Europe
1 ou RMC) et les grands réseaux nationaux (NRJ) qui emploient 3,3 %
des journalistes.
15 Tous ces médias n’ont pas les mêmes pratiques de recrutement et de
gestion de leurs effectifs. C’est ainsi que la part des pigistes dans les
rédactions est très variable en fonction des secteurs médiatiques
(Ruellan ; Marchetti, 2001).
16 Le groupe des pigistes est sur-représenté dans les agences
photographiques, dans les chaînes de télévision, les radios nationales et
la presse magazine, généraliste ou spécialisée grand public (45 à 22 %
des effectifs).
17 Ces secteurs ont une gestion spécifique de leur personnel journaliste.
Dans les agences photographiques, les photographes sont rarement
salariés permanents. Dans l’audiovisuel et surtout la télévision régionale
(31,7 % de pigistes), les pigistes représentent véritablement un volant de
main d’œuvre flexible, plus souple à gérer et qui permet de compléter
les effectifs sans engager l’entreprise. La presse d’information générale
(presse quotidienne, nationale et régionale, et presse magazine) et les
agences internationales comptent la plus grande part de salariés
mensualisés (81 à 94 %) et un pourcentage significatif de cadres (entre
28 et 34 % des effectifs).
18 Les écarts de rémunération accentuent les différences selon les médias.
Les quotidiens nationaux, l’audiovisuel national, les grandes agences
mondiales et la presse magazine d’information générale proposent à
leurs salariés des rémunérations plus élevées.
19 Au-delà des éléments de structure de la profession, ce sont les
spécificités même de chacun des médias et de chacune des entreprises
qui créent des différences entre les journalistes. Ces indicateurs
conditionnent fortement la pratique quotidienne de l’activité
journalistique, en particulier la culture propre à chaque entreprise et la
variété des pratiques de recrutement.
Un groupe original : les titulaires de la carte de
presse diplômés des écoles agréées
20 Le troisième facteur important de différenciation à l’intérieur du groupe
est celui de la formation. Ne font l’objet de cette analyse que les seuls
diplômés d’une école professionnelle agréée titulaires de la carte 1999,
aucune autre donnée sur la formation des journalistes n’étant disponible
dans la base de données de la CCIJP.
21 Ces journalistes issus des formations agréées par la Convention
collective des journalistes sont nettement plus jeunes (52 % ont entre 26
et 35 ans contre 30,3 % pour l’ensemble). L’observation des lieux de
naissance et de résidence montre une présence plus importante de la
province : 75,5 % sont nés en région contre 63,9 % pour l’ensemble et
42,3 % travaillent en région contre 39,7 %. Il faut d’ailleurs noter
l’existence d’une relation entre les lieux de naissance et la localisation
des écoles de formation, dont cinq sur huit reconnues en 1999 sont
installées en province.
22 Leur situation professionnelle diffère également de celle de l’ensemble
des journalistes. Plus jeunes ils sont logiquement plus nombreux à être
pigistes (19,6 % contre 18,4 % pour l’ensemble). Mais pour eux, le
statut de pigiste (à la pige ou en CDD) n’est qu’une étape dans leur
parcours. Très peu de pigistes diplômés des formations agréées (12,5 %
contre 40 % pour l’ensemble des journalistes) ont plus de 40 ans.
23 L’analyse de la présence des diplômés des écoles agréées par secteurs
d’activité permet de mesurer leur place relative dans les effectifs des
différents secteurs médiatiques. Ceci permet également d’identifier
l’avantage relatif que représente le passage par une formation reconnue
pour accéder aux médias considérés comme les plus prestigieux.
24 Dans les télévisions régionales, les radios, les agences mondiales, ils
représentent plus du quart des effectifs (28,5 à 26 %), soit le double de
leur présence moyenne dans l’ensemble de la population active des
journalistes (12,2 %). Ils sont également assez fortement représentés
dans les télévisions nationales (21,6 %) et les « autres télévisions »
(16,9 %) et dans la presse quotidienne nationale (15,7 %) et régionale
(13,1 %). Dans les radios locales, les « autres agences » et la presse
magazine leur présence correspond à leur part dans l’ensemble du
groupe des journalistes. En revanche dans les autres secteurs, presses
spécialisées, agences photographiques et presse régionale non
quotidienne, leur présence est moindre puisqu’ils ne représentent que
2,5 à 7,3 % des effectifs.
25 Le passage par une école agréée semble rendre l’accès aux médias
réputés les plus prestigieux (agences, audiovisuel et presse quotidienne)
plus aisé. Les journalistes femmes sont effectivement un peu plus
nombreuses (12,7 %) que les hommes (11,4 %) à être passées par une
école reconnue et ce phénomène s’accentue : les effectifs des écoles ont
tendance à se féminiser. Et quand elles sont issues d’une école
professionnelle agréée, elles sont proportionnellement plus nombreuses
dans l’audiovisuel et dans les grands médias nationaux ou régionaux
d’information générale. Le passage par une école de journalisme agréée
par la profession représente un avantage réel pour les femmes
journalistes en termes de carrière.
Journalistes diplômés des écoles agréées titulaires de la carte 1999 – Présence dans les
effectifs des médias (en % de l’ensemble des actifs)

Diplômés des écoles agréées % de En % de l’ensemble


l’ensemble des actifs du média des journalistes

Télévisions
28,5 5,5
régionales
Radios nationales 26,1 3,3

Agences mondiales
26 3,1
d’information

Télévisions
21,6 3,5
nationales

Autres télévisions 16,9 3,3

Presse quotidienne
15,7 7,4
nationale

Internet 15,2 0,2

Journalistes diplômés des écoles agréées titulaires de la carte 1999 – Présence dans les
effectifs des médias (en % de l’ensemble des actifs)

Presse quotidienne régionale 13,1 20,1

Radios locales 12,2 5,3

Autres agences 11,8 2,1

Presse magazine d’information générale 10,4 5,3

Presse institutionnelle 7,3 4,2

Presse spécialisée technique et professionnelle 6 11,7

Presse spécialisée grand public 5,8 21

Presse régionale non quotidienne 4 3,1

Agences photographiques 2,5 0,9

3 810 30 619
Rappel effectif total et en %
12,2 % 100 %
26 Les journalistes diplômés des écoles agréées occupent donc, en général
des positions apparemment plus favorables que la moyenne des
journalistes. Cela se traduit bien sûr par des éléments matériels
mesurables (accès à des positions cadres plus facile, revenus plus
élevés) mais aussi des éléments symboliques, à savoir l’accès aux
médias qui occupent le haut d’une hiérarchie implicite dont les critères
d’organisation seraient d’une part la visibilité nationale ou
internationale et d’autre part la proximité au monde politique.
27 Cette analyse des données statistiques de la CCIJP confirme donc
l’hétérogénéité de la profession, qui apparaît relativement éclatée et
moins unie qu’on ne le croit. Cependant, l’analyse statistique n’offre
qu’une photographie globale de la profession, mais les situations
individuelles sont loin d’être aussi « prédéterminées » que ce qu’elle
suggère car ces positions individuelles s’expliquent aussi par les
dimensions subjectives qui ont présidé, pour chaque journaliste, au
choix de cette profession et à la façon dont, ensuite, cette carrière et ses
conditions d’exercice sont perçues et gérées.

BIBLIOGRAPHIE
Références bibliographiques
Devillard, V., Lafosse, M.-F., Leteinturier, C., Rieffel, R., Les Journalistes français à l’aube
de l’an 2000. Profils et parcours, ed. Panthéon-Assas, LGDJ, 2001.
Ruellan, D., Marchetti, D., Devenir journalistes. Sociologie de l’entrée sur le marché du
travail, Documentation française, 2001.
NOTES
1. Site de la CCIJP [www.ccijp.org].
2. Les données présentées ici concernent l’ensemble des journalistes titulaires de la carte de
presse 1999, ce qui ne recouvre pas totalement l’ensemble de ceux qui exercent des fonctions
journalistiques.
3. Tout nouvel entrant dans la profession relève de la position de « stagiaire » pendant deux ans.
Toutefois les diplômés des écoles reconnues ne sont stagiaires qu’un an et certaines
spécialisations techniques (photographe par exemple ou JRI) permettent l’accès direct à la
position de titulaire.
4. Cf. site [www.snj.fr].
5. Direction du développement des médias, Tableaux statistiques de la presse. Édition 2001,
Documentation française, 2001.
6. Service juridique et technique de l’information et de la communication, Indicateurs
statistiques de la radio, 1999.

AUTEUR
CHRISTINE LETEINTURIER
Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication, à l’Université Paris
II et Directrice adjointe de l’Institut Français de Presse.
Médias et sources : Les limites du
modèle de l’agenda-setting
Jean Charron

NOTE DE L’ÉDITEUR
Reprise du no 17/18 de la revue Hermès, Communication et politique,
1995.
1 Une des hypothèses les plus florissantes dans la recherche
contemporaine sur les effets des médias est celle dite de l’« agenda-
setting ». La notion d’agend asetting désigne un modèle qui établit une
relation causale entre l’importance que les médias accordent à certains
sujets (issues) et la perception qu’ont les consommateurs de nouvelles
de l’importance de ces sujets. Les médias influencent l’ordre du jour des
affaires publiques dans la mesure où le public ajuste sa perception de
l’importance relative des sujets à l’importance que les médias leur
accordent.
2 Cette idée, qui a été formalisée et testée pour la première fois par
McCombs et Shaw 1 , a ouvert la voie à un important courant de
recherche en communication politique. La recherche classique en ce
domaine consiste à comparer l’agenda des médias (les thèmes abordés
par les médias et l’importance qu’ils leur accordent) avec l’agenda du
public (mesuré par des enquêtes où l’on demande aux gens de dire quels
sont à leur avis les problèmes les plus importants auxquels la société fait
face), pour tenter de dégager une relation de causalité entre les deux.
3 Au fil des ans, les chercheurs ont précisé le modèle en testant plusieurs
variables intermédiaires : le type de médias (les effets respectifs du
journal et de la télévision), le type de thèmes (plus ou moins
controversés, familiers, complexes ou abstraits), le degré d’information
préalable des personnes interrogées, le degré d’intérêt pour la politique
(et celui de participation à la politique), les habitudes de consommation
des médias, etc.
4 L’hypothèse d’un effet d’agenda-setting des médias sur le public est
maintenant généralement admise, bien que les corrélations nulles, les
observations incompatibles avec l’hypothèse et les conclusions
incertaines qui abondent dans la littérature, indiquent que ces effets sont
contingents.
5 L’idée que les médias parviennent, dans une certaine mesure, à dicter
l’ordre des préoccupations des citoyens, soulève plusieurs questions
fondamentales : l’agenda-setting n’affecte-t-il pas aussi les jugements
ou les attitudes des gens à l’égard des objets hiérarchisés par les
médias ? Quelle est l’autonomie des médias dans l’établissement de leur
propre agenda et quel est l’apport des sources d’information dans la
définition de l’agenda des médias ? Comment se forme l’agenda des
décideurs politiques ? Quelle est son influence sur l’agenda des médias
et du public ? Bref, comment s’exerce l’influence respective des
décideurs, des médias et des citoyens dans le processus de formation de
l’agenda des affaires publiques, et quelle est la mesure de cette
influence ?
6 Un des principaux champs* d’étude visés par l’extension du modèle
d’agenda-setting est celui qui porte sur les relations entre les médias et
les sources d’information, plus particulièrement les décideurs politiques.
Nous voulons ici discuter du potentiel intégrateur du modèle de
l’agenda-setting sur ce point précis. Il apparaît en effet que la
transposition à l’étude des relations sources-médias d’un modèle
élaboré à l’origine pour rendre compte des relations médias-public pose
quelques problèmes de « traduction ». Par une critique des recherches
empiriques* qui, à partir du modèle d’agenda-setting, tentent de
mesurer l’influence réciproque des journalistes et des sources politiques
dans la production du contenu des médias, nous voulons souligner
certaines limites théoriques et méthodologiques de cette approche.

