Manie Et Dépression. Comprendre Et Soigner Le Trouble Bipolaire-2007

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Pr MARC-LOUIS BOURGEOIS

MANIE
ET DÉPRESSION
Comprendre et soigner
les troubles bipolaires
© ODILE JACOB, 2007, JANVIER 2011
15, RUE SOUFFLOT, 75005 PARIS

www.odilejacob.fr

ISBN 978-2-7381-9918-8

Le Code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes de l’article L.122-5, 2°


et 3° a, d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage
privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d’autre part, que les
analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, « toute repré-
sentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur
ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (art. L. 122-4). Cette représentation
ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon
sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Ce livre est dédié aux patients qui,
depuis plusieurs décennies, m’enseignent
le trouble bipolaire maniaco-dépressif.
Ils connaissent mieux que les psychiatres
la vérité de cette maladie. Mais il peut leur être
utile de savoir comment cette affection
est actuellement conceptualisée et soignée
par la communauté médicale.
Introduction

Êtes-vous bipolaire ?
Avez-vous des périodes d’exaltation irrépressible où
tout devient possible, facile, où le sommeil n’est plus néces-
saire, où votre énergie est décuplée, votre parole déliée, où
vous pouvez dépenser votre argent ou même celui que vous
n’avez pas sans culpabilité, où tous les interdits, sociaux,
relationnels, sexuels, automobiles sont abolis ?
Avez-vous des hauts et des bas, des périodes d’eupho-
rie et de bonheur, mais aussi des périodes de blues, de
cafard, de déprime ?

Êtes-vous cyclique ? Avec des moments d’excitation,


d’agitation ou d’agressivité, alternant, après un calme plat,
avec des périodes d’accablement, de tristesse, de repli,
d’hypersomnie, de léthargie, de perte d’énergie, de désinté-
rêt et de manque de goût pour quoi que ce soit, allant
jusqu’à la détestation de soi et aux ruminations suicidaires.
Bonaces et cyclones !

En bref, êtes-vous bipolaire ou ce qu’on appelait


naguère maniaco-dépressif ?

Maladie neuropsychique universelle, connue depuis la


plus haute Antiquité grecque et la médecine hippocratique,
décrite dans la mythologie et les épopées homériques (la
10 • MANIE ET DÉPRESSION

fureur et le suicide d’Ajax, la colère d’Achille, la mélancolie


de Bellérophon), elle fut redécouverte et redéfinie par les
médecins du XIXe siècle, tels que l’Allemand Griesinger
(1845, 1867) et plus spécialement les Français Jean-Pierre
Falret (1851, 1854) et Jules Baillarger (1854). Ces deux psy-
chiatres se sont disputé la paternité scientifique du concept.
Leurs statues continuent de se regarder en chiens de faïence
à l’entrée de la Salpêtrière. Falret parlait de folie circulaire,
et Baillarger de folie à double forme. C’est le grand psychia-
tre allemand Emil Kraepelin qui la baptisa « folie maniaco-
dépressive » (manisch depressiv Irresein) et la décrivit de la
façon la plus extensive, entre 1899 et 1913. Son texte fonda-
teur est désormais disponible dans son intégralité en traduc-
tion française grâce à Marc Géraud (éditions Mollat 1997).
C’est par cet ouvrage qu’il faut commencer l’apprentissage
du trouble bipolaire.
Pendant le XXe siècle, on a utilisé le terme de psychose
maniaco-dépressive (PMD), en particulier en France, mais,
depuis 1980, c’est le terme de trouble bipolaire (bipolar
disorder) qui doit être utilisé. À juste titre, car le concept de
psychose1 reste controversé et diversement défini : le mot
désigne les troubles mentaux graves, autrefois qualifiés
d’aliénation mentale ; il implique souvent la notion de
délire. En réalité, la majorité des patients bipolaires ne pré-
sentent pas de symptômes psychotiques durables pendant
leurs épisodes : pas d’hallucinations ni de délire organisé ou
durable. On ne devrait d’ailleurs pas parler de « personne
bipolaire » mais, pour suivre les conventions internationales,
comme cela est précisé au début des DSM-III et DSM-IV,
de « personne ou individu présentant un trouble bipolaire ».
C’est une façon peut-être formelle, mais indispensable de

1. Nom générique des maladies mentales (Littré, 1875).


INTRODUCTION • 11

dédramatiser la pathologie mentale et de ne pas réduire une


personne humaine à sa maladie, comme on pourrait la
réduire à un type astrologique. La prévention quaternaire,
c’est-à-dire la déstigmatisation des troubles mentaux, est
d’ailleurs une injonction de l’OMS (Organisation mondiale
de la santé).
Le trouble bipolaire est une maladie au même titre que
l’hypertension artérielle, le diabète ou les maladies allergi-
ques. Personne, actuellement, ne conteste son appartenance
au domaine médical. Dans tous les ouvrages récents, on
retrouve d’ailleurs cette comparaison. La pathologie, diabé-
tique ou hypertensive, est définie par un seuil décidé par la
communauté médicale et fixé par l’OMS : il y a diabète
quand le taux du sucre dans le sang (glycémie) est supérieur
à 1,26 gramme ; il y a hypertension artérielle quand les chif-
fres de la tension sont supérieurs à 8 pour la minima (diasto-
lique) et 13 pour la maxima (systolique). Ces chiffres seuils
étaient plus élevés naguère mais ils ont été revus à la baisse.
Leur évaluation dépend d’un laboratoire de biologie pour le
taux de glycémie, et d’un appareil de mesure de la tension
(tensiomètre de Vaquez ou de Pachon) pour l’affection vas-
culaire. En ce qui concerne les troubles mentaux, il n’y a pas,
jusqu’à présent, d’examen de laboratoire et seules l’investi-
gation clinique et l’histoire du patient contribuent au dia-
gnostic de maladie bipolaire.
On peut estimer que 1 % environ de la population
générale souffre de la forme classique complète dite bipo-
laire type I, qui fait alterner épisodes maniaques typiques et
épisodes dépressifs bipolaires francs. La forme bipolaire du
type II, dans laquelle prédominent les états dépressifs récur-
rents, avec des périodes d’excitation atténuée du type hypo-
manie, concernerait seulement 0,5 % de la population géné-
rale. En réalité, tout le monde s’accorde sur une prévalence
beaucoup plus élevée. En fait, la « dépression bipolaire »
12 • MANIE ET DÉPRESSION

(observée dans le type I et le type II) est probablement très


fréquente.
Actuellement, il y a débat sur une conception élargie
d’un spectre bipolaire qui rendrait compte d’un certain nom-
bre de comportements anormaux, dommageables pour la
personne et pour autrui, et qui resteraient incompréhensibles
en l’absence de reconnaissance de l’origine et de la nature
bipolaire de ces déviations comportementales et caracté-
rielles. Cette méconnaissance ferait perdre au sujet atteint
le bénéfice d’une prise en charge thérapeutique (c’est selon
la formule juridique actuelle une « perte de chance »). En
effet, nous possédons maintenant des ressources thérapeuti-
ques accrues pour améliorer ces situations, avec des médica-
ments pour les formes nucléaires types I et II ; et recourant
plutôt à des prises en charge psychopédagogiques et psycho-
thérapiques pour les formes frontières du spectre bipolaire
élargi.
Dans le contexte actuel de la médecine mentale (psy-
chiatrie), les relations patients-soignants ont complètement
changé. Il existe désormais un nouveau partenariat qui réunit
les patients, leur entourage et les soignants, en particulier
pour le partage des connaissances et des décisions thérapeu-
tiques. La relation médecin-malade classique du type maître-
élève ou parent-enfant est en train de laisser place à une
relation plus égalitaire qui demande aux médecins plus
d’échanges et d’informations et une certaine délégation des
compétences, et aux patients plus de responsabilité dans
l’autogestion de leur maladie, qu’ils doivent aussi mieux
connaître. Il s’agit d’un nouveau contrat, conforté par les
dernières dispositions légales et réglementaires. Grâce aux
livres (on parle maintenant de bibliothérapie), à Internet, aux
diverses associations de malades, l’information dans ce
domaine est largement diffusée, accessible à tous, et parta-
gée. Souvent même les « consommateurs » et « usagers » en
INTRODUCTION • 13

savent plus que les professionnels de la santé… Le médecin


devient un conseiller technique et un régulateur.

Il existe maintenant plusieurs livres sur les troubles


bipolaires. La monographie que nous présentons ici a
l’ambition de décrire comment se présentent cliniquement
les patients bipolaires pendant les crises, et de faire com-
prendre ce qui se dérègle au plan neuropsychique lors de
l’apparition des épisodes, cela pour le public, les personnes
concernées, les patients et leurs soignants. Trois grands axes
orientent cet ouvrage :
• Comment reconnaître les troubles bipolaires, c’est-à-dire
quels en sont les symptômes majeurs, et comment actuelle-
ment les médecins psychiatres établissent ce diagnostic.
• Comprendre le trouble bipolaire, c’est-à-dire quelles sont
les perturbations liées à cette pathologie : bien sûr un dérègle-
ment de l’humeur, mais aussi un dérèglement de nombreuses
autres fonctions neuropsychiques, un dysfonctionnement de
la psychomotricité (accélération ou ralentissement), des pro-
cessus de pensée, de la sensorialité, de l’attention et du sys-
tème inhibition-desinhibition, de l’impulsivité, des cycles
chronobiologiques et des rythmes veille-sommeil (insomnie,
hypersomnie), des instincts et des relations sociales.
• Comment gérer et soigner le trouble bipolaire, quels sont
les traitements actuellement disponibles recommandés, qu’il
s’agisse de médicaments (tels que le lithium), ou de psycho-
thérapies, les indications et modalités d’hospitalisation, les
mesures de protection, l’hygiène de vie, les réseaux de soin.
Nous aborderons aussi le problème classique de la
créativité, en particulier artistique, chez les bipolaires. C’est
la maladie des grands hommes et du tempérament artistique,
thème qui remonte au problème XXX d’Aristote : pourquoi
tous les grands hommes étaient-ils mélancoliques ?
14 • MANIE ET DÉPRESSION

Les troubles bipolaires étaient classiquement et restent


encore actuellement considérés comme liés à un dérègle-
ment de l’humeur. Dans toutes les classifications internatio-
nales, ils sont classés dans le chapitre des troubles affectifs
ou troubles de l’humeur. Ce concept d’humeur mérite d’être
défini et précisé. Les professionnels de langue française uti-
lisent d’ailleurs souvent un synonyme plus technique, celui
de « thymie ». En effet, les formes typiques de la maladie se
présentent avec des récurrences d’épisodes « thymiques » :
manie et hypomanie ou dépression, ou bien encore avec des
épisodes mixtes, c’est-à-dire intriquant des symptômes de
dépression et d’excitation.
En réalité, comme on l’a vu plus haut, le trouble bipo-
laire détermine un dérèglement intermittent et périodique de
toutes les fonctions neuropsychiques. Autant dire que les
manifestations cliniques de cette pathologie sont extrême-
ment diverses, variables d’un patient à l’autre, cela d’autant
plus qu’entre les épisodes aigus il y a le plus souvent un
retour à la normale. Cette diversité sera illustrée par un
nombre important d’observations cliniques, des vignettes
selon le terme employé désormais par les Anglo-Saxons.
Cette maladie est restée longtemps méconnue en raison
de son polymorphisme clinique et des périodes intercritiques
de normalité, s’étendant parfois sur de nombreuses années.
Trop souvent encore ces patients reçoivent des étiquettes
diagnostiques erronées : schizophrénie, hystérie, état limite
borderline, caractéropathie, psychopathie, déséquilibre psy-
chique, mythomanie, trouble de la personnalité, socio-
pathie, etc.
Les patients et leur famille veulent savoir. Beaucoup de
leurs questions restent sans réponse. Quant aux médecins,
qu’il s’agisse de généralistes ou de psychiatres, leur connais-
sance de la maladie est variable, beaucoup s’en tiennent
encore à un psychologisme sommaire imprégné de notions
INTRODUCTION • 15

freudiennes et à un écouteurisme passif ; d’autres recourent


hâtivement à des prescriptions médicamenteuses inspirées
par le marketing de l’industrie pharmaceutique.
Le diagnostic comme les protocoles de prise en charge
devraient désormais suivre le consensus établi par les per-
sonnes compétentes dans ce domaine. Au cours des vingt
dernières années, ce domaine a radicalement changé et il
convient donc de réactualiser les connaissances.
Dans le domaine de la pathologie bipolaire, il y a
l’ombre et la lumière. La zone d’ombre, ce sont toutes les
folies que peuvent commettre les patients bipolaires, achats
inconsidérés, incartades amoureuses, incivilités, ou même
crimes et délits, instabilité professionnelle, affective, enlise-
ment dans la dépression, apragmatisme, incurie, désespoir,
suicide, etc. La lumière bipolaire ce sont la vivacité des sens
et de l’intelligence, l’éloquence passionnée, l’enthousiasme
contagieux, les entreprises audacieuses, les amours ferven-
tes, la création artistique, l’exaltation religieuse.
Autant dire des bipolaires qu’ils sont humains, trop
humains, avec leur expérience exacerbée des émotions, leur
sensibilité aux relations humaines, leur expérience de toute
la gamme des vécus. Ils sont parfois fatigants et insupporta-
bles d’énergie, parfois accablants d’inertie, de renoncement
et de pessimisme.
Nous avons essayé d’éviter le jargon médico-
psychiatrique. Mais le niveau culturel de la population a net-
tement monté depuis quelques décennies, en même temps
que l’intérêt pour la psychologie et la médecine. Il y a de
nombreuses sources d’information, il est important que les
personnes intéressées connaissent la signification réelle des
termes employés par les cliniciens. Derrière la plupart des
mots, il y a un concept que ce mot résume, comme par exem-
ple l’humeur, la manie, la dépression… Notons simplement
que le mot maniaque désigne encore dans le grand public
16 • MANIE ET DÉPRESSION

une personnalité méticuleuse, ordonnée, c’est-à-dire obses-


sionnelle, alors qu’en médecine psychiatrique le mot désigne
une personne présentant un état pathologique d’excitation
euphorique.
Êtes-vous bipolaire ? Quel est votre degré de bipolarité ?
Quelle est l’amplitude des oscillations de votre humeur ?
Avez-vous des lâchages et des embardées ? Chacun devrait
désormais se poser cette question.
C H A P I T R E P R E M I E R

Reconnaître
le trouble bipolaire

Ce qui caractérise
le trouble bipolaire

Pour les professionnels de la santé, ce qui est désor-


mais appelé trouble bipolaire correspond à une affection
médico-psychiatrique définie par des symptômes d’une
intensité et d’une durée minimum, entraînant une souffrance
et un handicap importants (voir l’encadré « Maladie ou trou-
ble mental ? » page 21). On peut d’emblée résumer ainsi ce
qui représente l’essentiel de la maladie bipolaire :
• Il s’agit d’une affection neuro-psychique évolutive avec
des accès d’excitation auxquels on donne depuis l’Antiquité
le nom de manie (voir plus bas les critères opérationnels
actuels requis pour faire un diagnostic de manie). Le plus
souvent on observe aussi des épisodes répétitifs de dépres-
sion, naguère appelée mélancolie d’où le nom de psychose
maniaco-mélancolique, désormais abandonné pour des rai-
sons que nous verrons plus bas.
• Il s’agit essentiellement d’un trouble de l’humeur qui est
soit abaissée dans la dépression, soit exaltée dans la manie
(ou l’hypomanie), cela dans un degré d’intensité patholo-
18 • MANIE ET DÉPRESSION

gique. Ce concept d’humeur représente le fondement du


trouble bipolaire.
• Il s’agit d’une affection de longue durée (ALD). C’est une
maladie intermittente, dont les accès ou épisodes récurrents
durent plusieurs semaines ou plusieurs mois s’ils ne sont pas
traités correctement. Les traitements modernes font disparaî-
tre ou atténuent les symptômes, mais ils doivent être pres-
crits pendant les nombreux mois qui correspondent à
l’évolution spontanée d’un épisode (même si les symptômes
paraissent effacés). On parlait naguère de « psychose pério-
dique » ou de « psychose intermittente », ou bien encore
« rémittente ».
• Entre les épisodes aigus, la personne souffrant d’un trou-
ble bipolaire est dans un état normal, capable de penser, de
sentir, de travailler et de se comporter normalement, cet
état intercritique de parfaite normalité pouvant durer très
longtemps.
• Il s’agit d’une maladie cyclique, qu’il s’agisse de cycles
circadiens ou de cycles circannuels, c’est-à-dire que le dérè-
glement de l’humeur, les oscillations thymiques et les autres
fonctions neuropsychiques vont s’inscrire dans un temps de
24 heures ou se compter en semaines ou en mois. Par exem-
ple, il est connu depuis longtemps que le printemps et
l’automne sont des saisons qui favorisent la déstabilisation
de l’humeur, avec en particulier des états maniaques au prin-
temps, et des dépressions automno-hivernales. Jean Delay
proposait de ranger cette pathologie dans le cadre des
« cyclophrénies », maladies cycliques et rémittentes.
• Si le vécu dépressif est très fréquent et durable, et bien que
la dépression occupe plus de temps dans la vie du malade, il
ne s’agit pas d’une maladie dépressive proprement dite, à
traiter comme telle par les médicaments antidépresseurs et
des psychothérapies réglées, comme pour la dépression
récurrente unipolaire.
RECONNAÎTRE LE TROUBLE BIPOLAIRE • 19

• En effet, la pierre angulaire, l’élément cardinal qui carac-


térise la maladie bipolaire, c’est la manie (ou l’hypomanie).
• Il s’agit d’une maladie très grave, si elle n’est pas reconnue
tôt dans son évolution et si elle n’est pas soignée adéquate-
ment : 15 à 20 % des bipolaires non soignés meurent par sui-
cide, 40 % font des tentatives de suicide. Morbidité et
mortalité sont plus élevées que dans la population générale :
les patients bipolaires sont plus exposés aux maladies cardio-
vasculaires, infectieuses et autres affections organiques.
• Cette maladie perturbe gravement la vie des patients et de
leur entourage : le taux de divorce est trois fois plus élevé
que dans la population générale. Il y a souvent une incapa-
cité de travailler. La formation scolaire, universitaire, pro-
fessionnelle est perturbée sinon totalement empêchée. La
personne atteinte d’un trouble bipolaire n’est pas la seule à
souffrir : la famille, les proches et le milieu vont être eux
aussi concernés et perturbés par cette affection.
• Il s’agit d’une maladie éminemment curable, à condition
d’être reconnue précocement, acceptée comme telle par le
patient et son entourage, avec une bonne alliance thérapeuti-
que et une observance du traitement.
• Ce trouble de l’humeur est à distinguer de la maladie
dépressive unipolaire : le tableau clinique, les symptômes,
l’évolution, la gravité, l’histoire familiale et la génétique,
l’indication des médicaments et la réponse aux traitements
sont différents pour les troubles unipolaires et les troubles
bipolaires.
• La forme nucléaire, c’est-à-dire typique, classique, de
l’affection bipolaire est représentée par ce qu’on appelle
actuellement le trouble bipolaire du type I (BP I) qui fait
alterner les épisodes maniaques et les épisodes dépressifs.
Cette forme classique a une fréquence (prévalence) d’envi-
ron 1 % dans la population générale, ce qui est considérable.
On définit aussi un trouble bipolaire type II (BP II) dans
20 • MANIE ET DÉPRESSION

lequel la pathologie dépressive prédomine, les épisodes


dépressifs pouvant alterner avec des épisodes d’hypomanie
(forme atténuée de manie). Cette forme est encore sujette à
polémique, et sa fréquence reste probablement très sous-
estimée (elle est nettement supérieure aux 0,5 % des
manuels et traités de psychiatrie).
• Le traitement du trouble bipolaire type I est essentielle-
ment pharmacologique. Il repose sur la prise très régulière
de lithium ou d’un autre thymorégulateur (c’est-à-dire un
stabilisateur de l’humeur), le plus souvent thymorégulateur
anticonvulsivant (TRAC) fâcheusement appelé en France
« normothymique ».
• Une fois le diagnostic bien établi, on peut distinguer trois
phases dans la prise en charge thérapeutique d’une affection
bipolaire :
– le traitement curatif des épisodes aigus maniaco-
dépressifs,
– le traitement de continuation, c’est-à-dire la poursuite
du traitement pendant plusieurs semaines ou plusieurs
mois de l’épisode actuel, même si les symptômes sont
apparemment effacés et le patient asymptomatique,
– le traitement préventif (prophylactique) qui vise pen-
dant la période intercritique à prévenir ou atténuer la
récurrence des accès aigus.
Nous reprendrons tous ces éléments essentiels dans les
chapitres suivants en essayant de mettre un peu de clarté
dans la compréhension de cette pathologie polymorphe et
très variable d’une personne à l’autre.
RECONNAÎTRE LE TROUBLE BIPOLAIRE • 21

Maladie ou trouble mental ?


Jusqu’à ce jour, et contrairement aux autres maladies prises
en charge par les différentes spécialités médicales, les exa-
mens de laboratoire (biologie et radiologie) ne jouent prati-
quement aucun rôle dans la pratique psychiatrique, tout au
moins pour le diagnostic.
Aussi, la définition des maladies mentales ne peut reposer
sur des indices biologiques et dépend essentiellement de
l’interrogatoire (histoire et vécu du patient) et de l’examen
clinique (comportement du patient). L’histoire personnelle
joue un rôle majeur dans cette investigation, éventuellement
aidée par l’entretien avec l’entourage. Aussi ne parle-t-on
plus de « maladie mentale » mais plutôt de « trouble men-
tal » (mental disorder), ce qui implique qu’il s’agit d’une
dysrégulation des fonctions neuropsychiques. Naguère on
parlait souvent de « psychose fonctionnelle », c’est-à-dire
sans lésion ou anomalie cérébrale. L’imagerie fonctionnelle
cérébrale a remis en cause cette croyance : désormais on peut
clairement visualiser les perturbations, au moins temporaires,
de l’activité cérébrale en période critique. Il existe bien un
dérèglement objectivable des activités nerveuses supérieures
dans ces pathologies. Quoi qu’il en soit, le trouble mental par
définition correspond aux éléments suivants :
— présence d’un ensemble de symptômes (c’est-à-dire un
syndrome) en nombre et en intensité définis,
— cet ensemble de symptômes est présent pendant une cer-
taine durée minimale,
— ces symptômes déterminent une souffrance et une détresse,
un handicap ou un risque significativement élevé de décès ou
de perte de liberté.
On voit qu’il s’agit d’une « approche catégorielle » (c’est-
à-dire avec attribution d’une étiquette diagnostique), et pro-
babiliste (ce diagnostic est le plus probable). Il s’agit d’une
22 • MANIE ET DÉPRESSION

convention, d’un consensus d’experts et de cliniciens, facili-


tant à la fois les études épidémiologiques, statistiques, les
évaluations des traitements (pharmacologiques, psychothéra-
piques, sociothérapiques). Les guides de bonnes pratiques
cliniques reposent sur ces catégories diagnostiques cliniques
modernes.
Il existe par ailleurs une « approche dimensionnelle », c’est-
à-dire d’évaluation quantitative de certains aspects psycholo-
giques tels que : estime de soi, soutien social perçu, dépressi-
vité, anxiété, affectivité négative, optimisme, pessimisme, etc.
Elle peut permettre l’évaluation systématisée de l’évolution
clinique.
Afin d’éviter les polémiques stériles et les procès d’intention,
précisons que les catégories diagnostiques n’ont pas du tout été
créées pour le marketing des grands laboratoires pharmaceuti-
ques, mais bien à l’usage des chercheurs et pour les études épi-
démiologiques et statistiques. Ces catégories proviennent de
recherches sur le terrain, portant sur des cohortes de nombreux
patients. Si l’on a des doutes, il vaut mieux savoir et préciser
de quoi l’on parle, et il convient de se reporter à l’introduction
des deux manuels diagnostiques standard utilisés par les clini-
ciens en matière de troubles mentaux : la CIM-10 de l’OMS
(1993) et le DSM-IV-TR de l’APA (2000).
Enfin, de l’avis des meilleurs spécialistes, le trouble bipolaire
dans sa forme typique (BP I) représente la plus médicale des
affections mentales, « ce qu’il y a de plus proche d’une mala-
die proprement dite » (Baldessarini 2000).

Rencontre avec des bipolaires

Nous venons de voir sommairement ce qui caractérise


le trouble bipolaire. On trouvera plus loin la description de
RECONNAÎTRE LE TROUBLE BIPOLAIRE • 23

ce trouble tel qu’il est actuellement enseigné dans les


facultés de médecine et de psychologie, modèle théorique
schématique et impersonnel, mais qui sert de repère aux pra-
ticiens. Dans la réalité, chaque personne bipolaire incarne
cette pathologie d’une manière différente. Voici quelques
observations de patients bipolaires tels qu’on peut les ren-
contrer au cours d’un exercice professionnel prolongé.

Katia, d’une adolescence tumultueuse


à la gloire académique
Katia est maintenant une vive et jolie quinquagénaire dont l’his-
toire mouvementée est exemplaire. Née dans une famille modeste
de parents ashkénazes immigrés dans l’est de la France, elle fut
une enfant brillante en classe bien qu’instable et dissipée. À l’âge
de 13 ans elle a présenté pendant quelques mois une anorexie
mentale soignée par une brève psychothérapie. Elle commence à
15 ans une vie sexuelle quantitativement très riche. Précoce, elle
obtient son baccalauréat avec mention à l’âge de 16 ans. Elle fait
une première tentative de suicide à 17 ans 1/2, liée à un chagrin
d’amour. Malgré son instabilité, elle a pu suivre deux années de
classe préparatoire (mathématiques supérieures et spéciales) mais
ne pourra toutefois entrer dans une « grande école ». Elle fait à
l’âge de 20 ans une première dépression qui va durer plus d’un
an. Sous perfusion intraveineuse de clomipramine (Anafranil®),
elle s’améliore de façon éphémère car elle présente une agitation
anxieuse et s’enfuit de la clinique. Malgré des « hauts et des
bas », elle passe cum summa laude un doctorat en sciences phy-
siques et obtient un poste d’assistante à la faculté des sciences.
Elle se marie trois fois. La deuxième fois, la décision de mariage
sera prise dix jours après la rencontre d’un musicien de jazz en
Afrique. L’union durera trois mois.
À 31 ans, elle reçoit enfin le diagnostic de trouble bipolaire type I
et elle commence le traitement par lithium qui l’a stabilisée
depuis. C’est en effet à l’occasion d’un voyage au Danemark
qu’elle est internée pour scandale sur la voie publique avec agita-
24 • MANIE ET DÉPRESSION

tion maniaque : elle s’était dénudée pour aller embrasser la petite


Sirène à Copenhague…
Depuis lors, bien équilibrée, elle s’est remariée avec un acteur de
théâtre (elle fait elle-même du théâtre amateur). Elle a deux
enfants. Après quelques découvertes originales et de nombreuses
publications scientifiques (dans des « revues internationales avec
comité de lecture »), elle devient présidente d’Université pendant
cinq ans. Elle suit régulièrement une longue psychothérapie qui
est une sorte de « coaching » existentiel et, deux fois par an, elle
consulte à l’autre bout de la France le psychiatre qui surveille le
traitement par lithium, les tests biologiques, les fonctions thyroï-
dienne et rénale.

Reynald, la prodigalité maniaque


Reynald, grand jeune homme sympathique de 25 ans, commence
à devenir un peu agité, et surtout, le désordre qui lui est coutu-
mier devient chaotique, son comportement désorganisé et son
hilarité un peu bizarre. Ce qui étonne sa famille et amusera les
externes de l’hôpital : chaque matin il se lève en chantant et,
après s’être rasé hâtivement, il jette à la poubelle ou par la fenêtre
son rasoir électrique, vole celui de son père, celui des autres
malades ou s’en fait racheter un autre. Par ailleurs, il dépense
sans compter. Il reçoit à l’époque une étiquette de schizophrénie
et prend de fortes doses de neuroleptiques. Par la suite, malheu-
reusement mal diagnostiqué et mal soigné, il fait une carrière de
malade mental et de handicapé.

Jade, l’exaltation ludique et amoureuse


Jade, ravissante Eurasienne aux yeux dorés, avait accoutumé de
passer le portail de l’hôpital psychiatrique avec sa voiture en
criant au poste de garde : « Je suis une collègue du professeur B. »
ou mieux encore : « Je suis la maîtresse du Professeur B. » Elle
prétendait aussi, avec des détails assez convaincants, avoir dépu-
celé le docteur W., un sexologue réputé. Elle venait régulière-
ment et spontanément dans le service de psychiatrie à l’occasion
RECONNAÎTRE LE TROUBLE BIPOLAIRE • 25

d’épisodes stéréotypés d’excitation mêlant les rires et les larmes,


euphorie et dysphorie. Elle restait très consciente de sa pathologie
et ses fous rires étaient mêlés de pleurs. Elle adorait ses lâchages
maniaques qui venaient rompre la monotonie et l’ennui de sa vie
casanière dans la province où elle habitait, et sa subdépression
chronique. Elle venait porteuse de cadeaux pour tout le service. Il
y avait beaucoup de suicidés dans ses ascendants, aussi bien asia-
tiques que bretons, ce qui est malheureusement fréquent et carac-
téristique dans les familles de bipolaires.

Élie, du deuil de la retraite à la fête maniaque


Élie prend à 60 ans sa retraite de VRP entreprenant et prospère.
Quelques mois après, sa femme meurt. Il n’avait pas été un
exemple de fidélité conjugale, mais un bon mari tout de même et
il aimait beaucoup son épouse. Commence alors un deuil pro-
longé avec dépression larvée qui va durer cinq ans. Dépression
non soignée, car son entourage et lui-même considèrent comme
normaux son repli, son apathie, sa perte d’élan et de désir, son
hypersomnie, son désintérêt, inhabituels chez lui, mais interprétés
comme correspondant normalement à sa condition de veuf et de
retraité. Il vient vivre dans la maison de ses enfants. N’étant plus
comme naguère encombrant par ses bavardages, ses plaisanteries
et ses jeux de mots, il est désormais bien supporté car il passe ses
journées dans son fauteuil, silencieux, consacrant le plus clair de
son temps à lire les journaux et à regarder la télévision. Cette
retraite, au double sens du terme, va durer cinq ans. Puis, un jour,
il semble se réveiller. Il décide qu’à 65 ans, il est temps de vivre,
avant qu’il ne soit trop tard, et de profiter de ses économies. Il va
acheter une superbe voiture, rouge, quelques habits neufs et le
soir venu fait la tournée des grands ducs : restaurant, boîtes de
nuits, champagne pour tout le monde ! Il prend le chemin du
retour vers 3 heures du matin. Conduite incertaine, dérapage… et
la voiture se retrouve dans le fossé. Qu’à cela ne tienne, il sort de
l’auto et rentre à pied chez lui. Le lendemain, après une courte
nuit, il retourne acheter un autre véhicule dans un autre garage.
26 • MANIE ET DÉPRESSION

Heureux de changer de modèle et, à nouveau, restaurant, petites


femmes et boîtes de nuit. Même scénario et même accident de la
circulation.
Bien entendu, tout le monde s’affole, la famille, le banquier… Le
compte en banque est vidé et la police sur les dents…
Élie est interné en psychiatrie. Diagnostic de manie tardive. Il est
mis sous lithium. En quinze jours, il redescend au-dessous de la
ligne de normothymie. Légèrement déprimé, mais sans remords
ni honte majeure. Après sa sortie, il est malheureusement perdu
de vue et on apprendra trois ans plus tard qu’il s’est suicidé.

L’histoire maniaco-dépressive de Pierre


Nous résumons ici, avec l’amicale autorisation de
Marie-Christine Hardy-Baylé et de Patrick Hardy, que nous
tenons à remercier, l’observation de Pierre qui a constitué le
thème de leur ouvrage Maniaco-dépressif. L’histoire de
Pierre.
Pierre a 30 ans quand il consulte un psychiatre. Il est
marié depuis quatre ans, sans enfant, directeur d’une grande
entreprise. Sa mère s’est suicidée un an auparavant. C’était
une pianiste de réputation internationale, très attrayante,
dynamique, joyeuse et vive. Elle avait présenté une dépres-
sion dans les mois suivant l’accouchement de Pierre, et avait
dû, à l’époque, être hospitalisée pendant trois mois.
Pierre a un frère aîné maniaco-dépressif et une petite
sœur.
Dans son enfance, Pierre était un élève doué, brillant
mais irrégulier. Chaque hiver, il entrait en léthargie, avec, au
printemps, un retour de la gaieté, du dynamisme et des bons
résultats scolaires. Il était précocement doué pour la musi-
que. À 17 ans, il fait une fugue avec projet suicidaire.
À 19 ans, il est reçu dans une grande école d’ingénieurs.
Il se marie à 26 ans. Persisteront les dépressions hivernales
RECONNAÎTRE LE TROUBLE BIPOLAIRE • 27

(fatigue, tristesse, amaigrissement, insomnie, douleurs phy-


siques et morales, ruminations suicidaires). C’est à l’occa-
sion d’une dépression grave de type mélancolique qu’il ren-
contrera le docteur T., psychiatre. Devant le refus de Pierre
de recevoir des soins, on doit procéder à son hospitalisation
sous contrainte (HDT), signée par son père et par son
épouse en raison du risque suicidaire élevé et de la non-
reconnaissance de sa maladie par Pierre. Celui-ci reçoit une
chimiothérapie antidépressive : perfusions de clomipramine
(Anafranil®), amenant la guérison en un mois, suivie d’une
légère excitation (achats coûteux et inutiles, infidélités
conjugales, surproduction musicale).
Quatre ans plus tard, à la suite d’un travail acharné et
d’une promotion professionnelle, s’impose une seconde hos-
pitalisation, encore une fois « sous contrainte » pour proté-
ger Pierre, cette fois pour excitation maniaque : bavardages,
expansivité, fuite des idées, projet de composer une sym-
phonie… C’est alors qu’on apprend que François, le frère
aîné, avait lui aussi présenté dans sa jeunesse, lors d’un
camp scout, une excitation pathologique : il se proclamait
envoyé de Dieu, il était violent, avec des attitudes d’écoute
(hallucinations). Par la suite, sous traitement, il avait pu pas-
ser avec succès le concours de l’ENA et devenir député
maire de sa circonscription.
Après un début d’hospitalisation mouvementé, l’état de
Pierre s’améliore grâce au traitement neuroleptique avec res-
tauration du sommeil, des capacités d’attention, de dialogue,
avec prise de conscience de sa pathologie et acceptation du
traitement par lithium. Il obtient donc une permission de
sortie au bout de trois semaines.
L’objectif majeur de la prise en charge était désormais
de faire accepter à Pierre le diagnostic de maladie maniaco-
dépressive et la nécessité d’un traitement au long cours, pro-
phylactique, c’est-à-dire pour prévenir les rechutes. Pierre
28 • MANIE ET DÉPRESSION

posa alors la délicate question : pouvait-il ou non avoir des


enfants ? La réponse du médecin fut extrêmement nuancée…
Par la suite, il fallut prendre en charge son épouse, la
convaincre d’accepter et de comprendre la maladie de Pierre
et de rester à ses côtés. Lors d’un épisode de dépression
mélancolique, il accepta d’être hospitalisé et fut guéri en quel-
ques semaines par les antidépresseurs. Aucune récidive
majeure ne devait venir marquer le cours des années suivan-
tes. Une véritable alliance thérapeutique s’installa et Pierre
reconnut très finement les modifications de son comportement.
Il accepta la nécessité de faibles doses de neuroleptiques.

L’auto-observation de Kay Redfield Jamison


L’ouvrage de Kay R. Jamison est probablement de loin
la plus intéressante de toutes les « confessions » de malades
bipolaires. Publié en 1995 sous le titre An Unquiet Mind, la
traduction française, de ce livre est parue en 1997 sous le
titre De l’exaltation à la dépression : confession d’une psy-
chiatre maniaco-dépressive1.
L’ouvrage commence et se lit comme un roman, la vie
d’une petite Américaine typique du milieu épiscopalien
WASP (white anglo-saxon protestant) : papa officier de
l’armée de l’air dont les oscillations de l’humeur, les extra-
vagances, le caractère fantasque et l’alcoolisme finiront par
lui faire perdre sa place de consultant à la Rand Corporation,
tandis que son épouse demandera le divorce. Un frère et une
sœur, une mère admirable. Excellente éducation, mondani-
tés, bonnes manières (révérences comprises).
Première crise maniaco-dépressive en classe de termi-
nale : énergie décuplée, exaltation sportive, intellectuelle,

1. Kay R. Jamison, De l’exaltation à la dépression : confession d’une psychiatre


maniaco-dépressive, Paris, Robert Laffont, 1997.
RECONNAÎTRE LE TROUBLE BIPOLAIRE • 29

artistique, besoin irrépressible de parler, suivis d’un engour-


dissement intellectuel, d’un ralentissement, bref d’une
dépression avec fatigue et obsession de la mort.
À 18 ans, Kay fait sa licence à l’université de
Californie (UCLA) : lectures extensives et intensives, pério-
des d’exaltation et de travail forcené, suivies d’effondre-
ments désespérés. Deux ans après, elle effectue un séjour en
Écosse, à l’Université de Saint Andrews, consacré à la zoo-
logie des invertébrés. À 21 ans, retour à UCLA en Califor-
nie. Kay renonce à une carrière médicale en raison de sa
nature lunatique, de sa nervosité physique et des difficultés
à se plier aux astreintes et cadences du travail en médecine.
Elle s’engage donc dans une formation de psychologue.
Supervision par des psychanalystes et apprentissage des
tests psychologiques. Internat clinique pour le doctorat en
psychologie (consacré à la dépendance à l’héroïne). Elle
devient donc « docteur » (Ph. D.), ce qui lui permet d’obte-
nir un poste de maître-assistant au département de psychia-
trie de UCLA, mais, déclare-t-elle, « trois mois après être
devenue professeur, j’étais psychotique à lier… ».

Au passage, il semble qu’elle se soit mariée (avec


Alain Moreau qu’elle remercie dans son livre pour l’aide et
le soutien qu’il lui a toujours assurés, mariage rapidement
suivi d’un divorce)… Tentatives de suicide. Par chance, elle
est protégée par son entourage, par le contact amical de son
ex-mari, par l’amitié vigilante d’un ami psychiatre et par un
psychiatre soignant ainsi que par sa mère qui contribuent à
une surveillance régulière du taux sanguin du lithium.

Les épisodes maniaques et les épisodes mélancoliques


comportent des éléments de violence intense : « agressions
physiques, hurlements d’insanités, exercices frénétiques,
impulsions diverses, comme sauter d’une voiture en marche,
30 • MANIE ET DÉPRESSION

destructivité d’affaires personnelles auxquelles elle tenait


beaucoup… ». Dans les moments d’agitation, elle doit être
« maîtrisée par la force brute, jetée à terre à coups de pied,
retournée sur le ventre, les bras tordus derrière le dos, et
médicalisée à outrance contre (sa) volonté… ».
Kay fait dans son livre quelques allusions (camouflage
puritain ou réserve de bienséance ?) aux aspects romanes-
ques de sa vie privée en rapport avec le goût des émotions
fortes, des sentiments excessifs et de l’exaltation. Par contre,
elle canalise son énergie dans les écrits et la recherche scien-
tifiques, mais souvent avec débordement « par l’impatience,
l’insatisfaction faisant basculer de l’ardeur à l’excès de
colère ».
Au passage elle indique que, selon elle, les états mania-
ques vont mieux aux hommes qu’aux femmes : agitation,
fougue, agressivité, instabilité, goût du risque, vision gran-
diose, refus du statu quo… Finalement, « dans l’univers très
énergique et agressif de la médecine universitaire », elle
finit par grimper jusqu’à la titularisation comme professeur
de psychiatrie à l’UCLA.
Dans la troisième partie de ce véritable roman,
K. R. Jamison trouve le remède, c’est-à-dire l’amour. « Grâce
au lithium, au temps passant et à l’amour d’un grand et bel
Anglais, j’ai eu un aperçu de la lumière telle que je l’imagi-
nais. » Au métal alcalin (le lithium), et à David rencontré
dès 1975 à UCLA, psychiatre militaire en détachement spé-
cial du très britannique Royal Army Medical Corps, il faut
aussi ajouter l’aide d’un « psychiatre de haut niveau ».
Retrouvailles à Londres avec David : « longues nuits et
petits matins d’une passion inimaginable », musiques, pein-
tures, poèmes, rires… Elle finit par dévoiler à David sa psy-
chose maniaco-dépressive. Très long moment de silence
suivi d’embrassades et de ce commentaire de David : « Eh
bien, c’est la poisse ! » Kay est soulagée. Malheureusement
RECONNAÎTRE LE TROUBLE BIPOLAIRE • 31

séparation forcée par leurs emplois respectifs, David à Lon-


dres et Kay à Los Angeles. David est ensuite muté à Hong
Kong. Drame : le médecin colonel Laurie (David) meurt subi-
tement d’une crise cardiaque. Il avait 44 ans et elle en a 32.
Puis, « le temps a fini par apporter le soulagement ». Kay
revient en Angleterre pour réaliser sa fameuse étude sur les
troubles de l’humeur chez les grands artistes et écrivains bri-
tanniques (voir chapitre 7). Après Londres (hôpital Saint
George), le Merton College à Oxford parmi l’élite intellec-
tuelle britannique, après cette année britannique, elle
retourne en Amérique. Quatre ans après David, c’est à nou-
veau l’amour, « un Anglais élégant et mal embouché, totale-
ment irrésistible », liaison vouée à l’éphémère, mais salva-
trice. Elle lui parle de sa psychose maniaco-dépressive et du
lithium. Résultat : « Même immense compréhension que
David… » Elle en profite pour réduire le lithium très lente-
ment en accord avec son psychiatre de Los Angeles, afin
d’atténuer certains effets secondaires. Le résultat est specta-
culaire : « Ses pas deviennent plus légers, les coin-coin des
canards plus distincts, les inégalités du trottoir plus mar-
quées, le dynamisme et la vie étaient plus intenses. » Par la
suite, elle retrouve alors « un lyrisme débordant d’émotions,
de sentiments et de sensualité ».
Kay se passionne pour l’enseignement et surtout consa-
cre beaucoup de temps à la rédaction du manuel sur la mala-
die maniaco-dépressive qui sera publié en 1990. Elle retrouve
plaisir et facilité pour la lecture et l’écriture scientifiques. Le
coauteur Frédérik Goodwin (que curieusement elle ne cite
pas nommément dans son livre) était parfaitement conscient
de la maladie de sa collaboratrice. Kay précise sa contribu-
tion personnelle à l’ouvrage : « Beaucoup de chapitres que
j’écrivais – sur le suicide, sur l’acceptation de la médication,
sur l’enfance et l’adolescence, sur la psychothérapie, sur le
descriptif clinique, sur la créativité, sur la personnalité et la
32 • MANIE ET DÉPRESSION

relation, sur les troubles du raisonnement, sur la perception et


la cognition – étaient marqués par mon intime conviction que
ces domaines avaient été jusque-là négligés. »
La discipline obsessionnelle exigée pour le traitement
des données, des statistiques, des revues de la littérature et
de la mise en ordre de tout ce matériel pour un ouvrage aca-
démique était apaisante et rassurante.
Les taux de lithium avaient donc été diminués, ce qui
redonnait de la clarté à la réflexion, de l’intensité aux per-
ceptions et un dynamisme oublié depuis longtemps. Il y avait
encore des sautes d’humeur avec des « moments d’inappré-
ciable acuité intellectuelle », « manies blanches », porteuses
d’une ambition débordante, d’une détermination sans faille
et d’un afflux d’idées inépuisable. Mais ensuite, venait
l’« inéluctable fatigue noire », obligeant Kay à s’avouer la
grave maladie dont elle souffrait.
Après quelques intermèdes, un amour durable ressusci-
tera en la personne de Richard Wyatt, une sommité en
matière de schizophrénie, directeur du département de
neuropsychiatrie à l’Institut national de la santé mentale,
auteur de plus de 700 articles et ouvrages scientifiques, « bel
homme, charmant, tranquille, sans prétention ».
Kay retourne à Londres pour un congé sabbatique de
six mois, puis revient à Los Angeles. Elle démissionne du
poste de titulaire en Californie pour pouvoir s’installer à
Washington avec son nouveau conjoint. Une certaine diffi-
culté d’adaptation se fait néanmoins jour : « Richard était
réservé, moi véhémente », lui, homme de modération, et
elle, lyrique, artiste, et l’on peut dire typiquement bipolaire.
Elle s’était ouverte à Richard de sa maladie alors qu’ils
étaient à l’hôtel del Coronado de San Diego où ils man-
geaient un hamburger. La réaction de l’élu fut : « Voilà qui
explique bien des choses. » Mais il aura certaines difficultés
parfois à admettre qu’une irritation, devenue colère, vio-
RECONNAÎTRE LE TROUBLE BIPOLAIRE • 33

lence, psychose, soit liée à la maladie et non à une « inten-


tion irrationnelle et délibérée de vous provoquer ou de vous
fatiguer ». Mais le flegme de Richard « agit mieux que
100 mg de lithium par jour », écrit Kay (ce qui nous semble
une dose homéopathique ! il s’agit sans doute de 1 000 mg).
« Ne pas avoir d’enfant à moi est le seul regret irrémé-
diable de ma vie. » On lui avait vivement conseillé de s’abste-
nir de procréer, compte tenu de sa psychose maniaco-
dépressive et du traitement par lithium. David était mort
et Richard avait déjà trois enfants. Heureusement, Kay a
deux neveux et une nièce remarquables. Elle fait le commen-
taire suivant : « Faut-il éviter de reproduire des maniaco-
dépressifs ? Le monde ne deviendrait-il pas plus uniforme et
plus ennuyeux ? L’apport positif de la maladie réside dans le
tempérament artistique, l’imagination et la créativité » chez de
nombreux et éminents industriels scientifiques, religieux, mili-
taires et politiques… Kay Jamison conclut : « Le cerveau en
phase hypomaniaque s’illumine comme un arbre de Noël. »
L’ouvrage se termine sur une anecdote réconfortante.
Ayant postulé pour une chaire au département de psychiatrie
de l’Université Johns Hopkins, Kay eut à remplir les formu-
laires officiels et à déclarer les maladies dont elle souffrait.
Elle précisa qu’elle était « en examen auprès du président du
département de psychiatrie ». Elle convie donc le patron de
ce département à un déjeuner. « Il était aussi loquace et drôle
que de coutume » (il s’agissait sans doute de Mc Hugh,
l’auteur du fameux test MMSE, évaluant rapidement l’inté-
grité des fonctions cognitives), probablement quelque peu
hypomane lui-même ; et dont nous avons traduit un ouvrage :
Les Perspectives de la psychiatrie1. Elle avoue donc son

1. R. Mc Hugh et P. Slavney, Les Perspectives de la psychiatrie, traduction française


M.-L. Bourgeois, Paris, Masson, 1986.
34 • MANIE ET DÉPRESSION

histoire clinique, sa psychose maniaco-dépressive et son trai-


tement. Allait-il lui refuser la chaire de psychiatrie et le droit
d’exercer ? Réponse du patron : « Ma chère Kay, je sais très
bien que vous êtes maniaco-dépressive ! (Il marqua un
silence, puis se mit à rire.) Si on se débarrassait de tous les
maniaco-dépressifs de la faculté, non seulement on manque-
rait de professeurs, mais comme on s’ennuierait !… »

Les personnages historiques bipolaires


célèbres

La liste des personnages célèbres dont on suppose


qu’ils ont souffert de troubles bipolaires est plus ou moins
longue : Napoléon, Churchill, Lincoln, Roosevelt… La plu-
part de ces cas sont en réalité incertains. Ils relèvent plus
probablement du « spectre bipolaire élargi » (voir chapi-
tre 8), d’un trouble bipolaire type II ou d’un « tempérament
bipolaire ». En revanche, le cas le plus célèbre de l’histoire
de France, celui du roi de France Charles VI, ne fait guère
de doute.
RECONNAÎTRE LE TROUBLE BIPOLAIRE • 35

La psychose intermittente
de Charles VI
De nombreux spécialistes ont essayé d’interpréter la psy-
chose intermittente de Charles VI 1. L’histoire clinique est
évocatrice : alternance d’épisodes psychotiques (fureur
maniaque ou mélancolie avec incurie) et d’intervalles luci-
des ; origine génétique probable avec de nombreux cas fami-
liaux de psychose, en particulier chez Henri VI de Lancastre.
Il ne fait guère de doute qu’il s’agissait d’une pathologie du
spectre bipolaire maniaco-dépressif, comme différents auteurs
l’ont précisé depuis un siècle.
Charles VI « le fol » (1368-1422), succède à son père
Charles V « le sage » en 1380. À 12 ans, il est sacré roi de
France à Reims. Grand et beau jeune homme, « bon et géné-
reux, ouvert et attentif, à l’aise dans les contacts humains,
affable et sympathique, il était infatigable : femmes, tournois,
chasses, guerres, exercices, on pourrait dire aussi qu’il était
hyperactif, sinon hypomaniaque, insomniaque, impatient,
impulsif… C’était un « court dormeur » (il donnait des
audiences la nuit). Sa première crise psychotique survient bru-
talement le 5 août 1392 à midi dans la forêt du Mans. En proie
à une soudaine folie furieuse, une frénésie destructrice, il tue
quatre personnes et son frère Louis d’Orléans échappe de peu
à sa fureur. De 1392 jusqu’à sa mort en 1422, il fera quarante-
trois épisodes soit d’excitation pendant lesquels Charles VI
« pris de fureur frappe, court, hurle », suivie d’un état de
prostration, soit d’accès mélancoliques avec stupeur, incurie,
refus d’alimentation et désir de mort. Entre ces épisodes, la

1. M.-L. Bourgeois, T. Haustgen, Annales médico-psychologiques, 161, 2003, p. 370-


376.
B. Guenée, La Folie de Charles VI, roi bien-aimé, Paris, Perrin, 2004.
F. Autrand, Charles VI : la folie du roi, Paris, Fayard, 1986.
Paris au temps de Charles VI, 1400, exposition au musée du Louvre, 2004.
36 • MANIE ET DÉPRESSION

restitution est complète, le roi récupérant sa lucidité, sa


bonne humeur et son comportement normal. Mais, dans le
dernier tiers de sa vie, une détérioration mentale s’installe,
Charles VI perd contact avec la réalité. À cette période
correspond le désastre d’Azincourt (1415) où la chevalerie
française est anéantie. Henri V et les Anglais occupent Paris
et le nord de la France. Le « honteux traité de Troyes » (1420)
déclare Henri V héritier du royaume. Celui-ci a épousé
Catherine, la fille de Charles VI. Son fils Henri VI de
Lancastre, petit-fils de Charles VI, est proclamé roi de
France et d’Angleterre à moins d’un an, et sacré à Notre-
Dame de Paris à l’âge de 10 ans. Il souffrira lui-même comme
son grand-père d’accès psychotiques intermittents immobili-
sant le corps et l’esprit, avec retour à la lucidité entre les épi-
sodes aigus, mais, là aussi, une détérioration mentale s’ins-
talle vers la fin de sa vie. Outre Charles VI et Henry VI, on
retrouve dans cette lignée d’autres personnages ayant souffert
de troubles mentaux, ce qui confirme le caractère héréditaire
de ce trouble maniaco-dépressif.
La folie de Charles VI qui a duré trente ans (1392-1422) a
correspondu à une période noire de l’histoire de France.
Selon la formule de Froissart, la France est « frappée au
chief ». Cependant, une exposition récente a montré combien
les arts et le luxe étaient brillants à Paris en 1400 sous
Charles VI, son frère Louis d’Orléans et ses oncles de
Bourgogne gérant les affaires de l’État. D’ailleurs, le peuple
ne tenait pas rigueur au souverain qu’il appelait « Charles le
Bien-Aimé », sa passion étant confondue avec les souffran-
ces de la France qu’il incarnait.
C H A P I T R E 2

Un dérèglement de l’humeur :
des hauts et des bas

Les traités de psychiatrie et les classifications internatio-


nales positionnent les troubles bipolaires dans le chapitre des
« troubles de l’humeur » (mood disorders). Il s’agit là du
domaine le plus important de la santé mentale. D’une part,
parce que ces troubles sont les plus fréquents dans la popula-
tion générale et, d’autre part, parce qu’ils sont invalidants.
L’OMS, (Organisation mondiale de la santé), l’Université
Harvard et la Banque mondiale ont évalué le coût humain et
financier des affections médicales et des accidents responsa-
bles de handicaps invalidants et de morts prématurées. Dans
la liste des dix premières causes figurent cinq affections
mentales, au premier rang desquelles les maladies dépressi-
ves et les troubles bipolaires. On prévoit en outre une aug-
mentation nette de ces troubles dans les vingt ans à venir.
Par ailleurs, assez récemment, vers le milieu du XXe siè-
cle s’est trouvé promu dans la psychopathologie ce concept1

1. Un concept est plus qu’un mot malgré son utilisation à tort et à travers par les publi-
citaires pour la promotion commerciale de leurs produits. Un concept n’est pas une
marchandise. Un concept, c’est un modèle théorique et une représentation de la réalité
permettant des études scientifiques et sa validation empirique. Par exemple, les fonc-
tions psychologiques telles que la mémoire, l’attention, les sensations, les émotions, les
cognitions (conscientes), la personnalité sont des concepts essentiels de la psychologie.
38 • MANIE ET DÉPRESSION

d’humeur que le public et les non-spécialistes ont du mal à


comprendre. Pourtant il est désormais incontournable.
Dans ce chapitre des troubles de l’humeur, on trouve la
dépression dite unipolaire ou « maladie dépressive récur-
rente » et sa forme atténuée et prolongée appelée dysthymie,
aussi bien que les troubles bipolaires, naguère appelés
maniaco-dépressifs. Dans les troubles bipolaires, le patient
passe par des hauts et des bas, des états maniaques et des
dépressions, c’est pour cela qu’il est appelé bipolaire. Les
nombreuses courbes, sinusoïdes et graphiques, qui fleurissent
à propos de cette pathologie, illustrent bien ces oscillations de
l’humeur. Dans les troubles unipolaires de l’humeur ne sur-
viennent au contraire que des épisodes dépressifs. On ne fai-
sait pas naguère la distinction entre la dépression et la
maniaco-dépression, qui entraient toutes les deux dans
l’ensemble trop large et trop flou regroupant ces deux grandes
familles pathologiques de troubles de l’humeur. C’est ce qu’on
appelait la maladie ou psychose maniaco-dépressive (PMD).

Qu’est-ce que l’humeur ?

On peut définir l’humeur comme la fonction affective


régularisant nos états émotionnels. On doit distinguer dans
les fonctions psychiques la hiérarchie suivante : 1° les émo-
tions, 2° l’humeur, 3° les cognitions (conscientes). L’humeur
joue un rôle de stabilisation venant limiter et réguler les
embardées émotionnelles. C’est la défaillance de l’humeur
qui permet de rendre compte des troubles dépressifs et
maniaques. C’est sa défaillance que visent à suppléer les trai-
tements dits « régulateurs de l’humeur », ou thymorégula-
teurs. Actuellement, un courant important des neurosciences
se développe, portant le nom évocateur de « neurosciences
UN DÉRÈGLEMENT DE L’HUMEUR : DES HAUTS ET DES BAS • 39

affectives ». On confond encore trop souvent les notions


d’émotion, de sentiment et l’humeur. Les sentiments sont des
phénomènes conscients et donc spécifiquement humains.
Depuis Darwin et son célèbre ouvrage sur l’expression des
émotions chez l’homme et l’animal (1872), les émotions sont
considérées comme de nature animale ; elles sont universelles
et réduites à un nombre limité, de six à sept. Ekman (1967)
qui a renouvelé ces études a montré que l’expression faciale
des émotions est reconnaissable à travers toutes les cultures.

Comme le précisent les deux bibles actuelles de classi-


fication internationale des troubles mentaux (le DSM-IV-TR
américain de 2000, compatible avec l’autre nomenclature, la
CIM-10 de l’OMS datant de 1993), les troubles de l’humeur
rassemblent « des troubles dont la caractéristique principale
est une perturbation de l’humeur ». Dans le glossaire des ter-
mes techniques, l’humeur est définie comme « une émotion
globale et durable qui colorie la perception du monde ». Les
exemples courants d’humeur sont la dépression, l’allégresse
et l’exultation (elation en anglais), la colère et l’anxiété.
Contrairement à l’affect qui se réfère à des fluctuations de
l’« atmosphère » émotionnelle, l’humeur se réfère à un cli-
mat émotionnel plus global et plus stable. Les différents
types d’humeurs sont les suivants :
• l’euthymie : humeur « normale » qui implique l’absence
d’euphorie ou de dépression ;
• l’humeur dysphorique : humeur à tonalité désagréable, telle
que tristesse anxiété ou irritabilité ;
• l’humeur élevée (euphorique) : sentiment exagéré de bien-
être, d’euphorie ou d’elation.

Le mot latin humor désignait une substance liquide éla-


borée par un corps organique, en particulier humain. La
médecine hippocratique fondait sa théorie de la physiologie
40 • MANIE ET DÉPRESSION

du corps et de la maladie sur l’équilibre ou le déséquilibre


des quatre humeurs fondamentales : la bile jaune, la bile
noire, le sang et le flegme. La mélancolie était due à un
excès de bile noire d’origine splénique (c’est-à-dire venant
de la rate). Quant au mot thymie, provenant du mot tumos
(cœur, affectivité), il désigne l’humeur, la disposition affec-
tive de base.

L’école française a contribué à promouvoir ces troubles


de l’humeur en psychiatrie, en particulier l’école de Sainte-
Anne à Paris avec Jean Delay et Pierre Deniker. Il fallait
expliquer l’efficacité spectaculaire dans les états mélancoli-
ques et la PMD du traitement électro-convulsivo-thérapique
(ECT). Ils ont ainsi contribué à préciser ce concept (voir
encadré page 41). Par la suite, au début des années 1950, on
découvrira l’efficacité antidépressive de plusieurs médica-
ments, ce qui vient valider la pertinence et l’importance de
la notion d’humeur pour rendre compte du fonctionnement
psychique et de ses dérèglements.
Comme l’écrit Deniker, pour la première fois, avec
l’école française, était souligné le rôle du diencéphale, c’est-
à-dire de la base du cerveau dans les perturbations de
l’humeur.
Les perturbations de l’humeur sont difficiles à mettre
en mots. L’affect et l’humeur sont des vécus beaucoup plus
que des pensées, des éprouvés subjectifs que le sujet tente
de conceptualiser et de verbaliser. Les artistes, les poètes,
les peintres, les chanteurs, qui souffrent souvent eux-mêmes
de ces troubles, perçoivent et décrivent beaucoup mieux ces
états d’âme douloureux ou perturbés. Actuellement, les cri-
tères diagnostiques et les échelles d’évaluation aident à les
objectiver et même à les mesurer. Mais c’est le patient lui-
même qui connaît de l’intérieur ces expériences et, quand il
peut les raconter, les dire, un premier pas est déjà franchi
UN DÉRÈGLEMENT DE L’HUMEUR : DES HAUTS ET DES BAS • 41

dans l’abord thérapeutique. Divers écrivains ont rendu


compte de leur traversée de ces épisodes dépressifs ou
maniaques, témoignages d’autant plus précieux qu’ils sont
décrits de façon simple, authentique et compréhensible par
tout le monde. On échappe ainsi au jargon des spécialistes et
des traités savants.
En réalité, l’humeur ne se limite pas à colorer la per-
ception du monde, elle est à la base de nos perceptions vita-
les, de nos actions, de nos projets. Elle impulse et façonne
notre existence et notre vie.
Remarquons ici que les « troubles de l’humeur » se tra-
duisent en espagnol par « trastornos del estado de animo »
(troubles de l’état d’âme)1.

