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RAVISE Clementine

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Dialogues

Les thématiques du design contemporain


1

Clémentine Ravisé
Mémoire de fin d’études
sous la direction de Mr. Louguet

Dialogues
Les thématiques du design contemporain

École d’architecture intérieure et de Design 2012 Clémentine Ravisé


SOMMAIRE

Introduction p. 6
Entretien avec Michel Bouisson

Première Partie : Les portraits de designers p. 16

- Les Tsé-Tsé / Catherine Lévy et Sigolène Prébois : carte blanche 1997 p. 18


- Christian Biecher : carte blanche 2000 p. 26
- François Bauchet : carte blanche 2002 p. 36
- Olivier Peyricot : carte blanche 2003 p. 44
- Frédéric Ruyant : carte blanche 2003 p. 54
- Jean-Michel Policar : carte blanche 2004 p. 62
- François Azambourg : carte blanche 2005 p. 70
- Inga Sempé : carte blanche 2007 p. 80
- Matt Sindall : carte blanche 2007 p. 90
p. 100 5
- Philippe Rahm : carte blanche 2009
- Gaëlle Gabillet et Stéphane Villard : carte blanche 2011 p. 108 5
- Claude Courtecuisse p. 118

Deuxième partie : Les thématiques du design contemporain p. 128

Thème I : L’enfance, la force créatrice p. 132


Thème II : L’ambiance p. 142
Thème III : Environnement et société p. 154
Thème IV : Interfaces et dématérialisation p. 164
Thème V : L’art et le design p. 178

Conclusion p. 196

Annexes
Entretien avec Armand Hatchuel

Bibliographie p. 206
Remerciements
« Objets inanimés, avez-vous donc une âme, 1
qui s’attache à notre âme et la force d’aimer? » 2
Alphonse de Lamartine
INTRODUCTION

Nous vivons dans un monde d’objets. Ces derniers de plus en plus petits et
techniques, sont mêmes devenus pour certains des compagnons indispensables
de vie qui nous suivent et rassurent constamment (Le Smartphone par
exemple).
Le design est omniprésent dans notre quotidien. Partout autour de nous, on
peut lire des slogans utilisant ce terme à tort et à travers en guise de qualificatif.
Employé aussi bien pour décrire une machine à laver, des lampes, des chaises
ou des vêtements ; celui-ci a perdu sa valeur d’origine. Or, le design n’est
pas juste un mot. Comme l’affirme Stéphane Vial, c’est « une chose qui pense
» (Stéphane Vial, Court traité du design, p11) et qui, difficile à définir, englobe
de nombreuses contraintes. Ainsi, selon Patrick Jouin, le designer est un «
équilibriste tentant d’impossibles figures où doivent s’unir des contraintes : d’un 6
côté le marché, de l’autre l’être humain, le plasticien et la nature, la fabrique de la
légèreté, les pauvres et les riches.» (Court traité du design, introduction p9.) 7
Comment dégager la nature réelle du design et ses enjeux dans ce contexte ?
Qu’est-ce que le design aujourd’hui et comment celui ci va-t-il évoluer ?
Des questions complexes qu’il est important de se poser à l’heure actuelle au
regard de notre société en perpétuelle mutation.
Le design a évolué et continue son parcours constamment à la recherche
de nouveaux questionnements ancrés dans notre monde. Il est intéressant
de voir comment les designers analysent et se placent en tant qu’acteurs
de la société. Quels sont leurs parcours ? Quelles sont leurs envies, leurs
questionnements, leurs méthodes ? Quels rôles détiennent les matériaux et
l’avancée technologique dans leurs projets ? Comment se positionnent-ils
aujourd’hui en tant que designers ?
MÉTHODE

Les cartes blanches du VIA, créées dans les années 80, ont été un moyen de
répondre à toutes ces interrogations et, leur étude m’a permis d’établir un axe
de travail personnel, une méthode.
Ces projets, tous différents, interrogent le design : ils mettent en avant la
démarche, l’expérimentation et permettent aux designers d’élaborer un
projet personnel en lien avec la société. Les designers, choisis tant pour leur
personnalité, qu’en fonction de leurs parcours ou de leurs manières d’aborder
le projet, représentent le domaine actuel du design. « Tous les designers choisis
sont des gens qui ont une capacité conceptuelle très forte, affirmée. C’est cela
que l’on a voulu mettre en avant en affirmant cette dimension conceptuelle du
design, dimension de recherche. » (Entretien personnel avec Michel Bouisson)
En interrogeant ces projets et les designers qui les ont élaborés, ce mémoire 8
a pour objectif de comprendre les contours actuels du design, ses différents
univers et ce à quoi il aspire. J’ai souhaité rendre la recherche de ce mémoire 9
active et vivante. Ainsi, la rencontre avec les designers et théoriciens a
nourri considérablement mon écrit. J’ai pu, grâce à ces entretiens, découvrir
différentes approches créatives et dégager des thématiques propres au design
contemporain. « Ce qui est formidable avec les cartes blanches, ce sont des univers
Le Via (Valorisation de l’innovation dans l’ameublement.) différents qui se mettent en place. » (Entretien personnel avec Michel Bouisson)

Mon mémoire se présente en deux parties : premièrement, des portraits de


designers élaborés sur la base d’entretiens et deuxièmement, une présentation
des thèmes présents dans le design contemporain. La rencontre avec ces
différentes personnalités créatives, l’explication de leurs projets, leurs manières
de voir le monde à travers l’objet et l’espace ont enrichi ma vision personnelle
en tant que future architecture d’intérieure et designer. Plus qu’un écrit, ce
mémoire représente un échange et je tiens à remercier tous les designers qui
ont accepté de me rencontrer.
Préambule sur les Cartes Blanches
Entretien avec Michel Bouisson
Chargé des relations avec les designers et les écoles

D’ou vient l’idée des cartes blanches ? À quand remonte-elle ? commission. Ce processus ce passait en deux temps : d’abord, le designer
présentait tous ses projets antérieurs et sa manière de travailler ; ensuite,
Depuis son origine en 1981, l’idée de la carte blanche du VIA était de deux mois plus tard, on les recevaient sur la présentation d’un projet afin
donner l’occasion à un designer, plus ou moins confirmé de travailler sur un qu’ils exposent les premières idées et leurs orientations. A l’origine, le designer
programme, un ensemble. travaillait sur un projet vérifié par l’ensemble du jury et c’est suite à la validation
Au départ, la carte blanche servait surtout de tremplin à des jeunes que la carte blanche était lancée.
professionnels qui avaient de l’expérience mais pas encore de notoriété. Au delà À partir de 2003, on a souhaité aborder la carte blanche par le biais d’un autre
du tremplin, la carte blanche consiste surtout à faire connaître des nouveaux dispositif. Nous devions affiner notre choix et affirmer notre orientation vers
talents, mettre en avant une écriture singulière du design contemporain. Il faut l’espace. Les designers choisis depuis ce jour ont donc une capacité conceptuelle
savoir que l’esprit des cartes blanches a évolué. très développé. Ils s’engagent désormais dans un projet de recherche, avec une
A partir de 2003 avec les travaux de Fréderic Ruyant et d’Olivier Peyricot, capacité conceptuelle très forte.
M.Gérard Laizé (le directeur du Via) et moi même avons décidé d’engager les L’année dernière, nous avons crée le ‘’programme d’ameublement’’, une manière
designers dans une recherche d’expérimentation axée sur l’espace. Il n’était plus pour le VIA de ne pas se couper de toute une population de designers très
question de travailler uniquement sur des objets mais de considérer ces projets talentueux mais pour qui cette dimension conceptuelle n’était pas familière. 10
13
dans l‘espace de l’habitat. Les cartes blanches de l’année 2003 sont importantes. Cette autre approche se situe davantage dans une dimension stylistique
On percevait la liberté que l’on pouvait trouver dans cette nouvelle manière de formelle, même si, eux aussi, travaillent sur des programmes. 11
13
lancer les designers dans le nouvel espace à conquérir. Nous avons souhaité
que les designers s’engagent dans un véritable travail de recherche. Cette Quelles sont les étapes de déroulement des cartes blanches ? Existe t-il une
notion d’espace a permis de se dégager du présupposé de l’objet ‘‘meuble’’ pour méthode de travail particulière ou diffère t-elle selon les projets ?
s’intéresser à d’autres questions : Qu’est ce que l’habitat ? La réflexion a été
poussée avec des designers comme Phillipe Rahm et Mathieu Lehanneur qui Aujourd’hui, nous ne recevons plus les designers. La présélection est effectuée
ont introduit la notion de qualité d’environnementale parfois même invisible. par le biais des dossiers de candidats. C’est une manière plus discrète de choisir
Des nouvelles manières d’aborder le design par le biais de l’air, du son, du bruit les designers qui leur permet de ne pas être déçu s’ils ne sont pas retenus.
qui participe a la notion de confort au sein de l’habitat. La carte blanche est souvent une surprise pour les designers. Le terme ‘’carte
blanche’’ n’a plus le sens qu’il avait dans le passé. Avant la carte blanche donnait
Comment choisissez vous les designers? les moyens, notamment financiers, de réaliser un projet mais dorénavant, nous
souhaitons, avec Gérard Laizé (directeur du VIA), accompagner de manière
Dans le passé, c’était le comité du VIA, composé de quatre personnes, qui critique les propositions des lauréats. Une véritable validation du VIA est
décidait de la personnalité méritant de travailler sur un programme. Il y a nécessaire pour mettre en place la fabrication des prototypes et valider le
quinze ans avec M. Gérard Laizé, le directeur du VIA, nous avons décidé d’être projet.
plus transparents et, surtout, de se faire aider par des professionnels dans le
choix de la personne. Le comité du VIA existe toujours mais il s’intègre dans Le designer doit il vous présenter l’évolution du projet au fur et à mesure ?
un jury renouvelé tous les ans et composé de plus de dix personnes.
Il s’agit donc de personnalités extérieures comme des industriels, des Oui, le lauréat est confronté régulièrement à des rendez-vous avec le VIA
journaliste, des enseignants et des designers confirmés qui aident à faire le et il arrive assez souvent qu’une carte blanche ne puisse aboutir ou que l’on
choix du designer à qui l’on attribut une carte blanche. Dans le passé, on prolonge le temps de travail si l’on estime que le projet n’est pas assez abouti.
présélectionnait quatre ou cinq designers et ils venaient plancher devant la Des échéances existent et la personne est soumise à résultat mais, il n’y a pas de
calendrier précis. Si le projet s’avère complexe, la durée de la carte blanche est répondaient à cette problématique de mutation. Nous sommes confronté à
allongée. François Brument est un exemple. Les designers doivent présenter, au des changements de la société et les designers ont des responsabilités énormes
fur et à mesure, l’évolution de leurs recherches car, une fois le projet approuvé dans les transformations du monde.
par le VIA il est défendu par lui ! Nous considérons la création comme un
dialogue mais nous devons aussi apporter des projets pertinents. L’objectif des Comment définiriez vous le métier de designer?
cartes blanches consiste à ouvrir des lignes de fuite au design, d’explorer de
nouveaux champs d’expérimentation. Actuellement, environ 35000 designers exerceraient en agence ou dans des
entreprises. A la différence de l’architecture ou de l’architecture intérieur qui
La carte blanche de François Bauchet a été effectuée avec le partenariat d’un sont des disciplines normées, tous le monde peut se proclamé ‘’designer’’. Je
industriel. Aujourd’hui, pourquoi ne travaillez vous plus avec l’industrie? pense que l’on assiste à une massification de ce métier et, en même temps,
Etait-ce un frein à la création ? à une ‘‘prolétarisation’’ car toutes ces personnes n’ont pas les compétences
suffisantes. Cela devient de plus en plus compliqué d’exercer le métier designer!
En effet, nous ne travaillons pas avec des industriels car, cela n’est pas Si l’on pouvait apprendre sur le tas il y a encore trente ans, ce n’est plus possible
compatible avec la recherche. Le travail de François Bauchet a été passionnant. aujourd’hui. Etre designer demande une réflexion globale : il faut être un 12
15
C’est l’exemple d’un projet qui a mis trois ans à voir le jour. Ce projet, fondé grand créatif et en même temps disposer de la capacité de conceptualiser et
sur le défaut industriel, était très complexe. Un murissement a eu lieu grâce au de projeter. La carte blanche est une sorte de phare, c’est un idéal de recherche 13
15
temps donné au projet. de projet.

Dans les cartes blanches, les projets sont décris par des textes. Est-il
important pour vous de mettre en avant la méthode et d’associer un point « Comme un musicien fait ses gammes, il faut essayer de conserver,
de vue extérieur sur le travail du designer ? malgré le quotidien et les commandes, un travail de ‘‘projettation’’,
être toujours dans la recherche et se nourrir de mille choses. »
Lorsque je suis arrivé au VIA en 1998, je me suis préoccupé de l’écriture que je
juge très importante. C’est le moyen de mettre des mots sur ce processus créatif
qui nait à un moment donné où l’on se laisse porter par les choses. Quand on
créé on le fait à l’aveugle comme un somnambule. Les textes permettent de
rentrer dans cet inconnu car l’écriture à la capacité de saisir ce qui est de l’ordre
du non dit.

Pourquoi avoir réalisé l’exposition ‘‘Paris / Design en mutation’’? Le monde


du design est-il entrain d’évoluer? Sommes-nous, aujourd’hui, à une
période clef de redéfinition du métier de designer?

Cette exposition était une opportunité. Ce qui m’intéressait, c’était de montrer


non pas une exposition exhaustive mais de mettre en avant des designers
engagés dans un débat citoyen au-delà de leur discipline. Ils s’engagent dans
une réflexion qui dépasse leurs compétences. Je voulais voir comment ils
Les cartes blanches du VIA
1981-2013

Le mobilier sous toutes ses formes Expérimentation de l’espace

1981 : Pascal Mourgue et Gaetano Pesce 2003 : Olivier Peyricot : «Design dans un monde existant»*
1982 : Christian Germanaz, Philippe Starck et Marc Held 2003 : Frédéric Ruyant : «Mobiler en ligne»*
1983 : Martin Szekely et Philippe Starck
2004 : Jean-Michel Policar : «Window-aire»*
1984 : Pascal Mourgue
1985 : Pagnon et Pelhaître 2005 : François Azambourg : «Light Attitude»*
1986 : Jean-Louis Guinochet 2006 : Mathieu Lehanneur : «Élèments»
1987 : Christian Duc, Jean-Louis Guinochet et Patrice Hardy 2007 : Inga Sempé: «L’invention du quotidien...Des objets
1988 : Alain Chauvel, Chemetov & Huidobro et Jean Nouvel étrangement familiers»*
1989 : Rena Dumas 2007 : Matt Sindall: «W»*
1990 : Olivier Gagnère et Mattia Bonetti 2008 : Jean Louis Fréchin «Interface(s)»
1991 : Torck-Noirot, Kristian Gavoille, Andrée Putman et Yamo 2009 : Philippe Rahm «Terroirs déterritorialisés»* 14
7
1992 : Martine Bedin 2010 : Faltazi designers: Victor et Laurent Le Bot «Ekokook»
1993 : Eric Raffy, Delo Lindo et Hans Hopfer 15
8
2011 : Gaele Gabille & Stéphanie Villard «(Objet) trou noir»*
1994 : Thibault Desombre et Christophe Pillet 2012-2013 : François Brument «Habitat imprimé»
1995 : Régis Guignard, Thibault Desombre, Jean-Marie Massaud,
Eric Joudan et René Bouchara
1996 : Pierre Charpin, Jean-Marie Massaud
1997 : Matali Crasset, Tsé-Tsé* et Joon Sik Oh
1998 : Patrick Jouin et Erwan & Ronan Bouroullec
1999 : Andrea Aas et Haberli & Marchand
2000 : Christian Biecher : «intérieursupermoderne»*
2001 : Radi designers : Questionnement sur «l’existence réélle de
l’objet, sa production en série» par le biais du procédé de fabrication
«Twin-Sheet»
2002 : François Bauchet: «À table»*
* Entretiens personnels avec les designers
19

Les portraits 19
Les Tsé-Tsé , Catherine Lévy et Sigolène Prébois
Carte blanche 1997

L’objet de collection : un objet exceptionnel

Portrait des Tsé-Tsé designers / Catherine Lévy et Sigolène Prébois


Entretien réalisé le 17 octobre 2012

« Le goût de la collection, est un espèce de jeu passionnel » Maurice Rheims, la vie


étrange des objets, p28.

De longues guirlandes lumineuses animent les murs blancs de l’atelier de


travail de Cathérine Levy et Sigolène Prébois. Sur une grande table en bois
sont disposés des carnets de croquis ouverts, des papiers colorés et des stylos.
Une étagère et de nombreux rangements comblent l’espace. Dessus, sont
exposés des objets divers collectionnés « ce fourbis » comme elles l’appellent
où l’on aperçoit : des chaussures, des horloges, des vases, des théières et des
tasses colorés, une maquette de bateau, des papiers plissés, des miroirs petits
et grands, des bouteilles en verre, un éventail, des cadres, des photophores de 18
21
toute sorte, une tour Effel en métal…
« Ce sont les objets singuliers, baroques folkloriques, exotiques, anciens. Ils 19
21
semblent contredire aux exigences de calcul fonctionnel pour répondre à un vœu
d’un autre ordre : témoignage, souvenir, nostalgie, évasion. On peut être tenté d’y
voir une survivance de l’ordre traditionnel et symbolique. Mais ces objets, tout
différents qu’ils sont, font partie eux aussi, de la modernité, et prennent là leur
double sens. » Jean Baudrillard, Le système des objets, p103.
Ce lieu inédit, qui rappelle un cabinet de curiosité, est le lieu de travail
et d’inspiration des deux designers Tsé-Tsé. Elles y ont soigneusement
entreposées des objets en tout genre qui les questionnent et les touchent
particulièrement. Trouvés ou achetés aux puces ils sont des sources où elles
puisent constamment leurs inspirations et constituent leur univers fondé sur
l’affectif, des objets à notre porté, à l’échelle de notre main.

Imprévu et sentiment
Les Tsé-Tsé
Les sentiments et les émotions sont en jeux dans la valeur de leurs objets et
doivent le réinvestir. L’objet va au delà de la fonction vers une symbolique, une
présence. « Comme présence authentique, il a un statut psychologique spécial. »
Jean Baudrillard, op. cit., p10.
Enfants, Catherine Lévy et Sigolène Prébois ont vécu dans un environnement
imprégné par le domaine du design et le monde des objets.
Leurs parents éprouvaient de l’affection et du respect pour certaines créations Cette notion de décalage donne une interprétation sensible aux objets : ils
et ont su leurs transmettre le goût des choses appartenant à notre quotidien. nous attirent et nous charment.
De nombreux objets ont alors toujours su attirer leur attention. Très manuelles,
elles ont toujours utilisé leurs mains pour fabriquer des projets venants tout C’est un travail artistique avant tout. Même si la question de la fonction ne
droits de leurs imaginations. Le croquis comme outil de travail principal, elles leur échappe pas, elles ne cherchent pas à créer des objets qui auraient pour
cherchent sans cesse en dessinant sans savoir initialement où cela les mènera. unique but de nous faciliter la vie. « Si chacun de nos objets avaient été des
« L’inspiration est partout, aussi bien dans la nature, les voyages, les ‘‘puces’’ que pièces uniques nous pourrions parler d’objets d’art. Nous ne sommes pas des
dans la vie quotidienne. » fonctionnalistes, il s’agit plutôt d’une manière de s’approprier les choses et de vivre
Le regard occupe une place prépondérante dans l’élaboration de leurs projets. avec elles de manière agréable. »
Observatrices, elles créent à partir d’un besoin ressenti et inassouvi dans le Catherine Lévy et Sigolène Prébois font alors appel à la question de la
monde des objets existants ou en cherchant à les améliorer. « Aux puces, des présence des objets tout en interrogeant la non fonctionnalité, en privilégiant
choses nous attirent, nous charment mais on ne comprend pas toujours l’usage. l’émotionnel et l’affectif. « Etres et objets sont liés, les objets prenant dans cette
Ce que l’on retient est alors d’autant plus fort ; c’est quelque chose d’un peu abstrait collusion une densité, une valeur affective qu’on est convenu d’appeler leur
qu’on a envie d’utiliser. » ‘‘présence’’. Ce qui fait la profondeur des maisons d’enfance, leur prégnance
Elles sont intuitives et spontanées, le travail de la matière jouant un rôle dans le souvenir, est évidemment cette structure complexe d’intériorité où les
prédominant dans leurs projets. « Travailler la matière provoque des accidents objets dépeignent à nos yeux les bornes d’une configuration symbolique appelée
qui nous amènent au-delà de ce à quoi nous avions pensé initialement. » demeure. » Jean Baudrillard, op. cit., p22.
Ces accidents, comme elles les appellent, ont trouvé leurs places dans leurs
projets réalisés en porcelaine. Attirées par cette matière, elles ont donné à celle- L’univers de ces deux designers est poétique et pragmatique, loin du prétentieux.
ci un aspect « moins clinique ». Elles ont alors élaboré un projet de vaisselle Leurs objets s’adressent à nous par le biais d’un langage : celui du quotidien. Les 20
23
déformée, un pari difficile à tenir lorsque l’on travaille des objets en séries. assiettes et les verres sont alors imparfaits, ils vivent : les bouteilles deviennent
Mais c’est justement par ces petits défis, ces détails qui font la différence qu’elles des luminaires, les miroirs constitués d’écailles nous ouvrent vers de nouveaux 21
23
se distinguent. Leur écriture est personnelle car leurs créations touchent à horizons déformés.
l’inconscient collectif. « Dans notre travail il existe une pincée de surréalisme, de clin d’œil et de
Leur vaisselle émaillée en porcelaine blanche, par exemple, est «imparfaite» l’humour. »
et elles ne s’en cachent pas. Les pièces sont coulées à la main et présentent On découvre alors un univers où les objets sont animés, charmeurs et plein de
de légères irrégularités de surface, les motifs sont délibérément inégaux. C’est sens. Il est important pour elles de baptiser leurs projets. On retrouve alors la
dans cet amour pour la matière, le vivant et les arts artisanaux que leurs objets « vaisselle affamée », les « verres assoiffés », une théière se prénommant Mirza
trouvent une identité propre et singulière.. et des lampes devenant ‘‘frileuses’’.
« L’outil, le geste du travailleur – paysan, artisan, ouvrier – apparaît alors comme L‘aspect émotionnel est primordial dans ces objets qui touchent notre affectif,
élément, comme un moment de travail total ; et de ce travail total nous savons nos souvenirs.
qu’il a modifié, transformé la face du monde. » Henri Lefebvre, Critique de la vie
quotidienne, p143. Le plaisir ajouté et le choix du détail

L’erreur, l’irrégularité constituent une base de recherche, une référence. L’objet, ici, est signifiant « Il n’est pas afonctionnel ni simplement « décoratif », il
« L’ erreur est notre grande source d’inspiration. Cela peut être une erreur a une fonction bien spécifique dans le cadre du système : il signifie le temps » Jean
d’interprétation lorsque l’on voit un objet aux puces où d’interprétation, entre Baudrillard, op. cit., p104.
nous, lorsque l’on dessine et que l’on se montre nos dessins, l’une l’autre. » Les objets sont légers, petits et rassurants et prennent place dans nos espaces
sans chercher à le réaménager. Une atmosphère se crée, délicate et colorée, une
relation personnelle entre nous et ces objets dans nos intérieurs, notre intimité.
« Le foyer est un espace spécifique qui tient peu compte d’un aménagement
objectif car les meubles et les objets y ont d’abord pour fonction de personnifier les
relations humaines, de peupler l’espace qu’ils partagent et d’avoir une âme » Jean
Baudrillard, op. cit., p22.
Leurs objets discrets presque invisibles dans une boutique prennent alors sens
chez les gens, dans leur espace, leur lieu de vie.
C’est la notion de plaisir ajouté qui les anime constamment dans leur travail.
« Tout le monde avance vers une plus haute technicité mais on aimerait bien que
les gens travaillent plus sur l’aspect pratique, l’agréable, le bonheur. »
La notion de plaisir vue comme une utilité humaine essentielle et le bonheur
comme une fonctionnalité, tel pourrait être la définition du design des Tsé-Tsé.
« Quand on est chez soi qui a t-il de plus important que l’ambiance ? »
L’ambiance, un mot simple pourtant souvent mis de côté. Jean Baudrillard
parlait d’ailleurs de la disparition de certains objets dans nos intérieurs comme,
les horloges : Un objet simple mais qui meuble à la fois l’espace et le temps.
« Elles captent le temps sans surprise dans l’intimité d’un meuble, ce qu’il y a de plus
rassurant au monde.(…) Tout le monde a éprouvé combien le Tic-Tac d’une pendule
ou d’une horloge consacre l’intimité d’un lieu. » Jean Baudrillard, op. cit., p33-34. 22
25

Un regard sensible sur la vie quotidienne 23


25

Curieuses, Les Tsé-Tsé s’interrogent sur de nombreux domaine mais


l’autoproduction est un fait à prendre en compte dans leur travail. Considérant
que la problématique actuelle de notre société, lorsque l’on parle du marketing
dans le design, est l’uniformisation. Les gens sont gouvernés par leur peur de
« faute de mauvais goût » ce qui conduit à une restriction de singularité des
objets. Le design n’a pas uniquement pour but de résoudre des problèmes. C’est
un fait que Jean Baudrillard abordait déjà dans son ouvrage le « système des
objets » en parlant de l’effet néfaste de la publicité. « Plus généralement, elle
parle d’intérieur et d’ameublement en termes de « problème » et de « solution ».
Plus que dans le « goût », c’est là où réside le sens actuel de la décoration : non
plus implanter un théâtre d’objets ou créer une atmosphère, mais résoudre un
problème, donner la réponse. » Jean Baudrillard, op. cit., p35.

Carnet de croquis
Les Tsé-Tsé prônent l’accessibilité et le beau. Elles aiment rêver la vie future de
leurs objets, les matières qui vieillissent, les couleurs qui s’estompent, le temps
qui transforme. Des choses simples mais essentielles un regard sensible sur le
monde et sur les choses qui nous entourent. Des objets humains et humbles
qui nous ouvrent les yeux sur nous-même.

« Il nous reste à ouvrir les yeux, tout simplement, et quittant à la fois les ténèbres
de la métaphysique et les fausses profondeurs de la « vie intérieur », à découvrir
l’immense contenu humain des faits les plus humbles de la vie quotidienne. » 24
27
Henri Lefebvre, op. cit., p141.
25
27

Atelier de Travail (Photographie personnelle)


Christian Biecher, carte blanche 2000
«intérieursupermoderne»

Une sensibilité guidée par la géométrie

Portrait Christian Biecher


Entretien réalisé le 10 octobre 2012

« Les éléments spécifiques de l’art graphique sont des points et des énergies
linéaires, planes et spatiales… Du point mort, propulsion du premier acte de
mobilité (ligne). Peu après, arrêt pour reprendre souffle (ligne cassée ou, en cas
d’arrêts répétés, ligne articulée). Regard en arrière sur le trajet parcouru (contre-
mouvement). Evaluation mentale de la distance couverte et de celle qui reste
(faisceau de lignes). Un fleuve fait obstacle, on prend un bateau (mouvement
ondulant). En amont, on aurait trouvé un pont (série d’arcs). Sur l’autre rive,
rencontre d’un frère spirituel qui désire également aller là où se trouve Meilleure
Connaissance. De joie, on ne fait tout d’abord qu’un (convergence), mais peu à
peu des différences surgissent (tracé séparé de deux lignes). Une certaine agitation
de part et d’autre (expression, dynamiste et psyché de la ligne). » Paul Klee, Théorie 26
de l’art moderne, p35.
27
Paul Klee met en avant les rapports qu’entretient la peinture contemporaine
avec la musique, la poésie, les mathématiques et la biologie. Cette citation
souligne l’importance d’un tracé directeur, de la ligne, d’une géométrie. Cet
aspect se retrouve dans le travail de Christian Biecher : « Il y a toujours un
tracé, une construction : l’arc de cercle, la droite et l’angle. » Sur sa table de
travail se trouve d’ailleurs un livre de Paul Klee, un artiste qui l’inspire dans
son rapport à la nature et la géométrie. « La nature ‘‘naturante’’ lui importe
d’avantage que la nature ‘‘naturée’’. » Paul Klee, op. cit., p28.

Jeux de construction

Christian Biecher ajoute : « Le rapport entre la nature et la géométrie, la question


du temps, du rythme est une obsession récurrente dans mon travail. »
Intéressé par l’œuvre de ‘‘Gio Ponti’’, qui a traité aussi bien de l’architecture, de
la décoration et du design de manière équivalente, il a, quant à lui, privilégié
le domaine de l’architecture. Qui lui prend aujourd’hui tout son temps
même si au début de sa carrière il avait commencé par aborder des objets de
mobilier notamment lors de sa carte blanche du VIA en 2000. « Il est difficile
de se consacrer à tous les domaines comme l’a fait Gio Ponti. Souvent, une des
discipline prend le dessus ; pour moi c’est l’architecture. »
Christian Biecher
Né dans un milieu éloigné de celui de l’art, Christian Biecher a bénéficié, en compte de nombreuses contraintes techniques : de dimensionnement,
pendant son enfance, d’une culture plus tournée vers la littérature et la musique. d’assemblage et de cuisson. Il a réfléchi à l’objet dans son approche globale
« Les choses visuelles m’ont peut être intéressé de manière complémentaire. » à l’espace et à la lumière. Une simple pièce, un vase, qui peut être vu seul ou
Les jeux de construction, de mécanique l’ont amené de manière ludique vers assemblé par un système articulé (mécaniquement par un élément constructif
l’espace et l’architecture. Enfant, il a construit son propre langage créatif par le avec des vis en laiton), un claustra qui laisse passer la lumière. « Quand on
biais du dessin en commençant notamment par créer des maisons sortant tout rencontre les professionnels de la manufacture de Sèvres, on apprend beaucoup
droit de son imagination. Il se souvient notamment avoir été fasciné par les sur leur manière de travailler, on produit des esquisses et on voit si elles sont
premiers trains et voitures dessinés par Roger Tallon. Aujourd’hui, le dessin acceptées ou non. » Cet l’échange a enrichi son projet. Sans idée préconçue au
détient toujours une place de choix dans ses projets. Il dessine sous toutes les départ , il a souhaité amener une nouvelle vision sur le travail et l’appréhension
formes et de tous les côtés. Ses carnets de croquis, multiples et garnis, sont de la porcelaine dans un intérieur. « Mon rôle était de faire revenir les architectes
remplis de dessins aux feutres noirs qui s’entremêlent et qui laissent place à à la manufacture de Sèvres. Ma mission n’a pas été de dessiner une nouvelle tasse
l’envie, à la création, à l’imagination sans limite. Il appréhende ses projets dans mais, plutôt, de réfléchir à l’objet d’une manière architecturale. »
leurs rapports globaux à l’espace. Son objectif consistait à mettre en avant le passage subtil de l’objet à l’espace.
Ici, la porcelaine est traitée en biscuit, ce qui permet à la pièce d’accrocher la
Sur étagère est exposé une coupe en céramique : son projet ‘‘Rica’’ édité chez lumière d’une certaine manière. La sensibilité de Christian Biecher se retrouve
Sentou en 1993, un objet qu’il a élaboré seul dans un atelier. Il raconte avec dans le choix du blanc, très blanc, et d’une pièce épurée aux lignes tendues.
plaisir le souvenir et les détails de son élaboration : la réalisation du moule et « Les proportions linéaires, par exemple, peuvent porter sur les angles, et à tel
le ponçage de la pièce. mouvement anguleux en zigzags opposé au cours plus calme horizontale répond
Mais, si François Azambourg pourrait être défini par un ‘‘géotrouve tout’’ un contraste d’expression donné. » Paul Klee, op. cit., p25.
moderne, qui aborde tous ses projets dans son atelier par le biais de maquettes a Cette expression de la forme vers un minimalisme, une construction est 28
l’échelle une, François Biecher se dit très maladroit de ses mains. Son approche continuellement recherchée dans ses projets. Il cherche l’essentiel et tend
est différente : ses projets lui viennent d’intuitions, d’idées qu’il affine au fur et vers une simplicité de la forme. « On veut toujours en faire trop. Les premiers 29
à mesure en essayant toujours de revenir à un essentiel. « J’essaye de faire le vide projets, c’est comme si on n’allait plus jamais en faire d’autres, on cherche à tout
mais on retombe toujours sur la même chose. » rassembler. Moi, j’adorerais dessiner des choses simples, droites, minimales mais
Il compose en cherchant un équilibre dans le dessin, dans la forme : « Et, je n’y arrive pas. » Il s’oppose à l’aléatoire en cherchant une construction, un
alternativement, il ajoute de chaque côté jusqu’à ce que la balance se stabilise. tracé. C’est la géométrie qui tend vers une forme plus brute anime ses projets.
Et il s’estime comblé si, ayant débuté avec quelques éléments bien choisis, il n’a « Quand l’intuition de la forme est là, j’essaye de la ramener à une géométrie
pas à ébranler la construction primitive plus que ne l’exige un organisme vivant euclidienne plutôt qu’à un ‘’blob’’ qui exige un logiciel de chez Dassault. Selon
avec ses contradictions, qui sont ici autant de contrastes. » Paul Klee, op. cit., p16. moi cela n’exprime pas une certaine idée de maîtrise de la forme. »

Des objets imprégnés par l’espace Christian Biecher est principalement architecte. Le rapport qu’il entretient
avec l’espace influence sa démarche notamment dans son rapport à l’objet. Il
Cette composition et jeux sur la ligne et le tracé se retrouvent notamment dans s’intéresse au processus industriel notamment dans son projet de carte blanche
son projet ‘‘Lace’’, un vase claustra réalisé en 2009 et présenté à l’exposition ‘‘le réalisé avec le VIA en 2000, ‘‘Intérieur supermoderne’’, qui présente cinq
Dessein du geste’’. Avec ce travail réalisé en collaboration avec la manufacture éléments de mobilier intérieur. Ce titre est un clin d’œil au livre de Hans Ibelings
de Sèvres, il a compris l’élaboration d’un projet en céramique par le biais d’un ‘‘supermodernism : l’architecture à l’ère de la globalisation’’ ; un ouvrage qui
processus long entre le dessin et la finalisation de l’objet. fait l’apologie d’un langage architectural global, détaché du régionalisme. Ici,
Ce projet complexe représentait une manière d’élaborer un objet en prenant Christian Biecher nous parle de modernité dans nos intérieurs, d’éclectisme.
Il imagine un ensemble qui corresponde à la manière dont on aurait envie de
se meubler (en 2000). Il pose la question de l’intérieur moderne avec des pièces
hétérogènes aux prix divers. Ses objets répondent à des besoins spécifiques et
les prix variables tiennent compte de la diversité des modes de consommation.
« Des jeunes hommes et femmes urbains qui peuvent dépenser beaucoup sur une
pièce, et en acquérir d’autres aux puces pour pas grand-chose. » Entretien du VIA
avec Christian Biecher, publication du VIA, p7.
Il compose une unité en associant des dimensions contradictoires au premier
abord. Il fait « …varier l’ordre de lecture en prenant en compte la multiplicité de
ses significations » Paul Klee, op. cit., p39.
Christian Biecher brouille les pistes ! Il joue sur l’objet en mêlant les matériaux
et les influences. Ces objets réalisés par le biais de diverses collaborations,
notamment la manufacture Baccarat et Thomson, se répondent les uns les
autres dans leur approche : « Mon rapport à l’objet doit être lié à l’échelle et à la taille. »

Il parle aujourd’hui de ce projet comme d’une carte de visite qui lui a permis
STRIP d’entrer dans le monde de la vie active. Si cette carte blanche avait enthousiasmé
les journalistes de ‘’libération’’, qui soulignait la démarche et l’éclectisme des
pièces, elle avait aussi été critiquée et détestée par d’autres, ‘’incomprise’’. Le
mariage des différentes techniques et les matériaux brisant les codes jusque là 30
établis n’avait pas plu à tout le monde. Mais l’intérêt n’est pas fondé sur le goût
ou l’esthétique. La force du projet se joue dans le passage d’une table précieuse 31
en cristal, ‘‘Tile’’, à un fauteuil réalisé en matière plastique ‘‘Mono’’ : « C’est une
forme de modernité joyeuse. »

Artisanat et industrie

Son projet ‘‘chaise longue Strip’’ est une chaise longue inclinable. D’apparence
simple et moelleuse, elle est en réalité très technique. La coupe du projet
souligne le mécanisme complexe mis en œuvre qui défini l’inclinaison et le
rapport subtil au corps. Le volume possède un véritable squelette, une structure
intérieure flotte dans l’espace. La technique s’efface alors en laissant place à un
objet gracieux et rassurant à l’esthétique molletonnée.
Un rapport entre mécanisme et esthétique tout en finesse initié, en 1980, par le
designer Japonais Toshiyuki Kita avec le fauteuil ‘‘Wink’’.

