Douglas Adams Salut - Et Encore Merci Pour Le Poisson

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Douglas Adams

Salut, et encore merci


pour le poisson

H2G2, IV

Traduit de l’anglais
par Jean Bonnefoy
Titre original :

SO LONG, AND THANKS FOR ALL THE FISH


(Pan Books, Londres)

Completely Unexpected Production Ltd., 1984


Éditions Denoël, 1994, pour la traduction française.
pour Jane
avec mes remerciements…
à Rick et Heidi pour le prêt
de leur évènement stable,

à Mogens, Andy et toute la bande


de Huntasham Court, pour tout
un tas d’évènements instables,

et surtout, à Sonny Mehta, pour


avoir gardé sa stabilité
tout au long de ces évènements.
D. A.
Prologue

Tout là-bas, au fin fond des tréfonds inexplorés et mal


famés du bout du bras occidental de la Galaxie, traîne un
petit soleil jaunâtre et minable.
En orbite autour de celui-ci, à la distance approximative
de cent cinquante millions de kilomètres, se trouve une
petite planète bleu-vert totalement négligeable dont les
habitants – descendus du singe – sont primitifs au point de
croire encore que les montres à quartz numériques sont
plutôt une chouette idée.
Cette planète a – ou plutôt avait – un problème : la
plupart de ses habitants étaient malheureux la plupart du
temps.
Bien des solutions avaient été suggérées mais la plupart
d’entre elles faisaient largement intervenir la mise en
circulation de petits bouts de papier vert, chose curieuse
puisque en définitive ce n’étaient pas les petits bouts de
papier vert qui étaient malheureux.
Et donc le problème subsistait ; des tas de gens se
sentaient minables et la plupart étaient effectivement
misérables – y compris les possesseurs de montres à quartz
numériques.
Un nombre croissant d’entre eux partageaient cette
opinion selon laquelle leur plus grosse erreur aurait été dès
le début de descendre des arbres. D’aucuns affirmaient que
même avec les arbres, déjà… et qu’en définitive on aurait
mieux fait de ne jamais quitter les océans.
Et puis, par un beau jeudi, près de deux mille ans après
qu’on eût cloué un homme sur un arbre pour avoir dit
combien ça pourrait être chouette de se montrer sympa
avec les gens, pour changer, une fille assise toute seule
dans un petit café de Rickmansworth comprit soudain ce
qui ne tournait pas rond depuis tout ce temps et vit enfin
comment on pouvait faire du monde un endroit agréable et
chouette. Cette fois, c’était la bonne, ça marcherait et on
n’aurait plus besoin de clouer n’importe qui à n’importe
quoi.
Mais hélas, avant que la jeune fille n’ait eu le temps de
trouver une cabine pour téléphoner à quelqu’un la bonne
nouvelle, une terrible et stupide catastrophe survint : la
planète Terre fut démolie à l’improviste pour laisser place à
une nouvelle déviation hyperspatiale et l’idée se perdit,
apparemment à jamais.
Ceci est son histoire.
Chapitre 1

La nuit était tombée tôt ce soir-là, chose normale vu la


date. Elle était également froide et venteuse, ce qui était
également normal.
La pluie se mit à tomber, ce qui était tout
particulièrement normal.
Un astronef atterrit, ce qui ne l’était plus du tout.
Il n’y avait personne alentour pour le voir, hormis
quelques quadrupèdes spectaculairement stupides qui
n’avaient pas la moindre idée de ce qu’ils devaient faire de
l’objet, ne savaient même pas s’ils devaient en faire quoi
que ce soit, le manger, par exemple. Ils firent donc ce qu’ils
faisaient en général dans ce genre de situation : ils s’en
éloignèrent au trot tout en essayant de se planquer les uns
sous les autres, ce qui ne marchait jamais.
L’objet jaillit en silence des nuages, comme posé en
équilibre sur une colonne de lumière.
De loin, on l’aurait à peine remarqué au milieu des
éclairs, mais de plus près, il était d’une étrange beauté – un
vaisseau gris élégamment profilé ; par ailleurs assez petit.
Bien sûr, on ne sait jamais à l’avance la taille ou la
forme qu’auront les diverses espèces mais en se fiant aux
statistiques tirées du dernier Recensement média-
galactique, on pouvait, sans se tromper de beaucoup,
estimer que l’engin pouvait accueillir six passagers.
On l’aurait sans doute deviné de toute façon. À l’instar
de la plupart des enquêtes similaires, le Recensement avait
coûté horriblement cher sans rien apprendre qu’on ne sût
déjà – hormis que chaque habitant de la Galaxie était
pourvu de 2,4 jambes et possédait une hyène. Puisque ce
résultat était manifestement erroné, on avait fini par mettre
au rebut l’ensemble de l’enquête.
Le vaisseau descendit en silence sous la pluie, ses pâles
feux d’atterrissage le nimbant d’artistiques arcs-en-ciel. Il
crépitait presque imperceptiblement, un crépitement qui
s’amplifia tout en devenant plus grave à mesure que l’engin
approchait du sol, pour devenir un vrombissement sonore à
quinze centimètres du sol.
Enfin, il se posa et se tut.
Une écoutille s’ouvrit. Quelques marches se
déployèrent.
Une lumière apparut dans l’ouverture, une lumière
éblouissante qui ruissela dans la nuit humide, et l’on vit des
ombres s’agiter à l’intérieur.
Une haute silhouette s’inscrivit dans la lumière ; elle
regarda alentour, tressaillit, puis descendit les marches en
hâte, un grand sac en plastique calé sous le bras.
L’être pivota pour adresser un petit signe sec au
vaisseau. Déjà, la pluie ruisselait dans ses cheveux.
— Merci, lança-t-il, merci beauc…
Il fut interrompu par un violent coup de tonnerre. Il
leva les yeux avec appréhension et, pris d’une idée
soudaine, se mit à fourrager en toute hâte dans son grand
sac en plastique qui, découvrit-il alors, était percé au fond.
Le sac en plastique portait sur le côté, imprimé en gros
caractères (pour quiconque savait déchiffrer l’alphabet
centaurien) :

MÉGAMARCHÉ (DUTY FREE)


PORT BRASTA
ALPHA DU CENTAURE
FAITES
COMME LE VINGT-DEUXIÈME ÉLÉPHANT
À VALEUR RÉCHAUFFÉE DANS L’ESPACE :
RÂLEZ !

— Attendez ! lança la silhouette en adressant des signes


frénétiques aux occupants du vaisseau.
Les marches, qui avaient commencé à se replier dans
l’écoutille, s’arrêtèrent, se redéployèrent, lui permettant de
remonter à bord.
Il émergea de nouveau quelques secondes plus tard,
portant une serviette-éponge usée jusqu’à la corde qu’il
s’empressa de fourrer dans le sac.
Il lança un dernier signe de la main, cala le sac sous son
bras et courut en direction d’un bouquet d’arbres pour se
mettre à l’abri tandis que, derrière lui, l’astronef avait déjà
repris son ascension.
Les éclairs qui déchiraient le ciel forcèrent la silhouette
à s’arrêter quelques secondes puis, s’étant ravisée, elle
repartit en hâte, mais cette fois pour contourner au large le
bouquet d’arbres. Elle progressait d’un pas rapide,
dérapant parfois, pliée en deux pour se protéger de la pluie
qui tombait désormais avec une concentration
grandissante, comme si on la pompait du haut des cieux.
Ses pieds pataugeaient dans la boue. Le tonnerre
grondait au-dessus des collines. L’être essuya vainement la
pluie de son visage et poursuivit sa progression titubante.
Encore des lumières.
Pas des éclairs, cette fois : plus diffuses, plus pâles,
elles jouaient lentement derrière l’horizon avant de
disparaître.
La silhouette marqua un nouveau temps d’arrêt, puis
repartit de plus belle, pour se diriger droit vers le point de
l’horizon où ces lumières étaient apparues.
Et voilà que le sol s’élevait graduellement et, au bout de
deux ou trois cents mètres, débouchait enfin sur un
obstacle. La silhouette s’arrêta pour examiner la barrière,
puis elle lança son sac par-dessus avant de l’enjamber à
son tour.
À peine avait-elle touché le sol qu’un engin jaillit de la
pluie dans sa direction, ses projecteurs déchirant la
muraille liquide. L’être se pressa contre la barrière tandis
que la machine passait devant lui comme une flèche. C’était
un engin bulbeux et bas, telle une petite baleine sur la
crête des vagues – fuselé, gris et arrondi, il fonçait à une
vitesse terrifiante.
L’être leva instinctivement les mains pour se protéger
mais ne fut touché que par des éclaboussures tandis que
l’engin le dépassait pour s’évanouir dans la nuit.
Trempé jusqu’aux os, il restait immobile sur le bas-côté
de la route, lorsqu’un nouvel éclair déchira le ciel et
l’illumina, lui laissant une fraction de seconde pour
déchiffrer le message inscrit sur l’autocollant fixé à
l’arrière de la machine avant que celle-ci ne disparaisse.
Il en resta bouche bée, n’en croyant pas ses yeux. Il
venait de lire : « Mon autre voiture est aussi une Porsche. »
Chapitre 2

Rob McKenna était un misérable salaud conscient de


l’être car des tas de gens ne se privaient pas de le lui faire
remarquer depuis des années et il ne voyait aucune raison
d’être en désaccord avec eux en dehors de celle, évidente,
qu’il adorait être en désaccord avec les gens, en particulier
les gens qu’il n’aimait pas, ce qui incluait en définitive
absolument tout le monde.
Il émit un soupir et rétrograda.
La pente commençait à s’accroître et son camion était
lesté d’un lourd chargement de robinets thermostatiques
de fabrication danoise.
Ce n’était pas qu’il fût naturellement prédisposé à se
montrer renfrogné à ce point – enfin, il espérait que non.
C’était simplement la pluie qui le déprimait, la pluie,
toujours la pluie.
Et il pleuvait maintenant. Pour changer.
C’était un type de pluie bien particulier qu’il détestait
particulièrement, tout particulièrement quand il conduisait.
Il lui avait attribué un numéro. La pluie de type 17.
Il avait lu quelque part que les Esquimaux avaient plus
de deux cents termes différents pour qualifier la neige,
faute de quoi leur conversation serait sans doute devenue
extrêmement monotone. Ainsi distinguaient-ils la neige fine
et la neige épaisse, la neige légère et la neige lourde, la
neige collante, la neige friable, la neige qui tombe en
flocons, la neige qui tombe en bourrasques, la neige qui se
décolle de la semelle des bottes du voisin pour maculer le
sol impeccable de votre petit igloo, les neiges de l’hiver, les
neiges du printemps, les neiges du temps de votre enfance
qui étaient tellement mieux que toutes vos neiges
modernes, la neige fine, la neige poudreuse, la neige de
colline, la neige de vallée, la neige qui tombe le matin, la
neige qui tombe la nuit, la neige qui se met à tomber juste
quand vous alliez partir à la pêche, et la neige que, malgré
tous vos efforts pour les dresser, vos huskies ont pissé
dessus.
Rob McKenna avait noté deux cent trente et une
variétés de pluie dans son petit calepin, et il les détestait
toutes.
Il descendit encore un rapport et le moteur du camion
monta en régime pour désormais gronder avec une espèce
de grognement satisfait à l’idée de tracter tous ces robinets
thermostatiques danois.
Comme Rob McKenna avait quitté le Danemark la
veille, dans l’après-midi, il avait déjà subi les types 33 (petit
crachin insistant qui rend la chaussée glissante), 39 (grosse
averse), 47 à 51 (bruine légère verticale à légèrement
inclinée en passant par crachin modéré fraîchissant), 87 et
88 (deux subtiles variantes de la même franche averse
torrentielle), 100 (averse de traîne en rafales, glacée), ainsi
que tous les types de tempête entre 192 et 213 à la fois,
sans oublier les 123, 124, 126, 127 (giboulées tempérées à
légèrement froides, martèlement syncopé à rythmé), la 11
(gouttelettes chassées par le vent), et maintenant voilà que
c’était celle qu’il aimait le moins, la 17.
La pluie de type 17 était une sale pluie en rafales qui
fouettait son pare-brise avec une telle violence qu’il aurait
aussi bien pu faire l’économie de ses essuie-glaces.
Il mit à l’épreuve sa théorie en les arrêtant
momentanément mais il apparut que la visibilité réussissait
à empirer encore. Malheureusement, elle omit de
s’améliorer quand il les remit en route.
En fait, un des balais commença à se démantibuler.
Swish swish swish flop swish swish flop swish swish
flop swish flop swish flop swish flop flop flap racle.
Il martela son volant, tapa du pied par terre, maltraita
le lecteur de cassettes au point qu’il se mit soudain à jouer
du Barry Manilow, le maltraita de nouveau jusqu’à ce qu’il
arrête, puis il pesta, jura, sacra et tempêta.
Ce fut à l’instant précis où sa fureur culminait qu’il la
vit apparaître, détrempée par le faisceau de ses
projecteurs, à peine visible sous la pluie battante, une
silhouette au bord de la route.
Une pauvre silhouette débraillée, étrangement attifée,
plus trempée qu’une otarie dans un lave-linge, et qui faisait
du stop.
« Le pauvre type », songea Rob McKenna, prenant
conscience qu’il tenait là quelqu’un plus en droit que lui de
se sentir abattu, « il doit être glacé jusqu’aux os. Faut-il
être stupide pour faire du stop par des nuits pareilles. Tout
ce qu’on y gagne, c’est du froid, de l’humidité et des
camions qui vous éclaboussent en roulant dans les flaques
au passage.
Il secoua la tête, résigné, poussa encore un gros soupir,
et donna un coup de volant pour traverser une belle nappe
d’eau.
« Voyez c’que je veux dire ? » songea-t-il tout en
labourant la mare. « Il y a vraiment de ces crétins sur les
routes !
Deux secondes plus tard, il apercevait dans son rétro le
reflet de l’auto-stoppeur, trempé, sur le bas-côté.
Durant une minute, il se sentit tout content. La minute
suivante, il culpabilisa d’avoir été content de ce qu’il avait
fait. Puis il fut content d’avoir culpabilisé d’avoir été
content de ce qu’il avait fait et, satisfait, poursuivit sa route
dans la nuit.
Au moins, ça le consolerait d’avoir été doublé par cette
Porsche qu’il avait pourtant bloquée avec application
durant trente kilomètres.
Et tandis qu’il poursuivait sa route au volant, les
cumulus le suivaient à la trace dans le ciel car, même s’il
n’en savait rien, Rob McKenna était un dieu de la Pluie.
Tout ce qu’il savait, c’est que ses journées de travail étaient
misérables et qu’il avait connu une succession de vacances
ratées. Tout ce que savaient les nuages, c’est qu’ils
l’aimaient et voulaient toujours rester auprès de lui pour le
chérir et l’abreuver.
Chapitre 3

Les deux camions suivants n’étaient pas conduits par


des dieux de la Pluie, mais ils firent exactement pareil.
La silhouette se remit à patauger, pour ne pas dire
nager, puis reprit l’ascension de la colline, laissant derrière
elle les flaques traîtresses.
Au bout d’un moment, la pluie se mit à faiblir et la lune
fit une brève apparition entre les nuages.
Une Renault passa à toute allure, son chauffeur
adressant à la silhouette pataugeante des signaux
complexes et frénétiques destinés à lui faire comprendre
qu’en temps normal il aurait été positivement ravi de la
prendre en stop mais qu’il ne pouvait malheureusement pas
cette fois-ci car il n’allait pas du tout dans sa direction,
quelle que pût être celle-ci, et qu’il était certain que la
silhouette comprendrait. Il conclut ses gesticulations en
levant chaleureusement le pouce, comme pour dire qu’il
espérait que la silhouette appréciait vraiment d’être tout à
fait frigorifiée et quasiment morte d’humidité, et qu’il serait
ravi de la prendre à la prochaine occasion.
La silhouette continua de patauger. Une Fiat passa et fit
exactement comme la Renault.
Une Austin Maxi passa dans le sens opposé et fit des
appels de phare à la silhouette qui progressait lentement,
bien qu’il fût difficile de dire s’ils étaient censés signifier
« Salut ! » ou : « Désolé, on va dans l’autre sens » ou :
« Tiens, un type sous la pluie, quel imbécile ! » Un large
autocollant vert au-dessus du pare-brise indiquait que,
quelle que fût la teneur du message, il émanait de Steve et
Carola.
L’orage s’était désormais définitivement calmé et les
derniers coups de tonnerre ne résonnaient plus que sur
quelques collines au loin, comme un homme lance : « Ah, et
puis encore un truc… » vingt minutes après avoir admis son
tort dans la discussion.
Maintenant le ciel était dégagé, la nuit froide. Les
bruits se transmettaient parfaitement. La silhouette
perdue, éperdue de frissons, finit par atteindre une
intersection avec une route secondaire qui partait sur la
gauche. Du côté opposé, se dressait un panneau indicateur
vers lequel la silhouette se dirigea en hâte pour l’étudier
avec une curiosité fiévreuse, ne s’en écartant qu’au
passage d’une nouvelle voiture.
Puis d’une autre.
La première fonça avec un dédain total, la seconde
lança d’indéchiffrables appels de phares. Une Ford Cortina
passa ensuite et freina brutalement.
Vacillant de surprise, la silhouette plaqua son sac
contre sa poitrine et se hâta dans la direction de la voiture,
mais au dernier moment la Cortina fit patiner ses roues sur
la chaussée mouillée et fila dans une embardée
passablement réjouissante.
La silhouette ralentit, s’arrêta et resta plantée sur
place, perdue et découragée.
Le hasard fit que, le lendemain, le chauffeur de la
Cortina devait se rendre à l’hôpital pour se faire ôter
l’appendice ; suite à une amusante confusion, le chirurgien
l’amputa d’une jambe, et avant qu’on ait pu reprogrammer
l’opération l’appendicite se compliqua jusqu’à donner un
joli cas de péritonite aiguë, de sorte qu’en un sens on peut
dire que la justice reprit ses droits.
La silhouette pataugeait toujours.
Une Saab s’immobilisa à sa hauteur.
La vitre descendit et une voix amicale lança :
— Vous venez de loin ?
La silhouette se tourna vers la voix. Elle s’arrêta et
saisit la poignée de la portière.
La silhouette, la voiture et sa poignée de portière
étaient toutes situées sur une planète appelée la Terre,
dont la définition complète dans le Guide du routard
galactique se réduisait à deux mots : « Globalement
inoffensive. »
L’homme qui avait écrit cet article s’appelait Ford
Prefect, et il était en cet instant précis sur un monde tout
sauf inoffensif, assis dans un bar tout sauf inoffensif, à faire
du grabuge avec une belle et joyeuse insouciance.
Chapitre 4

Que ce fût parce qu’il était soûl, malade ou d’une


inconscience suicidaire, voilà qui n’aurait pas été évident
pour un témoin accidentel de la scène. D’ailleurs, il n’y
avait pas de témoins accidentels au Bar du Vieux Chien
Rose, dans le bas-quartier sud de Han Dold, car ce n’était
pas le genre d’endroit où l’on pouvait se permettre de faire
les choses accidentellement si l’on tenait à rester en vie. Le
genre d’observateur qu’on était susceptible d’y rencontrer
ne pouvait qu’avoir un œil de lynx, être puissamment armé,
et souffrir de douloureux élancements dans la tête, de ceux
qui vous poussent à commettre des actes irréparables dès
que vous observez des trucs pas catholiques.
Or, un de ces mauvais silences venait de tomber sur les
lieux, un silence genre crise des missiles.
Même le volatile à l’œil torve juché sur son perchoir
derrière le bar avait cessé de croasser les noms et adresses
des tueurs à gages du coin, un service qu’il fournissait
pourtant à titre gracieux.
Tous les yeux s’étaient tournés vers Ford Prefect.
Certains étaient pédonculés.
Ce jour-là, sa manière bien particulière de jouer avec la
mort consistait à tenter de régler une ardoise de la taille
d’un joli petit budget de la défense avec une carte
American Express qui n’était pourtant acceptable nulle part
dans l’Univers connu.
— Qu’est-ce qui vous chiffonne, mon vieux ? lança-t-il
d’une voix enjouée. La date d’expiration ? Hé, les mecs,
z’avez jamais entendu parler de la néo-relativité, dans ce
bled ? Il y a des pans entiers de la physique nouvelle qui
traitent de ce genre de truc. Les effets de dilatation
temporelle, les relastatiques chronolytiques…
— Ce n’est pas la date d’expiration qui nous chiffonne,
répondit l’homme à qui il adressait ces remarques, un
dangereux barman dans une ville tout aussi dangereuse.
Sa voix était un doux ronronnement grave, pareil au
doux ronronnement grave que fait en s’ouvrant un silo à
missiles. Une main large comme une pièce de bœuf se mit à
pianoter sur le comptoir, l’éraflant légèrement.
— Eh bien, à la bonne heure, dit Ford en remballant ses
affaires, prêt à s’en aller.
Le doigt qui pianotait se tendit pour se poser
délicatement sur l’épaule de Ford Prefect, l’empêchant de
partir.
Quoique le doigt fût attaché à une main comme un
battoir et la main attachée à un avant-bras comme un
manche de pioche, l’avant-bras ne s’attachait à rien du
tout ; tout au plus pouvait-on dire, par métaphore, qu’il
était attaché, avec une farouche fidélité canine, à ce
comptoir qui était comme qui dirait sa niche. Il avait été
naguère attaché de manière plus classique au propriétaire
initial de l’établissement, lequel, sur son lit de mort, en
avait inopinément fait don à la science. La science ayant
estimé qu’il ne lui disait rien qui vaille, elle s’était
empressée de rétrocéder ce don au Vieux Chien Rose.
Le nouveau barman ne croyait ni au surnaturel ni aux
poltergeists et autres trucs tordus dans le genre ; il savait
simplement reconnaître un allié utile quand il en trouvait
un en face de lui. La main trônait donc sur le bar. Elle
prenait les commandes, servait les consommations et
traitait meurtrièrement les gens qui se conduisaient comme
s’ils avaient vraiment envie de se faire trucider. Ford
Prefect resta parfaitement coi.
— Ce n’est pas la date d’expiration qui nous chiffonne »,
répéta le barman, satisfait désormais d’avoir entièrement
mobilisé l’attention de Ford Prefect. « Ce qui nous
chiffonne, c’est le bout de plastique lui-même.
— Comment ça ? dit Ford. Il semblait légèrement pris
au dépourvu.
— Ça », dit le barman en brandissant la carte comme si
c’était un petit poisson dont l’âme avait trois semaines plus
tôt rejoint le Séjour où les Poissons connaissent le Bonheur
éternel. « Ici, on l’accepte pas. »
Ford se demanda un instant s’il devait évoquer le fait
qu’il n’avait sur lui aucun autre moyen de paiement, mais il
décida de s’entêter vaillamment. La main sans corps lui
maintenait à présent l’épaule, d’un geste délicat mais
ferme, entre le pouce et l’index.
— Mais vous ne comprenez pas », dit Ford dont
l’expression tendait à passer du légèrement pris au
dépourvu à la franche incrédulité. « C’est une carte
American Express. C’est le moyen le plus malin de régler
ses achats. Vous n’avez donc jamais lu leur courrier
publicitaire ?
Le ton enjoué de la voix de Ford commençait à grincer
aux oreilles du barman. Elle commençait à lui évoquer un
joueur de kazoo s’entêtant à accompagner les plus sombres
passages d’un Requiem de guerre.
Un des os de l’épaule de Ford se mit à grincer contre un
autre des os de son épaule d’une manière propre à
suggérer que la main avait appris les principes de la
douleur auprès d’un chiropracteur particulièrement
expérimenté. Ford espérait pouvoir régler cette affaire
avant que la main n’ait décidé de faire grincer l’un des os
de ses épaules contre l’os d’un quelconque autre endroit de
son anatomie. Par chance, l’épaule qu’elle tenait n’était pas
celle par-dessus laquelle il avait passé sa sacoche.
Le barman fit glisser la carte sur le comptoir en
direction de Ford.
— Nous n’avons jamais, dit-il avec une sauvagerie
contenue, jamais entendu parler de ce truc.
Ce n’était guère surprenant.
Ford ne s’en était porté acquéreur qu’à la suite d’une
sérieuse erreur informatique vers le terme de son séjour de
quinze ans sur la planète Terre. À quel point l’erreur était
sérieuse, c’est ce qu’American Express avait eu tôt fait de
mesurer, et les relances de plus en plus stridentes et
paniquées de son service de recouvrement ne s’étaient
apaisées qu’avec la démolition imprévue de la planète
entière par les Vogons afin de laisser place à une nouvelle
déviation hyperspatiale.
Et depuis il l’avait conservée, parce qu’il trouvait bien
pratique d’avoir sur lui une forme de monnaie acceptable
nulle part.
— Crédit ! fit le barman. Aaaaargggh…
Ces deux mots étaient en effet généralement associés
dans l’enceinte du Vieux Chien Rose.
— J’avais cru, haleta Ford, qu’il s’agissait d’un
établissement de classe…
Il parcourut du regard la collection bariolée de
gangsters, proxénètes et autres cadres de maisons de
disques tapis à la lisière des taches de lumière tamisée qui
ponctuaient l’ombre épaisse des tréfonds du bar. Tous
faisaient leur possible pour regarder délibérément ailleurs
tout en s’efforçant de reprendre le fil de leur conversation
sur les meurtres, les réseaux de drogue et les contrats
d’édition musicale. Car ils savaient à quoi s’attendre et ne
voulaient surtout pas en être témoins de peur que ça ne
leur coupe l’envie de boire.
— Tu vas mourir, mon gars, murmura le barman d’une
voix tranquille, et tout portait à le croire.
L’établissement exhibait jadis un de ces panonceaux
annonçant « Crédit est mort, les mauvais payeurs l’ont
tué », mais par amour de la stricte exactitude le libellé en
avait été rectifié ainsi : « Crédit est mort mais les mauvais
payeurs se sont retrouvés la gorge déchiquetée par un
volatile en furie tandis qu’une main sans corps leur
pulvérisait le crâne contre le bar. » Toutefois, ces ratures
ayant rendu le panonceau parfaitement illisible et ayant de
toute façon dénaturé le message initial, on l’avait
finalement redécroché. On avait jugé que la réputation de
l’établissement se ferait toute seule, ce qui était
effectivement le cas.
— Laissez-moi jeter encore un coup d’œil sur cette
addition, dit Ford.
Il la prit et l’étudia pensivement sous l’œil mauvais du
barman, et l’œil également mauvais du volatile, occupé à
creuser de profonds sillons dans le revêtement du comptoir
avec ses griffes.
Le ruban de papier sur lequel elle s’inscrivait avait une
longueur conséquente.
Et le chiffre inscrit tout en bas ressemblait à ces
numéros de série que l’on trouve sous le coffret du matériel
hi-fi et qu’on met toujours un temps infini à recopier sur la
carte de garantie. C’est qu’il avait passé toute la journée au
bar, avait bu tout un tas de trucs pleins de bulles, et payé
un nombre incroyable de tournées à tous ces gangsters,
proxénètes et cadres de maisons de disques soudain
devenus incapables de se rappeler qui il était.
Il se racla la gorge sans paniquer et tapota ses poches.
Il savait pertinemment qu’elles étaient vides. Il posa la
main gauche, d’un geste délicat mais ferme, sur le pan
entrouvert de sa besace. La main sans corps accentua sa
pression sur son épaule droite.
— Voyez-vous », dit le barman, dont le visage semblait
ondoyer, maléfique, à deux doigts de celui de Ford, « j’ai
une réputation à préserver. Vous comprenez, n’est-ce pas ?
C’est donc ça, songea Ford. On ne pouvait rien y faire.
Il avait suivi les règles, il avait, de bonne foi, tenté de
régler sa dette, on l’avait rembarré. Et maintenant, c’était
sa vie qui était en péril.
— Ma foi, dit-il avec calme, s’il s’agit de votre
réputation…
Sur quoi, vif comme l’éclair, il ouvrit sa sacoche et
abattit sur le comptoir son exemplaire du Guide du routard
galactique, avec la carte officielle attestant qu’il était un
enquêteur du Guide et qu’il n’avait absolument pas le droit
de faire ce qu’il était précisément en train de faire.
— Voulez une bonne appréciation ?
Les traits du barman s’interrompirent à mi-ondulation.
Les griffes du volatile s’interrompirent à mi-sillon. La main
relâcha lentement sa pression.
— Bon, eh bien », siffla le barman d’une voix à peine
audible, entre ses lèvres desséchées, « ça ira très bien
comme ça, monsieur.
Chapitre 5

Le Guide du routard galactique est un organe puissant.


À vrai dire, son influence est si prodigieuse que sa
rédaction a dû édicter des règles strictes pour empêcher
tout abus. Ainsi, aucun enquêteur sur le terrain n’a le droit
d’accepter le moindre service, rabais ou traitement de
faveur de quelque sorte que ce soit en échange d’un article
favorable à moins :

a) d’avoir, de bonne foi, tenté de payer sa dette par les


moyens habituels ;
b) de risquer, sinon, de mettre sa vie en péril ;
c) de vraiment le vouloir.
Comme l’invocation de la troisième règle impliquait
automatiquement une réduction de ses défraiements, Ford
préférait jouer sur les deux premières.
Il sortit dans la rue d’un pas allègre.
L’air était vivifiant mais il l’appréciait surtout parce que
c’était un air urbain vivifiant, plein d’odeurs délicieusement
désagréables, de musique dangereuse et d’échos lointains
de guerre des clans dans la police.
Il portait sa sacoche en lui faisant décrire de gracieux
moulinets, cela afin de pouvoir plus aisément en flanquer
un bon coup sur la tronche de qui s’aviserait de la lui
prendre sans crier gare. C’est qu’elle contenait tout ce qu’il
possédait – à vrai dire, pour l’heure, pas grand-chose.
Une limousine dévala la rue, zigzaguant entre les piles
de détritus enflammées et apeurant une vieille bête de
somme qui sursauta, s’écarta en glapissant, vint heurter la
vitrine d’un herboriste, déclencha une alarme stridente,
repartit d’un galop titubant pour aller s’effondrer au bas de
la rue sur les marches d’un petit restaurant de pâtes où elle
savait qu’elle aurait droit à une photo et un petit picotin.
Ford marchait vers le nord. Il pensait être dans la
direction du spatioport mais ce n’était pas la première fois
qu’il pensait ça. Il savait qu’il était en train de traverser ce
fameux quartier où les plans des gens changent souvent à
l’improviste.
— Est-ce que tu veux passer un bon moment ? demanda
une voix dans l’embrasure d’une porte.
— Pour autant que je puisse dire, je n’ai pas eu trop à
me plaindre jusqu’ici. Merci.
— Est-ce que tu es riche ? s’enquit une autre.
Celle-là le fit rire.
Ford se retourna et ouvrit largement les bras.
— Est-ce que j’en ai l’air, vraiment ?
— Ch’sais pas, répondit la fille. Peut-être, peut-être pas.
Peut-être que tu le deviendras. J’ai une spécialité pour les
gens riches…
— Ah oui ? » Ford était intrigué mais restait prudent.
« Et c’est quoi ?
— J’leur dis qu’c’est super d’être riche.
Une fusillade éclata à une fenêtre pas mal d’étages au-
dessus d’eux, mais ce n’était qu’un bassiste qui se faisait
descendre pour s’être planté trois fois de suite dans son
riff, et les bassistes, ce n’est pas ce qui manque à Han Dold.
Ford s’arrêta pour lorgner dans l’embrasure sombre.
— Tu quoi ?
La fille étouffa un rire et sortit légèrement de l’ombre.
Elle était grande et possédait cette espèce de timidité
contenue qui est un truc à mourir quand on sait en jouer.
— C’est mon grand numéro, expliqua-t-elle. Je possède
une maîtrise en économie sociale et je sais être tout à fait
convaincante. Les gens adorent ça. Surtout dans cette ville.
— Bonsnargh, dit Ford Prefect, ce qui était un terme
bételgeusien particulier qu’il employait quand il savait qu’il
devait dire quelque chose mais ignorait quoi.
Il s’assit sur une marche, sortit de sa sacoche une
bouteille d’Esprit d’Nos Aïeux et une serviette. Il ouvrit la
bouteille, en essuya le goulot avec la serviette, ce qui eut
l’effet inverse de celui escompté, à savoir que l’Esprit-
d’Nos-Aïeux tua instantanément les millions de germes qui
avaient laborieusement bâti une civilisation aussi complexe
qu’éclairée sur les taches les plus odorantes de sa
serviette-éponge.
— T’en veux ? dit-il après avoir bu une lampée.
Elle haussa les épaules et prit la bouteille qu’on lui
tendait.
Ils restèrent ainsi quelques instants, à écouter
tranquillement la clameur des alarmes anti-intrusion dans
l’immeuble voisin.
— À ce qu’il se trouve, je dois toucher un gros paquet
de fric, dit Ford, alors, si jamais je mets la main dessus, je
pourrai peut-être repasser te voir ?
— Bien sûr, je bougerai pas. Et il va chercher dans les
combien, ce paquet ?
— Dans les quinze ans d’arriérés de paiement.
— Pour quoi ?
— Pour la rédaction de deux mots.
— Zarquon ! s’exclama la fille. Lequel a demandé le
plus longtemps ?
— Le premier. Une fois que je l’ai eu tenu, le second
m’est venu comme ça, un après-midi après déjeuner.
Une énorme boîte à rythme vola par la fenêtre pas mal
d’étages au-dessus d’eux et vint se pulvériser sur la
chaussée.
Il devint bientôt évident que certaines des alarmes anti-
intrusion avaient été délibérément déclenchées par un des
clans policiers afin de tendre une embuscade à un clan
rival. Des voitures de patrouille, toutes sirènes hurlantes,
convergeaient déjà vers le secteur et se retrouvaient
traquées par les hélicos vrombissants qui étaient soudain
apparus entre les imposantes tours de la ville.
— En fait, reprit Ford, forcé de hurler pour couvrir le
vacarme, ça ne s’est pas tout à fait passé ainsi. J’en avais
écrit une sacrée tartine mais ils ont taillé dedans à la
fabrication.
Il ressortit du sac son exemplaire du Guide.
— Et là-dessus la planète s’est fait démolir, hurla-t-il.
C’était bien la peine de se tracasser, hein ? Enfin, ils
doivent toujours me régler.
— Tu bosses pour ce truc ? hurla la fille à son tour.
— Ouais.
— Bonne planque.
— Tu veux voir l’article que j’avais écrit ? hurla-t-il.
Avant qu’ils me l’effacent ? La dernière révision doit être
diffusée dès ce soir sur le réseau. Quelqu’un a dû s’aviser
que la planète sur laquelle j’avais passé quinze ans est
maintenant démolie. Ça leur avait échappé lors des mises à
jour précédentes, mais je ne peux pas passer au travers
éternellement.
— Ça devient impossible de discuter, pas vrai ?
— Quoi ?
Elle haussa les épaules et pointa un doigt en l’air.
Un hélico planait à présent juste à leur verticale,
apparemment engagé dans une escarmouche avec le
groupe en répétition dans les étages. Le bâtiment vomissait
des torrents de fumées. L’ingénieur du son s’accrochait du
bout des doigts à la fenêtre, tandis qu’un guitariste enragé
lui martelait les phalanges avec sa gratte enflammée.
L’hélicoptère canardait tout ce beau monde.
— On pourrait pas aller ailleurs ?
Ils flânèrent le long de la rue, à l’écart du vacarme. Ils
tombèrent sur une troupe de théâtre de rue qui essaya de
leur jouer un impromptu sur les problèmes du centre-ville,
mais renonça bien vite pour s’engouffrer dans le petit
restaurant qui venait de gagner la clientèle de la bête de
somme.
Tout ce temps-là, Ford ne cessait de pianoter sur le
panneau d’interface du Guide. Ils plongèrent dans une rue
transversale. Ford s’accroupit sur une poubelle tandis que
les informations commençaient à envahir l’écran du Guide.
Il repéra son article.
Terre : Globalement inoffensive.
Presque aussitôt, l’écran fut envahi par une nuée de
messages système.
— Et c’est parti.
« Veuillez attendre, disaient les messages, les articles
sont en cours de mise à jour sur le Sub-Etha Réseau. La
révision de cet article est en cours. La connexion sera
interrompue pour une durée de dix secondes. »
Au bout de la ruelle, une limousine gris acier passa au
ralenti.
— Hé, dis donc, fit la fille, si jamais t’arrives à te faire
payer, passe donc me voir. Moi, je bosse et il y a des gens
dans le coin qui ont besoin de moi. Faut que j’y aille.
Elle écarta les protestations à peine esquissées de Ford
et le laissa planté sur son tas d’ordures, s’apprêtant à
contempler l’imminente annihilation dans l’éther de pans
entiers de sa vie professionnelle.
Dans la rue, les choses s’étaient un peu calmées. Les
échauffourées policières s’étaient déplacées vers d’autres
quartiers de la ville, les quelques survivants du groupe de
rock avaient bien voulu admettre leurs divergences
musicales et entamer chacun une carrière en solo, la
troupe de théâtre de rue était ressortie du restaurant de
pâtes avec la bête de somme, après lui avoir promis de la
conduire dans un petit bar de leur connaissance où elle
serait traitée avec un minimum de respect et, un peu plus
bas, la limousine gris acier s’était rangée sans bruit le long
du trottoir.
La fille pressa le pas dans sa direction.
Derrière elle, dans l’obscurité de l’impasse, une lueur
verte clignotante baignait le visage de Ford Prefect tandis
que ses yeux s’arrondissaient lentement sous le coup de la
surprise.
Car là où il s’était attendu à ne rien trouver : une entrée
effacée, un article supprimé, il découvrait au contraire un
flot continu de données – du texte, des diagrammes, des
chiffres, des images, une animation décrivant la pratique
du surf sur les plages australiennes, la fabrication du
yaourt dans les îles grecques, les restaurants à éviter à Los
Angeles, les taux de change à éviter à Istanbul, les
conditions météorologiques à éviter à Londres, et les bars
recommandés partout dans le monde. Il y en avait des
pages et des pages. Tout était là, tout ce qu’il avait écrit.
Le front de plus en plus plissé par l’incompréhension, il
parcourut le fichier d’avant en arrière, s’arrêtant çà et là à
divers articles.

