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mémoires

d’un libraire
pornographe
avec la collaboration de sa femme,
Clémentine, épuisée,
et de son lointain amant
Qu’Anne-Sylvie Homassel soit ici remerciée.
Cette édition lui doit quelques pages inédites en français.

© Tous droits réservés


© Les Éditions du Sonneur, 2011
Titre original : The Memoirs of an Erotic Bookseller
Édition originale en anglais : Luxor Press Ltd., 1969
Édition originale en français : Marie Concorde Éditeur, 1970

ISBN : 978-2-916136-35-6
Dépôt légal : mars 2011
Conception graphique : Anne Brézès
Relecture typographique : Nathalie Barthès

Les Éditions du Sonneur


5, rue Saint-Romain, 75006 Paris
www.editionsdusonneur.com
ARMAND COPPENS

mémoires
d’un libraire
pornographe
avec la collaboration de sa femme,
Clémentine, épuisée,
et de son lointain amant

Traduit de l’anglais par Françoise Maleval


Préface d’Emmanuel Pierrat

ÉDITIO
S

NS
LE

R
DU

SONNE
P R É FA C E
Mémoires d’un libraire pornographe, publié initia-
lement il y a quarante ans, a gagné son pari : il est
devenu un volume indispensable à tout collection-
neur de curiosa, mais surtout un classique pour les
amoureux d’anecdotes littéraires. Sa réédition, dans
une version française revue et corrigée, le prouve.
Édité sous pseudonyme en Angleterre en 1969 et
en France en 1970, notre libraire s’est vite imposé
comme l’une de ces savoureuses bizarreries litté-
raires, où se mêlent portraits de personnages fan-
tasques, histoire de l’édition et de la censure, des-
cription des réseaux clandestins de diffusion des
livres sulfureux…
Ce sont ces ingrédients inattendus qui en consti-
tuent la succulence toute particulière. Car il faut
bien admettre que notre homme, même caché
sous le nom d’Armand Coppens, s’inscrit avec
noblesse dans plusieurs grandes lignées. Il a étudié
les mathématiques, puis est passé à la collection-
nite, avant de devenir courtier en ouvrages éro-

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MÉMOIRES D’UN LIBRAIRE PORNOGRAPHE

tiques et de s’installer comme libraire. Ces diffé-


rents postes d’observation l’autorisent à disserter
sur la passion des livres ne se lisant que d’une
main, à commenter le commerce des faux, à porter
un vrai jugement sur la littérature et les illustrations
qui mettent le rose aux joues, tout en croquant des
individus hauts en couleurs, qu’il s’agisse de con-
frères, d’amis, de clients, dans des digressions par-
fois bien éloignées du propos principal, mais le
plus souvent autant cocasses que délectables.
La bibliophilie a constitué le creuset essentiel de
l’érudition dans un domaine longtemps dédaigné
par l’Université. Coppens ne déroge pas à la règle,
en rappelant sans cesse au lecteur ses trouvailles,
en délivrant ses sentences sur les chefs-d’œuvre
du second rayon. Les grands obsédés qui l’ont pré-
cédé ont tous mis la main à la tâche. Certains sont
passés à la postérité littéraire.
Henry Spencer Ashbee – toujours soupçonné
d’avoir rédigé Ma vie secrète, cette autobiographie
d’un érotomane publiée en douze volumes sous le
règne de Victoria – a ainsi établi un remarquable
Index of forbidden books.
Guillaume Apollinaire fut non seulement l’au-
teur de livres voluptueux, au premier rang desquels
Les Onze Milles Verges, mais édita aussi, de façon
officielle, les textes les plus lestes des grands écri-

