Brohm 2017
Brohm 2017
Brohm 2017
Jean-Marie Brohm
Dans Topique 2017/4 (n° 141), pages 25 à 34
Éditions Association Internationale Interactions de la Psychanalyse (A2IP)
ISSN 0040-9375
ISBN 9782847953855
DOI 10.3917/top.141.0025
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L’objet de mon texte n’est ni de contester, ni de construire ou reconstruire
le couple, quelle que soit sa forme, mais d’essayer de saisir ses difficultés, ses
conflits, ses crises. Pour paraphraser Spinoza : ni rire, ni déplorer, comprendre1.
N’étant pas psychanalyste je ne saurais prétendre m’appuyer sur une expérience
clinique, aussi m’en suis-je tenu essentiellement à une analyse institutionnelle
et sociologique, en partant d’une question pour moi sans réponse2 : s’il est impos-
sible pour chacun d’entre nous de quitter son corps, l’ultime territoire3, on peut
cependant quitter une ville, une association, une profession. Mais peut-on quit-
ter ou abandonner le couple ?
De quoi parle-t-on exactement quand on parle de conflits interindividuels
dans le couple ? Et d’abord qu’est-ce qu’un couple ? Ce terme a en effet connu
toute une série d’extensions métaphoriques, lorsqu’on parle par exemple du cou-
ple franco-allemand, d’un couple royal, d’un couple exécutif. Il a aussi servi à
des transpositions hasardeuses, lorsqu’on évoque par exemple les « couples unis »
ou « monogames » des canards colvert ou des perruches...
La question du couple – avec les conflits psychologiques, psychosomatiques,
économiques, politiques, idéologiques quelle provoque – ne peut être comprise
1. Baruch de Spinoza, Traité de l’autorité politique, Paris, Gallimard, « Folio essais », 1994,
p. 78 : « J’ai pris grand soin de ne pas tourner en dérision les actions humaines, de ne pas les
déplorer ni les maudire, mais de les comprendre. »
2. Allusion à l’énigmatique et courte pièce orchestrale de Charles Ives, The Unanswered
Question (1906), où la trompette flottant mystérieusement sur un tapis de cordes pose plusieurs
fois « l’éternelle question de l’existence ».
3. Voir Jean-Marie Brohm, Ontologies du corps, Paris, Presses universitaires de Paris Nanterre,
2017.
que dans une double contextualisation. D’abord selon les périodes historiques :
le couple socialement légitime ou entériné par les mœurs dominantes en Grèce
antique, dans la Rome impériale, au Moyen Âge chrétien, à la Renaissance,
sous l’Ancien régime français a revêtu des formes symboliques, culturelles et
sociétales qui diffèrent sensiblement des formes contemporaines. Ensuite selon
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les aires culturelles et les religions. Comme l’ont montré de nombreux travaux
anthropologiques, les relations entre les sexes et les unions matrimoniales –
qu’elles soient légales, prescrites, imposées ou tolérées – présentent des formes
chaque fois singulières au Maghreb, en Afrique noire, dans les théocraties isla-
miques, en Turquie, en Afghanistan, en Inde, en Corée, au Japon, en Chine,
etc. : possibilité ou non des unions civiles ou des unions libres, monogamie
versus polygamie, mariages arrangés, mariages forcés, mariages précoces, dif-
ficultés des mariages mixtes (interethniques ou interreligieux), idéologies de la
chasteté et de la pureté, répression des relations préconjugales et extraconju-
gales, criminalisation de l’homosexualité, etc. Toutes ces coutumes, traditions,
réglementations sont souvent la cible de multiples contestations, discordes, trans-
gressions qui provoquent en retour la mobilisation massive de puissants dispositifs
de normalisation, de contrôle et d’intimidation ainsi que la mise en œuvre de
violentes répressions. On songe ici aux condamnations de l’Inquisition catho-
lique, aux interventions de la police islamique des bonnes mœurs en Iran4 ou
en Arabie saoudite, aux campagnes haineuses des divers intégrismes et fonda-
mentalismes religieux qui se déchaînent un peu partout dans le monde, y compris
en France, contre l’émancipation des femmes et la liberté sexuelle, aux crimes
d’honneur dont sont victimes les jeunes filles au Pakistan ou en Turquie. Ces
exemples attestent en tous les cas que la question du couple n’est pas simple-
ment le lieu, privé ou public, des innombrables conflits interindividuels, qu’ils
soient épisodiques ou réguliers, mais bien la matrice fondamentale des affron-
tements idéologiques, religieux, culturels et juridiques au sujet de l’ordre sociétal,
familial, marital, sexuel.
