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cun sont aujourd’hui indisponibles dans un marché du livre transformé
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cièrement que trop souvent ils deviennent inaccessibles.
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Ernest Renan
L’ANTÉCHRIST
1
H. J. Holtzmann, Kritik der Epheser und Kolosserbriefe, Liepzig, 1872.
4
L’ANTÉCHRIST
5
L’ANTÉCHRIST
1
Sur cette dernière, voir Saint Paul, p. 300 et suiv.
2
Comparez surtout le second chapitre de la IIa Petri à l’épître de
Jude. Des traits comme IIa Petri, I, 14, 16-18 ; III, 1, 2, 5-7, 15-16,
sont aussi des indices certains de fausseté. Le style n’a aucune res-
semblance avec celui de la Ia Petri (observation de saint Jérôme,
Epist. Ad hedib., c. 11 ; cf. De viris ill., c ; 1). Enfin l’épître n’est pas
citée avant le IIIe siècle. Irénée (Adv. hær., IV, IX, 2) et Origène
(dans Eusèbe, H. E., VI, 25) ne la connaissent pas ou l’excluent.
Cf. Eus., H. E., III, 25.
6
L’ANTÉCHRIST
1
Les limitations que l’auteur des épîtres à Timothée et à Tite ferait,
dit-on, de la Ia Petri, en ce qui concerne les devoirs des femmes et
des anciens, ne sont pas évidentes. Comp. cependant I Tim., II, 9
et suiv. ; III, 11, à I Petri, III, 1 et suiv. ; I Petri, V, 1 et suiv., à Tit.,
I, 5 et suiv.
2
Papias, dans Eusèbe, H. E., III, 39 ; Polycarpe, Epist., 1 (Cf. I
Petri, I, 8 ; Eusèbe, H. E., IV, 14) ; Irénée, Adv. hær., IV, IX, 2 ;
XVI, 5 (Cf. Eusèbe, H. E., V, 8) ; Clément d’ Alex., Strom., III, 18 ;
IV, 7 ; Tertullien, Scorpiace, 12 ; Origène, dans Eusèbe, H. E., VI,
25 ; Eusèbe, H. E., III, 25.
3
Voir, outre les épîtres insérées au Canon, les épîtres de Clément
Romain, d’Ignace, de Polycarpe.
7
L’ANTÉCHRIST
1
I Petri, II, 25, montre que le sens du mot n’était pas encore spécialisé.
2
I Petri, V, 1 : pres } utšrou j ™n Ømˆn, leçon de Val. et Six.,
pres } u tšrou j toÝj ™n Øm‹n, leçon reçue.
3
I Petri, II, 23. Cf. Luc, XXIII, 34.
8
L’ANTÉCHRIST
9
L’ANTÉCHRIST
1
Clément Romain (I ad Cor., c. 10 et 11 ; cf. Jac. II, 21, 23, 25),
l’auteur du Pasteur (mand., XII, § 5 ; cf. Jac., IV, 7), Irénée (Adv. hær.,
IV, XVI, 2 ; cf. Jac. II, 23) paraissent l’avoir lue. Origène (In. Joh.,
tom. XIX, 6), Eusèbe (H. E., II, 23), saint Jérôme (De viris ill., 2)
expriment des doutes.
10
L’ANTÉCHRIST
1
Voir IIa Petri, III, 15-16, où les épîtres de Paul sont expressément
mises parmi les écritures sacrées.
2
Saint Paul, p. LI-LXI.
3
Hebr., V, 11-14 ; VI, 11-12 ; X, 24-25 ; XIII entier.
4
Dia kon»s a ntej to‹j ¡g…oij k a ˆ dia konoà ntej . IV, 10.
5
Hebr., X, 32 et suiv. ; cf. XII, 4 et suiv., 23.
11
L’ANTÉCHRIST
1
Hebr., XIII, 3.
2
HgoÚmenoi.
3
Hebr., XIII, 17, 24.
4
Hebr., XIII, 19.
5
Hebr., XIII, 23.
6
Hebr., XIII, 24.
7
Telle est la force de ¢po. Opposez oƒ ™n tÁ 'A sia (II Tim., I,
15), ¹ ™n Ba } u lî ni s u neklekt» (I Petri, V, 13). Notez cepen-
dant Act., XVII, 13.
12
L’ANTÉCHRIST
1
Hebr., IX, 1 et suiv.
2
Hebr., X, 5, 37-38.
3
Hebr., III, 23.
4
Hebr., II, 3-4.
5
Hebr., V, 11-12 ; VI, 11-12 ; X, 24-25 ; XIII entier.
6
Hebr., XIII, 19-24.
7
De pudicitia, 20. « Exstat enim et Barnabæ titulus ad Hebræos. »
Ces mots prouvent que le manuscrit dont se servait Tertullien of-
frait en tête de l’épître le nom de Barnabé. Cf. saint Jérôme, De viris
ill., 5. C’est à tort qu’on a présenté l’assertion de Tertullien comme
une conjecture personnelle, mise en avant pour renforcer l’autorité
d’un écrit qui servait ses idées montanistes. Sur l’argument tiré de
la stichométrie de Codex claromontanus, voyez Saint Paul, p. LIII-LIV,
note. L’épître d’ordinaire attribuée à saint Barnabé est un ouvrage
apocryphe, écrit vers l’an 110 après J.-C.
13
L’ANTÉCHRIST
1
C’est bien gratuitement qu’on a pensé à l’Église d’Alexandrie.
D’abord, il n’est pas prouvé qu’Alexandrie eût déjà une Église vers
l’an 66. Cette Église, en tout cas, si elle existait, n’eut aucun rapport
avec l’école de Paul ; elle ne devait pas connaître Timothée. Les
passages V, 12 ; X, 32 et suiv., et bien d’autres encore, ne conve-
naient pas à une telle Église.
2
Comp. Act., VI, 1 ; Irénée, Adv. hær., III, I, 1 ; Eusèbe, Hist. eccl.,
III, 24, 25.
3
Dia kone‹n to‹j ¡g…oij (Cf. surtout Rom., XV, 25) s’applique
aux devoirs de toutes les Églises envers l’Église de Jérusalem, et en
convient pas bien à l’Église de Jérusalem.
4
Hébr., XIII, 23.
14
L’ANTÉCHRIST
1
Qea trizÒmenoi surtout prend alors un sens précis.
2
Comp. Epist. Clem. Rom. ad Cor. I, ch. 17, à Hebr., XI, 37 ; — c. 36
à Hebr., I, 3, 5, 7, 13 ; — c. 9 à Hebr., XI, 5, 7 ; — c 12 à Hebr., XI, 31.
15
L’ANTÉCHRIST
1
Voir Saint Paul, p. LVII.
16
L’ANTÉCHRIST
1
Comp. Apoc., I, 4 et XXII, 8. Cf. I, 1-2.
2
Apoc., XXII, 8.
3
Voir Vie de Jésus, 13e édit., p. LXXII-LXIII et p. 160.
17
L’ANTÉCHRIST
18
L’ANTÉCHRIST
19
L’ANTÉCHRIST
1
Canon de Muratori, lignes 70-72 ; stichométrie du Codex claromon-
tanus, dans Credner, Gesch. der neutest. Kanon, p. 177.
20
L’ANTÉCHRIST
1
Supposer l’apôtre venu à Patmos, c’est le supposer venu à
Éphèse, Patmos étant en quelque sorte une dépendance d’Éphèse,
au point de vue de la navigation.
2
Voir l’appendice à la fin du volume.
21
L’ANTÉCHRIST
1
Gal., II, 9. Jean paraît très souvent en compagnie de Pierre, Act.,
III, 1, 3, 4, 11 ; IV, 13, 19 ; VIII, 14.
22
L’ANTÉCHRIST
1
Polycrate et Irénée, dans Eusèbe, H. E., V, 24.
2
« Je suis l’alpha et l’omega. » — Les mesures et les poids sont
grecs.
3
Sans parler des mots sacramentels et du chiffre de la Bête, qui
sont en hébreu (IX, 11 ; XVI, 16), les hébraïsmes se remarquent à
chaque ligne. Notez en particulier, i, 4, l’indéclinabilité de la traduc-
tion grecque du nom de Jéhovah.
4
Il adopte plusieurs des expressions des Septante, même dans ce
qu’elles ont d’inexact : skhn¾ toà ma rtu r…ou = wptyk lha ; Ð
pa ntokr£twr = Jéhovah Sebaoth. Le verset du Ps. II, qu’il cite sou-
vent : « Le les fera paraître avec une houlette de fer, » est entendu
d’après les Septante, et non d’après l’hébreu, sans doute parce que
le passage était passé sous cette forme dans l’exégèse messianique
des chrétiens.
23
L’ANTÉCHRIST
1
Apoc., XIX, 13.
2
Apoc., XXI, 6 ; XXII, 1, 17. Cf. Jean, IV et X.
3
Jean, I, 29, 36.
4
Apoc., I, 7 ; Jean, XIX, 37. Cette traduction diffère de celle des
Septante, et est plutôt conforme à l’hébreu.
5
Hist. eccl., III, 39. Les témoignages d’André et d’Aréthas de Cap-
padoce sur ce point sont peu concluants.
24
L’ANTÉCHRIST
1
Voir surtout Vis., IV, 1, 2 ; Simil., IX, 1 et suiv.
2
Dial. cum Tryph., 81.
3
Eusèbe, H. E., IV, 26 ; saint Jérôme, De viris ill., 24. Comp. Méli-
ton, De veritate, sub fin.
4
Eus., H. E., IV, 24. On peut se demander si le mot ’Iw£nnou ,
dans les deux passages d’Eusèbe relatifs à Méliton et à Théophile,
n’est pas une addition explicative de l’historien ecclésiastique. Mais
Eusèbe étant attentif à relever les passages d’où il résulte qu’on a
douté de l’authenticité de l’Apocalypse, on doit supposer qu’il n’eût
pas ajouté de mot ’Iw£nnou ,s’il ne l’eût rencontré dans les auteurs
dont il parle.
5
Eusèbe H. E., V, 18.
6
Lignes 47-48, 70-72. Ce second passage semble cependant mar-
quer une tendance à placer le livre parmi les apocryphes.
7
Adv. hær., IV, XX, 11 ; V, XXVI, 1 ; XXVIII, 2 ; XXXIV, 2 etc.
Cf. Eusèbe, H. E., V, 8.
8
Adv. Marc., III, 14 ; IV, 5.
9
Strom., VI, 13 ; Pædag., II, 12.
10
Dans Eus., H. E., VI, 25 ; In Matth., tom. XVI, 6 ; In Joh., tom. I,
14 ; II, 4 etc.
11
Philosoph., VII, 36.
25
L’ANTÉCHRIST
1
Tertullien, Adv. Marc., IV, 5 ; livre Adv. omnes hæreses, parmi les
œuvres de Tertullien, 6.
2
Constit. apost., II, 57 ; VIII, 47 (Canons apost., n° 85).
3
Caïus, dans Eusèbe, H. E., III, 28. Les doutes que peut laisser ce
passage sont levés par le fragment de Denys d’Alexandrie, dans
Eusèbe, VII, 25, et par ce qu’Épiphane dit des aloges. La traduc-
tion « comme s’il était un grand apôtre » est insoutenable. Cf.
Théodoret, Hær. Fab., II, 3.
4
Épiph., hær. LI, 3-4, 32-35.
5
Hist. eccl., VII, 25. Il est probable que la question avait déjà été
discutée par saint Hippolyte. Voir la liste de ses écrits dans Corpus
inscr. gr., n° 8613, A, 3.
6
Eus., H. E., III, 24 ; saint Jérôme, Epist. CXXIX, ad Dardanum, 3.
26
L’ANTÉCHRIST
27
L’ANTÉCHRIST
28
L’ANTÉCHRIST
1
Livre d’Hénoch, Apocalypse de Baruch, Assomption de Moïse,
Ascension d’Isaïe, 4e livre d’Esdras, et jusqu’à ces derniers temps,
le Pasteur, l’Épître de Barnabé. Par là s’explique aussi la perte plus
ou moins complète du texte grec de Papias, de saint Irénée.
29
L’ANTÉCHRIST
1
Aux preuves tant de fois alléguées, ajoutez Caïus et Denys
d’Alexandrie, dans Eusèbe, H. E., III, 28.
2
Le verset Apoc., I, 2, ne signifie pas que l’auteur ait été témoin de
la vie de Jésus. Comp. I, 9, 19, 20 ; VI, 9, XX, 4 ; XXII, 8.
30
L’ANTÉCHRIST
1
Voir la lettre des Églises de Vienne et de Lyon, dans Eusèbe,
H. E., V, I, 10, 58 (notez ¹ gr a f»).
31
L’ANTÉCHRIST
32
L’ANTÉCHRIST
33
L’ANTÉCHRIST
1
Voir Buxtorf, Lex. chald. talm. rabb., p. 222.
34
L’ANTÉCHRIST
35
L’ANTÉCHRIST
36
CHAPITRE PREMIER.
1
Voir la réflexion de Pausanias, VII, XVII, 3.
L’ANTÉCHRIST
sous le même toit que l’assassin devaient être mis à mort. Près de
quatre cents malheureux étaient dans ce cas. Quand on apprit que
l’atroce exécution allait avoir lieu, le sentiment de justice qui dort
sous la conscience du peuple le plus avili se révolta. Il y eut une
émeute ; mais le sénat et l’empereur décidèrent que la loi devait
avoir son cours1.
Peut-être parmi ces quatre cents innocents, immolés en vertu
d’un droit odieux, y avait-il plus d’un chrétien. On avait touché le
fond de l’abîme du mal ; on ne pouvait plus que remonter. Des faits
moraux d’une nature singulière se passaient jusque dans les rangs
les plus élevés de la société2. Quatre ans auparavant, on s’était fort
entretenu d’une dame illustre, Pomponia Græcina, femme d’Aulus
Plautius, le premier conquérant de la Bretagne3. On l’accusait de
« superstition étrangère ». Elle était toujours vêtue de noir et ne sor-
tait pas de son austérité. On attribuait bien cette mélancolie à
d’horribles souvenirs, surtout à la mort de Julie, fille de Drusus, son
amie intime, que Messaline avait fait périr ; un de ses fils paraît aussi
avoir été victime d’une des monstruosités les plus énormes de Né-
ron4 ; mais il était clair que Pomponia Græcina portait au cœur un
deuil plus profond et peut-être de mystérieuses espérances. Elle fut
remise, selon l’ancienne coutume, au jugement de son mari. Plautius
assembla les parents, examina l’affaire en famille et déclara sa
femme innocente. Cette noble dame vécut longtemps encore, tran-
quille sous la protection de son mari, toujours triste, et fort respec-
tée. Il semble qu’elle ne dit son secret à personne5. Qui sait si les
apparences que des observateurs superficiels prenaient pour une
humeur sombre n’étaient pas la grande paix de l’âme, le recueille-
ment calme, l’attente résignée de la mort, le dédain d’une société
1
Tac., Ann., XVI, 42 et suiv.
2
Tertullien, Apolog., 1.
3
Voir Borghesi, Œ uvres compl., t. II, p. 17-27 ; Ovide, Pontiques, I, VI ; II, VI ;
IV, IX. Cf. Tacite, Agricola, 4.
4
Suétone, Néron, 35.
5
Tac., Ann., XIII, 32.
38
L’ANTÉCHRIST
1
La famille des Pomponius Græcinus, selon certaines hypothèses, aurait eu,
durant des siècles, une grande importance dans l’Église de Rome ; ce nom figu-
rerait au cimetière de Saint-Calliste (inscription du IIIe ou IVe siècle, d’une resti-
tution douteuse : de Rossi, Roma sotterranea, I, p. 306 et suiv. ; II, p. 360 et suiv.,
inscr. tav. XLIX-L, n° 27). L’identification de Pomponia Græcina avec la Lucina
dont le souvenir est rattaché aux plus anciennes sépultures chrétiennes nous
paraît plus que hasardée. Il n’y a eu qu’une seule Lucina, celle du IIIe siècle.
2
Act., XXVIII, 21 et suiv.
3
Act., XXIII, 11. Cf. XIX, 21 ; XXVII, 24.
4
Phil., I, 13 ; Act., XXVIII, 16 ; Suétone, Tibère, 37.
5
Comp. Pline, Epist., X, 65 ; Jos. Ant., XVIII ; VI, 6, 7 ; Philostrate, Soph., II,
XXXII, 1.
6
V. Tillemont, Hist. des emp., I, p. 702.
39
L’ANTÉCHRIST
était depuis l’an 51 entre les mains du noble Afranius Burrhus1, qui,
un an après, devait expier par une mort pleine de tristesse le crime
d’avoir voulu faire le bien en comptant avec le mal. Paul n’eut sans
doute aucun rapport direct avec lui. Peut-être cependant la façon
humaine dont l’apôtre paraît avoir été traité fut-elle due à l’influence
que cet homme juste et vertueux exerçait autour de lui. Paul fut
constitué à l’état de custodia militaris, c’est-à-dire confié à un frumen-
taire prétorien2, auquel il était enchaîné, mais non d’une façon in-
commode ou continue. Il eut la permission de vivre dans une pièce
louée à ses frais, peut-être dans l’enceinte des castra prætoriana, où
tous venaient librement le voir3. Il attendit deux ans en cet état
l’appel de sa cause. Burrhus mourut en mars 62 ; il fut remplacé par
Fenius Rufus et par l’infâme Tigelin, le compagnon de débauches
de Néron, l’instrument de ses crimes. Sénèque, à partir de ce mo-
ment, se retire des affaires. Néron n’a plus pour conseils que les
Furies.
Les relations de Paul avec les fidèles de Rome avaient commen-
cé, nous l’avons vu, pendant le dernier séjour de l’apôtre à Corin-
the. Trois jours après son arrivée, il voulut, comme il en avait
l’habitude, se mettre en rapport avec les principaux hakamim. Ce
n’est pas au sein de la synagogue que la chrétienté de Rome s’était
formée ; c’étaient des croyants débarqués à Ostie ou à Pouzzoles
qui en se groupant avaient constitué la première Église de la capitale
du monde ; cette Église n’avait presque aucune liaison avec les di-
verses synagogues de la même ville4. L’immensité de Rome et la
masse d’étrangers qui s’y rencontraient5 étaient cause que l’on s’y
1
Cf. Jos., Ant., XX, VIII, 9.
2
Act., XXVIII, 20. comp. Saint Paul, p. 536 ; Jos., Ant., XVIII, VI, 7 ; Sénèque,
De tranq. animæ, 10. On trouve des frumentaires appartenant à tous les corps
[Renier].
3
Act., XXVIII, 16, 17, 20, 23, 30 ; Phil., I, 7, 13, 14, 17, 30 ; Col., IV, 3, 4, 18 ;
Eph., II, 1 ; 111, 1 ; VI, 19-20.
4
Act., XXVIII, 21 et suiv.
5
La population juive de Rome pouvait être de vongt ou trente mille âmes, en
comptant les femmes et le enfants. Jos., Ant., XVII, XI, 1 ; XVIII, III, 5 ; Ta-
40
L’ANTÉCHRIST
connaissait peu et que des idées fort opposées pouvaient s’y pro-
duire côte à côte sans se toucher. Paul fut donc amené à se compor-
ter selon la règle qu’il suivait, lors de sa première et de sa seconde
mission, dans les villes où il apportait le germe de la foi. Il fit prier
quelques-uns des chefs de synagogue de venir le trouver. Il leur pré-
senta sa situation sous le jour le plus favorable, protesta qu’il n’avait
rien fait et ne voulait rien faire contre sa nation, qu’il s’agissait de
l’espérance d’Israël, c’est-à-dire de la foi en la résurrection. Les juifs
lui répondirent qu’ils n’avaient jamais entendu parler de lui, ni reçu
de lettre de Judée à son sujet, et exprimèrent le désir de l’entendre
exposer lui-même ses opinions. « Car, ajoutèrent-ils, nous avons ouï
dire que la secte dont tu parles provoque partout de vives contra-
dictions. » On fixa l’heure de la discussion, et un assez grand nom-
bre de juifs se réunirent dans la petite chambre occupée par l’apôtre
pour l’entendre. La conférence dura une journée presque entière ;
Paul énuméra tous les textes de Moïse et des prophètes qui prou-
vaient, selon lui, que Jésus était le Messie. Quelques-uns crurent ; le
plus grand nombre resta incrédule. Les juifs de Rome se piquaient
d’une très exacte observance1. Ce n’est pas là que Paul pouvait avoir
beaucoup de succès. On se sépara en grand discord ; Paul, mé-
content, cita un passage d’Isaïe2, très familier aux prédicateurs chré-
tiens3, sur l’aveuglement volontaire des hommes endurcis qui fer-
ment leurs yeux et bouchent leurs oreilles pour ne voir ni entendre
la vérité. Il termina, dit-on, par sa menace ordinaire de porter aux
gentils, qui le recevraient mieux, le royaume de Dieu, dont les juifs
ne voulaient pas.
Son apostolat parmi les païens fut, en effet, couronné d’un bien
plus grand succès. Sa cellule de prisonnier devint un foyer de prédi-
cation ardente. Pendant les deux ans qu’il y passa, il ne fut pas gêné
cite, Ann., II, 85. Le passage célèbre du Pro Flacco suppose à peu près le même
chiffre.
1
F ilšntoloi.Voir Saint Paul, p. 104 et suiv.
2
Is., VI, 6 et suiv.
3
Matth., XIII, 14 ; Marc, XIV, 12 ; Luc, VIII, 10 ; Jean, XII, 40 ; Rom., XI, 8.
41
L’ANTÉCHRIST
1
Act., XXVIII, 30-34, Phil., I, 7.
2
Phil., I, 1 ; II, 19 et suiv. ; Col., IV, 10 ; Philem., 24. Luc dut faire une absence ;
car Paul n’envoie pas son salut aux Philippiens.
3
Col., IV, 10 ; Philem., 13, 23.
4
Phil., I, 12.
5
Rom., XV, 18-19, mis en rapport avec la légende de Simon le Magicien.
6
Phil., I, 13.
7
Ibid., I, 14.
8
Garrucci, dans le Bulletino archeologico napolitano, nouv. Série, 2e année, p. 8 de
Rossi, Bull. di arch. crist., 1864, p. 69 et suiv., 92 et suiv. ; Zangemeister, Inscr.
parietariæ, n° 679. Pour les juifs à Pouzzoles, voir Minervini, dans le Bulletino
archeologico napolitano, nouv. Série, 3e année, p. 105. Pour les juifs à Pompéi, voir
Garrucci, même recueil, 2e année, p. 8 (Questioni pompeiane, p. 68). Sur les Ty-
riens, Syriens, Nabatéens, Alexandrins, Maltais de Pouzzoles, voir Saint Paul,
p. 114 ; Mommsen, Inscr. regni neapol., n° 2462 ; Fiorelli, Inscr. lat. del museo di
Nap., nos 691, 692, 693 ; Minervini, Monum. antichi mediti, I (Naples, 1852), p. 40-
43 ; append., p. VII-IX ; Zeitschrift der d. m. G., 1869, 150 et suiv. ; Journal asiatique,
avril 1873. Cf. Gervasio dans Men. Della R. Accad. Ercolanese, t. IX ; Scherillo, La
venuta di S. Pietro in Napoli (Naples, 1859), p. 97-149. Notez Tertullien, Apol., 40
42
L’ANTÉCHRIST
1
Cette idée sert de base aux Actes de Pierre, tels qu’ils sont rapportés par le
Pseudo-Lin.
2
Phil., IV, 22 (Cf. Philosophumena, IX, 12 ; Gruter, 642, 8 ; Cardinali, Dipl.,
p. 221, n° 410). Ce que disent saint Jean Chrysostome (Opp., I, p. 48 ; II,
p. 168 ; IX, p. 349 ; XI, p. 673, 722, édit. Montfaucon), saint Astère (édit.
Combefis, p. 168), Théophylacte (in II Tim., IV, 16), Glycas (Ann., p. 236, édit.
de Paris) des rapports de Paul avec une des maîtresses et avec un domestique
favori de Néron provient d’anciens actes de Pierre et Paul. Comp. les Passions
apocryphes de Pierre et de Paul attribuées à saint Lin, dans Bibl. patrum maxima,
t. II, 1re part., p. 67 et suiv. ; les actes de saint Tropez, dans Acta SS. Maii, IV,
1re part., p. 6 (où l’expression d’Adon, magnus in officio Cæsaris Neronis, est nota-
ble ; cf. Gruter, 599, 6 ; Rhein. Museum, nouv. Série, t. VI, p. 16) ; Acta Petri et
Pauli, publiés par Tischendorf (Acta apost. apocr.), § 31, 80, 84 (ms. de Paris).
C’est sans motif qu’on a identifié cette courtisane légendaire avec Acté. Cepen-
dant l’inscription, Orelli, 735, n’est pas une objection. Cette inscription n’est
pas l’épitaphe d’Acté, ainsi qu’on l’a cru. Greppo, Trois mémoires (Paris, 1840),
1er mém. et additions.
3
Voir ci-après. Rappelons la juive Acmé, servante de Livie ; le samaritain Thal-
lus, affranchi de Tibère (Jos., Ant., XVII, V, 7 ; XVIII, VI, 4 ; B. J., I, XXXIII, 6 ;
XXXIII, 7.)
4
Tac., Hist., II, 92.
5
On a découvert il y a quelques années à Ostie l’inscription suivante, laquelle
paraît du IIIe siècle :
43
L’ANTÉCHRIST
c’est que dès cette époque la distinction nette des juifs et des chré-
tiens se fit à Rome pour les personnes bien informées. Le christia-
nisme parut une « superstition » distincte, sortie du judaïsme, en-
nemie de sa mère, et haïe de sa mère1. Néron, en particulier, était
assez au courant de ce qui se passait, et s’en faisait rendre compte
avec une certaine curiosité. Peut-être déjà quelqu’un des intrigants
juifs qui l’entouraient enflammait-il son imagination du côté de
44
L’ANTÉCHRIST
1
Suétone, Néron, 40.
2
II, Tim., iv, 21. Ce passage a servi plus tard de base aux légendes relatives au
sénateur Pudens et à sa famille. Sur le nom de Linus, voir Le Bas, Inscr., III,
n° 1081. Ces noms grecs à Rome indiquent, en général, des esclaves ou des
affranchis. Cf. Suétone, Claude, 25 ; Galba, 14 ; Tacite, Hist., I, 13. Le cognomen
gentilitium des affranchis pouvait seul être latin. Pour Claudia comp. Claudia
Aster (ci-après), Kla u d…a pist» (inscr. à Rome, Orelli, I, p. 367). Notez aus-
si, parmi les affranchis d’Acté, Claudia (Orelli, n° 735 ; Fabretti, Inscr., p. 124-
126). Sur Rom., XVI, voir Saint Paul, p. LXV et suiv.
3
Pour le chiffre de la population juive de Rome, voir ci-dessus. La population
chrétienne n’était sans doute qu’une faible fraction de la population juive.
4
Phil., I, 15-17 ; II, 20-21.
45
L’ANTÉCHRIST
1
Ibid., I, 18 et suiv.
2
Phil., II, 17-18.
3
Phil., I, 25 ; II, 24 ; Col., IV, 3-4 ; Philem.,
4
Le trait rapporté par Dion Cassius, LX, 17, porterait à le croire par induction.
46
L’ANTÉCHRIST
1
Act., I, 8 ; XXIII, 11 ; Col., I, 23.
2
Comp. Rom., XV, 19.
3
Col., IV, 3-4.
4
Phil., I, 26-27 ; II, 24 ; Philem., 22.
5
Phil., I, 7.
47
L’ANTÉCHRIST
Une des plus grandes joies que Paul ressentit à cette époque de sa
vie fut l’arrivée d’un message de sa chère Église de Philippes1, la
première qu’il eût fondée en Europe, et où il avait laissé tant
d’affections dévouées. La riche Lydie, celle qu’il appelait « sa vraie
épouse2 », ne l’oubliait pas. Épaphrodite, envoyé de l’Église, ap-
pointait une somme d’argent3, dont l’apôtre, devait avoir grand be-
soin, vu les frais qu’entraînait son nouvel état. Paul, qui avait tou-
jours fait une exception pour l’Église de Philippes, et reçu d’elle ce
qu’il ne voulait devoir à aucune autre4, accepta encore cette fois
avec bonheur. Les nouvelles de l’Église étaient excellentes. A peine
quelques petites querelles entre les deux diaconesses Evhodie et
Syntyché étaient-elles venues troubler la paix5. Des tracasseries sus-
citées par des malveillants, et d’où il résulta quelques emprisonne-
ments, ne servirent qu’à montrer la patience des fidèles6. L’hérésie
des judéo-chrétiens, la prétendue nécessité de la circoncision, rôdait
autour d’eux sans les entamer7. Quelques mauvais exemples de
chrétiens mondains et sensuels, dont l’apôtre parle avec larmes8, ne
venaient pas, à ce qu’il semble, de leur Église. Épaphrodite resta
quelque temps auprès de Paul et fit une maladie, conséquence de
son dévouement, qui faillit le conduire à la mort. Un vif désir de
revoir Philippes s’empara de cet homme excellent ; il souhaita cal-
mer lui-même les inquiétudes que concevaient ses amies. Paul, de
son côté, voulant faire cesser au plus vite les craintes des pieuses
dames, le congédia promptement9, en lui remettant pour les Philip-
1
Phil., I, 13 et II, 23, semblent indiquer que ceci eut lieu peu de temps après
l’arrivée de Paul à Rome.
2
Voir dans Saint Paul, p. 148-149, les doutes qui restent sur ce point.
3
Phil., II, 25, 30 ; IV, 10 et suiv.
4
Voir Saint Paul, p. 148.
5
Phil., I, 27 ; II, 2 et suiv. ; IV, 2.
6
Phil., I, 28-30. Comp. Act., XVI, 23.
7
Phil., III, 2 et suiv.
8
Ibid., III, 18-19.
9
Phil., II, 25 et suiv
48
L’ANTÉCHRIST
1
On a supposé que l’épître aux Philippiens telle que nous l’avons se compose
de deux épîtres cousues ensemble, et dont la première finirait aux mots : tÕ
loipÕn, ¢delfo… mou, ca …rete ™n k u r…J (III, 1), le préambule de la
deuxième ayant été supprimé. T¦ a Ùt£ semble en effet se rapporter à une
épître antérieure, et Polycarpe admet qu’il y eut plusieurs épîtres de Paul aux
Philippiens (Ad. Phil., 3).
2
Phil., I, 29-30 ; II, 12-18.
3
Ibid., IV, 18-19.
4
Ibid., III, 15-17.
5
Ibid., III, 2 et suiv.
49
L’ANTÉCHRIST
1
Phil., III, 20, 21 ; IV, 4.
2
Ibid., III, 15-17.
3
Ibid., IV, 2-3.
4
Ibid., II, 1, 18 ; III, 1 ; IV, 4.
5
Phil., IV, 5.
50
L’ANTÉCHRIST
1
Ibid., IV, 10-18.
2
Phil., II, 1-11.
51
L’ANTÉCHRIST
faisait sur lui l’effet qu’elle produit d’ordinaire sur les fortes âmes.
Elle l’exaltait, et provoquait dans ses idées de vives et profondes
révolutions. Peu après avoir expédié la lettre aux Philippiens, il leur
envoya Timothée, pour s’informer de leur état et leur porter de
nouvelles instructions1. Timothée dut revenir assez promptement2.
Luc paraît aussi vers ce temps avoir fait une absence de courte durée3.
1
Phil., II, 19-23. Il n’est pas sûr cependant que Paul ait exécuté le projet qu’il
énonce dans ce passage.
2
Il est près de Paul, en effet, quand celui-ci écrit aux Colossiens et à Philémon.
3
Il ne figure pas dans l’épître aux Philippiens, et il figure dans les épîtres aux
Colossiens et à Philémon.
52
CHAPITRE II.
PIERRE À ROME.
1
Clem. Rom., Ad Cor. I, ch. 5.
2
Col., iv, 10 ; Philem., 24 ; I Petri, V, 13. Cf. Papias, dans Eus., H. E., III, 39 ;
Irénée, Adv. hær., III, I, 4 ; Tertullien, Adv. Marc., IV, 5 ; Clément d’Alex., dans
Eusèbe, H. E., VI, 14 ; Origène, dans Eusèbe, H. E., VI, 25 ; Eusèbe, H. E., II,
15 ; Épiph., Adv. hær., LI, 6 ; saint-Jérome, ep. 150, ad Hedibiam, c. 11. Notez
un personnage appelé M £rkoj Pštroj, probablement chrétien, l’an 278 à
Bostra (Waddington, Inscr., n° 1909).
3
Act., I, 13 ; III, 1, 3, 4, 11 ; IV, 13, 19 ; VIII, 14 ; Jean, XXI entier ; Gal., II, 9.
L’impression des massacres de l’an 64 et l’horreur de la ville de Rome sont si
vives dans l’Apocalypse, qu’on est porté à croire que l’auteur de ce livre s’était
L’ANTÉCHRIST
trouvé mêlé auxdits évènements, ou du moins qu’il avait vu Rome (notez sur-
tout les ch. XIII, XVII). Le choix qu’il fait de Patmos pour y placer sa vision
s’explique bien aussi dans cette hypothèse, Patmos étant un bon port de relâ-
che et en quelque sorte la dernière station pour celui qui va en cabotant de
Rome à Éphèse. Nous montrerons, quand il s’agira de l’Apocalypse, que ce choix
ne peut guère s’expliquer par aucun autre motif. Nous discuterons plus tard la
tradition sur Jean devant la porte Latine. Quoique le quatrième Évangile ne soit
pas l’œuvre personnelle de Jean, relevons cependant ce qu’a de particulier le
passage Jean, XXI, 15-23 (voir les Apôtres, p. 33-34). Cela est bien de quelqu’un
qui a vu Pierre, a reçu ses confidences, a été témoin de sa mort.
1
L’auteur de l’Épître aux Hébreux semble avoir été à Rome ; or Barnabé paraît
l’auteur de l’Épître aux Hébreux. Voir l’introd.
2
Justin, Apol. I, 26, 56 ; Irénée, Adv. hær., XXIII, 1 ; Philosophumena, VI, 20 ;
Constit. apost., VI, 9 ; Eusèbe, H. E., II, 13-14. Il est vrai que les indices sur les-
quels Justin et Irénée se fondent provenaient de singulières bévues. Voir les
Apôtres, p. 266 et suiv. La présence de Simon à Rome est la base des Actes apo-
cryphes de Pierre (Tischendorf, Acta apost., apocr., p. 13 et suiv. ; cf. Récognitions, II,
9 ; III, 63-64), dont la première rédaction fut ébionite. Eusèbe en admet la
donnée fondamentale (H. E., II, 14). Irénée même (l. c.) semble s’y rapporter.
Cf. Constit. apost., l. c., et Philosoph., l. c. La façon dont l’auteur des Actes des apô-
tres parle de Simon, laissant croire à la possibilité de sa conversion (VIII, 24),
semble supposer que Simon vivait encore quand il écrivait. Le passage Tacite,
Ann., XII, 52, n’est pas une objection contre le séjour de Simon à Rome. Cf.
Tac., Ann., XVI, 9 ; Hist., I, 22. L’emploi abusif qui fut fait au IIe siècle du nom
de Simon pour désigner Paul ne prouve ni contre l’existence réelle de Simon, ni
même contre son voyage à Rome.
3
Les chefs de sectes gnostiques du IIe siècle viennent presque tous à Rome.
4
Jamais les mathematici, les chaldæi, les gÒhtej de toute sorte n’avaient abondé à
Rome autant qu’à ce moment. Tac., Ann., XII, 52 ; Hist., I, 22 ; II, 62 ; Dion
Cassius, LXV, 1 ; LXVI, 9 ; Suétone, Tib., 36 ; Vitellius, 14 ; Juvénal, VI, 542 et
suiv. ; Eusèbe, Chron., année 9 de Domitien ; Zonaras, Ann., VI, 5.
54
L’ANTÉCHRIST
1
Jos., Vita, 3.
2
Il est bien sûr que Pierre n’était pas à Rome quand Paul écrivit l’épître aux
Romains (Cf. Denys de Cor., dans Eus., H. E., II, 25). Paul ne se mêlait jamais
des Églises fondées par les apôtres de la circoncision (Gal., II, 7-8 ; II, Cor., X,
16 ; Rom., XV, 18-20). Il n’y était pas non plus quand Paul y arriva. Act., XXVIII,
17 et suiv., le prouve. Le système d’Eusèbe (Chron., ad ann. 2 Claudii ; H. E.,
II, 14) et de saint Jérôme (De viris illstr., 1) sur la venue de Pierre à Rome l’an 42
est par conséquent insoutenable. Mais rien ne s’oppose à ce qu’il y soit venu
plus tard, et certains indices rendent cela probable : 1o une tradition établie dès
le second siècle (Denys de Corinthe, Caïus, Clément d’Alexandrie, Origène,
cités dans Eusèbe, H. E., II, 15, 25 ; III, 1 ; VI, 14, Ignace, Ad Rom., 4 ; Irénée,
Adv. hær., III, I, 1 ; III, 3 ; Tertullien, Scorp., 15 ; Præscr., 36 ; K»ru gma Pa Ú-
lou ,cité dans le De non iterando baptismo, à la suite des Œ uvres de saint Cyprien,
p. 139, édit. Rigault), et qui n’est pas sans poids, bien qu’on y ait mêlé des er-
reurs évidentes et qu’on y puisse voir un parti pris a priori de donner le prince
des apôtres pour fondateur à l’Église de la capitale du monde (l’Église de Co-
rinthe voulut aussi avoir Pierre pour fondateur ; or Pierre n’a certainement pas
fondé l’Église de Corinthe) ; 2o le fait certain que Pierre est mort martyr (voir
ci-après, ch. VIII) ; or ce n’est guère qu’à Rome qu’un tel martyre se conçoit ;
3o l’épître I Petri, qui se donne comme ayant été écrite à Rome ; cet argument
garde toute sa force, même si l’épître est l’œuvre d’un faussaire ; il resterait bien
remarquable, en effet, que le faussaire, pour donner de la créance à son attribu-
tion, datât l’épître de Rome ; 4o le système, légendaire dans la forme, mais très
sérieux au fond, qui veut que Pierre ait suivi par tout le monde les traces de
Simon le Magicien (entendez : Paul), et soit venu à Rome pour le combattre
(Per…odoi et Khru gma Pštrou ,ouvrages qui servirent de base aux Récogni-
tions et aux Homélies pseudo-clémentines, puis au Pštrou k a ˆ Pa Úlou
k»rugma , déjà cité par Héracléon et Clément d’Alexandrie : Lipsius, Rœmische
Petrussage, p. 13 et suiv. ; Hilgenfeld, Nov., Test. extra can. rec., IV, 52 et suiv. ; cf.
Eus., H. E., II, 14 ; Philosophum., VII, 20 ; Const. apost., VI, 9, comp. Le
K»ru gma syriaque de Pierre, dans Cureton, Anc. syr. doc., p. 35-41). — Quant
55
L’ANTÉCHRIST
dant que les « Actes de Pierre », tels que les racontaient les ébioni-
tes, n’étaient fabuleux que dans le détail. La conception fondamen-
tale de ces Actes, Pierre courant le monde à la suite de Simon le
Magicien pour le réfuter, apportant le vrai Évangile qui doit renver-
ser l’Évangile de l’imposteur1, « venant après lui comme la lumière
après les ténèbres, comme la science après l’ignorance, comme la
guérison après la maladie », cette conception est vraie, quand on a
mis le nom de Paul à la place de celui de Simon, et qu’au lieu de la
haine féroce que les ébionites témoignèrent toujours contre le pré-
dicateur des gentils, on se figure entre les deux apôtres une simple
opposition de principes, n’excluant ni la sympathie ni l’accord sur le
point fondamental, l’amour de Jésus. Dans ce voyage entrepris par
le vieux disciple galiléen pour suivre la trace de Paul, nous admet-
tons même volontiers que Pierre, suivant Paul de près, toucha à
Corinthe, où il avait avant sa venue un parti considérable2, et qu’il y
donna beaucoup de force aux judéo-chrétiens, de telle sorte que
plus tard l’Église de Corinthe put prétendre avoir été fondée par les
deux apôtres, et soutenir, en faisant une légère erreur de date, que
Pierre et Paul avaient été chez elle en même temps et de là étaient
partis de compagnie pour trouver la mort à Rome3.
aux lieux de Rome où l’on rattache les souvenirs du séjour de Pierre, tels que la
maison de Pudens sur le Viminal, la maison de Prisca sur l’Aventin, l’endroit
dit ad nymphas B. Petri, ubi baptizabat, sur la voie Nomentane, leurs titres sont
faibles ou nuls, bien que ce dernier endroit soit un très vieux centre chrétien.
V. Bosio, Roma sott., édit. de 1650, p. 400-402 ; de Rossi, Roma sott., I, p. 189 et
suiv. ; Bull., 1867, p. 37 et suiv., 48, 49 et suiv. ; Actes de sainte Pudentienne et
de sainte Praxède, Act. SS. Maii, IV, 1re partie, p. 299 et suiv. (pour Pio, lisez
Paulo) ; Actes de saint Marcel, Acta SS. Jan., II, p. 7. L’inscription publiée dans
le numéro du 17 mars 1870 du journal de Naples, Il trionfo della Chiesa cattolica,
est une fraude grossière. Voir l’appendice à la fin du volume.
1
Hom. Pseudo-Clém., II, 17 ; III, 59.
2
I Cor., I, 12 ; III, 22 ; IX, 5.
3
Denys de Corinthe, dans Eusèbe, Hist. eccl., II, 25 (édit. Heinichen ; le texte
est incertain et obscur). Origène, Eusèbe, Epiphane, saint Jérôme admettent
une prédication de Pierre en Asie Mineure, uniquement à cause de I Petri, I, 1,
motif tout à fait insuffisant.
56
L’ANTÉCHRIST
1
Cf. le K»pu gma Pa Úlou,cité dans l’ouvrage De non iter. bapt., l. c.
2
Col., IV, 10.
3
Voir l’Épître de Jude, les chapitres II et III de l’Apocalypse, les traits fanatiques
attribués à Jean (II Joh., 10-11 ; Irénée, Adv. hær., III, III, 4), sans parler des
duretés que présentent à chaque page les épîtres de Paul.
4
E„j Ón pa redÒqhte tÚpon dida gÁj (Rom., VI, 17).
57
L’ANTÉCHRIST
1
Voir Saint Paul, p. 367 et suiv. Notez surtout Apoc., XXI, 14, qui exclut Paul du
nombre des apôtres.
2
Voir l’Apocalypse tout entière.
3
Lettre de Clément à Jacques, en tête des Homélies pseudo-clémentines, 1.
58
L’ANTÉCHRIST
1
Tacite, Ann., XIV, 12, 22 ; XV, 22, Suétone, Néron, 39, 39 ; Dion Cassius,
LXI, 16, 18 ; Philostrate, Apoll., IV, 43, Sénèque, Quœst. Nat., VI, 1, p. 454 ;
Eusèbe, Chron., aux années 4, 9, 10 de Néron.
2
Voir l’Apocalypse.
3
II Cor., IV, 4 ; Eph., VI, 12 ; Jean, XII, 31 ; XIV, 30.
4
Suétone, Néron, 12. V. ci-après.
5
I Petri, v. 13. Comp. Apoc., XIV-XVIII ; Carm. sibyll., V, 142, 158.
6
C’est ainsi qu’Édom servit à désigner Rome et l’empire romain. V. Buxtorf,
Lex. chald., talm., rabb., au mot xywa. Il en fut de même du nom de Cuthéen, ap-
pliqué aux Samaritains et en général aux gentils.
7
Tacite, Ann., XV, 44 (Cf. Hist., V, 5) ; Suétone, Néron, 16.
59
L’ANTÉCHRIST
60
L’ANTÉCHRIST
tien arrivait à être dans l’opinion ce que fut par moments le juif du
moyen âge, le bouc émissaire de toutes les calamités, l’homme qui
ne pense qu’au mal, l’empoisonneur de fontaines, le mangeur
d’enfants, l’allumeur d’incendies1. Dès qu’un crime était commis, le
plus léger indice suffisait pour arrêter un chrétien et le faire mettre à
la torture. Souvent le nom seul de chrétien suffisait pour amener
l’arrestation. Quand on les voyait s’éloigner des sacrifices païens, on
les injuriait2. L’ère des persécutions était ouverte en réalité ; elle du-
rera désormais avec de courts intervalles jusqu’à Constantin. Dans
les trente années qui se sont écoulées depuis la première prédication
chrétienne, les Juifs seuls ont persécuté l’œuvre de Jésus ; les Ro-
mains ont défendu les chrétiens contre les Juifs ; maintenant les
Romains se font persécuteurs à leur tour. De la capitale, ces ter-
reurs, ces haines se répandaient dans les provinces et provoquaient
les plus criantes injustices3. Il s’y mêlait d’atroces plaisanteries ; les
murs des lieux où se réunissaient les chrétiens étaient couverts de
caricatures et d’inscriptions injurieuses ou obscènes contre les frères
et les sœurs4. L’habitude de représenter Jésus sous la forme d’un
homme à tête d’âne était déjà peut-être établie5.
1
Tacite, Ann., XV, 44 ; Suétone, Néron, 16 ; Sénèque, cité par saint Augustin,
De civ. Dei, VI, 11 ; I Petri, II, 12, 15 ; III, 16 ; cf. II Petri, II, 12.
2
I Petri, IV, 4.
3
I Petri, I, 6 ; II, 19-20 ; III, 14 ; iv, 12 et suiv. ; V, 9, 10 ; Jac., II, 6 ; Tertullien,
Ad nat., I, 7.
4
De Rossi, Bull. di arch. crist., 1864, p. 69 et suiv.
5
M. de Rossi (Bull., 1864, p. 72) croit avoir lu sur les murs d’une salle de Pom-
peï qui lui semble avoir servi à des réunions chrétiennes : Mulus hic muscellas
docuit (V. Zangemeister, Inscr. parietariæ, no 2016 : musciillas). Comp. La pierre
gravée publiée par Stefanone (Gemmæ, Venise, 1646, tab. XXX), représentant un
âne faisant le maître d’école devant quelques enfants respectueusement inclinés
(republiée par Fr. Münter, Primordia Ecclesiæ africanæ, Hafniæ, 1829, p. 218 [cf.
p. 167 et suiv.], et par F.- X. Kraus, Das Spott-crucifix vom Palatin, Vienne, 1869,
traduit par Ch. de Linas, Arras, 1870). Le musée de Luynes (Bibl. nat., cabinet
des antiques, terres cuites, no 779) possède une terre cuite, provenant de Syrie,
qui semble représenter Jésus en caricature, sous la forme d’un petit homme à
longue robe, tenant un livre ; grosse tête d’âne, longues oreilles, yeux auxquels
61
L’ANTÉCHRIST
62
L’ANTÉCHRIST
les mêmes termes que chez Paul1. L’école qui se rattacha plus tard à
Jean partageait les mêmes sentiments sur l’origine divine de la sou-
veraineté2. Une des plus grandes craintes des chefs était de voir les
fidèles compromis dans de mauvaises affaires, dont l’odieux vînt à
retomber sur l’Église tout entière3. Le langage des apôtres, à ce
moment suprême, fut d’une extrême prudence. Quelques malheu-
reux mis à la torture, quelques esclaves fustigés s’étaient laissé aller à
l’injure, appelant leurs maîtres idolâtres, les menaçant de la colère
de Dieu4. D’autres, par excès de zèle, déclamaient tout haut contre
les païens et leur reprochaient leurs vices ; les confrères plus sensés
les appelaient avec esprit « évêques » ou « surveillants de ceux du
dehors5 ». Il leur arrivait de cruelles mésaventures ; les sales direc-
teurs de la communauté, loin de les exalter leur disaient assez clai-
rement qu’ils n’avaient que ce qu’ils méritaient6.
Toutes sortes d’intrigues que l’insuffisance des documents ne
nous permet pas de démêler aggravaient la position des chrétiens.
Les Juifs étaient très puissants auprès de l’empereur et de Poppée7.
Les « mathématiciens », c’est-à-dire les devins, entre autres un cer-
tain Balbillus d’Éphèse, entouraient l’empereur, et, sous prétexte
d’exercer la partie de leur art qui consistait à détourner les fléaux et
les mauvais présages, lui donnaient d’atroces conseils8. La légende
qui mêle à tout ce monde de sorciers le nom de Simon le Magicien9
1
I Petri, II, 13 et suiv.
2
Jean, XIX, 11.
3
I Petri, II, 11-12 ; IV, 15.
4
Ibid., II, 23.
5
A llotrioep…skopoi.
6
I Petri, IV, 15.
7
Voir ci-dessous.
8
Suét., Nér., 34, 36, 40 ; Tac., Hist., I, 22.
9
Homélies pseudo-clém., II, 34 ; Récognitions, I, 74 ; III, 47, 57, 63, 64 ; Faux
actes de Pierre, Tischendorf, p. 30 et suiv. ; Pseudo-Lin, en Bibl. max. Patrum,
II, 1re partie, p. 67 ; Pseudo-Marcellus, dans Fabricius, Codex apocr. N. T., III,
p. 635 et suiv. ; Pseudo-Abdias, I, 16 et suiv. ; Const. apost., VI, 9 ; Irénée, Adv.
hær., I, XXIII, 1 ; Eusèbe, H. E., II, 14 ; Pseudo-Hégésippe, De excidio Hieros.,
63
L’ANTÉCHRIST
est elle sans aucun fondement ? Cela se peut sans doute ; mais le
contraire se peut aussi. L’auteur de l’Apocalypse est fort préoccupé
d’un « faux prophète », qu’il représente comme un suppôt de Né-
ron, comme un thaumaturge faisant tomber le feu du ciel, donnant
la vie et la parole à des statues, marquant les hommes du caractère
de la Bête1. C’est peut-être de Balbillus qu’il s’agit ; il faut reconnaî-
tre cependant que les prodiges attribués au Faux Prophète par
l’Apocalypse ont beaucoup de ressemblance avec les tours
d’escamotage que la légende attribue à Simon2. L’emblème d’un
agneau-dragon, sous lequel le Faux Prophète est désigné dans le
même livre3, convient mieux également à un faux Messie tel qu’était
Simon de Gitton qu’à un simple sorcier. D’un autre côté, la légende
de Simon précipité du ciel n’est pas sans analogie avec un accident
qui arriva dans l’amphithéâtre, sous Néron, à un acteur qui jouait le
rôle d’Icare4. Le parti arrêté, chez l’auteur de l’Apocalypse de
s’exprimer en énigmes jette sur tous ces événements beaucoup
d’obscurité ; mais on ne se trompe pas en cherchant derrière chaque
ligne de ce livre étrange des allusions aux circonstances anecdoti-
ques les plus minutieuses du règne de Néron.
Jamais, du reste, la conscience chrétienne ne fut plus oppressée,
plus haletante qu’à ce moment. On se croyait en un état provisoire
et de très courte durée. On attendait chaque jour l’apparition solen-
nelle. « Il vient !... Encore une heure !... Il est proche !... » étaient les
mots qu’on se disait à tout instant5. L’esprit du martyre, cette pen-
sée que le martyr glorifie le Christ par sa mort, et que cette mort est
III, 2 ; Épiphane, Hær. XXI, 5 ; Arnobe, Adv. gentes, II, 13 ; Philastren, hæ. XXIX ;
Sulpice Sévère, II, 28, etc. Cf. de Rossi, Bullettino, 1867, p. 70-71.
1
Apoc., XIII, 14-17 ; XVI, 13 ; XIX, 20.
2
Récognitions, II, 9 ; Philosophumenas, VI, 20 ; Constit. apost., VI, 9.
3
Apoc., XIII, 11.
4
Suétone, Néron, 12 ; Dion Chrysostome, Orat. XXI, 9 ; Juvénal, III, 78-90.
Cf. Récognitions, II, 9. Juvénal suppose le faux Icare né en Grèce.
5
Phil., IV, 5 ; Jac., V, 8 ; I Petri, IV, 7 ; Hebr., X, 37 ; I Joh., II, 18.
64
L’ANTÉCHRIST
1
Phil., I, 20 ; Jean, XXI, 19. Comp. l’expression tpÒpa ia dans Caïus, cité par
Eus., H. E., II, 25.