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P R É FA C E

vains à l’enseigne des « Maîtres de l’amour » ; il fit


de même, mais sous le manteau, dans des versions
plus complètes et cette fois non abrégées, avec
les mêmes volumes – ou d’autres plus audacieux
encore, impubliables in extenso au grand jour. Aidé
de ses comparses Fernand Fleuret et Louis Perceau,
il alla jusqu’à rédiger le premier catalogue de l’En-
fer de la Bibliothèque nationale, ce lieu où sont
référencés les livres d’accès plus que restreint.
Le merveilleux Pascal Pia reprit le flambeau,
après avoir publié clandestinement, avec son com-
plice René Bonnel, de nombreuses curiosa. On lui
doit le recensement complet des livres de l’Enfer,
au sein duquel se sont glissés quelques-uns des
ouvrages qu’il a lui-même édités, et sur lesquels ce
grand mystificateur s’amuse à donner de vrais indi-
ces ou à berner les candides. La facétie, comme
chez Coppens, va de pair avec la science des livres
se jouant des autorités et de la morale.
Ce sont donc à des collectionneurs que les spé-
cialistes doivent la Bibliographie du roman éroti-
que au XIX e siècle, Les Livres de l’Enfer, son pendant
anglais, The Private Case, la Bibliographie des ouvra-
ges relatifs à l’amour, aux femmes, au mariage et des
livres facétieux, pantagruéliques, scatologiques, saty-
riques, etc., la Bibliotheca arcana, le Register of erotic
books, le Thesaurus eroticus linguae latinae, etc.

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MÉMOIRES D’UN LIBRAIRE PORNOGRAPHE

Certains de ces érotomanes ou de ces séditieux


ont glissé, tel notre Coppens, des indications au fil
de leurs souvenirs, d’autres ont choisi le classe-
ment rigoureux par éditeurs ou par époques. De
plus hardis ont recensé tous les ouvrages ano-
nymes ou encore les romans à clés. Se dissimulent
aussi dans cet incroyable égrenage de titres au
vice apparent, des catalogues très spécialisés, telles
la Bibliotheca scatologica, la Bibliographie jaune (le
« jaune » en question désignant alors un cocu et non
un urologue…) ou encore la Bibliographie clérico-
galante, qui énumère les « ouvrages galants ou sin-
guliers sur l’amour, les femmes, le mariage, le théâ-
tre, etc. écrits par des abbés, prêtres, chanoines,
religieux, religieuses, évêques, archevêques, car-
dinaux et papes ». Et voilà l’arroseur arrosé ! Cop-
pens, là aussi, fils turbulent mais fidèle de l’église
des grands obsédés, attaque ses mémoires en pre-
nant pour décor une villégiature monastique.
La première aventure qu’il narre, et qu’il situe à
Paris, concerne la magnifique édition illustrée du
Manuel d’érotologie de Forberg. Car l’iconographie
tient un rôle central dans le sort et le statut de
nombre de livres grivois. Elle accompagne et colore
soudain d’un rose très carmin nombre d’ouvra-
ges, qu’ils soient de fiction ou scientifiques. Une
brassée de dessins rend parfois pornographique

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P R É FA C E

un volume dont le texte est relativement pudi-


que. Les planches d’illustrations circulent parallè-
lement aux romans de Genet ou de Cocteau et ren-
dent explicite le sens des ouvrages même aux plus
illettrés des censeurs.
En sus de son penchant pour l’illustration, notre
ami montre un goût très sûr pour les grands
auteurs. De fait, le bonheur du collectionneur
comme du professionnel s’accroît à la redécou-
verte des grands noms de la littérature et des arts
qui se sont essayés à la fronde et ont fini au cata-
logue des Enfers.
Coppens nous livre une fois de plus la preuve
que les écrivains de génie ont presque tous voulu
éprouver leur don au genre érotique, avec plus
ou moins de clandestinité et de succès. La plupart
se sont cachés derrière l’anonymat ou des pseu-
donymes que les initiés connaissent, à force de
recherches, de recoupements, d’examen des styles,
des dates et des archives. D’autres, moins nom-
breux, se sont avancés à ciel ouvert.
L’Enfer de la Bibliothèque nationale a accueilli
– parfois sans le savoir – Guillaume Apollinaire,
Louis Aragon ou l’Arétin. Ils concourent avec Coc-
teau, Crébillon fils, Théophile Gautier, Jean Genet,
Pierre Guyotat, André Hardellet, Hoffmann, Marcel
Jouhandeau, Paul Léautaud, Pierre Louÿs, Henry

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MÉMOIRES D’UN LIBRAIRE PORNOGRAPHE

