Antechrist

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 401

LA VOCATION DE L’ARBRE D’OR

est de partager ses admirations avec les lecteurs, son admiration pour les
grands textes nourrissants du passé et celle aussi pour l’œuvre de contem-
porains majeurs qui seront probablement davantage appréciés demain
qu’aujourd’hui.
Trop d’ouvrages essentiels à la culture de l’âme ou de l’identité de cha-
cun sont aujourd’hui indisponibles dans un marché du livre transformé
en industrie lourde. Et quand par chance ils sont disponibles, c’est finan-
cièrement que trop souvent ils deviennent inaccessibles.
La belle littérature, les outils de développement personnel, d’identité
et de progrès, on les trouvera donc au catalogue de l’Arbre d’Or à des prix
résolument bas pour la qualité offerte.

LES DROITS DES AUTEURS

Cet e-book est sous la protection de la loi fédérale suisse sur le droit
d’auteur et les droits voisins (art. 2, al. 2 tit. a, LDA). Il est également pro-
tégé par les traités internationaux sur la propriété industrielle.
Comme un livre papier, le présent fichier et son image de couverture
sont sous copyright, vous ne devez en aucune façon les modifier, les utiliser
ou les diffuser sans l’accord des ayant-droits. Obtenir ce fichier autrement
que suite à un téléchargement après paiement sur le site est un délit. Trans-
mettre ce fichier encodé sur un autre ordinateur que celui avec lequel il a été
payé et téléchargé peut occasionner des dommages informatiques suscepti-
bles d’engager votre responsabilité civile.
Ne diffusez pas votre copie mais, au contraire, quand un titre vous a
plu, encouragez-en l’achat. Vous contribuerez à ce que les auteurs vous
réservent à l’avenir le meilleur de leur production, parce qu’ils auront
confiance en vous.
Ernest Renan

L’ANTÉCHRIST

© Arbre d’Or, Genève, Juin 2004


http://wwwarbredorcom
Tous droits réservés pour tous pays
INTRODUCTION

CRITIQUE DES PRINCIPAUX DOCUMENTS ORIGINAUX


EMPLOYÉS DANS CE LIVRE.

Après les trois ou quatre ans de la vie publique de Jé-


sus, la période que le présent volume embrasse fut la plus
extraordinaire de tout le développement du christianisme.
On y verra, par un jeu étrange de ce grand artiste incons-
cient qui semble présider aux caprices apparents de
l’histoire, Jésus et Néron, le Christ et l’Antéchrist oppo-
sés, affrontés, si j’ose le dire, comme le ciel et l’enfer. La
conscience chrétienne est complète. Jusqu’ici elle n’a
guère su qu’aimer ; les persécutions des juifs, quoique
assez rigoureuses, n’ont pu altérer le lien d’affection et de
reconnaissance que l’Église naissante garde dans son
cœur pour sa mère la Synagogue, dont elle est à peine
séparée. Maintenant, le chrétien a de quoi haïr. En face
de Jésus, se dresse un monstre qui est l’idéal du mal, de
même que Jésus est l’idéal du bien. Réservé comme Hé-
noch, comme Élie, pour jouer un rôle dans la tragédie
finale de l’univers, Néron complète la mythologie chré-
tienne, inspire le premier livre saint du nouveau canon,
fonde par un hideux massacre la primauté de l’Église ro-
maine, et prépare la révolution qui fera de Rome une ville
sainte, une seconde Jérusalem. En même temps, par une
de ces coïncidences mystérieuses qui ne sont point rares
aux moments des grandes crises de l’humanité, Jérusalem
est détruite, le temple disparaît ; le christianisme, débar-
rassé d’une attache devenue gênante pour lui, s’émancipe
de plus en plus, et suit, en dehors du judaïsme vaincu, ses
propres destinées.
Les dernières épîtres de saint Paul, l’épître aux Hé-
breux, les épîtres attribuées à Pierre et à Jacques,
l’Apocalypse, sont, parmi les écrits canoniques, les docu-
L’ANTÉCHRIST

ments principaux de cette histoire. La première épître de


Clément Romain, Tacite, Josèphe, nous fourniront aussi
des traits précieux. Sur une foule de points, notamment
sur la mort des apôtres et les relations de Jean avec l’Asie,
notre tableau restera dans le demi-jour ; sur d’autres,
nous pourrons concentrer de véritables rayons de lu-
mière. Les faits matériels des origines chrétiennes sont
presque tous obscurs ; ce qui est clair, c’est
l’enthousiasme ardent, la hardiesse surhumaine, le su-
blime mépris de la réalité, qui font de ce mouvement le
plus puissant effort vers l’idéal dont le souvenir ait été
conservé.
Dans l’introduction de notre Saint Paul, nous avons
discuté l’authenticité de toutes les épîtres qu’on attribue
au grand apôtre. Les quatre épîtres qui se rapportent à ce
volume, les épîtres aux Philippiens, aux Colossiens, à
Philémon, aux Éphésiens, sont de celles qui prêtent à
certains doutes. Les objections élevées contre l’épître aux
Philippiens sont de si peu de valeur, que nous y avons à
peine insisté. On a vu et on verra par la suite que l’épître
aux Colossiens donne beaucoup plus à réfléchir, et que
L’épître aux Éphésiens, quoique très autorisée, présente
une physionomie à part dans l’œuvre de Paul. Nonobs-
tant les graves difficultés qu’on peut soulever, je tiens
l’épître aux Colossiens pour authentique. Les interpola-
tions qu’en ces derniers temps d’habiles critiques ont
proposé d’y voir ne sont pas évidentes1. Le système de
M. Holtzmann, à cet égard, est digne de son savant au-
teur ; mais que de dangers dans cette méthode, trop ac-
créditée en Allemagne, où l’on part d’un type a priori qui
doit servir de criterium absolu pour l’authenticité des œu-
vres d’un écrivain ! Que l’interpolation et la supposition
des écrits apostoliques aient été souvent pratiquées du-
rant les deux premiers siècles du christianisme, on ne
saurait le nier. Mais faire en pareille matière un strict dis-

1
H. J. Holtzmann, Kritik der Epheser und Kolosserbriefe, Liepzig, 1872.

4
L’ANTÉCHRIST

cernement du vrai et du faux, de l’apocryphe et de


l’authentique, est une tâche impossible à remplir. Nous
voyons avec certitude que les épîtres aux Romains, aux
Corinthiens, aux Galates sont authentiques. Nous voyons
avec la même certitude que les épîtres à Timothée et à
Tite sont apocryphes. Dans l’intervalle, entre ces deux
pôles de l’évidence critique, nous tâtonnons. La grande
école sortie de Christian Baur a pour principal défaut de
se figurer les juifs du Ier siècle comme des caractères en-
tiers, nourris de dialectique, obstinés en leurs raisonne-
ments. Pierre, Paul, Jésus même, ressemblent, dans les
écrits de cette école, à des théologiens protestants d’une
université allemande, ayant tous une doctrine, n’en ayant
qu’une et gardant toujours la même. Or ce qui est vrai,
c’est que les hommes admirables qui sont les héros de
cette histoire changeaient et se contredisaient beaucoup ;
ils usaient dans leur vie trois ou quatre théories ; ils fai-
saient des emprunts à ceux de leurs adversaires envers
qui, à une autre époque, ils avaient été le plus durs. Ces
hommes, envisagés à notre point de vue, étaient suscep-
tibles, personnels, irritables, mobiles ; ce qui fait la fixité
des opinions, la science, le rationalisme, leur était étran-
ger. Ils avaient entre eux, comme les juifs de tous les
temps, des brouilles violentes, et néanmoins ils faisaient
un corps très solide. Pour les comprendre, il faut se pla-
cer bien loin du pédantisme inhérent à toute scolastique ;
il faut étudier plutôt les petites coteries d’un monde
pieux, les congrégations anglaises et américaines, et prin-
cipalement ce qui s’est passé lors de la fondation de tous
les ordres religieux. Sous ce rapport, les facultés de théo-
logie des universités allemandes, qui seules pouvaient
fournir la somme de travail nécessaire pour débrouiller le
chaos des documents relatifs à ces curieuses origines,
sont le lieu du monde où il était le plus difficile qu’on en
fît la vraie histoire. Car l’histoire, c’est l’analyse d’une vie
qui se développe, d’un germe qui s’épanouit, et la théolo-
gie, c’est l’inverse de la vie. Uniquement attentif à ce qui

5
L’ANTÉCHRIST

confirme ou infirme ses dogmes, le théologien, même le


plus libéral, est toujours, sans y penser, un apologiste ; il
vise à défendre ou à réfuter. L’historien, lui, ne vise qu’à
raconter. Des faits matériellement faux, des documents
même apocryphes, ont pour lui une valeur, car ils pei-
gnent l’âme, et sont souvent plus vrais que la sèche véri-
té. La plus grande erreur, à ses yeux, est de transformer
en fauteurs de thèses abstraites ces bons et naïfs vision-
naires dont les rêves ont été la consolation et la joie de
tant de siècles.
Ce que nous venons de dire de l’épître aux Colossiens,
et surtout de l’épître aux Éphésiens, il faut le dire, à plus
forte raison, de la première épître attribuée à saint Pierre,
et des épîtres attribuées à Jacques, à Jude1. La deuxième
épître attribuée à Pierre est sûrement apocryphe. On y
reconnaît au premier, coup d’œil une composition artifi-
cielle, un postiche composé avec des lambeaux d’écrits
apostoliques, surtout de l’épître de Jude2. Nous
n’insistons pas sur ce point, car nous ne croyons pas que
la IIa Petri ait, parmi les vrais critiques, un seul défenseur.
Mais la fausseté de la IIa Petri, écrit dont l’objet principal
est de faire prendre patience aux fidèles que lassaient les
longs retards de la réapparition du Christ, prouve en un
sens l’authenticité de la Ia Petri. Car, pour être apocryphe,
la IIa Petri est un écrit assez ancien ; or l’auteur de la IIa
Petri croyait bien que la Ia Petri était l’œuvre de Pierre,
puisqu’il s’y réfère et présente son écrit comme une « se-

1
Sur cette dernière, voir Saint Paul, p. 300 et suiv.
2
Comparez surtout le second chapitre de la IIa Petri à l’épître de
Jude. Des traits comme IIa Petri, I, 14, 16-18 ; III, 1, 2, 5-7, 15-16,
sont aussi des indices certains de fausseté. Le style n’a aucune res-
semblance avec celui de la Ia Petri (observation de saint Jérôme,
Epist. Ad hedib., c. 11 ; cf. De viris ill., c ; 1). Enfin l’épître n’est pas
citée avant le IIIe siècle. Irénée (Adv. hær., IV, IX, 2) et Origène
(dans Eusèbe, H. E., VI, 25) ne la connaissent pas ou l’excluent.
Cf. Eus., H. E., III, 25.

6
L’ANTÉCHRIST

conde épître », faisant suite à la première (III, 1-2)1. La Ia


Petri est un des écrits du Nouveau Testament qui sont le
plus anciennement et le plus unanimement cités comme
authentiques2. Une seule grave objection se tire des em-
prunts qu’on y remarque aux épîtres de saint Paul et en
particulier à l’épître dite aux Éphésiens. Mais le secrétaire
dont Pierre dut se servir pour écrire la lettre, si réellement
il l’écrivit, put bien se permettre de tels emprunts. A tou-
tes les époques, les prédicateurs et les publicistes ont été
sans scrupules pour s’approprier ces phrases tombées au
domaine public, qui sont en quelque sorte dans l’air.
Nous voyons de même le secrétaire de Paul qui a écrit
l’épître dite aux Éphésiens copier largement l’épître aux
Colossiens. Un des traits qui caractérisent la littérature
des épîtres est d’offrir beaucoup d’emprunts aux écrits du
même genre composés antérieurement3.
Les quatre premiers versets du chapitre V de la Ia Petri
excitent bien quelques soupçons. Ils rappellent les re-
commandations pieuses, un peu plates, empreintes d’un
esprit hiérarchique, qui remplissent les fausses épîtres à
Timothée et à Tite. En outre, l’affectation que met
l’auteur à se donner pour « un témoin des souffrances du
Christ » soulève des appréhensions analogues à celles que
nous causent les écrits pseudo-johanniques par leur per-
sistance à se présenter comme les récits d’un acteur et

1
Les limitations que l’auteur des épîtres à Timothée et à Tite ferait,
dit-on, de la Ia Petri, en ce qui concerne les devoirs des femmes et
des anciens, ne sont pas évidentes. Comp. cependant I Tim., II, 9
et suiv. ; III, 11, à I Petri, III, 1 et suiv. ; I Petri, V, 1 et suiv., à Tit.,
I, 5 et suiv.
2
Papias, dans Eusèbe, H. E., III, 39 ; Polycarpe, Epist., 1 (Cf. I
Petri, I, 8 ; Eusèbe, H. E., IV, 14) ; Irénée, Adv. hær., IV, IX, 2 ;
XVI, 5 (Cf. Eusèbe, H. E., V, 8) ; Clément d’ Alex., Strom., III, 18 ;
IV, 7 ; Tertullien, Scorpiace, 12 ; Origène, dans Eusèbe, H. E., VI,
25 ; Eusèbe, H. E., III, 25.
3
Voir, outre les épîtres insérées au Canon, les épîtres de Clément
Romain, d’Ignace, de Polycarpe.

7
L’ANTÉCHRIST

d’un spectateur. Il ne faut pourtant point s’arrêter à cela.


Beaucoup de traits aussi sont favorables à l’hypothèse de
l’authenticité. Ainsi les progrès vers la hiérarchie sont
dans la Ia Petri à peine sensibles. Non seulement il n’y est
pas question d’episcopos1 ; chaque Église n’a même pas un
presbyteros ; elle a des presbyteri ou « anciens », et les expres-
sions dont se sert l’auteur n’impliquent nullement que ces
anciens formassent un corps distinct2. Une circonstance
qui mérite d’être notée, c’est que l’auteur3, tout en cher-
chant à relever l’abnégation dont Jésus fit preuve dans sa
Passion, omet un trait essentiel raconté par Luc, et donne
ainsi à croire que la légende de Jésus n’était pas encore
arrivée, lorsqu’il écrivait, à tout son développement.
Quant aux tendances éclectiques et conciliatrices
qu’on remarque dans l’Épître de Pierre, elles ne consti-
tuent une objection que pour ceux qui, avec Christian
Baur et ses disciples, se figurent la dissidence de Pierre et
de Paul comme une opposition absolue. Si la haine entre
les deux partis du christianisme primitif avait été aussi
profonde que le croit cette école, la réconciliation ne se
serait jamais faite. Pierre n’était point un juif obstiné
comme Jacques. Il ne faut pas, en écrivant cette histoire,
songer seulement aux Homélies pseudo-clémentines et à
l’Épître aux Galates ; il faut aussi rendre compte des Actes
des apôtres. L’art de l’historien doit consister à présenter
les choses d’une façon qui n’atténue en rien les divisions
des partis (ces divisions furent plus profondes que nous
ne saurions l’imaginer), et qui permette néanmoins
d’expliquer comment de pareilles divisions ont pu se
fondre en une belle unité.
L’Épître de Jacques se présente à la critique à peu près
dans les mêmes conditions que l’Épître de Pierre. Les

1
I Petri, II, 25, montre que le sens du mot n’était pas encore spécialisé.
2
I Petri, V, 1 : pres } utšrou j ™n Ømˆn, leçon de Val. et Six.,
pres } u tšrou j toÝj ™n Øm‹n, leçon reçue.
3
I Petri, II, 23. Cf. Luc, XXIII, 34.

8
L’ANTÉCHRIST

difficultés de détail qu’on peut y opposer n’ont pas beau-


coup d’importance. Ce qui est grave, c’est cette objection
générale tirée de la facilité des suppositions d’écrits, dans
un temps où il n’existait aucune garantie d’authenticité, et
où l’on ne se faisait aucun scrupule des fraudes pieuses.
Pour des écrivains comme Paul, qui nous ont laissé, de
l’aveu de tout le monde, des écrits certains, et dont la
biographie est assez bien connue, il y a deux criterium sûrs
pour discerner les fausses attributions : c’est 1° de com-
parer l’œuvre douteuse aux œuvres universellement ad-
mises, et 2° de voir si la pièce en litige répond aux don-
nées biographiques que l’on possède. Mais s’il s’agit d’un
écrivain dont nous n’avons que quelques pages contes-
tées et dont la biographie est peu connue, on n’a le plus
souvent pour se décider que des raisons de sentiment,
qui ne s’imposent pas. En se montrant facile, on risque
de prendre au sérieux bien des choses fausses. En se
montrant rigoureux, on risque de rejeter comme fausses
bien des choses vraies. Le théologien, qui croit procéder
par des certitudes, est, je le répète, un mauvais juge pour
de telles questions. L’historien critique a la conscience en
repos, quand il s’est étudié à bien discerner les degrés
divers du certain, du probable, du plausible, du possible.
S’il a quelque habileté, il saura être vrai quant à la couleur
générale, tout en prodiguant aux allégations particulières
les signes de doute et les « peut-être ».
Une considération que j’ai trouvée favorable à ces
écrits (première épître de Pierre, épîtres de Jacques et de
Jude) trop rigoureusement exclus par une certaine criti-
que, c’est la façon dont ils s’adaptent à un récit organi-
quement conçu. Tandis que la deuxième épître attribuée
à Pierre, les épîtres prétendues de Paul à Timothée et à
Tite sont exclues du cadre d’une histoire logique, les trois
épîtres que nous venons de nommer y rentrent pour ainsi
dire d’elles-mêmes. Les traits de circonstance qu’on y
rencontre vont au-devant des faits connus par les témoi-
gnages du dehors, et s’en laissent embrasser. L’Épître de

9
L’ANTÉCHRIST

Pierre répond bien à ce que nous savons, surtout par Ta-


cite, de la situation des chrétiens à Rome vers l’an 63 ou
64. L’Épître de Jacques, d’un autre côté, est le tableau
parfait de l’état des ébionim à Jérusalem dans les années
qui précédèrent la révolte ; Josèphe nous donne des ren-
seignements tout à fait du même ordre. L’hypothèse qui
attribue l’Épître de Jacques à un Jacques différent du
frère du Seigneur n’a aucun avantage. Cette épître, il est
vrai, ne fut pas admise dans les premiers siècles d’une
façon aussi unanime que celle de Pierre1 ; mais les motifs
de ces hésitations paraissent avoir été plutôt dogmatiques
que critiques ; le peu de goût des Pères grecs pour les
écrits judéo-chrétiens en fut la cause principale.
Une remarque du moins qui s’applique avec évidence
aux petits écrits apostoliques dont nous parlons, c’est
qu’ils ont été composés avant la chute de Jérusalem. Cet
événement introduisit dans la situation du judaïsme et du
christianisme un tel changement, qu’on discerne facile-
ment un écrit postérieur à la catastrophe de l’an 70 d’un
écrit contemporain du troisième temple. Des tableaux
évidemment relatifs aux luttes intérieures des classes di-
verses de la société hiérosolymitaine, comme celui que
nous présente l’Épître de Jacques (V, 1 et suiv.), ne se
conçoivent pas après la révolte de l’an 66, qui mit fin au
règne des sadducéens.
De ce qu’il y eut des épîtres pseudo-apostoliques,
comme les épîtres à Timothée, à Tite, la IIa Petri, l’épître
de Barnabé, ouvrages où l’on eut pour règle d’imiter ou
de délayer des écrits plus anciens, il suit donc qu’il y eut
des écrits, vraiment apostoliques, entourés de respect, et

1
Clément Romain (I ad Cor., c. 10 et 11 ; cf. Jac. II, 21, 23, 25),
l’auteur du Pasteur (mand., XII, § 5 ; cf. Jac., IV, 7), Irénée (Adv. hær.,
IV, XVI, 2 ; cf. Jac. II, 23) paraissent l’avoir lue. Origène (In. Joh.,
tom. XIX, 6), Eusèbe (H. E., II, 23), saint Jérôme (De viris ill., 2)
expriment des doutes.

10
L’ANTÉCHRIST

dont on désirait augmenter le nombre1. De même que


chaque poète arabe de l’époque classique eut sa kasida,
expression complète de sa personnalité ; de même cha-
que apôtre eut son épître, plus ou moins authentique, où
l’on crut garder la fine fleur de sa pensée.
Nous avons déjà parlé de l’Épître aux Hébreux2. Nous
avons prouvé que cet ouvrage n’est pas de saint Paul,
comme on l’a cru dans certaines branches de la tradition
chrétienne ; nous avons montré que la date de sa compo-
sition se laisse fixer avec assez de vraisemblance vers l’an
66. Il nous reste à examiner si l’on peut savoir qui en fut
le véritable auteur, d’où elle a été écrite, et qui sont ces
« Hébreux » auxquels, selon le titre, elle fut adressée.
Les traits de circonstance que présente l’épître sont les
suivants. L’auteur parle à l’Église destinataire en maître
bien connu d’elle. Il prend à son égard presque un ton de
reproche. Cette Église a reçu depuis longtemps la foi ;
mais elle est déchue sous le rapport doctrinal, si bien
qu’elle a besoin d’instruction élémentaire et n’est pas ca-
pable de comprendre une bien haute théologie3. Cette
Église, du reste, a montré et montre encore beaucoup de
courage et de dévouement, surtout en servant les saints4.
Elle a souffert de cruelles persécutions, vers le temps où
elle, reçut la pleine lumière de la foi ; à cette époque, elle
a été comme en spectacle5. Il y a de cela peu de temps ;
car ceux qui composent actuellement l’Église ont eu part
aux mérites de cette persécution en sympathisant avec les
confesseurs, en visitant les prisonniers, et surtout en sup-
portant courageusement la perte de leurs biens. Dans
l’épreuve, cependant, il s’était trouvé quelques renégats,

1
Voir IIa Petri, III, 15-16, où les épîtres de Paul sont expressément
mises parmi les écritures sacrées.
2
Saint Paul, p. LI-LXI.
3
Hebr., V, 11-14 ; VI, 11-12 ; X, 24-25 ; XIII entier.
4
Dia kon»s a ntej to‹j ¡g…oij k a ˆ dia konoà ntej . IV, 10.
5
Hebr., X, 32 et suiv. ; cf. XII, 4 et suiv., 23.

11
L’ANTÉCHRIST

et on agitait la question de savoir si ceux qui par faiblesse


avaient apostasié pouvaient rentrer dans l’Église. Au
moment où l’apôtre écrit, il semble qu’il y a encore des
membres de l’Église en prison1. Les fidèles de l’Église en
question ont eu des chefs2 illustres, qui leur ont prêché la
parole de Dieu et dont la mort a été particulièrement édi-
fiante et glorieuse. L’Église a néanmoins encore des
chefs, avec lesquels l’auteur de la lettre est en rapports
intimes3. L’auteur de la lettre, en effet, a connu l’Église
dont il s’agit, et paraît y avoir exercé un ministère élevé ;
il a l’intention de retourner près d’elle, et il désire que ce
retour s’effectue le plus tôt possible4. L’auteur et les des-
tinataires connaissent Timothée. Timothée a été en pri-
son dans une ville différente de celle où l’auteur réside au
moment où il écrit ; Timothée vient d’être mis en liberté.
L’auteur espère que Timothée viendra le rejoindre ; alors
tous deux partiront ensemble pour aller visiter l’Église
destinataire5. L’auteur termine par ces mots :
¢sp£zonta i Øm©j oƒ ¢pÕ tÁj 'Ita l…a j 6, mots qui ne
peuvent guère désigner que des Italiens demeurant pour
le moment hors de l’Italie7.
Quant à l’auteur lui-même, son trait dominant est un
usage perpétuel des Écritures, une exégèse subtile et allé-
gorique, un style grec plus abondant, plus classique,
moins sec, mais aussi moins naturel que celui de la plu-
part des écrits apostoliques. Il a une médiocre connais-

1
Hebr., XIII, 3.
2
HgoÚmenoi.
3
Hebr., XIII, 17, 24.
4
Hebr., XIII, 19.
5
Hebr., XIII, 23.
6
Hebr., XIII, 24.
7
Telle est la force de ¢po. Opposez oƒ ™n tÁ 'A sia (II Tim., I,
15), ¹ ™n Ba } u lî ni s u neklekt» (I Petri, V, 13). Notez cepen-
dant Act., XVII, 13.

12
L’ANTÉCHRIST

sance du culte qui se pratique au temple de Jérusalem1, et


pourtant ce culte lui inspire une grande préoccupation. Il
ne se sert que de la version alexandrine de la Bible, et il
fonde des raisonnements sur des fautes de copistes
grecs2. Ce n’est pas un juif de Jérusalem ; c’est un Hellé-
niste, en rapport avec l’école de Paul3. L’auteur, enfin, se
donne non pour un auditeur immédiat de Jésus, mais
pour un auditeur de ceux qui avaient vu Jésus, pour un
spectateur des miracles apostoliques et des premières
manifestations du Saint-Esprit4. Il n’en tenait pas moins
un rang élevé dans l’Église : il parle avec autorité5 ; il est
très respecté des frères auxquels il écrit6 ; Timothée paraît
lui être subordonné. Le seul fait d’adresser une épître à
une grande Église indique un homme important, un des
personnages qui figurent dans l’histoire apostolique et
dont le nom est célèbre.
Tout cela néanmoins ne suffit pas pour se prononcer
avec certitude sur l’auteur de notre épître. On l’a attri-
buée avec plus ou moins de vraisemblance à Barnabé, à
Luc, à Silas, à Apollos, à Clément Romain. L’attribution à
Barnabé est la plus vraisemblable. Elle a pour elle
l’autorité de Tertullien7, qui présente le fait comme re-

1
Hebr., IX, 1 et suiv.
2
Hebr., X, 5, 37-38.
3
Hebr., III, 23.
4
Hebr., II, 3-4.
5
Hebr., V, 11-12 ; VI, 11-12 ; X, 24-25 ; XIII entier.
6
Hebr., XIII, 19-24.
7
De pudicitia, 20. « Exstat enim et Barnabæ titulus ad Hebræos. »
Ces mots prouvent que le manuscrit dont se servait Tertullien of-
frait en tête de l’épître le nom de Barnabé. Cf. saint Jérôme, De viris
ill., 5. C’est à tort qu’on a présenté l’assertion de Tertullien comme
une conjecture personnelle, mise en avant pour renforcer l’autorité
d’un écrit qui servait ses idées montanistes. Sur l’argument tiré de
la stichométrie de Codex claromontanus, voyez Saint Paul, p. LIII-LIV,
note. L’épître d’ordinaire attribuée à saint Barnabé est un ouvrage
apocryphe, écrit vers l’an 110 après J.-C.

13
L’ANTÉCHRIST

connu de tous. Elle a surtout pour elle cette circonstance


que pas un seul des traits particuliers que présente l’épître
ne contredit une telle hypothèse. Barnabé était un hellé-
niste chypriote, à la fois lié avec Paul et indépendant de
Paul. Barnabé était connu de tous, estimé de tous. On
conçoit, enfin, dans cette hypothèse que l’épître ait été
attribuée à Paul : ce fut, en effet, le sort de Barnabé d’être
toujours perdu en quelque sorte dans les rayons de la
gloire du grand apôtre, et si Barnabé a composé quelque
écrit, comme cela paraît bien probable, c’est parmi les
œuvres de Paul qu’il est naturel de chercher les pages sor-
ties de lui.
La détermination de l’Église destinataire peut être faite
avec assez de vraisemblance. Les circonstances que nous
avons énumérées ne laissent guère de choix qu’entre
l’Église de Rome et celle de Jérusalem1. Le titre PrÕj
‘Ebra …ou j fait d’abord songer à l’Église de Jérusalem2.
Mais il est impossible de s’arrêter à une telle pensée. Des
passages comme V, 11-14 ; VI, 11-12, et même VI, 103,
sont des non-sens, si on les suppose adressés par un
élève des apôtres à cette Église mère, source de tout en-
seignement. Ce qui est dit de Timothée4 ne se conçoit
pas mieux ; des personnes aussi engagées que l’auteur et
que Timothée dans le parti de Paul n’auraient pu adresser
à l’Église de Jérusalem un morceau supposant des rela-

1
C’est bien gratuitement qu’on a pensé à l’Église d’Alexandrie.
D’abord, il n’est pas prouvé qu’Alexandrie eût déjà une Église vers
l’an 66. Cette Église, en tout cas, si elle existait, n’eut aucun rapport
avec l’école de Paul ; elle ne devait pas connaître Timothée. Les
passages V, 12 ; X, 32 et suiv., et bien d’autres encore, ne conve-
naient pas à une telle Église.
2
Comp. Act., VI, 1 ; Irénée, Adv. hær., III, I, 1 ; Eusèbe, Hist. eccl.,
III, 24, 25.
3
Dia kone‹n to‹j ¡g…oij (Cf. surtout Rom., XV, 25) s’applique
aux devoirs de toutes les Églises envers l’Église de Jérusalem, et en
convient pas bien à l’Église de Jérusalem.
4
Hébr., XIII, 23.

14
L’ANTÉCHRIST

tions intimes. Comment admettre, par exemple, que


l’auteur, avec cette exégèse uniquement fondée sur la ver-
sion alexandrine, cette science juive incomplète, cette
connaissance imparfaite des choses du temple, eût osé
faire la leçon de si haut aux maîtres par excellence, à des
gens parlant hébreu ou à peu près, vivant tous les jours
autour du temple, et qui savaient beaucoup mieux que lui
tout ce qu’il leur disait ? Comment admettre surtout qu’il
les eût traités en catéchumènes à peine initiés et incapa-
bles d’une forte théologie ? — Au contraire, si l’on sup-
pose que les destinataires de l’épître sont les fidèles de
Rome, tout s’arrange à merveille. Les passages, VI, 10 ; X,
32 et suiv. ; XIII, 3, 7, sont des allusions à la persécution
de l’an 641 ; le passage XIII, 7 s’applique à la mort des
apôtres Pierre et Paul ; enfin oƒ ¢pÕ tÁj 'Ita l…a j se
justifie alors parfaitement ; car il est naturel que, l’auteur
porte à l’Église de Rome les salutations de la colonie
d’Italiens qui était autour de lui. Ajoutons que la première
épître de Clément Romain2 (ouvrage certainement ro-
main) fait à l’Épître aux Hébreux des emprunts suivis, et
en calque le mode d’exposition d’une manière évidente.
Une seule difficulté reste à résoudre : Pourquoi le titre
de l’épître porte-t-il PrÕj ‘E} ra …ou j ? Rappelons que
ces titres ne sont pas toujours d’origine apostolique,
qu’on les mit assez tard et quelquefois à faux, comme
nous l’avons vu pour l’épître dite PrÕj ‘Ef es…ou j .
L’épître dite aux Hébreux fut écrite, sous le coup de la
persécution, à l’Église qui était la plus poursuivie. En plu-
sieurs endroits (par exemple, XIII, 23), on sent que
l’auteur s’exprime à mots couverts. Peut-être le titre va-
gue PrÕj ‘E} ra …ou j fut-il un mot de passe pour éviter
que la lettre ne devînt une pièce compromettante. Peut-
être aussi ce titre vint-il de ce qu’on regarda, au IIe siècle,

1
Qea trizÒmenoi surtout prend alors un sens précis.
2
Comp. Epist. Clem. Rom. ad Cor. I, ch. 17, à Hebr., XI, 37 ; — c. 36
à Hebr., I, 3, 5, 7, 13 ; — c. 9 à Hebr., XI, 5, 7 ; — c 12 à Hebr., XI, 31.

15
L’ANTÉCHRIST

l’écrit en question comme, une réfutation des ébionites,


qu’on appelait ‘E} ra ‹oi. Un fait assez remarquable, c’est
que l’Église de Rome eut toujours sur cette épître des
lumières toutes particulières ; c’est de là, qu’elle émerge,
c’est là qu’on en fait d’abord usage. Tandis qu’Alexandrie
se laisse aller à l’attribuer à Paul, l’Église de Rome main-
tient toujours qu’elle n’est pas de cet apôtre, et qu’on a
tort de la joindre à ses écrits1.
De quelle ville l’Épître aux Hébreux fut-elle écrite? Il
est plus difficile de le dire. L’expression oƒ ¢pÕ tÁj
'Ita l…a j montre que l’auteur était hors d’Italie. Une
chose certaine encore, c’est que la ville d’où l’épître fut
écrite était une grande ville, où il y avait une colonie de
chrétiens d’Italie, très liés avec ceux de Rome. Ces chré-
tiens d’Italie furent probablement des fidèles qui avaient
échappé à la persécution de l’an 64. Nous verrons que le
courant de l’émigration chrétienne fuyant les fureurs de
Néron se dirigea vers Éphèse. L’Église d’Éphèse,
d’ailleurs, avait eu pour noyau de sa formation primitive
deux juifs venus de Rome, Aquila et Priscille ; elle resta
toujours en rapport direct avec Rome. Nous sommes
donc portés à croire que l’épître en question fut écrite
d’Éphèse. Le verset XIII, 23, est, il faut l’avouer, alors as-
sez singulier. Dans quelle ville, différente d’Éphèse et de
Rome, et cependant en rapport avec Éphèse et Rome,
Timothée avait-il été emprisonné ? Quelque hypothèse
que l’on adopte, il y a là une énigme difficile à expliquer.
L’Apocalypse est la pièce capitale de cette histoire. Les
personnes qui liront attentivement nos chapitres XV, XVI,
XVII, reconnaîtront, je crois, qu’ il n’est pas un seul écrit
dans le canon biblique dont la date soit fixée avec autant
de précision. On peut déterminer cette date à quelques
jours près. Le lieu où l’ouvrage fut écrit se laisse aussi
entrevoir avec probabilité. La question de l’auteur du li-
vre est sujette à de bien plus grandes incertitudes. Sur ce

1
Voir Saint Paul, p. LVII.

16
L’ANTÉCHRIST

point, on ne peut, selon moi, s’exprimer avec une pleine


assurance. L’auteur se nomme lui-même en tête du livre
(I, 9)1 : « Moi, Jean, votre frère et votre compagnon de
persécution, de royauté et de patience en Christ. » Mais
deux questions se posent ici : 1° l’allégation est-elle sin-
cère, ou bien ne serait-elle pas une de ces fraudes pieuses
dont tous les auteurs d’apocalypses sans exception se
sont rendus coupables ? Le livre, en d’autres termes, ne
serait-il pas d’un inconnu, qui aurait prêté à un homme
de premier ordre dans l’opinion des Églises, à Jean
l’apôtre, une vision conforme à ses propres idées ? — 2°
Étant admis que le verset 9 du chapitre I de l’Apocalypse
soit sincère, ce Jean ne serait-il pas un homonyme de
l’apôtre ?
Discutons d’abord cette seconde hypothèse ; car c’est
la plus facile à écarter. Le Jean qui parle ou qui est censé
parler dans l’Apocalypse s’exprime avec tant de vigueur, il
suppose si nettement qu’on le connaît et qu’on n’a pas de
difficulté à le distinguer de ses homonymes2, il sait si bien
les secrets des Églises, il y entre d’un air si résolu, qu’on
ne peut guère se refuser à voir en lui un apôtre ou un di-
gnitaire ecclésiastique tout à fait hors de ligne. Or Jean
l’apôtre n’avait, dans la seconde moitié du premier siècle,
aucun homonyme qui approchât de son rang. Jean-Marc,
quoi qu’en dise M. Hitzig, n’a rien à faire ici. Marc n’eut
jamais des relations assez suivies avec les Églises d’Asie
pour qu’il ait osé s’adresser à elles sur ce ton. Reste un
personnage douteux, ce Presbyteros Johannes, sorte de sosie
de l’apôtre, qui trouble comme un spectre toute l’histoire
de l’Église d’Éphèse, et cause aux critiques tant
d’embarras3. Quoique l’existence de ce personnage ait été
niée, et qu’on ne puisse réfuter péremptoirement
l’hypothèse de ceux qui voient en lui une ombre de

1
Comp. Apoc., I, 4 et XXII, 8. Cf. I, 1-2.
2
Apoc., XXII, 8.
3
Voir Vie de Jésus, 13e édit., p. LXXII-LXIII et p. 160.

17
L’ANTÉCHRIST

l’apôtre Jean, prise pour une réalité, nous inclinons à


croire que Presbyteros Johannes a en effet son identité à
part1 ; mais qu’il ait écrit l’Apocalypse en 68 ou 69, comme
le soutient M. Ewald, nous le nions absolument. Un tel
personnage serait connu autrement que par un passage
obscur de Papias et une thèse apologétique de Denys
d’Alexandrie. On trouverait son nom dans les Évangiles,
dans les Actes, dans quelque épître. On le verrait sortir de
Jérusalem. L’auteur de l’Apocalypse est le plus versé dans
les Écritures, le plus attaché au temple, le plus hébraïsant
des écrivains du Nouveau Testament ; un tel personnage
n’a pu se former en province ; il doit être originaire de
Judée ; il tient par le fond de ses entrailles à l’Église
d’Israël. Si Presbyteros Johannes a existé, il fut un disciple de
l’apôtre Jean, dans l’extrême vieillesse de ce dernier2 ;
Papias paraît l’avoir touché d’assez près ou du moins
avoir été son contemporain3. Nous admettons même que
1
Papias, dans Eus., H. E., III, 39 ; Denys d’Alexandrie, dans Eus.,
H. E., VII, 25. Ces deux passages ne créent pas la certitude. En
effet, Denys d’Alexandrie se contente d’induire a priori de la diffé-
rence du quatrième Évangile et de l’Apocalypse la distinction de
deux Jean, hypothèse dont il trouve la confirmation dans deux
tombeaux « qu’on dit avoir existé à Éphèse et porter tous les deux
le nom de Jean. » Le passage de Papias est peu précis, et, en toute
hypothèse, paraît avoir besoin de correction. Le passage Const.
apost., VII, 46, est de médiocre autorité. Quand à Eusèbe (H. E.,
III, 39), il fait simplement un rapprochement entre le passage de
Papias et celui de Denys, et il n’affirme nullement l’existence des
deux tombeaux. Saint Jérôme, De viris ill., 9, 18, affirme la réalité
des tombeaux ; mais il nous apprend que de son temps beaucoup
de personnes y voyaient deux memoriæ de l’apôtre Jean.
2
Étant admis que le passage Constit. apost., VII, 46, se rapporte à
lui, et que ce passage ait quelque valeur, Presbyteros aurait été le
successeur de l’apôtre Jean dans l’épiscopat d’Éphèse.
3
Papias, dans Eus., H. E., III, 39. Il semble qu’il faut lire dans ce
passage, oƒ toà k u r…ou [ma qhtî n] ma qhta ˆ lšgou s in. Car lš-
gou s in suppose Aristion et Presbyteros Johannes vivant vers le temps
de Papias. La phrase met Aristion et Presbyteros Johannes dans une
autre catégorie que les apôtres, « disciples du Seigneur ». Eusèbe

18
L’ANTÉCHRIST

parfois il tint la plume pour son maître, et nous regar-


dons comme plausible l’opinion qui lui attribuerait la ré-
daction du quatrième Évangile et de la première épître
dite de Jean. La deuxième et la troisième épître dites de
Jean, où l’auteur se désigne par les mots Ð pres} Úteroj ,
nous paraissent son œuvre personnelle et avouée pour
telle1. Mais certainement, à supposer que Presbyteros Johan-
nes soit pour quelque chose dans la seconde classe des
écrits johanniques (celle qui comprend le quatrième
Évangile et les trois épîtres), il n’est pour rien dans la
composition de l’Apocalypse. S’il y a quelque chose
d’évident, c’est que l’Apocalypse, d’une part, l’Évangile et
les trois épîtres, d’autre part, ne sont pas sortis de la
même main2. L’Apocalypse est le plus juif, le quatrième
Évangile est le moins juif des écrits du Nouveau Testa-
ment3. En admettant que l’apôtre Jean soit l’auteur de
quelqu’un des écrits que la tradition lui attribue, c’est sû-
rement de l’Apocalypse, non de l’Évangile. L’Apocalypse
répond bien à l’opinion tranchée qu’il semble avoir adop-
tée dans la lutte des judéo-chrétiens et de Paul ;
l’Évangile n’y répond pas. Les efforts que firent, dès le
IIIe siècle, une partie des Pères de l’ Église grecque pour
attribuer l’Apocalypse au Presbyteros , venaient de la répul-
4

sion que ce livre inspirait alors aux docteurs orthodoxes.


Ils ne pouvaient supporter la pensée qu’un écrit dont ils

exagère, en tout cas, en concluant de la phrase de Papias que ce


dernier a été auditeur d’Aristion et du Presbyteros.
1
Nous reviendrons sur tous ces points dans notre tome V.
2
C’est ce que Denys d’Alexandrie, dans la seconde moitié du
e
III siècle, avait déjà parfaitement aperçu. Sa thèse, bornée à cela,
est un modèle de dissertation philologique et critique. Eusèbe, H.
E., VII, 25.
3
Le nom de « Juif », toujours pris comme synonyme « d’adversaire
de Jésus », dans le quatrième Évangile, est dans l’Apocalypse le titre
suprême d’honneur (II, 9 ; III, 9).
4
Denys d’Alexandrie, dans Eusèbe, H. E., VII, 25 ; Eusèbe, H. E.,
III, 39 ; saint Jérôme, De viris ill., 9.

19
L’ANTÉCHRIST

trouvaient le style barbare et qui leur paraissait tout em-


preint des haines juives fût l’ouvrage d’un apôtre. Leur
opinion était le fruit d’une induction a priori sans valeur,
non l’expression d’une tradition ou d’un raisonnement
critique.
Si l’™gë ’Iw£nnhj du premier chapitre de l’Apocalypse
est sincère, l’Apocalypse est donc bien réellement de
l’apôtre Jean. Mais l’essence des apocalypses est d’être
pseudonymes. Les auteurs des apocalypses de Daniel,
d’Hénoch, de Baruch, d’Esdras, se présentent comme
étant Daniel, Hénoch, Baruch, Esdras, en personne.
L’Église du IIe siècle admettait sur le même pied que
l’Apocalypse de Jean une Apocalypse de Pierre, qui était sû-
rement apocryphe1. Si, dans l’Apocalypse qui est restée ca-
nonique, l’auteur donne son nom véritable, c’est là une
surprenante exception aux lois du genre. — Eh bien,
cette exception, nous croyons qu’il faut l’admettre. Une
différence essentielle sépare, en effet, l’Apocalypse canoni-
que des autres écrits analogues qui nous ont été conser-
vés. La plupart des apocalypses sont attribuées à des au-
teurs qui ont fleuri ou sont censés avoir fleuri des cinq et
six cents ans, quelquefois des milliers d’années en arrière.
Au IIe siècle, on attribua des apocalypses aux hommes du
siècle apostolique. Le Pasteur et les écrits pseudo-
clémentins sont de cinquante ou soixante ans postérieurs
aux personnages à qui on les attribue. L’Apocalypse de
Pierre fut probablement dans le même cas ; au moins,
rien ne prouve qu’elle eût rien de particulier, de topique,
de personnel. L’Apocalypse canonique, au contraire, si elle
est pseudonyme, aurait été attribuée à l’apôtre Jean du
vivant de ce dernier, ou très peu de temps après sa mort.
N’était les trois premiers chapitres, cela serait strictement
possible ; mais est-il concevable que le faussaire eût eu la
hardiesse d’adresser son œuvre apocryphe aux sept Égli-

1
Canon de Muratori, lignes 70-72 ; stichométrie du Codex claromon-
tanus, dans Credner, Gesch. der neutest. Kanon, p. 177.

20
L’ANTÉCHRIST

ses qui avaient été en rapport avec l’apôtre ? Et si l’on nie


ces rapports, avec M. Scholten, on tombe dans une diffi-
culté plus grave encore ; car il faut admettre alors que le
faussaire, par une ineptie sans égale, écrivant à des Égli-
ses qui n’ont jamais connu Jean, présente son prétendu
Jean comme ayant été à Patmos, tout près d’Éphèse1,
comme sachant leurs secrets les plus intimes et comme
ayant sur elles une pleine autorité. Ces Églises, qui, dans
l’hypothèse de M. Scholten, savaient bien que Jean
n’avait jamais été en Asie ni près de l’Asie, se fussent-
elles laissées tromper à un artifice aussi grossier ? Une
chose qui ressort de l’Apocalypse, dans toutes les hypothè-
ses2, c’est que l’apôtre Jean fut durant quelque temps le
chef des Églises d’Asie. Cela établi, il est bien difficile de
ne pas conclure que l’apôtre Jean fut réellement l’auteur
de l’Apocalypse ; car, la date du livre étant fixée avec une
précision absolue, on ne trouve plus l’espace de temps
nécessaire pour un faux. Si l’apôtre, en janvier 69, vivait
en Asie, ou seulement y avait été, les quatre premiers
chapitres sont incompréhensibles de la part d’un faus-
saire. En supposant, avec M. Scholten, l’apôtre Jean mort
au commencement de l’an 69 (ce qui ne paraît pas
conforme à la vérité), on ne sort guère d’embarras. Le
livre, en effet, est écrit comme si le révélateur était encore
vivant ; il est destiné à être répandu sur-le-champ dans les
Églises d’Asie ; si l’apôtre eût été mort, la supercherie
était trop évidente. Qu’eût-on dit à Éphèse, vers février
69, en recevant un pareil livre comme censé provenir
d’un apôtre qu’on savait bien ne plus exister, et que, se-
lon M. Scholten, on n’avait jamais vu ?
L’examen intrinsèque du livre, loin d’infirmer cette
hypothèse, l’appuie fortement. Jean l’apôtre paraît avoir

1
Supposer l’apôtre venu à Patmos, c’est le supposer venu à
Éphèse, Patmos étant en quelque sorte une dépendance d’Éphèse,
au point de vue de la navigation.
2
Voir l’appendice à la fin du volume.

21
L’ANTÉCHRIST

été, après Jacques, le plus ardent des judéo-chrétiens ;


l’Apocalypse, de son côté, respire une haine terrible contre
Paul et contre ceux qui se relâchaient dans l’observance
de la loi juive. Le livre répond à merveille au caractère
violent et fanatique qui paraît avoir été celui de Jean.
C’est bien là l’œuvre du « fils du tonnerre », du terrible
boanerge, de celui qui ne voulait pas qu’on usât du nom de
son maître si on n’appartenait au cercle le plus étroit des
disciples, de celui qui, s’il l’avait pu, aurait fait pleuvoir le
feu et le soufre sur les Samaritains peu hospitaliers. La
description de la cour céleste, avec sa pompe toute maté-
rielle de trônes et de couronnes, est bien de celui qui,
jeune, avait mis son ambition à s’asseoir, avec son frère,
sur des trônes à droite et à gauche du Messie. Les deux
grandes préoccupations de l’auteur de l’Apocalypse sont
Rome (ch. XIII et suiv.) et Jérusalem (ch. XI, et XII). Il
semble qu’il a vu Rome, ses temples, ses statues, la
grande idolâtrie impériale. Or un voyage de Jean à Rome,
à la suite de Pierre, se laisse facilement supposer. Ce qui
concerne Jérusalem est plus frappant encore. L’auteur,
revient toujours à « la ville aimée » ; il ne pense qu’à elle ;
il est au courant de toutes les aventures de l’Église hiéro-
solymitaine durant la révolution de Judée (qu’on se rap-
pelle le beau symbole de la femme et de sa fuite au dé-
sert) ; on sent qu’il avait été une des colonnes de cette
Église, un dévot exalté du parti juif. Cela convient très
bien à Jean1. La tradition d’Asie Mineure semble de
même avoir conservé le souvenir de Jean comme celui
d’un sévère judaïsant. Dans la controverse de la Pâque,
qui troubla si fortement les Églises, durant la seconde
moitié du IIe siècle, l’autorité de Jean est le principal ar-
gument que font valoir les Églises d’Asie pour maintenir
la célébration de la Pâque, conformément à la loi juive,
au 14 de nisan. Polycarpe, en 160, et Polycrate, en 190,

1
Gal., II, 9. Jean paraît très souvent en compagnie de Pierre, Act.,
III, 1, 3, 4, 11 ; IV, 13, 19 ; VIII, 14.

22
L’ANTÉCHRIST

font appel à son autorité pour défendre leur usage anti-


que contre les novateurs qui, s’appuyant sur le quatrième
Évangile, ne voulaient pas que Jésus, la vraie pâque, eût
mangé l’agneau pascal la veille de sa mort, et qui transfé-
raient la fête au jour de la résurrection1.
La langue de l’Apocalypse est également une raison pour
attribuer le livre à un membre de l’Église de Jérusalem.
Cette langue est tout à fait à part dans les écrits du Nou-
veau Testament. Nul doute que l’ouvrage n’ait été écrit
en grec2 ; mais c’est un grec calqué sur l’hébreu, pensé en
hébreu, et qui ne pouvait guère être compris et goûté que
par des gens sachant l’hébreu3. L’auteur est nourri des
prophéties et des apocalypses antérieures à la sienne à un
degré qui étonne ; il les sait évidemment par cœur. Il est
familier avec la version grecque des livres sacrés4 ; mais
c’est dans le texte hébreu que les passages bibliques se
présentent à lui. Quelle différence avec le style de Paul,
de Luc, de l’auteur de l’Épître aux Hébreux, et même des
Évangiles synoptiques ! Un homme ayant passé des an-
nées à Jérusalem, dans les écoles qui entouraient le tem-
ple, pouvait seul être à ce point imprégné de la Bible et
participer aussi vivement aux passions du peuple révolu-
tionnaire à ses espérances, à sa haine contre les Romains.

1
Polycrate et Irénée, dans Eusèbe, H. E., V, 24.
2
« Je suis l’alpha et l’omega. » — Les mesures et les poids sont
grecs.
3
Sans parler des mots sacramentels et du chiffre de la Bête, qui
sont en hébreu (IX, 11 ; XVI, 16), les hébraïsmes se remarquent à
chaque ligne. Notez en particulier, i, 4, l’indéclinabilité de la traduc-
tion grecque du nom de Jéhovah.
4
Il adopte plusieurs des expressions des Septante, même dans ce
qu’elles ont d’inexact : skhn¾ toà ma rtu r…ou = wptyk lha ; Ð
pa ntokr£twr = Jéhovah Sebaoth. Le verset du Ps. II, qu’il cite sou-
vent : « Le les fera paraître avec une houlette de fer, » est entendu
d’après les Septante, et non d’après l’hébreu, sans doute parce que
le passage était passé sous cette forme dans l’exégèse messianique
des chrétiens.

23
L’ANTÉCHRIST

Enfin, une circonstance qu’il n’est pas permis de négli-


ger, c’est que l’Apocalypse présente quelques traits qui ont
un rapport avec le quatrième Évangile et avec les épîtres
attribuées à Jean. Ainsi l’expression Ð lÒgoj toà qeoà ,
si caractéristique du quatrième Évangile, se trouve pour
la première fois dans l’Apocalypse1. L’image des « eaux vi-
ves »2 est commune aux deux ouvrages. L’expression
d’« agneau de Dieu », dans le quatrième Évangile3, rap-
pelle l’expression d’Agneau, qui est ordinaire dans
l’Apocalypse pour désigner le Christ. Les deux livres appli-
quent au Messie le passage de Zacharie, XII, 10, et le tra-
duisent de la même manière4. Loin de nous la pensée de
conclure de ces faits que la même plume ait écrit le qua-
trième Évangile et l’Apocalypse ; mais il n’est pas indiffé-
rent que le quatrième Évangile, dont l’auteur n’a pu être
sans lien quelconque avec l’apôtre Jean, offre dans son
style et ses images quelques rapports avec un livre attri-
bué pour des motifs sérieux à l’apôtre Jean.
La tradition ecclésiastique est hésitante sur la question
qui nous occupe. Jusque vers l’an 150, l’Apocalypse ne
semble pas avoir eu dans l’Église l’importance qui,
d’après nos idées, aurait dû s’attacher à un écrit où l’on
eût été assuré de posséder un manifeste solennel sorti de
la plume d’un apôtre. Il est douteux que Papias l’admît
comme ayant été rédigée par l’apôtre Jean. Papias était
millénaire de la même manière que l’Apocalypse ; mais il
paraît qu’il déclarait tenir cette doctrine « de la tradition
non écrite ». S’il avait allégué l’Apocalypse, Eusèbe le di-
rait5, lui qui relève avec tant d’empressement toutes les

1
Apoc., XIX, 13.
2
Apoc., XXI, 6 ; XXII, 1, 17. Cf. Jean, IV et X.
3
Jean, I, 29, 36.
4
Apoc., I, 7 ; Jean, XIX, 37. Cette traduction diffère de celle des
Septante, et est plutôt conforme à l’hébreu.
5
Hist. eccl., III, 39. Les témoignages d’André et d’Aréthas de Cap-
padoce sur ce point sont peu concluants.

24
L’ANTÉCHRIST

citations que cet ancien Père fait d’écrits apostoliques.


L’auteur du Pasteur d’Hermas connaît, ce semble,
l’Apocalypse et l’imite1 ; mais il ne suit pas de là qu’il la tînt
pour un ouvrage de Jean l’apôtre. C’est saint Justin qui,
vers le milieu du IIe siècle, déclare le premier hautement
que l’Apocalypse est bien une composition de l’apôtre
Jean2 ; or saint Justin, qui ne sortit du sein d’aucune des
grandes Églises, est une médiocre autorité en fait de tra-
ditions. Méliton, qui commenta certaines parties de
l’ouvrage3, Théophile d’Antioche4 et Apollonius5, qui
s’en servirent beaucoup dans leurs polémiques, semblent
cependant, comme Justin, l’avoir attribué à l’apôtre. Il en
faut dire autant du Canon de Muratori6. A partir de l’an
200, l’opinion la plus répandue est que le Jean de
l’Apocalypse est bien l’apôtre. Irénée7, Tertullien8, Clément
d’Alexandrie9, Origène10, l’auteur des Philosophumena11,

1
Voir surtout Vis., IV, 1, 2 ; Simil., IX, 1 et suiv.
2
Dial. cum Tryph., 81.
3
Eusèbe, H. E., IV, 26 ; saint Jérôme, De viris ill., 24. Comp. Méli-
ton, De veritate, sub fin.
4
Eus., H. E., IV, 24. On peut se demander si le mot ’Iw£nnou ,
dans les deux passages d’Eusèbe relatifs à Méliton et à Théophile,
n’est pas une addition explicative de l’historien ecclésiastique. Mais
Eusèbe étant attentif à relever les passages d’où il résulte qu’on a
douté de l’authenticité de l’Apocalypse, on doit supposer qu’il n’eût
pas ajouté de mot ’Iw£nnou ,s’il ne l’eût rencontré dans les auteurs
dont il parle.
5
Eusèbe H. E., V, 18.
6
Lignes 47-48, 70-72. Ce second passage semble cependant mar-
quer une tendance à placer le livre parmi les apocryphes.
7
Adv. hær., IV, XX, 11 ; V, XXVI, 1 ; XXVIII, 2 ; XXXIV, 2 etc.
Cf. Eusèbe, H. E., V, 8.
8
Adv. Marc., III, 14 ; IV, 5.
9
Strom., VI, 13 ; Pædag., II, 12.
10
Dans Eus., H. E., VI, 25 ; In Matth., tom. XVI, 6 ; In Joh., tom. I,
14 ; II, 4 etc.
11
Philosoph., VII, 36.

25
L’ANTÉCHRIST

n’ont là-dessus aucune hésitation. L’opinion contraire est


toutefois fermement soutenue. Pour ceux qui s’écartaient
de plus en plus du judéo-christianisme et du millénarisme
primitifs, l’Apocalypse était un livre dangereux, impossible
à défendre, indigne d’un apôtre, puisqu’il renfermait des
prophéties qui ne s’étaient pas accomplies. Marcion, Cer-
don et les gnostiques la rejetaient absolument1 ; les Consti-
tutions apostoliques l’omettent dans leur Canon2 ; la vieille
Peschito ne la contient pas. Les adversaires des rêveries
montanistes, tels que le prêtre Caïus3, les aloges4, feigni-
rent d’y voir l’œuvre de Cérinthe. Enfin, dans la seconde
moitié du IIIe siècle, l’école d’Alexandrie, en haine du mil-
lénarisme renaissant par suite de la persécution de Valé-
rien, fait la critique du livre avec une excessive rigueur et
une mauvaise humeur non dissimulée ; l’évêque Denys
démontre parfaitement que l’Apocalypse ne saurait être du
même auteur que le quatrième Évangile, et met à la mode
l’hypothèse du Presbyteros5. Au IVe siècle, l’Église grecque
est tout à fait partagée6. Eusèbe, quoique hésitant, est en
somme défavorable à la thèse qui attribue l’ouvrage au
fils de Zébédée. Grégoire de Nazianze et presque tous les
chrétiens lettrés du même temps refusèrent de voir un
écrit apostolique dans un livre qui contrariait si vivement
leur goût, leurs idées d’apologétique et leurs préjugés

1
Tertullien, Adv. Marc., IV, 5 ; livre Adv. omnes hæreses, parmi les
œuvres de Tertullien, 6.
2
Constit. apost., II, 57 ; VIII, 47 (Canons apost., n° 85).
3
Caïus, dans Eusèbe, H. E., III, 28. Les doutes que peut laisser ce
passage sont levés par le fragment de Denys d’Alexandrie, dans
Eusèbe, VII, 25, et par ce qu’Épiphane dit des aloges. La traduc-
tion « comme s’il était un grand apôtre » est insoutenable. Cf.
Théodoret, Hær. Fab., II, 3.
4
Épiph., hær. LI, 3-4, 32-35.
5
Hist. eccl., VII, 25. Il est probable que la question avait déjà été
discutée par saint Hippolyte. Voir la liste de ses écrits dans Corpus
inscr. gr., n° 8613, A, 3.
6
Eus., H. E., III, 24 ; saint Jérôme, Epist. CXXIX, ad Dardanum, 3.

26
L’ANTÉCHRIST

d’éducation. On peut dire que, si ce parti avait été le maî-


tre, il eût relégué l’Apocalypse au rang du Pasteur et des
¢ntilegÒmena dont le texte grec a presque disparu.
Heureusement, il était trop tard pour que de telles exclu-
sions pussent réussir. Grâce à d’habiles contresens, un
livre qui renferme d’atroces injures contre Paul s’est
conservé à côté des œuvres mêmes de Paul, et forme
avec celles-ci un volume censé provenir d’une seule ins-
piration.
Cette protestation persistante, qui constitue un fait si
important de l’histoire ecclésiastique, est-elle d’un poids
bien considérable aux yeux de la critique indépendante ?
On ne saurait le dire. Certainement Denys d’Alexandrie
est dans le vrai, quand il établit que le même homme n’a
pas pu écrire le quatrième Évangile et l’Apocalypse. Mais,
placée devant ce dilemme, la critique moderne a répondu
tout autrement que la critique du IIIe siècle. L’authenticité
de l’Apocalypse lui a paru bien plus admissible que celle de
l’Évangile, et si, dans l’œuvre johannique, il faut faire une
part à ce problématique Presbyteros Johannes, c’est bien
moins l’Apocalypse que l’Évangile et les épîtres qu’il
conviendrait de lui attribuer. Quel motif eurent, au
IIIe siècle, ces adversaires du montanisme, au IVe siècle,
ces chrétiens élevés dans les écoles helléniques
d’Alexandrie, de Césarée, d’Antioche, pour nier que
l’auteur de l’Apocalypse fût réellement l’apôtre Jean ? Une
tradition, un souvenir conservé dans les Églises ? En au-
cune façon. Leurs motifs étaient des motifs de théologie
a priori. D’abord, l’attribution de l’Apocalypse à l’apôtre
rendait presque impossible pour un homme instruit et
sensé d’admettre l’authenticité du quatrième Évangile, et
l’on eût cru alors ébranler le christianisme en doutant de
l’authenticité de ce dernier document. En outre, la vision
attribuée à Jean paraissait une source d’erreurs sans cesse
renaissantes ; il en sortait des recrudescences perpétuelles
de judéo-christianisme, de prophétisme intempérant, de
millénarisme audacieux ? Quelle réponse pouvait-on faire

27
L’ANTÉCHRIST

aux montanistes et aux mystiques du même genre, disci-


ples parfaitement conséquents de l’Apocalypse, à ces trou-
pes d’enthousiastes qui couraient au martyre, enivrés
qu’ils étaient par la poésie étrange du vieux livre de l’an
69 ? Une seule : prouver que le livre qui servait de texte à
leurs chimères n’était pas d’origine apostolique. La raison
qui porta Caïus, Denys d’Alexandrie et tant d’autres à
nier que l’Apocalypse fût réellement de l’apôtre Jean est
donc justement celle qui nous porte à la conclusion op-
posée. Le livre est judéo-chrétien, ébionite ; il est l’œuvre
d’un enthousiaste ivre de haine contre l’empire romain et
le monde profane ; il exclut toute réconciliation entre le
christianisme, d’une part, l’empire et le monde, de
l’autre ; le messianisme y est tout matériel ; le règne des
martyrs pendant mille ans y est affirmé ; la fin du monde
est déclarée très prochaine. Ces motifs, où les chrétiens
raisonnables, sortis de la direction de Paul, puis de l’école
d’Alexandrie, voyaient des difficultés insurmontables,
sont pour nous des marques d’ancienneté et
d’authenticité apostolique. L’ébionisme et le montanisme
ne nous font plus peur ; simples historiens, nous affir-
mons même que les adhérents de ces sectes, repoussés
par l’orthodoxie, étaient les vrais successeurs de Jésus,
des Douze et de la famille du Maître. La direction ration-
nelle que prend le christianisme par le gnosticisme modé-
ré, par le triomphe tardif de l’école de Paul, et surtout par
l’ascendant d’hommes tels que Clément d’Alexandrie et
Origène, ne doit pas faire oublier ses vraies origines. Les
chimères, les impossibilités, les conceptions matérialistes,
les paradoxes, les énormités, qui impatientaient Eusèbe,
quand il lisait ces anciens auteurs ébionites et millénaris-
tes, tels que Papias, étaient le vrai christianisme primitif.
Pour que les rêves de ces sublimes illuminés soient deve-
nus une religion susceptible de vivre, il a fallu que des
hommes de bon sens et de beaux génies, comme étaient
ces Grecs qui se firent chrétiens à partir du IIIe siècle,
aient repris l’œuvre des vieux visionnaires, et, en la re-

28
L’ANTÉCHRIST

prenant, l’aient singulièrement modifiée, corrigée, amoin-


drie. Les monuments les plus authentiques des naïvetés
du premier âge devinrent alors d’embarrassants témoins,
que l’on essaya de rejeter dans l’ombre. Il arriva ce qui
arrive d’ordinaire à l’origine de toutes les créations reli-
gieuses, ce qui s’observa en particulier durant les pre-
miers siècles de l’ordre franciscain : les fondateurs de la
maison furent évincés par les nouveaux venus ; les vrais
successeurs des premiers pères devinrent bientôt des
suspects et des hérétiques. De là ce fait que nous avons
eu souvent occasion de relever, savoir que les livres favo-
ris du judéo-christianisme ébionite et millénaire1 se sont
bien mieux conservés dans les traductions latines et
orientales que dans le texte grec, l’Église grecque ortho-
doxe s’étant toujours montrée fort intolérante à l’égard
de ces livres et les ayant systématiquement supprimés.
Les raisons qui font attribuer l’Apocalypse à l’apôtre
Jean restent donc très fortes, et je crois que les personnes
qui liront notre récit seront frappées de la manière dont
tout, en cette hypothèse, s’explique et se lie. Mais, dans
un monde où les idées en fait de propriété littéraire
étaient si différentes de ce qu’elles sont de nos jours, un
ouvrage pouvait appartenir à un auteur de bien des ma-
nières. L’apôtre Jean a-t-il écrit lui-même le manifeste de
l’an 69 ? On en peut certes douter. Il suffit pour notre
thèse qu’il en ait eu connaissance, et que, l’ayant approu-
vé, il l’ait vu sans déplaisir circuler sous son nom. Les
trois premiers versets du chapitre Ier, qui ont l’air d’une
autre main que celle du Voyant, s’expliqueraient alors.
Par là s’expliqueraient aussi des passages comme XVIII,
20 ; XXI, 14, qui inclinent à croire que celui qui tenait la
plume n’était pas apôtre. Dans Eph., II, 20, nous trou-

1
Livre d’Hénoch, Apocalypse de Baruch, Assomption de Moïse,
Ascension d’Isaïe, 4e livre d’Esdras, et jusqu’à ces derniers temps,
le Pasteur, l’Épître de Barnabé. Par là s’explique aussi la perte plus
ou moins complète du texte grec de Papias, de saint Irénée.

29
L’ANTÉCHRIST

vons un trait analogue, et là nous sommes sûrs qu’entre


Paul et nous il y a l’intermédiaire d’un secrétaire ou d’un
imitateur. L’abus qui a été fait du nom des apôtres pour
donner de la valeur à des écrits apocryphes1 doit nous
rendre très soupçonneux. Beaucoup de traits de
l’Apocalypse ne conviennent pas à un disciple immédiat de
Jésus2. On est surpris de voir un des membres du comité
intime où s’élabora l’Évangile nous présenter son ancien
ami comme un Messie de gloire, assis sur le trône de
Dieu, gouvernant les peuples, et si totalement différent
du Messie de Galilée que le Voyant à son aspect fris-
sonne et tombe à demi mort. Un homme qui avait connu
le vrai Jésus pouvait difficilement, même au bout de
trente-six ans, avoir subi une telle modification dans ses
souvenirs. Marie de Magdala, apercevant Jésus ressuscité,
s’écrie : « O mon maître ! » et Jean ne verrait le ciel ou-
vert que pour y retrouver celui qu’il aima transformé en
Christ terrible !... Ajoutons que l’on n’est pas moins
étonné de voir sortir de la plume d’un des principaux
personnages de l’idylle évangélique une composition arti-
ficielle, un vrai pastiche, où l’imitation à froid des visions
des anciens prophètes se montre à chaque ligne. L’image
des pêcheurs de Galilée qui nous est offerte par les
Évangiles synoptiques ne répond guère à celle
d’écrivains, de lecteurs assidus des anciens livres, de rab-
bins savants. Reste à savoir si ce n’est pas le tableau des
synoptiques qui est faux, et si l’entourage de Jésus ne fut
pas beaucoup plus pédant, plus scolastique, plus analogue
aux scribes et aux pharisiens, que le récit de Matthieu,
Marc et Luc ne porterait à le supposer.
Si l’on admet l’hypothèse que nous avons dite, et
d’après laquelle Jean aurait plutôt accepté l’Apocalypse qu’il

1
Aux preuves tant de fois alléguées, ajoutez Caïus et Denys
d’Alexandrie, dans Eusèbe, H. E., III, 28.
2
Le verset Apoc., I, 2, ne signifie pas que l’auteur ait été témoin de
la vie de Jésus. Comp. I, 9, 19, 20 ; VI, 9, XX, 4 ; XXII, 8.

30
L’ANTÉCHRIST

ne l’aurait écrite de sa main, on obtient un autre avantage,


c’est d’expliquer comment le livre fut si peu répandu,
durant les trois quarts de siècle qui suivirent sa composi-
tion. Il est probable que l’auteur, après l’an 70, voyant
Jérusalem prise, les Flavius solidement établis, l’empire
romain reconstitué, et le monde obstiné à durer, malgré
le terme de trois ans et demi qu’il lui avait assigné, arrêta
lui-même la publicité de son ouvrage. L’Apocalypse, en
effet, n’atteignit toute son importance que vers le milieu
du IIe siècle, quand le millénarisme devint un sujet de dis-
corde dans l’Église, et surtout quand les persécutions re-
donnèrent aux invectives contre la Bête du sens et de l’à-
propos1. La fortune de l’Apocalypse fut ainsi attachée aux
alternatives de paix et d’épreuves que traversa l’Église.
Chaque persécution lui donna une vogue nouvelle ; c’est
quand les persécutions sont finies que le livre court de
véritables dangers, et se voit sur le point d’être chassé du
Canon, comme un pamphlet mensonger et séditieux.
Deux traditions dont j’ai admis en ce volume la plausi-
bilité, savoir la venue de Pierre à Rome et le séjour de
Jean à Éphèse, ayant donné lieu à de longues controver-
ses, j’en ai fait l’objet d’un appendice à la fin du volume.
J’ai en particulier discuté le récent mémoire de
M. Scholten sur le séjour des apôtres en Asie avec le soin
que méritent tous les écrits de l’éminent critique hollan-
dais. Les conclusions auxquelles je suis arrivé, et que je
ne tiens, du reste, que pour probables, exciteront certai-
nement, comme l’emploi que j’ai fait du quatrième Évan-
gile en écrivant la Vie de Jésus, les dédains d’une jeune
école présomptueuse, aux yeux de laquelle toute thèse est
prouvée dès qu’elle est négative, et qui traite péremptoi-
rement d’ignorants ceux qui n’admettent pas d’emblée
ses exagérations. Je prie le lecteur sérieux de croire que je
le respecte assez pour ne rien négliger de ce qui peut ser-

1
Voir la lettre des Églises de Vienne et de Lyon, dans Eusèbe,
H. E., V, I, 10, 58 (notez ¹ gr a f»).

31
L’ANTÉCHRIST

vir à trouver la vérité dans l’ordre des études dont je


l’entretiens. Mais j’ai pour principe que l’histoire et la dis-
sertation doivent être distinctes l’une de l’autre. L’histoire
ne peut être bien faite qu’après que l’érudition a entassé
des bibliothèques entières d’essais critiques et de mémoi-
res ; mais, quand l’histoire arrive à se dégager, elle ne doit
au lecteur que l’indication de la source originale sur la-
quelle chaque assertion s’appuie. Les notes occupent le
tiers de chaque page dans ces volumes que je consacre
aux origines du christianisme. Si j’avais dû m’obliger à y
mettre la bibliographie, les citations d’auteurs modernes,
la discussion détaillée des opinions, les notes eussent
rempli au moins les trois quarts de la page. Il est vrai que
la méthode que j’ai suivie suppose des lecteurs versés
dans les recherches sur l’Ancien et le Nouveau Testa-
ment, ce qui est le cas de bien peu de personnes en
France. Mais combien de livres sérieux auraient le droit
d’exister si, avant de les composer, l’auteur avait dû être
sûr qu’il aurait un public pour les bien comprendre ?
J’affirme d’ailleurs que même un lecteur qui ne sait pas
l’allemand, s’il est au courant de ce qui a été écrit dans
notre langue sur ces matières, peut fort bien suivre ma
discussion. L’excellent recueil intitulé Revue de théologie, qui
s’imprimait jusqu’à ces dernières années à Strasbourg, est
une encyclopédie d’exégèse moderne, qui ne dispense pas
sûrement de remonter aux livres allemands et hollandais,
mais où toutes les grandes discussions de la théologie
savante depuis un demi-siècle ont eu leur écho. Les écrits
de MM. Reuss, Réville, Scherer, Kienlen, Coulin, et en
général les thèses de la faculté de Strasbourg1 offriront
1
On m’a si souvent reproché les courtes listes biographiques
d’ouvrages français que j’ai données dans les volumes antérieurs,
bien que j’eusse formellement averti que ces listes n’avaient d’autre
but que de répondre à ceux qui m’accusaient de supposer chez le
lecteur français des connaissances antérieures qu’il ne pouvait
avoir, que je me les interdis cette fois-ci. Le pédantisme,
l’ostentation du savoir, le soin de ne négliger aucun de ses avanta-

32
L’ANTÉCHRIST

également aux lecteurs désireux de plus amples rensei-


gnements une solide instruction. Il va sans le dire que
ceux qui pourront lire les écrits de Christian Baur, le père
de toutes ces études, de Zeller, de Schwegler, de Volk-
mar, de Hilgenfeld, de Lücke, de Lipsius, de Holtzmann,
d’Ewald, de Keim, de Hausrath, de Scholten, seront
mieux édifiés encore. J’ai proclamé toute ma vie que
l’Allemagne s’était acquis une gloire éternelle en fondant
la science critique de la Bible et les études qui s’y rappor-
tent. Je l’ai dit assez haut pour qu’on n’eût pas dû
m’accuser de passer sous silence des obligations que j’ai
cent fois reconnues. L’école des exégètes allemands a ses
défauts ; ces défauts sont ceux qu’un théologien, quelque
libéral qu’il soit, ne peut éviter ; mais la patience, la téna-
cité d’esprit, la bonne foi qui ont été déployées dans cette
œuvre d’analyse sont chose vraiment admirable. Entre
plusieurs très belles pierres que l’Allemagne a posées
dans l’édifice de l’esprit humain, élevé à frais communs
par tous les peuples, la science biblique est peut-être le
bloc qui a été taillé avec le plus de soin, celui qui porte au
plus haut degré le cachet de l’ouvrier.
Pour ce volume, comme pour les précédents, je dois
beaucoup à l’érudition toujours prête et à l’inépuisable
complaisance de mes savants confrères et amis, MM. Eg-
ger, Léon Renier, Derenbourg, Waddington, Boissier, de
Longpérier, de Witte, Le Blant, Dulaurier, qui ont bien
voulu me permettre de les consulter journellement sur les
points se rapportant à leurs études spéciales.
M. Neubauer a revu la partie talmudique. Malgré ses tra-
vaux à la Chambre, M. Noël Parfait a bien voulu ne pas
me discontinuer ses soins de correcteur accompli. Enfin,

ges, sont tellement devenus la règle de certaines écoles, qu’on n’y


admet plus l’écrivain sobre qui, selon la maxime de nos vieux maî-
tres de Port-Royal, sait se borner, ne fait jamais profession de
science, et dans un livre ne donne pas le quart des recherches que
ce livre a coûtées. L’élégance, la modestie, la politesse, l’atticisme
passent maintenant pour des manières de gens arriérés.

33
L’ANTÉCHRIST

je dois exprimer ma vive reconnaissance à MM. Amari,


Pietro Rosa, Fabio Gori, Fiorelli, Minervini, de Luca, qui,
durant un voyage d’Italie que j’ai fait l’année dernière, ont
été pour moi les plus précieux des guides. On verra
comment ce voyage se rattachait par plusieurs côtés au
sujet du présent volume. Quoique je connusse déjà
l’Italie, j’avais soif de saluer encore une fois la terre des
grands souvenirs, la mère savante de toute renaissance.
Selon une légende rabbinique, il y avait à Rome, durant
ce long deuil de la beauté qu’on appelle le moyen âge,
une statue antique conservée en un lieu secret, et si belle
que les Romains venaient de nuit la baiser furtivement.
Le fruit de ces embrassements profanes fut, dit-on,
l’Antéchrist1. Ce fils de la statue de marbre est bien
certainement au moins un fils de l’Italie. Toutes les
grandes protestations de la conscience humaine contre
les excès du christianisme sont venues autrefois de cette
terre ; de là encore elles viendront dans l’avenir.
Je ne cacherai pas que le goût de l’histoire, la jouis-
sance incomparable qu’on éprouve à voir se dérouler le
spectacle de l’humanité, m’a surtout entraîné en ce vo-
lume. J’ai eu trop de plaisir à le faire pour que je demande
d’autre récompense que de l’avoir fait. Souvent je me suis
reproché de tant jouir en mon cabinet de travail, pendant
que ma pauvre patrie se consume dans une lente agonie ;
mais j’ai la conscience tranquille. Lors des élections de
1869, je m’offris aux suffrages de mes concitoyens ; tou-
tes mes affiches portaient en grosses lettres : « Pas de
révolution ; pas de guerre ; une guerre sera aussi funeste
qu’une révolution. » Au mois de septembre 1870, je
conjurai les esprits éclairés de l’Allemagne et de l’Europe
de songer à l’affreux malheur qui menaçait la civilisation.
Pendant le siège, dans Paris, au mois de novembre 1870,
je m’exposai à une forte impopularité en conseillant la
réunion d’une assemblée, ayant les pouvoirs pour traiter

1
Voir Buxtorf, Lex. chald. talm. rabb., p. 222.

34
L’ANTÉCHRIST

de la paix. Aux élections de 1871, je répondis aux ouver-


tures qu’on me fit : « Un tel mandat ne peut être ni re-
cherché, ni refusé. » Après le rétablissement de l’ordre,
j’ai appliqué tout ce que j’ai d’attention aux réformes que
je considère comme les plus urgentes pour sauver notre
pays. J’ai donc fait ce que j’ai pu. Nous devons à notre
patrie d’être sincères avec elle ; nous ne sommes pas
obligés d’employer le charlatanisme pour lui faire accep-
ter nos services ou agréer nos idées.
Peut-être, d’ailleurs, ce volume, bien que s’adressant
avant tout aux curieux et aux artistes, contiendra-t-il plus
d’un enseignement. On y verra le crime poussé jusqu’à
son comble et la protestation des saints élevée à des ac-
cents sublimes. Un tel spectacle ne sera pas sans fruit
religieux. Je crois autant que jamais que la religion n’est
pas une duperie subjective de notre nature, qu’elle ré-
pond à une réalité extérieure, et que celui qui en aura sui-
vi les inspirations aura été le bien inspiré. Simplifier la
religion n’est pas l’ébranler, c’est souvent la fortifier. Les
petites sectes protestantes de nos jours, comme le chris-
tianisme naissant, sont là pour le prouver. La grande er-
reur du catholicisme est de croire qu’on peut lutter
contre les progrès du matérialisme avec une dogmatique
compliquée, s’encombrant chaque jour d’une nouvelle
charge de merveilleux.
Le peuple ne peut plus porter qu’une religion sans mi-
racles ; mais une telle religion pourrait être bien vivante
encore, si, prenant leur parti de la dose de positivisme qui
est entrée dans le tempérament intellectuel des classes
ouvrières, les personnes qui ont charge d’âmes rédui-
saient le dogme autant qu’il est possible, et faisaient du
culte un moyen d’éducation morale, de bienfaisante asso-
ciation. Au-dessus de la famille et en dehors de l’État,
l’homme a besoin de l’Église. Les États-Unis d’Amérique
ne font durer leur étonnante démocratie que grâce à leurs
sectes innombrables. Si, comme on peut le supposer, le
catholicisme ultramontain ne doit plus réussir, dans les

35
L’ANTÉCHRIST

grandes villes, à ramener le peuple à ses temples, il faut


que l’initiative individuelle crée des petits centres où le
faible trouve des leçons, des secours moraux, un patro-
nage, parfois une assistance matérielle. La société civile,
qu’elle s’appelle commune, canton ou province, État ou
patrie, a des devoirs pour l’amélioration de l’individu ;
mais ce qu’elle fait est nécessairement limité. La famille
doit beaucoup plus ; mais souvent elle est insuffisante ;
quelquefois elle manque tout à fait. Les associations
créées au nom d’un principe moral peuvent seules don-
ner à tout homme venu en ce monde un lien qui le ratta-
che au passé, des devoirs envers l’avenir, des exemples à
suivre, un héritage de vertu à recevoir et à transmettre,
une tradition de dévouement à continuer.

36
CHAPITRE PREMIER.

PAUL CAPTIF À ROME

Les temps étaient étranges, et jamais peut-être l’espèce humaine


n’avait traversé de crise plus extraordinaire. Néron entrait dans sa
vingt-quatrième année. La tête de ce malheureux jeune homme, pla-
cé à dix-sept ans par une mère scélérate à la tête du monde, achevait
de s’égarer. Depuis longtemps bien des indices avaient causé de
l’inquiétude à ceux qui le connaissaient. C’était un esprit prodigieu-
sement déclamatoire, une mauvaise nature, hypocrite, légère, vani-
teuse ; un composé incroyable d’intelligence fausse, de méchanceté
profonde, d’égoïsme atroce et sournois, avec des raffinements
inouïs de subtilité. Pour faire de lui ce monstre qui n’a pas de se-
cond dans l’histoire et dont on ne trouve l’analogue que dans les
annales pathologiques de l’échafaud, il fallut cependant des circons-
tances particulières1. L’école de crime où il avait grandi, l’exécrable
influence de sa mère, l’obligation où cette femme abominable le mit
presque de débuter dans la vie par un parricide, lui firent bientôt
concevoir le monde comme une horrible comédie, dont il était le
principal acteur. A l’heure où nous sommes, il s’est détaché complè-
tement des philosophes, ses maîtres ; il a tué presque tous ses pro-
ches, mis à la mode les plus honteuses folies ; une partie de la socié-
té romaine, à son exemple, est descendue au dernier degré de la dé-
pravation. La dureté antique arrivait à son comble ; la réaction des
justes instincts populaires commençait. Vers le moment où Paul
entra dans Rome, la chronique du jour était celle-ci :
Pedanius Secundus, préfet de Rome, personnage consulaire, ve-
nait d’être assassiné par un de ses esclaves, non sans qu’on pût allé-
guer en faveur du coupable des circonstances atténuantes. D’après
la loi, tous les esclaves qui, au moment du crime, avaient habité

1
Voir la réflexion de Pausanias, VII, XVII, 3.
L’ANTÉCHRIST

sous le même toit que l’assassin devaient être mis à mort. Près de
quatre cents malheureux étaient dans ce cas. Quand on apprit que
l’atroce exécution allait avoir lieu, le sentiment de justice qui dort
sous la conscience du peuple le plus avili se révolta. Il y eut une
émeute ; mais le sénat et l’empereur décidèrent que la loi devait
avoir son cours1.
Peut-être parmi ces quatre cents innocents, immolés en vertu
d’un droit odieux, y avait-il plus d’un chrétien. On avait touché le
fond de l’abîme du mal ; on ne pouvait plus que remonter. Des faits
moraux d’une nature singulière se passaient jusque dans les rangs
les plus élevés de la société2. Quatre ans auparavant, on s’était fort
entretenu d’une dame illustre, Pomponia Græcina, femme d’Aulus
Plautius, le premier conquérant de la Bretagne3. On l’accusait de
« superstition étrangère ». Elle était toujours vêtue de noir et ne sor-
tait pas de son austérité. On attribuait bien cette mélancolie à
d’horribles souvenirs, surtout à la mort de Julie, fille de Drusus, son
amie intime, que Messaline avait fait périr ; un de ses fils paraît aussi
avoir été victime d’une des monstruosités les plus énormes de Né-
ron4 ; mais il était clair que Pomponia Græcina portait au cœur un
deuil plus profond et peut-être de mystérieuses espérances. Elle fut
remise, selon l’ancienne coutume, au jugement de son mari. Plautius
assembla les parents, examina l’affaire en famille et déclara sa
femme innocente. Cette noble dame vécut longtemps encore, tran-
quille sous la protection de son mari, toujours triste, et fort respec-
tée. Il semble qu’elle ne dit son secret à personne5. Qui sait si les
apparences que des observateurs superficiels prenaient pour une
humeur sombre n’étaient pas la grande paix de l’âme, le recueille-
ment calme, l’attente résignée de la mort, le dédain d’une société

1
Tac., Ann., XVI, 42 et suiv.
2
Tertullien, Apolog., 1.
3
Voir Borghesi, Œ uvres compl., t. II, p. 17-27 ; Ovide, Pontiques, I, VI ; II, VI ;
IV, IX. Cf. Tacite, Agricola, 4.
4
Suétone, Néron, 35.
5
Tac., Ann., XIII, 32.

38
L’ANTÉCHRIST

sotte et méchante, l’ineffable joie du renoncement à la joie ? Qui


sait si Pomponia Græcina ne fut pas la première sainte du grand
monde, la sœur aînée de Mélanie, d’Eustochie et de Paula1 ?
Cette situation extraordinaire, si elle exposait l’Église de Rome
aux contrecoups de la politique, lui donnait en retour une impor-
tance de premier ordre, quoiqu’elle fût peu nombreuse2. Rome,
sous Néron, ne ressemblait nullement aux provinces. Quiconque
aspirait à une grande action devait y venir. Paul avait, à cet égard,
une sorte d’instinct profond qui le guidait. Son arrivée à Rome fut
dans sa vie un événement presque aussi décisif que sa conversion. Il
crut avoir atteint le sommet de sa vie apostolique, et se rappela sans
doute le rêve où, après une de ses journées de lutte, Christ lui appa-
rut et lui dit : « Courage ! comme tu m’as rendu témoignage à Jéru-
salem, tu me rendras témoignage à Rome3. »
Dès qu’on fut près des murs de la ville éternelle, le centurion Ju-
lius conduisit ses prisonniers aux castra prætoriana, bâtis par Séjan,
près de la voie Nomentane, et les remit au préfet du prétoire4. Les
appelants à l’empereur étaient, en entrant dans Rome, tenus pour
prisonniers de l’empereur, et comme tels confiés à la garde impé-
riale5. Les préfets du prétoire étaient d’ordinaire au nombre de
deux ; mais à ce moment il n’y en avait qu’un6. Cette charge capitale

1
La famille des Pomponius Græcinus, selon certaines hypothèses, aurait eu,
durant des siècles, une grande importance dans l’Église de Rome ; ce nom figu-
rerait au cimetière de Saint-Calliste (inscription du IIIe ou IVe siècle, d’une resti-
tution douteuse : de Rossi, Roma sotterranea, I, p. 306 et suiv. ; II, p. 360 et suiv.,
inscr. tav. XLIX-L, n° 27). L’identification de Pomponia Græcina avec la Lucina
dont le souvenir est rattaché aux plus anciennes sépultures chrétiennes nous
paraît plus que hasardée. Il n’y a eu qu’une seule Lucina, celle du IIIe siècle.
2
Act., XXVIII, 21 et suiv.
3
Act., XXIII, 11. Cf. XIX, 21 ; XXVII, 24.
4
Phil., I, 13 ; Act., XXVIII, 16 ; Suétone, Tibère, 37.
5
Comp. Pline, Epist., X, 65 ; Jos. Ant., XVIII ; VI, 6, 7 ; Philostrate, Soph., II,
XXXII, 1.
6
V. Tillemont, Hist. des emp., I, p. 702.

39
L’ANTÉCHRIST

était depuis l’an 51 entre les mains du noble Afranius Burrhus1, qui,
un an après, devait expier par une mort pleine de tristesse le crime
d’avoir voulu faire le bien en comptant avec le mal. Paul n’eut sans
doute aucun rapport direct avec lui. Peut-être cependant la façon
humaine dont l’apôtre paraît avoir été traité fut-elle due à l’influence
que cet homme juste et vertueux exerçait autour de lui. Paul fut
constitué à l’état de custodia militaris, c’est-à-dire confié à un frumen-
taire prétorien2, auquel il était enchaîné, mais non d’une façon in-
commode ou continue. Il eut la permission de vivre dans une pièce
louée à ses frais, peut-être dans l’enceinte des castra prætoriana, où
tous venaient librement le voir3. Il attendit deux ans en cet état
l’appel de sa cause. Burrhus mourut en mars 62 ; il fut remplacé par
Fenius Rufus et par l’infâme Tigelin, le compagnon de débauches
de Néron, l’instrument de ses crimes. Sénèque, à partir de ce mo-
ment, se retire des affaires. Néron n’a plus pour conseils que les
Furies.
Les relations de Paul avec les fidèles de Rome avaient commen-
cé, nous l’avons vu, pendant le dernier séjour de l’apôtre à Corin-
the. Trois jours après son arrivée, il voulut, comme il en avait
l’habitude, se mettre en rapport avec les principaux hakamim. Ce
n’est pas au sein de la synagogue que la chrétienté de Rome s’était
formée ; c’étaient des croyants débarqués à Ostie ou à Pouzzoles
qui en se groupant avaient constitué la première Église de la capitale
du monde ; cette Église n’avait presque aucune liaison avec les di-
verses synagogues de la même ville4. L’immensité de Rome et la
masse d’étrangers qui s’y rencontraient5 étaient cause que l’on s’y

1
Cf. Jos., Ant., XX, VIII, 9.
2
Act., XXVIII, 20. comp. Saint Paul, p. 536 ; Jos., Ant., XVIII, VI, 7 ; Sénèque,
De tranq. animæ, 10. On trouve des frumentaires appartenant à tous les corps
[Renier].
3
Act., XXVIII, 16, 17, 20, 23, 30 ; Phil., I, 7, 13, 14, 17, 30 ; Col., IV, 3, 4, 18 ;
Eph., II, 1 ; 111, 1 ; VI, 19-20.
4
Act., XXVIII, 21 et suiv.
5
La population juive de Rome pouvait être de vongt ou trente mille âmes, en
comptant les femmes et le enfants. Jos., Ant., XVII, XI, 1 ; XVIII, III, 5 ; Ta-

40
L’ANTÉCHRIST

connaissait peu et que des idées fort opposées pouvaient s’y pro-
duire côte à côte sans se toucher. Paul fut donc amené à se compor-
ter selon la règle qu’il suivait, lors de sa première et de sa seconde
mission, dans les villes où il apportait le germe de la foi. Il fit prier
quelques-uns des chefs de synagogue de venir le trouver. Il leur pré-
senta sa situation sous le jour le plus favorable, protesta qu’il n’avait
rien fait et ne voulait rien faire contre sa nation, qu’il s’agissait de
l’espérance d’Israël, c’est-à-dire de la foi en la résurrection. Les juifs
lui répondirent qu’ils n’avaient jamais entendu parler de lui, ni reçu
de lettre de Judée à son sujet, et exprimèrent le désir de l’entendre
exposer lui-même ses opinions. « Car, ajoutèrent-ils, nous avons ouï
dire que la secte dont tu parles provoque partout de vives contra-
dictions. » On fixa l’heure de la discussion, et un assez grand nom-
bre de juifs se réunirent dans la petite chambre occupée par l’apôtre
pour l’entendre. La conférence dura une journée presque entière ;
Paul énuméra tous les textes de Moïse et des prophètes qui prou-
vaient, selon lui, que Jésus était le Messie. Quelques-uns crurent ; le
plus grand nombre resta incrédule. Les juifs de Rome se piquaient
d’une très exacte observance1. Ce n’est pas là que Paul pouvait avoir
beaucoup de succès. On se sépara en grand discord ; Paul, mé-
content, cita un passage d’Isaïe2, très familier aux prédicateurs chré-
tiens3, sur l’aveuglement volontaire des hommes endurcis qui fer-
ment leurs yeux et bouchent leurs oreilles pour ne voir ni entendre
la vérité. Il termina, dit-on, par sa menace ordinaire de porter aux
gentils, qui le recevraient mieux, le royaume de Dieu, dont les juifs
ne voulaient pas.
Son apostolat parmi les païens fut, en effet, couronné d’un bien
plus grand succès. Sa cellule de prisonnier devint un foyer de prédi-
cation ardente. Pendant les deux ans qu’il y passa, il ne fut pas gêné

cite, Ann., II, 85. Le passage célèbre du Pro Flacco suppose à peu près le même
chiffre.
1
F ilšntoloi.Voir Saint Paul, p. 104 et suiv.
2
Is., VI, 6 et suiv.
3
Matth., XIII, 14 ; Marc, XIV, 12 ; Luc, VIII, 10 ; Jean, XII, 40 ; Rom., XI, 8.

41
L’ANTÉCHRIST

une seule fois dans l’exercice de ce prosélytisme1. Il avait près de lui


quelques-uns de ses disciples, au moins Timothée et Aristarque2. Il
semble que tour à tour ses amis demeuraient avec lui et partageaient
sa chaîne3. Les progrès de l’Évangile étaient surprenants4. L’apôtre
faisait des miracles, passait pour disposer de la puissance céleste et
des esprits5. La prison de Paul fut ainsi plus féconde que ne l’avait
été sa libre activité. Ses chaînes, traînées au prétoire et qu’il montrait
partout avec une sorte d’ostentation, étaient à elles seules comme
une prédication6. A son exemple, et animés par la façon dont il
supportait la captivité, ses disciples et les autres chrétiens de Rome
prêchaient hardiment.
Ils ne rencontrèrent d’abord aucun obstacle7. La Campanie
même et les villes du pied du Vésuve reçurent, peut-être de l’Église
de Pouzzoles, les germes du christianisme, qui trouvait là les condi-
tions où il avait accoutumé de croître, je veux dire un premier sol
juif pour le recevoir8. D’étranges conquêtes se firent. La chasteté
des fidèles était un attrait puissant ; ce fut par cette vertu que plu-

1
Act., XXVIII, 30-34, Phil., I, 7.
2
Phil., I, 1 ; II, 19 et suiv. ; Col., IV, 10 ; Philem., 24. Luc dut faire une absence ;
car Paul n’envoie pas son salut aux Philippiens.
3
Col., IV, 10 ; Philem., 13, 23.
4
Phil., I, 12.
5
Rom., XV, 18-19, mis en rapport avec la légende de Simon le Magicien.
6
Phil., I, 13.
7
Ibid., I, 14.
8
Garrucci, dans le Bulletino archeologico napolitano, nouv. Série, 2e année, p. 8 de
Rossi, Bull. di arch. crist., 1864, p. 69 et suiv., 92 et suiv. ; Zangemeister, Inscr.
parietariæ, n° 679. Pour les juifs à Pouzzoles, voir Minervini, dans le Bulletino
archeologico napolitano, nouv. Série, 3e année, p. 105. Pour les juifs à Pompéi, voir
Garrucci, même recueil, 2e année, p. 8 (Questioni pompeiane, p. 68). Sur les Ty-
riens, Syriens, Nabatéens, Alexandrins, Maltais de Pouzzoles, voir Saint Paul,
p. 114 ; Mommsen, Inscr. regni neapol., n° 2462 ; Fiorelli, Inscr. lat. del museo di
Nap., nos 691, 692, 693 ; Minervini, Monum. antichi mediti, I (Naples, 1852), p. 40-
43 ; append., p. VII-IX ; Zeitschrift der d. m. G., 1869, 150 et suiv. ; Journal asiatique,
avril 1873. Cf. Gervasio dans Men. Della R. Accad. Ercolanese, t. IX ; Scherillo, La
venuta di S. Pietro in Napoli (Naples, 1859), p. 97-149. Notez Tertullien, Apol., 40

42
L’ANTÉCHRIST

sieurs dames romaines furent amenées au christianisme1 ; les bonnes


familles, en effet, conservaient encore pour les femmes une solide
tradition de modestie et d’honnêteté. La secte nouvelle eut des
adeptes jusque dans la maison de Néron2, peut-être parmi les juifs,
qui étaient nombreux3 dans les rangs inférieurs du service, parmi ces
esclaves et ces affranchis, constitués en collèges, dont la condition
confinait à ce qu’il y avait de plus infime et de plus élevé, de plus
brillant et de plus misérable4. Quelques vagues indices feraient
croire que Paul eut des relations avec des membres ou des affran-
chis de la famille Annæa5. Une chose hors de doute, en tout cas,

1
Cette idée sert de base aux Actes de Pierre, tels qu’ils sont rapportés par le
Pseudo-Lin.
2
Phil., IV, 22 (Cf. Philosophumena, IX, 12 ; Gruter, 642, 8 ; Cardinali, Dipl.,
p. 221, n° 410). Ce que disent saint Jean Chrysostome (Opp., I, p. 48 ; II,
p. 168 ; IX, p. 349 ; XI, p. 673, 722, édit. Montfaucon), saint Astère (édit.
Combefis, p. 168), Théophylacte (in II Tim., IV, 16), Glycas (Ann., p. 236, édit.
de Paris) des rapports de Paul avec une des maîtresses et avec un domestique
favori de Néron provient d’anciens actes de Pierre et Paul. Comp. les Passions
apocryphes de Pierre et de Paul attribuées à saint Lin, dans Bibl. patrum maxima,
t. II, 1re part., p. 67 et suiv. ; les actes de saint Tropez, dans Acta SS. Maii, IV,
1re part., p. 6 (où l’expression d’Adon, magnus in officio Cæsaris Neronis, est nota-
ble ; cf. Gruter, 599, 6 ; Rhein. Museum, nouv. Série, t. VI, p. 16) ; Acta Petri et
Pauli, publiés par Tischendorf (Acta apost. apocr.), § 31, 80, 84 (ms. de Paris).
C’est sans motif qu’on a identifié cette courtisane légendaire avec Acté. Cepen-
dant l’inscription, Orelli, 735, n’est pas une objection. Cette inscription n’est
pas l’épitaphe d’Acté, ainsi qu’on l’a cru. Greppo, Trois mémoires (Paris, 1840),
1er mém. et additions.
3
Voir ci-après. Rappelons la juive Acmé, servante de Livie ; le samaritain Thal-
lus, affranchi de Tibère (Jos., Ant., XVII, V, 7 ; XVIII, VI, 4 ; B. J., I, XXXIII, 6 ;
XXXIII, 7.)
4
Tac., Hist., II, 92.
5
On a découvert il y a quelques années à Ostie l’inscription suivante, laquelle
paraît du IIIe siècle :

43
L’ANTÉCHRIST

c’est que dès cette époque la distinction nette des juifs et des chré-
tiens se fit à Rome pour les personnes bien informées. Le christia-
nisme parut une « superstition » distincte, sortie du judaïsme, en-
nemie de sa mère, et haïe de sa mère1. Néron, en particulier, était
assez au courant de ce qui se passait, et s’en faisait rendre compte
avec une certaine curiosité. Peut-être déjà quelqu’un des intrigants
juifs qui l’entouraient enflammait-il son imagination du côté de

(De Rossi, Bull., 1867, p. 6 et suiv. ; cf. Denys


d’Alex., dans Eusèbe, Hist. eccl., VII, XXV, 14 ; dès le IIIe siècle, il a de nom-
breux Pierre : Pierre de Lampsaque, Pierre d’Alexandrie, Pierre qu’on associe à
Marcelin ; les Paul sont plus nombreux encore : Paul de Samosate, etc. ) A par-
tir du VIe siècle, l’opinion de rapports entre Sénèque et saint Paul est reçue, et
amène la fabrication d’une correspondance apocryphe (saint Jérôme, De viris
ill., 12 ; Augustin, Epist., CLIII, ad Macedon., 14 ; cf. Pseudo-Lin, p. 70-71).
Cette opinion venait de ressemblances qu’on avait cru remarquer entre les doc-
trines du philosophe et celles de l’apôtre (Tertullien, De anima, 20), ressemblan-
ces qui ne supposent nullement un emprunt. Paul eut des rapports avec Gal-
lion, frère de Sénèque, et des relations officielles (non peut-être personnelles)
avec Burrhus, ami de Sénèque ; mais le peu de souci que ces gens d’esprit
avaient des superstitions populaires (Act., XVIII, 12 et suiv.) ne nous laisse pas
le droit de supposer a priori que la curiosité de Sénèque ait été le moins du
monde éveillée sur Paul. L’opinion d’après laquelle Sénèque aurait dû, comme
consul du second semestre de l’an 57 (de Rossi, Bull., 1866, p. 60, 62), juger de
l’appel de saint Paul repose sur une chronologie insoutenable de la vie de
l’apôtre. Dans son livre perdu Contre les superstitions, Sénèque parlait des juifs,
non des chrétiens (saint Augustin, De civit. Dei, VI, 11). L’antipathie qu’il avait
contre les juifs (saint Augustin, loc. cit.) lui eût fait mal accueillir saint Paul et les
chrétiens, s’il avait été en rapport avec eux. Un homme qui parle du judaïsme
comme il le fait n’a pu être disciple de Paul.
1
« Has superstitiones, licet contrarias sibi, iisdem tamen auctoribus profectas ;
christianos ex judæis exstitisse. » Phrase de Tacite, conservée par Sulpice Sé-
vère. Bernays, Ueber die Chronik des Sulpicius Severus (Berlin, 1861), p. 57. Cf.
Tac., Ann., XV, 44.

44
L’ANTÉCHRIST

l’Orient, et lui avait-il promis ce royaume de Jérusalem qui fut le


rêve de ses dernières heures, sa dernière hallucination1.
Nous ne savons avec certitude le nom d’aucun des membres de
cette Église de Rome du temps de Néron. Un document de valeur
douteuse énumère, comme amis de Paul et de Timothée, Eubule,
Pudens, Claudia et ce Linus que la tradition ecclésiastique présente-
ra plus tard comme le successeur de Pierre dans l’épiscopat de
Rome2. Les éléments nous manquent également pour apprécier le
nombre des fidèles, même d’une manière approximative3.
Tout semblait aller au mieux ; mais l’école acharnée qui avait pris
pour tâche de combattre jusqu’au bout du monde l’apostolat de
Paul ne s’était pas endormie. Nous avons vu les émissaires de ces
ardents conservateurs le suivre en quelque sorte à la piste, et
l’apôtre des gentils laisser derrière lui dans les mers où il passe un
long sillage de haine. Paul, présenté sous les traits d’un homme fu-
neste, qui enseigne à manger des viandes sacrifiées aux idoles et à
forniquer avec des païennes, est signalé d’avance et désigné à la vin-
dicte de tous. On a peine à le croire, mais on n’en peut douter,
puisque c’est Paul lui-même qui nous l’apprend4. Même à ce mo-
ment solennel, décisif, il trouva encore devant lui de mesquines pas-
sions. Des adversaires, des membres de cette école judéo-chrétienne
que depuis dix ans il rencontrait partout sous ses pas, entreprirent
pour lui faire pièce une sorte de contre prédication de l’Évangile.

1
Suétone, Néron, 40.
2
II, Tim., iv, 21. Ce passage a servi plus tard de base aux légendes relatives au
sénateur Pudens et à sa famille. Sur le nom de Linus, voir Le Bas, Inscr., III,
n° 1081. Ces noms grecs à Rome indiquent, en général, des esclaves ou des
affranchis. Cf. Suétone, Claude, 25 ; Galba, 14 ; Tacite, Hist., I, 13. Le cognomen
gentilitium des affranchis pouvait seul être latin. Pour Claudia comp. Claudia
Aster (ci-après), Kla u d…a pist» (inscr. à Rome, Orelli, I, p. 367). Notez aus-
si, parmi les affranchis d’Acté, Claudia (Orelli, n° 735 ; Fabretti, Inscr., p. 124-
126). Sur Rom., XVI, voir Saint Paul, p. LXV et suiv.
3
Pour le chiffre de la population juive de Rome, voir ci-dessus. La population
chrétienne n’était sans doute qu’une faible fraction de la population juive.
4
Phil., I, 15-17 ; II, 20-21.

45
L’ANTÉCHRIST

Envieux, disputeurs, acariâtres, ils cherchaient les occasions de le


contrarier, d’aggraver la position du prisonnier, d’exciter les juifs
contre lui, de rabaisser le mérite de ses chaînes. La bonne volonté,
l’amour, le respect que lui témoignaient les autres, leur conviction
hautement proclamée que les chaînes de l’apôtre étaient la gloire et
la meilleure défense de l’Évangile, le consolaient de tous ces déboi-
res. « Qu’importe, d’ailleurs ? » écrivait-il vers ce temps1, « mon
corps, soit que je vive, soit que je meure, servira à la gloire de
Christ. D’un côté, Christ est ma vie, et mourir est pour moi un
avantage ; de l’autre, si je vis, je verrai fructifier mon œuvre ; aussi
ne sais-je lequel choisir. Je suis comprimé entre deux désirs contrai-
res : d’une part, quitter ce monde et aller rejoindre Christ ; de
l’autre, rester avec vous. Le premier serait meilleur pour moi ; mais
le second vaut mieux pour vous. »
Cette grandeur d’âme lui donnait une assurance, une gaieté, une
force merveilleuses. « Si mon sang écrit-il à une de ses Églises, est la
libation dont doit être arrosé le sacrifice de votre foi, tant mieux,
tant mieux ! Et vous aussi, dites : tant mieux ! avec moi2. » Il croyait
cependant plus volontiers à son acquittement, et même à un
prompt acquittement3 ; il y voyait le triomphe de l’Évangile, et par-
tait de là pour de nouveaux projets. Il est vrai qu’on ne voit plus sa
pensée se diriger vers l’Occident. C’est à Philippes, c’est à Colosses
qu’il songe à se retirer jusqu’au jour de l’apparition du Seigneur.
Peut-être avait-il acquis une connaissance plus précise du monde
latin, et avait-il vu que, hors de Rome et de la Campanie, pays deve-
nus par l’immigration syrienne fort analogues à la Grèce et à l’Asie
Mineure, il rencontrerait, ne fût-ce qu’à cause de la langue, de gran-
des difficultés. Il savait peut-être un peu de latin4 ; mais il n’en sa-
vait pas assez pour une prédication fructueuse. Le prosélytisme juif
et chrétien, au premier siècle, s’exerça peu dans les cités vraiment

1
Ibid., I, 18 et suiv.
2
Phil., II, 17-18.
3
Phil., I, 25 ; II, 24 ; Col., IV, 3-4 ; Philem.,
4
Le trait rapporté par Dion Cassius, LX, 17, porterait à le croire par induction.

46
L’ANTÉCHRIST

latines ; il se renferma dans des villes telles que Rome, Pouzzoles,


où, par suite des constants arrivages d’Orientaux, le grec était très
répandu. Le programme de Paul était suffisamment rempli ;
l’Évangile avait été prêché dans les deux mondes1 ; il avait atteint,
selon les larges images du langage prophétique2, les extrémités de la
terre, toutes les nations qui sont sous le ciel. Ce que Paul rêvait
maintenant, c’était de prêcher librement à Rome3, puis de revenir
vers ses Églises de Macédoine et d’Asie4, et d’attendre patiemment
avec elles, dans la prière et l’extase, la venue du Christ.
En somme, peu d’années dans la vie de l’apôtre furent plus heu-
reuses que celles-ci5. D’immenses consolations venaient de temps
en temps le trouver ; il n’avait rien à craindre de la malveillance des
juifs. Le pauvre logement du prisonnier était le centre d’une éton-
nante activité. Les folies de la Rome profane, ses spectacles, ses
scandales, ses crimes, les ignominies de Tigellin, le courage de Thra-
séas, l’horrible destin de la vertueuse Octavie, la mort de Pallas tou-
chaient peu nos pieux illuminés. La figure de ce monde passe, di-
saient-ils. La grande image d’un avenir divin leur faisait fermer les
yeux sur la boue, pétrie de sang où leurs pieds étaient plongés.
Vraiment, la prophétie de Jésus était accomplie. Au milieu des ténè-
bres extérieures, où règne Satan, au milieu des pleurs et des grince-
ments de dents, est fondé le petit paradis des élus. Ils sont là, en
leur monde fermé, revêtu à l’intérieur de lumière et d’azur, dans le
royaume de Dieu leur père. Mais au dehors, quel enfer !... O Dieu,
qu’il est affreux de demeurer dans ce royaume de la Bête, où le ver
ne meurt pas, où le feu ne s’éteint pas !

1
Act., I, 8 ; XXIII, 11 ; Col., I, 23.
2
Comp. Rom., XV, 19.
3
Col., IV, 3-4.
4
Phil., I, 26-27 ; II, 24 ; Philem., 22.
5
Phil., I, 7.

47
L’ANTÉCHRIST

Une des plus grandes joies que Paul ressentit à cette époque de sa
vie fut l’arrivée d’un message de sa chère Église de Philippes1, la
première qu’il eût fondée en Europe, et où il avait laissé tant
d’affections dévouées. La riche Lydie, celle qu’il appelait « sa vraie
épouse2 », ne l’oubliait pas. Épaphrodite, envoyé de l’Église, ap-
pointait une somme d’argent3, dont l’apôtre, devait avoir grand be-
soin, vu les frais qu’entraînait son nouvel état. Paul, qui avait tou-
jours fait une exception pour l’Église de Philippes, et reçu d’elle ce
qu’il ne voulait devoir à aucune autre4, accepta encore cette fois
avec bonheur. Les nouvelles de l’Église étaient excellentes. A peine
quelques petites querelles entre les deux diaconesses Evhodie et
Syntyché étaient-elles venues troubler la paix5. Des tracasseries sus-
citées par des malveillants, et d’où il résulta quelques emprisonne-
ments, ne servirent qu’à montrer la patience des fidèles6. L’hérésie
des judéo-chrétiens, la prétendue nécessité de la circoncision, rôdait
autour d’eux sans les entamer7. Quelques mauvais exemples de
chrétiens mondains et sensuels, dont l’apôtre parle avec larmes8, ne
venaient pas, à ce qu’il semble, de leur Église. Épaphrodite resta
quelque temps auprès de Paul et fit une maladie, conséquence de
son dévouement, qui faillit le conduire à la mort. Un vif désir de
revoir Philippes s’empara de cet homme excellent ; il souhaita cal-
mer lui-même les inquiétudes que concevaient ses amies. Paul, de
son côté, voulant faire cesser au plus vite les craintes des pieuses
dames, le congédia promptement9, en lui remettant pour les Philip-

1
Phil., I, 13 et II, 23, semblent indiquer que ceci eut lieu peu de temps après
l’arrivée de Paul à Rome.
2
Voir dans Saint Paul, p. 148-149, les doutes qui restent sur ce point.
3
Phil., II, 25, 30 ; IV, 10 et suiv.
4
Voir Saint Paul, p. 148.
5
Phil., I, 27 ; II, 2 et suiv. ; IV, 2.
6
Phil., I, 28-30. Comp. Act., XVI, 23.
7
Phil., III, 2 et suiv.
8
Ibid., III, 18-19.
9
Phil., II, 25 et suiv

48
L’ANTÉCHRIST

piens une lettre pleine de tendresse1, écrite de la main de Timothée.


Jamais il n’avait trouvé de si douces expressions pour rendre
l’amour qu’il portait à ces Églises toutes bonnes et toutes pures,
qu’il portait en son cœur.
Il les félicite, non seulement de croire au Christ, mais d’avoir
souffert pour lui. Ceux d’entre eux qui sont en prison doivent être
fiers de subir le traitement qu’ils ont vu autrefois infliger à leur apô-
tre et auquel ils savent qu’il est actuellement soumis. Ils sont
comme un petit groupe élu d’enfants de Dieu au milieu d’une race
corrompue et perverse, comme des flambeaux au milieu d’un
monde obscur2. Il les prémunit contre l’exemple des chrétiens
moins parfaits3, c’est-à-dire de ceux qui ne sont pas dégagés de tout
préjugé juif4. Les apôtres de la circoncision sont traités avec la plus
grande dureté5 :
Gare aux chiens, aux mauvais ouvriers, à tous ces mutilés ! C’est
nous qui sommes les vrais circoncis, nous qui adorons selon l’esprit
de Dieu, qui mettons notre gloire et notre confiance en Christ Jé-
sus, non en la chair. Si je voulais me relever par ces distractions
charnelles, je le pourrais à meilleur droit que personne ; moi, cir-
concis le huitième jour, de la pure race d’Israël, de la tribu de Ben-
jamin, Hébreu fils d’Hébreux, ancien pharisien, ancien persécuteur,
ancien observateur zélé des justices légales. Eh bien, tous ces avan-
tages, je les tiens au point de vue du Christ pour des infériorités,
pour des ordures, depuis que j’ai appris ce qu’a de transcendant la

1
On a supposé que l’épître aux Philippiens telle que nous l’avons se compose
de deux épîtres cousues ensemble, et dont la première finirait aux mots : tÕ
loipÕn, ¢delfo… mou, ca …rete ™n k u r…J (III, 1), le préambule de la
deuxième ayant été supprimé. T¦ a Ùt£ semble en effet se rapporter à une
épître antérieure, et Polycarpe admet qu’il y eut plusieurs épîtres de Paul aux
Philippiens (Ad. Phil., 3).
2
Phil., I, 29-30 ; II, 12-18.
3
Ibid., IV, 18-19.
4
Ibid., III, 15-17.
5
Ibid., III, 2 et suiv.

49
L’ANTÉCHRIST

connaissance du Christ Jésus. Pour gagner Christ, j’ai perdu tout le


reste ; j’ai échangé ma propre justice, venant de l’observation de la
Loi, contre la vraie justice selon Dieu, qui vient de la foi en Christ,
afin de participer à sa résurrection et de ressusciter, moi aussi,
d’entre les morts, comme j’ai participé à ses souffrances, et comme
j’ai pris sur moi l’image de sa mort. Je suis loin d’avoir atteint ce
but ; mais je le poursuis. Oubliant ce qui est en arrière, toujours
tendu vers ce qui est en avant, j’aspire comme le coureur au prix de
la victoire placé à l’extrémité de la carrière. Tel est le sentiment des
parfaits.
Et il ajoute :
Notre patrie est dans le ciel, d’où nous attendons pour sauveur le
Seigneur Jésus-Christ, qui transformera notre corps misérable et le
rendra semblable à son corps glorieux, par l’étendue de sa puissance
et grâce au décret divin qui lui a soumis toute chose. Voilà, frères
que j’aime et regrette de ne plus voir, vous, ma joie et ma couronne,
voilà la doctrine à laquelle il faut nous tenir, mes bien-aimés1.
Il les exhorte surtout à la concorde et à l’obéissance. La forme de
vie qu’il leur a donnée, la façon dont ils l’ont vu pratiquer le chris-
tianisme est la bonne ; mais, après tout, chaque fidèle a sa révéla-
tion, son inspiration personnelle, qui vient aussi de Dieu2. Il prie
« sa vraie épouse » (Lydie) de réconcilier Evhodie et Syntyché, de
leur venir en aide, de les seconder dans leur office de servantes des
pauvres3. Il veut qu’on se réjouisse4 : « LE SEIGNEUR EST PRO-
CHE . » Son remerciement pour l’ envoi d’argent que lui ont fait les
5

riches dames de Phiilippes est un modèle de bonne grâce et de vive


piété :

1
Phil., III, 20, 21 ; IV, 4.
2
Ibid., III, 15-17.
3
Ibid., IV, 2-3.
4
Ibid., II, 1, 18 ; III, 1 ; IV, 4.
5
Phil., IV, 5.

50
L’ANTÉCHRIST

J’ai éprouvé une grande joie dans le Seigneur à propos de cette


refloraison tardive de votre amitié, qui vous a fait enfin penser à
moi ; vous y pensiez bien ; mais vous n’aviez pas d’occasion. Je ne
dis pas cela pour insister sur ma pauvreté ; j’ai appris à me contenter
de ce que j’ai. Je sais être dans la pénurie et je sais avoir du super-
flu ; je suis habitué à tout, à être rassasié et à souffrir la faim, à sura-
bonder et à manquer du nécessaire. Je puis tout en celui qui me for-
tifie. Mais vous, vous avez bien fait de contribuer à soulager ma dé-
tresse. Ce n’est pas au don que je regarde, mais au profit qui en ré-
sulte pour vous. J’ai tout ce qu’il me faut, je surabonde même, de-
puis que j’ai reçu par Épaphrodite votre offrande, sacrifice de
bonne odeur, hostie bien accueillie, agréable à Dieu1 !

Il recommande l’humilité, qui nous fait regarder les autres


comme supérieurs à nous, la charité, qui nous fait songer aux autres
plus qu’à nous, selon l’exemple de Jésus. Jésus avait en lui toute la
divinité en puissance ; il aurait pu, durant sa vie terrestre, se mon-
trer dans sa splendeur divine ; mais l’économie de la rédemption eût
alors été renversée.
Aussi s’est-il dépouillé de son éclat naturel, pour prendre
l’apparence d’un esclave. Le monde l’a vu semblable à un homme ;
à ne regarder que les dehors, on l’eût pris pour un homme. « Il s’est
humilié lui-même, se faisant obéissant jusqu’à la mort, et à la mort
de la croix. Voilà pourquoi Dieu l’a exalté, et lui a donné un nom
au-dessus de tout autre, voulant qu’au nom de JÉSUS tout genou
fléchisse au ciel, sur la terre et dans les enfers, et que toute langue
confesse le Seigneur Jésus-Christ, à la gloire de Dieu le Père2. »
Jésus, on le voit, grandissait d’heure en heure dans la conscience
de Paul. Si Paul n’admet pas encore sa complète égalité avec Dieu le
Père, il croit à sa divinité et présente toute sa vie terrestre comme
l’exécution d’un plan divin, réalisé par une incarnation. La prison

1
Ibid., IV, 10-18.
2
Phil., II, 1-11.

51
L’ANTÉCHRIST

faisait sur lui l’effet qu’elle produit d’ordinaire sur les fortes âmes.
Elle l’exaltait, et provoquait dans ses idées de vives et profondes
révolutions. Peu après avoir expédié la lettre aux Philippiens, il leur
envoya Timothée, pour s’informer de leur état et leur porter de
nouvelles instructions1. Timothée dut revenir assez promptement2.
Luc paraît aussi vers ce temps avoir fait une absence de courte durée3.

1
Phil., II, 19-23. Il n’est pas sûr cependant que Paul ait exécuté le projet qu’il
énonce dans ce passage.
2
Il est près de Paul, en effet, quand celui-ci écrit aux Colossiens et à Philémon.
3
Il ne figure pas dans l’épître aux Philippiens, et il figure dans les épîtres aux
Colossiens et à Philémon.

52
CHAPITRE II.

PIERRE À ROME.

Les chaînes de Paul, son entrée à Rome, toute triomphale selon


les idées chrétiennes, les avantages que lui donnait sa résidence dans
la capitale du monde ne laissaient point de repos au parti de Jérusa-
lem. Paul était pour ce parti une sorte de stimulant, un émule actif,
contre lequel on murmurait et que l’on cherchait néanmoins à imi-
ter. Pierre, notamment, toujours partagé, envers son audacieux
confrère, entre une vive admiration personnelle et le rôle que son
entourage lui imposait, Pierre, dis-je, passait sa vie, traversée aussi
par de nombreuses épreuves1, à copier Paul, à le suivre de loin dans
ses courses, à trouver après lui les fortes positions qui pouvaient
assurer le succès de l’œuvre commune. Ce fut probablement à
l’exemple de Paul qu’il se fixa, vers l’an 54, à Antioche. Le bruit ré-
pandu en Judée et en Syrie, dans la seconde moitié de l’an 61, de
l’arrivée de Paul à Rome put de même lui inspirer l’idée d’un voyage
vers l’Occident.
Il semble qu’il vint avec toute une société apostolique. D’abord
son interprète Jean-Marc, qu’il appelait « son fils », le suivait
d’ordinaire2. L’apôtre Jean, nous l’avons plus d’une fois remarqué,
paraît aussi en général avoir accompagné Pierre3. Quelques indices

1
Clem. Rom., Ad Cor. I, ch. 5.
2
Col., iv, 10 ; Philem., 24 ; I Petri, V, 13. Cf. Papias, dans Eus., H. E., III, 39 ;
Irénée, Adv. hær., III, I, 4 ; Tertullien, Adv. Marc., IV, 5 ; Clément d’Alex., dans
Eusèbe, H. E., VI, 14 ; Origène, dans Eusèbe, H. E., VI, 25 ; Eusèbe, H. E., II,
15 ; Épiph., Adv. hær., LI, 6 ; saint-Jérome, ep. 150, ad Hedibiam, c. 11. Notez
un personnage appelé M £rkoj Pštroj, probablement chrétien, l’an 278 à
Bostra (Waddington, Inscr., n° 1909).
3
Act., I, 13 ; III, 1, 3, 4, 11 ; IV, 13, 19 ; VIII, 14 ; Jean, XXI entier ; Gal., II, 9.
L’impression des massacres de l’an 64 et l’horreur de la ville de Rome sont si
vives dans l’Apocalypse, qu’on est porté à croire que l’auteur de ce livre s’était
L’ANTÉCHRIST

portent même à croire que Barnabé fut du voyage1. Enfin, il n’est


pas impossible que Simon de Gitton se soit de son côté transporté
dans la capitale du monde2, attiré par l’espèce de charme que cette
ville exerçait sur tous les chefs de secte3, les charlatans, les magi-
ciens et les thaumaturges4. Rien n’était plus familier aux Juifs que le
voyage d’Italie. L’historien Josèphe vint à Rome en l’an 62 ou 63
pour obtenir la délivrance de prêtres juifs, très saints personnages

trouvé mêlé auxdits évènements, ou du moins qu’il avait vu Rome (notez sur-
tout les ch. XIII, XVII). Le choix qu’il fait de Patmos pour y placer sa vision
s’explique bien aussi dans cette hypothèse, Patmos étant un bon port de relâ-
che et en quelque sorte la dernière station pour celui qui va en cabotant de
Rome à Éphèse. Nous montrerons, quand il s’agira de l’Apocalypse, que ce choix
ne peut guère s’expliquer par aucun autre motif. Nous discuterons plus tard la
tradition sur Jean devant la porte Latine. Quoique le quatrième Évangile ne soit
pas l’œuvre personnelle de Jean, relevons cependant ce qu’a de particulier le
passage Jean, XXI, 15-23 (voir les Apôtres, p. 33-34). Cela est bien de quelqu’un
qui a vu Pierre, a reçu ses confidences, a été témoin de sa mort.
1
L’auteur de l’Épître aux Hébreux semble avoir été à Rome ; or Barnabé paraît
l’auteur de l’Épître aux Hébreux. Voir l’introd.
2
Justin, Apol. I, 26, 56 ; Irénée, Adv. hær., XXIII, 1 ; Philosophumena, VI, 20 ;
Constit. apost., VI, 9 ; Eusèbe, H. E., II, 13-14. Il est vrai que les indices sur les-
quels Justin et Irénée se fondent provenaient de singulières bévues. Voir les
Apôtres, p. 266 et suiv. La présence de Simon à Rome est la base des Actes apo-
cryphes de Pierre (Tischendorf, Acta apost., apocr., p. 13 et suiv. ; cf. Récognitions, II,
9 ; III, 63-64), dont la première rédaction fut ébionite. Eusèbe en admet la
donnée fondamentale (H. E., II, 14). Irénée même (l. c.) semble s’y rapporter.
Cf. Constit. apost., l. c., et Philosoph., l. c. La façon dont l’auteur des Actes des apô-
tres parle de Simon, laissant croire à la possibilité de sa conversion (VIII, 24),
semble supposer que Simon vivait encore quand il écrivait. Le passage Tacite,
Ann., XII, 52, n’est pas une objection contre le séjour de Simon à Rome. Cf.
Tac., Ann., XVI, 9 ; Hist., I, 22. L’emploi abusif qui fut fait au IIe siècle du nom
de Simon pour désigner Paul ne prouve ni contre l’existence réelle de Simon, ni
même contre son voyage à Rome.
3
Les chefs de sectes gnostiques du IIe siècle viennent presque tous à Rome.
4
Jamais les mathematici, les chaldæi, les gÒhtej de toute sorte n’avaient abondé à
Rome autant qu’à ce moment. Tac., Ann., XII, 52 ; Hist., I, 22 ; II, 62 ; Dion
Cassius, LXV, 1 ; LXVI, 9 ; Suétone, Tib., 36 ; Vitellius, 14 ; Juvénal, VI, 542 et
suiv. ; Eusèbe, Chron., année 9 de Domitien ; Zonaras, Ann., VI, 5.

