Le Droit de L'alimentation Et Le Concept " One Health ": To Cite This Version

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Le droit de l’alimentation et le concept “ One health ”

Pierre-Étienne Bouillot

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Pierre-Étienne Bouillot. Le droit de l’alimentation et le concept “ One health ”. Malo Depincé,
Catherine Ribot. Droit de l’alimentation : nourrir, soigner, protéger, concilier : Actes du colloque du
14 octobre 2022, Faculté de Droit et de Science politique de Montpellier, 2023. �hal-04338853�

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Le droit de l’alimentation et le concept « One health »
Pierre-Etienne BOUILLOT
Professeur junior, Centre de Documentation et de Recherches Européennes (CDRE),
Université de Pau et des pays de l'Adour (UPPA)

La chaîne alimentaire, de la fourche à la fourchette, véhicule l’image d’un continuum des


systèmes alimentaires, dans « la manière dont les hommes s’organisent, dans l’espace et dans
le temps, pour obtenir et consommer leur nourriture »1. Par exemple, le soja produit au Brésil
est transformé en tourteaux qui traversent l'océan Atlantique et nourrissent les porcs élevés en
France. Ces derniers, une fois abattus et transformés, rejoindront nos assiettes. L’image d’un
processus linéaire se dessine alors.
On ne retrouve pas ce continuum scientifiquement. Chaque étape est étudiée de manière isolée :
par des agronomes, des écologues, des vétérinaires, des microbiologistes ou encore des
médecins... Il est également difficile de retrouver l’idée d’un continuum en droit, car ce système
mondialisé implique l’application de règles tant nationales qu’internationales et diverses
branches du droit (droit de l’environnement, droit rural, droit de la santé, droit économique).
Une approche réductionniste, qui considère un élément sans les autres, est nécessaire, mais
insuffisante lorsqu’on aborde cette même chaîne sous l’angle de ce que les économistes
appelleront les externalités négatives. Ainsi, pour reprendre l’exemple précédent, la culture de
soja au Brésil est une cause majeure de déforestation. Les tourteaux de soja qui en sont issus
servent notamment à nourrir des porcs élevés de manière intensive dont les infrastructures
d’élevage sont pointées comme une source majeure de pollutions. Pour finir, la consommation
de viandes transformées est un facteur de prévalence de certaines maladies chez l’homme. Rien
d’illégal toutefois, seulement des externalités négatives qui s’expliquent scientifiquement2 et
sont justifiées par des impératifs économiques axés sur le productivisme. Il s’agit d’un
cheminement historique et ancré dans le droit, mais cela donne à voir un système alimentaire
qui apparait comme un contre-exemple au prisme d’une approche One Health.
L’approche « One Health » ou « une seule santé » soutient que la préservation de la santé
humaine ne peut être dissociée de celle des animaux et des écosystèmes en général. Si quelques
auteurs du XIXe siècle concernant l’étude des zoonoses3 sont cités pour donner une dimension
historique au concept, son apparition est récente avec l’idée de repenser les problématiques
sanitaires sous l’égide d’« une seule santé ». Ainsi, en 2004, sous l’intitulé One Health, One
World une association a réuni des vétérinaires, des médecins et des spécialistes de la
biodiversité pour un symposium organisé le 29 septembre 2004 à l’université Rockefeller de
New York. À l’issue de cette journée, elle a diffusé les « 12 principes de Manhattan » qui
soutiennent que la santé animale, la santé humaine et celle de l’environnement sont étroitement
reliées4.