2
Suétone, Caïus, 57 ; Juvénal, VIII, 186 et suiv. ; Martial, Spectac., VII.
65
CHAPITRE III.
1
Jac., I, 2-4, 12 ; IV, 9 ; V, 7 et suiv. L’épître de Jacques et celle de Pierre débu-
tent par une exhortation à la patience.
2
Jac., II, 6-7 ; V, 1 et suiv.
3
Voir ci-après.
4
Voir surtout le chap. III, sur la langue, charmant petit morceau dans le goût
des anciens parabolistes hébreux.
5
II Thess., II, 2.
6
Comp. Rom., III, 27-28 ; IV, 2-5 ; V, 1, à Jac., II, 21-24.
7
Eusèbe, Demonstr. Evang., III, 5 et 7.
8
L’Épître de Jude a le même caractère.
L’ANTÉCHRIST
1
Jac., II, 2. Plus loin, V, 14, il emploie ™k k lhs…a .
2
Jac., I, 2-4, 12.
3
Cf. Jac., IV, 11 ; V, 9.
4
Jac., I, 9-11.
67
L’ANTÉCHRIST
1
C’est-à-dire le nom de « Christ », d’où christianus est dérivé.
2
Jac., II, 1 et suiv.
3
Talm. de Bab., Ioma, 9 a, 35 b ; Derenbourg, Hist. de la Palest., p. 234-236.
4
Ainsi Martha, fille de Boëthus, pour Jésus fils de Gamala. Mischna, Jebamoth,
VI, 4 ; Talm. de Bab., Jebamoth, 61 a ; Ioma, 18 a ; Jos., Ant., XX, IX, 4, 7 ; Dere-
bourg, Hist. de la Pal., p. 248-49.
5
Midrasch, Eka, I, 16.
68
L’ANTÉCHRIST
La guerre était ouverte entre ces prêtres opulents, amis des Ro-
mains, prenant les emplois lucratifs pour eux et leur famille, et les
prêtres pauvres, soutenus par le peuple. C’étaient tous les jours des
rixes sanglantes. L’impudence et l’audace des familles pontificales
1
Allusion au fils d’Éli, qui profitait des sacrifices, et non au pontife modèle des
temps mosaïques. Ce Pinehas, fils d’Éli, n’est pas, il est vrai, un personnage
légendaire ; son frère Hophni avait autant de droits d’être cité que lui ; mais on
a pu choisir Pinehas pour amener un jeu de mots. V. Derenbourg, Hist. de la
Palest., p. 233-234, note.
2
Talm. de Bab., Pesachim, 57 a ; Kerithoth, 28 a.
3
Tosifta Menachoth, ad calcem ; Talm. de Bab., Pesachim, 57 a. Derenbourg, Hist.
de la Pal., p. 233 et suiv.
69
L’ANTÉCHRIST
allèrent jusqu’à envoyer leurs gens sur les aires pour enlever les dî-
mes qui appartenaient au haut clergé ; ils battaient ceux qui refu-
saient ; les pauvres prêtres étaient dans la misère1. Qu’on se figure
les sentiments de l’homme pieux, du démocrate juif, riche des pro-
messes de tous les prophètes, maltraité dans le temple (sa maison !)
par les laquais insolents de prêtres épicuriens et incrédules ! Les
chrétiens groupés autour de Jacques faisaient cause commune avec
ces opprimés, qui probablement étaient comme eux, de saintes gens
(hasidim), très agréables au peuple. La mendicité semblait devenue
une vertu et le signe du patriotisme. Les classes riches étaient amies
des Romains, et, à vrai dire, la grande fortune dépendant des Ro-
mains, on ne pouvait guère y arriver que par une sorte d’apostasie et
de trahison. Haïr les riches était ainsi une marque de piété. Forcés
pour ne pas mourir de faim de travailler à ces constructions des Hé-
rodiens, où ils ne voyaient qu’un pompeux étalage de vanité, les ha-
sidim se considéraient comme victimes des infidèles. « Pauvre » pas-
sait pour synonyme de « saint2 ».
1
Jos., Ant., XX, VIII, 8 ; IX, 2.
2
Voir Vie de Jésus, p. 187 et suiv. (13e édit.).
3
Cette rouille prouve, en effet, que le riche est avare et amasse depuis très
longtemps.
4
Thésauriser, quand la fin du monde est si évidemment proche, ne peut passer
que pour de la folie.
70
L’ANTÉCHRIST
égorger. Vous avez condamné, vous avez tué le juste qui ne vous
résistait pas1.
On sent déjà fermenter dans ces curieuses pages l’esprit des révo-
lutions sociales qui allaient dans quelques années ensanglanter Jéru-
salem. Nulle part ne s’exprime avec autant de force le sentiment
d’aversion pour le monde qui fut l’âme du christianisme primitif.
« Se garder immaculé du monde » est le précepte suprême2. « Celui
qui veut être l’ami du monde est constitué l’ennemi de Dieu3. »
Tout désir est une vanité, une illusion4. La fin est si proche ! Pour-
quoi se plaindre les uns des autres ? Pourquoi se faire des procès ?
Le vrai juge arrive ; il est à la porte5.
1
Jac., V, 1 et suiv.
2
Jac., I, 27.
3
Ibid., IV, 4.
4
Ibid., I, 14 et suiv. ; IV, 1 et suiv.
5
Ibid., IV, 1 ; V, 7-9.
6
Jac., IV, 13-15. Comp. Luc, XII, 15 et suiv.
7
Jac., II, 8 et suiv. ; IV, 6 et suiv. ; V, 7 et suiv.
8
Ibid., II, 10 et suiv. ; IV, 11.
9
Ibid., II, 14 et suiv.
71
L’ANTÉCHRIST
doctrine de Paul sur l’inutilité des œuvres et sur le salut par la foi1.
Une phrase de Jacques (II, 24) est la négation directe d’une phrase
de l’Épître aux Romains (III, 28). En opposition avec l’apôtre des
gentils (Rom., IV, 1 et suiv.), l’apôtre de Jérusalem soutient (II, 21 et
suiv.) qu’Abraham fut sauvé par les œuvres, que la foi sans les œu-
vres est une foi morte. Les démons ont la foi, et apparemment ne
sont pas sauvés. Sortant ici de sa modération habituelle, Jacques
appelle, son adversaire un « homme creux 2». Dans un ou deux au-
tres endroits3, on peut voir une allusion détournée aux débats qui
divisaient déjà l’Église, et qui rempliront l’histoire de la théologie
chrétienne quelques siècles plus tard.
Un esprit de haute piété et de charité touchante animait cette
Église de saints. « La religion pure et immaculée devant le Dieu
Père, disait Jacques, est de veiller sur les orphelins et les veuves
dans leur détresse4. » Le pouvoir de guérir les maladies, surtout par
des onctions d’huile5, était considéré comme de droit commun
parmi les fidèles ; même les non-croyants voyaient dans cette médi-
camentation un don particulier aux chrétiens6. Les anciens furent
censés en jouir au plus haut degré, et devinrent ainsi des espèces de
médecins spirituels. Jacques attache à ces pratiques de médecine
surnaturelle la plus grande importance. Le germe de presque tous
1
En cela Jacques est ébionite ; voir Philosophumena, VII, 34 ; X, 2.
2
Jac., II, 20. Comparez le mot de Rabbi Siméon, contemporain de Jacques.
Pirke aboth, I, 17.
3
Jac., I, 22 et suiv., V. 19-20.
4
Ibid., I, 27.
5
Cf. Grégoire de Tours, I, 41. La médecine par l’huile et la prière a toujours
été par excellence la médecine sémitique. On la retrouve chez les Arabes.
6
Voir les récits des guérisons opérées par des minim de Caphar-Nahum (chré-
tiens), dans le Talmud. Le guérisseur en pareil cas s’appelle presque toujours
Jacques (Jacob de Caphar-Schekania, Jacob de Caphar-Naboria, Jacob de Ca-
phar-Hanania), et la guérison s’opère au nom de Jésus, fils de Pandéra. Mi-
drasch Kohéleth, I, 8 ; VII, 26 ; Talm. de Babyl., Aboda zara, 27 b ; Talmud de
Jérusalem, Aboda zara, II, fol. 40 d ; Schabbath, XIV, sub fin. Ces traditions se
rapportent au premier siècle. Cf. Vie de Jésus, 13e édit., p. 506, note 3.
72
L’ANTÉCHRIST
73
L’ANTÉCHRIST
1
Cf. Luc, XVII, 26 et suiv.
2
Pour l’acheminement de l’imagination vers ce dogme, voir Act., II, 24, 27, 31.
3
I Petri, III, 22, Vulgate.
4
I Petri, III, 19-20, 22 ; IV, 6 ; passage interpolé de Jérémie, Justin, Dial. cum
Tryph., 72 ; Irénée, III, XX, 4 ; IV, XII, 1 ; XXVII, 2 ; XXXIII, 1, 12 ; V, XXXI, 1 ;
Tertullien, De anima, 7, 55 ; Clém. d’Alex., Strom., VI, 6 ; Origène, Contra Cels.,
II, 43, Hippolyte, De Antichristo, c. 26. Les efforts des théologiens protestants
pour atténuer ce vieux mythe chrétien pèchent contre toute critique.
5
Phil., II, 10 ; Col., I, 20 ; Ephes., I, 10 ; IV, 9. Voir déjà Rom., XIV, 9. Cf. Her-
mas, Past., Sim., IX, 16 ; Clém. d’Alex., Strom., II, 9 ; VI, 6.
6
Deuxième partie de cet écrit. Cette partie peut n’être que du IVe siècle. Comp.
Symbole de Sirmium, dans Socrate, Hist. eccl., II, 37.
74
L’ANTÉCHRIST
1
Papias, dans Eusèbe, H. E., III, 39. Que l’Évangile de Luc n’existât pas, c’est
ce que I Petri, II, 23, comparé à Luc, XXIII, 34, suffirait à prouver.
2
I Cor., XI, 23 et suiv. La version de Paul se rapproche surtout de celle de Luc.
3
I Cor., XV, 3 et suiv.
4
I Thess., IV, 8, 9 ; V, 2, 6 ; Gal., V, 14 ; I Cor., VII, 10, 12, 25, 40 ; XIII, 2 ;
II Cor., III, 6 ; Rom., XII, 14, 19 ; XIII, 9, 10. Act., XX, 35, ne prouve rien pour
Paul.
5
I Cor., XI, 23 et suiv. Notez la ressemblance du récit de la Passion dans le
quatrième Évangile et dans les synoptiques.
6
Il est bien remarquable que la légende de la vie souterraine de Jésus n’entre
pas dans ce plan. Or la légende de la vie souterraine se forma vers l’an 60.
7
Irénée, Adv. hær., III, 1, veut que Marc n’ait écrit qu’après la mort de Pierre.
75
L’ANTÉCHRIST
1
L’Église saint-simonienne présente de nos jours un phénomène du même
ordre. La mort d’Enfantin a été le signal d’ouvrages sur Saint-Simon et les ori-
gines de la secte ; de son vivant, Enfantin n’eût pas souffert de tels écrits, qui
eussent été une diminution de son importance.
2
Notez Jac., I, 6, 27 ; II, 1 et suiv., 8, 10, 13 ; IV, 11 et suiv., 13 et suiv. ; V, 12,
et surtout le passage V, 14 et suiv., si conforme aux idées des synoptiques sur
les guérisons de malades et la rémission des péchés. Notez aussi dans Jacques
l’exaltation de la pauvreté et la haine des riches.
3
Attestation de Jacques, en tête des Homélies pseudo-clémentines, § 1.
Cf. Saint Paul, p. 292.
76
L’ANTÉCHRIST
1
I Petri, I, 4.
2
V. Saint Paul, p. 493 et suiv.
3
La liste régulière des évêques d’Édesse commence vers l’an 300. V. Assémani,
Bibl. or., I, p. 424 et suiv. Ce qu’on lit dans Cureton, Ancient syriac documents rela-
tive to the earliest establishment of christianity in Edessa (Londres, 1864), p. 23, 61, 71-
72, est plein d’anachronismes et de contradictions. Tout ce qui concerne
l’apostolat de Thaddée ou Adée (ce deuxième nom n’est qu’une altération du
premier) et le christianisme de l’Abgar Uchamas est apocryphe et fabuleux. Le
77
L’ANTÉCHRIST
faux Leboubna d’Édesse, dans Cureton, ouvr. cité, p. 6-23 (cf.. ibid., 108-112) ;
le même, traduit de l’arménien, publié par Alishan (Venise, 1868), et dans
V. Langlois, Coll. des hist. de l’Arm., I, p. 313 et suiv. (Cf. Cureton, p. 166).
Comp. Moïse de Khorène, Hist. d’Arm., II, ch. 26-36 ; Faustus de Bysance, III,
1 ; Général. de la fam. De saint Grég., 1 (Langlois, Coll. précitée, t. II) ; Eusèbe,
H. E., I, 13 ; II, 1 ; Assém., Bibl. or., I, 318 ; III, 1re part., p. 289, 302, 611 ; Ni-
céphore, II, 7, 40 ; saint Éphrem, Carmina nisibena, p. 138 (édit. Bickell) ; Le-
quien, Oriens christ., II, col. 1101-1102. Les actes des martyrs Scherbil et Barsa-
mia, qui auraient souffert sous Trajan (Cureton, ouvr. cité, p. 41-72 ; cf. Acta
SS. Jan., II, p. 1026), n’ont pas beaucoup de valeur. La version Peschito est de la
fin du second siècle. Bardesane, il est vrai, suppose avant lui un assez long éta-
blissement du christianisme.
1
Se rappeler tout ce qui concerne le séjour de la famille royale de l’Adiabène à
Jérusalem.
2
Lettre de Mara, fils de Sérapion, dans Cureton, Spicil. Syr., p. 73-74. Cet écrit
est probablement de l’an 73.
3
Le faux Leboubna, dans Cureton, op. cit., p. 23 ; dans Langlois, p. 325. Édesse
et même Séleucie sur le Tigre reconnurent d’abord la suprématie ecclésiastique
d’Antioche. Assémani, Bibl. or., II, p. 396 ; III, 2e partie, p. DCXX ; Lequien, Or.
christ., II, col. 1104-1105.
4
Jos., Ant., XX, VIII, 10 ; B. J., II, XIV, 1.
78
L’ANTÉCHRIST
1
Jos., Ant., XX, IX, 1. Josèphe, dans la Guerre des Juifs, parle de Hanan le
Jeune avec beaucoup d’éloges (B. J., IV, V, 2) ; mais on sent, dans la Guerre, la
tendance à relever tous ceux que les révolutionnaires de Jérusalem ont assassi-
nés. Les Antiquités méritent ici plus de créance.
2
Jac., V, 1 et suiv. Il n’est pas impossible que ce morceau ait été publié dans
Jérusalem comme une sorte de prophétie. Le verset 4 semble contenir une allu-
sion au fait raconté par Josèphe, Ant., XX, VIII, 8 ; IX, 2.
3
Dans le membre de phrase cwrˆj tÁj ™k e…nou gnè mhj, ™k e…nou paraît se
rapporter au roi ; cette explication est plus conforme à ce qu’on sait de la cons-
titution d’alors.
4
Jos., Ant., XX, IX, 1 ; Hégésippe, dans Eus., H. E., II, 23, et IV, 22 ; Clément
d’Alex., dans Eus., H. E., II, 1 ; Épiph., Hær., LXXVII, 14. Le récit d’Hégésippe
est légendaire dans les détails.
79
L’ANTÉCHRIST
1
On sent des traces dans le morceau d’Hégésippe.
2
Josèphe et Eusèbe, endroits cités. V. saint Paul, p. 80, note 4, pour ce qui
concerne l’addition faite par Origène au passage de Josèphe.
3
Il est permis de voir des allusions à la mort de Jacques dans Matth., XXIV, 9 ;
Marc, XIII, 9 et suiv. ; XXI, 12 et suiv.
4
Jos., Ant., XX, IX, B. J., II, XIV, 1.
80
L’ANTÉCHRIST
1
Josèphe, B. J., VI, V, 3.
2
Cf. Épître de Barnabé, 4, 16 (texte grec), en comp. Matth., XXIV, 22 ; Marc,
e
XIII, 20. Voir Vie de Jésus, 13 édit., p. XLII-XLIII, 22, note 4.
3
Comparez surtout fwn¾ ™pˆ numf…ou j k a ˆ nÝmf a j (Jos., l. c.) à Matth.
XXIV, 19 ; Marc, XIII, 17 ; Luc, XXI, 23.
4
Matth., XXIV, 3 et suiv. ; Marc, XIII, 3 et suiv. ; Luc, XXI, 7 et suiv.
5
Matth., XXIV, 16 ; Marc, XIII, 14 ; Luc, XXI, 21.
81
L’ANTÉCHRIST
1
Comp. Jos., Ant., XX, VIII, 6, 10, à Matth., XXIV, 5, 11, 23, 26 ; Marc, XIII, 6,
21, 22 ; Luc, XXI, 8.
2
Tin¦j ˜tšrou j , dit Josèphe, Ant., XX, IX, 1. Mais il n’est pas sûr que ces
« quelques autres » fussent chrétiens.
3
Luc, XXI, 18-19.
4
Eusèbe, Hist. eccl., III, 11.
82
L’ANTÉCHRIST
tous les fidèles de Judée1. Jérusalem n’a plus que huit ans à vivre, et
même, bien avant l’heure fatale, l’éruption du volcan lancera au loin
le petit groupe de Juifs pieux que rattachait les uns aux autres le
souvenir de Jésus.
1
Eusèbe, Hist. eccl., III, 11 ; IV, 5, 20, 22 (d’après Hégésippe) ; Const. apost.,
VII, 46.
83
CHAPITRE IV.
1
Cf. pour ce nom chez les juifs, Corp. inscr. gr., n° 9922 ; Bereschith rabba,
sect. VI.
2
Cette circonstance se conclut des versets Col., IV, 11 et 14, comparés entre eux.
3
Col., I, 1 ; IV, 7, 10, 11, 14, Philémon, 1, 24 ; Eph., VI, 21 ; II Tim. (apocry-
phe), IV, 9-12.
4
Voir Saint Paul, p. 20, 22.
5
Col., IV, 10 ; Philémon, 24 ; II Tim., IV, 11 ; I Petri, V, 13.
6
Col., IV, 11.
L’ANTÉCHRIST
1
Philémon, 9.
2
Col., II, 12 ; III, 1. Voir cependant II Tim., II, 18.
85
L’ANTÉCHRIST
dans l’épître aux Philippiens1, ont une place secondaire dans les
derniers écrits de sa captivité2. Elles y sont remplacées par une
théorie du Christ, conçu comme une sorte de personne divine,
théorie fort analogue à celle du Logos, qui, plus tard, trouvera sa
forme définitive dans les écrits attribués à Jean.
Le même changement se remarque dans le style. La langue des
épîtres de la captivité a plus d’ampleur ; mais elle a perdu un peu de
sa force. La pensée est menée avec moins de vigueur. Le diction-
naire diffère notablement du premier vocabulaire de Paul. Les ter-
mes favoris de l’école johannique, « lumière », « ténèbres », « vie »,
« amour », etc., deviennent dominants3. La philosophie syncrétique
du gnosticisme se fait déjà sentir. La question de la justification par
Jésus n’est plus aussi vive ; la guerre de la foi et des œuvres semble
apaisée au sein de l’unité de la vie chrétienne composée de science
et de grâce4. Christ, devenu l’être central de l’univers, concilie en sa
personne divinisée l’antinomie des deux christianismes. Certes, ce
n’est pas sans motifs qu’on a suspecté l’authenticité de tels écrits ;
ils ont pour eux cependant de si fortes preuves5, que nous aimons
mieux attribuer les différences de style et de pensée dont nous ve-
nons de parler à un progrès naturel dans la manière de Paul. Les
écrits antérieurs et certainement authentiques de Paul contiennent
le germe de ce langage nouveau. « Christ » et « Dieu » s’y échangent
presque comme des synonymes ; Christ y exerce des fonctions divi-
nes ; on l’invoque comme Dieu ; il est l’intermédiaire obligé auprès
de Dieu. L’ardeur avec laquelle on s’attachait à Jésus faisait qu’on lui
rapportait toutes les théories qui avaient de la vogue dans quelque
partie du monde juif. Supposons qu’un homme répondant aux aspi-
rations assez diverses de la démocratie s’élève de nos jours. Ses par-
1
Phil., I, 6 ; II, 16 ; III, 20 et suiv. ; IV, 5.
2
Col., III, 4.
3
Col., I, 12, 13 ; III, 4 ; Ephes., V, 8, 11, 13. Comp. Phil., II, 16.
4
Col., I, 10, III, 9-10 ; Eph., II, 8-10. Notez ™x œrgwn, et non plus ™x œrgwn
nÒmou (Gal., ii, 16), qui n’aurait guère eu de sens pour les hellénistes purs.
5
Voir Saint Paul, introd., p. VII et suiv.
86
L’ANTÉCHRIST
1
Classes d’anges. Comp. Rom., VIII, 38 ; I Cor., XV, 24 . I Petri, III, 22 ; Test. des
douze patr., Lévi, 3 et suiv.
2
C’est ainsi que Philon appelle le Verbe ¹mî n tî n ¢telî n qeÒj.Legis alleg.,
III, 73.
3
Je fais abstraction du verset Col., II, 2. La complète incertitude de la vraie
leçon de la fin de ce verset empêche qu’on puisse raisonner dessus.
87
L’ANTÉCHRIST
1
Jac., I, 1
2
Pl»pwma .Col., II, 10 ; Ephes., III, 19 ; comp. Jean, I, 16.
88
L’ANTÉCHRIST
1
Philon, De profugis, 2, 19, 20, 26 ; Vita Mosis, II, 12 ; De mundis opif., 4-8 ; De
confus. ling., 14, 19, 28 ; De migr. Abr., 1-2 ; De somniis, I, 13, 37, 41 ; II, 37 ; De
monarchia, II, 5 ; Quod Deus immut., 6, 36 ; De agric. Noe, 12 ; De plant. Noe, 2, 4 ;
Legis alleg., I, 18 ; III, 31, 59-61 ; De cherubim, 11, 35 ; De mundo, 2, 3 ; Quis rer.
div. hæres, 26, 38, 42, 44-48 ; De poster. Caïni, 35 ; fragm. dans Eus., Præp. evang.,
III, 13 ; dans Jean Damascène (Mangey, II, p. 655).
2
Philon, De somniis, I, 22 ; Testam. des douze patr., Lévi, 3 ; Benjamin, 3 ; Mis-
chna, Aboth, V, 6 ; Talmud de Babylone, Beracoth, 6 a ; Tanhuma, fin de la sec-
tion Mischpatim ; Ialkout sur Job, § 913. Comp. Plutarque, Quæst. rom., 14.
3
Cf. Jamblique, De myst. Ægypt., II, 3, p. 41-43, Gale ; Testament de Salomon, dans
Fabricius, Cod. pseud. V. T., I, 1047
4
Cf. I Petri, III, 22 ; Ignatii (ut fertur) ad Trallianos Epist., 4, 5.
89
L’ANTÉCHRIST
Fils de l’homme, quand il serait bien constaté, après une longue at-
tente, que le Fils de l’homme ne venait pas. Dans les épîtres les plus
incontestablement authentiques de Paul, il y a certains traits qui res-
tent peu en deçà des exagérations que présentent les épîtres écrites
en prison1. L’Épître aux Hébreux antérieure à l’an 70, montre la
même tendance à placer Jésus dans le monde des abstractions mé-
taphysiques. Tout cela deviendra sensible au plus haut degré quand
nous parlerons des écrits johanniques. Chez Paul, qui n’avait point
connu Jésus, cette métamorphose de l’idée du Christ était en quel-
que sorte inévitable. Tandis que l’école qui possédait la tradition
vivante du maître créait le Jésus des Évangiles synoptiques,
l’homme exalté qui n’avait vu le fondateur du christianisme que
dans ses rêves le transformait de plus en plus en un être surhumain,
en une sorte d’archée métaphysique qu’on dirait n’avoir jamais vécu.
Cette transformation, du reste, ne s’opérait pas seulement dans
les idées de Paul. Les Églises issues de lui marchaient dans le même
sens. Celles d’Asie Mineure, surtout, étaient poussées par une sorte
de travail secret aux idées les plus exagérées sur la divinité de Jésus.
Cela se conçoit. Pour la fraction du christianisme qui était sortie des
entretiens familiers du lac de Tibériade, Jésus devait toujours rester
l’aimable fils de Dieu qu’on avait vu passer parmi les hommes avec
cette attitude charmante et ce fin sourire ; mais, quand on prêchait
Jésus aux gens de quelque canton perdu de la Phrygie, quand le
prédicateur déclarait ne l’avoir jamais vu et affectait presque de ne
rien savoir de sa vie terrestre2, que pouvaient penser ces bons et
naïfs auditeurs de celui qu’on leur prêchait ? Comment pouvaient-
ils se le figurer ? — Comme un sage ? comme un maître plein de
charme ? Ce n’est nullement ainsi que Paul présentait le rôle de Jé-
sus. Paul ignorait ou feignait d’ignorer le Jésus historique. —
Comme le Messie, comme le Fils de l’homme devant apparaître
dans les nues au grand jour du Seigneur ? Ces idées étaient étranges
1
Par exemple, II Cor., IV, 4, Satan est appelé « le dieu de ce monde ». Comp.
Jean, XII, 31.
2
II Cor., V, 16.
90
L’ANTÉCHRIST
1
Voir l’épisode de Paul à Lystres. Saint Paul, p. 44-46.
2
Col., I, 7-8 ; II, 1 ; IV, 12-13, 15-16.
3
Col., II, 1, 5 ; Ephes., III, 2 ;, 21.
4
Phil., 19.
5
Philem., 23.
6
Col., I, 7. Je lis Øp•r Ømî n, avec Griesbach, Tischendorf, le texte reçu et le
Sinaïticus.
91
L’ANTÉCHRIST
1
Col., I, 4, 9 ; Ephes., I, 15.
2
Ephes., II, 19 et suiv. ; IV, 17, 22, en se rappelant que l’épître dite aux Éphé-
siens fut, à ce qu’il semble, destinée aux Églises de la vallée du Lycus. V. Saint
Paul, p. XIV et suiv., et ci-après.
3
Col., II, 4, 8.
4
Voir Saint Paul, p. 358-360.
5
Garrucci, Tre sepolcri (Naples, 1852), et Les mystères du syncrétisme phrygien, dans
les Mél. d’arch. des PP. Cahier et Martin, vol. IV (1856), p. 1 et suiv.
92
L’ANTÉCHRIST
1
Irénée, Adv. hær., I, XXVI, 1.
2
Concile de Laodicée de l’an 364, canons 35 et 36 ; Théodoret, sur Col., II, 17
et 18.
3
Col., II, 11-12, 16-23
4
Col., II, 8.
5
Col., II, 4, 8.
6
Col., I, 16 ; II, 10, 15, 18 ; Eph., I, 21 ; VI, 12. Comp. I Tim., I, 4 ; VI, 20 ;
Epiph., hær. XXI, 2 ; Tertullien, Præscr., 33 ; Irénée, I, XXXI, 2.
7
Col., II, 18, 22, 23.
93
L’ANTÉCHRIST
1
Col. IV, 12-13 ; Philem., 23.
2
Col., IV, 7-8 ; Ephes., VI, 21-22 ; cf., II Tim., IV, 12. Voir Saint Paul, p. 539.
3
La route la plus commode pour aller de Rome en cette partie de la Phrygie
était d’aborder à Éphèse ou à Milet et de remonter les vallées du Méandre et du
Lycus.
4
Ces sortes de précautions se remarquent dans plusieurs épîtres, dans les Actes
et dans l’Apocalypse. Cf. I Joh., 12 ; II Joh., 13.
5
Col., IV, 13, 16. Les deux villes de Laodicée et de Hiérapolis sont si voisines,
qu’on supposer que la même épître servit à toutes les deux. Paul les associe, IV,
13. Si, au verset IV, 16, il ne nomme que Laodicée, c’est que Laodicée est un
peu plus près de Colosses que Hiérapolis.
6
Col., IV, 16.
94
L’ANTÉCHRIST
1
Il est remarquable que la suscription de l’épître dite aux Éphésiens ne porte
pas le nom de Timothée. Le style de cette épître diffère non seulement du style
ordinaire de Paul, mais même du style particulier de l’épître aux Colossiens.
2
Voyez Saint Paul, p. XX et suiv. L’épître aux Romains paraît avoir eu le même
caractère de circulaire.
3
Pour les doutes sur l’authenticité de cette épître, voir Saint Paul, p. VII et suiv.
4
Col., I, 1.
5
Col., IV, 18.
6
Voir Saint Paul, p. XII et suiv.
7
II, 11 et suiv., 19 et suiv., III, 1 et suiv., IV, 17, 22.
8
I, 15 ; III, 2 ; IV, 21.
9
Saint Basile, Contra Eunomium, II, 19 ; saint Jérôme, sur Eph., I, 1. Remarquez
aussi le vague des formules finales, VI, 23, 24.
10
Dans ces deux manuscrits, ™n Ef šsJ a été ajouté par une main plus mo-
derne. Le manuscrit de Vienne (67) présente les mots ™n Ef šsw biffés.
11
Col., IV, 16. C’était l’opinion de Marcion. Tertullien, Adv. Marc., V, 11 ; Épi-
phane, hær. XLII, 9, 11. Cf. Canon de Muratori, lignes 62 et suiv.
12
Saint Paul, p. XX-XXI, note.
95
L’ANTÉCHRIST
opinion, et qui nous portent à voir plutôt dans la pièce dont il s’agit
une lettre doctrinale que saint Paul aurait fait reproduire à plusieurs
exemplaires et répandre en Asie. Tychique, en passant à Éphèse, sa
patrie, put montrer un de ces exemplaires aux anciens ; ceux-ci pu-
rent le garder comme morceau d’édification, et il est parfaitement
admissible que ce soit cette copie qui ait servi, quand on fit la col-
lection des lettres de Paul1 ; de là viendrait le titre que l’épître en
question porte aujourd’hui. Ce qu’il y a de certain, c’est que l’épître
dite aux Éphésiens n’est guère qu’une imitation paraphrasée de
l’épître aux Colossiens, avec quelques additions tirées d’autres épî-
tres de Paul et peut-être d’épîtres perdues.
Cette épître dite aux Éphésiens forme, avec l’épître aux Colos-
siens, le meilleur exposé des théories de Paul vers la fin de sa car-
rière. Les épîtres aux Colossiens et aux Éphésiens ont, pour la der-
nière période de la vie de l’apôtre, le même prix qu’a l’épître aux
Romains pour l’âge de son grand apostolat. Les idées du fondateur
de la théologie chrétienne y sont arrivées au plus haut degré
d’épuration. On sent ce dernier travail de spiritualisation que les
grandes âmes près de s’éteindre font subir à leur pensée, et au-delà
duquel il n’y a plus que la mort.
Certes, Paul était dans le vrai en combattant cette dangereuse
maladie du gnosticisme, qui allait bientôt menacer sérieusement la
raison humaine, cette chimérique religion des anges2, à laquelle il
oppose son Christ supérieur à tout ce qui n’est pas Dieu3. On lui
sait gré encore du dernier assaut qu’il livre à la circoncision, aux
vaines pratiques, aux préjugés juifs4. La morale qu’il tire de sa
conception transcendante du Christ est admirable à beaucoup
d’égards. Mais que d’excès, grand Dieu ! Que cet audacieux dédain
de toute raison, ce brillant éloge de la folie, cette fougue de para-
1
Pour l’épître aux Romains, ce fut aussi l’exemplaire de l’Église la plus célèbre
qui fit foi.
2
Col., II, 18.
3
Col., I, 16 ; II, 10, 15 ; Ephes., I, 21 ; VI, 12.
4
Col., II, 11-12, 16-23 ; Ephe., II et III.
96
L’ANTÉCHRIST
1
Col., IV, 12 et suiv. Voir ci-dessus, p. 90-91.
2
Col., IV, 9 et Philem. Entier. Onésime était un nom d’esclave. Suétone, Gal-
ba, 13.
97
L’ANTÉCHRIST
Grâce et paix descendent sur vous tous des mains de Dieu notre
père et du Seigneur Jésus-Christ.
Je rends sans cesse grâces à mon Dieu, quand ton souvenir se
présente à moi dans mes prières. J’entends parler, en effet, de ta foi
au Seigneur Jésus, de ta charité pour tous les saints. Puisse ta foi se
communiquer efficacement et te révéler toujours ce qui pour nous
est le bien, en vue de Christ ! Ta charité, en effet, m’a causé beau-
coup de joie et de consolation ; car les entrailles des saints ont été
réjouies par toi, frère. Voilà pourquoi, bien que j’eusse beaucoup de
droits en Christ de te prescrire ce que tu dois faire, j’aime mieux te
le demander au nom de la charité, et en mon nom, au nom de Paul
vieux et maintenant prisonnier de Christ Jésus.
Je viens donc te prier pour mon fils, que j’ai engendré dans les
fers, pour Onésime, qui autrefois ne t’a guère été utile1, mais qui
maintenant peut l’être beaucoup à toi et à moi. Je te l’ai renvoyé, lui,
c’est-à-dire mes entrailles. Je voulais d’abord le garder près de moi,
pour qu’il me servît à ta place dans les chaînes de l’Évangile ; mais
je n’ai rien voulu faire sans ton avis, de peur que cette bonne action
n’eût l’air de t’avoir été imposée, et ne vint pas de ton plein gré.
Peut-être, en effet, Onésime n’a-t-il été quelque temps séparé de toi
qu’afin que tu le retrouves à jamais2, non plus comme esclave, mais
comme frère bien-aimé au lieu d’esclave. Il est cela pour moi ; à
combien plus forte raison doit-il l’être pour toi, et selon la chair et
selon Christ ! Si donc tu es en communion avec moi, reçois-le
comme moi-même. Et s’il t’a fait quelque tort, s’il te doit quelque
chose, passe-le à mon compte.
Paul prit alors la plume, et, pour donner à sa lettre la valeur d’une
vraie créance, ajouta ces mots :
1
Allusion au nom d’Onésime, qui veut dire « utile ».
2
Il y a peut-être ici une allusion au Lévitique, XXV, 46, passage qui servait de
base à beaucoup de disputes rabbiniques.
98
L’ANTÉCHRIST
Moi, Paul, j’ai écrit ceci de ma main. Je payerai sans reproche et sans te
rappeler ce que, de ton côté, tu me dois. Oui, frère, puissé-je être content de toi
dans le Seigneur ! Réjouis mes entrailles en Christ.
Puis il se remit à dicter :
Confiant en ton obéissance, je t’ai écrit, sachant que tu feras plus
que je ne te dis. Prépare-toi aussi à me recevoir ; car j’espère que,
grâce à vos prières, je vous serai rendu. Épaphras, mon compagnon
de chaîne en Christ Jésus, Marc, Aristarque, Démas, Luc, mes col-
laborateurs, te saluent.
Que la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ soit avec votre es-
prit.
On voit que Paul se faisait de singulières illusions. Il se croyait à
la veille d’une délivrance, il formait de nouveaux plans de voyages,
et se voyait au centre de l’Asie Mineure1, au milieu des Églises qui le
révéraient comme leur apôtre sans l’avoir jamais entendu. Jean-
Marc, aussi, se préparait à visiter l’Asie, sans doute au nom de
Pierre. Déjà les Églises de la Phrygie avaient été informées de la
prochaine arrivée de ce frère. Dans la lettre aux Colossiens, Paul
inséra une nouvelle recommandation à son sujet2. Le tour de cette
recommandation est assez froid. Paul craignait que les dissenti-
ments qu’il avait eus avec Jean-Marc et plus encore les liaisons de
Marc avec le parti de Jérusalem ne missent ses amis d’Asie dans
l’embarras, que ceux-ci n’hésitassent à recevoir un homme dont ils
avaient appris jusqu’alors à se défier. Paul alla au-devant de ces ma-
lentendus et ordonna à ses Églises de communier avec Marc, dans
le cas où il passerait par leur pays. Marc était cousin de Barnabé,
dont le nom, cher aux Galates, ne devait pas être inconnu aux gens
1
Il est vrai que ceci répond médiocrement à Act., XIX, 21 ; Rom., XV, 23-24.
Comp. Phil., I, 25 ; II, 24. Peut-être Paul, pour tenir en éveil ses disciples et ses
Églises, leur parlait-il de prochains voyages, même quand il ne faisait qu’en
entrevoir la possibilité.
2
Col., IV, 10. Cf. I Petri, V, 13.
99
L’ANTÉCHRIST
1
Colosses est à une quarantaine de lieues d’Antioche de Pisidie, qui faisait par-
tie de la province de Galatie.
2
Tacite, Ann., XIV, 27 ; cf. Apoc., III, 17 et suiv. V. Saint Paul, p. 357-358.
3
Colosses n’a pas de monnaies impériales [Waddington].
4
Col., I, 24 ; Eph., III, 1.
5
Col., IV, 11 ; II Tim., I, 15 ; II, 17-18 ; III, 1 et suiv., 13 ; IV, 3 et suiv., 6-16. Ce
dernier écrit n’est pas de Paul ; mais il peut contenir des renseignements vrais.
6
Phil., II, 20-21.
7
Les épîtres aux Colossiens et à Philémon, en effet, les présentent comme fidèles.
8
II Tim., IV, 10.
9
II Tim., I, 15.
10
Col., IV, 11, selon le sens le plus probable. Cf. Tit., I, 10.
100
L’ANTÉCHRIST
Luc, à certains moments, fut seul avec lui1. Son caractère, qui avait
toujours été un peu morose, s’exaspérait ; on ne pouvait presque
plus vivre en sa compagnie. Paul eut de la sorte un cruel sentiment
de l’ingratitude des hommes. Chaque mot qu’on lui prête vers ce
temps est plein de mécontentement et d’aigreur2. L’Église de Rome,
étroitement affiliée à celle de Jérusalem, était pour la plus grande
partie judéo-chrétienne. Le judaïsme orthodoxe, très fort à Rome,
devait lui faire une rude guerre. Le vieil apôtre, le cœur brisé, appe-
lait la mort3.
S’il s’agissait d’une autre nature et d’une autre race, nous essaye-
rions de nous figurer Paul, en ces derniers jours, arrivant à recon-
naître qu’il a usé sa vie pour un rêve, répudiant tous les prophètes
sacrés pour un écrit qu’il n’avait guère lu jusque-là, l’Ecclésiaste (livre
charmant, le seul livre aimable qui ait été composé par un juif), et
proclamant que l’homme heureux est celui qui, après avoir coulé sa
vie en joie jusqu’à ses vieux jours avec la femme de sa jeunesse,
meurt sans avoir perdu de fils4. Un trait qui caractérise les grands
hommes européens est, à certaines heures, de donner raison à Épi-
cure, d’être pris de dégoût tout en travaillant avec ardeur, et, après
avoir réussi, de douter si la cause qu’ils ont servie valait tant de sa-
crifices. Beaucoup osent se dire, au fort de l’action, que le jour où
l’on commence à être sage est celui où, délivré de tout souci, on
contemple la nature et l’on jouit. Bien peu du moins échappent aux
tardifs regrets. Il n’y a guère de personne dévouée, de prêtre, de re-
ligieuse qui, à cinquante ans, ne pleure son vœu, et néanmoins ne
persévère. Nous ne comprenons pas le galant homme sans un peu
1
II Tim., IV, 11.
2
II Tim., tout entière.
3
II Tim., IV, 6-8, très beau passage, que plusieurs tiennent pour réellement
sorti de la plume de Paul, mais qui paraît en contradiction avec les projets de
voyage que Paul ne cessait de former. Il ne semble pas que, dans sa prison,
Paul ait jamais eu un pressentiment si net de sa fin prochaine.
4
Q£rpei tšqnhka j g¦r ¢penq»toij ™pˆ tšk noij,
Zè ou s a n prolipë n ¿n ™pÒqeij ¥locon.
Inscr. de Beyrouth (Mission de Phénicie, p. 347).
101
L’ANTÉCHRIST
1
II Tim., IV, 6 et suiv. Nous usons de cette épître comme d’une sorte de ro-
man historique, fait avec un sentiment très juste de la situation de Paul en ses
derniers temps.
2
II Tim., I, 16-18.
102
L’ANTÉCHRIST
103
L’ANTÉCHRIST
1
Act., XX, 25, exclut tout retour de Paul dans les pays qu’il avait visités.
L’auteur des Actes connaissait bien la suite de la vie de Paul, et ne lui eût pas
prêté un langage erroné.
2
Rom., XV, 24, 28.
3
Phil., I, 25-27 ; II, 24 ; Philém., 22.
4
Act., XX, 25.
5 o
1 Le Canon dit de Muratori, pièce de la seconde moitié du IIe siècle et écrite
à Rome, en parle comme d’une chose bien connue (lignes 37-38 ; voir la lecture
de Laurent, Neutest. Stud., p. 108-110, 200). — 2o La première épître de Clé-
ment Romain (ch. 5) dit que Paul a prêché ™pˆ tÕ tšrma tÁj dÚsewj, expres-
sion peu naturelle pour désigner Rome, dans un écrit composé à Rome. Il est
vrai que, dans l’épître apocryphe de Clément à Jacques, qui est en tête des Ho-
mélies, et qui elle aussi, a été écrite à Rome, des expressions plus fortes encore
sont employées à propos de Pierre, qui pourtant, de l’aveu de l’auteur, n’avait
été que jusqu’à Rome (ch. 1). Ajoutons que saint Paul, Rom., XVI, 26, affirme
que le mystère de Christ a été révélé e„j p£nta t¦ œqnh, quoique lui-même
avoue dans la même épître qu’il n’a prêché que jusqu’en Illyrie (XV, 19), expres-
sion qui doit même être restreinte d’après II Cor., X, 14, 16, où il dit qu’il n’a
pas prêché au delà d’eux. — 3o Le partisan de Paul qui a composé la deuxième
épître à Timothée croyait qu’après sa sortie de prison, Paul compléta sa mission
104
L’ANTÉCHRIST
apostolique en visitant les pays qui lui manquaient pour avoir « évangélisé tou-
tes les nations » (IV, 17). Ces nouveaux voyages ne se firent pas du côté de
l’Orient (Act., XX, 25). — Cf. saint Épiphane, hær. XXVII, 6 ; saint Athanase,
Epist. ad Dracontium, Opp., t. I 1re partie, p. 265 (Paris, 1698) ; saint Jean Chry-
sostome, Opp., t. VII, p. 725 ; XI, p. 724 ; Théodoret, in Phil., I, 25, et in II
Tim., IV, 17 ; Hippolyte de Thèbes, De duodecim apost. (dans Gallandi, Bibl. pa-
trum, vol, XIV, p. 117). Tous ces passages prouvent peu de chose, car ils repo-
sent non sur une tradition directe, mais sur une interprétation de Rom., XV, 28.
Eusèbe ne veut rien savoir d’un tel épisode. En général, la tradition du voyage
de Paul en Espagne a été frappée, dans l’opinion ecclésiastique du IIIe et
e
IV siècle, d’une sorte de défaveur, parce qu’on a préféré a priori la version
d’après laquelle saint Paul mourait martyr avec saint Pierre à Rome, et que le
voyage d’Espagne semblait contredire cette version.
1
Comp. saint Ignace, Ad Rom., 2.
105
L’ANTÉCHRIST
1
Apoc., XIV, 6. Comp. Méliton, De veritate, p. XL, lignes 18-19 (Spicil. Sol., t. II).
2
V. Saint Paul, p. 492-495.
3
Ka ˆ khrucq»s eta i toà to tÕ eÙa ggšlion tÁj ba sile…a j ™n ÓlV tÍ
o„koumšnV s ij ma rtÚrion p©sin to‹j œqnesin k a ˆ tÒte ½xei tÕ tšloj.
Matth., XXIV, 14.
106
CHAPITRE V.
1
Voir les Apôtres, introd., p. XXII-XXIII.
2
I Petri, IV, 14 et suiv.
3
Matth., X, 22 ; XXIV, 9 ; Marc, XIII, 13 ; Luc, XXI, 12, 17.
L’ANTÉCHRIST
1
Voir Saint Paul., introd., p. LXXII. Les doutes qui restent sur l’authenticité de
la Ia Petri sont examinés dans l’introduction du présent volume.
2
I Petri, V, 13.
3
Col., IV, 10.
4
Eusèbe, Demonstr. evang., III, 5 et 7.
108
L’ANTÉCHRIST
emprunts que fait l’auteur de cette épître aux écrits de saint Paul1. Il
est certain que Pierre ou son secrétaire (ou le faussaire qui a usurpé
son nom) avait sous les yeux l’épître aux Romains et l’épître dite
aux Éphésiens2, justement les deux épîtres « catholiques » de Paul,
celles qui sont de vrais traités généraux, et qui étaient universelle-
ment répandues. L’Église de Rome pouvait avoir un exemplaire de
l’épître dite aux Éphésiens, écrit récent, sorte de formulaire général
de la foi dernière de Paul, adressé en guise de circulaire à plusieurs
Églises ; à plus forte raison possédait-elle l’Épître aux Romains. Les
autres écrits de Paul, qui ont bien plus le caractère de lettres particu-
lières, ne devaient pas se trouver à Rome. Quelques passages, moins
caractérisés, de l’Épître de Pierre paraissent empruntés à Jacques3.
Pierre, que nous avons toujours vu tenir dans les controverses
apostoliques une position assez flottante, voulut-il, en faisant, si l’on
peut s’exprimer ainsi, parler Jacques et Paul par la même bouche,
montrer que les contradictions de ces deux apôtres n’étaient
qu’apparentes ? Comme gage de conciliation voulut-il se faire le
démonstrateur d’idées pauliennes, mitigées, il est vrai, et privées de
leur couronnement nécessaire, la justification par la foi ? Il est plus
probable que Pierre, peu habitué à écrire et ne se dissimulant pas sa
stérilité littéraire, n’hésita pas à s’approprier des phrases pieuses qui
se répétaient sans cesse autour de lui, et qui, bien que parties de sys-
1
On peut entendre I Petri, V, 12, comme si Silvanus avait servi de secrétaire
pour la rédaction de l’épître. Si le Silvanus en question est identique au Silvanus
ou Silas, compagnon de Paul, l’induction que nous croyons pouvoir tirer de la
collaboration de Marc aurait plus de force en s’appliquant à lui.
2
Comp. I Petri, I, 1 et suiv., à Eph., I, 4-7 ; I Petri, I, 3, à Eph., I, 3 ; I Petri,
I, 14, à Eph., II, 3, et Rom., XII, 2 ; I Petri, I, 21, à Rom., IV, 24 ; I Petri, II, 5, à
Rom., XII, 1 ; I Petri, II, 6-10, à Rom., IX, 25, 32 et suiv. ; I Petri, II, 11, à Rom.,
VII, 23 ; I Petri, II, 13, à Rom., XIII, 1-4 ; I Petri, II, 18, à Eph., VI, 5 ; I Petri,
III, 1, à Eph., v, 22 ; I Petri, III, 9, à Rom., XII, 17 ; I Petri, III, 22, à Rom., VIII,
34, et Eph., I, 20 ; I Petri, IV, 1, à Rom., VI, 6 ; I Petri, IV, 10 et suiv., à Rom.,
XII, 6 et suiv. ; I Petri, V, 1, à Rom., VIII, 18 ; I Petri, V, 5, à Eph., V, 21, etc. Cf.
Saint Paul, p. XXII, note ; LXXII, note 1.
3
Comp. I Petri, I, 6-7, à Jac., I, 2 ; I Petri, I, 24, à Jac., I, 10 et suiv. ; I Petri,
IV, 8, à Jac., V, 20 ; I Petri, V, 5, 9, à Jac., IV, 6, 7, 10.
109
L’ANTÉCHRIST
1
Toschabim = pa rep…dhmoi.
2
Galoutha = dia spor£.Cf. Jean, VIII, 35.
3
Comp. Jac., I, 1.
4
Les passages I Petri, I, 14, 18 ; II, 9, 10 ; III, 6 ; IV, 3, s’adressent notoirement à
des païens convertis.
5
Cf. I Petri, II, 11-12.
6
Si la lettre est supposée, hypothèse que le grand nombre de fausses lettres
apostoliques qui circulèrent oblige toujours de mentionner, il faut dire au
moins que le faussaire sut se placer avec une grande justesse dans l’esprit du
temps où la lettre aurait pu être écrite. Le synchronisme de cette lettre avec
l’Apocalypse est frappant. Voir surtout IV, 7, 14, 15, 16 ; V, 13.
7
I Petri, I, 7, 13 ; IV, 7, 13 ; V, 1, 10.
110
L’ANTÉCHRIST
Mes très chers, je vous supplie de vous comporter parmi les gen-
tils comme il convient à des étrangers, à des expatriés, veillant soi-
gneusement sur votre conduite, afin que ceux qui vous calomnient
et vous présentent comme des malfaiteurs, à la vue de vos bonnes
œuvres, glorifient Dieu au jour de sa visite. Soyez soumis à toute
humaine créature, à cause du Seigneur ; au roi, comme souverain ;
aux gouverneurs, comme délégués par le roi pour châtier les malfai-
teurs et louer ceux qui font le bien. C’est la volonté de Dieu que,
par votre bonne conduite, vous fermiez la bouche à des détracteurs
aveugles et ignorants. Comportez-vous comme de vrais hommes
libres ; non comme des hommes pour lesquels la liberté est un man-
teau qui couvre leur malice, mais comme des serviteurs de Dieu.
Soyez respectueux pour tout le monde, aimez les frères, craignez
Dieu, respectez le roi. Esclaves, soyez soumis avec crainte à vos
maîtres, non seulement à ceux qui sont bons et humains, mais en-
core à ceux qui sont méchants. C’est une grâce de souffrir injuste-
ment pour sa foi. Si, après avoir commis une faute, vous supportez
patiemment les soufflets, quel est votre mérite ? Mais si, après avoir
fait le bien, vous supportez patiemment les sévices, voilà ce qui
s’appelle une grâce aux yeux de Dieu. Christ a souffert pour vous,
vous laissant ainsi un exemple à suivre. Outragé, il n’outragea pas ;
maltraité, il ne menaça pas ; il remit sa cause à celui qui juge avec
justice1.
1
I Petri, II, 11 et suiv.
111
L’ANTÉCHRIST
112
L’ANTÉCHRIST
Ayez une apologie toujours prête pour ceux qui vous demandent
des explications sur vos espérances ; mais faites cette apologie avec
douceur et timidité, forts de votre bonne conscience, afin que ceux
qui calomnient la vie honnête que vous menez en Christ rougissent
de leurs injures ; car il vaut mieux souffrir en faisant le bien (si telle
est la volonté de Dieu) qu’en faisant le mal3... Assez longtemps vous
avez fait la volonté des païens, en vivant dans le libertinage, les
mauvais désirs, l’ivrognerie, les orgies, les festins, les cultes idolâtri-
1
I Petri, III, 1 et suiv.
2
Cf. Hégésippe, dans Eus., H. E., III, 20.
3
I Petri, III, 15 et suiv.
113
L’ANTÉCHRIST
1
I Petri, IV, 3 et suiv.
2
I Petri, IV, 12 et suiv.
3
I Petri, V, 6 et suiv.
114
L’ANTÉCHRIST
1
Sumpres } Úteroj.
2
I Petri, V, 1.
3
W j log…zoma i, I Petri, V, 12, incline à le croire.
4
Il est cependant difficile d’entendre le passage comme s’il y avait toà Øm‹n
pis toà .
5
I Petri, V, 13. Cf. Col., iv, 10.
