David Cumin - La Pensée de Carl Schmitt (1888-1985) - Tome 2 (French Edition) - Editions L'Harmattan (2022)
David Cumin - La Pensée de Carl Schmitt (1888-1985) - Tome 2 (French Edition) - Editions L'Harmattan (2022)
David Cumin - La Pensée de Carl Schmitt (1888-1985) - Tome 2 (French Edition) - Editions L'Harmattan (2022)
IT
LA PENSEE
DE CARL SCHMITT
(1888-1985)
Tome 2
PHILOSOPHIQUES
COMMENTAIRES
LA PENSEE DE CARL SCHMITT
(1888-1985)
Du même auteur
Tome 2
Cet ouvrage est issu de la version remaniée d'une thèse de doctorat en
droit public et analyse politique soutenue le 19 octobre 1996 à l ' Univer
sité Jean Moulin Lyon III, devant un jury composé de MM Jean-Paul
Joubert, Hugues Tay t, Hervé Coutau-Bégarie t et Michel Bergès. Ma
reconnaissance leur est entière. Je remercie également MM François
Borella t, Gilles Lebreton, Piet Tommissen t, Georges Vedel t et Pierre
Vialle pour leurs encouragements.
Mes remerciements encore à mon épouse, à ma grand-mère t et à mes
parents pour leur aide indispensable. Il aurafallu un quart de siècle pour
que le gros de la thèse soit publié ; seule la partie biographique avait
pu l'être, au Cerf, en 2005 ; les refus explicites ou implicites m 'avaient
découragé et, surtout, d'autres tâches pédagogiques, administratives,
scientifiques, à la Faculté de Droit de l'Université Jean Moulin Lyon
III, dans le département de Science politique-Relations internationales,
m 'avaient accaparé ; le deuxième confinement de 2020 fut l 'occasion
de renouer avec mon ancien rêve d'une parution intégrale de ma thèse,
qui portait sur l'œuvre publiée de Carl Schmitt. Cette fois, qu 'en soient
chaleureusement remerciés Lucien Oulahbib, directeur de collection chez
L 'Harmattan, ainsi que Jean-François Bonnet, notre secrétaire dévoué.
© 2021, L'Harmattan
5-7, rue de l'École-Polytechnique 75005 Paris
-
www.editions-harmattan.fr
ISBN: 978-2-343- 25230-8
EAN : 9782343252308
TOME Il
IIIÈME PARTIE:
fragmentée dans l'ensemble d'une œuvre qui est infléchie par les évène
ments politiques. Elle n'en possède pas moins une définition conceptuelle
et un fil conducteur. Cette définition : l'État comme statut politique d'un
peuple organisé légalement sur un territoire délimité525, associe, comme
pour la théorie constitutionnelle, « institutionnalisme » : l'État comme
Slatut territorial et légal, et « décisionrusme » : l'État comme statut poli
tique. L'État est donc une « unité politique ». Tel est le concept nodal de
l'œuvre de droit public du juriste, puisqu'il est à la base de notions aussi
essentielles que « souveraineté », « Constitution » ou « représentation »526 .
LA « RAISON p'ÉTAT »
529 « L 'idée de raison d'État selon Friedrich Meinecke », pp.179, 183-184 ; F. Meinecke,
Op. cil., pp.12, 124, 1 8 1 , 328, 375-380. Cf. aussi La dictature, pp.23-87, ainsi que G.
Sfez : Les doctrines de la raison d'État, Paris, A. Colin, 2000. Il est possible de voir dans
l' œuvre schmittienne la doctrine contemporaine de la raison d' État, telle que Gérald Sfez
l'expose : on y retrouve le spectre de la guerre civile ; la défiance à l'égard du peuple, en
l'occurrence le prolétariat révolutionnaire ; l'apologie de la décision ; l'idéal de la puis
sance de l' État. De ce point de vue, la Staatsrason est l'expression extrême de la souve
raineté, celle-ci reposant sur la faculté de décider en situation d'exception, c'est-à-dire de
désigner l' eooemi.
530 « Clausewitz aIs politischer Denker... », p.431.
ÉLÉMENTS D ' UNE THÉORIE DE L 'ÉTAT 621
La théorie pluraliste de l' État lui dénie son caractère d'unité et de « to
talité » suprêmement englobantes, ainsi que sa prétention à constituer un
type différent et « supérieur » de communauté politique. Avec cette théorie,
non seulement la Constitution devient un « compromis contractuel » entre
partis, mais encore le statut même de l'État vole en éclats pour faire place
à une « fédération libre » de groupes territoriaux, professionnels, confes
sionnels, sociaux. Bref, avec elle, l'État devient de jure un « État fédé
raliste, pluraliste et polycratique ». D'après Cole et Laski, qui partagent
l'idéal politique de la n'me Internationale, l'État est une « association
sociale » parmi d'autres « associations sociales », si bien que l'individu
se trouve inséré dans une pluralité de relations d'allégeance, juxtaposées
sans aucune hiérarchie. Le lien éthique à l'État, c'est-à-dire le devoir de
fidélité envers lui, n'a plus aucune primauté vis-à-vis des autres « devoirs
sociaux ». « L'éthique de l'État » cède donc la place à « l'éthique de la
society » ou encore à « l'éthique de l 'humanité », car la doctrine pluraliste
combine individualisme et uuiversalisme. « L 'individualisme éthique
(ayant) son corrélat dans la notion d'humanité », l'individu et l'espèce
humaine sont érigés en instances fondamentales et suprêmes. Abolissant
« distinctions politiques » et « communautés concrètes », le pluralisme
social peut conséquemment se substituer à l'uuité nationale. En fait, la
doctrine de Cole et Laski est « contradictoire », car elle utilise l' idéolo
gie des Internationales contre la pluralité des États tout en continuant à
se réclamer du « pluralisme ». Mais ce « pluralisme », qui dissout l'État
au nom de « l'humanité » et de la liberté individuelle, est mal placé, car
c'est la pluralité des nations qui correspond au pluriversum authentique
du « monde de l 'esprit objectif », celui des cultures, des religions et des
langues. Réfutant l'unité politique de l'État, Cole et Laski visent essen
tiellement à relativiser l'État. En transposant la philosophie pluraliste de
William James dans la théorie du droit public, ils rejoignent, d'un point
de vue « théologico-politique », une certaine « philosophie sociale » de
l'Église catholique, qui entendait, elle aussi, relativiser l'État, non point
face aux classes sociales, mais face à l'Église elle-même. De fait, ils
se réfèrent à saint Athanase, symbole de la lutte de l'Église universelle
contre l'État romain. De leur point de vue, polémiquement résumé par
Schmitt, « l'État apparaît. . . comme. . . un objet de compromis entre des
groupes ayant un pouvoir social et économique, un agglomérat defacteurs
hétérogènes, departis, de groupements d'intérêts, d'entreprises associées,
ÉLÉMENTS D ' UNE THÉORIE DE L 'ÉTAT 623
Avec la prétention « éthique » de l'État àl' emporter sur les forces sociales
en cas de conflit, s'écroulent le devoir d'obéissance des sujets ainsi que la
capacité de protection de l'État, puisque celui-ci perd eo ipso la faculté
de déterminer et la « situation normale » et la « situation exceptionnelle ».
Cole et Laski veulent garantir l'autonomie de l'individu tout en affirmant,
contre l'État, la puissance des entités sociales auxquels appartiennent ces
individus. Le cas extrême montre l'incohérence de leur doctrine. Qui doit
trancher lors des conflits d'allégeance dans la society : l'individu ou les
groupes sociaux ? Conformément à la mentalité anglo-saxonne, ils s'en
remettent à l'individu pour la décision ultime. Ce faisant, ils renoncent au
caractère même de leur théorie, à savoir l'emprise des entités sociales et
l'appartenance des individus à ces entités sociales. Dans la réalité concrète,
lorsque disparaît la souveraineté de l'État, ce sont des forces déterminées
qui s'emparent dujus decisionis. La doctrine pluraliste implique donc la
souveraineté de facto de ces forces, nullement l'autonomie de l'individu.
Face au pluralisme des intérêts catégoriels, c'est l'État fort qui protège et
garantit la liberté individuelle, poursuit Schmitt. Si Cole et Laski divisent
la souveraineté et relativisent l' État au nom de l'individu, cela tient à leur
représentation « erronée » de l'État. Quand on parlait de laplenitudo potes
tatis du souverain, aux XVl'me, XVII'me et XVIIl'me siècles, il ne s'agissait
au fond que de substituer le gouvernement direct de l'État monarchique
au gouvernement indirect des autorités intermédiaires traditionnelles (aris
tocratie, Églises, corporations). La souveraineté ne signifie jamais que la
faculté de décider en cas de conflit. Status global et suprême, l'État, au
vrai sens, « unitaire » et non « pluraliste », du terme, englobe le pluralisme
social dans son unité politique. Celle-ci est à la fois une unité d'en haut,
fondée sur la souveraineté, et une uuité d'en bas, fondée sur l'homogénéité
nationale, bref, une uuité par la puissance de la représentation et de l'iden
tité. Cole et Laski n'accordent de valeur éthique qu'à l'unité obtenue par
624 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
« l 'ÉTIlIQUE DE l 'ÉTA T »
« s'immerger » dans le peuple car il n'était pas autre chose que le « peuple
organisé », sur la base de la « coopération » et de la « libre association »
des citoyens dont il devait respecter les droits fondamentaux. Comme tous
les concepts politiques, la théorie « organique », terme polysémique oppo
sé à « mécanique », avait un caractère polémique. Mais sa plurivocité, qui
explique son succès, autorisait les tendances politiques les plus variées et
les plus contradictoires, de la droite à la gauche, à s'en emparer. Les uns
voyaient dans la théorie une réfutation des représentations instrumentales
de l'État, ou bien une affirmation de l'unité et de la « totalité » de l'État
par opposition au féodalisme et au pluralisme, ou bien encore une systé
matisation de l'idée de communauté par opposition à l'individualisme. Les
autres y voyaient une récusation de la transcendance du monarque vis-à
vis de l'État au profit de son caractère d'« organe », ou bien une négation
de « l'État autoritaire » (ObrigkeitsSlaat) au profit de « l'État populaire »
(VolksSlaat), ou bien encore une affirmation de la conciliation et de la dis
cussion par opposition au commandement ou au conflit.
53 8 « L'ère des neutralisations et des dépolitisations », p.143 ; Hugo Preuss , pp. 7-17 ;
...