1
Louis MALASSIS, Nourrir les hommes, Flammarion, 1994.
2
Michel DURU et Olivier THEROND, « Élevage, protéines animales et protéines végétales », The Conversation,
2020, [en ligne] https://theconversation.com/elevage-proteines-animales-et-proteines-vegetales-ce-quil-faut-
savoir-pour-y-voir-plus-clair-194271
3
Selon l’Organisation mondiale pour la Santé (OMS), une zoonose se définit comme une maladie ou une infection
naturellement transmissible des animaux vertébrés à l’homme.
4
Sonia DESMOULIN, « ‟One health ! une seule santé !” : slogan pour temps de crise ou nouvel horizon de la santé
publique ? », RSDA, 2014, n°1.
1
Le concept One Health a repris une vigueur à la faveur de la pandémie de Covid-195.
Décloisonner les savoirs, relier ce qui est géré séparément serait une clé pour penser une
résolution globale des problèmes sanitaires. Le concept porte l’idée d’une vision scientifique
transdisciplinaire des risques sanitaires pour l’humanité, les animaux et l’environnement. Les
juristes ne sont pas insensibles à cette idée comme en témoigne une proposition de convention
internationale à ce sujet6.
Une seule santé nous offre l’occasion d’une étude renouvelée d’un point de vue macroscopique
du droit de l’alimentation sous l’angle d’un concept porteur de cohérence. Législateurs et
pouvoirs réglementaires n’ont d’ailleurs pas attendu de bricoler au coup par coup des dispositifs
de gestion globale des risques sanitaires. La législation alimentaire européenne en est un
exemple, mais plus largement les règles européennes et nationales qui concernent le secteur
alimentaire.
Le constat peut être dressé que déjà certains pans de ce droit recèlent des points de rencontre
formels insuffisants de la santé humaine, animale et environnementale (I). En pratique, les
méthodes employées ne permettent pas de rendre effective la mise en cohérence ces santés (II).
Ce constat dressé permet d’identifier des manières de relever ce défi (III).

I. Des points de rencontre insuffisants entre les santés dans le droit

La liaison entre santé humaine et santé animale est au cœur de l’histoire du droit européen de
l’alimentation. Les crises sanitaires des années 1990/2000 dans le secteur alimentaire ont
marqué l’élaboration du règlement (CE) n°178/2002 établissant les principes généraux et les
prescriptions générales de la législation alimentaire7. Ce règlement témoigne de la volonté de
relier les questions de santé entre elles. Le texte fait de nombreux liens dans l’esprit une seule
santé.
Il s’agit déjà d’aborder la question alimentaire globalement, dans un continuum : de la fourche
à la fourchette. Sur les questions sanitaires et économiques, mais pas seulement, et au moins
formellement. Ainsi, le considérant 60 énonce : « Les incidents récents liés à la sécurité des
denrées alimentaires ont démontré qu’il est nécessaire d’établir des mesures appropriées (…)
assurant que l’ensemble des denrées alimentaires (…) et tous les aliments pour animaux
puissent faire l’objet de mesures communes en cas de risque grave pour la santé humaine, la
santé animale ou l’environnement ».
Les règles contraignantes donnent à voir une vision anthropocentrée de la santé. Ainsi, le
produit dangereux est aussi apprécié différemment suivant qu’il soit destiné aux humains ou
aux animaux. La mesure du danger est temporellement plus large pour les denrées alimentaires
que pour les aliments pour animaux, dont la longévité est raccourcie compte tenu de leur