L’agenda des « quoi »


7 Les études qui s’inspirent le plus directement du modèle de l’agenda-
setting s’emploient plutôt à mesurer l’influence des sources – en
comparant le contenu thématique du discours d’une ou de plusieurs
sources – et le contenu thématique du discours de presse, pour tenter
d’établir une relation causale entre les deux. Il s’agit donc de transposer
à la relation sources-médias le devis de recherche le plus couramment
employé dans les études sur les relations médias-public. Les études qui
adoptent ce devis sont nombreuses ; nous n’en donnerons ici qu’un
exemple.
8 McCombs et ses collègues ont étudié les effets d’agenda-setting des
discours des présidents américains sur l’État de l’Union 2 . Ils ont
comparé l’agenda exposé dans quatre discours prononcés par trois
présidents américains avec l’agenda des médias le mois précédent et le
mois suivant chacun des discours. Compte tenu de l’importance de la
figure présidentielle dans le système politique américain et de la nature
même de ce type de discours (dans lequel le président expose ses
priorités), et compte tenu de tout ce qui s’est écrit sur le « contrôle » de
la presse par le président, les auteurs s’attendaient à ce que les discours
présidentiels influencent l’agenda des médias de façon significative,
c’est-à-dire que les médias traitent des thèmes abordés dans ces
discours.
9 Ces sujets ont donc été classés par ordre d’importance (selon l’espace
consacré à chacun) ; on a, de la même façon, ordonné les thèmes
abordés par la presse (dans le New York Times et le Washington Post, et
dans les bulletins de nouvelles de soirée de ABC, CBS et NBC), selon le
nombre de nouvelles qui leur étaient consacrées avant et après chaque
discours.
10 Les résultats sont extrêmement variables d’un discours à l’autre. Pour
celui de Nixon en 1970, la corrélation de rang entre l’agenda du
discours et l’agenda des médias est plus forte après qu’avant le discours,
ce qui, pour les auteurs, confirme l’hypothèse de l’agenda-setting. Mais
les résultats sont inversés pour celui de Carter de 1978 ; la corrélation
est plus forte avant qu’après le discours, ce qui suggère, selon les
auteurs, que le président aurait en quelque sorte calqué son agenda sur
celui des médias.
11 L’allocution de Reagan de 1982 présente à elle seule des résultats
contradictoires ; les corrélations suggèrent que le discours aurait
influencé la couverture ultérieure des journaux, mais aurait été influencé
par la couverture antérieure de la télévision. Quant à son discours
de 1985, il présente une situation similaire à celle de Carter en 1978 : la
corrélation entre le discours et la couverture est plus forte avant
qu’après le discours, ce qui suggère que le président a davantage été
influencé par la presse que l’inverse.
12 Les variables étudiées par les auteurs ne leur permettent pas d’expliquer
ces variations dans les résultats ; ils suggèrent cependant qu’elles sont
dues à la personnalité des présidents, au degré d'« adversité » entre la
presse et le président et à des causes « situationnelles » et
« historiques ».
La notion de « setting »
13 Le modèle de l’agenda-setting, une fois transposé aux relations sources-
médias, laisse à penser que l’influence consiste pour la source à
transférer des « thèmes » (issues) aux médias. L’idée d’une définition de
l’agenda des médias par transfert apparaît peu appropriée pour
caractériser ce qui est susceptible de se passer entre des journalistes et
des sources. Elle est la traduction, à propos des « effets » des sources
sur les médias, du vieux modèle de l’aiguille hypodermique qui a
longtemps servi à expliquer les effets des médias sur les publics.
14 On notera d’abord que l’accès des sources au système de production et
de diffusion de l’information et leur capacité d’agir sur la production de
l’actualité politique n’ont rien d’automatique, même dans le cas des
sources dites officielles ; il s’agit du produit d’un « travail », d’une
action stratégique qu’il faut analyser.
15 Les études qui tentent de se dégager du « media-centrism » de la
recherche sur les médias, pour étudier l’action des sources, font la
lumière sur le « travail » que les sources officielles doivent consentir
pour obtenir cet accès, et prennent la mesure des contraintes que le
système médiatique fait peser sur elles (voir par exemple Charron,
1994 ; Taras, 1990 ; Ericson et al., 1989). Ces recherches aboutissent à
des conclusions très nuancées sur l’influence respective des sources et
des médias dans le processus de production de l’actualité et mènent au
constat qu’il n’y a rien de moins approprié pour caractériser l’action des
médias que l’image de la courroie de transmission.
16 L’idée de transfert ramène la fonction journalistique à une fonction de
sélection, c’est-à-dire à cette métaphore du journaliste « gatekeeper »
qui laisse ou non « passer » l’agenda défini par la source. Or, on sait que
la production de l’information médiatique implique bien davantage
qu’une fonction de tri. Certes, le traitement de l’information suppose
une série d’opérations dont certaines peuvent être, sur le plan formel,
assimilées à des opérations de sélection comme le choix et la
pondération des items. Par contre, la notion de sélection ne peut rendre
compte des opérations de décodage/recodage, d’interprétation, de
contextualisation, de structuration et d’intervention (enquêtes,
opérations de suivi, etc.).
17 Les études sur le fonctionnement des médias et les pratiques
journalistiques nous enseignent que la nouvelle ne peut pas être
conceptualisée comme un matériau pré-défini, produit à l’initiative de la
source, et sur lequel le journaliste n’intervient pas autrement que par
sélection. Les chercheurs en ce domaine s’accordent plutôt à dire que
les nouvelles ne sont pas sélectionnées, mais construites, et que cette
construction est l’œuvre conjointe des journalistes et des sources.
18 Conscients de cette limite du modèle, certains auteurs ont suggéré
d’abandonner la notion d’agenda-setting au profit de la notion
d’agenda-building, laquelle désigne un processus collectif d’élaboration
d’un agenda impliquant une certaine réciprocité entre les médias, les
décideurs et le public.
19 Mais qu’il s’agisse de « setting » ou de « building », le modèle suppose
un échange entre la source et la presse, où chacun agit et réagit à
l’action de l’autre en fonction de ses intérêts, de ses valeurs, de ses
ressources et de ses contraintes. La nouvelle serait en quelque sorte le
produit de l’addition ou de la combinaison de l’apport de l’un et de
l’autre ; la source suggère un agenda que le journaliste éventuellement
transforme. Ce modèle néglige de considérer l’éventualité – la plus
probable – que l’action de l’un soit fonction de la réaction anticipée de
l’autre.
20 Quand la source adopte un discours et des thèmes en fonction des
valeurs professionnelles, de la « sensibilité » des journalistes et en
fonction des exigences techniques des médias, on devrait observer une
forte corrélation entre l’agenda de la source et l’agenda de la presse.
21 L’agenda de la source ayant été établi sur la base d’une prévision de la
réaction de la presse, on peut dire que la source, parce qu’elle y tire
avantage, a accepté de se soumettre aux préférences de la presse. En
d’autres termes, lorsqu’il y a conformité entre le discours de la source et
le discours de la presse, c’est qu’il y a eu adéquation entre l’offre de la
source et la demande des médias. Sur quelle base pourra-t-on
déterminer que la source a exercé plus d’influence que la presse ou
l’inverse ? S’il y a eu ajustement mutuel par anticipation de l’un et de
l’autre, on peut dire que l’action de la source et celle de la presse sont
« mutuellement constituées » 3 . La nouvelle n’est donc pas seulement
le produit de la rencontre de deux logiques différentes et en partie
opposées (celle de la presse et celle de la source) ; chaque partie intègre,
dans une certaine mesure, à sa propre logique celle de l’autre.
22 Ainsi, il n’est pas rare qu’une source voulant mettre à l’ordre du jour
une question qui l’intéresse, entre en contact prioritairement avec un
média ou un journaliste qui suit déjà la question de près ; le thème
figure déjà à l’agenda « potentiel » du média ou du journaliste. Il arrive
aussi que les journalistes (par leurs reportages, leurs questions et les
pressions qu’ils exercent) parviennent à « forcer » l’agenda de la source
et l’amènent à aborder des sujets qu’elle aurait préférés éviter.
D’ailleurs, une part importante des efforts de communication publique
des politiciens et des organisations politiques est consacrée à tenter de
rectifier des structures interprétatives imposées par les journalistes eux-
mêmes. La comparaison des agendas, comme technique de mesure de
l’influence, apparaît peu appropriée pour rendre compte de ce genre de
situations.

La notion d’« agenda »


23 La notion d’agenda pose aussi problème. L’agenda désigne la
conscience de l’existence d’un objet et l’importance relative qu’on y
accorde, et se présente comme une liste hiérarchisée de sujets de
préoccupation. Cette notion est une métaphore davantage qu’un concept
scientifique.
24 Employée pour désigner le contenu des nouvelles, elle occulte son objet
davantage qu’elle ne l’éclaire ; elle escamote des dimensions
fondamentales de l’information journalistique. Elle ne dit rien des codes
et des rhétoriques médiatiques et politiques, et rien non plus sur la
substance des « messages ».
25 La métaphore masque en fait les formes les plus significatives
d’influence sur la définition de la réalité politique. Une première forme
d’influence consiste à faire en sorte qu’un sujet soit débattu ; c’est la
seule que la méthode de classement et de comparaison des agendas vise
à mesurer. Une deuxième forme d’influence consiste à faire en sorte
qu’un sujet ne soit pas débattu : ici la méthode classique de l’agenda-
setting ne peut rien mesurer puisqu’il n’y a rien à mesurer. Une
troisième forme, plus déterminante, consiste à imposer une définition de
la réalité à propos d’un objet. La méthode ne peut rien nous apprendre à
ce propos tant que la substance des « messages » n’est pas prise en
compte.
26 Finalement, l’influence, peut-être la plus déterminante et sans doute la
plus difficile à mesurer, consiste non pas dans l’imposition de sujets
proprement dits, mais dans la définition des paramètres à l’intérieur
desquels sont choisis les thèmes qui peuvent être débattus. On entre ici
dans une sphère de phénomènes (la culture et les idéologies), qui sont
l’objet de forces sociales et historiques que les techniques de recherche
empiriques peuvent difficilement saisir, mais qui n’en sont pas moins
centraux pour la compréhension des processus de définition de la réalité
publique à un moment donné de l’histoire.
27 Reese, qui défend la proposition d’une extension du modèle de
l’agenda-setting, affirme que, finalement, « l’agenda-setting est
fondamentalement une théorie de l’influence politique » 4 . Nous ne le
contredirons pas sur ce point (bien qu’il y aurait beaucoup à dire à
propos de l’usage qui est fait ici de la notion de « théorie »), sauf pour
ajouter que si les questions d’agenda donnent lieu à des jeux
d’influence, la notion d’agenda est loin d’épuiser toutes les modalités de
l’influence dans les processus de construction de l’actualité politique.

Pour une approche stratégique


28 En ce qui concerne l’état actuel de la recherche sur les relations sources-
médias, la question est moins de savoir si des formes d’influence
s’exercent entre les sources et la presse (ce dont personne ne doute), ni
même d’en prendre une « mesure », (ce qui suppose qu’il y aurait
quelque chose de systématique, de récurrent et donc de prévisible à
mesurer quantativement – ce dont on doute de plus en plus), que de
comprendre, dans sa complexité et sa contingence, un phénomène
crucial dans les processus de communication politique, c’est-à-dire
comprendre la manière dont s’exercent concrètement les formes
d’influence. Dans cette perspective, il faut recourir à une approche et à
des méthodes susceptibles de rendre compte de cette complexité.
29 Certains travaux, qui s’inscrivent dans la tradition de l’agenda-setting,
mènent d’ailleurs à cette conclusion. C’est le cas des recherches menées
pas une équipe multidisciplinaire (qui comprend des sociologues, des
politologues, des psychologues et des « communicologues »), rattachée
au Center for Urban Affairs and Policy Research de l’Université de
Northwestern. Cette équipe a entrepris d’étudier des cas d’agenda-
building en combinant diverses méthodes (enquêtes par sondages,
entrevues en profondeur, observation directe, analyse du contenu et des
formes narratives des nouvelles) et différentes perspectives (en fonction
de la filiation disciplinaire des membres de l’équipe) pour tenter de
reconstituer, par des études de cas, la dynamique des relations entre la
presse, les décideurs politiques et le public.
30 Grâce à la collaboration d’une équipe de journalistes qui se consacrent
au journalisme d’enquête, les chercheurs ont pu analyser plusieurs cas
d’enquête journalistique, reconstituer dans le détail tout le processus
d’investigation* (du choix du sujet jusqu’à la diffusion/publication des
reportages), analyser la nature des échanges entre les journalistes et
leurs informateurs et réaliser des enquêtes auprès de citoyens et de
décideurs avant et après la diffusion/publication des reportages.
31 On peut résumer l’essentiel des observations de ces chercheurs de la
façon suivante : certains reportages de certains médias, parfois
influencés par certains décideurs à certaines conditions, peuvent parfois
influencer l’agenda de certains publics et de certains décideurs à
certaines conditions… Plus sérieusement, on fera remarquer que les
premiers travaux de cette équipe s’inscrivaient résolument dans le cadre
de l’agenda-setting en tentant d’identifier les facteurs de contingence
qui influencent la relation de causalité entre l’agenda des sources, des
décideurs et du public 5 ; les rapports plus récents – bien qu’ils ne
critiquent pas formellement le modèle initial – prennent une bonne
distance par rapport à ce modèle pour en arriver à suggérer une
approche fondée sur les notions de jeu 6 et d'« écologie des nouvelles »
7.