54
L’ANTÉCHRIST

qui, pour ne rien manger d’impur, ne vivaient en pays étranger que


de noix et de figues, et que Félix avait envoyés rendre raison d’on
ne sait quel délit à l’empereur1. Qui étaient ces prêtres ? Leur affaire
était-elle sans lien avec celle de Pierre et de Paul ? Le manque de
preuves historiques laisse planer sur tous ces points beaucoup de
doutes. Le fait même sur lequel les catholiques modernes font repo-
ser l’édifice de leur foi est loin d’être certain2. Nous croyons cepen-

1
Jos., Vita, 3.
2
Il est bien sûr que Pierre n’était pas à Rome quand Paul écrivit l’épître aux
Romains (Cf. Denys de Cor., dans Eus., H. E., II, 25). Paul ne se mêlait jamais
des Églises fondées par les apôtres de la circoncision (Gal., II, 7-8 ; II, Cor., X,
16 ; Rom., XV, 18-20). Il n’y était pas non plus quand Paul y arriva. Act., XXVIII,
17 et suiv., le prouve. Le système d’Eusèbe (Chron., ad ann. 2 Claudii ; H. E.,
II, 14) et de saint Jérôme (De viris illstr., 1) sur la venue de Pierre à Rome l’an 42
est par conséquent insoutenable. Mais rien ne s’oppose à ce qu’il y soit venu
plus tard, et certains indices rendent cela probable : 1o une tradition établie dès
le second siècle (Denys de Corinthe, Caïus, Clément d’Alexandrie, Origène,
cités dans Eusèbe, H. E., II, 15, 25 ; III, 1 ; VI, 14, Ignace, Ad Rom., 4 ; Irénée,
Adv. hær., III, I, 1 ; III, 3 ; Tertullien, Scorp., 15 ; Præscr., 36 ; K»ru gma Pa Ú-
lou ,cité dans le De non iterando baptismo, à la suite des Œ uvres de saint Cyprien,
p. 139, édit. Rigault), et qui n’est pas sans poids, bien qu’on y ait mêlé des er-
reurs évidentes et qu’on y puisse voir un parti pris a priori de donner le prince
des apôtres pour fondateur à l’Église de la capitale du monde (l’Église de Co-
rinthe voulut aussi avoir Pierre pour fondateur ; or Pierre n’a certainement pas
fondé l’Église de Corinthe) ; 2o le fait certain que Pierre est mort martyr (voir
ci-après, ch. VIII) ; or ce n’est guère qu’à Rome qu’un tel martyre se conçoit ;
3o l’épître I Petri, qui se donne comme ayant été écrite à Rome ; cet argument
garde toute sa force, même si l’épître est l’œuvre d’un faussaire ; il resterait bien
remarquable, en effet, que le faussaire, pour donner de la créance à son attribu-
tion, datât l’épître de Rome ; 4o le système, légendaire dans la forme, mais très
sérieux au fond, qui veut que Pierre ait suivi par tout le monde les traces de
Simon le Magicien (entendez : Paul), et soit venu à Rome pour le combattre
(Per…odoi et Khru gma Pštrou ,ouvrages qui servirent de base aux Récogni-
tions et aux Homélies pseudo-clémentines, puis au Pštrou k a ˆ Pa Úlou
k»rugma , déjà cité par Héracléon et Clément d’Alexandrie : Lipsius, Rœmische
Petrussage, p. 13 et suiv. ; Hilgenfeld, Nov., Test. extra can. rec., IV, 52 et suiv. ; cf.
Eus., H. E., II, 14 ; Philosophum., VII, 20 ; Const. apost., VI, 9, comp. Le
K»ru gma syriaque de Pierre, dans Cureton, Anc. syr. doc., p. 35-41). — Quant

55
L’ANTÉCHRIST

dant que les « Actes de Pierre », tels que les racontaient les ébioni-
tes, n’étaient fabuleux que dans le détail. La conception fondamen-
tale de ces Actes, Pierre courant le monde à la suite de Simon le
Magicien pour le réfuter, apportant le vrai Évangile qui doit renver-
ser l’Évangile de l’imposteur1, « venant après lui comme la lumière
après les ténèbres, comme la science après l’ignorance, comme la
guérison après la maladie », cette conception est vraie, quand on a
mis le nom de Paul à la place de celui de Simon, et qu’au lieu de la
haine féroce que les ébionites témoignèrent toujours contre le pré-
dicateur des gentils, on se figure entre les deux apôtres une simple
opposition de principes, n’excluant ni la sympathie ni l’accord sur le
point fondamental, l’amour de Jésus. Dans ce voyage entrepris par
le vieux disciple galiléen pour suivre la trace de Paul, nous admet-
tons même volontiers que Pierre, suivant Paul de près, toucha à
Corinthe, où il avait avant sa venue un parti considérable2, et qu’il y
donna beaucoup de force aux judéo-chrétiens, de telle sorte que
plus tard l’Église de Corinthe put prétendre avoir été fondée par les
deux apôtres, et soutenir, en faisant une légère erreur de date, que
Pierre et Paul avaient été chez elle en même temps et de là étaient
partis de compagnie pour trouver la mort à Rome3.

aux lieux de Rome où l’on rattache les souvenirs du séjour de Pierre, tels que la
maison de Pudens sur le Viminal, la maison de Prisca sur l’Aventin, l’endroit
dit ad nymphas B. Petri, ubi baptizabat, sur la voie Nomentane, leurs titres sont
faibles ou nuls, bien que ce dernier endroit soit un très vieux centre chrétien.
V. Bosio, Roma sott., édit. de 1650, p. 400-402 ; de Rossi, Roma sott., I, p. 189 et
suiv. ; Bull., 1867, p. 37 et suiv., 48, 49 et suiv. ; Actes de sainte Pudentienne et
de sainte Praxède, Act. SS. Maii, IV, 1re partie, p. 299 et suiv. (pour Pio, lisez
Paulo) ; Actes de saint Marcel, Acta SS. Jan., II, p. 7. L’inscription publiée dans
le numéro du 17 mars 1870 du journal de Naples, Il trionfo della Chiesa cattolica,
est une fraude grossière. Voir l’appendice à la fin du volume.
1
Hom. Pseudo-Clém., II, 17 ; III, 59.
2
I Cor., I, 12 ; III, 22 ; IX, 5.
3
Denys de Corinthe, dans Eusèbe, Hist. eccl., II, 25 (édit. Heinichen ; le texte
est incertain et obscur). Origène, Eusèbe, Epiphane, saint Jérôme admettent
une prédication de Pierre en Asie Mineure, uniquement à cause de I Petri, I, 1,
motif tout à fait insuffisant.

56
L’ANTÉCHRIST

Quelles furent à Rome les relations des deux apôtres ? Certains


indices portent à croire qu’elles furent assez bonnes1. Nous verrons
bientôt Marc, le secrétaire de Pierre, chargé d’une mission de son
maître, partir pour l’Asie avec une recommandation de Paul2 ; en
outre, l’épître attribuée à Pierre, écrit d’une authenticité très soute-
nable, présente de nombreux emprunts faits aux épîtres de Paul.
Deux vérités sont nécessaires à maintenir dans toute cette histoire :
la première est que des divisions profondes (bien plus profondes
que celles qui furent jamais, dans la suite de l’histoire de l’Église, la
matière d’aucun schisme) partagèrent les fondateurs du christia-
nisme, et que la forme de la polémique, conformément aux habitu-
des des gens du peuple, fut entre eux singulièrement âpre3 ; la se-
conde, c’est qu’une pensée supérieure réunit, même de leur vivant,
ces frères ennemis, en attendant la grande réconciliation que l’Église
devait opérer d’office entre eux après leur mort. Cela se voit sou-
vent dans les mouvements religieux. Il faut aussi, dans
l’appréciation de ces débats, tenir grand compte du caractère juif,
vif et susceptible, porté aux violences de langage. Dans ces petites
coteries pieuses, on se brouillait, on se raccommodait sans cesse ;
on avait des mots aigres, et néanmoins on s’aimait. Parti de Pierre,
parti de Paul, ces divisions n’avaient pas beaucoup plus de consé-
quence que celles qui séparent de nos jours les différentes fractions
de l’Église positiviste. Paul avait à ce sujet un mot excellent : « Que
chacun reste dans le type d’enseignement qu’il a reçu4 ; » règle ad-
mirable que l’Église romaine ne suivra guère plus tard. L’adhésion à
Jésus suffisait ; les divisions confessionnelles, si l’on peut s’exprimer
ainsi, étaient une simple question d’origine indépendante des méri-
tes personnels du croyant.

1
Cf. le K»pu gma Pa Úlou,cité dans l’ouvrage De non iter. bapt., l. c.
2
Col., IV, 10.
3
Voir l’Épître de Jude, les chapitres II et III de l’Apocalypse, les traits fanatiques
attribués à Jean (II Joh., 10-11 ; Irénée, Adv. hær., III, III, 4), sans parler des
duretés que présentent à chaque page les épîtres de Paul.
4
E„j Ón pa redÒqhte tÚpon dida gÁj (Rom., VI, 17).

57
L’ANTÉCHRIST

Un fait pourtant qui a sa gravité, et qui porterait à croire que les


bons rapports ne se rétablirent pas entre les deux apôtres, c’est que,
dans le souvenir de la génération suivante, Pierre et Paul sont les
chefs de partis opposés au sein de l’Église ; c’est que l’auteur de
l’Apocalypse, le lendemain de la mort des apôtres, au moins de la
mort de Pierre, est, de tous les judéo-chrétiens, le plus haineux
contre Paul1. Paul se regardait comme le chef des païens convertis
partout où il y en avait ; c’était là son interprétation du pacte
d’Antioche ; les judéo-chrétiens l’entendaient évidemment d’une
façon différente. Il est probable que ce dernier parti, qui avait tou-
jours été très fort à Rome, tira de l’arrivée de Pierre une grande
cause de prépondérance. Pierre devint son chef et le chef de l’Église
de Rome. Or le prestige sans égal de Rome donnait à un pareil titre
la plus grande importance. On voyait quelque chose de providentiel
dans le rôle de cette ville extraordinaire2. Par suite de la réaction qui
se produisait contre Paul, Pierre devenait de plus en plus, en vertu
d’une sorte d’opposition, le chef des apôtres3. Le rapprochement se
fit bien vite chez des esprits faciles à frapper. Le chef des apôtres
dans la capitale du monde ! Quoi de plus parlant ? La grande asso-
ciation d’idées qui devait dominer les destinées de l’humanité pen-
dant des milliers d’années venait de se constituer. Pierre et Rome
deviennent inséparables ; Rome est prédestinée à être la capitale du
christianisme latin, la légende de Pierre, premier pape, est écrite
d’avance ; mais il faudra quatre ou cinq siècles pour que cela se dé-
brouille. Rome, en tout cas, ne se douta guère, le jour où Pierre y
mit le pied, que ce jour réglait son avenir, et que le pauvre Syrien
qui venait d’entrer dans ses murs prenait possession d’elle pour des
siècles.

1
Voir Saint Paul, p. 367 et suiv. Notez surtout Apoc., XXI, 14, qui exclut Paul du
nombre des apôtres.
2
Voir l’Apocalypse tout entière.
3
Lettre de Clément à Jacques, en tête des Homélies pseudo-clémentines, 1.

58
L’ANTÉCHRIST

La situation morale, sociale, politique, s’aggravait de jour en jour.


On ne parlait que de prodiges et de malheurs1 ; les chrétiens en
étaient plus affectés que personne2 ; l’idée que Satan est le dieu de
ce monde s’enracinait chez eux de plus en plus3. Les spectacles leur
paraissaient démoniaques. Ils n’y allaient jamais ; mais ils enten-
daient les gens du peuple en parler. Un Icare qui, dans
l’amphithéâtre en bois du Champ de Mars, prétendit se soutenir en
l’air, et qui s’en vint tomber sur la stalle même de Néron, en le cou-
vrant de son sang4, les frappa beaucoup, et devint l’élément capital
d’une de leurs légendes. Le crime de Rome atteignait les dernières
limites du sublime infernal ; c’était déjà un usage dans la secte, soit
par précaution contre la police, soit par goût du mystère, de ne dé-
signer cette ville que par le nom de Babylone5. Les juifs avaient cou-
tume d’appliquer ainsi à des choses modernes des noms propres
symboliques empruntés à leur vieille littérature sacrée6.
Cette antipathie peu dissimulée pour un monde qu’ils ne com-
prenaient pas devenait le trait caractéristique des chrétiens. « La
haine du genre humain » passait pour le résumé de leur doctrine7.
Leur mélancolie apparente était une injure à « la félicité du siècle » ;
leur croyance à la fin du monde contrariait l’optimisme officiel, se-
lon lequel tout renaissait. Les signes de répulsion qu’ils faisaient en
passant devant les temples donnaient l’idée qu’ils ne songeaient qu’à

1
Tacite, Ann., XIV, 12, 22 ; XV, 22, Suétone, Néron, 39, 39 ; Dion Cassius,
LXI, 16, 18 ; Philostrate, Apoll., IV, 43, Sénèque, Quœst. Nat., VI, 1, p. 454 ;
Eusèbe, Chron., aux années 4, 9, 10 de Néron.
2
Voir l’Apocalypse.
3
II Cor., IV, 4 ; Eph., VI, 12 ; Jean, XII, 31 ; XIV, 30.
4
Suétone, Néron, 12. V. ci-après.
5
I Petri, v. 13. Comp. Apoc., XIV-XVIII ; Carm. sibyll., V, 142, 158.
6
C’est ainsi qu’Édom servit à désigner Rome et l’empire romain. V. Buxtorf,
Lex. chald., talm., rabb., au mot xywa. Il en fut de même du nom de Cuthéen, ap-
pliqué aux Samaritains et en général aux gentils.
7
Tacite, Ann., XV, 44 (Cf. Hist., V, 5) ; Suétone, Néron, 16.

59
L’ANTÉCHRIST

les brûler1. Ces vieux sanctuaires de la religion romaine étaient ex-


trêmement chers aux patriotes ; les insulter, c’était insulter Évandre,
Numa, les ancêtres du peuple romains, les trophées de ses victoi-
res2. On chargeait les chrétiens de tous les méfaits ; leur culte pas-
sait pour une superstition sombre, funeste à l’empire ; mille récits
atroces ou honteux circulaient sur leur compte ; les hommes les
plus éclairés y croyaient et regardaient ceux qu’on désignait ainsi à
leur haine comme capables de tous les crimes.
Les nouveaux sectaires ne gagnaient guère d’adhérents que dans
les basses classes ; les gens bien élevés évitaient de prononcer leur
nom, ou, quand ils y étaient obligés, s’excusaient presque3 ; mais,
dans le peuple, les progrès étaient extraordinaires ; on eût dit une
inondation, quelque temps endiguée, qui faisait irruption4. L’Église
de Rome était déjà tout un peuple5. La cour et la ville commen-
çaient sérieusement à parler d’elle ; ses progrès furent quelque
temps la nouvelle du jour6. Les conservateurs songeaient avec une
sorte de terreur à ce cloaque d’immondices qu’ils se figuraient dans
les bas-fonds de Rome ; ils parlaient avec colère de ces espèces de
mauvaises herbes indéracinables, qu’on arrache toujours, qui re-
poussent toujours7.
Quant à la populace malveillante, elle rêvait des forfaits impossi-
bles pour les attribuer aux chrétiens. On les rendait responsables de
tous les malheurs publics. On les accusait de prêcher la révolte
contre l’empereur et de chercher à soulever les esclaves8. Le chré-
1
Cf. I Petri, IV, 4. « Pessimus quisque, spretis religionibus patriis… » Tacite,
Hist., V, 5.
2
Tacite, Ann., XV, 1, 44 ; Hist., V, 5.
3
« Quos… vulgus christianos appellabat. » Tacite, Ann., XV, 44.
4
« Rursus erumpebat. » Tacite, Ann., XV, 44.
5
« Multitudo ingens. » Tacite, ibid.
6
« Genus hominum superstitionis novæ ac malificæ. » Suétone, Néron, 16.
7
« Genus hominum in civitate nostra et vetatibur semper et retinebitur. » Tac.,
Hist., I, 22 ; cf. Ann., XII, 52. Kolou sq•n m•poll®k ij, a Ùxhq•n d• ™pˆ
ple‹s ton.Dion Cassius, XXXVII, 17.
8
Rom., XIII, 1 et suiv. ; I Petri, II, 13, 18.

60
L’ANTÉCHRIST

tien arrivait à être dans l’opinion ce que fut par moments le juif du
moyen âge, le bouc émissaire de toutes les calamités, l’homme qui
ne pense qu’au mal, l’empoisonneur de fontaines, le mangeur
d’enfants, l’allumeur d’incendies1. Dès qu’un crime était commis, le
plus léger indice suffisait pour arrêter un chrétien et le faire mettre à
la torture. Souvent le nom seul de chrétien suffisait pour amener
l’arrestation. Quand on les voyait s’éloigner des sacrifices païens, on
les injuriait2. L’ère des persécutions était ouverte en réalité ; elle du-
rera désormais avec de courts intervalles jusqu’à Constantin. Dans
les trente années qui se sont écoulées depuis la première prédication
chrétienne, les Juifs seuls ont persécuté l’œuvre de Jésus ; les Ro-
mains ont défendu les chrétiens contre les Juifs ; maintenant les
Romains se font persécuteurs à leur tour. De la capitale, ces ter-
reurs, ces haines se répandaient dans les provinces et provoquaient
les plus criantes injustices3. Il s’y mêlait d’atroces plaisanteries ; les
murs des lieux où se réunissaient les chrétiens étaient couverts de
caricatures et d’inscriptions injurieuses ou obscènes contre les frères
et les sœurs4. L’habitude de représenter Jésus sous la forme d’un
homme à tête d’âne était déjà peut-être établie5.

1
Tacite, Ann., XV, 44 ; Suétone, Néron, 16 ; Sénèque, cité par saint Augustin,
De civ. Dei, VI, 11 ; I Petri, II, 12, 15 ; III, 16 ; cf. II Petri, II, 12.
2
I Petri, IV, 4.
3
I Petri, I, 6 ; II, 19-20 ; III, 14 ; iv, 12 et suiv. ; V, 9, 10 ; Jac., II, 6 ; Tertullien,
Ad nat., I, 7.
4
De Rossi, Bull. di arch. crist., 1864, p. 69 et suiv.
5
M. de Rossi (Bull., 1864, p. 72) croit avoir lu sur les murs d’une salle de Pom-
peï qui lui semble avoir servi à des réunions chrétiennes : Mulus hic muscellas
docuit (V. Zangemeister, Inscr. parietariæ, no 2016 : musciillas). Comp. La pierre
gravée publiée par Stefanone (Gemmæ, Venise, 1646, tab. XXX), représentant un
âne faisant le maître d’école devant quelques enfants respectueusement inclinés
(republiée par Fr. Münter, Primordia Ecclesiæ africanæ, Hafniæ, 1829, p. 218 [cf.
p. 167 et suiv.], et par F.- X. Kraus, Das Spott-crucifix vom Palatin, Vienne, 1869,
traduit par Ch. de Linas, Arras, 1870). Le musée de Luynes (Bibl. nat., cabinet
des antiques, terres cuites, no 779) possède une terre cuite, provenant de Syrie,
qui semble représenter Jésus en caricature, sous la forme d’un petit homme à
longue robe, tenant un livre ; grosse tête d’âne, longues oreilles, yeux auxquels

61
L’ANTÉCHRIST

Personne ne doute aujourd’hui que ces accusations de crimes et


d’infamie ne fussent calomnieuses ; mille raisons portent même à
croire que les directeurs de l’Église chrétienne ne donnèrent pas le
moindre prétexte au mauvais vouloir qui allait bientôt amener
contre eux de si cruelles violences. Tous les chefs des partis qui di-
visaient la société chrétienne étaient d’accord sur l’attitude à garder
envers les fonctionnaires romains. On pouvait bien au fond tenir
ces magistrats pour suppôts de Satan, puisqu’ils protégeaient
l’idolâtrie et qu’ils étaient les soutiens d’un monde livré à Satan1 ;
mais, dans la pratique, les frères étaient pour eux pleins de respect.
La faction ébionite seule partageait les sentiments exaltés des zélo-
tes et autres fanatiques de Judée. Les apôtres, en politique, se mon-
trent à nous comme essentiellement conservateurs et légitimistes.
Loin de pousser l’esclave à la révolte, ils veulent que l’esclave soit
soumis au maître, même le plus injuste et le plus dur, comme s’il
servait Jésus-Christ en personne, et cela non par nécessité, pour
échapper aux châtiments, mais par conscience, parce que Dieu le
veut. Derrière le maître, il y a Dieu lui-même. L’esclavage était si
loin de paraître contre nature, que les chrétiens avaient des esclaves,
et des esclaves chrétiens2. Nous avons vu Paul réprimer la tendance
aux soulèvements politiques qui se manifestait vers l’an 57, prêcher
aux fidèles de Rome et sans doute de bien d’autres Églises la sou-
mission aux puissances, quelle que soit leur origine, établir en prin-
cipe que le gendarme est un ministre de Dieu et qu’il n’y a que les
méchants qui le redoutent. Pierre, de son côté, était le plus tran-
quille des hommes ; nous allons bientôt trouver la doctrine de la
soumission aux puissances enseignée, sous son nom, presque dans

on a voulu donner une expression mystique et doucereuse, détail obscène.


Comp. aussi le crucifix grotesque du Palatin (Garrucci, Il crocifisso graffito, Rome,
1857 ; Kraus-Linas précité ; Comptes rendus de l’Acad. des inscr., 1870, p. 32-36 :
les doutes se sont fortifiés en nous). Voir Tertullien, Apol., 16 ; Minutius Félix,
9, 28 ; Celse, dans Origène, Contra Celsum, VI, 31.
1
Luc, IV, 6 ; Jean, XII, 31 ; Eph., VI, 12.
2
I Petri, II, 18 ; Col., III, 22, 25 ; IV, 1 ; Eph., VI, 5 et suiv., et l’épisode
d’Onésime.

62
L’ANTÉCHRIST

les mêmes termes que chez Paul1. L’école qui se rattacha plus tard à
Jean partageait les mêmes sentiments sur l’origine divine de la sou-
veraineté2. Une des plus grandes craintes des chefs était de voir les
fidèles compromis dans de mauvaises affaires, dont l’odieux vînt à
retomber sur l’Église tout entière3. Le langage des apôtres, à ce
moment suprême, fut d’une extrême prudence. Quelques malheu-
reux mis à la torture, quelques esclaves fustigés s’étaient laissé aller à
l’injure, appelant leurs maîtres idolâtres, les menaçant de la colère
de Dieu4. D’autres, par excès de zèle, déclamaient tout haut contre
les païens et leur reprochaient leurs vices ; les confrères plus sensés
les appelaient avec esprit « évêques » ou « surveillants de ceux du
dehors5 ». Il leur arrivait de cruelles mésaventures ; les sales direc-
teurs de la communauté, loin de les exalter leur disaient assez clai-
rement qu’ils n’avaient que ce qu’ils méritaient6.
Toutes sortes d’intrigues que l’insuffisance des documents ne
nous permet pas de démêler aggravaient la position des chrétiens.
Les Juifs étaient très puissants auprès de l’empereur et de Poppée7.
Les « mathématiciens », c’est-à-dire les devins, entre autres un cer-
tain Balbillus d’Éphèse, entouraient l’empereur, et, sous prétexte
d’exercer la partie de leur art qui consistait à détourner les fléaux et
les mauvais présages, lui donnaient d’atroces conseils8. La légende
qui mêle à tout ce monde de sorciers le nom de Simon le Magicien9

1
I Petri, II, 13 et suiv.
2
Jean, XIX, 11.
3
I Petri, II, 11-12 ; IV, 15.
4
Ibid., II, 23.
5
A llotrioep…skopoi.
6
I Petri, IV, 15.
7
Voir ci-dessous.
8
Suét., Nér., 34, 36, 40 ; Tac., Hist., I, 22.
9
Homélies pseudo-clém., II, 34 ; Récognitions, I, 74 ; III, 47, 57, 63, 64 ; Faux
actes de Pierre, Tischendorf, p. 30 et suiv. ; Pseudo-Lin, en Bibl. max. Patrum,
II, 1re partie, p. 67 ; Pseudo-Marcellus, dans Fabricius, Codex apocr. N. T., III,
p. 635 et suiv. ; Pseudo-Abdias, I, 16 et suiv. ; Const. apost., VI, 9 ; Irénée, Adv.
hær., I, XXIII, 1 ; Eusèbe, H. E., II, 14 ; Pseudo-Hégésippe, De excidio Hieros.,

63
L’ANTÉCHRIST

est elle sans aucun fondement ? Cela se peut sans doute ; mais le
contraire se peut aussi. L’auteur de l’Apocalypse est fort préoccupé
d’un « faux prophète », qu’il représente comme un suppôt de Né-
ron, comme un thaumaturge faisant tomber le feu du ciel, donnant
la vie et la parole à des statues, marquant les hommes du caractère
de la Bête1. C’est peut-être de Balbillus qu’il s’agit ; il faut reconnaî-
tre cependant que les prodiges attribués au Faux Prophète par
l’Apocalypse ont beaucoup de ressemblance avec les tours
d’escamotage que la légende attribue à Simon2. L’emblème d’un
agneau-dragon, sous lequel le Faux Prophète est désigné dans le
même livre3, convient mieux également à un faux Messie tel qu’était
Simon de Gitton qu’à un simple sorcier. D’un autre côté, la légende
de Simon précipité du ciel n’est pas sans analogie avec un accident
qui arriva dans l’amphithéâtre, sous Néron, à un acteur qui jouait le
rôle d’Icare4. Le parti arrêté, chez l’auteur de l’Apocalypse de
s’exprimer en énigmes jette sur tous ces événements beaucoup
d’obscurité ; mais on ne se trompe pas en cherchant derrière chaque
ligne de ce livre étrange des allusions aux circonstances anecdoti-
ques les plus minutieuses du règne de Néron.
Jamais, du reste, la conscience chrétienne ne fut plus oppressée,
plus haletante qu’à ce moment. On se croyait en un état provisoire
et de très courte durée. On attendait chaque jour l’apparition solen-
nelle. « Il vient !... Encore une heure !... Il est proche !... » étaient les
mots qu’on se disait à tout instant5. L’esprit du martyre, cette pen-
sée que le martyr glorifie le Christ par sa mort, et que cette mort est

III, 2 ; Épiphane, Hær. XXI, 5 ; Arnobe, Adv. gentes, II, 13 ; Philastren, hæ. XXIX ;
Sulpice Sévère, II, 28, etc. Cf. de Rossi, Bullettino, 1867, p. 70-71.
1
Apoc., XIII, 14-17 ; XVI, 13 ; XIX, 20.
2
Récognitions, II, 9 ; Philosophumenas, VI, 20 ; Constit. apost., VI, 9.
3
Apoc., XIII, 11.
4
Suétone, Néron, 12 ; Dion Chrysostome, Orat. XXI, 9 ; Juvénal, III, 78-90.
Cf. Récognitions, II, 9. Juvénal suppose le faux Icare né en Grèce.
5
Phil., IV, 5 ; Jac., V, 8 ; I Petri, IV, 7 ; Hebr., X, 37 ; I Joh., II, 18.

64
L’ANTÉCHRIST

une victoire, était déjà universellement répandu1. Pour le païen, d’un


autre côté, le chrétien devenait une chair naturellement dévolue au
supplice. Un drame qui avait vers ce temps beaucoup de succès
était celui de Laureolus, où l’acteur principal, sorte de Tartuffe fri-
pon, était crucifié sur la scène aux applaudissements de l’assistance
et mangé par un ours. Ce drame était antérieur à l’introduction du
christianisme à Rome ; on le trouve représenté dès l’an 41 ; mais il
semble au moins qu’on en fit l’application aux martyrs chrétiens ; le
petit nom de Laureolus, répondant à Stéphanos, pouvait provoquer
ces allusions2.

1
Phil., I, 20 ; Jean, XXI, 19. Comp. l’expression tpÒpa ia dans Caïus, cité par
Eus., H. E., II, 25.
2
Suétone, Caïus, 57 ; Juvénal, VIII, 186 et suiv. ; Martial, Spectac., VII.

65
CHAPITRE III.

ÉTAT DES ÉGLISES DE JUDÉE. — MORT DE JACQUES.

Le mauvais vouloir dont l’Église chrétienne était l’objet à Rome,


peut-être même en Asie Mineure et en Grèce, se faisait sentir jus-
qu’en Judée1 ; mais la persécution avait ici de tout autres causes.
C’étaient les riches sadducéens, l’aristocratie du temple, qui se mon-
traient acharnés contre les bons pauvres et blasphémaient le nom
de « chrétien2 ». Vers le temps où nous sommes, se répandit une
lettre de Jacques, « serviteur de Dieu et du Seigneur Jésus-Christ »,
adressée « aux douze tribus de la dispersion3 ». C’est un des plus
beaux morceaux de la première littérature chrétienne, rappelant tan-
tôt l’Évangile, tantôt la sagesse douce et reposée de l’Ecclésiaste4.
L’authenticité de tels écrits, vu le nombre des fausses lettres aposto-
liques qui circulaient5, est toujours douteuse. Peut-être le parti ju-
déo-chrétien, habitué à faire jouer à son gré l’autorité de Jacques, lui
attribua-t-il ce manifeste, où le désir de contredire les novateurs se
fait sentir6. Certainement, si Jacques y eut quelque part, il n’en fut
pas le rédacteur. Il est douteux que Jacques sût le grec ; sa langue
était le syriaque7 ; or l’Épître de Jacques est de beaucoup l’ouvrage
le mieux écrit du Nouveau Testament ; la grécité en est pure et
presque classique8. A cela près, le morceau convient parfaitement

1
Jac., I, 2-4, 12 ; IV, 9 ; V, 7 et suiv. L’épître de Jacques et celle de Pierre débu-
tent par une exhortation à la patience.
2
Jac., II, 6-7 ; V, 1 et suiv.
3
Voir ci-après.
4
Voir surtout le chap. III, sur la langue, charmant petit morceau dans le goût
des anciens parabolistes hébreux.
5
II Thess., II, 2.
6
Comp. Rom., III, 27-28 ; IV, 2-5 ; V, 1, à Jac., II, 21-24.
7
Eusèbe, Demonstr. Evang., III, 5 et 7.
8
L’Épître de Jude a le même caractère.
L’ANTÉCHRIST

au caractère de Jacques. L’auteur est bien un rabbin juif ; il tient for-


tement à la Loi ; pour désigner la réunion des fidèles, il se sert du
mot de « synagogue1 » ; il est adversaire de Paul ; son épître ressem-
ble pour le ton aux Évangiles synoptiques, que nous verrons plus
tard sortir de la famille chrétienne dont Jacques avait été le chef. Et
néanmoins, le nom du Christ y est mentionné à peine deux ou trois
fois, avec la simple qualité de Messie, et sans aucune des hyperboles
ambitieuses qu’entassait déjà l’ardente imagination de Paul.
Jacques, ou le moraliste juif qui a voulu se couvrir de son autori-
té, nous introduit tout d’abord dans un petit cénacle de persécutés.
Les épreuves sont un bonheur, car, en mettant la foi au creuset, el-
les produisent la patience ; or la patience est la perfection de la ver-
tu ; l’homme éprouvé recevra la couronne de vie2. Mais ce qui pré-
occupe surtout notre docteur, c’est la différence du riche et du pau-
vre. Il avait dû se produire dans la communauté de Jérusalem quel-
que rivalité entre les frères favorisés de la fortune et ceux qui ne
l’étaient pas. Ceux-ci se plaignaient de la dureté des riches, de leur
superbe, et gémissaient entre eux3.

Que le frère humble songe à sa noblesse et le riche à sa bassesse ;


car la richesse passera comme la fleur des champs4... Mes frères,
point de différence de personnes en la foi de Notre-Seigneur Jésus,
le Christ de gloire. Je suppose qu’il entre dans votre synagogue un
homme ayant un anneau d’or au doigt et revêtu d’habits brillants,
Qu’il entre aussi un pauvre en habits sales, que vous disiez au pre-
mier : « Toi, prends cette bonne place, » et que vous disiez au pau-
vre : « Toi, reste debout, » ou bien « Assieds-toi sous l’escabeau de
mes pieds » ; n’est-ce pas là ce qui s’appelle faire des distinctions
entre frères, vous établir juges, dans le mauvais sens ? Écoutez, mes
frères bien-aimés, Dieu n’a-t-il pas choisi les pauvres selon le

1
Jac., II, 2. Plus loin, V, 14, il emploie ™k k lhs…a .
2
Jac., I, 2-4, 12.
3
Cf. Jac., IV, 11 ; V, 9.
4
Jac., I, 9-11.

67
L’ANTÉCHRIST

monde pour les enrichir selon la foi et les constituer héritiers du


royaume qu’il a promis à ceux qui l’aiment ? Et après cela, vous fai-
tes affront au pauvre ! Ne sont-ce pas les riches qui vous tyranni-
sent et qui vous traînent devant les tribunaux ? Ne sont-ce pas eux
qui blasphèment le beau nom1 qu’on prononce en vous nom-
mant2 ?... »

L’orgueil, la corruption, la brutalité, le luxe des riches sadducéens


étaient, en effet, arrivés à leur comble3. Les femmes achetaient
d’Agrippa II le pontificat pour leur mari à prix d’or4. Martha, fille de
Boëthus, l’une de ces simoniaques, quand elle allait voir officier son
mari, faisait étendre des tapis depuis la porte de sa maison jusqu’au
sanctuaire5. Le pontificat s’était ainsi singulièrement abaissé. Ces
prêtres mondains rougissaient de ce que leurs fonctions avaient de
plus saint. Les pratiques du sacrifice étaient devenues repoussantes
pour des gens raffinés, que leur devoir condamnait au métier de
boucher et d’équarrisseur ! Plusieurs se faisaient faire des gants de
soie, pour ne pas gâter par le contact des victimes la peau de leurs
mains. Toute la tradition talmudique, d’accord sur ce point avec les
Évangiles et avec l’Épître de Jacques, nous représente les prêtres
des dernières années avant la ruine du temple comme gourmands,
adonnés au luxe, durs pour le pauvre peuple. Le Talmud contient la
liste fabuleuse de ce qu’il fallait pour l’entretien de la cuisine d’un
grand prêtre ; cela dépasse toute vraisemblance, mais indique
l’opinion dominante. « Quatre cris sortiront des parvis du temple,
dit une tradition ; le premier : « Sortez d’ici, descendants d’Éli ; vous
souillez le temple de l’Éternel ; » le second « Sortez d’ici, Issachar de

1
C’est-à-dire le nom de « Christ », d’où christianus est dérivé.
2
Jac., II, 1 et suiv.
3
Talm. de Bab., Ioma, 9 a, 35 b ; Derenbourg, Hist. de la Palest., p. 234-236.
4
Ainsi Martha, fille de Boëthus, pour Jésus fils de Gamala. Mischna, Jebamoth,
VI, 4 ; Talm. de Bab., Jebamoth, 61 a ; Ioma, 18 a ; Jos., Ant., XX, IX, 4, 7 ; Dere-
bourg, Hist. de la Pal., p. 248-49.
5
Midrasch, Eka, I, 16.

68
L’ANTÉCHRIST

Kaphar Barkaï, qui ne respectez que vous-même, et qui profanez les


victimes consacrées au ciel » (c’était celui qui s’enveloppait les mains
de soie en faisant son service) ; le troisième : « Ouvrez-vous, por-
tes ; laissez entrer Ismaël, fils de Phabi, le disciple de Pinehas1, pour
qu’il remplisse les fonctions du pontificat ; » le quatrième : « Ou-
vrez-vous, portes ; laissez entrer Jean, fils de Nébédée, le disciple
des gourmands, pour qu’il se gorge de victimes2. »
Une sorte de chanson ou plutôt de malédiction contre les famil-
les sacerdotales, qui courut vers le même temps les rues de Jérusa-
lem, nous a été conservée :

Peste soit de la maison de Boëtlius !


Peste soit d’eux à cause de leurs bâtons !
Peste soit de la maison de Hanan !
Peste soit d’eux à cause de leurs complots !
Peste soit de la maison de Canthéras !
Peste soit d’eux à cause de leurs kalams
Peste soit de la famille d’Ismaël fils de Phabi !
Peste soit d’eux à cause de leurs poings !
Ils sont grands prêtres, leurs fils sont trésoriers,
leurs gendres préposés, et leurs valets
frappent sur nous avec des bâtons3.

La guerre était ouverte entre ces prêtres opulents, amis des Ro-
mains, prenant les emplois lucratifs pour eux et leur famille, et les
prêtres pauvres, soutenus par le peuple. C’étaient tous les jours des
rixes sanglantes. L’impudence et l’audace des familles pontificales

1
Allusion au fils d’Éli, qui profitait des sacrifices, et non au pontife modèle des
temps mosaïques. Ce Pinehas, fils d’Éli, n’est pas, il est vrai, un personnage
légendaire ; son frère Hophni avait autant de droits d’être cité que lui ; mais on
a pu choisir Pinehas pour amener un jeu de mots. V. Derenbourg, Hist. de la
Palest., p. 233-234, note.
2
Talm. de Bab., Pesachim, 57 a ; Kerithoth, 28 a.
3
Tosifta Menachoth, ad calcem ; Talm. de Bab., Pesachim, 57 a. Derenbourg, Hist.
de la Pal., p. 233 et suiv.

69
L’ANTÉCHRIST

allèrent jusqu’à envoyer leurs gens sur les aires pour enlever les dî-
mes qui appartenaient au haut clergé ; ils battaient ceux qui refu-
saient ; les pauvres prêtres étaient dans la misère1. Qu’on se figure
les sentiments de l’homme pieux, du démocrate juif, riche des pro-
messes de tous les prophètes, maltraité dans le temple (sa maison !)
par les laquais insolents de prêtres épicuriens et incrédules ! Les
chrétiens groupés autour de Jacques faisaient cause commune avec
ces opprimés, qui probablement étaient comme eux, de saintes gens
(hasidim), très agréables au peuple. La mendicité semblait devenue
une vertu et le signe du patriotisme. Les classes riches étaient amies
des Romains, et, à vrai dire, la grande fortune dépendant des Ro-
mains, on ne pouvait guère y arriver que par une sorte d’apostasie et
de trahison. Haïr les riches était ainsi une marque de piété. Forcés
pour ne pas mourir de faim de travailler à ces constructions des Hé-
rodiens, où ils ne voyaient qu’un pompeux étalage de vanité, les ha-
sidim se considéraient comme victimes des infidèles. « Pauvre » pas-
sait pour synonyme de « saint2 ».

Maintenant, riches, pleurez, hurlez sur les malheurs qui vont


vous arriver. Vos richesses sont pourries ; vos habits sont mangés
aux vers ; votre or, votre argent sont rouillés ; leur rouille rendra
témoignage contre vous3, et mangera vos chairs comme un feu.
Vous avez thésaurisé dans les derniers jours4 ! Voilà que le salaire
des ouvriers qui ont moissonné vos campagnes crie, et la voix des
faucheurs est venue jusqu’aux oreilles du Seigneur Sabaoth. Vous
avez fait bonne chère sur la terre, vous avez vécu dans les délices ;
vous avez été comme les bêtes, qui mangent le jour où on doit les

1
Jos., Ant., XX, VIII, 8 ; IX, 2.
2
Voir Vie de Jésus, p. 187 et suiv. (13e édit.).
3
Cette rouille prouve, en effet, que le riche est avare et amasse depuis très
longtemps.
4
Thésauriser, quand la fin du monde est si évidemment proche, ne peut passer
que pour de la folie.

70
L’ANTÉCHRIST

égorger. Vous avez condamné, vous avez tué le juste qui ne vous
résistait pas1.

On sent déjà fermenter dans ces curieuses pages l’esprit des révo-
lutions sociales qui allaient dans quelques années ensanglanter Jéru-
salem. Nulle part ne s’exprime avec autant de force le sentiment
d’aversion pour le monde qui fut l’âme du christianisme primitif.
« Se garder immaculé du monde » est le précepte suprême2. « Celui
qui veut être l’ami du monde est constitué l’ennemi de Dieu3. »
Tout désir est une vanité, une illusion4. La fin est si proche ! Pour-
quoi se plaindre les uns des autres ? Pourquoi se faire des procès ?
Le vrai juge arrive ; il est à la porte5.

Et maintenant, vous autres qui dites : « Aujourd’hui ou demain,


nous irons dans telle ville, et nous y passerons un an, et nous ferons
le commerce, et nous gagnerons de l’argent, » sans savoir ce que
sera demain votre vie (car vous n’êtes qu’une vapeur visible un
moment, puis disparaissant), que vous feriez bien mieux de dire :
« Si le Seigneur veut et si nous vivons, nous ferons ceci ou cela6 ! »

Quand il parle de l’humilité, de la patience, de la miséricorde, de


l’exaltation des humbles, de la joie qui est au fond des larmes7, Jac-
ques semble avoir gardé le souvenir des propres paroles de Jésus.
On sent néanmoins qu’il tenait beaucoup à la Loi8. Tout un para-
graphe de son épître9 est consacré à prémunir les fidèles contre la

1
Jac., V, 1 et suiv.
2
Jac., I, 27.
3
Ibid., IV, 4.
4
Ibid., I, 14 et suiv. ; IV, 1 et suiv.
5
Ibid., IV, 1 ; V, 7-9.
6
Jac., IV, 13-15. Comp. Luc, XII, 15 et suiv.
7
Jac., II, 8 et suiv. ; IV, 6 et suiv. ; V, 7 et suiv.
8
Ibid., II, 10 et suiv. ; IV, 11.
9
Ibid., II, 14 et suiv.

71
L’ANTÉCHRIST

doctrine de Paul sur l’inutilité des œuvres et sur le salut par la foi1.
Une phrase de Jacques (II, 24) est la négation directe d’une phrase
de l’Épître aux Romains (III, 28). En opposition avec l’apôtre des
gentils (Rom., IV, 1 et suiv.), l’apôtre de Jérusalem soutient (II, 21 et
suiv.) qu’Abraham fut sauvé par les œuvres, que la foi sans les œu-
vres est une foi morte. Les démons ont la foi, et apparemment ne
sont pas sauvés. Sortant ici de sa modération habituelle, Jacques
appelle, son adversaire un « homme creux 2». Dans un ou deux au-
tres endroits3, on peut voir une allusion détournée aux débats qui
divisaient déjà l’Église, et qui rempliront l’histoire de la théologie
chrétienne quelques siècles plus tard.
Un esprit de haute piété et de charité touchante animait cette
Église de saints. « La religion pure et immaculée devant le Dieu
Père, disait Jacques, est de veiller sur les orphelins et les veuves
dans leur détresse4. » Le pouvoir de guérir les maladies, surtout par
des onctions d’huile5, était considéré comme de droit commun
parmi les fidèles ; même les non-croyants voyaient dans cette médi-
camentation un don particulier aux chrétiens6. Les anciens furent
censés en jouir au plus haut degré, et devinrent ainsi des espèces de
médecins spirituels. Jacques attache à ces pratiques de médecine
surnaturelle la plus grande importance. Le germe de presque tous

1
En cela Jacques est ébionite ; voir Philosophumena, VII, 34 ; X, 2.
2
Jac., II, 20. Comparez le mot de Rabbi Siméon, contemporain de Jacques.
Pirke aboth, I, 17.
3
Jac., I, 22 et suiv., V. 19-20.
4
Ibid., I, 27.
5
Cf. Grégoire de Tours, I, 41. La médecine par l’huile et la prière a toujours
été par excellence la médecine sémitique. On la retrouve chez les Arabes.
6
Voir les récits des guérisons opérées par des minim de Caphar-Nahum (chré-
tiens), dans le Talmud. Le guérisseur en pareil cas s’appelle presque toujours
Jacques (Jacob de Caphar-Schekania, Jacob de Caphar-Naboria, Jacob de Ca-
phar-Hanania), et la guérison s’opère au nom de Jésus, fils de Pandéra. Mi-
drasch Kohéleth, I, 8 ; VII, 26 ; Talm. de Babyl., Aboda zara, 27 b ; Talmud de
Jérusalem, Aboda zara, II, fol. 40 d ; Schabbath, XIV, sub fin. Ces traditions se
rapportent au premier siècle. Cf. Vie de Jésus, 13e édit., p. 506, note 3.

72
L’ANTÉCHRIST

les sacrements catholiques était déjà posé. La confession des pé-


chés, depuis longtemps pratiquée par les juifs1, était regardée
comme un excellent moyen de pardon et de guérison, deux idées
inséparables dans les croyances du temps2.

Quelqu’un parmi vous est-il dans la peine ? qu’il prie. Quelqu’un


est-il dans la joie ? qu’il chante. Quelqu’un parmi vous est-il ma-
lade ? qu’il appelle les anciens de l’Église, et que ceux-ci prient sur
lui, en l’oignant d’huile au nom du Seigneur, et la prière de la foi
sauvera le malade, et le Seigneur le rétablira, et, s’il a commis des
péchés, ils lui seront remis. Confessez donc vos péchés les uns aux
autres, et priez l’un sur l’autre, afin que vous guérissiez. Car la prière
d’un juste est bien forte, quand elle s’applique à un objet déterminé.

Les apocalypses apocryphes, où les passions religieuses du peuple


s’exprimaient avec tant de force, étaient avidement accueillies dans
ce petit groupe de juifs exaltés3, ou plutôt naissaient à côté de lui,
presque dans son sein, de telle sorte que le tissu de ces écrits singu-
liers et celui des écrits du Nouveau Testament sont souvent diffici-
les à démêler l’un de l’autre4. On prenait réellement ces pamphlets,
nés de la veille, pour des paroles d’Hénoch, de Baruch, de Moïse.
Les croyances les plus étranges sur les enfers, sur les anges rebelles,
sur les géants coupables qui amenèrent le déluge, se répandaient et
avaient pour source principale les livres d’Hénoch5.
Il y avait en toutes ces fables de vives allusions aux événements
contemporains. Ce prévoyant Noé, ce pieux Hénoch, qui ne cessent
de prédire le déluge à des étourdis, qui, pendant ce temps-là, man-
1
II Sam., XII, 13 ; Lévit., V, 1 ; Ps. XXXII ; Jos., Ant., VIII, V, 6 ; Mischna, Io-
ma, III, 9 ; IV, 2 ; VI, 3.
2
Math., III, 6 ; Marc, I, 5 ; Act., XIX, 18. Cf. Vie de Jésus, p. 260 et suiv.
3
Jud., 6, 9, 14-15 ; I Petri, III, 19-20.
4
Voir Vie de Jésus, 13e édit., p. XLII-XLIII, note 4.
5
I Petri, III, 19-20, 22 ; Jud., 6, 9 ; Apoc., XX, 7 ; II Petri, II, 4, 11. Voir Hénoch,
ch. 6 et suiv., en comparant Gen., V, 22 ; VI, 1 et suiv. ; Etienne de Byz., au mot
Ik Òneion.

73
L’ANTÉCHRIST

gent, boivent, se marient, s’enrichissent1, que sont-ils, si ce n’est les


voyants des derniers jours, avertissant en vain une génération fri-
vole, qui ne veut pas admettre que le monde est près de finir ? Une
branche entière, une sorte de période de vie souterraine s’ajoutait à
la légende de Jésus. On se demandait ce qu’il fit durant les trois
jours qu’il passa dans le tombeau2. On voulut que pendant ce temps
il fût descendu, en livrant un combat à la Mort, dans les prisons in-
fernales où étaient renfermés les esprits rebelles ou incrédules3 ; que
là, il eût prêché les ombres et les démons, et préparé leur déli-
vrance4. Cette conception était nécessaire pour que Jésus fût, dans
toute la force du terme, l’universel sauveur ; aussi saint Paul s’y prê-
tait-il en ses derniers écrits5. Pourtant les fictions dont il s’agit ne
prirent point leur place dans le cadre des Évangiles synoptiques,
sans doute parce que ce cadre était déjà fixé quand elles naquirent.
Elles restèrent flottantes hors des textes évangéliques, et ne trouvè-
rent leur forme que bien plus tard dans l’écrit apocryphe dit
« Évangile de Nicodème6 ».
Le travail par excellence de la conscience chrétienne
s’accomplissait cependant dans le silence en Judée ou dans les pays
voisins. Les Évangiles synoptiques se créaient membre par membre,
comme un organisme vivant se complète peu à peu et atteint, sous
l’action d’une mystérieuse raison intime, la parfaite unité. A la date
où nous sommes, y avait-il déjà quelque texte écrit sur les actes et

1
Cf. Luc, XVII, 26 et suiv.
2
Pour l’acheminement de l’imagination vers ce dogme, voir Act., II, 24, 27, 31.
3
I Petri, III, 22, Vulgate.
4
I Petri, III, 19-20, 22 ; IV, 6 ; passage interpolé de Jérémie, Justin, Dial. cum
Tryph., 72 ; Irénée, III, XX, 4 ; IV, XII, 1 ; XXVII, 2 ; XXXIII, 1, 12 ; V, XXXI, 1 ;
Tertullien, De anima, 7, 55 ; Clém. d’Alex., Strom., VI, 6 ; Origène, Contra Cels.,
II, 43, Hippolyte, De Antichristo, c. 26. Les efforts des théologiens protestants
pour atténuer ce vieux mythe chrétien pèchent contre toute critique.
5
Phil., II, 10 ; Col., I, 20 ; Ephes., I, 10 ; IV, 9. Voir déjà Rom., XIV, 9. Cf. Her-
mas, Past., Sim., IX, 16 ; Clém. d’Alex., Strom., II, 9 ; VI, 6.
6
Deuxième partie de cet écrit. Cette partie peut n’être que du IVe siècle. Comp.
Symbole de Sirmium, dans Socrate, Hist. eccl., II, 37.

74
L’ANTÉCHRIST

les paroles de Jésus ? L’apôtre Matthieu, si c’est de lui qu’il s’agit,


avait-il rédigé en hébreu les discours du Seigneur ?
Marc, ou celui qui prit son nom, avait-il confié au papier ses no-
tes sur la vie de Jésus1 ? On en peut douter. Paul, en particulier,
n’avait sûrement entre les mains aucun écrit sur les paroles de Jésus.
Possédait-il du moins une tradition orale, et en quelque sorte mné-
monique, de ces paroles ? On remarque chez lui une telle tradition
pour le récit de la Cène2, peut-être pour celui de la Passion, et jus-
qu’à un certain point pour celui de la Résurrection3, mais non pour
les paraboles et les sentences. Jésus est à ses yeux une victime expia-
toire, un être surhumain, un ressuscité, non un moraliste. Ses cita-
tions des paroles de Jésus sont indécises et ne se rapportent pas aux
discours que les Évangiles synoptiques mettent dans la bouche de
Jésus4. Les épîtres apostoliques que nous possédons, outre celles de
Paul, ne font non plus supposer l’existence d’aucune rédaction de
ce genre.
Ce qui paraît résulter de là, c’est que certains récits, comme celui
de la Cène, de la Passion et de la Résurrection, étaient sus par cœur,
en des termes qui n’admettaient que peu de variantes5. Le plan des
Évangiles synoptiques était déjà probablement arrêté6 ; mais, tandis
que les apôtres vivaient, des livres qui eussent prétendu fixer la tra-
dition dont ils se croyaient les seuls dépositaires n’auraient eu au-
cune chance de se faire accepter7. Pourquoi, d’ailleurs, écrire la vie

1
Papias, dans Eusèbe, H. E., III, 39. Que l’Évangile de Luc n’existât pas, c’est
ce que I Petri, II, 23, comparé à Luc, XXIII, 34, suffirait à prouver.
2
I Cor., XI, 23 et suiv. La version de Paul se rapproche surtout de celle de Luc.
3
I Cor., XV, 3 et suiv.
4
I Thess., IV, 8, 9 ; V, 2, 6 ; Gal., V, 14 ; I Cor., VII, 10, 12, 25, 40 ; XIII, 2 ;
II Cor., III, 6 ; Rom., XII, 14, 19 ; XIII, 9, 10. Act., XX, 35, ne prouve rien pour
Paul.
5
I Cor., XI, 23 et suiv. Notez la ressemblance du récit de la Passion dans le
quatrième Évangile et dans les synoptiques.
6
Il est bien remarquable que la légende de la vie souterraine de Jésus n’entre
pas dans ce plan. Or la légende de la vie souterraine se forma vers l’an 60.
7
Irénée, Adv. hær., III, 1, veut que Marc n’ait écrit qu’après la mort de Pierre.

75
L’ANTÉCHRIST

de Jésus ? Il va revenir. Un monde à la veille de finir n’a pas besoin


de livres nouveaux. C’est quand les témoins seront morts qu’il sera
capital de rendre durable par l’écriture une image qui va s’effaçant
chaque jour1. A cet égard, les Églises de Judée et des pays voisins
avaient une grande supériorité. La connaissance des discours de Jé-
sus y était bien plus exacte et plus étendue qu’ailleurs.
On remarque sous ce rapport une certaine différence entre
l’Épître de Jacques et les épîtres de Paul. Le petit écrit de Jacques
est tout imprégné d’une sorte de parfum évangélique ; on y entend
parfois comme un écho direct de la parole de Jésus ; le sentiment de
la vie de Galilée s’y retrouve encore avec vivacité2.
Nous ne savons rien d’historique sur les missions envoyées direc-
tement par l’Église de Jérusalem. Cette Église, d’après ses principes
mêmes, devait n’être guère portée à la propagande. En général, il y
eut peu de missions ébionites et judéo-chrétiennes. L’esprit étroit
des ébionim n’admettait que des missionnaires circoncis. D’après le
tableau qui nous est tracé par des écrits du second siècle, suspects
d’exagération, mais fidèles à l’esprit hiérosolymitain, le prédicateur
judéo-chrétien était tenu dans une sorte de suspicion ; on s’assurait
de lui ; on lui imposait des épreuves, un noviciat de six ans3 ; il de-
vait avoir des papiers en règle, une sorte de confession de foi libel-
lée, conforme à celle des apôtres de Jérusalem.
De telles entraves étaient un obstacle absolu à un apostolat fé-
cond ; dans de pareilles conditions, le christianisme n’eût jamais été
prêché. Aussi les envoyés de Jacques nous paraissent-ils bien plus

1
L’Église saint-simonienne présente de nos jours un phénomène du même
ordre. La mort d’Enfantin a été le signal d’ouvrages sur Saint-Simon et les ori-
gines de la secte ; de son vivant, Enfantin n’eût pas souffert de tels écrits, qui
eussent été une diminution de son importance.
2
Notez Jac., I, 6, 27 ; II, 1 et suiv., 8, 10, 13 ; IV, 11 et suiv., 13 et suiv. ; V, 12,
et surtout le passage V, 14 et suiv., si conforme aux idées des synoptiques sur
les guérisons de malades et la rémission des péchés. Notez aussi dans Jacques
l’exaltation de la pauvreté et la haine des riches.
3
Attestation de Jacques, en tête des Homélies pseudo-clémentines, § 1.
Cf. Saint Paul, p. 292.

76
L’ANTÉCHRIST

occupés de renverser les fondations de Paul que de fonder pour


leur compte. Les Églises de Bithynie, de Pont, de Cappadoce, qui
apparaissent vers ce temps à côté des Églises d’Asie et de Galatie1,
ne provenaient pas, il est vrai, de Paul ; mais il n’est pas probable
qu’elles fussent davantage l’œuvre de Jacques ou de Pierre ; elles
durent sans doute leur fondation à cette prédication anonyme des
fidèles qui fut la plus efficace de toutes. Nous supposons, au
contraire, que la Batanée, le Hauran, la Décapole et en général toute
la région à l’est du Jourdain, qui sera bientôt le centre et la forte-
resse du judéo-christianisme, furent évangélisés par des adeptes de
l’Église de Jérusalem. On trouvait bien vite de ce côté la limite de la
puissance romaine. Or les pays arabes ne se prêtaient nullement à la
prédication nouvelle, et les terres soumises aux Arsacides étaient
peu ouvertes aux efforts venant des pays romains. Dans la géogra-
phie des apôtres, la terre est fort petite. Les premiers chrétiens ne
songent jamais au monde barbare ni au monde persan ; le monde
arabe lui-même existe à peine pour eux. Les missions de saint
Thomas chez les Parthes, de saint André chez les Scythes, de saint
Barthélemi dans l’Inde appartiennent à la légende. L’imagination
chrétienne des premiers temps se tourne peu vers l’Est ; le but des
pérégrinations apostoliques était l’extrémité de l’Occident2 ; à
l’Orient, on dirait que les missionnaires regardent déjà le terme
comme atteint.
Édesse entendit-elle dès le premier siècle le nom de Jésus ? Y
eut-il dès cette époque du côté de l’Osrhoène une chrétienté parlant
syriaque ? Les fables dont cette Église a entouré son berceau ne
permettent pas de s’exprimer sur ce point avec certitude3. Il est bien

1
I Petri, I, 4.
2
V. Saint Paul, p. 493 et suiv.
3
La liste régulière des évêques d’Édesse commence vers l’an 300. V. Assémani,
Bibl. or., I, p. 424 et suiv. Ce qu’on lit dans Cureton, Ancient syriac documents rela-
tive to the earliest establishment of christianity in Edessa (Londres, 1864), p. 23, 61, 71-
72, est plein d’anachronismes et de contradictions. Tout ce qui concerne
l’apostolat de Thaddée ou Adée (ce deuxième nom n’est qu’une altération du
premier) et le christianisme de l’Abgar Uchamas est apocryphe et fabuleux. Le

77
L’ANTÉCHRIST

probable cependant que les fortes relations que le judaïsme avait de


ce côté1 servirent à la propagation du christianisme. Samosate et la
Comagène eurent de bonne heure des personnes instruites faisant
partie de l’Église ou du moins très favorables à Jésus2. Ce fut
d’Antioche en tout cas que cette région de l’Euphrate reçut la se-
mence de la foi3.
Les nuages qui s’amoncelaient sur l’Orient troublèrent le cours
de ces prédications pacifiques. La bonne administration de Festus
ne put rien contre le mal que la Judée portait dans son sein. Les bri-
gands, les zélotes, les sicaires, les imposteurs de toute espèce cou-
vraient le pays. Un magicien se présenta, après vingt autres, promet-
tant au peuple le salut et la fin de ses maux, s’il voulait
l’accompagner au désert. Ceux qui le suivirent furent massacrés par
les soldats romains4 ; mais personne ne fut désabusé des faux pro-
phètes. Festus mourut en Judée vers le commencement de l’an 62.

faux Leboubna d’Édesse, dans Cureton, ouvr. cité, p. 6-23 (cf.. ibid., 108-112) ;
le même, traduit de l’arménien, publié par Alishan (Venise, 1868), et dans
V. Langlois, Coll. des hist. de l’Arm., I, p. 313 et suiv. (Cf. Cureton, p. 166).
Comp. Moïse de Khorène, Hist. d’Arm., II, ch. 26-36 ; Faustus de Bysance, III,
1 ; Général. de la fam. De saint Grég., 1 (Langlois, Coll. précitée, t. II) ; Eusèbe,
H. E., I, 13 ; II, 1 ; Assém., Bibl. or., I, 318 ; III, 1re part., p. 289, 302, 611 ; Ni-
céphore, II, 7, 40 ; saint Éphrem, Carmina nisibena, p. 138 (édit. Bickell) ; Le-
quien, Oriens christ., II, col. 1101-1102. Les actes des martyrs Scherbil et Barsa-
mia, qui auraient souffert sous Trajan (Cureton, ouvr. cité, p. 41-72 ; cf. Acta
SS. Jan., II, p. 1026), n’ont pas beaucoup de valeur. La version Peschito est de la
fin du second siècle. Bardesane, il est vrai, suppose avant lui un assez long éta-
blissement du christianisme.
1
Se rappeler tout ce qui concerne le séjour de la famille royale de l’Adiabène à
Jérusalem.
2
Lettre de Mara, fils de Sérapion, dans Cureton, Spicil. Syr., p. 73-74. Cet écrit
est probablement de l’an 73.
3
Le faux Leboubna, dans Cureton, op. cit., p. 23 ; dans Langlois, p. 325. Édesse
et même Séleucie sur le Tigre reconnurent d’abord la suprématie ecclésiastique
d’Antioche. Assémani, Bibl. or., II, p. 396 ; III, 2e partie, p. DCXX ; Lequien, Or.
christ., II, col. 1104-1105.
4
Jos., Ant., XX, VIII, 10 ; B. J., II, XIV, 1.

78
L’ANTÉCHRIST

Néron lui donna pour successeur Albinus. Vers le même temps,


Hérode Agrippa II ôta le pontificat à Joseph Cabi pour le donner à
Hanan, fils du célèbre Hanan ou Anne, qui avait contribué plus que
personne à la mort de Jésus. Ce fut le cinquième des fils d’Anne qui
occupa cette dignité1.
Hanan le Jeune était un homme hautain, dur, audacieux. C’était la
fleur du sadducéisme, la complète expression de cette secte cruelle
et inhumaine, toujours portée à rendre l’exercice de l’autorité in-
supportable et odieux. Jacques, frère du Seigneur, était connu dans
tout Jérusalem comme un âpre défenseur des pauvres, comme un
prophète à la façon antique, invectivant contre les riches et les puis-
sants2. Hanan résolut sa mort. Profitant de l’absence d’Agrippa et
de ce qu’Albinus n’était pas encore arrivé en Judée, il rassembla le
sanhédrin judiciaire, et fit comparaître devant lui Jacques et quel-
ques autres saints. On les accusait de violation de la Loi ; ils furent
condamnés à la lapidation. L’autorisation d’Agrippa était nécessaire
pour rassembler le sanhédrin3, et celle d’Albinus eût dû être légale-
ment requise pour procéder au supplice ; mais le violent Hanan
passait par-dessus toutes les règles. Jacques fut en effet lapidé, près
du temple. Comme on avait peine à l’achever, un foulon lui cassa la
tête avec le bâton qui lui servait pour apprêter les étoffes. Il avait,
dit-on, quatre-vingt-seize ans4.

1
Jos., Ant., XX, IX, 1. Josèphe, dans la Guerre des Juifs, parle de Hanan le
Jeune avec beaucoup d’éloges (B. J., IV, V, 2) ; mais on sent, dans la Guerre, la
tendance à relever tous ceux que les révolutionnaires de Jérusalem ont assassi-
nés. Les Antiquités méritent ici plus de créance.
2
Jac., V, 1 et suiv. Il n’est pas impossible que ce morceau ait été publié dans
Jérusalem comme une sorte de prophétie. Le verset 4 semble contenir une allu-
sion au fait raconté par Josèphe, Ant., XX, VIII, 8 ; IX, 2.
3
Dans le membre de phrase cwrˆj tÁj ™k e…nou gnè mhj, ™k e…nou paraît se
rapporter au roi ; cette explication est plus conforme à ce qu’on sait de la cons-
titution d’alors.
4
Jos., Ant., XX, IX, 1 ; Hégésippe, dans Eus., H. E., II, 23, et IV, 22 ; Clément
d’Alex., dans Eus., H. E., II, 1 ; Épiph., Hær., LXXVII, 14. Le récit d’Hégésippe
est légendaire dans les détails.

79
L’ANTÉCHRIST

La mort de ce saint personnage fit le plus mauvais effet dans la


ville. Les dévots pharisiens, les stricts observateurs de la Loi furent
très mécontents.
Jacques était universellement estimé ; on le tenait pour un des
hommes dont les prières avaient le plus d’efficacité. On prétend
qu’un réchabite (probablement un essénien) ou, selon d’autres, Si-
méon, fils de Clopas, neveu de Jacques, s’écria pendant qu’on le
lapidait : « Cessez ; que faites-vous ? Quoi ! vous tuez le juste, qui
prie pour vous ? » On lui appliqua le passage d’Isaïe, III, 10, tel
qu’on l’entendait alors : « Supprimons, disent-ils, le juste, parce qu’il
nous est incommode ; voilà pourquoi le fruit de leurs œuvres est
dévoré. » On fit sur sa mort des élégies hébraïques, pleines
d’allusions à des passages bibliques et à son nom d’Obliam1. Pres-
que tout le monde enfin se trouva d’accord pour inviter le roi Hé-
rode Agrippa II à mettre des bornes à l’audace du grand prêtre. Al-
binus fut informé de l’attentat de Hanan, quand il était déjà parti
d’Alexandrie pour la Judée. Il écrivit à Hanan une lettre menaçante,
puis il le destitua. Hanan n’occupa ainsi le pontificat que trois mois.
Les malheurs qui fondirent bientôt sur la nation furent regardés par
beaucoup de personnes comme la conséquence du meurtre de Jac-
ques2. Quant aux chrétiens, ils virent dans cette mort un signe des
temps, une preuve que les catastrophes finales approchaient3.
L’exaltation, en effet, prenait à Jérusalem des proportions étran-
ges. L’anarchie était à son comble ; les zélotes, quoique décimés par
les supplices, étaient maîtres de tout. Albinus ne ressemblait nulle-
ment à Festus ; il ne songeait qu’à faire argent de sa connivence
avec les brigands4. De toutes parts, on voyait les pronostics de
quelque chose d’inouï. Ce fut sur la fin de l’an 62 qu’un nommé

1
On sent des traces dans le morceau d’Hégésippe.
2
Josèphe et Eusèbe, endroits cités. V. saint Paul, p. 80, note 4, pour ce qui
concerne l’addition faite par Origène au passage de Josèphe.
3
Il est permis de voir des allusions à la mort de Jacques dans Matth., XXIV, 9 ;
Marc, XIII, 9 et suiv. ; XXI, 12 et suiv.
4
Jos., Ant., XX, IX, B. J., II, XIV, 1.

80
L’ANTÉCHRIST

Jésus ; fils de Hanan, sorte de Jérémie ressuscité, commença à cou-


rir jour et nuit les rues de Jérusalem en criant : « Voix de l’orient !
Voix de l’Occident ! Voix des quatre vents ! Voix contre Jérusalem
et le temple ! Voix contre les mariés et les mariées ! Voix contre
tout le peuple ! » On le fouetta : il répéta le même cri. On le battit
de verges jusqu’à ce qu’on lui découvrît les os ; à chaque coup, il
répétait d’une voix lamentable : « Malheur ! malheur sur Jérusa-
lem ! » On ne le vit jamais parler à personne. Il allait répétant tou-
jours : « Malheur ! malheur sur Jérusalem ! » sans injurier ceux qui le
battaient, ni remercier ceux qui lui donnaient l’aumône. Il continua
ainsi jusqu’au siège, sans que sa voix parût jamais affaiblie1
Si ce Jésus, fils de Hanan, ne fut pas disciple de Jésus, son cri fa-
tidique fut au moins l’expression vraie de ce qu’il y avait au fond de
la conscience chrétienne. Jérusalem avait comblé la mesure. Cette
ville qui tue les prophètes, lapide ceux qu’on lui envoie, flagelle les
uns, crucifie les autres, est désormais la ville de l’anathème. Vers le
temps où nous sommes arrivés, se formaient ces petites apocalypses
que les uns attribuaient à Hénoch2, les autres à Jésus, et qui offrent
les plus grandes analogies avec les exclamations de Jésus, fils de
Hanan3. Ces morceaux entrèrent plus tard dans le cadre des Évangi-
les synoptiques ; on les présenta comme des discours que Jésus au-
rait tenus en ses derniers jours4. Peut-être déjà le mot d’ordre était-il
donné de quitter la Judée et de fuir vers les montagnes5. Toujours
est-il que les Évangiles synoptiques portèrent profondément le si-
gne de ces angoisses ; ils en gardèrent comme une marque de nais-
sance, une empreinte indélébile. Aux tranquilles axiomes de Jésus,
se mêlèrent les couleurs d’une apocalypse sombre, les pressenti-

1
Josèphe, B. J., VI, V, 3.
2
Cf. Épître de Barnabé, 4, 16 (texte grec), en comp. Matth., XXIV, 22 ; Marc,
e
XIII, 20. Voir Vie de Jésus, 13 édit., p. XLII-XLIII, 22, note 4.
3
Comparez surtout fwn¾ ™pˆ numf…ou j k a ˆ nÝmf a j (Jos., l. c.) à Matth.
XXIV, 19 ; Marc, XIII, 17 ; Luc, XXI, 23.
4
Matth., XXIV, 3 et suiv. ; Marc, XIII, 3 et suiv. ; Luc, XXI, 7 et suiv.
5
Matth., XXIV, 16 ; Marc, XIII, 14 ; Luc, XXI, 21.

81
L’ANTÉCHRIST

ments d’une imagination inquiète et troublée. Mais la douceur des


chrétiens les mit à l’abri des folies qui agitaient les autres parties de
la nation possédées comme eux des idées messianiques. Pour eux, le
Messie était venu ; il avait été au désert ; il était monté au ciel depuis
trente ans ; les imposteurs ou les exaltés qui cherchaient à entraîner
le peuple derrière eux étaient de faux christs et de faux prophètes1.
La mort de Jacques et peut-être de quelques autres frères2 les por-
tait, d’ailleurs, de plus en plus à séparer leur cause de celle du ju-
daïsme. En butte à la haine de tous, ils se consolaient en songeant
aux préceptes de Jésus. Selon plusieurs, Jésus avait prédit qu’au mi-
lieu de toutes ces épreuves, un seul de leurs cheveux ne tomberait
pas3.
La situation était si précaire, on sentait si bien qu’on était à la
veille d’une catastrophe, qu’il ne fut pas donné de successeur im-
médiat à Jacques dans la présidence de l’Église de Jérusalem4. Les
autres « frères du Seigneur », tels que Jude, Siméon, fils de Clopas,
continuèrent d’être les principales autorités dans la communauté.
Après la guerre, nous les verrons servir de point de ralliement à

1
Comp. Jos., Ant., XX, VIII, 6, 10, à Matth., XXIV, 5, 11, 23, 26 ; Marc, XIII, 6,
21, 22 ; Luc, XXI, 8.
2
Tin¦j ˜tšrou j , dit Josèphe, Ant., XX, IX, 1. Mais il n’est pas sûr que ces
« quelques autres » fussent chrétiens.
3
Luc, XXI, 18-19.
4
Eusèbe, Hist. eccl., III, 11.

82
L’ANTÉCHRIST

tous les fidèles de Judée1. Jérusalem n’a plus que huit ans à vivre, et
même, bien avant l’heure fatale, l’éruption du volcan lancera au loin
le petit groupe de Juifs pieux que rattachait les uns aux autres le
souvenir de Jésus.

1
Eusèbe, Hist. eccl., III, 11 ; IV, 5, 20, 22 (d’après Hégésippe) ; Const. apost.,
VII, 46.

83
CHAPITRE IV.

DERNIÈRE ACTIVITÉ DE PAUL

Paul, cependant, subissait en prison les lenteurs d’une administra-


tion à moitié détraquée par l’extravagance du souverain et son mau-
vais entourage. Timothée, Luc, Aristarque et, selon certaines tradi-
tions, Titus, étaient avec lui. Tychique l’avait rejoint de nouveau. Un
certain Jésus, surnommé Justus1 lequel était circoncis, un Démétrius
ou Démas, prosélyte incirconcis2, qui était, ce semble, de Thessalo-
nique, un personnage douteux du nom de Crescent, figurent encore
près de sa personne et lui servent de coadjuteurs3. Marc, qui, selon
notre hypothèse, était venu à Rome en compagnie de Pierre, se ré-
concilia, paraît-il, avec celui dont il avait partagé la première activité
apostolique, et dont il s’était séparé violemment4 ; il servait proba-
blement d’intermédiaire entre Pierre et l’apôtre des gentils5. En tout
cas, Paul, vers ce temps, était très mécontent des chrétiens de la cir-
concision ; il les jugeait peu bienveillants envers lui, et déclarait ne
pas trouver parmi eux de bons collaborateurs6.
D’importantes modifications, amenées peut-être par les relations
nouvelles qu’il eut dans la capitale de l’empire, centre et confluent
de toutes les idées, s’accomplissent, vers le temps où nous sommes,
dans la pensée de Paul, et rendent les écrits de cette époque de sa
vie sensiblement différents de ceux qu’il composa durant sa

1
Cf. pour ce nom chez les juifs, Corp. inscr. gr., n° 9922 ; Bereschith rabba,
sect. VI.
2
Cette circonstance se conclut des versets Col., IV, 11 et 14, comparés entre eux.
3
Col., I, 1 ; IV, 7, 10, 11, 14, Philémon, 1, 24 ; Eph., VI, 21 ; II Tim. (apocry-
phe), IV, 9-12.
4
Voir Saint Paul, p. 20, 22.
5
Col., IV, 10 ; Philémon, 24 ; II Tim., IV, 11 ; I Petri, V, 13.
6
Col., IV, 11.
L’ANTÉCHRIST

deuxième et sa troisième mission. Le développement interne de la


doctrine chrétienne s’opérait rapidement. En quelques mois de ces
années fécondes, la théologie marchait plus vite qu’elle ne le fit en-
suite en des siècles. Le dogme nouveau cherchait son équilibre, et se
créait de tous les côtés, pour appuyer ses parties faibles, des sup-
pléments, des étais. On eût dit un animal dans sa crise génétique, se
poussant un membre, se transformant un organe, se coupant un
appendice, pour arriver à l’harmonie de la vie, c’est-à-dire à l’état où
tout dans l’être vivant se répond, s’épaule et se tient.
Le feu d’une activité dévorante n’avait jamais jusque-là laissé à
Paul le loisir de mesurer le temps, ni de trouver que Jésus tardait
beaucoup à reparaître ; mais ces longs mois de prison le forcèrent à
se replier sur lui-même. La vieillesse, d’ailleurs, commençait à venir
pour lui1 ; une sorte de maturité triste succédait aux ardeurs de sa
passion. La réflexion se faisait jour et l’obligeait à compléter ses
idées, à les réduire en théorie. Il devenait mystique, théologien, spé-
culatif, de pratique qu’il était. L’impétuosité d’une conviction aveu-
gle et absolument incapable de revenir en arrière ne pouvait
l’empêcher de s’étonner parfois que le ciel ne s’ouvrît pas plus vite,
que la trompette finale ne retentît pas plus tôt. La foi de Paul n’en
était pas ébranlée, mais elle voulait d’autres points d’appui. Son idée
du Christ se modifiait. Son rêve désormais, c’est moins le Fils de
l’homme, apparaissant sur les nuées, et présidant à la résurrection
générale, qu’un Christ établi dans la divinité, incorporé à elle, agis-
sant en elle et avec elle. La résurrection pour lui n’est plus dans
l’avenir ; elle a l’air d’avoir eu déjà lieu2. — Quand on a changé une
fois, on change toujours ; on peut être à la fois le plus passionné et
le plus mobile des hommes. Ce qu’il y a de sûr, c’est que les grandes
images de l’apocalypse finale et de la résurrection, qui étaient autre-
fois si familières à Paul, qui se présentent en quelque sorte à chaque
page des lettres de la seconde et de la troisième mission, et même

1
Philémon, 9.
2
Col., II, 12 ; III, 1. Voir cependant II Tim., II, 18.

85
L’ANTÉCHRIST

dans l’épître aux Philippiens1, ont une place secondaire dans les
derniers écrits de sa captivité2. Elles y sont remplacées par une
théorie du Christ, conçu comme une sorte de personne divine,
théorie fort analogue à celle du Logos, qui, plus tard, trouvera sa
forme définitive dans les écrits attribués à Jean.
Le même changement se remarque dans le style. La langue des
épîtres de la captivité a plus d’ampleur ; mais elle a perdu un peu de
sa force. La pensée est menée avec moins de vigueur. Le diction-
naire diffère notablement du premier vocabulaire de Paul. Les ter-
mes favoris de l’école johannique, « lumière », « ténèbres », « vie »,
« amour », etc., deviennent dominants3. La philosophie syncrétique
du gnosticisme se fait déjà sentir. La question de la justification par
Jésus n’est plus aussi vive ; la guerre de la foi et des œuvres semble
apaisée au sein de l’unité de la vie chrétienne composée de science
et de grâce4. Christ, devenu l’être central de l’univers, concilie en sa
personne divinisée l’antinomie des deux christianismes. Certes, ce
n’est pas sans motifs qu’on a suspecté l’authenticité de tels écrits ;
ils ont pour eux cependant de si fortes preuves5, que nous aimons
mieux attribuer les différences de style et de pensée dont nous ve-
nons de parler à un progrès naturel dans la manière de Paul. Les
écrits antérieurs et certainement authentiques de Paul contiennent
le germe de ce langage nouveau. « Christ » et « Dieu » s’y échangent
presque comme des synonymes ; Christ y exerce des fonctions divi-
nes ; on l’invoque comme Dieu ; il est l’intermédiaire obligé auprès
de Dieu. L’ardeur avec laquelle on s’attachait à Jésus faisait qu’on lui
rapportait toutes les théories qui avaient de la vogue dans quelque
partie du monde juif. Supposons qu’un homme répondant aux aspi-
rations assez diverses de la démocratie s’élève de nos jours. Ses par-

1
Phil., I, 6 ; II, 16 ; III, 20 et suiv. ; IV, 5.
2
Col., III, 4.
3
Col., I, 12, 13 ; III, 4 ; Ephes., V, 8, 11, 13. Comp. Phil., II, 16.
4
Col., I, 10, III, 9-10 ; Eph., II, 8-10. Notez ™x œrgwn, et non plus ™x œrgwn
nÒmou (Gal., ii, 16), qui n’aurait guère eu de sens pour les hellénistes purs.
5
Voir Saint Paul, introd., p. VII et suiv.

86
L’ANTÉCHRIST

tisans diraient aux uns : « Vous êtes pour l’organisation du travail ;


c’est lui qui est l’organisation du travail ; » aux autres : « Vous êtes
pour la morale indépendante ; c’est lui qui est la morale indépen-
dante ; » à d’autres : « Vous êtes pour la coopération ; c’est lui qui
est la coopération ; » à d’autres : « Vous êtes pour la solidarité ; c’est
lui qui est la solidarité. »
La nouvelle théorie de Paul peut se résumer à peu près ainsi qu’il
suit :
Ce monde est le règne des ténèbres, c’est-à-dire de Satan et de sa
hiérarchie infernale, laquelle remplit l’atmosphère. Le règne des
saints, au contraire, sera le règne de la lumière. Or les saints sont ce
qu’ils sont, non par leur propre mérite (avant Christ, tous étaient
ennemis de Dieu), mais par l’application que Dieu leur fait des mé-
rites de Jésus-Christ, le fils de son amour. C’est le sang de ce fils,
versé sur la croix, qui efface les péchés, réconcilie avec Dieu toute
créature et fait régner la paix au ciel et sur la terre. Le Fils est
l’image du Dieu invisible, le premier-né des créatures ; tout a été
créé en lui, par lui et pour lui, choses célestes et terrestres, visibles
et invisibles, trônes, puissances, dominations1. Il était avant toute
chose, et tout existe en lui. L’Église et lui forment un seul corps,
dont il est la tête. Comme en toute chose il a toujours tenu le pre-
mier rang, il le tiendra aussi dans la résurrection. Sa résurrection est
le commencement de l’universelle résurrection. La plénitude de la
divinité habite corporellement en lui. — Jésus est ainsi le dieu de
l’homme, une sorte de premier ministre de la Création, placé entre
Dieu et l’homme2. Tout ce que le monothéisme dit des rapports de
l’homme avec Dieu peut, selon la théorie actuelle de Paul, être dit
des rapports de l’homme avec Jésus3. La vénération pour Jésus, qui

1
Classes d’anges. Comp. Rom., VIII, 38 ; I Cor., XV, 24 . I Petri, III, 22 ; Test. des
douze patr., Lévi, 3 et suiv.
2
C’est ainsi que Philon appelle le Verbe ¹mî n tî n ¢telî n qeÒj.Legis alleg.,
III, 73.
3
Je fais abstraction du verset Col., II, 2. La complète incertitude de la vraie
leçon de la fin de ce verset empêche qu’on puisse raisonner dessus.

87
L’ANTÉCHRIST

chez Jacques ne dépasse pas le culte de dulie ou d’hyperdulie1, at-


teint chez Paul la proportion d’un véritable culte de latrie, comme
aucun Juif n’en avait jusque-là voué au fils d’une femme.
Ce mystère, que Dieu préparait depuis l’éternité, la maturité des
temps étant venue, il l’a révélé à ses saints des derniers jours. Le
moment est arrivé où chacun doit compléter pour sa part l’œuvre
de Christ ; or on complète l’œuvre de Christ par la souffrance ; la
souffrance est donc un bien dont il faut se réjouir, se glorifier. Le
chrétien, en participant de Jésus, est rempli comme lui de la pléni-
tude de la divinité2. Jésus, en ressuscitant, a tout vivifié avec lui. Le
mur de séparation que la Loi créait entre le peuple de Dieu et les
gentils, Jésus l’a fait tomber ; avec les deux portions de l’humanité
réconciliées, il a fait une nouvelle humanité ; toutes les vieilles hai-
nes, il les a tuées sur la croix. Le texte de la Loi était comme le billet
d’une dette dont l’humanité ne pouvait s’acquitter ; Jésus a détruit la
valeur du billet, en le clouant à sa croix. Le monde créé par Jésus est
donc un monde entièrement nouveau ; Jésus est la pierre angulaire
du temple que Dieu se bâtit. Le chrétien est mort à la terre, enseveli
avec Jésus au tombeau sa vie est cachée en Dieu avec Christ. En
attendant que Christ apparaisse et l’associe à sa gloire, il mortifie
son corps, éteignant tous ses désirs naturels, prenant en tout le
contre-pied de la nature, dépouillant le « vieil homme », revêtant « le
nouveau », renouvelé selon l’image de son Créateur. A ce point de
vue, il n’y a plus de Grec ni de Juif, de circoncis ni d’incirconcis, de
barbare ni de Scythe, d’esclave ni d’homme libre ; Christ est tout ;
Christ est en tous. Les saints sont ceux à qui Dieu, par don gratuit,
a fait l’application des mérites de Christ, et qu’il a ainsi prédestinés à
l’adoption divine, avant même que le monde existât. L’Église est
une, comme Dieu lui-même est un ; son œuvre est l’édification du
corps de Christ ; le but final de toutes choses est la réalisation de
l’homme parfait, l’union complète de Christ avec tous ses membres,
un état où Christ sera vraiment la tête d’une humanité régénérée

1
Jac., I, 1
2
Pl»pwma .Col., II, 10 ; Ephes., III, 19 ; comp. Jean, I, 16.

88
L’ANTÉCHRIST

selon son propre modèle, d’une humanité recevant de lui le mou-


vement et la vie par une série de membres liés entre eux et subor-
donnés les uns aux autres. Les puissances ténébreuses de l’air com-
battent pour empêcher cet avènement. Une lutte terrible aura lieu
entre elles et les saints. Ce sera un mauvais jour ; mais, armés des
dons du Christ, les saints triompheront.
De telles doctrines n’étaient pas entièrement originales. C’étaient
en partie celles de l’école juive d’Égypte, et notamment celles de
Philon. Ce Christ devenu une hypostase divine est le logos de la phi-
losophie juive alexandrine, le mémera des paraphrases chaldaïques,
prototype de toute chose, par qui tout a été créé1. Ces puissances de
l’air2, auxquelles l’empire du monde a été donné3, ces hiérarchies
bizarres, célestes et infernales4, sont celles de la cabbale juive et du
gnosticisme. Ce pléroma mystérieux, but final de l’œuvre de Christ,
ressemble fort au pléroma divin que la gnose place au sommet de
l’échelle universelle. La théosophie gnostique et kabbaliste, qu’on
peut regarder comme la mythologie du monothéisme, et que nous
avons cru voir poindre chez Simon de Gitton, se présente dès le
Ier siècle avec ses caractères principaux. Rejeter systématiquement
au IIe siècle tous les documents où l’on trouve des traces d’un pareil
esprit est fort téméraire. Cet esprit était en germe dans Philon et
dans le christianisme primitif. La conception théosophique du
Christ devait sortir nécessairement de la conception messianique du

1
Philon, De profugis, 2, 19, 20, 26 ; Vita Mosis, II, 12 ; De mundis opif., 4-8 ; De
confus. ling., 14, 19, 28 ; De migr. Abr., 1-2 ; De somniis, I, 13, 37, 41 ; II, 37 ; De
monarchia, II, 5 ; Quod Deus immut., 6, 36 ; De agric. Noe, 12 ; De plant. Noe, 2, 4 ;
Legis alleg., I, 18 ; III, 31, 59-61 ; De cherubim, 11, 35 ; De mundo, 2, 3 ; Quis rer.
div. hæres, 26, 38, 42, 44-48 ; De poster. Caïni, 35 ; fragm. dans Eus., Præp. evang.,
III, 13 ; dans Jean Damascène (Mangey, II, p. 655).
2
Philon, De somniis, I, 22 ; Testam. des douze patr., Lévi, 3 ; Benjamin, 3 ; Mis-
chna, Aboth, V, 6 ; Talmud de Babylone, Beracoth, 6 a ; Tanhuma, fin de la sec-
tion Mischpatim ; Ialkout sur Job, § 913. Comp. Plutarque, Quæst. rom., 14.
3
Cf. Jamblique, De myst. Ægypt., II, 3, p. 41-43, Gale ; Testament de Salomon, dans
Fabricius, Cod. pseud. V. T., I, 1047
4
Cf. I Petri, III, 22 ; Ignatii (ut fertur) ad Trallianos Epist., 4, 5.

89
L’ANTÉCHRIST

Fils de l’homme, quand il serait bien constaté, après une longue at-
tente, que le Fils de l’homme ne venait pas. Dans les épîtres les plus
incontestablement authentiques de Paul, il y a certains traits qui res-
tent peu en deçà des exagérations que présentent les épîtres écrites
en prison1. L’Épître aux Hébreux antérieure à l’an 70, montre la
même tendance à placer Jésus dans le monde des abstractions mé-
taphysiques. Tout cela deviendra sensible au plus haut degré quand
nous parlerons des écrits johanniques. Chez Paul, qui n’avait point
connu Jésus, cette métamorphose de l’idée du Christ était en quel-
que sorte inévitable. Tandis que l’école qui possédait la tradition
vivante du maître créait le Jésus des Évangiles synoptiques,
l’homme exalté qui n’avait vu le fondateur du christianisme que
dans ses rêves le transformait de plus en plus en un être surhumain,
en une sorte d’archée métaphysique qu’on dirait n’avoir jamais vécu.
Cette transformation, du reste, ne s’opérait pas seulement dans
les idées de Paul. Les Églises issues de lui marchaient dans le même
sens. Celles d’Asie Mineure, surtout, étaient poussées par une sorte
de travail secret aux idées les plus exagérées sur la divinité de Jésus.
Cela se conçoit. Pour la fraction du christianisme qui était sortie des
entretiens familiers du lac de Tibériade, Jésus devait toujours rester
l’aimable fils de Dieu qu’on avait vu passer parmi les hommes avec
cette attitude charmante et ce fin sourire ; mais, quand on prêchait
Jésus aux gens de quelque canton perdu de la Phrygie, quand le
prédicateur déclarait ne l’avoir jamais vu et affectait presque de ne
rien savoir de sa vie terrestre2, que pouvaient penser ces bons et
naïfs auditeurs de celui qu’on leur prêchait ? Comment pouvaient-
ils se le figurer ? — Comme un sage ? comme un maître plein de
charme ? Ce n’est nullement ainsi que Paul présentait le rôle de Jé-
sus. Paul ignorait ou feignait d’ignorer le Jésus historique. —
Comme le Messie, comme le Fils de l’homme devant apparaître
dans les nues au grand jour du Seigneur ? Ces idées étaient étranges

1
Par exemple, II Cor., IV, 4, Satan est appelé « le dieu de ce monde ». Comp.
Jean, XII, 31.
2
II Cor., V, 16.

90
L’ANTÉCHRIST

pour les gentils et supposaient la connaissance des livres juifs. —


Évidemment, l’image qui devait le plus souvent s’offrir à ces bons
provinciaux était celle d’une incarnation, d’un Dieu revêtant une
forme humaine et se promenant sur la terre1. Cette idée était très
familière à l’Asie Mineure ; Apollonius de Tyane allait bientôt
l’exploiter à son profit. Pour concilier une telle manière de voir avec
le monothéisme, un seul parti restait : concevoir Jésus comme une
hypostase divine incarnée, comme une sorte de dédoublement du
Dieu unique, ayant pris la forme humaine pour l’accomplissement
d’un plan divin. Il faut se rappeler que nous ne sommes plus en Sy-
rie. Le christianisme a passé de la terre sémitique aux mains de races
ivres d’imagination et de mythologie. Le prophète Mahomet, dont
la légende est si purement humaine chez les Arabes, est devenu de
même, chez les shiites de la Perse et de l’Inde, un être complète-
ment surnaturel, une sorte de Vishnou et de Bouddha.
Quelques relations que l’apôtre eut avec ses Églises d’Asie Mi-
neure, justement vers ce temps, lui fournirent l’occasion d’exposer
la nouvelle forme qu’il s’était habitué à donner à ses idées. Le pieux
Épaphrodite ou Épaphras, docteur et fondateur de l’Église de Co-
losses, et chef des Églises des bords du Lycus, arriva près de lui
avec une mission desdites Églises2. Paul n’avait jamais été dans cette
vallée ; mais on y admettait son autorité3. On l’y reconnaissait
même pour l’apôtre du pays, et chacun s’envisageait comme lui de-
vant la foi4. Apprenant sa captivité, les Églises de Colosses, de Lao-
dicée sur le Lycus, d’Hiérapolis députèrent Épaphras pour partager
sa chaîne5, le consoler, l’assurer de l’amitié des fidèles et probable-
ment lui offrir les secours d’argent dont il pouvait avoir besoin6. Ce

1
Voir l’épisode de Paul à Lystres. Saint Paul, p. 44-46.
2
Col., I, 7-8 ; II, 1 ; IV, 12-13, 15-16.
3
Col., II, 1, 5 ; Ephes., III, 2 ;, 21.
4
Phil., 19.
5
Philem., 23.
6
Col., I, 7. Je lis Øp•r Ømî n, avec Griesbach, Tischendorf, le texte reçu et le
Sinaïticus.

91
L’ANTÉCHRIST

que rapportait Épaphras du zèle des nouveaux convertis remplit


Paul de satisfaction,1 la foi, la charité, l’hospitalité étaient admira-
bles, mais le christianisme prenait dans ces Églises de la Phrygie une
direction singulière. Loin du contact des grands apôtres, soustraites
à toute influence juive, composées presque uniquement de païens2,
ces Églises inclinaient à une sorte de mélange du christianisme, de la
philosophie grecque et des cultes locaux3. Dans cette paisible petite
ville de Colosses, au bruit des cascades, au milieu des gouffres
d’écume, en face d’Hiérapolis et de son éblouissante montagne4,
grandissait chaque jour la croyance à la pleine divinité de Jésus-
Christ. Rappelons que la Phrygie était un des pays qui avaient le
plus d’originalité religieuse. Ses mystères renfermaient ou avaient la
prétention de renfermer un symbolisme élevé. Plusieurs des rites
qu’on y pratiquait n’étaient pas sans analogie avec ceux du culte
nouveau5. Pour des chrétiens sans tradition antérieure, n’ayant pas
traversé le même apprentissage de monothéisme que les juifs, la
tentation devait être forte d’associer le dogme chrétien à de vieux
symboles, qui se présentaient ici comme un legs de la plus respecta-
ble antiquité. Ces chrétiens avaient été de dévots païens, avant
d’adopter les idées venues de Syrie ; peut-être en les adoptant
n’avaient-ils pas cru rompre formellement avec leur passé. Et
d’ailleurs, quel est l’homme vraiment religieux qui répudie complè-
tement l’enseignement traditionnel à l’ombre duquel il sentit
d’abord l’idéal, qui ne cherche pas des conciliations, souvent impos-
sibles, entre sa vieille foi et celle à laquelle il est arrivé par le progrès
de sa pensée ?

1
Col., I, 4, 9 ; Ephes., I, 15.
2
Ephes., II, 19 et suiv. ; IV, 17, 22, en se rappelant que l’épître dite aux Éphé-
siens fut, à ce qu’il semble, destinée aux Églises de la vallée du Lycus. V. Saint
Paul, p. XIV et suiv., et ci-après.
3
Col., II, 4, 8.
4
Voir Saint Paul, p. 358-360.
5
Garrucci, Tre sepolcri (Naples, 1852), et Les mystères du syncrétisme phrygien, dans
les Mél. d’arch. des PP. Cahier et Martin, vol. IV (1856), p. 1 et suiv.

92
L’ANTÉCHRIST

Au IIe siècle, ce besoin de syncrétisme prendra une importance


extrême et amènera le plein développement des sectes gnostiques.
Nous verrons, à la fin du Ier siècle, des tendances analogues remplir
l’Église d’Éphèse de troubles et d’agitation. Cérinthe et l’auteur du
quatrième Évangile partaient au fond d’un principe identique, de
l’idée que la conscience de Jésus fut un être céleste distinct de son
apparence terrestre1. Dès l’an 60, Colosses était déjà atteint du
même mal. Une théosophie mêlée de croyances indigènes2, de ju-
daïsme ébionite3, de philosophie4, et de données empruntées à la
prédication nouvelle, y trouvait déjà d’habiles interprètes5. Un culte
d’éons incréés, une théorie très développée d’anges et de démons6, le
gnosticisme, enfin, avec ses pratiques arbitraires, ses abstractions
réalisées, commençait à se produire, et, par ses trompeuses dou-
ceurs, minait la foi chrétienne en ses parties les plus vives et les plus
essentielles. Il s’y mêlait des renoncements contre nature, un faux
goût de l’humiliation, une prétendue austérité refusant son droit à la
chair7, en un mot toutes les aberrations du sens moral qui devaient
produire les hérésies phrygiennes du IIe siècle (montanistes, pépu-
ziens, cataphryges), lesquelles se rattachaient elles-mêmes au vieux
levain mystique des galles, des corybantes, et dont les derniers sur-
vivants sont les derviches de nos jours. La différence, des chrétiens
d’origine, païenne et des chrétiens d’origine juive se marquait ainsi
de jour en jour. La mythologie et la métaphysique chrétiennes nais-
saient, dans les Églises de Paul. Sortis de races polythéistes, les
païens convertis trouvaient toute simple l’idée d’un Dieu fait

1
Irénée, Adv. hær., I, XXVI, 1.
2
Concile de Laodicée de l’an 364, canons 35 et 36 ; Théodoret, sur Col., II, 17
et 18.
3
Col., II, 11-12, 16-23
4
Col., II, 8.
5
Col., II, 4, 8.
6
Col., I, 16 ; II, 10, 15, 18 ; Eph., I, 21 ; VI, 12. Comp. I Tim., I, 4 ; VI, 20 ;
Epiph., hær. XXI, 2 ; Tertullien, Præscr., 33 ; Irénée, I, XXXI, 2.
7
Col., II, 18, 22, 23.

93
L’ANTÉCHRIST

homme, tandis que l’incarnation de la divinité était pour les juifs


quelque chose de blasphématoire et de révoltant.
Paul, voulant garder près de lui Épaphras, dont il songeait à utili-
ser l’activité1, résolut de répondre à la députation des Colossiens en
leur envoyant Tychique d’Éphèse, qu’il chargea en même temps de
commissions pour les Églises d’Asie2. Tychique devait faire une
tournée dans la vallée du Méandre3, visiter les communautés, leur
donner des nouvelles de Paul, leur transmettre de vive voix sur la
situation de l’apôtre à l’égard des autorités romaines des détails qu’il
ne croyait pas prudent de confier au papier4, enfin remettre à cha-
cune des Églises des lettres séparées que Paul leur adressait5. Il était
recommandé à celles de ces Églises qui étaient voisines les unes des
autres de se communiquer réciproquement leurs lettres, et de les
lire, tour à tour en assemblée6. Tychique put, en outre, être porteur
d’une espèce d’encyclique, calquée sur l’épître aux Colossiens, et
préservée pour les Églises auxquelles Paul n’avait rien de particulier
à dire. L’apôtre paraît avoir laissé à ses disciples ou secrétaires le

1
Col. IV, 12-13 ; Philem., 23.
2
Col., IV, 7-8 ; Ephes., VI, 21-22 ; cf., II Tim., IV, 12. Voir Saint Paul, p. 539.
3
La route la plus commode pour aller de Rome en cette partie de la Phrygie
était d’aborder à Éphèse ou à Milet et de remonter les vallées du Méandre et du
Lycus.
4
Ces sortes de précautions se remarquent dans plusieurs épîtres, dans les Actes
et dans l’Apocalypse. Cf. I Joh., 12 ; II Joh., 13.
5
Col., IV, 13, 16. Les deux villes de Laodicée et de Hiérapolis sont si voisines,
qu’on supposer que la même épître servit à toutes les deux. Paul les associe, IV,
13. Si, au verset IV, 16, il ne nomme que Laodicée, c’est que Laodicée est un
peu plus près de Colosses que Hiérapolis.
6
Col., IV, 16.

94
L’ANTÉCHRIST

soin de rédiger cette circulaire1, sur le plan qu’il leur donna, ou


d’après le type qu’il leur montra2.
L’épître adressée dans cette circonstance aux Colossiens nous a
été conservée3. Paul la dicta à Timothée4, la signa et ajouta de son
écriture : Souvenez-vous de mes chaînes5. Quant à l’épître circulaire que
Tychique remit sur son chemin aux Églises qui n’avaient pas de let-
tre nominative, il semble que nous l’avons dans l’épître dite aux
Éphésiens6. Certainement, cette épître n’eut pas les Éphésiens pour
destinataires, puisque l’apôtre s’y adresse exclusivement à des païens
convertis7, à une Église qu’il n’avait jamais vue8, et à laquelle il n’a
pas d’avis spécial à donner. Les anciens manuscrits de l’épître dite
aux Éphésiens portaient en blanc dans la suscription la désignation
de l’Église destinataire9 ; le manuscrit du Vatican et le Codex sinaïti-
cus offrent une particularité analogue10. On a supposé que cette pré-
tendue lettre aux Éphésiens est en réalité la lettre aux Laodicéens,
qui fut écrite en même temps que celle aux Colossiens11. Nous
avons dit ailleurs12 les raisons qui nous empêchent d’admettre cette

1
Il est remarquable que la suscription de l’épître dite aux Éphésiens ne porte
pas le nom de Timothée. Le style de cette épître diffère non seulement du style
ordinaire de Paul, mais même du style particulier de l’épître aux Colossiens.
2
Voyez Saint Paul, p. XX et suiv. L’épître aux Romains paraît avoir eu le même
caractère de circulaire.
3
Pour les doutes sur l’authenticité de cette épître, voir Saint Paul, p. VII et suiv.
4
Col., I, 1.
5
Col., IV, 18.
6
Voir Saint Paul, p. XII et suiv.
7
II, 11 et suiv., 19 et suiv., III, 1 et suiv., IV, 17, 22.
8
I, 15 ; III, 2 ; IV, 21.
9
Saint Basile, Contra Eunomium, II, 19 ; saint Jérôme, sur Eph., I, 1. Remarquez
aussi le vague des formules finales, VI, 23, 24.
10
Dans ces deux manuscrits, ™n Ef šsJ a été ajouté par une main plus mo-
derne. Le manuscrit de Vienne (67) présente les mots ™n Ef šsw biffés.
11
Col., IV, 16. C’était l’opinion de Marcion. Tertullien, Adv. Marc., V, 11 ; Épi-
phane, hær. XLII, 9, 11. Cf. Canon de Muratori, lignes 62 et suiv.
12
Saint Paul, p. XX-XXI, note.

95
L’ANTÉCHRIST

opinion, et qui nous portent à voir plutôt dans la pièce dont il s’agit
une lettre doctrinale que saint Paul aurait fait reproduire à plusieurs
exemplaires et répandre en Asie. Tychique, en passant à Éphèse, sa
patrie, put montrer un de ces exemplaires aux anciens ; ceux-ci pu-
rent le garder comme morceau d’édification, et il est parfaitement
admissible que ce soit cette copie qui ait servi, quand on fit la col-
lection des lettres de Paul1 ; de là viendrait le titre que l’épître en
question porte aujourd’hui. Ce qu’il y a de certain, c’est que l’épître
dite aux Éphésiens n’est guère qu’une imitation paraphrasée de
l’épître aux Colossiens, avec quelques additions tirées d’autres épî-
tres de Paul et peut-être d’épîtres perdues.
Cette épître dite aux Éphésiens forme, avec l’épître aux Colos-
siens, le meilleur exposé des théories de Paul vers la fin de sa car-
rière. Les épîtres aux Colossiens et aux Éphésiens ont, pour la der-
nière période de la vie de l’apôtre, le même prix qu’a l’épître aux
Romains pour l’âge de son grand apostolat. Les idées du fondateur
de la théologie chrétienne y sont arrivées au plus haut degré
d’épuration. On sent ce dernier travail de spiritualisation que les
grandes âmes près de s’éteindre font subir à leur pensée, et au-delà
duquel il n’y a plus que la mort.
Certes, Paul était dans le vrai en combattant cette dangereuse
maladie du gnosticisme, qui allait bientôt menacer sérieusement la
raison humaine, cette chimérique religion des anges2, à laquelle il
oppose son Christ supérieur à tout ce qui n’est pas Dieu3. On lui
sait gré encore du dernier assaut qu’il livre à la circoncision, aux
vaines pratiques, aux préjugés juifs4. La morale qu’il tire de sa
conception transcendante du Christ est admirable à beaucoup
d’égards. Mais que d’excès, grand Dieu ! Que cet audacieux dédain
de toute raison, ce brillant éloge de la folie, cette fougue de para-

1
Pour l’épître aux Romains, ce fut aussi l’exemplaire de l’Église la plus célèbre
qui fit foi.
2
Col., II, 18.
3
Col., I, 16 ; II, 10, 15 ; Ephes., I, 21 ; VI, 12.
4
Col., II, 11-12, 16-23 ; Ephe., II et III.

96
L’ANTÉCHRIST

doxe préparent de revers à la parfaite sagesse, qui fuit toute extré-


mité ! Ce « vieil homme », que Paul secoue si rudement, réagira ; il
démontrera qu’il ne méritait pas tant d’anathèmes. Tout ce passé
frappé d’une injuste sentence redeviendra un principe de « renais-
sance » pour le monde, amené par le christianisme au dernier degré
de l’épuisement. Paul sera en ce sens un des plus dangereux enne-
mis de la civilisation. Les recrudescences de l’esprit de Paul seront
autant de défaites pour l’esprit humain. Paul mourra quand l’esprit
humain triomphera. Ce qui sera le triomphe de Jésus sera la mort de
Paul.
L’apôtre terminait son épître aux Colossiens en envoyant à ces
derniers les compliments et les vœux de leur saint et dévoué caté-
chiste Épaphras. Il les priait en même temps de faire un échange de
lettres avec l’Église de Laodicée1. A Tychique, qui devait porter la
correspondance, il adjoignit comme messager un certain Onésime,
qu’il appelle « un fidèle et cher frère2 ». Rien de plus touchant que
l’histoire de cet Onésime. Il avait été l’esclave de Philémon, un des
principaux de l’Église de Colosses ; il s’enfuit de chez son maître, en
le volant, et alla se cacher à Rome. Là, il entra en relation avec Paul,
peut-être par l’intermédiaire d’Épaphras, son compatriote. Paul le
convertit, le décida à retourner vers son maître, et le fit partir pour
l’Asie en compagnie de Tychique. Afin de calmer les appréhensions
qui pouvaient rester au pauvre Onésime, Paul dicta à Timothée
pour Philémon un billet, vrai petit chef-d’œuvre de l’art épistolaire,
qu’il remit entre les mains du délinquant :
PAUL, PRISONNIER DE JÉSUS-CHRIST, ET FRÈRE TIMOTÉE, À PHI-
LÉMON, NOTRE BIEN-AIMÉ ET NOTRE COLLABORATEUR, ET A SŒ UR
APIA, ET À ARCHIPPE, NOTRE COMPAGNON D’ARMES, ET À L’ÉGLISE
QUI EST DANS TA MAISON.

1
Col., IV, 12 et suiv. Voir ci-dessus, p. 90-91.
2
Col., IV, 9 et Philem. Entier. Onésime était un nom d’esclave. Suétone, Gal-
ba, 13.

97
L’ANTÉCHRIST

Grâce et paix descendent sur vous tous des mains de Dieu notre
père et du Seigneur Jésus-Christ.
Je rends sans cesse grâces à mon Dieu, quand ton souvenir se
présente à moi dans mes prières. J’entends parler, en effet, de ta foi
au Seigneur Jésus, de ta charité pour tous les saints. Puisse ta foi se
communiquer efficacement et te révéler toujours ce qui pour nous
est le bien, en vue de Christ ! Ta charité, en effet, m’a causé beau-
coup de joie et de consolation ; car les entrailles des saints ont été
réjouies par toi, frère. Voilà pourquoi, bien que j’eusse beaucoup de
droits en Christ de te prescrire ce que tu dois faire, j’aime mieux te
le demander au nom de la charité, et en mon nom, au nom de Paul
vieux et maintenant prisonnier de Christ Jésus.
Je viens donc te prier pour mon fils, que j’ai engendré dans les
fers, pour Onésime, qui autrefois ne t’a guère été utile1, mais qui
maintenant peut l’être beaucoup à toi et à moi. Je te l’ai renvoyé, lui,
c’est-à-dire mes entrailles. Je voulais d’abord le garder près de moi,
pour qu’il me servît à ta place dans les chaînes de l’Évangile ; mais
je n’ai rien voulu faire sans ton avis, de peur que cette bonne action
n’eût l’air de t’avoir été imposée, et ne vint pas de ton plein gré.
Peut-être, en effet, Onésime n’a-t-il été quelque temps séparé de toi
qu’afin que tu le retrouves à jamais2, non plus comme esclave, mais
comme frère bien-aimé au lieu d’esclave. Il est cela pour moi ; à
combien plus forte raison doit-il l’être pour toi, et selon la chair et
selon Christ ! Si donc tu es en communion avec moi, reçois-le
comme moi-même. Et s’il t’a fait quelque tort, s’il te doit quelque
chose, passe-le à mon compte.
Paul prit alors la plume, et, pour donner à sa lettre la valeur d’une
vraie créance, ajouta ces mots :

1
Allusion au nom d’Onésime, qui veut dire « utile ».
2
Il y a peut-être ici une allusion au Lévitique, XXV, 46, passage qui servait de
base à beaucoup de disputes rabbiniques.

98
L’ANTÉCHRIST

Moi, Paul, j’ai écrit ceci de ma main. Je payerai sans reproche et sans te
rappeler ce que, de ton côté, tu me dois. Oui, frère, puissé-je être content de toi
dans le Seigneur ! Réjouis mes entrailles en Christ.
Puis il se remit à dicter :
Confiant en ton obéissance, je t’ai écrit, sachant que tu feras plus
que je ne te dis. Prépare-toi aussi à me recevoir ; car j’espère que,
grâce à vos prières, je vous serai rendu. Épaphras, mon compagnon
de chaîne en Christ Jésus, Marc, Aristarque, Démas, Luc, mes col-
laborateurs, te saluent.
Que la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ soit avec votre es-
prit.
On voit que Paul se faisait de singulières illusions. Il se croyait à
la veille d’une délivrance, il formait de nouveaux plans de voyages,
et se voyait au centre de l’Asie Mineure1, au milieu des Églises qui le
révéraient comme leur apôtre sans l’avoir jamais entendu. Jean-
Marc, aussi, se préparait à visiter l’Asie, sans doute au nom de
Pierre. Déjà les Églises de la Phrygie avaient été informées de la
prochaine arrivée de ce frère. Dans la lettre aux Colossiens, Paul
inséra une nouvelle recommandation à son sujet2. Le tour de cette
recommandation est assez froid. Paul craignait que les dissenti-
ments qu’il avait eus avec Jean-Marc et plus encore les liaisons de
Marc avec le parti de Jérusalem ne missent ses amis d’Asie dans
l’embarras, que ceux-ci n’hésitassent à recevoir un homme dont ils
avaient appris jusqu’alors à se défier. Paul alla au-devant de ces ma-
lentendus et ordonna à ses Églises de communier avec Marc, dans
le cas où il passerait par leur pays. Marc était cousin de Barnabé,
dont le nom, cher aux Galates, ne devait pas être inconnu aux gens

1
Il est vrai que ceci répond médiocrement à Act., XIX, 21 ; Rom., XV, 23-24.
Comp. Phil., I, 25 ; II, 24. Peut-être Paul, pour tenir en éveil ses disciples et ses
Églises, leur parlait-il de prochains voyages, même quand il ne faisait qu’en
entrevoir la possibilité.
2
Col., IV, 10. Cf. I Petri, V, 13.

99
L’ANTÉCHRIST

de la Phrygie1. On ignore la suite de ces incidents. Un effroyable


tremblement de terre venait justement d’ébranler toute la vallée du
Lycus. L’opulente Laodicée se rebâtit avec ses propres ressources2 ;
mais Colosses ne sut se relever ; elle disparut presque du nombre
des Églises3 ; l’Apocalypse, en 69, ne la mentionne pas. Laodicée et
Hiérapolis héritèrent de toute son importance dans l’histoire du
christianisme.
Paul se consolait par son activité apostolique des tristesses qui
l’assaillaient de toutes parts. Il se disait qu’il souffrait pour ses chè-
res Églises ; il s’envisageait comme la victime qui ouvrait aux gentils
les portes de la famille d’Israël4. Vers les derniers, mois de sa prison,
il connut pourtant le découragement et l’abandon5. Déjà, écrivant
aux Philippiens, il disait, en opposant la conduite de son cher et fi-
dèle Timothée à celle de quelques autres : « Chacun cherche son
intérêt, non l’intérêt de Christ Jésus6. » Timothée seul paraît n’avoir
jamais excité aucune plainte chez ce maître sévère, aigri, difficile à
contenter. Il n’est pas admissible qu’Aristarque, Épaphras, Jésus dit
Justus, l’aient délaissé7 ; mais plusieurs d’entre eux purent se trouver
absents à la fois ; Titus était en mission8 ; d’autres qui lui devaient
tout, notamment des gens d’Asie, entre lesquels on cite Phygelle et
Hermogène, cessèrent de le fréquenter9. Lui, autrefois si entouré, il
se vit dans l’isolement. Les chrétiens de la circoncision l’évitaient10.

1
Colosses est à une quarantaine de lieues d’Antioche de Pisidie, qui faisait par-
tie de la province de Galatie.
2
Tacite, Ann., XIV, 27 ; cf. Apoc., III, 17 et suiv. V. Saint Paul, p. 357-358.
3
Colosses n’a pas de monnaies impériales [Waddington].
4
Col., I, 24 ; Eph., III, 1.
5
Col., IV, 11 ; II Tim., I, 15 ; II, 17-18 ; III, 1 et suiv., 13 ; IV, 3 et suiv., 6-16. Ce
dernier écrit n’est pas de Paul ; mais il peut contenir des renseignements vrais.
6
Phil., II, 20-21.
7
Les épîtres aux Colossiens et à Philémon, en effet, les présentent comme fidèles.
8
II Tim., IV, 10.
9
II Tim., I, 15.
10
Col., IV, 11, selon le sens le plus probable. Cf. Tit., I, 10.

100
L’ANTÉCHRIST

Luc, à certains moments, fut seul avec lui1. Son caractère, qui avait
toujours été un peu morose, s’exaspérait ; on ne pouvait presque
plus vivre en sa compagnie. Paul eut de la sorte un cruel sentiment
de l’ingratitude des hommes. Chaque mot qu’on lui prête vers ce
temps est plein de mécontentement et d’aigreur2. L’Église de Rome,
étroitement affiliée à celle de Jérusalem, était pour la plus grande
partie judéo-chrétienne. Le judaïsme orthodoxe, très fort à Rome,
devait lui faire une rude guerre. Le vieil apôtre, le cœur brisé, appe-
lait la mort3.
S’il s’agissait d’une autre nature et d’une autre race, nous essaye-
rions de nous figurer Paul, en ces derniers jours, arrivant à recon-
naître qu’il a usé sa vie pour un rêve, répudiant tous les prophètes
sacrés pour un écrit qu’il n’avait guère lu jusque-là, l’Ecclésiaste (livre
charmant, le seul livre aimable qui ait été composé par un juif), et
proclamant que l’homme heureux est celui qui, après avoir coulé sa
vie en joie jusqu’à ses vieux jours avec la femme de sa jeunesse,
meurt sans avoir perdu de fils4. Un trait qui caractérise les grands
hommes européens est, à certaines heures, de donner raison à Épi-
cure, d’être pris de dégoût tout en travaillant avec ardeur, et, après
avoir réussi, de douter si la cause qu’ils ont servie valait tant de sa-
crifices. Beaucoup osent se dire, au fort de l’action, que le jour où
l’on commence à être sage est celui où, délivré de tout souci, on
contemple la nature et l’on jouit. Bien peu du moins échappent aux
tardifs regrets. Il n’y a guère de personne dévouée, de prêtre, de re-
ligieuse qui, à cinquante ans, ne pleure son vœu, et néanmoins ne
persévère. Nous ne comprenons pas le galant homme sans un peu

1
II Tim., IV, 11.
2
II Tim., tout entière.
3
II Tim., IV, 6-8, très beau passage, que plusieurs tiennent pour réellement
sorti de la plume de Paul, mais qui paraît en contradiction avec les projets de
voyage que Paul ne cessait de former. Il ne semble pas que, dans sa prison,
Paul ait jamais eu un pressentiment si net de sa fin prochaine.
4
Q£rpei tšqnhka j g¦r ¢penq»toij ™pˆ tšk noij,
Zè ou s a n prolipë n ¿n ™pÒqeij ¥locon.
Inscr. de Beyrouth (Mission de Phénicie, p. 347).

101
L’ANTÉCHRIST

de scepticisme ; nous aimons que l’homme vertueux dise de temps


à autre : « Vertu, tu n’es qu’un mot ; » car celui qui est trop sûr que
la vertu sera récompensée n’a pas beaucoup de mérite ; ses bonnes
actions ne paraissent plus qu’un placement avantageux. Jésus ne fut
pas étranger à ce sentiment exquis ; plus d’une fois, il semble que
son rôle divin lui pesa. Sûrement, il n’en fut point ainsi pour saint
Paul ; il n’eut pas son agonie de Gethsémani, et c’est une des rai-
sons qui nous le rendent moins aimable. Tandis que Jésus posséda
au plus haut degré ce que nous regardons comme la qualité essen-
tielle d’une personne distinguée, je veux dire le don de sourire de
son œuvre, d’y être supérieur, de ne pas s’en laisser obséder, Paul ne
fut pas à l’abri du défaut qui nous choque dans les sectaires ; il crut
lourdement. Nous voudrions que par moments, comme nous, il se
fût assis fatigué au bord du chemin, et qu’il eût aperçu la vanité des
opinions arrêtées. Marc-Aurèle, le représentant le plus glorieux de
notre race, ne le cède à personne en vertu, et cependant il ne sut pas
ce que c’est que le fanatisme. Cela ne s’est jamais vu en Orient ; no-
tre race seule est capable de réaliser la vertu sans la foi, d’unir le
doute à l’espérance. Livrées à l’entraînement terrible de leur tempé-
rament, exemptes des vices délicats de la civilisation grecque et ro-
maine, ces fortes âmes juives étaient comme de puissants ressorts,
qui ne se détendaient jamais. Jusqu’au bout sans doute, Paul vit de-
vant lui la couronne impérissable qui lui était préparée, et, comme
un coureur, redoubla d’efforts à mesure qu’il approchait du but1. Il
avait d’ailleurs des instants de consolation. Onésiphore d’Éphèse,
étant venu à Rome, le chercha et, sans rougir de sa chaîne, le servit
et rafraîchit son cœur2. Démas, au contraire, se dégoûta des doctri-

1
II Tim., IV, 6 et suiv. Nous usons de cette épître comme d’une sorte de ro-
man historique, fait avec un sentiment très juste de la situation de Paul en ses
derniers temps.
2
II Tim., I, 16-18.

102
L’ANTÉCHRIST

nes absolues de l’apôtre et le quitta1. Paul paraît l’avoir toujours trai-


té avec une certaine froideur2.
Paul comparut-il devant Néron ou, pour mieux dire, devant le
conseil auquel ressortissait son appel3 ? Cela est presque certain4.
Des renseignements, d’une valeur douteuse, il est vrai, nous parlent
d’une « première défense », où personne ne l’assista, et d’où, fort de
la grâce qui le soutenait, il sortit à son avantage, si bien qu’il se
comparait à un homme qui a été sauvé d’entre les dents d’un lion5.
Il est très probable que son affaire se termina, au bout de deux ans
de prison à Rome6 (commencement de l’an 63), par un acquitte-
ment7. On ne voit pas quel intérêt aurait eu l’autorité romaine à le
condamner pour une querelle de secte, qui la touchait peu. De soli-
des indices, d’ailleurs, prouvent que Paul, avant de mourir, exécuta
1
II Tim., IV, 9.
2
Col., IV, 14.
3
Dion Cassius, LIII, 22.
4
L’auteur des Actes, en effet, savait ce qu’il en fut. Il n’eût pas mis dans la bou-
che de Paul, Act., XXIII, 11, et XXVII, 24, une prophétie qu’il eût su ne pas s’être
réalisée. M a rtu rÁs a i,dans le premier de ces passages, désigne un témoignage
public et solennel, à cause du parallélisme avec le premier membre du verset.
M a rtu r»s a j ™pˆ tî n ¹gou mšnwn (Clem. Rom., Ad Cor. I, ch. 5 ; comp.
Luc, XXI, 12) paraît se rapporter à la comparution devant le conseil de Néron.
Cf. I Petri, II, 13 et suiv.
5
II Tim., IV, 16-17, en observant que, quand Paul est censé écrire cette épître,
il est toujours prisonnier (I, 8, etc.).
6
Act., XXVIII, 30.
7
Act., XXVIII, 31, serait bien singulier, si la prison de Paul se termina par une
exécution. On peut dire, d’un autre côté, que, si Paul eût été acquitté, l’auteur
des Actes, toujours désireux de montrer les Romains favorables au christia-
nisme et de prouver que celui-ci a des antécédents qui établissent sa légalité,
n’eût pas manqué de le dire, et eût continué son récit. Nous montrerons bien-
tôt que Clément Romain, la deuxième Épître à Timothée et le Canon de Mura-
tori supposent dans la vie de Paul des voyages postérieurs à sa captivité. Cf.
Eusèbe, H. E., II, 22 ; saint Jérôme, De viris ill., 5 ; Euthalius, dans Zaccagni,
Coll. monum. vet. Eccl. gr., p. 531 et suiv., témoignages faibles, sans doute, puis-
qu’ils ne reposent sur aucune tradition directe, et qu’on y sent un système ayant
pour base l’authenticité des Épîtres à Timothée et de l’Épître à Tite.