115
L’ANTÉCHRIST
1
I Petri, V, 13 ; Eusèbe, H. E., II, xv, 2. Comp. Apoc., XIV, 8 ; XVI, 19 ; XVII, 2,
10, 21 ; Carmina sib., V, 142, 158 ; Midrasch Schir hasschirim rabba, i, 6 ; Com-
modiem, Instr., acrost. XLI, 12 ; Apocalypse d’Esdras, I, 1, 28, 32. Il est invrai-
semblable qu’il s’agisse, dans la Ia Petri, de Babylone sur l’Euphrate. Le christia-
nisme, au Ier siècle, ne s’étendit nullement vers la Babylonie. Peu d’années avant
l’époque où nous sommes arrivés, les juifs avaient été chassés de Babylone, et
même ils avaient dû abandonner Séleucie et Ctésiphon pour Néhardéa et Ni-
sibe (Jos., Ant., XVIII, ix, 8, 9). Au IIIe siècle, il n’y a pas encore de minim à
Néhardéa. Talm. de Bab., Pesachim, 56 a. Rien de plus commun chez les Juifs
que ces noms symboliques : Esther, III, 1, 10 ; VIII, 3, 5 ; Apoc., XI, 8. C’est ainsi
qu’ils ont quelquefois désigné Rome par Ninive (Buxtorf, Lex. chald., col. 221),
l’empire romain par Edom, les chrétiens par Couthim.
116
CHAPITRE VI
L’INCENDIE DE ROME.
1
Suétone, Néron, 20, 49.
2
Suétone, Néron, 39. Cf. Jos., Ant., XX, VIII, 3.
L’ANTÉCHRIST
1
Suétone, Néron, 23, 24.
2
Suétone, Néron, 10.
3
Sénèque, Lettres à Lucilius, cvi, 12.
4
Comparez Consol. ad Marciam, 20.
118
L’ANTÉCHRIST
toute vertu est un mensonge, que le galant homme est, celui qui est
franc et avoue sa complète impudeur, que le grand homme est celui
qui sait abuser de tout, tout perdre, tout dépenser1. Un homme ver-
tueux est pour lui un hypocrite, un séditieux, un personnage dange-
reux et surtout un rival ; quand il découvre quelque horrible bas-
sesse qui donne raison à ses théories, il éprouve un accès de joie.
Les dangers politiques de l’enflure et de ce faux esprit d’émulation,
qui fut dès l’origine le ver rongeur de la culture latine, se dévoi-
laient. Le cabotin avait réussi à se donner droit de vie et de mort sur
son auditoire ; le dilettante menaçait les gens de la torture s’ils
n’admiraient ses vers. Un monomane grisé par la gloriole littéraire,
qui tourne les belles maximes qu’on lui a fait apprendre en plaisan-
teries de cannibale, un gamin féroce visant aux applaudissements
des turlupins de carrefour, voilà le maître que l’empire subissait. On
n’avait pas encore vu de pareille extravagance. Les despotes de
l’Orient, terribles et graves, n’eurent point de ces fous rires, de ces
débauches d’esthétique perverse. La folie de Caligula avait été
courte ; ce fut un accès, et puis Caligula était surtout un bouffon ; il
avait vraiment de l’esprit ; au contraire, la folie de celui-ci,
d’ordinaire niaise, était parfois épouvantablement tragique. Ce qu’il
y avait de plus horrible était de le voir, par manière de déclamation,
jouer avec ses remords, en faire des matières de vers. De cet air mé-
lodramatique qui n’appartenait qu’à lui, il se disait tourmenté par les
Furies, citait des vers grecs sur les parricides. Un dieu railleur pa-
raissait l’avoir créé pour se donner l’horrible charivari d’une nature
humaine où tous les ressorts grinceraient, le spectacle obscène d’un
monde épileptique, comme doit être une sarabande des singes du
Congo ou une orgie sanglante d’un roi du Dahomey.
A son exemple, tout le monde semblait pris de vertige. Il s’était
formé une compagnie d’odieux espiègles, qu’on appelait les « cheva-
liers d’Auguste », ayant pour occupation d’applaudir les folies du
césar, d’inventer pour lui des farces de rôdeurs de nuit2. Nous ver-
1
Suétone, Néron, 20, 29, 30 ; Dion Cassius, LXI, 4, 5.
2
Pline, H. N., XIII, XXII, (43).
119
L’ANTÉCHRIST
120
L’ANTÉCHRIST
1
Suétone, Caius, 18.
2
Voir les épigrammes de Martial, surtout le Liber de spectaculis, qui représente à
beaucoup d’égards les petits journaux du temps.
121
L’ANTÉCHRIST
saurait être mise en doute ; elle suffit pour qu’après sa mort Othon
ait pu arriver à l’empire en relevant son souvenir, en l’imitant, en
rappelant que lui-même avait été l’un des mignons de sa coterie.
On ne peut pas dire précisément que le malheureux manquât de
cœur, ni de tout sentiment du bien et du beau. Loin d’être incapable
d’amitié, il se montrait souvent bon camarade, et c’était là justement
ce qui le rendait cruel ; il voulait être aimé et admiré pour lui-même,
et s’irritait contre ceux qui n’avaient pas envers lui ces sentiments.
Sa nature était jalouse, susceptible, et les petites trahisons le met-
taient hors de lui. Presque toutes ses vengeances s’exercèrent sur
des personnes qu’il avait admises dans son cercle intime (Lucain,
Vestinus), mais qui abusèrent de la familiarité qu’il encourageait
pour le percer de leurs railleries1 ; car il sentait ses ridicules et crai-
gnait qu’on ne les vît. La principale cause de sa haine contre Thra-
séas fut qu’il désespéra d’obtenir son affection2. La citation grotes-
que du mauvais hémistiche
Sub terris tonuisse putes
perdit Lucain3. Sans se priver jamais des services d’une Galvia Cris-
pinille4, il aima vraiment quelques femmes ; et ces femmes, Poppée,
Acté, l’aimèrent. Après la mort de Poppée, arrivée par sa brutalité, il
eut une sorte de repentir des sens presque touchant ; il fut long-
temps sous l’obsession d’un sentiment tendre, chercha tout ce qui
lui ressemblait, poursuivit des substitutions insensées5. Poppée, de
son côté, eut pour lui des sentiments qu’une femme si distinguée
n’aurait pas avoués pour un homme vulgaire. Courtisane du plus
grand monde, habile à relever par des recherches de modestie calcu-
1
Tacite, Ann, XV, 68.
2
Plutarque, Præ. ger. geip., XIV, 10. Comp. Tacite, Ann., XVI, 22 ; Dion Cassius,
LXII, 26.
3
Suétone, fragm. de la Vie de Lucain.
4
Magistra libidinum Neronis. Tac., Hist., I, 78 ; cf. Dion Cassius, LXIII, 12.
5
Dion Cassius, LXII, 28 ; LXIII, 12, 13 ; Pline, XXXVII, III (12).
122
L’ANTÉCHRIST
lée les attraits d’une rare beauté et d’une suprême élégance1, Poppée
conservait dans le cœur, malgré ses crimes, une religion instinctive
qui l’inclinait vers le judaïsme2. Néron semble avoir été très sensible
chez les femmes au charme qui résulte d’une certaine piété associée
à la coquetterie. Ces alternatives d’abandon et de fierté, cette femme
qui ne sortait que le visage en partie voilé3, ce parler aimable, et sur-
tout ce culte touchant de sa propre beauté qui fit que, son miroir lui
ayant un jour montré quelques taches, elle eut un accès de désespoir
tout féminin, et souhaita de mourir4, tout cela saisit vivement
l’imagination ardente d’un jeune débauché, sur qui les semblants de
la pudeur exerçaient une illusion toute-puissante. Nous verrons
bientôt Néron, dans son rôle d’Antéchrist, créer en un sens
l’esthétique nouvelle et repaître le premier ses yeux du spectacle de
la pudicité chrétienne dévoilée. La dévote et voluptueuse Poppée le
tenait dans un ordre de sentiments analogues. Le reproche conjugal
qui amena sa mort5 suppose que, dans ses relations les plus intimes
avec Néron, elle n’abandonna jamais la hauteur qu’elle affectait au
début de leurs relations6. — Quant à Acté, si elle ne fut pas chré-
tienne, ainsi qu’on l’a supposé, il ne s’en fallut pas de beaucoup.
C’était une esclave originaire d’Asie, c’est-à-dire d’un pays avec le-
quel les chrétiens de Rome avaient des relations journalières. On a
souvent remarqué que les belles affranchies qui eurent le plus
d’adorateurs étaient fort adonnées aux religions orientales7. Acté
1
Tacite, Ann., XIII, 45. Voir le buste du Capitole (no 17) et celui du Vatican
(no 408).
2
Qeos e} ¾j g¦r Ân. Jos., Ant., XX, VIII, 11 ; cf. Vita, 3. Ce que dit Tacite
(Ann., XVI, 6 ; cf. Hist., V, 5) de ses funérailles confirme tout à fait cette hypo-
thèse. Cf. Pline, XII, XVIII (41). Observez aussi son goût pour les devins. Tac.,
Hist., I, 22.
3
« Ne satiaret adspectum, vel quia sic decebat. »
4
Dion Cassius, LXII, 28.
5
Suétone, Néron, 35.
6
Tacite, Ann., XIII, 46.
7
Ovide, Properce, les peinture de Pompéi, nous montrent la vogue qu’avait
dans ce monde le culte d’Isis.
123
L’ANTÉCHRIST
1
Tacite, Ann., XIII, 13 ; XIV, 2.
2
Tacite, Ann., XIII, 12, 13, 46 ; Suétone, Néron, 28 ; Dion Cassius, LXI, 7.
3
Fabretti, Inscr., p. 124-126 ; Orelli, nos 735, 2885 ; Henzen, nos 5412, 5413.
124
L’ANTÉCHRIST
1
Suétone, fragm. de la Vie de Lucain.
2
Suétone, Néron, 52.
3
Sénèque, Quæst. nat., VI, 8 ; Pline, H. N., XI, XLIX (109) ; XIX, III, (15) ;
XXXVII, III (11).
4
Suétone, Néron, 56 ; Pline, XXX, II (5) ; Pausanias, II, XXXVII, 5.
5
Suétone, Néron, 20.
125
L’ANTÉCHRIST
1
Voir les causes de mécontentement contre Galba : Suétone, Galba, 12, 13.
2
Dion Cassius, LXXIII, 13, 20, 25 ; Suétone, Néron, 51.
3
Horace, Odes, I, XXXVII.
4
Suétone, Néron, 40 ; Tacite, Ann., XV, 36.
5
Tacite, Ann., XVI, 18-20.
126
L’ANTÉCHRIST
127
L’ANTÉCHRIST
128
L’ANTÉCHRIST
1
Suétone, Néron, 37.
2
Ces jeux étaient fort à la mode. Dion Cass., XLVIII, 20 ; LIV, 26 ; Suét.,
Jul., 39 ; Aug., 43 ; Tib., 6 ; Caius, 18 ; Claude, 21 ; Néron, 7 ; Servius, ad Virg.
Æn., V, 602. Cf. Perse, I, 4, 51.
3
Suétone, Néron, 7, 11, 22, 47 ; Tacite, Ann., XV, 39 ; Dion Cassius, LXII, 16,
18, 29.
4
Suétone, Néron, 11.
5
Dion Cassius, LXII, 16. Cf. LVIII, 23.
129
L’ANTÉCHRIST
1
Suétone, Néron, 38. Cf. Dion Cassius, LVIII, 23.
2
Eusèbe, Chron., à l’année 65 ; Orose, VII, 7. Le mot rapporté par Dion Cas-
sius (LXII, 16) fut dit sans doute dans le feu roulant des paradoxes littéraires,
et ne doit pas être pris trop au sérieux. Des conversations de gens de talent,
racontées par des domestiques ou des philistins qui écoutent aux portes, peu-
vent sortir de là bien transformées.
3
Tacite, Ann., XV, 38-44, 52 ; Suétone, Néron, 31, 39, 39 ; Vesp., 8 ; Dion Cas-
sius, LXII, 16-18 ; Pline, Hist. natur., XVII, I (1) ; Eusèbe, Chron., ad ann. 65 ;
Orelli, Inscr., no 736 qui paraît bien authentique. Sulpice Sévère (II, 29) copie
Tacite presque textuellement. Orose (VII, 7) copie principalement Suétone.
4
Le temple d’Hercule mentionné par Tacite, Ann., XV, 41, était sur
l’emplacement de l’église actuelle de Sainte-Anastasie. La Regia et le temple de
Vesta étaient également au pied du Palatin.
5
C’était le quartier des consulares dont parle Suétone, Néron, 38.
6
Tacite, Ann., XV, 39, 41 ; Dion Cassius, LXII, 18. Le temple de Jupiter Stator
était sur le Palatin. Le feu gagna sans doute la colline par l’espèce d’isthme qui,
à la hauteur de l’arc de Titus, joint le plateau du Palatin à la Summa sacra via.
7
Vers le bas de la rue Saint-Jean-de-Latran.
130
L’ANTÉCHRIST
131
L’ANTÉCHRIST
rapporté le chant des Troica aux jours de la catastrophe. L’anecdote offrait une
difficulté capitale à ceux qui, comme Tacite, savaient qu’au début de l’incendie
Néron était à Antium ; pour rendre leur récit moins inconsistant, ils supposè-
rent que Néron avait chanté son élégie « sur une scène domestique ». Ceux qui
ne savaient pas que Néron se trouva pendant la plus grande partie de l’incendie
à Antium transportèrent l’historiette à Rome, où chacun choisit pour la placer
le point le plus théâtral. La prétendue Torre di Nerone qu’on montre aujourd’hui
est du moyen âge.
1
Suétone (38), Dion Cassius (LXXII, 16) et Pline l’Ancien, Hist. nat.,
XVII, I (1), le disent positivement. Tacite (Ann., XV, 38) ne se prononce pas.
Plus loin cependant (XV, 67), « l’incendie » est reproché à Néron comme un
crime notoire. Dans ses derniers jours, Néron voulut encore brûler Rome. Sué-
tone, Néron, 43. Certes, il faut faire dans de pareils bruits la part des bavardages
populaires et de la malveillance. Ce qu’il y a de grave contre Néron, c’est qu’il
est difficile d’admettre que la propagation d’un incendie aussi extraordinaire se
soit faite sans qu’on y ait aidé, dans une ville comme Rome, bâtie en pierre
pour la plus grande partie. L’inscription Orelli, no 736, prouve bien le caractère
exceptionnel de l’incendie. Les incendies sous Titus et sous Commode, quoi-
que très considérables, restèrent bien au-dessous de celui-ci.
2
Peut-être étaient-ce des malfaiteurs, augmentant le désastre pour profiter du
pillage.
132
L’ANTÉCHRIST
toyer les ruines à ses frais pour laisser la place libre aux propriétai-
res, se chargea d’enlever les démolitions, si bien qu’il ne fut permis
à personne d’on approcher. Ce fut bien pis, quand on le vit tirer
bon parti des ruines de la patrie, quand on vit le nouveau palais de
Néron, cette « Maison d’or » qui était depuis longtemps le jouet de
son imagination en délire, se relever sur l’emplacement de
l’ancienne résidence provisoire, agrandi des espaces que l’incendie
avait déblayés1. On pensa qu’il avait voulu préparer les terrains de
ce nouveau palais, justifier la reconstruction qu’il projetait depuis
longtemps, se procurer de l’argent en s’appropriant les débris de
l’incendie, satisfaire enfin sa folle vanité, qui lui faisait désirer
d’avoir Rome à rebâtir pour qu’elle datât de lui et qu’il pût lui don-
ner son nom.
Tout porte à croire que ce n’était point là une calomnie. Le vrai,
quand il s’agit de Néron, peut n’être guère vraisemblable. Qu’on ne
dise pas qu’avec son pouvoir il avait des moyens plus simples que
l’incendie pour se procurer les terrains qu’il désirait. Le pouvoir des
empereurs, sans bornes en un sens, trouvait d’un autre côté bientôt
sa limite dans les usages, les préjugés d’un peuple conservateur au
plus haut degré de ses monuments religieux. Rome était pleine de
sanctuaires, de lieux saints, d’aræ, d’édifices qu’aucune loi
d’expropriation n’aurait pu faire disparaître. César et plusieurs au-
tres empereurs avaient vu leurs desseins d’utilité publique, surtout
en ce qui concerne la rectification du cours du Tibre, traversés par
cet obstacle. Pour exécuter ses plans insensés, Néron n’avait réelle-
ment qu’un moyen, l’incendie. La situation ressemblait à ce qu’elle
est à Constantinople et dans les grandes villes musulmanes, dont le
renouvellement est empêché par les mosquées et les ouakouf. En
Orient, l’incendie n’est qu’un faible expédient ; car, après l’incendie,
le terrain, considéré comme une sorte de patrimoine inaliénable des
croyants, reste sacré. A Rome, où la religion s’attachait à l’édifice
plus qu’à l’emplacement, la mesure se trouva efficace. Une nouvelle
1
Suétone, Néron, 31, 38.
133
L’ANTÉCHRIST
134
CHAPITRE VII.
Une idée infernale lui vint alors à l’esprit. Il chercha s’il n’y avait
pas au monde quelques misérables, encore plus détestés que lui de
la bourgeoisie romaine, sur lesquels il pût faire tomber l’odieux de
l’incendie. Il songea aux chrétiens. L’horreur que ces derniers té-
moignaient pour les temples et pour les édifices les plus vénérés des
Romains rendait assez acceptable l’idée qu’ils fussent les auteurs
d’un incendie dont l’effet avait été de détruire ces sanctuaires. Leur
air triste devant les monuments paraissait une injure à la patrie.
Rome était une ville très religieuse, et une personne protestant
contre les cultes nationaux se reconnaissait bien vite. Il faut se rap-
peler que certains juifs rigoristes allaient jusqu’à ne pas vouloir tou-
cher une monnaie présentant une effigie et voyaient un aussi grand
crime dans le fait de regarder ou de porter une image que dans celui
de la sculpter. D’autres refusaient de passer par une porte de ville
surmontée d’une statue1. Tout cela provoquait les railleries et le
mauvais vouloir du peuple. Peut-être les discours des chrétiens sur
la grande conflagration finale2, leurs sinistres prophéties, leur affec-
tation à répéter que le monde allait bientôt finir, et finir par le feu,
contribuèrent-ils à les faire prendre pour des incendiaires. Il n’est
même pas inadmissible que plusieurs fidèles aient commis des im-
prudences et qu’on ait eu des prétextes pour les accuser d’avoir
voulu, en préludant aux flammes célestes, justifier à tout prix leurs
oracles. Quel piaculum, en tout cas, pouvait être plus efficace que le
supplice de ces ennemis des dieux ? En les voyant atrocement tor-
turer, le peuple dirait : « Ah ! sans doute, voilà les coupables ! » Il
1
Philosophumena, IX, 26. « Non Cæsaribus honor. » Tac., Hist., V, 5.
2
Comp. Carmina sibyllina, IV, 172 et suiv. (morceau écrit vers l’an 75). Cf. II
Petri, III, 7-13.
L’ANTÉCHRIST
1
Tacite, Ann., XV, 44.
2
Apoc., XVIII.
3
Apoc., VIII, 3-5.
4
Tertullien, Apol., 37.
5
Les Juifs, en 67, furent accusés d’avoir voulu brûler Antioche. Jos., B. J., VII,
III, 2-4.
6
Pline, Epist., X, 97.
136
L’ANTÉCHRIST
esprit les saints et les anges applaudir du haut du ciel à ce qu’ils re-
gardaient comme une juste expiation1.
On a peine à croire que l’idée d’accuser les chrétiens de l’incendie
du mois de juillet soit venue d’elle-même à Néron. Certes, si le césar
eût connu de près les bons frères, il les eût étrangement haïs. Les
chrétiens ne pouvaient naturellement comprendre le mérite qu’il y
avait à poser ainsi en « jeune premier » sur l’avant-scène de la socié-
té de son temps ; or ce qui exaspérait Néron, c’était qu’on mécon-
nût son talent d’artiste et de chef de rôle. Mais Néron ne fit sans
doute qu’entendre parler des chrétiens ; il ne se trouva jamais en
rapport personnel avec eux. Par qui l’atroce expédient dont il s’agit
lui fut-il suggéré ? Il est probable d’abord que de plusieurs côtés
dans la ville on conçut des soupçons2. La secte, à cette époque, était
fort connue dans le monde officiel. On en parlait beaucoup3. Nous
avons vu que Paul avait des relations avec des personnes attachées
au service du palais impérial4. Une chose bien extraordinaire, c’est
que, parmi les promesses que certaines personnes avaient faites à
Néron, pour le cas où il viendrait à être destitué de l’empire, était
celle de la domination de l’Orient et nommément du royaume de
Jérusalem5. Les idées messianiques prenaient souvent chez les juifs
de Rome la forme de vagues espérances d’un empire romain orien-
tal ; Vespasien profita plus tard de ces imaginations6. Depuis
l’avènement de Caligula jusqu’à la mort de Néron, les cabales juives
ne cessèrent pas à Rome7. Les juifs avaient beaucoup contribué à
l’avènement et au maintien de la famille de Germanicus. Soit par les
1
Apoc., XVIII.
2
Dion Cassius, LXII, 18 (to‹j p¾ pÒlin ™mpr»sa si k a ta rè menoi).
3
« Cum maxime Romæ orientem. » Tertullien, Apolog., 5.
4
Phil., iv, 22.
5
Suétone, Néron, 40. Cf. Tacite, Ann., XV, 36.
6
Tacite, Hist., I, 10 ; V, 13 ; Suét., Vesp., 4. Cf. Jos., B. J., III, VIII, 9 ; Talm., de
Bab., Gittin, 56 a.
7
Notez l’importance des juifs aux yeux de Martial, de Perse et de Juvénal.
Voyez surtout Perse, V, 179 et suiv.
137
L’ANTÉCHRIST
1
Josèphe, Ant., XVIII, XIX, XX.
2
Mém. de l’Académie des inscr. et belles-lettres, XXVI, 1re partie, p. 294 et suiv.
3
Jos., Ant., XX, VIII, 3, 11 ; xi, 1 ; B. J., IV, ix, 2 . Vita, 3.
4
Mommsen, Inscr. regni Neap., n° 6467 (sans égard pour les observations de
Garrucci, Cimitero, p. 24-25 ; j’ai vérifié l’inscription au musée de Naples). Pour
le nom d’Aster, v. Renier, Inscr. de l’Alg., no 3340.
5
C’est à tort, cependant, qu’on a conclu des larves funéraires qui se voient sur
le couvercle du sarcophage de la juive Faustina (Lupi, Epit. Sev., p. 177-178 ;
Corpus inscr. gr., n° 9920) que cette Faustina était actrice.
6
Jos., Vita, 3.
7
Hélius, Polyclète, Icèle, Patrobius, Épaphrodite. Cf. Tacite, Hist., II, 95.
8
Tac., Ann., XV, 36 ; Suét., Néron, 34, 36, 40, 47 ; Carm. sib., V, 146 et suiv.
138
L’ANTÉCHRIST
1
L’hypothèse d’une jalousie de la juive Poppée et de la chrétienne Acté est
bien peu probable, puisque le christianisme d’Acté est douteux.
2
Jos., B. J., II, xv, 1.
3
Tertullien, Apol., 21. Sénèque ne les distinguait pas ; les chrétiens n’eurent
jamais d’individualité pour lui. Augustin, De civit Dei, VI, c. 11.
4
Comp. Tac., Ann., XV, 44 ; Hist., V, 5, et la phrase restituée, d’après Sulpice
Sévère, par Bernays, Uber die Chronik de Sulp. Severus, p. 57.
5
Di¦ zÁlon.Clém. Rom., Ad Cor. I, ch. 3, 5 et 6.
6
Clem. Rom., épître citée, c. 3.
7
Actes des Apôtres à chaque page. Comp. Actes de saint Polycarpe, 17-18. Notez
licet contrarias sibi, dans le discours de Titus. Sulp. Sev. (Tacite), II, XXX, 6.
139
L’ANTÉCHRIST
1
Acta Petri et Pauli, 78 ; Pseudo-Marcellus ; Pseudo-Lin ; Pseudo-Abdias, I, 18 ;
Pseudo-Hégésippe, III, 2 ; Grégoire de Tours, Hist. eccl., I, 24.
2
L’intervention de Tigellin y compromettait Poppée. « Poppæa et Tigellino
coram, quod erat sævienti principi intimum consiliorum. » Tacite, Ann.,
XV, 61.
3
Sunhqro…s qh.Clém. Rom., Ad Cor. I, 6.
4
Pasteur, d’Hermas, I, vis. III, 2.
5
Multitudo ingens, Tacite, Ann., XV, 44 ; polÝ plÁqoj ™klektî n,Clém. Rom.,
Ad Cor. I, 6 ; Ôcloj polÚj,Apoc., VII, 8, 14.
6
Apoc., XII, 17, qui paraît une allusion aux atrocités de l’an 64.
140
L’ANTÉCHRIST
est de cet avis1. Quant à Suétone, il range parmi les mesures loua-
bles de Néron les supplices qu’il fit subir aux partisans de la nou-
velle et malfaisante superstition2.
Ces supplices furent quelque chose d’effroyable. On n’avait ja-
mais vu de pareils raffinements de cruauté. Presque tous les chré-
tiens arrêtés étaient des humiliores, des gens de rien. Le supplice de
ces malheureux, quand il s’agissait de lèse-majesté ou de sacrilège,
consistait être livrés aux bêtes ou brûlés vifs dans l’amphithéâtre3,
avec accompagnement de cruelles flagellations4. Un des traits les
plus hideux des mœurs romaines était d’avoir fait du supplice une
fête, et de la vue de la tuerie un jeu public5. La Perse, à ses moments
de fanatisme et de terreur, avait connu d’affreux déploiements de
tortures ; plus d’une fois, elle y avait goûté une sorte de volupté
sombre ; mais jamais avant la domination romaine on n’avait été
jusqu’à chercher dans ces horreurs un divertissement public, un su-
jet de rires et d’applaudissements. Les amphithéâtres6 étaient deve-
nus les lieux d’exécution ; les tribunaux fournissaient l’arène. Les
condamnés du monde entier étaient acheminés sur Rome pour
l’approvisionnement du cirque et l’amusement du peuple7. Que l’on
joigne à cela une atroce exagération dans la pénalité, qui faisait que
1
Ann., XV, 44.
2
Néron, 16.
3
Paul, Sentent., V, XXXIX, 1 : « Humiliores bestiis objiciuntur vel vivi exurun-
tur ; honestiores capite puniuntur. » Ulpien, Digeste, I, 6, pr., ad legem Juliam pecu-
latus (XLVIII, 13). Comp. qea tpizÒmenoi, Hebr., X, 33 ; Jos., B. J., VII, III, 1 ;
lettre des Églises de Lyon et de Vienne, dans Eus., H. E., V, 1 ; Mart. Polyc., 11-
13 ; Tertullien, Apol., 12 ; Lactance, De mortibus persecut., 13, 21. Mourir dans le
cirque était aussi la peine des esclaves criminels. Pétrone, p. 145-146 (ed. Büch-
eler).
4
Past. D’Herm., I, vis. III, 2. Comp. Les Actes des martyres de Lyon (Eus., H.
E., V, I, 38) et d’Afrique, § 18 (Ruinart, p. 100).
5
Philon, In Flaccum, § 10 ; Jos., B. J., VIII, III, 1 ; Suétone, Néron, 12.
6
Les amphithéâtres de ce temps étaient en bois. La construction des amphi-
théâtres en pierre date des empereurs flaviens. Suét., Vesp., 9.
7
Martyrium S. Ignatii, 2 : e„j tšry in toà d»mou .
141
L’ANTÉCHRIST
1
Manilius, Astron, V, 616 et suiv. Comparez les idées que le moyen âge attacha
aux mots marturiare, martroi.
2
Sénèque, Epist., 7 ; Suétone, Claude, 34 ; Martial, X, XXV ; XIII, XCV ; Tertul-
lien, Apol., 15. Cf. Ovide, Metam., XI, 26. Virgile (redeunt spectacula mane) ; Orelli,
nos 2553, 2554. Les martyrs de Carthage (§ 17) font leur dernier repas du soir.
3
La leçon aut flammandi atque donne lieu à des doutes (v. Bernays, Ueber die
Chronik des Sulp. Sev., p. 54-55, note), mais sans grave conséquence. Peut-être le
second aut est-il de trop. Flammandi, au sens de ut flammarentur, est bon.
4
Le « Pré Noiron » du moyen âge.
5
Suétone, Claude, 21 ; Tacite, Ann., XIV, 14 ; Pline, Hist. nat., XVI, XL (76) ;
XXXVI, XI (15). Ce cirque est la « naumachie » dont parlent les Actes de Pierre.
Cf. Platner et Bunsen, Beschreibung der Stadt Rom., II, I, 39. L’obélisque a été dé-
placé par Sixte V. Il était autrefois dans la sacristie de Saint-Pierre.
142
L’ANTÉCHRIST
1
Sénèque, De ira, III, 18.
2
Juvénal, Sat., I, 155-156 ; VIII, 233-235 ; Martial, Epigr., X, XXV, 5. Comp.
Sénèque, De ira, III, 3. Notez l’uri de l’engagement des gladiateurs. Hor., Sat.,
II, VII, 58 ; Pétrone, p. 149 (Bücheler). Sénèque, Epist., 37.
3
Suétone, Néron, 35.
4
Tacite, Ann., XV, 44 ; Suét., Néron, 46 ; Clém. Rom., Ad Cor. I, c. 6 ; Tertul-
lien, Apol., 5 (il en appelle aux commentarii officiels) ; Ad nat., 1, 7 ; Scorpiace, 15 ;
Eus., H. E., II, 22, 25 ; Chron., ad ann. 13 Ner. ; Lactance, De mort. persec., 2 ;
Sulpice Sévère, Hist. sacra, II, 29 ; Oroso, VII, 7 ; Grégoire de Tours, I, 24 ;
Georges le Syncelle, Chron., p. 339. L’écho de cette persécution et les allusions
aux supplices qu’on fit souffrir aux chrétiens se trouvent dans Apoc., VI, 9 et
suiv. ; VII, 9 et suiv. ; XII, 10-12 et même 17 ; XIII, 7, 10, 15-16 ; XIV, 12-13 ;
XVI, 6 ; XVII, 6 ; XVIII, 24 ; XX, 4 ; Hebr., X, 32 et suiv. ; Pasteur d’ Hermas, I,
visio III, c. Carm. sibyll., IV, 136 ; V, 136 et suiv., 385 et suiv., peut-être Matth.,
XXIV, 9 (ql…y ij). Nous montrerons bientôt que l’ Apocalypse est sortie directe-
ment de la persécution de Néron. L’inscription relative à cette persécution
(Orelli, no 730) est fausse.
143
L’ANTÉCHRIST
1
Clém. Rom., Ad Cor. I, c. 6. Di¦ zÁloj diwcqe‹sa i gu na ‹k ej Da ra ‹dej
k a ˆ D…rka i, a „k…sma ta dein¦ k a ˆ ¢nÒsia pa qoà sa i ™pˆ tÕn tÁj
p…s tewj bš} a ion drÒmon ka t»nthsa n, k a ˆ œla } on gšra j genna ‹on a ƒ
¢sqene‹j tù s è ma ti.
2
Martial, Spectac., XXI.
3
Martial, Spectac., V ; (Cf. Suétone, Néron, 12 ; Apulée, Metam., I, 10), VIII (Cf.
Suét., l. c.), XXI ; Tertullien, Apolog., 15 (Cf. 9) ; Ad nationes, I, 10. La tunica moles-
ta impliquait d’ordinaire le représentation d’Hercule sur le mont Œ ta (Juv., VIII,
235 ; Martial, X, XXV, 5).
4
Peut-être confondait-on avec Adonis tué par un sanglier.
5
Martial, Epigr., VIII, XXX ; X, XXV.
144
L’ANTÉCHRIST
1
Tertullien, Apol., 15. Cf. Suétone, Néron, 36.
2
Clém. Rom., Ad Cor. I, c. 6.
3
Pausanias, X, XXXI, 9, 11 ; Musée Pio-Clém., t. IV, tab. 36.
4
Musée Pio-Clémentin, II, 2 ; Guigniaut, Rel. de l’ant., pl., no 606 a. Cf. Bullettino
dell’Inst. di corr. arch., 1843, p. 119-123.
5
Schol. d’Euripide, Hécube, v. 886 ; comp. Servius, ad Virg. Æn., X, 497.
6
Hygin, Fabulæ, 169.
7
Suétone, Caïus, 57.
145
L’ANTÉCHRIST
1
Real Museo Borbonico, t. XIV, tav. IV et V ; Guigniaut Relig. de l’antiquité, pl. 728,
728 a ; Gargiulo, t. I, nos 1-3, III, no 23. Comparez Memorie della R. Accademia
Ercolanese, III, p. 386 et suiv. ; t. IV, 1er partie ; t. VII, p. 1 et suiv. ; Raoul-
Rochette, Choix de peint. de Pompéi, pl. XXIII, p. 277-288 ; Ann. de l’Institut de corr.
Arch., t. XI (1839), p. 287-292 ; Helbig, Wandgemälde, nos 1151, 1153 ; Jahn, Ar-
chæol. Zeitung, 1853, nos 36 et suiv.
2
Pline, XXXVI, V (4). Voir Brunn, cité ci-dessus, p. 129, note 3.
3
« Videt… memorandi spectaculi scenam, non tauro sed asino dependentem Dircen
aniculam. » Apulée, Metam., VI, 127 (édit. Oudendorp, p. 435-436). Cf. Lucien,
Lucius, 23 (lisez gra à n D…rkhn oÙk ™k ta Úrou ¢ll’™x Ônou ). Voir surtout
Memorie della R. Accademia Ercolanese, vol. VII, planche du 1er mémoire, où le
supplice paraît représenté comme un spectacle [observation de M. Minervini].
4
« Dircen ad taurum crinibus religatam necant. » Hygin, Fabulæ, fab. 8.
5
Comparez le supplice de sainte Blandine, exposée dans un filet à un taureau,
et celui de sainte Perpétue et de sainte Félicité, exposées également dans un filet à
une vache furieuse. Lettre dans Eusèbe, H. E., V, 1 ; Martyrs d’Afrique, § 20.
6
Clém. Rom., Ad Cor. I, c. 6.
7
Pline, H. N., XXXVII, V (16).
146
L’ANTÉCHRIST
ques, louant ceci, blâmant cela. Une chair palpitant sous la dent des
bêtes, une pauvre fille timide, voilant sa nudité d’un geste chaste,
puis soulevée par un taureau et mise en lambeaux sur les cailloux de
l’arène, devaient offrir des formes plastiques et des couleurs dignes
d’un connaisseur comme lui. Il était là, au premier rang, sur le po-
dium1, mêlé aux vestales et aux magistrats curules, avec sa mauvaise
figure, sa vue basse, ses yeux bleus, ses cheveux châtains, bouclés
en étages, sa lèvre redoutable, son air méchant et bête à la fois de
gros poupard niais, béat, bouffi de vanité2, pendant qu’une musique
d’airain3 vibrait dans l’air, ondulé par une buée de sang. Il raisonnait
sans doute en artiste sur l’attitude pudique de ces nouvelles Dircés,
et trouva, j’imagine, qu’un certain air de résignation donnait à ces
femmes pures, près d’être déchirées, un charme qu’il n’avait pas
connu jusque-là.
On se souvint longtemps de cette scène hideuse, et sous Domi-
tien encore, quand on voyait un acteur mis à mort dans son rôle,
surtout un Lauréolus, mourant effectivement sur la croix, on pen-
sait aux piacula de l’an 64, on supposait que c’était un incendiaire de
la ville de Rome4. Les noms de sarmentitii ou sarmentarii (gens sentant
le fagot), de semaxii (poteaux de bûcher)5, le cri populaire : « Les
chrétiens aux lions » paraissent aussi dater de ce temps. Néron, avec
une sorte d’art savant, avait frappé le christianisme naissant d’une
empreinte indélébile ; le nœvus sanglant inscrit au front de l’Église
martyre ne s’effacera plus.
Ceux des frères qui ne furent pas torturés eurent en quelque
sorte leur part dans les supplices des autres par la sympathie qu’ils
leur témoignèrent et le soin qu’ils prirent de les visiter dans les fers.
1
Suétone, Néron, 12.
2
Voir ses portraits aux musées du Capitole, du Vatican, du Palatin, du Louvre.
Cf. Pline, H. N., XI, XXVII (54).
3
Voir la mosaïque de Nennig.
4
Martial, Spectac., VII, 10 ; Juvénal, VIII, 233-235.
5
De semaxis, demi-ais, auquel on attachait les malheureux condamnés à être
brûlés vifs.
147
L’ANTÉCHRIST
148
L’ANTÉCHRIST
149
L’ANTÉCHRIST
1
Apoc., XVIII, 24 ; XIX, 2.
2
Apolog., 5 ; Ad nationes, I, 7. Cf. Sulpice Sévère, II, 28.
3
Voir Saint-Paul, p. 252 et suiv.
150
L’ANTÉCHRIST
1
« Inguina invadebat, et cum affatim devævisset… »
2
Doryphore était probablement son nom de théâtre. Tacite (Ann., XV, 37) et
Dion Cassius (LXII, 28 ; LXIII, 13, 22) l’appellent Pythagore. V. cependant
Dion Cassius, LXI, 5.
3
Suétone, Néron, 29 ; Dion Cassius, LXIII, 13 (cf.. LXII, 28 ; LXIII, 12). Rap-
procher Tacite, Ann., XV, 44 ; Clém. Rom., Ad Cor. I, c. 6. (gu na ‹k ej...
a „k…sma ta dein¦ ka ˆ ¢nÒs ia pa qoà sa i), et surtout le rôle de Néron dans
l’Apocalypse sous le nom de tÕ qhp…on. Cf. Hebr., X, 33 ; Carm. Sibyll., livre V
(écrit vers l’an 140), v. 385 et suiv.
151
L’ANTÉCHRIST
152
CHAPITRE VIII.
1
Clem. Rom., Ad Cor. I, c. 6
2
Plus tard on crut voir dans ce cirque un palais de Néron, Backer, Handbuch der
rœmischen Alterthümer (Liepzig, 1843), I, 671 ; Lipsius, Rœm. Petrussage, p. 104, notes.
3
Suétone (Néron, 16) et Tertullien (Ad nat., I, 7) s’expriment d’une façon géné-
rale.
4
Apoc., I, II et III, VI, 11, et peut-être XX, 4 (les martyrs de Rome ne périrent
point par la hache). Si l’auteur de l’Apocalypse n’a pas été à Rome, l’état
d’exaltation où il est prouve que la persécution fut très forte en Asie. Lui-même
a souffert (I, 9). Mais nous croyons que l’auteur de l’Apocalypse a été à Rome.
L’ANTÉCHRIST
1
Mart. Polyc., 3 et suiv., 12. Cf. Act., XIX, 23 et suiv.
2
Apoc., II, 9-10. Cf. Mart. Polyc., 17-18.
3
Apoc. II, 13. L’habitude qu’a l’auteur de l’Apocalypse de se servir de noms sym-
boliques ou anagrammatiques répand beaucoup d’incertitude sur ce nom ; mais
il n’est pas douteux qu’il n’y ait là-dessous un martyr.
4
V. Mem de l’Acad. de Berlin, 1872, p. 48-58.
5
Texier, Asie Mineure, p. 217 et suiv. Ces deux villes sont les seules qui offrent
des ruines d’amphithéâtre. Il y avait pourtant des jeux de bêtes à Smyrne. Mart.
Polyc., 11 et 12.
6
Galien, t. XIII, p. 600 ; t. XVIII, 2e partie, p. 567 (édit. Kuhn).
7
Commodien, Carmen, ch. XL-XLI ; Eus., H. E., II, 25 ; Chron., ad ann. 13 Ner. ;
Lactance, De mort. persec., 2 ; Sulpice Sévère, Hist. sacra, II, 28 et. 29 ; Orose,
VII, 7, Euthalius, dans Zaccagni, p. 532, présentent à tort la chose ainsi. M. de
Rossi (Bull. di arch. crist., 1864, p. 69 et suiv., 92 et suiv. ; 1865, p. 93) a cru voir
dans une inscription charbonnée sur les murs d’une caupona à Pompéi quelques
traces des railleries sanglantes que la populace fit des chrétiens. L’inscription
(Zangemeisler, Inscript. Parietariæ, n° 679) a disparu, et l’explication de M. de
Rossi est des plus douteuses. Voir Comptes rendus de l’Acad., 1866, p. 189 et suiv.
On est tenté de croire que ce griffonnage où on lit le mot VINA, se rapporte
aux comptes du marchand de vin. En tout cas, l’inscription devait être de l’an
78 ou 79 car de telles inscriptions se conservent peu de temps. Tertullien nie
qu’il y eût des chrétiens à Pompéi avant 79. Apol., 40.
154
L’ANTÉCHRIST
1
Tertullien, Apol., 2, 25, 35, 37 ; Ad Scapulam, 4. Cf. Cod. Theod., I, 3, 6, 7, 9,
de Maleficis et mathematicis (IX, XVIII). Cf. Actes du martyre de saint Cyprien, § 4,
dans Ruinart, Acta sincera, p. 217.
2
I Petri, IV, 14. Cf. Matth., X, 22 ; XXIV, 9 ; Marc, XIII, 13 ; Luc, XXI, 12, 17.
3
Digeste, I, 6, ad legem Juliam peculatus (XLVIII, XIII). Cf. ibid., I, 4, § 2.
4
Paul, Sentent., V, XXIX, 1. Luc, XXI, 12, est écrit sous la préoccupation de ces
vexations judiciaires.
5
C’est l’hypothèse d’Eusèbe (Chron., ann. 13 de Nér.),
6
Jean, XXI, 18-19, comparé à XII, 32-33, et XIII, 36, passages en toute hypo-
thèse écrits avant l’an 150, et d’autant plus forts qu’ils sont indirects et suppo-
sent le fait en question connu de tous ; II Petri, I, 14 ; Canon de Muratori, li-
gnes 36-37 ; Clém. Rom., Ad Cor. I, ch. 5 ; Denys de Corinthe de Caïus, prêtre
de Rome, cités par Eusèbe, H. E., II, 25 ; Tertullien, Præscr., 36 ; Adv. Marc.,
IV, 5 ; Scorpiace, 15. Luc, XXII, 32-33, comparé au passage précité du Canon de
Muratori, et à Jean, XIII, 36-38, donne aussi beaucoup à réfléchir. Cf. Macarius
Magnès, I, IV, § 4 (encore inédit).
7
Si Pierre n’a pas été martyrisé à Rome, il l’a été à Jérusalem ou à Antioche ;
deux hypothèses également invraisemblables. Apoc., XVIII, 20, est très fort pour
notre thèse.
8
Ann., XV, 44. Lire attentivement Clément Romain, Ad Cor. I, § 5 et 6, dans
l’édition de Hilgenfeld. Le mot polÝ plÁqoj ™klekuî n, les Danaïdes et les
155
L’ANTÉCHRIST
tent aussi à croire qu’il est mort martyr, et mort à Rome1. Il est
donc naturel de rapporter également sa mort à l’épisode de juillet-
août 642. Ainsi fut cimentée par le supplice la réconciliation de ces
Dircés souffrirent sûrement à Rome ; or ces martyrs sont réunis comme en tas
(s u nhqro…s qh) aux apôtres Pierre et Paul.
1
Les mots de Clément Romain : ma rtu r»sa j ™pˆ tî n ¹goumšnwn, oÜ twj
¢phll£gh toà kÒsmou n’impliquent pas la mort violente (Cf. Act., XXIII, 11)
mais l’ensemble du passage, surtout ›wj qa na to [u ½lqon], en partie conjec-
tural, l’implique probablement, et le parallélisme avec le ma qtu r»sa j de Pierre
l’indique aussi. Denys de Corinthe, Caïus prêtre de Rome, et Tertullien (loc. cit.),
croient que Paul a été martyr. De même, l’auteur de l’épître d’Ignace aux Éphé-
siens, § 12 (passage manquant dans le syriaque). Cf. Commodien, Carmen, vers
821.
2
La plus forte raison pour cela est Clém. Rom., Ad Cor. I, ch. 5 et 6. L’auteur
de cette épître, écrite certainement à Rome, peu d’années après la mort des
apôtres (ch. 5, initio), probablement de 93 à 96, établit un lien entre le supplice
de Pierre, celui de Paul, celui du polÝ plÁqoj ™klektî n, celui des Danaïdes
et des Dircés, par l’expression : toÚtoij to‹j ¢ndr£sin ou nhqro…sqh...(im-
pliquant une fournée d’arrestations tumultuaires), et surtout par la cause com-
mune qu’il attribue à toutes ces morts, « la jalousie ». Or il est clair que le polÝ
plÁqoj ™klektî n,les Danaïdes et les Dircés souffrirent dans la persécution
de juillet-août 64. Denys de Corinthe, cité par Eusèbe (H. E., II, 25) veut que
Pierre et Paul soient morts à Rome vers le même temps (k a t¦ tÕn a ÙtÕn
k a irÒn) ; il est vrai que son témoignage est affaibli par ce qu’il semble raconter
sur l’apostolat de Pierre à Corinthe et sur les voyages de Pierre et de Paul opé-
rés de conserve. On sent chez lui un parti pris systématique pour associer
Pierre et Paul dans l’apostolat des gentils. — Tertullien, Prœscr., 36; Adv. Marc.,
IV, 5 ; et Commodien, Carmen, v. 821, associent aussi les deux apôtres dans
leur mort. Cf. Irénée, Adv. hær., III, I, 1 , III, 3 ; Eusèbe, H. E., II, 22, 25 ;
III, 1 ; Chron., 43e année de Néron ; Lactance, De mort. persec., 2 ; Instit. div.,
IV, 21 ; saint Jérôme, De viris ill., 5 ; Euthalius, dans Zaccagni, Coll. monum. vet.
Eccl. gr., p. 532 ; Sulpice Sévère, Hist. sacra, II, 29 ; Bède, De rat. temp., p. 303,
édit. Giles. Toute la tradition romaine (Caïus dans Eusèbe, H. E., II, 25 ; Liber
pontificalis, édit. Bianchini, art. Pierre et Corneille, en remarquant les contradic-
tions ; Actes de Pierre et Paul attribués à saint Lin, Bibl. max. patr., II, 1re part.,
p. 69 c ; Actes publiés par Tischendorf, § 84 ; autres Actes de Pierre cités par
Bosio, Roma sott., p. 74 et suiv.) place le martyre ou la sépulture de Pierre au
cirque de Néron (« inter duas metas, sub Terebintho, prope Naumachiam, in
Vaticano, juxta obeliscum Neronis in monte, juxta Palatium Neronianum [le
156
L’ANTÉCHRIST
deux âmes, l’une si forte, l’autre si bonne ; ainsi fut établie par auto-
rité légendaire (c’est-à-dire divine) cette touchante fraternité de
deux hommes que les partis opposèrent, mais qui, on peut le croire,
furent supérieurs aux partis et s’aimèrent toujours. La grande lé-
gende de Pierre et Paul, parallèle à celle de Romulus et Remus fon-
dant par une sorte de collaboration ennemie la grandeur de Rome1,
légende qui en un sens a eu dans l’histoire de l’humanité presque
autant d’importance que celle de Jésus, date du jour qui, selon la
tradition, les vit mourir ensemble. Néron, sans le savoir, fut encore
en ceci l’agent le plus efficace de la création du christianisme, celui
qui posa la pierre angulaire de la cité des saints.
Quant au genre de mort des deux apôtres, nous savons avec cer-
titude que Pierre fut crucifié2. Selon d’anciens textes, sa femme fut
157
L’ANTÉCHRIST
des simples crucifiés ; mais Sulpice Sévère (II, 29), qui copie presque Tacite (et
un Tacite plus correct que le nôtre), d’accord avec Hermas, I, vis, III, 2, met
expressément cruces (s ta u roÚj) parmi les suplices.
1
Clém. D’Alex., Strom., VII, 11.
2
Acta Petri et Pauli, c. 81 (cf.. le Pseudo-Lin, p. 69-70) ; Eusèbe, H. E., III, 1
(d’après Origène) ; Eus., Dem. ev., III, 5 ; saint Jérôme, De viris ill., 1.
3
Consol. ad Marciam (écrite sous Claude), 20.
4
Rufin, trad. d’Eus., H. E., I, c.
5
La précinction des reins avec une serviette n’était nullement de règle dans le
crucifiement. Le passage Évang. de Nicodème, 1re part. A, ch. 10, se rapporte à
une conception très moderne de la crucifixion de Jésus.
6
Tertullien, Præscr., 36 ; Scorp., 15 ; Eusèbe, H. E., II, 25 ; Lactance, De mort.
presec., 2 ; Orose, VII, 7 ; Euthalius, dans Zaccagni, p. 427, 522, 531-537. Cf.
Paul, Sentent., V, XXIX, 1.
7
Clém. Rom., Ad Cor. I, 5, ma rtu r»sa j ™pˆ tî n ¹gou mšnwn.
8
Hebr., XIII, 23. Voyez cependant ci-après.
158
L’ANTÉCHRIST
saint Pierre ; l’autre sur la voie d’Ostie c’était celui de saint Paul. On
les appelait en style oratoire « les trophées » des apôtres1. C’étaient
probablement des cellæ ou des memoriæ consacrées aux deux saints.
De pareils monuments existaient en public avant Constantin ; on a
le droit d’ailleurs de supposer que ces « trophées » n’étaient connus
que des fidèles ; peut-être même n’étaient-ils pas autre chose que ce
Térébinthe du Vatican auquel on associa durant des siècles la mé-
moire de Pierre, ce Pin des Eaux Salviennes, qui fut, selon certaines
traditions, le centre des souvenirs relatifs à Paul2. Plus tard, ces
« trophées » deviennent les tombeaux des apôtres Pierre et Paul.
Vers le milieu du IIIe siècle, en effet, apparaissent deux corps que
l’universelle vénération tient pour ceux des apôtres3 et qui semblent
1
Caïus, cité par Eusèbe, H. E., II, 25. Ce qui concerne la construction de la
memoria de saint Pierre au Vatican par Anenclet (Liber pontificalis, art. Anenclet)
est légendaire. Voir Lipsius, Chronol. der rœm. Bischöfe, p. 269 et suiv., en compa-
rant le texte de Bianchini.
2
Acta Petri et Pauli, 80 (texte des manuscrits de Paris, Tischendorf, p. 35, note).
Les Eaux Salviennes, cependant, sont trop loin de la basilique de Saint-Paul-
hors-les-Murs pour qu’on puisse identifier les deux localités.
3
Kalendarium liberianum, 3 kal. jun. (Abh. der kœn. sächs. Ges., phil.-hist. Classe, I,
p. 632) ; inscription de Damase, Gruter, II, 1163 ; Liber pontificalis (texte de
Bianchini et de Lipsius), art. Petrus, Cornelius, Damasus, et tous les articles de Lin
à Victor, excepté deux. Le Liber pontificalis se contredit. Rien de plus obscur que
ce qui concerne les translations opérées par saint Corneille. On prétend qu’il ne
fit que ramener les corps des apôtres à leur premier gîte. Pourquoi en auraient-
ils été distraits ? La raison qu’on allègue en ce qui concerne le corps de Pierre,
tirée de Lampride, Héliog., 23, est très faible ; on n’en allègue aucune en ce qui
concerne Paul. La proximité du cimetière juif de la Vigna Randanini m’incline à
croire que les deux corps qu’on fit passer pour ceux des apôtres furent tirés des
catacombes de la voie Appienne par saint Corneille (251-253) quand la grande
persécution de Dèce eut érigé le soin des corps des martyrs en œuvre ecclésias-
tique, et suscité le zèle de la bonne Lucine, qui put se contenter d’indices légers
et peut-être même ne pas s’interdire quelques petites fourberies pieuses. Les
traditions sur le séjour des corps des apôtres à la catacombe de Saint-Sébastien,
à l’endroit qui s’appelait par excellence Catacumbas (k a t¦ tumbas) (Marchi, Mo-
num. delle arti cristiane primitive, p. 199-220), se trouvent ainsi expliquées. Voir
Liber pontificalis, aux articles Corneille, Damase, Adrien I et Nicolas I ; Bède, De
159
L’ANTÉCHRIST
temp. rat., p. 309 (édit. Giles) ; Actes de saint Sébastien, et autres, Bosio, p. 247-
248, 251-256, 259-260 ; Acta SS. Jan., II, p. 258, 278 ; Gruter, 1172, n° 12 ; de
Rossi, Roma sott., I, 236 et suiv. ; 240-242 ; Catal. imp. rom., dans Roncalli, Vetus-
tiora latin. script. chronica (Padoue, 1787) t. II, p. 248. — Quelques manuscrits des
Acta Petri et Pauli offrent un système de conciliation entre les versions opposées
qui circulaient. Tischendorf, Acta apost. apocr., p. 38 et 39, note ; Lipsius, Die
Quellen der rœm. Petrussage, p. 99 ; Mabillon, Liturgia gallicana, p. 159. Cf. Grég. le
Grand, Epist., IV, XXX (Opp. t. II, col. 710, édit. Bénéd.) ; Actes de Mar Scher-
bil, dans Cureton, Ancient syr. docum., p. 64 et suiv. (trad.).