Je n’évoquerai ici que les cas les plus fréquents de ce que j’appellerai avec
un peu de dérision les « mises en couples5 » dans les sociétés dites « occiden-
4. Voir Chahdortt Djavann, Bas les voiles !, Paris, Gallimard, 2003 ; Que pense Allah de
l’Europe ?, Paris, Gallimard, 2004. Cette romancière et anthropologue d’origine iranienne cri-
tique avec courage et détermination l’oppression et l’asservissement des femmes dans les pays
islamiques. Voir aussi Zineb El Rhazoui, Détruire le fascisme islamique, Paris, Ring Éditions,
2016. Cette journaliste qui échappa à l’attentat islamiste contre Charlie Hebdo le 7 janvier 2015
dénonce l’imposture de l’islam, « religion de paix et d’amour » et son expansionnisme politique
totalitaire. Voir enfin Pierre-André Taguieff, L’Islamisme et nous. Penser l’ennemi imprévu,
Paris, CNRS Éditions, 2017, qui est une salutaire mise au point sur le fondamentalisme isla-
mique et ses menaces pour la démocratie.
5. Comme l’on parle de « mise à l’écart », de « mise en quarantaine », de « mise en boîte » ou
de « mise à la diète »...
JEAN-MARIE BROHM – LES CONFLITS DANS LE COUPLE 27
tales » qui sont les nôtres, ce qui exclut les différentes formes d’isolement –
volontaires ou non –, qu’il s’agisse d’internement, de réclusion, de quête mys-
tique ou d’ascèse monacale, encore que les tentatives ou tentations de rencontrer
« l’âme sœur » ou « l’autre moitié » de soi ne soient pas complètement exclues
dans de telles situations extrêmes. On pourrait rappeler ici le mythe de l’andro-
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gynie originelle que Platon a développé dans Le Banquet et qui constitue une
sorte d’explication mythique des choix amoureux. Après que Zeus eut décidé
de couper chaque androgyne en deux, explique Platon, chaque moitié s’est effor-
cée de retrouver sa moitié complémentaire : « Aussi tous ceux des mâles qui
sont une coupure de ce composé qui était alors appelé « androgyne » recher-
chent-ils l’amour des femmes et c’est de cette espèce que proviennent la plupart
des maris qui trompent leur femme, et pareillement toutes les femmes qui recher-
chent l’amour des hommes et trompent leur mari. En revanche, toutes les femmes
qui sont une coupure de femme ne prêtent pas la moindre attention aux hommes ;
au contraire, c’est plutôt vers les femmes qu’elles sont tournées, et c’est de cette
espèce que proviennent les lesbiennes. Tous ceux enfin qui sont une coupure
de mâle recherchent aussi l’amour des mâles6 ».
Je me limiterai plus particulièrement à la situation en France, pays qui a
connu d’importants changements de mentalités et des transformations législa-
tives décisives (sur la contraception, l’IVG, les conditions de séparation des
conjoints, etc.), mais aussi de violents télescopages multiculturels, lesquels ont
accentué les anciens conflits liés au couple, par exemple les oppositions entre
les conceptions traditionnalistes ou conservatrices du mariage religieux ou civil
et les conceptions du « mariage pour tous », tout en réactivant de nouvelles et
violentes polémiques au sujet de la procréation et de la filiation (procréation
médicalement assistée, avortement, gestion pour autrui, adoption).