103
L’ANTÉCHRIST

encore une série de voyages apostoliques et de prédications, mais


non dans les pays de Grèce et d’Asie qu’il avait déjà évangélisés1.
Il y a cinq ans, peu de mois avant son arrestation, Paul, écrivant
de Corinthe aux fidèles de Rome, leur annonçait l’intention d’aller
en Espagne. Il ne voulait pas, disait-il, exercer chez eux son minis-
tère ; c’est seulement en passant qu’il comptait les voir et jouir d’eux
quelque temps ; puis ils lui feraient la conduite et faciliteraient son
voyage vers les pays situés au-delà2. Le séjour de l’apôtre à Rome
était ainsi subordonné à un apostolat lointain, lequel paraissait être
son but principal. — Durant sa prison de Rome, Paul semble par-
fois avoir changé d’intention relativement à ses courses occidenta-
les. Il exprime aux Philippiens et au Colossien Philémon l’espérance
de venir les voir3 ; mais sûrement il n’exécuta pas ce dessein4. —
Sorti de prison, que fit-il ? Il est naturel de supposer qu’il suivit son
premier plan, et se mit en route dès qu’il put. De sérieuses raisons
portent à croire qu’il réalisa son projet de voyage en Espagne5. Ce

1
Act., XX, 25, exclut tout retour de Paul dans les pays qu’il avait visités.
L’auteur des Actes connaissait bien la suite de la vie de Paul, et ne lui eût pas
prêté un langage erroné.
2
Rom., XV, 24, 28.
3
Phil., I, 25-27 ; II, 24 ; Philém., 22.
4
Act., XX, 25.
5 o
1 Le Canon dit de Muratori, pièce de la seconde moitié du IIe siècle et écrite
à Rome, en parle comme d’une chose bien connue (lignes 37-38 ; voir la lecture
de Laurent, Neutest. Stud., p. 108-110, 200). — 2o La première épître de Clé-
ment Romain (ch. 5) dit que Paul a prêché ™pˆ tÕ tšrma tÁj dÚsewj, expres-
sion peu naturelle pour désigner Rome, dans un écrit composé à Rome. Il est
vrai que, dans l’épître apocryphe de Clément à Jacques, qui est en tête des Ho-
mélies, et qui elle aussi, a été écrite à Rome, des expressions plus fortes encore
sont employées à propos de Pierre, qui pourtant, de l’aveu de l’auteur, n’avait
été que jusqu’à Rome (ch. 1). Ajoutons que saint Paul, Rom., XVI, 26, affirme
que le mystère de Christ a été révélé e„j p£nta t¦ œqnh, quoique lui-même
avoue dans la même épître qu’il n’a prêché que jusqu’en Illyrie (XV, 19), expres-
sion qui doit même être restreinte d’après II Cor., X, 14, 16, où il dit qu’il n’a
pas prêché au delà d’eux. — 3o Le partisan de Paul qui a composé la deuxième
épître à Timothée croyait qu’après sa sortie de prison, Paul compléta sa mission

104
L’ANTÉCHRIST

voyage avait dans son esprit une haute signification dogmatique ; il


y tenait beaucoup1. Il s’agissait de pouvoir dire que la bonne nou-
velle avait touché l’extrémité de l’Occident, de prouver que
l’Évangile était accompli, puisqu’il avait été entendu au bout du

apostolique en visitant les pays qui lui manquaient pour avoir « évangélisé tou-
tes les nations » (IV, 17). Ces nouveaux voyages ne se firent pas du côté de
l’Orient (Act., XX, 25). — Cf. saint Épiphane, hær. XXVII, 6 ; saint Athanase,
Epist. ad Dracontium, Opp., t. I 1re partie, p. 265 (Paris, 1698) ; saint Jean Chry-
sostome, Opp., t. VII, p. 725 ; XI, p. 724 ; Théodoret, in Phil., I, 25, et in II
Tim., IV, 17 ; Hippolyte de Thèbes, De duodecim apost. (dans Gallandi, Bibl. pa-
trum, vol, XIV, p. 117). Tous ces passages prouvent peu de chose, car ils repo-
sent non sur une tradition directe, mais sur une interprétation de Rom., XV, 28.
Eusèbe ne veut rien savoir d’un tel épisode. En général, la tradition du voyage
de Paul en Espagne a été frappée, dans l’opinion ecclésiastique du IIIe et
e
IV siècle, d’une sorte de défaveur, parce qu’on a préféré a priori la version
d’après laquelle saint Paul mourait martyr avec saint Pierre à Rome, et que le
voyage d’Espagne semblait contredire cette version.
1
Comp. saint Ignace, Ad Rom., 2.

105
L’ANTÉCHRIST

monde1. Cette façon d’exagérer un peu l’étendue de ses voyages


était familière à Paul2. L’idée générale des fidèles était qu’avant
l’apparition du Christ, le royaume de Dieu devait avoir été prêché
partout3. D’après la manière de parler des apôtres, il suffisait qu’il
eût été prêché dans une ville pour qu’il eût été prêché dans un pays,
et il suffisait qu’il eût été prêché à dix personnes pour que toute la
ville l’eût entendu.
Si Paul fit ce voyage, il le fit sans doute par mer. Il n’est pas abso-
lument impossible que quelque port du midi de la Gaule ait reçu
l’empreinte du pied de l’apôtre. En tout cas, il ne resta de cette
course problématique vers l’Occident aucun fruit appréciable.

1
Apoc., XIV, 6. Comp. Méliton, De veritate, p. XL, lignes 18-19 (Spicil. Sol., t. II).
2
V. Saint Paul, p. 492-495.
3
Ka ˆ khrucq»s eta i toà to tÕ eÙa ggšlion tÁj ba sile…a j ™n ÓlV tÍ
o„koumšnV s ij ma rtÚrion p©sin to‹j œqnesin k a ˆ tÒte ½xei tÕ tšloj.
Matth., XXIV, 14.

106
CHAPITRE V.

LES APPROCHES DE LA CRISE.

A la fin de la captivité de Paul, les Actes des apôtres et les Épîtres


nous manquent à la fois. Nous tombons dans une nuit profonde,
qui contraste singulièrement avec la clarté historique des dix années
qui précèdent. Sans doute pour ne pas être forcé de raconter des
faits où l’autorité romaine jouait un rôle odieux1, l’auteur des Actes,
toujours respectueux pour cette autorité, et désireux de montrer
qu’elle a été bien des fois favorable aux chrétiens, s’arrête tout à
coup. Ce fatal silence répand une grande incertitude sur des événe-
ments que nous aimerions tant à savoir. Heureusement, Tacite et
l’Apocalypse vont introduire dans cette grande nuit un rayon de vive
lumière. Le moment est venu où le christianisme, jusqu’ici tenu
dans le secret des petites gens qui lui devaient leur joie, va éclater
dans l’histoire par un coup de tonnerre, dont le retentissement sera
long.
Nous avons vu que les apôtres ne négligeaient aucun effort pour
ramener à la modération leurs frères exaspérés par les iniquités dont
ils étaient les victimes. Ils n’y réussissaient pas toujours. Diverses
condamnations avaient été prononcées contre des chrétiens, et on
avait pu présenter ces sentences comme des répressions de crimes
ou de délits. Avec une admirable droiture de sens, les apôtres tracè-
rent le code du martyre. Est-on condamné pour le nom de « chré-
tien », il faut se réjouir2. On croyait se rappeler que Jésus avait dit :
« Vous serez en haine à tous à cause de mon nom3. » Mais, pour
avoir le droit d’être fier de cette haine, il faut être irréprochable. Ce
fut en partie pour calmer des effervescences inopportunes, prévenir

1
Voir les Apôtres, introd., p. XXII-XXIII.
2
I Petri, IV, 14 et suiv.
3
Matth., X, 22 ; XXIV, 9 ; Marc, XIII, 13 ; Luc, XXI, 12, 17.
L’ANTÉCHRIST

des actes d’insubordination envers l’autorité publique, et aussi pour


bien établir son droit de parler à toutes les Églises, que Pierre, vers
ce temps, crut devoir imiter Paul et écrire aux Églises d’Asie Mi-
neure, sans distinction de juifs ni de païens convertis une lettre cir-
culaire ou catéchétique. Les épîtres étaient à la mode : de simple
correspondance, l’épître était devenue un genre de littérature, une
forme fictive servant de cadre à des petits traités de religion1. Nous
avons vu saint Paul sur la fin de sa vie adopter cet usage. Chacun
des apôtres, un peu à son exemple, voulut avoir son épître, spéci-
men de son style et de sa manière d’enseigner, contenant ses maxi-
mes favorites, et, quand l’un d’eux n’en avait pas, on lui en prêta.
Ces nouvelles épîtres, qu’on appela plus tard « catholiques », ne
supposaient pas qu’on eût quelque chose à mander à quelqu’un ;
elles étaient la pièce personnelle de l’apôtre, son sermon, sa pensée
dominante, sa petite théologie en huit ou dix pages. Il s’y mêlait des
lambeaux de phrases tirées du trésor commun de l’homilétique et
qui, à force d’avoir été citées, avaient perdu toute signature, et
n’appartenaient plus à personne.
Marc était de retour du voyage d’Asie Mineure2 qu’il avait entre-
pris sur l’ordre de Pierre et avec des recommandations de Paul3,
voyage qui avait peut-être été le signe de la réconciliation des deux
apôtres.
Ce voyage avait mis Pierre en rapport avec les Églises d’Asie et
l’autorisait à leur adresser un enseignement doctrinal. Marc, selon
son habitude, servit de secrétaire et d’interprète à Pierre pour la ré-
daction de l’épître. Il est douteux que Pierre sût parler ou écrire le
grec et le latin ; sa langue était le syriaque4. Marc était à la fois en
relation avec Pierre et avec Paul, et c’est là peut-être ce qui explique
un fait singulier que présente l’Épître de Pierre, je veux parler des

1
Voir Saint Paul., introd., p. LXXII. Les doutes qui restent sur l’authenticité de
la Ia Petri sont examinés dans l’introduction du présent volume.
2
I Petri, V, 13.
3
Col., IV, 10.
4
Eusèbe, Demonstr. evang., III, 5 et 7.

108
L’ANTÉCHRIST

emprunts que fait l’auteur de cette épître aux écrits de saint Paul1. Il
est certain que Pierre ou son secrétaire (ou le faussaire qui a usurpé
son nom) avait sous les yeux l’épître aux Romains et l’épître dite
aux Éphésiens2, justement les deux épîtres « catholiques » de Paul,
celles qui sont de vrais traités généraux, et qui étaient universelle-
ment répandues. L’Église de Rome pouvait avoir un exemplaire de
l’épître dite aux Éphésiens, écrit récent, sorte de formulaire général
de la foi dernière de Paul, adressé en guise de circulaire à plusieurs
Églises ; à plus forte raison possédait-elle l’Épître aux Romains. Les
autres écrits de Paul, qui ont bien plus le caractère de lettres particu-
lières, ne devaient pas se trouver à Rome. Quelques passages, moins
caractérisés, de l’Épître de Pierre paraissent empruntés à Jacques3.
Pierre, que nous avons toujours vu tenir dans les controverses
apostoliques une position assez flottante, voulut-il, en faisant, si l’on
peut s’exprimer ainsi, parler Jacques et Paul par la même bouche,
montrer que les contradictions de ces deux apôtres n’étaient
qu’apparentes ? Comme gage de conciliation voulut-il se faire le
démonstrateur d’idées pauliennes, mitigées, il est vrai, et privées de
leur couronnement nécessaire, la justification par la foi ? Il est plus
probable que Pierre, peu habitué à écrire et ne se dissimulant pas sa
stérilité littéraire, n’hésita pas à s’approprier des phrases pieuses qui
se répétaient sans cesse autour de lui, et qui, bien que parties de sys-
1
On peut entendre I Petri, V, 12, comme si Silvanus avait servi de secrétaire
pour la rédaction de l’épître. Si le Silvanus en question est identique au Silvanus
ou Silas, compagnon de Paul, l’induction que nous croyons pouvoir tirer de la
collaboration de Marc aurait plus de force en s’appliquant à lui.
2
Comp. I Petri, I, 1 et suiv., à Eph., I, 4-7 ; I Petri, I, 3, à Eph., I, 3 ; I Petri,
I, 14, à Eph., II, 3, et Rom., XII, 2 ; I Petri, I, 21, à Rom., IV, 24 ; I Petri, II, 5, à
Rom., XII, 1 ; I Petri, II, 6-10, à Rom., IX, 25, 32 et suiv. ; I Petri, II, 11, à Rom.,
VII, 23 ; I Petri, II, 13, à Rom., XIII, 1-4 ; I Petri, II, 18, à Eph., VI, 5 ; I Petri,
III, 1, à Eph., v, 22 ; I Petri, III, 9, à Rom., XII, 17 ; I Petri, III, 22, à Rom., VIII,
34, et Eph., I, 20 ; I Petri, IV, 1, à Rom., VI, 6 ; I Petri, IV, 10 et suiv., à Rom.,
XII, 6 et suiv. ; I Petri, V, 1, à Rom., VIII, 18 ; I Petri, V, 5, à Eph., V, 21, etc. Cf.
Saint Paul, p. XXII, note ; LXXII, note 1.
3
Comp. I Petri, I, 6-7, à Jac., I, 2 ; I Petri, I, 24, à Jac., I, 10 et suiv. ; I Petri,
IV, 8, à Jac., V, 20 ; I Petri, V, 5, 9, à Jac., IV, 6, 7, 10.

109
L’ANTÉCHRIST

tèmes différents, ne se contredisaient pas d’une manière formelle.


Pierre semble, heureusement pour lui, être resté toute sa vie un
théologien fort médiocre ; la rigueur d’un système conséquent ne
doit pas être cherchée dans son écrit.
La différence des points de vue où se plaçaient habituellement
Pierre et Paul se trahit, du reste, dès la première ligne de cet écrit :
« Pierre, apôtre de Jésus-Christ, aux élus expatriés de la dispersion
de Pont, de Galatie, etc. » De telles expressions sont toutes juives.
La famille d’Israël, selon les idées palestiniennes, se composait de
deux fractions : d’une part, ceux qui habitaient la terre sainte ; de
l’autre, ceux qui ne l’habitaient pas1, compris sous le nom général de
« la dispersion2 ». Or, pour Pierre et pour Jacques3, les chrétiens,
même païens d’origine4, sont si bien une portion du peuple d’Israël,
que toute l’Église chrétienne hors de Jérusalem rentre à leurs yeux
dans la catégorie des expatriés. Jérusalem est encore le seul point du
monde où, d’après eux, un chrétien n’est pas exilé5.
L’Épître de Pierre, malgré son mauvais style, bien plus analogue à
celui de Paul qu’à celui de Jacques et de Jude, est un touchant mor-
ceau, où se reflète admirablement l’état de la conscience chrétienne
vers la fin du règne de Néron6. Une tristesse douce, une confiance
résignée la remplit. Les temps suprêmes approchent7. Il faut qu’ils
soient précédés d’épreuves, d’où les élus sortiront épurés comme
par le feu. Jésus, que les fidèles aiment sans l’avoir vu, auquel ils

1
Toschabim = pa rep…dhmoi.
2
Galoutha = dia spor£.Cf. Jean, VIII, 35.
3
Comp. Jac., I, 1.
4
Les passages I Petri, I, 14, 18 ; II, 9, 10 ; III, 6 ; IV, 3, s’adressent notoirement à
des païens convertis.
5
Cf. I Petri, II, 11-12.
6
Si la lettre est supposée, hypothèse que le grand nombre de fausses lettres
apostoliques qui circulèrent oblige toujours de mentionner, il faut dire au
moins que le faussaire sut se placer avec une grande justesse dans l’esprit du
temps où la lettre aurait pu être écrite. Le synchronisme de cette lettre avec
l’Apocalypse est frappant. Voir surtout IV, 7, 14, 15, 16 ; V, 13.
7
I Petri, I, 7, 13 ; IV, 7, 13 ; V, 1, 10.

110
L’ANTÉCHRIST

croient sans le voir, va bientôt apparaître pour les remplir de joie.


Prévu par Dieu de toute éternité, annoncé par les prophètes, le
mystère de la Rédemption s’est accompli par la mort et la résurrec-
tion de Jésus. Les élus, appelés à renaître dans le sang de Jésus, sont
un peuple de saints, un temple spirituel, un sacerdoce royal offrant
des victimes spirituelles.

Mes très chers, je vous supplie de vous comporter parmi les gen-
tils comme il convient à des étrangers, à des expatriés, veillant soi-
gneusement sur votre conduite, afin que ceux qui vous calomnient
et vous présentent comme des malfaiteurs, à la vue de vos bonnes
œuvres, glorifient Dieu au jour de sa visite. Soyez soumis à toute
humaine créature, à cause du Seigneur ; au roi, comme souverain ;
aux gouverneurs, comme délégués par le roi pour châtier les malfai-
teurs et louer ceux qui font le bien. C’est la volonté de Dieu que,
par votre bonne conduite, vous fermiez la bouche à des détracteurs
aveugles et ignorants. Comportez-vous comme de vrais hommes
libres ; non comme des hommes pour lesquels la liberté est un man-
teau qui couvre leur malice, mais comme des serviteurs de Dieu.
Soyez respectueux pour tout le monde, aimez les frères, craignez
Dieu, respectez le roi. Esclaves, soyez soumis avec crainte à vos
maîtres, non seulement à ceux qui sont bons et humains, mais en-
core à ceux qui sont méchants. C’est une grâce de souffrir injuste-
ment pour sa foi. Si, après avoir commis une faute, vous supportez
patiemment les soufflets, quel est votre mérite ? Mais si, après avoir
fait le bien, vous supportez patiemment les sévices, voilà ce qui
s’appelle une grâce aux yeux de Dieu. Christ a souffert pour vous,
vous laissant ainsi un exemple à suivre. Outragé, il n’outragea pas ;
maltraité, il ne menaça pas ; il remit sa cause à celui qui juge avec
justice1.

L’idéal de la Passion, ce touchant tableau de Jésus souffrant sans


rien dire, exerçait déjà, on le voit, une influence décisive sur la cons-

1
I Petri, II, 11 et suiv.

111
L’ANTÉCHRIST

conscience chrétienne. On peut douter que le récit en fût déjà écrit ;


ce récit se chargeait tous les jours de circonstances nouvelles1 ; mais
les traits essentiels, fixés dans la mémoire des fidèles, étaient pour
eux de perpétuelles exhortations à la patience. Une des principales
thèses chrétiennes était « que le Messie devait souffrir2 ». Jésus et le
vrai chrétien se présentaient de plus en plus à l’imagination sous la
forme d’un agneau silencieux entre les mains du boucher. On
l’embrassait en esprit, ce doux agneau tué jeune par les méchants ;
on renchérissait sur les traits d’affectueuse compassion,
d’amoureuse tendresse d’une Madeleine auprès du tombeau. Cette
innocente victime, avec le couteau enfoncé dans la plaie, arrachait
des larmes à tous ceux qui l’avaient connue. L’expression
d’« Agneau de Dieu » pour désigner Jésus était déjà formée3 ; on y
mêlait l’idée de l’agneau pascal4 ; un des symbolismes les plus essen-
tiels de l’art chrétien était en germe dans ces figures. Une telle ima-
gination, qui frappait tant François d’Assise et le faisait pleurer, ve-
nait de ce beau passage où le second Isaïe, décrivant l’idéal du pro-
phète d’Israël (l’homme de douleur), le montre comme une brebis
que l’on conduit à la mort et qui n’ouvre pas la bouche devant celui
qui la tond5.
Ce modèle de soumission, d’humilité, Pierre en fait la loi de tou-
tes les classes de la société chrétienne. Les anciens doivent gouver-
ner leur troupeau avec déférence, en évitant les airs de commande-
ment ; les jeunes doivent être soumis aux anciens6 ; la femme sur-
tout, sans faire la prêcheuse, doit être, par le charme discret de sa
piété, le grand missionnaire de la foi.
1
Le passage I Petri, II, 23, suppose que le trait de Jésus priant pour ses bour-
reaux (Luc, XXIII, 34) n’était pas connu de Pierre ou de l’auteur de l’épître quel
qu’il soit.
2
Luc, XXIV, 26 ; Act., xvii, 3 ; XXVI, 23.
3
I Petri, I, 19 ; II, 22-25 ; Act., VIII, 32 ; Jean, I, 29, 36 ; Apocalypse tout entière ;
Epistola Barnabæ, c. 5.
4
Jean, XIX, 36 ; Justin, Dial, cum Tryph., 40.
5
Is., LIII, 7.
6
I Petri, v, 1-5.

112
L’ANTÉCHRIST

Et vous, femmes, semblablement, soyez soumises à vos maris,


afin que ceux d’entre eux qui seraient rebelles à la prédication soient
gagnés, en dehors de la prédication, par la considération de votre
vie pure et timorée. Cherchez non la parure du dehors, qui consiste
dans des cheveux entrelacés avec art, des bijoux d’or, de riches vê-
tements, mais la beauté cachée du cœur, le charme impérissable
d’un esprit tranquille et doux, telle est la vraie richesse devant Dieu.
C’est ainsi qu’autrefois se paraient les saintes femmes, espérant en
Dieu et soumises à leur mari ; c’est ainsi que Sara, dont vous êtes
devenues les bonnes filles, obéissait à Abraham, l’appelant « son
seigneur ». — Et vous, hommes, de votre côté, traitez les femmes
comme un être plus éclairé doit traiter un être plus faible ; respec-
tez-les comme les cohéritières de la grâce de vie. Enfin, soyez tous
pleins de concorde, de sympathie, de fraternité, de miséricorde,
d’humilité, ne rendant pas le mal pour le mal, l’outrage pour
l’outrage, au contraire toujours bénissant... Qui pourra vous faire du
mal, si vous ne cherchez que le bien ? Et si vous souffrez quelque
chose pour la justice, félicitez- vous-en1 !
L’espérance du royaume de Dieu, avouée par les chrétiens, don-
nait lieu à des malentendus2. Les païens s’imaginaient qu’ils par-
laient d’une révolution politique sur le point de s’accomplir.

Ayez une apologie toujours prête pour ceux qui vous demandent
des explications sur vos espérances ; mais faites cette apologie avec
douceur et timidité, forts de votre bonne conscience, afin que ceux
qui calomnient la vie honnête que vous menez en Christ rougissent
de leurs injures ; car il vaut mieux souffrir en faisant le bien (si telle
est la volonté de Dieu) qu’en faisant le mal3... Assez longtemps vous
avez fait la volonté des païens, en vivant dans le libertinage, les
mauvais désirs, l’ivrognerie, les orgies, les festins, les cultes idolâtri-
1
I Petri, III, 1 et suiv.
2
Cf. Hégésippe, dans Eus., H. E., III, 20.
3
I Petri, III, 15 et suiv.

113
L’ANTÉCHRIST

ques les plus coupables. Ils s’étonnent maintenant de ce que vous


évitez de vous précipiter avec eux dans ce débordement de crimes,
et ils vous injurient. Ils rendront raison à celui qui est près de juger
les vivants et les morts... La fin de toute chose approche1... Mes très
chers, ne vous étonnez pas de l’incendie qui s’allume pour vous
éprouver comme si c’était là quelque chose d’étrange ; mais réjouis-
sez-vous d’avoir part aux souffrances du Christ, afin que vous
triomphiez au jour de la révélation de sa gloire. Si vous êtes injuriés
au nom de Christ, vous êtes heureux... Que personne de vous ne
soit puni comme meurtrier, comme voleur, comme malfaiteur,
comme critique indiscret de ceux du dehors ; mais, si quelqu’un
souffre comme « chrétien », qu’il ne rougisse pas ; au contraire, qu’il
glorifie Dieu en ce nom ; car le temps est venu où le jugement va
commencer par la maison de Dieu. S’il commence par nous, quelle
sera la fin de ceux qui n’obéissent pas à l’Évangile de Dieu ? Le juste
ne sera sauvé qu’à peine ; que deviendront l’impie, le pêcheur ? Que
ceux donc qui souffrent selon la volonté de Dieu recommandent au
Créateur fidèle leurs âmes en toute innocence2... Humiliez-vous
sous la main puissante de Dieu, pour qu’il vous exalte, quand le
temps sera venu... Soyez sobres, veillez ; votre adversaire, le diable,
comme un lion rugissant, rôde cherchant une proie. Résistez-lui,
fermes en la foi, sachant que les mêmes souffrances que vous
éprouvez, vos frères répandus dans le monde entier les éprouvent
aussi. Le Dieu de toute grâce, après un peu de souffrance, vous gué-
rira, vous confirmera, vous fortifiera. A lui soit la force dans tous
les siècles. Amen3.
Si cette épître, comme nous le croyons volontiers, est vraiment
de Pierre, elle fait beaucoup d’honneur à son bon sens, à sa droi-
ture, à sa simplicité. Il ne s’y arroge aucune autorité ; parlant aux

1
I Petri, IV, 3 et suiv.
2
I Petri, IV, 12 et suiv.
3
I Petri, V, 6 et suiv.

114
L’ANTÉCHRIST

anciens, il se présente comme un d’entre eux1. Il ne se relève que


parce qu’il a été témoin des souffrances du Christ et qu’il espère
participer à la gloire qui sera bientôt révélée2. La lettre fut portée en
Asie par un certain Silvanus, lequel peut n’avoir pas été distinct du
Silvanus ou Silas qui fut compagnon de Paul3. Pierre l’aurait alors
choisi comme étant déjà connu des fidèles d’Asie Mineure, par suite
du voyage qu’il avait fait chez eux avec Paul4. Pierre envoie les salu-
tations de Marc à ces Églises lointaines d’une façon qui suppose
également que Marc n’était pas pour elles un inconnu5. La lettre se
terminait par les souhaits d’usage. L’Église de Rome y est désignée
par ces mots : « l’élue qui est à Babylone ». La secte était surveillée

1
Sumpres } Úteroj.
2
I Petri, V, 1.
3
W j log…zoma i, I Petri, V, 12, incline à le croire.
4
Il est cependant difficile d’entendre le passage comme s’il y avait toà Øm‹n
pis toà .
5
I Petri, V, 13. Cf. Col., iv, 10.

115
L’ANTÉCHRIST

de près ; une lettre trop claire, interceptée, pouvait amener d’affreux


malheurs. Afin de dépister les soupçons de la police, Pierre choisit
pour désigner Rome le nom de l’antique capitale de l’impiété asiati-
que, nom dont la signification symbolique n’échappait à personne
et qui allait bientôt fournir la donnée fondamentale d’un poème
tout entier1.

1
I Petri, V, 13 ; Eusèbe, H. E., II, xv, 2. Comp. Apoc., XIV, 8 ; XVI, 19 ; XVII, 2,
10, 21 ; Carmina sib., V, 142, 158 ; Midrasch Schir hasschirim rabba, i, 6 ; Com-
modiem, Instr., acrost. XLI, 12 ; Apocalypse d’Esdras, I, 1, 28, 32. Il est invrai-
semblable qu’il s’agisse, dans la Ia Petri, de Babylone sur l’Euphrate. Le christia-
nisme, au Ier siècle, ne s’étendit nullement vers la Babylonie. Peu d’années avant
l’époque où nous sommes arrivés, les juifs avaient été chassés de Babylone, et
même ils avaient dû abandonner Séleucie et Ctésiphon pour Néhardéa et Ni-
sibe (Jos., Ant., XVIII, ix, 8, 9). Au IIIe siècle, il n’y a pas encore de minim à
Néhardéa. Talm. de Bab., Pesachim, 56 a. Rien de plus commun chez les Juifs
que ces noms symboliques : Esther, III, 1, 10 ; VIII, 3, 5 ; Apoc., XI, 8. C’est ainsi
qu’ils ont quelquefois désigné Rome par Ninive (Buxtorf, Lex. chald., col. 221),
l’empire romain par Edom, les chrétiens par Couthim.

116
CHAPITRE VI

L’INCENDIE DE ROME.

La manie furieuse de Néron était arrivée à son paroxysme. C’était


la plus horrible aventure que le monde eût jamais courue. L’absolue
nécessité des temps avait tout livré à un seul, à l’héritier du grand
nom légendaire de César ; un autre régime était impossible, et les
provinces, d’ordinaire, se trouvaient assez bien de celui-ci ; mais il
recélait un immense danger. Quand le césar perdait l’esprit, quand
toutes les artères de sa pauvre tête, troublée par un pouvoir inouï,
éclataient en même temps, alors c’étaient des folies sans nom. On
était livré à un monstre. Nul moyen de le chasser ; sa garde, compo-
sée de Germains, qui avait tout à perdre s’il tombait, s’acharnait au-
tour de lui ; la bête acculée se baugeait et se défendait avec rage.
Pour Néron, ce fut quelque chose à la fois d’épouvantable et de
grotesque, de grandiose et d’absurde. Comme le césar était fort let-
tré, sa folie fut principalement littéraire. Les rêves de tous les siè-
cles, tous les poèmes, toutes les légendes, Bacchus et Sardanapale,
Ninus et Priam, Troie et Babylone, Homère et la fade poétique du
temps, ballottaient comme un chaos dans un pauvre cerveau
d’artiste médiocre, mais très convaincu1, à qui le hasard avait confié
le pouvoir de réaliser toutes ses chimères. Qu’on se figure un
homme à peu près aussi sensé que les héros de M. Victor Hugo, un
personnage de mardi gras, un mélange de fou, de jocrisse et
d’acteur, revêtu de la toute-puissance et chargé de gouverner le
monde. Il n’avait pas la noire méchanceté de Domitien2, l’amour du
mal pour le mal ; ce n’était pas non plus un extravagant comme Ca-
ligula ; c’était un romantique consciencieux, un empereur d’opéra,

1
Suétone, Néron, 20, 49.
2
Suétone, Néron, 39. Cf. Jos., Ant., XX, VIII, 3.
L’ANTÉCHRIST

un mélomane tremblant devant le parterre et le faisant trembler1, ce


que serait de nos jours un bourgeois dont le bon sens aurait été
perverti par la lecture des poètes modernes et qui se croirait obligé
d’imiter dans sa conduite Han d’Islande et les Burgraves. Le gou-
vernement étant la chose pratique par excellence, le romantisme y
est tout à fait déplacé. Le romantisme est chez lui dans le domaine
de l’art ; mais l’action est l’inverse de l’art. En ce qui touche à
l’éducation d’un prince surtout, le romantisme est funeste. Sénèque,
sous ce rapport, fit bien plus de mal à son élève, par son mauvais
goût littéraire, que de bien par sa belle philosophie. C’était un grand
esprit, un talent hors de ligne, et un homme au fond respectable,
mais tout gâté par la déclamation et la vanité littéraire, incapable de
sentir et de raisonner sans phrases. A force d’exercer son élève à
exprimer des choses qu’il ne pensait pas, à composer d’avance des
mots sublimes, il en fit un comédien jaloux, un rhéteur méchant,
disant des paroles d’humanité quand il était sûr qu’on l’écoutait2. Le
vieux pédagogue voyait avec profondeur le mal de son temps, celui
de son élève et le sien propre, quand il s’écriait dans ses moments
de sincérité : Literarum intemperantaria laboramus3.
Ces ridicules parurent d’abord chez Néron assez inoffensifs ; le
singe s’observa quelque temps et garda la pose qu’on lui avait ap-
prise. La cruauté ne se déclara chez lui qu’après la mort
d’Agrippine ; elle l’envahit bien vite tout entier. Chaque année
maintenant est marquée par ses crimes : Burrhus n’est plus, et tout
le monde croit que Néron l’a tué ; Octavie a quitté la terre abreuvée
de honte ; Sénèque est dans la retraite, attendant son arrêt à chaque
heure, ne rêvant que tortures, endurcissant sa pensée à la méditation
des supplices, s’évertuant à prouver que la mort est une délivrance4.
Tigellin maître de tout, la saturnale est complète. Néron proclame
chaque jour que l’art seul doit être tenu pour chose sérieuse, que

1
Suétone, Néron, 23, 24.
2
Suétone, Néron, 10.
3
Sénèque, Lettres à Lucilius, cvi, 12.
4
Comparez Consol. ad Marciam, 20.

118
L’ANTÉCHRIST

toute vertu est un mensonge, que le galant homme est, celui qui est
franc et avoue sa complète impudeur, que le grand homme est celui
qui sait abuser de tout, tout perdre, tout dépenser1. Un homme ver-
tueux est pour lui un hypocrite, un séditieux, un personnage dange-
reux et surtout un rival ; quand il découvre quelque horrible bas-
sesse qui donne raison à ses théories, il éprouve un accès de joie.
Les dangers politiques de l’enflure et de ce faux esprit d’émulation,
qui fut dès l’origine le ver rongeur de la culture latine, se dévoi-
laient. Le cabotin avait réussi à se donner droit de vie et de mort sur
son auditoire ; le dilettante menaçait les gens de la torture s’ils
n’admiraient ses vers. Un monomane grisé par la gloriole littéraire,
qui tourne les belles maximes qu’on lui a fait apprendre en plaisan-
teries de cannibale, un gamin féroce visant aux applaudissements
des turlupins de carrefour, voilà le maître que l’empire subissait. On
n’avait pas encore vu de pareille extravagance. Les despotes de
l’Orient, terribles et graves, n’eurent point de ces fous rires, de ces
débauches d’esthétique perverse. La folie de Caligula avait été
courte ; ce fut un accès, et puis Caligula était surtout un bouffon ; il
avait vraiment de l’esprit ; au contraire, la folie de celui-ci,
d’ordinaire niaise, était parfois épouvantablement tragique. Ce qu’il
y avait de plus horrible était de le voir, par manière de déclamation,
jouer avec ses remords, en faire des matières de vers. De cet air mé-
lodramatique qui n’appartenait qu’à lui, il se disait tourmenté par les
Furies, citait des vers grecs sur les parricides. Un dieu railleur pa-
raissait l’avoir créé pour se donner l’horrible charivari d’une nature
humaine où tous les ressorts grinceraient, le spectacle obscène d’un
monde épileptique, comme doit être une sarabande des singes du
Congo ou une orgie sanglante d’un roi du Dahomey.
A son exemple, tout le monde semblait pris de vertige. Il s’était
formé une compagnie d’odieux espiègles, qu’on appelait les « cheva-
liers d’Auguste », ayant pour occupation d’applaudir les folies du
césar, d’inventer pour lui des farces de rôdeurs de nuit2. Nous ver-

1
Suétone, Néron, 20, 29, 30 ; Dion Cassius, LXI, 4, 5.
2
Pline, H. N., XIII, XXII, (43).

119
L’ANTÉCHRIST

rons bientôt un empereur sortir de cette école1. Un déluge


d’imaginations de mauvais goût, de platitudes, de mots prétendus
comiques, un argot nauséabond, analogue à l’esprit de nos plus pe-
tits journaux, s’abattirent sur Rome et y firent la mode2. Caligula
avait déjà créé ce genre funeste d’histrion impérial. Néron le prit
hautement pour modèle3. Ce ne fut pas assez pour lui de conduire
des chars dans le cirque, de s’égosiller, en public, de faire des tour-
nées de chanteur en province4 ; on le vit pêcher avec des filets d’or,
qu’il tirait avec des cordes de pourpre5, dresser lui-même ses cla-
queurs, mener de faux triomphes, se décerner toutes les couronnes
de la Grèce antique, organiser des fêtes inouïes, jouer au théâtre des
rôles sans nom6.
La cause de ces aberrations était le mauvais goût du siècle, et
l’importance déplacée qu’on accordait à un art déclamatoire, visant
à l’énorme, ne rêvant que monstruosités7. En tout, ce qui dominait,
c’était le manque de sincérité, un genre fade comme celui des tragé-
dies de Sénèque, l’habileté à peindre des sentiments non sentis, l’art
de parler en homme vertueux sans l’être. Le gigantesque passait
pour grand ; l’esthétique était tout à fait dévoyée : c’était le temps
des statues colossales, de cet art matérialiste, théâtral et faussement
pathétique, dont le chef d’œuvre est le Laocoon8, admirable statue
assurément, mais dont la pose est trop celle d’un premier ténor
chantant son canticum, et où toute l’émotion est tirée de la douleur
du corps. On ne se contentait plus de la douleur toute morale des
1
Suétone, Othon, 2.
2
Tacite, Annales, XIV, 14, 15, 16. Voir les mots de Néron dans Suétone, pour
comprendre le genre de plaisanteries qu’il affectionnait. Cf. Tacite, Annales,
XIV, 57 ; Dion Cassius, LXII, 14 ; LXIII, 8.
3
Suétone, Néron, 30.
4
Tacite, Ann., XV, 33 et suiv., Suétone, Néron, 20, 22, 24, 25.
5
Eusèbe, Chron., an 6 de Néron.
6
Suétone, Néron, 11, 20, 21, 23, 24, 25, 27, 30 ; Tacite, Ann., XV, 37, etc. ;
Dion Cassius, LXI, 17-21 ; LXII, 15.
7
Juvénal, Sat., I, init. ; Martial, Spectac.
8
Nous ne prétendons pas trancher la question de la date de cet ouvrage.

120
L’ANTÉCHRIST

Niobides, rayonnante de beauté ; on voulait l’image de la torture


physique ; on s’y complaisait, comme le XVIIe siècle dans un marbre
de Puget. Les sens étaient usés ; des ressources grossières, que les
Grecs s’étaient à peine permises dans leurs représentations les plus
populaires, devenaient l’élément essentiel de l’art. Le peuple était, à
la lettre, affolé de spectacles, non de spectacles sérieux, de tragédies
épurantes, mais de scènes à effet, de fantasmagories. Un goût igno-
ble de « tableaux vivants » s’était répandu. On ne se contentait plus
de jouir en imagination des récits exquis des poètes ; on voulait voir
les mythes représentés en chair, dans ce qu’ils avaient de plus féroce
ou de plus obscène ; on s’extasiait devant les groupes, les attitudes
des acteurs ; on y cherchait des effets de statuaire. Les applaudisse-
ments de cinquante mille personnes, réunies dans une cuve im-
mense s’échauffant réciproquement, étaient chose si enivrante, que
le souverain lui-même en venait à porter envie au cocher, au chan-
teur, à l’acteur ; la gloire du théâtre passait pour la première de tou-
tes. Pas un seul des empereurs dont la tête eut quelque partie faible
ne sut résister à la tentation de cueillir les couronnes de ces tristes
jeux. Caligula y avait laissé le peu de raison qu’il eut en partage ; il
passait la journée au théâtre à s’amuser avec les oisifs1 ; plus tard,
Commode, Caracalla disputeront à Néron sur ce point la palme de
la folie. On fut obligé de faire des lois pour défendre aux sénateurs
et aux chevaliers de descendre dans l’arène, de lutter comme gladia-
teurs, ou de se battre contre les bêtes. Le cirque était devenu le cen-
tre de la vie ; le reste du monde ne semblait fait que pour les plaisirs
de Rome. C’étaient sans cesse de nouvelles inventions plus étranges
les unes que les autres, conçues et ordonnées par le chorège souve-
rain. Le peuple allait de fête en fête, ne parlant que de la dernière
journée2, attendant celle qu’on lui promettait, et finissait par être
très attaché au prince qui faisait ainsi de sa vie une bacchanale sans
fin. La popularité que Néron obtint par ces honteux moyens ne

1
Suétone, Caius, 18.
2
Voir les épigrammes de Martial, surtout le Liber de spectaculis, qui représente à
beaucoup d’égards les petits journaux du temps.

121
L’ANTÉCHRIST

saurait être mise en doute ; elle suffit pour qu’après sa mort Othon
ait pu arriver à l’empire en relevant son souvenir, en l’imitant, en
rappelant que lui-même avait été l’un des mignons de sa coterie.
On ne peut pas dire précisément que le malheureux manquât de
cœur, ni de tout sentiment du bien et du beau. Loin d’être incapable
d’amitié, il se montrait souvent bon camarade, et c’était là justement
ce qui le rendait cruel ; il voulait être aimé et admiré pour lui-même,
et s’irritait contre ceux qui n’avaient pas envers lui ces sentiments.
Sa nature était jalouse, susceptible, et les petites trahisons le met-
taient hors de lui. Presque toutes ses vengeances s’exercèrent sur
des personnes qu’il avait admises dans son cercle intime (Lucain,
Vestinus), mais qui abusèrent de la familiarité qu’il encourageait
pour le percer de leurs railleries1 ; car il sentait ses ridicules et crai-
gnait qu’on ne les vît. La principale cause de sa haine contre Thra-
séas fut qu’il désespéra d’obtenir son affection2. La citation grotes-
que du mauvais hémistiche
Sub terris tonuisse putes
perdit Lucain3. Sans se priver jamais des services d’une Galvia Cris-
pinille4, il aima vraiment quelques femmes ; et ces femmes, Poppée,
Acté, l’aimèrent. Après la mort de Poppée, arrivée par sa brutalité, il
eut une sorte de repentir des sens presque touchant ; il fut long-
temps sous l’obsession d’un sentiment tendre, chercha tout ce qui
lui ressemblait, poursuivit des substitutions insensées5. Poppée, de
son côté, eut pour lui des sentiments qu’une femme si distinguée
n’aurait pas avoués pour un homme vulgaire. Courtisane du plus
grand monde, habile à relever par des recherches de modestie calcu-

1
Tacite, Ann, XV, 68.
2
Plutarque, Præ. ger. geip., XIV, 10. Comp. Tacite, Ann., XVI, 22 ; Dion Cassius,
LXII, 26.
3
Suétone, fragm. de la Vie de Lucain.
4
Magistra libidinum Neronis. Tac., Hist., I, 78 ; cf. Dion Cassius, LXIII, 12.
5
Dion Cassius, LXII, 28 ; LXIII, 12, 13 ; Pline, XXXVII, III (12).

122
L’ANTÉCHRIST

lée les attraits d’une rare beauté et d’une suprême élégance1, Poppée
conservait dans le cœur, malgré ses crimes, une religion instinctive
qui l’inclinait vers le judaïsme2. Néron semble avoir été très sensible
chez les femmes au charme qui résulte d’une certaine piété associée
à la coquetterie. Ces alternatives d’abandon et de fierté, cette femme
qui ne sortait que le visage en partie voilé3, ce parler aimable, et sur-
tout ce culte touchant de sa propre beauté qui fit que, son miroir lui
ayant un jour montré quelques taches, elle eut un accès de désespoir
tout féminin, et souhaita de mourir4, tout cela saisit vivement
l’imagination ardente d’un jeune débauché, sur qui les semblants de
la pudeur exerçaient une illusion toute-puissante. Nous verrons
bientôt Néron, dans son rôle d’Antéchrist, créer en un sens
l’esthétique nouvelle et repaître le premier ses yeux du spectacle de
la pudicité chrétienne dévoilée. La dévote et voluptueuse Poppée le
tenait dans un ordre de sentiments analogues. Le reproche conjugal
qui amena sa mort5 suppose que, dans ses relations les plus intimes
avec Néron, elle n’abandonna jamais la hauteur qu’elle affectait au
début de leurs relations6. — Quant à Acté, si elle ne fut pas chré-
tienne, ainsi qu’on l’a supposé, il ne s’en fallut pas de beaucoup.
C’était une esclave originaire d’Asie, c’est-à-dire d’un pays avec le-
quel les chrétiens de Rome avaient des relations journalières. On a
souvent remarqué que les belles affranchies qui eurent le plus
d’adorateurs étaient fort adonnées aux religions orientales7. Acté

1
Tacite, Ann., XIII, 45. Voir le buste du Capitole (no 17) et celui du Vatican
(no 408).
2
Qeos e} ¾j g¦r Ân. Jos., Ant., XX, VIII, 11 ; cf. Vita, 3. Ce que dit Tacite
(Ann., XVI, 6 ; cf. Hist., V, 5) de ses funérailles confirme tout à fait cette hypo-
thèse. Cf. Pline, XII, XVIII (41). Observez aussi son goût pour les devins. Tac.,
Hist., I, 22.
3
« Ne satiaret adspectum, vel quia sic decebat. »
4
Dion Cassius, LXII, 28.
5
Suétone, Néron, 35.
6
Tacite, Ann., XIII, 46.
7
Ovide, Properce, les peinture de Pompéi, nous montrent la vogue qu’avait
dans ce monde le culte d’Isis.

123
L’ANTÉCHRIST

garda toujours des goût simples, et ne se détacha jamais complète-


ment de son petit monde d’esclaves. Elle appartint d’abord à la fa-
mille Annæa, autour de laquelle nous avons vu les chrétiens s’agiter
et se grouper ; ce fut poussée par Sénèque qu’elle joua, dans la plus
monstrueuse et la plus tragique des circonstances, un rôle qui, vu sa
condition servile, ne peut être qualifié que d’honnête1. Cette pauvre
fille2, humble, douce, et que plusieurs monuments nous montrent
entourée d’une famille de gens portant des noms presque chrétiens
(Claudia, Felicula, Stephanus, Crescens, Phœbe, Onesimus, Thallus, Artemas,
Helpis)3, fut le premier amour de Néron adolescent. Elle lui fut fi-
dèle jusqu’à la mort ; nous la retrouverons, à la villa de Phaon, ren-
dant pieusement les derniers devoirs au cadavre dont tout le monde
s’écartait avec horreur.
Et disons-le, en effet, quelque singulier que cela puisse paraître,
on conçoit que, malgré tout, les femmes l’aient aimé. Ce fut un
monstre, une créature absurde, mal faite, un produit incongru de la
nature ; mais ce ne fut pas un monstre vulgaire. On eût dit que le
sort, par un caprice étrange, avait voulu réaliser en lui l’hircocerf des
logiciens, un être hybride, bizarre, incohérent, le plus souvent haïs-
sable, mais que cependant par moments on ne pouvait s’empêcher
de plaindre. Le sentiment des femmes reposant plus sur la sympa-
thie et le goût personnel que sur les rigoureuses appréciations de
l’éthique, il leur suffit d’un peu de beauté ou de bonté morale,
même souverainement faussées, pour que leur indignation s’éteigne
dans la pitié. Elles sont surtout indulgentes pour l’artiste égaré par
l’ivresse de son art, pour un Byron, victime de sa chimère, et pous-
sant la naïveté jusqu’à traduire en actes son inoffensive poétique. Le
jour où Acté déposa le cadavre sanglant de Néron dans la sépulture
des Domitius, elle pleura sans doute sur la profanation des dons
naturels connus d’elle seule ; le même jour, plus d’une chrétienne,
on peut le croire, pria pour lui.

1
Tacite, Ann., XIII, 13 ; XIV, 2.
2
Tacite, Ann., XIII, 12, 13, 46 ; Suétone, Néron, 28 ; Dion Cassius, LXI, 7.
3
Fabretti, Inscr., p. 124-126 ; Orelli, nos 735, 2885 ; Henzen, nos 5412, 5413.

124
L’ANTÉCHRIST

Quoique d’un talent médiocre, il avait des parties de l’âme d’un


artiste : il peignait bien, sculptait bien ; ses vers étaient bons, no-
nobstant une certaine emphase d’écolier1, et, malgré tout ce que
l’on put dire, il les faisait lui-même ; Suétone vit ses brouillons au-
tographes couverts de ratures2. Il comprit le premier l’admirable
paysage de Subiaco et s’y fit une délicieuse résidence d’été. Son es-
prit, dans l’observation des choses naturelles, était juste et curieux ;
il avait le goût des expériences, des nouvelles inventions, des choses
ingénieuses3 ; il voulait savoir les causes, et démêla très bien le char-
latanisme des sciences prétendues magiques, ainsi que le néant de
toutes les religions de son temps4. Le biographe que nous citions
tout à l’heure nous a conservé le récit de la manière dont s’éveilla en
lui la vocation de chanteur5. Il dut son initiation au cithariste le plus
renommé du siècle, à Terpnos. On le vit passer des nuits entières
assis à côté du musicien, étudiant son jeu, perdu dans ce qu’il en-
tendait, suspendu, haletant, enivré, respirant avidement l’air d’un
autre monde qui s’ouvrait devant lui au contact d’un grand artiste.
Ce fut là aussi l’origine de son dégoût pour les Romains, en général
faibles connaisseurs, et de sa préférence pour les Grecs, selon lui
seuls capables de l’apprécier, et pour les Orientaux, qui
l’applaudissaient à tout rompre. Dès lors, il n’admit plus d’autre
gloire que celle de l’art ; une nouvelle vie se révélait à lui ;
l’empereur s’oublia ; nier son talent fut le crime d’État par excel-
lence ; les ennemis de Rome furent ceux qui ne l’admiraient pas.
Son affectation d’être en tout le chef de la mode était sûrement
ridicule. Cependant, il faut dire qu’il y avait en cela plus de politique
qu’on ne pense. Le premier devoir du césar (vu la bassesse des
temps) était d’occuper le peuple. Le souverain était avant tout un

1
Suétone, fragm. de la Vie de Lucain.
2
Suétone, Néron, 52.
3
Sénèque, Quæst. nat., VI, 8 ; Pline, H. N., XI, XLIX (109) ; XIX, III, (15) ;
XXXVII, III (11).
4
Suétone, Néron, 56 ; Pline, XXX, II (5) ; Pausanias, II, XXXVII, 5.
5
Suétone, Néron, 20.

125
L’ANTÉCHRIST

grand organisateur de fêtes ; l’amuseur en chef devait être amené à


payer de sa personne1. Beaucoup des énormités qu’on reprochait à
Néron, n’avaient toute leur gravité qu’au point de vue des mœurs
romaines et de la sévère tenue à laquelle on avait été habitué jusque-
là. Ce monde viril était révolté de voir l’empereur donner audience
au sénat en robe de chambre brodée, passer des revues dans un né-
gligé insupportable, sans ceinture, avec une sorte de foulard autour
du cou, pour la conservation de sa voix2. Les vrais Romains
s’indignaient avec raison de l’introduction des habitudes de l’Orient.
Mais il était inévitable que la civilisation la plus vieille et la plus usée
domptât par sa corruption la plus jeune. Déjà Cléopâtre3 et Antoine
avaient rêvé un empire oriental. On suggérait à Néron lui-même
une royauté du même genre4 ; réduit aux abois, il songera à deman-
der la préfecture de l’Égypte. D’Auguste à Constantin, chaque an-
née représente un progrès dans les conquêtes de la partie de
l’empire qui parlait grec sur la partie qui parlait latin.
Il faut se rappeler, d’ailleurs, que la folie était dans l’air. Si l’on
excepte l’excellent noyau de société aristocratique qui arrivera au
pouvoir avec Nerva et Trajan, un manque général de sérieux faisait
que les hommes les plus considérables jouaient en quelque sorte
avec la vie. Le personnage qui représentait et résumait le temps,
« l’honnête homme » de ce règne de l’immoralité transcendante,
c’était Pétrone5. Il donnait le jour au sommeil, la nuit aux affaires et
aux amusements. Il n’était point de ces dissipateurs qui se ruinent
en débauches grossières ; c’était un voluptueux profondément versé
dans la science du plaisir. L’aisance naturelle et l’abandon de ses
discours et de ses actions lui donnaient un air de simplicité qui char-
mait. Pendant qu’il fut proconsul en Bithynie et plus tard consul, il
se montra capable des plus grandes affaires. Revenu au vice ou à la

1
Voir les causes de mécontentement contre Galba : Suétone, Galba, 12, 13.
2
Dion Cassius, LXXIII, 13, 20, 25 ; Suétone, Néron, 51.
3
Horace, Odes, I, XXXVII.
4
Suétone, Néron, 40 ; Tacite, Ann., XV, 36.
5
Tacite, Ann., XVI, 18-20.

126
L’ANTÉCHRIST

vice ou à la fanfaronnade du vice, il fut admis dans la cour intime


de Néron, et devint l’arbitre du bon goût en toute chose1 ; rien
n’était galant, délicieux que Pétrone ne l’eût approuvé. L’affreux
Tigellin, qui régnait par sa bassesse et sa méchanceté, craignit un
rival qui le surpassait dans la science des voluptés ; il réussit à le
perdre. Pétrone se respectait trop pour lutter contre ce misérable. Il
ne voulut point cependant quitter brusquement la vie. Après s’être
ouvert les veines, il les fit refermer, puis se les ouvrit de nouveau,
s’entretenant de bagatelles avec ses amis, les écoutant causer, non
de l’immortalité de l’âme et des opinions des philosophes, mais de
chansons et de poésies légères. Il choisit ce moment pour
récompenser quelques-uns de ses esclaves, et en faire châtier
d’autres. Il se mit à table et dormit. Ce Mérimée sceptique, au ton
froid et exquis, nous a laissé un roman2 d’une verve, d’une finesse
accomplies, en même temps que d’une corruption raffinée, qui est
le parfait miroir du temps de Néron. Après tout, n’est pas roi de la
mode qui veut. L’élégance de la vie a sa maîtrise, au-dessous de la
science et de la morale. La fête de l’univers manquerait de quelque
chose, si le monde n’était peuplé que de fanatiques iconoclastes et
de lourdauds vertueux. On ne saurait nier que le goût de l’art ne fût
chez les hommes de ce temps vif et sincère. On ne faisait plus guère
de belles choses ; mais on recherchait avidement les belles choses
des siècles passés. Ce même Pétrone, une heure avant de mourir,
faisait casser, son vase myrrhin, pour que Néron ne l’eût pas3. Les
objets d’art atteignaient des prix fabuleux. Néron en raffolait4. Épris
de l’idée du grand, mais y joignant aussi peu de bon sens qu’il est
possible, il rêvait des palais chimériques, des villes comme Baby-
lone, Thèbes et Memphis. La demeure impériale sur le Palatin
(l’ancienne maison de Tibère) avait été assez modeste et d’un
caractère essentiellement privé jusqu’au règne de Caligula1. Ce der-
1
Elegantiæ arbiter.
2
L’opinion qui attribue le Satyricon à l’arbiter elegantiæ de Néron me paraît au
moins très probable.
3
Pline, XXXVII, II (7).
4
Suétone, Néron, 47.

127
L’ANTÉCHRIST

tiellement privé jusqu’au règne de Caligula1. Ce dernier, qu’il faut


considérer en tout comme le créateur de l’école de gouvernement
où l’on croit trop volontiers que Néron n’eut pas de maître, agran-
dit considérablement la maison de Tibère2. Néron affectait de s’y
trouver à l’étroit, et n’avait pas assez de railleries pour ses prédéces-
seurs, qui s’étaient contentés de si peu. Il se fit ébaucher en maté-
riaux provisoires une résidence qui égalait les palais de la Chine et
de l’Assyrie. Cette maison, qu’il appelait « transitoire » et qu’il médi-
tait de rendre bientôt définitive, était tout un monde. Avec ses por-
tiques de trois milles de long, ses parcs où paissaient des troupeaux,
ses solitudes intérieures, ses lacs entourés de perspectives de villes
fantastiques, ses vignes, ses forêts, elle couvrait un espace plus
grand que le Louvre, les Tuileries et les Champs-Élysées réunis3 ;
elle s’étendait depuis le Palatin jusqu’aux jardins de Mécène, situés
sur les Hauteurs des Esquilies4. C’était une vraie féerie ; les ingé-
nieurs Sévère et Celer s’y étaient surpassés. Néron voulait la faire
exécuter de telle sorte qu’on pût l’appeler « la Maison d’or ». On le
charmait en l’entretenant de folles entreprises qui pussent éterniser
sa mémoire5. Rome surtout le préoccupait. Il voulait la rebâtir de
fond en comble et qu’elle s’appelât Néropolis.
Rome, depuis un siècle, devenait la merveille du monde ; elle éga-
lait pour la grandeur les anciennes capitales de l’Asie. Ses édifices
étaient beaux, forts et solides ; mais les rues paraissaient mesquines
aux gens à la mode, car le goût se portait chaque jour de plus en
plus vers les constructions banales et décoratives ; on aspirait à ces
effets d’ensemble qui font la joie des badauds, on en venait à re-
chercher mille frivolités inconnues aux anciens Grecs. Néron était à
1
Voir les plans photographiés des fouilles de M. Rosa. Etudier surtout la mai-
son de Livie.
2
Suétone, Caius, 22.
3
Suétone, Néron, 31 ; Tacite, Ann., XV, 39, 42 ; Pline, XXXIII, III, (16) ;
XXXVI, XV (24).
4
Vers l’église Saint-Eusèbe.
5
Suétone, Néron, 16, 31 ; Tacite, Ann., XV, 42, 46 ; Pline, H.N., IV, IV (5) ;
XIV, VI (8).

128
L’ANTÉCHRIST

la tête du mouvement ; la Rome qu’il imaginait eût été quelque


chose comme le Paris de nos jours, une de ces villes artificielles,
bâties par ordre supérieur, dans le plan desquelles on a visé surtout
à obtenir l’admiration des provinciaux et des étrangers. Le jeune
insensé s’enivrait de ces plans malsains. Il désirait aussi voir quelque
chose d’étrange, quelque spectacle grandiose, digne d’un artiste ; il
voulait un événement qui marquât une date pour son règne. « Jus-
qu’à moi, disait-il, on ne savait pas l’étendue de ce qui est permis à
un prince1. » Toutes ces suggestions intérieures d’une fantaisie dé-
sordonnée semblèrent prendre un corps dans un événement bi-
zarre, qui a eu pour le sujet qui nous occupe les conséquences les
plus importantes.
La manie incendiaire étant contagieuse et souvent compliquée
d’hallucination, il est très dangereux de la réveiller dans les têtes fai-
bles où elle dort. Un des traits du caractère de Néron était de ne
pouvoir résister à l’idée fixe d’un crime. L’incendie de Troie, qu’il
jouait depuis son enfance2, l’obsédait d’une manière terrible3. Une
des pièces qu’il fit représenter dans une de ses fêtes était l’Incendium
d’Afranius, où l’on voyait sur la scène un embrasement4. Dans un
de ses accès de fureur égoïste contre le sort, il s’écria : « Heureux
Priam, qui a pu voir de ses yeux son empire et sa patrie périr à la
fois5 ! » Dans une autre circonstance, entendant citer un vers grec
du Bellérophon d’Euripide qui signifiait :
Moi mort, puissent la terre et le feu se confondre !

1
Suétone, Néron, 37.
2
Ces jeux étaient fort à la mode. Dion Cass., XLVIII, 20 ; LIV, 26 ; Suét.,
Jul., 39 ; Aug., 43 ; Tib., 6 ; Caius, 18 ; Claude, 21 ; Néron, 7 ; Servius, ad Virg.
Æn., V, 602. Cf. Perse, I, 4, 51.
3
Suétone, Néron, 7, 11, 22, 47 ; Tacite, Ann., XV, 39 ; Dion Cassius, LXII, 16,
18, 29.
4
Suétone, Néron, 11.
5
Dion Cassius, LXII, 16. Cf. LVIII, 23.

129
L’ANTÉCHRIST

— « Oh non ! dit-il, mais bien moi vivant1 ! » La tradition selon la-


quelle Néron brûla Rome uniquement pour avoir la répétition de
l’incendie de Troie2 est sûrement exagérée, puisque, comme nous le
montrerons, Néron était absent de la ville quand le feu se déclara ;
cependant, cette version n’est pas dénuée de toute vérité ; le démon
des drames pervers, qui s’était emparé de lui, fut, comme chez les
scélérats d’une autre époque, un des acteurs essentiels de l’horrible
attentat.
Le 19 juillet de l’an 64, le feu prit à Rome avec une violence ex-
trême3. Il commence près de la porte Capène, dans la partie du
Grand Cirque contiguë au mont Palatin et au mont Cœlius. Ce
quartier renfermait beaucoup de boutiques, pleines de matières in-
flammables, où l’incendie se répandit avec une prodigieuse rapidité.
De là, il fit le tour du Palatin , ravagea le Vélabre4, le Forum, les Ca-
rines5, monta sur les collines, endommagea fortement le Palatin6,
redescendit dans les vallées, dévorant pendant six jours et sept nuits
des quartiers compacts et percés de rues tortueuses. Un énorme
abatis de maisons que l’on fit au pied des Esquilies7 l’arrêta quelque

1
Suétone, Néron, 38. Cf. Dion Cassius, LVIII, 23.
2
Eusèbe, Chron., à l’année 65 ; Orose, VII, 7. Le mot rapporté par Dion Cas-
sius (LXII, 16) fut dit sans doute dans le feu roulant des paradoxes littéraires,
et ne doit pas être pris trop au sérieux. Des conversations de gens de talent,
racontées par des domestiques ou des philistins qui écoutent aux portes, peu-
vent sortir de là bien transformées.
3
Tacite, Ann., XV, 38-44, 52 ; Suétone, Néron, 31, 39, 39 ; Vesp., 8 ; Dion Cas-
sius, LXII, 16-18 ; Pline, Hist. natur., XVII, I (1) ; Eusèbe, Chron., ad ann. 65 ;
Orelli, Inscr., no 736 qui paraît bien authentique. Sulpice Sévère (II, 29) copie
Tacite presque textuellement. Orose (VII, 7) copie principalement Suétone.
4
Le temple d’Hercule mentionné par Tacite, Ann., XV, 41, était sur
l’emplacement de l’église actuelle de Sainte-Anastasie. La Regia et le temple de
Vesta étaient également au pied du Palatin.
5
C’était le quartier des consulares dont parle Suétone, Néron, 38.
6
Tacite, Ann., XV, 39, 41 ; Dion Cassius, LXII, 18. Le temple de Jupiter Stator
était sur le Palatin. Le feu gagna sans doute la colline par l’espèce d’isthme qui,
à la hauteur de l’arc de Titus, joint le plateau du Palatin à la Summa sacra via.
7
Vers le bas de la rue Saint-Jean-de-Latran.

130
L’ANTÉCHRIST

temps ; puis il se ralluma et dura trois jours encore. Le nombre des


morts fut considérable. De quatorze régions dont la ville était com-
posée, trois furent, entièrement détruites, sept autres furent réduites
à des murs noircis. Rome était une ville prodigieusement serrée,
d’une population très dense1. Le désastre fut effroyable et tel qu’on
n’en avait jamais vu de pareil.
Néron était à Antium quand l’incendie éclata. Il ne rentra dans la
ville que vers le moment où le feu approchait de sa maison « transi-
toire ». Il fut impossible de rien arracher aux flammes. Les maisons
impériales du Palatin, la maison « transitoire » elle-même, avec ses
dépendances, tout le quartier environnant, furent abîmés2. Néron
évidemment ne tenait pas beaucoup à ce qu’on sauvât sa résidence.
La sublime horreur du spectacle le transportait. On voulut plus tard
que, monté sur une tour, il eût contemplé l’incendie, et que là, en
habit de théâtre, une lyre à la main, il eût chanté, sur le rythme tou-
chant de l’élégie antique, la ruine d’Ilion3.
1
Voir Saint-Paul, p. 107, note 3. On peut se figurer l’ancienne Rome par le Cor-
po di Napoli. Les pauvres gens passaient leur vie en plein air, et ne rentraient
chez eux que pour coucher par chambrées de huit et dix personnes.
2
Pour l’étendue de l’incendie, voir la discussion topographique de Noël des
Verges, art. Néron, dans la Nouvelle biogr. générale, t. XXXVII, col. 729-730.
3
Le récit de Tacite (Ann., XV, 39) exclut cette circonstance. Tacite parle, il est
vrai, d’un bruit selon lequel Néron, pendant l’incendie, aurait chanté la ruine de
Troie « sur son théâtre domestique ». Ce fait, s’il était exact, n’aurait pu se pas-
ser qu’à Antium ; ce qui serait bien gauche. Il est évident que Tacite rapporte
ce bruit sans l’adopter. Les récits de Suétone et de Dion ne concordent pas
dans les détails : l’un place la scène aux Esquilies, l’autre au Palatin. —
L’anecdote vint sans doute du poème intitulé Troica, que Néron composa et lut
en public l’année suivante, et qui offrait un double sens, comme le poème de
Lucain intitulé Catacausmos Iliacus, composé ver le même temps. Dion Cassius,
LXII, 29 ; Servius ad Virg., Georg., III, 36 ; Æn., 370 ; Perse, I, 123 ; Stace,
Silv., 11, VII, 58-61 ; Juvénal, VIII, 221 ; Pétrone, p. 105 (édit. Bücheler).
L’inconvenance de pareilles allusions frappa tout le monde, et fit dire que Né-
ron « jouait de la lyre sur les ruines de la patrie ». (L’expression patriæ ruinis est
dans Tacite ; Ann., XV, 42.) Cette phrase sera devenue une anecdote, et,
comme la légende naît d’ordinaire d’un mot juste, d’un sentiment vrai, trans-
formé en réalité au moyen de violences faites au temps et à l’espace, on aura

131
L’ANTÉCHRIST

C’était là une légende, fruit du temps et des exagérations succes-


sives ; mais un point sur lequel l’opinion universelle se prononça
tout d’abord, ce fut que l’incendie avait été ordonné par Néron, ou
du moins ravivé par lui quand il allait s’éteindre1. On crut reconnaî-
tre des personnes de sa maison l’allumant de divers côtés. En cer-
tains endroits, le feu fut mis, dit-on, par des hommes feignant
l’ivresse. La conflagration avait eu l’air de naître simultanément sur
plusieurs points à la fois. On raconta que, pendant l’incendie, on
avait vu les soldats et les veilleurs chargés de l’éteindre l’attiser et
empêcher les efforts qu’on faisait pour le circonscrire, tout cela avec
un air de menace et à la façon de gens qui exécutent des ordres of-
ficiels2. De grosses constructions de pierre, voisines de la demeure
impériale, et dont Néron convoitait l’emplacement, furent renver-
sées comme dans un siège. Lorsque le feu reprit, il commença par
des bâtiments qui appartenaient à Tigellin. Ce qui confirma les
soupçons, c’est qu’après l’incendie, Néron, sous prétexte de net-

rapporté le chant des Troica aux jours de la catastrophe. L’anecdote offrait une
difficulté capitale à ceux qui, comme Tacite, savaient qu’au début de l’incendie
Néron était à Antium ; pour rendre leur récit moins inconsistant, ils supposè-
rent que Néron avait chanté son élégie « sur une scène domestique ». Ceux qui
ne savaient pas que Néron se trouva pendant la plus grande partie de l’incendie
à Antium transportèrent l’historiette à Rome, où chacun choisit pour la placer
le point le plus théâtral. La prétendue Torre di Nerone qu’on montre aujourd’hui
est du moyen âge.
1
Suétone (38), Dion Cassius (LXXII, 16) et Pline l’Ancien, Hist. nat.,
XVII, I (1), le disent positivement. Tacite (Ann., XV, 38) ne se prononce pas.
Plus loin cependant (XV, 67), « l’incendie » est reproché à Néron comme un
crime notoire. Dans ses derniers jours, Néron voulut encore brûler Rome. Sué-
tone, Néron, 43. Certes, il faut faire dans de pareils bruits la part des bavardages
populaires et de la malveillance. Ce qu’il y a de grave contre Néron, c’est qu’il
est difficile d’admettre que la propagation d’un incendie aussi extraordinaire se
soit faite sans qu’on y ait aidé, dans une ville comme Rome, bâtie en pierre
pour la plus grande partie. L’inscription Orelli, no 736, prouve bien le caractère
exceptionnel de l’incendie. Les incendies sous Titus et sous Commode, quoi-
que très considérables, restèrent bien au-dessous de celui-ci.
2
Peut-être étaient-ce des malfaiteurs, augmentant le désastre pour profiter du
pillage.

132
L’ANTÉCHRIST

toyer les ruines à ses frais pour laisser la place libre aux propriétai-
res, se chargea d’enlever les démolitions, si bien qu’il ne fut permis
à personne d’on approcher. Ce fut bien pis, quand on le vit tirer
bon parti des ruines de la patrie, quand on vit le nouveau palais de
Néron, cette « Maison d’or » qui était depuis longtemps le jouet de
son imagination en délire, se relever sur l’emplacement de
l’ancienne résidence provisoire, agrandi des espaces que l’incendie
avait déblayés1. On pensa qu’il avait voulu préparer les terrains de
ce nouveau palais, justifier la reconstruction qu’il projetait depuis
longtemps, se procurer de l’argent en s’appropriant les débris de
l’incendie, satisfaire enfin sa folle vanité, qui lui faisait désirer
d’avoir Rome à rebâtir pour qu’elle datât de lui et qu’il pût lui don-
ner son nom.
Tout porte à croire que ce n’était point là une calomnie. Le vrai,
quand il s’agit de Néron, peut n’être guère vraisemblable. Qu’on ne
dise pas qu’avec son pouvoir il avait des moyens plus simples que
l’incendie pour se procurer les terrains qu’il désirait. Le pouvoir des
empereurs, sans bornes en un sens, trouvait d’un autre côté bientôt
sa limite dans les usages, les préjugés d’un peuple conservateur au
plus haut degré de ses monuments religieux. Rome était pleine de
sanctuaires, de lieux saints, d’aræ, d’édifices qu’aucune loi
d’expropriation n’aurait pu faire disparaître. César et plusieurs au-
tres empereurs avaient vu leurs desseins d’utilité publique, surtout
en ce qui concerne la rectification du cours du Tibre, traversés par
cet obstacle. Pour exécuter ses plans insensés, Néron n’avait réelle-
ment qu’un moyen, l’incendie. La situation ressemblait à ce qu’elle
est à Constantinople et dans les grandes villes musulmanes, dont le
renouvellement est empêché par les mosquées et les ouakouf. En
Orient, l’incendie n’est qu’un faible expédient ; car, après l’incendie,
le terrain, considéré comme une sorte de patrimoine inaliénable des
croyants, reste sacré. A Rome, où la religion s’attachait à l’édifice
plus qu’à l’emplacement, la mesure se trouva efficace. Une nouvelle

1
Suétone, Néron, 31, 38.

133
L’ANTÉCHRIST

Rome, à rues larges et alignées, se reconstruisit assez vite d’après les


plans de l’empereur et sur les primes qu’il offrit.
Tout ce qu’il y avait d’hommes honnêtes dans la ville fut outré.
Les plus précieuses antiquités de Rome, les maisons des anciens
capitaines décorées encore de dépouilles triomphales, les objets les
plus saints, les trophées, les ex-voto antiques, les temples les plus
respectés, tout le matériel du vieux culte des Romains avait disparu.
Ce fut comme le deuil des souvenirs et des légendes de la patrie.
Néron avait beau se mettre en frais pour soulager la misère dont il
était la cause ; on avait beau faire remarquer que tout s’était borné
en dernière analyse à une opération de nettoyage et
d’assainissement, que la nouvelle ville serait bien supérieure à
l’ancienne ; aucun vrai Romain ne voulut le croire ; tous ceux pour
lesquels une ville est autre chose qu’un amas de pierres furent bles-
sés au cœur ; la conscience de la patrie était, atteinte. Ce temple bâti
par Évandre, cet autre élevé par Servius Tullius, l’enceinte sacrée de
Jupiter Stator, le palais de Numa, ces pénates du peuple romain, ces
monuments de tant de victoires, ces chefs-d’œuvre de l’art grec,
comment en réparer la perte ? Que valaient auprès de cela des
somptuosités de parade, de vastes perspectives monumentales, des
lignes droites sans fin ? On fit des cérémonies expiatoires, on
consulta les livres de la Sibylle, les dames surtout célébrèrent divers
piacula. Mais il restait le sentiment secret d’un crime, d’une infamie.
Néron commençait à trouver qu’il avait été un peu trop loin.

134
CHAPITRE VII.

MASSACRE DES CHRÉTIENS. — L’ESTHÉTIQUE DE NÉRON.

Une idée infernale lui vint alors à l’esprit. Il chercha s’il n’y avait
pas au monde quelques misérables, encore plus détestés que lui de
la bourgeoisie romaine, sur lesquels il pût faire tomber l’odieux de
l’incendie. Il songea aux chrétiens. L’horreur que ces derniers té-
moignaient pour les temples et pour les édifices les plus vénérés des
Romains rendait assez acceptable l’idée qu’ils fussent les auteurs
d’un incendie dont l’effet avait été de détruire ces sanctuaires. Leur
air triste devant les monuments paraissait une injure à la patrie.
Rome était une ville très religieuse, et une personne protestant
contre les cultes nationaux se reconnaissait bien vite. Il faut se rap-
peler que certains juifs rigoristes allaient jusqu’à ne pas vouloir tou-
cher une monnaie présentant une effigie et voyaient un aussi grand
crime dans le fait de regarder ou de porter une image que dans celui
de la sculpter. D’autres refusaient de passer par une porte de ville
surmontée d’une statue1. Tout cela provoquait les railleries et le
mauvais vouloir du peuple. Peut-être les discours des chrétiens sur
la grande conflagration finale2, leurs sinistres prophéties, leur affec-
tation à répéter que le monde allait bientôt finir, et finir par le feu,
contribuèrent-ils à les faire prendre pour des incendiaires. Il n’est
même pas inadmissible que plusieurs fidèles aient commis des im-
prudences et qu’on ait eu des prétextes pour les accuser d’avoir
voulu, en préludant aux flammes célestes, justifier à tout prix leurs
oracles. Quel piaculum, en tout cas, pouvait être plus efficace que le
supplice de ces ennemis des dieux ? En les voyant atrocement tor-
turer, le peuple dirait : « Ah ! sans doute, voilà les coupables ! » Il

1
Philosophumena, IX, 26. « Non Cæsaribus honor. » Tac., Hist., V, 5.
2
Comp. Carmina sibyllina, IV, 172 et suiv. (morceau écrit vers l’an 75). Cf. II
Petri, III, 7-13.
L’ANTÉCHRIST

faut se rappeler que l’opinion publique regardait comme choses


avérées les crimes les plus odieux que l’on prêtait aux chrétiens1.
Repoussons bien loin de nous l’idée que les pieux disciples de Jé-
sus aient été coupables à un degré quelconque du crime dont on les
accusait ; disons seulement que bien des indices purent égarer
l’opinion. Cet incendie, ils ne l’avaient pas allumé, mais sûrement ils
s’en réjouirent2. Les chrétiens désiraient la fin de la société et la pré-
disaient. Dans l’Apocalypse, ce sont les prières secrètes des saints qui
brûlent la terre, la font trembler3. Pendant le désastre, l’attitude des
fidèles dut paraître équivoque ; quelques-uns sans doute man-
quèrent de témoigner du respect et du regret devant les temples
consumés, ou même ne cachèrent pas une certaine satisfaction. On
conçoit tel conventicule au fond du Transtévère, où l’on se soit dit :
« N’est-ce pas là ce que nous prédisions ? » Souvent il est dangereux
de s’être montré trop prophète. « Si nous voulions nous venger, dit
Tertullien, une seule nuit, quelques flambeaux suffiraient4. »
L’accusation d’incendie était élevée fréquemment contre les juifs, à
cause de leur vie à part5. Le même crime était un de ces flagitia coh-
œrentia nomini6 qui faisaient partie de la définition d’un chrétien.
Sans avoir contribué en rien à la catastrophe du 19 juillet, les
chrétiens pouvaient donc être tenus, si l’on peut s’exprimer ainsi,
pour des incendiaires de désir. Dans quatre ans et demi, l’Apocalypse
nous offrira un chant sur l’incendie de Rome, auquel probablement
l’événement de 64 fournit plus d’un trait. La destruction de Rome
par les flammes fut bien un rêve juif et chrétien ; mais ce ne fut
qu’un rêve ; les pieux sectaires se contentèrent sûrement de voir en

1
Tacite, Ann., XV, 44.
2
Apoc., XVIII.
3
Apoc., VIII, 3-5.
4
Tertullien, Apol., 37.
5
Les Juifs, en 67, furent accusés d’avoir voulu brûler Antioche. Jos., B. J., VII,
III, 2-4.
6
Pline, Epist., X, 97.

136
L’ANTÉCHRIST

esprit les saints et les anges applaudir du haut du ciel à ce qu’ils re-
gardaient comme une juste expiation1.
On a peine à croire que l’idée d’accuser les chrétiens de l’incendie
du mois de juillet soit venue d’elle-même à Néron. Certes, si le césar
eût connu de près les bons frères, il les eût étrangement haïs. Les
chrétiens ne pouvaient naturellement comprendre le mérite qu’il y
avait à poser ainsi en « jeune premier » sur l’avant-scène de la socié-
té de son temps ; or ce qui exaspérait Néron, c’était qu’on mécon-
nût son talent d’artiste et de chef de rôle. Mais Néron ne fit sans
doute qu’entendre parler des chrétiens ; il ne se trouva jamais en
rapport personnel avec eux. Par qui l’atroce expédient dont il s’agit
lui fut-il suggéré ? Il est probable d’abord que de plusieurs côtés
dans la ville on conçut des soupçons2. La secte, à cette époque, était
fort connue dans le monde officiel. On en parlait beaucoup3. Nous
avons vu que Paul avait des relations avec des personnes attachées
au service du palais impérial4. Une chose bien extraordinaire, c’est
que, parmi les promesses que certaines personnes avaient faites à
Néron, pour le cas où il viendrait à être destitué de l’empire, était
celle de la domination de l’Orient et nommément du royaume de
Jérusalem5. Les idées messianiques prenaient souvent chez les juifs
de Rome la forme de vagues espérances d’un empire romain orien-
tal ; Vespasien profita plus tard de ces imaginations6. Depuis
l’avènement de Caligula jusqu’à la mort de Néron, les cabales juives
ne cessèrent pas à Rome7. Les juifs avaient beaucoup contribué à
l’avènement et au maintien de la famille de Germanicus. Soit par les

1
Apoc., XVIII.
2
Dion Cassius, LXII, 18 (to‹j p¾ pÒlin ™mpr»sa si k a ta rè menoi).
3
« Cum maxime Romæ orientem. » Tertullien, Apolog., 5.
4
Phil., iv, 22.
5
Suétone, Néron, 40. Cf. Tacite, Ann., XV, 36.
6
Tacite, Hist., I, 10 ; V, 13 ; Suét., Vesp., 4. Cf. Jos., B. J., III, VIII, 9 ; Talm., de
Bab., Gittin, 56 a.
7
Notez l’importance des juifs aux yeux de Martial, de Perse et de Juvénal.
Voyez surtout Perse, V, 179 et suiv.

137
L’ANTÉCHRIST

Hérodes, soit par d’autres intrigants, ils assiégeaient le palais, trop


souvent pour perdre leurs ennemis1. Agrippa II avait été très puis-
sant sous Caligula et sous Claude ; quand il demeurait à Rome, il y
jouait le rôle d’un personnage influent. Tibère Alexandre, d’un autre
côté, occupait les plus hautes fonctions2. Josèphe enfin se montre
assez favorable à Néron ; il trouve qu’on l’a calomnié, il rejette tous
ses crimes sur son mauvais entourage. Quant à Poppée, il en fait
une pieuse personne, parce qu’elle était favorable aux juifs, qu’elle
appuyait les requêtes des zélés, et aussi peut-être parce qu’elle adop-
ta une partie de leurs rites. Il la connut en l’an 62 ou 63, obtint par
elle la grâce de prêtres juifs arrêtés, et garda d’elle le plus reconnais-
sant souvenir3. Nous avons la touchante épitaphe d’une juive
nommée Esther, née à Jérusalem et affranchie de Claude ou de Né-
ron, qui charge son camarade Arescusus de veiller à ce qu’on ne
mette rien sur sa pierre sépulcrale de contraire à la Loi, comme par
exemple les lettres D. M4. Rome possédait des acteurs et des actri-
ces d’origine juive5 ; sous Néron, c’était là un moyen naturel
d’arriver à l’empereur. On nomme en particulier un certain Alityrus,
mime juif, fort aimé de Néron et de Poppée ; c’est par lui que Josè-
phe fut introduit auprès de l’impératrice6. Néron, plein de haine
pour tout ce qui était romain, aimait à se tourner vers l’Orient, à
s’entourer d’Orientaux 7, à nouer des intrigues en Orient8.

1
Josèphe, Ant., XVIII, XIX, XX.
2
Mém. de l’Académie des inscr. et belles-lettres, XXVI, 1re partie, p. 294 et suiv.
3
Jos., Ant., XX, VIII, 3, 11 ; xi, 1 ; B. J., IV, ix, 2 . Vita, 3.
4
Mommsen, Inscr. regni Neap., n° 6467 (sans égard pour les observations de
Garrucci, Cimitero, p. 24-25 ; j’ai vérifié l’inscription au musée de Naples). Pour
le nom d’Aster, v. Renier, Inscr. de l’Alg., no 3340.
5
C’est à tort, cependant, qu’on a conclu des larves funéraires qui se voient sur
le couvercle du sarcophage de la juive Faustina (Lupi, Epit. Sev., p. 177-178 ;
Corpus inscr. gr., n° 9920) que cette Faustina était actrice.
6
Jos., Vita, 3.
7
Hélius, Polyclète, Icèle, Patrobius, Épaphrodite. Cf. Tacite, Hist., II, 95.
8
Tac., Ann., XV, 36 ; Suét., Néron, 34, 36, 40, 47 ; Carm. sib., V, 146 et suiv.

138
L’ANTÉCHRIST

Tout cela suffit-il pour fonder une hypothèse plausible ? Est-il


permis d’attribuer à la haine des juifs contre les chrétiens le caprice
féroce qui exposa les plus inoffensifs des hommes aux supplices les
plus monstrueux ? Il est sûrement fâcheux pour les juifs d’avoir eu
leurs entrées secrètes chez Néron et Poppée au moment où
l’empereur conçut contre les disciples de Jésus une odieuse pensée1.
Tibère Alexandre, en particulier, était alors dans sa pleine faveur2, et
un tel homme devait détester les saints. Les Romains confondaient
d’ordinaire les juifs et les chrétiens3. Pourquoi cette fois la distinc-
tion fut-elle si bien faite ? Pourquoi les juifs, contre lesquels les
Romains avaient la même antipathie morale et les mêmes griefs re-
ligieux que contre les chrétiens4, ne furent-ils pas touchés cette
fois ? Des supplices de juifs eussent été un piaculum tout aussi effi-
cace. Clément Romain, ou l’auteur (certainement romain) de l’épître
qu’on lui attribue, dans le passage où il fait allusion aux massacres
des chrétiens ordonnés par Néron, les explique d’une manière très
obscure pour nous, mais bien caractéristique. Tous ces malheurs
sont « l’effet de la jalousie5 », et ce mot « jalousie » signifie évidem-
ment ici des divisions intérieures, des animosités entre membres de
la même confrérie6. De là naît, un soupçon, corroboré par ce fait
incontestable que les juifs, avant la destruction de Jérusalem, furent
les vrais persécuteurs des chrétiens et ne négligèrent rien pour les
faire disparaître7. Une tradition très répandue au IVe siècle voulait
que la mort de Paul et même celle de Pierre, qu’on ne séparait pas

1
L’hypothèse d’une jalousie de la juive Poppée et de la chrétienne Acté est
bien peu probable, puisque le christianisme d’Acté est douteux.
2
Jos., B. J., II, xv, 1.
3
Tertullien, Apol., 21. Sénèque ne les distinguait pas ; les chrétiens n’eurent
jamais d’individualité pour lui. Augustin, De civit Dei, VI, c. 11.
4
Comp. Tac., Ann., XV, 44 ; Hist., V, 5, et la phrase restituée, d’après Sulpice
Sévère, par Bernays, Uber die Chronik de Sulp. Severus, p. 57.
5
Di¦ zÁlon.Clém. Rom., Ad Cor. I, ch. 3, 5 et 6.
6
Clem. Rom., épître citée, c. 3.
7
Actes des Apôtres à chaque page. Comp. Actes de saint Polycarpe, 17-18. Notez
licet contrarias sibi, dans le discours de Titus. Sulp. Sev. (Tacite), II, XXX, 6.

139
L’ANTÉCHRIST

de la persécution de l’an 64, eussent eu pour cause la conversion


d’une des maîtresses et d’un favori de Néron. Une autre tradition y
vit une conséquence de la défaite de Simon le Magicien1. Avec un
personnage aussi fantasque que Néron, toute conjecture est hasar-
dée. Peut-être le choix des chrétiens pour l’affreux massacre ne fut-
il qu’une lubie de l’empereur ou de Tigellin2. Néron n’avait besoin
de personne pour concevoir un dessein capable de déjouer par sa
monstruosité toutes les règles ordinaires de l’induction historique.
On arrêta d’abord un certain nombre de personnes soupçonnées
de faire partie de la secte nouvelle, et on les entassa dans une pri-
son3, qui était déjà un supplice à elle seule4. Elles confessèrent leur
foi, ce qui put être considéré comme un aveu du crime qu’on en
jugeait inséparable. Ces premières arrestations en amenèrent un très
grand nombre d’autres5. La plupart des inculpés paraissent avoir été
des prosélytes observant les préceptes et les conventions du pacte
de Jérusalem6. II n’est pas admissible que de vrais chrétiens aient
dénoncé leurs frères ; mais on put saisir des papiers ; quelques néo-
phytes à peine initiés purent céder à la torture. On fut surpris de la
multitude des adhérents qu’avaient réunis ces doctrines ténébreu-
ses ; on en parla non sans épouvante. Tous les hommes sensés
trouvèrent l’accusation d’avoir mis le feu extrêmement faible. « Leur
vrai crime, disait-on, c’est la haine du genre humain. » Quoique per-
suadés que l’incendie était le crime de Néron, beaucoup de Romains
sérieux virent dans ce coup de filet de la police une façon de déli-
vrer la ville d’une peste très meurtrière. Tacite, malgré quelque pitié,

1
Acta Petri et Pauli, 78 ; Pseudo-Marcellus ; Pseudo-Lin ; Pseudo-Abdias, I, 18 ;
Pseudo-Hégésippe, III, 2 ; Grégoire de Tours, Hist. eccl., I, 24.
2
L’intervention de Tigellin y compromettait Poppée. « Poppæa et Tigellino
coram, quod erat sævienti principi intimum consiliorum. » Tacite, Ann.,
XV, 61.
3
Sunhqro…s qh.Clém. Rom., Ad Cor. I, 6.
4
Pasteur, d’Hermas, I, vis. III, 2.
5
Multitudo ingens, Tacite, Ann., XV, 44 ; polÝ plÁqoj ™klektî n,Clém. Rom.,
Ad Cor. I, 6 ; Ôcloj polÚj,Apoc., VII, 8, 14.
6
Apoc., XII, 17, qui paraît une allusion aux atrocités de l’an 64.

140
L’ANTÉCHRIST

est de cet avis1. Quant à Suétone, il range parmi les mesures loua-
bles de Néron les supplices qu’il fit subir aux partisans de la nou-
velle et malfaisante superstition2.
Ces supplices furent quelque chose d’effroyable. On n’avait ja-
mais vu de pareils raffinements de cruauté. Presque tous les chré-
tiens arrêtés étaient des humiliores, des gens de rien. Le supplice de
ces malheureux, quand il s’agissait de lèse-majesté ou de sacrilège,
consistait être livrés aux bêtes ou brûlés vifs dans l’amphithéâtre3,
avec accompagnement de cruelles flagellations4. Un des traits les
plus hideux des mœurs romaines était d’avoir fait du supplice une
fête, et de la vue de la tuerie un jeu public5. La Perse, à ses moments
de fanatisme et de terreur, avait connu d’affreux déploiements de
tortures ; plus d’une fois, elle y avait goûté une sorte de volupté
sombre ; mais jamais avant la domination romaine on n’avait été
jusqu’à chercher dans ces horreurs un divertissement public, un su-
jet de rires et d’applaudissements. Les amphithéâtres6 étaient deve-
nus les lieux d’exécution ; les tribunaux fournissaient l’arène. Les
condamnés du monde entier étaient acheminés sur Rome pour
l’approvisionnement du cirque et l’amusement du peuple7. Que l’on
joigne à cela une atroce exagération dans la pénalité, qui faisait que

1
Ann., XV, 44.
2
Néron, 16.
3
Paul, Sentent., V, XXXIX, 1 : « Humiliores bestiis objiciuntur vel vivi exurun-
tur ; honestiores capite puniuntur. » Ulpien, Digeste, I, 6, pr., ad legem Juliam pecu-
latus (XLVIII, 13). Comp. qea tpizÒmenoi, Hebr., X, 33 ; Jos., B. J., VII, III, 1 ;
lettre des Églises de Lyon et de Vienne, dans Eus., H. E., V, 1 ; Mart. Polyc., 11-
13 ; Tertullien, Apol., 12 ; Lactance, De mortibus persecut., 13, 21. Mourir dans le
cirque était aussi la peine des esclaves criminels. Pétrone, p. 145-146 (ed. Büch-
eler).
4
Past. D’Herm., I, vis. III, 2. Comp. Les Actes des martyres de Lyon (Eus., H.
E., V, I, 38) et d’Afrique, § 18 (Ruinart, p. 100).
5
Philon, In Flaccum, § 10 ; Jos., B. J., VIII, III, 1 ; Suétone, Néron, 12.
6
Les amphithéâtres de ce temps étaient en bois. La construction des amphi-
théâtres en pierre date des empereurs flaviens. Suét., Vesp., 9.
7
Martyrium S. Ignatii, 2 : e„j tšry in toà d»mou .

141
L’ANTÉCHRIST

de simples délits étaient punis de mort ; qu’on y ajoute de nom-


breuses erreurs judiciaires, résultat d’une procédure criminelle dé-
fectueuse, on concevra que toutes les idées fussent perverties. Les
suppliciés étaient considérés bien plutôt comme des malheureux
que comme des criminels ; en bloc, on les tenait pour presque inno-
cents, innoxia corpora1.
A la barbarie des supplices, cette fois, on ajouta la dérision. Les
victimes furent gardées pour une fête, à laquelle on donna sans
doute un caractère expiatoire. Rome compta peu de journées aussi
extraordinaires. Le ludus matutinus, consacré aux combats
d’animaux2, vit un défilé inouï. Les condamnés, couverts de peaux
de bêtes fauves, furent lancés dans l’arène, où on les fit déchirer par
des chiens ; d’autres furent crucifiés3 ; d’autres, enfin, revêtus de
tuniques trempées dans l’huile, la poix ou la résine, se virent atta-
chés à des poteaux et réservés pour éclairer la fête de nuit. Quand le
jour baissa, on alluma ces flambeaux vivants. Néron offrit pour le
spectacle les magnifiques jardins qu’il possédait au delà du Tibre et
qui occupaient l’emplacement actuel du Borgo, de la place et de
l’église Saint-Pierre4. Il s’y trouvait un cirque, commencé par Caligu-
la, continué par Claude, et dont un obélisque, tiré d’Héliopolis (ce-
lui-là même qui marque de nos jours le centre de la place Saint-
Pierre), était la borne5. Cet endroit avait déjà vu des massacres aux

1
Manilius, Astron, V, 616 et suiv. Comparez les idées que le moyen âge attacha
aux mots marturiare, martroi.
2
Sénèque, Epist., 7 ; Suétone, Claude, 34 ; Martial, X, XXV ; XIII, XCV ; Tertul-
lien, Apol., 15. Cf. Ovide, Metam., XI, 26. Virgile (redeunt spectacula mane) ; Orelli,
nos 2553, 2554. Les martyrs de Carthage (§ 17) font leur dernier repas du soir.
3
La leçon aut flammandi atque donne lieu à des doutes (v. Bernays, Ueber die
Chronik des Sulp. Sev., p. 54-55, note), mais sans grave conséquence. Peut-être le
second aut est-il de trop. Flammandi, au sens de ut flammarentur, est bon.
4
Le « Pré Noiron » du moyen âge.
5
Suétone, Claude, 21 ; Tacite, Ann., XIV, 14 ; Pline, Hist. nat., XVI, XL (76) ;
XXXVI, XI (15). Ce cirque est la « naumachie » dont parlent les Actes de Pierre.
Cf. Platner et Bunsen, Beschreibung der Stadt Rom., II, I, 39. L’obélisque a été dé-
placé par Sixte V. Il était autrefois dans la sacristie de Saint-Pierre.

142
L’ANTÉCHRIST

flambeaux. Caligula, en se promenant, y fit décapiter à la lueur des


torches un certain nombre de personnages consulaires, de sénateurs
et de dames romaines1. L’idée de remplacer les falots par des corps
humains imprégnés de substances inflammables put paraître ingé-
nieuse. Comme supplice, cette façon de brûler vif n’était pas neuve ;
c’était la peine ordinaire des incendiaires, ce qu’on appelait la tunica
molesta2 ; mais on n’en avait jamais fait un système d’illumination.
A la clarté de ces hideuses torches, Néron, qui avait mis à la mode
les courses du soir3, se montra dans l’arène, tantôt mêlé au peuple
en habit de jockey, tantôt conduisant son char et recherchant les
applaudissements. Il y eut pourtant quelques signes de compassion.
Même ceux qui croyaient les chrétiens coupables et qui avouaient
qu’ils avaient mérité le dernier supplice eurent horreur de ces cruels
plaisirs. Les hommes sages eussent voulu qu’on fît seulement ce
qu’exigeait l’utilité publique, qu’on purgeât la ville d’hommes dange-
reux, mais qu’on n’eût pas l’air de sacrifier des criminels la férocité
d’un seul4.

1
Sénèque, De ira, III, 18.
2
Juvénal, Sat., I, 155-156 ; VIII, 233-235 ; Martial, Epigr., X, XXV, 5. Comp.
Sénèque, De ira, III, 3. Notez l’uri de l’engagement des gladiateurs. Hor., Sat.,
II, VII, 58 ; Pétrone, p. 149 (Bücheler). Sénèque, Epist., 37.
3
Suétone, Néron, 35.
4
Tacite, Ann., XV, 44 ; Suét., Néron, 46 ; Clém. Rom., Ad Cor. I, c. 6 ; Tertul-
lien, Apol., 5 (il en appelle aux commentarii officiels) ; Ad nat., 1, 7 ; Scorpiace, 15 ;
Eus., H. E., II, 22, 25 ; Chron., ad ann. 13 Ner. ; Lactance, De mort. persec., 2 ;
Sulpice Sévère, Hist. sacra, II, 29 ; Oroso, VII, 7 ; Grégoire de Tours, I, 24 ;
Georges le Syncelle, Chron., p. 339. L’écho de cette persécution et les allusions
aux supplices qu’on fit souffrir aux chrétiens se trouvent dans Apoc., VI, 9 et
suiv. ; VII, 9 et suiv. ; XII, 10-12 et même 17 ; XIII, 7, 10, 15-16 ; XIV, 12-13 ;
XVI, 6 ; XVII, 6 ; XVIII, 24 ; XX, 4 ; Hebr., X, 32 et suiv. ; Pasteur d’ Hermas, I,
visio III, c. Carm. sibyll., IV, 136 ; V, 136 et suiv., 385 et suiv., peut-être Matth.,
XXIV, 9 (ql…y ij). Nous montrerons bientôt que l’ Apocalypse est sortie directe-
ment de la persécution de Néron. L’inscription relative à cette persécution
(Orelli, no 730) est fausse.

143
L’ANTÉCHRIST

Des femmes, des vierges furent mêlées à ces jeux horribles1. On


se fit une fête des indignités sans nom qu’elles souffrirent. L’usage
s’était établi sous Néron de faire jouer aux condamnés dans
l’amphithéâtre des rôles mythologiques, entraînant la mort de
l’acteur. Ces hideux opéras, où la science des machines atteignait à
des effets prodigieux2, étaient chose nouvelle ; la Grèce eût été sur-
prise, si on lui eût suggéré une pareille tentative pour appliquer la
férocité à l’esthétique, pour faire de l’art avec la torture. Le malheu-
reux était introduit dans l’arène richement costumé en dieu ou en
héros voué à la mort, puis représentait par son supplice quelque
scène tragique des fables consacrées par les sculpteurs et les poè-
tes3. Tantôt c’était Hercule furieux, brûlé sur le mont Œ ta, arra-
chant de dessus sa peau la tunique de poix enflammée ; tantôt Or-
phée mis en pièces par un ours, Dédale précipité du ciel et dévoré
par les bêtes, Pasiphaé subissant les étreintes du taureau, Attys
meurtri ; quelquefois, c’étaient d’horribles mascarades, où les hom-
mes étaient accoutrés en prêtres de Saturne, le manteau rouge sur le
dos, les femmes en prêtresses de Cérès, portant les bandelettes au
front4 ; d’autres fois enfin, des pièces dramatiques, au courant des-
quelles le héros était réellement mis à mort, comme Lauréolus, ou
bien des représentations d’actes tragiques comme celui de Mucius
Scævola5. A la fin, Mercure, avec une verge de fer rougie au feu,
touchait chaque cadavre pour voir s’il remuait ; des valets masqués,

1
Clém. Rom., Ad Cor. I, c. 6. Di¦ zÁloj diwcqe‹sa i gu na ‹k ej Da ra ‹dej
k a ˆ D…rka i, a „k…sma ta dein¦ k a ˆ ¢nÒsia pa qoà sa i ™pˆ tÕn tÁj
p…s tewj bš} a ion drÒmon ka t»nthsa n, k a ˆ œla } on gšra j genna ‹on a ƒ
¢sqene‹j tù s è ma ti.
2
Martial, Spectac., XXI.
3
Martial, Spectac., V ; (Cf. Suétone, Néron, 12 ; Apulée, Metam., I, 10), VIII (Cf.
Suét., l. c.), XXI ; Tertullien, Apolog., 15 (Cf. 9) ; Ad nationes, I, 10. La tunica moles-
ta impliquait d’ordinaire le représentation d’Hercule sur le mont Œ ta (Juv., VIII,
235 ; Martial, X, XXV, 5).
4
Peut-être confondait-on avec Adonis tué par un sanglier.
5
Martial, Epigr., VIII, XXX ; X, XXV.

144
L’ANTÉCHRIST

représentant Pluton ou l’Orcus, traînaient les morts par les pieds,


assommant avec des maillets tout ce qui palpitait encore1.
Les dames chrétiennes les plus respectables durent se prêter à ces
monstruosités. Les unes jouèrent le rôle des Danaïdes, les autres
celui de Dircé2. Il est difficile de dire en quoi la fable des Danaïdes
pouvait fournir un tableau sanglant. Le supplice que toute la tradi-
tion mythologique attribue à ces femmes coupables, et dans lequel
on les représentait3, n’était pas assez cruel pour suffire aux plaisirs
de Néron et des habitués de son amphithéâtre. Peut-être défilèrent-
elles portant des urnes4, et reçurent-elles le coup fatal d’un acteur
figurant Lyncée5. Peut-être vit-on Amymone, l’une des Danaïdes,
poursuivie par un satyre et violée par Neptune6. Peut-être enfin ces
malheureuses traversèrent-elles successivement devant les specta-
teurs la série des supplices du Tartare, et moururent-elles après des
heures de tourments. Les représentations de l’enfer étaient la mode.
Quelques années auparavant (l’an 41), des Égyptiens et des Nubiens
vinrent à Rome et eurent un grand succès, en donnant des séances
de nuit, où l’on montrait par ordre les horreurs du monde souter-
rain7 conformément aux peintures des syringes de Thèbes, notam-
ment du tombeau de Séthi Ier.
Quant aux supplices des Dircés, il n’y a pas de doute. On connaît
le groupe colossal désigné sous le nom de Taureau Farnèse, mainte-
nant au musée de Naples. Amphion et Zéthus attachent Dircé aux
cornes d’un taureau indompté, qui doit la traîner à travers les ro-

1
Tertullien, Apol., 15. Cf. Suétone, Néron, 36.
2
Clém. Rom., Ad Cor. I, c. 6.
3
Pausanias, X, XXXI, 9, 11 ; Musée Pio-Clém., t. IV, tab. 36.
4
Musée Pio-Clémentin, II, 2 ; Guigniaut, Rel. de l’ant., pl., no 606 a. Cf. Bullettino
dell’Inst. di corr. arch., 1843, p. 119-123.
5
Schol. d’Euripide, Hécube, v. 886 ; comp. Servius, ad Virg. Æn., X, 497.
6
Hygin, Fabulæ, 169.
7
Suétone, Caïus, 57.

145
L’ANTÉCHRIST

chers et tes ronces du Cithéron1. Ce médiocre marbre rhodien,


transporté à Rome dès le temps d’Auguste, était l’objet de
l’universelle admiration2. Quel plus beau sujet pour cet art hideux
que la cruauté du temps avait mis en vogue et qui consistait à faire
des tableaux vivants avec les statues célèbres ? Un texte et une fres-
que de Pompéi semblent prouver que cette scène terrible était sou-
vent représentée dans les arènes, quand on avait à supplicier une
femme3. Attachées nues par les cheveux4 aux cornes d’un taureau
furieux5, les malheureuses assouvissaient les regards lubriques d’un
peuple féroce. Quelques-unes des chrétiennes immolées de la sorte
étaient faibles de corps6 ; leur courage fut surhumain ; mais la foule
infâme n’eut d’yeux que pour leurs entrailles ouvertes et leurs seins
déchirés.
Néron fut sans doute présent à ces spectacles. Comme il était
myope, il avait coutume de porter dans l’œil, quand il suivait les
combats des gladiateurs, une émeraude concave qui lui servait de
lorgnon7. Il aimait à faire parade de ses connaissances de sculpteur ;
on prétend que sur le cadavre de sa mère il émit d’odieuses remar-

1
Real Museo Borbonico, t. XIV, tav. IV et V ; Guigniaut Relig. de l’antiquité, pl. 728,
728 a ; Gargiulo, t. I, nos 1-3, III, no 23. Comparez Memorie della R. Accademia
Ercolanese, III, p. 386 et suiv. ; t. IV, 1er partie ; t. VII, p. 1 et suiv. ; Raoul-
Rochette, Choix de peint. de Pompéi, pl. XXIII, p. 277-288 ; Ann. de l’Institut de corr.
Arch., t. XI (1839), p. 287-292 ; Helbig, Wandgemälde, nos 1151, 1153 ; Jahn, Ar-
chæol. Zeitung, 1853, nos 36 et suiv.
2
Pline, XXXVI, V (4). Voir Brunn, cité ci-dessus, p. 129, note 3.
3
« Videt… memorandi spectaculi scenam, non tauro sed asino dependentem Dircen
aniculam. » Apulée, Metam., VI, 127 (édit. Oudendorp, p. 435-436). Cf. Lucien,
Lucius, 23 (lisez gra à n D…rkhn oÙk ™k ta Úrou ¢ll’™x Ônou ). Voir surtout
Memorie della R. Accademia Ercolanese, vol. VII, planche du 1er mémoire, où le
supplice paraît représenté comme un spectacle [observation de M. Minervini].
4
« Dircen ad taurum crinibus religatam necant. » Hygin, Fabulæ, fab. 8.
5
Comparez le supplice de sainte Blandine, exposée dans un filet à un taureau,
et celui de sainte Perpétue et de sainte Félicité, exposées également dans un filet à
une vache furieuse. Lettre dans Eusèbe, H. E., V, 1 ; Martyrs d’Afrique, § 20.
6
Clém. Rom., Ad Cor. I, c. 6.
7
Pline, H. N., XXXVII, V (16).

146
L’ANTÉCHRIST

ques, louant ceci, blâmant cela. Une chair palpitant sous la dent des
bêtes, une pauvre fille timide, voilant sa nudité d’un geste chaste,
puis soulevée par un taureau et mise en lambeaux sur les cailloux de
l’arène, devaient offrir des formes plastiques et des couleurs dignes
d’un connaisseur comme lui. Il était là, au premier rang, sur le po-
dium1, mêlé aux vestales et aux magistrats curules, avec sa mauvaise
figure, sa vue basse, ses yeux bleus, ses cheveux châtains, bouclés
en étages, sa lèvre redoutable, son air méchant et bête à la fois de
gros poupard niais, béat, bouffi de vanité2, pendant qu’une musique
d’airain3 vibrait dans l’air, ondulé par une buée de sang. Il raisonnait
sans doute en artiste sur l’attitude pudique de ces nouvelles Dircés,
et trouva, j’imagine, qu’un certain air de résignation donnait à ces
femmes pures, près d’être déchirées, un charme qu’il n’avait pas
connu jusque-là.
On se souvint longtemps de cette scène hideuse, et sous Domi-
tien encore, quand on voyait un acteur mis à mort dans son rôle,
surtout un Lauréolus, mourant effectivement sur la croix, on pen-
sait aux piacula de l’an 64, on supposait que c’était un incendiaire de
la ville de Rome4. Les noms de sarmentitii ou sarmentarii (gens sentant
le fagot), de semaxii (poteaux de bûcher)5, le cri populaire : « Les
chrétiens aux lions » paraissent aussi dater de ce temps. Néron, avec
une sorte d’art savant, avait frappé le christianisme naissant d’une
empreinte indélébile ; le nœvus sanglant inscrit au front de l’Église
martyre ne s’effacera plus.
Ceux des frères qui ne furent pas torturés eurent en quelque
sorte leur part dans les supplices des autres par la sympathie qu’ils
leur témoignèrent et le soin qu’ils prirent de les visiter dans les fers.

1
Suétone, Néron, 12.
2
Voir ses portraits aux musées du Capitole, du Vatican, du Palatin, du Louvre.
Cf. Pline, H. N., XI, XXVII (54).
3
Voir la mosaïque de Nennig.
4
Martial, Spectac., VII, 10 ; Juvénal, VIII, 233-235.
5
De semaxis, demi-ais, auquel on attachait les malheureux condamnés à être
brûlés vifs.

147
L’ANTÉCHRIST

Ils achetèrent souvent cette dangereuse faveur au prix de tous leurs


biens. Les survivants de la crise furent entièrement ruinés. A peine y
songeaient-ils ; ils ne voyaient que les biens durables du ciel et se
disaient sans cesse : « Encore un peu, et celui qui doit venir vien-
dra1. »
Ainsi s’ouvrit ce poème extraordinaire du martyre chrétien, cette
épopée de l’amphithéâtre, qui va durer deux cent cinquante ans, et
d’où sortiront l’ennoblissement de la femme, la réhabilitation de
l’esclave, par des épisodes comme ceux-ci : Blandine en croix,
éblouissant les yeux de ses compagnons qui voient dans la douce et
pâle servante l’image de Jésus crucifié ; Potamiène défendue contre
les outrages par le jeune officier qui la conduit au supplice ; la foule
saisie d’horreur quand elle aperçoit les seins humides de Félicité ;
Perpétue épinglant dans l’arène ses cheveux piétinés par les bêtes,
pour ne pas paraître affligée2.
La légende raconte qu’une de ces saintes, marchant au supplice,
rencontra un jeune homme qui, touché de sa beauté, eut pour elle
un regard de pitié. Voulant lui laisser un souvenir, elle tire le mou-
choir qui couvrait son sein et le lui donne ; enivré de ce gage
d’amour, le jeune homme court un instant après au martyre. Tel fut,
en effet, le charme dangereux de ces drames sanglants de Rome, de
Lyon, de Carthage. La volupté des patients de l’amphithéâtre devint
contagieuse, comme sous la Terreur la résignation des « victimes ».
Les chrétiens se présentent avant tout à l’imagination du temps
comme une race obstinée à souffrir ; le désir de la mort est désor-
mais leur signe3. Pour arrêter le trop d’empressement au martyre, il
faudra la menace la plus terrible, la note d’hérésie, l’expulsion de
l’Église.
1
Hebr., X, 32 et suiv.
2
« Dispersos capillos infibulavit ; non enim decebat martyrem dispersis capillis
pati, ne in sua gloria plangere videretur. »
3
Moriendi contemptus de Tacite, Hist., V, 5, s’applique, il est vrai, aux juifs, non
aux chrétiens (Tacite fait bien la distinction des deux religions). Ce que Épic-
tète et Marc-Aurèle disent des Galiléens s’applique aussi aux fanatiques du
siège. Voir les Apôtres, p. 235, note 4.

148
L’ANTÉCHRIST

La faute que commirent les classes éclairées de l’empire en pro-


voquant cette exaltation fiévreuse ne saurait être assez blâmée.
Souffrir pour sa croyance est quelque chose de si doux à l’homme,
que cet attrait seul suffit pour faire croire. Plus d’un incrédule s’est
converti sans autre raison que celle-là ; en Orient même, on a vu
des imposteurs mentir pour le plaisir de mentir et d’être victimes de
leur mensonge. Il n’y a pas de sceptique qui ne regarde le martyr
d’un œil jaloux, et ne lui envie le bonheur suprême, qui est
d’affirmer quelque chose. Un secret instinct nous porte, d’ailleurs, à
être avec ceux qui sont persécutés. Quiconque s’imagine arrêter un
mouvement religieux ou social par des mesures coercitives fait donc
preuve d’une complète ignorance du cœur humain, et témoigne
qu’il ne connaît pas les vrais moyens d’action de la politique.
Ce qui est arrivé une fois peut arriver encore. Tacite se fût dé-
tourné avec indignation, si on lui eût montré l’avenir de ces chré-
tiens qu’il traitait de misérables. Les honnêtes Romains se fussent
récriés, si quelque observateur doué d’esprit prophétique eût osé
leur dire : « Ces incendiaires seront le salut du monde. » De là une
objection éternelle contre le dogmatisme des partis conservateurs,
un gauchissement sans remède de la conscience, une secrète perver-
sion du jugement. Des misérables, honnis par tous les gens comme
il faut, sont devenus des saints. Il ne serait pas bon que les démentis
de cette sorte fussent fréquents. Le salut de la société veut que ses
sentences ne soient pas trop souvent réformées. Depuis la condam-
nation de Jésus, depuis que les martyrs se sont trouvés avoir eu gain
de cause dans leur révolte contre la loi, il y a toujours eu, en fait de
crimes sociaux, comme un appel secret de la chose jugée. Pas de
condamné qui n’ait pu dire : « Jésus aussi fut frappé ; les martyrs
furent tenus pour des hommes dangereux dont il fallait purger la
société, et pourtant les siècles suivants leur ont donné raison. »
Grave blessure pour ces lourdes affirmations par lesquelles une so-
ciété cherche à se figurer que ses ennemis manquent de toute raison
et de toute moralité !
Après le jour où Jésus expira sur le Golgotha, le jour de la fête
des jardins de Néron (on peut le fixer vers le 1er août de l’an 64) fut

149
L’ANTÉCHRIST

le plus solennel dans l’histoire du christianisme. La solidité d’une


construction est en proportion de la somme de vertu, de sacrifices,
de dévouement qu’on a déposée dans ses bases. Les fanatiques seuls
fondent quelque chose ; le judaïsme dure encore, à cause de la fré-
nésie intense de ses prophètes, de ses zélateurs ; le christianisme, à
cause du courage de ses premiers témoins. L’orgie de Néron fut le
grand baptême de sang qui désigna Rome, comme la ville des mar-
tyrs, pour jouer un rôle à part dans l’histoire du christianisme, et en
être la seconde ville sainte. Ce fut la prise de possession de la colline
Vaticane par ces triomphateurs d’un genre inconnu jusque-là.
L’odieux écervelé qui gouvernait le monde ne s’aperçut pas qu’il
était le fondateur d’un ordre nouveau, et qu’il signait pour l’avenir
une charte, écrite avec du cinabre, dont les effets devaient être re-
vendiqués au bout de dix-huit cents ans. Rome, rendue responsable
de tout le sang versé1 devint comme Babylone une sorte de ville
sacramentelle et symbolique. Néron prit, en tout cas, ce jour-là une
place de premier ordre dans l’histoire du christianisme. Ce miracle
d’horreur, ce prodige de perversité fut pour tous un signe évident.
Cent cinquante ans après, Tertullien s’écrie : « Oui, nous sommes
fiers que notre mise hors la loi ait été inaugurée par un tel homme !
Quand on a bien appris à le connaître, on comprend que ce qui fut
condamné par Néron n’a pu être qu’un grand bien2 » Déjà l’idée
s’était répandue que la venue du vrai Christ serait précédée de la
venue d’une sorte de Christ infernal, qui serait en tout le contraire
de Jésus3. Il n’y avait plus à douter ; l’Antichrist, le Christ du mal,
existait. L’Antichrist, c’était ce monstre à face humaine, composé de
férocité, d’hypocrisie, d’impudicité, d’orgueil qui courait le monde
en héros ridicule, éclairait ses triomphes de cocher avec des flam-
beaux de chair humaine, s’enivrait du sang des saints, peut-être fai-
sait pis encore. On est tenté de croire, en effet, que c’est aux chré-
tiens que se rapporte un passage de Suétone sur un jeu monstrueux

1
Apoc., XVIII, 24 ; XIX, 2.
2
Apolog., 5 ; Ad nationes, I, 7. Cf. Sulpice Sévère, II, 28.
3
Voir Saint-Paul, p. 252 et suiv.

150
L’ANTÉCHRIST

que Néron avait inventé. On attachait nus aux poteaux de l’arène


des adolescents, des hommes, des femmes, des jeunes filles. Une
bête sortait de la cavea, s’assouvissait sur chacun de ces corps1.
L’affranchi Doryphore faisait semblant d’abattre la bête. Or la bête,
c’était Néron revêtu d’une peau d’animal fauve. Doryphore était un
infâme2 à qui Néron s’était marié, en poussant les cris d’une vierge
qu’on outrage3… Le nom de Néron est trouvé ; ce sera La Bête.
Caligula a été l’Anti-Dieu, Néron sera l’Anti-Christ. L’Apocalypse est
conçue. La vierge chrétienne qui, attachée au poteau, a subi les hi-
deux embrassements de la Bête, portera cette affreuse image avec
elle dans l’éternité.
Ce jour fut également celui où se créa, par une antithèse étrange,
la charmante équivoque dont l’humanité a vécu des siècles et en
partie vit encore. Ce fut une heure comptée au ciel que celle où la
chasteté chrétienne, jusque-là si soigneusement cachée, apparut au
grand jour, devant cinquante mille spectateurs, et posa comme en
un atelier de sculpteur, dans l’attitude d’une vierge qui va mourir.
Révélation d’un secret qu’ignora l’antiquité, proclamation éclatante
de ce principe que la pudeur est une volupté et à elle seule une
beauté ! Déjà nous avons vu le grand magicien qu’on appelle
l’imagination, et qui modifie de siècle en siècle, l’idéal de la femme,
travailler incessamment à mettre au-dessus de la perfection de la
forme l’attrait de la modestie (Poppée ne régna qu’en s’en donnant
les dehors) et d’une humilité résignée (là fut le triomphe de la
bonne Acté). Habitué à marcher toujours à la tête de son siècle dans
les voies de l’inconnu, Néron eut, ce semble, la primeur de ce sen-

1
« Inguina invadebat, et cum affatim devævisset… »
2
Doryphore était probablement son nom de théâtre. Tacite (Ann., XV, 37) et
Dion Cassius (LXII, 28 ; LXIII, 13, 22) l’appellent Pythagore. V. cependant
Dion Cassius, LXI, 5.
3
Suétone, Néron, 29 ; Dion Cassius, LXIII, 13 (cf.. LXII, 28 ; LXIII, 12). Rap-
procher Tacite, Ann., XV, 44 ; Clém. Rom., Ad Cor. I, c. 6. (gu na ‹k ej...
a „k…sma ta dein¦ ka ˆ ¢nÒs ia pa qoà sa i), et surtout le rôle de Néron dans
l’Apocalypse sous le nom de tÕ qhp…on. Cf. Hebr., X, 33 ; Carm. Sibyll., livre V
(écrit vers l’an 140), v. 385 et suiv.

151
L’ANTÉCHRIST

timent, et découvrit, en ses débauches d’artiste, le philtre d’amour


de l’esthétique chrétienne. Sa passion pour Acté et pour Poppée
prouve qu’il était capable de sensations délicates, et, comme le
monstrueux se mêlait à tout ce qu’il touchait, il voulut se donner le
spectacle de ses rêves. L’image de l’aïeule de Cymodocée se réfracta,
comme l’héroïne d’un camée antique, au foyer de son émeraude. En
obtenant les applaudissements d’un connaisseur aussi exquis, d’un
ami de Pétrone, qui peut-être salua la moritura de quelqu’une de ces
citations de poètes classiques qu’il aimait, la nudité timide de la
jeune martyre devint rivale de la nudité, sûre d’elle-même, d’une
Vénus grecque. Quand la main brutale de ce monde épuisé, qui
cherchait sa fête dans les tourments d’une pauvre fille, eut arraché
les voiles de la pudeur chrétienne, celle-ci put dire : Moi aussi, je
suis belle. Ce fut le principe d’un art nouveau. Éclose sous les yeux
de Néron, l’esthétique des disciples de Jésus, qui s’ignorait jusque-
là, dut la révélation de sa magie au crime qui, déchirant sa robe, lui
ravit sa virginité.

152
CHAPITRE VIII.

MORT DE SAINT PIERRE ET DE SAINT PAUL.

On ne sait avec certitude le nom d’aucun des chrétiens qui péri-


rent à Rome dans l’horrible événement d’août 64. Les personnes
arrêtées étaient converties depuis peu et se connaissaient à peine.
Ces saintes femmes qui avaient étonné l’Église par leur constance,
on ne savait pas leur nom. On ne les nomma dans la tradition ro-
maine que « les Danaïdes et les Dircés1 ». Cependant les images des
lieux restèrent vives et profondes. Le cirque ou naumachie2, les
deux bornes, l’obélisque, un térébinthe, qui servirent de point de
ralliement aux souvenirs des premières générations chrétiennes, de-
vinrent les éléments fondamentaux de toute une topographie ecclé-
siastique, dont le résultat fut la consécration du Vatican et la dési-
gnation de celte colline pour une destinée religieuse de premier or-
dre.
Quoique l’affaire eût été particulière à la ville de Rome, et qu’il
s’agît avant tout d’apaiser l’opinion publique des Romain irrités de
l’incendie, l’atrocité commandée par Néron dut avoir des contre-
coups dans les provinces et y exciter une recrudescence de persécu-
tion3. Les Églises d’Asie Mineure notamment furent gravement
éprouvées4 ; les populations païennes de ces contrées étaient

1
Clem. Rom., Ad Cor. I, c. 6
2
Plus tard on crut voir dans ce cirque un palais de Néron, Backer, Handbuch der
rœmischen Alterthümer (Liepzig, 1843), I, 671 ; Lipsius, Rœm. Petrussage, p. 104, notes.
3
Suétone (Néron, 16) et Tertullien (Ad nat., I, 7) s’expriment d’une façon géné-
rale.
4
Apoc., I, II et III, VI, 11, et peut-être XX, 4 (les martyrs de Rome ne périrent
point par la hache). Si l’auteur de l’Apocalypse n’a pas été à Rome, l’état
d’exaltation où il est prouve que la persécution fut très forte en Asie. Lui-même
a souffert (I, 9). Mais nous croyons que l’auteur de l’Apocalypse a été à Rome.
L’ANTÉCHRIST

promptes au fanatisme1 . Il y eut des emprisonnements à Smyrne2.