32 Dans cette perspective, il ne s’agit plus de tester ou d’étayer un modèle


formel en produisant des propositions générales prédictives qui
établissent des relations causales entre l’agenda des sources et l’agenda
des médias, mais de considérer qu’il y a là un « jeu » complexe de
stratégies et de tactiques et que ce qu’il faut comprendre, c’est la
manière dont les joueurs jouent le jeu et le jeu lui-même : le processus
de la gouverne à l’ère des médias. C’est pourquoi ils suggèrent
d’analyser des « parties » jouées à partir d’une approche ethnographique
et historique.
33 Les conclusions de ces travaux – qui rejoignent celles de chercheurs
qui, en dehors de la tradition de l’agenda-setting, se sont intéressés ces
dernières années aux relations sources-médias 8 – nous éloignent d’un
modèle formel pouvant servir de cadre théorique général pour l’étude
des phénomènes dits « d’agenda-building », mais ils peuvent servir de
point de départ pour un renouvellement de la recherche sur les médias et
les sources. Des notions comme celle de « jeu » et d'« écologie des
nouvelles », qui soulignent le caractère à la fois complexe et contingent
de l’influence dans les processus de communication politique, nous
invitent à aborder les actions des « joueurs » du point de vue de
l’analyse stratégique.
34 L’analyse stratégique – telle qu’on l’entend ici – n’a pas de prétention
au statut de « théorie » ; c’est plutôt un ensemble de postulats, de
méthodes, qui suggèrent d’analyser les relations entre des sources et des
médias dans différents champs sociaux comme des systèmes
d’interactions complexes ; le but de l’analyse est de saisir, à travers la
complexité et la contingence, la rationalité des comportements des
acteurs dans le système (Crozier ; Friedberg, 1977).
35 Parler de contingence et de jeu ne mène pas obligatoirement à un
indéterminisme radical. La notion de jeu, si on veut bien lui donner
quelque pertinence théorique, doit plutôt nous amener à considérer
l’action des joueurs d’un double point de vue : celui des contraintes, des
structures, des « déterminismes » qui limitent le champ du possible et
celui de la liberté, du jeu des acteurs dans les structures, un jeu fondé
sur le calcul et l’intérêt. Le jeu est un cadre contraignant (un ensemble
de « règles du jeu », qui font elles-mêmes l’objet de luttes, c’est-à-dire
de jeux) dans lequel les acteurs mettent en œuvre des stratégies et des
tactiques. Tout ne peut donc pas arriver dans le jeu ; par ailleurs la
connaissance des règles ne suffit pas à prévoir ce qui va arriver.
36 L’approche stratégique nous invite en fait à chercher à saisir la
dialectique système-acteur (ou contrainte-liberté), à prendre en compte à
la fois les déterminismes, le poids des structures, et l’indéterminé, ce
qui relève de la liberté des acteurs et de la stratégie.
37 L’analyse du jeu nécessite une connaissance du système de contraintes
et de ressources qui définissent la position de chaque acteur et ses
possibilités d’action. La sociologie des nouvelles nous apprend à ce
propos que l’action des journalistes est le produit d’un ensemble
complexe de facteurs ; elle est déterminée à la fois par des forces
externes (les structures sociales, les valeurs et les idéologies ambiantes
dans une société et les intérêts des « fournisseurs » des ressources
informationnelles, financières et techniques) et « internes » (les
structures du système médiatique, les modes de fonctionnement des
médias en tant qu’organisation, les pratiques et la culture
journalistiques). Et il est sans doute possible de dessiner une sorte de
cartographie des facteurs qui, à différents niveaux de réalité, influencent
l’action des journalistes et le contenu des nouvelles (voir par exemple la
tentative de synthèse de Shoemaker et Reese, 1991).

BIBLIOGRAPHIE
Références bibliographiques
Charron, J., La production de l’actualité. Montréal, Boréal, 1994.
Crozier, M., Friedberg, Å., L’acteur et le système. Paris, Seuil, 1977.
Ericson , R. V., et al., Negotiating Control : A Study of News Sources. Toronto, University of
Toronto Press, 1989.
Shoemaker , P. J., Reese , S. D., Mediating the Message. Theories of Influences on Mass Media
Content. New York/Londres, Longman, 1991
Taras , D., The Newsmakers : The Media’s Influence on Canadian Politics. Toronto, Nelson,
1990.

NOTES
1. McCombs , M. E., Shaw , D. L., « The agenda-setting function of mass media », Public
Opinion Quarterly, 1972, vol. 36, p. 176-187.
2. voir Gilberg , S., et al., « The State of the Union address and the press agenda », in
Journalism Quarterly, 1980, vol. 57, p. 584-588 et aussi Wanta , W., & al. « How President’s
State of Union talk influenced news media agendas. » Journalism Quarterly, 1989, vol. 66,
p. 537-541.
3. Molotch , H., Protess , D. L., Gordon , M. T., « The media-policy connection : Ecologies
of news », in Paletz , D. L. (ed.), Political Communication Research : Approaches, Studies,
Assessments. Norwood, Ablex, 1987, p. 26-48.
4. Reese , S. D., « Setting the Media’s Agenda : A Power Balance Perspective », in Anderson ,
J. S. (ed), Communication Yearbook 14. Newbury Park, Sage, 1991, p. 309-340.
5. Cook , F., et al., « Media and agenda-setting : effects on the public, interest group leaders,
policy makers, and policy », in Public Opinion Quarterly, 1983, vol. 47, p. 16-35.
6. Ettema , J., et al., « Agenda-setting as politics : A Case study of the press-public-policy
connection », in Communication, 1991, n o 12, p. 75-98.
7. Molotch , H., et al., op. cit., 1987.
8.Schlesinger, P., « Rethinking the sociology of journalism : Source strategies and the limits of
media-centrism » in Ferguson, M. (ed.), Public Communication. The New Imperatives. Future
Directions for Media Research. London, Sage, 1990, p. 61-83. Voir aussi Charron, op. cit.,
1994 ; Ericson, op. cit., 1989 ; Taras, op. cit., 1990.
AUTEUR
JEAN CHARRON

Professeur titulaire au Département d’information et de communication de l’Université Laval


(Québec), responsable du Groupe de recherche sur les mutations du journalisme.
Les nouveaux habits du journalisme
économique
Philippe Riutort

NOTE DE L’ÉDITEUR
Reprise du no 44 de la revue Hermès, Économie et communication,
2006.
1 Le journalisme économique occupe une curieuse place : longtemps
dédaigné et méprisé au sein de la profession elle-même, il a fini par
incarner, au cours de ces dernières décennies, de nouvelles pratiques.
Elles sont en phase avec les mutations globales traversées par nombre
d’entreprises de communication : prise en compte des impératifs
commerciaux et publicitaires dans la conception même des produits
journalistiques, appréhension du public par les outils du marketing,
souci de la rentabilité financière. Le journalisme économique finit par
symboliser un journalisme « moderne », qui s’assumerait pleinement.
2 L’évolution des représentations de cette activité journalistique s’est
inscrite dans le même contexte politique et idéologique qui a rendu
possible la « réhabilitation de l’entreprise », et permis la diffusion de
schèmes d’appréhension de la réalité conformes au « raisonnement
économique » à tout un ensemble de secteurs qui en étaient, jusqu’alors,
exemptés. Par conséquent, les redéfinitions contemporaines du
journalisme économique informent aussi bien sur les transformations
d’une spécialité longtemps tenue pour ésotérique, y compris pour ceux
dont c’était le métier, que sur la banalisation progressive de
l’économisme en tant que critère d’évaluation généralisé de l’ensemble
des actions sociales.