Si les sciences humaines en sont venues à manifester un intérêt théorique
pour le couple (faire un couple, s’accoupler, vivre en couple, etc.), c’est parce
que cette question concerne quasiment toutes les personnes à partir d’un cer-
tain âge, quels que soient leur sexe, leur orientation sexuelle ou leur condition
sociale. Je soutiendrai même que les difficultés de la vie en couple font partie
des causes primordiales qui engendrent soucis, désagréments, misères psycho-
logiques, crises et violences de la vie quotidienne. Cela devrait inciter les
anthropologues, sociologues et psychanalyses à examiner de plus près ce qui
fonde réellement la socialité vécue ou la réalité psychique qui rythme les conflits
du couple : les tonalités affectives dépressives, les expériences émotionnelles
traumatiques, les illusions déçues, les frustrations, les « passions tristes », pour
reprendre le lexique de Spinoza, notamment celle qui ronge le plus insidieuse-
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mais encore de l’aversion, parce qu’il sera contraint de lier l’image de l’objet
aimé aux parties intimes et aux excrétions de l’autre. À tout cela s’ajoute enfin
le fait que le Jaloux n’est pas accueilli par l’objet aimé avec la même expres-
sion de visage qu’à l’accoutumée, nouvelle raison d’ailleurs pour laquelle un
amant s’attriste7 ».
Depuis quelques années les modalités sociétales, juridiques et psychologiques
de la mise en couple ont énormément changé. L’augmentation des diverses sortes
de couples « open », d’« unions libres » (concubinage, libertinage, échangisme8,
sexualité de groupe9), la multiplication des « mariages blancs » et des « mariages
à l’essai », l’institution du Pacs, puis du mariage pour tous (pour les couples
homosexuels), la banalisation commerciale des couples éphémères « à la carte »
qui se constituent grâce aux sites de rencontre sur internet10 ou sur petites annonces
spécialisées, sans compter la fréquence des « ménages à trois », officiels ou offi-
cieux, thème inépuisable des comédies de boulevard, et la pérennité inébranlable
des couples triangulés (couples mariés hétéro- ou homosexuels, plus maîtresses
ou amants, en général dissimulés), qui font l’ordinaire des procédures de divorce,
ont considérablement enrichi la panoplie des types de couples possibles et
7. Baruch de Spinoza, Éthique, traduction Robert Misrahi, Paris, Le Livre de Poche, « Les
classiques de la philosophie », 2011, Partie III : « De l’origine et de la nature des affects », pro-
position 35, scolie, p. 232. Parmi les passions qui diminuent notre puissance d’agir et notre per-
fection d’être, Spinoza range aussi d’autres formes de la Tristesse : antipathie, crainte, haine,
regret, colère, désespoir, déception, désir de vengeance. Une véritable panoplie conflictuelle....
8. Voir Catherine Millet, La vie sexuelle de Catherine M., Paris, Éditions du Seuil, 2001,
ouvrage autobiographique qui raconte avec moult détails « croustillants » ses pratiques du sexe
en groupe. Ce livre qui fit sensation à sa parution s’est immédiatement inscrit dans l’intermina-
ble série des récits, confessions et révélations sur les secrets d’alcôve des people et les pratiques
sexuelles sulfureuses et violemment transgressives dont rend compte par exemple le film Baise-
moi adapté du roman éponyme de Virginie Despentes paru en 1993. Je mentionnerai aussi le livre
de Pascal Bruckner et Alain Finkielkraut, Le nouveau désordre amoureux, Paris, Éditions du Seuil,
1977, qui décrit de manière très complaisante – avec un brin de cynisme postmoderne – la « fin
du modèle conjugal », la « diaspora libidinale », les « pluralités libertines des minorités », le « deve-
nir minoritaire de l’hétérosexualité », etc.
9. Pour une analyse critique des communautés sexuelles, amours de groupe et échanges de
conjoints, voir Tobie Nathan, Sexualité idéologique et névrose. Essai de clinique ethnopsycha-
nalytique, Grenoble, La Pensée sauvage, 1977.
10. Les sites de rencontre se sont multipliés à l’image de bien d’autres systèmes d’achat/vente
par correspondance : Élite Rencontre ; Meetic Attractive World ; eDarling ; ReserveCougar ; Easy
flirt ; BeCoquin ; Adopte un mec.com. Il n’y a que l’embarras du choix. On trouve même dans
les wagons du métro parisien des étiquettes autocollantes avec numéros de portables et proposi-
tions de rencontre immédiate pour « jeunes filles disponibles »...