WINK/ Toshiyuki Kita


« J’adore les volumes conséquents, qui flottent et qui introduisent un rapport au
sol, à la lumière, à l’air etc. »

Autre exemple de cette carte blanche, la table ‘‘Tile’’ réalisée en carreaux de


cristal en partenariat avec la Manufacture de Baccarat permettait à l’entreprise
d’introduire une nouvelle échelle de produit avec un élément de mobilier.
Une collaboration animée par l’échange et la mise au point technique du
projet. Nostalgique, Christian Biecher raconte le temps passé près des fours et
l’élaboration du projet : « J’avais regardé comment était fait les lustres. De grosses
TITLE machines ont fabriqués cette table sur le même principe que les lustres très
classiques. Je souhaitais ramener quelque chose de précieux, rare dans un objet
d’apparence simple, un guéridon. » La pièce en cristal réalisée à chaud et non
collée suppose une finesse de montage. « Le carreau de cristal était vraiment
magnifique, un trèfle à quatre feuilles, un objet en soi. »

Le fauteuil ‘‘Mono’’ met en exergue le rapport en l’artisanat et l’industrie. Ce


siège réalisé en polypropylène injecté sous gaz, empilable qui se présente
comme un objet peu couteux existe aussi dans une version recouverte de
cuir. Christian Biecher se questionne sur la valeur du produit : « L’idée était de
dire qu’un siège valait 80euros et l’autre 3000. Ils ont la même forme. La valeur 32
ajoutée est propre au travail artisanal qui modifie la silhouette et qui rends plus
subtil le bord du siège, l’accoudoir. » 33
Ce jeu entre la précision apporté par l’industrie et l’hésitation du travail de
la main ainsi que le défaut de la peau gainé du cuir donnent une dimension
notable au projet venant bousculer les codes de l’assise.
MONO Quant au projet ‘‘Media bag’’, réalisé avec Thomson multimédia, il faisait
l’objet d’un téléviseur interactif à écran plat. Ce projet, avant-gardiste pour
l’année 2000, interrogeait le rapport au multimédia. Si en 2000, l’Ipad était
inenvisageable, Christian Biecher cherchait déjà à travailler la mobilité de nos
écrans de télévision. En fondant sa recherche sur nos habitudes et notre mode
de vie, Christian Biecher enveloppe l’écran dans un sac portatif donnant à
l’objet sa mobilité et son autonomie.

MEDIABAG
Un projet social

Aujourd’hui, Christian Biecher s’attache à des projets d’architecture urbaine. Il


réécrit la ville à sa manière. « Je me suis aperçu en grandissant que je m’étais un
peu éloigné de mon métier d’origine. Cela me pesait. Maintenant, je dessine des
quartiers avec de nombreux logements à Paris, Strasbourg et Marseille dans une
logique de renouvellement urbain. »
Son projet d’aménagement de logements sociaux dans le cadre de la rénovation
de la Grande Motte l’anime actuellement et il n’a pas souhaité dessiner le
mobilier urbain. Selon lui, ceci revenait plus à son ami François Azambourg
plus compétent dans son domaine. C’est dans l’architecture et ses contraintes
que Christian Biecher fait évoluer ses projets. « Contrairement à l’architecture,
en design je n’ai pas l’impression de me retenir. Je dessine avec moins de légèreté
quelque chose qui va durer des décennies qu’un vase ou un cendrier que aura une
durée de vie. Même si le vase et le cendrier sont liés a l’histoire de l’art ce n’est pas
un jugement de valeur péjoratif mais plutôt mon ressenti. »
Dans son travail, la question environnementale est très importante, il est
sensible aux choix des matériaux, à l’empreinte carbone des choses et au projet
social engendré.
« Ce qui est important c’est aussi la formes des appartements. On dessine des 34
appartements qui sont un peu des lofts, on rentre dans des grandes pièces qui
distribuent les chambres sans couloir. La terrasse est importante dans son rapport 35
à l’extérieur et au vivre ensemble qui découle de toute cette pensée qui va bien
au delà de la simple question énergétique et ce sont ces implications sociales qui
m’intéressent. »
Une interrogation sur notre manière de vivre, d’habiter et se meubler qui faisait
l’essence de son projet de carte blanche du VIA qu’il poursuit aujourd’hui
différemment dans l’architecture.

« Peut-être est-il philosophe à son insu, et s’il ne tient pas, comme les optimistes,
ce monde pour le meilleur des mondes possibles, ni ne veut affirmer non plus
que celui qui nous entoure est trop mauvais pour qu’on puisse le prendre comme
modèle, il se dit toutefois sous cette forme reçue, il n’est pas le seul monde
possible.» Paul Klee, op. cit., p28.

Croquis : Intérieur supermoderne


François Bauchet, carte blanche 2002
«À table»

Des objets à la présence accompagnatrice

Portrait de François Bauchet


Entretien réalisé le 3 septembre 2012

« Il ne suffit pas de décrire des coups et des trucs singuliers. Pour les penser, on
doit supposer qu’à ces façons de faire correspondent des procédures en nombre
fini (l’invention n’est pas illimitée et, comme les ‘‘improvisations’’ au piano ou
à la guitare, elle suppose la connaissance et l’application de codes) et qu’elles
impliquent une ‘‘logique des jeux d’actions relatifs à des types de circonstances’’.»
Michel de Certeau, L’invention du quotidien tome I. Arts de faire, p40.

Issu d’une famille d’architecte François Bauchet fut très vite intéressé par
le design et la création d’objets. Fasciné par la fabrication et la manière de
façonner les objets, sa formation de plasticien, sculpteur lui a permis d’aborder
en premier lieu l’objet sous la forme de ‘‘points de vue’’ ; ce qui l’a amené
39
36
ensuite à s’interroger sur le mobilier, l’usager et l’objet quotidien. « Très vite j’ai
eu besoin de revenir à des objets qui avaient une dimension. Pour me rapprocher
39
37
des objets, j’avais besoin que les choses soient plus liées à la vie, à la réalité. »
C’est le regard critique qu’il porte sur l’art des années 70, qualifié de ‘‘très
abstrait’’, qui lui permet de rebondir et d’appréhender l’objet par le biais d’une
conception différente. « J’avais le sentiment que les œuvres de ces époques là
étaient assez éloignées des préoccupations des gens et de la société. »
Sa formation fait alors partie intégrante d’un projet plus vaste portant sur
notre quotidien. Il se questionne sur l’utilisation de la machine pour servir
l’objet. Une voie qui le mène vers l’industrie et qui place alors ses objets dans
un univers plus domestique.
« Les rapports entre la culture et l’industrie commencent donc à changer, faisant
naître l’hypothèse d’une collaboration qui régénérerait la culture et redonnerait à
l’industrie le rôle central dans le projet de transformation rationnelle du monde.»
Andrea Branzi, Casa Calda, chapitre sur l’artisanat et l’industrie, p17-18.
Ses objets deviennent, désormais, davantage portés par des besoins et des
usages même si l’approche formelle reste la même selon lui dans l’art et dans le
design. Il cherche la proximité avec l’objet qui est alors désacralisé et devient un
compagnon de vie. Il s ‘interroge sur la relation qui peut se nouer entre nous
et l’objet : la notion des sens, du toucher et de la manipulation. Son activité et
ses objets deviennent facteur de partage et d’échange en se rapprochant des
habitudes et comportements des usagers : « C’est le rapport avec les autres qui
François Bauchet
m’intéresse. Il me semblait que l’art n’était pas assez proche de cette notion. Les compact ou la matière, en bloc, à tout son sens. « Ma relation à la matière est
objets se transmettent, passe de main en main, sont utilisés quotidiennement, on importante. Elle doit être juste et à la bonne place.»
a une relation qui est différente avec eux. »
La technique devient un champ de réflexion qu’il cherche à pousser. Il l’observe,
Contemporain à son monde, beaucoup de domaines l’inspirent. Tout est l’analyse ; elle lui sert à formuler des propositions cohérentes, de qualité.
facteur de découverte selon lui et c’est en puisant, dans le domaine des sciences Dans son projet ‘‘Collection tropicale’’ en 1993 la technique du bois et la
et des technologies qu’il engage son travail par exemple. proximité avec artisanat local ont donné son sens à l’objet. « Je travaille
« J’aime voir comment les choses évoluent, comment elles bougent. Cela me rend beaucoup avec des artisans. Je suis intéressé par l’échange, la relation qui existe
très curieux. » et comment de mon coté et du leur, on arrive à se comprendre pour faire avancer
Son travail se bâtit étape par étape par le biais d’allers retours entre les les projets. »
hypothèses qu’il formulent, des façons de mettre en formes ses dessins, des Cette relation basée sur l’échange et la collaboration est pour lui capitale.
textes et des maquettes : « Le dessin c’est l’écriture, c’est un langage, le moyen Elle concerne l’artisan, le prototypiste et l’industriel. François Bauchet
de formaliser des hypothèse et des idées. On provoque des formes, on convoque ne se cantonne pas sur des acquis, il cherche sans cesse à faire avancer ses
des choses et on peut les échanger. On les vérifie, on les valide ; c’est une étape questionnements.
indispensable. » Ses objets s’inscrivent dans un monde en mouvement, il parle de « Déplacer
les normes et les habitudes » (extrait du livre, à table, François Bauchet, édition dit
Le design, un tableau vivant voir). Il souligne l’importance de remettre en cause constamment les bonnes
normes, les bons standards. Il ne cherche pas la facilité, l’attendu. François
On retrouve dans ses projets de chaises (‘‘ceci est une chaise’’ en 1982 et la Bauchet se dit ‘‘accompagnateur’’ : « Je souhaite accompagner l’évolution et
‘‘Chaise Théti’’ en 1993) une forme d’ironie, une critique de la relation entre mode de vies et créer des objets qui accompagne par leurs présence » Pour lui, le 38
l’art et le design qui a toujours existé. La ‘‘chaise à accoudoirs’’ de Rietveld en designer doit être à la fois attentif et vigilant à toutes les mutations sociétales.
1918 jouait déjà de cette frontière entre l’art et de design. Dans son approche Il regarde et accompagne le changement de manière heureuse. Ses objets 39
abstraite, Rietveld transformait alors un tableau de Mondrian en siège, un participent à notre intimité.
regard de l’esthétique vers la fonctionnalité. Pour François Bauchet, la chaise
est un objet mais pourrait être une sculpture et vice versa. C’est le nom qu’il L’intérêt de ses projets se situe dans leurs angles d’attaque, ses réponses sont
donne à ses projets qui donne le sens. murement réfléchies, l’objet questionne, intrigue. L’analyse et la recherche qui
évolue sans cesse représentent la base de son travail.
François Bauchet joue de cette ambiguïté, un art que l’on peut qualifier de ‘‘non « Je me sens plutôt proche de gens qui font des travaux de recherche scientifique,
autonome’’ mais qui s’intègre dans l’objet quotidien. Il contrôle ses formes et des travaux d’analyse dont la méthode est de connaître un domaine, d’interroger
ses envies et ne se laisse pas influencer par la machine. La machine une aide et d’imaginer des pistes de réponse. »
et non une fin en sois que décrivait William Morris : « Si le travail nécessaire
est de type mécanique, je dois être aidé par une machine, non pas pour dévaluer Selon lui, la ‘‘chaise Elsa’’, réalisée en 2009 questionne toujours cette frontière
mon ouvrage mais pour pouvoir y employer le moins de temps possible… Je sais entre l’art et le design. Même si à première vue celle ci, légère et tubulaire,
que pour certaines personnes cultivées, des tempéraments d’artiste, la machine semble loin de son projet ‘‘Ceci est une chaise’’ il explique sa démarche par
est une chose particulièrement dégoutante…mais c’est de laisser les machines être la recherche d’une structure qui se veut différente de celle des piètements
nos maîtres plutôt que nos esclaves, qui est dommageable à la vie d’aujourd’hui.» habituels. Une structure qui dessine l’espace et du volume par du fils. Dans les
Cité par Andrea Branzi, op. cit., p15. années 20, Marcel Breuer, avait introduit ce trait, squelette du siège, en révélant
Ces chaises sont des symboles de présence, une volonté de force, de volume les possibilités de l’utilisation des tubes en acier.
« Que ce soit de la structure dans du volume ou du trait dans du vide, c’est pour
moi la même manière d’aborder le projet. »
L’aspect constructif des objets l’intéresse, même si cela ne se donne pas toujours
à voir…

Perception et sens

Dans son projet de carte blanche en 2003, « Les arts de la table », François
Bauchet met nos sens en première ligne. C’ est la proximité et le toucher des
objets qui l’ont guidé. Il s’intéresse à la force des objets qui nous entourent ; « Les
objets sont avec nous tous les jours. Aujourd’hui, avec l’exemple des Smartphone
nous sommes devenus de plus en plus intime avec nos objets. On les manipule
constamment et ils sont proches de nous. »
Dans l’introduction de son livre ‘‘Comment l’esprit vient aux objets’’ Serge
Tisseron parle d’ailleurs de cette proximité en s’intéressant aux l’objets et plus
particulièrement à nos téléphones portables : « Certains aiment le sentir peser
dans leur poche, le regarder, le caresser…Bref le téléphone portable a soudain fait
découvrir que les objets de notre environnement ne prolongent pas seulement
certaines de nos fonctions, ils transforment aussi la perception que nous avons de
nous-mêmes, de notre place dans une famille ou dans un groupe… » 40
Dans cette carte blanche François Bauchet part du constat de l’évolution des
mœurs et habitudes culinaires. En 2003, la question de la nourriture et de la 41
table était en pleine mutation. On assistait à de nouveaux comportements
alimentaires, à de nouvelles manières de manger, différentes dans le temps et les
moyens. Cette recherche sur les changements sociétaux et comportementaux
en pleine mutation a animé son projet.

Il interroge aussi notre façon de voir et de toucher l’objet. « Pour moi, la


perception des sens n’est pas détachée. Ils forment un tout. On sait maintenant
que dans le cerveau possède des cellules cérébrale qui ne sont pas affectés au sens,
le décryptage sont les même quand on voit, sent ou touche. C’est traité par la
même partie du cerveau. »
La vaisselle lui permet d’interroger l’outil qui serait plus adéquat à nos modes
de vie actuels. Cette recherche sur notre manière de manger et l’analyse du
projet a été l’objet du livre « A table » édité par le VIA. Il permet de voir l’étendu
du questionnement de François Bauchet qui cherche à savoir comment et
pourquoi les couverts sont restés les seuls outils encore utilisés aujourd’hui.

Projet carte blanche 2002


À table
« Les couverts font partie des derniers outils réellement utilisés. Nous n’utilisons
plus beaucoup d’objet dans nos sociétés, dans notre vie quotidienne. Le commun
des mortels n’a plus de manivelle pour démarrer un moteur par exemple. Le stylo
est aussi devenu obsolète avec l’arrivé de l’ordinateur. Mais, se nourrir se fait
toujours avec des outils qui n’ont pas beaucoup évolué d’ailleurs. » La relation
que nous avons avec ces ‘‘outils’’ a intéressé François Bauchet. Nos couverts, ils
les modifient et leurs formes sont directement issues de nos comportements
et nos coutumes alimentaires. Les outils sont singuliers et fonctionnent avec
d’autres pour des raisons pratiques. François Bauchet présente un ensemble
cohérent des arts de la table. Ils deviennent symbole d’une autre génération,
d’un mouvement et d’une évolution de la société ; Un projet fondé sur nos
comportements qui pourrait être repensé et revu de nos jours. « Je pense
qu’on s’arrête (le projet) quand on sent que l’on a plus à corriger et que toutes les
questions que l’on pouvait se poser ont été résolues. »
Cette carte blanche réalisée en partenariat avec une entreprise ‘‘Haviland’’
présentait de nombreuses contraintes techniques. Mais celles ci ont animé le
projet et sont devenues un moteur de recherche permettant de trouver des
solutions innovantes. C’est dans cette relation, cet échange permanent que
François Bauchet fait évoluer ses projets.
Plus que des objets finalisés, ce sont ici une recherche et des hypothèses de 42
travail qui sont présentés. Cette expérience a été riche et, François Bauchet
poursuit son travail sur la question des arts de la table. 43

François Bauchet s’intéresse à l’évolution de notre société et la dématérialisation


des objets qui est en cours : la cheminée devenue radiateur, l’automobile remise
en cause, la musique s’écoutant avec presque rien… Nous vivons aujourd’hui
dans une accumulation d’objets, il est intéressant de réfléchir au monde de
demain qui tente à s’alléger. François Bauchet poursuit son travail dans ce sens,
cherchant à accompagner les mouvements et non à les subir. La question du
choix et de la qualité joue alors un rôle primordial à l’heure actuelle ou les
designers deviennent acteur de notre société.
« Notre monde est trop encombré d’objets. Je ne dois pas moraliser ça mais je
pense qu’il est plus agréable d’avoir moins d’objets et qu’ils soient bien choisis afin
d’avoir une relation heureuse avec eux. »

Projet carte blanche 2002


À table
Olivier Peyricot, carte blanche 2003
«Design dans un monde existant»

Le design, une pratique de la pensée

Portrait Olivier Peyricot


Entretien réalisé le 4 octobre 2012

« Il se trouve d’ailleurs que les objets ne sont pas importants seulement en tant
que biens, mais encore comme enveloppant l’être objectif de l’homme, l’existence
de l’homme pour un autre homme, le rapport social de l’homme à l’homme. »
Henri Lefebvre ‘‘Critique de la vie quotidienne’’ P163.

Olivier Peyricot renonce à la matérialité et au culte de l’objet que nous propose


notre société. Ses projets imaginent de nouvelles manières d’habiter, d’être
ensemble. L’objet va alors au-delà du simple bien de consommation, tourné
vers l’homme ; il possède une grande valeur sociale. Sensible aux vrais
besoins, Olivier Peyricot axe son travail sur des problèmes sociaux et cherche
à réinvestir l’espace public et l’habitat. L’expérimentation sur notre cadre de vie 47
44
et l’utilisation du design pour transformer la société et aller vers un monde
meilleur constituent la base de sa réflexion. 47
45
Olivier Peyricot tend vers un design que Stéphane Vial, dans son ouvrage
« court traité du design », appelle ‘‘socioplastique’’ : des formes capables d’agir
sur la société et de la remodeler.

Une vision radicale

Elevé dans une famille de la petite bourgeoisie et destiné à faire des études
scientifiques, c’est finalement en s’opposant à ses parents qu’Olivier Peyricot
trouve sa voie : le design. Dans son enfance, il dessine beaucoup de manière
intuitive et rapide. Il élabore de nombreuses bandes dessinées trouvant dans
le dessin une forme d’expression personnelle, un loisir, un épanouissement.
Cette rapidité du geste lui permet, à l’âge de dix-sept ans, de travailler, pendant
un an, dans une agence de design avant de commencer ses études. Adolescent,
il raconte que c’est avec une grande attention qu’il a regardé et cherché à
comprendre le travail de Marcel Duchamp. « Il me semblait évident qu’après
le ready-made, la question était de dessiner l’objet. Je ne comprenais pas la
démarche de Duchamp à cette époque, et cela me posait problème. »
Olivier Peyricot
Comme un déclic, son intérêt se porte alors sur des objets à la dimension que beaucoup de monde devrait essayer. » Associé à des amis, ils souhaitaient
artistique mais intégrés dans le monde industriel. Une manière naturelle de se créer un camion ambulant dans Paris destiné aux sans abris qui aurait permis
tourner vers le design. de les accueillir et de les nourrir. C’est lors de leur première visite sur le terrain
Aujourd’hui, il aborde les projets par le biais d’une approche ‘‘plus conceptuelle que l’élaboration de leur projet s’effondre. Cette rencontre avec la réalité,
et littéraire’’. Le dessin a presque disparu de sa méthode de travail. Il aime parfois violente, avec les gens sans moyens, malades, leur fait réaliser que le
sculpter les pièces et valider rapidement ses intentions. Son projet ‘‘Body projet n’est finalement pas adapté aux besoins réels ; trop petit, mal agencé,
prop/cales humaines’’ en est l’illustration. Il utilise une méthode efficace qui le camion, tel qu’il était conçu, ne pouvait répondre à son objectif d’aide aux
lui a permis, en même temps que son travail en agence, d’élaborer un projet de sans abris. « Voilà un exemple d’une bonne idée de design au départ, tombée
création très personnel. « Il fallait que je trouve des méthode pour continuer à finalement à plat face à la réalité ! C’est une expérience typique. Le design ne
trouver du temps d’expérimentation à l’agence. » Ces objets qui proposent une résout rien quand il vient avec ses idées, il faut qu’il réinterprète constamment. »
vision radicale sur le thème de l’assise sont en lien avec notre comportement,
notre confort, notre manière de vivre et d’habiter (on travaille aujourd’hui Des projets spirituels et mobiles
assis en tailleur sur un lit, on se détend allongé par terre), les codes établis sont
à réévaluer. Ces ‘‘cales humaines’’ sont des coussins-prothèses qui investissent Olivier Peyricot puise dans notre monde et ses difficultés. Nos états émotionnels
les espaces laissés vides par un corps assis ou allongé sur une surface plane. et notre mental sont ses principales sources d’inspiration. Les objets actuels,
Témoignage des bouleversements de notre univers domestique, cette synonymes à la fois de sécurité, de confort et jouant un rôle important dans
réalisation souligne bien l’intérêt d’Olivier Peyricot pour des objets qui sortent l’appartenance sociale, engendrent selon lui des états proches de l’angoisse,
de l’existant et du déjà vu. de la paranoïa, de la skyzophrénie. « Bien que les conditions matérielles de la
production moderne tendent à former une conscience sociale et humaine dont le
Intéressé par les contraintes urbaines et tous les individus de notre société, premier stade se trouve dans la conscience de classe, cette formation n’a aucun 46
il fonde ses recherches sur le rôle du designer en tant qu’acteur politique de caractère fatal. Elle n’est pas spontanée.» Henri Lefebvre, op. cit., p159.
la société et sur la création d’objets qui conditionnent notre comportement. C’est dans l’étude de ces états caractéristiques de notre société, qu’Olivier 47
Ceux-ci se principalement dans des galeries ou des centres d’art. Peyricot propose ses objets qui exacerbent nos sensations. Il a, par exemple,
« Je trouve dramatiques les designers qui sont dans des registres purement formels. élaboré des objets pour un ‘‘survivaliste exigeant’’ (Présenté au centre Georges
La question de produire un objet de plus ne leur pose pas problème.» Pompidou), le top du consommateur paranoïaque comme il le décrit lui même.
Ce projet entièrement composé d’aliments, questionnait notre survie ; le choix
Designer engagé, Olivier Peyricot poursuit son exploration des différents ultime entre le confort et la faim. Les aliments qui produisaient le confort se
champs du design, au-delà du design-objet ou du design-produit, pour mener trouvaient diminués au fur et à mesure de notre faim et laissaient apparaître la
une réflexion sociale sur un « cadre de vie post-design ». Car, comme le dit structure rigide, une plateforme métallique. « Le designer pourrait être un peu
Kenya Hara, « Le design ne consiste pas à concevoir des ‘‘choses qui sont’’ malin et commencer à dire des choses à travers ses objets. »
–things that are – mais à concevoir des ’’choses qui se passent’’ – things that
happen. » (Kenya Hara, Designing Design, 2007 p 467) Le design est présent dans Dans ses projets, la lecture est globale : l’objet doit parler de lui même, exprimer
ce qui a lieu, la vie qui concerne tous les hommes et leur quotidien. Olivier un propos cohérent quant à ses moyens et sa technique qui se doivent d’être
Peyricot analyse et critique. Sa vision radicale se retrouve dans ses propositions en corrélation. Le design est, pour lui, une manière de critiquer la société
« comme des programmes de vie » ; ils sont une invitation à expérimenter et en mettant en abîme notre perception des choses. Olivier Peyricot se réfère
à réinventer des nouveaux usages. Il raconte, le sourire au coin des lèvres, sa d’ailleurs à l’approche de Ettore Sottsass et Andrea Branzi. Des designers
première expérience liée au design lors de sa sortie de l’école. Un premier projet radicaux qui ont exploré cette limite du projet en abordant la spiritualité de
qui a marqué sa carrière entière « Cela a été une expérience fondatrice pour moi l’objet.
51
48

51
49

«Cales humaines»
« Le problème n’est pas de savoir si on est méchant ou pas parce qu’on est designer,
mais plutôt de savoir ce qu’on est capable défaire avec ça quand on est un designer. »
Phamphlet de Etore Sottsass, cité par Stéphane Vial dans son ouvrage court traité du
design, p51.
Par le biais de projets expérimentaux, Olivier Peyricot élabore un nouveau
mode de vie : « Composer un mode de vie inspiré au cœur de la métropole
dure, c’est ce que proposent ces objets exploratoires ». Son exposition « matière
première, campement, automobile », présentée à la galerie Mercier&Associés
(de avril à mars 2012), proposait des objets qui se voulaient en dehors du
monde capitaliste. Pour lui, la vraie question que doit mettre à plat le design se
situe dans l’expérimentation de notre cadre de vie, trop mis de côté à l’heure
actuelle. Car, si la publicité utilise le terme accrocheur ‘‘d’expérience’’ pour faire
vendre, cette notion mensongère n’est que trop peu employée à bon escient.
L’expérience est ici une promesse marketing faite aux utilisateurs, des slogans
de vente sans fonds et sans réalité propre.
« Considérer le design comme un effet d’expérience, c’est non seulement l’envisager
comme ‘‘centré sur l’utilisateur’’, mais aussi le définir fondamentalement comme
quelque chose qui se vit, s’éprouve, s’expérimente. » Stéphane Vial, op.cit, p 62.

Son projet de carte blanche réalisé avec le VIA en 2003 ‘‘Design dans un 53
50
monde existant’’ n’est pas, pour lui, un bon exemple de son approche du
design. Son projet initial intitulé ‘’design en temps de crise’‘ lui avait été refusé 53
51
par les membres du jury. Là, Olivier Peyricot questionnait directement son
métier et sa manière de penser notre époque : « J’avais l’intuition qu’à partir de Assise portable, «wear your seat»
l’événement du 11 septembre, les choses allaient changer dans le monde. La crise
omniprésente dans notre société l’inspire pour sa carte blanche, un thème refusé
car surement trop syndique. La crise est un lié à une angoisse forte qui nous
paralyse dans notre pensée. »
Il revoit alors son projet, plus proche du domestique et réfléchit à une manière
mobile de modifier nos espaces intérieurs. « Il faut avoir des capacités de
modularité en permanence en architecture. » Un projet inspiré par Olivier
Mourgue qui, dans les années 60, avait cherché à reconfigurer les bureaux
Bâche de recouvrement
des appartements haussmannien en logements. L’idée de mouvement est
omniprésente : les cloisons se déplacent, le siège prolonge notre corps et
s’accroche à nous et les tapis/bâches donnent lieu à des espaces créatifs.
Comme la réponse à « un besoin fondamental : celui d’enchanter l’existence à
chaque instant. » Stéphane Vial, court traité du design, op. cit., p65.

Cloison souples
body-props - Recherches formelles

Vers une évolution de la société

« C’est toujours en dégageant une sorte de critique de ce que proposent la société,


les designers ‘‘complices’’ et les mercantiles que l’on arrive à élaborer encore plus
facilement ce qui est notre démarche. » Olivier Peyricot observe et critique une
catégorie de designer travaillant principalement sur l’image et non sur le projet.
Selon lui, les interrogations sociétales sont mises à l’écart. « Cela ouvre la voie
de l’abandon. Il faut comprendre vraiment les besoins des gens et pas compacter
le tout dans des systèmes. C’est le danger de ce métier : finir par évoluer dans des
petits mondes compacts. Qui a dit que notre monde devait être compact ? »
Le design vu comme une pratique de la pensé est avant tout pour lui le moyen
d’agir sur notre société. Un domaine parfois détourné, perdu : « Le design était
un monde qui ouvrait vers de nouvelles possibilités, un nouveau média possible
mais aujourd’hui la vulgarité l’emporte. »

L’objet doit alors être rentable par rapport à son coût, à son encombrement
et à sa matière. Il faut donc interroger les choses dans leurs vérités, dans
l’intelligence de la réalisation. Olivier Peyricot s’attache tout particulièrement
à un objet : la voiture. Celle-ci qui dessine aujourd’hui l’espace public pourrait
dans son propos s’alléger, devenir transportable. Il a conçu dix projets sur ce 55
52
thème, recherchant un idéal de voiture : « J’amène ma voiture chez moi, j’en suis
responsable. Ceci changerait complètement l’approche de l’espace public. » 55
53
Plus que des objets aboutis, Olivier Peyricot met en avant sa démarche.
Une activité indépendante qui n’a pas beaucoup de client mais qui touchent
certaines personnes.
« Cela peut paraître une étrangeté aujourd’hui mais les choses évoluent sans
cesse. Dans les années 2000, j’ai réalisé des projets qui paraissaient utopiques
mais aujourd’hui, ils sont réinterprétés (bibliothèque ronde).» Cales Humaines / Recherches

Si il existe différentes catégories de designers à l’approche plus domestique, à


l’univers classique ou intéressés par le domaine du marketing, Olivier Peyricot IDSland - septembre 2003

construit un réel univers qui lui est personnel. Avant-gardiste, il ne tient pas
compte des opinions et critiques mais continue à travailler en réfléchissant au
futur. Curieux de la société et de ses comportements, la qualité de l’expérience
qu’il propose est notable et innovante.
« Certain designers s’inscrivent dans la contestation de ce qui nous est proposé,
ils cherchent une alternative. » Au service d’autrui et de la vie il imagine un
regard neuf : « En reconfigurant les objets de notre quotidien, il s’agit de proposer
aux individus (et non plus aux seuls consommateurs) un nouvel angle de vue et
façon conséquente, un nouvel ‘‘angle de vie’’. » Benoît Helbrunn cité par Stéphane
Vial op. cit., p101.
Frédéric Ruyant, carte blanche 2003
«Mobile.Home»

Vers une transversalité de l’espace

Portrait de Frédéric Ruyant


Entretien réalisé le 28 septembre 2012
Frédéric Ruyant

Dans une petite rue étroite du quartier favori de Mme Sévigné, le Marais,
se trouve l’atelier de travail de Frédéric Ruyant qu’il occupe depuis dix ans.
Dans ce studio vitré situé au rez-de-chaussée d’un vieil immeuble parisien,
on peut apercevoir le quotidien et les habitudes des habitants qui traversent
continuellement la ruelle étroite. Les murs et les cloisons d’un gris sec en béton
contrastent avec le bleu vif d’une assise molletonnée et retroussée qui attire
l’œil (Fauteuil Baby Grow, Les compagnons du devoir 2010).
Les projets et les maquettes de Frédéric Ruyant colorent et ponctuent cet
univers brut. Une bibliothèque en bois occupe la majeure partie de l’espace.
Où, des livres soigneusement rangés et triés constituent une base de travail. Et
les maquettes en bois placées sous verre dénotent et font état d’un travail de 57
54
précision comme d’un plaisir dans la réalisation.
57
55
Un concept…

Si Frédéric Ruyant n’était pas prédestiné à ce métier, il s’est d’abord penché vers
le droit et la philosophie, il est peu à peu devenu autodidacte avec comme seul
outil le dessin et plus particulièrement le dessin d’objet et de mobilier.
C’est lorsqu’il reprend ses études dans le domaine de l’architecture qu’il comble
ses lacunes. Sa volonté première dans son travail était d’imaginer un concept
global entre l’architecture, le mobilier et l’objet.
« A l’époque je pensais qu’on pouvait dessiner la petite cuillère et le cadre qui va
autour, la maison. Depuis, j’ai un peu changé d’avis : je trouve que la vision de
l’architecte capable de tout fournir est un peu totalitaire. »

Son projet effectué en 2003 dans le cadre d’une carte blanche du Via ‘‘Mobilier
en ligne’’ traitait de ce rapport entre architecture et mobilier. Il s’interroge
alors sur les croisements possibles que l’on peut opérer entre architecture fixe
et mobilier mobile. « Aimant dessiner des objets de mobilier, j’ai cherché à savoir
comment celui-ci pouvait organiser l’espace et générer une forme d’architecture. »
Frédéric Ruyant fait alors tomber les murs du bâtiment et nous interroge
sur notre capacité à déterminer dans quel espace on se situe. « Dans les
appartements petits, la taille du mobilier est importante. »
Le mobilier génère l’espace en le structurant ce qui permet de réfléchir à nos
intérieurs souvent trop encombrés. « Ainsi vivaient-ils, eux et leurs amis, dans
leurs petits appartements encombrés et sympathiques.» Perec, ‘‘Les Choses’’, p55.
L’architecture est un parcours que l’on appréhende habituellement par le biais
d’une traversée de porte, d’une baie ou d’un seuil, ici Frédéric Ruyant engendre
une nouvelle forme de circulation organisée à travers le positionnement de
son mobilier. « C’est une nouvelle approche spatiale quelque part plus légère
mais où les sensations restent les mêmes. »
Cette idée, il la relie à l’univers de son l’enfance où lors de ses excursions à
la plage, il dessinait en plan sur le sable des vues d’espaces tout droit sortis
de son imagination. « Quand on est enfant, on est capable de se projeter,
d’imaginer l’espace. Le mobilier joue quelque part la carte de la suggestion en
tant qu’appréhension émotionnelle de l’espace. »

Cette carte blanche définissait un concept et non des objets finalisés. Si Frédéric
Ruyant a choisi une table et des chaises « basiques », c’est que le propos ne se
Table bar Wall corridor situait pas dans l’aspect esthétique des choses mais bien dans le rapport de
force entre objets et espace.
Le projet « table bloc » nous interpelle quant à la découverte et au dévoilement
de l’objet. C’est le jeu entre ce qui est montré et ce qui est caché qui donne un 59
56
effet de surprise et d’inattendu dans un objet connu de notre quotidien : une
table. 59
57
On peut alors avoir plusieurs lectures de l’objet et l’appréhender différemment
dans sa fonctionnalité. L’idée d’une fluidité vient lutter entre l’oppression des
quatre murs et d’une porte.