L’humeur
selon l’école de Sainte-Anne
Les dérèglements de l’humeur (Jean Delay, 1946)
Jean Delay définissait ainsi l’humeur : « … cette disposition
affective fondamentale, riche de toutes les instances émo-
tionnelles et instinctives, qui donne à chacun de nos états
d’âme une tonalité agréable ou désagréable, oscillant entre
les deux pôles extrêmes du plaisir et de la douleur. L’humeur
est à la sphère thymique qui englobe toutes les affections ce
qu’est la conscience à la sphère noétique qui englobe toutes
les représentations. La base de la vie affective est faite d’une
échelle d’humeurs comme la base de la vie représentative
d’une échelle de consciences… »

1. M.-L. Bourgeois, H. Verdoux, Trastornos bipolares del estado de animo, Masson,


Barcelona, 1997.
42 • MANIE ET DÉPRESSION

Le thermostat moral et la température de l’âme


(Pierre Deniker, 1987)
Pierre Deniker, élève et successeur de Jean Delay, créateur
avec ce dernier de la psychopharmacologie moderne (ayant
reçu pour cela le prix Lasker ou « petit Nobel »), a repris et
développé les conceptions du maître de Sainte-Anne : « Dans
son acception médicale moderne, l’humeur comprend
l’ensemble des dispositions instinctives et affectives qui for-
ment le fond de la vie mentale. Elle fournit tout l’éclairage et
la coloration de l’activité psychique. Chez le même sujet elle
influe sur le plan intellectuel, sur l’agilité – ou le ralentisse-
ment – de la pensée et de la mémoire. Quant aux sentiments,
c’est elle qui incline à l’optimisme ou au pessimisme, qui fait
voir la vie en rose ou en noir. Les instincts – l’appétit, le
sommeil, la sexualité – sont inhibés ou au contraire stimulés.
Même l’attitude sociale dépend de l’état de l’humeur avec
soit l’allant, la gaieté, la sociabilité, soit la timidité, la crainte
et le retrait social. A priori, il est difficile de croire que
l’ensemble de ces dispositions soit déterminé par un simple
mécanisme nerveux, par un dispositif de régulation physiolo-
gique. Et pourtant, c’est exactement le cas. « … L’humeur
reste insensible tant qu’elle demeure normale et équilibrée.
On peut par exemple se référer à la comparaison avec un
chauffage central muni d’un thermostat d’ambiance. Quand
celui-ci fonctionne correctement, les habitants ne remarquent
même pas qu’ils vivent à une température agréable. Mais, si
le mécanisme se détraque, ils vont se mettre à frissonner ou
alors à étouffer et, dès lors, ils s’inquiéteront. » Comme il y
a une thermorégulation corporelle, il y a une véritable régu-
lation de la « température de l’âme », toutes deux régulées
par l’« hypothalamus ».
UN DÉRÈGLEMENT DE L’HUMEUR : DES HAUTS ET DES BAS • 43

➤ Les oscillations normales de l’humeur


La plupart d’entre nous connaissons ces variations
d’humeur, qu’elles soient causées par des événements exté-
rieurs, ou qu’elles semblent indépendantes des péripéties de la
vie. On « se lève du bon pied », « de bonne humeur », on a la
forme, le « tonus » ou, à l’inverse, on est d’emblée maussade,
pessimiste, de mauvaise humeur, avec le cafard, le bourdon,
le goût à rien. Mais les oscillations de l’humeur se situent
généralement dans des limites restreintes (figure 1).

Les oscillations normales de l'humeur

Les oscillations pathologiques de l'humeur

Figure 1.

Un certain nombre de personnes voient leur humeur sor-


tir de ces limites normales et souffrir de véritables montagnes
russes thymiques. On est alors dans des zones proprement
pathologiques correspondant à des troubles de l’humeur : état
d’agitation et d’excitation avec manie et hypomanie, euphorie
anormale. À l’inverse, on peut sombrer dans une profonde
dépression. Les malades emploient couramment l’image clas-
sique : avoir des hauts et des bas (figure 1).
44 • MANIE ET DÉPRESSION

De la manie à la dépression

Dans ses formes typiques, et comme l’indique son


appellation historique la maladie maniaco-dépressive fait
alterner des épisodes bien délimités de dépression, de manie,
ou d’état mixte, avec des périodes de retour à la normale.

➤ La manie1
Le diagnostic de manie
La manie a été abondamment décrite au début du
e
XIX siècle, notamment par Philippe Pinel et Jean-Étienne
Esquirol (voir encadré, page 53). On méconnaît générale-
ment l’excellente et contemporaine dissertation sur la manie
par J. R. J. Dubuisson (1812). La célèbre étude psychiatri-
que de Henri Ey (1954) a repris cette riche et ancienne litté-
rature en commençant par cette déclaration : « Le tableau
clinique de la manie est tellement simple que c’est celui que
l’on apprend le premier aux débutants. » Il s’agit en effet du
trouble mental aigu le plus typique et le plus anciennement
reconnu, car c’est une des causes majeures d’agitation. Dans
les pays sous-développés, c’est cette urgence psychiatrique
qui remplit les rares structures de soins, comme avait pu le
constater dès 1900 le grand psychiatre allemand Kraepelin
au cours de son voyage d’étude à Java.
Il s’agit d’une période bien délimitée d’exaltation de
l’humeur qui devient euphorique et expansive et souvent
agressive et hyperréactive. L’épisode maniaque est générale-
ment d’installation rapide sinon brutale, commençant parfois

1. M.-L. Bourgeois, « Manie aiguë » in « Psychoses aiguës », Confrontations psy-


chiatriques, n° 43, 2002, p. 221-257.
UN DÉRÈGLEMENT DE L’HUMEUR : DES HAUTS ET DES BAS • 45

de façon stéréotypée par un symptôme annonciateur, ce que


neurologues et psychiatres appellent signal symptôme.

La graphomanie, symptôme annonciateur de Florence


Florence est une paisible mère de famille s’occupant conscien-
cieusement de son intérieur, de son mari et de ses enfants. Par
intermittence, tous les deux ou trois ans environ, elle perd son
besoin de sommeil et se met à remplir des feuilles d’une écriture
serrée, produisant un texte à mi-chemin entre le journal intime,
les maximes morales et une histoire romancée ; en même temps
apparaissent des lombalgies. Son entourage comme son médecin
ont appris à repérer ainsi les prémices d’un épisode maniaque
d’intensité moyenne, ne perturbant pas outre mesure la tranquil-
lité de cette maison où le mari, le plus souvent au chômage, gère
la vie familiale. Il n’y a pas de délire exprimé et l’hospitalisation
ne s’avère pas toujours nécessaire. Ainsi ces épisodes peuvent
être qualifiés ou de manie franche non psychotique (c’est-à-dire
non délirante), ou d’hypomanie.

Si les formes typiques de manie sont caractéristiques


avec leur début brutal et l’expansivité euphorique de
l’humeur, il existe en réalité une grande diversité dans la
présentation des tableaux cliniques pouvant rendre difficile
le diagnostic. Par exemple, dès 1818, Esquirol rapporte la
controverse qui l’oppose au psychiatre de Dantzig, Heinroth.
Pour ce dernier en effet, c’était la fureur qui représentait
l’élément constant et la clef de la manie alors que, pour
Esquirol, la fureur n’était qu’une des formes possibles de la
manie.
Désormais, pour établir un diagnostic de manie, un cer-
tain nombre de symptômes doivent se trouver associés et
présents pendant une certaine durée. Ce sont les critères dia-
gnostiques adoptés par un consensus de cliniciens.
46 • MANIE ET DÉPRESSION

Les critères diagnostiques


de la manie
A : Humeur anormalement élevée persistante. Période nette-
ment délimitée.
Durée supérieure à une semaine ou hospitalisation nécessaire.
B : Au moins 3 des symptômes suivants (4 si humeur seule-
ment irritable) :
1 – augmentation de l’estime de soi ou idées de grandeur,
2 – réduction du besoin de sommeil (reposé après 3 heures
seulement),
3 – communicabilité accrue ou désir de parler constamment,
4 – accélération ou fuite des idées,
5 – distractibilité (attention captée par les stimuli extérieurs
insignifiants),
6 – augmentation de l’activité orientée vers un but (social,
professionnel, scolaire ou sexuel) ou agitation psycho-
motrice,
7 – engagement excessif dans des activités agréables mais
à potentiel élevé de conséquences dommageables (achats
inconsidérés, sexualité, investissements, etc.).
C : Altération marquée du fonctionnement professionnel, des
activités sociales, des relations interpersonnelles, ou hospita-
lisation nécessaire.
D : Non dû aux effets physiologiques directs d’une substance
(drogue, médicament ou autre traitement) ou à une affection
médicale générale (hyperthyroïdie).
NB : si nettement secondaire à traitement antidépresseur somatique
(ECT, médicaments, photothérapie), pas de diagnostic de trouble
bipolaire I.
DSM-IV-TR, 2000
UN DÉRÈGLEMENT DE L’HUMEUR : DES HAUTS ET DES BAS • 47

Comment reconnaît-on un état maniaque ?


L’état maniaque avéré est typique et facile à reconnaî-
tre. Il y a une rupture dans le comportement habituel de la
personne, qui devient excitée et euphorique, ou bien encore
irritable. Cette euphorie, cette énergie et cette apparente
« joie de vivre » sont pathologiques dans la mesure où elles
vont conduire cette personne à des actes inconsidérés, extra-
vagants, perturbant gravement et parfois de façon irréversi-
ble son insertion sociale, ses relations conjugales et familia-
les, en créant des perturbations graves dans son entourage.
Le plus souvent, une hospitalisation est nécessaire. Le
patient, n’ayant pas conscience de son trouble, doit fréquem-
ment être interné en application de la loi de juin 1990 (HDT
ou « hospitalisation à la demande d’un tiers » qui générale-
ment est la famille proche, avec le certificat d’un médecin
généraliste). Quelquefois même, on a recours à une « hospi-
talisation d’office » (HO) (voir plus loin les aspects médico-
légaux de ces hospitalisations sous contrainte et les modèles
de certificat).
On décrit depuis toujours dans la manie une accéléra-
tion et une excitation dans les trois grands domaines des
processus neuropsychiques : l’humeur (euphorie, irritation,
colère), les processus idéiques ou cognitions (fuite des
idées, accélération et désorganisation de la pensée), et l’acti-
vité psychomotrice (agitation).
Le maniaque parle sans arrêt, avec un relâchement
important des associations, passant du coq à l’âne, multi-
pliant les jeux de mots et les calembours, sautant d’un sujet
à l’autre. Il est extrêmement distractible et dispersé. Il est
très sensible à l’ambiance, aux éléments et aux personnes de
l’environnement. Il est hyperémotif, passant pour un rien du
rire aux larmes. Caustique, repérant et moquant le moindre
défaut de l’interlocuteur, il peut être amusant pendant quel-
48 • MANIE ET DÉPRESSION

ques minutes, mais il devient rapidement insupportable. Il


est débraillé, parfois nu ou habillé de façon cocasse. Il
chante, il hurle, il insulte ou s’esclaffe. Son humeur est
extrêmement labile et les maniaques authentiques peuvent
exprimer dans un court intervalle de temps des propos
euphoriques et des thèmes tristes et désespérés. Le besoin de
sommeil est très réduit, les appétits alimentaires augmentés,
le risque d’alcoolisation important. La sexualité est accrue,
avec propositions déplacées, promiscuité, hypergénésie,
parfois exhibitionnisme et obscénités. Le maniaque semble
avoir perdu ses barrières morales et le sens des convenances.
Il n’a plus de surmoi et s’autorise toutes les satisfactions.
Cette désinhibition lui fait entreprendre des démarches
inconsidérées, des dépenses dans lesquelles il peut vider son
compte en banque, faire des emprunts, ou même voler de
l’argent, signer des chèques sans provision, etc. Sa conduite
automobile est particulièrement osée. Il conduit vite et ne
supporte pas les contraintes de la signalisation routière. Si
on a affaire à une forme plutôt irritable, il peut devenir très
agressif, imprécateur, insultant tout le monde, s’engageant
dans des bagarres. Certains sont arrêtés, envoyés en prison
où malheureusement ils ne sont pas toujours reconnus
comme patients bipolaires pour peu que la clinique soit un
peu atypique.
Le maniaque semble n’être jamais fatigué, il entreprend
de nombreuses activités mais très distractible, il n’achève
rien de ce qu’il a commencé. Son extrême agitation pouvait
naguère avoir des conséquences médicales fâcheuses. Au
début du XXe siècle, un quart des maniaques hospitalisés
mouraient par déshydratation, hyperthermie et dérèglement
neurovégétatif.
Les manies extrêmement intenses peuvent être diffi-
ciles à reconnaître, tant le comportement est désorganisé, le
discours incompréhensible, surtout si l’on a en plus des
UN DÉRÈGLEMENT DE L’HUMEUR : DES HAUTS ET DES BAS • 49

symptômes confusionnels (désorientation dans le temps et


l’espace) et déjà des troubles végétatifs, (fièvre très élevée,
déshydratation, trouble du rythme cardiaque, de la tension
artérielle et de la respiration), ce qui peut conduire au coma.
Le diagnostic peut errer : affection organique, bouffée déli-
rante, confusion mentale ou même épisode schizophrénique
aigu…
Enfin, il faut savoir qu’un délire caractérisé peut être
au premier plan, généralement « congruent avec l’humeur »,
c’est-à-dire fait de mégalomanie, projets grandioses, délire
de grandeur (le maniaque peut alors se prendre pour Dieu,
pour un prophète, un conquérant, un génie, un grand inven-
teur, un réformateur politique, etc.). On retrouve moins
l’état maniaque derrière des convictions délirantes qualifiées
de « non congruentes », c’est-à-dire semblant en contradic-
tion avec le sentiment de toute-puissance, d’invincibilité et
de grandeur. Par exemple, est incongruente avec l’exaltation
maniaque la conviction d’être persécuté, influencé, de subir
une transformation corporelle et des manipulations à dis-
tance dues à la malveillance. Ce sont des idées considérées
comme plus typiques des états schizophréniques.
Les états maniaques débutent souvent de façon sou-
daine, parfois après une privation de sommeil ou un stress
lié à un événement de la vie. Dans la moitié des cas, un épi-
sode dépressif majeur précède ou suit immédiatement l’épi-
sode maniaque. On considère maintenant que la grande
majorité des psychoses du post-partum survenant dans les
premiers jours ou semaines après l’accouchement, s’inscri-
vent dans le cadre d’un trouble bipolaire, même s’il s’agit
d’un premier épisode. Le risque de récidive aux grossesses
suivantes est très élevé.
L’excitation maniaque, par son irruption souvent bru-
tale et des troubles comportementaux exacerbés, a été recon-
nue très tôt dans l’histoire. Dans les pays les moins déve-
50 • MANIE ET DÉPRESSION

loppés, les manies graves représentent la « folie » par


excellence. Lorsque les infrastructures sanitaires sont très
limitées, les quelques rares services de psychiatrie du pays
sont occupés majoritairement par des patients présentant une
manie intense.
De nombreux symptômes peuvent s’inscrire dans le
registre clinique de la manie qui se présente de façon diffé-
rente d’une personne à l’autre. Si l’on reprend, comme
Goodwin et Jamison (1990), l’ensemble des publications, on
retrouve les symptômes maniaques suivants par ordre
décroissant de fréquence : pour les symptômes thymiques
proprement dits : irritabilité (80 %), euphorie (71 %),
dépression (72 %), labilité (69 %), expansivité (60 %). Pour
le fonctionnement idéique et les symptômes cognitifs : la
mégalomanie est très fréquente (78 %), ainsi que la fuite des
idées (71 %), et la distractibilité, avec troubles de la concen-
tration (71 %). Des symptômes dits psychotiques peuvent
apparaître, le plus souvent de façon passagère, dans la moi-
tié des cas avec idées mégalomaniaques (47 %) ou de persé-
cution (28 %), plus rarement (15 % des cas) il y a des hallu-
cinations auditives, visuelles ou olfactives. En ce qui
concerne le comportement maniaque, l’hyperactivité est
pratiquement constante ainsi que la logorrhée avec hyper-
verbosité. La réduction du besoin de sommeil s’accompagne
d’une absence de fatigue. Une certaine violence avec agres-
sion même dans près de la moitié des cas, plus rarement
l’hypersexualité (surtout verbale 57 %) peut s’accompagner
de dénudation et d’exhibitionnisme sexuel (27 %). Outre les
extravagances (55 %), le maniaque peut faire montre d’une
religiosité accrue (37 %), de décorations céphaliques (coif-
fures diverses, couronnes de fleurs, 34 %), il y a même par-
fois une incontinence fécale (13 %).
UN DÉRÈGLEMENT DE L’HUMEUR : DES HAUTS ET DES BAS • 51

Comment apparaît et évolue la crise maniaque


L’état maniaque s’installe en quelques heures ou quel-
ques jours. Plus rarement, l’installation est progressive sur
plusieurs semaines. Il semble y avoir des symptômes carac-
téristiques pour chaque malade qui surgissent au début de
chacune des rechutes maniaques. Laissé à lui-même, l’épi-
sode maniaque durait classiquement trois ou quatre mois et
finissait par disparaître, laissant parfois la place à un état
dépressif. Dans la moitié des cas d’ailleurs, une période
dépressive précède l’accès maniaque.
Actuellement, les patients devraient être pris en charge
dès le début de l’épisode maniaque, c’est-à-dire dans les tout
premiers jours ou même dès les premiers indices annoncia-
teurs de rechute quand la maladie est connue. Idéalement, le
malade comme son entourage devrait connaître les prodro-
mes des récidives et prendre les mesures appropriées pour
enrayer l’emballement hyperthymique.

Il faut insister sur l’effet parfois dévastateur d’un épi-


sode maniaque, mais aussi d’une période d’exaltation sim-
plement hypomaniaque et même d’un tempérament « hyper-
thymique » ou « irritable ». Ces sujets vont perdre leurs
amis et même leurs proches (qui auront du mal à compren-
dre que le comportement insupportable correspondait à une
véritable maladie). Ils seront déconsidérés, auront perdu la
confiance des autres, leur situation, leur conjoint (divorces
trois fois plus fréquents), leur réputation, parfois tous leurs
biens. Tout cela représente aussi des événements de vie
négatifs, une perte de l’estime de soi, et joue un rôle dans le
comportement suicidaire, ainsi que l’abus d’alcool, de dro-
gues et de médicaments.
52 • MANIE ET DÉPRESSION

On a proposé un schéma d’évolution spontanée en trois


stades de gravité croissante de l’épisode maniaque (Carlson
et Goodwin, voir tableau ci-dessous)
LES STADES DE MANIE
(Carlson et Goodwin, 1973)

Stade I Stade II Stade III


Humeur Labilité des Dysphorie Dysphorie
affects. croissante. nette.
Prédominance Dépression, Panique,
de l’euphorie. hostilité désespoir.
Irritabilité si ouverte,
contrarié. colères.
Cognition Expansivité, Fuite des idées Relâchement
grandiosité. Désorganisation et incohérence
Confiance en soi cognitive des
accrue. Idées associations.
Pensée cohérente délirantes. Idées délirantes
mais parfois bizarres.
tangentielle, Hallucinations
préoccupations (un tiers
sexuelles des patients),
et religieuses. désorientation
Accélération spatio-
des idées. temporelle,
idées de
référence
occasionnelles.
Comporte- Hyperactivité Accélération Activité
ment psychomotrice. psychomotrice psychomotrice
Tachylogorrhée, intense frénétique
dépenses et continue, et souvent
inconsidérées, pression bizarre.
tabagisme. langagière,
Abus agressions.
téléphoniques.
UN DÉRÈGLEMENT DE L’HUMEUR : DES HAUTS ET DES BAS • 53

La manie dans l’histoire de la médecine


Depuis l’Antiquité grecque et latine, les médecins ont
décrit plusieurs formes de manie, opposant très schématique-
ment la forme euphorique ou manie pure, à la forme agres-
sive ou « fureur maniaque ». Rien ne dépasse les descriptions
cliniques que nous ont laissées les deux pères fondateurs de
la psychiatrie française, Philippe Pinel (1748-1828) et son
élève Jean-Étienne Dominique Esquirol (1772-1840).

La manie dans l’histoire


de la médecine
Philippe Pinel (de la manie, 1800)
Dans son traité médico-philosophique « sur l’aliénation men-
tale ou la manie1 », Philippe Pinel caractérise les excès de
manies par « un nouveau degré d’énergie… Physique ou
morale, l’excitation nerveuse se traduisant par un excès de
force musculaire, une agitation continuelle de l’insensé, au
moral un sentiment profond de supériorité, une haute convic-
tion que rien ne peut résister à sa volonté suprême, une
audace intrépide, qui le porte à donner libre cours à ses capri-
ces extravagants et livrer un combat au concierge et aux gens
de service… Cette excitation nerveuse peut devenir extrême
et incoercible… Les yeux deviennent étincelants et comme
hors des orbites… Le visage prend la couleur du pourpre…
Le malade éprouve un bouillonnement inexprimable dans sa
tête… Volubilité extrême, désordre et confusion des idées…
L’imagination est au plus haut degré de développement…
Les pensées les plus saillantes, les rapprochements les plus
ingénieux et les plus piquants donnent à l’aliéné l’air surnatu-
rel de l’inspiration et de l’enthousiasme… Idées chimériques

1. Octobre 1800 ; an IX de la République.


54 • MANIE ET DÉPRESSION

d’une puissance suprême ou d’une participation à la nature


divine, portant la joie de l’insensé jusqu’aux jouissances les
plus extatiques, et jusqu’à une sorte d’enchantement et d’ivresse
du bonheur… ». Pinel cite un aliéné guéri par le fameux Willis :
« J’attendais, dit-il, toujours avec impatience l’accès d’agitation,
qui durait dix ou douze heures, plus ou moins, parce que je
jouissais pendant sa durée d’une sorte de béatitude… tout me
semblait facile, aucun obstacle ne m’arrêtait en théorie, ni
même en réalité ; ma mémoire acquérait tout à coup une perfec-
tion singulière. Je me rappelais de longs passages des auteurs
latins ; j’ai peine à l’ordinaire à trouver des rimes dans l’occa-
sion, et j’écrivais alors en vers aussi rapidement qu’en prose.
J’étais rusé et même malin, fertile en expédients de toute
espèce. » Par ailleurs, les maniaques supportent le degré
extrême de la faim et du froid, ils semblent infatigables…

Jean-Étienne Dominique Esquirol


(de la manie, 1818, 1838)
Comme son maître Pinel, Esquirol commence le chapitre 12
de son livre1 par le changement brutal chez le maniaque :
« Tout à coup… ce même homme ne vit plus que dans le
chaos. Ses propos désordonnés et menaçants trahissent le
trouble de sa raison ; ses actions sont malfaisantes ; il veut
tout bouleverser, tout détruire ; il est en état de guerre avec
tout le monde ; il hait tout ce qu’il aimait. C’est le génie du
mal qui se plaît au sein de la confusion, du désordre, de
l’effroi qu’il répand autour de lui. Cette femme, l’image de la
candeur et de la vertu, aussi douce que modeste, dont la bou-
che ne s’ouvrait que pour dire des paroles douces et généreu-
ses, qui était bonne fille, bonne épouse, bonne mère, a perdu
tout à coup la raison. Sa timidité s’est changée en audace ; sa
douceur en férocité, elle ne profère que des injures, des obs-
cénités et des blasphèmes ; elle ne respecte plus ni les lois de

1. De la manie, 1818-1838, vol. 2, « Des maladies mentales », p. 131-218.


UN DÉRÈGLEMENT DE L’HUMEUR : DES HAUTS ET DES BAS • 55

la décence, ni celles de l’humanité, sa nudité brave tous les


regards, et dans son aveugle délire, elle menace son père,
frappe son époux, égorge ses enfants, si la guérison ou la
mort ne mettent un terme à tant d’excès… »
« Dans la manie, la multiplicité, la rapidité, l’incohérence des
idées, le défaut d’attention exaltent les passions du mania-
que, égarent son jugement, corrompent ses désirs, et le pous-
sent à des déterminations plus ou moins bizarres, plus ou
moins insolites, plus ou moins violentes. Le désordre de
l’intelligence provoque les excès du maniaque, comme la
conséquence immédiate de ce désordre… le développement
des forces musculaires est extrême… ils peuvent supporter
pendant longtemps la faim et la soif. »

La manie change avec les sociétés


Les troubles psychiatriques se présentent de façon dif-
férente selon les habitudes culturelles et les normes de com-
portements d’une société à l’autre. Certaines sociétés sem-
blent générer et faciliter l’expression des troubles mentaux,
telles les sociétés occidentales actuelles dont près d’un tiers
de la population générale souffre d’un trouble psychique qui
pourrait être pris en charge et allégé par les spécialistes de
santé mentale. Inversement, ces troubles semblent beaucoup
plus rares dans les sociétés traditionnelles, exotiques ou
marginales. Mais, si la pathologie névrotique y semble rare,
on y retrouve pratiquement la même proportion de maniaco-
dépression que dans les sociétés modernes.
Deux auteurs américains ont publié en 1983 une étude
très intéressante à ce sujet. Egeland et Hostetter ont fait une
enquête chez les Amish, groupe religieux d’origine suisse
allemande, ayant conservé strictement le mode de vie
campagnard du XVIIIe siècle. L’ordre ancien des Amish ras-
56 • MANIE ET DÉPRESSION

semble 12 500 personnes vivant dans le comté de Lancaster


(Pennsylvanie) aux États-Unis.
Entre 1976 et 1980, il y a eu 112 cas de maladie men-
tale dont 80 % étaient des troubles affectifs (maladie dépres-
sive et maladie maniaco-dépressive). Dans cette société où il
n’y a ni alcool ni drogue et pratiquement pas de violence ni
de crime, il est intéressant de voir à quel comportement se
rattache l’excitation maniaque : conduire trop vivement sa
carriole, acheter des machines modernes, trop utiliser le télé-
phone public ou projeter des vacances hors saison. Dans
cette société, l’alcoolisme et le comportement antisocial
n’existent pas et ne viennent donc pas masquer la dépression
chez les hommes. Aussi a-t-on un sex-ratio (homme-femme)
de 1/1. Il est intéressant de noter que 79 % des bipolaires
type I de l’étude Amish avaient d’abord reçu d’un premier
psychiatre un diagnostic de schizophrénie, comme c’est trop
souvent le cas dans notre civilisation postindustrielle.
Un autre groupe religieux traditionnel, les Huttérites,
montre le même taux faible de maladies mentales et parmi
celles-ci un taux très élevé de troubles maniaco-dépressifs.
On a cru montrer aussi que dans les populations juives la
proportion de troubles maniaco-dépressifs était plus élevée
chez les Ashkénazes, que chez les Séfarades. Ainsi ces trou-
bles de l’humeur qui dépendent largement d’une prédisposi-
tion génétique, sont pratiquement aussi fréquents dans les
sociétés traditionnelles que dans les sociétés modernes.

➤ L’hypomanie
L’hypomanie est une forme atténuée de manie, parfois
difficile à reconnaître en tant qu’épisode pathologique.
L’épisode hypomaniaque se définit comme une période
pendant laquelle l’humeur est anormalement élevée, eupho-
rique ou irritable. Par convention, fixée par les chercheurs,
UN DÉRÈGLEMENT DE L’HUMEUR : DES HAUTS ET DES BAS • 57

cette période d’expansivité doit durer au moins quatre jours.


Les Américains avaient décidé de s’en tenir au critère de
trois jours et c’est uniquement pour se conformer au choix de
la CIM-10 qu’ils ont décidé, à l’instar de l’équipe de l’OMS,
de ce critère de quatre jours. Cela pose d’ailleurs un pro-
blème puisque certains chercheurs, comme le Suisse Jules
Angst, ont montré la validité de ce qu’il appelle l’« hypo-
manie brève » (deux à trois jours), en particulier s’il y a une
récurrence de ces épisodes hypomaniaques.
Quoi qu’il en soit, outre cette hyperthymie, on peut
observer d’autres symptômes du registre maniaque, tels que
l’inflation de l’estime de soi, la mégalomanie, la perte du
besoin de sommeil, la logorrhée, une fuite des idées, une
grande distractibilité, une hyperimplication dans toutes sor-
tes d’activités, ou même une certaine agitation psychomo-
trice désordonnée, et l’engagement dans divers comporte-
ments de plaisir pouvant à terme être préjudiciables (affaires,
jeu, sexe, politique, actions caritatives, périodes mystiques,
activités sociales diverses, etc.).
Quand la manie est d’une intensité modérée, se limitant
à une excitation psychique, une euphorie sans délire et sans
hallucination, la distinction entre état maniaque et hypomania-
que est parfois délicate, cependant elle est habituellement
facile : il n’y a aucun élément psychotique dans le tableau, ni
délire, ni hallucination, ni désorganisation grave du compor-
tement ou de l’organisation cognitive. D’un autre côté, la
personne en état hypomane se sent souvent très en forme,
contente de cette énergie augmentée et de cette activité décu-
plée. Elle se lève tôt, ne semble jamais fatiguée, ayant un
besoin restreint de sommeil. Son efficacité, sa créativité peu-
vent être accrues. Les inhibitions, les pesanteurs et les bloca-
ges antérieurs sont levés. Tout semble plus facile et agréable.
Cette personne peut achever des projets ou des tâches
qui traînaient depuis des mois, se lever la nuit pour faire la
58 • MANIE ET DÉPRESSION

lessive ou la vaisselle, rédiger des courriers, régler des factu-


res, des papiers, mettre de l’ordre. C’est donc souvent l’entou-
rage qui remarque la différence d’ambiance et de comporte-
ment, et c’est souvent avec l’entourage que l’on peut faire le
diagnostic. D’autre part, une certaine négligence des subtilités
relationnelles (tact, politesse, distance, manières) et de la sen-
sibilité aux autres peut se manifester et compromettre l’inser-
tion sociale. Il (ou elle) peut être trop direct, indélicat,
blessant, graveleux. C’est le contraste avec la personnalité
habituelle de la personne qui permet le diagnostic. Mais il y a
des hypomanies de longue durée qui paraissent représenter la
personnalité même de cette personne.
Il faut par ailleurs distinguer l’hypomanie proprement
dite d’états d’excitation liés à une intoxication, à la prise de
drogues (amphétamine, cocaïne, psychostimulant) et/ou de
médicaments (corticoïdes en particulier). Il convient aussi de
s’assurer qu’il n’y a pas d’affection cérébrale en cours, telle
qu’une sclérose en plaques ou une tumeur cérébrale.
Enfin, il n’est pas rare (jusqu’à 30 % des cas) que des élé-
ments dépressifs se mêlent au syndrome hypomaniaque, don-
nant un tableau « mixte ». La plupart des maniaco-dépressifs
connaissent maintenant ce diagnostic d’état mixte parce qu’ils
en ont fait l’expérience douloureuse, c’est en effet un état
d’intense dysphorie avec agitation psychique et motrice.
Quand il y a virage de l’humeur avec chute rapide dans
un état dépressif, le changement (parfois très brutal) de l’état
thymique est très douloureux, moralement insupportable pour
le patient, avec un risque suicidaire élevé. Le contraste avec la
facilité, l’aisance, la légèreté hypomaniaque est intolérable.
Cette forme atténuée de manie (mania mitigata) a été
décrite beaucoup plus tardivement que la manie, par le psy-
chiatre allemand Kalhbaum (1882).
UN DÉRÈGLEMENT DE L’HUMEUR : DES HAUTS ET DES BAS • 59

Les critères diagnostiques


de l’hypomanie
Épisode hypomaniaque
A : Humeur nettement élevée de façon inhabituelle, persis-
tante, expansive ou irritable tous les jours pendant au moins
quatre jours.
B : Présence de plus de 3 symptômes (4 si humeur irritable) :
1 – élévation de l’estime de soi ou idées de grandeur,
2 – besoin de sommeil réduit (ex. 3 heures),
3 – augmentation de la communicabilité et/ou désir de
parler constamment,
4 – fuite des idées, défilement des idées,
5 – distractibilité (attention distraite par stimuli extérieurs),
6 – hyperactivité (vers un but social, professionnel, scolaire
ou sexuel) ou agitation psychomotrice,
7 – activités agréables à potentiel élevé de conséquences
dommageables (achats inconsidérés, sexualité et promiscuité
inconséquentes, projets, investissements commerciaux, etc.).
C : Modifications indiscutables du fonctionnement, différents
de ceux du sujet hors période symptomatique.
D : Perturbation de l’humeur et modification du fonctionne-
ment manifestes pour les autres.
E : Pas d’altération du fonctionnement socioprofessionnel, ni
hospitalisation, ni caractéristiques psychotiques.
F : Non lié aux effets d’une substance (drogue, médicament
ou autre) ou d’une affection médicale (ex. hyperthyroïdie).
NB : La manie secondaire à un traitement antidépresseur (médica-
ments, ECT, photothérapie) ne doit pas être prise en compte pour
le diagnostic de BPI.
(DSM-IV, APA 1994 – CIM-10, OMS, 1993)
60 • MANIE ET DÉPRESSION

➤ La dépression bipolaire
La dépression est un épisode pathologique d’abaisse-
ment de l’humeur qui devient triste, douloureuse, que l’on
qualifie de dysphorie, en opposition à l’euphorie du registre
maniaque, avec habituellement perte de l’estime de soi, sen-
timent de culpabilité et/ou de honte injustifiée, ralentisse-
ment psychomoteur et de toutes les fonctions vitales, perte
d’énergie, d’intérêt et de l’aptitude au plaisir. Cet état est
maintenant bien connu du grand public. L’état de dépression
bipolaire est le même que l’état de dépression dit unipolaire.
Manie et hypomanie représentent le critère majeur de
bipolarité dans les troubles de l’humeur. Elles sont indispen-
sables pour faire ce diagnostic de trouble bipolaire. Néan-
moins, pour la majorité des patients bipolaires, le problème
majeur est représenté par le vécu dépressif. Selon Jules
Angst (1998) : la dépression bipolaire est au moins dix fois
plus fréquente que la manie ; et, selon Hirschfeld (2000),
plus d’un tiers des états dépressifs venant en consultation
pour chercher un traitement sont des dépressions bipolaires.
Une large et longue étude conduite par Judd et son équipe
de San Diego révèle que sur une période de dix ans, les
malades étant évalués chaque semaine, les patients bipolai-
res passent plus de 50 % de leur temps avec des symptômes
dépressifs, et la grande majorité de leurs épisodes pathologi-
ques sont de nature dépressive plutôt que du type maniaque.
Il s’agit du problème le plus difficile en matière de
troubles bipolaires. En effet, les dépressions bipolaires sem-
blent peu différentes dans leur présentation clinique de la
dépression unipolaire. Elles ont les mêmes symptômes. Il
peut même y avoir intrication des symptômes de la série
dépressive et des symptômes de la série maniaque. Enfin, les
médicaments antidépresseurs peuvent aggraver les troubles
UN DÉRÈGLEMENT DE L’HUMEUR : DES HAUTS ET DES BAS • 61

bipolaires. Il importe donc de garder toujours à l’esprit


qu’une dépression qui ne s’améliore pas nettement sous
antidépresseurs est peut-être du type bipolaire et relève d’un
autre traitement, constitué par plusieurs thymorégulateurs.

État dépressif majeur (EDM)


Officiellement identiques à la dépression unipolaire
quant à sa présentation clinique, les critères diagnostiques
de l’état dépressif majeur restent donc les mêmes. On
retrouve aussi les mêmes formes cliniques : dépressions
majeures avec caractéristiques catatonique, ou mélancolique
ou atypique.

Critères d’un épisode dépressif majeur


A : Au moins 5 des symptômes suivants, présents pendant au
moins 2 semaines, avec changement net par rapport au fonc-
tionnement antérieur. Les symptômes 1 (humeur dépressive)
ou 2 (anhédonie) sont indispensables au diagnostic :
1 – humeur dépressive pratiquement toute la journée et
tous les jours signalée par le sujet (se sent triste ou vide) ou
observée par les autres (il pleure par exemple), éventuelle-
ment irritabilité chez l’enfant ou l’adolescent,
2 – anhédonie : diminution marquée de l’intérêt ou du plai-
sir pour toutes ou presque toutes les activités pratiquement
toute la journée, presque tous les jours (signalée par le sujet
ou observée par les autres),
3 – perte ou prise de poids significative en l’absence de
régime, ou diminution ou augmentation de l’appétit pres-
que tous les jours,
4 – insomnie ou hypersomnie presque tous les jours,
5 – agitation ou ralentissement psychomoteur presque tous
les jours (constaté par les autres, non limité à un sentiment
subjectif de fébrilité ou de ralentissement intérieur),
62 • MANIE ET DÉPRESSION

6 – fatigue ou perte d’énergie presque tous les jours,


7 – sentiment de dévalorisation ou de culpabilité excessive
ou inappropriée (pouvant être délirante) presque tous les
jours (pas seulement se faire grief ou se sentir coupable
d’être malade),
8 – diminution de l’aptitude à penser ou à se concentrer ou
indécision presque tous les jours (signalée par le sujet ou
observée par les autres),
9 – pensée de mort récurrente (pas seulement une peur de
mourir), idées suicidaires récurrentes sans plan précis ou
tentative de suicide ou plan précis pour se suicider.
B : Exclure l’épisode mixte (voir plus bas).
C : Altération du fonctionnement social professionnel.
D : Les symptômes ne sont pas imputables aux effets d’une
substance (médicament, drogue, etc.) ou une affection médi-
cale (hypothyroïdie etc.).
E : Exclure le deuil (pendant les deux premiers mois après le
décès).
DSM-IV-TR, 2000

Les différentes présentations


de l’état dépressif majeur
En réalité, la dépression peut revêtir des aspects très
divers. Pour les cliniciens européens, la forme la plus carac-
téristique était représentée par la mélancolie. Le diagnostic
se faisait au premier coup d’œil devant un patient très ralenti
ou même figé dans son immobilité mutique ou laconique
avec des idées délirantes de ruine, d’autoaccusation, de
culpabilité. À l’inverse, certaines dépressions dites atypiques
se caractérisent par une grande sensibilité relationnelle et
l’intolérance à ce que le patient croit être un rejet ou une
UN DÉRÈGLEMENT DE L’HUMEUR : DES HAUTS ET DES BAS • 63

indifférence. Ces personnes sont facilement blessées, se sen-


tent humiliées ou bafouées.

Formes cliniques de dépression


(DSM-IV-TR, 2000)
— Avec ou sans caractéristiques psychotiques (idées déliran-
tes, hallucinations).
— Avec ou sans caractéristiques catatoniques.
— Avec ou sans caractéristiques mélancoliques.
— Avec ou sans caractéristiques atypiques.
— Survenant en post-partum.

Peut-on reconnaître la nature bipolaire


d’une dépression ?
Malgré ce qui vient d’être dit, il semble y avoir tout de
même quelques différences cliniques permettant de distin-
guer dépression BP et dépression UP. En phase dépressive
et même en période de normothymie, la personne bipolaire
est plutôt en retrait, calme, avec des besoins importants de
sommeil (jusqu’à 12-15 heures par jour). W. Z. Potter a pro-
posé quelques indices permettant de différencier les dépres-
sions unipolaires et les dépressions bipolaires (voir tableau
page suivante).
64 • MANIE ET DÉPRESSION

Différences cliniques entre dépressions unipolaires


et dépressions bipolaires

Dépression bipolaire Dépression unipolaire


– Retrait calme. – Plus d’activité physique
et mentale.
– Ralentissement psychomoteur. – Plaintes somatiques.
– Hypersomnie. – Troubles du sommeil.
– Moins de symptômes anxieux, – Anxiété.
moins de plaintes somatiques.
– Moins de colère. – Colère.
Généralement, la personne bipolaire est moins consciente et se plaint
moins de sa dépression et de sa dysphorie. Il y a un plus grand risque
pour ce type de dépressif de ne pas être traité et de se suicider.
Selon W. Z. Potter (1998)

La dépression pseudo-unipolaire
(Akiskal, 1983, 1995)
Lorsqu’un patient présente un état dépressif majeur pour
la première fois de sa vie, il convient toujours de rechercher
les antécédents personnels et familiaux dans le domaine des
troubles de l’humeur. On a décrit toute une série d’indices
permettant de suspecter la nature bipolaire d’une dépression.
Quand le trouble de l’humeur commence tôt dans la vie, dans
l’enfance ou à l’adolescence, avant 25 ans, quand il y a de
nombreux cas similaires chez les apparentés de premier et
deuxième degré et sur plusieurs générations, on doit fortement
suspecter la nature bipolaire de la dépression. De même, si le
début correspond à un accouchement, ou si la dépression se
caractérise par l’hypersomnie et le ralentissement moteur.
Enfin, lorsque le traitement antidépresseur provoque un virage
de l’humeur vers un état maniaque ou hypomaniaque, la pro-
babilité qu’il s’agisse d’un trouble bipolaire est pratiquement
de 100 % (on parle alors d’un type BP III).
UN DÉRÈGLEMENT DE L’HUMEUR : DES HAUTS ET DES BAS • 65

Une étude du NIMH (Washington), conduite par


Akiskal, a permis de suivre pendant onze ans une cohorte de
559 patients ayant présenté un état dépressif majeur. Au
bout de dix années, 12,5 % de ces patients se sont avérés
être des bipolaires certains parce qu’ils ont présenté un état
maniaque (2,6 %) attestant d’une bipolarité type I, les autres
(9,9 %) étant du type II parce qu’ils ont présenté au moins
un épisode hypomaniaque. Pour ces troubles bipolaires de
type II (alternance de dépression et d’hypomanie), on trou-
vait les caractéristiques suivantes : pouvant donc être consi-
dérées comme des indices prédictifs de bipolarisation type II
– une tendance à la rêverie diurne (day-dreaming),
– une sociabilité importante et le goût des relations
humaines,
– un niveau d’énergie élevée.

Attention : les antidépresseurs


peuvent aggraver la dépression bipolaire
On sait, depuis une quarantaine d’années maintenant,
que les médicaments antidépresseurs peuvent induire un
« virage de l’humeur », c’est-à-dire que la dépression laisse
place au bout de quelques jours à une excitation d’allure
maniaque ou hypomaniaque. Au début, on a pensé que
c’était là l’indication de la nature réellement antidépressive
d’une molécule à usage pharmacologique. Par exemple, dès
le début de l’utilisation thérapeutique des médicaments tri-
cycliques (imipramine, clomipramine, etc.), on redoutait
l’effet de désinhibition psychomotrice liée à cette prescrip-
tion, qui précédait l’effet proprement antidépresseur (thymo-
analeptique), désinhibition faisant craindre la possibilité
d’un passage à l’acte suicidaire, le ralentissement et l’inhi-
bition dépressive ne venant plus bloquer la possibilité de
concrétisation des ruminations autodestructrices du déprimé.
66 • MANIE ET DÉPRESSION

Une polémique actuelle relance le vieux débat d’un compor-


tement suicidaire possiblement facilité en début de traite-
ment par les médicaments antidépresseurs de la nouvelle
génération, du type ISRS en particulier chez les adolescents.

Pendant longtemps on a ignoré la distinction entre


dépression unipolaire et dépression bipolaire (dont la recon-
naissance ne s’est développée qu’après 1966). Aussi est-il
possible que le chiffre classique d’un tiers environ de vira-
ges de l’humeur dus aux antidépresseurs corresponde à ce
qu’on estime être la fréquence des dépressions bipolaires
dans l’ensemble des états dépressifs vus en consultation.

➤ Les épisodes dépressifs


ou maniaques brefs et récurrents
Manie et hypomanie brèves récurrentes
Bien qu’ils ne soient pas intégrés dans les classifica-
tions officielles, on peut observer des épisodes de manie
caractérisée durant une à deux journées seulement. Le
Suisse Jules Angst a défendu ardemment ce modèle de
l’hypomanie brève récurrente. Les critères diagnostiques
sont les mêmes que pour l’hypomanie, sauf en ce qui
concerne les critères temporels. Ici les symptômes d’hypo-
manie ne durent que deux jours au maximum mais il y a une
récurrence importante des épisodes. Cette notion est essen-
tielle, car si l’on tient compte de ce type de symptômes, la
prévalence des troubles bipolaires dans la population s’en
trouve considérablement augmentée.

La dépression brève récurrente


En quelque sorte symétrique de la pathologie précé-
dente, elle figure dans une annexe du DSM-IV comme
UN DÉRÈGLEMENT DE L’HUMEUR : DES HAUTS ET DES BAS • 67

« modèle faisant l’objet d’étude supplémentaire ». Ici encore,


les symptômes dépressifs ont une durée limitée à deux ou
trois jours (« dépression de trois jours » de Montgomery)
mais la récurrence est très fréquente (au moins 12 épisodes
par an), irrégulière et imprévisible, ce qui perturbe considéra-
blement la vie de la personne atteinte.
Pour le grand public comme pour les non-spécialistes,
toutes ces formes cliniques et les différences en ce qui
concerne le nombre et la qualité des symptômes, les critères
de durée et de répétition, tout cela paraît relever de rumina-
tions classificatoires d’herboriste ou de querelles d’école. En
réalité, comme les psychiatres n’ont que la clinique pour se
repérer, et qu’aucun examen de laboratoire ne peut venir
étayer leur diagnostic, il est très important à ce jour de pré-
ciser toutes les différences et, pour prendre en charge cor-
rectement les patients, les soigner au mieux, évaluer dans
quelles formes cliniques quels types de médicaments sont
indiqués et efficaces. D’autre part, dans ce vaste ensemble
des troubles de l’humeur, les chercheurs ont besoin de préci-
ser des sous-types cliniques, pour l’évaluation de l’efficacité
des traitements, pour les recherches génétiques et pour les
études d’imagerie cérébrale.
Ces deux modèles d’épisodes maniaques ou dépressifs,
brefs, intenses et récurrents, sont probablement à intégrer
dans le spectre bipolaire des troubles de l’humeur.

➤ Être à la fois maniaque et déprimé ?


États mixtes et manies dysphoriques
Le terme bipolaire est trompeur. On peut être figé par
la dépression en « statue de la douleur », description tradi-
tionnelle de la mélancolie. On peut être déchaîné par
l’euphorie et l’excitation de la manie. Certains malades pré-
sentent, intriqués, les deux types de symptômes dépressifs et
68 • MANIE ET DÉPRESSION

maniaques dans un véritable télescopage des deux phases


opposées maniaco-dépressives. On ne peut plus parler alors
de polarisation. Il s’agit d’états mixtes, bien plus difficiles à
supporter pour le malade et à reconnaître pour le médecin.
Dix pour cent des épisodes maniaco-dépressifs sont du type
état mixte. Un tiers des patients souffrent en même temps
des symptômes des deux registres classiquement opposés.
Ces états mixtes et manies dysphoriques sont difficiles à
reconnaître, ils sont aussi difficiles à soigner. Ils sont dou-
loureux et dangereux : l’angoisse, l’agitation, l’impulsivité
font courir des risques accrus de suicide. Il est important de
mieux les connaître : manie dépressive/anxieuse, dépression
agitée, manie avec pauvreté du discours, dépression avec
fuite des idées, manie inhibée.

Les virages de l’humeur

Une fois installés les épisodes maniaco-dépressifs pré-


sentent une certaine fixité et une certaine durée. Un autre élé-
ment important réside dans les périodes de changement de
l’humeur, moments d’une durée plus ou moins longue, mais
faisant généralement passer le bipolaire d’un état thymique à
l’autre en quelques heures ou en quelques jours. Ces périodes
transitionnelles de bascule de l’humeur, de changement de
polarité thymique sont appelées « virages de l’humeur » :
– virage maniaque avec passage de la dépression à la
manie ou à l’hypomanie,
– virage dépressif avec passage de la manie à la
dépression,
– passage à l’état mixte,
– virages iatrogènes de l’humeur (c’est-à-dire induits par
un médicament).
UN DÉRÈGLEMENT DE L’HUMEUR : DES HAUTS ET DES BAS • 69

Critères opérationnels du diagnostic


de manie dysphorique (MD)
A : Critères complets d’un syndrome maniaque ou hypo-
maniaque selon le DSM-III-R.
B : Présence simultanée de symptômes dépressifs associés* :
1 – humeur dépressive,
2 – diminution marquée de l’intérêt ou du plaisir dans pres-
que toutes les activités,
3 – gain significatif de poids ou augmentation de l’appétit ;
4 – hypersomnie,
5 – ralentissement psychomoteur,
6 – fatigue ou perte d’énergie,
7 – sentiments d’indignité ou de culpabilité excessive,
8 – sentiments de désespoir ou d’être sans aide,
9 – pensées récurrentes de mort, idées suicidaires récurren-
tes, ou plans précis de suicide.
C : Spectre diagnostique de la manie dysphorique (MD).
MD avérée = si présence de trois symptômes dépressifs.
MD probable = si présence de deux symptômes dépressifs.
MD douteuse ou possible = si un seul symptôme dépressif
est présent.
*Sont éliminés les symptômes en commun avec la manie (insom-
nie, agitation, trouble de la concentration).
S. L. Mc Elroy et al., 1992

Il y a vingt ou trente ans, on considérait d’ailleurs


qu’un médicament était réellement antidépresseur lorsqu’il
provoquait chez certains malades ce virage hypomaniaque.
On sait maintenant que ces virages thymiques sous anti-
dépresseurs révèlent en réalité un tempérament bipolaire et
la nature bipolaire de la dépression.
70 • MANIE ET DÉPRESSION

Quant aux virages dépressifs de l’humeur, ils peuvent


rester méconnus, si la dépression est discrète, considérés
comme une normalisation, si le malade ne paraît pas trop
mal. Dans l’entourage, même hospitalier, la dépression avec
son inhibition et son ralentissement est souvent mieux tolé-
rée que l’excitation maniaque, elle peut donc rester ignorée.
Plus compliqués sont les états mixtes quand il y a téle-
scopage des phases maniaques et dépressives avec une mix-
tion des symptômes maniaco-dépressifs. Ces virages vers
l’état mixte sont parfois induits par les antidépresseurs.

Les troubles mentaux associés


(comorbidité)

La coexistence de plusieurs troubles mentaux est fré-


quente, ce qui ne manque pas d’embrouiller le diagnostic et
de compliquer le projet thérapeutique : la personne reçoit
alors plusieurs étiquettes diagnostiques. Il en va ici comme
en médecine générale : un même patient peut souffrir à la
fois d’une insuffisance rénale et d’une maladie de peau, ou
d’une cardiopathie et d’une maladie rhumatismale.

➤ Alcoolisme et toxicomanie
Selon l’enquête épidémiologique ECA (Epidemiologi-
cal Catchment Area) portant sur cinq sites à travers les États-
Unis, le trouble bipolaire type I est associé à un alcoolisme
dans la moitié des cas, à une toxicomanie dans 41 %. Ces
patients sont souvent ce qu’on appelle des chercheurs de
sensations, avec en particulier abus de substances à action
psychotrope. On peut aussi concevoir qu’ils cherchent ainsi
une automédication pour atténuer leurs symptômes. Les
UN DÉRÈGLEMENT DE L’HUMEUR : DES HAUTS ET DES BAS • 71

consommateurs de cannabis expliquent clairement que ce


produit calme leurs angoisses et apaise leur excitation. Le
trouble maniaque multiplie par 4,6 le risque d’abus d’alcool
et pratiquement autant pour l’abus de drogues.
Une étude par Muntaner et al. (1998) a recherché les
antécédents juridiques de plus de 1 000 personnes hospitali-
sées pour symptômes psychotiques (dont 500 schizophrènes
et 300 bipolaires). La plupart des actes délictueux commis
avant l’hospitalisation concernaient presque exclusivement
des psychoses toxiques. Ainsi, chez les bipolaires, c’est
l’alcool et les toxicomanies associés aux troubles de l’humeur
qui rendent compte de la grande majorité des comporte-
ments criminels et délictueux.

➤ Troubles anxieux
L’anxiété pathologique, pratiquement dans toutes ses
formes, se retrouve fréquemment chez les bipolaires. Par
exemple, ce qu’on appelle maintenant le TAG (trouble
anxieux généralisé) est associé dans 42,4 % des cas. Ici, la
pensée est occupée en permanence par les soucis, une antici-
pation de difficultés et de catastrophes avec des ruminations
anxieuses. Notons encore la phobie sociale, c’est-à-dire la
peur de parler, de manger, de prendre la parole en public,
confinant la personne à une vie isolée, ce qui concerne près
de la moitié des bipolaires, essentiellement pendant les pha-
ses dépressives ou entre les épisodes, ce qui fait contraste
avec la désinhibition maniaque. Il existe aussi ce qu’on
appelle désormais le trouble panique avec répétition de
grandes crises d’angoisse au cours desquelles la personne a
peur d’une mort imminente, ou de perdre la raison et le
contrôle d’elle-même. Cela concernerait un tiers environ
des bipolaires. L’agoraphobie ou peur des grands espaces
72 • MANIE ET DÉPRESSION

publics, ponts, lieux élevés, serait présente chez 62 % des


bipolaires.
Enfin, le trouble obsessionnel compulsif (TOC), que
l’on appelait autrefois névrose obsessionnelle, toucherait
10 % des bipolaires. Hantouche (2006) vient de consacrer
un ouvrage à cette « double folie » associant si fréquemment
troubles bipolaires et TOC dont il fait pratiquement une
pathologie autonome.
Ainsi les bipolaires ont quatorze fois plus de risques de
souffrir de troubles anxieux si on les compare à la popula-
tion générale.

➤ Troubles du comportement alimentaire


Notre société assiste actuellement à un accroissement
impressionnant des troubles du comportement alimentaire.
On connaissait naguère la restriction extrême de l’alimenta-
tion dans l’anorexie mentale. Elle paraît le plus souvent
associée désormais avec des crises de voracité massive, défi-
nissant la boulimie nerveuse faite d’impulsions à engloutir
très vite une quantité importante de nourriture pour se rem-
plir, et pallier une impression physique et psychique de vide
intérieur. Le plus souvent, ces accès de boulimie sont suivis
de vomissements. On a récemment insisté sur la dimension
génétique de cette prédisposition qui émerge dans certaines
sociétés et circonstances culturelles. Jusqu’à 25 % des bipo-
laires souffriraient de troubles du comportement alimentaire.

➤ Trouble d’hyperactivité
avec déficit de l’attention (THADA)
Les enfants que l’on appelait autrefois enfants turbu-
lents, instables et hyperkinétiques constituent désormais une
UN DÉRÈGLEMENT DE L’HUMEUR : DES HAUTS ET DES BAS • 73

catégorie définie essentiellement par un déficit de l’atten-


tion, une grande instabilité motrice avec hyperactivité sté-
rile. Ces enfants sont insupportables en classe et épuisants
pour leurs parents. Chez l’enfant, il est très difficile de dis-
tinguer les symptômes relevant du THADA d’un trouble
bipolaire très précoce. Or le traitement pharmacologique dif-
fère : psychostimulants pour le THADA – théoriquement
contre-indiqués chez les bipolaires puisqu’il y a risque de
virage de l’humeur – et les thymorégulateurs chez ces derniers.

Les personnalités pathologiques

Le DSM-IV-TR propose pour son axe II consacré aux


troubles de la personnalité, douze modèles de personnalité
pathologique. Difficile de dissocier clairement ce qui relève
de la pathologie bipolaire proprement dite et ce qui reléve-
rait plutôt d’une distorsion de la personnalité. Il est évident
que chaque patient vit différemment sa vulnérabilité thymi-
que. Certains la dénient complètement, d’autres au contraire
en font un prétexte à la régression et à l’installation dans le
statut de malade. Cet aspect doit être pris en compte pour
comprendre certains échecs thérapeutiques là où d’autres
patients avaient répondu parfaitement, et pour adapter le
protocole de prise en charge pour chaque patient.

La pathologie organique associée

Dans l’évaluation d’un trouble bipolaire, le bilan initial


doit toujours comporter une recherche de maladie organique,
cérébrale ou autre. Plus le sujet est âgé, plus il y a de risques
de découvrir d’autres affections médicales. On demandera
74 • MANIE ET DÉPRESSION

donc un électroencéphalogramme, éventuellement un scan-


ner ou une IRM cérébrale et une évaluation de l’état général.
On pourra trouver une hyperthyroïdie ou une autre maladie
endocrinienne, et plus particulièrement une atteinte neurolo-
gique : accident vasculaire cérébral (ramollissement), sclé-
rose en plaques, tumeur, hématome, etc.
C H A P I T R E 3

Un dérèglement
de toutes les fonctions
neuropsychiques

Pour rendre compte des activités mentales, on différen-


cie généralement plusieurs fonctions psychologiques. C’est la
fameuse psychologie des facultés souvent méprisée par les
psychanalystes qui se réfèrent quant à eux aux modèles de la
métapsychologie freudienne. À la suite des psychologues écos-
sais du XVIIIe siècle, de leurs héritiers et avec Kant, on a ainsi
distingué : jugement, émotion et motivation. On y ajoutera
ensuite : attention, éveil, mémoire, attitudes, sentiments, cogni-
tions (conscientes), psychomotricité, inhibition-désinhibition,
les cycles veille-sommeil. La révolution cognitive qui depuis
trente ans envahit le champ de la psychologie est basée sur le
modèle des processus de l’information et du fonctionnement
binaire des ordinateurs. Joseph Ledoux, professeur de psycho-
biologie au centre des neurosciences de l’Université de New
York, à qui l’on doit deux remarquables ouvrages de psycho-
biologie, insiste pour que l’on conserve un modèle tripartite
du psychisme, intriquant cognitions, émotions et motivations.
Il n’est pas inutile de rappeler que ces trois processus dépen-
dant de l’interconnectivité neuronale et de la physiologie des
synapses sont préconscients pour la plupart.
76 • MANIE ET DÉPRESSION

Pendant longtemps la psychiatrie a simplement opposé


émotion et jugement, certains psychiatres attribuant plutôt
les troubles mentaux à un dérèglement des émotions, à
l’angoisse, à la faculté affective. Ce fut longtemps la posi-
tion de l’école française. Les aliénistes parlaient de « délire
émotif ». Les autres insistaient sur la défaillance du juge-
ment, des fonctions intellectuelles et de leurs effets de maî-
trise. Même la mélancolie et la manie pouvaient être com-
prises comme une perte de lucidité, de contrôle et de
discernement.

Kraepelin, comme d’ailleurs avant lui Heinroth, Pinel,


Esquirol et leurs élèves, reprenait donc ce modèle des trois
grandes fonctions psychiques pouvant être perturbées par la
maladie maniaco-dépressive : l’idéation, la volonté (c’est-à-

courbe de l'idéation

courbe de la volonté

courbe de l'affectivité

Figure 2 : Variations et oscillations des fonctions psychiques


selon Kraepelin (1913).
UN DÉRÈGLEMENT DE TOUTES LES FONCTIONS NEUROPSYCHIQUES • 77

dire psychomotricité et instinct) et l’affectivité. L’auteur


allemand illustrait les oscillations de ces trois fonctions dans
l’évolution du trouble maniaco-dépressif par les schémas ci-
dessous, avec, pendant les épisodes, des embardées excessi-
ves des trois fonctions, simultanées dans les cas typiques ou
décalées les unes par rapport aux autres dans les formes
moins typiques qu’il appelait états mixtes.

4 6 5 7 2 1

2 3 5 6 8 1

Figure 3 : Oscillations des processus idéiques, moteurs et affectifs


Psycho-physio-pathologie des états mixtes
maniaco-dépressifs selon Kraepelin (1913).
78 • MANIE ET DÉPRESSION

Psychomotricité : accélération
et ralentissement des mouvements

➤ L’activité motrice : accélération


et ralentissement des mouvements
Chaque individu a dans son comportement général un
« tempo » qui lui est propre. Les uns sont vifs, rapides, ou
même si rapides qu’ils tirent plus vite que leur ombre. Ce
sont des « sprinters ». D’autres, au contraire, sont lents, ce
sont des coureurs de fond à la cadence plus paisible.
Ce rythme moteur propre à chacun peut se repérer au
cours de la marche, de la gesticulation, pendant le discours,
l’écriture, le dessin, etc. Par exemple, on a utilisé les enre-
gistrements de la voix de patients sujets à la répétition d’épi-
sodes dépressifs : leur parole est ralentie avec des pauses
prolongées pendant les épisodes dépressifs. À l’opposé,
pendant les périodes d’excitation maniaque, le discours
s’emballe, devient précipité ou même incohérent, incompré-
hensible. Outre la vitesse, on repère aussi l’intensité sonore
accrue. On peut en pratique mesurer l’activité motrice géné-
rale à l’aide d’un actimètre fixé au poignet ou à la cheville.
Celui-ci permet d’évaluer l’accroissement considérable de la
motricité au cours de l’agitation maniaque.
Mais il n’y a pas que la vitesse. Il y a aussi l’énergie
disponible. Pendant les dépressions, certaines personnes
peuvent à peine se déplacer, restent assises dans leur fauteuil
ou même confinées au lit, à somnoler ou à regarder passive-
ment la télévision, ou des DVD… Elles sont, disent-elles,
« au fond du trou », « au trente-sixième dessous »…
À l’opposé, les maniaques sont infatigables. La prati-
que du jogging nous montre parfois ces gazelles en état
d’hypomanie. Par exemple, Kay Jamison décrit ses joggings
UN DÉRÈGLEMENT DE TOUTES LES FONCTIONS NEUROPSYCHIQUES • 79

forcenés épuisant ses partenaires d’exercice musculaire,


pendant ses épisodes maniaques. Certains patients multi-
plient les voyages, ils sont dromomanes ou même ce qu’on
appelle des « fous voyageurs », que l’on retrouve au bout du
monde et que l’on doit rapatrier. Une partie de l’activité des
consulats est consacrée à ces retours au bercail (voir l’his-
toire de JAG, page 241).