« Le virage vers l' État total » , pp.153-166 ; La notion de politique, pp.62-65 ; « Légalité
et légitimité », pp.41-50, 77 ; A. Caracciolo, préf. à ll custode della coStituzione, pp.X
VI-XXI ; J.-F. Kervégan,Ibid, pp.90-100.
ÉLÉMENTS D ' UNE THÉORIE DE L 'ÉTAT 635
nière l'idée bodinienne. L'État peut et doit se saisir de toute question d'in
térêt national, l'indivisibilité de la souveraineté, typique de l' État, ayant
pour conséquence de lui attribuer un principe d'ornnicompétence539.
Les textes de Carl Schmitt des années 1929-1934 présentent des « anaS
logies d'époque, de contenu et de structure systématique »540, puisque sa
théorie constitutionnelle et sa théorie politique fusionnent dans la théorie
de « l'État total ». Ce concept à la fois institutionnaliste et décisionniste
marque l' aujhebung de l'État hégélien après l'abolition du dualisme État/
société, remplacé par la construction ternaire « État, mouvement, peuple ».
2. LA « MOBiliSATION TOTALE»
f)E l 'ÉTAT<< TOTAL PAR FAIBlESSE » A' l 'ÉTAT << TOTAL PAR FORCE »
l 'ÉTAT CORPORATIF
548 Sur cette partie, cf. « L'ère des neutralisations et des dépolitisations », p.134 ; « Le vi
rage vers l' État total » , pp.162, 167-170 ; « Gesunde Wirtschaft im Slarken Staat » , pp. 13-
21, « Starker Staat und gesunde Wirtschaft », pp.81-94 ; « Weiterentwicklung des totalen
Staats in Deutschland », in PuB, pp.185-190 ; « Machtpositionen des modemen Staates »,
pp.228-230 ; Slaai. Bewegung, Volk, pp.32-33, 38 ; avant-propos à Théologie politique
I, p.13 ; J.-P. Faye : Langages totalitaires. Critique de la raison/ l 'économie narrative,
Paris, Hermarm, 1972, « Signes lourds : État total » , pp.689-709 ; J.-F. Kervégan, Ibid,
pp.96-100, 127 ; E. Vermeil, Ibid, pp. 18S-188 ; G. Stoffel, Ibid, pp.88-110, 117-136 ; H.
Mankiewicz, Ibid, pp.169-171 ; M. Cot, Ibid, pp.10S-11S. Cf. aussi « Le contraSle entre
communauté et société... » , p. 1 1 1 (dans cet article de 1960, Schmitt reprend sa définition
du mot « organique » de 1930 et compare les « antithèses dualistes » et les « conStructions
ternaires »).
ÉLÉMENTS D ' UNE THÉORIE DE L 'ÉTAT 643
Qu'advient-il du totaler Staat lorsque 1'« État » n'est plus que « la partie
politique statique » de la v6lkische Totalitat et lorsque le « mouvement »
devient « l'élément politique dynamique », c'est-à-dire l'instance dirie
geante ? Il se transforme en FührerSlaat, en État (au sens large) caractérisé
par le double principe du Führertum et de l'Artgleichheif:549• On sait que la
théorie schmittienne a été critiquée par la doctrine nationale-socialiste à la
fois parce qu'elle ne correspond pas à une Weltanschauung ayant pour fon
dement le Volk, non l'État, et parce qu'elle prête à confusion, « l'État to
tal » pouvant se réaliser de façon extrêmement diverse comme le montrent
la Russie soviétique, l'Italie fasciste et l'Allemagne nationale-socialiste.
Comme l'écrit le juriste en 1938, il existe autant de formes de « totalité »
qu'il existe de peuples, chaque État créant en cas de nécessité sa propre
forme de « totalité »55 0. Huber a développé le concept schmittien sous le
IIIême Reich. Pour lui, il existe trois manières d'effectuer l'unité de l'État
et de la société, autrement dit, trois types de Totalitaten abolissant « l'État
neutre libéral ». Primo, la société infuumentalise l'État. Exemples : le
ParteienSlaat et l'État soviétique. Le premier repose sur des « totalités
partisanes » en compétition pour le « pouvoir total ». Le second est en
quelque sorte l'aujhebung de cette lutte des classes et des partis à la fois
présupposée et abolie par la dictature du prolétariat et du parti unique. Se
cundo, l'État domine et « constitue » la société. Exemple : l'État fasciste.
Ce dernier repose sur la suprématie d'un Slato totalitario organisant et
« formant » la nation. Tertio, l'État et la société sont assemblés et « fusion
nés » par une tierce-force politique, l' Urkraft du Volk. Exemple : l'État
national-socialiste ou v6lkische totale Staat. Celui-ci récuse le primat de
la société sur l'État : la « totalité » pluraliste ou soviétique, et le primat de
l'État sur le peuple : la « totalité » fasciste. Le v6lkische totale Staat d'Hu
ber tente ainsi de justifier le concept de Schmitt (<< l'État total ») au regard
du « mythe » de Rosenberg (la race), en les synthétisant. De 1930 à 1933,
557 Théologie politique l, pp.49-50, 56-58. Cf. aussi « Il compimento della Riforma ... » ,
p.179.
ÉLÉMENTS D ' UNE THÉORIE DE L 'ÉTAT 647
LA CONTROVERSE POCTRINALE
Dès 1921- 1922562 , Carl Schmitt repère la césure historique qui a marqué
la naissance de l'État, illustrée par les théories machiavélienne, bodinienne
et hobbesienne de la souveraineté. Celles-ci, malgré leurs différences, cor
respondent à l'avènement de la forme moderne du pouvoir politique, ca
ractérisée par le rationalisme, la technicité et le pouvoir exécutif, dont le
noyau est la fonction publique civile et militaire. La souveraineté est le cri-
5 61 M. Cot, Ibid, pp.29-34 ; R. Bonnard, Ibid, pp.16-22, 24-37, 64-68, 71, 85, 87-110,
206-223 ; O. Jouanjan : « Remarques sur les doctrines nationales-socialistes de l' État »,
Politix, n032, 1995, pp.97-1 1 8 .
562 La dictature, p.31 ; Théologie politique l, p.27.
650 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
tère juridique qui spécifie l'État. État et souveraineté sont donc deux no
tions liées, dont notre auteur développe l'histoire intellectuelle. En 1938,
il voit en Hobbes le maître du concept d'État, marqué par le « mythe du
Léviathan » créé par le philosophe anglais563• En 1941-1942, ce sont les lé
gistes français, Bodin en tête, qu'il regarde comme les pionniers de l'État
souverain564• Globalement, l'interprétation schmittienne recèle à la fois une
constance et une ambivalence.
que Tout n 'eSlpas une Personne », il est un homo artificialis « et, comme
tel, une machine ». Apparemment, l'État (deus mortalis) est une Personne
(magnus homo) représentée par un souverain : le roi. En fait, il est une
machine composée d'individus. Hobbes a transféré la représentation carté
sienne de l'homme comme mécanisme corporel mû par une âme, à l'État
comme mécanisme légal animé par un monarque. Le résultat n'est donc
pas un deus mortalis ni un magnus homo, mais une machina machinarum
(Fischer). La « personne souveraine et représentative » n'est que l'ex
pression baroque de l'absolutisme propre au XVII"'" siècle, non l'expres
sion d'une « totalité ». Une « machine » ne saurait former une « totalité
significative », pas davantage que le « caractère mondain de l 'exiSlence
physique individuelle ». L'anthropologie cartésienne fut « le prélude
à la révolution technico-induSlrielie à venir » : la « mécanisation » de
l'État, encore assimilé à un « organisme » au moyen-âge, fut le reflet de
« la conception mécaniSle du corps humain ». Malgré son anthropologie
révolutionnaire, Descartes restait cependant dans la tradition du point de
vue de la théorie politique : il reconnaissait les ordres existant dans l'État
et il considérait l' État comme une « œuvre d'art », « un édifice conSlruit
par un architecte ». Hobbes, lui, développe une représentation nominaliste
et technique de l'État, produit artificiel d'un calcul rationnel. Ni « l'image
mythique !! du Léviathan ni son caractère monarchique « ne peuvent
changer quoi que ce soit au fait que, avec Hobbes, l 'État eSl devenu une
grande machine ». C'est en cela que réside la dimension révolutionnaire
de sa théorie.
3. AGNOSTmSI1E ET lAïusATION
573 Cf. J. Beaufret, Op. cif., « Le 'dialogue avec le marxisme' et 'la question de la tech
nique' », pp.143-1 8 1 .
656 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
Dans les années 1938-1939, Schmitt, à partir de ses travaux sur Hobbes,
oppose systématiquement poteSlas directa et poteSlas indirecta, aussi bien
en droit interne qu'en droit international. Il contre-distingue ainsi l'État
d'une part, les partis, les Internationales ou la SDN d'autre part. L'exer
cice du pouvoir doit s'effectuer directement, par la relation entre com
mandement et protection d'un côté, obéissance de l'autre. Cette dialec
tique, exprimée en 1938 et développée en 1954, signifie que celui qui n'a
pas le pouvoir de protéger autrui n'a pas le droit d'exiger l'obéissance,
et inversement, que celui qui recherche la protection d'autrui n'a pas
le droit de lui refuser l'obéissance575• On sait que le juriste-militant voit
dans la Führung l'antithèse de la poteSlas indirecta. Le Führer a rétabli
57 6 Sur cette partie, cf. « L' État comme mécanisme chez Hobbes et Descartes », pp.2-12,
dont les citations sont extraites ; « Il Leviatano ... », pp.76-77, 82-84, 94-97, 103-110, 120-
124 ; « Führung und Hegemonie », pp.518-520 ; « Souveraineté de l' État et liberté des
mers », p.144 ; « La formation de l'esprit français par les légistes », p.202 ; « Il compi
mento della Riforma » , pp.180-186 ; G.G. Orfanel, Ibid, pp.121-122 ; B. Willins : « La
politique comme philosophie première » , in Y-Ch. Zarka, Op. cil., pp.91-1 04, pp.98-99.
660 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
577 Cf. J.-P. Brancourt : « Des 'EStats' à l' État : évolution d'un mot » , APD, 1976, pp.39-
53.
662 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
578 Le processus de laïcisation s'acheva en 1906 avec la séparation des Églises et de l' État.
ÉLÉMENTS D ' UNE THÉORIE DE L 'ÉTAT 663
579 Sur cette partie, cf. « Souveraineté de l' État et liberté des mers », pp.143-149, et « La
fonnation de l'esprit français par les légistes », pp.178-207, dont les citations sont extrait
es, ainsi que « Das 'allgemeine deutsche Staatsrecht' aIs Beispiel rechtswissenschaftlicher
SySlembildung » , p.IO.