…Entre construction et intuition

Dans son travail, Frédéric Ruyant n’aime pas se sentir enfermé ; il renouvelle
sans cesse les thèmes de ses recherches. Cette carte blanche, dit-il, symbolisait
la fin de ce travail sur la relation étroite entre le mobilier et l’espace qu’il avait
auparavant traité dans ses projets ; « Dining suite » (édition Sentou en 2002) et
Bed facilities Ground generation
« Mobilier de bureaux » (une commande du mobilier national en 2003).
Cette rupture vient, selon lui, d’une volonté d’expérimenter d’autres terrains et
ne pas être catégorisé dans un domaine particulier. « Même dans des objets qui
n’ont plus rien à voir avec l’idée conceptuelle, très visible comme la carte blanche,
j’ai fait des choses moins littérale mais ou le cœur qui anime ces projets reste
quand même autour de cette recherche entre l’espace et le mobilier. Cela ce donne
moins à lire peut être. »
Quant on l’interroge sur ses sources d’inspirations, il répond « On est la somme
d’une histoire, on est la somme d’un passé, j’ai l’impression d’aller plonger dans
cette grande marmite du temps et de l’histoire. Chaque époque a apporté quelque
chose et fait ce que l’on est aujourd’hui. »
D’une nature plutôt curieuse et ouvert sur tous les domaines, c’est dans cette
accumulation du passé et son regard sur notre manière de vivre que Frédéric
Ruyant élabore ses projets. « Je peux m’intéresser aussi bien à la prospective dans
les cosmétiques, que le dernier concert des Dead Camdens, ou la mode. »
Lorsqu’il a une idée, il n’a pas de méthode définie. La maquette, le croquis et les
plans techniques servent alors à bon escient le projet. « Si l’on a pas d’idée, on
tâtonne. On peut alors se référer à ce qu’on a déjà fait, voir ce qui est permanent
dans le travail fourni, regarder des revues, aller à des expositions, se promener,
se balader… C’est l’analyse de tout ce que cela provoque en soi qui permet de
s’exprimer ensuite à travers une idée. »
Dans son travail, il est primordial que l’objet ait d’abord un sens ; beaucoup de
projets lui viennent de coups de tête, d’envies.

L’art créatif sous toutes ses formes

L’art et le design sont pour lui deux domaines semblables dans l’acte créatif 61
58
qu’ils représentent. Cet acte, incompressible, inaliénable qui s’impose aux
créatifs est directement lié à la libido, un aspect pulsionnel non contrôlable. « 61
59
Quiconque connaît la vie psychique de l’homme sait que presque rien ne lui est
aussi difficile que de renoncer à un plaisir qu’il a une fois connu. A vrai dire, nous
ne pouvons renoncer à rien, nous ne faisons que remplacer une chose par une
autre ; ce qui paraît être un renoncement est en réalité une formation substitutive
ou un succédané. » Freud, Le créateur littéraire et le rêve éveillé, p71.
Créer relève alors du non identifiable qui consiste à retrouver le plaisir passé.
« Cet acte créatif est fait d’intuition et pour parler comme au XIXe siècle de raison
pure. Le designer pour moi c’est cette combinaison entre un caractère intuitif et
un autre, plus rationnel. »
Fréderic Ruyant aime la diversité, l’art créatif sous toutes ses formes. Aussi bien
la peinture de la première renaissance italienne de Giovani Cimabue, le travail
des Eames, certains projets « Arts and Crafts » ainsi que des installations
d’artistes contemporains.

Atelier
Photographie
personnelle
Un monde imaginaire

Dans la diversité, il a su trouver un intérêt particulier pour la matière.


Dans ses objets réalisés en Corian pour l’exposition « fracture », c’est le matériau
qui, dit il, s’est imposé d’emblée par rapport à l’idée. Il parle ici de cohérence
entre l’idée, la forme, la fonction, le matériau, l’évocation symbolique. Dans ce
projet, tout s’est lié naturellement. L’exposition, qui partait de la création d’une
table, s’est transformée en un jeu sur la combinaison harmonieuse entre le
Corian et les objets. C’est l’idée de la fracture qui a ensuite permis de décliner
tous le mobilier de manière fluide : « Tout est devenu évident. »
Ses projets, géométriques, jouent sur les droites et les lignes tendues ; très
dessinées, ils sont tout en finesse et synonyme de légèreté. La maquette est un
outil indispensable. C’est grâce à elle qu’il s’approprie le projet, l’objet. « C’est
pour cela que je n’ai pas beaucoup de forme ronde, en matériaux injecté ou des
moules complexes. Il y a un plaisir très fort dans la maquette, c’est lié à l’enfance,
aux petites voitures. La maquette permet de s’imaginer que c’est vrai.»
C’est à travers la maquette que Frédéric Ruyant s’exprime et valide ses idées. Si
bien qu’une fois terminées, il estime que certaines d’entre elles n’ont pas besoin
d’aboutir à des projets, à une finalité. La maquette lui permet d’imaginer les
objets à l’échelle, de les apprivoiser. C’est comme si elles lui suffisaient et qu’une 63
60
fois finies elle disparaissait de son imaginaire.
63
61
« Les maquettes me suffisent une fois qu’elles sont faites. Quelque soit l’échelle,
une fois que les choses sont faites elles ne m’appartiennent plus.»

Frédéric Ruyant compose son univers grâce au regard sensible qu’il pose
sur le monde qui l’entoure. Il a gardé son âme et sa curiosité d’enfant et son
travail pourrait être définit entre un jeu de construction, d’assemblage, et un
imaginaire sans limites. « Le monde de la réalité a ses limites ; le monde de
l’imagination est sans frontières. » (Jean-Jacques Rousseau)
Un travail lié à l’émotionnel, qui n’est pas inspiré pas de choses rationnelles
mais plutôt de son enfance et de son histoire personnelle. L’émotion et son
quotidien constituent la base de ses projets. « Aujourd’hui, le designer doit être
quelqu’un disposant d’une vision lui permettant de savoir vers quoi on va. Il agit
cependant sur l’année qui vient, pas dans dix ans.»

Projet Fracture
Jean-Michel Policar
Jean-Michel Policar, carte blanche 2004
«Window-Aire»

Technologie et sensibilité

Portrait Jean-Michel Policar


Entretien réalisé le 5 octobre 2012

« C’est alors que le mot ‘‘design’’ a investi la brèche et jeté un pont. S’il a pu le faire,
c’est parce qu’il manifeste le rapport intime entre la technique et l’art. C’est pourquoi
ce mot désigne aujourd’hui approximativement le point où l’art et la technique (et
par conséquent la pensée scientifique, celle qui fixe l’échelle des valeurs) en viennent
à se recouvrir pour ouvrir la voie vers une nouvelle culture. » Vilém Flusser, Petite
philosophie du design, p10.

Jean-Michel Policar définit le design comme un art à part entière qui doit
prendre en compte les facteurs économiques de notre société. « Etre socialiste
et capitaliste à la fois, voilà ce qui est demandé au designer. » Stéphane Vial, court
traité du design, p 45.
Ses projets sont intimement liés à l’art contemporain dont toutes les formes
65
62
l’inspirent.
Suite à des études dans le domaine de l’art, il décide de se rapprocher de l’objet
65
63
et de ses fonctions. Durant son enfance, le dessin est un outil de création
qui détient une place de choix ; il dessine beaucoup notamment des petites
voitures. Le trait lui permet de s’évader, de transmettre une vision, de raconter
des histoires. « Enfant, je m’intéressais à la beauté des choses. J’avais des amis
qui bricolaient et démontaient beaucoup les objets ; de mon coté, je n’étais pas
très aventurier.»
Jean-Michel Policar porte un regard sensible sur le paysage et la peinture, une
façon d’enrichir ses projets. « Cette aisance à se mouvoir sur les chemins de la
création naturelle est une bonne école de création artistique. » Paul Klee, Théorie
de l’art moderne, p29.
Aujourd’hui, il avoue dessiner beaucoup moins par « paresse ou par peur de
ne pas réussir à trouver quelque chose ». Tout en soulignant que le dessin, dans
le passé, lui a permis de transmettre l’essentiel d’un projet. Il relate alors, le
sourire au coin des lèvres, son expérience passé avec Philippe Starck chez Tim
Tom où il lui était demandé d’envoyer chaque semaine un fax d’ébauche de
projet.
« L’exercice du fax m’a beaucoup appris. Sur un fax, il n’est pas possible de faire La demande permet à Jean-Michel Policar d’avoir un cadre préétabli, un besoin
des nuances de gris, de réaliser des beaux dessins. Le dessin va à l’essentiel, un concret auquel il se raccroche. Il pourrait être défini comme un ‘‘solutionneur’’
trait perceptible en une image et dans un format A4 : une écriture minimale. » (expression de Roger Tallon) qui aime à la fois la simplicité, l’économie de
Cette expérience chez Tim Tom lui aura permis, au commencement de sa moyen et les choses s’exprimant telles qu’elles sont. Le travail d’Eileen Grey a
carrière, de faire un pont évident entre les expériences plastiques et la complexité toujours beaucoup intéressé Jean-Michel Policar. Pour lui, Jasper Morrison se
du monde industriel. En dessinant des produits pour des entreprises comme définit comme un ‘‘maître’’ du design qui, modeste, a su allier à la fois justesse
Saba, Thomson et Telefunken, c’est avec humour et un semblant d’ironie qu’il et audace. «Le monde du design a dérivé pour s’éloigner de la normalité. Il a
a cherché à lier technologie et poésie. Certains de ses projets font le lien entre oublié ses racines et sa notion de base : les designers sont supposés prendre soin
son expertise technologique et le mobilier. Il a élaboré notamment avec Elsa de l’environnement créer par l’homme et doivent essayer de l’améliorer.» Jasper
Francès (en charge du Stratégic Design chez Tim Tom) des objets qui mettent Morrison, Super Normal Dialogue, 2006, Interview by Fumiko Ito at Axis Gallery
en avant l’utilisateur et la gestuelle. Tokyo, traduit de l’anglais.
Le luminaire ‘‘On Air’’ (2001), par exemple, soulignait la beauté et le sens Sensible à cette économie de moyen, Jean-Michel Policar cherche la légèreté
du geste. Le doigt qui parcourait alors la tranche de la vasque transparente et la simplicité dans son travail. Il explique d’ailleurs la peine qu’il rencontre
permettait de faire naître la lumière comme par magie. « J’aime ce pouvoir de actuellement à élaborer un projet de mobilier de jardin en Inox, une demande
l’illusion – qui me fascine tant chez James Turrel, tout particulièrement cette idée de l’entreprise ‘‘France Inox’’, pas réellement consciente selon lui du problème
du décalage qui sait provoquer un séisme intérieur. » Jean-Michel Policar, Texte du poids de la matière. Car, si le choix des matériaux est important dans son
carte blanche du VIA, 2004, p22. travail, celui ci dépend également du contexte et de l’entreprise ‘’donneuse
d’ordre’’ : « Il faut trouver la cohérence, la légitimité de l’objet dans sa matière et
Technologie et savoir-faire sa fabrication. »
Normann Potter souligne, à juste titre, dans son ouvrage ‘‘Qu’est ce qu’un 67
48
64
Dans le passé, si la technologie a pu être un point de départ pour ses projets, designer ?’’ que les objets doivent justement être conçus « autant que possible
aujourd’hui, cette question ne fait plus partie de ses préoccupations, ni de celle dans le souci de leur utilisation, non des profits qu’il peuvent engendrer. » (p 44) 67
49
65
de ses clients. C’est dans l’échange avec les industriels qu’il travaille. Son projet Le design est un domaine vaste et complexe devant s’adapter à l’économie tout
de ‘‘banc palabre’’ était une demande de l’industrie ‘‘France Inox’’ ayant pour en la remettant en question.
objectif de communiquer le savoir-faire de l’entreprise : la découpe laser et le « Agis de façon à ce que les effets de ton action soient compatibles avec la
pliage. Un travail poétique fondé sur une réflexion relative à l’espace public ; un permanence d’une vie authentique humaine sur terre. » Hans Jonas cité par
banc qui reprend les codes du paysage, les grilles des arbres parisiens. Lorsqu’il Stéphane Vial, op. cit., p111.
évoque ses projets, Jean-Michel Policar ne se met pas en avant. Il a un regard
presque critique et explique aussi que son projet de ‘‘banc palabre’’ n’était pas Un quotidien improbable
vraiment issu d’une réflexion. « Il s’agit de quelque chose d’assez anecdotique.
J’étais en contact avec cet industriel qui travaillait sur l’inox et la découpe laser. Pour Jean-Michel Policar, le design est synonyme d’aventure, animé par les
J’ai cherché à faire quelque chose qui puisse communiquer ce savoir faire. L’idée projets et les rencontres. Ce métier possède un aspect psychologique dont
est venue de manière spontanée. » l’essence même, dit- il, doit permettre de raconter une histoire, faire rêver.
« Le design répond à un besoin fondamental : enchanter l’existence à chaque
Jean-Michel Policar effectue principalement des projets sur commande, ses instant. » Stéphane Vial, op. cit., p65.
sources d’inspirations étant liées à un contexte précis. « J’ai beaucoup de peine à Jean-Michel Policar tient compte de la proximité avec l’utilisateur dans son
sortir des projets spontanément. Il y a tellement d’objets partout, cela me tétanise. travail. Conscient que ce dernier est de plus en plus averti sur les produits,
Je me dis qu’il n’est pas nécessaire que j’en fasse ! » il estime que le design doit progresser principalement en corrélation avec
l’évolution de l’individu, acteur de notre société. Il juge important que ses
projets soient alors en osmose avec le quotidien et les personnes. Il regarde la
société actuelle avec un œil critique mais lucide. « Nous avons toujours évolué
dans une période de transition. Celle d’aujourd’hui est intéressante parce présente
un coté à la fois technologique et environnemental. Une période difficile mais
passionnante. »
L’enjeu actuel, qui consiste à posséder moins d’objets, questionne Jean-Michel
Policar quant à l’essence même de son métier de designer : « Certaine choses
m’interpellent. Je me demande s’il est vraiment utile de les faire. En même temps,
j’éprouve la fierté que les projets contribuent à faire tourner une usine. »
L’observation de notre quotidien l’anime dans la rencontre de ‘’situations
parfois improbables’’ qui peuvent survenir.
« J’aime bien les choses improbables, absurdes. J’admire beaucoup l’artiste
contemporain Alain Bublex, qui m’inspire d’ailleurs. Je l’ai rencontré lors d’un
stage lorsqu’il était designer. Aujourd’hui il se consacre à l’art et critique la société
contemporaine qu’il considère absurde. »

Entre intérieur et extérieur, l’objet frontière

Son projet de carte blanche élaboré avec le VIA, en 2004, était un défi. Suite 69
66
à son travail chez Tim Tom, il n’était pas habitué à travailler de manière
spontanée et libre. Ce projet ‘‘Window-Aire’’ souligne la non-frontière entre 69
67
l’objet et l’espace, le mobilier et l’architecture : « Comment avoir plus d’espace et
faire que les choses fusionnent m’intéresse beaucoup. »
Une idée de fenêtre qui se transforme en un espace, un habitacle, ‘‘un foyer’’
que l’on retrouve dans le travail de Le Corbusier à la Cité radieuse. « Il s’agit
de deux baies (pas de verre) qui constituent les deux façades d’un appartement,
devant et derrière : une grande baie et une petite. Ces deux baies délimitent un
‘’contenant de famille’’ (un foyer) : l’appartement. » Le Corbusier, Le Modulor,
Tome II, p247.
Cette carte blanche ‘‘Window-Aire’’ est un concept, une piste, un échange
d’idées. Cette recherche axée sur la fenêtre présente cet élément à la forte
identité architecturale comme une zone frontière de l’espace. Dans ce projet,
celle-ci devient un espace à part entière focalisé sur les vues, notre rapport à
l’espace et à la nature ; un espace entre le formel et l’imaginaire, un ‘‘écran’’
sur notre monde. Il estime que le design doit aussi pouvoir provoquer des
Banc Palabre émotions, faire sourire. « L’étonnement et la surprise sont des notions qualitatives
aux projets. »
Son projet récent (Juillet 2012) pour Bercy Village est, selon lui, plus abouti l’image comme essence de projet, ne souhaite pas tomber dans ce ‘’cercle
dans son approche. vicieux’’ du design. Il continue son travail de manière discrète en abordant
Jean-Michel Policar a élaboré onze nouveaux bancs installés Court Saint l’objet par des créations qui lui tiennent à cœur.
Emilion à Paris, au cœur de Bercy village. « Ils renouvellent ainsi des séquences « Réaliser la distance entre le projet, ce que l’on a en tête et le besoin, les vrais
qui font référence à l’histoire des anciens chais à vin, s’inspirent et réinterprètent usages, c’est un vrai travail qui demande du temps et des compétences. Tout le
la foudre, le haquet, la charrette et le tablier. » Jean-Michel Policar, sur son site monde ne peut pas être designer. » Le mot design employé partout lui pose alors
internet. problème, ne faudrait il pas simplement parler d’objet ?
Ces projets extérieurs placés autour des arbres, animent l’espace. Il propose « Ce débat ancien prend une résonance nouvelle aujourd’hui, à une époque
des assises intimes pour deux personnes ainsi que des dossiers généreux et où l’esthétique et l’utilitarisme, loin d’être seulement confondus, se sont aussi
confortables. subsumés sous le commercial – où chaque chose, des projets architecturaux, aux
Il raconte leur l’élaboration ‘‘comme un projet de diplôme’’. L’étude des flux, des expositions d’art, en passant par les gènes et les jeans, semble être considérées
besoins, du contexte historique lui a permis de dessiner de manière naturelle comme du design. » Hal Foster, Design et crime, p31.
le mobilier urbain. C’est en passant beaucoup de temps sur les lieux qu’il a
laissé parler son intuition. Ces bancs se présentent comme des chimères, qui
auraient fusionné avec une charrette ou un porte bouteille, par exemple.
« Je rassemble des intuitions, des images, je parle avec mon client, je fais des
dessins. Mais il y à un moment où, il faut que je me retrouve. Ce n’est pas une
question de fierté d’être mais de se reconnaître dans le projet. »
Ce projet était pour lui une première commande destinée aux grands publics.
« Le retour et les impressions des utilisateurs m’ont particulièrement ému. » 71
68
Il a pu, les bancs installés, observer la manière dont les gens s’appropriaient
l’objet. Un plaisir qui permet de valider les intentions et de voir l’évolution, la 71
69
vie de l’objet dans son échange l’utilisateur.

C’est avec de l’humour, du recul et de manière très spontanée que Jean-Michel


Policar parle de son travail. Sur son site, mis en avant des photographies de
téléviseurs qu’il avait dessinés dans le passé et qu’il retrouve aujourd’hui dans
la rue, sur les trottoirs parisiens.
Un texte qu’il nomme ‘‘à la rue’’ dans lequel il explique ironiquement : « Le
spectacle est terminé, mon book est aux ordures ! » Jean-Michel Policar sur son site.
Le téléviseur, un objet qui appartient au cercle privé de nos espaces intérieurs,
aujourd’hui présent dans l’espace public. « Mon travail à la poubelle, je trouve
cela assez drôle finalement avec du recul. »
L’obsolescence des objets, une vrai question d’ailleurs très actuelle, alors que
l’on évoque constamment d’économie et d’environnement.
Jean-Michel Policar, conscient que certains designers utilisent de nos jours

Croquis projet de bancs


Bercy Village
François Azambourg, carte blanche 2005
«Window-Aire»

Légèreté et matérialité

Portrait François Azambourg


Entretien réalisé le 18 octobre 2012

« Il s’agit de la relation intime, personnelle, que nous nouons avec un objet, dans
la solitude de nos contacts avec lui, loin des regards et parfois même sans nous
l’avouer à nous-mêmes. Tous les objets sont à la fois des supports de relation et de
communication, des poteaux indicateurs de nos rêves, avoués ou secrets, et des
outils pour assimiler le monde » Serge Tisseron, Comment l’esprit vient aux objets,
introduction p22.

Les objets participent à notre intimité, nos envies et nos goûts. Facteur
d’émotion, ils sont support de rêveries et peuvent déclencher en nous de
l’émerveillement et de la curiosité. Une relation intime s’opère entre nous et
nos objets devenant des « médiateurs » de nous même. François Azambourg
73
70
ne fait pas la distinction entre son travail, ses objets et sa vie personnelle. Ses
projets sont animés de désirs et d’un engouement qu’il a, depuis l’enfance, pour
73
71
certains objets : « Je fais beaucoup de confusion entre ma vie et mon travail.
Pour moi, c’est un ensemble aux contours flou. Il y a des choses qui naissent
d’impressions, d’influences multiples».
Passionné par de monde de l’aviation, il collectionne de nombreux modèles
réduit en balsa, accrochés au mur de son studio. Si aujourd’hui cet amour
pour ces objets lui semble évident, il l’a pendant longtemps mis de côté ne
comprenant pas la rationalité de cette passion : «Pendant très longtemps il
m’était presque honteux de les montrer et de les apprécier. Plus tard, j’ai compris
que, pour de nombreuses raisons, ces choses venaient de l’enfance. Il ne servait à
rien de les renvoyer aux oubliettes car ils me revenaient sans cesse en tête.»

La fabrique de l’enfance

François Azambourg utilise dorénavant ces facteurs de souvenirs comme une


force, une culture de ses projets qui alimente son travail et ses recherches.
«Tous les objets, peuvent être utilisés pour verrouiller l’accès à des souvenirs. Ils
accueillent des parties de nous-mêmes que nous préférons ignorer et constituent
dans notre environnement proche autant de caves et de greniers dont nous
gardons parfois la clef accessible et dont, d’autres fois, nous oublions jusqu’à
l’existence. » Serge Tisseron, op. cit., introduction.

François Azambourg
La chaise « Very Nice » inspiré par ces petits avions lui a permis d’extérioriser très compliqué. Ce que j’apprécie dans l’objet, c’est cette rapidité entre la pensée et
et d’accepter son ‘‘obsession’’. la réalisation.»
« J ‘ai passé beaucoup de temps à comprendre pourquoi j’aimais les avions,
pourquoi je restait dans cette histoire avec eux. Cela a fini par alimenter mon Pour François Azambourg, il existe mille manières d’arriver à l’objet ; pas de
travail assez naturellement jusqu’au projet de chaise ‘‘very nice’’ : un jouet devenu méthode préconçues et d’étapes à suivre à la lettre. Son inspiration se situe
chaise. Même si j’ai eu beaucoup de mal à accepter ce projet, il m’a libéré de autour de lui. « Je dessine beaucoup dans les trains, c’est pratique ! (…) Un
quelque chose ». projet peu aussi naître d’une discussion informelle autour d’un verre.»
Cette chaise devient alors plus qu’un simple objet du quotidien. C’est un François Azambourg est audacieux, exigent, et retravaillent ses objets
symbole de son travail qui traduit son état intérieur et qui guidera ensuite continuellement en cherchant à les améliorer et à les comprendre, que ce
toutes ses réflexions et ses projets. soit techniquement ou structurellement. « C’est un peu comme une recette de
« Le fait de choisir un objet plutôt qu’un autre traduit nos états intérieurs… cuisine. A un moment on la modifie et, au fur et à mesure la recette change.
Les objets dont nous nous entourons ‘‘symbolisent’’ nos états intérieurs. Par L’objet se construit au fur et à mesure que la manière se construit.»
‘‘symbolisation’’, nous désignons le chemin qui mène des sensations, des émotions
et des états du corps éprouvés dans certaines expériences fortes à la création de Son intérêt premier se trouve dans l’étude des procédés de fabrication. Il aime à
représentations qui, à la fois, témoignent de ces états, permettent de les rappeler imaginer qu’un même procédé peut donner aussi bien un pont, d’un tabouret,
et rentrent dans une dynamique relationnelle. » Serge Tisseron, op. cit., p21. qu’une étagère. Ses projets lui sont inspirés par le matériau en lui même et de
sa mise en œuvre.
Maquettes et procédés de fabrication « Aujourd’hui, le matériau de construction n’est plus une réalité extérieure au
projet, il en est partir intégrante. Ce n’est pas une entrave, mais plutôt- en raison
Après un baccalauréat électrotechnique obtenu à 14 ans François Azambourg de sa flexibilité- une potentialité qu’il faut approfondir. » Andrea Branzi, Nouvelles 72
se dirige vers le design, ou plutôt ‘‘l’esthétique industrielle’’, comme il l’appelle, de la métropole froide, chapitre ‘‘nouvelles technologies’’, p105.
ce qui lui a permis de conjuguer ces deux passions : l’esthétique et l’art. Pendant Ses objets sont pensés par rapport au contexte et à la rentabilité car l’économie 73
ses études aux Arts Appliqués à l’école Olivier de Serres, il travaille avec des devient aussi un enjeu. Son projet ‘‘Lin 94’’, par exemple, constitué à 94% de
architectes d’intérieurs et pour la première fois, dessine et appréhende le fibre de lin était innovant dans l’utilisation d’un matériau composites d’avenir
mobilier commercial. A cette période il ressent le besoin de travailler les objets ramené sein de l’habitat.
plutôt que l’espace moins facilement palpable selon lui.
Aujourd’hui, son travail consiste à aborder le projet par le biais de méthode « Le matériau est notre matière première à tous ; on ne peut l’isoler d’un contexte
d’approches différentes. Il chercher à travailler l’objet en taille réelle afin de global. »
pouvoir l’appréhender directement.
« On a la chance, quand on fait du design, de pouvoir embrasser les projets de
manière assez simple. Cela ne sert à rien de faire une maquette d’un objet qui est
déjà petit ; autant le faire à l’échelle un. »
François Azambourg questionne ses projets par le biais de la maquette, du
prototype. Dans ce temps de création, il construit ses projets au fur et à
mesure. Comme pourrait le faire un musicien, il improvise en s’appuyant sur
sa pensée et sur sa production en perpétuelle évolution. Joueur de saxophone,
il lie d’ailleurs ces deux domaines : la musique et la création. La création
interroge elle aussi la notion du temps : « L’architecture m’a semblé tout de suite
La substance de l’objet

Son regard critique sur son travail lui permet de rebondir et d’évoluer. La
chaise ‘‘Bugatti’’ lui a été inspiré par un projet qu’il avait fait précédemment
: le ‘’tabouret argent’’ pour ‘‘Créo’’. « En général lorsque je réalise un objet, je
suis content mais pas tout à fait. Quand on fait quelque chose, il y a toujours un
pourcentage qui est de l’ordre de l’insatisfaction. Cette partie d’insatisfaction me
permet souvent de travailler sur d’autres projets. »
Le tabouret d’argent réalisé en tôle fine était une réalisation très complexe. Pour
sa fabrication, le prototypiste a du protéger toutes les surfaces de son atelier de
moquettes afin qu’il puisse travailler l’objet correctement sans aucune pliure
ou rayure.
Pour François Azambourg qui ne s’attendait pas à ce degré de complexité, il
était intéressant de réfléchir à l’inverse de ce projet. Questionner le défaut lui
semblait alors évident. La chaise ‘‘Bugatti’’ vient d’une expérimentation sur
le défaut de la tôle qui frise lorsqu’elle est soudé. Le défaut précédemment
inenvisageable dans le ‘‘tabouret argent’’ prend alors tout son sens et se place
en première ligne.

Si l’on retrouve de nombreux projets de chaises dans son travail, c’est que cet 77
74
objet, selon lui, est le plus répandu au monde. « Sur la chaise on trouve une
littérature très forte on est extrêmement documenté sur cet objet. Tous les designers 77
75
s’énervent sur les chaises. C’est pour cela qu’il s’agit d’un objet intéressant. »
Alors qu’une chaise se définit par un simple fait qui consiste à s’asseoir, pour
François Azambourg la lampe est un objet plus complexe aux formes et
aux possibilités multiples « Il n’existe pas d’archétype de lampe ». La lampe
peut prendre de multiples formes. La chaise, elle, se définit par son principe
constructif. « La chaise c’est une petite architecture, une maquette d’architecture.
Pour la chaise ‘‘very nice’’ par exemple, on pourrait dire que c’est une petite tour
Eiffel, un petit pont. »

Son projet de carte blanche en 2005 ‘‘Light attitude’’ regroupe un


questionnement que l’on retrouve tout au long de son travail. Il interroge ses
recherches passées. De façon évidente, on retrouve le thème de la légèreté
propre à grands nombres de ses projets. François Azambourg se retrouve dans
la citation d’Henri Mignet, l’inventeur de l’aviation légère qui disait : « Tout ce
qui est léger m’est sympathique».
C’est l’objet léger mais solide qui l’intéresse : « Je plie et ne romps pas. » faisait
dire La Fontaine au roseaux dans sa fable ‘‘le chêne et le roseau’’.

La chaise Bugatti
Pour sa carte blanche, François Azambourg a choisi de travailler sur un
principe constructif qu’il n’avait jusqu’alors pas étudié : le nid d’abeille.
« On était à la fois dans deux domaine : le nid d’abeille représente à la fois un
décors, un motif et quelque chose qui a une résolution technique. »
Son travail s’effectue continuellement dans l’association de la technique et du
monde de l’art. Le nid d’abeille devient le fil conducteur de la gamme d’objets
réalisés.
Pour la ‘‘coupe de fruit’’, il souligne son intérêt pour la technique. Pour cela, il
a utilisé un des plus vieux mode de reproduction que l’homme est inventé : la
Vue d’ensemble technique de la cire perdue.
Son projet de lampe réalisé en fibre optique, symbole de légèreté et de finesse,
lui permet de manière métaphorique d’exprimer son travail. L’objet parle de
dématérialisation : « C’est une substance d’objet ».

Intimité et temporalité

François Azambourg fait preuve d’une grande liberté d’expression dans son
travail. Le luminaire, par exemple, lui permet grâce à un cadre plus large de
trouver de nombreuses possibilités, de tester des approches différentes.
« Imaginer des luminaires a toujours été pour moi une récréation.» 79
76
La question du temps est elle aussi centrale. On la retrouve dans la ‘‘coupe
de fruit nid d’abeille’’ et au centre de la scénographie de son exposition ‘‘127 79
77
pièce…’’ à la Villanoi.
La notion du temps le ramène à son enfance. Descendant d’un grand père
Horloge d’horloger le temps et la production de l’objet ne font qu’un dans ses projets
« L’horloge est paradoxalement symbole de permanence et d’introjection du
temps…La chronométrie est angoissante lorsqu’elle nous assigne aux tâches
sociales ; mais elle est sécurisante lorsqu’elle substantifie le temps, et le découpe
comme un objet consommable. Tout le monde a éprouvé combien le tic-tac d’une
Luminaire
pendule ou d’une horloge consacre l’intimité du lieu : c’est qu’il le rend semblable
à l’intérieur de notre propre corps. L’horloge est un cœur mécanique qui nous
rassure sur notre propre cœur. » Jean Baudrillard, Le système des objets, p34.

Nid d’abeilles
Fauteuil
Le temps influe, sur la naissance et la maturation de ses objets. Il sont
questionnés et nourris par ses projets précédents. François Azambourg ne
se fonde par sur des acquis, ni des vérités car « tout est sujet à discussions et
à amélioration ». Passionné et exigeant, il compose son univers, ses propres
partitions, ses propres notes de musique à travers ses objets.
« Je suis fasciné par la fabrication de l’objet. Par exemple, j’aime beaucoup
travailler avec l’art verrier. C’est la production instantanée qui m’intéresse.»
Le verre pourrait être une matière métaphorique de symboliser son travail,
un matériau léger, translucide qui parle du temps et qui possède un mode de
fabrication de l’objet rêvé (immédiat). Autrement dit, un matériau à la fois
moderne et universel qui tend vers un idéal de pensée.