➤ L’agitation maniaque
La manie est le prototype des états d’agitation. Cette
agitation peut semer un désordre considérable dans l’envi-
ronnement. Elle oblige souvent à des mesures de restriction
de liberté et de limitation des mouvements. Par exemple, en
Afrique, il était habituel de mettre les agités « au bois »,
c’est-à-dire qu’on entravait la personne incontrôlable en
immobilisant ses jambes dans une immense et lourde pièce
de bois où l’on a pratiqué deux ouvertures pour les che-
villes. Depuis très longtemps sont connus l’usage des fers,
des anneaux et, bien entendu, la camisole de force. Les
livres d’histoire de la psychiatrie sont remplis de ces images
d’aliénés immobilisés.
Le geste libérateur de Pussin et Pinel délivrant les alié-
nés de leurs chaînes à Bicêtre a été immortalisé, en particu-
lier dans le tableau de Tony Robert Fleury (au musée de
l’Assistance publique de Paris) et celui de A. Muller (à
l’Académie de médecine de Paris). La fixation « quatre
points » au lit des malades est restée longtemps pratiquée.
On peut encore l’observer lorsque l’équipe soignante est en
sous-effectif. Conolly et d’autres philanthropes ont été célé-
brés pour leur philosophie du no restreint. La découverte
des médicaments psychotropes à partir de 1952, neurolepti-
ques et tranquillisants, a permis de limiter le recours à
l’immobilisation physique. Mais on a aussi reproché à ces
80 • MANIE ET DÉPRESSION

« médicaments psycholeptiques » d’être des « camisoles chi-


miques » par leur effet de blocage psychomoteur et par l’état
d’indifférence qu’ils déterminent.
On rappellera à cet égard que, pour les psychologues
du développement, Wallon en particulier, les idées elles-
mêmes sont à leur base assimilables à un mouvement. Les
idées ont des racines motrices. « L’action est le fondement
même de toute action cérébrale… La rapidité est une donnée
essentielle de la capacité de survivre » (Berthoz, 2001). On
a pour cela proposé le concept de « psychomotricité », abo-
lissant l’opposition entre le corps et l’esprit. La psycho-
motricité est devenue une spécialité paramédicale avec ses
soignants propres que l’on appelle psychomotriciens. Ainsi,
l’agitation peut avoir une prédominance motrice ou une
prédominance mentale, dans ce dernier cas des personnes
apparemment très calmes peuvent dire : « Je suis agité. »

➤ Le ralentissement dépressif
En ce qui concerne la dépression, plusieurs écoles de
pensée l’assimilent à un ralentissement, aussi bien moteur que
psychique. Pour Widlocher et ses élèves de l’école de la
Salpêtrière : « La dépression, c’est le ralentissement ; le ralen-
tissement, c’est la dépression. » Ce modèle théorique est illus-
tré de façon très convaincante par l’inhibition psychomotrice
et le ralentissement au cours de la dépression mélancolique.
Ce ralentissement peut atteindre le degré de la stupeur mélan-
colique avec immobilisation complète de toutes les fonctions,
le malade se présentant alors « comme une statue de la dou-
leur ». À l’inverse, dès l’introduction en médecine mentale
des médicaments antidépresseurs, tels que l’imipramine et les
autres tricycliques, on a pu observer chez certains malades
après quelques jours d’administration de ces médicaments,
une levée de l’inhibition psychomotrice avec retour d’une
UN DÉRÈGLEMENT DE TOUTES LES FONCTIONS NEUROPSYCHIQUES • 81

activité normale ou même excessive. Cette désinhibition peut


être dangereuse dans la mesure où la reprise de l’activité
motrice ne s’accompagne pas simultanément d’une améliora-
tion de l’état de l’humeur, la dysphorie, le désespoir persis-
tant, le patient, qui n’est plus protégé par le blocage moteur,
pouvant mettre à exécution son désir de mort et ses impul-
sions suicidaires. C’est ainsi qu’on a pu considérer comme
une défense autoprotectrice cette inhibition blocage de l’acti-
vité chez les patients en proie à la déréliction mélancolique.
L’école australienne avec Gordon Parker tient la même
position théorique faisant de « la mélancolie, une maladie de
la motricité et de l’humeur », titre évocateur de son ouvrage
théorique sur la dépression mélancolique. Toutes les dépres-
sions ne sont pas ralenties et l’on peut observer au contraire
une agitation anxieuse et stérile, potentiellement dangereuse
si le patient laisse libre cours à des impulsions autoagressi-
ves : coupures cutanées, scarifications, brûlures de cigarette,
arrachages des cheveux, coupures de poignets (phlébotomie)
ou autres comportements suicidaires.

➤ La dépression agitée
Si l’inhibition et le ralentissement sont très évocateurs
d’un état dépressif, on peut voir aussi des formes de dépres-
sion avec agitation, allant d’une simple fébrilité anxieuse au
degré extrême de la grande agitation, auquel cas le diagnos-
tic peut errer.

➤ Le figement catatonique et la catalepsie


Il existe une forme de dépression particulière caractéri-
sée par une dérégulation de la fonction psychomotrice : il
s’agit du syndrome catatonique (voir critères symptomati-
82 • MANIE ET DÉPRESSION

ques). On a longtemps cru que cette catatonie, cette « folie


musculaire » (Kahlbaum), appartenait au registre de la schi-
zophrénie (forme hébéphrénocatatonique). On sait mainte-
nant qu’elle est plus fréquente dans les troubles bipolaires
que dans la schizophrénie, mais le diagnostic peut rester
longtemps méconnu. Elle consiste en un figement complet du
malade dont la raideur prend les caractéristiques de la flexi-
bilité cireuse, dite en tuyau de plomb. Surviennent parfois
des crises paradoxales d’agitation sans but. Le malade est
opposant, refusant de parler, de manger, de boire, et répétant
comme en écho les propos et les gestes de l’interlocuteur.

Critères de spécification
des caractéristiques catatoniques
(observables au cours d’un épisode dépressif
majeur maniaque ou mixte)
Tableau clinique dominé par au moins deux des éléments
suivants :
1 – immobilité motrice se traduisant par une catalepsie (y
compris une flexibilité cireuse) ou un état de stupeur,
2 – activité motrice excessive (apparemment sans but et
non influencée par les stimuli externes),
3 – négativisme extrême (résistance sans motif apparent à
toutes les consignes ou maintien d’une posture rigide résis-
tant à toute tentative de mobilisation) ou mutisme,
4 – mouvements volontaires bizarres se manifestant par
l’adoption de postures (maintien volontaire de postures
inappropriées ou bizarres), de mouvements stéréotypés,
d’un maniérisme ou d’une mimique grimaçante prononcée,
5 – écholalie ou échopraxie.
DSM-IV-TR, 2000
UN DÉRÈGLEMENT DE TOUTES LES FONCTIONS NEUROPSYCHIQUES • 83

➤ Les mouvements de l’âme


Affects, mouvements et pensées ont été artificiellement
dissociés pour des besoins d’analyse et de compréhension,
mais en même temps on a toujours rappelé leur inter-
dépendance et la « solidarité des facultés » (J.-P. Falret,
H. Maudsley).
Imaginons un orchestre, il joue harmonieusement un
mouvement d’adagio. Le mouvement s’accélère allegro
vivace, avec plus de timbre et d’intensité sonore. Plus tard le
mouvement suivant sera plus lent, andante ou même lento
grave. Tous les instruments, les cordes, les cuivres jouent à
la même cadence, au même rythme, avec la même intensité
suivant scrupuleusement la partition et les injonctions du
chef d’orchestre. Ce dernier peut adopter un tempo plutôt
lent (Furtwängler) ou un tempo plus enlevé (Toscanini). Un
chef peut même raccourcir la durée, comme par exemple
gagner vingt minutes sur Carmen, pressé qu’il est de pren-
dre le train de minuit et de rejoindre sa famille.
On peut comparer l’hypomanie à un orchestre qui joue-
rait presto et plein de couleurs. La dépression est compara-
ble à une musique lente et funèbre. Mais, dans les deux cas,
l’ensemble des instruments continuent de jouer en harmonie.
On peut pousser plus loin la métaphore pour éclairer la
clinique des troubles bipolaires dans ce qu’elle a de plus
compliqué à concevoir. Un ou deux instruments peuvent
s’autonomiser, quitter le rythme de l’ensemble et prendre
une allure individuelle, désolidarisés des autres artistes, pire
encore, tous les instruments peuvent jouer pour leur compte
sans se soucier de l’ensemble. Cacophonie épouvantable. On
ne reconnaît plus la musique ni l’orchestre. On a ainsi
l’image ou plutôt le bruit insupportable et douloureux des
états mixtes.
84 • MANIE ET DÉPRESSION

Les troubles bipolaires sont comparables pour leurs


épisodes à cet orchestre qui aurait perdu sa cohérence, son
harmonie, mais qui peut la retrouver ultérieurement. La schi-
zophrénie, par contre, ressemble plutôt à une maison dont
chaque élément de construction serait disposé de façon anar-
chique sans suivre le plan d’ensemble. Dans ce dernier cas,
c’est l’anatomie même de l’édifice qui est incohérente de
façon durable, alors que, pour l’orchestre bipolaire, il s’agit
d’un désordre fonctionnel intermittent.

Gauthier, aller plus vite que la musique


Le chef prestigieux d’un orchestre national nous appelle un jour
pour nous demander de l’aide : son soliste talentueux, Gauthier,
va plus vite que la musique. Il a soudainement joué avec une
sonorité inhabituelle mais surtout trop en avance sur la partition,
il joue plus vite que les autres instruments. L’artiste pressé nous
est confié. Il présente une certaine excitation, il entend des voix
et des musiques. La voix est celle de Beethoven lui-même qui le
félicite de jouer si bien et l’encourage à aller plus vite encore. Il
se sent transporté par la beauté de ses œuvres. Malheureusement,
il s’agit d’un trouble schizo-affectif et le plus souvent les épiso-
des sont dépressifs et douloureux : des voix l’insultent et com-
mentent ses turpitudes sexuelles ! Il fera ultérieurement une ten-
tative de suicide grave et ne pourra plus participer à l’orchestre.

La pensée (les cognitions)

« J’ai un petit vélo qui tourne dans ma tête


Et qui ne veut jamais jamais s’arrêter…
Il est peint en bleu comme un jour de fête. »

On parlait naguère de processus idéiques, de fonctions


intellectuelles, d’idéation, de jugement. On utilise plutôt
UN DÉRÈGLEMENT DE TOUTES LES FONCTIONS NEUROPSYCHIQUES • 85

maintenant le terme de cognitions malgré le flou sémanti-


que de ce terme (cognitions inconscientes et cognitions
conscientes).
Dans les périodes de dépression les idées deviennent
pauvres, rares, répétitives, comme engluées. Il y a même
parfois un véritable vide psychique très angoissant ; alors
que dans les périodes d’excitation il y a ce qu’on appelle une
« fuite des idées », un « défilement des pensées ». Binswanger
décrivait le maniaque comme « l’homme aux pensées disper-
sées » (voir page 87).
Cette volatilité psychologique correspond habituelle-
ment à une humeur gaie ou exaltée, à une hyperactivité phy-
sique, mais aussi à des troubles de la mémoire. En effet, sont
souvent présents des troubles de l’attention, une impossibi-
lité de fixation des sensations et des idées, d’où la plainte et
l’impression du patient de ne pas se contrôler, ou même
d’être l’objet passif de processus qui lui sont étrangers.
Les troubles de la concentration peuvent s’observer
aussi bien dans les états dépressifs, dont ils représentent un
symptôme majeur bien que souvent négligé, spécialement
lorsqu’il s’agit d’une plainte prévalente, que dans les épiso-
des maniaques, quand le nombre et la fugacité des pensées
interdisent toute concentration.

Dans la manie il y a « fuite des idées ou sensation sub-


jective que les pensées défilent ». On peut rapprocher ce
défilement des pensées, mais pour l’en différencier, du men-
tisme qui est le plus souvent lié à un état de fatigue et qui
disparaît après le repos. Cette dispersion mentale et ce
désordre idéique ont beaucoup intéressé les auteurs classi-
ques tels que Seglas, Chaslin et surtout Binswanger qui a
fait de l’accélération du flux des pensées et de leur disper-
sion la perturbation essentielle de l’état maniaque (voir
encadré, page 87).
86 • MANIE ET DÉPRESSION

L’intensification des processus idéiques, la vivacité


de la pensée avec rapidité des associations peuvent contri-
buer à des performances intellectuelles accrues et à une
créativité inhabituelle s’il n’y a pas une volatilité des idées
créant une incohérence dans l’activité psychique. Mais on
est plutôt là dans une zone d’hypernormalité que dans un
registre pathologique.
Au contraire, la dépression se caractérise souvent par
« une diminution de l’aptitude à penser » ou à se concentrer
ou à une indécision « handicapante » (signalée par le sujet
ou observée par les autres).
Le style cognitif maniaque ajoute à la rapidité une men-
talisation globale totalisante et instantanément synthétique.

L’intuition synthétique instantanée


Victor Segalen (1878-1919), le médecin de marine qui
a donné son nom à l’université Bordeaux-II, aborde pour la
première fois à Tahiti, la nouvelle Cythère, en 1903. Il est
dans un état d’excitation jubilatoire et il conçoit instantané-
ment l’ensemble de l’ouvrage qui l’a rendu célèbre : Les
Immémoriaux, premier roman ethnographique qui a fait de
lui le « Homère des Tahitiens ». Il ne lui restait plus qu’à
écrire le livre. Souffrant vraisemblablement d’un trouble
bipolaire de type II, il avait de longues périodes dépressives
imposant l’hospitalisation et qu’il croyait soigner par
l’opium, alternant avec des périodes d’exaltation et de
création. Il mourra à 40 ans vraisemblablement suicidé
(M.-L. Bourgeois1, 1997).

1. M.-L Bourgeois, « Victor Segalen (1878-1919), parrain éponyme de l’université


de Bordeaux-II. Une esquisse pathobiographique », Annales médico-psychologiques,
1997, 155, 4, p. 288-292.
UN DÉRÈGLEMENT DE TOUTES LES FONCTIONS NEUROPSYCHIQUES • 87

« L’homme aux pensées fuyantes »


Le psychiatre suisse L. Binswanger a publié une analyse
existentielle (Dasein Analyse) de la manie. Dans cette pers-
pective le monde du maniaque est un monde de bondisse-
ments et de jaillissements, de sauts et de tourbillons. La pré-
cipitation et la soudaineté caractérisent le vécu du maniaque.
Il n’y a plus ni passé ni futur, mais un présent toujours renou-
velé. La structure maniaque est à la fois victoire et triomphe,
danse festive, orgies saturnales et repas totémiques.
La pensée subit une compression elliptique, elle est rapide,
discontinue, accumulant dans le désordre de nombreuses
idées. Toutes les difficultés logiques sont abolies. Volatile et
toute-puissante, cette pensée peut être poétique, créatrice,
novatrice, transgressive. La logorrhée est le propre de la
« grande gueule » (Grossmaulig). L’ivresse maniaque peut
être érotique, poétique, religieuse.
Binswanger, Über Ideenflucht, 1933

L’hyperacuité sensorielle

Dans la manie, tous les sens semblent être exaltés : les


odeurs prennent une intensité qui peut même être désagréa-
ble. La saveur des aliments devient plus riche et plus subtile,
encore que parfois un épisode thymique peut s’accompagner
d’une perte du goût (agueusie), représentant un premier
symptôme. Les vins et les alcools paraissent délicieux. C’est
surtout au niveau de la vision que l’exaltation sensorielle se
manifeste : intensité et netteté des formes et des couleurs.
L’audition perçoit le moindre son et la moindre dissonance.
À un degré de plus, il y a des illusions sensorielles, et au-
delà encore de véritables hallucinations. Tous ces phénomè-
88 • MANIE ET DÉPRESSION

nes sensoriels peuvent s’intriquer dans ce qu’on appelle


synesthésies sensorielles.
La manie, c’est le sacre du printemps où tout bour-
geonne, où la nature explose, où les parfums et les couleurs
et les sons se répondent, et se confondent. Un son peut évo-
quer une couleur, une forme, une musique, et souvent un
afflux de souvenirs. Baudelaire avait développé cette théorie
des « correspondances ». Segalen avait consacré sa thèse de
médecine à ces synesthésies.

Judith, le sacre du printemps


Judith, jeune et charmante diplômée d’une grande école, bipolaire
type I, nous décrira le premier de ses épisodes hypomaniaques.
Marchant dans les rues de Paris, tout lui paraissait beau, vif, trop
intense, cela en était presque insupportable. Les couleurs étaient
si violentes et les formes si nettes qu’elle était gênée par cette
surcharge sensorielle. Généralement hypersensible, elle trouvait
alors les hommes beaux et attirants et se sentait souvent amou-
reuse. Au contraire, quand son humeur redescendait tout semblait
terne et sans attrait.

Un trouble de l’attention
avec dérèglement du système
inhibition/désinhibition

➤ Un trouble de l’attention
L’attention est une fonction essentielle de l’esprit.
C’est la condition majeure de l’accomplissement d’une
tâche et de l’achèvement d’une entreprise. C’est la condition
d’une profitable adaptation à l’école et aux apprentissages.
Il s’agit de la focalisation sur un type d’activité ou de
modalité sensorielle : on est attentif à la leçon ou au propos
UN DÉRÈGLEMENT DE TOUTES LES FONCTIONS NEUROPSYCHIQUES • 89

d’un autre, on suit du regard une proie ou une cible, on lit


mot à mot sans sauter une ligne.
Le grand psychologue William James (1890) la définis-
sait ainsi : « L’attention est la prise en compte par l’esprit
sous une forme claire et précise d’un seul objet ou d’une
seule suite d’idées parmi plusieurs possibles… Cette faculté
nécessite que l’on renonce à certaines choses pour s’occuper
efficacement des autres. » Depuis longtemps les psycholo-
gues s’intéressent à l’attention et à la distraction. L’inhibi-
tion des idées est un des facteurs principaux de l’attention.
Le lobe frontal joue un rôle majeur dans cette inhibition. Il
n’y a cependant pas de centre de l’inhibition, mais constitu-
tion d’un réseau fonctionnel permettant de focaliser l’atten-
tion et la conscience sur une tâche ou une idée précise
(Jeannerod, 1996). Depuis Pavlov, on sait que l’apprentis-
sage, dans lequel l’attention joue un rôle important, est favo-
risé par l’inhibition…

➤ Un dérèglement
du système inhibition/désinhibition
L’inhibition dont l’étymologie signifie « arrêter un
bateau en ramant en sens inverse », s’oppose à l’activation
et à l’excitation. C’est un mécanisme central actif de sup-
pression, adaptatif. Sa mise en place est lente ; elle est cen-
trée sur l’objet ; elle est dépendante du but fixé. L’hyper-
éveil, l’attention, la focalisation vont normalement de pair,
mais, dans le trouble thymique, cette concentration explose.
Dans la manie, il y a une distractibilité, l’attention étant
trop facilement attirée par des stimuli extérieurs sans impor-
tance ou insignifiants, avec vagabondage d’un objet à
l’autre. Dans l’état dépressif au contraire, il y a fermeture au
monde extérieur avec un trouble de l’attention par indiffé-
rence, insensibilité aux stimuli extérieurs.
90 • MANIE ET DÉPRESSION

➤ L’hyperactivité avec déficit de l’attention


(THADA) (ADHD)
Habituellement, dans la manie et parfois dans les états
dépressifs, l’hyperactivité brouillonne du sujet est impres-
sionnante. On la rapproche d’un trouble comportemental fré-
quent chez l’enfant, désigné comme déficit de l’attention
avec hyperactivité (ADHD : attention-deficit/hyperactivity
disorder) appelé souvent en français THADA (trouble hyper-
activité avec déficit de l’attention) (voir critères diagnosti-
ques). Ce trouble de l’enfance est classé dans le chapitre
des comportements perturbateurs (disturbing behavior disor-
ders). Depuis que l’on a reconnu l’existence de l’excitation
maniaque chez les enfants prépubères, on a pu montrer
l’association quasi constante des symptômes du THADA et
des symptômes de la manie ou de l’hypomanie. Les spécia-
listes discutent encore pour savoir s’il s’agit d’un même
trouble ou de deux affections distinctes quoique souvent
associées. Le THADA a déchaîné les passions et les polé-
miques en France à propos de l’efficacité des médicaments
psychostimulants du type ritaline, assez largement prescrits
aux États-Unis chez les enfants turbulents et instables ne
pouvant s’adapter à l’école et perturbant la vie familiale.
La ritaline est largement prescrite outre-Atlantique. Les
pédopsychiatres français, dont la grande majorité se
réclame de la psychanalyse pour enfants, ont jeté l’ana-
thème sur ces pratiques (ne droguez pas nos enfants !),
allant jusqu’à injurier les collègues s’efforçant d’évaluer
honnêtement les avantages et les inconvénients de ces
traitements.
Il est intéressant de s’attarder sur ces troubles, car on
découvre actuellement l’existence chez les adultes gênés
dans leurs activités intellectuelles et leur adaptation profes-
UN DÉRÈGLEMENT DE TOUTES LES FONCTIONS NEUROPSYCHIQUES • 91

sionnelle d’un véritable THADA pouvant être amélioré par


les psychostimulants. Ici encore la distinction peut être diffi-
cile avec un trouble bipolaire.

Les psychostimulants comme les antidépresseurs peu-


vent induire des virages maniaques et des états d’excita-
tion. Il peut sembler paradoxal que ces produits améliorent
les processus attentionnels et intellectuels sans forcément
déchaîner l’excitation maniaque. Rappelons que le Japo-
nais Akimoto (1961) avait proposé de traiter les manies par
l’imipramine à fortes doses.

On signalera ici une étude hollandaise intéressante :


aux Pays-Bas, les jeunes enfants reçoivent rarement des
psychostimulants contrairement à leurs condisciples nord-
américains. Est-ce pour cela que l’âge du début des troubles
maniaco-dépressifs outre-Atlantique paraît beaucoup plus
précoce ?

➤ Un trouble de la vigilance :
léthargie dépressive-hyperéveil maniaque
Les déprimés bipolaires, et plus spécialement les
patients en rémission pendant l’intercrise mais conservant
quelques symptômes séquellaires, se plaignent souvent de se
sentir endormis, dans le cirage, n’arrivant pas à émerger des
brumes, à l’opposé les hypomanes. Les hypomanes ont une
hyperacuité sensorielle, une sensibilité accrue au monde
environnant. Ils remarquent les moindres détails, les moin-
dres changements de ce qui les entoure. Ils ont une hyper-
sensibilité à la présence de l’autre, à leurs mimiques, au ton
de leur voix, à leurs propos.
92 • MANIE ET DÉPRESSION

Une altération de la mémoire de fixation


La première étape de la constitution des souvenirs
réside dans la fixation de l’expérience présente, elle suppose
une attention focalisée. Si l’esprit est en état de dispersion
mentale, sollicité par de multiples stimulations sensorielles,
relationnelles et autres, cette distractibilité rend impossible
la fixation du moindre souvenir. Ce trouble de la mémoire
lié à un défaut d’enregistrement des souvenirs représente
une plainte fréquente des patients bipolaires, aussi bien en
période aiguë qu’entre les épisodes. On peut les croire
quand certains affirment qu’ils ne se souviennent pas de ces
événements. Ainsi la mémoire fluctue elle aussi, avec une
hypermnésie en phase maniaque et une altération de la fixa-
tion et de l’évocation des souvenirs pendant la dépression.

Critères diagnostiques du THADA


(ADHD)
A : Présence soit de (1), soit de (2) :
1 – six des symptômes suivants d’inattention (ou plus) ont
persisté pendant au moins 6 mois, à un degré qui est ina-
dapté et ne correspond pas au niveau de développement de
l’enfant :
a – souvent, ne parvient pas à prêter attention aux détails,
ou fait des fautes d’étourderie dans les devoirs scolaires,
le travail ou d’autres activités,
b – a souvent du mal à soutenir son attention au travail ou
dans les jeux,
c – semble souvent ne pas écouter quand on lui parle
personnellement,
d – souvent, ne se conforme pas aux consignes et ne par-
vient pas à mener à terme ses devoirs scolaires, ses tâches
UN DÉRÈGLEMENT DE TOUTES LES FONCTIONS NEUROPSYCHIQUES • 93

domestiques ou ses obligations professionnelles (cela


n’est pas dû à un comportement d’opposition, ni à une
incapacité à comprendre les consignes),
e – a souvent du mal à organiser ses travaux ou ses
activités,
f – souvent évite, a en aversion, ou fait à contrecœur les
tâches qui nécessitent un effort mental soutenu (comme
un travail scolaire ou les devoirs à la maison),
g – perd souvent les objets nécessaires à son travail ou à
ses activités (par exemple jouets, cahiers de devoirs,
crayons, livres ou outils),
h – souvent, se laisse facilement distraire par des stimuli
externes,
i – a des oublis fréquents dans la vie quotidienne.

2 – six des symptômes suivants d’hyperactivté-impulsivité


(ou plus) ont persisté pendant au moins 6 mois, à un degré
qui est inadapté et ne correspond pas au niveau de dévelop-
pement de l’enfant :
Hyperactivité
a – remue souvent les mains ou les pieds ou se tortille sur
son siège,
b – se lève souvent en classe ou dans d’autres situations
où il est supposé rester assis,
c – souvent, court ou grimpe partout, dans des situations
où cela est inapproprié (chez les adolescents ou les adul-
tes, ce symptôme peut se limiter à un sentiment subjectif
d’impatience motrice),
d – a souvent du mal à se tenir tranquille dans les jeux ou
les activités de loisir,
e – est souvent « sur la brèche » ou agit souvent comme
s’il était « monté sur ressorts »,
f – parle souvent trop,
94 • MANIE ET DÉPRESSION

Impulsivité
g – laisse souvent échapper la réponse à une question qui
n’est pas encore entièrement posée,
h – a souvent du mal à attendre son tour,
i – interrompt souvent les autres ou impose sa présence
(par exemple fait irruption dans les conversations ou dans
les jeux).
B : Certains de ces symptômes d’hyperactivité-impulsivité
ou d’inattention ayant provoqué une gêne fonctionnelle
étaient présents avant l’âge de 7 ans.
C : Présence d’un certain degré de gêne fonctionnelle liée aux
symptômes dans deux, ou plus, types d’environnement diffé-
rents (par exemple à l’école – ou au travail – et à la maison).
D : On doit mettre clairement en évidence une altération cli-
niquement significative du fonctionnement social, scolaire ou
professionnel.
E : Les symptômes ne surviennent pas exclusivement au
cours d’un trouble envahissant du développement, d’une
schizophrénie ou d’un autre trouble psychotique, et ils ne
sont pas mieux expliqués par un autre trouble mental (par
exemple trouble thymique, trouble anxieux, trouble dissocia-
tif ou trouble de la personnalité).
DSM-IV-TR, 2000

Une impulsivité pathologique

L’impulsivité se définit comme l’incapacité à résister à


une impulsion et/ou à différer un comportement. C’est une
tendance aux actes soudains et incoercibles, échappant au
contrôle de la volonté et se déroulant quasi automatiquement
et inéluctablement lorsqu’ils ont été commencés. Une impul-
UN DÉRÈGLEMENT DE TOUTES LES FONCTIONS NEUROPSYCHIQUES • 95

sivité excessive peut se remarquer dans de nombreux troubles


mentaux, elle est très fréquente dans la manie et l’hypomanie.
Le trouble du contrôle des impulsions représente un
chapitre particulier dans la classification des troubles men-
taux. Leur diagnostic n’est possible que s’ils sont isolés. Ils
ne doivent pas s’inscrire dans le cadre d’une autre patho-
logie du type trouble des conduites, épisodes maniaques
ou personnalité antisociale. De nombreux auteurs rattachent
ces troubles impulsifs au spectre de la bipolarité :
« L’impulsivité est le symptôme typique et fréquent des
troubles bipolaires… » (Ch. Bowden).
Le trouble du contrôle des impulsions figure dans un cha-
pitre important du DSM-IV. Il inclut les pathologies suivan-
tes : trouble explosif intermittent, kleptomanie, pyromanie, jeu
pathologique, trichotillomanie, achats pathologiques…
Il importe de ne pas confondre impulsivité et agressi-
vité, sauf à donner à ce dernier terme la signification posi-
tive quelque peu nord-américaine de propension à l’action
avec goût de la compétition…

➤ L’impulsivité et le spectre bipolaire élargi


Pour Susan McElroy, les troubles bipolaires doivent
être inclus dans un large « spectre affectif-impulsif ».
Seraient ainsi apparentés à la pathologie bipolaire certains
troubles du contrôle du comportement tels que la boulimie
(et son négatif, l’anorexie mentale), les troubles obsession-
nels compulsifs, l’onychophagie (se ronger les ongles), la
trichotillomanie (s’arracher les cheveux), et même les agres-
sions sexuelles. Ainsi, pour elle, dans une série de 36 agres-
seurs sexuels, 36 % ressortiraient au spectre bipolaire.
96 • MANIE ET DÉPRESSION

➤ Un trouble de la décision ?
Berthoz (2003) fait de la décision un mécanisme exis-
tant à tous les étages du système nerveux, depuis le simple
neurone jusqu’au plus haut niveau de l’encéphale. C’est une
propriété fondamentale du système nerveux. Par ailleurs,
l’émotion est un instrument de préparation de l’action, outil
pour la décision. En fait, il y a deux grandes catégories de
décision : implicite et explicite. La décision suppose un
temps d’arrêt, comme une suspension dans la durée, une
pause musicale, précédant l’action proprement dite. L’action
arrêtée correspond à une « période réfractaire psychologi-
que » avec remise à zéro des systèmes de commande. On
peut voir dans l’impulsivité et la vivacité bipolaires, une
modification du système décisionnel, avec des courts-
circuits expliquant le passage à l’acte inapproprié.

Un dérèglement
des cycles chronobiologiques
et du rythme veille-sommeil
(les cycles rapides)

Jean-Pierre Falret insistait sur la circularité de la « folie


circulaire » et cette notion reste essentielle pour évaluer le
tableau clinique de chaque patient. On parlait en effet de
« psychoses cycliques », intermittentes, périodiques, de
cyclophrénies (que Jean Delay opposait aux schizophrénies),
de « cyclotaxie » (prédisposition et tendance à la cyclicité de
l’humeur opposée à la schizotaxie). L’Allemand Leonhard a
pu faire des « psychoses cycloïdes » une maladie à part. Les
cliniciens spécialisés dans les troubles bipolaires ont multi-
plié les graphes et les graphiques, les courbes et les sinusoï-
UN DÉRÈGLEMENT DE TOUTES LES FONCTIONS NEUROPSYCHIQUES • 97

des. Depuis Falret, Ritti, Magnan, Régis pour ne citer que


les auteurs français, et bien sûr Kraepelin, on a utilisé des
agendas d’oscillations de l’humeur et de récurrences des
épisodes, équivalents « thymométriques » des feuilles de
température. Les articles de Robert Post, le théoricien de la
sensitisation et du kindling (cf. infra), sont encombrés par les
illustrations de ces innombrables auto- et hétéro-observations
quotidiennes ou « life charts ».
K. R. Jamison (1999) nous rappelle que : « Nous som-
mes des créatures périodiques, contraintes par des rythmes
imposés par les rotations de la Terre autour du Soleil et de
la Lune autour de la Terre, la chimie de nos cerveaux et de
nos corps oscille par adaptation aux diverses fluctuations
terrestres (chaleur, lumière, champ électromagnétique…)
pour l’alimentation, le sommeil, la sexualité, la température,
qui changent avec les saisons, la longueur du jour. Nous
sommes soumis à la maîtrise d’une horloge biologique qui
contrôle les cycles de notre cerveau. »
Période est un mot d’origine grecque dont l’étymologie
nous enseigne qu’il s’agit d’une marche plus ou moins cir-
culaire avec retour au point de départ. Le trouble bipolaire
est donc une pathologie périodique, une cyclophrénie. Le
cycle humain le plus important est déterminé par les alter-
nances nuit et jour, auxquelles correspondent les alternances
veille/sommeil. Ce cycle s’inscrit dans une période de vingt-
quatre heures en moyenne (que le jargon médical appelle
nycthémère).
En dehors de ces périodes circadiennes, on définit
encore des rythmes infradiens, plus rapides et des rythmes
ultradiens plus lents, allant jusqu’au rythme saisonnier et
circannuel (période de douze mois environ).
La vie humaine est rythmée par les périodes de som-
meil (environ huit heures pour l’adulte) et de veille. Le som-
meil occupe une place importante trop souvent négligée
98 • MANIE ET DÉPRESSION

dans la physiologie humaine et l’équilibre neuropsychique


de la personne. Il y a souvent une perturbation importante au
cours des épisodes thymiques : le besoin de sommeil est
classiquement réduit au cours des épisodes maniaques, allant
même parfois jusqu’à une insomnie presque totale, apparem-
ment bien supportée. C’est d’ailleurs un signe et un symp-
tôme importants pour le repérage du début d’un état mania-
que. À l’inverse, la réduction du temps de sommeil peut
induire un virage de l’humeur. Au cours de la dépression
bipolaire, il y a souvent un besoin accru de sommeil avec
une hypersomnie et un état léthargique, c’est plutôt au
cours des états dépressifs unipolaires qu’il y a des plaintes
d’insomnie ou de sommeil insatisfaisant.
On décrit trois états dans la physiologie du cerveau :
l’état de veille, et deux états cérébraux correspondant à deux
types distincts de sommeil : la phase des mouvements ocu-
laires ou phase paradoxale, qui est une période de rêve, et
une phase de sommeil lent (appelée ainsi parce que le tracé
EEG montre des ondes lentes de grande amplitude).
L’altération du sommeil provoque un déséquilibre
fonctionnel, et parfois des états maniaques. En même temps,
la privation volontaire de sommeil peut avoir un effet théra-
peutique dans le traitement des états dépressifs. Il est remar-
quable que les médicaments antidépresseurs suppriment les
signes EEG du sommeil paradoxal.
Il existe chez nombre de bipolaires une « diurnalité »
de l’humeur, c’est-à-dire une variation du niveau de
l’humeur au cours des vingt-quatre heures. Dans les deux
tiers des cas, il y a le matin une certaine dépressivité allant
en s’atténuant avec la progression du jour. Cette tendance à
la normalisation thymique disparaît rapidement en cas de
sieste dans la journée, même très courte, avec un virage
dépressif de l’humeur. Plus rarement, les patients ont une
UN DÉRÈGLEMENT DE TOUTES LES FONCTIONS NEUROPSYCHIQUES • 99

diurnalité inverse avec une humeur plus élevée le matin que


l’après-midi.
Le sommeil est un élément essentiel de la santé mentale
et physique ; il est à la fois un facteur, une cause et un révé-
lateur de cette santé générale. Dans le suivi des malades
bipolaires c’est un domaine que l’on explore systématique-
ment et tous les jours. Il est essentiel que les malades dor-
ment la nuit tout en ayant un éveil et une vigilance satisfai-
sants dans la journée. Outre les mesures d’hygiène de vie, on
est souvent amené à prescrire des médicaments hypnotiques.

Un dérèglement des instincts


et des relations sociales

Les relations sociales sont l’élément essentiel de l’exis-


tence humaine. Elles sont réglées par un long apprentissage
et l’internalisation des interdits, des tabous, des usages, des
convenances et des règles de politesse. Leur manquement
correspond à des incivilités (comportements inconvenants qui
ne relèvent pas du code pénal mais qui trahissent les règles
élémentaires de la vie en société : nuisances sonores, dégra-
dations, manque de respect, attitude agressive, bousculade),
qui sont souvent attribuées à un manque d’éducation. La
manie ou l’hypomanie avec leur désinhibition se caractérisent
souvent par une rupture des bienséances, etc.
Pendant très longtemps, la retenue, la discrétion, et
même une certaine inhibition étaient considérées comme
des qualités et la marque d’une bonne éducation. Actuelle-
ment, on tend à valoriser l’affirmation de soi et les compor-
tements d’assertion. Phobie sociale et timidité sont deve-
nues des troubles psychiatriques, des handicaps relevant
d’un traitement spécifique. L’affirmation de soi est une
100 • MANIE ET DÉPRESSION

psychothérapie cognitivo-comportementale individuelle ou


de groupe ayant pour finalité l’apprentissage d’un com-
portement adapté cohérent avec les nouvelles normes du
conformisme social : savoir recevoir et adresser une demande,
un compliment ou une critique et savoir refuser gentiment
mais fermement.
On est parfois surpris de voir cette inhibition sociale
ancienne considérée comme « névrotique » disparaître sou-
dain à l’occasion d’un virage maniaque de l’humeur, spontané
ou à l’occasion d’un switch lié à un médicament antidépres-
seur ou bien encore à une privation de sommeil. C’est parfois
même dans le cadre d’une thérapie de groupe que l’on voit
surgir cette nouvelle personnalité quelque peu encombrante,
socialement embarrassante, trop affirmée.
Il existe de nombreux indices de cette désinhibition et
de ce changement des habitudes : oubli de la politesse,
interférence dans les conversations, plaisanteries de mau-
vais goût. Il n’est pas surprenant que les observations les
plus caractéristiques se trouvent dans le domaine de la
sexualité. Encore plus nombreuses que les divorces, sont
les impulsions et les menaces de rupture. Ces intentions et
demandes de séparation apparaissent parfois inopinément à
l’occasion d’un épisode hypomaniaque ou dépressif. Il peut
s’agir d’un symptôme prévalent, précédant et annonçant
d’autres symptômes permettant le diagnostic (signal symptom).

➤ Impudeur et dénudation
Quand, dans les populations « primitives et exoti-
ques », on demandait ce qu’est un « fou » ou un malade
mental, il était souvent répondu « celui qui va nu ». En effet,
la dénudation est une transgression sociale. Elle devient
licite dans certaines circonstances rituelles, festives ou dans
les rapports d’intimité. La nudité en souligne le caractère
UN DÉRÈGLEMENT DE TOUTES LES FONCTIONS NEUROPSYCHIQUES • 101

exceptionnel. C’est parfois aussi une manifestation de pro-


testation à tonalité provocatrice et libertaire ou ludique (un
pari) comme le streaking (pratique consistant à courir publi-
quement nu dans un stade ou dans une rue).
La dénudation intempestive est un symptôme sensible
de trouble mental « psychotique », en particulier de l’état
maniaque. Nudité et exhibitionnisme sexuel s’observent
dans près d’un tiers des états maniaques. Malheureusement,
cette donnée reste inconnue des instances policières et judi-
ciaires, et même des experts médico-légaux.

➤ Tatouages, décorations céphaliques,


piercings, scarifications
Ces ornementations cutanées ou capillaires, naguère
considérées comme symptomatiques d’une personnalité
déviante ou même antisociale, sont devenues fréquentes et
banalisées. Néanmoins, la décision de pratiquer ces décora-
tions corporelles peut être impulsive et correspondre à un
état de désinhibition hypomaniaque ou maniaque.

➤ Prodigalité et gestion de l’argent


Un des thèmes majeurs de la dépression mélancolique
est la conviction d’être ruiné. Il s’agit beaucoup plus que
d’une légitime préoccupation budgétaire et de la banale
anxiété quant aux ressources monétaires. C’est une complète
certitude d’insolvabilité.
À l’opposé, pour le maniaque, il n’y a plus aucun souci
d’argent : l’argent coule à flots et l’on peut multiplier les
achats et les dépenses, on peut aussi faire preuve d’une
générosité infinie. On peut donner tout ce que l’on a et
même ce que l’on n’a pas.
102 • MANIE ET DÉPRESSION

Théodore et les louis d’or


Monsieur Théodore, habituellement économe et réservé, vivant
chichement comme un professeur d’université divorcé, est pris
soudain d’un état d’exaltation à connotation religieuse, il fait don
de sa modeste fortune en louis d’or à des œuvres religieuses. Il a
rédigé d’une écriture rapide un brillant opuscule avec quelques
citations libertines en latin. Suit rapidement un virage mélancoli-
que avec honte et désespoir. Il estime s’être déshonoré par ses
propos déplacés que bien peu de gens en réalité pourront traduire
du latin, et surtout il réalise qu’il est ruiné. Il est vrai qu’il n’a
plus aucune économie, mais il est impensable pour lui de deman-
der la restitution de son petit trésor.

➤ Achats inconsidérés
Les femmes sont spécialement exposées à ces accès de
dépenses impulsives qui font le bonheur des boutiques de
mode. On va acquérir, et parfois même voler des vêtements,
des chaussures, des marques ou des dégriffés, dont on n’a
pas vraiment le besoin ni même l’usage. Les hommes ne
sont pas à l’abri de ces impulsions et de ces frénésies
d’achat portant plutôt vers des véhicules automobiles.

Charles Édouard, le démon de midi


Charles Édouard (55 ans) est hospitalisé pour un état dépressif.
Homme d’affaires protestant, longiligne, élégant et distingué,
conforme au stéréotype du puritain économe et riche, il a tout
d’un coup craqué en tombant amoureux d’une prostituée mon-
daine. Il l’a comblée de cadeaux et s’est enfin autorisé à acheter
la voiture de ses rêves, la plus chère des Jaguar. Après quelques
semaines de cette dérive euphorique, il s’est abîmé, très culpabi-
lisé, dans une profonde dépression. Sa famille avait fini par le
récupérer et s’était empressée de le faire hospitaliser.
UN DÉRÈGLEMENT DE TOUTES LES FONCTIONS NEUROPSYCHIQUES • 103

➤ Promiscuité sexuelle
L’excitation maniaque est souvent du registre érotique.
Elle préside à une libération sexuelle, une augmentation de
la libido, des expériences et des aventures sexuelles. Dans le
contexte actuel, ces lâchages font courir un risque certain de
maladies sexuellement transmissibles car les rapports sont
rarement protégés chez ces patients.

Virginie, la fiancée dévergondée


Virginie, une charmante jeune fille de 22 ans, jusqu’alors pleine
de retenue, devient, à la suite de ses fiançailles, tellement heu-
reuse qu’elle ne se sent plus de joie : bavardages incessants, perte
du besoin de sommeil, rires et fous rires, et rapidement elle va
séduire quelques hommes qui ne résisteront guère à ses charmes.
La famille consternée l’emmènera rapidement à l’hôpital où, sous
traitement thymorégulateur, elle redescendra à un niveau plus
tempéré de l’humeur. Par chance son fiancé restera compréhensif
et lui pardonnera ses infidélités.

➤ Hypergénésie et orgasme précoce


chez la femme
On sait que certains médicaments antidépresseurs (à
action sérotonique) peuvent induire des décharges orgasti-
ques spontanées chez les femmes. Nous avons personnelle-
ment observé deux patientes de personnalité hyperactive et
hypomane, venues consulter pour d’autres problèmes, qui
signalaient un orgasme déclenché de façon quasi instantanée
avant ou au tout début de la pénétration par leur partenaire
(ante portas), ce qui ne manquait pas de déstabiliser et
« désarmer » ce dernier. Ce phénomène que l’on peut compa-
rer à l’éjaculation précoce masculine n’a jamais été publié.
104 • MANIE ET DÉPRESSION

➤ Les relations conjugales


Les adultes ont conservé l’habitude socialement orga-
nisée, encadrée et encouragée, de vivre en couple, légale-
ment mariés, pacsés ou non. Cela ne va pas sans péripéties
et conflits conjugaux, à telle enseigne que certains psychia-
tres, psychologues ou psychanalystes se sont spécialisés en
thérapie de couple. On connaît l’ouvrage classique du
psychanalyste Lemaire1, au titre décapant : Le Couple, sa
vie, sa mort (dont un chapitre reprend autrement le titre :
« Le couple, ça vit, ça mord »). Les bipolaires sont particu-
lièrement exposés aux enthousiasmes sentimentaux et éroti-
ques ; les coups de foudre les guettent. Contrairement aux
schizophrènes qui se marient rarement, les bipolaires se
marient beaucoup plus souvent que la population générale.
Aussi divorcent-ils trois fois plus souvent. Les formes iras-
cibles d’hypomanie génèrent beaucoup de disputes ou même
de pugilats. Comme on l’a vu, la demande de divorce peut
être un signal symptôme de l’épisode maniaco-dépressif
(voir observation page 146). Plus souvent encore, c’est le
partenaire ou le conjoint qui, à bout de souffle, demande la
séparation.
Dans les troubles de l’humeur selon M.-C. Hardy-
Bayle, l’état dépressif menace probablement plus l’harmonie
conjugale que les épisodes aigus maniaques. Soixante-dix
pour cent des patients déprimés rapportent des difficultés
antérieures à l’émergence des premiers signes dépressifs.
Trois types de comportements seraient particulièrement
mal supportés par le conjoint : les attitudes de retrait (aprag-
matisme, impossibilité de prendre des décisions, désintérêt
pour les relations sociales, avec parfois même méfiance,

1. J. G. Lemaire, Le Couple, sa vie, sa mort, Paris, Payot, 1979.


UN DÉRÈGLEMENT DE TOUTES LES FONCTIONS NEUROPSYCHIQUES • 105

restriction des communications) ; les attitudes de revendica-


tion affective (attitude de dépendance, demandes affectives
incessantes et égocentrisme régressif) ; les attitudes agressi-
ves (irritabilité, aversion pour autrui). Il y a donc souvent
des tensions importantes dans le couple. Le conjoint peut
réagir par une irritation et des reproches ou par une indiffé-
rence et un désengagement qui sont souvent les prémices de
la séparation. On a parlé de la « compétence du conjoint »,
c’est-à-dire de sa capacité à assumer la dépression de
l’autre. Il lui faudrait en quelque sorte adopter un rôle soi-
gnant dans les périodes critiques.
On a voulu montrer, les semblables s’attirant, que les
personnes souffrant de troubles affectifs avaient tendance à
épouser des personnes exposées à ces mêmes troubles de
l’humeur. C’est ce qu’on appelle l’homogamie ou unions
assorties (assortative mating) : qui se ressemble s’assemble.
Les conjoints de ce type auraient tous une proportion élevée
d’antécédents psychiatriques familiaux de troubles thymi-
ques (en particulier de dépression). On comprend alors les
difficultés et les mésententes conjugales entraînant un taux
élevé de divorce. « Les déprimés soumis à de hauts niveaux
d’expression négative (critique ou hostilité) auraient trois
fois plus de risques de rechute dans les neuf mois suivant un
épisode… »
Pour l’accès maniaque, on aurait démontré que le
comportement du conjoint, supposé réagir à un épisode
maniaque, était déjà présent et qu’il s’agit moins d’une réac-
tion conjugale que d’un facteur précipitant venant influencer
la rechute de l’autre. Le sujet en proie à une crise maniaque
devient difficile à supporter et à gérer. Le « je » maniaque
comporte et intrique : manipulation et moquerie, stigmatisa-
tion des défauts et points sensibles de l’autre, reproches et
mise à l’épreuve. L’accès maniaque représente souvent une
attaque narcissique contre le conjoint auquel est déniée toute
106 • MANIE ET DÉPRESSION

valeur. Le maniaque dénie tout besoin d’indépendance à


l’égard de l’autre, ce qui dénie aussi la dépendance mutuelle
qu’implique toute dynamique de couple. Comme on l’a vu
au chapitre 1, même dans un couple de psychiatres, le
conjoint supposé normal a du mal à attribuer un comporte-
ment difficilement supportable à une rechute maniaque plu-
tôt qu’à un jeu pervers (Kay Jamison).
Certains conjoints finissent par devenir des surveillants
et des contrôleurs de maniaco-dépressif, à l’affût de tous les
symptômes prémonitoires et de tous les comportements quel-
que peu déviants. Ils empêcheront tout mouvement chez le
bipolaire (la manie peut apparaître comme une révolte et une
libération de ces chaînes insupportables). À l’opposé, la
passivité du conjoint peut masquer une forte agressivité, le
conjoint impavide et imperturbable opposant son immobilité
aux mouvements incessants du bipolaire.
La dynamique du couple bipolaire a donné lieu à cer-
taines études approfondies. Les jeunes femmes bipolaires
feraient preuve d’un degré élevé de dépendance à l’endroit
de leur conjoint. On a aussi rapporté les comportements de
domination du bipolaire, en particulier chez les femmes
bipolaires. Il y aurait aussi dans ces couples une représenta-
tion stéréotypée des liens conjugaux, l’autre devenant un
objet appartenant au bipolaire.
On a également décrit une certaine idéalisation par les
bipolaires de leurs rapports conjugaux.
Une thérapie conjugale peut être très bénéfique lorsque
le couple est menacé de rupture, ou bien encore lorsque les
relations conjugales conflictuelles semblent jouer un rôle
déterminant dans les rechutes du bipolaire.
Akiskal répète plaisamment que la meilleure prophy-
laxie dans la pathologie bipolaire réside dans un bon mariage
(mais il ne donne pas de définition opérationnalisée de cette
UN DÉRÈGLEMENT DE TOUTES LES FONCTIONS NEUROPSYCHIQUES • 107

utopie). C’est méconnaître la maxime de La Rochefoucault :


« Il y a de bons mariages, il n’y en a pas d’exquis. »

➤ Le style relationnel chez les bipolaires


On a beaucoup employé pour les psychoses schizo-
phréniques le concept d’« emotion exprimée » (EE), en
opposant les familles à émotion exprimée élevée et les
familles à émotion exprimée faible. Quand l’expression
émotionnelle est élevée, il s’agit généralement de critiques,
de reproches, de tentatives d’infléchir les comportements.
Les recherches utilisant les échelles de EE ont surtout porté
sur les états transitionnels, c’est-à-dire de passage de la nor-
malité ou des symptômes de base à la psychose proprement
dite.
Une intéressante étude allemande de Greil (1992) a
suivi pendant cinq ans, cent patients bipolaires ou schizo-
affectifs. Les résultats montrent une tendance prédictive de
rechute en cas de EE élevée. Il s’agit le plus souvent de cri-
tiques indirectes. Les parents seraient nettement moins criti-
ques que les époux. Mais il faut rappeler que les patients
bipolaires induisent souvent une EE élevée dans les familles.
Pour Goldstein (1996), les schizophrènes réagiraient
aux commentaires critiques par une autocritique alors que
les patients bipolaires réagiraient par un rejet des critiques
formulées.
Une étude importante a été conduite à Heidelberg
(Allemagne) comparant le style relationnel et les problèmes
interpersonnels chez les patients unipolaires et les patients
bipolaires. Les bipolaires se perçoivent eux-mêmes comme
plus dominants, vindicatifs, froids et intrusifs. Cependant,
comme dans les études sur leur personnalité, on trouve les
bipolaires plus proches d’un groupe de sujets normaux que
des unipolaires. Une autre analyse indique que les bipolaires
108 • MANIE ET DÉPRESSION

se perçoivent comme moins confiants, plus enclins à la


confrontation, à l’expression avec colère et hostilité et, bien
sûr, plus socialement actifs. Les bipolaires indiquent avoir
plus de problèmes interpersonnels ; ils se considèrent
comme plus intrusifs et vindicatifs. De nombreux bipolaires
feraient des plans excessifs pour le futur, faisant peser sur
eux un stress accru et ils auront à affronter après la crise un
réseau social endommagé.
C H A P I T R E 4

Un trouble intermittent cyclique


et périodique

Comme tous les êtres vivants, nous sommes des créatu-


res périodiques, dépendant pour nos rythmes propres des
rotations de la Terre autour du Soleil et de la Lune autour de
la Terre. La chimie de notre cerveau et de notre corps oscille
pour s’adapter aux fluctuations de la Terre, de la chaleur et
de la lumière, et probablement aussi des champs électro-
magnétiques. Comme les autres mammifères, nos habitudes
concernant l’alimentation, le sommeil et les autres activités
physiques varient selon les saisons, en accord avec les chan-
gements de la durée des jours et de la température ; c’est ce
que répète Kay Jamison (1999) : « Une horloge biologique
magistrale, déterminée génétiquement, contrôle les cycles de
notre biochimie cérébrale et façonne nos réponses à notre
environnement physique. »

La récurrence des épisodes aigus

Dès le début de l’histoire de la maladie on a proposé


des figurations graphiques pour schématiser l’évolution du
trouble. C’est le domaine des courbes, des sinusoïdes, des
110 • MANIE ET DÉPRESSION

graphes, précisant l’alternance et la répétition des événe-


ments morbides, cela dès le XIXe siècle. Par exemple, on
trouve dans l’important ouvrage de Ritti, Traité clinique de
la folie à double forme, (1883) un schéma des modèles évo-
lutifs (voir figure 4 page 111).
On demande d’ailleurs au patient de tenir un agenda
quotidien des fluctuations de l’humeur et des autres pertur-
bations. La périodicité morbide signe une certaine fatalité
inexorable du retour des accès, véritable possession vécue
par certains comme une démonopathie.
Dans le langage et la mythologie populaires, le cercle
est assimilé à une sorte de perfection. « Tourner rond »
signifie un fonctionnement harmonieux, un bon équilibre
des cycles vitaux. Un moteur bien réglé « tourne rond ». Un
individu psychiquement malade ne tourne pas rond, c’est-
à-dire qu’il est déréglé. Les importuns sont des empêcheurs
de tourner en rond.
La chronobiologie est une discipline qui a émergé assez
récemment en médecine. Un des aspects pratiques porte sur
l’horaire des prescriptions médicamenteuses (chronophar-
macologie). Par exemple, chez les enfants leucémiques les
traitements ont plus d’efficacité s’ils sont administrés le
matin plutôt que le soir. Il y a aussi une synchronisation des
rythmes biologiques chez des personnes vivant continûment
dans la même collectivité. Les rythmes de sommeil en sont
un bon exemple. On a constaté aussi que, dans les commu-
nautés de religieuses, on pouvait observer un cycle mens-
truel commun avec apparition des règles au même moment.
On a tenté d’utiliser les manipulations du sommeil pour
modifier l’état de l’humeur dans les troubles affectifs. La
privation de sommeil dans la seconde partie de la nuit peut
améliorer l’humeur dans les états dépressifs. Par contre, chez
les bipolaires, la privation de sommeil peut induire un virage
maniaque ou hypomaniaque. Il est remarquable que dans ces
UN TROUBLE INTERMITTENT CYCLIQUE ET PÉRIODIQUE • 111

cas d’élévation de l’humeur, après une nuit de privation de


sommeil (agrypnie), une courte sieste peut faire rechuter
dans la dépression.
Il y a une saisonnalité des troubles de l’humeur. Les
anciens savaient que les épisodes maniaco-dépressifs appa-
raissaient souvent aux changements de saison, à la pousse et
à la chute des feuilles. Il est confirmé que l’on observe une
plus grande fréquence des états maniaques au printemps
(mai-juin) et des états dépressifs à l’automne (octobre-

1. Folie alternée
α α α α

β β β

2. Folie périodique proprement dite


a. Manie intermittente ou périodique

α α α α α α α

b. Mélancolie intermittente ou périodique

β β β β β

3. Folie à double forme


α α α α α

β β β β β

4. Folie circulaire
α α α α α

β β β β β

α : accès maniaques
β : accès mélancoliques

Figure 4 : Les schémas maniaco-dépressifs (Ritti, 1883).


112 • MANIE ET DÉPRESSION

novembre). La dépression saisonnière est maintenant une


notion admise en psychiatrie ; elle comporte des traits clini-
ques particuliers : grande prépondérance féminine, hyper-
somnie, hyperphagie avec prise de poids importante. Il est
aussi démontré que les antidépresseurs sont efficaces, mais
que la photothérapie, c’est-à-dire l’exposition à une lumière
forte, l’est tout autant (1 à 2 heures d’exposition quotidienne
à une lumière de 4 000 à 10 000 lux pendant 2 à 3 semaines
environ).

Figure 5 : Évolution cyclique des oscillations de l’humeur.

Si l’on n’a pas gardé l’appellation « folie circulaire »


avancée par Falret (1851, 1854), les auteurs utilisent tou-
jours le concept de circularité. Chaque patient présente une
« circularité » : qui lui est propre ; ses périodes sont longues
ou courtes. La période est définie comme le temps écoulé
entre le début d’un épisode et le début de l’épisode suivant.
Il y a d’ailleurs dans le génie évolutif de la maladie une ten-
dance à des périodes de plus en plus courtes comme s’il y
avait une accélération de cette circularité.
Dans l’ère préthérapeutique (avant les années 1950),
les auteurs classiques estimaient qu’en moyenne les patients
UN TROUBLE INTERMITTENT CYCLIQUE ET PÉRIODIQUE • 113

maniaco-dépressifs, si leur maladie était laissée à suivre son


cours naturel, présentaient au cours de leur vie environ une
dizaine d’épisodes nettement individualisés. On estimait que
ces épisodes laissés sans traitement duraient environ quatre
mois pour la manie et six mois pour la dépression. Tout cela
est maintenant brouillé par la multiplication des médica-
tions, trop souvent induites par l’impatience des patients,
sinon des médecins.
Il apparaît qu’actuellement les cycles sont beaucoup
moins nets, probablement en raison des prises en charge
médicamenteuses et des changements trop fréquents de
thymorégulateurs qui viennent brouiller et maquiller la
clinique.

➤ Privation de sommeil et virage de l’humeur


La privation de sommeil déclenche souvent un épisode
maniaque, comme par exemple au cours des vols trans-
méridiens avec un jetlag, ou bien encore après une soirée
prolongée tard dans la nuit pour un travail pressant, une fête
nocturne.
On estime désormais que la plupart des psychoses
puerpérales sont en fait de nature maniaco-dépressive. Elles
étaient souvent qualifiées de bouffées délirantes et interpré-
tées comme une réaction psychopathologique liée à l’événe-
ment de la naissance, au bouleversement existentiel et du
passage à la parentalité. L’impact symbolique joue probable-
ment un rôle émotionnel important. Toutefois, on a réévalué
l’étiopathogénie de ces psychoses puerpérales et reconnu
l’importance déstabilisatrice des ruptures des cycles biologi-
ques et de la privation de sommeil liée à l’accouchement et
au post-partum.
114 • MANIE ET DÉPRESSION

➤ Ramadan et rechute maniaco-dépressive


Le ramadan est une période de jeûne durant un mois, le
neuvième mois du calendrier lunaire. Il constitue un des
cinq piliers de l’islam. Il est pratiqué par la majorité des
musulmans, même peu pratiquants, car il représente un fort
index d’identité culturelle. Pendant un mois, les pratiquants
doivent s’abstenir de manger, boire et d’avoir des relations
sexuelles depuis le lever jusqu’au coucher du soleil. Pendant
la nuit, les musulmans prennent deux à trois repas et célè-
brent le ramadan. Il y a donc une rupture importante des
rythmes chronobiologiques et une restriction de sommeil.
Cela représente une véritable expérimentation humaine pour
la vulnérabilité des maniaco-dépressifs. L’équipe des profes-
seurs Moussaoui et Nadia Kadri de Casablanca (2000), dans
un petit échantillon, a montré que, lors du ramadan de 1997,
45 % des patients bipolaires ont rechuté à partir de la
deuxième semaine du ramadan, la plupart des rechutes étant
du type maniaque. En toute rigueur, la charia dispensant les
malades de la dureté du ramadan, les bipolaires du type I
devraient pouvoir en être dispensés.

➤ L’âge du début de la maladie


Pour la plupart des patients la maladie commence vers
la fin de l’adolescence, mais il semble y avoir des débuts de
plus en plus jeunes. Les épisodes bipolaires ne seraient pas
rares chez les enfants prépubères et pendant l’adolescence.
Pour l’ensemble de 22 études, Goodwin et Jamison (1990)
trouvaient un âge moyen de : 28,1 ans pour le début de la
maladie. Dans la grande étude ECA-NIMH (BP I) M. M.
Weissman et al. (1998) donnaient 18 ans comme âge de
début pour le trouble bipolaire type I. Egeland et al. (1987)
UN TROUBLE INTERMITTENT CYCLIQUE ET PÉRIODIQUE • 115

trouvaient les premiers handicaps liés à la PMD autour de


15 ans, un diagnostic complet de PMD (MDC) à 18,7 ans ;
et une première hospitalisation PMD à 25,5 ans. L’équipe
française de Marion Leboyer, Bellivier et al. distinguait trois
groupes de bipolaires en fonction de l’âge du début : pré-
coce (âge moyen 17 ans), moyen (âge moyen 35 ans) et plus
tardif (âge moyen 45 ans). Cela représenterait trois sous-
groupes distincts et trois formes différentes de la maladie
avec une configuration génétique propre. On verra plus loin
(chapitre 10) les formes infanto-juvéniles de la maladie.

➤ Le nombre des épisodes


Dans l’échantillon de Kraepelin, l’hospitalisation des
malades était plus longue avec de possibles épisodes multi-
ples intra muros non comptabilisés. Actuellement, les séjours
sont beaucoup plus brefs, les épisodes paraissent beaucoup
plus fréquents. On verra en outre le rôle probablement accé-
lérateur des antidépresseurs tricycliques.