Conseils aux extraterrestres à New York : Posez-vous


n’importe où, à Central Park, où vous voudrez. Personne ne
s’en souciera, si tant est qu’on vous remarque.
Un tuyau pour survivre : Trouvez-vous tout de suite un
boulot de chauffeur de taxi. Le boulot d’un chauffeur de
taxi est de trimbaler les gens partout où ils le désirent à
bord de gros engins jaunes qu’on appelle taxis. Ne vous
inquiétez pas si vous ignorez le fonctionnement de l’engin,
la langue, la géographie, voire les rudiments de la physique
locale, ou si vous avez le front orné de grandes antennes
vertes. Croyez-moi, c’est encore le meilleur moyen de
passer inaperçu.
Si votre corps est vraiment étrange, vous pouvez
toujours essayer de l’exhiber dans les rues pour de l’argent.
Les formes de vie amphibie issues des systèmes de
Swulling, Noxios ou Nausalia apprécieront tout
particulièrement l’East River dont on dit qu’elle est plus
riche en ces succulents éléments nutritifs indispensables
que les plus virulents des bouillons de culture jamais
concoctés avec amour au laboratoire.
Plaisirs : voilà le chapitre fondamental. Il est impossible
de prendre un plus grand pied sans risquer de
s’électrocuter les centres du plaisir…

Ford bascula l’interrupteur désormais marqué « Mode


exécution prêt » au lieu du désormais dépassé « Veille
accès », lequel avait depuis belle lurette remplacé
l’antédiluvien « Marche/arrêt ».
C’était une planète dont il avait vu la destruction
complète, vu de ses yeux vu, ou plutôt, aveuglé qu’il avait
été par l’infernal flamboiement d’air et de lumière, senti de
ses pieds senti, car le sol s’était mis à vibrer comme un
tambour, onduler et gronder, déchiré par les vagues
d’énergie crachées par les infâmes vaisseaux vogons
jaunes. Et enfin, cinq secondes après l’instant qu’il avait
estimé être l’ultime instant, ça avait été la vague nausée de
la dématérialisation au moment où Arthur Dent et lui
avaient été transmis par faisceau à travers l’atmosphère
telles les images d’un vulgaire direct sportif.
Il n’y avait pas d’erreur possible : ça n’aurait pas dû se
produire. La Terre avait été dé-fi-ni-ti-ve-ment détruite. De
manière définitivement définitive. Pulvérisée dans l’espace.
Et pourtant, ici même sous ses yeux – et il activa de
nouveau le Guide – il contemplait son propre article sur la
meilleure façon de prendre du bon temps à Bournemouth,
Dorset, Angleterre, article qu’il avait toujours considéré
avec fierté comme l’une de ses élucubrations les plus
baroques. Il le relut, et secoua la tête, parfaitement ébaubi.
Soudain, il comprit quelle devait être la réponse à son
problème et la réponse était celle-ci : quelque chose de
bizarre était en train d’arriver ; et si quelque chose de
bizarre était en train d’arriver, songea-t-il, il avait envie que
ça lui arrive à lui.
Il fourra le Guide au fond de sa sacoche et regagna la
rue en toute hâte.
Repartant vers le nord, il dépassa une limousine gris
acier rangée le long du trottoir et, venant d’un pas de porte
voisin, il entendit une douce voix murmurer : « Pas de
problème, chou, c’est vraiment super, faut que t’apprennes
à gérer ça de manière positive. T’as qu’à songer comment
s’organise l’économie dans son ensemble… »
Ford sourit, contourna le pâté de maisons suivant qui
était devenu la proie des flammes, découvrit un hélicoptère
de la police posé sans surveillance au milieu de la rue, y
pénétra par effraction, se harnacha sur le siège, croisa les
doigts et expédia comme il put son engin vers le ciel.
Il monta en rasant de façon terrifiante les parois de
béton de ce canyon urbain puis, une fois sorti de celui-ci, il
fonça à travers le voile de fumée rouge et noir qui le
surmontait en permanence.
Dix minutes plus tard, toutes sirènes hurlantes et canon
automatique canardant les nuages au jugé, Ford Prefect
descendit en slalomant entre les portiques et les balises
d’atterrissage du spatioport de Han Dold, où son appareil
se posa, tel un gigantesque moucheron ahuri et fort
bruyant.
Comme il ne l’avait pas trop abîmé, il réussit à le
troquer contre un billet de première dans le prochain
vaisseau à quitter le système ; il s’installa au fond de ses
immenses et voluptueux sièges masseurs.
Ça va être le pied, songea-t-il alors que le vaisseau
plongeait en un clin d’œil dans les distances insensées de
l’espace profond et que le service en cabine entamait son
extravagant numéro.
« Oui, je vous en prie », disait-il aux hôtesses chaque
fois qu’elles planaient à sa hauteur pour lui proposer
quelque chose.
Il souriait avec une espèce de béatitude débile tout en
parcourant pour la énième fois l’article miraculeusement
ressuscité concernant la planète Terre. Il se retrouvait
devant une immense tâche inachevée qu’il allait être enfin
en mesure de terminer, et il était absolument ravi que la vie
ait fini par lui offrir un objectif sérieux à remplir.
Il lui vint soudain à l’esprit de se demander où se
trouvait Arthur Dent, et s’il était au courant.

Arthur Dent était à mille quatre cent trente-sept


années-lumière de là, dans une Saab, et il était anxieux.
Derrière lui, sur la banquette arrière, il y avait une fille
par la faute de qui il s’était fendu le crâne contre le
montant de la portière en s’installant à bord. Il ne savait
pas si c’était juste parce que c’était la première femelle de
sa propre espèce sur qui ses yeux se posaient depuis des
années, ni de quoi il s’agissait exactement, mais il s’était
senti stupéfié par ce, par cette… C’est absurde, se dit-il.
On se calme, se dit-il. Tu n’es pas, poursuivit-il de sa
voix intérieure la plus ferme, dans un état mental rationnel
et sensé. Tu viens de parcourir cent mille années-lumière
en stop à travers la Galaxie, tu es très fatigué, un rien
désorienté et extrêmement vulnérable. Relax, pas de
panique, efforce-toi de respirer lentement.
Il se retourna sur son siège.
— Vous êtes vraiment sûr qu’elle va bien ? répéta-t-il.
Hormis le fait qu’elle était, à ses yeux, d’une beauté à
couper le souffle, il n’en devinait pas grand-chose, ni sa
taille, ni son âge, ni même la teinte exacte de ses cheveux.
Et il ne pouvait pas davantage se renseigner auprès d’elle
car, à son grand dam, elle était parfaitement inconsciente.
— Elle est simplement défoncée, dit son frère avec un
haussement d’épaules, sans quitter la route des yeux.
— Et vous trouvez ça normal, vous ? s’inquiéta Arthur.
— Moi, ça me convient impec, répondit l’autre.
— Ah, fit Arthur. Euh…, ajouta-t-il après mûre réflexion.
La conversation, jusqu’ici, s’était révélée
incroyablement infructueuse.
Après un échange initial de salutations enthousiastes
avec Russell – car le frère de la fille superbe s’appelait
Russell, prénom qui, pour Arthur, avait toujours évoqué des
moustachus blonds et baraqués au brushing impeccable,
susceptibles à la moindre provocation d’enfiler smoking de
velours et chemise à jabot, auquel cas il fallait absolument
les retenir de commenter un match de snooker – ils avaient
tôt fait de découvrir qu’ils se détestaient mutuellement.
Russell était un type baraqué. Il portait une moustache
blonde. Sa chevelure avait un brushing impeccable. Pour
être juste avec lui – même s’il n’en voyait pas la nécessité,
hormis pour le pur plaisir de l’exercice mental – Arthur
n’était pas, quant à lui, au mieux de sa forme. Un homme
ne peut pas parcourir cent mille années-lumière, effectuées
en majorité tassé dans la soute à bagages de tierces
personnes, sans se retrouver légèrement usé sur les bords,
et pour Arthur les bords étaient larges.
— C’est pas une droguée », dit brusquement Russell,
comme s’il avait clairement sous-entendu qu’un autre
occupant du véhicule pouvait l’être. « Elle est sous sédatifs.
— Mais c’est terrible, dit Arthur en se retournant pour
la contempler à nouveau.
Elle eut comme un tressaillement et sa tête retomba sur
son épaule. Ses cheveux bruns glissèrent sur son visage, le
masquant.
— Qu’est-ce qu’elle a, elle est malade ?
— Non, dit Russell. Juste folle à lier.
— Quoi ? fit Arthur, horrifié.
— Zinzin, complètement siphonnée. Je la ramène à
l’hôpital et je leur dis de remettre ça pour un tour. Ils l’ont
laissée sortir alors qu’elle se prenait encore pour un
hérisson.
— Un hérisson ?
Russell klaxonna furieusement une voiture qui
débouchait d’un virage au beau milieu de la route, le
forçant à donner un coup de volant. La colère semblait le
soulager.
— Enfin, peut-être pas un hérisson, reprit-il après s’être
à nouveau calmé. Quoique ce serait sans doute plus simple
en fin de compte. Si quelqu’un se prend pour un hérisson,
je suppose qu’il suffit de lui donner un miroir et deux ou
trois photos de hérissons en lui disant de faire lui-même le
tri et de redescendre quand ça ira mieux. Au moins là, la
science médicale a une prise, c’est l’essentiel. Mais ça ne
semble pas suffisant pour Fenny.
— Fenny… ?
— Savez ce que je lui ai offert pour Noël ?
— Ma foi, non.
— Le Larousse médical.
— Chouette cadeau.
— Que je croyais. Avec des milliers de maladies. Toutes
classées par ordre alphabétique.
— Vous dites qu’elle s’appelle Fenny ?
— Ouais. Fais ton choix, que je lui ai dit. Tout ce qui se
trouve là-dedans, on peut le traiter. On peut prescrire les
médicaments adéquats. Mais non, il a fallu qu’elle trouve
autre chose. Juste pour nous compliquer la vie. Elle était
déjà comme ça à l’école, vous savez.
— Pas possible ?
— Absolument. En jouant au hockey, elle est tombée et
a réussi à se rompre un os dont personne n’avait jamais
entendu parler.
— Je commence à voir le côté irritant de la chose,
observa Arthur, peu convaincu.
Il était plutôt déçu d’apprendre qu’elle s’appelait Fenny.
C’était un nom plutôt idiot et déprimant, le genre de
diminutif qu’aurait pu choisir une tante acariâtre et vieille
fille incapable d’assumer un prénom comme Fenella.
— Ce n’est pas que je n’aie pas compati, poursuivit
Russell, mais ça finissait par taper sur les nerfs. Elle a boité
pendant des mois.
Il ralentit.
— C’est votre bifurcation, n’est-ce pas ?
— Ah non, fit Arthur. Encore huit kilomètres. Si ça ne
vous dérange pas…
— D’accord, dit Russell après une pause infime pour
indiquer que si, et il reprit de la vitesse.
C’était en fait la bifurcation d’Arthur mais il ne pouvait
pas descendre avant d’en savoir plus sur cette fille qui
semblait lui avoir pris la tête sans même avoir besoin de se
réveiller. De toute façon, il pouvait descendre aux deux
suivantes.
Toutes deux ramenaient au village où il avait vécu,
même s’il n’osait s’imaginer ce qu’il allait y découvrir. Des
repères familiers étaient passés en un éclair, fantomatiques
dans la nuit, suscitant des frissons que seuls les objets bien
concrets sont capables d’éveiller quand on les découvre à
l’improviste et sous un éclairage inhabituel.
Selon son calendrier personnel, pour autant qu’il pût
l’estimer à force d’avoir vécu au rythme étrange de soleils
lointains, cela faisait huit ans qu’il était parti mais quel
intervalle de temps s’était réellement écoulé, il aurait eu du
mal à le dire. En fait, quels qu’ils soient, les évènements
qui avaient pu se produire dépassaient ses pauvres facultés
de compréhension car sa planète natale n’aurait pas dû se
trouver là.
Huit ans plus tôt, sur le coup de midi, cette planète
avait été démolie, totalement détruite, par les immenses
vaisseaux jaunes des Vogons, qui avaient plané dans le ciel
de midi comme si la loi de la gravitation était réduite au
statut d’arrêté municipal qu’on pouvait enfreindre sans
risquer plus qu’un P.-V. pour stationnement illicite.
— Des illusions, dit Russell.
— Quoi ? fit Arthur, tiré de ses pensées.
— Elle prétend souffrir d’étranges illusions, par
exemple, de vivre dans la réalité. Inutile de lui dire qu’elle
vit effectivement dans la réalité parce qu’elle vous
répondra que c’est bien pour ça que ces illusions sont aussi
étranges. Je sais pas pour vous, mais je trouve ce genre de
conversation assez épuisant. Si ça ne tenait qu’à moi, je lui
filerais ses comprimés et j’irais me descendre une bière. Je
veux dire, y a une limite à tout, pas vrai ?
Arthur fronça les sourcils ; ce n’était pas la première
fois.
— Eh bien…
— Sans parler de tous ces rêves et ces cauchemars. Et
des toubibs qui n’en ont que pour les drôles de pics sur ses
encéphalogrammes.
— Des pics ?
— Comme ça, dit Fenny.
Arthur pivota sur son siège et se retrouva nez à nez
avec la jeune femme, les yeux grands ouverts mais
parfaitement vacants. Si elle regardait quelque chose, ce
n’était pas dans la voiture. Son regard vacilla, sa tête eut
un soubresaut, puis elle se rendormit paisiblement.
— Qu’est-ce qu’elle a dit ? demanda-t-il, inquiet.
— Elle a dit : « Comme ça. »
— Comme ça quoi ?
— Comme ça quoi ? Merde, mais comment voulez-vous
que je sache ? Comme ce hérisson, comme cette souche de
cheminée, comme le chat perdu de la Mère Michel. Elle est
folle à lier, je croyais vous l’avoir dit.
— Ça n’a pas l’air de trop vous émouvoir.
Arthur avait essayé d’adopter le ton le plus dégagé
possible mais ça n’avait apparemment pas marché.
— Dites donc, mon vieux…
— Bon, bon, d’accord, je suis désolé. Ce ne sont pas
mes affaires. Je me suis mal fait comprendre. Je sais que
vous êtes très touché, c’est évident, mentit-il. Je sais que
c’est difficile à assumer. Mais il faut m’excuser. J’arrive
juste de l’autre côté de la nébuleuse à Tête de Cheval. En
stop.
Sur quoi, il tourna obstinément ses yeux vers la vitre.
Ce qui l’étonnait, c’est que de toutes les sensations qui
se battaient sous son crâne en cette nuit où il redécouvrait
un chez-lui qu’il avait cru à jamais dissous dans le néant, la
plus insistante était cette obsession pour cette fille bizarre
dont il ne savait rien, sinon qu’elle lui avait dit « comme
ça » et qu’il n’aurait pas refilé son frère même à un Vogon.
— Alors, euh, c’était quoi ces pics, ces pics dont vous
parliez ? enchaîna-t-il au plus vite.
— Écoutez, c’est ma sœur. Je sais même pas pourquoi je
vous raconte tout ça…
— D’accord, d’accord, excusez-moi. Peut-être que je
ferais mieux de descendre. Tiens, c’est justement…
À l’instant précis où il prononçait ces paroles, ce ne fut
plus possible car l’orage qui les avait dépassés éclata
soudain de nouveau. Des éclairs zébraient le ciel, tandis
que quelqu’un semblait s’amuser à leur vider sur la tête
plus ou moins l’équivalent de l’Atlantique à travers une
passoire.
Russell pesta et, délibérément, se concentra quelques
secondes sur la conduite du véhicule tandis que les écluses
du ciel se déversaient sur eux. Il réussit à passer sa colère
en écrasant l’accélérateur pour doubler un camion marqué
McKENNA transports tous temps. La tension se calma en
même temps que la pluie.
— Tout a commencé avec cet agent de la C.I.A. qu’on a
trouvé dans le château d’eau, quand tout le monde avait
toutes ces hallucinations et tout ça, vous vous souvenez ?
Arthur se demanda un instant s’il convenait d’évoquer à
nouveau le fait qu’il venait tout juste d’arriver en stop de
l’autre côté de la nébuleuse à Tête de Cheval, et que pour
ce motif et d’autres raisons concomitantes et tout à fait
incroyables, il avait quelque peu décroché des évènements
récents, mais il estima que ça ne ferait que compliquer un
peu plus la situation.
— Non, dit-il.
— C’est à ce moment qu’elle a craqué. Elle était
quelque part au café. À Rickmansworth. Je sais pas ce
qu’elle y faisait, mais c’est là qu’elle a craqué.
Apparemment, elle s’est levée, a calmement annoncé
qu’elle venait d’avoir je ne sais quelle extraordinaire
révélation, a oscillé un peu, visiblement décontenancée, et
a fini par s’effondrer en hurlant, le nez dans son œuf dur
mayonnaise.
Grimace d’Arthur.
— Je suis vraiment désolé de l’apprendre, fit-il, un peu
guindé.
Russell émit un vague bougonnement.
Désirant recomposer le puzzle, Arthur s’enquit de ce
que faisait l’agent de la C.I.A. dans le château d’eau.
— Il flottait gentiment, bien sûr. Il était mort.
— Mais qu’est-ce que…
— Allons donc, vous vous souvenez bien de tout ça. Les
hallucinations. Tout le monde a dit que c’était une bavure,
la C.I.A. qui aurait fait des essais de guerre chimique. Une
espèce de théorie tordue selon laquelle, plutôt que
d’envahir un pays, il serait bien moins coûteux et plus
efficace de faire croire à tout le monde que l’invasion a déjà
eu lieu.
— Et quelles étaient, au juste, ces hallucinations… ?
s’enquit Arthur sur un ton relativement placide.
— Comment ça, quelles hallucinations ? Je suis en train
de vous parler de cette histoire de gros vaisseaux jaunes ;
tout le monde s’affolait et criait qu’on allait mourir et puis,
hop, ils ont disparu dès que l’effet s’est dissipé. La C.I.A. a
opposé un démenti formel, ce qui prouve que ça devait être
vrai.
Arthur se sentit pris d’un léger vertige. Pour lui rendre
son équilibre, sa main chercha à agripper quelque chose et
s’y cramponna. Sa bouche faisait de petits mouvements
d’ouverture et de fermeture, comme s’il avait dans l’idée de
dire quelque chose, mais rien n’en émergea.
Russell poursuivait :
— Toujours est-il que, quelle que soit la drogue
employée, ses effets ne se sont apparemment pas dissipés
aussi vite chez Fenny. Moi, j’étais décidé à poursuivre la
C.I.A., mais un avocat de mes amis m’a dit que ce serait
comme de vouloir attaquer un asile de fous armé d’une
banane, alors…
Il haussa les épaules.
— Les Vogons…, couina Arthur. Les vaisseaux jaunes…
se sont évanouis ?
— Ben, naturellement, c’étaient des hallucinations, fit
Russell en lorgnant Arthur d’un drôle d’air. Vous essayez de
me dire que vous ne vous souvenez de rien ? Mais où étiez-
vous passé, pour l’amour du ciel ?
C’était, s’étonna Arthur, une si remarquablement bonne
question que le choc faillit le propulser hors de son siège.
— Nom de Dieu ! ! ! » glapit Russell, en essayant de
reprendre le contrôle de son véhicule qui s’était mis
soudain à déraper.
Il évita de justesse le camion qui arrivait en sens
inverse et braqua vers l’accotement gazonné. La voiture
s’immobilisa dans une dernière embardée qui projeta la
jeune fille à l’arrière contre le dossier de Russell ; elle
s’effondra, toute courbée.
Arthur se retourna, éperdu d’horreur.
— Est-ce qu’elle va bien ? bafouilla-t-il.
Russell passa avec colère ses deux mains dans son
brushing impeccable. Il tira sur sa moustache blonde, puis
se tourna vers Arthur.
— Ça ne vous ferait rien de lâcher le frein à main ? S’il
vous plaît.
Chapitre 6

D’ici, il était à six kilomètres de son village : quinze


cents mètres pour atteindre la bifurcation jusqu’à laquelle
l’abominable Russell avait farouchement refusé de le
conduire, puis quatre kilomètres et demi de route de
campagne sinueuse.
La Saab s’éloigna rageusement dans la nuit. Arthur la
regarda s’éloigner, aussi abasourdi que pourrait l’être un
homme qui s’est cru totalement aveugle pendant cinq
années, et découvre soudain qu’il portait juste un chapeau
trop large.
Il secoua vigoureusement la tête dans l’espoir d’en
déloger quelque fait saillant susceptible de tomber en place
et de rendre enfin sa cohérence à un univers sinon
parfaitement incroyable, mais comme le fait saillant, s’il
existait, se garda bien de se manifester, Arthur se remit une
nouvelle fois en route, dans l’espoir qu’une bonne séance
de marche et, éventuellement, quelques douloureuses
ampoules supplémentaires contribueraient au moins à le
rassurer sur sa propre existence, sinon sur son état mental.
Il était vingt-deux heures trente lorsqu’il arriva, détail
qu’il découvrit en lorgnant par la vitrine graisseuse et
enfumée du pub à l’enseigne du Cheval et l’Écuyer,
établissement dans lequel trônait depuis des temps
immémoriaux une antique pendule Guinness arborant
l’image d’un émeu avec, détail piquant, un verre à bière
coincé en travers du gosier.
C’était le pub dans lequel il avait passé ce funeste midi
au cours duquel sa maison d’abord, puis toute la planète
Terre avaient été démolies, ou plutôt avaient semblé être
démolies. Non, bon sang de bonsoir, avaient bel et bien été
démolies, car sinon, où diable aurait-il pu passer les huit
dernières années et comment s’y serait-il rendu sinon à
bord de l’un des gros vaisseaux jaunes des Vogons que le
navrant Russell venait à l’instant de lui certifier n’être que
vulgaires hallucinations induites par la drogue – et
pourtant, si la Terre avait bel et bien été démolie, sur quoi
se tenait-il en cet instant précis ?…
Il écrasa mentalement la pédale de freins car ce genre
de cheminement intellectuel n’allait pas le mener plus loin
que les vingt dernières fois qu’il l’avait parcouru.
Il recommença.
C’était le pub dans lequel il avait passé ce funeste midi
au cours duquel ce qui était censé se produire et qu’il
comptait bien élucider s’était produit et…
Ça ne tenait toujours pas debout. Il recommença.
C’était le pub dans lequel…
C’était un pub.
Point.
Les pubs servaient à boire, et dans son état quelques
verres ne lui feraient pas de mal.
Satisfait d’être enfin parvenu à la conclusion de ce
cheminement intellectuel tortueux, et qui plus est, à une
conclusion qu’il jugeait satisfaisante, même si ce n’était pas
celle qu’il avait cherché à obtenir, il se dirigea d’un pas
décidé vers la porte.
Et s’arrêta.
Un petit fox-terrier à poil noir et bouclé jaillit de
derrière un muret et, avisant Arthur, se mit à gronder.
Allons bon. Arthur connaissait ce chien. Il le connaissait
même bien. Il appartenait à un de ses amis publicitaires et
s’appelait Toto Tête-de-Nœud, à cause de son drôle de
toupet sur le crâne qui le faisait ressembler au Président
des États-Unis. Et le chien connaissait Arthur. Enfin,
normalement, il aurait dû. C’était un chien particulièrement
abruti, bête à ne pas savoir lire un téléprompteur, raison
pour laquelle d’aucuns s’étaient offusqués de son surnom,
mais enfin, il aurait au moins dû être capable de
reconnaître Arthur au lieu de rester planté là, le poil
hérissé, comme si Arthur était l’apparition la plus
terrifiante à s’être jamais immiscée dans sa pauvre
existence crétine.
Cela poussa Arthur à jeter un deuxième coup d’œil à
travers la vitrine, cette fois moins à la recherche de l’émeu
étranglé que de lui-même.
S’imaginant soudain pour la première fois dans un
contexte familier, il dut admettre que le chien n’avait pas
tort.
Il ressemblait fort au genre d’objet qu’un paysan plante
dans ses champs pour épouvanter les oiseaux, et il ne
faisait aucun doute qu’une entrée au pub dans son état
actuel allait susciter des remarques peu amènes ; pis
encore, il y avait sûrement en ce moment même des clients
qui le connaissaient et seraient tous enclins à le bombarder
de questions auxquelles, pour l’heure, il se sentait mal
armé pour répondre.
Will Smithers, par exemple, le propriétaire de Toto
Tête-de-Nœud, le Chien-pas-triste, un animal si stupide
qu’il avait été viré d’un des propres spots de son maître
pour incapacité à reconnaître quelle pâtée pour chien il
était censé préférer alors même que les portions de toutes
les autres écuelles avaient été copieusement nappées
d’huile de vidange.
Will devait être à l’intérieur, pas de doute. Son chien
était là, sa voiture aussi, une Porsche 928 S grise, avec un
bandeau sur la vitre arrière proclamant : « Mon autre
voiture est aussi une Porsche. » Le maudit.
Arthur regarda l’autocollant en écarquillant les yeux et
se rendit compte qu’il venait d’apprendre un truc qu’il avait
ignoré jusqu’ici.
Comme la plupart des salauds trop bien payés et
dénués de scrupules qu’Arthur connaissait dans le milieu
de la publicité, Will Smithers mettait un point d’honneur à
changer de voiture tous les mois d’août pour pouvoir
raconter aux gens que c’était son comptable qui l’y avait
forcé, quand en vérité son comptable se démenait comme
un beau diable pour l’en dissuader, avec toutes les pensions
alimentaires qu’il avait à payer, et ainsi de suite – or, c’était
précisément toujours la même voiture qu’Arthur lui
connaissait. La plaque d’immatriculation en faisait foi.
Étant donné qu’on était maintenant en hiver et que
l’évènement qui avait causé tant d’ennuis à Arthur, huit de
ses années plus tôt, s’était déroulé au début de septembre,
il ne s’était pas écoulé ici plus de six ou sept mois.
Arthur resta rigoureusement immobile durant quelques
secondes, laissant Toto Tête-de-Nœud faire des bonds et lui
japper après. Il était soudain frappé par l’ampleur d’une
révélation qu’il ne pouvait plus éviter : celle d’être un
étranger sur son propre monde. Quels que soient ses
efforts, personne ne réussirait à croire en son histoire. Non
seulement elle allait paraître parfaitement tordue, mais elle
était en contradiction flagrante avec la simple réalité des
faits.
Était-ce réellement la Terre ? Y avait-il la moindre
possibilité qu’il ait commis quelque extraordinaire erreur ?
Le pub qui se dressait devant ses yeux lui était
insupportablement familier jusqu’au moindre détail –
chaque brique, chaque écaille de peinture ; et à l’intérieur,
il décelait d’ici sa moiteur bruyante, ses poutres
apparentes, ses appliques en faux fer forgé, son comptoir
gluant de bière dans laquelle des gens qu’il connaissait
avaient collé leur coude, surmonté de filles en carton
découpé avec des paquets de cacahuètes agrafés sur les
seins. Tout cela composait la pâte dont étaient pétries ses
attaches, sa planète.
Il reconnaissait même ce satané chien.
— Hé, Tête-de-Nœud !
Le son de la voix de Will Smithers signifiait qu’il devait
rapidement décider de la conduite à suivre. S’il restait
planté là, il serait découvert et le cirque allait commencer.
Se cacher ne ferait que retarder l’échéance, et il
commençait à faire bougrement froid.
Le fait que ce fût Will lui facilitait le choix. Non
qu’Arthur le détestât en tant que tel – Will était plutôt
marrant. Mais marrant d’une manière trop extravertie,
parce que, travaillant dans la publicité, il ne pouvait
s’empêcher de vous faire savoir à quel point il s’éclatait et
de vous indiquer où il avait acheté sa veste.
Compte tenu de ces éléments, Arthur préféra donc se
dissimuler derrière une camionnette.
— Hé, Tête-de-Nœud, qu’est-ce qui se passe ?
La porte s’ouvrit et Will apparut, vêtu d’une veste
d’aviateur en cuir dont il avait persuadé un pote au Labo
d’Essais de la Sécurité routière de faire s’écraser une
voiture dessus pour lui donner cet aspect élimé. Tête-de-
Nœud glapit de plaisir et, ayant réussi à obtenir l’attention
qu’il recherchait, s’empressa d’oublier Arthur.
Will était avec quelques amis et tous commencèrent à
jouer avec le chien.
— Des cocos ! » lui crièrent-ils tous en chœur. « Des
cocos, des cocos, des cocos ! ! !
Le chien se mit à aboyer comme un fou, à sauter dans
tous les sens, à japper avec un entrain délirant, soulevé par
des transports de rage extatique. Tous riaient et
l’encourageaient, puis peu à peu tout ce petit monde se
dispersa, chacun regagna sa voiture et disparut dans la
nuit.
Eh bien, voilà qui règle déjà un problème, se dit Arthur
derrière sa camionnette : pas de doute, c’est bien la planète
de mes souvenirs.
Chapitre 7

Sa maison était toujours là.


Comment ou pourquoi, il n’en avait aucune idée. Il avait
décidé d’aller y jeter un œil en attendant que le pub se vide
et qu’il puisse demander au gérant une chambre pour la
nuit, une fois que tout le monde serait rentré. Et voilà, il
était devant chez lui.
Il se dépêcha d’entrer, utilisant la clef qu’il avait
planquée sous une grenouille en pierre dans le jardin car,
surprise, le téléphone était en train de sonner.
Il l’avait vaguement entendu alors qu’il remontait l’allée
et il s’était mis à courir dès qu’il avait compris d’où
provenait la sonnerie.
Il avait dû forcer sur le battant pour ouvrir la porte
encombrée par l’incroyable accumulation de courrier
publicitaire jonchant le paillasson. Elle resta d’ailleurs
coincée sur un ensemble formé, découvrit-il plus tard, de :
— quatorze invitations personnelles identiques à
souscrire à une carte de crédit qu’il possédait déjà,
— dix-sept lettres de rappel identiques et menaçantes
pour non-paiement des factures d’une carte de crédit qu’il
ne possédait pas,
— trente-trois lettres identiques lui annonçant qu’il
avait été spécialement sélectionné, en homme de goût et de
jugement qui savait ce qu’il voulait et où il allait dans le
monde complexe des élites contemporaines, et qui ne
pourrait donc manquer l’occasion d’acquérir une espèce de
portefeuille parfaitement hideux,
— et du cadavre d’un petit chat tigré.
Il se força un passage par l’ouverture relativement
étroite ainsi dégagée, trébucha sur une pile d’offres de
caves viticoles qu’aucun connaisseur au goût sûr ne
voudrait manquer, glissa sur un amoncellement de
locations estivales au bord de la mer, gravit tant bien que
mal l’escalier enténébré menant à sa chambre et parvint à
décrocher le téléphone à l’instant précis où il cessait de
sonner.
À bout de souffle, il se laissa choir sur son lit froid qui
sentait le moisi et, durant plusieurs minutes, ne chercha
plus à empêcher l’univers de lui tourner autour de la tête,
puisque ça lui faisait tellement plaisir.
Quand il eut bien tournoyé et se fut un peu calmé,
Arthur tendit la main vers la lampe de chevet, sans
vraiment espérer qu’elle ne s’allume. Surprise, elle
s’alluma. Ce ne fut pas sans satisfaire son sens de la
logique. Vu que la Compagnie d’électricité lui coupait
ponctuellement le courant chaque fois qu’il réglait ses
quittances, il lui paraissait on ne peut plus normal qu’on le
lui laisse quand il ne les réglait pas. À l’évidence, leur
envoyer votre argent ne faisait qu’attirer bêtement
l’attention sur vous.
La chambre était à peu près comme il l’avait laissée, à
savoir dans un joyeux désordre, même si l’effet se trouvait
quelque peu atténué par une épaisse couche de poussière.
Des livres et des magazines à demi lus nichaient contre des
piles de serviettes à moitié sales. Des demi-paires de
chaussettes reposaient contre des tasses de café à moitié
bues. Ce qui avait été naguère un sandwich à demi mangé
s’était à moitié transformé en une chose dont Arthur
préférait entièrement ignorer la teneur. Lardez ce truc de
décharges électriques, songea-t-il, et vous aurez une
chance de reproduire à son début le processus de
l’évolution biologique.
Il n’y avait dans la chambre qu’une chose qui était
différente.
Durant une minute ou deux, il fut incapable de
distinguer en quoi consistait la chose qui était différente,
tant elle était couverte d’une dégoûtante pellicule de
poussière. Puis son regard l’avisa et s’arrêta dessus.
Elle était près d’un vieux téléviseur fatigué sur lequel il
n’était possible de voir que les cours de la télévision
scolaire, car si jamais il tentait de diffuser quelque chose
de plus excitant, il risquait de claquer.
C’était une boîte.
Arthur se souleva sur les coudes et la contempla.
C’était une boîte grise, avec une espèce de patine
terne. Une boîte grise et cubique, d’un peu plus de trente
centimètres d’arête. Elle était fermée par un unique ruban
gris, avec un joli nœud sur le dessus.
Il se leva, s’approcha, l’effleura avec surprise. Quoi que
ce pût être, c’était manifestement emballé comme un
cadeau, avec art et goût, un cadeau qui semblait n’attendre
que lui pour être ouvert.
Prudemment, il saisit la chose et la rapporta vers le lit.
Il épousseta le dessus et défit le ruban. La boîte avait un
couvercle, muni d’un rabat de fermeture.
Il souleva le rabat et regarda le contenu de la boîte. À
l’intérieur, il y avait un globe de verre, reposant dans un
berceau de papier crépon gris. Il le sortit avec précaution.
Ce n’était pas exactement un globe car il était ouvert en
dessous, ou plutôt, comme Arthur s’en rendit compte en le
retournant, ouvert sur le dessus, et muni d’un épais rebord.
C’était un bocal. Un bocal à poisson.
Il était fait du verre le plus fin, parfaitement
transparent, et pourtant avec d’extraordinaires reflets gris
argentés, comme si le cristal et l’ardoise étaient entrés
dans sa fabrication.
Arthur le fit lentement tourner dans ses mains. C’était
l’un des objets les plus beaux qu’il ait jamais vus mais il le
rendait parfaitement perplexe. Il regarda au fond de la
boîte, mais hormis le papier crépon il n’y avait rien d’autre.
Et à l’extérieur non plus.
Il retourna de nouveau le bocal. Il était magnifique.
Exquis. Mais enfin, c’était un bocal à poisson.
Arthur le tapota de l’ongle du pouce ; il émit un
tintement grave et majestueux qui parut se prolonger plus
longtemps qu’il n’était possible, et quand enfin il se tut, ce
ne fut pas comme s’il s’éteignait mais comme s’il se perdait
plutôt dans d’autres mondes, au tréfonds abyssal d’un rêve
sans fin.
Hypnotisé, Arthur le fit à nouveau tourner dans ses
mains, et cette fois la lumière de la petite lampe de chevet
poussiéreuse l’éclaira sous un autre angle et révéla le reflet
de fines rayures à sa surface. Il éleva l’objet, ajustant
l’angle de l’éclairage, et soudain il vit nettement le contour
de lettres finement gravées se détacher sur le verre.
« Salut, disait le message, et encore merci… »
Et c’était tout. Il plissa les yeux, sans rien comprendre.
Cinq bonnes minutes encore, il fit tourner l’objet en
tous sens, le tint à la lumière sous divers angles, le tapota,
fasciné par son tintement cristallin, et s’interrogea sur la
signification du message indistinct sans en trouver aucune.
Finalement il se leva, remplit le bocal d’eau du robinet et le
reposa sur la table près du téléviseur. Il éjecta d’une
chiquenaude le petit Babel Fish de son oreille et le fit
tomber, tout frétillant, dans le bocal. Il n’en aurait plus
besoin désormais, sauf pour regarder les films en V.O.
Il retourna s’étendre sur son lit et éteignit la lumière.
Il était allongé, calme et détendu. Il s’imprégna des
ténèbres environnantes, relaxa lentement ses membres de
bout en bout, calma et régularisa le rythme de sa
respiration, vida graduellement son esprit de toute pensée,
ferma les yeux, et fut totalement incapable de trouver le
sommeil.