Miller, Mirabeau, Radiguet, Andréa de Nerciat,


Benjamin Péret, Stendhal, Théophile de Viau, etc.
Mémoires d’un libraire pornographe prend soudain
des allures de Lagarde et Michard pour adultes…
Et ce sans compter les grands écrivains qui se sont
révélés dans l’outrance, de notre marquis favori
à Rétif de la Bretonne, en passant par Casanova
de Seingalt, Juvénal, Anaïs Nin, Martial, Pétrone ou
Sacher-Masoch.
Coppens aborde évidemment les stratégies pour
déjouer la censure, rendant ses péripéties litté-
raires d’autant plus hilarantes.
Certains ouvrages sont simples à repérer et à
cataloguer : leurs éditeurs, candides ou confiants,
n’ont pas vu la sentence venir et les ont commer-
cialisés officiellement, avant de finir au tribunal,
en prison ou, rarement, de passer à travers les mail-
les du filet. Mais les vrais pornographes, les facé-
tieux, les rebelles, les anticléricaux ont vite appris
les vertus de la publication « sous le manteau ». Les
livres qu’ils ont fait imprimer sont conçus pour
dérouter les autorités, incarnées en première ligne
par la maréchaussée.
Le nom de l’auteur est alors un pseudonyme,
quand le volume ne sort pas sous couvert du total
anonymat. Certains artifices, jouant de l’ana-
gramme, sont simples à découvrir : Ollican, qui

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P R É FA C E

s’affiche comme l’auteur du Traité des eunuques,


désigne Charles d’Ancillon.
Ce « pseudo » prend parfois des allures plus
taquines, de Tap-Tap à P.-D. Rast, en passant par
Olga du Braquemart.
Le faux patronyme peut aussi disparaître ou
changer avec le temps et les retournements de
régime. La « mission » – quasi christique… – du
bibliophile, qui traque la vérité pour l’égoïste
cachottier qu’il est parfois, est alors soudainement
facilitée ou devient au contraire (selon la formule
consacrée) « impossible ».
À l’instar de l’auteur, l’éditeur et l’imprimeur
d’un libelle clandestin se dissimulent aussi. Et
leur « signature », quand elle est apposée, poétise,
plaisante ou provoque : s’entremêlent, dans les
rayonnages, des volumes mentionnant qu’ils sont
publiés, au choix, « À Paphos, de l’Imprimerie de
l’Amour », « À Cologne, à la Couronne des Amours »,
« À Lausanne, au Verger des Amours », « À Amster-
dam, à l’Enseigne de la Liberté choisie », « Sous le
manteau de la cheminée pour les amis de C. C. »,
« À Reims, à l’Enseigne du Pied de Biche », par « Le
Musée secret du Bibliophile français », « À Bombay,
Imprimerie des Bibliophiles », « À Constantinople,
de l’Imprimerie du Mouphti », « À Foiropolis, chez
le docteur Chirouec, rue de la Torchette, 1761. Tiré

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MÉMOIRES D’UN LIBRAIRE PORNOGRAPHE

à cent exemplaires sur papier fort de Hollande »


(pour… La France constipée), « À Bikini, aux dépens
de quelques amateurs », « À Constantinople, l’an-
née présente », « Au Cap-Vert, Éditions fugitives »,
« À Papeete, Les Bibliophiles créoles », « Aux édi-
tions de l’Idée libre », « À Paris, rue de l’Échelle, en
Suisse, à Londres, en Prusse & en Hollande chez
tous ses créanciers »…
Le titre même peut varier d’une édition à l’autre,
pour dérouter encore et toujours la gendarmes-
que. Persuadée qu’il faut saisir Les Mémoires de
Fanny Hill, chef-d’œuvre du XVIIIe siècle écrit par
l’Anglais John Cleland, elle néglige sa réédition
aussitôt rebaptisée La Fille de joie.
Le tour le plus facile à jouer reste celui de la
fausse date de publication. Celle qui orne la couver-
ture ou figure au colophon est bien souvent anté-
rieure de plusieurs années à celle, réelle, de l’im-
pression. Car ainsi, la police, si elle met la main sur
un exemplaire égaré en librairie, croit qu’il ne sert
à rien de s’épuiser à courir après un tirage si ancien
qu’il est sans doute déjà disséminé et ne repose
plus en piles dans l’entrepôt de ses géniteurs.
Coppens nous promène dans cet univers singu-
lier. Le lecteur le devine facilement flamand et se
doit de le rattacher à une filiation géographique-
ment éloquente. Auguste Brancart fut arrêté, à