Nombre d’épisodes

E. Kraepelin (1921) > 1 épisode 55 %


459 PMD (UP + BP) > 3 épisodes 28 %
C. Perris (1968) > 4 épisodes 83 %
> 7 épisodes 43 %
J. Angst (1978) > 5 épisodes 84 %
médium : 9 (2-54) > 7 épisodes 69 %
> 11 épisodes 42 %
G. Winokur 1 épisode 28 %
et A. Kadrmas (1989) 2 épisodes 22 %
3 épisodes 14 %
4 épisodes 11 %
etc.
116 • MANIE ET DÉPRESSION

➤ Longueur des cycles (fréquence des épisodes)


Un cycle est défini comme le temps écoulé entre le
début du premier épisode et le début du deuxième. Ces deux
événements sont les plus facilement repérables, compte tenu
de la terminaison souvent mal précisée de chaque épisode
(surtout depuis la chimiothérapie). Cette durée est plus ou
moins longue selon chaque patient. Elle tend à se raccourcir
avec chaque récurrence. À titre indicatif, voici quelques
données de la littérature :

Longueur des cycles selon quelques auteurs

Auteur Nombre/type patients Longueur du cycle


A. P. Zis et al. (1979) 105 BP 36, 24, 12 mois
J. Angst (1981) 95 BP 48, 22, 24, 14,
P. P. Roy-Byrne et al. 46 BP 12 mois
(1985) 56, 28, 25, 20, 15,
P. K. Goodwin, K. R. 677 patients 12, 9 mois
Jamison (1984)

➤ Durée des épisodes


La durée moyenne était estimée à 4-13 mois. La durée
de la dépression bipolaire étant supérieure à celle de la
manie BP. Selon Angst les épisodes sont plus longs dans la
forme MD (BP I) de la maladie.

Les cycles rapides (cycles courts)

Les cycles rapides représentent le chiendent des troubles


bipolaires. Ils ont été définis par D. L. Dunner et R. R. Fieve
dès 1976, et les travaux ultérieurs ont confirmé la pertinence
UN TROUBLE INTERMITTENT CYCLIQUE ET PÉRIODIQUE • 117

de leurs critères et de leurs données : les patients présentent


plus de quatre épisodes maniaco-dépressifs clairement déli-
mités chaque année. Ils sont présents chez 20 % des bipolai-
res. Ils peuvent exister d’emblée, mais ils apparaissent habi-
tuellement au cours de l’évolution. Ils viennent donc s’inscrire
dans le cours de la maladie et vont persister pendant des mois
ou des années. Les femmes souffrent beaucoup plus fréquem-
ment de ces cycles rapides (quatre à cinq femmes pour un
homme). Le début de la maladie maniaco-dépressive par un
épisode dépressif exposerait la personne à un risque plus
élevé pour ce type de complications.

Critères de spécification
des cycles rapides
Peut s’appliquer aux troubles bipolaires I ou aux troubles
bipolaires II.
Au cours des 12 derniers mois au moins quatre épisodes
thymiques répondaient aux critères d’épisode : dépressif
majeur, maniaque, mixte ou hypomaniaque.
NB : Les épisodes sont délimités par la survenue d’une
rémission complète ou partielle d’au moins 2 mois ou par le
virage à un épisode de polarité opposée (par exemple, épi-
sode dépressif majeur vers épisode maniaque).
Plus de quatre épisodes par an. 13 à 20 % des troubles bipo-
laires ; début d’emblée 20 %, ultérieur 80 % ; prédominance
féminine ; fréquence du début de la PMD par la dépression.
(DSM-IV, APA 1994-CIM-10, OMS, 1993)

Les cycles rapides sont facilement caractérisés dans les


formes BP I et aussi BP II, ainsi que dans les dépressions
unipolaires. On a invoqué à leur origine un mécanisme
pathologique de « sensitization » et de « kindling » (R. M. Post
118 • MANIE ET DÉPRESSION

et al.), une insuffisance thyroïdienne, le rôle déclenchant des


antidépresseurs. S’agit-il d’une affection ou d’un sous-
groupe différent ? Doit-on les placer à l’extrémité maniaque
des troubles BP ? Ils répondent assez mal au lithium et
mieux aux antiépileptiques. Enfin, il existe aussi des
cycleurs ultrarapides, avec, par exemple, des cycles de
48 heures. Ils auraient tendance à disparaître spontanément
au bout de plusieurs mois ou même quelques années.

Le rôle du stress
et des événements de vie

Le sens commun et la psychologie populaire attribuent


les troubles mentaux, en particulier les épisodes dépressifs,
aux aléas de l’existence et aux événements de vie. Cela reste
un domaine de recherche important en psychopathologie,
spécialement dans le domaine des troubles bipolaires.
Kraepelin écrivait dans son ouvrage que des événements
pouvaient éventuellement déclencher les premiers épisodes
maniaco-dépressifs mais que par la suite la maladie était
étonnamment indépendante du milieu extérieur, comme si,
une fois entraîné dans le cercle vicieux des oscillations de
l’humeur, le patient était victime de l’emballement endogène
du processus. C’est cet autoallumage que tentait d’expliquer
le modèle de Robert Post, chercheur du NIMH américain,
modèle qu’il a appelé kindling, phénomène bien connu des
psycho-biologistes et des épileptologues. Une série de stimu-
lations subliminales conduit progressivement à un embrase-
ment (kindling) des réseaux de neurones et à une crise épilep-
tique. C’est ce qu’on appelle la sensitisation. Post a donc
repris cet exemple pour expliquer ce qu’il appelle la « sensi-
tisation comportementale ». L’analogie avec l’épilepsie était
UN TROUBLE INTERMITTENT CYCLIQUE ET PÉRIODIQUE • 119

d’autant plus tentante que les médicaments régulateurs de


l’humeur sont presque tous des médicaments antiépileptiques
permettant de contenir le kindling dans l’épilepsie. Ce
modèle a retrouvé un certain intérêt avec la meilleure
connaissance de l’expression génique. (voir figure 6).

Prédisposition Prédisposition
génétique
Réponse
(1)
compensatoire
conditionnée
Hypomanie
(5)
Manie

Euthymie

Dépression
Dysphories Dépression Récurrences Seuil
mineures (2) complète similaires abaissé (6)
(3) (4) et cyclicité
(7)
Stress

Figure 6 : Modèle du kindling (Post et al., 1983-1986).


Paradigme de la sensitisation comportementale.
Évolution progressive vers les cycles rapides.

En réalité les études cliniques ne confirment pas cette


notion de déclenchement des épisodes indépendamment des
aléas de la vie quotidienne.

➤ Le rôle du stress
dans l’évolution du trouble bipolaire
Le stress est devenu une notion populaire en France. Il
s’agissait d’un mot courant de la langue anglaise désignant
les états de tension psychologique. C’est aussi un concept de
la physique des solides. Ce mot d’origine latine et française
120 • MANIE ET DÉPRESSION

(stringere : tendre) a surtout été utilisé par Hans Selye


(1936) qui travaillait à l’Université McGill à Montréal. Ce
chercheur a sacrifié des milliers de rongeurs pour démontrer
les altérations organiques induites par les situations expéri-
mentales de stress, c’est-à-dire à des agressions physiques.
Les agressions expérimentales étaient variées : confinement,
injection d’huile de croton, de formol, ou de tissus animaux
mal purifiés, des bactéries, hémorragies, brûlures, froid,
anoxie, fractures, radiations. Ces agressions vont déterminer
des hypertrophies des surrénales, une atrophie du thymus et
des ganglions lymphatiques ainsi que des ulcérations gastri-
ques. En France, Leriche avait déjà insisté sur la réactivité
du système surrénal dans le choc opératoire. C’est ce qui
avait conduit le chirurgien de marine Henri Laborit à utili-
ser la chlorpromazine comme médicament contre le stress
chirurgical. Selye a montré le rôle de l’axe hypotalamo-
hypophyso-surrénalien, ou axe corticotrope, dans les réac-
tions de stress.
Son modèle du syndrome général d’adaptation compor-
tait trois périodes :
– la réaction d’alarme,
– la phase de résistance,
– la phase d’épuisement.
Finalement, ce modèle a été repris par les psychologues
pour rendre compte des réactions de stress psychologique.
On oublie généralement de préciser s’il s’agit de stress phy-
sique ou de stress psychologique, encore qu’il soit parfois
difficile de tracer les limites. Le stress est une conséquence
des situations stressantes, de l’action des « stresseurs ». Les
stresseurs sont habituellement des événements de vie ou des
circonstances particulièrement éprouvantes. On oublie géné-
ralement de préciser qu’il s’agit d’un stress psychologique.
On a voulu établir des listes d’événements de vie stressants.
UN TROUBLE INTERMITTENT CYCLIQUE ET PÉRIODIQUE • 121

La plus connue a été établie en 1967 pour la pratique cardio-


logique (Holmes et Rahe, 1967). Il s’agit d’événements
objectivement et généralement considérés comme stressants.
En réalité, l’impact des événements est subjectif, il varie
d’un individu à l’autre. Aussi a-t-on conçu des instruments
plus nuancés comme le LEDS (Life Events and Difficulties
Scale) de Brown et Harris ou les échelles de stress perçu
(SSQ).
La majorité des études ont confirmé l’impact du stress
dans le déclenchement des épisodes maniaques et dépressifs.
Les épisodes maniaques sont particulièrement sensibles aux
rythmes sociaux : repas, sommeil, exercices, etc. D’autre
part, il semble que la perte précoce des parents, qu’elle soit
due à un décès ou une séparation permanente, joue un plus
grand rôle dans l’expression du trouble bipolaire que
d’autres événements.
Plusieurs études ont montré que les épisodes maniaco-
dépressifs étaient généralement induits par des événements
de vie, mais aussi que ces événements de vie étaient souvent
induits par le comportement du patient lui-même. L’événe-
ment est alors le premier symptôme de l’épisode.

L’intercrise :
la lucidité retrouvée

La période de rémission entre les crises représentait


classiquement un retour à la normalité et à une parfaite luci-
dité. Malheureusement, cette vue optimiste n’est pas confir-
mée pour un certain nombre de patients qui conservent entre
les épisodes des symptômes résiduels et un handicap. Les
rémissions seraient incomplètes dans 20 à 30 % des cas, la
persistance des symptômes et des difficultés représente non
122 • MANIE ET DÉPRESSION

seulement une souffrance, un handicap, mais elle constitue


aussi un risque accru de rechute.
Un certain nombre de facteurs vont venir compromet-
tre un retour à la normale : la coexistence d’autres troubles
psychiques, troubles anxieux, mais surtout l’abus d’alcool
et de drogues toxicomanogènes. Les troubles de la person-
nalité, qui sont par définition chroniques et constitution-
nels, sont un facteur de rémission incomplète et de diffi-
culté d’adaptation sociale, mais aussi un facteur de
mauvaise alliance thérapeutique et de compliance thérapeu-
tique médiocre.
Comme dans les dépressions récurrentes unipolaires, la
fréquence des troubles persistants doit inciter à continuer à
suivre très régulièrement les patients et justifie la poursuite
d’une chimiothérapie psychotrope, spécialement des médi-
caments dits thymorégulateurs. C’est dans cette période
intercritique que doivent s’imposer des mesures prophylacti-
ques, une hygiène de vie régulière et la recherche systémati-
que d’indices signalant le risque d’une récidive. L’associa-
tion pharmacothérapie-psychothérapie s’impose.
Lorsque le maniaco-dépressif a perdu pendant les crises
contrôle et lucidité, et spécialement s’il y a eu des épisodes
nettement psychotiques, lors du retour de la conscience et du
discernement il est indispensable de convenir avec le patient
d’établir un véritable « contrat d’Ulysse » et de s’allier une
personne de confiance qui pourra signaler les éléments fai-
sant craindre une rechute.
UN TROUBLE INTERMITTENT CYCLIQUE ET PÉRIODIQUE • 123

Le contrat d’Ulysse :
la lucidité retrouvée

Le grand psychiatre français Henri Ey distinguait dans


les troubles mentaux la « folie d’un moment » (psychose
intermittente) et la folie de toute une vie (schizophrénie et
délires chroniques). Ce schéma simpliste, bien qu’apparte-
nant à l’époque préthérapeutique de la psychiatrie, garde sa
pertinence actuellement pour les troubles bipolaires. La
conscience du trouble, la lucidité et le contrôle du compor-
tement, souvent altérés par les épisodes maniaques, sont
retrouvés entre les épisodes. Parmi les nombreux problèmes
de cette perte intermittente de lucidité, il y a la responsabi-
lité ou non du sujet et son libre arbitre. On a proposé de
déléguer à autrui les compétences décisionnelles du sujet en
période critique. C’est ce qu’on a proposé d’appeler le
contrat d’Ulysse (voir encadré).

Intercrise, capacité civile,


contrat d’Ulysse1
Il ne fait aucun doute que le droit romain connaissait déjà la
notion de folie intermittente et en tirait des conséquences
médico-légales logiques. Agissant pendant un « intervalle
lucide » de son trouble, le furiosus restait pénalement respon-
sable (Digeste I, 18, 14) et pleinement capable de gérer ses
affaires. Il est ainsi écrit : « Le fou par intervalles peut tester
dans ses moments lucides » (Sentences de Paul, 3, 4, 5,). À
l’inverse, en état d’aliénation, c’est-à-dire privé de raison, de

1. Fageot-Largeault A., Psychiatrie : le consentement libre et éclairé, Autrement


1987, 93, p. 36-46.
124 • MANIE ET DÉPRESSION

libre volonté, il ne peut contracter aucune obligation,


(Digeste, 50, 17, 5), ne peut ni vendre, ni acheter, ni tester
(Sentences de Paul, 2, 17, 10, 3, 4, 11). On doit alors le pour-
voir d’un curateur pour assurer sa protection (Institutes de
Justinien, 1, 23). Par la suite, ce problème de la capacité per-
sonnelle du malade mental et de la valeur de ses actes
accomplis pendant une pause de son affection a donné lieu à
diverses recherches de jurisconsultes. Des aliénistes, comme
Henri Legrand du Saulle, en 1864, ou Henri Claude, en
1932, lui ont consacré de longs développements.
La période de rémission symptomatique des troubles bipolai-
res, maintenant appelée « intercrise », n’est pas toujours un
retour à la normale, le taux de rémission incomplète avoisi-
nant 20 à 30 %. En cas d’intercrise assez prolongée avec
rémission complète, le patient maniaco-dépressif (jouissant
alors de la plénitude de ses facultés) a théoriquement le droit
d’accomplir dans les formes légales les actes de la vie civile
concernant la gestion de son patrimoine, la disposition de sa
personne, les obligations familiales, ainsi que diverses autres
actions juridiques. Cependant, la variabilité de l’état thymi-
que, avec apparition fréquente de nouveaux accès, nécessite
parfois une mesure de protection dans le cadre de la loi de
1968 concernant les « incapables majeurs ». Si, en théorie, le
régime de protection ordonné par le juge des tutelles doit
s’adapter à chaque cas, à la gravité et à l’évolution des trou-
bles, les carences de l’institution judiciaire (manque de per-
sonnel, lenteur et complexité de procédures de tutelle et de
curatelle) rendent cette adéquation difficile lorsque les rechu-
tes sont fréquentes. Seule la sauvegarde de justice est suffi-
samment souple pendant l’épisode thymique pour l’exercice
de ses droits, sauf s’il a constitué volontairement un manda-
taire à l’effet d’administrer ses biens à sa place.
Ulysse apprit par Circé qu’il ne pourrait résister de sa propre
volonté aux chants ensorcelants des Sirènes. Sur leur invita-
tion, il se précipiterait, comme tous les mortels, dans les flots
UN TROUBLE INTERMITTENT CYCLIQUE ET PÉRIODIQUE • 125

pour les rejoindre. L’homme aux mille ruses prit alors les
précautions indiquées par la magicienne pour échapper au
charme fatal tout en écoutant les sublimes voix. Avant
d’ordonner à ses compagnons de se boucher les oreilles avec
de la cire molle, il leur demanda de le lier solidement au mât
de son navire et de ne point desserrer les nœuds même à sa
demande expresse. Ils surent suivre ses instructions, car, en
présence des Sirènes, quand Ulysse leur signifia l’ordre par
un mouvement des sourcils de le détacher, ils resserrèrent ses
liens. Et le rapide navire passa sans encombre… (L’Odyssée,
Homère, Chant XII).
En médecine, l’appellation « contrat d’Ulysse » a été propo-
sée par un centre de bioéthique aux États-Unis (Hastings
Center, 1982). Elle a été reprise par A. Fageot-Largeault
(1987) à propos des malades psychiatriques et de leur capa-
cité à donner un consentement aux soins. Au cours d’une
acutisation de leurs troubles, certains malades peuvent refu-
ser des traitements, dont ils reconnaîtront la justification plus
tard, quand ils iront mieux, ou bien et dont ils peuvent accep-
ter la perspective en cas de rechute. La situation rappelle
celle d’Ulysse face aux Sirènes. Le patient bipolaire est par-
ticulièrement concerné par ce type de situation lorsqu’il a
une expérience, une conscience et une éducation sanitaire
suffisantes de sa maladie et de la répétition des épisodes thy-
miques. En période d’intercrise, il peut alors donner préven-
tivement des consignes afin d’éviter ou de limiter les consé-
quences négatives de son comportement pathologique lors
d’un nouvel accès.
Ces consignes peuvent concerner l’entourage familial et
l’équipe soignante : retrait du carnet de chèques et des clefs
de la voiture, aide et assistance à un conjoint, un enfant
mineur ou un ascendant âgé, hospitalisation à la demande
d’un tiers, consentement aux soins, désignation d’un man-
dataire ou d’une personne de confiance, etc. D’autres déci-
sionsimportantes sont parfois prises au cours d’un intervalle
126 • MANIE ET DÉPRESSION

lucide : mariage, divorce, donation, testament. Rappelons


simplement que le divorce d’un malade mental pour rupture
de la vie commune (article 238 du code civil) nécessite une
expertise par trois psychiatres et que la question se pose
quelquefois de savoir si un testament fait plusieurs années
auparavant est valide. Il n’est alors pas toujours aisé de
reconstituer la suite chronologique et la qualité des épisodes
thymiques et des périodes de rémission. L’expertise sur piè-
ces post mortem devra déterminer le plus précisément possi-
ble l’état mental et physique au temps de l’établissement des
dispositions testamentaires.
Professeur Michel Bénézech
Psychiatre, criminologue, juriste
C H A P I T R E 5

Les comportements suicidaires

Le suicide, défini depuis Durkheim (1897) comme un


acte conscient d’autodestruction, représente le risque majeur
et la complication la plus dramatique des affections psychia-
triques, bien qu’il ne figure pas dans la liste des troubles
mentaux recensés par l’OMS (CIM-10, 1993) ou par l’Asso-
ciation psychiatrique américaine APA (DSM-IV-TR, 2000).
Il est pourtant admis que l’immense majorité des suicides
(95 % au moins) correspond à une pathologie mentale. Une
revue exhaustive récente par C. Harris et B. Barraclough
(1997), reprenant toutes les études précédentes, confirme
sans équivoque la responsabilité psychiatrique de ces morts
supposées volontaires. En réalité, conscience et discerne-
ment sont souvent altérés dans ces situations de désespoir et
de désir d’anéantissement. Au premier rang des pathologies
responsables on trouve les troubles de l’humeur.
La crise suicidaire a fait l’objet d’une conférence de
consensus de l’ANAES en 2000. S’y trouvent recensés quel-
ques instruments d’utilisation facile, permettant d’évaluer
l’intention suicidaire et le désir de mort : l’échelle d’idéation
suicidaire de Beck (SSI, Scale for Suicide Ideation) ;
l’échelle d’intention suicidaire (Suicide Intent Scale) pour
les personnes venant de faire une tentative de suicide ou un
128 • MANIE ET DÉPRESSION

parasuicide. On y ajoutera l’échelle de désespoir (H. de


Beck) qui s’est avérée prédire 90 % des comportements
suicidaires.

Dans le domaine bipolaire une série de facteurs prédis-


posent particulièrement au suicide : l’impulsivité, la désinhi-
bition, l’énergie dues aux phénomènes d’excitation neuro-
psychique intriqués avec le vécu de désespoir, d’angoisse et
de culpabilité de la dépression. La prise de conscience de la
chronicité de la maladie, des hauts et des bas de l’humeur, la
perte d’espoir de stabilisation, les pertes et les échecs suc-
cessifs : emploi, conjoint, ressources, tout cela représente un
mélange explosif.

Le suicide est cause de 12 000 décès environ par an en


France. Les tentatives de suicide sont quinze fois plus nom-
breuses, le plus souvent sans intention létale forte, mais
elles sont annonciatrices de récidives et 10 % des cas mour-
ront par suicide au cours des dix années qui suivent. Ainsi
on devrait pouvoir distinguer les actes autoagressifs corres-
pondant à un réel désir de mort et les parasuicides dont la
finalité n’est pas clairement et consciemment de disparaître.
Les moyens auxquels ont recours les suicidants peuvent en
partie rendre compte de la létalité de l’acte. Les comporte-
ments suicidaires violents correspondent à un taux élevé de
mortalité : pendaison, arme à feu, précipitation d’un lieu
élevé, noyade, écrasement par un train ou un véhicule auto-
mobile, etc. En revanche, les ingestions médicamenteuses
volontaires (IMV) sont plus aléatoires, en particulier l’absorp-
tion massive de médicaments psychotropes. Ceux-ci sont
désormais conçus pour leur relative innocuité dans ces cas
d’ingestion de fortes doses. Ainsi, par exemple, les anti-
dépresseurs de première génération dans les années 1950-
1960, appelés tricycliques ou IMAO, comportaient un risque
LES COMPORTEMENTS SUICIDAIRES • 129

mortel en cas d’IMV. On prescrit donc désormais en première


intention des psychotropes dits de deuxième génération,
comme par exemple les ISRS (inhibiteurs spécifiques de la
recapture de la sérotonine) comportant un risque mortel beau-
coup moins élevé.
Le lithium mérite d’être mis à part. Il reste le thymo-
régulateur de référence depuis cinquante ans malgré son
maniement délicat. Il faut garder à l’esprit qu’il fait courir
un risque mortel en cas d’absorption massive. Il conviendra
donc d’évaluer soigneusement le risque suicidaire chez le
patient auquel on le prescrira. Paradoxalement, ce même
lithium est le médicament psychotrope qui présente à long
terme, et aux doses proprement thérapeutiques, le traitement
le plus efficace dans la prévention du suicide pour les trou-
bles de l’humeur.
Le suicide représente un événement statistiquement
rare et dont il est difficile pour cette raison de prévoir le ris-
que. Toutes les études prospectives ont échoué dans leur
objectif de définir les éléments correspondant à une probabi-
lité suicidaire. On s’accorde cependant pour donner un cer-
tain nombre de facteurs de risque au premier rang desquels
on trouve l’existence d’un trouble psychiatrique, et en pre-
mier lieu une pathologie de l’humeur (voir tableau page 132).
Il existe deux moyens de connaître le risque suicidaire
en fonction des pathologies psychiatriques :
• Le suivi au long cours de grandes cohortes de personnes
souffrant d’un type particulier de trouble mental, ce qui per-
met à terme de connaître le risque suicidaire en fonction de
cette pathologie mentale. Il est très élevé pour les troubles
bipolaires non ou mal soignés. On devrait être très attentif
aux personnes ayant des antécédents familiaux de suicide,
de pathologies psychiatriques graves et d’internement en
hôpital psychiatrique (Bioulac, Bourgeois et al., 1999).
130 • MANIE ET DÉPRESSION

• Les enquêtes rétrospectives qui ont reçu le nom évocateur


d’autopsies psychologiques, études intensives des antécé-
dents de personnes s’étant donné la mort, ce qui permet
d’analyser toutes les composantes et tous les paramètres
caractérisant le sujet suicidé et les circonstances de son acte
fatal (Bourgeois et al., 2000).
On a pu ainsi collecter toute une série de données. Les
spécialistes s’accordent désormais sur le fait que, pratique-
ment dans tous les cas, le suicidé souffrait dans la période
présuicidaire d’une affection mentale, généralement une
dépression et des troubles de l’humeur. Les troubles anxieux,
la consommation d’alcool et de drogues toxicomanogènes
aggravent lourdement ce risque. On sait aussi que, dans la
période présuicidaire, la personne a souvent consulté un
médecin, sans forcément faire état de son projet auto-
destructeur.
Goodwin et Jamison dans leur monumental ouvrage
(1990) ont fait la synthèse de 30 études portant sur une
cohorte totale de 9 389 patients maniaco-dépressifs. 18,9 %
d’entre eux sont morts par suicide. Ainsi, un bipolaire sur
cinq mourra par suicide. Dans la même étude, les auteurs
retrouvent la même variation saisonnière du suicide avec un
pic élevé au printemps (maximum au mois de mai) et un pic
plus modeste à l’automne avec un maximum en octobre.

L’effet antisuicide du lithium

Une étude longitudinale réalisée en Sardaigne par


Tondo, Baldessarini et al., a clairement montré que les
patients sous lithium avaient un risque de mort par suicide
nettement diminué et ramené au niveau de la population
générale. Une autre étude conduite en Allemagne du Nord
LES COMPORTEMENTS SUICIDAIRES • 131

et dans les pays scandinaves par K. Muller-Oerlinghausen


et al. a retrouvé ce même effet protecteur du lithium. En
reprenant 34 études concernant 16 221 malades, ou
64 233 années-personnes, on passe du risque de 3,10 sans
lithium, à 0,2 avec lithium. Quant à l’étude de Cipriani por-
tant sur 3 458 participants, elle a montré que les patients
sous lithium sont quatre fois moins susceptibles de se suici-
der que les personnes suivant un autre traitement.
Dans une étude rétrospective de cohorte, concernant
20 638 patients bipolaires ayant reçu du valproate, du
lithium ou de la carbamazépine en sortie d’hospitalisation, le
risque de suicide était 2,7 fois plus élevé pendant le traite-
ment par valproate, au profit du lithium (F. K. Goodwin et
al., 2003).
Les médicaments antidépresseurs ont, dans de nom-
breuses études épidémiologiques, montré leurs effets favora-
bles antisuicide, quand ils sont prescrits dans les cas de
dépressions récurrentes unipolaires (Isaacsson et Rich,
2005). Au contraire, chez les bipolaires, il est désormais
admis que le médicament de référence antisuicide est repré-
senté par le lithium.
Les raisons de cet effet antisuicide restent hypothéti-
ques : diminution et atténuation des épisodes thymiques,
diminution de la souffrance psychique, certainement un effet
anti-impulsif et antiagressif. Mais il semble bien exister un
effet spécifiquement antisuicide dont les bases biologiques
restent incomplètement élucidées. Un des mécanismes
majeurs est vraisemblablement lié à l’augmentation par le
lithium du turn-over de la sérotonine dans le cerveau.
132 • MANIE ET DÉPRESSION

Facteurs de risque suicidaire


1 – Facteurs psycho-sociaux
— sexe masculin, au-delà de 45 ans ;
— solitude, célibat, veuvage, divorce, séparation ;
— immigrant, appartenance à une culture différente ;
— absence d’activité professionnelle, chômage, retraite ;
— absence de vie sociale et de loisirs ;
— environnement social désintégré.
2 – Antécédents
— histoire familiale de troubles de l’humeur, alcoolisme,
suicide ;
— antécédents personnels de troubles de l’humeur, alcoo-
lisme, toxicomanie… ;
— tentatives de suicide antérieures ;
— période initiale d’un traitement psychiatrique ;
— jours ou semaines suivant la sortie de l’hôpital.
3 – Stress et événements de vie
— séparation, perte, veuvage ;
— déménagement, perte d’emploi ;
— chez les alcooliques : complications domestiques et socia-
les de l’alcool ;
— maladie chronique et terminale, handicap chez le sujet
âgé.
4 – Personnalité
— psychopathique, antisociale avec impulsivité, violence,
délinquance ;
— cyclothymie, borderline, etc.
5 – Maladie psychiatrique
— dépression, en particulier psychose maniaco-dépressive ;
— dépression très récurrente, cycles courts ;
— dépression récurrente brève ;
— anxiété pathologique (trouble panique) ;
LES COMPORTEMENTS SUICIDAIRES • 133

— alcoolisme et toxicomanie ;
— psychose aiguë et chronique (schizophrénie) ;
— démence présénile, état confusionnel chez le sujet âgé ;
— syndrome psycho-organique.
6 – Symptômes particuliers
— dépression : insomnie sévère, négligence de soi, troubles
mnésiques, perte de poids, ralentissement (parole), abatte-
ment, indifférence, perte d’intérêt, agitation, retrait social,
désespoir et pessimisme, idées et délire d’inutilité ;
— idées suicidaires, alcoolisme avec complications médicale
et cérébrale.
7 – Circonstances de tentative de suicide
— précautions pour ne pas être découvert ;
— préparation soigneuse, mise en ordre des affaires, testa-
ment, lettre d’adieux… ;
— moyen violent à haute létalité.
8 – Facteurs génétiques et psychobiologiques
— dysrégulation sérotoninergique (LCR = 5-HIAA bas,
HVA bas, MHPG bas) ;
— DST positif, tests à la fenfluramine et au glucose positifs ;
— charge génétique suicidaire élevée.
(M.-L. Bourgeois, F. Facy, F. Rouillon et al., 1997)
C H A P I T R E 6

Écarts et incartades
(Chaos, désordres, infractions,
agressions et transgressions)

Le champ clinique des bipolarités est celui de toutes


les extravagances, de toutes les folies, des plus anodines
aux plus tragiques. Une série d’observations cliniques ser-
vira d’inventaire de ces multiples formes de comportement
déviant.

Le chaos et le désordre

« Le maniaque présente l’image du chaos, du


désordre et de l’erreur… »
ESQUIROL, De la manie, 1818

Après avoir été appelées « aliénation » puis « maladies


mentales », les pathologies psychiatriques ont reçu dans les
classifications internationales de langue anglaise l’étiquette
de disorders, ce qui désigne des « désordres ». Cela impli-
que la disparition ou la perturbation d’une certaine organisa-
tion. Un organisme est un ensemble vivant soumis à une
certaine hiérarchie de fonctionnement. La pathologie men-
136 • MANIE ET DÉPRESSION

tale peut être conçue comme une désorganisation. C’est le


modèle (organo-dynamique) que Henri Ey a élaboré dans
toute son œuvre sur le modèle jacksonien, présentant les
troubles mentaux comme une « désorganisation temporelle
éthique ».
Un autre concept va trouver ses lettres de noblesse dans
les sciences : celui de chaos. Le chaos correspond à l’état
initial de la création, chaos originel primitif, vide ou confu-
sion existant avant la création (tohu-bohu). Selon la défini-
tion du dictionnaire, c’est aussi l’état qui suit la désorganisa-
tion d’un système vivant, ou d’une structure sophistiquée.
On pense désormais que les comportements « chaoti-
ques » sont une propriété intrinsèque des rythmes du vivant.
Des comportements strictement périodiques peuvent appa-
raître et révéler des maladies, ainsi la variation journalière
du nombre des globules blancs, qui est très irrégulière chez
les sujets sains, peut devenir périodique lors de certaines
leucémies. Inversement, le chaos est souvent considéré
comme un état pathologique rompant le principe d’homéo-
stasie proposé par Claude Bernard (1865), stabilité ou sta-
tionnarité du milieu intérieur d’un être vivant, autonomisé
par rapport aux fluctuations extérieures. Par exemple, la
thermorégulation permet à l’homme de conserver une tem-
pérature intérieure autour de 37° Celsius, alors que la tempé-
rature extérieure peut osciller de plusieurs dizaines de
degrés Réaumur, ou Celsius, ou Fahrenheit. On oppose les
animaux homéothermes à température stable, aux poïkilo-
thermes dont la température varie suivant les conditions
thermiques du milieu ambiant. De même, dans le domaine
des troubles de l’humeur, on pourrait opposer les individus
d’humeur stable – les homéothymes – et ceux dont l’humeur
est totalement dépendante de l’ambiance émotionnelle et
relationnelle du milieu social, les poïkilothymes.
ÉCARTS ET INCARTADES • 137

En réalité, les deux types de comportements, chaos et


rythmicité, coexistent chez les êtres vivants. « Il y a beau-
coup d’aléatoire dans la dynamique biologique » (cf. Bergé
Pommeau et al., 1994).
Il est rare que les pathologies cyclothymiques se pré-
sentent de façon régulière avec un ordre et une récurrence
parfaits dans l’apparition des épisodes aigus, maniaques,
dépressifs ou mixtes, comme pouvait le suggérer le schéma
de Ritti. D’autant plus qu’actuellement les malades subis-
sent les contrecoups des nombreuses interventions théra-
peutiques, médicamenteuses ou autres. À l’instabilité du
bipolaire correspond trop souvent l’instabilité de l’entou-
rage, avec changements trop fréquents de médecin (noma-
disme médical), de soignants, de cadre de vie et surtout de
médicaments.
On remarquera que le terme anglais disorder, approxi-
mativement traduit en français par trouble, rend bien cet
aspect de désorganisation de toutes les fonctions neuropsy-
chiques (voir chapitre 3). On aurait pu le traduire par désor-
dre (comme le font certains médecins peu familiers avec la
littérature internationale et utilisant cet anglicisme médical),
confusion (mais la confusion mentale est un autre type de
trouble), désorganisation ou dérangement (on dit vulgaire-
ment de quelqu’un qu’il est « dérangé »). Inversement, dans
les dictionnaires, le mot français trouble est traduit en
anglais par tumult, turmoil (agitation, remue-ménage) et par
discord ou trouble (zizanie, désunion) ou encore par unrest,
disturbance… Cependant les anglophones utilisent parfois le
mot « trouble » (en français dans le texte) pour désigner une
perturbation psychopathologique.
138 • MANIE ET DÉPRESSION

➤ L’expérience émotionnelle
de l’espace maniaque
Ce titre est emprunté à l’ouvrage de Pierre Kaufmann1.
Dans la clinique de la pathologie maniaco-dépressive, on
peut décrire deux types de perturbation de l’occupation et du
vécu de l’espace :
• Le maniaque, dans son expansivité, va envahir tout
l’espace. Il disperse ses affaires généralement dans un désor-
dre croissant. La chambre du maniaque est encombrée de
vêtements, de livres, de courriers, de nourritures et souvent
aussi de ses productions artistiques, de ses peintures, ainsi
que de ses écrits, de ses poèmes ou des nombreuses lettres
qu’il ne manque pas d’écrire. À cet envahissement désor-
donné de l’espace correspond une discontinuité de l’activité,
le maniaque ne finissant jamais les innombrables tâches
qu’il entreprend. Sollicité par de nombreuses impulsions et
distrait par les personnes et les objets qui l’entourent, il
commence tout et recommence sans jamais accomplir, ce
n’est pas un achiever (quelqu’un accomplissant complète-
ment une tâche ou un exploit, un exécutant stable). Par
contre, si un certain contrôle est conservé, l’hypomanie peut
apporter l’imagination, la sensibilité, l’énergie, la rapidité
et l’intensité dans le domaine de la création. On sort alors
du pathologique. On verra plus loin des périodes d’intense
productivité artistique, comme par exemple chez Robert
Schumann. Il s’agit de hausse de l’humeur où il y a encore
cohérence, contrôle, respect des cadres et des règles.
• À l’inverse, le déprimé peut aussi générer un désordre
important, mais il s’agit alors d’un désordre dépressif, pas-

1. L’Expérience émotionnelle de l’espace, Paris, Vrin, 1966.


ÉCARTS ET INCARTADES • 139

sif, lié au manque d’énergie et de motivation : laisser-aller,


incurie, abandon, renoncement, pessimisme.
Paradoxalement, les patients bipolaires présentent sou-
vent des traits et des comportements obsessionnels : ordre
minutieux, rangement, classement. Ils maintiennent cet ordre
strict qui les rassure, et sont vivement irrités quand on vient
le perturber. Nous sommes étonnés parfois d’entendre de
vrais bipolaires déclarer qu’ils aiment l’activité obsession-
nelle compulsive du métier d’expert-comptable et d’autres
patients dire être d’excellents secrétaires, déclarateurs
d’impôts et remplisseurs de formulaires que la bureaucrati-
sation croissante de notre société exige. La comorbidité avec
le TOC est élevée. S’agit-il d’une adaptation et d’une
défense contre le chaos maniaco-dépressif qui menace ?
Cette obsessionnalité devient frappante quand elle est pério-
dique et se manifeste seulement au cours des épisodes
maniaco-dépressifs.
L’histoire de vie du bipolaire témoigne aussi du désor-
dre de sa trajectoire biographique et sa propension au chan-
gement : il change de métier, de conjoint, de pays, de loge-
ment, de projet, etc. Il ne se range pas, il ne mène pas une
vie rangée et en outre il dérange.

➤ Régularités et irrégularités temporelles


dans la bipolarité
Certains patients sont réglés comme des horloges ou
« du papier à musique ». Leur pathologie suit des cycles
imperturbables. Leurs épisodes sont prévisibles, ils corres-
pondent au schéma d’une circularité régulière, parfois ryth-
mée par les saisons.
Toutefois ces malades métronomes sont rares, la plu-
part des patients ne présentent pas ces régularités et sont
alors dans une sorte de chaos maniaco-dépressif. Leurs
140 • MANIE ET DÉPRESSION

négligences peuvent leur coûter cher : non-déclaration et


non-paiement des impôts, des procès-verbaux, fréquentes
interventions des huissiers, accumulation et dispersion des
papiers et inobservance des exigences paperassières
bureaucratiques.

➤ Une théorie mathématique


du chaos maniaco-dépressif
À la suite de Thom, Mandelbraut et d’autres théori-
ciens du chaos, on a proposé d’utiliser ce modèle mathéma-
tique pour rendre compte des crises maniaco-dépressives par
altération des rythmes organiques. Il y a trois domaines où le
chaos a servi à modéliser la pathologie : 1° en cardiologie
avec les troubles du rythme cardiaque (pour la fibrillation
auriculo-ventriculaire) ; 2° pour l’épilepsie avec l’embrase-
ment neuronal généralisé (kindling) aboutissant à une crise
comitiale. Ce modèle a été repris par Post pour interpréter
les accès maniaques, mais contrairement à l’épilepsie on ne
peut objectiver ni visualiser l’anomalie alléguée ; 3° enfin
dans la circularité maniaco-dépressive (Goltschalk et al.).
Les mathématiques modernes ont donc développé le
concept heuristique de chaos. Il témoigne d’une « sensibilité
aux conditions initiales », popularisée par l’image d’un bat-
tement d’aile de papillon pouvant déclencher une tempête à
l’autre bout de la terre. Pour les mathématiciens le chaos est
une « errance déterministe ». Si le mot en grec et en sanscrit
signifie béance, vide, gouffre, pour les mathématiques
actuelles, il témoigne d’une sensibilité aux phénomènes de
« catastrophe » (situation physique, où un conflit entraîne
des modifications analysables de la stabilité morphologique
d’un objet, selon le dictionnaire Robert).
De toutes les activités périodiques dans la vie des
mammifères, la plus frappante est représentée par l’alter-
ÉCARTS ET INCARTADES • 141

nance des trois états des rythmes veille-sommeil, objectivée


par l’électro-encéphalo-graphie (EEG), correspondant à trois
états différents des rythmes biologiques du cerveau, l’état de
veille (dépendant du degré de vigilance), le sommeil dit à
ondes lentes et le sommeil à ondes rapides ou sommeil para-
doxal (PMO phase des mouvements oculaires). La régularité
de ces périodes témoigne d’un bon état de santé cérébrale.
La perturbation par des changements du milieu extérieur,
des contraintes sociales particulières, des événements de vie,
des déplacements rapides transméridiens, des prises de
médicaments ou de drogues va désorganiser cette physiolo-
gie et, chez les sujets vulnérables prédisposés aux troubles
bipolaires, ils vont induire des épisodes maniaco-dépressifs.
Par ailleurs, l’homme adulte garde toute sa vie le souvenir
de la période ultradienne de 90 minutes qui rythmait ses pre-
miers jours ; on retrouve cette cyclicité dans le sommeil, la
veille, l’activité journalière et le niveau d’attention (Bergé
et al., 1994).

La transgression des convenances


et des usages : incivilités

➤ Incivilités et inconvenances
Les incivilités ne sont pas définies par des lois. Elles
sont du domaine des usages et des conventions sociales.
Elles sont définies par le dictionnaire (Petit Robert, 2003),
comme un ensemble de désordres et d’inconduites qui ne
relèvent pas du code pénal – nuisances sonores, dégrada-
tions, manque de respect, attitude agressive, bousculade –,
qui constituent des manquements aux règles élémentaires de
la vie en société. Ces incivilités sont fréquentes chez le
maniaque et leur apparition signale le changement de com-
142 • MANIE ET DÉPRESSION

portement lié à un virage de l’humeur. En phase dépressive,


il peut y avoir au contraire des comportements préjudicia-
bles pour le sujet lui-même : démission, renoncement, dons
inappropriés, autoagression. Ils témoignent d’un sentiment
pathologique d’incompétence, de honte et de culpabilité.

Alex, tirare la maniglia solo in caso di pericolo


Alex, rentre dans sa famille par le train. Il passe dans son village
où le train ne s’arrête jamais. Il trouve plus pratique de tirer sur
le signal d’alarme pour arrêter le train et descendre de son
wagon ! Argument : je ne comprends pas l’italien…

Léonore, l’irascibilité bipolaire


Léonore, 30 ans, exquise créature, belle et élégante comme un
top model qui n’aurait pas été anorexique, supporte mal la com-
pétition pour trouver une place dans les parkings. Aux insultes les
plus crues succèdent souvent les horions. Comme beaucoup de
ses sœurs en hypomanie, elle multiplie les achats de vêtements et
parfois les emporte sans payer.

➤ Mythomanie bipolaire
Les bipolaires en phase hypomaniaque peuvent avoir
une inventivité affabulatrice riche et crédible, au moins pen-
dant un certain temps. La mythomanie (Dupré, 1905) est
cette compulsion à raconter des histoires mensongères, des-
tinées à embellir la réalité, à positiver son histoire person-
nelle et son image de marque. Elle peut être interprétée
comme une façon de modifier une réalité pénible, insuppor-
table, humiliante ; mais aussi, dans la PMD, elle peut appor-
ter la créativité et le plaisir du romanesque. Du ludisme
contrôlé on passe alors à un registre pathologique. Les
experts judiciaires devraient savoir en tenir compte.
ÉCARTS ET INCARTADES • 143

Charly, farces et attrapes :


les plaisanteries de mauvais goût
Charly passe ses vacances en famille dans un camping du Sud-
Ouest. Il voit arriver un groupe d’Allemands, et il lui vient une
idée diabolique : il se met tout nu ainsi que sa famille et explique
aux Allemands qu’il s’agit d’un club naturiste. Ces derniers se
dénudent à leur tour. Charly se rhabille en vitesse et va porter
plainte à la gendarmerie pour dénoncer ces Allemands qui s’exhi-
bent devant ses enfants. Ils auront toutes les peines du monde à
se justifier. Charly se suicidera quelques années plus tard par
arme à feu. Son frère, maniaco-dépressif authentifié, s’est lui
aussi suicidé en se tirant une balle dans la tête.

Sosie, usurpation ludique d’identité


Sosie, 40 ans, est interné en psychiatrie pour usurpation d’identité
dans un magasin : il a déclaré être monsieur Y. avocat très connu
de la ville. Par malchance, un autre client, ami de l’avocat en
question a protesté de cette usurpation d’identité et a fait arrêter
ce patient. Au cours de l’expertise, il fournira une biographie très
alambiquée, s’inventant une histoire pathétique : le père ayant
choisi la collaboration avec les Allemands, ayant servi dans la
LVF (Légion des volontaires français sur le front de l’est), puis
ayant abusé de ses enfants… Ce qui ne manqua pas de passionner
l’expert dans un premier temps, mais rapidement l’exaltation
logorrhéique imposera le diagnostic de bipolarité.

Frégoli, la fabrication d’une pathologie


Frégoli, patient âgé de 38 ans entre à l’UICA (Unité d’investiga-
tion clinique approfondie du CHU) pour un trouble de l’humeur.
L’interne repère une dépression sévère avec un score élevé à
l’échelle de dépression MADRS (supérieur à 30) et reçoit un dia-
gnostic de mélancolie. On met en route un traitement antidépres-
seur en perfusion intraveineuse. Deux jours après on découvre la
cause de sa dépression : sa mère est morte subitement il y a quel-
ques mois et depuis il est envahi par une anhédonie et des idées
144 • MANIE ET DÉPRESSION

suicidaires. Souffrance réactivant le souvenir de sa sœur de


deux ans sa cadette qui s’était suicidée trois ans auparavant. On
corrige donc le diagnostic pour celui de deuil pathologique itéra-
tif. En refaisant sa biographie, il nous révèle que, pendant son
enfance, ses grands-parents avaient été emportés subitement par
la maladie et que, pendant son adolescence, vers l’âge de 16 ans,
son meilleur ami d’enfance s’était fait faucher par un camion
sous ses yeux. En quelques jours il nous fera le récit des huit
décès, psychologiquement traumatiques.
Après une semaine de perfusion de clomipramine (Anafranil®), le
patient devient hilare, fait des jeux de mots et des calembours et
bientôt il va éclater de rire. Il nous racontera encore d’autres
deuils. À cette époque, deux internes du service faisaient leur tra-
vail de thèse sur la dépression du deuil et le patient avait vite
perçu leur intérêt pour les conséquences psychopathologiques de
ces pertes, et c’est avec une certaine jubilation qu’il avait passé
toutes les échelles possibles de psychopathologie quantitative. Et
soulevé la compassion et l’intérêt des deux charmantes internes
travaillant sur ce sujet. Tous ces deuils étaient imaginaires et
fabriqués !

➤ Harcèlements
Le harcèlement est à la mode. Il est défini par trois lois
dans les pays anglo-saxons et pour l’instant deux lois seule-
ment en France (1994 : harcèlement sexuel ; 2002 : harcèle-
ment moral). Plusieurs ouvrages très médiatisés ont popula-
risé ce concept, dont l’incontournable livre de Marie-France
Hirigoyen (que de nombreuses personnes croyant s’y recon-
naître présentent lors des consultations), véritable incitation
aux demandes de réparation et à la quérulence. L’impulsi-
vité bipolaire expose les patients à être pris dans ces imbro-
glios relationnels, comme harceleur ou harcelé.
ÉCARTS ET INCARTADES • 145

Frank et Harry, compliments intempestifs


Frank, 55 ans, numéro deux d’une grande société internationale
française, hyperactif et d’une humeur souvent badine, lors d’un
voyage professionnel en Amérique, sort un peu vivement d’un
ascenseur et heurte une dame qui attendait cet ascenseur : excu-
ses… Et notre Français, dans un accès de galanterie humoristique,
ajoute : « Ce fut un plaisir » ! Conséquence immédiate : procès
pour harcèlement sexuel. Aux États-Unis, on ne plaisante plus, on
ne joue plus avec les mots, on ne badine pas avec l’amour : no
joke ! En plus, ces procès peuvent rapporter gros !
Harry, jeune Californien hypomane, ébloui par la beauté d’une
blonde joggeuse matinale, lui adresse dans la journée deux appels
téléphoniques et un bouquet de fleurs accompagné d’une déclaration
d’amour. Conséquences : procès pour acharnement relationnel, com-
munication non désirée, harcèlement du troisième type : stalking !

Léa, hypomanie et mise au placard


Léa, jolie femme de 30 ans, ayant classe, beauté et éducation,
enthousiasme le directeur d’une entreprise publique par son brio,
son dynamisme, son éloquence. Hélas, on trouvera rapidement
qu’elle a beaucoup trop d’idées, qu’elle prend trop d’initiatives,
bref, qu’elle est ingérable… On la change de poste, on lui confie
des tâches là où elle ne pourra plus désorganiser le service… Elle
vient consulter avec le livre de Marie-France Hirigoyen à la
main, se déclarant très éprouvée par sa « mise au placard ». Elle
intente procès sur procès à son chef de service imprudent… Elle
s’avère logorrhéique, sans notion du temps, probablement bipo-
laire elle aussi.

➤ Le problème du divorce
Le divorce est devenu une banalité sociale que traduit
sa fréquence actuelle : un tiers des couples mariés divorcent,
alors que les mariages sont en nombre régulièrement
146 • MANIE ET DÉPRESSION

décroissant. Naguère seul le divorce pour faute était possible


(adultère, condamnation à une peine afflictive et infamante,
excès, sévices et injures graves, rendant « intolérable le
maintien du lien conjugal »). Avec la loi de 1975 le code
civil rend possible le divorce par consentement mutuel ou
par rupture de la vie commune. Il va d’ailleurs être encore
simplifié.
Il est connu que les personnes souffrant de troubles
bipolaires divorcent trois fois plus que la population géné-
rale. On ne s’étonnera pas de trouver de nombreux bipolai-
res multidivorcés ; contrairement aux patients schizophrènes
qui se marient rarement et restent souvent seuls, les bipolai-
res recherchent activement le contact et la compagnie, mais
ils ont souvent des relations orageuses, ils divorcent et se
remarient souvent…
Le conjoint du bipolaire mal équilibré demande parfois
le divorce, profitant de l’hospitalisation et de l’épisode aigu
qui paraît légitimer son désir de séparation. Lorsqu’il
demande un certificat authentifiant l’existence d’une mala-
die mentale, on peut lui rappeler les devoirs du mariage :
fidélité, secours et assistance, et lui demander de se consa-
crer au contraire à l’observance thérapeutique et à la réhabi-
litation du patient. Parfois, ce sont les bipolaires eux-mêmes
qui demandent impulsivement le divorce dans une ambiance
de conflit auquel ils ont contribué largement. Il convient
toujours d’évaluer l’état mental et de repérer les rechutes
maniaco-dépressives au cours de ces péripéties maritales.
Un thérapeute de couple informé de la pathologie bipolaire
est souvent d’une aide précieuse.

Xavière, divorce, libération de la femme et crise maniaque


Xavière, 47 ans, a quatre enfants encore mineurs. Elle est mariée
depuis vingt-cinq ans. Son mari est un avocat réputé et prospère.
Depuis l’âge de 27 ans, elle a été hospitalisée une dizaine de fois
ÉCARTS ET INCARTADES • 147

pour des épisodes qui se sont avérés être des manies à présenta-
tion agressive et délirante, ou des états mixtes ou des manies
euphoriques exhibitionnistes.
À sept reprises, les épisodes aigus ont commencé par une rééva-
luation de sa situation existentielle, sociale et surtout maritale. À
chaque fois, elle récrimine et commence une procédure de
divorce. Il s’agit des prémices annonçant la rechute, véritable
signal symptôme inaugural. Elle porte plainte contre son mari
qu’elle accuse de harcèlement moral, de la réduire en esclavage,
elle qui doit tout lui faire : cuisine, entretien de son vestiaire, cor-
respondance, secrétariat et conduite automobile…
La conscience du trouble et l’autocritique en phase aiguë sont
quasi nulles. Aussi doit-elle être hospitalisée sous contrainte
(HDT). Quand la manie se développe, il y a agitation, perte des
conventions sociales, dénudation avec hypergénésie, et parfois
véritable fureur maniaque. Par contre, elle a conscience de ses
épisodes dépressifs d’intensité modérée se traduisant par un repli
et une aboulie. Elle reproche d’ailleurs à son mari de n’être pas
gêné par ce calme familial et conjugal, dû à la dépression dont
personne ne se préoccupe…
Notons qu’il s’agit d’une femme jolie, charmante et séduisante.
Lors d’une hospitalisation sous contrainte, elle arrive à convain-
cre le médecin psychiatre de sa normalité mentale et de la tyran-
nie du mari. À sa grande satisfaction le psychiatre va lever la
mesure d’internement. Elle quitte aussitôt le service hospitalier et
sort de l’établissement en volant une des ambulances…
Entre les épisodes, cette dame est active, heureuse, et offre avec
son mari un exemple envié de bonheur conjugal partagé. Le
conjoint, la famille et l’équipe soignante connaissent bien mainte-
nant la signification annonciatrice d’épisode maniaque de ces
demandes en divorce.
148 • MANIE ET DÉPRESSION

La transgression des règles et des lois :


crimes et délits

Les journaux rapportent régulièrement des histoires de


faux médecins ayant pendant quelques années jouit de
l’estime et de la reconnaissance des patients jusqu’au jour
où on découvre qu’ils n’ont pas fait ou terminé leurs études
de médecine. La plupart ont une personnalité complexe.
Quelques-uns sont probablement des hypomanes chroni-
ques. Souvent, ils vont trop loin dans la provocation.

Voici un autre type de mythomanie, beaucoup plus


durable :

Karol, usurpation d’identité et pratique illégale


de la médecine
Karol réussit à se faire admettre comme pensionnaire à l’internat
d’un hôpital de province, en déclarant être médecin hongrois
ayant fui l’invasion soviétique de 1956, ayant servi comme infir-
mier dans la Légion étrangère en Algérie, et s’efforçant de vali-
der son titre de médecin en France. Plein d’humour et de faconde,
il séduira la communauté médicale et fera fonction d’interne au
pavillon d’admission et d’urgences. Il séduira une jeune fille de
bonne famille provinciale dans la fleur de ses 18 ans (il lui fera
deux enfants), puis disparaîtra du paysage. Quelques années plus
tard, on apprendra par les journaux, qu’après plusieurs années
d’exercice apparemment satisfaisant (mais illégal) dans un petit
hôpital de l’Est de la France, il a été démasqué comme imposteur.
Il s’agissait manifestement d’un hypomane intelligent, adapté et
sympathique qui a pu comme en se jouant tromper son monde
pendant de nombreuses années.
ÉCARTS ET INCARTADES • 149

Yves et Bastien, la délinquance routière


Le docteur Yves décide d’assurer la circulation en banlieue. Il se
positionne à un carrefour et provoque des collisions. Il est hospi-
talisé en HDT et aussitôt, comme d’habitude, le conseil de
l’Ordre départemental des médecins demande une expertise et
envisage bientôt sa radiation. L’Ordre des médecins (qui ne sup-
porte pas le désordre psychiatrique) devrait lui aussi être informé
de l’existence des troubles bipolaires avec ses intermittences, s’il
veut enfin appliquer lui-même l’article 56 du code de déontologie
médicale portant sur la confraternité, et l’aide aux collègues en
difficulté psychologique.

Bastien, P-DG, fait fortune dans l’industrie alimentaire (il est le


roi du poulet). Son enthousiasme et son hyperactivité ne connais-
sent pas de limites, il appuie toujours trop sur le champignon de
sa voiture et ne supporte pas les limitations de vitesse, ni les
stops. Après qu’il a multiplié les procès-verbaux (que d’ailleurs il
ne paie pas), on lui retire son permis de conduire. Il prendra donc
un chauffeur pour sa limousine. En dernier recours, il fera cons-
truire une piste d’aviation près de son usine et ne se déplacera
plus que par les airs avec son pilote personnel. Il est à noter qu’au
bout de plusieurs années et la réalisation d’une fortune conforta-
ble, il fera faillite et devra tout abandonner…

Pour peu qu’ils soient un peu excités, les bipolaires ont


une conduite automobile fantaisiste et imprévisible. Elle
peut être dangereuse pour autrui et pour eux-mêmes comme
l’illustre le cas suivant.

Sébastien, accident mortel de la circulation


Sébastien a 30 ans. C’est un hyperactif caractériel qui présente un
état d’excitation violente imposant un internement en HDT
demandé par son épouse, avec le diagnostic de psychose
maniaco-dépressive. Il se promettra d’ailleurs de tuer le psychia-
tre l’ayant fait interner. Déniant sa maladie il refusera de se soi-
150 • MANIE ET DÉPRESSION

gner. Bien entendu, il divorcera et devra changer de métier. Vingt


ans après, il sera le premier mort par accident de la circulation,
peu après l’inauguration du tramway dans une grande ville de
province. En roulant à vive allure sur son scooter et en doublant
tout le monde à droite ou à gauche, il vient heurter de plein fouet
la tête du tramway. Il mourra immédiatement de ses blessures.
Depuis longtemps ses amis disaient qu’il conduisait comme un
fou, et ils s’étaient étonnés qu’il ne soit pas mort plus tôt.

L’impulsivité et la désinhibition sont constantes au


cours de la manie. Elles peuvent d’ailleurs persister entre les
épisodes sous les apparences d’un trait de la personnalité.
Elles induisent un trouble des conduites avec parfois trans-
gression des règles et des lois, des convenances et des usa-
ges. Inversement, les symptômes et syndromes dépressifs
qui s’accompagnent le plus souvent d’une inhibition et d’un
retrait psycho-social empêchent ces incartades. On a
d’ailleurs pu interpréter ces blocages dépressifs comme une
défense psychologique jouant un rôle protecteur.
Le comportement antisocial, quand il domine la scène,
peut faire porter un diagnostic de « personnalité pathologi-
que antisociale » (voir encadré p. 152). Quand le diagnostic
de trouble bipolaire est avéré, on peut parler de comorbidité,
sauf si ces comportements antisociaux surviennent seule-
ment au cours des épisodes maniaques et disparaissent pen-
dant l’intercrise. Ils sont alors un des éléments symptomati-
ques de l’accès maniaque et vont s’améliorer sous traitement
antimaniaque.
ÉCARTS ET INCARTADES • 151

Les troubles bipolaires pseudo-


psychopathiques

Ces comportements de transgression peuvent parfois


faire évoquer ce qui est défini comme personnalité antiso-
ciale (voir critères diagnostiques ci-dessous). Ils s’en distin-
guent néanmoins par les éléments suivants : 1° les compor-
tements psychopathiques s’observent uniquement pendant
les épisodes maniaques ; 2° ils disparaissent totalement pen-
dant la période intercritique ; 3° il n’y a pas absence de
remords, mais, au contraire, on observe souvent culpabilité,
honte, remords, en particulier lors des phases dépressives.

Fort Chabrol à la clinique


Un jour, je suis appelé en urgence dans une clinique chirurgicale.
Un condisciple de l’internat, devenu un brillant chirurgien, a
demandé que je vienne le retrouver. Il a transformé son bureau
professionnel en Fort Chabrol. Depuis le début de la matinée,
persuadé d’être assiégé par des forces hostiles, il s’est retranché.
Barricadé dans son bureau, il a crié haut et fort avoir plusieurs
armes et être déterminé à abattre quiconque fera intrusion. Il est
persuadé que, jaloux de son prestige, de ses succès professionnels
et de sa richesse actuelle, des ennemis veulent lui faire la peau. Il
nous laissera entrer et nous aurons un interminable dialogue, ou,
plus exactement, il s’agira d’un monologue exalté que l’on ne
pourra interrompre. Cela va durer trois heures. En réalité, il n’a
pas d’arme et nous devrons finalement faire appeler les forces de
l’ordre et procéder à une hospitalisation sous contrainte.
Il aura par la suite de nombreux autres épisodes, ne suivra pas le
traitement médicamenteux. Bien que nous ne le voyons plus il
nous écrira de nombreuses lettres. Il finira misérablement.
152 • MANIE ET DÉPRESSION

Critères diagnostiques
de la personnalité antisociale
A : Mode général de mépris et de transgression des droits
d’autrui qui survient vers l’âge de 15 ans, comme en témoi-
gnent au moins trois des manifestations suivantes :
1 – incapacité de se conformer aux normes sociales qui
déterminent les comportements légaux, comme l’indique la
répétition de comportements passibles d’arrestation,
2 – tendance à tromper pour le profit ou par plaisir, indi-
quée par des mensonges répétés, l’utilisation de pseudony-
mes ou des escroqueries,
3 – impulsivité ou incapacité à planifier à l’avance,
4 – irritabilité ou agressivité, indiquées par la répétition de
bagarres ou d’agressions,
5 – mépris inconsidéré pour sa sécurité ou celle d’autrui,
6 – irresponsabilité persistante, indiquée par l’incapacité
répétée d’assumer un emploi stable ou d’honorer des obli-
gations financières,
7 – absence de remords, indiquée par le fait d’être indiffé-
rent ou de se justifier après avoir blessé, maltraité ou volé
autrui.
B : Âge au moins égal à 18 ans.
C : Manifestations d’un trouble des conduites débutant avant
l’âge de 15 ans.
D : Les comportements antisociaux ne surviennent pas exclu-
sivement pendant l’évolution d’une schizophrénie ou d’un
épisode maniaque.
ÉCARTS ET INCARTADES • 153

Vol à main armée, la mémé braqueuse


(Observation du Dr Ch. Gay)
Une dame de 62 ans a soudain l’idée qu’il serait plaisant de bra-
quer une banque. Elle va acheter un masque et un pistolet à eau,
et se présente dans une banque en réclamant avec autorité la
caisse. Elle récupère aussitôt 150 000 francs… et va se retrouver
rapidement inculpée. On trouvera dans les antécédents un divorce
des parents, un placement en famille d’accueil, le suicide d’une
de ses demi-sœurs. Une sœur serait morte des suites d’alcoo-
lisme, une cousine germaine internée en psychiatrie, une demi-
sœur du côté maternel s’est pendue à l’âge de 37 ans. La mère
était probablement maniaco-dépressive : nombreuses hospita-
lisations en psychiatrie, dont plusieurs en placement sous
contrainte ; elle a reçu des électrochocs. De son mariage est né un
fils, âgé de 40 ans, qui est resté sans emploi en raison de ses anté-
cédents psychiatriques ; il reçoit des médicaments neuroleptiques.
Il y a donc une très forte charge héréditaire et le diagnostic de
troubles bipolaires ne fait pas de doute.