«Un matériau résume ce concept d’ambiance, où on peut voir comme une


fonction moderne universelle de l’environnement : le VERRE. C’est, selon la
publicité, le ‘‘matériau de l’avenir’’ , qui sera ‘‘transparent’’, comme chacun sait
: le verre est donc à la fois le matériau et l’idéal à atteindre, la fin et le moyen. »
Jean Baudrillard, op. cit., p57.

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Atelier
Inga Sempé
Inga Sempé, carte blanche 2007
«L’invention du quotidien»

L’univers du marché aux puces


Portrait d’Inga Sempé
Entretien réalisé le 9 octobre 2012

« Le marché aux puces est ma seule culture des objets, c’est une culture anonyme
que je possède, je connaissais les créations mais pas les designers, ni les sociétés
qui les produisaient. Je me suis intéressée aux objets, par eux même, leurs
manipulations. Aux puces, on peut toucher et l’on voit surtout ce que l’on ne
cherche pas forcement. On aperçoit des objets que l’on ne comprend pas ou des
choses ridicules. C’est cela qui a créé ma mémoire visuelle, ma connaissance.»
Cette culture visuelle insolite nous permet de comprendre où se situe le
travail d’Inga Sempé. Cet univers, elle en est pleinement imprégnée et, c’est
en observant deux à trois fois par semaine ces objets en tout genre, petits et
grands, qu’elle s’est épris d’une envie de travailler sur notre quotidien.
83
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Non loin de Paris, à St Ouen, se trouve un lieu unique, un univers à part où
se perd facilement la notion du temps. Au fils des allées, c’est un véritable 83
81
saut dans le passé qui s’opère. L’on découvre alors, des objets insolites aux
formes, matériaux et aux couleurs diverses qui attisent notre regard et notre
curiosité. En déambulant à travers, les vases, les bougeoirs, les guéridons,
les tables hautes, les tables basses, les lustres dorés, les porte-manteaux, les
miroirs, les horloges, les mannequins en tissus, les escabeaux, les luminaires
petits et grands, les lampes de chevet, les canapés vêtu de tissus ou de cuir, les
fauteuils tapissés, les tabourets en bois, les tapis en soie, les commodes, les
mappemondes d’une autre époque, les cages à oiseaux, les boîtes métalliques
en tout genre, les statuettes en marbre, les paniers en osiers, les appareils photo
compact, miniature ou à chambre, les fauteuils en rotin. Un véritable tour du
monde s’offre à nous et à nos yeux émerveillés.
Ce lieu nous permet de voyager à travers les pays, les époques et le temps.
Là-bas, les couleurs s’entremêlent dans des caisses en bois où l’on aperçoit des
perles, des boutons, des tissus et autres objets de toutes sortes provenant de
différents horizons. Les stands meublés nous évoquent des intérieurs passés
divers permettant de ressentir l’ambiance et d’imaginer les habitudes et le
quotidien des anciens propriétaires. Cette fourmilière, représente avant tout
un lieu basé sur l’échange, un univers rempli de nostalgie qui nous ouvre sur
divers horizons.
Le marché
aux puces.
Photograhie
personnelle
Si certains viennent depuis toujours pour meubler leurs intérieurs et trouver
des meubles rares ainsi que des petits objets du quotidien, les jeunes s’y
déplacent pour dénicher des vêtements qui font la mode à bas prix.
Cet espace particulier où réside l’abondance, où foisonnent les objets en
tout genre est le symbole de toute une génération passé et actuelle que Perec
décrivait déjà en 1965, dans son roman « Les Choses ».
« Puis, ce fut presque une des grandes dates de leur vie, ils découvrirent le
marché aux Puces. (…) Ils y allèrent chaque quinzaine, le samedi matin pendant
un an ou plus, fouiller dans les caisses, dans les étals, dans les amas, dans les
cartons, dans les parapluies renversés, au milieu d’une cohue de ‘’teen agers’’ à
rouflaquettes, d’Algériens vendeurs de montres, de touriste américains qui, sortis
des yeux de verre, des huit- reflets et des chevaux de bois du marché Vernaison,
erraient, un peu effarés, dans le marché Malik contemplant , à côté des vieux
clous, des matelas, des carcasses de machines, des pièces détachées, l’étrange destin
des surplus fatigués de leurs plus prestigieux shirtmakers. Et ils ramenaient des
vêtements de toutes sortes, enveloppés dans du papier journal, des bibelots, des
parapluies, des vieux pots, des sacoches, des disques. » (p33)

Les objets du quotidien


85
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Les objets d’Inga Sempé sont loin de l’exubérance, du tape à l’œil et du luxe.
A notre portée, on a l’impression qu’ils ont toujours existé ; ils s’inscrivent 85
83
finement dans nos espaces, notre quotidien et nous touchent par leur
sensibilité et leur poésie. Souvent, ils nous transportent dans un imaginaire et
leur matière, leur aspect tactile et manipulable, nous intriguent.
Cette impression qui ressort lorsque l’on voit les objets d’Inga Sempé, nous
rapproche de l’univers insolite des puces, des drogueries où elle a cherché tout
au long de sa jeunesse à les comprendre, les toucher et les observer longuement.

Même si la designer a, dans son enfance, été encouragée à dessiner, ce n’est pas
cet aspect qui a participé à son envie d’être designer. Curieuse, elle s’intéressait
beaucoup aux objets et à leur mode de fonctionnement. Beaucoup d’objets ont
alors forgé son œil d’enfant notamment la lampe « Eclipse » de Vico Magistretti
qui se trouvait chez ses parents et qui demeurait le seul objet contemporain qui
la fascinait.

Eclipse / Vico Magistretti


Dans son travail, tout se mélange sans méthode particulière. De nombreuses pas prennent trop de place, laissent de l’air et laissent vivre les surfaces qui
maquettes, des croquis et des plans techniques ponctuent ses journées. Inga nous entourent.
Sempé s’intéresse à la vie quotidienne et ses objets, au monde qui l’entoure. « Par moment, j’essaye de faire des objets dotés d’une petite empreinte visuelle au
Ce qui l’intéresse ce n’est pas l’exceptionnel mais la question des usages, regard des petits appartements où l’on vit.»
primordiale dans ses projets. L’intuition est très rare dans l’élaboration de ses
objets, ceux-ci proviennent plus particulièrement de nombreux croquis et Un regard sur notre monde
recherche par le biais du dessin.
« Quand je dessine, je vais dans une direction et souvent sans savoir. Et ce qui C’est avec beaucoup de recul, qu’Inga Sempé parle de ses projets réalisés lors
me semble souvent absurde s’éclaircit un peu au bout d’un moment. Comme si, je de sa carte blanche du Via en 2007. Ceci, loin d’être un moyen de mettre en
suivais une idée que je n’avais pas clairement formuleé mais que le dessin m’aide avant ses objets provient plutôt d’une envie de faire comprendre son travail, sa
à trouver. » démarche, son univers. La base du projet est une gamme d’objets fonctionnels
fondés sur des questionnements appartenant à notre vie quotidienne.
Lorsqu’elle décrit sa méthode de travail, Inga Sempé a l’air un peu dilettante, Inga Sempé explique la Chaise-Escabeau, en s’appuyant sur une scène de notre
sans but précis mais, derrière cette timidité de propos, se cache une grande quotidien. « Lorsque l’on cherche un escabeau, on ne le trouve pas. En général
perfectionniste qui suit constamment son instinct et travaille d’arrache-pied quand les gens changent une ampoule en montant sur la chaise la plus proche,
jusqu’à ce que l’objet lui convienne. Son travail doit être varié, ponctué, et c’est ils tombent !»
en abordant différents projets en même temps qu’elle ne se lasse pas. Cette manière d’expliquer ses projets à partir des constats de la vie quotidienne
Le choix des matériaux n’est jamais la question primordiale. Pour elle, cet qui l’interrogent, lui permet d’imaginer les objets en facilitant l’usage de
aspect est secondaire. Inga Sempé préfère travailler et réfléchir à l’idée d’une l’utilisateur.
typologie d’objets puis choisir le matériau qui servira le mieux son idée. Ces derniers sont aboutis quand elle ne leur trouve pas trop de lourdeur. Quand 87
84
ils ne l’interpellent plus, ne la dérangent pas. C’est sur l’impression d’ensemble
Lorsqu’on lui parle de ses objets souvent articulés et manipulables, elle affirme qu’elle se base. « Lorsque l’on vous montre un prototype, on attend de vous que 87
85
qu’elle ne cherche pas la solution du concours Lépine même si elle dit adorer vous trouviez tout de suite la solution, c’est très difficile pour moi de trouver
ça ! Cette professionnelle est attachée à cette recherche sur l’articulation des immédiatement comment améliorer l’objet. Je ne vérifie pas les dimensions et j’ai
objets tout en sachant qu’ils sont très difficiles à réaliser, souvent très fragiles toujours l’impression que les gens sont très sérieux. C’est l’impression d’ensemble
et plus cher. qui compte en général. Il y a toujours quelque chose qui me dérange sans que je
« Les objets articulés possèdent un aspect très sympathique, proche du corps, des puisse le déterminer ou alors je l’aperçois mais je ne sais comment le modifier. »
animaux, des jouets. C’est donner une vie à des objets qui sont généralement C’est avec un regard aiguisé et perfectionniste qu’Inga Sempé regarde ses objets
plutôt morts.» : ses projets sont aboutis quand ils ne lui posent plus de questions. «Si l’objet ne
Mais les gens, auraient du mal à comprendre ces objets et le fait qu’ils soient m’intéresse plus, c’est que je peux passer à autre chose.»
plus chers ! Elle prend alors l’exemple de la chaise pliante en démontrant que
celle-ci rend différents services notamment celui de libérer l’espace et que par Elle réalise de nombreux projets de lampes : la lampe plissée en 2007, la lampe
conséquent, il est tout à fait normal qu’il soit plus cher. La question ne se situe vapeur 2009-2010, la lampe suspension etc. Ceci ne vient pas d’un intérêt
alors pas dans l’objet en lui même mais, dans son statut incompris du grand particulier pour cet objet. Ce n’est pas l’objet en lui même qui l’intéresse, mais
public. « Les objets pliants ont du charme et beaucoup de défauts, cela m’attire. » tous les objets de notre quotidien. « Tant que je n’ai pas commencé, les objets ne
Inga réalise des objets qui paraissent simples au premier regard mais qui sont m’intéressent pas.»
mécaniques et très finement réalisés. Cette volonté de « simplicité », de légèreté Les lampes peuvent être articulées, utiliser des matériaux plissés, changer
visuelle, vient d’une envie de libérer nos espaces, nos intérieurs. Ces objets ne d’échelle, d’où l’énorme potentiel de recherche qu’elle en retire.
La question de la variation l’intéresse. Dans les lampes, dit-elle, contrairement
à une chaise, un tabouret, un canapé où c’est le corps humain qui est le facteur,
il n’y a pas d’exactitude de mesure. Elles dépendent uniquement de la source et
de la surface à éclairer.

Son projet Etagère à double accès est le seul objet dont elle a eu l’idée en
regardant un autre objet. Elle relate alors l’histoire du déménagement d’un ami
qui avait mis deux étagères l ‘une contre l’autre. C’est cela qui lui a donné l’idée
d’étagère avec des côtés décalés, une étagère qui soit perpendiculaire à un mur
et non pas le long d’un mur.
Boîtes loupe Lampes à doubles orientations

Le Porte-manteau étau intrigue : s’il aide en toute simplicité à accrocher notre


manteau ou nos sacs, il nous paraît commun, tout droit sorti d’une caisse à
outils. Inga Sempé parle d’un ‘’plaisir du regard’’. En effet, lorsqu’elle observe
un objet, elle imagine alors tout le travail effectué en amont, les doutes, les
recherches, les défauts, les ratés.
« J’aime bien les outils même si je n’aime pas beaucoup bricoler. J’aime bien
penser aux gens qui les ont conçus, qui les ont mis au point et imaginés. C’est
réconfortant. Les solutions trouvées m’intéressent et m’amusent.»
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Grande observatrice du monde et des objets qui l’entourent Inga Sempé pose
un regard particulier sur les choses. Elle cherche constamment à comprendre 89
87
la fabrication des objets. « Je pense toujours à la manière dont les choses sont
faites même quand je regarde un film, j’imagine tous les problèmes du hors Valise à compartiments
champ. Le design c’est un peu la même chose : énormément de gens sont liés à la
fabrication et la distribution des objets. »

Si pour Roger Tallon « l’inspiration et l’imagination n’ont rien à faire dans ce


métier », Inga Sempé ne se définit pas uniquement en tant que ‘‘solutionneur’’.
« Quand on est un ‘‘solutionneur’’, il faut de l’imagination pour trouver une
solution idéale. Le design, c’est un métier para-artistique, pas 100% artistique
parce qu’on est lié à l’industrie. C’est comme le cinéma car on est lié à un certain
pragmatisme donné par l’usage, l’économie, la technique, la finance et la volonté
de faire quelque chose d’autre. Il existe différentes manières de faire du design. »

Chaise-escabot Etagère

Porte-manteau
étau
Le design d’Inga Sempé pose donc un regard sensible sur les objets et les
espaces qui nous entourent. Ce travail finement pensé et réalisé, nous ouvre
e les portes d’un univers sensible, paisible, à la portée de tous.

« Le design ce n’est pas que du mobilier de petites séries ; les clous aussi ont été
dessinés. Cette discipline existera toujours, peu importe comment elle s’appelle,
comment elle est faite car il faut des personnes pour concevoir des objets avec un
outils de production et des usages quels qu’ils soient. »

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Chaise escabeau - carte blanche VIA

2007, France.

Croquis
Matt Sindall, carte blanche 2007
«W»

Entre l’abstraction et l’absolu

Portrait de Matt Sindall


Entretien réalisé le 11 octobre 2012

L’espace, situé au rez-de-chaussée d’un immeuble haussmannien dans le Xème


arrondissement de Paris, est illuminé par de grandes baies vitrées. A travers
elles, on remarque des murs de briques ainsi qu’une construction faite de
poutres métalliques soulignant un travail de ferronnerie vestige du passé. C’est
dans cet atelier aux détails significatifs que Matt Sindall élabore ses projets. La
construction, l’histoire et le passé de cet espace ne laisse pas indifférent son
regard pointu. Curieux, Matt Sindall pose un regard particulier sur l’espace, la
matière et les objets qui l’entourent. Il se questionne constamment et dit avoir
eu une relation étrange quant au travail effectué par Le Corbusier « D’abord je
n’ai rien compris puis, j’ai beaucoup regardé et cherché à comprendre. » Et, même
si Mies Van der Rohe reste une référence pour lui en matière d’architecture, 93
90
il évoque aujourd’hui la problématique de la distorsion des principes du
modernisme (une unité pour vivre) transformés et appliqués dans les cités en 93
91
guise de promotion immobilière. Un regard omniprésent qu’il porte sur notre
monde, nos habitudes, nos espaces.

Un retour à l’ornement

Cette Carte blanche ‘‘W’’ effectuée avec le VIA en 2007, était avant tout, un
projet de recherche, un terrain d’expérimentation, une opportunité d’accès à
un financement qui lui permettait de réfléchir à une question qui lui tenait à
cœur. Son questionnement lors de ce travail était fondé sur le positionnement
et la place de l’ornement dans nos intérieurs. Comment l’ornement, qui a été
trop souvent mis de côté, peut devenir la matière même de l’objet, son essence
et son sens ? Matt Sindall questionne alors l’ouvrage de l’architecte Adolf Loos :
« L’ornement est un crime ». Selon lui, l’ornement appartient à notre héritage, à
notre patrimoine mais, souvent incompris, il porte à confusion. « Il y a toujours
eu une confusion entre l’ornement et la décoration. Le mot décoration est selon
moi un terme péjoratif ; c’est par exemple des fleurs. L’ornement, est beaucoup
plus fort que cela, plus dense. Il s’agit de quelque chose pourtant qui peut à la
fois être allégorique, qui peut raconter une histoire et qui possède la notion de
Matt Sindall célébration comme dans une Eglise où se trouve des sculptures, des vitraux et des
tableaux qui racontent un passé.»
Cette carte blanche représente avant tout un récit dans lequel Matt Sindall
ramène l’idée de motif à une source, une base de travail en utilisant un
dispositif, une forme : le cercle. Cette manipulation tridimensionnelle produit
alors des éléments répétitifs qu’il applique par le biais d’objets divers, des
volumes, une surface. Ici, le propos se situe dans l’accumulation du motif et sa
transposition en volume. Il s’agit d’une interaction sensible entre la multitude
de ces cercles et les objets mis en avant grâce à une typologie de meuble qu’il
établit : une table, une chaise, des fenêtres et un revêtement de sol.
« Cette volonté de partir d’un élément, le cercle, et d’arriver à une typologie
d’objets est quelque chose de récurrent dans mon travail. J’ai beaucoup réfléchi et
le cercle est la base de la rationalité. Il n’est pas question de faire des objets «bi-
amorphe», sans forme. Ici, les objets sont produits par la multitude de cercles.
Cela évoque quelque chose pour moi et quelque chose de différent pour quelqu’un
d’autre, je laisse libre de voir l’objet. »
Matt Sindall utilise le design comme un territoire d’échanges, d’expérimentation
et de recherche où nous pouvons librement intervenir en tant qu’utilisateur et
observateur.

La relation avec les objets est primordiale dans son travail. Pour lui, ils invitent
à des réactions multiples qu’il ne cherche pas à contrôler : « Ce n’est pas moi 95
92
qui vais parler de mon travail, c’est l’objet qui parle. J’espère que les objets vont
évoquer une réponse, un feeling, un sentiment peut être analytique ou purement 95
93
émotif mais c’est vous qui répondez par rapport à l’objet.»
Une citation de Matt Sindall qui rappelle ce que Perec disait de ses ouvrages
« Comment est-ce que l’on peut laisser le lecteur libre de comprendre, de choisir…
Toutes les idées que j’ai quand je suis en train d’écrire un livre sont inutiles si ne je
parviens pas à les transformer en mots, en phrases, qui vont frapper le lecteur et
qui vont produire chez lui une impression que je ne peux décider à l’avance mais
que je peux essayer, disons, de dessiner.», ‘‘Pouvoirs et limites du romancier
français contemporain’’, conférence prononcée le 5 mai 1967 à l’université de
Warwiwk (Coventry, Angleterre), annexe du roman ‘’les choses’’ de Perec.
p154.

La force du regard

Son projet effectué lors de la carte blanche du Via en 2007, qui semble à
première vue questionner l’outil informatique, n’est pas essentiel dans son
travail. « Avec du recul, je considère que les objets que j’ai réalisé lors de cette
carte blanche ne sont pas très importants pour moi. »

‘‘W’’, vue d’ensemble


97

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Table «Migration»
Longtemps fasciné par l’outil informatique, il dessine énormément aujourd’hui brouillaient ; ils n’en pouvaient retenir que quelques bribes, floues et confuses,
et le croquis représente la base de ses projets. L’ordinateur lui pose alors fragiles, obsédantes et bêtes, appauvries. » Perec, op. cit., p 101.
problème quant à son emprise sur notre réalité. « Il y a une forte discussion, un Pour Henri Lefèvre dans son ouvrage « critique de la vie quotidienne »
fort questionnement selon moi sur la virtualité et la réalité. Et je bascule entre « Les individus, dans ce monde de production sont effectivement conscients de
les deux. Je n’ai pas encore trouvé la solution, la formule.Quand on est devant un soi, mais ils tendent à vivre repliés sur eux-mêmes, sur leur technique et leur
écran, avec un logiciel de 3D, il n’y a pas de repère, de profondeur, de distance. spécialisation. » (p157)
On peut se perdre très facilement ; on voyage dans ce trou noir qui n’a pas de mur
pas de physicalité. » Une âme et une curiosité d’enfant
Pour lui, l’objet doit alors être replacé dans un espace concret. La réalité de
l’objet est importante. Quand il aborde un projet il dessine l’objet dans tous les Matt Sindall aborde ses projets avec l’objectif de confronter notre regard sur
sens, sous toutes les vues possibles qu’il peut offrir. l’objet. Dans cette carte blanche, par exemple, on retrouve trois éléments
« Hublots » des anamorphoses faisant référence à des fenêtres s’exprimant
Grand amateur de cinéma, cet art qu’il analyse finement lui a permis de par le biais d’un miroir, d’une vue sur l’extérieur et une bibliothèque. Ces trois
réfléchir à la composition de l’espace et aux regards. « Il y avait, surtout, le vues, qui dirigent notre regard, nous questionnent et interrogent notre œil.
cinéma. Et c’est sans doute le seul domaine où leur sensibilité avait appris. Ils « Le rôle du designer est de questionner, d’interroger les choses »
ne devaient rien à des modèles. Ils appartenaient, de par leur âge, de par leur Il cherche sans cesse à comprendre le monde qui l’entoure et le sens premier
formation, à cette première génération pour laquelle le cinéma fut, plus qu’un des objets.
art, une évidence. » Perec, ‘‘les choses’’, p 52. C’est en ce sens qu’il se dit avoir une approche enfantine : « Je crée comme un
Cette question du regard et des vues est un axe essentiel dans son travail. C’est enfant ». Son intérêt pour l’univers des enfants vient de leurs regards aiguisés,
en travaillant à la BBC en tant que scénographe de plateau au début de sa leurs observations pointues. L’enfant imagine et se questionne sans cesse. C’est 99
96
carrière que Matt Sindall a pris plaisir à aborder cette notion. Selon lui, il est dans cette simplicité du regard et du geste que se positionne Mr. Sindall. Le
nécessaire d’aiguiser notre regard sur ce qui nous entoure. « J’estime (ce n’est pas design pour lui, c’est une envie qu’il vit au quotidien soit en dessinant ou en se 99
97
péjoratif, je fais partie de tout le monde) qu’on passe à travers le monde. On voit levant le matin avec une idée de projet « Je ne changerais jamais de métier. La
mais on ne regarde pas, il n’y a pas cette notion de regard.» richesse de ce travail est que l’on ne sait jamais ce que l’on fera demain. »
Sensible à notre monde et l’analysant, Matt Sindall est conscient de la société Il est intéressé par la dualité entre des questions relevant du domaine de
et de période dans laquelle nous vivons. Il évoque le problème pouvant exister l’abstraction, de l’absolu, du spirituel et celles plus terre à terre comme le coût
entre deux manières d’aborder le design ; d’un côté, ceux qui travaillent et la production.
principalement l’image et, de l’autre, ceux qui utilisent ce domaine pour Sa volonté principale est de faire des objets « simples », non pas dans le sens
explorer et éclairer notre regard d‘utilisateur et de consommateur. Notre péjoratif du terme mais dans un souci d’efficacité mais faire simple est quelque
époque par tout ce qu’elle peut offrir nous replie sur nous même et tend à nous chose de très complexe.
individualiser. Il suffit de prendre l’exemple du métro parisien dans lequel on L’intuition articule son travail. Celle-ci se définit, selon lui, dans l’articulation
aperçoit sans vraiment regarder des gens de tous horizons et origines qui, la de trois éléments de notre corps : la tête pour l’intellect, le cœur pour l’émotif
plupart du temps, restent figés, le long de leur trajet, les yeux rivés sur leur et le chakra qui correspond aux « trippes », notre coté animal. C’est dans cette
téléphone portable, une connexion fictive avec un autre monde, celui du relation particulière que se situent le propos et les objets de Matt Sindall. « Il
virtuel, qui les rassure. faut partir d’un point pour arriver à un point, le premier dessin, la première idée
L’accumulation est le problème majeur d’aujourd’hui. Phénomène que Perec est souvent la bonne ».
décrivait déjà en 1965, « Ils sombraient dans l’abondance. »(p96), «Mais Les matériaux, c’est avant tout un choix notable, qui définit le rôle et la
ils étouffaient sous l’amoncellement des détails. Les images s’estompaient, se responsabilité du designer. « On a un rôle aujourd’hui en tant que designer.
Changer la vie et la perception du monde autour de nous. C’est peut être
prétentieux mais c’est une valeur importante. » Aujourd’hui, il faut réfléchir à
nos modes de production, se questionner sur la conception des objets afin de
concevoir avec une facilité de montage et de démontage.
« Il y a une contradiction dans notre métier. On doit créer sans cesse de nouveaux
objets, faire en sorte qu’ils soient durables mais si on les fait durer longtemps nous
n’avons plus de travail. »

Matt Sindall s’interroge et questionne l’environnement qui nous entoure. Dans


son atelier, des petites maquettes d’étude de chaise en papier sont sagement
rangées sur le rebord de la fenêtre, plus loin, une chaise, échelle un, une
maquette en carton et un prototype en métal ponctuent l’espace. Ce travail,
sur lequel il réfléchit actuellement, se présente comme un projet de chaise en
aluminium entièrement recyclable.
« Pour moi, en tant que designer le ‘‘graal’’ c’est la chaise. Je ne sais pas pourquoi
mais une chaise est un objet tellement compliqué à réaliser. Cela demande une
réponse à plein de questions à la fois pragmatiques, plastiques qui font appel à la
physique et à la métaphysique. Un vrai challenge ! »
Un défi qu’il relève avec brio en réalisant une chaise épurée et efficace. La tôle
découpée, pliée et assemblée, pourra alors avoir une deuxième vie. 101
98

« Le design a un rôle dans le cycle de l’objet. Il pose des questions et ce 101


99
questionnement est partout. Il peut toucher la ‘‘practiqualité’’ d’un objet et le
psychique d’une personne en le questionnant sur quelque chose. »
C’est toutes ces interrogations qui font l’esprit et la richesse du travail de Matt
Sindall. Il n’est alors pas question de prêcher une bonne parole du design car
c’est une volonté de travailler dans le système de manière active et paisible, une
question de conscience qui se dégage de son design.

« La conscience doit être conquise et toujours reconquise par l’action et la lutte et


aussi par des organisations dont le rôle est de pénétrer dans la vie quotidienne,
d’y faire entrer un élément nouveau et plus élevé. Il n’existe pas dans la vie de
lignes absolues de démarcation. » Henri Lefèvre, op. cit., p159.

Chaise Aluminium
Philippe Rahm, carte blanche 2009
«Terroirs déterritorialisés»

Quand la nature s’immisce au sein de l’habitat

Portrait Philippe Rahm


Entretien réalisé le 4 octobre 2012

« Le concepteur doit donc parvenir à investir le lieu et le produit d’une forte charge
d’identité en utilisant les instruments du style (rigoureux ou fantastique) pour
parvenir à la fiction, c’est-à-dire un effet de contraste par rapport au contexte,
car plus ce récit est efficace et sophistiqué, plus il transporte l’utilisateur dans
un monde différent du réel.» Andrea Branzi, Nouvelles de la métropole froide, p31.

Philippe Rahm est un architecte dont la pensée novatrice et personnelle


sur l’architecture nous transporte dans un monde différent, meilleur
qualitativement que celui dans lequel nous vivons. Il investit les lieux grâce à
un nouveau mode d’expression qui lui est propre en s’appuyant sur les sciences
et plus particulièrement celle de la météorologie. 100
103
L’architecture n’est plus appréhendée comme un simple objet d’étude (comme
elle a pu l’être dans le passé), il n’est plus question de pure construction, de 101
103
plans exclusifs basés sur la composition par le biais d’une pensée historique
mais d’une approche sensible et sensitive de l’espace. L’intérêt de son travail se
donne à voir dans son analyse libératrice, sa lecture du réel. « Les contacts avec
les besoins profonds et les comportements de l’habitant, avec la qualité physique
de son espace domestique. » Andrea Branzi, op. cit., p31.

Cette typologie architecturale fondée sur des phénomènes météorologiques


lui a été inspirée par la nature et de nombreuses recherches philosophiques.
Il souhaite revenir à l’essence même de l’architecture : le vide, l’air, la lumière
et l’espace en mettant de côté l’enveloppe externe du bâtiment. L’espace, « C’est
avant tout définir le creux dans lequel on habite plutôt que le dur, le construit. »
Si les architectes ont historiquement étudié l’architecture en terme d’enveloppe,
Philippe Rahm axe son approche sur la notion de creux, la question du vide.
« L’ enjeux premier est le vide lui même, il fabrique l’architecture et conditionne
l’espace intérieur, le chaud et le sec. »
Il s’est très vite intéressé à la ‘‘matérialisation’’ de l’espace en prenant le
contrepied de son apprentissage à l’école d’architecture où les notions qui lui
Philippe Rahm

Philippe Rahm
étaient inculquées comme le seuil, la limite, le franchissement et les ouvertures réflexions introduisant une autre sensibilité dans le projet.
étaient, selon lui, trop abstraites.« J’éprouvais un certain malaise par rapport à « A présent, le design possède un patrimoine extraordinaire de sensibilités et
cette dématérialisation abstraite de l’architecture. » d’itinéraire nouveaux en matière de projet, d’une grande richesse expressive.»
Philippe Rahm est un homme ancré dans le réel, sa démarche met en jeu des Andrea Branzi, op. cit., p38.
faits concrets et scientifiques qui replace l’architecture dans son monde matériel
et physique. Cette matérialité prend vie grâce à des phénomènes physique Cette recherche du bien-être transforme l’environnement de l’homme en
comme l’apesanteur et le climat. Si en 2005, son approche qui introduisait la considérant nos espaces, notre habitat, notre intimité et en mettant en
question d’écologie était partagée, considérée comme abstraite, ‘‘pop’’ (comme jeux notre corps. Philippe Rahm interroge le climat, l’air et la lumière qui
il dit lui même), elle est aujourd’hui primordiale dans notre société. deviennent les enjeux majeurs du projet. Grâce à eux, il définit une qualité
d’environnement intérieur. L’ambiance de nos intérieurs, jusque là axée sur
Philippe Rahm a su, avec le temps, former son regard et définir ses intentions l’esthétique et la composition, se transforme en une recherche qualitative sur
et envies. Son postulat de base consiste alors à ramener l’extérieur de nos l’air, la lumière et l’espace qui tend à améliorer notre vie quotidienne. Une
maisons à l’intérieur. L’architecture n’est alors pas juste définie par des murs, « révolution sensorielle » comme disait Branzi dans son ouvrage nouvelle
du solide, du palpable, du construit qui tend à définir un esthétique mais plutôt métropole froide qui met en avant la relation renouvelée entre l’homme et son
par une approche scientifique et expérimentale de l’espace. milieu. « Le travail se développe et les projets deviennent des sujets d’expériences
de nos propre sujets d’études »
Si il n’est pas concevable de faire ‘’le jour durant la nuit’’ et d’imaginer ‘‘le Le projet s’auto-présente. Il possède sa logique propre à travers un nouveau
printemps durant l’hiver’’, pour Philippe Rahm tout est possible. L’architecture mode d’expression. Philippe Rahm part de l’infiniment petit pour aller vers
lui permet d’envisager ces phénomènes. l’infiniment grand. Il redonne des qualités profondes à un environnement
Son projet ‘‘vapor apartement’’, par exemple, réintroduit une diversité de zones qualifié par Andrea Branzi, comme, « dévasté par l’industrialisation ». 102
105
climatiques au sein d’un appartement moderne. Les espaces sont plus secs dans Aujourd’hui avec le réchauffement climatique, il faut s’intéresser à la qualité
une partie ou plus humides dans une autre. « Plutôt que de répondre avec une de l’air et de vie. Cette réflexion sur notre environnement et notre futur est 103
105
solution technique au problème de l’humidité dans l’air, nous voulons transformer fondée sur les modes de vie contemporains. Comment travailler différemment
ce problème d’une façon poétique jusqu’à ce qu’il devienne un paysage sensuel. » en acceptant cette réalité nouvelle ?
Philippe Rahm cherche donc des solutions alternatives qui transforment les
problèmes de climat actuel en solution. Nos espaces deviennent alors sensibles Les programmes donnés, permettent à Phillipe Rahm de questionner de
et poétiques faisant appel à la technique et la science. Cette poésie forme un nouveaux champs d’investigation et d’élargir la recherche théorique. Son
nouveau vocabulaire établi sur l’expérience de notre monde intérieur. « L’image projet actuel de ‘‘parc naturel’’ à Taiwan utilise uniquement des énergies
poétique nouvelle une simple image !- devient ainsi, bien simplement, une origine renouvelables.
absolue, une origine de conscience. » Gaston Bachelard, la poétique de la rêverie,
Introduction. Développement durable et œnologie de l’air

Une révolution sensorielle Par ailleurs, Son projet de Carte blanche réalisé en 2009 avec le VIA « Terroirs
déterritorialisés » considère de nouveaux objets qui permettent de créer une
C’est en découvrant les textes d’Henri Laborit avec les notions ‘‘d’entropie’’ nature dans un intérieur. Le questionnement consiste à trouver comment le
et de ‘‘thermodynamique’’ qu’il trouve sa voie. Gilles Clément et sa vision design et l’aménagement intérieur peuvent intégrer différemment les nouvelles
du paysagisme abordé par le biais de notions botaniques et biologiques lui données du développement durable. Par le biais d’une reconstitution chimique,
ouvrent aussi les champs du possible en considérant la nature autrement que il crée l’atmosphère parisienne ressentie avant l’arrivée massive de la pollution.
par l’esthétique. Ici, il n’est pas question d’utopie mais d’un laboratoire de Ce projet ne doit pas être vu comme une critique. Philipe Rahm nous parle
plutôt de réalité avec un point de vue post-critique. Il ne dénonce pas, il
cherche plutôt à tirer l’intérêt d’une situation afin de la transformer. C’est la
relation entre l’intérieur et l’extérieur qui l’intéresse : « Autrefois, si la nature
était dehors on parlait alors de naturel et la notion d’artificiel signifiait l’intérieur.
Aujourd’hui, à cause du réchauffement climatique, ce qui est à l’extérieur est
aussi réchauffé. L’artificiel est dorénavant présent à l’extérieur. »
Philippe Rahm cherche à ramener certaine qualité de l’extérieur à l’intérieur de
nos espaces. Un renversement des positions entre intérieur, extérieur, artificiel
et naturel qui s’opposent en s’appuyant sur des nouvelles contraintes du
développement durable (la ventilation, le chauffage, la température et l’unité
de lumière.)