L’économie : une cause à défendre


3 Parmi les invariants des discours tenus par les journalistes économiques
à propos de leur activité, la promotion de celle-ci occupe une place
considérable, et ce, quelle que soit l’époque considérée. Si l’intérêt,
pour le sport, semble aller de soi pour un journaliste sportif, il renvoie,
dans le cas de l’économie, à l’histoire propre de cette rubrique. Celle-ci
entretient depuis ses origines lointaines, particulièrement en France, une
« mauvaise » réputation, qui est loin d’être entièrement usurpée. En fait,
il est impropre de parler de journalisme économique avant la fin de la
Seconde Guerre mondiale, tant celui-ci se réduit à de purs débats
techniques (les discussions budgétaires au Parlement, par exemple)
surplombés par les enjeux politiques qui les recouvrent, en raison de
l’indéniable suprématie du journalisme politique sur les rubriques
« annexes ». En outre, les questions économiques sont alors dominées
par les questions financières 1 , à l’exception notable des Échos des
frères Servan-Schreiber, Robert et Émile, qui s’efforcent, depuis le
début du xxe siècle, d’informer prioritairement les (petits) exportateurs
sur leurs activités. Par ailleurs, ce journalisme financier finit par faire
figure de repoussoir à la profession tout entière : la vénalité de la presse
française lui est imputée, le chantage et la corruption n’y sont pas rares
2.
4 Contrairement aux pays anglo-saxons, qui disposent de places
boursières plus imposantes et d’une presse spécialisée plus
« indépendante » en raison de sa structure capitalistique et de l’ampleur
de son lectorat, la presse financière française éclatée et fragile se réduit
à une multitude de « feuilles » disparates 3 . Ces diverses faiblesses ont
agi comme mauvaise conscience pour la génération de la Libération qui
a érigé l’impératif de moralisation en ligne d’action 4 . L’idée que le
journalisme économique doit conquérir sa place de haute lutte dans un
pays où les élites se passent encore volontiers d’économie s’impose,
notamment lorsqu’elles empruntent la voie des écoles de pouvoir, telles
que Sciences-Po ou l’ENA. Cette cause, loin d’être particulariste, leur
paraît digne d’une mobilisation nationale : déplorer le manque de
connaissances des Français en économie, défendre ce savoir comme
matrice du choix éclairé du citoyen et du consommateur apparaît
comme un moyen de crédibiliser le journalisme économique naissant.
5 L’intérêt pour l’économie s’allie indissociablement, chez ces
journalistes « pionniers » – qui découvrent la plupart du temps leur
« spécialité » sur le tas, sans l’avoir préalablement étudiée à l’université
– à un goût marqué pour le social (insupportable aux tenants de
l’orthodoxie financière et de l’engouement pour l’entreprise, alors
relativement marginalisés dans les rédactions). La revendication de la
cause de l’économie place ces journalistes dans une posture privilégiée
de domination consentie envers leurs sources principales (les hauts
fonctionnaires modernisateurs et, à un moindre degré, les syndicalistes
planificateurs de la CFTC ou de la CFDT). L’économie, qui ne saurait
alors se contenter d’être une rubrique ésotérique réservée aux
entrepreneurs ou aux financiers, constitue, au contraire, le
prolongement, voire le fondement d’un engagement civique et
progressiste. L’intérêt pour l’économie est alors posé comme un
impératif catégorique : ne pas s’y intéresser reviendrait à ignorer
délibérément les enjeux de la protection sociale, le problème du
logement, ou l’épineuse question de la répartition des revenus.
6 Le magazine L’expansion, fondé en 1967 et dirigé par Jean Boissonnat
au sein du groupe Servan-Schreiber, illustre bien par les thèmes abordés
comme par le ton « critique » revendiqué, la conception distanciée, alors
dominante, manifestée à l’égard de l’ordre économique. Cette « cause »
connaît de profondes transformations structurelles, à compter des
années 1980, liées à l’évolution concomitante des sources, du lectorat et
de la propriété du capital de la presse économique. L’engagement en
faveur de l’économie demeure, mais change radicalement de nature 5 .
L’enrôlement au service de la modernisation économique passe cette
fois-ci par la célébration de success stories (les repreneurs d’entreprise
des années 1980), véritable antidote à la crise, et par un soutien
indéfectible aux opérations financières (privatisations, OPA…)
présentées comme autant de perspectives offertes aux (petits)
actionnaires 6 .
7 Cette réorientation ne saurait pour autant se réduire à un simple retour à
la situation de la presse financière d’avant-guerre. Partie prenante du
processus de professionnalisation qui saisit l’activité journalistique dans
son ensemble, le journalisme économique et financier d’aujourd’hui
peut se targuer d’une rigueur et d’une indépendance – certes relatives –
mais inconnues par le passé. Son adhésion spontanée aux « réalités » de
l’économie envisagées comme des « nécessités » – l’acceptation des
délocalisations, des « licenciements boursiers », ou encore les
« solutions » individuelles face au chômage – participe de la
(re)définition de cette activité. Celle-ci repose désormais sur l’entretien
de relations confiantes avec les directions d’entreprise et leurs services
de communication, l’animation régulière de conférences et de colloques
entrepreneuriaux… L’entreprise offre, en outre, l’opportunité de
reconversions professionnelles susceptibles d’optimiser un carnet
d’adresses et d’accroître sensiblement ses revenus.
8 La formation reçue préalablement (la fréquentation jusqu’alors
exceptionnelle des Écoles de commerce ou des Instituts d’études
politiques constitue aujourd’hui davantage la règle que l’exception)
encourage, à son tour, un rapport immédiat à l’économie : l’information
pertinente devient celle qui s’accorde d’autant mieux avec les priorités
des décideurs et des actionnaires qu’avec celles des consommateurs ou
des salariés ; corrélativement l’économique et le social deviennent deux
domaines distincts et strictement hiérarchisés 6 .
9 L’appréciation du journalisme économique se mesure également par les
profils de carrière offerts : des responsabilités rédactionnelles sont
désormais envisageables, à l’image de l’accès récent de Nicolas Beytout
à la direction de la rédaction du Figaro ou précédemment, au cours des
années 1980, de Laurent Joffrin à Libération puis au Nouvel
observateur. Elle se voit également par l’attractivité de la rubrique pour
les annonceurs et un lectorat potentiel (les « CSP + » chers aux
publicitaires), ainsi qu’en témoigne la multiplication des suppléments
« Argent », « Affaire », « Entreprise », « Placements » qui tendent à
métamorphoser le journalisme économique en un « pur » journalisme de
service : informer le dirigeant ou le cadre en priorité sur son secteur
d’activités professionnelles, ses opportunités de carrière et son
portefeuille boursier. Cette redéfinition peut conduire à épouser
l’inéluctabilité de l’ordre économique, armé d’une foi militante comme
chez les éditorialistes économiques les plus en vue, ou avec discrétion,
chez les journalistes « de base ».
10 Vivant « de l’intérieur » l’ordre économique, les journalistes
économiques ne peuvent plus guère s’émouvoir que de l’« anormalité »
des pressions exercées par certaines firmes, du manque de temps
accordé à leurs enquêtes, de leur faible qualification comptable ou
financière qui les place en obligés des services de communication… qui
leur livrent une information « clés en mains » 7 . Le rapport entretenu à
l’économie, cynique et immoral du premier âge, critique et civique du
deuxième, tend désormais à laisser place à un rapport évident et neutre.
Cela correspond à une posture professionnelle mais semble interdire, ou
du moins rendre improbable, la production d’une information « sur »
l’économie qui s’apparenterait à un « véritable » travail d’enquête sur
les méthodes de gestion des firmes, les stratégies d’entreprise, les
carrières des entrepreneurs et questionnerait l’opportunité des choix
économiques opérés.
11 Ces mutations contemporaines du journalisme économique prennent
tout leur sens dans un environnement politique, social et idéologique
qui, à compter des années 1980, a accordé à l’économisme une place
grandissante pour rendre compte des transformations de l’heure.

Triomphe et banalisation de l’économisme


12 L’expansion du journalisme économique des dernières décennies est
mesurable, parmi divers indices, par l’essor de titres spécialisés,
l’augmentation du nombre de rédacteurs dans les rubriques
économiques des « grands » journaux, l’instauration d’émissions
spécialisées à la radio et la télévision. Elle s’explique par un faisceau de
causes, en partie externes au journalisme lui-même. La montée en
puissance des impératifs économiques dans le jeu politique s’est
imposée comme une évidence : esquissés par Pierre Mendès-France
sous la IVe République ou par Valéry Giscard d’Estaing, ministre des
finances sous la Ve République, ils s’accentuent avec l’enlisement dans
la « crise » économique. La nomination de Raymond Barre à Matignon,
« meilleur économiste de France » pour le locataire de l’Élysée,
contribue fortement à inscrire les enjeux économiques au centre du
débat public. L’impérieuse nécessité pour les pouvoirs publics de
familiariser le « grand public » à l’économie – en lui faisant prendre
conscience de l’inéluctabilité de ses « lois » – justifie la promotion des
émissions consacrées à ce sujet à la télévision.
13 La création du magazine L’enjeu, sur TF1, présenté par un ancien
journaliste scientifique, François de Closets, confié à une équipe de trois
journalistes (il est assisté par Alain Weiler et Emmanuel de la Taille)
s’inscrit dans ce contexte. La dimension pédagogique y est fortement
présente et le recours aux métaphores abonde, tant il paraît nécessaire
de guider le téléspectateur en décodant et en rendant vivant un discours
jugé rébarbatif 8 . Si les magazines économiques avaient déjà pénétré le
petit écran, c’est la première fois que l’un d’entre eux vise
explicitement, non plus un public captif composé de cadres et décideurs,
familiers de la presse financière, mais l’audience la plus large possible.
Tout se passe comme si, à l’instar des émissions politiques, il s’agissait
de parler d’économie sans en avoir l’air, en martelant le leitmotiv du
volontarisme (l’impératif de modernisation du pays qui passe par la
remise en cause des avantages acquis, la mobilisation des forces
économiques et sociales au-delà des clivages politiques). L’invocation
des « réalités » économiques sonne alors comme justification de la
révision des fondements de la politique mise en œuvre et rend plausible
l’aggiornamento idéologique.
14 La mobilisation en faveur de l’économie, si elle ne peut guère se passer
des intermédiaires obligés que sont les journalistes économiques,
occupe désormais le devant de la scène. L’émission Vive la crise (1984),
conçue par Michel Albert (ancien Commissaire au Plan), Jean-Claude
Guillebaud (Nouvel observateur) et Laurent Joffrin (Libération) est
ainsi orchestrée à la manière d’un spectacle (faux journal télévisé,
dramatisation et mise en scène de scénarios catastrophes, appel à la
mobilisation générale) et présentée par la vedette populaire Yves
Montand. Deux ans plus tard, TF1 – encore chaîne publique – confie au
chef d’entreprise en vogue Bernard Tapie l’animation en prime time
d’un show « à l’américaine », Ambitions, hymne à la création
d’entreprise érigée en solution aux problèmes de l’époque.
15 La diffusion de schèmes économiques emprunte des canaux jusqu’alors
peu imaginables pour les professionnels de la presse économique. La
multiplication d’émissions de télévision, au cours des années 1990,
telles que « Combien ça coûte » sur TF1 ou « Argent public » sur
France 2, contribue fortement à ériger le calcul micro-économique en un
« réflexe » et stigmatise au passage la gabegie publique par opposition à
la rigueur financière prêtée à l’entreprise privée. Le succès du magazine
Capital diffusé en prime time sur M6 consacre cette nouvelle vision de
l’économie, envisagée, non pas en tant que domaine d’activités
spécifiques (« la vie des affaires »), mais comme grille de déchiffrement
de la réalité 9 .
16 En presse écrite, le succès du mensuel Capital créé par Axel Gans
en 1991 contraint l’ensemble de ses concurrents à réaménager leurs
formules 10 . Il s’explique par son projet explicite d’aborder tous les
sujets de proximité de manière distrayante et ludique en y parsemant
quelques ingrédients « économiques » consistant à dévoiler les dessous
financiers de divers secteurs : le sport, la politique, la mode… En
parallèle, la diffusion de schèmes utilitaristes se propage dans d’autres
rubriques journalistiques : la transformation de l’information médicale
en une presse « santé » soucieuse de prodiguer des conseils à ses clients
peut conduire sous couvert d’un consumérisme affiché à « classer » des
activités éloignées jusqu’alors des critères marchands : il en est ainsi
aussi des hôpitaux 11 , mais également des commissariats ou des
établissements scolaires. La propagation des catégories managériales au
sein de l’action publique pénètre désormais également le secteur
culturel : la multiplication des classements de livres, films, disques…, y
compris dans des journaux « de qualité », contribue indéniablement à
ériger la réussite commerciale en tant que principal, sinon seul, critère
d’appréciation de ces « produits ».
17 La naturalisation et la diffusion des schèmes économiques
(« utilitaristes ») hors de leur domaine initial concourent à
l’homogénéisation des modes d’appréhension de la réalité par les
journalistes de rubriques et de médias différents mais n’invitent guère,
en revanche, à s’interroger sur leurs réels fondements.

NOTES
1.Cf. pour un panorama rapide, Jacques Henno, La Presse économique et financière, Paris, PUF,
1993.
2.Cf. Jean-Noël Jeanneney, « Sur la vénalité du journalisme financier entre les deux guerres »,
Revue française de science politique, no 4, 1975, p. 717-739.
3.Cf. Bertrand Gille, « État de la presse économique et financière en France », Histoire des
entreprises, no 4, 1959, p. 58-76.
4. Sur la période caractérisée par l’émergence du journalisme économique, de l’après-guerre
jusqu’aux débuts des années 1970, cf. Philippe Riutort, « Le journalisme au service de
l’économie », Actes de la recherche en sciences sociales, no 131/132, 2000, p. 41-55.
5. Pour une analyse de l’ensemble des mutations contemporaines, cf. Julien Duval, Critique de
la raison journalistique, Paris, Seuil, 2004.
6. Cette confiance magique à l’égard de la bourse peut nuire néanmoins aux intérêts des lecteurs
(épargnants). Cf. Robert Boure, « Le krach de la presse économique », Médias-Pouvoirs, no 10,
1988, p. 19-35.
6. Sur la relégation contemporaine du journalisme social, cf. Sandrine Lévêque, Les
Journalistes sociaux, Rennes, PUR, 2000.
7. Pour un état des griefs exprimés à l’égard de leurs sources privilégiées, La Perception des
entreprises par les journalistes économiques et sociaux, Deloitte et Touche, CFPJ/Entreprises et
médias, 1996.
8. La première émission est introduite ainsi par F. de Closets : « L’économie, voyez-vous, on
n’en parle guère, quand ça va bien. Mais, en ce moment, on est bien obligé d’en parler et d’en
parler beaucoup parce que c’est vrai qu’il y a des problèmes. Et à travers ces batailles
économiques c’est notre vie, notre argent, nos emplois, nos salaires qui sont en jeu » (TF1, 4
octobre 1978). Le premier reportage de l’émission est par ailleurs consacré à la crise des
chantiers navals.
9.Cf. Julien Duval, « Le sens du marché. À propos de l’émission Capital (M6) », Regards
sociologiques, no 23, 2002, p. 23-33.
10.Cf. Élisabeth Cazenave, « Les mutations de la presse économique et financière », Matériaux
pour l’histoire de notre temps, no 46, 1997, p. 40-43.
11.Cf. Frédéric Pierru, « La fabrique des palmarès » dans Jean-Baptiste Legavre (dir.), La
Presse écrite : objets délaissés, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 247-270.