L’avenir dure longtemps,


l’uxoricide de Louis Althusser
Bien connue est l’observation pathétique du célèbre philosophe
Louis Althusser (pape du marxisme et du structuralisme),
maniaco-dépressif avéré, qui fit son premier épisode maniaque
après son premier rapport sexuel à l’âge de 30 ans. Quelques
années plus tard, il étrangla sa femme. Sa bipolarité était curieu-
sement soignée : son psychanalyste lui faisait à domicile des per-
fusions de Nialamide®, un antidépresseur IMAO puissant. Après
son crime, il sera déresponsabilisé (article 64 du code pénal). Il
sera donc longuement interné à l’hôpital Sainte-Anne à Paris et
restera enfoncé dans une dépression prolongée. Cette observation
a fait l’objet de diverses publications et de polémiques de spécia-
listes, ainsi que son ouvrage autobiographique : L’Avenir dure
longtemps. (Stock, 1992.)
154 • MANIE ET DÉPRESSION

Le crime chirurgical d’un médecin psychotique


Plus sinistre encore est l’histoire de ce docteur, grave maniaco-
dépressif, qui, lors d’une sortie d’essai de l’hôpital Sainte-Anne,
est revenu à son cabinet médical. Il avait décidé qu’il pouvait
faire aussi bien que les grands chirurgiens et avait entrepris
d’opérer un enfant dans sa cuisine, ce qui conduisit à la mort de
l’enfant, à un procès et à un scandale très médiatisé.

Dangerosité psychiatrique
et dangerosité criminelle

La dangerosité des malades mentaux en général a


connu trois grandes périodes. Dans un premier temps, avec
le code pénal napoléonien (1810), les aliénés reconnus
comme tels, ayant commis un crime ou un délit, étaient
déresponsabilisés et internés en asile. Les hôpitaux psychia-
triques ont longtemps dépendu du ministère de la Justice
avant d’être gérés par le ministère de la Santé. Une personne
ayant commis une infraction ou un crime ou délit pouvait
bénéficier de l’article 64 si un état de « démence » était
attesté, c’est-à-dire, en termes juridiques, la perte de tout
discernement pendant l’acte. Ainsi déresponsabilisés, les
aliénés sortaient du champ de la justice, le crime n’apparais-
sait pas sur leur casier judicaire : « en cas de démence il n’y
a ni crime ni délit ». Cet article 64 a été remplacé par l’arti-
cle 122-1 du nouveau code pénal (1994). Ainsi dans cette
longue première période historique de la psychiatrie médico-
légale, le psychotique était considéré comme dangereux.
Dans une deuxième période, avec l’humanisation de la
psychiatrie, et l’influence du mouvement psychanalytique,
le souci de compréhension et de soin pour les malades
mentaux a conduit à décriminaliser et nier la dangerosité
potentielle de malades mentaux. Il était politiquement et
ÉCARTS ET INCARTADES • 155

psychiatriquement incorrect de supposer une certaine dange-


rosité chez eux.
Enfin, plus récemment, avec les nouvelles classifica-
tions des troubles mentaux dont le diagnostic est fondé sur
des critères diagnostiques opérationnalisés, les enquêtes sys-
tématiques et épidémiologiques ont montré qu’il existait une
augmentation relative du risque délictuel et même criminel
chez les malades psychotiques et dans les troubles graves de
la personnalité (psychopathie et personnalité antisociale)
(cf. Bourgeois et Benezech, AMP, 2001).
Les grandes études scandinaves de cohortes longitudi-
nales avec des suivis de trente à quarante ans ont montré un
risque accru de violence et de problèmes avec la police en
cas de schizophrénie (en particulier hallucinatoire) et de
maladie maniaco-dépressive. Il semble d’ailleurs que la
dépression comporte un risque plus grand que la manie pour
ces comportements dangereux.

Les diagnostics psychiatriques


en prison

Les études les plus récentes indiquent qu’un tiers envi-


ron des personnes incarcérées répondent aux critères dia-
gnostiques d’un trouble mental et que les états psychotiques
sont fréquents. On connaît aussi par les médias le nombre
proportionnellement très élevé de suicides en milieu carcéral
en France, 122 cas sur 70 000 prisonniers.
Dans une étude américaine encore en cours, Calabrese
et son équipe trouvent un nombre élevé de troubles bipolai-
res dans la population carcérale. Toutes ces données restent
malheureusement méconnues.
156 • MANIE ET DÉPRESSION

Les agresseurs sexuels

Les agresseurs sexuels, qui représentent désormais la


majorité des incarcérés, souffrent aussi de troubles psychia-
triques. On se contente trop généralement du diagnostic de
perversion et perversité. L’équipe de Suzanne Mc Elroy
trouve dans une enquête systématisée que 35 % des agres-
seurs sexuels ressortissent au spectre élargi des troubles
bipolaires.

Prodigalité épisodique

Le bipolaire dépense souvent plus d’argent qu’il n’en a.


Parfois, dans une période d’euphorie expansive, il peut faire
preuve d’une générosité excessive et préjudiciable pour son
avenir. Le monde entier connaît Ted Turner, Tycoon améri-
cain et ex-époux entre autres de Jane Fonda. Il avait les
moyens de sa générosité et a fait don à l’ONU d’un milliard
de dollars. Il ne fait pas mystère de sa pathologie bipolaire
et de l’utilité du traitement par lithium.

Le gentil petit milliard de dollars de Ted Turner


donné à l’ONU (Le Monde, 13 décembre 2002)
En septembre 1997, Ted Turner a fait don à l’ONU de 1 milliard
de dollars, ce qui représentait alors un tiers de sa fortune. Le
11 décembre 1992, il est revenu aux États-Unis pour célébrer le
cinquième anniversaire de son don. Il était venu avec une cravate
ornée de drapeaux de toutes les couleurs, déclarant enthousiaste :
« Ne riez pas j’aime les Nations unies » (ici rires de l’assemblée)
« Je sais, c’est difficile d’aimer quelque chose comme cela. Mais
j’aime l’ONU et je l’aimais déjà quand j’étais petit. »
ÉCARTS ET INCARTADES • 157

L’idée de ce don aussi extravagant lui était venue dans son


avion qui l’emmenait à la réception annuelle d’une association
de promotion des Nations unies. Il a réfléchi à ce qu’il pourrait
annoncer d’un peu « flamboyant ». Pourquoi pas une donation
« de bonne taille » à l’ONU ? Pourquoi pas 1 milliard, why not
a cool billion ? Cela représentait alors un tiers de sa fortune, et
le montant des arriérés non payés par les États-Unis à l’ONU.
Depuis lors, sa fortune a diminué de moitié en raison de la
chute de la Bourse. « Je suis passé de pas d’argent à une pile
d’argent. Une pile aussi haute que le Word Trade Center. Et,
pfff, exactement comme les tours, elle s’est effondrée en un
rien de temps… »
Ted Turner personnage flamboyant, coiffé de son chapeau texan,
est célèbre pour avoir créé CNN.

Crise mystique
et vocation religieuse

Cette forme clinique est devenue plus rare, mais elle


peut encore s’observer dans les manies délirantes. Le patient
entre en communication directe avec Dieu, la Vierge, les
saints et les anges. L’exaltation de l’humeur peut encore
prendre une coloration et une thématique mystiques. Les
autorités religieuses connaissent bien ces vocations soudai-
nes avec exaltation évidemment pathologique. Inversement,
il y a des épisodes de mélancolie délirante dans lesquels le
sujet veut racheter ses péchés mortels. Ces exemples souli-
gnent l’influence de la culture sur la forme et les thèmes des
épisodes maniaco-dépressifs. Par exemple, jusqu’au milieu
du XXe siècle, au Québec, le thème religieux était encore pré-
valent : colloque avec Dieu, la Vierge Marie, saint Michel
Archange, saint Jean Baptiste. Depuis, les accès psycho-
tiques se sont laïcisés.
158 • MANIE ET DÉPRESSION

Pour Pinel, « la manie par excès de dévotion est très


difficile à guérir » (Esquirol parlera d’excès de bigoterie) ; il
faut : « pour contrer la pieuse nullité et les délires bizarres
des saints et des anachorètes, la philosophie et la vie des
anciens sages ou les actes d’humanité et de patriotisme… »,
mais il parle aussi des « excès de zèle révolutionnaire »…
Si, classiquement, « les maniaques font plus de bruit
que de mal », comme l’écrit Pinel : « Les accès maniaques
les plus violents sont les moins dangereux en général. Est-il
avantageux de les livrer à eux-mêmes ? » On a récemment
mis l’accent sur les aspects médico-légaux et les infractions,
parfois dangereuses de certaines formes de manie, surtout
quand elles sont arrosées, associées à la toxicomanie, atypi-
ques ou comorbides avec d’autres troubles mentaux.

Manie et fureur guerrière

Il est probable que, dans l’exaltation guerrière et l’oni-


risme des batailles, certains sujets déclenchaient une fureur
maniaque décuplant leur force, leur violence et leurs
exploits. On parlait à Marignan (1515) de la furia francese.
Les anciens Scandinaves devenant Berseks et les crises
d’Amok en Indonésie correspondaient sans doute à des épi-
sodes de fureur maniaque.
C H A P I T R E 7

La maladie des créateurs


et des génies :
le tempérament artistique

« Tous les poètes sont fous. »


Robert BURTON (1621)

« We of the craft are all crazy. »


Lord BYRON

La médecine s’occupe du dysfonctionnel, du pathologique


et du tératologique et, plus accessoirement, du normal, la santé
restant implicitement définie comme l’absence de maladie.
Il existe cependant des pathologies qui représentent un
moindre mal et une protection contre des maladies plus gra-
ves. Par exemple, les sujets atteints d’anémie falciforme
(thalassémie) sont relativement protégés contre la malaria ;
l’hémochromatose (accumulation du fer dans les organes)
protège de l’anémie ferriprive (carence en fer). De même, la
psychiatrie s’est originellement souciée des maladies menta-
les les plus graves, l’aliénation et les psychoses, puis, ulté-
rieurement, des névroses qui ont cependant pu être considé-
rées par les psychanalystes comme un rempart défensif
contre la désagrégation psychotique.
160 • MANIE ET DÉPRESSION

Plus récemment, quelques auteurs ont abordé le pro-


blème de l’hypernormalité, de l’hyperadaptation, et de la
créativité. Par exemple, la notion de résilience, conçue, étu-
diée et développée par Garmezey et Rutter, a été étudiée et
popularisée en France par Boris Cyrulnik.
Nous avons vu la description clinique de la pathologie
bipolaire et les ravages causés par ses accès dépressifs ou
maniaques. Le pronostic est dévastateur quand cette maladie
n’est pas correctement et précocement diagnostiquée et trai-
tée. Elle peut se manifester par des comportements délic-
tueux et même criminels. Mais il y a cependant quelque
chose de positif dans ce trouble qui comporte ombre et
lumière. Les troubles de l’humeur, en effet, apportent cer-
tains avantages.

La maladie des grands hommes ?

Dans le livre de la Genèse, on trouverait le premier


hypomane : Joseph. Il était le favori de Jacob, son père, qui
le reconnaissait comme aspirant à dominer les siens. Il fit
l’expérience de hauts et de bas. Il fut abandonné dans un
puits. Puis il devint en Égypte le ministre de la maison de
Putiphar. Il exerçait sur madame Putiphar un charme irré-
pressible. Il fut emprisonné dans un donjon. Puis, finalement,
il devint le vizir de Pharaon. Son intelligence, son charme,
son industrie le placèrent à la tête de l’État. Il fit venir sa
famille et les Hébreux en Égypte.
Dès l’Antiquité grecque, on pensait que la mélancolie
était la « maladie des grands hommes ». C’est le fameux
problème XXX d’Aristote : « Pour quelle raison, tous ceux
qui ont été des hommes d’exception, en ce qui regarde la
philosophie, la science de l’État, la poésie ou les arts, sont-
LA MALADIE DES CRÉATEURS ET DES GÉNIES • 161

ils manifestement mélancoliques ? » et de citer : « Héraclès…


Lysandre… Ajax et Bellérophon… Empedocle, Platon et
Socrate. » Depuis cette époque lointaine, on a multiplié les
exemples des hommes célèbres et des génies souffrant de
troubles de l’humeur.
Mortimer Ostow (in Belmaker et Van Praag, 1980) fait
l’inventaire de la personnalité hypomane dans l’histoire.
Pour lui, il ne s’agit pas de pathologie mais au contraire
d’un avantage : l’hypomane paraît souvent plus jeune que
son âge, il donne aussi l’impression d’une énergie et d’une
activité infatigables. Confiant, courageux, il apparaît opti-
miste, anticipant toujours le succès. Il a besoin d’avoir cette
impression d’omnipotence et d’omniscience et d’être reconnu
par les autres.

Les dangereuses séductions


de l’hypomanie

Les caractéristiques de l’hypomanie peuvent séduire.


Présentées de façon positive, elles paraissent enviables.
Trois ouvrages récents destinés au grand public en font une
sorte d’éloge et d’apologie. Le simple titre de ces livres en
dit long : Exubérance, pour Kay Jamison (2004) (ex-uberare :
abonder) ; Sur les bords de l’hypomanie : pourquoi l’Améri-
que est si riche et si puissante (Gardner, 2005), avec une
galerie de portraits des illuminés maniaco-dépressifs de
génie qui ont fait l’Amérique ; enfin Whybrow, American
mania, When more is not Enough (2005), plus tempéré mais
qui attribue lui aussi l’extraordinaire expansion des États-
Unis en deux siècles, à l’énergie et à l’avidité d’un pays fait
de migrants maniaco-dépressifs concentrant dans ce nou-
veau monde un pool génétique bipolaire. Ce panégyrique de
162 • MANIE ET DÉPRESSION

l’excitation hypomane ou même maniaque est dangereux, il


présente comme une qualité enviable ce qui est à propre-
ment parler une pathologie mentale.

Roger et Mauricette, jeu hypomaniaque conjugal


Mauricette, 30 ans, nous amène en consultation son mari Roger,
35 ans, hyperactif, heureux commerçant rapidement enrichi,
devenu récemment dépensier, insomniaque et hypergénésique.
Quelques années auparavant, il avait traversé une longue période
de dépression a minima avec un besoin de sommeil et de calme
fastidieux pour l’entourage. Depuis quelques semaines, il avait
quasiment ressuscité, était devenu drôle, facétieux et faisait
preuve d’une vigueur sexuelle inhabituelle. Sa charmante épouse
nous l’amène donc à la recherche d’un traitement pour cette
expansivité qui rappelait fâcheusement la maladie bipolaire de la
maman décédée par suicide. Comme le processus paraissait
s’emballer, nous avons proposé une courte hospitalisation immé-
diate pour ajustement d’un traitement au lithium. Proposition
acceptée par le mari. On était au milieu de la semaine et il y avait
un lit de disponible ce même jour. Mais l’épouse rougissante
nous demande alors : « Docteur laissez-le-moi quand même pour
le week-end. » C’était devenu tellement amusant de partager ces
échanges hypomanes et cette énergie irrésistible.

La créativité bipolaire :
études systématiques récentes

Des études récentes, rigoureuses, scientifiques sont


venues confirmer la réalité de cette ancienne intuition.
Nancy Andreasen a inauguré ces études systématiques avec
le groupe des écrivains, membres du Iowa Writer’s Work-
shop, bien connu aux États-Unis. Sur la base d’entretiens
structurés et d’instruments systématiques, et en comparant
LA MALADIE DES CRÉATEURS ET DES GÉNIES • 163

avec un groupe de sujets appariés, n’étant pas écrivains, elle


trouve un taux significativement plus élevé de troubles de
l’humeur chez ces écrivains. Comparés aux sujets contrôle,
elle montre chez ces créateurs :
– trois fois plus de troubles de l’humeur (80 % contre
30 % chez les sujets de contrôle),
– quatre fois plus de troubles bipolaires (43 % % contre
10 %),
– trois fois plus d’alcoolisme (30 % contre 7 %).
Si on se limite aux troubles bipolaires du type I, on
trouve 13 % chez les écrivains et aucun cas chez les autres ;
chez les bipolaires type II, 30 % contre 10 %, et, pour la
dépression majeure unipolaire, 37 % contre 17 %. Enfin,
pour le suicide : 7 % contre 0 %. Il n’y a aucune schizophré-
nie dans les deux groupes.

Plus intéressante encore, l’histoire familiale de ces


sujets est très riche en troubles de l’humeur, la fréquence de
ces troubles est beaucoup plus élevée chez les proches
parents de ces sujets que chez les apparentés des sujets
contrôle qui ne sont pas écrivains :
– 18 % de trouble de l’humeur contre 2 %,
– 42 % de troubles psychiatriques (toutes pathologies
confondues) contre 8 %.
En particulier dans la fratrie, on trouve :
– pour les troubles affectifs : 20 % versus 3 % (p < .01),
– pour les troubles psychiatriques : 43 % versus 8 %
(p < .001).

Andreasen conclut à une association familiale entre


créativité et troubles de l’humeur, ce qui vient confirmer les
164 • MANIE ET DÉPRESSION

travaux antérieurs de Kalsen (1970), Mc Neil (1971) et ceux


de Richards (1981-1988)1,2. Ce dernier auteur a comparé un
groupe de psychoses maniaco-dépressives et de cyclothymi-
ques à des sujets contrôle. Il a quantifié à l’aide d’une
échelle d’évaluation les scores de créativité : ils apparais-
saient beaucoup plus élevés chez les patients souffrant de
pathologie maniaco-dépressive et cyclothymique que chez
les sujets contrôle. En outre, ces scores de créativité sont
plus élevés chez leurs proches parents que chez les apparen-
tés des sujets indemnes de troubles de l’humeur.

Hagop et Karin Akiskal ont confirmé cette prévalence


élevée de troubles affectifs chez les artistes et créateurs ainsi
que chez les chanteurs de blues de Memphis, Tennessee, où
ils ont longtemps travaillé.

La British Study
(Kay Jamison)

Comme on l’a vu en début d’ouvrage, Kay Jamison,


professeur de psychiatrie à l’Université Johns Hopkins
(Baltimore) et souffrant elle-même de maladie bipolaire, a
réalisé à Londres, la fameuse British Study, dont les résultats
ont fait l’objet de plusieurs articles et d’un livre grand
public : Touched with Fire. Elle a longuement interviewé et
examiné une cinquantaine de célébrités britanniques : écri-
vains, poètes, dramaturges, biographes (tous ont reçu des
prix prestigieux), sculpteurs et peintres (tous membres ou

1. Bourgeois M.-L., « Génie, création et psychopathologie : quelques travaux


récents », Confrontations Psychiatriques, 1992, 34, 245-255.
2. Bourgeois M.-L., « Psychopathologie et psychobiogenèse du génie et de la créati-
vité », Annales médico-psychologiques, 1993, 151, 5, 408-415.
LA MALADIE DES CRÉATEURS ET DES GÉNIES • 165

affiliés de la Royal Academy). Il en ressortait que 38 %


avaient été traités pour troubles de l’humeur et que les trois
quarts de ceux-là avaient été hospitalisés et avaient reçu du
lithium et/ou des ECT.

Les poètes paient un lourd tribut à la dépression (33 %)


et à la manie (17 %). Ce sont les seuls à avoir été hospitalisés
et avoir reçu des ECT ou du lithium. Ainsi, 50 % des poètes
souffrent de troubles affectifs. Les dramaturges ont un chiffre
encore plus élevé : 63 % reçoivent un traitement pour trou-
bles de l’humeur. Pour les arts plastiques et la biographie, les
taux sont plus bas : 13 % et 20 %, et le traitement consiste
essentiellement en médicaments antidépresseurs.
Le tiers de ces artistes et écrivains font état d’oscilla-
tions sévères de l’humeur (moodswings), et un quart d’états
d’exaltation (élation durable), spécialement les poètes et les
romanciers. Ce sont les biographes qui éprouvent le moins
souvent ce phénomène.
Jusqu’à 89 % de ces créateurs rapportent des expérien-
ces et des périodes d’intense créativité : 100 % des poètes et
des romanciers, 88 % des dramaturges et seulement 20 %
pour les biographes.
La durée de ces épisodes est variable, en moyenne
2 semaines (35 %), 1 à 4 semaines (55 %), 1 à 24 heures
seulement (20 %) et, pour 25 %, ils durent plus d’un mois.
Plus rarement sont signalées des périodes d’enthousiasme,
d’énergie, de confiance en soi, de bien-être avec rapidité
accrue des processus mentaux, avec hyperéveil et acuité de
la conscience, baisse du besoin de sommeil et augmentation
de l’activité sexuelle, de la parole et des dépenses d’argent.
Jamison conclut qu’il s’agit clairement d’épisodes du type
hypomaniaque. Le tableau ci-dessous décrit les éléments
marquants de ces périodes d’intense créativité.
166 • MANIE ET DÉPRESSION

Périodes d’intense créativité chez 47 écrivains et artistes


Vécu subjectif (Kay Jamison (1989) :

– enthousiasme – expansivité – intempérance


– énergie – réduction du – hyperreligiosité
– confiance en soi besoin de sommeil – dépenses d’argent
– accélération des – hyperacuité – anxiété
associations mentales sensorielle – suspicion,
– fluidite des pensées. – agitation méfiance
– euphorie, élévation de – impatience – tendance
l’humeur – impulsivité aux disputes
– sentiment – irritabilité – sociabilité accrue
de bien-être – hypersexualité
– rapidité de pensée – logorrhée

Les célébrités bipolaires

Goodwin et Jamison (1990), dans leur ouvrage de réfé-


rence, ont fait l’inventaire des hommes célèbres ayant souffert
d’un trouble bipolaire. Dans cette longue liste on pourra citer :
William Blake, Shelley, lord Byron, Coleridge, Poe, Honoré
de Balzac, « dont l’hypomanie était bien connue avec son
hyperactivité, sa prodigalité, son absence de sommeil, sa pro-
digieuse productivité créatrice », Hemingway (nombreux sui-
cides dans la famille y compris le sien), Virginia Woolf, qui
vient de faire l’objet d’un film magnifique (The Hours).
Goethe, Pavese (suicidé), Dostoïevsky, Tolstoï, Robert
Schumann (voir infragraphique de productivité périodique),
Gérard de Nerval (cf. infra), Hector Berlioz, Hugo Wolf,
Samuel Taylor Coleridge, Vincent Van Gogh, Hemingway,
August Strindberg…
Ces mêmes auteurs retiennent « pour les grands politi-
ciens et chefs de guerre » : Napoléon (hypomane chronique),
Cromwell, Alexandre le Grand, Nelson, Abraham Lincoln,
Theodore Roosevelt, Winston Churchill, etc.
LA MALADIE DES CRÉATEURS ET DES GÉNIES • 167

Nous émettrons quelques réserves concernant ce qui est


devenu un exercice de style, trouver dans une bipolarité hypo-
thétique l’accompagnement sinon l’explication de l’hyper-
activité et du génie créateur de nombreux grands hommes. Il
nous paraît plus raisonnable de s’en tenir aux troubles bipolai-
res proprement dits (BP type I), avérés par des biographies
suffisamment documentées, avec des épisodes clairement
attestés d’excitation maniaque, ayant conduit à des interne-
ments psychiatriques ou à des mesures de protection. Sans
doute l’existence de dépression, de gravité mélancolique et de
tentative grave de suicide augmente-t-elle la probabilité d’un
diagnostic de bipolarité. Il importe aussi de retrouver dans les
antécédents familiaux une pathologie identique.
Le trouble bipolaire du type II avec ses épisodes
dépressifs entrecoupés d’hypomanie est plus difficile à éva-
luer. La nature pathologique et clairement bipolaire des
oscillations de l’humeur est souvent discutable, et souvent
discutée…

Par exemple, Winston Churchill (1874-1965), descen-


dant de John Churchill premier duc de Marlborough, authen-
tique génie politique qui sauva le monde libre du nazisme et
dont les talents étaient multiples (peinture, journalisme, car-
rière politique et littérature avec le prix Nobel, 1953). Cet
orateur inspiré et plein d’humour présentait des hauts et des
bas ; il appelait ses périodes dépressives ses « black dogs »
À lire les mémoires de son médecin personnel, lord Moran,
on pourrait le classer dans le groupe des bipolaires type II
ou des cyclothymies.

Abraham Lincoln (1809-1865) a fait l’objet de diffé-


rentes études. Cet avocat, atteint sans doute d’un syndrome
de Marfan qui lui conférait son morphotype arachnoïde,
souffrait de périodes de désespoir et d’épuisement, alternant
168 • MANIE ET DÉPRESSION

avec des périodes de travail acharné et d’efficacité maxi-


mum. Pendant l’adolescence, épisode de grande excitation
logorrhéique. À l’occasion d’un mariage, il lit à la mariée un
grand poème déplacé et inapproprié. À 29 ans, deuil patho-
logique à la mort de son premier amour, mélancolie suici-
daire, l’entourage lui ôte rasoirs, couteaux, ciseaux. Il se
présentait soit comme un introverti retiré, soit comme un
homme ambitieux et très énergique. Les revers du début de
la guerre de Sécession auraient été liés à l’indécision dépres-
sive de Lincoln…

On décrit aussi comme hypomane chronique Theodore


Roosevelt (1858-1919), président des États-Unis (1901-1908),
prix Nobel de la paix 1906, agité, insomniaque, homme de
guerre, préfet de police à New York.

➤ Frédérich Nietzsche1 (1844-1900)


était-il bipolaire ?
C’est ce qu’affirme le professeur Jacques Rogé dans
son ouvrage : Le Syndrome de Nietzsche (1999). Il montre
de façon convaincante que le célèbre philosophe au marteau
présentait une triade syndromique associant maladie migrai-
neuse sévère (avec aura visuelle), une myopie grave et dou-
loureuse, et un trouble bipolaire maniaco-dépressif. Il alter-
nait des épisodes de dépression et de véritable manie. Élevé
dans un milieu exclusivement féminin, on l’a décrit tôt dans
la vie avec la sagesse d’un enfant en deuil. Il présentera plus
tard de véritables manies euphoriques avec des accès de
création frénétique. Il avait une pensée en éclairs avec des
fulgurances poétiques, un style aphoristique. Il voletait d’un

1. Rogé J., Le Syndrome de Nietzsche, Odile Jacob, 1999.


LA MALADIE DES CRÉATEURS ET DES GÉNIES • 169

sujet à l’autre. Il avait une conception héroïque de l’exis-


tence : « Si l’on n’a pas une vie heureuse, il faut avoir une
vie héroïque. » La description qu’en fait Stefan Zweig
confirme cette existence errante, solitaire et tragique, qui se
terminera par une « démence », un internement de 1888 à
1900. L’hypothèse syphilitique d’une paralysie générale est
mise en doute par Rogé au profit d’une manie chronique
avec détérioration. Dans ses dernières années, il continuait
cependant à jouer merveilleusement du piano.

➤ Les avantages du trait bipolaire


L’héritage familial du trait bipolaire comporterait ainsi
certains avantages pour quelques patients, en particulier
lorsqu’ils présentent des formes atténuées de la maladie ou
quand celle-ci est bien stabilisée et maîtrisée, et surtout,
semble-t-il, pour les apparentés, mais ce sont principale-
ment les proches parents des malades avérés qui bénéficient
des traits de personnalité positifs : énergie, vivacité et ver-
satilité des idées, imagination fertile, émotionalité et inten-
sité, hyperacuité des sens, accélération des processus cogni-
tifs, sentiments d’euphorie, diminution des inhibitions et
des barrières sociales.

Victor Hugo (1802-1885) est certainement l’exemple le


plus convaincant. Figure de proue du mouvement romanti-
que. Le plus grand poète de langue française, comme Gide
le concédait, en ajoutant perfidement : hélas ! Dramaturge,
romancier, homme politique, pair de France, enterré au
Panthéon après des funérailles nationales grandioses, dessi-
nateur et aquarelliste, amant vigoureux jusqu’à la fin de sa
vie. Son frère et sa fille, la célèbre Adèle H, ont passé leurs
jours internés en asile.
170 • MANIE ET DÉPRESSION

On déclare parfois aux patients qu’ils souffrent de la


maladie des génies et des grands hommes. Ce qui peut res-
taurer leur narcissisme et leur estime de soi, atténuer leur
découragement et leur désespoir, mais surtout les encourager
à se soigner.

➤ Robert Schumann :
Florestan et Eusébius (1810-1856)
On évoquera pour terminer Robert Schumann le proto-
type du génie romantique tourmenté. La famille est riche en
pathologie mentale : le père, libraire, traducteur et éditeur de
Byron et Walter Scott, souffrait de troubles mentaux : instable,
anxieux, ambitieux, il ne se remit jamais complètement d’un
épisode dépressif. Il présentait, comme plus tard son fils, des
épisodes de grande énergie et de productivité (il écrivit sept
romans en l’espace d’un an et demi). La mère a présenté elle
aussi plusieurs épisodes dépressifs. Schumann était le dernier
d’une fratrie de cinq, une sœur mourut par suicide, comme un
cousin médecin. Un des fils de Schumann passa trente et un
ans dans un asile psychiatrique, un autre devint morphinomane.
Schumann était hyperémotif, gentil, idéaliste, généreux.
Il aimait le champagne et les cigares, la musique et la poé-
sie, il dépensait sans compter. Son premier accès psychoti-
que, à 18 ans, lui donna l’impression de perdre la raison et
d’être mort. L’année suivante, il était en pleine ébullition et
tellement « plein de musique » qu’il lui était impossible de
l’écrire tant l’inspiration était foisonnante.
Il finit par épouser Clara Wieck, malgré l’opposition du
père, en raison de la prodigalité et des abus d’alcool de Robert.
Le mariage eut lieu en 1840 et, cette année-là, dans une
ambiance d’hypomanie créatrice il composa cent trente lieder.
Le processus créateur chez Schumann est typiquement
bipolaire, la composition des œuvres est cyclique, avec des
LA MALADIE DES CRÉATEURS ET DES GÉNIES • 171

périodes d’enthousiasme créateur d’une grande productivité,


entrecoupées de périodes dépressives totalement stériles.
Les psychiatres britanniques Slater et Mayer (1959) ont éta-
bli la courbe des productions musicales de Schumann ; on y
voit la sinusoïde des périodes hypomaniaques créatrices et
des intervalles de stérilité (voir schéma ci-dessous).
Le 27 février 1854, en proie aux affres d’un état mixte
avec fluctuation très rapide de l’humeur, Schumann se jeta
dans le Rhin. Il fut repêché et interné dans l’asile d’aliénés
d’Endenich où il mourut d’inanition.

147 138
127 137
077 108
057 106
053 102
051 101
049 098
048 095
045 094 136
043 093 128
042 092 121
040 091 119
039 086 117
036 085 144 116
035 082 130 113
034 079 129 112 143
033 078 125 111 134
031 076 097 110 133
030 120 075 096 109 148 132
032 029 064 077 084 115 074 090 107 147 131
021 028 027 054 060 080 081 073 089 105 140 126
022 017 018 023 026 052 047 058 065 071 070 088 104 139 123
010 011 014 012 016 020 025 038 044 050 056 061 063 068 069 087 103 135 118
005 009 009 013 006 015 019 024 037 041 046 055 059 062 056 067 083 100 122 114

'33 '34 '35 '36 '37 '38 '39 '40 '41 '42 '43 '44 '45 '46 '47 '48 '49 '50 '51 '52 '53 '54 '55 '56

Tentative Hypomanie Dépression Hypomanie Tentative


de suicide au cours de sévère au au cours de de suicide
l'année 1840 cours de l'année 1849
l'année 1844
Essentiellement Décès en asile
euthymie sauf psychiatrique
en 1852 (grève de la faim)

Figure 7 : Courbe de la production musicale de Schumann.


Œuvres de Schumann par an et par numéro d’opus (d’après Slater et Mayer, 1959).
C H A P I T R E 8

Le spectre bipolaire

« Il y a de nombreuses preuves qu’un large


spectre bipolaire existe dans les échantillons
cliniques et apparaît fréquemment dans la
communauté. »
Jules ANGST, 1998

« La réalité clinique d’un spectre bipolaire étendu


ne peut plus être mise en doute désormais. »
Hagop AKISKAL, 2003

Les classifications des troubles mentaux tendent à une


infinie multiplication des entités nosographiques. Au début du
e
XIX siècle, la médecine mentale proposait une seule catégorie :
l’aliénation mentale modèle Pinel. Progressivement, les modè-
les se sont démultipliés : les monomanies d’Esquirol, puis les
maladies mentales avec Falret, puis toutes les formes de déli-
res chroniques, puis les névroses, les genres et les espèces
selon Henri Ey, les types et les sous-types comme dans toutes
les taxinomies. Les éditions successives des DSM-III, III-R,
IV et IV-TR montrent clairement cette expansion. Mais les
frontières sont incertaines entre les diverses affections menta-
les elles-mêmes, leurs limites avec la normalité, et ce qu’on
appelle maintenant les pathologies « sous le seuil » (subthres-
174 • MANIE ET DÉPRESSION

hold), c’est-à-dire les « formes frustres ». Pour compenser


cette dispersion, un mouvement inverse s’efforce de regrouper
dans des grands ensembles des pathologies partageant un cer-
tain nombre de symptômes qu’elles ont en commun, et proba-
blement aussi certains mécanismes génétiques. C’est ainsi que
l’on utilise la notion de spectre psychopathologique. Les dif-
férences entre les individus souffrant de la même pathologie
tiennent aussi bien aux facteurs épigénétiques, c’est-à-dire
toutes leurs expériences de vie, leurs apprentissages et les
influences du milieu, que du déterminisme génétique.
La notion de spectre bipolaire est un excellent exemple
de ces tentatives de regroupement clinique. Le domaine des
troubles de l’humeur a beaucoup changé au cours de l’his-
toire. Les anciens nous ont légué les modèles de la manie et
de la mélancolie et progressivement se sont élaborées un
certain nombre de catégories. La pathologie bipolaire a une
longue histoire. Elle est encore en évolution. Certains cher-
cheurs tiennent pour une conception élargie incluant de
nombreux états dans un spectre bipolaire, d’autres veulent
que l’on s’en tienne à une conception restrictive d’un noyau
dur du trouble bipolaire (voir encadré).

Conception restrictive et conception élargie


du trouble bipolaire
Syndrome nucléaire ou spectre bipolaire élargi ?
La maladie maniaco-dépressive décrite par Kraepelin au
début du XXe siècle incluait environ deux tiers de mélancolies
récurrentes et un tiers de « folie circulaire » proprement dite
(trouble bipolaire). Elle incluait dans le même groupe dia-
gnostique la dépression unipolaire (mélancolie) et les troubles
bipolaires. Sa prévalence dans la population était évaluée à
1 % environ. Certains auteurs actuels demandent que l’on
LE SPECTRE BIPOLAIRE • 175

s’en tienne à une conception restreinte des troubles bipolaires


limités aux modèles BP I et BP II. Pour Baldessarini (2000),
de Boston : « L’acceptation générale de définitions de plus
en plus larges du concept de trouble bipolaire risque d’affai-
blir et de banaliser le concept central de trouble bipolaire,
exactement comme cela est arrivé dans le passé pour la
“schizophrénie”, la “dépression” et un nombre croissant
d’autres troubles dont la popularité académique et clinique
est passée par des hauts et des bas… Une des raisons pour
insister sur cette restriction est l’impression très forte que les
troubles bipolaires classiques – en dépit de l’abondance des
phénocopies – représentent ce qu’il y a de plus proche d’une
“maladie” dans la psychiatrie moderne… Au moins, le trou-
ble bipolaire apporte l’espoir de représenter une cible phéno-
typique cohérente et traitable pour des études génétiques,
biologiques et de thérapeutiques expérimentales… Il serait
tragique d’affaiblir la validité de ce trouble alors qu’il est
seulement en train de susciter un intérêt sérieux dans le
domaine clinique et de la recherche, ce qu’il méritait depuis
si longtemps. » Ainsi restreinte au modèle nucléaire des trou-
bles bipolaires types I, II et cyclothymie, la prévalence se
situe à environ à 1,6 % de la population.
D’un autre côté, pour la pratique quotidienne et pour le béné-
fice des patients, il est utile de conserver une conception
élargie de la bipolarité, aussi bien pour faire bénéficier les
patients de prescriptions de thymorégulateurs, en particulier
dans les formes marginales du type abus de substance, alcoo-
lisme, troubles du contrôle des impulsions, abus sexuels,
incivilités, délits et crimes, etc. C’est surtout dans le domaine
des dépressions que l’on doit envisager l’hypothèse d’une
bipolarité que pourraient aggraver les médicaments anti-
dépresseurs. Ainsi Hirschfeld (2000) semble donner raison
aux « Masters of lumping », comme Kraepelin, Angst, Akiskal :
« Un tiers de tous les patients cherchant un traitement pour
dépression souffrent d’un trouble bipolaire. Cela comprend
176 • MANIE ET DÉPRESSION

les patients appartenant au spectre bipolaire du type I, du


type II et de la cyclothymie. Malheureusement, de nombreux
patients souffrant de dépression bipolaire sont traités comme
s’ils avaient une dépression unipolaire, avec parfois des
conséquences désastreuses : par exemple, si le traitement
antidépresseur précipite un virage maniaque… La grande
majorité des recherches et de l’intérêt clinique concernant les
troubles bipolaires ont été consacrés à la stabilisation de la
manie aiguë et du traitement de maintenance au long cours,
négligeant la prise en charge de la dépression bipolaire. Cela
est malheureux car de nombreux patients rapportent que
leurs épisodes dépressifs sont vraiment beaucoup plus dou-
loureux, handicapants et prolongés que leurs épisodes mania-
ques. » Ainsi, reconnaître la bipolarité est un élément criti-
que pour soigner le patient.
En réalité, l’histoire scientifique des troubles bipolaires ne
fait que commencer. Guy Goodwin (2000) tente de tracer les
« perspectives pour la recherche clinique sur les troubles
bipolaires dans le nouveau millénaire ». Après une recherche
portant sur les articles scientifiques publiés depuis vingt ans
(dans le système de référence EMBASE), il trouve
1 768 articles pour les troubles bipolaires, 11 272 pour la
schizophrénie, et 19 124 pour la dépression. Il conclut :
« Nous sommes extrêmement incertains quant à la significa-
tion clinique du spectre bipolaire. » Ces interrogations sont
légitimes pour les chercheurs, mais elles ne doivent surtout
pas empêcher les praticiens au quotidien de repérer les indi-
ces de bipolarité chez leurs patients et de faire des essais thé-
rapeutiques reposant sur cette notion de spectre bipolaire
élargi.
LE SPECTRE BIPOLAIRE • 177

De la synthèse kraepelinienne
à la dissection des troubles bipolaires

Il aura fallu plus de deux millénaires pour reconnaître


la pathologie bipolaire et le lien unissant la manie et la
dépression (voir tableau). Au cours de l’histoire, depuis
l’Antiquité gréco-latine jusqu’à la création au XIXe siècle de
la psychiatrie moderne, de nombreux auteurs ont décrit ces
formes de troubles de l’humeur maintenant intégrées dans le
cadre des troubles bipolaires. Le tableau ci-dessous indique
quelques-unes de ces étapes.

Histoire des idées et modèles


des troubles bipolaires maniaco-dépressifs

400 av J.-C. Hippocrate (Grèce) Manie et mélancolie


150 AD Aretée de La mélancolie précède la manie
Cappadoce (Grèce)
VI siècle Alexandre de Manie intermittente (per circuitus)
Tralles
1676 T. Willis « comme la flamme et la fumée…
se remplacer mutuellement »
1761 J. B. Morgani « alternative de taciturnité et de
crainte, de loquacité et d’audace »
1809 Pinel « morosité sombre… passage
brusque… à l’enthousiasme »
1812 J. Dubuisson « la manie est… une terminaison
salutaire de la mélancolie »
1833 J. Guislain La mélancolie succède parfois à la
manie
1838 Esquirol « les maniaques tombent dans une
mélancolie profonde… »
1845 W. Griesinger « transition de la mélancolie à la
(Allemagne) manie et l’alternance de ses deux
formes »
1851, 1854 J.-P. Falret (France) Folie circulaire
1854 J. Baillarger (France) Folie à double forme
178 • MANIE ET DÉPRESSION

1867 Kahlbaum Cyclothymie


(Allemagne)
1882 Mendels Hypomanie
(Allemagne)
1883 Ritti (France) Traité clinique de la folie à double
forme
1899, 1913 Kraepelin Folie maniaco-dépressive
(Allemagne)
1966 J. Angst (Suisse) Distinction UP – BP
1966, C. Perris (Suède) Distinction UP – BP
1967 G Winokur, Distinction UP – BP
P. Clayton
(États-Unis)
1976 Dunner et al. Bipolaire II
(États-Unis)
1976 Dunner et al. Cycles rapides
(États-Unis)
1978 Mendels et Akiskal Dépression pseudo-unipolaire
1983 Pope et Lipinski Symptômes « schizophréniques » au
(États-Unis) cours de la PMD
1990 Akiskal et Klerman Spectre bipolaire
(États-Unis)
1990 Goodwin Maladie maniaco-dépressive
et Jamison
(États-Unis)

De la maladie maniaco-dépressive
aux différents types du spectre bipolaire

Entre 1899 et 1913, Kraepelin réalise la synthèse en


rassemblant diverses formes de troubles affectifs dans une
seule entité : la maladie maniaco-dépressive, qui était oppo-
sée à la démence précoce ou schizophrénie. Les critères
majeurs de différenciation résidaient dans l’évolution inter-
mittente, le bon pronostic et l’absence de détérioration dans
la PMD.
LE SPECTRE BIPOLAIRE • 179

À partir de 1966 s’est opéré un mouvement inverse de


démantèlement, avec définition de sous-catégories distinctes
à la suite des travaux de Angst (Zurich), Perris (Umea),
Winokur et Clayton (Saint Louis), et Akiskal (Memphis et
Washington), etc.
Actuellement, on distingue officiellement la maladie
dépressive récurrente unipolaire (UP) et les différents types
de troubles bipolaires (BP). Cette mise en pièces du
domaine bipolaire est poursuivie par divers auteurs, dans le
cadre du spectre bipolaire. Ces derniers proposent différents
modèles (voir figure 8).

Catégories diagnostiques Classification


Maladie maniaco-dépressive DSM-I, DSM-II et CIM-6-9

Unipolaire Bipolaire Personnalité RDC et DSM-III (1980)


cyclothymique
Cyclothymie DSM-III-R (1987)
(trouble)

BP I BP II Cyclothymie DSM-IV (1994),


(Bipolaire, NOS) CIM-10 (1992)

D MD Md mD md

D = dépression majeure ; d = dépression mineure ; M = manie ; m = hypomanie

Figure 8 : L’évolution de la distinction bipolaire-unipolaire.


D= dépression majeure ; d = dépression mineure ; M = manie ; m = hypomanie.

Il existe actuellement une classification des troubles de


l’humeur officiellement admise, avec quatre types cliniques :
BP I, BP II, cyclothymie et dépression unipolaire :
• Bipolaire I. Au moins un épisode maniaque + épisode(s)
dépressif(s) éventuels.
180 • MANIE ET DÉPRESSION

• Bipolaire II. Au moins un épisode hypomaniaque + épi-


sode(s) dépressif(s).
• Cyclothymie. Symptômes dépressifs et hypomaniaques au
long cours. Ni épisode dépressif majeur, ni hypomanie, ni
manie.
• Dépression. Aucune évidence d’hypomanie, ni de cyclo-
thymie, ni d’histoire familiale de trouble bipolaire.
• Unipolaire.

➤ Le spectre bipolaire élargi


Depuis plus de vingt ans, les chercheurs proposent diffé-
rents modèles de classification de troubles bipolaires, le plus
ancien est celui de Klerman (1981) : voir tableau ci-dessous.
Sous-types de troubles bipolaires (BP), selon Klerman (1981)

BPI Manie et Dépression MD


BPII D. L. Dunner et al., 1976 Dm
BPIII manie et
hypomanie pharmacologique (TCC)
pas d’épisodes spontanés
BPIV personnalité cyclothymique md
jamais intense
bonne réponse au lithium ?
BP V histoire familiale de BP
sans symptômes personnels
« significatifs »
BP VI manie unipolaire
(R. Abrams et M. A. Taylor, 1974 ;
R. Abrams et al., 1979)

cycles rapides
manies secondaires
manies dysphoriques
états mixtes
les tempéraments (H. S. Akiskal)
LE SPECTRE BIPOLAIRE • 181

Manie
a BIPOLAIRE I
Hypomanie

Euthymie

Dépression mineure

Dépression majeure

Manie
b BIPOLAIRE II
Hypomanie

Euthymie

Dépression mineure

Dépression majeure

Manie
c CYCLOTHYMIE
Hypomanie

Euthymie

Dépression mineure

Dépression majeure

Manie
f ÉTAT MIXTE NON
Hypomanie PSYCHOTIQUE

Euthymie

Dépression mineure

Dépression majeure

Manie
d SCHIZOAFFECTIF
Hypomanie TYPE BIPOLAIRE

Euthymie

Dépression mineure

Dépression majeure

Manie
e SCHIZOAFFECTIF
Hypomanie TYPE DÉPRESSIF

Euthymie

Dépression mineure

Dépression majeure
Temps

Hypomanie/Dépression mineure
Manie/Dépression majeure
Symptômes psychotiques

Figure 9 : Le spectre bipolaire (selon W. Z. Potter, 1998).


182 • MANIE ET DÉPRESSION

Plus récemment, Akiskal et Pinto ont proposé un autre


système de classement : voir tableau ci-dessous.
Évolution du spectre des troubles bipolaires
(Akiskal et Pinto, 2000)

Bipolaire 1/2 Troubles schizo-bipolaires


Bipolaire I Maladie maniaco-dépressive
Bipolaire I 1/2 Dépression + hypomanie prolongée
Bipolaire II Dépression + épisodes hypomaniaques spontanés,
clairement circonscrits.
Bipolaire II 1/2 Dépression + tempérament cyclothymique
Bipolaire III Dépression + hypomanie survenant seulement en
association avec un traitement par antidépresseur
ou autre traitement somatique
Bipolaire III 1/2 Oscillations marquées de l’humeur dans le
contexte d’un abus toxicomaniaque ou alcoolique
Bipolaire IV Dépression + tempérament hyperthymique

Type I et type II :
le noyau dur des troubles bipolaires

➤ Troubles bipolaires type I :


prépondérance de la manie
Les troubles bipolaires du type I se caractérisent par
l’existence d’un ou plusieurs épisodes de manie aiguë.
Habituellement, l’évolution du trouble comporte aussi des
épisodes dépressifs mais cela n’est pas obligatoire pour le
diagnostic, et certains défendent le modèle d’une manie uni-
polaire récurrente plus fréquente chez les hommes. Dans ce
cas, les patients ne présentent apparemment que des épiso-
des maniaques. L’objection est ici que très souvent une
dépression d’intensité mineure ou même moyenne peut
passer inaperçue ou être considérée comme une véritable
amélioration. La plupart voient alterner des épisodes mania-
LE SPECTRE BIPOLAIRE • 183

ques et des épisodes dépressifs. D’autres enfin présenteront


surtout des épisodes dépressifs. La survenue au cours de
l’existence d’un seul épisode maniaque suffit pour signer la
nature bipolaire de l’affection. L’importance de ce repérage
de bipolarité est considérable puisque le choix du traitement
médicamenteux va en dépendre.
Ici, le souci majeur du clinicien sera de prévenir la
récurrence des épisodes maniaques, sauf s’il y a une grande
prépondérance de la dépression.
Il est important aussi de préciser l’ordre de succession
des épisodes. On peut en effet proposer schématiquement,
en fonction du début de la maladie, deux types cliniques :
• Le type MDM dont la maladie est inaugurée par un épi-
sode maniaque suivi de dépression puis de manie à nouveau.
• Le type DMD dont la maladie est inaugurée par un épi-
sode dépressif.
Les formes de troubles bipolaires ayant débuté par un
état maniaque répondront mieux au lithium. Cela est vrai si
par ailleurs l’état maniaque était cliniquement typique (for-
mes euphoriques) et plus encore s’il y a des antécédents
similaires dans la famille.

Critères diagnostiques du trouble bipolaire I


(DSM-IV-TR, 2000)
Épisode maniaque isolé
A : présence d’un seul épisode maniaque. Aucun antécédent
dépressif majeur
Simple, mixte, psychotique, catatonique…
Épisode le plus récent hypomaniaque
Épisode le plus récent maniaque
mixte
dépressif
184 • MANIE ET DÉPRESSION

➤ Troubles bipolaires type II :


prépondérance de la dépression et de l’hypomanie
Dans cette forme de pathologie, ce sont les épisodes
dépressifs qui dominent. Les accès d’excitation ne dépassent
jamais le niveau de l’hypomanie. Par définition, il n’y a
jamais d’épisode maniaque complet (il n’y a jamais d’hospi-
talisation pour l’excitation, jamais d’idée délirante et jamais
d’hallucination). Le problème est donc essentiellement le
traitement et la prévention des récurrences dépressives. Il est
cependant essentiel de repérer la nature bipolaire de la
pathologie dépressive, car le traitement sera différent de
celui des troubles dépressifs unipolaires.

Critères diagnostiques
d’un trouble bipolaire II (DSM-IV-TR, 2000)
A : Présence d’un ou plusieurs épisodes dépressifs majeurs.
B : Présence d’au moins un épisode hypomaniaque.
C : Il n’a jamais existé d’épisode maniaque ou mixte.

Spécifier épisode actuel ou le plus récent : hypomaniaque ou


dépressif.

➤ Troubles bipolaires type III :


virage de l’humeur induit par les traitements
Cette catégorie n’est pas officiellement répertoriée dans
le DSM-IV, mais les virages de l’humeur sont très évoca-
teurs d’une pathologie bipolaire, plus spécialement le virage
maniaque ou hypomaniaque lié à une thérapeutique, à telle
enseigne que de nombreux auteurs estiment qu’une telle
LE SPECTRE BIPOLAIRE • 185

bascule de l’humeur sous traitement suffit à signer la nature


bipolaire de la pathologie dépressive.

➤ Cyclothymie
Ce terme est trompeur car il est souvent utilisé à tort
comme synonyme de trouble bipolaire en général. Il y a
maintenant une définition particulière : oscillation de
l’humeur avec des épisodes d’intensité moindre qu’une manie
franche ou une dépression majeure. Il y a donc des perturba-
tions thymiques avec des symptômes du type hypomanie ou
subdépression mineure. Par contre, il s’agit d’une affection de
longue durée, durant des années, au moins deux ans. La
limite d’une part avec des oscillations de l’humeur non patho-
logiques et d’autre part une maladie maniaco-dépressive pro-
prement dite est difficile. Par ailleurs on estime que 15 à
50 % des troubles cyclothymiques se transforment en trouble
maniaco-dépressif complet. On peut dire que la cyclothymie
ainsi définie pourrait être assimilée à la personnalité même du
patient. On verra d’ailleurs plus loin la définition de ce qui est
appelé tempérament cyclothymique par Akiskal à la suite de
Kraepelin. Dans les classifications internationales antérieures,
la cyclothymie était rangée dans le cadre d’une personnalité
pathologique (axe II).

Forme atténuée et torpide des troubles bipolaires avec


lesquels les limites sont incertaines, la cyclothymie est peut-
être une forme bénigne de ce trouble avec une évolution
chronique ou subchronique. La prévalence serait de 0,4 à
4,3 %. Parfois l’hypomanie apporte une efficacité tout à fait
appréciée mais peut créer des difficultés relationnelles
importantes. On note aussi une automédication par sédatifs
et alcool pendant les périodes dépressives et un abus de sti-
mulants pendant les périodes hypomaniaques.
186 • MANIE ET DÉPRESSION

Critères diagnostiques de la cyclothymie


(DSM-IV 301.13 CIM-10 F 34.0)
A : Depuis au moins 2 ans (1 an pour enfants et adolescents),
nombreux épisodes hypomaniaques (= critères d’épisodes
maniaques sauf C, c’est-à-dire handicap important), avec
nombreux épisodes d’humeur dépressive ou de perte d’inté-
rêt ou de plaisir (ne répond pas au critère A sans que soient
réunis les critères d’un épisode dépressif majeur).
B : Pendant cette période de 2 ans (1 an chez les enfants et
les adolescents), le sujet n’a pas connu de période de plus de
2 mois consécutifs sans les symptômes décrits au critère A
(pas de période normothymique au cours de ces 2 ans).
C : Aucun épisode dépressif majeur, ni maniaque ni mixte,
n’est survenu au cours des 2 premières années du trouble.

Les tempéraments affectifs


et bipolaires

➤ Personnalité, caractère et tempérament


Tout d’abord précisons ce que l’on entend par person-
nalité, caractère et tempérament.
• La personnalité est définie comme l’« ensemble de
conduites fortement enracinées qui incluent la manière dont
on perçoit, on réagit à, et on conçoit son environnement et sa
propre personne. Les traits de personnalité sont les aspects
saillants de la personnalité qui se manifestent dans nombre
de contextes différents et importants, sociaux et indivi-
duels… » (Glossaire DSM-IV 1994). Cette notion de person-
nalité implique une certaine constance dans la façon dont les
LE SPECTRE BIPOLAIRE • 187

personnes réagissent aux circonstances et implique donc une


certaine prévisibilité des comportements et des réactions.

PERSONNALITÉ

TEMPÉRAMENT CARACTÈRE
Psychobiologie Psychodevelopmental
Constitution Histoire personnelle – éducation
génétique milieu – culture

Figure 10.

La personnalité peut être considérée comme composée


de deux éléments essentiels :
• Le tempérament, notion voisine de celle de constitution, de
complexion ou d’habitus, représentant les composants psy-
chobiologiques de la personnalité dans lesquels intervient la
génétique, c’est-à-dire les composantes héritées de la famille
avec ses particularités tissulaires, hormonales, et des élé-
ments tels que les groupes sanguins, le système HLA, ou par
exemple les caractéristiques physiques, le faciès, la couleur
de la peau, des yeux, des cheveux ; tout cela étant déterminé
par nos ascendants parentaux. On sait maintenant qu’il en est
de même pour certains aspects du comportement, de l’adap-
tation aux événements de la vie comme l’ont montré de
façon convaincante les études sur les vrais jumeaux. La
vieille notion hippocratique de tempérament représente cet
élément de la personnalité. L’habitus est défini comme :
– l’apparence générale du corps en tant qu’indication de
l’état général de santé ou de maladie,
– c’est aussi la manière d’être d’un individu lié à un
groupe social se manifestant notamment dans l’appa-
rence physique (vêtement, maintien, voix etc.).
188 • MANIE ET DÉPRESSION

• Le caractère définit le type de réaction, le comportement


dans diverses situations et serait beaucoup plus lié à l’histoire
personnelle de l’individu, aux circonstances et au milieu de
son développement personnel, à ses identifications parenta-
les, à sa culture, aux habitudes qu’il a acquises comme, par
exemple, la langue qu’il a apprise, les manières et les valeurs
qui lui ont été enseignées, ses croyances, sa religion, sa
morale, ses interdits, ses distractions, ses goûts alimentaires,
vestimentaires, etc., l’éducation et la culture, l’instruction
jouent un rôle important dans le développement du caractère.

Les psychiatres ont pris l’habitude de décrire des person-


nalités ayant pour modèle de description des éléments de la
psychopathologie, qui sans être proprement pathologiques sont
toutefois des caractéristiques pouvant représenter certaines
tendances. Quand ces éléments de personnalité sont inappro-
priés, on parle alors de personnalité pathologique. Dans le
spectre de la schizophrénie, on a défini un type de la person-
nalité dit schizoïde (individu solitaire et introverti) et la per-
sonnalité schizotypique (personne étrange aux croyances
magiques et à la pensée subdélirante). En revanche, il n’y a ni
personnalité dépressive ni personnalité bipolaire. On les trouve
plutôt sur l’axe I des DSM-III et IV, définis comme un trouble
mental au long cours du type dysthymie ou cyclothymie.
Les psychologues ont d’autres modèles et abordent la
personnalité en se basant plutôt sur certaines dimensions
comme par exemple dans le big five précisant cinq caracté-
ristiques psychologiques :
– névrosisme,
– extraversion,
– ouverture,
– esprit consciencieux,
– agréabilité.
LE SPECTRE BIPOLAIRE • 189

H. S. Akiskal a proposé de revenir à la notion hippo-


cratique de « tempéraments », véritable prédisposition à la
fois biologique et psychique qui rend les sujets plus vulné-
rables et prédisposés à des manifestations du registre bipo-
laire. Il propose un style de comportement, d’adaptation à
l’existence et de réactivité aux événements qui spécifie ces
tempéraments. Cette perspective originale peut éclairer et
mieux faire comprendre les individus que la notion beau-
coup trop vague de personnalité. Parfois, certains excès et
inadéquations de comportement peuvent être mieux com-
pris par la notion de tempérament, d’autant plus que l’uti-
lisation au moins temporaire de thymorégulateurs peut
modifier ces comportements désadaptés. Par ailleurs, la
présentation des épisodes aigus dépendrait largement du
tempérament de base : par exemple manie dysphorique
chez des personnalités dépressives (dysthymiques), et plus
nettement euphorique chez les personnalités hypomanes
(hyperthymiques).

➤ Le tempérament cyclothymique
d’après H. S. Akiskal
La limite avec la cyclothymie proprement dite est
extrêmement floue. On trouvera ci-après les critères de ce
tempérament proposés par H. S. Akiskal.
190 • MANIE ET DÉPRESSION

Le tempérament cyclothymique
d’après H. S. Akiskal
1 – Début précoce indéterminé (< 21 ans).
2 – Cycles courts intermittents avec euthymie peu fréquente.
3 – Troubles biphasiques caractérisés par des oscillations
brutales d’une phase à l’autre avec manifestation subjective
et comportementale.
4 – Manifestations subjectives :
a – léthargie alternant avec eutonie,
b – pessimisme et ruminations alternant avec optimisme
et attitudes insouciantes,
c – confusion mentale alternant avec une pensée aiguë et
créative,
d – estime de soi incertaine, oscillant entre une faible
confiance en soi et une confiance excessive mégalo-
maniaque.
5 – Manifestations comportementales (de meilleure valeur
diagnostique) :
a – hypersomnie alternant avec besoin réduit de sommeil,
b – repli introversif alternant avec une recherche sociale
désinhibée,
c – restriction de la production verbale alternant avec
logorrhée,
d – pleurs inexpliqués alternant avec des plaisanteries et
facéties excessives,
e – irrégularité qualitative et quantitative marquée dans la
productivité, associée à des horaires inhabituellement éle-
vés de travail.
LE SPECTRE BIPOLAIRE • 191

➤ Le tempérament hyperthymique
selon H. S. Akiskal
« Le matin je m’éveille en chantant
Et le soir je me couche en dansant. »
Guy BÉART

La plupart des cyclothymiques venant demander un


traitement sont des déprimés. Un tiers présenteront des états
dépressifs majeurs et seront classés dans les BP II. Ceux qui
feront essentiellement des cycles hypomaniaques ne seront
que 10 %. Le tempérament hyperthymique se caractérise par
la survenue de manifestations hypomaniaques chroniques
intermittentes.
Ces sujets sont souvent des travailleurs acharnés, se
chargeant de nombreuses responsabilités sociales, prenant le
rôle de leader. Leur désinhibition est souvent productive et
leur familiarité plutôt bien tolérée. Par contre, leur discerne-
ment limité et leur indélicatesse, dans le domaine relation-
nel, social, sexuel, etc., peuvent créer des difficultés et faire
souffrir leurs proches.
Le mode d’existence hyperthymique est typiquement
représenté par l’extraversion, une grande capacité de travail,
mais avec souvent aussi une instabilité importante. Un état
maniaque peut être déclenché par un traitement stéroïde,
l’usage de psycho-stimulants, un accouchement, la privation
de sommeil, le deuil, etc. Souvent ces événements sont
déclenchés par le sujet lui-même.
192 • MANIE ET DÉPRESSION

Le tempérament hyperthymique
selon H. S. Akiskal
1 – Début précoce indéterminé (< 21 ans).
2 – Traits hypomaniaques « subsyndromiques » intermittents
avec euthymie rare.
3 – Courts dormeurs habituels (> 6 heures, même les
week-ends).
4 – Usage excessif du déni.
5 – Traits de personnalité hypomaniaques (« schneiderien ») :
a – irritable, gai, trop optimiste ou exubérant,
b – naïf, trop confiant, assuré, vantard, emphatique, ou
mégalomane,
c – vigoureux, entreprenant, imprévoyant, prodigue,
impulsif,
d – bavard,
e – chaleureux, avide de contact, extraverti,
f – intrusif, se mêlant de tout,
g – désinhibé, avide de sensations, avec promiscuité.