Pergame eut un martyr, qu’on nous désigne par le nom d’Antipas3,
lequel paraît avoir souffert près du fameux temple d’Esculape, peut-
être dans un amphithéâtre en bois non loin du temple4, à propos de
quelque fête. Pergame était avec Cyzique5 la seule ville d’Asie Mi-
neure qui eût une organisation régulière des jeux de gladiateurs.
Nous savons justement que ces jeux étaient placés à Pergame sous
l’autorité des prêtres6. Sans qu’il y eût d’édit en forme interdisant la
profession du christianisme7, cette profession mettait en réalité hors
la loi ; hostis, hostis patriæ, hostis publicus, humani generis inimicus, hostis
deorum atque hominum, autant d’appellations écrites dans les lois pour
désigner ceux qui mettaient la société en péril, et contre lesquels

1
Mart. Polyc., 3 et suiv., 12. Cf. Act., XIX, 23 et suiv.
2
Apoc., II, 9-10. Cf. Mart. Polyc., 17-18.
3
Apoc. II, 13. L’habitude qu’a l’auteur de l’Apocalypse de se servir de noms sym-
boliques ou anagrammatiques répand beaucoup d’incertitude sur ce nom ; mais
il n’est pas douteux qu’il n’y ait là-dessous un martyr.
4
V. Mem de l’Acad. de Berlin, 1872, p. 48-58.
5
Texier, Asie Mineure, p. 217 et suiv. Ces deux villes sont les seules qui offrent
des ruines d’amphithéâtre. Il y avait pourtant des jeux de bêtes à Smyrne. Mart.
Polyc., 11 et 12.
6
Galien, t. XIII, p. 600 ; t. XVIII, 2e partie, p. 567 (édit. Kuhn).
7
Commodien, Carmen, ch. XL-XLI ; Eus., H. E., II, 25 ; Chron., ad ann. 13 Ner. ;
Lactance, De mort. persec., 2 ; Sulpice Sévère, Hist. sacra, II, 28 et. 29 ; Orose,
VII, 7, Euthalius, dans Zaccagni, p. 532, présentent à tort la chose ainsi. M. de
Rossi (Bull. di arch. crist., 1864, p. 69 et suiv., 92 et suiv. ; 1865, p. 93) a cru voir
dans une inscription charbonnée sur les murs d’une caupona à Pompéi quelques
traces des railleries sanglantes que la populace fit des chrétiens. L’inscription
(Zangemeisler, Inscript. Parietariæ, n° 679) a disparu, et l’explication de M. de
Rossi est des plus douteuses. Voir Comptes rendus de l’Acad., 1866, p. 189 et suiv.
On est tenté de croire que ce griffonnage où on lit le mot VINA, se rapporte
aux comptes du marchand de vin. En tout cas, l’inscription devait être de l’an
78 ou 79 car de telles inscriptions se conservent peu de temps. Tertullien nie
qu’il y eût des chrétiens à Pompéi avant 79. Apol., 40.

154
L’ANTÉCHRIST

tout homme, selon l’expression de Tertullien, devenait un soldat1.


Le nom seul de chrétien était de la sorte un crime2. Comme
l’arbitraire le plus complet était laissé aux juges pour l’appréciation
de pareils délits3, la vie de tout fidèle, à partir de ce jour, fut entre
les mains de magistrats d’une horrible dureté, et remplis contre eux
de féroces préjugés4.
Il est permis, sans invraisemblance, de rattacher l’événement
dont nous venons de faire le récit à la mort des apôtres Pierre et
Paul5. Un sort vraiment étrange a voulu que la disparition de ces
deux hommes extraordinaires fût enveloppée de mystère. Une
chose certaine, c’est que Pierre est mort martyr6. Or on ne conçoit
guère qu’il ait été martyr ailleurs qu’à Rome7, et, à Rome, le seul in-
cident historique connu par lequel on puisse expliquer sa mort est
l’épisode raconté par Tacite8. Quant à Paul, des raisons solides por-

1
Tertullien, Apol., 2, 25, 35, 37 ; Ad Scapulam, 4. Cf. Cod. Theod., I, 3, 6, 7, 9,
de Maleficis et mathematicis (IX, XVIII). Cf. Actes du martyre de saint Cyprien, § 4,
dans Ruinart, Acta sincera, p. 217.
2
I Petri, IV, 14. Cf. Matth., X, 22 ; XXIV, 9 ; Marc, XIII, 13 ; Luc, XXI, 12, 17.
3
Digeste, I, 6, ad legem Juliam peculatus (XLVIII, XIII). Cf. ibid., I, 4, § 2.
4
Paul, Sentent., V, XXIX, 1. Luc, XXI, 12, est écrit sous la préoccupation de ces
vexations judiciaires.
5
C’est l’hypothèse d’Eusèbe (Chron., ann. 13 de Nér.),
6
Jean, XXI, 18-19, comparé à XII, 32-33, et XIII, 36, passages en toute hypo-
thèse écrits avant l’an 150, et d’autant plus forts qu’ils sont indirects et suppo-
sent le fait en question connu de tous ; II Petri, I, 14 ; Canon de Muratori, li-
gnes 36-37 ; Clém. Rom., Ad Cor. I, ch. 5 ; Denys de Corinthe de Caïus, prêtre
de Rome, cités par Eusèbe, H. E., II, 25 ; Tertullien, Præscr., 36 ; Adv. Marc.,
IV, 5 ; Scorpiace, 15. Luc, XXII, 32-33, comparé au passage précité du Canon de
Muratori, et à Jean, XIII, 36-38, donne aussi beaucoup à réfléchir. Cf. Macarius
Magnès, I, IV, § 4 (encore inédit).
7
Si Pierre n’a pas été martyrisé à Rome, il l’a été à Jérusalem ou à Antioche ;
deux hypothèses également invraisemblables. Apoc., XVIII, 20, est très fort pour
notre thèse.
8
Ann., XV, 44. Lire attentivement Clément Romain, Ad Cor. I, § 5 et 6, dans
l’édition de Hilgenfeld. Le mot polÝ plÁqoj ™klekuî n, les Danaïdes et les

155
L’ANTÉCHRIST

tent aussi à croire qu’il est mort martyr, et mort à Rome1. Il est
donc naturel de rapporter également sa mort à l’épisode de juillet-
août 642. Ainsi fut cimentée par le supplice la réconciliation de ces

Dircés souffrirent sûrement à Rome ; or ces martyrs sont réunis comme en tas
(s u nhqro…s qh) aux apôtres Pierre et Paul.
1
Les mots de Clément Romain : ma rtu r»sa j ™pˆ tî n ¹goumšnwn, oÜ twj
¢phll£gh toà kÒsmou n’impliquent pas la mort violente (Cf. Act., XXIII, 11)
mais l’ensemble du passage, surtout ›wj qa na to [u ½lqon], en partie conjec-
tural, l’implique probablement, et le parallélisme avec le ma qtu r»sa j de Pierre
l’indique aussi. Denys de Corinthe, Caïus prêtre de Rome, et Tertullien (loc. cit.),
croient que Paul a été martyr. De même, l’auteur de l’épître d’Ignace aux Éphé-
siens, § 12 (passage manquant dans le syriaque). Cf. Commodien, Carmen, vers
821.
2
La plus forte raison pour cela est Clém. Rom., Ad Cor. I, ch. 5 et 6. L’auteur
de cette épître, écrite certainement à Rome, peu d’années après la mort des
apôtres (ch. 5, initio), probablement de 93 à 96, établit un lien entre le supplice
de Pierre, celui de Paul, celui du polÝ plÁqoj ™klektî n, celui des Danaïdes
et des Dircés, par l’expression : toÚtoij to‹j ¢ndr£sin ou nhqro…sqh...(im-
pliquant une fournée d’arrestations tumultuaires), et surtout par la cause com-
mune qu’il attribue à toutes ces morts, « la jalousie ». Or il est clair que le polÝ
plÁqoj ™klektî n,les Danaïdes et les Dircés souffrirent dans la persécution
de juillet-août 64. Denys de Corinthe, cité par Eusèbe (H. E., II, 25) veut que
Pierre et Paul soient morts à Rome vers le même temps (k a t¦ tÕn a ÙtÕn
k a irÒn) ; il est vrai que son témoignage est affaibli par ce qu’il semble raconter
sur l’apostolat de Pierre à Corinthe et sur les voyages de Pierre et de Paul opé-
rés de conserve. On sent chez lui un parti pris systématique pour associer
Pierre et Paul dans l’apostolat des gentils. — Tertullien, Prœscr., 36; Adv. Marc.,
IV, 5 ; et Commodien, Carmen, v. 821, associent aussi les deux apôtres dans
leur mort. Cf. Irénée, Adv. hær., III, I, 1 , III, 3 ; Eusèbe, H. E., II, 22, 25 ;
III, 1 ; Chron., 43e année de Néron ; Lactance, De mort. persec., 2 ; Instit. div.,
IV, 21 ; saint Jérôme, De viris ill., 5 ; Euthalius, dans Zaccagni, Coll. monum. vet.
Eccl. gr., p. 532 ; Sulpice Sévère, Hist. sacra, II, 29 ; Bède, De rat. temp., p. 303,
édit. Giles. Toute la tradition romaine (Caïus dans Eusèbe, H. E., II, 25 ; Liber
pontificalis, édit. Bianchini, art. Pierre et Corneille, en remarquant les contradic-
tions ; Actes de Pierre et Paul attribués à saint Lin, Bibl. max. patr., II, 1re part.,
p. 69 c ; Actes publiés par Tischendorf, § 84 ; autres Actes de Pierre cités par
Bosio, Roma sott., p. 74 et suiv.) place le martyre ou la sépulture de Pierre au
cirque de Néron (« inter duas metas, sub Terebintho, prope Naumachiam, in
Vaticano, juxta obeliscum Neronis in monte, juxta Palatium Neronianum [le

156
L’ANTÉCHRIST

deux âmes, l’une si forte, l’autre si bonne ; ainsi fut établie par auto-
rité légendaire (c’est-à-dire divine) cette touchante fraternité de
deux hommes que les partis opposèrent, mais qui, on peut le croire,
furent supérieurs aux partis et s’aimèrent toujours. La grande lé-
gende de Pierre et Paul, parallèle à celle de Romulus et Remus fon-
dant par une sorte de collaboration ennemie la grandeur de Rome1,
légende qui en un sens a eu dans l’histoire de l’humanité presque
autant d’importance que celle de Jésus, date du jour qui, selon la
tradition, les vit mourir ensemble. Néron, sans le savoir, fut encore
en ceci l’agent le plus efficace de la création du christianisme, celui
qui posa la pierre angulaire de la cité des saints.
Quant au genre de mort des deux apôtres, nous savons avec cer-
titude que Pierre fut crucifié2. Selon d’anciens textes, sa femme fut

cirque], in territorio triumphali »), c’est-à-dire à l’endroit qui fut justement le


théâtre des atrocités d’août 64. (Voir Platner et Bunsen, II, I, 39-41.) Enfin, la
tradition de Pierre crucifié la tête en bas répond bien à Tac., XV, 44. L’opinion
que Pierre et Paul souffrirent le même jour s’établit à Rome non sans contra-
diction. (Conc. de Rome, sous Gélase, Labbe, Concil., IV, col. 1262 ; saint Jé-
rôme, De viris ill., 5.) Prudence, saint Augustin et d’autres veulent que les deux
apôtres soient morts le même jour du calendrier, à un an d’intervalle. Eusèbe
(Chron., ad ann. 13 Ner.) et saint Jérôme (I. c.) assignent pour date à la mort des
deux apôtres l’an 68 par raisonnement, non par tradition. Voir Tillemont,
Mém., I, note 49 sur saint Pierre ; Zonaras, XI, 13 ; Land, Anecd. syr., I, p. 116.
1
Clément Romain, Denys de Corinthe, le prêtre Caïus. Tertullien, endroits
cités, le K»ru gma Pa Úlou , cité par Lactance, Instit. div., IV, 21, et dans
l’ouvrage De bapt. non iter., à la suite des œuvres de saint Cyprien, édit. de Ri-
gault, p. 139 ; saint Ignace, Ad Rom., 4 ; Irénée, Adv. hær., III, I, 1 ; III, 2-3 ;
Tertullien, Præscr., 23. Notez surtout l’inscription M. ANNEO. PAVLO. PETRO,
en observant que Petrus ne peut être qu’un agnomen chrétien (nonobstant ala
Petriana, Orelli, 516, 5455, qui vient d’un individu surnommé Petra). Pour les
monuments figurés, voir de Rossi, Bull., 1864 p. 81 et suiv. ; 1866, p. 52 ; Mar-
tigny, Dict, p. 537 et suiv.
2
Jean, XXI, 18-191 (comp. Jean, XII, 32-33 ; XIII, 36) ; Tertullien, Adv. Marc.,
IV, 5 ; Præscr., 36 ; Scorpiace, 45 ; Eusèbe, H. E., II, 25 ; Lactance, De mort. per-
sec., 2 ; Orose, VII, 7. Notez, en effet, que Tacite, Ann., XV, 44, compte parmi
les suppliciés des crucibus affixi. Il est vrai que les changements qu’on a proposés
pour le texte en cet endroit (Bernays, ci-dessus) feraient disparaître la catégorie

157
L’ANTÉCHRIST

exécutée avec lui, et il la vit mener au supplice1. Un récit accepté


dès le IIIe siècle voulut que, trop humble pour s’égaler à Jésus, il eût
demandé à être crucifié la tête en bas2. Le trait caractéristique de la
boucherie de 64 ayant été la recherche d’odieuses raretés en fait de
tortures, il est possible qu’en effet Pierre ait été offert à la foule
dans cette hideuse attitude. Sénèque mentionne des cas où l’on a vu
des tyrans faire tourner vers la terre la tête des crucifiés3. Puis la
piété chrétienne aura vu un raffinement mystique4 dans ce qui ne
fut qu’un bizarre caprice des bourreaux. Peut-être le trait du qua-
trième Évangile: « Tu étendras les mains, et un autre te ceindra, et te
mènera où tu ne veux pas, » renferme-t-il quelque allusion à une
particularité du supplice de Pierre5. — Paul, en sa qualité d’honestior,
eut la tête tranchée6. Il est probable, du reste, qu’il y eut pour lui un
jugement régulier7 et qu’il ne fut pas enveloppé dans la condamna-
tion sommaire des victimes de la fête de Néron. Timothée fut, se-
lon certaines apparences, arrêté avec son maître et gardé en prison8.
Au commencement du IIIe siècle, on voyait déjà près de Rome
deux monuments auxquels on attachait les noms des apôtres Pierre
et Paul. L’un était situé au pied de la colline vaticane : c’était celui de

des simples crucifiés ; mais Sulpice Sévère (II, 29), qui copie presque Tacite (et
un Tacite plus correct que le nôtre), d’accord avec Hermas, I, vis, III, 2, met
expressément cruces (s ta u roÚj) parmi les suplices.
1
Clém. D’Alex., Strom., VII, 11.
2
Acta Petri et Pauli, c. 81 (cf.. le Pseudo-Lin, p. 69-70) ; Eusèbe, H. E., III, 1
(d’après Origène) ; Eus., Dem. ev., III, 5 ; saint Jérôme, De viris ill., 1.
3
Consol. ad Marciam (écrite sous Claude), 20.
4
Rufin, trad. d’Eus., H. E., I, c.
5
La précinction des reins avec une serviette n’était nullement de règle dans le
crucifiement. Le passage Évang. de Nicodème, 1re part. A, ch. 10, se rapporte à
une conception très moderne de la crucifixion de Jésus.
6
Tertullien, Præscr., 36 ; Scorp., 15 ; Eusèbe, H. E., II, 25 ; Lactance, De mort.
presec., 2 ; Orose, VII, 7 ; Euthalius, dans Zaccagni, p. 427, 522, 531-537. Cf.
Paul, Sentent., V, XXIX, 1.
7
Clém. Rom., Ad Cor. I, 5, ma rtu r»sa j ™pˆ tî n ¹gou mšnwn.
8
Hebr., XIII, 23. Voyez cependant ci-après.

158
L’ANTÉCHRIST

saint Pierre ; l’autre sur la voie d’Ostie c’était celui de saint Paul. On
les appelait en style oratoire « les trophées » des apôtres1. C’étaient
probablement des cellæ ou des memoriæ consacrées aux deux saints.
De pareils monuments existaient en public avant Constantin ; on a
le droit d’ailleurs de supposer que ces « trophées » n’étaient connus
que des fidèles ; peut-être même n’étaient-ils pas autre chose que ce
Térébinthe du Vatican auquel on associa durant des siècles la mé-
moire de Pierre, ce Pin des Eaux Salviennes, qui fut, selon certaines
traditions, le centre des souvenirs relatifs à Paul2. Plus tard, ces
« trophées » deviennent les tombeaux des apôtres Pierre et Paul.
Vers le milieu du IIIe siècle, en effet, apparaissent deux corps que
l’universelle vénération tient pour ceux des apôtres3 et qui semblent

1
Caïus, cité par Eusèbe, H. E., II, 25. Ce qui concerne la construction de la
memoria de saint Pierre au Vatican par Anenclet (Liber pontificalis, art. Anenclet)
est légendaire. Voir Lipsius, Chronol. der rœm. Bischöfe, p. 269 et suiv., en compa-
rant le texte de Bianchini.
2
Acta Petri et Pauli, 80 (texte des manuscrits de Paris, Tischendorf, p. 35, note).
Les Eaux Salviennes, cependant, sont trop loin de la basilique de Saint-Paul-
hors-les-Murs pour qu’on puisse identifier les deux localités.
3
Kalendarium liberianum, 3 kal. jun. (Abh. der kœn. sächs. Ges., phil.-hist. Classe, I,
p. 632) ; inscription de Damase, Gruter, II, 1163 ; Liber pontificalis (texte de
Bianchini et de Lipsius), art. Petrus, Cornelius, Damasus, et tous les articles de Lin
à Victor, excepté deux. Le Liber pontificalis se contredit. Rien de plus obscur que
ce qui concerne les translations opérées par saint Corneille. On prétend qu’il ne
fit que ramener les corps des apôtres à leur premier gîte. Pourquoi en auraient-
ils été distraits ? La raison qu’on allègue en ce qui concerne le corps de Pierre,
tirée de Lampride, Héliog., 23, est très faible ; on n’en allègue aucune en ce qui
concerne Paul. La proximité du cimetière juif de la Vigna Randanini m’incline à
croire que les deux corps qu’on fit passer pour ceux des apôtres furent tirés des
catacombes de la voie Appienne par saint Corneille (251-253) quand la grande
persécution de Dèce eut érigé le soin des corps des martyrs en œuvre ecclésias-
tique, et suscité le zèle de la bonne Lucine, qui put se contenter d’indices légers
et peut-être même ne pas s’interdire quelques petites fourberies pieuses. Les
traditions sur le séjour des corps des apôtres à la catacombe de Saint-Sébastien,
à l’endroit qui s’appelait par excellence Catacumbas (k a t¦ tumbas) (Marchi, Mo-
num. delle arti cristiane primitive, p. 199-220), se trouvent ainsi expliquées. Voir
Liber pontificalis, aux articles Corneille, Damase, Adrien I et Nicolas I ; Bède, De

159
L’ANTÉCHRIST

provenir des catacombes de la voie Appienne, où il y avait effecti-


vement plusieurs cimetières juifs1. Au IVe siècle, ces cadavres repo-
sent à l’endroit des deux « trophées »2. Au-dessus des « trophées »
s’élèvent alors deux basiliques, dont l’une est devenue la basilique
actuelle de Saint-Pierre, et dont l’autre, Saint-Paul-hors-les-Murs, a
gardé ses formes essentielles jusqu’à notre siècle.
Les « trophées » que les chrétiens vénéraient vers l’an 200 dési-
gnaient-ils réellement les places où souffrirent les deux apôtres ?
Cela se peut. Il n’est pas invraisemblable que Paul, sur la fin de sa
vie, demeurât dans la banlieue qui s’étendait hors de la porte Laver-

temp. rat., p. 309 (édit. Giles) ; Actes de saint Sébastien, et autres, Bosio, p. 247-
248, 251-256, 259-260 ; Acta SS. Jan., II, p. 258, 278 ; Gruter, 1172, n° 12 ; de
Rossi, Roma sott., I, 236 et suiv. ; 240-242 ; Catal. imp. rom., dans Roncalli, Vetus-
tiora latin. script. chronica (Padoue, 1787) t. II, p. 248. — Quelques manuscrits des
Acta Petri et Pauli offrent un système de conciliation entre les versions opposées
qui circulaient. Tischendorf, Acta apost. apocr., p. 38 et 39, note ; Lipsius, Die
Quellen der rœm. Petrussage, p. 99 ; Mabillon, Liturgia gallicana, p. 159. Cf. Grég. le
Grand, Epist., IV, XXX (Opp. t. II, col. 710, édit. Bénéd.) ; Actes de Mar Scher-
bil, dans Cureton, Ancient syr. docum., p. 64 et suiv. (trad.).
1
On en connaît deux, à une distance de 2 ou 300 mètres, l’un au nord, l’autre
au sud, de l’endroit (ad Catacumbas) d’où la tradition veut que soient sortis les
corps de Pierre et de Paul. Rossi, Bull., 1867, p. 3, 16. Grande preuve que
l’endroit appelé ka t¦ tum} £j ou ad tumbas, où l’on croyait, au commencement
du IIIe siècle, reconnaître les tombeaux des deux apôtres, faisait partie d’une
vaste nécropole juive souterraine, située dans le pli que fait vers Saint-Sébastien
la voie Appienne. Le centre des sépultures chrétiennes des trois premiers siè-
cles fut de ce côté. De Rossi, Roma sott., II entier.
2
Eusèbe, H. E., II, 25, en observant que le sens de koimht»rion est
« tombe ». Eusèbe admet que Caïus entend par trÒpa ia les tombeaux. Une
grande partie de la tradition romaine voulut, en effet, que Pierre et Paul eussent
été enterrés tous les deux près de l’endroit où ils furent mis à mort (Bosio, Ro-
ma sott., p. 74 et suiv., p. 197 et suiv.). Le lieu de sépulture et le lieu d’exécution
se confondaient souvent pour les martyrs. V. Hégésippe, dans Eusèbe, H. E.,
II, XXIII, 18 ; Liber pontif., art. Pierre et Corneille ; Acta Petri et Pauli, § 84 Il est
probable cependant que ladite tradition vint de ce qu’après la translation défini-
tive des deux corps et la construction des basiliques, on dut être induit à pré-
tendre que les reliques avaient toujours été à l’endroit où on les offrait à la piété
des croyants. Cf. Euthalius, dans Zaccagni, p. 522-523.

160
L’ANTÉCHRIST

nale, sur la voie d’Ostie1. L’ombre de Pierre, d’un autre côté, erre
toujours, dans la légende chrétienne, vers le pied du Vatican, des
jardins et du cirque de Néron, en particulier autour de l’obélisque2.
Cela vint, si l’on veut, de ce que le cirque en question gardait le sou-
venir des martyrs de 64, auxquels, à défaut d’indication précise, la
tradition chrétienne put joindre Pierre ; nous aimons mieux croire
cependant qu’il se mêla en tout ceci quelque renseignement3 et que
l’ancienne place de l’obélisque, dans la sacristie de Saint-Pierre,
marquée aujourd’hui par une inscription, indique à peu près
l’endroit où Pierre en croix rassasia de son affreuse agonie les yeux
d’une populace avide de voir souffrir.
Les corps eux-mêmes qu’entoure depuis le IIIe siècle une tradi-
tion non interrompue de respect sont-ils ceux des deux apôtres ?
Nous le croyons à peine. Il est certain que l’attention à garder la
mémoire des tombeaux des martyrs fut très ancienne dans l’Église4 ;
mais Rome fut, vers 100 et 120, le théâtre d’un immense travail lé-
gendaire, relatif surtout aux deux apôtres Pierre et Paul, travail où
les prétentions pieuses eurent beaucoup de part. Il n’est guère
croyable que, dans les jours qui suivirent l’horrible carnage arrivé en
août 64, on ait pu revendiquer les cadavres des suppliciés. Dans la
masse hideuse de chair humaine pétrie, rôtie, piétinée, qui fut ce

1
Cf. Kalendarium Lib., I, c. ; Liber pontificalis, art. Corneille ; Acta Petri et Pauli, 80.
Le lieu indiqué par ces textes est celui où s’éleva la basilique de saint Paul, qui a
succédé sans doute au prÒpa ion de Caïus. C’est à une époque relativement
moderne qu’on voulut que saint Paul eût été décapité près de deux milles plus
loin, ad Aquas Salvias, ou Ad guttam jugiter manantem (aujourd’hui Sait-Paul-aux-
trois-Fontaines), un des sites les plus frappants de la campagne de Rome. Grég.
Le Grand, Epist., XIV, XIV (Opp., t. II, col. 1273. Bénéd.) ; Acta Petri et Pau-
li, 80 (selon certains manuscrits, Tischendorf, p. 35, note) ; Acta SS. Junii, V,
p. 435.
2
Bosio, Roma sott., p. 74 et suiv. ; Lipsius, Rœm. Petrussage, p. 102 et suiv.
3
Le Montorio paraît n’avoir dans la question que des titres usurpés.
4
Hégésippe, dans Eusèbe, Hist. eccl., II, XXIII, 18.

161
L’ANTÉCHRIST

jour-là traînée au croc dans le spoliaire1, puis jetée dans les puticuli2,
il eût peut-être été difficile de reconnaître l’identité de chacun des
martyrs. Souvent sans doute on obtenait l’autorisation de retirer des
mains des exécuteurs les restes des condamnés3 ; mais, en suppo-
sant (ce qui est fort admissible) que des frères eussent bravé la mort
pour aller redemander les précieuses reliques, il est probable qu’au
lieu de les leur rendre, on les eût envoyés eux-mêmes rejoindre le
tas de cadavres4. Durant quelques jours, le nom seul de chrétien fut
un arrêt de mort5. C’est là, du reste, une question bien secondaire.
Si la basilique vaticane ne couvre pas réellement le tombeau de
l’apôtre Pierre, elle n’en désigne pas moins à nos souvenirs l’un des
lieux les plus réellement saints du christianisme. La place où le
mauvais goût du XVIIe siècle a construit un cirque d’une architecture
théâtrale fut un second calvaire, et même, en supposant que Pierre
n’y ait pas été crucifié, là du moins, on n’en peut douter, souffrirent
les Danaïdes, les Dircés.

1
Le hasard nous a conservé le nom du « curateur du spoliaire » qui probable-
ment surveilla cette horrible opération. Il s’appelait Primitivus. Nous avons
l’épitaphe du tombeau où il reposa en compagnie du laniste Claude, du rétiaire
Télesphore et du médecin adjoint au ludus matutinus, Claude Agathocle. Tous
ces personnages paraissent avoir été des esclaves ou affranchis de Néron (Orel-
li, no 554). Le marbre impassible ajoute : Sit vobis terra levis. Nous avons
l’épitaphe d’un autre medicus ludi matutini Eutychus, qui fut aussi esclave de Né-
ron, et de sa femme Irène (Orelli, no 2553). Il est remarquable que tous ces
fonctionnaires de l’arène portent les mêmes noms que les chrétiens, sans doute
parce qu’ils venaient en grand nombre de l’Asie.
2
Sunhqro…s qh.
3
Digeste, de Cadaveribus punitorum, XLVIII, XXIV, 1 et 3 ; Diocl. et Max.., Cod.
Just., constit. 11, de Religiosis et sumptibus fenerum (III, XLIV).
4
Ce qui dans les traditions romaines concerne une dame nommée Lucine, qui
est censée recueillir les corps des victimes de la persécution de Néron, vient
d’une confusion de date. Le Liber pontificalis (à l’article Corneille) fait de cette
Lucine la conseillère du pape saint Corneille, en 252. On lui continue ce rôle
légendaire jusqu’à la persécution de Dioclétien (Actes de saint Sébastien, Acta
SS. Jan., II, p. 258, 278).
5
Tacite, Ann., XV, 44.

162
L’ANTÉCHRIST

Si, comme il est permis de le croire, Jean accompagna Pierre à


Rome, nous pourrons trouver un fond plausible à la vieille tradition
d’après laquelle Jean aurait été plongé dans l’huile bouillante1 vers
l’endroit où exista plus tard la porte Latine2. Jean paraît avoir souf-
fert pour le nom de Jésus3. Nous sommes portés à croire qu’il fut
témoin et jusqu’à un certain point victime du sanglant épisode au-
quel l’Apocalypse doit son origine. L’Apocalypse est pour nous le cri
d’horreur d’un témoin, qui a demeuré Babylone, qui a connu la
Bête, qui a vu les corps sanglants de ses frères martyrs, qui lui-
même a subi l’étreinte de la mort4. Les malheureux condamnés ser-
vir de flambeaux vivants5 devaient être préalablement plongés dans
l’huile ou dans une substance inflammable (non bouillante, il est
vrai). Jean fut peut-être voué au même supplice que ses frères et
destiné à illuminer le soir de la fête le faubourg de la voie Latine ;
un hasard, un caprice l’aura sauvé. La voie Latine est, en effet, si-
tuée dans le quartier où se passèrent les incidents de ces jours terri-
bles. La partie méridionale de Rome (porte Capène, voie d’Ostie,
voie Appienne, voie Latine) forme la région autour de laquelle sem-
ble se concentrer, du temps de Néron l’histoire de l’Église nais-
sante.

1
Tertullien, Præscr., 36 (Cf. Saint Jérôme, in Matth., XX, 23 ; Adv. Jovinian., I, 26.
Cf. Eus., H. E., VI, 5). Tertullien ne fixe aucun lieu ; mais il semble bien rap-
porter à cet endroit une tradition romaine (Cf. Platner et Bunsen, Beschreibung
der Stadt Rom., III, 1re partie, p. 604-605). On a d’autres exemples de martyrs
plongés dans l’huile bouillante. Cf. Eus., H. E., V, 5.
2
Faux Prochore, ch. 10 et 11 (trad. Lat.). La porte Latine fait partie du rempart
d’Aurélien, commencé en 271. Il n’y avait pas dans l’ancien mur de porte de ce
nom.
3
Apoc., I, 9, passage qui a ici force probante, même dans l’hypothèse où
l’auteur de l’Apocalypse ne serait pas l’apôtre, mais voudrait se faire passer pour
l’apôtre. Polycrate appelle Jean m£rtu j k a ˆ did£ska loj (dans Eus., H. E.,
III, XXIV, 3 ; V, XXIV, 3) ; il est vrai que cela peut venir de Apoc., I, 9.
4
Voir en particulier Apoc., I, 9 ; VI, 9 ; XIII, 10 ; XX, 4.
5
Tacite, Ann., XV, 44.

163
L’ANTÉCHRIST

Un sort jaloux a voulu que, sur tant de points qui sollicitent vi-
vement notre curiosité, nous ne pussions jamais sortir de la pé-
nombre où vit la légende. Répétons-le : les questions relatives à la
mort des apôtres Pierre et Paul ne prêtent qu’à des hypothèses vrai-
semblables. La mort de Paul, en particulier, est enveloppée d’un
grand mystère. Certaines expressions de l’Apocalyse, composée à la
fin de 68 ou au commencement de 69, inclineraient à penser que
l’auteur de ce livre croyait Paul vivant quand il écrivait1. Il n’est nul-
lement impossible que la fin du grand apôtre ait été tout à fait igno-
rée. Dans la course que certains textes lui attribuent du côté de
l’Occident, un naufrage, une maladie, un accident quelconque pu-
rent l’enlever2. Comme il n’avait pas à ce moment autour de lui sa
brillante couronne de disciples, les détails de sa mort seraient restés
inconnus ; plus tard, la légende y aurait suppléé, en tenant compte,
d’une part, de la qualité de citoyen romain que les Actes lui don-
nent, de l’autre, du désir qu’avait la conscience chrétienne d’opérer
un rapprochement entre lui et Pierre. Certes, une mort obscure
pour le fougueux apôtre a quelque chose qui nous sourit. Nous ai-
merions à rêver Paul sceptique, naufragé, abandonné, trahi par les
siens, seul, atteint du désenchantement de la vieillesse ; il nous plai-
rait que les écailles lui fussent tombées une seconde fois des yeux,
et notre incrédulité douce aurait sa petite revanche si le plus dogma-
tique des hommes était mort triste, désespéré (disons mieux, tran-
quille), sur quelque rivage ou quelque route de l’Espagne, en disant
lui aussi : Ergo erravi ! Mais ce serait trop donner à la conjecture. Il
est sûr que les deux apôtres étaient morts en 70 ; ils ne virent pas la
ruine de Jérusalem, qui eût fait sur Paul une si profonde impression.
Nous admettrons donc comme probable, dans toute la suite de

1
Apoc., II, 2, 9 ; III, 9.
2
Le Canon de Muratori parle de la passio Petri, non de la passio Pauli. Ce docu-
ment présente la profectio Pauli ab urbe Spaniam proficiscentis comme le dernier acte
de la vie de Paul et comme un fait corrélatif à la passio Petri. Le passage de Clé-
ment Romain (Ad Cor. I, § 5) s’accommoderait aussi à quelques égards d’une
telle hypothèse.

164
L’ANTÉCHRIST

cette histoire, que les deux champions de l’idée chrétienne disparu-


rent à Rome, pendant l’orage terrible de l’an 64.
Jacques était mort, il y avait un peu plus de deux ans. Des « apô-
tres-colonnes », il ne restait donc plus que Jean. D’autres amis de
Jésus vivaient sans doute encore à Jérusalem, mais oubliés et
comme perdus dans le sombre tourbillon où la Judée allait être
plongée durant plusieurs années.
Nous montrerons dans le livre suivant de quelle manière l’Église
consomma entre Pierre et Paul une réconciliation que la mort avait
peut-être ébauchée. Le succès était à ce prix. En apparence inallia-
bles, le judéo-christianisme de Pierre et l’hellénisme de Paul étaient
également nécessaires au succès de l’œuvre future. Le judéo-
christianisme représentait l’esprit conservateur, sans lequel il n’y a
rien de solide ; l’hellénisme, la marche et le progrès, sans quoi rien
n’existe véritablement. La vie est le résultat d’un conflit entre des
forces contraires. On meurt aussi bien par l’absence de tout souffle
révolutionnaire que par l’excès de la révolution.

165
CHAPITRE IX.

LE LENDEMAIN DE LA CRISE.

La conscience d’une réunion d’hommes est comme celle d’un in-


dividu. Toute impression dépassant un certain degré de violence
laisse dans le sensorium du patient une trace qui équivaut à une lé-
sion, et le met pour longtemps, si ne n’est pour toujours, sous le
coup d’une hallucination ou d’une idée fixe. Le sanglant épisode
d’août 64 avait égalé en horreur les rêves les plus hideux qu’un cer-
veau malade pût concevoir. Durant plusieurs années, la conscience
chrétienne en sera comme obsédée. Elle est en proie à une sorte de
vertige ; des songes monstrueux la tourmentent ; une mort cruelle
paraît le sort réservé à tous les fidèles de Jésus1. Mais cela même
n’est-il pas le signe le plus certain de la proximité du grand jour ?...
Les âmes des victimes de la Bête étaient conçues comme attendant
l’heure sainte sous l’autel divin et criant vengeance. L’ange de Dieu
les calme, leur dit de se tenir en repos et d’attendre encore un peu ;
le moment n’est pas loin où leurs frères désignés pour l’immolation
seront tués à leur tour. Néron s’en chargera. Néron est ce person-
nage infernal à qui Dieu abandonnera pour un moment sa puis-
sance, à la veille de la catastrophe ; il est ce monstre d’enfer qui doit
apparaître comme un effrayant météore à l’horizon du soir des der-
niers jours2.
L’air était partout comme imprégné de l’esprit du martyre.
L’entourage de Néron semblait animé contre la morale d’une sorte
de haine désintéressée ; c’était d’un bout à l’autre de la Méditerranée
la lutte à mort du bien et du mal. Cette dure société romaine avait
déclaré la guerre à la piété sous toutes ses formes ; celle-ci se voyait
réduite à déserter un monde livré à la perfidie, à la cruauté, à la dé-

1
Apoc., VI, 11.
2
Comp. saint Cyprien, De exhort. martyr., præf.
L’ANTÉCHRIST

bauche ; il n’y avait pas d’honnêtes gens qui ne courussent des dan-
gers. La jalousie de Néron contre la vertu est arrivée à son comble.
La philosophie n’est occupée qu’à préparer ses adeptes aux tortu-
res ; Sénèque, Thraséa, Baréa Soranus, Musonius, Cornutus ont su-
bi ou sont près de subir les conséquences de leur noble protesta-
tion. Le supplice paraît le sort naturel de la vertu1. Même le scepti-
que Pétrone, parce qu’il est d’une société polie, ne peut vivre dans
un monde où règne Tigellin. Un touchant écho des martyrs de cette
Terreur nous est arrivé par les inscriptions de l’île des déportations
religieuses, d’où l’on ne revenait pas2. Dans une grotte sépulcrale
qui se voit près de Cagliari3, une famille d’exilés, peut-être vouée au
culte d’Isis4, nous a légué sa touchante plainte, presque chrétienne.
Dès que ces infortunés arrivèrent en Sardaigne, le mari tomba ma-
lade par suite de l’effroyable insalubrité de l’île ; la femme Benedicta
fit un vœu, pria les dieux de la prendre au lieu de son mari ; elle fut
exaucée.
L’inutilité des massacres se vit du reste clairement en cette cir-
constance. Un mouvement aristocratique, résidant en un petit
nombre de têtes, est arrêté par quelques exécutions ; mais il n’en va
pas de même d’un mouvement populaire ; car un tel mouvement
n’a pas besoin de chefs ni de maîtres savants. Un jardin où l’on
coupe les pieds de fleur n’existe plus ; un pré fauché repousse
mieux qu’auparavant. Ainsi le christianisme, loin d’être arrêté par le
lugubre caprice de Néron, pullula plus vigoureusement que jamais ;
un surcroît de colère monta au cœur des survivants ; tous n’eurent
plus qu’un seul rêve, devenir les maîtres des païens, pour les gou-
verner comme ils le méritaient, avec la verge de fer5. Un incendie,

1
Sénèque, Lettres 4, 12, 24, 26, 30, 36, 54, 61, 70, 77, 78, 93, 101, 102, à Luci-
lius.
2
Tacite, Ann., II, 85.
3
Corp. inscr. gr., n° 5759.
4
Le nom ou plutôt l’épithète de Benedicta, que porte la femme, ainsi que les
sculptures de la grotte, inclinent à le croire.
5
Apoc., II, 26-27.

167
L’ANTÉCHRIST

bien autre que celui qu’on les accuse d’avoir allumé, dévorera cette
ville impie, devenue le temple de Satan. La doctrine de
l’embrasement final du monde prenait chaque jour de plus fortes
racines. Le feu seul sera capable de purger la terre des infamies qui
la souillent ; le feu paraissait la seule fin juste et digne d’un tel amas
d’horreurs.
La plupart des chrétiens de Rome que n’atteignit pas la férocité
de Néron quittèrent sans doute la ville1. Durant dix ou douze ans,
l’Église romaine se trouva dans un extrême désarroi ; une large
porte fut ainsi ouverte à la légende. Cependant, il n’y eut pas
d’interruption complète dans l’existence de la communauté. Le
Voyant de l’Apocalypse, en décembre 68 ou janvier 69, donne ordre à
son peuple de quitter Rome2. Même en faisant dans ce passage la
part de la fiction prophétique, il est difficile de n’en pas conclure
que l’Église de Rome reprit vite son importance. Seuls, les chefs
abandonnèrent définitivement une ville où pour le moment leur
apostolat ne pouvait porter de fruits.
Le point du monde romain où la vie était alors le plus supporta-
ble pour les juifs était la province d’Asie. Il y avait entre la juiverie
de Rome et celle d’Éphèse des communications perpétuelles3. Ce
fut de ce côté que se dirigèrent les fugitifs. Éphèse va être le point
où le ressentiment des événements de l’an 64 sera le plus vif. Tou-
tes les haines de Rome vont y être concentrées ; de là partira dans
quatre ans l’invective furibonde par laquelle la conscience chré-
tienne répondra aux atrocités de Néron.
Il n’y a pas d’invraisemblance à placer parmi les notables chré-
tiens qui sortirent de Rome, pour échapper aux rigueurs de la po-
lice, l’apôtre que nous avons vu suivre en tout la destinée de Pierre.
Si les récits relatifs à l’incident qu’on plaça plus tard près de la porte
Latine ont quelque vérité, il est permis de supposer que l’apôtre

1
Cela résulte de l’Épître aux Hébreux, V, 11-14, et surtout XIII, 24. Ces oƒ ¢pÕ
tÁj Ita l…a j paraissent être des fugitifs de l’Église de Rome.
2
Apoc., XVIII, 4.
3
Nous l’avons montré à propos d’Aquila et de Priscille.

168
L’ANTÉCHRIST

Jean, échappé au supplice comme par miracle, aura quitté la ville


sans délai ; dès lors on peut trouver naturel qu’il se soit réfugié en
Asie. Comme presque toutes les données relatives à la vie des apô-
tres, les traditions sur le séjour de Jean à Éphèse sont sujettes au
doute ; elles ont cependant aussi leur côté plausible, et nous incli-
nons plutôt à les admettre qu’à les rejeter1.

1
Le principal argument se tire de l’Apocalypse. Si le livre est de Jean l’apôtre, la
chose est certaine. Si le livre est de quelqu’un qui a voulu le faire passer pour
un ouvrage de Jean l’apôtre (on suppose alors l’apôtre mort avant 68 ; car un
tel faux n’est guère admissible de son vivant), on est frappé de la circonstance
que la vision de l’apôtre est censée avoir lieu à Patmos, endroit où l’on ne
s’arrêtait qu’en allant en Asie ou en revenant d’Asie ; il est remarquable surtout
que le faussaire fait parler l’apôtre aux Églises d’Asie comme ayant autorité sur
elles et connaissant leurs plus intimes secrets. Conçoit-on l’effet qu’eussent
produit les trois premiers chapitres sur des gens qui savaient parfaitement que
l’apôtre Jean n’avait jamais été à Patmos ni chez eux ? Denys d’Alexandrie
(dans Eus., H. E., VII, 5) a bien vu cela, et pose en principe que l’auteur de
l’Apocalypse ne peut être qu’un des hommes apostoliques qui ont été en Asie.
Reste l’hypothèse où l’Apocalypse serait l’ouvrage d’un homonyme de l’apôtre
Jean, hypothèse de toutes la plus invraisemblable. — Les témoignages directs
sur le séjour de Jean à Éphèse sont du dernier quart du second siècle. Apollo-
nius, d’après Eusèbe, H. E.,V, 18 ; Polycrate, évêque d’Éphèse (circonstance à
noter), dans Eus., III, 31 ; V, 24 ; Irénée, Adv. hær., II, XXII, 5 ; III, I, 1 ; III, 4 ;
XI, 4 ; V, XXVI, 1 ; XXX, 4, 3 ; XXXIII, 4 ; lettre à Victor (Eus., H. E., V, 24), et
surtout lettre à Florinus (Eus., H. E., V, 20), morceau capital dans la question,
dont l’authenticité n’est guère douteuse, depuis que M. Waddington a fixé le
martyre de Polycarpe au 23 février 455 (Mem. de l’Acad. des inscr., t. XXVI, 1re
partie, p. 33 et suiv.) ; Clément d’Alex., Quis dives salvetur, 42 ; Origène, in
Matth., t. XVI, 6, et Opp., II, p. 24 A, édit. Delarue ; Denys d’Alexandrie, dans
Eusèbe, H. E., VII, 25 ; Eusèbe, H. E., III, 1, 18, 20, 23, 31, 39 ; V, 24 ; Chron.,
à l’an 98 ; Épiph., hær. LXXVIII, 11 ; Mart. de saint Ignace, 1, 3 ; saint Jérôme, De
viris ill., 9, Adv. Jovin., t. 26, et sur Gal., VI. L’omission de la mention de ce sé-
jour dans Papias (Cf. Eus., H. E., III, 39, rectifiant Chron., à l’an 98, contre Iré-
née), dans Hégésippe et dans les épîtres attribuées à saint Ignace, est sûrement
un fait grave. Les confusions qui paraissent avoir été très anciennement faites
entre l’apôtre Jean et un certain Presbyteros Johannes laissent aussi planer des dou-
tes sur tout ceci. Voir l’appendice, à la fin du volume.

169
L’ANTÉCHRIST

L’Église d’Éphèse était mixte ; une partie devait la foi à Paul ;


une autre était judéo-chrétienne. Cette dernière fraction dut prendre
la prépondérance par l’arrivée de la colonie romaine, surtout si la-
dite colonie amenait avec elle un compagnon de Jésus, un docteur
hiérosolymite, un de ces maîtres illustres devant lesquels Paul lui-
même s’inclinait. Jean était, depuis la mort de Pierre et de Jacques le
seul apôtre de premier ordre qui vécût encore ; il était devenu le
chef de toutes les Églises judéo-chrétiennes ; un respect extrême
s’attachait à lui ; on se prit à croire (et sans doute l’apôtre lui-même
le disait) que Jésus avait eu pour lui une affection particulière. Mille
récits se fondaient déjà sur cette donnée ; Éphèse devenait pour un
temps le centre de la chrétienté, Rome et Jérusalem étant, par suite
de la violence des temps, des séjours presque interdits au culte nou-
veau.
La lutte fut bientôt vive entre la communauté judéo-chrétienne,
présidée par l’ami intime de Jésus, et les familles de prosélytes
créées par Paul. Cette lutte s’étendit à toutes les Églises d’Asie1. Ce
n’étaient que déclamations acerbes contre ce Balaam, qui avait semé
le scandale devant les fils d’Israël, qui leur avait appris qu’on pou-
vait sans crime communier avec les païens, épouser des païennes.
Jean, au contraire, était de plus en plus considéré comme un grand
prêtre juif2. De même que Jacques, il porta le pétalon, c’est-à-dire la
plaque d’or sur le front3. Il fut le docteur par excellence ; on
s’habitua même, peut-être par suite de l’incident de l’huile bouil-
lante, à lui donner le titre de martyr4.
Il semble qu’au nombre des fugitifs qui vinrent de Rome à
Éphèse se trouva Barnabé5. Timothée vers le même temps était
1
V. Saint Paul, p. 367 et suiv.
2
Iereu j .
3
Cf. Saint Paul, p. 307. Polycrate, dans Eusèbe, H. E., III, XXXI, 3 ; V, XXIV, 3.
Des documents apocryphes attribuent ce même insigne à Marc (Passion de
Marc, citée par A. de Valois, dans sa note sur Eusèbe, I, V, ch. XXIV, p. 191).
Cf. Suicer, Thes. eccl., au mot pšta lon.
4
Polycrate, l. c. M £rtuj ka ˆ did£ska loj.Cf. Matth., XX, 22-23 ; Marc, X, 38-39.
5
C’est la conséquence de notre système sur l’Épître aux Hébreux.

170
L’ANTÉCHRIST

emprisonné, nous ne savons en quel endroit, peut-être à Corinthe1.


Au bout de quelques mois, il fut délivré. Barnabé, dès qu’il apprit
cette bonne nouvelle, voyant la situation plus calme, forma le projet
de regagner Rome avec Timothée, qu’il avait connu et aimé dans la
compagnie de Paul2. La phalange apostolique dispersée par l’orage
de 64 essayait de se reformer. L’école de Paul était la moins consis-
tante ; elle cherchait, privée de son chef, à s’appuyer sur des parties
plus solides de l’Église. Timothée, habitué être conduit, dut être peu
de chose après la mort de Paul. Barnabé, au contraire, qui s’était
toujours tenu dans une voie moyenne entre les deux partis, et qui
n’avait pas une seule fois péché contre la charité, devint le lien des
débris épars après le grand naufrage. Cet homme excellent fut ainsi
encore une fois le sauveur de l’œuvre de Jésus, le bon génie de la
concorde et de la paix.
C’est aux circonstances dont il s’agit qu’il faut, selon nous, rap-
porter l’ouvrage qui porte le titre, difficile à comprendre, d’Épître
aux Hébreux. Cet écrit paraît avoir été composé à Éphèse par Bar-
nabé3 et adressé à l’Église de Rome4, au nom de la petite commu-
nauté de chrétiens italiotes qui s’était réfugiée dans la capitale de
l’Asie. Par sa position, en quelque sorte intermédiaire, au point de
croisement de beaucoup d’idées jusque-là non encore associées,
l’Épître aux Hébreux revient de droit à l’homme conciliant qui tant
de fois empêcha les tendances diverses existant au sein de la jeune
communauté d’arriver à une rupture ouverte. L’opposition des Egli-
ses de juifs et des Églises de gentils semble, quand on lit ce petit
traité, une question résolue ou plutôt perdue dans un flot débordant
de métaphysique transcendante et de pacifique charité. Comme
1
Hébr., XIII, 23. Ce n’était ni à Rome ni à Éphèse. L’endroit ne devait pas être
bien loin d’Éphèse.
2
Hébr., XIII, 19, 23.
3
Voir l’introduction en tête de ce volume.
4
C’est ce qui explique comment l’Église de Rome a toujours mieux su que les
autres Églises de qui cette épître n’était pas. V. Saint Paul, p. LVII. La première
épître de Clément, écrite à Rome vers l’an 95, est pleine de réminiscences de
l’Épître aux Hébreux.

171
L’ANTÉCHRIST

nous l’avons dit, le goût des midraschirn ou petits traités d’exégèse


religieuse, sous forme épistolaire, avait fait de grands progrès. Paul
s’était mis tout entier dans son épître aux Romains ; plus tard,
l’Épître aux Éphésiens avait été la formule la plus avancée de sa
doctrine. L’Épître aux Hébreux paraît un manifeste du même ordre.
Aucun livre chrétien ne ressemble autant aux ouvrages de l’école
juive d’Alexandrie, en particulier aux opuscules de Philon. Apollos
était déjà entré dans cette voie1. Paul prisonnier s’y était singulière-
ment complu. Un élément étranger à Jésus, l’alexandrinisme,
s’infusait de plus en plus au cœur du christianisme. Dans les écrits
johanniques, nous verrons cette influence s’exerçant d’une façon
souveraine. Dans l’Épître aux Hébreux, la théologie chrétienne se
montre fort analogue à celle que nous avons trouvée dans les épî-
tres de la dernière manière de Paul. La théorie du Verbe se déve-
loppe rapidement. Jésus devient de plus en plus Le « Dieu second »,
le métatrône, l’assesseur de la Divinité, le premier-né de la droite de
Dieu, inférieur à Dieu seul. — Sur les circonstances du temps où il
écrit, l’auteur ne s’explique qu’à mots couverts. On sent qu’il craint
de compromettre le porteur de sa lettre et ceux à qui elle est desti-
née2. Un poids douloureux semble l’oppresser ; son angoisse secrète
s’échappe en traits courts et profonds.
Dieu, après avoir autrefois communiqué sa volonté aux hommes
par le ministère des prophètes, s’est servi dans ces derniers temps
de l’organe du Fils, par lequel il avait créé le monde3 et qui soutient
tout de sa parole. Ce Fils, reflet de la gloire du Père, et empreinte de
son essence, que le Père s’est plu à constituer héritier de l’univers, a
expié les péchés par son apparition en ce monde, puis est allé

1
C’est ce qui a porté beaucoup de critiques à croire que l’Épître aux Hébreux
est l’ouvrage d’Apollos.
2
De là peut-être ce titre vague prÕj E} ra …ou j , et aussi l’absence de saluta-
tions personnelles et de suscription.
3
TeÝj a „î na j. A „è n est pris ici dans le sens de l’hébreu ôlam, du phénicien
oulomn de l’arabe âlam (1er verset du Coran), et sert de biais pour introduire les
æons gnostiques.

172
L’ANTÉCHRIST

s’asseoir dans les régions célestes à la droite de la Majesté1 avec un


titre supérieur à celui des anges. La loi mosaïque a été annoncée par
les anges2 ; elle ne contenait que l’ombre des biens à venir ; la nôtre
a été annoncée d’abord par le Seigneur, puis nous a été transmise
d’une manière sûre par ceux qui l’avaient entendue de lui, Dieu ap-
puyant leur témoignage par des signes, des prodiges et toutes sortes
de miracles, ainsi que par les dons du Saint-Esprit. Grâce à Jésus,
tous les hommes ont été faits fils de Dieu. Moïse a été un serviteur ;
Jésus a été le Fils ; Jésus a surtout été par excellence le grand prêtre
selon l’ordre de Melchisédech3.
Cet ordre est fort supérieur au sacerdoce lévitique, et a totale-
ment abrogé ce dernier. Jésus est prêtre pour l’éternité.

C’était bien un pareil grand prêtre qu’il nous fallait, saint, inno-
cent, immaculé, séparé des pécheurs, et élevé au-dessus des cieux,
qui n’a pas besoin chaque jour, comme les autres prêtres, d’offrir
des sacrifices, d’abord pour ses péchés, ensuite pour ceux du peu-
ple... La loi ancienne établissait grands prêtres des hommes sujets à
faillir ; la loi nouvelle institue le Fils, couronné pour l’éternité...
Nous avons ainsi un grand prêtre qui s’est assis dans le ciel à la
droite du trône de la Majesté, en qualité de ministre du vrai sanc-
tuaire et du vrai tabernacle que le Seigneur a construit... Christ est le
grand prêtre des biens à venir... Si le sang des boucs et des taureaux,
si la cendre d’une génisse, dont on asperge ceux qui sont souillés,
les sanctifient de manière à leur donner la pureté charnelle ; com-
bien plus le sang de Christ, qui s’est offert lui-même à Dieu, victime
sans défaut, purifiera-t-il notre conscience des œuvres mortes !...
C’est pour cela qu’il est le médiateur d’un Nouveau Testament.

1
Notez ces commencements du style cabaliste. Comparez Matth., XXVI, 64.
2
Cf. Gal., III, 19 ; Act., VII, 53. La théologie du temps, comme nous le voyons
par les versions grecques et chaldéennes de la Bible et par Josèphe, substituait
des anges à Dieu dans certains endroits où le texte biblique faisait intervenir
visiblement le Très-Haut. Voir la version grecque du Deutér., XXXIII, 2.
3
Hebr., IV, 14 et suiv.

173
L’ANTÉCHRIST

Pour qu’il y ait testament, en effet, il est nécessaire que la mort du


testateur soit constatée, un testament n’ayant pas d’effet tant que le
testateur vit. Le premier pacte, lui aussi, fut inauguré avec du sang...
C’est au moyen du sang que tout est légalement purifié, et, sans ef-
fusion de sang, il n’y a point de pardon1.

Nous sommes donc sanctifiés une fois pour toutes par le sacri-
fice du corps de Jésus-Christ, qui apparaîtra une seconde fois pour
sauver ceux qui l’attendent. Les anciens sacrifices n’atteignaient ja-
mais leur but, puisqu’on les recommençait sans cesse. Si le sacrifice
expiatoire revenait chaque année à jour fixe, n’est-ce pas la preuve
que le sang des victimes était impuissant ? Au lieu de ces perpétuels
holocaustes, Jésus a offert son unique sacrifice, qui rend les autres
inutiles. De la sorte, il n’est plus question de sacrifice pour le pé-
ché2.
Le sentiment des dangers qui environnent l’Église remplit
l’auteur ; il n’a devant les yeux qu’une perspective de supplices ; il
pense aux tortures qu’ont endurées les prophètes et les martyrs
d’Antiochus3. La foi de plusieurs succombait. L’auteur est très sé-
vère pour ces chutes.

Il est impossible que ceux qui ont été illuminés une fois, qui ont
reçu le don céleste, qui ont eu part au Saint-Esprit, qui ont goûté la
précieuse parole de Dieu et les biens du monde à venir, et qui en-
suite sont tombés, de manière à crucifier et à outrager encore une
fois le Fils de Dieu, autant qu’il est en eux, soient de nouveau ame-
nés à la repentance. Une terre qui ne donne que des ronces et des
chardons est jugée mauvaise et digne d’être maudite ; on finit par y
mettre le feu... Certes, Dieu n’est pas injuste ; il n’oubliera pas votre
conduite et l’amour que vous avez montré pour son nom, en ser-
vant les saints, comme vous l’avez fait et le faites encore... Redou-

1
Hebr., IX, 11 et suiv.
2
Hebr., IX, 23 et suiv.
3
Hebr., XI, 32-40 ; XII, 1-11.

174
L’ANTÉCHRIST

blez de zèle jusqu’à la fin, pour que vos espérances soient accom-
plies, à l’exemple de ceux qui par la foi et la persévérance ont
conquis l’héritage promis1.
Quelques fidèles mettaient déjà de la négligence à se rendre à
l’église pour les réunions2. L’apôtre déclare que ces réunions sont
l’essence du christianisme, que c’est là qu’on s’exhorte, qu’on
s’excite, qu’on se surveille, et qu’il y faut être d’autant plus assidu
que le grand jour de l’apparition finale approche.

Si nous péchons volontairement après avoir reçu la connaissance


de la vérité, comme il n’y a plus désormais de sacrifice pour les pé-
chés, il ne nous reste que l’attente terrible du jugement et du feu qui
dévorera les rebelles... C’est chose horrible que de tomber entre les
mains du Dieu vivant3.
Souvenez-vous des jours passés, où, à la suite de votre illumina-
tion, vous avez supporté maint combat douloureux, les uns exposés
en plein théâtre4 aux outrages et aux supplices, les autres participant
au sort de ceux qui furent ainsi traités. En effet, vous avez montré
votre sympathie pour les prisonniers5, et vous avez accepté avec
joie la spoliation de vos biens, sachant que vous en possédez
d’autrement excellents et durables... Courage, pour que vous obte-
niez la récompense qui vous a été promise ! Encore un petit, un
tout petit espace de temps, et celui qui doit venir viendra.

La foi résume l’attitude du chrétien6. La foi, c’est la ferme attente


de ce qui est promis, la certitude de ce qu’on n’a pas vu. C’est la foi
1
Hebr., VI, 4 et suiv.
2
Hebr., X, 25.
3
Hebr., X, 26 et suiv.
4
Ql…y es in qea trizÒmenoi peut sans doute n’être qu’une métaphore ; cepen-
dant nous préférons voir là une allusion aux horribles jeux du cirque de Néron.
Comp. ql…y es in meg£la j dans Hermas Pasteur, vis. III, 2, passage qui se rap-
porte sûrement aux épreuves de l’an 64. V. ci-après, p. 390, note 3.
5
Tout le monde est d’accord qu’il faut lire desm…oij pour desm…oij mou.
6
Hebr., XI, 1 et suiv.

175
L’ANTÉCHRIST

qui a fait les grands hommes de l’ancienne loi, lesquels moururent


sans avoir obtenu les choses promises, les ayant seulement vues et
saluées de loin, se confessant étrangers et passagers sur cette terre,
toujours à la recherche d’une patrie meilleure, qu’ils ne trouvaient
pas, la céleste. L’auteur cite à ce sujet les exemples d’Abel,
d’Hénoch, de Noé, d’Abraham, de Sara, d’Isaac, de Jacob, de Jo-
seph, de Moïse, de Rahab la prostituée.

Quoi de plus ? Le temps me manquerait si je voulais parler de


Gédéon, de Barak, de Samson, de Jephté, de David, de Samuel et
des prophètes, qui par la foi vainquirent des royaumes, exercèrent la
justice, obtinrent des promesses, fermèrent la gueule aux lions, étei-
gnirent la violence du feu, échappèrent au tranchant de l’épée, repri-
rent des forces après la maladie, devinrent puissants dans la guerre,
repoussèrent des invasions étrangères, furent tympanisés1 et préfé-
rèrent à la vie une résurrection meilleure, subirent l’ignominie, la
flagellation, les chaînes, le cachot, furent lapidés, sciés2, tourmentés,
moururent frappés du glaive, marchèrent couverts de peaux de chè-
vres, manquant du nécessaire, opprimés, maltraités (eux dont le
monde n’était pas digne !), errant dans les déserts et les montagnes,
dans les cavernes et les antres de la terre. Tous ces saints personna-
ges, bien que d’une foi éprouvée, n’ont pas vu la réalisation des pro-
messes, Dieu nous réservant un sort plus heureux et ne voulant pas
qu’ils arrivassent à l’accomplissement final sans nous. Ayant donc
répandu autour de nous une pareille nuée de témoins, poursuivons
avec persévérance la lutte qui nous est proposée, tenant les yeux
toujours fixés sur Jésus, chef et conservateur de la foi. Vous n’avez
pas encore résisté jusqu’au sang dans votre combat contre le mal.

L’auteur explique ensuite aux confesseurs que les souffrances


qu’ils endurent ne sont pas des punitions, mais qu’elles doivent être

1
Allusion au supplice des martyrs dits Macchabées.
2
Allusion au genre de mort d’Isaïe selon la tradition apocryphe.

176
L’ANTÉCHRIST

prises comme des corrections paternelles, telles qu’un père en ad-


ministre à son fils et qui sont un gage de sa tendresse. Il les invite à
se tenir en garde contre les esprits légers, qui, à l’exemple d’Ésaü,
donneraient leur céleste patrimoine en échange d’un avantage ter-
restre et momentané. Pour la troisième fois, l’auteur revient sur sa
pensée favorite1 qu’après une chute qui vous a mis hors du christia-
nisme, il n’y a plus de retour. Ésaü aussi chercha à ressaisir la béné-
diction paternelle ; mais ses larmes et ses regrets furent inutiles. On
sent qu’il y avait eu, dans la persécution de 64, quelques renégats
par faiblesse2, lesquels après leur apostasie auraient désiré revenir à
l’Église. Notre docteur veut qu’on les repousse. Quel aveuglement,
en effet, égale celui du chrétien qui hésite ou qui renie, « après s’être
approché de la montagne sainte de Sion et de la ville du Dieu vi-
vant, de la Jérusalem céleste et des myriades d’anges en chœur, de
l’Église de ses aînés inscrits au ciel et de Dieu juge universel, des
esprits justes déjà consommés3 et de Jésus le médiateur de la nou-
velle alliance, — après avoir été purifié par le sang de propitiation
qui parle mieux que celui d’Abel ?... »
L’apôtre termine en rappelant à ses lecteurs les membres de
l’Église qui étaient encore dans les cachots de l’autorité romaine4, et
surtout la mémoire de leurs chefs spirituels qui ne sont plus, de ces
grands initiateurs qui leur ont prêché la parole de Dieu et dont la
mort a été un triomphe pour la foi. Qu’ils considèrent la fin de ces
saintes vies, et ils seront raffermis5. Qu’ils prennent garde aux faus-
ses doctrines, surtout celles qui font consister la sainteté en
d’inutiles pratiques rituelles, telles que les distinctions d’aliments6.

1
Comp. VI, 4 et suiv. ; X, 26 et suiv. Ces passages jouèrent plus tard un grand
rôle dans la controverse du montanisme et du novatianisme.
2
Comp. Matth., XXIV, 10.
3
Hebr., XII, 18 et suiv. L’™kklhs…a prwtotÒkwn et les d…k a ioi teteleiwmš-
noi sont probablement les martyrs de la persécution de Néron.
4
Hebr., XIII, 3.
5
Hebr., XIII, 7.
6
Hebr., XIII, 9 ; cf. IX, 10.

177
L’ANTÉCHRIST

Le disciple ou l’ami de saint Paul se retrouve ici. A vrai dire, l’épître


entière est, comme toutes les épîtres de Paul, une longue démons-
tration de l’abrogation complète de la loi de Moïse par Jésus. Porter
l’opprobre de Jésus ; sortir du monde, « car nous n’y avons point de
cité permanente, nous cherchons celle qui est à venir » ; obéir aux
chefs ecclésiastiques, être pour eux pleins de respect, rendre leur
tâche facile et agréable, « puisqu’ils veillent sur les âmes et doivent
en rendre compte », voilà, pour la pratique. Aucun écrit ne montre
peut-être mieux que celui-ci le rôle mystique de Jésus grandissant et
finissant par remplir uniquement la conscience chrétienne. Non
seulement Jésus est le Logos qui a créé le monde, mais son sang est
l’universelle propitiation, le sceau d’une alliance nouvelle. L’auteur
est si préoccupé de Jésus, qu’il fait des fautes de lecture pour le
trouver partout. Dans son manuscrit grec des Psaumes, les deux
lettres TIdu mot W TIA au Ps. XL (XXXIX), v. 6, étaient un peu dou-
teuses ; il y a vu un M , et, comme le mot précédent finit par un S, il
a lu sî ma , ce qui lui fournit le beau sens messianique : « Tu n’as
plus voulu de sacrifices ; mais tu m’as donné un corps ; alors j’ai
dit : “Voilà que je viens1.” »
Chose singulière ! la mort de Jésus prenait ainsi dans l’école de
Paul une bien plus grande importance que sa vie. Les préceptes du
lac de Génésareth intéressaient peu cette école, et il semble, qu’elle
ne les connaissait guère ; ce qu’elle voyait au premier plan, c’était le
sacrifice du fils de Dieu s’immolant pour l’expiation des péchés du
monde. Idées bizarres, qui, relevées plus tard dans toute leur ri-
gueur par le calvinisme, devaient faire gravement dévier la théologie
chrétienne de l’idéal évangélique primitif ! Les Évangiles synopti-
ques, qui sont la partie vraiment divine du christianisme, ne sont
pas l’œuvre de l’école de Paul. Nous les verrons bientôt éclore de la
douce petite famille qui conservait encore en Judée les vraies tradi-
tions sur la vie et la personne de Jésus.
Mais ce qu’il y a d’admirable dans les origines du christianisme,
c’est que ceux qui tiraient le plus obstinément le char en sens

1
Hebr., X, 5.

178
L’ANTÉCHRIST

contraire étaient ceux qui travaillaient le mieux pour le faire avan-


cer. L’Épître aux Hébreux marque définitivement, dans l’histoire de
l’évolution religieuse de l’humanité, la disparition du sacrifice, c’est-
à-dire de ce qui avait fait jusque-là l’essence de la religion. Pour
l’homme primitif, le dieu est un être très puissant, qu’il faut apaiser
ou corrompre. Le sacrifice venait de la peur ou de l’intérêt. Pour
gagner le dieu1, on lui offrait un présent capable de le toucher, un
beau morceau de viande, de la bonne graisse, une coupe de soma ou
de vin. Les fléaux, les maladies étant considérés comme les coups
d’un dieu irrité, on s’imagina qu’en substituant une autre personne
aux personnes menacées, on détournerait le courroux de l’être su-
périeur ; peut-être même, se disait-on, le dieu se con tentera-t-il
d’un animal, si la bête est bonne, utile et innocente. On jugeait le
dieu sur le patron de l’homme, et de même qu’aujourd’hui encore,
dans certaines parties de l’Orient et de l’Afrique, l’indigène croit
gagner la faveur d’un étranger en tuant à ses pieds un mouton, dont
le sang coule sur ses bottes et dont la chair servira ensuite à sa
nourriture, de même on supposait que l’être surnaturel devait être
sensible à l’offrande d’un objet, surtout si par cette offrande l’auteur
du sacrifice se privait de quelque chose. Jusqu’à la grande transfor-
mation du prophétisme au VIIIe siècle avant J.-C., l’idée des sacrifi-
ces ne fut pas chez les Israélites beaucoup plus relevée que chez les
autres peuples. Une ère nouvelle commence avec Isaïe, s’écriant au
nom de Jéhovah : « Vos sacrifices me dégoûtent ; que m’importent
vos chèvres et vos boucs2 ! » Le jour où il écrivit cette page admira-
ble (vers 740 avant J.-C.), Isaïe fut le vrai fondateur du christia-
nisme. Il fut décidé ce jour-là que, des deux fonctions surnaturelles
qui se disputaient le respect des tribus antiques, le sacrificateur hé-
réditaire et le sorcier, libre inspiré qu’on croyait dépositaire de se-
crets divins, c’était le second qui déciderait de l’avenir de la religion.
Le sorcier des tribus sémitiques, le nabi, devint le « prophète », tri-
bun sacré, voué au progrès de l’équité sociale, et tandis que le sacri-

1
« Tenui popano corruptus Osiris. »
2
Isaïe, ch. 1.

179
L’ANTÉCHRIST

ficateur (le prêtre) continua de vanter l’efficacité des tueries dont il


profitait, le prophète osa proclamer que le vrai Dieu se soucie bien
plus de la justice et de la pitié que de tous les bœufs du monde.
Édictés cependant par d’antiques rituels dont il n’était pas facile de
se défaire, et maintenus par l’intérêt des prêtres, les sacrifices restè-
rent une loi du vieil Israël. Vers le temps où nous sommes, et même
avant la destruction du troisième temple, l’importance de ces rites
baissait. La dispersion des juifs amenait à envisager comme quelque
chose de secondaire des fonctions qui ne pouvaient s’accomplir
qu’à Jérusalem1. Philon avait proclamé que le culte consiste surtout
en hymnes pieux, qu’il faut chanter de cœur plutôt que de bouche ;
il osait dire que de telles prières valent mieux que les offrandes2. Les
esséniens professaient la même doctrine3. Saint Paul, dans l’Épître
aux Romains4, déclare que la religion est un culte de la raison pure.
L’Épître aux Hébreux, en développant cette théorie que Jésus est le
vrai grand prêtre, et que sa mort a été un sacrifice abrogeant tous
les autres, porta le dernier coup aux immolations sanglantes. Les
chrétiens, même d’origine juive, cessaient de plus en plus de se
croire tenus aux sacrifices légaux, ou ne s’y pliaient que par condes-
cendance. L’idée génératrice de la messe, la croyance que le sacrifice
de Jésus se renouvelle par l’acte eucharistique, apparaît déjà mais
dans un lointain encore obscur.

1
Remarquez Act., XXIV, 17.
2
Philon, De plantatione Noe, § 25, 28-31. Comp. Théophraste, De pietate, édit.
Bernays, Berlin, 1866.
3
Josèphe, Ant., XVIII, I, 5 ; Philon, Quod omnis probus liber, § 12.
4
Voir Saint Paul, p. 474.

180
CIIAPITRE X.

LA RÉVOLUTION DE JUDÉE.

L’état d’exaltation que traversait l’imagination chrétienne fut


bientôt compliqué par les événements qui se passaient en Judée.
Ces événements semblaient donner raison aux visions des cerveaux
les plus frénétiques. Un accès de fièvre qu’on ne peut comparer
qu’à celui qui saisit la France durant la Révolution, et Paris en 1871,
s’empara de la nation juive tout entière. Ces « maladies divines »,
devant lesquelles la médecine antique se déclarait impuissante, sem-
blaient devenues le tempérament ordinaire du peuple juif. On eût
dit que, décidé aux outrances, il voulait aller jusqu’au bout de
l’humanité. Durant quatre ans, l’étrange race qui semble créée pour
défier également celui qui la bénit et celui qui la maudit fut dans une
convulsion en face de laquelle l’historien, partagé entre l’admiration
et l’horreur, doit s’arrêter avec respect comme devant tout ce qui
est mystérieux.
Les causes de cette crise étaient anciennes, et la crise elle-même
était inévitable. La loi mosaïque, œuvre d’utopistes exaltés, possédés
d’un puissant idéal socialiste, les moins politiques des hommes,
était, comme l’islam, exclusive d’une société civile parallèle à la so-
ciété religieuse. Cette loi, qui semble être arrivée à l’état de rédaction
où nous la lisons au VIIe siècle avant J.-C., aurait, même indépen-
damment de la conquête assyrienne, fait voler en éclats le petit
royaume des descendants de David. Depuis la prépondérance prise
par l’élément prophétique, le royaume de Juda, brouillé avec tous
ses voisins, pris d’une rage permanente contre Tyr, en haine avec
Édom, Moab et Ammon, n’était plus capable de vivre. Une nation
qui se voue aux problèmes religieux et sociaux se perd en politique.
Le jour où Israël devint « un pécule de Dieu, un royaume de prê-
L’ANTÉCHRIST

tres, une nation sainte1 », il fut écrit qu’il ne serait pas un peuple
comme un autre. On ne cumule pas des destinées contradictoires ;
on expie toujours une excellence par quelque abaissement.
L’empire achéménide mit Israël un peu en repos. Cette grande
féodalité tolérante pour toutes les diversités provinciales, fort ana-
logue au califat de Bagdad et à l’empire ottoman, fut l’état où les
Juifs se trouvèrent le plus à l’aise. La domination ptolémaïque, au
IIIe siècle avant J.-C., semble également leur avoir été assez sympa-
thique. Il n’en fut pas de même des Séleucides. Antioche était deve-
nue un centre d’active propagande hellénique ; Antiochus Épiphane
se croyait obligé d’installer partout, comme signe de sa puissance,
l’image de Jupiter Olympien. Alors éclata la première grande révolte
juive contre la civilisation profane. Israël avait supporté patiemment
la disparition de son existence politique depuis Nabuchodonosor ; il
ne garda plus aucune mesure, quand il entrevit un danger pour ses
institutions religieuses. Une race en général peu militaire fut prise
d’un accès d’héroïsme ; sans armée régulière, sans généraux, sans
tactique, elle vainquit les Séleucides, maintint son droit révélé, et se
créa une seconde période d’autonomie. La royauté asmonéenne
néanmoins fut toujours travaillée par de profonds vices intérieurs ;
elle ne dura qu’un siècle. La destinée du peuple juif n’était pas de
constituer une nationalité séparée ; ce peuple rêve toujours quelque
chose d’international ; son idéal n’est pas la cité ; c’est la synagogue ;
c’est la congrégation libre. Il en est de même pour l’islam, qui a créé
un empire immense, mais qui a détruit toute nationalité chez les
peuples qu’il a subjugués, et ne leur laisse plus d’autre patrie que la
mosquée et la zaouia.
On applique souvent à un tel état social le nom de théocratie, et
on a raison, si l’on entend dire par là que l’idée profonde des reli-
gions sémitiques et des empires qui en sont sortis est la royauté de
Dieu conçu comme unique maître du monde et suzerain universel ;
mais théocratie chez ces peuples n’est pas synonyme de domination
des prêtres. Le prêtre proprement dit joue un faible rôle dans

1
Exode, XIX, 5-6.

182
L’ANTÉCHRIST

l’histoire du judaïsme et de l’islamisme. Le pouvoir appartient au


représentant de Dieu, à celui que Dieu inspire, au prophète, au saint
homme, à celui qui a reçu mission du ciel et qui prouve sa mission
par le miracle ou le succès. A défaut de prophète, le pouvoir est au
faiseur d’apocalypses et de livres apocryphes attribués à d’anciens
prophètes, ou bien au docteur qui interprète la loi divine, au chef de
synagogue, et plus encore au chef de famille, qui garde le dépôt de
la Loi et le transmet à ses enfants. Un pouvoir civil, une royauté
n’ont pas grand-chose à faire avec une telle organisation sociale.
Cette organisation ne fonctionne jamais mieux que dans le cas où
les individus qui s’y soumettent sont répandus, à l’état d’étrangers
tolérés, dans un grand empire où ne règne pas l’uniformité. Il est
dans la nature du judaïsme d’être subordonné, puisqu’il est incapa-
ble de tirer de son sein un principe de pouvoir militaire. Le même
fait se remarque chez les Grecs de nos jours ; les communautés
grecques de Trieste, de Smyrne, de Constantinople, sont bien plus
florissantes que le petit royaume de Grèce, parce que ces commu-
nautés sont dispensées de l’agitation politique, où une race vive,
mise prématurément en possession de la liberté, trouve sa perte as-
surée.
La domination romaine, établie en Judée l’an 63 avant J.-C. par
les armes de Pompée, sembla d’abord réaliser quelques-unes des
conditions de la vie juive. Rome, à cette époque, n’avait pas pour
règle d’assimiler les pays qu’elle annexait successivement à son vaste
empire. Elle leur enlevait le droit de paix et de guerre, et ne
s’arrogeait guère que l’arbitrage sur les grandes questions politiques.
Sous les restes dégénérés de la dynastie asmonéenne et sous les Hé-
rodes, la nation juive conserva cette demi indépendance qui aurait
dû lui suffire, puisque son état religieux y était respecté. Mais la
crise intérieure du peuple était trop forte. Au-delà d’un certain de-
gré de fanatisme religieux, l’homme est ingouvernable. Il faut dire
aussi que Rome tendait sans cesse à rendre son pouvoir plus effectif
en Orient. Les petites royautés vassales, qu’elle avait d’abord
conservées, disparaissaient de jour en jour, et les provinces faisaient
retour pur et simple à l’empire. Depuis l’an 6 après J.-C., la Judée

183
L’ANTÉCHRIST

fut gouvernée par des procurateurs, subordonnés aux légats impé-


riaux de Syrie, et ayant à côté d’eux le pouvoir parallèle des Héro-
des. L’impossibilité d’un tel régime se dévoilait de jour en jour. Les
Hérodes étaient peu considérés en Orient des hommes vraiment
patriotes et religieux. Les habitudes administratives des Romains,
même dans ce qu’elles avaient de plus raisonnable, étaient odieuses
aux Juifs. En général, les Romains montraient la plus grande
condescendance à l’égard des scrupules méticuleux de la nation1 ;
mais cela ne suffisait pas ; les choses en étaient venues à un point
où l’on ne pouvait plus rien faire sans toucher à une question cano-
nique. Ces religions absolues, comme l’islamisme, le judaïsme, ne
souffrent pas de partage. Si elles ne règnent pas, elles se disent per-
sécutées. Si elles se sentent protégées, elles deviennent exigeantes,
et cherchent à rendre la vie impossible aux autres cultes autour
d’elles. Cela se voit bien en Algérie, où les israélites, se sachant ap-
puyés contre les musulmans, deviennent insupportables pour ceux-
ci, et occupent sans cesse l’autorité de leurs récriminations.
Certes, nous voulons croire que, dans cette expérience d’un siècle
que firent les Romains et les Juifs pour vivre ensemble, et qui abou-
tit à un si terrible déchirement, les torts furent réciproques. Plu-
sieurs procurateurs furent de malhonnêtes gens2 ; d’autres purent
être brusques, durs, et se laisser aller à l’impatience contre une reli-
gion qui les agaçait et dont ils ne comprenaient pas l’avenir. Il aurait
fallu être parfait pour ne pas s’irriter de cet esprit borné, hautain,
ennemi de la civilisation grecque et romaine, malveillant pour le
reste du genre humain, que les observateurs superficiels tenaient
pour l’essence d’un Juif. Que pouvait penser d’ailleurs un adminis-
trateur d’administrés toujours occupés à l’accuser auprès de
l’empereur et à former des cabales contre lui, même quand il avait
parfaitement raison ? Dans cette grande haine qui, depuis plus de

1
Se rappeler l’inscription découverte par M. Ganneau, Revue archéolo., avril et
mai 1872 ; Journal asiatique, août-sept 1872.
2
Voir le proverbe juif sur la justice qui se rendait à Césarée. Midrasch Esther, I,
init.

184
L’ANTÉCHRIST

deux mille ans, existe entre la race juive et le reste du monde, qui a
eu les premiers torts ? Une telle question ne doit pas être posée. En
pareille matière, tout est action et réaction, cause et effet. Ces exclu-
sions, ces cadenas du ghetto, ces costumes à part, sont choses injus-
tes ; mais qui les a d’abord voulues ? Ceux qui se croyaient souillés
par le contact des païens, ceux qui cherchèrent pour eux la sépara-
tion, la société à part. Le fanatisme a créé les chaînes, et les chaînes
ont redoublé le fanatisme. La haine engendre la haine, et il n’y a
qu’un seul moyen pour sortir de ce cercle fatal, c’est de supprimer la
cause de la haine, ces séparations injurieuses qui, d’abord voulues et
cherchées par les sectes, deviennent ensuite leur opprobre. A
l’égard du judaïsme, la France moderne a résolu le problème. En
abaissant toutes les barrières légales qui entouraient l’israélite, elle a
enlevé au judaïsme ce qu’il avait d’étroit et d’exclusif, je veux dire
ses pratiques et sa vie séquestrée, si bien qu’une famille juive trans-
portée à Paris cesse à peu près de mener la vie juive au bout d’une
ou deux générations.
Il serait injuste de reprocher aux Romains du premier siècle de
n’avoir point agi de la sorte. Il y avait opposition absolue entre
l’empire romain et le judaïsme orthodoxe. C’étaient les juifs qui le
plus souvent étaient insolents, taquins, agresseurs. L’idée d’un droit
commun, que les Romains portaient en germe avec eux, était anti-
pathique aux stricts observateurs de la Thora. Ceux-ci avaient des
besoins moraux en totale contradiction avec une société purement
humaine, sans nul mélange de théocratie, comme était la société
romaine. Rome fondait l’État ; la juiverie fondait l’Église. Rome
créait le gouvernement profane et rationnel ; les juifs inauguraient le
royaume de Dieu. Entre cette théocratie étroite, mais féconde, et la
proclamation la plus absolue de l’État laïque qui ait jamais existé,
une lutte était inévitable. Les juifs avaient leur loi, fondée sur de
tout autres bases que le droit romain, et au fond inconciliable avec
ce droit. Avant d’avoir été cruellement matés, ils ne pouvaient se
contenter d’une simple tolérance, eux qui croyaient avoir les paroles
de l’éternité, le secret de la constitution d’une cité juste. Il en était
d’eux comme des musulmans d’Algérie à l’heure présente. Notre

185
L’ANTÉCHRIST

société, quoiqu’infiniment supérieure, n’inspire à ces derniers que


de la répugnance. Leur loi révélée, à la fois civile et religieuse, les
remplit d’orgueil, et les rend incapables de se prêter à une législation
philosophique, fondée sur la simple notion des rapports des hom-
mes entre eux. Ajoutez à cela une profonde ignorance, qui empêche
les sectes fanatiques de se rendre compte des forces du monde civi-
lisé et les aveugle sur l’issue de la guerre qu’elles engagent avec légè-
reté.
Une circonstance contribuait beaucoup à maintenir la Judée à
l’état d’hostilité permanente contre l’empire ; c’est que les Juifs ne
prenaient point de part au service militaire. Partout ailleurs, les lé-
gions étaient formées de gens du pays, et c’est ainsi qu’avec des ar-
mées numériquement faibles les Romains tenaient des régions im-
menses1. Le soldat des Romains et les habitants de la contrée se
trouvaient compatriotes. Il n’en était pas ainsi en Judée. Les légions
qui occupaient le pays étaient recrutées pour la plus grande partie à
Césarée et à Sébaste, villes opposées au judaïsme. De là
l’impossibilité d’une entente quelconque entre l’armée et le peuple.
La force romaine était à Jérusalem cernée dans ses retranchements
et comme en un état de siège permanent.
Il s’en faut, du reste, que les sentiments des diverses fractions du
monde juif fussent les mêmes à l’égard des Romains. Si l’on excepte
des mondains comme Tibère Alexandre, devenus indifférents à leur
vieux culte et regardés par leurs coreligionnaires comme des rené-
gats, tout le monde était malveillant pour les dominateurs étran-
gers ; mais tous étaient loin de pousser à la révolte. On pouvait dis-
tinguer à cet égard quatre ou cinq partis dans Jérusalem2 :
1o Le parti sadducéen et hérodien, les restes de la maison
d’Hérode et de sa clientèle, les grandes familles de Hanan et de
Boëthus, en possession du sacerdoce ; monde d’épicuriens et de
voluptueux incrédules, haï du peuple à cause de sa fierté, de son peu
de dévotion, de ses richesses ; ce parti, essentiellement conserva-

1
Voir le curieux discours prêté par Josèphe à Agrippa II, B. J., II, XVI, 4.
2
Josèphe, B. J., II, XVI, 4 ; Vita, 3.

186
L’ANTÉCHRIST

teur, trouvait une garantie de ses privilèges dans l’occupation ro-


maine, et, sans aimer les Romains, était fortement opposé à toute
révolution ;
2o Le parti de la bourgeoisie pharisienne, parti honnête, composé
de gens sensés, établis, calmes, rangés, aimant leur religion,
l’observant exactement, dévots même, mais sans imagination ; assez
instruits, connaissant le monde étranger et voyant clairement qu’une
révolte ne pouvait aboutir qu’à la destruction de la nation et du
temple : Josèphe est le type de cette classe de personnes, dont le
sort fut celui qui semble toujours réservé aux partis modérés en
temps de révolution, l’impuissance, la versatilité et le suprême désa-
grément de passer pour des traîtres aux yeux de la plupart ;
3o Les exaltés de toute espèce, zélotes, sicaires, assassins, amas
étrange de fanatiques mendiants, réduits à la dernière misère par
l’injustice et la violence des sadducéens, s’envisageant comme les
seuls héritiers des promesses d’Israël, de ce « pauvre » chéri de
Dieu ; se nourrissant de livres prophétiques tels que ceux d’Hénoch,
d’apocalypses violentes, croyant le royaume de Dieu près de se ré-
véler, arrivés enfin au degré d’exaltation le plus intense dont
l’histoire ait gardé le souvenir ;
4o Brigands, gens sans aveu, aventuriers, palicares dangereux,
fruit de la complète désorganisation sociale du pays ; ces gens, pour
la plupart d’origine iduméenne ou nabatéenne, étaient assez peu
soucieux de la question religieuse ; mais ils étaient des fauteurs de
désordre et ils avaient avec le parti exalté une alliance toute natu-
relle ;
5o Rêveurs pieux, esséniens, chrétiens, ébionim, attendant tranquil-
lement le royaume de Dieu, dévotes personnes groupées autour du
temple, priant, pleurant. Les disciples de Jésus étaient de ce nom-
bre ; mais ils étaient encore si peu de chose aux yeux du public, que
Josèphe ne les compte pas parmi les éléments de la lutte1. On voit
tout d’abord qu’au jour du danger ces saintes gens ne sauront que

1
Juste de Tibériade, qui écrivit l’histoire de la guerre des Juifs, ne parlait pas
non plus des chrétiens. Photius, Biblioth., cod. XXXIII.

187
L’ANTÉCHRIST

fuir. L’esprit de Jésus, plein d’une divine efficacité pour tirer


l’homme hors du monde et pour le consoler, ne pouvait inspirer le
patriotisme étroit qui fait les sicaires et les héros.
Les arbitres de la situation allaient naturellement être les exaltés.
Le côté démocratique et révolutionnaire du judaïsme se manifestait
en eux d’une façon effrayante. Ils étaient persuadés, avec Judas le
Gaulonite, que tout pouvoir vient du mal, que la royauté est une
œuvre de Satan (théorie que des souverains, tels que Caligula, Né-
ron, vrais démons incarnés, ne justifiaient que trop), et ils se lais-
saient hacher plutôt que de donner à un autre que Dieu le nom de
maître1. Imitateurs de Mattathias, le premier des zélotes, qui, voyant
un Juif sacrifier aux idoles, le tua2, ils vengeaient Dieu à coups de
poignard. Le seul fait d’entendre un incirconcis parler de Dieu ou
de la Loi leur suffisait pour qu’ils cherchassent à le surprendre seul ;
alors ils lui donnaient le choix entre la circoncision ou la mort3.
Exécuteurs de ces sentences mystérieuses qu’on abandonnait à « la
main du ciel », et se croyant chargés de rendre effective cette peine
redoutable de l’excommunication, qui équivalait à la mise hors la loi
et à la mort4, ils formaient une armée de terroristes, en pleine ébulli-
tion révolutionnaire. On pouvait prévoir d’avance que ces cons-
ciences troubles, incapables de distinguer leurs grossiers appétits de
passions que leur frénésie leur représentait saintes, iraient aux der-
niers excès et ne s’arrêteraient devant aucun degré de la folie.
Les esprits étaient sous le coup d’une sorte d’hallucination per-
manente ; des bruits terrifiants se répandaient de toutes parts. On
ne rêvait que présages ; la couleur apocalyptique de l’imagination
juive teignait tout d’une auréole de sang. Comètes, épées au ciel,
batailles dans les nues, lumière spontanée brillant de nuit au fond
du sanctuaire, victimes engendrant au moment du sacrifice des pro-

1
Cf. Vie de Jésus, p. 62-64.
2
I Macch., II, 27.
3
Philosophumena, IX, 26.
4
Notez les formules xjiu jwjb, yb xjpnq xjabs, ehdkb vjmpm ajee uqne. Cf. Journal
asiatique, août-sept. 1872, p. 178 et suiv. Comp. Jos., B. J., II, VIII, 8.

188
L’ANTÉCHRIST

duits contre nature, voilà ce qu’on se racontait avec terreur. Un


jour, c’étaient les énormes portes d’airain du temple qui s’étaient
ouvertes d’elles-mêmes et refusaient de se laisser fermer. A la pâque
de l’an 65, vers trois heures après minuit, le temple fut durant une
demi-heure tout éclairé comme en plein jour ; on crut qu’il se
consumait intérieurement. Une autre fois, le jour de la Pentecôte,
les prêtres entendirent le bruit de plusieurs personnes faisant dans
l’intérieur du sanctuaire comme les préparatifs d’un déménagement,
et se disant les unes aux autres : « Sortons d’ici ! sortons d’ici1 ! »
Tout cela ne fut rapproché qu’après coup ; mais le trouble profond
des âmes était le meilleur signe qu’il se préparait quelque chose
d’extraordinaire.
C’étaient surtout les prophéties messianiques qui excitaient dans
le peuple un invincible besoin d’agitation. On ne se résigne pas à
une destinée médiocre, quand on s’attribue la royauté de l’avenir.
Les théories messianiques se résumaient pour la foule en un oracle
qu’on disait tiré de l’Écriture, et selon lequel « il devait sortir vers ce
temps-là de la Judée un prince qui serait maître de l’univers2 ». Il est
inutile de raisonner contre l’espérance obstinée ; l’évidence n’a au-
cune force pour combattre la chimère qu’un peuple a embrassée de
toutes les forces de son cœur.
Gessius Florus, de Clazomènes, avait succédé à Albinus comme
procurateur de Judée vers la fin de 65 ou le commencement de 65.
C’était, à ce qu’il semble, un assez méchant homme ; il devait la
fonction qu’il occupait à l’influence de sa femme Cléopâtre, laquelle
était amie de Poppée3. L’animosité entre lui et les Juifs arriva bien-

1
Jos., B. J., II, XXII, 1 ; VI, v, 34 ; Tacite, Hist., V, 13 ; Talm. de Bab., Pesachim,
57 a ; Kerithôth, 28 a ; Ioma, 39 b.
2
Josèphe, B. J., VI, V, 4 ; Suétone, Vesp., 4, 5 ; Tacite, Hist., V, 13.
3
Jos., Ant., XX, XI, 1 ; B. J., II, XIV, 2, 3. Certainement Josèphe est partial
contre Gessius Florus. Josèphe écrit ad probandum. Son système est : 1o que la
guerre a été amenée (notez tÕn pÒlemon Ð k a ta na gk£sa j ¹m©j ¤ra sqa i...
Ósa dr©n ºna gk£sqhmev, Ant., XX, xi, 1) par les excès de Florus ; 2o que
cette guerre a été non l’œuvre de la nation, mais le fait d’une bande de brigands
et d’assassins, qui terrorisent la nation. Il faut se défier des mensonges que ce

189
L’ANTÉCHRIST

tôt au dernier degré de l’exaspération. Les Juifs lui étaient devenus


insupportables par leur susceptibilité, leur habitude de se plaindre
pour des vétilles et le peu de respect qu’ils témoignaient aux autori-
tés civiles et militaires ; mais il paraît que, de son côté, il prenait
plaisir à les narguer et qu’il en faisait parade. Le 16 et le 17 mai de
l’an 66, une collision eut lieu entre ses troupes et les Hiérosolymites
pour des motifs assez futiles. Florus se retira à Césarée, ne laissant
qu’une cohorte dans la tour Antonia. Ce fut là un acte très blâma-
ble. Un pouvoir armé doit à une ville qu’il occupe, et où se mani-
feste une révolte populaire, de ne l’abandonner à ses propres fu-
reurs qu’après avoir épuisé tous ses moyens de résistance. Si Florus
fût resté dans la ville, il n’est nullement probable que les Hiéroso-
lymites l’eussent forcé, et tous les malheurs qui suivirent auraient
été évités. Florus une fois parti, il était écrit que l’armée romaine ne
rentrerait dans Jérusalem qu’à travers l’incendie et la mort.
La retraite de Florus était loin, cependant, de créer une rupture
déclarée entre la ville et l’autorité romaine. Agrippa II et Bérénice
étaient en ce moment à Jérusalem. Agrippa fit des efforts conscien-
cieux pour calmer les esprits ; tous les modérés se joignirent à lui ;
on usa même de la popularité de Bérénice, dans laquelle
l’imagination du peuple croyait voir revivre sa bisaïeule, Mariamne
l’Asmonéenne. Pendant qu’Agrippa haranguait la foule dans le
xyste, la princesse se montra sur la terrasse du palais des Asmo-
néens, qui dominait le xyste. Tout fut inutile. Les hommes sensés
représentaient que la guerre serait la ruine certaine de la nation ; on
les traita de gens de peu de foi. Agrippa, découragé ou effrayé, quit-
ta la ville, et se retira dans ses domaines de Batanée. Une bande des
plus ardents partit sur-le-champ, et s’empara par surprise de la for-

système lui fait commettre. Cependant, en ce qui concerne Florus, Tacite (Hist.,
V, 9, 10) paraît d’accord avec Josèphe. Il fait peser au moins une grande res-
ponsabilité sur les procurateurs.

190
L’ANTÉCHRIST

teresse de Masada1, située sur le bord de la mer Morte, à deux jour-


nées de Jérusalem, et presque inexpugnable2.
C’était là un acte d’hostilité bien caractérisé. Dans Jérusalem, la
lutte s’établit, de jour en jour plus vive, entre le parti de la paix et
celui de la guerre. Le premier de ces deux partis était composé des
riches, qui avaient tout à perdre dans un bouleversement ; le se-
cond, outre les enthousiastes sincères, comprenait cette masse de
prolétaires auxquels un état de crise nationale, supprimant les
conditions ordinaires de la vie, apporte plus d’un profit. Les modé-
rés s’appuyaient sur la petite garnison romaine, logée dans la tour
Antonia. Le grand prêtre était un homme obscur, Matthias, fils de
Théophile3. Depuis la destitution de Hanan le Jeune, qui fit mourir
saint Jacques, il semble qu’on eut pour système de ne plus prendre
le grand prêtre dans les puissantes familles sacerdotales des Hanan,
des Canthéras, des Boëthus. Mais le vrai chef du parti sacerdotal
était l’ancien grand prêtre Ananie, fils de Nébédée, homme riche,
énergique, peu populaire à cause de la rigueur impitoyable avec la-
quelle il poursuivait ses droits, haï surtout pour l’impertinence et la
rapacité de ses valets4. Par une singularité qui n’est pas rare en
temps de révolution, le chef du parti de l’action fut justement Eléa-
zar, fils de ce même Ananie5. Il exerçait la charge importante de
capitaine du temple. Son exaltation religieuse paraît avoir été sin-
cère. Poussant à l’extrême le principe que les sacrifices ne pouvaient
être offerts que par des juifs et pour des juifs, il fit supprimer les
vœux qu’on offrait pour l’empereur et pour la prospérité de Rome6.
Toute la jeunesse était pleine d’ardeur. C’est un des traits du fana-
1
Saulcy, Voy. autour de la mer Morte, I, p. 199 et suiv. ; pl. XI, XII, XIII ; Rey, Voy.
dans le Haouran, p. 284 et suiv. ; pl. XXV et XXVI.
2
Jos., B. J., II, ch. XIV-XVII.
3
Jos., Ant., XX, IX, 7.
4
Voir Saint Paul, p. 528.
5
C’est bien ici la preuve de ce qu’il y a de faux dans le système de Josèphe,
prétendant que le parti de la guerre se composait uniquement de brigands et de
jeunes gens voulant d’enrichir dans le trouble.
6
Cf. Talmud de Babylone, Gittin, 56 b ; Tosiphtha, Schabbath, XVII.

191
L’ANTÉCHRIST

tisme qu’inspirent les religions sémitiques de se montrer avec le plus


de vivacité chez les jeunes gens1. Les membres des anciennes famil-
les sacerdotales, les pharisiens, les hommes raisonnables et assis
voyaient le danger. On mit en avant des docteurs autorisés, on fit
des consultations de rabbins, des mémoires de droit canonique,
bien en pure perte ; car il était visible que le bas clergé faisait déjà
cause commune avec les exaltés et avec Éléazar.
Le haut clergé et l’aristocratie, désespérant de rien gagner sur une
masse populaire livrée aux suggestions les plus superficielles, en-
voyèrent supplier Florus et Agrippa de venir au plus vite écraser la
révolte, leur faisant remarquer que bientôt il ne serait plus temps.
Florus, selon Josèphe, voulait une guerre d’extermination, qui fît
disparaître du monde la race juive tout entière ; il se garda de ré-
pondre. Agrippa envoya au parti de l’ordre un corps de trois mille
cavaliers arabes. Le parti de l’ordre, avec ces cavaliers, occupait la
ville haute (le quartier arménien et le quartier juif actuels2). Le parti
de l’action occupait la ville basse et le temple (quartier musulman,
mogharibi, haram actuels). Une véritable guerre s’engagea entre les
deux quartiers. Le 14 août, les révolutionnaires, commandés par
Éléazar et par Menahem, fils de ce Juda le Gaulonite qui le premier,
soixante ans auparavant, avait, soulevé les Juifs en leur prêchant que
le véritable adorateur de Dieu ne doit reconnaître aucun homme
pour supérieur, forcèrent la ville haute, brûlèrent la maison
d’Ananie, les palais d’Agrippa et de Bérénice. Les cavaliers
d’Agrippa, Ananie, son frère et tous les notables qui purent se join-
dre à eux se réfugièrent dans la plus haute partie du palais des As-
monéens.
Le lendemain de ce succès, les insurgés attaquèrent la tour Anto-
nia ; ils la prirent en deux jours et y mirent le feu. Ils assiégèrent
1
Chez les musulmans, le fanatisme est particulièrement sensible dans les en-
fants de dix à douze ans.
2
Pour la topographie de Jérusalem à cette époque, voir Vogüe, Le temple de Jér.,
pl. XXXVI ; Saulcy, Les derniers jours de Jérus. (plans en nivellement de M. Gélis) ;
plan de Jérus. de Tobler et Van de Velde (1858) ; Ordnance Survey of Jerusalem, by
captain Ch. Wilson (1864-65) ; Bibelatlas de Menke, no 5.

192
L’ANTÉCHRIST

ensuite le haut palais et le forcèrent (6 septembre). Les cavaliers


d’Agrippa furent laissés libres de sortir. Quant aux Romains, ils se
renfermèrent dans les trois tours dites d’Hippicus, de Phasaël et de
Mariamne. Ananie et son frère furent tués1. Selon la règle des mou-
vements populaires, la discorde se mit bientôt entre les chefs de la
faction victorieuse. Menahem se rendit insupportable par son or-
gueil de démocrate parvenu. Éléazar, fils d’Ananie, irrité sans doute
de l’assassinat de son père, le chassa et le tua ; les débris du parti de
Menahem se sauvèrent à Masada, qui va être jusqu’à la fin de la
guerre le rempart du parti le plus exalté des zélateurs.
Les Romains se défendirent longtemps dans leurs tours. Réduits
à l’extrémité, ils ne demandèrent que la vie sauve. On la leur pro-
mit ; mais, dès qu’ils eurent rendu les armes, Éléazar les fit tous
tuer, à l’exception de Métilius, primipilaire de la cohorte, qui promit
de se faire circoncire. Ainsi Jérusalem fut perdue par les Romains
vers la fin de septembre de 66, un peu plus de cent ans après sa
prise par Pompée. La garnison romaine du château de Machéro,
craignant de se voir couper la retraite, capitula. Le château de Ky-
pros, qui domine Jéricho2, tomba aussi aux mains des insurgés3. Il
est probable qu’Hérodium fut occupé par les révoltés vers le même
temps4. La faiblesse que montrèrent les Romains dans toutes ces
rencontres est quelque chose de singulier, et donne une certaine
vraisemblance à l’opinion de Josèphe, selon laquelle le plan de Flo-
rus aurait été de tout pousser à l’extrême. Il est vrai que les premiers
élans révolutionnaires ont quelque chose d’entraînant, qui rend très
difficile de les arrêter et fait que les esprits sages préfèrent les laisser
s’user par leurs excès.
En cinq mois, l’insurrection avait réussi à s’établir d’une façon
formidable. Non seulement elle était maîtresse de la ville de Jérusa-
lem ; mais, par le désert de Juda, elle se trouvait en communication

1
Comp. Act., XXIII, 3.
2
Ritter, Erdkunde, XV, p. 458-459.
3
Jos., B. J., II, XVII ; XVIII, 6.
4
Jos., B. J., IV, IX, 5 ; VII, VI.

193
L’ANTÉCHRIST

avec la région de la mer Morte, dont elle tenait toutes les forteres-
ses ; par là elle donnait la main aux Arabes, aux Nabatéens, plus ou
moins ennemis de Rome. La Judée, l’Idumée, la Pérée, la Galilée
étaient avec les révoltés. A Rome, pendant ce temps, un odieux
souverain livrait les fonctions de l’empire aux plus ignobles et aux
plus incapables. Si les Juifs avaient pu grouper autour d’eux tous les
mécontents de l’Orient, c’en était fait de la domination romaine en
ces parages. Malheureusement pour eux, l’effet fut tout contraire ;
leur révolte inspira aux populations de la Syrie un redoublement de
fidélité à l’empire. La haine qu’ils avaient inspirée à leurs voisins
suffit, pendant l’espèce d’engourdissement de la puissance romaine,
pour exciter contre eux des ennemis non moins dangereux que les
légions.

194
CHAPITRE XI.

MASSACRES EN SYRIE ET EN ÉGYPTE.

Une sorte de mot d’ordre général, en effet, paraît à cette époque


avoir couru l’Orient, provoquant partout de grands massacres de
Juifs. L’incompatibilité de la vie juive et de la vie gréco-romaine
s’accusait de plus en plus. L’une des deux races voulait exterminer
l’autre ; entre elles, il semblait qu’il n’y eût pas de merci. Pour
concevoir ces luttes, il faut avoir compris à quel point le judaïsme
avait pénétré toute la partie orientale de l’empire romain. « Ils ont
envahi toutes les cités, dit Strabon1, et il n’est pas facile de citer un
lieu du monde qui n’ait accueilli cette tribu, ou pour mieux dire qui
ne soit occupé par elle2. L’Égypte, la Cyrénaïque, beaucoup d’autres
pays ont adopté leurs mœurs, observant avec scrupule leurs précep-
tes et tirant grand profit de l’adoption qu’ils ont faite de leurs lois
nationales. En Égypte, ils sont admis à habiter légalement, et une
grande partie de la ville d’Alexandrie leur est assignée ; ils y ont leur
ethnarque, qui administre leurs affaires, leur rend la justice, veille à
l’exécution des contrats et des testaments, comme s’il était le prési-
dent d’un État indépendant. » Ce voisinage de deux éléments aussi
opposés que l’eau et le feu ne pouvait manquer d’amener les explo-
sions les plus terribles.
Il ne faut pas soupçonner le gouvernement romain d’y avoir
trempé ; les mêmes massacres eurent lieu chez les Parthes3 dont la
vision et les intérêts étaient tout autres que ceux de l’Occident.
C’est une des gloires de Rome d’avoir fondé son empire sur la paix,
sur l’extinction des guerres locales, et de n’avoir jamais pratiqué le
détestable moyen de gouvernement, devenu l’un des secrets politi-

1
Cité par Jos., Ant., XIV, VII, 2.
2
M hd’™pikra te…ta i Øp’a Ùtoà .
3
Jos., Ant., XVIII, IX.
L’ANTÉCHRIST

ques de l’empire turc, qui consiste à exciter les unes contre les au-
tres les diverses populations des pays mixtes. Quant au massacre
pour motif religieux, jamais idée ne fut plus éloignée de l’esprit ro-
main ; étranger à toute théologie, le Romain ne comprenait pas la
secte, et n’admettait pas qu’on se divisât pour aussi peu de chose
qu’une proposition spéculative. L’antipathie contre les Juifs était,
d’ailleurs, dans le monde antique, un sentiment si général, qu’on
n’avait nul besoin d’y pousser. Cette antipathie marque un des fos-
sés de séparation qu’on ne comblera peut-être jamais dans l’espèce
humaine. Elle tient à quelque chose de plus que la race ; c’est la
haine des fonctions diverses de l’humanité, de l’homme de paix,
content de ses joies intérieures, contre l’homme de guerre, — de
l’homme de boutique et de comptoir contre le paysan et le noble.
Ce ne peut être sans raison que ce pauvre Israël a passé sa vie de
peuple à être massacré. Quand toutes les nations et tous les siècles
vous ont persécuté, il faut bien qu’il y ait à cela quelque motif. Le
juif, jusqu’à notre temps, s’insinuait partout en réclamant le droit
commun ; mais en réalité le juif n’était pas dans le droit commun ; il
gardait son statut particulier ; il voulait avoir les garanties de tous, et
par-dessus le marché ses exceptions, ses lois à lui. Il voulait les
avantages des nations, sans être une nation, sans participer aux
charges des nations. Aucun peuple n’a jamais pu tolérer cela. Les
nations sont des créations militaires, fondées et maintenues par
l’épée ; elles sont l’œuvre de paysans et de soldats ; les juifs n’ont
contribué en rien à les établir. Là est le grand malentendu impliqué
dans les prétentions israélites. L’étranger toléré peut être utile à un
pays, mais à condition que le pays ne se laisse pas envahir par lui. Il
n’est pas juste de réclamer les droits de membre de la famille dans
une maison qu’on n’a pas bâtie, comme le font ces oiseaux qui
viennent s’installer dans un nid qui n’est pas le leur, ou comme ces
crustacés qui prennent la coquille d’une autre espèce1.

1
Certains docteurs avouent naïvement que le devoir d’Israël est d’observer la Loi, et
qu’alors Dieu fait travailler le reste du monde pour lui. Talm. de Bab., Berakoth, 35 b.

196
L’ANTÉCHRIST

Le juif a rendu au monde tant de bons et tant de mauvais servi-


ces, qu’on ne sera jamais juste pour lui. Nous lui devons trop, et en
même temps nous voyons trop bien ses défauts, pour n’être pas
impatientés de sa vue. Cet éternel Jérémie, cet « homme de dou-
leurs », se plaignant toujours, présentant le dos aux coups avec une
patience qui nous agace ; cette créature étrangère à tous nos instincts
d’honneur, de fierté, de gloire, de délicatesse et d’art ; ce personnage
si peu soldat, si peu chevaleresque, qui n’aime ni la Grèce, ni Rome,
ni la Germanie, et à qui pourtant nous devons notre religion, si bien
que le juif a le droit de dire au chrétien : « Tu es un juif de petit
aloi ; » cet être a été posé comme le point de mire de la contradic-
tion et de l’antipathie ; antipathie féconde qui a été l’une des condi-
tions du progrès de l’humanité ! Au premier de notre ère, il semble
que le monde eût une conscience obscure de ce qui se passait. Il
voyait son maître dans cet étranger gauche, susceptible, timide, sans
noblesse extérieure, mais honnête, moral, appliqué, droit en affaires,
doué des vertus modestes, non militaire, mais bon marchand, ou-
vrier souriant et rangé. Cette famille juive illuminée d’espérance,
cette synagogue où la vie en commun était pleine de charme, fai-
saient envie. Tant d’humilité, une acceptation si tranquille de la per-
sécution et de l’avanie, une façon si résignée de se consoler de
n’être pas du grand monde parce qu’on a une compensation dans sa
famille et son Église, une douce gaieté comme celle qui de nos jours
distingue en Orient le raïa et lui fait trouver son bonheur en son
infériorité même, en ce petit monde où il est d’autant plus heureux
qu’il souffre au dehors persécution et ignominie, — tout cela inspi-
rait à l’aristocratique antiquité des accès de profonde mauvaise hu-
meur, qui parfois aboutissaient à des brutalités odieuses.
L’orage commença de gronder à Césarée1, presque au moment
même où la révolution achevait de se rendre complètement maî-
tresse de Jérusalem. Césarée était la ville où la situation des juifs et
des non-juifs (ceux-ci compris sous le nom général de Syriens) pré-

1
Josèphe, B. J., II, XVIII, 1-8 ; Vita.

197
L’ANTÉCHRIST

sentait le plus de difficultés1. Les juifs composaient, dans les villes


mixtes de Syrie, la partie riche de la population ; mais cette richesse,
comme nous l’avons dit, venait en partie d’une injustice, de
l’exemption du service militaire. Les Grecs et les Syriens, chez qui
se recrutaient les légions, étaient blessés de se voir primés par des
gens exempts des charges de l’État et qui se faisaient un privilège de
la tolérance qu’on avait pour eux2. C’étaient des rixes perpétuelles,
des réclamations sans fin, portées aux magistrats romains. Les
Orientaux prennent d’ordinaire la religion comme un prétexte de
taquineries ; les moins religieux des hommes le deviennent singuliè-
rement dès qu’il s’agit de vexer leur voisin ; de nos jours, les fonc-
tionnaires turcs sont assaillis de doléances de ce genre. Depuis l’an
60 environ, la bataille était sans trêve entre les deux moitiés de la
population de Césarée. Néron trancha les questions pendantes
contre les juifs3 ; la haine ne fit que s’envenimer. De misérables es-
piègleries ou peut-être des inadvertances de la part des Syriens de-
venaient des crimes, des injures aux yeux des juifs. Les jeunes gens
menaçaient, se battaient ; les hommes graves se plaignaient à
l’autorité romaine, qui d’ordinaire faisait donner la bastonnade aux
deux parties4. Gessius Florus y mettait plus d’humanité : il com-
mençait par se faire payer des deux côtés, puis se moquait des
demandeurs. Une synagogue qui avait un mur mitoyen, une cruche
et quelques volailles tuées qu’on trouva à la porte de la synagogue et
que les juifs voulurent faire passer pour les restes d’un sacrifice
païen, étaient les grosses affaires de Césarée, au moment où Florus
y rentra, furieux de l’insulte que lui avaient faite les gens de Jérusa-
lem.
Quand on apprit, quelques mois après, que ces derniers avaient
réussi à chasser complètement les Romains de leurs murs, l’émotion
fut très vive. La guerre était ouverte entre la nation juive et les Ro-

1
Comp. Ialkout, I, 110 ; Midrasch Eka, I, 5 ; IV, 24 ; Talm. de Bab., Megilla, 6 a.
2
Jos., Ant., XX, VIII, 7 ; B. J., II, XIII, 7.
3
Jos., Ant., XX, VIII, 7-9 ; B. J., II, XIII, 7.
4
Jos., Ant., XX, VIII, 7 ; B. J., II, XIII, 7.

198
L’ANTÉCHRIST

mains ; les Syriens en conclurent qu’ils pouvaient impunément mas-


sacrer les Juifs. En une heure, il y en eu vingt mille d’égorgés ; il
n’en resta pas un seul dans Césarée ; Florus, en effet, ordonna de
saisir et de conduire aux galères tous ceux qui avaient échappé par
la fuite. Ce crime provoqua d’affreuses représailles1. Les Juifs se
formèrent en bandes et se mirent de leur côté massacrer les Syriens
dans les villes de Philadelphie, d’Hésébon, de Gérase, de Pella, de
Scythopolis ; ils ravagèrent la Décapole et la Gaulonitide, mirent le
feu Sébaste et à Ascalon, ruinèrent Anthédon et Gaza. Ils brûlaient
les villages, tuaient tout ce qui n’était pas Juif. Les Syriens de leur
côté tuaient tous les Juifs qu’ils rencontraient. La Syrie méridionale
était un champ de carnage ; chaque ville était divisée en deux ar-
mées, qui se faisaient une guerre sans merci ; les nuits se passaient
dans la terreur. Il y eut des épisodes atroces. A Scythopolis, les Juifs
combattirent avec les habitants païens contre leurs coreligionnaires
envahisseurs ; ce qui ne les empêcha pas d’être ensuite massacrés
par les Scythopolitains.
Les boucheries de Juifs reprirent avec une nouvelle violence à
Ascalon, à Acre, à Tyr, à Hippos, à Gadare. On emprisonnait ceux
qu’on ne tuait pas. Les scènes d’enragés qui se passaient à Jérusalem
faisaient voir en tout Juif une sorte de fou dangereux dont il fallait
prévenir les actes de fureur.
L’épidémie de massacres s’étendit jusqu’à l’Égypte. La haine des
Juifs et des Grecs était là portée à son comble. Alexandrie était à
moitié une ville juive ; les Juifs y formaient une vraie république
autonome2. L’Égypte avait justement depuis quelques mois pour
préfet un juif, Tibère Alexandre3, mais un juif apostat, peu disposé à
être indulgent pour le fanatisme de ses coreligionnaires. La sédition
éclata à propos d’une réunion dans l’amphithéâtre. Les premières
injures vinrent, à ce qu’il paraît, des Grecs. Les Juifs y répondirent
d’une atroce manière. S’armant de torches, ils menacèrent de brûler

1
Jos., B. J., II, XVIII, 1 et suiv. ; Vita, 6, 65.
2
Strabon, cité par Josèphe, Ant., jud., XIV, VII, 2.
3
Mem. de l’Acad. des inscr. et belles lettres, t. XXVI, 1re part., p. 296 et suiv.

199
L’ANTÉCHRIST

dans l’amphithéâtre1 les Grecs jusqu’au dernier. Tibère Alexandre


essaya en vain de les calmer. Il fallut faire venir les légions ; les Juifs
résistèrent ; le carnage fut effroyable. Le quartier juif d’Alexandrie
qu’on appelait le Delta fut à la lettre encombré de cadavres ; on por-
ta le nombre des morts à cinquante mille.
Ces horreurs durèrent environ un mois. Au nord, elles
s’arrêtèrent à la hauteur de Tyr ; car au delà les juiveries n’étaient
pas assez considérables pour faire ombrage aux populations indigè-
nes. La cause du mal, en effet, était plus sociale que religieuse. Dans
toute ville où le judaïsme arrivait à dominer, la vie devenait impos-
sible aux païens. On comprend que le succès obtenu par la révolu-
tion juive durant l’été de 66 ait causé à toutes les villes mixtes qui
avoisinaient la Palestine et la Galilée un moment de terreur. Nous
avons insisté plusieurs fois sur ce caractère singulier qui fait que le
peuple juif renferme son sein les extrêmes et, si on ose le dire, le
combat du bien et du mal. Rien n’égale en fait de méchanceté la
méchanceté juive ; et pourtant le judaïsme a su tirer de son sein
l’idéal de la bonté, du sacrifice, de l’amour. Les meilleurs des hom-
mes ont été des juifs ; les plus malicieux des hommes ont aussi été
des juifs. Race étrange, vraiment marquée du sceau de Dieu, qui a
su produire parallèlement et comme deux bourgeons d’une même
tige l’Église naissante et le fanatisme féroce des révolutionnaires de
Jérusalem, Jésus et Jean de Gischala, les apôtres et les zélotes sicai-
res, l’Évangile et le Talmud ! Faut-il s’étonner si cette gestation
mystérieuse fut accompagnée de déchirements, de délire, et d’une
fièvre comme on n’en vit jamais ?
Les chrétiens furent sans doute impliqués en plus d’un endroit
dans les massacres de septembre 66.
Il est probable cependant que la douceur de ces bons sectaires et
leur caractère inoffensif les préservèrent souvent. La plupart des
chrétiens des villes syriennes étaient ce qu’on appelait des « judaï-
sants2 », c’est-à-dire des gens du pays convertis, non des Juifs de

1
Les amphithéâtres à cette époque étaient en bois.
2
Jos., B. J., II, XVIII, 2.

200
L’ANTÉCHRIST

race. On les regardait avec défiance ; mais on n’osait les tuer ; on les
considérait comme des espèces de métis, étrangers à leur patrie1.
Quant à eux, en traversant ces mois terribles, ils avaient l’œil au ciel,
croyant voir dans chaque épisode de l’effroyable orage les signes du
temps fixé pour la catastrophe :
« Prenez comparaison du figuier : quand ses pousses deviennent
tendres et que ses feuilles naissent, vous en concluez que l’été est
proche ; de même, quand vous verrez ces choses arriver, sachez
qu’il est proche, qu’il est à la porte2 ! »
L’autorité romaine se préparait cependant à rentrer par la force
dans la ville qu’elle avait imprudemment abandonnée. Le légat im-
périal de Syrie, Cestius Gallus, marchait d’Antioche vers le sud avec
une armée considérable. Agrippa se joignit à lui comme guide de
l’expédition ; les villes lui fournirent des troupes auxiliaires, chez
lesquelles une haine invétérée contre les Juifs suppléait à ce qui
manquait en fait d’éducation militaire. Cestius réduisit sans beau-
coup de peine la Galilée et la côte ; le 21 octobre, il arriva à Ga-
baon3, à dix kilomètres de Jérusalem.
Avec une hardiesse surprenante, les insurgés allèrent l’attaquer
dans cette position, et lui firent subir un échec. Un tel fait serait in-
concevable, si on se représentait l’armée hiérosolymite comme un
ramas de dévots, de mendiants fanatiques et de brigands ; elle pos-
sédait des éléments plus solides et vraiment militaires : les deux
princes de la famille royale d’Adiabène, Monobaze et Cénédée ; un
Silas de Babylone, lieutenant d’Agrippa II, qui s’était mis dans le
parti national ; Niger de Pérée, militaire exercé ; Simon, fils de Gio-
ras, qui commençait dès lors sa carrière de violence et d’héroïsme.
Agrippa crut l’occasion favorable pour parlementer. Deux de ses
émissaires vinrent promettre aux Hiérosolymites un plein pardon
1
Cette phrase importante paraît un peu altérée dans Josèphe : toÝj „ou -
da •zonta j e•con ™n Øpoy …a , k a ˆ tÕ pa r’ ˜k£stoij ¢mf…} olon oÜ te
¢nele‹n tij proce…rwj Øpšmene k a ˆ memigmšnon æ j be} a …wj
¢llof u lon ™fo} e‹to.
2
Matth., XXIV, 32-33.
3
Aujourd’hui El-Djib.

201
L’ANTÉCHRIST

s’ils voulaient se soumettre. Une grande partie de la population dé-


sirait qu’on acceptât ; mais les exaltés tuèrent les parlementaires.
Quelques personnes qui s’indignaient d’une pareille félonie furent
maltraitées. Cette division donna à Cestius un moment d’avantage.
Il quitta Gabaon et vint camper à l’endroit nommé Sapha ou Scopus,
poste important situé au nord de Jérusalem, à une petite heure, et
d’où l’on apercevait la ville et le temple. Il y resta trois jours, atten-
dant le résultat des intelligences qu’il avait dans la place. Le qua-
trième jour (30 octobre), il rangea son armée et marcha en avant. Le
parti de la résistance abandonna toute la ville neuve1, et se replia
dans la ville intérieure (haute et basse) et dans le temple. Cestius
entra sans obstacle, occupa la ville neuve, le quartier de Bézétha, le
Marché aux bois, où il mit le feu, aborda la ville haute et disposa ses
lignes devant le palais des Asmonéens.
Josèphe prétend que, si Cestius Gallus avait voulu à l’heure
même donner l’assaut, la guerre était finie. L’historien juif explique
l’inaction du général romain par des intrigues dont le principal mo-
bile aurait été l’argent de Florus. Il paraît que l’on put voir sur la
muraille des membres du parti aristocratique, conduits par un des
Hanans, qui appelaient Cestius et offraient de lui ouvrir les portes.
Sans doute le légat craignait quelque embûche. Pendant cinq jours,
il essaya vainement de forcer le mur. Le sixième jour (5 novembre),
il attaqua enfin l’enceinte du temple par le nord. Le combat fut ter-
rible sous les portiques ; le découragement s’emparait des révoltés ;
le parti de la paix se disposait à accueillir Cestius, quand celui-ci tout
à coup fit sonner la retraite. Si le récit de Josèphe est vrai, la
conduite de Cestius est inexplicable. Peut-être Josèphe, pour le be-
soin de sa thèse2, exagère-t-il les avantages que Cestius remporta

1
La partie réunie à l’ancienne ville par le mur d’Agrippa, le quartier chrétien
actuel. L’enceinte de Jérusalem, à la date des évènements dont il s’agit ici, ne
différait de l’enceinte actuelle que vers le sud. Même de ce côté, l’écart n’était
pas très considérable.
2
Il faut se rappeler que le système Josèphe consiste à charger Florus et à faire
tomber sur lui la responsabilité des excès de la révolution, en le montrant

202
L’ANTÉCHRIST

d’abord sur les Juifs, et diminue-t-il la force réelle de la résistance.


Ce qu’il y a de sûr, c’est que Cestius regagna son camp du Scopus et
partit le lendemain pour Gabaon, harcelé par les Juifs. Deux jours
après (8 novembre), il décampa, toujours poursuivi jusqu’à la des-
cente de Bethoron1, abandonna tout son bagage et se sauva non
sans peine à Antipatris2.
L’incapacité que Cestius montra dans cette campagne est vrai-
ment surprenante. Il faut que le mauvais gouvernement de Néron
eût bien abaissé tous les services de l’État pour que de tels événe-
ments aient été possibles. Cestius, du reste, survécut peu à sa dé-
faite ; plusieurs attribuèrent sa mort au chagrin3. On ne sait ce que
devint Florus.

comme celui qui à l’origine empêcha la répression et rendit inutiles les efforts
du parti de la paix.
1
Voir Guérin, Descr. de la Pal., Judée, I, p. 338 et suiv., 346 et suiv.
2
Jos., B. J., II, XVIII, 9-XIX ; Vita, 5-7 (où Gšssioj est probablement pour
Kšstioj) ; Tacite, Hist., V, 10 ; Suétone, Vesp., 4.
3
Tacite, Hist., V, 10.