1
On en connaît deux, à une distance de 2 ou 300 mètres, l’un au nord, l’autre
au sud, de l’endroit (ad Catacumbas) d’où la tradition veut que soient sortis les
corps de Pierre et de Paul. Rossi, Bull., 1867, p. 3, 16. Grande preuve que
l’endroit appelé ka t¦ tum} £j ou ad tumbas, où l’on croyait, au commencement
du IIIe siècle, reconnaître les tombeaux des deux apôtres, faisait partie d’une
vaste nécropole juive souterraine, située dans le pli que fait vers Saint-Sébastien
la voie Appienne. Le centre des sépultures chrétiennes des trois premiers siè-
cles fut de ce côté. De Rossi, Roma sott., II entier.
2
Eusèbe, H. E., II, 25, en observant que le sens de koimht»rion est
« tombe ». Eusèbe admet que Caïus entend par trÒpa ia les tombeaux. Une
grande partie de la tradition romaine voulut, en effet, que Pierre et Paul eussent
été enterrés tous les deux près de l’endroit où ils furent mis à mort (Bosio, Ro-
ma sott., p. 74 et suiv., p. 197 et suiv.). Le lieu de sépulture et le lieu d’exécution
se confondaient souvent pour les martyrs. V. Hégésippe, dans Eusèbe, H. E.,
II, XXIII, 18 ; Liber pontif., art. Pierre et Corneille ; Acta Petri et Pauli, § 84 Il est
probable cependant que ladite tradition vint de ce qu’après la translation défini-
tive des deux corps et la construction des basiliques, on dut être induit à pré-
tendre que les reliques avaient toujours été à l’endroit où on les offrait à la piété
des croyants. Cf. Euthalius, dans Zaccagni, p. 522-523.
160
L’ANTÉCHRIST
nale, sur la voie d’Ostie1. L’ombre de Pierre, d’un autre côté, erre
toujours, dans la légende chrétienne, vers le pied du Vatican, des
jardins et du cirque de Néron, en particulier autour de l’obélisque2.
Cela vint, si l’on veut, de ce que le cirque en question gardait le sou-
venir des martyrs de 64, auxquels, à défaut d’indication précise, la
tradition chrétienne put joindre Pierre ; nous aimons mieux croire
cependant qu’il se mêla en tout ceci quelque renseignement3 et que
l’ancienne place de l’obélisque, dans la sacristie de Saint-Pierre,
marquée aujourd’hui par une inscription, indique à peu près
l’endroit où Pierre en croix rassasia de son affreuse agonie les yeux
d’une populace avide de voir souffrir.
Les corps eux-mêmes qu’entoure depuis le IIIe siècle une tradi-
tion non interrompue de respect sont-ils ceux des deux apôtres ?
Nous le croyons à peine. Il est certain que l’attention à garder la
mémoire des tombeaux des martyrs fut très ancienne dans l’Église4 ;
mais Rome fut, vers 100 et 120, le théâtre d’un immense travail lé-
gendaire, relatif surtout aux deux apôtres Pierre et Paul, travail où
les prétentions pieuses eurent beaucoup de part. Il n’est guère
croyable que, dans les jours qui suivirent l’horrible carnage arrivé en
août 64, on ait pu revendiquer les cadavres des suppliciés. Dans la
masse hideuse de chair humaine pétrie, rôtie, piétinée, qui fut ce
1
Cf. Kalendarium Lib., I, c. ; Liber pontificalis, art. Corneille ; Acta Petri et Pauli, 80.
Le lieu indiqué par ces textes est celui où s’éleva la basilique de saint Paul, qui a
succédé sans doute au prÒpa ion de Caïus. C’est à une époque relativement
moderne qu’on voulut que saint Paul eût été décapité près de deux milles plus
loin, ad Aquas Salvias, ou Ad guttam jugiter manantem (aujourd’hui Sait-Paul-aux-
trois-Fontaines), un des sites les plus frappants de la campagne de Rome. Grég.
Le Grand, Epist., XIV, XIV (Opp., t. II, col. 1273. Bénéd.) ; Acta Petri et Pau-
li, 80 (selon certains manuscrits, Tischendorf, p. 35, note) ; Acta SS. Junii, V,
p. 435.
2
Bosio, Roma sott., p. 74 et suiv. ; Lipsius, Rœm. Petrussage, p. 102 et suiv.
3
Le Montorio paraît n’avoir dans la question que des titres usurpés.
4
Hégésippe, dans Eusèbe, Hist. eccl., II, XXIII, 18.
161
L’ANTÉCHRIST
jour-là traînée au croc dans le spoliaire1, puis jetée dans les puticuli2,
il eût peut-être été difficile de reconnaître l’identité de chacun des
martyrs. Souvent sans doute on obtenait l’autorisation de retirer des
mains des exécuteurs les restes des condamnés3 ; mais, en suppo-
sant (ce qui est fort admissible) que des frères eussent bravé la mort
pour aller redemander les précieuses reliques, il est probable qu’au
lieu de les leur rendre, on les eût envoyés eux-mêmes rejoindre le
tas de cadavres4. Durant quelques jours, le nom seul de chrétien fut
un arrêt de mort5. C’est là, du reste, une question bien secondaire.
Si la basilique vaticane ne couvre pas réellement le tombeau de
l’apôtre Pierre, elle n’en désigne pas moins à nos souvenirs l’un des
lieux les plus réellement saints du christianisme. La place où le
mauvais goût du XVIIe siècle a construit un cirque d’une architecture
théâtrale fut un second calvaire, et même, en supposant que Pierre
n’y ait pas été crucifié, là du moins, on n’en peut douter, souffrirent
les Danaïdes, les Dircés.
1
Le hasard nous a conservé le nom du « curateur du spoliaire » qui probable-
ment surveilla cette horrible opération. Il s’appelait Primitivus. Nous avons
l’épitaphe du tombeau où il reposa en compagnie du laniste Claude, du rétiaire
Télesphore et du médecin adjoint au ludus matutinus, Claude Agathocle. Tous
ces personnages paraissent avoir été des esclaves ou affranchis de Néron (Orel-
li, no 554). Le marbre impassible ajoute : Sit vobis terra levis. Nous avons
l’épitaphe d’un autre medicus ludi matutini Eutychus, qui fut aussi esclave de Né-
ron, et de sa femme Irène (Orelli, no 2553). Il est remarquable que tous ces
fonctionnaires de l’arène portent les mêmes noms que les chrétiens, sans doute
parce qu’ils venaient en grand nombre de l’Asie.
2
Sunhqro…s qh.
3
Digeste, de Cadaveribus punitorum, XLVIII, XXIV, 1 et 3 ; Diocl. et Max.., Cod.
Just., constit. 11, de Religiosis et sumptibus fenerum (III, XLIV).
4
Ce qui dans les traditions romaines concerne une dame nommée Lucine, qui
est censée recueillir les corps des victimes de la persécution de Néron, vient
d’une confusion de date. Le Liber pontificalis (à l’article Corneille) fait de cette
Lucine la conseillère du pape saint Corneille, en 252. On lui continue ce rôle
légendaire jusqu’à la persécution de Dioclétien (Actes de saint Sébastien, Acta
SS. Jan., II, p. 258, 278).
5
Tacite, Ann., XV, 44.
162
L’ANTÉCHRIST
1
Tertullien, Præscr., 36 (Cf. Saint Jérôme, in Matth., XX, 23 ; Adv. Jovinian., I, 26.
Cf. Eus., H. E., VI, 5). Tertullien ne fixe aucun lieu ; mais il semble bien rap-
porter à cet endroit une tradition romaine (Cf. Platner et Bunsen, Beschreibung
der Stadt Rom., III, 1re partie, p. 604-605). On a d’autres exemples de martyrs
plongés dans l’huile bouillante. Cf. Eus., H. E., V, 5.
2
Faux Prochore, ch. 10 et 11 (trad. Lat.). La porte Latine fait partie du rempart
d’Aurélien, commencé en 271. Il n’y avait pas dans l’ancien mur de porte de ce
nom.
3
Apoc., I, 9, passage qui a ici force probante, même dans l’hypothèse où
l’auteur de l’Apocalypse ne serait pas l’apôtre, mais voudrait se faire passer pour
l’apôtre. Polycrate appelle Jean m£rtu j k a ˆ did£ska loj (dans Eus., H. E.,
III, XXIV, 3 ; V, XXIV, 3) ; il est vrai que cela peut venir de Apoc., I, 9.
4
Voir en particulier Apoc., I, 9 ; VI, 9 ; XIII, 10 ; XX, 4.
5
Tacite, Ann., XV, 44.
163
L’ANTÉCHRIST
Un sort jaloux a voulu que, sur tant de points qui sollicitent vi-
vement notre curiosité, nous ne pussions jamais sortir de la pé-
nombre où vit la légende. Répétons-le : les questions relatives à la
mort des apôtres Pierre et Paul ne prêtent qu’à des hypothèses vrai-
semblables. La mort de Paul, en particulier, est enveloppée d’un
grand mystère. Certaines expressions de l’Apocalyse, composée à la
fin de 68 ou au commencement de 69, inclineraient à penser que
l’auteur de ce livre croyait Paul vivant quand il écrivait1. Il n’est nul-
lement impossible que la fin du grand apôtre ait été tout à fait igno-
rée. Dans la course que certains textes lui attribuent du côté de
l’Occident, un naufrage, une maladie, un accident quelconque pu-
rent l’enlever2. Comme il n’avait pas à ce moment autour de lui sa
brillante couronne de disciples, les détails de sa mort seraient restés
inconnus ; plus tard, la légende y aurait suppléé, en tenant compte,
d’une part, de la qualité de citoyen romain que les Actes lui don-
nent, de l’autre, du désir qu’avait la conscience chrétienne d’opérer
un rapprochement entre lui et Pierre. Certes, une mort obscure
pour le fougueux apôtre a quelque chose qui nous sourit. Nous ai-
merions à rêver Paul sceptique, naufragé, abandonné, trahi par les
siens, seul, atteint du désenchantement de la vieillesse ; il nous plai-
rait que les écailles lui fussent tombées une seconde fois des yeux,
et notre incrédulité douce aurait sa petite revanche si le plus dogma-
tique des hommes était mort triste, désespéré (disons mieux, tran-
quille), sur quelque rivage ou quelque route de l’Espagne, en disant
lui aussi : Ergo erravi ! Mais ce serait trop donner à la conjecture. Il
est sûr que les deux apôtres étaient morts en 70 ; ils ne virent pas la
ruine de Jérusalem, qui eût fait sur Paul une si profonde impression.
Nous admettrons donc comme probable, dans toute la suite de
1
Apoc., II, 2, 9 ; III, 9.
2
Le Canon de Muratori parle de la passio Petri, non de la passio Pauli. Ce docu-
ment présente la profectio Pauli ab urbe Spaniam proficiscentis comme le dernier acte
de la vie de Paul et comme un fait corrélatif à la passio Petri. Le passage de Clé-
ment Romain (Ad Cor. I, § 5) s’accommoderait aussi à quelques égards d’une
telle hypothèse.
164
L’ANTÉCHRIST
165
CHAPITRE IX.
LE LENDEMAIN DE LA CRISE.
1
Apoc., VI, 11.
2
Comp. saint Cyprien, De exhort. martyr., præf.
L’ANTÉCHRIST
bauche ; il n’y avait pas d’honnêtes gens qui ne courussent des dan-
gers. La jalousie de Néron contre la vertu est arrivée à son comble.
La philosophie n’est occupée qu’à préparer ses adeptes aux tortu-
res ; Sénèque, Thraséa, Baréa Soranus, Musonius, Cornutus ont su-
bi ou sont près de subir les conséquences de leur noble protesta-
tion. Le supplice paraît le sort naturel de la vertu1. Même le scepti-
que Pétrone, parce qu’il est d’une société polie, ne peut vivre dans
un monde où règne Tigellin. Un touchant écho des martyrs de cette
Terreur nous est arrivé par les inscriptions de l’île des déportations
religieuses, d’où l’on ne revenait pas2. Dans une grotte sépulcrale
qui se voit près de Cagliari3, une famille d’exilés, peut-être vouée au
culte d’Isis4, nous a légué sa touchante plainte, presque chrétienne.
Dès que ces infortunés arrivèrent en Sardaigne, le mari tomba ma-
lade par suite de l’effroyable insalubrité de l’île ; la femme Benedicta
fit un vœu, pria les dieux de la prendre au lieu de son mari ; elle fut
exaucée.
L’inutilité des massacres se vit du reste clairement en cette cir-
constance. Un mouvement aristocratique, résidant en un petit
nombre de têtes, est arrêté par quelques exécutions ; mais il n’en va
pas de même d’un mouvement populaire ; car un tel mouvement
n’a pas besoin de chefs ni de maîtres savants. Un jardin où l’on
coupe les pieds de fleur n’existe plus ; un pré fauché repousse
mieux qu’auparavant. Ainsi le christianisme, loin d’être arrêté par le
lugubre caprice de Néron, pullula plus vigoureusement que jamais ;
un surcroît de colère monta au cœur des survivants ; tous n’eurent
plus qu’un seul rêve, devenir les maîtres des païens, pour les gou-
verner comme ils le méritaient, avec la verge de fer5. Un incendie,
1
Sénèque, Lettres 4, 12, 24, 26, 30, 36, 54, 61, 70, 77, 78, 93, 101, 102, à Luci-
lius.
2
Tacite, Ann., II, 85.
3
Corp. inscr. gr., n° 5759.
4
Le nom ou plutôt l’épithète de Benedicta, que porte la femme, ainsi que les
sculptures de la grotte, inclinent à le croire.
5
Apoc., II, 26-27.
167
L’ANTÉCHRIST
bien autre que celui qu’on les accuse d’avoir allumé, dévorera cette
ville impie, devenue le temple de Satan. La doctrine de
l’embrasement final du monde prenait chaque jour de plus fortes
racines. Le feu seul sera capable de purger la terre des infamies qui
la souillent ; le feu paraissait la seule fin juste et digne d’un tel amas
d’horreurs.
La plupart des chrétiens de Rome que n’atteignit pas la férocité
de Néron quittèrent sans doute la ville1. Durant dix ou douze ans,
l’Église romaine se trouva dans un extrême désarroi ; une large
porte fut ainsi ouverte à la légende. Cependant, il n’y eut pas
d’interruption complète dans l’existence de la communauté. Le
Voyant de l’Apocalypse, en décembre 68 ou janvier 69, donne ordre à
son peuple de quitter Rome2. Même en faisant dans ce passage la
part de la fiction prophétique, il est difficile de n’en pas conclure
que l’Église de Rome reprit vite son importance. Seuls, les chefs
abandonnèrent définitivement une ville où pour le moment leur
apostolat ne pouvait porter de fruits.
Le point du monde romain où la vie était alors le plus supporta-
ble pour les juifs était la province d’Asie. Il y avait entre la juiverie
de Rome et celle d’Éphèse des communications perpétuelles3. Ce
fut de ce côté que se dirigèrent les fugitifs. Éphèse va être le point
où le ressentiment des événements de l’an 64 sera le plus vif. Tou-
tes les haines de Rome vont y être concentrées ; de là partira dans
quatre ans l’invective furibonde par laquelle la conscience chré-
tienne répondra aux atrocités de Néron.
Il n’y a pas d’invraisemblance à placer parmi les notables chré-
tiens qui sortirent de Rome, pour échapper aux rigueurs de la po-
lice, l’apôtre que nous avons vu suivre en tout la destinée de Pierre.
Si les récits relatifs à l’incident qu’on plaça plus tard près de la porte
Latine ont quelque vérité, il est permis de supposer que l’apôtre
1
Cela résulte de l’Épître aux Hébreux, V, 11-14, et surtout XIII, 24. Ces oƒ ¢pÕ
tÁj Ita l…a j paraissent être des fugitifs de l’Église de Rome.
2
Apoc., XVIII, 4.
3
Nous l’avons montré à propos d’Aquila et de Priscille.
168
L’ANTÉCHRIST
1
Le principal argument se tire de l’Apocalypse. Si le livre est de Jean l’apôtre, la
chose est certaine. Si le livre est de quelqu’un qui a voulu le faire passer pour
un ouvrage de Jean l’apôtre (on suppose alors l’apôtre mort avant 68 ; car un
tel faux n’est guère admissible de son vivant), on est frappé de la circonstance
que la vision de l’apôtre est censée avoir lieu à Patmos, endroit où l’on ne
s’arrêtait qu’en allant en Asie ou en revenant d’Asie ; il est remarquable surtout
que le faussaire fait parler l’apôtre aux Églises d’Asie comme ayant autorité sur
elles et connaissant leurs plus intimes secrets. Conçoit-on l’effet qu’eussent
produit les trois premiers chapitres sur des gens qui savaient parfaitement que
l’apôtre Jean n’avait jamais été à Patmos ni chez eux ? Denys d’Alexandrie
(dans Eus., H. E., VII, 5) a bien vu cela, et pose en principe que l’auteur de
l’Apocalypse ne peut être qu’un des hommes apostoliques qui ont été en Asie.
Reste l’hypothèse où l’Apocalypse serait l’ouvrage d’un homonyme de l’apôtre
Jean, hypothèse de toutes la plus invraisemblable. — Les témoignages directs
sur le séjour de Jean à Éphèse sont du dernier quart du second siècle. Apollo-
nius, d’après Eusèbe, H. E.,V, 18 ; Polycrate, évêque d’Éphèse (circonstance à
noter), dans Eus., III, 31 ; V, 24 ; Irénée, Adv. hær., II, XXII, 5 ; III, I, 1 ; III, 4 ;
XI, 4 ; V, XXVI, 1 ; XXX, 4, 3 ; XXXIII, 4 ; lettre à Victor (Eus., H. E., V, 24), et
surtout lettre à Florinus (Eus., H. E., V, 20), morceau capital dans la question,
dont l’authenticité n’est guère douteuse, depuis que M. Waddington a fixé le
martyre de Polycarpe au 23 février 455 (Mem. de l’Acad. des inscr., t. XXVI, 1re
partie, p. 33 et suiv.) ; Clément d’Alex., Quis dives salvetur, 42 ; Origène, in
Matth., t. XVI, 6, et Opp., II, p. 24 A, édit. Delarue ; Denys d’Alexandrie, dans
Eusèbe, H. E., VII, 25 ; Eusèbe, H. E., III, 1, 18, 20, 23, 31, 39 ; V, 24 ; Chron.,
à l’an 98 ; Épiph., hær. LXXVIII, 11 ; Mart. de saint Ignace, 1, 3 ; saint Jérôme, De
viris ill., 9, Adv. Jovin., t. 26, et sur Gal., VI. L’omission de la mention de ce sé-
jour dans Papias (Cf. Eus., H. E., III, 39, rectifiant Chron., à l’an 98, contre Iré-
née), dans Hégésippe et dans les épîtres attribuées à saint Ignace, est sûrement
un fait grave. Les confusions qui paraissent avoir été très anciennement faites
entre l’apôtre Jean et un certain Presbyteros Johannes laissent aussi planer des dou-
tes sur tout ceci. Voir l’appendice, à la fin du volume.
169
L’ANTÉCHRIST
170
L’ANTÉCHRIST
171
L’ANTÉCHRIST
1
C’est ce qui a porté beaucoup de critiques à croire que l’Épître aux Hébreux
est l’ouvrage d’Apollos.
2
De là peut-être ce titre vague prÕj E} ra …ou j , et aussi l’absence de saluta-
tions personnelles et de suscription.
3
TeÝj a „î na j. A „è n est pris ici dans le sens de l’hébreu ôlam, du phénicien
oulomn de l’arabe âlam (1er verset du Coran), et sert de biais pour introduire les
æons gnostiques.
172
L’ANTÉCHRIST
C’était bien un pareil grand prêtre qu’il nous fallait, saint, inno-
cent, immaculé, séparé des pécheurs, et élevé au-dessus des cieux,
qui n’a pas besoin chaque jour, comme les autres prêtres, d’offrir
des sacrifices, d’abord pour ses péchés, ensuite pour ceux du peu-
ple... La loi ancienne établissait grands prêtres des hommes sujets à
faillir ; la loi nouvelle institue le Fils, couronné pour l’éternité...
Nous avons ainsi un grand prêtre qui s’est assis dans le ciel à la
droite du trône de la Majesté, en qualité de ministre du vrai sanc-
tuaire et du vrai tabernacle que le Seigneur a construit... Christ est le
grand prêtre des biens à venir... Si le sang des boucs et des taureaux,
si la cendre d’une génisse, dont on asperge ceux qui sont souillés,
les sanctifient de manière à leur donner la pureté charnelle ; com-
bien plus le sang de Christ, qui s’est offert lui-même à Dieu, victime
sans défaut, purifiera-t-il notre conscience des œuvres mortes !...
C’est pour cela qu’il est le médiateur d’un Nouveau Testament.
1
Notez ces commencements du style cabaliste. Comparez Matth., XXVI, 64.
2
Cf. Gal., III, 19 ; Act., VII, 53. La théologie du temps, comme nous le voyons
par les versions grecques et chaldéennes de la Bible et par Josèphe, substituait
des anges à Dieu dans certains endroits où le texte biblique faisait intervenir
visiblement le Très-Haut. Voir la version grecque du Deutér., XXXIII, 2.
3
Hebr., IV, 14 et suiv.
173
L’ANTÉCHRIST
Nous sommes donc sanctifiés une fois pour toutes par le sacri-
fice du corps de Jésus-Christ, qui apparaîtra une seconde fois pour
sauver ceux qui l’attendent. Les anciens sacrifices n’atteignaient ja-
mais leur but, puisqu’on les recommençait sans cesse. Si le sacrifice
expiatoire revenait chaque année à jour fixe, n’est-ce pas la preuve
que le sang des victimes était impuissant ? Au lieu de ces perpétuels
holocaustes, Jésus a offert son unique sacrifice, qui rend les autres
inutiles. De la sorte, il n’est plus question de sacrifice pour le pé-
ché2.
Le sentiment des dangers qui environnent l’Église remplit
l’auteur ; il n’a devant les yeux qu’une perspective de supplices ; il
pense aux tortures qu’ont endurées les prophètes et les martyrs
d’Antiochus3. La foi de plusieurs succombait. L’auteur est très sé-
vère pour ces chutes.
Il est impossible que ceux qui ont été illuminés une fois, qui ont
reçu le don céleste, qui ont eu part au Saint-Esprit, qui ont goûté la
précieuse parole de Dieu et les biens du monde à venir, et qui en-
suite sont tombés, de manière à crucifier et à outrager encore une
fois le Fils de Dieu, autant qu’il est en eux, soient de nouveau ame-
nés à la repentance. Une terre qui ne donne que des ronces et des
chardons est jugée mauvaise et digne d’être maudite ; on finit par y
mettre le feu... Certes, Dieu n’est pas injuste ; il n’oubliera pas votre
conduite et l’amour que vous avez montré pour son nom, en ser-
vant les saints, comme vous l’avez fait et le faites encore... Redou-
1
Hebr., IX, 11 et suiv.
2
Hebr., IX, 23 et suiv.
3
Hebr., XI, 32-40 ; XII, 1-11.
174
L’ANTÉCHRIST
blez de zèle jusqu’à la fin, pour que vos espérances soient accom-
plies, à l’exemple de ceux qui par la foi et la persévérance ont
conquis l’héritage promis1.
Quelques fidèles mettaient déjà de la négligence à se rendre à
l’église pour les réunions2. L’apôtre déclare que ces réunions sont
l’essence du christianisme, que c’est là qu’on s’exhorte, qu’on
s’excite, qu’on se surveille, et qu’il y faut être d’autant plus assidu
que le grand jour de l’apparition finale approche.
175
L’ANTÉCHRIST
1
Allusion au supplice des martyrs dits Macchabées.
2
Allusion au genre de mort d’Isaïe selon la tradition apocryphe.
176
L’ANTÉCHRIST
1
Comp. VI, 4 et suiv. ; X, 26 et suiv. Ces passages jouèrent plus tard un grand
rôle dans la controverse du montanisme et du novatianisme.
2
Comp. Matth., XXIV, 10.
3
Hebr., XII, 18 et suiv. L’™kklhs…a prwtotÒkwn et les d…k a ioi teteleiwmš-
noi sont probablement les martyrs de la persécution de Néron.
4
Hebr., XIII, 3.
5
Hebr., XIII, 7.
6
Hebr., XIII, 9 ; cf. IX, 10.
177
L’ANTÉCHRIST
1
Hebr., X, 5.
178
L’ANTÉCHRIST
1
« Tenui popano corruptus Osiris. »
2
Isaïe, ch. 1.
179
L’ANTÉCHRIST
1
Remarquez Act., XXIV, 17.
2
Philon, De plantatione Noe, § 25, 28-31. Comp. Théophraste, De pietate, édit.
Bernays, Berlin, 1866.
3
Josèphe, Ant., XVIII, I, 5 ; Philon, Quod omnis probus liber, § 12.
4
Voir Saint Paul, p. 474.
180
CIIAPITRE X.
LA RÉVOLUTION DE JUDÉE.
tres, une nation sainte1 », il fut écrit qu’il ne serait pas un peuple
comme un autre. On ne cumule pas des destinées contradictoires ;
on expie toujours une excellence par quelque abaissement.
L’empire achéménide mit Israël un peu en repos. Cette grande
féodalité tolérante pour toutes les diversités provinciales, fort ana-
logue au califat de Bagdad et à l’empire ottoman, fut l’état où les
Juifs se trouvèrent le plus à l’aise. La domination ptolémaïque, au
IIIe siècle avant J.-C., semble également leur avoir été assez sympa-
thique. Il n’en fut pas de même des Séleucides. Antioche était deve-
nue un centre d’active propagande hellénique ; Antiochus Épiphane
se croyait obligé d’installer partout, comme signe de sa puissance,
l’image de Jupiter Olympien. Alors éclata la première grande révolte
juive contre la civilisation profane. Israël avait supporté patiemment
la disparition de son existence politique depuis Nabuchodonosor ; il
ne garda plus aucune mesure, quand il entrevit un danger pour ses
institutions religieuses. Une race en général peu militaire fut prise
d’un accès d’héroïsme ; sans armée régulière, sans généraux, sans
tactique, elle vainquit les Séleucides, maintint son droit révélé, et se
créa une seconde période d’autonomie. La royauté asmonéenne
néanmoins fut toujours travaillée par de profonds vices intérieurs ;
elle ne dura qu’un siècle. La destinée du peuple juif n’était pas de
constituer une nationalité séparée ; ce peuple rêve toujours quelque
chose d’international ; son idéal n’est pas la cité ; c’est la synagogue ;
c’est la congrégation libre. Il en est de même pour l’islam, qui a créé
un empire immense, mais qui a détruit toute nationalité chez les
peuples qu’il a subjugués, et ne leur laisse plus d’autre patrie que la
mosquée et la zaouia.
On applique souvent à un tel état social le nom de théocratie, et
on a raison, si l’on entend dire par là que l’idée profonde des reli-
gions sémitiques et des empires qui en sont sortis est la royauté de
Dieu conçu comme unique maître du monde et suzerain universel ;
mais théocratie chez ces peuples n’est pas synonyme de domination
des prêtres. Le prêtre proprement dit joue un faible rôle dans
1
Exode, XIX, 5-6.
182
L’ANTÉCHRIST
183
L’ANTÉCHRIST
1
Se rappeler l’inscription découverte par M. Ganneau, Revue archéolo., avril et
mai 1872 ; Journal asiatique, août-sept 1872.
2
Voir le proverbe juif sur la justice qui se rendait à Césarée. Midrasch Esther, I,
init.
184
L’ANTÉCHRIST
deux mille ans, existe entre la race juive et le reste du monde, qui a
eu les premiers torts ? Une telle question ne doit pas être posée. En
pareille matière, tout est action et réaction, cause et effet. Ces exclu-
sions, ces cadenas du ghetto, ces costumes à part, sont choses injus-
tes ; mais qui les a d’abord voulues ? Ceux qui se croyaient souillés
par le contact des païens, ceux qui cherchèrent pour eux la sépara-
tion, la société à part. Le fanatisme a créé les chaînes, et les chaînes
ont redoublé le fanatisme. La haine engendre la haine, et il n’y a
qu’un seul moyen pour sortir de ce cercle fatal, c’est de supprimer la
cause de la haine, ces séparations injurieuses qui, d’abord voulues et
cherchées par les sectes, deviennent ensuite leur opprobre. A
l’égard du judaïsme, la France moderne a résolu le problème. En
abaissant toutes les barrières légales qui entouraient l’israélite, elle a
enlevé au judaïsme ce qu’il avait d’étroit et d’exclusif, je veux dire
ses pratiques et sa vie séquestrée, si bien qu’une famille juive trans-
portée à Paris cesse à peu près de mener la vie juive au bout d’une
ou deux générations.
Il serait injuste de reprocher aux Romains du premier siècle de
n’avoir point agi de la sorte. Il y avait opposition absolue entre
l’empire romain et le judaïsme orthodoxe. C’étaient les juifs qui le
plus souvent étaient insolents, taquins, agresseurs. L’idée d’un droit
commun, que les Romains portaient en germe avec eux, était anti-
pathique aux stricts observateurs de la Thora. Ceux-ci avaient des
besoins moraux en totale contradiction avec une société purement
humaine, sans nul mélange de théocratie, comme était la société
romaine. Rome fondait l’État ; la juiverie fondait l’Église. Rome
créait le gouvernement profane et rationnel ; les juifs inauguraient le
royaume de Dieu. Entre cette théocratie étroite, mais féconde, et la
proclamation la plus absolue de l’État laïque qui ait jamais existé,
une lutte était inévitable. Les juifs avaient leur loi, fondée sur de
tout autres bases que le droit romain, et au fond inconciliable avec
ce droit. Avant d’avoir été cruellement matés, ils ne pouvaient se
contenter d’une simple tolérance, eux qui croyaient avoir les paroles
de l’éternité, le secret de la constitution d’une cité juste. Il en était
d’eux comme des musulmans d’Algérie à l’heure présente. Notre
185
L’ANTÉCHRIST
1
Voir le curieux discours prêté par Josèphe à Agrippa II, B. J., II, XVI, 4.
2
Josèphe, B. J., II, XVI, 4 ; Vita, 3.
186
L’ANTÉCHRIST
1
Juste de Tibériade, qui écrivit l’histoire de la guerre des Juifs, ne parlait pas
non plus des chrétiens. Photius, Biblioth., cod. XXXIII.
187
L’ANTÉCHRIST
1
Cf. Vie de Jésus, p. 62-64.
2
I Macch., II, 27.
3
Philosophumena, IX, 26.
4
Notez les formules xjiu jwjb, yb xjpnq xjabs, ehdkb vjmpm ajee uqne. Cf. Journal
asiatique, août-sept. 1872, p. 178 et suiv. Comp. Jos., B. J., II, VIII, 8.
188
L’ANTÉCHRIST
1
Jos., B. J., II, XXII, 1 ; VI, v, 34 ; Tacite, Hist., V, 13 ; Talm. de Bab., Pesachim,
57 a ; Kerithôth, 28 a ; Ioma, 39 b.
2
Josèphe, B. J., VI, V, 4 ; Suétone, Vesp., 4, 5 ; Tacite, Hist., V, 13.
3
Jos., Ant., XX, XI, 1 ; B. J., II, XIV, 2, 3. Certainement Josèphe est partial
contre Gessius Florus. Josèphe écrit ad probandum. Son système est : 1o que la
guerre a été amenée (notez tÕn pÒlemon Ð k a ta na gk£sa j ¹m©j ¤ra sqa i...
Ósa dr©n ºna gk£sqhmev, Ant., XX, xi, 1) par les excès de Florus ; 2o que
cette guerre a été non l’œuvre de la nation, mais le fait d’une bande de brigands
et d’assassins, qui terrorisent la nation. Il faut se défier des mensonges que ce
189
L’ANTÉCHRIST
système lui fait commettre. Cependant, en ce qui concerne Florus, Tacite (Hist.,
V, 9, 10) paraît d’accord avec Josèphe. Il fait peser au moins une grande res-
ponsabilité sur les procurateurs.
190
L’ANTÉCHRIST
191
L’ANTÉCHRIST
192
L’ANTÉCHRIST
1
Comp. Act., XXIII, 3.
2
Ritter, Erdkunde, XV, p. 458-459.
3
Jos., B. J., II, XVII ; XVIII, 6.
4
Jos., B. J., IV, IX, 5 ; VII, VI.
193
L’ANTÉCHRIST
avec la région de la mer Morte, dont elle tenait toutes les forteres-
ses ; par là elle donnait la main aux Arabes, aux Nabatéens, plus ou
moins ennemis de Rome. La Judée, l’Idumée, la Pérée, la Galilée
étaient avec les révoltés. A Rome, pendant ce temps, un odieux
souverain livrait les fonctions de l’empire aux plus ignobles et aux
plus incapables. Si les Juifs avaient pu grouper autour d’eux tous les
mécontents de l’Orient, c’en était fait de la domination romaine en
ces parages. Malheureusement pour eux, l’effet fut tout contraire ;
leur révolte inspira aux populations de la Syrie un redoublement de
fidélité à l’empire. La haine qu’ils avaient inspirée à leurs voisins
suffit, pendant l’espèce d’engourdissement de la puissance romaine,
pour exciter contre eux des ennemis non moins dangereux que les
légions.
194
CHAPITRE XI.
1
Cité par Jos., Ant., XIV, VII, 2.
2
M hd’™pikra te…ta i Øp’a Ùtoà .
3
Jos., Ant., XVIII, IX.
L’ANTÉCHRIST
ques de l’empire turc, qui consiste à exciter les unes contre les au-
tres les diverses populations des pays mixtes. Quant au massacre
pour motif religieux, jamais idée ne fut plus éloignée de l’esprit ro-
main ; étranger à toute théologie, le Romain ne comprenait pas la
secte, et n’admettait pas qu’on se divisât pour aussi peu de chose
qu’une proposition spéculative. L’antipathie contre les Juifs était,
d’ailleurs, dans le monde antique, un sentiment si général, qu’on
n’avait nul besoin d’y pousser. Cette antipathie marque un des fos-
sés de séparation qu’on ne comblera peut-être jamais dans l’espèce
humaine. Elle tient à quelque chose de plus que la race ; c’est la
haine des fonctions diverses de l’humanité, de l’homme de paix,
content de ses joies intérieures, contre l’homme de guerre, — de
l’homme de boutique et de comptoir contre le paysan et le noble.
Ce ne peut être sans raison que ce pauvre Israël a passé sa vie de
peuple à être massacré. Quand toutes les nations et tous les siècles
vous ont persécuté, il faut bien qu’il y ait à cela quelque motif. Le
juif, jusqu’à notre temps, s’insinuait partout en réclamant le droit
commun ; mais en réalité le juif n’était pas dans le droit commun ; il
gardait son statut particulier ; il voulait avoir les garanties de tous, et
par-dessus le marché ses exceptions, ses lois à lui. Il voulait les
avantages des nations, sans être une nation, sans participer aux
charges des nations. Aucun peuple n’a jamais pu tolérer cela. Les
nations sont des créations militaires, fondées et maintenues par
l’épée ; elles sont l’œuvre de paysans et de soldats ; les juifs n’ont
contribué en rien à les établir. Là est le grand malentendu impliqué
dans les prétentions israélites. L’étranger toléré peut être utile à un
pays, mais à condition que le pays ne se laisse pas envahir par lui. Il
n’est pas juste de réclamer les droits de membre de la famille dans
une maison qu’on n’a pas bâtie, comme le font ces oiseaux qui
viennent s’installer dans un nid qui n’est pas le leur, ou comme ces
crustacés qui prennent la coquille d’une autre espèce1.
1
Certains docteurs avouent naïvement que le devoir d’Israël est d’observer la Loi, et
qu’alors Dieu fait travailler le reste du monde pour lui. Talm. de Bab., Berakoth, 35 b.
196
L’ANTÉCHRIST
1
Josèphe, B. J., II, XVIII, 1-8 ; Vita.
197
L’ANTÉCHRIST
1
Comp. Ialkout, I, 110 ; Midrasch Eka, I, 5 ; IV, 24 ; Talm. de Bab., Megilla, 6 a.
2
Jos., Ant., XX, VIII, 7 ; B. J., II, XIII, 7.
3
Jos., Ant., XX, VIII, 7-9 ; B. J., II, XIII, 7.
4
Jos., Ant., XX, VIII, 7 ; B. J., II, XIII, 7.
198
L’ANTÉCHRIST
1
Jos., B. J., II, XVIII, 1 et suiv. ; Vita, 6, 65.
2
Strabon, cité par Josèphe, Ant., jud., XIV, VII, 2.
3
Mem. de l’Acad. des inscr. et belles lettres, t. XXVI, 1re part., p. 296 et suiv.
199
L’ANTÉCHRIST
1
Les amphithéâtres à cette époque étaient en bois.
2
Jos., B. J., II, XVIII, 2.
200
L’ANTÉCHRIST
race. On les regardait avec défiance ; mais on n’osait les tuer ; on les
considérait comme des espèces de métis, étrangers à leur patrie1.
Quant à eux, en traversant ces mois terribles, ils avaient l’œil au ciel,
croyant voir dans chaque épisode de l’effroyable orage les signes du
temps fixé pour la catastrophe :
« Prenez comparaison du figuier : quand ses pousses deviennent
tendres et que ses feuilles naissent, vous en concluez que l’été est
proche ; de même, quand vous verrez ces choses arriver, sachez
qu’il est proche, qu’il est à la porte2 ! »
L’autorité romaine se préparait cependant à rentrer par la force
dans la ville qu’elle avait imprudemment abandonnée. Le légat im-
périal de Syrie, Cestius Gallus, marchait d’Antioche vers le sud avec
une armée considérable. Agrippa se joignit à lui comme guide de
l’expédition ; les villes lui fournirent des troupes auxiliaires, chez
lesquelles une haine invétérée contre les Juifs suppléait à ce qui
manquait en fait d’éducation militaire. Cestius réduisit sans beau-
coup de peine la Galilée et la côte ; le 21 octobre, il arriva à Ga-
baon3, à dix kilomètres de Jérusalem.
Avec une hardiesse surprenante, les insurgés allèrent l’attaquer
dans cette position, et lui firent subir un échec. Un tel fait serait in-
concevable, si on se représentait l’armée hiérosolymite comme un
ramas de dévots, de mendiants fanatiques et de brigands ; elle pos-
sédait des éléments plus solides et vraiment militaires : les deux
princes de la famille royale d’Adiabène, Monobaze et Cénédée ; un
Silas de Babylone, lieutenant d’Agrippa II, qui s’était mis dans le
parti national ; Niger de Pérée, militaire exercé ; Simon, fils de Gio-
ras, qui commençait dès lors sa carrière de violence et d’héroïsme.
Agrippa crut l’occasion favorable pour parlementer. Deux de ses
émissaires vinrent promettre aux Hiérosolymites un plein pardon
1
Cette phrase importante paraît un peu altérée dans Josèphe : toÝj „ou -
da •zonta j e•con ™n Øpoy …a , k a ˆ tÕ pa r’ ˜k£stoij ¢mf…} olon oÜ te
¢nele‹n tij proce…rwj Øpšmene k a ˆ memigmšnon æ j be} a …wj
¢llof u lon ™fo} e‹to.
2
Matth., XXIV, 32-33.
3
Aujourd’hui El-Djib.
201
L’ANTÉCHRIST
1
La partie réunie à l’ancienne ville par le mur d’Agrippa, le quartier chrétien
actuel. L’enceinte de Jérusalem, à la date des évènements dont il s’agit ici, ne
différait de l’enceinte actuelle que vers le sud. Même de ce côté, l’écart n’était
pas très considérable.
2
Il faut se rappeler que le système Josèphe consiste à charger Florus et à faire
tomber sur lui la responsabilité des excès de la révolution, en le montrant
202
L’ANTÉCHRIST
comme celui qui à l’origine empêcha la répression et rendit inutiles les efforts
du parti de la paix.
1
Voir Guérin, Descr. de la Pal., Judée, I, p. 338 et suiv., 346 et suiv.
2
Jos., B. J., II, XVIII, 9-XIX ; Vita, 5-7 (où Gšssioj est probablement pour
Kšstioj) ; Tacite, Hist., V, 10 ; Suétone, Vesp., 4.
3
Tacite, Hist., V, 10.
203
CHAPITRE XII.
1
« Omnium æmulus qui quoquo modo animum vulgi moverent. » Suétone,
Néron, 53.
2
Tacite, Ann., XV, 49.
3
Cupitor incredibilium. Tacite, Ann., XV, 42.
4
Qu’il envoya paraissent avoir remonté jusqu’aux grands lacs. Sénèque, Quæst.
nat., VI, 8.
5
Voir l’inscription de Larisse, Acad. des inscr., séance du 1er juillet 1870. Voir
aussi Rev. arch., juillet-août 1872, p. 109 et suiv.
L’ANTÉCHRIST
1
Voir Comptes rendus de l’Acad. des inscr., 1872, p. 114 et suiv. Cf. Dion Cassius,
LXIII, 8, 20, 21.
2
Suétone, Néron, 6, 7, 20, 22, 40, 41, 42, 44, 47 ; Dion Cassius, LXIII, 26, 27 ;
Eusèbe, Chron., à l’année 64 ; Carmina sibyll., V, 140-141.
3
Tacite, Ann., XVI, 22 ; Dion Cassius, LXII, 26.
4
Dion Cassius, LXIII, 6.
5
Suétone, Néron, 53.
205
L’ANTÉCHRIST
1
Dion Cassius, LXIII, 1, 8 et suiv. ; Suétone, Néron, 21-24, 53.
206
L’ANTÉCHRIST
trois hommes qui, dans deux ans, seront les maîtres du sort de
l’empire se trouvèrent ainsi portés ensemble en Orient1.
La complète victoire que les révoltés avaient remportée sur une
armée romaine, commandée par un légat impérial, exalta à un très
haut degré leur audace. Les gens les plus intelligents et les plus ins-
truits de Jérusalem étaient sombres ; ils jugeaient avec évidence que
l’avantage en définitive ne pouvait rester qu’aux Romains ; la ruine
du temple et de la nation leur parut inévitable2 ; l’émigration com-
mença. Tous les hérodiens, tous les gens attachés au service
d’Agrippa se retirèrent auprès des Romains3. Un grand nombre de
pharisiens, d’un autre côté, uniquement préoccupés de l’observation
de la Loi et de l’avenir pacifique qu’ils rêvaient pour Israël étaient
d’avis qu’on se soumît aux Romains, comme on s’était soumis aux
rois de Perse, aux Ptolémées. Ils se souciaient peu d’indépendance
nationale ; Rabbi Johanan ben Zakaï, le pharisien le plus célèbre du
temps, vivait à l’écart de la politique4. Beaucoup de docteurs se reti-
rèrent probablement dès lors à Jamnia et y fondèrent ces écoles
talmudiques, qui eurent bientôt une grande célébrité5.
Les massacres, cependant, recommencèrent et s’étendirent à des
parties de la Syrie qui jusque-là avaient été à l’abri de l’épidémie de
sang. A Damas, tous les juifs furent égorgés. La plupart des femmes
de Damas professaient la religion juive, et sûrement, dans le nom-
bre, il y en avait de chrétiennes ; on prit des précautions pour que le
massacre se fit par surprise et à leur insu6.
Le parti de la résistance déployait une prodigieuse activité. Les
tièdes même étaient entraînés. Un conseil fut tenu dans le temple
pour former un gouvernement national, composé de l’élite de la
1
Jos., B. J., proœm., 8 ; II, XLI, 1 ; III, I ; Suétone, Vesp., 4, Tacite, Hist., V, 10.
2
Jos., Vita, 4.
3
Jos., B. J., II, XX, 1 ; Vita, 6.
4
Mechilta sur Exode, XX, 22 ; Talm. de Bab., Gittin, 56 a et b ; Aboth derabbi
Nathan, c. IV ; Midrasch rabba sur Koh., VII, 11 et sur Eka, I, 5.
5
Derenbourg, Hist. de la Pal., p. 288.
6
Jos., B. J., II, XX, 2 ; Vita, 6.
207
L’ANTÉCHRIST
1
Josèphe, Vita, 5.
2
Josèphe, Vita, 38.
3
Jos., B. J., II, XX, 3 et suiv. ; XXII, 1 ; Vita, 7, en observant que Josèphe cher-
che à dissimuler la part qu’il prit à la révolution et se fait après coup plus mo-
déré qu’il ne fut.
4
Jos., B. J., XXI, 1.
208
L’ANTÉCHRIST
dés que l’empire romain avait fait son temps1. On sentait que Né-
ron touchait à sa fin, et on était persuadé que l’empire disparaîtrait
avec lui2. Ce dernier représentant du titre de César, s’abîmant dans
la honte et le mépris, paraissait un signe évident. En se plaçant à ce
point de vue, on devait trouver l’insurrection beaucoup moins folle
qu’elle ne nous semble, à nous qui savons que l’empire avait encore
en lui la force nécessaire pour plusieurs renaissances futures. On
pouvait très réellement croire que l’œuvre d’Auguste se disloquait ;
on s’imaginait à chaque instant voir les Parthes se ruer sur les terres
romaines3 et c’est ce qui fût arrivé en effet, si par diverses causes la
politique arsacide n’eût été ce moment très affaiblie. Une des plus
belles images du livre d’Hénoch est celle où le prophète voit l’épée
donnée aux brebis, et les brebis ainsi armées poursuivre leur tour
les bêtes sauvages, et les bêtes s’enfuir4. Tel fut bien le sentiment
des Juifs. Leur manque d’éducation militaire ne leur permettait pas
de comprendre ce qu’avaient de trompeur les succès remportés sur
Florus et sur Cestius. Ils frappèrent des monnaies imitées du type
des Macchabées, portant l’effigie du temple ou quelque emblème
juif, avec des légendes en caractère hébreu archaïque5. Datées par
1
Josèphe, B. J., proœm., 2 ; VI, VI, 2 . Dion Cassius, LXVI, 4.
2
La même idée domine dans l’Apocalypse.
3
Apoc., IX, 14-21 ; XVI, 12-16. Cf. Jos., B. J., VI, VI, 2.
4
Ch. XC, 19 (Dillmann) ; LXXXIX, 27-28 (anc. DIV.).
5
Il est extrêmement difficile de distinguer, dans la numismatique juive, les piè-
ces qui appartiennent à la première révolte de celles qui appartiennent à la se-
conde, et même de celles qui appartiennent à la révolte des Macchabées. Voir
Madden, History of jewish coinage, p. 154 et suiv., qui résument tous les travaux
antérieurs. Madden adopte en général les hypothèses de Levy, sujettes elles-
mêmes aux plus grands doutes. Il est craindre que ces doutes ne soient tou-
jours insolubles ; car il se peut que, dans la première révolte, on ait contrefait
des monnaies asmonéennes, et que, dans la seconde, on ait contrefait des
monnaies de la première. Toute pièce portant l’effigie du temple, ou datée « de
la liberté de Jérusalem » ou « de la liberté de Sion », est de la première révolte
ou faite à l’imitation d’une pièce de la première révolte ; la seconde révolte, en
effet, ne fût jamais maîtresse de Jérusalem. Il ne semble pas que, lors de la
209
L’ANTÉCHRIST
210
L’ANTÉCHRIST
1
Pays situé sur les confins de la Judée et de la Samarie.
2
Jos., B. J., II, XXII, 2 ; IV, IX, 3 et suiv.
3
Jos., B. J., II, XX, 5-XXI ; Vita, 8 et suiv.
4
Jos., B. J., VII, III, 3-4.
211
L’ANTÉCHRIST
1
Aujourd’hui Jéfat, ou Tell Jéfat, ou Tell Djefath. Cf. Schultz, dans la Zeitschrift der
d. m. G., 1849, p. 49 et suiv., 59 et suiv. ; Aug. Parent, Siège de Jotapat (1866), p. 3
et suiv. ; Neubauer, Géogr. du Talmud, p. 193, 203-204. Le Gopatata de Reland
est une faute de copiste ; Iftah-el de Josué n’a rien à faire ici.
2
V. les Apôtres, p. 235, note 4.
3
Jos., B. J., III, X, 10 ; Lucien ou plutôt Philostrate, Nero seu de isthmo perfodien-
do, 3. Notez la préoccupation de ce percement chez les Sibyllins, V, 32, 138,
217 ; VIII, 155 ; XII, 84. Cf. Philostrate, Apoll., V, 19.
4
Vita, 38, 39 (explication bien peu admissible des défiances qu’il inspire aux
hommes les plus autorisés de Jérusalem). Juste de Tibériade était très défavora-
ble à Josèphe (Vita, 65).
212
L’ANTÉCHRIST
1
Jos., B. J., III-IV, II ; Vita, 65, 74-75 (en faisant très large la part de la vanité
de Josèphe) ; Tacite, Hist., V, 10.
2
Il est remarquable que Barabbas, présenté par l’Évangile de Marc XV, 7,
comme un sicaire politique ou religieux, est qualifié lhst»j dans Jean, XVIII, 4.
Se rappeler les Vendéens, les « brigands de la Loire », et jusqu’à un certain
point les volontaires de la révolution française, en observant que Josèphe, par
lequel nous savons toute cette histoire, est une espèce de Dumouriez. Sa partia-
lité contre ses adversaires politiques éclate sans cesse. Si on voulait le croire, les
boutefeux n’eussent été qu’une poignée de misérables, ne répondant à aucun
sentiment national. Tacite et Dion Cassius présentent tout autrement les cho-
ses. Selon eux, c’est bien la nation qui fut fanatisée. Il est clair que Josèphe veut
atténuer aux yeux des Rome la faute que ses compatriotes ont commise et croit
les excuser en diminuant le courage et le patriotisme qu’ils montrèrent. Il faut
213
L’ANTÉCHRIST
214
L’ANTÉCHRIST
1
Jos., B. J., IV, III, 6.
2
Tosiphtha Ioma, I ; Sifra, sur Lévit., XXI, 10 ; Tanhouma, 48 a.
215
L’ANTÉCHRIST
1
Jos., B. J., IV, V, 2.
2
Comp. Ant., XX, IX, 1 et B. J., IV, V, 2. Il y a dans ces passages quelques
contradictions. Nul doute cependant qu’il ne s’agisse du même personnage.
3
Jos., B. J., IV, III-V, 2.
4
Jean, XI, 48-50 ; XVIII, 14.
216
L’ANTÉCHRIST
217
L’ANTÉCHRIST
1
Néhémie, XIII, 4 et suiv.
2
Anecdote sur Schemaïa et Abtation : Talmud de Babylone, Ioma, 71 b.
3
Strabon, XVI, II, 37, 40. Strabon tenait ses renseignements d’un juif libéral,
opposé au sacerdoce et au pouvoir temporel. Sa phrase rend très bien les deux
sentiments contraires qu’éprouvait un juif démocrate envers le temple : … æ j
tu ra nne‹on bdelu ttomšnwn...,æ j ƒerÕn semnu nÒntwn k a ˆ se} omenwn.
4
Pour l’impression que cette fureur de guerre civile causa sur les Romains, voir
Pline, Hist. nat., XII, XXV (54).
218
L’ANTÉCHRIST
1
Jos., B. J., IV, V, 3-VII, 3.
2
Matth., XXIII, 34-36. Voyez cependant Vie de Jésus, 13e édit., p. 366.
3
hjuie jlbh, ç d‹nej.— P£nta d˜ ta à ta ¢rc¾ ç d…nwn. Matth., XXIV, 8;
Marc, XIII, 8.
4
Matth., XXIV, 4 et suiv. Cf. Matth., VII, 15.
219
L’ANTÉCHRIST
1
Act., V, 36-37 ; VIII, 9-10 ; XXI, 38 ; Jos., Ant., 1 ; VIII, 6 ; B. J., II, XIII, 5 ; VII, XI.