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aussi distinguer les couples intragénérationnels (entre personnes de la même
tranche d’âge ou de même génération) et les couples intergénérationnels (qui
unissent des personnes présentant une notable différence d’âge ou des statuts
sociaux asymétriques, par exemple entre professeurs et étudiant(e)s, ce qui n’est
pas rare)12. Figure marquante de l’anthropologie culturelle, Margaret Mead a
ainsi distingué trois grands types de relations culturelles entre les générations :
« Postfigurative, dans laquelle les enfants sont instruits avant tout par leurs
parents ; cofigurative, dans laquelle les enfants comme les adultes apprennent
de leurs pairs ; et préfigurative, dans laquelle les adultes tirent aussi des leçons
de leurs enfants13 ». Il est probable que ces types de relations intra- ou inter-
générationnelles induisent des modèles différents de couples et donc de relations
conflictuelles. Un couple postfiguratif qui se situe dans la continuité de la tra-
dition où les enfants prennent pour modèle le couple de leurs parents, qui
eux-mêmes ont été conformes à l’exemple de leurs parents, ne connaît pas les
mêmes contradictions qu’un couple préfiguratif où les parents et les enfants
s’alignent globalement sur les mêmes normes. Karl Mannheim a lui aussi mon-
tré comment des « ensembles générationnels » qui se constituent « à partir de la
11. La déferlante des livres sur le couple a de quoi méduser. Psychologues, psychosocio-
logues, psychothérapeutes, conseillers conjugaux, coachs humanistes, prêtres laïques en tous
genres prodiguent à profusion conseils, recommandations et recettes du bonheur. Je citerai ici
en vrac quelques spécimens qui varient sur tous les tons les thèmes de l’amour, de la sexualité,
de la fidélité, de la routine quotidienne, des difficultés de la cohabitation : La danse du couple;
Le couple et l’enfant; Inventer le couple; À quoi sert le couple ?; Le couple amoureux; Nouveaux
couples; Oser le couple; Les couples heureux; Le couple brisé; Piégé dans son couple; Éloge du
couple; Le couple : sa vie, sa mort. Les psychanalystes n’hésitent pas, eux aussi, à intervenir
dans le débat, voir par exemple Fabienne Kraemer, psychanalyste et « coach de vie » : Je prends
soin de mon couple, Paris, PUF, 2013, pour « aider à vivre un bonheur à deux durable ».
Fabienne Kraemer, 21 clés pour l’amour slow, Paris, PUF, 2016, pour « redonner du sens à
l’amour et au couple ». Éric Smadja, « thérapeute de couple » et psychanalyste, Le couple et son
histoire, Paris, PUF, 2011, qui propose une « thérapie psychanalytique du couple ». Sophie
Cadalen, Inventer son couple, Paris, Eyrolles, 2006, ou « comment préserver l’amour au quoti-
dien ». Ces livres attestent que certains psychanalystes n’hésitent plus à pratiquer le coaching de
la libido ou la pastorale du care conjugal...
12. L’élection récente d’Emmanuel Macron à la présidence de la République a suscité de
nombreuses remarques sur son mariage avec sa femme Brigitte, de vingt-quatre ans son aînée.
Ils se sont en effet rencontrés alors qu’elle était sa professeure de français et qu’il était encore
lycéen en classe de première. Emmanuel Macron n’a pas d’enfants en propre, mais sa femme a
trois enfants d’une union précédente (et sept petits enfants). Un couple recomposé assez atypique...
13. Margaret Mead, Le fossé des générations. Les nouvelles relations entre les générations
dans les années 70, Paris, Denoël/Gonthier, 1979, p. 30.
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exemple a ainsi constitué une communauté de destin en influençant largement
ses mœurs, ses pratiques sexuelles, ses représentations des liens de couple, mais
aussi ses manières de gérer les conflits entre les sexes.