580 Ham/et ou Hécube, p. l04.
666 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
LA TIIÉORIE DE LA FÉDÉRATION
conflit existentiel décisif entre la fédération et les États fédérés est exclue
par cette homogénéité et cette solidarité, qui rendent compatibles l'exis
tence de l'une et celle des autres583•
586 G. Iellinek : L'Élal moderne el son droit, Op. cil., 1.2, pp.80-89, 114-115.
587 G.w.F. Hegel : La conSlilulion de l'Allemagne, Op. cil., pp.25-70, 72-114.
672 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
588 «
Cette couronne n'est pas de celle qu'un Hohenzollempuisse accepter : elle n 'estpas
une couronne 'de par la grâce de Dieu'... Je ne permettrai pas qu Junefeuille écrite [une
Constitution] vienne s 'interposer. .. entre Dieu... et l'État pour nous gouverner par des
paragraphes » (in H. Mankiewicz, Ibid, p.74).
ÉLÉMENTS D ' UNE THÉORIE DE L 'ÉTAT 673
Schmitt se tourne alors vers Stedîng, qui lui aussi considère Hegel
comme le grand penseur politique du Reich allemand et de l'État prussien.
S'il s'intéresse à cet auteur controversé sous le IIIème Reich, c'est parce
que son œuvre gravite autour de l'idée d'Empire. Cette idée est placée au
ÉLÉMENTS D ' UNE THÉORIE DE L 'ÉTAT 675
59 1 Ou Evola, qui s'attarde lui aussi sur l'ouvrage de Steding, Das Reich und die Krankheit
der europiiischen Kultur, in « Fonction de l'idée impériale et élimination de la 'culture
neutre' » (1943), Essais politiques, Ibid., pp. 1 4 l - l 54, « La maladie de la culture eu
ropéelllle ». Cf. aussi du même auteur : « Chevaucher le tigre », G. Trédaniel, Paris, 1982
(1961), pp.1 84- l 8 8 .
592 Sur cette partie, cf. « Neutralité et neutralisations. A propos de : Christophe Steding,
676 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
Plus le pouvoir politique dans un État est concentré dans une instance
unique et dans les mains d'une personne unique, plus l'accès à cette ins
tance et à cette personne devient la principale question politique dans
l'État. En raison de l'extrême concentration des pouvoirs après 1933, l'ac-
'L'Empire et la maladie de la culture européenne' » , pp. 1 0 l - l 03, 122-126, dont les cita
tions sont extraites ; « L' État comme mécanisme chez Hobbes et Descartes », p.12 ; « Il
Leviatano... », p.94. Cf. aussi J. von Lohausen : Les empires et la puissance. La géopoli
tique aujourd'hui, Paris, Labyrinthe, 1985, pp.52, 98, 114-1 17, 122, 142, 153, 167-188,
197, 200-212, 215-227.
593« Neutralité et neutralisations ... », p. l 06.
594 « Interrogation of Carl Schmitt by Robert Kempner » , Appendix II, pp. 116-l23.
ÉLÉMENTS D ' UNE THÉORIE DE L 'ÉTAT 677
cès auFührer devint donc la question la plus importante du IIIème Reich, car
un homme qui avait accès à Hitler, comme Lammers, avait plus d'influence
qu'un ministre qui ne le voyait plus, la hiérarchie officielle des fonctions
s'en trouvant complètement faussée (comme le reconnut le TMI de Nurem
berg lui-même). La concentration du pouvoir entre les mains d'un Führer
qui entendait gouverner un État industriel de 80 millions d'habitants et
diriger une guerre totale, surpasse tous les exemples connus de « régime
personnel ». Hitler revendiquait l'omniscience et l'omnipotence. Aussi la
question pratique était de savoir, d'une part, qui le conseillait et qui l'ame
nait à prendre ses décisions en tel domaine, d'autre part, comment ses dé
cisions étaient interprétées et appliquées, étant donné la nature imprécise
des « ordres du Führer » (Führerbefehl). Après le 4 février 1938, date à
laquelle il annonça le remaniement du ministère des Affaires étrangères
et la suppression du ministère de la Guerre (remplacé par l'OKW), Hitler
ne réunit plus le Cabinet du Reich (celui-ci « ne conSlituait plus un organe
dirigeant » selon le TMI). A la place du « gouvernement », Hitler disposait
de trois « chancelleries » : celle de la Présidence sous Meissner (en place
depuis 1925), celle du Reich sous Lammers, celle du Parti sous Hess puis
Bormann, ainsi que du Haut Commandement des forces armées (OKW),
confié à Keitel et Jodl. Entre le sommet du pouvoir politique et la haute
administration en déclin, un vide apparut qui devait être rempli par une
nouvelle structure, un « super-ministère » à travers lequel le pouvoir per
sonnel d'Hitler pourrait être exercé. Ce « super-ministère » était la « chan
cellerie », les chancelleries les plus importantes correspondant aux trois
piliers du régime : l'État, le NSDAP, l'Armée. La chancellerie du Reich,
la chancellerie du Parti et l'OKW étaient ainsi les trois maillons entre le
Führer et les trois énormes organisations à la base du régime. Le chef de
la chancellerie du Reich assurait seul la liaison entre Hitler et le corps des
fonctionnaires de l'État, à la place des ministres qui étaient censément les
chefs de leurs administrations respectives. Le noyau de son pouvoir rési
dait dans cette médiation, car c'est par lui que passaient les rapports entre
les différentes administrations et l'unique détenteur du pouvoir.
humain ». Tout pouvoir direct est soumis à des influences indirectes, car il
n'y a pas de pouvoir sans antichambre du pouvoir. « Celui qui présente. . .
une information au détenteur du pouvoir participe déjà au pouvoir ».
elle ne se limite pas aux « régimes personnels ». D'un point de vue poli
tique concret, le problème nO l du droit constitutionnel et de la théorie de
l'État, si l'on suit Schmitt, ne porte par conséquent plus sur la séparation
des pouvoirs, mais sur l'accès des gouvernés aux gouvernants, sur l'or
ganisation des rapports entre ces gouvernants et les conseillers, entre le
pouvoir et l'information. Se pose enfin un dernier problème fondamental,
celui de la succession du pouvoir, qu'il soit dynastique, charismatique,
démocratique ou partitocratique.
3. LA PROBLÉMATIQUE PU « TOTAlITARISME »
59 8 Sur cette partie, cf. « Entretien sur le pouvoir », pp. 1 1 13-1120, dont les citations sont
extraites.
599 Après que l'ascèse protestante eût entrepris de transfOlmer et de maîtriser le monde,
« les biens extérieurs de ce monde prirent sur 1'homme un pouvoir croissant et finalement
inéluctable ... Le puritain voulait être un homme besogneux - et nous sommes forcés de
l 'être » (M. Weber : Les sectes protestantes et l 'esprit du capitalisme, Op. cif., pp.249-
250).
600 Carl Schmitt cite 1984 de Georges Orwell dans Dreihundert Jahre Leviathan (trad.
italienne, p.147).
601 J. Habemms,Ibid, pp.172-177 ; Théorie de l 'agir communicationnelle, Paris, Fayard,
1987, L I : Rationalité de l 'agir et rationalisation de la société, pp.169-171, 251-259.
602 78 « Il compimento della Riforma ... », pp. 1 84-187 ; M. Revault d'Allonnes, art. cit.,
pp.101-I02.
684 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
607 Piet Tommissen (<< Contributions de Carl Schmitt à la polémologie », RESS, n044,
1978, pp.141- 170, pp.142-145) a exposé de manière exhaustive ces « variantes du texte » .
1927, « Der Begriff des Politischen », Archiv for Sozialwissenschaft und Sozialpolitik.
1928, idem, in Probleme der Demokratie : reproduction intégrale de BP 1. 1932, Der Be
griff des Politischen - Mit einer Rede über das Zeitalter der Neutralisierungen und Ent
politisierungen, deuxième version : àLa notion de politique est adjointe la conférence sur
« L'ère des neutralisations et des dépolitisations ». 1933, troisième version. 1940, repro
duction des pp. 1 l -21 de BP 1 in PuB ; cette réédition ne comprend pas les pp. 1-11 ni 22-
23 ; or, les modifications de fond, l'abandon de l'idée de « domaine » et de la rhétorique
de la politique « pure » interviennent précisément dans les pages non reprises. 1963, Der
Begriff des Politischen - Text von 1932 mit einem Vorwort und drei Corollarien : cette
édition comprend une préface nouvelle datée de mars 1963, le texte intégral de 1932, trois
textes de 1931 (<< Exposé sommaire des différentes significations et fonctions du concept
de neutralité de l' État en matière de politique intérieure » ), 1938 (<< Du rapport entre les
concepts de guerre et d'ennemi » ) et 1950 (<< Possibilités et éléments de droit international
indépendants des États »), des notes et références nouvelles ; d'autre part, chaque chapitre
est intitulé. Cette version a été traduite en français en 1972 par M.-L. Steinhauser sous
le titre : La notion de politique - Texte de 1932 avec une préface (de J. Freund) et trois
corollaires.
608 Préf. àLa notion de politique, p.43.
688 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
61 3 Cet adjectif revient à plusieurs reprises sous la plume de Schmitt en 1963 et sous celle
de Freund dans sa préface de 1972 à La notion depolitique, pp.22, 53, 56, 2 1 ! .
614 P. Manent : « Carl Schmitt (1888-1985) » , Commentaire, n032, pp. l 099-1100, p.l099 ;
J.-F. Kervégan, Ibid, p . l 09.
61 5 Préf. àLa notion de politique, pp.43, 52-53, 186.
690 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
suite Louis Delbez616 et Piet Tommissen, ont accrédité l'idée que le juriste
ne cherchait qu'à dégager un critère permettant de délimiter ce qui est
politique, sans envisager 1'« essence » ni une « définition » du concept.
D'après Freund, le Begriff est « uniquement... un essai deSliné à fournir
un cadre théorique à l 'immense problème du politique » ; son objectif
« précis » et « modeSle » est de « discerner ce qui eSl purement politique
616 Lapensée politique allemande, Paris, Puchon & Durand-Auzias, 1974, pp.185-190.
617 Préf. à La notion de politique pp.22, 23.
618 P. Tommissen, art. cit., pp.148-1 5 1 .
61 9 « Interrogation o f Carl Schmitt by Robert Kempnef » , pp.100, 107, 109, 116, 128-129.