5
À la fin de l’année 2021, l’Assemblée mondiale de la santé (l’organe décisionnel de l’OMS a lancé des
négociations relatives à un traité international sur les pandémies. En France, un comité pluridisciplinaire de veille
sur les risques sanitaires a été créé : Décret n° 2022-1099 du 30 juillet 2022 instituant un comité de veille et
d'anticipation des risques sanitaires, JORF n°0176 du 31 juillet 2022.
6
Centre international de droit comparé de l’environnement, Une seule planète, une seule santé, Pour une
convention sur les pandémies, 2022 [en ligne] https://chairenormandiepourlapaix.org/wordpress/wp-
content/uploads/2022/05/pandemie-chaire-pour-la-paixvelectronique.pdf
7
Cf. considérants, Règlement (CE) n° 178/2002 du 28 janvier 2002 établissant les principes généraux et les
prescriptions générales de la législation alimentaire, instituant l'Autorité européenne de sécurité des aliments et
fixant des procédures relatives à la sécurité des denrées alimentaires, JOUE L 031 du 1.2.2002, p. 1 (RE n°
178/2002 ci-dessous).
2
destination qui est souvent l’assiette du consommateur. Pour être mise sur le marché, la denrée
alimentaire devra être exempte de danger compte tenu des effets « probables immédiat et/ou à
court terme et/ou à long terme de cette denrée alimentaire sur la santé non seulement d’une
personne qui la consomme, mais aussi sur sa descendance » et encore des « effets toxiques
cumulatifs probables »8. Alors que s’agissant des aliments pour animaux, le texte aborde la
question de manière plus utilitariste. L’aliment pour animaux est dangereux s’il a un « effet
néfaste sur la santé humaine ou animale » ou « rend dangereuses pour la consommation
humaine les denrées alimentaires dérivées des animaux producteurs de denrées alimentaires »9.
Ce constat que ce droit recèle déjà formellement des points de rencontre et de mise en cohérence
de la santé humaine, animale et environnementale, se trouve toutefois limité pour au moins
deux raisons.

La première c’est que cette liaison formelle entre les trois santés peut se trouver limitée par le
principe de l’analyse des risques, l’un des principes centraux de la législation alimentaire :
c’est-à-dire un processus qui fonde les mesures juridiques de gestion des risques sur
l’évaluation scientifique.
Ce processus a fait ses preuves s’agissant de la prévention des risques relatifs à la sécurité
sanitaire des produits tels que les risques microbiologiques. Mais, le traitement juridique du
risque10 peut apparaitre insatisfaisant dans la mesure où l’approche demeure très cloisonnée.
Ainsi, le système se retrouve paralysé face à la gestion de problèmes sanitaires multifactoriels
qui justifient typiquement une stratégie centrée sur une seule santé. Par exemple s’agissant des
maladies non transmissibles liées à l’alimentation, les sciences apportent des explications
disciplinaires quant aux faits générateurs (alimentation trop riche, sédentarité, exposition à des
perturbateurs endocriniens…) et quant aux dommages (surpoids, diabètes, infertilité). Chacune
sur ses thématiques, chacune dans un silo, comme en témoigne l’organisation des groupes
scientifiques de l’Autorité européenne de sécurité des aliments. Il est prévu dix groupes aux
compétences bien délimitées comme la nutrition, les additifs alimentaires et les arômes, les
organismes génétiquement modifiés ou encore la santé des plantes11.
Le droit de l’alimentation, comme d’autres droits, refuse bien souvent de rendre visible ce
risque de perte de contrôle de certains phénomènes, alors que l’existence de ce risque peut
difficilement être niée dans de nombreuses hypothèses12.
Une illustration peut être donnée par la manière de gérer les risques liés à la présence de traces
de dérivés de pétroles13 dans les denrées alimentaires. L’alerte a notamment été lancée en 2015
par l’association Foodwatch suite à des tests en laboratoire sur des aliments commercialisés
dans différents États membres de l’Union européenne. Une vingtaine de produits testés se sont