La nuit était tout engoncée de pluie. Les cumulus


proprement dits s’étaient désormais éloignés pour
concentrer leur attention sur un petit café routier juste à la
sortie de Bournemouth mais le ciel qu’ils avaient traversé
était encore perturbé par leur passage et avait à présent un
de ces airs humides et chiffonnés, comme s’il ne savait pas
trop ce qu’il allait faire si on continuait à le provoquer de la
sorte.
La lune était sortie, ambiance bec dans l’eau. On aurait
dit une boule de papier extraite de la poche d’un jean tout
juste sorti de la machine à laver et dont seuls le temps et
un repassage soigné pourront dire s’il s’agissait d’une
vieille liste de commissions ou d’un billet de cinq livres.
Le vent s’agita un peu, telle la queue d’un cheval qui ne
sait pas trop quelle sera son humeur ce soir, et quelque
part une cloche sonna minuit.
Une lucarne s’ouvrit en grinçant.
Elle était un peu coincée, et il fallut quelque peu la
secouer pour la convaincre car son châssis était légèrement
rouillé et la charnière avait connu une plus jolie couche de
peinture, mais enfin, elle réussit à s’ouvrir.
Un étai fut trouvé pour la maintenir et une silhouette se
faufila tant bien que mal par l’étroit goulet entre les pans
opposés du toit.
Elle se redressa puis contempla le ciel en silence.
On aurait eu bien du mal à y reconnaître la créature
échevelée qui s’était introduite en catastrophe dans le
cottage un peu plus d’une heure auparavant. Disparue la
robe de chambre élimée, maculée de la boue de cent
planètes, tachée de mauvaise sauce dans les snacks de cent
spatioports sordides, disparue l’épaisse masse de cheveux
emmêlés, disparue la barbe touffue et pleine de nœuds, en
même temps que l’écosystème florissant qu’elle abritait.
À la place : Arthur Dent, relax et propre sur lui, en
pantalon de velours et pull de grosse laine. Il avait les
cheveux taillés et lavés, le menton rasé de près. Seuls ses
yeux trahissaient encore que quoi que l’Univers jugeât bon
de lui faire subir, il continuerait toujours d’apprécier qu’il
se calme.
Ce n’étaient pas ces yeux-là qui avaient contemplé la
dernière fois cette même scène, et le cerveau qui
interprétait les images analysées par les yeux n’était pas le
même cerveau. La chirurgie n’avait rien à y voir, juste le
déchirement continuel de l’expérience.
La nuit lui semblait vivante désormais, et la planète
enténébrée alentour avait tout d’un être au sein duquel il
s’enracinait.
Il sentait, tel le picotement de terminaisons nerveuses
lointaines, le courant d’une rivière éloignée, le
moutonnement de collines invisibles, les nœuds épais de
lourds cumulus garés quelque part au loin vers le sud.
Il éprouvait pareillement le plaisir qu’il y avait à être un
arbre, expérience passablement inattendue. Certes, il
savait que ça faisait du bien d’enfoncer les orteils dans le
sol, mais il n’aurait jamais imaginé que ça puisse faire un
bien pareil. Il sentait une onde de plaisir presque indécente
déferler sur lui depuis la Forêt neuve. Il faudrait qu’il tente
à nouveau le coup cet été, voir l’impression que ça fait
d’avoir des feuilles.
Provenant d’une autre direction, il éprouva les
sensations d’un troupeau de moutons affolés par une
soucoupe volante, mais elles étaient pratiquement
indiscernables des sensations d’un troupeau de moutons
affolés par n’importe quoi d’autre, car c’étaient des
créatures qui apprenaient fort peu lors de leur séjour en ce
bas monde, qui s’ébahissaient de voir le soleil se lever tous
les matins, et continuaient d’être stupéfiées par tous ces
petits trucs verts qui poussaient dans les champs.
Il fut surpris de découvrir qu’il pouvait sentir les
moutons s’ébahir de voir le soleil se lever ce matin, et le
matin de la veille, et s’ébahir devant un bouquet d’arbres
l’avant-veille. Il pouvait remonter encore plus loin dans le
passé, mais ça devenait lassant car cela se réduisait aux
sensations de moutons ébahis par tout un tas de trucs qui
les avaient déjà ébahis la veille.
Il oublia les moutons et laissa son esprit dériver
paresseusement, en un cercle grandissant d’ondulations. Il
sentit la présence d’autres esprits, par centaines, un réseau
de milliers d’esprits, certains assoupis, d’autres endormis,
d’autres terriblement excités, et l’un d’eux brisé.
L’un d’eux brisé.
Il le dépassa négligemment puis essaya de le déceler à
nouveau, mais il lui échappa. Il ressentit un spasme
d’excitation car il sut instinctivement de qui il s’agissait, ou
du moins de qui il souhaitait qu’il s’agisse, et une fois que
vous savez ce que vous souhaitez voir se concrétiser,
l’instinct est toujours bien utile pour vous aider à savoir de
quoi il s’agit.
Il savait instinctivement qu’il s’agissait de Fenny et qu’il
voulait la retrouver ; mais c’était impossible. Plus il faisait
d’efforts, plus il sentait cet étrange nouveau don lui
échapper ; il se détendit donc, préférant laisser son esprit
dériver à sa guise.
Et une fois de plus il sentit la fracture.
Toujours sans pouvoir la localiser. Cependant, malgré
tous les efforts de son instinct pour lui dire de croire ce
qu’il voulait croire, il n’était plus certain que ce fût Fenny –
peut-être s’agissait-il d’une fracture différente. Elle avait le
même caractère disjoint mais semblait plus généralisée,
plus profonde : ce n’était plus celle d’un esprit unique, ce
n’était peut-être même plus celle d’un esprit. Elle était
différente.
Il laissa son esprit s’enfoncer lentement dans la Terre,
ondoyer, couler, sombrer.
Il suivait la Terre dans son périple, dérivait au rythme
de ses myriades de pulsations, s’infiltrait dans les
ramifications de sa vie, gonflait avec ses marées,
l’accompagnait dans sa rotation. Et toujours la fracture
revenait, telle une sourde et lointaine migraine.
Maintenant il volait à travers une contrée de lumière ;
la lumière était le temps, son flux et son reflux le passage
des jours. La fracture qu’il avait ressentie, la seconde
fracture, gisait au loin devant lui, à l’autre bout de cette
contrée, mince comme un cheveu posé sur le paysage
onirique des jours de la Terre.
Et soudain, il arriva dessus.
Il oscilla, pris de vertige, au moment où le pays de rêve
se dérobait sous lui pour se transformer en un stupéfiant
précipice ouvrant sur le néant, et il s’effondra dans un
ultime spasme pour se raccrocher au vide, battant l’air,
tournoyant et tombant.
De l’autre côté de la faille déchiquetée s’étaient trouvés
un autre pays, un autre temps, un autre monde, moins
séparé par une fracture qu’à peine relié au premier : en
fait, deux Terres. Il s’éveilla.
Une brise froide effleurait les gouttes de sueur sur son
front enfiévré. C’en était fini du cauchemar et de lui-même,
semblait-il. Ses épaules retombèrent ; du bout des doigts il
se massa doucement les paupières. Au moins se sentait-il
gagné par le sommeil en même temps que fort las. Quant
au sens de tout cela, si tant est qu’il y en ait un, il aviserait
au matin ; pour l’heure, il allait retrouver son lit, et le
sommeil. Son lit, son sommeil.
Il percevait sa maison au loin et se demanda comment il
pouvait en être ainsi. Elle se détachait au clair de lune : il
en reconnaissait la silhouette trapue pas spécialement
élégante. Il regarda autour de lui et remarqua qu’il se
trouvait à quelque quarante-cinq centimètres au-dessus du
parterre de roses de l’un de ses voisins, John Ainsworth.
Ses roses étaient parfaitement entretenues, taillées pour
l’hiver, attachées à des tuteurs et soigneusement
étiquetées, et Arthur se demanda ce qu’il fichait au-dessus.
Il se demanda ce qui le maintenait là, et quand il découvrit
que ce n’était rien, il s’étala lamentablement par terre.
Il se releva, s’épousseta et regagna sa maison en
clopinant, la cheville tordue. Il se dévêtit et se fourra au lit.
Il dormait quand le téléphone sonna de nouveau. Il
sonna quinze bonnes minutes et réussit à le faire se
retourner deux fois. Mais sans jamais avoir la moindre
chance de le réveiller.
Chapitre 8

Arthur s’éveilla en pleine forme. Oui, il se sentait dans


une forme fabuleuse, rafraîchi, éperdu de bonheur d’être à
la maison, débordant d’énergie, à peine déçu de découvrir
qu’on était au milieu du mois de février.
C’est donc d’un pas presque dansant qu’il se dirigea
vers le frigo, où il trouva les trois malheureux trucs velus
qui y traînaient. Il les mit dans une assiette et les
contempla attentivement pendant deux bonnes minutes. Le
laps de temps s’étant écoulé sans qu’ils ne manifestent la
moindre velléité d’évasion, il décréta qu’ils constitueraient
son petit déjeuner et les dévora. À eux trois, ils réussirent à
détruire une virulente maladie spatiale qu’il avait chopée
sans le savoir dans les marais gaziers de Flargathon
quelques jours plus tôt, et qui, sinon, aurait tué la moitié de
la population de l’hémisphère occidental, rendu aveugle
l’autre moitié et l’ensemble de l’humanité psychotique et
stérile, d’où coup de bol pour la Terre.
Il se sentait fort, il se sentait en forme. C’est avec
vigueur et à la pelle qu’il dégagea sa porte du courrier
publicitaire, puis il enterra le chat.
Il venait de terminer quand le téléphone sonna, mais il
le laissa faire tout en observant quelques instants de
silence respectueux. Si c’était vraiment important, on
rappellerait.
Il décrotta ses chaussures et retourna à l’intérieur.
Il y avait un petit nombre de lettres intéressantes dans
toute cette pile de courrier – des documents du conseil
municipal, vieux de trois ans, relatifs au projet de
démolition de son domicile, et quelques autres lettres
concernant le lancement d’une enquête d’utilité publique
sur un projet de déviation routière dans le secteur ; il y
avait également une vieille circulaire de Greenpeace, le
groupe de pression écologique auquel il envoyait des dons
à l’occasion, lui demandant son aide pour leur plan de
libération des orques et des dauphins en captivité, et deux
ou trois cartes postales d’amis se plaignant à mots couverts
de ne plus avoir de nouvelles de lui ces derniers temps.
Il regroupa tout ce courrier et le mit dans une boîte en
carton sur laquelle il écrivit « Trucs à faire ». Comme il se
sentait particulièrement vigoureux et dynamique ce matin-
là, il ajouta même le mot : « Urgent ! »
Il sortit sa serviette et deux ou trois autres bricoles du
sac en plastique acheté au Mégamarché de Port Brasta. Le
slogan imprimé était un jeu de mots astucieux et contourné
en alpha-centaurien, parfaitement incompréhensible en
toute autre langue et donc entièrement vain pour une
boutique hors taxe de spatioport. Le sac était également
percé au fond, aussi le jeta-t-il sans regret.
Il se rendit soudain compte avec un petit pincement au
cœur que quelque chose d’autre avait dû tomber dans le
petit astronef qui l’avait ramené sur Terre, effectuant un
aimable détour pour le déposer au bord de l’A-303. Il avait
perdu son vieil exemplaire fatigué de ce qui l’avait aidé à
retrouver son chemin dans l’incroyable dédale d’espace en
friche qu’il avait traversé. Il avait perdu son Guide du
routard galactique.
Enfin, se dit-il, ce coup-ci, je n’en aurai plus vraiment
besoin.
Il avait quelques coups de fil à passer.
Il avait décidé du moyen de régler la masse de
contradictions provoquées par son voyage de retour : il
jouerait l’effronterie.
Il téléphona à la B.B.C. et demanda qu’on lui passe son
chef de service.
— Oh, bonjour, Arthur Dent à l’appareil. Écoutez, je suis
désolé de ne pas m’être pointé depuis six mois, mais j’étais
devenu fou.
— Oh, pas de problème. C’est d’ailleurs ce qu’on s’était
dit. Ça arrive tout le temps. Quand peut-on espérer vous
voir ?
— Quand les hérissons finissent-ils d’hiberner ?
— Au printemps, je suppose.
— Alors, vous me verrez dans ces eaux-là.
— Impec.
Il feuilleta les Pages jaunes et nota une brève liste de
numéros à essayer.
— Oh, bonjour, je suis bien à l’hôpital du Vieil-Orme ?
Bien, j’appelais juste pour voir si je pouvais dire un mot à
Fenella, euh… Fenella – Doux Jésus, mais suis-je bête, vous
allez voir que je finirai par oublier mon propre nom, euh,
Fenella – n’est-ce pas ridicule ? Enfin, une de vos patientes,
une petite brune, admise la nuit dernière…
— J’ai bien peur que nous n’ayons aucune patiente du
nom de Fenella.
— Oh, vous m’en direz tant. Je voulais dire Fiona, bien
sûr ; entre nous, nous l’appelons Fen…
— Je suis désolée, au revoir. Clic.
Six autres conversations du même genre commencèrent
à émousser son vigoureux et dynamique optimisme, et il
décida d’aller en faire parade au pub avant de le perdre
entièrement.
Il avait trouvé l’idée parfaite pour expliquer d’un coup
toutes les inexplicables étrangetés le concernant, et c’est
en sifflotant qu’il poussa la porte qui l’avait tant intimidé la
nuit précédente.
— Arthur ! ! !
Il sourit chaleureusement à la collection d’yeux
écarquillés qui le contemplaient de tous les coins de
l’établissement, et leur raconta quel épatant séjour il avait
passé en Californie du Sud.
Chapitre 9

Il accepta une nouvelle pinte de bière et en but une


lampée.
— Bien entendu, j’avais également mon alchimiste
personnel.
— Ton quoi ?
Il commençait à débloquer et il en était conscient.
L’exubérance et la meilleure bitter de Hall & Woodhouse
formaient une mixture dont il fallait se méfier, mais l’un de
ses premiers effets était de vous débarrasser de toute
méfiance, et le point auquel Arthur aurait dû se taire et
cesser ses explications fut justement celui où il se mit à
faire preuve d’inventivité.
— Mais oui, insista-t-il avec un joyeux sourire vitreux.
Et c’est même pour ça que j’ai perdu tout ce poids.
— Quoi ? fit l’auditoire.
— Mais oui, répéta-t-il. Les Californiens ont redécouvert
l’alchimie. Absolument.
Nouveau sourire.
— Seulement, reprit-il, c’est sous une forme bien plus
utile que celle dont à laquelle… » Il s’interrompit, pensif, le
temps de rassembler mentalement quelques éléments de
grammaire. « Celle sous laquelle les anciens avaient
coutume de la pratiquer. Ou du moins, rectifia-t-il, de
s’efforcer vainement de la pratiquer. Ils ne pouvaient pas la
faire marcher, vous comprenez. Nostradamus et toute la
bande. Z’étaient incapables de la maîtriser.
— Nostradamus ? s’étonna quelqu’un.
— Je ne pensais pas qu’il était alchimiste, observa un
autre.
— Je croyais, ajouta un troisième, que c’était un devin.
— Il s’est reconverti dans la divination », expliqua
Arthur à son auditoire, dont les composantes
commençaient à vaciller et se brouiller, « tant il était nul en
alchimie. Vous devriez le savoir.
Il but une nouvelle lampée de bière. Cela faisait huit
ans qu’il n’y avait pas goûté. Il rattrapait le temps perdu.
— Quel rapport entre pratiquer l’alchimie, demanda un
fragment de l’auditoire, et perdre du poids ?
— Je suis heureux que l’on me pose cette question, dit
Arthur. Très heureux. Et je m’en vais maintenant vous
expliquer quel est le rapport entre… » Il marqua un temps.
« Entre ces deux choses. Les deux choses que l’on vient de
mentionner. Je vais vous expliquer ça.
Il s’interrompit pour manœuvrer ses pensées.
C’était comme de regarder des pétroliers faire un demi-
tour en trois manœuvres dans la Manche.
— Ils ont découvert comment transformer en or l’excès
de graisse corporelle, lança-t-il dans un brusque sursaut de
cohérence.
— Tu plaisantes.
— Mais oui. Enfin, non, rectifia-t-il. Ils l’ont bel et bien
découvert.
Il jaugea la fraction sceptique de son auditoire – ce qui
en représentait l’intégralité, aussi lui fallut-il un petit
moment pour la jauger à fond.
— Est-ce que vous êtes déjà allés en Californie ?
interrogea-t-il. Est-ce que vous savez vraiment le genre de
trucs qu’ils pratiquent là-bas ?
Trois membres de son auditoire dirent qu’ils y étaient
allés et qu’il racontait des foutaises.
Arthur s’entêta :
— Vous n’avez rien vu du tout. Oh, volontiers, ajouta-t-il
comme quelqu’un proposait de payer une autre tournée.
— Et la preuve », dit-il en se désignant du doigt sans se
manquer de plus de cinq centimètres, « vous l’avez là sous
les yeux. Quatorze heures de transe dans une cuve. En état
de transe. Et j’étais dans une cuve. Mais, ajouta-t-il après
quelques instants de réflexion, je crois vous l’avoir déjà dit.
Il attendit patiemment que l’on ait servi la nouvelle
tournée. Il composa mentalement le prochain chapitre de
son récit, qui devait en gros traiter de la nécessité
d’orienter la cuve selon une perpendiculaire abaissée du
pôle Nord sur la droite joignant Mars et Vénus, et il
s’apprêtait à reprendre la parole quand il décida de faire
l’impasse.
— Un bon moment, se contenta-t-il de déclarer. Dans
une cuve. En état de transe.
Il parcourut son auditoire d’un œil sévère, histoire de
s’assurer qu’il suivait attentivement.
Il reprit.
— Où en étais-je ?
— En transe, dit quelqu’un.
— Dans une cuve, dit un autre.
— Ah oui, dit Arthur. Merci. Et lentement, articula-t-il,
poursuivant son récit, lentement, lentement, très
lentement, tout votre excès de graisse corporelle… se
transforme… en… » Il observa une pause, pour accentuer
l’effet. « En une pellicule sous-cou… sous-cu… sous-tuc… »
Nouvelle pause pour reprendre son souffle. « Sous-cutanée
d’or fin, qu’on a tout loisir par la suite de se faire retirer
par une intervention chirurgicale. Le plus désagréable,
c’est la sortie de la cuve. Tu disais ?
— Rien, je me raclais la gorge.
— J’ai l’impression que tu n’es pas convaincu.
— Je me raclais la gorge.
— Elle se raclait la gorge, confirma dans un sourd
murmure une fraction notable de l’auditoire.
— Ah bon, très bien, fit Arthur. Ensuite, il n’y a plus
qu’à partager le montant recueilli… » Nouvelle interruption
pour cause de pause mathématique. « Cinquante-cinquante
avec l’alchimiste. Ce qui fait quand même un sacré paquet !
Il promena un regard oscillant sur son auditoire, et ne
put s’empêcher de noter un certain scepticisme sur leurs
visages brouillés.
Cela le vexa au plus haut point.
— Sinon, insista-t-il, comment aurais-je pu me payer cet
air décomposé ?
Des bras secourables se proposèrent pour le
raccompagner chez lui.
— Écoutez », protesta-t-il, alors que la froide bise de
février lui caressait le visage, « avoir l’air défait est du
dernier chic en ce moment en Californie. Il faut donner
l’impression que la Galaxie vous en a fait baver. La vie, je
veux dire. Donner l’impression que la vie vous en a fait
baver. Voilà ce que je me suis payé. Un air défait. Mettez-
m’en pour huit ans, que je leur ai dit. J’espère que le look
trentenaire ne va pas revenir trop vite à la mode, sinon
j’aurai claqué un paquet de fric pour rien.
Il retomba quelques instants dans le silence, tandis que
des bras secourables continuaient à le raccompagner sur le
chemin de son domicile.
— J’suis rentré hier, marmonna-t-il. J’suis vraiment très
très très content d’être revenu chez moi. Ou dans un
endroit qui y ressemble beaucoup…
— C’est le décalage horaire, grommela un de ses amis.
Tout ce trajet depuis la Californie. Ça vous met vraiment en
l’air pendant deux ou trois jours.
— J’ai pas l’impression qu’il soit allé là-bas, marmonna
un autre. Je me demande où il a bien pu aller. Et ce qui lui
est arrivé.

Après un petit somme, Arthur se leva et bricola un peu


dans sa maison. Il se sentait nauséeux et légèrement bas,
encore désorienté par le voyage. Il se demanda comment il
allait procéder pour retrouver Fenny.
Il s’assit et contempla le bocal. Il le tapota encore une
fois, et bien qu’il fût rempli d’eau et qu’un petit Babel Fish
jaune y tournât, quelque peu déprimé, il n’en émit pas
moins son tintement grave et majestueux, toujours aussi
limpide et hypnotique.
Quelqu’un cherche à me remercier, songea-t-il. Il se
demandait qui, et de quoi.
Chapitre 10

« Au quatrième top, il sera… une heure… trente-deux


minutes… et vingt secondes.
« Bip… bip… bip… bip. »
Ford Prefect retint un petit rire de satisfaction
mauvaise, se rendit compte qu’il n’avait aucune raison de le
retenir et rit tout haut, d’un rire mauvais.
Il bascula la communication du Sub-Etha Réseau sur la
superbe sonorisation hi-fi du vaisseau et l’étrange voix
aiguë et chantonnante résonna avec une remarquable
clarté dans toute la cabine.
« Au quatrième top, il sera… une heure… trente-deux
minutes… et trente secondes.
« Bip… bip… bip… bip… »
Il monta légèrement le volume tout en continuant de
surveiller du coin de l’œil un tableau de chiffres en
évolution rapide sur l’écran de contrôle de l’ordinateur de
bord. Pour le laps de temps qu’il envisageait, la question de
la consommation en énergie avait son importance. Il n’avait
pas envie d’avoir un meurtre sur la conscience.
« Au quatrième top, il sera… une heure… trente-deux
minutes… et quarante secondes.
« Bip… bip… bip… bip. »
Il partit inspecter le petit vaisseau. Descendit l’étroite
coursive.
« Au quatrième top… »
Il passa la tête dans la petite salle de bains
fonctionnelle, toute d’acier étincelant.
« il sera… »
Ça lui parut impeccable.
Il inspecta la minuscule chambrée.
« … une heure… trente-deux minutes… »
Le son paraissait légèrement assourdi. Il y avait une
serviette pendue devant un des haut-parleurs. Il la retira.
« … et cinquante secondes. »
Parfait.
Il inspecta la soute et ne fut pas du tout satisfait du son.
Il y avait bien trop de conteneurs en désordre qui
obstruaient le passage. Il sortit à reculons et attendit que la
porte se referme hermétiquement. Il brisa le panneau d’un
boîtier d’urgence, accéda au tableau de commande et
pressa le bouton de largage. Il ne savait pas trop pourquoi
il n’y avait pas pensé plus tôt. Il y eut un chuintement
grondant qui s’éteignit très vite. Après quelques instants de
silence, on entendit de nouveau un léger sifflement.
Qui s’arrêta.
Ford attendit que le témoin vert s’allume avant de
rouvrir la porte sur la soute désormais vide.
« … une heure… trente-trois minutes… et cinquante
secondes. »
Absolument parfait.
« Bip… bip… bip… bip. »
Il repartit alors inspecter de fond en comble la chambre
d’animation suspendue, où il désirait tout particulièrement
avoir un son impeccable.
« Au quatrième top, il sera très exactement… une
heure… trente-quatre minutes. »
Il frissonna en contemplant, sous la verrière couverte
d’une épaisse couche de givre, la forme indistincte gisant à
l’intérieur.
Un jour, qui pouvait dire quand, elle s’éveillerait, et ce
jour-là elle saurait précisément l’heure qu’il est. Pas
exactement l’heure locale, certes, mais bon, tant pis.
Il vérifia une nouvelle fois l’écran de contrôle de
l’ordinateur au-dessus du lit réfrigérant, baissa la lumière,
y jeta un dernier coup d’œil.
« Au quatrième top, il sera… »
Il ressortit sur la pointe des pieds et regagna le poste
de commandement.
« … une heure… trente-quatre minutes et vingt
secondes. »
La voix était aussi nette que s’il l’entendait au
téléphone à Londres, ce qui n’était pas le cas, il s’en fallait
de beaucoup.
Il s’assit et contempla le ciel d’encre. L’étoile de la taille
d’une miette de biscuit étincelante qu’il apercevait dans le
lointain était Zondostina, ou, comme on l’appelait sur la
planète d’où provenait la petite voix chantonnante un rien
guindée, Zêta des Pléiades.
La brillante courbe orange qui emplissait la moitié du
champ visuel était la géante gazeuse Salina Magna, port
d’attache des vaisseaux de guerre xaxisiens, tandis qu’au
ras de l’horizon se levait une petite lune d’un bleu froid,
Epun.
« Au quatrième top, il sera… »
Vingt minutes durant, il demeura ainsi, immobile, à
regarder fondre la distance entre le vaisseau et Epun,
tandis que l’ordinateur de bord dévidait et tissait la
trajectoire qui allait l’amener aux abords du petit satellite,
avant de refermer la boucle de son orbite dans les ténèbres
perpétuelles.
« Une heure… cinquante-neuf minutes… »
Son plan initial avait été de supprimer tout
rayonnement et tout signal en provenance du vaisseau, afin
de le rendre aussi invisible que possible, à moins de
regarder pile dessus, puis il s’était rabattu sur une autre
idée, bien meilleure. Il allait plutôt émettre un unique
faisceau continu, fin comme un crayon, réexpédiant le
signal qui lui parvenait à sa planète d’origine, qu’il
n’atteindrait pas avant quatre siècles en voyageant à la
vitesse de la lumière, mais où il causerait néanmoins un
certain émoi quand il y arriverait.
« Bip… bip… bip… bip. »
Il ricana.
Il n’aimait pas trop les gens qui gloussaient ou
ricanaient à tout bout de champ, mais il devait bien
admettre que c’était plus ou moins ce qu’il faisait depuis
maintenant plus d’une demi-heure.
« Au quatrième top… »
Le vaisseau était maintenant définitivement verrouillé
sur une orbite quasiment parfaite autour de la petite lune
méconnue et jamais visitée. Quasiment parfaite.
Un seul point demeurait en suspens. Il lança de
nouveau la simulation informatique du lancement du
module de sauvetage, afin d’équilibrer une dernière fois
actions, réactions, forces tangentielles, toute cette poésie
mathématique du mouvement, et il vit que c’était bien.
Avant de partir, il éteignit les lumières.
Alors que le mince cigare de sa vedette de sauvetage
s’éjectait pour entamer le voyage de trois jours jusqu’à la
station orbitale de Port Salino, il longea durant quelques
secondes l’onde porteuse d’un signal qui entamait un
voyage encore plus long.
« Au quatrième top, il sera… deux heures… treize
minutes… et cinquante secondes. »
Il gloussa et ricana. Il aurait bien ri tout haut mais il
n’avait pas la place.
« Bip… bip… bip… bip. »
Chapitre 11

— Les averses d’avril, c’est ce que je déteste tout


particulièrement.
Les borborygmes d’Arthur avaient beau être évasifs,
l’homme semblait décidé à poursuivre la conversation. Il se
demanda s’il ne ferait pas mieux de se lever et de prendre
une autre table, mais il ne semblait pas y en avoir une seule
de libre dans toute la cafétéria. Il touilla férocement son
café.
— Foutues averses d’avril. L’horreur, l’horreur,
l’horreur.
Le front plissé, Arthur regarda par la fenêtre. Une
légère averse printanière s’attardait en effet au-dessus de
l’autoroute. Deux mois maintenant qu’il était de retour.
Reprendre le rythme d’antan s’était révélé risiblement
facile. Les gens avaient la mémoire tellement courte, lui
compris. Ces huit années d’errance folle à travers la
Galaxie lui faisaient désormais moins l’effet d’un mauvais
rêve que d’un film enregistré au magnétoscope qu’on
oublie au fond d’un placard sans prendre la peine de le
visionner.
Un effet demeurait toutefois : son allégresse d’être
revenu. Maintenant que l’atmosphère de la Terre s’était
refermée au-dessus de lui pour de bon, pensait-il (bien à
tort), tout ce qui régnait au sein de celle-ci lui procurait un
extraordinaire plaisir. Admirant les reflets argentés des
gouttes de pluie, il se sentit obligé de protester.
— Eh bien, moi je les aime bien, dit-il soudain. Et pour
toutes sortes de raisons évidentes. Elles sont douces et
rafraîchissantes. Elles pétillent et vous mettent de bonne
humeur.
L’homme laissa échapper un grognement chargé de
dérision.
— C’est ce que tout le monde dit, bougonna-t-il, l’air
sombre, du fond de son siège d’angle.
C’était un chauffeur routier. Arthur le savait car sa
première remarque avait été, sans qu’on ne lui ait rien
demandé :
— Je suis chauffeur routier. Je déteste conduire sous la
pluie. Ironique, non ? Fichtrement ironique.
S’il y avait un sous-entendu caché dans cette remarque,
Arthur n’avait pas été capable de le deviner, aussi s’était-il
contenté d’émettre un vague borborygme, affable mais
guère encourageant.
Cela n’avait pas dissuadé l’homme pour autant, et il en
était de même à présent.
— Tout le monde dit ça de ces foutues averses d’avril.
Toujours si fichtrement douces, si fichtrement
rafraîchissantes, un temps toujours si fichtrement
charmant.
Il se pencha, le visage déformé par un rictus, comme
s’il s’apprêtait à livrer quelque extraordinaire révélation
sur les dessous du gouvernement.
— Ce que je voudrais bien savoir, c’est ceci : s’il doit
faire beau, pourquoi (il cracha presque) il ne pourrait pas
faire beau sans cette foutue pluie ?
Arthur jeta l’éponge. Il décida de laisser son café, trop
chaud pour être bu tout de suite, et trop infect pour être bu
froid.
— Eh bien, allez-y voir », lança-t-il, mais ce fut lui qui se
leva. « Salut !
Arthur s’arrêta à la boutique de la station-service, puis
traversa lentement le parking, prenant plaisir à laisser le
fin crachin jouer sur son visage. Il y avait même, remarqua-
t-il, un pâle arc-en-ciel qui brillait au-dessus des collines du
Devon. Il le contempla également avec plaisir.
Il monta dans sa vieille Golf GTI noire – une vraie
poubelle mais il l’adorait – et, dans un crissement de pneus,
il dépassa les îlots de pompes à essence pour s’engager sur
la bretelle d’accès à l’autoroute.
Il avait tort de croire que l’atmosphère de la Terre
s’était enfin refermée pour de bon au-dessus de sa tête.
Il avait tort de croire qu’il parviendrait à laisser
derrière lui le complexe écheveau de problèmes non
résolus dans lequel ses pérégrinations galactiques l’avaient
entraîné.
Il avait tort de croire qu’il pourrait dorénavant oublier
que cette Terre vaste, dure, sale, huileuse et battue par la
pluie sur laquelle il vivait n’était qu’un point microscopique
tournant autour d’un point minuscule dans l’inimaginable
infinité de l’Univers.
Il conduisait toujours, fredonnant, et persistant dans
son erreur.
La raison de son erreur se tenait sur la bretelle d’accès
sous un petit parapluie.
Sa mâchoire se décrocha. Il se tordit la cheville en
écrasant la pédale de frein et dérapa si violemment qu’il
faillit faire un tonneau.
— Fenny ! hurla-t-il.
Ayant évité de justesse de la renverser avec son
véhicule, il préféra la renverser avec la portière quand il se
pencha pour lui ouvrir.
Celle-ci lui cogna la main, envoyant balader le parapluie
qui se mit à rouler vers l’autre côté de la route.
— Merde ! s’écria Arthur de son ton le plus secourable,
et il jaillit de son côté, manquant de peu de se faire
écrabouiller par le semi de McKenna Transports Tous
Temps, pour voir avec horreur le parapluie de Fenny se
faire ratatiner à la place. Le semi continua de foncer et
disparut sur l’autoroute.
Le parapluie gisait comme une sauterelle écrabouillée
de frais, expirant tristement sur le bitume. Des petites
rafales de vent le faisaient légèrement tressaillir.
Arthur le ramassa.
— Euh, dit-il.
Il semblait un peu vain de vouloir le lui restituer.
— Comment savez-vous mon nom ? fit-elle.
— Euh, eh bien… Écoutez, je vous en trouverai un
autre.
Il la regarda et se tut.
Elle était plutôt grande, avec des cheveux bruns qui
retombaient en vagues autour d’un visage pâle et sérieux.
Figée ainsi, muette et solitaire, elle semblait presque
sombre, telle la statue de quelque vertu importante mais
impopulaire trônant dans un jardin public. Elle donnait
l’impression de regarder toujours autre chose que ce
qu’elle donnait l’impression de regarder.
Mais quand elle souriait, comme c’était le cas
maintenant, c’était comme si elle venait de débarquer à
l’improviste. La chaleur et la vie inondaient ses traits, et
procuraient une grâce impossible à ses gestes. L’effet était
passablement déconcertant, et il déconcertait bougrement
Arthur.
Elle sourit, jeta son sac sur la banquette arrière et se
glissa sur le siège avant.
— Vous tracassez pas pour le parapluie, lui dit-elle en
montant en voiture. C’était celui de mon frère et il ne
devait pas lui plaire sinon il ne me l’aurait pas donné. » Elle
rit en attachant sa ceinture. « Vous n’êtes pas un ami de
mon frère, non ?
— Non.
Sa voix était le seul élément de sa personne à ne pas
dire « Parfait ».
Sa présence physique dans la voiture, sa voiture, était
pour Arthur absolument extraordinaire. Il sentit, alors qu’il
démarrait doucement, qu’il avait du mal à penser comme à
respirer, et il espéra qu’aucune de ces deux fonctions
n’était vitale pour la conduite de son véhicule, sinon ils
risquaient d’avoir des ennuis.
Donc, ce qu’il avait ressenti dans l’autre voiture, celle
de son frère, la nuit où il était rentré, épuisé et ahuri, de
ses années de cauchemar dans les étoiles, n’était pas le
résultat d’un déséquilibre momentané, car si tel avait été le
cas, il était deux fois plus déséquilibré en ce moment, et
tout à fait susceptible de tomber de ce à quoi étaient
censés se raccrocher les gens normalement équilibrés.
— Alors comme ça… fit-il, espérant ainsi lancer la
conversation dans une direction passionnante.
— Il était censé me prendre – mon frère – mais il m’a
téléphoné pour me dire que ça ne lui serait pas possible.
J’ai demandé s’il y avait des cars mais quand l’employé
s’est mis à consulter un calendrier au lieu d’un horaire, j’ai
décidé de faire du stop. Et alors…
— Alors…
— Alors, me voici. Et ce que j’aimerais bien savoir, c’est
comment il se trouve que vous sachiez mon nom.
— Peut-être qu’on devrait d’abord décider », commença
Arthur en regardant par-dessus son épaule pour insérer sa
voiture dans la circulation de l’autoroute, « où je vous
emmène.
À côté, espérait-il, ou bien très loin. À côté, cela
voudrait dire qu’elle habitait près de chez lui ; très loin,
cela voudrait dire qu’il pourrait l’y conduire.
— J’aimerais bien aller à Taunton, dit-elle. S’il vous
plaît. Si ça ne vous dérange pas. Ce n’est pas très loin. Vous
pourriez me déposer à…
— Vous habitez à Taunton ? dit-il en espérant avoir pris
un ton simplement curieux et non pas extatique. Taunton
était merveilleusement près de chez lui. Il pourrait…
— Non, à Londres, rectifia-t-elle. J’ai un train dans
moins d’une heure.
C’était la pire des éventualités. Taunton n’était qu’à
quelques minutes d’ici sur l’autoroute. Il réfléchit à une
solution, et alors qu’il réfléchissait, horrifié, il s’entendit
dire :
— Oh, mais je peux vous conduire à Londres. Laissez-
moi vous conduire à Londres…
Bougre de crétin. Pourquoi diantre avait-il dit « Laissez-
moi » sur ce ton stupide ? Il se comportait comme un gamin
de douze ans.
— Vous allez à Londres ? s’enquit-elle.
— Non, pas du tout, mais…
Bougre de crétin.
— C’est très aimable de votre part, mais franchement,
non. J’aime bien voyager en train.
Et voilà soudain qu’elle n’était plus là. Ou plutôt, la
fraction d’elle-même qui l’animait n’était plus là. Elle se mit
à regarder par la vitre, l’œil vague, en fredonnant toute
seule.
Il ne pouvait pas y croire.
Trente secondes de conversation, et il avait réussi à
tout gâcher.
Les adultes, se dit-il, en flagrante contradiction avec
des siècles de preuves accumulées sur le comportement
des adultes, ne se comportent pas ainsi.
Taunton, 8 kilomètres, indiquait le panneau.
Il agrippa le volant avec une telle violence que la Golf
fit une embardée. Il fallait qu’il prenne une décision
spectaculaire.
— Fenny, dit-il.
Elle se tourna brusquement vers lui.
— Vous ne m’avez toujours pas dit comment…
— Écoutez, l’interrompit Arthur, je vais vous le dire,
même si l’histoire est passablement bizarre. Très bizarre.
Elle continuait à le fixer, mais ne dit rien.
— Écoutez…
— Vous l’avez déjà dit.
— Pas possible ? Oh. Il y a plusieurs choses dont je dois
vous parler, et aussi des choses que je dois vous dire… une
chose que je dois vous expliquer et qui…
Il pataugeait. Il avait envie de partir dans le style : « Ah,
peigner et séparer tes nattes, en redresser chaque mèche
tels les piquants sur un porc-épic agité », mais il ne se
sentait pas de taille et n’aimait pas trop la référence au
hérisson.
— … et qui prendrait plus de huit kilomètres, conclut-il,
assez lamentablement, il en avait peur.
— Ma foi…
— À supposer, l’interrompit-il, juste à supposer… » Il ne
savait pas ce qui allait venir ensuite, aussi faillit-il se caler
dans son siège pour s’écouter tranquillement. « À supposer
que, pour quelque raison extraordinaire, vous soyez
importante pour moi, et que, bien que vous l’ignoriez
encore, je sois très important pour vous, mais que rien de
tout cela n’aboutisse, parce que nous n’avons que huit
kilomètres devant nous et que je suis un parfait crétin
incapable de savoir exprimer quelque chose d’important à
quelqu’un que je viens de rencontrer sans percuter en
même temps un semi-remorque, que diriez-vous… » Il
s’arrêta, désemparé et la regarda. « Je… est-ce que je
devrais me lancer ?
— Regardez la route ! glapit-elle.
— Merde !
Il venait d’éviter de justesse de se jeter dans une
centaine de machines à laver italiennes chargées sur un
semi-remorque allemand.
— Je pense… », dit-elle avec un soupir de soulagement
momentané, « que vous devriez me payer un pot avant que
je ne prenne mon train.
Chapitre 12