620 H. Meier, Ibid, p.97.
LE CONCEPT DU POLITIQUE 691
exceptionnel parmi les études qui ont été consacrées au Begriff, car de
l'aveu de Schmitt, personne n'a mieux compris que lui son intention en
rédigeant l'essai62 '• H. Meier a remarquablement retracé l'évolution de cet
essai, ainsi que le « dialogue » entre le juriste et le philosophe.
l 'OPPOSITION AMI-ENNEMI
624 Hans Morgenthau réfute le parallèle entre les couples conceptuels servant de critères
au politique, à la morale, à l'esthétique ou à l'économie. Les distinctions que l'on peut
établir à l'intérieur de chacun de ces « domaines », écrit-il, constituent le problème central
qui occupe Schmitt. Toute sa critique part de cette observation erronée. C'est pourquoi
elle reste périphérique et ne touche pas à l'essentiel. Il est clair que la distinction ami-en
nemi ne correspond pas, dans le « domaine » politique, aux distinctions bienimal, beau!
laid, utile/nuisible, dans les domaines moral, esthétique et économique. Mais le juriste n'a
proposé ce parallèle qu'à titre d'hypothèse heuristique et afin d'introduire son critère. En
politique, poursuit Morgenthau, le couple ami-ennemi n'a pas la même nécessité logique
que les autres couples pour les autres domaines. Il correspondrait à un degré avancé de
spécialisation, qui en ferait l'équivalent dans l'ordre moral, par exemple, du couple saint
pécheur. Sa structure étant très différente, ce n'est que par une fiction que Schmitt a pu
mettre sur un même plan ce couple et les distinctions bien/mal, beau/laid, utile/nuisible.
En vérité, il ne les met pas sur un même plan, car seul le politique, orienté vers la pos
sibilité de la mort physique, est « fondamental » et « total ». En parlant de l'ami ou de
l'ennemi politique, économique, moral, Morgenthau dissout le caractère spécifiquement
politique de la relation ami-ennemi. Il souligne par contre à juste titre que la distinction
schmittienne est indépendante des distinctions relatives à la morale, à l'esthétique ou à
l'économie : l'ennemi n'est pas forcément le mauvais, le laid ou le nuisible, même si dans
la montée aux extrêmes, il peut être (dis)qualifié de la sorte. Mais en dernière analyse,
pour Morgenthau, la distinction ami-ennemi se réduit à une distinction d'ordre économ
ique, car elle procède de la catégorie de l'utile et du nuisible. Exprimant une distinction
entre des conditions susceptibles de favoriser ou d'entraver la réalisation d'un but, elle ne
fait que recouper une catégorie essentielle de l'économique, à savoir l'utile et le nuisible.
La relation ami-ennemi, soumise à une analyse économiciste, n'est ainsi qu'un aspect
conjoncturel de la politique. Le résultat visé par le commentateur, c'est qu'une opposi
tion politique, dès lors qu'elle porte sur des intérêts, non sur des valeurs, peut devenir
un « différend », donc donner lieu à une discussion rationnelle pellllettant d'aboutir à un
compromis pacifique entre les parties au conflit (La notion du « politique » et la théorie
des différends internationaux, Paris, Sirey, 1933, pp.66-73).
694 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
LA PROBLÉMATIQUE DE l 'ENNEMI
n'est pas non plus l'inimicus ; c'est l' ho Slis, l'ennemi public, non l'ennemi
privé. Schmitt reprend la définition de Hegel : l'ennemi est un ennemi du
peuple et il est lui-même un peuple626 • Il est « l 'étranger à nier dans sa
totalité vivante »62'. En 1932 comme en 1933, le juriste repousse l'accusa-
62 5 La distinction droit public (État) 1 droit privé (société) laisse entendre que le politique
ne s'étendrait pas au droit privé. Or, affilTIle Kelsen lui-même, ce droit n'est pas autre
chose que la fOlme juridique de l'économie capitaliste et, comme telle, sa fonction est
éminennnent politique (Théorie pure du droit, Ibid, pp.165-175).
626 Pour Rousseau, la guerre est « une relation d' État à État ».
627 Le rapport ami-ennemi qui caractérise le politique schmittien connaîtrait deux fOlmes,
LE CONCEPT DU POLITIQUE 695
d'une situation de lutte effective contre un ennemi réel, et qui n 'ont rien à
voir avec de quelconques idéaux, programmes ou abstraction normatives.
Il n 'eSlpas definalité rationnelle, pas de norme, sijuSle soit-elle, pas de
programme, si exemplaire soit-il, pas d'idéal social, si beau soit-il, pas de
légitimité ni de légalité qui puissent juSiifier le fait que des êtres humains
se tuent les uns les autres en leur nom ». Ce n'est que s'il existe réellement
des ennemis, au sens politique du terme, qu'il est logique, « mais d'une
logique exclusivement politique », de lutter contre eux par l' emploi de la
violence. « Une guerre a un sens quand elle eSl dirigée contre un ennemi
véritable », non parce qu'elle est «juSle ». « La juSlice n 'eSl pas incluse
dans la définition de la guerre »632. L'idée du bellum juSlum ou de la juSla
causa -problématique que Schmitt développera de 1938 à 1950- est une
idée politique. Soit elle signifie que la guerre doit être dirigée uniquement
contre un ennemi réel, ce qui va de soi. Soit elle masque le dessein de
transférer le jus belli à des instances internationales ou celui d'inventer des
normes juridiques définies ou appliquées par des tiers qui s'arrogent par ce
biais la décision sur la désignation de l'ennemi, à la place de l'État. Que
signifie la « souveraineté du droit » ? Si le « droit » désigne les traités en
vigueur, cette formule ne signifie rien d'autre que la légitimation du Slatu
quo au profit des vainqueurs. Si le « droit » désigne un droit métapositif,
ladite formule implique la suprématie concrète de ceux qui savent en ap
peler à ce droit, qui décident de son contenu et de la manière dont il sera
appliqué et par qui.
Comment le Begriff des Politischen a-t-il été reçu sous le IIIême Reich ?
D'après Mankiewicz, le politique schmittien, avec ses notions d'ami,
d'ennemi et de lutte, est devenu l'une des idées-forces de l'État natio
nal-socialiste, en particulier du droit pénal national-socialiste. Le concept
n'en a pas moins été critiqué par la doctrine, comme ne correspondant
634 Sur cette partie, cf. La notion de politique, pp.50-51, 65-80, 91-99, 108, 1 l 2-115, 187-
188, 201-202, dont les citations sont extraites ; « Ethique de l' État et État pluraliste » ,
p.146 ; J. Freund, préf. à La notion de politique, pp.19, 21-23, 37-38 ; H. Meier, Ibid,
ppA1, 44-45 ; G.G. Orfanel,Ibid, pp.143-144.
702 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
LA DISTINCTION POlITIQUE/ÉTATIQUE
l 'ÉTAT ET l 'ENNEI1IINTÉRIEUR
643 En 1969, le juriste maintient les grandes lignes de sa théorie du politique de 1932.
L' État ne peut être compris et défini qu'à partir du politique. Le critère du politique ne
peut être ni une « matière », ni un « domaine autonome », mais seulement le degré d'in
tensité d'une association et d'une dissociation, c'est-à-dire la distinction ami-ennemi. Il
confirme son « diagnostic » du début des années 1930. L' État a perdu son monopole du
politique, car d'autres instances « en lutte effective » le lui ont contesté, d'abord et « avant
tout » le « prolétariat industriel », « classe révolutionnaire » devenue le « nouveau sujet
effectif du politique » . On remarque qu'il ne parle pas du NSDAP (Théologie politique II,
pp.95-96). Cf. aussi J. Freund : « L'ennemi et le tiers dans l' État », APD, 1976, pp.23-38.
644 Ch. Meier : « Zu Carl Schmitt s Begriffsbildung. Das Politische und der Nomos », in H.
Mais cette tâche de pacification peut amener l' État, « lorsque la situation
eSl critique, et tant qu 'il subsiSle comme unité politique », à désigner
l'ennemi intérieur. Il n'y a en effet pas d'État sans des «formes intra
étatiques de désignation officielle de l 'ennemi public ». Ces formes entrent
en vigueur ipso facto ou « selon des procédures judiciaires sur la base de
lois d'exception !!. N'est-ce pas ce qui s'est passé en 1933, au moment où
le juriste justifie la « destruction du marxisme » en soulignant que l'État
désigne l'ennemi intérieur ? Dans tous les États, subsiste ce que le droit
romain appelait déclaration d' hoSlis, c'est-à-dire les formes juridiques de
bannissement ou de proscription prononcés à l'encontre des « ennemis
intérieurs ». La « mise hors la loi peut. . . s 'effectuer en ce sens que les
membres de certaines religions ou de certains partis sont présumés ne
pas être dans des dispositions d'esprit pacifiques ou légales !!. Le concept
de trahison est le point de passage du droit constitutionnel au droit pé
nal ; le concept d'« ennemi intérieur » est le point de passage de la théorie
LE CONCEPT DU POLITIQUE 709
la nation, « les conflits entre partisfinissent par occuper tout le champ des
645 H. Mankiewicz, Ibid, pp.220-224. Le droit de punir eS! un aspect du droit que le SOUY
erain détient de faire la guerre à ses ennemis (M. Foucault, art. cit., p.52).
710 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
LE POlITIQUEAU-PELA' DE l 'ÉTAT ?
65 2 Ph. Raynaud, Op. cit., pp.179-l 83 ; H.-J. Arndt : « Der Begriff des Politischen in der
Politikwissenschaft nach 1945 », in H. Quaritsch, Ibid, pp.509-5 l5.
653 A. Dufour : « Jusnaturalisme et conscience historique. La pensée politique de Pufen
dorff », in Cahiers de philosophie politique et juridique : Des théories du droit naturel,
Caen, Centre de Publications de l'Uinversité de Caen, 1988, pp. l O l-125, p.108. La guerre
représente la « situation absolue », dit Simmel ; elle ramène à la conscience cette réalité
de la mort que l 'homme moderne tente de refouler, renchérit Scheler (D. Losurdo, Op.
cit., p.78).
LE CONCEPT DU POLITIQUE 713
654K. L6with, Ibid, p.33. L'acte fondateur de toute polis, écrit G. Nicolas, c'est l'accep
tation par ses membres de l'éventualité de leur sacrifice (<< De l'usage des victimes dans
les stratégies politiques contemporaines » , C&C, nOS, 1992-93, pp.129-163, p.130). Le
pouvoir politique, comme l'attestent les plus anciennes doctrines de la souveraineté, a
toujours été lié au pouvoir de signifier la mort (M. Revault d'Allonnes, Op. cit., p.121).