8
Art. 14 du RE n° 178/2002.
9
Art. 15 du RE n° 178/2002.
10
Selon la législation alimentaire européenne, le risque est défini comme « une fonction de la probabilité et de la
gravité d'un effet néfaste sur la santé, du fait de la présence d'un danger ». Ce dernier est quant à lui présenté
comme « un agent biologique, chimique ou physique présent dans les denrées alimentaires ou les aliments pour
animaux, ou un état de ces denrées alimentaires ou aliments pour animaux, pouvant avoir un effet néfaste sur la
santé » (RE n° 178/2002).
11
Art. 28 du RE n° 178/2002.
12
Jean-Sylvestre BERGÉ, « Sortir de l’urgence », Revue juridique de l’environnement, spécial, Lavoisier, 2022.
13
Les huiles minérales (MOH) sont des mélanges complexes issus du pétrole brut constitués d'hydrocarbures
saturés d'huile minérale (MOSH) et d’hydrocarbures aromatiques d'huile minérale (MOAH).
3
révélés contaminés. Une seconde campagne de test en 2019 menée sur des poudres de laits
destinées à des nourrissons a également montré la présence de traces d’huiles minérales.
Ces substances sont suspectées d’être nocives pour la santé, au moins depuis le début des années
2010. Dans un avis de 2012, l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) a considéré
l’exposition à ces substances comme préoccupante, voire particulièrement préoccupante14. En
France, l’Anses recommandait de limiter l’exposition des consommateurs à ces substances dans
son avis de 201715.
Dans cette situation, la législation alimentaire impose tant aux exploitants du secteur
alimentaire16 qu’au gestionnaire public des risques (Union européenne et les États membres)
d’agir, même dans un contexte d’incertitude scientifique, en se fondant sur le principe de
précaution17. Chaque acteur peut alors se positionner « pour déterminer s’il entend ou non
prendre la situation sous son contrôle »18. S’agissant de la contamination aux huiles minérales
aromatiques, des exploitants ont admis la connaissance de ces risques et la difficulté d’éviter la
présence de ces substances et renvoyé au gestionnaire public des risques la responsabilité de les
gérer19. Ces gestionnaires publics peuvent repousser une mesure impérative avant d’avoir une
évaluation plus complète du risque. Les exploitants renvoient ainsi la responsabilité d’une prise
de décision aux États membres et à l’Union européenne. Ces derniers peuvent repousser une
mesure impérative avant d’avoir une évaluation plus complète du risque20.
La distribution des devoirs prévue par la législation alimentaire ne suffit donc pas à contrôler
la situation. Pendant plusieurs années l’urgence n’est pas considérée comme suffisamment
urgente pour être traitée, et la crise sanitaire peut être trop diffuse pour qu’une réaction juridique
survienne au-delà de la fixation d’un seuil maximum de présence de la substance incriminée
par exemple.
Dans ce type de scénario, la question n’est plus « qui contrôle quoi ? », mais devient « qui
supporte le défaut de contrôle » de ces phénomènes21 ? Face à l’ineffectivité de la prévention
des conséquences sanitaires et environnementales de ces situations, la réparation de préjudices
une fois réalisés est tout aussi compliquée à appréhender22.

14
EFSA Panel on Contaminants in the Food, « Scientific Opinion on Mineral Oil Hydrocarbons in Food », EFSA
Journal, 10, 2012.
15
Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail, Avis relatif à la
migration des composés d’huiles minérales dans les denrées alimentaires à partir des emballages en papiers et
cartons recyclés, saisine n° 2015-SA-0070, mars 2017.
16
Art. 19 du RE n° 178/2002.
17
Art. 7 du RE n° 178/2002.
18
Jean-Sylvestre BERGÉ, « Sortir de l’urgence », Revue juridique de l’environnement, spécial, Lavoisier, 2022.
19
V. not. les échanges en l’association Foodwatch et deux industriels [en ligne] :
https://www.foodwatch.org/fr/actualites/2019/lait-pour-bebes-contamines-pour-nestle-et-danone-tout-va-bien/
20
Recommandation (UE) 2017/84 de la Commission du 16 janvier 2017 concernant la surveillance des
hydrocarbures d'huiles minérales dans les denrées alimentaires et dans les matériaux et articles destinés à entrer en
contact avec les denrées alimentaires et décision du SCOPAFF ; [en ligne]
https://food.ec.europa.eu/system/files/2022-07/reg-com_toxic_20220421_sum.pdf
https://www.khlaw.com/insights/moah-food-new-october-statement-poses-broader-issues-operators-food-and-
food-contact?language_content_entity=en
21
Jean-Sylvestre BERGÉ, « Sortir de l’urgence », Revue juridique de l’environnement, spécial, Lavoisier, 2022.
22
V. par exemple : au sujet des perturbateurs endocriniens Béatrice PARANCE, « Les défis soulevés par la
régulation des perturbateurs endocriniens », Recueil Dalloz, 2018 p. 1449 ; au sujet des produits phytosanitaires :
Sara BRIMO, « Chlordécone : un coupable, mais pas de victime ? », AJDA, 2022, p. 2250.
4
La seconde limite à la mise en cohérence de la santé humaine, animale et environnementale se
trouve dans l’objectif du droit européen de l’alimentation d’assurer un bon fonctionnement du
marché concurrentiel à travers la libre circulation des denrées alimentaires sur le territoire de
l’Union européenne23. Si l’étude des textes donne à voir l’apparence d’une approche globale de
la santé dans un esprit de prévention. Une autre santé est aussi très présente dans cette
législation, la santé de l’économie de marché. Les mesures de gestion de risques sanitaires
« doivent être proportionnées et ne pas imposer plus de restrictions au commerce qu’il n’est
nécessaire pour obtenir le niveau élevé de protection de la santé choisi par [l’Union
européenne], en tenant compte des possibilités techniques et économiques »24.
Dans ce cadre, le triptyque santé humaine, animale et environnementale doit nécessairement
trouver à s’encastrer dans une économie de marché.
La santé de l’économie dispose ainsi d’une place prépondérante dans le droit de l’alimentation
à travers la garantie de la liberté d’entreprendre et de la libre circulation des marchandises.
Les mesures réglementaires de gestion de risque sanitaire ne peuvent porter atteinte au bon
fonctionnement du marché que si elles sont justifiées scientifiquement et proportionnées, ce qui
est difficile lorsque le risque sanitaire est global ou multifactoriel.