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P R É FA C E

Bruxelles, en 1885, en possession de quelque trois


mille ouvrages cochons. Poulet-Malassis (qui fut,
par la suite, surnommé « Coco mal perché ») et
Eugène de Broise publièrent l’édition originale des
Fleurs du mal à mille trois cents exemplaires. En
1864, Baudelaire rejoint Poulet-Malassis en Bel-
gique, où celui-ci s’est réfugié et aurait réédité, dès
1858, les poèmes condamnés.
Citons encore le libraire-éditeur Henry Kiste-
maeckers. Anticlérical de premier ordre, il connut,
entre 1876 et 1911, la prospérité du libraire sul-
fureux, puis les procès à foison, la fuite de sa Bel-
gique natale, sans oublier le piratage récurrent de
ses confrères.
La liste est sans fin de ceux dont Coppens a suivi
les pas, trafiquant depuis Bruxelles et à travers toute
l’Europe ces livres si envoûtants qu’ils conduisent
les amateurs aux situations les plus inattendues.
Mémoires d’un libraire pornographe demeure un
témoignage de qualité aussi bien qu’un récit enlevé
où les plus grands maniaques deviennent, par le
talent de leur portraitiste, de sympathiques biblio-
manes. Puisse-t-il faire à nouveau naître quelque
onze mille vocations !
EMMANUEL PIERRAT

Avocat, écrivain et collectionneur

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MÉMOIRES

D’UN LIBRAIRE

PORNOGRAPHE
Sauf mention contraire, toutes les notes sont de l’éditeur.
un
Paradoxe bien connu : les hommes dont la virilité
ne fait pourtant aucun doute sont tout prêts à
payer, au prix fort, des ouvrages de littérature éro-
tique et pornographique, alors même que, dans
bien des cas, ils disposent sous leur toit, et sans
bourse délier, d’une femme en chair et en os. On a
avancé bien des théories pour expliquer cette con-
tradiction, elles contiennent à peu près toutes une
part de vérité.
Autrefois, la fascination exercée par l’érotisme
s’expliquait par la relative timidité sexuelle des
femmes en regard des exigences de leurs parte-
naires. Mais l’heure de l’émancipation a sonné,
aussi bien dans l’alcôve que dans l’isoloir. Comme
à l’époque de la Grande Catherine* et de Messa-

* Catherine II (1729-1796), impératrice de Russie dont le mari,


Pierre III, menaça de la répudier en raison de ses mœurs disso-
lues.

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MÉMOIRES D’UN LIBRAIRE PORNOGRAPHE

line*, les appétits de la femme ont désormais


atteint un degré tel qu’ils dépassent les ressources
sexuelles masculines, limitées par la nature. Ce
qui épaissit plus encore le mystère de cette recher-
che persistante d’érotisme. En effet, on pourrait se
demander pourquoi, alors qu’il n’est déjà pas de
taille à affronter la réalité, l’homme se complaît
dans les débordements purement imaginaires de
la pornographie.
Un psychiatre pourrait fort bien répondre que
l’attrait majeur de tout ouvrage érotique tient à
la perfection absolue des scènes sexuelles qui le
constituent. Sur le papier, l’acte n’est pas plus tôt
pensé qu’il est déjà pleinement réalisé. Les femmes
y sont toujours zélées sexuellement, invariable-
ment séduisantes et désirables, et ont par ailleurs
le pouvoir de faire de l’accouplement une œuvre
d’art. La déception qui accompagne le plaisir post-
coïtal de l’homme ne saurait exister dans cet uni-
vers idéalisé. Sans compter que toutes les attentes,
toutes les déviations, si bizarres soient-elles, y sont
accueillies et satisfaites sans la moindre hésitation.
C’est un fait que la littérature érotique ne s’em-
barrasse pas des limites et des obstacles propres au

* Femme de Claude Ier, Messaline (c. 25-48) fut une impératrice


romaine célèbre pour sa vie de débauche, qui conduisit son mari
à la faire exécuter.