➤ Le tempérament dysthymique subaffectif


selon H. S. Akiskal
Là encore, les limites avec la dysthymie proprement
dite, catégorie dont on a vu la définition plus haut sont très
floues. Comme le montre le schéma d’Akiskal, c’est l’appa-
rition d’hypomanie pharmacologique qui viendra révéler la
nature bipolaire de cette disposition particulière.
LE SPECTRE BIPOLAIRE • 193

Le tempérament dysthymique subaffectif


selon H. S. Akiskal
1 – Début précoce indéterminé (< 21 ans).
2 – Dépression intermittente de faible intensité, non secon-
daire à une pathologie non affective.
3 – Hypersomnolence inhabituelle (> 9 heures par jour).
4 – Tendance à broyer du noir, anhédonie, inertie psycho-
motrice (pire le matin).
5 – Traits (« schneideriens ») de personnalité dépressive :
a – sombre (« gloomy »), pessimiste, sans humour, inca-
pable de s’amuser,
b – calme, silencieux, passif et indécis,
c – sceptique, hypercritique et plaintif,
d – préoccupations et ruminations,
e – consciencieux et discipliné,
f – autocritiques, reproches et péjoration de soi-même,
g – préoccupation pour son inadéquation, les échecs et les
événements négatifs jusqu’à la jubilation morbide pour
ses propres échecs.

➤ Le tempérament irritable
d’après H. S. Akiskal
On sait depuis déjà longtemps que les états dépressifs
peuvent se présenter essentiellement sous le masque d’une
irritabilité, avec hyperréactivité aux contrariétés, et irascibi-
lité. Les Anglais parlent de « dépression hostile » qui,
lorsqu’on sait les reconnaître et les rattacher à leur origine
dépressive, représenteraient 20 % des formes de dépression.
Dans le cadre du « spectre bipolaire », Akiskal et Mallya
(1987) ont décrit le tempérament irritable (voir tableau ci-
194 • MANIE ET DÉPRESSION

dessous), variante inhabituelle des « tempéraments affec-


tifs » caractérisée par une humeur colérique au long cours
(H. S. Akiskal, G. Mallya, 1987). Les épisodes isolés de
dépression ou d’hypomanie viendront ponctuer l’irritabilité
de base. Ces sujets souffrent beaucoup du fait des nombreu-
ses difficultés relationnelles que suscite leur irritabilité. Leur
adaptation sociale s’en trouve souvent compromise. Ce type
est conçu comme un mélange des tempéraments dysthymi-
que et hyperthymique. On retrouve souvent un abus de dro-
gues sédatives et d’alcool. Les tricycliques et les IMAO ten-
dent à aggraver les troubles. Lithium et carbamazépine sont
des traitements bien préférables (H. S. Akiskal, 1985). Le
diagnostic différentiel se pose souvent avec une hypothéti-
que personnalité limite « borderline ».

Le tempérament irritable
selon H. S. Akiskal et Mallya
1 – Début précoce indéterminé (< 21 ans).
2 – Habituellement d’humeur changeante (« moody ») – irri-
table et colérique – avec euthymie peu fréquente.
3 – Tendance à ruminer, broyer du noir (« to brood »).
4 – Hypercritique et plaintif.
5 – Mauvaises plaisanteries (« ill-humored joking »).
6 – Obstructionnisme.
7 – Agitation dysphorique.
8 – Impulsivité.
9 – Ne remplit pas les critères de personnalité antisociale,
de troubles déficitaires de l’attention résiduelle, ou de trou-
bles épileptiques.
LE SPECTRE BIPOLAIRE • 195

Sommes-nous tous des bipolaires ?

Le titre de la traduction française du livre de Ronald


Fieve, pionnier du lithium aux États-Unis (Moodswings,
1975) : « Nous sommes tous des bipolaires » pose bien la
question. À considérer les chiffres concernant la prévalence
des troubles bipolaires, on serait tenté de répondre par
l’affirmative (voir ci-dessous le tableau résumant la fré-
quence épidémiologique). Jules Angst va jusqu’à donner un
chiffre de 24 % de la population générale, basé sur son
enquête longitudinale sur trente ans de la cohorte de Zurich.

Épidémiologie.
Le trouble bipolaire : une affection fréquente
— DSM-IV-TR 2000, BP I : 0,4 % à 1,6 %.
— BP II : 0,5 %.
— Cyclothymie : 0,4 % à 1 %.
— Enquête ECA : 1,2 %.
— Weissmann, 1996, Kessler, 1997, Angst, 1998, 3 % à 6 %.
— Cohorte de Zurich, Angst, 1998, manie et hypomanie :
DSM-IV : 5,5 %.
— Hypomanie brève récurrente : 2,8 %.
— MDQ (Hirschfeld et al., 2003) : 3,7 %.

➤ L’enquête MDQ
(Hirschfeld et al., 2003)
Hirschfeld et al. ont validé un questionnaire de troubles
de l’humeur, ou MDQ (2003) dont on trouvera la traduction
en annexe. À l’aide de cet instrument, ils ont pu par un entre-
tien téléphonique obtenir des informations chiffrées. Le MDQ
196 • MANIE ET DÉPRESSION

a été retourné par 179 730 personnes. La base de données


finale a inclus 85 358 questionnaires. Un diagnostic positif de
troubles bipolaires fut porté quand il y avait au moins
7 réponses positives sur les 13 items symptomatologiques
avec un handicap fonctionnel notable. 85 358 réponses pour
127 800 envois. Le taux global de diagnostic de trouble bipo-
laire a atteint 3,4 %. La prévalence globale pondérée et ajus-
tée a été de 3,7 %. Parmi ces sujets, seulement 19,8 % avaient
préalablement fait l’objet d’un diagnostic de troubles bipolai-
res de la part d’un médecin. Par contre, 31,2 % avaient reçu
un diagnostic de dépression bipolaire. 36,4 % ont indiqué un
antécédent familial de troubles bipolaires maniaco-dépressifs.
Contrairement à ce qui a pu être affirmé naguère, dans
cet échantillon la prévalence diminuait proportionnellement
à l’élévation du revenu familial. La probabilité de survenue
d’un trouble bipolaire est trois fois plus élevée dans les
foyers dont le revenu annuel est inférieur à 20 000 dollars
que chez ceux bénéficiant d’un revenu annuel d’au moins
85 000 dollars. Cette différence est interprétée comme
l’indice des grandes difficultés des bipolaires (en particulier
non traités) à fonctionner normalement et avoir un cursus
scolaire, universitaire ou professionnel efficace.

Il semble que l’âge joue aussi un rôle dans notre dia-


gnostic : chez les sujets jeunes, entre 18 et 24 ans, la proba-
bilité d’un score MDQ témoignant de l’existence d’un trou-
ble bipolaire s’est révélée 8 fois supérieure à celle relevée
chez les individus âgés de 55 ans ou plus. L’accroissement
de la mortalité liée aux troubles bipolaires pourrait rendre
compte de cette différence.

Les bipolaires ont présenté plus fréquemment des


affections médicales : hypertension artérielle, allergies, abus
d’alcool, consommation de drogues, asthme (16,7 % vs 9,7 %),
LE SPECTRE BIPOLAIRE • 197

migraines (15,2 % vs 7,0 %), convulsions (1,4 % vs 0,4 %),


antécédents, d’emphysème ou bronchopathie (2,7 % vs 1,1 %).

Dans un tiers des cas il s’est écoulé au moins dix ans


avant que les symptômes aient fait l’objet d’un diagnostic de
troubles bipolaires. Soixante pour cent des patients ont fait
l’objet d’un diagnostic erroné de dépression.

Évolution des spectres


psychopathologiques

Au XIXe siècle schizophrénie (démence précoce), délire


chronique et folie maniaco-dépressive se partageaient
l’essentiel de la pathologie psychiatrique. Il y a eu progres-
sivement inflation des diagnostics de schizophrénie. De
pathologie grave et chronique, c’était devenu un type de
réaction psycho-pathologique. On a pu porter le diagnostic
de « schizophrénie de 3 jours ». Ainsi le spectre schizo-
phrénique s’était considérablement élargi. Un mouvement
en sens inverse s’est dessiné au cours des années 1970. Une
étude a contribué à modifier les habitudes diagnostiques. On
a comparé les stéréotypes à Londres et à New York. Cette
comparaison a montré les différences des conceptions
anglaises (Londres) et américaines (New York) pour la
schizophrénie et les autres troubles mentaux. Il y avait appa-
remment trois fois plus de schizophrènes à New York qu’à
Londres. Il y avait un modèle anglais restrictif de la schizo-
phrénie et un modèle américain beaucoup plus large
(J. E. Cooper, R. E. Kendell et al., 1972, voir figure 11). Les
ressources pharmacologiques disponibles avaient contribué
aussi à infléchir les diagnostics. À partir des années 1970, le
lithium avait redressé la barre en faveur des troubles
198 • MANIE ET DÉPRESSION

maniaco-dépressifs. On assiste maintenant à une inflation


peut-être excessive en faveur des troubles de l’humeur et du
spectre des troubles bipolaires (voir schéma).

Manie
Maladie
dépressive

Trouble de
Schizophrénie personnalité
(modèle américain)

Schizophrénie
(modèle anglais) Névrose

Figure 11 : Spectre des schizophrénies

SCHIZOPHRÉNIE

AXE II
Personnalité
pathologique

SCHIZOAFFECTIF Cluster B :
DÉPRESSION - borderline
MANIE - narcissique
Unipolaire BP VI - histrionique
BP III BPII BP I - antisociale
BP IV
BP V
HYPOMANIE

Subthreshold
Tempéraments BP

Figure 12 : Spectre des troubles bipolaires


C H A P I T R E 9

Bipolarité à tous les âges

Un âge de début plus précoce

On a longtemps tenu pour établi que le trouble bipo-


laire commençait à la fin de l’adolescence ou chez l’adulte
jeune, entre 15 et 25 ans. Désormais, l’intérêt se porte sur
les formes débutant plus tôt dans la vie et sur les symptômes
précurseurs qui peuvent annoncer l’apparition ultérieure
d’un trouble bipolaire. Il semble d’ailleurs exister un phéno-
mène d’anticipation au fil des générations, c’est-à-dire que
les troubles commenceraient maintenant plus tôt que chez
les parents et même les grands-parents. On verra plus loin
comment on peut expliquer ce rajeunissement de la phase de
début.

L’enfant

On a montré que, chez les enfants et les adolescents


consultant pour trouble du comportement, les troubles bipo-
laires sont fréquents. Plutôt que de trouver des explications
psychologiques, souvent alambiquées, plutôt que d’incrimi-
ner un parent pathogène ou une dysfonction du système des
200 • MANIE ET DÉPRESSION

relations familiales (le trouble d’un membre perturbe


l’ensemble du groupe qui peut devenir lui-même patho-
gène), il vaudrait mieux chercher systématiquement s’il ne
s’agit pas de symptômes précurseurs et de la phase de début
d’une pathologie bipolaire. Ces symptômes sont différents
de ceux de l’adulte. Les formes de la mégalomanie, les acti-
vités de plaisir varient en fonction de l’âge et du niveau de
développement psychoaffectif. L’association est élevée avec
l’instabilité psychomotrice et les troubles de l’attention
(THADA). Les taux de cycles ultrarapides sont importants.
On peut suspecter les troubles bipolaires derrière des com-
portements inhabituels. Voici quelques exemples d’enfants
rencontrés en consultation.
Un enfant du cours préparatoire (6-7 ans) est expulsé
de sa classe et emmené chez le directeur parce qu’il fait le
clown, rigole, grimace sans que le reste de la classe soit
dans la même disposition d’esprit, ce qui le fait paraître à
ses camarades étrange et inadapté (les enfants sont très sen-
sibles au conformisme de groupe). Ou bien encore des
enfants du même âge doivent être sortis des réunions fami-
liales ou des cérémonies religieuses, en raison d’un compor-
tement particulièrement intempestif et bruyant. Une petite
fille de 9 ans n’arrête pas de danser le soir en déclarant que
ses pensées courent trop vite dans sa tête.
Un garçon de 7 ans vole une voiturette électrique. Il
sait que voler, c’est mal, mais pas en ce qui le concerne lui.
Quand les policiers arrivent, il est convaincu qu’ils viennent
jouer avec lui. Une fillette de 8 ans décide d’ouvrir une
librairie d’albums pour enfants pendant la classe, et s’énerve
quand on lui demande de suivre les cours plutôt que de dis-
traire ses condisciples.
Une petite fille de 8 ans cesse de suivre en classe et de
faire ses devoirs parce qu’elle consacre tout son temps à se
BIPOLARITÉ À TOUS LES ÂGES • 201

préparer pour devenir la « First Lady » et à préparer la cam-


pagne électorale de son mari.
Une petite Charentaise, pensionnaire dans une école
religieuse, écrit au ministre de l’Éducation nationale pour lui
dire que l’enseignement est inapproprié et lui expliquer ce
qu’il convient de réformer.
Ces enfants bipolaires présentent une hypersexualité
précoce. Il ne s’agit plus de curiosité anatomique concernant
la différence des sexes ou de jouer au docteur, mais d’un
comportement adultomorphe précoce. Pendant un entretien
psychologique, un garçon de 8 ans ondule des hanches en
frottant son entrejambe (sur le modèle d’une rock star célè-
bre). Un garçon de 9 ans dessine des femmes nues à la craie
sur le trottoir en déclarant qu’il présente ses futures femmes.
Une jeune fille de 14 ans fait passer aux garçons de sa classe
des billets dans lesquels elle leur demande de la « sauter ».
Une autre fille du même âge faxe au commissariat de police
des propositions similaires. Un garçon de 10 ans met la
main aux fesses de sa maîtresse d’école en lui donnant
rendez-vous pour la sortie de la classe. D’autres enfants
cherchent sur Internet des sites de rencontre ou des sites por-
nographiques. Un garçon se présente au directeur de l’éta-
blissement pour exiger qu’il licencie son professeur, etc.
Les enfants peuvent exprimer la fuite de leurs idées de
façon concrète, disant qu’il faudrait un feu rouge dans leur
tête, ou qu’il y a plein d’avions qui tournent trop vite là-
haut…
Très souvent, il y a association d’une humeur exaltée
euphorique et d’une irritabilité. De même, chez ces enfants,
on observe fréquemment des cycles rapides, ou une circula-
rité quotidienne, ou même des cycles ultradiens avec grande
instabilité de l’humeur. On évoque alors trop souvent et trop
facilement le diagnostic fourre-tout d’état limite borderline,
202 • MANIE ET DÉPRESSION

ou plus légitimement de THADA qui est souvent intriqué


avec le trouble bipolaire pédiatrique.
Sont fréquents aussi les états mixtes, les symptômes psy-
chotiques, les idées et les comportements suicidaires, tout cela
indiquant la gravité de ces troubles bipolaires précoces qui ne
reçoivent malheureusement pas un diagnostic approprié.
Les traitements médicamenteux reçus par ces enfants,
quand ils sont traités, sont généralement inappropriés. Les
psychostimulants, les antidépresseurs et les neuroleptiques
peuvent avoir un effet négatif. Seuls le lithium et les thymo-
régulateurs, semblent présenter un intérêt thérapeutique.
Ici, l’information, la psychoéducation pour l’enfant et sa
famille et une psychothérapie n’oubliant pas le diagnostic
essentiel de bipolarité sont essentielles. Une prise en charge
bifocale (cothérapie), quand elle est possible, est encore plus
bénéfique.
Les enfants d’adultes bipolaires ont un risque plus
élevé de présenter eux-mêmes une maladie bipolaire. Ils ont
donc fait l’objet de quelques études à la recherche des symp-
tômes précoces et des prodromes. Il s’agit de repérer les
symptômes inauguraux de la maladie avant que l’alcoolisme
ou la toxicomanie ne viennent s’intriquer et modifier le
tableau clinique. Une méta-analyse portant sur 17 études1 a
permis de comparer 772 enfants de bipolaires à 626 enfants
de parents normaux : 52 % présentaient un trouble psychia-
trique (contre 29 % des enfants de parents normaux) avec un
risque multiplié par quatre de souffrir d’un trouble de
l’humeur. 5,4 % ont reçu un diagnostic de trouble bipolaire
et 30 % avaient des problèmes d’attention.
On cherche toujours des marqueurs neuropsycholo-
giques ou biologiques témoignant d’une prédisposition à la

1. Lapalme et al., 1997.


BIPOLARITÉ À TOUS LES ÂGES • 203

maladie. Par exemple, les psychologues utilisent depuis


longtemps un test projectif consistant en dix planches repré-
sentant des taches d’encre de formes (plutôt informes) et de
couleurs variées. Soumis à ce test de Rorschach, les petits
bipolaires proposent plus de réponses pour la couleur et le
mouvement. Quant aux tests d’intelligence qui permettent de
calculer le quotient intellectuel (QI), l’aspect verbal est
significativement plus élevé que le QI performances. Ce fac-
teur verbal est plus élevé que chez les enfants d’unipolaires,
de schizophrènes ou de parents normaux. Ces données n’ont
qu’une valeur indicatrice et peuvent être évolutives. La laté-
ralisation semble particulière : 29 % sont gauchers contre
6 % seulement dans le groupe contrôle.
Pour Kovacs et Pollock (1995), ces enfants sont ininti-
midables, perturbateurs, avec un tempérament explosif
émaillé d’« acting out », de vol, de cambriolage, de vanda-
lisme et de désinhibition. Il y a une grande comorbidité
entre trouble bipolaire et trouble des conduites.
Ce tableau peut paraître décourageant aux adultes bipo-
laires qui, informés du risque élevé de transmission généti-
que, se posent la question de renoncer à avoir une descen-
dance. La réponse, qui, à notre avis, est le plus souvent
encourageante, peut être double. D’une part étant informé
des symptômes précoces de la maladie, un dépistage au
début de la vie, une surveillance et des traitements appro-
priés peuvent parfaitement contrôler sinon l’apparition, tout
au moins le développement et l’emballement de cette patho-
logie. D’autre part, ce pool génétique comporte aussi des
avantages en matière de créativité, déjà évoqués précédem-
ment au chapitre 7. Ainsi, à part quelques formes particuliè-
rement malignes, on ne peut déconseiller à des adultes res-
ponsables d’avoir une descendance malgré leur trouble
bipolaire.
204 • MANIE ET DÉPRESSION

L’adolescent

La fameuse crise de l’adolescence, crise d’originalité et


besoin de s’opposer, est une construction psychosociale et
une croyance qui peut s’avérer dangereuse. Elle considère
comme inévitable la phase d’originalité juvénile avec déta-
chement hostile à l’égard des parents. Elle peut ignorer un
diagnostic et un traitement utiles. Trop d’adolescents sont en
psychothérapie ou en psychanalyse avant même de faire
l’objet d’un bilan clinique, d’un diagnostic approprié et d’un
traitement adapté.
Depuis longtemps, il est connu que les troubles bipolai-
res commencent tôt dans la vie, pendant l’adolescence ou
chez l’adulte jeune. Néanmoins, il y a des formes plus pré-
coces. Déjà dans l’Antiquité, Aretée de Cappadoce signalait
que la puberté était une période de la vie où beaucoup de
troubles de l’humeur commençaient quand « il y a trop de
chaleur et de sang… ».
L’intérêt pour les manifestations prémorbides des trou-
bles bipolaires a conduit à décrire des troubles mixtes concer-
nant l’affectivité, le comportement et les cognitions chez des
enfants très perturbés. Manifestations qui seraient un trouble
bipolaire maniaque coloré par la phase particulière du déve-
loppement psychologique ? Pour un auteur comme Kutcher
(1999, 2000), qui a fait une longue étude prospective chez
des adolescents, il s’agit de formes frustres de troubles bipo-
laires. Cependant, le DSM-IV, bien qu’apportant des critères
diagnostiques et des symptômes similaires pour l’adolescent
et pour l’adulte dans le diagnostic des troubles bipolaires,
signale une particularité clinique essentielle chez l’adoles-
cent : la fréquence de l’irritabilité dans les états maniaques,
trop facilement interprétés comme des troubles caractériels.
BIPOLARITÉ À TOUS LES ÂGES • 205

Le début du trouble bipolaire lors de l’adolescence se


caractérise le plus souvent par un état dépressif majeur.
Ainsi, dans les études sur l’évolution des troubles bipolaires,
on doit prendre en compte les premiers épisodes dépressifs
même si l’on ignore alors qu’il s’agit d’une dépression bipo-
laire, survenant donc avant le premier épisode maniaque. Si
l’on tient compte de ce premier épisode dépressif comme
premier épisode maniaco-dépressif, on obtient alors un âge
de début des troubles bipolaires à 15 ans et demi. Le premier
épisode est donc le plus souvent un état dépressif, suivi, en
moyenne un an après, d’un état maniaque.
Au point de vue sémiologique, les épisodes maniaques
à l’adolescence seraient essentiellement caractérisés par la
simultanéité des symptômes dépressifs et maniaques avec
une prépondérance des états mixtes, des cycles rapides et
des symptômes d’irritabilité. Les symptômes psychotiques
sont très fréquents, et se pose alors le diagnostic différentiel
avec un état psychotique aigu, en particulier le début d’une
schizophrénie. Quand il s’agit d’un état dépressif majeur,
il est souvent d’apparition soudaine avec un important
ralentissement psychomoteur, des symptômes psychotiques
avec idées délirantes et hallucinations non congruentes à
l’humeur et surtout des virages maniaques sous traitement
antidépresseur.
En ce qui concerne la prévalence, un auteur comme
Lewinson donne une prévalence de 1 % pour le trouble
bipolaire dans la population adolescente. D’autres auteurs
comme Zarate et Faedda donnent des chiffres inférieurs.
Souvent, chez l’adolescent, on observe des manifesta-
tions cliniques de dysrégulation thymique, d’irritabilité dys-
phorique et de désinhibition comportementale. S’agit-il pour
autant de manifestations du registre bipolaire comme nom-
bre de cliniciens le pensent ? En réalité, ces hypothèses ne
206 • MANIE ET DÉPRESSION

sont pas documentées et il est difficile de conclure dans


l’état actuel des connaissances.
On estime généralement qu’il y a une comorbidité éle-
vée entre les troubles bipolaires dans l’adolescence et les
troubles de l’attention avec hyperactivité. S’agit-il d’une
réelle comorbidité développementale ou d’une fausse
comorbidité ? Contre l’hypothèse d’une véritable comorbi-
dité, s’inscrivent les données longitudinales qui ne montrent
pas une plus grande fréquence de THADA (trouble d’hyper-
activité avec déficit de l’attention) dans l’évolution des trou-
bles bipolaires et, inversement, il n’y a pas de comorbidité
de trouble bipolaire dans l’évolution du THADA. D’autre
part, il n’y a pas un chiffre plus élevé de pathologie similaire
chez les parents de premier degré des adolescents bipolaires
ou des enfants souffrant de THADA. Enfin, il s’agit proba-
blement d’une fausse comorbidité avec des symptômes qui
appartiennent aux deux registres pathologiques. Les symptô-
mes du type THADA dépendent de l’état maniaque et dispa-
raissent dans l’intercrise. Ainsi, il n’y aurait pas plus de
THADA chez l’adolescent bipolaire que dans la population
générale.
En ce qui concerne les troubles des conduites, on
retrouve les mêmes critiques et la même absence de données
qui conforteraient l’hypothèse d’une comorbidité. Par contre,
il y a probablement une comorbidité de type développemen-
tal. Enfin, pour la comorbidité avec l’alcoolisme, l’abus de
drogue et l’anxiété, un auteur comme Kutcher défend le
même scepticisme. Pourtant, la plupart des auteurs écrivent
que la comorbidité avec l’abus de substances, l’alcoolisme
et les toxicomanies est au moins de 50 %.
En ce qui concerne les caractères prémorbides, on
retrouverait assez souvent dans les antécédents des adoles-
cents bipolaires, une grande labilité affective, une cyclothy-
mie, qui seraient des marqueurs de bipolarité. Là encore cette
BIPOLARITÉ À TOUS LES ÂGES • 207

dysrégulation de l’humeur n’est pas étayée par des données


cliniques fermement établies. En réalité, chez les bipolaires
du type I, tout comme chez les enfants à haut risque que sont
les enfants de parents bipolaires, selon Duffy et Kutcher
(1998), on trouverait chez la majorité d’entre eux, avant le
premier épisode, d’excellentes performances scolaires, une
très bonne conduite éthique en matière de travail, de très bon-
nes relations avec leurs camarades et une très bonne adapta-
tion familiale. La réussite scolaire témoignerait même d’un
accomplissement exemplaire dans les domaines scolaire,
sportif et artistique. Les antécédents de la majorité de ces
enfants bipolaires seraient libres de tout trouble psychique.
Kutcher a suivi pendant cinq ans l’évolution d’adoles-
cents bipolaires ayant présenté un épisode maniaco-dépressif
et il trouve un nombre élevé d’hospitalisations durant les
cinq ans qui ont suivi un premier épisode, et entre les épiso-
des affectifs, même si ces adolescents reçoivent la théra-
peutique optimale, en utilisant toutes les ressources psycho-
sociales et pharmacologiques. La majorité d’entre eux
conservent plus de troubles dysphoriques que les échan-
tillons de comparaison d’adolescents souffrant de dépression
unipolaire. Ils conservent des déficits cognitifs importants.
Aux tests de Weschler-Bellevue, par exemple, le QI des
bipolaires avérés est inférieur au QI des adolescents dépres-
sifs unipolaires, dans différents subtests du Weschler, le
codage, la recherche des symboles, l’assemblement des figures
et la vitesse d’exécution. Au Wisconsin Card Sorting Test,
les bipolaires obtiennent moins de catégories complétées et
font plus d’erreurs de persévération. Les médicaments ne
sont pas responsables de ces performances affaiblies.
En prémorbide, le fonctionnement scolaire et l’adapta-
tion étaient supérieurs chez les bipolaires, mais, après le pre-
mier épisode maniaco-dépressif, on aurait une bien plus
mauvaise adaptation scolaire, familiale et sociale que chez
208 • MANIE ET DÉPRESSION

les unipolaires déprimés ou chez les adolescents de contrôle.


Par exemple, après un premier épisode maniaco-dépressif,
l’achèvement avec succès des études secondaires est le fait
de 92 % des adolescents de contrôle (indemnes de toute
pathologie), 86 % des adolescents unipolaires et seulement
58 % des adolescents bipolaires. Il y a donc un handicap
scolaire. Au test WRAT-R, le langage est satisfaisant, il n’y
a pas de différence entre les trois catégories. Par contre, le
résultat est nettement inférieur pour les mathématiques chez
ces adolescents bipolaires. Il n’y a pas de trouble de l’atten-
tion, du processus verbal, de la vitesse d’exécution ou du
nombre d’erreurs, par cognition ou commission, toutes ces
données ne sont pas différentes de celles des adolescents
unipolaires. Ce n’est donc pas là qu’il faut trouver les rai-
sons de ce grand handicap scolaire. On a pu aussi évoquer
l’association de THADA et des troubles des conduites, mais
il s’agit là pour certains auteurs d’artefacts qui ne peuvent
expliquer cet échec.
D’autre part, il existerait très souvent, après un premier
épisode maniaco-dépressif chez ces adolescents, des problè-
mes de relation avec les camarades, des problèmes mineurs
dans les relations intrafamiliales, qui seraient, de même que
la santé en général, moins bonnes. Enfin, la qualité de la vie
serait nettement altérée. Ainsi il ne s’agit pas de perturba-
tions mineures mais d’un handicap correspondant à une
maladie chronique avec des difficultés cognitives, en parti-
culier au niveau des mathématiques, des relations avec les
camarades, de l’adaptation scolaire et de la fréquence d’une
pathologie sous-syndromique après les épisodes.
BIPOLARITÉ À TOUS LES ÂGES • 209

L’adulte

Quand finit l’adolescence et quand commence l’âge


adulte ? La puberté, dans les sociétés occidentales postindus-
trielles, survient plus jeune (entre 12-13 ans). L’adolescence
commence là avec son immaturité psychologique et son état de
dépendance socio-économique. Cette phase va durer très long-
temps, en raison du contexte économique et culturel. La tren-
taine est-elle maintenant sa limite ? Quoi qu’il en soit, pendant
trente à quarante ans, l’âge adulte, qui est supposé être celui de
la maturité psychologique, va voir se développer la psychose
maniaco-dépressive dans ses formes les plus classiques.
La majorité légale a été fixée à 18 ans mais la matura-
tion cérébrale n’est pas achevée à 20 ans. Cette donnée éta-
blie par les neurosciences a incité par exemple les avocats
américains à demander la suppression de la peine de mort
pour ces adolescents tardifs criminels.

La personne âgée

On sait peu de choses sur les sujets âgés. Il s’agit soit


d’un trouble bipolaire commençant dans la troisième partie
de la vie, on parle alors de manie tardive et de trouble bipo-
laire chez les sujets âgés proprement dits, ce qui doit faire
évoquer la possibilité d’une « manie secondaire1 », c’est-à-
dire liée à une affection organique, spécialement du système
nerveux central. Ou bien au contraire, il peut s’agir d’un
trouble bipolaire connu évoluant depuis plusieurs décennies
et encore observable chez le sujet devenu vieux.

1. Krauthammer et Klerman, 1978.


210 • MANIE ET DÉPRESSION

L’intérêt de cette seconde possibilité est grand d’un


point de vue scientifique. On a alors la possibilité d’une
étude rétrospective sur près de cinquante ans d’évolution
d’un trouble bipolaire s’étendant pendant tout le cycle de la
vie. On a aussi éventuellement la possibilité d’étudier trois
générations dans la famille avec des parents de premier et
deuxième degré, qu’ils souffrent ou non eux-mêmes d’un
trouble bipolaire.
Nous avons ainsi pu connaître une famille sur quatre
générations avec transmission par les femmes : une arrière-
grand-mère acariâtre, vociférante, revendicatrice, jamais hos-
pitalisée mais reconnue comme tempérament irritable, accom-
pagnant à l’hôpital sa fille, socialement à la dérive, ayant fait
de nombreux accès psychotiques et terminé sa vie, détériorée,
en institution ; la petite-fille unique ayant pu vivre une vie
normale, mariée puis divorcée, estimée au travail, matérielle-
ment indépendante, suivie pendant très longtemps avec un
traitement régulier, ayant toutefois fait deux états psychoti-
ques avec une brève hospitalisation après ses deux accouche-
ments ; enfin, à la quatrième génération, une charmante petite
fille vite repérée comme à risque en raison d’un enjouement
évocateur dès l’âge de 6 ans, plus tard soignée pour « troubles
névrotiques » interprétés comme symptomatiques d’une rela-
tion mère/enfant symbiotique pathogène, mais qui s’est
retrouvée finalement sous lithium en fin d’adolescence.
Il y a souvent dans le troisième âge une comorbidité
organique. C’est dire qu’il faut systématiquement pratiquer
un bilan neurologique. L’imagerie cérébrale montre habi-
tuellement des anomalies cérébrales qui sont plus nombreu-
ses et plus nettes que chez l’adulte jeune.
La notion de manie secondaire a été proposée par
Krauthammer et Klerman pour des sujets âgés n’ayant pas
d’antécédents familiaux, et n’ayant pas eux-mêmes souffert
de troubles affectifs avant ce premier épisode. Dans les
BIPOLARITÉ À TOUS LES ÂGES • 211

DSM-III et IV, on parle alors d’une manie secondaire le


plus souvent liée à une affection médicale, en particulier
neurologique. Fréquemment, il s’agit d’une atteinte de
l’hémisphère cérébral droit.
Au plan de l’épidémiologie, dans la grande étude ECA
(Epidemiological Catchement Area Study1), il n’y a prati-
quement aucun cas de manie chez les mille sujets âgés de
l’étude. Cela s’explique peut-être, comme dans l’étude pros-
pective PAQUID bordelaise (pour les démences), par un
problème méthodologique. En effet, les sujets âgés malades
et handicapés sont souvent en institution ou hospitalisés, en
particulier lorsqu’ils ont souffert d’un trouble bipolaire.
Dans ce cas, ils n’apparaissent pas dans les grandes enquêtes
épidémiologiques en population générale. Dans cette étude
ECA, la prévalence des épisodes affectifs bipolaires est de
1,4 % dans l’ensemble de l’échantillon, alors que, chez les
sujets de plus de 65 ans vivant dans la communauté, il est
inférieur à 0,1 %. D’autre part, l’espérance de vie de ces
personnes est nettement raccourcie. Non ou mal soignés les
bipolaires ne deviennent pas vieux.
Si l’on aborde les sujets bipolaires traités, on trouverait
une prévalence de 4,7 à 9 % de sujets âgés2. Ces données
soulignent l’absence de reconnaissance des troubles bipolaires
chez les sujets âgés, qui sont nettement sous-diagnostiqués.
Mais l’épidémiologie montre aussi que la prévalence ou
l’incidence serait faible dans la communauté en général
alors que 20 % des manies hospitalisées concerneraient des
sujets de plus de 60 ans.
Il y aurait une augmentation de l’incidence pour pre-
mière admission pour manie. Peut-être en raison de la dété-

1. Robins et Regier, 1990.


2. Chen, 1998.
212 • MANIE ET DÉPRESSION

rioration cognitive et de la fréquence croissante de la


démence dans le troisième âge, mais cela n’est pas confirmé.
Chez les sujets âgés souffrant de troubles bipolaires, le
premier épisode thymique se serait manifesté entre 30 et
57 ans. Si on met le cut-off (le seuil) à 60 ans pour inclure
des sujets âgés, on aurait un début situé entre 42 et 57 ans et
le début de la manie proprement dite entre 51 et 60 ans.
Ainsi, chez les sujets âgés hospitalisés pour manie, il y a très
peu d’antécédents d’épisodes maniaques avant l’âge de
40 ans. Que sont donc devenus tous les sujets ayant com-
mencé un trouble bipolaire alors qu’ils étaient adolescents
ou jeunes adultes ? Sont-ils stabilisés en raison d’un
meilleur traitement ou sont-ils morts prématurément, en rai-
son d’une morbidité et d’une mortalité plus élevées, sans
parler des 19 % de suicides ? Enfin, on ne peut exclure
l’hypothèse de l’extinction du processus maniaco-dépressif
dans le troisième âge.
Chez les sujets âgés, le début se fait le plus souvent par
un épisode dépressif et ensuite le premier épisode maniaque
suivrait avec un délai de quinze ans en moyenne après l’épi-
sode dépressif, ou même dans certaines séries après vingt-
cinq ou quarante-sept ans. Chez les sujets âgés, on retrouve-
rait 12 % de manie unipolaire (définie comme trois épisodes
maniaques sans épisodes dépressifs sur une durée de
dix ans). Le début de ces troubles unipolaires maniaques
serait en moyenne à l’âge de 41 ans.
Les manies chez les sujets âgés auraient un meilleur
pronostic que chez les sujets jeunes : 72 % d’entre eux
seraient asymptomatiques après l’épisode, et 80 % auraient
une vie indépendante. Par contre, pour Schulman (1992),
l’évolution de ces épisodes maniaco-dépressifs chez les
sujets âgés serait la suivante : dans un tiers des cas les sujets
seraient morts, dans un autre tiers des cas il y aurait un
déclin cognitif net signé par un score inférieur à 24 au
BIPOLARITÉ À TOUS LES ÂGES • 213

MMSE. Dans une autre série 50 % seraient morts, contre


20 % chez les unipolaires pour une période de six ans. Les
antécédents familiaux seraient très faibles chez les sujets
âgés, s’il s’agit d’une manie secondaire avec syndrome
neurologique.
Tous ces chiffres, parfois contradictoires, indiquent
simplement la complexité et la rareté de ce type d’études.
Au plan clinique, on retrouve rarement les symptômes
du type augmentation de l’énergie, hyperactivité, intensifica-
tion des intérêts sexuels, hyperreligiosité et multiplication
des projets et des plans. En revanche, on retrouve souvent
des états mixtes, une atteinte cognitive (plus souvent que
chez les unipolaires) et des scores de Hachinski (indice de
pathologie vasculaire cérébrale) très élevés.
Il est habituel d’observer chez les sujets âgés1 un « syn-
drome de désinhibition » dont la symptomatologie est com-
parable à la clinique des états maniaques. Cela peut corres-
pondre à une atteinte lésionnelle de l’hémisphère cérébral
droit, liée le plus souvent à une pathologie vasculaire. Classi-
quement, on observe des symptômes opposés lors des attein-
tes du cerveau droit ou du cerveau gauche : rires patholo-
giques pour les lésions de l’hémisphère droit et des pleurs
pathologiques lors des lésions de l’hémisphère gauche.
D’autres atteintes cérébrales peuvent être incrimi-
nées : traumatisme crânien, endocrinopathie, maladie cardio-
vasculaire, épilepsie et atteinte par le virus VIH.
En ce qui concerne l’imagerie cérébrale, le syndrome
de désinhibition s’accompagne d’une lésion du circuit
orbito-frontal. Il y a assez souvent aussi des lésions caracté-
ristiques d’une démence frontale, des hyperintensités sous-
corticales et une diminution de l’irrigation cérébrale avec

1. Starsken et Robinson, 1997.


214 • MANIE ET DÉPRESSION

des infarctus silencieux (des ramollissements). Ce sont les


noyaux gris centraux (ganglions de la base du cerveau) qui
sont le plus souvent atteints ainsi que la base du lobe frontal.
Cela est observé habituellement dans l’hypertension arté-
rielle, les troubles cardio-vasculaires et le diabète. La
« manie vasculaire » est une notion qui peut être aussi accep-
table que la notion classique de « dépression vasculaire ».
Schulman et Herman proposent quatre sous-types de
troubles bipolaires chez les sujets âgés :
• Les troubles bipolaires à début précoce évoluant jusqu’à la
vieillesse.
• Les troubles bipolaires de l’âge moyen commençant par
des épisodes dépressifs et évoluant ultérieurement vers
l’apparition d’une manie venant attester la nature bipolaire
de la maladie.
• Une maladie unipolaire maniaque avec seulement des épi-
sodes maniaques.
• Un trouble bipolaire tardif avec des manifestations neuro-
logiques, s’agissant soit d’une manie secondaire, soit d’un
syndrome de désinhibition.
C H A P I T R E 1 0

Évolution et devenir
des troubles bipolaires

Jean-Pierre Falret, l’inventeur du concept de folie cir-


culaire au milieu du XIXe siècle, insistait sur le critère d’évo-
lution au long cours pour caractériser une maladie mentale.
Pour lui, le pronostic de la folie circulaire paraissait « déses-
péré, terrible… ». Il en faisait une forme incurable d’alié-
nation, d’origine génétique. Cinquante ans plus tard, Emil
Kraepelin insistait lui aussi sur le critère d’évolution et de
pronostic pour définir une maladie mentale, mais, à l’opposé
de Falret, il insistait sur le bon pronostic de la maladie
maniaco-dépressive. Un siècle encore plus tard, les Améri-
cains Goldberg et Harrow (1999) ont publié un livre repre-
nant toutes les études consacrées à l’évolution et au devenir
des troubles bipolaires. Leurs conclusions sont plutôt pessi-
mistes, comme le souligne l’intitulé de leur premier chapi-
tre : « Le sombre devenir des troubles bipolaires » (Poor
outcome disorders). Il y a plusieurs explications à ces éva-
luations opposées concernant le pronostic.
Falret se limitait aux formes graves de folie circulaire
proprement dite, c’est-à-dire le trouble bipolaire type I. À
l’opposé, la maladie de Kraepelin recouvrait un plus vaste
ensemble de troubles affectifs disparates, comprenant en
216 • MANIE ET DÉPRESSION

particulier les dépressions unipolaires (dont on estime main-


tenant le pronostic meilleur). En outre, le critère évolutif
essentiel était l’état terminal démentiel ou non, détérioration
dans l’état de démence précoce (schizophrénie), et pas de
démence terminale dans la psychose maniaco-dépressive.
Les évaluations modernes qui témoignent d’un pronos-
tic réservé à terme prennent en compte non seulement les
symptômes proprement dits, mais aussi la situation sociale,
professionnelle et familiale. Il s’agit ici du pronostic fonc-
tionnel et non pas psychopathologique, avec des séquelles
quant à l’adaptation, l’autonomie et le bien-être. Les
maniaco-dépressifs ne sont pas détériorés, mais ils ont payé
un lourd tribut aux maladies somatiques de tous ordres (dont
la morbidité est multipliée par 6). Cela est dû en partie à
leurs comportements à risques, préjudiciables pour leur
santé, à la négligence et à l’incohérence de la gestion de
leurs traitements. Ils fument, ils boivent, ils consomment des
drogues avec excès, ils se mettent dans des situations
périlleuses et ne se protègent pas. Leur taux de suicide est
élevé et leur espérance de vie nettement raccourcie.
Classiquement, on insiste sur le fait que les bipolaires
ne reçoivent un diagnostic exact de leur affection et un
traitement approprié que dix ans environ après les premiers
symptômes, et qu’ils ont rencontré trois ou quatre méde-
cins spécialisés avant de recevoir l’information sur cette
pathologie.
Frédéric K. Goodwin souligne le paradoxe d’une affec-
tion qui est maintenant bien définie et pour laquelle on dis-
pose de traitements efficaces, affection dont pourtant le pro-
nostic serait mauvais. Plusieurs facteurs rendraient compte
de ces évolutions défavorables :
• Cette maladie reste souvent non diagnostiquée, recevant
d’autres étiquettes et des thérapeutiques inappropriées sinon
préjudiciables.
ÉVOLUTION ET DEVENIR DES TROUBLES BIPOLAIRES • 217

• Les traitements prescrits sont souvent utilisés de façon


incohérente et instable.
• Il y a peut-être aussi un changement génétique d’une géné-
ration à l’autre, avec des formes plus malignes de la mala-
die, dans le matériel génétique un ADN instable pouvant
induire des mutations génétiques et produire une augmenta-
tion des acides aminés pendant les mitoses.
• L’augmentation de la consommation des drogues toxico-
manogènes, de psychostimulants et d’alcool a accru les for-
mes compliquées de la maladie.
• L’urbanisation croissante, la pression sociale, la mobilité
géographique, la précarité professionnelle ont contribué sans
doute à déstabiliser ces patients.
• Malheureusement, il faut aussi ajouter l’instabilité des
prises en charge avec nomadisme médical, changement
fréquent des pourvoyeurs de soins et des traitements
médicamenteux.
• On verra plus loin que les incohérences et les interruptions
dans le traitement par lithium aggravent l’évolution.

Comment s’installe le trouble

➤ Âge et type de début


En cas de début par un épisode dépressif, celui-ci est
généralement d’installation progressive, sur plusieurs semai-
nes ou même plusieurs mois avant l’apparition d’un tableau
dépressif complet. Mais des symptômes tels que la dyspho-
rie, l’anhédonie, les sentiments de culpabilité et d’insuffi-
sance personnelle peuvent précéder de cinq ans l’épisode
thymique complet. À l’opposé, les symptômes maniaques
s’installent habituellement de façon rapide, en quelques
jours ou même en quelques heures. Chaque accès laisse des
218 • MANIE ET DÉPRESSION

séquelles, aux plans psychique, social, et cérébral. En parti-


culier, les explosions maniaques sont probablement neuro-
toxiques et altèrent progressivement le cerveau.
La maladie fera d’autant plus de dégâts qu’elle débu-
tera tôt dans la vie, les formes dites pédiatriques ayant le
pronostic le plus défavorable lorsqu’elles restent méconnues
ou incorrectement traitées.
L’équipe de Keck et al. (Cincinnati, USA) trouve, un
an après l’hospitalisation pour état maniaque, que la moitié
des patients conservent des symptômes thymiques, un quart
tous les symptômes de l’état maniaque. Moins de 25 % de
ces patients ont retrouvé l’état normal antérieur à l’épisode
aigu.

➤ Facteurs précipitants
Pour Kraepelin, l’apparition d’épisodes thymiques
semblait indépendante des influences extérieures. Les
recherches plus récentes montrent que des événements de
vie stressants sont en fait à l’origine des rechutes. Toutefois,
ces événements de vie sont souvent déclenchés par le
comportement inapproprié, inconsidéré ou provocateur du
patient lui-même. L’événement est alors le premier symp-
tôme de l’épisode. Les événements précipitants jouent un
rôle majeur au début des premiers épisodes, mais moins par
la suite, lorsque s’installerait un véritable cercle vicieux de
la bipolarité. Il y a une véritable hypersensibilité et hyper-
réactivité aux événements. Ces événements de vie ne sont
pas spécifiques du trouble bipolaire : deuils, changements de
vie, de profession, déménagement, maladie, aléas de la vie
amoureuse.
ÉVOLUTION ET DEVENIR DES TROUBLES BIPOLAIRES • 219

➤ Les épisodes
Les épisodes sont habituellement répétitifs. Il est
exceptionnel que les patients ne présentent qu’un seul épi-
sode. En moyenne, on estime que les malades vont présenter
3 à 10 épisodes durant leur vie. Après un épisode maniaque,
le DSM-IV-TR (2000) donne même un chiffre de probabi-
lité de récidive à 90 %.

Fréquence des épisodes et longueur des cycles


Un cycle est défini par la durée entre le début d’un épi-
sode jusqu’au début d’un épisode suivant. La longueur des
cycles est plus courte dans les troubles bipolaires que dans
les unipolaires et il y a plus de rechutes chez les bipolaires.
Il y a généralement un raccourcissement des cycles,
puis une relative stabilisation avec des intervalles irréguliers.
On a déjà vu que 10 à 20 % des patients vont présenter
des cycles rapides, c’est-à-dire qu’ils souffriront d’au moins
quatre épisodes thymiques par an.

Durée des épisodes


Pendant l’ère préthérapeutique, on estimait que la durée
d’un épisode dépressif était d’environ six mois. La durée
d’un état maniaque était en moyenne plus courte, de quatre
mois. Ainsi la longueur de l’épisode resterait la même, mais
les symptômes sont atténués ou supprimés par le traitement.
Et la durée de l’épisode paraît dépendre de la réponse au
traitement. Les épisodes mixtes auraient une durée moyenne
de cinq à douze mois.
220 • MANIE ET DÉPRESSION

La stabilité du diagnostic

Dans le champ de la psychiatrie, les patients et leur


médecin avaient la réputation de changer souvent l’étiquette
diagnostique. Le renouvellement dans la désignation de ces
diagnostics ne suffit pas à rendre compte de cette instabilité,
car, au fil des années et des décennies, les malades se pré-
sentent de façon différente ; c’est ce que l’on appelait l’effet
pathoplastique de l’âge. Par exemple, la dépression ne se
présente pas de la même façon à 15 ans et à 60 ans. Cela est
encore plus net pour la manie. Il n’en demeure pas moins
qu’il s’agit de la même maladie bipolaire.
En réalité, quand on a bien précisé le tableau clinique,
les symptômes, le comportement, on comprend qu’il s’agit
de la même maladie évolutive. Il y a une bonne stabilité
diagnostique. L’exemple le plus convaincant est représenté
par la célèbre IOWA 500, qui, grâce à une scrupuleuse des-
cription symptomatique des personnes hospitalisées dans les
années 1930, avant l’ère thérapeutique, a permis de revoir
trente et quarante ans après ces mêmes patients. Symptômes
et diagnostics n’avaient pas changé pour les dépressions uni-
polaires, les troubles bipolaires et les schizophrénies. Seule-
ment 10 % de l’échantillon avaient changé de diagnostic.
C’est la même proportion (12,5 %) que Akiskal et ses colla-
borateurs ont retrouvée cinquante ans après, pour un échan-
tillon suivi pendant dix ans.
ÉVOLUTION ET DEVENIR DES TROUBLES BIPOLAIRES • 221

Comment évolue le trouble

Depuis une cinquantaine d’années, différents auteurs


ont conclu que les bipolaires avaient une évolution médio-
cre : 25 % des patients conservent des altérations notables
selon Goodwin et Jamison (1990). Pour Angst comme pour
d’autres chercheurs, un tiers des patients n’atteignent pas la
guérison sociale. Les cliniciens se soucient actuellement
moins des symptômes que de la qualité de vie, des capacités
adaptatives et de la fonctionnalité des patients. À ces exi-
gences accrues quant au pronostic, correspondent des statis-
tiques moins favorables.

➤ Morbidité médicale et mortalité


Outre le suicide (chapitre 5), un certain nombre de
maladies sont plus fréquemment observées chez les bipolai-
res que dans la population générale : hypertension artérielle
et maladies cardio-vasculaires, affections pulmonaires,
maladies métaboliques. Il n’est pas inutile de rappeler ici
que certains médicaments du type antipsychotique de
seconde génération (neuroleptique atypique) peuvent induire
un diabète pour les uns et exposent à des complications car-
diaques pour les autres (troubles de la conduction). On s’est
beaucoup inquiété de l’effet des neuroleptiques sur l’électro-
cardiogramme dont un segment est modifié par ces produits,
l’allongement du segment QT pouvant rendre compte de
certaines morts subites en cours de traitement. Ces médica-
ments de deuxième génération sont qualifiés d’atypiques
parce qu’ils n’induisent pas d’effets secondaires de type
neurologique, pseudo-parkinsonisme et mouvements anor-
maux. Cependant ils ne sont pas totalement dépourvus de
ces risques quand les doses sont fortes.
222 • MANIE ET DÉPRESSION

Les Polonais ont montré que le lithium avait des pro-


priétés antivirales et de modulation de l’activité immunolo-
gique, en particulier pour les virus Herpès simplex, Epstein-
Barr, et Borna virus1. Cette action contribuerait à la réduc-
tion de la mortalité chez les bipolaires.
Enfin, le comportement parfois incohérent, les condui-
tes à risques, l’instabilité (en particulier dans le domaine
thérapeutique) exposent le bipolaire à toutes sortes de com-
plications et d’altérations de sa santé physique.

Cette question cruciale de l’évolution à long terme et


du pronostic, difficile à objectiver avec rigueur, donne lieu à
des réévaluations régulières (Goldberg et Harrow, 1999 ;
Bourgeois et Marneros, 2000).

1. Rybakowski, 1999.
C H A P I T R E 1 1

Origines et causes

Le trouble bipolaire est une maladie cérébrale, c’est une


affection médicale aux aspects divers parfois déconcertants.
Patients et familles veulent trouver une explication dans
l’enfance et dans l’histoire du sujet. Il importe de tempérer ce
psychologisme qui peut compromettre une prise en charge
médico-psychiatrique. Le déterminisme génétique est impor-
tant, sa part dans l’origine de la maladie compte pour les
deux tiers environ, qu’il s’agisse d’une prédisposition fami-
liale (vulnérabilité attestée par d’autres cas de troubles de
l’humeur chez les proches parents) ou de formes dites spora-
diques (c’est-à-dire sans antécédents familiaux identiques).
On pourrait la comparer à d’autres affections neurologiques
telles que la maladie de Parkinson ou l’épilepsie. Mais cette
maladie neurologique ne s’exprime pas par une paralysie, un
trouble de la motricité, du langage ou des fonctions sensoriel-
les, mais, comme on l’a vu précédemment, par une altération
intermittente du comportement, de l’humeur, des émotions, des
fonctions sensorielles et intellectuelles, des péripéties de la
vie instinctive et de la vie relationnelle ; à l’origine de nom-
breux échecs – scolaires, professionnels, amoureux, conju-
gaux… Cette vérité maintenant bien établie devrait évacuer
toute honte, toute culpabilité et toute stigmatisation.
224 • MANIE ET DÉPRESSION

Trop d’âmes sensibles et de bons apôtres ont encore


une conception rétrograde et des opinions obscurantistes,
comme peut en témoigner la formule récemment procla-
mée : « La souffrance humaine ne se mesure pas. » Mais
suffit-il de l’écouter ? Si l’on veut aider vraiment les patients
bipolaires – ils sont nombreux –, il faut accepter de rattacher
ce type de souffrance psychique à une vulnérabilité particu-
lière, faire établir le diagnostic par des professionnels
compétents, informer le patient, lui proposer les traitements
actuellement reconnus. Une fois établis fermement ces fon-
damentaux, la dimension psychologique et un accompagne-
ment régulier, éclairé et si possible intensif, offriront le
maximum de chances au patient.
Que peut-on dire aux patients et à leurs proches sur
l’origine et les causes ? Actuellement les recherches portent
essentiellement sur la génétique, l’imagerie cérébrale et les
troubles neuropsychologiques.

Génétique

De nombreuses études confirment l’importance des


facteurs génétiques à l’origine des troubles. Ce qui est trans-
mis concerne la prédisposition ou, comme on le formule
désormais, une vulnérabilité particulière de certains sujets
pour cette maladie.
On savait depuis longtemps que la maladie maniaco-
dépressive courait dans les familles. Dans certaines lignées,
on retrouvait fréquemment des troubles de l’humeur aussi
bien bipolaires qu’unipolaires. Le risque moyen de troubles
dépressifs pour un apparenté de premier degré est de 19,2 %
chez les bipolaires et 9,7 % chez les unipolaires, ce qui est
beaucoup plus que dans la population générale.
ORIGINES ET CAUSES • 225

L’étude des jumeaux permet de comparer le risque


chez les jumeaux vrais (monozygotes) qui est de 65 %, au
risque de bipolarité chez les jumeaux fraternels dizygotes
qui est seulement de 14 %. Les monozygotes partagent
exactement le même patrimoine génétique, alors que, chez
les dizygotes comme chez les autres frères et sœurs, la moi-
tié seulement des gènes sont communs. Dans le premier cas
le risque lié à la vulnérabilité génétique est important, bien
moindre dans le deuxième cas. Dans les deux situations les
facteurs d’environnement (dits facteurs épigénétiques)
jouent un rôle important, ils sont plus élevés chez les
jumeaux fraternels que chez les vrais jumeaux.
Un autre type d’étude permet d’évaluer la transmission
génétique de la maladie, les études d’adoption. Un sujet
bipolaire ayant été adopté et élevé par une famille non bio-
logique, c’est-à-dire n’ayant pas de lien génétique avec lui,
a donc deux paires de parents : des parents biologiques et
des parents adoptifs. Cette situation permet de comparer les
antécédents familiaux des sujets présentant clairement des
troubles de l’humeur. Prenons l’exemple d’un sujet bipolaire
ayant été élevé par des parents adoptifs indemnes de ces
troubles, on retrouve la notion de pathologie similaire chez
ses parents biologiques dans 31 % des cas. Inversement, les
parents adoptifs ne s’avèrent bipolaires que dans 12 % des
cas. Il est donc bien établi désormais que la bipolarité,
essentiellement du type I, est une pathologie génétique. Les
recherches actuelles se multiplient dans ce domaine mais les
mécanismes de transmission demeurent encore mal connus.
Il n’y a pas un seul gène de la maladie mais plusieurs.
L’étude du polymorphisme de l’ADN permet des études de
liaison. Il existe un nombre important de localisations chro-
mosomiques. Elles suggèrent que le trouble bipolaire est
plurigénétique.
226 • MANIE ET DÉPRESSION

On insiste maintenant sur les endophénotypes qui sont


des traits biochimiques ou cognitifs permettant d’étudier la
susceptibilité à développer la maladie. On les trouve aussi
bien chez les patients bipolaires avérés que chez leurs appa-
rentés apparemment indemnes du trouble. Ce sont donc des
sujets à haut risque. Il est possible d’étudier les apparentés
de premier et deuxième degré de bipolaires. Les caractéristi-
ques endophénotypiques existent bien avant le début de la
maladie et sont stables dans la durée.

L’imagerie cérébrale

Depuis l’introduction en médecine des nouvelles tech-


nologies radiologiques comme le scanner et l’IRM (imagerie
par résonance magnétique), on a pu mettre en évidence les
anomalies structurales et fonctionnelles dans le cerveau des
patients souffrant de troubles mentaux. Cela est vrai surtout
pour les schizophrénies, mais on trouve aussi quelques par-
ticularités dans certains troubles bipolaires : augmentation
du volume des ventricules cérébraux, altération du volume
de l’amygdale avec diminution de l’hippocampe.
Les « hyperintensités de la substance blanche » qui
apparaissent comme des points blancs sur les radiographies
ont intrigué les chercheurs. On les a appelées ironiquement
« Unidentified Brillant Object » (UBO en référence aux
UFO, Unidentified Flying Object ou OVNI, les fameuses
soucoupes volantes). Ces objets brillants non identifiés
paraissent liés à une certaine diminution de la circulation
cérébrale. On les observe dans diverses affections neurologi-
ques et dans l’hypertension artérielle, le diabète et l’artério-
sclérose, aussi bien que dans la dépression unipolaire, le
trouble bipolaire, les séquelles de psychotraumatismes
ORIGINES ET CAUSES • 227

(PTSD) et la schizophrénie. Il n’y aurait pas de différence


selon le diagnostic psychiatrique. Elles sont plus nombreu-
ses chez les hommes que chez les femmes, et lorsqu’il y a eu
plusieurs hospitalisations et en cas d’affections cardiaques.
L’ensemble des données de la littérature ne permet
guère de conclure définitivement. Une étude récente (2005)
a fait une synthèse exhaustive des différents articles publiés.
Dès la fin des années 1980, les études IRM ont mis en évi-
dence ces « hyperintensités de signal » chez les patients
bipolaires, essentiellement dans les régions péri-ventriculaires ;
on les retrouve aussi au niveau des noyaux gris centraux et
de la substance blanche subcorticale profonde, en particulier
du lobe frontal. Cela concerne essentiellement les patients
souffrant d’un trouble bipolaire type I, d’évolution défavo-
rable. On pourrait les retrouver dès l’adolescence des bipo-
laires. On a vu qu’elles ne sont pas spécifiques de cette
pathologie. On les voit aussi dans les dépressions bipolaires,
les schizophrénies, le PTSD après psychotraumatisme, les
troubles anxieux et les addictions.
En ce qui concerne les volumes cérébraux, comme
dans les autres pathologies psychiatriques, on a commencé
par mesurer la taille des ventricules chez les hommes bipo-
laires, et on a pu observer un élargissement ventriculaire
modéré. La méta-analyse de Elkis et al. (1995) qui faisait la
synthèse de toutes les études consacrées à la bipolarité per-
mettait de conclure à une augmentation des volumes ventri-
culaires en comparaison des sujets de contrôle, mais cet
élargissement s’avérait inférieur à celui observé chez les
schizophrènes. L’élargissement est d’autant plus important
que les épisodes maniaques ont été plus nombreux. Parmi
les interprétations possibles, deux étaient avancées : ou bien
il s’agissait d’une forme plus maligne de troubles bipolaires
ou « plus organique » ; ou bien on peut supposer qu’il y a
une véritable neurotoxicité des épisodes maniaques, laissant
228 • MANIE ET DÉPRESSION

à chaque fois des séquelles. Une autre méta-analyse, plus


récente, celle de Mc Donald (2004), révèle que seul l’élar-
gissement du ventricule latéral droit serait statistiquement
significatif pour la manie.
Le volume cérébral total est préservé, contrairement à
ce qui est observé dans la schizophrénie, mais là encore,
selon Strakowski et al. (2002), plus le nombre des épisodes
maniaques a été élevé, plus il y aurait d’anomalies du
volume cérébral total.
On retrouve la même disparité des résultats en ce qui
concerne le volume total de la substance grise. Chez les
vrais jumeaux, la substance blanche serait diminuée dans
l’hémisphère gauche des sujets sains et des bipolaires, par
contre, seuls les jumeaux malades présentent une diminution
de volume dans l’hémisphère droit.

➤ Les volumes régionaux du cortex cérébral


Toutes ces données, parfois contradictoires, soulignent
l’importance d’un dépistage et d’une prise en charge très
précoces dans la maladie, d’en prévenir les rechutes et
même, sans pour autant affoler les proches, d’avoir un projet
de prévention chez les apparentés à risque.