203
CHAPITRE XII.

VESPASIEN EN GALILÉE. — LA TERREUR À JÉRUSALEM. — FUITE DES CHRÉTIENS.

Pendant que l’empire romain subissait en Orient le plus sanglant


affront, Néron, ballotté de crime en crime, de folie en folie, était
tout entier à ses chimères d’artiste prétentieux. Tout ce qui peut
s’appeler goût, tact, politesse, avait disparu d’autour de lui avec Pé-
trone. Un amour-propre colossal lui donnait une soif ardente
d’accaparer la gloire du monde entier1 ; son envie contre ceux qui
occupaient l’attention du public était féroce ; réussir en quoi que ce
soit devenait un crime d’État ; on prétend qu’il voulut arrêter la
vente des ouvrages de Lucain2. Il aspirait à des célébrités inouïes3 ; il
roulait dans sa tête des projets grandioses, le percement de l’isthme
de Corinthe, un canal de Baïa jusqu’à Ostie, la découverte des sour-
ces du Nil4. Un voyage de Grèce était depuis longtemps son rêve,
non par le désir sérieux qu’il eût de voir les chefs-d’œuvre d’un art
incomparable, mais par la grotesque ambition qu’il avait de se pré-
senter aux concours fondés dans les différentes villes et d’y rempor-
ter le prix. Ces concours étaient, à la lettre, innombrables : la fonda-
tion de pareils jeux avait été une des formes de la libéralité grecque :
tout citoyen un peu riche trouvait là, comme cela se voit dans la
fondation de nos prix académiques, une manière sûre de transmet-
tre son nom à l’avenir5. Les nobles exercices qui contribuèrent si

1
« Omnium æmulus qui quoquo modo animum vulgi moverent. » Suétone,
Néron, 53.
2
Tacite, Ann., XV, 49.
3
Cupitor incredibilium. Tacite, Ann., XV, 42.
4
Qu’il envoya paraissent avoir remonté jusqu’aux grands lacs. Sénèque, Quæst.
nat., VI, 8.
5
Voir l’inscription de Larisse, Acad. des inscr., séance du 1er juillet 1870. Voir
aussi Rev. arch., juillet-août 1872, p. 109 et suiv.
L’ANTÉCHRIST

puissamment à la force et à la beauté de l’ancienne race, et furent


l’école de l’art grec, étaient devenus, comme devinrent plus tard les
tournois du moyen âge, la pâture de gens de métier, qui faisaient
profession de courir les agones, et d’y gagner des couronnes. Au lieu
de bons et beaux citoyens, on n’y voyait figurer que d’odieux bellâ-
tres inutiles, ou des gens qui s’en créaient une spécialité lucrative.
Ces prix, dont les vainqueurs faisaient montre comme d’espèces de
décorations, empêchaient de dormir le césar vaniteux ; il se voyait
déjà rentrant à Rome en triomphe avec le titre extrêmement rare de
periodonice ou vainqueur dans le cycle complet des jeux solennels1.
Sa manie de chanteur arrivait au comble de la folie2. Une des rai-
sons de la mort de Thraséa fut qu’il ne sacrifiait pas à la « voix cé-
leste » de l’empereur3. Devant le roi des Parthes, son hôte, il ne
voulut se faire valoir que par son talent à la course des chars4. On
montait des drames lyriques où il avait le principal rôle, et où les
dieux, les déesses, les héros, les héroïnes étaient masqués et drapés à
son image et à l’image de la femme qu’il aimait. Il jouait ainsi
Œ dipe, Thyeste, Hercule, Alcméon, Oreste, Canacé ; on le voyait
sur la scène enchaîné (de chaînes d’or), guidé comme un aveugle,
imitant un fou, faisant le personnage d’une femme qui accouche.
Un de ses derniers projets fut de paraître au théâtre, nu, en Hercule,
écrasant un lion entre ses bras ou le tuant d’un coup de massue ; le
lion était, dit-on, déjà choisi et dressé, quand l’empereur mourut5.
Quitter sa place pendant qu’il chantait était un si grand crime, que
l’on prenait pour le faire en cachette les plus ridicules précautions.
Dans les concours, il dénigrait ses rivaux, cherchait à les déconte-
nancer ; si bien que les malheureux chantaient faux pour échapper

1
Voir Comptes rendus de l’Acad. des inscr., 1872, p. 114 et suiv. Cf. Dion Cassius,
LXIII, 8, 20, 21.
2
Suétone, Néron, 6, 7, 20, 22, 40, 41, 42, 44, 47 ; Dion Cassius, LXIII, 26, 27 ;
Eusèbe, Chron., à l’année 64 ; Carmina sibyll., V, 140-141.
3
Tacite, Ann., XVI, 22 ; Dion Cassius, LXII, 26.
4
Dion Cassius, LXIII, 6.
5
Suétone, Néron, 53.

205
L’ANTÉCHRIST

au danger de lui être comparés. Les juges l’encourageaient, louaient


sa timidité. Si ce grotesque spectacle faisait monter à quelqu’un la
rougeur au front et la tristesse au visage, il disait qu’il y avait des
personnes dont l’impartialité lui était suspecte. Du reste, il obéissait
aux règlements des prix comme un écolier, tremblait devant les
agonothètes et les mastigophores, et payait pour qu’on ne le fouet-
tât pas quand il se trompait. Avait-il commis quelque bévue qui au-
rait dû le faire exclure, il pâlissait ; il fallait lui dire tout bas que cela
n’avait pas été remarqué au milieu de l’enthousiasme et des applau-
dissements du peuple. On renversait les statues des lauréats anté-
rieurs pour ne pas exciter chez lui des accès de jalousie effrénée.
Aux courses, on avait soin de le laisser arriver le premier, même
quand il tombait de son char ; quelquefois, cependant, il se faisait
battre exprès, pour que l’on crût qu’il jouait de franc jeu1. En Italie,
nous l’avons déjà dit, il était humilié de ne devoir ses succès qu’à
une bande de claqueurs, savamment organisés et chèrement payés,
qui le suivait partout. Les Romains lui devenaient insupportables ; il
les traitait de rustres, disait qu’un artiste qui se respecte ne peut
avoir en vue que les Grecs.
Le départ tant désiré eut lieu en novembre 66. Néron était depuis
quelques jours en Achaïe, quand la nouvelle de la défaite de Cestius
lui parvint. Il comprit que cette guerre demandait un capitaine
d’expérience et de valeur ; mais il y voulait par-dessus tout quel-
qu’un qu’il ne craignît pas. Ces conditions semblèrent se trouver
réunies dans Titus Flavius Vespasianus, militaire sérieux, âgé de
soixante ans, qui avait toujours eu beaucoup de bonheur et à qui sa
naissance obscure ne pouvait inspirer de grands desseins. Vespasien
était en ce moment dans la disgrâce de Néron, parce qu’il ne témoi-
gnait pas assez admirer sa belle voix, quand on vint lui annoncer
qu’il avait le commandement de l’expédition de Palestine, il crut un
moment qu’il s’agissait d’un arrêt de mort.
Son fils Titus le rejoignit bientôt. Vers le même temps, Mucien
succédait à Cestius dans la charge de légat impérial de Syrie. Les

1
Dion Cassius, LXIII, 1, 8 et suiv. ; Suétone, Néron, 21-24, 53.

206
L’ANTÉCHRIST

trois hommes qui, dans deux ans, seront les maîtres du sort de
l’empire se trouvèrent ainsi portés ensemble en Orient1.
La complète victoire que les révoltés avaient remportée sur une
armée romaine, commandée par un légat impérial, exalta à un très
haut degré leur audace. Les gens les plus intelligents et les plus ins-
truits de Jérusalem étaient sombres ; ils jugeaient avec évidence que
l’avantage en définitive ne pouvait rester qu’aux Romains ; la ruine
du temple et de la nation leur parut inévitable2 ; l’émigration com-
mença. Tous les hérodiens, tous les gens attachés au service
d’Agrippa se retirèrent auprès des Romains3. Un grand nombre de
pharisiens, d’un autre côté, uniquement préoccupés de l’observation
de la Loi et de l’avenir pacifique qu’ils rêvaient pour Israël étaient
d’avis qu’on se soumît aux Romains, comme on s’était soumis aux
rois de Perse, aux Ptolémées. Ils se souciaient peu d’indépendance
nationale ; Rabbi Johanan ben Zakaï, le pharisien le plus célèbre du
temps, vivait à l’écart de la politique4. Beaucoup de docteurs se reti-
rèrent probablement dès lors à Jamnia et y fondèrent ces écoles
talmudiques, qui eurent bientôt une grande célébrité5.
Les massacres, cependant, recommencèrent et s’étendirent à des
parties de la Syrie qui jusque-là avaient été à l’abri de l’épidémie de
sang. A Damas, tous les juifs furent égorgés. La plupart des femmes
de Damas professaient la religion juive, et sûrement, dans le nom-
bre, il y en avait de chrétiennes ; on prit des précautions pour que le
massacre se fit par surprise et à leur insu6.
Le parti de la résistance déployait une prodigieuse activité. Les
tièdes même étaient entraînés. Un conseil fut tenu dans le temple
pour former un gouvernement national, composé de l’élite de la

1
Jos., B. J., proœm., 8 ; II, XLI, 1 ; III, I ; Suétone, Vesp., 4, Tacite, Hist., V, 10.
2
Jos., Vita, 4.
3
Jos., B. J., II, XX, 1 ; Vita, 6.
4
Mechilta sur Exode, XX, 22 ; Talm. de Bab., Gittin, 56 a et b ; Aboth derabbi
Nathan, c. IV ; Midrasch rabba sur Koh., VII, 11 et sur Eka, I, 5.
5
Derenbourg, Hist. de la Pal., p. 288.
6
Jos., B. J., II, XX, 2 ; Vita, 6.

207
L’ANTÉCHRIST

nation. Le groupe modéré à cette époque était loin d’avoir abdiqué.


Soit qu’il espérât encore diriger le mouvement, soit qu’il eût un de
ces secrets espoirs contre toutes les suggestions de la raison dont on
se berce si facilement aux heures de crise, il se laissa porter presque
partout aux affaires. Des personnages très considérables, plusieurs
membres des familles sadducéennes ou sacerdotales, les premiers
des pharisiens1, c’est-à-dire la haute bourgeoisie, ayant à sa tête le
sage et honnête Siméon ben Gamaliel2 (le fils du Gamaliel des Actes
et l’arrière-petit-fils de Hillel), adhérèrent à la révolution. On agit
constitutionnellement ; on reconnut la souveraineté du sanhédrin.
La ville et le temple restèrent entre les mains des autorités établies,
Hanan (fils du Hanan qui condamna Jésus), le plus ancien des
grands prêtres Josué ben Gamala, Siméon ben Gamaliel, Joseph
ben Gorion. Joseph ben Gorion et Hanan furent nommés commis-
saires à Jérusalem. Éléazar, fils de Simon, démagogue sans convic-
tion, dont l’ambition personnelle était rendue dangereuse par les
trésors dont il s’était emparé, fut écarté à dessein. On choisit en
même temps des commissaires pour les provinces ; tous étaient
modérés à l’exception d’un seul, Éléazar, fils d’Ananie, qu’on en-
voya en Idumée. Josèphe, qui depuis se créa une si brillante re-
nommée comme historien, fut préfet de Galilée. Il y avait dans ces
choix beaucoup d’hommes sérieux, qui acceptèrent en grande partie
pour essayer de maintenir l’ordre et avec l’espoir de dominer les
éléments anarchiques qui menaçaient de tout détruire3.
L’ardeur à Jérusalem était extrême. La ville ressemblait à un
camp, à une fabrique d’armes ; de tous les côtés, retentissaient les
cris des jeunes gens qui s’exerçaient4. Les juifs des parties reculées
de l’Orient, surtout du royaume des Parthes, y accouraient, persua-

1
Josèphe, Vita, 5.
2
Josèphe, Vita, 38.
3
Jos., B. J., II, XX, 3 et suiv. ; XXII, 1 ; Vita, 7, en observant que Josèphe cher-
che à dissimuler la part qu’il prit à la révolution et se fait après coup plus mo-
déré qu’il ne fut.
4
Jos., B. J., XXI, 1.

208
L’ANTÉCHRIST

dés que l’empire romain avait fait son temps1. On sentait que Né-
ron touchait à sa fin, et on était persuadé que l’empire disparaîtrait
avec lui2. Ce dernier représentant du titre de César, s’abîmant dans
la honte et le mépris, paraissait un signe évident. En se plaçant à ce
point de vue, on devait trouver l’insurrection beaucoup moins folle
qu’elle ne nous semble, à nous qui savons que l’empire avait encore
en lui la force nécessaire pour plusieurs renaissances futures. On
pouvait très réellement croire que l’œuvre d’Auguste se disloquait ;
on s’imaginait à chaque instant voir les Parthes se ruer sur les terres
romaines3 et c’est ce qui fût arrivé en effet, si par diverses causes la
politique arsacide n’eût été ce moment très affaiblie. Une des plus
belles images du livre d’Hénoch est celle où le prophète voit l’épée
donnée aux brebis, et les brebis ainsi armées poursuivre leur tour
les bêtes sauvages, et les bêtes s’enfuir4. Tel fut bien le sentiment
des Juifs. Leur manque d’éducation militaire ne leur permettait pas
de comprendre ce qu’avaient de trompeur les succès remportés sur
Florus et sur Cestius. Ils frappèrent des monnaies imitées du type
des Macchabées, portant l’effigie du temple ou quelque emblème
juif, avec des légendes en caractère hébreu archaïque5. Datées par

1
Josèphe, B. J., proœm., 2 ; VI, VI, 2 . Dion Cassius, LXVI, 4.
2
La même idée domine dans l’Apocalypse.
3
Apoc., IX, 14-21 ; XVI, 12-16. Cf. Jos., B. J., VI, VI, 2.
4
Ch. XC, 19 (Dillmann) ; LXXXIX, 27-28 (anc. DIV.).
5
Il est extrêmement difficile de distinguer, dans la numismatique juive, les piè-
ces qui appartiennent à la première révolte de celles qui appartiennent à la se-
conde, et même de celles qui appartiennent à la révolte des Macchabées. Voir
Madden, History of jewish coinage, p. 154 et suiv., qui résument tous les travaux
antérieurs. Madden adopte en général les hypothèses de Levy, sujettes elles-
mêmes aux plus grands doutes. Il est craindre que ces doutes ne soient tou-
jours insolubles ; car il se peut que, dans la première révolte, on ait contrefait
des monnaies asmonéennes, et que, dans la seconde, on ait contrefait des
monnaies de la première. Toute pièce portant l’effigie du temple, ou datée « de
la liberté de Jérusalem » ou « de la liberté de Sion », est de la première révolte
ou faite à l’imitation d’une pièce de la première révolte ; la seconde révolte, en
effet, ne fût jamais maîtresse de Jérusalem. Il ne semble pas que, lors de la

209
L’ANTÉCHRIST

les années « de la délivrance » ou « de la liberté de Sion », ces pièces


furent d’abord anonymes ou émises au nom de Jérusalem1 ; plus tard,
elles portèrent les noms des chefs de parti qui exercèrent au gré de
quelque faction une autorité suprême2. Peut-être même, dès les
premiers mois de la révolte, Éléazar, fils de Simon, qui était en pos-
session d’une énorme masse d’argent, osa-t-il battre monnaie en se
donnant le titre de « grand prêtre3 ». Ces émissions monétaires du-
rent, en tout cas, être assez considérables ; c’est ce qu’on appela en-
suite « l’argent de Jérusalem » ou « l’argent du danger4 ».
Hanan devenait de plus en plus le chef du parti modéré. Il espé-
rait encore amener la masse du peuple à la paix ; il cherchait en
sous-main à ralentir la fabrication des armes, à paralyser la résis-
tance en se donnant l’air de l’organiser. C’est le jeu le plus redouta-
ble en temps de révolution ; Hanan était bien ce que les révolution-
naires appellent un traître5. Il avait aux yeux des exaltés le tort de
voir clair ; aux yeux de l’histoire, on ne peut l’absoudre d’avoir ac-
cepté la plus fausse des positions, celle qui consiste à faire la guerre
sans y croire, uniquement parce que l’on est poussé par des fanati-
ques ignorants. Le trouble était affreux dans les provinces. Les ré-
gions tout arabes6 à l’orient et au sud de la mer Morte jetaient sur la

première révolte, on ait surfrappé la monnaie romaine, comme on fit à la se-


conde (Madden, p. 171, 176, 203-205).
1
Madden, p. 164, 173-174, 180.
2
Éléazar, fils de Simon, et Simon, fils de Gioras. On n’a pas la certitude que
Jean de Gischala ait battu monnaie (Madden, p. 182). C’est à tort qu’on attribue
des monnaies à Hanan et à Siméon ben Gamaliel. Ce dernier ne fut qu’un
bourgeois, un docteur très considéré, et n’eut rien des attributs de la souverai-
neté. Derenbourg, Hist. de la Pal., p. 270, 271, 286, 423-424.
3
Madden, p. 156, 161 et suiv. Cf. Josèphe, B. J., II, XX, 3.
4
Tosiphta, Maaser scheni, i ; Talmud de Jérusalem, même traité, I, 2 ; Talm. de
Bab., Baba kama, 97 b ; Bechoroth, 50 a ; Aboda zara, 52 b. Cf. Levy, Gesch. der jüd.
Münzen, p. 126 et suiv.
5
Jos., B. J., II, XXII, 1.
6
La langue des inscriptions nabatéennes est le syriaque ; mais les noms propres
qu’on y trouve sont arabes, Obéis, Jamer, etc.

210
L’ANTÉCHRIST

Judée des masses de bandits, vivant de pillage et de massacres.


L’ordre, dans de telles circonstances, était impossible ; car, pour
établir l’ordre, il eût fallu expulser les deux éléments qui faisaient la
force de la révolution, le fanatisme et le brigandage. Situations terri-
bles que celles où l’on n’a de choix qu’entre l’appel à l’étranger et
l’anarchie ! Dans l’Acrabatène1, un jeune et brave partisan, Simon,
fils de Gioras, pillait et torturait les riches2. En Galilée, Josèphe es-
sayait en vain de maintenir quelque raison ; un certain Jean de Gis-
chala, fourbe et audacieux agitateur, joignant une personnalité im-
placable à un ardent enthousiasme, réussit à le contrecarrer en tout.
Josèphe fut réduit, selon l’éternel usage de l’Orient, à enrôler les
brigands et à leur payer une solde régulière comme rançon du pays3.
Vespasien se préparait à la difficile campagne qui lui avait été
confiée. Son plan fut d’attaquer l’insurrection au nord, de l’écraser
d’abord en Galilée, puis dans la Judée, de la rabattre en quelque
sorte sur Jérusalem, et, quand il l’aurait refoulée tout entière vers ce
point central, où l’entassement, la famine, les factions ne pouvaient
manquer d’amener des scènes effroyables, d’attendre, ou, si cela ne
suffisait pas, de frapper un grand coup. Il se rendit d’abord à Antio-
che, où Agrippa II vint se joindre à lui avec toutes ses forces. An-
tioche n’avait pas eu jusque-là son massacre de Juifs, sans doute
parce qu’elle comptait dans son sein une foule de Grecs qui avaient
embrassé la religion juive (le plus souvent sous sa forme chré-
tienne), ce qui amortissait les haines. A ce moment, cependant,
l’orage éclata ; la folle accusation d’avoir voulu incendier la ville
amena des tueries, suivies d’une assez rigoureuse persécution, où
sans doute beaucoup de disciples de Jésus souffrirent, confondus
avec les adeptes d’une foi qui n’était plus la leur qu’à demi4.
L’expédition partit en mars 67, suivit la route ordinaire le long de
la mer, établit son quartier principal à Ptolémaïde (Acre). Le pre-

1
Pays situé sur les confins de la Judée et de la Samarie.
2
Jos., B. J., II, XXII, 2 ; IV, IX, 3 et suiv.
3
Jos., B. J., II, XX, 5-XXI ; Vita, 8 et suiv.
4
Jos., B. J., VII, III, 3-4.

211
L’ANTÉCHRIST

mier choc tomba sur la Galilée. La population fut héroïque. La pe-


tite ville de Joudifat ou Jotapata1, récemment fortifiée, fit une résis-
tance prodigieuse. Pas un de ses défenseurs ne voulut survivre ; ac-
culés dans une position sans issue, ils se tuèrent les uns les autres.
« Galiléen » devint dès lors synonyme de fanatique sectaire, cher-
chant la mort de parti pris avec une sorte d’opiniâtreté2. Tibériade,
Tarichées, Gamala ne furent enlevés qu’après de véritables bouche-
ries. Il y a dans l’histoire peu d’exemples d’une race entière ainsi
broyée. Les flots du paisible lac où Jésus avait rêvé le royaume de
Dieu furent eux-mêmes tachés de sang. La rive se couvrit de cada-
vres en putréfaction, l’air fut empesté. Des foules de Juifs s’étaient
réfugiées sur des barques ; Vespasien les fit tous tuer ou noyer. Le
reste de la population valide fut vendu ; six mille captifs furent en-
voyés à Néron en Achaïe pour exécuter les travaux les plus difficiles
du percement de l’isthme de Corinthe3; les vieillards furent égorgés.
Il n’y eut guère qu’un transfuge : Josèphe, dont la nature avait peu
de profondeur et qui, du reste, s’était toujours douté de l’issue de la
guerre, se rendit aux Romains, et fut bientôt dans les bonnes grâces
de Vespasien et de Titus. Toutes ses habiletés d’écrivain n’ont pas
réussi à laver une telle conduite d’un certain vernis de lâcheté4.
Le cœur de l’année 67 fut employé à cette guerre
d’extermination. La Galilée ne s’en releva jamais ; les chrétiens qui
s’y trouvaient se réfugièrent sans doute au delà du lac ; désormais il
ne sera plus question du pays de Jésus dans l’histoire du christia-

1
Aujourd’hui Jéfat, ou Tell Jéfat, ou Tell Djefath. Cf. Schultz, dans la Zeitschrift der
d. m. G., 1849, p. 49 et suiv., 59 et suiv. ; Aug. Parent, Siège de Jotapat (1866), p. 3
et suiv. ; Neubauer, Géogr. du Talmud, p. 193, 203-204. Le Gopatata de Reland
est une faute de copiste ; Iftah-el de Josué n’a rien à faire ici.
2
V. les Apôtres, p. 235, note 4.
3
Jos., B. J., III, X, 10 ; Lucien ou plutôt Philostrate, Nero seu de isthmo perfodien-
do, 3. Notez la préoccupation de ce percement chez les Sibyllins, V, 32, 138,
217 ; VIII, 155 ; XII, 84. Cf. Philostrate, Apoll., V, 19.
4
Vita, 38, 39 (explication bien peu admissible des défiances qu’il inspire aux
hommes les plus autorisés de Jérusalem). Juste de Tibériade était très défavora-
ble à Josèphe (Vita, 65).

212
L’ANTÉCHRIST

nisme. Gischala, qui tint la dernière, tomba en novembre ou dé-


cembre. Jean de Gischala, qui l’avait défendue avec fureur, se sauva
et put gagner la Judée. Vespasien et Titus prirent leurs quartiers
d’hiver à Césarée, se préparant à faire l’année suivante le siège de
Jérusalem1.
La grande faiblesse des gouvernements provisoires organisés
pour une défense nationale, c’est de ne pouvoir supporter de dé-
faite. Sans cesse minés par les partis avancés, ils tombent le jour où
ils ne donnent pas à la foule superficielle ce pour quoi ils ont été
proclamés : la victoire. Jean de Gischala et les fugitifs de Galilée,
arrivant chaque jour à Jérusalem, la rage dans l’âme, élevaient en-
core le diapason de fureur où vivait le parti révolutionnaire. Leur
respiration était chaude et haletante. « Nous ne sommes pas vain-
cus, disaient-ils ; mais nous cherchons des postes meilleurs ; pour-
quoi s’user dans Gischala et des bicoques, quand nous avons la ville
mère à défendre ? » — « J’ai vu, disait Jean de Gischala, les machi-
nes des Romains voler en éclats contre les murs des villages de Ga-
lilée ; à moins qu’ils n’aient des ailes, ils ne franchiront pas les rem-
parts de Jérusalem. » Toute la jeunesse était pour la guerre à ou-
trance. Des troupes de volontaires tournent facilement au pillage ;
des bandes de fanatiques, soit religieux, soit politiques, ressemblent
toujours à des brigands2. Il faut vivre, et des corps francs ne peu-

1
Jos., B. J., III-IV, II ; Vita, 65, 74-75 (en faisant très large la part de la vanité
de Josèphe) ; Tacite, Hist., V, 10.
2
Il est remarquable que Barabbas, présenté par l’Évangile de Marc XV, 7,
comme un sicaire politique ou religieux, est qualifié lhst»j dans Jean, XVIII, 4.
Se rappeler les Vendéens, les « brigands de la Loire », et jusqu’à un certain
point les volontaires de la révolution française, en observant que Josèphe, par
lequel nous savons toute cette histoire, est une espèce de Dumouriez. Sa partia-
lité contre ses adversaires politiques éclate sans cesse. Si on voulait le croire, les
boutefeux n’eussent été qu’une poignée de misérables, ne répondant à aucun
sentiment national. Tacite et Dion Cassius présentent tout autrement les cho-
ses. Selon eux, c’est bien la nation qui fut fanatisée. Il est clair que Josèphe veut
atténuer aux yeux des Rome la faute que ses compatriotes ont commise et croit
les excuser en diminuant le courage et le patriotisme qu’ils montrèrent. Il faut

213
L’ANTÉCHRIST

vent guère vivre sans vexer la population. Voilà pourquoi brigand et


héros, en temps de crise nationale, sont presque synonymes. Un
parti de la guerre est toujours tyrannique ; la modération n’a jamais
sauvé une patrie ; car le premier principe de la modération est de
céder aux circonstances, et l’héroïsme consiste d’ordinaire à ne pas
écouter la raison. Josèphe, l’homme d’ordre par excellence, est pro-
bablement dans le vrai quand il nous présente la résolution de ne
pas reculer comme ayant été le fait d’un petit nombre
d’énergumènes, entraînant de force après eux des bourgeois tran-
quilles, qui n’eussent pas mieux demandé que de se soumettre. II en
est le plus souvent ainsi ; on n’obtient de grands sacrifices d’une
nation sans dynastie1 qu’en la terrorisant. La masse est par essence
timide ; mais le timide ne compte pas en de révolution. Les exaltés
sont toujours en petit nombre, mais ils s’imposent en coupant les
voies à la conciliation2. La loi de pareilles situations est que le pou-
voir tombe nécessairement aux mains des plus ardents et que les
politiques y sont fatalement impuissants.
Devant cette fièvre intense, grandissant chaque jour, la position
du parti modéré3 n’était plus tenable. Les bandes de pillards, après
avoir ravagé la campagne, se repliaient sur Jérusalem ; ceux qui
fuyaient les armes romaines venaient à leur tour s’entasser dans la
ville, et l’affamaient. Il n’y avait aucune autorité effective ; les zélo-
tes4 régnaient ; tous ceux qui paraissaient suspects de « modéran-

se rappeler, en outre, que l’histoire de la guerre des Juifs subit la censure de


Titus et reçut le visa d’Agrippa II. Josèphe, du moins, le prétend (Vita, 65).
1
Une dynastie n’est elle-même au fond qu’un terrorisme permanent et réglé.
2
Voir en particulier ce qui se passa dans Tibériade. Jos., B. J., III, IX, 7-8 ; Vita,
65. Le fanatisme musulman est de même, dans la plupart des cas, le fait d’une
minorité, qui domine toute une population.
3
Oƒ mštrioi,comme les appelle quelquefois Josèphe.
4
Ce nom de « zélote » (hébr. kanna) avait été jusque-là pris en bonne part. Ce
furent les terroristes du temps de la révolte qui se l’appliquèrent, et le rendirent
de la sorte synonyme de sicaire. (Jos., B. J., IV, III, 9 ; VIII, VIII, 1.) Sur le nom
de « sicaires » dans le Talmud, voir Derenbourg, p. 279, 281, 285, 475-478. Cf.
Josèphe, B. J., II, XIII, 3 ; Ant., XX, VIII, 5.

214
L’ANTÉCHRIST

tisme » se voyaient massacrer sans pitié. Jusqu’à présent, la guerre et


les excès s’étaient arrêtés aux barrières du temple. Maintenant, zélo-
tes et brigands habitent pêle-mêle la maison sainte ; toutes les règles
de la pureté légale semblent oubliées ; les parvis sont tachés de
sang ; on y marche les pieds souillés1. Aux yeux des prêtres, il n’y
eut pas de forfait plus horrible. Pour plusieurs dévots, ce fut là cette
« abomination » prédite par Daniel, comme devant s’installer dans
le lieu saint, à la veille des jours suprêmes. Les zélotes, comme tous
les fanatiques militants, faisaient peu de cas des rites et les subor-
donnaient à l’œuvre sainte par excellence, le combat. — Ils commi-
rent un attentat non moins grave en changeant l’ordre du pontificat.
Sans avoir égard au privilège des familles dans le sein desquelles on
avait coutume de prendre les grands prêtres, ils choisirent une bran-
che peu considérée de la race sacerdotale, et ils eurent recours à la
voie toute démocratique du sort2. Le sort, naturellement, donna des
résultats absurdes ; il tomba sur un rustre, qu’il fallut traîner à Jéru-
salem et revêtir malgré lui des vêtements sacrés ; le pontificat se vit
profané par des scènes de carnaval. Tous les gens sérieux, les phari-
siens, les sadducéens, les Siméon ben Gamaliel, les Joseph ben Go-
rion, furent blessés dans ce qu’ils avaient de plus cher.
Tant d’excès décidèrent enfin le parti sadducéen aristocratique à
tenter un essai de réaction. Avec beaucoup d’habileté et de courage,
Hanan essaya de réunir la bourgeoisie honnête et tout ce qu’il y
avait de sensé, pour renverser la monstrueuse alliance du fanatisme
et de l’impiété. Les zélotes furent serrés de près et obligés de se ren-
fermer dans le temple, devenu une ambulance de blessés. Pour sau-
ver la révolution, ils eurent recours à un moyen suprême, ce fut
d’appeler dans la ville les Iduméens, c’est-à-dire des troupes de
bandits, habitués à toutes les violences, qui rôdaient autour de
Jérusalem. L’entrée des Iduméens fut signalée par un massacre.
Tous les membres de la caste sacerdotale qu’on put trouver furent
tués. Hanan et Jésus, fils de Gamala, subirent d’affreuses insultes ;

1
Jos., B. J., IV, III, 6.
2
Tosiphtha Ioma, I ; Sifra, sur Lévit., XXI, 10 ; Tanhouma, 48 a.

215
L’ANTÉCHRIST

nan et Jésus, fils de Gamala, subirent d’affreuses insultes ; leurs


corps furent privés de sépulture, outrage inouï chez les Juifs.
Ainsi périt le fils du principal auteur de la mort de Jésus. Les Be-
ni-Hanan restèrent fidèles jusqu’au bout à leur rôle, et, si j’ose le
dire, à leur devoir. Comme la plupart de ceux qui cherchent à faire
digue aux extravagances des sectes et du fanatisme, ils furent em-
portés ; mais ils périrent noblement. Le dernier Hanan semble avoir
été un homme de grande capacité1 ; il lutta près de deux ans contre
l’anarchie. C’était un véritable aristocrate, dur parfois2, mais grave,
pénétré d’un réel sentiment de la chose publique, hautement respec-
té, libéral en ce sens qu’il voulait le gouvernement de la nation par
sa noblesse et non par les factions violentes. Josèphe ne doute pas
que, s’il eût vécu, il n’eût réussi à amener entre les Romains et les
Juifs une composition honorable, et il regarde le jour de sa mort
comme le moment où la ville de Jérusalem et la république des Juifs
furent définitivement condamnées. Ce fut au moins la fin du parti
sadducéen, parti souvent hautain, égoïste et cruel, mais qui repré-
sentait après tout la seule opinion raisonnable et capable de sauver
le pays3. Par la mort de Hanan, on pourrait être tenté de dire, selon
l’expression vulgaire, que Jésus fut vengé. C’étaient les Beni-Hanan
qui, en présence de Jésus, avaient fait cette réflexion : « La consé-
quence de tout cela, c’est que les Romains viendront, détruiront le
temple et la nation, » et qui avaient ajouté : « Mieux vaut la mort
d’un homme que la ruine d’un peuple4. » Gardons-nous cependant
d’une expression si naïvement impie. Il n’y a pas plus de vengeance
dans l’histoire que dans la nature ; les révolutions ne sont pas plus
justes que le volcan qui éclate ou l’avalanche qui roule. L’année
1793 n’a pas puni Richelieu, Louis XIV ni les fondateurs de l’unité
française ; mais elle a prouvé qu’ils furent des hommes à vues bor-

1
Jos., B. J., IV, V, 2.
2
Comp. Ant., XX, IX, 1 et B. J., IV, V, 2. Il y a dans ces passages quelques
contradictions. Nul doute cependant qu’il ne s’agisse du même personnage.
3
Jos., B. J., IV, III-V, 2.
4
Jean, XI, 48-50 ; XVIII, 14.

216
L’ANTÉCHRIST

nées, s’ils ne sentirent pas la vanité de ce qu’ils faisaient, la frivolité


de leur machiavélisme, l’inutilité de leur profonde politique, la sotte
cruauté de leurs raisons d’État. Seul l’Ecclésiaste fut un sage, le jour
où il s’écria désabusé : « Tout est vain sous le soleil. »
Avec Hanan (premiers jours de 68) périt le vieux sacerdoce juif,
inféodé aux grandes familles sadducéennes, qui avaient fait une si
vive opposition au christianisme naissant. Grande fut l’impression,
quand on contempla, jetés nus hors de la ville, livrés aux chiens et
aux chacals, ces aristocrates si hautement respectés, qu’on avait vus
naguère revêtus de leurs superbes habits pontificaux, présidant à
des cérémonies pompeuses, entourés de la vénération des nom-
breux pèlerins qui du monde entier venaient à Jérusalem. C’était un
monde qui disparaissait. Le pontificat démocratique inauguré par
les révoltés fut éphémère. Les chrétiens crurent d’abord relever
deux ou trois personnages en leur ornant le front du pétalon sacerdo-
tal. Tout cela n’eut pas de conséquence. Le sacerdoce, pas plus que
le temple, dont il dépendait, n’était destiné à être la chose capitale
du judaïsme. La chose capitale, c’était l’enthousiaste, le prophète, le
zélote, l’envoyé de Dieu. Le prophète avait tué la royauté ;
l’enthousiaste, l’ardent sectaire tua le sacerdoce. Le sacerdoce et la
royauté une fois tués, il reste le fanatique, qui, durant deux ans et
demi encore, va lutter contre la fatalité. Quand le fanatique aura été
écrasé à son tour, il restera le docteur, le rabbin, l’interprète de la
Thora. Le prêtre et le roi ne ressusciteront jamais.
Ni le temple non plus. Ces zélotes, qui, au grand scandale des
prêtres amis des Romains, faisaient du lieu saint une forteresse et
un hôpital, n’étaient pas aussi loin qu’il semble d’abord du senti-
ment de Jésus. Qu’importent ces pierres ? L’esprit est la seule chose
qui compte, et celui qui défend l’esprit d’Israël, la révolution, a le
droit de souiller les pierres. Depuis le jour où Isaïe avait dit : « Que
m’importent vos sacrifices ? ils me dégoûtent ; c’est la justice du
cœur que je veux, » le culte matériel était une routine arriérée, qui
devait disparaître.
L’opposition entre le sacerdoce et la partie de la nation, au fond
toute démocrate, qui n’admettait pas d’autre noblesse que la piété et

217
L’ANTÉCHRIST

l’observation de la Loi, est sensible dès le temps de Néhémie, qui


est déjà un pharisien1. Le véritable Aaron, dans la pensée des sages,
c’est l’homme de bien2. Les Asmonéens, à la fois prêtres et rois,
n’inspirent que de l’aversion aux hommes pieux. Le sadducéisme,
chaque jour plus impopulaire et plus rancunier, n’est sauvé que par
la distinction que le peuple fait entre la religion et ses ministres3. Pas
de rois, pas de prêtres, tel était au fond l’idéal du pharisien.
Incapable de former un État à lui seul, le judaïsme devait en arri-
ver au point où nous le voyons depuis dix-huit siècles, c’est-à-dire à
vivre en guise de parasite, dans la république d’autrui. Il était égale-
ment destiné à devenir une religion sans temple et sans prêtre. Le
temple rendait le prêtre nécessaire ; sa destruction sera une sorte de
débarras. Les zélotes qui, l’an 68, tuèrent les pontifes et souillèrent
le temple pour défendre la cause de Dieu n’étaient donc pas en de-
hors de la véritable tradition d’Israël.
Mais il était clair que, privé de tout lest conservateur, livré à un
équipage frénétique, le vaisseau irait à une effroyable perdition.
Après le massacre des sadducéens, la terreur régna dans Jérusalem
sans frein ni contrepoids4. L’oppression était si grande, que per-
sonne n’osait ouvertement ni pleurer ni enterrer les morts. La com-
passion devenait un crime. On porte à douze mille le nombre des
suspects de condition distinguée qui périrent par la cruauté des for-
cenés. Sans doute il faut se défier ici des appréciations de Josèphe.
Le récit de cet historien sur la domination des zélotes a quelque
chose d’absurde ; des impies et des misérables ne se seraient pas fait
tuer comme ceux-ci firent. Autant vaudrait chercher à expliquer la
révolution française par la sortie du bagne de quelques milliers de

1
Néhémie, XIII, 4 et suiv.
2
Anecdote sur Schemaïa et Abtation : Talmud de Babylone, Ioma, 71 b.
3
Strabon, XVI, II, 37, 40. Strabon tenait ses renseignements d’un juif libéral,
opposé au sacerdoce et au pouvoir temporel. Sa phrase rend très bien les deux
sentiments contraires qu’éprouvait un juif démocrate envers le temple : … æ j
tu ra nne‹on bdelu ttomšnwn...,æ j ƒerÕn semnu nÒntwn k a ˆ se} omenwn.
4
Pour l’impression que cette fureur de guerre civile causa sur les Romains, voir
Pline, Hist. nat., XII, XXV (54).

218
L’ANTÉCHRIST

galériens. La pure scélératesse n’a jamais rien fait dans le monde. Le


vrai, c’est que les soulèvements populaires, étant l’œuvre d’une
conscience obscure et non de la raison, se compromettent par leur
propre victoire. Selon la règle de tous les mouvements du même
genre, la révolution de Jérusalem n’était occupée qu’à se décapiter
elle-même. Les meilleurs patriotes, ceux qui avaient le plus contri-
bué aux succès de l’an 66, Gorion, Niger le Péraïte, furent mis à
mort. Toute la classe aisée périt1. On fut surtout frappé de la mort
d’un certain Zacharie, fils de Baruch, le plus honnête homme de
Jérusalem, et fort aimé de tous les gens de bien. On le traduisit de-
vant un jury révolutionnaire, qui l’acquitta à l’unanimité. Les zélotes
le massacrèrent au milieu du temple. Ce Zacharie, fils de Baruch,
put être un ami des chrétiens ; car on croit remarquer une allusion à
lui dans les paroles prophétiques que les évangélistes prêtent à Jésus
sur les terreurs des derniers jours2.
Les événements extraordinaires dont Jérusalem était le théâtre
frappaient, en effet, au plus haut degré les chrétiens. Les paisibles
disciples de Jésus, privés de leur chef, Jacques, frère du Seigneur,
continuèrent d’abord de mener dans la ville sainte leur vie ascétique,
et, serrés autour du temple, d’attendre la grande apparition. Ils
avaient avec eux les restes survivants de la famille de Jésus, les fils
de Clopas, entourés de la plus grande vénération, même par les
Juifs. Tout ce qui arrivait devait leur sembler une évidente confir-
mation des paroles de Jésus. Que pouvaient être ces convulsions, si
ce n’est le commencement de ce qu’on appelait « les douleurs du
Messie3 », les préludes de l’enfantement messianique ? On était per-
suadé que l’arrivée triomphante du Christ serait précédée de l’entrée
en scène d’un grand nombre de faux prophètes4. Aux yeux des pré-
sidents de la communauté chrétienne, ces faux prophètes furent les

1
Jos., B. J., IV, V, 3-VII, 3.
2
Matth., XXIII, 34-36. Voyez cependant Vie de Jésus, 13e édit., p. 366.
3
hjuie jlbh, ç d‹nej.— P£nta d˜ ta à ta ¢rc¾ ç d…nwn. Matth., XXIV, 8;
Marc, XIII, 8.
4
Matth., XXIV, 4 et suiv. Cf. Matth., VII, 15.

219
L’ANTÉCHRIST

chefs des zélotes1. On appliqua au temps présent les phrases terri-


bles que Jésus avait souvent à la bouche pour exprimer les fléaux
qui doivent annoncer le jugement. Peut-être vit-on s’élever au sein
de l’Église quelques illuminés, prétendant parler au nom de Jésus2 ;
les anciens leur firent une vive opposition ; ils assurèrent que Jésus
avait annoncé la venue de tels séducteurs, et prescrit de se garder
d’eux. Cela suffit ; la hiérarchie, déjà forte dans l’Église, l’esprit de
docilité, héritage de Jésus, arrêtèrent toutes ces impostures ; le chris-
tianisme bénéficiait de la haute habileté avec laquelle il avait su créer
une autorité au cœur même d’un mouvement populaire. L’épiscopat
naissant (ou, pour mieux dire, le presbytérat) empêchait ces grandes
aberrations auxquelles n’échappe jamais la conscience des foules,
quand elle n’est pas dirigée. On sent dès lors que l’esprit de l’Église
dans les choses humaines sera une sorte de bon sens moyen, un
instinct conservateur et pratique, une défiance des chimères démo-
cratiques, contrastant étrangement avec l’exaltation de ses principes
surnaturels.
Cette sagesse politique des représentants de l’Église de Jérusalem
ne fut pas sans mérite. Les zélotes et les chrétiens avaient les mê-
mes ennemis, savoir les sadducéens, les Beni-Hanan. L’ardente foi
des zélotes ne pouvait manquer d’exercer une grande séduction sur
l’âme non moins exaltée des judéo-chrétiens. Ces enthousiastes qui
entraînaient les foules au désert pour leur révéler le royaume de
Dieu ressemblaient beaucoup à Jean-Baptiste et un peu à Jésus.
Quelques fidèles, à ce qu’il paraît, s’affilièrent au parti et se laissè-
rent entraîner3 ; toutefois, l’esprit pacifique inhérent au christia-
nisme l’emporta. Les chefs de l’Église combattirent ces dangereuses
tendances par des discours qu’ils soutenaient avoir été tenus par
Jésus : « Prenez garde de vous laisser séduire ; car plusieurs vien-

1
Act., V, 36-37 ; VIII, 9-10 ; XXI, 38 ; Jos., Ant., 1 ; VIII, 6 ; B. J., II, XIII, 5 ; VII, XI.
2
Matth., XXIV, 4-5, 11, 23-26. La circonstance ™n ™r»mJ (v. 26) semble faire
allusion à des séducteurs zélotes.
3
Matth., XXIV, 4-5 ; Marc, XIII, 5-6. Un des apôtres est qualifié de zhlwt»j
(Luc, VI, 15 ; Act., I, 13) ou ka na na ‹oj = kanna (Matth., X, 4 ; Marc, III, 18).

220
L’ANTÉCHRIST

dront en mon nom, disant : “Je suis le Messie,” et ils égareront un


grand nombre de gens… Alors, si quelqu’un vient vous dire : “Le
Messie est ici, il est là,” ne croyez pas. Car il s’élèvera des faux mes-
sies et des faux prophètes, et ils feront de grands miracles, jusqu’à
séduire, si c’était possible, même les élus. Rappelez-vous que je
vous l’ai annoncé d’avance. Si donc on vient vous dire : “Venez
voir, il est dans le désert,” ne sortez pas ; “Venez voir, il est dans
une cachette,” ne croyez pas... »
Il y eut sans doute quelques apostasies et même des trahisons de
frères par leurs frères ; les divisions politiques amenèrent un refroi-
dissement de charité1 ; mais la majorité, tout en ressentant d’une
façon profonde la crise d’Israël, ne donna aucun gage à l’anarchie,
même colorée d’un prétexte patriotique. Le manifeste chrétien de
cette heure solennelle fut un discours attribué à Jésus2, espèce
d’Apocalypse, rattachée peut-être à quelques paroles en effet pronon-
cées par le maître, et qui expliquait les liens de la catastrophe finale,
désormais tenue pour très prochaine, avec la situation politique que
l’on traversait. Ce n’est que plus tard, après le siège, que le morceau
entier fut écrit ; mais certains mots qu’on y place dans la bouche de
Jésus se rapportent au moment où nous sommes arrivés. « Quand
vous verrez l’abomination de la désolation dont a parlé le prophète
Daniel3, établie dans le lieu saint (que le lecteur ici comprenne1 !),
1
Matth., XXIV, 10, 12.
2
Ce beau morceau, formant une pièce à part, nous a été conservé dans Matth.,
XXIV, et dans Marc, XIII. Luc a modifié ses originaux, ici comme d’ ordinaire
(XIX, 43-44 ; XXI, 20-36). Comp. Assomption de Moïse, c. 8, 10.
3
Dan., IX, 27 ; XI, 31 ; XII, 11, dans la traduction grecque. Quel que soit le sens
du passage hébreu de Daniel, l’expression grecque bdšlu gma tÁj ™rhmè sewj
indiquait certainement pour les lecteurs du premier siècle de notre ère une pro-
fanation du temple. Comp Matth., XXIV, 15 ; Marc, XIII, 44 ; 1 Macch., I, 54.
EstÒj ou •s t»kota de Matthieu et Marc conduiraient à l’idée d’une statue ;
mais c’est gratuitement qu’on a supposé que Titus dressa une statue sur
l’emplacement du temple ; en outre, il s’agit ici d’une profanation antérieure à
la prise de la ville par Titus, comme cela résulte évidemment, et des passages
synoptiques précités, et de la fin du paragraphe Jos., B. J., IV, VI, 3. Les pro-
phéties dont Josèphe parle vaguement en cet endroit paraissent être celles du

221
L’ANTÉCHRIST

alors, que ceux qui sont en Judée fuient dans les montagnes ; que
celui qui est sur le toit ne descende pas dans sa maison pour pren-
dre quelque chose ; que celui qui est aux champs ne revienne pas
chez lui chercher sa tunique. Malheur aux femmes qui porteront
dans leur sein ou qui nourriront en ces jours-là ! Et priez pour que
votre fuite n’ait pas lieu en hiver ou le jour du sabbat ; car il y aura
alors une tribulation comme il n’y en a pas eu depuis le commen-
cement du monde jusqu’à présent et comme il n’y en aura plus. »
D’autres apocalypses du même genre circulèrent ce semble, sous
le nom d’Hénoch, et offraient avec le discours prêté à Jésus des
croisements singuliers. Dans l’une d’elles, la Sagesse divine, intro-
duite comme un personnage prophétique, reprochait au peuple ses
crimes, ses meurtres de prophètes, la dureté de son cœur2. Des
fragments qu’on en peut supposer conservés paraissent faire allu-
sion au meurtre de Zacharie, fils de Baruch3. Il y était aussi question
d’un « comble du scandale4 », qui serait le plus haut degré d’horreur
où la malice humaine pût s’élever, et qui paraît bien être la profana-
tion du temple par les zélotes. Tant de monstruosités prouvaient
que la venue du bien-aimé était proche et que la vengeance des jus-
tes ne se ferait pas attendre. Les fidèles judéo-chrétiens, en particu-
lier, tenaient encore trop au temple pour qu’un tel sacrilège ne les

bdšlu gma tÁj ™rhmè s ewj. En tout cas, ce passage montre que la profana-
tion commise par les zélotes et la destruction de la ville étaient regardées
comme deux choses inséparables.
1
Phrase familière aux apocalypses.
2
Épître de Barnabé, c. IV, XVI (d’après le Codex sinaïticus) ; Luc, XI, 49. Voir Vie
de Jésus, 13e édit., p. XIV, XLII, LV, note 40 note 366.
3
Il est vrai que les Évangiles portent « Zacharie, fils de Barachie », et il peut y avoir
là une confusion avec Zacharie, fils de Joïada. Voir Vie de Jésus, 13e édit., p. 366.
4
TÕ tšleion s k£nda lon ½ggik en, perˆ oá gšgra pta i, æ j Enë c lšgei
e„j toà to Ð despÒthj suntštmhken toÝj k a iroÝj k a ˆ t¦j ¹mšra j, ‡na
ta cÚnV Ð ¢ga phmšnoj a Ùtoà k a ˆ t¾n klhronom…a n ¼xV. Barnabé, c. IV
(d’après le Sin.). Ce passage ne se trouve pas dans le livre d’Hénoch que nous
connaissons. Comparez, au contraire, Matth., XXIV, 22.

222
L’ANTÉCHRIST

remplît pas d’épouvante. On n’avait rien vu de pareil depuis Nabu-


chodonosor.
Toute la famille de Jésus pensa qu’il était temps de fuir. Le meur-
tre de Jacques avait déjà fort affaibli les liens des chrétiens de Jéru-
salem avec l’orthodoxie juive ; le divorce entre l’Église et la Synago-
gue se préparait chaque jour. La haine des Juifs contre les pieux sec-
taires, n’étant plus retenue par la légalité romaine, amena sans doute
plus d’un acte violent1. La vie des saintes gens qui avaient pour ha-
bitude de demeurer dans les parvis et d’y faire leurs dévotions était
d’ailleurs fort troublée, depuis que les zélotes avaient transformé le
temple en une place d’armes et l’avaient souillé par des assassinats.
Quelques-uns se laissaient aller à dire que le nom qui convenait à la
ville ainsi profanée n’était plus celui de Sion, mais celui de Sodome,
et que la situation des vrais Israélites y ressemblait à celle de leurs
ancêtres captifs en Égypte2.
Le départ semble avoir été décidé dans les premiers mois de 683.
Pour donner plus d’autorité à cette résolution, on répandit le bruit
que les principaux de la communauté avaient reçu à cet égard une
révélation ; selon quelques-uns, cette révélation s’était faite par le
ministère d’un ange4. Il est probable que tous se rendirent à l’appel

1
Eusèbe, Hist. eccl., III, v, 2 (faible autorité).
2
Apoc., XI, 8.
3
Matth., XXIV, 15 et suiv. ; Marc, XIII, 14 et suiv. Marc, XIII, 7, prouve que la
fuite n’eut pas lieu dès le commencement de la guerre. Luc, XXI, 20-21, est peu
concordant avec les passages précités de Matthieu et de Marc, et sûrement de
bien moindre autorité. Luc rattache l’ordre de la fuite au moment où la ville
sera entourée de lignes de circonvallation ; mais il aurait été trop tard pour fuir
quand la ville eût été k u k lou mšnh ØpÕ stra topšdwn. Cf. Luc, XIX, 43-44.
Enfin, ce qui est décisif, l’Apocalypse, à la fin de 68 ou au commencement de 69,
suppose que la fuite a déjà eu lieu (XII, 6, 13-17). Comparez Eusèbe, Hist. eccl.,
III, 5 (prÕ toà polšmou, vague) ; Épiph., Hær., XXIX, 7 (•pied¾ ½melle t¦
Ieros Òluma p£scein poliork …a n,vient de Luc, XXI, 20) ; XXX, 2 ; De mensu-
ris et ponderibus, 15 (¹n…ka œmellen ¹ pÒlij ¡l…sk esqa ØtÕ tî n
Rwma …wn...,tÁj pÒlewj melloÚshj ¥rdhn ¢pÒllu s qa i).
4
Ka t£ tina crhsmÕn to‹j a ÙtÒqi dok…moij di’ ¢poka lÚy ewj
™k doqšnta (Eusèbe, H. E., III, 5) ; proecrhma t…sqhsa n ØpÕ ¢ggšlou

223
L’ANTÉCHRIST

des chefs et qu’aucun des frères ne resta dans la ville, qu’un instinct
très juste leur montrait comme vouée à l’extermination.
Des indices portent à croire que la fuite de la troupe pacifique ne
s’opéra pas sans danger. Les Juifs, à ce qu’il paraît, la poursuivi-
rent1 ; les terroristes, en effet, exerçaient une surveillance active sur
les chemins, et tuaient comme traîtres tous ceux qui cherchaient à
s’échapper, à moins qu’ils ne pussent verser une forte rançon2. Une
circonstance qui ne nous est indiquée qu’à mots couverts sauva les
fuyards : « Le dragon vomit après la femme (l’Église de Jérusalem)
un fleuve pour l’emporter et la noyer ; mais la terre aida la femme,
ouvrit sa bouche et but le fleuve que le dragon avait lancé derrière
elle, et le dragon fut rempli de colère contre la femme3. » Peut-être
les zélotes4 essayèrent-ils de jeter la troupe sainte dans le Jourdain,
et celle-ci réussit-elle à passer le fleuve par un endroit où l’eau était
basse ; peut-être l’escouade envoyée pour l’atteindre s’égara-t-elle et
perdit-elle ainsi la piste de ceux qu’elle poursuivait.
Le lieu choisi par les chefs de la communauté pour servir d’asile
principal à l’Église fugitive fut Pella5, une des villes de la Décapole,
située près de la rive gauche du Jourdain, dans un site admirable,
dominant d’un côté toute la plaine du Ghor, de l’autre des précipi-

(saint Épiph., De mensuris, 15). La phrase d’Épiphane (hær. xxix, 7), Cristoà
f»sa ntoj ka ta le‹y a i t¦ IerosÒluma `k a ˆ ¢na cwrÁsa i, ™pied¾ ½melle
p£scein poliork…a n, peut s’entendre d’un ordre du Christ qu’on supposerait
donné avant le départ, ou se rapporter à Luc, XXI, 20. Cependant, dans ce se-
cond cas, il faudrait mell»s ei ou mell»seie. Le passage du De mensuris,
d’ailleurs, n’admet que le premier sens.
1
Apoc., XII, 13, 15.
2
Jos., B. J., IV, VII, 3.
3
Apoc., XII, 15-16.
4
Le dragon, à cet endroit de l’Apocalypse, figure le génie du mal, tantôt repré-
senté par la puissance romaine, tantôt par les sicaires de Jérusalem. Il est peu
probable que la mésaventure des fugitifs soit venue des Romains.
5
Aujourd’hui Fahl ou Tabakât Fahil. V. Ritter, Erdkunde, XV, p. 786, 1003,
1025 et suiv. ; Robinson, III, p. 320 et suiv., carte de Van de Velde. Comp. Les
passages d’Eusèbe et de saint Épiphane, précités. Une des victoires qui assurè-
rent aux musulmans la possession de la Syrie se livra en cet endroit.

224
L’ANTÉCHRIST

ces, au fond desquels roule un torrent1. On ne pouvait faire un


choix plus raisonnable. La Judée, l’Idumée, la Pérée, la Galilée ap-
partenaient à l’insurrection ; la Samarie et la côte étaient profondé-
ment troublées par la guerre ; Scythopolis et Pella se trouvaient ain-
si les deux villes neutres les plus rapprochées de Jérusalem. Pella,
par sa position au delà du Jourdain, devait offrir bien plus de tran-
quillité que Scythopolis2, devenue l’une des places d’armes des Ro-
mains. Pella fut une cité libre, comme toutes les places de la Déca-
pole ; mais il semble qu’elle s’était donnée à Agrippa II. S’y réfugier,
c’était avouer hautement l’horreur de la révolte. L’importance de la
ville datait de la conquête macédonienne. Une colonie de vétérans
d’Alexandre y fut établie, et changea le nom sémitique du lieu en un
autre nom, qui rappelait aux vieux soldats leur patrie3. Pella fut prise
par Alexandre Jannée ; les Grecs qui l’habitaient refusèrent de se
laisser circoncire, et souffrirent beaucoup du fanatisme juif4. Sans
doute, la population païenne y avait repris ses racines ; car, dans les
massacres de 66, Pella figure comme une ville des Syriens, et se voit
de nouveau saccagée par les Juifs5. Ce fut dans cette ville anti-juive
que l’Église de Jérusalem eut sa retraite durant les horreurs du siège.
Elle s’y trouva bien, et regarda ce séjour tranquille comme un lieu
sûr, comme un désert que Dieu lui avait préparé pour attendre en
repos, loin des agitations des hommes, l’heure de l’apparition de
Jésus. La communauté vécut de ses épargnes ; on crut que Dieu lui-
même prenait soin de la nourrir6, et plusieurs virent dans un pareil
sort, si différent de celui des juifs, un miracle que les prophètes

1
Irby et Mangles, Travels, p. 304-305 (Londres, 1823) ; Robinson, I, c.
2
V. Menke, Bibelatlas, n°5.
3
Georges le Syncelle, p. 274, Paris. Apamée fut appelée Pella pour la même
raison. Strabon, XVI, II, 10. On donna à notre Pella le surnom de « riche en
eau » (Pline, V, 18), pour la distinguer de ses homonymes.
4
Jos., Ant., XIII, XV, 4.
5
Jos., B. J., II, XVIII, 1 ; III, III, 5.
6
Apoc., XII, 6, 14.

225
L’ANTÉCHRIST

avaient prédit1. Sans doute les chrétiens de Galilée, de leur côté,


avaient passé à l’orient du Jourdain et du lac, dans la Batanée et la
Gaulonitide. De la sorte, les terres d’Agrippa II furent un pays
d’adoption pour les judéo-chrétiens de Palestine. Ce qui donna une
rare importance à cette chrétienté réfugiée, c’est qu’elle emmenait
avec elle les restes de la famille de Jésus, entourés du plus profond
respect et désignés en grec par le nom de desposyni, « les proches du
Maître ». Nous verrons bientôt, en effet, la chrétienté transjordani-
que continuer l’ébionisme, c’est-à-dire la tradition même de la pa-
role de Jésus2. Les Évangiles synoptiques naîtront d’elle.

1
Eusèbe, Demonstr. evang., VI, 18.
2
Épiph., Hær. XXIX, 7 ; XXX, 2.

226
CHAPITRE XIII.

MORT DE NÉRON

Dès la première apparition du printemps de l’an 68, Vespasien


reprit la campagne. Son plan, nous l’avons déjà dit, était d’écraser le
judaïsme pas à pas, en procédant du nord et de l’ouest vers le sud et
l’est, de forcer les fugitifs à se renfermer à Jérusalem, et là d’égorger
sans merci cet amas de séditieux. Il s’avança ainsi jusqu’à Emmaüs1,
à sept lieues de Jérusalem, au pied de la grande montée qui mène de
la plaine de Lydda à la ville sainte. Il ne jugea pas que le temps fût
encore venu d’attaquer cette dernière ; il ravagea l’Idumée, puis la
Samarie, et, le 3 juin, établit son quartier général à Jéricho, d’où il
envoya massacrer les Juifs de la Pérée. Jérusalem était serrée de tou-
tes parts ; un cercle d’extermination l’entourait. Vespasien revint à
Césarée pour rassembler toutes ses forces. Là il apprit une nouvelle
qui l’arrêta court, et dont l’effet fut de prolonger de deux ans la ré-
sistance et la révolution à Jérusalem2.
Néron était mort le 9 juin. Pendant les grandes luttes de Judée
que nous venons de raconter, il avait continué en Grèce sa vie
d’artiste ; il ne rentra dans Rome que vers la fin de 67. Il n’avait ja-

1
Cet Emmaüs ou Ammaüs est certainement la ville qui s’appela plus tard Ni-
copolis, et qui répond au village actuel d’Amwas, non loin de la route de Jaffa à
Jérusalem, à peu près à moitié chemin. Nous croyons qu’il y eut un autre Em-
maüs, répondant au village actuel de Kulonié = Kolwn…a , à une lieue et demi
de Jérusalem, auquel se rapportent Luc, XXIV, 13 ; Josèphe, B. J., VII, VI, 6, et
dont le nom viendrait de Hammoça, « la source » (Josué, XVIII, 26 ; Talm. de
Bab., Sukka, 45 a). Voir les Apôtres, p. 18-19, note, nonobstant Robinson, III,
146 et suiv. ; Guérin, Palest., I, p. 257 et suiv. ; Neubauer, Géogr. du Talm.,
p. 100-102. L’anecdote de Luc perd tout son sens, si Emmaüs est à sept lieues
de Jérusalem. ‘Eka tÕn ˜x»konta du Sinaïticus est une correction apologéti-
que. Kulonié ou Kulondié ne peut être le Kou lÒn de Josué, XV, 60 (Septante) ;
c’est sûrement un mot latin. Cf. Monatsschrift de Grætz, 18699, p. 117-121.
2
Jos., B. J., IV, VIII-IX, 2.
L’ANTÉCHRIST

mais tant joui ; on fit coïncider pour lui tous les jeux en une seule
année ; toutes les villes lui envoyèrent les prix de leurs concours ; à
chaque instant, des députations venaient le trouver pour le prier
d’aller chanter chez elles. Le grand enfant, badaud (ou peut-être
moqueur) comme on ne le fut jamais, était ravi de joie : « Les Grecs
seuls savent écouter, disait-il ; les Grecs seuls sont dignes de moi et
de mes efforts. » Il les combla de privilèges, proclama la liberté de la
Grèce aux jeux Isthmiques, paya largement les oracles qui prophéti-
sèrent à son gré, supprima ceux dont il ne fut pas content, fit, dit-
on, étrangler un chanteur qui ne rabaissa pas sa voix comme il fal-
lait pour faire valoir la sienne1. Hélius, un des misérables à qui, lors
de son départ, il avait laissé les pleins pouvoirs sur Rome et le sénat,
le pressait de revenir ; les symptômes politiques les plus graves
commençaient à se manifester ; Néron répondit qu’il se devait avant
tout à sa réputation, obligé qu’il était de se ménager des ressources
pour le temps où il n’aurait plus l’empire. Sa constante préoccupa-
tion était, en effet, que, si la fortune le réduisait jamais à l’état de
particulier, il pourrait très bien se suffire avec son art2 ; et quand on
lui faisait remarquer qu’il se fatiguait trop, il disait que l’exercice qui
n’était maintenant pour lui qu’un délassement de prince serait peut-
être un jour son gagne-pain. Une des choses qui flattent le plus la
vanité des gens du monde qui s’occupent un peu d’art ou de littéra-
ture est de s’imaginer que, s’ils étaient pauvres, ils vivraient de leur
talent. Avec cela, il avait la voix faible et sourde, quoiqu’il observât
pour la conserver les ridicules prescriptions de la médecine d’alors ;
son phonasque ne le quittait pas, et lui commandait à chaque instant
les précautions les plus puériles. On rougit de songer que la Grèce
fut souillée par cette ignoble mascarade. Quelques villes cependant
se tinrent assez bien ; le scélérat n’osa pas entrer dans Athènes ; il
n’y fut pas invité3.

1
Lucien, Nero, seu de isthmo, 9.
2
Suétone, Néron, 40 ; Dion Cassius, LXIII, 27.
3
Suétone, Néron, 20-25, 53-55 ; Dion Cassius, LXIII, 8-18 ; Eus., Chron., ann.
12 de Néron ; Carmina sibyllina, V, 136 et suiv., XII, 90-92 ; Philostrate, Apoll.,

228
L’ANTÉCHRIST

Les nouvelles les plus alarmantes cependant lui arrivaient ; il y


avait près d’un an qu’il avait quitté Rome1 ; il donna l’ordre de re-
venir. Ce retour fut à l’avenant du voyage2. Dans chaque ville, on lui
rendit les honneurs du triomphe ; on démolissait les murs pour le
laisser entrer. A Rome, ce fut un carnaval inouï. Il montait le char
sur lequel Auguste avait triomphé ; à côté de lui était assis le musi-
cien Diodore ; sur la tête, il avait la couronne olympique ; dans sa
droite, la couronne pythique ; devant lui, on portait les autres cou-
ronnes et, sur des écriteaux, l’indication de ses victoires, les noms
de ceux qu’il avait vaincus, les titres des pièces où il avait joué ; les
claqueurs disciplinés aux trois genres de claque qu’il avait inventés,
et les chevaliers d’Auguste suivaient ; on abattit l’arc du Grand Cir-
que pour le laisser entrer. On n’entendait que les cris : « Vive
l’olympionice ! le pythionice ! Auguste ! Auguste ! A Néron-
Hercule ! A Néron-Apollon3 ! Seul périodonice ! seul qui l’ait jamais
été ! Auguste ! Auguste ! O voix sacrée ! heureux qui peut
t’entendre ! » Les mille huit cent huit couronnes qu’il avait rempor-
tées furent étalées dans le Grand Cirque et attachées à l’obélisque
égyptien qu’Auguste y avait placé pour servir de meta4.
Enfin, la conscience des parties nobles du genre humain se sou-
leva. L’Orient, à l’exception de la Judée, supportait sans rougir cette
honteuse tyrannie, et s’en trouvait même assez bien ; mais le senti-

IV, 39 ; V, 7, 8, 22, 23 ; Themistius oratio xix, p. 276 (edit. G. Dinedorf) . Lu-


cien, Nero ; Julien, Cæs., p. 340, Spanh.
1
Tillemont, Hist. des emp., I, p. 320.
2
Dion Cassius, LXIII, 19-21.
3
Eckehel, D, n. v., t. VI, p. 275-276 ; Suét., Nér., 25. Musée du Vatican : buste
(n°308), statue en Apollon citharède.
4
On voudrait croire qu’il s’agit ici (Dion Cassius, LXIII, 21) du cirque et de
l’obélisque qui, quatre ans auparavant, avaient vu les scènes d’horreur des Da-
naïdes, des Dircés et peut-être de Pierre crucifié. Mais le Circus maximus, qui
possédait, comme celui du Vatican, un obélisque d’Héliopolis (c’est aujourd’hui
l’obélisque de la place du Peuple), convenait mieux à l’exhibition de Néron. Si,
pour les piacula d’août 64, Néron préféra son cirque du Vatican, c’est que le
Circus maximus devait être à ce moment impraticable par suite de l’incendie.

229
L’ANTÉCHRIST

ment de l’honneur vivait encore dans l’Occident. C’est une des gloi-
res de la Gaule que le renversement d’un pareil tyran ait été son ou-
vrage1. Pendant que les soldats germains, pleins de haine contre les
républicains et esclaves de leur principe de fidélité, jouaient auprès
de Néron, comme auprès de tous les empereurs, le rôle de bons
suisses et de gardes du corps2, le cri de révolte fut poussé par un
Aquitain, descendant des anciens rois du pays. Le mouvement fut
vraiment gaulois3 ; sans en calculer les conséquences, les légions
gallicanes se jetèrent dans la révolution avec entraînement. Le signal
fut donné par Vindex aux environs du 15 mars 68. La nouvelle en
arriva vite à Rome. Les murs furent bientôt charbonnés d’inscrip-
tions injurieuses « À force de chanter, dirent les mauvais plaisants, il
a réveillé les coqs (gallos)4. »
Néron ne fit d’abord qu’en rire ; il témoigna même être bien aise
qu’on lui fournît l’occasion de s’enrichir du pillage des Gaules. Il
continua de chanter et de se divertir jusqu’au moment où Vindex fit
afficher des proclamations où on le traitait d’artiste pitoyable.
L’histrion écrivit alors, de Naples, où il était, au sénat pour deman-
der justice, et se mit en route pour Rome. Il affectait cependant de
ne s’occuper que de certains instruments de musique, nouvellement
inventés, et en particulier d’une espèce d’orgue hydraulique sur le-
quel il consulta sérieusement le sénat et les chevaliers.
La nouvelle de la défection de Galba (3 avril) et de la jonction de
l’Espagne à la Gaule, qu’il reçut pendant son dîner, fut pour lui un
coup de foudre. Il renversa la table où il mangeait, déchira la lettre,
brisa de colère deux vases ciselés d’un grand prix, où il avait accou-

1
« Talem principem paulo minus quattuordecim annos perpessus terrarum
orbis tandem destituit, initium facientibus Gallis. » Suétone, Néron, 40.
2
Suétone, Caïus, 43, 58 ; Galba, 12 ; Tacite, Hist., I, 31 ; III, 69 ; Plutarque, Gal-
ba, 5, 6, 18. Cf. Henzen, dans les Annales de l’Institut archéol. de Rome, t. XXII,
p. 13 et suiv. Voir surtout les inscriptions, Orelli, nos 2909 et 3539 (à la Bibloth.
Nationale) ; Fabretti, Inscr., p. 687, nos 97 et 98.
3
Tacite, Hist., I, 51 ; IV, 17 ; Suétone, Néron, 40, 43, 45, Dion Cassius, LXIII,
22. Comparez Josèphe, B. J., proœm., 2 ; IV, VIII, 1.
4
Suétone, Néron, 45.

230
L’ANTÉCHRIST

tumé de boire. Dans les préparatifs ridicules qu’il commença, son


principal souci fut pour ses instruments, pour son bagage de théâ-
tre1, pour ses femmes, qu’il fit habiller en amazones, avec des pel-
tes, des haches et des cheveux coupés ras. C’étaient des alternatives
étranges d’abattement et de bouffonnerie lugubre, qu’on hésite éga-
lement à prendre au sérieux et à traiter de folie, tous les actes de
Néron flottant entre la noire méchanceté d’un nigaud cruel et
l’ironie d’un blasé. Il n’avait pas une idée qui ne fût puérile2. Le pré-
tendu monde d’art où il vivait l’avait rendu complètement niais.
Parfois, il songeait moins à combattre qu’à aller pleurer sans armes
devant ses ennemis, s’imaginant les toucher ; il composait déjà
l’epiniciuin qu’il devait chanter avec eux le lendemain de la réconcilia-
tion ; d’autres fois, il voulait faire massacrer tout le sénat, brûler
Rome une seconde fois, et pendant l’incendie lâcher les bêtes de
l’amphithéâtre sur la ville. Les Gaulois surtout étaient l’objet de sa
rage ; il parlait de faire égorger ceux qui étaient à Rome, comme
fauteurs de leurs compatriotes et comme suspects de vouloir se
joindre à eux3. Par intervalles, il avait la pensée de changer le siège
de son empire4, de se retirer à Alexandrie ; il se rappelait que des
prophètes lui avaient promis l’empire de l’Orient et en particulier le
royaume de Jérusalem ; il songeait que son talent musical le ferait
vivre, et cette possibilité, qui serait la meilleure preuve de son mé-
rite, lui causait une secrète joie. Puis il se consolait par la littérature ;
il faisait remarquer ce que sa situation avait de particulier tout ce qui
lui arrivait était inouï ; jamais prince n’avait perdu vivant un si grand
empire. Même aux jours de la plus vive angoisse, il ne changea rien
à ses habitudes ; il parlait plus de littérature que de l’affaire des Gau-
les ; il chantait, faisait de l’esprit, allait au théâtre incognito, écrivait

1
Suétone, Néron, 44 ; Dion Cassius, LXIII, 26.
2
Suétone, Néron, 43, 47 ; Dion Cassius, LXIII, 27.
3
Suétone, Néron, 43.
4
Aurélius Victor, De Cæs., Nér., 14.

231
L’ANTÉCHRIST

sous main à un acteur qui lui plaisait : « Retenir un homme si oc-


cupé ! C’est mal1. »
Le peu d’accord des armées de la Gaule, la mort de Vindex, la
faiblesse de Galba eussent peut-être ajourné la délivrance du
monde, si l’armée de Rome à son tour ne se fût prononcée. Les pré-
toriens se révoltèrent et proclamèrent Galba dans la soirée du 8
juin. Néron vit que tout était perdu. Son esprit faux ne lui suggérait
que des idées grotesques : se revêtir d’habits de deuil, aller haran-
guer le peuple en cet accoutrement, employer toute sa puissance
scénique pour exciter la compassion, et obtenir ainsi le pardon du
passé ou, faute de mieux, la préfecture de l’Égypte. Il écrivit son
discours2 ; on lui fit remarquer qu’avant d’arriver au forum, il serait
mis en pièces. Il se coucha : se réveillant au milieu de la nuit, il se
trouva sans gardes ; on pillait déjà sa chambre. Il sort, frappe diver-
ses portes, personne ne répond. Il rentre, veut mourir, demande le
myrmillon Spiculus, brillant tueur, une des célébrités de
l’amphithéâtre. Tout le monde s’écarte. Il sort de nouveau, erre seul
dans les rues, va pour se jeter dans le Tibre, revient sur ses pas. Le
monde semblait faire le vide autour de lui. Phaon, son affranchi, lui
offrit alors pour asile sa villa située entre la voie Salaria et la voie
Nomentane, vers la quatrième borne milliaire3. Le malheureux, à
peine vêtu, couvert d’un méchant manteau, monté sur un cheval
misérable, le visage enveloppé pour n’être pas reconnu, partit ac-
compagné de trois ou quatre de ses affranchis, parmi lesquels
étaient Phaon, Sporus, Épaphrodite, son secrétaire. Il ne faisait pas
encore jour ; en sortant par la porte Colline, il entendit au camp des
prétoriens, près duquel il passait, les cris des soldats qui le maudis-
saient et proclamaient Galba. Un écart de son cheval, amené par la
puanteur d’un cadavre jeté sur le chemin, le fit reconnaître. Il put

1
Suétone, Néron, 40, 42.
2
On trouva le brouillon après sa mort. Suétone, Néron, 47.
3
Environ une lieue et demi. La villa de Phaon devait être un peu au-delà de
l’Anio, entre le ponte Nomentano et le ponte Salaro, sur la via Patinaria. Platner et
Bunsen, Berschreibung der Stadt Rom., III, 2e partie, p. 455 ; cf. I, p. 675.

232
L’ANTÉCHRIST

cependant atteindre la villa de Phaon, en se glissant à plat ventre


sous les broussailles et en se cachant derrière les roseaux.
Son esprit drolatique, son argot de gamin ne l’abandonnèrent
pas. On voulut le blottir dans un trou à pouzzolane comme on en
voit beaucoup en ces parages. Ce fut pour lui l’occasion d’un mot à
effet ! « Quelle destinée ! dit-il ; aller vivant sous terre ! » Ses ré-
flexions étaient comme un feu roulant de citations classiques, en-
tremêlées des lourdes plaisanteries d’une bobèche aux abois. Il avait
sur chaque circonstance une réminiscence littéraire, une froide anti-
thèse : « Celui qui autrefois était fier de sa suite nombreuse n’a plus
maintenant que trois affranchis. » Par moments, le souvenir de ses
victimes lui revenait, mais n’aboutissait qu’à des figures de rhétori-
que, jamais à un acte moral de repentir. Le comédien survivait à
tout. Sa situation n’était pour lui qu’un drame de plus, un drame
qu’il avait répété. Se rappelant les rôles où il avait figuré des parrici-
des, des princes réduits à l’état de mendiants, il remarquait que
maintenant il jouait tout cela pour son compte, et chantonnait ce
vers qu’un tragique avait mis dans la bouche d’Œ dipe :

Ma femme, ma mère, mon père


Prononcent mon arrêt de mort1.

Incapable d’une pensée sérieuse, il voulut qu’on creusât sa fosse


à la taille de son corps, fit apporter des morceaux de marbre, de
l’eau, du bois pour ses funérailles ; tout cela, pleurant et disant :
« Quel artiste va mourir ! »
Le courrier de Phaon, cependant, apporte une dépêche ; Néron
la lui arrache. Il lit que le sénat l’a déclaré ennemi public et l’a
condamné à être puni « selon la vieille coutume ». — « Quelle est
cette coutume ? » demande-t-il. On lui répond que la tête du patient
tout nu est engagée dans une fourche, qu’alors on le frappe de ver-
ges jusqu’à ce que mort s’ensuive, puis que le corps est traîné par un
croc et jeté dans le Tibre. Il frémit, prend deux poignards qu’il avait

1
Dion Cassius, LXIII, 28 (Cf. Suét., Néron, 46).

233
L’ANTÉCHRIST

sur lui, en essaye la pointe, les resserre, disant que « l’heure fatale
n’était pas encore venue ». Il engageait Sporus à commencer sa veil-
lée funèbre, essayait de nouveau de se tuer, ne pouvait. Sa gauche-
rie, cette espèce de talent qu’il avait pour faire vibrer faux toutes les
fibres de l’âme, ce rire à la fois bête et infernal, cette balourdise pré-
tentieuse qui fait ressembler sa vie entière aux miaulements d’un
sabbat grotesque, atteignaient au sublime de la fadeur. Il ne pouvait
réussir à se tuer. « N’y aura-t-il donc personne ici, demanda-t-il,
pour me donner l’exemple ? » Il redoublait de citations, se parlait en
grec, faisait des bouts de vers. Tout à coup on entend le bruit du
détachement de cavalerie qui vient pour le saisir vivant.

Le pas des lourds chevaux me frappe les oreilles1,

dit-il. Épaphrodite alors pesa sur le poignard et le lui fit entrer


dans la gorge. Le centurion arrive presque au même moment, veut
arrêter le sang, cherche faire croire qu’il vient le sauver. « Trop
tard ! » dit le mourant, dont les yeux sortaient de la tête et glaçaient
d’horreur. « Voilà où en est la fidélité ! » ajouta-t-il en expirant2. Ce
fut son meilleur trait comique. Néron laissant tomber une plainte
mélancolique sur la méchanceté de son siècle, sur la disparition de
la bonne foi et de la vertu !... Applaudissons. Le drame est complet.
Une seule fois, nature aux mille visages, tu as su trouver un acteur
digne d’un pareil rôle.
Il avait beaucoup tenu ce qu’on ne livrât pas sa tête aux insultes
et qu’on le brûlât tout entier. Ses deux nourrices et Acté, qui l’aimait
encore, l’ensevelirent secrètement, en un riche linceul blanc, broché
d’or, avec le luxe qu’elles savaient qu’il eût aimé. On mit ses cendres
dans le tombeau des Domitius, grand mausolée qui dominait la col-

1
Iliade X, 535.
2
Suétone, Néron, 40-50 ; Dion Cassius, LXIII, 22-29 ; Zonaras, XI, 13 ; Pline,
Hist. nat., XXXVII, II, (10).

234
L’ANTÉCHRIST

line des Jardins (le Pincio), et faisait un bel effet du Champ de Mars1.
De là son fantôme hanta le moyen âge comme un vampire ; pour
conjurer les apparitions qui troublaient le quartier, on bâtit l’église
Santa-Maria del popolo.
Ainsi périt à trente et un ans, après avoir régné treize ans et huit
mois, le souverain, non le plus fou ni le plus méchant, mais le plus
vain et le plus ridicule que jamais le hasard des événements ait porté
aux premiers plans de l’histoire. Néron est avant tout une perver-
sion littéraire. Il était loin d’être dépourvu de tout talent, de toute
honnêteté, ce pauvre jeune homme, enivré de mauvaise littérature,
grisé de déclamations, qui oubliait son empire auprès de Terpnos ;
qui, recevant la nouvelle de la révolte des Gaules, ne se dérangea
pas du spectacle auquel il assistait, témoigna sa faveur à l’athlète, ne
pensa durant plusieurs jours qu’à sa lyre et à sa voix2. Le plus cou-
pable en tout ceci fut le peuple avide de plaisirs, qui exigeait avant
tout que son souverain l’amusât, et aussi le faux goût du temps, qui
avait interverti les ordres de grandeur, et donnait trop de prix à la
renommée de l’homme de lettres et de l’artiste. Le danger de
l’éducation littéraire est d’inspirer un désir immodéré de la gloire,
sans donner toujours le sérieux moral qui fixe le sens de la vraie
gloire. Il était écrit qu’un naturel vaniteux, subtil, voulant l’immense,
l’infini, mais sans nul jugement, ferait un déplorable naufrage.
Même ses qualités, telles que son aversion pour la guerre, devinrent
funestes, en ne lui laissant de goût que pour des manières de briller
qui n’auraient pas dû être les siennes. A moins qu’on ne soit un
Marc-Aurèle, il n’est pas bon d’être trop au-dessus des préjugés de
sa caste et de son état. Un prince est un militaire ; un grand prince
peut et doit protéger les lettres ; il ne doit pas être littérateur. Au-

1
Pour que Lactance ne connût pas ce monument quand il écrivait son traité
De mortibus persecutorum (chap. 2 : « ut ne sepulturæ quidem locus in terra
tam malæ bestiæ appareret »), il fallait qu’il n’eût pas encore été à Rome. On
croit voir de nos jours les traces de la villa des Domitius dans le mur de Rome
à l’extrémité de la promenade du Pincio. (Platner et Bunsen Beschreibung der
Stadt Rom., III, 2e partie, p. 569-571.)
2
Dion Cassius, LXIII, 26.

235
L’ANTÉCHRIST

guste, Louis XIV, présidant à un brillant développement de l’esprit,


sont, après les villes de génie, comme Athènes et Florence, le plus
beau spectacle de l’histoire ; Néron, Chilpéric, le roi Louis de Ba-
vière, sont des caricatures. Dans le cas de Néron, l’énormité du
pouvoir impérial et la dureté des mœurs romaines firent que la cari-
cature sembla esquissée en traits de sang.
On répète souvent, pour montrer l’irrémédiable immoralité des
foules, que Néron fut populaire à quelques égards. Le fait est qu’il y
eut sur son compte deux courants d’opinion opposés1. Tout ce qu’il
y avait de sérieux et d’honnête le détestait ; les gens du bas peuple
l’aimèrent, les uns naïvement et par le sentiment vague qui porte le
pauvre plébéien à aimer son prince, s’il a des dehors brillants2 ; les
autres, parce qu’il les enivrait de fêtes. Durant ces fêtes, on le voyait
mêlé à la foule, dînant, mangeant au théâtre, au milieu de la ca-
naille3. Ne haïssait-il pas, d’ailleurs, le sénat, la noblesse romaine,
dont le caractère était si rude, si peu populaire ? Les viveurs qui
l’entouraient étaient au moins aimables et polis. Les soldats des gar-
des conservèrent aussi toujours de l’affection pour lui. Longtemps
on trouva son tombeau orné de fleurs fraîches, et ses images dépo-
sées aux Rostres par des mains inconnues4. L’origine de la fortune
d’Othon fut qu’il avait été son confident, et qu’il imitait ses maniè-
res. Vitellius, pour se faire accepter à Rome, affecta aussi hautement
de prendre Néron pour modèle et de suivre ses maximes de gou-
vernement. Trente ou quarante ans après, tout le monde désirait
qu’il fût encore vivant et souhaitait son retour5.
Cette popularité, dont il n’y a pas trop lieu d’être surpris, eut, en
effet, une singulière conséquence. Le bruit se répandit que l’objet de

1
Josèphe, Ant., XX, VIII, 3.
2
Suétone, Néron, 56.
3
Suétone, Néron, 20, 22 ; Tacite, Hist., I, 4, 5, 16, 78 ; II, 95 ; Dion Cassius,
LXIII, 10.
4
Suétone, Néron, 57.
5
Dion Chrysostome, Orat, XXI, 10 (édit. d’Emperius) : Ón ge k a ˆ œti p£ntej
™piqumoà s i zÁn,oƒ de ple‹stoi k a ˆ o‡onta i.

236
L’ANTÉCHRIST

tant de regrets n’était pas réellement mort. Déjà du vivant de Né-


ron, on avait vu poindre, dans l’entourage même de l’empereur,
l’idée qu’il serait détrôné à Rome, mais qu’alors commencerait pour
lui un nouveau règne, un règne oriental et presque messianique1. Le
peuple a toujours de la peine à croire que les hommes qui ont oc-
cupé longtemps l’attention du monde sont définitivement disparus.
La mort de Néron à la villa de Phaon, en présence d’un petit nom-
bre de témoins2, n’avait pas eu un caractère bien public ; tout ce qui
concernait sa sépulture s’était passé entre trois femmes qui lui
étaient dévouées ; Icélus presque seul avait vu le cadavre3 ; il ne res-
tait rien de sa personne qui fût reconnaissable. On pouvait croire à
une substitution ; les uns affirmaient qu’on n’avait pas trouvé le
corps ; d’autres disaient que la plaie qu’il s’était faite au cou avait été
bandée et guérie4. Presque tous soutenaient que, à l’instigation de
l’ambassadeur parthe à Rome, il s’était réfugié chez les Arsacides,
ses alliés, ennemis éternels des Romains, ou auprès de ce roi
d’Arménie, Tiridate, dont le voyage à Rome en 66 avait été accom-
pagné de fêtes magnifiques, qui frappèrent le peuple5. Là, il tramait
la ruine de l’empire. On allait bientôt le voir revenir à la tête des
cavaliers de l’Orient, pour torturer ceux qui l’avaient trahi6. Ses par-

1
Suétone, Néron, 40 ; cf. Tacite, Ann., XV, 36. Le faux Néron ne rêve que la
Syrie et l’Égypte. Tacite, Hist., II, 9.
2
Quatre, selon Suétone, Néron, 48-50.
3
Plutarque, Vie de Galba, 7 ; Suétone, Nér., 49.
4
Tacite, Hist., II, 8 ; Sulpice Sévère, Hist., I, II, c. 29 ; Lactance, De mort. pers., c. 2.
5
Néron avait certainement eu l’idée de se sauver chez Vologèse ; et en effet les
Parthes se montrent toujours néroniens. Suétone, Néron, 13, 30, 47, 57 ; Auré-
lius Victor, De Cæs., Néron, 14 ; Épit., Néron, 8 ; Carm. sib., V, 147. Tiridate
avait justement visité les villes d’Asie (Dion Cassius, LXIII, 7, leçon à tort
contestée). En tout cas, l’opinion à cet égard était si bien arrêtée, que tous les
faux Nérons parurent chez les Parthes ou furent des agents des Parthes. Zona-
ras, XI, 18 ; Tac., Hist., I, 2 ; Suétone, Néron, 57.
6
Carmina sibyll., IV, 119 et suiv., 137 et suiv., V, 33-34, 93 et suiv., 100 et suiv.,
137, 142, 146 et suiv., 215-223, 362 et suiv., 385 ; VIII, 70 et suiv., 146, 152 et
suiv. ; XII, 93-94 ; Ascension d’Isaïe, IV, 2 et suiv. ; Commodien, Carmen, v. 820

237
L’ANTÉCHRIST

tisans vivaient dans cette espérance ; déjà ils relevaient ses statues,
et faisaient même courir des édits avec sa signature1. Les chrétiens,
au contraire, qui le considéraient comme un monstre, en entendant
de pareils bruits, auxquels ils croyaient en tant que gens du peuple,
étaient frappés de terreur. Les imaginations dont il s’agit durèrent
fort longtemps, et, conformément à ce qui arrive presque toujours
en de semblables circonstances, il y eut plusieurs faux Néron2.
Nous verrons bientôt le contrecoup de cette opinion dans l’Église
chrétienne et la place qu’elle tient dans la littérature prophétique du
temps.
L’étrangeté du spectacle auquel on assistait laissait peu d’âmes
dans le droit sens. On avait poussé la nature humaine aux limites du
possible ; il restait le vide au cerveau qui suit les accès de fièvre ;
partout des spectres, des visions de sang. On racontait qu’au mo-
ment où Néron sortit de la porte Colline pour se réfugier la villa de
Phaon, un éclair lui donna dans les yeux, qu’en même temps la terre
trembla, comme si elle se fût entr’ouverte et que les âmes de tous

et suiv., 862, 925 et suiv. (édit. Pitra). Comp. Suétone, Néron, 57 ; Tac., Hist., I,
2 ; Lactance, De mort. pers., 2 ; Zonaras, XI, 18.
1
Suétone, Néron, 57 ; Tacite, Hist., II, 8.
2
Il y en eut au moins deux : 1° celui qui fut tué à Cythnos et dont nous aurons
beaucoup occasion de parler ; 2° celui qui parut sous Domitien, vers l’an 88
(Tacite, Hist., I, 2 ; Suétone, Néron, 57). L’indication de Zonaras (Xl, 18) sur un
autre faux Néron, qui aurait paru sous Titus, semble provenir d’une erreur de
date ; les données de Zonaras peuvent être rapportées au faux Néron de 88.
Ceterorum de Tac., Hist., II, 8, supposerait, il est vrai, plus d’un faux Néron
après celui de Cythnos ; mais il est peu probable que la politique parthe ait
commis deux fois de suite la même faute, et ait été dupe à quelques années de
distance de deux imposteurs jouant la même farce. Dion Chrysostome, sous
Trajan, atteste que plusieurs croyaient encore fermement que Néron vivait
(Orat. XXI, 10). L’auteur du quatrième livre sibyllin, qui écrit vers l’an 80, croit
que Néron est chez les Parthes (vers 119-124, 137-139), et qu’il va bientôt ve-
nir. TÒte (vers 137) inviterait à placer un faux Néron sous Titus (Cf. vers 130-
136), mais le sibylliste semble parler ici d’un événement futur. S’il prophétisait
post eventum, il verrait l’inanité de ce qu’il annonce comme un grand événement.

238
L’ANTÉCHRIST

ceux qu’il avait tués fussent venues se précipiter sur lui1. Il y avait
dans l’air comme une soif de vengeance. Bientôt nous assisterons à
l’un des intermèdes du grand drame céleste, où les âmes des égor-
gés, serrées sous l’autel de Dieu, crient à haute voix : « Jusques à
quand, Seigneur, ne redemanderas-tu pas notre sang à ceux qui ha-
bitent la terre2 ? » Et il leur sera donné une robe blanche, pour qu’ils
attendent encore un peu.

1
Suétone, Néron, 48 ; Dion Cassius, LXIII, 28.
2
Apoc., VI, 9 et suiv.

239
CHAPITRE XIV.

FLÉAUX ET PRONOSTICS.

La première impression des juifs et des chrétiens la nouvelle de la


révolte de Vindex avait été une joie extrême. Ils crurent que
l’empire allait finir avec la maison de César, et que les généraux ré-
voltés, pleins de haine pour Rome1, ne songeaient qu’à se rendre
indépendants dans leurs provinces respectives. Le mouvement des
Gaules fut accueilli en Judée comme ayant une signification analo-
gue à celui des Juifs eux-mêmes2. C’était là une profonde erreur.
Aucune partie de l’empire, la Judée exceptée, ne voulait voir se dis-
soudre la grande association qui donnait au monde la paix et la
prospérité matérielle. Tous ces pays des bords de la Méditerranée
autrefois ennemis, étaient enchantés de vivre ensemble. La Gaule
elle-même, bien que moins pacifiée que le reste, bornait ses velléités
révolutionnaires à renverser les mauvais empereurs, à demander la
réforme, à souhaiter l’empire libéral. Mais on conçoit que des gens
habitués aux royautés éphémères de l’Orient aient regardé comme
fini un empire dont la dynastie venait de s’éteindre, et aient cru que
les diverses nations subjuguées depuis un ou deux siècles allaient
former des États séparés sous les généraux qui en avaient le com-
mandement. Pendant dix-huit mois, en effet, aucun des chefs de
légions révoltées ne réussit à primer ses rivaux d’une manière dura-
ble. Jamais le monde n’avait été pris d’un tel tremblement : à Rome,
le cauchemar à peine dissipé de Néron ; à Jérusalem, une nation
entière à l’état de délire ; les chrétiens sous le coup de l’affreux mas-
sacre de l’an 64 ; la terre elle-même en proie aux convulsions les
plus violentes : tout le monde avait le vertige. La planète semblait
être ébranlée et ne pouvoir plus vivre. L’horrible degré de méchan-

1
Apoc., XVII, 16.
2
Josèphe, B. J., proœm., 2 ; VI, VI, 2.
L’ANTÉCHRIST

ceté où la société païenne était arrivée, les extravagances de Néron,


sa Maison Dorée, son art insensé, ses colosses, ses portraits de plus
de cent pieds de haut1 avaient, à la lettre, rendu le monde fou. Des
fléaux naturels se produisaient de toutes parts2, et tenaient les âmes
dans une espèce de terreur.
Quand on lit l’Apocalypse sans en connaître la date et sans en
avoir la clef, un tel livre paraît l’œuvre de la fantaisie la plus capri-
cieuse et la plus individuelle ; mais, quand on replace l’étrange vi-
sion en cet interrègne de Néron à Vespasien, où l’empire traversa la
crise la plus grave qu’il ait connue, l’œuvre se trouve dans un mer-
veilleux accord avec l’état des esprits3 ; nous pouvons ajouter avec
l’état du globe ; car nous verrons bientôt que l’histoire physique de
la terre à la même époque y fournit des éléments. Le monde était
affolé de miracles ; jamais on ne fut si occupé de présages. Le Dieu
Père paraissait avoir voilé sa face ; des larves impures, des monstres
sortis d’un limon mystérieux semblaient errer dans l’air. Tous se
croyaient à la veille de quelque chose d’inouï. La croyance aux si-
gnes du temps et aux prodiges était universelle ; à peine quelques
centaines d’hommes instruits en voyaient-ils la vanité4. Des charla-
tans, dépositaires plus ou moins authentiques des vieilles chimères
de Babylone, exploitaient l’ignorance du peuple, et prétendaient in-
terpréter les pronostics5. Ces misérables devenaient des personna-
ges ; le temps se passait à les chasser et à les rappeler6 ; Othon7 et

1
Pline, XXXIV, VII (8) ; XXXV, VII (33) ; Dion Cassius, LXVI, 15.
2
Juvénal, VI, 409-411.
3
Voir surtout Tacite, Hist., I, 3, 18. Cf. Ann., XV, 47.
4
Pline l’Ancien, le savant du temps, est d’une extrême crédulité. Les historiens
les plus sérieux, Suétone, Dion Cassius (LXI, 16 ; LXV, 1, etc.), admettent la
valeur des présages. Tacite (Hist., I, 18, 86) semble en voir la vanité. Galba les
dédaigna (Hist., I, 18 ; cf. cependant Plut., Galba, 23). Vespasien en riait aussi
parfois (Suét., Vesp., 23).
5
Vie d’Apollonius par Philostrate, en particulier V, 13.
6
Valère Maxime, I, 3.
7
Suétone, Othon, 4, 6 ; Tacite, Hist., I, 22.

241
L’ANTÉCHRIST

Vitellius1, en particulier, leur furent livrés tout entiers. La plus haute


politique ne dédaignait pas de tenir compte de ces puériles rêveries2.
Une des branches les plus importantes de la divination babylo-
nienne était l’interprétation des naissances monstrueuses, considé-
rées comme impliquant l’indice d’événements prochains3. Cette idée
avait envahi plus qu’aucune autre le monde romain ; les fœtus à plu-
sieurs têtes surtout étaient tenus pour des présages évidents, chaque
tête, selon un symbolisme que nous verrons adopté par l’auteur de
l’Apocalypse, représentant un empereur4. Il en était de même des
formes hybrides, ou que l’on prétendait telles. À cet égard encore,
les visions malsaines, les images incohérentes de l’Apocalypse sont le
reflet des contes populaires qui remplissaient les esprits. Un pour-
ceau à serres d’épervier fut tenu pour la parfaite image de Néron5.
Néron lui-même était fort curieux de ces monstruosités6.

On était aussi très préoccupé des météores, des signes du ciel.


Les bolides faisaient la plus grande impression. On sait que la fré-
quence des bolides est un phénomène périodique, qui revient à peu
près tous les trente ans. A ces moments, il est des nuits où, à la let-
tre, les étoiles ont l’air de tomber du ciel. Les comètes, les éclipses,

1
Suétone, Vitellius, 14 ; Tacite, Hist., II, 62 ; Dion Cassius, LXV, 1 ; Zonaras,
Ann., VI, 5.
2
Suétone, Tibère, 74 ; Caïus, 57 ; Claude, 46 ; Néron, 6, 36, 40, 46, Galba, 1, 9,
18 ; Othon, 4, 6, 7, 8 ; Vit., 14 ; Vesp., 5, 7, 25 ; Tacite, Ann., XII, 64 ; XIV, 9,
12, 22 ; XV, 22, 47 ; Hist., I, 3, 10, 18, 22, 38, 86 ; II, 78 ; Dion Cassius, LX,
35 ; LXI, 2, 16, 18 ; LXII, 1 ; LXIII, 16, 26, 29 ; LXIV, 1, 7, 10 ; LXV, 1, 8, 9,
11, 13 ; LXVI, 1, 9 ; Pline, H. N., II, LXX (72), LXXXIII (85), CIII (106) ; Nicé-
phore, Hist. eccl., I, I, ch. 17 ; Plutarque, Galba, 23 ; Othon, 4 ; Eusèbe, Chron., ad
ann. 1973 Abrah., 7 Ner., 9 Ner. ; Zonaras, XI, 16 ; Philostrate, Apoll., IV, 43 ;
Jos., B. J., VI, V, 3, 4. Cf. Virgile, Georg., I, 463 et suiv. ; Carmina sibyll., III, 334,
337, 411 et suiv. ; IV, 128 et suiv., 172 et suiv. Comp. Tite-Live, XXX, 2.
3
Journal asiatique, oct.-nov.-déc. 1871, p. 449 et suiv.
4
Philostr., Apoll., V, 13 ; Tac., Ann., XV, 47 ; Hist., I, 86.
5
Tacite, Ann., XII, 64.
6
Phlégon, De rebus mirab., c. xx ; Pline, endroits cités ci-dessus.

242
L’ANTÉCHRIST

les parhélies, les aurores boréales, où l’on croyait voir des couron-
nes, des glaives, des stries de sang ; les nuées chaudes, aux formes
plastiques, où se dessinaient des batailles, des animaux fantastiques,
étaient avidement remarquées et paraissent n’avoir jamais eu autant
d’intensité qu’en ces tragiques années. On ne parlait que de pluies
de sang, d’effets surprenants de la foudre, de fleuves remontant leur
cours, de rivières sanguinolentes. Mille choses auxquelles on ne fait
pas attention en temps ordinaire recevaient de l’émotion fiévreuse
du public une importance exagérée1. L’infâme charlatan Balbillus
exploitait l’impression que ces accidents faisaient quelquefois sur
l’empereur pour exciter ses soupçons contre ce qu’il y avait de plus
illustre et tirer de lui les ordres les plus cruels2.
Les fléaux du temps3, au reste, justifiaient jusqu’à un certain
point ces folies. Le sang coulait à flots de tous côtés. La mort de
Néron, qui fut une délivrance à tant d’égards, ouvrit une période de
guerres civiles. La lutte des légions de la Gaule sous Vindex et Ver-
ginius avait été effroyable ; la Galilée était le théâtre d’une extermi-
nation sans exemple ; la guerre de Corbulon chez les Parthes avait
été très meurtrière. On pressentait pis encore dans l’avenir : les
champs de Bédriac et de Crémone vont bientôt exhaler une fumée
de sang. Les supplices faisaient des amphithéâtres autant d’enfers.
La cruauté des mœurs militaires et civiles avait banni du monde
toute pitié. Retirés tremblants au fond de leurs asiles, les chrétiens
se redisaient sans doute déjà des mots que l’on prêtait à Jésus4 :
« Quand vous entendrez parler de guerres et de bruits de guerre, ne
vous en troublez pas ; il faut que cela soit ; ce n’est pas encore la
fin. On verra se lever nation contre nation, royaume contre
royaume ; il y aura de grands tremblements de terre, des épouvan-

1
Tacite, Ann., XV, 47 ; Hist., I, 18, 86 ; Dion Cassius, LXIII, 26 ; Eusèbe,
Chron., à l’année de J.-C. 33 ; Carmina sibyll., IV, 172 et suiv. ; V, 154.
2
Suétone, Néron, 36, 56 ; Tacite, Ann., XV, 47 ; Pline, II, XXV (23) ; Dion Cas-
sius, LXI, 18.
3
Carmina sibyll., III, 295 et suiv., 323 et suiv., 467 et suiv., IV, 140 et suiv., etc.
4
Matth., XXIV, 6-8 ; Marc, XIII, 7-9 ; Luc, XXI, 9-11.

243
L’ANTÉCHRIST

tements, des famines, des pestes de tous les côtés et de grands si-
gnes dans le ciel. Ce sont là les commencements des douleurs1. »
La famine, en effet, se joignait aux massacres. En l’année 68, les
arrivages d’Alexandrie furent insuffisants2. Au commencement de
mars 69, une inondation du Tibre fut très désastreuse3. La misère
était extrême4. Une irruption soudaine de la mer couvrit de deuil la
Lycie5. En l’an 65, une peste horrible affligea Rome6 ; durant
l’automne, on compta trente mille morts. La même année, le monde
s’entretint du terrible incendie de Lyon7, et la Campanie fut ravagée
par des trombes et des cyclones, dont les ravages s’étendirent jus-
qu’aux portes de Rome8. L’ordre de la nature paraissait renversé ;
des orages affreux répandaient la terreur de toutes parts9.
Mais ce qui frappait le plus, c’étaient les tremblements de terre.
Le globe traversait une convulsion parallèle à celle du monde mo-
ral ; il semblait que la terre et l’humanité eussent la fièvre à la fois10.
C’est le propre des mouvements populaires de mêler ensemble tout
ce qui agite l’imagination des foules, au moment où ils
s’accomplissent ; un phénomène naturel, un grand crime, une foule
de choses accidentelles ou sans lien apparent sont liées et fondues
ensemble dans la grande rapsodie que l’humanité compose de siècle
en siècle. C’est ainsi qu’à l’histoire du christianisme s’est incorporé

1
Sur les fléaux et en particulier sur la famine, envisagée comme signes de la
venue du Messie, voyez Mischna, Sota, IX, 15 ; Talm. de Bab., Sanhedrin, 97 a ;
Pesikta derabbi Kahna (édit. Buber), 51 b ; Pesikta rabbathi, ch. I, sub fin., et ch. XV ;
le midrasch Othoth ham-maschiah, dans le Beth ham-midrasch de Jellinek, II, p. 58-63.
2
Suétone, Néron, 45. Cf. Tacite, Ann., XII, 43 ; Carmina sibyll., III, v. 475 et suiv.
3
Tacite, Hist., I, 86 ; Suétone, Othon, 8 ; Plutarque, Othon, 4.
4
Suétone, Néron, 45 ; Tacite, Hist., I, 86.
5
Dion Cassius, LXIII, 26.
6
Tac., Ann., XVI, 13 ; Suétone, Néron, 39 ; Orose, VII, 7.
7
Tacite, Ann., XVI, 13 ; Sénèque, Epist., XCI.
8
Tacite, Ann., XVI, 13.
9
Tacite, Ann., XV, 47 ; Sénèque, Quœst. Nat., VI, 28.
10
« Mundus ipse concutitur… , ingens timor… , consternatio omnium. » Sénè-
que, Quœst. nat., VI, 1.

244
L’ANTÉCHRIST

tout ce qui, aux diverses époques, a ému le peuple. Néron et la Sol-


fatare y ont autant d’importance que le raisonnement théologique ;
il y faut faire une place à la géologie et aux catastrophes de la pla-
nète. De tous les phénomènes naturels, d’ailleurs, les tremblements
de terre sont ceux qui portent le plus l’homme à s’humilier devant
les forces inconnues ; les pays où ils sont fréquents, Naples,
l’Amérique centrale, ont la superstition à l’état endémique ; il en
faut dire autant des siècles où ils sévissent avec une violence parti-
culière. Or, jamais ils ne furent plus communs qu’au premier siècle.
On ne se souvenait pas d’un temps où l’écorce du vieux continent
eût été si fort agitée1.
Le Vésuve préparait son effroyable éruption de 79.
Le 5 février 63, Pompéi fut presque abîmée par un tremblement
de terre ; une grande partie des habitants ne voulut plus y rentrer2.
Le centre volcanique de la baie de Naples, au temps dont il s’agit,
était vers Pouzzoles et Cumes. Le Vésuve était encore silencieux3 ;
mais cette série de petits cratères qui constitue la région à l’ouest de
Naples, et qu’on appelait les Champs Phlégréens4, offrait partout la
trace du feu. L’Averne, l’Acherusia palus (lac Fusaro), le lac Agnano,
la Solfatare, les petits volcans éteints d’Astroni, de Camaldoli,
d’Ischia, de Nisida, offrent aujourd’hui quelque chose de mesquin ;
le voyageur en rapporte une impression plutôt gracieuse que terri-
ble. Tel n’était pas le sentiment de l’antiquité. Ces étuves, ces grot-
tes profondes, ces sources thermales, ces bouillonnements, ces

1
Juvénal, VI, 411 : Carm. Sibyll., III, 341, 401, 449, 457, 459 et suiv. ; IV, 128-
129. M. Julius Schmidt, directeur de l’observatoire d’Athènes, qui a fait un cata-
logue des tremblements de terre, a bien voulu me communiquer la partie de
son catalogue relative aux temps qui nous occupent.
2
Tacite, Ann., XV, 22 ; Sénèque, Quœst. nat., VI, 1.
3
Il y avait eu, aux temps antéhistoriques, des éruptions du Vésuve ; mais la
montagne était depuis longtemps en repos, quand éclata l’éruption de 79.
(Diod. Sic., IV, 21 ; Strabon, V, iv, 8 ; Dion Cassius, LXVI, 21, 22 ; Vitruve, II,
vi, 2 ; Pline, Lettres, VI, 16.) La culture montait jusqu’au sommet ; le plateau
seul offrait l’aspect phlégréen.
4
Strabon, V, IV, 4-9 ; Diod. Sic., IV, 21-22.

245
L’ANTÉCHRIST

miasmes, ces sons caverneux, ces bouches béantes (bocche d’inferno)


vomissant le soufre et des vapeurs en feu, inspirèrent Virgile ; ils
furent également l’un des facteurs essentiels de la littérature apoca-
lyptique. Le juif qui débarquait à Pouzzoles, pour aller trafiquer ou
intriguer à Rome1, voyait cette terre fumante par tous ses pores,
sans cesse ébranlée, qu’on lui disait peuplée dans ses entrailles de
géants et de supplices2 ; la Solfatare surtout lui paraissait le puits de
l’abîme, le soupirail à peine fermé de l’enfer. Le jet continu de va-
peur sulfureuse qui s’échappe de son ouverture n’était-il pas à ses
yeux la preuve manifeste de l’existence d’un lac de feu souterrain,
destiné évidemment, comme le lac de la Pentapole, à la punition des
pécheurs3 ? — Le spectacle moral du pays ne l’étonnait pas moins.
Baïa était une ville d’eaux et de bains, le centre du luxe et des plai-
sirs, l’endroit des maisons de campagne à la mode, le séjour favori
de la société légère4. Cicéron se fit du tort auprès des gens graves en
ayant sa villa au milieu de ce royaume des mœurs brillantes et disso-
lues5. Properce ne voulait pas que sa maîtresse y demeurât6 ; Pé-
trone y place les débauches de Trimalcion7. Baïa, Baules, Cumes,
Misène virent, en effet, toutes les folies, tous les crimes. Le bassin
de flots d’azur compris dans le contour de cette baie délicieuse fut
la sanglante naumachie où s’abîmèrent les milliers de victimes des
fêtes de Caligula et de Claude. Quelle réflexion pouvait naître dans
l’esprit du juif pieux, du chrétien qui appelait avec ferveur la confla-

1
V. Saint Paul, p. 113-114.
2
Strabon, V, IV, 4, 5, 6, 9 ; VI, III, 5 ; Diod. Sic., IV, 21. Ces mythes titaniques
grecs avaient été adoptés par les Juifs. Voir Hénoch, X, 12.
3
Apoc., XIV, 10 ; XIX, 20 ; XX, 9 ; XXI, 8. L’aspect de la Solfatare paraît avoir été
dans l’antiquité plus volcanique qu’aujourd’hui ; la plaine qui en fait le fond
était couverte de soufre à l’état pulvérulent ; il semble qu’on y voyait pas de
végétation (Strabon, V, IV, 6).
4
Cicéron, pro Cælio, 20.
5
Hæc puteolana et cumana regna. Cic., ad Att., XIV, 1. Cf. ibid., I, 16, et Strabon,
V, IV, 7.
6
« Tu modo corruptas quam primum desere Baias. »
7
Sénèque l’appelle diversorium vitiorum. Epist., 51. Cf. Martial, I, LXIII.

246
L’ANTÉCHRIST

gration universelle du monde, à la vue de ce spectacle sans nom, de


ces folles constructions au milieu des flots, de ces bains, objet
d’horreur pour les puritains1 ? Une seule. « Aveugles qu’ils sont !
devaient-ils se dire, leur futur séjour est sous eux ; ils dansent sur
l’enfer qui doit les engloutir. »
Nulle part une telle impression, qu’elle s’applique à Pouzzoles ou
à d’autres lieux du même caractère, n’est plus frappante que dans le
livre d’Hénoch2. Selon l’un des auteurs de cette bizarre apocalypse
le séjour des anges déchus est une vallée souterraine, située à
l’ouest, près de la « montagne des métaux ». Cette montagne est
remplie de flots de feu ; une odeur de soufre s’en exhale ; il en sort
des sources bouillonnantes et sulfureuses (eaux thermales) qui ser-
vent à guérir les maladies, et près desquelles les rois et les grands de
la terre se livrent à toute sorte de voluptés3. Les insensés ! ils voient
chaque jour leur châtiment qui se prépare, et néanmoins ils ne
prient pas Dieu. Cette vallée de feu peut être la vallée de la Gé-
henne à l’Orient de Jérusalem, reliée à la dépression de la mer

1
Rapprochez la haine des moines contre Frédéric II, au treizième siècle, parce
qu’il rétablit les bains d’eaux thermales à Pouzzoles.
2
Ch. LXVII, 4-13, édit. Dillmann. On a conclu de ce passage que la partie du
livre d’Hénoch où il se trouve a été écrite après l’an 79 ; mais, outre qu’il est
douteux qu’il y ait là une allusion à des phénomènes volcaniques occidentaux,
qu’on lise Diodore de Sicile, IV, 1 ; Strabon, V, IV, 8, passages écrits certaine-
ment avant l’an 79, on y trouvera presque les mêmes images. Diodore, en par-
ticulier, met les Champs Phlégréens en rapport direct avec le Vésuve, quoique
la distance soit de sept ou huit lieues. L’allusion du livre d’Hénoch peut donc
se rapporter simplement aux phénomènes volcaniques de Cumes et de Baïa.
L’expression « montagne des métaux en fusion », où l’on a voulu voir le Vé-
suve en éruption est suffisamment justifiée, ou par la Solfatare de Pouzzoles,
ou par l’état du Vésuve avant 79 (Cf. Strabon, loc. cit.). L’aspect du Vésuve était
bien celui d’un fourneau éteint. V. Beulé, Le drame du Vésuve, p. 61 et suiv.
Ajoutons que l’idée de fusion n’est pas si nettement exprimée qu’on l’a cru
dans le texte éthiopien ; en tout cas, ce texte ne dit nullement que de la vallée
« sortiront un jour » des torrents de feu.
3
Comp. Strabon, V, IV, 5 : a ƒ Ba •a i k a ˆ t¦ qerm¦ Ûda ta t¦ k a ˆ prÕj
trÚfhn ka ˆ qera te…a n nÒswn ™pit»deia .

247
L’ANTÉCHRIST

Morte par le Ouadi en-nâr (la vallée du feu) ; alors les sources ther-
males sont celles de Callirrhoé, lieu de plaisance des Hérodes1, et de
la région toute démoniaque de Machéro, qui en est voisine2. Mais,
grâce à l’élasticité de la topographie apocalyptique, les bains peuvent
aussi être ceux de Baïa et de Cumes ; dans la vallée de feu, on peut
reconnaître la Solfatare de Pouzzoles ou les Champs Phlégréens3 ;
dans la montagne des métaux, le Vésuve tel qu’il était avant
l’éruption de 794. Nous verrons bientôt ces lieux étranges inspirer
l’auteur de l’Apocalypse, et le puits de l’abîme se révéler à lui, dix ans
avant que la nature, par une coïncidence singulière, rouvrît le cratère
du Vésuve. Pour le peuple, il n’y a pas de rapprochement fortuit. Ce
fait que la contrée la plus tragique du monde, celle qui fut le théâtre
de la grande orgie des règnes de Catigula, de Claude, de Néron, se
trouvait en même temps le pays par excellence des phénomènes que
presque tout le monde alors considérait comme infernaux, ne pou-
vait être sans conséquence5.
Ce n’était pas, du reste, seulement l’Italie, c’était toute la région
orientale de la Méditerranée qui tremblait. Pendant deux siècles,
l’Asie Mineure fut dans un ébranlement perpétuel6. Les villes étaient
sans cesse occupées à se reconstruire ; certains endroits comme

1
Jos., Ant., XVII, VI, 5 ; B. J., I, XXXIII, 5 ; XXI, 6.
2
Jos., B. J., VII, VI, 3.
3
La Solfatare n’étant qu’à cent mètres au-dessus du niveau de la mer, son cra-
tère peut bien s’appeler une « vallée », expression qui serait impropre pour un
point aussi élevé que le cratère de la Somma.
4
Cette montagne de métaux ne se justifie par aucune particularité physique de
la région de la mer Morte. Voir cependant Neubauer, Géogr. du Talm., p. 37 et 40.
5
Naturellement les apocalypses postérieures à l’an 79 insistent encore plus sur
ces images. Carmina sibyllina, I, IV, 130 et suiv. Comp. 4e livre d’Esdras, VI et
suiv., selon l’éthiopien.
6
« Nusquam orbe toto tam assiduos terræ motus et tam crebras urbium de-
mersiones quam in Asia. » Solin, Polyh., 40. Cf. Texier, Asie Min., pp. 228, 256,
263, 269, 279, 329 et suiv. ; 439 et suiv. ; Strabon, index, terræ motus ; Philos-
trate, Apoll., IV, 6. C’est ce qui explique pourquoi il y a en Asie Mineure relati-
vement peu de monuments antérieurs au premier siècle de notre ère.

248
L’ANTÉCHRIST

Philadelphie éprouvaient des secousses presque tous les jours1.


Tralles était dans un état d’éboulement perpétuel2 ; on avait été
obligé d’inventer pour les maisons un système d’épaulement réci-
proque3. En l’an 17, eut lieu la destruction des quatorze villes de la
région du Tmolus et du Messogis ; ce fut la plus terrible catastrophe
de ce genre dont on eût jamais entendu parler jusque-là4, L’an 235,
l’an 336, l’an 377, l’an 468, l’an 519, l’an 5310, il y eut des malheurs
partiels en Grèce, en Asie, en Italie. Théra était dans une période
d’actif travail11 ; Antioche était incessamment ébranlée12. A partir de
l’an 59, enfin, il n’y a presque plus d’année qui ne soit marquée par
quelque désastre13. La vallée du Lycus, en particulier, avec ses villes

1
Strabon, XII, IV, 10. Cf. XII, VIII, 16, 17, 18.
2
Les traces de ces déchirements sont visibles encore sur les versants du Tmo-
lus et du Messogis. On ne saurait voir des montagnes plus bizarrement déchi-
quetées, fendues, crevassées. Voir surtout les environs de Tralles (Aïdin).
3
Pour le premier siècle avant J.-C., voir surtout Jos., Ant., XV, v, 2 ; B. J., I,
XIX, 3 ; Justin, XL, 2 ; Eusèbe, Chron., années 19, 25, 39 d’ Auguste.
4
Tacite, Ann., II, 47 ; Pline, II, LXXXIV (86) ; Dion Cassius, LVII, 17 ; Eusèbe,
Chron., année 4 de Tibère ; Sénèque, Quœst. nat., VI, 1 ; Strabon, XII, VIII, 16,
17, 18 ; XIII, III, 5 ; IV, 8 ; Phlégon, Mir., XIII, XIV ; Solin, 40 ; le Syncelle,
p. 319 ; Corpus inscr. gr., n° 3450 (Le Bas et Wadd., III, 620) ; Orelli, n° 687
(Mommsen, Inscr. regni Neap., n° 2486) ; Nicéphore, Hist. eccl., I, ch. 17. Cf.
Carmina sibyllina, III, 341 et suiv. ; V, 286-291. Comparez la catastrophe qui
arriva dans le même pays douze ans avant J.-C. Dion Cassius, LIV, 30.
5
Tac., Ann., IV, 13.
6
Eusèbe, Chron., à cette année.
7
Suétone, Tibère, 74.
8
Dion Cassius, LX, 29 ; Eus., Chron., an 5 de Claude ; Sénèque, Quœst. nat., II,
26 ; VI, 21 ; Aur. Cæs., Claude, 14.
9
Tacite, Ann., XII, 43.
10
Tacite, Ann., XII, 58. Comp. De Syncelle, p. 336, Paris.
11
Voir la note pour l’an 46, ci-dessus.
12
Malala, I, X, 243 (102), 246 (104), 265 (112), édit. de Bonn.
13
Eusèbe, Chron., aux années 62 et 65 ; Suétone, Néron, 20 ; Philostrate, Apollo-
nius, IV, 34 ; VI, 38, 41 ; Sénèque, Quœst. nat., VI, 1 ; Pline, Hist. nat., II, LXXXIII
(85).

249
L’ANTÉCHRIST

chrétiennes de Laodicée, de Colosses, fut abîmée en l’an 601.


Quand on songe que c’était justement le centre des idées millénai-
res, le cœur des sept Églises, le berceau de l’Apocalypse, on se per-
suade qu’un lien étroit exista entre la révélation de Patmos et les
bouleversements du globe ; si bien que c’est ici l’un des rares exem-
ples qu’on peut citer d’une influence réciproque entre l’histoire
matérielle de la planète et l’histoire du développement de l’esprit.
L’impression des catastrophes de la vallée du Lycus se retrouve éga-
lement dans les poèmes sibyllins2. Ces tremblements d’Asie répan-
daient partout l’effroi ; on en parlait dans le monde entier3 et le
nombre de ceux qui ne voyaient pas dans ces accidents les signes
d’une divinité courroucée était bien peu considérable4.
Tout cela faisait une sorte d’atmosphère sombre, où
l’imagination des chrétiens trouvait une forte excitation. Comment,
à la vue de ce détraquement du monde physique et du monde mo-
ral, les fidèles ne se fussent-ils pas écriés avec plus d’assurance que
jamais : Maran atha ! Maran atha ! « Notre-Seigneur vient ! Notre-
Seigneur vient ! » La terre leur paraissait s’écrouler, et déjà ils
croyaient voir les rois, les puissants et les riches s’enfuir, en criant
« Montagnes, tombez sur nous ; collines, cachez-nous. » Une cons-
tante habitude d’esprit des anciens prophètes était de prendre occa-
sion de quelque fléau naturel pour annoncer la prochaine apparition
du « jour de Jéhovah ». Un passage de Joël5, qu’on appliquait aux
temps messianiques6, donnait comme pronostics certains de ce
grand jour des signes dans le ciel et sur la terre, des prophètes
s’élevant de toutes parts, des fleuves de sang, du feu, des palmiers

1
Voir Saint Paul, p. 357-358, note. Eusèbe et Orose se trompent sur la date de
cet événement. Tacite, XIV, 27, tranche la question.
2
Carmina sibyll., III, 471 et suiv. ; V, 286-291.
3
Juvénal, iv, 411.
4
Passages sibyllins précités ; Dion Cassius, LXVIII, 25.
5
Ch. III, (selon les Septante et la Vulgate, II, 28-32).
6
Act., II, 17-21.

250
L’ANTÉCHRIST

de fumée1, le soleil obscurci, la lune sanglante. On croyait égale-


ment que Jésus avait annoncé les tremblements de terre, les famines
et les pestes comme l’ouverture des grandes douleurs2, puis, comme
indices précurseurs de sa venue, des éclipses, la lune obscurcie, les
astres tombant du firmament, tout le ciel troublé, la mer mugis-
sante, les populations fuyant éperdues, sans savoir de quel côté est
la mort ou le salut3. L’épouvante devint ainsi un élément de toute
apocalypse4 on y associa l’idée de persécution5 : il fut admis que le
mal, près de finir, allait redoubler de rage et faire preuve d’un art
savant pour exterminer les saints.