AUTEUR
PHILIPPE RIUTORT

Politologue, chercheur associé, Laboratoire Communication et politique. Chercheur au sein du


Groupe d’Analyse Politique (Université Paris X-Nanterre), Professeur de sciences sociales en
lettres supérieures, Lycée Henri IV, Paris.
Le journalisme d’investigation et la
recherche d’une nouvelle légitimité
Jean-Marie Charon

NOTE DE L’ÉDITEUR
Reprise du no 35 de la revue Hermès, Les journalistes ont-ils encore du
pouvoir ?, 2003
1 L’histoire politique de la France au cours des deux dernières décennies
aura été marquée par ce qu’il est convenu d’appeler les affaires
« politico-financières » : crise du Rainbow Warrior, suicide de l’ancien
Premier ministre, Pierre Bérégovoy, démissions de Dominique Strauss
Kahn, ministre des Finances ou de Roland Dumas 1 , président du
Conseil Constitutionnel, multiples affaires autour de la mairie de Paris,
polémiques à propos de poursuites concernant l’actuel président de la
République. L’attention qu’accordent traditionnellement les médias à
l’égard de l’action de la justice s’est déportée irrémédiablement des
crimes de sang ou affaires de grand banditisme, avec leurs procès
souvent retentissants, vers le suivi des enquêtes et de la procédure
d’instruction visant une criminalité en col blanc, concernant souvent des
sommes d’argent considérables dans lesquelles se trouvent mises en
cause de grandes entreprises, des partis politiques, des personnalités de
premier plan 2 , etc. Cette évolution n’aurait pu s’opérer sans que
n’émerge une figure journalistique particulière, celle du journalisme
d’investigation*.
2 Il est intéressant de s’interroger sur ce qu’est cette forme de
journalisme, ce que sont ses méthodes de travail et sa place dans les
rédactions, ce que sont ses valeurs et représentations propres et sur ce
qu’exprime son émergence au regard des questions que rencontre
aujourd’hui le journalisme en France.

Tradition de l’enquête et « grands reporters »


3 Le journalisme d’enquête a émergé très lentement en France. Il a dû
trouver sa place face à l’hégémonie du journalisme politique, pour
lequel prévalent la liberté d’expression et l’engagement. Il a fallu
attendre la fin du xixe siècle et le résultat d’une double influence :
anglo-saxonne, avec le modèle du reportage ; française, avec, à la suite
d’Émile Zola et du courant « naturaliste » en littérature, une forme de
journalisme « scientifique » privilégiant l’enquête sociale 3 sur le
terrain. De cette double filiation naîtra une veine de reporters et de
grands reporters, dont le plus célèbre durant l’entre-deux-guerres sera
Albert Londres 4 , avec ses enquêtes sur le bagne de Cayenne, qui
entraîneront la fermeture de celui-ci 5 . Les journalistes d’investigation
contemporains insistent sur une filiation avec Albert Londres, et tout
particulièrement Edwy Plenel, le directeur de la rédaction du Monde,
qui place sa démarche sous les auspices de la phrase fameuse : « Notre
métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter
la plume dans la plaie » (Plenel, 1992).
4 L’évocation de Zola rappelle également que l’affaire Dreyfus dans
laquelle il s’engagera avec force, sera l’occasion, notamment pour
Bernard Lazare de L’Aurore de déployer pour l’une des premières fois
en France une forme de journalisme d’investigation, permettant de
dénoncer les mensonges officiels, en donnant à connaître au public des
faits et des documents, cachés jusque-là à sa connaissance. Mark
Hunter, journaliste nord-américain qui fit sa thèse sur cette forme de
journalisme – qu’il pratique lui-même – identifie dans la méthode mise
au point par Bernard Lazare, une préfiguration de ce qu’est encore
aujourd’hui la démarche type de « l’investigation journalistique »
(Hunter, 1997, p. 62).
5 Dans les années 1960 et 1970, quelques journalistes, plutôt solitaires,
souvent politisés à l’origine, reprendront le flambeau de l’enquête qui
va chercher ce que cache le paravent des discours officiels et de la scène
politique instituée. Ce sont des figures telles que Jacques Derogy
(Derogy ; Pontaut, 1993), qui retrouve l’ancien milicien Touvier 6 ou
Gilles Perrault, qui démonte l’enquête de police qui conduit un homme
jeune à l’échafaud (Le pull-over rouge), ou qui dénoue l’écheveau des
rapports complexes entre la France et le régime du roi Hassan II du
Maroc. Il faut aussi ici évoquer le rôle particulier du Canard Enchaîné
7 , puis progressivement des news magazines et notamment de

L’Express, suivis du Point, puis de L’Événement du jeudi.

L’affirmation du journalisme d’investigation


6 Avec les années 1980, puis 1990, c’est une nouvelle période et une
nouvelle forme de journalisme d’investigation qui va émerger, puis
s’affirmer. Il est pratiqué par un ensemble de rédactions, qui derrière Le
Monde, avec Edwy Plenel, L’Express, Le Point, L’Événement du jeudi,
puis Libération et toujours bien sûr Le Canard Enchaîné, vont
s’attaquer à des dossiers qui mettent en cause :
des grands partis politiques,
des institutions de premier plan comme la présidence de la République, la gendarmerie, de
très grandes entreprises (Péchiney, le Crédit Lyonnais, Elf, etc.),
des carences dans le contrôle parlementaire ou l’indépendance de la justice,
des procédures (financement des partis, attribution de marchés publics),
des formes de délits et de criminalité jusque-là ignorés (délits d’initiés, emplois fictifs,
corruption). Les références de ces journalistes sont en partie nationales, puisqu’ils se
perçoivent comme les continuateurs des défricheurs des années 1960 et 1970 et des grands
anciens. Ils se disent aussi très marqués par l’épisode du Watergate qui atteste de la
capacité des journalistes à faire œuvre de moralité publique, jusqu’à contraindre un
président des États-Unis à démissionner.

7 Les années 2000 marquent une sorte de confirmation du phénomène,


alors même que s’opère un renouvellement de génération parmi les
journalistes d’investigation. Quelques « anciens » accèdent à des
directions de rédaction (au Monde notamment), des rédactions en chef,
des responsabilités de service. Le phénomène diffuse aussi
horizontalement (à Libération et au Monde notamment), des journalistes
d’investigations occupant des postes dans des services spécialisés en
économie, en politique et même dans le sport, introduisant leurs
méthodes et leurs démarches au sein de ces services spécialisés réputés
très (trop) proches de leurs sources. En même temps la question de la
légitimité* de cette démarche se trouve plus que jamais discutée. Signe
de l’affirmation de leur référence pour l’ensemble de la profession ou
symptômes de difficultés à venir ?

Les hommes
8 Edwy Plenel constitue probablement la charnière entre les deux modèles
du journalisme d’investigation. Comme les plus anciens, son parcours
journalistique prend racines dans le militantisme et l’engagement
politique. En revanche, comme ses plus jeunes confrères, il est
fortement intégré à la rédaction du Monde et à la vie tumultueuse du
journal au cours des années 1980 et 1990, ce qui se traduira par son
accession à la direction de la rédaction. Comme eux, il se revendique
d’une réflexion sur le professionnalisme et l’éthique de la profession, au
regard de la crise de légitimité que traverse celle-ci. Il saura enfin
construire, au sein de la rédaction du Monde, les structures adaptées à
l’investigation, capables d’attirer d’excellents éléments et de les
conforter dans leur démarche.
9 Ces plus jeunes journalistes, que l’on trouve désormais au Monde, à
Libération, au Parisien, à France soir et même au Figaro, sans parler
des hebdomadaires ou du Canard où ils commencent à s’installer, sont
largement issus d’écoles de journalisme. Ils sont le plus souvent
éloignés de l’engagement politique, qui leur paraît contradictoire avec
leur idéal d’indépendance et de professionnalisme. La plupart sont
venus au journalisme pour pratiquer l’investigation. Dans leur travail
quotidien ils ont le sentiment de mettre en œuvre tous les gestes de base
du journaliste : recherche des faits par des entretiens, étude de dossiers
et obtention de documents, vérification, croisement de points de vue et
de sources diverses, analyse, interprétations, mise en forme par le récit.
Certains revendiquent une spécialisation acquise par une formation ou
l’expérience de terrain – en matière de comptabilité et de droit des
entreprises comme Armelle Thoraval par exemple, responsable de la
cellule investigation de Libération – d’autres (la majorité) se veulent
totalement généralistes.

Leurs méthodes de travail


10 Les journalistes d’investigation présentent souvent leur activité comme
ne comportant aucune spécificité vis-à-vis de ce que serait le
journalisme.
11 Journalisme d’investigation. Ces deux termes constitueraient une sorte
de pléonasme : par définition le journaliste enquête. Cette présentation
des choses est tout à fait discutable. Outre que tout journaliste est loin
d’enquêter aujourd’hui, vu la répartition des rôles au sein de la
rédaction, le journaliste d’investigation, pour exister au sein d’une
rédaction, a besoin de conditions très particulières et exceptionnelles.
12 En tout premier lieu, le journaliste d’investigation est le seul à pouvoir
poursuivre une affaire dans la durée, tout du long du déroulement de
celle-ci, au besoin durant des années, contrairement à ses collègues qui
passent sans cesse d’un sujet à l’autre sans pouvoir en assurer un réel
suivi. Illustration de cette singularité, les journalistes d’investigation
peuvent changer de titre, ils ne changent pas pour autant de dossier. Éric
Decouty, par exemple, quitte Le Parisien pour Le Figaro, il reste
pourtant l’un des journalistes en pointe sur l’affaire de la MNEF
(Decouty, 2000). De la même manière il est devenu fréquent que ces
journalistes publient des ouvrages sur les affaires qu’ils suivent 8 , ce
qui n’est pas à confondre avec des journalistes plus anciens qui
préfèrent exercer leur activité principalement par le livre, tels Gilles
Perrault ou Pierre Péan. Durant des jours, souvent des semaines, ils ne
publient rien, attendant d’être sûr de leur fait, vu les risques d’erreurs et
de manipulations multiples, faute d’avoir suffisamment vérifié et croisé
l’information.
13 Là encore, il s’agit d’une singularité où la production des journalistes
est la plupart du temps journalière. Lorsque l’un d’eux sort son premier
papier sur une affaire, c’est généralement sur un mode développé,
exposant toutes les dimensions du dossier et ses possibles évolutions ou
débouchés. Un tel fonctionnement implique une discussion avec le chef
de service et plus généralement la direction de la rédaction, qui sait que
cette publication l’engage face à des réactions inévitables des parties
concernées, mais aussi qu’elle va devoir l’assumer dans la durée.
D’autres « papiers » suivront donc à un rythme qui est souvent
totalement imbriqué et constitutif de l’enquête.
14 Dans ses premiers articles ou à des moments clés de l’affaire, le
journaliste attend des réactions qui nourriront son dossier. Certains lui
feront parvenir des témoignages, des documents, etc. Ses collègues et
concurrents apporteront éventuellement des éléments et des éclairages
nouveaux et complémentaires. Contrairement aux autres journalistes qui
refusent souvent de reconnaître les effets de leur publication,
revendiquant une forme d’autonomie vis-à-vis des acteurs de
l’information, le journaliste d’investigation sait que son travail a des
effets sur le déroulement des affaires et le comportement de chaque
personne concernée. Il l’assume et entend en jouer pour faire avancer
son dossier. Edwy Plenel parle même d’une « alliance objective entre le
journaliste et le juge d’instruction », par exemple.
15 Enfin, plus que d’autres, le journaliste d’investigation travaille « au
contact » et dans la durée avec toutes les parties. Il doit gagner et
préserver la confiance des enquêteurs. Il appelle régulièrement les
avocats des différentes parties. Il suit dans la durée les victimes, les
parties civiles, les personnes mises en cause. Il « planque » souvent aux
abords des cabinets des juges d’instructions, près des locaux des
services de police. Il essaie d’être présent lors d’actes d’instruction qui
se tiennent à l’extérieur du tribunal (reconstitutions, perquisitions,
audiences devant la Chambre d’instruction, lorsque celles-ci sont
publiques). Il assiste bien sûr aux différentes communications publiques
des avocats, du parquet, voire des tutelles hiérarchiques des enquêteurs.
Ce travail de terrain l’expose particulièrement aux pressions et
manipulations. Ces pressions peuvent, plus souvent qu’ailleurs, passer
par des poursuites en justice pour diffamation ou « recel de viol du
secret de l’instruction ».