II – Des méthodes de mise en cohérence des santés discutables

Tant bien que mal, la politique de l’Union européenne, dans la stratégie Farm to Fork, et la
politique française de l’alimentation, à travers différents programmes en lien avec
l’alimentation et la nutrition, tentent de relier les santés dont les objectifs sont précisés dans les
différents codes en lien avec l’alimentation. (Code rural, Code de la santé publique, Code de
l’environnement…)
Dans une perspective One Health, ces dispositifs restent toutefois assez éclatés,
programmatiques et faibles en termes de contraintes.
Sur le plan programmatique, l’article L. 1 du Code rural et de la pêche maritime est
emblématique. Cet article-fleuve25 témoigne d’une volonté d’affronter les problèmes de
manière coordonnée, mais c’est au prix de formules relativement incantatoires et dogmatiques
telles que le développement de filières « capables de relever le double défi de la compétitivité
et de la transition écologique, dans un contexte de compétition internationale ». C’est sans doute
dans cette optique qu’est pensé le dispositif de lutte contre la déforestation importée26.
L’objectif est de tendre vers des achats de biens qui ne contribuent pas à la déforestation
importée. Le dispositif s’applique exclusivement aux services centraux et déconcentrés de
l’État27. Ces biens étant entendus comme « tout produit, produit dérivé, produit transformé issu,
ou produit à partir, des matières premières suivantes : bois, soja, huile de palme, cacao, bœuf et
hévéa ». Il n’y a pas de remise en question du système alimentaire décrit en introduction pour
au moins trois raisons. Premièrement, il s’agit seulement d’un objectif, aucune sanction n’est
prévue. Deuxièmement, il ne concerne que les services de l’État, et pas les collectivités
territoriales ou le secteur privé. Et il ne concerne que « les biens ayant contribué directement à
la déforestation, à la dégradation des forêts ou à la dégradation d’écosystèmes naturels en

23
Art. 15 du RE n° 178/2002.
24
Art. 7 du RE n° 178/2002 et plus largement une lecture combinée des articles 5 et 6.
25
Plus de 2000 mots…
26
Décret n° 2022-641 du 25 avril 2022 relatif à la prise en compte du risque de déforestation importée dans les
achats de l'Etat, JORF n°0097 du 26 avril 2022.
27
Art. L. 110-7 du Code de l’environnement.
5
dehors du territoire national ». Quid des autres impacts ? Celui de la monoculture sur les terres
déjà déforestées ? Celui sur les populations locales28 ? Enfin, pour reprendre l’exemple initial,
les tourteaux de sojas étant destinés à l’alimentation animale, il est peu probable qu’ils puissent
permettre de qualifier un lien direct avec la déforestation puisque ce ne sont pas ces biens qui
feront directement l’objet d’un achat par l’État.