1
Timrot. Pline, Lettres, VI, 16, compare le même la colonne de fumée du Vé-
suve à un pin parasol.
2
Matth., XXIV, 7 ; Marc, XIII, 8 ; Luc, XXI, 1. Ces idées étaient, comme toutes
les données apocalyptiques, empruntées aux anciens prophètes Isaïe et Ézé-
chiel. Voir Isaïe, XXXIV, 4 ; Ézech., XXXII, 7-8. Comp. Carmina sibyll., IV, 172 et
suiv.
3
Matth., XXIV, 29 ; Marc, XIII, 24-25 ; Luc, XXI, 25-26. Comparez, en particu-
lier, les traits de Luc à la description du tremblement de terre de Pompéi en 63,
telle que la donne Sénèque, Quœst. nat., VI, 1.
4
Voir Assomption de Moïse, c. 10 (Ceriani, I, Monum. sacra et prof., p. 69), etc. ;
Apoc. de Baruch, dans Ceriani, I, p. 80, et V, p. 136.
5
Assomption de Moïse, 8.

251
CHAPITRE XV.

LES APÔTRES EN ASIE.

La province d’Asie était la plus agitée par ces terreurs. L’Église de


Colosses avait reçu un coup mortel de la catastrophe de l’an 60.
Hiérapolis, quoique bâtie au milieu des déjections les plus bizarres
d’un bubon volcanique, ne souffrit pas, ce semble. Ce fut peut-être
là que se réfugièrent les fidèles de Colosses. Tout nous montre, dès
cette époque, Hiérapolis comme une ville à part. La profession du
judaïsme y était publique. Des inscriptions, encore existantes parmi
les ruines si merveilleusement conservées de cette ville extraordi-
naire, mentionnent les distributions annuelles qui doivent se faire à
des corporations d’ouvriers, lors de « la fête des azymes » et de « la
fête de la Pentecôte1 ».
Nulle part les bonnes œuvres, les institutions charitables2, les so-
ciétés de secours mutuels entre gens exerçant le même métier3,
n’eurent autant d’importance. Des espèces d’orphelinats, de crèches
ou d’asiles pour les enfants attestent des soucis de philanthropie
singulièrement développés. Philadelphie offrait un spectacle analo-
gue ; les corps d’états y étaient devenus la base des institutions poli-
tiques4. Une démocratie pacifique d’ouvriers, associés entre eux, ne
s’occupant pas de politique, était la forme sociale de presque toutes
ces riches villes d’Asie et de Phrygie. Loin d’être interdite à

1
Inscr. publiée par Wagener, dans la Revue de l’instr. Publ. en Belg., mai 1868, p. 1
et suiv.
2
Wagener, l. c., p. 7 et suiv.
3
V. Saint Paul, p. 354-355. Voir surtout Waddington, Inscr., n° 1687.
4
’Erga s …a qremma tik». Waddington, n° 1687 ; Wagener, p. 7-8 ; cf. Corpus
inscr. gr., n° 3318, et Notices et extraits, t. XXVIII, 2e partie, p. 425.
L’ANTÉCHRIST

l’esclave, la vertu y était considérée comme l’apanage spécial de ce-


lui qui souffre. Vers le temps où nous sommes, naissait à Hiérapolis
même un enfant si pauvre, qu’on le vendit au berceau et qu’on ne le
connut jamais que sous le nom d’« esclave acheté », Epictetos, nom
qui grâce à lui est devenu synonyme de la vertu même. Un jour sor-
tira de ses leçons ce livre admirable, manuel des âmes fortes qui
répugnent au surnaturel de l’Évangile, et qui croient qu’on fausse le
devoir en lui créant un autre charme que celui de son austérité.
Aux yeux du christianisme, Hiérapolis eut un honneur qui sur-
passe de beaucoup celui d’avoir vu naître Épictète. Elle donna
l’hospitalité à l’un des rares survivants de la première génération
chrétienne à l’un de ceux qui avaient vu Jésus, à l’apôtre Philippe1.
On peut supposer que Philippe vint en Asie après les crises qui
rendirent Jérusalem inhabitable pour les gens paisibles, et en chassè-
rent les chrétiens2. L’Asie était la province où les juifs étaient le plus
tranquilles ; ils y affluaient. Les rapports entre Rome et Hiérapolis
étaient également faciles et réguliers3. Philippe était un personnage
sacerdotal et d’ancienne école, assez analogue à Jacques. On lui prê-
tait des miracles, même des résurrections de morts. Il avait eu qua-
tre filles, qui toutes furent prophétesses. Il semble qu’une d’elles
était morte avant que Philippe vînt en Asie. Des trois autres, deux
vieillirent dans la virginité ; la quatrième se maria du vivant de son
père, prophétisa comme ses sœurs, et mourut à Éphèse4. Ces fem-

1
Passages cités ci-dessous, et Théodoret, in Ps. CXVI, 1 ; Nicéphore, H. E., II,
39. Sur la distinction de Philippe le diacre et de Philippe l’apôtre, voir les Apô-
tres, p. 151, note ; Saint Paul, p. 506-507.
2
Le ménologe grec (Urbin, 1727, 1re part., p. 14) le fait venir en Asie après la
mort de Jean ; mais ce sont là des combinaisons bien modernes.
3
Corpus inscr. gr., n° 3920, négociant qui fit soixante-douze fois le voyage de
Hiérapolis en Italie par le cap Malée.
4
Les Actes des Apôtres, et Proclus, qui les suit, comptent quatre filles prophétes-
ses ; Proclus les enterre toutes à Hiérapolis avec leur père. Polycrate, le mieux
informé, n’en connaît que trois, deux vierges, une prophétesse ; il enterre cette
dernière à Éphèse. Clément semble les marier toutes. Le ménologe grec amène
deux des quatre filles en Asie, et en enterre une au moins à Éphèse.

253
L’ANTÉCHRIST

mes étranges devinrent fort célèbres en Asie1. Papias, qui fut vers
l’an 130 évêque d’Hiérapolis, les avait connues ; mais il ne vit pas
l’apôtre lui-même. Il apprit de ces vieilles filles exaltées, sur les mi-
racles de leur père, des faits extraordinaires, des récits merveilleux2.
Elles savaient aussi beaucoup de choses sur d’autres apôtres ou per-
sonnages apostoliques, en particulier sur Joseph Barsabas, qui, selon
elles, avait bu un poison mortel sans en éprouver aucun effet3.
Ainsi, à côté de Jean, se constitua en Asie un second centre
d’autorité et de tradition apostoliques. Jean et Philippe élevèrent le
pays qu’ils avaient choisi pour séjour presque au niveau de la Judée.
« Ces deux grands astres de l’Asie, » comme on les appelait4, furent
durant quelques années le phare de l’Église, privée de ses autres
pasteurs. Philippe mourut à Hiérapolis, et y fut enterré. Ses filles
vierges arrivèrent à un âge très avancé, et furent déposées près de
lui ; celle qui se maria fut enterrée à Éphèse ; on voyait, dit-on, tou-
tes ces sépultures au IIe siècle. Hiérapolis eut ainsi ses tombeaux
apostoliques, rivaux de ceux d’Éphèse. La province paraissait enno-
blie par ces corps saints, qu’on s’imaginait voir se lever de terre le
jour où le Seigneur viendrait, plein de gloire et de majesté, ressusci-
ter ses élus5.
La crise de Judée, en dispersant, vers 68, les apôtres et les hom-
mes apostoliques, put porter encore à Éphèse et dans la vallée du

1
Act., XXI, 9 (Cf. les Apôtres, p. 151, note) ; Papias d’Hiérapolis, dans Eusèbe,
H. E., III, 39 ; Polycrate d’Éphèse, ibid., III, 31 ; V, 24 ; Clément d’Alex.,
Strom., III, 6 ; Proclus, dans Caïus, dans Eusèbe, III, 31 ; Eusèbe, III, 30, 31,
37 ; V, 17 ; saint Jérôme, Opp t. IV, 2e partie, col. l8l-182, 673, 785, édit. Mar-
tianay, Nicéph., H. E., 11, 44 ; ménologes grecs, au 4 septembre (celui d’Urbin,
précité; Canisius, Lect. ant., édit. Basnage, III, 1re partie, p. 464). Quand Irénée
appuie les données traditionnelles sur le témoignage de Jean et « d’autres apô-
tres », ces mots « autres apôtres » peuvent désigner Philippe. Notez aussi le rôle
développé de Philippe dans le quatrième Évangile.
2
Di»ghs in qa uma s …a n.
3
Papias, dans Eusèbe, H. E., III, 39.
4
Polycrate, dans Eusèbe, H. E., III, 31.
5
Polycrate, l. c.

254
L’ANTÉCHRIST

Méandre d’autres personnages considérables de l’Église naissante.


Un très grand nombre de disciples, en tout cas, qui avaient vu les
apôtres à Jérusalem, se retrouvèrent en Asie, et semblent y avoir
mené cette vie vagabonde de ville en ville qui était si fort dans le
goût des juifs1. Peut-être les mystérieux personnages appelés Presby-
teros Johannes et Aristion furent-ils du nombre des émigrés2. Ces au-
diteurs des Douze répandirent en Asie la tradition de l’Église de
Jérusalem, et achevèrent d’y donner la prépondérance au judéo-
christianisme. On les questionnait avidement sur les dires des apô-
tres et sur les paroles authentiques de Jésus. Plus tard, ceux qui les
avaient vus étaient si fiers d’avoir pu puiser à cette source pure,
qu’ils dédaignaient les petits écrits qui avaient la prétention de rap-
porter les discours de Jésus3.
C’était quelque chose de bien particulier que l’état d’âme où vi-
vaient ces Églises, perdues au fond d’une province dont le climat
tranquille et le ciel profond semblent porter à la mysticité. Nulle
part les idées messianiques ne préoccupaient autant les esprits. On
se livrait à des calculs extravagants4. Les paraboles les plus bizarres,
provenant de la tradition de Philippe et de Jean, se propageaient.
L’Évangile qui se formait de ce côté avait quelque chose de mythi-
que et de singulier5. On se figurait, en général, qu’après la résurrec-

1
Papias, dans Eusèbe, H. E., III, 39. La même chose résulte de l’appel inces-
sant que fait Irénée à la tradition des « anciens » qui avaient vécu avec les apô-
tres, et dont il a reçu les dires par son maître Polycarpe.
2
Papias, ibid. Je regarde cependant comme plus probable que Presbyteros Johan-
nes et Aristion furent d’une génération postérieure et qu’il faut lire dans Papias :
o„ toà k u r…on [ma qhtî n] ma qhta ….
3
Papias, ibid.
4
Les juifs de certains pays d’Orient, très préoccupés de messianisme, passent
encore leur temps de nos jours à rechercher les signes du Messie dans les évè-
nements qui surviennent, et à supputer les jours de sa venue au moyen de folles
ghematrioth. Aussi le nombre des imposteurs qui se font passer pour le Messie
est-il considérable, surtout au Yémen.
5
Eusèbe, H. E., III, 39. Pa r£doxa ,... xšna j pa ra } ol¦j k a ˆ dida s-
k a l…a j,...¥lla mu qikè tera .

255
L’ANTÉCHRIST

tion des corps, laquelle était proche, il y aurait un règne corporel1


du Christ sur le monde, qui durerait mille ans. On décrivait les déli-
ces de ce paradis d’une façon toute matérielle ; on mesurait la gros-
seur des grappes de raisin et la force des épis sous ce règne du Mes-
sie2. L’idéalisme, qui donnait aux plus naïves paroles de Jésus un
velouté si charmant, était perdu pour la plus grande part3.
Jean, à Éphèse, grandissait chaque jour4. Sa suprématie fut re-
connue dans toute la province, sauf peut-être à Hiérapolis, où habi-
tait Philippe5. Les Églises de Smyrne, de Pergame, de Thyatires, de
Sardes, de Philadelphie, de Laodicée l’avaient adopté pour chef,
écoutaient avec respect ses avertissements, ses conseils, ses repro-
ches. L’apôtre, ou ceux qui se donnaient le droit de parler pour lui,
prenaient en général le ton sévère. Une grande rudesse, une intolé-
rance extrême, un langage dur et grossier contre ceux qui pensaient
autrement que lui, paraissent avoir été une partie du caractère de
Jean6. C’est, dit-on, en vue de lui que Jésus promulgua ce principe :
« Qui n’est pas contre nous est pour nous7. » La série d’anecdotes
qu’on raconta plus tard afin de relever sa douceur et son indul-
gence8 semble avoir été inventée conformément au type qui résulte

1
Swma tikî j.Eusèbe, impatienté dans son rationalisme hellénique par ce mil-
lénarisme effréné, ne veut voir tout cela que des erreurs personnelles de Papias.
2
Papias, dans Irénée, V, XXXIII, 3-4 ; Apocalypse de Baruch, dans Ceriam,
Monum. sacra et prof., I, p. 80, et V, p. 131-132. Voir Vie de Jésus, 13e edit., intr.,
p. xlii-xliii, note.
3
Il est remarquable que, dans les synoptiques (Matth., XX, 20-21 ; Marc, X, 35-
37), le royaume de Dieu des fils de Zébédée est également tout charnel.
4
Les légendes qui placent à côté de lui, à Éphèse, Marie mère de Jésus, sont
sans valeur. Saint Épiphane (Hær. LXXVIII, 11) les repousse.
5
C’est sans doute pour cela que Hiérapolis ne compte pas parmi les sept villes
à qui l’apôtre, dans l’Apocalypse, adresse des admonitions.
6
Irénée, Adv. hær., III, III, 4 ; Eusèbe, H. E., III, XXVIII, 6. Comparez Apoc.,
ch. II, et III ; II Job., 10-11 ; III, Joh., 9-10.
7
Marc, IX, 38-40.
8
Clément d’Alexandrie, Quis dives salvetur, 42 ; Eus., H. E., III, 23 ; saint Jé-
rôme, in Gal., c. VI.

256
L’ANTÉCHRIST

des épîtres johanniques, épîtres dont l’authenticité est plus que dou-
teuse. Les traits d’un caractère tout opposé, et qui révèlent beau-
coup de violence, sont mieux d’accord avec les récits évangéliques1,
avec l’Apocalypse, et prouvent que l’emportement d’où lui était venu
le surnom de « fils du tonnerre » n’avait fait que s’exaspérer avec
l’âge. Il se peut, du reste, que ces qualités et ces défauts opposés ne
se soient pas exclus aussi nécessairement qu’on le croirait. Le fana-
tisme religieux produit souvent dans le même sujet les extrêmes de
la dureté et de la bonté ; tel inquisiteur du moyen âge qui faisait brû-
ler des milliers de malheureux pour d’insignifiantes subtilités était
en même temps le plus doux et en un sens le plus humble des
hommes.
C’est surtout contre les petits conventicules des disciples de celui
qu’on appelait le nouveau Balaam que l’animosité de Jean et de son
entourage paraît avoir été vive et profonde2. Telle est l’injustice in-
hérente à tous les partis, telle était la passion qui remplissait ces for-
tes natures juives, que probablement la disparition du « Destructeur
de la Loi3 » fut saluée par les cris de joie de ses adversaires. Pour
plusieurs, la mort de ce brouillon, de ce trouble-fête, fut un vérita-
ble débarras. Nous avons vu que Paul à Éphèse se sentait entouré
d’ennemis4 ; les derniers discours qu’on lui prête en Asie sont pleins
de tristes pressentiments5. Au commencement de l’an 69, nous al-
lons trouver la haine contre lui vivace encore. Puis la controverse
s’apaisera ; le silence se fera autour de sa mémoire. Au moment où
nous sommes, nul ne paraît l’avoir soutenu, et c’est là justement ce
qui plus tard le sauva. La réserve, ou, si l’on veut, la faiblesse de ses
1
Marc, III, 17 ; IX, 37-38 ; Luc, IX, 49, 54.
2
Voir Saint Paul, p. 367 et suiv. Plus tard, chez les juifs, Jésus fut aussi appelé
Balaam (Geiger, Jüdische Zeitschrift, 6e année, p. 31-37), le nom de ce dernier
personnage étant devenu typique pour signifier quelqu’un jouant le rôle de
prophète à l’égard des païens, et de séducteur à l’égard d’Israël.
3
Primasius. Comment. sur les épîtres de Paul, dans la Bibl. max. Patrum
(Lugd.), t. X, p. 144.
4
Voir Saint Paul, p. 425.
5
Act., XX, 29-30.

257
L’ANTÉCHRIST

partisans amena une conciliation ; les pensées les plus hardies finis-
sent par se faire accepter, pourvu qu’elles subissent longtemps sans
répondre les objections des conservateurs.
La rage contre l’empire romain, la joie des malheurs qui lui arri-
vaient, l’espérance de le voir bientôt se démembrer étaient la pensée
la plus intime de tous les croyants. On sympathisait avec
l’insurrection juive, et on était persuadé que les Romains n’en vien-
draient pas complètement à bout. Le temps était loin où Paul et
peut-être Pierre prêchaient l’acceptation de l’autorité romaine, attri-
buant même à cette autorité une sorte de caractère divin. Les prin-
cipes des juifs exaltés sur le refus de l’impôt, sur l’origine diabolique
de tout pouvoir profane, sur l’idolâtrie impliquée dans les actes de
la vie civile selon les formes romaines, l’emportaient. C’était la
conséquence naturelle de la persécution ; les principes modérés
avaient cessé d’être applicables. Sans être aussi violente qu’elle le fut
en l’an 64, la persécution continuait sourdement1. L’Asie était la
province où la chute de Néron avait fait le plus d’impression.
L’opinion générale était que le monstre, guéri par une puissance
satanique, se tenait caché quelque part et allait reparaître. On
conçoit quel effet de telles rumeurs produisaient parmi les chré-
tiens. Plusieurs des fidèles d’Éphèse, à commencer peut-être par
leur chef, étaient des échappés de la grande boucherie de 64. Quoi !
l’horrible bête, pétrie de luxure, de fatuité, de vaine gloire, va reve-
nir ! La chose est claire, durent penser ceux qui doutaient encore
que Néron fût l’Antéchrist. Le voilà, ce mystère d’iniquité, cet anti-
pode de Jésus, qui doit paraître pour assassiner, martyriser le
monde, avant l’apparition lumineuse2. Néron est ce Satan incarné
qui achèvera de tuer les saints. Quelque temps encore, et le moment
solennel sera venu. — Les chrétiens adoptaient d’autant plus volon-
tiers cette idée, que la mort de Néron avait été trop mesquine pour
un Antiochus ; les persécuteurs de cette espèce ont coutume de pé-
rir avec plus d’éclat. On en concluait que l’ennemi de Dieu était ré-

1
Apoc., XII, 17 ; XVII, 14.
2
Voir Saint Paul, p. 252 et suiv.

258
L’ANTÉCHRIST

servé à une mort plus grandiose, qui lui serait infligée à la vue du
monde entier et des anges assemblés par le Messie.
Cette idée, mère de l’Apocalypse, prenait chaque jour des formes
plus arrêtées ; la conscience chrétienne était arrivée au comble de
son exaltation, quand un fait qui se passa dans les îles voisines de
l’Asie donna du corps à ce qui jusque n’avait été qu’une imagina-
tion. Un faux Néron venait d’apparaître et inspirait dans les provin-
ces d’Asie et d’Achaïe un vif sentiment de curiosité, d’espérance ou
d’effroi1.
C’était, paraît-il, un esclave du Pont ; selon d’autres, un Italien, de
condition servile. Il ressemblait beaucoup à l’empereur défunt ; il
avait ses gros yeux, sa forte chevelure, son air hagard, sa tête farou-
che et théâtrale ; il savait comme lui jouer de la cithare et chanter.
L’imposteur forma autour de lui un premier noyau composé de dé-
serteurs et de vagabonds, osa prendre la mer pour gagner la Syrie et
l’Égypte, et fut jeté par la tempête dans l’île de Cythnos, l’une des
Cyclades. Il fit de cette île le centre d’une propagande assez active,
grossit sa bande en racolant quelques soldats qui retournaient
d’Orient, fit des exécutions sanglantes, pilla des marchands, arma
des esclaves. L’émotion fut grande, surtout chez les gens du peuple,
ouverts par leur crédulité aux bruits les plus absurdes. Depuis le
mois de décembre 68, l’Asie et la Grèce n’eurent pas d’autre entre-
tien2. L’attente et la terreur grandissaient chaque jour ; ce nom, dont
1
L’histoire de cet incident nous est racontée par Tacite, Hist., II, 8-9. Dion
Cassius la donnait aussi (LXIV, 9) ; mais Xiphilin a résumé son récit en une
phrase sommaire. Zonaras, qui, comme Xiphilin, ne fait ici qu’abréger Dion,
nous offre un peu plus de détails. C’est à tort que Zonaras a lu : ’En KÚdnJ d•
pera ioÚmenon.Il faut ™n KÚqnJ .
2
La mort de ce faux Néron eut lieu sous Othon, par conséquent du 15 janvier
au 15 avril 69 ; mais tout porte à croire que cet événement arriva à un moment
bien plus rapproché de la première date que de la seconde. En effet, Sisenna
trouve l’imposteur à Cythnos, comme il venait de Syrie à Rome adhérer au
mouvement des prétoriens qui avaient proclamé Othon. Une nouvelle allait de
Rome en Syrie en une dizaine de jours ; Sisenna dut partir dès que le pronuncia-
miento de Syrie fut accompli. On peut donc placer son arrivée à Cythnos vers le
6 février. Asprénas, qui arrive après lui, naviguait encore porteur d’un mandat

259
L’ANTÉCHRIST

la célébrité avait rempli le monde, tournait de nouveau les têtes, et


faisait croire que ce qu’on avait vu n’était rien auprès de ce qu’on
allait voir.
D’autres faits qui se passèrent en Asie ou dans l’Archipel, et que
nous ne pouvons préciser faute de renseignements suffisants, aug-
mentèrent encore l’agitation. Un ardent néronien, qui joignait à sa
passion politique des prestiges de sorcier, se déclara hautement soit
pour l’imposteur de Cythnos, soit pour Néron censé réfugié chez
les Parthes. Il forçait apparemment les gens paisibles à reconnaître
Néron ; il rétablissait ses statues, obligeait à les honorer ; on serait
même, par moments, tenté de croire qu’une monnaie fut émise au
type de Nero redux. Ce qu’il y a de certain, c’est que les chrétiens
s’imaginèrent qu’on voulait leur faire adorer la statue de Néron ; la
monnaie, tessère1 ou estampille au nom de « la Bête », « sans la-
quelle on ne pouvait ni vendre ni acheter », leur causait
d’insurmontables scrupules2. L’or marqué au signe du grand chef de
l’idolâtrie leur brûlait la main. II semble que, plutôt que de se prêter
à de pareils actes d’apostasie, quelques fidèles d’Éphèse s’exilèrent ;
on peut supposer que Jean fut du nombre3. Cet incident, obscur
pour nous, joue un grand rôle dans l’Apocalypse, et en fut peut-être
l’origine première : « Attention ! dit le Voyant, c’est ici qu’est le
terme de la patience des saints, qui gardent les commandements de
Dieu et la foi de Jésus4. »
Les événements de Rome et de l’Italie donnaient raison à cette
attente fiévreuse. Galba ne réussissait pas à s’établir. Jusqu’à Néron,
le titre de légitimité dynastique créé par Jules César et par Auguste

de Galba, assassiné le 15 janvier. Le faux Néron fut donc arrêté à Cythnos au


plus tard en janvier 69. Comme ses intrigues en terre ferme furent assez lon-
gues, il faut supposer qu’il commença de remuer vers la fin de 68.
1
C£ra gma .
2
Apoc., XIII et XIV. Notez surtout, XIV, 9-12, l’insistance que l’auteur y met, et,
v. 12, Øpomon¹.Comparez XX, 4, où ceux qui ont refusé d’adorer la Bête sont
mis sur le même pied que les martyrs de l’an 64.
3
Apoc., I, 9, et XX, 4.
4
Apoc., XIV, 12.

260
L’ANTÉCHRIST

avait étouffé la pensée d’une compétition à l’empire parmi les géné-


raux ; mais depuis que ce titre était périmé, tout chef militaire put
aspirer à l’héritage de César. Vindex était mort ; Verginius s’était
loyalement soumis ; Nymphidius Sabinus, Macer, Fonteius Capiton
avaient expié par la mort leurs idées de révolte ; rien n’était fait ce-
pendant. Le 2 janvier 69, les légions de Germanie proclament Vitel-
lius ; le 10, Galba adopte Pison ; le 15, Othon est proclamé à
Rome ; durant quelques heures, il y eut trois empereurs ; le soir,
Galba est tué. La foi à l’empire était profondément ébranlée ; on ne
croyait pas que Othon pût arriver à régner seul ; les espérances des
partisans du faux Néron de Cythnos et de ceux qui s’imaginaient
chaque jour voir l’empereur tant regretté revenir d’au delà de
l’Euphrate ne se dissimulaient plus. C’est alors (fin de janvier de l’an
69)1 que fut répandu parmi les chrétiens d’Asie un manifeste sym-
bolique, se présentant comme une révélation de Jésus lui-même.
L’auteur savait-il la mort de Galba, ou seulement la prévoyait-il2 ? Il
est d’autant plus difficile de le dire qu’un des traits des apocalypses,
c’est que l’écrivain exploite parfois, au profit de sa prétendue clair-
voyance, une nouvelle récente, qu’il croit connue de lui seul. Ainsi
le publiciste qui a composé le livre de Daniel paraît avoir eu quelque
vent de la mort d’Antiochus3. Notre Voyant semble de même pos-
séder des renseignements particuliers sur l’état politique de son
temps. Il est douteux qu’il connaisse Othon ; il croit que la restaura-
tion de Néron suivra immédiatement la chute de Galba. Ce dernier
se montre à lui comme déjà condamné. On est donc à la veille du

1
Une objection peut être élevée contre cette date : les passages Apoc., XI, 2 ;
XX, 9, semblent supposer le blocus de Jérusalem déjà formé, ce qui n’ eut lieu
qu’en mars 70 ; mais ces passages, en style poétique, sont suffisamment justi-
fiés par l’état où les campagnes de Vespasien en 67 et 68 avaient mis
l’insurrection juive. Luc, XXI, 20-21, exige une explication analogue. Il est clair
que, quand l’Apocalypse fut écrite, le temple existait encore ; l’auteur ne craint
même pas qu’il soit détruit. — Apoc., XVII, 16, ne se rapporte pas non plus né-
cessairement à l’incendie du Capitole arrivé le 19 décembre 69.
2
Apoc., XVII, 10.
3
Commodien peut aussi avoir eu connaissance de la défaite et de la mort de Dèce.

261
L’ANTÉCHRIST

retour de la Bête. L’imagination ardente de l’auteur lui ouvre alors


un ensemble de vues sur « ce qui doit arriver sous peu1 », et ainsi se
déroulent les chapitres successifs d’un livre prophétique, dont le but
est d’éclairer la conscience des fidèles dans la crise que l’on traverse,
de leur révéler le sens d’une situation politique qui troublait les plus
fermes esprits, et surtout de les rassurer sur le sort de leurs frères
déjà tués. Il faut se rappeler, en effet, que les crédules sectaires dont
nous cherchons à retrouver les sentiments étaient à mille lieues des
idées de l’immortalité de l’âme, qui sont sorties de la philosophie
grecque. Les martyres des dernières années furent une crise terrible
pour une société qui tremblait naïvement quand un saint mourait, et
se demandait si celui-là verrait le royaume de Dieu2. On éprouvait
un besoin invincible de se représenter les fidèles trépassés à couvert
et déjà heureux, quoique d’un bonheur provisoire, au milieu des
fléaux qui allaient frapper la terre3. On entendait leurs cris de ven-
geance ; on comprenait leurs saintes impatiences ; on appelait le
jour où Dieu se lèverait enfin pour venger ses élus.
La forme d’« apocalypse » adoptée par l’auteur n’était pas neuve
en Israël. Ézéchiel avait déjà inauguré un changement considérable
dans le vieux style prophétique, et on peut en un sens le regarder
comme le créateur du genre apocalyptique. A l’ardente prédication,
accompagnée parfois d’actes allégoriques extrêmement simples, il
avait substitué, sans doute sous l’influence de l’art assyrien, la vi-
sion, c’est-à-dire un symbolisme compliqué, où l’idée abstraite était
rendue au moyen d’êtres chimériques, conçus en dehors de toute
réalité. Zacharie continua de marcher dans la même voie ; la vision

1
Apoc., I, 1 ; XXII, 6. Les juifs du temps étaient très portés à former de telles
conjectures sur la succession des empereurs (t¦ perˆ toÝj Rwma …wn ba -
sile‹j ™s Òmena ) et sur ce qui devait arriver a chacun d’eux, conjectures tirées
des images terribles de leurs songes combinées avec des passages de l’Écriture.
Le talent d’interpréter ces indices obscurs (t¦ ¢mf i} Òlwj ØpÕ toà qe…ou
legÒmena ) était fort estimé. C’est ainsi que Josèphe prétendit avoir su d’avance
l’avènement des Flavius. Jos., B. J., III, VIII, 3.
2
Cf. Saint Paul, p. 249 et suiv.
3
Apoc., XIV, 13.

262
L’ANTÉCHRIST

devint le cadre obligé de tout enseignement prophétique. L’auteur


du livre de Daniel, enfin, par la vogue extraordinaire qu’il obtint,
fixa définitivement les règles du genre. Le livre d’Hénoch,
l’Assomption de Moïse, certains poèmes sibyllins1 furent le fruit de
sa puissante initiative. L’instinct prophétique des Sémites2, leur ten-
dance à grouper les faits en vue d’une certaine philosophie de
l’histoire, et à présenter leur pensée individuelle sous la forme d’un
absolu divin, leur aptitude à voir les grandes lignes de l’avenir, trou-
vaient dans ce cadre fantastique de singulières facilités. A toute si-
tuation critique du peuple d’Israël répondit désormais une apoca-
lypse. La persécution d’Antiochus, l’occupation romaine, le règne
profane d’Hérode avaient suscité d’ardents visionnaires. Il était iné-
vitable que le règne de Néron et le siège de Jérusalem eussent leur
protestation apocalyptique, comme plus tard les rigueurs de Domi-
tien, d’Adrien, de Septime Sévère, de Dèce, et l’invasion des Goths
en 250, provoqueront la leur.
L’auteur de cet écrit bizarre, qu’un sort plus bizarre encore desti-
nait à des interprétations si diverses, le composa dans le mystère, y
déposa tout le poids de la conscience chrétienne, puis l’adressa sous
forme d’épître aux sept principales Églises d’Asie3. Il demandait que

1
On peut classer ainsi par approximation les spécimens de la littérature apoca-
lyptique que nous possédons ou dont l’existence nous est attestée : 1° livre de
Daniel (vers 164 avant J.-C.) ; 2° poème sibyllin juif (livre III, § 2 et § 4) ; 3°
livre d’Hénoch ; 4° Assomption de Moïse ; 5° Apocalypse de Jean ; 6° poème
sibyllin de l’an 80 (livre IV) ; 7° Apocalypse d’Esdras (an 97) ; 8° Apocalypse
de Baruch ; 9° Ascension d’Isaïe ; 10° divers poèmes sibyllins du second siècle ;
11° Apocalypse de Pierre (Canon de Muratori, lignes 70, 71 ; Hilgenfeld, Nov.
Test. extra can. rec., IV, 74 et suiv.) ; 12° Apocalypse d’un certain Juda, sous Sep-
time Sévère (Eusèbe, H. E., VI, 7.) ; 13° Carmen de Commodien (vers 250). On
y peut rattacher le Testament des douze patriarches, et le Pasteur d’Hermas. Les au-
tres apocalypses publiées par Tischendorf (Apocalypses apocryphæ, Leipzig, 1866)
sont des imitations plus modernes.
2
Voir une lettre d’Abd-el-Kader, sur la future fin de l’islam, Journal des Débats,
14 juillet 1860.
3
On a expliqué ci-dessus pourquoi Colosses et Hiérapolis ne figurent pas dans
le nombre.

263
L’ANTÉCHRIST

lecture en fût faite, comme c’était l’usage pour toutes les épîtres
apostoliques, aux fidèles assemblés1. Il y avait peut-être en cela une
imitation de Paul, qui aimait mieux agir par lettres que de près2. De
telles communications, en tout cas, n’étaient point rares, et c’était
toujours la venue du Seigneur qui en faisait l’objet. Des révélations
prétendues sur la proximité du dernier jour circulaient sous le nom
de divers apôtres, si bien que Paul se vit obligé de prémunir ses
Églises contre l’abus qu’on pouvait faire de son écriture pour ap-
puyer de telles fraudes3. L’ouvrage débutait par un titre qui expli-
quait son origine et sa haute portée :

RÉVÉLATION4 DE JÉSUS-CHRIST, DONT DIEU L’A FAVORISÉ POUR


MONTRER À SES SERVITEURS CE QUI DOIT ARRIVER BIENTÔT, ET
QUE CHRIST A TRANSMISE PAR LE MINISTÈRE D’
5
UN ANGE À SON
SERVITEUR JEAN, QUI SE PORTE, COMME TÉMOIN OCULAIRE, GA-
RANT DE LA PAROLE DE DIEU ET DE LA MANIFESTATION QU’ EN A
FAITE JÉSUS-CHRIST .
6

Heureux celui qui lira7, heureux ceux qui entendront les paroles
de cette prophétie et qui s’y conformeront ; car le temps est pro-
che !

JEAN
AUX SEPT ÉGLISES D’ ASIE. GRÂCE ET PAIX VOUS VIEN-
NENT DE LA PART DE CELUI QUI EST, QUI ÉTAIT, QUI SERA, ET DE LA
PART DES SEPT ESPRITS QUI SE TIENNENT DEVANT SON TRÔNE , ET
8

1
Apoc., I, 3.
2
II Cor., X, 10.
3
II, Tess., II, 2.
4
’A pok£lu y ij.
5
Comp. XIX, 9, 10 ; XII, 6.
6
On pourrait être tenté de traduire : « Qui a rendu témoignage à la parole de
Dieu et à la prédication de Jésus-Christ, dont il a été témoin oculaire. » Mais
Apoc., I, 19, 20 détournent d’attribuer ce sens à e•den.Comp. XX, 4.
7
Il s’agit ici de la lecture dans l’église par l’anagnoste.
8
Tobie, XII, 15 ; Apoc., VIII, 2.

264
L’ANTÉCHRIST

DE LA PART DE JÉSUS-CHRIST, LE TÉMOIN FIDÈLE, LE PREMIER-NÉ


DES MORTS , LE PRINCE DES ROIS DE LA TERRE, QUI NOUS AIME ET
1

NOUS A LAVÉS DE NOS PÉCHÉS DANS SON SANG, QUI NOUS A FAITS
ROIS ET PRÊTRES DE DIEU SON PÈRE, À QUI SONT LA GLOIRE ET LA
FORCE DANS TOUS LES SIÈCLES. AMEN.

Voilà qu’Il vient sur les nuées, et tout œil le verra, et ceux qui
l’ont percé2 le contempleront, et toutes les tribus de la terre se la-
menteront à sa vue. Oui amen. « Je suis l’alpha et l’oméga, dit le Sei-
gneur Dieu, celui qui est, qui était, qui sera, le Tout-Puissant. »
Moi Jean, votre frère et votre compagnon dans les persécutions,
dans la royauté et la ferme attente de Christ, je me trouvai en l’île
qu’on appelle Patmos à cause de la parole de Dieu et du témoignage
de Jésus3. Je tombai en extase un dimanche, et j’entendis derrière
moi une grande voix comme le son d’une trompette, qui disait :
« Ce que tu vas voir, écris-le dans un livre, et envoie-le aux sept
Églises, à Éphèse, à Smyrne, à Pergame, à Thyatires, à Sardes, à Phi-
ladelphie, à Laodicée. » Et je me retournai pour chercher la voix qui
me parlait, et, m’étant retourné, je vis sept chandeliers d’or, et au
milieu des chandeliers un être qui ressemblait à un Fils de
l’homme4, revêtu d’une robe longue5 et ceint à la hauteur de la ma-
melle6 d’une ceinture d’or. Sa tête et ses cheveux resplendissaient
comme une laine blanche, comme de la neige ; ses yeux étaient
comme la flamme ; ses pieds comme l’orichalque dans une four-
naise ardente ; sa voix semblait la voix des grandes eaux7 ; dans sa
1
C’est-à-dire le premier des morts qui soit ressuscité.
2
Allusion à Zacharie, XII, 10. Cf. Jean, XIX, 37.
3
Di¦ tÕn lÒgon toà qeoà ka ˆ ma rtu r…a n Ihsoà .Apoc., I, 9. Cf. I, 2 ; VI, 9 ;
XI, 7 ; XII, 11, 17 ; XIX, 10 ; XX, 4. Cette formule est malheureusement un peu
vague.
4
Désignation ordinaire du Messie dans les Apocalypses. Dan. VII, 13. Cf. Mat-
th., VIII, 20.
5
Comme le grand prêtre juif. Jos., Ant., III, VII, 4 ; XX, i, 1. Cf. Daniel, X, 5.
6
Jos., Ant., III, VII, 2, ka t¦ s tšrnon.
7
Tout ceci est imité de Daniel, X, 5 et suiv.

265
L’ANTÉCHRIST

droite étaient sept étoiles ; de sa bouche sortait un glaive aigu, à


deux tranchants, et son aspect était celui du soleil dans toute sa
force. Et quand je le vis, je tombai à ses pieds comme mort, et il
posa sa main droite sur moi, disant : « Ne crains pas ; je suis le pre-
mier et le dernier, le vivant ; j’ai été mort, et voilà que maintenant je
vis pour les siècles des siècles, et je tiens les clefs de la mort et de
l’enfer. Écris donc ce que tu as vu, ce qui est, ce qui sera. Le sens du
symbole des sept étoiles que tu as vues dans ma main et des sept
chandeliers d’or, le voici : les sept étoiles sont les anges des sept
Églises, et les chandeliers sont les sept Églises. »

Dans les conceptions juives, à demi gnostiques et cabalistes, qui


dominaient vers ce temps, chaque personne1 et même chaque être
moral, comme la mort, la douleur, a son ange gardien : il y avait
l’ange de la Perse, l’ange de la Grèce2, l’ange des eaux3, l’ange du
feu4, l’ange de l’abîme5. Il était donc naturel que chaque Église eût
aussi son représentant céleste. C’est à cette espèce de ferouer ou de
genius6 de chaque communauté que le Fils de l’homme adresse tour
à tour ses avertissements :

A l’ange de l’Église d’Éphèse :

1
Matth., XVIII, 10.
2
Daniel, X, 13, 20. Cf. Deuter., XXXII, 8 (Septante). Selon Schir hasschirim rabba,
vers la fin, aucun peuple n’est puni sans que son ange soit auparavant puni.
Comparez les yjtjp et les ™gr»goroi de Daniel, d’Hénoch, etc.
3
Apoc., XVI, 5.
4
Apoc., XIV, 18.
5
Apoc., IX, 11. Comp. les anges des vents, Apoc., VII, 4 ; Hénoch, ch ; XX ; l’ange
de la mer, Talm. de Bab., Baba bathra, 74 b ; l’ange de la pluie, Talm. de Bab.,
Taanith, 25 b ; l’ange de la grêle, Talm. de Bab., Pesachim, 118 a. Voir aussi Apoc.
d’Adam, dans le Journ. asiat., nov-déc. 1853, et surtout le Divan des Mendaïtes,
analysé dans le Dictionnaire des apocryphes de Migne, I, col. 283-285.
6
Comparez le « Génie des contributions indirectes. » Comptes rendus de l’Acad.,
1868, p. 109.

266
L’ANTÉCHRIST

Voici ce que dit celui qui tient les sept étoiles dans sa droite, qui
marche au milieu des sept chandeliers d’or :
Je sais tes œuvres, et la peine que tu te donnes, et ta patience et
que tu ne peux supporter les méchants. Et tu as mis à l’épreuve
ceux qui se disent apôtres et qui ne le sont pas1, et tu les as trouvés
menteurs, et tu as tout supporté pour mon nom, sans te fatiguer
jamais. Mais j’ai contre toi que tu t’es relâché de ton premier amour.
Souviens-toi d’où tu es tombé, et repens-toi, et reviens à tes premiè-
res œuvres. Sinon, je viens à toi, et je change ton chandelier de
place. Mais tu as en ta faveur que tu hais les œuvres des nicolaïtes2,
que moi aussi je hais.
Que celui qui a des oreilles écoute ce que l’Esprit dit aux sept
Églises ! Au vainqueur je permettrai de manger de l’arbre de vie, qui
est dans le paradis de Dieu.

A l’ange de l’Église de Smyrne :

Voici ce que dit le premier et le dernier, qui était mort et qui est
revenu à la vie :
Je connais tes souffrances et ta pauvreté (en réalité tu es riche), et
les injures que t’adressent ceux qui se disent juifs, et qui ne le sont
pas3, mais qui sont une synagogue de Satan4. Ne t’effraye pas de ce
que tu as à souffrir. Voilà que le diable va en jeter plusieurs d’entre
vous en prison, pour que vous soyez éprouvés et que vous ayez une
détresse de dix jours5. Sois fidèle jusqu’à la mort, et je te donnerai la
couronne de vie.

1
Allusion à saint Paul. Voir Saint Paul, p.303 et suiv., 367 et suiv.
2
Les partisans de saint Paul. Voir Saint Paul, endroits cités.
3
Les partisans de saint Paul, Voir Saint Paul, endroits cités.
4
Satan représente ici l’idolâtre. Les réunions religieuses des partisans de Paul
sont pour notre auteur des fêtes d’idolâtres, puisqu’on y mange des viandes
impures et sacrifiées aux idoles, comme dans les repas que font les païens après
leurs sacrifices.
5
Daniel, I, 14-15.

267
L’ANTÉCHRIST

Que celui qui a des oreilles écoute ce que l’Esprit dit aux Églises !
Le vainqueur n’aura rien à souffrir de la seconde mort1.

A l’ange de l’Église de Pergame :

Voici ce que dit celui qui tient le glaive aigu, à deux tranchants :
Je sais qu’où tu habites, là est le trône de Satan2. Et tu as gardé
mon nom, et tu n’as pas nié ma foi, même en ces jours où Antipas,
mon témoin fidèle3, a été tué parmi vous, à l’endroit où Satan ha-
bite4. Mais j’ai contre toi quelque chose ; c’est que tu as là des gens
qui tiennent la doctrine de Balaam, qui enseignait à Balac à jeter le
scandale devant les fils d’Israël, à manger des viandes immolées aux
idoles et à forniquer5. Ainsi font ceux des tiens qui professent la
doctrine des nicolaïtes. Repens-toi donc ; sinon, je viens à toi tout à
l’heure, et je combats contre eux avec le glaive de ma bouche.
Que celui qui a des oreilles écoute ce que l’Esprit dit aux Églises !
Au vainqueur je donnerai de la manne cachée6, et je lui remettrai
une tessère blanche, sur laquelle sera écrit un nom nouveau, que nul
ne connaîtra si ce n’est celui qui l’aura reçu7.

1
Tous les hommes meurent une fois ; mais les méchants mourront deux fois,
car, après la résurrection et le jugement, ils seront replongés dans le néant.
2
Allusion au culte d’Esculape à Pergame. Le serpent d’Esculape dut être pris
par les juifs pour un symbole tout particulier de Satan.
3
Martyr de Pergame, inconnu d’ailleurs.
4
Voir ci-dessus, p. 184.
5
Cf. Nombres, XXV, rapproché de XXIV. Nouvelle allusion aux partisans de
saint Paul. Voir les endroits cités.
6
Cf. Exode, XVI, 33, et Carmina sib., proœm., 87.
7
Dans les jugements, le caillou blanc était le signe de l’absolution ; dans les
tirages au sort, on écrivait aussi les noms sur les cailloux blancs. Les vainqueurs
aux jeux olympiques et aux autres jeux recevaient des tessères qui donnaient
droit à divers secours en nature ; enfin on distribuait dans les loteries des tessè-
res en échange desquelles on recevait certains objets (Suétone, Caïus, 18 ; Dion
Cassius, LXVI, 25). — Quant au nom nouveau, c’est le nom que l’élu portera
dans le royaume céleste.

268
L’ANTÉCHRIST

A l’ange de l’Église de Thyatires :

Voici ce que dit le fils de Dieu, celui qui a les yeux de flamme et
dont les pieds sont semblables à l’orichalque :
Je sais tes œuvres, et ton amour, et ta foi, et ton ministère de cha-
rité et ta patience, et que tes dernières œuvres l’emportent sur les
premières. Mais j’ai contre toi que tu laisses faire la femme Jézabel1,
qui se dit prophétesse, et qui dogmatise, et qui induit mes serviteurs
à forniquer et à manger des viandes sacrifiées aux idoles. Et je lui ai
donné le temps pour qu’elle se repente, et elle n’a pas voulu se re-
pentir de sa fornication. Voilà que je la jette au lit2, et les complices
de ses adultères, je les plonge dans une grande tribulation, s’ils ne se
repentent pas de leurs œuvres ; et ses enfants, je les tuerai de mort,
et toutes les Églises apprendront alors que je suis celui qui sonde les
reins et les cœurs ; et je rendrai à chacun selon ses œuvres. Quant à
vous autres de Thyatires, qui ne tenez pas cette doctrine et ne
connaissez pas « les profondeurs de Satan », comme ils disent3, je
ne veux pas vous imposer d’autre fardeau4.
Cependant, ce que vous avez, tenez-le bien, jusqu’à ce que je
vienne.
Celui qui vaincra et gardera mes œuvres jusqu’à la fin, je lui don-
nerai puissance sur les nations, et il les conduira avec une verge de

1
Le Sinaïticus omet s ou .Il s’agit ici de quelque femme influente de Thyatires,
disciple de Paul. V. Saint Paul, p. 146.
2
C’est-à-dire je la punis d’une maladie.
3
Cf. I Cor., II, 10.
4
Jean est de la plus grande sévérité sur les viandes immolées aux idoles et sur
la porne…a . Les païens convertis pouvaient conclure de là qu’il allait leur impo-
ser tout le fardeau des lois mosaïques. Jean les rassure : ceux qui repoussent la
porne…a et le fa ge‹n e„dwlÒqu ta , ceux qui en un mot s’en tiennent au
concordat de Actes, xv, n’ont rien à craindre.

269
L’ANTÉCHRIST

fer1 ; il les brisera comme des vases d’argile, ainsi que j’en ai moi-
même reçu le pouvoir de mon père, et je lui donnerai en propre
l’étoile du matin. Que celui qui a des oreilles écoute ce que l’Esprit
dit aux Églises !

A l’ange de l’Église de Sardes :

Voici ce que dit celui qui tient les sept esprits de Dieu et les sept
étoiles :
Je connais tes œuvres ; tu passes pour vivant, mais tu es mort.
Sois vigilant, et fortifie ce qui allait mourir ; car je n’ai pas trouvé tes
œuvres parfaites devant mon Dieu. Souviens-toi donc comment tu
reçus et entendis la parole, et garde-la, et repens-toi. Si tu ne veilles
pas, je viendrai comme un voleur2 et tu ne sauras pas à quelle heure
je viendrai. Tu as pourtant quelques personnes à Sardes qui n’ont
pas souillé leurs vêtements ; ceux-là marcheront avec moi en robe
blanche, car ils en sont dignes.
Le vainqueur sera ainsi vêtu de vêtements blancs, et je n’effacerai
pas son nom du livre de vie3, et je l’avouerai devant mon père et
devant ses anges. Que celui qui a des oreilles écoute ce que l’Esprit
dit aux Églises !

A l’ange de l’Église de Philadelphie :

Voici ce que dit le saint, le vrai, celui qui tient la clef de David,
qui ouvre et personne ne ferme, qui ferme et personne n’ouvre4 :
Je connais tes œuvres : j’ai ouvert devant toi une porte1, que per-
sonne ne pourra fermer ; bien que faible, tu as gardé ma parole, et

1
Allusion au passage Ps. II, 9, considéré comme messianique, et ponctué au-
trement qu’il ne l’est dans le texte hébreux. Ce passage préoccupe beaucoup
notre Voyant. Apoc., XII, 5 ; XIX, 15.
2
Comp. Matth., XXIV, 43 ; I Thess., V. 2.
3
Daniel, XII, 1 ; Hénoch, XXVII, 3.
4
Allusion à Isaïe, XXII, 22.

270
L’ANTÉCHRIST

tu n’as pas renié mon nom. Vois-tu ces gens de la synagogue de


Satan, qui se disent juifs et qui ne le sont pas, mais qui mentent ? Je
ferai qu’ils viennent et se prosternent devant tes pieds, et qu’ils sa-
chent que je t’aime2. Parce que tu as gardé ma parole d’attente, moi
aussi je te garderai de l’heure de l’épreuve qui doit venir sur tout le
monde, pour éprouver ceux qui habitent la terre. J’arrive bientôt ;
tiens bien ce que tu as, pour que personne ne prenne ta couronne.
Le vainqueur, je le ferai colonne dans le temple de mon Dieu, et
il n’en sortira plus, et j’écrirai sur cette colonne le nom de mon
Dieu3, et le nom de la ville de mon Dieu, la nouvelle Jérusalem, qui
descend du ciel d’auprès de mon Dieu, ainsi que mon nouveau
nom4. Que celui qui a des oreilles écoute ce que l’Esprit dit aux
Églises !

A l’ange de l’Église de Laodicée :

Voici ce que dit l’Amen5, le témoin fidèle et vrai, le principe de la


création de Dieu :
Je connais tes œuvres ; tu n’es ni froid ni chaud. Plût à Dieu que
tu fusses l’un ou l’autre ; mais, parce que tu es tiède, j’ai envie de te
vomir de ma bouche. Tu te dis à toi-même : « Je suis riche, je sura-
bonde et n’ai besoin de rien6, » et tu ne vois pas que tu es malheu-
reux et misérable, et pauvre, et aveugle, et nu. Je te conseille
d’acheter de moi l’or passé au feu7, pour que tu sois vraiment riche,
ainsi que des habits blancs pour te vêtir et pour cacher la honte de
ta nudité, et un collyre pour oindre tes yeux, afin que tu y voies

1
Pour la propagation de l’Évangile.
2
Nouvelle allusion aux disciples de Paul, qui seront obligés de venir demander
pardon aux judéo-chrétiens et de reconnaître que ceux-ci sont la vraie Église.
3
Le nom ineffable de Jéhovah.
4
Comp. Apoc., XIX, 12.
5
Le Christ, en qui tout est affirmé et vérifié. Cf. Isaïe, LXV, 16.
6
Allusion à la richesse de la ville. Tacite, Ann., XIV, 27.
7
Cf. Isaïe, LV. 1.

271
L’ANTÉCHRIST

clair. Je réprimande et je châtie ceux que j’aime ; du zèle donc, et


repens-toi.
Voilà que je me tiens à la porte et que je frappe ; si quelqu’un en-
tend ma voix et m’ouvre la porte, j’entre auprès de lui, et je mange
avec lui et lui avec moi. Au vainqueur je donnerai de s’asseoir avec
moi sur mon trône, de même que moi aussi j’ai vaincu et me suis
assis avec mon père sur son trône. Que celui qui a des oreilles
écoute ce que l’Esprit dit aux Églises !

Quel est ce Jean qui ose se faire l’interprète des mandats célestes,
qui parle aux Églises d’Asie avec tant d’autorité, qui se vante d’avoir
traversé les mêmes persécutions que ses lecteurs1 ? C’est ou l’apôtre
Jean, ou un homonyme de l’apôtre Jean, ou quelqu’un qui a voulu
se faire passer pour l’apôtre Jean. Il est bien peu admissible qu’en
l’an 69, du vivant de l’apôtre Jean ou peu après sa mort, quelqu’un
ait usurpé son nom sans son consentement pour des conseils et des
réprimandes aussi intimes. Parmi les homonymes de l’apôtre, aucun
n’aurait non plus osé prendre un tel rôle. Le Presbyteros Johannes, le
seul qu’on allègue, s’il a jamais existé, était, à ce qu’il semble, d’une
génération postérieure2. Sans nier les doutes qui restent sur presque
toutes ces questions d’authenticité d’écrits apostoliques, vu le peu
de scrupule qu’on se faisait d’attribuer à des apôtres et à de saints
personnages les révélations auxquelles on voulait donner de
l’autorité3, nous regardons comme probable que l’Apocalypse est
l’ouvrage de l’apôtre Jean, ou du moins qu’elle fut acceptée par lui
et adressée aux Églises d’Asie sous son patronage4. La forte impres-
sion des massacres de l’an 64, le sentiment des dangers que l’auteur

1
Apoc., I, 9. Cf. I, 2, passage dont le sens est équivoque.
2
Papias, dans Eus., H. E., III, 39.
3
II Thess., II, 2 ; Apoc., XXII, 18-19. Comparez les livres de Daniel, d’Hénoch,
en observant toutefois que, pour ces sortes de livres, l’auteur prétendu est sé-
paré de l’auteur réel par des siècles, tandis que, dans le cas de l’Apocalypse,
l’auteur réel et l’auteur prétendu auraient été contemporains.
4
Voir l’introduction, en tête de ce volume.

272
L’ANTÉCHRIST

a courus, l’horreur de Rome, nous semblent bien convenir à


l’apôtre qui, selon notre hypothèse, avait été à Rome et pouvait dire,
en parlant de ces tragiques événements : Quorum pars magna fui1. Le
sang l’étouffe, injecte ses yeux, l’empêche de voir la nature. L’image
des monstruosités du règne de Néron l’obsède comme une idée
fixe. — Mais des objections graves rendent ici la tâche du critique
bien délicate. Le goût du mystère et de l’apocryphe qu’avaient les
premières générations chrétiennes a couvert d’une impénétrable
obscurité toutes les questions d’histoire littéraire relatives au Nou-
veau Testament. Heureusement, l’âme éclate en ces écrits anonymes
ou pseudonymes par des accents qui ne sauraient mentir. La part de
chacun est, dans les mouvements populaires, impossible à discer-
ner ; c’est le sentiment de tous qui constitue le véritable génie créa-
teur.
Pourquoi l’auteur de l’Apocalypse, quel qu’il soit, a-t-il choisi Pat-
mos pour le lieu de sa vision ? C’est ce qu’il est difficile de dire2.
Patmos ou Patnos3 est une petite île de près de quatre lieues de
long, mais fort étroite4. Elle fut dans l’antiquité grecque florissante
et très peuplée5. A l’époque romaine, elle garda toute l’importance

1
Comparez la position d’Élie Marion en Angleterre après les massacres des
Cévennes.
2
On n’a pu trouver dans ce choix aucune signification symbolique.
3
D’où la forme populaire Patino.
4
Voir L. Ross, Reisen auf griechischen Inseln des œgœischen Meeres, t. II, 1843; Tis-
chendorf, Reise in den Orient, 1846 II, 258-265 ; le même, Terre sainte (traduct.
française, 1868), p. 278-284 ; V. Guérin, Description de l’île de Patmos, Paris, 1856 ;
Stanley, Sermons in the East, Londres, 1863, p. 225 et suiv. ; Petit de Julleville,
dans la Revue des cours littéraires, 2 mars 1867. L’île a aujourd’hui environ quatre
mille habitants. Elle se compose de trois massifs re1ié par des isthmes étroits.
Les altitudes des sommets sont d’un peu moins de trois cents mètres.
5
Les mentions de Patmos dans l’antiquité sont rares : Strabon, X, V, 13 ; Pline,
IV, 23, et, par conjecture du scoliaste, Thucydide, III, 33. Mais les inscriptions
sont instructives : Corpus inscr. gr., nos 2261, 2262 ; Ross, Inscr. grœcœ ineditœ, fas-
cic. II, nos 189 et 190 ; Guérin, op. cit., p. 85 et 86, sans parler de deux (p. 9 et
86) effacées. La ville antique, dont l’acropole, en partie cyclopéenne, en partie
hellénique, existe encore, était au port actuel (la Scala). La principale légende de

273
L’ANTÉCHRIST

que comportait sa petitesse, grâce à son excellent port, formé au


centre de l’île par l’isthme qui joint le massif rocheux du nord au
massif du sud. Patmos était, selon les habitudes du cabotage d’alors,
la première ou la dernière station pour le voyageur qui allait
d’Éphèse à Rome ou de Rome à Éphèse. On a tort de la représen-
ter comme un écueil, comme un désert. Patmos fut et redeviendra
peut-être une des stations maritimes les plus importantes de
l’Archipel ; car elle est à l’embranchement de plusieurs lignes. Si
l’Asie renaissait, Patmos serait pour elle quelque chose d’analogue à
ce qu’est Syra pour la Grèce moderne, à ce qu’étaient dans
l’antiquité Délos et Rhénée parmi les Cyclades, une sorte d’entrepôt
en vue de la marine marchande, un point de correspondance utile
aux voyageurs.
C’est là probablement ce qui valut à cette petite île le choix d’où
est plus tard résultée pour elle une si haute célébrité chrétienne, soit
que l’apôtre ait dû s’y retirer pour fuir quelque mesure persécutrice
des autorités d’Éphèse1 ; soit que, revenant d’un voyage à Rome2, et

la ville grecque était celle d’un temple élevé par Oreste à l’Artémis de Scythie
(inscription no 190 de Ross). Ce temple était probablement sur l’emplacement
du monastère élevé par saint Christodule au xie siècle. L’île renferme de nom-
breux restes anciens, dont quelques-uns d’époque reculée (Guérin, p. 9-15, 85-
93 ; Boss, Reise, p 138). Elle parait avoir eu autrefois plus d’arbres et plus d’eau
qu’aujourd’hui. M. Guérie évalue la population de la ville hellénique à douze ou
treize mille habitants. L’île avait en outre plusieurs villages, dont le même voya-
geur évalue la population à trois ou quatre mille âmes.
1
Apoc., I, 9, en comparant VI, 9 ; XX, 4. L’idée d’un exil proprement dit (Tertul-
lien, Prœscr., 36) doit être écartée. Nous connaissons les îles qui servaient de lieu
de déportation, Gyaros, Pandatarie, Pontia, Planasie. Patmos n’a jamais été de
ce nombre. Les îles de déportation étaient choisies exprès parce qu’elles
n’avaient ni port ni ville ; or Patmos a de très bons mouillages (Guérin, p. 90-
91, 94) et possédait une ville assez considérable. Gyare, par exemple, ne res-
semble en rien à Patmos. La tradition ecclésiastique sur le bannissement de
Jean à Patmos par Domitien renferme un anachronisme. — L’idée de solitude
n’a non plus rien à faire ici. L’île était fort peuplée.
2
L’entrée du port de Patmos est facile aux navires qui viennent de Rome et
difficile à ceux qui viennent d’Éphèse. J’en fis l’expérience ; après un jour
d’efforts, notre barque dut renoncer à franchir la passe.

274
L’ANTÉCHRIST

la veille de revoir ses fidèles, il ait préparé, dans quelqu’une des cau-
ponœ qui devaient border le port1, le manifeste dont il voulait se faire
précéder en Asie2 ; soit que, prenant une sorte de recul pour frapper
un grand coup, et jugeant que le lieu de la vision ne pouvait être
placé à Éphèse même, il ait choisi l’île de l’Archipel qui, éloignée
d’environ une journée, était reliée à la métropole d’Asie par une na-
vigation quotidienne3 ; soit qu’il eût gardé le souvenir de la dernière
escale du voyage plein d’émotions qu’il fit en 64 ; soit enfin qu’un
simple accident de mer l’ait forcé de relâcher plusieurs jours dans ce
petit port4. Ces navigations de l’Archipel sont pleines de hasard ; les
traversées de l’Océan n’en peuvent donner aucune idée ; car dans
nos mers règnent des vents constants qui vous secondent, même
quand ils sont contraires. Là, ce sont tour à tour des calmes plats,
et, quand on s’engage dans les canaux étroits, des vents obstinés.
On n’est nullement maître de soi ; on touche où l’on peut et non où
l’on veut.

1
La grotte est une invention du moyen âge. A peine est-il nécessaire de faire
remarquer que Apoc., I, 9-10, n’implique pas que l’Apocalypse ait été écrite à
Patmos ; la nuance de egenÒmhn indique plutôt le contraire. Telle fut, du reste,
la défiance que l’Église grecque eut longtemps à l’égard de l’Apocalypse, que le
faux Prochore (IVe siècle), racontant avec prolixité le séjour de Jean à Patmos,
ne dit pas un mot de l’Apocalypse, et ne conduit Jean dans cette île que pour y
écrire l’Évangile (manuscrit de Patmos, analysé par Guérin, op. cit., p. 27 et
suiv., 34, 39 et suiv., 44 ; ce texte paraît le plus conforme au texte primitif ;
comparez les éditions de Michel Neander, à la suite de Catechesis M. Lutheri par-
va, græcolatina, Bâle, Oporin, 1567, in-12, p. 526-663 ; de Grynæus, Monum. PP.
orthodoxograph., I, p. 85 et suiv. ; de Birch, Auctarium Cod. apocr. N. T., p. 262-
307, et la trad. latine dans Bibl. max. Patr., II, 46 et suiv.). Il ne semble pas
qu’avant saint Christodule, l’île ait été l’objet d’une vénération spéciale.
2
Ce ne pouvait être son premier voyage à Éphèse ; car les rapports de l’auteur
de l’Apocalypse avec les Églises d’Asie obligent de supposer qu’il avait antérieu-
rement résidé dans ce pays.
3
On peut aller aujourd’hui de Scala-Nova à Patmos en six heures, avec les
moyens de navigation du pays, qui diffèrent peu de ceux des anciens.
4
C’est bien la nuance de ™genÒmhn, équivalent de jvjje dans Apoc., I, 9.

275
L’ANTÉCHRIST

Des hommes aussi ardents que ces âpres et fanatiques descen-


dants des vieux prophètes d’Israël portaient leur imagination par-
tout où ils se trouvaient, et cette imagination était si uniquement
renfermée dans le cercle de l’ancienne poésie hébraïque, que la na-
ture qui les entourait n’existait pas pour eux. Patmos ressemble à
toutes les îles de l’Archipel : mer d’azur, air limpide, ciel serein, ro-
chers aux sommets dentelés, à peine revêtus par moments d’un lé-
ger duvet de verdure. L’aspect est nu et stérile ; mais les formes et la
couleur du roc, le bleu vif de la mer, sillonnée de beaux oiseaux
blancs, opposé aux teintes rougeâtres des rochers, sont quelque
chose d’admirable. Ces myriades d’îles et d’îlots, aux formes les plus
variées, qui émergent comme des pyramides ou comme des bou-
cliers sur les flots, et dansent une ronde éternelle autour de
l’horizon, semblent le monde féerique d’un cycle de dieux marins et
d’Océanides, menant une brillante vie d’amour, de jeunesse et de
mélancolie, en des grottes d’un vert glauque, sur des rivages sans
mystère, tour à tour gracieux et terribles, lumineux et sombres. Ca-
lypso et les Sirènes, les Tritons et les Néréides, les charmes dange-
reux de la mer, ses caresses à la fois voluptueuses et sinistres, toutes
ces fines sensations qui ont leur inimitable expression dans l’Odyssée,
échappèrent au ténébreux visionnaire. Deux ou trois particularités,
telles que la grande préoccupation de la mer1, l’image « d’une mon-
tagne brûlant au milieu de la mer2 », qui semble empruntée à Thé-
ra3, ont seules quelque cachet local4. D’une petite île, faite pour ser-
vir de fond de tableau au délicieux roman de Daphnis et Chloé, ou à
des scènes de bergerie comme celles de Théocrite et de Moschus, il
fit un volcan noir, gorgé de cendre et de feu. Il avait dû, cependant,

1
Voir, en particulier, Apoc., XXI, 1.
2
Apoc., VIII, 8.
3
Santorin. Cette île était alors dans une période de crise. Voir Sénèque, Quœst.
nat., II, 26 ; VI, 21. Il paraît que, même quand elle dort, elle a tout à fait l’aspect
d’une montagne à demi brûlée. V. Stanley, Sermons, p. 230, note 8.
4
Le mont Kynops, à Patmos, offre quelques phénomènes volcaniques, mais
sans grandeur. Guérin, op. cit., p. 88-97.

276
L’ANTÉCHRIST

goûter plus d’une fois sur ces flots le silence plein de sérénité des
nuits, où l’on n’entend que le gémissement de l’alcyon et le soufflet
sourd du dauphin. Des jours entiers, il fut en face du mont Mycale,
sans songer à la victoire des Hellènes sur les Perses1, la plus belle
qui ait jamais été remportée après Marathon et les Thermopyles. A
ce point central de toutes les grandes créations grecques, à quelques
lieues de Samos, de Cos, de Milet, d’Éphèse, il rêva d’autre chose
que du prodigieux génie de Pythagore, d’Hippocrate, de Thalès,
d’Héraclite ; les glorieux souvenirs de la Grèce n’existèrent pas pour
lui. Le poème de Patmos aurait dû être quelque Héro et Léandre, ou
bien une pastorale à la façon de Longus, racontant les jeux de beaux
enfants sur le seuil de l’amour. Le sombre enthousiaste, jeté par ha-
sard sur ces rives ioniennes, ne sortit pas de ses souvenirs bibliques.
La nature pour lui, ce fut le chariot vivant d’Ézéchiel, le mons-
trueux chérub, le difforme taureau de Ninive, une zoologie baroque,
mettant la statuaire et la peinture au défi. Ce défaut étrange qu’a
l’œil des Orientaux d’altérer les images des choses, défaut qui fait
que toutes les représentations figurées sorties de leurs mains parais-
sent fantastiques et dénuées d’esprit de vie, fut chez lui à son com-
ble. La maladie qu’il portait dans ses viscères teignait tout de ses
couleurs. Il vit avec les yeux d’Ézéchiel, de l’auteur du livre de Da-
niel ; ou plutôt il ne vit que lui-même, ses passions, ses espérances,
ses colères. Une vague et sèche mythologie, déjà cabaliste et gnosti-
que, toute fondée sur la transformation des idées abstraites en hy-
postases divines, le mit en dehors des conditions plastiques de l’art.
Jamais on ne s’isola davantage du milieu environnant ; jamais on ne
renia plus ouvertement le monde sensible pour substituer aux
harmonies de la réalité la chimère contradictoire d’une terre
nouvelle et d’un ciel nouveau.

1
Un rideau d’îles intercepte presque de Patmos la vue du continent ; on voit
cependant le mont Mycale, Milet et Priène.

277
CHAPITRE XVI.

L’APOCALYPSE

Après l’envoi aux sept Églises, le cours de la vision se déroule1.


Une porte s’ouvre dans le ciel ; le Voyant est ravi en esprit, et, par
cette ouverture, son regard pénètre jusqu’au fond de la cour céleste.
Tout le ciel de la cabale juive se révèle à lui. Un seul trône existe, et
sur ce trône, qu’entoure l’arc-en-ciel, est assis Dieu lui-même, sem-
blable à un rubis colossal dardant ses feux2. Autour du trône sont
vingt-quatre sièges secondaires, sur lesquels sont assis vingt-quatre
vieillards, vêtus de blanc, portant sur leur tête des couronnes d’or.
C’est l’humanité représentée par un sénat d’élite, qui forme la cour
permanente de l’Éternel3. Au-devant, brûlent sept lampes, qui sont
les sept esprits de Dieu (les sept dons de la sagesse divine)4. Alen-
tour sont quatre monstres, formés de traits empruntés aux chérubs
d’Ézéchiel et aux séraphes d’Isaïe5. Ils ont, le premier la forme d’un
lion, le deuxième la forme d’un veau, le troisième la forme d’un
homme, le quatrième la forme d’un aigle aux ailes ouvertes. Ces
quatre monstres figurent déjà dans Ézéchiel les attributs de la Divi-
nité : « sa gesse, puissance, omniscience et création ». Ils ont six ai-
les et sont couverts d’yeux sur tout le corps6. Les anges, créatures
inférieures aux grandes personnifications surnaturelles dont il vient

1
Apoc., c. iv.
2
Tous les traits de la description de la majesté divine sont empruntés à Ézé-
chiel, I et X. Comp. Dan., VII, 9 et suiv.
3
Le chiffre 24 est emprunté aux classes de prêtres qui desservaient le sanc-
tuaire. I Chron., XXVI. Comp. Isaïe, XXIV, 23. Ps., LXXXIX, 8 ; Tanhuma, sec-
tions schemini et kedoschim.
4
Cf. Isaïe, XI, 2.
5
Ézech., I ; Isaïe, VI.
6
Ézech., I, 18 ; X, 12.
L’ANTÉCHRIST

d’être parlé1, sortes de domestiques ailés, entourent le trône par mil-


liers de milliers et myriades de myriades2. Un éternel roulement de
tonnerre sort du trône. Au premier plan, s’étend une immense sur-
face azurée semblable du cristal (le firmament)3. Une sorte de litur-
gie divine se poursuit sans fin. Les quatre monstres, organes de la
vie universelle (la nature), ne dorment jamais et chantent nuit et
jour le trisagion céleste : Saint, saint, saint est le Seigneur Dieu tout-
puissant, qui était, qui est et qui sera4. » Les vingt-quatre vieillards
(l’humanité) s’unissent à ce cantique, en se prosternant et en met-
tant leurs couronnes au pied du trône où réside le Créateur.
Christ n’a pas figuré jusqu’ici dans la cour céleste. Le Voyant va
nous faire assister à la cérémonie de son intronisation5. A droite de
celui qui est assis sur le trône, se voit un livre, en forme de rouleau,
écrit des deux côtés6, fermé de sept sceaux. C’est le livre des secrets
divins, la grande révélation. Personne ni au ciel ni sur la terre n’est
trouvé digne de l’ouvrir, ni même de le regarder. Jean alors se met à
pleurer ; l’avenir, la seule consolation du chrétien, ne lui sera donc
point révélé ! Un des vieillards l’encourage. En effet, celui qui doit
ouvrir le livre est bientôt trouvé ; on devine sans peine que c’est
Jésus. Au centre même de la grande assemblée céleste, au pied du
trône, au milieu des animaux et des vieillards, sur l’aire cristalline,
apparaît un agneau égorgé. C’était l’image favorite sous laquelle
l’imagination chrétienne aimait à se figurer Jésus : un agneau tué,
devenu victime pascale, toujours avec Dieu7. Il a sept cornes8 et
sept yeux, symboles des sept esprits de Dieu, dont Jésus a reçu la

1
Comp. Hébr., I, 4 et suiv., 14.
2
Apoc., v, 11 ; VII, 11. Comp. Dan.,10 ; Ps. LXVIII, 18.
3
Exode, XXIV, 10 ; Ézéchiel, I, 22 et suiv.
4
Cf. Isaïe, VI, 3.
5
Apoc., c. v.
6
Cf. Ézéchiel, II, 10.
7
Jean, I, 29, 36 ; I Petri, i, 19 ; Act., Comp. Jérémie, XI, 19 ; Isaïe, LIII, 7.
8
Cf. Daniel, VII, 20 et suiv. La corne, dans la vieille poésie hébraïque, est tou-
jours le symbole de la force.

279
L’ANTÉCHRIST

plénitude, et qui vont se répandre par lui sur toute la terre.


L’Agneau se lève, va droit au trône de l’Éternel, prend le livre. Une
immense émotion remplit alors le ciel ; les quatre animaux, les
vingt-quatre vieillards tombent à genoux devant l’Agneau ; ils tien-
nent à la main des cithares et des coupes d’or pleines d’encens (les
prières des saints1), et chantent un cantique nouveau : « Toi, tu es
digne de prendre le livre et d’en ouvrir les sceaux ; car tu as été
égorgé, et avec ton sang tu as gagné à Dieu une troupe d’élus de
toute tribu, de toute langue, de tout peuple, de toute race2, et tu as
fait d’eux un royaume de prêtres, et ils régneront sur la terre3. » Les
myriades d’anges se joignent à ce cantique, et décernent à l’Agneau
les sept grandes prérogatives (puissance, richesse, sagesse, force,
honneur, gloire et bénédiction4). Toutes les créatures qui sont dans
le ciel, sur la terre, sous la terre, dans la mer, s’associent à la céré-
monie céleste, et s’écrient : « A celui qui est assis sur le trône et à
l’Agneau soient la bénédiction, et l’honneur, et la gloire, et la force,
dans tous les siècles des siècles. » Les quatre animaux, représentant
la nature, de leur voix profonde disent amen ; les vieillards tombent
et adorent.
Voilà Jésus introduit au plus haut degré de la hiérarchie céleste.
Non seulement les anges5, mais encore les vingt-quatre vieillards et
les quatre animaux, qui sont supérieurs aux anges, se sont proster-
nés devant lui. Il a monté les marches du trône de Dieu, a pris le
livre placé à la droite de Dieu, que personne ne pouvait même re-
garder. Il va ouvrir les sept sceaux du livre ; le grand drame com-
mence6.

1
Comp. Apoc., VIII, 3 et suiv. ; Ps. CXLI, 2 ; Ézéch., VIII, 11 ; Tobie, XII, 12 ;
Luc, I, 10.
2
La découverte du manuscrit Sinaïticus a confirmé la leçon de l’Alexandrinus, et
prouvé que ¹m©j du texte reçu est une correction.
3
Le Sinaïticus a ba s ileÚs ou s in.
4
Cf. VII, 12.
5
Comparez l’Épître aux Hébreux, ci-dessus.
6
Apoc., c. VI.

280
L’ANTÉCHRIST

Le début est brillant. Selon une conception historique des plus


justes, l’auteur place l’origine de l’agitation messianique au moment
où Rome étend son empire à la Judée1. A l’ouverture du premier
sceau, un cheval blanc2 s’élance ; le cavalier qui le monte tient un
arc la main ; une couronne ceint sa tête ; il remporte partout la vic-
toire. C’est l’Empire romain, auquel, jusqu’à l’époque du Voyant,
rien n’avait pu résister. Mais ce prologue triomphal est de courte
durée ; les signes avant-coureurs de l’apparition brillante du Messie
seront des fléaux inouïs, et c’est par les plus effrayantes images que
se continue la tragédie céleste3. Nous sommes au commencement
de ce qu’on appelait « la période des douleurs du Messie4 ». Chaque
sceau qui s’ouvre désormais amène sur l’humanité quelque horrible
malheur.
A l’ouverture du deuxième sceau, un cheval roux s’élance. A celui
qui le monte il est donné d’enlever la paix de la terre et de faire que
les hommes s’égorgent les uns les autres ; on lui met en main une
grande épée. C’est la Guerre. Depuis la révolte de Judée et surtout
depuis le soulèvement de Vindex, le monde n’était, en effet, qu’un
champ de carnage, et l’homme pacifique ne savait où fuir.
A l’ouverture du troisième sceau, bondit un cheval noir ; le cava-
lier tient une balance. Du milieu des quatre animaux, la voix qui
tarife au ciel le prix des denrées pour les pauvres mortels dit au ca-
valier : « Un chœnix de froment, un denier5 ; trois chœnix d’orge,
un denier ; l’huile et le vin, n’y touche pas6. » C’est la Famine1. Sans

1
Comp. l’Assomption de Moïse, dans Hilgenfeld, Nov. Test. Extra can., I, p. 113-114.
2
Le cheval blanc est symbole de la victoire et du triomphe. Iliade, X, 437 ; Plu-
tarque, Camille, 7 ; Virg., Æneid., III, 538, et Servius sur ce vers.
3
Comp. Zacharie, I, 7-17, et VI, 1-8 ; Jérémie, XXI, 9 ; XXXII, 36 ; IV d’Esdras,
V, 6 et suiv. ; VI, 22 et suiv., IX, 3 (Vulg.).
4
’A rc¾ ç d…nwn.Matth., XXIV, 8 ; Marc, XIII, 9.
5
Le chœnix de blé était la ration journalière d’un homme. Thes. de H. Etienne,
au mot co‹nix.Le denier était le salaire d’un journalier. Matth., XX, 2 ; Tacite,
Annales, I, 17. Le prix ordinaire du chœnix de froment était bien moins élevé.
Cic., In Verrem, III, 81.
6
Comp. Suétone, Domitien, 7.

281
L’ANTÉCHRIST

parler de la grande disette qui eut lieu sous Claude, la cherté en l’an
68 fut extrême.
A l’ouverture du quatrième sceau, s’élance un cheval jaune. Son
cavalier s’appelait la Mort ; le Scheol le suivait, et il lui fut donné
puissance de tuer le quart de la terre par le glaive, par la faim, par la
peste et par les bêtes féroces.
Tels sont les grands fléaux2 qui annoncent la prochaine venue du
Messie. La justice voudrait que sur-le-champ la colère divine
s’allumât contre la terre. En effet, à l’ouverture du cinquième sceau,
le Voyant est témoin d’un touchant spectacle. Il reconnaît sous
l’autel les âmes de ceux qui ont été égorgés pour leur foi et pour le
témoignage qu’ils ont rendu à Christ (sûrement les victimes de l’an
64). Ces saintes âmes crient vers Dieu3, et lui disent : « Jusques à
quand, Seigneur, toi le saint, le véridique, ne feras-tu point justice, et
ne redemanderas-tu point notre sang à ceux qui demeurent sur la
terre ? » Mais les temps ne sont pas encore venus ; le nombre des
martyrs qui amènera le débordement de colère n’est pas atteint. On
donne à chacune des victimes qui sont sous l’autel une robe blan-
che, gage de la justification et du triomphe futurs, et on leur dit de
patienter un peu, jusqu’à ce que leurs co-serviteurs et confrères, qui
doivent être tués comme eux, aient rendu témoignage à leur tour.
Après ce bel intermède, nous rentrons, non plus dans la période
des fléaux précurseurs, mais au milieu des phénomènes du dernier
jugement. A l’ouverture du sixième sceau4 a lieu un grand tremble-

1
Matthieu, XXIV, 7 ; Marc, XIII, 7.
2
Comp. Ézéch., XIV, 21 ; Matth., XXIV, 6-8 ; Marc, XIII, 8-9. Dans les Évangi-
les, loimÒj paraît, comme dans l’Apocalypse, rejeté au second plan.
3
Des imaginations analogues avaient cours, même en dehors du cercle chré-
tien. Dion Cassius, LXIII, 28 : a ƒ tî n pefoneu mšnwn Øp’a Ùtoà y uca ….
Apoc., VI, 9 : t¦ y uc¦j tî n ™sf a gmšvwn.
4
Toute la description de la catastrophe finale est composée de traits empruntés
à Isaïe, II, 10, 19 ; XXXIV, 4 ; l ; 3 ; LXIII, 4 ; Ézéchiel, XXXII, 7-8 ; Joël, III, 4 ;
Osée, X, 8 ; Nahum, I, 6 ; Malachie, III, 2. Les anciens prophètes croyaient que
le jugement de Dieu, même s’exerçant sur un peuple isolé, était accompagné de

282
L’ANTÉCHRIST

ment de l’univers1. Le ciel devient noir comme un sac de crin, la


lune prend une couleur de sang, les étoiles tombent du ciel sur la
terre, comme les fruits d’un figuier agité par le vent ; le ciel se retire
comme un livre qu’on roule2 ; les montagnes, les îles sont jetées
hors de leur place. Les rois et les grands de la terre, les tribuns mili-
taires et les riches et les forts, les esclaves et les hommes libres se
cachent dans les cavernes et parmi les rochers, disant aux monta-
gnes : « Tombez sur nous, et sauvez-nous du regard de celui qui est
assis sur le trône et de la colère de l’Agneau. »
La grande exécution va donc s’accomplir3. Les quatre anges des
vents4 se placent aux quatre angles de la terre ; ils n’ont qu’à lâcher
la bride aux éléments qui leur sont confiés pour que ceux-ci, suivant
leur furie naturelle, bouleversent le monde. Tout pouvoir est donné
à ces quatre exécuteurs ; ils sont à leur poste ; mais l’idée fondamen-
tale du poème est de montrer le grand jugement sans cesse ajourné,
au moment où il semblait qu’il dût avoir lieu. Un ange, portant en
main le sceau de Dieu (sceau qui a pour légende, comme tous les
sceaux de rois, le nom de celui à qui il appartient, eyejl5), s’élève de
l’Orient. Il crie aux quatre anges des vents destructeurs de retenir
quelque temps encore les forces dont ils disposent, jusqu’à ce que
les élus qui vivent actuellement aient été marqués au front de
l’estampille qui, comme cela eut lieu pour le sang de l’agneau pascal
en Égypte6, les préservera des fléaux. L’ange imprime alors le cachet
divin sur cent quarante-quatre mille personnes, appartenant aux
douze tribus d’Israël. Cela ne veut pas dire que ces cent quarante-

phénomènes naturels (Joël, I, 15 ; II, 1 et suiv.). Comp. Matth., XXIV, 7, 29 ;


Marc, XIII, 8, 24 ; Luc, XXI, 11, 25-26 ; XXIII, 30.
1
Matth., XXIV, 7 ; Marc, XIII, 8 ; Luc, XXI, 1.
2
Isaïe, XXXIV, 4.
3
Apoc., c. VII.
4
Cf. Zacharie, VI, 5 ; Hénoch, ch. XVIII.
5
Comp. Is., XLIV, 5 ; Apoc., XIV, 1. Tous les sceaux sémitiques présentent le
nom du possesseur du sceau précédé de l. Cf. Hérodote, II, CXIII, 2 ; Ézéchiel,
IX, 4. L’usage était de marquer les esclaves du nom de leur maître.
6
Exode, XII, 13.

283
L’ANTÉCHRIST

quatre mille élus sont uniquement des juifs1. Israël est ici certaine-
ment le vrai Israël spirituel, l’« Israël de Dieu », comme dit saint
Paul2, la famille élue embrassant tous ceux qui se sont rattachés à la
race d’Abraham, par la foi en Jésus et par la pratique des rites essen-
tiels. Mais il y a une catégorie de fidèles qui est déjà introduite dans
le séjour de la paix ; ce sont ceux qui ont souffert la mort pour Jé-
sus. Le prophète les voit sous la figure d’une foule innombrable
d’hommes de toute race, de toute tribu, de tout peuple, de toute
langue, se tenant devant le Trône3 et devant l’Agneau, vêtus de ro-
bes blanches, portant des palmes à la main, et chantant à la gloire de
Dieu et de l’Agneau. Un des vieillards lui explique ce que c’est que
cette foule : « Ce sont des gens qui viennent d’une grande persécu-
tion4, et ils ont lavé leur robe dans le sang de l’Agneau5. Voilà pour-
quoi ils sont devant le trône de Dieu, et ils l’adorent nuit et jour
dans son temple, et celui qui est assis sur le trône habitera éternel-
lement sur eux6. Ils n’auront plus faim, ils n’auront plus soif, ils ne
souffriront plus de la chaleur. L’Agneau les fera paître et les condui-

1
L’opposition des cent quarante-quatre mille ™sf ra gismšnoi des douze tri-
bus et de l’Ôcloj polÚj du verset 9 porterait à le croire. Mais l’Ôcloj polÚj
est composé de martyrs (comp. VII, 9, 14), non de païens convertis. Les cent
quarante-quatre mille élus paraissent au chapitre XIV comme choisis pour leur
vertu dans la terre entière (oƒ ºgora smšnoi ¢pÕ tÁj gÁj ) Comp., en outre,
Apoc., V, 9. La distinction des païens convertis et des judéo-chrétiens n’existe
pas pour l’auteur de l’Apocalypse. Les païens qui n’ont pas préalablement adopté
les règles du judaïsme sont ces disciples de Balaam pour lesquels il se montre si
sévère (ch. II et III). Tout chrétien fait pour lui partie d’Israël et a sa capitale spiri-
tuelle à Jérusalem (XVIII, 4 ; XX, 9 ; XXI, 2, 12 ; comp. Matth., XIX, 28 ; Jac., I, 1).
Les gentils viennent simplement, comme de bons étrangers soumis et conquis,
rendre leurs hommages à Dieu dans Sion (XV, 3-4).
2
Gal., VI, 16.
3
L’auteur évite de nommer l’être ineffable. Les juifs plus ou moins cabalistes
se servent aussi pour désigner Dieu d’expressions comme « le Nom », « le
Trône », « le Ciel ».
4
Ql…y ewj meg£lhj, mot ordinaire pour exprimer la catastrophe de l’an 64.
5
C’est-à-dire ils les ont teintes de sang par le martyre.
6
Lévitique, XXVI, 11 ; Isaïe, IV, 5-6 ; Ézéch., XXXVII, 27 ; Apoc., XXI, 3.

284
L’ANTÉCHRIST

ra aux sources de la vie, et Dieu lui-même essuiera toute larme de


leurs yeux1. »
Le septième sceau s’ouvre2. On s’attend au grand spectacle de la
consommation des temps3. Mais, dans le poème comme dans la
réalité, cette catastrophe fuit toujours ; on s’y croit arrivé, il n’en est
rien. Au lieu du dénouement final, qui devrait être l’effet de
l’ouverture du septième sceau, il se fait dans le ciel un silence d’une
demi-heure, indiquant que le premier acte du mystère est terminé, et
qu’un autre va commencer4.
Après le silence sacramentel, les sept archanges qui sont devant
le trône de Dieu, et dont il n’a pas été question jusqu’ici5, entrent en
scène. On leur donne sept trompettes, dont chacune va servir de
signal à d’autres pronostics6. L’imagination sombre de Jean n’était
pas satisfaite ; cette fois, c’est aux plaies d’Égypte que sa colère
contre le monde profane va demander des types de châtiments. Des
phénomènes naturels arrivés vers l’an 68, et dont se préoccupait
l’opinion populaire, lui offraient d’apparentes justifications pour de
tels rapprochements.
Avant toutefois que le jeu des sept trompettes commence, a lieu
une scène muette d’un grand effet. Un ange s’avance vers l’autel
d’or qui est en face du Trône, portant à la main un encensoir d’or.

1
Isaïe, XXV, 8 ; XLIX, 10.
2
Apoc., c. VIII.
3
Comparez la suspension analogue qui a lieu après l’ouverture du cinquième et
du sixième sceau, et au son de la septième trompette. Voir surtout Apoc., X, 7.
4
La même chose se remarque dans le Cantique des cantiques. Les cinq actes de ce
petit drame ne se font pas suite. A chaque acte, le jeu recommence et finit. En
général, la littérature hébraïque ignore tout à fait la règle de l’unité.
5
Daniel, X, 13 ; Tobie, XII, 15 ; Luc, I, 19 ; I Thess., IV, 16.
6
Cette idée de sons de trompe successifs, annonçant la fin des temps, se re-
trouve dans ™sc£th s£lpigx de I Cor., XV, 52, supposant des s£lpiggej
antérieurs. C’est à tort cependant qu’on a vu une tertia tuba dans IV Esdr., V, 4
(voir Hilgenfeld). « Le jour de Jéhovah, » chez les anciens prophètes, est aussi
annoncé par des trompettes (Joël, II, 1, 15). L’origine première de cette image
venait des trompettes annonçant les fêtes d’Israël. Cf. IV Esdr., VI, 23.

285
L’ANTÉCHRIST

Des masses d’encens sont versées sur les charbons de l’autel, et


s’élèvent en fumée devant l’Éternel. L’ange alors remplit son encen-
soir des charbons de l’autel et les jette sur la terre1. Ces charbons,
en atteignant la surface du globe, produisent des tonnerres, des
éclairs, des voix, des secousses. L’encens, l’auteur lui-même nous le
dit, ce sont les prières des saints. Les soupirs de ces pieuses person-
nes s’élevant en silence devant Dieu, et appelant la destruction de
l’empire romain, deviennent des charbons ardents pour le monde
profane, qui l’ébranlent, le déchirent, le consument, sans qu’il sache
d’où viennent les coups.
Les sept anges alors se préparent à emboucher la trompette.
A l’éclat de la trompette du premier ange, une grêle mêlée de feu
et de sang tombe sur la terre. Le tiers de la terre est brûlé ; le tiers
des arbres est brûlé2 ; toute herbe verte est brûlée. En 63, 68 et 69,
on fut en effet fort effrayé par des orages, où l’on vit quelque chose
de surnaturel3.
Au son de la trompette du second ange, une grande montagne
incandescente est lancée dans la mer ; le tiers de la mer se change en
sang ; le tiers des poissons meurt ; le tiers des navires est détruit. Il y
a ici une allusion aux aspects de l’île de Théra4, que le prophète
pouvait presque apercevoir à l’horizon de Patmos, et qui ressemble
à un volcan noyé. Une île nouvelle était apparue au milieu de son
cratère, en l’an 46 ou 47. Dans les moments d’activité, on voit aux
environs de Théra des flammes sur la surface de la mer5.

1
Imité d’Ézéchiel, X.
2
Pour cette manière de procéder par tiers, v. Zach., xiii, 8-9.
3
Vis fulgurum non alias crebrior. Tacite, Ann., XV, 47 ; Hist., I, 3, 18. Comp.
Exode, IX, 24 ; Isaïe, XXVIII, 2.
4
Comparez, Exode, VII, 17 et suiv., et Jérémie, LI, 25 ; Hénoch, XVII, 13.
5
Pline, II, LXXXVII (89) ; IV, XII (23) ; Sénèque, Quœst. nat., II, 26 ; Dion Cas-
sius, LX, 29, Aurélius Victor, De Cœs., Claude, 14 ; Philostrate, Apoll., IV,
XXXIV, 4 ; Orose, VII, 6 ; Cedrenus, I, p. 197, Paris ; Ross, Reisen auf den griech.
Inseln, I, 90 et suiv. Comp. Comptes rendus de l’Acad. des sciences, 19 février 1866,
p. 392 et suiv.

286
L’ANTÉCHRIST

Au son de la trompette du troisième ange, une grande étoile


tombe du ciel, brûlant comme un falot ; elle atteint le tiers des fleu-
ves et les sources. Son nom est « Absinthe » ; le tiers des eaux se
change en absinthe (c’est-à-dire qu’elles deviennent amères et em-
poisonnées1) ; beaucoup d’hommes en meurent2. On est porté à
supposer ici une allusion à certain bolide, dont la chute fut mise en
rapport avec une infection qui put se produire dans quelque réser-
voir d’eau et en altérer la qualité. Il faut se rappeler que notre pro-
phète voit la nature à travers les récits naïfs des conversations po-
pulaires de l’Asie, le pays le plus crédule du monde. Phlégon de
Tralles, un demi-siècle plus tard, devait passer sa vie à compiler des
inepties de ce genre. Tacite, à chaque page, en est préoccupé.
Au son de la trompette du quatrième ange, le tiers du soleil et le
tiers de la lune et le tiers des étoiles sont éteints, si bien que le tiers
de la lumière du monde est obscurci3. Ceci peut se rapporter soit
aux éclipses qui effrayèrent ces années, soit à l’orage épouvantable
du 10 janvier 694.
Ces fléaux ne sont rien encore. Un aigle volant au zénith pousse
trois cris de malheur, et annonce aux hommes des calamités inouïes
pour les trois coups de trompette qui restent.
A la voix de la cinquième trompette5, une étoile (c’est-à-dire un
ange6) tombe du ciel ; on lui donne la clef du puits de l’abîme (de
l’enfer)7.
L’ange ouvre le puits de l’abîme ; il en sort de la fumée comme
d’une grande fournaise1 ; le soleil et le ciel sont assombris. De cette

1
Cf. Exode, XV, 23 et suiv.
2
Comp. Isaïe, XIV, 12 ; Daniel, VIII, 10 ; Carmina sibyllina, V, 157-158.
3
Exode, VI, 25 ; X, 21-22 ; Joël, III, 4 ; Amos, VIII, 9.
4
« Fœdum imbribus diem tonitrua et fulgura et cœlestes minæ ultra solitum
turbaverant. » Tac., Hist., I, 18 ; Plut., Galba, 23.
5
Apoc., c. IX.
6
Hénoch, XVIII, 13 ; XXI, 3 ; LXXXVI, 1 ; XC, 21 (Dillmann).
7
Séjour des démons, non des morts : Luc, VIII, 31 ; Apoc., XI, 7 ; XVII, 8 ; XX,
1, 3.

287
L’ANTÉCHRIST

fumée naissent des sauterelles, qui couvrent la terre comme des es-
cadrons de cavalerie. Ces sauterelles2, conduites par leur roi, l’ange
de l’abîme, qui s’appelle en hébreu Abaddon3 et en grec Apollyon4,
tourmentent les hommes pendant cinq mois (tout un été). Il est
possible que le fléau des sauterelles ait eu vers ce temps-là de
l’intensité dans quelque province5 ; en tout cas, l’imitation des plaies
de l’Égypte est ici évidente6. Le puits de l’abîme est peut-être la Sol-
fatare de Pouzzoles (ce qu’on appelait le Forum de Vulcain7) ou
l’ancien cratère de la Somma8, conçus comme des vomitoires de
l’enfer. Nous avons dit que la crise des environs de Naples était
alors très violente. L’auteur de l’Apocalypse, auquel il est permis
d’attribuer un voyage de Rome et par conséquent de Pouzzoles,
pouvait avoir été témoin de pareils phénomènes. Il rattache les
nuées de sauterelles à des exhalaisons volcaniques ; car, l’origine de
ces nuées étant obscure, le peuple se trouvait amené à y voir un
fruit de l’enfer9. Aujourd’hui, du reste, un phénomène analogue se
passe encore à la Solfatare. Après une forte pluie, les flaques d’eau

1
Cf. Gen., XIX, 28.
2
La description étrange de ces sauterelles, si l’on tient compte des procédés du
style oriental, n’a rien qui ne réponde à la sauterelle ordinaire. V. Niebuhr,
Descr. de l’Arabie, p. 153 (trad. franç., 1774) ; Joël, II, 4-9. Les sauterelles à Na-
ples s’appellent encore cavaletti. Elles y seraient fort nuisibles, si l’on ne prenait
des précautions pour détruire les œufs. Cf. Pline, XI, XXIX (35) ; Tite-Live,
XXX, 2.
3
Ywdba, « la destruction ».
4
’A pollÚwn, « le destructeur ».
5
Des traits comme IX, 10, porteraient à voir dans la nuée de sauterelles
l’invasion de la cavalerie parthe ; mais c’est là le sujet de la sixième trompette,
et l’habitude de l’auteur n’est pas de symboliser deux fois le même fait dans un
même septénaire.
6
Exode, X, 12 et suiv. ; Joël, II ; Sagesse, XVI, 9.
7
Strabon, V, IV, 6.
8
Beulé, Le drame du Vésuve, p. 62-63.
9
« Latent quinis mensibus. » Pline, Hist. nat., IX, XXX (50). Cette imagination
existe encore. Œ dman, Samml. aus der Naturkunde, II, 147.

288
L’ANTÉCHRIST

qui séjournent dans les parties chaudes donnent lieu à des éclosions
extrêmement rapides et abondantes de sauterelles et de grenouilles1.
Que ces générations en apparence spontanées fussent considérées
par le vulgaire comme des émanations de la bouche infernale elle-
même, cela était d’autant plus naturel, que les éruptions, ayant
d’ordinaire pour conséquence de grandes pluies, qui couvrent le
pays de mares, devaient sembler la cause immédiate des nuées
d’insectes qui sortaient de ces mares.
Le son de la sixième trompette amène un autre fléau : c’est
l’invasion des Parthes, que tout le monde croyait imminente2. Une
voix sort des quatre cornes de l’autel qui est devant Dieu, et or-
donne de délier quatre anges qui sont enchaînés aux bords de
l’Euphrate3. Les quatre anges (peut-être les Assyriens, les Babylo-
niens, les Mèdes et les Perses4), qui étaient prêts pour l’heure, le
jour, le mois et l’année, se mettent à la tête d’une cavalerie effroya-
ble de deux cents millions d’hommes. La description des chevaux et
des cavaliers est toute fantastique. Les chevaux qui tuent par la
queue sont probablement une allusion à la cavalerie parthe, qui tirait
des flèches en fuyant. Un tiers de l’humanité est exterminé. Néan-
moins, ceux qui survivent ne font pas pénitence. Ils continuent
d’adorer des démons, des idoles d’or, d’argent, qui ne peuvent ni
voir, ni entendre, ni marcher. Ils s’obstinent dans leurs homicides,
leurs maléfices, leurs fornications, leurs vols.
On s’attend à voir éclater la septième trompette ; mais ici,
comme dans l’acte de l’ouverture des sceaux, le Voyant semble hési-
ter, ou plutôt s’arranger de manière à suspendre l’attente ; il s’arrête
au moment solennel. Le secret terrible ne peut encore être livré tout
1
Renseignement de M. S. de Luca. Les sauterelles se voient en très grand nom-
bre dans le cratère de la Solfatare.
2
Comp. Tacite, Hist., IV, 51 ; Jos., B. J., VI, VI, 2.
3
Comp. Virg., Georg., I, 509.
4
Les auteurs d’apocalypses adoptent la vieille géographie biblique, même
quand cette géographie ne s’applique plus à leur temps. Voir Commodien, Ins-
tr., II, I, 15 ; Carmen, vers 884 et suiv., 900 ; S. Épiph., Hær., LI, 34. Comp. Da-
niel, VII, 6 ; Hénoch, LVI, 5-8.

289
L’ANTÉCHRIST

entier. Un ange gigantesque1, la tête ceinte de l’arc-en-ciel, un pied


sur la terre, un autre sur la mer, et dont les sept tonnerres2 répètent
la voix, dit des paroles mystérieuses, qu’une voix du ciel défend à
Jean d’écrire3. L’ange gigantesque alors lève la main vers le ciel et
jure par l’Éternel qu’il n’y aura plus de délai4, et qu’au bruit de la
septième trompette s’accomplira le mystère de Dieu annoncé par
les prophètes5.
Le drame apocalyptique va donc finir. Pour prolonger son livre,
l’auteur se donne une nouvelle mission prophétique. Répétant un
énergique symbole déjà employé par Ézéchiel6, Jean se fait présen-
ter un livre fatidique par l’ange gigantesque, et le dévore. Une voix
lui dit : « II faut que tu prophétises encore sur beaucoup de races,
de peuples, de langues et de rois. » Le cadre de la vision, qui allait se
fermer par la septième trompette, s’élargit ainsi, et l’auteur se mé-
nage une seconde partie, où il va dévoiler ses vues sur les destins
des rois et des peuples de son temps. Les six premières trompettes,
en effet, comme les ouvertures des six premiers sceaux, se rappor-
tent à des faits qui étaient passés quand l’auteur écrivait7. Ce qui
suit, au contraire, se rapporte pour la plus grande partie à l’avenir.
C’est sur Jérusalem d’abord que se portent les regards du
Voyant8. Par un symbolisme assez clair9, il donne à entendre que la
ville va être livrée aux gentils ; pour voir cela dans les premiers mois
de 69, il ne fallait pas un grand effort prophétique. Le portique et la

1
Apoc., c. X.
2
Cf. Ps. XXIX, 3-9. Peut-être les tonnerres des sept cieux.
3
Daniel, VIII, 26 ; XII, 4-9.
4
Daniel, XII, 7.
5
Les prophètes qui, comme Isaïe, Joël, ont annoncé le « jour de Jéhovah ».
6
Ézech., II, 8 à III. Cf. Jérém., XV, 16.
7
La sixième trompette semble faire exception, puisque l’invasion n’eut pas
lieu ; mais il est probable que l’auteur la tenait déjà pour un fait accompli.
8
Apoc., c. XI.
9
Cf. Ézéchiel, XL ; Zacharie, II.

290
L’ANTÉCHRIST

cour des gentils seront même foulés aux pieds des profanes1 ; mais
l’imagination d’un juif aussi fervent ne pouvait concevoir le temple
détruit ; le temple étant le seul endroit de la terre où Dieu peut re-
cevoir un culte (culte dont celui du ciel n’est que la reproduction),
Jean n’imagine pas la terre sans le temple. Le temple sera donc
conservé, et les fidèles marqués au front du signe de Jéhovah pour-
ront continuer à y adorer. Le temple sera ainsi comme un espace
sacré, résidence spirituelle de l’Église entière ; cela durera quarante-
deux mois, c’est-à-dire trois ans et demi (une demi-schemitta2 ou se-
maine d’années). Ce chiffre mystique, emprunté au livre de Daniel3,
reviendra plusieurs fois dans la suite. C’est l’espace de temps qui
reste encore au monde à vivre.
Jérusalem, pendant ce temps, sera le théâtre d’une grande bataille
religieuse, analogue aux luttes qui ont de tout temps rempli son his-
toire. Dieu donnera une mission à « ses deux témoins », qui prophé-
tiseront pendant douze cent soixante jours (c’est-à-dire trois ans et
demi), revêtus de sacs. Ces deux prophètes sont comparés à deux
oliviers et à deux chandeliers debout devant le Seigneur4. Ils auront
les pouvoirs d’un Moïse et d’un Élie ; ils pourront fermer le ciel et
empêcher la pluie, changer l’eau en sang et frapper la terre de telle
plaie qu’ils voudront. Si quelqu’un essaye de leur faire du mal, un
feu sortira de leur bouche et dévorera leurs ennemis5. Quand ils

1
Daniel, VIII, 13. Cf. Luc, XXI, 24.
2
Une schemitta ou période de sept années est souvent prise pour unité de
temps, la période jubilaire se composant de sept schemitta. Voir le livre des Jubilés,
et la Chronique samaritaine publiée par M. Neubauer, Journal Asiatique, déc. 1869.
3
VII, 25 ; IX, 27 ; XII, 7, 11. Cf. Luc, XXI, 24. Comp. t¦j ¹mšra j tÁj profh-
teia j a Ùtî n (Apoc., XI, 6) avec œth tr…a k a ˆ mÁna j ›x de Luc, IV, 25 ;
Jacques, V, 17. Comp. Hénoch, X, 12 ; XCI ; XCIII ; sans oublier les semaines
apocalyptiques des Ismaéliens, héritiers en cela de formules persanes.
4
Zacharie, IV.
5
II Rois, i, 10-12.

291
L’ANTÉCHRIST

auront fini de rendre leur témoignage, la bête qui monte de l’abîme1


(la puissance romaine, ou plutôt Néron reparaissant en Antéchrist)
les tuera. Leurs corps resteront trois jours et demi étendus sans sé-
pulture sur les places de la grande ville qui s’appelle symbolique-
ment « Sodome »2 et « Égypte »3, et ou leur maître a été crucifié4.
Les mondains seront dans la joie, s’adresseront des félicitations,
s’enverront des présents5 ; car ces deux prophètes leur étaient deve-
nus insupportables par leurs prédications austères et leurs miracles
terribles. Mais, au bout de trois jours et demi, voilà que l’esprit de
vie rentre dans les deux saints ; ils se retrouvent sur leurs pieds, et
une grande terreur saisit tous ceux qui les voient6. Bientôt ils mon-
tent au ciel sur les nuages, à la vue de leurs ennemis. Un effroyable
tremblement de terre a lieu en ce moment ; le dixième de la ville
tombe ; sept mille hommes sont tués7 ; les autres, effrayés, se
convertissent.
Nous avons déjà rencontré plusieurs fois cette idée que l’heure
solennelle serait précédée de l’apparition de deux témoins, qui le
plus souvent sont conçus comme étant Hénoch8 et Élie1 en per-

1
Voir Apoc., XVII, 8, en comparant Daniel, VII, 7 et suiv. La leçon erronée du
Codex alexandrinus, tÕ qhr…on tÕ tšta rton ¦na } a ‹non, s’explique par celle du
Codex sanaïticus : tÕ qhr…on tote ¦na } a ‹non.
2
Isaïe, I, 10 ; III, 9 ; Jérémie, XXIII, 14 ; Ézéchiel, XVI, 48.
3
L’Égypte est par excellence le pays ennemi du peuple de Dieu, qui l’opprime,
le réduit en esclavage.
4
Il s’agit notoirement de la Jérusalem rebelle, qui tue les prophètes. Matth.,
XXIII, 37.
5
Néhémie, VIII, 10, 12 ; Esther, IX, 19, 22.
6
Cf. Ézéch., XXXVII, 10 ; II Rois, XIII, 21.
7
Cela porte le chiffre de la population de Jérusalem à 70.000 âmes, ce qui est
assez exact.
8
Voir Vie de Jésus, 13e édit., p. 207 ; Eccl., XLIV, 16 (texte grec) ; Hébr., XI, 5. Cf.
Irénée, Adv hær., IV, XVI, 2 ; V, V, 1 ; Tertullien, De anima, 50 ; Évang. de Nico-
dème, 25 ; Hippolyte, p. 21-22, 104, 105, édit. Lagarde ; saint Jérôme, Ep. ad
Marcellam, Opp., IV, 1re partie, col. 165-166 ; André de Crète et Arétha de Césa-
rée, ad h. l. ; Not. et extr., t. XX, 2e partie, p. 236.

292
L’ANTÉCHRIST

sonne. Ces deux amis de Dieu passaient, en effet, pour n’être pas
morts. Le premier était censé avoir inutilement prédit le déluge à ses
contemporains, qui ne voulurent pas l’entendre ; c’était le modèle
d’un juif prêchant la pénitence parmi les païens. Quelquefois aussi,
les témoins prennent la ressemblance de Moïse2, dont la mort avait
pareillement été incertaine3 et de Jérémie4. Notre auteur semble, en
outre, concevoir les deux témoins comme deux personnages impor-
tants de l’Église de Jérusalem, deux apôtres d’une grande sainteté,
qui seront tués, puis ressusciteront et monteront au ciel comme Élie
et Jésus. Il n’est pas impossible que la vision ait pour sa première
partie une valeur rétrospective et se rapporte au meurtre des deux
Jacques, surtout à la mort de Jacques, frère du Seigneur, qui fut
considérée par plusieurs à Jérusalem comme un malheur public, un
événement fatal et un signe du temps. Peut-être aussi l’un de ces
prédicateurs de pénitence est-il Jean-Baptiste, l’autre Jésus5. Quant à
la persuasion que la fin n’aura pas lieu avant que les juifs soient
convertis, elle était générale chez les chrétiens ; nous l’avons égale-
ment trouvée chez saint Paul6.
Le reste d’Israël étant arrivé à la vraie foi, le monde n’a plus qu’à
finir. Le septième ange embouche la trompette. Au son de cette

1
Voir Vie de Jésus, 13e édit., p. 100, 105-106, 206 ; Malachie, III, 23 ; Eccl.,
XLVIII, 10 ; Matth., XVI, 14 ; XVII, 13 ; Jean, I, 21 ; Justin, Dial. cum Tryph., 49.
Sur le rôle d’Élie dans les mystères de la fin des temps, voir Séder olam rebba, c.
17 ; Mischna, Sota, IX, 15 ; Schekalim, II, 5 ; Baba metzia, I, 8 ; II, 8 ; III, 4, 5 ;
Eduïoth, VIII, 7 ; Carm. Sib., II, 187 et suiv. ; Comp. Commodien, Carmen, v. 826
et suiv. Toute la mythologie d’Hénoch et d’Élie est recueillie dans le livre IX du
De Antichristo de Malvenda. Voir aussi Berichte de la Soc. de Liepzig, 1866,
p. 213 et suiv. ; Sitzungsberichte de l’Acad. de Munich, 1874, p. 462.
2
Apoc., XI, 6. Notez dans la transfiguration de Jésus « Moïse et Élie causant
avec lui ». Matth., XVII, 3.
3
Comp. l’Assomption de Moïse.
4
Vie de Jésus, 13e édit., p. 207 ; Victorin de Pettau, dans la Bibl. max. Patrum,
Lugd., III, p. 418 ; Thilo, Codex apocr. N. T., I, p. 764 et suiv.
5
Comp. Matth., XVII, 9-13.
6
Saint Paul, p. 472-474. Cf. Commodien, Carmen, v. 832 et suiv., 930 et suiv.

293
L’ANTÉCHRIST

dernière trompette1, de grandes voix s’écrient : « Voici venue


l’heure où notre Seigneur avec son Christ va régner sur le monde
pour l’éternité ! » Les vingt-quatre vieillards tombent sur la face et
adorent. Ils remercient Dieu d’avoir inauguré sa royauté, malgré la
rage impuissante des gentils, et proclament l’heure de récompense
pour les saints et d’extermination pour ceux qui corrompent la
terre. Alors s’ouvrent les portes du temple céleste ; on aperçoit au
fond du temple l’arche de la nouvelle alliance. Cette scène est ac-
compagnée de tremblements, de tonnerres et d’éclairs.
Tout est consommé ; les fidèles ont reçu la grande révélation qui
doit les consoler. Le jugement est proche ; il aura lieu dans une
demi année sacrée, équivalant à trois ans et demi. Mais nous avons
déjà vu l’auteur, peu soucieux de l’unité de son œuvre se réserver les
moyens de la continuer, quand elle semblait achevée. Le livre, en
effet, n’est qu’à moitié de son cours ; une nouvelle série de visions
va se dérouler devant nous.
La première est une des plus belles2. Au milieu du ciel, apparaît
une femme (l’Église d’Israël), vêtue du soleil, ayant la lune sous ses
pieds et autour de sa tête une couronne de douze étoiles (les douze
tribus d’Israël). Elle crie, comme si elle était dans les douleurs de
l’enfantement3, grosse qu’elle est de l’idéal messianique4. Devant
elle se dresse un énorme dragon rouge, à sept têtes5 couronnées, à
dix cornes6, et dont la queue, balayant le ciel, entraîne le tiers des
étoiles et les jette sur la terre7. C’est Satan sous les traits de la plus
puissante de ses incarnations, l’empire romain : le rouge figure la
pourpre impériale ; les sept têtes couronnées sont les sept Césars

1
Esc£th sa lp…gx. I Cor., XV, 52.
2
Apoc., c. XII.
3
W d…ns us a Se rappeler les ç d‹nej du Messie, hjuie jlbh.
4
Comp. Michée, IV, 10.
5
Talm. de Bab., Kidduschim, 29 b. Cf. Daniel, VII, 6.
6
Daniel, VII, 7 ; Apoc., V, 6.
7
Comp. Daniel, VIII, 10.

294
L’ANTÉCHRIST

qui ont régné jusqu’au moment où écrit l’auteur : Jules César1, Au-
guste, Tibère, Caligula, Claude, Néron, Galba2 ; les dix cornes sont
les dix proconsuls qui gouvernent les provinces3. Le Dragon épie la
naissance de l’enfant pour le dévorer. La femme met au monde un
fils destiné « à gouverner les nations avec une verge de fer », trait
caractéristique du Messie4. L’enfant (Jésus) est enlevé au ciel par
Dieu5 ; Dieu le place à côté de lui sur son trône. La femme s’enfuit
au désert, où Dieu lui a préparé une retraite pour douze cent
soixante jours. C’est ici une allusion évidente soit à la fuite de
l’Église de Jérusalem et à la paix dont elle doit jouir dans les murs
de Pella durant les trois ans et demi qui restent jusqu’à la fin du
monde, soit à l’asile que trouvèrent les chrétiens judaïsants et quel-
ques apôtres dans la province d’Asie. L’image de « désert » convient
mieux à la première explication qu’à la seconde. Pella, au delà du
Jourdain était un pays paisible, voisin des déserts d’Arabie, et où le
bruit de la guerre n’arrivait presque pas.

1
Jules César est toujours compté par Josèphe comme empereur. Auguste est
pour lui le second, Tibère le troisième, Caïus le quatrième (Jos., Ant., X, II, 2 ;
e
VI, 10). Il en est de même dans le 4 livre d’ Esdras, XI, 12 et suiv. (la deuxième
aile, XI, 17, est notoirement Auguste). Suétone, Aurélius Victor, Julien (Cæs.,
p. 308 et suiv.) comptent de même. Saint Béat (VIIIe siècle) ne connaît pas
d’autre calcul : Usque in tempus quo hœc Joanni revelata sunt, quinque reges ceciderunt ;
sextus fuit Nero, sub quo hœc vidit in exilio (p. 498 de l’édition rarissime de Florez ;
cf. Didot, Des apoc. fig., p. 77). Béat enseigne ailleurs (p. 438) une autre doc-
trine ; ces contradictions viennent peut-être de ce qu’il copiait des auteurs plus
anciens, qui n’étaient pas d’accord entre eux.
2
C’est l’auteur de l’Apocalypse lui-même qui, plus loin (XVII, 10), nous donne
cette explication.
3
Voir ci-après, et Apoc., XVI, 14 ; XVII, 12 ; XIX, 19. L’image est empruntée à
Dan., VII, 7, 24. L’auteur de l’Apocalypse croit voir l’empire romain dans la qua-
trième bête de Daniel, qui est en réalité l’empire des Grecs.
4
Ps. ii, 9. Cf. Apoc., II, 27 ; XIX, 15.
5
L’auteur de l’Apocalypse croit à l’ascension de Jésus. Cf. XI, 12 (ce qui concerne
les deux témoins est calqué sur ce que l’auteur sait de la légende de Jésus). Voir
les Apôtres, p. 54-55.

295
L’ANTÉCHRIST

Alors a lieu dans le ciel un grand combat. Jusque-là Satan, le kati-


gor , le critique malveillant de la création, avait ses entrées dans la
1

cour divine. Il en profitait, selon une vieille habitude qu’il n’avait


pas perdue depuis l’âge du patriarche Job2, pour nuire aux hommes
pieux, surtout aux chrétiens, et attirer sur eux d’affreux malheurs.
Les persécutions de Rome et d’Éphèse ont été son ouvrage. Il va
maintenant perdre ce privilège. L’archange Michel (l’ange gardien
d’Israël), avec ses anges3, lui livre bataille. Satan est vaincu, chassé
du ciel, jeté sur la terre, ainsi que ses suppôts ; un chant de triom-
phe éclate, quand les êtres célestes voient précipité de haut en bas le
calomniateur, le détracteur de tout bien, qui ne cessait nuit et jour
d’accuser et de dénigrer leurs frères de sur la terre4. L’Église du ciel
et celle d’ici-bas fraternisent à propos de la défaite de Satan. Cette
défaite est due au sang de l’Agneau et aussi au courage des martyrs
qui ont poussé leur sacrifice jusqu’à la mort. Mais malheur au
monde profane ! Le Dragon est descendu dans son sein, et on peut
tout attendre de son désespoir ; car il sait que ses jours sont comp-
tés.
Le premier objet contre lequel le Dragon jeté sur la terre tourne
sa rage est la femme (l’Église d’Israël) qui a mis au monde ce fruit
divin que Dieu a fait asseoir à sa droite. Mais la protection d’en haut
couvre la femme ; on lui donne les deux ailes du grand aigle,
moyennant lesquelles elle s’envole vers l’endroit qui lui a été assi-
gné, au désert, c’est-à-dire à Pella. Elle y est nourrie trois ans et
demi, loin de la vue du Dragon. La fureur de celui-ci est à son com-
ble. Il vomit de sa bouche après la femme un fleuve pour la noyer
et l’emporter ; mais la terre vient au secours de la femme ; elle
s’entrouvre et absorbe le fleuve (allusion à quelque circonstance de

1
Cette forme rabbinique du mot grec k a t»goroj est adoptée par notre auteur
(XII, 10).
2
Livre de Job, prologue ; I Chron., XXI, 1. Cf. le zabulus (dia } oloj ) de l’Ass. de
Moïse, c. 10.
3
Daniel, X, 13, 21 ; XII, 1 ; Jude, 9.
4
Comp. Gen., III, 1 ; Job., I et II ; Zacharie, III, 1.

296
L’ANTÉCHRIST

la fuite à Pella qui nous est inconnue1). Le Dragon, voyant son im-
puissance contre la femme (l’Église-mère d’Israël), tourne sa fureur
contre « le reste de sa race », c’est-à-dire contre les Églises de la dis-
persion, qui gardent les préceptes de Dieu2 et sont fidèles au témoi-
gnage de Jésus. C’est là une allusion évidente aux persécutions des
derniers temps et sur tout à celle de l’an 64.
Alors3 le prophète voit sortir de la mer une bête4 qui ressemble à
beaucoup d’égards au Dragon. Elle a dix cornes, sept têtes, des dia-
dèmes sur ses dix cornes, et sur chacune de ses têtes un nom blas-
phématoire5. Son aspect général est celui du léopard ; ses pieds sont
de l’ours, sa bouche du lion6. Le Dragon (Satan) lui donne sa force,
son trône, sa puissance. Une de ses têtes a reçu un coup mortel ;
mais la plaie a été guérie. La terre entière tombe en admiration der-
rière ce puissant animal, et tous les hommes se mettent à adorer le
Dragon, parce qu’il a donné le pouvoir à la Bête ; ils adorent aussi la
Bête, disant : « Qui est semblable à la Bête, et qui peut combattre
contre elle ? » Et il lui est donné une bouche proférant des discours
pleins d’orgueil et de blasphème, et la durée de sa toute-puissance
est fixée à quarante-deux mois (trois ans et demi). Alors la Bête se
met à vomir des blasphèmes contre Dieu, contre son nom, contre
son tabernacle et contre ceux qui demeurent dans le ciel. Et il lui est
donné de faire la guerre aux saints et de les vaincre7, et puissance lui
est accordée sur toute tribu, tout peuple, toute langue, toute race.
Et tous les hommes l’adorent, excepté ceux dont le nom est écrit
depuis le commencement du monde dans le livre de vie de l’Agneau
1
Comp. Jos., B. J., IV, VII, 5-6.
2
Trait d’exclusion contre les Églises de Paul, lesquelles, selon les judéo-
chrétiens, manquaient aux préceptes noachiques et aux conventions de Jérusa-
lem.
3
Apoc., c. XIII.
4
Comp. Dan., VII, 3.
5
Comp. Dan., VII, 8 ; XI, 36. Onoma (Sinaïticus) doit être préféré à Ñ nÒma ta .
6
Dan. vii, 3 et suiv.
7
Dan., VII, 21. Ce membre de phrase manque dans l’Alexandrinus ; mais il se
trouve dans le Sinaïticus.

297
L’ANTÉCHRIST

qui a été égorgé. « Que celui qui a des oreilles entende ! Celui qui
fait des captifs sera captif à son tour ; celui qui frappe de l’épée pé-
rira par l’épée1. Ici est le secret de la patience et de la foi des
saints. »
Ce symbole est très clair. Déjà, dans le poème sibyllin composé
au IIe siècle avant J.-C., la puissance romaine est qualifiée de pou-
voir « aux têtes nombreuses2 ». Les allégories tirées des bêtes poly-
céphales étaient alors fort à la mode ; le principe fondamental de
l’interprétation de ces emblèmes était de considérer chaque tête
comme signifiant un souverain3. Le monstre de l’Apocalypse est
d’ailleurs composé par la réunion des attributs des quatre empires
de Daniel4, et cela seul montrerait qu’il s’agit d’un empire nouveau,
absorbant en lui les empires antérieurs. La bête qui sort de la mer
est donc l’empire romain, qui, pour les gens de Palestine, semblait
venir d’au-delà des mers5. Cet empire n’est qu’une forme de Satan
(du Dragon), ou plutôt c’est Satan lui-même avec tous ses attributs ;
il tient son pouvoir de Satan, et il emploie toute sa puissance à faire
adorer Satan, c’est-à-dire à maintenir l’idolâtrie, qui, dans la pensée
de l’auteur, n’est autre chose que l’adoration des démons. Les dix
cornes couronnées sont les dix provinces, dont les proconsuls sont
de véritables rois6 ; les sept têtes sont les sept empereurs qui se sont
succédé de Jules César à Galba ; le nom blasphématoire écrit sur
chaque tête est le titre de Se} a s tÒj ou Augustus, qui paraissait aux
juifs sévères impliquer une injure à Dieu. La terre entière est livrée
par Satan à cet empire, en retour des hommages que ledit empire
procure à Satan ; la grandeur, l’orgueil de Rome, l’imperium qu’elle se

1
Jérémie, XV, 2 ; Matth., XXVI, 52.
2
PolÚkra noj. Carm. sib., III, 176.
3
Tacite, Ann., XII, 64 ; XV, 47 ; Philostrate, Apoll., Voir ci-dessus, p. 325.
Comparez Dan., VII ; IV Esdras, XI-XII.
4
Dan., VII.
5
Comp. Carm. sib., I : ¢f ’˜ster…ou te qa l£sshj.
6
Italie, Achaïe, Asie, Syrie, Égypte, Afrique, Espagne, Gaule, Bretagne, Ger-
manie. Apoc., XVII, 12, rend ceci clair. Comp. Daniel, VII, 24.