L’enjeu de l’investigation pour la profession, face


à la crise du journalisme politique
16 La place prise par le journalisme d’investigation ne saurait se
comprendre par les seules qualités personnelles ou même par
l’importance donnée par telle ou telle rédaction à ce type d’approche
journalistique. Elle intervient dans un contexte intellectuel, politique,
social et journalistique très particulier. Celui-ci s’exprime au sein de la
profession comme une crise de légitimité et une perte de crédibilité pour
ce qui constituait jusqu’alors dans les médias français la référence,
c’est-à-dire le journalisme politique. En France, le journalisme politique
et d’opinion constituait le cœur de la légitimité de la profession 9 .
Moins que la recherche des faits et l’idée de contre-pouvoir (comme
dans la tradition anglo-saxonne), ce journalisme s’exprime dans ses
capacités : à s’inscrire dans le débat d’idées ; à ouvrir des perspectives ;
à fournir du sens à partir des événements qui se déroulent sur la scène
politique. Il s’agit donc d’un journalisme très imbriqué et très
interdépendant de la sphère politique elle-même, comme des élites
intellectuelles. Il était donc logique qu’il pâtisse très directement de la
crise du politique, du déclin des grandes idéologies et d’une difficulté
des milieux intellectuels à penser de nouvelles perspectives.
17 Manquant de grands repères, ne pouvant plus s’abriter derrière de
grands systèmes d’interprétation, le journalisme politique est nu. Il ne
reste plus que cette image d’une connivence avec les élites politiques et
intellectuelles. Chacun se trouve alors livré à une recherche fébrile de ce
qui pourrait constituer le registre de légitimité de la profession :
technicité et professionnalisme affirment les uns, tournant leur regard
vers le journalisme anglo-saxon, scientisme nourri des sciences sociales
et d’un recours immodéré aux sondages pour les autres. Contrôle des
institutions et des pratiques des grands acteurs de la démocratie, via
l’investigation, suggèrent les journalistes d’investigation.
18 Le journalisme d’investigation n’est pas aujourd’hui porteur d’une
problématique intellectuelle, politique et professionnelle, complexe et
sophistiquée. Il s’appuie en fait sur une vision de la démocratie moderne
qui serait basée sur trois grands principes que sont la transparence, la
régulation et le contrôle. Ces principes sont ceux qui conviendraient à
un corps social majeur, éduqué, entendant juger des perspectives
d’avenir tracées par ses dirigeants, à partir d’approches raisonnées, tout
comme il entend juger ses dirigeants en fonction de leurs actes, éclairé
par la transparence. Plus que l’affirmation d’une autorité, il attendrait
que les grandes questions soient traitées au travers de dispositifs de
régulation formalisés et contrôlables. D’où le recours plus fréquent à
l’arbitrage du juge, plutôt que les traditionnelles régulations politico-
administratives. Dans cette représentation, il est évident que les
journalistes retrouvent une place de choix : ils sont les mieux placés
pour être les acteurs de la transparence. Il leur revient de rendre compte
du travail des différentes instances de régulation. Le journalisme
d’investigation est l’approche qui convient le mieux à l’exercice d’un
contrôle. Un contrôle qu’ils n’exerceraient pas en leur nom, du haut
d’une légitimité de corps, mais bien « au nom de la société ».

Conclusion : défendre l’autonomie des journalistes


au sein de l’entreprise de presse
19 Dans un face à face toujours plus dur avec des directions et des logiques
d’entreprises de médias devenues des composantes, parmi d’autres, de
géants de la communication mondialisés, les journalistes peuvent penser
retrouver dans la fonction de contrôle au côté de la société, une
légitimité qui desserre le lien juridique dit de « subordination » 10 . De
la même manière, en réaction aux interpellations et mises en cause des
grands acteurs sociaux, face aussi aux moyens qu’ils mettent en œuvre
pour les cadrer au travers de leurs moyens de communication, les
journalistes peuvent retrouver une marge d’autonomie, non pas en tant
que corps ou corporation, mais en tant que contribution au jeu
démocratique, par cette fonction de contrôle au nom de la société. Il
s’agirait d’une légitimité dans un rôle beaucoup moins flamboyant que
celui que revendiquait la profession, lorsque dans sa charte de 1918, elle
affirmait que le journaliste n’avait à rendre de compte que « devant ses
pairs ».
20 Il s’agit aussi d’une prétention, d’une posture beaucoup plus fragile.
Elle ne règle pas l’éclatement et l’hétérogénéité d’une profession dont
bien des membres, dans la presse technique et professionnelle, dans les
magazines grands publics ou l’audiovisuel, auront du mal à s’identifier
à celui qui se pense comme devant aller voir ce qu’il y a derrière le
décor. Et la mise en cause monte désormais, notamment de la part des
journalistes politiques, mais aussi d’une partie du corps social, imputant
au journalisme d’investigation une part de responsabilité dans la
décrédibilisation du politique et la montée du vote protestataire.

BIBLIOGRAPHIE
Références bibliographiques
Decouty, E., Les scandales de la MNEF, la véritable enquête, Paris, Michel Lafon, 2000.
Derogy, J, Pontaut, J.-M., Investigation, passion, Paris, Fayard, 1993.

Hunter, M., Le Journalisme d’investigation, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1997.

Lacan, J.-F., Palmer, M., Ruellan, D., Les Journalistes, Stars, scribes et scribouillards, Paris,
Syros, 1994.
Neveu, E., Sociologie du journalisme, Paris, La découverte, 2001.

Plenel, E, La part de l’ombre, Paris, Stock, 1992


Plenel, E., Un Temps de chien, Paris, Stock, 1994.

NOTES
1. Il fut très longtemps, ministre des Affaires étrangères, très proche de François Mitterrand.
2. On pourra se reporter à ce sujet à notre ouvrage : Un Secret si bien violé, La loi, le juge, le
journaliste, Paris, Seuil, 2000.
3.Cf. Denis Ruellan, Le Professionnalisme du flou, Grenoble, PUG, 1993, et notamment les
sous-chapitres : « L’apport de la littérature et de la sociologie » et « La contribution des
naturalistes », p. 115 à 129.
4. Qui lui-même hésitera un temps, comme d’autres grands reporters de la même période (tel
Henri Béraud), ou qui lui succéderont, entre littérature et journalisme. On pense à Joseph
Kessel, notamment. Voir la biographie de Pierre Assouline, Albert Londres, Vie et mort d’un
grand reporter 1884-1932, Paris, Balland, 1989.
5. Dont la première publication remonte à 1923, sous le titre « Au bagne », rééditée en 1975,
sous le titre : « L’Homme qui s’évada », Paris, 10/18, 1975. Sont également célèbres ses
enquêtes sur les asiles (1925), rééditées sous le titre « Chez les fous », en 1997, sur
l’exploitation des Noirs des colonies françaises, « Terre d’ébène », publiées au Serpent à plume
en 1994, sur la persécution des juifs d’Europe, « Le Juif errant est arrivé », 10/18, sur le Tour de
France (1924), « Tour de France, tour de souffrance », Serpent à plume, 1996, sur la
prostitution, « Les Chemins de Buenos Aires », Serpent à plumes, 1995, etc.
6. Derogy enquête aussi, durant les années 1960 et 1970, sur l’affaire Pouillon, sur l’enlèvement
et l’assassinat de Ben Barka, sur les « Vedettes de Cherbourg », les « Plombiers du Canard »,
etc.
7. L’hebdomadaire satirique, traditionnellement ouvert aux « indiscrétions », va développer
progressivement l’investigation, dans laquelle il occupe désormais une place de choix. Voir
Laurent Martin, Histoire du Canard enchaîné ou Les fortunes de la vertu : histoire d’un journal
satirique, 1915-2000, Paris, Flammarion, 2001.
8. Par exemple à propos de l’affaire Elf-Dumas : Karl Laske (Libération), Ils se croyaient
intouchables, Albin Michel ; Hervé Gattegno (Le Monde) L’affaire Dumas, Stock, ou Gilles
Gaetner (L’Express) Le roman d’un séducteur. Les secrets de Roland Dumas, éd. J.-C. Lattès.
9. Ce que montre bien Christian Delporte dans Les Journalistes en France 1880-1950, Paris,
Seuil, 1999, et qui transparaît dans les travaux sur « l’élite de la profession », à commencer par
les ouvrages de R. Rieffel, L’Élite des journalistes, Paris, PUF, 1984 ; Y. Roucaute, Splendeurs
et misères des journalistes, Paris, Calmann-Lévy, 1991, ou encore dans notre enquête sur la
profession, Cartes de presse, Enquête sur les journalistes, Paris, Stock, 1993.
10. La loi de 1881 fait du directeur de la publication le responsable de l’information sur le plan
juridique, les journalistes se trouvant dans un lien dit de « subordination » à l’égard de celui-ci.
Cette subordination est confirmée par la loi de 1935, sur le statut des journalistes. Ce statut est
dérogatoire au regard des autres types de salariés, mais explicitement dominé par le lien de
subordination, dont il atténue les effets par des clauses dites de cession ou de conscience.

AUTEUR
JEAN-MARIE CHARON

Sociologue au CNRS, spécialisé sur les questions de médias et de journalisme et enseignant à


l’Ehess et à l’IEP de Rennes.
La double dépendance. Quelques
remarques sur les rapports entre les
champs politique, économique et
journalistique
Patrick Champagne

NOTE DE L’ÉDITEUR
Reprise du no 17/18 de la revue Hermès, Communication et politique,
1995.
1 Ce n’est sans doute pas un hasard si le journalisme d’information paraît
préoccupé, depuis longtemps, et de façon quasi structurelle, par des
problèmes de « déontologie professionnelle » et si, également, tout
semble s’opposer à l’adoption effective, par la profession, d’une
quelconque charte engageant réellement le milieu journalistique. Deux
obstacles majeurs semblent être au principe de ce refus. L’un réside
dans les craintes, plus ou moins justifiées, des journalistes à l’égard du
pouvoir politique, et explique leur attachement hautement proclamé au
principe de la liberté de la presse. L’autre, qui est d’ordre économique,
tient au fait que les entreprises de presse sont aussi et sans doute de plus
en plus des entreprises économiques soumises à une loi du marché qui
reconnaît plus volontiers la logique du profit que celle des austères
considérations éthiques ou déontologiques.
2 Cette position ambiguë du journaliste, pris entre un idéal professionnel
élevé et une réalité plus triviale, explique sans doute qu’il y ait peu de
métiers qui soient l’objet de représentations sociales aussi opposées. Le
personnage social du journaliste oscille, en effet, entre d’une part, le
pôle assez prestigieux incarné par le « grand reporter », qui paye parfois
de sa vie la couverture des conflits, ou, plus récemment, par le
« journaliste d’investigation* » qui révèle des scandales et sert « la
démocratie », ou encore par le grand commentateur politique qui exerce
son esprit critique sur les responsables du pays ; et d’autre part, le pôle
inverse, très négatif, du journaliste corrompu qui fait des articles de
complaisance, profite des malheurs du monde (on parle des
« charognards de l’information ») ou même, tel le paparazzi, cherche à
des fins purement mercantiles à étaler la vie privée, vraie ou inventée,
des personnages publics. Si le journaliste est ainsi un personnage
trouble, capable du meilleur comme du pire, c’est qu’il doit le plus
souvent composer avec les contraintes politique et économique qui
pèsent sur lui et rendent sa position instable et inconfortable.