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MÉMOIRES D’UN LIBRAIRE PORNOGRAPHE

monde réel. Même après avoir été prise par plu-


sieurs hommes par tous les orifices possibles, l’hé-
roïne du roman érotique reste pure, désirable, et
plus que jamais prête à de nouveaux ébats. Effec-
tivement, c’est là une situation idéale. Il est, bien
sûr, un autre facteur majeur : une grande partie de
la littérature érotique est consacrée à des perver-
sions bien précises, indispensables à la jouissance
de certains individus qui, bien souvent, ne peuvent
trouver de partenaires partageant leurs goûts ou
disposés à s’y soumettre. Mais on ne doit cepen-
dant pas oublier qu’aujourd’hui, la plupart des
femmes se rendent parfaitement compte que leur
émancipation dépasse leur propre plaisir. Même si
elles n’apprécient pas particulièrement les curieu-
ses aspirations de leur amant, elles réalisent plei-
nement qu’il est de leur devoir de les assouvir.
La réponse du psychiatre semble donc incom-
plète, mais peut-être nous rapprocherons-nous
de la vérité en posant un deuxième paradoxe : les
capacités sexuelles de l’homme sont limitées com-
parées à l’infini de ses désirs. Le psychiatre ne sou-
ligne généralement pas l’importance de ces appé-
tits, qui sont pourtant devenus à l’heure actuelle le
leitmotiv des ouvrages érotiques et pornographi-
ques. La femme, pour de simples raisons physio-
logiques, peut connaître de multiples orgasmes,

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MÉMOIRES D’UN LIBRAIRE PORNOGRAPHE

ce qui n’est pas le cas de l’homme. En ce qui le con-


cerne, le désir sexuel est de loin supérieur à l’acte
lui-même.
La majorité des hommes sont déçus dans leurs
espérances, et je pense que cette frustration expli-
que la constante popularité de la littérature éro-
tique. Là, au moins, le héros est digne de ce nom,
car il ne faillit jamais. Dans les dernières pages du
roman, il ne manque pas de lancer un regard de
mépris sur les corps souillés de ses victimes fémi-
nines qui, épuisées, demandent grâce. Que ces mal-
heureuses créatures puissent encore marcher me
surprendra toujours.
Il semble que l’homme dissipe le désenchante-
ment dans lequel il est plongé après avoir atteint le
plus haut point du désir sexuel en s’identifiant aux
héros infatigables des romans érotiques. L’émanci-
pation de la femme a peut-être aussi contribué à
refouler l’agressivité instinctive de l’homme. À la
lecture d’un ouvrage érotique, il peut cesser d’être
l’homme tranquille et rangé pour redevenir ce qu’il
fut et rêve d’être à nouveau : un fumier brutal et
égoïste en proie à ses instincts sexuels. Je n’irai pas
jusqu’à affirmer que la pornographie peut rendre
un homme viril, mais je pense sincèrement que les
auteurs et les éditeurs d’érotisme remplissent une
fonction sociale essentielle.

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MÉMOIRES D’UN LIBRAIRE PORNOGRAPHE

J’ai toujours été étonné que la plupart des ache-


teurs de livres érotiques considèrent que celui qui
satisfait leurs goûts appartient à un monde inso-
lite et clandestin où règne le vice. Il s’agit là d’un
mythe. J’ai été durant vingt ans dans le commerce
du livre et je peux affirmer que parmi les centaines
de marchands que j’ai connus, très peu d’entre eux
étaient aussi dépravés que leurs clients voulaient
bien le croire.
Ce fut au cours de mon deuxième voyage à Paris,
en 1948, que j’eus l’occasion de rencontrer pour
la première fois l’un des membres de cette mino-
rité coupable, et que je vécus par hasard une aven-
ture fort divertissante. Comme beaucoup de jeunes
gens, je ressentais le besoin d’une vie meilleure,
que je croyais pouvoir atteindre grâce à l’exemple
de sainte Thérèse d’Ávila, et plus précisément de
son livre Chemin de la perfection. Sainte Thérèse
avait appartenu à l’ordre de Notre-Dame du Mont-
Carmel, dont les couvents principaux se trouvent
en France. J’avais donc décidé de m’y rendre afin
d’obtenir des carmélites une meilleure compré-
hension de ses enseignements.
J’avais fort peu d’argent à mon arrivée à Paris
et me mis en quête d’un hôtel bon marché. Mes
recherches prirent fin au coin du boulevard Sébas-
topol et de l’une de ces rues étroites où des fem-

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MÉMOIRES D’UN LIBRAIRE PORNOGRAPHE

mes exercent le plus vieux commerce du monde.