Philippe Rahm parle d’une ‘‘œnologie de l’air’’ et fait le rapprochement avec une
certaine pratique culinaire et la fabrication des vins. Ces deux domaines lui ont
inspiré le projet de ‘‘terroir’’. Ce qui se passe en sous-sol créé une géologie :
« Une des qualités de l’air et de l’architecture aujourd’hui pourrait être un parfum
de l’air lui-même. »
L’air devient une donnée qualitative de l’espace, un ressenti spatial. Il utilise
le calcaire, une pierre représentant l’architecture parisienne, dans l’espace
intérieur en l’utilisant comme matériau pour la réalisation d’un radiateur. 104
107
La pierre ne symbolise alors plus uniquement l’extérieur des bâtiments mais,
elle transforme l’espace intérieur en en parfumant. Ce parfum se dégage du 105
107
calcaire et l’on ressent alors l’atmosphère Parisienne de l’intérieur. Ainsi,
Philippe Rahm donner un parfum à l’architecture en retroussant les qualités
extérieure du bâtiment vers l‘intérieure. Le calcaire devient parfum par le biais
d’un radiateur, il embaume notre intérieur et transforme notre air. Cette carte
blanche c’est l’objet d’un environnement plus sain : « C’est comme si le vrai Paris
n’était pas l’image de Paris mais, plutôt le goût de l’image du calcaire parisien. »

« La climatisation, comme qualité structurelle de l’espace, la qualité de lumière,


les conditions acoustiques font partie de la réalité vécue de l’environnement, c’est-
à-dire de sa consommation physique sophistiquée. » Andrea Branzi, op. cit., p33.

Terroirs déterriorialisés
Vue d’ensemble
Phillipe Rahm ramène un nouvel ordre aux choses préétablies, au domaine de
l’architecture. Ici, tout est question de sens et les matériaux, les couleurs et les
parfums deviennent l’espace en lui même.
Les notions de climat et de confort jouent un rôle notable et donnent le ton à
ses réalisations. « A un moment donné, on se repose des questions de design et
l’on redonne une mission physiologique à nos objets. »
Philippe Rahm ne joue pas sur l’excentrisme, l‘esthétique. Il réfléchi à une
approche constructive des projets dans un monde en perpétuel mutation.
L’ordre, jadis établi est remis en cause, nos repères sont chamboulés et
confrontés. Il n’y a plus d’extérieur et d’intérieur, tout se mélange.

« C’est ainsi que le projet devient en partie une proposition de modification de cette
réalité, et aussi un système qui la représente par une simulation à l’échelle réduite,
c’est-à-dire un ‘‘modèle théorique de métropole’’. » Andrea Branzi, op. cit., p126.

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Terroirs déterriorialisés
Ventilation
Gaëlle Gabillet et
Stéphane Villard Gaëlle Gabillet & Stéphane Villard, carte blanche 2011
«(objet) trou noir»

Vers une dématérialisation de l’objet

Portrait Stéphane Villard


Entretien réalisé le 8 octobre 2012

« Notre condition de “démiurge faible”, qui peut créer à l’échelle locale mais ne
réussit pas à contrôler l’échelle globale, est à l’origine des problèmes actuels qui,
aujourd’hui plus que jamais, font du système artificiel une seconde nature, aussi
complexe que la première, aussi difficile à connaître et à prévoir. » Ezio Manzini,
Artefacts : Vers une nouvelle écologie de l’environnement artificiel, Paris, Éditions du
Centre Pompidou, 1992, p. 52.

Selon Ezio Manzini, la production artificielle est une manipulation du naturel.


Elle s’avère aussi complexe, imprévisible et incontrôlable que la nature dont
elle est issue. Le designer se doit, aujourd’hui, de réfléchir au contexte, à la
production artificielle des objets et à leurs productions globales. « Il est temps
108
111
en effet d’apprendre à situer l’effort du design ‘‘par-delà le capital’’, qui est certes
son moyen, mais ne saurait être sa fin. » (Stéphane Vial, Court traité du design,
chapitre : par-delà le capital, p 46).
109
111
Voilà, une nouvelle manière d’aborder le design, plus complexe, où il
est important de prendre en compte les enjeux notables de notre société
notamment les ressources, l’énergie et l’écologie. Dans ce contexte, comment
créer autrement ?
Le monde contemporain est un monde d’objets jetables qui alimentent les
politiques de recyclage des déchets et de développement durable : ‘’Une chaise
plastique’’ est “comme neuve” ou “bonne à jeter” » (Manzini 1986, p.194, La
matière de l’invention, trad. De l’italien par A. Pilia et J. Demarcq, éditions du Centre
Pompidou, 1989.)
Mais un présent sans devenir est-il le seul destin envisageable pour un objet ?
Stéphane Villard et Gaëlle Gabillet s’interrogent. Leur travail met en évidence
les conditions que doit remplir le design contemporain, l’expression de l’esprit
d’une époque plus consciente et plus responsable. Ils abordent leurs projets par
le biais de nouveaux usages et dispositifs permettant aux concepteurs et aux
usagers d’appréhender différemment les objets qui nous entourent : « Pour moi
le design est lié au plaisir de dessiner des objets, fabriquer des choses et s’intéresser
à la natures des objets. Je suis très curieux ! »
Stéphane Villard se définit comme un designer industriel. Il porte un regard
(Objet) trou noir
Vue d’ensemble

110
113

111
113
pointu sur l’industrie, ses méthodes, ses moyens ainsi que sur ce qu’elle « Le design s’auto-déclare souvent comme étant celui qui prend bien en compte,
produit. Sensible aux problématiques actuelles, il met en avant la notion de qui agit pour le bien, pour le projet etc. Je pense qu’il est très difficile de le faire
contexte dans ses projets. « La question de la maîtrise de l’énergie, des dépenses surtout quand on regarde véritablement la marche de main d’œuvre très faible
énergétiques, la manière de gérer nos ressources définissent le contexte. Pour moi, que l’on possède dans le cadre d’une commande. » Selon lui, cette société,
c’est le point de départ. » extraordinaire, à de nombreux d’égards, présente malheureusement une
L’expérience acquise pendant dix ans en travaillant chez EDF comme directeur accumulation constante. Ce surplus d’éléments interroge Stéphane Villard
de Recherche et de Développement lui a permis d’axer sa démarche de travail. quant à son métier de designer, il cherche à produire différemment :
Aujourd’hui, profession libérale, il exerce accompagné par Gaëlle Gabillet « Il nous faudrait alors créer des objets en plus (continuer à créer) mais que
avec qui il a réalisé notamment le projet de carte blanche ‘’objet trou noir’’, ces objets ai la vocation de générer moins de choses (d’absorber les déchets par
en 2011 en partenariat avec le VIA. Cette carte blanche à l’allure et à la forme exemple.) »
peu commune met en avant l’évolution de nos besoins et notre quotidien. Plus
qu’une finalité Gaëlle Gabillet et Stéphane Villard proposent des solutions Ce projet se définit par plusieurs notions clef: l’absorption, la décomposition
alternatives qui visent à améliorer notre environnement. On ouvre alors les et la déspécialisation. Gaëlle Gabillet et Stéphane Villard nomment leur projet
yeux sur les objets qui nous entourent ; les objets n’ont alors pas une seule ‘‘objet trou noir’’, une manière de dresser le cahier des charges paradoxal du
fonction mais plusieurs. Transformés, déspécialisés, les objets s’assemblent design aujourd’hui : « Nous vivons au sein d’un système assez performant du
et se désassemblent. Ce jeu de transformation permet de limiter le nombre point de vue de ce qu’il invente, du confort généré. La problématique est celle de
d’objets omniprésents dans nos espaces. Un projet qui nous laisse réfléchir quant la rentabilité ; on gaspille énormément ! »
aux possibilités et aux changements à venir dans le domaine de création : le design. Ce projet, loin d’être une critique, fait l’état des éléments à prendre en compte
de manière lucide. « Nous ne sommes pas des militants ou des révolutionnaires.
« Le terrain immatériel constitué par la circulation médiatique des idées On a juste à un moment donné une parole. Etant très attaché à l’industrie, je 112
115
expérimentales, (…) propageant des hypothèses et des théorèmes destinés à stimuler saisi aussi la complexité liée à la réalisation des choses : faire plus avec moins et
la créativité sociale et à produire des énergies porteuses de changement. » Andrea mieux avec plus. » 113
115
Branzi, « in Progress », éditions Monografik, Paris 2010. Car, si le design est avant tout lié à la notion de désir, celle-ci doit trouver
un sens concret, un sujet au-delà d’une volonté de possession grandissante,
Entre performance et rentabilité narcissique. « Le design est aussi l’un des principaux agents qui nous enferment
dans le système quasi-total du consumérisme contemporain. C’est d’abord et avant
La volonté première de Gaëlle Gabillet et Stéphane Villard est de « créer des objets tout affaire de désir, mais ce désir, étrangement, semble presque sans sujet - ou
en plus qui auraient la vocation de générer des objets en moins » Ils imaginent du moins sans manque ; il semble promouvoir un nouveau genre de narcissisme,
une façon d’alléger notre quotidien et nos espaces en mettant en avant l’utilité tout entier image et dépourvu d’intériorité, et cette hypothèse du sujet annonce
des objets créés. Ils définissent alors l’opposé de ce que André Gorz appelait les aussi sa disparition. » Hal Foster, design et crime, chapitre design et crime, p 39.
‘‘biens compensatoires’’. « Les bien et les services compensatoires ne sont pas, par
définition, des biens et services nécessaires ou simplement utiles. Ils se présentent Suite à la lecture d’un texte philosophie ‘‘faire place’’ de Pierre Damien Huygue,
toujours comme contenant un élément de luxe, de superflu, de rêve qui, désignant Gaëlle Gabillet et Stéphane Villard choisissent le terme de ‘‘désencombrement’’
l’acquéreur comme ‘‘heureux privilégié’’, le protège contre les pressions de l’univers présent dans leur carte blanche. Pierre Damien Huygue, dans son ouvrage,
rationnalisé et l’obligation de se conduire de façon fonctionnelle. » (André Gorz, critique la notion de durabilité dans le ‘‘développement durable’’ qui, selon lui,
Métamorphoses du Travail, p80, 81,1988.) est contradictoire. Les objets ne doivent pas être pérennes mais s’inscrire dans
Ancré dans notre monde, Gaëlle Gabillet et Stéphane Villard partent d’un les préoccupations des générations futures. L’auteur nous incite à faire un tri,
constat global sur le design qui, devant prendre en compte à la fois des enjeux à « faire place » à ‘‘désencombrer’’ nos espaces. Ainsi, Les générations futures
de société et les problématiques actuelles, devient de plus en plus complexe.
ne doivent pas tout garder du passé mais définir leur propre vie. « Quand on
lu ce texte, il nous a paru très important, comme une forme de légitimation
de ce que l’on présentait dans notre projet. On trouvait une mission au propos
philosophique que l’on pouvait presque instruire d’un point de vue fonctionnel
dans nos créations.» Gaëlle Gabillet et Stéphane Villard trouvent alors le moyen
de rendre les mêmes fonctions aux objets tout en diminuant les éléments et en
les fabriquant autrement. Ils utilisent nos déchets, présents en grande quantité,
comme la matière première de leur projet. Les ‘‘objets trous noirs’’ s’inscrivent
dans une philosophie et un imaginaire. Ils donnent la possibilité aux objets
d’être moins encombrants et pris pour d’autres.

Vers de nouveaux usages …

Si la notion de surprise n’est, selon lui, pas volontaire, elle est pourtant présente
dans ce projet. Les éléments se décomposent et l’on découvre d’autres objets,
d’autres possibilités. Avec l’exemple de l’aspirateur ‘‘petit trou noir de l’espace
domestique’’ (Texte carte blanche Via 2011, p22) l’objet est finalement égal à cinq.
L’aspirateur se décompose et donne lieu à la fois à un ventilateur, un socle, un
seau ainsi qu’un balai. Un objet et cinq fonctions utiles. Quel coup de maître !
« Quant un objet est spécialisé, il présente d ‘un côté beaucoup plus de performance 114
117
pour faire une chose mais en même temps beaucoup moins de capacité à en faire
d’autres. » 115
117
Leurs objets sont suffisamment définis pour satisfaire la fonction qui leur est
demandée et suffisamment indéfinis pour qu’ils puissent transiter vers un autre
endroit. Une parfaite équation que Stéphane Villard explique très simplement:
« C’est le syndrome d’une bassine. Si vous êtes en camping, vous pouvez grâce à
cet objet, laver à la fois vos habits, faire la vaisselle, transporter du sable et laver
un enfant. De plus, si vous y ajoutez une poignet et des trous l’objet se transforme
et donne lieu à une passoire. »
Des nouveaux usages établis dans l’urgence et dans le besoin depuis toujours
par l’homme.

Gaëlle Gabillet et Stéphane Villard s’intéressent aux objets dans leur non
définition. Ils peuvent être pris pour d’autres : une casserole devient saladier et
un vase aquarium.

(Objet) trou noir


Vue d’ensemble
Cette carte blanche est une manière de mettre à l’épreuve leur propos et l’étude Les conditions de vie actuelles ouvrent le design vers de nouveaux horizons,
de ses limites. Ils choisissent d’aller à l’encontre de l’aspect du marketing qui de nouveaux enjeux : « Nous sommes les nouveaux pauvres du monde industriel
consiste à nommer différemment les mêmes choses pour pouvoir mieux les » Starck, interview, intramuros. Stéphane Villard et Gaëlle Gabillet entament
vendre toutes. « Les objets que l’on peut trouver dans les hypermarchés ne sont cette réflexion par cette carte blanche qui souligne une structure de travail et
plus les réponses à des questions que les hommes se posent, ce sont plutôt les une méthode d’approche différente. « Il y a du travail pour le design au-delà
hommes transformés en réponses à la question posée par les objets. Les objets de cet océan d’essais stylistiques qui est pour moins très intéressant d’un point de
deviennent ‘’des test’’, ce sont eux qui nous interrogent et nous sommes sommés vue formelle mais surlimité par rapport à ce qui se joue dans les entreprises, les
de leurs répondre, et la réponse est incluse dans la question. Ainsi fonctionnent décharges et la rue. »
semblablement tous les messages des médias ; ni information, ni communication, La beauté créée est ici plus subtile, maline, véhiculant des choses à tous les
mais référendum, test perpétuel, réponse circulaire, vérification du code. » Jean niveaux dans la production et dans l’habitat. Une économie de moyen, un
Baudrillard, Simulacre et simulation. débat, une posture qui amène à penser et à produire en étant conscient de
toutes les sphères de la société.
L’évolution de nos comportements est la base de leur propos. Aujourd’hui, la Le design, une dimension globale partagée par le design italien Ettore Sottsass
grande liberté d’expression et la simplicité des objets permettent de briser les (1917-2007) : « Le design, c’est une façon de concevoir la vie, la politique,
codes. Car, si il y a 25 ans l’on choisissaient des objets de vaisselle ‘‘qualifiés’’, l’érotisme, la nourriture, et même le design. Au bout du compte, c’est une utopie
porteurs de signes et d’attributs digne de se nom, aujourd’hui : figurative ou une métaphore sur la vie ».
« On peut vraiment employer les objets comme on le veut. »
Cette pratique est vécue personnellement par Stéphane Villard, il raconte qu’à
défaut de posséder une batterie électrique, il utilise des embouts branchés
dans une perceuse sans fils. « Cela me faire rire de voir jusqu’où tient le propos, 116
119
jusqu’où cela génère de la surprise. »
117
119
… Et de nouveaux horizons

L’élaboration des combinaisons proposées n’est pas exhaustive, Gaëlle Gabillet et


Stéphane Villard laissent la porte ouverte à l’inconnu, à l’imagination. Prenant
le parti de faire moins, la matière devient primordiale. « Nous devons regarder
les matériaux qui se déversent un peu partout. Les ramasser, les revaloriser, et
puis s’intéresser à des matières dont la production n’est pas polluante, qui n’est pas
assujettie à un appauvrissement des sols ou des pays qui les extraient. Voilà, pour
moi, un enjeu important. »
Le jetable, un tour de force du design dans notre société qui ne respecte
plus les objets leurs compositions et leurs valeurs. « Cette carte blanche parle
fondamentalement de principes que l’on pourraient mobiliser en conception pour
avoir d’autres moyens. Selon nous, il existe une réorganisation formelle et un
choix des composants qui sont à revoir aujourd’hui. »
Allant à l’encontre de la conception consistant à aborder les objets dans leur
durée de vie par le biais d’assemblage de petites pièces, Stéphane Villard et
Gaëlle Gabillet jouent de la composition de sous-objet et de leur autonomie.
Inventer dans la pénurie et l’élégance, tel est l’enjeu du design futur.
Claude Courtecuisse
Un design classique

Portrait Claude Courtecuisse


Entretien réalisé le 28 septembre 2012

Suite à la rencontre avec onze designers contemporains, j’ai souhaité interroger


Claude Courtecuisse, designer des années 60 qui, par son expérience passé et
sa méthode de travail, représente la création d’objet et la vision de toute une
période historique et vaste du design.

« Pour moi, le design est une façon de discuter de la vie, de la société, de la


politique, de l’érotisme, de la nourriture et même du design. » Ettore Sottsass, cité
par Marie-Haude Caraës, Pour une recherche en design, Azimuts n°33, p39.

Du design …

Claude Courtecuisse a plus d’une corde à son arc. Passionné par l’objet sous
toutes ses formes, l’art et plus particulièrement le domaine du design, il a 118
121
Claude Courtecuisse réalisé des sièges emblématiques d’une époque. Ses projets comme ‘‘Apollo’’,
‘‘Mercurio’’ et ses sièges fabriqués en carton, se retrouvent aujourd’hui exposés 119
121
: au Centre Pompidou, aux Arts Décoratifs, au Frac Nord-Pas-de-Calais et au
Musée de la piscine de Roubaix.
Suite à des études en architecture intérieure, aux arts appliqués, Claude
Courtecuisse s’intéresse à l’objet et notamment au thème de l’assise qui lui
tient tout particulièrement à cœur. Il réalisera d’ailleurs son mémoire de fin
d’étude (lors du professorat à école normale supérieure de Cachan) sur le
siège vu sous toutes ses coutures : une étude sur l’objet, analysé depuis la fin
du XIXe siècle, au moment de l’ère industrielle, jusqu’à l’année 1965 (fin de
son mémoire). Cette passion, donnera lieu à un livre : ‘‘Dis-moi le design’’
(2004), un ouvrage pédagogique mettant en avant la démarche de conception
des designers destiné, aussi bien à des enseignants, qu’aux étudiants ayant soif
de connaissance. « L’auteur a construit des grilles de repérage afin que l’ouvrage
développé (la chaise) ne soit jamais reçu comme une recette modélisante mais
constitue une ouverture possible sur d’autres sujets d’analyse. » Introduction ‘’Dis
moi le design’’, p.9.
Avec le dessin comme outil principal, Claude Coutecuisse a effectué de
nombreux croquis, plus de trois cents, lors de l’élaboration de ses projets
(aujourd’hui présents aux archives des arts décoratifs). « J’ai réalisé quelques
maquettes mais le dessin est primordial ! C’est la projection de la pensée. »
Il explique alors la complexité qu’il a pu rencontrer dans le dessin technique à
l’échelle un : « A l’époque c’était très complexe. Les formes des chaises ‘’Monobloc’’
ou ‘’Mercurio’’, par exemple, demandaient d’avoir une belle maîtrise de la
descriptive car, il nous fallait alors trouver des coupes sans aide de repères. Le
dessin était l’outil principal de description et de réalisation d’un projet. »

… à une approche plastique de l’objet

Si Claude Courtecuisse a toujours navigué entre deux domaines : l’art et le


design, c’est dorénavant son métier de plasticien qui a pris le dessus, même
si la présence des objets reste toujours centrale comme on peut le voir dans
son exposition ‘‘détours d’objets’’ présentée, en 2007, à Beaubourg. Des ‘’objets-
totem’’ mettant en avant sa manière poétique d’analyser notre quotidien, et
nous font ouvrir les yeux sur le monde qui nous entoure. « Je suis peut être
quelqu’un qui identifie assez bien cette navette entre les deux disciplines, l’art et le
design mais je ne les mélange pas. Je sais quand je fais du design et quand j’aborde
un travail de plasticien. » Philippe Collin, Ed. L’Echoppe, 1998. Entretien réalisé en
juin 1967 à la Galerie Givaudan.
Questionnant continuellement l’âme et la force de nos objets « Regardez les
objets que vous avez, vous saurez qui vous êtes.», Claude Courtecuisse a su 120
123
aiguiser son œil notamment par l’étude minutieuse des ready-made de Marcel
Duchamp. L’avant-gardisme de ces œuvres, la manipulation du vide et la 121
123
présence du mouvement, rapporté à la sculpture a su toucher et inspirer toute
une génération de designers et artistes.
Marcel Duchamp souligne dans un entretien, avec Philippe Collin en 1967,
que : « Le ready-made ne doit pas être regardé, au fond. Il est là, simplement.
On prend notion par les yeux qu’il existe. Mais on ne le contemple pas comme
on contemple un tableau. L’idée de contemplation disparaît complètement.
Simplement prendre note que c’est un porte-bouteilles, ou que c’était un porte-
bouteilles qui a changé de destination. » (Entretien avec Philippe Collin, Ed.
L’Echoppe, 1998. Entretien réalisé en juin 1967 à la Galerie Givaudan qui présentait une
exposition de ready-made.)

Inventer des habitudes nouvelles


Sièges Monobloc
Claude Courtecuisse s’inspire de la citation du philosophe français d’Yves
Michau: « L’art est passé du substantiel au procédural » afin de définir le design
tel qu’il se présente aujourd’hui. Il explique, que si les matières comme le bois,
le bronze, le marbre etc. définissaient dans le passé l’univers de la peinture,
Marcel Duchamp par le biais des Ready-made a amené au sein de l’art un
nouveau questionnement, celui du concept comme stratégie de travail.
« Cela m’intéressait d’introduire le côté exact et précis de la science (…). Ce n’est
pas par amour de la science que je le faisais, au contraire, c’était plutôt pour
la décrier, d’une manière douce, légère, sans importance. Mais l’ironie était
présente.» Marcel Duchamp, cité par Judith Housez, Marcel Duchamp biographie,
chapitre 17, Le Grand Verre.
Dorénavant, c’est par leurs démarches que les artistes constituent leurs projets.
En partant de ce constat, Claude Courtecuisse s’exprime sur le design : « Le
design est passé du fonctionnel déductif (tradition forme fonction) au prospectif
comportemental. » Le design consiste à inventer des habitudes nouvelles alors
que précédemment, il répondait très justement aux habitudes liées à la société.

Claude Courtecuisse fait le lien direct entre la période actuelle et celle des ‘‘30
glorieuses’’. Ayant fait du design dans le passé et analysant les objets actuels
et leurs évolutions, il souligne que ces deux périodes sont similaires et font
l’état de révolutions techniques et technologiques notables. « Il est intéressant
d’analyser le design. J’appartiens à une génération qui a vécu les 30 glorieuses,
c’est-à-dire les années où le terme ‘‘design’’ est apparu jusqu’à la crise pétrolière
en 1973 qui marquera la fin de la période vaste dans laquelle j’ai travaillé. La
période suivante, le ‘‘post modernisme’’, va être moins inventive et produira de 122
125
la forme. Il faudra attendre les années 90 et l’apparition de l’ordinateur. Cet outil
va vraiment s’inscrire dans la société et remettre en question tous les territoires. » 123
125
L’évolution rapide de la technique et l’omniprésence de l’informatique a
effectivement considérablement transformé nos modes de vie et notre manière
de communiquer. « J’entends une sorte de mutation génétique que l’avènement
des nouveaux médias a produite – ou est en train de produire - dans la génération
qui nous suit immédiatement, et qui aura des effets encore plus radicaux sur les
générations suivantes » Andrea, Branzi, Nouvelles de la métropole froide, p116.

Nous emmagasinons un grand nombre d’informations, d’images et, dans


une rapidité accrue, nous accédons au monde entier, simplement, grâce à
un objet, de petite taille : notre téléphone. Dans le domaine du design, cette
transformation à un impact : l’Iphone est l’exemple même de l’alliance entre
la technologie pratique qui multiplie des services et l’objet quotidien qui nous
suit partout où nous allons. « Ce qui est étonnant, c’est que l’ordinateur permet
de présenter des scénarios, des espaces ainsi que des objets. On a une telle capacité
de nos jours à reproduire des images ! Si avant l’on dessinait et l’on essayait de
Croquis réaliser un prototype, le plus proche de notre souhait, aujourd’hui, les designers
tentent avec leurs prototypes de ressembler à l’image qu’ils en ont fait lors de
l’étude préparatoire. On essaie d’imiter l’image. »
Cette approche soulignée par Claude Courtecuisse marque l’écart entre deux
périodes du design. Si l’imaginaire a toujours été au delà du simple nécessaire,
les designers se trouvent, dorénavant, dépassés par l’outil et l’image qu’ils nous
proposent : « Le projet doit désormais s’exercer sur les territoires de l’imaginaire
en créant de nouveaux récits, de nouvelles fictions qui viendront augmenter
l’épaisseur du réel. » Andrea Branzi, op. cit., p11.
L’image n’est souvent pas perçue comme ce qui animait le projet au départ. Si
l’on prend l’exemple du Bahaus avec les sièges en tubes réalisés par Breuer et
Mies Van Der Rohe, on s’aperçoit que l’élément de discours fort a finalement
échappé à sa destinée. Ces sièges, qui se voulaient révolutionnaires, à bas prix
et principalement destinés aux ouvriers, n’ont pas connu, à cette période, les
ventes espérées ; ils seront finalement vendus, 50 ans plus tard chez Knoll pour
une clientèle aisée. Le design, « une démarche de projection ou d’anticipation
qui consiste à imaginer ; à partir de l’état existant, des formes innovantes de vie
Siège en carton Mercurio
de d’usage. » (Stéphane Vial, court traité du design p72), qui n’est pas conscient de
l’effet et des réactions qu’il peut engendrer sur notre monde.

Quand les objets changent la vision du monde

Cette analyse sur la pensée, l’objet et la société fait état du design. Claude 124
127
Courtecuisse place le siège ‘‘Sacco’’ de Téodoro au rang d’emblème. Symbole
de changement, ce siège, s’inscrit dans l’évolution des mœurs et des habitudes 125
127
et, représente l’objet de design dans son rôle d’acteur de la société. « Le design,
en revanche, est fondamentalement autre chose que de l’expression de soi. Il a
pour origine la société. » Kenya Hara, Designing Design, 2007 p24.
Ce siège, mou et informe, contraste, remet en cause la chaise ‘‘standard’’
(dossier, accoudoir et quatre pieds) et pose une énigme quant à sa fonction.
Ici, le siège s’adapte au corps et non l’inverse. Cette assise questionne aussi
Siège en carton
bien les postures du corps que la vision du monde : on appréhende l’espace
différemment, au ras du sol, on regarde le plafond, vautré. La société change
et provoque dans l’imaginaire des designers la possibilité d’appréhender les
objets autrement. Le ‘‘Sacco’’ de par sa posture influera même sur l’apparition
des collants qui permettront aux femmes de s’asseoir dans une posture
confortable. Ce jeu sur les codes en design qui remettent en cause la pensée et
l’objet intéressent tout particulièrement Claude Courtecuisse. Et, si le ‘‘Sacco’’
était emblématique des années 60, aujourd’hui la chaise ‘‘solid’’ de Patrick
Jouin exprime bien notre époque.

Expostion ‘‘Détours d’objets’’ Appolo


« Cette chaise ne démontre pas le confort mais met complètement en pratique la Il poursuivra cette question de mobilité dans nombreux de ses projets
technologie, le concept même de concevoir un objet et la performance. » notamment, le siège ‘’Apollo’’ ; une assise réalisée grâce à des tubes, des traverses
Par cette création, Patrick Jouin souligne la puissance de l’outil et c’est toute une et du tissu qui permettait le transport du siège. Entièrement démontable, il
approche du design et de la fabrication : « C’est en cela que notre époque est pouvait être transporté dans un carton de petite taille.
passionnante ; elle remet sans cesse en question. »
Un questionnement, une analyse, un regard
Un principe : forme/ fonction
« Le terme design est aujourd’hui plus vaste. Si auparavant il consistait à produire
Claude Courtecuisse s’est principalement intéressé à ces questionnements et des objets en série, il est primordial maintenant d’avoir une pensée, une réflexion
aux enjeux de l’objet. « Les concepteurs, les designers, sont des gens qui donnent sur le projet et tous ses composants. » Claude Courtecuisse s’inscrit pleinement
aux objets usuels des formes destinées à les rendre toujours plus utilisables. », dans l’univers du design. Grâce à son expérience et son analyse, il poursuit
Vilém Flusser, Petite philosophie du design,p43. la recherche sur notre monde et notamment les objets de notre quotidien en
La technique et la matière ont été de grandes sources d’inspiration dans son perpétuel mouvement.
travail. « Je suis encore dans la conception très traditionnelle de la forme fonction, Il a notamment organisé cette année un colloque « D’un territoire l’autre »,
c’est-à-dire, une forme provenant de l’exploration du matériau. » dans le cadre de l’Université de St-Etienne qui se tiendra à Lyon le 13 et 14
La chaise ‘‘Monobloc’’ est le projet dont il est le plus fier. Celle ci, inspirée de décembre 2012, fondé sur l’analyse des déplacements et les extensions des
la technique du thermoformage consistait à aborder la chaise sans ses quatre territoires tel que la production, la diffusion, l’exposition et l’enseignement,
pieds significatifs. des thèmes qui font apparaître le design comme un espace ouvert à toutes les
Il cherche alors à élaborer une chaise en matière plastique ayant deux faces explorations possibles au-delà de l’ordre établi. « Face aux nouvelles technologies
lisses et qui représentant un coût de fabrication raisonnable. « Cette chaise est et à leur production sophistiquée d’images, le design, construit sur une quête du 126
129
venue de l’observation d’une technique qui était pas du tout adaptée au mobilier. réel et de son exploration matérielle, a changé. Il se programme désormais à partir
Elle est venue du déplacement d’une technologie. » de l’investissement d’espaces virtuels radicalement nouveaux, s’appropriant par 127
129
là des jeux de pensée inédits. Se pose alors, comme toujours, la question de leur
L’ élaboration d’une gamme de mobilier en carton, inspirée par la matière incarnation : ces jeux peuvent-ils nous offrir de nouvelles pratiques d’échanges et
recyclable, le projette sur la scène du design. Il amène grâce à l’élaboration de de vie ? Il conviendra de recenser et d’observer les démarches qui tentent, face à la
ses sièges, un nouveau concept : celui de l’éphémère, étonnant et peu connu dérive de la surproduction, de la surconsommation, de la sur-communication...
dans les années 60. « Avec Monsieur Courtecuisse, le durable est démodé ! » Extrait de réinscrire le design dans une conscience critique, voire ‘’politique’’ du monde. »
du journal voix du Nord sur l’exposition du salons des artistes décorateur présentée aux Texte introductif du colloque, Eric Vandecasteele. Claude Courtecuisse.
Grand Palais à Paris, 1967.
Ce projet, présenté aux ‘‘salons des artistes décorateurs’’ au Grand Palais,
questionnait plus que la simple résistance du corps sur un matériau léger. Le
siège pliable, symbole de mobilité, s’inscrivait dans une démarche réactionnaire
qui remettait en cause le mobilier de l’époque, des meubles anciens qui
perduraient selon les époques et les styles légués par les ancêtres d’une même
famille. « Je fais partie de la génération ‘‘prisunic’’. Le design et le fait de faire
du meuble contemporain étaient réservés aux grandes marques, aux gens qui
avaient de l’argent, qui avaient réussi leur vie sociale. Ici, la question était de faire
du mobilier contemporain accessible à tous. »
Les thématiques 131

131

du design contemporain
Divers thèmes que l’on retrouve dans le design d’aujourd’hui ont été abordés
à travers les cartes blanches du VIA et les portraits de designers. Le design
questionne à la fois l’enfance, l’imaginaire, la matière, l’ambiance, l’art, la
nature, l’économie, les nouvelles technologies, la dématérialisation et la 130
133
communication. Durant la rédaction de ce mémoire certains thèmes ont
particulièrement retenu mon attention, provoquant en moi un questionnement. 131
133
Ces portraits ont fait ressurgir certains souvenirs et m’ ont poussé à réfléchir
à ma relation au design et à la façon dont je souhaite l’aborder dans ma vie
future. Cette partie cherche donc mettre en avant les thèmes principaux du
design contemporain en confrontant, d’un côté, la vision des designers et, de
l’autre, mon expérience personnelle.
Thème I

L’ enfance : 132
135

la force créatrice 133


135
« Il n’est pas afonctionnel ni simplement ‘‘décoratif ’’, il a une fonction bien
spécifique dans le cadre du système : il signifie le temps. » Jean Baudrillard, Le
système des objets, p104.

Je souhaite entamer cet écrit par le thème de l’enfance car il évoque pour moi la
notion du temps : un commencement, une idée, un point de départ. Beaucoup
de designers font le lien entre l’enfance et la création, que ce soit directement
par le biais du design ou par le regard qu’ils ont su porter sur certains objets.
Pour le psychiatre et psychologue suisse, Carl Gustav Jung, nous possédons
tous un ‘‘enfant intérieur’’. Il s’agit de la part enfantine, vraie et authentique, que
chacun possède en lui. Cet ‘‘être fictif ’’ correspond à une partie émotionnelle
qui existe en nous, se traduisant par un don inné pour la découverte, un
émerveillement, une innocence et un esprit créatif sans limite. En grandissant,
nous refusons de plus en plus d’écouter et d’entendre cette voix intérieure.
François Azambourg explique que c’est avec beaucoup de difficultés qu’il a
assumé son projet de chaise ‘‘Very Nice’’ : « Même si j’ai eu beaucoup de mal
à accepter ce projet, il m’a libéré de quelque chose. » Ce projet, qui renferme
l’histoire d’un petit garçon passionné par les modèles réduits d’avions, traduisait
à la fois ses envies enfouies et ses souvenirs passés. C’est en l’exprimant qu’il a
pu libérer sa force créatrice. 134
137

La création comme le moyen de défier nos peurs, de transmettre nos émotions. 135
137

Enfant, c’est avec assiduité que je suivais les cours aux Ateliers du Carrousel
tous les mercredis (de 7 à 15 ans). Cela me permettait de m’échapper du monde
qui m’entourait.
Un besoin de m’exprimer par la création que j’ai assouvi par le biais de
l’apprentissage de la peinture, du dessin, du modèle vivant ainsi que par des
cours de poterie. C’est sans doute les cours de modelage qui m’ont donné plus
envie encore d’aborder l’objet. Car, si je dessinais beaucoup, je sentais qu’il me
manquait quelque chose : ce passage du plan à l’objet a suscité en moi des
émotions jusqu’alors inconnues. Chaque semaine était rythmée par l’attente.
D’une semaine sur l’autre, je découvrais la pièce, qui au fur et à mesure se
dessinait devant mes yeux ébahis. Les étapes successives dans l’élaboration
de l’objet, le traitement de la matière, l’attente du séchage, de la cuisson
entraînaient à chaque fois la surprise, la découverte et l’exaltation. L’émail me
Very Nice fascinait, sans doute parce que sa couleur n’apparaissait qu’avec à la cuisson,
Azambourg comme par magie.
Des petits bols, des coffres, des photophores, des dessous de verre, de petits
objets du quotidien, que j’avais créés de mes mains, utiles, mais surtout
porteurs d’une grande valeur affective.