Une position ambiguë


3 Les médias, et notamment les médias audiovisuels du fait
principalement de leur forte diffusion et de l’impact que semblent avoir
les images sur le « grand public », détiennent aujourd’hui un pouvoir
symbolique considérable, pouvoir de constituer les problèmes, de dire
les mots qui font les choses, bref, d’imposer une certaine vision du
monde. Les effets de publication sont tels que la presse est devenue un
enjeu politique majeur qui n’est pas sans poser des problèmes à la
profession elle-même. S’il existe une exploitation proprement
journalistique de ce malaise, dans la mesure où le thème de la
corruption et de l’honnêteté des journalistes fait recette auprès de larges
fractions de lecteurs, il n’en reste pas moins que cette profession est
aujourd’hui traversée par une crise aiguë comme le montre, entre autres
indicateurs, la parution récente de livres critiques, écrits par les
journalistes eux-mêmes, sur l’information et ses « dérives » ainsi que
sur les transformations actuelles que connaît cette profession.
4 Certains évoquent le décalage qui existerait entre la formation initiale
des journalistes, jugée trop faible au regard du pouvoir que, du seul fait
des progrès technologiques de diffusion, ils détiendraient aujourd’hui ;
d’autres dénoncent le pouvoir d’une « médiacratie » toute puissante qui
ferait régner son ordre ; d’autres encore insistent, à l’inverse, sur la
manipulation des journalistes par les autorités politiques ou, plus
généralement, par les spécialistes en communication de tous ordres qui
se sont multipliés depuis une vingtaine d’années et fabriquent, pour
nombre d’acteurs sociaux, des « événements clés en main » et des
« campagnes médiatiques » dont ils mesurent les « retombées ».
5 Ce malaise qui touche une fraction non négligeable du milieu
journalistique exprime, en fait, à sa façon, toute l’ambiguïté de la
position qu’occupe, dans le champ* du pouvoir, le champ
journalistique, qui est à la fois très puissant dans ses effets (ce qui
explique que certains puissent parler, un peu naïvement, de la presse
comme d’un « quatrième pouvoir ») mais se trouve, en même temps, en
raison même de son pouvoir, fortement dominé ou contrôlé dans son
fonctionnement par d’autres champs (économique et politique
notamment). Autrement dit, pour paraphraser une expression bien
connue, nombre d’acteurs sociaux, et notamment ceux qui appartiennent
aux diverses fractions de la classe dominante, considèrent que la presse
est devenue une chose trop sérieuse pour être laissée aux seuls
journalistes…
Le journaliste entre la politique et l’économie
6 L’histoire du journalisme pourrait bien être, pour une grande part,
l’histoire d’une impossible autonomie, ou si l’on veut s’exprimer de
façon moins pessimiste, l’histoire sans fin d’une autonomie toujours à
reconquérir parce que toujours menacée. La production journalistique
est fortement commandée par les conditions sociales, en particulier
politiques et économiques, dans laquelle elle s’organise.
Schématiquement, on peut distinguer deux grands types de système de
presse, l’un qui est étroitement dépendant de l’État mais est alors voué à
servir le pouvoir en place (c’est le cas par exemple de la presse dans les
régimes communistes ou de l’information télévisée en France à
l’époque de l’ORTF), et l’autre, qui est constitué sur le modèle de
l’entreprise économiquement rentable (c’est le cas de la presse
quotidienne en France ainsi que de l’information télévisée depuis les
privatisations). Il n’existe pratiquement pas de grande presse
d’informations générales qui puisse obéir à de pures considérations
intellectuelles. La concurrence, l’urgence, les considérations de ventes
et les contraintes politiques pèsent en permanence, dans des proportions
variables selon les supports, sur la fabrication et la diffusion de
l’information.
7 Autrement dit, lorsque la presse n’est plus contrôlée par le pouvoir en
place, cela n’implique pas pour autant une liberté totale d’expression
des journalistes (d’ailleurs à quel titre auraient-ils ce privilège ?).
D’autres contraintes tout aussi fortes s’exercent sur la production
journalistique, notamment celles qu’impose la rentabilité économique
de l’entreprise de presse.
8 La censure économique, celle qui conduit à sélectionner les sujets en
fonction des attentes, réelles ou perçues, du public et qui passe donc par
les ventes de journaux, est plus forte et beaucoup plus impitoyable. Elle
est anonyme et peut paraître à beaucoup légitime : si le journal ne se
vend pas, ou pas assez, à qui la faute sinon aux journalistes eux-mêmes
qui ne savent pas intéresser leurs lecteurs ?
9 La contradiction majeure qui habite le fonctionnement du champ
journalistique réside dans le fait que les pratiques journalistiques les
plus conformes aux attentes des chartes du métier, sont loin d’être
toujours les plus économiquement rentables. Le journaliste se veut
idéalement le serviteur intransigeant de la vérité à tout prix alors qu’il
appartient à un journal ayant un prix, et se trouve intégré dans une
entreprise économique ayant ses exigences propres qui ne sont pas
toutes celles de l’esprit. On sait par exemple que la presse populaire
(presse « de caniveau », comme on dit en Angleterre), est très
florissante et connaît des tirages particulièrement importants alors que la
presse dite « sérieuse » (c’est-à-dire destinée aux minorités cultivées ou
politisées) a du mal à se maintenir, précisément parce qu’elle ne peut
s’adresser qu’à un public numériquement limité. Si l’activité
journalistique paraît, dans les régimes de type démocratique, peu
soumise au pouvoir politique, elle est, par contre, fortement dominée
aujourd’hui par le champ économique.
10 Plus exactement, le pouvoir politique s’exerce aujourd’hui sur la presse
sous la forme indirecte du pouvoir économique. D’une part, les
journaux ne peuvent vivre dans la forme assez luxueuse, et donc
coûteuse, qu’ils ont prise désormais (photos en couleurs, pagination
importante, etc.) que grâce à la publicité qui est apportée par les
entreprises (celle-ci assurant près de la moitié, souvent plus, du coût du
journal). Mais avec le risque que, lorsque l’activité économique se
ralentit, les recettes publicitaires diminuent, menaçant alors gravement
l’équilibre financier des journaux.
11 Outre cette pression générale que l’activité globale du champ
économique exerce sur la presse, on sait que les entreprises peuvent
chacune individuellement, surtout les plus importantes d’entre elles,
faire pression en retirant (ou en menaçant de retirer) leur budget de
publicité à certains journaux qui ont publié (ou voudraient publier) des
articles défavorables aux entreprises en question. Mais ce type de
pression directe exercée par les annonceurs, qui est d’ailleurs souvent
dénoncé par les journalistes eux-mêmes, en cache une autre beaucoup
plus contraignante encore qui s’exerce quotidiennement, et qui réside
dans le fait que les journaux eux-mêmes sont des entreprises
économiques, et sont donc soumis directement aux lois de l’économie
qui, souvent, entrent en conflit avec les nécessités propres à la
production de l’information.

Les transformations technologiques du métier


12 Parmi le second groupe de problèmes qui sont évoqués aujourd’hui par
les professionnels des grands médias, il y a les conditions mêmes dans
lesquelles tend à s’exercer aujourd’hui la profession, les progrès
technologiques conduisant les journalistes des médias nationaux à
travailler en permanence dans l’urgence et à « faire » de plus en plus de
l’information « en direct » et « en temps réel ». Les journalistes de
télévision font de « l’information en continu » et doivent décider et
choisir rapidement, dans le flux ininterrompu des images qui,
aujourd’hui, parviennent du monde entier et entrent dans les salles de
rédaction, celles qu’ils passeront et, parfois, devront commenter sur le
champ.
13 Mais cette rapidité croissante du traitement de l’information place les
journalistes en position de faiblesse : loin de posséder cette écoute et
cette disponibilité nécessaires à qui veut comprendre les événements
mis en avant par l’actualité, ils sont contraints de mobiliser des schémas
explicatifs tout prêts et cherchent leurs repères dans le « déjà-vu » et
dans les précédents. Les journalistes de l’audiovisuels montrent plus
qu’ils n’expliquent, mettent en scène l’information plus qu’ils ne
l’analysent.
14 Les petites agences de reportage qui, pour se donner le temps de
réfléchir et de maîtriser les sujets, essayent de développer une autre
conception du travail journalistique, privilégiant notamment les
enquêtes longues (c’est-à-dire de plus de trois mois) et les sujets hors de
l’actualité la plus immédiate, ont beaucoup de mal à vendre leur travail
aux grands médias. Les groupes de presse, finalement peu nombreux, se
livrent une concurrence d’autant plus forte que les intérêts économiques
en jeu sont devenus considérables. À la télévision, les programmes de
divertissement, mais aussi d’information (journaux télévisés, émissions
politiques et magazines de reportages) sont perçus et conçus comme
autant d’occasions de susciter des audiences maximales – des « parts de
marché » – le coût de chaque émission devant être couvert par la
publicité qu’elle génère et qui dépend de l’audience. Une grande partie
de l’activité journalistique se trouve du même coup soumise à de très
fortes contraintes d’ordre économique qui sont loin de favoriser le
travail journalistique dans sa dimension proprement intellectuelle.
15 Un autre obstacle, et non des moindres, à l’exercice de l’activité
journalistique, tient au pouvoir même qui est attribué aux médias et qui
a eu pour effet, depuis une vingtaine d’années, de faire émerger et
prospérer de nouveaux agents spécialisés dans « les stratégies de
communication ». Un nombre croissant d’institutions et de groupes
sociaux cherchent à « piéger » les journalistes en payant, souvent fort
cher, des professionnels de la communication qui fabriquent des
« événements sur mesure ». Ces spécialistes conçoivent ainsi, pour une
clientèle dont les demandes sont souvent assez naïves – « On veut être
en première page » ; « On veut passer au « journal télévisé » ; « On veut
avoir une photo dans le journal » ; « On veut faire une conférence de
presse : amenez-nous une dizaine de journalistes ! », rapporte par
exemple un conseiller en communication – des « événements » très
élaborés, des « plans-médias » de plus en plus sophistiqués, et en
mesurent (comptages et graphiques à l’appui) les « retombées » par type
de médias, par rubriques, par départements, etc.
16 Le problème n’est pas de savoir si, face à ces sollicitations nouvelles,
les journalistes agissent ou non par complaisance ou même par intérêt
matériel. Ils sont généralement pris, en toute bonne foi, dans ce jeu par
lequel les agences de communication, se mettant réellement à la place
de professionnels toujours pressés qui, en permanence, travaillent dans
l’urgence et doivent passer d’un sujet à un autre, effectuent un véritable
travail d’information. La vraie question est peut-être de savoir qui peut
se payer les services de ces nouveaux spécialistes et ainsi bénéficier de
ce savoir-faire et de cette sorte de « valeur symbolique ajoutée »
produite par ces nouveaux agents.
17 Il est donc encore trop simple de dire que les journalistes sont des
« manipulateurs manipulés » dans la mesure où, ce que l’on appelle
communément « information » ou « événement », sont des produits
collectifs particulièrement complexes qui échappent en partie aux
journalistes eux-mêmes. Sans doute existe-t-il, dans le processus de
production de l’information, des tentatives explicites de manipulation
que les journalistes dénoncent sans nécessairement pouvoir toujours y
échapper. Manipulation active, avec « l’information-spectacle », la
fabrication de faux scoops, le trucage des reportages (le « bidonnage »),
comme le privilège donné au sensationnalisme, bref, l’utilisation de
recettes censées faire les gros tirages des hebdomadaires ou accroître
l’audience des télévisions mesurée par les audimats ; ou encore, la
manipulation passive, avec les tentatives permanentes de mystification
dont ils sont l’objet (dossiers de presse, visites organisées, etc.), bref,
tout ce qui, selon eux, a eu pour effet de rendre de plus en plus floue et
incertaine la frontière qui séparait autrefois « l’information » de la
« communication ».
18 Il reste que cette vision manipulatrice cache les effets de censure
incommensurablement* plus grands que le champ journalistique
exerce dans son fonctionnement le plus ordinaire, en dehors de toute
tentative explicite de manipulation, lorsque le journaliste n’écoute,
pourrait-on dire, que sa propre conscience professionnelle, compte tenu
des structures actuelles de production de l’information.