La chambre n’était pas chère, la table excellente et
d’un prix abordable. Il ne m’était pas venu à l’es-
prit que cet établissement put être aussi le lieu de
rendez-vous attitré des filles entr’aperçues dans
la ruelle. Le seul véritable inconvénient de ma
chambre était que j’en partageais l’entrée avec celle
d’à côté, et que la seule façon d’accéder à cette
dernière était de traverser la mienne. Toutefois,
comme mon voisinage s’avéra être une vigoureuse
Noire originaire de la Martinique, cet inconvénient
n’en fut pas un. J’acceptai de bonne grâce qu’elle
traversât ma chambre avec ses clients, et elle ne
manqua jamais de me lancer un très amical « Bon-
jour », ou, selon l’heure, « Bonne nuit, monsieur »,
à chacun de ses passages.
Un soir, cependant, son client était si saoul qu’elle
dut littéralement le traîner dans sa chambre.
– Je vous en prie, monsieur, lui murmura-t-elle
poliment. C’est difficile parfois.
Je marmonnai quelque chose, me retournai dans
mon lit et essayai de me rendormir. J’allai m’assou-
pir lorsque j’entendis la porte se rouvrir douce-
ment. Une main fraîche effleura ma joue et souleva
la couverture.
– Je ne vous embarrasse pas ? murmura la Marti-
niquaise d’une voix rauque.

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MÉMOIRES D’UN LIBRAIRE PORNOGRAPHE

– Mais non, répliquai-je, et même aujourd’hui,


pour dire vrai, je ne peux imaginer de réponse
mieux appropriée.
– Vous savez, dit-elle, mon client m’a retenue
pour toute la nuit, mais il est si saoul que je ne
pense pas qu’il se réveillera avant demain matin.
Et pour comble de malheur, cet homme ronflait
si bruyamment que la pauvre fille aurait été inca-
pable de dormir.
– Je ne vous embarrasse pas ? répéta-t-elle.
Je n’étais pas le moins du monde ennuyé, bien
au contraire. Et si elle n’avait que peu de conversa-
tion, sa technique amoureuse, en revanche, était
des plus riches et des plus inventives. Ses gestes
étaient langoureux et, comme souvent les Noires,
elle se lovait et ondulait tel un serpent. Je sortis
anéanti mais exalté de cette rencontre imprévue.

Le lendemain matin, alors que je prenais mon


petit-déjeuner, mon regard se posa, de l’autre côté
de la rue, sur une enseigne qui portait l’inscription
Librairie-Éditions suivie du nom d’un homme qui
mérite certainement de figurer parmi les mar-
chands de livres érotiques dont la vie est l’illustra-
tion concrète des ouvrages qu’ils vendent. Comme
il est toujours en vie et exerce encore son métier,
je l’appellerai simplement Leclercq.

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MÉMOIRES D’UN LIBRAIRE PORNOGRAPHE

Dès que j’eus terminé mon chocolat et mes crois-


sants, je me rendis à sa boutique. Bien que je ne
fusse pas encore, à l’époque, libraire de métier,
j’avais déjà été contaminé par le virus du collec-
tionneur. Et j’appartenais à cette race d’hommes
qui ne peuvent résister à la vue d’une librairie, et
qui toujours y pénètrent le souffle court, avec l’es-
poir de trouver la merveille que le destin a tout
exprès mise de côté pour leur seul plaisir.
Le magasin était vide et j’appelai pour signaler
ma présence. Leclercq lui-même se présenta à
moi. Il avait alors quarante-cinq ans environ. Il me
demanda poliment en quoi il pouvait m’être utile.
– Bonjour, monsieur, lui répondis-je. Je cherche
des livres anciens et modernes, illustrés ou non,
concernant l’érotisme.
L’homme me considéra un moment, puis, sans
hésiter, me répondit dans un flamand très pur.
– Vous êtes hollandais ou belge. Il n’y a qu’un
Hollandais ou un Belge pour parler un français
aussi abominable.
J’éclatai de rire et lui avouai que j’étais effecti-
vement belge.
– Beau pays, ajouta-t-il. Et vous avez trouvé votre
Mecque. Entrez donc.
Je le suivis dans un vaste bureau à l’arrière de
la boutique. Dans un coin, un garçon qui pouvait