Lorsqu’il y a contrainte, cela concerne au premier chef la puissance publique (qui doit montrer
l’exemple au secteur privé) comme c’est le cas pour la restauration collective. Réalisée comme
une mission de service public, elle sera soumise à certaines exigences (menus végétariens,
produits de qualité…)29. C’est seulement en dernier recours que la voie de la contrainte est
sollicitée envers les personnes privées. Et encore, ces dernières pourront compter sur le soutien
de l’État comme dans le cadre de la lutte contre le gaspillage alimentaire. Ainsi, l’obligation de
conventionnement du don des invendus alimentaires est associée à un dispositif fiscal
avantageux pour les entreprises. De la sorte, le don se révèle plus rentable que le traitement des
invendus comme déchet. Les entreprises peuvent en sus, à peu de frais, valoriser l’impact social
positif (même s’il est relatif) de leur activité30.

Enfin, c’est principalement en mobilisant l’information du consommateur que la synthèse des


santés peut être réalisée. Le consommateur devra arbitrer entre la ou les santés qu’il souhaitera
promouvoir (ou pourra promouvoir dépendamment de ses ressources économiques). Les
modalités sont diverses (agriculture biologique, bien-être animal, étiquetage environnemental)
et reposent d’ailleurs souvent sur l’engagement volontaire des exploitants. Le choix de miser
sur l’information plutôt que la contrainte revient à compter sur la bonne volonté des exploitants
et les capacités économiques des consommateurs.

Ces dispositifs sont-ils à la hauteur des enjeux posés par le concept One Health ? Non, malgré
une grande diversité de sujets abordés, leur portée parait limitée par leur manque de cohérence
compte tenu de l’axe une seule santé qui retient notre attention. Que faudrait-il faire pour que
ces dispositifs soient à la hauteur des urgences, déjà bien réelles, posées par le réchauffement
climatique et les autres enjeux sanitaires actuels et à venir ?

III - Comment relever le défi posé par le concept une seule santé ?

Nous allons esquisser deux voies : celle de la transition douce et celle de la bifurcation.
La transition n’implique pas nécessairement d’innovation, ni techniquement ni juridiquement.
Le droit du marché peut tout à fait servir l’objectif d’une seule santé31. C’est surtout le droit de
la responsabilité qui, dans une économie de marché, est le grand régulateur32.