Les deux principes de légitimité


19 Le pouvoir immanent de consécration que possède le champ médiatique
pour décider de ce qui est important, et dire ce qu’il faut penser des
choses et des gens importants, repose sur la légitimité* propre que les
journalistes ont collectivement accumulé au cours de l’histoire.
20 En réalité, cet espace social est régi aujourd’hui non pas par un, mais
par deux principes concurrents de légitimité qui s’affrontent pour définir
l’excellence journalistique, cette concurrence ayant précisément son
principe dans la dualité profonde de cette activité, à la fois intellectuelle
et économique, que nous avons évoquée plus haut. Deux définitions du
« bon journaliste » s’affrontent désormais.
21 Le bon journaliste, c’est d’abord celui qui écrit dans le journal Le
Monde ou, dans une moindre mesure, dans Libération, ou encore celui
qui se conforme aux principes enseignés dans les écoles de journalisme
(dont certaines ont d’ailleurs pour directeur d’anciens journalistes du
Monde). C’est un professionnel de l’information qui essaie de tenir à
distance les deux menaces majeures qui pèsent sur l’autonomie
intellectuelle de la production journalistique. À savoir, d’une part, le
parti-pris politique (il faut être « honnête », vérifier ses informations,
etc.), et d’autre part, la recherche à tout prix du tirage comme on le voit
dans les journaux à scandales (il faut hiérarchiser l’information et ne pas
céder au sensationalisme).
22 Ce premier principe de légitimité, que l’on peut dire plutôt intellectuel,
était comme incarné dans la figure emblématique du directeur-fondateur
du Monde, Hubert Beuve-Méry, personnage austère, pour lui-même
comme pour ses collaborateurs (qui étaient, la légende au moins le dit,
mal payés) et pour ses lecteurs (il refusait les photos et, la légende le dit
encore, demandait explicitement à ses journalistes « de faire
emmerdant… »). Il était particulièrement intransigeant avec les règles
déontologiques qui définissent l’information sérieuse. Il refusait les
scoops et mettait son point d’honneur dans l’exactitude des informations
factuelles publiées dans son journal. Cette exigence à la fois morale et
intellectuelle a été très profitable au quotidien, puisque Le Monde est
rapidement devenu le journal de référence des milieux dirigeants et
influents ; mais en retour, elle se payait négativement d’un point de vue
économique en raison d’une faible diffusion du journal, celui-ci ne
pouvant toucher que des milieux sociaux nécessairement restreints.
23 Le second principe de légitimité est incarné par le présentateur du
Journal télévisé de 20 heures de TF1, et dans une moindre mesure celui
de France 2. Il est d’ordre économico-politique bien qu’il se présente
aussi comme une forme d’excellence professionnelle. Les journaux
télévisés ou de radio, quoique destinés à un large public, se veulent
sérieux, professionnels, exigeants, irréprochables. Soumis plus
fortement que la presse écrite aux lois de la concurrence, dans la mesure
où les ressources de ces grands médias proviennent en grande partie,
voire exclusivement, de la publicité commerciale, les journalistes de
radio et de télévision, dont beaucoup sortent aussi des écoles de
journalisme, doivent faire en sorte de toucher le public le plus large
possible, utilisant à cette fin un vocabulaire simple, des images fortes et
traitant de sujets qui sont censés intéresser tout le monde. Leur pouvoir
ne réside pas dans la qualité intrinsèque du travail journalistique
puisque ces médias sont pour l’essentiel des « médias de reprise »,
c’est-à-dire des journaux qui mettent en images, sonores ou visuelles,
les sujets généralement soulevés et déjà traités par la presse écrite. Leur
pouvoir spécifique réside dans l’impact qu’ils peuvent avoir sur un
public qui est pratiquement coextensif à l’ensemble de la population,
c’est-à-dire dans la contribution décisive qu’ils apportent à la
fabrication de l’opinion et aux effets politiques qu’ils produisent.
24 L’audience de ces journaux est perçue comme une sorte de vote de
confiance du public, les « meilleurs » journalistes étant ceux qui font les
scores d’audimat les plus importants, ceux qui sont en quelque sorte
élus par les téléspectateurs, c’est-à-dire en définitive ceux qui rapportent
le plus économiquement à la chaîne (sous la forme de spots
publicitaires). Ainsi, entre Le Monde et le Journal de 20 heures de TF1,
on passe d’un principe de légitimité interne à un principe de légitimité
externe, du jugement des pairs au plébiscite des téléspectateurs, bref de
la logique du champ intellectuel à celle du champ politique. Mais, parce
qu’ils participent tous les deux au processus de production de
l’information et sont en quelque sorte en concurrence, ces deux
entreprises de presse, bien que situées aux antipodes l’une de l’autre, ne
peuvent s’ignorer.
25 Si l’opposition entre presse à diffusion restreinte et presse populaire
n’est pas nouvelle puisqu’elle s’est mise en place dès la fin du
e
xix siècle, avec l’apparition de la presse bon marché, il reste que la
diffusion généralisée de la télévision a, au cours des vingt dernières
années, profondément modifié l’économie générale de la production de
l’information et notamment le rapport de force entre ces deux types de
presse.
26 La production de l’information dominante, c’est-à-dire celle qui
s’impose à tous, s’est trouvée au cours de la période récente,
profondément bousculée dans la mesure où la hiérarchie objective qui
s’établit entre les différents supports de presse et qui se laisse voir dans
la circulation de l’information, comme dans ce que l’on peut appeler les
phénomènes de reprises, a été modifiée. La production journalistique est
d’abord lue par les journalistes qui cherchent les sujets d’actualité, des
idées d’articles et essayent, sur les sujets imposés, de se démarquer des
journaux concurrents en apportant, parfois dans une logique de la
surenchère, « un plus » (comme on dit à Libération) ou un angle
d’attaque original.
27 L’information importante (et, par là, dominante) est celle qui est
considérée comme telle par l’ensemble des supports de presse, et qui, en
même temps, est reprise par les journaux les plus en vue. Certains
supports ont, à cet égard, un pouvoir d’imposition plus grand que
d’autres dans le champ journalistique. Une information qui, par
exemple, paraît dans Le Canard enchaîné et qui n’est pas reprise par un
autre support de presse, reste une information du Canard enchaîné et
n’a qu’un effet politique très limité. Sa reprise par un quotidien très
légitime comme Le Monde par exemple (comme ce fut le cas dans
« l’affaire des diamants ») modifie le statut de l’information qui, de
simple « on-dit » devient une information politique sérieuse, digne
d’entrer dans le débat politique. Et le fait qu’elle soit reprise par les
journaux télévisés en fait une affaire nationale.
28 Si chaque journal et chaque journaliste est attentif, pour ne pas dire
obsédé par ces reprises entre supports, c’est d’une part parce qu’elles
constituent une sorte de sanction propre au milieu journalistique car, en
effet, tout journaliste éprouve une certaine fierté à voir un de ses articles
repris par d’autres journaux, surtout s’ils sont prestigieux, cette reprise
étant perçue comme la preuve de l’importance en soi de l’information
traitée ou « sortie ». D’autre part, parce que l’efficacité politique d’une
information, sa capacité à déranger et à s’imposer comme actualité
obligée, dépend de sa reprise par les autres supports de presse et
notamment par les plus prestigieux ou les plus efficaces, dans la mesure
où ils lui apportent une valeur symbolique ajoutée. Et les supports de
presse les plus prestigieux ont un poids d’autant plus important dans la
production de l’information, par le fait qu’ils sont plus lus et que leurs
informations sont plus souvent reprises par les autres journaux. Enfin,
parce qu’ils exercent un véritable pouvoir de consécration sur ces autres
journaux dont ils reprennent ou non les informations.
29 Pendant longtemps, il existait une séparation entre la grande presse
populaire et la presse dite « sérieuse » qui venait principalement
alimenter les débats publics. Le poids nouveau des médias audiovisuels
dans la production de l’information dominante a contribué à faire sauter
cette frontière entre ces deux types de presse, et à modifier par là la
logique des débats publics ainsi que l’économie qui régit le marché des
opinions. C’est sans doute là que réside le principe majeur des
inquiétudes de ceux qui réfléchissent sur l’évolution de la profession.

AUTEUR
PATRICK CHAMPAGNE

Sociologue à l’Institut national de la recherche agronomique (Paris), et membre du Centre de


sociologie européenne (laboratoire de l’École des hautes études en sciences sociales associé au
Centre national de la recherche scientifique).
Bibliographie sélective

Charon, J.-M., Les journalistes et leur public : le grand malentendu, Paris, Vuibert/INA/Clemi,
2007.
Charron, J., Brin, C., De Bonville, J. (dir.), Nature et transformation du journalisme, Laval,
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Wolton, D., Internet et après. Une théorie critique des nouveaux médias, Paris, Flammarion,
1999.
Glossaire

1 Les termes repris ici sont suivis d’une* dans le texte


2 Artefact : ce qui est réalisé par l’homme ; produit artificiel, par
opposition à naturel.
3 Champ (dans la sociologie de P. Bourdieu) : dans l’outillage conceptuel
du sociologue français Pierre Bourdieu (1930-2002), le monde social est
divisé en champs, soit des ensembles de sous-espaces sociaux, fruits de
la différenciation et de la spécialisation des activités sociales (ex : le
champ politique, artistique, académique…). Ces champs sont
hiérarchisés et fondés sur l’opposition entre agents dominants et agents
dominés, en fonction du « capital » dont ils disposent (c’est-à-dire leurs
ressources : l’argent, les relations sociales, les diplômes…, ce que P.
Bourdieu appelle respectivement, le capital économique, social ou
culturel). La compétition et les luttes auxquelles se livrent ces agents
sociaux pour acquérir du capital et y occuper les positions dominantes,
sont un des moteurs de l’action sociale. Pierre Bourdieu se situe ainsi
dans le prolongement de l’analyse marxiste qui met le conflit social au
cœur du fonctionnement d’une société, tout en renouvelant la
perspective, puisqu’il ne réduit pas ces conflits aux seuls conflits entre
classes sociales.
4 Empirique : qui ne s’appuie que sur l’expérience, en parlant d’une
méthode ou d’un mode d’accès à la connaissance.
5 Incommensurablement : d’une manière incommensurable, c’est-à-dire
qui ne peut pas être mesurée ou évaluée.
6 Investigation : recherche minutieuse, systématique concernant un fait ;
enquête journalistique approfondie. Le journalisme d’investigation se
conçoit comme une spécialisation possible dans le métier, consistant à
enquêter longuement sur le terrain, à propos de tendances sociales
durables, de faits qui ne font pas forcément l’actualité, notamment parce
que les acteurs concernés cherchent à les cacher.
7 Légitimité : qualité, état de ce qui est légitime, conforme au droit, à la
loi. Par extension, conformité d’un acte, d’une situation avec des
principes généraux largement partagés dans un groupe donné : la raison,
la morale, le respect de la personne humaine…
8 Pigiste : journaliste qui est payé à la pige, soit en plus de son travail
régulier, soit d’une manière habituelle (on parle alors de pigiste
permanent). La pige est une rémunération proportionnelle au nombre, à
la longueur, et/ou à l’importance des articles fournis.
9 Spin doctor : terme désignant les conseillers en communication des
hommes politiques, dont le sens se veut ironique à l’origine (on pourrait
traduire par : « docteur es-bobards ») afin d’émettre un jugement négatif
sur ce métier considéré comme manipulateur de l’opinion publique. Le
spin doctoring consiste à présenter les faits de façon toujours
avantageuse, en masquant certains aspects, en ne mettant en valeur que
les points positifs, en montant des stratégies, des coups médiatiques, qui
induisent un jugement faussé par rapport à la réalité.
Les auteurs

1 Patrick Champagne, Sociologue à l’Institut national de la recherche


agronomique (Paris), et membre du Centre de sociologie européenne
(laboratoire de l’École des hautes études en sciences sociales associé au
Centre national de la recherche scientifique).
2 Jean-Marie Charon, Sociologue au CNRS, spécialisé sur les questions
de médias et de journalisme et enseignant à l’Ehess et à l’IEP de
Rennes.
3 Jean Charron, Professeur titulaire au Département d’information et de
communication de l’Université Laval (Québec), responsable du Groupe
de recherche sur les mutations du journalisme.
4 Christine Leteinturier, Maître de conférences en sciences de
l’information et de la communication, à l’Université Paris II et
Directrice adjointe de l’Institut Français de Presse.
5 Arnaud Mercier, Professeur en sciences de l’information et la
communication à l’Université de Metz et membre de la rédaction en
chef d’Hermès, a dirigé le laboratoire Communication et politique du
CNRS de 2004 à 2006. Ses recherches portent sur le journalisme, le
traitement de l’information et la communication politique.
6 Philippe Riutort, Politologue, chercheur associé, Laboratoire
Communication et politique. Chercheur au sein du Groupe d’Analyse
Politique (Université Paris X-Nanterre), Professeur de sciences sociales
en lettres supérieures, Lycée Henri IV, Paris.
7 Dominique Wolton, Créateur et directeur de l’Institut des Sciences de
la Communication du CNRS (ISCC). Directeur de la Revue
« Hermès ».

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