Imaginaire et monde rêvé

Les objets font appel au passé et aux souvenirs qu’ils renferment. L’enfance
a inscrit en nous un rapport affectif à l’objet qui tend aujourd’hui à devenir
un rapport de proximité et d’observation. Adulte, la relation avec ces derniers
devient plus distanciée même si certains collectionneurs trouvent dans l’objet
un prolongement d’eux même, un réconfort.
Les Tsé-Tsé designers par leurs objets parlent de cette notion de présence, de
la valeur symbolique de l’objet. C’est la notion de ‘‘plaisir ajouté’’ qui les anime.
Ainsi, leurs projets de photophores, par exemple, vient d’une envie de créer
une atmosphère, une chaleur dans nos intérieurs.
Même si cet objet n’a pas pour but premier de nous simplifier la vie, il est
fragile, il demande d’allumer une bougie, d’être nettoyé après usage. En réalité,
l’objet apporte plus qu’une simple fonction ; il fait appel au réconfort et à la
présence. Certains objets « nous aident à nous endormir, à rêver, à aimer et à
nous sentir aimés. » Serge Tisseron, Comment l’esprit vient aux objets, introduction. Poterie 2003 136
139
Les accidents que peuvent provoquer la matière, ses réactions et l’élaboration Clémentine Ravisé
d’un projet font sa force. « Nous ne sommes pas des fonctionnalistes, il s’agit 137
139
plutôt d’une manière de s’approprier les choses et de vivre avec elles de manière
agréable. » Les Tsé-Tsé

Certains objets n’éveillent pas en nous leur fonction première mais nous
transportent dans un imaginaire, dans leur univers. Les objets d’Inga Sempé,
par exemple, me touchent par leur sensibilité et leur poésie. Son projet de
‘’Grande lampe plissée’’ pour Cappellini a une présence particulière qui
m’interpelle. Tout en finesse, cet objet se dessine et se révèle par ses plis. Ce
projet de lampe suscite moi deux sentiments contradictoires : d’un côté, la
fragilité et, de l’autre la force. Imposante par sa taille mais pourtant si légère…
Allumé, l’objet s’anime et prend tout son sens, la lumière le pénètre et crée un
jeu d’ombre et de lumière sur toute sa hauteur. Ce totem lumineux, rassurant et
intriguant à la fois, fait appel à un autre univers, un monde où les lampes aussi
grandes que nous deviendraient des personnages insolites, des compagnons
de vie.

Grande Lampe plissée


Inga Sempé
Certains lieux provoquent et influent sur notre imaginaire et nos créations.

Les puces de St Ouen, par exemple, ont été une source évidente d’inspiration
dans le travail des Tsé-Tsé et d’Inga Sempé. Cet univers unique et curieux
contient des objets multiples provenant de divers horizons. Touchant
d’émotions et de vécu, ce lieu parle d’objets essentiels, ceux de notre quotidien.
« Ce lieu a créé ma mémoire visuelle, ma connaissance. » Inga Sempé.
« L’inspiration est partout, aussi bien dans la nature, les voyages, les ‘’puces’’ que
la vie quotidienne.» Les Tsé-Tsé.

Personnellement, dans mon enfance, un lieu m’intriguait particulièrement :


‘‘le vide-grenier’’. Ce terme curieusement absent des grands dictionnaires de la
langue française (ne figure ni dans le Littré publié entre 1863 et 1872, ni dans
le Grand Robert.) n’a été intégré qu’en 2002 par le Petit Robert : il est défini
comme “La manifestation organisée par des particuliers qui vendent des objets
dont ils veulent se défaire.’’

Cette manifestation située sur l’espace public est inédite. Les particuliers
choisissent de divulguer une partie de leurs intérieurs, leurs objets personnels,
une part de leur intimité. Nous passions avec mes parents des dimanches 138
141
après-midi entiers sur ces lieux particuliers à deux pas de notre maison de
vacances en Bourgogne. 139
141
C’est avec un regard ému que mon père observait ce fourmillement. Il me
parlait avec fragilité de tous ces objets inédits avec lesquels il avait grandi. Il
dénichait alors des objets divers : un service de table à bas prix, des paniers en
osier, de vieux vélos, un fauteuil en cuir à rafistoler etc. Mes yeux se perdaient
alors au fil des allées qui étaient ponctuées par des objets exceptionnels de
toutes origines, volontairement dénigrés par leurs propriétaires.
Une table en bois avait retenu mon attention. Elle était presque aussi grande
que moi et s’était discrètement détachée des autres objets présents sur le
stand. Délaissée, elle portait sur elle les ravages du temps. Le bois était abimé
et les carreaux de céramique constituant le plateau rayé étaient recouverts de
poussière. Malgré tous ces défauts cette table m’avait interpellée et je souhaitais
lui donner une seconde vie. C’est en la ponçant, la repeignant et en la nettoyant
qu’elle m’est apparue comme dans mon imaginaire. Plus qu’une simple table,
c’était ma vision de l’objet que j’avais réussi à transmettre. Présente depuis près
de douze ans, elle est aujourd’hui placée dans ma chambre et a su réchauffer et
rythmer mon intérieur.

La table du vide-grenier
L’enfant producteur : la maquette

La maquette est un outil formidable ! Grâce à quelques matériaux très simples « La chaussure est un objet formidable » me disait François Azambourg lors de
comme du carton et du papier, on arrive à se projeter et à imaginer un espace notre entretien.
ou un objet. Pour moi, le temps de la maquette est un temps précieux, comme Suite à notre rencontre, un souvenir d’enfance m’est apparu, celui de mes
à part du projet. Cette étape permet de confronter ses idées à la réalité et chaussures vernies.
d’appréhender le projet avec un œil neuf. On se questionne, on test et c’est
notre esprit qui guide, notre main qui découpe, assemble et colle. Je me La chaussure est un objet du quotidien, un objet banal que l’on porte tous les
souviens de la première maquette que j’ai réalisée lors de ma première année jours mais qui soulève de nombreuses questions quand on est enfant. Deux
d’étude à Camondo. Elle était blanche et épurée et représentait une habitation. objets identiques mais malgré tout adaptés à une partie bien précise de notre
C’était avec beaucoup de minutie que j’avais préalablement tracé les morceaux corps, côté droit ou côté gauche. En plus de comprendre le sens, c’est un objet
à découper, elle devait être parfaite et représenter parfaitement mon projet d’apprentissage avec l’épreuve des lacets.
d’appartement. J’ai passé beaucoup de temps à la regarder dans tous les Je me souviens que c’est avec des yeux écarquillés que, petite, j’avais choisi ma
sens, à la prendre en photo. J’ai observé avec à une petite lampe les effets des première paire de chaussures. Vernie et à lacets, celle-ci avait, dans la boutique,
percements, la lumière se diffusait dans le patio et les ombres apparaissaient attirée tout particulièrement mon regard. Je rêvais déjà de pouvoir l’essayer, je
sensiblement sur la blancheur des murs. Cet outil m’avait ouvert les yeux et à l’imaginais autour de mes pieds.
travers lui, c’est toute la vie future que j’imaginais dans ce nouvel espace. Un sentiment indescriptible m’était alors apparu. La chaussure à mon pied je
Pour François Azambourg la maquette est essentielle. Il travaille à l’échelle un me sentais plus forte, plus belle. Cet objet qui faisait le lien matériel entre mon
et c’est grâce a cette étape qu’il fait évoluer ses objets. Une manière de « pouvoir corps et le monde environnant me protégeait. Mon pied au chaud possédait
embrasser les projets ». Cet outil de création est une vraie liberté car il fait appel désormais une seconde peau, un nid. Le reflet de la chaussure m’intriguait et 140
143
à l’enfance et aux jeux de construction. François Azambourg rapproche la sa brillance m’ émerveillait.
maquette des modèles réduits en balsa et Frédéric Ruyant évoque l’univers J’avais trouvé ‘‘chaussure à mon pied’’, cet objet, parfait à mes yeux, était comme 141
143
des petites voitures de son enfance. « La maquette, c’est s’imaginer le vrai. » dessiné pour mon pied. Mes pensées se perdaient et ce n’etait pas un objet fait
(Frédéric Ruyant) d’une semelle de cuir et de lacets que je regardais mais une œuvre de beauté et
de fonctionnalité.
L’objet affectif, l’objet souvenir
Certains objets font ressortir notre projection affective et on ne fait plus de
Nous établissons souvent inconsciemment une interaction avec certains objets distinction entre l’objet et nous même. Face à eux naissent des émotions, notre
qui proviennent de l’enfance. L’enfant, par sa sincérité, son regard sur le monde corps parle. Les sensations sont agréables, un sourire apparaît et tout paraît
laisse place à son intuition. Ce regard sensible est mis en avant par Matt Sindall : « Je plus évident.
crée comme un enfant. » dit-il. Cette innocence que l’on retrouve lorsque Frédéric Parfois cette intensité dans l’objet nous suffit et l’objet est un support pour
Ruyant évoque son passé et ses dessins sur le sable qui, en plans, projetaient confirmer notre attachement à un imaginaire. Cet affect tend à gommer la
un intérieur, un espace : « Quand on est enfant, on est capable de se projeter, différence entre ce qui relève de l’objet et notre projection face à lui.
d’imaginer l’espace. »

Les objets nous touchent dans leur côté pratique mais souvent ils font appel à
des souvenirs.
Thème II

142
145
L’ ambiance 143
145
« L’ambiance possède une dimension collective, alors le ‘’faire ambiance’’ sous-
entend qu’un individu ou un groupe d’individus, par une action pensée et
maîtrisée dans le monde inter-individuel, est à même de créer une ambiance
déterminée, à l’image d’un cinéaste qui fait ressentir à un semble de spectateurs
une atmosphère dans un film. » Ouard Thomas, Essais sur le ‘’Faire ambiance’’ en
architecture, p3.

Qu’est ce que l’ambiance, comment la définir et l’aborder ? J’ai choisi d’entamer


cet écrit par la définition du Grand Larousse Universel (n°1, 1986, p386).
Ambiance n.f (de ambiant). 1- Ensemble des caractères définissant le contexte
dans lequel se trouve qqn, un groupe ; climat, atmosphère : Une ambiance de
fête régnait dans la ville. Une ambiance cordiale, chaleureuse, triste.
2- Contexte de gaieté, d’entrain : Il y a de l’ambiance dans ce cabaret, Mettre
de l’ambiance.
3- Atmosphère, cadre créé suggéré par une décoration, un matériau etc. : Dans
cette ambiance de bois naturel, les objets de grès prenaient merveilleusement
leur place.
4- D’ambiance, se dit d’un éclairage atténué, tamisé, d’une musique qui facilite
la détente et l’intimité.
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147
L’ambiance est définie par la perception sensible de l’environnement urbain et
architectural. Ce terme, synonyme d’atmosphère, de climat et de milieu, est une 145
147
expérience partagée par tout le monde mais qui est difficilement communicable
et explicable. L’ambiance se suggère par son cadre et par les différents éléments
qui le composent. Il me semble qu’elle est liée aux sentiments, sur lesquels il est
si difficile de mettre des mots. C’est un fait qui se vit.
On peut l’associer à différents phénomènes physiques et sensibles tels que la
lumière, les sons, la température, les odeurs...
L’ambiance articule les connaissances physiques, les usages de l’espace et la
perception des usagers. Cette notion se retrouve dans le travail des architectes
et designers qui cherchent à se détacher de l’objet, de sa forme et de sa fonction,
pour réfléchir à un environnement global, une qualité de vie. L’ambiance est
alors une recherche interdisciplinaire qui marie l’architecture et l’objet avec
les sciences de l’ingénieur et du sociologue. Elle permet de faire naître des
émotions qui nous transportent, elle fait appel à notre corps « Exister veut dire
être soi hors de soi. » (Henri Maldiney, Regard Parole Espace, 1994) : apparaît le
mouvement de l’être, de sa fonctionnalité affective jusqu’à une forme corporelle
extérieure.
La description sensible

Comment transmettre l’ambiance d’un lieu ? Selon moi, la description


reste la meilleure manière de faire ressentir une atmosphère. Si l’on regarde
attentivement, si l’on s’attache aux détails, il est alors possible de retranscrire
des sentiments personnels.

« Il ouvre la porte et pénètre alors dans une salle aux murs blancs devenus
jaunes au fil du temps. Etant absorbé par l’écaillement de la peinture du mur
face à lui, il se heurte à une table. Il regarde alors la salle pour la première fois
dans son ensemble et remarque des tables et des tabourets d’écoliers ; il ressent
alors l’absence des élèves qui devraient remplir le lieu. Le manque de vie est
environnant. Il a comme première impression d’être dans un cimetière perdu et
isolé. À sa droite, il aperçoit un grand tableau noir accroché au mur. Au dessus
des tuyaux, des fils électriques semblent encercler les murs de la salle tels des
serpents ou des fils de nuages trainant hors du ciel. La pièce est divisée en deux,
et, en son milieu, deux épaisses poutres bleues électriques contrastent avec la
couleur terne de la salle. Cette couleur bleue lui rappelle à la fois celle de la nuit
et celle des uniformes d’écoliers ou de marins. Tout à coup, il entend un bruit
étrange qui semble provenir de gros tuyaux blanc servant à la climatisation de 146
149
la salle. Ces sons ressemblent à des respirations humaines à la fois angoissantes
et oppressantes. La peur d’être poursuivi le hante et le pourchasse. L’ambiance 147
149
de la salle ne le rassure pas. Au plafond, les néons répétitifs et alignés sur ce qui
semble être du béton lui donnent l’impression d’être dans un parking sans issu.
Il se sent faible et a la sensation d’étouffer. (…) Il regarde alors le signal vert
indiquant la sortie de secours au-dessus de la porte par laquelle il était entré.
L’envie de courir lui monte alors des pieds à la gorge. Cependant, il reste figé,
les yeux s’arrêtant désormais sur un téléphone à gauche de la porte. L’idée de
composer un numéro imaginaire pour demander de l’aide lui traverse l’esprit
mais l’envie de se reconnecter au monde réel l’emporte. (…) »
Texte personnel, description de la salle du niveau -2 de l’école Camondo, rédigé
pour le cour d’écriture lors de ma première année à l’école Camondo.

Ce travail descriptif avait été initié par Georges Perec en 1974 lorsque,
pendant trois jours consécutifs, il s’était installé place Saint-Sulpice, à Paris,
Salle niveau -2 afin de décrire ce lieu. Dans son texte, il évoque un univers, une ambiance, des
Ecole Camondo évènements ordinaires, des gens, des véhicules, des animaux, des nuages et le
passage du temps.‘’Tentative d’épuisement d’un lieu parisien’’ se compose dans
la description des milles petits détails souvent inaperçus: « Mon propos dans
les pages qui suivent a plutôt été de décrire le reste : ce que l’on note généralement
pas, ce qui ne se remarque pas, ce qui n’a pas d’importance (…) », p10.
Les enjeux de l’atmosphère Perception et sens

Pour Gérard Hégron et Henry Torguer, « les travaux sur l’ambiance articulent L’objet et l’espace font appel à nos sens. En les confrontant, l’ambiance et notre
les trois composantes qui caractérisent le plus souvent la spécificité de la recherche ressenti peuvent être transformés.
architecturale : les objets, les sujets et le projet. », Ambiances architecturales et
urbaines, De l’environnement urbain à la ville sensible, Source internet, Texte rédigé François Bauchet dans son projet de carte blanche « À table » (en 2002)
en 2007, p1. imagine une vaisselle nouvelle qui mettrait nos sens en éveil. Il intervient sur
la sonorité de la matière et les assiettes de forme circulaire s’organisent comme
Les objets englobent les phénomènes physiques ambiants, naturels et des ondes. Ces objets, rythmés dans leurs textures et leurs épaisseurs diverses
anthropiques, en interaction avec l’environnement construit et naturel. Le composent délicatement notre table. François Bauchet joue avec le contraste,
travail de Philippe Rahm met en avant ces éléments. Selon lui, l’espace se le goût, les couleurs. Il nous transmet une nouvelle atmosphère où les codes
définit par le ‘’creux’’ dans lequel on habite et non plus que par le ‘’dur’’, le liés au repas sont transformés.
construit. Son travail fondé sur la dématérialisation met son sens en exergue. « Le plaisir lié à la dégustation d’un plat s’enrichit si, parallèlement au goût, on
Dans son projet de carte blanche réalisé en 2009 avec le VIA ‘’Terroirs fait intervenir l’ouïe, le toucher et la vue. » À table ! Les cinq sens convoqués autour
déterritorialisés’’, il propose des objets écologiques qui transforment notre de la table : vaisselle et couvert de François Bauchet, constance Rubini, p34.
habitat de manière naturelle. « Ce qui nous intéresse ici, ce n’est plus de créer des
climats homogènes et déterminés à l’intérieur des maisons, mais au contraire de Mathieu Lehanneur dans son projet de carte blanche ‘’Eléments’’, en 2006,
créer une dynamique plastique aérienne, une asymétrie comme on la trouve dans cherche à ‘’être plus près de nos besoins’’. Il invente cinq objets dont l’objectif
l’atmosphère extérieur (…) » extrait de la carte blanche, p30. est de faire le lien entre notre corps et notre environnement.
-‘’K’’ paramétré en fonction de la lumière se définit comme une ‘’boule de 148
151
Philipe Rahm aborde la notion d’atmosphère en faisant appel à des phénomènes cristal’’. Elle comble notre besoin de lumière et traite nos problèmes de baisse
concrets et scientifiques. Il met en jeu notre corps et questionne l’ambiance d’énergie ainsi que nos états dépressifs. 149
151
de l’habitat qui, jusque là axée sur l’esthétique et la composition, doit évoluer -‘’O’’ à la forme de bécher, fonctionne en continu. Il diffuse de l’oxygène dans
vers la préoccupation d’une qualité d’air, de lumière et de température. Un l’habitat afin que son niveau soit optimal.
nouveau mode d’expression qui parle de la qualité de vie. « Une des qualités de -‘’dB’’ émet un ‘’bruit blanc’’ qui combat les nuisances sonores. Proche de
l’architecture pourrait être son parfum. » dit-il. ‘’l’animal’’, il se déplace et suit les bruits présents dans nos intérieurs.
Ce projet, qui propose une nouvelle manière de se chauffer, de s’éclairer -‘’C°’’ propose une chaleur localisée afin que notre corps reste à une température
et de s‘asseoir, selon les heures de la journée, est fondé sur des données idéale.
météorologiques précises. Il ‘’re-nature’’ l’habitat et les éléments naturels -‘’Q’’ est un diffuseur de quinton. Il ‘’assure la relance des fonctions métaboliques
reprennent doucement leurs droits. de l’organisme’’. Constitué de modules, il se déploie dans l’habitat.
Même si le travail de Philippe Rahm ouvre les portes d’un monde plus sain, Ici, le sujet est mis en avant et c’est notre sensibilité physiologique et
il nous présente un univers idéal qui n’aurait pas connu le développement psychologique qui engage l’usage de ces nouveaux objets.
industriel, en cela c’est une forme d’utopie. C’est l’atmosphère entière qui est à
revoir. Aujourd’hui, avec la diminution des ressources naturelles, je pense que
ces projets doivent devenir des exemples. Le monde humain et non humain
devront être repensés dans un rapport nouveau qu’Andrea Branzi appelle
‘’l’écologie des rapports humains’’.
«C» «Q» «K»

«O» «dB»
Mathieu Lehanneur anticipe les propriétés d’ambiance de nos environnements Atmosphère et esthétique
et notre équilibre : « Mais si on parle de soin, le premier à apporter n’est-il pas
de créer une adéquation entre l’individu et son environnement ? » Entretien avec Les Bouroullec cherchent « un caractère particulier à chaque projet », Entretien
Mathieu Lehanneur, extrait de la carte blanche du VIA, 2006, p33. de Constance Rubini avec Ronan et Erwan Bouroullec, p 22.
Ce projet m’interroge dans sa forme et dans ce qu’il met en avant. Mathieu Les deux frères mettent en avant l’installation plutôt que la construction.
Lehanneur chercherait-il ici à nous soigner ? Le designer doit-il remplacer L’architecture intérieure devient mobile grâce au mobilier redessiné et
l’ingénieur, le médecin ? réaménagé dans l’espace. Dans les années 1990, alors qu’était abordée la
Selon moi, le design ne peut pas soigner tous nos maux. Ici, Mathieu question de la dématérialisation et du virtuel, les Bouroullec prennent le parti
Lehanneur ne promet pas une amélioration des rapports humains, c’est de parler des objets et de leur présence.
plutôt un ‘’soin’’ superficiel qu’il apporte. Les solutions humaines ne sont ni Ils affirment que l’objet représente un bien essentiel et, qu’il peut
présentes ni proposées. A t-on vraiment envie de composer nos intérieurs avec considérablement transformer notre vision de l’espace. C’est en prenant le
des objets qui symbolisent la science et la médecine ? J’estime que les objets contre pied de Philippe Starck avec ses projets de chaises transparentes que
doivent s’immiscer discrètement notre quotidien et s’adapter aux vrais besoins Ronan et Erwan Bouroullec composent nos intérieurs.
des hommes. « Nous en avons besoin pour mieux supporter ou enchanter notre Plus que des projets de chaises, les Bouroullec s’attaquent à notre environnement,
existence. » Stéphane Vial, court traité du Design, p57. à notre manière de vivre et d’évoluer ensemble. Ainsi, le projet ‘’algue’’ pourrait
Ce projet, qui a pour volonté d’améliorer notre environnement, n’apporterait-il de manière très simple proposer un espace intime.
pas qu’une guérison superficielle ? C’est l’écologie des rapports humains qui les intéresse : les objets par « la
Ces objets sensibles uniquement à une personne ne proposent-il pas surtout présence sans cesse renouvelée et disséminée sur l’ensemble du territoire
une image ? transforme l’environnement de l’homme, son habitat, ses lieux de travail et
Ne nous renvoient-ils pas à nous-mêmes et nos besoins égoïstes ? de loisir. » François Burkhardt, Nouvelles de la métropole froide, Introduction, p9. 150
153

L’élément ‘’Q’’, composé de modules, ponctue l’espace. Dans son esthétique, il L’objet crée un nouveau récit et joue des qualités physiques de l’espace 151
153
rappelle le projet ‘’Algue’’, une cloison mobile inventée en 2004 par les frères domestique.
Bouroullec. « Repartir du seuil minimal du réel, du système d’objets et d’ustensiles qui
Malgré tout, ces deux objets, qui se présentent comme une greffe au sein entourent l’homme et constituent son habitat le plus intime, pour ainsi dire
de l’habitat, sont sensiblement différents. Si Mathieu Lehanneur « assure la ‘‘corporel’’. » Andrea Branzi, Nouvelles de la métropole froide, chapitre : Maison et
relance des fonctions métaboliques de l’organisme » (carte blanche, p31), les objets, p38.
frères Bouroullec parlent de la notion de paysage dans leur projet. Leur projet ‘’Alcove sofa Highback’’, m’apparaît comme un bon exemple du lien
entre les objets et nous mêmes. Ce fauteuil aussi bien placé dans les bureaux
que dans l’intérieur domestique prend en compte l’homme et ses besoins.
Dans cette coquille, on voit sans être vu. Les Bouroullec proposent une
alcôve moderne. Munie d’œillères, cet objet propose de bénéficier d’un espace
confortable en retrait du reste d’une pièce où l’on peut ainsi lire ou travailler
discrètement, à l’abri du regard. L’objet, un cocon, s’inscrivant dans un espace
en transformant notre vision du monde et nous apaisant.
L’objet paisible et discret

Certains objets nous apaisent. Ils n’ont pas besoin d’être omniprésents, d’autres
rendent juste un petit service utile et précieux et transforment ainsi notre
quotidien.

« C’est avec délicatesse que j’ai déposé la bougie sur la soucoupe blanche qui
lui était destinée. Suite au craquement de l’allumette, la lumière est apparue et
l’espace s’est alors dessiné, petit à petit, dans des nuances de gris. Les meubles
ne se distinguaient plus et seules quelques formes m’apparaissaient grâce
aux souvenirs que j’en avais gardé. L’alternance de la force lumineuse tantôt
puissante, tantôt plus faible, rythmait alors la pièce. J’ai ensuite installé la partie
supérieure de l’objet, un ‘’Igloo’’ de porcelaine translucide laissant échapper
sensiblement la lumière. Comme une feuille qui se serait plissée en tombant
sur l’assiette, ce chapeau de lumière me transportait dans un ailleurs. J’étais
apaisée et mon esprit était tranquille. À cet instant, tout n’était que douceur.
Proche de l’objet je ressentais sa chaleur et sa présence. Une atmosphère
bienveillante se dégageait et j’observais avec émerveillement les plis de la
matière qui rayonnait. »
Algues 152
155
Bouroullec
Description personnelle du Photophore ‘’Igloo’’ Tsé-Tsé.
153
155

Alcove Sofa Louis ghost


Bouroullec Philippe Starck
Thème III

Environnement 154
157

et 155
157

société
« Le consommateur a dans sa tête, comme un élément de sa ‘’culture objectale’’, Quelle triste idée que de savoir qu’un objet nous rendant service et
la connaissance de la vie probable de sa voiture, de sa baignoire, voire de son accompagnant notre vie quotidienne, va un jour nous quitter…
téléphone. Il sait –plus ou moins- que cette vie est déterminée conjointement par
l’usure et par la probabilité de destruction ou d’avarie qui conditionnent leur « En fait, la mort ne serait qu’une affabulation malsaine de Dieu, notre Créateur.
remplacement ; pour ces avatars de la vie objectale la ‘’garantie’’ et l’ ‘’assurance’’ On pourrait le condamner pour exercice illégal d’une science mal comprise. »
lui proposent un système social de la compensation : ce sont les ‘’assurances Dominique Rolin, Journal amoureux, p66.
sociales’’ du monde des objets. » Abraham A. Moles, extrait du magazine Art Press,
Hors séries spécial, n°7, 1987, p 12, article : vivre avec les choses : contre une culture Peut-on condamner le designer qui a participé à ce ‘’cercle vicieux’’ en créant
immatérielle. un objet de plus qui deviendra tôt ou tard obsolète ?
Il me semble qu’il serait trop facile et trop injuste qu’il soit seul accusé et seul
Si nous avons tous un regard sur l’objet et, si nous sommes conscient de son présent à ce procès. En effet, le designer lié à l’industrie n’agit pas seul. Il n’est
obsolescence programmée, nous continuons malgré tout à faire perdurer ce pas l’unique décideur. C’est tout un mode de fonctionnement passé qui est
système en consommant. Ce concept de ‘‘vie de l’objet’’ n’est pas neuf. Il vient à revoir et à réinventer. William Mcdonough et Michael Braungart mettent
l’industrie qui, dès le milieu des années 1920, s’est entendue, en premier lieu, en avant cette problématique dans leur ouvrage ‘’Cradle to Cradle : créer et
sur le fait que les ampoules ne devaient pas excéder 1000 heures. L’obsolescence recycler à l’infini’’. Ce livre vendu à plus de 50 millions d’exemplaires à travers
des produits est souvent planifiée au moment de leur conception et ces produits le monde a su toucher par la réalité du monde qu’il met en avant. Plutôt que de
voulus volontairement moins solides et fiables s’éteignent immanquablement. chercher à réduire notre consommation, ils proposent des solutions concrètes
A l’ère du progrès technologique, il semble paradoxal de voir que la qualité en réfléchissant au modèle futur qui serait basé sur un compostage appliqué à
de nos équipements régresse. Ce système, qui améliore certes la croissance, tous les objets, imitant ainsi l’équilibre des écosystèmes naturels : « Je vois quelle
n’en reste pas moins nocif pour notre environnement et nos richesse qui forme le Cradle to Cradle prendra dans un proche avenir, beaucoup d’entre nous 156
159
ne sont malheureusement pas infinies ! Ce désagrément notable subi par le étant déjà convaincus du fait que nous devons nous organiser différemment dès
consommateur n’est alors pas le seul effet néfaste de la désuétude planifiée car aujourd’hui, avant qu’il ne soit trop tard. » p24. 157
159
ce système produit notamment un nombre impressionnant de décharges à ciel
ouvert, peu connues par les consommateurs qui ne s’en souci que trop peu… Comment les designers, acteurs de notre société peuvent-ils changer les
L’espace public et nos rues débordent d’équipements électriques et électroniques choses? Comment modifier ce mode de fonctionnement qui perdure ?
que nous achetons toujours plus nombreux et que nous jetons de plus en plus vite. Et, comment faire prendre de conscience aux consommateurs qu’il convient
Allons-nous continuez à encombrer nos villes en jetant nos bien matériels ? d’acheter moins mais mieux ?
Une réalisatrice allemande, Cosima Dannoritzer, s’est intéressée à nos objets
dans un documentaire réalisé en 2010 : ’’Prêt-à-jeter’’. Elle y raconte avoir « Certains designers intègrent la question d’économie de moyen dans leur projet,
demandé à Apple [...] des documents techniques sur la durée de la batterie de d’autres étudient les matériaux présents en grande quantité comme les déchets
l’appareil [...]. Nous avons découvert que le type de batterie au lithium contenu et décident de bousculer nos habitudes et notre mode de vie.
dans l’iPod était conçu pour avoir une durée de vie limitée.» En m’interrogeant sur ce thème : ‘’environnement et société’’, je cherche à
Et, si cette grande entreprise de renom n’a pas prévu de remplacer les batteries souligner que même si le designer ne peut changer le monde à lui seul, il peut
de ses produits, les consommateurs continuent tout de même à choisir en nous faire ouvrir les yeux grâce à sa réflexion, sa pensée et les objets qu’il nous
particulier ces objets séduisants, tout en sachant qu’ils mourront un jour sous propose.
leurs yeux.
Un design économique

« Toute capacité de design naît d’une fusion entre des savoir-faire, des
connaissances, une compréhension et une imagination, l’ensemble étant consolidé
par l’expérience. » Norman Potter, Qu’est ce qu’un designer : objets, lieux, messages,
p24.

En 2001, un groupe de designers décide de mettre en avant la technique


industrielle et les nouveaux procédés de production lors d’une carte blanche
réalisé en partenariat avec le VIA : ce sont les ‘‘radi designers’’ (Recherche.
Autoproduction. Design industriel). C’est suite à l’obtention de leur diplôme de
l’ENSCI en 1992, que Claudio Colucci, Florence Doléac, Laurent Massaloux,
Olivier Sidet et Robert Stadler décident de s’associer avec un objectif commun
: proposer divers sens de lecture au design, imaginaires ou réels. Le groupe est
aujourd’hui divisé, les designers exerçant actuellement leur métier de manière
indépendante.

Dans les années 1990, les radi designers dessinent et conçoivent le projet comme
une construction qui jongle avec les évidences de la vie quotidienne, les gestes, 158
161
les typologies, objets, produits, meubles mais aussi comme une projection
dans une situation d’usage, un scénario. Les questions de technologies, les 159
161
matériaux, les contraintes de production ou de communication sont intégrés
comme des éléments cohérents, positifs et variables à la construction de
chaque projet. La carte blanche ‘’Gamme X/ Prototypes’’ en est l’exemple.
Ce projet met en avant la technique du ‘’Twin-Sheet’’ que l’un des designers,
Robert Stadler avait découvert grâce à l’entreprise Artifort, à l’occasion d’une
consultation du fabriquant sur le thème du ‘’mobilier pour le bureau de
demain.’’
Si l’entreprise utilisait uniquement cette technique afin de réaliser des armatures
de canapé, les radi designers décident de l’utiliser pour fabriquer directement
leur mobilier : « Nous avons voulu créer une gamme qui se situe dans un
entre-deux, à mi-chemin entre mobilier domestique et mobilier de jardin, des
meubles qui ont un certain volume mais qui sont en même temps creux et légers,
manipulables. Les éléments en bois sont là pour rappeler leur appartenance à
l’univers de la maison. » Extrait de la carte blanche, 2001, p8.