2
Matth., XXIV, 4-5, 11, 23-26. La circonstance ™n ™r»mJ (v. 26) semble faire
allusion à des séducteurs zélotes.
3
Matth., XXIV, 4-5 ; Marc, XIII, 5-6. Un des apôtres est qualifié de zhlwt»j
(Luc, VI, 15 ; Act., I, 13) ou ka na na ‹oj = kanna (Matth., X, 4 ; Marc, III, 18).
220
L’ANTÉCHRIST
221
L’ANTÉCHRIST
alors, que ceux qui sont en Judée fuient dans les montagnes ; que
celui qui est sur le toit ne descende pas dans sa maison pour pren-
dre quelque chose ; que celui qui est aux champs ne revienne pas
chez lui chercher sa tunique. Malheur aux femmes qui porteront
dans leur sein ou qui nourriront en ces jours-là ! Et priez pour que
votre fuite n’ait pas lieu en hiver ou le jour du sabbat ; car il y aura
alors une tribulation comme il n’y en a pas eu depuis le commen-
cement du monde jusqu’à présent et comme il n’y en aura plus. »
D’autres apocalypses du même genre circulèrent ce semble, sous
le nom d’Hénoch, et offraient avec le discours prêté à Jésus des
croisements singuliers. Dans l’une d’elles, la Sagesse divine, intro-
duite comme un personnage prophétique, reprochait au peuple ses
crimes, ses meurtres de prophètes, la dureté de son cœur2. Des
fragments qu’on en peut supposer conservés paraissent faire allu-
sion au meurtre de Zacharie, fils de Baruch3. Il y était aussi question
d’un « comble du scandale4 », qui serait le plus haut degré d’horreur
où la malice humaine pût s’élever, et qui paraît bien être la profana-
tion du temple par les zélotes. Tant de monstruosités prouvaient
que la venue du bien-aimé était proche et que la vengeance des jus-
tes ne se ferait pas attendre. Les fidèles judéo-chrétiens, en particu-
lier, tenaient encore trop au temple pour qu’un tel sacrilège ne les
bdšlu gma tÁj ™rhmè s ewj. En tout cas, ce passage montre que la profana-
tion commise par les zélotes et la destruction de la ville étaient regardées
comme deux choses inséparables.
1
Phrase familière aux apocalypses.
2
Épître de Barnabé, c. IV, XVI (d’après le Codex sinaïticus) ; Luc, XI, 49. Voir Vie
de Jésus, 13e édit., p. XIV, XLII, LV, note 40 note 366.
3
Il est vrai que les Évangiles portent « Zacharie, fils de Barachie », et il peut y avoir
là une confusion avec Zacharie, fils de Joïada. Voir Vie de Jésus, 13e édit., p. 366.
4
TÕ tšleion s k£nda lon ½ggik en, perˆ oá gšgra pta i, æ j Enë c lšgei
e„j toà to Ð despÒthj suntštmhken toÝj k a iroÝj k a ˆ t¦j ¹mšra j, ‡na
ta cÚnV Ð ¢ga phmšnoj a Ùtoà k a ˆ t¾n klhronom…a n ¼xV. Barnabé, c. IV
(d’après le Sin.). Ce passage ne se trouve pas dans le livre d’Hénoch que nous
connaissons. Comparez, au contraire, Matth., XXIV, 22.
222
L’ANTÉCHRIST
1
Eusèbe, Hist. eccl., III, v, 2 (faible autorité).
2
Apoc., XI, 8.
3
Matth., XXIV, 15 et suiv. ; Marc, XIII, 14 et suiv. Marc, XIII, 7, prouve que la
fuite n’eut pas lieu dès le commencement de la guerre. Luc, XXI, 20-21, est peu
concordant avec les passages précités de Matthieu et de Marc, et sûrement de
bien moindre autorité. Luc rattache l’ordre de la fuite au moment où la ville
sera entourée de lignes de circonvallation ; mais il aurait été trop tard pour fuir
quand la ville eût été k u k lou mšnh ØpÕ stra topšdwn. Cf. Luc, XIX, 43-44.
Enfin, ce qui est décisif, l’Apocalypse, à la fin de 68 ou au commencement de 69,
suppose que la fuite a déjà eu lieu (XII, 6, 13-17). Comparez Eusèbe, Hist. eccl.,
III, 5 (prÕ toà polšmou, vague) ; Épiph., Hær., XXIX, 7 (•pied¾ ½melle t¦
Ieros Òluma p£scein poliork …a n,vient de Luc, XXI, 20) ; XXX, 2 ; De mensu-
ris et ponderibus, 15 (¹n…ka œmellen ¹ pÒlij ¡l…sk esqa ØtÕ tî n
Rwma …wn...,tÁj pÒlewj melloÚshj ¥rdhn ¢pÒllu s qa i).
4
Ka t£ tina crhsmÕn to‹j a ÙtÒqi dok…moij di’ ¢poka lÚy ewj
™k doqšnta (Eusèbe, H. E., III, 5) ; proecrhma t…sqhsa n ØpÕ ¢ggšlou
223
L’ANTÉCHRIST
des chefs et qu’aucun des frères ne resta dans la ville, qu’un instinct
très juste leur montrait comme vouée à l’extermination.
Des indices portent à croire que la fuite de la troupe pacifique ne
s’opéra pas sans danger. Les Juifs, à ce qu’il paraît, la poursuivi-
rent1 ; les terroristes, en effet, exerçaient une surveillance active sur
les chemins, et tuaient comme traîtres tous ceux qui cherchaient à
s’échapper, à moins qu’ils ne pussent verser une forte rançon2. Une
circonstance qui ne nous est indiquée qu’à mots couverts sauva les
fuyards : « Le dragon vomit après la femme (l’Église de Jérusalem)
un fleuve pour l’emporter et la noyer ; mais la terre aida la femme,
ouvrit sa bouche et but le fleuve que le dragon avait lancé derrière
elle, et le dragon fut rempli de colère contre la femme3. » Peut-être
les zélotes4 essayèrent-ils de jeter la troupe sainte dans le Jourdain,
et celle-ci réussit-elle à passer le fleuve par un endroit où l’eau était
basse ; peut-être l’escouade envoyée pour l’atteindre s’égara-t-elle et
perdit-elle ainsi la piste de ceux qu’elle poursuivait.
Le lieu choisi par les chefs de la communauté pour servir d’asile
principal à l’Église fugitive fut Pella5, une des villes de la Décapole,
située près de la rive gauche du Jourdain, dans un site admirable,
dominant d’un côté toute la plaine du Ghor, de l’autre des précipi-
(saint Épiph., De mensuris, 15). La phrase d’Épiphane (hær. xxix, 7), Cristoà
f»sa ntoj ka ta le‹y a i t¦ IerosÒluma `k a ˆ ¢na cwrÁsa i, ™pied¾ ½melle
p£scein poliork…a n, peut s’entendre d’un ordre du Christ qu’on supposerait
donné avant le départ, ou se rapporter à Luc, XXI, 20. Cependant, dans ce se-
cond cas, il faudrait mell»s ei ou mell»seie. Le passage du De mensuris,
d’ailleurs, n’admet que le premier sens.
1
Apoc., XII, 13, 15.
2
Jos., B. J., IV, VII, 3.
3
Apoc., XII, 15-16.
4
Le dragon, à cet endroit de l’Apocalypse, figure le génie du mal, tantôt repré-
senté par la puissance romaine, tantôt par les sicaires de Jérusalem. Il est peu
probable que la mésaventure des fugitifs soit venue des Romains.
5
Aujourd’hui Fahl ou Tabakât Fahil. V. Ritter, Erdkunde, XV, p. 786, 1003,
1025 et suiv. ; Robinson, III, p. 320 et suiv., carte de Van de Velde. Comp. Les
passages d’Eusèbe et de saint Épiphane, précités. Une des victoires qui assurè-
rent aux musulmans la possession de la Syrie se livra en cet endroit.
224
L’ANTÉCHRIST
1
Irby et Mangles, Travels, p. 304-305 (Londres, 1823) ; Robinson, I, c.
2
V. Menke, Bibelatlas, n°5.
3
Georges le Syncelle, p. 274, Paris. Apamée fut appelée Pella pour la même
raison. Strabon, XVI, II, 10. On donna à notre Pella le surnom de « riche en
eau » (Pline, V, 18), pour la distinguer de ses homonymes.
4
Jos., Ant., XIII, XV, 4.
5
Jos., B. J., II, XVIII, 1 ; III, III, 5.
6
Apoc., XII, 6, 14.
225
L’ANTÉCHRIST
1
Eusèbe, Demonstr. evang., VI, 18.
2
Épiph., Hær. XXIX, 7 ; XXX, 2.
226
CHAPITRE XIII.
MORT DE NÉRON
1
Cet Emmaüs ou Ammaüs est certainement la ville qui s’appela plus tard Ni-
copolis, et qui répond au village actuel d’Amwas, non loin de la route de Jaffa à
Jérusalem, à peu près à moitié chemin. Nous croyons qu’il y eut un autre Em-
maüs, répondant au village actuel de Kulonié = Kolwn…a , à une lieue et demi
de Jérusalem, auquel se rapportent Luc, XXIV, 13 ; Josèphe, B. J., VII, VI, 6, et
dont le nom viendrait de Hammoça, « la source » (Josué, XVIII, 26 ; Talm. de
Bab., Sukka, 45 a). Voir les Apôtres, p. 18-19, note, nonobstant Robinson, III,
146 et suiv. ; Guérin, Palest., I, p. 257 et suiv. ; Neubauer, Géogr. du Talm.,
p. 100-102. L’anecdote de Luc perd tout son sens, si Emmaüs est à sept lieues
de Jérusalem. ‘Eka tÕn ˜x»konta du Sinaïticus est une correction apologéti-
que. Kulonié ou Kulondié ne peut être le Kou lÒn de Josué, XV, 60 (Septante) ;
c’est sûrement un mot latin. Cf. Monatsschrift de Grætz, 18699, p. 117-121.
2
Jos., B. J., IV, VIII-IX, 2.
L’ANTÉCHRIST
mais tant joui ; on fit coïncider pour lui tous les jeux en une seule
année ; toutes les villes lui envoyèrent les prix de leurs concours ; à
chaque instant, des députations venaient le trouver pour le prier
d’aller chanter chez elles. Le grand enfant, badaud (ou peut-être
moqueur) comme on ne le fut jamais, était ravi de joie : « Les Grecs
seuls savent écouter, disait-il ; les Grecs seuls sont dignes de moi et
de mes efforts. » Il les combla de privilèges, proclama la liberté de la
Grèce aux jeux Isthmiques, paya largement les oracles qui prophéti-
sèrent à son gré, supprima ceux dont il ne fut pas content, fit, dit-
on, étrangler un chanteur qui ne rabaissa pas sa voix comme il fal-
lait pour faire valoir la sienne1. Hélius, un des misérables à qui, lors
de son départ, il avait laissé les pleins pouvoirs sur Rome et le sénat,
le pressait de revenir ; les symptômes politiques les plus graves
commençaient à se manifester ; Néron répondit qu’il se devait avant
tout à sa réputation, obligé qu’il était de se ménager des ressources
pour le temps où il n’aurait plus l’empire. Sa constante préoccupa-
tion était, en effet, que, si la fortune le réduisait jamais à l’état de
particulier, il pourrait très bien se suffire avec son art2 ; et quand on
lui faisait remarquer qu’il se fatiguait trop, il disait que l’exercice qui
n’était maintenant pour lui qu’un délassement de prince serait peut-
être un jour son gagne-pain. Une des choses qui flattent le plus la
vanité des gens du monde qui s’occupent un peu d’art ou de littéra-
ture est de s’imaginer que, s’ils étaient pauvres, ils vivraient de leur
talent. Avec cela, il avait la voix faible et sourde, quoiqu’il observât
pour la conserver les ridicules prescriptions de la médecine d’alors ;
son phonasque ne le quittait pas, et lui commandait à chaque instant
les précautions les plus puériles. On rougit de songer que la Grèce
fut souillée par cette ignoble mascarade. Quelques villes cependant
se tinrent assez bien ; le scélérat n’osa pas entrer dans Athènes ; il
n’y fut pas invité3.
1
Lucien, Nero, seu de isthmo, 9.
2
Suétone, Néron, 40 ; Dion Cassius, LXIII, 27.
3
Suétone, Néron, 20-25, 53-55 ; Dion Cassius, LXIII, 8-18 ; Eus., Chron., ann.
12 de Néron ; Carmina sibyllina, V, 136 et suiv., XII, 90-92 ; Philostrate, Apoll.,
228
L’ANTÉCHRIST
229
L’ANTÉCHRIST
ment de l’honneur vivait encore dans l’Occident. C’est une des gloi-
res de la Gaule que le renversement d’un pareil tyran ait été son ou-
vrage1. Pendant que les soldats germains, pleins de haine contre les
républicains et esclaves de leur principe de fidélité, jouaient auprès
de Néron, comme auprès de tous les empereurs, le rôle de bons
suisses et de gardes du corps2, le cri de révolte fut poussé par un
Aquitain, descendant des anciens rois du pays. Le mouvement fut
vraiment gaulois3 ; sans en calculer les conséquences, les légions
gallicanes se jetèrent dans la révolution avec entraînement. Le signal
fut donné par Vindex aux environs du 15 mars 68. La nouvelle en
arriva vite à Rome. Les murs furent bientôt charbonnés d’inscrip-
tions injurieuses « À force de chanter, dirent les mauvais plaisants, il
a réveillé les coqs (gallos)4. »
Néron ne fit d’abord qu’en rire ; il témoigna même être bien aise
qu’on lui fournît l’occasion de s’enrichir du pillage des Gaules. Il
continua de chanter et de se divertir jusqu’au moment où Vindex fit
afficher des proclamations où on le traitait d’artiste pitoyable.
L’histrion écrivit alors, de Naples, où il était, au sénat pour deman-
der justice, et se mit en route pour Rome. Il affectait cependant de
ne s’occuper que de certains instruments de musique, nouvellement
inventés, et en particulier d’une espèce d’orgue hydraulique sur le-
quel il consulta sérieusement le sénat et les chevaliers.
La nouvelle de la défection de Galba (3 avril) et de la jonction de
l’Espagne à la Gaule, qu’il reçut pendant son dîner, fut pour lui un
coup de foudre. Il renversa la table où il mangeait, déchira la lettre,
brisa de colère deux vases ciselés d’un grand prix, où il avait accou-
1
« Talem principem paulo minus quattuordecim annos perpessus terrarum
orbis tandem destituit, initium facientibus Gallis. » Suétone, Néron, 40.
2
Suétone, Caïus, 43, 58 ; Galba, 12 ; Tacite, Hist., I, 31 ; III, 69 ; Plutarque, Gal-
ba, 5, 6, 18. Cf. Henzen, dans les Annales de l’Institut archéol. de Rome, t. XXII,
p. 13 et suiv. Voir surtout les inscriptions, Orelli, nos 2909 et 3539 (à la Bibloth.
Nationale) ; Fabretti, Inscr., p. 687, nos 97 et 98.
3
Tacite, Hist., I, 51 ; IV, 17 ; Suétone, Néron, 40, 43, 45, Dion Cassius, LXIII,
22. Comparez Josèphe, B. J., proœm., 2 ; IV, VIII, 1.
4
Suétone, Néron, 45.
230
L’ANTÉCHRIST
1
Suétone, Néron, 44 ; Dion Cassius, LXIII, 26.
2
Suétone, Néron, 43, 47 ; Dion Cassius, LXIII, 27.
3
Suétone, Néron, 43.
4
Aurélius Victor, De Cæs., Nér., 14.
231
L’ANTÉCHRIST
1
Suétone, Néron, 40, 42.
2
On trouva le brouillon après sa mort. Suétone, Néron, 47.
3
Environ une lieue et demi. La villa de Phaon devait être un peu au-delà de
l’Anio, entre le ponte Nomentano et le ponte Salaro, sur la via Patinaria. Platner et
Bunsen, Berschreibung der Stadt Rom., III, 2e partie, p. 455 ; cf. I, p. 675.
232
L’ANTÉCHRIST
1
Dion Cassius, LXIII, 28 (Cf. Suét., Néron, 46).
233
L’ANTÉCHRIST
sur lui, en essaye la pointe, les resserre, disant que « l’heure fatale
n’était pas encore venue ». Il engageait Sporus à commencer sa veil-
lée funèbre, essayait de nouveau de se tuer, ne pouvait. Sa gauche-
rie, cette espèce de talent qu’il avait pour faire vibrer faux toutes les
fibres de l’âme, ce rire à la fois bête et infernal, cette balourdise pré-
tentieuse qui fait ressembler sa vie entière aux miaulements d’un
sabbat grotesque, atteignaient au sublime de la fadeur. Il ne pouvait
réussir à se tuer. « N’y aura-t-il donc personne ici, demanda-t-il,
pour me donner l’exemple ? » Il redoublait de citations, se parlait en
grec, faisait des bouts de vers. Tout à coup on entend le bruit du
détachement de cavalerie qui vient pour le saisir vivant.
1
Iliade X, 535.
2
Suétone, Néron, 40-50 ; Dion Cassius, LXIII, 22-29 ; Zonaras, XI, 13 ; Pline,
Hist. nat., XXXVII, II, (10).
234
L’ANTÉCHRIST
line des Jardins (le Pincio), et faisait un bel effet du Champ de Mars1.
De là son fantôme hanta le moyen âge comme un vampire ; pour
conjurer les apparitions qui troublaient le quartier, on bâtit l’église
Santa-Maria del popolo.
Ainsi périt à trente et un ans, après avoir régné treize ans et huit
mois, le souverain, non le plus fou ni le plus méchant, mais le plus
vain et le plus ridicule que jamais le hasard des événements ait porté
aux premiers plans de l’histoire. Néron est avant tout une perver-
sion littéraire. Il était loin d’être dépourvu de tout talent, de toute
honnêteté, ce pauvre jeune homme, enivré de mauvaise littérature,
grisé de déclamations, qui oubliait son empire auprès de Terpnos ;
qui, recevant la nouvelle de la révolte des Gaules, ne se dérangea
pas du spectacle auquel il assistait, témoigna sa faveur à l’athlète, ne
pensa durant plusieurs jours qu’à sa lyre et à sa voix2. Le plus cou-
pable en tout ceci fut le peuple avide de plaisirs, qui exigeait avant
tout que son souverain l’amusât, et aussi le faux goût du temps, qui
avait interverti les ordres de grandeur, et donnait trop de prix à la
renommée de l’homme de lettres et de l’artiste. Le danger de
l’éducation littéraire est d’inspirer un désir immodéré de la gloire,
sans donner toujours le sérieux moral qui fixe le sens de la vraie
gloire. Il était écrit qu’un naturel vaniteux, subtil, voulant l’immense,
l’infini, mais sans nul jugement, ferait un déplorable naufrage.
Même ses qualités, telles que son aversion pour la guerre, devinrent
funestes, en ne lui laissant de goût que pour des manières de briller
qui n’auraient pas dû être les siennes. A moins qu’on ne soit un
Marc-Aurèle, il n’est pas bon d’être trop au-dessus des préjugés de
sa caste et de son état. Un prince est un militaire ; un grand prince
peut et doit protéger les lettres ; il ne doit pas être littérateur. Au-
1
Pour que Lactance ne connût pas ce monument quand il écrivait son traité
De mortibus persecutorum (chap. 2 : « ut ne sepulturæ quidem locus in terra
tam malæ bestiæ appareret »), il fallait qu’il n’eût pas encore été à Rome. On
croit voir de nos jours les traces de la villa des Domitius dans le mur de Rome
à l’extrémité de la promenade du Pincio. (Platner et Bunsen Beschreibung der
Stadt Rom., III, 2e partie, p. 569-571.)
2
Dion Cassius, LXIII, 26.
235
L’ANTÉCHRIST
1
Josèphe, Ant., XX, VIII, 3.
2
Suétone, Néron, 56.
3
Suétone, Néron, 20, 22 ; Tacite, Hist., I, 4, 5, 16, 78 ; II, 95 ; Dion Cassius,
LXIII, 10.
4
Suétone, Néron, 57.
5
Dion Chrysostome, Orat, XXI, 10 (édit. d’Emperius) : Ón ge k a ˆ œti p£ntej
™piqumoà s i zÁn,oƒ de ple‹stoi k a ˆ o‡onta i.
236
L’ANTÉCHRIST
1
Suétone, Néron, 40 ; cf. Tacite, Ann., XV, 36. Le faux Néron ne rêve que la
Syrie et l’Égypte. Tacite, Hist., II, 9.
2
Quatre, selon Suétone, Néron, 48-50.
3
Plutarque, Vie de Galba, 7 ; Suétone, Nér., 49.
4
Tacite, Hist., II, 8 ; Sulpice Sévère, Hist., I, II, c. 29 ; Lactance, De mort. pers., c. 2.
5
Néron avait certainement eu l’idée de se sauver chez Vologèse ; et en effet les
Parthes se montrent toujours néroniens. Suétone, Néron, 13, 30, 47, 57 ; Auré-
lius Victor, De Cæs., Néron, 14 ; Épit., Néron, 8 ; Carm. sib., V, 147. Tiridate
avait justement visité les villes d’Asie (Dion Cassius, LXIII, 7, leçon à tort
contestée). En tout cas, l’opinion à cet égard était si bien arrêtée, que tous les
faux Nérons parurent chez les Parthes ou furent des agents des Parthes. Zona-
ras, XI, 18 ; Tac., Hist., I, 2 ; Suétone, Néron, 57.
6
Carmina sibyll., IV, 119 et suiv., 137 et suiv., V, 33-34, 93 et suiv., 100 et suiv.,
137, 142, 146 et suiv., 215-223, 362 et suiv., 385 ; VIII, 70 et suiv., 146, 152 et
suiv. ; XII, 93-94 ; Ascension d’Isaïe, IV, 2 et suiv. ; Commodien, Carmen, v. 820
237
L’ANTÉCHRIST
tisans vivaient dans cette espérance ; déjà ils relevaient ses statues,
et faisaient même courir des édits avec sa signature1. Les chrétiens,
au contraire, qui le considéraient comme un monstre, en entendant
de pareils bruits, auxquels ils croyaient en tant que gens du peuple,
étaient frappés de terreur. Les imaginations dont il s’agit durèrent
fort longtemps, et, conformément à ce qui arrive presque toujours
en de semblables circonstances, il y eut plusieurs faux Néron2.
Nous verrons bientôt le contrecoup de cette opinion dans l’Église
chrétienne et la place qu’elle tient dans la littérature prophétique du
temps.
L’étrangeté du spectacle auquel on assistait laissait peu d’âmes
dans le droit sens. On avait poussé la nature humaine aux limites du
possible ; il restait le vide au cerveau qui suit les accès de fièvre ;
partout des spectres, des visions de sang. On racontait qu’au mo-
ment où Néron sortit de la porte Colline pour se réfugier la villa de
Phaon, un éclair lui donna dans les yeux, qu’en même temps la terre
trembla, comme si elle se fût entr’ouverte et que les âmes de tous
et suiv., 862, 925 et suiv. (édit. Pitra). Comp. Suétone, Néron, 57 ; Tac., Hist., I,
2 ; Lactance, De mort. pers., 2 ; Zonaras, XI, 18.
1
Suétone, Néron, 57 ; Tacite, Hist., II, 8.
2
Il y en eut au moins deux : 1° celui qui fut tué à Cythnos et dont nous aurons
beaucoup occasion de parler ; 2° celui qui parut sous Domitien, vers l’an 88
(Tacite, Hist., I, 2 ; Suétone, Néron, 57). L’indication de Zonaras (Xl, 18) sur un
autre faux Néron, qui aurait paru sous Titus, semble provenir d’une erreur de
date ; les données de Zonaras peuvent être rapportées au faux Néron de 88.
Ceterorum de Tac., Hist., II, 8, supposerait, il est vrai, plus d’un faux Néron
après celui de Cythnos ; mais il est peu probable que la politique parthe ait
commis deux fois de suite la même faute, et ait été dupe à quelques années de
distance de deux imposteurs jouant la même farce. Dion Chrysostome, sous
Trajan, atteste que plusieurs croyaient encore fermement que Néron vivait
(Orat. XXI, 10). L’auteur du quatrième livre sibyllin, qui écrit vers l’an 80, croit
que Néron est chez les Parthes (vers 119-124, 137-139), et qu’il va bientôt ve-
nir. TÒte (vers 137) inviterait à placer un faux Néron sous Titus (Cf. vers 130-
136), mais le sibylliste semble parler ici d’un événement futur. S’il prophétisait
post eventum, il verrait l’inanité de ce qu’il annonce comme un grand événement.
238
L’ANTÉCHRIST
ceux qu’il avait tués fussent venues se précipiter sur lui1. Il y avait
dans l’air comme une soif de vengeance. Bientôt nous assisterons à
l’un des intermèdes du grand drame céleste, où les âmes des égor-
gés, serrées sous l’autel de Dieu, crient à haute voix : « Jusques à
quand, Seigneur, ne redemanderas-tu pas notre sang à ceux qui ha-
bitent la terre2 ? » Et il leur sera donné une robe blanche, pour qu’ils
attendent encore un peu.
1
Suétone, Néron, 48 ; Dion Cassius, LXIII, 28.
2
Apoc., VI, 9 et suiv.
239
CHAPITRE XIV.
FLÉAUX ET PRONOSTICS.
1
Apoc., XVII, 16.
2
Josèphe, B. J., proœm., 2 ; VI, VI, 2.
L’ANTÉCHRIST
1
Pline, XXXIV, VII (8) ; XXXV, VII (33) ; Dion Cassius, LXVI, 15.
2
Juvénal, VI, 409-411.
3
Voir surtout Tacite, Hist., I, 3, 18. Cf. Ann., XV, 47.
4
Pline l’Ancien, le savant du temps, est d’une extrême crédulité. Les historiens
les plus sérieux, Suétone, Dion Cassius (LXI, 16 ; LXV, 1, etc.), admettent la
valeur des présages. Tacite (Hist., I, 18, 86) semble en voir la vanité. Galba les
dédaigna (Hist., I, 18 ; cf. cependant Plut., Galba, 23). Vespasien en riait aussi
parfois (Suét., Vesp., 23).
5
Vie d’Apollonius par Philostrate, en particulier V, 13.
6
Valère Maxime, I, 3.
7
Suétone, Othon, 4, 6 ; Tacite, Hist., I, 22.
241
L’ANTÉCHRIST
1
Suétone, Vitellius, 14 ; Tacite, Hist., II, 62 ; Dion Cassius, LXV, 1 ; Zonaras,
Ann., VI, 5.
2
Suétone, Tibère, 74 ; Caïus, 57 ; Claude, 46 ; Néron, 6, 36, 40, 46, Galba, 1, 9,
18 ; Othon, 4, 6, 7, 8 ; Vit., 14 ; Vesp., 5, 7, 25 ; Tacite, Ann., XII, 64 ; XIV, 9,
12, 22 ; XV, 22, 47 ; Hist., I, 3, 10, 18, 22, 38, 86 ; II, 78 ; Dion Cassius, LX,
35 ; LXI, 2, 16, 18 ; LXII, 1 ; LXIII, 16, 26, 29 ; LXIV, 1, 7, 10 ; LXV, 1, 8, 9,
11, 13 ; LXVI, 1, 9 ; Pline, H. N., II, LXX (72), LXXXIII (85), CIII (106) ; Nicé-
phore, Hist. eccl., I, I, ch. 17 ; Plutarque, Galba, 23 ; Othon, 4 ; Eusèbe, Chron., ad
ann. 1973 Abrah., 7 Ner., 9 Ner. ; Zonaras, XI, 16 ; Philostrate, Apoll., IV, 43 ;
Jos., B. J., VI, V, 3, 4. Cf. Virgile, Georg., I, 463 et suiv. ; Carmina sibyll., III, 334,
337, 411 et suiv. ; IV, 128 et suiv., 172 et suiv. Comp. Tite-Live, XXX, 2.
3
Journal asiatique, oct.-nov.-déc. 1871, p. 449 et suiv.
4
Philostr., Apoll., V, 13 ; Tac., Ann., XV, 47 ; Hist., I, 86.
5
Tacite, Ann., XII, 64.
6
Phlégon, De rebus mirab., c. xx ; Pline, endroits cités ci-dessus.
242
L’ANTÉCHRIST
les parhélies, les aurores boréales, où l’on croyait voir des couron-
nes, des glaives, des stries de sang ; les nuées chaudes, aux formes
plastiques, où se dessinaient des batailles, des animaux fantastiques,
étaient avidement remarquées et paraissent n’avoir jamais eu autant
d’intensité qu’en ces tragiques années. On ne parlait que de pluies
de sang, d’effets surprenants de la foudre, de fleuves remontant leur
cours, de rivières sanguinolentes. Mille choses auxquelles on ne fait
pas attention en temps ordinaire recevaient de l’émotion fiévreuse
du public une importance exagérée1. L’infâme charlatan Balbillus
exploitait l’impression que ces accidents faisaient quelquefois sur
l’empereur pour exciter ses soupçons contre ce qu’il y avait de plus
illustre et tirer de lui les ordres les plus cruels2.
Les fléaux du temps3, au reste, justifiaient jusqu’à un certain
point ces folies. Le sang coulait à flots de tous côtés. La mort de
Néron, qui fut une délivrance à tant d’égards, ouvrit une période de
guerres civiles. La lutte des légions de la Gaule sous Vindex et Ver-
ginius avait été effroyable ; la Galilée était le théâtre d’une extermi-
nation sans exemple ; la guerre de Corbulon chez les Parthes avait
été très meurtrière. On pressentait pis encore dans l’avenir : les
champs de Bédriac et de Crémone vont bientôt exhaler une fumée
de sang. Les supplices faisaient des amphithéâtres autant d’enfers.
La cruauté des mœurs militaires et civiles avait banni du monde
toute pitié. Retirés tremblants au fond de leurs asiles, les chrétiens
se redisaient sans doute déjà des mots que l’on prêtait à Jésus4 :
« Quand vous entendrez parler de guerres et de bruits de guerre, ne
vous en troublez pas ; il faut que cela soit ; ce n’est pas encore la
fin. On verra se lever nation contre nation, royaume contre
royaume ; il y aura de grands tremblements de terre, des épouvan-
1
Tacite, Ann., XV, 47 ; Hist., I, 18, 86 ; Dion Cassius, LXIII, 26 ; Eusèbe,
Chron., à l’année de J.-C. 33 ; Carmina sibyll., IV, 172 et suiv. ; V, 154.
2
Suétone, Néron, 36, 56 ; Tacite, Ann., XV, 47 ; Pline, II, XXV (23) ; Dion Cas-
sius, LXI, 18.
3
Carmina sibyll., III, 295 et suiv., 323 et suiv., 467 et suiv., IV, 140 et suiv., etc.
4
Matth., XXIV, 6-8 ; Marc, XIII, 7-9 ; Luc, XXI, 9-11.
243
L’ANTÉCHRIST
tements, des famines, des pestes de tous les côtés et de grands si-
gnes dans le ciel. Ce sont là les commencements des douleurs1. »
La famine, en effet, se joignait aux massacres. En l’année 68, les
arrivages d’Alexandrie furent insuffisants2. Au commencement de
mars 69, une inondation du Tibre fut très désastreuse3. La misère
était extrême4. Une irruption soudaine de la mer couvrit de deuil la
Lycie5. En l’an 65, une peste horrible affligea Rome6 ; durant
l’automne, on compta trente mille morts. La même année, le monde
s’entretint du terrible incendie de Lyon7, et la Campanie fut ravagée
par des trombes et des cyclones, dont les ravages s’étendirent jus-
qu’aux portes de Rome8. L’ordre de la nature paraissait renversé ;
des orages affreux répandaient la terreur de toutes parts9.
Mais ce qui frappait le plus, c’étaient les tremblements de terre.
Le globe traversait une convulsion parallèle à celle du monde mo-
ral ; il semblait que la terre et l’humanité eussent la fièvre à la fois10.
C’est le propre des mouvements populaires de mêler ensemble tout
ce qui agite l’imagination des foules, au moment où ils
s’accomplissent ; un phénomène naturel, un grand crime, une foule
de choses accidentelles ou sans lien apparent sont liées et fondues
ensemble dans la grande rapsodie que l’humanité compose de siècle
en siècle. C’est ainsi qu’à l’histoire du christianisme s’est incorporé
1
Sur les fléaux et en particulier sur la famine, envisagée comme signes de la
venue du Messie, voyez Mischna, Sota, IX, 15 ; Talm. de Bab., Sanhedrin, 97 a ;
Pesikta derabbi Kahna (édit. Buber), 51 b ; Pesikta rabbathi, ch. I, sub fin., et ch. XV ;
le midrasch Othoth ham-maschiah, dans le Beth ham-midrasch de Jellinek, II, p. 58-63.
2
Suétone, Néron, 45. Cf. Tacite, Ann., XII, 43 ; Carmina sibyll., III, v. 475 et suiv.
3
Tacite, Hist., I, 86 ; Suétone, Othon, 8 ; Plutarque, Othon, 4.
4
Suétone, Néron, 45 ; Tacite, Hist., I, 86.
5
Dion Cassius, LXIII, 26.
6
Tac., Ann., XVI, 13 ; Suétone, Néron, 39 ; Orose, VII, 7.
7
Tacite, Ann., XVI, 13 ; Sénèque, Epist., XCI.
8
Tacite, Ann., XVI, 13.
9
Tacite, Ann., XV, 47 ; Sénèque, Quœst. Nat., VI, 28.
10
« Mundus ipse concutitur… , ingens timor… , consternatio omnium. » Sénè-
que, Quœst. nat., VI, 1.
244
L’ANTÉCHRIST
1
Juvénal, VI, 411 : Carm. Sibyll., III, 341, 401, 449, 457, 459 et suiv. ; IV, 128-
129. M. Julius Schmidt, directeur de l’observatoire d’Athènes, qui a fait un cata-
logue des tremblements de terre, a bien voulu me communiquer la partie de
son catalogue relative aux temps qui nous occupent.
2
Tacite, Ann., XV, 22 ; Sénèque, Quœst. nat., VI, 1.
3
Il y avait eu, aux temps antéhistoriques, des éruptions du Vésuve ; mais la
montagne était depuis longtemps en repos, quand éclata l’éruption de 79.
(Diod. Sic., IV, 21 ; Strabon, V, iv, 8 ; Dion Cassius, LXVI, 21, 22 ; Vitruve, II,
vi, 2 ; Pline, Lettres, VI, 16.) La culture montait jusqu’au sommet ; le plateau
seul offrait l’aspect phlégréen.
4
Strabon, V, IV, 4-9 ; Diod. Sic., IV, 21-22.
245
L’ANTÉCHRIST
1
V. Saint Paul, p. 113-114.
2
Strabon, V, IV, 4, 5, 6, 9 ; VI, III, 5 ; Diod. Sic., IV, 21. Ces mythes titaniques
grecs avaient été adoptés par les Juifs. Voir Hénoch, X, 12.
3
Apoc., XIV, 10 ; XIX, 20 ; XX, 9 ; XXI, 8. L’aspect de la Solfatare paraît avoir été
dans l’antiquité plus volcanique qu’aujourd’hui ; la plaine qui en fait le fond
était couverte de soufre à l’état pulvérulent ; il semble qu’on y voyait pas de
végétation (Strabon, V, IV, 6).
4
Cicéron, pro Cælio, 20.
5
Hæc puteolana et cumana regna. Cic., ad Att., XIV, 1. Cf. ibid., I, 16, et Strabon,
V, IV, 7.
6
« Tu modo corruptas quam primum desere Baias. »
7
Sénèque l’appelle diversorium vitiorum. Epist., 51. Cf. Martial, I, LXIII.
246
L’ANTÉCHRIST
1
Rapprochez la haine des moines contre Frédéric II, au treizième siècle, parce
qu’il rétablit les bains d’eaux thermales à Pouzzoles.
2
Ch. LXVII, 4-13, édit. Dillmann. On a conclu de ce passage que la partie du
livre d’Hénoch où il se trouve a été écrite après l’an 79 ; mais, outre qu’il est
douteux qu’il y ait là une allusion à des phénomènes volcaniques occidentaux,
qu’on lise Diodore de Sicile, IV, 1 ; Strabon, V, IV, 8, passages écrits certaine-
ment avant l’an 79, on y trouvera presque les mêmes images. Diodore, en par-
ticulier, met les Champs Phlégréens en rapport direct avec le Vésuve, quoique
la distance soit de sept ou huit lieues. L’allusion du livre d’Hénoch peut donc
se rapporter simplement aux phénomènes volcaniques de Cumes et de Baïa.
L’expression « montagne des métaux en fusion », où l’on a voulu voir le Vé-
suve en éruption est suffisamment justifiée, ou par la Solfatare de Pouzzoles,
ou par l’état du Vésuve avant 79 (Cf. Strabon, loc. cit.). L’aspect du Vésuve était
bien celui d’un fourneau éteint. V. Beulé, Le drame du Vésuve, p. 61 et suiv.
Ajoutons que l’idée de fusion n’est pas si nettement exprimée qu’on l’a cru
dans le texte éthiopien ; en tout cas, ce texte ne dit nullement que de la vallée
« sortiront un jour » des torrents de feu.
3
Comp. Strabon, V, IV, 5 : a ƒ Ba •a i k a ˆ t¦ qerm¦ Ûda ta t¦ k a ˆ prÕj
trÚfhn ka ˆ qera te…a n nÒswn ™pit»deia .
247
L’ANTÉCHRIST
Morte par le Ouadi en-nâr (la vallée du feu) ; alors les sources ther-
males sont celles de Callirrhoé, lieu de plaisance des Hérodes1, et de
la région toute démoniaque de Machéro, qui en est voisine2. Mais,
grâce à l’élasticité de la topographie apocalyptique, les bains peuvent
aussi être ceux de Baïa et de Cumes ; dans la vallée de feu, on peut
reconnaître la Solfatare de Pouzzoles ou les Champs Phlégréens3 ;
dans la montagne des métaux, le Vésuve tel qu’il était avant
l’éruption de 794. Nous verrons bientôt ces lieux étranges inspirer
l’auteur de l’Apocalypse, et le puits de l’abîme se révéler à lui, dix ans
avant que la nature, par une coïncidence singulière, rouvrît le cratère
du Vésuve. Pour le peuple, il n’y a pas de rapprochement fortuit. Ce
fait que la contrée la plus tragique du monde, celle qui fut le théâtre
de la grande orgie des règnes de Catigula, de Claude, de Néron, se
trouvait en même temps le pays par excellence des phénomènes que
presque tout le monde alors considérait comme infernaux, ne pou-
vait être sans conséquence5.
Ce n’était pas, du reste, seulement l’Italie, c’était toute la région
orientale de la Méditerranée qui tremblait. Pendant deux siècles,
l’Asie Mineure fut dans un ébranlement perpétuel6. Les villes étaient
sans cesse occupées à se reconstruire ; certains endroits comme
1
Jos., Ant., XVII, VI, 5 ; B. J., I, XXXIII, 5 ; XXI, 6.
2
Jos., B. J., VII, VI, 3.
3
La Solfatare n’étant qu’à cent mètres au-dessus du niveau de la mer, son cra-
tère peut bien s’appeler une « vallée », expression qui serait impropre pour un
point aussi élevé que le cratère de la Somma.
4
Cette montagne de métaux ne se justifie par aucune particularité physique de
la région de la mer Morte. Voir cependant Neubauer, Géogr. du Talm., p. 37 et 40.
5
Naturellement les apocalypses postérieures à l’an 79 insistent encore plus sur
ces images. Carmina sibyllina, I, IV, 130 et suiv. Comp. 4e livre d’Esdras, VI et
suiv., selon l’éthiopien.
6
« Nusquam orbe toto tam assiduos terræ motus et tam crebras urbium de-
mersiones quam in Asia. » Solin, Polyh., 40. Cf. Texier, Asie Min., pp. 228, 256,
263, 269, 279, 329 et suiv. ; 439 et suiv. ; Strabon, index, terræ motus ; Philos-
trate, Apoll., IV, 6. C’est ce qui explique pourquoi il y a en Asie Mineure relati-
vement peu de monuments antérieurs au premier siècle de notre ère.
248
L’ANTÉCHRIST
1
Strabon, XII, IV, 10. Cf. XII, VIII, 16, 17, 18.
2
Les traces de ces déchirements sont visibles encore sur les versants du Tmo-
lus et du Messogis. On ne saurait voir des montagnes plus bizarrement déchi-
quetées, fendues, crevassées. Voir surtout les environs de Tralles (Aïdin).
3
Pour le premier siècle avant J.-C., voir surtout Jos., Ant., XV, v, 2 ; B. J., I,
XIX, 3 ; Justin, XL, 2 ; Eusèbe, Chron., années 19, 25, 39 d’ Auguste.
4
Tacite, Ann., II, 47 ; Pline, II, LXXXIV (86) ; Dion Cassius, LVII, 17 ; Eusèbe,
Chron., année 4 de Tibère ; Sénèque, Quœst. nat., VI, 1 ; Strabon, XII, VIII, 16,
17, 18 ; XIII, III, 5 ; IV, 8 ; Phlégon, Mir., XIII, XIV ; Solin, 40 ; le Syncelle,
p. 319 ; Corpus inscr. gr., n° 3450 (Le Bas et Wadd., III, 620) ; Orelli, n° 687
(Mommsen, Inscr. regni Neap., n° 2486) ; Nicéphore, Hist. eccl., I, ch. 17. Cf.
Carmina sibyllina, III, 341 et suiv. ; V, 286-291. Comparez la catastrophe qui
arriva dans le même pays douze ans avant J.-C. Dion Cassius, LIV, 30.
5
Tac., Ann., IV, 13.
6
Eusèbe, Chron., à cette année.
7
Suétone, Tibère, 74.
8
Dion Cassius, LX, 29 ; Eus., Chron., an 5 de Claude ; Sénèque, Quœst. nat., II,
26 ; VI, 21 ; Aur. Cæs., Claude, 14.
9
Tacite, Ann., XII, 43.
10
Tacite, Ann., XII, 58. Comp. De Syncelle, p. 336, Paris.
11
Voir la note pour l’an 46, ci-dessus.
12
Malala, I, X, 243 (102), 246 (104), 265 (112), édit. de Bonn.
13
Eusèbe, Chron., aux années 62 et 65 ; Suétone, Néron, 20 ; Philostrate, Apollo-
nius, IV, 34 ; VI, 38, 41 ; Sénèque, Quœst. nat., VI, 1 ; Pline, Hist. nat., II, LXXXIII
(85).
249
L’ANTÉCHRIST
1
Voir Saint Paul, p. 357-358, note. Eusèbe et Orose se trompent sur la date de
cet événement. Tacite, XIV, 27, tranche la question.
2
Carmina sibyll., III, 471 et suiv. ; V, 286-291.
3
Juvénal, iv, 411.
4
Passages sibyllins précités ; Dion Cassius, LXVIII, 25.
5
Ch. III, (selon les Septante et la Vulgate, II, 28-32).
6
Act., II, 17-21.
250
L’ANTÉCHRIST
1
Timrot. Pline, Lettres, VI, 16, compare le même la colonne de fumée du Vé-
suve à un pin parasol.
2
Matth., XXIV, 7 ; Marc, XIII, 8 ; Luc, XXI, 1. Ces idées étaient, comme toutes
les données apocalyptiques, empruntées aux anciens prophètes Isaïe et Ézé-
chiel. Voir Isaïe, XXXIV, 4 ; Ézech., XXXII, 7-8. Comp. Carmina sibyll., IV, 172 et
suiv.
3
Matth., XXIV, 29 ; Marc, XIII, 24-25 ; Luc, XXI, 25-26. Comparez, en particu-
lier, les traits de Luc à la description du tremblement de terre de Pompéi en 63,
telle que la donne Sénèque, Quœst. nat., VI, 1.
4
Voir Assomption de Moïse, c. 10 (Ceriani, I, Monum. sacra et prof., p. 69), etc. ;
Apoc. de Baruch, dans Ceriani, I, p. 80, et V, p. 136.
5
Assomption de Moïse, 8.
251
CHAPITRE XV.
1
Inscr. publiée par Wagener, dans la Revue de l’instr. Publ. en Belg., mai 1868, p. 1
et suiv.
2
Wagener, l. c., p. 7 et suiv.
3
V. Saint Paul, p. 354-355. Voir surtout Waddington, Inscr., n° 1687.
4
’Erga s …a qremma tik». Waddington, n° 1687 ; Wagener, p. 7-8 ; cf. Corpus
inscr. gr., n° 3318, et Notices et extraits, t. XXVIII, 2e partie, p. 425.
L’ANTÉCHRIST
1
Passages cités ci-dessous, et Théodoret, in Ps. CXVI, 1 ; Nicéphore, H. E., II,
39. Sur la distinction de Philippe le diacre et de Philippe l’apôtre, voir les Apô-
tres, p. 151, note ; Saint Paul, p. 506-507.
2
Le ménologe grec (Urbin, 1727, 1re part., p. 14) le fait venir en Asie après la
mort de Jean ; mais ce sont là des combinaisons bien modernes.
3
Corpus inscr. gr., n° 3920, négociant qui fit soixante-douze fois le voyage de
Hiérapolis en Italie par le cap Malée.
4
Les Actes des Apôtres, et Proclus, qui les suit, comptent quatre filles prophétes-
ses ; Proclus les enterre toutes à Hiérapolis avec leur père. Polycrate, le mieux
informé, n’en connaît que trois, deux vierges, une prophétesse ; il enterre cette
dernière à Éphèse. Clément semble les marier toutes. Le ménologe grec amène
deux des quatre filles en Asie, et en enterre une au moins à Éphèse.
253
L’ANTÉCHRIST
mes étranges devinrent fort célèbres en Asie1. Papias, qui fut vers
l’an 130 évêque d’Hiérapolis, les avait connues ; mais il ne vit pas
l’apôtre lui-même. Il apprit de ces vieilles filles exaltées, sur les mi-
racles de leur père, des faits extraordinaires, des récits merveilleux2.
Elles savaient aussi beaucoup de choses sur d’autres apôtres ou per-
sonnages apostoliques, en particulier sur Joseph Barsabas, qui, selon
elles, avait bu un poison mortel sans en éprouver aucun effet3.
Ainsi, à côté de Jean, se constitua en Asie un second centre
d’autorité et de tradition apostoliques. Jean et Philippe élevèrent le
pays qu’ils avaient choisi pour séjour presque au niveau de la Judée.
« Ces deux grands astres de l’Asie, » comme on les appelait4, furent
durant quelques années le phare de l’Église, privée de ses autres
pasteurs. Philippe mourut à Hiérapolis, et y fut enterré. Ses filles
vierges arrivèrent à un âge très avancé, et furent déposées près de
lui ; celle qui se maria fut enterrée à Éphèse ; on voyait, dit-on, tou-
tes ces sépultures au IIe siècle. Hiérapolis eut ainsi ses tombeaux
apostoliques, rivaux de ceux d’Éphèse. La province paraissait enno-
blie par ces corps saints, qu’on s’imaginait voir se lever de terre le
jour où le Seigneur viendrait, plein de gloire et de majesté, ressusci-
ter ses élus5.
La crise de Judée, en dispersant, vers 68, les apôtres et les hom-
mes apostoliques, put porter encore à Éphèse et dans la vallée du
1
Act., XXI, 9 (Cf. les Apôtres, p. 151, note) ; Papias d’Hiérapolis, dans Eusèbe,
H. E., III, 39 ; Polycrate d’Éphèse, ibid., III, 31 ; V, 24 ; Clément d’Alex.,
Strom., III, 6 ; Proclus, dans Caïus, dans Eusèbe, III, 31 ; Eusèbe, III, 30, 31,
37 ; V, 17 ; saint Jérôme, Opp t. IV, 2e partie, col. l8l-182, 673, 785, édit. Mar-
tianay, Nicéph., H. E., 11, 44 ; ménologes grecs, au 4 septembre (celui d’Urbin,
précité; Canisius, Lect. ant., édit. Basnage, III, 1re partie, p. 464). Quand Irénée
appuie les données traditionnelles sur le témoignage de Jean et « d’autres apô-
tres », ces mots « autres apôtres » peuvent désigner Philippe. Notez aussi le rôle
développé de Philippe dans le quatrième Évangile.
2
Di»ghs in qa uma s …a n.
3
Papias, dans Eusèbe, H. E., III, 39.
4
Polycrate, dans Eusèbe, H. E., III, 31.
5
Polycrate, l. c.
254
L’ANTÉCHRIST
1
Papias, dans Eusèbe, H. E., III, 39. La même chose résulte de l’appel inces-
sant que fait Irénée à la tradition des « anciens » qui avaient vécu avec les apô-
tres, et dont il a reçu les dires par son maître Polycarpe.
2
Papias, ibid. Je regarde cependant comme plus probable que Presbyteros Johan-
nes et Aristion furent d’une génération postérieure et qu’il faut lire dans Papias :
o„ toà k u r…on [ma qhtî n] ma qhta ….
3
Papias, ibid.
4
Les juifs de certains pays d’Orient, très préoccupés de messianisme, passent
encore leur temps de nos jours à rechercher les signes du Messie dans les évè-
nements qui surviennent, et à supputer les jours de sa venue au moyen de folles
ghematrioth. Aussi le nombre des imposteurs qui se font passer pour le Messie
est-il considérable, surtout au Yémen.
5
Eusèbe, H. E., III, 39. Pa r£doxa ,... xšna j pa ra } ol¦j k a ˆ dida s-
k a l…a j,...¥lla mu qikè tera .
255
L’ANTÉCHRIST
1
Swma tikî j.Eusèbe, impatienté dans son rationalisme hellénique par ce mil-
lénarisme effréné, ne veut voir tout cela que des erreurs personnelles de Papias.
2
Papias, dans Irénée, V, XXXIII, 3-4 ; Apocalypse de Baruch, dans Ceriam,
Monum. sacra et prof., I, p. 80, et V, p. 131-132. Voir Vie de Jésus, 13e edit., intr.,
p. xlii-xliii, note.
3
Il est remarquable que, dans les synoptiques (Matth., XX, 20-21 ; Marc, X, 35-
37), le royaume de Dieu des fils de Zébédée est également tout charnel.
4
Les légendes qui placent à côté de lui, à Éphèse, Marie mère de Jésus, sont
sans valeur. Saint Épiphane (Hær. LXXVIII, 11) les repousse.
5
C’est sans doute pour cela que Hiérapolis ne compte pas parmi les sept villes
à qui l’apôtre, dans l’Apocalypse, adresse des admonitions.
6
Irénée, Adv. hær., III, III, 4 ; Eusèbe, H. E., III, XXVIII, 6. Comparez Apoc.,
ch. II, et III ; II Job., 10-11 ; III, Joh., 9-10.
7
Marc, IX, 38-40.
8
Clément d’Alexandrie, Quis dives salvetur, 42 ; Eus., H. E., III, 23 ; saint Jé-
rôme, in Gal., c. VI.
256
L’ANTÉCHRIST
des épîtres johanniques, épîtres dont l’authenticité est plus que dou-
teuse. Les traits d’un caractère tout opposé, et qui révèlent beau-
coup de violence, sont mieux d’accord avec les récits évangéliques1,
avec l’Apocalypse, et prouvent que l’emportement d’où lui était venu
le surnom de « fils du tonnerre » n’avait fait que s’exaspérer avec
l’âge. Il se peut, du reste, que ces qualités et ces défauts opposés ne
se soient pas exclus aussi nécessairement qu’on le croirait. Le fana-
tisme religieux produit souvent dans le même sujet les extrêmes de
la dureté et de la bonté ; tel inquisiteur du moyen âge qui faisait brû-
ler des milliers de malheureux pour d’insignifiantes subtilités était
en même temps le plus doux et en un sens le plus humble des
hommes.
C’est surtout contre les petits conventicules des disciples de celui
qu’on appelait le nouveau Balaam que l’animosité de Jean et de son
entourage paraît avoir été vive et profonde2. Telle est l’injustice in-
hérente à tous les partis, telle était la passion qui remplissait ces for-
tes natures juives, que probablement la disparition du « Destructeur
de la Loi3 » fut saluée par les cris de joie de ses adversaires. Pour
plusieurs, la mort de ce brouillon, de ce trouble-fête, fut un vérita-
ble débarras. Nous avons vu que Paul à Éphèse se sentait entouré
d’ennemis4 ; les derniers discours qu’on lui prête en Asie sont pleins
de tristes pressentiments5. Au commencement de l’an 69, nous al-
lons trouver la haine contre lui vivace encore. Puis la controverse
s’apaisera ; le silence se fera autour de sa mémoire. Au moment où
nous sommes, nul ne paraît l’avoir soutenu, et c’est là justement ce
qui plus tard le sauva. La réserve, ou, si l’on veut, la faiblesse de ses
1
Marc, III, 17 ; IX, 37-38 ; Luc, IX, 49, 54.