714 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
6 55 H. Meier indique que dans la conférence de 1929 telle qu'est ajoutée à l'édition de
1932, Schmitt a biffé et remplacé les mots « culture » et « culturel » pas moins de 31 fois
sur 54 occurrences.
6 56 « Que l ' État soit originel, impérieux, absolu, implacable ... , voilà précisément le
caractère purement politique que la conception... libérale est incapable de comprendre »,
proclame Niekisch (inA. de BenoiS!, préf. àEcrits nationaux-bolcheviks, Ibid, p.I2).
657 Ibid, pp.76-77.
658 La guerre fait comprendre que tout pouvoir est absolu, déclare Alain. Sur le monopole
étatique dujus belli et le monopole gouvernemental de l'exercice dujus belli, cf. H. Mey-
LE CONCEPT DU POLITIQUE 715
664 Sur la sociologie wébérienne du politique et de l' État, cristallisée autour des notions
de domination, violence et puissance, cf. M. Weber : Le savant et le politique, Paris, Plon,
1959 (1919), préf. R. Aron. Sur la primauté du conflit chez Max Weber, son ethos guerrier
par opposition à la morale pacifiste, sa volonté, via le nationalisme et la Machtpolitik, de
préserver, contre la bureaucratisation, les chances d'une existence « authentique » c'eSl-à
dire « tragique » , cf. L. Strauss, Ibid, pp.69-73 ou C. Colliot-Thélène, Ibid, pp.193-257.
LE CONCEPT DU POLITIQUE 723
66'Ph. Raynaud, Ibid, pp. 179-183 ; J.-F. Kervégan, Ibid, pp. 181-191.
666 Cf. aussi Théorie de la ConStitution, p.388.
667 G.W.F. Hegel : Principes de laphilosophie du droit, Op. cit., pp.324-333 ; A. Philonen
ko : Essais sur la philosophie de la guerre, Paris, Vrin, 1976, « Ethique et guerre dans la
pensée de Hegel », pp.55-66.
668 C. von Clausewitz, Op. cit., pp.51-69.
669 ln C. Colliol-Thélène, Ibid, p.214.
724 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
n y aura plus que des faits sociaux purs de toute politique : idéologie,
culture, civilisation, économie, morale, droit, arts, divertissements, etc.,
mais il n y aura plus ni politique ni État ». Strauss insiste sur le mot
« divertissements » car il est lefinis ultimus de l'énumération. Ce que Sch
mitt cherche à faire comprendre, dit-il, c'est que le politique et l'État
sont la seule garantie qui préserve le monde de devenir un monde de
« divertissements », dépourvu de sérieux. En 1963, l'auteur du Begriff
note que son commentateur a souligné à juste titre ce mot. A cette date,
il mettrait « jeu » (Spiel) pour faire ressortir l'opposition à « sérieux »
(ErnSl) . Il en profite pour dénoncer l'application de la théorie des jeux en
politique : « amitié et hoSlilité y deviennent des éléments de calcul et y
sont toutes deux abolies, à l'exemple dujeu d'échecs ». Ce n'est pas par
hasard s'il utilise en 1932 ledit mot, qui a une longue histoire derrière lui.
Pascal appelait « divertissements » ce par quoi les hommes se fuient eux
mêmes67'. Hegel parlait des « divertissements » auxquels se livrent ceux
qui renoncent au risque politique67!. Quant à Clausewitz, il voyait dans la
guerre « un moyen sérieux au service d'une cause sérieuse », la guerre
étant le « côté sérieux » de la vie ; l'homme y est placé devant le risque
de son trépas ; c'est l'homme nu qui apparaît alors67'. Le « sérieux » de la
guerre rend ainsi contingent et relatif ce qui est, par nature, contingent et
relatif : la vie, la liberté, la propriété privées, tout ce à quoi l'état de paix
semble conférer aux individus une valeur suprême. Un monde sans poli
tique, si « intéressant » et « divertissant » fût-il, n'a rien qui puisse exiger
des hommes qu'ils risquent leur vie. Dans un monde politique, il peut y
avoir quelque chose qui justifie ce risque. Schmitt exprime son effroi et son
mépris pour l'idéal d'un monde dépolitisé. Cet idéal ne saurait être celui
d'un homme digne de ce nom. Il n'est possible qu'en raison de l'oubli des
enjeux véritables, en raison aussi de l'oubli du Sacrifice en Croix de Jésus.
L'affirmation du politique contre un idéal qui réduirait l'humanité à « une
société coopérative de consommation et de production », est décidément
une affirmation de l'éthique. « Le sérieux de la vie humaine eSl menacé
quand le politique eSl menacé », écrit Strauss en écho. En augustinien,
Schmitt récuse la «paix de Sardanapale », le régime de lâche tolérance
et de jouissance qui ne veut pas que l'ennemi -celui qui n'admet pas cette
forme de bonheur- porte atteinte à sa félicité. Un chrétien ne saurait tolérer
ni cette « paix » ni cette « félicité »673.
Léo Strauss observe qu' affirmer le politique en tant que tel revient à affir
mer le combat sans souci de la cause pour laquelle il est mené, donc avoir
un comportement « neutre » à l'égard de tous les regroupements ami-en
nemi. Carl Schmitt respecterait tous ceux qui sont prêts à se battre et à
périr, quel que soit le contenu de leur décision et le sens de leur action. Il
serait aussi tolérant que les libéraux, bien que pour des raisons opposées.
« Alors que le libéral tolère et respecte toutes les convictions 'honnêtes ' à
condition. .. que l'ordre légal et lapaix soient pour elles sacro-saints, celui
qui affirme le politique comme tel tolère et respecte toutes les convictions
'sérieuses ', c 'eS/;-à-dire toutes les décisions qui sont orientées vers la
possibilité de la guerre. L 'affirmation du politique comme tel se révèle. . .
être un libéralisme inversé ». Ainsi se vérifierait le constat straus sien que
le « sySlématisme de la pensée libérale » reste vainqueur et n'a pas été
remplacé. Ce constat recoupe la critique de Lôwith (ou de Koellreuter).
L'indifférence radicale à l'égard des contenus politiques caractériserait le
concept « formel » et « nihiliste » dujuriste, qui voit l'essence du politique
non plus dans la polis (l'ordre des choses humaines) mais dans le jus belli
(le cas extrême existentiel). La guerre, id eS/; le fait d'être disposé à tuer
et à mourir, serait « l'instant suprême », sans qu'importe la cause. Point
de vue corroboré par la récusation schmittienne du concept de « guerre
juste »674. Le critique de « l'occasionnalisme » aurait pu citer Jurieu, l'ad
versaire de Bossuet : c'est par « occasion que les rois ont des ennemis à
vaincre, c 'eS/;par inSiitution qu 'ils ont des sujets à gouverner ». Th. Heuss,
qui deviendra Président de la République fédérale d'Allemagne, reproche
lui aussi au juriste (à l'instar de nombreux commentateurs nationaux-so
cialistes) la réduction de « l 'essence du politique au formalisme indigent
de la relation ami-ennemi, la banalisation des différences spécifiques
entre engagements politiques, dont les valeurs respectives qui en font la
subSlance sont évacuées au profit de la forme anonyme du conflit comme
673 G. de Plinval : La pensée de saint AuguStin, Paris, Bordas, 1954, pp.164-174.
674 K. Lôwith, Ibid, pp.25-3 1.
726 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
tel »675 ' . Mais l'affirmation du combat comme tel n'est pas le « dernier
mot » de Schmitt. Srauss lui-même l'a reconnu. « Son dernier mot, c 'eSl
'l'ordre des choses humaines' ».
leure de l'époque, avait reconnu que l'argumentation sur la nature humaine chez Kelsen,
utilisée pour la défense de la démocratie et la critique du communisme, avait un intérêt
spécifique dans la mesure où elle ne servait plus àjuSl:ifier une forme d'absolutisme poli
tique. Si le juriste allemand rejette finalement ce type de pessimisme anthropologique,
c'est qu'il repose sur la psychanalyse (celle de Freud) et qu'il ne débouche pas sur un con
servatisme politique mais sur un réformisme social (C.-M. Herrera, Op. cit., pp.261-262).
730 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
bonus. C'est pourquoi le droit civil suppose l'existence d'un État ayant
instauré la paix et l'ordre, qui permettent au citoyen d'être « bon », atti
tude qu'on ne saurait attendre en période de guerre civile. Le moraliste
postule une liberté de choix entre le bien et le mal. Le théologien pense
que les hommes sont pécheurs et qu'il leur faut une rédemption. L'homme
politique « véritable » suppose que les hommes sont dangereux par nature.
Carl Schmitt voit une affinité spécifique entre dogmes théologiques et
théories politiques. Tandis que la politique suppose l'existence de l'en
nemi, la théologie présuppose le caractère pécheur de l'homme. Hostilité
et péché du monde rendent impossible l'optimisme indifférencié propre
aux conceptions, libérales ou libertaires, de l'homme naturellement bon.
Dans un monde d'hommes bons, règnent la paix, la sécurité et la concorde.
Prêtres, hommes politiques ou militaires y sont superfius. « La corrélation
de méthode entre poSl:ulats théologiques et poSl:ulats politiques eS/; (donc)
évidente !!. Le politique trouve ainsi dans le péché originel sa justification
la plus profonde, puisque la négation du péché ne signifie rien d'autre que
l'anarchie. C'est précisément dans le chapitre consacré aux «fondements
anthropologiques des théories politiques » que le juriste met en évidence
l'ancrage théologique de son concept.
quette de « belliciste » ou d'« impérialiste »). Elle a lieu entre les « théories
anarchiSles et autoritaires ». Dès 1 91 9, l'auteur de Politische Romantik
cite de Maistre : « l 'homme en sa qualité d'être à lafois moral et corrompu,
juSle dans son intelligence et pervers dans sa volonté, doit nécessairement
être gouverné » 683. Le caractère dangereux de l'homme est par conséquent
l'expression d'un besoin : le besoin d'être gouverné. Il ne peut être com
pris que comme corruption morale. « Pour lancer la critique radicale du
libéralisme qu'il ambitionne, Schmitt doit. . . renoncer à l'idée que l 'homme
eSl méchant comme l'eSl l'animal etpar conséquent innocent, pour revenir
à la conception de la méchanceté humaine comme bassesse morale ». En
effet, l'opposition entre bonté et méchanceté perd son acuité voire son sens
quand la « méchanceté » est considérée comme « innocente ». Assimiler la
méchanceté de l'homme à celle de l'animal, revient à nier le péché origi
nel. En effet, si cette méchanceté n'a pas de signification morale, elle cor
respond simplement à la part d'animalité qui est en l'homme. C' est ainsi
que les philosophes du XVIIêm, siècle déclaraient « méchant » l'homme
de « l'état de nature », « à l 'image des animaux mus par leurs inSlincts ».