Le ‘’twin-sheet’’ est une technique performante. Elle permet avec une seule
machine de rassembler les opérations de chauffage, mise en forme et soudure
de deux plaques de matière plastique. Ces deux plaques mises en forme par
Gamme X prototypes
Radi designers
aspiration et soufflage sont ensuite soudées. Il est possible de fabriquer en très traditionnelle de la forme fonction, c’est-à-dire, une forme provenant de
grande série des éléments de grandes tailles, facilement transportables. Les l’exploration du matériau. » (Entretien personnel septembre 2012)
designers détournent alors cette technique industrielle en trouvant le moyen de Ce projet, dont il est le plus fier consistait à élaborer une chaise en matière
réaliser un mobilier intérieur peu couteux. Car, le ‘’Twin-sheet’’, contrairement plastique possédant deux faces lisses, une innovation à un prix de fabrication
à la technique de l’injection, ne demande pas de moules couteux ! raisonnable.Tous les éléments étaient alors réunis pour donner un objet
Les radi designers intéressés par l’économie de matière et le moyen de fabrication intelligent et pensé dans son ensemble.
se lancent en premier lieu dans ce projet en expérimentant le procédé sous Cette pensée sur l’économie de moyen proposée par les designers classiques
toutes ses formes. L’objectif est de fabriquer des produits industriels bruts, ou dans les années 60 avec le fameux : ‘’Less is more’’, nous permet, encore
la structure, au lieu d’être cachée, deviendrait motif et enjeu du projet. aujourd’hui, de fabriquer en étant conscient que l’on peut faire mieux avec
Ils jouent sur la transparence, les nervures des plaques, les pleins et les vides et moins, et avec le minimum de déchets et de perte possible. Actuellement, ce
ponctuent leurs créations. regard sur l’économie de moyen n’est pas à prendre à la légère. Il est pour moi,
L’intérêt principal est de créer des volumes à partir d’une surface plane. Ici, primordial de revenir à un essentiel : mieux penser, pour mieux créer afin de
la découverte d’une technique permet grâce à peu de moyens d’engendrer un mieux consommer.
nouveau mobilier innovant. « Il y aura toujours des restrictions imposées par le contexte, si elles ne le sont pas
La gamme X / Prototypes est composer de cinq éléments : une bibliothèque déjà par le contrat, ainsi que des contraintes financières, matérielles et d’autres
modulable, une étagère murale, une table haute, une table basse et un tabouret. relatives aux conditions de production. » Norman Potter, Qu’est ce qu’un designer :
Ce projet propose plus que des meubles à l’esthétique innovante ; c’est tout un objets, lieux, messages, p67.
état d’esprit et une recherche entre l’industrie et l’économie de moyen qui est Cette citation de Norman Potter souligne les contraintes rencontrées par le
mise en avant. designer lorsqu’il aborde un projet. Il doit avoir, notamment aujourd’hui, un
Ici, la découverte de l’objet est progressive et c’est la démarche qui donne sa ‘’sens aigu des responsabilités morales et sociales, et une connaissance plus 160
163
magie au mobilier. « Les designers aiment en effet qu’un objet ne puisse être lu approfondie de l’homme’’, souligne Victor Papanek en 1971, dans la préface de
au premier regard, qu’il ne se dévoile entièrement qu’après manipulation et offre son ouvrage, Design pour un monde réel. 161
163
une part de surprise à l’usage. » Extrait de la carte blanche, 2001, p15.
La mission des designers est ici réussie avec brio ! Alors, comment le designer peut-il actuellement prendre en compte
intelligemment à la fois les besoins des hommes, les problématiques
écologiques et sociales?
Ce projet, qui met en avant une technique industrielle réintroduite dans
la conception d’objets mobilier, rappelle le travail initié par M. Claude « La meilleure façon de réduire chaque impact environnemental ne consiste pas
Courtecuisse dans les années 70 avec son projet de chaise ‘’Monobloc’’ : à recycler davantage, mais à produire et à disposer de moins. » citation de Robert
« Cette chaise est venue de l’observation d’une technique qui n’était pas du tout Lilienfied extraite du livre Cradle to Cradle, 2011, p76.
adaptée au mobilier. Elle est venue du déplacement d’une technologie. » (Interview
personnelle septembre 2012) En 2011, Gaëlle Gabillet et Stéphane Villard posent un regard pertinent sur
Réalisée avec la technique du thermoformage, cette chaise lui avait été inspirée notre monde et proposent à travers leur projet de carte blanche du VIA une
par la découverte d’une usine qui réalisait des contenants pour yaourts. Suite nouvelle manière d’aborder le design. Ce projet ‘’Objets trou noir’’ met en
à cette visite, il avait décidé de détourner cette technique du petit objet jetable, avant des solutions alternatives qui visent à améliorer notre environnement.
le pot de yaourt, vers un objet faisant depuis toujours partie de nos intérieurs Gaëlle Gabillet et Stéphane Villard ne créer alors pas des objets ‘’en plus’’ mais
: l’assise. La technique et la matière ont été de grandes sources d’inspiration décident d’assembler et de transformer les objets de notre quotidien afin qu’ils
dans le travail de Claude Courtecuisse : « Je suis encore dans la conception nous rendent plus de service : « Créer des objets en plus qui auraient la vocation
de générer des objets en moins.» (Interview personnelle octobre 2012)
Ce jeu de transformation permet de limiter le nombre d’objets omniprésents
dans nos espaces.
Cette démarche nous laisse réfléchir quant aux possibilités et aux changements
à venir dans le domaine de création : le design.
L’objectif consiste à générer moins d’objets, moins de production et donc moins
de déchets. Les ‘’Objets trou noir’’ dénonce l’obsolescence des l’objets et nous
permettent grâce à un jeu de composition d’avoir moins avec plus. Il n’est alors
plus question de déterminer une fonction pour un objet. Ici, un objet peut être
rattaché à cinq fonctions utiles. L’aspirateur, par exemple, ‘’petit trou noir de
l’espace domestique’’ se décompose et donne lieu à la fois à un ventilateur, un
socle, un seau et un balai.
Gaëlle Gabillet et Stéphane Villard, questionnent nos habitudes. Ils soulignent
que dans l’urgence nous n’utilisons pas tous nos objets, il incitent à revenir à
un ‘’nécessaire’’.
« C’est le syndrome d’une bassine. Si vous êtes en camping, vous pouvez grâce à
cet objet, laver à la fois vos habits, faire la vaisselle, transporter du sable et laver
un enfant. De plus, si vous y ajoutez une poignet et des trous l’objet se transforme
et donne lieu à une passoire. » (Interview personnel octobre 2012)
Ce qui fait l’essence de leur démarche est la matérialité de leurs objets. Ils 162
165
les fabriquent à partir de déchets, en prenant le parti d’utiliser un matériau
présent en grande quantité afin de lui donner une deuxième vie. A l’encontre 163
165
des produits qualifiés de ‘‘Vulgaires’’ par William Mcdonough et Michael
Braungart (dans leur ouvrage, ‘‘Cradle to Cradle : créer er recycler à l’infini’’),
Gaëlle Gabillet et Stéphane Villard conçoivent leur objets au regard de la
société humaine et environnementale.
Ils ne cherchent pas à sauver la planète mais à apprendre à y prospérer
autrement.
La question n’est alors pas d’être critique ou d’avoir peur de faire des objets en
plus mais de prendre conscience que notre manière de penser les objets peut
être différente et laisser une empreinte positive sur l’environnement.

« J’aimerais faire des anxieux du monde entier des personnes conscientes du faite
que nous ne pourrons pas reconstruire notre environnement si nous sommes
inquiets. Nous n’avancerons pas tant que nous resterons aussi critiques à l’égard de
nous-mêmes et des autres. Nous devons faire preuve d’un état d’esprit coopératif,
et, comme des jardiniers, collaborer davantage avec la nature – nous familiariser
avec sa logique. » William Mcdonough et Michael Braungart, Cradle to Cradle : créer
er recycler à l’infini, p29.
(Objet trou noir)
Gaëlle Gabillet et
Stéphane Villard
Thème IV

Interfaces 164
39

et 165
40

dématérialisation
« Face à la montée en puissance, depuis les années 1980, des outils informatiques réalisation des maquettes et prototypes, la fiabilité du procédé fait aujourd’hui
dans les pratiques professionnelles, on peut dire que les designers se divisent intervenir l’ordinateur sur tout le cycle de production. Dans ce thème, je
en deux camps : d’un côté, ceux qui, tout en étant contraints d’adopter les m’intéresse au design lié aux nouvelles technologies. À savoir, ce que les
technologies numériques dans leurs métier, préfèrent entretenir une certaine designers proposent grâce à cet outil et quels sont les enjeux pour la création
distance, voire méfiance, à leur égard ; de l’autre, ceux qui, enthousiasmés par à venir.
les nouvelles possibilités offertes, voient dans le numérique un nouvel enjeu de
création et une voie pour le design. » Stéphane Vial, Court traité du design, chapitre Un design communiquant
: Faire du projet, p77.
Jean-louis Fréchin, dans son projet de carte blanche, en 2008, s’interroge sur
Le développement des techniques numériques et le progrès dans le domaine de la manière de faire intervenir les nouvelles technologies dans nos objets du
l’ingénierie permettent aux créateurs d’explorer de vastes champs de recherches quotidien.
formelles en architecture et en design. Dans le passé, l’architecte était celui Son projet ‘’Interface(s)’’ est une réflexion qui tente de rendre visible le
qui détenait le savoir constructif. Sans ordinateur, celui-ci devait dessiner, numérique au sein de nos habitats : « Le design n’est-il pas le lien manquant
calculer et faire face aux réalités structurelles. Se posait donc la question d’une entre les industriels, les disciplines impliquées, les technologies, les gens et les
adéquation entre une architecture sur le papier et l’adaptation avec le bâtiment pratiques ? » Jean-Louis Fréchin, extrait de la carte blanche du VIA.
construit. Autrement dit, le projet se situait entre une architecture dessinée et la
réalité du bâtiment construit adapté aux contraintes du site et de la technique : Les objets et pratiques proposés provoquent des situations nouvelles, ils
« Aujourd’hui, à l’heure où la 3D est un outil clef de la conception, les projets, aux imaginent des modes d’interactions différents. Jean-Louis Fréchin s’appuie
formes de plus en plus complexes, trouvent leur matérialité grâce à la puissance sur nos sens et propose un métissage des nouvelles technologies et des objets
de calcul de l’ordinateur ayant servi à modeler la forme. « La conception légitimes de la maison comme le mobilier, les éléments de décoration, de 166
169
architecturale (devenant) indissociablement liée (aux capacités) du « generate confort et d’éclairage…
modeling », véritable outil analytique en temps réel. » Frédéric Migayrou, Les Les objets, plus que de simples interfaces, deviennent supports de service 167
169
ordres du non standard, Architecture non standard, Pompidou, 2003, p26. en ligne. Jean-Louis Fréchin utilise le numérique afin de mettre en avant les
relations amicales qui se créent entre nos objets et nous mêmes.
Sachant que le numérique repose sur de puissants calculs mathématiques, on
peut dorénavant grâce à lui produire n’importe quelle figure avec une exactitude ‘’Interface(s) ‘’est composé de cinq objets :
chiffrée. Ce dernier s’est développé au point qu’il amène les concepteurs à - ’Wanetlight M’’ est une suspension lumineuse dessinant la lumière. Ici, le
reproduire des modèles naturels jusqu’alors irréalisables sans les logiciels de designer mêle la tradition du verre avec un maillage technique de Led qui
modélisation. L’outil numérique a influencé considérablement l’évolution de permet de construire un objet tridimensionnel lumineux. Grace aux Leds
l’architecture et du design. individuelles et leurs capteurs, Jean-Louis Fréchin nous offre la possibilité
Comment se présentent ces nouvelles technologies dans nos objets du de moduler la lumière selon nos envies. On peut alors choisir son ambiance
quotidien ? lumineuse grâce à des gestes.
Sont-elles toujours utilisées à bon escient dans le projet ? - ’Wadoor UP’’ se situe entre l’écran et l’objet. Une porte devient objet.
La forme séduisante ne prend-elle pas le dessus sur le fond du projet ? La Connecté à un logiciel, on peut inventer son ‘’papier peint’’ lumineux en créant
CFAO(conception et fabrication assistées par ordinateur) et les machines- des motifs et des ambiances personnalisables à l’infini.
outils ne nous détourneraient-elles pas de l’essence du design ? Comment - ’Wasnake ELA’’ est une étagère configurable selon l’inspiration de l’utilisateur.
produire et créer intelligemment lorsque tout est possible ? Elle permet de diffuser des messages (sms) ou des informations de nos
Au départ, la CFAO visait surtout à commander les machines-outils pour la ordinateurs. L’objet est hybride et multifonctionnel.
Interfaces Jean-Louis Fréchin

- ‘’Waaz AL’’ est une autre étagère proposant une diffusion audio. Ce meuble en
bois est une chaine hifi discrète reliée à nos ordinateurs et notre bibliothèque
musicale.
- ’Wapix YJMM’’ sont des cadres photos. Ils proposent de diffuser les images
de nos ordinateurs grâce à une connexion wifi. Sensible à la lumière ambiante,
ils donnent une plastique particulière aux photographies et à notre espace.

Ce travail s’inscrit entre la multiplication des équipements, l’hyper


médiatisation, et leur contrainte, l’immédiateté et l’immersion. La technique
(câbles, fils, branchements électriques) est cachée au profit de l’expérience de
l’objet. Jean-Louis Fréchin rêve de ‘’ré-enchanter les technologies’’. (Extrait carte
blanche, p30).

Personnellement, je trouve ce design intéressant car il met en avant la


découverte sensible de l’objet. Jean louis Fréchin utilise ces nouveaux outils Wanetlight M
comme des tremplins à la création. Il ne souhaite pas faire disparaître les
objets, il veut que ces nouveaux objets prennent place dans notre quotidien
de manière sensible, que l’on ait envie de les voir et de les toucher. Ces objets Wadoor UP
présentent les possibilités offertes par le numérique. Le cadre photo ‘’Wapix
YJMM’’, par exemple, nous fait découvrir nos photos qui sont généralement 168
171
enfouies dans nos ordinateurs et que l’on regarde peu. L’objet se transforme par
le toucher et les mouvements de notre corps : nous sommes directement en 169
171
Wadoor UP
lien avec ces objets, il existe une véritable interaction.
Waaz AL
Jean Louis Fréchin réussit habilement ce lien entre dématérialisation et
sensibilité en prenant en compte l’émotionnel et l’intime. Ses objets proposent
une ambiance, les messages que l’on peut écrire, par exemple, participent
directement à l’expression personnelle des habitants des lieux. Loin d’être distant
avec ses objets, Jean-louis Fréchin propose une nouvelle forme d’expression de
notre intériorité. Ces ‘’objets relationnels‘‘ tous basés sur la communication
et l’échange influent sur nos relations de manière positive : « On aborde ici
l’ultime fonction du designer numérique, qui crée des objets qui vont structurer
les relations entre les personnes, modifier les modalités de sociabilité et d’échange, Wasnake ELA
redéfinir les territoires symboliques. » Carte blanche, p31.
N’est-ce pas l’essence même du design que Jean-Louis Fréchin traite ici ? Des
objets discrets qui ne jouent par sur l’effet mais qui agissent directement sur
nos espaces, notre ambiance et notre interaction positive avec les autres. Le
service est mis en avant, il s’adapte à chaque individu afin de nous aider à
mieux vivre.

Wapix YJMM
Suspension à variation lumineuse 3D/
Jean-Louis Fréchin

173

173
«Avec l’évolution des techniques et de l’outil informatique, les enjeux du design
ont été modifiés. Il faut dorénavant que les designers prennent position : «
Aujourd’hui l’architecte dispose d’outils dont il peut se servir, soit pour continuer
à produire, plus rapidement que par le passé, des projets sans surprises… , soit
pour faire sortir la discipline architecturale de ses gonds, en la poussant aux
limites, en lui faisant traverser les contrées d’autres disciplines devenues à portée
d’échange international comme jamais auparavant.» Christian Girard.

L’outil séducteur

Maintenant que nous possédons les machines, la question reste de savoir


comment et quoi produire. L’imprimante 3D, par exemple, qui ouvre l’univers
des possibles ne va-t-elle pas perpétuer l’encombrement de notre monde en
créant des objets supplémentaires. Lors de notre entretien, Olivier Peyricot,
professeur aux Arts Décoratifs, m’a raconté qu’il avait ‘’titillé’’ ses élèves en leur
donnant un sujet sur l’imprimante 3D afin de voir ce qu’ils pourraient proposer.
Il m’expliqua que si, au départ du projet, les élèves étaient tous émerveillés par
la machine, c’est avec beaucoup de mal qu’ils ont réussi à trouver un projet de
design qui améliorerait notre vie quotidienne intelligemment.
Car si, dans le passé, le design consistait à trouver des solutions aux problèmes 172
175
techniques et évoluait avec les contraintes de production tout est remis en
cause aujourd’hui car tout devient possible ! Patrick Jouin, le démontre avec 173
175
son projet de siège ‘’solid chair’’. Cette assise évidée, ressemble plus à un dessin
griffonné qu’à une chaise solide et stable. Elle souligne la révolution à laquelle
sont confrontés les designers.

« Fabriquer tout et n’importe quoi depuis notre salon, d’un simple clic ? Et si
chaque foyer se transformait en micro usine équipée d’une machine de la taille
d’un micro-ondes, capable de créer des objets, de la nourriture ou du tissu
humain à la demande, à partir de plans disponibles sur Internet ou de fichiers
numériques (…) » Coralie Schaub, article de Libération, EcoFutur, lundi 1er octobre,
2012.

Cette citation souligne bien le problème majeur de la machine 3D dans le futur


qu’elle propose. Loin de repenser notre monde et notre environnement, celle-
ci incite à créer davantage. On peut se demander ce que deviendra le design
lorsque tout le monde produira ses objets chez soi… Que penser de la firme
japonaise Fasotec qui propose dorénavant des échographies 3D ?

Solid Chair
Patrick Jouin
«Habitat imprimé»/
François Brument

« Dans les fab labs, ces laboratoires de fabrication numérique ouverts au grand
public, il flotte un air d’entraide, l’idée d’offrir à chacun les moyens de fabriquer
l’objet de ses rêves. » Coralie Schaub, article de Libération, EcoFutur, lundi 1er octobre,
2012.

Mais, les utilisateurs savent-ils vraiment ce dont ils ont envie et besoin ? N’est-
ce pas le rôle du designer que de proposer des objets en apportant des solutions
humaines et sociétales entre le marché, la liberté, la nature et l’individu.

Vers un habitat industriel

« Des chercheurs travaillent même sur l’impression de médicaments ou de


maisons. » Coralie Schaub, article de Libération, EcoFutur, lundi 1er octobre, 2012.

Cette phrase, loin de me laisser rêveuse quant à l’avenir des métiers d’architecte
d’intérieur et de designer, m’interpelle. Nos métiers qui, comme le soulignait
Jean-Michel Policar (lors de nos entretiens), sont une grande portée sensible
et psychologique, vont-ils être réduits à la pensée de la machine ? Doit-on se
laisser emporter et dicter par ce qu’elle propose ?
174
177
En 2012, le designer François Brument réalise la première phase de sa carte
blanche avec le VIA : ‘’Habitat imprimé’’. Cette recherche consiste à utiliser les 175
177
nouveaux champs de conception afin de traiter l’habitat dans son ensemble,
à la fois le mobilier, l’architecture et l’environnement. « Le projet d’habitat
imprimé désire investir la notion d’habitat industriel mais dans la variabilité
du modèle, c’est-à-dire imaginer un modèle de conception ouvert capable de
s’actualiser en fonction des contextes géographique, spatial, temporel et d’usage :
ici c’est le modèle générique adaptable qui sera préconçu tandis que la réalisation
sera unique et contextualisée. » Extrait de la carte blanche du VIA, 2012, p18.

François Brument à travers ce projet, propose une conception globale de


notre intérieur. Il cherche à développer une chaîne numérique transversale et
continue entre conception et fabrication afin de revoir la ‘’notion de standard
industriel’’ au profit de l’adaptabilité et de la variation (dit-il). Tirant un trait
sur une méthode ancestrale de réalisation de projet où les plans et croquis
papier étaient essentiels, il choisit de mettre l’accent sur l’informatique et son
espace de variabilité qui permet la réactualisation permanente de nos espaces :
« Le ficher informatique est en effet indéfiniment re-calculable et ré-actualisable,
là où le plan sur papier est figé et invariable. » Extrait de la carte blanche du VIA, des détails. C’est le cas pour «Nordpark Cable Railway» de Zaha Hadid, où la
2012, p14. grâce de formes produites par informatique se trouve détériorée par la vision de
La sensibilité ne va t-elle pas disparaître ? L’architecte ou le designer que l’on soudures grossières. Les plaques préfabriquées à partir de données numériques
reconnaissait par ses projets, ses croquis, ses maquettes, ‘’sa pate’’ ne va t-il pas ont été assemblées manuellement d’où l’imprécision dans la finition.
lui aussi être uniformisé et formaté ? C’est finalement la question de l’écart entre l’homme et la machine qui se
Ce projet m’interroge tout particulièrement car, il remet en cause plus qu’un pose, car, s’il est possible de calculer précisément un assemblage, une forme,
habitat : c’est toute une pensée sur la notion de vivre et d’habiter qui est par le biais d’une machine, il est difficilement possible de calculer la précision
présentée ici ! d’exécution d’un individu. Cela nous amène au souci du détail qui caractérise,
‘’Habitat imprimé’’ ne serait il pas une impasse pour l’architecture et le design ? par exemple, le savoir faire Suisse.
Je crains que cette évolution de conception ne nous amène à une uniformisation
Matt Sindall, qui lui aussi s’était intéressé à l’outil informatique en 2007 avec des modèles, vers une perte d’imagination et de créativité. Alors que nos
son projet de carte blanche ‘’W’’, soulignait (lors de notre entretien en octobre espaces et nos objets doivent nous représenter et parler d’une ambiance et d’un
2012) que si l’informatique l’avait fasciné dans le passé, il était aujourd’hui univers.
revenu à un essentiel. Il m’exposait le problème inhérent à l’informatique et
l’emprise sur notre réalité : « Il y a une forte discussion, un fort questionnement
selon moi sur la virtualité et la réalité. Et je bascule entre les deux. Je n’ai pas
encore trouvé la solution, la formule. (…) Quand on est devant un écran, avec
un logiciel de 3D, il n’y a pas de repère, de profondeur, de distance. On peut se
perdre très facilement ; on voyage dans ce trou noir qui n’a pas de mur, pas de
physicalité. » 176
179

Ne serait-on pas en train de se rattacher au virtuel alors que nous ne prenons 177
179
même plus le temps de regarder ce que nous avons sous les yeux ?
L’objet doit être rattaché à un espace et l’espace appartient à une construction,
un réel.
‘’Habitat Imprimé’’ ne présenterait-il pas un monde de jeu en perpétuel
mouvement où les enjeux disparaîtraient ?
L’exaltation du clic et la rapidité du changement d’échelle ne nous entraîneraient-
elles pas dans un monde artificiel ?

On ne peut pas oublier qu’il existe des différences entre l’imagerie, la 3D du


projet et une visite sensorielle et concrète du bâtiment. En théorie, ils devraient
être identiques, mais on remarque des différences notables souvent au niveau
Thème V

L’art 178
41

et 179
42

le design
« L’art d’une chaise ne réside pas dans sa ressemblance avec l’art, mais se trouve
en partie dans la mesure, l’utilité et l’équilibre de la chaise même. » Donald Judd,
article : Les meubles de Donald Judd, Architecture intérieure crée, n°238, septembre
1990, 32.

Faire converger les arts et l’industrie tel est l’ambition du design. Il tend à
améliorer l’art industriel par l’épuration des formes.
A la différence de l’art, le design est lié à l’industrie. L’art est donc différent de
l’objet de mobilier dont le but ultime est d’être fonctionnel. Pourtant, le design
provient des ‘’arts mineurs’’. Le mouvement de ‘’l’Art Nouveau’’, en 1900, parle
d’une « œuvre d’art totale réunissant les arts et l’artisanat, où chaque chose, de
l’architecture au cendrier, (participe) d’une décoration raffinée, et où chaque
créateur ou designer (s’efforce) d’imprimer sa subjectivité à toutes sortes d’objets
au moyen d’un langage vitaliste – comme si le fait d’habiter l’objet ainsi ouvragé
permettait de résister à la poussée de la réification industrielle. » Hal Foster,
Design et crime, p27.
Bien que le musée national d’art moderne, le centre Pompidou, présente de
nombreux projets de designers, il importe de distinguer ces deux disciplines
tout en sachant qu’elles s’entremêlent et se croisent constamment.
180
« En introduisant, grâce à François Mathey, le design dans le programme du
Centre Georges Pompidou, M. Georges Pompidou faisait, en 1970, œuvre de 181
pionnier en faisant cohabiter sous un même idéal Art et Design.» Françoise Jollant
responsable en 1987 du design au centre Georges Pompidou (extrait du magazine Art
Press, Hors série spécial, n° 1987, p3.)

De l’art à l’objet fonctionnel

« Si chacun de nos objets avaient été des pièces uniques, nous pourrions parler
d’objets d’art. » Entretien avec les Tsé-Tsé designers.

Lors de ma rencontre avec les designers, je me suis rendue compte que l’art
était omniprésent. Certains d’entre eux se sont même tournés vers l’objet
Donald Judd, chaise, 1982, fonctionnel en commençant par aborder l’art sous sa forme plastique. François
produit par Lehni AG, Suisse Bauchet plasticien de formation, met en avant cette ambiguïté, en 1982 lorsqu’il
nomme son projet ‘’Ceci est une chaise.’’
Que cherche t-il à nous faire comprendre ? Un simple nom permettrait-il de
faire la différence entre l’art et le design ?
Ce siège manifeste sa recherche sur des volumes compacts. Ici, la chaise est un L’art sous toutes ses formes
objet mais pourrait être une sculpture. Réalisée à partir d’un bloc évidé, elle
nous interroge quant à sa nature. Elle représente la simplicité et met en avant « L’œuvre est au premier chef genèse et son histoire peut se représenter brièvement
une géométrie évidente : une planche épaisse pour le dossier, une autre pour comme une étincelle mystérieusement jaillie d’on ne sait où qui enflamme l’esprit,
l’assise et une à l’avant qui donne la tenue de l’objet. actionne la main et, se transmettant comme mouvement à la matière, devient
Un travail minimaliste utilisant le minimum de matière pour produire le œuvre. » Paul Klee, Théorie de l’art moderne, p59.
maximum de réflexion. Quand on l’observe, on ne sait si elle provient de l’art L’acte créatif rassemble deux domaines distincts, l’art et le design. Ce que
ou du design mais on comprend son évidence, sa fonction : s’asseoir. souligne Paul Klee en parlant d’art est donc aussi valable lorsque l’on aborde
l’objet de mobilier. La création n’est pas un acte sensé : elle est liée à une pulsion.
L’écriture de François Bauchet rappelle le travail de Donald Judd et ses Le design ferait il un lien entre l’intuitif et le rationnel ?
‘’Specific Objects’’. Matt Sindall articule son travail grâce à cette intuition. Selon lui, celle-ci se
Si ce designer ne veut voir aucun pont entre l’art et le design (dans l’introduction définit par trois éléments de notre corps : « La tête représente l’intellect, le
de son essai ‘’It’s Hard to Find a Good Lamp’’ il affirme pourtant : « Bien sûr si cœur se place du côté de l’émotif et le chakra correspond aux trippes, à notre coté
quelqu’un fait de l’art en même temps qu’il élabore du mobilier et de l’architecture, animal.» (Interview personnelle) Les projets se construisent dans l’association de
il y aura des similitudes. (…) Si vous aimez les formes simples en art, vous n’en ces éléments. Créer consiste à assouvir un désir intérieur, les objets portent en
ferez pas de compliquées en architecture. » Donald Judd, article, op. cit., p32. eux divers univers et sont nourris par de nombreux domaines.

Le lien entre l’art et le design existe lorsque l’on analyse la démarche du projet. Frédéric Ruyant souligne que l’inspiration se trouve partout. Les expositions
Souvent, le vocabulaire formel donne le ton de l’objet. Donald Judd élaborait et les peintures de la première renaissance Italienne peuvent alors donner vie
d’ailleurs ses œuvres d’art comme des objets de design puisqu’il les réalisait en à ses projets. 182
185
se rapprochant de l’industrie. « Cet acte créatif est fait d’intuition et pour parler comme au XIXe siècle de
raison pure. Le designer, pour moi, est la combinaison entre un caractère intuitif
183
185
Alors pourquoi s’acharner à faire des distinctions de sens ? et un autre, plus rationnel. » (Interview personnelle)
L’art est certainement la source d’inspiration première du design car ses formes
Le design, appelé autrefois ‘’esthétique industrielle’’, permettait par l’association et la liberté qu’il représente sont recherchées par de nombreux designers qui
de ces deux termes de mieux comprendre ses enjeux. « On entend alors la puisent en elles, en quête d’un imaginaire sans limite. Malgré tout, « le design
recherche d’une beauté dans les objets fabriqués industriellement qui soit est un art à part entière qui doit prendre en compte les facteurs économiques de
conforme à l’idéologie fonctionnaliste moderne selon laquelle la beauté d’un objet notre société. » (Entretien personnel avec Jean-Michel Policar.)
fabriqué provient de son adaptation à sa fonction. » Stéphane Vial, Court traité du
Design, p29. Les designers inscrivent leurs projets dans la société, ils s’inspirent de l’art tout
en restant conscients de ce qu’ils cherchent à créer : « Je suis peut être quelqu’un
qui identifie assez bien cette navette entre les deux disciplines, l’art et le design
mais je ne les mélange pas. Je sais quand je fais du design et quand j’aborde un
travail de plasticien. » (Interview personnelle avec Claude Courtecuisse.)

On pourrait dire que les objets du design et ceux de l’art ont en commun
d’animer notre quotidien et d’ouvrir l’univers des possibles.
Une évolution en parallèle

C’est au moment de la naissance de l’abstraction en peinture que l’objet fait son


apparition. On abandonne alors la représentation de l’existant afin de présenter
de nouvelles formes et une recherche plus personnelle qui met en avant la
démarche de l’artiste. Le ‘’ready-Made’’ de Marcel Duchamp replace l’objet
dans sa réalité et sa matérialité et transgresse les codes des pratiques picturales
établis jusque là.
L’objet apparaît au moment où naît la société de consommation comme signe
de valeurs matérielles, économiques, sociales, éthiques. Il représente la société.
Le design se présente alors sous la terminologie ‘’d’arts appliqués’’ avec le
mouvement du Bauhaus. La peinture abstraite a permis la naissance de l’objet
dans le champ de la créativité. C’est à la fois un moyen d’expression, un lieu de
contestation et un miroir social. Au commencement est apparue l’idée ‘’d’art
total’’, le design investit la production industrielle caractérisé par son utilité et
sa fonction. L’objet est au centre de la société, il devient accessible à tous.

Si le design se place du coté du rationnel et le plasticien du côté de l’imaginaire,


ces deux activités se retrouvent sur le plan de leurs intentions aussi bien 184
esthétiques qu’artistiques. L’apport des arts plastiques est indispensable dans
leurs démarches respectives. C’est dans un souci artistique que le designer 185
repense le rapport aux objets quotidiens et notre monde. Philippe Starck investit
les deux champs en même temps au détriment de l’efficacité fonctionnelle. Son
presse agrume, ‘’Juicy Salif ’’ est l’exemple le plus parlant de la confrontation Juicy Salif
entre l’esthétisme et l’ergonomie. Cet objet à la forme inhabituelle, nous évoque Starck
plus le milieu de la science fiction plutôt que celui de la cuisine. Cette créature
mêlant art et design rappelle les objets ‘’araignées’’ de Louise Bourgeois dans
ses lignes élancées. Que penser de cet objet est qu’il se veut fonctionnel alors
qu’il reste malgré tout impraticable? Deux designers allemand, Adam und
et Harborth ont même réalisé, dix ans plus tard un complément de cet objet
afin d’en faciliter son utilisation. ‘’Salif Aid fûr Juicy Salif ’’ est un récipient qui
s’encastre au cœur de l’objet et qui permet de récupérer la pulpe. Plus qu’un
objet, Philippe Starck a réalisé une icône des années 90, ce presse agrume
connu de tous a été exposé dans plusieurs musées et galeries du monde. Au vu
de cet exemple, on peut se demander si l’esthétique des objets n’a pas dépassé
l’importante de leur utilisation quotidienne et si certains designers ne jouent
pas de l’image de leurs objets au détriment de leur praticité.

Juicy Salif / Salif Aid fûr Juicy Salif


Aujourd’hui, la transversalité des pratiques est notable. Des peintres évoluent L’architecture fondée sur une volonté de retour à l’ordre dans l’espace, ce
vers un stylisme de mode ou vers l’aménagement d’espace et les architectes domaine est construit: « L’architecte, par l’ordonnance des formes, réalise un ordre
deviennent plasticiens. Zaha Hadid, par exemple, ne laisse transparaître la qui est une pure création de son esprit par les formes, il affecte intensivement nos
fonction de ses formes et met l’expérience au premier plan. sens, provoquant des émotions plastiques ; par les rapports qu’il crée, il éveille en
Jorge Pardo est l’un des artistes les plus représentatifs de cette transversalité. nous des résonances profondes, il nous donne la mesure d’un ordre qu’on sent en
Son travail interroge constamment les catégories art/architecture/design. En accord avec celui du monde, il détermine des mouvements divers de notre esprit
1992, il installe sa propre cuisine comme sculpture dans une exposition (Si et de notre cœur ; c’est alors que nous ressentons la beauté. » Le Corbusier, Vers
seulement je l’avais réalisé de cette façon au départ). Ses meubles décoratifs (Le une architecture, 1823, p252.
corbusier Sofa, 1990) questionnent aussi pour ce qu’ils représentent. Malgré L’architecture, tournée vers le monde ‘’ordinaire’’, apporterait des solutions tandis
tout, il nie toute trace de référents visuels au design et à l’architecture, ils sont que l’art engendrerait de l’inédit en soulignant les problèmes de notre société : «
pourtant évidents ! l’émotion, le choc esthétique, ce n’est pas prendre brusquement contact avec le sol,
c’est au contraire perdre pied. » Jean Bazaine, Notes sur la peinture d’aujourd’hui,
Comment définir clairement les limites du design ? Paris, Seuil, 1953, p59.