2
Voir Saint Paul, p. 367 et suiv. Plus tard, chez les juifs, Jésus fut aussi appelé
Balaam (Geiger, Jüdische Zeitschrift, 6e année, p. 31-37), le nom de ce dernier
personnage étant devenu typique pour signifier quelqu’un jouant le rôle de
prophète à l’égard des païens, et de séducteur à l’égard d’Israël.
3
Primasius. Comment. sur les épîtres de Paul, dans la Bibl. max. Patrum
(Lugd.), t. X, p. 144.
4
Voir Saint Paul, p. 425.
5
Act., XX, 29-30.
257
L’ANTÉCHRIST
partisans amena une conciliation ; les pensées les plus hardies finis-
sent par se faire accepter, pourvu qu’elles subissent longtemps sans
répondre les objections des conservateurs.
La rage contre l’empire romain, la joie des malheurs qui lui arri-
vaient, l’espérance de le voir bientôt se démembrer étaient la pensée
la plus intime de tous les croyants. On sympathisait avec
l’insurrection juive, et on était persuadé que les Romains n’en vien-
draient pas complètement à bout. Le temps était loin où Paul et
peut-être Pierre prêchaient l’acceptation de l’autorité romaine, attri-
buant même à cette autorité une sorte de caractère divin. Les prin-
cipes des juifs exaltés sur le refus de l’impôt, sur l’origine diabolique
de tout pouvoir profane, sur l’idolâtrie impliquée dans les actes de
la vie civile selon les formes romaines, l’emportaient. C’était la
conséquence naturelle de la persécution ; les principes modérés
avaient cessé d’être applicables. Sans être aussi violente qu’elle le fut
en l’an 64, la persécution continuait sourdement1. L’Asie était la
province où la chute de Néron avait fait le plus d’impression.
L’opinion générale était que le monstre, guéri par une puissance
satanique, se tenait caché quelque part et allait reparaître. On
conçoit quel effet de telles rumeurs produisaient parmi les chré-
tiens. Plusieurs des fidèles d’Éphèse, à commencer peut-être par
leur chef, étaient des échappés de la grande boucherie de 64. Quoi !
l’horrible bête, pétrie de luxure, de fatuité, de vaine gloire, va reve-
nir ! La chose est claire, durent penser ceux qui doutaient encore
que Néron fût l’Antéchrist. Le voilà, ce mystère d’iniquité, cet anti-
pode de Jésus, qui doit paraître pour assassiner, martyriser le
monde, avant l’apparition lumineuse2. Néron est ce Satan incarné
qui achèvera de tuer les saints. Quelque temps encore, et le moment
solennel sera venu. — Les chrétiens adoptaient d’autant plus volon-
tiers cette idée, que la mort de Néron avait été trop mesquine pour
un Antiochus ; les persécuteurs de cette espèce ont coutume de pé-
rir avec plus d’éclat. On en concluait que l’ennemi de Dieu était ré-
1
Apoc., XII, 17 ; XVII, 14.
2
Voir Saint Paul, p. 252 et suiv.
258
L’ANTÉCHRIST
servé à une mort plus grandiose, qui lui serait infligée à la vue du
monde entier et des anges assemblés par le Messie.
Cette idée, mère de l’Apocalypse, prenait chaque jour des formes
plus arrêtées ; la conscience chrétienne était arrivée au comble de
son exaltation, quand un fait qui se passa dans les îles voisines de
l’Asie donna du corps à ce qui jusque n’avait été qu’une imagina-
tion. Un faux Néron venait d’apparaître et inspirait dans les provin-
ces d’Asie et d’Achaïe un vif sentiment de curiosité, d’espérance ou
d’effroi1.
C’était, paraît-il, un esclave du Pont ; selon d’autres, un Italien, de
condition servile. Il ressemblait beaucoup à l’empereur défunt ; il
avait ses gros yeux, sa forte chevelure, son air hagard, sa tête farou-
che et théâtrale ; il savait comme lui jouer de la cithare et chanter.
L’imposteur forma autour de lui un premier noyau composé de dé-
serteurs et de vagabonds, osa prendre la mer pour gagner la Syrie et
l’Égypte, et fut jeté par la tempête dans l’île de Cythnos, l’une des
Cyclades. Il fit de cette île le centre d’une propagande assez active,
grossit sa bande en racolant quelques soldats qui retournaient
d’Orient, fit des exécutions sanglantes, pilla des marchands, arma
des esclaves. L’émotion fut grande, surtout chez les gens du peuple,
ouverts par leur crédulité aux bruits les plus absurdes. Depuis le
mois de décembre 68, l’Asie et la Grèce n’eurent pas d’autre entre-
tien2. L’attente et la terreur grandissaient chaque jour ; ce nom, dont
1
L’histoire de cet incident nous est racontée par Tacite, Hist., II, 8-9. Dion
Cassius la donnait aussi (LXIV, 9) ; mais Xiphilin a résumé son récit en une
phrase sommaire. Zonaras, qui, comme Xiphilin, ne fait ici qu’abréger Dion,
nous offre un peu plus de détails. C’est à tort que Zonaras a lu : ’En KÚdnJ d•
pera ioÚmenon.Il faut ™n KÚqnJ .
2
La mort de ce faux Néron eut lieu sous Othon, par conséquent du 15 janvier
au 15 avril 69 ; mais tout porte à croire que cet événement arriva à un moment
bien plus rapproché de la première date que de la seconde. En effet, Sisenna
trouve l’imposteur à Cythnos, comme il venait de Syrie à Rome adhérer au
mouvement des prétoriens qui avaient proclamé Othon. Une nouvelle allait de
Rome en Syrie en une dizaine de jours ; Sisenna dut partir dès que le pronuncia-
miento de Syrie fut accompli. On peut donc placer son arrivée à Cythnos vers le
6 février. Asprénas, qui arrive après lui, naviguait encore porteur d’un mandat
259
L’ANTÉCHRIST
260
L’ANTÉCHRIST
1
Une objection peut être élevée contre cette date : les passages Apoc., XI, 2 ;
XX, 9, semblent supposer le blocus de Jérusalem déjà formé, ce qui n’ eut lieu
qu’en mars 70 ; mais ces passages, en style poétique, sont suffisamment justi-
fiés par l’état où les campagnes de Vespasien en 67 et 68 avaient mis
l’insurrection juive. Luc, XXI, 20-21, exige une explication analogue. Il est clair
que, quand l’Apocalypse fut écrite, le temple existait encore ; l’auteur ne craint
même pas qu’il soit détruit. — Apoc., XVII, 16, ne se rapporte pas non plus né-
cessairement à l’incendie du Capitole arrivé le 19 décembre 69.
2
Apoc., XVII, 10.
3
Commodien peut aussi avoir eu connaissance de la défaite et de la mort de Dèce.
261
L’ANTÉCHRIST
1
Apoc., I, 1 ; XXII, 6. Les juifs du temps étaient très portés à former de telles
conjectures sur la succession des empereurs (t¦ perˆ toÝj Rwma …wn ba -
sile‹j ™s Òmena ) et sur ce qui devait arriver a chacun d’eux, conjectures tirées
des images terribles de leurs songes combinées avec des passages de l’Écriture.
Le talent d’interpréter ces indices obscurs (t¦ ¢mf i} Òlwj ØpÕ toà qe…ou
legÒmena ) était fort estimé. C’est ainsi que Josèphe prétendit avoir su d’avance
l’avènement des Flavius. Jos., B. J., III, VIII, 3.
2
Cf. Saint Paul, p. 249 et suiv.
3
Apoc., XIV, 13.
262
L’ANTÉCHRIST
1
On peut classer ainsi par approximation les spécimens de la littérature apoca-
lyptique que nous possédons ou dont l’existence nous est attestée : 1° livre de
Daniel (vers 164 avant J.-C.) ; 2° poème sibyllin juif (livre III, § 2 et § 4) ; 3°
livre d’Hénoch ; 4° Assomption de Moïse ; 5° Apocalypse de Jean ; 6° poème
sibyllin de l’an 80 (livre IV) ; 7° Apocalypse d’Esdras (an 97) ; 8° Apocalypse
de Baruch ; 9° Ascension d’Isaïe ; 10° divers poèmes sibyllins du second siècle ;
11° Apocalypse de Pierre (Canon de Muratori, lignes 70, 71 ; Hilgenfeld, Nov.
Test. extra can. rec., IV, 74 et suiv.) ; 12° Apocalypse d’un certain Juda, sous Sep-
time Sévère (Eusèbe, H. E., VI, 7.) ; 13° Carmen de Commodien (vers 250). On
y peut rattacher le Testament des douze patriarches, et le Pasteur d’Hermas. Les au-
tres apocalypses publiées par Tischendorf (Apocalypses apocryphæ, Leipzig, 1866)
sont des imitations plus modernes.
2
Voir une lettre d’Abd-el-Kader, sur la future fin de l’islam, Journal des Débats,
14 juillet 1860.
3
On a expliqué ci-dessus pourquoi Colosses et Hiérapolis ne figurent pas dans
le nombre.
263
L’ANTÉCHRIST
lecture en fût faite, comme c’était l’usage pour toutes les épîtres
apostoliques, aux fidèles assemblés1. Il y avait peut-être en cela une
imitation de Paul, qui aimait mieux agir par lettres que de près2. De
telles communications, en tout cas, n’étaient point rares, et c’était
toujours la venue du Seigneur qui en faisait l’objet. Des révélations
prétendues sur la proximité du dernier jour circulaient sous le nom
de divers apôtres, si bien que Paul se vit obligé de prémunir ses
Églises contre l’abus qu’on pouvait faire de son écriture pour ap-
puyer de telles fraudes3. L’ouvrage débutait par un titre qui expli-
quait son origine et sa haute portée :
Heureux celui qui lira7, heureux ceux qui entendront les paroles
de cette prophétie et qui s’y conformeront ; car le temps est pro-
che !
JEAN
AUX SEPT ÉGLISES D’ ASIE. GRÂCE ET PAIX VOUS VIEN-
NENT DE LA PART DE CELUI QUI EST, QUI ÉTAIT, QUI SERA, ET DE LA
PART DES SEPT ESPRITS QUI SE TIENNENT DEVANT SON TRÔNE , ET
8
1
Apoc., I, 3.
2
II Cor., X, 10.
3
II, Tess., II, 2.
4
’A pok£lu y ij.
5
Comp. XIX, 9, 10 ; XII, 6.
6
On pourrait être tenté de traduire : « Qui a rendu témoignage à la parole de
Dieu et à la prédication de Jésus-Christ, dont il a été témoin oculaire. » Mais
Apoc., I, 19, 20 détournent d’attribuer ce sens à e•den.Comp. XX, 4.
7
Il s’agit ici de la lecture dans l’église par l’anagnoste.
8
Tobie, XII, 15 ; Apoc., VIII, 2.
264
L’ANTÉCHRIST
NOUS A LAVÉS DE NOS PÉCHÉS DANS SON SANG, QUI NOUS A FAITS
ROIS ET PRÊTRES DE DIEU SON PÈRE, À QUI SONT LA GLOIRE ET LA
FORCE DANS TOUS LES SIÈCLES. AMEN.
Voilà qu’Il vient sur les nuées, et tout œil le verra, et ceux qui
l’ont percé2 le contempleront, et toutes les tribus de la terre se la-
menteront à sa vue. Oui amen. « Je suis l’alpha et l’oméga, dit le Sei-
gneur Dieu, celui qui est, qui était, qui sera, le Tout-Puissant. »
Moi Jean, votre frère et votre compagnon dans les persécutions,
dans la royauté et la ferme attente de Christ, je me trouvai en l’île
qu’on appelle Patmos à cause de la parole de Dieu et du témoignage
de Jésus3. Je tombai en extase un dimanche, et j’entendis derrière
moi une grande voix comme le son d’une trompette, qui disait :
« Ce que tu vas voir, écris-le dans un livre, et envoie-le aux sept
Églises, à Éphèse, à Smyrne, à Pergame, à Thyatires, à Sardes, à Phi-
ladelphie, à Laodicée. » Et je me retournai pour chercher la voix qui
me parlait, et, m’étant retourné, je vis sept chandeliers d’or, et au
milieu des chandeliers un être qui ressemblait à un Fils de
l’homme4, revêtu d’une robe longue5 et ceint à la hauteur de la ma-
melle6 d’une ceinture d’or. Sa tête et ses cheveux resplendissaient
comme une laine blanche, comme de la neige ; ses yeux étaient
comme la flamme ; ses pieds comme l’orichalque dans une four-
naise ardente ; sa voix semblait la voix des grandes eaux7 ; dans sa
1
C’est-à-dire le premier des morts qui soit ressuscité.
2
Allusion à Zacharie, XII, 10. Cf. Jean, XIX, 37.
3
Di¦ tÕn lÒgon toà qeoà ka ˆ ma rtu r…a n Ihsoà .Apoc., I, 9. Cf. I, 2 ; VI, 9 ;
XI, 7 ; XII, 11, 17 ; XIX, 10 ; XX, 4. Cette formule est malheureusement un peu
vague.
4
Désignation ordinaire du Messie dans les Apocalypses. Dan. VII, 13. Cf. Mat-
th., VIII, 20.
5
Comme le grand prêtre juif. Jos., Ant., III, VII, 4 ; XX, i, 1. Cf. Daniel, X, 5.
6
Jos., Ant., III, VII, 2, ka t¦ s tšrnon.
7
Tout ceci est imité de Daniel, X, 5 et suiv.
265
L’ANTÉCHRIST
1
Matth., XVIII, 10.
2
Daniel, X, 13, 20. Cf. Deuter., XXXII, 8 (Septante). Selon Schir hasschirim rabba,
vers la fin, aucun peuple n’est puni sans que son ange soit auparavant puni.
Comparez les yjtjp et les ™gr»goroi de Daniel, d’Hénoch, etc.
3
Apoc., XVI, 5.
4
Apoc., XIV, 18.
5
Apoc., IX, 11. Comp. les anges des vents, Apoc., VII, 4 ; Hénoch, ch ; XX ; l’ange
de la mer, Talm. de Bab., Baba bathra, 74 b ; l’ange de la pluie, Talm. de Bab.,
Taanith, 25 b ; l’ange de la grêle, Talm. de Bab., Pesachim, 118 a. Voir aussi Apoc.
d’Adam, dans le Journ. asiat., nov-déc. 1853, et surtout le Divan des Mendaïtes,
analysé dans le Dictionnaire des apocryphes de Migne, I, col. 283-285.
6
Comparez le « Génie des contributions indirectes. » Comptes rendus de l’Acad.,
1868, p. 109.
266
L’ANTÉCHRIST
Voici ce que dit celui qui tient les sept étoiles dans sa droite, qui
marche au milieu des sept chandeliers d’or :
Je sais tes œuvres, et la peine que tu te donnes, et ta patience et
que tu ne peux supporter les méchants. Et tu as mis à l’épreuve
ceux qui se disent apôtres et qui ne le sont pas1, et tu les as trouvés
menteurs, et tu as tout supporté pour mon nom, sans te fatiguer
jamais. Mais j’ai contre toi que tu t’es relâché de ton premier amour.
Souviens-toi d’où tu es tombé, et repens-toi, et reviens à tes premiè-
res œuvres. Sinon, je viens à toi, et je change ton chandelier de
place. Mais tu as en ta faveur que tu hais les œuvres des nicolaïtes2,
que moi aussi je hais.
Que celui qui a des oreilles écoute ce que l’Esprit dit aux sept
Églises ! Au vainqueur je permettrai de manger de l’arbre de vie, qui
est dans le paradis de Dieu.
Voici ce que dit le premier et le dernier, qui était mort et qui est
revenu à la vie :
Je connais tes souffrances et ta pauvreté (en réalité tu es riche), et
les injures que t’adressent ceux qui se disent juifs, et qui ne le sont
pas3, mais qui sont une synagogue de Satan4. Ne t’effraye pas de ce
que tu as à souffrir. Voilà que le diable va en jeter plusieurs d’entre
vous en prison, pour que vous soyez éprouvés et que vous ayez une
détresse de dix jours5. Sois fidèle jusqu’à la mort, et je te donnerai la
couronne de vie.
1
Allusion à saint Paul. Voir Saint Paul, p.303 et suiv., 367 et suiv.
2
Les partisans de saint Paul. Voir Saint Paul, endroits cités.
3
Les partisans de saint Paul, Voir Saint Paul, endroits cités.
4
Satan représente ici l’idolâtre. Les réunions religieuses des partisans de Paul
sont pour notre auteur des fêtes d’idolâtres, puisqu’on y mange des viandes
impures et sacrifiées aux idoles, comme dans les repas que font les païens après
leurs sacrifices.
5
Daniel, I, 14-15.
267
L’ANTÉCHRIST
Que celui qui a des oreilles écoute ce que l’Esprit dit aux Églises !
Le vainqueur n’aura rien à souffrir de la seconde mort1.
Voici ce que dit celui qui tient le glaive aigu, à deux tranchants :
Je sais qu’où tu habites, là est le trône de Satan2. Et tu as gardé
mon nom, et tu n’as pas nié ma foi, même en ces jours où Antipas,
mon témoin fidèle3, a été tué parmi vous, à l’endroit où Satan ha-
bite4. Mais j’ai contre toi quelque chose ; c’est que tu as là des gens
qui tiennent la doctrine de Balaam, qui enseignait à Balac à jeter le
scandale devant les fils d’Israël, à manger des viandes immolées aux
idoles et à forniquer5. Ainsi font ceux des tiens qui professent la
doctrine des nicolaïtes. Repens-toi donc ; sinon, je viens à toi tout à
l’heure, et je combats contre eux avec le glaive de ma bouche.
Que celui qui a des oreilles écoute ce que l’Esprit dit aux Églises !
Au vainqueur je donnerai de la manne cachée6, et je lui remettrai
une tessère blanche, sur laquelle sera écrit un nom nouveau, que nul
ne connaîtra si ce n’est celui qui l’aura reçu7.
1
Tous les hommes meurent une fois ; mais les méchants mourront deux fois,
car, après la résurrection et le jugement, ils seront replongés dans le néant.
2
Allusion au culte d’Esculape à Pergame. Le serpent d’Esculape dut être pris
par les juifs pour un symbole tout particulier de Satan.
3
Martyr de Pergame, inconnu d’ailleurs.
4
Voir ci-dessus, p. 184.
5
Cf. Nombres, XXV, rapproché de XXIV. Nouvelle allusion aux partisans de
saint Paul. Voir les endroits cités.
6
Cf. Exode, XVI, 33, et Carmina sib., proœm., 87.
7
Dans les jugements, le caillou blanc était le signe de l’absolution ; dans les
tirages au sort, on écrivait aussi les noms sur les cailloux blancs. Les vainqueurs
aux jeux olympiques et aux autres jeux recevaient des tessères qui donnaient
droit à divers secours en nature ; enfin on distribuait dans les loteries des tessè-
res en échange desquelles on recevait certains objets (Suétone, Caïus, 18 ; Dion
Cassius, LXVI, 25). — Quant au nom nouveau, c’est le nom que l’élu portera
dans le royaume céleste.
268
L’ANTÉCHRIST
Voici ce que dit le fils de Dieu, celui qui a les yeux de flamme et
dont les pieds sont semblables à l’orichalque :
Je sais tes œuvres, et ton amour, et ta foi, et ton ministère de cha-
rité et ta patience, et que tes dernières œuvres l’emportent sur les
premières. Mais j’ai contre toi que tu laisses faire la femme Jézabel1,
qui se dit prophétesse, et qui dogmatise, et qui induit mes serviteurs
à forniquer et à manger des viandes sacrifiées aux idoles. Et je lui ai
donné le temps pour qu’elle se repente, et elle n’a pas voulu se re-
pentir de sa fornication. Voilà que je la jette au lit2, et les complices
de ses adultères, je les plonge dans une grande tribulation, s’ils ne se
repentent pas de leurs œuvres ; et ses enfants, je les tuerai de mort,
et toutes les Églises apprendront alors que je suis celui qui sonde les
reins et les cœurs ; et je rendrai à chacun selon ses œuvres. Quant à
vous autres de Thyatires, qui ne tenez pas cette doctrine et ne
connaissez pas « les profondeurs de Satan », comme ils disent3, je
ne veux pas vous imposer d’autre fardeau4.
Cependant, ce que vous avez, tenez-le bien, jusqu’à ce que je
vienne.
Celui qui vaincra et gardera mes œuvres jusqu’à la fin, je lui don-
nerai puissance sur les nations, et il les conduira avec une verge de
1
Le Sinaïticus omet s ou .Il s’agit ici de quelque femme influente de Thyatires,
disciple de Paul. V. Saint Paul, p. 146.
2
C’est-à-dire je la punis d’une maladie.
3
Cf. I Cor., II, 10.
4
Jean est de la plus grande sévérité sur les viandes immolées aux idoles et sur
la porne…a . Les païens convertis pouvaient conclure de là qu’il allait leur impo-
ser tout le fardeau des lois mosaïques. Jean les rassure : ceux qui repoussent la
porne…a et le fa ge‹n e„dwlÒqu ta , ceux qui en un mot s’en tiennent au
concordat de Actes, xv, n’ont rien à craindre.
269
L’ANTÉCHRIST
fer1 ; il les brisera comme des vases d’argile, ainsi que j’en ai moi-
même reçu le pouvoir de mon père, et je lui donnerai en propre
l’étoile du matin. Que celui qui a des oreilles écoute ce que l’Esprit
dit aux Églises !
Voici ce que dit celui qui tient les sept esprits de Dieu et les sept
étoiles :
Je connais tes œuvres ; tu passes pour vivant, mais tu es mort.
Sois vigilant, et fortifie ce qui allait mourir ; car je n’ai pas trouvé tes
œuvres parfaites devant mon Dieu. Souviens-toi donc comment tu
reçus et entendis la parole, et garde-la, et repens-toi. Si tu ne veilles
pas, je viendrai comme un voleur2 et tu ne sauras pas à quelle heure
je viendrai. Tu as pourtant quelques personnes à Sardes qui n’ont
pas souillé leurs vêtements ; ceux-là marcheront avec moi en robe
blanche, car ils en sont dignes.
Le vainqueur sera ainsi vêtu de vêtements blancs, et je n’effacerai
pas son nom du livre de vie3, et je l’avouerai devant mon père et
devant ses anges. Que celui qui a des oreilles écoute ce que l’Esprit
dit aux Églises !
Voici ce que dit le saint, le vrai, celui qui tient la clef de David,
qui ouvre et personne ne ferme, qui ferme et personne n’ouvre4 :
Je connais tes œuvres : j’ai ouvert devant toi une porte1, que per-
sonne ne pourra fermer ; bien que faible, tu as gardé ma parole, et
1
Allusion au passage Ps. II, 9, considéré comme messianique, et ponctué au-
trement qu’il ne l’est dans le texte hébreux. Ce passage préoccupe beaucoup
notre Voyant. Apoc., XII, 5 ; XIX, 15.
2
Comp. Matth., XXIV, 43 ; I Thess., V. 2.
3
Daniel, XII, 1 ; Hénoch, XXVII, 3.
4
Allusion à Isaïe, XXII, 22.
270
L’ANTÉCHRIST
1
Pour la propagation de l’Évangile.
2
Nouvelle allusion aux disciples de Paul, qui seront obligés de venir demander
pardon aux judéo-chrétiens et de reconnaître que ceux-ci sont la vraie Église.
3
Le nom ineffable de Jéhovah.
4
Comp. Apoc., XIX, 12.
5
Le Christ, en qui tout est affirmé et vérifié. Cf. Isaïe, LXV, 16.
6
Allusion à la richesse de la ville. Tacite, Ann., XIV, 27.
7
Cf. Isaïe, LV. 1.
271
L’ANTÉCHRIST
Quel est ce Jean qui ose se faire l’interprète des mandats célestes,
qui parle aux Églises d’Asie avec tant d’autorité, qui se vante d’avoir
traversé les mêmes persécutions que ses lecteurs1 ? C’est ou l’apôtre
Jean, ou un homonyme de l’apôtre Jean, ou quelqu’un qui a voulu
se faire passer pour l’apôtre Jean. Il est bien peu admissible qu’en
l’an 69, du vivant de l’apôtre Jean ou peu après sa mort, quelqu’un
ait usurpé son nom sans son consentement pour des conseils et des
réprimandes aussi intimes. Parmi les homonymes de l’apôtre, aucun
n’aurait non plus osé prendre un tel rôle. Le Presbyteros Johannes, le
seul qu’on allègue, s’il a jamais existé, était, à ce qu’il semble, d’une
génération postérieure2. Sans nier les doutes qui restent sur presque
toutes ces questions d’authenticité d’écrits apostoliques, vu le peu
de scrupule qu’on se faisait d’attribuer à des apôtres et à de saints
personnages les révélations auxquelles on voulait donner de
l’autorité3, nous regardons comme probable que l’Apocalypse est
l’ouvrage de l’apôtre Jean, ou du moins qu’elle fut acceptée par lui
et adressée aux Églises d’Asie sous son patronage4. La forte impres-
sion des massacres de l’an 64, le sentiment des dangers que l’auteur
1
Apoc., I, 9. Cf. I, 2, passage dont le sens est équivoque.
2
Papias, dans Eus., H. E., III, 39.
3
II Thess., II, 2 ; Apoc., XXII, 18-19. Comparez les livres de Daniel, d’Hénoch,
en observant toutefois que, pour ces sortes de livres, l’auteur prétendu est sé-
paré de l’auteur réel par des siècles, tandis que, dans le cas de l’Apocalypse,
l’auteur réel et l’auteur prétendu auraient été contemporains.
4
Voir l’introduction, en tête de ce volume.
272
L’ANTÉCHRIST
1
Comparez la position d’Élie Marion en Angleterre après les massacres des
Cévennes.
2
On n’a pu trouver dans ce choix aucune signification symbolique.
3
D’où la forme populaire Patino.
4
Voir L. Ross, Reisen auf griechischen Inseln des œgœischen Meeres, t. II, 1843; Tis-
chendorf, Reise in den Orient, 1846 II, 258-265 ; le même, Terre sainte (traduct.
française, 1868), p. 278-284 ; V. Guérin, Description de l’île de Patmos, Paris, 1856 ;
Stanley, Sermons in the East, Londres, 1863, p. 225 et suiv. ; Petit de Julleville,
dans la Revue des cours littéraires, 2 mars 1867. L’île a aujourd’hui environ quatre
mille habitants. Elle se compose de trois massifs re1ié par des isthmes étroits.
Les altitudes des sommets sont d’un peu moins de trois cents mètres.
5
Les mentions de Patmos dans l’antiquité sont rares : Strabon, X, V, 13 ; Pline,
IV, 23, et, par conjecture du scoliaste, Thucydide, III, 33. Mais les inscriptions
sont instructives : Corpus inscr. gr., nos 2261, 2262 ; Ross, Inscr. grœcœ ineditœ, fas-
cic. II, nos 189 et 190 ; Guérin, op. cit., p. 85 et 86, sans parler de deux (p. 9 et
86) effacées. La ville antique, dont l’acropole, en partie cyclopéenne, en partie
hellénique, existe encore, était au port actuel (la Scala). La principale légende de
273
L’ANTÉCHRIST
la ville grecque était celle d’un temple élevé par Oreste à l’Artémis de Scythie
(inscription no 190 de Ross). Ce temple était probablement sur l’emplacement
du monastère élevé par saint Christodule au xie siècle. L’île renferme de nom-
breux restes anciens, dont quelques-uns d’époque reculée (Guérin, p. 9-15, 85-
93 ; Boss, Reise, p 138). Elle parait avoir eu autrefois plus d’arbres et plus d’eau
qu’aujourd’hui. M. Guérie évalue la population de la ville hellénique à douze ou
treize mille habitants. L’île avait en outre plusieurs villages, dont le même voya-
geur évalue la population à trois ou quatre mille âmes.
1
Apoc., I, 9, en comparant VI, 9 ; XX, 4. L’idée d’un exil proprement dit (Tertul-
lien, Prœscr., 36) doit être écartée. Nous connaissons les îles qui servaient de lieu
de déportation, Gyaros, Pandatarie, Pontia, Planasie. Patmos n’a jamais été de
ce nombre. Les îles de déportation étaient choisies exprès parce qu’elles
n’avaient ni port ni ville ; or Patmos a de très bons mouillages (Guérin, p. 90-
91, 94) et possédait une ville assez considérable. Gyare, par exemple, ne res-
semble en rien à Patmos. La tradition ecclésiastique sur le bannissement de
Jean à Patmos par Domitien renferme un anachronisme. — L’idée de solitude
n’a non plus rien à faire ici. L’île était fort peuplée.
2
L’entrée du port de Patmos est facile aux navires qui viennent de Rome et
difficile à ceux qui viennent d’Éphèse. J’en fis l’expérience ; après un jour
d’efforts, notre barque dut renoncer à franchir la passe.
274
L’ANTÉCHRIST
la veille de revoir ses fidèles, il ait préparé, dans quelqu’une des cau-
ponœ qui devaient border le port1, le manifeste dont il voulait se faire
précéder en Asie2 ; soit que, prenant une sorte de recul pour frapper
un grand coup, et jugeant que le lieu de la vision ne pouvait être
placé à Éphèse même, il ait choisi l’île de l’Archipel qui, éloignée
d’environ une journée, était reliée à la métropole d’Asie par une na-
vigation quotidienne3 ; soit qu’il eût gardé le souvenir de la dernière
escale du voyage plein d’émotions qu’il fit en 64 ; soit enfin qu’un
simple accident de mer l’ait forcé de relâcher plusieurs jours dans ce
petit port4. Ces navigations de l’Archipel sont pleines de hasard ; les
traversées de l’Océan n’en peuvent donner aucune idée ; car dans
nos mers règnent des vents constants qui vous secondent, même
quand ils sont contraires. Là, ce sont tour à tour des calmes plats,
et, quand on s’engage dans les canaux étroits, des vents obstinés.
On n’est nullement maître de soi ; on touche où l’on peut et non où
l’on veut.
1
La grotte est une invention du moyen âge. A peine est-il nécessaire de faire
remarquer que Apoc., I, 9-10, n’implique pas que l’Apocalypse ait été écrite à
Patmos ; la nuance de egenÒmhn indique plutôt le contraire. Telle fut, du reste,
la défiance que l’Église grecque eut longtemps à l’égard de l’Apocalypse, que le
faux Prochore (IVe siècle), racontant avec prolixité le séjour de Jean à Patmos,
ne dit pas un mot de l’Apocalypse, et ne conduit Jean dans cette île que pour y
écrire l’Évangile (manuscrit de Patmos, analysé par Guérin, op. cit., p. 27 et
suiv., 34, 39 et suiv., 44 ; ce texte paraît le plus conforme au texte primitif ;
comparez les éditions de Michel Neander, à la suite de Catechesis M. Lutheri par-
va, græcolatina, Bâle, Oporin, 1567, in-12, p. 526-663 ; de Grynæus, Monum. PP.
orthodoxograph., I, p. 85 et suiv. ; de Birch, Auctarium Cod. apocr. N. T., p. 262-
307, et la trad. latine dans Bibl. max. Patr., II, 46 et suiv.). Il ne semble pas
qu’avant saint Christodule, l’île ait été l’objet d’une vénération spéciale.
2
Ce ne pouvait être son premier voyage à Éphèse ; car les rapports de l’auteur
de l’Apocalypse avec les Églises d’Asie obligent de supposer qu’il avait antérieu-
rement résidé dans ce pays.
3
On peut aller aujourd’hui de Scala-Nova à Patmos en six heures, avec les
moyens de navigation du pays, qui diffèrent peu de ceux des anciens.
4
C’est bien la nuance de ™genÒmhn, équivalent de jvjje dans Apoc., I, 9.
275
L’ANTÉCHRIST
1
Voir, en particulier, Apoc., XXI, 1.
2
Apoc., VIII, 8.
3
Santorin. Cette île était alors dans une période de crise. Voir Sénèque, Quœst.
nat., II, 26 ; VI, 21. Il paraît que, même quand elle dort, elle a tout à fait l’aspect
d’une montagne à demi brûlée. V. Stanley, Sermons, p. 230, note 8.
4
Le mont Kynops, à Patmos, offre quelques phénomènes volcaniques, mais
sans grandeur. Guérin, op. cit., p. 88-97.
276
L’ANTÉCHRIST
goûter plus d’une fois sur ces flots le silence plein de sérénité des
nuits, où l’on n’entend que le gémissement de l’alcyon et le soufflet
sourd du dauphin. Des jours entiers, il fut en face du mont Mycale,
sans songer à la victoire des Hellènes sur les Perses1, la plus belle
qui ait jamais été remportée après Marathon et les Thermopyles. A
ce point central de toutes les grandes créations grecques, à quelques
lieues de Samos, de Cos, de Milet, d’Éphèse, il rêva d’autre chose
que du prodigieux génie de Pythagore, d’Hippocrate, de Thalès,
d’Héraclite ; les glorieux souvenirs de la Grèce n’existèrent pas pour
lui. Le poème de Patmos aurait dû être quelque Héro et Léandre, ou
bien une pastorale à la façon de Longus, racontant les jeux de beaux
enfants sur le seuil de l’amour. Le sombre enthousiaste, jeté par ha-
sard sur ces rives ioniennes, ne sortit pas de ses souvenirs bibliques.
La nature pour lui, ce fut le chariot vivant d’Ézéchiel, le mons-
trueux chérub, le difforme taureau de Ninive, une zoologie baroque,
mettant la statuaire et la peinture au défi. Ce défaut étrange qu’a
l’œil des Orientaux d’altérer les images des choses, défaut qui fait
que toutes les représentations figurées sorties de leurs mains parais-
sent fantastiques et dénuées d’esprit de vie, fut chez lui à son com-
ble. La maladie qu’il portait dans ses viscères teignait tout de ses
couleurs. Il vit avec les yeux d’Ézéchiel, de l’auteur du livre de Da-
niel ; ou plutôt il ne vit que lui-même, ses passions, ses espérances,
ses colères. Une vague et sèche mythologie, déjà cabaliste et gnosti-
que, toute fondée sur la transformation des idées abstraites en hy-
postases divines, le mit en dehors des conditions plastiques de l’art.
Jamais on ne s’isola davantage du milieu environnant ; jamais on ne
renia plus ouvertement le monde sensible pour substituer aux
harmonies de la réalité la chimère contradictoire d’une terre
nouvelle et d’un ciel nouveau.
1
Un rideau d’îles intercepte presque de Patmos la vue du continent ; on voit
cependant le mont Mycale, Milet et Priène.
277
CHAPITRE XVI.
L’APOCALYPSE
1
Apoc., c. iv.
2
Tous les traits de la description de la majesté divine sont empruntés à Ézé-
chiel, I et X. Comp. Dan., VII, 9 et suiv.
3
Le chiffre 24 est emprunté aux classes de prêtres qui desservaient le sanc-
tuaire. I Chron., XXVI. Comp. Isaïe, XXIV, 23. Ps., LXXXIX, 8 ; Tanhuma, sec-
tions schemini et kedoschim.
4
Cf. Isaïe, XI, 2.
5
Ézech., I ; Isaïe, VI.
6
Ézech., I, 18 ; X, 12.
L’ANTÉCHRIST
1
Comp. Hébr., I, 4 et suiv., 14.
2
Apoc., v, 11 ; VII, 11. Comp. Dan.,10 ; Ps. LXVIII, 18.
3
Exode, XXIV, 10 ; Ézéchiel, I, 22 et suiv.
4
Cf. Isaïe, VI, 3.
5
Apoc., c. v.
6
Cf. Ézéchiel, II, 10.
7
Jean, I, 29, 36 ; I Petri, i, 19 ; Act., Comp. Jérémie, XI, 19 ; Isaïe, LIII, 7.
8
Cf. Daniel, VII, 20 et suiv. La corne, dans la vieille poésie hébraïque, est tou-
jours le symbole de la force.
279
L’ANTÉCHRIST
1
Comp. Apoc., VIII, 3 et suiv. ; Ps. CXLI, 2 ; Ézéch., VIII, 11 ; Tobie, XII, 12 ;
Luc, I, 10.
2
La découverte du manuscrit Sinaïticus a confirmé la leçon de l’Alexandrinus, et
prouvé que ¹m©j du texte reçu est une correction.
3
Le Sinaïticus a ba s ileÚs ou s in.
4
Cf. VII, 12.
5
Comparez l’Épître aux Hébreux, ci-dessus.
6
Apoc., c. VI.
280
L’ANTÉCHRIST
1
Comp. l’Assomption de Moïse, dans Hilgenfeld, Nov. Test. Extra can., I, p. 113-114.
2
Le cheval blanc est symbole de la victoire et du triomphe. Iliade, X, 437 ; Plu-
tarque, Camille, 7 ; Virg., Æneid., III, 538, et Servius sur ce vers.
3
Comp. Zacharie, I, 7-17, et VI, 1-8 ; Jérémie, XXI, 9 ; XXXII, 36 ; IV d’Esdras,
V, 6 et suiv. ; VI, 22 et suiv., IX, 3 (Vulg.).
4
’A rc¾ ç d…nwn.Matth., XXIV, 8 ; Marc, XIII, 9.
5
Le chœnix de blé était la ration journalière d’un homme. Thes. de H. Etienne,
au mot co‹nix.Le denier était le salaire d’un journalier. Matth., XX, 2 ; Tacite,
Annales, I, 17. Le prix ordinaire du chœnix de froment était bien moins élevé.
Cic., In Verrem, III, 81.
6
Comp. Suétone, Domitien, 7.
281
L’ANTÉCHRIST
parler de la grande disette qui eut lieu sous Claude, la cherté en l’an
68 fut extrême.
A l’ouverture du quatrième sceau, s’élance un cheval jaune. Son
cavalier s’appelait la Mort ; le Scheol le suivait, et il lui fut donné
puissance de tuer le quart de la terre par le glaive, par la faim, par la
peste et par les bêtes féroces.
Tels sont les grands fléaux2 qui annoncent la prochaine venue du
Messie. La justice voudrait que sur-le-champ la colère divine
s’allumât contre la terre. En effet, à l’ouverture du cinquième sceau,
le Voyant est témoin d’un touchant spectacle. Il reconnaît sous
l’autel les âmes de ceux qui ont été égorgés pour leur foi et pour le
témoignage qu’ils ont rendu à Christ (sûrement les victimes de l’an
64). Ces saintes âmes crient vers Dieu3, et lui disent : « Jusques à
quand, Seigneur, toi le saint, le véridique, ne feras-tu point justice, et
ne redemanderas-tu point notre sang à ceux qui demeurent sur la
terre ? » Mais les temps ne sont pas encore venus ; le nombre des
martyrs qui amènera le débordement de colère n’est pas atteint. On
donne à chacune des victimes qui sont sous l’autel une robe blan-
che, gage de la justification et du triomphe futurs, et on leur dit de
patienter un peu, jusqu’à ce que leurs co-serviteurs et confrères, qui
doivent être tués comme eux, aient rendu témoignage à leur tour.
Après ce bel intermède, nous rentrons, non plus dans la période
des fléaux précurseurs, mais au milieu des phénomènes du dernier
jugement. A l’ouverture du sixième sceau4 a lieu un grand tremble-
1
Matthieu, XXIV, 7 ; Marc, XIII, 7.
2
Comp. Ézéch., XIV, 21 ; Matth., XXIV, 6-8 ; Marc, XIII, 8-9. Dans les Évangi-
les, loimÒj paraît, comme dans l’Apocalypse, rejeté au second plan.
3
Des imaginations analogues avaient cours, même en dehors du cercle chré-
tien. Dion Cassius, LXIII, 28 : a ƒ tî n pefoneu mšnwn Øp’a Ùtoà y uca ….
Apoc., VI, 9 : t¦ y uc¦j tî n ™sf a gmšvwn.
4
Toute la description de la catastrophe finale est composée de traits empruntés
à Isaïe, II, 10, 19 ; XXXIV, 4 ; l ; 3 ; LXIII, 4 ; Ézéchiel, XXXII, 7-8 ; Joël, III, 4 ;
Osée, X, 8 ; Nahum, I, 6 ; Malachie, III, 2. Les anciens prophètes croyaient que
le jugement de Dieu, même s’exerçant sur un peuple isolé, était accompagné de
282
L’ANTÉCHRIST
283
L’ANTÉCHRIST
quatre mille élus sont uniquement des juifs1. Israël est ici certaine-
ment le vrai Israël spirituel, l’« Israël de Dieu », comme dit saint
Paul2, la famille élue embrassant tous ceux qui se sont rattachés à la
race d’Abraham, par la foi en Jésus et par la pratique des rites essen-
tiels. Mais il y a une catégorie de fidèles qui est déjà introduite dans
le séjour de la paix ; ce sont ceux qui ont souffert la mort pour Jé-
sus. Le prophète les voit sous la figure d’une foule innombrable
d’hommes de toute race, de toute tribu, de tout peuple, de toute
langue, se tenant devant le Trône3 et devant l’Agneau, vêtus de ro-
bes blanches, portant des palmes à la main, et chantant à la gloire de
Dieu et de l’Agneau. Un des vieillards lui explique ce que c’est que
cette foule : « Ce sont des gens qui viennent d’une grande persécu-
tion4, et ils ont lavé leur robe dans le sang de l’Agneau5. Voilà pour-
quoi ils sont devant le trône de Dieu, et ils l’adorent nuit et jour
dans son temple, et celui qui est assis sur le trône habitera éternel-
lement sur eux6. Ils n’auront plus faim, ils n’auront plus soif, ils ne
souffriront plus de la chaleur. L’Agneau les fera paître et les condui-
1
L’opposition des cent quarante-quatre mille ™sf ra gismšnoi des douze tri-
bus et de l’Ôcloj polÚj du verset 9 porterait à le croire. Mais l’Ôcloj polÚj
est composé de martyrs (comp. VII, 9, 14), non de païens convertis. Les cent
quarante-quatre mille élus paraissent au chapitre XIV comme choisis pour leur
vertu dans la terre entière (oƒ ºgora smšnoi ¢pÕ tÁj gÁj ) Comp., en outre,
Apoc., V, 9. La distinction des païens convertis et des judéo-chrétiens n’existe
pas pour l’auteur de l’Apocalypse. Les païens qui n’ont pas préalablement adopté
les règles du judaïsme sont ces disciples de Balaam pour lesquels il se montre si
sévère (ch. II et III). Tout chrétien fait pour lui partie d’Israël et a sa capitale spiri-
tuelle à Jérusalem (XVIII, 4 ; XX, 9 ; XXI, 2, 12 ; comp. Matth., XIX, 28 ; Jac., I, 1).
Les gentils viennent simplement, comme de bons étrangers soumis et conquis,
rendre leurs hommages à Dieu dans Sion (XV, 3-4).
2
Gal., VI, 16.
3
L’auteur évite de nommer l’être ineffable. Les juifs plus ou moins cabalistes
se servent aussi pour désigner Dieu d’expressions comme « le Nom », « le
Trône », « le Ciel ».
4
Ql…y ewj meg£lhj, mot ordinaire pour exprimer la catastrophe de l’an 64.
5
C’est-à-dire ils les ont teintes de sang par le martyre.
6
Lévitique, XXVI, 11 ; Isaïe, IV, 5-6 ; Ézéch., XXXVII, 27 ; Apoc., XXI, 3.
284
L’ANTÉCHRIST
1
Isaïe, XXV, 8 ; XLIX, 10.
2
Apoc., c. VIII.
3
Comparez la suspension analogue qui a lieu après l’ouverture du cinquième et
du sixième sceau, et au son de la septième trompette. Voir surtout Apoc., X, 7.
4
La même chose se remarque dans le Cantique des cantiques. Les cinq actes de ce
petit drame ne se font pas suite. A chaque acte, le jeu recommence et finit. En
général, la littérature hébraïque ignore tout à fait la règle de l’unité.
5
Daniel, X, 13 ; Tobie, XII, 15 ; Luc, I, 19 ; I Thess., IV, 16.
6
Cette idée de sons de trompe successifs, annonçant la fin des temps, se re-
trouve dans ™sc£th s£lpigx de I Cor., XV, 52, supposant des s£lpiggej
antérieurs. C’est à tort cependant qu’on a vu une tertia tuba dans IV Esdr., V, 4
(voir Hilgenfeld). « Le jour de Jéhovah, » chez les anciens prophètes, est aussi
annoncé par des trompettes (Joël, II, 1, 15). L’origine première de cette image
venait des trompettes annonçant les fêtes d’Israël. Cf. IV Esdr., VI, 23.
285
L’ANTÉCHRIST
1
Imité d’Ézéchiel, X.
2
Pour cette manière de procéder par tiers, v. Zach., xiii, 8-9.
3
Vis fulgurum non alias crebrior. Tacite, Ann., XV, 47 ; Hist., I, 3, 18. Comp.
Exode, IX, 24 ; Isaïe, XXVIII, 2.
4
Comparez, Exode, VII, 17 et suiv., et Jérémie, LI, 25 ; Hénoch, XVII, 13.
5
Pline, II, LXXXVII (89) ; IV, XII (23) ; Sénèque, Quœst. nat., II, 26 ; Dion Cas-
sius, LX, 29, Aurélius Victor, De Cœs., Claude, 14 ; Philostrate, Apoll., IV,
XXXIV, 4 ; Orose, VII, 6 ; Cedrenus, I, p. 197, Paris ; Ross, Reisen auf den griech.
Inseln, I, 90 et suiv. Comp. Comptes rendus de l’Acad. des sciences, 19 février 1866,
p. 392 et suiv.
286
L’ANTÉCHRIST
1
Cf. Exode, XV, 23 et suiv.
2
Comp. Isaïe, XIV, 12 ; Daniel, VIII, 10 ; Carmina sibyllina, V, 157-158.
3
Exode, VI, 25 ; X, 21-22 ; Joël, III, 4 ; Amos, VIII, 9.
4
« Fœdum imbribus diem tonitrua et fulgura et cœlestes minæ ultra solitum
turbaverant. » Tac., Hist., I, 18 ; Plut., Galba, 23.
5
Apoc., c. IX.
6
Hénoch, XVIII, 13 ; XXI, 3 ; LXXXVI, 1 ; XC, 21 (Dillmann).
7
Séjour des démons, non des morts : Luc, VIII, 31 ; Apoc., XI, 7 ; XVII, 8 ; XX,
1, 3.
287
L’ANTÉCHRIST
fumée naissent des sauterelles, qui couvrent la terre comme des es-
cadrons de cavalerie. Ces sauterelles2, conduites par leur roi, l’ange
de l’abîme, qui s’appelle en hébreu Abaddon3 et en grec Apollyon4,
tourmentent les hommes pendant cinq mois (tout un été). Il est
possible que le fléau des sauterelles ait eu vers ce temps-là de
l’intensité dans quelque province5 ; en tout cas, l’imitation des plaies
de l’Égypte est ici évidente6. Le puits de l’abîme est peut-être la Sol-
fatare de Pouzzoles (ce qu’on appelait le Forum de Vulcain7) ou
l’ancien cratère de la Somma8, conçus comme des vomitoires de
l’enfer. Nous avons dit que la crise des environs de Naples était
alors très violente. L’auteur de l’Apocalypse, auquel il est permis
d’attribuer un voyage de Rome et par conséquent de Pouzzoles,
pouvait avoir été témoin de pareils phénomènes. Il rattache les
nuées de sauterelles à des exhalaisons volcaniques ; car, l’origine de
ces nuées étant obscure, le peuple se trouvait amené à y voir un
fruit de l’enfer9. Aujourd’hui, du reste, un phénomène analogue se
passe encore à la Solfatare. Après une forte pluie, les flaques d’eau
1
Cf. Gen., XIX, 28.
2
La description étrange de ces sauterelles, si l’on tient compte des procédés du
style oriental, n’a rien qui ne réponde à la sauterelle ordinaire. V. Niebuhr,
Descr. de l’Arabie, p. 153 (trad. franç., 1774) ; Joël, II, 4-9. Les sauterelles à Na-
ples s’appellent encore cavaletti. Elles y seraient fort nuisibles, si l’on ne prenait
des précautions pour détruire les œufs. Cf. Pline, XI, XXIX (35) ; Tite-Live,
XXX, 2.
3
Ywdba, « la destruction ».
4
’A pollÚwn, « le destructeur ».
5
Des traits comme IX, 10, porteraient à voir dans la nuée de sauterelles
l’invasion de la cavalerie parthe ; mais c’est là le sujet de la sixième trompette,
et l’habitude de l’auteur n’est pas de symboliser deux fois le même fait dans un
même septénaire.
6
Exode, X, 12 et suiv. ; Joël, II ; Sagesse, XVI, 9.
7
Strabon, V, IV, 6.
8
Beulé, Le drame du Vésuve, p. 62-63.
9
« Latent quinis mensibus. » Pline, Hist. nat., IX, XXX (50). Cette imagination
existe encore. Œ dman, Samml. aus der Naturkunde, II, 147.
288
L’ANTÉCHRIST
qui séjournent dans les parties chaudes donnent lieu à des éclosions
extrêmement rapides et abondantes de sauterelles et de grenouilles1.
Que ces générations en apparence spontanées fussent considérées
par le vulgaire comme des émanations de la bouche infernale elle-
même, cela était d’autant plus naturel, que les éruptions, ayant
d’ordinaire pour conséquence de grandes pluies, qui couvrent le
pays de mares, devaient sembler la cause immédiate des nuées
d’insectes qui sortaient de ces mares.
Le son de la sixième trompette amène un autre fléau : c’est
l’invasion des Parthes, que tout le monde croyait imminente2. Une
voix sort des quatre cornes de l’autel qui est devant Dieu, et or-
donne de délier quatre anges qui sont enchaînés aux bords de
l’Euphrate3. Les quatre anges (peut-être les Assyriens, les Babylo-
niens, les Mèdes et les Perses4), qui étaient prêts pour l’heure, le
jour, le mois et l’année, se mettent à la tête d’une cavalerie effroya-
ble de deux cents millions d’hommes. La description des chevaux et
des cavaliers est toute fantastique. Les chevaux qui tuent par la
queue sont probablement une allusion à la cavalerie parthe, qui tirait
des flèches en fuyant. Un tiers de l’humanité est exterminé. Néan-
moins, ceux qui survivent ne font pas pénitence. Ils continuent
d’adorer des démons, des idoles d’or, d’argent, qui ne peuvent ni
voir, ni entendre, ni marcher. Ils s’obstinent dans leurs homicides,
leurs maléfices, leurs fornications, leurs vols.
On s’attend à voir éclater la septième trompette ; mais ici,
comme dans l’acte de l’ouverture des sceaux, le Voyant semble hési-
ter, ou plutôt s’arranger de manière à suspendre l’attente ; il s’arrête
au moment solennel. Le secret terrible ne peut encore être livré tout
1
Renseignement de M. S. de Luca. Les sauterelles se voient en très grand nom-
bre dans le cratère de la Solfatare.
2
Comp. Tacite, Hist., IV, 51 ; Jos., B. J., VI, VI, 2.
3
Comp. Virg., Georg., I, 509.
4
Les auteurs d’apocalypses adoptent la vieille géographie biblique, même
quand cette géographie ne s’applique plus à leur temps. Voir Commodien, Ins-
tr., II, I, 15 ; Carmen, vers 884 et suiv., 900 ; S. Épiph., Hær., LI, 34. Comp. Da-
niel, VII, 6 ; Hénoch, LVI, 5-8.
289
L’ANTÉCHRIST
1
Apoc., c. X.
2
Cf. Ps. XXIX, 3-9. Peut-être les tonnerres des sept cieux.
3
Daniel, VIII, 26 ; XII, 4-9.
4
Daniel, XII, 7.
5
Les prophètes qui, comme Isaïe, Joël, ont annoncé le « jour de Jéhovah ».