➤ Neuro-imagerie fonctionnelle
Le débit sanguin cérébral est augmenté à gauche (cor-
tex orbito-frontal et cortex cingulaire antérieur) chez les
patients ayant présenté un état maniaque après arrêt du
lithium.
En utilisant le procédé classique de reconnaissance des
émotions exprimées par des visages, on a pu montrer que
des patients maniaques présentent une hyperactivation de
ORIGINES ET CAUSES • 229

l’amygdale gauche et une hypo-activation au niveau du


cortex préfrontal dorso-latéral droit quand on présente des
visages exprimant la peur. Lors d’une tâche de fluence ver-
bale chez des maniaques, on observe une diminution du
débit sanguin cérébral à droite, au niveau du gyrus frontal
moyen et du cortex orbito-frontal ; et, à gauche, une hyper-
activation du gyrus frontal inférieur et du cortex cingulaire
antérieur.
L’étude des capacités d’attention et d’inhibition des
interférences, de la distractibilité peut être effectuée au
moyen du test de Stroop (le nom d’une couleur est présenté
en lettres d’une couleur différente, par exemple rouge pré-
senté avec des lettres de couleur verte), il y a alors une dimi-
nution de l’activité cérébrale préfrontale ventrale droite chez
les maniaques. Au comportement désordonné et impulsif
correspond une activation cérébrale majorée à gauche (cor-
tex cingulaire antérieur) et diminuée à droite en préfrontal
(test de prise de décision).
Flor-Henry sur la base d’études de cartographie électro-
encéphalographique (EEG) avait montré il y a déjà
trente ans les anomalies de la latéralisation cérébrale dans
les troubles affectifs. L’imagerie cérébrale vient confirmer
ces particularités dynamiques et fonctionnelles des interac-
tions cérébrales dans les réseaux cérébraux qui sous-tendent
les processus émotionnels, cognitifs et motivationnels.
Le cortex cingulaire antérieur subgénual montrerait une
diminution d’activité dans la dépression alors que, dans la
manie, il y a une augmentation d’activité du cortex cingu-
laire dorsal antérieur.
230 • MANIE ET DÉPRESSION

Neuropsychologie et neurométrie

En ce qui concerne les troubles cognitifs, outre les


symptômes psychotiques, on a pu montrer la fréquence plus
élevée chez les bipolaires de troubles de la mémoire, de
l’attention et une baisse de l’inhibition ; mais on insistait sur
l’absence de détérioration proprement dite. Exceptionnelle-
ment on pouvait observer une certaine faiblesse psychique
(séquellaire). Toutes les difficultés pouvaient être attribuées
à la persistance des symptômes thymiques, à la non-réponse
aux traitements, mais aussi à un déficit ou un dysfonctionne-
ment des fonctions intellectuelles. On a tenté d’évaluer ces
altérations cognitives entre les épisodes aussi bien que pen-
dant les crises aiguës.
Ces dysfonctions cognitives, bien que difficiles à éva-
luer sont importantes parce que le pronostic de l’affection
semble beaucoup plus lié à leur existence qu’aux symptô-
mes maniaco-dépressifs proprement dits. Sous le terme de
fonction cognitive, on étudie l’attention, la concentration, la
mémoire, les capacités d’apprentissage, la parole, les fonc-
tions psychomotrices et les fonctions exécutives.
L’attention qui est à la base des processus cognitifs est
très altérée pendant les épisodes aigus chez les trois quarts
des patients (71 % des maniaques et 91 % des déprimés).
Divers tests sont utilisés comme le Stroop (gestion des situa-
tions contradictoires). On attribue parfois le trouble de
l’attention à l’impulsivité des maniaques et aux dysfonction-
nements préfrontal et hippocampique. S’agit-il d’une altéra-
tion limitée aux épisodes aigus, ce qu’on appelle dépendant
de l’état (state dependant), ou d’une anomalie durable cons-
tituant un « trait » de la personnalité bipolaire ? En effet, la
distractibilité les caractérise. Elle persiste six mois après les
ORIGINES ET CAUSES • 231

épisodes aigus. Paradoxalement, cette distractibilité corres-


pond à une difficulté à changer utilement la focalisation de
l’attention.
La mémoire et les apprentissages sont nettement entra-
vés dans les états dépressifs : mémoire déclarative, difficulté
d’encodage, de concentration. Les tâches de mémoire ver-
bale sont altérées comme dans la dépression unipolaire. On
explique les difficultés de remémoration libre (free recall)
par les défauts de planification et de stratégie de rétention
mnésique. Les bipolaires en période intercritique appren-
draient et retiendraient moins de mots et auraient donc une
altération de la mémoire à court et à long terme (par altéra-
tions fronto-temporales). La mémoire épisodique est nette-
ment altérée dans les épisodes dépressifs. On n’a pu décider
si les troubles persistants entre les épisodes correspondent à
la persistance de symptômes dépressifs sous le seuil ou une
atteinte purement liée à un défaut de mémoire.
Déficit de l’attention, distractibilité et/ou anomalie
intrinsèque rendent compte des difficultés cognitives. Il y a
aussi persistance d’une certaine insuffisance de la mémoire
visuelle. En phase maniaque, la mémoire est altérée par des
phénomènes de surinclusion et de structure mnémonique idio-
syncrasique avec distractibilité, dispersion et accumulation.
Ainsi les bipolaires ont quelques difficultés de planifi-
cation, de maintien d’une stratégie adéquate pour récupérer
l’information, avec un trouble de la mémoire déclarative (ce
qui correspond à un dysfonctionnement temporal). Le lan-
gage est altéré dans la manie avec accélération et pression
verbale accrue, et ralentissement dans la dépression. Les
unipolaires font moins d’erreurs aux tests que les bipolaires.
En ce qui concerne le fonctionnement psychomoteur per-
turbé pendant les épisodes, le retour à la normale serait
incomplet chez les sujets âgés ayant fait des dépressions
sévères.
232 • MANIE ET DÉPRESSION

On a proposé une réhabilitation cognitive avec pour


cible les processus d’attention afin d’augmenter la capacité
d’information, la mémoire par association de l’imagerie ver-
bale et du vocabulaire, enfin la flexibilité conceptuelle. De
même, les nouveaux traitements pharmacologiques pour-
raient améliorer les fonctions cognitives et renforcer la réha-
bilitation neurobiologique : ISRS, antipsychotiques atypi-
ques (clozapine, rispéridone, olanzapine, aripiprazol). le
lithium, quant à lui, s’est vu attribuer des effets protecteurs
et positifs, mais aussi un certain émoussement des fonctions
cognitives.

Bipolarité secondaire
et affection organique

Les manies dites secondaires, c’est-à-dire qui survien-


nent à la suite d’une maladie cérébrale et que l’on impute à
celle-ci, peuvent se voir au cours des épilepsies en particu-
lier temporales. Par exemple, dans le syndrome Gastaut-
Geschwind, il y a une perturbation des pulsions avec dés-
inhibion sexuelle, obsessions par des thèmes religieux,
moraux et philosophiques et enfin par la viscosité de la pen-
sée. Certaines tumeurs cérébrales peuvent être révélées par
les perturbations d’allure psychiatrique du type apathie.
En neurologie, le syndrome frontal est un tableau clas-
sique comportant une euphorie béate et niaise. Mais on
observe aussi un ralentissement de l’activité, un désintérêt,
des troubles de l’attention, une altération des conduites socia-
les et une moria (excitation euphorique et jovialité), une exal-
tation motrice. L’hyperémotivité est plus rare ainsi que la fuite
des idées. Rapidement vont apparaître les symptômes d’une
détérioration mentale avec puérilisme et euphorie niaise.
ORIGINES ET CAUSES • 233

Les traumatismes crâniens peuvent être responsables de


troubles d’allure bipolaire, comme par exemple la classique
manie postcritique, mais il y a souvent irritabilité, agressi-
vité et une note de confusion mentale. Les accidents vascu-
laires cérébraux (AVC), qui sont fréquents dans la deuxième
partie de la vie, concernent les artères cérébrales antérieures,
postérieures et les lobes frontaux. Ce sont habituellement
les AVC de l’hémisphère droit qui déclenchent les épiso-
des maniaco-dépressifs. Certaines maladies endocriniennes,
comme la maladie de Cushing produisant une sécrétion
accrue d’hormones corticostéroïdes, présentent dans près de
25 % des cas une bipolarité associée. On a aussi évoqué
l’influence de l’hyperthyroïdie souvent responsable d’excita-
tion ou d’irritabilité.
Dans le passé, certaines maladies infectieuses ou vira-
les ont été incriminées : essentiellement la syphilis céré-
brale, la classique et historique paralysie générale, l’épidé-
mie de grippe de 1918 et actuellement l’infection par le VIH
et certaines maladies plus exotiques.

Les ressources
de la plasticité cérébrale

La plasticité cérébrale dans l’apprentissage au cours du


développement désigne la capacité des systèmes neurologi-
ques et comportementaux à s’ajuster et à se modifier en fonc-
tion de l’expérience et du monde extérieur. Tout au long de la
vie, persiste un certain degré de plasticité adaptative. Cepen-
dant, c’est au début de la vie du cerveau que cette plasticité
est à son plus haut niveau. Il existe des périodes critiques où
des apprentissages fondamentaux s’installent et auront par la
suite peu de possibilités de changement. J.-P. Changeux et
234 • MANIE ET DÉPRESSION

son équipe ont avancé le concept de « stabilisation synapti-


que » pour cette fixation des circuits d’apprentissage.
Il persiste cependant une plasticité relative dans les sys-
tèmes arrivés à maturation. Ainsi, les traitements psychiatri-
ques, aussi bien médicamenteux que psychothérapiques,
peuvent encore chez l’adulte modifier favorablement les
ensembles synaptiques. On comprend facilement qu’une
intervention dans l’enfance ou au cours de l’adolescence a
beaucoup plus de chances de prévenir une évolution bipo-
laire défavorable. Développement et maturation de l’orga-
nisme sont liés à un équilibre subtil entre plasticité et stabi-
lité. Trop de plasticité entrave la conservation à long terme
des apprentissages. Trop de stabilité bloque les nouveaux
apprentissages et peut fixer définitivement des représenta-
tions et des comportements aberrants. Par exemple, les pro-
cessus d’attachement, d’identification, la réponse à la sépa-
ration, toutes ces expériences précoces relationnelles et
émotionnelles peuvent être fixées une fois pour toutes et
impossibles à modifier ultérieurement.
J.-P. Bourgeois et al. (1989) ont montré chez les prima-
tes une surproduction de synapses cérébrales en début de
développement avec par la suite une élimination importante
de celles-ci. Ainsi les expériences précoces affectent profon-
dément l’expression génétique.
Un autre facteur important concerne la myélinisation
des axones. La myéline multiplie par deux l’efficacité de la
conduction neuronale, mais ce facteur est difficile à objecti-
ver in vivo. D’autres facteurs encore interviennent : le « pru-
ning » synaptique, les modifications vasculaires, les bran-
chements dendritiques…
La maturation cérébrale n’est pas complètement ache-
vée à l’adolescence, et chez l’adulte persiste un renouvelle-
ment permanent des connexions et circuits nerveux. La sur-
venue précoce d’une pathologie du type bipolaire altère
ORIGINES ET CAUSES • 235

gravement et durablement le développement cérébral. La


répétition des épisodes aigus détériore les structures nerveu-
ses. En revanche, les thymorégulateurs, au premier rang des-
quels le lithium, les antidépresseurs et d’autres psychotropes
ont des effets neuroprotecteurs et permettent de tirer béné-
fice des ressources adaptatives de la neuroplasticité.
C H A P I T R E 1 2

Les bipolaires
ne sont pas fous
(Conscience et acceptation des troubles)

Pendant longtemps, la folie a désigné les troubles


mentaux graves. Par la suite, avec l’institution de la psy-
chiatrie comme spécialité médicale, sont apparus des
synonymes plus pédants : aliénation, vésanie, psychose,
délire, démence. Ce mot (fol), vieux d’un millénaire,
caractérisait ce qui est irrationnel, extravagant, déraison-
nable, absurde, incontrôlable, bizarre ou même dangereux.
C’était une perte de raison, de lucidité, de discernement ;
la méconnaissance par les insensés de leur propre patholo-
gie mentale. On sait maintenant que la plupart des patients
ont une conscience, au moins relative, de leur trouble. Ils
veulent savoir ce qui les angoisse, ce qui les handicape,
les éloigne des autres et suscite leur rejet, ce qui les fait
souffrir, ce qui entrave leurs desseins, ce qui altère leur
bien-être.
La folie n’est pas la maladie mentale. C’est aussi bien
le propre de personnes supposées normales. Le mot indi-
que : extravagance, démesure, intensité, émotion et sensa-
tions exacerbées, comportements hors normes, loin des rou-
tines et des contrôles habituels…
238 • MANIE ET DÉPRESSION

Les personnes affectées par un trouble bipolaire de


l’humeur peuvent commettre, en raison de leur impulsivité
et de leur optimisme excessif, des actes fous, des projets et
des entreprises démesurés qui trop souvent vont les mettre
dans des situations difficiles. Mais parfois elles réussissent
des coups de poker impressionnants. Ces sujets ont habituel-
lement conscience de leur démesure et de l’échappement au
contrôle du comportement. Cette conscience du trouble peut
induire un découragement, une dépression et des idées
suicidaires. Le désespoir peut être aggravé par la méconnais-
sance de la maladie et l’ignorance des solutions thérapeu-
tiques, d’où l’importance de l’information et de la prise de
conscience.

Insight et conscience du trouble

L’insight est un concept très utilisé en psychopatholo-


gie. Ce mot anglais désigne la lucidité, en particulier à
l’égard de soi-même. Il est au cœur de la psychiatrie. Aux
États-Unis par exemple, les psychothérapies d’inspiration
analytique sont appelées « thérapies d’insight ». Les inter-
prétations des thérapeutes et la réflexion des patients font
apparaître certaines vérités du fonctionnement psychique. Il
ne s’agit pas de suggestion. Les patients sont plus ou moins
enclins à accepter le diagnostic proposé, et, plus encore, ce
que leur entourage désigne comme anormalité. On désigne
souvent comme déni ce refus de la réalité telle qu’elle est
perçue par autrui. Cela est particulièrement vrai dans les
troubles bipolaires en période aiguë.
La plupart des patients gardent malgré l’intensité de
leurs épisodes maniaco-dépressifs une certaine conscience
de leur pathologie. On peut distinguer quatre niveaux dans
LES BIPOLAIRES NE SONT PAS FOUS • 239

la perte de lucidité et de contrôle, au cours de la manie en


particulier (M.-L. Bourgeois, 2002) :
– conscience (et plaisir) d’être inhabituellement énergi-
que et euphorique,
– conscience du trouble vacillante avec perte du contrôle
des conduites (passage à l’acte),
– phase psychotique avec perte complète de conscience
du trouble et du contrôle comportemental,
– délires, hallucinations, confusion.
Cette distinction de quatre niveaux de perte d’insight
recoupe en partie les stades de la manie décrits par Goodwin
et Carson en 1973 (cf. supra). Les patients peuvent rester à
un niveau intermédiaire dans cette dissipation de l’insight. Il
peut d’ailleurs y avoir perte de contrôle comportemental en
même temps qu’une conservation du discernement. C’est ce
que les anciens auteurs appelaient la « folie lucide ». Le
patient est débordé par ce qu’il ne peut contrôler : « C’est
plus fort que moi… »
Un insight conservé ou retrouvé accompagne habituel-
lement une bonne alliance et compliance thérapeutique
(M. Masson et al., 2001). Les psychologues ont défini une
dimension psychologique, le « locus of control » (LOC),
lieu de contrôle qui définit le type de « centralité ». On parle
d’externalité (psychologique) quand le sujet attribue à
l’extérieur la cause et la responsabilité de ce qui lui arrive,
et d’internalité lorsque c’est à lui-même qu’il attribue le
déterminisme des événements. Il est habituel que l’on
s’attribue à soi-même le mérite des succès et des événe-
ments positifs, et à l’extérieur (aux autres et à la malchance)
tout ce qui survient d’échecs et de malheurs. Une bonne
lucidité équilibre ces deux types d’explications, centrifuge et
centripète. Il peut y avoir pour la personne souffrante au
moins deux interprétations de la pathologie, tout d’abord
240 • MANIE ET DÉPRESSION

une conception exogène : la maladie est quelque chose


d’extérieur ; c’est un corps étranger (il y a moi et ma mala-
die) ; j’ai une maladie. À l’opposé il y a une conception
endogène dans laquelle la maladie est quelque chose
d’intrinsèque et de consubstantiel au sujet (je suis un
malade) : je suis fondamentalement bipolaire. Le même pro-
blème se pose pour le diabète, le cancer ou n’importe quelle
maladie organique, mais il s’agit ici d’un trouble psychique
qui affecte l’esprit, la personnalité, la façon dont on perçoit
le monde, soi-même (son identité), et dont on conduit sa vie.
L’insight est une dimension psychologique que l’on
peut mesurer. Il existe des échelles d’insight comme par
exemple la SUM d’Amador pour la schizophrénie et comme
SUMD notre propre échelle d’insight Q8.

Connaissance et acceptation
de la maladie

Les troubles mentaux ayant été clairement définis par


les classifications internationales (OMS et APA), qui réper-
torient toutes les affections médicales, le médecin doit
désormais faire part au patient du diagnostic qui lui paraît le
plus probable, et ce qui peut être envisagé. Les patients ont
d’ailleurs accès à leur dossier médical depuis la loi de
mars 2002. Il s’agit bien sûr d’un diagnostic probabiliste, ce
n’est qu’une approximation et une hypothèse de travail
reposant largement sur ce que ressent et déclare le patient
puisqu’il n’y a pas pour l’instant d’examen biologique en
pratique courante. Pour un trouble du type bipolaire, le dia-
gnostic est incontournable puisque de ces diagnostics forma-
lisés dépendent la légitimité de la prescription médicamen-
teuse, la légitimité des demandes d’ALD (affection de
LES BIPOLAIRES NE SONT PAS FOUS • 241

longue durée), de Cotorep (cf. infra), etc. En outre, bien que


cet usage ne soit pas encore répandu en France, les échelles
de psychopathologie quantitative sont une aide précieuse et
pour le thérapeute et pour le patient, spécialement pour sui-
vre l’évolution et l’efficacité des thérapeutiques (par exem-
ple, échelle de manie et échelle de dépression).
Désormais, toute l’information concernant la pathologie
est accessible pour le patient et nombre d’entre eux consul-
tent Internet, les sites bipolaires et les ouvrages spécialisés.
La plupart finissent par accepter leur maladie. Malheureuse-
ment, certains ne se rendent à l’évidence qu’après plusieurs
hospitalisations et échecs divers.
Accepter la réalité de la maladie est une condition pour
un véritable engagement thérapeutique. À titre d’exemple
nous résumons l’autobiographie d’une personne maniaco-
dépressive qui a mis très longtemps à réaliser qu’elle souf-
frait d’une pathologie mentale venant expliquer ses extrava-
gances. Son insight a mis longtemps à se développer. (Y a-
t-il eu négligence d’information ou déni, non-réceptivité et
refus d’admettre la réalité de la psychopathologie ?)

Absence d’information ou absence d’insight ? Le cas JAG


À 46 ans, « sans aucun antécédent », pour monsieur JAG :
« Tout bascula brutalement avec l’imprévisible irruption d’une
très forte crise d’excitation maniaque, suivie six mois plus tard
d’une profonde dépression mélancolique. De 1993 à 1999,
d’autres cycles survinrent sans que jamais les mots maniaco-
dépression ou trouble bipolaire soient prononcés par les méde-
cins, malgré quatre hospitalisations pour manie franche toujours
suivie d’une phase dépressive… » Six ans d’enfer pour toute la
famille ; par hasard il trouve trois livres sur ce sujet. Il remarque
au passage : « Les ouvrages sur la dépression se comptent par
centaines, ceux qui traitent de la maniaco-dépression sur les
doigts d’une seule main… »
242 • MANIE ET DÉPRESSION

Le premier épisode maniaque fut déclenché par un traumatisme


psychologique. JAG se trouve à 20 000 km de Paris, menant des
« activités politiques troublant l’ordre public ». Intervention du
sous-préfet et de la gendarmerie (« harcèlement »). Alors, menacé
d’expulsion, il recourt à une organisation internationale de
défense des droits de l’homme. En janvier 1989, « quelques
signes légers et discrets d’exaltation… puissante et curieuse
impression d’invincibilité ».
En 1993, séjour dans un autre pays tropical, consommation
« brève et légèrement excessive » de rhum et prise d’un médica-
ment antipaludéen, d’où le premier accès maniaque. Il s’agit en
fait d’un état mixte : alternance rapide d’exaltation extatique et
d’angoisse panique. Il est transporté au service des urgences de
l’hôpital local, il s’enfuit dans la jungle, il sera hospitalisé de
force par les gendarmes. En plein délire, il s’évade de l’hôpital
psychiatrique, parcourt 100 km à pied sans argent, sans papiers,
sans vêtements et sans chaussures pour atteindre l’aéroport, sous
neuroleptiques. Cette même année 1993, suicide de son frère.
Rechute en 1996 : reconversion professionnelle (enseignant dans
un lycée professionnel). Il signale une « petite alcoolisation ».
Deuxième accès maniaque, engagement dans une action huma-
nitaire dans le même pays tropical qu’en 1993, surmenage, hos-
pitalisation sous contrainte, rapatriement en métropole : traite-
ment thymorégulateur et neuroleptiques « prescrits sans aucune
information ».
Octobre 1997 : surmenage professionnel, et « alcoolisation ponc-
tuelle », déséquilibre psychique, hospitalisation en HDT pour six
à huit semaines puis suivi médical.
En 1999, diminution des doses de thymorégulateurs. On lui pro-
pose alors « une mission passionnante et très ambitieuse ».
L’épouse réagit mal à ce projet et à cette idée originale. Nouvel
accès maniaque. Mais cette fois la crise est maîtrisée sans hospi-
talisation. Court séjour dans une maison de repos privée, pres-
cription de lithium, et, à son insu, de neuroleptiques puissants
dilués dans l’eau des médicaments…
LES BIPOLAIRES NE SONT PAS FOUS • 243

Il reste un an sans psychiatre. En 2000, exacerbation du conflit


conjugal et familial. Arrêt total du lithium, suivi d’une « trop
belle forme » avec rechute : hospitalisation d’office. Tentative de
suicide de l’épouse, celle-ci fera deux séjours de six semaines en
hôpital psychiatrique…
Enfin JAG rencontre le bon psychiatre et dès lors assistera avec
femme et enfants aux conférences du docteur Gay sur les troubles
bipolaires, à l’hôpital Sainte-Anne. C’est dans ce contexte qu’il va
écrire son ouvrage Des hauts et des bas, où les médecins en pren-
nent pour leur grade : internements abusifs, privation de liberté,
administration sournoise de neuroleptiques puissants, aucun souci
d’information aux malades en particulier pas de diagnostic…

Un tel récit justifie à lui seul de poser au public la


question : êtes-vous bipolaire ? Et de vulgariser cette pro-
pension universelle aux oscillations de l’humeur, aux extra-
vagances pathologiques et à la nécessité de soigner les trou-
bles bipolaires.

Observance, engagement
et alliance thérapeutique

➤ La relation médecin-malade
Le grand psychiatre français Pierre Janet, il y a plus
d’un siècle, avait insisté sur le « rapport » entre malade et
thérapeute. Freud et ses élèves ont ensuite popularisé les
notions de « transfert » (investissement affectif à l’endroit
du thérapeute) et « contre-transfert » (mouvement inverse
d’investissement affectif du thérapeute à l’endroit du
patient) en psychothérapie.
Au milieu du XXe siècle, le médecin et psychanalyste
hongrois Michaël Balint, immigré en Grande-Bretagne, a éla-
244 • MANIE ET DÉPRESSION

boré le concept de la relation médecin-malade qui a inspiré


pendant cinquante ans la formation psychologique des
médecins.
Mais les relations médecin-malade au XXIe siècle ne
sont plus celles qui présidaient au modèle proposé par Balint
il y a cinquante ans. Bien sûr, le patient doit avoir confiance
dans la compétence, l’honnêteté et le dévouement du médecin.
Il doit savoir aussi que celui-ci fait son métier pour gagner
sa vie, il ne s’agit pas d’un sacerdoce désintéressé, ce n’est
peut-être pas un métier tout à fait comme un autre, mais,
actuellement, le médecin n’est qu’un maillon dans la chaîne
de compétences et le réseau de soins (Marie-Christine
Hardy-Baylé). On lui demande essentiellement une compé-
tence technique, maintenue régulièrement par la réactualisa-
tion des connaissances médicales, un rôle de conseil, mais
en dehors des hospitalisations sans consentement (HDT et
HO) et des mesures de protection (curatelle et tutelle), c’est
en dernier recours au patient et à son entourage de prendre
l’essentiel des décisions et de la responsabilité du traitement.
Depuis la loi Kouchner de mars 2002 et l’augmentation
des procès, les médecins ont une attitude plus défensive
dans leur pratique. Les patients ne doivent pas s’étonner
qu’on leur fasse signer des engagements et des attestations
certifiant qu’ils ont été bien informés et prévenus. Les
patients veulent savoir, on leur conseillera donc de prendre
connaissance des brochures d’information distribuées par les
autorités. Ce mouvement porte le nom de bibliothérapie. On
leur conseillera de lire des ouvrages sur leur pathologie et
les traitements indiqués par les conférences de consensus.
Quant au secret médical, il s’agit d’un problème déli-
cat. On verra plus loin si et quand il est opportun d’afficher
sa bipolarité. Certains sujets préfèrent se faire soigner loin
de leur domicile et de leur lieu d’exercice professionnel.
LES BIPOLAIRES NE SONT PAS FOUS • 245

Comme dans leur vie affective, conjugale et familiale,


les relations des malades bipolaires avec leur médecin peu-
vent être orageuses. Ces derniers ne sont pas de marbre et
peuvent parfois perdre patience eux aussi. Le nomadisme
médical est fréquent dans cette pathologie. Aux change-
ments fréquents d’humeur, de partenaire et de conjoint, de
métier et de domicile, aux ruptures et aux divorces répétitifs,
correspondent les nombreux changements de médecin et de
médication, et trop souvent l’arrêt de toute thérapeutique, le
patient se sentant guéri ou bien encore pensant magiquement
qu’annuler un traitement annule aussi la maladie. Là encore
la stabilité est très souhaitable. Il est très souvent utile de
passer un contrat avec l’entourage, conjoint, famille, éven-
tuellement milieu professionnel, afin de gérer au mieux les
crises maniaco-dépressives, en particulier de repérer les
prémices d’une nouvelle crise, les ruptures thérapeutiques,
les comportements potentiellement dommageables. Mais
certains patients vivent ce réseau de protection comme une
emprise et une intolérable atteinte à leur liberté. Tout est
question de nuance adaptée à chaque situation.
Pour certains il est moins coûteux émotionnellement
d’attribuer la médiocrité de leur stabilisation, ou de leur
rechute, à l’incompétence ou au désintérêt des médecins et
des soignants.
C H A P I T R E 1 3

Doit-on annoncer
sa bipolarité ?

Les jeunes enfants sont souvent de fins psychologues.


Ils repèrent instinctivement les changements d’humeur de
leurs parents. Ainsi une fillette de 10 ans explique au nou-
veau mari de sa mère bipolaire qu’il doit ne pas entrer en
phase avec les humeurs de celle-ci et éviter de répondre aux
arguties et reproches quand elle devient irritable. Une autre
enfant a compris qu’il lui fallait s’éloigner lorsque sa mère
lui faisait trop de reproches, et elle revenait ensuite lui dire,
en véritable thérapeute : « Maman je t’aime. » Cette mère,
anxieuse de ne pas être une bonne mère et se sentant coupa-
ble de traumatiser l’enfant, demande au médecin : que dois-
je dire à cette enfant ? Comment lui expliquer son irritation
intermittente, ses pertes de contrôle, certains reproches et
même des excès d’affection ? En outre, les parents s’inquiè-
tent souvent des risques de transmission génétique de la
maladie. Que doit-on dire aux autres : faut-il afficher ou dis-
simuler sa maladie bipolaire ?
248 • MANIE ET DÉPRESSION

Coming-out (affichage)
ou dissimulation ?

Voici un des points les plus délicats en matière de trou-


bles bipolaires. Il est devenu légalement obligatoire de com-
muniquer aux patients le diagnostic des maladies que l’on a
repérées, qu’il s’agisse d’une maladie organique grave telle
que le cancer, ou d’une affection psychiatrique comme la
schizophrénie. La loi de mars 2002 (Kouchner) exige du
médecin une information « claire et loyale » ; elle précise
aussi que le patient peut disposer de son dossier médical
(sans que soit défini d’ailleurs en quoi consiste un dossier en
matière de psychiatrie, où il n’existe pas d’examen de labo-
ratoire !). Cela doit s’accompagner d’une intense pédagogie
et d’une bonne alliance thérapeutique. Pour autant, les
patients et leur famille doivent-ils rendre publics ces dia-
gnostics dans leurs différents milieux, en particulier profes-
sionnel ? À la transparence dans le domaine médical, doit-
on faire correspondre une transparence dans le milieu
social ? Au dépérissement du secret médical, doit-on ajouter
de rendre publiques ces maladies mentales qui ne seraient
plus honteuses ?
Certains patients s’identifient totalement à leur patholo-
gie, à tel point que leur existence finit par se confondre avec
leur maladie, vécue comme l’essence même de leur destin.
Par exemple, certains patients se présentent en déclarant tout
net : « Je suis bipolaire », comme d’autres s’affirment en
déclarant : « Je suis toxicomane, c’est tout ! » ou « Je suis
transsexuel(le) ! » Il ne s’agit plus de révélation de sa patho-
logie mais d’une exhibition.
L’ancien vice-président américain Bob Dole, pour aider
à démystifier ce qui reste une infirmité honteuse, annonçait
DOIT-ON ANNONCER SA BIPOLARITÉ ? • 249

partout (dans les journaux) qu’il était devenu impuissant et


qu’il devait prendre du sidénafil (Viagra®) pour honorer son
épouse, mais il s’agissait d’un sexo-septuagénaire, politicien
respecté, ancien héros de la guerre 1939-1945. D’autres per-
sonnages célèbres font état publiquement de leur maladie
bipolaire, pour inciter les patients à se faire soigner.
Il paraît assez facile pour les artistes et les écrivains de
parler de leur maniaco-dépression. Cela va dans le sens de
l’ancienne croyance selon laquelle le génie et la folie vont
de pair. Cela ajoute un élément romantique à leur fatum.
Mais c’est bien plus problématique quand il s’agit du monde
du travail ou de la politique. Un candidat à la Maison-
Blanche (Eagleton) fut ainsi éliminé de la course présiden-
tielle quand les médias ont appris qu’il avait reçu des
électrochocs.
Pendant très longtemps, la pathologie mentale était un
argument majeur avancé par un conjoint pour demander le
divorce. Quand on nous demandait une attestation d’interne-
ment ou d’hospitalisation pour trouble mental (qui serait
évidemment utilisée comme une pièce maîtresse et comme
un argument dans le processus de séparation), nous avions
personnellement pris l’habitude de refuser et de répondre
qu’il s’agirait en fait de non-assistance à personne en
détresse sinon en danger et d’un facteur aggravant.
Dans son autobiographie, Kay Jamison décrit longue-
ment son appréhension quand elle pense devoir avouer sa
PMD à ses partenaires amoureux et compagnons de vie, et
surtout à ses « patrons » de l’université et de l’hôpital : il
n’est jamais facile de dire qu’on est maniaco-dépressif. La
plupart des gens ont fait preuve à son égard d’une grande
compréhension et même ont été d’une aide précieuse, mais
certaines réactions furent désobligeantes, condescendantes,
voire dépourvues du moindre semblant d’empathie. Elle en
donne des exemples très frappants : « J’avais beaucoup de
250 • MANIE ET DÉPRESSION

raisons, certaines personnelles, d’autres professionnelles, de


répugner à tout dire. » À deux reprises au moins elle eut à
confier l’existence de sa maladie au patron d’un départe-
ment de psychiatrie où elle posait sa candidature. Dans les
deux cas, sa franchise nuancée et argumentée fut récompen-
sée par une acceptation sans réserve dans la communauté
académique, par le patron de UCLA puis celui de Johns
Hopkins. Elle fut donc nommée professeur titulaire, une
première fois à Los Angeles, puis une deuxième fois à
Baltimore. Elle dit aussi dans son livre son angoisse quand
elle confie à des autres « significatifs », ses amis et ses
amants, son trouble bipolaire.
Depuis lors, Kay Jamison a fait son « coming-out »
selon l’expression employée par les homosexuels américains
sortant de leur clandestinité (outing, out of the closet). Mais
il est vrai qu’elle annonça urbi et orbi sa pathologie en
publiant son livre grand public en 1995, après avoir acquis
une réputation scientifique mondiale, publié de nombreux
articles de haut niveau et écrit avec Frédérik Goodwin
l’ouvrage de référence sur la maladie maniaco-dépressive en
1990. Elle était devenue une des stars internationales du
monde médico-psychiatrique en matière de PMD et de
recherche sur la psychologie de la création artistique.
Mogens Schou, le célèbre psychiatre danois qui a
obtenu le prix Lasker (le petit Nobel) pour sa mise au point
du traitement par le lithium, explique qu’il a consacré sa vie
et sa recherche à découvrir le traitement majeur de la PMD
(le lithium), parce que sa famille et son arbre généalogique
étaient remplis d’histoires pathétiques liées à cette maladie.
Le Danois avait vivement encouragé Kay Jamison à rendre
publique sa maladie et à publier son fameux livre de 1995 ;
mais, encore une fois, elle avait 50 ans et une réputation
internationale flatteuse. Elle est devenue un auteur à succès
multipliant les livres grand public sur le sujet.
DOIT-ON ANNONCER SA BIPOLARITÉ ? • 251

On ne saurait trop pour l’instant inciter les maniaco-


dépressifs à la prudence : pas question d’afficher inconsidé-
rément son trouble bipolaire, quand il s’agit d’adultes jeunes
commençant une carrière professionnelle ou en recherche
d’un emploi. Cette franchise peut être mal récompensée, et
l’annonce peut être maladroite. Le monde de l’entreprise est
devenu compétitif et sans merci. Si la personne arrive à
s’insérer sans que soient perçus dans le comportement cer-
taines fantaisies, certaines extravagances, des périodes
d’irritation, ou des manquements, il est sans doute inutile de
faire étalage des avatars de sa maladie.
Certains bipolaires font un véritable exhibitionnisme de
leur maladie. Ils fondent des associations de patients et font
de l’agit-prop (« une bipolaire pride ») pour la promotion
des troubles bipolaires… Être bipolaire est alors leur qualité
et leur compétence essentielles
Par contre, si l’on sent une sympathie et une compré-
hension chez les collègues et les employeurs, il peut être
utile d’expliquer certaines originalités et irrégularités dues
aux oscillations de l’humeur et à l’impulsivité. Il peut alors
se constituer un véritable réseau de soutien social et
d’entraide. Les autres peuvent représenter des « senseurs »
venant servir de garde-fou, d’alarme et d’incitation au traite-
ment (on peut rappeler la définition d’un senseur : dispositif
octoélectronique de télédétection assurant le repérage de
l’orientation dans l’espace d’un mobile). Mieux encore on
peut choisir une personne de confiance qui servira de
conseiller pour avertir le sujet de certains débordements…
252 • MANIE ET DÉPRESSION

Trouver un confident,
une personne de confiance

La loi de mars 2002 instaure le « tiers de confiance »


désigné par le patient lui-même (qui pourra d’ailleurs le
récuser) pour recueillir l’information dans le dossier médical
et auprès du médecin. En matière de psychiatrie, elle pourra
signer les mesures d’internement (HO et HDT). Ce mentor
peut devenir un guide, un conseiller sage et expérimenté, il
ne doit pas se comporter en cicerone (guide italien trop
bavard), rapidement perçu par les bipolaires comme un
tuteur ou un curateur.

Une personne de confiance pour guetter les contrepets


et les dérapages hypomaniaques en public
Au conseil municipal d’une grande ville de province, une
brillante avocate bien stabilisée par les thymorégulateurs est
régulièrement prévenue par une amie complice qu’un risque de
dérapage s’annonce quand, en réunion, elle commence à répéter
les mêmes jeux de mots, les mêmes contrepets, « on a le choix
dans la date » ! en s’exprimant par allitération ou en multipliant
les rimes grossières « ce projet est entériné, poil au nez ! », ou
interpellant un peu vivement les adversaires politiques.

Toutefois la pression et la compétition dans les entre-


prises se sont généralement accrues, avec augmentation des
exigences de rendement (le retour sur investissement), des
tensions et des rivalités, le travail représentant souvent un
facteur de stress continu plutôt qu’un cadre de stabilisation
et de gratification pour l’estime de soi. Les cyniques répè-
tent volontiers que le monde du travail n’a pas à être un
atelier protégé ou un CAT (centre d’aide par le travail). Les
séminaires entraînent les cadres à agir sur autrui, et obtenir
DOIT-ON ANNONCER SA BIPOLARITÉ ? • 253

le meilleur de leurs équipes : le harcèlement au travail n’est


pas loin. En contrepartie, les « coachs » apprennent désor-
mais à prévenir le stress intolérable et les relations
d’emprise hiérarchiques. En ce qui concerne les bipolaires,
ils ont un fonctionnement intermittent, avec des périodes
d’intense activité, de rapidité et d’efficacité, alternant avec
des périodes contrastées d’inertie et d’inefficacité qui tran-
chent avec les périodes antérieures. Ces périodes peuvent
être interprétées comme une démotivation (ce qui est vrai),
et une mauvaise volonté (ce qui est inexact). Doit-on pour
autant révéler cette propension à fonctionner de façon
intermittente ?

« Prévention quaternaire » (OMS) :


la déstigmatisation du trouble mental

L’OMS incite désormais à la mise en œuvre de la pré-


vention quaternaire en matière de santé mentale. C’est-à-dire
qu’elle incite à informer le public des réalités des maladies
psychiques et des ressources thérapeutiques, afin d’exorciser
les fantasmes, les représentations effrayantes et les préjugés
dans ce domaine. Il y a certes encore beaucoup de chemin à
faire et il convient d’aborder très précautionneusement cet
idéal. Faut-il rappeler la définition utopique que l’OMS pro-
pose de la santé : un état de complet bien-être physique,
mental et social. Il faudrait ajouter beaucoup de compréhen-
sion de la part des autres et leur totale acceptation des diffé-
rences intellectuelles et caractérielles.
Les DRH (directeur des ressources humaines), les
médecins du travail et les cadres devraient connaître cette
affection et contribuer à une meilleure insertion de ces
patients. Insistons encore sur l’importance de l’accompagne-
254 • MANIE ET DÉPRESSION

ment et de l’intimité avec une personne de confiance, mise


dans la confidence par le malade et le médecin, pouvant
jouer le rôle d’intercesseur et de coach.
Dans l’ensemble, dans le contexte actuel, il nous paraît
préférable de pratiquer la discrétion. Les problèmes de santé
devraient rester du domaine de la vie privée, bien que celle-
ci soit progressivement amputée de toute confidentialité par
la bureaucratisation croissante d’une société devenue indis-
crète dans son souci de la « protection sociale ».
C H A P I T R E 1 4

Soigner
la maladie bipolaire

Est-il nécessaire de rappeler que les patients souffrant de


troubles bipolaires doivent faire l’objet d’un bilan exhaustif
permettant d’affirmer le diagnostic, de préciser le type de bipo-
larité, le degré d’intensité de la pathologie, la circularité, les
troubles mentaux associés (comorbidité psychiatrique), l’âge
de début, la fréquence et le type des épisodes, les différents
traitements précédemment prescrits et les réponses à ces traite-
ments. Il faut évaluer la situation socio-économique, le niveau
culturel et d’éducation, les relations familiales, le réseau social
et les ressources relationnelles avec les appuis possibles…
L’histoire familiale, les antécédents parentaux, l’exis-
tence d’une pathologie similaire chez les apparentés et mieux
encore l’efficacité des traitements chez ces personnes permet-
tent d’orienter la prise en charge. L’acceptation complète ou
réticente de la maladie, le type d’explication que le patient est
enclin à envisager (« représentation de la maladie » avec une
conception plutôt biologique ou plutôt psychogénétique) vont
entrer en ligne de compte dans le projet thérapeutique et le
type de protocole que le médecin va proposer au patient.
L’histoire familiale a une importance majeure : dépister
l’existence des troubles de l’humeur chez les apparentés, leur
256 • MANIE ET DÉPRESSION

type (dépression, manie, hypomanie, troubles de la personna-


lité), les antécédents suicidaires, les éventuelles histoires de
vie chaotique. Si ces apparentés ont été soignés, quelles ont
été les réponses thérapeutiques et avec quel médicament ?
Certains parents, même éloignés, ont passé leur vie à l’hôpi-
tal psychiatrique avec des diagnostics souvent erronés – ou
avant les ressources de la psychopharmacologie moderne.
La biographie du patient est un élément clinique capital
avec les événements de vie, les péripéties de l’existence, les
performances scolaires et professionnelles, la vie affective.

Comment se prendre en charge


Le principal artisan des soins et du pronostic est le
patient lui-même. Il lui faudra autogérer sa maladie, en sui-
vant les informations, les prescriptions et les conseils que lui
donneront le médecin psychiatre et tous les acteurs du
réseau de soins (médecin généraliste, psychologue, infirmier
psychiatrique, travailleur social).
Les ouvrages simples et clairs de M.-C. Hardy-Baylé et
P. Hardy (1996), E. Hantouche (2006), N. Duchesne (2006)
sont facilement accessibles au public, Les auteurs anglo-
saxons ont communiqué leur pragmatisme, leur optimisme
et leur habituelle restitution des problèmes aux intéressés
eux-mêmes : « Do it yourself (DIY) », « Comment s’aider
soi-même » et « Just do it ».
L’auto-observation quotidienne par le sujet de son état
clinique est importante. Il lui est donc proposé de tenir régu-
lièrement un cahier (mood chart) dans lequel il notera :
– l’état de son humeur chaque matin et chaque soir ;
– son degré d’anxiété et d’irritabilité ;
– son sommeil : l’heure d’endormissement, de réveil, la
qualité du sommeil (réveil nocturne ?) ;
SOIGNER LA MALADIE BIPOLAIRE • 257

– les événements de la journée et les facteurs de stress


éventuels ;
– la prise des médicaments ;
– le poids, et pour les femmes le cycle menstruel.
On voit par là que l’impérieuse nécessité d’observer
une grande régularité dans ses comportements est encadrée
par cette auto-observation, et objectivée par l’écriture et
le cahier, qui seront présentés régulièrement au médecin ou
au soignant (psychologue, infirmier). Cela suppose que les
patients deviendront de bons élèves formés en psychiatrie.
Ce pragmatisme et l’observance d’une check-list sont
en phase avec la culture américaine de la systématisation (ou
même du taylorisme). Pragmatisme et optimisme, on est loin
ici du romantisme de la vieille Europe et d’une certaine
idéalisation de la passion, du trouble mental, du chaos, de
l’angoisse et de la « connaissance par les gouffres ». On ne
cultive pas le mythe de la créativité géniale des maniaco-
dépressifs, on contrôle et on module les turbulences émo-
tionnelles, on met fin au désordre, pour faciliter et accroître
l’efficience et la productivité, pour rentrer dans le rang et
jouir du droit au bonheur qui figure à la première place de la
Constitution américaine écrite par Jefferson.
Quatre types de recommandations majeures sont faits
aux patients :
– faire une évaluation quotidienne de l’humeur, à l’aide
d’un agenda ;
– observer des « routines » régulières en particulier pour
les rythmes veille-sommeil ;
– éviter l’alcool et toutes les substances modifiant
l’humeur ;
– maintenir et développer un réseau social d’aide et de
soutien.
258 • MANIE ET DÉPRESSION

Facteurs de risque et facteurs de protection


Facteurs augmentant le risque de rechute
Facteur de risque Exemples
Événements de vie stressant Deuil, perte d’emploi, tension
ou harcèlement au travail,
changements relationnels
ou amoureux, maladie, naissance
d’un enfant, etc.
Alcoolisation ou abus de drogue Ivresse, cannabis, ecstasy, cocaïne,
LSD, etc.
Privation de sommeil Voyages transméridiens, bachotage,
changement brutal des habitudes de
sommeil.
Conflits interpersonnels Critiques incessantes d’un parent,
et familiaux d’un conjoint, d’un partenaire.
Échanges provocateurs ou hostiles
avec les membres de la famille ou
collègues de travail.
Incohérence et inobservance Arrêt soudain des thymorégulateurs,
thérapeutique automédication, médecines
parallèles…
Facteurs de protection des rechutes
Facteurs de protection Exemples
Auto-observation et régulation Agenda quotidien avec auto-
de son humeur et des facteurs évaluation de ses émotions, pensées,
entraînant ces oscillations activités, etc.

Maintenir des « routines », Régularité du sommeil


des régularités diurnes et (endormissement et réveil) ;
nocturnes programmation à l’avance de ses
rythmes sociaux et de ses activités.
Maintenir des réseaux de S’appuyer sur des personnes de
soutien par les proches confiance, communications franches
et confiantes avec les proches, les
« personnes significatives » et appel
rapide à l’aide en cas d’urgence
(voir contrat d’Ulysse page 123).
SOIGNER LA MALADIE BIPOLAIRE • 259

Facteurs de protection Exemples


Alliance thérapeutique, Régularité de prise du médicament,
engagement sans arrière- dans la psychothérapie, la
pensée dans le traitement psychopédagogie et participation
médical et psychosocial à des groupes de soutien et d’entraide.

➤ Un exemple d’évaluation quotidienne


des rythmes sociaux
Gary Sachs (Boston) a proposé de son côté une grille
d’évaluation avec de nombreuses colonnes pour l’évaluation
quotidienne de l’humeur, de l’anxiété, de l’irritabilité, de la
capacité ou de l’impossibilité de travailler, la prise des
médicaments, etc. Ainsi, on va remplacer une maladie bipo-
laire et la désorganisation maniaco-dépressive par la rituali-
sation d’un comportement très régulier sinon obsessionnel.
C’est d’ailleurs une stratégie défensive spontanément adop-
tée par certains patients.

Les médicaments psychotropes

Dans l’immense majorité des cas avérés de troubles


bipolaires proprement dits (surtout pour le type I, et aussi le
type II quand les épisodes sont rapprochés), une prescription
médicamenteuse s’impose. Elle sera le plus souvent conti-
nue. De nombreux médicaments ont été proposés. Mais, en
fin de compte, le nombre des médicaments d’utilité recon-
nue est limité. Une méta-analyse récente de Bauer et
Mc Bride (2004) montre le peu de molécules ayant fait la
preuve réelle (type EBM, Evidence Based Medicine1) de leur

1. Médecine basée sur un haut niveau de preuves scientifiques.


260 • MANIE ET DÉPRESSION

efficacité (voir tableau). Le lithium reste le produit majeur


dans la prise en charge des troubles maniaco-dépressifs avérés.

➤ Les médicaments stabilisateurs de l’humeur


(thymorégulateurs ou normo-thymiques)
On a voulu définir une classe de médicaments psycho-
tropes ayant pour propriété de stabiliser l’humeur. Les critè-
res de définition étant l’efficacité sur les épisodes aigus sans
induction de virage maniaque ou dépressif, médicaments
ayant une bonne efficacité prophylactique sur le long cours.
En réalité, aucun médicament ne satisfait pleinement à ces
critères, sauf le lithium dans certaines formes de la patholo-
gie, quand il y a des épisodes typiques et surtout a fortiori
quand les membres de la famille ont présenté une pathologie
similaire et une réponse thérapeutique satisfaisante au
lithium. Malheureusement, les effets des thymorégulateurs
sont souvent partiels, d’où la nécessité d’associer plusieurs
thymorégulateurs entre eux.

Les thymorégulateurs
(Méta-analyse de Bauer et Mc Bride, 2004)

Manie Dépression
Traitement Lithium Lithium
aigu Valproate
Olanzapine
Lithium Lithium
Prophylaxie
Lamotrigine Lamotrigine

Le lithium
Découvert au début du XIXe siècle, ce métal alcalin, qui
est le plus léger de la série des cations, est ubiquitaire en
SOIGNER LA MALADIE BIPOLAIRE • 261

petites quantités dans la nature et les organismes vivants.


Pour autant, précisons d’emblée que le trouble bipolaire
n’est pas dû à une carence en lithium. Il a été utilisé dans le
traitement de la goutte, diathèse à laquelle on attribuait
beaucoup de maladies, dont la « folie goutteuse ». Les frères
Carl et Fritz Lange, au Danemark, avaient employé les sels
de lithium dans le traitement des « dépressions périodiques ».
Les travaux de Lange avaient reçu en France un accueil cha-
leureux (par exemple dans la thèse de P. Kahn : La cyclothy-
mie, 1909), mais le traitement de ces médecins danois fut
oublié. En 1949, le médecin militaire australien John Cade
montra l’effet thérapeutique du lithium dans les états de
manie aiguë et son absence d’efficacité chez les schizo-
phrènes. Ce traitement fut à nouveau oublié, en raison de la
dangerosité du lithium et parce que les neuroleptiques, avec
leurs effets antimaniaques, furent rapidement et largement
utilisés à partir de 1952. Ce furent à nouveau des médecins
danois qui relancèrent la pratique de la lithiothérapie, en
particulier Mogen Schou qui en fixa les règles d’utilisation.
Il mit au point un procédé de dosage du lithium dans le sang
et préconisa de maintenir la concentration plasmatique de ce
lithium dans un créneau relativement étroit, assurant à la
fois une bonne efficacité et une innocuité pour le patient.
Les Danois démontrèrent clairement l’efficacité dans les
états de manie aiguë, puis, dans un second temps, l’effet de
prévention des rechutes maniaco-dépressives.
Le lithium reste actuellement le thymorégulateur de
référence pour les troubles bipolaires. Il comporte des avan-
tages et des inconvénients. Son délai d’action demande deux
à trois semaines et un certain tâtonnement pour trouver la
posologie utile. Il nécessite donc des prises de sang réguliè-
res. En début de traitement, le patient peut être gêné par les
effets secondaires : troubles digestifs avec nausées, ramollis-
sement des selles, tremblement des extrémités, une soif
262 • MANIE ET DÉPRESSION

intense avec potomanie et polyurie, un effet sédatif, un cer-


tain émoussement psychique, des sensations d’ébriété, etc. le
lithium peut présenter des dangers : au-delà de 1,2 mEq de
taux plasmatique, on peut voir apparaître des myoclonies
(secousses musculaires), des crises d’épilepsie, une certaine
confusion mentale et des problèmes cardiaques. Au-delà de
2,5 mEq peut s’installer un coma convulsif. Il y a donc un
danger vital en cas d’ingestion massive, représentant une
urgence et l’indication d’une hémodialyse au rein artificiel.
On sait maintenant que l’intérêt majeur du lithium aug-
mente progressivement au fil des semaines, des mois et des
années. Il faudra donc réserver ce traitement à certains
patients dont on aura évalué la connaissance et l’acceptation
de leur maladie bipolaire, qui se seront nettement engagés
pour le traitement et dont on pourra être assuré d’une obser-
vance régulière. En effet, l’interruption brutale du lithium
peut induire un rebond intense de la maladie et, en cas de
reprise de cette thérapeutique, une inefficacité secondaire.
Les risques majeurs du traitement au long cours sont
représentés par l’insuffisance thyroïdienne. On voit encore
trop souvent des patients, en particulier des femmes, obligés
de prendre quotidiennement des hormones thyroïdiennes
pour suppléer une fonction thyroïdienne défaillante. L’autre
complication majeure est à plus longue échéance, il s’agit
d’une insuffisance rénale qui peut apparaître dix à vingt ans
après le début de la lithiothérapie.
Il faudra donc pratiquer régulièrement une prise de
sang et un bilan biologique pour mesurer le taux de lithium
dans le sang (lithiémie plasmatique et érythrocytaire), éva-
luer la fonction thyroïdienne (dosage de TSH et aussi de T4)
et tester la fonction rénale (créatininémie, taux d’urée).
D’abord tous les mois, puis tous les trois mois, et ensuite
une à deux fois par an. Progressivement on pourra réduire la
posologie en sachant qu’au fil du temps on peut redescendre
SOIGNER LA MALADIE BIPOLAIRE • 263

à des taux plasmatiques de 0,8 à 0,5 mEq. Cependant on a


montré qu’en diminuant nettement la posologie, on dimi-
nuait par deux les effets secondaires mais aussi le degré
d’efficacité thérapeutique.
Deux arguments plaident actuellement en faveur du
lithium, malgré ses inconvénients : d’une part l’efficacité
antisuicide nettement supérieure, et d’autre part, à long
terme, l’effet de neuroprotection du système nerveux central
et de maintien de la neuroplasticité. Il pourrait même avoir
des effets préventifs contre le risque d’évolution d’un état
démentiel au cours du troisième âge. Ajoutons aussi le coût
modeste de ce traitement.
Les meilleures indications sont représentées par les for-
mes typiques de la maladie avec des épisodes de manie
euphorique, lorsqu’il y a une charge héréditaire importante
(plusieurs membres de la famille présentant une PMD) et a
fortiori si un ou plusieurs proches parents ont répondu favo-
rablement à ce type de traitement.
Le plus souvent, dans les cas difficiles, on associe un
ou plusieurs autres thymorégulateurs au lithium.
Bien qu’il ne fasse l’objet d’aucune promotion de la
part de l’industrie pharmaceutique, et en l’absence de mar-
keting, l’intérêt pour cette thérapeutique déjà ancienne ne
faiblit pas, comme en témoigne la parution récente d’un gros
ouvrage uniquement consacré au lithium en neuropsychiatrie
par des auteurs européens et canadiens (Bauer, Grof et Muller-
Oerlinghausen, 2006).
Pour l’essentiel, le mode d’action du lithium reste mal
connu. On a d’abord insisté sur ses effets régulateurs de la
sérotonine cérébrale dont il augmente le turn-over. Quand
il est associé à un antidépresseur à action sérotoniner-
gique du type ISRS, il peut d’ailleurs être à l’origine d’un
syndrome sérotoninergique : agitation, confusion, secousses
musculaires, tremblements, fièvre, frissons, sueurs, nausées,
264 • MANIE ET DÉPRESSION

diarrhée, soif intense et polyurie, manifestations cutanées


(acné, psoriasis), prise de poids. Classiquement il convien-
drait d’arrêter le lithium pendant le premier trimestre de
grossesse, mais il semble moins tératogène que les autres
thymorégulateurs.
L’impact thérapeutique essentiel n’est pas au niveau de
la synapse, mais au-delà, au niveau intracellulaire, sur la
protéine G et des autres seconds messagers comme le PIP
(phosphatidyl-inositol-phosphate) avec inhibition de l’unité
alpha des protéines G, en particulier celles des récepteurs
bêta-adrénergiques, via le monophosphate adénosine cycli-
que. Cette activité peut tempérer l’activité neuronale au
cours de la manie, et rendre compte des effets antidépres-
seurs. Le lithium pourrait avoir pour action essentielle de
rétablir la régulation de l’homéostasie intracellulaire.
Les sels de lithium à usage thérapeutique peuvent se
présenter sous forme de carbonate, de loin le plus utilisé, ou
de citrate ou de gluconate, peut-être mieux tolérés. Ajoutons
que l’adjonction d’acide folique est souvent bénéfique. Ce
doit être systématique lorsqu’une grossesse est planifiée
pour éviter un risque malformatif.

Les thymorégulateurs anticonvulsivants (TRAC)


Au cours des années 1960, on a signalé l’intérêt de
certains médicaments antiépileptiques dans les troubles
bipolaires, spécialement le valpromide avec Lambert
(1966), et la carbamazépine avec les Japonais Okuma et al.
(1973). D’autres médicaments ont été proposés (topira-
mate, gabapentine), mais ils semblent n’avoir d’intérêt
qu’en association avec d’autres thymorégulateurs. Seule la
lamotrigine a montré son efficacité thérapeutique et pro-
phylactique, spécialement pour l’aspect dépressif des trou-
bles bipolaires.
SOIGNER LA MALADIE BIPOLAIRE • 265

LE VALPROATE
L’acide valproïque a bénéficié récemment d’une impor-
tante promotion commerciale. Les doses moyennes des pres-
criptions se situent autour de 450 à 1 500 mg par jour. Pour
assurer que le patient reçoit une dose utile, il convient de
mesurer le taux plasmatique qui doit se situer entre 50 et
120 nanogrammes par litre. Il est souvent bien toléré mais
non dépourvu d’effets secondaires : prise de poids, sédation,
altération cognitive, nausées, diarrhées, tremblements. On
peut voir aussi des pertes de cheveux (qui imposent une
supplémentation par le zinc ou le sélénium).
L’acide valproïque présente aussi des effets secondai-
res et des complications plus graves : il peut être à l’origine
de pancréatite, hépatite, de maladies ovariennes kystiques et
hyperandrogénie, de maladies endocriniennes et de raré-
faction des éléments figurés du sang, avec le risque tératogé-
nique, c’est-à-dire de malformation du futur bébé en cas de
grossesse par non-fermeture du tube neural. Tout cela doit
mettre en garde le clinicien concernant ce traitement chez
les filles prépubères, et les femmes en période d’activité
génitale, de la puberté à la ménopause.
Le mode d’action est là encore assez mystérieux : blocage
des canaux sodium, action sur les circuits sérotoninergiques ?
LA CARBAMAZÉPINE
Sous sa forme d’origine ce traitement impose une prise
de sang régulière pour limiter le taux plasmatique entre 4 et
12 mµg/ml. Il y a d’assez nombreuses incompatibilités
d’association avec d’autres médicaments, en particulier psy-
chotropes, neuroleptiques, acide valproïque, antidépresseurs,
ISRS, lamotrigine. Il comporte aussi de nombreux effets
indésirables, aux niveaux cutané, sanguin, gastro-intestinal,
etc. L’oxcarbazépine serait d’un maniement plus facile, ne
nécessitant pas de contrôle sanguin régulier.
266 • MANIE ET DÉPRESSION

LA LAMOTRIGINE
Plusieurs études montrent l’intérêt antidépresseur et
thymorégulateur de ce produit antiépileptique quant à son
effet préventif et thérapeutique. La dose efficace se situe en
psychiatrie entre 50 et 200 mg par jour, doses atteintes par
paliers très progressifs sur deux mois en raison du risque
d’apparition de complications cutanées dont certaines peu-
vent être graves.
TOPIRAMATE
Ce TRAC présente surtout un intérêt en association,
venant renforcer l’action d’un ou plusieurs autres thymorégu-
lateurs. Il est le seul produit qui, dans la moitié des cas, fait
perdre du poids aux patients, ce qui est généralement apprécié.
GABAPENTINE
Analogue synthétique du GABA, il peut avoir en asso-
ciation un effet bénéfique sur l’humeur et l’anxiété. Les
doses utiles se situent entre 600 et 1 800 mg par jour. Il peut
être prescrit en association avec d’autres thymorégulateurs.