Dans une perspective proprement freudienne on peut aussi étudier les cou-
ples selon le type de choix d’objet. Freud distingue en effet, on le sait, deux
types de choix d’objets amoureux : a) le type narcissique qui s’opère sur le modèle
de la relation du sujet à sa propre personne (ce que l’on est ou voudrait être) et
le type par étayage ou choix objectal sur le modèle des figures parentales (« la
femme qui nourrit ; l’homme qui protège, et les lignées de personnes substitu-
tives qui en partent16 »). On imagine aisément que chaque type de choix d’objet
puisse induire différentes formes de conflits, par exemple entre l’exigence fémi-
nine narcissique d’être aimée et la tendance masculine en quête de l’objet
d’amour. Pour les femmes narcissiques qui exercent un grand charme sur les
hommes, Freud note ainsi que « leur besoin ne les fait pas tendre à aimer, mais
à être aimées, et leur plaît l’homme qui remplit cette condition [...]. Mais le
grand charme de la femme narcissique ne manque pas d’avoir son revers ; l’in-
satisfaction de l’homme amoureux, le doute sur l’amour de la femme, les plaintes
sur sa nature énigmatique ont pour une bonne part leur racine dans cette incon-
gruence des types de choix d’objet17 ».
Il est toujours possible, bien entendu, d’établir les variétés idéal-typiques18
des couples. On peut par exemple avoir recours à des constructions sociolo-
giques globales, comme chez Pierre Bourdieu, avec les notions d’habitus, de
capital social (culturel) et de trajectoire de classe19 supposées expliquer les stra-
14. Karl Mannheim, Le problème des générations, Paris, Éditions Nathan, 1990, p. 62.
15. Ibid., p. 45.
16. Sigmund Freud, « Pour introduire le narcissisme », in La vie sexuelle, Paris, PUF, 1968,
p. 95-96. Voir aussi Sigmund Freud, « Un type particulier de choix d’objet chez l’homme », Ibid.;
Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, « Folio essais », 2001, « La
découverte de l’objet », p. 164-175.
17. Sigmund Freud, « Pour introduire le narcissisme », op. cit., p. 94-95.
18. Max Weber, Essais sur la théorie de la science, Paris, Librairie Plon, 1965, p. 181 : « On
obtient un idéaltype, écrit-il, en accentuant unilatéralement un ou plusieurs points de vue et en
enchaînant une multitude de phénomènes donnés isolément, diffus et discrets, que l’on trouve
tantôt en grand nombre, tantôt en petit nombre et par endroits pas du tout, qu’on ordonne selon
les précédents points de vue choisis unilatéralement, pour former un tableau de pensée homo-
gène. On ne trouvera nulle part empiriquement un pareil tableau dans sa pureté conceptuelle. »
19. Voir par exemple Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris,
Les Éditions de Minuit, 1979, et ses développements sur la socialité, l’éthos, les goûts et les stra-
tégies matrimoniales de la petite bourgeoisie.
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pas « deux feuilles parfaitement semblables20 ». De la même manière aucun indi-
vidu, aucun couple ne ressemble à aucun autre. C’est précisément cette singularité
individuelle qui rend si dérisoires et même grotesques les guides du vivre ensem-
ble, les manuels du bonheur marital, les précis de la « réussite sexuelle » dans
le couple qui tentent de formuler quelques recettes ou recommandations basées
en général sur une « psychologie de la communication ».
Pour résumer, je voudrais simplement mentionner, sans pouvoir les déve-
lopper dans le cadre de cette contribution, trois propositions qui me semblent
surdéterminer ce qui est en question dans la question du couple.
a) La question du couple s’étaye toujours sur un imaginaire amoureux, on
pourrait même parler d’une mythologie privée de l’amour sexuel, du prince char-
mant, de la bien aimée qui renvoie à des structures mythologiques collectives :
les mythes de l’amour courtois, de l’éternel féminin (Goethe), de l’amour fou
(André Breton), des amants unis jusque dans la mort (Tristan et Isolde, Roméo
et Juliette), etc. 21.
b) Le conflit, comme l’a souligné Georg Simmel, est l’une des modalités
fondamentales de la socialité, parce qu’il oppose en même temps qu’il unit les
individus dans l’unité des contraires. « On en trouvera l’exemple le plus fré-
quent dans les relations érotiques, écrit-il. Bien souvent, celles-ci nous
apparaissent comme un tissu d’amour et de respect, ou de mépris ; d’amour et
d’un sentiment d’harmonie entre les êtres, en même temps que de la conscience
de contradictions complémentaires ; d’amour et de besoin de dominer l’autre,
ou de s’appuyer sur lui 22 ». Autre manière de remarquer l’ambivalence foncière
de la relation érotique qui est toujours une « relation mitigée 23 ».