Pour on ne sait quelle raison, il y a quelque chose de


sordide dans les cafés près des gares, une espèce de saleté
bien particulière, une pâleur typique du pâté en croûte.
Mais pire encore que le pâté en croûte, ce sont les
sandwiches. Le sentiment persiste en Angleterre que
confectionner un sandwich savoureux, désirable ou en quoi
que ce soit appétissant constitue une sorte de péché que
seuls commettent les étrangers. « Faites-les-nous secs »,
semble être l’ordre gravé au tréfonds de la conscience
collective nationale, « faites-les-nous caoutchouteux. S’il
faut absolument que ces idiots-là restent frais, vous n’avez
qu’à les laver une fois par semaine. »
C’est en mangeant des sandwiches dans les pubs les
samedis à midi que les Britanniques cherchent à expier
leurs péchés nationaux. La teneur exacte de ces péchés
n’est pas bien claire pour eux, et ils préfèrent ne pas
approfondir. Les péchés, ce n’est pas le genre de truc qu’on
aime trop approfondir. Mais quels que soient ces péchés, ils
sont amplement expiés par tous les sandwiches qu’ils se
forcent à consommer.
S’il y a quelque chose de pire que les sandwiches, ce
sont les saucisses qui les jouxtent. Des tubes sans joie,
pleins de nerfs, flottant dans un océan de liquide triste et
chaud, avec, planté dedans, un bâtonnet de plastique en
forme de toque, tel le souvenir de quelque chef cuisinier
misanthrope décédé, oublié et solitaire au milieu de ses
chats sur un perron dans une arrière-cour de Stepney.
Les saucisses sont destinées à ceux qui connaissent
leurs péchés et désirent expier une faute bien précise.
— Il doit y avoir un endroit mieux.
— Pas le temps, dit Fenny après un coup d’œil à sa
montre. Mon train part dans une demi-heure.
Ils s’installèrent à une petite table bancale. Sur la table,
des verres sales, et des sous-verres détrempés avec des
blagues idiotes imprimées dessus. Arthur commanda un jus
de tomate pour Fenny et une pinte d’eau jaunâtre avec des
bulles dedans pour lui. Et une paire de saucisses. Sans
savoir pourquoi. Il se les était offertes pour avoir quelque
chose à faire pendant que les bulles se calmaient dans son
verre.
Le serveur prit bien soin de tremper la monnaie
d’Arthur dans une mare de bière sur le comptoir, ce dont
Arthur lui fut reconnaissant.
— Très bien, dit Fenny avec un coup d’œil à sa montre,
dites-moi ce que vous avez à me dire.
Elle paraissait, et pour cause, extrêmement sceptique,
et Arthur sentit son cœur chavirer. À la voir ainsi, soudain
froide et distante, sur la défensive dans ce décor sordide, il
se rendit compte que l’ambiance n’était guère propice pour
tenter de lui expliquer que, dans une sorte de rêve
extracorporel, il avait eu la perception télépathique que la
dépression nerveuse dont elle avait été victime était liée au
fait que, contre toute attente, la Terre avait été démolie
pour livrer passage à une nouvelle déviation hyperspatiale,
un fait dont lui seul sur Terre avait connaissance (il faut
dire qu’il y avait assisté depuis un astronef vogon) ; que par
ailleurs son corps et son âme s’étaient embrasés d’une
passion intolérable pour elle et qu’il désirait aller au lit
avec elle aussi vite qu’il était humainement possible.
— Fenny, commença-t-il.
— Je me demande si vous seriez prêt à nous acheter
quelques billets pour notre tombola. Ce n’est pas grand-
chose…
Il leva brusquement les yeux.
— On fait une collecte pour la retraite d’Angie.
— Quoi ?
— Et elle a besoin d’un rein artificiel.
Penché sur lui, il découvrit une femme d’un certain âge,
mince et raide, tailleur tricoté très B.C.B.G., permanente
très B.C.B.G., petit sourire très B.C.B.G., qui se faisait sans
doute abondamment lécher par des petits chiens très
B.C.B.G.
Elle avait dans les mains un petit carnet de tickets et
une sébile.
— Dix pence seulement le billet, dit-elle, alors vous
pourriez peut-être en prendre deux. Sans avoir à braquer
une banque !
Elle émit un petit rire perlé avant de pousser un soupir
étonnamment long. Dire « sans avoir à braquer une
banque » lui avait sans doute procuré plus de plaisir que
tout ce qui lui était arrivé depuis qu’on l’avait nommée
marraine de guerre d’un G.I.
— Euh, oui, bon, d’accord, dit Arthur, en s’empressant
de piocher dans sa poche pour en sortir deux pièces.
Avec une lenteur exaspérante et une théâtralité très
B.C.B.G. – si l’on peut imaginer la chose –, la femme
déchira deux billets et les tendit à Arthur.
— J’espère sincèrement que vous gagnerez », dit-elle
avec un sourire qui se mit en place avec la soudaineté d’un
origami très élaboré, « les lots sont si jolis.
— Oui, merci, dit Arthur, empochant les billets avec une
certaine brusquerie avant de consulter délibérément sa
montre.
Il se tourna vers Fenny.
Tout comme la femme aux billets de tombola.
— Et vous, ma petite dame ? dit-elle. C’est pour le rein
artificiel d’Angie. Elle part à la retraite, vous comprenez.
Oui ?
Elle retendit encore son sourire d’un cran. Il allait
falloir qu’elle arrête et se calme un peu sinon la peau
risquait de céder.
— Euh, écoutez, tenez, là, bon, s’interposa Arthur en
poussant vers elle une pièce de cinquante pence dans
l’espoir de s’en débarrasser.
— Oh, mais c’est qu’on est argenté, pas vrai ? » dit la
femme avec un long soupir souriant. « On vient de Londres,
n’est-ce pas ?
Arthur aurait bien aimé qu’elle ne s’exprime pas avec
cette lenteur exaspérante.
— Non, ça ira, vraiment, dit-il avec un geste de la main,
et elle se mit, avec une lenteur affreusement délibérée, à
détacher cinq billets, un par un.
— Oh, mais vous devez absolument avoir vos billets,
insista la femme, sinon vous ne pourrez pas venir réclamer
votre lot. Ce sont de très jolis lots, vous savez. Tout à fait
pratiques.
Arthur saisit les billets et dit merci avec le plus de
sécheresse possible.
La femme repartit à l’attaque de Fenny.
— Bien, et maintenant, que pense…
— Non ! » Arthur avait presque hurlé. « Ils sont pour
elle, expliqua-t-il en brandissant les cinq nouveaux billets.
— Oh, je vois ! Comme c’est gentil ! » Elle leur tartina
un sourire écœurant. « Eh bien, j’espère sincèrement que
vous…
— C’est ça, aboya Arthur, merci.
La femme finit par se rabattre sur la table voisine.
Arthur se tourna vers Fenny, au désespoir, et fut soulagé de
voir qu’elle se balançait sur sa chaise, étouffant un rire
silencieux.
Il soupira et sourit.
— Où en étions-nous ?
— Vous m’appeliez Fenny et j’étais sur le point de vous
dire de vous en abstenir.
— Comment ça ?
Elle saisit le bâtonnet de bois pour touiller son jus de
tomate.
— C’est pour ça je vous ai demandé si vous n’étiez pas
un ami de mon frère. Ou de mon demi-frère, en réalité.
C’est le seul à m’appeler Fenny, et je ne lui en suis pas
particulièrement reconnaissante.
— Mais alors, quel est votre…
— Fenchurch.
— Quoi ?
— Fenchurch.
— Fenchurch.
Elle le fixa sans ciller.
— Oui, et je vous fixe d’un œil de lynx pour voir si vous
allez me poser la même question stupide que tout le monde
me pose jusqu’à ce que j’aie envie de hurler. Je serai
vraiment fâchée et déçue si vous le faites. Et en plus je
hurlerai. Alors faites gaffe.
Elle sourit, secoua légèrement la tête pour faire
retomber ses cheveux sur son front et le lorgna de derrière
sa mèche.
— Oh, fit-il, c’est un peu injuste, non ?
— Absolument.
— Bien.
— Parfait, dit-elle en riant, vous pouvez me poser la
question. Autant s’en débarrasser tout de suite. Ça vaudra
toujours mieux que de vous entendre m’appeler Fenny tout
le temps.
— Sans doute…, dit Arthur.
— Il ne nous reste que deux billets, vous comprenez, et
puisque vous vous êtes montré si généreux quand je vous ai
parlé tout à l’heure…
— Quoi ? aboya Arthur.
La permanentée B.C.B.G. avec son sourire et son carnet
de tombola maintenant presque vide était en train de lui
brandir sous le nez les deux derniers billets.
— Je pensais vous faire profiter de l’occasion, nos lots
sont si jolis.
Elle fronça le nez de l’air de quelqu’un qui lui confiait
un secret.
— De très bon goût. Je sais qu’ils vous plairont. Et puis
c’est pour le cadeau de retraite d’Angie, vous comprenez.
Nous voulons lui offrir…
— Un rein artificiel, je sais, dit Arthur. Tenez.
Il lui tendit deux nouvelles pièces de dix pence et prit
les deux derniers billets.
Une idée parut frapper la femme. La frapper avec une
extrême lenteur. On la voyait arriver comme une lame de
fond sur une plage de sable.
— Oh, mon Dieu, fit-elle. Je ne vous dérange pas,
j’espère ?
Elle les dévisagea anxieusement.
— Non, tout est parfait », dit Arthur. « Tout ce qui
pourrait être parfait, insista-t-il, est parfait.
— Et merci, ajouta-t-il.
— Je veux dire », reprit-elle, avec une sollicitude
délicieusement extatique, « vous n’êtes pas… amoureux,
n’est-ce pas ?
— C’est très difficile à dire, expliqua Arthur. Nous
n’avons pas encore eu la chance de nous parler.
Il regarda Fenchurch. Elle souriait.
La femme hocha la tête avec un air entendu de
conspiratrice.
— Je vous montre les lots dans une minute, dit-elle
avant de partir.
Arthur se retourna, avec un soupir, vers la jeune fille
dont il avait tant de mal à savoir s’il était amoureux.
— Vous vous apprêtiez à me poser une question, lui dit-
elle.
— Voui.
— On peut le faire ensemble, si vous voulez, dit
Fenchurch. Est-ce que j’ai été trouvée…
— … dans un sac de voyage…, enchaîna Arthur.
— … au bureau de la consigne…, dirent-ils ensemble.
— … de la gare de Fenchurch Street, finirent-ils.
— Et la réponse, dit Fenchurch, est non.
— Parfait, dit Arthur.
— J’y ai été conçue.
— Quoi ?
— J’ai été conç…
— Au bureau de la consigne ? mugit Arthur.
— Non, bien sûr que non. Ne soyez pas idiot.
Qu’auraient fait mes parents au bureau de la consigne ?
dit-elle, quelque peu déroutée par la suggestion.
— Eh bien, j’en sais rien, bafouilla Arthur. Ou plutôt…
— Ils étaient dans la file d’attente.
— La…
— La file d’attente, oui. Enfin, c’est ce qu’ils
prétendent. Ils refusent d’entrer dans les détails. Ils se
contentent d’expliquer qu’on ne croirait pas à quel point
c’est barbant de faire la queue au bureau de la consigne de
la gare de Fenchurch Street.
Elle sirota timidement son jus de tomate tout en jetant
un coup d’œil à sa montre.
Arthur continua de gargouiller gentiment dans son coin
pendant quelques secondes.
— Il va falloir que j’y aille d’ici une minute ou deux, dit
Fenchurch, et vous n’avez pas encore commencé de me
dire quelle est cette chose incroyablement extraordinaire
dont vous étiez si avide de vous libérer.
— Pourquoi vous ne voulez pas que je vous reconduise à
Londres ? On est samedi, je n’ai rien de particulier à faire,
et je…
— Non, dit Fenchurch. Merci, c’est gentil de votre part,
mais non. J’ai besoin d’être un peu seule, un jour ou deux.
Elle haussa les épaules avec un sourire.
— Mais…
— Vous pourrez me raconter ça une autre fois. Je vais
vous donner mon numéro.
Le cœur d’Arthur se mit à faire bang-bang choo-choo,
tandis qu’elle griffonnait sept chiffres au crayon sur un
bout de papier qu’elle lui tendit.
— Et maintenant, décontractons-nous un peu, dit-elle
avec un lent sourire qui combla Arthur au point qu’il se
sentit à deux doigts d’éclater.
— Fenchurch, dit-il, se délectant à prononcer ce nom.
Je…
— Un coffret de liqueurs, interrompit une voix
traînante, mais aussi, et je sais que ça vous plaira, un
enregistrement sur disque 33-tours de musique écossaise
interprétée à la cornemuse…
— Oui, très bien, merci, c’est charmant, insista Arthur.
— J’ai pensé que vous aimeriez y jeter un coup d’œil,
continua la mégère permanentée, puisque vous arrivez de
Londres…
Elle les exhibait fièrement sous le nez d’Arthur. Il put
constater en effet qu’il s’agissait d’un coffret de liqueurs et
d’un disque de cornemuse. Sans plus.
— Et maintenant je m’en vais vous laisser boire en
paix », dit-elle avec une petite tape apaisante sur l’épaule
bouillonnante d’Arthur, « mais je savais que ça vous ferait
plaisir de les voir.
Arthur vrilla de nouveau son regard dans celui de
Fenchurch et se trouva soudain à court d’arguments.
Pendant quelques secondes, un courant était passé entre
eux mais toute la magie de l’instant avait été gâchée par
cette maudite bonne femme.
— Ne vous tracassez pas », dit Fenchurch en le
regardant sans ciller derrière son verre, « nous aurons
l’occasion de nous reparler.
Elle but une gorgée.
Et ajouta :
— Peut-être que ça ne se serait pas passé aussi bien si
elle n’avait pas été là…
Elle lui adressa un sourire désabusé et laissa de
nouveau retomber sa mèche.
C’était la stricte vérité.
Il devait bien admettre que c’était la stricte vérité.
Chapitre 13

De retour chez lui ce soir-là, alors qu’il gambadait dans


sa maison en faisant semblant de traverser au ralenti des
champs de blé, le tout ponctué par d’incessantes crises de
fou rire, Arthur alla jusqu’à s’estimer en mesure d’endurer
l’écoute de l’album de musique pour cornemuse qu’il avait
gagné. Il était huit heures et il décida qu’il allait se forcer,
se contraindre à l’écouter dans son intégralité avant de
téléphoner à Fenchurch. Qui sait même s’il ne devrait pas
laisser reposer les choses jusqu’au lendemain. Oui, ce
serait le truc cool à faire. Le lendemain voire un jour de la
semaine prochaine.
Non. Pas de blague. Il la voulait et se moquait du qu’en-
dira-t-on. Il la voulait, c’était absolu et définitif, il l’adorait,
il se languissait d’elle, il avait envie de faire avec elle des
choses pour lesquelles on n’a même pas encore trouvé de
nom.
Il se surprit même à dire des trucs comme « Youpi ! »
tout en effectuant des bonds ridicules dans toutes les
pièces. Ah ! Ses yeux, ses cheveux, sa voix, enfin tout… Il
s’arrêta.
Il allait passer le disque de cornemuse. Ensuite, il
l’appellerait.
Peut-être vaudrait-il mieux qu’il l’appelle d’abord ?
Non. Voilà ce qu’il allait faire : il allait mettre le disque
de cornemuse. Il l’écouterait, jusqu’au dernier
gémissement. Ensuite, il l’appellerait. C’était l’ordre
correct. C’était ce qu’il allait faire.
Il hésitait à toucher le moindre objet de peur qu’il
n’explose.
Il saisit le disque. Celui-ci omit d’exploser. Il le glissa
hors de sa pochette. Il souleva le couvercle de la platine,
alluma l’ampli. Tous deux survécurent. Il gloussa bêtement
tout en posant le diamant sur le disque.
Il alla s’asseoir pour écouter, solennel, A Scottish
Soldier.
Il écouta Amazing Grace.
Il écouta un truc en hommage à je ne sais quel vallon
encaissé.
Il songea à sa merveilleuse pause-déjeuner.
Ils étaient sur le point de partir quand les avait distraits
un « You-hou ! » aussi soudain qu’abominable. La mégère à
la navrante permanente les saluait depuis l’autre bout de la
salle en s’agitant comme quelque stupide volatile ayant une
aile brisée. Tous les clients du pub se retournèrent vers
eux, escomptant apparemment une réaction de leur part.
Ils avaient négligé d’écouter le couplet sur la
satisfaction et le bonheur d’Angie devant les 4 livres
30 pence qu’on avait réussi à collecter pour l’achat de son
rein artificiel, avaient vaguement remarqué qu’un client à
la table voisine avait gagné un coffret de liqueurs, et il leur
avait fallu plusieurs secondes pour piger que la femme aux
You-hou essayait de leur demander s’ils avaient bien le
billet numéro 37.
Arthur découvrit qu’il l’avait. Il jeta un coup d’œil
furieux à sa montre.
Fenchurch lui flanqua une bourrade.
— Allez-y, lui dit-elle. Allez le prendre. Soyez pas de
mauvaise humeur. Servez-leur un gentil discours pour leur
dire combien vous êtes ravi ; vous me donnerez un coup de
fil pour me dire comment ça s’est passé. J’aimerais bien
entendre ce disque. Allez !
Elle lui poussa le bras et partit.
Les habitués du bistrot jugèrent son discours de
remerciement quelque peu excessif. Après tout, ce n’était
jamais qu’un album de musique écossaise pour cornemuse.
Arthur y repensa, écouta la musique et ne put
s’empêcher de continuer à rire.
Chapitre 14

DRING DRING.
Dring dring.
Dring dring.
— Allô, oui ? Oui, c’est exact. Oui. Mais parlez plus fort,
il y a un boucan épouvantable ici. Comment ?
— Non. Je ne fais le bar qu’en soirée. C’est Yvonne qui
s’occupe du déjeuner, avec Jim, c’est le patron. Non, je
n’étais pas de service. Comment ?
— Il faut que vous parliez plus fort.
— Comment ? Non, jamais entendu parler d’une
tombola. Comment ?
— Non, absolument pas… Quittez pas, j’appelle Jim.
La serveuse plaqua la main sur le combiné puis lança à
tue-tête, pour couvrir le vacarme du bar : « Hé ! Jim, y a un
type au téléphone qui raconte ch’sais pas quoi sur une
tombola qu’il aurait gagnée. Il arrête pas de dire qu’il a le
billet numéro 37 et qu’il a gagné.
— Non, c’est un type qu’était dans la salle qu’a gagné,
répondit le barman à tue-tête.
— Y demande si on a trouvé le billet.
— M’enfin, comment sait-il qu’il a gagné s’il a même
pas de billet ?
— Jim dit : comment savez-vous que vous avez gagné si
vous avez même pas le billet… Comment ?
Elle plaqua de nouveau la main sur le combiné.
— Jim, y continue à me tanner. Y dit qu’y a un numéro
sur le billet.
— ’videmment qu’y a un numéro sur le billet, c’était un
foutu billet de tombola, non ?
— Y dit qu’y veut dire qu’il y avait un numéro de
téléphone inscrit sur le billet.
— Ben justement, raccroche-le-moi, ce téléphone, et va
plutôt servir tes bon Dieu de clients, veux-tu ?
Chapitre 15

Huit heures plus à l’ouest, un homme était assis, seul,


sur une plage, à pleurer une perte inexplicable. Il ne
pouvait absorber le chagrin de cette perte que par petites
doses, car l’ensemble du fardeau était trop vaste à
supporter.
Il regardait les longues lames du Pacifique venir
lentement lécher le sable, attendant et continuant
d’attendre l’absence d’évènement qui, il le savait, était sur
le point d’arriver. Quand enfin sonna l’heure de ce non-
évènement, il omit ponctuellement de se produire, si bien
que l’après-midi s’étira, que le soleil se coucha sous le
vaste horizon marin, et que le jour s’acheva,
tranquillement.
La plage était une plage que nous ne citerons pas, car
sa résidence privée s’y trouvait, mais c’était une petite
étendue de sable quelque part sur les centaines de
kilomètres de côte qui s’étirent d’abord vers l’ouest de Los
Angeles, ville décrite dans un article de la nouvelle édition
du Guide du routard galactique comme « dangereuse,
véreuse, poisseuse, glaireuse, et comment déjà ? enfin, tout
un tas de trucs pas terribles, hou-la-la » et dans un autre
article, rédigé seulement quelques heures après le
précédent, comme « l’équivalent de plusieurs milliers de
kilomètres carrés de courrier publicitaire pour American
Express, mais sans le même sens de profondeur morale.
Sans compter que l’air, allez savoir pourquoi, y est jaune ».
La côte s’éloigne d’abord vers l’ouest, puis elle oblique
au nord en direction de la baie embrumée de San
Francisco, que le Guide décrit comme « un endroit
intéressant à visiter. Il est très facile d’y croire que tout
individu qu’on y rencontre est un voyageur de l’espace.
Lancer une nouvelle religion est pour ces gens leur façon
de se dire « Salut ! ». Tant que vous ne vous sentirez pas à
l’aise et que vous n’aurez pas pris le pli, il est préférable de
répondre « non » à trois des quatre questions que chacun
ne manquera pas de vous poser, car il se déroule dans cette
ville des choses passablement étranges, dont certaines
peuvent représenter un danger mortel pour un
extraterrestre sans méfiance. » Les centaines de kilomètres
incurvés de falaises et de sable, de palmiers, de déferlantes
et de couchers de soleil sont répertoriés par le Guide
comme « un assez bon gag ».
C’est quelque part sur cet assez bon gag de côte
qu’était tapie la demeure de cet homme inconsolable, un
homme que beaucoup de gens jugeaient complètement fou.
Mais c’était uniquement, comme il aimait à le répéter à
l’envi, parce qu’il l’était.
L’une des trop nombreuses raisons pour lesquelles les
gens le jugeaient complètement fou était la bizarrerie de sa
demeure qui, même dans une région où la majorité des
demeures sont bizarres d’une façon ou d’une autre, révélait
un excès certain dans sa bizarrerie.
Sa demeure s’appelait l’Extérieur de l’Asile.
L’homme répondait au simple nom de John Watson, bien
qu’il préférât – et certains de ses amis avaient, non sans
réticence, fini par l’accepter – qu’on l’appelle Wonko le
Sain.
Sa demeure abritait un certain nombre d’objets
bizarres, dont un bocal de verre argenté portant sept mots
gravés.
Mais nous aurons l’occasion d’y revenir bien plus tard –
tout ceci n’étant qu’un interlude pour admirer le coucher
du soleil et dire qu’il le contemplait lui aussi.
Il avait perdu tout ce à quoi il tenait, et n’attendait plus
que la fin du monde – faute de s’être rendu compte que
c’était un évènement passé et oublié depuis déjà un certain
temps.
Chapitre 16

Après un dimanche répugnant, passé à vider les


poubelles derrière un pub de Taunton – sans rien trouver, ni
billet de tombola ni numéro de téléphone – Arthur fit tout
ce qui était en son pouvoir pour essayer de retrouver
Fenchurch, et plus il multipliait les tentatives, plus il
s’écoulait de semaines.
Il rageait et pestait contre lui, contre le destin, contre le
monde et le temps qu’il y faisait. Il alla même, dans sa
fureur et son chagrin, s’asseoir dans la cafétéria de l’aire
de service où il s’était arrêté juste avant de la rencontrer.
— C’est le crachin qui me rend particulièrement
morose.
— S’il vous plaît, vous pourriez arrêter de nous bassiner
avec votre crachin ? lança Arthur, cassant.
— J’arrêterais de vous bassiner si le crachin arrêtait de
nous bassiner.
— Écoutez…
— Je vais vous dire, moi, ce qu’il va faire quand le
crachin va s’arrêter. Voulez savoir ?
— Non.
— Ça va crépiter.
— Ça va quoi ?
— Crépiter.
Par-dessus le rebord de sa tasse à café, Arthur
contempla le sordide paysage extérieur. Il avait été
parfaitement vain de venir ici, se rendit-il compte. Il y avait
été conduit par la superstition plus que par la logique.
Toutefois, et comme pour le titiller avec la suggestion que
de telles coïncidences sont en fait bien possibles, le destin
avait choisi de lui faire retrouver le chauffeur routier qu’il
avait déjà rencontré ici même la dernière fois.
Plus il essayait de l’ignorer, plus il se trouvait ramené
dans le vortex gravitationnel de l’exaspérante conversation
du bonhomme.
— Je crois », dit vaguement Arthur, tout en se
maudissant de prendre la peine de faire une telle
remarque, « que ça commence à se lever.
— Ha !
Arthur haussa simplement les épaules. Il ferait mieux
de partir. C’était ça qu’il devrait faire. Partir.
— La pluie ne s’arrête jamais, JAMAIS ! s’emporta le
chauffeur routier.
Il martela la table, renversa son thé et, durant un
instant, on put quasiment le voir fumer comme une vieille
bouilloire.
On ne peut quand même pas s’en aller sans réagir à
une remarque pareille.
— Mais bien sûr qu’elle s’arrête, dit Arthur.
On peut faire plus élégant comme réfutation, mais ce
devait être dit.
— Il-pleut-tout-le-temps, délira le bonhomme en
martelant la table de plus belle, cette fois pour ponctuer
ses paroles.
Arthur secoua la tête.
— C’est stupide de dire qu’il pleut tout le temps…
insista-t-il.
Les sourcils du bonhomme s’arquèrent, outrés.
— Stupide ? En quoi est-ce stupide ? En quoi est-il
stupide de dire qu’il pleut tout le temps s’il pleut en
permanence ?
— Il n’a pas plu hier.
— À Darlington, si.
Arthur se tut, circonspect.
— Vous allez me demander où j’étais hier ? demanda
l’homme. Hein ?
— Non, dit Arthur.
— Mais j’imagine que vous pouvez deviner.
— Dites voir.
— Ça commence par un D.
— Pas possible.
— Et il y pleuvait comme vache qui pisse, je peux vous
le dire.
— Vous allez quand même pas rester planté là, mon
vieux », lança, rigolard, un inconnu en bleu de chauffe, en
passant devant Arthur. « Z’êtes dans une zone de
dépression. Le coin réservé à ce cher vieux « J’écoute-la-
pluie-tomber-sur-moi ». Il y en a un dans tous les routiers
sur l’autoroute entre ici et le soleil du Danemark. Si vous
voulez un conseil, évitez-les. C’est c’qu’on fait tous. Alors,
comment va, Rob ? Ça baigne toujours ? Ouaf ! Ouaf ! T’as
pas oublié tes pneus pluie ? Ouaf ! Ouaf !
Puis l’homme fila raconter une blague sur Britt Ekland
à l’occupant d’une table voisine.
— Voyez bien, pas un de ces salauds me prend au
sérieux », dit Rob McKenna. Puis, se penchant tout en
vrillant ses yeux dans ceux d’Arthur, il ajouta sombrement :
« Mais ils savent bien, tous, que c’est vrai !
Arthur fronça les sourcils.
— Comme ma femme », siffla l’unique propriétaire et
chauffeur de McKenna Transports Tous Temps. « Elle dit
que c’est des balivernes, que je raconte n’importe quoi et
que je me plains pour rien, oui mais, comme par hasard… »
Il marqua une pause théâtrale et ses yeux dardèrent un
regard méchant. « Elle rentre toujours le linge dès que je
téléphone pour la prévenir que j’arrive ! » Il brandit sa
cuillère à café. « Qu’est-ce que vous dites de ça ?
— Ma foi…
— J’ai un livre, poursuivit-il. J’ai un livre. Un journal.
Quinze ans que je le tiens. J’y note tous les endroits où je
suis allé. Chaque jour. Avec le temps correspondant. Eh
bien, gronda-t-il, il est partout uniformément é-pou-van-
table. J’ai parcouru toute l’Angleterre, l’Écosse, le pays de
Galles. J’ai sillonné tout le Continent, l’Italie, l’Allemagne,
j’suis monté jusqu’au Danemark, j’ai été en Yougoslavie.
Tout y est noté et consigné noir sur blanc. Même quand je
suis allé rendre visite à mon frère, ajouta-t-il. À Seattle.
— Eh bien, dit Arthur en réussissant enfin à se lever,
peut-être que vous auriez intérêt à le montrer à quelqu’un
un de ces jours.
— Oh, mais j’y compte bien, dit Rob McKenna.
Et il tint parole.
Chapitre 17

Tristesse. Abattement. Encore et toujours. Il avait


besoin d’un projet et il s’en donna un.
Retrouver le site de sa caverne.
Sur la Terre de la préhistoire, il avait vécu dans une
caverne, pas une jolie caverne, non, une caverne minable,
mais… Il n’y avait pas de mais. Elle était parfaitement
minable et il l’avait toujours détestée. Mais il y avait vécu
cinq années, ce qui en faisait malgré tout plus ou moins son
logis, et tout homme aime garder la trace de ses logis
successifs. Arthur Dent était ce genre d’homme, aussi se
rendit-il à Exeter faire l’emplette d’un ordinateur.
Bien sûr, c’était ce qu’il voulait vraiment, un ordinateur.
Mais il sentait qu’il devait se trouver un motif sérieux pour
être à même de faire valoir un argument solide à ceux qui
lui objecteraient que c’était juste un truc pour s’amuser. Et
c’était cela, son motif sérieux. Localiser l’emplacement
exact d’une caverne sur la Terre de la préhistoire. C’est ce
qu’il expliqua au vendeur dans la boutique.
— Pourquoi ? s’enquit le vendeur dans la boutique.
C’était une question épineuse.
— D’accord, oubliez ça, dit le vendeur dans la boutique.
Comment ?
— Eh bien, j’espérais justement que vous pourriez
m’aider à résoudre cette question.
Le vendeur soupira et ses épaules s’affaissèrent.
— Avez-vous une quelconque expérience des
ordinateurs ?
Arthur se demanda s’il devait mentionner Eddie,
l’ordinateur de bord du Cœur-en-Or, qui aurait résolu la
question en une seconde, ou Pensées Profondes ou encore –
mais il jugea préférable de passer outre.
— Non, fit-il.
— Eh bien, voilà un après-midi qui promet, dit le
vendeur dans la boutique, mais cela, il s’abstint de le dire
tout haut.
Arthur acheta l’Apple malgré tout. Les jours ultérieurs,
il acheta également quelques logiciels d’astronomie,
calcula les mouvements stellaires, traça de petits
diagrammes schématiques reproduisant les configurations
d’étoiles dont il se souvenait quand il levait les yeux vers le
ciel nocturne, sur le pas de sa caverne, et il s’échina dessus
durant plusieurs semaines, repoussant avec entrain la
conclusion qui, il le savait, ne manquerait pas d’apparaître,
à savoir que l’ensemble de ce projet était parfaitement
ridicule.
Les vagues schémas dessinés de mémoire étaient
futiles. Il ne savait même pas à quand au juste tout cela
remontait, en dehors de l’estimation approximative donnée
par Ford Prefect à l’époque – « dans les deux millions
d’années » –, et surtout les connaissances mathématiques
le dépassaient.
Il finit malgré tout par mettre au point une méthode
capable au moins de produire un résultat. Il décida
d’ignorer le fait qu’avec cette extraordinaire accumulation
de règles empiriques, d’approximations grossières et de
conjectures pifométriques, il aurait encore de la chance de
tomber sur la bonne galaxie, poursuivit sans se démonter et
parvint à un résultat.
Qu’il qualifierait d’exact. Qui pourrait le contredire ?
Or, il se trouve que, dans la myriade d’insondables
possibilités du destin, il tomba précisément pile, même si
bien sûr il ne devait jamais le savoir. Il se rendit
simplement à Londres et frappa à la porte appropriée.
— Oh. Je pensais que vous deviez me téléphoner
d’abord.
Arthur en resta bouche bée.
— Vous ne pourrez rester que quelques minutes, dit
Fenchurch. J’allais sortir.
Chapitre 18

Un jour d’été à Islington, tout imprégné de la plainte


lugubre des antiquaires en pleine restauration.
Comme Fenchurch ne pouvait se décommander pour
l’après-midi, Arthur, parti flâner sur son petit nuage, visita
toutes les boutiques d’Islington, des commerces
évidemment de première nécessité, comme vous le
confirmera volontiers toute personne qui a sans arrêt
besoin de vieux outils de menuiserie, vieux casques de la
guerre des Boers, vieilles nippes, vieux mobilier de bureau
périmé ou vieux poisson taxidermisé.
Le soleil cognait sur les jardins en terrasse. Il cognait
sur les architectes et les plombiers. Il cognait sur les
avocats et les malandrins. Il cognait sur les pizzas. Il
cognait sur les descriptifs d’agents immobiliers.
Il cognait sur Arthur lorsque celui-ci pénétra chez un
marchand de meubles restaurés.
— C’est un bâtiment tout à fait intéressant, dit le
propriétaire avec entrain. Il y a une cave avec un passage
secret relié au pub voisin. Il a été creusé apparemment
pour le Régent, afin qu’il puisse s’échapper si nécessaire.
— Vous voulez dire, au cas où quelqu’un le surprendrait
à s’acheter des meubles en pin naturel, dit Arthur.
— Non, dit le propriétaire. Pas pour cette raison.
— Il faut que vous m’excusiez, dit Arthur. Je suis
terriblement heureux.
— Je vois.
Planant toujours, il poursuivit sa promenade jusqu’à se
retrouver devant les bureaux de Greenpeace. Il se souvint
du contenu de son classeur « Trucs à faire - Urgent ! » qu’il
n’avait pas rouvert dans l’intervalle. Il entra d’un pas
décidé, le sourire radieux, et annonça qu’il venait donner
son obole pour contribuer à libérer les dauphins.
— Très drôle, lui répondit-on, fichez le camp !
Ce n’était pas tout à fait la réaction qu’il avait
escomptée, aussi fit-il une seconde tentative. Cette fois-ci,
ses interlocuteurs se mirent franchement en colère, aussi
laissa-t-il un peu d’argent malgré tout, avant de ressortir au
grand soleil.
Juste après six heures, il retourna chez Fenchurch, dans
son allée, une bouteille de Champagne à la main.
— Tenez ça, lui dit-elle en lui fourrant dans la main une
corde robuste avant de disparaître à l’intérieur, derrière les
larges portes de bois blanc que fermait une barre de fer
forgé noir d’où pendait un gros cadenas.
La maison était une ancienne écurie reconvertie, située
dans une allée réservée à l’industrie légère derrière les
ruines du Pavillon royal de l’Agriculture d’Islington. Outre
ses grandes portes d’écurie, elle possédait une porte
d’entrée tout à fait normale : panneaux lambrissés joliment
vernis, heurtoir en forme de dauphin noir. Le seul détail
bizarre de cette porte était son seuil, situé à trois mètres de
haut, car elle ouvrait au premier étage et était sans doute
utilisée à l’origine pour hisser le foin destiné aux chevaux
affamés.
D’ailleurs, une vieille poulie saillait au-dessus de
l’encadrement en brique et c’était autour d’elle que
s’enroulait la corde qu’Arthur tenait présentement en main.
À l’autre extrémité de la corde était suspendu un
violoncelle.
La porte s’ouvrit au-dessus de sa tête.
— Parfait, dit Fenchurch. Tirez sur la corde, maintenez
bien le violoncelle. Et hissez-le-moi.
Il tira sur la corde, il maintint le violoncelle.
— Je ne peux pas continuer à tirer, observa-t-il, sans
devoir le lâcher.
Fenchurch se pencha.
— Je vais le maintenir. Vous, tirez sur la corde.
L’instrument monta jusqu’au niveau de la porte en
oscillant doucement, et Fenchurch le manœuvra pour le
faire rentrer.
— Montez vous aussi, lança-t-elle.
Arthur ramassa son sac de victuailles et entra par les
portes d’écurie, tout excité.
La pièce du bas, qu’il avait entrevue auparavant, était
sommairement aménagée et encombrée de tout un bric-à-
brac. Une antique essoreuse en fer y trônait, une étonnante
quantité de vieux éviers s’empilait dans un coin. Il y avait
également, Arthur le découvrit avec un bref sursaut
d’inquiétude, un landau, mais il était très vieux et tout
bêtement rempli de livres.
Le sol était constitué d’une vieille dalle en béton,
maculée de taches et zébrée de craquelures saisissantes.
Ce qui donnait la mesure de l’humeur d’Arthur lorsqu’il
aborda l’escalier de bois aux marches branlantes situé dans
l’angle du fond : même un sol de ciment taché et craquelé
arrivait à lui procurer une émotion esthétique presque
insupportable.
— Un architecte de mes amis n’arrête pas de me vanter
les merveilles qu’il pourrait tirer de cette baraque », pépia
Fenchurch alors que la tête d’Arthur émergeait à l’étage.
« Il vient tout le temps la visiter, et reste planté là, à
s’extasier et délirer sur l’espace, les volumes, les objets, la
composition et la superbe qualité de la lumière, puis il dit
qu’il a besoin d’un crayon et disparaît ensuite pendant des
semaines. Raison pour laquelle les merveilles promises ne
se sont toujours pas concrétisées.
En fait, se dit Arthur après un coup d’œil circulaire, la
pièce à l’étage était déjà raisonnablement magnifique. Elle
était décorée avec simplicité, meublée d’un grand nombre
de coussins ainsi que d’une installation stéréophonique
dont les enceintes acoustiques auraient impressionné les
bâtisseurs de Stonehenge.
Il y avait des fleurs qui étaient pâles et des tableaux qui
étaient intéressants.
Il y avait une sorte de galerie en mezzanine sur laquelle
était installé le lit, ainsi qu’une salle de bains dans laquelle,
expliqua Fenchurch, on pouvait faire entrer un chat.
— Mais, ajouta-t-elle, à la condition expresse que ce soit
un chat raisonnablement patient et qui n’ait pas peur de se
faire quelques bleus sur la tête. Enfin voilà. Vous êtes là.
— Voui.
Ils se dévisagèrent durant un moment.
Le moment devint un long moment, qui soudain se
transforma en très long moment, si long qu’on aurait eu du
mal à dire d’où avait bien pu débarquer tout ce temps.
Pour Arthur, qui arrivait généralement à se sentir gêné
pour peu qu’on le laisse tout seul devant une fabrique
d’emmenthal suisse, ce moment fut celui d’une révélation
perpétuelle. Il se sentait soudain comme un animal né en
captivité qui découvre un beau matin la porte de sa cage
grande ouverte et l’immensité rose et grise de la savane qui
s’étend au loin jusqu’au soleil levant, tandis que tout autour
naissent de nouveaux bruits.
Il se demanda quels étaient les nouveaux bruits tandis
qu’il contemplait le visage ouvertement émerveillé de
Fenchurch et ses yeux qui souriaient d’une surprise
partagée.
Il n’avait pas réalisé que la vie vous parle avec une voix,
une voix qui vous apporte les réponses aux questions que
vous lui posez continuellement, une voix qu’il n’avait pas
consciemment détectée ou déchiffrée jusqu’à maintenant
où elle lui disait une chose qu’il n’avait jamais entendue et
qui était « oui ».
Fenchurch finit par abaisser les yeux avec un
imperceptible hochement de tête.
— Je sais, fit-elle. Il faudra que je m’en souvienne. Que
vous êtes le genre de type qui n’est pas capable de tenir un
simple bout de papier plus de deux minutes sans qu’il lui
fasse gagner une tombola.
Elle se détourna.
— Sortons faire un tour, s’empressa-t-elle d’ajouter. À
Hyde Park. Je vais mettre quelque chose de moins
présentable.
Elle était vêtue d’une robe noire plutôt sévère, pas
particulièrement bien coupée, et qui ne lui allait pas
vraiment.
— Je la mets exprès pour mon professeur de violoncelle,
expliqua-t-elle. C’est un charmant vieux garçon, mais j’ai
parfois l’impression que manier l’archet lui échauffe les
sangs. Je redescends dans une minute.
Elle escalada d’un pas léger les marches d’accès à la
mezzanine et lança de là-haut :
— Mettez la bouteille dans le frigo, pour tout à l’heure.
En glissant la bouteille de Champagne dans la porte du
réfrigérateur, il remarqua que sa sœur jumelle l’y attendait
déjà.
Il se dirigea vers la fenêtre et regarda dehors. Puis il se
retourna et se mit à examiner la collection de disques.
Venant du dessus, il entendit le froissement de la robe
glissant par terre. Il se reprocha mentalement le genre
d’individu qu’il faisait là, et se promit, avec la plus extrême
fermeté, de garder, pour l’instant du moins, les yeux
obstinément fixés sur les tranches des disques, d’en
déchiffrer les titres, de hocher la tête en connaisseur, voire
de compter les satanées pochettes s’il le fallait. Tout pour
rester tête baissée.
Un projet qui bien sûr échoua de la manière la plus
totale, abjecte et définitive.
Elle était en train de le fixer avec une telle intensité
qu’elle parut à peine s’aviser qu’il avait les yeux levés sur
elle. Puis elle secoua soudain la tête, passa la petite robe
d’été et disparut rapidement dans la salle de bains.
Elle en émergea quelques instants plus tard, tout
sourire, coiffée d’un chapeau de paille, et redescendit les
marches avec une extraordinaire légèreté. Elle avait une
curieuse sorte de démarche dansante. Elle s’aperçut qu’il
l’avait remarquée et pencha légèrement la tête.
— Ça vous plaît ?
— Vous êtes sublime, répondit-il simplement, parce que
c’était la pure vérité.
— Hmmmm, dit-elle, comme s’il n’avait pas vraiment
répondu à sa question.
Elle referma la porte d’accès au premier qui était restée
ouverte, puis elle parcourut du regard la petite pièce pour
vérifier qu’elle était dans un état propre à rester livrée à
elle-même durant quelque temps. Les yeux d’Arthur
suivaient les siens et, alors qu’il regardait de l’autre côté,
elle sortit d’un tiroir un objet qu’elle glissa dans son sac en
jute.
Arthur se retourna vers elle.
— Prête ?
— Est-ce que vous saviez, dit-elle avec un sourire un
rien perplexe, que j’ai quelque chose qui ne tourne pas
rond ?
Sa franchise le prit de court.
— Ma foi, dit-il, j’avais bien entendu certaines vagues…
— Je me demande ce que vous savez de moi au juste. Si
vous l’avez appris de la bouche de qui j’imagine, alors, ce
n’est pas ça du tout. Russell affabule plus ou moins, parce
qu’il est incapable d’admettre ce qu’il en est réellement.
Une brusque inquiétude assaillit Arthur.
— Alors, de quoi s’agit-il ? Pouvez-vous me le dire ?
— Vous en faites pas. Ça n’a rien de grave. Rien du tout.
C’est simplement inhabituel. Très très inhabituel.
Elle lui effleura la main, puis se pencha et lui donna un
baiser furtif.
— Ça m’intéressera beaucoup de savoir, poursuivit-elle,
si vous aurez réussi à deviner de quoi il s’agit d’ici ce soir.
Arthur sentit que si quelqu’un lui avait tapé dessus à
cet instant, il aurait carillonné, avec le même tintement
profond et prolongé qu’émettait son bocal gris quand il le
tapotait avec l’ongle du pouce.
Chapitre 19