298
L’ANTÉCHRIST

décerne, sa divinité, objet d’un culte spécial et public1, sont un blas-


phème perpétuel contre Dieu, seul souverain réel du monde.
L’empire en question est naturellement l’ennemi des Juifs et de Jé-
rusalem. Il fait une guerre acharnée aux saints (l’auteur paraît en
somme favorable à la révolte juive) ; il les vaincra ; mais il n’a plus
que trois ans et demi à durer. — Quant à la tête blessée à mort,
mais dont la blessure a été guérie, c’est Néron, récemment renversé,
sauvé miraculeusement de la mort2, et qu’on croyait réfugié chez les
Parthes. L’adoration de la Bête, c’est le culte de « Rome et
d’Auguste », si répandu dans toute la province d’Asie et qui faisait la
base de la religion du pays3.
Le symbole qui suit est loin d’être aussi transparent pour nous.
Une autre bête sort de la terre ; elle a deux cornes semblables à cel-
les d’un agneau, mais elle parle comme le Dragon (Satan). Elle
exerce toute la puissance de la première bête en sa présence et sous
ses yeux : elle remplit à son égard le rôle de délégué, et elle emploie
toute son autorité à faire que les habitants de la terre adorent la pre-
mière bête, « celle dont la plaie mortelle a été guérie4 ».
Cette seconde bête5 opère de grands miracles ; elle va jusqu’à
faire descendre le feu du ciel sur la terre en présence de nombreux
spectateurs ; elle séduit le monde par les prodiges qu’elle exécute au
nom et pour le service de la première bête (de cette bête, ajoute
l’auteur, qui a reçu un coup d’épée et vit néanmoins). Et il lui fut
donné (à la seconde bête) d’introduire le souffle de vie dans l’image
de la première bête, si bien que cette image parla6. Et elle eut le
pouvoir de faire en sorte que tous ceux qui refuseraient d’adorer la

1
Suétone, Aug., 52.
2
Soir Sulpice Sévère, Hist., II, 29.
3
Voir Saint Paul, p. 28-29 ; Waddington, Inscr. de Le Bas, III, n°885.
4
Il y a ici une sorte de confusion entre la bête aux sept têtes tout entière
(l’empire romain) et la tête frappée à mort (Néron).
5
Cf. Apoc., XIX, 20 ; XX, 4.
6
Sur les statues parlantes chez les Romains, voyez Val. Maxime, I, VIII, 3-5 ;
Comptes rendus de l’Acad. des inscr., 1872, p. 285.

299
L’ANTÉCHRIST

première bête fussent mis à mort. Et elle établit en loi que tous, pe-
tits et grands, riches et pauvres, libres et esclaves, porteraient un
signe sur leur main droite ou sur leur front. Et elle établit encore
que personne ne pourrait acheter ni vendre, s’il ne portait le signe1
de la Bête, soit son nom en toutes lettres, soit le nombre de son
nom, c’est-à-dire le nombre que feraient les lettres de son nom ad-
ditionnées comme des chiffres. « Ici est la sagesse ! s’écrie l’auteur.
Que celui qui a de l’intelligence calcule le nombre de la Bête ; c’est
le nombre d’un homme2. Ce nombre est 666. »
Effectivement, si l’on additionne ensemble les lettres du nom de
Néron, transcrit en hébreu, ygtb dos3 (Nšrwn Ka ‹sar) selon leur
valeur numérique, on obtient le nombre 6664. Nérôn Késar était bien

1
C£ra gma .
2
C’est-à-dire il s’agit d’un nom propre d’homme.
3
Le mot dos se trouve écrit de la sorte, sans quiescentes, dans les inscriptions
de Palmyre du IIIe siècle (Vogüé, Syrie centrale. Inscr. sémit., p. 17, 26) Comp.
dans la Peschito, et Buxtorf, Lex. chald., col. 2081-2082 ; Ewald, Die johann.
Schriften, II, p. 63, note. L’inscription nabatéenne de Hébran qui est de l’an 47,
porte tpjs (Vogüé, ibid., p. 100). M. de Vogüé lit à tort tpjs prolongeant trop la
barre verticale, et n’ayant pas reconnu la différence du samech et du sadé en na-
batéen (Cf. p. 113-114). Voir Journal Asiatique, juin 1868, p. 538 ; avril-mai 1873
p. 316, note 1 : Zeitschrift der d. m. G., 1871, p. 431. Pour bien discerner ces deux
lettres, étudiez les p certains des inscriptions de Bosra et de Salkhat (Vogüé, pl.
os
XIV, n 4 et 6), et observez que le p, lettre purement sémitique, n’ est guère em-
ployé en syriaque pour transcrire les mots grecs et latins. En palmyrénien (Vo-
güé, p. 18, 20, 24, 25), en talmudique (voyez Buxtorf), le s de stra s hgÒj,
stra tiè thj est rendu par o. L’orthographe arabe est d’une époque où le
sadé avait perdu son cachet spécialement indigène. L’omission du j peut paraître
singulière au Ier siècle ; il est probable que l’auteur l’a supprimé à dessein, afin
d’avoir un chiffre symétrique, ˜xa kosioi ˜x»konta ›x. Avec le j, il aurait eu
676, ce qui avait moins de physionomie. Dans les écrits talmudiques, Césarée
s’écrit quelquefois djtos (Midrasch Esther, I).
4
k = 50. x = 60.
t = 200. t = 200.
y = 6. _____
g = 50. 666.
s = 100.

300
L’ANTÉCHRIST

le nom par lequel les chrétiens d’Asie désignaient le monstre ; les


monnaies d’Asie portent comme légende : ? ? ? ? ? ??? ? ?? ? ? ? . Ces
sortes de calculs étaient familiers aux juifs, et constituaient un jeu
cabalistique qu’ils appelaient ghematria2 ; les Grecs d’Asie n’y
étaient pas non plus étrangers3 ; au IIe siècle, les gnostiques en raffo-
lèrent4.
Ainsi l’empereur qui était représenté par la bête frappée à mort,
mais non tuée (l’auteur lui-même nous l’apprend), est Néron5, Né-
ron qui, selon une opinion populaire très répandue en Asie, vivait
encore. Cela est hors de doute. Mais qu’est-ce que la seconde bête,
cet agent de Néron, qui a les façons d’un juif pieux et le langage de
Satan6, qui est l’alter ego de Néron, travaille pour le profit de ce der-
nier, opère des miracles et va jusqu’à faire parler une statue de Né-
ron, persécute les juifs fidèles qui ne veulent pas rendre à Néron les
mêmes honneurs que les païens, ni porter la marque d’affiliation à
son parti, leur rend la vie impossible, et leur interdit les actes les
plus essentiels, vendre et acheter ? Certaines particularités
s’appliqueraient à un fonctionnaire juif, tel que Tibère Alexandre,
dévoué aux Romains et tenu par ses compatriotes pour un apostat.
Le seul fait de payer l’impôt à l’empire pouvait être appelé « une

La variante 616 mentionnée par saint Irénée (V, XXX, 1) répond à tos ytc =
Nero Cœsar, forme latine.
1
Mionnet, III, p. 93 ; Suppl., VI, p. 128, note a. M. Waddington m’affirme que
cette légende est ordinaire sur les monnaies de la province d’Asie. Comp.
l’inscription de Krafft, Topog. Jerus., n° 31 (Corpus inscr. lat., Syria, n° 135).
2
Gewmetr…a .Comp. Ass. de Moïse, 9 ; Carm. sib., I, 141 et suiv., 326 et suiv. ; V,
28 (à propos de Néron même) ; VIII, 148-150 ; peut-être Jean, XXI, 11. Sur
l’usage des ghematrioth à l’époque talmudique, voyez Literaturolatt des Orients,
1849, col. 671-672, 762-764 ; 1850, col. 116-117.
3
Inscriptions „s Òy hfoi à Pergame : Corpus inscr. grœc., nos 3544, 3546 ; cf.
nos 5113, 5119 ; Boissonade, Anecd. grœca, II, p. 459-461.
4
Irénée, Adv. hær., I, XIV et XV entiers.
5
Dans les Césars de Julien, Caligula et Domitien sont aussi figurés par deux
bêtes (p. 310-311, édit. Spanh.).
6
Cf. Matth., VII, 15.

301
L’ANTÉCHRIST

adoration de la Bête », le tribut aux yeux des juifs ayant un caractère


d’offrande religieuse, et impliquant un culte envers le souverain1. Le
signe ou caractère de la Bête (Nšrwn Ka ‹s a r) qu’il faut porter sur
soi pour jouir du droit commun, pourrait être soit le brevet de cité
romaine, sans lequel en certains pays la vie était difficile, et qui pour
les juifs exaltés constituait le crime d’association à une œuvre de
Satan ; soit la monnaie à l’effigie de Néron, monnaie tenue par les
Juifs révoltés pour exécrable, à cause des images et des inscriptions
blasphématoires qui s’y trouvaient, si bien qu’ils se hâtèrent, dès
qu’ils furent libres à Jérusalem, d’y substituer une monnaie ortho-
doxe. Le partisan des Romains dont il s’agit, en maintenant l’argent
au type de Néron comme ayant cours forcé dans les transactions2,
put paraître avoir fait une énormité ; la monnaie au type de Néron
devant couvrir le marché, et ceux qui, par scrupule religieux, refu-
saient d’y toucher étaient mis comme hors la loi.
Le proconsul d’Asie à ce moment était Fonteius Agrippa, fonc-
tionnaire sérieux3, à qui il nous est interdit de penser pour sortir de
notre embarras. Un grand prêtre d’Asie, zélateur du culte de Rome
et d’Auguste4, et usant pour vexer les juifs et les chrétiens de la dé-
légation du pouvoir civil qui lui était faite, répondrait à quelques-
unes des exigences du problème. Mais les traits qui présentent la
seconde bête comme un séducteur et un thaumaturge ne convien-
nent pas à un tel personnage. Ces traits font songer à un faux pro-
phète, à un enchanteur, notamment à Simon le Magicien5, imitateur

1
Méliton, De veritate, p. XLI (7). Méliton, justement, commenta des parties de
l’Apocalypse.
2
On remarqua comme une chose singulière (Zonaras, Ann., XI, 16) que Vitel-
lius laissa courir les monnaies au type de Néron, de Galba et d’Othon même.
3
Waddington, Fastes des prov. asiat., p. 140-141.
4
Waddington, Inscr ; de Le Bas, III, n° 885.
5
La légende conduit Simon à Rome sous Néron, et lui fait déployer ses talents
magiques sous les yeux de l’empereur. Une aventure qui arriva à l’amphithéâtre
du Champ de Mars, en présence de Néron (Suétone, Néron, 12 ; Dion Chry-
sost., Orat. XXI, 9 ; Juvénal, III, 78-80), rappelle beaucoup la fin tragique attri-
buée à Simon. Les prodiges prêtés au « Faux Prophète » dans l’Apocalypse ne

302
L’ANTÉCHRIST

du Christ1, devenu dans la légende le flatteur, le parasite et le presti-


digitateur de Néron2, ou Balbillus d’Éphèse3, ou à l’Antéchrist dont
parle obscurément Paul dans la deuxième épître aux Thessaloni-
ciens4. Il est probable que le personnage visé ici par l’auteur de
l’Apocalypse est quelque imposteur d’Éphèse, partisan de Néron,
peut-être un agent du faux Néron ou le faux Néron lui-même. Le
même personnage, en effet, est plus loin5 appelé « le Faux Pro-
phète », en ce sens qu’il est le prôneur d’un faux dieu6, qui est Né-
ron. Il faut tenir compte de l’importance qu’ont à cette époque les
mages, les chaldéens, les « mathématiciens », pestes dont Éphèse
était le foyer principal. Qu’on se rappelle aussi que Néron rêva un
moment « le royaume de Jérusalem » ; qu’il fut très mêlé au mou-
vement astrologique de son temps7, et que, presque seul des empe-
reurs, il fut adoré de son vivant8, ce qui était le signe de

sont pas sans rapports avec ceux que le roman chrétien met sur le compte de
Simon (Homélies pseudo-clém., II, 34 ; IV, 4 ; Recogn., 11, 9 ; III, 47, 57 ; Const. apost.,
VI, 9 ; Acta Petri et Pauli, 32, 35, 52 et suiv., 70-77 ; Pseudo-Hégésippe, III, 2 ;
Épiph., Hær. XXI, 5 ; saint Maxime, dans la Bibi. max. Patr., VI, p. 36 ; Arnobe,
Adv. gentes, II, 12). C’est une des raisons qui ont pu porter à voir dans le Faux
Prophète une désignation symbolique de l’apôtre Paul.
1
De là le trait des cornes d’agneau (verset 11).
2
Comp. Grégoire de Tours, I, 24. Notez que le faux Icare (Dion Chrys., l. c.)
fut aussi domestique de Néron.
3
Suétone, Néron, 36 ; Dion Cassius LXVI, 9 ; peut-être Arnobe, Adv. gentes, I,
p. 15, édit. Rigault (Bœbulus = Balbillus ?). Pour les jeux établis en son honneur
(t¦ ™n ’EfšsJ Ba lb…lleia ) Cf. Corpus inscr. gr., nos 2810, 2810 b, 3208, 3675,
5804, 5913. L’expression ™vè pion (Apoc., XIII, 12, 14 ; XIX, 20) ne signifie pas
nécessairement « en présence de... » dans un sens local. Le prophète qui parle
pour le compte d’un autre est censé agir et parler devant lui (yjkql). Cf. Acta
Petri et Pauli, 75.
4
II Thess., II, 3 et suiv.
5
Apoc., XVI, 13 ; XIX, 20 ; XX, 10. Cf. Matth., XXIV, 24.
6
Exode, VII, 1.
7
Suétone, Néron, 34, 36, 40 ; Pline, H. N., XXX, 2.
8
Tacite, Ann., XV, 74.

303
L’ANTÉCHRIST

l’Antéchrist1. Pendant son voyage de Grèce, en particulier,


l’adulation de l’Achaïe et de l’Asie dépassa tout ce qu’il est possible
d’imaginer. Enfin, qu’on n’oublie pas la gravité qu’eut en Asie et
dans les îles de l’Archipel le mouvement du faux Néron2. La cir-
constance que la seconde bête sort de la terre, et non comme la pre-
mière de la mer, montre que l’incident dont il s’agit eut lieu en Asie
ou en Judée, non à Rome. Tout cela ne suffit pas pour lever les obs-
curités de cette vision, qui eut sans doute dans l’esprit de l’auteur la
même précision matérielle que les autres, mais qui, se rapportant à
un fait provincial que les historiens n’ont pas mentionné, et qui
n’eut d’importance que dans les impressions personnelles du
Voyant, reste pour nous une énigme.
Au milieu de flots de colère apparaît maintenant un îlot de ver-
dure3. Au plus fort des affreuses luttes des derniers jours, il y aura
un lieu de rafraîchissement : c’est l’Église, la petite famille de Jésus.
Le prophète voit, reposant sur le mont Sion, les cent quarante-
quatre mille rachetés de la terre entière, portant le nom de Dieu
écrit sur leur front. L’Agneau repose paisible au milieu d’eux. Des
accords célestes de harpes descendent sur l’assemblée ; les musi-
ciens chantent un cantique nouveau, que nul autre que les cent qua-
rante-quatre mille élus ne peut répéter. La chasteté est le signe de
ces bienheureux ; tous sont vierges, sans souillure ; leur bouche n’a
jamais proféré de mensonge4 ; aussi suivent-ils l’Agneau partout où
il va, comme prémices de la terre et noyau du monde futur.
Après cette rapide échappée sur un asile de paix et d’innocence,
l’auteur revient à ses visions terribles. Trois anges traversent rapi-
dement le ciel. Le premier vole au zénith tenant l’Évangile éternel.
1
II Thess., II, 3-4.
2
« Achaia atque Asia falso exterritæ… , late terror… , multis… erectis… , glis-
centem in dies famam. » Tacite, Hist., II, 8-9. T¾n ’Ell£da Ñ l…gou p©ra xe.
Zonaras, Ann., XI, 15, d’après Dion. L’Asie Mineure resta toujours le pays qui
produisait les faux Nérons. Voir Zonaras, XI, 18. On sent que le foyer du né-
ronianisme était là.
3
Apoc., c. XIV.
4
Cf. Sophonie, III, 13.

304
L’ANTÉCHRIST

Il proclame à la face de toutes les nations la doctrine nouvelle, et


annonce le jour du jugement. Le second ange célèbre par avance la
destruction de Rome : « Elle est tombée, elle est tombée la grande
Babylone1, qui a enivré toutes les nations du vin de feu de sa forni-
cation2. » Le troisième ange défend d’adorer la Bête et l’image de la
Bête faite par le Faux Prophète : « Ceux qui adoreront la Bête ou
son image, qui prendront le caractère de la Bête sur leur front ou
sur leur main, boiront du vin brûlant de Dieu, du vin pur apprêté
dans la coupe de sa colère3 ; et ils seront tourmentés dans le feu et
le soufre devant les anges et devant l’Agneau ; et la fumée de leurs
tourments monte dans les siècles des siècles, et ils n’ont de repos ni
nuit ni jour4, ceux qui adorent la Bête ou son image, et qui prennent
sur eux le signe de son nom. C’est ici que brille la patience des
saints, qui gardent les préceptes de Dieu5 et la foi de Jésus. » Pour
rassurer les fidèles sur un doute qui les tourmentait quelquefois re-
lativement au sort des frères qui mouraient chaque jour6, une voix
ordonne au prophète d’écrire : « Heureux dès à présent les morts
qui meurent dans le Seigneur. Oui, dit l’Esprit, ils vont se reposer
de leurs travaux, car leurs œuvres les suivent7. »
Les images du grand jugement se pressent dans l’imagination ar-
dente du Voyant. Un nuage blanc passe au ciel ; sur ce nuage est
assis comme un Fils de l’homme (un ange semblable au Messie)8,

1
Manière de désigner Rome.
2
Isaïe, XXI, 9 ; Jérémie, LI, 7 ; Dan., IV, 27. La fornication signifie ici
l’excitation à l’idolâtrie, qui a été, selon le Voyant, le grand crime de l’empire
romain. La fornication est, dans le langage prophétique, toujours inséparable de
l’idée d’idolâtrie.
3
Ps. LXXV, 9 ; Carm. sib., proœm., 76-78.
4
Isaïe, XXIV, 9-10.
5
Les judéo-chrétiens exacts, qui observent la Loi, ou du moins les convertis
qui gardent les préceptes noachiques.
6
Cf. Saint Paul, p. 249-250 ; 413-414 ; I Thess., IV, 14, 16 ; I Cor., XV, 18. Cf.
Phil., I, 23 ; Jean, V, 24 ; Luc, XXIII, 43.
7
Pirké aboth, VI, 9.
8
Daniel, VII, 13 ; Matth., XXIV, 30 ; Luc, XXI, 27 ; Apoc., I, 13.

305
L’ANTÉCHRIST

ayant sur sa tête une couronne d’or et dans sa main une faux aiguë1.
La moisson de la terre est mûre. Le Fils de l’homme lance sa faux,
et la terre est moissonnée. Un autre ange procède à la vendange2 ; il
jette tout dans la grande cuve de la colère de Dieu3 ; la cuve est fou-
lée aux pieds hors de la ville4 ; le sang qui en sort monte jusqu’à la
hauteur des freins des chevaux, sur un espace de seize cents stades.
Après ces divers épisodes, une cérémonie céleste, analogue aux
deux mystères de l’ouverture des sceaux et des trompettes, se dé-
roule devant le Voyant5. Sept anges sont chargés de frapper la terre
des sept dernières plaies, par lesquelles se consomme la colère de
Dieu. Mais d’avance nous sommes rassurés en ce qui touche le sort
des élus : sur une vaste mer cristalline mêlée de feu, on reconnaît les
vainqueurs de la Bête, c’est-à-dire ceux qui ont refusé d’adorer son
image et le chiffre de son nom, tenant entre leurs mains les harpes
de Dieu, chantant le cantique de Moïse après le passage de la mer
Rouge et le cantique de l’Agneau. La porte du tabernacle céleste
s’ouvre, et l’on en voit sortir les sept anges, vêtus de lin et ceints sur
la poitrine de ceintures d’or6. Un des quatre animaux leur donne
sept coupes d’or, pleines jusqu’au bord de la colère de Dieu7. Le
temple alors se remplit de la fumée de la majesté divine, et personne
n’y peut entrer jusqu’à la fin du jeu des sept coupes8.

1
Joël, IV, 13 (III, 13) ; Jérémie, LI, 33.
2
Joël, IV, 13 ; Isaïe, XVII, 5 ; LXIII, 1-6.
3
Isaïe, LXIII, 3 ; Michée, IV, 13 ; Habacuc, III, 12.
4
Allusion probable à la vallée de Josaphat, Joël, IV, 2, 11-14. On commençait
déjà peut-être à identifier ce nom symbolique avec la vallée de Cédron.
5
Apoc., c., XV.
6
Costume des prêtres juifs : Ex., XXVIII, 39-40 ; Lév., VII, 3.
7
Ézéchiel, XII, 31 ; Sophonie, III, 8 ; Ps. LXXXIX, 6. Cf. Ézéch., X, 7.
8
Exode, XL, 34 ; I Rois, VIII, 10-11 ; Isaïe, VI, 4 ; et surtout Eccl., XXXIX, 28-31
(Vulg., 33-37). L’analogie est grande avec les plaies d’Égypte : Exode, VII-X.

306
L’ANTÉCHRIST

Le premier ange1 verse sa coupe sur la terre, et un ulcère perni-


cieux frappe tous les hommes qui portent le caractère de la Bête, et
qui adorent son image.
Le deuxième verse sa coupe dans la mer, et la mer est changée en
sang, et tous les animaux qui vivent dans son sein meurent.
Le troisième ange verse sa coupe sur les fleuves et sur les sour-
ces, et elles sont changées en sang. L’ange des eaux ne se plaint pas
de la perte de son élément ; il dit : « Tu es juste, Seigneur, Être saint,
qui es et qui étais ; ce que tu viens de faire est équitable. Ils ont ver-
sé le sang des saints et des prophètes, et tu leur as donné du sang à
boire ; ils en sont dignes. » L’autel dit de son côté : « Oui, Seigneur
Dieu tout-puissant, tes jugements sont vrais et justes2. »
Le quatrième ange verse sa coupe sur le soleil, et le soleil brûle
les hommes comme un feu. Les hommes, loin de faire pénitence,
blasphèment Dieu, qui a le pouvoir de frapper de telles plaies.
Le cinquième ange verse sa coupe sur le trône de la Bête (la ville
de Rome), et tout le royaume de la Bête (l’empire romain) est plon-
gé dans les ténèbres. Les hommes se broient la langue de douleur3 ;
au lieu de se repentir, ils insultent le Dieu du ciel.
Le sixième ange verse sa coupe dans l’Euphrate, qui se dessèche
sur-le-champ, pour préparer la voie aux rois venant de l’Orient4.
Alors, de la bouche du Dragon (Satan), de la bouche de la Bête
(Néron), et de la bouche du Faux Prophète (?), sortent trois esprits
impurs semblables à des grenouilles5. Ce sont des esprits de dé-
mons, faisant des miracles. Ces trois esprits vont trouver les rois de
toute la terre, et les rassemblent pour la bataille du grand jour de
Dieu. (« J’arrive comme un voleur, s’écrie au milieu de tout cela la

1
Apoc., c. XVI.
2
Comp. Sagesse, XI, 15-16 ; XVI, 1, 9 ; XVII, 2 et suiv.
3
Sagesse, XVII, 2 et suiv.
4
Comp. Isaïe, XI, 15-16, et Carmina sib., IV, 137-139.
5
Les grenouilles désignaient les prestidigitateurs et les arlequins. Artémidore,
Onirocrit., II, 15.

307
L’ANTÉCHRIST

voix de Jésus1. Heureux celui qui veille et qui garde ses vêtements,
de peur qu’il ne soit réduit à courir nu et qu’on ne voie sa honte ! »)
Ils les rassemblent, dis-je, dans le lieu qui est appelé en hébreu
Harmagédon. — La pensée générale de tout ce symbolisme est assez
claire. Nous avons déjà trouvé chez le Voyant l’opinion adoptée
universellement dans la province d’Asie, que Néron, après s’être
échappé de la villa de Phaon, s’était réfugié chez les Parthes, et que
de là il allait revenir pour écraser ses ennemis. On croyait, non sans
motifs apparents2, que les princes parthes, amis de Néron durant
son règne, le soutenaient encore, et le fait est que la cour des Arsa-
cides fut durant plus de vingt ans le refuge des faux Nérons3. Tout
cela paraît à l’auteur de l’Apocalypse un plan infernal4, conçu entre
Satan, Néron et ce conseiller de Néron qui a déjà figuré sous la
forme de la seconde bête. Ces créatures damnées sont occupées à
former en Orient une ligue, dont l’armée passera bientôt l’Euphrate
et écrasera l’empire romain. Quant à l’énigme particulière du nom
de Harmagédon, elle est pour nous indéchiffrable5.
Le septième ange verse sa coupe dans l’air ; un cri sort de l’autel :
« C’en est fait ! » Et il y eut des éclairs, des voix, des tonnerres, un
tremblement de terre comme jamais on n’en vit, par suite duquel la
grande ville (Jérusalem6) se brise en trois morceaux ; et les villes des
nations s’écroulent, et la grande Babylone (Rome) revient en mé-
moire devant Dieu, qui se prépare enfin à lui faire boire la coupe du

1
Comp. Matth., XXIV, 42 ; Luc, XII, 37-39.
2
Suétone, Néron, 57.
3
Tacite, Hist., I, 2 ; Suétone, Néron, 57 ; Zonaras, XI, 18.
4
Cf. I Rois, XXII, 20 et suiv.
5
Il y a là sûrement une allusion à Zacharie, XII, 11. L’auteur a probablement en
vue un lieu déterminé, qu’il est impossible de découvrir. L’explication elydbe
emyte = « la grande Rome » est peu vraisemblable. Presque toutes les batailles
historiques de la Palestine se livrèrent près de Mageddo (Juges, V, 19 ; II Rois,
XXIII, 29 ; Zach., l. c.).
6
Comp. XI, 8. Notez, en effet, la manière dont ¹ pÒlij ¹ mu l£lh est opposé
à a ƒ pÒleij tî n ™qnî n. En outre, il n’est pas naturel que Rome soit désignée
deux fois dans le même verset par des noms différents.

308
L’ANTÉCHRIST

vin de sa colère. Les îles fuient, les montagnes disparaissent ; des


grêlons du poids d’un talent tombent sur les hommes, et les hom-
mes blasphèment à cause de ce fléau.
Le cycle des préludes est achevé ; il ne reste plus qu’à voir se dé-
rouler le jugement de Dieu. Le Voyant nous fait d’abord assister au
jugement du plus grand de tous les coupables, la ville de Rome1. Un
des sept anges qui ont versé les coupes s’approche de Jean et lui
dit : « Viens, et je vais te montrer le jugement de la grande courti-
sane qui est assise sur de grandes eaux2, avec laquelle ont forniqué
les rois de la terre3, et qui a enivré le monde du vin de sa fornica-
tion. » Jean voit alors une femme assise sur une bête toute sembla-
ble à celle qui, sortie de la mer, figurait par son ensemble l’empire
romain, par une de ses têtes, Néron. La bête est écarlate, couverte
de noms de blasphème ; elle a sept têtes et dix cornes. La prostituée
porte le costume de sa profession ; vêtue de pourpre, couverte d’or,
de perles et de pierres précieuses, elle tient à la main une coupe
pleine des abominations et des impuretés de sa fornication. Et sur
son front est écrit un nom, un mystère : « La grande Babylone, la
mère des prostituées et des abominations de la terre. »
Et je vis la femme enivrée du sang des saints et du sang des mar-
tyrs de Jésus. Et j’étais frappé d’un étonnement extrême. Et l’ange
me dit : « Pourquoi t’étonnes-tu ? Je vais te dire ce que signifient et
la femme et la bête qui la porte. La bête que tu as vue était et n’est
plus, et elle doit remonter de l’abîme4, puis aller à la perdition ; et
les habitants de la terre dont le nom n’est pas écrit dans le livre de
vie depuis le commencement du monde seront frappés de stupeur
en voyant reparue la bête qui avait été et qui n’était plus. C’est ici

1
Apoc., c. XVII.
2
Trait pris de Babylone, Jérém., LI, 13, mais qui sera bientôt appliqué méta-
phoriquement à Rome.
3
Les Hérodes, Tiridate, roi d’Arménie, etc., tous empressés à visiter Rome, à y
donner des fêtes, à lui faire leur cour.
4
Comp. XI, 7. ”A } ussoj, dans l’Apocalypse, est non pas le séjour des morts,
mais celui des démons.

309
L’ANTÉCHRIST

qu’il faut un esprit intelligent ! Les sept têtes sont sept montagnes
sur lesquelles la femme est assise. Elles représentent aussi sept rois :
cinq de ces rois sont tombés, un d’eux règne actuellement, l’autre
n’est pas encore venu, et, quand il viendra, il durera peu de temps1.
Quant à la bête qui était et qui n’est plus, elle est le huitième roi, et
en même temps elle fait partie des sept rois, et elle va droit à la per-
dition. Et les dix cornes que tu as vues sont dix rois, qui n’ont pas
reçu précisément la royauté, mais qui reçoivent pour une heure un
pouvoir égal à celui des rois et l’exercent conjointement avec la
Bête. Ces dix rois n’ont tous qu’un même avis, et ils font hommage
de leur puissance à la Bête. Ils combattront contre l’Agneau, et
l’Agneau les vaincra ; car il est le seigneur des seigneurs et le roi des
rois, et ceux qui ont été appelés et élus avec lui, ses fidèles enfin, les
vaincront aussi. » Et il ajouta : « Les eaux que tu as vues, sur les-
quelles la courtisane est assise, sont les peuples et les nations et les
races et les langues. Et les dix cornes que tu as vues, ainsi que la
Bête elle-même2, poursuivront de leur haine la courtisane, et la ren-
dront déserte et nue, et ils mangeront ses chairs3, et ils la brûleront ;
car Dieu leur a mis au cœur, pour accomplir sa volonté, de suivre
une pensée unique4, et de donner leur royaume à la Bête, jusqu’à ce
que les paroles de Dieu soient accomplies. Et la femme que tu as
vue est la grande ville qui exerce la royauté sur les rois de la terre. »

Voilà qui est clair. La courtisane, c’est Rome, qui a corrompu le


monde5, qui a employé son pouvoir à propager et à fortifier
l’idolâtrie6, qui a persécuté les saints, qui a fait couler à flots le sang
1
Comp. Ass. de Moïse, c. 7. Cf. Hilgenfeld, Nov. Test. Extra can., I, p. 113-114.
2
Le texte reçu porte ™pˆ tÕ qhr…on ; l’autorité des manuscrits (Alex., Sin., etc.)
est pour ka ˆ tÒ.
3
C’est-à-dire ils la pilleront.
4
Le Codex sinaïticus porte ka ˆ poiÁsa i gnè mhn m…a n.
5
Comp. Carm. sibyllina, III, 182 et suiv., 356 et suiv., V, 161 et suiv.
6
Comparez les deux agadas sur l’origine de Rome : Talm. de Jér., Aboda zara,
i, 3 ; Sifré, sect. Ekeb, § 52 (édit. Friedmann, p. 86) ; Talm. de Bab., Schabbath,
56 b ; Midrasch Schir hasschirim, I, 6.

310
L’ANTÉCHRIST

des martyrs. La Bête, c’est Néron, que l’on a cru mort, qui revien-
dra, mais dont le second règne sera éphémère et suivi d’une ruine
définitive. Les sept têtes ont deux sens : elles sont les sept collines
sur lesquelles Rome est assise ; mais elles sont surtout les sept em-
pereurs : Jules César, Auguste, Tibère, Caligula, Claude, Néron,
Galba. Les cinq premiers sont morts ; Galba règne pour le mo-
ment ; mais il est vieux et faible ; il tombera bientôt. Le sixième,
Néron, qui est à la fois la Bête et un des sept rois1, n’est pas mort
en réalité ; il régnera encore, mais peu de temps2, sera ainsi le hui-
tième roi, puis il périra. Quant aux dix cornes, ce sont les pro-
consuls et les légats impériaux des dix provinces principales, qui ne
sont pas de vrais rois3, mais qui reçoivent de l’empereur leur pou-
voir pour un temps limité4, gouvernent conformément à une seule
pensée, celle qui leur vient de Rome, et sont pleinement soumis à
l’empire, dont ils tiennent leur pouvoir. Ces rois partiels sont tout
aussi malveillants pour les chrétiens que Néron lui-même5. Repré-
sentants d’intérêts provinciaux, ils humilieront Rome, lui enlèveront
le droit de disposer de l’empire, dont elle a joui jusque-là6, la mal-
traiteront, y mettront le feu, se partageront ses débris7. Cependant
Dieu ne veut pas encore le démembrement de l’empire ; il inspire
aux généraux commandants des armées de province, et à tous ces
personnages qui eurent tour à tour le sort de l’empire entre leurs
mains (Vindex, Verginius, Nymphidius Sabinus, Galba, Macer, Ca-
piton, Othon, Vitellius, Mucien, Vespasien), de se mettre d’accord
pour reconstituer l’empire, et, au lieu de s’établir en souverains in-
1
Ka ˆ tÕ qhr…on Ö Ãn ka ˆ oÙk œstin...k a ˆ ™k tî n ˜pt£ ™stin.
2
L’auteur, en effet, veut que la catastrophe finale ne soit éloignée que de trois
ans et demi.
3
Comparez le sens du mot dux dans le Midrasch rabba, Eka, I, 5.
4
M …a n é ra n.
5
Comp. Commodien, v. 864 et suiv.
6
« Evulgato imperii arcano posse principem alibi quam Romæ fieri. » (Tacite,
Hist., I, 4.)
7
Le projet de l’affamer fut au moins bien réel dans le parti de Mucien. Josèphe,
B. J., IV, X, 5.

311
L’ANTÉCHRIST

dépendants, ce qui semblait à l’auteur juif le parti le plus naturel, de


faire hommage de leur royauté à la Bête1.
On voit à quel point le pamphlet du chef des Églises d’Asie entre
dans le vif d’une situation qui, pour des imaginations aussi faciles à
frapper que celles des Juifs, devait sembler étrange ; en effet, Né-
ron, par sa scélératesse et sa folie d’un genre à part, avait jeté la rai-
son hors des gonds. L’empire, à sa mort, se trouva comme en dés-
hérence. Après l’assassinat de Caligula, il y avait encore un parti ré-
publicain ; en outre, la famille adoptive d’Auguste avait tout son
prestige ; après l’assassinat de Néron, il n’y avait presque plus de
parti républicain, et la famille d’Auguste était finie. L’empire se
trouva entre les mains des huit ou dix généraux qui exerçaient de
grands commandements. L’auteur de l’Apocalypse, ne comprenant
rien à la chose romaine, s’étonne que ces dix chefs, qui paraissent
des rois, ne se soient pas déclarés indépendants, qu’ils aient formé
un concert2, et il attribue ce résultat à une action de la volonté di-
vine3. Il est évident que les Juifs d’Orient, pressés par les Romains
depuis deux ans, et qui se sentaient mollement serrés depuis juillet
68, parce que Mucien et Vespasien étaient absorbés par les affaires
générales, crurent que l’empire allait se dissoudre, et triomphèrent
un moment. Ce n’était pas là une vue aussi superficielle qu’on pour-
rait le croire. Tacite, entamant le récit des événements de l’année au
seuil de laquelle fut écrite l’Apocalypse, l’appelle annum reipublicæ prope
supremum4. Ce fut pour les Juifs un grand étonnement, quand ils vi-
rent les « dix rois » revenir « à la Bête » (à l’unité de l’empire), et
mettre leurs royautés à ses pieds. Ils avaient espéré que la consé-
quence de l’indépendance des « dix rois » serait la ruine de Rome ;
antipathiques à une grande organisation centrale de l’État, ils pen-
saient que les proconsuls et les légats haïssaient Rome, et, les ju-
geant d’après eux-mêmes, ils supposaient que ces chefs puissants

1
Doî na i t¾n ba s ile…a n a Ùtî n tw qhr…w.
2
M …a n ghè mhn (xvii, 13, 17).
3
Verset 17.
4
Tacite, Hist., I, 11. Cf. Jos., B. J., IV, XI, 5.

312
L’ANTÉCHRIST

agiraient comme des satrapes, ou bien comme des Hyrcans, des


Jannées, rois exterminateurs de leurs ennemis. Ils savourèrent au
moins, en provinciaux haineux, la grande humiliation que la ville
reine du monde éprouva, quand le droit de faire les souverains pas-
sa aux provinces, et que Rome reçut dans ses murs des maîtres
qu’elle n’avait pas acclamés la première.
Quelle fut la relation de l’Apocalypse avec l’épisode singulier du
faux Néron, qui, juste au moment où écrivait le Voyant de Patmos,
remplissait d’émotion l’Asie et les îles de l’Archipel ? Une telle coïn-
cidence assurément est des plus singulières. Cythnos et Patmos ne
sont qu’à une quarantaine de lieues l’une de l’autre, et les nouvelles
circulent vite dans l’Archipel. Les jours où écrivait le prophète chré-
tien furent ceux où l’on parla le plus de l’imposteur, salué par les
uns avec enthousiasme, entrevu par les autres avec terreur. Nous
avons montré qu’il s’établit à Cythnos en janvier 69, ou peut-être en
décembre 68. Le centurion Sisenna, qui toucha à Cythnos, dans les
premiers jours de février, venant d’Orient et portant aux prétoriens
de Rome des gages d’accord de la part de l’armée de Syrie, eut
beaucoup de peine à lui échapper. Très peu de jours après, Calpur-
nius Asprénas, qui avait reçu de Galba le gouvernement de la Gala-
tie et de la Pamphylie, et qu’accompagnaient deux galères de la
flotte de Misène, arrive à Cythnos. Des émissaires du prétendant
essayèrent sur les commandants des navires l’effet magique du nom
de Néron ; le fourbe, affectant un air triste, fit appel à la fidélité de
ceux qui furent autrefois « ses soldats ». Il les priait au moins de le
jeter en Syrie ou en Égypte, pays sur lesquels il fondait ses espéran-
ces. Les commandants, soit par ruse, soit qu’ils fussent ébranlés,
demandèrent du temps. Asprénas, ayant tout appris, enleva l’impos-
teur par surprise et le fit tuer. Son corps fut promené en Asie, puis
porté à Rome, afin de réfuter ceux de ses partisans qui auraient
voulu élever des doutes sur sa mort1. Serait-ce à ce malheureux que
feraient allusion les mots : « la Bête que tu vois était et n’est plus, et
elle va sortir de l’abîme, et elle court à sa perte ; ... l’autre roi n’est

1
Tacite, Hist., II, 8-9.

313
L’ANTÉCHRIST

l’autre roi n’est pas encore venu, et, quand il sera venu, il durera
peu1 » ? Cela est possible. Le monstre s’élevant de l’abîme serait une
vive image du pouvoir éphémère que le sagace écrivain voyait sortir
de la mer à l’horizon de Patmos. On ne saurait se prononcer là-
dessus avec certitude, car l’opinion que Néron était chez les Parthes
suffit pour tout expliquer ; mais cette opinion n’excluait pas la
croyance au faux Néron de Cythnos, puisqu’on pouvait supposer
que l’apparition de celui-ci était bien le retour du monstre, coïnci-
dant avec le passage de l’Euphrate par ses alliés d’Orient2. En tout
cas, il nous paraît impossible que ces lignes aient été écrites après le
meurtre du faux Néron par Asprénas. La vue du cadavre de
l’imposteur, promené de ville en ville, la contemplation de ses traits
éteints par la mort eussent parlé trop évidemment contre les appré-
hensions du retour de la Bête, dont l’auteur est possédé.3 Nous ad-
mettons donc volontiers que Jean, dans l’île de Patmos, eut
connaissance des événements de l’île de Cythnos4, et que l’effet
produit sur lui par ces rumeurs étranges fut la cause principale de la
lettre qu’il écrivit aux Églises d’Asie, pour leur apprendre la grande
nouvelle de Néron ressuscité.
Interprétant les événements politiques au gré de sa haine,
l’auteur, en juif fanatique, a prédit que les commandants de pro-
vince, qu’il croit pleins de rancune contre Rome, et jusqu’à un cer-
tain point d’accord avec Néron, ravageront la ville, la brûleront.
Prenant maintenant le fait pour accompli, il chante la ruine de son

1
Apoc., XVII, 8, 10, 11. Comparez qa uma sq»sonta i oƒ k a toikoà ntej ™pˆ
tÁj Óti Ãn ka ˆ oÙk œs tin ka ˆ pa ršsta i avec Achaïa atque Asia falso exterritæ
velut Nero adventaret… late terror, multis ad celebritatem nominis erectis, et autres pas-
sages cités ci-dessus.
2
Dans les deux passages (sixième trompette et sixième coupe) relatifs à
l’invasion des Parthes, il n’est pas dit que Néron soit avec eux, mais seulement
que l’invasion se fait d’accord avec lui.
3
Ceci réfute l’opinion de ceux qui croient voir dans l’Apocalypse des allusions
aux dernières luttes d’Othon et de Vitellius.
4
Les mots oÜ pw Âlqen conviendraient bien au moment où l’imposteur ne
s’était pas encore dévoilé par des actes publics, quoiqu’on parlât de lui.

314
L’ANTÉCHRIST

ennemie1. II n’a pour cela qu’à copier les déclamations des anciens
prophètes contre Babylone, contre Tyr2. Israël a jalonné l’histoire
de ses malédictions : à tous les grands États profanes il a dit :
« Heureux qui te rendra le mal que tu nous as fait ! » Un ange bril-
lant descend du ciel, et, d’une voix formidable : « Tombée, tombée,
dit-il, est la grande Babylone, et elle n’est plus qu’une demeure de
démons3, un séjour d’esprits impurs, un refuge d’oiseaux immon-
des, parce que toutes les nations ont bu du vin de sa fornication, et
que les rois de la terre se sont souillés avec elle, et que les mar-
chands de la terre se sont enrichis de son opulence. » Une autre
voix du ciel se fait entendre :

Sortez d’elle, vous qui êtes mon peuple, de peur de vous rendre
complices de ses crimes et d’être atteints par les plaies qui vont la
frapper. Ses abominations sont arrivées jusqu’au ciel, et Dieu s’est
souvenu de ses iniquités. Rendez-lui ce qu’elle a fait aux autres ;
payez-la au double de ses œuvres ; versez-lui le double de la coupe
qu’elle a versée aux autres. Autant elle a eu de gloire et de bien-être,
autant donnez-lui de tourment et d’affliction. « Je suis assise en
reine, disait-elle en son cœur ; je ne connaîtrai jamais le deuil. » Voi-
là pourquoi ses châtiments viendront tous en un même jour, mort,
désolation, famine, incendie ; car puissant est le Dieu qui la juge. Et
l’on verra pleurer sur elle les rois de la terre qui ont participé à ses
impuretés et à ses débauches4. A la vue de la fumée de son embra-
sement : « Malheur ! malheur ! » diront ses compagnons de débau-
che, se tenant à distance, frappés de terreur. « Quoi ! la grande, la
puissante Babylone !... En une heure est venu son jugement !...» Et

1
Apoc., XVIII.
2
Comp. surtout Isaïe, xiii, xxiii, xxiv, xxxiv, xlvii, xlviii, lii ; Jérémie, xvi, xxv, li ;
Ézéch., xxvi, xxvii.
3
Les bêtes étranges qui habitent dans les ruines passaient pour des démons.
Isaïe, XIII, 21 ; XXXIV, 14.
4
Allusion aux Hérodes, dont les complaisances pour les Romains blessaient
profondément les Juifs, surtout depuis la révolte de l’an 66.

315
L’ANTÉCHRIST

les marchands de la terre se lamenteront ; car personne n’achète


plus leurs marchandises. Objets d’or et d’argent, pierres précieuses,
perles, fin lin, pourpre, soie, écarlate, bois de thuia, ivoire, airain,
fer, marbre, cinname, amome, parfums, huiles aromatiques, encens,
vin, huile, fleur de farine, froment, bétail, brebis, chevaux, chars,
corps1 et âmes d’hommes ; ... les marchands de toutes ces choses,
qui s’étaient enrichis d’elle, se tenant à distance par crainte de ses
tourments : « Malheur ! malheur ! diront-ils. Quoi ! c’est là cette
grande ville qui était vêtue d’écarlate, de pourpre, de fin lin, qui était
décorée d’or, de pierres précieuses et de perles ! En une heure ont
péri tant de richesses ! » Et les marins qui venaient vers elle, et tous
ceux qui trafiquent de la mer, s’arrêtant à distance, à la vue de la
fumée de son incendie, jettent de la poussière sur leur tête, se ré-
pandent en cris, en pleurs et en lamentations : « Malheur ! malheur !
disent-ils. La grande ville qui enrichissait de ses trésors tous ceux
qui avaient des vaisseaux sur la mer, voilà qu’en une heure elle a été
changée en désert. »
Réjouis-toi de sa ruine, ô ciel ; réjouissez-vous, saints apôtres et
prophètes ; car Dieu a jugé votre cause et vous a vengés d’elle.

Alors un ange d’une force extraordinaire saisit une pierre grosse


comme une meule, et la lance dans la mer, disant :

Ainsi sera précipitée Babylone, la grande ville, et on ne retrouve-


ra plus sa trace ; et la voix des joueurs de cithare et des musiciens, le
son de la flûte et de la trompette ne résonneront plus dans ses
murs ; les métiers se tairont, et la meule sera muette ; la lumière de
la lampe ne brillera plus, et la voix du fiancé et celle de la fiancée2

1
Quand il s’agissait d’esclaves, on comptait par sè ma ta : inscriptions de Del-
phes (v. Journ. asiat., juin 1868, p. 530-531) ; Démosthène, Contre Everge et Mné-
sibule, § 11 ; Tobie, X, 10, II Macch., VIII, 11 ; version grecque de Gen.,
XXXVI, 6 ; comp. Gen., XII, 5 ; Ézéchiel, XXVII, 13 ; Jos., Vita, 75. Cf. Wescher,
dans l’Ann. de l’ass. des études grecques, 1872, p. 88.
2
Chanson dialoguée dans le genre du cantique des cantiques, prise comme
exemple des chansons populaires en général.

316
L’ANTÉCHRIST

ne se feront plus entendre. Car ses marchands étaient les grands de


la terre1, et ce sont ses philtres qui ont égaré toutes les nations. Et à
son compte a été trouvé le sang des prophètes et des saints et de
tous ceux qui ont été égorgés sur la terre.

La ruine de cette ennemie capitale du peuple de Dieu est l’objet


d’une grande fête dans le ciel2. Une voix comme celle d’une multi-
tude innombrable se fait entendre et crie : « Alléluia ! Salut, gloire,
puissance à notre Dieu ; car ses jugements sont justes, et il a jugé la
grande courtisane, qui a corrompu la terre par sa prostitution, et il a
vengé le sang de ses serviteurs versé par elle. » Et un autre chœur
répond : « Alléluia ! la fumée de son incendie monte dans les siècles
des siècles. » Alors les vingt-quatre vieillards et les quatre monstres
se prosternent et adorent Dieu, assis sur le trône, disant : Amen !
alléluia ! Une voix sort du trône, chantant le Psaume inaugural du
royaume nouveau : « Louez notre Dieu, vous tous qui êtes ses servi-
teurs et qui le craignez, petits et grands3. » Une voix comme celle
d’une foule, ou comme celle des grandes eaux, ou comme le bruit
d’un fort tonnerre, répond : « Alléluia ! C’est maintenant que règne
le Seigneur Dieu tout-puissant. Réjouissons-nous et livrons-nous à
l’allégresse, et rendons-lui gloire ; car voici l’heure des noces de
l’Agneau4 : la toilette de la fiancée5 est prête ; il lui a été donné de
revêtir une robe de fin lin d’un éclat doux et pur. » (Le fin lin, ajoute
l’auteur, ce sont les actes de vertu des saints.)
Délivrée, en effet, de la présence de la grande prostituée (Rome),
la terre est mûre pour l’hymen céleste, pour le règne du Messie.
L’ange dit au Voyant : « Écris : Heureux les invités au festin des no-
ces de l’Agneau ! » Alors le ciel s’ouvre, et Christ, appelé ici pour la

1
Ce trait, qui convient médiocrement à Rome, est emprunté comme presque
tout ce qui précède aux invectives des anciens prophètes contre Tyr.
2
Apoc., c. XIX.
3
Comp., Ps. CXV, 13 ; CXXXIV, 1.
4
Comp. Matth., XXII, 2 et suiv. ; XXV, 1 et suiv.
5
L’Église.

317
L’ANTÉCHRIST

première fois de son nom mystique, « le Verbe de Dieu1 », apparaît


en vainqueur2, monté sur un cheval blanc. Il vient fouler le pressoir
du vin de la colère de Dieu, inaugurer pour les païens le règne du
sceptre de fer. Ses yeux étincellent. Ses habits sont teints de sang ; il
porte sur sa tête plusieurs couronnes, avec une inscription en carac-
tères mystérieux3. De sa bouche sort une épée aiguë, pour frapper
les gentils ; sur sa cuisse est écrit son titre : Roi des rois, seigneur
des seigneurs. Toute l’armée du ciel le suit sur des chevaux blancs,
revêtue de fin lin. On s’attend à un triomphe pacifique ; mais il n’en
est pas temps encore. Quoique Rome soit détruite, le monde ro-
main, représenté par Néron l’Antéchrist, n’est pas anéanti. Un ange
debout sur le soleil crie d’une voix forte à tous les oiseaux qui vo-
lent au zénith : « Venez, assemblez-vous pour le grand festin de
Dieu ; venez manger la chair des rois, et la chair des tribuns, et la
chair des forts, et la chair des chevaux et de leurs cavaliers, et la
chair des hommes libres et des esclaves, des grands et des petits4. »
Le prophète voit alors la Bête (Néron) et les rois de la terre (les gé-
néraux de province, presque indépendants) et leurs armées, réunis
pour faire la guerre à celui qui est assis sur le cheval. Et la Bête (Né-
ron) est saisie et avec elle le Faux Prophète qui faisait des miracles
devant elle ; tous deux sont jetés vivants dans l’étang sulfureux qui
brûle éternellement5. Leurs armées sont exterminées par le glaive
qui sort de la bouche de celui qui est assis sur le cheval, et les oi-
seaux sont rassasiés de la chair des morts.
Les armées romaines, le grand instrument de la puissance de Sa-
tan, sont vaincues ; Néron l’Antéchrist, leur dernier chef, est enfer-
1
O lÒgoj toà qeoà , traduction du chaldéen jj jw atmjm.
2
Toutes ces images sont empruntées à Is., LXIII, 1-3 ; Ps. II, 9 ; cf. Apoc., I, 16 ;
VI, 2 ; XIV, 19.
3
’OnÒma ta gegra mmšna paraît la vraie leçon. Cf. Codex sanaïticus et Tischen-
dorf.
4
Comp. Ézéch., XXXIX, 17-20.
5
Les exhalaisons sulfureuses, comme celles de la Solfatare de Pouzzoles, de
Callirrhoé et de la mer Morte, étaient tenues pour des émanations d’un lac in-
fernal.

318
L’ANTÉCHRIST

mé en enfer ; mais le Dragon, le Serpent antique, Satan existe en-


core. Nous avons vu comment il fut jeté du ciel sur la terre1 ; il faut
maintenant en délivrer la terre à son tour2. Un ange descend du ciel,
tenant la clef de l’abîme et ayant à la main une grande chaîne. Il sai-
sit le Dragon, le lie pour mille ans, le précipite dans l’abîme3, ferme
à clef l’ouverture du gouffre et la scelle d’un sceau4. Pendant mille
ans, le diable restera enchaîné. Le mal moral et le mal physique, qui
en est la conséquence, seront suspendus, non détruits. Satan ne
peut plus séduire les peuples ; mais il n’est pas anéanti pour
l’éternité.
Un tribunal est établi pour proclamer ceux qui doivent faire par-
tie du règne de mille ans5. Ce règne est réservé aux martyrs. La pre-
mière place y appartient aux âmes de ceux qui ont été frappés de la
hache pour rendre témoignage à Jésus et à la parole de Dieu (les
martyrs romains de 64) ; puis viennent ceux qui ont refusé d’adorer
la Bête et son image, et qui n’ont pas reçu son caractère sur leur
front ni sur leurs mains (les confesseurs d’Éphèse, dont le Voyant
fait partie6). Les élus de ce premier royaume ressuscitent et règnent
mille ans sur la terre avec le Christ. Ce n’est pas que le reste de
l’humanité ait disparu, ni même que le monde entier soit devenu
chrétien ; le millenium est au centre de la terre comme un petit para-
dis. Rome n’existe plus ; Jérusalem l’a remplacée dans son rôle de
capitale du monde ; les fidèles y font un royaume de prêtres7 ; ils
servent Dieu et Christ ; il n’y a plus de grand empire profane, de
pouvoir civil hostile à l’Église ; les nations viennent à Jérusalem
rendre hommage au Messie, qui les maintient par la terreur. Pen-
dant ces mille années, les morts qui n’ont pas eu part à la première

1
Apoc., XII, 7 et suiv.
2
Apoc., c. XX.
3
Cf. Jud., 6.
4
Comp. Talm. de Bab., Gittin, 68 a.
5
Daniel, VII, 9, 22, 27.
6
Comp. Apoc., I, 9.
7
Isaïe, LXI, 6.

319
L’ANTÉCHRIST

résurrection ne vivent pas ; ils attendent. Les participants du pre-


mier royaume sont donc des privilégiés ; outre l’éternité dans
l’infini, ils auront le millenium sur la terre avec Jésus ; aucune mort ne
les atteindra plus.
Quand les mille ans seront accomplis, Satan sera délivré de sa
prison pour quelque temps. Le mal recommencera sur la terre. Sa-
tan déchaîné égarera de nouveau les nations, les poussera d’un bout
à l’autre du monde à des guerres épouvantables ; Gog et Magog
(personnifications mythiques des invasions barbares1) conduiront
au combat des armées plus nombreuses que le sable de la mer.
L’Église sera comme noyée dans ce déluge. Les barbares assiégeront
le camp des saints, la cité aimée, c’est-à-dire cette Jérusalem, terres-
tre encore, mais toute sainte, où sont les fidèles amis de Jésus ; le
feu du ciel tombera sur eux et les dévorera. Alors Satan, qui les avait
séduits, sera jeté dans l’étang de soufre enflammé, où sont déjà la
Bête (Néron) et le Faux Prophète (?), et où tous ces maudits vont
désormais être tourmentés nuit et jour dans les siècles des siècles.
La création a maintenant accompli sa tâche ; il ne reste plus qu’à
procéder au dernier jugement2. Un trône éclatant de lumière appa-
raît, et sur ce trône le juge suprême. A sa vue, le ciel et la terre
s’enfuient ; il n’y a plus nulle part de place pour eux. Les morts
grands et petits ressuscitent. La Mort et le Scheol rendent leurs
proies ; la mer de son côté rend les noyés qui, dévorés par elle, ne

1
Ce mythe vient d’Ézéchiel, ch. XXXVIII et XXXIX. Chez certaines tribus par-
lant l’ossète, Gogh « montagne » et Mughogh « la grande montagne » désignent
deux massifs du Caucase. On appliqua ensuite ces deux mots aux populations
scythiques de la mer Noire et de la mer Caspienne. Dans Ézéchiel (XXXVIII et
XXXIX), ils personnifient l’ invasion scythique ou barbare en général. Comparez
Coran, XVIII, 94 et suiv. ; XXI, 96. L’application messianique de ce mythe géo-
graphique commence à poindre dans les vers sibyllins (III, 319, 512) ; elle est
bien plus expresse dans le Targum du Pseudo-Jonathan, Lévitique, XXVI, 44 ;
Nombres, XI, 27 (ou Targ. de Jérus., mêmes endroits). Cf. Talm. de Bab., San-
hedrin, 94 a, 97 b ; Aboda zara, 1 b. V. Zeilschrift der d. m. G., 1867, p. 57
2
Comp. Daniel, VII, 9.

320
L’ANTÉCHRIST

sont pas descendus régulièrement dans le Scheol1. Tous comparais-


sent devant le trône. On apporte les grands livres, où est tenu le
compte rigoureux des actions de chaque homme2 ; on ouvre aussi
un autre livre, le « livre de vie », où sont écrits les noms des prédes-
tinés. Alors tous sont jugés selon leurs œuvres. Ceux dont les noms
ne sont pas trouvés écrits dans le livre de vie sont précipités dans
l’étang de feu. La Mort et le Scheol y sont jetés également3.
Le mal étant détruit sans retour, le règne du bien absolu va
commencer4. La vieille terre, le vieux ciel ont disparu ; une terre
nouvelle, un ciel nouveau leur succèdent5 ; il n’y a plus de mer6.
Cette terre, ce ciel ne sont pourtant qu’un rajeunissement de la terre
actuelle, du ciel d’aujourd’hui, et de même que Jérusalem était la
perle, le joyau de l’ancienne terre, de même Jérusalem sera encore le
centre rayonnant de la nouvelle. L’apôtre voit cette Jérusalem nou-
velle descendre du ciel d’auprès de Dieu, vêtue comme une fiancée
parée pour son époux. Une grande voix sort du trône : « Voici le
tabernacle ou Dieu habitera avec les hommes. Les hommes seront
désormais son peuple, et il sera toujours présent au milieu d’eux7, et
il essuiera toute larme de leurs yeux, et la mort ne sera plus, et il n’y
aura plus ni douleur, ni cris, ni peine8 ; car tout ce qui était a dispa-
ru. » Jéhovah prend lui-même la parole pour promulguer la loi de ce

1
Cf. Achille Tatius, V, p. 116-117, édit. Jacobs, et la curieuse mosaïque (encore
inédite) de Torcello.
2
Malachie, III, 16 ; Daniel, VII, 10. Comp. Talm. de Bab. Rosch has-schana, 16 b.
3
Comp. Daniel, VII, 11 ; Luc, XVI, 23 ; I Cor., XV, 26.
4
Apoc., XXI.
5
Comp. Isaïe, LXV, 17 ; LVI, 22. Cf. II Petri, III, 13.
6
La mer est une annulation, une stérilisation d’une partie de la terre, un reste
du chaos primitif (oyev), souvent un châtiment de Dieu, engloutissant des pays
coupables. Elle est abîme (¥} ussoj) ; or l’abîme est le domaine de Satan
(comp. XI, 7 ; XIII, 1). Dans le paradis (Gen., II), il n’y avait pas de mer. Comp.
Job., VII, 12.
7
Ézéchiel, XXXVII, 27. Comp. II Cor., VI, 16.
8
Isaïe, XXV, 8 ; LXV, 19.

321
L’ANTÉCHRIST

monde éternel. « C’en est fait. Voilà que je renouvelle toute chose1.
Je suis l’A et l’W , le commencement et la fin. Celui qui a soif, je le
ferai boire gratuitement à la source de vie2. Le vainqueur possédera
tous ces biens, et je serai son Dieu, et il sera mon fils3. Quant aux
timides, aux incrédules, aux abominables, aux meurtriers, aux forni-
cateurs, aux auteurs de maléfices, aux idolâtres, aux menteurs, leur
part sera l’étang de soufre et de feu. »
Un ange s’approche alors du Voyant, et lui dit : « Viens ; je vais
te montrer la fiancée de l’Agneau. » Et il le transporte en esprit sur
une montagne élevée, d’où il lui montre en détail la Jérusalem
idéale4, pénétrée et revêtue de la gloire de Dieu. Son éclat est celui
d’un jaspe cristallin. Sa forme est celle d’un carré parfait5 de trois
mille stades de côté, orienté selon les quatre vents du ciel et entouré
d’un mur haut de cent quarante-quatre coudées, percé de douze
portes. A chaque porte veille un ange, et au-dessus est écrit le nom
d’une des douze tribus d’Israël. Le soubassement du mur a douze
assises de pierres ; sur chacune des assises resplendit le nom d’un
des douze apôtres de l’Agneau6. Chacun de ces lits superposés est

1
Isaïe, XLIII, 49 ; Jérém., XXXI, 22. Comp. II Cor., V, 17.
2
Isaïe, LV, 1.
3
II Samuel, VII, 14.
4
Tout ce qui suit est emprunté à Ézéchiel, XL, XLVII, XLVIII. Comparez Héro-
dote, I, 178.
5
TÕ Þy oj, au verset 16, ne peut être pris que comme un écart d’imagination
ou une inadvertance de rédaction. Comparez cependant Talm. de Bab., Baba
bathra, 75 b.
6
L’imagination peu précise des juifs se décèle ici. Le symbolisme entraîne
l’auteur à un tableau qui n’est pas satisfaisant pour l’esprit. On entend
d’ordinaire les dè deka qemel…ou j comme les douze secteurs de soubassement
qui vont d’une porte à l’autre. Nous croyons qu’il vaut mieux superposer les
dè deka qemel…ou j et en faire des assises, en retrait les unes sur les autres, au-
dessous du mur proprement dit. Les versets 18-20 impliquent presque néces-
sairement cette hypothèse. Comparez la construction des murs du haram de
Jérusalem, telle qu’elle ressort des fouilles anglaises. Palestine exploration fund,
n° 4 (voir aussi Mém. de I’Acad. des inscr., t. XXVI, 1re partie, pl. 2, 5, et Les dern.
jours de Jér. p. 246). Notez l’emploi du mot qemel…ou j dans Josèphe (Ant., VII,

322
L’ANTÉCHRIST

orné de pierres précieuses1, le premier de jaspe, le second de saphir,


le troisième de calcédoine, le quatrième d’émeraude, le cinquième
de sardoine, le sixième de cornaline, le septième de chrysolithe, le
huitième d’aigue-marine, le neuvième de topaze, le dixième de chry-
soprase, le onzième d’hyacinthe, le douzième d’améthyste. Le mur
lui-même est de jaspe ; la ville est d’un or pur semblable un verre
transparent ; les portes sont composées d’une seule grosse perle2. Il
n’y a pas de temple dans la ville ; car Dieu lui-même lui sert de tem-
ple, ainsi que l’Agneau. Le trône que le prophète, au début de sa
révélation, a vu dans le ciel est maintenant au milieu de la ville,
c’est-à-dire au centre d’une humanité régénérée et harmoniquement
organisée. Sur ce trône sont assis Dieu et l’Agneau. Du pied du
trône sort le fleuve de vie, brillant et transparent comme le cristal,
qui traverse la grande rue de la ville3 ; sur ses bords fleurit l’arbre de
vie4, où poussent douze espèces de fruits, une espèce pour chaque
mois ; ces fruits paraissent réservés aux Israélites ; les feuilles ont
des vertus médicinales pour la guérison des gentils. La ville n’a be-
soin ni de soleil ni de lune pour l’éclairer5 ; car la gloire de Dieu
l’éclaire, et son lustre est l’Agneau. Les nations marcheront sa lu-
mière6 ; les rois de la terre lui feront hommage de leur gloire, et ses
portes ne se fermeront ni jour ni nuit, tant sera grande l’affluence
de ceux qui viendront y porter leur tribut. Rien d’impur, rien de
souillé n’y entrera7 ; seuls ceux qui seront inscrits au livre de vie de
l’Agneau y trouveront place. Il n’existera plus de division religieuse

XIV, 10 ; VIII, II, 9 ; XV, XI, 3 ; B. J., V, V, 2 ) pour désigner le soubassement


du temple.
1
Exode, XXVII, 17-20 ; XXXIX, 10-14.
2
Isaïe, LIV, 11-12.
3
Apoc., XXII.
4
Genèse, II, 10-14.
5
Daniel, VII, 27.
6
Isaïe, LX, 3, 5-7, 19-20.
7
Isaïe, LII, 1.

323
L’ANTÉCHRIST

ni d’anathème1 ; le culte pur de Dieu et de l’Agneau ralliera tout le


monde. A chaque heure, ses serviteurs jouiront de sa vue, et son
nom sera écrit sur leurs fronts. Ce règne du bien durera dans les
siècles des siècles.

1
Zacharie, XIV, 11.

324
CHAPITRE XVII.

FORTUNE DU LIVRE.

L’ouvrage se termine par cet épilogue :

Et c’est moi, Jean, qui entendis et vis toutes ces choses ; et, après
les avoir vues et entendues, je tombai devant les pieds de l’ange qui
me les montrait, pour l’adorer. Et il me dit : « Garde-toi de le faire,
je suis ton co-serviteur ; nous avons un même maître, toi, moi, tes
frères les prophètes et ceux qui gardent les paroles de ce livre1.
Adore Dieu. » Et il me dit ensuite : « Ne scelle2 pas les discours de
la prophétie de ce livre, car le temps est proche ! Que l’injuste de-
vienne, plus injuste encore ; que celui qui est souillé se souille en-
core3 ; que le juste fasse encore plus de justice ; que le saint se sanc-
tifie encore ! »

Une voix lointaine, la voix de Jésus lui-même, est censée répon-


dre à ces promesses et les garantir.

« Voilà que je viens vite ! Et avec moi j’apporte la récompense


que je décernerai à chacun selon ses œuvres4. Je suis l’A et l’W , le
premier et le dernier, le commencement et la fin. Heureux ceux qui
lavent leurs robes ! Ils auront droit à l’arbre de vie, et ils entreront
dans la ville par les portes. Arrière les chiens, les artisans de maléfi-
ces, les impudiques, les meurtriers, les idolâtres, quiconque aime et
commet le mensonge ! Moi, Jésus, j’ai envoyé mon ange pour vous
attester ces choses dans les Églises. Heureux qui garde les paroles
1
Précaution contre certaine sectes qui, comme les esséniens, exagéraient le
culte des anges. Col. II, 18.
2
C’est-à-dire ne tiens pas inédits. Cf. Daniel, XII, 4.
3
Daniel, XII, 10.
4
Isaïe, XL, 10.
L’ANTÉCHRIST

de la prophétie de ce livre ! Je suis la tige et le rejeton de David,


l’étoile claire du matin1. »

Puis les voix du ciel et celles de la terre s’entrecroisent et arrivent


moriendo à un final en accord parfait.

« Viens, » disent l’Esprit2 et l’épouse3. — Que celui qui entend


cet appel dise aussi : « Viens. » Que celui qui a soif vienne ! L’eau de
ta vie se donne ici gratuitement à qui veut.
(J’affirme à quiconque entendra les paroles de la prophétie contenue en ce li-
vre que, si quelqu’un y ajoute quoi que ce soit, Dieu fera tomber sur lui les
plaies décrites en ce livre. Et si quelqu’un retranche quoi que ce soit aux dis-
cours du livre de cette prophétie, Dieu retranchera sa part de l’arbre de vie et de
la ville sainte dont il est question en ce livre4.)
— « Oui, je viens vite, » dit le révélateur de tout ceci.
Amen. Viens, seigneur Jésus.
La grâce du Seigneur Jésus soit avec tous.

Nul doute que, présenté sous le couvert du nom le plus vénéré


de la chrétienté, l’Apocalypse n’ait fait sur les Églises d’Asie une très
grande impression. Une foule de détails, maintenant, devenus obs-
curs, étaient clairs pour les contemporains. Ces annonces hardies
d’une prochaine convulsion n’avaient rien qui surprît. Des discours
non moins formels prêtés à Jésus se répandaient chaque jour et se
faisaient accepter5. Pendant un an, d’ailleurs, les événements du
monde purent sembler une merveilleuse confirmation du livre. Vers
le 1er février, on apprit en Asie la mort de Galba, et l’avènement
d’Othon. Puis chaque jour apporta quelque indice apparent de la
décomposition de l’empire : l’impuissance d’Othon à se faire re-

1
Isaïe, XI, 1.
2
L’esprit prophétique répandu dans l’Église.
3
L’Église.
4
Deutéron., IV, 2.
5
Matthieu, XXIV.

326
L’ANTÉCHRIST

connaître de toutes les provinces, Vitellius maintenant son titre


contre Rome et le sénat, les deux sanglants combats de Bédriac,
Othon abandonné à son tour, l’avènement de Vespasien, la bataille
dans les rues de Rome, l’incendie du Capitole allumé par les com-
battants, incendie d’où plusieurs conclurent que les destinées de
Rome tiraient à leur fin, tout cela dut paraître étonnamment
conforme aux sombres prédictions du prophète. Les déceptions ne
commencèrent qu’à la prise de Jérusalem, la destruction du temple,
l’affermissement définitif de la dynastie flavienne. Mais la foi reli-
gieuse n’est jamais rebutée dans ses espérances ; l’ouvrage,
d’ailleurs, était obscur, susceptible en beaucoup d’endroits
d’interprétations diverses. Aussi, peu d’années après l’émission du
livre, chercha-t-on à plusieurs chapitres un sens différent de celui
que l’auteur y avait mis. L’auteur avait annoncé que l’empire romain
ne se reconstituerait pas et que le temple de Jérusalem ne serait pas
détruit. Il fallut sur ces deux points trouver des échappatoires.
Quant à la réapparition de Néron, on n’y renonça pas de sitôt ; sous
Trajan encore, des gens du peuple s’obstinaient à croire qu’il re-
viendrait1. Longtemps on garda la notion du chiffre de la Bête ; une
variante se répandit même dans les pays occidentaux, pour accom-
moder ce chiffre aux habitudes latines. Certains exemplaires por-
taient 616, au lieu de 6662. Or 616 répond à la forme latine Nero
Cæsar (le noun hébreu valant 50).
Durant les trois premiers siècles, le sens général du livre se
conserva, au moins pour quelques initiés. L’auteur du poème sibyl-
lin qui date à peu près de l’an 80, s’il n’a pas lu la prophétie de Pat-
mos, en a entendu parler. Il vit dans un ordre d’idées tout à fait ana-
logue. Il sait ce que signifie la sixième coupe. Pour lui, Néron est
l’anti-Messie ; le monstre s’est enfui derrière l’Euphrate ; il va reve-
nir avec des milliers d’hommes3. L’auteur de l’Apocalypse d’Esdras
(ouvrage daté avec certitude de l’an 96, 97 ou 98) imite notoirement

1
Dion Chrysostome, Orat. XXI, 10.
2
Irénée, Adv. hær., V, XXX, 1.
3
Carm. sib., IV, 117 et suiv., 137-139.

327
L’ANTÉCHRIST

l’Apocalypse de Jean1, emploie ses procédés symboliques, ses nota-


tions, son langage. On peut en dire autant de l’Ascension d’Isaïe (ou-
vrage du second siècle), où Néron, incarnation de Bélial, joue un
rôle qui prouve que l’auteur savait le chiffre de la Bête2. Les auteurs
des poésies sibyllines qui datent du temps des Antonins pénètrent
également les énigmes du manifeste apostolique, et en adoptent les
utopies, même celles qui, comme le retour de Néron, étaient déci-
dément frappées de caducité3. Saint Justin, Méliton paraissent avoir
eu l’intelligence peu près complète du livre. On en peut dire autant
de Commodien, qui (vers 250) mêle à son interprétation des élé-
ments d’une autre provenance, mais qui ne doute pas un instant que
Néron l’Antéchrist ne doive ressusciter de l’enfer pour soutenir une
lutte suprême contre le christianisme4, et qui conçoit la destruction
de Rome-Babylone exactement comme on la concevait deux cents
ans auparavant5. Enfin, Victorin de Pettau (mort en 303) commente
encore l’Apocalypse avec un sentiment assez juste. Il sait parfaitement
que Néron ressuscité est le véritable Antéchrist6. Quant au chiffre
de la Bête, il était perdu probablement avant la fin du IIe siècle. Iré-
née (vers 190) se trompe grossièrement sur ce point, ainsi que sur
quelques autres d’importance majeure, et ouvre la série des com-
mentaires chimériques et des symbolismes arbitraires7. Quelques

1
Comp., par exemple, IV Esdr., IV, 35 et suiv., à Apoc., VI, 9 et suiv. ; IV Es-
dras, VII, 32, à Apoc., XX, 13 ; IV Esdr., X, 50 et suiv., à Apoc., XXI, 2 et suiv.
Voir aussi IV Esdras, XV, 5.
2
Asc. d’Isaïe, IV, 2 et suiv.
3
Carm. sib., V, 28 et suiv., 105 et suiv., 142 et suiv., 363 ; VIII, 151 et suiv., 169
et suiv. Voir ci-dessus, p. 318, note 3. Cf. Carm. sib., III, 397.
4
Instr., acrost. XLI et XLII, v. 36 et suiv. ; Carmen, v. 816 et suiv., 831, 845, 862,
878, 903 et suiv. ; (Pitra, Spic. Sol., I ; voir les corrections d’Ebert dans les Ab-
handl. der phil.-hist. Classe der sächsischen Gesell. der Wiss., t. V, p. 395 et suiv.).
5
Vers 907 et suiv.
6
Bibl. max. Patr., Paris, t. I, p. 580-581.
7
Irénée, Adv. hœr., V, XXX, 3. C’est ici la plus forte objection contre les rap-
ports d’Irénée avec ceux qui avaient vu l’apôtre Jean. Commodien, dans ses

328
L’ANTÉCHRIST

particularités subtiles, comme la signification du Faux Prophète et


de Harmagédon, se perdirent de très bonne heure.
Après la réconciliation de l’empire et de l’Église au IVe siècle, la
fortune de l’Apocalypse fut gravement compromise. Les docteurs
grecs et latins, qui ne séparaient plus l’avenir du christianisme de
celui de l’empire, ne pouvaient admettre pour inspiré un livre sédi-
tieux, dont la donnée fondamentale était la haine de Rome et la
prédiction de la fin de son règne. Presque toute la partie éclairée de
l’Église d’Orient, celle qui avait reçu une éducation hellénique,
pleine d’aversion pour les écrits millénaires et judéo-chrétiens, dé-
clara l’Apocalypse apocryphe1. Le livre avait pris dans le Nouveau
Testament grec et latin2 une position si forte, qu’il fut impossible de
l’en expulser ; on eut recours, pour se débarrasser des objections
qu’il soulevait, aux tours de force exégétiques. L’évidence cepen-
dant était écrasante. Les Latins, moins opposés que les Grecs au
millénarisme, continuèrent à identifier l’Antéchrist avec Néron3.
Jusqu’aux temps de Charlemagne, il y eut une sorte de tradition à
cet égard. Saint Béat de Liebana, qui commente l’Apocalypse en 786,
affirme, en y mêlant, il est vrai, plus d’une inconséquence, que la
Bête des chapitres XIII et XVII, qui doit reparaître à la tête de dix

Instructiones, appelle aussi l’Antéchrist Latinus. — Hippolyte, De Antichristo, 50,


52, est bien dévoyé.
1
Voir Vie de Jésus, 13e édition, p. 297, note 3 ; ci-dessus, p. 374-375, note 3.
Déjà Denys d’Alexandrie, au IIIe siècle, sans doute par suite de son éducation
littéraire, parle de l’Apocalypse d’un ton très embarrassé, et avoue qu’il n’y com-
prend rien. Voir surtout Épiph., De hœr., li, 32 et suiv. ; Eus., H. E., VII, XXV.
Saint Jean Chrysostome n’a pas d’homélies sur l’Apocalypse.
2
Les Syriens et les Arméniens ne l’avaient pas anciennement.
3
Victorin de Pettau , dans la Bibl. max. Patrum, Lugd., III, p. 418 : Lactance,
Instit., VII, 14-20 ; De mort. persec., 2, Sulpice Sévère, Hist. sacra, II, 28, 29 ; Dial,
II, 14. Dans ces écrits, la théorie primitive de l’Antéchrist est modifiée de la
même manière que dans le Carmen de Commodien. Comparez saint Augustin,
De civ. Dei, XX. c. 19 ; saint Jérôme, in Dan., XI, 38 ; in Is., XVII, 12 ; Jean Chry-
sostome, in II Thess., II (Opp., XI, p. 529-530). Qu’on lise le livre VI, De vitiis
Antichristi, du traité de Malvenda, De Antichristo ; c’est encore un portrait de
Néron.

329
L’ANTÉCHRIST

rois pour anéantir la ville de Rome, est Néron l’Antéchrist. Un


moment même, il est à deux doigts du principe qui, au XIXe siècle,
conduira les critiques à la vraie supputation des empereurs et à la
détermination de la date du livre1.
Ce n’est que vers le XIIe siècle, quand le moyen âge s’enfonce
dans la voie d’un rationalisme scolastique assez peu soucieux de la
tradition des Pères, que le sens de la vision de Jean se trouve tout à
fait compromis2. Joachim de Flore peut être considéré comme le
premier qui transporta hardiment l’Apocalypse dans le champ de
l’imagination sans limites, et chercha, sous les images bizarres d’un
écrit de circonstance qui borne lui-même son horizon à trois ans et
demi, le secret de l’avenir entier de l’humanité.
Les commentaires chimériques auxquels a donné lieu cette fausse
idée ont jeté sur le livre un injuste discrédit. L’Apocalypse a repris de
nos jours, grâce à une plus saine exégèse, la place élevée qui lui ap-
partient dans les écritures sacrées. L’Apocalypse est, en un sens, le
sceau de la prophétie, le dernier mot d’Israël. Qu’on lise dans les
anciens prophètes, dans Joël par exemple3, la description du « jour
de Jéhovah », c’est-à-dire de ces grandes assises que le justicier su-
prême des choses humaines tient de temps en temps, pour ramener
l’ordre sans cesse troublé par les hommes, on y trouvera le germe
de la vision de Patmos. Toute révolution, toute convulsion histori-
que devenait pour l’imagination du juif, obstiné à se passer de
l’immortalité de l’âme et à établir le règne de la justice sur cette
terre, un coup providentiel, prélude d’un jugement bien plus solen-
nel et plus définitif encore. A chaque événement, un prophète se
levait pour crier : « Sonnez, sonnez de la trompette en Sion ; car le

1
L’édition du texte de saint Béat par Florez (Madrid, 1770) est presque introu-
vable. M. Didot a collationné les plus importants passages de ce commentaire
sur l’exemplaire unique de l’édition de Florez qui se trouve à Paris, en la pos-
session de M. l’abbé Nolte, et sur deux importants manuscrits, dont l’un lui
appartient. Des apocalypses figurées manuscrites et xylographiques (Paris, 1870) p. 3,
16-17, 24-25, 76-77, édit. de Florez, p. 438, 498.
2
Et encore il ne se perd pas entièrement. V. Hist. litt. de la Fr., t. XXV, p. 258.
3
Joël, II, 1 et suiv.

330
L’ANTÉCHRIST

jour de Jéhovah vient ; il est proche1. » L’Apocalypse est la suite et le


couronnement de cette littérature étrange, qui est la gloire propre
d’Israël. Son auteur est le dernier grand prophète ; il n’est inférieur à
ses devanciers qu’en ce qu’il les imite ; c’est la même âme, le même
esprit. L’Apocalypse offre le phénomène presque unique d’un pasti-
che de génie, d’un centon original. Si l’on excepte deux ou trois in-
ventions particulières à l’auteur et d’une merveilleuse beauté2,
l’ensemble du poème est composé de traits empruntés à la littéra-
ture prophétique et apocalyptique antérieure, surtout à Ézéchiel, à
l’auteur du livre de Daniel, aux deux Isaïe. Le Voyant chrétien est le
véritable élève de ces grands hommes ; il sait par cœur leurs écrits, il
en tire les dernières conséquences. Il est frère, moins la sérénité et
l’harmonie, de ce poète merveilleux du temps de la captivité, de ce
second Isaïe, dont l’âme lumineuse semble comme imprégnée, six
cents ans d’avance, de toutes les rosées, de tous les parfums de
l’avenir.
Comme la plupart des peuples qui possèdent un brillant passé lit-
téraire, Israël vivait des images consacrées par sa vieille et admirable
littérature. On ne composait presque plus qu’avec des lambeaux des
anciens textes ; la poésie chrétienne, en particulier, ne connaissait
pas d’autre procédé littéraire3. Mais, quand la passion est sincère, la
forme, même la plus artificielle, prend de la beauté. Les Paroles d’un
croyant sont à l’égard de l’Apocalypse ce que l’Apocalypse est à l’égard
des anciens prophètes, et cependant les Paroles d’un croyant sont un
livre d’un véritable effet ; on ne le relit jamais sans une vive émo-
tion.
Les dogmes du temps présentaient comme le style quelque chose
d’artificiel ; mais ils répondaient à un sentiment profond. Le procé-
dé de l’élaboration théologique consistait en une transposition har-

1
Joël, II, 1.
2
En particulier, l’épisode des martyrs sous l’autel (ch. VI, 9-11), les lignes tou-
tes divines, qui suffiront éternellement à la consolation de l’âme qui souffre
pour sa foi ou sa vertu.
3
Voir, par exemple, les cantiques des premiers chapitres de l’Évangile de Luc.

331
L’ANTÉCHRIST

die appliquant au règne du Messie et Jésus toute phrase des anciens


écrits qui paraissait susceptible d’une relation vague avec un idéal
obscur. Comme l’exégèse qui présidait ces combinaisons messiani-
ques était tout à fait médiocre, les formations singulières dont nous
parlons impliquaient souvent de graves contre-sens. Cela se voit
surtout dans les passages de l’Apocalypse qui concernent Gog et Ma-
gog, si on les compare aux chapitres parallèles d’Ézéchiel. Selon
Ézéchiel, Gog, roi de Magog, viendra, « dans la suite du temps1, »
quand le peuple d’Israël sera de retour de la captivité et rétabli en
Palestine, lui faire une guerre d’extermination. Déjà vers l’époque
des traducteurs grecs de la Bible et de la composition du livre de
Daniel, l’expression qui désigne simplement dans l’hébreu classique
un avenir indéterminé signifiait « la fin des temps », et ne
s’appliquait plus qu’aux temps du Messie2. L’auteur de l’Apocalypse
est amené de la sorte à rapporter les chapitres XXXVIII et XXXIX
d’Ézéchiel aux temps messianiques, et à considérer Gog et Magog
comme les représentants du monde barbare et païen qui survivra à
la ruine de Rome, et coexistera avec le règne millénaire de Christ et
de ses saints.
Ce mode de création par voie extérieure, si j’ose le dire, cette fa-
çon de combiner, au moyen d’une exégèse d’appropriation, des
phrases prises çà et là, et de construire une théologie nouvelle par
ce jeu arbitraire, se retrouvent dans l’Apocalypse pour tout ce qui
touche au mystère de la fin des temps. La théorie de l’Apocalypse à
cet égard se distingue par des traits essentiels de celle qu’on trouve
dans saint Paul et de celle que les Évangiles synoptiques placent
dans la bouche de Jésus. Saint Paul semble, il est vrai, parfois3 croire
à un règne du Christ dans le temps, qui aura lieu avant la fin der-
nière de toutes choses ; mais il ne va jamais à la même précision que

1
Xjykjd ejthak, Ézéch., XXVIII, 8
2
V. Gesenius, Thes., au mot ejtha, hébr. et chald. Les juifs du moyen âge ap-
pliquent aussi d’ordinaire cette expression aux temps messianiques. Cf. Bere-
schith rabba, ch. LXXXVIII.
3
I Cor., XV, 24 et suiv.

332
L’ANTÉCHRIST

notre auteur. Selon l’Apocalypse, en effet, l’avènement du futur règne


de Christ est très proche ; il doit suivre de près la destruction de
l’empire romain. Les martyrs ressusciteront seuls à cette première
résurrection ; le reste des morts ne ressuscitera pas encore. De telles
bizarreries étaient la conséquence de la manière tardive et incohé-
rente dont Israël forma ses idées sur l’autre vie. On peut dire que
les juifs n’ont été amenés au dogme de l’immortalité que par la né-
cessité d’un tel dogme pour donner un sens au martyre. Au
deuxième livre des Macchabées, les sept jeunes martyrs et leur mère
sont forts de la pensée qu’ils ressusciteront, tandis qu’Antiochus ne
ressuscitera pas1. C’est à propos de ces héros légendaires qu’on
trouve dans la littérature juive les premières affirmations nettes
d’une vie éternelle2, et en particulier cette belle formule : « Ceux qui
meurent pour Dieu vivent au point de vue de Dieu3. » On voit
même poindre une certaine tendance à créer pour eux un sort spé-
cial d’outre-tombe et à les ranger près du trône de Dieu « dès à pré-
sent », sans attendre la résurrection4. Tacite fait de son côté la re-
marque que les juifs n’attribuent l’immortalité qu’aux âmes de ceux
qui sont morts dans les combats ou dans les supplices5.
Le règne de Christ avec ses martyrs aura lieu sur la terre, à Jéru-
salem, sans doute, au milieu des nations non converties, mais tenues
en respect autour des saints. Il ne durera que mille ans6. Après ces
mille ans, il y aura un nouveau règne de Satan, où les nations barba-
res, que l’Église n’aura pas converties, se feront des guerres horri-
bles et seront sur le point d’écraser l’Église elle-même. Dieu les ex-

1
II Macch., VII, 9, 11, 14, 23, 36. Comp. VI, 26.
2
II Macch., VII, 36 ; Sagesse, ii-v, surtout III, 4 et suiv. ; De rationis imperio, 9, 16,
18, 20.
3
Oƒ dia ton qeon ¢poqa nontej zî si tù qeù . De rat. imp., 16.
4
Tù qe„J nà n pa res thka s i qronJ k a ˆ ma k£rion a „î na bioà si. De rat.
imp., 18.
5
Tacite, Hist., V, 5.
6
Cette manière de concevoir le règne messianique comme distinct de l’état qui
suivra le jugement dernier, et comme antérieur à cet état, se trouve dans
l’Apocalypse d’Esdras, écrite vers l’an 97.

333
L’ANTÉCHRIST

terminera, et alors viendront « la seconde résurrection », celle-ci gé-


nérale, et le jugement définitif, qui sera suivi de la fin de l’univers.
C’est la doctrine qu’on a désignée du nom de « millénarisme », doc-
trine fort répandue dans les trois premiers siècles1, qui n’a jamais pu
devenir dominante dans l’Église, mais qui a reparu sans cesse aux
diverses époques de son histoire, et s’appuie sur des textes bien plus
anciens et bien plus formels que tant d’autres dogmes universelle-
ment acceptés. Elle fut le résultat d’une exégèse matérialiste, domi-
née par le besoin de trouver vraies à la fois les phrases où le
royaume de Dieu était présenté comme devant durer « dans les siè-
cles des siècles », et celles ou, pour exprimer la longueur indéfinie
du règne messianique, il était dit qu’il durerait « mille ans ». Selon la
règle des interprètes qu’on appelle harmonistes, on mit lourdement
bout à bout les données qu’on ne pouvait faire bien coïncider. On
fut guidé dans le choix du chiffre mille par une combinaison de pas-
sages de psaumes, d’où il semble résulter « qu’un jour de Dieu vaut
mille ans2 ». Chez les juifs se retrouve aussi la pensée que le règne
du Messie sera non pas l’éternité bienheureuse, mais une ère de féli-
cité durant les siècles qui précéderont la fin du monde. Plusieurs
rabbins portent, comme l’auteur de l’Apocalypse, la durée de ce règne
à mille ans3. L’auteur de l’épître attribuée à Barnabé prétend que, de
même que la création a eu lieu en six jours, de même
l’accomplissement des destinées du monde se fera en six mille ans
(un jour pour Dieu équivalant à mille ans), et qu’ensuite, de même
que Dieu se reposa le septième jour, de même aussi, « quand vien-
dra son fils et qu’il abolira le temps de l’iniquité, et qu’il jugera les
impies, et qu’il changera le soleil et la lune et tous les astres, il se

1
Cérinthe, dans Eusèbe, H. E., III, 28 ; Papias, dans Eusèbe, H. E., III, 39 ;
Justin, Dial. cum Tryphon., 80-81 ; Irénée (voir Eusèbe, III, 39) ; Tertullien,
Contre Marcion, III, 24 ; Lactance, Instit., VII, 20.
2
Ps. XC, 4, rapproché de Ps. LXXXIV, 11. Comp. épître de Barnabé, c. 15 ; II
Petri, III, 8 ; Justin, Dial. cum Tryph., 81 ; Irénée, Adv. hœr., V, XXIII, 2.
3
Pesikta rabbathi, sect. I ; Jalkut sur les Psaumes, n° 806 ; Ammonius, dans Maï,
Script. vet. nova coll., I, 2e partie, p. 207. Selon l’Apocalypse d’Esdras, VII, 26 et
suiv., le règne du Messie sera de quatre cents ans.

334
L’ANTÉCHRIST

reposera encore le septième jour ». Ce qui équivaut à dire : il régnera


mille ans, le règne du Messie étant toujours comparé au sabbat qui
termine par le repos les agitations successives d’un développement
de l’univers1. L’idée de l’éternité de la vie individuelle est si peu fa-
milière aux Juifs, que l’ère des rémunérations futures est selon eux
renfermée en un chiffre d’années considérable sans doute, mais tou-
jours fini.
La physionomie persane de ces rêves se laisse apercevoir tout
d’abord2. Le millénarisme et, si l’on peut s’exprimer ainsi,
l’apocalyptisme ont fleuri dans l’Iran depuis une époque fort an-
cienne3. Au fond des idées zoroastriennes est une tendance à chif-
frer les âges du monde, compter les périodes de la vie universelle
par hazars, c’est-à-dire par milliers d’années, à imaginer un règne
sauveur, qui sera le couronnement final des épreuves de
l’humanité4. Ces idées, se combinant avec les affirmations d’avenir
qui remplissent les anciens prophètes hébreux, devinrent l’âme de la
théologie juive dans les siècles qui précédèrent notre ère. Les apoca-
lypses surtout en furent pénétrées ; les révélations attribuées à Da-
niel, à Hénoch, à Moïse sont presque des livres persans par le tour,
par la doctrine, par les images. Est-ce à dire que les auteurs de ces
livres bizarres eussent lu les écritures zendes, telles qu’elles exis-
taient de leur temps ? En aucune façon. Ces emprunts étaient indi-
rects ; ils venaient de ce que l’imagination juive s’était teinte aux
couleurs de l’Iran. Il en fut de même pour l’Apocalypse de Jean.
L’auteur de cette apocalypse, pas plus qu’aucun autre chrétien, n’eut

1
Commodien et saint Hippolyte fixent également la durée du monde à six
mille ans.
2
Des idées très analogues se retrouvent chez les Étrusques et faisaient sans
doute le fond des anciens livres sibyllins, si bien qu’une union toute naturelle
s’établit entre le sibyllinisme italiote et l’apocalyptisme juif (Virg., En.., IV).
3
Voir l’Ardaï Viraf-Nameh, sorte d’apocalypse, qui n’est pas, comme on l’avait
cru, une imitation de l’Ascension d’Isaïe. Cf. Sitzungsberichte de l’Acad. de Munich,
1870, I, 3.
4
Zeitschrift der d. m. G., 1867, p. 571 et suiv. ; Théopompe, dans le traité De Iside
et Osir., 47.

335
L’ANTÉCHRIST

de rapports directs avec la Perse ; les données exotiques qu’il trans-


portait dans son livre étaient déjà incorporées avec les midraschim
traditionnels1 ; notre Voyant les prenait de l’atmosphère où il vivait.
Le fait est que, depuis Hoschédar et Hoschédar-mah, les deux pro-
phètes qui précéderont Sosiosch, jusqu’aux plaies qui frapperont le
monde à la veille des grands jours, jusqu’aux guerres des rois entre
eux, qui seront les symptômes de la lutte suprême, tous les éléments
de la mise en scène apocalyptique se retrouvent dans la théorie par-
sie des fins du monde2. Les sept cieux, les sept anges, les sept es-
prits de Dieu, qui reviennent sans cesse dans la vision de Patmos,
nous transportent aussi en plein parsisme et même au-delà. Le sens
hiératique et apotélesmatique du nombre sept semble avoir, en ef-
fet, son origine dans la doctrine babylonienne des sept planètes ré-
glant le destin des hommes et des empires. Des rapprochements
plus frappants encore se remarquent dans le mystère des sept
sceaux3. De même que, selon la mythologie assyrienne, chacune des
sept tables du destin était dédiée à l’une des planètes ; de même les
sept sceaux ont des relations singulières avec les sept planètes, avec
les jours de la semaine et avec les couleurs que la science babylo-
nienne rattachait aux planètes. Le cheval blanc, en effet, semble ré-
pondre à la Lune, le cheval rouge à Mars, le cheval noir à Mercure4,
le cheval jaune5 à Jupiter6.
Les défauts d’un tel genre sont sensibles, et on essayerait vaine-
ment de se les dissimuler. Des couleurs dures et tranchées, une ab-
sence complète de tout sentiment plastique, l’harmonie sacrifiée au
symbolisme, quelque chose de cru, de sec et d’inorganique, font de
1
Zeitschrift, endroit précité, p. 552 et suiv.
2
Traité De Iside et Osir., endroit cité ; Spiegel, Parsigrammatik, p. 194 ; Zeitschrift
der d. m. G., vol cité (1867), p. 573, 575-577.
3
Voir aussi Apoc., I, 16 ; XII, 1.
4
La couleur de Mercure était le bleu foncé, facile à confondre avec le noir.
5
ClwrÒj désigne à la fois le jaune et le vert.
6
Sur les diverses couleurs mises en rapport avec les planètes, voir Chwolsohn,
Die Ssabier, III, p. 658, 671, 676, 677. Comp. le manuscrit : supplément turc de
la Biblioth. nat., no 242.

336
L’ANTÉCHRIST

l’Apocalypse le parfait antipode du chef-d’œuvre grec, dont le type est


la beauté vivante du corps de l’homme ou de la femme. Une sorte
de matérialisme appesantit les conceptions les plus idéales de
l’auteur. Il entasse l’or ; il a, comme les Orientaux, un goût immo-
déré des pierres précieuses. Sa Jérusalem céleste est gauche, puérile,
impossible, en contradiction avec toutes les bonnes règles de
l’architecture, qui sont celles de la raison. Il la fait brillante aux yeux,
et il ne songe pas à la faire sculpter par un Phidias. Dieu, de même,
est pour lui une « vision smaragdine », une sorte de gros diamant,
éclatant de mille feux, sur un trône1. Certes, le Jupiter Olympien
était un symbole bien supérieur à cela. L’erreur qui parfois a trop
porté l’art chrétien vers la décoration riche trouve sa racine dans
l’Apocalypse. Un sanctuaire des jésuites, en or et en lapis-lazuli, est
plus beau que le Parthénon, dès qu’on admet cette idée, que
l’emploi liturgique d’une matière précieuse honore Dieu.
Un trait plus fâcheux fut cette haine sombre du monde profane,
qui est commune à notre auteur et à tous les faiseurs d’apocalypses,
en particulier à l’auteur du livre d’Hénoch. Sa rudesse, ses juge-
ments passionnés et injustes sur la société romaine nous choquent,
et justifient jusqu’à un certain point ceux qui résumaient la doctrine
nouvelle en odium humani generis2. Le pauvre vertueux est toujours un
peu porté à regarder le monde qu’il ne connaît pas comme plus mé-
chant que ce monde n’est en réalité. Les crimes des riches et des
gens de cour lui apparaissent singulièrement grossis. Cette espèce
de fureur vertueuse, que certains barbares, tels que les Vandales,
devaient ressentir quatre cents ans plus tard contre la civilisation, les
juifs de l’école prophétique et apocalyptique l’eurent au plus haut
degré. On sent chez eux un reste de l’ancien esprit des nomades,
dont l’idéal est la vie patriarcale, une aversion profonde pour les
grandes villes envisagées comme des foyers de corruption, une ja-
lousie ardente contre les puissants États, fondés sur un principe
militaire dont ils n’étaient pas capables, ou qu’ils n’admettaient pas.

1
Apoc., IV, 3.
2
Tacite, Ann., XV, 44.

337
L’ANTÉCHRIST

Voilà ce qui a fait de l’Apocalypse un livre à beaucoup d’égards


dangereux. C’est le livre par excellence de l’orgueil juif. Selon
l’auteur, la distinction des juifs et des païens durera jusque dans le
royaume de Dieu. Pendant que les douze tribus mangent des fruits
de l’arbre de vie, les gentils doivent se contenter d’une décoction
médicinale de ses feuilles1. L’auteur regarde les gentils, même
croyant à Jésus, même martyrs de Jésus, comme des enfants
d’adoption, comme des étrangers introduits dans la famille d’Israël,
comme des plébéiens admis par grâce à s’approcher d’une aristocra-
tie2. Son Messie est essentiellement le messie juif ; Jésus est pour lui
avant tout le fils de David3, un produit de l’Église d’Israël, un mem-
bre de la famille sainte que Dieu a choisie ; c’est l’Église d’Israël qui
opère l’œuvre salutaire par cet élu sorti de son sein4. Toute pratique
susceptible d’établir un lien entre la race pure et les païens (manger
les viandes ordinaires, pratiquer le mariage dans les conditions
ordinaires) lui paraît une abomination. Les païens en bloc sont à ses
yeux des misérables, souillés de tous les crimes, et qui ne peuvent
être gouvernés que par la terreur. Le monde réel est le royaume des
démons. Les disciples de Paul sont des disciples de Balaam et de
Jézabel. Paul lui-même n’a pas de place parmi « les douze apôtres de
l’Agneau », seule base de l’Église de Dieu ; et l’Église d’Éphèse,
création de Paul, est louée « d’avoir mis à l’épreuve ceux qui se
disent apôtres sans l’être, et d’avoir trouvé qu’ils ne sont que des
menteurs ».
Tout cela est bien loin de l’Évangile de Jésus. L’auteur est trop
passionné ; il voit tout comme à travers le voile d’une apoplexie
sanguine, ou à la lueur d’un incendie. Ce qu’il y avait de plus lugu-
bre à Paris, le 25 mai 1871, ce n’étaient pas les flammes ; c’était la
couleur générale de la ville, quand on la voyait d’un point élevé un
ton jaune et faux, une sorte de pâleur mate. Telle est la lumière dont

1
Apoc., XXII, 2, e„j qera peia n tî n ™q î n, trait ironique.
2
Apoc., VII, 9 ; XIV, 3.
3
Apoc., V, 5.
4
Apoc., II, 9 ; III, 9 , XI, 19 ; XIV, 1-3. Cf. XII et suiv., XXI, 12.

338
L’ANTÉCHRIST

notre auteur colore sa vision. Rien ne ressemble moins au pur soleil


de Galilée. On sent dès à présent que le genre apocalyptique, pas
plus que le genre des épîtres, ne sera la forme littéraire qui converti-
ra le monde. Ce sont ces petits recueils de sentences et de paraboles
que dédaignent les traditionnistes exacts, ce sont ces aide-mémoire
où les moins instruits et les moins bien renseignés déposent pour
leur usage personnel ce qu’ils savent des actes et des paroles de Jé-
sus1, qui sont destinés à être la lecture, le charme de l’avenir. Le
simple cadre de la vie anecdotique de Jésus valait évidemment
mieux pour enchanter le monde que le pénible entassement de
symboles des apocalypses et les touchantes exhortations des lettres
d’apôtres. Tant il est vrai que Jésus, Jésus seul, eut, dans l’œuvre
mystérieuse de la croissance chrétienne, toujours la grande, la
triomphante, la décisive part. Chaque livre, chaque institution chré-
tienne vaut en proportion de ce qu’elle contient de Jésus. Les Évan-
giles synoptiques, où Jésus est tout, et dont on peut dire en un sens
qu’il est le véritable auteur, seront par excellence le livre chrétien, le
livre éternel.
L’Apocalypse, cependant, occupe dans le canon sacré une place à
beaucoup d’égards légitime. Livre de menaces et de terreur,
l’Apocalypse donna un corps à la sombre antithèse que la conscience
chrétienne, mue par une profonde esthétique, voulut opposer à Jé-
sus. Si l’Évangile est le livre de Jésus, l’Apocalypse est le livre de Né-
ron. Grâce à l’Apocalypse, Néron a pour le christianisme
l’importance d’un second fondateur. Sa face odieuse a été insépara-
ble de celle de Jésus. Grandissant de siècle en siècle, le monstre sor-
ti du cauchemar de l’an 64 est devenu l’épouvantail de la conscience
chrétienne, le géant sombre du soir du monde2. Un in-folio de 550
pages a été composé sur sa naissance et son éducation, sur ses vices,
ses richesses, ses écrins, ses parfums, ses femmes, sa doctrine, ses
miracles et ses festins.

1
Papias, dans Eusèbe, H. E., III, 39.
2
Aujourd’hui encore, en arménien, le nom de l’Antéchrist est Neren. Voir le
grand dictionnaire de l’Académie arménienne de Saint-Lazare, au mot Neren.

339
L’ANTÉCHRIST

L’Antéchrist a cessé de nous effrayer, et le livre de Malvenda1 n’a


plus beaucoup de lecteurs. Nous savons que la fin du monde n’est
pas aussi proche que le croyaient les illuminés du premier siècle, et
que cette fin ne sera pas une catastrophe subite. Elle aura lieu par le
froid, dans des milliers de siècles, quand notre système ne réparera
plus suffisamment ses pertes, et que la Terre aura usé le trésor de
vieux soleil emmagasiné comme une provision de route dans ses
profondeurs. Avant cet épuisement du capital planétaire, l’humanité
aura-t-elle atteint la science parfaite, qui n’est pas autre chose que le
pouvoir de maîtriser les forces du monde, ou bien la terre, expé-
rience manquée entre tant de millions d’autres, se glacera-t-elle
avant que le problème qui tuera la mort ait été résolu ? Nous
l’ignorons. Mais, avec le Voyant de Patmos, au delà des alternatives
changeantes, nous découvrons l’idéal, et nous affirmons que l’idéal
sera réalisé un jour. A travers les nuages d’un univers à l’état
d’embryon, nous apercevons les lois du progrès de la vie, la cons-
cience de l’être s’agrandissant sans cesse, et la possibilité d’un état
où tous seront dans un être définitif (Dieu) ce que les innombrables
bourgeons de l’arbre sont dans l’arbre, ce que les myriades de cellu-
les de l’être vivant sont dans l’être vivant, — d’un état, dis-je, où la
vie du tout sera complète, et où les individus qui auront été revi-
vront en la vie de Dieu, verront, jouiront en lui, chanteront en lui
un éternel Alléluia. Quelle que soit la forme sous laquelle chacun de
nous conçoit cet avènement futur de l’absolu, l’Apocalypse ne peut
manquer de nous plaire. Elle exprime symboliquement cette pensée
fondamentale que Dieu est, mais surtout qu’il sera. Le trait y est
lourd, le contour mesquin ; c’est le crayon grossier d’un enfant tra-
çant avec un outil qu’il ne sait point manier le dessin d’une ville qu’il
n’a point vue. Sa naïve peinture de la cité de Dieu, grand joujou d’or
et de perles, n’en reste pas moins un élément de nos songes. Paul a
mieux dit sans doute, quand il résume le but final de l’univers en ces
mots : « Pour que Dieu soit tout, en tous2. » Mais longtemps encore

1
Th. Malvenda, De Antichristo, libri XI (Rome, 1604, in-fol.).
2
“Ina Î Ð qeÕj p£nta ™n p©sin. I Cor., xv, 28.

340
L’ANTÉCHRIST

l’humanité aura besoin d’un Dieu qui demeure avec elle1, compa-
tisse ses épreuves, lui tienne compte de ses luttes, et essuie toute
larme de ses yeux ».

1
Skhnè s ei met’a Ùtî n. Apoc., xxi, 3.

341
CHAPITRE XVIII.

AVÈNEMENT DES FLAVIUS.

Le spectacle du monde, nous l’avons déjà dit, ne répondait que


trop aux rêves du Voyant de Patmos. Le régime des coups d’État
militaires portait ses fruits. La politique était dans les camps, et
l’empire était aux enchères. Il y eut des assemblées chez Néron où
l’on put voir réunis sept futurs empereurs et le père d’un huitième1.
Le vrai républicain Verginius, qui voulait l’empire pour le sénat et le
peuple, n’était qu’un utopiste2. Galba, vieux général honnête, qui
refuse de se prêter à cette orgie militaire, est vite perdu. Les soldats
un moment eurent l’idée de tuer tous les sénateurs, pour faciliter le
gouvernement3. L’unité romaine semblait sur le point de se briser.
Ce n’était pas seulement chez les chrétiens qu’une situation aussi
tragique inspirait des prédictions sinistres. On parla d’un enfant à
trois têtes, né en 63 à Syracuse, et on y vit le symbole des trois em-
pereurs qui s’élevèrent en moins d’un an et qui coexistèrent même
tous les trois ensemble durant plusieurs heures.
Quelques jours après que le prophète d’Asie achevait d’écrire son
œuvre étrange, Galba était tué et Othon proclamé (15 janvier 69).
Ce fut comme une résurrection de Néron. Sérieux, économe, désa-
gréable, Galba était en tout le contraire de celui qu’il avait rempla-
cé4. S’il avait réussi à faire prévaloir son adoption de Pison, il eût été
une sorte de Nerva, et la série des empereurs philosophes eût
commencé trente ans plus tôt ; mais la détestable école de Néron
l’emporta. Othon ressemblait à ce monstre ; les soldats et tous ceux
qui avaient aimé Néron retrouvaient en lui leur idole. On l’avait vu
1
Galba, Othon, Vitellius, Vespasien, Titus, Domitien, Nerva, Trajan père.
2
Dion Cassius, LXIII, 25.
3
Tacite, Hist., I, 80 et suiv. ; Suétone, Othon, 8 ; Dion Cassius, LXIV, 9 et les
excerpta Vaticana, p. 111 (Sturz).
4
Suétone, Galba, 12-15.
L’ANTÉCHRIST

à côté de l’empereur défunt, jouant le rôle du premier de ses mi-


gnons, rivalisant avec lui par son affectation de fastueuses débau-
ches, ses vices et ses folles prodigalités. Le bas peuple lui donna dès
le premier jour le nom de Néron, et il paraît qu’il le prit lui-même
dans quelques lettres. Il souffrit en tout cas qu’on dressât des sta-
tues à la Bête ; il rétablit la coterie néronienne dans les grands em-
plois, et s’annonça hautement comme devant continuer les princi-
pes inaugurés par le dernier règne. Le premier acte qu’il signa fut
pour procurer l’achèvement de la Maison Dorée1.
Ce qu’il y avait de plus triste, c’est que l’abaissement politique où
l’on était arrivé ne donnait pas la sécurité. L’ignoble Vitellius avait
été proclamé quelques jours avant Othon (2 janvier 69) en Germa-
nie. Il ne se désista pas. Une horrible guerre civile, comme il n’y en
avait pas eu depuis celle d’Auguste et d’Antoine, parut inévitable ;
l’imagination publique était très excitée ; on ne voyait qu’affreux
pronostics2 ; les crimes de la soldatesque répandaient partout
l’effroi. Jamais on ne vit pareille année ; le monde suait le sang. La
première bataille de Bédriac, qui laissa l’empire à Vitellius seul (vers
le 15 avril), coûta la vie à quatre-vingt mille hommes3. Les légion-
naires débandés pillaient le pays et se battaient entre eux4. Les peu-
ples s’en mêlaient ; on eût dit l’éboulement d’une société. En même
temps, les astrologues, les charlatans de toute espèce pullulaient : la
ville de Rome était à eux5 ; la raison semblait confondue devant un
déluge de crimes et de folies qui défiait toute philosophie. Certains
mots de Jésus, que les chrétiens se répétaient tout bas6, les tenaient

1
Tacite, Hist., I, 13, 78 ; Suétone, Othon, 7 ; Dion cass., LXIV, 8 ; Plutarque,
Vie de Galba, 23 ; Vie d’Othon, 4.
2
Tacite, Hist., I, 86, 90 ; Suétone, Othon, 7, 8, 11 ; Dion Cassius, LXIV, 7, 10 ;
Plutarque, Galba, 23 ; Othon, 4.
3
Dion Cassius, LXIV, 10.
4
Tacite, Hist., II, 66-68. Cf. Agricola, 7.
5
Dion Cassius, LXV, 1 ; Tacite, Hist ., II, 62 ; Suét., Vit., 14, Zonaras, VI, 5.
6
Matth., XXIV, 6-7.

343
L’ANTÉCHRIST

dans une espèce de fièvre continue ; le sort de Jérusalem surtout


était pour eux l’objet d’une ardente préoccupation.
L’Orient, en effet, n’était pas moins troublé que l’Occident.
Nous avons vu qu’à partir du mois de juin de l’année 68, les opéra-
tions militaires des Romains contre Jérusalem furent suspendues.
L’anarchie et le fanatisme ne diminuèrent pas pour cela parmi les
Juifs. Les violences de Jean de Gischala et des zélateurs étaient au
comble1. L’autorité de Jean reposait principalement sur un corps de
Galiléens, qui commettait tous les excès imaginables. Les Hiéroso-
lymites se soulevèrent enfin, et forcèrent Jean avec ses sicaires à se
réfugier dans le temple ; mais on le craignait tellement que, pour se
préserver de lui, on se crut obligé de lui opposer un rival. Simon fils
de Gioras, originaire de Gérasa, qui s’était distingué dès le com-
mencement de la guerre, remplissait l’Idumée de ses brigandages.
Déjà il avait eu à lutter contre les zélateurs, et deux fois il s’était
montré menaçant aux portes de Jérusalem. Il revenait pour la troi-
sième fois, quand le peuple l’appela, croyant ainsi se mettre à l’abri
d’un retour offensif de Jean. Ce nouveau maître entra dans Jérusa-
lem au mois de mars de l’an 69. Jean de Gischala resta en posses-
sion du temple. Les deux chefs cherchaient à se surpasser l’un
l’autre en férocité. Le Juif est cruel, quand il est maître. Le frère des
Carthaginois, à l’heure suprême, se montrait dans son naturel. Ce
peuple a toujours renfermé une admirable minorité ; là est sa gran-
deur ; mais jamais on ne vit dans un groupe d’hommes tant de ja-
lousie, tant d’ardeur à s’exterminer réciproquement. Arrivé à un cer-
tain degré d’exaspération, le Juif est capable de tout, même contre
sa religion. L’histoire d’Israël nous montre des gens enragés les uns
contre les autres2. On peut dire de cette race le bien qu’on voudra et
le mal qu’on voudra, sans cesser d’être dans le vrai ; car, répétons-le,
le bon juif est un être excellent, et le méchant juif est un être détes-
table3. C’est ce qui explique la possibilité de ce phénomène, en ap-

1
Jos., B. J., VII, VIII, 1.
2
Voir, par exemple, Jos., B. J., VII, XI ; Vita, 76.
3
Cela s’applique surtout aux juifs d’Orient.

344
L’ANTÉCHRIST

parence inconcevable, que l’idylle évangélique et les horreurs ra-


contées par Josèphe aient été des réalités sur la même terre, chez le
même peuple, vers le même temps.
Vespasien, durant ce temps, restait inactif à Césarée. Son fils Ti-
tus avait réussi à l’engager dans un réseau d’intrigues, savamment
combiné. Sous Galba, Titus avait espéré se voir adopter par le vieil
empereur. Après la mort de Galba, il comprit qu’il ne pouvait arri-
ver au pouvoir suprême que comme successeur de son père. Avec
l’art du politique le plus consommé, il sut tourner les chances en
faveur d’un général sérieux, honnête, sans éclat, sans ambition per-
sonnelle, qui ne fit presque rien pour aider sa propre fortune. Tout
l’Orient y contribua. Mucien et les légions de Syrie souffraient im-
patiemment de voir les légions de l’Occident disposer seules de
l’empire ; elles prétendirent faire l’empereur à leur tour ; or Mucien,
sorte de sceptique plus jaloux de disposer du pouvoir que de
l’exercer, ne voulait pas de la pourpre pour lui-même. Malgré sa
vieillesse, sa naissance bourgeoise, son intelligence secondaire, Ves-
pasien se trouva ainsi désigné. Titus, âgé de vingt-huit ans, relevait
d’ailleurs par son mérite, son adresse, son activité, ce que le talent
de son père avait d’un peu obscur. Après la mort d’Othon, les lé-
gions d’Orient ne prêtèrent qu’à regret le serment à Vitellius.
L’insolence des soldats de Germanie les révoltait. On leur avait fait
croire que Vitellius voulait envoyer ses légions favorites en Syrie et
transporter sur les bords du Rhin les légions de Syrie, aimées dans
le pays, et que beaucoup d’alliances y avaient attachées.
Néron, d’ailleurs, quoique mort, continuait de tenir le dé des
choses humaines, et la fable de sa résurrection n’était pas sans avoir
quelque vérité comme métaphore. Son parti lui survivait. Vitellius,
après Othon, se posait, à la grande joie du petit peuple, en admira-
teur déclaré, en imitateur, en vengeur de Néron. Il protestait que, à
son avis, Néron avait donné le modèle du bon gouvernement de la
république. Il lui fit faire des funérailles magnifiques, ordonna de
jouer ses morceaux de musique, et, à la première note, se leva

345
L’ANTÉCHRIST

transporté, pour donner le signal des applaudissements1. Les per-


sonnes sensées et honnêtes, fatiguées de ces misérables parodies
d’un règne abhorré, voulaient une forte réaction contre Néron,
contre ses hommes, contre ses bâtiments ; elles réclamaient surtout
la réhabilitation des nobles victimes de la tyrannie. On savait que les
Flavius joueraient consciencieusement ce rôle. Enfin, les princes
indigènes de Syrie se prononçaient fortement pour un chef dans
lequel ils voyaient un protecteur contre le fanatisme des Juifs révol-
tés. Agrippa II et Bérénice, sa sœur, étaient corps et âme aux deux
généraux romains. Bérénice, bien qu’âgée de quarante ans, gagnait
Titus par des secrets contre lesquels un jeune homme ambitieux,
travailleur, étranger au grand monde, uniquement préoccupé jus-
que-là de son avancement, ne sut pas se mettre en garde ; elle
s’empara même du vieux Vespasien par ses amabilités et ses ca-
deaux. Les deux chefs roturiers, jusque-là pauvres et simples, furent
séduits par le charme aristocratique d’une femme admirablement
belle2, et par les dehors d’un monde brillant qu’ils ne connaissaient
pas. La passion que Titus conçut pour Bérénice ne nuisit en rien à
ses affaires ; tout indique, au contraire, qu’il trouva dans cette
femme rompue aux intrigues de l’Orient un agent des plus utiles.
Grâce à elle, les petits rois d’Émèse, de Sophène, de Comagène,
tous parents ou alliés des Hérodes, et plus ou moins convertis au
judaïsme3, furent acquis au complot4. Le juif renégat Tibère

1
Tacite, Hist., II, 71, 95 ; Suétone, Vit., 11 ; Dion Cassius, LXV, 4, 7. S’il était
permis d’admettre dans l’Apocalypse des retouches post eventum, on pourrait sup-
poser que les versets 12-13 du chapitre XVII se rapportent à ces tentatives des
généraux pour établir le régime néronien. J’ai fait beaucoup d’essais pour voir si
Othon ne serait pas la seconde Bête ou le Faux Prophète. Les versets XIII, 12,
16-17, s’expliqueraient très bien dans cette hypothèse ; mais les versets 13-15
résistent à une telle interprétation.
2
Bustes, au musée de Naples, et aux Uffizj de Florence, no 312 (conjecture).
3
Jos., Ant., XIX, IX, 1.
4
Tacite, Hist., II, 2, 81. Cf. Suét., Titus, 7 ; Josèphe, B. J., XII, VII, 1-3.

346
L’ANTÉCHRIST

Alexandre, préfet de l’Égypte y entra pleinement1. Les Parthes mê-


mes se déclarèrent prêts à le soutenir2.
Ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est que les Juifs modérés tels
que Josèphe y adhérèrent aussi, et voulurent à toute force appliquer
au général romain les idées qui les préoccupaient. Nous avons vu
que l’entourage juif de Néron avait réussi à le persuader que, détrô-
né à Rome, il trouverait à Jérusalem un nouveau royaume, qui ferait
de lui le plus grand potentat de la terre3. Josèphe prétend que, dès
l’an 67, au moment où il fut fait prisonnier par les Romains, il pré-
dit à Vespasien l’avenir qui l’attendait4, d’après certains textes
contenus dans ses Écritures sacrées. A force de répéter leurs pro-
phéties, les Juifs avaient fait croire à un grand nombre de person-
nes, même non affiliées à leur secte, que l’Orient allait l’emporter, et
que le maître du monde sortirait bientôt de la Judée5. Déjà Virgile
avait endormi les vagues tristesses de son imagination mélancolique
en appliquant à son temps un Cumœum carmen qui semble avoir eu
quelque parenté avec les oracles du second Isaïe6. Les mages, chal-
déens, astrologues, exploitaient aussi la croyance en une étoile
d’Orient, messagère d’un roi des Juifs, réservé à de hautes desti-
nées ; les chrétiens prenaient fort au sérieux ces chimères7. La pro-
phétie était à double sens, comme tous les oracles8 ; elle parut suffi-

1
Voir Mém. de l’Acad. des inscr., t. XXVI, 1re part., p. 294 et suiv. Cf. les Apôtres,
p. 252 ; Saint Paul, p. 106-107.
2
Tacite, Hist., II, 82 ; IV, 51.
3
Suétone, Néron, 40.
4
Jos., B. J., III, VIII, 3, 9 ; IV, x, 7. Cf. Suétone, Vesp., 5 ; Dion Cassius, LXVI,
1 ; Appien, cité par Zonaras, XI, 16. Noter la réflexion de Zonaras. Cf. Tac.,
Hist., I, 10 ; II, 1, 73, 74, 78 ; Suét., Vesp., 5 ; Jos., B. J., III, VIII, 3.
5
Jos., B. J., VI, V, 4 ; Suétone, Vesp., 4 ; tacite, Hist., V, 13.
6
Virg., Egl. IV. Comp. Suétone, Aug., 94 et le passage cité par Servius, sur Æn.,
VI, 799.
7
Matth., II, 1-2. Comp. Nombres, XXIV, 17.
8
C rhsmÕj ¢mf…} oloj : Jos., l. c. (cf. B. J., III, VIII, 3) : ambages, Tacite, l. c.
Josèphe paraît avoir surtout en vue le passage Dan., IX, 25-27. Ce qui prouve
que la prédiction n’était pas, du reste, très sérieuse dans l’esprit de Josèphe,

347
L’ANTÉCHRIST

samment justifiée, si le chef des légions de Syrie, établi à quelques


lieues de Jérusalem, arrivait à l’empire en Syrie, par suite d’un mou-
vement syrien1. Vespasien et Titus, entourés de Juifs, prêtaient
l’oreille à ces discours, et y trouvaient plaisir. Tout en déployant leur
talent militaire contre les fanatiques de Jérusalem, les deux généraux
avaient assez de penchant pour le judaïsme, l’étudiaient, montraient
de la déférence pour les livres juifs2. Josèphe avait pénétré fort
avant dans leur familiarité, surtout dans celle de Titus, par son ca-
ractère doux, facile, insinuant3. Il leur vantait sa loi, leur racontait
les vieilles histoires bibliques, qu’il arrangeait souvent à la grecque,
parlait mystérieusement des prophéties. D’autres Juifs entrèrent
dans les mêmes sentiments4, et firent accepter à Vespasien une
sorte de rôle messianique. Des miracles s’y joignirent ; on parla de
guérisons assez analogues à celles qui sont racontées dans les Évan-
giles, opérées par ce Christ d’un genre nouveau5.
Les prêtres païens de Phénicie ne voulurent pas rester en arrière
dans ce concours de flatterie. L’oracle de Paphos6 et l’oracle du
Carmel7 soutinrent avoir annoncé d’avance la fortune des Flavius.
Les conséquences de tout ceci se développèrent plus tard. Arrivés
avec l’appui de la Syrie, les empereurs flaviens furent bien plus ou-
verts que les dédaigneux Césars aux idées syriennes. Le christia-
nisme pénétrera au cœur même de cette famille, y comptera des

c’est qu’on ne la trouve que dans la Guerre des Juifs, écrite sous Vespasien. Il
l’omet dans son autobiographie, écrite en 94, époque où ses deux protecteurs
étaient morts, et où on pouvait prévoir la chute de Domitien.
1
Jos., B. J., VI, V, 4.
2
Jos., Vita, 65, 75.
3
Jos., B. J., III, VIII, 8, 9 ; Vita, 75.
4
Talmud de Bab., Gittin, 56 a et b ; Aboth derabbi Nathan, ch. IV, fin (comp.
Midrasch Eka, I, 5), récit sur Johanan ben Zakaï, tout à fait parallèle à celui de
Josèphe, et qui peut être un écho de ce dernier.
5
Tacite, Hist., IV, 81-82 ; Suétone, Vesp., 7 ; Dion Cassius, LXVI, 8.
6
Tacite, Hist., II, 2-4 ; Suétone, Titus, 5.
7
Suétone, Vesp., 5 ; Tacite, Hist., II, 78. Cf. faux Scylax, § 104 ; Jamblique, De
pyth. vita, 14, 15.