28
V. not [en ligne] : https://www.oaklandinstitute.org/blog/brazil-ravages-industrial-agriculture-cerrado-amazon
29
Art. L.230-1-5 CRPM.
30
Pour une présentation générale du dispositif [en ligne]: https://agriculture.gouv.fr/lutte-contre-le-gaspillage-
alimentaire-les-lois-francaises
31
V. not. sur la question environnementale : Walid CHAIEHLOUDJ, « Concurrence déloyale, micro-pratiques
anticoncurrentielles et transition écologique », D., 2022.
32
Gérard FARJAT, Pour un droit économique, PUF, 2004, p. 58. La lutte contre les pratiques anti-concurrentielle
est ainsi un levier à ne pas négliger.
6
Pas d’innovation donc, mais il est nécessaire d’assurer un soutien aux rouages de la machine
juridique : la démocratie et la justice. Des obligations existent, certaines nous l’avons vu
résultent de la loi, d’autres de l’engagement volontaire des exploitants.
Encore faut-il que l’administration ait les moyens de surveiller et de contrôler le bon
fonctionnement du marché. Ce n’est pas le cas de manière satisfaisante, ne serait-ce que sur la
seule question de la santé humaine et de la sécurité sanitaire des aliments. L’autocontrôle des
entreprises ne peut pas se substituer aux contrôles officiels33. Des crises sanitaires résultant de
fraudes viennent le rappeler régulièrement.
Il faudrait également que des personnes puissent s’exprimer voire agir en justice pour défendre
les intérêts d’une stratégie One Health, en particulier ceux relatifs à la santé animale et
environnementale. Pour reprendre le sujet des dérivés de pétroles dans les denrées alimentaires,
c’est à la suite d’une alerte qu’une opération de rappel de produits a été imposée par
l’administration à une entreprise34. Ce cas illustre finalement un contre-exemple du système de
sécurité sanitaire prévu par la législation européenne. Il prend la chaîne de
protection (obligation d’autocontrôle des entreprises sous la surveillance des autorités
publiques pour protéger les consommateurs) à rebours, car l’alerte est partie d’une association
de consommateurs qui a réalisé des contrôles et c’est seulement sur requête de l’administration
que l’entreprise a réalisé le retrait. Le rôle joué par les associations de consommateurs reflète
le symptôme d’une incapacité de l’État à assurer cette mission de prise en compte de
l’interdépendance des questions sanitaires. Ainsi, on le voit, la liberté d’expression joue un rôle
très important pour pallier le défaut d’alerte sanitaire prévu par la législation alimentaire. Cette
liberté d’expression vaut aussi pour assurer un débat public même sur des sujets souvent
complexes et techniques35.
Il serait enfin nécessaire de donner à la justice les moyens de fonctionner, sur le plan financier
et matériel évidemment36, mais aussi en termes d’expertise sur des sujets complexes posés par
les questions sanitaires globales37. La jurisprudence est un moyen de faire bouger les lignes du
droit comme on peut le voir en matière climatique38. Alors, verrons-nous prochainement des
actions en réparation ou des plaintes portées par des personnes diabétiques ou infertiles ?