Ford Prefect en avait marre d’être tout le temps réveillé


par des bruits de fusillade.
Il se glissa hors de la couchette qu’il s’était ménagée
dans une trappe de visite en démontant quelques-uns des
appareillages les plus bruyants qui encombraient ses
alentours avant de la capitonner avec des serviettes de
bain. Il se laissa couler le long de l’échelle d’accès et partit
errer, morose, dans les coursives.
Elles vous incitaient à la claustrophobie, étaient mal
éclairées, et le peu de lumière qui y régnait vacillait et
clignotait constamment à cause des brusques sautes de
courant ici et là à bord, sautes de courant qui provoquaient
d’intenses vibrations, des couinements et autres
crissements.
Ce n’était pas ça, pourtant.
Il marqua un temps d’arrêt pour s’appuyer contre la
paroi à l’instant où un objet analogue à une petite perceuse
électrique argentée lui passait sous le nez dans la
pénombre du corridor en émettant un grincement strident.
Ce n’était pas ça non plus.
Il franchit mollement une porte étanche et se retrouva
dans une coursive plus large, quoique toujours aussi mal
éclairée.
Le vaisseau tressauta. Cela s’était déjà produit pas mal
de fois, mais cette embardée était plus violente. Un petit
peloton de robots passa dans un fracas assourdissant.
Pas ça non plus, toutefois.
Une fumée âcre s’élevait paresseusement à l’une des
extrémités du couloir, aussi prit-il la direction opposée.
Il passa devant une rangée d’écrans d’observation
encastrés dans les parois derrière une plaque de plexiglas
renforcée quoique salement rayée.
L’un d’eux montrait l’image de quelque horrible
personnage reptilien, vert et écailleux, en train de hurler et
tempêter au sujet du système de Vote par Procuration
unique. Il était difficile de savoir s’il était pour ou contre
mais son opinion était en tout cas clairement arrêtée. Ford
baissa le son.
Mais ce n’était toujours pas ça.
Il passa devant un autre moniteur. Celui-ci diffusait une
publicité pour un dentifrice quelconque dont l’utilisation
avait apparemment la vertu de vous rendre plus libre. Le
spot était accompagné d’une effroyable musique
tonitruante, mais ce n’était pas ça.
Il arriva à la hauteur d’un autre, beaucoup plus
imposant, puisque c’était un large écran tridimensionnel
montrant ce qui se passait à l’extérieur de la vaste coque
argentée du vaisseau xaxisien.
Alors qu’il regardait, mille épouvantables croiseurs
stellaires-robots Zirzla surarmés émergèrent de l’ombre
noire d’une lune, découpés à contre-jour sur le disque
aveuglant de l’étoile Xaxis tandis que le vaisseau
déchargeait simultanément par tous ses orifices une
méchante salve de forces hideusement incompréhensibles
contre les agresseurs.
C’était ça.
Ford hocha la tête avec irritation et se massa les
paupières. Il se laissa tomber sur la carcasse d’un robot
gris terne qui avait manifestement brûlé peu de temps
auparavant mais avait désormais assez refroidi pour qu’on
puisse s’asseoir dessus.
Il bâilla et sortit de sa sacoche son exemplaire du Guide
du routard galactique. Il activa l’écran et parcourut
distraitement quelques entrées de niveaux trois et quatre.
Il cherchait quelque remède efficace à l’insomnie. Il trouva
repos, qui était, admit-il, précisément ce dont il avait
[1]
besoin. Il trouva également repos et récupération et
s’apprêtait à passer outre quand il eut soudain une
meilleure idée. Il leva les yeux sur l’écran du moniteur. La
bataille faisait rage avec une intensité qui croissait à
chaque seconde et le fracas était terrifiant. Le vaisseau
vibrait, hurlait et tressautait à chaque nouvelle salve
d’énergie paralysante qu’il lançait ou recevait.
Ford reporta son attention sur le Guide et parcourut
quelques sites possibles. Il rit soudain et se remit à fouiller
dans sa sacoche.
Il en sortit un petit module de mémoire, épousseta les
moutons et miettes de biscuit collés dessus puis l’inséra
dans le logement ménagé à l’arrière du Guide.
Quand toute l’information qu’il estimait pertinente eut
été transférée sur le module, il le déconnecta, le fit sauter
négligemment dans la paume de sa main, puis remit le
Guide dans sa sacoche et, avec un ricanement ironique,
partit à la recherche des banques de données de
l’ordinateur central de bord.
Chapitre 20

— Si le soleil s’abaisse à l’horizon les soirs d’été, en


particulier dans les parcs, disait la voix avec conviction,
c’est pour mieux mettre en valeur le tressautement des
seins des filles. J’en suis absolument convaincu.
Arthur et Fenchurch gloussèrent en entendant cette
remarque. Elle le serra un peu plus fort pendant quelques
instants.
— Comme je suis convaincu », poursuivait le jeune
rouquin frisé au long nez pointu qui pérorait depuis sa
chaise longue installée au bord de la Serpentine, « que si
l’on prenait la peine d’étudier à fond la question, on
découvrirait qu’elle se déduit tout naturellement et avec
une parfaite logique », insista-t-il en se tournant vers sa
mince compagne brune, affalée dans la chaise longue
voisine, visiblement abattue par le spectacle de ses points
noirs, « de tout ce que Darwin a étudié. C’est certain. C’est
indiscutable et…, ajouta-t-il, j’avoue que ça me plaît.
Il se tourna brusquement et loucha sur Fenchurch
derrière ses lunettes. Arthur étreignit la jeune femme mais
sentit qu’elle rigolait en silence.
— Encore un essai, dit-elle quand son fou rire eut cessé.
Allez-y.
— D’accord, dit Arthur. Ton coude gauche. Il y a
quelque chose qui cloche dans ton coude gauche.
— Encore faux, répondit-elle. Complètement faux. Tu
gèles.
Le soleil d’été s’enfonçait derrière les arbres du parc,
comme si… N’ayons pas peur des mots. Hyde Park est
époustouflant. Tout y est époustouflant, hormis peut-être
les détritus du lundi matin. Même les canards sont
époustouflants. Quiconque peut traverser Hyde Park un
soir d’été sans se sentir ému doit sans doute le faire à bord
d’une ambulance, la couverture remontée sur la tête.
C’est un parc dans lequel les gens font des trucs plus
extraordinaires qu’ailleurs. Arthur et Fenchurch trouvèrent
ainsi un homme en slip qui faisait des exercices à la
cornemuse, tout seul sous un arbre. Le musicien s’arrêta
pour chasser un couple d’Américains qui avaient tenté,
timidement, de jeter quelques pièces dans la valise d’où il
avait sorti son instrument.
— Non ! s’écria-t-il. Allez-vous-en ! Je répète, c’est
tout !
Il se remit résolument à gonfler son outre, mais même
le bruit que cela faisait ne parvint pas à entacher leur
humeur.
Arthur passa les bras autour des épaules de la jeune
fille, puis il les fit lentement descendre.
— Je ne pense pas que ça puisse être tes fesses,
observa-t-il au bout de quelques secondes, il me semble que
rien ne cloche de ce côté-là.
— Tout à fait, approuva-t-elle, il n’y a absolument rien
qui cloche du côté de mes fesses.
Ils échangèrent un baiser si long que le joueur de
cornemuse finit par s’éloigner pour continuer à s’exercer
de l’autre côté de l’arbre.
— Je vais te raconter une histoire, dit Arthur.
— Bien.
Ils trouvèrent un carré d’herbe relativement libre de
couples littéralement empilés, et s’assirent pour
contempler les canards époustouflants et les ondulations du
soleil couchant sur l’eau qui coulait sous les canards
époustouflants.
— Une histoire, dit Fenchurch en serrant contre son
corps le bras d’Arthur.
— Qui te donnera un aperçu du genre de choses qui
m’arrivent. Elle est parfaitement véridique.
— Tu sais, parfois les gens racontent des histoires qui
sont censées être arrivées au meilleur ami du cousin de
leur femme mais qui ont sans doute été en bonne partie
inventées en cours de route.
— Eh bien, mon histoire est une histoire de ce genre,
sauf qu’elle est réellement arrivée, et la raison pour
laquelle je sais qu’elle est réellement arrivée, c’est que la
personne à qui elle est réellement arrivée, c’est moi.
— Comme pour le billet de tombola.
Arthur rit.
— Tout juste. J’avais un train à prendre, poursuivit-il.
J’arrivais à la gare…
Fenchurch l’interrompit.
— Est-ce que je t’ai déjà raconté ce qui est arrivé à mes
parents dans une gare ?
— Oui, tu me l’as raconté.
— C’était juste pour vérifier.
Arthur jeta un coup d’œil à son bracelet-montre.
— Je suppose qu’on pourrait envisager de rentrer.
— Non, raconte-moi d’abord ton histoire, protesta
Fenchurch avec insistance. Tu es arrivé à la gare.
— J’avais une vingtaine de minutes d’avance. Je m’étais
gouré sur l’horaire de mon train. Je suppose qu’il est au
moins également possible, ajouta-t-il après un instant de
réflexion, que ce soit British Rail qui se soit gouré sur
l’horaire du train. Ça ne m’était encore jamais arrivé.
— Continue, rit Fenchurch.
— Alors, j’achète un journal pour faire les mots croisés,
puis je vais au buffet me prendre un café.
— Tu fais les mots croisés ?
— Oui.
— Lesquels ?
— Ceux du Guardian, en général.
— Je les trouve trop intellos. Je préfère ceux du Times.
Et tu les as terminés ?
— Quoi donc ?
— Les mots croisés du Guardian ?
— Arrête, je n’ai pas encore trouvé le temps d’y jeter un
œil. J’en suis encore à essayer de me payer mon café.
— Bon, très bien. Tu te payes ton café.
— D’accord. Et j’en profite pour me payer quelques
biscuits.
— Quelle marque ?
— Rich Tea.
— Bon choix.
— Oui, j’aime bien. Chargé de tous ces nouveaux
trésors, je vais réinstaller à une table. Et ne me demande
pas à quoi elle ressemblait parce que tout cela remonte à
un certain temps et que je ne m’en souviens plus. Elle était
sans doute ronde.
— D’accord.
— Bon, alors laisse-moi te donner l’idée générale. Je
suis assis à la table. À ma gauche, le journal. À ma droite,
la tasse de café. Au milieu de la table, le paquet de biscuits.
— Je le vois parfaitement.
— Ce que tu ne vois pas, dit Arthur, parce que je ne l’ai
pas encore mentionné, c’est le type déjà installé à la table.
Il est assis en face de moi.
— À quoi il ressemble ?
— À un type parfaitement ordinaire. Mallette. Complet
d’homme d’affaires. Bref, apparemment pas le genre de
type enclin à faire des trucs bizarres.
— Ah, je vois tout à fait. Et qu’a-t-il fait ?
— Il a fait ceci : il s’est penché, a tendu la main par-
dessus la table, a saisi le paquet de biscuits, l’a déchiré, en
a pris un et…
— Et quoi ?
— … et l’a mangé.
— Quoi ?
— Il l’a mangé.
Fenchurch le contempla, ahurie.
— Dieu du ciel, et qu’as-tu fait ?
— Eh bien, vu les circonstances, j’ai fait ce que tout
Britannique digne de ce nom aurait fait à ma place. Je me
suis senti poussé à… l’ignorer.
— Quoi ? Mais pourquoi ?
— Eh bien, ce n’est pas le genre de comportement
auquel on nous forme, n’est-ce pas ? J’ai eu beau me
triturer les méninges, j’ai découvert qu’il n’y avait rien
dans mon éducation, mon expérience ou même mes
instincts primitifs qui puisse me dicter comment réagir
devant un individu, tranquillement assis en face de moi et
qui, sans vergogne, vient simplement de me piquer un de
mes biscuits.
— Eh bien, tu aurais pu… je ne sais pas moi… je dois
avouer que moi non plus, je ne suis pas sûre de ce que
j’aurais fait. Alors, que s’est-il passé ?
— J’ai vrillé furieusement mon regard sur la grille de
mots croisés. Incapable de trouver une seule définition, j’ai
bu une gorgée de café, mais il était trop chaud, j’étais donc
acculé. Alors, n’écoutant que mon courage, j’ai pris un
biscuit, en essayant de toutes mes forces de ne pas
remarquer que le paquet était déjà mystérieusement
ouvert…
— Mais tu as riposté, tout de même. Réagi avec
fermeté.
— À ma façon, oui. J’ai mangé le biscuit. Je l’ai mangé
de manière parfaitement visible et délibérée, afin qu’il n’ait
aucun doute sur ce que je faisais. Moi, quand je mange un
biscuit, ajouta Arthur, il le reste. Mangé.
— Alors, qu’a-t-il fait ?
— Il en a pris un autre. Véridique, insista Arthur, c’est
exactement ce qui s’est passé. Il a pris un autre biscuit et il
l’a mangé. Clair comme le jour. Aussi sûr que nous sommes
assis là tous les deux.
Fenchurch gigota, mal à l’aise.
Arthur poursuivit :
— Et le problème, c’est que n’ayant rien dit la toute
première fois, je me trouvais, quelque part, encore plus
coincé pour aborder le sujet la seconde. Que veux-tu dire ?
« Excusez-moi, mais je n’ai pas pu m’empêcher de
remarquer, euh… » Ça ne marche pas. Non, je l’ai donc
ignoré avec, si c’était possible, encore plus de vigueur
qu’auparavant.
— Doux Jésus !
— J’ai contemplé de nouveau les mots croisés, toujours
sans parvenir à remplir la moindre case alors, n’écoutant
que mon courage, j’ai décidé de faire comme Hamlet.
— C’est-à-dire ?
— J’ai décidé de crâner. J’ai pris un second biscuit. Et
durant un instant nos regards se sont croisés.
— Comme ceci ?
— Oui, enfin, non, pas tout à fait comme ça. Mais ils se
sont croisés. Rien qu’un instant. Puis nous avons l’un et
l’autre détourné les yeux. Mais je peux te garantir qu’il y
avait de l’électricité dans l’air. Et même, ajouta Arthur, une
certaine tension qui montait autour de la table. À ce
moment-là.
— J’imagine.
— On a fini tout le paquet comme ça. Lui, moi, lui,
moi…
— Tout le paquet ?
— Enfin, ce n’était jamais que huit biscuits, mais sur le
coup, ça m’a paru une éternité pâtissière. Même des
gladiateurs n’ont pas dû connaître pire.
— Des gladiateurs, remarqua Fenchurch, auraient dû
subir l’épreuve en plein soleil. Encore plus éprouvant
physiquement.
— Certes. Bon. Quand le paquet vide n’a plus été
qu’une carcasse inerte gisant entre nous, l’homme s’est
levé enfin, son forfait accompli, et il est parti. J’ai poussé un
soupir de soulagement, tu penses bien. Coup de bol, mon
train était annoncé d’ici quelques minutes. J’ai donc fini
mon café, me suis levé, j’ai pris le journal et sous le
journal…
— Oui ?
— Il y avait mes biscuits.
— Hein ? dit Fenchurch. Quoi ?
— Véridique.
— Non !
Elle s’étrangla et se renversa dans l’herbe, prise de fou
rire.
Elle se rassit.
— T’es complètement givré, s’esclaffa-t-elle. T’es
vraiment un idiot presque fini.
Elle le poussa en arrière, roula sur lui, l’embrassa,
roula de nouveau sur le dos. Il fut surpris par sa légèreté.
— À ton tour de me raconter une histoire.
— Je croyais, fit-elle en prenant une voix rauque et
voilée, que tu étais très pressé de rentrer.
— Rien ne presse, dit Arthur d’un ton dégagé. Je veux
que tu me racontes une histoire.
Elle contempla le lac en réfléchissant à la question.
— D’accord, dit-elle enfin, mais une courte. Et pas aussi
drôle que la tienne, enfin… tant pis.
Elle baissa les yeux. Arthur sentit venir un de ces
moments particuliers : l’air parut s’immobiliser alentour,
aux aguets. Arthur aurait bien voulu voir l’air circuler, qu’il
s’occupe un peu de ses oignons.
— Quand j’étais petite, dit Fenchurch. Ce genre
d’histoire commence toujours ainsi, n’est-ce pas ? « Quand
j’étais petite… » Enfin, bon. C’est le passage où la fille dit
soudain : « Quand j’étais petite » et commence à se
décharger du fardeau qu’elle a sur le cœur. Alors voilà, on y
est. Donc, quand j’étais petite, j’avais une gravure
accrochée au pied de mon lit… Qu’est-ce que t’en dis,
jusqu’ici ?
— Ça me botte. Je crois que ça se présente bien. T’as su
rapidement centrer l’intérêt sur la chambre. On pourrait
sans doute développer un peu autour de la gravure.
— C’était une de ces gravures que les enfants sont
censés aimer, poursuivit-elle, mais on se trompe. De ces
gravures pleines d’adorables petits animaux en train de
faire des trucs adorables. Tu vois ?
— Très bien. J’y ai eu droit moi aussi. L’horreur. Des
lapins en redingote.
— Exactement. En fait, ces lapins étaient sur un radeau,
en compagnie d’un assortiment varié de rats et de
chouettes. Il y avait peut-être même un renne.
— Sur le radeau.
— Sur le radeau. Et un garçon était assis sur le radeau.
— Avec les lapins en redingote, les chouettes et le
renne ?
— Tout juste. Un garçon du genre joyeux romanichel
bariolé.
— Beuark.
— La gravure me turlupinait, je dois dire. Il y avait une
otarie qui nageait devant le radeau, et je me réveillais
souvent la nuit, tracassée par cette malheureuse otarie
obligée de tirer le radeau, avec toutes ces affreuses
bestioles qui n’avaient rien à faire dessus. L’otarie avait une
queue si mince que je me disais que ça devait lui faire mal
de tirer comme ça. Ça me tracassait. Enfin, rien de
dramatique, juste une vague gêne, mais tout le temps.
— Et puis un jour – souviens-toi que j’avais eu cette
gravure sous les yeux des années durant – j’ai soudain
remarqué que le radeau avait une voile. Je ne l’avais jamais
vue. En fait, l’otarie était très contente, elle accompagnait
tranquillement le radeau à la nage.
Elle haussa les épaules.
— Elle est bonne, mon histoire ?
— La chute est un peu faible. Ça laisse l’auditoire
s’écrier : « Bon, d’accord, mais après ? » C’était pas mal
jusqu’ici, mais il faudrait une pointe finale avant le
générique de fin.
Fenchurch rigola en se tenant les jambes.
— C’était simplement une telle révélation, des années
d’inquiétude sourde, presque inconsciente qui s’envolent
brusquement, comme un poids qu’on vous retire d’un coup,
comme du noir et blanc qui devient de la couleur, comme
une branche desséchée qu’on arrose soudain. Ce brusque
changement de perspective qui vous dit : « Oubliez vos
soucis, le monde est bon et parfait. La vie est en fait très
facile. » Tu crois probablement que je pense ça parce que
je vais te dire que je me sens comme ça cet après-midi, ou
quelque chose dans ce genre, pas vrai ?
— Ma foi, je…, commença Arthur, soudain ébranlé dans
ses convictions.
— Eh bien, tu as raison, c’est tout à fait ça. C’est
exactement ce que j’ai ressenti. Mais tu vois, je l’avais déjà
ressenti auparavant, encore plus fort, même.
Incroyablement plus fort. J’ai bien peur de m’y entendre,
dit-elle en regardant au loin, question révélations
inattendues…
Arthur était aux anges, presque sans voix, aussi jugea-t-
il plus sage, pour l’heure, de ne pas ouvrir la bouche.
— C’était vraiment bizarre, très bizarre, dit-elle, du
même ton qu’aurait employé un Égyptien pour admettre
que le comportement de la mer Rouge, sous la baguette de
Moïse, avait un petit quelque chose d’étrange.
— Vraiment très bizarre, répéta-t-elle, car depuis
plusieurs jours j’éprouvais un étrange sentiment de
plénitude, comme si j’étais sur le point d’accoucher. Non,
ce n’était pas comme ça, en fait, mais plutôt comme si
j’étais progressivement connectée à quelque chose, par
étapes. Non, pas même ça ; c’était comme si l’ensemble de
la Terre, à travers moi, s’apprêtait à…
— Est-ce que le chiffre quarante-deux t’évoque quoi que
ce soit ? demanda doucement Arthur.
— Quoi ? Non, qu’est-ce que tu racontes ?
— Juste une idée, murmura Arthur.
— Arthur, je parle sérieusement, tout ceci est bel et
bien réel à mes yeux, ce n’est pas une plaisanterie.
— Mais moi aussi, je parlais sérieusement, rétorqua
Arthur. C’est du sérieux de l’Univers que je ne suis plus
tout à fait certain.
— Qu’entends-tu par là ?
— Raconte-moi plutôt le reste de ton histoire. T’inquiète
pas si elle paraît étrange. Crois-moi, tu parles à quelqu’un
qui a vu pas mal de trucs étranges. Et je ne parle pas que
de mon histoire de biscuits.
Elle hocha la tête et parut le croire. Brusquement, elle
lui agrippa le bras.
— C’était tellement simple, reprit-elle. Si
merveilleusement, si extraordinairement simple, quand ça
s’est produit.
— Quoi au juste ? demanda Arthur d’une voix calme.
— Arthur, tu vois, c’est justement ce que je ne sais plus.
Et cette perte est insupportable. Si j’essaie d’y repenser,
tout devient fragmentaire, haché, et si vraiment j’insiste,
j’arrive à remonter jusqu’à la tasse de thé, et ensuite, c’est
le noir absolu.
— Quoi ?
— Eh bien, comme dans ton histoire, expliqua-t-elle, la
partie la plus intéressante s’est produite dans un café. J’y
étais installée, devant une tasse de thé. C’était après
plusieurs jours de ce sentiment de plénitude, cette
impression de se connecter progressivement. Je crois que
je commençais à planer gentiment. Il y avait des travaux
sur le chantier de construction en face du café, je les
observais par la vitrine, par-dessus le rebord de ma tasse ;
j’ai toujours trouvé que c’était la façon la plus agréable de
regarder les gens travailler. Et puis soudain, il était là dans
mon esprit, ce message jailli de nulle part. Et il était si
simple. Il rendait tout tellement évident. Je me suis
redressée sur mon siège et j’ai pensé : « Oh, eh bien alors,
c’est parfait. » J’étais tellement stupéfaite que j’ai failli
laisser tomber ma tasse de thé. En fait, je crois bien que je
l’ai laissée tomber. Oui, ajouta-t-elle, pensive, j’en suis
certaine. Qu’est-ce que tu dis de ça ?
— C’était parfait jusqu’au moment de la tasse de thé.
Elle secoua la tête, puis la secoua encore, comme pour
s’éclaircir les idées, ce qui était précisément ce qu’elle
essayait de faire.
— Eh bien, c’est exactement ça. Parfait jusqu’au
moment de la tasse de thé. C’est à ce point précis qu’il m’a
semblé littéralement que le monde explosait.
— Quoi… ?
— Je sais que ça paraît dingue, et tout le monde me
répète que c’étaient des hallucinations, mais si c’étaient
des hallucinations, alors j’ai des hallucinations sur grand
écran 3D en Dolby stéréo 16 pistes, et je devrais
probablement louer mes services aux spectateurs blasés
par les requins trop voraces. C’était comme si le sol se
déchirait littéralement sous mes pieds et alors… et alors…
Elle tapota doucement le gazon, comme pour se
rassurer, puis parut se raviser avant de poursuivre.
— Et alors, je me suis réveillée à l’hôpital. Je suppose
que je n’ai pas cessé d’y faire des séjours depuis. Et c’est
ce qui explique ma nervosité instinctive à l’idée de
découvrir soudain que tout va de nouveau être
parfaitement normal.
Elle leva les yeux vers lui.
Arthur avait cessé pour de bon de s’inquiéter des
bizarres anomalies entourant son retour sur sa planète
natale, ou plutôt il les avait consignées dans cette partie de
son esprit étiquetée : « Trucs à faire - Urgent. » « Voilà le
monde, s’était-il dit. Voilà, pour allez savoir quelle raison, le
monde tel qu’il est, et il est là pour le rester. Avec moi
dessus. » Mais à présent il lui semblait qu’il s’était mis à
onduler autour de lui, comme cette fameuse nuit, dans la
voiture du frère de Fenchurch, quand celui-ci lui avait
raconté son histoire idiote d’agent de la C.I.A. dans le
château d’eau. L’ambassade de France s’était mise à
onduler. Les arbres s’étaient mis à onduler. Le lac s’était
mis à onduler mais ça, c’était parfaitement naturel et
nullement inquiétant, vu qu’une oie grise venait de s’y
poser. Les oies s’éclataient, parfaitement détendues, et
n’avaient pas de réponses fondamentales dont elles
auraient aimé savoir à quelles questions elles
correspondaient.
— En tout cas », reprit Fenchurch, d’une voix
brusquement enjouée, un grand sourire dans les yeux, « il y
a quelque chose qui cloche chez moi, et tu n’as toujours pas
découvert quoi. On va rentrer.
Arthur secoua la tête.
— Qu’y a-t-il ?
Arthur avait secoué la tête, non pas pour désapprouver
sa suggestion, qu’il estimait tout à fait excellente, l’une des
meilleures du monde, mais parce qu’il essayait simplement
depuis quelques minutes de se défaire de l’impression
récurrente que juste à l’instant où il s’y attendrait le moins,
l’Univers allait soudain jaillir de derrière une porte et lui
faire coucou.
— J’essaie seulement de bien me clarifier les idées là-
dessus, expliqua Arthur. Tu dis que tu as eu l’impression
littéralement… que la Terre… explosait…
— Oui. Plus qu’une impression.
— Ce qui, comme l’affirme tout le monde, dit-il sur un
ton hésitant, relève de l’hallucination ?
— Oui, mais c’est ridicule, Arthur. Les gens croient qu’il
suffit de dire « hallucinations » pour expliquer tout ce que
l’on voudra, et qu’en définitive tout ce qu’on n’arrive pas à
comprendre finira par se volatiliser. Mais ce n’est qu’un
mot, qui n’explique rien du tout. Il n’explique pas, par
exemple, pourquoi les dauphins ont disparu.
— Non, dit Arthur. Non, ajouta-t-il, songeur. Non,
répéta-t-il, plus songeur encore. Quoi ? s’exclama-t-il enfin.
— Ça n’explique pas la disparition des dauphins.
— Non, effectivement, ça je vois bien. Mais de quels
dauphins parles-tu ?
— Comment ça, de quels dauphins ? Je parle du
moment où tous les dauphins ont disparu.
Elle posa la main sur le genou d’Arthur, ce qui l’aida à
comprendre que le picotement qu’il sentait monter et
descendre le long de son échine n’était pas dû à sa main lui
caressant doucement le dos, mais devait plutôt relever de
cet horrible frisson glacé qu’il ressentait si souvent lorsque
des gens essayaient de lui expliquer des trucs.
— Les dauphins ?
— Voui.
— Tous les dauphins… ont disparu ?
— Voui.
— Les dauphins ? Tu es en train de me dire que les
dauphins ont tous disparu ? Est-ce bien », ajouta Arthur,
qui cherchait à être absolument clair sur ce point, « ce que
tu es en train de me dire ?
— Arthur, mais où es-tu donc passé, pour l’amour du
ciel ? Les dauphins ont tous disparu le jour même où je…
Elle fixait avec attention son regard ahuri.
— Quoi ?
— Plus de dauphins. Partis. Volatilisés. » Elle scruta son
visage. « Franchement, tu ne savais pas ?
À voir son air éberlué, il était clair que c’était le cas.
— Où sont-ils allés ? s’enquit-il.
— Nul ne le sait. C’est le sens même du mot
« volatilisé ». Elle marqua un temps. « Enfin, il y a bien un
type qui prétend tout savoir là-dessus, mais tout le monde
dit qu’il vit en Californie et qu’il est fou. J’envisageais
d’aller le voir parce que c’est apparemment la seule piste
qui se rattache à ce qui m’est arrivé.
Elle haussa les épaules, puis le regarda longuement,
tranquillement. Elle posa la main sur sa joue.
— J’aimerais vraiment savoir où tu es allé, lui dit-elle. Je
crois que tu as vécu, toi aussi, quelque chose de terrible. Et
que c’est pour cela qu’on s’est reconnus.
Elle contempla le parc, désormais livré aux griffes de la
nuit.
— Eh bien, reprit-elle, maintenant tu as trouvé
quelqu’un à qui te confier.
Arthur laissa échapper un soupir long comme un jour
sans pain.
— C’est une très très longue histoire.
Fenchurch s’appuya contre lui et rapprocha son sac de
toile.
— Est-ce que cela a un rapport quelconque avec ceci ?
dit-elle.
L’objet qu’elle sortit de son sac était usé et fatigué, car
on l’avait jeté dans une rivière préhistorique, il avait cuit
sous le soleil qui rougeoie au-dessus des déserts de
Kakrafoon, il avait été à demi enseveli dans les sables
marbrés qui bordent les océans aux vapeurs entêtantes de
Santraginus V, il avait gelé sur les glaciers de la lune de
Jaglan Beta, servi de siège, volé contre des parois
d’astronefs, reçu des coups de pied, des éraflures et toutes
sortes de sévices, et comme ses concepteurs avaient pensé
que c’était précisément le genre de choses susceptibles de
lui arriver, ils avaient eu la bonne idée de le protéger par
un robuste étui de plastique sur lequel était inscrit, en
larges lettres amicales, la mention :
pas de panique !
— Où as-tu trouvé ça ? dit Arthur, ébahi, en le lui
arrachant des mains.
— Ah, fit-elle, je pensais bien que ça t’appartenait. Dans
la voiture de Russell, l’autre nuit. Il t’avait échappé. Tu en
as visité beaucoup, de ces endroits ?
Arthur sortit le Guide du routard galactique de son étui.
Il ressemblait à un petit ordinateur portatif, mince et
flexible. Il tapa sur quelques touches et un texte illumina
l’écran.
— Quelques-uns, répondit-il.
— Est-ce qu’on peut y aller ?
— Quoi ? Non », dit un peu trop sèchement Arthur
avant de se raviser, mais avec prudence. « Tu as envie d’y
aller ? demanda-t-il, espérant une réponse négative.
C’était de sa part faire montre d’une grande générosité
que de ne pas dire : « Tu as quand même pas envie d’y
aller, non ? » qui appelle justement ce genre de réponse.
— Oui ! fit-elle. J’ai envie de savoir quel était le
message que j’ai perdu, et d’où il provenait. Parce que »,
poursuivit-elle en se relevant pour contempler l’obscurité
qui envahissait le parc, « je ne crois pas qu’il soit venu
d’ici.
Puis elle ajouta, en même temps qu’elle glissait son
bras autour de la taille d’Arthur :
— Je ne suis même pas sûre de savoir où localiser ici.
Chapitre 21

Le Guide du routard galactique est, comme on l’a


souvent déjà remarqué, et à juste titre, un objet pour le
moins étonnant. C’est, pour l’essentiel, comme le laisse
entendre son titre, un guide. Le problème est – ou plutôt
l’un des problèmes, car il y en a beaucoup, dont une
proportion non négligeable encombre continuellement les
juridictions civiles, commerciales et criminelles dans tous
les secteurs de la Galaxie, et notamment, là où c’est
possible, les plus corrompues – le problème, donc, est le
suivant.
La phrase précédente se tient. Là n’est pas le problème.
Non, le problème est le suivant :
Le changement.
Relisez-la de bout en bout et vous saisirez.
La Galaxie est un endroit où les choses changent vite. Il
faut dire qu’elle contient tellement de trucs, dont chacun
est en perpétuelle évolution, en train de changer
continuellement. Vous pourriez croire que c’est là un vrai
cauchemar pour tout éditeur consciencieux et scrupuleux,
s’efforçant avec diligence de tenir à jour cet ouvrage
électronique complexe et fort détaillé, afin de le maintenir
au niveau des multiples changements de conditions et de
situations que génère la Galaxie à chaque minute de
chaque heure de chaque jour, et vous vous tromperiez.
Votre erreur tiendrait à votre incapacité à saisir que
l’éditeur, comme tous les éditeurs qu’a eus le Guide, n’a
pas une notion bien précise du sens que peuvent recouvrir
les mots « scrupuleux », « consciencieux » ou « diligence »
et qu’il a tendance à noyer ses cauchemars à l’aide d’un
verre et d’une paille.
Les articles sont généralement mis à jour par Sub-Etha
Réseau s’ils en valent vraiment la peine.
Prenons, par exemple, le cas de Brequinda, dans les
Fosses d’Avalars, réputé, dans tous les mythes, légendes et
mini-séries tri-Dévisées redoutablement ennuyeuses, pour
abriter l’antre du magique et magnifique Dragon
Fuolornisien de Feu.
Dans l’Antiquité, avant l’avènement du Sorth Ezymé
d’Hyatman, au temps où Fragilis chantait encore et où
Saxaquine de Quenelux tenait les rênes du pouvoir, quand
l’air était doux et les nuits embaumées, mais que toute la
population réussissait, allez savoir comment, à rester –
c’est ce qu’elle prétendait en tout cas, bien que réussir à
penser qu’on puisse être le moins du monde susceptible de
croire des assertions aussi ridicules, avec cet air si doux,
ces nuits si embaumées et tout le toutim, relève du plus
épais mystère – à rester, donc, vierge, il était impossible de
balancer une brique sur Brequinda des Fosses d’Avalars
sans toucher au moins une bonne demi-douzaine de
Dragons Fuolornisiens de Feu.
Savoir si on avait envie de faire une chose pareille était
une autre paire de manches.
Non que les Dragons Fuolornisiens de Feu ne fussent
une espèce fondamentalement paisible, car ils l’étaient. Ils
adoraient la paix, il n’y avait pas que ça qu’ils adoraient et
cette adoration tous azimuts était en soi un problème : il
arrive souvent qu’on blesse celui qu’on aime, surtout quand
l’un des deux partenaires est un Dragon Fuolornisien de
Feu avec une haleine genre propulseur de navette et des
dents genre palissade de parc. Un autre problème était
qu’une fois lancés ils avaient souvent tendance à blesser
également les élus des autres. Ajoutez à cela le nombre,
même relativement réduit, de cinglés qui se promenaient
effectivement dans le coin en balançant des briques, et
vous finissez par obtenir une quantité non négligeable
d’individus sérieusement blessés par des dragons sur
Brequinda des Fosses d’Avalars.
Mais cela les gênait-il ? Pas le moins du monde.
Les entendait-on gémir sur leur destin ? En aucune
manière.
Les Dragons Fuolornisiens de Feu étaient révérés sur
tout le territoire de Brequinda des Fosses d’Avalars pour
leur sauvage beauté, leurs manières nobles et leur habitude
de mordre les gens qui ne les révéraient pas.
Et pourquoi cela, me direz-vous ?
Pour une bonne et simple raison :
Le sexe.
Il y a, pour quelque insondable motif, quelque chose de
presque intolérablement sexuel dans le spectacle de
monstrueux dragons magiques et cracheurs de feu planant
en rase-mottes dans le ciel par les nuits de pleine lune,
nuits déjà passablement dangereuses question douceur
embaumée.
Pourquoi devait-il en être ainsi, l’indécrottablement
romanesque population de Brequinda des Fosses d’Avalars
aurait été bien en peine de vous le dire, et personne
n’aurait seulement pris la peine de discuter de la question,
une fois l’effet lancé, car dès qu’une demi-douzaine de
Dragons Fuolornisiens de Feu aux ailes soyeuses et au
corps tanné apparaissaient à l’horizon vespéral, la moitié
de la population de Brequinda détalait dans les bois avec
l’autre moitié, bien décidée à se payer une nuit d’ivresse
haletante pour émerger aux premiers rayons de l’aube, tout
sourire et tout heureuse, mais en persistant à proclamer,
détail charmant, qu’elle avait su préserver sa virginité,
même s’il s’agissait en l’occurrence d’une virginité un rien
rougissante et collante.
C’est affaire de phéromones, conclurent certains
chercheurs.
C’est affaire d’ondes sonores, prétendirent d’autres.
Toujours est-il que l’endroit était en permanence bondé
de chercheurs affairés à creuser la question et prenant tout
leur temps pour ce faire.
Personne ne s’étonnera d’apprendre que la description
graphiquement affriolante donnée par le Guide de l’état
général des affaires sur cette planète se soit révélée
incroyablement populaire auprès des routards qui suivent
ses conseils, de sorte qu’elle n’a jamais été retirée des
dernières éditions, et qu’il revient aux voyageurs
contemporains de découvrir par eux-mêmes que la
Brequinda moderne, capitale de l’État-Cité d’Avalars n’est
plus aujourd’hui que béton, boîtes à strip-tease et bars à
Dragon-Burgers.
Chapitre 22

La nuit à Islington était douce et parfumée.