Chez Hobbes, cette « méchanceté » naturelle, donc « innocente », n' était
mise en relief que pour être combattue. Schmitt, lui, en parle avec sym
pathie, puisqu'elle est censée prouver le caractère indéracinable du poli
tique. Il est cependant obligé de ne pas considérer comme innocente la
méchanceté humaine, puisque le péché originel est le ressort de son credo
anthropologique. Ainsi, après que Strauss lui ait reproché de mettre en re
lation la nature humaine et la formule : « animalité, inSlincts, passions »,
il efface en 1933 une série de passages pouvant donner l'impression d'une
telle équivoque. De même que l'homme est au-dessus de l'animal, la dis
tinction ami-ennemi est au-dessus des conflits du règne animal. L'hosti
lité entre les hommes contient une tension qui transcende de beaucoup
le naturel, écrit-il en 1959. Ce n'est pas la nature qui est en cause, mais
quelque chose de spécifique à l'homme, de plus que naturel, qui provoque
684 « Die planetarische Spannung zwischen Ost und West und der Gegensatz von Land und
Meer », p.26.
LE CONCEPT DU POLITIQUE 733
685 Ex Captivitate Sa/us , Paris, Vrin, 2003, p.168. Du point de vue de l'anthropologie re
...
préfère encore être l'ennemi de celui qui n'en a pas, plutôt que de ne pas en
avoir. « Malheur à celui qui n 'a pas d'ennemi car je serai son ennemi au
jour du Jugement dernier », déclare-t-il. Dans l' hoSlis, qui tient en mou
vement l'histoire uuiverselle, il voit un instrument de la Providence. Grâce
à l'hostilité, qui innerve les grandes figures du politique, le « sens de l'his
toire », c'est-à-dire le « salut », continue à se développer. En affirmant le
politique, le juriste affirme un état de l'historicité considéré eschatologi
quement, « un état où règnent la décision morale exigeante, l 'épreuve et
le tribunal ». En tant que chrétien, il nie que les hommes se soient jamais
trouvés dans un « état de nature » : l'homme a une nature (sociable), mais
dans l'histoire. C'est la Chute qui marque précisément l'entrée dans ce
monde de l'histoire, le péché originel étant la source même de la relation
ami-ennemi. Par conséquent, la tentative de faire disparaître l'hostilité et
de dépolitiser le monde condanme non seulement à l'échec, mais au sa
crilège. L'homme n'étant depuis la Chute, ni bon ni juste sans la grâce
de Dieu, il ne peut être l'ami de tous. « En voulant être l 'ami de tous les
hommes, il devient ennemi de Dieu », disait Stah1687•
687 « Ne savez-vous pas que l'amitié pour le monde est inimitié contre Dieu ? », lit-on
dans l'Epître de Saint Jacques.
LE CONCEPT DU POLITIQUE 735
tant que leur condition eS/; supportable. . . C'eS/; pourquoi les adversaires
politiques d'une théorie politique lucide ont beaujeu de mettre hors la loi,
au nom d'une quelconque discipline autonome, toute observation et toute
description lucides des phénomènes et des vérités politiques, en faisant
remarquer qu 'elles ignorent la morale ou, . . . argument décisifen politique,
qu 'elles sont du Malin et qu'ilfaut les combattre ». Cette rhétorique de la
« lucidité » politique ou de la « modestie » scientifique dissimule l'horizon
« théologico-politique » de la théorie schmittienne, avec son affirmation
éthique du politique.
688 L'esprit politique est d'autant plus antilibéral qu'il se rapproche de la foi, observe
Georges Scelle (Le Pacte des Nations et sa liaison avec le Traité de Paix, Paris, Sirey,
1919, préf. L. Bourgeois, p.90).
689 La « critique de la politique » est placée sous la devise anarchiste « ni Dieu ni maître »
par M. Abensour, chez Payot.
736 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
690 Theodor Diiublers « Nordlicht H , p.70. Aux derniers j ours, avant le Jugement
...
dernier, viendront les séducteurs qui répéteront partout : « paix et sécurité », devise de
l'Antéchrist. Mais « quand les hommes se diront : paix et sécurité ! c'est alors que fondra
sur eux la perdition », lit-on dans la Première Epître aux Thessaloniciens de Saint Paul.
69 1 « Carl Schmitt m'apparaissait, disait Taubes, comme le grand inquisiteur qui luttait
contre les hérétiques H.
LE CONCEPT DU POLITIQUE 737
Chez l'un, la question ultime est adressée à l'homme, car le juste est un
objet de foi. La foi elle-même est le « baSlion inexpugnable » du politique
et son « noyau indeSiructible ». Chez l'autre, la question ultime est posée
par l'homme, car le juste est un objet de raison. Telle est « l'alternative
fondamentale » entre la théologie et la philosophie. « Il eSl impossible,
souligne H. Meier, de combler le gouffre qui sépare la théologie politique
de la philosophie politique ; il sépare Carl Schmitt et Léo Strauss même
là où l'un et l 'autre paraissent avoir les mêmes positions politiques, même
là où ils sont effectivement d'accord dans la critique politique d'un adver
saire commun !!. Pour le juriste, toute réponse à la sommation de l'histoire
est un acte de soumission à Dieu. Du fait de la foi qui est au centre de sa
pensée politique, il se croit lié à une « obligation », la politique n'étant
pas « libre décision », mais « destin ». De son point de vue, la seule façon
d'être sauvé du relativisme, c'est la vérité pleine d'autorité de la Révé
lation et de la Providence. La critique du libéralisme et le Commentaire
straus sien font émerger les présupposés théologiques qui permettent à
Schmitt d'affirmer « l'inéluctabilité » du politique. Pourquoi s'efforce-t-il
de dissimuler ces présupposés ? D'une part, parce que la vérité de la foi est
inaccessible à une discussion avec les incroyants. D'autre part, parce que
le libéralisme « aimerait dissoudre la vérité métaphysique elle-même dans
la discussion ». Il refuse donc d'exposer au débat le noyau théologique de
sa pensée, pour ne pas le relativiser. Au contraire, « il décide d'obéir à la
Siratégie suivante :faire de la 'métaphysique ' du libéralisme l'objet de la
critique, tirer au clair 'la logique de son sySlème métaphysique global ' en
l 'examinant dans la perspective de la théologie politique et attaquer 'la
croyance en la discussion ' sans exposer à la discussion la subSlance intime
de sapropre politique, sans la livrer à la 'conversation éternelle ' ou laisser
s 'en emparer 'l'affrontement éternel des opinions ' qui la relativiserait ».
Strauss, lui, ne pense pas à l'horizon de la foi quand il écrit que la critique
du libéralisme « ne peut être menée à son terme qu'à la condition de
conquérir un horizon au-delà du libéralisme »692.
692 Sur cette partie, cf. La notion de politique, pp.50, 73, 98, 103-107, 111-1 12, « L'ère des
neutralisations et des dépolitisations » , p.145, L. Strauss,Ibid, pp.143-146, 149-150, 153-
738 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
155, 160, H. Meier, Ibid, pp.53, 71-72, 76, 82, 84, 86, 89-90, 93-94, 99-102, 112-113,
115, 1 1 8-120, 126-127 146, dont les citations sont extraites, ainsi que Théologie politique
l, pp.65-66, 71, 73.
693 L. Strauss : Maïmonide, Op. cit., pp.17-23.
LE CONCEPT DU POLITIQUE 739
Sauf entre 1937 et 1945 voire 1950, il semble bien que l'ennemi ultime
soit le bolchevisme russe. Celui-ci, non content de réaliser « cette alliance
du socialisme et de l 'âme slave que Donoso Cortès a prédite dès 1848
comme allant être l'événement décisif du siècle suivant », a également
«pris au sérieux l 'anti-religion de la technicité » et constitué un État
d'une puissance sans précédent, incarnant parfaitement la maxime cu
jus regio ejus oeconomia. Les Russes ont «percé àjour nos grands mots
744 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
702 « L'ère des neutralisations et des dépolitisations », p.133 ; « L'unité du monde » l et II,
pp.235, 245 ; « Trecento anni di Leviatano » , p.149.
703 Sur cette partie, cf. « L'ère des neutralisations et des dépolitisations », pp.133-153, dont
les citations sont extraites, ainsi que L. Strauss : « Commentaire de 'La notion de poli
tique' » , Ibid, p.158 ; H. Meier, Ibid, pp. l lO-1 l 6 ; M. Revault d'Allonnes : « Lectures de
la modernité... » , Ibid, pp.96-97.
704El nomos de la tierra. , p.148.
..
LE CONCEPT DU POLITIQUE 745
709 Sur cette partie, cf. La notion de politique, pp.97 -103, dont les citations sont extraites.
7 W J. Freund : L 'essence du politique, Paris, Sirey, 1986 (1965), pp.456-459.
748 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
Dans les aunées 1950, Carl Schmitt revient sans cesse sur le « cauchem
mar » de « l'unité du monde ». Cette « unité » qui le hante n'est pas l'unité
zoologique et éthique de l'espèce humaine, ni l'unité que créent l'économie
et la technique modernes, mais l'unité et l'organisation politiques du genre
humain, « l'unité dans l'organisation de la puissance humaine, celle qui
entend planifier, contrôler, dominer le monde entier ». L'humanité serait
elle mûre pour supporter un centre unique de la puissance politique ? Telle
est la première question décisive. Plus que jamais, le juriste se place sur le
terrain de la théologie politique. L'unité, la dualité et la pluralité posent des
problèmes théologiques, philosophiques et moraux : « toutes les queSiions
se convertissent en queSlions métaphysiques », y compris et surtout celle
du One World. Ces problèmes, le juriste les souligne « contre les tendances
vers l 'unité du monde, aussi répandues que superficielles ». « Dans l'ordre
des choses humaines, l 'unité nous apparaît comme une valeur absolue ».