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MÉMOIRES D’UN LIBRAIRE PORNOGRAPHE

avoir dix-huit ans faisait des colis d’une pile de


livres amoncelés sur une immense table.
– Voici mon assistant, dit Leclercq, toujours en
flamand. Ne faites pas attention à lui. Il ne parle
que le français. J’ai bien peur que vous soyez arrivé
à un mauvais moment, car j’ai une affaire très
importante à régler dans un quart d’heure. Mais je
veux tout d’abord vous montrer quelque chose.
Il me présenta deux valises dont l’une contenait
des livres anciens. Je repérai immédiatement la
très belle édition que Liseux réalisa du Manuel
d’érotologie de Forberg, magnifiquement illustrée
de scène obscènes à la manière de Giulio Romano*,
représentant toutes les positions imaginables de
la fornication et des jeux de l’amour.
– Un ouvrage très utile, fit remarquer Leclercq.
Je vous le mets de côté.
Tout en parcourant le reste des livres qui se trou-
vaient dans la valise, je réfléchissais à ma situation
financière. Les carmélites me feraient-elles payer
mon séjour chez elles ? Pendant ce temps, Leclercq
s’affairait à ouvrir la seconde valise dont il sortit de

* Ouvrage du philosophe et philologue allemand Friedrich Karl


Forberg (1770-1848) publié par Isidore Liseux (1835-1894), édi-
teur de nombreux textes érotiques des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles ;
Giulio Romano (c. 1499-1546), artiste maniériste italien, fut
l’élève de Raphaël.

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MÉMOIRES D’UN LIBRAIRE PORNOGRAPHE

nombreuses photos pornographiques et quelques


films.
– Je préfère les livres, lui dis-je, en montrant celui
de Forberg.
– Il faut de tout pour faire un monde, répliqua-
t-il, puis, tapotant sur la seconde valise, il poursui-
vit : voilà pourtant ce qui rapporte. Mon Dieu, s’il
me fallait compter sur des clients comme vous
pour vivre, il y a longtemps que je serais mort de
faim, monsieur. Bon, puisque vous êtes un compa-
triote, je vous fais un prix. Je vous le cède pour dix
mille francs.
Je ne pouvais en croire mes oreilles. Il s’agissait
d’une édition très rare qui serait facilement montée
à soixante-dix mille francs dans n’importe quelle
vente aux enchères. Mais l’ironie du sort voulait
qu’à cette époque, ces maigres dix mille francs fus-
sent pour moi une somme très importante.
Je feignais de parcourir les autres livres pour me
donner le temps de prendre une décision, lorsque
soudain la porte s’ouvrit sur une toute petite Viet-
namienne.
– Bonjour, chérie, lui dit Leclercq. Tu es en retard,
nous n’avons plus qu’une heure et demie désor-
mais.
Puis, se tournant vers moi :
– Voici monsieur…

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MÉMOIRES D’UN LIBRAIRE PORNOGRAPHE

– Coppens, ajoutai-je.
– Monsieur Coppens, l’un de mes clients belges.
Tout au moins, j’espère qu’il le deviendra. Voulez-
vous continuer de jeter un œil à ces livres, mon-
sieur ?
Leclercq avait tout de suite compris quel type de
client j’étais, de ceux dont le regard s’attache à une
pièce de collection, s’imprégnant petit à petit de la
beauté de l’objet, en évaluant le prix et la rareté,
jusqu’à ne plus pouvoir s’en séparer.
Je me persuadai que les carmélites ne pouvaient
décemment pas me faire payer leur hospitalité, et
je repris brusquement mes esprits en entendant
Leclercq me dire :
– Vous permettez ? J’en ai pour un instant.
Et il me prit le Forberg des mains.
Je protestai :
– Mais je comptais l’acheter.
– Bien sûr, à ce prix, qui s’en priverait ? Je vous
l’emprunte quelques minutes.
Puis, se tournant vers le jeune homme et s’adres-
sant à lui en français :
– Débarrasse la table, Henri. Je vais en avoir
besoin.
Le jeune garçon obéit en soupirant et commença
à ranger des livres. Après avoir dégagé aux deux
tiers la table, il retourna à ses occupations.

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