Il n’y avait, bien entendu, pas le moindre Dragon
Fuolornisien de Feu visible dans l’allée, mais si quelques
spécimens étaient, par le plus grand des hasards, venus s’y
hasarder, ils auraient aussi bien pu filer discrètement se
chercher une pizza en face, car leur présence n’était pas
vraiment indispensable.
Une urgence se serait-elle déclarée alors qu’ils en
étaient encore au milieu de leur Spéciale-américaine épicée
avec supplément d’anchois, ils auraient toujours pu
envoyer un message pour conseiller de mettre un disque
des Dire Straits, groupe dont on sait aujourd’hui qu’il a en
gros le même effet.
— Non, dit Fenchurch, pas encore.
Arthur mit un disque des Dire Straits. Fenchurch
entrouvrit la porte d’entrée de l’étage pour laisser un peu
plus entrer l’air nocturne doux et embaumé. Ils étaient
assis tous les deux sur l’un des nombreux coussins, tout
près de la bouteille de Champagne débouchée.
— Non, dit Fenchurch, pas avant que tu n’aies trouvé ce
qui cloche chez moi, quelle partie. Mais je suppose, ajouta-
t-elle très très très calmement, qu’on ferait aussi bien de
commencer par l’endroit où se trouve ta main en ce
moment.
— Bon, alors vers le haut ou vers le bas ? demanda
Arthur.
— Vers le bas, dit Fenchurch. Pour une fois.
Il déplaça la main.
— Vers le bas, précisa-t-elle, ce serait plutôt dans
l’autre sens.
— Oh, pardon.
Mark Knopfler a le don extraordinaire de faire sonner
une Stratocaster Schecter Custom comme un chœur
d’anges en goguette un samedi soir, vannés au sortir d’une
rude semaine de bonté et qui ne cracheraient pas sur une
bonne pinte de bière – ce qui n’est pas strictement
pertinent pour l’heure, puisque le disque n’était pas encore
arrivé à ce passage, mais il se passera bien d’autres choses
le moment venu, et par ailleurs le chroniqueur n’a pas
l’intention de rester planté là avec une liste des titres et un
chronomètre, aussi semble-t-il préférable de mentionner ce
détail dès à présent, tant que les choses évoluent encore
tranquillement.
— Bien, dit Arthur, nous voici donc arrivés à ton genou.
Il y a quelque chose qui cloche terriblement, tragiquement,
au niveau de ton genou gauche.
— Mon genou gauche, dit Fenchurch, va parfaitement
bien.
— Admettons.
— Est-ce que tu savais que…
— Quoi ?
— Hmmm, pas grave, je vois bien que oui. Non,
continue…
— Donc, ça doit avoir un rapport avec tes pieds…
Elle sourit dans la pénombre et gigota très évasivement
des épaules sur les coussins. Puisqu’il y a des coussins dans
l’Univers, sur Squornshellous Beta, pour être exact, non
loin des marais où s’ébattent les matelas, qui apprécient
fort qu’on leur gigote dessus, tout particulièrement lorsque
c’est fait de manière évasive, à cause du mouvement
syncopé des épaules, il est bien dommage qu’aucun d’eux
n’ait été là. Mais enfin, c’est la vie.
Arthur cala dans son giron le pied gauche de Fenchurch
et l’examina très attentivement. Tout un tas de trucs en
rapport avec la façon qu’avait sa robe de tomber sur ses
jambes tendaient à l’empêcher d’avoir des pensées tout à
fait claires une fois parvenu à ce point.
— Je dois admettre, reconnut-il, que je ne sais vraiment
pas ce que je cherche.
— Tu le sauras quand tu l’auras trouvé, dit-elle. Si, c’est
vrai. » Sa voix s’étrangla légèrement. « Ce n’est pas celui-
là.
De plus en plus intrigué, Arthur reposa par terre son
pied gauche et la contourna pour saisir le droit. Elle
s’avança, l’entoura de ses bras et l’embrassa, parce que le
disque était arrivé au fameux passage qui… enfin, si vous le
connaissiez, vous sauriez qu’il est impossible de faire
autrement.
Puis elle lui abandonna son pied droit.
Il le caressa, fit courir ses doigts autour de la cheville,
sous les orteils, le long de la plante, sans y trouver quoi que
ce soit d’anormal.
Elle le regarda faire avec un grand amusement, rit et
secoua la tête.
— Non, ne t’arrête pas, mais ce n’est pas non plus celui-
là.
Arthur s’immobilisa et regarda, le front plissé, l’autre
pied qu’il avait reposé au sol.
— Ne t’arrête pas.
Il caressa son pied droit, fit courir ses doigts autour de
la cheville, sous les orteils, le long de la plante et dit :
— Tu veux dire que ça se passerait plutôt du côté de la
jambe que je tiens en ce moment… ?
Elle réitéra un de ces haussements d’épaules qui
auraient illuminé de joie la vie d’un pauvre coussin de
Squornshellous Beta.
Arthur fronça les sourcils.
— Soulève-moi dans tes bras, dit-elle tranquillement.
Il reposa par terre son pied droit et se leva. Elle fit de
même. Il la souleva dans ses bras et ils s’embrassèrent de
nouveau. Cela se prolongea un petit moment, puis elle dit
enfin :
— À présent, repose-moi.
Toujours aussi intrigué, il obéit.
— Eh bien ?
Elle le défiait presque du regard.
— Alors, qu’est-ce qui cloche avec mes pieds ?
Arthur ne saisissait toujours pas. Il s’assit par terre,
puis se mit à quatre pattes pour examiner ses pieds in situ,
en quelque sorte dans leur habitat normal. Alors qu’il avait
quasiment le nez dessus, un détail bizarre le frappa. Il colla
la tête par terre et regarda d’encore plus près. Il y eut une
longue pause. Enfin, il se rassit, pesamment.
— Oui, je vois maintenant ce qui cloche avec tes pieds.
Ils ne touchent pas le sol.
— Alors… alors, qu’est-ce que t’en penses… ?
Arthur leva rapidement les yeux et entrevit la profonde
appréhension qui avait soudain assombri le regard de la
jeune femme. Elle se mordillait la lèvre, elle tremblait.
— Qu’est-ce que…, bredouilla-t-elle. Est-ce que tu… ?
D’un brusque mouvement de tête, elle dissimula sous sa
chevelure ses yeux soudain emplis de larmes de terreur.
Il se leva aussitôt, la prit dans ses bras, lui donna un
simple baiser.
— Peut-être que tu peux faire la même chose que moi,
dit-il et, s’avançant vers la porte du premier, il sortit droit
dehors.
Le disque venait justement d’arriver au passage
intéressant.
Chapitre 23

La bataille faisait rage autour de l’étoile Xaxis. Des


centaines d’implacables vaisseaux Zirzla dotés d’un arsenal
imposant avaient été écrabouillés et réduits en purée
d’atomes par les forces dantesques que l’immense astronef
d’argent xaxisien était en mesure de déployer.
Une fraction de la lune avait disparu au passage,
pulvérisée par ces mêmes canons photoniques dont les
faisceaux aveuglants déchiraient la trame même de
l’espace.
Les vaisseaux Zirzla encore intacts étaient désormais,
malgré leur arsenal imposant, totalement surclassés par la
puissance de feu dévastatrice de leur adversaire xaxisien,
et ils n’avaient plus d’autre ressource que de fuir se terrer
derrière la lune en rapide désintégration, quand soudain le
vaisseau xaxisien lancé à leur poursuite annonça qu’il avait
besoin d’un peu de vacances et qu’il abandonnait le champ
de bataille.
Ce ne fut, on s’en doute, que terreur et consternation
redoublés pendant un certain temps, mais enfin il fallut s’y
faire : l’adversaire avait disparu.
Grâce à la puissance stupéfiante dont il disposait, le
vaisseau traversa de vastes arpents d’espace de
configuration irrationnelle avec aisance et rapidité et
surtout, surtout, dans un parfait silence.
Terré au fond de la couchette graisseuse et puante qu’il
s’était ménagée dans l’ouverture d’une trappe de visite,
Ford Prefect dormait au milieu de ses serviettes, toujours
hanté par ses vieux rêves. À un moment de sa rêverie, il se
retrouva à New York.
Dans son rêve, il marchait dans l’East Side, tard dans la
nuit, longeant le fleuve qui était devenu si
extraordinairement pollué que de nouvelles formes de vie
en émergeaient spontanément, exigeant aussitôt protection
sociale et droit de vote.
L’une de celles-ci, justement, était venue flotter à sa
hauteur et le saluait. Ford lui rendit son salut.
La chose gagna la rive tant bien que mal, puis escalada
pesamment la berge.
— Salut, fit-elle. Je viens tout juste d’être créée. Je suis
totalement vierge dans cet Univers, dans tous les sens du
terme. Y a-t-il des choses importantes dont vous pourriez
m’entretenir ?
— Bof…, dit Ford, un rien déconcerté. Je peux toujours
vous indiquer l’adresse de quelques bars, je suppose…
— Et l’amour, et le bonheur ? Je sens un profond besoin
de choses de cet ordre, dit la créature en brandissant ses
tentacules. Pas de tuyau, de ce côté-là ?
— Vous pourrez trouver votre bonheur dans ce domaine
du côté de la Septième Avenue.
Le ton de la créature se fit pressant.
— Mon instinct me dicte que j’ai besoin d’être belle. Le
suis-je ?
— Z’êtes du genre droit au but, vous, pas vrai ?
— Inutile de tourner autour du pot. Le suis-je ?
La chose qui suintait et bavait à qui mieux mieux avait
déjà copieusement maculé les alentours. Un pochard du
coin s’approcha, intéressé.
— Voulez mon avis ? dit Ford. Non. Mais écoutez,
ajouta-t-il après quelques secondes, la plupart des gens
s’en sortent, faut pas croire. Z’avez d’autres copains dans
votre genre là-dessous ?
— Comment voulez-vous que je le sache, dit la créature.
Je vous l’ai dit : je débarque. La vie est quelque chose de
tout neuf, pour moi. À quoi ça ressemble ?
C’était là une question dont Ford pouvait enfin débattre
avec autorité.
— La vie, dit-il, est comme un pamplemousse.
— Euh, comment ça ?
— Eh bien, c’est une espèce de machin jaune orangé et
granuleux à l’extérieur, mouillé et vaguement
caoutchouteux à l’intérieur. Et surtout, plein de pépins. Ah
oui, et y a des gens qui en prennent un demi au petit
déjeuner.
— Y a-t-il quelqu’un d’autre dans le coin à qui je
pourrais m’adresser ?
— Je pense bien, dit Ford. Demandez voir à un agent de
police.
Enfoncé dans sa couchette, Ford Prefect gigota et se
retourna de l’autre côté. Ce n’était pas son rêve préféré
parce qu’il n’y rencontrait pas Teraroplopla Eccentrica, la
prostituée à trois seins d’Éroticon 6, qui tenait la vedette
dans l’essentiel d’entre eux. Mais enfin c’était un rêve. Ça
prouvait au moins qu’il dormait.
Chapitre 24

Par chance, il régnait un fort courant ascendant dans


l’impasse, car Arthur n’avait plus pratiqué ce genre
d’exercice depuis un sacré bail, en tout cas pas
délibérément, or le pratiquer délibérément, c’est le
meilleur moyen de ne jamais y arriver.
Il bascula vivement, manquant d’un rien de se fracasser
la mâchoire contre le seuil de la porte avant de partir
tourbillonner dans les airs, si soudainement stupéfié par
l’incommensurable stupidité de son acte qu’il en avait
complètement oublié la chute de l’histoire – se ramasser
par terre – et y avait donc coupé.
Un coup habile, si l’on est capable de l’effectuer.
Le sol planait, menaçant, au-dessus de sa tête.
Il essaya de ne pas songer au sol, à cette masse
incroyable qu’il représentait et à la violence du choc si
jamais il se décidait à ne pas rester suspendu ainsi mais lui
déboulait dessus à l’improviste. Il essaya au contraire de
penser à des trucs agréables, de gentils makis, par
exemple, ce qui était précisément la chose à faire, vu qu’à
cet instant précis il était parfaitement incapable de se
rappeler ce qu’était au juste un maki, si c’était un de ces
bestiaux qui sillonnent en troupeaux majestueux les
grandes plaines de je ne sais où, ou si c’étaient plutôt des
espèces de gnous, bref, c’était un thème astucieux pour
nourrir d’agréables réflexions sans banalement recourir à
de vagues pensées de bien-être, toujours délicates à cerner,
et ça lui accaparait convenablement l’esprit tandis que son
corps essayait de se faire à la notion qu’il flottait dans le
vide.
Un papier de chocolat Mars descendit l’impasse en
voletant.
Après ce qui parut un instant de doute et d’indécision, il
finit par laisser le vent l’amener, doucement, entre Arthur
et le sol.
— Arthur…
Le sol pesait toujours, menaçant, au-dessus de sa tête,
et Arthur jugea que le temps était probablement venu de
faire quelque chose pour y remédier, par exemple d’en
tomber un peu plus haut. Ce qu’il fit. Doucement. Très, très
doucement.
Tandis qu’il tombait, doucement, tout doucement vers
le haut, il ferma les yeux – avec précaution pour éviter les
secousses.
L’impression engendrée par ses yeux qui se fermaient le
parcourut de la tête aux pieds. Une fois qu’elle eut atteint
ces derniers et que l’ensemble de son corps fut averti qu’il
avait désormais les yeux fermés sans paniquer pour autant,
il fit, doucement, très, très doucement pivoter son corps
dans un sens et son esprit dans l’autre.
C’était censé remettre le sol à sa place.
Il sentait désormais l’air s’écouler librement tout autour
de lui, glissant avec une certaine allégresse, nullement
gêné par sa présence ; alors doucement, très, très
doucement, comme au sortir d’un profond, d’un lointain
sommeil, il rouvrit les yeux.
Il avait déjà volé, bien entendu, il avait volé à de
nombreuses reprises sur Krikket, jusqu’à ce que le babil
des oiseaux finisse par le rendre fou, mais ici, c’était
différent.
Car ici, il se trouvait sur son propre monde, et tout
tranquillement, sans la moindre vague, hormis un léger
tremblement qui pouvait avoir tout un tas de causes, il
flottait dans les airs.
Trois ou quatre mètres plus bas, c’était l’asphalte, et
quelques mètres sur sa droite, les réverbères jaunes
d’Upper Street.
Par chance, l’impasse était plongée dans le noir car le
fonctionnement du réverbère supposé l’éclairer la nuit était
cadencé par une ingénieuse horloge qui l’allumait juste
avant l’heure du déjeuner et le coupait à nouveau lorsque
venait le crépuscule. Arthur se trouvait par conséquent
bien à l’abri dans un sûr cocon de ténébreuse obscurité.
Doucement, très, très doucement, il leva la tête vers la
silhouette de Fenchurch qui se tenait immobile, ahurie et le
souffle coupé, dans l’encadrement de la porte à l’étage.
Son visage n’était qu’à quelques centimètres du sien.
— J’allais te demander, fit-elle d’une voix légèrement
tremblante, ce que tu étais en train de faire. Et puis je me
suis rendu compte que je le voyais très bien : tu étais en
train de voler. Alors, reprit-elle après une légère pause
songeuse, ça m’a paru une question un peu bête.
— Est-ce que tu sais le faire ? demanda Arthur.
— Non.
— Veux-tu essayer ?
Elle se mordilla les lèvres et secoua la tête, moins en
signe de dénégation que de parfaite incrédulité. Elle
tremblait comme une feuille.
Arthur insista :
— C’est d’une simplicité biblique, si tu ne sais pas
comment t’y prendre. C’est le truc important : ne pas être
du tout sûr de savoir comment on s’y prend.
Histoire de démontrer combien c’était facile, il plana
jusqu’au bout de l’impasse, retomba vers le haut en
effectuant une ressource tout à fait spectaculaire et
redescendit vers elle en flottant comme un billet de banque
ballotté par la brise.
— Demande-moi comment j’ai fait ça.
— Comment… t’as fait ça ?
— Aucune idée. Pas la moindre.
Elle secoua la tête, incrédule.
— Alors, comment est-ce que je peux… ?
Arthur se laissa couler un peu plus bas, puis il tendit la
main.
— Je veux que tu essayes de poser le pied sur ma main.
Rien qu’un pied.
— Quoi ?
— Essaye !
Nerveusement, hésitante, presque, se dit-elle, comme si
elle essayait de poser le pied sur la main de quelqu’un qui
flottait dans les airs devant elle, elle posa le pied sur sa
main.
— L’autre, maintenant.
— Quoi ?
— Cesse de t’appuyer sur l’autre pied.
— Je ne peux pas.
— Essaye.
— Comme ça ?
— Comme ça.
Nerveusement, hésitante, presque, se dit-elle, comme
si – elle cessa de se répéter ce qu’elle était en train de faire
parce qu’elle avait le sentiment de ne pas avoir du tout
envie de le savoir.
Elle essaya de toutes ses forces de concentrer son
regard sur les fuites de la gouttière de l’entrepôt décrépit
situé en face de chez elle, gouttière qui l’inquiétait depuis
des semaines car il était manifeste qu’elle allait se
décrocher d’un jour à l’autre et elle se demandait si l’on
allait se décider à faire quelque chose ou si elle devait
prévenir quelqu’un, de sorte qu’elle resta plusieurs
secondes sans penser au fait qu’elle se tenait debout sur les
mains de quelqu’un qui se tenait lui-même debout sur rien
du tout.
— Maintenant, dit Arthur, cesse de t’appuyer sur ton
pied gauche.
Elle songea que l’entrepôt appartenait à la fabrique de
tapis qui avait ses bureaux au coin – et cessa de s’appuyer
sur son pied gauche. Conclusion : c’était sans doute là qu’il
fallait aller pour leur parler de la gouttière.
— Maintenant, dit Arthur, cesse de t’appuyer sur ton
pied droit.
— Je ne peux pas.
— Essaye !
Elle n’avait pas encore eu l’occasion de voir la gouttière
sous cet angle, et elle put constater qu’outre la boue et les
détritus qui l’obstruaient, il devait y avoir également un
nid. En se penchant un peu et en cessant de s’appuyer sur
le pied droit, elle pourrait sans doute mieux y voir.
Arthur découvrit avec inquiétude que, bas dans
l’impasse, quelqu’un essayait de piquer le vélo de
Fenchurch. Ce n’était vraiment pas le moment de se
trouver impliqué dans une dispute ; tout ce qu’il souhaitait,
c’était que le type opère calmement et s’abstienne de lever
les yeux.
L’homme avait ce regard légèrement fuyant des types
habitués à piquer les vélos dans les impasses et habitués
aussi à ne pas découvrir leur propriétaire en lévitation à
quelques décimètres au-dessus d’eux. Conforté par ces
deux habitudes, il vaquait donc à ses affaires avec soin et
concentration, et lorsqu’il découvrit que la bicyclette était,
sans discussion aucune, attachée par des câbles en carbure
de tungstène à une barre d’acier encastrée dans le béton, il
entreprit tranquillement de voiler les deux jantes avant de
poursuivre sa route.
Arthur laissa échapper un soupir longtemps retenu.
— Regarde un peu le joli bibelot que je t’ai trouvé, lui
glissa Fenchurch au creux de l’oreille.
Chapitre 25

Tous les habitués des faits et gestes d’Arthur Dent ont


eu un aperçu de son caractère et de ses habitudes, un
ensemble qui, tout en constituant la vérité et,
naturellement, rien que la vérité, est quand même bien loin
de révéler l’entière vérité dans toute sa splendeur.
Et les raisons, évidentes, en sont le travail d’édition, de
sélection, la nécessité de trouver un équilibre entre ce qui
est intéressant et ce qui est pertinent, et de couper tout ce
qui relève de circonstances fortuites et sans intérêt.
Ceci, par exemple :
« Arthur se coucha. Il gravit les marches, au nombre de
quinze, ouvrit la porte, ôta ses souliers et ses chaussettes,
ainsi que tout le reste de ses vêtements, un à un, puis les
laissa en tas, soigneusement froissés, à même le sol. Il
passa son pyjama, le bleu à rayures. Il se lava le visage et
les mains, se brossa les dents, se rendit aux toilettes,
s’aperçut qu’il avait encore une fois fait les choses à
l’envers, dut se laver à nouveau les mains et se mit au lit. Il
lut un quart d’heure, dont les dix premières minutes
consacrées à chercher où diable il en était resté la nuit
précédente, puis il éteignit la lumière et moins d’une
minute après il dormait.
« Il faisait nuit. Il resta étendu sur le côté gauche
pendant une bonne heure.
« Par la suite, il resta plusieurs minutes à s’agiter dans
son sommeil avant de se tourner pour dormir sur l’autre
côté. Encore une heure, et ses yeux papillotèrent
brièvement tandis qu’il se grattait légèrement le nez, mais
il s’écoula encore une bonne vingtaine de minutes avant
qu’il ne se retourne à nouveau du côté gauche. Ainsi passa-
t-il toute la nuit, à dormir.
« À quatre heures, il se leva pour retourner aux
toilettes. Il ouvrit la porte des W-C… »
et ainsi de suite.
C’est nul. Ça ne fait pas progresser l’action. C’est le
genre de truc qui permet de faire de bons gros pavés
comme l’adore le marché américain, mais franchement, ça
ne vous amène nulle part. En deux mots comme en cent, ça
ne vous donne pas envie de connaître la suite.
Mais il y a également d’autres omissions, outre les
séquences brossage de dents ou quête de chaussettes
propres, et à plusieurs reprises les gens ont semblé
manifester un intérêt démesuré pour celles-ci.
Quid, veulent-ils savoir, de toutes ces histoires en
coulisses entre Arthur et Trillian : est-ce que cela a donné
quelque chose ?
Question à laquelle la réponse est bien entendu : mêlez-
vous de vos oignons.
Et puis, demandent-ils encore, qu’est-ce qu’il fabriquait
donc à longueur de nuit sur la planète Krikket ? Ce n’est
pas parce qu’on y ignorait les Dragons Fuolornisiens de
Feu ou les disques des Dire Straits que tout le monde y
passait ses nuits à lire.
Ou, pour prendre un exemple plus précis, qu’en est-il
de la soirée suivant la réunion de comité sur la Terre de la
préhistoire, quand Arthur s’est retrouvé assis au flanc
d’une colline, à contempler la lune qui se levait au-dessus
de la pâle lueur rouge des arbres en feu, en compagnie
d’une belle jeune fille du nom de Mella récemment
échappée d’une vie entière passée à contempler tous les
matins une centaine de photos presque identiques de tubes
de dentifrice savamment éclairés punaisées au mur de son
bureau au service artistique d’une agence de publicité sur
la planète Golganfriche. Et alors ? Qu’est-il arrivé ensuite ?
Et la réponse est, bien sûr, que le livre était terminé.
Le suivant ne reprit l’histoire que cinq ans plus tard, ce
qui, pourront prétendre certains, est pousser la discrétion
un peu loin. « Cet Arthur Dent », tel est le cri venu des
tréfonds de la Galaxie, et que l’on vient même de découvrir
inscrit sur une mystérieuse sonde spatiale issue, estime-t-
on, d’une région extragalactique située à une distance trop
hideuse pour être imaginable, « cet Arthur Dent, de quel
bois est-il fait, est-il homme ou souris ? Ne s’intéresse-t-il
donc qu’au thé et aux grands problèmes de la vie ? N’a-t-il
aucune vie spirituelle ? N’a-t-il aucune passion ? Enfin, en
deux mots comme en cent, est-ce qu’il baise ? »
Ceux qui souhaitent le savoir devront poursuivre leur
lecture. Les autres peuvent sauter directement au dernier
chapitre qui n’est pas mal non plus et dans lequel ils
retrouveront Marvin.
Chapitre 26

Alors qu’ils s’élevaient doucement, Arthur Dent


s’autorisa l’espace d’un instant négligeable à espérer
sincèrement que ses amis, qui l’avaient toujours trouvé
agréable mais quelque peu ennuyeux voire, plus
récemment, bizarre mais quelque peu ennuyeux,
s’éclataient bien au pub, mais ce fut bien la dernière fois,
avant longtemps, qu’il devait penser à eux.
Ils s’élevaient doucement, tournoyant en lentes spirales
l’un autour de l’autre, comme ces graines qui tombent des
branches de sycomore à l’automne, sauf que c’était dans
l’autre sens.
Et tandis qu’ils s’élevaient doucement, leur esprit
vibrait de la certitude extatique que : soit ce qu’ils taisaient
était intégralement, totalement et parfaitement impossible,
soit la physique avait pas mal de boulot à faire pour
rattraper son retard.
La physique secoua la tête et, préférant regarder
ailleurs, s’occupa de continuer à faire rouler les véhicules
sur la route de Euston en direction de l’autopont de
Westway, de continuer à illuminer les réverbères et de
s’assurer que lorsqu’un passant laissait échapper un
cheeseburger dans Baker Street, celui-ci ne manquait pas
de s’écraser par terre.
Dans un tourbillon vertigineux, les chapelets de lumière
de Londres – Londres, ne cessait de se répéter Arthur, et
pas les champs aux teintes étranges de Krikket, aux confins
de la Galaxie dont les pâles lumignons commençaient à
piqueter le ciel au-dessus d’eux – de Londres, donc,
oscillaient et tournoyaient, tournoyaient et tourbillonnaient.
— Essaye un looping, lança-t-il à Fenchurch.
— Quoi ?
Sa voix paraissait à la fois étrangement nette et
lointaine dans ce vaste espace vide. L’incrédulité la rendait
un peu faible et saccadée – nette, lointaine, faible,
saccadée, tout ça à la fois.
— On vole…, dit-elle.
— Un petit peu, lança Arthur. N’y pense pas. Essaye
plutôt un looping.
— Un loo…
Elle voulut agripper la main d’Arthur ; une seconde
après, la pesanteur l’agrippait à son tour, et bientôt,
surprise, elle disparaissait en tournoyant follement au-
dessous de lui avec des moulinets désespérés.
La physique lança un coup d’œil à Arthur et, englué
d’horreur, il se sentit tomber à son tour, malade de vertige.
Tout en lui (sauf sa voix) hurlait de terreur.
Ils étaient en train de dégringoler parce qu’on était à
Londres et que ce n’est vraiment pas l’endroit pour faire ce
genre de chose.
Il n’arrivait pas à la rattraper parce qu’on était à
Londres et qu’à moins d’un million de kilomètres de là, à
douze cent treize même, pour être précis, à Pise, Galilée
avait clairement démontré que deux corps en chute libre
tombent exactement avec la même accélération, quels que
soient leurs poids respectifs.
Donc, ils tombaient.
Tout en tombant, vertigineusement, au point d’en avoir
la nausée, Arthur se rendit compte que s’il devait se mettre
à croire tout ce que les Italiens pouvaient raconter en
physique quand ils n’étaient même pas fichus de faire tenir
droite une tour, ils étaient dans de bien mauvais draps, et,
hardi, il se mit aussitôt à tomber plus vite que Fenchurch.
Il l’agrippa par en haut et se démena pour s’assurer
une prise solide sous ses épaules. Réussi.
Parfait. Désormais, ils tombaient de concert, ce qui
était d’une grande beauté romantique mais ne résolvait pas
le problème de base, à savoir qu’ils étaient en train de
tomber et que le sol n’allait pas attendre de voir s’il n’avait
pas d’autre tour dans sa manche – bien au contraire, il se
ruait à leur rencontre à la vitesse d’un train express.
Il ne pouvait supporter le poids de la jeune femme,
faute d’avoir le moindre point d’appui. Sa seule et unique
pensée était qu’à l’évidence ils allaient mourir, et que s’il
voulait que se produise autre chose que l’évidence, il allait
lui falloir réaliser autre chose que l’évidence. Et là, il se
sentit de nouveau en terrain familier.
Il la lâcha, la repoussa, et quand elle se retourna pour
le regarder, le souffle coupé par l’horreur, il noua son petit
doigt autour du sien et la relança vers le haut avant de
tournoyer gauchement pour suivre la même trajectoire.
— Merde, s’exclama-t-elle, alors que, haletante, elle
reprenait sa respiration, assise sur absolument rien, puis,
une fois qu’elle eut récupéré, ils s’envolèrent de concert et
reprirent leur ascension dans la nuit.
Ils s’arrêtèrent juste avant d’entrer dans les nuages
pour se pencher (mais pas trop) sur ce que leur situation
avait d’impossible. Mieux valait en effet ne pas contempler
le sol d’un œil trop attentif mais plutôt le considérer d’un
regard blasé, comme ça, en passant.
Téméraire, Fenchurch essaya deux ou trois loopings et
découvrit bientôt qu’à condition d’estimer correctement le
lit du vent, elle arrivait à réussir quelques figures assez
époustouflantes terminées par une petite pirouette qu’elle
enchaînait aussitôt sur un bref piqué ayant pour effet de
faire bouffer sa robe autour d’elle, et c’est là que les
lecteurs pressés de savoir ce que tramaient Marvin et Ford
Prefect pendant ce temps devront sauter directement aux
derniers chapitres, car Arthur ne put attendre plus
longtemps et l’aida à la retirer – sa robe.
La robe en question se mit à flotter au gré du vent,
jusqu’à n’être plus qu’une petite tache de couleur qui
s’évanouit et, pour diverses raisons passablement
compliquées, révolutionna l’existence d’une famille
d’Hounslow, sur la corde à linge de laquelle on devait la
découvrir suspendue au matin.
Dans une étreinte muette, ils montèrent en tournoyant
lentement jusqu’à se retrouver enveloppés dans les voiles
brumeux que l’on peut voir s’effilocher aux ailes d’un avion
mais que l’on ne peut jamais toucher, parce qu’on est là à
étouffer à l’intérieur de cet avion et à essayer de voir
quelque chose à travers le plexiglas rayé du minuscule
hublot tandis que le fils du passager voisin s’obstine,
charmant bambin, à renverser du lait chaud sur votre
chemise.
Arthur et Fenchurch les sentaient, ces voiles, froids et
ténus, s’entortiller autour de leur corps, très froids et très
ténus. Ils sentaient également (même Fenchurch,
désormais protégée des éléments par seulement deux
petites choses estampillées Marks & Spencer), que s’ils
étaient prêts à tenir tête à la force de gravitation, ce n’était
pas le froid et la raréfaction de l’atmosphère qui allaient
leur causer des problèmes.
Les fanfreluches estampillées Marks & Spencer dont
Arthur débarrassait Fenchurch à mesure qu’elle s’élevait
dans la masse brumeuse des nuages – il prenait tout son
temps, ce qui est le seul moyen de procéder quand vous
volez et qu’en outre vous ne vous servez pas de vos mains –
ces fanfreluches devaient créer au matin un scandale
considérable à, respectivement et de haut en bas, Isleworth
et Richmond.
Ils restèrent dans le nuage un bon moment, car il était
très épais, et quand enfin ils en émergèrent, tout mouillés,
Fenchurch tournoyant lentement telle une étoile de mer
que lèche le ressac, ils s’aperçurent que c’est au-dessus des
nuages que le clair de lune s’en donne vraiment à cœur
joie.
La lumière y était d’un sombre éclat. On voit là-haut
d’autres montagnes, mais ce sont toujours des montagnes,
surmontées elles aussi de leurs blanches calottes
neigeuses.
Ils avaient émergé au sommet d’un imposant cumulo-
nimbus et commençaient à redescendre paresseusement en
suivant son contour, tandis que Fenchurch entreprenait à
son tour de libérer Arthur de ses vêtements, jusqu’à ce
qu’ils aient tous disparu, aussi alanguis qu’étonnés dans la
blancheur environnante.
Elle l’embrassa, embrassa son cou, son torse, et
bientôt, ils dérivaient et tournoyaient lentement, dessinant
une sorte de T extatique qui aurait pu amener un Dragon
Fuolornisien de Feu même rassasié de pizza (si d’aventure
il s’en était trouvé un dans les parages) à battre des ailes et
à émettre un léger toussotement.
Mais il n’y avait aucun Dragon Fuolornisien de Feu
dans les parages, et il ne risquait pas d’y en avoir car, à
l’instar des dinosaures, des dodos et du Grand Pébroque
grajouteux de Stegbartle Major dans la constellation de
Fraz, et au contraire du Bœing 747 que l’on trouve, lui, en
abondance, ils sont malheureusement éteints et l’Univers
ne reverra plus jamais leurs semblables.
La raison pour laquelle un Bœing 747 pointe son nez à
l’improviste dans la liste ci-dessus n’est pas sans rapport
avec le fait qu’un évènement fort similaire se produisit dans
l’existence d’Arthur et de Fenchurch quelques instants plus
tard.
Ce sont des objets imposants, terriblement imposants.
On sait automatiquement quand il y en a un dans l’air
avoisinant. On sent monter un souffle d’air tonitruant,
déferler une muraille de vent hurlante, et l’on se retrouve
projeté sens dessus dessous si l’on a été assez inconscient
pour esquisser quoi que ce soit d’analogue à ce qu’Arthur
et Fenchurch étaient présentement en train de faire dans
les parages immédiats, tels deux papillons en plein Blitz.
Cette fois, cependant, il y eut une chute vertigineuse,
ou un accès de panique, suivie quelques instants après d’un
regroupement et d’une idée formidable aussitôt exposée
avec enthousiasme au milieu du vacarme.
Mme E. Kapelsen, de Boston, Massachusetts, était une
femme fort âgée qui sentait bien que ses jours étaient
désormais comptés. Elle avait vu pas mal de choses, avait
été intriguée par pas mal d’autres, mais elle avait le
désagréable sentiment qu’en définitive c’était surtout
l’ennui qui avait prédominé. Elle avait connu une existence
fort plaisante, mais peut-être par trop prévisible, par trop
explicable, bref, par trop routinière.
Avec un soupir, elle releva le petit rideau de plastique et
regarda l’aile de l’avion.
Au début, elle crut bon de prévenir l’hôtesse, puis elle
se dit que non, bon sang, ce spectacle était pour elle, et
pour elle seule.
Quand enfin l’inexplicable duo eut glissé de l’aile pour
se laisser emporter, tournoyant, dans le sillage de l’avion,
son humeur s’était considérablement ragaillardie.
Elle était surtout immensément soulagée de songer que
pratiquement tout ce qu’on avait pu lui raconter était faux.

Le lendemain matin, Arthur et Fenchurch dormirent


très tard dans l’impasse, malgré la plainte continue des
meubles en cours de restauration.
La nuit suivante, ils remirent ça, mais cette fois, en
emportant leur walkman Sony.
Chapitre 27

— Tout ceci est vraiment merveilleux, dit Fenchurch


quelques jours plus tard. Mais j’ai quand même besoin de
savoir ce qui m’est arrivé. Tu comprends, il y a une
différence entre nous. C’est que tu as perdu quelque chose
et que tu l’as retrouvé, quand moi j’ai trouvé quelque chose
et l’ai perdu. J’ai besoin de le retrouver moi aussi.
Comme elle devait sortir pour la journée, Arthur se
prépara à passer une journée pendu au téléphone.
Murray Bost Henson était journaliste dans un de ces
journaux associant petit format et gros titres. Il serait
plaisant de pouvoir dire que cela ne l’en rendait pas moins
estimable, mais malheureusement ce n’est pas le cas.
C’était simplement le seul journaliste que connaissait
Arthur, aussi ce dernier lui téléphona-t-il malgré tout.
— Arthur, ma vieille cuillère à soupe, ma vieille
soupière en argent, quelle incroyable surprise de
t’entendre. Quelqu’un m’avait raconté que tu étais parti
dans l’espace ou je ne sais trop quoi.
Murray avait son langage bien particulier, qu’il avait
inventé pour son usage personnel et que personne d’autre
n’était capable de parler, voire de suivre. Les fragments qui
signifiaient quelque chose étaient souvent enfouis avec une
telle maîtrise dans le torrent d’absurdités qu’il débitait que
nul n’arrivait à les déceler. Et le temps de déterminer par la
suite quels étaient ces éléments vraiment signifiants se
révélait bien souvent du temps perdu.
— Quoi ? fit Arthur.
— Simple rumeur, ma vieille défense d’éléphant, mon
petit tapis de cartes en étoffe, simple rumeur. Qui ne rime
sans doute à rien, mais il se peut que j’aie besoin d’une
confirmation de ta part.
— Rien à dire, purs ragots de bistrot.
— Mais ils sont notre gagne-pain, ma chère vieille
prothèse, ils sont notre gagne-pain. En outre, ça rentrerait
au poil dans ces machins qui alimentent les autres papiers
de la semaine, alors il suffirait que j’aie ton démenti.
Excuse-moi, un truc vient juste de me tomber de l’oreille…
Il y eut une brève pause, à l’issue de laquelle Murray
Bost Henson reprit la communication d’une voix
sincèrement ébranlée.
— Ça me revient d’un coup, dit-il, l’incroyable soirée
que j’ai passée hier. Enfin bref, mon vieux, je t’épargnerai
quoi, quel effet ça fait d’avoir chevauché la comète de
Halley ?
Arthur retint un soupir.
— Mais je n’ai absolument pas chevauché la comète de
Halley.
— D’accord. Alors, quel effet ça fait de ne pas avoir
chevauché la comète de Halley ?
— Je me sens tout à fait détendu, Murray.
Il y eut un silence, le temps que Murray note cette
réponse.
— Pour moi, c’est parfait, Arthur. Ça colle impec dans
l’étrangeté générale de la semaine. La semaine des Tordus,
c’est le titre qu’on pense lui donner. Pas mal, hein ?
— Pas mal du tout.
— Je le sens bien, ce papier. Pour commencer, on a ce
type sur lequel il pleut tout le temps.
— Quoi ?
— C’est l’absolue vérité vraie. Tout est consigné dans
son petit calepin noir, et tout concorde jusqu’au plus infime
croustillant détail. La Météo nationale en devient
complètement siphonnée de la dernière pluie et des tas de
drôles de petits bonshommes en blouse blanche sont en
train de débarquer des quatre coins de la planète, armés de
leurs petites règles, de leurs petites boîtes et de leurs
perfusions. Ce type est véritablement le genou de l’abeille,
Arthur, le mamelon de la guêpe. Il est, je n’hésiterai pas à
le dire, l’équivalent de toutes les zones érogènes de tous les
principaux insectes volants du monde occidental. Nous
l’appelons le dieu de la Pluie. Sympa, non ?
— Euh, je crois bien que je l’ai rencontré.
— Oui, oui, je le sens bien. Pardon, tu disais ?
— Que je l’ai peut-être rencontré. Toujours à se
plaindre, c’est ça ?
— Incroyable, tu as rencontré le dieu de la Pluie !
— Si on parle du même bonhomme. Je lui ai dit de
cesser de se plaindre et de montrer plutôt son journal à
quelqu’un.
À l’autre bout du fil, il y eut une longue pause
impressionnée de Murray Bost Henson.
— Eh bien, t’as réussi un coup. T’as indubitablement
réussi l’indubitable coup du siècle. Écoute voir, sais-tu
combien lui verse une agence de voyages pour qu’il n’aille
pas en vacances à Malaga cette année ? Comprends-moi :
on peut tirer un trait sur l’irrigation du Sahara et autres
projets mortels du même tonneau, ce type a véritablement
toute une carrière qui s’ouvre devant lui, rien qu’à se faire
payer à éviter certains sites. Ce bonhomme est en train de
devenir un truc monstrueux, Arthur. Si ça continue, on va
peut-être devoir le faire gagner au loto.
— Bon, écoute, il se peut qu’on fasse un papier sur toi,
Arthur, genre : l’Homme qui a fait pleuvoir le dieu de la
Pluie. Je le sens bien, moi, pas toi ?
— C’est pas mal, en effet, mais…
— On aura peut-être besoin d’une photo de toi sous une
douche de jardin mais c’est pas un problème. Où tu es ?
— Euh, je suis à Islington. Écoute Murray…
— Islington !
— Oui…
— Alors là, parlons-en, la voilà la vraie bizarrerie de la
semaine, le truc vraiment insolite. T’es au courant de cette
histoire de gens qui volent ?
— Non.
— Tu devrais. Franchement, celle-là, elle est gratinée
aux petits oignons. C’est la boulette dans la friture. Les
gens du quartier n’arrêtent pas de téléphoner pour dire
qu’ils voient un couple s’envoyer en l’air toutes les nuits.
On a des types en bas au labo photo qui sont en train de
passer des nuits blanches à essayer de nous concocter un
cliché authentique. T’as quand même dû en entendre
parler !
— Non.
— Mais où étais-tu donc, Arthur ? Oh, c’est vrai,
l’espace, d’accord, je connais la chanson. Mais ça remonte
à des mois. Écoute, ce truc se répète toutes les nuits depuis
le début de la semaine, ma petite râpe à fromage, pile sous
ton nez. Ce couple se balade tout bonnement dans les airs
en faisant tout un tas de trucs. Et je ne parle pas seulement
de regarder à travers les murs ou de jouer les ponts à
poutrelles caissonnées. T’es vraiment au courant de rien ?
— Non.
— Arthur, ça m’a fait un plaisir presque inexprimable de
bavarder avec toi, mon petit choupinet en sucre, mais il
faut que j’y aille. Je t’envoie un photographe avec son zoom
et son arrosoir. Tu me files l’adresse, j’ai déjà dégainé mon
stylo.
— Écoute, Murray, j’appelais pour te demander quelque
chose.
— J’ai un tas de trucs à faire.
— Je voulais juste que tu me trouves un truc concernant
les dauphins.
— Aucun intérêt. C’est vieux d’un an. Laisse tomber. Ils
ont disparu.
— Mais c’est important.
— Écoute, personne n’en voudrait. Tu comprends, tu
peux pas faire tenir un papier quand la seule nouvelle à ta
disposition est l’absence ininterrompue du sujet même de
ton article. C’est pas notre domaine, en tout cas. Essaye
voir les canards du dimanche. Peut-être qu’ils se décideront
à sortir un « Qu’est-il arrivé à « qu’est-il arrivé aux
dauphins » » d’ici deux ans, pour le mois d’août. Mais
qu’est-ce que tu veux qu’on en fasse maintenant ? « Les
dauphins ont toujours disparu » ? « L’absence des dauphins
se prolonge » ? « Les dauphins : encore un mois passé sans
eux » ? C’est un sujet mort, Arthur. Il est étendu par terre,
il agite ses petits pieds et il ne va pas tarder à gagner le
grenier aux archives, ma petite chauve-souris adorée.
— Murray, que ça fasse ou non un bon sujet, c’est le
cadet de mes soucis. Je veux juste savoir comment
contacter ce type en Californie qui prétend savoir quelque
chose sur la question. Je pensais que tu pourrais me
renseigner.
Chapitre 28