Mais peut-on poser en règle générale et abstraite que l'unité est préférable
à la pluralité ? « Absolument pas ! », clame-t-il. L'ordre idéal n'est pas
nécessairement une organisation unitaire, et l'unité en elle-même peut se
résoudre dans le bien comme dans le mal. « Le royaume de Satan lui aussi
eSl une unité ». Schmitt fait allusion à l'épisode biblique du refus divin de
l'unité du genre humain : «face à de nombreuses formes modernes, arti
ficielles etforcées, d'unité, j 'ose dire que la confusion babélique peut être
meilleure que l 'unité de Babel !!. Il rejette ainsi la « Tour de Babel norma
tiviSle »711 et il s'oppose à « l 'État universel »712, parce qu'ils représentent
tous deux la tentative impie de réaliser le paradis sur terre, « l'unité baby
Ionienne » manifestant le désir sacrilège qu'a l'homme de se faire Dieu.
2. B/POlAR/TÉETII/STOR/USUE
Les masses des pays industrialisés, mais aussi les classes dirigeantes à
la tête de la politique mondiale, communient dans cette vision d'un uni
vers uni par la technique. Toutefois, loin de l'unité, le monde politique
d'après 1946 donne le spectacle de la bipolarité, du dualisme de deux sys
tèmes antagonistes, bref, un gigantesque clivage ami -ennemi entre États
socialistes et États capitalistes7 14• Ce clivage s'exprime par un mélange
de guerre froide et de guerre ouverte, entrecoupé de conférences inter
nationales. Si l'unité est le plus souvent considérée comme « bonne en
soi », la dualité est quant à elle jugée « dangereuse ». Binarius numerus
infamis, disait Thomas d'Aquin, cité par Schmitt. Mais le théologien pen
sait à l'Un ; le juriste, à des « tierces forces » ... La tension dualiste est
donc perçue comme « un état transitoire. . . insoutenable » qui exige une
décision. Comment se résoudra la dramatique tension dualiste ? Telle est
la deuxième question décisive. Le conflit Est/Ouest donne l'image d'une
confrontation idéologique entre deux types, « totalement irréductibles
les uns aux autres, de classes et de groupes dominants ». En vérité, « la
tension inhérente au dualisme suppose dialectiquement l 'exiSlence d'une
affinité réciproque -et donc d'une unité. . . L 'affinité tient tout entière dans
la vue-du-monde (et de l'hiSloire) propre aux deux acteurs du duopole
mondial. La lutte mondiale entre le catholicisme et le proteSlantisme, entre
lejésuitisme et le calvinisme aux XVl'm, et XV/l'm, siècles supposait unfond
commun chrétien. . . De même, c 'eSl une seule et même auto-interprétation
hiSlorico-philosophique qui sous-tend aujourd'hui la dualité du monde ».
La «foi » dans le progrès technique étant la « philosophie de l'histoire »
commune à l'Est et à l'Ouest, la séparation -le Rideau de Fer- s'accomplit
à l'intérieur d'une idéologie commune. Libéralisme et marxisme partagent
la même « pensée techno-économique » en lutte contre la « théologie po-
7l4Clivage évoqué dès 1928 (Théorie de la ConSiitution, p.371) et 1932 (La notion de
politique, pp.78-79).
LE CONCEPT DU POLITIQUE 7 51
l'Est. Mais son noyau intellectuel est encore une interprétation téléolo
gique de l'histoire, celle de Kant, Saint-Simon, Comte ou Spencer, qui
«poSl:ule le progrès industriel d'une humanité planifiée ». La doctrine
Stimson (cf. infra) est l'exemple-type de ce credo de « l 'unité du monde »,
sorte de « religion de réserve » de l'interventionnisme US. L'argumentaire
du secrétaire d'État américain est une véritable «profession de foi »,
l'expression d'une certitude « métaphysique », même si elle ne revendique
qu'une prétention positiviste. Il déclare que la Terre en 1941 n'est pas plus
grande que les États-Unis en 1 861 , déjà trop petits pour l'antagonisme
des États du Nord et des États du Sud. Bref, elle est trop petite pour faire
place à deux systèmes politiques opposés. Remplaçant l'ancien « plura
lisme philosophique » de William James, qui considérait la pluralité des
conceptions comme la formule même de la modernité, cette doctrine est
devenue la doctrine officielle de la plus grande puissance du globe. Aussi
a-t-elle acquis la force d'une vérité d'évidence. La « foi » dans le pro
grès était au XVIII'me siècle la conviction philosophique des Lumières. Au
XIX"''', elle fut le credo du positivisme. Au XX"''', les intellectuels s'inter
rogent sur le décalage entre le progrès technique et le progrès moral : ils
s'inquiètent des nouveaux moyens technologiques qui ont rendu l'homme
plus puissant, mais non meilleur. Les masses, elles, continuent de pratiquer
la « religion de la technicité » et assimilent tout progrès technique à un
« nouveau pas vers le paradis terrestre du One World ». Quant à savoir
qui seront les détenteurs du pouvoir unitaire planétaire, « cette queSiion-là
eS/; dangereuse et ne peut être posée ». In fine, l'Est et l'Ouest partagent
l'idéal commun d'une Terre unie par l' électricité, selon le mot de Lénine.
Ils se rejoignent dans leur interprétation philosophico-historique du pro
grès technique.
7 17R. Aron : Paix et GuelTe entre les nations, Op. cit., p.747. Lire aussi, du même auteur,
La société indu1trielle et la guerre, Paris, Plon, 1959, ainsi que J. Freund : Sociologie du
conflit, Paris, PUF, 1983, ppAO-49.
LE CONCEPT DU POLITIQUE 753
7 1 8 Extrait de « Nomos, Nahme, Name », cité par H. Meier, Ibid, pp. 12l-122.
754 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
7 1 9 « NehmeniTeilen/Weiden... », pp.95-113.
756 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
720 Sur cette partie, cf. « L'unité du monde », l et II, pp.225-245, dont les citations sont ex
traites, ainsi que Terre et Mer, p.81 ; « Drei Moglichkeiten eines chrisUichen Geschichts
bildes » , p.297 ; « The Legal Worl Revolution », pp.79, 86 ; H. Meier, Ibid, pp.69-76.
LE CONCEPT DU POLITIQUE 757
« L 'on peut très bien penser », « il est très probable »722, que le dualisme
mondial soit plus proche de la pluralité que de l'unité. Le développement
technique ne mène pas, espère Schmitt, à l'unité politique du genre hu
main, car entre « l'utopie » du One World et « l'archaïsme » de l'État,
s'inscrit la vraie « modernité » des Grossraume. « La grande antithèse de
la politique mondiale » porte donc, non sur l' opposition Est- Ouest, renp
voyés dos-à-dos, mais sur l'opposition entre l'universalisme du monde
unipolaire centralement dominé et la pluralité des « grands espaces » équi
librés723199 Comment l'antagonisme entre le dualisme de la guerre froide
-le condominium- et le pluralisme des tierces puissances -la multipolari
té- se résoudra-t-il ? Telle est la troisième et dernière question décisive.
L'émergence de tierces forces manifeste « la dialectique de tout pouvoir
humain, qui n 'eS/; jamais illimité »724. Le conflit Est-Ouest favorise lui
même, dialectiquement, cette émergence. Primo, chacun des protagonistes
73 1 « The Legal World Revolution », p.Ao. L'Union européenne étant liée et subordonnée
à l'OMC et à l'OTAN, elle ne peut constituer ni un « grand espace » économique eu
ropéen ni une défense européenne.
732 « L'unité du monde » l, p.230.
733 « The Legal World Revolution », pp.88-89.
760 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
Les études de Carl Schmitt sur la guerre, la guerre totale, la guerre froide
et la guerre révolutionnaire, avant et après 1945, sont à l'intersection de la
science politique et du droit international, puisque la belligérance est à la
fois acte politique et institution juridique. Il s'agira ici d'analyser Bellone
ainsi que la théorie du partisan du point de vue de la science politique,
la problématique du bellum juSl:um et les effets de la guerre de partisans
sur le droit des gens étant abordés dans la partie consacrée au droit inter
national. Plus que le concept de guerre lui-même, l'auteur a examiné les
différentes formes de guerre dont il a été le témoin engagé et l'observa
teur attentif, de 19 1 4 à 1962 : de la Première Guerre mondiale à la guerre
froide et à la guerre révolutionnaire (soviétisation de l'Europe centrale,
guerres de Corée, d'Indochine, d'Algérie ... ) en passant par les crises et
conflits de l'entre-deux-guerres (occupation de la Rhur, conflit sino-japo
nais, guerre d'Espagne ... ) et par la Seconde Guerre mondiale. Celle-ci a
été l' épicentre de la « guerre civile internationale » qui, selon l'interpré
tation schmittienne, débute en 1 91 7 avec l'intervention américaine et la
révolution russe, et s'achève en 1949 avec la division de l'Allemagne en
deux États antagonistes. Le second conflit mondial fut marqué par divers
types de belligérance qui tous, plus ou moins, ont en définitive fait l'objet
des réflexions du juriste.
1) La guerre sur terre à l' Ouest fut « classique », dans ses moyens sinon
dans ses buts.
736 N. Sombart : Chronique dJunejeunesse berlinoise, Paris, Quai Voltaire, 1992, p.322.
ÉLÉMENTS D 'UNE THÉORIE DE LA GUERRE 763
Les débats sur la question de savoir si tel acte est pacifique ou belliqueux,
partent du principe que la distinction entre paix et guerre est « complète
et exclusive », autrement dit, que « tout ce qui n'est pas guerre est paix
au sens (du) droit international ». C'est ce raisonnement qui a notamment
servi à caractériser l' action du Japon contre la Chine en 1 93 1 . Carl Sch
mitt s'en prend à « Hans Wehberg, pacifiSle de renom et professeur à
Genève ». Ce dernier a qualifié d'« occupation pacifique » l'opération
militaire menée par Tokyo, alors membre permanent du Conseil de la
SDN, bien qu'elle ait donné lieu à des batailles meurtrières. « Comment
pareille jurisprudence eS/;-elie possible ? Comment devant des combats
sanglants faisant des dizaines de milliers de morts, ose-t-on encore parler
d'occupation pacifique, bafouant ainsi defaçon macabre et le mot et l'idée
de paix ? En réalité, le raisonnement sous-jacent eS/; le suivant : il y a la
paix ou la guerre. Qu 'eS/;-ce que la guerre ? Tout ce qui n 'eS/; pas moyen
pacifique. Qu 'eS/;-ce qu 'un 'moyen pacifique ' ? Tout ce qui n 'eS/; pas la
guerre. Il n 'y a pas de moyen terme. Une 'occupation pacifique ', même
ponctuée de batailles. . . sévères, n 'eS/; pas la guerre !!. C'est la tentative
de proscrire la belligérance et de discriminer « l'agresseur » qui provoque
ce genre de fiction. Pour apparaître dans leur « droit », non seulement les
Puissances ne déclarent plus la guerre ni ne reconnaissent l'état de guerre,
mais encore elles qualifient leurs actions militaires de « maintien de la
paix », « sanction », « exécution », comme si une pseudo-licéité suffisait à
déterminer le caractère réellement pacifique de leurs actions.