6
Ézech., II, 8 à III. Cf. Jérém., XV, 16.
7
La sixième trompette semble faire exception, puisque l’invasion n’eut pas
lieu ; mais il est probable que l’auteur la tenait déjà pour un fait accompli.
8
Apoc., c. XI.
9
Cf. Ézéchiel, XL ; Zacharie, II.
290
L’ANTÉCHRIST
cour des gentils seront même foulés aux pieds des profanes1 ; mais
l’imagination d’un juif aussi fervent ne pouvait concevoir le temple
détruit ; le temple étant le seul endroit de la terre où Dieu peut re-
cevoir un culte (culte dont celui du ciel n’est que la reproduction),
Jean n’imagine pas la terre sans le temple. Le temple sera donc
conservé, et les fidèles marqués au front du signe de Jéhovah pour-
ront continuer à y adorer. Le temple sera ainsi comme un espace
sacré, résidence spirituelle de l’Église entière ; cela durera quarante-
deux mois, c’est-à-dire trois ans et demi (une demi-schemitta2 ou se-
maine d’années). Ce chiffre mystique, emprunté au livre de Daniel3,
reviendra plusieurs fois dans la suite. C’est l’espace de temps qui
reste encore au monde à vivre.
Jérusalem, pendant ce temps, sera le théâtre d’une grande bataille
religieuse, analogue aux luttes qui ont de tout temps rempli son his-
toire. Dieu donnera une mission à « ses deux témoins », qui prophé-
tiseront pendant douze cent soixante jours (c’est-à-dire trois ans et
demi), revêtus de sacs. Ces deux prophètes sont comparés à deux
oliviers et à deux chandeliers debout devant le Seigneur4. Ils auront
les pouvoirs d’un Moïse et d’un Élie ; ils pourront fermer le ciel et
empêcher la pluie, changer l’eau en sang et frapper la terre de telle
plaie qu’ils voudront. Si quelqu’un essaye de leur faire du mal, un
feu sortira de leur bouche et dévorera leurs ennemis5. Quand ils
1
Daniel, VIII, 13. Cf. Luc, XXI, 24.
2
Une schemitta ou période de sept années est souvent prise pour unité de
temps, la période jubilaire se composant de sept schemitta. Voir le livre des Jubilés,
et la Chronique samaritaine publiée par M. Neubauer, Journal Asiatique, déc. 1869.
3
VII, 25 ; IX, 27 ; XII, 7, 11. Cf. Luc, XXI, 24. Comp. t¦j ¹mšra j tÁj profh-
teia j a Ùtî n (Apoc., XI, 6) avec œth tr…a k a ˆ mÁna j ›x de Luc, IV, 25 ;
Jacques, V, 17. Comp. Hénoch, X, 12 ; XCI ; XCIII ; sans oublier les semaines
apocalyptiques des Ismaéliens, héritiers en cela de formules persanes.
4
Zacharie, IV.
5
II Rois, i, 10-12.
291
L’ANTÉCHRIST
1
Voir Apoc., XVII, 8, en comparant Daniel, VII, 7 et suiv. La leçon erronée du
Codex alexandrinus, tÕ qhr…on tÕ tšta rton ¦na } a ‹non, s’explique par celle du
Codex sanaïticus : tÕ qhr…on tote ¦na } a ‹non.
2
Isaïe, I, 10 ; III, 9 ; Jérémie, XXIII, 14 ; Ézéchiel, XVI, 48.
3
L’Égypte est par excellence le pays ennemi du peuple de Dieu, qui l’opprime,
le réduit en esclavage.
4
Il s’agit notoirement de la Jérusalem rebelle, qui tue les prophètes. Matth.,
XXIII, 37.
5
Néhémie, VIII, 10, 12 ; Esther, IX, 19, 22.
6
Cf. Ézéch., XXXVII, 10 ; II Rois, XIII, 21.
7
Cela porte le chiffre de la population de Jérusalem à 70.000 âmes, ce qui est
assez exact.
8
Voir Vie de Jésus, 13e édit., p. 207 ; Eccl., XLIV, 16 (texte grec) ; Hébr., XI, 5. Cf.
Irénée, Adv hær., IV, XVI, 2 ; V, V, 1 ; Tertullien, De anima, 50 ; Évang. de Nico-
dème, 25 ; Hippolyte, p. 21-22, 104, 105, édit. Lagarde ; saint Jérôme, Ep. ad
Marcellam, Opp., IV, 1re partie, col. 165-166 ; André de Crète et Arétha de Césa-
rée, ad h. l. ; Not. et extr., t. XX, 2e partie, p. 236.
292
L’ANTÉCHRIST
sonne. Ces deux amis de Dieu passaient, en effet, pour n’être pas
morts. Le premier était censé avoir inutilement prédit le déluge à ses
contemporains, qui ne voulurent pas l’entendre ; c’était le modèle
d’un juif prêchant la pénitence parmi les païens. Quelquefois aussi,
les témoins prennent la ressemblance de Moïse2, dont la mort avait
pareillement été incertaine3 et de Jérémie4. Notre auteur semble, en
outre, concevoir les deux témoins comme deux personnages impor-
tants de l’Église de Jérusalem, deux apôtres d’une grande sainteté,
qui seront tués, puis ressusciteront et monteront au ciel comme Élie
et Jésus. Il n’est pas impossible que la vision ait pour sa première
partie une valeur rétrospective et se rapporte au meurtre des deux
Jacques, surtout à la mort de Jacques, frère du Seigneur, qui fut
considérée par plusieurs à Jérusalem comme un malheur public, un
événement fatal et un signe du temps. Peut-être aussi l’un de ces
prédicateurs de pénitence est-il Jean-Baptiste, l’autre Jésus5. Quant à
la persuasion que la fin n’aura pas lieu avant que les juifs soient
convertis, elle était générale chez les chrétiens ; nous l’avons égale-
ment trouvée chez saint Paul6.
Le reste d’Israël étant arrivé à la vraie foi, le monde n’a plus qu’à
finir. Le septième ange embouche la trompette. Au son de cette
1
Voir Vie de Jésus, 13e édit., p. 100, 105-106, 206 ; Malachie, III, 23 ; Eccl.,
XLVIII, 10 ; Matth., XVI, 14 ; XVII, 13 ; Jean, I, 21 ; Justin, Dial. cum Tryph., 49.
Sur le rôle d’Élie dans les mystères de la fin des temps, voir Séder olam rebba, c.
17 ; Mischna, Sota, IX, 15 ; Schekalim, II, 5 ; Baba metzia, I, 8 ; II, 8 ; III, 4, 5 ;
Eduïoth, VIII, 7 ; Carm. Sib., II, 187 et suiv. ; Comp. Commodien, Carmen, v. 826
et suiv. Toute la mythologie d’Hénoch et d’Élie est recueillie dans le livre IX du
De Antichristo de Malvenda. Voir aussi Berichte de la Soc. de Liepzig, 1866,
p. 213 et suiv. ; Sitzungsberichte de l’Acad. de Munich, 1874, p. 462.
2
Apoc., XI, 6. Notez dans la transfiguration de Jésus « Moïse et Élie causant
avec lui ». Matth., XVII, 3.
3
Comp. l’Assomption de Moïse.
4
Vie de Jésus, 13e édit., p. 207 ; Victorin de Pettau, dans la Bibl. max. Patrum,
Lugd., III, p. 418 ; Thilo, Codex apocr. N. T., I, p. 764 et suiv.
5
Comp. Matth., XVII, 9-13.
6
Saint Paul, p. 472-474. Cf. Commodien, Carmen, v. 832 et suiv., 930 et suiv.
293
L’ANTÉCHRIST
1
Esc£th sa lp…gx. I Cor., XV, 52.
2
Apoc., c. XII.
3
W d…ns us a Se rappeler les ç d‹nej du Messie, hjuie jlbh.
4
Comp. Michée, IV, 10.
5
Talm. de Bab., Kidduschim, 29 b. Cf. Daniel, VII, 6.
6
Daniel, VII, 7 ; Apoc., V, 6.
7
Comp. Daniel, VIII, 10.
294
L’ANTÉCHRIST
qui ont régné jusqu’au moment où écrit l’auteur : Jules César1, Au-
guste, Tibère, Caligula, Claude, Néron, Galba2 ; les dix cornes sont
les dix proconsuls qui gouvernent les provinces3. Le Dragon épie la
naissance de l’enfant pour le dévorer. La femme met au monde un
fils destiné « à gouverner les nations avec une verge de fer », trait
caractéristique du Messie4. L’enfant (Jésus) est enlevé au ciel par
Dieu5 ; Dieu le place à côté de lui sur son trône. La femme s’enfuit
au désert, où Dieu lui a préparé une retraite pour douze cent
soixante jours. C’est ici une allusion évidente soit à la fuite de
l’Église de Jérusalem et à la paix dont elle doit jouir dans les murs
de Pella durant les trois ans et demi qui restent jusqu’à la fin du
monde, soit à l’asile que trouvèrent les chrétiens judaïsants et quel-
ques apôtres dans la province d’Asie. L’image de « désert » convient
mieux à la première explication qu’à la seconde. Pella, au delà du
Jourdain était un pays paisible, voisin des déserts d’Arabie, et où le
bruit de la guerre n’arrivait presque pas.
1
Jules César est toujours compté par Josèphe comme empereur. Auguste est
pour lui le second, Tibère le troisième, Caïus le quatrième (Jos., Ant., X, II, 2 ;
e
VI, 10). Il en est de même dans le 4 livre d’ Esdras, XI, 12 et suiv. (la deuxième
aile, XI, 17, est notoirement Auguste). Suétone, Aurélius Victor, Julien (Cæs.,
p. 308 et suiv.) comptent de même. Saint Béat (VIIIe siècle) ne connaît pas
d’autre calcul : Usque in tempus quo hœc Joanni revelata sunt, quinque reges ceciderunt ;
sextus fuit Nero, sub quo hœc vidit in exilio (p. 498 de l’édition rarissime de Florez ;
cf. Didot, Des apoc. fig., p. 77). Béat enseigne ailleurs (p. 438) une autre doc-
trine ; ces contradictions viennent peut-être de ce qu’il copiait des auteurs plus
anciens, qui n’étaient pas d’accord entre eux.
2
C’est l’auteur de l’Apocalypse lui-même qui, plus loin (XVII, 10), nous donne
cette explication.
3
Voir ci-après, et Apoc., XVI, 14 ; XVII, 12 ; XIX, 19. L’image est empruntée à
Dan., VII, 7, 24. L’auteur de l’Apocalypse croit voir l’empire romain dans la qua-
trième bête de Daniel, qui est en réalité l’empire des Grecs.
4
Ps. ii, 9. Cf. Apoc., II, 27 ; XIX, 15.
5
L’auteur de l’Apocalypse croit à l’ascension de Jésus. Cf. XI, 12 (ce qui concerne
les deux témoins est calqué sur ce que l’auteur sait de la légende de Jésus). Voir
les Apôtres, p. 54-55.
295
L’ANTÉCHRIST
1
Cette forme rabbinique du mot grec k a t»goroj est adoptée par notre auteur
(XII, 10).
2
Livre de Job, prologue ; I Chron., XXI, 1. Cf. le zabulus (dia } oloj ) de l’Ass. de
Moïse, c. 10.
3
Daniel, X, 13, 21 ; XII, 1 ; Jude, 9.
4
Comp. Gen., III, 1 ; Job., I et II ; Zacharie, III, 1.
296
L’ANTÉCHRIST
la fuite à Pella qui nous est inconnue1). Le Dragon, voyant son im-
puissance contre la femme (l’Église-mère d’Israël), tourne sa fureur
contre « le reste de sa race », c’est-à-dire contre les Églises de la dis-
persion, qui gardent les préceptes de Dieu2 et sont fidèles au témoi-
gnage de Jésus. C’est là une allusion évidente aux persécutions des
derniers temps et sur tout à celle de l’an 64.
Alors3 le prophète voit sortir de la mer une bête4 qui ressemble à
beaucoup d’égards au Dragon. Elle a dix cornes, sept têtes, des dia-
dèmes sur ses dix cornes, et sur chacune de ses têtes un nom blas-
phématoire5. Son aspect général est celui du léopard ; ses pieds sont
de l’ours, sa bouche du lion6. Le Dragon (Satan) lui donne sa force,
son trône, sa puissance. Une de ses têtes a reçu un coup mortel ;
mais la plaie a été guérie. La terre entière tombe en admiration der-
rière ce puissant animal, et tous les hommes se mettent à adorer le
Dragon, parce qu’il a donné le pouvoir à la Bête ; ils adorent aussi la
Bête, disant : « Qui est semblable à la Bête, et qui peut combattre
contre elle ? » Et il lui est donné une bouche proférant des discours
pleins d’orgueil et de blasphème, et la durée de sa toute-puissance
est fixée à quarante-deux mois (trois ans et demi). Alors la Bête se
met à vomir des blasphèmes contre Dieu, contre son nom, contre
son tabernacle et contre ceux qui demeurent dans le ciel. Et il lui est
donné de faire la guerre aux saints et de les vaincre7, et puissance lui
est accordée sur toute tribu, tout peuple, toute langue, toute race.
Et tous les hommes l’adorent, excepté ceux dont le nom est écrit
depuis le commencement du monde dans le livre de vie de l’Agneau
1
Comp. Jos., B. J., IV, VII, 5-6.
2
Trait d’exclusion contre les Églises de Paul, lesquelles, selon les judéo-
chrétiens, manquaient aux préceptes noachiques et aux conventions de Jérusa-
lem.
3
Apoc., c. XIII.
4
Comp. Dan., VII, 3.
5
Comp. Dan., VII, 8 ; XI, 36. Onoma (Sinaïticus) doit être préféré à Ñ nÒma ta .
6
Dan. vii, 3 et suiv.
7
Dan., VII, 21. Ce membre de phrase manque dans l’Alexandrinus ; mais il se
trouve dans le Sinaïticus.
297
L’ANTÉCHRIST
qui a été égorgé. « Que celui qui a des oreilles entende ! Celui qui
fait des captifs sera captif à son tour ; celui qui frappe de l’épée pé-
rira par l’épée1. Ici est le secret de la patience et de la foi des
saints. »
Ce symbole est très clair. Déjà, dans le poème sibyllin composé
au IIe siècle avant J.-C., la puissance romaine est qualifiée de pou-
voir « aux têtes nombreuses2 ». Les allégories tirées des bêtes poly-
céphales étaient alors fort à la mode ; le principe fondamental de
l’interprétation de ces emblèmes était de considérer chaque tête
comme signifiant un souverain3. Le monstre de l’Apocalypse est
d’ailleurs composé par la réunion des attributs des quatre empires
de Daniel4, et cela seul montrerait qu’il s’agit d’un empire nouveau,
absorbant en lui les empires antérieurs. La bête qui sort de la mer
est donc l’empire romain, qui, pour les gens de Palestine, semblait
venir d’au-delà des mers5. Cet empire n’est qu’une forme de Satan
(du Dragon), ou plutôt c’est Satan lui-même avec tous ses attributs ;
il tient son pouvoir de Satan, et il emploie toute sa puissance à faire
adorer Satan, c’est-à-dire à maintenir l’idolâtrie, qui, dans la pensée
de l’auteur, n’est autre chose que l’adoration des démons. Les dix
cornes couronnées sont les dix provinces, dont les proconsuls sont
de véritables rois6 ; les sept têtes sont les sept empereurs qui se sont
succédé de Jules César à Galba ; le nom blasphématoire écrit sur
chaque tête est le titre de Se} a s tÒj ou Augustus, qui paraissait aux
juifs sévères impliquer une injure à Dieu. La terre entière est livrée
par Satan à cet empire, en retour des hommages que ledit empire
procure à Satan ; la grandeur, l’orgueil de Rome, l’imperium qu’elle se
1
Jérémie, XV, 2 ; Matth., XXVI, 52.
2
PolÚkra noj. Carm. sib., III, 176.
3
Tacite, Ann., XII, 64 ; XV, 47 ; Philostrate, Apoll., Voir ci-dessus, p. 325.
Comparez Dan., VII ; IV Esdras, XI-XII.
4
Dan., VII.
5
Comp. Carm. sib., I : ¢f ’˜ster…ou te qa l£sshj.
6
Italie, Achaïe, Asie, Syrie, Égypte, Afrique, Espagne, Gaule, Bretagne, Ger-
manie. Apoc., XVII, 12, rend ceci clair. Comp. Daniel, VII, 24.
298
L’ANTÉCHRIST
1
Suétone, Aug., 52.
2
Soir Sulpice Sévère, Hist., II, 29.
3
Voir Saint Paul, p. 28-29 ; Waddington, Inscr. de Le Bas, III, n°885.
4
Il y a ici une sorte de confusion entre la bête aux sept têtes tout entière
(l’empire romain) et la tête frappée à mort (Néron).
5
Cf. Apoc., XIX, 20 ; XX, 4.
6
Sur les statues parlantes chez les Romains, voyez Val. Maxime, I, VIII, 3-5 ;
Comptes rendus de l’Acad. des inscr., 1872, p. 285.
299
L’ANTÉCHRIST
première bête fussent mis à mort. Et elle établit en loi que tous, pe-
tits et grands, riches et pauvres, libres et esclaves, porteraient un
signe sur leur main droite ou sur leur front. Et elle établit encore
que personne ne pourrait acheter ni vendre, s’il ne portait le signe1
de la Bête, soit son nom en toutes lettres, soit le nombre de son
nom, c’est-à-dire le nombre que feraient les lettres de son nom ad-
ditionnées comme des chiffres. « Ici est la sagesse ! s’écrie l’auteur.
Que celui qui a de l’intelligence calcule le nombre de la Bête ; c’est
le nombre d’un homme2. Ce nombre est 666. »
Effectivement, si l’on additionne ensemble les lettres du nom de
Néron, transcrit en hébreu, ygtb dos3 (Nšrwn Ka ‹sar) selon leur
valeur numérique, on obtient le nombre 6664. Nérôn Késar était bien
1
C£ra gma .
2
C’est-à-dire il s’agit d’un nom propre d’homme.
3
Le mot dos se trouve écrit de la sorte, sans quiescentes, dans les inscriptions
de Palmyre du IIIe siècle (Vogüé, Syrie centrale. Inscr. sémit., p. 17, 26) Comp.
dans la Peschito, et Buxtorf, Lex. chald., col. 2081-2082 ; Ewald, Die johann.
Schriften, II, p. 63, note. L’inscription nabatéenne de Hébran qui est de l’an 47,
porte tpjs (Vogüé, ibid., p. 100). M. de Vogüé lit à tort tpjs prolongeant trop la
barre verticale, et n’ayant pas reconnu la différence du samech et du sadé en na-
batéen (Cf. p. 113-114). Voir Journal Asiatique, juin 1868, p. 538 ; avril-mai 1873
p. 316, note 1 : Zeitschrift der d. m. G., 1871, p. 431. Pour bien discerner ces deux
lettres, étudiez les p certains des inscriptions de Bosra et de Salkhat (Vogüé, pl.
os
XIV, n 4 et 6), et observez que le p, lettre purement sémitique, n’ est guère em-
ployé en syriaque pour transcrire les mots grecs et latins. En palmyrénien (Vo-
güé, p. 18, 20, 24, 25), en talmudique (voyez Buxtorf), le s de stra s hgÒj,
stra tiè thj est rendu par o. L’orthographe arabe est d’une époque où le
sadé avait perdu son cachet spécialement indigène. L’omission du j peut paraître
singulière au Ier siècle ; il est probable que l’auteur l’a supprimé à dessein, afin
d’avoir un chiffre symétrique, ˜xa kosioi ˜x»konta ›x. Avec le j, il aurait eu
676, ce qui avait moins de physionomie. Dans les écrits talmudiques, Césarée
s’écrit quelquefois djtos (Midrasch Esther, I).
4
k = 50. x = 60.
t = 200. t = 200.
y = 6. _____
g = 50. 666.
s = 100.
300
L’ANTÉCHRIST
La variante 616 mentionnée par saint Irénée (V, XXX, 1) répond à tos ytc =
Nero Cœsar, forme latine.
1
Mionnet, III, p. 93 ; Suppl., VI, p. 128, note a. M. Waddington m’affirme que
cette légende est ordinaire sur les monnaies de la province d’Asie. Comp.
l’inscription de Krafft, Topog. Jerus., n° 31 (Corpus inscr. lat., Syria, n° 135).
2
Gewmetr…a .Comp. Ass. de Moïse, 9 ; Carm. sib., I, 141 et suiv., 326 et suiv. ; V,
28 (à propos de Néron même) ; VIII, 148-150 ; peut-être Jean, XXI, 11. Sur
l’usage des ghematrioth à l’époque talmudique, voyez Literaturolatt des Orients,
1849, col. 671-672, 762-764 ; 1850, col. 116-117.
3
Inscriptions „s Òy hfoi à Pergame : Corpus inscr. grœc., nos 3544, 3546 ; cf.
nos 5113, 5119 ; Boissonade, Anecd. grœca, II, p. 459-461.
4
Irénée, Adv. hær., I, XIV et XV entiers.
5
Dans les Césars de Julien, Caligula et Domitien sont aussi figurés par deux
bêtes (p. 310-311, édit. Spanh.).
6
Cf. Matth., VII, 15.
301
L’ANTÉCHRIST
1
Méliton, De veritate, p. XLI (7). Méliton, justement, commenta des parties de
l’Apocalypse.
2
On remarqua comme une chose singulière (Zonaras, Ann., XI, 16) que Vitel-
lius laissa courir les monnaies au type de Néron, de Galba et d’Othon même.
3
Waddington, Fastes des prov. asiat., p. 140-141.
4
Waddington, Inscr ; de Le Bas, III, n° 885.
5
La légende conduit Simon à Rome sous Néron, et lui fait déployer ses talents
magiques sous les yeux de l’empereur. Une aventure qui arriva à l’amphithéâtre
du Champ de Mars, en présence de Néron (Suétone, Néron, 12 ; Dion Chry-
sost., Orat. XXI, 9 ; Juvénal, III, 78-80), rappelle beaucoup la fin tragique attri-
buée à Simon. Les prodiges prêtés au « Faux Prophète » dans l’Apocalypse ne
302
L’ANTÉCHRIST
sont pas sans rapports avec ceux que le roman chrétien met sur le compte de
Simon (Homélies pseudo-clém., II, 34 ; IV, 4 ; Recogn., 11, 9 ; III, 47, 57 ; Const. apost.,
VI, 9 ; Acta Petri et Pauli, 32, 35, 52 et suiv., 70-77 ; Pseudo-Hégésippe, III, 2 ;
Épiph., Hær. XXI, 5 ; saint Maxime, dans la Bibi. max. Patr., VI, p. 36 ; Arnobe,
Adv. gentes, II, 12). C’est une des raisons qui ont pu porter à voir dans le Faux
Prophète une désignation symbolique de l’apôtre Paul.
1
De là le trait des cornes d’agneau (verset 11).
2
Comp. Grégoire de Tours, I, 24. Notez que le faux Icare (Dion Chrys., l. c.)
fut aussi domestique de Néron.
3
Suétone, Néron, 36 ; Dion Cassius LXVI, 9 ; peut-être Arnobe, Adv. gentes, I,
p. 15, édit. Rigault (Bœbulus = Balbillus ?). Pour les jeux établis en son honneur
(t¦ ™n ’EfšsJ Ba lb…lleia ) Cf. Corpus inscr. gr., nos 2810, 2810 b, 3208, 3675,
5804, 5913. L’expression ™vè pion (Apoc., XIII, 12, 14 ; XIX, 20) ne signifie pas
nécessairement « en présence de... » dans un sens local. Le prophète qui parle
pour le compte d’un autre est censé agir et parler devant lui (yjkql). Cf. Acta
Petri et Pauli, 75.
4
II Thess., II, 3 et suiv.
5
Apoc., XVI, 13 ; XIX, 20 ; XX, 10. Cf. Matth., XXIV, 24.
6
Exode, VII, 1.
7
Suétone, Néron, 34, 36, 40 ; Pline, H. N., XXX, 2.
8
Tacite, Ann., XV, 74.
303
L’ANTÉCHRIST
304
L’ANTÉCHRIST
1
Manière de désigner Rome.
2
Isaïe, XXI, 9 ; Jérémie, LI, 7 ; Dan., IV, 27. La fornication signifie ici
l’excitation à l’idolâtrie, qui a été, selon le Voyant, le grand crime de l’empire
romain. La fornication est, dans le langage prophétique, toujours inséparable de
l’idée d’idolâtrie.
3
Ps. LXXV, 9 ; Carm. sib., proœm., 76-78.
4
Isaïe, XXIV, 9-10.
5
Les judéo-chrétiens exacts, qui observent la Loi, ou du moins les convertis
qui gardent les préceptes noachiques.
6
Cf. Saint Paul, p. 249-250 ; 413-414 ; I Thess., IV, 14, 16 ; I Cor., XV, 18. Cf.
Phil., I, 23 ; Jean, V, 24 ; Luc, XXIII, 43.
7
Pirké aboth, VI, 9.
8
Daniel, VII, 13 ; Matth., XXIV, 30 ; Luc, XXI, 27 ; Apoc., I, 13.
305
L’ANTÉCHRIST
ayant sur sa tête une couronne d’or et dans sa main une faux aiguë1.
La moisson de la terre est mûre. Le Fils de l’homme lance sa faux,
et la terre est moissonnée. Un autre ange procède à la vendange2 ; il
jette tout dans la grande cuve de la colère de Dieu3 ; la cuve est fou-
lée aux pieds hors de la ville4 ; le sang qui en sort monte jusqu’à la
hauteur des freins des chevaux, sur un espace de seize cents stades.
Après ces divers épisodes, une cérémonie céleste, analogue aux
deux mystères de l’ouverture des sceaux et des trompettes, se dé-
roule devant le Voyant5. Sept anges sont chargés de frapper la terre
des sept dernières plaies, par lesquelles se consomme la colère de
Dieu. Mais d’avance nous sommes rassurés en ce qui touche le sort
des élus : sur une vaste mer cristalline mêlée de feu, on reconnaît les
vainqueurs de la Bête, c’est-à-dire ceux qui ont refusé d’adorer son
image et le chiffre de son nom, tenant entre leurs mains les harpes
de Dieu, chantant le cantique de Moïse après le passage de la mer
Rouge et le cantique de l’Agneau. La porte du tabernacle céleste
s’ouvre, et l’on en voit sortir les sept anges, vêtus de lin et ceints sur
la poitrine de ceintures d’or6. Un des quatre animaux leur donne
sept coupes d’or, pleines jusqu’au bord de la colère de Dieu7. Le
temple alors se remplit de la fumée de la majesté divine, et personne
n’y peut entrer jusqu’à la fin du jeu des sept coupes8.
1
Joël, IV, 13 (III, 13) ; Jérémie, LI, 33.
2
Joël, IV, 13 ; Isaïe, XVII, 5 ; LXIII, 1-6.
3
Isaïe, LXIII, 3 ; Michée, IV, 13 ; Habacuc, III, 12.
4
Allusion probable à la vallée de Josaphat, Joël, IV, 2, 11-14. On commençait
déjà peut-être à identifier ce nom symbolique avec la vallée de Cédron.
5
Apoc., c., XV.
6
Costume des prêtres juifs : Ex., XXVIII, 39-40 ; Lév., VII, 3.
7
Ézéchiel, XII, 31 ; Sophonie, III, 8 ; Ps. LXXXIX, 6. Cf. Ézéch., X, 7.
8
Exode, XL, 34 ; I Rois, VIII, 10-11 ; Isaïe, VI, 4 ; et surtout Eccl., XXXIX, 28-31
(Vulg., 33-37). L’analogie est grande avec les plaies d’Égypte : Exode, VII-X.
306
L’ANTÉCHRIST
1
Apoc., c. XVI.
2
Comp. Sagesse, XI, 15-16 ; XVI, 1, 9 ; XVII, 2 et suiv.
3
Sagesse, XVII, 2 et suiv.
4
Comp. Isaïe, XI, 15-16, et Carmina sib., IV, 137-139.
5
Les grenouilles désignaient les prestidigitateurs et les arlequins. Artémidore,
Onirocrit., II, 15.
307
L’ANTÉCHRIST
voix de Jésus1. Heureux celui qui veille et qui garde ses vêtements,
de peur qu’il ne soit réduit à courir nu et qu’on ne voie sa honte ! »)
Ils les rassemblent, dis-je, dans le lieu qui est appelé en hébreu
Harmagédon. — La pensée générale de tout ce symbolisme est assez
claire. Nous avons déjà trouvé chez le Voyant l’opinion adoptée
universellement dans la province d’Asie, que Néron, après s’être
échappé de la villa de Phaon, s’était réfugié chez les Parthes, et que
de là il allait revenir pour écraser ses ennemis. On croyait, non sans
motifs apparents2, que les princes parthes, amis de Néron durant
son règne, le soutenaient encore, et le fait est que la cour des Arsa-
cides fut durant plus de vingt ans le refuge des faux Nérons3. Tout
cela paraît à l’auteur de l’Apocalypse un plan infernal4, conçu entre
Satan, Néron et ce conseiller de Néron qui a déjà figuré sous la
forme de la seconde bête. Ces créatures damnées sont occupées à
former en Orient une ligue, dont l’armée passera bientôt l’Euphrate
et écrasera l’empire romain. Quant à l’énigme particulière du nom
de Harmagédon, elle est pour nous indéchiffrable5.
Le septième ange verse sa coupe dans l’air ; un cri sort de l’autel :
« C’en est fait ! » Et il y eut des éclairs, des voix, des tonnerres, un
tremblement de terre comme jamais on n’en vit, par suite duquel la
grande ville (Jérusalem6) se brise en trois morceaux ; et les villes des
nations s’écroulent, et la grande Babylone (Rome) revient en mé-
moire devant Dieu, qui se prépare enfin à lui faire boire la coupe du
1
Comp. Matth., XXIV, 42 ; Luc, XII, 37-39.
2
Suétone, Néron, 57.
3
Tacite, Hist., I, 2 ; Suétone, Néron, 57 ; Zonaras, XI, 18.
4
Cf. I Rois, XXII, 20 et suiv.
5
Il y a là sûrement une allusion à Zacharie, XII, 11. L’auteur a probablement en
vue un lieu déterminé, qu’il est impossible de découvrir. L’explication elydbe
emyte = « la grande Rome » est peu vraisemblable. Presque toutes les batailles
historiques de la Palestine se livrèrent près de Mageddo (Juges, V, 19 ; II Rois,
XXIII, 29 ; Zach., l. c.).
6
Comp. XI, 8. Notez, en effet, la manière dont ¹ pÒlij ¹ mu l£lh est opposé
à a ƒ pÒleij tî n ™qnî n. En outre, il n’est pas naturel que Rome soit désignée
deux fois dans le même verset par des noms différents.
308
L’ANTÉCHRIST
1
Apoc., c. XVII.
2
Trait pris de Babylone, Jérém., LI, 13, mais qui sera bientôt appliqué méta-
phoriquement à Rome.
3
Les Hérodes, Tiridate, roi d’Arménie, etc., tous empressés à visiter Rome, à y
donner des fêtes, à lui faire leur cour.
4
Comp. XI, 7. ”A } ussoj, dans l’Apocalypse, est non pas le séjour des morts,
mais celui des démons.
309
L’ANTÉCHRIST
qu’il faut un esprit intelligent ! Les sept têtes sont sept montagnes
sur lesquelles la femme est assise. Elles représentent aussi sept rois :
cinq de ces rois sont tombés, un d’eux règne actuellement, l’autre
n’est pas encore venu, et, quand il viendra, il durera peu de temps1.
Quant à la bête qui était et qui n’est plus, elle est le huitième roi, et
en même temps elle fait partie des sept rois, et elle va droit à la per-
dition. Et les dix cornes que tu as vues sont dix rois, qui n’ont pas
reçu précisément la royauté, mais qui reçoivent pour une heure un
pouvoir égal à celui des rois et l’exercent conjointement avec la
Bête. Ces dix rois n’ont tous qu’un même avis, et ils font hommage
de leur puissance à la Bête. Ils combattront contre l’Agneau, et
l’Agneau les vaincra ; car il est le seigneur des seigneurs et le roi des
rois, et ceux qui ont été appelés et élus avec lui, ses fidèles enfin, les
vaincront aussi. » Et il ajouta : « Les eaux que tu as vues, sur les-
quelles la courtisane est assise, sont les peuples et les nations et les
races et les langues. Et les dix cornes que tu as vues, ainsi que la
Bête elle-même2, poursuivront de leur haine la courtisane, et la ren-
dront déserte et nue, et ils mangeront ses chairs3, et ils la brûleront ;
car Dieu leur a mis au cœur, pour accomplir sa volonté, de suivre
une pensée unique4, et de donner leur royaume à la Bête, jusqu’à ce
que les paroles de Dieu soient accomplies. Et la femme que tu as
vue est la grande ville qui exerce la royauté sur les rois de la terre. »
310
L’ANTÉCHRIST
des martyrs. La Bête, c’est Néron, que l’on a cru mort, qui revien-
dra, mais dont le second règne sera éphémère et suivi d’une ruine
définitive. Les sept têtes ont deux sens : elles sont les sept collines
sur lesquelles Rome est assise ; mais elles sont surtout les sept em-
pereurs : Jules César, Auguste, Tibère, Caligula, Claude, Néron,
Galba. Les cinq premiers sont morts ; Galba règne pour le mo-
ment ; mais il est vieux et faible ; il tombera bientôt. Le sixième,
Néron, qui est à la fois la Bête et un des sept rois1, n’est pas mort
en réalité ; il régnera encore, mais peu de temps2, sera ainsi le hui-
tième roi, puis il périra. Quant aux dix cornes, ce sont les pro-
consuls et les légats impériaux des dix provinces principales, qui ne
sont pas de vrais rois3, mais qui reçoivent de l’empereur leur pou-
voir pour un temps limité4, gouvernent conformément à une seule
pensée, celle qui leur vient de Rome, et sont pleinement soumis à
l’empire, dont ils tiennent leur pouvoir. Ces rois partiels sont tout
aussi malveillants pour les chrétiens que Néron lui-même5. Repré-
sentants d’intérêts provinciaux, ils humilieront Rome, lui enlèveront
le droit de disposer de l’empire, dont elle a joui jusque-là6, la mal-
traiteront, y mettront le feu, se partageront ses débris7. Cependant
Dieu ne veut pas encore le démembrement de l’empire ; il inspire
aux généraux commandants des armées de province, et à tous ces
personnages qui eurent tour à tour le sort de l’empire entre leurs
mains (Vindex, Verginius, Nymphidius Sabinus, Galba, Macer, Ca-
piton, Othon, Vitellius, Mucien, Vespasien), de se mettre d’accord
pour reconstituer l’empire, et, au lieu de s’établir en souverains in-
1
Ka ˆ tÕ qhr…on Ö Ãn ka ˆ oÙk œstin...k a ˆ ™k tî n ˜pt£ ™stin.
2
L’auteur, en effet, veut que la catastrophe finale ne soit éloignée que de trois
ans et demi.
3
Comparez le sens du mot dux dans le Midrasch rabba, Eka, I, 5.
4
M …a n é ra n.
5
Comp. Commodien, v. 864 et suiv.
6
« Evulgato imperii arcano posse principem alibi quam Romæ fieri. » (Tacite,
Hist., I, 4.)
7
Le projet de l’affamer fut au moins bien réel dans le parti de Mucien. Josèphe,
B. J., IV, X, 5.
311
L’ANTÉCHRIST
1
Doî na i t¾n ba s ile…a n a Ùtî n tw qhr…w.
2
M …a n ghè mhn (xvii, 13, 17).
3
Verset 17.
4
Tacite, Hist., I, 11. Cf. Jos., B. J., IV, XI, 5.
312
L’ANTÉCHRIST
1
Tacite, Hist., II, 8-9.
313
L’ANTÉCHRIST
l’autre roi n’est pas encore venu, et, quand il sera venu, il durera
peu1 » ? Cela est possible. Le monstre s’élevant de l’abîme serait une
vive image du pouvoir éphémère que le sagace écrivain voyait sortir
de la mer à l’horizon de Patmos. On ne saurait se prononcer là-
dessus avec certitude, car l’opinion que Néron était chez les Parthes
suffit pour tout expliquer ; mais cette opinion n’excluait pas la
croyance au faux Néron de Cythnos, puisqu’on pouvait supposer
que l’apparition de celui-ci était bien le retour du monstre, coïnci-
dant avec le passage de l’Euphrate par ses alliés d’Orient2. En tout
cas, il nous paraît impossible que ces lignes aient été écrites après le
meurtre du faux Néron par Asprénas. La vue du cadavre de
l’imposteur, promené de ville en ville, la contemplation de ses traits
éteints par la mort eussent parlé trop évidemment contre les appré-
hensions du retour de la Bête, dont l’auteur est possédé.3 Nous ad-
mettons donc volontiers que Jean, dans l’île de Patmos, eut
connaissance des événements de l’île de Cythnos4, et que l’effet
produit sur lui par ces rumeurs étranges fut la cause principale de la
lettre qu’il écrivit aux Églises d’Asie, pour leur apprendre la grande
nouvelle de Néron ressuscité.
Interprétant les événements politiques au gré de sa haine,
l’auteur, en juif fanatique, a prédit que les commandants de pro-
vince, qu’il croit pleins de rancune contre Rome, et jusqu’à un cer-
tain point d’accord avec Néron, ravageront la ville, la brûleront.
Prenant maintenant le fait pour accompli, il chante la ruine de son
1
Apoc., XVII, 8, 10, 11. Comparez qa uma sq»sonta i oƒ k a toikoà ntej ™pˆ
tÁj Óti Ãn ka ˆ oÙk œs tin ka ˆ pa ršsta i avec Achaïa atque Asia falso exterritæ
velut Nero adventaret… late terror, multis ad celebritatem nominis erectis, et autres pas-
sages cités ci-dessus.
2
Dans les deux passages (sixième trompette et sixième coupe) relatifs à
l’invasion des Parthes, il n’est pas dit que Néron soit avec eux, mais seulement
que l’invasion se fait d’accord avec lui.
3
Ceci réfute l’opinion de ceux qui croient voir dans l’Apocalypse des allusions
aux dernières luttes d’Othon et de Vitellius.
4
Les mots oÜ pw Âlqen conviendraient bien au moment où l’imposteur ne
s’était pas encore dévoilé par des actes publics, quoiqu’on parlât de lui.
314
L’ANTÉCHRIST
ennemie1. II n’a pour cela qu’à copier les déclamations des anciens
prophètes contre Babylone, contre Tyr2. Israël a jalonné l’histoire
de ses malédictions : à tous les grands États profanes il a dit :
« Heureux qui te rendra le mal que tu nous as fait ! » Un ange bril-
lant descend du ciel, et, d’une voix formidable : « Tombée, tombée,
dit-il, est la grande Babylone, et elle n’est plus qu’une demeure de
démons3, un séjour d’esprits impurs, un refuge d’oiseaux immon-
des, parce que toutes les nations ont bu du vin de sa fornication, et
que les rois de la terre se sont souillés avec elle, et que les mar-
chands de la terre se sont enrichis de son opulence. » Une autre
voix du ciel se fait entendre :
Sortez d’elle, vous qui êtes mon peuple, de peur de vous rendre
complices de ses crimes et d’être atteints par les plaies qui vont la
frapper. Ses abominations sont arrivées jusqu’au ciel, et Dieu s’est
souvenu de ses iniquités. Rendez-lui ce qu’elle a fait aux autres ;
payez-la au double de ses œuvres ; versez-lui le double de la coupe
qu’elle a versée aux autres. Autant elle a eu de gloire et de bien-être,
autant donnez-lui de tourment et d’affliction. « Je suis assise en
reine, disait-elle en son cœur ; je ne connaîtrai jamais le deuil. » Voi-
là pourquoi ses châtiments viendront tous en un même jour, mort,
désolation, famine, incendie ; car puissant est le Dieu qui la juge. Et
l’on verra pleurer sur elle les rois de la terre qui ont participé à ses
impuretés et à ses débauches4. A la vue de la fumée de son embra-
sement : « Malheur ! malheur ! » diront ses compagnons de débau-
che, se tenant à distance, frappés de terreur. « Quoi ! la grande, la
puissante Babylone !... En une heure est venu son jugement !...» Et
1
Apoc., XVIII.
2
Comp. surtout Isaïe, xiii, xxiii, xxiv, xxxiv, xlvii, xlviii, lii ; Jérémie, xvi, xxv, li ;
Ézéch., xxvi, xxvii.
3
Les bêtes étranges qui habitent dans les ruines passaient pour des démons.
Isaïe, XIII, 21 ; XXXIV, 14.
4
Allusion aux Hérodes, dont les complaisances pour les Romains blessaient
profondément les Juifs, surtout depuis la révolte de l’an 66.
315
L’ANTÉCHRIST
1
Quand il s’agissait d’esclaves, on comptait par sè ma ta : inscriptions de Del-
phes (v. Journ. asiat., juin 1868, p. 530-531) ; Démosthène, Contre Everge et Mné-
sibule, § 11 ; Tobie, X, 10, II Macch., VIII, 11 ; version grecque de Gen.,
XXXVI, 6 ; comp. Gen., XII, 5 ; Ézéchiel, XXVII, 13 ; Jos., Vita, 75. Cf. Wescher,
dans l’Ann. de l’ass. des études grecques, 1872, p. 88.
2
Chanson dialoguée dans le genre du cantique des cantiques, prise comme
exemple des chansons populaires en général.
316
L’ANTÉCHRIST
1
Ce trait, qui convient médiocrement à Rome, est emprunté comme presque
tout ce qui précède aux invectives des anciens prophètes contre Tyr.
2
Apoc., c. XIX.
3
Comp., Ps. CXV, 13 ; CXXXIV, 1.
4
Comp. Matth., XXII, 2 et suiv. ; XXV, 1 et suiv.
5
L’Église.
317
L’ANTÉCHRIST
318
L’ANTÉCHRIST
1
Apoc., XII, 7 et suiv.
2
Apoc., c. XX.
3
Cf. Jud., 6.
4
Comp. Talm. de Bab., Gittin, 68 a.
5
Daniel, VII, 9, 22, 27.
6
Comp. Apoc., I, 9.
7
Isaïe, LXI, 6.
319
L’ANTÉCHRIST
1
Ce mythe vient d’Ézéchiel, ch. XXXVIII et XXXIX. Chez certaines tribus par-
lant l’ossète, Gogh « montagne » et Mughogh « la grande montagne » désignent
deux massifs du Caucase. On appliqua ensuite ces deux mots aux populations
scythiques de la mer Noire et de la mer Caspienne. Dans Ézéchiel (XXXVIII et
XXXIX), ils personnifient l’ invasion scythique ou barbare en général. Comparez
Coran, XVIII, 94 et suiv. ; XXI, 96. L’application messianique de ce mythe géo-
graphique commence à poindre dans les vers sibyllins (III, 319, 512) ; elle est
bien plus expresse dans le Targum du Pseudo-Jonathan, Lévitique, XXVI, 44 ;
Nombres, XI, 27 (ou Targ. de Jérus., mêmes endroits). Cf. Talm. de Bab., San-
hedrin, 94 a, 97 b ; Aboda zara, 1 b. V. Zeilschrift der d. m. G., 1867, p. 57
2
Comp. Daniel, VII, 9.
320
L’ANTÉCHRIST
1
Cf. Achille Tatius, V, p. 116-117, édit. Jacobs, et la curieuse mosaïque (encore
inédite) de Torcello.
2
Malachie, III, 16 ; Daniel, VII, 10. Comp. Talm. de Bab. Rosch has-schana, 16 b.
3
Comp. Daniel, VII, 11 ; Luc, XVI, 23 ; I Cor., XV, 26.
4
Apoc., XXI.
5
Comp. Isaïe, LXV, 17 ; LVI, 22. Cf. II Petri, III, 13.
6
La mer est une annulation, une stérilisation d’une partie de la terre, un reste
du chaos primitif (oyev), souvent un châtiment de Dieu, engloutissant des pays
coupables. Elle est abîme (¥} ussoj) ; or l’abîme est le domaine de Satan
(comp. XI, 7 ; XIII, 1). Dans le paradis (Gen., II), il n’y avait pas de mer. Comp.
Job., VII, 12.
7
Ézéchiel, XXXVII, 27. Comp. II Cor., VI, 16.
8
Isaïe, XXV, 8 ; LXV, 19.
321
L’ANTÉCHRIST
monde éternel. « C’en est fait. Voilà que je renouvelle toute chose1.
Je suis l’A et l’W , le commencement et la fin. Celui qui a soif, je le
ferai boire gratuitement à la source de vie2. Le vainqueur possédera
tous ces biens, et je serai son Dieu, et il sera mon fils3. Quant aux
timides, aux incrédules, aux abominables, aux meurtriers, aux forni-
cateurs, aux auteurs de maléfices, aux idolâtres, aux menteurs, leur
part sera l’étang de soufre et de feu. »
Un ange s’approche alors du Voyant, et lui dit : « Viens ; je vais
te montrer la fiancée de l’Agneau. » Et il le transporte en esprit sur
une montagne élevée, d’où il lui montre en détail la Jérusalem
idéale4, pénétrée et revêtue de la gloire de Dieu. Son éclat est celui
d’un jaspe cristallin. Sa forme est celle d’un carré parfait5 de trois
mille stades de côté, orienté selon les quatre vents du ciel et entouré
d’un mur haut de cent quarante-quatre coudées, percé de douze
portes. A chaque porte veille un ange, et au-dessus est écrit le nom
d’une des douze tribus d’Israël. Le soubassement du mur a douze
assises de pierres ; sur chacune des assises resplendit le nom d’un
des douze apôtres de l’Agneau6. Chacun de ces lits superposés est
1
Isaïe, XLIII, 49 ; Jérém., XXXI, 22. Comp. II Cor., V, 17.
2
Isaïe, LV, 1.
3
II Samuel, VII, 14.
4
Tout ce qui suit est emprunté à Ézéchiel, XL, XLVII, XLVIII. Comparez Héro-
dote, I, 178.
5
TÕ Þy oj, au verset 16, ne peut être pris que comme un écart d’imagination
ou une inadvertance de rédaction. Comparez cependant Talm. de Bab., Baba
bathra, 75 b.
6
L’imagination peu précise des juifs se décèle ici. Le symbolisme entraîne
l’auteur à un tableau qui n’est pas satisfaisant pour l’esprit. On entend
d’ordinaire les dè deka qemel…ou j comme les douze secteurs de soubassement
qui vont d’une porte à l’autre. Nous croyons qu’il vaut mieux superposer les
dè deka qemel…ou j et en faire des assises, en retrait les unes sur les autres, au-
dessous du mur proprement dit. Les versets 18-20 impliquent presque néces-
sairement cette hypothèse. Comparez la construction des murs du haram de
Jérusalem, telle qu’elle ressort des fouilles anglaises. Palestine exploration fund,
n° 4 (voir aussi Mém. de I’Acad. des inscr., t. XXVI, 1re partie, pl. 2, 5, et Les dern.
jours de Jér. p. 246). Notez l’emploi du mot qemel…ou j dans Josèphe (Ant., VII,
322
L’ANTÉCHRIST
323
L’ANTÉCHRIST
1
Zacharie, XIV, 11.
324
CHAPITRE XVII.
FORTUNE DU LIVRE.
Et c’est moi, Jean, qui entendis et vis toutes ces choses ; et, après
les avoir vues et entendues, je tombai devant les pieds de l’ange qui
me les montrait, pour l’adorer. Et il me dit : « Garde-toi de le faire,
je suis ton co-serviteur ; nous avons un même maître, toi, moi, tes
frères les prophètes et ceux qui gardent les paroles de ce livre1.
Adore Dieu. » Et il me dit ensuite : « Ne scelle2 pas les discours de
la prophétie de ce livre, car le temps est proche ! Que l’injuste de-
vienne, plus injuste encore ; que celui qui est souillé se souille en-
core3 ; que le juste fasse encore plus de justice ; que le saint se sanc-
tifie encore ! »
1
Isaïe, XI, 1.
2
L’esprit prophétique répandu dans l’Église.
3
L’Église.
4
Deutéron., IV, 2.
5
Matthieu, XXIV.
326
L’ANTÉCHRIST
1
Dion Chrysostome, Orat. XXI, 10.
2
Irénée, Adv. hær., V, XXX, 1.
3
Carm. sib., IV, 117 et suiv., 137-139.
327
L’ANTÉCHRIST
1
Comp., par exemple, IV Esdr., IV, 35 et suiv., à Apoc., VI, 9 et suiv. ; IV Es-
dras, VII, 32, à Apoc., XX, 13 ; IV Esdr., X, 50 et suiv., à Apoc., XXI, 2 et suiv.
Voir aussi IV Esdras, XV, 5.
2
Asc. d’Isaïe, IV, 2 et suiv.
3
Carm. sib., V, 28 et suiv., 105 et suiv., 142 et suiv., 363 ; VIII, 151 et suiv., 169
et suiv. Voir ci-dessus, p. 318, note 3. Cf. Carm. sib., III, 397.
4
Instr., acrost. XLI et XLII, v. 36 et suiv. ; Carmen, v. 816 et suiv., 831, 845, 862,
878, 903 et suiv. ; (Pitra, Spic. Sol., I ; voir les corrections d’Ebert dans les Ab-
handl. der phil.-hist. Classe der sächsischen Gesell. der Wiss., t. V, p. 395 et suiv.).
5
Vers 907 et suiv.
6
Bibl. max. Patr., Paris, t. I, p. 580-581.
7
Irénée, Adv. hœr., V, XXX, 3. C’est ici la plus forte objection contre les rap-
ports d’Irénée avec ceux qui avaient vu l’apôtre Jean. Commodien, dans ses
328
L’ANTÉCHRIST
329
L’ANTÉCHRIST
1
L’édition du texte de saint Béat par Florez (Madrid, 1770) est presque introu-
vable. M. Didot a collationné les plus importants passages de ce commentaire
sur l’exemplaire unique de l’édition de Florez qui se trouve à Paris, en la pos-
session de M. l’abbé Nolte, et sur deux importants manuscrits, dont l’un lui
appartient. Des apocalypses figurées manuscrites et xylographiques (Paris, 1870) p. 3,
16-17, 24-25, 76-77, édit. de Florez, p. 438, 498.
2
Et encore il ne se perd pas entièrement. V. Hist. litt. de la Fr., t. XXV, p. 258.
3
Joël, II, 1 et suiv.
330
L’ANTÉCHRIST
1
Joël, II, 1.
2
En particulier, l’épisode des martyrs sous l’autel (ch. VI, 9-11), les lignes tou-
tes divines, qui suffiront éternellement à la consolation de l’âme qui souffre
pour sa foi ou sa vertu.
3
Voir, par exemple, les cantiques des premiers chapitres de l’Évangile de Luc.
331
L’ANTÉCHRIST
1
Xjykjd ejthak, Ézéch., XXVIII, 8
2
V. Gesenius, Thes., au mot ejtha, hébr. et chald. Les juifs du moyen âge ap-
pliquent aussi d’ordinaire cette expression aux temps messianiques. Cf. Bere-
schith rabba, ch. LXXXVIII.
3
I Cor., XV, 24 et suiv.
332
L’ANTÉCHRIST
1
II Macch., VII, 9, 11, 14, 23, 36. Comp. VI, 26.
2
II Macch., VII, 36 ; Sagesse, ii-v, surtout III, 4 et suiv. ; De rationis imperio, 9, 16,
18, 20.
3
Oƒ dia ton qeon ¢poqa nontej zî si tù qeù . De rat. imp., 16.
4
Tù qe„J nà n pa res thka s i qronJ k a ˆ ma k£rion a „î na bioà si. De rat.
imp., 18.
5
Tacite, Hist., V, 5.
6
Cette manière de concevoir le règne messianique comme distinct de l’état qui
suivra le jugement dernier, et comme antérieur à cet état, se trouve dans
l’Apocalypse d’Esdras, écrite vers l’an 97.
333
L’ANTÉCHRIST
1
Cérinthe, dans Eusèbe, H. E., III, 28 ; Papias, dans Eusèbe, H. E., III, 39 ;
Justin, Dial. cum Tryphon., 80-81 ; Irénée (voir Eusèbe, III, 39) ; Tertullien,
Contre Marcion, III, 24 ; Lactance, Instit., VII, 20.