— On commence à jaser, dit Fenchurch ce soir-là, après


qu’ils eurent hissé son violoncelle à l’intérieur.
— Non seulement on jase, observa Arthur, mais on
imprime, en lettres hautes comme ça, sous les résultats du
loto. Raison pour laquelle j’ai cru préférable d’apporter
ceci.
Et il agita sous son nez la pochette allongée d’une
réservation pour deux billets d’avion.
— Arthur ! fit-elle en le serrant très fort. Alors, ça veut
dire que tu as réussi à lui parler ?
— J’ai passé une journée extrêmement éreintante pendu
au téléphone, dit Arthur. J’ai dû m’entretenir avec
quasiment tous les services de tous les journaux de Fleet
Street, et j’ai finalement réussi à dénicher son numéro.
— Tu t’es manifestement crevé, mon pauvre chou tout
trempé de sueur.
— Pas de sueur, rectifia Arthur d’une voix lasse. C’est à
cause d’un photographe. J’ai bien essayé de discuter mais…
enfin, peu importe, la réponse est oui.
— Tu lui as parlé !
— J’ai parlé à sa femme. Elle m’a dit qu’il était trop
ravagé pour venir me parler au téléphone et m’a prié de
rappeler plus tard.
Arthur s’assit pesamment, s’aperçut qu’il lui manquait
quelque chose et se rendit au frigo réparer son oubli.
— Tu veux boire quelque chose ?
— Je serais prête à tuer pour ça ! Je pressens toujours
que je vais passer un mauvais moment quand mon prof de
violoncelle se met à me toiser et lance : « Eh bien, mon
petit, si l’on se faisait un petit Tchaïkovski ? »
— J’ai rappelé, poursuivit Arthur, et elle m’a dit qu’il
était à 3,2 années-lumière du téléphone et qu’il vaudrait
mieux que je rappelle.
— Ah.
— J’ai rappelé une troisième fois. Elle m’a dit que la
situation s’était améliorée. Qu’il était désormais tout au
plus à 2,6 années-lumière du téléphone mais que ça faisait
encore un peu loin pour crier.
Fenchurch était dubitative.
— Tu ne crois pas qu’on pourrait peut-être trouver un
autre interlocuteur ?
— C’est encore pire. J’ai pu parler à un journaliste
d’une revue scientifique qui se trouve le connaître, et il m’a
répondu que John Watson est non seulement convaincu de
ce qu’il avance, mais qu’il détient la preuve absolue,
souvent dictée à lui par des anges aux ailes vertes portant
barbe dorée et chaussés de sandales du Dr Scholl, que la
théorie à la mode la plus tordue du mois est absolument
vraie. À tous ceux qui doutent de la validité de telles
visions, il exhibe triomphalement les sandales en question
et on ne peut rien en tirer de plus.
— Je ne m’étais pas rendu compte que c’était grave à ce
point, observa Fenchurch sans se démonter.
Elle tripotait négligemment les billets d’avion.
— J’ai rappelé Mme Watson une dernière fois. Au fait,
ça t’intéressera peut-être d’apprendre que son vrai nom est
Arcane Jill.
— Je vois.
— J’en suis ravi. Je me disais bien que tu risquais de ne
pas croire un mot de toute cette histoire, aussi, cette fois-
ci, j’ai pris la précaution d’allumer le répondeur pour
enregistrer la communication.
Il s’approcha du répondeur téléphonique, pianota et
pesta contre les boutons pendant un petit moment parce
que c’était le modèle particulièrement recommandé par
Que Choisir ? et qu’il est presque impossible de le
manipuler sans devenir fou.
— Nous y voilà, dit-il enfin, en s’épongeant le front.
La voix était ténue et parasitée après son aller-retour
jusqu’à un satellite géostationnaire, mais elle était
également d’un calme inquiétant.
« Peut-être ferais-je mieux de vous expliquer, disait la
voix d’Arcane Jill Watson, que le téléphone est en fait situé
dans une pièce où il ne pénètre jamais. Il est à l’intérieur
de l’Asile, voyez-vous. Or, Wonko le Sain n’aime pas trop
pénétrer dans l’Asile, aussi s’en abstient-il. Je me suis dit
qu’il valait mieux que je vous prévienne, cela vous évitera
des coups de fil inutiles. Si vous tenez vraiment à le
rencontrer, cela peut s’arranger très facilement. Il ne
rencontre les gens qu’en dehors de l’Asile. »
Réponse d’Arthur, totalement éberlué :
« Je suis désolé, mais je ne saisis pas. Où est l’asile ? »
« Vous me demandez où est l’Asile ? » De nouveau la
voix d’Arcane Jill Watson. « Avez-vous déjà lu le mode
d’emploi au dos d’un étui de cure-dents ?
Sur la bande, on entendit Arthur admettre que non.
« Eh bien, vous devriez. Vous découvrirez peut-être que
cela vous clarifiera un peu les choses. Que cela vous
indiquera où se trouve l’Asile. Merci. »
Fin de la communication. Arthur éteignit le répondeur.
— Eh bien, je suppose que l’on peut considérer ceci
comme une invitation, dit-il avec un haussement d’épaules.
J’ai même réussi à obtenir son adresse par le type de la
revue scientifique.
Fenchurch leva les yeux pour le considérer, le front
soucieux, avant de contempler à nouveau les billets d’avion.
— Tu crois que ça vaut le coup ?
— Ma foi, dit Arthur, le seul truc sur lequel tous les
gens à qui j’ai parlé sont d’accord, en dehors du fait que
tout le monde le juge fou à lier, c’est qu’il en sait plus que
quiconque aujourd’hui sur les dauphins.
Chapitre 29

« Ceci est une annonce importante. Vous êtes dans le


vol 121 à destination de Los Angeles. Si vous n’aviez pas
prévu de vous rendre à Los Angeles aujourd’hui, nous vous
conseillons vivement de débarquer au plus vite. »
Chapitre 30

Arrivés à Los Angeles, ils louèrent une voiture dans une


de ces officines qui vous louent les épaves dont les
conducteurs précédents ont eu hâte de se débarrasser.
« Lui faire prendre les tournants peut se révéler
épineux », avoua le type aux lunettes noires en leur tendant
les clés. « Parfois, il est encore plus simple de descendre et
de trouver une voiture qui va dans votre direction. »
Ils restèrent une nuit dans un hôtel de Sunset
Boulevard dont on leur avait vanté l’ambiance déroutante
qui ne manquerait pas de les ravir.
« Vous verrez, tous les clients y sont soit anglais, soit
bizarres, soit les deux. Ils ont une piscine où vous aurez la
chance de voir des rock-stars britanniques lire
Prolégomènes à une théorie du langage sous l’objectif des
photographes. »
C’était vrai. Il y en avait une dans la piscine et c’était
précisément ce qu’elle faisait.
L’employé du parking ne parut guère enthousiasmé par
leur véhicule mais ça ne les gêna pas outre mesure car ils
ne l’étaient pas plus que lui.
Tard dans la soirée, ils grimpèrent les collines
d’Hollywood par Mulholland Drive et s’arrêtèrent, une
première fois pour contempler l’éblouissante mer de
lumières qu’est l’agglomération de Los Angeles, une
seconde fois pour contempler l’éblouissante mer de
lumières qu’est la vallée de San Fernando. Ils s’accordèrent
pour estimer que l’éblouissement s’arrêtait pile sur leur
rétine sans toucher la moindre autre partie de leur individu
et repartirent, étrangement frustrés par ce spectacle.
Question mers de lumières spectaculaires, c’était parfait,
mais enfin, la lumière est censée éclairer, et la traversée de
ce que cette mer de lumières particulièrement éblouissante
était censée éclairer ne leur laissa pas un souvenir
impérissable.
Ils dormirent mal jusque tard dans la matinée, ne
s’éveillant qu’à l’heure du déjeuner, alors que la
température était déjà affreusement torride.
Ils prirent l’autoroute jusqu’à Santa Monica pour un
premier coup d’œil à l’océan Pacifique, cet océan que
Wonko le Sain passait toutes ses journées et la majeure
partie de ses nuits à contempler.
— Quelqu’un m’a dit, observa Fenchurch, qu’on aurait
un jour entendu deux petites vieilles sur cette plage, en
train de faire la même chose que nous, contempler l’océan
Pacifique pour la première fois de leur vie. Et
apparemment, après un long silence, l’une des deux aurait
dit à l’autre : « Tu sais quoi, eh bien, c’est pas aussi grand
que je l’aurais cru. »
Leur moral remonta peu à peu tandis qu’ils longeaient
la plage de Malibu en regardant tous ces millionnaires dans
leurs cabanons chic qui se lorgnaient discrètement pour
surveiller la progression de leurs fortunes réciproques.
Leur moral remonta encore plus quand le soleil entama
son parcours descendant sur la moitié occidentale du ciel,
et le temps de regagner leur épave brinquebalante pour se
diriger vers un crépuscule face auquel aucun homme de
goût n’aurait osé rêver bâtir une cité comme Los Angeles,
ils se sentirent envahis d’un incroyable, d’un irrationnel
sentiment de bonheur, un bonheur même pas terni par le
fait que l’autoradio de leur triste poubelle n’arrivait à
capter que deux stations, et qui plus est, simultanément.
Après tout, elles diffusaient l’une comme l’autre du bon
vieux rock and roll.
— Je sais qu’il sera capable de nous aider, dit
Fenchurch avec conviction. Je le sais. Comment c’est déjà,
le surnom qu’il s’est attribué ?
— Wonko le Sain.
— Je sais qu’il sera capable de nous aider.
Arthur se demanda si tel serait bien le cas. Il l’espérait,
comme il espérait que Fenchurch pourrait retrouver ce
qu’elle avait perdu, et qu’elle le retrouverait ici même, sur
cette Terre, quelle que puisse être la Terre en question.
Il espérait, comme il n’avait cessé de le faire avec
ferveur depuis le jour de leurs confidences sur les rives de
la Serpentine, qu’il ne serait pas contraint de se souvenir
d’une chose qu’il avait fermement et définitivement enfouie
dans les tréfonds de sa mémoire, avec l’espoir qu’elle
cesserait enfin de le harceler.

À Santa Barbara, ils firent étape dans un restaurant de


poissons aménagé, semblait-il, dans un entrepôt reconverti.
Fenchurch prit un mulet rouge et dit qu’il était
délicieux.
Arthur choisit un steak d’espadon et dit qu’il le mettait
en rogne.
Il agrippa une serveuse au passage et lui hurla dessus :
— Enfin, bon sang, pourquoi ce poisson est-il si
délicieux ? s’écria-t-il, hors de lui.
— Excusez mon ami », intervint Fenchurch devant l’air
ébahi de la serveuse. « Je crois qu’il a enfin réussi à passer
une journée agréable.
Chapitre 31

Prenez une paire de David Bowie et collez le premier


David Bowie sur le deuxième David Bowie, puis attachez un
troisième David Bowie au bout de chaque bras du David
Bowie supérieur, enveloppez le tout dans un peignoir de
bain crasseux et vous obtiendrez quelque chose qui ne
ressemble peut-être pas tout à fait à John Watson mais que
tous ceux qui le connaissent trouveront d’une ressemblance
frappante.
Il était grand et dégingandé.
Quand il s’installait dans sa chaise longue pour
contempler le Pacifique, saisi moins par un bouillonnement
de conjectures que par un paisible et profond abattement, il
était assez difficile de dire au juste où finissait la chaise
longue et où commençait son occupant, et vous auriez sans
doute hésité à poser la main, disons sur son avant-bras, de
peur de voir l’ensemble de la structure se replier soudain
d’un coup sec en vous emportant le pouce.
Mais ce sourire, quand il se tournait vers vous, était en
tout point remarquable. Il semblait composé de tout ce que
la vie peut vous faire connaître de pire, mais une fois ces
éléments concentrés sur ses traits dans l’ordre particulier
qu’il leur imposait, vous forçait soudain à admettre : « Oh.
Enfin, tant pis, on fera avec. »
Quand il parlait, on ne regrettait pas qu’il arbore le
sourire qui avait engendré en vous cette impression.
— Ah oui, disait-il, ils viennent me voir. Ils s’assoient
précisément ici. À l’endroit précis où vous êtes assis en ce
moment.
Il parlait des anges aux ailes vertes portant barbe dorée
et chaussés de sandales du Dr Scholl.
— Ils mangent des nachos dont ils se disent incapables
d’établir l’origine. Ils descendent pas mal de coke et se
montrent enthousiastes sur tout un tas de sujets.
— Pas possible ? fit Arthur. Vous m’en direz tant. Donc,
euh… et ça se passe à quel moment, tout ça ? Quand
viennent-ils ?
Lui aussi contemplait le Pacifique. Il y avait plein de
petits bécasseaux qui couraient sur la berge, apparemment
confrontés à la difficulté suivante : ils avaient besoin de
trouver leur pitance dans le sable que venait de découvrir
une vague mais ils ne supportaient pas de se mouiller les
pattes. Pour résoudre ce problème, ils couraient d’une
manière étrangement complexe et saccadée, comme s’ils
étaient l’œuvre de quelque artisan suisse extrêmement
habile.
Assise à même le sable, Fenchurch y traçait
négligemment des dessins du bout des doigts.
— Surtout les fins de semaine, répondit Wonko le Sain.
Ils viennent sur de petits scooters. Ce sont des engins
super.
Il sourit.
— C’est cela, oui, dit Arthur. C’est cela.
Une toux discrète de Fenchurch attira son attention et
il tourna les yeux vers elle. Elle avait tracé dans le sable un
petit dessin schématique de leurs deux silhouettes dans les
nuages. Une seconde, il crut qu’elle cherchait à
l’émoustiller, puis il se rendit compte qu’elle le
réprimandait :
— Est-ce vraiment à nous, lui signifiait-elle, de le juger
fou ?
Sa demeure était certes bizarre, et comme c’était la
première chose qu’avaient eue sous les yeux Arthur et
Fenchurch, il ne sera pas inutile de décrire à quoi elle
ressemblait.
Elle ressemblait à ça :
À une chaussette retournée.
Retournée au sens propre, au point qu’ils avaient dû se
garer sur la moquette.
Tout au long de ce qu’on aurait normalement appelé le
mur extérieur, qui était décoré avec goût d’un joli papier
rose, on trouvait des rayonnages, une paire de ces drôles
de tables sur trépied munies d’un plateau semi-circulaire
dont la disposition suggère que l’on vient de lâcher le mur
dessus pour les cisailler par le travers, et des gravures
manifestement destinées à apaiser l’esprit.
Là où ça devenait franchement bizarre, c’était avec le
toit.
Il se repliait en effet sur lui-même comme si Maurits C.
Escher, eût-il été enclin aux soirées arrosées, ce qui n’est
pas le rôle de ce récit de suggérer, quoique, parfois, en
regardant ses gravures, en particulier celle avec tous ces
drôles d’escaliers dans tous les sens, on puisse se poser la
question – comme si M. C. Escher, donc, de retour d’une de
ces soirées, en avait été l’auteur, car les petits lustres qui
auraient normalement dû pendre à l’intérieur se dressaient
joyeusement dehors, pointés à la verticale. Troublant.
Le panneau au-dessus de la porte d’entrée annonçait :
« Sortez donc », et c’est ce qu’ils avaient fait, un peu
nerveux.
Dedans, on retrouvait évidemment l’extérieur : un
assemblage de briques nues, soigneusement jointoyées, des
gouttières en bon état, une allée de jardin avec deux
arbustes ; plusieurs autres pièces donnaient dessus.
Et les murs intérieurs s’étiraient vers le bas, se
repliaient curieusement et s’ouvraient au bout, par une
illusion d’optique qui aurait conduit Maurits C. Escher à
plisser le front et à s’interroger, pour englober l’océan
Pacifique dans son entier.
— Bonjour, dit John Watson, alias Wonko le Sain.
Bien, se dirent-ils intérieurement, « Bonjour » constitue
quelque chose dont on peut se débrouiller.
— Bonjour, répondirent-ils et – surprise ! – ils le virent
sourire.
Durant un bon bout de temps, il parut curieusement
réticent au sujet des dauphins ; il restait étrangement
distrait et n’arrêtait pas de répéter : « J’ai oublié… »
chaque fois qu’on en faisait mention, tandis qu’il leur faisait
visiter, non sans fierté, toutes les excentricités de sa
demeure.
— Elle me procure du plaisir, leur expliqua-t-il. D’une
assez curieuse façon. Et puis, ajouta-t-il, ça ne fait de mal à
personne, aucun mal, en tout cas, auquel n’importe quel
bon opticien ne puisse remédier.
Le bonhomme leur plut. Il avait un caractère ouvert,
avenant, et semblait capable de se moquer de lui-même
avant que l’idée n’en soit venue à ses interlocuteurs.
— Votre épouse, dit Arthur, avec un regard circulaire,
avait mentionné des cure-dents…
Il avait dit cela avec un regard traqué, comme s’il
redoutait de la voir soudain jaillir de derrière une porte en
les mentionnant de nouveau.
Wonko le Sain éclata de rire. C’était un rire léger,
détendu, comme s’il l’avait longtemps pratiqué et s’en
estimait parfaitement satisfait.
— Ah oui, c’est en rapport avec le jour où j’ai enfin
compris que le monde était devenu complètement fou et
que j’ai bâti l’Asile pour l’abriter, pauvre petite chose, en
espérant qu’il finirait par se rétablir.
C’est à cet instant qu’Arthur commença de nouveau à
se sentir un rien nerveux.
— Ici, expliqua Wonko le Sain, nous sommes à
l’extérieur de l’Asile.
De la main, il engloba les briques nues, les joints et les
gouttières.
— Franchissez cette porte (il indiqua celle par laquelle
ils étaient entrés), et vous pénétrez dans l’Asile. J’ai essayé
de le décorer joliment pour égayer les pensionnaires, mais
je ne peux guère faire plus. Moi-même, je n’y pénètre
jamais. Si jamais je suis tenté, ce qui m’arrive bien
rarement, désormais, il me suffit de lire le panneau apposé
sur la porte pour m’en éloigner sans demander mon reste.
— Celui-ci ? dit Fenchurch, en indiquant, intriguée, une
plaque émaillée bleue sur laquelle étaient portées des
instructions.
— Oui. Ce sont les mots qui ont fini par faire de moi
l’ermite que vous avez devant vous. Je les ai vus et j’ai su
ce qu’il me restait à faire.
La plaque disait :
Tenir le bâtonnet à mi-longueur. Humecter de salive
l’extrémité pointue. L’insérer dans l’espace interdentaire, la
partie émoussée du côté de la gencive. Effectuer
délicatement un mouvement de va-et-vient.
— Il m’a semblé, expliqua Wonko le Sain, que toute
civilisation qui avait perdu la tête au point d’avoir besoin
d’inclure un mode d’emploi dans une pochette de cure-
dents, n’était plus une civilisation dans laquelle je pouvais
continuer à vivre en gardant ma santé mentale.
Il se remit à contempler le Pacifique, comme pour le
mettre au défi de le contredire et de le railler, mais ce
dernier continua, placide, à jouer avec les bécasseaux.
— Et au cas où le doute vous aurait traversé, comme
j’en sens la possibilité, je suis totalement et parfaitement
sain d’esprit. Raison pour laquelle je me suis baptisé Wonko
le Sain, histoire de rassurer les gens sur ce point. Wonko,
c’était le sobriquet que me donnait ma mère quand j’étais
gosse parce que j’étais maladroit et que je renversais tout,
et Sain, c’est ce que je suis maintenant. » Avant d’ajouter,
avec un de ces sourires qui vous amenaient à penser : « Oh,
eh bien dans ce cas, c’est parfait » : « Et j’ai bien l’intention
de le rester. Voulez-vous qu’on aille sur la plage, voir de
quoi nous avons à discuter ?
Ils gagnèrent la plage, et c’est là qu’il commença à leur
parler d’anges aux ailes vertes portant barbe dorée et
chaussés de sandales du Dr Scholl.
— Au sujet des dauphins…, hasarda doucement
Fenchurch.
— Je peux vous montrer les sandales, dit Wonko le Sain.
— Je me demandais si vous saviez…
— Voulez-vous que je vous montre les sandales ? insista
Wonko le Sain. Je les ai. Je vais vous les chercher. Elles sont
fabriquées par la manufacture du Dr Scholl et les anges
disent qu’elles sont particulièrement adaptées au terrain
sur lequel ils doivent travailler. Ils expliquent qu’ils gèrent
une concession non loin du message. Quand je leur dis que
je ne vois pas ce qu’ils veulent dire, ils me répondent que
non, ça ne risque pas, et ils rigolent. Enfin, je vais quand
même les chercher.
Tandis qu’il retournait à l’intérieur, ou à l’extérieur, tout
dépend du point de vue, Arthur et Fenchurch échangèrent
un regard interrogatif et un rien désespéré, puis ils
haussèrent les épaules en traçant négligemment des
dessins dans le sable.
— Comment vont les pieds aujourd’hui ? s’enquit
tranquillement Arthur.
— Bien. Ça fait moins bizarre dans le sable. Ou dans
l’eau. L’eau les touche à la perfection. J’ai simplement
l’impression que ce n’est toujours pas notre monde.
Elle haussa les épaules.
— À ton avis, qu’est-ce qu’il voulait dire avec son
message ?
— Je n’en sais rien, répondit Arthur même si ne cessait
de le tarauder le souvenir d’un type nommé Prak qui se
fichait tout le temps de lui.
Quand Wonko revint, il portait un objet qui stupéfia
Arthur. Pas les sandales, c’étaient des sandales à semelle
de bois parfaitement ordinaires.
— Je me suis dit que vous aimeriez voir ce que les
anges portent aux pieds. Rien que par curiosité. Cela dit, je
ne cherche pas à prouver quoi que ce soit. Je suis un
scientifique et je sais ce qui constitue une preuve. Mais si
j’ai repris mon sobriquet d’enfance, c’est avant tout pour
me rappeler qu’un scientifique doit aussi se comporter
absolument comme un enfant. S’il voit une chose, il doit
dire ce qu’il voit, qu’elle corresponde ou non à ce qu’il
s’attendait à voir. La majorité des scientifiques ont
tendance à l’oublier. Je vous en apporterai la démonstration
un peu plus tard. Donc, l’autre raison pour laquelle je me
fais appeler Wonko le Sain, c’est de faire croire aux gens
que je suis fou. Cela me permet de dire ce que je vois. Il est
impossible d’être un vrai scientifique si l’on a peur de se
faire traiter de fou. Toujours est-il que j’ai pensé que ça
vous intéresserait également de voir ceci.
Ceci, c’était l’objet qui avait provoqué la stupéfaction
d’Arthur car il s’agissait d’un magnifique bocal en verre
aux reflets gris argenté, apparemment identique à celui qui
trônait dans sa chambre.
Cela faisait maintenant trente secondes qu’Arthur
essayait, sans succès, de dire :
— Où avez-vous trouvé ça ? » d’un ton brusque et
légèrement interloqué.
Finalement, l’instant se présenta mais il le rata d’une
milliseconde.
— Où avez-vous trouvé ça ? » dit Fenchurch, d’un ton
brusque et légèrement interloqué.
Arthur jeta sur Fenchurch un regard brusque et
légèrement interloqué et lança :
— Quoi ? Tu as déjà vu des trucs comme ça ?
— Oui. J’en ai un. Ou plutôt, j’en ai eu un. Russell me l’a
piqué pour y mettre ses balles de golf. Je ne sais pas d’où il
venait, ce que je sais, c’est que j’étais en rogne après
Russell pour me l’avoir piqué. Pourquoi, t’en as un, toi
aussi ?
— Oui, il était…
Ils se rendirent compte l’un et l’autre que le regard de
Wonko le Sain passait brusquement de l’un à l’autre, tout
en essayant dans l’intervalle de paraître interloqué.
— Vous aussi, vous en avez un ? leur demanda-t-il.
Et tous deux répondirent que oui.
Il les considéra l’un et l’autre, longuement, calmement,
avant d’élever le bocal pour y faire jouer la lumière du
soleil de Californie.
Le bocal parut presque résonner au soleil, retentir sous
le choc de ses rayons lumineux, et jeter des reflets d’arc-en-
ciel d’une sombre intensité sur le sable et sur eux. Wonko
le fit tourner, tourner encore. À présent, ils déchiffraient
nettement dans le fin tracé de la gravure les mots : « Salut,
et encore merci pour le poisson. »
— Savez-vous, s’enquit Wonko, ce que c’est ?
L’un et l’autre, ils secouèrent lentement la tête, ébahis,
et presque hypnotisés par les éclairs d’ombres chatoyantes
qui jouaient dans le verre gris.
— C’est un cadeau d’adieu des dauphins, expliqua
Wonko d’une voix basse et tranquille, les dauphins que j’ai
aimés et étudiés, ces dauphins avec lesquels j’ai nagé, que
j’ai nourris de poisson, dont j’ai même tenté d’apprendre le
langage, une tâche qu’ils semblaient compliquer à plaisir,
surtout compte tenu du fait, je m’en aperçois aujourd’hui,
qu’ils étaient parfaitement capables de communiquer dans
notre langue s’ils avaient décidé de le faire.
Il secoua la tête avec un lent, lent sourire, puis il les
regarda de nouveau, d’abord Fenchurch, ensuite Arthur.
— Avez-vous…, dit-il à celui-ci. Qu’avez-vous fait du
vôtre ? Puis-je savoir ?
— Euh, eh bien, j’ai mis un poisson dedans, répondit
Arthur, un rien embarrassé. Il se trouve que j’avais un
poisson dont je ne savais trop que faire et, euh… il y avait
ce bocal, termina-t-il en queue de poisson.
— Vous n’avez rien fait d’autre ? Non, évidemment,
sinon vous le sauriez. » Il secoua de nouveau la tête. Puis
reprit, sur un ton légèrement différent : « Ma femme
mettait du germe de blé dans le nôtre ; jusqu’à hier soir…
— Que s’est-il passé hier soir ? pressa Arthur, d’une
voix lente et assourdie.
— Nous nous sommes retrouvés à court de germe de
blé », répondit Wonko sans se démonter. Avant d’ajouter
aussitôt : « Alors, elle est partie en rechercher.
Il parut rester quelques secondes perdu dans ses
pensées.
— Et qu’est-il arrivé ensuite ? s’enquit Fenchurch sur le
même ton haletant.
— Je l’ai lavé, dit Wonko. Je l’ai lavé avec le plus grand
soin, en ôtant très méticuleusement les ultimes parcelles de
germe de blé, puis je l’ai essuyé lentement avec un chiffon
non pelucheux, lentement, soigneusement, en le retournant
plusieurs fois. Puis je l’ai tenu contre mon oreille. Avez-
vous… en avez-vous déjà tenu un contre votre oreille ?
L’un et l’autre firent un signe de dénégation, toujours
aussi lent, toujours aussi ahuri.
— Eh bien, peut-être que vous devriez.
Chapitre 32

Le grondement sourd de l’océan.


Les vagues qui se brisent sur des plages qui s’étirent à
perte d’imagination.
Le tonnerre muet des profondeurs.
Et, perdus au milieu, les appels de voix, mais pas tout à
fait des voix, des trilles murmurants, des esquisses de
mots, des pensées en chants à demi articulés.
Des saluts, des saluts par vagues qui retombent dans
l’inarticulé, comme des mots venus se briser, telle une onde
de chagrin, sur les rivages de la Terre.
Et des vagues de joie sur… où ça ? Un monde
indescriptiblement découvert, indescriptiblement atteint,
indescriptiblement humide, un chant liquide.
Une fugue de voix maintenant, clamant des explications
sur un désastre inévitable, un monde promis à la
destruction, un sursaut d’impuissance, un spasme de
désespoir, une chute mortelle, de nouveau les mots qui se
brisent.
Et puis le sursaut d’espoir, la découverte d’une Terre
bis dans les implications du temps replié, les dimensions
submergées, la traction des parallèles, puissante, la volonté
qui tournoie, projette, éclate, s’envole. Une Terre nouvelle
jaillie à la place de l’ancienne, les dauphins disparus.
Puis, stupéfiante, une voix, unique, parfaitement claire.
« Ce bocal vous a été offert par la campagne « Sauvons
les Humains ». Nous vous disons adieu. »
Et puis, enfin, le glissement de longs corps lourds,
parfaitement gris, qui s’enfoncent dans des profondeurs
insondables en se marrant doucement.
Chapitre 33

Ce soir-là, ils restèrent hors de l’Asile, à regarder la télé


à l’intérieur.
— C’est ce que je voulais vous montrer », dit Wonko le
Sain quand la nouvelle fut rediffusée. « C’est un de mes
anciens collègues. Il est parti dans votre pays diriger une
enquête. Mais regardez plutôt.
C’était une conférence de presse.
« J’ai bien peur de ne pouvoir pour l’instant vous offrir
de commentaire sur ce nom de dieu de la Pluie ; pour notre
part, nous préférons le qualifier d’exemple de Phénomène
météorologique para-causal spontané.
« Pouvez-vous nous dire ce que cela signifie ?
« Je n’en suis pas parfaitement certain. Soyons francs :
si nous découvrons une chose que nous sommes incapables
de comprendre, nous aimons bien lui donner un nom que
vous êtes incapable de comprendre, voire de prononcer. Je
veux dire, si nous vous laissons continuer à l’appeler un
dieu de la Pluie, cela tendrait à suggérer que vous
connaissez quelque chose que nous ignorons, et cela, j’ai
bien peur que nous ne puissions le laisser faire.
« Non, pour commencer, il nous faut le baptiser de
façon à indiquer que le phénomène est notre propriété, pas
la vôtre, ensuite nous nous attelons à découvrir le moyen
de prouver qu’il n’est pas ce que vous en disiez, mais bien
ce que nous en disons.
« Et s’il apparaît que c’était vous qui aviez raison, vous
aurez quand même tort, car il nous suffira simplement de
qualifier cet homme de… euh… « phénomène
supranormal » – attention, je n’ai pas dit paranormal ou
surnaturel car vous croyez savoir ce que ces termes
signifient désormais – non, de « phénomène supranormal
d’incrémentation des précipitations par induction ». Nous
aurons sans doute à cœur d’y glisser quelque part un
« quasi », histoire de nous protéger un peu plus. Dieu de la
Pluie ! Ha, ha, je ris. Jamais entendu pareilles balivernes !
Cela dit, j’admets qu’il faudrait me payer cher pour que je
parte en vacances avec lui. Eh bien, je vous remercie, ce
sera tout pour l’instant, en dehors d’un amical « Salut ! » à
Wonko si jamais il nous regarde. »
Chapitre 34

Sur le chemin du retour, il y avait une femme assise à


côté d’eux dans l’avion qui les regardait bizarrement.
Ils discutaient tranquillement.
— Je ne sais toujours pas, disait Fenchurch, et j’ai la
nette impression que tu me caches quelque chose.
Arthur poussa un soupir et sortit un bout de papier.
— As-tu un crayon ?
Elle fouilla dans ses affaires et finit par en trouver un.
— Qu’est-ce que tu fais, chou ? » demanda-t-elle après
qu’il eut passé vingt minutes, le front plissé, à mâchouiller
le crayon, griffonner sur la feuille, rayer ce qu’il avait
inscrit, griffonner de nouveau, mâchouiller de nouveau le
crayon et grommeler tout seul avec irritation.
— J’essaye de me rappeler une adresse qu’on m’a
donnée.
— Ta vie serait terriblement plus simple si tu t’achetais
un agenda.
Finalement, il lui passa la feuille.
— Garde ça, lui dit-il.
Elle regarda. Au milieu de toutes les ratures et biffures
apparaissait l’indication : « Monts Quentulus Quazgar.
Désert de Sevorbeupstry. Planète Preliumtarn. Soleil Zarss.
Secteur QQ7 Active J Gamma. »
— Et on y trouve quoi ?
— Apparemment, l’Ultime Message de Dieu à Sa
Création.
— Voilà qui est déjà plus clair. Et comment s’y rend-on ?
— Tu tiens vraiment… ?
— Oui, dit Fenchurch avec fermeté. Je tiens vraiment à
le savoir.
Arthur contempla le ciel par le petit hublot au plexiglas
rayé.
— Excusez-moi », dit la femme qui n’avait cessé de les
regarder bizarrement depuis le début, « j’espère que vous
ne me trouverez pas indiscrète. Mais ces longs vols sont si
ennuyeux, ça fait toujours plaisir de parler à quelqu’un. Je
m’appelle Enid Kapelsen et je suis de Boston. Dites-moi,
vous pratiquez souvent le vol ?
Chapitre 35

Ils se rendirent chez Arthur, à l’ouest de Londres,


fourrèrent dans un sac deux serviettes et quelques affaires,
puis s’assirent pour faire ce à quoi tout routard galactique
finit par consacrer le plus clair de son temps.
Attendre que passe une soucoupe volante.
— Un de mes amis a fait ça quinze ans, confia Arthur
une nuit qu’ils attendaient tristement en contemplant le
ciel étoile.
— Qui ça ?
— Il s’appelait Ford Prefect.
Et Arthur se surprit à faire une chose qu’il n’avait
jamais pensé refaire.
Il se demanda où était Ford Prefect.
Par une extraordinaire coïncidence, il y eut le
lendemain deux articles dans le journal, le premier sur un
incroyable incident avec une soucoupe volante, le second
sur une série de bagarres inconvenantes dans différents
pubs.
Ford Prefect fit son apparition le jour suivant, l’air
plutôt défraîchi, en se plaignant qu’Arthur ne répondait
jamais au téléphone.
En fait, il avait l’air extrêmement malade, pas
seulement comme s’il avait traversé à reculons une haie de
ronces mais comme si la haie de ronces avait
simultanément traversé les entrailles d’une moissonneuse-
batteuse. Il entra en titubant dans le séjour d’Arthur,
écartant du bras toute proposition d’assistance, ce qui était
une erreur car le simple effort d’agiter le bras lui fit perdre
entièrement l’équilibre et Arthur dut au bout du compte le
hisser sur le canapé.
— Merci, dit Ford, merci beaucoup. As-tu…, dit-il, et il
s’endormit pour une durée de trois heures.
— …la moindre idée, continua-t-il soudain, quand il eut
recouvré ses esprits, de la difficulté qu’il y a à se connecter
au réseau téléphonique britannique depuis les Pléiades ? Je
vois bien que non, alors je m’en vais te l’expliquer devant la
grande tasse de café bien noir que tu vas me préparer.
Chancelant, il suivit Arthur jusque dans la cuisine.
— Ces idiotes de standardistes n’arrêtent pas de vous
demander d’où vous appelez et si vous vous amusez à leur
dire que c’est de Letchworth, elles vous répondent que
c’est pas possible si vous êtes sur ce circuit. Qu’est-ce que
tu fais ?
— Je te prépare un grand café noir.
— Oh.
Ford parut étrangement déçu. Il jeta sur les lieux un
regard triste et désemparé.
— C’est quoi, ça ?
— Des Rice Crispies.
— Et ça ?
— Du paprika.
— Je vois, dit Ford, solennel.
Il prit les deux articles et posa le premier sur le second,
mais comme ça ne voulait pas tenir en équilibre, il prit le
second et le posa sur le premier, et là, ça parut marcher.
— Un reste de décalage spatial, crut-il bon d’expliquer.
Qu’est-ce que je disais ?
— Que tu n’appelais pas de Letchworth.
— Absolument pas. C’est ce que je me tuais à expliquer
à cette fille. « Rien à foutre de Letchworth, que je lui ai dit,
si vous le prenez comme ça. En fait, j’appelle de la navette
d’un représentant de la Compagnie cybernétique de Sirius,
actuellement dans la phase subluminique d’un trajet entre
deux étoiles connues de votre monde quoique peut-être pas
nécessairement de vous, ma petite dame. » J’ai dit : « ma
petite dame », expliqua Ford Prefect, parce que je n’avais
pas envie de la vexer en lui laissant entendre que c’était
une abrutie parfaitement ignare.
— Quel tact, observa Arthur Dent.
— Exactement, dit Ford, quel tact.
Il plissa le front.
— Le décalage spatial est très mauvais pour les incises.
Je vais encore avoir besoin de ton aide, reprit-il. Rappelle-
moi donc de quoi je parlais.
— Tu en étais entre deux étoiles, connues de notre
monde, quoique pas nécessairement de vous, ma petite
dame…
— … sous les noms d’Epsilon et Dzêta des Pléiades,
conclut Ford, triomphant. Franchement impayable, comme
anecdote, tu trouves pas ?
— Un petit café ?
— Non, merci. « Et la raison, ai-je ajouté, pour laquelle
je vous importune avec cette histoire, plutôt que d’appeler
directement par l’automatique, comme je pourrais le faire,
parce que nous sommes vachement bien équipés ici, dans
les Pléiades, vous pouvez me croire, c’est que le grippe-sou
de cosmocrétin qui pilote ce fils de cosmocrétin d’astronef
tient absolument à ce que j’appelle en P.C.V. Non mais, vous
pouvez croire une chose pareille ? »
— Et elle pouvait ?
— J’en sais rien. Entre-temps, elle avait raccroché.
Alors, qu’est-ce que tu crois que j’ai fait ensuite ?
— Pas la moindre idée, Ford.
— Dommage. J’espérais que tu pourrais me rafraîchir la
mémoire. Je déteste vraiment ces mecs, tu sais. C’est
vraiment les derniers des ringards du cosmos, toujours à
sillonner l’infini céleste avec leurs espèces de bidules qui
marchent jamais comme il faut, et lorsque c’est le cas, qui
accomplissent des fonctions qu’aucun homme sensé n’irait
leur demander, et qui en plus, ajouta-t-il sauvagement, font
bip pour vous avertir qu’ils ont terminé !
Tout cela était parfaitement authentique et reflétait une
opinion fort respectable largement partagée par tout
individu au raisonnement sain, lesquels se reconnaissent en
général au seul fait qu’ils partagent cette opinion.
Le Guide du routard galactique, dans un éclair de
lucidité raisonnée quasiment unique dans un volume
rédactionnel qui s’élève aujourd’hui à cinq millions neuf
cent soixante-quinze mille cinq cent neuf pages, dit des
produits de la Compagnie cybernétique de Sirius que « leur
inutilité fondamentale peut très facilement échapper à
l’utilisateur tant est grand son sentiment de plénitude dès
lors qu’il réussit simplement à les faire marcher.
« En d’autres termes – et c’est le principe inébranlable
sur lequel se fonde le succès d’envergure galactique de la
Compagnie – leurs défauts de conception fondamentaux
sont totalement cachés par leurs défauts de conception
superficiels. »
— Et ce gars, écumait Ford, était en tournée pour cinq
ans afin d’en fourguer d’autres ! Sa mission était de
[2]
découvrir et d’explorer des mondes nouveaux , et d’y
vendre des Substituts de Sonorisation musicale de Nouvelle
Génération pour équiper restaurants, ascenseurs et bars à
vins ! Ou, s’ils ne disposaient pas encore de restaurants,
d’ascenseurs et de bars à vin, d’accélérer artificiellement
l’évolution de leur nom de dieu de civilisation jusqu’à ce
qu’ils en aient ! Où est ce café ?
— Je l’ai jeté.
— Prépare-m’en un autre. Je me souviens maintenant
de ce que j’ai fait ensuite. J’ai sauvé la civilisation telle que
nous la connaissons. Je savais que c’était un truc dans ce
genre.
Les jambes flageolantes, il retourna résolument dans le
séjour, où il continua apparemment de soliloquer tout en
butant sur les meubles et en poussant des petits bip-bip.
Deux minutes plus tard, Arthur le suivit, toujours avec
le même air très placide.
Ébahissement de Ford.
— Où t’étais passé ?
— Je faisais du café, répondit Arthur, sans se départir
de son air très placide.
Il avait compris depuis belle lurette que le seul moyen
de supporter la compagnie de Ford était d’avoir un vaste
stock d’airs très placides et de se les jouer en permanence.
— T’as raté le meilleur passage ! ragea Ford. T’as raté
le passage où j’ai démoli le mec ! À présent, je vais être
obligé de recommencer, dans les grandes largeurs !
Et il se jeta sans la moindre hésitation sur une chaise
qu’il brisa.
— C’était mieux la dernière fois, observa-t-il, morose,
avec un vague geste en direction d’une autre chaise brisée,
qu’il avait déjà ligotée sur la table.
— Je vois », dit Arthur en lorgnant d’un œil placide
l’épave ligotée. « Et, euh… à quoi servent tous les cubes de
glace ?
— Quoi ? beugla Ford. Quoi ? T’as aussi raté ça ? Mais
c’est le bloc d’animation suspendue ! J’ai fourré le mec
dans le bloc d’animation suspendue. Quoi, j’étais bien
obligé, non ?
— Apparemment, dit Arthur de sa voix placide.
— Ne touche surtout pas à ça ! glapit Ford.
Arthur, qui s’apprêtait à saisir le téléphone
mystérieusement abandonné sur la table pour le reposer
sur sa fourche, suspendit son geste, placidement.
— Bien, dit Ford, en se calmant. Écoute ça.
Arthur porta le combiné à son oreille.
— C’est l’horloge parlante.
— Bip, bip, bip, bip, voilà exactement ce qu’on entend
dans le vaisseau de ce type, tandis qu’il roupille, pris dans
la glace, en lente orbite autour d’une lune méconnue de
Salina Magna. L’horloge parlante de Londres !
— Je vois, répéta Arthur qui décida le moment venu de
poser la grande question.
— Pourquoi ? dit-il placidement.
— Avec un peu de chance, dit Ford, la note de téléphone
ruinera ces salauds.
Il se jeta, en nage, sur le canapé.
En tout cas, ça fait une arrivée spectaculaire, tu trouves
pas ?
Chapitre 36