Le design est en lui même un domaine transversal. Il rassemble les produits, les L’art chamboule, choque et questionne
vêtements, le mobilier, la typographie etc. C’est toute notre manière de penser
qui est rassemblée dans ce domaine. Tout se mélange et participe à notre « Pour moi, l’art doit questionner et déranger. Il propose une interprétation du
curiosité et notre esprit critique. Les designers se trouvent aujourd’hui dans les réel qui doit interpeller. » Annette Messager, extrait de l’article de Libération du 20 novembre 2006.
galeries, ils exposent des objets à tirage limité et les plasticiens reçoivent des
commandes de création mobilière : Nous sommes dans une ‘’re-valorisation‘’ L’art peut, et parfois doit, choquer : Olympia, le déjeuner sur l ‘herbe, la 186
47
de l’objet fonctionnel. La posture critique tend vers ce mélange des domaines. Maja desnuda, L’origine du monde, les débuts du cubisme, Madame Bovary,
C’est dans ce rapport social, politique et le contexte économique que certains Les fleurs du mal… tant d’œuvres qui ont provoqué des scandales en leur 187
48
designers mêlent le mobilier et l’art (Sol Lewitt ou Serra par exemple.) temps et qui, aujourd’hui, sont devenues des icônes. Celles-ci ont fait parler
Le multimédia, à son apogée aujourd’hui, ne favorise pas la distinction de ces en suscitant l’intérêt des spectateurs ou lecteurs et en faisant couler de l’encre.
deux domaines : « Chaque atome part dans son propre sens à l’infini, et se perd L’origine du monde, peinte en 1866 par Gustave Courbet, fut pendant plus d’un
dans l’espace. C’est proprement ce que nous vivons dans nos sociétés actuelles, qui siècle qualifiée ‘’d’œuvre scandaleuse’’. Longtemps dérobé à la vue du public,
s’emploient à accélérer tous les corps, tous les messages, tous les processus dans le réalisme de ce tableau dérange. Mais Gustave Courbet ne s’intéressait pas
tous les sens, et qui, en particulier, a crée avec les médias modernes, pour chaque au présentable, il cherchait l’authentique. Plus de cent ans plus tard, ce style
événement, chaque récit, chaque image, un espace de simulation de trajectoire à provocateur continue d’attiser la curiosité. A son entrée au musée d’Orsay, un
l’infini. » Jean Baudrillard, magazine traverse n°33-34, Janvier 1985, p8-9. gardien fut même affecté en permanence à la surveillance de cette seule pièce,
S’il était déjà complexe en 1985 de savoir où se situe le sujet et où se situe pour observer les réactions du public : « L’art est fait pour troubler, la science
l’objet, ce questionnement reste d’actualité. rassure. » disait Georges Braque.

Les deux domaines se distinguent sensiblement dans leur rapport au monde Beethoven est aussi un exemple de la critique. Le plus grand compositeur des
: l’art d’un côté, et le design et l’architecture intérieure de l’autre ont un statut temps modernes fut renié et hué à ses débuts. « C’était bizarre, incohérent, diffus,
different.Si l’art doit ‘‘déranger’’, le design et l’architecture sont ordonnancés, ils hérissé de modulations dures, d’harmonies sauvages, dépourvu de mélodie, d’une
rangent le monde. Le Corbusier soulignait d’ailleurs que : «Là où naît l’ordre, expression outrée, trop bruyant, et d’une difficulté horrible. » Hector Berlioz, Etude
naît le bien-être.» critique des symphonies de Beethoven.
L’émotion provoquée par ces avant-gardistes nous élève, leurs œuvres
permettent de faire évoluer notre regard et notre monde. N’est-ce pas cela qui « J’aime cette idée des œuvres domestiques, quasi fonctionnelles, qui, en s’associant
représente le potentiel de l’art vis-à-vis de notre société ? les unes aux autres, amènent l’idée ou le sentiment d’un espace habitacle (…)
« C’est souvent en franchissant les bornes prescrites, c’est en substituant des règles l’exposition devient une zone d’indistinction entre les catégories. » Michel François
qui pourraient être celles des règles admises que l’homme de génie sait s’élever au- dans son entretien avec Christine Macel, les cahiers du Mnam, extrait du magazine Art
dessus du vulgaire. » Exposé d’une musique vue et initiative, citation extraite du livre presse n°293, Aout 2003, p50.
: Les révolutionnaires de la musique, p171.
L’art dérange les pouvoirs en place car il est synonyme de liberté d’expression.
Il a une fonction politique comme en témoigne l’existence de la censure.
Aujourd’hui, l’art devient problématique car il tend à ne plus déranger. Il est
entré dans la culture populaire et est devenu banalisé. Il a donc perdu sa force
initiale et prête à confusion.

Larry Clark en est l’exemple. Ce photographe à scandale, qui fascine et choque


n’est apparemment pas au goût de tous. Son exposition ‘’Kiss the past hello’’
(octobre 2011-janvier 2012), au musée d’Art moderne de Paris, a été interdite
au mineur en France et la Suisse a même censuré certaines photographies.
Or l’art n’est il pas un moyen d’expression libre ?
Larry Clark dérange en dénonçant la réalité qu’on ne veut pas voir. Il parle de
la jeunesse américaine avec toutes ses folies, ses excès, ses addictions et ses 188
travers.
Est-il bon d’interdire cette exposition sur la réalité de la jeunesse aux jeunes 189
eux-mêmes alors qu’ils sont les principaux concernés ?
La bonne conscience ne nuit-elle pas à l’art qui par essence se doit d’évoluer
sans règle?

Le designer a-t-il besoin de l’art pour déranger et produire sa propre


réorganisation ?

« Dans le cadre d’une interrogation du rapport de la sculpture à l’architecture,


la chaise devient une référence structurelle, porteuse d’une valeur d’usage et de
la valeur d’un meuble manufacturé rare qui peut, dans un contexte domestique,
tenir la place d’une œuvre d’art. Une vie publique dotée d’un potentiel théâtral Billy Mann, 1963
Larry Clarck
énorme, comme une mise en scène. Depuis des décennies, la chaise joue un rôle
important dans de nombreux films et pièces, de sorte qu’elle porte les stigmates
d’une pseudo-nostalgie. » Rita Mc Bride, citation extraite du magazine Art presse
n°293, Aout 2003, p44.
La tension entre l’esthétique et le fonctionnel offre ce qu’ils cherchent tous
deux : le ‘’point de vue’’.
Jumbo
Logiques souples
Une housse pour tabouret réalisée
à partir de fibres de feutre.
Munie d’un dossier, Jumbo permet de donner
un nouvel aspect au tabouret, de l’appréhender
La matière, un terrain d’entente
différemment et de le rendre plus confortable.
A stool cover made from felt fiber. « Le peintre qui attaque son tableau par tous les côtés à la fois ne fait qu’un avec
With it’s legs and backrest, Jumbo give
a new aspect to the stool lui. » Catherine Millet, extrait de Art Press n°90, mars 1985, objets non-identifiés, p18.
and make it more comfortable.
Tout comme le peintre se projette devant une toile vierge, le designer grâce à
la maquette et son expérience de la matière parvient à transformer ses idées en
volume, en objet. Ces deux créateurs ont en commun leur approche sensible
de la matière. Comme l’artiste choisi sa peinture, le designer choisit la matière
de l’objet qu’il conçoit. La matière questionne les créateurs car elle induit une
technique, un certain mode de fabrication et d’assemblage.

Quand le design interroge la technique

La rencontre avec des artisans peut permettre à un designer d’aboutir un projet.


C’est souvent dans un échange de connaissance que ces deux créatifs évoluent.
L’un ayant la connaissance de la matière, l’autre cherchant à la questionner et
la faire tendre vers son désir et son imaginaire. L’un peut être plus réaliste et
l’autre plus rêveur. « Je travaille beaucoup avec des artisans. Je suis intéressé par
la relation avec eux, par l’échange qu’il existe et comment, de mon côté et du
leur, on arrive à se comprendre pour faire avancer les projets. » François Bauchet 190
51
(interview personnelle)
191
52
Je me souviens personnellement le plaisir que j’ai ressenti l’année dernière à
expérimenter la matière feutre. C’est en échangeant avec une artiste travaillant
cette matière que j’ai pu élaborer un sujet de design sur la procédure souple
(Jumbo réalisé en 4e année à Camondo). Si, au départ, je pensais utiliser le
feutre pour ses qualités thermiques et acoustiques, je ne m’attendais pas à
découvrir la matière dans son ensemble. J’ai pu, grâce à des cours, comprendre
comment celle-ci se formait depuis les fibres, jusqu’à la feuille en arrivant au
volume. Cette expérience a construit mon projet et j’ai découvert la magie de
l’élaboration de la matière en réalisant un objet sans couture pensé dans sa
globalité. Mon projet était une housse en feutre qui changeait l’aspect d’un
simple tabouret en lui donnant une tout autre identité.
Christian Biecher, lors de notre entretien en octobre 2012, m’a exprimé son
bonheur lié à l’élaboration du projet ‘’Lace’’. Ce vase claustra, réalisé en 2009
avec la manufacture de Sèvres lui a permis de comprendre le processus et
la mise en œuvre de la porcelaine. Il a réfléchi au projet dans son approche
globale et c’est grâce aux dialogues avec des professionnels qu’il a pu enrichir
son sa réflexion.

Jumbo, logiques souples


4e année Camondo

Scénario de feutrage Clémentine Ravisé


Partir de l’essence pour arriver à l’objet

Ce rapport à la matière m’intéresse tout particulièrement. Elle est pour moi Même s’il m’est aujourd’hui difficile de proposer une typologie d’objet précise,
un élément primordial du projet. Elle définit sensiblement un objet, son je souhaite que ce travail d’expérimentation de la matière me mène vers une
esthétique et son atmosphère. Si j’ai pu, plus jeune, élaborer des objets en réflexion sur les objets domestiques de petite taille. Un axe de travail m’intéresse
travaillant la terre en suivant des cours de Poterie au Carrousel du Louvre, tout particulièrement : celui de l’artisanat en regard d’une industrie toujours
je souhaiterais, cette année, dans le cadre du sujet libre en design travailler plus performante.
la porcelaine. Cette matière aux multiples qualités notamment thermique, sa L’histoire et les traditions liées au service de table et aux rituels du thé sont
blancheur, sa translucidité et sa finesse me touchent. deux domaines complexes ancrés dans l’univers de la porcelaine, il me semble
Je travaille actuellement, une fois par semaine, la porcelaine dans l’atelier alors important de les étudier.
de Annie Fourmanoir, ce qui me permet de questionner cette matière et L’exposition sur l’univers du Thé au Musée Guimet et l’expérience de la
de l’appréhender dans tous ses aspects. Les enjeux de mon sujet sont liés à cérémonie du thé m’ont particulièrement interpellée. En effet, je souhaiterais
l’expérimentation. Je souhaite inclure dans ma démarche la notion d’hybridité que mon futur objet (ou gamme d’objets) soit lié à la notion de temps. Plus
de la matière. qu’un service proposé, cet objet s’inscrira sensiblement dans notre quotidien.
Il participera à des instants particuliers.
Quels rôles peuvent avoir d’autres matériaux mélangés avec la porcelaine? Nos sens seront sollicités afin de nous faire prendre conscience de la richesse
Quels effets exercent-ils sur la matière? du moment présent en regard d’une société toujours plus ‘‘accumulatrice’’,
Le tissu, par exemple, peut-il prendre part au processus de création de la excessive et qui ne laisse pas de place à la contemplation.
porcelaine?
« Cependant, la magie de la parfaite association de ces cinq éléments (cadre, 192
53
Les matériaux extérieurs peuvent-il avoir un rôle majeur ? Quelle empreinte compagnie, thé, eau et service à thé) n’opère pas sans l’attitude spéciale qui
la matière ajoutée laisse-t-elle ? En associant d’autres éléments, comment créer permet de leur rendre justice. Le secret de cette attitude, c’est l’attention. Le monde 193
54
un matériau composite adaptable à un objet du quotidien ? d’aujourd’hui offre tant d’occasions de s’égarer qu’il faut cultiver cette attention
Durant mes essais, j’ai essayé de traiter la finesse de la matière tout en cherchant qui jadis venait spontanément. Lorsqu’on y sera parvenu, mille beautés que l’on
à la rendre plus solide. Suite à des essais de mélange avec des fibres de feutre, je ne voyait pas se révéleront. Il est par exemple, une musique dans le sifflement et
me suis rendue compte que la matière, même fine, pouvait être plus résistante. le bouillonnement de la bouilloire, une fraicheur printanière dans le parfum de
De plus, en juin, je suis me suis rendue à Limoges afin de voir tous les aspect la vapeur qui monte des tasses à thé et une douce joie de vivre –trop subtile pour
que la porcelaine pouvait prendre aussi bien par une approche classique avec être sensible à un esprit distrait- qu’engendrent certaines mystérieuses propriétés
l’entreprise Bernardeau que par des technique innovantes avec la céramique inhérentes au thé lui-même (…). » John Blofeld, Thé et Tao, Préface, p11.
3D, réalisées par le biais du prototypage rapide. En visitant l’École Nationale
de la Céramique Industrielle, ainsi que l’usine 3dCéram, je me suis rendue
compte de l’étendue des possibilités techniques de la matière.

Comment rapprocher le travail du designer avec celui de l’artisan tout en


prenant en compte les technologies innovantes comme le prototypage rapide ?

J’ai également rencontré, en octobre, une professionnelle de Sèvres, Mme


Houguenague, qui m’a expliqué la fabrication d’objets, la réalisation de moules
et tous les enjeux de la matière.
194
55

195
56

Essais de Matière
Porcelaine
CONCLUSION

Le design au service de l’échange et du partage

Mon mémoire est construit sur la base d’échanges avec des professionnels, Je suis particulièrement sensible à leur force, leur manière d’enchanter
qui m’ont permis de réfléchir sur le design en général et, d’une manière plus délicatement notre vie. Ils peuvent être des médiateurs dans nos relations avec
personnelle, à la manière dont je souhaitais l’aborder. les autres.
Ce dialogue ouvert avec les designers et les théoriciens, ainsi que la découverte Dans un monde où le dialogue semble complexe, les objets sont des
de leurs univers, leurs enfances et leurs envies est une expérience forte qui m’a accompagnateurs et face à la rapidité et au règne de l‘information virtuelle, il
fait grandir et a construit ma pensée en tant que futur designer. me semble essentiel de revenir à la matière : à nos sens, nos sentiments, notre
corps en mouvement et notre esprit. Certains objets peuvent ralentir notre
Les étapes préalables à l’écriture ont été un temps précieux, un partage. Chaque perception du temps à travers la manipulation et la beauté du geste.
entretien a considérablement enrichi ma réflexion et m’a rendu encore plus C’est pourquoi j’aimerais travailler sur des objets représentant un moment
curieuse. particulier, un temps de pause, un regard sur l’objet et sur ce qu’il nous apporte,
La première partie sur les portraits de designers n’est volontairement pas de façon à aller dans le sens d’un nouvel apprentissage du temps de vivre et du
critique. J’ai souhaité une transparence, une retranscription exacte de l’univers partage.
de chacun.
Grâce à ce premier travail, j’ai pu réaliser la deuxième partie de mon mémoire.
Ces portraits de designers m’ont interrogé personnellement et m’ont permis « Il y a aujourd’hui des grands défis à relever dans nos métiers. Ils ne sont pas 196
de faire ressortir les grands thèmes du design contemporain. Les cinq nouveaux mais ils ne sont pas résolus pour autant, ils restent ouverts. Il serait
thématiques retenues (enfance, ambiance, environnement et société, interface bon que nous puissions nous pencher sur ces défis qui se trouvent souvent dans 197
et dématérialisé ainsi que l’art et le design) conduisent à classer les designers des domaines où malheureusement, la demande est peu importante. Comment
selon leurs travaux tout en faisant des liens avec ma propre expérience du donner envie à la nouvelle génération de changer les choses ? Pour répondre à
design. ces questions, j’ai ouvert il y a deux ans un institut ‘‘design civique’’ : Quelles
C’est avec plaisir que je me suis remémorés à la fois mon enfance, des souvenirs sont les conditions pour que l’on puisse être civique ? Comment reconstruire cette
et des expériences. En réfléchissant sur moi-même et en ouvrant mon regard espace temps, cet univers afin de faire revenir le respect malgré les différences ?
sur les objets, j’ai pu avoir une vision plus claire de ceux qui peuplent mon Il faut bien sûr créer les conditions au sein des institutions judicaires et savoir
quotidien. Je perçois à présent comment ces éléments propres à moi-même ont parler ensemble. Tous les domaines sont concernés, l’espace et les objets ayant
forgé ma vision des objets et de ce que je voudrais réaliser. aussi un rôle important à jouer dans l’évolution de la société. Une chaise peut
Les objets composent notre vie et notre quotidien, partout autour de nous, être agressive ou elle peut être civique, il faut faire passer les bons messages, nous
nous accompagnent et nous représentent dans nos envies, nos goûts, nos devons donner l’exemple. » Ruedi Baur, entretien personnel, 20 octobre 2012.
rêves. Ils ne possèdent pas tous la même portée symbolique, certains nous
sont indispendables dans leurs dimensions utilitaires et nous sommes attaché
à d’autres sur le plan émotionnel.
ANNEXES
Entretien avec Armand Hatchuel
Entretien réalisé le 16 octobre 2012

Armand Harchuel est Docteur à l’école des Mines Paris et professeur à l’école ENSCI
en ingénierie de la conception et système de production. Il travaille sur l’innovation
et, a dirigé en 2004, le colloque de Cerisy sur « les nouveaux régimes de la conception,
langage, théories, métiers ». Pour cette intervention, il a étudié la question du
renouvellement des activités de conception.

L’activité de conception est peu étudiée, qu’il y a une méconnaissance du « tension créatrice très intéressante. Elle a permis de faire naître des matières
raisonnement de conception ». nouvelles, libres de toute forme d’apriori comme, par exemple, la photographie.
A quoi serait due cette ignorance dans le domaine de la conception ? Le raisonnement de conception sert à la fois à se situer socialement afin de
bien comprendre le type de promesse que l’on fait et éventuellement à pointer
La principale raison de la séparation historique entre les différentes traditions les méthodes moins intéressantes. Par exemple, la séparation forme/fonction
de conceptions démarre avec la séparation des architectes et des ingénieurs. est à mon avis une erreur qui a perduré et a probablement gêné beaucoup de
Suivra, une troisième phase à la fin du XIXe et au début du XXe lorsque l’on jeunes designers qui ne voyaient pas la nécessité de les opposer. La forme/
parlera des designers. fonction s’est construite pour se distinguer des ingénieurs mais, la notion de
Cette séparation s’est faite car chaque concepteur tend à se définir plutôt par ce forme n’est pas toujours justifiée : la lumière par exemple ne peut pas utiliser ce
qui l’oppose à un domaine que par le rapport qu’ils ont en commun. raisonnement, elle possède une dramaturgie, une scénarisation.
Or, la chose commune c’est le raisonnement de conception. Il y a souvent
confusion dans chaque tradition de conception : soit on va identifier la En quoi le designer est-il acteur de notre société ? 200
63
conception à la connaissance subdivisée soit, on va la reconnaître sur les
valeurs défendues grâce à la position sociale. Dans certains cas, la définition est Celui qui crée un objet nouveau subverti la société d’une manière ou d’une 201
64
trouble, par exemple, quand un architecte traite de la décoration intérieure ou, autre. Cela est vrai de tout concepteur qui historiquement est acteur à partir
quand celui-ci agit en designer et réciproquement. Lorsque le design améliore du moment ou il s’installe dans la promesse, dans le nouveau.
la prise en main d’un outil, il s’agit d’un travail d’ingénieur. Le raisonnement Le créateur, propose un chemin un ‘’chemin dans l’inconnu’’ mais personne
de conception est mal compris car chaque tradition s’est plutôt définie en ne peut savoir à l’avance ce qu’un système ou, ce qu’un nouvel objet va
antagonisme, ne serait-ce que pour exister par rapport à l’autre. engendrer. Même un objet qui peut être anodin comme une nouvelle chaise,
peut provoquer un certain nombre d’idées nouvelles, des sentiments et des
Vous avez dit, « Le travail de conception disparaît derrière les catégories émotions. La ‘’Chaise Thonet’’ en est l’exemple. Si au départ celle-ci parlait
trop commodes et faussement claires de la technique, de l’invention et de uniquement de la technique du bois courbé, du montage et démontage,
l’art, alors même que toute technique est le résultat d’une « conception personne ne pouvait imaginer que cette catégorie de chaises allait brutalement
préalable.». Est il primordial, d’analyser le travail des concepteurs afin incarner un système, un modèle et une atmosphère viennoise.
d’établir une « méthode » propre à la conception ? Les métiers de conception posent la question du rapport de l’objet au monde.
Chacun le fait dans des zones différentes et on ne peut pas séparer le
Oui, il faut prendre conscience de chaque concepteur et de ce qu’il a à offrir. raisonnement de conception d’un raisonnement de transformations sociales.
Cette place est étonnante dans la culture qu’il ne faut pas négliger. C’est une L’important est que le raisonnement de conception soit un volet critique
place compliquée car il promet du nouveau et du rêve. Nous devons clarifier la chez l’ingénieur. Il va prendre un aspect qui conteste le principe technique
méthode même si nous ne sommes pas sur qu’il en existe une bonne. alors qu’un designer va, par exemple, venir discuter de la place de l’objet et sa
Dans le laboratoire de recherche des Mines, une des hypothèses proposée est fonction dominante.
que c’est probablement l’école du Bauhaus qui nous a amené vers le modèle
actuel.
Cette école a séparé les matières enseignées, alors que historiquement on avait
des cours de métiers. Cette séparation entre matière et sculpture a créé une
Pensez-vous qu’il existe aujourd’hui, dans le milieu du design, une nouvelle Vous avez imaginé la théorie C-K (Concept Knowledge theory) et
méthode de conception, une approche plus libre, expérimentale ? Quel rôle les Fondements théoriques de la conception innovante.
exerce cette méthode plus expérimentale sur nos objets du quotidien ? Etait-il important de pouvoir comprendre et représenter le processus de
conception en évaluant les outils de production ?
Il convient de faire des distinctions. Le raisonnement de conception a toujours
besoin d’une approche expérimentale. Quand vous construisez un objet qui n’est Théorie C-K consiste à séparer le concept de la connaissance. Dans la
pas déterminé à l’avance, il vous manque des connaissances, c’est pourquoi tout tradition de pensée, ils allaient ensemble. Autrement dit, l’idée défendue par
concepteur à besoin d’organiser un prototype. Les étapes servent à construire ce raisonnement de conception est basée sur la disjonction entre le concept et
les connaissances manquantes. Durant la recherche, l’objet peut être interprété la connaissance, ce qui me permet de parler de ‘’chimère’’. Le lion à tête aigle
différemment selon qu’il sera présenté ou non. Lors de l’étude, le designer en est l’exemple, il s’oppose à la catachrèse qui représente les pieds table. Si
questionne des individus et leur demande leur avis, il déplace la fonction l’expression ‘’pieds de table’’ est acceptée de tous, le lion à tête d’aigle n’est quant
initiale de l’objet vers cette fonction expérimentale. Tout raisonnement de à lui pas un objet fixé.
conception conduit inévitablement à une étape de prototypage quoi que vous La ‘’théorie C-K’’ permet de dire, lorsque je parle d’un objet, si je fais appel à un
fassiez, sinon ce n’est pas un raisonnement de conception. Mais ce prototypage concept clair, ou, si je me sépare des connaissances. Le designer ou n’importe
n’a pas besoin d’être incarné physiquement, il peut être une maturation, une quel concepteur ne peut travailler que si le concept de l’objet se sépare des
verbalisation du projet. connaissances utilisées pour le construire. Le travail naît dans ce vide, quand
on se libère de la tyrannie du concept.
Qu’entendez-vous par cette notion de nouvelle « raison conceptrice » qui
invite à penser l’inconnu, à susciter la surprise ? Le designer le fait-il inconsciemment ? 202
65
Nous sommes, aujourd’hui, dans une indétermination des valeurs. La société Oui et non : oui, car il n’en a pas fait une théorie formelle mais, de la même 203
66
est de plus en plus individualisée ce qui pose un paradoxe au design. Il faudrait manière que quelqu’un qui tire à l’arc n’est pas physicien, le designer ne peut
que celui-ci fasse des objets propres à chacun mais cela est impossible. La pas désobéir a la nature. Dans son mode de fonctionnement, il a retrouvé les
société ne donne pas les valeurs à l’avance, l’objet joue alors à la fois à explorer lois de la nature autrement, pas en tant que théorie mais dans l’étude, il a acquis
le sens qu’il peut avoir pour autrui et le sens que nous lui donnons nous-même. des compétences. Le théoricien est un scientifique qui retrouve la nature a
Ce jeu est dangereux car non réversible. laquelle on obéi, le designer, lui, se met en situation d’obéir à la situation de
A la limite, on pourrait dire « Monsieur le designer seriez vous devenu un conception en la pratiquant.
‘’marketeur’’ ? » Car, si celui-ci explore uniquement les désirs des clients sur Le designer grandi en découvrant la disjonction ‘’C-K’’ et apprends à travailler
mesure, il ne cherche qu’a vendre et c’est souvent dans l’autre sens que cela se avec elle. Beaucoup de designers, par exemple, jouent avec les mots en
passe : souvent les réactions des gens interrogent le designer sur lui-même. travaillant avec des listes d’adjectifs, d’autres préfèrent chiner ou multiplier les
Il n’est pas juste en train de donner un miroir de la société. Il se sert aussi de photos d’objets. Ils n’ont pas besoin de connaître les lois de la nature.
la réaction d’autrui pour réfléchir et parfois, il peut utiliser cette réaction pour
s’en éloigner lorsque le designer se rend compte qu’il est dans le cliché, par L’inconnu, ‘’le facteur x’’ est-il un élément propice à l’échange faisant
exemple. évoluer le projet ?

Quelles sont les données universelles au raisonnement de conception ? L’inconnu s’oppose à la raison critique car il demande de définir les mots du
projet pour arriver au connu commun. Quand on arrive au ‘’connu commun’’
A un moment donné de l’histoire, on retrouve des points communs notamment on peut construire la raison conceptrice, c’est l’inverse.
sur leurs manières de se projeter. Aujourd’hui, les ingénieurs eux aussi Il faut laisser la part d’inconnu dans la conversation, dans l’action, dans la
bénéficient du prototypage rapide. L’architecte a depuis très longtemps trouvé société pour faire émerger du nouveau. Le but de la raison critique n’est pas de
le moyen d’imaginer concrètement son projet en réalisant des maquettes. créer du sens nouveau mais elle consiste à bloquer le sens, l’asseoir, le valider,
Celle-ci est un outil de conversation. le légitimer afin de le fixer.
Le rapport entre l’inconnu et le connu est vrai de tous les concepteurs mais
chacun construit une histoire différente. Par exemple, l’inconnu de l’ingénieur
n’est pas égal à celui du designer, ils ne construisent pas l’inconnu sur les
mêmes espaces. Les débats sur la critique des valeurs ne sont pas des débats de
design : ce sont des débats sur la place du designer au sein de la société.

En tant que Professeur en Master innovation en design à l’ENSCI comment


définiriez-vous les positions actuelles et les démarches des jeunes designers ?

Je n’ai aucune autorité, mon rôle a été de comprendre ce qu’il y a de commun


entre les différents raisonnements de conception. Si je fais une analyse, je dirais
qu’il y a deux types de position par rapport aux valeurs : la position de parure
et la position de pointe. La ‘’parure’’ est ce qui donne un supplément de valeur
à un objet dont l’identité est conservée. Quand la société est sensible, fragile
on va utiliser la parure pour réenchanter les objets minimaliste. (La machine à
laver ou Ipod blanc au départ qui se déclinent ensuite en différentes couleurs.)
Dans les sociétés bien portante et qui ont envie de se questionner, on fait de
la ‘’pointe‘’ en brisant l’identité des objets. Dans les années 70, le siège Sacco a
brisé les codes du siège. 204
67
Philippe Starck est un maître du jeu parure/pointe. Il sait quand il faut rester
dans la parure ; à ce moment là, il organise un réconfort social. Il sait aussi 205
68
quand il doit briser les codes. Sa chaise ‘’Louis Ghost’’, est une pointe : elle est
transparente, met en danger l‘identité de l’objet. Mais elle est aussi parure car
Philippe Starck choisi de lui donner une forme ancienne et rassurante, Grand
Siècle.
Les designers doivent se poser la question d’identité de l’objet et prendre
Siège Sacco Piero Gatti, Cesare conscience lorsqu’ils s’installent dans la parure ou la pointe. Compte tenu de la
Paolini et Franco Teodoro situation de crise, il est actuellement plus risqué de briser l’identité des objets.
Le designer est coincé parce qu’il ne peut exiger une formation liée à ses objets,
on doit l’appréhender et le comprendre seul, contrairement à l’ingénieur.
Mais, l’ingénieur se rapproche socialement du designer car compte tenu de la
rapidité du mouvement de la société actuelle, lui aussi doit inventer des objets
qui s’appréhenderont intuitivement. Désormais, on ne peut plus obliger les
gens à apprendre.
BIBLIOGRAPHIE

Entretiens

François Azambourg : Jeudi 18 octobre 2012

François Bauchet : Mercredi 3 octobre 2012

Ruedi Baur : Samedi 20 octobre 2012

Christian Biecher : Mercredi 10 octobre 2012

Michel Bouisson : Jeudi 4 octobre 2012

Claude Courtecuisse : Vendredi 28 septembre 2012 206


209
Gaëlle Gabillet Stéphane Villard : Lundi 8 octobre 2012 207
209
Armand Hatchuel : Mardi 16 octobre 2012

Olivier Peyricot : Jeudi 4 octobre 2012

Jean-Michel Policar : Vendredi 5 octobre 2012

Philippe Rahm : Jeudi 4 octobre 2012

Frédéric Ruyant : Vendredi 28 septembre 2012

Inga Sempé : Mardi 9 octobre 2012

Matt Sindall : Jeudi 11 octobre 2012

Les Tsé-tsé designers : mercredi 17 octobre 2012


Les cartes blanches
Ouvrage collectif
Laizé Gérard (Dir.).Via. Valorisation de l’innovation dans l’ameublement. Laizé Gérard (Dir.).Via. Valorisation de l’innovation dans l’ameublement.
Carte blanche Christian Biecher: «intérieursupermoderne». Paris : Carte blanche Mathieu Lehanneur: «Élèments». Paris : éditions du Via,
éditions du Via, 2000. 2006, p16-60.

Laizé Gérard (Dir.).Via. Valorisation de l’innovation dans l’ameublement. Laizé Gérard (Dir.).Via. Valorisation de l’innovation dans l’ameublement.
Carte blanche Radi designers (Questionnement sur «l’existence réélle Carte blanche Inga Sempé: «L’invention du quotidien...Des objets
de l’objet, sa production en série» par le biais du procédé de fabrication étrangement familiers». Paris : éditions du Via, 2007, p17-35.
«Twin-Sheet»). Paris : éditions du Via, 2001, p1-24.
Laizé Gérard (Dir.).Via. Valorisation de l’innovation dans l’ameublement.
Rubini Constance (Dir.). À table! Les cinq sens convoqués autour de la Carte blanche Matt Sindall: «W». Paris : éditions du Via, 2007, p37-57.
table: vaiselle et couverts de François Bauchet, carte blanche François
Bauchet. Paris : éditions Grégoire Gardette, 2002, p1-142. Laizé Gérard (Dir.).Via. Valorisation de l’innovation dans l’ameublement.
208
95
Carte blanche Jean-Louis Fréchin «Interface(s)». Paris : éditions du 209
96
Laizé Gérard (Dir.).Via. Valorisation de l’innovation dans l’ameublement. Via, 2008, p15-37.
Carte blanche Olivier Peyricot: «Design dans un monde existant». Paris
: éditions du Via, 2003, p18-33. Laizé Gérard (Dir.).Via. Valorisation de l’innovation dans l’ameublement.
Carte blanche Philippe Rahm «Terroirs déterritorialisés». Paris :
Laizé Gérard (Dir.).Via. Valorisation de l’innovation dans l’ameublement. éditions du Via, 2009, p13-45.
Carte blanche Frédéric Ruyant: «Mobiler en ligne». Paris : éditions du
Via, 2003, p34-49. Laizé Gérard (Dir.).Via. Valorisation de l’innovation dans l’ameublement.
Carte blanche Gaelle Gabillet & Stéphane Villard «(Objet) trou noir».
Laizé Gérard (Dir.).Via. Valorisation de l’innovation dans l’ameublement. Paris : éditions du Via, 2011, p11-45.
Carte blanche Jean-Michel Policar: «Window-aire». Paris : éditions du
Via, 2004, p9-25. Laizé Gérard (Dir.).Via. Valorisation de l’innovation dans l’ameublement.
Carte blanche François Brument «Habitat imprimé». Paris : éditions
Laizé Gérard (Dir.).Via. Valorisation de l’innovation dans l’ameublement. du Via, 2012, p37-57.
Carte blanche François Azambourg: «Light Attitude». Paris : éditions
du Via, 2005.
Ouvrages
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1960, Paris. et recycler à l’infini. Paris : éditions Alternatives, 2011.

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Branzi Andrea. Le design italien ‘‘La casa calda’’. Paris : Edition Equerre, Perec Georges. Les choses. Paris : éditions 10x18, 2005.
1985.
Perec Georges. Tentative d’épuisement d’un lieu parisien. Paris :
éditions Christian Bourgeois, 1975.
210
97
Branzi Andrea. Nouvelles de la métropole froide : design et seconde
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Potter Normann. Qu’est-ce qu’un designer: objets. lieux. messages.
De Ceretau Michel, l’invention du quotidien, Tome I. arts de faire. Paris : éditions Cité du design, 2011.
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éditions Beaux Arts, 2004.
www. hal.archives-ouvertes.fr : Ouard Thomas, Essais sur le ‘‘ Faire une
Schaub Coralie. ‘‘EcoFutur’’, Libération, dossier du lundi 1er octobre ambiance ‘‘ en architecture.
2012.
www.pirve.fr : Gerard Hégron, Henry Torgue, Ambiances
Conférence achitecturale et urbaines, De l’environnement urbain à la ville sensible.

www.liberation.fr : l’art doit questionner et déranger, Bouzet Ange-


Parcours de designer: Inga sempé au lieu du design. Paris,
Dominique, source internet.
13 mars 2012
http://www.hberlioz.com : Hector Berlioz, Etude critique des
Design au banc n°13. Centre Pompidou. 10 octobre 2012.
symphonies de Beethoven. Extrait de A travers chants, source internet.
REMERCIEMENTS

Je tiens à remercier Philippe Louguet, qui a dirigé ce mémoire et a su m’aiguiller


tout au long de la rédaction de mes textes. Merci aussi à tous les designers et
théoriciens que j’ai pu rencontrer qui m’ont permis de découvrir leurs univers
et qui ont partagé avec moi leurs croquis et les photographies personnelles de
projet.

Merci à :

• François Azambourg
• François Bauchet
• Ruedi Baur 214
99
• Christian Biecher
• Michel Bouisson 215
100
• Claude Courtecuisse
• Gaëlle Gabillet Stéphane Villard
• Armand Hatchuel
• Olivier Peyricot
• Jean-Michel Policar
• Philippe Rahm
• Frédéric Ruyant
• Inga Sempé
• Matt Sindall
• Les Tsé-tsé designers : Catherine Lévy et Sigolène Prébois
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