Le problème des antidépresseurs


En règle générale, on ne prescrit pas de médicament
antidépresseur dans la dépression bipolaire. Cette restriction
concerne essentiellement les dépressions bipolaires du type
I, en raison de l’effet aggravant et du risque d’accélération
des cycles, spécialement pour les antidépresseurs de pre-
mière génération, c’est-à-dire les tricycliques. Il semble que
les médicaments tels que les ISRS agissant sur la sérotonine
présentent moins d’inconvénients. Lorsque la dépression
traîne et que les thymorégulateurs ont un effet limité, on
s’accorde généralement pour prescrire un antidépresseur
pendant une période relativement brève (trois à quatre mois)
et si possible à dose minorée.
SOIGNER LA MALADIE BIPOLAIRE • 267

Neuroleptiques classiques
et antipsychotiques « atypiques »
Dans un premier temps, les neuroleptiques classiques
ont été largement employés dans le traitement de l’excita-
tion maniaque et des troubles psychotiques. Ce type de
traitement reste assez largement utilisé en Europe dans les
manies aiguës. Pour les états d’agitation et pour les épisodes
psychotiques aigus, dont la définition reste floue, on remar-
quera que tous les neuroleptiques classiques ont en France
l’autorisation de mise sur le marché (l’AMM) pour ce type
d’indication. Mais la manie aiguë est-elle toujours psycho-
tique ? Ou seulement lorsque sont clairement discernables
idées délirantes et hallucinations formées ?
Il y a encore peu de temps, plus de la moitié des
patients bipolaires, après leur sortie de l’hôpital psychiatri-
que, recevaient encore au long cours des injections de neuro-
leptiques à action prolongée (neuroleptique retard) avec une
injection toutes les deux ou quatre semaines, probablement
en raison de troubles persistants du comportement et de non-
adhérence à la prise en charge thérapeutique.
Les nouveaux médicaments antipsychotiques dits atypi-
ques tendent actuellement à remplacer les neuroleptiques
classiques : clozapine, amisulpride, rispéridone, olanzapine,
aripiprazole, etc., ils ont tous l’ambition d’être thymorégula-
teurs, à doses importantes en phase aiguë et à doses réduites
pour la maintenance. Mais ils n’ont pas de forme retard sauf
en ce qui concerne la rispéridone.
Par définition tous les neuroleptiques sont indiqués dans
les états psychotiques, comme signifie leur appellation en
langue anglaise (antipsychotics). Aussi, en période aiguë, si
l’on considère que l’état maniaque correspond à un état psy-
chotique aigu, il est légitime de prescrire un neuroleptique,
qu’il soit classique ou atypique. Parmi les classiques, ont été
268 • MANIE ET DÉPRESSION

très utilisées les phénothiazines dont la principale fut la chlo-


ropromazine (Largatil®), les butyriphénones, dont le principal
est l’Halopéridol® qui est encore utilisé, le Zuclopendixol®,
etc. Tous les antipsychotiques atypiques ont un intérêt anti-
maniaque : amisulpride, rispéridone, olanzapine, arapiprazol,
etc. Une place à part devra être faite à la clozapine, produit
très ancien, un temps retiré du marché, qui a retrouvé une
place privilégiée dans le traitement des schizophrénies résis-
tantes et qui présente aussi un grand intérêt dans les troubles
maniaco-dépressifs résistants. Ce dernier doit faire l’objet
d’un suivi très régulier pour prévenir une altération des élé-
ments figurés du sang (numération formule hebdomadaire
pendant les premiers mois de traitement).
Les nouveaux antipsychotiques sont en train de rem-
placer les vieux produits car ils sont beaucoup mieux sup-
portés et peut-être plus efficaces dans leur utilisation au
long cours.
Tous les médicaments ayant une réelle efficacité théra-
peutique peuvent déterminer des effets secondaires et même
des complications sérieuses. Beaucoup de patients sont
effrayés en lisant l’impressionnante liste des effets secondai-
res possibles et des complications répertoriées dans les
imprimés qui accompagnent les boîtes de médicaments. Les
campagnes de presse des journalistes et les positions anti-
psychiatriques de certains psychiatres (qui n’ont pourtant
rien d’autre à proposer) renforcent la pharmacophobie
ambiante. Ils supportent mal l’idée de devoir leur santé men-
tale et leur bien-être à la chimie plutôt qu’à la psychologie ;
paradoxalement, sans voir la contradiction avec une consom-
mation tabagique importante, un certain degré d’alcoolisa-
tion intermittente ou même régulière, l’usage du cannabis ou
de drogues plus agressives.
Le lithium est sans doute le plus utile des produits mais
il faut connaître le risque d’insuffisance thyroïdienne et de
SOIGNER LA MALADIE BIPOLAIRE • 269

lésion rénale. L’acide valproïque ne devrait pas être prescrit


« en période d’activité génitale » puisqu’il existe des risques
d’ovarite sclérokystique, d’hyperandrogénie et surtout de
tératogenèse, c’est-à-dire de malformation embryo-fœtale.
L’olanzapine peut induire un diabète et des troubles métabo-
liques. Il persiste quelques risques de syndrome extra-
pyramidal avec la rispéridone si les doses sont élevées ; par
contre, le grand avantage de ce produit réside dans la possi-
bilité de prescription d’une forme à libération prolongée
avec une seule injection intramusculaire tous les 15 jours
(indication en cas de troubles psychiques graves associés en
particulier psychotiques, et de distorsion sévère de la per-
sonnalité). La clozapine est d’un maniement délicat et doit
être réservée à quelques cas difficiles.

Les associations de médicaments :


vers une polypharmacie rationnelle ?
La polypharmacie est donc devenue habituelle dans le
traitement au long cours des troubles bipolaires : « En géné-
ral, une polypharmacie habile est la règle plutôt que l’excep-
tion dans les troubles bipolaires » (Frye et al., 2000). Mal-
heureusement, il n’y a pratiquement pas d’études contrôlées
pour évaluer ces associations médicamenteuses. Récem-
ment, on s’est préoccupé du problème essentiel qui est celui
des épisodes dépressifs : « Les recommandations thérapeuti-
ques pour la dépression bipolaire doivent toujours inclure un
traitement combiné pour les dépressions sévères et moyen-
nes » (Walden et Grunze, 2000).
L’étude allemande de 2 000 dossiers comparant l’effi-
cacité des antidépresseurs n’a pas montré de différence sta-
tistique entre dépressions unipolaires et dépressions bipolai-
res (Möller et Grunze, 2000). Cette même étude confirme
que les thymorégulateurs apportent une protection (quoique
270 • MANIE ET DÉPRESSION

non absolue) pour le risque de virage de l’humeur. Le risque


suicidaire impose le lithium comme premier choix. Pour les
antidépresseurs, il faut utiliser les ISRS.
On peut conclure avec Kasper (2002) : « Le trouble
bipolaire représente un nouveau champ pour une poly-
pharmacie rationnelle. » « Il est évident que, pour le traite-
ment de la manie, de la dépression et des états mixtes
aussi bien que pour la prévention de ces états, il n’est pas
possible d’obtenir un résultat avec seulement un médica-
ment et un seul mécanisme d’action… au contraire, il faut
considérer un groupe de médicaments ayant plusieurs
mécanismes d’action (sur plusieurs neurotransmetteurs). »
L’auteur viennois souligne le « gap transatlantique », avec
utilisation des antidépresseurs en Europe et des thymo-
régulateurs aux États-Unis. Il rappelle le risque plus élevé
de syndrome extrapyramidal et de dyskinésies tardives
avec les neuroleptiques (classiques) chez les patients bipo-
laires. Il oppose aussi l’utilisation préférentielle de l’acide
valproïque aux États-Unis et de la carbamazépine en
Europe…

CANMAT, 2005, modèle pour la prescription


des médicaments psychotropes
Il existe différents algorithmes et modèles de prise en
charge. Ils sont très relatifs et en renouvellement constant.
Ces recommandations reposent sur des niveaux de preuve de
degrés décroissants. Elles procèdent d’un certain purita-
nisme méthodologique à la recherche de preuves statistiques
d’efficacité, assez loin de la pratique quotidienne des clini-
ciens qui doivent se contenter le plus souvent de la simple
efficience et de leurs impressions. Il n’en demeure pas
moins que la rigueur des essais contrôlés offre un repère
important.
SOIGNER LA MALADIE BIPOLAIRE • 271

On propose différents niveaux de preuve étayant


l’efficacité d’un traitement en fonction de la méthode des
études :
– méta-analyse ou études en double aveugle reproduites,
études contrôlées randomisées contre placebo ;
– étude randomisée en double insu avec comparaison au
placebo ou avec un comparateur actif ;
– étude prospective non contrôlée portant sur plus de
dix patients ;
– rapports cliniques anecdotiques ou opinion d’experts.
De ces quatre niveaux dépend la hiérarchie des recom-
mandations et propositions de traitement pour les bipolaires.
RECOMMANDATIONS THÉRAPEUTIQUES
1re ligne : niveau 1, ou niveau 2 + confirmation clini-
que, efficacité et innocuité.
2e ligne : évidence de 3 + confirmation clinique.
3e ligne : évidence de niveau 4 + confirmation clinique.

Nous résumons de façon très simplifiée le récent


CANMAT des Canadiens (2005) qui propose par ordre
d’efficacité démontrée, une série de médicaments psycho-
tropes pour les différentes situations cliniques.
• Prise en charge de la manie bipolaire en phase aiguë
– 1re ligne : lithium ; divalproex ; olanzapine ; rispéri-
done ; quetiapine ; aripiprazole ; ziprasidone ; lithium
ou divalproex + rispéridone ; lithium ou divalproex
+ quetiapine ; lithium ou divalproex + olanzapine.
– 2e ligne : carbamazepine ; oxycarbamazepine ; ECT ;
lithium + divalproex.
– 3e ligne : haloperidol ; chorpromazine ; lithium ou dival-
proex + halopéridol ; lithium + carbamazepine ; clozapine.
272 • MANIE ET DÉPRESSION

• Prise en charge de la dépression bipolaire en phase aiguë


– 1re ligne : lithium ; lamotrigine ; lithium ou divalproex
+ SSRI ; olanzapine + SSRI ; lithium + divalproex
+ bupropion.
– 2e ligne : quetiapine ; quetiapine + SSRI.
– 3e ligne : carbamazepine ; lithium + pramipexole ;
lithium ou divalproex + venlafaxine ; lithium + IMAO ;
ECT, lithium ou divalproex + TCA.
• Traitement de maintenance du trouble bipolaire
– 1re ligne : lithium ; lamotrigine ; ou olanzapine.
– 2e ligne : carbamazepine ; lithium + divalproex ;
lithium + carbamazepine ; lithium ou divalproex
+ olanzapine ; aripiprazole ; rispéridone ; quetiapine ;
lithium + lamotrigine ou un SSR ou bupropion.
– 3e ligne : adjonction de phenytoïne ; clozapine ; ECT ;
topiramate ; gabapentin ; oméga-3 + acides gras ;
oxcarbamazepine.
• Traitement de maintenance du trouble bipolaire avec
cycles rapides
– 1re ligne : lithium ; lamotrigine ; divalproex.
– 2e ligne : lithium + divalproex ; lithium + carbama-
zepine.
– 3e ligne : lithium ou divalproex + topiramate ; olanza-
pine ; quetiapine ; rispéridone ; clozapine ; oxcarbaze-
pine ; lévothyroxine.
Non recommandé : andidépresseurs.
• États mixtes bipolaires : probablement pas d’études
contrôlées : Lithium, divalproex ; antipsychotiques atypi-
ques ; olanzapine ; carbamazépine ; ECT.
SOIGNER LA MALADIE BIPOLAIRE • 273

• Dépression aiguë bipolaire type II


– 1re ligne : au choix ? pas d’évidence ?
– 2e ligne : lithium, lamotrigine ; lithium ou divalproex
+ antidépresseurs, lithium + divalproex ; antipsychoti-
ques atypiques + antidépresseurs.
– 3e ligne : alterner les antidépresseurs.
• Personnalités bipolaires type II
– 1re ligne : lithium ; lamotrigine.
– 2e ligne : divalproex ; lithium ou divalproex ou anti-
psychotique atypique + antidépresseur ; combinaison
des deux des lithium ; lamotrigine ; divalproex ou anti-
psychotique atypique.
– 3e ligne : carbamazepine ; antipsychotique atypique ;
ECT.
NB : certains médicaments européens restent peu connus
outre-Atlantique : amisulpride, sulpiride, cyamémazine, etc.
D’autres ne sont pas utilisés en France : quetiapine. Quant au
bupropion, présenté aux États-Unis comme un antidépresseur
utile dans les dépressions bipolaires, son usage est limité en
France à deux mois, pour un sevrage tabagique (non
remboursé).

Les autres médecines

Une partie de la population est résolument hostile aux


médicaments allopathiques et préfère les ressources d’autres
médecines. Par exemple dans l’homéopathie hahneman-
nienne, qui propose le « traitement du semblable par le sem-
blable », les doses infinitésimales d’un produit sont curatri-
ces de la pathologie induite par ce même produit à dose
importante (et spécifient un type homéopathique). Selon le
274 • MANIE ET DÉPRESSION

docteur Alain Horvilleur (Lyon), voici les symptômes


d’appel de la maniaco-dépression : arsenicum album (pôle
dépressif, tout est négatif), aurum metallicum (pôle dépres-
sif, le patient se fait des reproches), magnesia muriatica
(tendance à la querelle), natrum muriaticum (principal médi-
cament de fond, maladie bipolaire avec intellectualisation
des troubles et rumination), natrum sulfuricum (maladie
bipolaire avec décompensation dans les suites d’un trauma-
tisme crânien), stramonium (pôle maniaque, délire mystique),
veratrum album (achats inconsidérés).
D’autres approches sont préférées : acupuncture, mas-
sages divers, relaxation, sophrologie, phytothérapie, appro-
che nutritionnelle avec élaboration de régimes particuliers.
Dans ce domaine les acides gras, oméga 3 et 6 qui rencon-
trent actuellement un grand succès commercial ont un réel
effet démontré de prévention thymique. Ces petits moyens et
traitements adjuvants ont au moins le mérite de voir les
patients prendre soin d’eux-mêmes. Il vaut mieux ne pas
s’opposer frontalement à ce choix inorthodoxe s’il permet
des consultations régulières ou une véritable psychothérapie
d’accompagnement.

Les psychothérapies

Cette notion de psychothérapie n’a guère plus d’un siè-


cle d’existence, mais ce domaine a connu une expansion
énorme. Dans les différents traités de psychothérapie on
dénombre plusieurs centaines de modèles. Quelques-unes
restent prévalentes : la thérapie dite cognitive et comporte-
mentale (TCC), l’IPT (thérapie interpersonnelle), et les thé-
rapies dites d’inspiration psychanalytique (PIP).
SOIGNER LA MALADIE BIPOLAIRE • 275

➤ Les thérapies cognitives


et les thérapies comportementales
Elles représentent actuellement l’essentiel des recher-
ches et des pratiques pour le traitement des troubles bipolai-
res. Elles sont malheureusement limitées au type BP I, certes
le plus grave, mais moins fréquent que toutes les autres for-
mes ressortissant au spectre bipolaire élargi. Ainsi les tem-
péraments maniaco-dépressifs pourraient relever beaucoup
plus de ce type d’approche psychothérapique que de la
pharmacothérapie.
Les cibles des TCC sont les suivantes :
• Tout d’abord la psycho-éducation, c’est-à-dire la connais-
sance et l’acceptation de la maladie, des traitements médi-
camenteux, des événements et situations compromettant
l’équilibre du patient, les comportements de celui-ci risquant
de déclencher des épisodes et surtout les cognitions qui pré-
cèdent et accompagnent ces épisodes.
• La définition et la maîtrise d’un système d’alarme précoce
(early warning system) qui permet de repérer très tôt le tout
début d’une phase dépressive ou maniaque, et de mettre en
œuvre tout ce qui va prévenir le développement d’un épi-
sode complet.
• L’amélioration et le maintien de l’observance thérapeu-
tique : prise régulière des médicaments ; les interventions
psychosociales et l’aménagement du style de vie compatible
avec la maladie : réduction des stimulations et excitations,
hygiène du cycle veille-sommeil, etc.
• La stratégie cognitivo-comportementale du contrôle des
symptômes.
• Réduction des facteurs de stress psychosociaux : relations
humaines, gestion des finances personnelles et ou profes-
sionnelles, aménagement du métier, etc.
276 • MANIE ET DÉPRESSION

L’intérêt et l’efficacité des TCC comparées à des groupes


de contrôle ont été démontrées par des études systématisées.
Les protocoles anglo-saxons comportent en général
dix à vingt séances à raison d’une à deux séances par mois.
Même si l’on considère l’intensité de ces séances, cela paraît
représenter le minimum de la prise en charge.

➤ Psychothérapie et psycho-éducation
Les ressources pharmacologiques sont largement popu-
larisées par l’industrie pharmaceutique. Aussi doit-on insis-
ter sur l’approche psycho-sociale. Il y a encore beaucoup à
faire pour convaincre la communauté, les patients et même
les soignants en général, de l’existence et de la gravité des
troubles bipolaires, pour faire connaître la clinique de ces
troubles, en particulier la dépression du type II. Il s’agit de
faire accepter aux patients, aux familles et à la collectivité,
la réalité de cette pathologie polymorphe et handicapante, en
tant que maladie proprement dite et non comme une réaction
ou un conflit intrapsychique ou interpersonnel (qui peut
néanmoins exister et se surajouter à la vulnérabilité bipo-
laire). Donc faire accepter ce diagnostic et engager les
patients dans un processus thérapeutique continu.

Et la psychanalyse ?

Ronald R. Fieve, pionnier du lithium aux États-Unis,


rappelle dans son livre grand public (1975), que la psycha-
nalyse a représenté, pendant plusieurs décennies en Améri-
que, le traitement par excellence des troubles mentaux. Il
insiste aussi sur le redressement des diagnostics de malades
célèbres publiés par Freud. Spécialement Pankejeff (1887-
SOIGNER LA MALADIE BIPOLAIRE • 277

Les cibles du traitement psychosocial


des troubles bipolaires
(Scott et Colom, 2005)
— Psychoéducation concernant les troubles bipolaires.
— Hygiène de vie : régularité (sommeil, relations sociales,
travail, évitement des stress), suppression de l’alcool et des
drogues.
— Observance du traitement.
— Reconnaissance précoce et prise en charge des signes de
rechute.

1979), « l’homme aux loups », qui a écrit sa biographie. Il


fut longuement traité par Freud comme un cas de « névrose
infantile » (analyse interminable). Il avait reçu de Kraepelin
lui-même le diagnostic de psychose maniaco-dépressive. Il
présentait des dépressions alternant avec des périodes d’éla-
tion et d’hyperactivité. Son arbre généalogique est très évo-
cateur : un père diagnostiqué maniaco-dépressif, hospitalisé
à plusieurs reprises pour dépression et finalement mort par
suicide : une sœur suicidée autour de 30 ans ; un grand-père
maternel alternant des périodes de retrait avec des périodes
d’excitation ; une grand-mère paternelle suicidaire au cours
d’une dépression du post-partum ; un grand-père paternel
alcoolique. Freud n’aurait pas su reconnaître la maniaco-
dépression. Mais de toute façon, quel traitement aurait-on pu
proposer à cette époque ? Riche aristocrate russe, ruiné,
Pankejeff fut après la Première Guerre mondiale aidé finan-
cièrement par les psychanalystes viennois.
La très partiale Élisabeth Roudinesco (1997) confirme
que ce patient n’a pas été guéri et qu’il est resté longtemps
mélancolique. La femme de Pankejeff se suicida à son tour
en 1938.
278 • MANIE ET DÉPRESSION

Tous ces cas publiés par Freud et ses élèves dans la


première moitié du XXe siècle seraient actuellement traités
différemment avec peut-être plus de succès, mais nous
n’aurions pas hérité de l’énorme édifice anthropologique
freudien et des multiples écoles et polémiques générées par
le maître viennois.
Donc qu’en est-il de la psychanalyse ? On ne peut éluder
cette question, surtout en France où la majorité des psychia-
tres et des psychologues se réclament encore de Freud dans
leur approche des troubles mentaux et des psychothérapies ; et
cela même pour les troubles bipolaires qui représentent pour-
tant « la plus médicale des affections psychiatriques ». Lors
des derniers « états généraux de la psychiatrie » en 2003, à
Montpellier, 2 000 psychiatres (surtout hospitaliers, donc en
prise directe sur la pathologie psychiatrique) ont exigé que la
psychanalyse reste la référence essentielle de la pratique psy-
chiatrique. On peut en rapprocher les vives protestations et les
polémiques qui ont accueilli le rapport Inserm consacré à
l’évaluation et aux preuves d’efficacité des psychothérapies.
Le débat est compliqué par la grande diversité des théories,
des institutions et des pratiques psychanalytiques. On peut
considérer que la psychanalyse proprement dite n’est pas vrai-
ment une science ni un soin, mais une herméneutique qui peut
inspirer la pratique des psychiatres et des psychothérapeutes.
Tosquelles, un des fondateurs de la psychothérapie institution-
nelle, disait qu’elle faisait surtout du bien aux psychiatres.
Deux aspects paraissent essentiels dans ce domaine de
la pathologie bipolaire, en ce qui concerne l’approche psy-
chanalytique : la grille d’interprétation psychanalytique et
les modalités d’application thérapeutique.
SOIGNER LA MALADIE BIPOLAIRE • 279

➤ La sorcière métapsychologique
et les troubles bipolaires
Tôt dans l’histoire du mouvement, les psychanalystes
ont proposé une interprétation de la manie et de la dépression
(Freud, Abraham, Ferenczi, Klein, Winnicott et leurs élèves).
La mélancolie était conçue comme un deuil sans objet (exté-
rieur), comme la réaction à une perte réelle ou symbolique.
Parfois il y avait un mouvement inverse de déni, de maîtrise
et de triomphe. La manie était donc conçue comme une
« défense psychique » à fonction contre-dépressive. Un
ouvrage récent de Athanassiou (1996) est consacré, comme il
est usuel, à un cas unique de psychanalyse d’un enfant de
3 ans et demi emmené en consultation pour des crises de
« rage soudaines et de courte durée », après de légères frustra-
tions. En quelques séances, ses crises ont disparu, remplacées
par des explosions de « rage maniaque inattaquable » pendant
les séances de thérapie. Celles-ci vont se poursuivre pendant
quatre ans à raison de deux séances par semaine. Dans l’intro-
duction, il est rappelé par l’auteur qu’il ne peut y avoir de
« preuve » scientifique en matière de psychanalyse, pas de
fiabilité, pas de validation, pas de reproductibilité. L’expé-
rience psychanalytique est unique et non reproductible.
Dans cette grille d’interprétation, la défense maniaque
est universelle, normale, tout comme l’aptitude à déprimer qui
est un « privilège » (Winnicott). Défense contre la dépression
(inversement certains ont proposé que la dépression serait une
protection contre la déperdition maniaque), s’agit-il de manie
normale et de dépression normale, potentialités humaines uni-
verselles ? Pour autant existe-t-il une continuité avec les accès
thymiques intenses de gravité psychiatrique ? S’agit-il simple-
ment d’une amplification excessive sur un même axe dimen-
sionnel ? Ou s’agit-il d’une comparaison métaphorique ?
280 • MANIE ET DÉPRESSION

➤ Quelle psychanalyse
pour les maniaco-dépressifs ?
Il ne s’agira sûrement pas d’une cure type sur le divan,
dans une ambiance de silence interprétatif. Il peut y avoir
des thérapies d’inspiration ou d’orientation psychanalytique
(PIP ou POP). Tout patient peut avoir à résoudre des pro-
blèmes d’histoire personnelle difficile, des antécédents de
pertes, d’abus ou de traumatismes précoces, de « choix
d’objet », d’identification et d’images parentales problémati-
ques, de défenses archaïques ou névrotiques. Il y a aussi
dans le présent et le futur à concevoir sa vie, ses projets, sa
vie relationnelle, en fonction de l’hypothèque maniaco-
dépressive.
Quoi qu’il en soit, un patient souffrant de troubles
bipolaires doit d’abord et avant tout connaître et accepter sa
maladie bipolaire et la soigner comme telle. Tout médecin
se doit, en vertu de l’éthique, de la déontologie et des bon-
nes pratiques médicales, d’établir un diagnostic correct et
décider du meilleur traitement en fonction des recommanda-
tions des conférences de consensus. Par ailleurs, il peut se
présenter des difficultés et des problèmes pouvant être des
indications de prise en charge psychodynamique, prise en
charge pouvant être aménagée en fonction de la vulnéra-
bilité bipolaire. Le psychanalyste doit accepter la réalité
de cette pathologie et non encourager le client à la nier.
(voir vignette ci-dessous). La meilleure formule est sûre-
ment celle qui associe un médecin psychiatre engagé en
biopsychiatrie et psychopharmacologie, et un psychothéra-
peute encourageant cette cothérapie. Cela suppose un parte-
nariat, une cohabitation et, idéalement, des échanges régu-
liers entre ces deux praticiens.
SOIGNER LA MALADIE BIPOLAIRE • 281

Certains psychiatres déclarent de façon péremptoire


que la psychanalyse est un facteur de risque chez les patients
bipolaires. Il est vrai que l’entreprise psychanalytique com-
porte des mouvements émotionnels et des réévaluations pou-
vant perturber un équilibre émotionnel précaire. Il peut aussi
ne rien se passer pendant des mois.
Patients et psychothérapeutes peuvent chercher à tout
prix des significations et des causes psychologiques à des
perturbations plutôt en rapport avec des épisodes de la mala-
die elle-même, et l’interaction entre une vulnérabilité biolo-
gique, une instabilité des cycles vitaux, le stress et les évé-
nements de vie.
Pour l’auteur de cet ouvrage, la psychanalyse est une
expérience élitiste. Elle suppose un analysant capable
d’insight, de compréhension et d’un bon niveau de verbali-
sation, impliquant souvent un niveau culturel élevé, une
disponibilité en temps et en argent. Quant à l’analyste, il
faut se méfier des contrefaçons, éviter les quickies, et les
speed-dating.
CURE DE PAROLE OU PHARMACOTHÉRAPIE ?
Archibald, « médicaments, on veut vous empêcher
de parler ! »
Archibald, 40 ans, est l’un des rejetons d’une grande dynastie
d’industriels ; il dirige une des entreprises de la famille. La pro-
duction et la vente sont périodiques en fonction de la saison et de
la demande du marché. Précisément, dans une période exigeant
une productivité accrue, peut-être impressionné par cette respon-
sabilité et ces exigences plus grandes, Archibald commence à
développer un trouble maniaque. Il est connu (et devrait l’être par
son thérapeute, comme maniaco-dépressif, il a déjà présenté des
épisodes aigus antérieurs, plusieurs membres de la famille souf-
frent de la même pathologie, et il reçoit du lithium depuis des
années. Emporté par un enthousiasme inquiétant, il décide alors
282 • MANIE ET DÉPRESSION

d’arrêter toute la chaîne de production en même temps que ses


médicaments. Consternation et affolement dans la famille. Le
psychiatre-psychanalyste qu’il voit chaque semaine depuis des
années l’encourage dans cette décision de supprimer cette entrave
à la liberté individuelle. Le patient lui dit que toute la famille
l’incite à se faire soigner et à augmenter la posologie médicamen-
teuse, son lithium en particulier. Notre lacanien va alors déclarer
au malade et aux collègues qui s’inquiètent : « On veut vous
empêcher de parler. » Pourtant il y a dans la famille plusieurs
autres cas de troubles bipolaires et deux suicides. Un internement
surviendra après trois ou quatre jours de tergiversations, suivis
d’une longue période mélancolique.

Quand et comment
hospitaliser ?

Quand le tableau clinique devient intense et inquiétant


se posent la question de l’hospitalisation et les trois interro-
gations classiques pour les problèmes psychiatriques : Quand
hospitaliser ? Où hospitaliser ? Comment hospitaliser ?
La crise suicidaire est l’indication majeure pour la pro-
tection du patient. Il peut s’agir aussi de mise à l’abri de
comportements préjudiciables pour l’insertion sociale, pro-
fessionnelle ou familiale. La réduction du nombre de lits
pour hospitalisation des malades psychiatriques rend sou-
vent difficiles ces placements.

➤ Hôpitaux psychiatriques (HP)


On peut hospitaliser dans un hôpital psychiatrique qui
accueille les hospitalisations sous contrainte sans consente-
ment du patient selon les modalités figurant dans l’encadré.
SOIGNER LA MALADIE BIPOLAIRE • 283

Compte tenu de la raréfaction des lits psychiatriques, il


devient difficile de trouver une place en milieu spécialisé
(public ou privé), aussi voit-on actuellement augmenter les
hospitalisations sous contrainte (HDT et HO), parce que c’est
un moyen imparable de trouver une place, les établissements
publics n’étant pas en droit de refuser ces hospitalisations
imposées. Il s’agit donc d’une solution utilisée de façon
croissante par les médecins traitants et les familles. Cela n’a
pas manqué d’émouvoir les âmes sensibles des journalistes.
Il ne s’agit pas d’internements arbitraires mais d’inter-
nements de convenance, on devrait bien plutôt insister sur
les « externements » abusifs, mettant à la rue des malades
psychiatriques insuffisamment stabilisés, handicapés et dés-
adaptés socialement (par manque de structures intermédiai-
res, d’hôpitaux de jour et d’appartements thérapeutiques).

➤ Cliniques privées
Dans ces établissements, les patients entrent et sortent
librement. Toutefois l’administration et l’équipe soignante
sont tenues de protéger le malade de veiller à sa sécurité, de
l’empêcher de commettre des actes répréhensibles ou por-
tant atteinte à son intégrité et à sa vie. Il s’agit donc là d’une
contrainte paradoxale. Cela suppose une acceptation au
moins partielle et une coopération du patient. Générale-
ment, les états dépressifs posent moins de problèmes que les
maniaques agités et/ou en état de fureur, sauf en ce qui
concerne le risque suicidaire.
284 • MANIE ET DÉPRESSION

Modalités légales d’admission


en hôpital psychiatrique
La loi du 27 juin 1990 distingue trois types d’hospitalisations :
— hospitalisation libre (HL) ;
— hospitalisation à la demande d’un tiers (HDT). Ce type
d’admission exige deux certificats médicaux demandant
l’hospitalisation et décrivant l’état mental et le comportement
du patient qui imposent l’hospitalisation (le diagnostic n’est
pas indispensable). Par ailleurs est demandée une parole
écrite d’un parent ou d’un proche supposé agir dans l’intérêt
du malade. L’HDT concerne les patients dont l’état nécessite
« des soins immédiats et une surveillance constante en milieu
hospitalier ». Le médecin rédigeant le premier certificat ne
doit pas exercer dans le lieu d’accueil. D’autre part les méde-
cins certificateurs ne doivent avoir aucun lien de parenté ou
d’alliance entre eux, avec le patient lui-même, le directeur de
l’établissement, ou le proche signalant la demande ;
— hospitalisation d’office (HO) : concerne les malades dont
le comportement « compromet l’ordre public et la sécurité
des personnes ». Il s’agit d’une décision administrative pro-
mulguée par arrêté préfectoral, motivée sur présentation d’un
certificat médical détaillé.

Les malades hospitalisés sans consentement sous contrainte


(HSC) doivent être informés de leurs droits et de leurs
devoirs dès l’admission. Ils peuvent consulter d’emblée un
médecin, un avocat, contacter les autorités, envoyer ou rece-
voir du courrier.
L’HDT peut être levée à la demande d’un médecin ayant
requis l’admission ou à la demande d’un proche parent. Le
directeur de l’établissement est en droit de s’y opposer sous
condition d’informer le préfet qui prendra la décision.
SOIGNER LA MALADIE BIPOLAIRE • 285

Modalités d’hospitalisation
HL : hospitalisation libre
C’est avec le libre consentement du patient que celui-ci est
hospitalisé.
Il est libre de circuler et de quitter l’établissement comme il
l’entend. On lui demande généralement de se conformer aux
règles et modes d’organisation de la structure de soins qui
sont généralement formalisés. Ces unités d’hospitalisation
doivent aussi afficher la charte des droits du patient. S’il sort
contre avis médical, le patient doit signer une décharge de
responsabilité au bureau des admissions. On doit signaler ici
un paradoxe juridique et une contradiction : le patient doit
être protégé contre lui-même afin d’éviter tout comportement
qui puisse lui être préjudiciable : instruments dangereux,
médicaments et drogue. Il doit aussi être protégé contre tout
comportement suicidaire. C’est pourquoi un certain nombre
de HL sont transformées en cas de risque et par précaution
en HDT. Le patient sera alors mis en unité fermée

HDT : hospitalisation à la demande d’un tiers


Hospitalisation sans consentement du patient, et sous
contrainte (HSC), elle est réalisée à la demande de la famille
ou de l’entourage. Elle exige deux certificats médicaux décri-
vant le trouble du comportement témoignant d’une patholo-
gie mentale, certificat daté de moins de quinze jours et une
demande manuscrite d’un tiers, précisant le lien de parenté.
L’hospitalisation se fait en unité fermée dans un établisse-
ment habilité, presque toujours en hôpital psychiatrique.

HO : hospitalisation d’office
Cette hospitalisation forcée est réservée aux personnes dont
le comportement perturbe de façon grave l’ordre public ou la
286 • MANIE ET DÉPRESSION

sécurité des personnes. La décision d’internement est prise


par le préfet après examen du certificat médical d’un psy-
chiatre. Le patient ne sortira qu’après autorisation du préfet.
Dans les hospitalisations sous contrainte, le patient peut,
après autorisation du psychiatre soignant, quitter l’hôpital
provisoirement pour une « sortie d’essai »

CDHP
Dans chaque hôpital psychiatrique il existe une commission
départementale des hospitalisations psychiatrique (CDHP)
jugeant des cas litigieux.

Les mesures de protection

Dans ses formes typiques, le trouble bipolaire type I est


une affection intermittente avec des accès séparés par des
intervalles lucides. En période critique, le patient peut,
comme on vient de le voir, présenter des comportements
préjudiciables pour son insertion sociale et son devenir. On
a vu précédemment le fameux contrat d’Ulysse par lequel le
patient, faisant confiance à son entourage, lui délègue sa res-
ponsabilité et la gestion de sa vie. Il est parfois nécessaire
aussi de prendre des mesures de protection.
Elles sont de trois ordres : la sauvegarde de justice, la
curatelle, la tutelle (voir tableau).
SOIGNER LA MALADIE BIPOLAIRE • 287

Mesures de protection et leur incidence dans la vie civile

Sauvegarde Curatelle Tutelle


de justice (SJ)
– Mesure Régime souple, – Régime
immédiate. intermédiaire entre de protection.
Avantages

– Simplicité. SJ et tutelle. – Complet


– Ne porte pas et durable.
atteinte à la – Mesure modulable
capacité civile. (art. 501 du CC).
Mesure temporaire. Pas de privation Privation des droits
Inconvénients

des droits civiques. civiques.

Pathologie Pathologie ou Pathologie


ou handicap handicap durable ou handicap durable
Indications

temporaire. chez un patient ayant chez un patient ayant


besoin d’être protégé besoin d’être protégé
de façon durable, de façon durable.
adaptée et souple.
– Déclaration – Demande du – Demande du
au procureur malade, du conjoint, malade, du conjoint,
de la République, de la famille, du de la famille, du
associée à curateur, du procureur curateur, du procureur
Procédure d’ouverture

un certificat de la République de la République


de spécialiste, ou du juge. ou du juge.
si le malade n’est – Demande destinée – Demande destinée
pas hospitalisé. au juge des tutelles. au juge des tutelles.
– Le juge des certificat médical – Certificat médical
tutelles peut constatant constatant l’altération
prononcer la SJ s’il l’altération des des facultés établi
est saisi d’une facultés, établi par un psychiatre
demande de tutelle par un psychiatre figurant sur la liste
ou de curatelle. figurant sur la liste spéciale du procureur
spéciale du procureur de la République.
de la République.
288 • MANIE ET DÉPRESSION

Sauvegarde Curatelle Tutelle


de justice (SJ)
– Deux mois Mesure durable. Mesure durable.
renouvelables
éventuellement
six mois.
Durée

– La SJ prononcée
par le juge peut
se prolonger
jusqu’à l’ouverture
de la tutelle.
– Conservation – Incapacité civile – Perte de la capacité
des droits civils partielle : autonomie civile : actes
et civiques. possible pour les postérieurs
– Protection actes conservatoires, à l’ouverture nuls
par la possibilité possibilités d’action de droit, actes passés
d’action en nullité en nullité pouvant être annulés
ou en réduction et en réduction. (la nullité
pour excès. – Perte partielle éventuellement
Conséquences

– Obligation des droits civils prononcée dans


pour les proches et politiques : droit l’intérêt du malade).
de faire des actes de vote conservé ; – Perte des droits
conservatoires. mariage et donation civiques et politiques :
avec l’accord perte du droit
du curateur ; de vote ; mariage
testament possible, et testament soumis
si un certificat à l’autorisation du
médical atteste conseil de famille.
que la personne – Mesure modulable :
est saine d’esprit. certains actes peuvent
être maintenus
par le juge.
SOIGNER LA MALADIE BIPOLAIRE • 289

Sauvegarde Curatelle Tutelle


de justice (SJ)
– Automatique – Mêmes formalités – Mêmes formalités
en cas de que pour l’ouverture. que pour l’ouverture.
non-renouvellement – Jugement – Jugement
par un nouveau de mainlevée. de mainlevée.
Cessation

certificat médical
attestant que l’état
antérieur a cessé.
– Par radiation
par le procureur
de la République.
Aucune – Par le moyen de
communication l’état civil mention
Publicité

possible RC (répertoire civil)


aux autorités en marge de l’acte
judiciaires, avocats, de naissance.
notaires ou avoués. – Information
des notaires, avoués.
Par le patient Possible par toute Possible par toute
auprès du procureur personne qui aurait personne qui aurait
Recours

de la République. pu demander pu demander


l’ouverture l’ouverture
de la curatelle. de la tutelle.
– La personne Mandat du curateur Mandat du tuteur
protégée peut variable. variable selon le type
Mandataire

désigner de tutelle.
un mandataire.
– Le juge peut
désigner un
mandataire spécial.
290 • MANIE ET DÉPRESSION

Sauvegarde Curatelle Tutelle


de justice (SJ)
Mandataire spécial Curatelle spéciale – Tutelle complète.
Catégories particulières

(art. 491-5 du CC). (art. 512 du CC) : le – Administration


curateur a des légale.
pouvoirs – Tutelle d’État.
comparables à celui – Tutelle aux
du tuteur (curatelle prestations sociales.
aggravée).
SOIGNER LA MALADIE BIPOLAIRE • 291

Bipolarité et dangerosité professionnelle


(selon le professeur M. Bénézèch)1
Les études portant sur le pronostic des troubles bipolaires
montrent que, en moyenne, près d’un tiers des patients ont une
évolution psychosociale défavorable directement liée aux
conséquences négatives des accès sur la vie professionnelle
et relationnelle. Des facteurs comme les récurrences fréquen-
tes, la comorbidité avec des conduites addictives, la présence
et la chronicisation de symptômes psychotiques, l’inobser-
vance thérapeutique, la réponse imparfaite au traitement,
l’absence de stratégie éducationnelle des malades semblent
jouer un rôle important en la matière. D’une façon générale,
les troubles mentaux graves posent la question médico-légale
de l’aptitude (totale ou partielle) ou de l’inaptitude (tempo-
raire ou définitive) à l’emploi des personnes élevées, qui exi-
gent des qualités de réflexion, de sang-froid, de prudence, de
vigilance, d’endurance, peu compatibles avec les épisodes
maniaco-dépressifs ou les rémissions incomplètes. Une colla-
boration étroite entre médecin du travail et psychiatre traitant
est donc indispensable. Certains emplois nécessitent un très
bon équilibre émotionnel face au stress, à la peur ou à la vio-
lence. C’est le cas, par exemple, des surveillants de prison,
des policiers, des gendarmes ou des pompiers. D’autres se
caractérisent par la nécessité de garder longtemps un niveau
élevé d’attention, d’analyse, de réactivité adaptée et de bien
résister à la fatigue. Il en est ainsi pour les pilotes d’avion de
ligne, les chauffeurs routiers et les conducteurs de train.
Malgré la qualité de la sélection médicale et psycho-
technique, il peut arriver que ces professionnels présentent
des troubles sévères de l’humeur, avec dangerosité pour eux-

1. Bénézech M., « De la dangerosité psychiatrique et professionnelle des médecins


présentant des troubles mentaux. À propos de quelques examens de contrôle la
concernant », Méd. Lég. Droit Méd., 1989 ; 32 : 13-16.
292 • MANIE ET DÉPRESSION

mêmes et pour autrui, en milieu de travail : irritabilité, agres-


sivité, agitation, ivresse, confusion, semi-stupeur, somno-
lence, suicide.
Le métier de médecin exige, entre autres, nombre de qualités
affectives et cognitives, faute de quoi le risque d’erreurs
médicales augmente tout spécialement lors des actes effec-
tués en urgence, en obstétrique ou en chirurgie. Des recher-
ches bien documentées provenant des pays anglo-saxons
montrent que la santé mentale des médecins est moins bonne
que celle de la population générale, avec une mortalité par
suicide deux fois plus élevée pour cause de dépression,
alcoolisme, toxicomanie (M. Bénézech, 1989). Le législateur
français tient compte de cette réalité, l’ancien article L. 460
du code de la santé publique étant maintenant remplacé par
l’article L. 4113-14 du même code : « en cas d’urgence,
lorsque la poursuite de son exercice par un médecin, un
chirurgien-dentiste ou une sage-femme expose ses patients à
un danger grave, le représentant de l’État dans le départe-
ment prononce la suspension immédiate du droit d’exercer
[…]. Il informe immédiatement de sa décision le président du
conseil départemental compétent, qui saisit sans délai le
conseil régional ou interrégional lorsque le danger est lié à
une infirmité ou un état pathologique du professionnel […].
C H A P I T R E 1 5

Faites votre diagnostic


vous-même

Il existe différents instruments méthodologiques pour


établir le diagnostic de troubles bipolaires et pour en mesu-
rer l’intensité. Les uns sont du domaine de la recherche, ils
sont trop sophistiqués pour être utilisés en pratique clinique
quotidienne. Parmi les instruments permettant un diagnostic
opérationnalisé, on citera le PSE (Wing, 1974), SCAD
(Endicott et Spitzer, 1978), SCAN (Wing, 1990), le SCID-
DSM-IV (FIRSH 1997), DIS (Robins, 1981), CIDI (Robins,
1988), le SIS-R (Lewis, 1992), etc. Le plus simple et le plus
utilisable en langue française est le MINI, instrument inter-
national mis au point par Sheehan, Lecrubier et al., avec une
version française d’utilisation rapide et commode en prati-
que quotidienne.

Il existe par ailleurs toute une série d’échelles servant à


quantifier certaines dimensions pathologiques telles que la
dépression, la manie ou l’hypomanie. Par exemple, les
échelles les plus utilisées en matière de dépression sont cel-
les de Hamilton (HAM-D), la MADRS de Montgomery et
Asberg, la BDI de Beck. Elles ne servent pas à faire un dia-
gnostic mais à quantifier l’intensité dépressive et permettre
294 • MANIE ET DÉPRESSION

ainsi de suivre l’évolution dans le temps et l’efficacité d’un


traitement. Il y a différentes échelles pour la manie : on
citera les plus utilisées et les mieux validées : MSRS de
Beigel et al. (1971) ; YMRS de Young et al. (1978) ; la
Bech Rafaëlsen (1978) ; MADS de Secunda et al. (1985).
Signalons ici l’intérêt de l’échelle d’hypomanie de
Jules Angst. En effet l’hypomanie est plus difficile à repérer
que la manie franche. Or c’est sur son diagnostic que repose
l’assignation au spectre bipolaire d’un bon nombre de
dépressions et de troubles du comportement.
Gary Sachs (2004) a proposé un index de bipolarité
assez maniable.
Nous proposons ici la traduction du questionnaire des
troubles de l’humeur, que nous avons évoqué au chapitre 8.
Le MDQ (Mood Questionnaire Disorder) a été développé
par une équipe américaine. Il s’agit d’un auto-questionnaire
facile à remplir. Si le test est positif, il est vivement
conseillé de prolonger ce questionnaire par une évaluation
médicale spécialisée en vue de mettre en route, si besoin, un
traitement en rapport avec le diagnostic.
FAITES VOTRE DIAGNOSTIC VOUS-MÊME • 295

Le MDQ, un instrument pour le diagnostic


The Mood Disorder Questionnaire
(Questionnaire de trouble de l’humeur)

Instructions : Répondez le mieux possible


à chaque question
1. Avez-vous eu une période pendant laquelle vous ne OUI NON
vous sentiez pas vous-même, comme d’habitude et…
…vous vous sentiez si bien et tellement en forme que ❑ ❑
les autres pensaient que vous n’étiez pas dans votre
état normal et que vous alliez avoir des problèmes ?
…vous étiez si irritable que vous criiez, vous disputiez ❑ ❑
ou vous bagarriez avec les autres ?
…vous dormiez beaucoup moins que d’habitude et que ❑ ❑
cela ne vous manquait pas ?
…vous étiez plus bavard ou parliez beaucoup plus vite ❑ ❑
que d’habitude ?
…les pensées couraient dans votre tête et vous ne ❑ ❑
pouviez pas ralentir votre esprit ?
…vous étiez si facilement distrait par l’environnement ❑ ❑
que vous aviez des difficultés à vous concentrer et
poursuivre la même activité ?
…vous aviez beaucoup plus d’énergie que d’habitude ? ❑ ❑
…vous étiez beaucoup plus actif et faisiez beaucoup ❑ ❑
plus de choses que d’habitude ?
…vous étiez beaucoup plus social et à l’aise que ❑ ❑
d’habitude, par exemple, vous téléphoniez aux amis au
milieu de la nuit ?
…vous étiez beaucoup plus intéressé(e) par le sexe que ❑ ❑
d’habitude ?
…vous faisiez des choses inhabituelles pour vous ou ❑ ❑
que les autres pouvaient penser excessives, folles, ou
dangereuses ?
…vous dépensiez de l’argent en vous mettant vous ou ❑ ❑
votre famille en difficulté ?
296 • MANIE ET DÉPRESSION

2. Si vous avez répondu OUI à plus d’une des questions OUI NON
ci-dessus, est-ce que plusieurs de ces comportements ont ❑ ❑
duré pendant la même période de temps ?
3. Dans quelle mesure cela vous a-t-il empêché de
travailler, d’avoir une vie familiale, vous a causé des
problèmes d’argent ou légaux, entraîné dans des
disputes ou des bagarres ?
Entourez une seule réponse :
❑ Pas de problème ❑ Problème mineur
❑ Problème moyen ❑ Problème sérieux
4. Est-ce que l’un ou plusieurs de vos proches parents OUI NON
(c’est-à-dire enfant, frère, sœur, parent, grand-parent, ❑ ❑
tantes ou oncles) souffre(nt) de maladie maniaco-
dépressive ou de trouble bipolaire ?
5. Est-ce qu’un professionnel de la santé vous a OUI NON
jamais dit que vous souffriez d’une maladie maniaco- ❑ ❑
dépressive ou d’un trouble bipolaire ?
Merci de compléter ce questionnaire. Veuillez rendre ce formulaire à
votre médecin.

Autoévaluation par le patient


Le MDQ repère le spectre des troubles bipolaires, qui
inclut bipolaire I, bipolaire II et bipolaire NOS (Not other-
wise specified). Si le patient répond :
– « OUI » à 7 ou plus des 13 items du questionnaire n° 1 et
– « OUI » à la question n° 2 et
– « Modéré » ou « Sérieux » à la question n° 3,
votre test est positif. Les trois critères ci-dessus doivent être
remplis. Un test positif doit conduire à une évaluation médi-
cale extensive du spectre des troubles bipolaires.

Cet instrument a été développé par un comité composé


de : Robert M. A. Hirsfeld, MD (président) ; Joseph R.
FAITES VOTRE DIAGNOSTIC VOUS-MÊME • 297

Calabrese, MD ; Laurie Flynn ; Paul E. Keck Jr., MD ;


Lydia Lewis, NDMDA ; Robert M. Post, MD ; Gary
S. Sachs, MD ; Robert L. Spitzer, MD ; Janet Williams,
DSW ; John M. Zajecka, MD.
Conclusion

Les troubles bipolaires maniaco-dépressifs font actuelle-


ment l’objet d’un intérêt grandissant et de nouvelles recher-
ches. David Healy de Cardiff (2006) vient de s’insurger
contre cette « nouvelle manie : la marchandisation et le com-
merce du trouble bipolaire », objet d’un marketing intensifié
grâce à l’extension épidémiologique qu’il juge excessive. Il
met aussi en question la notion de stabilisateur de l’humeur.
Il s’est attiré une vive réponse des associations de malades,
en particulier de Gamian par la voix de Paolo Morselli. Cette
inflation ne peut être que bénéfique si elle engage les méde-
cins à faire plus souvent l’hypothèse d’un trouble bipolaire
que celle de schizophrénie et de « structure psychotique » au
pronostic péjoratif, comme c’était trop souvent le cas. Elle
offre aussi aux patients une explication déculpabilisante et
plus rationnelle de leurs difficultés, avec l’espoir d’une gué-
rison ou d’une nette amélioration. Il y a là l’occasion de maî-
triser une vie chaotique et désespérée, les embardées émo-
tionnelles et les oscillations de l’humeur, et à terme de
réduire considérablement les comportements suicidaires.
Le noyau dur, représenté par les formes classiques dites
du type I (manie et dépression), a une prévalence déjà consi-
dérable : 1 à 2 % de la population générale. Maladie neuro-
psychique largement déterminée par des mécanismes géné-
tiques, ses bases cérébrales sont en voie d’élucidation grâce
aux neurosciences. Le type II (dépression et hypomanie) est
300 • MANIE ET DÉPRESSION

encore un domaine de recherches. Sa fréquence est sûrement


élevée. Enfin les notions de spectre bipolaire élargi et de tem-
péraments affectifs étendent ce champ psychopathologique
jusqu’aux franges de la normalité.

Le lithium a inauguré il y a plus de cinquante ans l’ère


thérapeutique pour la manie et ouvert la voie à un nouvel
arsenal médicamenteux avec les thymorégulateurs, les anti-
dépresseurs de seconde génération et de nouvelles molécules
polyvalentes dites antipsychotiques atypiques. Les psycho-
thérapies individuelles et de groupe ont été adaptées à ce
type de pathologie que les patients sont invités à mieux
connaître et à gérer en collaboration étroite avec les profes-
sionnels de santé.

Il y a maintenant des associations de malades, des


livres pour la bibliothérapie, des revues médicales, des
congrès spécialement consacrés aux troubles bipolaires,
ainsi que des centres de consultation spécialisés qui sont des
points nodaux dans le maillage des réseaux de soins.
Groupes et associations
de malades

➤ Gamian
« Le petit château » C/O Paolo Lucio Morselli
1067, rue Louis-Blériot – 78530 Buc
Tél. : 01 39 56 34 13 – Fax : 01 39 56 38 20
www.gamian-europe.org
[email protected]

➤ ARGOS
Association d’aide aux personnes atteintes de troubles bipolaires
(maniaco-dépressifs) et à leur entourage.
Maison des associations du XIIIe arrondissement,
BP 30 – 11, rue Caillaux – 75013 Paris
Téléphone répondeur : 01 69 24 22 90
www.argos.2001.free.fr
[email protected]

➤ France Dépression
Association française contre la dépression
et de la maladie maniaco-dépressive
4, rue Vigée-Lebrun – 75015 Paris
Tél. : 01 40 61 05 66
302 • MANIE ET DÉPRESSION

➤ UNAFAM
Union nationale des amis et familles des malades mentaux
8, rue de Montyon – 75006 Paris
www.unafam.org

➤ Similes francophone
39, rue Malibran – 1050 Bruxelles – Belgique
www.similes.org

➤ Groupes et conférences sur la bipolarité


Docteur Christian Gay et Professeur Franck Baylé
(Service des professeurs H. Loo et J.-P. Olie)
Hôpital Sainte-Anne – 7, rue Cabanis – 75014 Paris
Tél. : 01 45 65 80 00

➤ Et pour les anglophones


Tous les contacts par le www.support-group.com
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P.C. WHYBROW, American Mania, When more is not Enough, W.W. NORTON
& compagny 2005.
Remerciements

Mes remerciements vont à Marie Odile Delpech-


Dardant qui a réalisé ce tapuscrit dans ses multiples
versions… et à Gaëlle Fontaine pour son accompagnement.
DU MÊME AUTEUR

M.-L. Bourgeois, H. Verdoux, Les Troubles bipolaires de l’humeur, 1 vol.,


Masson, collection « Médecine et Psychothérapie », Paris, 1995.
M.-L. Bourgeois, Le Deuil. Clinique et pathologie, 1 vol., PUF, collection
« Nodules », Paris, 1996.
M.-L. Bourgeois et al., L’Anhédonie. Le non-plaisir et la psychopathologie,
1 vol., Masson, Paris, 1998.
M.-L. Bourgeois, Les Schizophrénies, 1 vol., PUF, collection « Que sais-je ? »,
Paris, 1999.
M.-L. Bourgeois, Deuil normal, deuil pathologique, 1 vol., Doin, 2003.
M.-L. Bourgeois, Les Troubles de l’humeur, PUF, collection « Que sais-je ? »,
Paris, 2006.
P. Morault, M.-L. Bourgeois, J. Paty, Électrophysiologie cérébrale en psy-
chiatrie, 1 vol., Masson, Paris, 1992.
I. Paulhan, M.-L. Bourgeois, Stress et coping. Les stratégies d’ajustement à
l’adversité, 1 vol., PUF, collection « Nodules », Paris, 1995.
A.L. Sutter., M.-L. Bourgeois, Les Unités mère-enfant, 1 vol., PUF, collec-
tion « Nodules », Paris, 1996.
Table

Introduction ............................................................................ 9

CHAPITRE PREMIER
RECONNAÎTRE LE TROUBLE BIPOLAIRE

Ce qui caractérise le trouble bipolaire .................................. 17


Rencontre avec des bipolaires ................................................ 22
Les personnages historiques bipolaires célèbres ................... 34

CHAPITRE 2
UN DÉRÈGLEMENT DE L’HUMEUR :
DES HAUTS ET DES BAS

Qu’est-ce que l’humeur ? ....................................................... 38


Les oscillations normales de l’humeur (43).
De la manie à la dépression ................................................... 44
La manie (44) – L’hypomanie (56) – La dépression bipolaire (60)
Les épisodes dépressifs ou maniaques brefs et récurrents (66) –
Être à la fois maniaque et déprimé ? États mixtes et manies dyspho-
riques (67).
Les virages de l’humeur ......................................................... 68
314 • MANIE ET DÉPRESSION

Les troubles mentaux associés (comorbidité) ......................... 70


Alcoolisme et toxicomanie (70) – Troubles anxieux (71) – Troubles
du comportement alimentaire (72) – Trouble d’hyperactivité avec
déficit de l’attention (THADA) (72).
Les personnalités pathologiques ............................................ 73
La pathologie organique associée .......................................... 73

CHAPITRE 3
UN DÉRÈGLEMENT
DE TOUTES LES FONCTIONS NEUROPSYCHIQUES

Psychomotricité : accélération et ralentissement


des mouvements ...................................................................... 78
L’activité motrice : accélération et ralentissement des mouvements
(78) – L’agitation maniaque (79) – Le ralentissement dépressif (80)
– La dépression agitée (81) – Le figement catatonique et la catalep-
sie (81) – Les mouvements de l’âme (83).
La pensée (les cognitions) ...................................................... 84
L’hyperacuité sensorielle ....................................................... 87
Un trouble de l’attention avec dérèglement du système
inhibition/désinhibition .......................................................... 88
Un trouble de l’attention (88) – Un dérèglement du système inhibi-
tion/désinhibition (89) – L’hyperactivité avec déficit de l’attention
(THADA) (ADHD) (90) – Un trouble de la vigilance : léthargie
dépressive-hyperéveil maniaque (91).
Une impulsivité pathologique ................................................. 94
L’impulsivité et le spectre bipolaire élargi (95) – Un trouble de la
décision ? (96).
Un dérèglement des cycles chronobiologiques
et du rythme veille-sommeil (les cycles rapides) .................... 96
TABLE • 315

Un dérèglement des instincts et des relations sociales .......... 99


Impudeur et dénudation (100) – Tatouages, décorations céphali-
ques, piercings, scarifications (101) – Prodigalité et gestion de
l’argent (101) – Achats inconsidérés (102) – Promiscuité sexuelle
(103) – Hypergénésie et orgasme précoce chez la femme (103) –
Les relations conjugales (104) – Le style relationnel chez les bipo-
laires (107).

CHAPITRE 4
UN TROUBLE INTERMITTENT CYCLIQUE
ET PÉRIODIQUE

La récurrence des épisodes aigus ..........................................109


Privation de sommeil et virage de l’humeur (113) – Ramadan et
rechute maniaco-dépressive (114) – L’âge du début de la maladie
(114) – Le nombre des épisodes (115) – Longueur des cycles (fré-
quence des épisodes) (116) – Durée des épisodes (116).
Les cycles rapides (cycles courts) ..........................................116
Le rôle du stress et des événements de vie .............................118
Le rôle du stress dans l’évolution du trouble bipolaire (119).
L’intercrise : la lucidité retrouvée .........................................121
Le contrat d’Ulysse : la lucidité retrouvée .............................123

CHAPITRE 5
LES COMPORTEMENTS SUICIDAIRES

L’effet antisuicide du Lithium .................................................130


316 • MANIE ET DÉPRESSION

CHAPITRE 6
ÉCARTS ET INCARTADES
(CHAOS, DÉSORDRES, INFRACTIONS, AGRESSIONS ET TRANSGRESSIONS)

Le chaos et le désordre ...........................................................135


L’expérience émotionnelle de l’espace maniaque (138) – Régulari-
tés et irrégularités temporelles dans la bipolarité (139) – Une théo-
rie mathématique du chaos maniaco-dépressif (140).
La transgression des convenances et des usages : incivilités 141
Incivilités et inconvenances (141) – Mythomanie bipolaire (142) –
Harcèlements (144) – Le problème du divorce (145).
La transgression des règles et des lois :
crimes et délits ........................................................................148
Les troubles bipolaires pseudo-psychopathiques ...................151
Dangerosité psychiatrique et dangerosité criminelle .............154
Les diagnostics psychiatriques en prison ...............................155
Les agresseurs sexuels ............................................................156
Prodigalité épisodique ...........................................................156
Crise mystique et vocation religieuse .....................................157
Manie et fureur guerrière .......................................................158

CHAPITRE 7
LA MALADIE DES CRÉATEURS ET DES GÉNIES :
LE TEMPÉRAMENT ARTISTIQUE

La maladie des grands hommes ? ..........................................160


Les dangereuses séductions de l’hypomanie ..........................161
La créativité bipolaire : études systématiques récentes .........162
La British Study (Kay Jamison) .............................................164
TABLE • 317

Les célébrités bipolaires .........................................................166


Frédérich Nietzsche (1844-1900) était-il bipolaire ? (168) – Les
avantages du trait bipolaire (169) – Robert Schumann : Florestan et
Eusébius (1810-1856) (170).

CHAPITRE 8
LE SPECTRE BIPOLAIRE

De la synthèse kraepelinienne à la dissection


des troubles bipolaires ...........................................................177
De la maladie maniaco-dépressive
aux différents types du spectre bipolaire ................................178
Le spectre bipolaire élargi (180).
Type I et type II : le noyau dur des troubles bipolaires ..........182
Troubles bipolaires type I : prépondérance de la manie (182) –
Troubles bipolaires type II : prépondérance de la dépression et de
l’hypomanie (184) – Troubles bipolaires type III : virage de
l’humeur induit par les traitements (184) – Cyclothymie (185).
Les tempéraments affectifs et bipolaires ................................186
Personnalité, caractère et tempérament (186) – Le tempérament
cyclothymique d’après H. S. Akiskal (189) – Le tempérament
hyperthymique selon H. S. Akiskal (191) – Le tempérament dys-
thymique subaffectif selon H. S. Akiskal (192) – Le tempérament
irritable d’après H. S. Akiskal (193).
Sommes-nous tous des bipolaires ? ........................................195
L’enquête MDQ (Hirschfeld et al., 2003) (195).
Évolution des spectres psychopathologiques .........................197
318 • MANIE ET DÉPRESSION

CHAPITRE 9
BIPOLARITÉ À TOUS LES ÂGES

Un âge de débat plus précoce ................................................199


L’enfant ..................................................................................199
L’adolescent ...........................................................................204
L’adulte ..................................................................................209
La personne âgée ....................................................................209

CHAPITRE 10
ÉVOLUTION ET DEVENIR DES TROUBLES BIPOLAIRES

Comment s’installe le trouble .................................................217


Âge et type de début (217) – Facteurs précipitants (218) – Les épi-
sodes (219).
La stabilité du diagnostic .......................................................220
Comment évolue le trouble .....................................................221
Morbidité médicale et mortalité (221).

CHAPITRE 11
ORIGINES ET CAUSES

Génétique ................................................................................224
L’imagerie cérébrale ..............................................................226
Les volumes régionaux du cortex cérébral (228) – Neuro-imagerie
fonctionnelle (228).
Neuropsychologie et neurométrie ..........................................230
Bipolarité secondaire et affection organique .........................232
Les ressources de la plasticité cérébrale ................................233
TABLE • 319

CHAPITRE 12
LES BIPOLAIRES NE SONT PAS FOUS
(CONSCIENCE ET ACCEPTATION DES TROUBLES)

Insight et conscience du trouble .............................................238


Connaissance et acceptation de la maladie ...........................240
Observance, engagement et alliance thérapeutique ...............243
La relation médecin-malade (243).

CHAPITRE 13
DOIT-ON ANNONCER SA BIPOLARITÉ ?

Coming-out (affichage) ou dissimulation ? ............................248


Trouver un confident, une personne de confiance ..................252
« Prévention quaternaire » (OMS) :
la déstigmatisation du trouble mental ....................................253

CHAPITRE 14
SOIGNER LA MALADIE BIPOLAIRE

Comment se prendre en charge ..............................................256


Un exemple d’évaluation quotidienne des rythmes sociaux
(259).
Les médicaments psychotropes ..............................................259
Les médicaments stabilisateurs de l’humeur (thymorégulateurs ou
normo-thymiques) (260).
Les autres médecines ..............................................................273
Les psychothérapies ...............................................................274
Les thérapies cognitives et les thérapies comportementales (275) –
Psychothérapie et psycho-éducation (276).
320 • MANIE ET DÉPRESSION

Et la psychanalyse ? ...............................................................276
La sorcière métapsychologique et les troubles bipolaires (279) –
Quelle psychanalyse pour les maniaco-dépressifs ? (280).
Quand et comment hospitaliser ? ...........................................282
Hôpitaux psychiatrique (HP) (282) – Cliniques privées (283).
Les mesures de protection ......................................................286

CHAPITRE 15
FAITES VOTRE DIAGNOSTIC VOUS-MÊME

Conclusion ..............................................................................299

Groupes et associations de malades .......................................301

Bibliographie ..........................................................................303

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