2
Ps. XC, 4, rapproché de Ps. LXXXIV, 11. Comp. épître de Barnabé, c. 15 ; II
Petri, III, 8 ; Justin, Dial. cum Tryph., 81 ; Irénée, Adv. hœr., V, XXIII, 2.
3
Pesikta rabbathi, sect. I ; Jalkut sur les Psaumes, n° 806 ; Ammonius, dans Maï,
Script. vet. nova coll., I, 2e partie, p. 207. Selon l’Apocalypse d’Esdras, VII, 26 et
suiv., le règne du Messie sera de quatre cents ans.
334
L’ANTÉCHRIST
1
Commodien et saint Hippolyte fixent également la durée du monde à six
mille ans.
2
Des idées très analogues se retrouvent chez les Étrusques et faisaient sans
doute le fond des anciens livres sibyllins, si bien qu’une union toute naturelle
s’établit entre le sibyllinisme italiote et l’apocalyptisme juif (Virg., En.., IV).
3
Voir l’Ardaï Viraf-Nameh, sorte d’apocalypse, qui n’est pas, comme on l’avait
cru, une imitation de l’Ascension d’Isaïe. Cf. Sitzungsberichte de l’Acad. de Munich,
1870, I, 3.
4
Zeitschrift der d. m. G., 1867, p. 571 et suiv. ; Théopompe, dans le traité De Iside
et Osir., 47.
335
L’ANTÉCHRIST
336
L’ANTÉCHRIST
1
Apoc., IV, 3.
2
Tacite, Ann., XV, 44.
337
L’ANTÉCHRIST
1
Apoc., XXII, 2, e„j qera peia n tî n ™q î n, trait ironique.
2
Apoc., VII, 9 ; XIV, 3.
3
Apoc., V, 5.
4
Apoc., II, 9 ; III, 9 , XI, 19 ; XIV, 1-3. Cf. XII et suiv., XXI, 12.
338
L’ANTÉCHRIST
1
Papias, dans Eusèbe, H. E., III, 39.
2
Aujourd’hui encore, en arménien, le nom de l’Antéchrist est Neren. Voir le
grand dictionnaire de l’Académie arménienne de Saint-Lazare, au mot Neren.
339
L’ANTÉCHRIST
1
Th. Malvenda, De Antichristo, libri XI (Rome, 1604, in-fol.).
2
“Ina Î Ð qeÕj p£nta ™n p©sin. I Cor., xv, 28.
340
L’ANTÉCHRIST
l’humanité aura besoin d’un Dieu qui demeure avec elle1, compa-
tisse ses épreuves, lui tienne compte de ses luttes, et essuie toute
larme de ses yeux ».
1
Skhnè s ei met’a Ùtî n. Apoc., xxi, 3.
341
CHAPITRE XVIII.
1
Tacite, Hist., I, 13, 78 ; Suétone, Othon, 7 ; Dion cass., LXIV, 8 ; Plutarque,
Vie de Galba, 23 ; Vie d’Othon, 4.
2
Tacite, Hist., I, 86, 90 ; Suétone, Othon, 7, 8, 11 ; Dion Cassius, LXIV, 7, 10 ;
Plutarque, Galba, 23 ; Othon, 4.
3
Dion Cassius, LXIV, 10.
4
Tacite, Hist., II, 66-68. Cf. Agricola, 7.
5
Dion Cassius, LXV, 1 ; Tacite, Hist ., II, 62 ; Suét., Vit., 14, Zonaras, VI, 5.
6
Matth., XXIV, 6-7.
343
L’ANTÉCHRIST
1
Jos., B. J., VII, VIII, 1.
2
Voir, par exemple, Jos., B. J., VII, XI ; Vita, 76.
3
Cela s’applique surtout aux juifs d’Orient.
344
L’ANTÉCHRIST
345
L’ANTÉCHRIST
1
Tacite, Hist., II, 71, 95 ; Suétone, Vit., 11 ; Dion Cassius, LXV, 4, 7. S’il était
permis d’admettre dans l’Apocalypse des retouches post eventum, on pourrait sup-
poser que les versets 12-13 du chapitre XVII se rapportent à ces tentatives des
généraux pour établir le régime néronien. J’ai fait beaucoup d’essais pour voir si
Othon ne serait pas la seconde Bête ou le Faux Prophète. Les versets XIII, 12,
16-17, s’expliqueraient très bien dans cette hypothèse ; mais les versets 13-15
résistent à une telle interprétation.
2
Bustes, au musée de Naples, et aux Uffizj de Florence, no 312 (conjecture).
3
Jos., Ant., XIX, IX, 1.
4
Tacite, Hist., II, 2, 81. Cf. Suét., Titus, 7 ; Josèphe, B. J., XII, VII, 1-3.
346
L’ANTÉCHRIST
1
Voir Mém. de l’Acad. des inscr., t. XXVI, 1re part., p. 294 et suiv. Cf. les Apôtres,
p. 252 ; Saint Paul, p. 106-107.
2
Tacite, Hist., II, 82 ; IV, 51.
3
Suétone, Néron, 40.
4
Jos., B. J., III, VIII, 3, 9 ; IV, x, 7. Cf. Suétone, Vesp., 5 ; Dion Cassius, LXVI,
1 ; Appien, cité par Zonaras, XI, 16. Noter la réflexion de Zonaras. Cf. Tac.,
Hist., I, 10 ; II, 1, 73, 74, 78 ; Suét., Vesp., 5 ; Jos., B. J., III, VIII, 3.
5
Jos., B. J., VI, V, 4 ; Suétone, Vesp., 4 ; tacite, Hist., V, 13.
6
Virg., Egl. IV. Comp. Suétone, Aug., 94 et le passage cité par Servius, sur Æn.,
VI, 799.
7
Matth., II, 1-2. Comp. Nombres, XXIV, 17.
8
C rhsmÕj ¢mf…} oloj : Jos., l. c. (cf. B. J., III, VIII, 3) : ambages, Tacite, l. c.
Josèphe paraît avoir surtout en vue le passage Dan., IX, 25-27. Ce qui prouve
que la prédiction n’était pas, du reste, très sérieuse dans l’esprit de Josèphe,
347
L’ANTÉCHRIST
c’est qu’on ne la trouve que dans la Guerre des Juifs, écrite sous Vespasien. Il
l’omet dans son autobiographie, écrite en 94, époque où ses deux protecteurs
étaient morts, et où on pouvait prévoir la chute de Domitien.
1
Jos., B. J., VI, V, 4.
2
Jos., Vita, 65, 75.
3
Jos., B. J., III, VIII, 8, 9 ; Vita, 75.
4
Talmud de Bab., Gittin, 56 a et b ; Aboth derabbi Nathan, ch. IV, fin (comp.
Midrasch Eka, I, 5), récit sur Johanan ben Zakaï, tout à fait parallèle à celui de
Josèphe, et qui peut être un écho de ce dernier.
5
Tacite, Hist., IV, 81-82 ; Suétone, Vesp., 7 ; Dion Cassius, LXVI, 8.
6
Tacite, Hist., II, 2-4 ; Suétone, Titus, 5.
7
Suétone, Vesp., 5 ; Tacite, Hist., II, 78. Cf. faux Scylax, § 104 ; Jamblique, De
pyth. vita, 14, 15.
348
L’ANTÉCHRIST
adeptes, et grâce à elle entrera dans une phase tout à fait nouvelle
de ses destinées.
Vers la fin du printemps de 69, Vespasien sembla vouloir sortir
de l’oisiveté militaire où le tenait la politique. Le 29 avril, il se mit en
campagne, et parut avec sa cavalerie devant Jérusalem. Pendant ce
temps, Céréalis, un de ses lieutenants, brûlait Hébron ; toute la Ju-
dée était soumise aux Romains, excepté Jérusalem et les trois châ-
teaux de Masada, d’Hérodium et de Machéro, occupés par les sicai-
res. Ces quatre places exigeaient des sièges difficiles. Vespasien et
Titus hésitèrent à s’y engager dans l’état précaire où l’on était, à la
veille d’une nouvelle guerre civile, où ils pouvaient avoir besoin de
toutes leurs forces. Ainsi fut encore prolongée d’une année la révo-
lution qui, depuis trois ans, tenait Jérusalem dans l’état de crise le
plus extraordinaire dont l’histoire ait gardé le souvenir1.
Le 1er juillet, Tibère Alexandre proclama Vespasien à Alexandrie,
et lui fit prêter serment ; le 3, l’armée de Judée le salua Auguste à
Césarée ; Mucien, à Antioche, le fit reconnaître par les légions de
Syrie, et, le 15, tout l’Orient lui obéissait. Un congrès eut lieu à
Beyrouth, où il fut décidé que Mucien marcherait sur l’Italie, pen-
dant que Titus continuerait la guerre contre les Juifs, et que Vespa-
sien attendrait l’issue des événements à Alexandrie. Après une san-
glante guerre civile (la troisième qu’on eût vue depuis dix-huit
mois), le pouvoir resta définitivement aux Flavius. Une dynastie
bourgeoise, appliquée aux affaires, modérée, n’ayant pas la force de
race des Césars, mais exempte aussi de leurs égarements, se substi-
tua ainsi aux héritiers du titre créé par Auguste. Les prodigues et les
fous avaient tellement abusé de leur privilège d’enfants gâtés, que
l’on accueillit avec bonheur l’avènement d’un brave homme, sans
distinction, péniblement arrivé par son mérite, malgré ses petits ri-
dicules, son air vulgaire, son manque d’usage. Le fait est que la dy-
nastie nouvelle conduisit pendant dix ans les affaires avec sens et
jugement, sauva l’unité romaine et donna un complet démenti aux
prédictions des juifs et des chrétiens, qui voyaient déjà dans leurs
1
Tacite, Hist., V, 10.
349
L’ANTÉCHRIST
1
Tacite, Hist., III, 83 ; Dion Cassius, LXV, 19 ; Josèphe, B. J., IV, XI, 4.
2
Josèphe lui-même avoue que le sort de l’empire avait paru désespéré, et que
l’affermissement de Vespasien sauve la chose romaine contre toute espérance
(B. J., IV, XI, 5).
3
Voir Tillemont, note 7 sur Vesp.
350
L’ANTÉCHRIST
tre eux un pacte de mort. Comme ces rondes infernales où, selon la
croyance du moyen âge, on voyait Satan formant la chaîne entraîner
à un gouffre fantastique des files d’hommes dansant et se tenant par
la main ; de même la révolution ne permet à personne de sortir du
branle qu’elle mène. La terreur est derrière les comparses ; tour à
tour exaltant les uns et exaltés par les autres, ils vont jusqu’à
l’abîme ; nul ne peut reculer ; car derrière chacun est une épée ca-
chée, qui, au moment où il voudrait s’arrêter, le force à marcher en
avant.
Simon, fils de Gioras, commandait dans la ville1 ; Jean de Gischa-
la avec ses assassins était maître du temple. Un troisième parti se
forma, sous la conduite d’Éléazar, fils de Simon, de race sacerdo-
tale, qui détacha une partie des zélotes de Jean de Gischala, et
s’établit dans l’enceinte intérieure du temple, vivant des provisions
consacrées qui s’y trouvaient, et de celles que l’on ne cessait
d’apporter aux prêtres comme prémices. Ces trois partis2 se fai-
saient une guerre continuelle ; on marchait sur des tas de cadavres ;
on n’enterrait plus les morts. D’immenses provisions de blé avaient
été faites, qui eussent permis de résister des années. Jean et Simon
les brûlèrent pour se les arracher réciproquement3. La situation des
habitants était horrible ; les gens paisibles faisaient des vœux pour
que l’ordre fût rétabli par les Romains ; mais tous les passages
étaient gardés par les terroristes ; on ne pouvait s’enfuir. Cependant,
chose étrange ! du bout du monde on venait encore au temple. Jean
et Éléazar recevaient les prosélytes, et profitaient de leurs offrandes.
Souvent les pieux pèlerins étaient tués au milieu de leurs sacrifices,
avec les prêtres qui faisaient la liturgie pour eux, par les traits et les
1
Le pouvoir de Bar-Gioras fut plus régulier que celui de Jean de Gischala. On
a des monnaies de lui, et non, à ce qu’il semble, de Jean. Bar-Gioras seul fut
reconnu pour vrai chef (Ð ¥rcwn a Ùtî n) par les Romains, et seul exécuté
(Dion Cassius, LXVI, 7). Tacite met Jean et Simon sur le même pied (Hist., V,
12, notez la transposition).
2
Tacite, Hist., V, 12.
3
Jos., B. J., V, I, 4 ; Tacite, Hist., V, 12, Midrasch rabba, sur Kohéleth, VII, 11,
Talm. de Bab., Gittin, 56 a ; Midrasch rabba, sur Eka, I, 5.
351
L’ANTÉCHRIST
352
CHAPITRE XIX.
RUINE DE JÉRUSALEM.
1
Tacite, Hist., V, 1 ; Comp. le singulier midrasch sur Eka, I, 5 (Derenbourg,
p. 291).
2
Tacite (l. c.) fait assister Agrippa au siège. Il est remarquable que Josèphe ne
lui donne de rôle dans aucun épisode. La lettre d’Agrippa (Jos., Vita, 65) sem-
ble supposer qu’il fut présent aux opérations. Peut-être demanda-t-il à Josèphe
d’effacer des circonstances qui ne pouvaient que le rendre odieux à ses coreli-
gionnaires.
3
Voir Mémoires de l’Académie des inscriptions, XXVI, 1re partie, p. 299 et suiv.
4
Jos., B. J., VI, VI, 2.
L’ANTÉCHRIST
1
Très probablement Tuleil el-Foul. Robinson, Bibl. Res., I, p. 577 et suiv.
2
Une circonstance comme celle de Lydda (Jos., B. J., II, XIX, 1) prouve com-
bien le concours pour les fêtes était extraordinaire. Cf. Jos., B. J., II, xiv, 3.
3
Jos., VI, IX, 3 (cf. V, XIII, 7). Il y a là beaucoup d’exagération. Tacite parle de
six cent mille assiégés (Hist., V, 13, cf. Orose, VII, 9 ; Malada, p. 260).
L’enceinte, réduite encore au bout d’un mois par la prise du quartier nord de la
ville, n’eût pas contenu tant de monde, et l’eau, dont Jérusalem est si mal four-
nie, n’eût pas suffi. Voir Vie de Jésus, p. 388, 13e edit.
4
Tacite, Hist., V, 11. L’enceinte répondait à celle d’aujourd’hui, excepté du côté
du sud. Cf. Saulcy, Dern. jours de Jérus., plans, p. 218 et suiv.
5
Jos., B. J., V, IV, 2, 4 ; VI, IX, 1 ; VII, I, 1 ; Tacite, Hist., V, 11.
6
Tacite, Hist., V, 8, 11 ; Dion Cassius, LXVI, 4 ; Jos., B. J., V, IV et V.
7
Jos., B. J., V, III, 1 ; Tacite, V, 12.
354
L’ANTÉCHRIST
1
Tac., Hist., V, 13.
2
Pour toute cette topographie, voir Saulcy, Les dern. jours de Jér., 218 et suiv., et
les plans cités ci-dessus.
3
Jos., B. J., II, XV, 4 ; xvi, 1, 3. Ces princesses hérodiennes se montrent à nous
dans le Talmud et dans Josèphe comme dévotes, portées à faire des vœux et
très attachées au temple (Derenbourg, p. 253, 290, notes). Agrippa aussi paraît
avoir été un juif très exact. Talm. de Bab., Succa, 27 a ; Pesachim, 107 b.
4
Un doute peut être élevé sur ce point ; car nous verrons Josèphe exalter sys-
tématiquement la douceur des Flavius et soutenir que les rigueurs qu’ils ont
commises, les malheurs qui ont eu lieu sont venus uniquement de l’opiniâtreté
des Juifs (B. J., V, IX ; VI, II, VI ; cf. VI, III, 5). Sulpice Sévère (II, 30), qui paraît
ici, comme dans beaucoup d’autres endroits, copier des parties aujourd’hui
perdues de Tacite, dit tout le contraire : quia nulla neque pacis ne que deditionis copia
dabatur. Certainement, un parti pris de détruire Jérusalem est plus conforme,
chez Titus, et aux règles générales de la politique romaine et à l’intérêt de sa
famille, l’intention d’asseoir la dynastie nouvelle sur un exploit éclatant et sur
une entrée triomphale dans Rome se montrant chez lui avec évidence. Jérusa-
lem aurait ainsi payé en quelque sorte les frais d’établissement de la dynastie
nouvelle. D’un autre côté, il ne faut pas oublier l’influence qu’avaient prise sur
son esprit Agrippa, Bérénice et même des personnages de second ordre tels
que Josèphe, lesquels pouvaient très bien faire valoir à ses yeux la reconnais-
sance qu’auraient les juifs modérés de Rome, d’Alexandrie et de Syrie envers le
sauveur du temple. Tacite, ici comme dans l’affaire du conseil de guerre, prête
peut-être a priori à Titus un idéal de dureté romaine, conforme aux idées qui
avaient prévalu depuis Trajan. Dion Cassius (LXVI, 4 et 5) est tout à fait
d’accord avec Josèphe ; mais son témoignage, outre qu’il n’est peut-être qu’une
355
L’ANTÉCHRIST
356
L’ANTÉCHRIST
1
Les raffinements de férocité gratuite que leur prête Josèphe (l. V et VI) sont
peu vraisemblables.
2
Hénoch., CXIII, 7.
3
Josèphe, B. J., VI, II, 1 ; V, 2.
4
Comparez Aboth derabbi Nathan, IV.
357
L’ANTÉCHRIST
1
Tacite, Hist., V, 11.
2
Tacite, Hist., V, 12.
3
C’est l’objet d’un jeûne le 17 du dixième mois (tammuz) Voir Mischna, Taanith,
IV, 6.
358
L’ANTÉCHRIST
des Juifs les sacrifices légaux, qu’il laissait même à Jean le choix de
ceux qui les offriraient. Jean refusa d’entendre. Ceux que n’aveuglait
pas le fanatisme se sauvèrent à ce moment auprès des Romains.
Tout ce qui resta choisit la mort.
Le 12 juillet, Titus commença les approches contre le temple1. La
lutte fut des plus acharnées. Le 28, les Romains étaient maîtres de
toute la galerie du nord, depuis la forteresse Antonia jusqu’au val de
Cédron. L’attaque commença alors contre le temple lui-même. Le 2
août, les plus puissantes machines se mirent à battre les murs, admi-
rablement construits, des exèdres qui entouraient les cours intérieu-
res ; l’effet en fut à peine sensible ; mais, le 8 août, les Romains ré-
ussirent à mettre le feu aux portes. La stupeur des Juifs fut alors
inexprimable ; ils n’avaient jamais cru que cela fût possible ; à la vue
des flammes qui pétillaient, ils versèrent sur les Romains un flot de
malédictions.
Le 9 août, Titus donna ordre qu’on éteignît le feu et tint un
conseil de guerre où assistaient Tibère Alexandre, Céréalis et ses
principaux officiers2. Il s’agissait de savoir si l’on brûlerait le temple.
Plusieurs étaient d’avis que, tant que l’édifice subsisterait, les Juifs
ne demeureraient point en repos. Quant à Titus, il est difficile de
savoir comment il opina ; car nous avons sur ce point deux récits
opposés. Selon Josèphe, Titus fut d’avis de sauver un ouvrage si
admirable, dont la conservation ferait honneur à son règne et prou-
verait la modération des Romains. Selon Tacite3, Titus aurait insisté
1
Pour la topographie, voir Vogüe, Le temple de Jér., p. 60-61 ; pl. XV, XVI.
2
Voir Léon Renier, dans les Mém. de l’Acad. des inscr., t. XXVI, 1re partie, p. 269
et suiv.
3
M. Bernays (Ueber die Chronil des Sulpicius Severus, Berlin, 1861, p. 48 et suiv.) a
démontré que le passage de Sulpice Sévère, II, XXX, 6-7, est tiré presque mot à
mot de la partie perdue des Histoires de Tacite. Tacite aurait lui-même puisé ses
renseignements dans le livre qu’Antonius Julianus, l’un des officiers du conseil
de guerre, composa sous le titre De Judæis (Minicius Felix, Octav., 33 ; Tillemont,
Hist. des emp., I, p. 588). Orose, comme Sulpice Sévère, eut entre les mains le
texte complet des Histoires ; mais il reste dans le vague : diu deliberavit… Il finit
cependant par attribuer l’incendie à Titus : incendit ac diruit (VII, 9).
359
L’ANTÉCHRIST
360
L’ANTÉCHRIST
1
Le grand jeûne des juifs pour la destruction du temple sec célèbre le 9 du
mois de ab, qui répond à peu près au mois d’août. Jos., B. J., VI, IV, 5 ; Mis-
chna, Taanith, IV, 6 (cf. Dion Cassius, LXVI, 7).
2
Voir le plan et la restauration du temple, par M. de Vogüé, Le temple de Jérus.,
pl. XV et XVI.
361
L’ANTÉCHRIST
le flot des envahisseurs, Titus fut porté dans le temple même. Les
flammes n’avaient pas atteint l’édifice central. Il vit intact ce sanc-
tuaire dont Agrippa, Josèphe, Bérénice lui avaient parlé tant de fois
avec admiration, et le trouva supérieur encore à ce qu’on lui en avait
dit. Titus redoubla d’efforts, fit évacuer l’intérieur, et donna même
ordre à Liberalis, centurion de ses gardes, de frapper ceux qui refu-
seraient d’obéir. Tout à coup un jet de flammes et de fumée s’élève
de la porte du temple. Au moment de l’évacuation tumultuaire, un
soldat avait mis le feu à l’intérieur. Les flammes gagnaient de tous
les côtés ; la position n’était plus tenable ; Titus se retira.
Ce récit de Josèphe renferme plus d’une invraisemblance. Il est
difficile de croire que les légions romaines se soient montrées aussi
indociles envers un chef victorieux. Dion Cassius prétend, au
contraire, que Titus eut besoin d’employer la force pour déterminer
les soldats à pénétrer dans un lieu entouré de terreurs1, et dont tous
les profanateurs passaient pour avoir été frappés de mort. Une seule
chose est certaine, c’est que Titus, quelques années après, était bien
aise que, dans le monde juif, on racontât la chose comme le fait Jo-
sèphe, et qu’on attribuât l’incendie du temple à l’indiscipline de ses
soldats, ou plutôt à un mouvement surnaturel de quelque agent in-
conscient d’une volonté supérieure2. L’Histoire de la guerre des Juifs fut
écrite vers la fin du règne de Vespasien, en 76 au plus tôt, quand
déjà Titus aspirait à être les « délices du genre humain », et voulait
passer pour un modèle de douceur et de bonté. Dans les années
précédentes, et dans un autre monde que celui des Juifs, il avait sû-
rement accepté des éloges d’un ordre différent. Parmi les tableaux
qu’on promena au triomphe de l’an 71, était l’image « du feu mis
1
Dion Cassius, LXVI, 6. Comp. Josèphe lui-même, XI, II, 3. Josèphe, ayant été
témoin des évènements, est très exact dans certains tableaux ; mais l’ensemble
de son récit est faussé par toutes sortes d’inventions et d’arrière-pensées.
2
Da imon…J ÐrmÍ tini crè menoj (Jos., B. J., VI, IV, 5) ; Dei nutu (Sulp. Sev.,
II, 30). Josèphe va jusqu’à présenter les Juifs comme la cause première du mal-
heur. La m} £nou s i d’a ƒ flÒgej ™k tî o„k e…wn t¾n ¢rc¾n k a ˆ t¾n a „t…a n
(Jos., l. c. ; cf. VI, II, 9).
362
L’ANTÉCHRIST
La lutte pendant ce temps était ardente dans les cours et les par-
vis. Un affreux carnage se faisait autour de l’autel, sorte de pyramide
tronquée, surmontée d’une plate-forme, qui s’élevait devant le tem-
ple ; les cadavres de ceux qu’on tuait sur la plate-forme roulaient sur
les degrés et s’entassaient au pied. Des ruisseaux de sang coulaient
de tous côtés ; on n’entendait que les cris perçants de ceux qu’on
égorgeait et qui mouraient en adjurant le ciel. Il était temps encore
de se réfugier dans la ville haute ; plusieurs aimèrent mieux se faire
tuer, regardant comme un sort digne d’envie de mourir pour leur
sanctuaire ; d’autres se jetaient dans les flammes d’autres se précipi-
taient sur les épées des Romains ; d’autres se perçaient eux-mêmes
ou s’entretuaient3. Des prêtres qui avaient réussi à gagner la crête de
la toiture du temple, arrachaient les pointes qui s’y trouvaient avec
leurs scellements de plomb, et les lançaient sur les Romains ; ils
continuèrent jusqu’au moment où la flamme les enveloppa. Un
grand nombre de Juifs s’étaient assemblés autour du lieu saint, sur
la parole d’un prophète qui leur avait assuré que c’était là le mo-
ment même où Dieu allait faire apparaître pour eux les marques du
salut4. Une galerie où s’étaient retirés six mille de ces malheureux
(presque tous des femmes, des enfants) fut brûlée. Deux portes du
1
Jos., B. J., VII, V, 5.
2
Argonautica, I, 13. Dans le Talmud, l’incendie du temple est attribué à « Titus
le méchant ». Talm. de Bab., Gittin, 56 a.
3
Dion Cassius, LXVI, 6.
4
Jos., B. J., VI, V, 2.
363
L’ANTÉCHRIST
1
C’est-à-dire contre le mur qui part de la citadelle actuelle et enclôt les jardins
des Arméniens. Saulcy, Les dern. jours de Jérus., p. 409-410, et plan, p. 222.
2
Jos., B. J., VI, IX, 3.
364
L’ANTÉCHRIST
1
Dion Cassius, LXVI, 5 ; Jos., Ant., XV, XI, 7 ; B. J., V, III, 1 ; Tacite, Hist.,
V, 12 ; Catherwood, plan ; Vogüé, Le temple de Jér., pl. I, XVII.
2
L’accusation de lâcheté que porte contre eux Josèphe est peu conforme à la
vraisemblance, et tient sans doute à la haine que l’historien juif leur a vouée.
3
Jos., B. J., VI, IX, 1. Les assises inférieures de l’une de ces tours existent en-
core aujourd’hui et excitent l’étonnement, quoique les blocs aient été descellés,
puis remontés à contresens.
4
Cette enceinte avait environ cent dix mètres de long sur quatre-vingt-dix de
large. C’est bien peu pour la foule que Josèphe y renferme. Cependant il fut à
cet égard témoin tout à fait oculaire. Vita, 75.
365
L’ANTÉCHRIST
plus beaux de taille et les mieux faits, furent réservés pour suivre le
triomphe de Titus. Parmi les autres, ceux qui avaient passé l’âge de
dix-sept ans furent envoyés en Égypte, les fers aux pieds, pour les
travaux forcés, ou répartis entre les provinces pour être égorgés
dans les amphithéâtres. Ceux qui avaient moins de dix-sept ans fu-
rent vendus. Le triage des prisonniers dura plusieurs jours, durant
lesquels il en mourut, dit-on, des milliers, les uns parce qu’on ne
leur donna pas de nourriture, les autres parce qu’ils refusaient d’en
accepter.
Les Romains employèrent les jours suivants à brûler le reste de la
ville, à en renverser les murailles, à fouiller les égouts et les souter-
rains. Ils y trouvèrent de grandes richesses, beaucoup d’insurgés
vivants qui furent tués sur-le-champ, et plus de deux mille cadavres,
sans parler de quelques prisonniers que les terroristes y avaient en-
fermés. Jean de Gischala, contraint par la faim à sortir, demanda
quartier aux vainqueurs, qui le condamnèrent à une prison perpé-
tuelle. Simon, fils de Gioras, qui avait des provisions, resta caché
jusqu’à la fin d’octobre. Manquant de vivres alors, il prit un parti
singulier. Revêtu d’un justaucorps blanc, avec un manteau de pour-
pre, il sortit inopinément de dessous terre, à l’endroit où avait été le
temple1. Il s’imaginait par là étonner les Romains, simuler une ré-
surrection, peut-être se faire passer pour le Messie. Les soldats fu-
rent, en effet, un peu surpris d’abord ; Simon ne voulut se nommer
qu’à leur commandant Terentius Rufus. Celui-ci le fit enchaîner,
manda la nouvelle à Titus, qui était à Panéas, et fit diriger le prison-
nier sur Césarée.
Le temple et les grandes constructions furent démolis jusqu’aux
fondements. Le soubassement du temple fut cependant conservé2,
et constitue ce qu’on appelle aujourd’hui le Haram esch-schérif. Titus
1
Le terre-plein du haram renferme, en effet, beaucoup de réduits souterrains.
2
Saint Jérôme, In Zach., XIV, 2. L’extraordinaire hauteur de ce soubassement
n’a pu être comprise que depuis les fouilles des Anglais. Les fondations du
temple lui-même furent visibles jusqu’au temps de Julien. Comp. Hégésippe,
dans Eus., H. E., II, xxiii, 18.
366
L’ANTÉCHRIST
1
Épiphane, De mensuris, c. 14.
2
Jos., B. J., VII, I, 1 ; Luc, XIX, 44 ; Épiphane, De mensuris, c. 14 ; Lactance, Inst.
div., IV, 21 ; Orose, VII, 9. Les assertions contraires d’Eusèbe (Demonstr. evang.,
VI, 18) et de saint Jérôme (In Zach., c. XIV) viennent du désir de voir réalisées
certaines prophéties. Il est évident, du reste, qu’une telle destruction se borna
pour le moment à desceller les pierres et à les renverser.
3
Nous examinerons plus tard avec détail quel fut l’état de Jérusalem durant ces
cinquante-deux années, et en quel sens il put être question pendant ce temps
d’une Église de Jérusalem.
4
Sur l’emplacement actuel du patriarcat latin. Jos., B. J., VII, I, 1 ; Clermont-
Ganneau, Comptes rendus de l’Acad. des inscr., 1872, p. 158 et suiv.
367
L’ANTÉCHRIST
charnier, lever le bras pour affirmer qu’ils avaient avec eux les pro-
messes de l’éternité.
368
CHAPITRE XX.
1
Inscription dans Mém. de l’Acad. des inscr., t. XXVI.
2
B. J., VII, II, III, 1 ; V, 1.
3
Jos., B. J., VII, III, 2-4.
L’ANTÉCHRIST
1
Mala, p. 261 ; cf. p. 281 (édit. De Bonn).
2
Suétone, Titus, 5.
3
Juvénal, sat. I, 128-130, passage qui se rapporte à Tibère Alexandre.
4
B. J., VI, IX, 1. Sans doute on peut soupçonner ici une arrière-pensée systéma-
tique de Josèphe. Cependant Titus, quelques années après, ayant, dit-on, ap-
prouvé de tels passages (Jos., Vita, 65), on peut en conclure qu’ils répondaient
par quelques côtés à sa nature et à sa pensée. Et, si l’on doute de la réalité d’une
telle approbation, il reste au moins que Josèphe crut faire sa cour en écrivant
ainsi.
5
Vie d’Apoll., VI, 29.
370
L’ANTÉCHRIST
offrait, alléguant que ce n’était pas lui qui avait pris Jérusalem, qu’il
n’avait fait que prêter son ministère à un dieu irrité. Il n’est guère
admissible que Philostrate ait connu le passage de Josèphe. Il puisait
à la légende, devenue banale, de la modération de Titus.
Titus revint à Rome vers le mois de mai ou de juin 74. Il tenait
essentiellement à un triomphe qui surpassât tout ce qu’on avait vu
jusque-là. La simplicité, le sérieux, les façons un peu communes de
Vespasien n’étaient pas de nature à lui donner du prestige auprès
d’une population qui avait été habituée à demander avant tout à ses
souverains la prodigalité, le grand air. Titus pensa qu’une entrée so-
lennelle serait d’un excellent effet, et parvint à surmonter à cet
égard les répugnances de son vieux père. La cérémonie fut organi-
sée avec toute l’habileté des décorateurs romains de ce temps ; ce
qui la distingua fut la recherche de la couleur locale et de la vérité
historique1. On se plut aussi à reproduire les rites simples de la reli-
gion romaine, comme si on eût voulu l’opposer à la religion vain-
cue. Au début de la cérémonie, Vespasien figura en pontife, la tête
plus qu’à demi voilée dans sa toge, et lu les prières solennelles ;
après lui, Titus pria selon le même rite. Le défilé fut une merveille ;
toutes les curiosités, toutes es raretés du monde, les précieux pro-
duits de l’art oriental, à côté des œuvres achevées de l’art gréco-
romain, y figurèrent ; il semble qu’au lendemain du plus grand dan-
ger que l’empire eût couru, on tînt à faire un pompeux étalage de
ses richesses. Des échafaudages roulants, s’élevant à la hauteur de
trois et quatre étages, excitaient l’universelle admiration ; on y voyait
représentés tous les épisodes de la guerre ; chaque série de tableaux
se terminait par la vive effigie de l’apparition étrange de Bar-Gioras
et de la façon dont il fut pris. Le visage pâle et les yeux hagards des
captifs étaient dissimulés par les superbes vêtements dont on les
avait revêtus. Au milieu d’eux était Bar-Gioras, mené en grande
pompe à la mort. Puis venaient les dépouilles du temple, la table
d’or, le chandelier d’or à sept branches, les voiles de pourpre du
Saint des saints, et, pour clore la série des trophées, le captif, le
1
Jos., B. J., VII, V, 3-7.
371
L’ANTÉCHRIST
1
Josèphe, qui vit la cérémonie, le dit formellement, Zonaras (XI, 17) les place
sur un même char ; encore le dit-il d’une manière peu expresse.
2
Suétone, Vesp., 12.
3
Ce temple, dédié en 75, fut brûlé entièrement sous Commode. Il y a donc
bien peu de fond à faire sur ce que dit Procope (De bello vand., II, 9).
372
L’ANTÉCHRIST
1
Il ne fut achevé que sous Domitien. Voir l’inscription dans Orelli, no 758.
2
Dion Cassius, LXVI, 7.
3
Voir la plaisanterie de Cicéron sur Hiersolymarius (Ad Att., II, IX).
4
Madden, Jewish coinage, p. 183-197.
5
Les Flavius étaient originaires de la Gaule cisalpine. Les portraits de Titus et
de Vespasien nous montrent deux figures communes, du genre de celles aux-
quelles nous sommes le plus habitués.
373
L’ANTÉCHRIST
374
L’ANTÉCHRIST
1
Saulcy, Voyage en terre sainte, I, p. 168 et suiv., Guerin, Descr. de la Pal., III,
p. 122 et suiv.
2
Parent, Machœrous (Paris, 1868) ; Vignes, note.
3
Saulcy, Voy. autour de la mer Morte, I, p. 199 et suiv., pl. XI, XII et XIII ; G. Rey,
Voy. dans le Haouran, p. 285 et suiv. ; pl. XXV et XXVI.
375
L’ANTÉCHRIST
1
Jos., B. J., VII, VI, 6.
2
Id…a n a Øtù t¾n cç ra n f u l£ttwn (l. c.). Cela contredit un peu k eleÚwn
p©sa n gÁn ¢podÒs qa i. F u l£ttwn doit sans doute s’appliquer au prix de
vente. Sur le sens de „d…a n, comp. Corpus inscr. grœc., no 3751 ; Mommsen, Inscr.
regni Neap., no 4636 ; Henzen, no 6926 ; Strabon, XVII, I, 12.
3
Jos., B. J., VII, VI, 6 ; Dion Cassius, LXVI, 7 ; Suétone, Domitien, 12 ; Appien,
Syr., 50 ; Origène, Epist. ad Afric., de Susanna, vol. I, p. 28 a, édit. de la Rue ;
Martial, VII, LIV ; la célèbre monnaie de Nerva, Madden, p. 199.
376
L’ANTÉCHRIST
1
Jos., B. J., VII, X, 1 ; Eusèbe, Chron., ad ann. 73.
2
Jos., B. J., VII, XI, 1.
3
Strabon, cité par Jos., Ant., XIV, VII, 2.
4
Juvénal, Sat. VIII, V, 186.
377
L’ANTÉCHRIST
1
Apocalypse de Baruch, dans Ceriani, Monum. sacra et prof., I, p. 82, et V, p. 136.
378
L’ANTÉCHRIST
ques, d’après lesquels, Dieu seul étant « maître », aucun homme n’a
le droit de prendre ce titre1, pouvaient produire des bandes de fana-
tiques analogues aux Indépendants de Cromwell ; ils ne pouvaient
rien fonder de durable. Ces éruptions fébriles étaient l’indice du
profond travail qui minait le sein d’Israël, et qui, en lui faisant suer
le sang pour l’humanité, devait nécessairement l’amener à périr dans
d’affreuses convulsions.
Les peuples doivent choisir, en effet, entre les destinées longues,
tranquilles, obscures de celui qui vit pour soi, et la carrière troublée,
orageuse de celui qui vit pour l’humanité. La nation qui agite dans
son sein des problèmes sociaux et religieux est presque toujours
faible comme nation. Tout pays qui rêve un royaume de Dieu, qui
vit pour les idées générales, qui poursuit une œuvre d’intérêt univer-
sel, sacrifie par là même sa destinée particulière, affaiblit et détruit
son rôle comme patrie terrestre. Il en fut ainsi de la Judée, de la
Grèce, de l’Italie ; il en sera peut-être ainsi de la France. On ne
porte jamais impunément le feu en soi. Jérusalem, ville de bourgeois
médiocres, aurait poursuivi indéfiniment sa médiocre histoire. C’est
parce qu’elle eut l’incomparable honneur d’être le berceau du chris-
tianisme qu’elle fut victime des Jean de Gischala, des Bar-Gioras, en
apparence fléaux de leur patrie, en réalité instruments de son apo-
théose. Ces zélateurs que Josèphe traite de brigands et d’assassins
étaient des politiques du dernier ordre, des militaires peu capables ;
mais ils perdirent héroïquement une patrie qui ne pouvait être sau-
vée. Ils perdirent une ville matérielle ; ils ouvrirent le règne de la
Jérusalem spirituelle, assise, en sa désolation, bien plus glorieuse
qu’elle ne le fut aux jours d’Hérode et de Salomon.
Que voulaient, en effet, les conservateurs, les sadducéens ? Ils
voulaient quelque chose de mesquin : la continuation d’une ville de
prêtres, comme Émèse, Tyane ou Comane. Certes, ils ne se trom-
paient pas, quand ils affirmaient que les soulèvements
d’enthousiastes étaient la perte de la nation. La révolution et le mes-
sianisme ruinaient l’existence nationale du peuple juif ; mais la révo-
1
Jos., B. J., VII, VIII, 6 ; X, 1.
379
L’ANTÉCHRIST
380
L’ANTÉCHRIST
1
Voir Saint Paul, p. 495-496.
2
Voir Saint Paul, p. 202, et surtout les lettres en tête des Homélies pseudo-
clémentines.
3
De nos jours, un fait analogue se produit dans le judaïsme, et semble suscep-
tible d’acquérir beaucoup de gravité. Les juifs de Jérusalem passent tous pour
des hakamim ou savants, n’ayant d’autre métier que la méditation de la Loi.
Comme tels, ils ont droit à l’aumône, et s’envisagent comme devant être nour-
ris par les juifs du monde entier. Leurs quêteurs circulent dans tout l’Orient, et
même les riches israélites de l’Europe se regardent comme obligés de subvenir
381
L’ANTÉCHRIST
à leurs besoins. Voir Saint Paul p. 94, 421 et suiv. D’un autre côté, les décisions
du grand rabbin de Jérusalem tendent à obtenir une autorité universelle, tandis
qu’autrefois les docteurs étaient égaux ou que du moins leur crédit dépendait
de leur réputation. De la sorte se formera peut-être dans l’avenir pour le ju-
daïsme un centre doctrinal à Jérusalem.
1
« Ecclesia Dei jam per totum orbem uberrime germinante, hoc (templum)
tanquam effœtum ac vacuum nullique usui bono commodum arbitrio Dei aufe-
rendum fuit. » Orose, VII, 9.
382
L’ANTÉCHRIST
383
APPENDICE
1
La première thèse à cet égard est de 1520. Luther ne l’approuva pas. Flacius
Illyricus, Saumaise rendirent l’opinion dont il s’agit classique dans l’école pro-
testante.
L’ANTÉCHRIST
1
La dernière et la plus savante forme des doutes protestants sur ce point se
trouve dans les deux essais de M. Lipsius : Chronologie des rœmischen Bischöfe bis zur
Mitte der vierten Jahrhunderts (Kiel, 1869) Die Quellen der rœmischen Petrussage (Kiel, 1872).
2
Voir les Apôtres, p. 249.
3
Cité par Eusèbe, H. E., V, XVIII, 14.
385
L’ANTÉCHRIST
1
De mortibus persecutorum, 2.
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trième Évangile soit apocryphe, que le XXIe chapitre y ait été ajouté
postérieurement ; n’importe. Il est clair que nous avons, dans les
versets où Jésus annonce à Pierre qu’il mourra du même supplice
que lui, l’expression d’une opinion établie dans les Églises avant l’an
120 ou 130, et à laquelle on faisait des allusions comme à une chose
connue de tous. Or on ne se figure pas que saint Pierre soit mort
martyr ailleurs qu’à Rome. Ce n’est guère qu’à Rome, en effet, que
la persécution de Néron eut de la violence. A Jérusalem, à Antio-
che, le martyre de Pierre s’explique beaucoup moins bien.
2o Le second raisonnement se tire du verset V, 13, de l’épître at-
tribuée à Pierre. « Babylone, » en ce passage, désigne évidemment
Rome. Si l’épître est authentique, le passage est décisif. Si elle est
apocryphe, l’induction qui se tire dudit passage n’est pas moins
forte. L’auteur, en effet, quel qu’il soit, veut faire croire que
l’ouvrage en question est bien l’ouvrage de Pierre. Il a dû par consé-
quent, pour donner de la vraisemblance à sa fraude, disposer des
circonstances de lieu d’une façon conforme à ce qu’il savait et à ce
que l’on croyait de son temps sur la vie de Pierre. Si, dans une telle
disposition d’esprit, il a daté la lettre de Rome, c’est que l’opinion
reçue au temps où cette lettre fut écrite était que saint Pierre avait
résidé à Rome. Or, en toute hypothèse, la Ia Petri est un ouvrage fort
ancien, et qui jouit très vite d’une haute autorité1.
3o Le système qui sert de base aux Actes ébionites de saint Pierre
est aussi bien digne de considération. Ce système nous montre saint
Pierre suivant partout Simon le Magicien (entendez par là saint
Paul) pour combattre ses fausses doctrines. M. Lipsius2 a porté dans
l’analyse de cette curieuse légende une admirable sagacité de criti-
que. Il a montré que la base des rédactions diverses qui nous en
sont arrivées fut un récit primitif, écrit vers l’an 130, récit dans le-
quel Pierre venait à Rome pour vaincre Simon-Paul au centre de sa
puissance, et trouvait la mort, après avoir confondu ce père de tou-
1
Voir l’introduction en tête de ce volume.
2
Rœmische Petrussage, p. 13 et suiv., surtout p. 16, 18, 41-42. Cf. Recognit., I, 74 ;
III, 65 ; Épître apocryphe de Clément à Jacques, en tête des Homélies, ch. 1.
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tes les erreurs. II paraît difficile que l’auteur ébionite, à une date
aussi reculée, eût pu donner tant d’importance au voyage de Pierre à
Rome, si ce voyage n’avait pas eu quelque réalité. Le système de la
légende ébionite doit avoir un fond de vérité, malgré les fables qui
s’y mêlent. Il est très admissible que saint Pierre soit venu à Rome,
comme il vint à Antioche, à la suite de Paul et en partie pour neu-
traliser son influence. La communauté chrétienne, vers l’an 60, était
dans un état d’âme qui ne ressemblait en rien à la tranquille attente
des vingt années qui suivirent la mort de Jésus. Les missions de
Paul et les facilités que les Juifs trouvaient dans leurs voyages
avaient mis à la mode les expéditions lointaines. L’apôtre Philippe
est de même désigné par une tradition ancienne et persistante
comme étant venu se fixer à Hiérapolis.
Je regarde donc comme probable la tradition du séjour de Pierre
à Rome ; mais je crois que ce séjour a été de courte durée, et que
Pierre souffrit le martyre peu de temps après son arrivée dans la
ville éternelle. Une coïncidence favorable à ce système est le récit de
Tacite, Annales, XV, 44. Ce récit offre une occasion toute naturelle
pour y rattacher le martyre de Pierre. L’apôtre des judéo-chrétiens
fit sans doute partie de la catégorie des suppliciés que Tacite dési-
gne par crucibus affixi, et ce n’est pas sans raison que le Voyant de
l’Apocalypse place « les apôtres1 » parmi les saintes victimes de l’an
64, qui applaudissent à la destruction de la ville qui les a tués.
La venue de Jean à Éphèse, ayant une valeur dogmatique bien
moins considérable que la venue de Pierre à Rome, n’a pas excité
d’aussi longues controverses. L’opinion généralement reçue jusqu’à
ces derniers temps était que l’apôtre Jean, fils de Zébédée, mourut
très vieux dans la capitale de la province d’Asie. Même ceux qui re-
fusaient de croire que durant ce séjour l’apôtre eût écrit le qua-
trième Évangile et les épîtres qui portent son nom, même ceux qui
niaient que l’Apocalypse fût son ouvrage, continuaient de croire à la
réalité du voyage attesté par la tradition. Le premier, Lützelberger,
en 1840, éleva sur ce point des doutes raisonnés ; mais il fut peu
1
Apoc., XVIII, 20.
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1
Pages 161-167. Comparez tome III (1871-72), p. 44-45, 477, notes.
2
De apostel Johannes in Klein-Azie. Leyde, 1871. M. Holtzmann a repris la questi-
on dans sa Kritik der Eph. und Kolosserbriefe (Leipzig, 1872) p. 314-324.
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1
Cf. Eusèbe, H. E., VIII, 25.
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1
Publié pour la première fois par M. l’abbé Nolte, dans la Theol. Quartalschrift
(journal de théologie catholique de Tubingue), 1862, p. 466. Cf. Holtzmann,
Kritik der Eph. und Kol., p. 322 ; Keim, Gesch. Jesu von Nazara, III, p. 44-45,
note ; et les nouvelles observations de M. Scholten, Theologisch Tijdschrift (Ams-
terdam et Leyde), 1872, p. 325 et suiv.
2
Il reste sur ce point quelque doute. Georges Hamartolus ajoute qu’Origène
était également de cet avis ; ce qui est tout à fait faux. Voir Origène, In Matth.,
tomus XVI, 6. Héracléon met aussi Jean parmi les apôtres martyrs. Clém.
d’Alex., Strom., IV, 9. Des faits comme le miracle de l’huile bouillante et le pas-
sage Apoc., I, 9, suffisaient pour justifier de telles assertions.
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1
Judenthum und Christenthum, p. 719.
2
Hist. eccl., V, 20.
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viens mieux des choses d’alors que de ce qui est arrivé depuis, car
ce que nous avons appris dans l’enfance croît avec l’âme, s’identifie
avec elle ; si bien que je pourrais dire l’endroit où le bienheureux
Polycarpe s’asseyait pour causer, sa démarche, ses habitudes, sa fa-
çon de vivre, les traits de son corps, sa manière d’entretenir
l’assistance, comment il racontait la familiarité qu’il avait eue avec
Jean et avec les autres qui avaient vu le Seigneur. Et ce qu’il leur
avait entendu dire sur le Seigneur, et sur ses miracles, et sur sa doc-
trine, Polycarpe le rapportait, comme l’ayant reçu des témoins ocu-
laires du Verbe de vie, le tout conforme aux Écritures. Ces choses,
grâce à la bonté de Dieu, je les écoutais dès lors avec application, les
consignant non sur le papier, mais dans mon cœur, et toujours,
grâce à Dieu, je les recorde authentiquement. Et je peux attester, en
présence de Dieu, que si ce bienheureux et apostolique vieillard eût
entendu quelque chose de semblable à tes doctrines, il aurait bou-
ché ces oreilles et se serait écrié selon sa coutume : « O bon Dieu, à
quels temps m’as-tu réservé, pour que je doive supporter de tels
discours ! » et il eût pris la fuite de l’endroit où il les aurait ouïs. »
On voit qu’Irénée ne fait point ici appel, comme dans la plupart
des autres passages où il parle du séjour de l’apôtre en Asie, à une
tradition vague ; il retrace à Florinus des souvenirs d’enfance sur
leur maître commun Polycarpe ; un de ces souvenirs est que Poly-
carpe parlait souvent de ses relations personnelles avec l’apôtre
Jean. M. Scholten a bien vu qu’il faut ou admettre la réalité de ces
rapports, ou déclarer apocryphe l’épître à Florinius. Il se décide
pour ce second parti. Ses raisons m’ont paru faibles. Et d’abord,
dans le livre Contre les hérésies1, Irénée s’exprime presque de la même
manière que dans la lettre à Florinus. La principale objection de
M. Scholten se tire de ce que, pour expliquer de telles relations en-
tre Jean et Polycarpe, il faut supposer à l’apôtre, à Polycarpe, à Iré-
née une extraordinaire longévité. Je ne suis pas très frappé de cela.
Jean peut n’être mort que vers l’an 80 ou 90. Irénée écrivait vers
180. Irénée était donc à la même distance des dernières années de
1
Adv. hœr., III, III, 4.
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Jean que nous le sommes des dernières années de Voltaire. Or, sans
aucun miracle de longévité, notre confrère et ami M. de Rémusat a
parfaitement connu l’abbé Morellet, qui lui parlait longuement de
Voltaire. La difficulté que l’on croit trouver dans le fait rapporté par
Irénée vient de ce que l’on place le martyre de Polycarpe en 166,
167, 168 ou 169, sous Marc-Aurèle. Polycarpe avait à ce moment-là
quatre-vingt-six ans ; il serait donc né l’an 80, 81, 82 ou 83, ce qui le
ferait bien jeune à la mort de Jean. Mais la date du martyre de Poly-
carpe doit être réformée. Ce martyre eut lieu sous le proconsulat de
Quadratus. Or M. Waddington a démontré d’une façon qui ne
laisse guère de place au doute que le proconsulat de Quadratus en
Asie doit être placé en 154-155, sous le règne d’Antonin le Pieux1.
Polycarpe serait donc né en 68 ou 69 ; si l’apôtre a vécu jusqu’en 90,
ce à quoi rien ne s’oppose (il pouvait avoir une dizaine d’années de
moins que Jésus), il n’est pas invraisemblable que Polycarpe ait eu
dans son enfance des entretiens avec lui. Ce ne sont pas les Actes
du martyre de Polycarpe qui assignent pour date à ce martyre le rè-
gne de Marc-Aurèle ; c’est Eusèbe qui, par un calcul erroné, dont
M. Waddington rend très bien compte, a cru que le proconsulat de
Quadratus tomba sous ce règne.
Une difficulté du système chronologique que nous venons
d’exposer est le voyage que Polycarpe fit à Rome sous le pontificat
d’Anicet2. Anicet, selon la chronologie reçue, devint évêque de
Rome en l’an 154 au plus tôt. On est donc un peu serré pour trou-
ver une place au voyage de Polycarpe. Les résultats de M. Wadding-
ton paraissant décisifs, s’il fallait, pour être conséquent à ces résul-
tats, reculer un peu l’arrivée d’Anicet au pontificat, on ne devrait
pas hésiter, vu surtout que les listes pontificales offrent un trouble à
cet endroit, et que plusieurs listes mettent Anicet avant Pius. Il est
regrettable que M. Lipsius, qui a donné récemment un très bon tra-
vail sur la chronologie des évêques de Rome jusqu’au IVe siècle, n’ait
1
Dans les Mém. de l’Acad. des inscr. et belles-lettres, t. XXVI, 2e partie (1867), p. 232
et suiv. Waddington, Fastes des provinces asiatiques (1872), 1re partie, p. 219-221.
2
Eusèbe, Hist. eccl., IV, 14 ; Chron., à l’année 155.
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1
Corpus inscr. græcarum, no 3920.
2
Mém. de l’Acad., vol. cité, p. 240.
3
Geschichte Jesu von Nazara, I, p. 161 et suiv.
4
Voir l’Introduction en tête de ce volume.
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APPENDICE
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