348
L’ANTÉCHRIST

adeptes, et grâce à elle entrera dans une phase tout à fait nouvelle
de ses destinées.
Vers la fin du printemps de 69, Vespasien sembla vouloir sortir
de l’oisiveté militaire où le tenait la politique. Le 29 avril, il se mit en
campagne, et parut avec sa cavalerie devant Jérusalem. Pendant ce
temps, Céréalis, un de ses lieutenants, brûlait Hébron ; toute la Ju-
dée était soumise aux Romains, excepté Jérusalem et les trois châ-
teaux de Masada, d’Hérodium et de Machéro, occupés par les sicai-
res. Ces quatre places exigeaient des sièges difficiles. Vespasien et
Titus hésitèrent à s’y engager dans l’état précaire où l’on était, à la
veille d’une nouvelle guerre civile, où ils pouvaient avoir besoin de
toutes leurs forces. Ainsi fut encore prolongée d’une année la révo-
lution qui, depuis trois ans, tenait Jérusalem dans l’état de crise le
plus extraordinaire dont l’histoire ait gardé le souvenir1.
Le 1er juillet, Tibère Alexandre proclama Vespasien à Alexandrie,
et lui fit prêter serment ; le 3, l’armée de Judée le salua Auguste à
Césarée ; Mucien, à Antioche, le fit reconnaître par les légions de
Syrie, et, le 15, tout l’Orient lui obéissait. Un congrès eut lieu à
Beyrouth, où il fut décidé que Mucien marcherait sur l’Italie, pen-
dant que Titus continuerait la guerre contre les Juifs, et que Vespa-
sien attendrait l’issue des événements à Alexandrie. Après une san-
glante guerre civile (la troisième qu’on eût vue depuis dix-huit
mois), le pouvoir resta définitivement aux Flavius. Une dynastie
bourgeoise, appliquée aux affaires, modérée, n’ayant pas la force de
race des Césars, mais exempte aussi de leurs égarements, se substi-
tua ainsi aux héritiers du titre créé par Auguste. Les prodigues et les
fous avaient tellement abusé de leur privilège d’enfants gâtés, que
l’on accueillit avec bonheur l’avènement d’un brave homme, sans
distinction, péniblement arrivé par son mérite, malgré ses petits ri-
dicules, son air vulgaire, son manque d’usage. Le fait est que la dy-
nastie nouvelle conduisit pendant dix ans les affaires avec sens et
jugement, sauva l’unité romaine et donna un complet démenti aux
prédictions des juifs et des chrétiens, qui voyaient déjà dans leurs

1
Tacite, Hist., V, 10.

349
L’ANTÉCHRIST

rêves l’empire démantelé, Rome détruite. L’incendie du Capitole le


19 décembre, le terrible massacre qui eut lieu dans Rome le lende-
main1 purent un moment leur faire croire que le grand jour était
arrivé. Mais l’établissement incontesté de Vespasien (à partir du 20
décembre) leur apprit qu’il fallait se résigner à vivre encore, et les
força de trouver des biais pour ajourner leurs espérances à un ave-
nir plus éloigné2.
Le sage Vespasien, bien moins ému que ceux qui se battaient
pour lui conquérir l’empire, usait le temps à Alexandrie, auprès de
Tibère Alexandre. Il ne revint à Rome que vers le mois de juillet3 de
l’année 70, peu avant la ruine totale de Jérusalem. Titus, au lieu de
pousser la guerre de Judée, avait suivi son père en Égypte ; il resta
auprès de lui jusque vers les premiers jours de mars.
Les luttes dans Jérusalem ne faisaient que s’aggraver. Les mou-
vements fanatiques sont loin d’exclure chez ceux qui s’en font les
acteurs la haine, la jalousie, la défiance ; associés ensemble, des
hommes très convaincus et très passionnés se suspectent
d’ordinaire, et c’est là une force ; car la suspicion réciproque crée
entre eux la terreur, les lie comme par une chaîne de fer, empêche
les défections, les moments de faiblesse. C’est la politique artificielle
et sans conviction qui procède avec les apparences de la concorde
et de la civilité. L’intérêt crée la coterie ; les principes créent la divi-
sion, inspirent la tentation de décimer, d’expulser, de tuer ses en-
nemis. Ceux qui jugent les choses humaines avec des idées bour-
geoises croient que la révolution est perdue quand les révolution-
naires « se mangent les uns les autres ». C’est là, au contraire, une
preuve que la révolution a toute son énergie, qu’une ardeur imper-
sonnelle y préside. — On ne vit jamais cela plus clairement que
dans ce terrible drame de Jérusalem. Les acteurs semblent avoir en-

1
Tacite, Hist., III, 83 ; Dion Cassius, LXV, 19 ; Josèphe, B. J., IV, XI, 4.
2
Josèphe lui-même avoue que le sort de l’empire avait paru désespéré, et que
l’affermissement de Vespasien sauve la chose romaine contre toute espérance
(B. J., IV, XI, 5).
3
Voir Tillemont, note 7 sur Vesp.

350
L’ANTÉCHRIST

tre eux un pacte de mort. Comme ces rondes infernales où, selon la
croyance du moyen âge, on voyait Satan formant la chaîne entraîner
à un gouffre fantastique des files d’hommes dansant et se tenant par
la main ; de même la révolution ne permet à personne de sortir du
branle qu’elle mène. La terreur est derrière les comparses ; tour à
tour exaltant les uns et exaltés par les autres, ils vont jusqu’à
l’abîme ; nul ne peut reculer ; car derrière chacun est une épée ca-
chée, qui, au moment où il voudrait s’arrêter, le force à marcher en
avant.
Simon, fils de Gioras, commandait dans la ville1 ; Jean de Gischa-
la avec ses assassins était maître du temple. Un troisième parti se
forma, sous la conduite d’Éléazar, fils de Simon, de race sacerdo-
tale, qui détacha une partie des zélotes de Jean de Gischala, et
s’établit dans l’enceinte intérieure du temple, vivant des provisions
consacrées qui s’y trouvaient, et de celles que l’on ne cessait
d’apporter aux prêtres comme prémices. Ces trois partis2 se fai-
saient une guerre continuelle ; on marchait sur des tas de cadavres ;
on n’enterrait plus les morts. D’immenses provisions de blé avaient
été faites, qui eussent permis de résister des années. Jean et Simon
les brûlèrent pour se les arracher réciproquement3. La situation des
habitants était horrible ; les gens paisibles faisaient des vœux pour
que l’ordre fût rétabli par les Romains ; mais tous les passages
étaient gardés par les terroristes ; on ne pouvait s’enfuir. Cependant,
chose étrange ! du bout du monde on venait encore au temple. Jean
et Éléazar recevaient les prosélytes, et profitaient de leurs offrandes.
Souvent les pieux pèlerins étaient tués au milieu de leurs sacrifices,
avec les prêtres qui faisaient la liturgie pour eux, par les traits et les

1
Le pouvoir de Bar-Gioras fut plus régulier que celui de Jean de Gischala. On
a des monnaies de lui, et non, à ce qu’il semble, de Jean. Bar-Gioras seul fut
reconnu pour vrai chef (Ð ¥rcwn a Ùtî n) par les Romains, et seul exécuté
(Dion Cassius, LXVI, 7). Tacite met Jean et Simon sur le même pied (Hist., V,
12, notez la transposition).
2
Tacite, Hist., V, 12.
3
Jos., B. J., V, I, 4 ; Tacite, Hist., V, 12, Midrasch rabba, sur Kohéleth, VII, 11,
Talm. de Bab., Gittin, 56 a ; Midrasch rabba, sur Eka, I, 5.

351
L’ANTÉCHRIST

pierres des machines de Jean. Les révoltés agissaient avec activité au


delà de l’Euphrate, pour avoir du secours soit des juifs de ces
contrées, soit du roi des Parthes. Ils s’étaient imaginés que tous les
juifs d’Orient prendraient les armes. Les guerres civiles des Ro-
mains leur inspiraient de folles espérances ; comme les chrétiens, ils
croyaient que l’empire allait se démembrer. Jésus, fils de Hanan,
avait beau parcourir la ville en appelant pour la détruire les quatre
vents du ciel ; à la veille de leur extermination, les fanatiques pro-
clamaient Jérusalem capitale du monde, de la même manière que
nous avons vu Paris investi, affamé, soutenir encore que le monde
était en lui, travaillait par lui, souffrait avec lui.
Ce qu’il y a de plus bizarre, c’est qu’ils n’avaient pas tout à fait
tort. Les exaltés de Jérusalem qui affirmaient que Jérusalem était
éternelle, pendant qu’elle brûlait, étaient bien plus près de la vérité
que les gens qui ne voyaient en eux que des assassins. Ils se trom-
paient sur la question militaire, mais non sur le résultat religieux
éloigné. Ces jours troubles marquaient bien, en effet, le moment où
Jérusalem devenait la capitale spirituelle du monde. L’Apocalypse,
expression brûlante de l’amour qu’elle inspirait, a pris place parmi
les écritures religieuses de l’humanité, et y a sacré l’image de « la
ville aimée ». Ah ! qu’il ne faut jamais dire d’avance qui sera dans
l’avenir saint ou scélérat, fou ou sage ! Un brusque changement
dans l’itinéraire d’un navire fait d’un progrès un recul, d’un vent
contraire un vent favorable. A la vue de ces révolutions, accompa-
gnées de tonnerres et de tremblements, mettons-nous avec les
bienheureux qui chantent : « Louez Dieu ! » ou avec les quatre ani-
maux, esprits de l’univers, qui, après chaque acte de la tragédie cé-
leste, disent : AMEN.

352
CHAPITRE XIX.

RUINE DE JÉRUSALEM.

Enfin le cercle de fer se resserra autour de la cité maudite pour


ne plus se relâcher. Dès que la saison le permit, Titus partit
d’Alexandrie, gagna Césarée, et, de cette ville, à la tête d’une armée
formidable, s’avança vers Jérusalem. Il avait avec lui quatre légions,
la 5e Macédonique, la 10e Fretensis, la 12e Fulminata, la 15e Apollinaris,
sans parler de nombreuses troupes auxiliaires fournies par ses alliés
de Syrie, et de beaucoup d’Arabes venus pour piller1. Tous les Juifs
ralliés, Agrippa2, Tibère Alexandre, devenu préfet du prétoire3, Jo-
sèphe, le futur historien, l’accompagnaient ; Bérénice attendit sans
doute à Césarée. La valeur militaire du capitaine répondait à la force
de l’armée. Titus était un remarquable militaire, et surtout un excel-
lent officier du génie, avec cela homme de grand sens, profond po-
litique et, vu la cruauté des mœurs du temps, assez humain. Vespa-
sien, irrité de la satisfaction que les Juifs témoignèrent en voyant
éclater les guerres civiles et des efforts qu’ils faisaient pour amener
une invasion des Parthes4, avait recommandé une grande rigueur.
La douceur, selon lui, était toujours interprétée comme une marque
de faiblesse par ces races orgueilleuses, persuadées qu’elles combat-
tent pour Dieu et avec Dieu.

1
Tacite, Hist., V, 1 ; Comp. le singulier midrasch sur Eka, I, 5 (Derenbourg,
p. 291).
2
Tacite (l. c.) fait assister Agrippa au siège. Il est remarquable que Josèphe ne
lui donne de rôle dans aucun épisode. La lettre d’Agrippa (Jos., Vita, 65) sem-
ble supposer qu’il fut présent aux opérations. Peut-être demanda-t-il à Josèphe
d’effacer des circonstances qui ne pouvaient que le rendre odieux à ses coreli-
gionnaires.
3
Voir Mémoires de l’Académie des inscriptions, XXVI, 1re partie, p. 299 et suiv.
4
Jos., B. J., VI, VI, 2.
L’ANTÉCHRIST

L’armée romaine arriva à Gabaath-Saül1, à une lieue et demie de


Jérusalem, dans les premiers jours d’avril. On était presque à la
veille des fêtes de pâque ; un nombre énorme de juifs de tous les
pays étaient réunis dans la ville2 ; Josèphe porte le nombre de ceux
qui périrent durant le siége onze cent mille3 ; il semblait que toute la
nation se fût donné rendez-vous pour l’extermination. Vers le 10
avril, Titus établit son camp à l’angle de la tour Pséphina (Kasr-
Djaloud d’aujourd’hui). Quelques avantages partiels remportés par
surprise et une blessure grave que reçut Titus donnèrent d’abord
aux Juifs une confiance exagérée en leur force et apprirent aux Ro-
mains avec quel soin ils devaient se garder, dans cette guerre de fu-
rieux.
La ville pouvait compter entre les plus fortes du monde4. Les
murailles étaient un type parfait de ces constructions en blocs
énormes qu’affectionna toujours la Syrie5 ; à l’intérieur, l’enceinte
du temple, celle de la ville haute, celle d’Acra formaient comme des
murs de refend et semblaient autant de remparts6. Le nombre des
défenseurs était très grand ; les provisions, quoique diminuées par
les incendies, abondaient encore. Les partis à l’intérieur de la ville
continuaient de se battre ; mais ils se réunissaient pour la défense. A
partir des fêtes de pâque, la faction d’Éléazar disparut à peu près, et
se fondit dans celle de Jean7. Titus conduisit l’opération avec un

1
Très probablement Tuleil el-Foul. Robinson, Bibl. Res., I, p. 577 et suiv.
2
Une circonstance comme celle de Lydda (Jos., B. J., II, XIX, 1) prouve com-
bien le concours pour les fêtes était extraordinaire. Cf. Jos., B. J., II, xiv, 3.
3
Jos., VI, IX, 3 (cf. V, XIII, 7). Il y a là beaucoup d’exagération. Tacite parle de
six cent mille assiégés (Hist., V, 13, cf. Orose, VII, 9 ; Malada, p. 260).
L’enceinte, réduite encore au bout d’un mois par la prise du quartier nord de la
ville, n’eût pas contenu tant de monde, et l’eau, dont Jérusalem est si mal four-
nie, n’eût pas suffi. Voir Vie de Jésus, p. 388, 13e edit.
4
Tacite, Hist., V, 11. L’enceinte répondait à celle d’aujourd’hui, excepté du côté
du sud. Cf. Saulcy, Dern. jours de Jérus., plans, p. 218 et suiv.
5
Jos., B. J., V, IV, 2, 4 ; VI, IX, 1 ; VII, I, 1 ; Tacite, Hist., V, 11.
6
Tacite, Hist., V, 8, 11 ; Dion Cassius, LXVI, 4 ; Jos., B. J., V, IV et V.
7
Jos., B. J., V, III, 1 ; Tacite, V, 12.

354
L’ANTÉCHRIST

savoir consommé ; jamais les Romains n’avaient montré une po-


liorcétique aussi savante1. Dans les derniers jours d’avril, les légions
avaient franchi la première enceinte du côté du nord, et étaient maî-
tresses de la partie septentrionale de la ville2. Cinq jours après, le
second mur, le mur d’Acra, était forcé. La moitié de la ville fut ainsi
au pouvoir des Romains. Le 12 mai, ils attaquèrent la forteresse An-
tonia. Entouré de Juifs qui tous, excepté peut-être Tibère Alexan-
dre, souhaitaient la conservation de la ville et du temple, dominé
plus qu’il ne l’avouait par son amour pour Bérénice, qui paraît avoir
été une juive pieuse et fort dévouée à sa nation3, Titus chercha, dit-
on, les moyens de conciliation, fit des offres acceptables4 ; tout fut

1
Tac., Hist., V, 13.
2
Pour toute cette topographie, voir Saulcy, Les dern. jours de Jér., 218 et suiv., et
les plans cités ci-dessus.
3
Jos., B. J., II, XV, 4 ; xvi, 1, 3. Ces princesses hérodiennes se montrent à nous
dans le Talmud et dans Josèphe comme dévotes, portées à faire des vœux et
très attachées au temple (Derenbourg, p. 253, 290, notes). Agrippa aussi paraît
avoir été un juif très exact. Talm. de Bab., Succa, 27 a ; Pesachim, 107 b.
4
Un doute peut être élevé sur ce point ; car nous verrons Josèphe exalter sys-
tématiquement la douceur des Flavius et soutenir que les rigueurs qu’ils ont
commises, les malheurs qui ont eu lieu sont venus uniquement de l’opiniâtreté
des Juifs (B. J., V, IX ; VI, II, VI ; cf. VI, III, 5). Sulpice Sévère (II, 30), qui paraît
ici, comme dans beaucoup d’autres endroits, copier des parties aujourd’hui
perdues de Tacite, dit tout le contraire : quia nulla neque pacis ne que deditionis copia
dabatur. Certainement, un parti pris de détruire Jérusalem est plus conforme,
chez Titus, et aux règles générales de la politique romaine et à l’intérêt de sa
famille, l’intention d’asseoir la dynastie nouvelle sur un exploit éclatant et sur
une entrée triomphale dans Rome se montrant chez lui avec évidence. Jérusa-
lem aurait ainsi payé en quelque sorte les frais d’établissement de la dynastie
nouvelle. D’un autre côté, il ne faut pas oublier l’influence qu’avaient prise sur
son esprit Agrippa, Bérénice et même des personnages de second ordre tels
que Josèphe, lesquels pouvaient très bien faire valoir à ses yeux la reconnais-
sance qu’auraient les juifs modérés de Rome, d’Alexandrie et de Syrie envers le
sauveur du temple. Tacite, ici comme dans l’affaire du conseil de guerre, prête
peut-être a priori à Titus un idéal de dureté romaine, conforme aux idées qui
avaient prévalu depuis Trajan. Dion Cassius (LXVI, 4 et 5) est tout à fait
d’accord avec Josèphe ; mais son témoignage, outre qu’il n’est peut-être qu’une

355
L’ANTÉCHRIST

inutile. Les assiégés ne répondirent aux propositions du vainqueur


que par des sarcasmes.
Le siège alors prit un caractère d’horrible cruauté. Les Romains
déployèrent l’appareil des plus hideux supplices ; l’audace des Juifs
ne fit que s’accroître. Le 27 et le 29 mai, ils brûlèrent les machines
des Romains et les attaquèrent jusque dans leur camp. Le découra-
gement se mit parmi les assiégeants ; plusieurs se persuadèrent que
les Juifs disaient vrai, que Jérusalem était en effet imprenable ; la
désertion commença. Titus, renonçant à l’espérance d’emporter la
place de vive force, la bloqua étroitement. Un mur de contrevalla-
tion, rapidement élevé1 (commencement de juin), et doublé du côté
de la Pérée d’une ligne de castella, couronnant les sommets du mont
des Oliviers, sépara totalement la ville du dehors2. Jusque-là on
s’était procuré des légumes des environs ; la famine maintenant de-
vint terrible3. Les fanatiques, pourvus du nécessaire, s’en souciaient

reproduction des assertions de l’historien juif, prouve simplement qu’à côté de


la version de Tacite, il y avait une autre version destinée à montrer l’humanité
de Titus. La tradition talmudique semble savoir quelque chose des négociations
en vue d’empêcher la ruine complète de la ville (Aboth derabbi Nathan, c. IV et
VI). Il est remarquable que Josèphe fut largement récompensé, dès l’ an 70 (Vi-
ta, 76), d’avoir servi d’instrument à des essais de conciliation. Peut-être Titus
laissait-il poursuivre ces tentatives, tout en sachant bien qu’elles ne réussiraient
pas, et en réservant sa liberté d’action. Une très grande part, en tout cas, doit
être faite dans les récits de Josèphe à l’exagération, au désir de se donner de
l’importance et à la prétention d’avoir rendu des services considérables à sa
nation. Certains de ses coreligionnaires lui reprochaient sa trahison. N’était-ce
pas une excellente réponse que de se montrer usant de la faveur de Titus pour
détourner de son pays le plus de mal possible (Vita, 75) ?
1
Voir Saulcy, Les dern. jours de Jér., p 309 et suiv., et le plan p. 222.
2
C’est à quoi Luc (XIX, 43) fait allusion.
3
Le souvenir de cette famine est très vif dans les traditions talmudiques. Talm.
de Bab., Gittin, 56 a et b ; Aboth derabbi Nathan, c. VI ; Midrasch sur Koh.,
vii, 11 ; sur Eka, I, 5. Comp. Jos., B. J., VI, III, 3 ; Sulp. Sév., II, 30 (probable-
ment d’après Tacite).

356
L’ANTÉCHRIST

peu1 ; des perquisitions rigoureuses, accompagnées de tortures,


étaient faites pour découvrir le blé caché. Quiconque avait sur le
visage un certain air de force passait pour coupable de recéler des
vivres. On s’arrachait de la bouche les morceaux de pain. Les plus
terribles maladies se développèrent au sein de cette masse entassée,
affaiblie, enfiévrée. D’affreux récits circulaient et redoublaient la
terreur.
A partir de ce moment, la faim, la rage, le désespoir, la folie habi-
tèrent Jérusalem. Ce fut une cage de fous furieux, une ville de hur-
lements et de cannibales, un enfer. Titus, de son côté, était atroce ;
cinq cents malheureux par jour étaient crucifiés à la vue de la ville
avec des raffinements odieux ; le bois ne suffisait plus pour faire les
croix, et la place manquait pour les dresser.
Dans cet excès de maux, la foi et le fanatisme des Juifs se mon-
traient plus ardents que jamais. On croyait le temple indestructible2.
La plupart étaient persuadés que, la ville étant sous la protection
spéciale de l’Éternel, il était impossible qu’elle fût prise3. Des pro-
phètes se répandaient parmi le peuple, annonçant un prochain se-
cours. La confiance à cet égard était telle, que plusieurs qui eussent
pu se sauver restaient pour voir le miracle de Jéhovah. Les frénéti-
ques, cependant, régnaient en maîtres. On tuait tous ceux qui
étaient soupçonnés de conseiller la capitulation. Ainsi périt, par or-
dre de Simon, fils de Gioras, le pontife Matthias, qui avait fait rece-
voir ce brigand dans la ville. Ses trois fils furent exécutés sous ses
yeux. Plusieurs personnes de marque furent également mises à
mort. Il était défendu de former le moindre rassemblement ; le seul
fait de pleurer ensemble, de tenir une réunion était un crime. Josè-
phe, du camp des Romains, essayait vainement de nouer des intelli-
gences dans la place ; il était suspect des deux côtés4. La situation en

1
Les raffinements de férocité gratuite que leur prête Josèphe (l. V et VI) sont
peu vraisemblables.
2
Hénoch., CXIII, 7.
3
Josèphe, B. J., VI, II, 1 ; V, 2.
4
Comparez Aboth derabbi Nathan, IV.

357
L’ANTÉCHRIST

était venue au point où la raison et la modération n’ont plus aucune


chance de se faire écouter.
Titus cependant s’ennuyait de ces longueurs ; il ne respirait que
Rome, ses splendeurs et ses plaisirs1 ; une ville prise par la famine
lui paraissait un exploit insuffisant pour inaugurer brillamment une
dynastie. Il fit donc construire quatre nouveaux aggeres pour une at-
taque de vive force. Les arbres des jardins de la banlieue de Jérusa-
lem furent coupés jusqu’à une distance de quatre lieues. En vingt et
un jours, tout fut prêt. Le 1er juillet, les Juifs essayèrent l’opération
qui leur avait réussi une première fois : ils sortirent pour brûler les
tours de bois ; mais leur manœuvre échoua complètement. Dès ce
jour, le sort de la ville fut irrévocablement écrit. Le 2 juillet, les Ro-
mains commencèrent à battre et à saper la tour Antonia. Le 5 juillet,
Titus en fut maître et la fit presque entièrement démolir, pour ou-
vrir un large passage à sa cavalerie et à ses machines vers le point où
convergeaient tous ses efforts et où devait se livrer la lutte suprême.
Le temple, ainsi que nous l’avons dit, était, par son mode particu-
lier de construction, la plus redoutable des forteresses2. Les Juifs qui
s’y étaient retranchés avec Jean de Gischala se préparèrent à la ba-
taille. Les prêtres eux-mêmes étaient sous les armes. Le 17, le sacri-
fice perpétuel cessa, faute de ministres pour l’offrir. Cela fit une
grande impression sur le peuple3. On le sut hors de la ville.
L’interruption du sacrifice était pour les Juifs un phénomène aussi
grave que l’eût été un arrêt dans la marche de l’univers. Josèphe sai-
sit cette occasion pour essayer de nouveau de combattre
l’obstination de Jean. La forteresse Antonia n’était qu’à soixante
mètres du temple. Des parapets de la tour, Josèphe cria en hébreu,
par ordre de Titus (si du moins le récit de la Guerre des Juifs n’est pas
mensonger) que Jean pourrait se retirer avec tel nombre de ses
hommes qu’il voudrait, que Titus se chargeait de faire continuer par

1
Tacite, Hist., V, 11.
2
Tacite, Hist., V, 12.
3
C’est l’objet d’un jeûne le 17 du dixième mois (tammuz) Voir Mischna, Taanith,
IV, 6.

358
L’ANTÉCHRIST

des Juifs les sacrifices légaux, qu’il laissait même à Jean le choix de
ceux qui les offriraient. Jean refusa d’entendre. Ceux que n’aveuglait
pas le fanatisme se sauvèrent à ce moment auprès des Romains.
Tout ce qui resta choisit la mort.
Le 12 juillet, Titus commença les approches contre le temple1. La
lutte fut des plus acharnées. Le 28, les Romains étaient maîtres de
toute la galerie du nord, depuis la forteresse Antonia jusqu’au val de
Cédron. L’attaque commença alors contre le temple lui-même. Le 2
août, les plus puissantes machines se mirent à battre les murs, admi-
rablement construits, des exèdres qui entouraient les cours intérieu-
res ; l’effet en fut à peine sensible ; mais, le 8 août, les Romains ré-
ussirent à mettre le feu aux portes. La stupeur des Juifs fut alors
inexprimable ; ils n’avaient jamais cru que cela fût possible ; à la vue
des flammes qui pétillaient, ils versèrent sur les Romains un flot de
malédictions.
Le 9 août, Titus donna ordre qu’on éteignît le feu et tint un
conseil de guerre où assistaient Tibère Alexandre, Céréalis et ses
principaux officiers2. Il s’agissait de savoir si l’on brûlerait le temple.
Plusieurs étaient d’avis que, tant que l’édifice subsisterait, les Juifs
ne demeureraient point en repos. Quant à Titus, il est difficile de
savoir comment il opina ; car nous avons sur ce point deux récits
opposés. Selon Josèphe, Titus fut d’avis de sauver un ouvrage si
admirable, dont la conservation ferait honneur à son règne et prou-
verait la modération des Romains. Selon Tacite3, Titus aurait insisté

1
Pour la topographie, voir Vogüe, Le temple de Jér., p. 60-61 ; pl. XV, XVI.
2
Voir Léon Renier, dans les Mém. de l’Acad. des inscr., t. XXVI, 1re partie, p. 269
et suiv.
3
M. Bernays (Ueber die Chronil des Sulpicius Severus, Berlin, 1861, p. 48 et suiv.) a
démontré que le passage de Sulpice Sévère, II, XXX, 6-7, est tiré presque mot à
mot de la partie perdue des Histoires de Tacite. Tacite aurait lui-même puisé ses
renseignements dans le livre qu’Antonius Julianus, l’un des officiers du conseil
de guerre, composa sous le titre De Judæis (Minicius Felix, Octav., 33 ; Tillemont,
Hist. des emp., I, p. 588). Orose, comme Sulpice Sévère, eut entre les mains le
texte complet des Histoires ; mais il reste dans le vague : diu deliberavit… Il finit
cependant par attribuer l’incendie à Titus : incendit ac diruit (VII, 9).

359
L’ANTÉCHRIST

sur la nécessité de détruire un édifice auquel se rattachaient deux


superstitions également funestes, celle des juifs et celle des chré-
tiens. « Ces deux superstitions, aurait-il ajouté, bien que contraires
l’une l’autre, ont la même source ; les chrétiens viennent des juifs ;
la racine arrachée, le rejeton périra vite. »
Il est difficile de se décider entre deux versions aussi absolument
inconciliables ; car, si l’opinion prêtée à Titus par Josèphe peut très
bien être regardée comme une invention de cet historien, jaloux de
montrer la sympathie de son patron pour le judaïsme, de le laver
aux yeux des juifs du méfait d’avoir détruit le temple, et de satisfaire
l’ardent désir qu’avait Titus de passer pour un homme très modéré1,
on ne saurait nier que le bref discours mis par Tacite dans la bouche
du capitaine victorieux ne soit, non seulement pour le style, mais
pour l’ordre des idées, un reflet exact des sentiments de Tacite lui-
même. On a le droit de supposer que l’historien latin, plein contre
les juifs et les chrétiens de ce mépris, de cette mauvaise humeur qui
caractérise l’époque de Trajan et des Antonins, a fait parler Titus
comme un aristocrate romain de son temps, tandis qu’en réalité le
bourgeois Titus eut pour les superstitions orientales plus de com-
plaisance que n’en avait la haute noblesse qui succéda aux Flavius2.
Vivant depuis trois ans avec des Juifs, qui lui avaient vanté leur
temple comme la merveille du monde, gagné par les caresses de
Josèphe3, d’Agrippa, et plus encore de Bérénice, il put très bien dé-
sirer la conservation d’un sanctuaire dont plusieurs de ses familiers
lui présentaient le culte comme tout pacifique. Il est donc possible
que, comme le veut Josèphe, des ordres aient été donnés pour que
le feu allumé la veille fût éteint, et pour que, dans l’effroyable tu-
multe que l’on prévoyait, des mesures fussent prises contre
1
Se rappeler que l’Histoire de la guerre des Juifs fut (Josèphe du moins nous
l’assure) soumise à la censure de Titus, à l’approbation d’Agripa, qu’elle fut en
un mot rédigée dans le sens qui pouvait le plus flatter l’amour-propre de Titus
et servir la politique des Flavius. Jos., Vita, 63 ; Contre Apion, I, 9.
2
Suétone, Titus, 5 ; Philostrate, Apoll., VI, 29.
3
La fortune de Josèphe vint de la sympathie particulière que Titus avait pour
lui. B. J., III, VIII, 8 et 9.

360
L’ANTÉCHRIST

l’incendie. Il entrait dans le caractère de Titus, à côté d’une réelle


bonté, beaucoup de pose et un peu d’hypocrisie. La vérité est sans
doute qu’il n’ordonna pas l’incendie, comme le dit Tacite, qu’il ne
l’interdit pas, comme le veut Josèphe, mais qu’il laissa faire, en ré-
servant des apparences pour toutes les thèses qu’il lui conviendrait
de laisser soutenir dans les régions diverses de la publicité. Quoi
qu’il en soit de ce point, difficile à trancher, un assaut général fut
décidé contre l’édifice, déjà privé de ses portes. Pour des militaires
exercés, ce qui restait à faire n’était plus qu’un effort sanglant peut-
être, mais dont l’issue n’offrait rien de douteux.
Les Juifs prévinrent l’attaque. Le 10 août1 au matin, ils engagè-
rent un combat furieux, sans succès. Titus se retira dans l’Antonia
pour se reposer et se préparer à l’assaut du lendemain. Un déta-
chement fut laissé pour empêcher que l’incendie ne se rallumât.
Alors eut lieu, selon Josèphe, l’incident qui amena la ruine du bâti-
ment sacré. Les Juifs se jetèrent avec rage sur le détachement qui
veillait près du feu ; les Romains les repoussent, entrent pêle-mêle
dans le temple avec les fuyards. L’irritation des Romains était au
comble. Un soldat, « sans que personne le lui commandât, et
comme poussé par un mouvement surnaturel, » prit une solive tout
en feu, et, s’étant fait soulever par un de ses compagnons, jeta le
tison par une fenêtre qui donnait sur les exèdres du côté septentrio-
nal2. La flamme et la fumée s’élevèrent rapidement. Titus reposait à
ce moment sous sa tente. On courut le prévenir. Alors, s’il en faut
croire Josèphe, une sorte de lutte se serait établie entre lui et ses
soldats. Titus, de la voix et du geste, ordonnait d’éteindre le feu ;
mais le désordre était tel, qu’on ne le comprenait pas ; ceux qui ne
pouvaient douter de ses intentions affectaient de ne pas l’entendre.
Au lieu d’arrêter l’incendie, les légionnaires l’attisaient. Entraîné par

1
Le grand jeûne des juifs pour la destruction du temple sec célèbre le 9 du
mois de ab, qui répond à peu près au mois d’août. Jos., B. J., VI, IV, 5 ; Mis-
chna, Taanith, IV, 6 (cf. Dion Cassius, LXVI, 7).
2
Voir le plan et la restauration du temple, par M. de Vogüé, Le temple de Jérus.,
pl. XV et XVI.

361
L’ANTÉCHRIST

le flot des envahisseurs, Titus fut porté dans le temple même. Les
flammes n’avaient pas atteint l’édifice central. Il vit intact ce sanc-
tuaire dont Agrippa, Josèphe, Bérénice lui avaient parlé tant de fois
avec admiration, et le trouva supérieur encore à ce qu’on lui en avait
dit. Titus redoubla d’efforts, fit évacuer l’intérieur, et donna même
ordre à Liberalis, centurion de ses gardes, de frapper ceux qui refu-
seraient d’obéir. Tout à coup un jet de flammes et de fumée s’élève
de la porte du temple. Au moment de l’évacuation tumultuaire, un
soldat avait mis le feu à l’intérieur. Les flammes gagnaient de tous
les côtés ; la position n’était plus tenable ; Titus se retira.
Ce récit de Josèphe renferme plus d’une invraisemblance. Il est
difficile de croire que les légions romaines se soient montrées aussi
indociles envers un chef victorieux. Dion Cassius prétend, au
contraire, que Titus eut besoin d’employer la force pour déterminer
les soldats à pénétrer dans un lieu entouré de terreurs1, et dont tous
les profanateurs passaient pour avoir été frappés de mort. Une seule
chose est certaine, c’est que Titus, quelques années après, était bien
aise que, dans le monde juif, on racontât la chose comme le fait Jo-
sèphe, et qu’on attribuât l’incendie du temple à l’indiscipline de ses
soldats, ou plutôt à un mouvement surnaturel de quelque agent in-
conscient d’une volonté supérieure2. L’Histoire de la guerre des Juifs fut
écrite vers la fin du règne de Vespasien, en 76 au plus tôt, quand
déjà Titus aspirait à être les « délices du genre humain », et voulait
passer pour un modèle de douceur et de bonté. Dans les années
précédentes, et dans un autre monde que celui des Juifs, il avait sû-
rement accepté des éloges d’un ordre différent. Parmi les tableaux
qu’on promena au triomphe de l’an 71, était l’image « du feu mis

1
Dion Cassius, LXVI, 6. Comp. Josèphe lui-même, XI, II, 3. Josèphe, ayant été
témoin des évènements, est très exact dans certains tableaux ; mais l’ensemble
de son récit est faussé par toutes sortes d’inventions et d’arrière-pensées.
2
Da imon…J ÐrmÍ tini crè menoj (Jos., B. J., VI, IV, 5) ; Dei nutu (Sulp. Sev.,
II, 30). Josèphe va jusqu’à présenter les Juifs comme la cause première du mal-
heur. La m} £nou s i d’a ƒ flÒgej ™k tî o„k e…wn t¾n ¢rc¾n k a ˆ t¾n a „t…a n
(Jos., l. c. ; cf. VI, II, 9).

362
L’ANTÉCHRIST

aux temples1 », sans qu’assurément on cherchât alors à présenter ce


fait autrement que comme glorieux. Vers le même temps, le poète
de cour Valerius Flaccus propose à Domitien comme le plus bel
emploi de son talent poétique de chanter la guerre de Judée, et de
montrer son frère semant partout les torches incendiaires :

… Solymo nigrantem pulvere fratrem,


Spargentemque faces et in omni turre furentem2.

La lutte pendant ce temps était ardente dans les cours et les par-
vis. Un affreux carnage se faisait autour de l’autel, sorte de pyramide
tronquée, surmontée d’une plate-forme, qui s’élevait devant le tem-
ple ; les cadavres de ceux qu’on tuait sur la plate-forme roulaient sur
les degrés et s’entassaient au pied. Des ruisseaux de sang coulaient
de tous côtés ; on n’entendait que les cris perçants de ceux qu’on
égorgeait et qui mouraient en adjurant le ciel. Il était temps encore
de se réfugier dans la ville haute ; plusieurs aimèrent mieux se faire
tuer, regardant comme un sort digne d’envie de mourir pour leur
sanctuaire ; d’autres se jetaient dans les flammes d’autres se précipi-
taient sur les épées des Romains ; d’autres se perçaient eux-mêmes
ou s’entretuaient3. Des prêtres qui avaient réussi à gagner la crête de
la toiture du temple, arrachaient les pointes qui s’y trouvaient avec
leurs scellements de plomb, et les lançaient sur les Romains ; ils
continuèrent jusqu’au moment où la flamme les enveloppa. Un
grand nombre de Juifs s’étaient assemblés autour du lieu saint, sur
la parole d’un prophète qui leur avait assuré que c’était là le mo-
ment même où Dieu allait faire apparaître pour eux les marques du
salut4. Une galerie où s’étaient retirés six mille de ces malheureux
(presque tous des femmes, des enfants) fut brûlée. Deux portes du

1
Jos., B. J., VII, V, 5.
2
Argonautica, I, 13. Dans le Talmud, l’incendie du temple est attribué à « Titus
le méchant ». Talm. de Bab., Gittin, 56 a.
3
Dion Cassius, LXVI, 6.
4
Jos., B. J., VI, V, 2.

363
L’ANTÉCHRIST

temple et une partie de l’enceinte réservée aux femmes furent seules


conservées pour le moment. Les Romains plantèrent leurs ensei-
gnes sur la place où avait été le sanctuaire et leur offrirent le culte
qu’ils avaient accoutumé.
Restait la vieille Sion, la ville haute, la partie la plus forte de la ci-
té, ayant ses remparts encore intacts, où s’étaient sauvés Jean de
Gischala, Simon, fils de Gioras, et un grand nombre de combattants
qui avaient réussi à se frayer un chemin à travers les vainqueurs. Ce
repaire de forcenés exigea un nouveau siège. Jean et Simon avaient
établi le centre de leur résistance dans le palais des Hérodes, situé
vers l’emplacement de la citadelle actuelle de Jérusalem, et couvert
par les trois énormes tours d’Hippicus, de Phasaël et de Mariamne.
Les Romains furent obligés, pour enlever ce dernier refuge de
l’obstination juive, de construire des aggeres contre le mur occidental
de la ville, vis-à-vis du palais1. Les quatre légions furent occupées à
ce travail l’espace de dix-huit jours (du 20 août au 6 septembre).
Pendant ce temps, Titus fit promener l’incendie sur les parties de la
ville qui étaient en son pouvoir. La ville basse surtout et Ophel jus-
qu’à Siloam furent détruits systématiquement. Beaucoup de Juifs
appartenant à la bourgeoisie purent s’échapper. Quant aux gens de
condition inférieure, on les vendit à très bas prix. Ce fut l’origine
d’une nuée d’esclaves juifs, qui, s’abattant sur l’Italie et les autres
pays de la Méditerranée, y portèrent les éléments d’une nouvelle
ardeur de propagande. Josèphe en évalue le nombre à quatre-vingt-
dix-sept mille2. Titus accorda leur grâce aux princes de l’Adiabène.
Les habits pontificaux, les pierreries, les tables, les coupes, les can-
délabres, les tentures lui furent remis. Il ordonna de les conserver
soigneusement, pour les faire servir au triomphe qu’il se préparait,
et auquel il voulait donner un cachet particulier de pompe étrangère
en y étalant le riche matériel du culte juif.

1
C’est-à-dire contre le mur qui part de la citadelle actuelle et enclôt les jardins
des Arméniens. Saulcy, Les dern. jours de Jérus., p. 409-410, et plan, p. 222.
2
Jos., B. J., VI, IX, 3.

364
L’ANTÉCHRIST

Les aggeres étant achevés, les Romains commencèrent à battre le


mur de la ville haute ; dès la première attaque (7 septembre), ils en
renversèrent une partie, ainsi que quelques tours. Exténués par la
faim, minés par la fièvre et la fureur, les défenseurs n’étaient plus
que des squelettes. Les légions entrèrent sans difficulté. Jusqu’à la
fin du jour, les soldats brûlèrent et tuèrent. La plupart des maisons
où ils s’introduisaient pour piller étaient pleines de cadavres. Les
malheureux qui purent s’échapper se sauvèrent dans Acra, que la
force romaine avait presque évacué, et dans ces vastes cavités sou-
terraines qui sillonnent le sous-sol de Jérusalem1. Jean et Simon2
faiblirent à ce moment. Ils possédaient encore les tours d’Hippicus,
de Phasaël et de Marianne, les ouvrages d’architecture militaire les
plus étonnants de l’antiquité3. Le bélier eût été impuissant contre
des blocs énormes, assemblés avec une perfection sans égale et re-
liés par des crampons de fer. Égarés, éperdus, Jean et Simon quittè-
rent ces ouvrages imprenables, et cherchèrent à forcer la ligne de
contrevallation du côté de Siloam. N’y réussissant pas, ils allèrent
rejoindre ceux de leurs partisans qui s’étaient cachés dans les
égouts.
Le 8, toute résistance était finie. Les soldats étaient las. On tua les
infirmes qui ne pouvaient marcher. Le reste, femmes, enfants, fut
poussé comme un troupeau vers l’enceinte du temple et enfermé
dans la cour intérieure qui avait échappé à l’incendie4. Dans cette
multitude parquée pour la mort ou l’esclavage, on fit des catégories.
Tout ce qui avait combattu fut massacré. Sept cents jeunes gens, les

1
Dion Cassius, LXVI, 5 ; Jos., Ant., XV, XI, 7 ; B. J., V, III, 1 ; Tacite, Hist.,
V, 12 ; Catherwood, plan ; Vogüé, Le temple de Jér., pl. I, XVII.
2
L’accusation de lâcheté que porte contre eux Josèphe est peu conforme à la
vraisemblance, et tient sans doute à la haine que l’historien juif leur a vouée.
3
Jos., B. J., VI, IX, 1. Les assises inférieures de l’une de ces tours existent en-
core aujourd’hui et excitent l’étonnement, quoique les blocs aient été descellés,
puis remontés à contresens.
4
Cette enceinte avait environ cent dix mètres de long sur quatre-vingt-dix de
large. C’est bien peu pour la foule que Josèphe y renferme. Cependant il fut à
cet égard témoin tout à fait oculaire. Vita, 75.

365
L’ANTÉCHRIST

plus beaux de taille et les mieux faits, furent réservés pour suivre le
triomphe de Titus. Parmi les autres, ceux qui avaient passé l’âge de
dix-sept ans furent envoyés en Égypte, les fers aux pieds, pour les
travaux forcés, ou répartis entre les provinces pour être égorgés
dans les amphithéâtres. Ceux qui avaient moins de dix-sept ans fu-
rent vendus. Le triage des prisonniers dura plusieurs jours, durant
lesquels il en mourut, dit-on, des milliers, les uns parce qu’on ne
leur donna pas de nourriture, les autres parce qu’ils refusaient d’en
accepter.
Les Romains employèrent les jours suivants à brûler le reste de la
ville, à en renverser les murailles, à fouiller les égouts et les souter-
rains. Ils y trouvèrent de grandes richesses, beaucoup d’insurgés
vivants qui furent tués sur-le-champ, et plus de deux mille cadavres,
sans parler de quelques prisonniers que les terroristes y avaient en-
fermés. Jean de Gischala, contraint par la faim à sortir, demanda
quartier aux vainqueurs, qui le condamnèrent à une prison perpé-
tuelle. Simon, fils de Gioras, qui avait des provisions, resta caché
jusqu’à la fin d’octobre. Manquant de vivres alors, il prit un parti
singulier. Revêtu d’un justaucorps blanc, avec un manteau de pour-
pre, il sortit inopinément de dessous terre, à l’endroit où avait été le
temple1. Il s’imaginait par là étonner les Romains, simuler une ré-
surrection, peut-être se faire passer pour le Messie. Les soldats fu-
rent, en effet, un peu surpris d’abord ; Simon ne voulut se nommer
qu’à leur commandant Terentius Rufus. Celui-ci le fit enchaîner,
manda la nouvelle à Titus, qui était à Panéas, et fit diriger le prison-
nier sur Césarée.
Le temple et les grandes constructions furent démolis jusqu’aux
fondements. Le soubassement du temple fut cependant conservé2,
et constitue ce qu’on appelle aujourd’hui le Haram esch-schérif. Titus

1
Le terre-plein du haram renferme, en effet, beaucoup de réduits souterrains.
2
Saint Jérôme, In Zach., XIV, 2. L’extraordinaire hauteur de ce soubassement
n’a pu être comprise que depuis les fouilles des Anglais. Les fondations du
temple lui-même furent visibles jusqu’au temps de Julien. Comp. Hégésippe,
dans Eus., H. E., II, xxiii, 18.

366
L’ANTÉCHRIST

voulut aussi garder les trois tours d’Hippicus, de Phasaël et de Ma-


rianme, pour faire connaître à la postérité contre quels murs il avait
eu à lutter. La muraille du côté occidental fut laissée debout pour
abriter le camp de la légion 10e Fretensis, qui était destinée à tenir
garnison sur les ruines de la ville prise. Enfin, quelques édifices de
l’extrémité du mont Sion échappèrent à la destruction et restèrent à
l’état de masures isolées1. Tout le reste disparut2. Du mois de sep-
tembre 70 jusque vers l’an 122, où Adrien la rebâtit sous le nom
d’Ælia Capitolina, Jérusalem ne fut qu’un champ de décombres3,
dans un coin duquel se dressaient les tentes d’une légion4, veillant
toujours. On croyait voir à chaque instant se rallumer l’incendie qui
couvait sous ces pierres calcinées ; on tremblait que l’esprit de vie
ne revînt en ces cadavres qui semblaient encore, du fond de leur

1
Épiphane, De mensuris, c. 14.
2
Jos., B. J., VII, I, 1 ; Luc, XIX, 44 ; Épiphane, De mensuris, c. 14 ; Lactance, Inst.
div., IV, 21 ; Orose, VII, 9. Les assertions contraires d’Eusèbe (Demonstr. evang.,
VI, 18) et de saint Jérôme (In Zach., c. XIV) viennent du désir de voir réalisées
certaines prophéties. Il est évident, du reste, qu’une telle destruction se borna
pour le moment à desceller les pierres et à les renverser.
3
Nous examinerons plus tard avec détail quel fut l’état de Jérusalem durant ces
cinquante-deux années, et en quel sens il put être question pendant ce temps
d’une Église de Jérusalem.
4
Sur l’emplacement actuel du patriarcat latin. Jos., B. J., VII, I, 1 ; Clermont-
Ganneau, Comptes rendus de l’Acad. des inscr., 1872, p. 158 et suiv.

367
L’ANTÉCHRIST

charnier, lever le bras pour affirmer qu’ils avaient avec eux les pro-
messes de l’éternité.

368
CHAPITRE XX.

CONSÉQUENCES DE LA RUINE DE JÉRUSALEM.

Titus paraît être resté environ un mois aux environs de Jérusa-


lem, offrant des sacrifices, récompensant ses soldats1. Les dépouil-
les et les captifs furent envoyés à Césarée. La saison déjà fort avan-
cée empêcha le jeune capitaine de partir pour Rome. Il employa
l’hiver à visiter diverses villes d’Orient, et à donner des fêtes. Il traî-
nait avec lui des troupes de prisonniers juifs qu’on livrait aux bêtes,
qu’on brûlait vifs, ou qu’on forçait de combattre les uns contre les
autres2. Panéas, le 24 octobre, jour de la naissance de son frère
Domitien, plus de deux mille cinq cents Juifs périrent dans les
flammes ou dans des jeux horribles. A Beyrouth, le 17 novembre, le
même nombre de captifs fut sacrifié pour célébrer le jour de nais-
sance de Vespasien. La haine des Juifs était le sentiment dominant
des villes syriennes ; ces hideux massacres étaient salués avec joie.
Ce qu’il y a de plus affreux peut-être, c’est que Josèphe et Agrippa
ne quittèrent pas Titus durant ce temps et furent témoins de ces
monstruosités.
Titus fit ensuite un long voyage en Syrie et jusqu’à l’Euphrate. A
Antioche, il trouva la population exaspérée contre les juifs. On les
accusait d’un incendie qui avait failli consumer la ville. Titus se
contenta de supprimer les tables de bronze où étaient gravés leurs
privilèges3. Il fit présent à la ville d’Antioche des chérubim ailés qui
recouvraient l’arche. Ce trophée singulier fut placé devant la grande
porte occidentale de la ville, qui prit de là le nom de porte des Ché-
rubim. Près de là, il consacra un quadrige à la Lune, pour le secours
qu’elle lui avait prêté durant le siège. A Daphné, il fit élever un théâ-

1
Inscription dans Mém. de l’Acad. des inscr., t. XXVI.
2
B. J., VII, II, III, 1 ; V, 1.
3
Jos., B. J., VII, III, 2-4.
L’ANTÉCHRIST

tre sur l’emplacement de la synagogue ; une inscription indiquait


que ce monument avait été construit avec le butin fait en Judée1.
D’Antioche, Titus revint à Jérusalem. Il y trouva la 10e Fretensis,
sous les ordres de Terentius Rufus, toujours occupée à fouiller les
caves de la ville détruite. L’apparition de Simon, fils de Gioras, sor-
tant des égouts, lorsqu’on croyait qu’il ne s’y trouvait plus personne,
avait fait recommencer les battues souterraines ; en effet, chaque
jour on découvrait quelque malheureux et de nouveaux trésors. En
voyant la solitude qu’il avait créée, Titus ne put, dit-on, se défendre
d’un mouvement de pitié. Les Juifs qui l’approchaient exerçaient sur
lui une influence croissante ; la fantasmagorie d’un empire oriental,
que l’on avait fait briller aux yeux de Néron et de Vespasien, repa-
raissait autour de lui, et allait jusqu’à exciter des ombrages à Rome2.
Agrippa, Bérénice, Josèphe, Tibère Alexandre étaient plus en faveur
que jamais, et plusieurs auguraient pour Bérénice le rôle d’une nou-
velle Cléopâtre. Au lendemain de la défaite des révoltés, on s’irritait
de voir des gens de la même sorte honorés, tout puissants3. Quant à
Titus, il acceptait de plus en plus l’idée qu’il remplissait une mission
providentielle ; il se complaisait à entendre citer les prophéties où
l’on disait qu’il était question de lui. Josèphe4 prétend qu’il rapporta
sa victoire à Dieu, et reconnut qu’il avait été l’objet d’une faveur
surnaturelle. Ce qu’il y a de frappant, c’est que Philostrate5, cent
vingt ans après, admet pleinement cette donnée et y prend
l’occasion d’une correspondance apocryphe entre Titus et son
Apollonius. A l’en croire, Titus aurait refusé les couronnes qu’on lui

1
Mala, p. 261 ; cf. p. 281 (édit. De Bonn).
2
Suétone, Titus, 5.
3
Juvénal, sat. I, 128-130, passage qui se rapporte à Tibère Alexandre.
4
B. J., VI, IX, 1. Sans doute on peut soupçonner ici une arrière-pensée systéma-
tique de Josèphe. Cependant Titus, quelques années après, ayant, dit-on, ap-
prouvé de tels passages (Jos., Vita, 65), on peut en conclure qu’ils répondaient
par quelques côtés à sa nature et à sa pensée. Et, si l’on doute de la réalité d’une
telle approbation, il reste au moins que Josèphe crut faire sa cour en écrivant
ainsi.
5
Vie d’Apoll., VI, 29.

370
L’ANTÉCHRIST

offrait, alléguant que ce n’était pas lui qui avait pris Jérusalem, qu’il
n’avait fait que prêter son ministère à un dieu irrité. Il n’est guère
admissible que Philostrate ait connu le passage de Josèphe. Il puisait
à la légende, devenue banale, de la modération de Titus.
Titus revint à Rome vers le mois de mai ou de juin 74. Il tenait
essentiellement à un triomphe qui surpassât tout ce qu’on avait vu
jusque-là. La simplicité, le sérieux, les façons un peu communes de
Vespasien n’étaient pas de nature à lui donner du prestige auprès
d’une population qui avait été habituée à demander avant tout à ses
souverains la prodigalité, le grand air. Titus pensa qu’une entrée so-
lennelle serait d’un excellent effet, et parvint à surmonter à cet
égard les répugnances de son vieux père. La cérémonie fut organi-
sée avec toute l’habileté des décorateurs romains de ce temps ; ce
qui la distingua fut la recherche de la couleur locale et de la vérité
historique1. On se plut aussi à reproduire les rites simples de la reli-
gion romaine, comme si on eût voulu l’opposer à la religion vain-
cue. Au début de la cérémonie, Vespasien figura en pontife, la tête
plus qu’à demi voilée dans sa toge, et lu les prières solennelles ;
après lui, Titus pria selon le même rite. Le défilé fut une merveille ;
toutes les curiosités, toutes es raretés du monde, les précieux pro-
duits de l’art oriental, à côté des œuvres achevées de l’art gréco-
romain, y figurèrent ; il semble qu’au lendemain du plus grand dan-
ger que l’empire eût couru, on tînt à faire un pompeux étalage de
ses richesses. Des échafaudages roulants, s’élevant à la hauteur de
trois et quatre étages, excitaient l’universelle admiration ; on y voyait
représentés tous les épisodes de la guerre ; chaque série de tableaux
se terminait par la vive effigie de l’apparition étrange de Bar-Gioras
et de la façon dont il fut pris. Le visage pâle et les yeux hagards des
captifs étaient dissimulés par les superbes vêtements dont on les
avait revêtus. Au milieu d’eux était Bar-Gioras, mené en grande
pompe à la mort. Puis venaient les dépouilles du temple, la table
d’or, le chandelier d’or à sept branches, les voiles de pourpre du
Saint des saints, et, pour clore la série des trophées, le captif, le

1
Jos., B. J., VII, V, 3-7.

371
L’ANTÉCHRIST

vaincu, le coupable par excellence, le livre de la Thora. Les triom-


phateurs fermaient la marche. Vespasien et Titus montaient deux
chars séparés1. Titus était rayonnant ; quant à Vespasien, qui ne
voyait en tout cela qu’un jour perdu pour les affaires, il s’ennuyait,
ne cherchait pas à dissimuler sa vulgaire tournure d’homme occupé,
exprimait son impatience de ce que la procession ne marchait pas
plus vite, et disait à mi-voix : « C’est bien fait !... Je l’ai mérité !... Ai-
je été assez inepte !... A mon âge2 ! » Domitien, richement costumé,
monté sur un cheval magnifique, caracolait autour de son père et de
son frère aîné.
On arriva, ainsi par la voie Sacrée au temple de Jupiter Capitolin,
terme ordinaire de la marche triomphale. Au pied du clivus capilolinus,
on faisait une halte pour se débarrasser de la partie triste de la cé-
rémonie, l’exécution des chefs ennemis. Cet odieux usage fut ob-
servé de point en point. Bar-Gioras, extrait de la troupe des captifs,
se vit traîné la corde au cou, avec d’ignobles outrages, à la roche
Tarpéienne ; là on le tua. Quand un cri eut annoncé que l’ennemi de
Rome n’était plus, une immense acclamation s’éleva ; les sacrifices
commencèrent. Après les prières accoutumées, les princes se retirè-
rent au Palatin ; le reste de la journée s’écoula pour toute la ville
dans la joie et les festins.
Le volume de la Thora et les tentures du sanctuaire furent portés
au palais impérial ; les objets d’or et en particulier la table des pains
et le chandelier furent déposés dans un grand édifice que Vespasien
fit bâtir vis-à-vis du Palatin, de l’autre côté de la voie Sacrée, sous le
nom de temple de la Paix, et qui fut en quelque sorte le musée des
Flavius3. Un arc de triomphe en marbre pentélique, qui existe en-
core aujourd’hui, garda le souvenir de cette pompe extraordinaire et

1
Josèphe, qui vit la cérémonie, le dit formellement, Zonaras (XI, 17) les place
sur un même char ; encore le dit-il d’une manière peu expresse.
2
Suétone, Vesp., 12.
3
Ce temple, dédié en 75, fut brûlé entièrement sous Commode. Il y a donc
bien peu de fond à faire sur ce que dit Procope (De bello vand., II, 9).

372
L’ANTÉCHRIST

l’image des objets principaux qui y furent portés1. Le père et le fils


prirent à cette occasion le titre d’imperatores ; mais ils récusèrent
l’épithète de Judaïque2, soit parce qu’il s’attachait au nom de judœi
quelque chose d’odieux et de ridicule3 ; soit pour indiquer que cette
guerre de Judée avait été, non pas une guerre contre un peuple
étranger, mais une simple révolte d’esclaves comprimée ; soit par
suite de quelque pensée secrète analogue à celle dont Josèphe et
Philostrate nous ont transmis l’expression exagérée. Un monnayage
où figurait la Judée enchaînée, pleurant sous un palmier, avec la lé-
gende IVDAEA CAPTA, IVDAEA DEVICTA, garda le souvenir
de l’exploit fondamental de la dynastie des Flavius. On continua de
frapper des pièces à ce type jusque sous Domitien4.
La victoire était complète, en effet. Un capitaine de notre race, de
notre sang, un homme comme nous5, à la tête de légions dans le
rôle desquelles nous rencontrerions, si nous pouvions le lire, plu-
sieurs de nos aïeux, venait d’écraser la forteresse du sémitisme,
d’infliger à la théocratie, cette redoutable ennemie de la civilisation,
la plus grande défaite qu’elle eût jamais reçue. C’était le triomphe du
droit romain, ou plutôt du droit rationnel, création toute philoso-
phique, ne présupposant aucune révélation, sur la Thora juive, fruit
d’une révélation. Ce droit, dont les racines étaient en partie grec-
ques, mais où le génie pratique des Latins eut une si belle part, était
le don excellent que Rome faisait aux vaincus en retour de leur in-
dépendance. Chaque victoire de Rome était un progrès de la rai-
son ; Rome apportait dans le monde un principe meilleur à plu-
sieurs égards que celui des Juifs, je veux dire l’État profane, repo-
sant sur une conception purement civile de la société. Tout effort

1
Il ne fut achevé que sous Domitien. Voir l’inscription dans Orelli, no 758.
2
Dion Cassius, LXVI, 7.
3
Voir la plaisanterie de Cicéron sur Hiersolymarius (Ad Att., II, IX).
4
Madden, Jewish coinage, p. 183-197.
5
Les Flavius étaient originaires de la Gaule cisalpine. Les portraits de Titus et
de Vespasien nous montrent deux figures communes, du genre de celles aux-
quelles nous sommes le plus habitués.

373
L’ANTÉCHRIST

patriotique est respectable ; mais les zélotes n’étaient pas seulement


des patriotes ; c’étaient des fanatiques, sicaires d’une tyrannie in-
supportable. Ce qu’ils voulaient, c’était le maintien d’une loi de
sang, qui permettait de lapider le mal pensant. Ce qu’ils repous-
saient, c’était le droit commun, laïque, libéral, qui ne s’inquiète pas
de la croyance des individus. La liberté de conscience devait sortir à
la longue du droit romain, tandis qu’elle ne fût jamais sortie du ju-
daïsme. Du judaïsme ne pouvait sortir que la synagogue ou l’Église,
la censure des mœurs, la morale obligatoire, le couvent, un monde
comme celui du ve siècle, où l’humanité eût perdu toute sa vigueur,
si les barbares ne l’eussent relevée. Mieux vaut, en effet, le règne de
l’homme de guerre que le règne temporel du prêtre ; car l’homme
de guerre ne gêne pas l’esprit ; on pense librement sous lui, tandis
que le prêtre demande à ses sujets l’impossible, c’est-à-dire de croire
certaines choses et de s’engager à les trouver toujours vraies.
Le triomphe de Rome était donc légitime à quelques égards. Jé-
rusalem était devenue une impossibilité ; laissés à eux-mêmes, les
Juifs l’eussent démolie. Mais une grande lacune devait rendre cette
victoire de Titus infructueuse. Nos races occidentales, malgré leur
supériorité, ont toujours montré une déplorable nullité religieuse.
Tirer de la religion romaine ou gauloise quelque chose d’analogue à
l’Église était une entreprise impossible. Or tout avantage remporté
sur une religion est inutile, si on ne la remplace par une autre, satis-
faisant au moins aussi bien qu’elle le faisait aux besoins du cœur.
Jérusalem se vengera de sa défaite ; elle vaincra Rome par le chris-
tianisme, la Perse par l’islamisme, détruira la patrie antique, devien-
dra pour les meilleures âmes la cité du cœur. La plus dangereuse
tendance de sa Thora, loi en même temps morale et civile, donnant
le pas aux questions sociales sur les questions militaires et politi-
ques, dominera dans l’Église. Durant tout le moyen âge, l’individu,
censuré, surveillé par la communauté, redoutera le prône, tremblera
devant l’excommunication ; et ce sera là un juste retour après
l’indifférence morale des sociétés païennes, une protestation contre
l’insuffisance des institutions romaines pour améliorer l’individu.
C’est certainement un détestable principe que le droit de coercition

374
L’ANTÉCHRIST

accordé aux communautés religieuses sur leurs membres ; c’est la


pire erreur de croire qu’il y a une religion qui soit exclusivement la
bonne, la bonne religion étant pour chaque homme celle qui le rend
doux, juste, humble et bienveillant ; mais la question du gouverne-
ment de l’humanité est difficile ; l’idéal est bien haut et la terre est
bien bas ; à moins de ne hanter que le désert du philosophe, ce
qu’on rencontre à chaque pas, c’est la folie, la sottise et la passion.
Les sages antiques ne réussirent à s’attribuer quelque autorité que
par des impostures qui, à défaut de la force matérielle, leur don-
naient un pouvoir d’imagination. Où en serait la civilisation, si du-
rant des siècles on n’avait cru que le brahmane foudroyait par son
regard, si les barbares n’avaient été convaincus des vengeances ter-
ribles de saint Martin de Tours ? L’homme a besoin d’une pédago-
gie morale, pour laquelle les soins de la famille et ceux de l’État ne
suffisent pas.
Dans l’enivrement du succès, Rome se souvenait à peine que
l’insurrection juive vivait encore dans le bassin de la mer Morte.
Trois châteaux, Hérodium1, Machéro2 et Masada3 étaient toujours
entre les mains des Juifs. Il fallait avoir pris son parti de fermer les
yeux à l’évidence pour garder encore quelque espoir après la prise
de Jérusalem. Les rebelles se défendirent avec autant d’acharnement
que si la lutte en avait été à son début. Hérodium n’était guère
qu’un palais fortifié ; il fut pris sans de grands efforts par Lucilius
Bassus. Machéro présenta beaucoup de difficultés ; les atrocités, les
massacres, les ventes de troupeaux entiers de Juifs recommencè-
rent. Masada fit une des plus héroïques résistances dont l’histoire
militaire se souvienne. Éléazar, fils de Jaïre, petit-fils de Judas le
Gaulonite, s’était emparé de cette forteresse dès les premiers jours
de la révolte, et en avait fait un repaire de zélotes et de sicaires. Ma-

1
Saulcy, Voyage en terre sainte, I, p. 168 et suiv., Guerin, Descr. de la Pal., III,
p. 122 et suiv.
2
Parent, Machœrous (Paris, 1868) ; Vignes, note.
3
Saulcy, Voy. autour de la mer Morte, I, p. 199 et suiv., pl. XI, XII et XIII ; G. Rey,
Voy. dans le Haouran, p. 285 et suiv. ; pl. XXV et XXVI.

375
L’ANTÉCHRIST

sada occupe le plateau d’un immense rocher de près de cinq cents


mètres de haut, sur le bord de la mer Morte. Pour s’emparer d’une
telle place, il fallut que Fulvius Silva fît de véritables prodiges. Le
désespoir des Juifs fut sans bornes, quand ils se virent forcés dans
un asile qu’ils avaient cru imprenable. A l’instigation d’Éléazar, ils se
tuèrent les uns les autres, et mirent le feu au monceau qu’ils avaient
fait de leurs biens. Neuf cent soixante personnes périrent ainsi. Ce
tragique épisode arriva le 15 avril 72.
La Judée, par suite de ces événements, fut bouleversée de fond
en comble. Vespasien ordonna de vendre toutes les terres qui
étaient devenues sans maître par la mort ou la captivité de leurs
propriétaires1. On lui suggéra, paraît-il, l’idée qui vint plus tard à
Adrien, de rebâtir Jérusalem sous un autre nom et d’y établir une
colonie. Il ne le voulut pas, et annexa tout le pays au domaine pro-
pre de l’empereur2. II donna seulement à huit cents vétérans le
bourg d’Emmaüs, près de Jérusalem, et en fit une petite colonie,
dont la trace s’est conservée jusqu’à nos jours dans le nom du joli
village de Kulonié. Un tribut spécial (fiscus) fut imposé aux Juifs.
Dans tout l’empire, ils durent payer annuellement au Capitole la
somme de deux drachmes qu’ils avaient accoutumé de payer jus-
que-là au temple de Jérusalem3. La petite coterie des Juifs ralliés,
Josèphe, Agrippa, Bérénice, Tibère Alexandre, choisit Rome pour
séjour. Nous la verrons continuer d’y jouer un rôle considérable,
tantôt amenant pour le judaïsme des moments de faveur à la cour,
tantôt poursuivie par la haine des croyants exaltés, tantôt concevant
plus d’une espérance, notamment quand il s’en fallut de peu que

1
Jos., B. J., VII, VI, 6.
2
Id…a n a Øtù t¾n cç ra n f u l£ttwn (l. c.). Cela contredit un peu k eleÚwn
p©sa n gÁn ¢podÒs qa i. F u l£ttwn doit sans doute s’appliquer au prix de
vente. Sur le sens de „d…a n, comp. Corpus inscr. grœc., no 3751 ; Mommsen, Inscr.
regni Neap., no 4636 ; Henzen, no 6926 ; Strabon, XVII, I, 12.
3
Jos., B. J., VII, VI, 6 ; Dion Cassius, LXVI, 7 ; Suétone, Domitien, 12 ; Appien,
Syr., 50 ; Origène, Epist. ad Afric., de Susanna, vol. I, p. 28 a, édit. de la Rue ;
Martial, VII, LIV ; la célèbre monnaie de Nerva, Madden, p. 199.

376
L’ANTÉCHRIST

Bérénice ne devînt la femme de Titus et ne tînt le sceptre de


l’univers.
Réduite en solitude, la Judée resta tranquille ; mais l’énorme
ébranlement dont elle avait été le théâtre continua de provoquer des
secousses dans les pays voisins. La fermentation du judaïsme dura
jusque vers la fin de l’an 73. Les zélotes échappés au massacre, les
volontaires du siège, tous les fous de Jérusalem se répandirent en
Égypte et en Cyrénaïque. Les communautés de ces pays, riches,
conservatrices, fort éloignées du fanatisme palestinien, sentirent le
danger que leur apportaient ces forcenés. Elles se chargèrent elles-
mêmes de les arrêter et de les livrer aux Romains. Beaucoup
s’enfuirent jusque dans la haute Égypte, où ils furent traqués
comme des bêtes fauves1. A Cyrène, un sicaire nommé Jonathas,
tisserand de son métier, fit le prophète, et, comme tous les faux
messies, persuada à deux mille ébionim ou pauvres de le suivre dans
le désert, où il promettait de leur faire voir des prodiges et
d’étonnantes apparitions2. Les juifs sensés le dénoncèrent à Catulle,
gouverneur du pays ; mais Jonathas s’en vengea par des délations,
qui amenèrent des maux sans fin. Presque toute la juiverie de Cy-
rène, l’une des plus florissantes du monde3 se vit exterminée ; ses
biens furent confisqués au nom de l’empereur. Catulle, qui montra
en cette affaire beaucoup de cruauté, fut désavoué par Vespasien ; il
mourut dans d’affreuses hallucinations, qui, selon certaines conjec-
tures, auraient fourni le sujet d’une pièce de théâtre à décors fantas-
tiques, « le Spectre de Catulle4 ».
Chose incroyable ! Cette longue et terrible agonie ne fut pas im-
médiatement suivie de la mort. Sous Trajan, sous Adrien, nous ver-
rons le judaïsme national revivre et livrer encore de sanglants com-
bats ; mais le sort était évidemment jeté ; le zélote était vaincu sans
retour. La voie tracée par Jésus, comprise d’instinct par les chefs de

1
Jos., B. J., VII, X, 1 ; Eusèbe, Chron., ad ann. 73.
2
Jos., B. J., VII, XI, 1.
3
Strabon, cité par Jos., Ant., XIV, VII, 2.
4
Juvénal, Sat. VIII, V, 186.

377
L’ANTÉCHRIST

l’Église de Jérusalem, réfugiés en Pérée, devenait décidément la vé-


ritable voie d’Israël. Le royaume temporel des Juifs avait été odieux,
dur, cruel ; l’époque des Asmonéens, où ils jouirent de
l’indépendance, fut leur plus triste époque. Était-ce l’hérodianisme,
le sadducéisme, cette honteuse alliance d’un principat sans grandeur
avec le sacerdoce, qu’il fallait regretter ? Non certes ; là n’était pas le
but du « peuple de Dieu ». Il fallait être aveugle pour ne pas voir
que les institutions idéales que poursuivait « l’Israël de Dieu » ne
comportaient pas l’indépendance nationale. Ces institutions étant
incapables de créer une armée, ne pouvaient exister que dans la vas-
salité d’un grand empire, laissant beaucoup de liberté à ses raïas, les
débarrassant de la politique, ne leur demandant aucun service mili-
taire. L’empire achéménide avait entièrement satisfait ces conditions
de la vie juive ; plus tard, le califat, l’empire ottoman y satisferont
encore, et verront se développer dans leur sein des communautés
libres comme celles des Arméniens, des Parsis, des Grecs, nations
sans patrie, confréries suppléant à l’autonomie diplomatique et mili-
taire par l’autonomie du collège et de l’Église.
L’empire romain ne fut pas assez flexible pour se prêter ainsi aux
nécessités des communautés qu’il englobait. Des quatre empires, ce
fut, selon les juifs, le plus dur et le plus méchant1. Comme Antio-
chus Épiphane, l’empire romain fit dévoyer le peuple juif de sa vo-
cation véritable en le portant par réaction à former un royaume ou
un État séparé. Cette tendance n’était nullement celle des hommes
qui représentaient le génie de la race. A quelques égards, ces der-
niers préféraient les Romains. L’idée d’une nationalité juive devenait
chaque jour une idée arriérée, une idée de furieux et de frénétiques,
contre laquelle des hommes pieux ne se faisaient pas scrupule de
réclamer la protection des conquérants. Le vrai juif, attaché à la Tho-
ra, faisant des livres saints sa règle et sa vie, aussi bien que le chré-
tien, perdu dans l’espérance de son royaume de Dieu, renonçait de
plus en plus à toute nationalité terrestre. Les principes de Judas le
Gaulonite qui furent l’âme de la grande révolte, principes anarchi-

1
Apocalypse de Baruch, dans Ceriani, Monum. sacra et prof., I, p. 82, et V, p. 136.

378
L’ANTÉCHRIST

ques, d’après lesquels, Dieu seul étant « maître », aucun homme n’a
le droit de prendre ce titre1, pouvaient produire des bandes de fana-
tiques analogues aux Indépendants de Cromwell ; ils ne pouvaient
rien fonder de durable. Ces éruptions fébriles étaient l’indice du
profond travail qui minait le sein d’Israël, et qui, en lui faisant suer
le sang pour l’humanité, devait nécessairement l’amener à périr dans
d’affreuses convulsions.
Les peuples doivent choisir, en effet, entre les destinées longues,
tranquilles, obscures de celui qui vit pour soi, et la carrière troublée,
orageuse de celui qui vit pour l’humanité. La nation qui agite dans
son sein des problèmes sociaux et religieux est presque toujours
faible comme nation. Tout pays qui rêve un royaume de Dieu, qui
vit pour les idées générales, qui poursuit une œuvre d’intérêt univer-
sel, sacrifie par là même sa destinée particulière, affaiblit et détruit
son rôle comme patrie terrestre. Il en fut ainsi de la Judée, de la
Grèce, de l’Italie ; il en sera peut-être ainsi de la France. On ne
porte jamais impunément le feu en soi. Jérusalem, ville de bourgeois
médiocres, aurait poursuivi indéfiniment sa médiocre histoire. C’est
parce qu’elle eut l’incomparable honneur d’être le berceau du chris-
tianisme qu’elle fut victime des Jean de Gischala, des Bar-Gioras, en
apparence fléaux de leur patrie, en réalité instruments de son apo-
théose. Ces zélateurs que Josèphe traite de brigands et d’assassins
étaient des politiques du dernier ordre, des militaires peu capables ;
mais ils perdirent héroïquement une patrie qui ne pouvait être sau-
vée. Ils perdirent une ville matérielle ; ils ouvrirent le règne de la
Jérusalem spirituelle, assise, en sa désolation, bien plus glorieuse
qu’elle ne le fut aux jours d’Hérode et de Salomon.
Que voulaient, en effet, les conservateurs, les sadducéens ? Ils
voulaient quelque chose de mesquin : la continuation d’une ville de
prêtres, comme Émèse, Tyane ou Comane. Certes, ils ne se trom-
paient pas, quand ils affirmaient que les soulèvements
d’enthousiastes étaient la perte de la nation. La révolution et le mes-
sianisme ruinaient l’existence nationale du peuple juif ; mais la révo-

1
Jos., B. J., VII, VIII, 6 ; X, 1.

379
L’ANTÉCHRIST

lution et le messianisme étaient bien la vocation de ce peuple, ce par


quoi il contribuait à l’œuvre universelle de la civilisation. Nous ne
nous trompons pas non plus, quand nous disons à la France : « Re-
nonce à la révolution, ou tu es perdue ; » mais, si l’avenir appartient
à quelqu’une des idées qui s’élaborent obscurément au sein du peu-
ple, il se trouvera que la France aura justement sa revanche par ce
qui fit en 1870 et en 1871 sa faiblesse et sa misère. A moins de bien
violentes entorses données à la vérité (tout en ce genre est possible),
nos Bar-Gioras, nos Jean de Gischala ne deviendront jamais de
grands citoyens ; mais on fera leur part, et on verra peut-être que
mieux que les gens sensés, ils étaient dans les secrets du destin.
Comment le judaïsme, privé de sa ville sainte et de son temple,
va-t-il se transformer ? Comment le talmudisme sortira-t-il de la
situation que les événements ont faite à l’Israélite ? C’est ce que
nous verrons dans notre cinquième livre. En un sens, après la pro-
duction du christianisme, le judaïsme n’avait plus de raison d’être.
Dès ce moment, l’esprit de vie est sorti de Jérusalem. Israël a tout
donné au fils de sa douleur, et s’est épuisé dans cet enfantement.
Les élohim qu’on crut entendre murmurer dans le sanctuaire : « Sor-
tons d’ici ! sortons d’ici ! » disaient vrai. La loi des grandes créations
est que le créateur expire virtuellement en transmettant l’existence à
un autre : après l’inoculation complète de la vie à celui qui doit la
continuer, l’initiateur n’est plus qu’une tige sèche, un être exténué. Il
est rare cependant que cette sentence de la nature s’accomplisse
sur-le-champ. La plante qui a porté sa fleur ne consent pas à mourir
pour cela. Le monde est plein de ces squelettes ambulants qui sur-
vivent à l’arrêt qui les a frappés. Le judaïsme est du nombre.
L’histoire n’a pas de spectacle plus étrange que celui de cette
conservation d’un peuple à l’état de revenant, d’un peuple qui, pen-
dant près de mille ans, a perdu le sentiment du fait, n’a pas écrit une
page lisible, ne nous a pas transmis un renseignement acceptable.
Faut-il s’étonner qu’après avoir ainsi vécu des siècles hors de la libre
atmosphère de l’humanité, dans une cave, si j’ose le dire, à l’état de
folie partielle, il en sorte pâle, étonné de la lumière, étiolé ?

380
L’ANTÉCHRIST

Quant aux conséquences qui résultèrent pour le christianisme de


la ruine de Jérusalem, elles sont si évidentes que dès à présent on
peut les indiquer. Déjà même plusieurs fois nous avons eu
l’occasion de les laisser entrevoir1.
La ruine de Jérusalem et du temple fut pour le christianisme une
fortune sans égale. Si le raisonnement prêté par Tacite à Titus est
exactement rapporté, le général victorieux crut que la destruction
du temple serait la ruine du christianisme aussi bien que celle du
judaïsme. On ne se trompa jamais plus complètement. Les Romains
s’imaginaient, en arrachant la racine, arracher en même temps le
rejeton ; mais le rejeton était déjà un arbuste qui vivait de sa vie
propre. Si le temple avait survécu, le christianisme eût été certaine-
ment arrêté dans son développement. Le temple survivant aurait
continué d’être le centre de toutes les œuvres judaïques. On n’eût
jamais cessé de l’envisager comme le lieu le plus saint du monde,
d’y venir en pèlerinage, d’y apporter des tributs. L’Église de Jérusa-
lem, groupée autour des parvis sacrés, eût continué, au nom de sa
primauté, d’obtenir les hommages de toute la terre, de persécuter
les chrétiens des Églises de Paul, d’exiger que, pour avoir le droit de
s’appeler disciple de Jésus, on pratiquât la circoncision et on obser-
vât le code mosaïque. Toute propagande féconde eût été interdite ;
des lettres d’obédience signées de Jérusalem eussent été exigées du
missionnaire2. Un centre d’autorité irréfragable, un patriarcat com-
posé d’une sorte de collège de cardinaux, sous la présidence de per-
sonnes analogues à Jacques, juifs purs, appartenant à la famille de
Jésus, se fût établi3, et eût constitué un immense danger pour

1
Voir Saint Paul, p. 495-496.
2
Voir Saint Paul, p. 202, et surtout les lettres en tête des Homélies pseudo-
clémentines.
3
De nos jours, un fait analogue se produit dans le judaïsme, et semble suscep-
tible d’acquérir beaucoup de gravité. Les juifs de Jérusalem passent tous pour
des hakamim ou savants, n’ayant d’autre métier que la méditation de la Loi.
Comme tels, ils ont droit à l’aumône, et s’envisagent comme devant être nour-
ris par les juifs du monde entier. Leurs quêteurs circulent dans tout l’Orient, et
même les riches israélites de l’Europe se regardent comme obligés de subvenir

381
L’ANTÉCHRIST

l’Église naissante. Quand on voit saint Paul, après tant de mauvais


procédés, rester toujours attaché à l’Église de Jérusalem, on conçoit
quelles difficultés eût présentées une rupture avec ces saints per-
sonnages. Un tel schisme eût été considéré comme une énormité,
équivalant à l’abandon du christianisme. La séparation d’avec le ju-
daïsme eût été impossible ; or cette séparation était la condition in-
dispensable de l’existence de la religion nouvelle, comme la section
du cordon ombilical est la condition de l’existence d’un être nou-
veau. La mère allait tuer l’enfant. Le temple, au contraire, une fois
détruit, les chrétiens n’y pensent plus ; bientôt même ils le tiendront
pour un lieu profane1 : Jésus sera tout pour eux.
L’Église de Jérusalem fut du même coup réduite à une impor-
tance secondaire. Nous la verrons se reformer autour de l’élément
qui faisait sa force, les desposyni, les membres de la famille de Jésus,
les fils de Clopas ; mais elle ne régnera plus. Ce centre de haine et
d’exclusion une fois détruit, le rapprochement des partis opposés de
l’Église de Jésus deviendra facile. Pierre et Paul seront réconciliés
d’office, et la terrible dualité du christianisme naissant cessera d’être
une plaie mortelle. Oublié au fond de la Batanée et du Hauran, le
petit groupe qui se rattachait aux parents de Jésus, aux Jacques, aux
Clopas, devient la secte ébionite, et meurt lentement d’insignifiance
et d’infécondité.
La situation ressemblait en bien des choses à celle du catholi-
cisme de nos jours. Aucune communauté religieuse n’a jamais eu
plus d’activité intérieure, plus de tendance à émettre hors de son
sein des créations originales que le catholicisme depuis soixante ans.
Tous ces efforts sont pourtant restés sans résultat pour une seule

à leurs besoins. Voir Saint Paul p. 94, 421 et suiv. D’un autre côté, les décisions
du grand rabbin de Jérusalem tendent à obtenir une autorité universelle, tandis
qu’autrefois les docteurs étaient égaux ou que du moins leur crédit dépendait
de leur réputation. De la sorte se formera peut-être dans l’avenir pour le ju-
daïsme un centre doctrinal à Jérusalem.
1
« Ecclesia Dei jam per totum orbem uberrime germinante, hoc (templum)
tanquam effœtum ac vacuum nullique usui bono commodum arbitrio Dei aufe-
rendum fuit. » Orose, VII, 9.

382
L’ANTÉCHRIST

cause ; cette cause, c’est le règne absolu de la cour de Rome. C’est la


cour de Rome qui a chassé de l’Église Lamennais, Hermes, Dœllin-
ger, le P. Hyacinthe, tous les apologistes qui l’avaient défendue avec
quelque succès. C’est la cour de Rome qui a désolé et réduit à
l’impuissance Lacordaire, Montalembert. C’est la cour de Rome qui,
par son Syllabus et son concile, a coupé tout avenir aux catholiques
libéraux. Quand est-ce que ce triste état de choses changera ?
Quand Rome ne sera plus la ville pontificale, quand la dangereuse
oligarchie qui s’est emparée du catholicisme aura cessé d’exister.
L’occupation de Rome par le roi d’Italie sera probablement un jour
comptée dans l’histoire du catholicisme pour un événement aussi
heureux que la destruction de Jérusalem l’a été dans l’histoire du
christianisme. Presque tous les catholiques en ont gémi, de même
sans doute que les judéo-chrétiens de l’an 70 regardèrent la destruc-
tion du temple comme la plus sombre calamité. Mais la suite mon-
trera combien ce jugement est superficiel. Tout en pleurant sur la
fin de la Rome papale, le catholicisme en tirera les plus grands avan-
tages. A l’uniformité matérielle et à la mort on verra succéder dans
son sein la discussion, le mouvement, la vie et la variété.

383
APPENDICE

DE LA VENUE DE SAINT PIERRE À ROME ET DU SÉJOUR DE SAINT JEAN À


ÉPHÈSE.

Tout le monde convient que, dès la fin du second siècle, la


croyance générale des Églises chrétiennes était que l’apôtre Pierre
souffrit le martyre à Rome, et que l’apôtre Jean vécut à Éphèse jus-
qu’à un âge avancé. Les théologiens protestants, dès le XVIe siècle,
se prononcèrent vivement contre le voyage de saint Pierre à Rome1.
Quant à l’opinion du séjour de Jean à Éphèse, c’est seulement de
nos jours qu’elle a trouvé des contradicteurs.
La raison pour laquelle les protestants attachèrent tant
d’importance à nier la venue de Pierre à Rome est facile à saisir.
Durant tout le moyen âge, la venue de Pierre à Rome fut la base des
prétentions exorbitantes de la papauté. Ces prétentions se fondaient
sur trois propositions qu’on tenait pour être de foi : 1o Jésus conféra
lui-même à Pierre une primauté dans son Église ; 2o cette primauté
a dû se transmettre aux successeurs de Pierre ; 3o les successeurs de
Pierre sont les évêques de Rome. Pierre, après avoir résidé à Jérusa-
lem, puis à Antioche, étant venu définitivement fixer son séjour à
Rome. — Ébranler ce dernier fait, c’était donc renverser de fond en
comble l’édifice de la théologie romaine. On y dépensa beaucoup
de savoir ; on montra que la tradition romaine n’était pas appuyée
sur des témoignages directs bien solides ; mais on traita légèrement
les preuves indirectes ; on s’engagea surtout dans une voie fâcheuse
à propos du passage I Petri, V, 13. Que Babylone en ce passage dési-
gne réellement Babylone sur l’Euphrate, c’est là une thèse insoute-
nable, d’abord parce que vers cette époque « Babylone », dans le

1
La première thèse à cet égard est de 1520. Luther ne l’approuva pas. Flacius
Illyricus, Saumaise rendirent l’opinion dont il s’agit classique dans l’école pro-
testante.
L’ANTÉCHRIST

style secret des chrétiens, désigne toujours Rome ; en second lieu,


parce que le christianisme au 1er siècle sortit à peine de l’empire ro-
main et se répandit fort peu chez les Parthes.
Pour nous, la question a bien moins d’importance qu’elle n’en
avait pour les premiers protestants1, et elle est plus facile à résoudre
avec impartialité. Nous ne croyons nullement que Jésus ait eu le
dessein d’établir un chef dans son Église, ni surtout d’attacher cette
primauté à la succession épiscopale d’une ville déterminée.
L’épiscopat, d’abord, n’existait guère dans la pensée de Jésus ; en
outre, s’il fut une ville au monde, parmi celles dont Jésus connut le
nom, à laquelle il ne pensa pas pour y attacher la série des chefs de
son Église, c’est sans doute Rome. On lui eût probablement fait
horreur, si on lui eût dit que cette ville de perdition, cette cruelle
ennemie du peuple de Dieu, se targuerait un jour de sa royauté sa-
tanique pour réclamer le droit d’hériter du nouveau titre de puis-
sance fondé par le Fils. Que Pierre ait été à Rome, ou qu’il n’y ait
pas été, cela n’a donc pour nous aucune conséquence morale ou
politique c’est là une curieuse question d’histoire il n’y faut chercher
rien de plus.
Disons d’abord que les catholiques se sont exposés aux objec-
tions les plus péremptoires de la part de leurs adversaires avec leur
malheureux système de la venue de Pierre à Rome en l’an 42, sys-
tème emprunté à Eusèbe et à saint Jérôme, et qui porte la durée du
pontificat de Pierre à vingt-trois ou vingt-quatre ans. Rien de plus
inadmissible. Il suffit, pour ne garder aucun doute à cet égard, de
considérer que la persécution dont Pierre fut l’objet à Jérusalem de
la part d’Hérode Agrippa I (Act., XII) eut lieu l’année même où
mourut Hérode Agrippa, c’est-à-dire en l’an 44 (Jos., Ant., XIX,
VIII, 2) . Apollonius l’
2
anti-montaniste3 (fin du IIe siècle), Lactance1

1
La dernière et la plus savante forme des doutes protestants sur ce point se
trouve dans les deux essais de M. Lipsius : Chronologie des rœmischen Bischöfe bis zur
Mitte der vierten Jahrhunderts (Kiel, 1869) Die Quellen der rœmischen Petrussage (Kiel, 1872).
2
Voir les Apôtres, p. 249.
3
Cité par Eusèbe, H. E., V, XVIII, 14.

385
L’ANTÉCHRIST

(commencement du IVe), ne croyaient pas non plus certainement


que Pierre eût été à Rome en 42, le premier, quand il affirme avoir
appris par tradition que Jésus Christ avait défendu à ses apôtres de
sortir de Jérusalem avant douze ans révolus depuis sa mort ; le se-
cond, quand il dit que les apôtres employèrent les vingt-cinq années
qui suivirent la mort de Jésus-Christ à prêcher l’Évangile dans les
provinces, et que Pierre ne vint à Rome qu’après l’avènement de
Néron. Il serait superflu de combattre longuement une thèse qui ne
peut plus avoir un seul défenseur raisonnable. On peut aller beau-
coup plus loin, en effet, et affirmer que Pierre n’était pas encore
venu à Rome quand Paul y fut amené, c’est-à-dire en l’an 61.
L’épître de Paul aux Romains, écrite vers l’an 58, ou du moins qui
n’a pas pu être écrite plus de deux ans et demi avant l’arrivée de
Paul à Rome, est ici un argument très considérable ; on ne conce-
vrait guère saint Paul écrivant aux fidèles dont saint Pierre était le
chef, sans qu’il fît la moindre mention de ce dernier. Ce qui est en-
core plus démonstratif, c’est le dernier chapitre des Actes des apôtres.
Ce chapitre, surtout les versets 17-29, ne se comprennent pas, si
Pierre était à Rome quand Paul y arriva. Tenons donc pour absolu-
ment certain que Pierre ne vint pas à Rome avant Paul, c’est-à-dire
avant l’an 61, à peu près.
Mais n’y vint-il pas après Paul ? Voilà ce que les critiques protes-
tants n’ont jamais réussi à prouver. Non seulement ce voyage tardif
de Pierre à Rome n’offre aucune impossibilité, mais de fortes rai-
sons militent en sa faveur. Je crois que les personnes qui liront no-
tre récit avec suite trouveront que tout s’arrange assez bien dans
cette hypothèse. Outre que les témoignages des Pères du IIe et du
IIIe siècle ne sont pas sans valeur dans la question, voici trois rai-
sonnements dont la force ne me paraît pas à dédaigner.
1o Une chose incontestable, c’est que Pierre est mort martyr. Les
témoignages du quatrième Évangile, de Clément Romain, du frag-
ment qu’on appelle Canon de Muratori, de Denys de Corinthe, de
Caïus, de Tertullien ne laissent aucun doute à cet égard. Que le qua-

1
De mortibus persecutorum, 2.

386
L’ANTÉCHRIST

trième Évangile soit apocryphe, que le XXIe chapitre y ait été ajouté
postérieurement ; n’importe. Il est clair que nous avons, dans les
versets où Jésus annonce à Pierre qu’il mourra du même supplice
que lui, l’expression d’une opinion établie dans les Églises avant l’an
120 ou 130, et à laquelle on faisait des allusions comme à une chose
connue de tous. Or on ne se figure pas que saint Pierre soit mort
martyr ailleurs qu’à Rome. Ce n’est guère qu’à Rome, en effet, que
la persécution de Néron eut de la violence. A Jérusalem, à Antio-
che, le martyre de Pierre s’explique beaucoup moins bien.
2o Le second raisonnement se tire du verset V, 13, de l’épître at-
tribuée à Pierre. « Babylone, » en ce passage, désigne évidemment
Rome. Si l’épître est authentique, le passage est décisif. Si elle est
apocryphe, l’induction qui se tire dudit passage n’est pas moins
forte. L’auteur, en effet, quel qu’il soit, veut faire croire que
l’ouvrage en question est bien l’ouvrage de Pierre. Il a dû par consé-
quent, pour donner de la vraisemblance à sa fraude, disposer des
circonstances de lieu d’une façon conforme à ce qu’il savait et à ce
que l’on croyait de son temps sur la vie de Pierre. Si, dans une telle
disposition d’esprit, il a daté la lettre de Rome, c’est que l’opinion
reçue au temps où cette lettre fut écrite était que saint Pierre avait
résidé à Rome. Or, en toute hypothèse, la Ia Petri est un ouvrage fort
ancien, et qui jouit très vite d’une haute autorité1.
3o Le système qui sert de base aux Actes ébionites de saint Pierre
est aussi bien digne de considération. Ce système nous montre saint
Pierre suivant partout Simon le Magicien (entendez par là saint
Paul) pour combattre ses fausses doctrines. M. Lipsius2 a porté dans
l’analyse de cette curieuse légende une admirable sagacité de criti-
que. Il a montré que la base des rédactions diverses qui nous en
sont arrivées fut un récit primitif, écrit vers l’an 130, récit dans le-
quel Pierre venait à Rome pour vaincre Simon-Paul au centre de sa
puissance, et trouvait la mort, après avoir confondu ce père de tou-

1
Voir l’introduction en tête de ce volume.
2
Rœmische Petrussage, p. 13 et suiv., surtout p. 16, 18, 41-42. Cf. Recognit., I, 74 ;
III, 65 ; Épître apocryphe de Clément à Jacques, en tête des Homélies, ch. 1.

387
L’ANTÉCHRIST

tes les erreurs. II paraît difficile que l’auteur ébionite, à une date
aussi reculée, eût pu donner tant d’importance au voyage de Pierre à
Rome, si ce voyage n’avait pas eu quelque réalité. Le système de la
légende ébionite doit avoir un fond de vérité, malgré les fables qui
s’y mêlent. Il est très admissible que saint Pierre soit venu à Rome,
comme il vint à Antioche, à la suite de Paul et en partie pour neu-
traliser son influence. La communauté chrétienne, vers l’an 60, était
dans un état d’âme qui ne ressemblait en rien à la tranquille attente
des vingt années qui suivirent la mort de Jésus. Les missions de
Paul et les facilités que les Juifs trouvaient dans leurs voyages
avaient mis à la mode les expéditions lointaines. L’apôtre Philippe
est de même désigné par une tradition ancienne et persistante
comme étant venu se fixer à Hiérapolis.
Je regarde donc comme probable la tradition du séjour de Pierre
à Rome ; mais je crois que ce séjour a été de courte durée, et que
Pierre souffrit le martyre peu de temps après son arrivée dans la
ville éternelle. Une coïncidence favorable à ce système est le récit de
Tacite, Annales, XV, 44. Ce récit offre une occasion toute naturelle
pour y rattacher le martyre de Pierre. L’apôtre des judéo-chrétiens
fit sans doute partie de la catégorie des suppliciés que Tacite dési-
gne par crucibus affixi, et ce n’est pas sans raison que le Voyant de
l’Apocalypse place « les apôtres1 » parmi les saintes victimes de l’an
64, qui applaudissent à la destruction de la ville qui les a tués.
La venue de Jean à Éphèse, ayant une valeur dogmatique bien
moins considérable que la venue de Pierre à Rome, n’a pas excité
d’aussi longues controverses. L’opinion généralement reçue jusqu’à
ces derniers temps était que l’apôtre Jean, fils de Zébédée, mourut
très vieux dans la capitale de la province d’Asie. Même ceux qui re-
fusaient de croire que durant ce séjour l’apôtre eût écrit le qua-
trième Évangile et les épîtres qui portent son nom, même ceux qui
niaient que l’Apocalypse fût son ouvrage, continuaient de croire à la
réalité du voyage attesté par la tradition. Le premier, Lützelberger,
en 1840, éleva sur ce point des doutes raisonnés ; mais il fut peu

1
Apoc., XVIII, 20.

388
L’ANTÉCHRIST

écouté. Des critiques auxquels on ne peut pas reprocher un excès


de crédulité, Baur, Strauss, Schwegler, Zeller, Hilgenfeld, Volkmar,
tout en faisant une large part à la légende dans les récits sur le sé-
jour de Jean à Éphèse, persistèrent à regarder comme historique le
fait même de la venue de l’apôtre en ces parages. C’est en 1867,
dans le premier volume de sa Vie de Jésus1, que M. Keim a dirigé
contre cette opinion traditionnelle une attaque tout à fait sérieuse.
La base du système de M. Keim est qu’on a confondu Presbyteros
Johannes avec Jean l’apôtre, et que les récits des écrivains ecclésiasti-
ques sur celui-ci doivent s’entendre du premier. Il fut suivi par MM.
Wittichen et Holtzmann. Plus récemment M. Scholten, professeur à
l’université de Leyde dans un travail étendu, s’est efforcé de ruiner
les unes après les autres toutes les preuves de la thèse autrefois re-
çue, et de démontrer que l’apôtre Jean n’a jamais mis les pieds en
Asie2.
L’opuscule de M. Scholten est un vrai chef-d’œuvre
d’argumentation et de méthode. L’auteur passe en revue, non seu-
lement tous les témoignages qu’on allègue pour ou contre la tradi-
tion, mais encore tous les écrits où il pourrait et, selon lui, où il de-
vrait en être question. Le savant professeur de Leyde avait été autre-
fois d’un avis différent. Dans ses longues argumentations contre
l’authenticité du quatrième Évangile, il avait fortement insisté sur le
passage où Polycrate d’Éphèse, vers la fin du second siècle, pré-
sente Jean comme ayant été en Asie une des colonnes du parti juif
et quartodéciman. Mais ce n’est pas à un ami de la vérité qu’il en
coûte, dans ces difficiles questions, de se modifier et de se réformer.
Les arguments de M. Scholten ne m’ont pas convaincu. Ils ont
mis le voyage de Jean en Asie au nombre des faits douteux ; ils ne
l’ont pas mis au nombre des faits certainement apocryphes ; je
trouve même que les chances de vérité sont encore en faveur de la
tradition. Moins probable, selon moi, que le séjour de Pierre à

1
Pages 161-167. Comparez tome III (1871-72), p. 44-45, 477, notes.
2
De apostel Johannes in Klein-Azie. Leyde, 1871. M. Holtzmann a repris la questi-
on dans sa Kritik der Eph. und Kolosserbriefe (Leipzig, 1872) p. 314-324.

389
L’ANTÉCHRIST

Rome, la thèse du séjour de Jean à Éphèse garde sa vraisemblance,


et je pense que, dans plusieurs cas, M. Scholten a fait preuve d’un
scepticisme exagéré. Comme je me suis plus d’une fois permis de le
dire, un théologien n’est jamais un critique parfait. M. Scholten a
l’esprit trop élevé pour se laisser jamais dominer par des vues
d’apologétique ou de dogmatique ; mais le théologien est si habitué
à subordonner le fait à l’idée, que rarement il se place au simple
point de vue de l’historien. Depuis vingt-cinq ans, en particulier,
nous voyons l’école protestante libérale se laisser emporter à des
excès de négation, où nous doutons que la science laïque, qui ne
voit en ces études que de simples recherches intéressantes, doive la
suivre. La situation religieuse en est venue à ce point qu’on croit
rendre la défense des croyances surnaturelles plus facile en faisant
bon marché des textes et en les sacrifiant largement qu’en mainte-
nant leur authenticité. Je suis persuadé qu’une critique dégagée de
toute préoccupation théologique trouvera un jour que les théolo-
giens protestants libéraux de notre siècle ont été trop loin dans le
doute, et qu’elle se rapprochera, non certes pour l’esprit, mais pour
quelques résultats, des anciennes écoles traditionnelles.
Entre les écrits passés en revue par M. Scholten, l’Apocalypse tient
naturellement le premier rang. C’est ici le point où l’illustre critique
se montre le plus faible. De trois choses l’une : ou l’Apocalypse est de
l’apôtre Jean, — ou elle est d’un faussaire qui a eu l’intention de la
faire passer pour un ouvrage de l’apôtre Jean, — ou elle est d’un
homonyme de l’apôtre Jean, tel que Jean-Marc ou l’énigmatique
Presbyteros Johannes. Dans la troisième hypothèse, il est clair que
l’Apocalypse n’a rien à voir avec le séjour de l’apôtre Jean en Asie ;
mais cette hypothèse est bien peu plausible, et en tout cas, ce n’est
pas celle qu’adopte M. Scholten. M. Scholten est pour la seconde
hypothèse. Il croit l’Apocalypse apocryphe à la manière du livre de
Daniel ; il pense que le faussaire a voulu, selon un procédé très or-
dinaire chez les juifs du temps, se couvrir du prestige d’un person-
nage respecté, qu’il a choisi l’apôtre Jean comme une des colonnes
de l’Église de Jérusalem, et qu’il s’est présenté aux Églises d’Asie

390
L’ANTÉCHRIST

sous ce nom vénérable. Un tel faux ne se concevant guère du vivant


de l’apôtre, M. Scholten admet que Jean était mort avant 68.
Mais ce système renferme de vraies impossibilités. Quoi qu’il en
soit de l’authenticité de l’Apocalypse, j’ose dire que les arguments
qu’on tire de cet écrit pour établir la vérité d’un séjour de Jean en
Asie sont aussi forts dans la seconde des hypothèses ci-dessus
énoncées que dans la première. Il ne s’agit pas ici d’un livre se pro-
duisant comme le livre de Daniel, des siècles après la mort de
l’auteur à qui on l’attribue. L’Apocalypse fut répandue parmi les fidè-
les d’Asie dans l’hiver de 68-69, pendant que les grandes luttes entre
les généraux pour la compétition de l’empire et l’apparition du faux
Néron de Cythnos tenaient tout le monde dans une attente fié-
vreuse. Si l’apôtre Jean était mort, comme le veut M. Scholten,
c’était depuis peu ; en tout cas, dans l’hypothèse de M. Scholten, les
fidèles l’Éphèse, de Smyrne, etc., savaient parfaitement à cette date
que l’apôtre Jean n’avait jamais visité l’Asie. Quel accueil durent-ils
faire au récit d’une vision donnée comme ayant eu lieu à Patmos, à
quelques lieues d’Éphèse, récit adressé aux sept principales Églises
d’Asie par un homme qui est censé connaître les replis cachés de
leur conscience, qui distribue aux unes les plus durs reproches, aux
autres les éloges les plus exaltés, qui prend avec elles le ton d’une
autorité incontestée, qui se présente comme ayant été le co-
partageant de leurs souffrances, si cet homme n’avait jamais été ni à
Patmos ni en Asie, si leur imagination se l’était toujours représenté
sédentaire à Jérusalem ? Il faut supposer le faussaire doué de bien
peu de sens pour avoir créé de gaieté de cœur à son livre de telles
raisons de défaveur. Pourquoi place-t-il à Patmos la scène de la pro-
phétie ? Cette île n’avait eu jusque-là aucune importance, aucune
signification. On n’y abordait jamais que quand on allait d’Éphèse à
Rome ou de Rome à Éphèse. Pour ces sortes de traversées, Patmos
offrait un très bon port de relâche, à une petite journée d’Éphèse.
C’était la première ou la dernière escale, selon les règles de la petite
navigation décrite dans les Actes, et dont le principe essentiel était
de s’arrêter autant que possible tous les soirs. Patmos ne pouvait
être un but de voyage ; un homme allant à Éphèse ou venant

391
L’ANTÉCHRIST

d’Éphèse a seul pu y toucher. Même en admettant la non-


authenticité de l’Apocalypse, les trois premiers chapitres de ce livre
constituent donc une forte probabilité en faveur de la thèse du sé-
jour de Jean en Asie, de la même manière que la Ia Petri, même apo-
cryphe, est un très bon argument pour le séjour de Pierre à Rome.
Le faussaire, quelle que soit la crédulité du public auquel il s’adresse,
cherche toujours à créer pour son écrit des conditions où il soit ac-
ceptable. Si l’auteur de la Ia Petri se croit obligé de dater son écrit de
Rome ; si l’auteur de l’Apocalypse se figure donner un bon exorde à
sa vision en la faisant écrire au seuil de l’Asie, presque en face
d’Éphèse, et en l’adressant avec des conseils qui rappellent ceux
d’un directeur de conscience aux Églises d’Asie, c’est que Pierre a
été à Rome, c’est que Jean a été en Asie. Denys d’Alexandrie, dès la
fin du IIIe siècle, sentit parfaitement ce que la question ainsi posée
avait d’embarrassant1. Éprouvant contre l’Apocalypse cette antipathie
que ressentirent tous les Pères grecs possédés du véritable esprit
hellénique, Denys accumule les objections contre l’attribution d’un
pareil écrit à l’apôtre Jean ; mais il reconnaît que l’ouvrage ne peut
avoir été composé que par un personnage ayant vécu en Asie, et il
se rabat sur les homonymes de l’apôtre ; tant ressort avec évidence
cette proposition que l’auteur vrai ou supposé de l’Apocalypse s’est
trouvé en rapport avec l’Asie.
La discussion de M. Scholten, relative au texte de Papias, est très
importante. Ç’a été le sort de cet ¢rca ‹oj ¢n»r d’être mal com-
pris, depuis Irénée, qui en fait à tort certainement un auditeur de
l’apôtre Jean, jusqu’à Eusèbe, qui suppose à tort aussi qu’il a connu
directement Presbyteros Johannes. M. Keim avait déjà montré que le
texte de Papias bien entendu prouve plutôt contre que pour le sé-
jour de l’apôtre Jean en Asie. M. Scholten va plus loin ; il conclut du
passage en question que même Presbyteros Johannes n’a pas demeuré
en Asie. Il croit que ce personnage, distinct pour lui de l’apôtre
Jean, demeurait en Palestine et était contemporain de Papias. Nous
convenons avec M. Scholten que, si le passage de Papias est correct,

1
Cf. Eusèbe, H. E., VIII, 25.

392
L’ANTÉCHRIST

il est une objection contre le séjour de l’apôtre en Asie. Mais est-il


correct ? Les mots À t… Iw£nnhj ne sont-ils pas une interpolation ?
A ceux qui trouveraient ce retranchement arbitraire, je répondrai
que, si l’on maintient À t… Iw£nnhj les mots oƒ toà k u r…ou
ma qhta … placés après A rist…wn k a ˆ Ð pres} Úteroj Iw£nnhj ,
font de la phrase de Papias un ensemble bizarre et incohérent. Ce
qui confirme pourtant les doutes de M. Scholten, c’est un passage
de Papias cité par Georges Hamartolus1 et d’après lequel Jean aurait
été tué par les Juifs. Cette tradition paraît avoir été créée pour mon-
trer la réalisation d’une parole du Christ (Matth., XX, 23 ; Marc,
X, 39) ; elle n’
est pas conciliable avec le séjour de Jean à Éphèse, et
si Papias l’a vraiment adoptée2, c’est qu’il n’avait pas la moindre no-
tion de la venue de Jean dans la province d’Asie. Or il serait bien
surprenant qu’un homme zélé comme Papias pour la recherche des
traditions apostoliques eût ignoré un fait aussi capital, qui se serait
passé dans le pays même qu’il habitait.
L’omission de toute mention relative au séjour de Jean en Asie
dans les épîtres attribuées à saint Ignace et dans Hégésippe donne
certainement à réfléchir. A partir de l’an 180, au contraire, la tradi-
tion est définitivement fixée. Apollonius l’anti-montaniste, Poly-
crate, Irénée, Clément d’Alexandrie, Origène n’ont pas un doute sur
l’honneur insigne dont la ville d’Éphèse a joui. Parmi les textes
qu’on peut alléguer, deux sont surtout remarquables : celui de Poly-
crate, évêque d’Éphèse (vers 196) et celui d’lrénée (même temps),
dans sa lettre à Florinus. M. Scholten se débarrasse trop légèrement

1
Publié pour la première fois par M. l’abbé Nolte, dans la Theol. Quartalschrift
(journal de théologie catholique de Tubingue), 1862, p. 466. Cf. Holtzmann,
Kritik der Eph. und Kol., p. 322 ; Keim, Gesch. Jesu von Nazara, III, p. 44-45,
note ; et les nouvelles observations de M. Scholten, Theologisch Tijdschrift (Ams-
terdam et Leyde), 1872, p. 325 et suiv.
2
Il reste sur ce point quelque doute. Georges Hamartolus ajoute qu’Origène
était également de cet avis ; ce qui est tout à fait faux. Voir Origène, In Matth.,
tomus XVI, 6. Héracléon met aussi Jean parmi les apôtres martyrs. Clém.
d’Alex., Strom., IV, 9. Des faits comme le miracle de l’huile bouillante et le pas-
sage Apoc., I, 9, suffisaient pour justifier de telles assertions.

393
L’ANTÉCHRIST

du texte de Polycrate. Il est grave de trouver à Éphèse au bout d’un


siècle la tradition si nettement affirmée. « Le peu d’esprit critique de
Polycrate, dit M. Scholten, ressort de cette circonstance qu’il nous
présente Jean comme orné du pšta lon faisant ainsi remonter par
anachronisme jusqu’à l’âge apostolique l’usage existant déjà de son
temps de reporter à l’évêque chrétien la dignité de grand prêtre. »
Autrefois M. Scholten n’en jugeait pas ainsi ; il voyait dans ce pš-
ta lon et dans le titre de ƒereÚj donné à l’apôtre Jean par Poly-
crate, la preuve que l’apôtre fut en Asie le chef du parti judéo-
chrétien. Il avait raison. Le pšta lon loin d’être un insigne épiscopal
du second siècle, n’est attribué qu’à deux personnages, et à deux
personnages du Ier siècle, savoir à Jacques et à Jean, tous deux ap-
partenant au parti judéo-chrétien, et que ce parti crut exalter en leur
attribuant les prérogatives des grands prêtres juifs. M. Keim et
M. Scholten reprochent également à Polycrate de croire que le Phi-
lippe qui vint se fixer à Hiérapolis avec ses filles prophétesses est
l’apôtre Philippe. Je crois que Polycrate a raison, et que, si l’on
compare attentivement le verset Actes, XXI, 8, aux passages de Pa-
pias, de Proclus, de Polycrate, de Clément d’Alexandrie, sur Phi-
lippe et ses filles résidant à Hiérapolis, on se convaincra que c’est de
l’apôtre qu’il s’agit. Le verset des Actes a tout l’air d’une interpola-
tion. M. Holtzmann1 semble adopter sur ce point l’hypothèse que
j’avais proposée dans mes Apôtres ; j’y tiens plus que jamais.
Le passage le plus curieux des Pères de l’Église sur la question
qui nous occupe est le fragment de l’épître d’Irénée à Florinus,
qu’Eusèbe nous a conservé2. C’est une des belles pages de la littéra-
ture chrétienne au second siècle : « Ces opinions-là, Florinius, ne
sont pas d’une saine doctrine ; ... ces opinions ne sont pas celles que
te transmirent les anciens qui nous ont précédés et qui avaient
connu les apôtres. Je me souviens que, quand j’étais enfant, dans
l’Asie inférieure, où tu brillais alors par ton emploi à la cour, je t’ai
vu près de Polycarpe, cherchant à acquérir son estime. Je me sou-

1
Judenthum und Christenthum, p. 719.
2
Hist. eccl., V, 20.

394
L’ANTÉCHRIST

viens mieux des choses d’alors que de ce qui est arrivé depuis, car
ce que nous avons appris dans l’enfance croît avec l’âme, s’identifie
avec elle ; si bien que je pourrais dire l’endroit où le bienheureux
Polycarpe s’asseyait pour causer, sa démarche, ses habitudes, sa fa-
çon de vivre, les traits de son corps, sa manière d’entretenir
l’assistance, comment il racontait la familiarité qu’il avait eue avec
Jean et avec les autres qui avaient vu le Seigneur. Et ce qu’il leur
avait entendu dire sur le Seigneur, et sur ses miracles, et sur sa doc-
trine, Polycarpe le rapportait, comme l’ayant reçu des témoins ocu-
laires du Verbe de vie, le tout conforme aux Écritures. Ces choses,
grâce à la bonté de Dieu, je les écoutais dès lors avec application, les
consignant non sur le papier, mais dans mon cœur, et toujours,
grâce à Dieu, je les recorde authentiquement. Et je peux attester, en
présence de Dieu, que si ce bienheureux et apostolique vieillard eût
entendu quelque chose de semblable à tes doctrines, il aurait bou-
ché ces oreilles et se serait écrié selon sa coutume : « O bon Dieu, à
quels temps m’as-tu réservé, pour que je doive supporter de tels
discours ! » et il eût pris la fuite de l’endroit où il les aurait ouïs. »
On voit qu’Irénée ne fait point ici appel, comme dans la plupart
des autres passages où il parle du séjour de l’apôtre en Asie, à une
tradition vague ; il retrace à Florinus des souvenirs d’enfance sur
leur maître commun Polycarpe ; un de ces souvenirs est que Poly-
carpe parlait souvent de ses relations personnelles avec l’apôtre
Jean. M. Scholten a bien vu qu’il faut ou admettre la réalité de ces
rapports, ou déclarer apocryphe l’épître à Florinius. Il se décide
pour ce second parti. Ses raisons m’ont paru faibles. Et d’abord,
dans le livre Contre les hérésies1, Irénée s’exprime presque de la même
manière que dans la lettre à Florinus. La principale objection de
M. Scholten se tire de ce que, pour expliquer de telles relations en-
tre Jean et Polycarpe, il faut supposer à l’apôtre, à Polycarpe, à Iré-
née une extraordinaire longévité. Je ne suis pas très frappé de cela.
Jean peut n’être mort que vers l’an 80 ou 90. Irénée écrivait vers
180. Irénée était donc à la même distance des dernières années de

1
Adv. hœr., III, III, 4.

395
L’ANTÉCHRIST

Jean que nous le sommes des dernières années de Voltaire. Or, sans
aucun miracle de longévité, notre confrère et ami M. de Rémusat a
parfaitement connu l’abbé Morellet, qui lui parlait longuement de
Voltaire. La difficulté que l’on croit trouver dans le fait rapporté par
Irénée vient de ce que l’on place le martyre de Polycarpe en 166,
167, 168 ou 169, sous Marc-Aurèle. Polycarpe avait à ce moment-là
quatre-vingt-six ans ; il serait donc né l’an 80, 81, 82 ou 83, ce qui le
ferait bien jeune à la mort de Jean. Mais la date du martyre de Poly-
carpe doit être réformée. Ce martyre eut lieu sous le proconsulat de
Quadratus. Or M. Waddington a démontré d’une façon qui ne
laisse guère de place au doute que le proconsulat de Quadratus en
Asie doit être placé en 154-155, sous le règne d’Antonin le Pieux1.
Polycarpe serait donc né en 68 ou 69 ; si l’apôtre a vécu jusqu’en 90,
ce à quoi rien ne s’oppose (il pouvait avoir une dizaine d’années de
moins que Jésus), il n’est pas invraisemblable que Polycarpe ait eu
dans son enfance des entretiens avec lui. Ce ne sont pas les Actes
du martyre de Polycarpe qui assignent pour date à ce martyre le rè-
gne de Marc-Aurèle ; c’est Eusèbe qui, par un calcul erroné, dont
M. Waddington rend très bien compte, a cru que le proconsulat de
Quadratus tomba sous ce règne.
Une difficulté du système chronologique que nous venons
d’exposer est le voyage que Polycarpe fit à Rome sous le pontificat
d’Anicet2. Anicet, selon la chronologie reçue, devint évêque de
Rome en l’an 154 au plus tôt. On est donc un peu serré pour trou-
ver une place au voyage de Polycarpe. Les résultats de M. Wadding-
ton paraissant décisifs, s’il fallait, pour être conséquent à ces résul-
tats, reculer un peu l’arrivée d’Anicet au pontificat, on ne devrait
pas hésiter, vu surtout que les listes pontificales offrent un trouble à
cet endroit, et que plusieurs listes mettent Anicet avant Pius. Il est
regrettable que M. Lipsius, qui a donné récemment un très bon tra-
vail sur la chronologie des évêques de Rome jusqu’au IVe siècle, n’ait

1
Dans les Mém. de l’Acad. des inscr. et belles-lettres, t. XXVI, 2e partie (1867), p. 232
et suiv. Waddington, Fastes des provinces asiatiques (1872), 1re partie, p. 219-221.
2
Eusèbe, Hist. eccl., IV, 14 ; Chron., à l’année 155.

396
L’ANTÉCHRIST

IVe siècle, n’ait pas connu le mémoire de M. Waddington ; il y eût


trouvé la matière d’une importante discussion.
« Est-il vraisemblable, dit M. Scholten, qu’un vieillard déjà pres-
que centenaire ait entrepris un tel voyage, et cela dans un temps où
il était plus pénible de voyager que de nos jours ? » — Les voyages
d’Éphèse ou de Smyrne à Rome étaient ce qu’il y avait de plus fa-
cile. Un négociant d’Hiérapolis nous apprend dans son épitaphe1
qu’il a fait soixante-douze fois le voyage d’Hiérapolis en Italie en
doublant le cap Malée ; ce négociant continua par conséquent ses
traversées jusqu’à un âge aussi avancé que celui où Polycarpe fit son
voyage de Rome. De telles navigations en été (on voyageait très peu
pendant l’hiver) n’entraînaient aucune fatigue. Il est possible que
Polycarpe ait exécuté son voyage à Rome pendant l’été de 154, et ait
souffert le martyre à Smyrne le 23 février 1552. L’hypothèse de
M. Keim3, d’après laquelle le Jean qu’aurait connu Polycarpe ne se-
rait pas Jean l’apôtre, mais Presbyteros Johannes, est pleine
d’invraisemblances. Si ce Presbyteros fut, comme nous le croyons, un
personnage secondaire, disciple de Jean l’apôtre, florissant de l’an
100 à l’an 120 à peu près, la confusion de Polycarpe ou d’Irénée
serait inconcevable. Que le Presbyteros ait été vraiment un homme de
la grande génération apostolique, un égal des apôtres, qu’on ait pu
confondre avec eux, nous avons dit ailleurs nos objections contre
ce système4. Ajoutons que même alors l’erreur de Polycarpe ne se-
rait pas beaucoup plus facile à expliquer.
Une des parties les plus curieuses de l’opuscule de M. Scholten
est celle où il revient sur la question du quatrième Évangile, qu’il a
déjà traitée avec tant de développement, il y a quelques années. Non
seulement M. Scholten n’admet pas que cet Évangile soit l’œuvre de
Jean ; mais encore il lui refuse toute relation avec Jean ; il nie que
Jean soit le disciple nommé plusieurs fois dans cet Évangile avec

1
Corpus inscr. græcarum, no 3920.
2
Mém. de l’Acad., vol. cité, p. 240.
3
Geschichte Jesu von Nazara, I, p. 161 et suiv.
4
Voir l’Introduction en tête de ce volume.

397
L’ANTÉCHRIST

mystère et désigné comme « le disciple que Jésus aimait ». Selon


M. Scholten, ce disciple n’est pas un personnage réel. Le disciple
immortel qui, en opposition avec les autres disciples du maître, doit
vivre jusqu’à la fin des siècles par la force de son esprit, ce disciple
dont le témoignage, reposant sur la contemplation spirituelle, est
d’une authenticité absolue, ne doit être identifié avec aucun des
apôtres galiléens ; c’est un personnage idéal. Il m’est tout à fait im-
possible d’admettre cette opinion. Mais ne compliquons pas une
question difficile par une autre plus difficile encore. M. Scholten a
ébranlé plusieurs des étais sur lesquels on appuyait autrefois
l’opinion du séjour de l’apôtre Jean en Asie ; il a prouvé que ce fait
ne sort pas de la pénombre où nous entrevoyons presque tous les
faits de l’histoire apostolique ; en ce qui concerne Papias, il a soule-
vé une objection à laquelle il n’est pas facile de répondre ; néan-
moins, il n’a pas réfuté tous les arguments qu’on peut alléguer en
faveur de la tradition. Les premiers chapitres de l’Apocalypse, la lettre
d’Irénée à Florinus, le passage de Polycrate restent trois bases soli-
des, sur lesquelles on ne saurait édifier une certitude, mais que
M. Scholten, malgré sa dialectique pressante, n’a pas renversées.

398
L’ANTÉCHRIST

Table des matières


Ch. I Paul captif à Rome................................................................. 37
Ch. II Pierre à Rome........................................................................ 53
Ch. III État des Églises de Judée – Mort de Jacques ..................... 66
Ch. IV Dernière activité de Paul....................................................... 84
Ch. V Les approches de la crise .................................................... 107
Ch. VI L’incendie de Rome............................................................. 117
Ch. VII Massacre des chrétiens – L’esthétique de Néron ............ 135
Ch. VIII Mort de Saint Pierre et de Saint Paul ................................ 153
Ch. IX Le lendemain de la crise ...................................................... 166
Ch. X La révolution de Judée ........................................................ 181
Ch. XI Massacres en Syrie et en Égypte ........................................ 195
Ch. XII Vespasien en Galilée – La terreur à Jérusalem
Fuite des chrétiens ............................................................... 204
Ch. XIII Mort de Néron ..................................................................... 227
Ch. XIV Fléaux et pronostics............................................................. 240
Ch. XV Les Apôtres en Asie............................................................. 252
Ch. XVI L’Apocalypse ........................................................................ 278
Ch. XVII Fortune du livre.................................................................... 325
Ch. XVIII Avènement des Flavius ....................................................... 342
Ch. XIX Ruine de Jérusalem .............................................................. 353
Ch. XX Conséquences de la ruine de Jérusalem ............................ 369

APPENDICE

De la venue de saint Pierre à Rome et du séjour


de saint Jean à Éphèse ................................................................................. 384

399
L’ANTÉCHRIST

© Arbre d’Or, Genève, Juin 2004


http://www.arbredor.com
Illustration de couverture :Néron
Composition et mise en page : © ATHENA PRODUCTIONS / JBS

Cet e-book est sous la protection de la loi fédérale suisse sur le droit d’auteur et les
droits voisins (LDA) et sa diffusion est interdite

400

Vous aimerez peut-être aussi