La soucoupe volante dont Ford Prefect avait réussi à


s’échapper avait stupéfié la planète.
Finalement, il n’y avait pas de doute, pas d’erreur
possible, pas d’hallucination, pas de mystérieux agent de la
C.I.A. retrouvé flottant dans un château d’eau.
Cette fois, c’était pour de vrai, c’était indiscutable.
C’était tout à fait indiscutablement indiscutable.
Elle était descendue avec un admirable mépris pour
tout ce qui se trouvait sous elle, écrabouillant un vaste
secteur de terrains parmi les plus chers du monde, y
compris une bonne partie du magasin Harrods.
Car l’engin était massif, près d’un kilomètre et demi de
diamètre au dire de certains, d’une couleur tirant sur
l’argent terni, grêlé, marqué, défiguré par les cicatrices
d’innombrables et féroces batailles spatiales engagées
contre des forces sauvages à la lumière de soleils inconnus
de l’homme.
Une écoutille s’ouvrit, pulvérisant au passage le rayon
alimentaire d’Harrods, démolit Harvey Nicholls et, dans un
ultime gémissement grinçant d’architecture torturée,
renversa la tour du Sheraton Park Hotel.
Après un long intervalle haletant, tout empli de
crépitements internes et de grognements déchirants de
machine à l’agonie, on vit descendre par la rampe un
immense robot argenté, haut de trente mètres.
Il leva une main.
« Je viens en paix », dit-il, avant d’ajouter après une
longue pause meublée de nouveaux crissements,
« conduisez-moi à votre Lézard.
Ford Prefect avait bien entendu une explication à tout
cela, tandis qu’assis devant la télé avec Arthur il regardait
avec lui les bulletins d’information ininterrompus qui
n’avaient rien de neuf à annoncer sinon que la chose avait
provoqué telle quantité de dégâts, d’un montant évalué à
tant de milliards de livres, et provoqué telle autre quantité
de victimes, puis de le répéter parce que le robot ne faisait
rien d’autre que rester planté là, à osciller
imperceptiblement tout en émettant de brefs messages
d’erreur incompréhensibles.
— Il vient d’une démocratie extrêmement ancienne,
comprends-tu…
— Tu veux dire qu’il vient d’un monde de lézards ?
— Non », dit Ford entre-temps devenu un peu plus
rationnel et cohérent, conséquence de l’absorption forcée
du café noir, « ce serait trop simple. Rien n’est jamais aussi
direct. Sur son monde, les gens sont des gens normaux. Ce
sont les gouvernants qui sont des lézards. Les gens
détestent les lézards et les lézards gouvernent les gens.
— Étrange, observa Arthur, j’avais cru comprendre qu’il
s’agissait d’une démocratie.
— Tout à fait. C’en est une.
— Donc », dit Arthur, en espérant ne pas paraître
ridiculement obtus, « pourquoi les gens ne se débarrassent-
ils pas des lézards ?
— Franchement, l’idée ne leur en est jamais venue. Ils
ont tous le droit de vote, de sorte qu’ils ont tendance à
supposer que le gouvernement pour lequel ils ont voté
correspond plus ou moins au gouvernement qu’ils désirent.
— Tu veux dire que ces gens votent pour les lézards ?
— Eh oui. » Ford haussa les épaules. « Bien sûr.
— Mais, dit Arthur, repartant à l’attaque de plus belle,
pourquoi ?
— Parce que s’ils ne votent pas pour un lézard, c’est le
mauvais lézard qui risquerait de prendre le dessus. T’as du
gin ?
— Quoi ?
— J’ai dit, répéta Ford avec une insistance croissante
dans la voix, est-ce que t’as du gin ?
— Je vais voir. Parle-moi de ces lézards.
— Certains estiment que les lézards sont ce qui leur est
arrivé de mieux. Ils ont tort, bien sûr. Entièrement,
absolument tort, mais il fallait bien que ce soit dit.
— Mais c’est terrible.
— Écoute, vieux. Si j’avais touché un dollar altaïrien
chaque fois que j’ai entendu un fragment de l’Univers
contempler un autre fragment de l’Univers et lui dire :
« Mais c’est terrible », je serais pas planté ici comme une
tranche de citron attendant son gin. Mais j’en ai pas touché
un, alors je suis là. Et puis d’abord, qu’est-ce que t’as à
garder cet air placide et ahuri ? T’es amoureux ou quoi ?
Arthur répondit que oui, il l’était, et il le dit sur un ton
tout à fait placide.
— Et de quelqu’un qui sait où se trouve la bouteille de
gin ? Faut peut-être que j’aille lier connaissance ?
Ce qui se produisit car Fenchurch entra sur ces
entrefaites, chargée de la pile de journaux qu’elle était
sortie acheter au village. Elle s’immobilisa, ébahie, devant
l’épave de la chaise étalée sur la table et l’épave de
Bételgeuse étalée sur le divan.
— Où est le gin ? » lui lança Ford. Puis, s’adressant à
Arthur : « Au fait, qu’est-ce qui est arrivé à Trillian ?
— Euh, je te présente Fenchurch », dit Arthur, l’air un
peu emprunté. « Trillian ? Rien de spécial. C’est toi qui as
dû la voir en dernier.
— Ah, ouais, elle est partie quelque part avec Zaphod.
Ils avaient des gosses ou je ne sais quoi. En tout cas,
ajouta-t-il, je crois que c’est là qu’ils en étaient. Zaphod
s’est pas mal calmé, tu sais.
— Vraiment ? dit Arthur en s’empressant auprès de
Fenchurch pour la délivrer de ses emplettes.
— Ouais, dit Ford, en tout cas, une de ses têtes est
maintenant plus calme qu’un émeu en plein trip à l’acide.
— Arthur, qui est-ce ? dit Fenchurch.
— Ford Prefect, dit Arthur. J’ai déjà dû t'en parler.
Chapitre 37

Pendant un total de trois jours et trois nuits, le robot


argenté géant resta planté, tout abasourdi, à califourchon
sur les décombres de Knightsbridge, oscillant légèrement
et cherchant à se dépêtrer d’un certain nombre de choses.
Des émissaires du gouvernement vinrent le voir, des
fournées entières de journalistes en délire s’interrogèrent
mutuellement sur les ondes pour savoir leur opinion sur la
question, des escadrilles de bombardiers essayèrent,
pathétiques tentatives, de l’attaquer – mais aucun lézard ne
se montra. Il scrutait lentement l’horizon.
C’était la nuit qu’il était le plus spectaculaire, inondé de
lumière par les projecteurs des équipes de télévision qui
n’arrêtaient pas de le filmer tandis qu’il n’arrêtait pas de ne
rien faire.
Il réfléchissait et réfléchissait et finit par parvenir à une
conclusion.
Il fallait qu’il envoie ses robots de service.
Il aurait dû y songer plus tôt mais il avait tout un tas de
problèmes.
Et un après-midi, les minuscules robots volants jaillirent
du sas dans un vacarme assourdissant, tel un terrifiant
nuage de métal. Ils parcoururent les environs, s’acharnant
à attaquer certaines choses et à en défendre d’autres.
L’un d’eux réussit enfin à trouver une boutique
d’animaux avec quelques lézards, mais il se mit illico à y
défendre la démocratie avec une sauvagerie telle qu’il ne
resta bientôt plus grand-chose du quartier.
Le tournant se produisit quand un commando de robots
volants découvrit le zoo de Regent’s Park et tout
particulièrement l’enclos des reptiles.
Leur précédente mésaventure avec la boutique
d’animaux leur ayant enseigné un minimum de prudence, le
commando de perceuses et de scies à chantourner volantes
enleva quelques spécimens d’iguanes parmi les plus gras et
les plus gros pour les conduire auprès du robot argenté
géant, qui essaya aussitôt d’entamer avec eux des
négociations à l’échelon le plus élevé.
Finalement, le robot annonça au monde entier qu’en
dépit d’un vaste échange de vues dans un climat de grande
franchise, les négociations à l’échelon le plus élevé avaient
été rompues, que les lézards avaient été mis sur la touche
et que lui, le robot, comptait prendre quelques petites
vacances, son choix, allez savoir pourquoi, s’étant arrêté
sur Bournemouth.
Ce que voyant à la télé, Ford Prefect acquiesça, rigola,
et se but une autre bière.
On fit des préparatifs immédiats en vue de son départ.
Les caisses à outil volantes grincèrent, scièrent,
percèrent et cramèrent des trucs au laser tout au long de la
journée et de la nuit qui suivirent, et dès le matin,
spectacle étonnant, une grue mobile géante s’ébranlait en
direction de l’ouest, progressant sur plusieurs routes
parallèles, le robot juché dessus dans un berceau de
transport.
Et donc tout cet équipage se traîna vers l’ouest, tel un
étrange carnaval entouré d’un essaim de domestiques,
d’hélicoptères et de cars de reportage, s’enfonçant dans les
terres jusqu’à ce qu’il soit enfin parvenu à Bournemouth,
où le robot se libéra lentement de l’étreinte du berceau de
transport pour aller s’étendre dix jours durant sur la plage.
C’était bien entendu, et de loin, le truc le plus excitant
qu’ait jamais connu la ville de Bournemouth.
Des foules entières s’agglutinaient quotidiennement le
long du périmètre barricadé et gardé où se reposait le
robot, cherchant à voir ce qu’il faisait.
Il ne faisait rien. Il restait allongé sur la plage. Assez
gauchement d’ailleurs, le nez par terre.
Ce fut un journaliste de la presse locale qui, un soir,
tardivement, réussit l’exploit que personne d’autre au
monde n’avait encore réussi : nouer une brève conversation
intelligible avec l’un des robots de service qui gardaient le
périmètre.
Ce fut une extraordinaire avancée.
« Je crois que je tiens un sujet », confia le journaliste en
échangeant une cigarette à travers le grillage d’acier de la
palissade. « Mais cela exige un solide éclairage local. J’ai
préparé un petit questionnaire, poursuivit-il en fouillant
maladroitement dans une poche intérieure. Vous pourriez
peut-être en toucher un mot à votre chef, ou je ne sais quoi,
voir un peu ce qu’il en pense. »
Le petit tournevis à cliquet volant répondit qu’il verrait
ce qu’il pourrait faire et il s’envola tout cliquetant.
On attendait toujours une réponse.
Curieusement, toutefois, les questions inscrites sur le
bout de papier recoupaient plus ou moins exactement
celles qui traversaient les imposants circuits de qualité
industrielle durement marqués par les batailles galactiques
qui composaient l’esprit du robot. À savoir :
« Quel effet ça fait d’être un robot ? »
« Quel effet ça fait de venir du tréfonds de l’espace ? »
et :
« Qu’est-ce que vous pensez de Bournemouth ? »
Dès le matin suivant, des préparatifs commençaient, et
au bout de quelques jours il fut manifeste que le robot
s’apprêtait pour de bon à lever le camp.
— Le problème, confia Fenchurch à Ford, c’est de
savoir si vous pouvez nous aider à embarquer ?
Ford consulta aussitôt sa montre, affolé.
— C’est que j’ai encore pas mal de trucs à finir,
s’exclama-t-il.
Chapitre 38

Les foules s’agglutinaient le plus près possible de la nef


argentée géante. Le périmètre immédiat était bouclé et
parcouru par les patrouilles de minuscules robots de
service volants. Postée tout autour, il y avait l’armée, qui
s’était montrée parfaitement incapable de pratiquer une
brèche dans le périmètre de sécurité, mais il ferait beau
voir qu’on fasse une brèche dans son périmètre à elle ! Elle
était cernée à son tour par un cordon de policiers, quoique,
savoir s’ils étaient là pour protéger la foule de l’armée, ou
l’armée de la foule, ou bien pour garantir l’immunité
diplomatique du vaisseau géant et l’empêcher d’avoir des
P.-V. pour stationnement illicite, restait extrêmement flou et
nourrissait de nombreux débats.
On était maintenant en train de démanteler la clôture
du périmètre de sécurité. L’armée s’agita, mal à l’aise, ne
sachant trop comment réagir au fait que la raison même de
sa présence semblait à deux doigts de plier bagage.
Le robot géant avait lentement regagné le bord à
l’heure du déjeuner. Il était à présent dix-sept heures et il
n’avait plus donné signe de vie. En revanche, il s’était fait
entendre de nouveaux crissements et grincements issus des
entrailles du vaisseau, musique de mille hideuses
défaillances mécaniques ; mais le sentiment d’imminence
tendue qui parcourait la foule venait de ce qu’elle
pressentait, tendue, une imminente déception. Cet
extraordinaire et merveilleux machin s’était immiscé dans
leur existence et voici qu’il s’apprêtait à repartir sans eux.
Deux personnes étaient particulièrement sensibles à cet
état de fait. Arthur et Fenchurch scrutèrent la foule,
inquiets, sans parvenir à y repérer Ford Prefect, ni le
moindre indice suggérant de sa part une quelconque
intention de se trouver là.
— Est-ce qu’on peut se fier à lui ? s’enquit Fenchurch,
d’une voix mourante.
— Se fier à lui ? » s’exclama Arthur. Il eut un rire
caverneux. « Est-ce qu’on peut vider l’océan ? Éteindre le
soleil ?
Les derniers éléments de la grue de transport du robot
étaient en cours d’embarquement, et les ultimes sections
de clôture métallique s’empilaient au pied de la rampe,
attendant de les suivre. Les soldats postés autour de la
rampe s’agitaient avec un air entendu, on aboyait des
ordres dans tous les sens, on tenait des conférences
précipitées, mais évidemment, personne ne pouvait rien y
changer.
Privés d’espoir comme de plan bien précis, Arthur et
Fenchurch se frayèrent un passage dans la cohue, mais vu
que l’ensemble de la foule essayait également de se frayer
un passage dans la cohue, cela ne les mena nulle part.
Au bout de quelques minutes, il ne restait de plus en
plus rien autour du vaisseau, et le moindre fragment de
palissade avait été rembarqué. Deux scies sauteuses
volantes accompagnées d’un niveau à bulle parurent
effectuer un ultime contrôle du site avant de se précipiter à
leur tour dans la gueule béante de l’écoutille.
Plusieurs secondes s’écoulèrent.
À l’intérieur, les grincements de désarroi mécanique
changèrent d’intensité et lentement, pesamment,
l’immense rampe d’acier commença de se dégager du
rayon alimentaire du magasin Harrods. Le bruit qui
l’accompagnait était celui de milliers de spectateurs tendus
et surexcités qu’on ignorait complètement.
« Attendez ! »
C’était un mégaphone, dont l’aboiement provenait d’un
taxi qui s’arrêta dans un crissement de freins devant les
derniers rangs de la foule compacte.
Le mégaphone continua d’aboyer :
« Il y a eu une effraction… non, une invention
scientifique majeure », rectifia-t-il.
La portière du véhicule s’ouvrit à la volée, et un petit
bonhomme des alentours de Bételgeuse en jaillit, vêtu
d’une blouse blanche.
— Attendez ! s’écria-t-il de nouveau, et cette fois il
brandit un petit bâton noir muni de lumières.
Les lumières clignotèrent brièvement, la rampe
s’immobilisa en cours d’ascension et, obéissant avec
docilité aux signaux issus du Pouce (que la moitié des
électroniciens de la Galaxie passe son temps à chercher à
brouiller, quand l’autre moitié passe son temps à chercher
à brouiller les signaux de brouillage), elle recommença
lentement et pesamment à se déployer.
Ford Prefect récupéra son porte-voix dans le taxi et se
mit à vociférer dedans.
— Place ! Place, s’il vous plaît ! hurla-t-il. Il s’agit d’une
invention scientifique majeure ! Vous et vous, sortez le
matériel du taxi.
Complètement au hasard, il désigna Arthur et
Fenchurch, qui s’arrachèrent tant bien que mal de la foule
pour s’approcher en hâte du taxi.
— Très bien, je voudrais qu’on nous dégage un passage,
s’il vous plaît, pour du matériel scientifique important,
aboya Ford. Que tout le monde garde son calme. La
situation est maîtrisée, il n’y a rien à voir. Il s’agit
simplement d’une invention scientifique majeure. Que tout
le monde garde son calme. Matériel scientifique important.
Dégagez le passage.
Avide de sensations nouvelles, ravie par ce répit
soudain dans le désappointement général, la foule s’écarta
avec enthousiasme et ses rangs commencèrent à s’ouvrir.
Arthur fut quelque peu surpris de déchiffrer ce qui était
inscrit sur les boîtes de matériel scientifique important
entassées à l’arrière du taxi.
— Cache-les sous ton manteau, grommela-t-il à
Fenchurch tout en les lui passant.
Il se hâta d’extraire le grand chariot de supermarché
qui était également coincé contre la banquette. Le caddie
retomba bruyamment sur ses roulettes, et ils
s’empressèrent de charger les boîtes dedans.
— Laissez le passage, s’il vous plaît, cria de nouveau
Ford. La situation est maîtrisée de manière parfaitement
scientifique.
— Il a dit que c’est vous qui payeriez, dit le chauffeur à
Arthur.
Celui-ci piocha quelques billets dans sa poche et le
régla. On entendait au loin des sirènes de police.
Un tressaillement parcourut la foule qui se referma de
nouveau derrière eux, tandis qu’ils s’escrimaient à tirer et
pousser le caddie bringuebalant au milieu des décombres
jusqu’à la rampe de l’astronef.
Ford beuglait toujours :
— Tout va très bien. Il n’y a rien à voir. Tout est
terminé. Rien de tout ceci ne se produit en fait.
— Dégagez la voie, s’il vous plaît », tonna un
mégaphone de la police à l’arrière de la foule. « Il y a eu
une effraction ! Dégagez la voie !
— Une invention ! rivalisait Ford sur le même ton. Une
invention scientifique !
— Ici la police ! Dégagez !
— Matériel scientifique ! Dégagez !
— Police ! Laissez passer !
— Baladeurs ! hurla Ford et il sortit de ses poches une
demi-douzaine de petits lecteurs de cassettes qu’il jeta
dans la foule. Les quelques secondes de totale confusion
qui s’ensuivirent leur permirent d’amener leur caddie
jusqu’au pied de la rampe puis de le hisser dessus.
— Accrochez-vous, murmura Ford dans sa barbe, avant
de lâcher un bouton sur son Pouce électronique.
Au-dessous de lui, la rampe imposante tressaillit et
commença lentement à se relever.
— Impec, les enfants », dit-il tandis que la foule
agglutinée s’éloignait sous eux et qu’ils entreprenaient de
gravir la rampe inclinée pour pénétrer dans les entrailles
du vaisseau, « on dirait qu’on est en route.
Chapitre 39

Arthur Dent en avait marre d’être tout le temps réveillé


par des bruits de fusillade.
Prenant garde à ne pas éveiller Fenchurch, qui
parvenait encore à dormir d’un sommeil agité, il se glissa
hors de la couchette qu’ils s’étaient ménagée dans une
trappe de visite, se laissa couler le long de l’échelle d’accès
et partit errer, morose, dans les coursives.
Elles vous incitaient à la claustrophobie, elles étaient
mal éclairées. Les circuits d’éclairage grésillaient de
manière irritante.
Ce n’était pas ça, pourtant.
Il marqua un temps d’arrêt et se pencha en arrière à
l’instant où une perceuse électrique volante lui passait sous
le nez dans la pénombre du corridor en émettant un
grincement strident ; elle percutait parfois les parois, telle
une abeille affolée.
Ce n’était pas ça non plus.
Il franchit péniblement une porte étanche et se
retrouva dans une coursive plus large. Une fumée âcre
s’élevait paresseusement à l’une des extrémités du couloir,
aussi prit-il la direction opposée.
Il passa devant une rangée d’écrans d’observation
encastrés dans les parois derrière une plaque de plexiglas
renforcée quoique salement rayée.
— Tu veux pas baisser un poil, s’il te plaît ? dit-il à Ford
Prefect, accroupi devant tout un tas d’équipements vidéo
disparates qu’il avait piqués dans une vitrine de Tottenham
Court Road après y avoir au préalable balancé une petite
brique, mais également au milieu d’un méchant tas de
boîtes de bière vides.
— Chhht ! siffla Ford en gardant l’œil vissé à l’écran
avec une attention maniaque.
Il était en train de regarder Les Sept Mercenaires.
— Juste un poil, dit Arthur.
— Non ! s’écria Ford. On arrive justement au bon
passage ! Écoute, j’ai enfin réussi à me dépatouiller de tout,
à adapter la tension, convertir la fréquence, tout ça, et c’est
le bon passage !
Avec un soupir et un début de migraine, Arthur s’assit à
côté de lui et regarda le bon passage en question. Il écouta
Ford pousser des vivats, des cris, et des « youpi ! » en
essayant de rester aussi placide que possible.
— Ford », réussit-il à articuler quand tout fut terminé et
que Ford farfouillait déjà dans une pile de cassettes à la
recherche de Casablanca, « comment se fait-il, si…
— C’est celui-là ! l’interrompit Ford. C’est exprès que je
suis revenu. Est-ce que tu te rends compte que je ne l’ai
jamais vu en entier ? J’ai toujours raté la fin. J’avais encore
revu le début le soir précédant l’arrivée des Vogons. Quand
ils ont eu tout fait sauter, j’ai bien cru que je n’en
connaîtrais jamais la fin. Hé, au fait, qu’est-ce qui s’est
passé avec toute cette histoire, en définitive ?
— La vie, c’est tout, dit Arthur et il pêcha une bière
dans le carton.
— Oh, encore, dit Ford. Je me doutais bien que ce serait
un truc dans ce genre. Je préfère encore ça », fit-il alors
que l’image vacillante du Rick’s Bar apparaissait à l’écran.
« Comment se fait-il si quoi ?
— Quoi ?
— T’as commencé à dire : « Comment se fait-il, si… »
— Comment se fait-il, si tu as une telle opinion de la
Terre, que tu sois… oh, laisse tomber, regardons plutôt le
film.
— Absolument, dit Ford.
Chapitre 40

Il reste bien peu de chose à dire.


Derrière ce qu’on connaissait jadis sous le nom d’Infinis
Champs de lumière de Flanux, jusqu’à ce qu’on découvre,
tapis derrière, les Fiers Fiefs gris de Saxaquine, se trouvent
les Fiers Fiefs gris de Saxaquine.
Au cœur des Fiers Fiefs gris de Saxaquine, brille l’étoile
Zarss, autour de laquelle orbite la planète Preliumtarn.
C’est sur cette planète que s’étend la terre de
Sevorbeupstry, et c’est sur la terre de Sevorbeupstry
qu’Arthur et Fenchurch débarquèrent enfin, quelque peu
fatigués de leur voyage.
Et en cette terre de Sevorbeupstry, ils parvinrent à la
Grande Plaine du désert rouge de Rars, que bordent sur
son côté méridional les monts Quentulus Quazgar, au-delà
desquels, s’il fallait en croire les derniers mots de Prak, ils
trouveraient, dressé en lettres de feu hautes de dix mètres,
l’Ultime Message de Dieu à Sa Création.
Toujours selon Prak, si les souvenirs d’Arthur étaient
fidèles, l’endroit était gardé par le Lajestric Vantrashell de
Lob et, de fait, d’un certain côté, cela se révéla exact.
C’était un petit bonhomme coiffé d’une drôle de casquette
qui leur vendit un billet.
— Tenez votre gauche, leur dit-il, tenez votre gauche,
avant de les dépasser en hâte, juché sur un petit scooter.
Ils s’aperçurent qu’ils n’étaient pas les premiers à
franchir le passage car le chemin qui contournait la Grande
Plaine par la gauche était en bien piètre état et bordé de
nombreuses baraques. À l’une, ils achetèrent une boîte de
caramels cuits au four d’une caverne de la montagne
chauffé par le feu des lettres qui composaient l’Ultime
Message de Dieu à Sa Création. À une autre, ils achetèrent
des cartes postales. Les lettres avaient été maquillées à
l’aérographe, « pour ne pas gâcher la Grande Surprise ! »
était-il expliqué au verso.
— Savez-vous en quoi consiste le message ?
demandèrent-ils à la petite dame toute ratatinée dans sa
baraque.
— Oh, oui, leur pépia-t-elle avec entrain, oh, oui !
Et elle leur fit signe de poursuivre leur route.
Tous les trente kilomètres à peu près, il y avait une
petite hutte en bois équipée de sanitaires et de douches,
mais le chemin était rude, le soleil au zénith cuisait la
Grande Plaine du désert rouge et le désert rouge ondoyait
dans la chaleur.
— Serait-il possible, s’enquit Arthur auprès d’une des
plus grandes baraques, de louer un de ces petits scooters ?
Comme celui de Lajestric Vantrashell ?
— Les scooters, expliqua la petite dame qui servait au
stand du glacier, ne sont pas pour les dévots.
— Dans ce cas, c’est parfait, intervint Fenchurch. Nous
ne sommes pas particulièrement dévots. Nous sommes
juste intéressés.
— Alors, vous devez faire demi-tour immédiatement »,
dit sévèrement la petite dame mais, devant leur refus
obstiné, elle leur vendit deux chapeaux de paille à
l’emblème de l’Ultime Message, ainsi qu’une photo d’eux
deux en train de se tenir par la taille devant la Grande
Plaine du désert rouge de Rars.
Ils burent deux sodas à l’ombre du stand, avant de
repartir se traîner sous le soleil.
— On va bientôt être à court d’écran total, observa
Fenchurch au bout de quelques kilomètres. On peut soit
rejoindre le prochain baraquement, soit faire demi-tour et
regagner le dernier qui est plus proche, mais cela nous
oblige à revenir sur nos pas.
Ils scrutèrent, loin devant eux, la minuscule tache noire
qui vibrait dans la brume de chaleur ; ils regardèrent
derrière eux. Et choisirent de poursuivre.
Ils découvrirent alors que non seulement ils n’étaient
pas les premiers à faire le voyage, mais qu’ils n’étaient pas
les seuls à le faire en ce moment.
À quelque distance devant eux, une silhouette gauche
et trapue se traînait tant bien que mal, titubant avec une
lenteur exaspérante, mi-boitant, mi-rampant.
Elle progressait avec une telle lenteur qu’ils avaient
bientôt rattrapé la créature et découvraient qu’elle était
faite de métal terni, tout éraflé et tordu.
Elle les accueillit avec un grognement avant de
s’effondrer dans la poussière torride.
— Tant de temps, gémit-il, oh, tant de temps. Et tant de
douleur, aussi, tant et tant de douleur, et tant de temps
pour mieux en souffrir. L’un ou l’autre, séparément, je
serais sans doute arrivé à supporter. C’est l’alliance des
deux qui m’a vraiment miné. Oh, salut, c’est encore vous ?
— Marvin ? dit brusquement Arthur en s’accroupissant
près de la forme inerte. C’est bien vous ?
— Vous vous y êtes toujours entendu, grogna la vieille
carcasse du robot, pour avoir des questions
superintelligentes, pas vrai ?
— Qu’est-ce que c’est ? murmura Fenchurch, inquiète,
en s’accroupissant à côté d’Arthur et en lui agrippant le
bras.
— Disons que c’est un vieil ami, expliqua Arthur. Je…
— Un ami ! » croassa le robot, pathétique. Le mot
s’éteignit sur ses lèvres dans une espèce de crépitement et
des paillettes de métal oxydé tombèrent de sa bouche. « Il
faudra m’excuser, le temps que je cherche à me rappeler la
signification de ce mot. Mes banques de mémoire ne sont
plus ce qu’elles étaient, voyez-vous, et tout mot tombé en
désuétude depuis quelques zillions d’années se voit
transférer en mémoire de sauvegarde auxiliaire. Ah, voilà,
je le tiens.
La tête cabossée du robot se redressa légèrement,
comme en proie à une intense réflexion.
— Hmmm, fit-il, quel curieux concept.
Sa réflexion se prolongea.
— Non, dit-il enfin, je ne crois pas en avoir déjà
rencontré. Désolé, mais je ne vois pas comment vous aider.
Son genou racla pathétiquement la poussière, puis il
essaya tant bien que mal de se relever sur ses épaules
difformes.
— Y a-t-il un ultime service que vous aimeriez peut-être
que je vous rende ? demanda-t-il dans une espèce de
raclement caverneux. Un bout de papier que vous aimeriez
peut-être que je vous ramasse ? Ou peut-être, poursuivit-il,
aimeriez-vous que je vous ouvre une porte ?
Sa tête pivota sur son cou aux roulements oxydés et
parut scruter l’horizon lointain.
— Il n’y a, semble-t-il, aucune porte aux alentours à
l’heure qu’il est, mais je ne doute pas qu’à condition
d’attendre assez longtemps, quelqu’un finisse par en
fabriquer une. Et alors, poursuivit-il en tournant sa tête
avec lenteur pour fixer à nouveau Arthur, je serai en
mesure de vous l’ouvrir. Attendre, j’ai l’habitude, vous
savez.
— Arthur, glissa sèchement Fenchurch à son oreille, tu
ne m’en avais jamais parlé. Mais qu’est-ce que t’as donc
fait à cette pauvre créature ?
— Rien, rétorqua tristement Arthur, il est toujours
comme ça…
— Ha ! coupa Marvin. Ha ! répéta-t-il. Qu’est-ce que
vous savez de « toujours ». Vous me dites « toujours », à
moi qui, à cause de toutes les vaines et stupides petites
tâches que vous autres formes de vie organiques ne cessez
de me confier en permanence, me retrouve désormais
trente-sept fois plus âgé que l’Univers lui-même ?
Choisissez donc vos termes avec un peu plus de soin,
toussa-t-il. Et de tact.
Il se paya une belle quinte de toux, puis reprit :
— Laissez-moi, passez votre chemin. Laissez-moi
poursuivre seul mon douloureux calvaire. Enfin, au moins
mon heure est-elle venue. Je vois bientôt le terme de ma
course. Et ça ne m’étonnerait pas, ajouta-t-il en brandissant
faiblement un doigt brisé, que j’arrive bon dernier. Ce
serait le bouquet. Imaginez un peu ! Moi, un cerveau de la
taille…
À eux deux, ils le soulevèrent malgré ses faibles
protestations et ses insultes. Le métal était si chaud qu’ils
faillirent attraper des ampoules aux doigts, mais le robot
était étonnamment léger alors qu’il pendait, inerte, entre
leurs bras.
Ils le traînèrent tout au long du chemin qui contournait
par la gauche la Grande Plaine du désert rouge de Rars, en
direction de l’enceinte des monts Quentulus Quazgar.
Arthur voulut expliquer à Fenchurch, mais il était trop
souvent interrompu par les pénibles divagations
cybernétiques de Marvin.
Ils essayèrent de voir s’ils pourraient lui trouver
quelques pièces de rechange dans l’une des baraques,
peut-être un peu d’huile calmante, mais Marvin ne voulait
rien entendre.
— Je ne suis plus que pièces de rechange, gémissait-il.
— Fichez-moi la paix, grognait-il.
— Chaque pièce de mon corps, geignit-il, a été
remplacée au bas mot cinquante fois… excepté… » Et là, il
parut s’animer un bref instant. Sa tête oscilla entre eux
deux, dans un effort de mémoire. « Vous souvenez-vous, dit-
il enfin à Arthur, de notre toute première rencontre ? On
m’avait assigné la tâche mentalement éreintante de vous
conduire sur la passerelle… Je vous ai alors fait part de
cette terrible douleur qui vrillait toutes mes diodes du flanc
gauche… Même que j’avais demandé qu’on me les
remplace et que ça n’avait jamais été fait.
Il marqua une pause soutenue avant de poursuivre. Ils
le soutenaient toujours entre eux deux, sous le soleil torride
qui semblait bouger à peine, et encore moins vouloir se
coucher.
— Voyons si vous pouvez deviner », reprit Marvin quand
il eut jugé sa pause d’une longueur embarrassante,
« quelles pièces de mon individu n’ont jamais été
remplacées ? Allez, on va voir si vous pouvez deviner.
— Ouille, ajouta-t-il, ouille, ouille, ouille, ouille, ouille,
ouille, ouille.

À la fin des fins, ils parvinrent à la toute dernière des


petites baraques, déposèrent Marvin entre eux deux pour
qu’il se repose à l’ombre. Fenchurch acheta des boutons de
manchette pour Russell, des boutons de manchette
incrustés de petits galets polis ramassés au flanc des monts
Quentulus Quazgar, juste sous les lettres de feu qui
proclamaient l’Ultime Message de Dieu à Sa Création.
Arthur feuilleta la pile de tracts pieux posés sur le
comptoir, brèves méditations sur la signification du
Message.
— Prête ? dit-il à Fenchurch, qui acquiesça.
Ils soulevèrent Marvin entre eux deux.

Ils contournèrent le pied des monts Quentulus Quazgar


et là, ils découvrirent le Message, inscrit en lettres
flamboyantes le long de la crête de la montagne. Une petite
plate-forme d’observation munie d’une rambarde avait été
aménagée au sommet d’une haute crête rocheuse, juste en
face, d’où l’on avait une vue dégagée. Elle était équipée
d’une petite longue-vue payante pour examiner les lettres
en détail mais nul ne se serait risqué à l’utiliser car les
lettres flamboyaient avec l’éclat divin des cieux et, vues au
travers d’une lunette, elles auraient sévèrement
endommagé la rétine et le nerf optique.
Ils contemplèrent l’Ultime Message de Dieu avec
émerveillement et se sentirent peu à peu ineffablement
emplis d’un profond sentiment de paix et d’ultime et
définitive compréhension.
Fenchurch soupira.
— Oui, dit-elle, c’était bien ça.
Cela faisait dix bonnes minutes qu’ils le contemplaient
quand ils se rendirent compte enfin que Marvin, toujours
pendu entre leurs épaules, était en difficulté. Le robot
n’arrivait plus à lever la tête et n’avait donc pu lire le
message. Ils la lui soulevèrent mais il se plaignit alors que
ses circuits visuels étaient quasiment en rade.
Ils trouvèrent une pièce de monnaie et l’aidèrent à se
placer derrière la longue-vue. Il protesta et les insulta, mais
ils réussirent à lui faire contempler chaque lettre une à
une. La première était un « v », la deuxième un « e », la
troisième un « u », la suivante un « i ». Puis venaient un
« l », un second « l », un « e » et enfin un « z ». Suivait un
trou.
Marvin marqua une pause pour récupérer.
Après quelques instants, ils reprirent, et lui permirent
de voir le « n », le « o », le « u », le « s ». Suivis, un peu
plus loin, d’un « e », d’un « x », d’un « c », d’un « u », d’un
« s », d’un « e » et d’un « r ».
Les deux mots suivants étaient « pour » et « ce ». Le
dernier était assez long, et Marvin dut se reposer encore
un coup avant de pouvoir s’y attaquer.
Il commençait par un « d », et se poursuivait avec un
« é » et un « s ». Suivis de près par un « a », un « g », un
« r » et un autre « é ».
Après une ultime pause, Marvin mobilisa toutes ses
forces pour la dernière longueur.
Il lut le « m », le « e », le « n » et l’ultime « t », avant de
choir à nouveau entre leurs bras.
— Je crois », murmura-t-il enfin des tréfonds de son
thorax ferraillant et corrodé, « que ça me fait plaisir.
Et ses yeux perdirent tout éclat pour la toute dernière
fois.
Par chance, il y avait une baraque à proximité où l’on
pouvait louer des scooters. Les gérants avaient des ailes
vertes.
Épilogue

L’un des plus grands bienfaiteurs de l’ensemble du


monde vivant était un homme incapable de se concentrer
sur la tâche en cours.
Brillant ?
Certainement.
L’un des tout premiers spécialistes d’ingénierie
génétique de sa génération, ou de toute autre génération, y
compris une de sa création ?
Sans aucun doute.
Le problème était qu’il s’intéressait bien trop à des
choses pour lesquelles il n’aurait dû manifester aucun
intérêt, ou en tout cas, comme on ne cessait de le lui
répéter, pas dans l’immédiat.
De sorte qu’il était, en partie à cause de cela, d’humeur
passablement irritable.
Aussi, quand son monde fut menacé par de terribles
envahisseurs venus d’une étoile lointaine, qui se trouvaient
encore à bonne distance mais voyageaient vite, lui, Blart
Versenwald III (son nom était Blart Versenwald III, ce qui
n’est pas d’une importance fondamentale mais pas
inintéressant non plus car – enfin, peu importe, tel était son
nom et l’on pourra toujours expliquer par la suite pourquoi
c’était si intéressant) se vit envoyer en résidence surveillée
par les maîtres de sa race avec mission de concevoir une
race de super-guerriers fanatiques pour affronter et défaire
les envahisseurs redoutés, et cela au plus vite, et ils
ajoutèrent : « Concentrez-vous ! »
C’est pourquoi il était assis près d’une fenêtre à
contempler la pelouse sous le soleil d’été et il concevait, et
concevait et concevait, mais fatalement, il était sans cesse
distrait par tout un tas de trucs, et lorsque les envahisseurs
furent quasiment en orbite autour de la planète, il avait
réussi à concevoir une remarquable nouvelle race de super-
mouches capables, sans aide aucune, de savoir par quel
battant d’une fenêtre à moitié ouverte il fallait passer pour
sortir, ainsi qu’un interrupteur marche-arrêt pour enfants.
Les célébrations liées à ces réalisations remarquables
parurent compromises par l’imminence du désastre, car les
vaisseaux extraterrestres étaient en train d’atterrir.
Toutefois, évènement incroyable, ces redoutables
envahisseurs qui, comme tant de races guerrières, ne se
livraient au saccage que faute de pouvoir assumer leurs
problèmes domestiques, furent à ce point stupéfiés par les
extraordinaires découvertes de Versenwald, qu’ils se
joignirent aux festivités et furent instantanément
convaincus de signer une large gamme d’accords
commerciaux et d’établir un ambitieux programme
d’échanges culturels. Et, dans un étonnant renversement
de la pratique habituelle en ce domaine, tous les
protagonistes de cette histoire devaient par la suite vivre
parfaitement heureux.
Il y avait une morale à cette histoire, mais elle a
temporairement échappé à l’esprit du narrateur.

FIN
Douglas Adams (1952-2001) a exercé tour à tour les
métiers de brancardier, charpentier, vendeur de poulaillers,
gorille, avant de se tourner vers l’écriture pour la radio et
la télévision, où il développera son aptitude à manier
l’absurde et le nonsense.
Il est essentiellement connu en France pour sa série du
Guide du routard galactique, space opéra loufoque et
délirant proche de l’esprit des meilleurs Monty Python, qui
a remporté un succès considérable dans les pays anglo-
saxons. Adapté d’un feuilleton radiophonique diffusé sur la
BBC entre 1978 et 1980, Le Guide du routard galactique a
également connu les honneurs d’une transposition
télévisuelle kitschissime parfaitement inoubliable.

[1]Qui est le terme consacré, dans l’argot militaire anglo-


saxon, pour « cantonnement de repos » ou « ville de
permission ». (N.d.T.)
[2]Pour donner tout son effet, cette phrase doit être
prononcée sur un air pompeux et martial, si possible en
voix off sur zoom de fond stellaire, et en gardant l’esprit
d’Entreprise.

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