33
V. not. : Cour des comptes, « Le contrôle de la sécurité sanitaire de l’alimentation : des progrès à consolider »,
2019 ; Pierre VIET, « Création d’une « police unique » de sécurité sanitaire des aliments », Droit alimentaire,
2022.
34
V. s’agissant de l’alerte : [en ligne] https://www.foodwatch.org/fr/actualites/2022/derives-de-petrole-derriere-
le-rappel-de-bouillons-knorr-un-seisme-dans-nos-assiettes/ ; s’agissant du rappel [en ligne] :
https://rappel.conso.gouv.fr/fiche-rappel/5905/Interne. Le rappel était fondé sur le principe de précaution, au motif
que les denrées présentaient un défaut d'emballage pouvant entrainer la migration de contaminants au-delà des
seuils de sécurité acceptables.
35
Cf. Contentieux relatifs aux mentions sur l’impact sanitaire des additifs nitrités via l’application mobile Yuka :
CA Aix-en-Provence, 8 décembre 2022, n° 2022/354 ; T. com. Paris, 25 mai 2021, n° 2021001119, Féd. des
industriels de charcuterie (Fict) c/ Yuka ; T. com. Aix-en-Provence, 13 sept. 2021, n° 2021F004507, A.B.C.
Industrie c/ Yuca ; TJ Brive-la-Gaillarde, 24 sept. 2021, n° 2021F00036. V. not. : M. Malaurie-Vignal, CCC, n°
12, Décembre 2021, comm. 178.
36
Collectif, « L’appel de 3 000 magistrats et d’une centaine de greffiers : « Nous ne voulons plus d’une justice qui
n’écoute pas et qui chronomètre tout » », LeMonde.fr, Tribune, 23 nov. 2021.
37
Bruno CINOTTI et al., Une justice pour l’environnement Mission d’évaluation des relations entre justice et
environnement, CGEDD n° 012671-01, IGJ n° 019-19, 406 p.
38
Christel COURNIL, « Foisonnement de demandes judiciaires de responsabilisation des entreprises en matière
climatique. Quand les petits ruisseaux font les grandes rivières ? », Revue de droit de l’environnement, 2022.
7
Bifurquer39, ce n’est pas non plus innover ou forcément tout révolutionner. Cela peut passer par
de petits changements dans la réglementation qui peuvent avoir de grands effets. Est-ce la
dépendance aux silos scientifiques qui nous mènent à élaborer des dispositifs juridiques pouvant
être qualifiés d’usines à gaz sur des questions pointues comme la déforestation importée40 ? Les
chiffres et les seuils sont intéressants pour mesurer le phénomène, mais ils ne doivent pas
nécessairement être la voie du droit. Une retouche de l’existant certes plus vague pourrait viser
le même objectif : celui d’éviter que la production de l’alimentation des animaux d’élevage
européen n’érode davantage la biodiversité ou n’accentue le changement climatique. Une
modification de l’article 4 du règlement n° 767/2002 concernant la mise sur le marché et
l’utilisation des aliments pour animaux qui proscrit la mise sur le marché d’aliments pour
animaux ayant des « effets négatifs directs sur l’environnement ou le bien-être des animaux »41
pourrait par exemple inclure les effets indirects. Une modification utopiste qui placerait ainsi
nos tourteaux de soja dans une probable illégalité.
Bifurquer pourrait aussi passer par un changement plus profond. Celui d’assumer une
hiérarchisation des objectifs dévolus au droit de l’alimentation afin de fixer un cap, un cap qui
doit se situer assez haut dans la hiérarchie des normes juridiques. Assumer la réponse à la
question de mettre, pour partie au moins, l’alimentation à l’écart de l’économie de marché et
entrer dans la brèche politique ouverte à la faveur de la pandémie pour créer des régimes
juridiques d’exception permettant d’assurer la santé humaine, animale et environnementale.
Les concepts tels que celui d’une seule santé permettent de dépasser les silos scientifiques, de
mettre de la cohérence là où des liens sont difficiles à établir scientifiquement, autrement dit
d’engager une discussion interdisciplinaire polycentrique. C’est le rôle du droit qui a ce grand
pouvoir de créer des fictions permettant d’organiser la réalité de nos activités et de « dire le
sens de la vie en société »42.
Cette idée de conciliation se retrouve également dans la notion de développement durable, à la
différence fondamentale que ce dernier vise à concilier d’autres santés, d’autres valeurs : la
santé de l’économie, la santé de l’environnement et celle de la société avec pour horizon la
satisfaction des besoins des générations présentes sans compromettre celle des générations
futures. Aussi, comme le développement durable, une seule santé est sans doute à placer dans
la famille des concepts permettant d'analyser le droit43.

Bayonne, novembre 2022.

39
Bernard STIEGLER et al., Bifurquer, Éditions les Liens qui libèrent, 2020.
40
Proposition de Règlement du Parlement européen et du Conseil relatif à la mise à disposition sur le marché de
l’Union ainsi qu’à l’exportation à partir de l’Union de certains produits de base et produits associés à la
déforestation et à la dégradation des forêts, et abrogeant le règlement (UE) nº 995/2010, COM/2021/706 final.
41
Art. 4, Règlement (CE) n° 767/2009 du Parlement européen et du Conseil du 13 juillet 2009 concernant la mise
sur le marché et l’utilisation des aliments pour animaux, modifiant le règlement (CE) no 1831/2003 du Parlement
européen et du Conseil et abrogeant la directive 79/373/CEE du Conseil, la directive 80/511/CEE de la
Commission, les directives 82/471/CEE, 83/228/CEE, 93/74/CEE, 93/113/CE et 96/25/CE du Conseil, ainsi que
la décision 2004/217/CE de la Commission, JO L 229 du 1.9.2009, p. 1
42
François OST, La nature hors la loi, La Découverte, 2003, p. 19.
43
Pierre-Etienne BOUILLOT, Le droit face aux enjeux de l'agriculture durable, Cosmografia, 2017, p. 66.
8

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