c) Tout énoncé sur le couple et ses conflits – qu’il soit théorique, idéolo-
gique ou éthique – renvoie aux expériences personnelles de l’énonciateur, y
20. Gottfried Wilhelm Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, Paris, Garnier
Flammarion, 1990, p. 180. Voir aussi préface, p. 43 : « En vertu des variations insensibles, deux
choses individuelles ne sauraient être parfaitement semblables. »
21. Voir par exemple Arthur Schopenhauer, « Métaphysique de l’amour sexuel », in Le monde
comme volonté et représentation, Paris, Gallimard, « Folio essais », 2009 ; Denis de Rougemont,
L’Amour et l’Occident, Paris, 10/18, 1962 ; Denis de Rougemont, Les Mythes de l’amour, Paris,
Albin Michel, 1996 ; xavière Gauthier, Surréalisme et sexualité, Paris, Gallimard, « Idées », pré-
face de J.-B. Pontalis, 1971 ; Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Paris, Éditions
du Seuil, 1977.
22. Voir Georg Simmel, Sociologie. Études sur les formes de la socialisation, Paris, PUF,
1999, chapitre 4 : « Le conflit », p. 272.
23. Ibid., p. 272.
32 TOPIQUE
compris lorsqu’il se croit chercheur objectif et protégé par son savoir théorique.
La question du couple, comme la sexualité24 ou la mort25, est en effet déstabi-
lisante et anxiogène. Georges Devereux a ainsi montré que l’engagement
personnel du chercheur dans son objet de recherche entraîne la perception défor-
mée de la réalité liée aux mécanismes de défense de son contre-transfert. « Le
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chercheur, écrit-il, est émotionnellement impliqué dans son matériau, auquel il
s’identifie ; ce qui, en dernière analyse, rend l’angoisse inévitable26 ». Or, ajoute-
il, « plus l’angoisse provoquée par un phénomène est grande, moins l’homme
semble capable de l’observer correctement, de le penser objectivement et d’éla-
borer les méthodes adéquates pour le décrire, le comprendre, le contrôler27 ».
Pour conclure, je distinguerai plusieurs situations ou causes de conflits dans
le couple.
1) L’érosion progressive du désir érotique, avec les frustrations et les décep-
tions qu’elle ne manque pas en général de provoquer, est très souvent l’un des
principaux facteurs qui entraîne les aventures sexuelles hors couple, voire les
ruptures du couple, qu’il soit marital ou non.
2) La jalousie, dont l’intensité est à géométrie variable, constitue également
l’une des causes majeures, ouverte ou insidieuse, des conflits, avec leurs cor-
tèges de suspicions, de reproches, de disputes et de vengeances.
3) Les rapports plus ou moins familiers ou plus ou moins hostiles avec les
ex-maris, ex-amants, ex-concubins représentent par ailleurs un terreau fertile
de conflits, parfois liés à la jalousie évoquée au point 2, mais aussi à des ques-
tions matérielles, juridiques, symboliques concrètes, en particulier en ce qui
concerne ce qu’on appelle les couples recomposés : l’éducation des enfants, le
partage des biens mobiliers ou immobiliers, le partage des amis, voire des ani-
maux de compagnie, etc. Dans une perspective temporelle il n’est d’ailleurs pas
interdit de considérer le couple comme un moment transitoire entre les ex du
passé (qui restent dans le souvenir) et les ex du futur (qui peuplent les fantasmes
ou l’imagination), ce qui permet de concevoir le couple comme une intrication
complexe du « déjà plus » et du « pas encore », pour reprendre une expression
chère à Vladimir Jankélévitch.
Ces trois matrices conflictuelles, à mon sens structurantes, sont évidemment
surdéterminées par d’autres situations ou circonstances qui peuvent à l’occa-
sion jouer le rôle d’analyseurs, de déclencheurs ou de catalyseurs. Je retiendrai
en particulier :
24. Voir Magali Uhl et Jean-Marie Brohm, Le sexe des sociologues. La perspective sexuelle
en sciences humaines, Bruxelles, La Lettre volée, 2003.
25. Voir Jean-Marie Brohm, Figures de la mort. Perspectives critiques, Paris, Beauchesne,
« Prétentaine », 2008.
26. Georges Devereux, De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, Paris,
Flammarion, 1980, p. 30.
27. Ibid., p. 25.
JEAN-MARIE BROHM – LES CONFLITS DANS LE COUPLE 33
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3) Les aléas de la situation professionnelle des partenaires du couple (licen-
ciement, chômage, mutation, changement d’activité, etc.).
4) L’influence des « amis du couple » ou des « relations du couple » (parfois
des ex) qui jouent souvent le rôle de « tiers médiateurs » par leurs avis, leurs
conseils, leurs prises de position dans les conflits du couple.
5) L’influence bénéfique ou au contraire négative des enfants du couple, sur-
tout en cas de couples recomposés.
Les manières envisagées pour résoudre les conflits récurrents ou les « crises »
du couple ne sont que rarement originales. Elles vont de la séparation plus ou
moins brutale à la négociation, elle-même plus ou moins conflictuelle, pour trou-
ver un compromis viable et vivable, généralement fragile et temporaire, en passant
par la résignation à « l’être-là » de la triste réalité ou encore par la fuite dans
différentes échappatoires, par exemple le repli sur soi. « S’isoler volontairement,
se tenir à distance, remarque Freud, c’est là la protection la plus immédiate contre
la souffrance susceptible de résulter pour quelqu’un des relations humaines28 ».
Mais la solution la plus classique est depuis toujours le recours plus ou moins
secret ou discret à des couples parallèles, complémentaires ou alternatifs : maî-
tresses ou amants plus ou moins réguliers, « amour libre », « union libre » et
aujourd’hui ce que l’on appelle « polyamour » que le journal Elle pour femmes
branchées définit ainsi : « Certains vivent une histoire à trois, c’est-à-dire en
« trouple », allant jusqu’à élever des enfants ensemble. D’autres inventent un
équilibre, parfois précaire, à quatre, en « quadrouple ». Les plus audacieux s’es-
saient à cinq, six ou sept... 29 ».
On pourrait même penser que la recherche d’une « solution » aux conflits
du couple est la véritable raison de la conflictualité du couple, j’oserais même
dire de l’aporie indépassable du couple sous ses trois formes principales : l’aven-
ture éphémère, la liaison durable (publique ou secrète), la relation établie
(maritale ou non).
Jean-Marie BROHM
[email protected]
28. Sigmund Freud, Le malaise dans la culture, Paris, PUF, « Quadrige », 2000, p. 20.
29. « Amour. Soyons poly », Elle, 3 mars 2017.
34 TOPIQUE
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gieux, culturels au sujet de l’ordre sociétal, familial, marital, sexuel témoignent surtout de
la conflictualité même de la mise en couple et de ses difficultés : différences d’âge ou de
statut social, compatibilité des goûts et des opinions, jalousie, cohabitation, éducation des
enfants, etc.
Mots-clés : Mises en couple – Couples intra- et inter-générationnels – Conflits –
Jalousie – Crises – Imaginaires amoureux – Choix d’objet – Ex-conjoints et ex-amants –
Couples parallèles – Couples « open » – Polyamour – Implication personnelle du cher-
cheur (sociologue ou psychanalyste).
Abstract : The different forms which couples take on in contemporary society (mar-
riage, civil partnership, gay marriage, common-law couples, cohabitation, etc.) remind us
that both the legitimate and informal relations between the sexes are constantly evolving.
Conflicts, be they ideological, legal, religious or cultural concerning the social, family,
marital or sexual order bear witness to the conflictual nature of forming a couple and its
inherent difficulties – differences in age or social status, compatibility of taste or opinion,
jealousy, living together, bringing up children etc.
Key-words : Forming a Couple – Intra/inter-generational Couples – Conflicts –
Jealousy – Crises – How Love is Imagined – Object Choice – Ex-spouses and Ex-lovers
– Parallel Couples– ‘Open’ Couples – Polyamory – Personal Involvement of the
Researcher (sociologist or psychoanalyst).