LA « GUERRETOTAlE»
740 Cf. D. Schindler : « Aspects contemporains de la neutralité », RCADI, 1967 II, pp.225-
313, pp.239-240, 261-294.
74 1 Sur cette partie, cf. « Du rapport entre les concepts de guerre et d'ennemi », pp.165,
169-174, 176, dont les citations sont extraites, ainsi que « Ueber die il1llere Logik der All
gemeinpakte auf Gegenseitigkeit » , pp.204-209.
768 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
Comme toute guerre, la guerre totale est à la fois action (de combat)
et état (d'hostilité). Normalement, c'est le degré d'hostilité qui détermine
l'intensité du combat et, inversement, c'est l'intensité du combat, débor
dant éventuellement sur les civils, qui reflète le degré d'hostilité. Le ju
riste adopte cette logique clausewitzienne lorsqu'il développe l'enchaîne
ment : « ennemi total, guerre totale, État total » (Totaler Feind, totaler
Krieg, totaler Staat). « L'ennemi total » appelle la « guerre totale » et la
« guerre totale », « l'État total », seul capable de réaliser la « mobilisa
tion totale » indispensable à la « guerre totale ». De même que la guerre
implique l'hostilité, la guerre totale implique l'hostilité totale. L'une pro
cède de l'autre. Mais cette logique n'est pas toujours vérifiée, remarque
Schmitt. La guerre peut monter aux extrêmes du seul fait de l'ampleur des
engagements, ainsi en 1914- 1 9 1 8 : l'affrontement prolongé entre armées
industrielles de masse transforma l'hostilité en épiphénomène du combat.
Les États européens glissèrent dans la guerre totale alors qu'il n'y avait pas
d'hostilité totale entre eux ! C'est l'escalade de la guerre ruilitaire conti
nentale et de la guerre extramilitaire maritime qui poussa aux extrêmes
de la violence. La conclusion d'une telle escalade ne fut pas un traité de
742 « Totaler Feind, totaler Krieg, totaler Staat », pp.235-237 ; « Du rapport entre les con
cepts de guerre et d'ennemi », pp.165-175. Cf. J. Perré : Les mutations de la guerre mo
derne. De la révolution française à la révolution nucléaire (1792-1962), Paris, Payot,
1962 ; François Géré, Thomas Widemarm (diI.) : La guerre totale, Paris, ISC-Economica,
2001.
ÉLÉMENTS D 'UNE THÉORIE DE LA GUERRE 769
743 « Die Ara der integralen Politik », pp.13-14 ; « Totaler Feind, totaler Krieg, totaler
Staat » , pp.235-239 ; « Du rapport entre les concepts de guerre et d'ennemi » , p.166.
744 « V6lkerrechtliche Neutralitat und v61kische Totalitat », p.260 ; « Neutralité et neu
tralisations ... », p.116 ; « Führung und Hegemonie », p.520 ; « La mer contre la terre »,
p.137 ; Terre et mer, p.24.
770 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
748 C'eSl: chez Mao Tsé-toung, auquel Schmitt aime à se référer, que se trouve lajuSl:ifi
cation de ce choix. Cf. A. Glucksmann : Le discours de la guerre, Paris, Grasset, 1979
(1967), « Autour d'uoe pensée de Mao Tsé-touog », pp.361-400.
749 « L'unité du monde » l, p.232.
750 Théorie du partisan, pp.309-310.
774 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
LA « GUERREFROIPE »
75 1 Sur cette partie, cf. La notion depolitique, pp.46-47, 51-52, 56, 77, 98-99, 113, 18 8 ;
« Du rapport entre les concepts de guerre et d'ennemi », pp.166-167 ; Die Wendung zum
diskriminierenden Kriegsbegrif.{, pp.2, 5 1 ; El nomos de la tierra. .. , pp.98-101, 363-364 ;
Théorie du partisan, pp.264-265, 300-301, 306, 310, 326 ; « The Legal World Revolu
tion », p.88 ; J. Freund, préf. à La notion de politique, pp.37-38 ; J.-F. Kervégan, Ibid,
pp.332-334 ; Ph. Raynaud, Ibid , pp.l02-109.
ÉLÉMENTS D 'UNE THÉORIE DE LA GUERRE 777
taires, qui a toujours constitué une pratique normale dans les relations in
ternationales. Le juriste allemand met l'accent sur l'hostilité afin de saisir
le phénomène atypique de la guerre froide. Le sociologue français, lui, met
l'accent sur la violence en tant que critère de la guerre, celle-ci étant défi
nie par la spécificité du moyen : l'usage de la force armée. Cette spécifica
tion clausewitzienne l'autorise à conserver l'alternative : paix ou guerre, la
guerre impliquant l'emploi de la violence armée. Schmitt va à l'encontre
de ce raisonnement. La guerre procède de l'hostilité. Si elle est la conti
nuation de la politique, cela signifie que la politique contient un élément
d'hostilité virtuelle. Si la paix porte en elle la possibilité de la guerre, ce
que l'expérience confirme, elle porte également cet élément d'hostilité. La
guerre froide n'est donc ni paix, ni guerre, mais, procédant de l'hostilité,
elle est une « mise en œuvre » de cette hostilité. Freund écrit en écho : « il
Y aura. .. aussi un vaincu de la guerre froide »752 .
A. EST/OUEST, TERRE/11ER
757 « La mer contre la terre », p.137. Sur l'amiral CaStex et sur la correspondance entre
l'antagonisme soviéto-américain et l'opposition puissance continentale/puissance mari
time, cf. H. Coutau-Bégarie : « Pour une analyse historique et géopolitique de la puis
sance maritime », Hérodote, n032, 1/1984, pp.54-77, La puissance maritime. CaSlex et
la stratégie navale, Paris, Fayard, 1985, « La dialectique caStexienne de la terre et de la
mer » , pp.219-248.
ÉLÉMENTS D 'UNE THÉORIE DE LA GUERRE 781
LA T�EORIE DU PARTISAN
761 L'intérêt accordé à Salan a été négligé par H. Savon (<< L'ennemi absolu », Guerres et
Paix, nOl2, 2/1969, pp.76-79, recension de Théorie du partisan) et par J. Freund (dans sa
préface), mais pas par R. Aron (Penser la guerre. Clausewitz, Op. cit., pp. 1 l 7-123, 219-
222). Sur la guérilla, cf. G. Chaliand : Stratégies de la guérilla. Guerres révolutionnaires
et contre-insurrections. Anthologie historique de la Longue Marche à nos jours, Paris,
Gallimard, 1984 (1979). Pour une analyse juridique, cf. H. Meyrowitz : « Le statut des
guérilleros dans le droit international », JDI, 1973, pp.875-923.
784 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
Toutes les époques ont connu des règles de la guerre et, par conséquent,
des transgressions de ces règles. Les guerres civiles et les guerres colo
niales de l'histoire universelle ont vu l'apparition d'éléments que l'on
pourrait qualifier d'« irréguliers » ou de « partisans ». Mais la différence
entre combat régulier et combat irrégulier étant fonction de la définition du
« régulier », cette antinomie « concrète », non pas « normative », ne sur
vint qu'avec les formes d'organisation politico-militaire nées des guerres
de la Révolution et de l'Empire. L'irrégularité du partisan est ainsi dé
terminée par la régularité étatique et militaire telle qu'elle fut établie par
Napoléon dans l'État français et l'armée française, quand bien même
cette « régularité » était elle-même issue des méthodes révolutionnaires
résultant de la levée en masse et de la conscription. Les guerres contre les
Indiens d'Amérique aux XVII'me et XVIIIême siècles, la guerre d'Indépen
dance américaine et même la guerre de Vendée, appartiennent à un « stade
pré-napoléonien ». C'est le guérillero espagnol qui, le premier, combattit
en irrégulier la première armée régulière au sens moderne : combat révof
lutionnaire dans ses modalités, contre-révolutionnaire dans ses mobiles.
764 « Mouvoir l'Achéron », c'est ce qu'envisagea Bismarck en 1866, lorsqu'il était décidé
à utiliser les nationalismes hongrois et même slaves contre l'Empire habsbourgeois. C'est
ce que tenta le gouvernement allemand en 1914-1918, lorsqu'il soutint les mouvements
nationalistes ou socialistes contre les empires coloniaux franco-britarmiques ou l' État
tsariste.
ÉLÉMENTS D 'UNE THÉORIE DE LA GUERRE 787
Les « tiers intéressés » sont les Puissances étrangères qui soutiennent les
partisans, en leur livrant des armes, en leur procurant un refuge ou en leur
conférant une reconnaissance politique, donc une légitimation internatio
nale. Celle-ci est décisive pour éviter à la guérilla de dégénérer en pur et
simple banditisme armé. Combattants irréguliers, les partisans dépendent
du soutien matériel et moral d'une Puissance régulière intéressée. Ainsi,
le guérillero espagnol puisait sa légitimité dans sa défense de la patrie ;
mais Wellington était lui aussi un élément de la guérilla espagnole. La lutte
contre Napoléon était menée avec l'aide de l'Angleterre, qui en était la
véritable bénéficiaire. Cette relation entre partisans et « tiers intéressé » est
encore plus forte au xxcm, siècle, dans la mesure où le perfectionnement
des moyens techniques du combat fait que le partisan ne saurait se passer
d'un allié qui l'équipe en armements et en munitions. Surtout, le « tiers
intéressé » confère une amitié politique au partisan, d'autant plus décisive
que l'irrégulier doit inévitablement se légitimer par référence au régulier,
soit en se faisant reconnaître par un régulier, soit en imposant une nouvelle
régularité (un nouvel ordre politique). « L 'irrégularité à elle seule n 'eSl
conSlitutive de rien, elle devient simplement une illégalité ».
767 Allusion à « l'idéal social » des guerres victorieuses dont parlait Kaufmarm.
ÉLÉMENTS D 'UNE THÉORIE DE LA GUERRE 791
768 Raymond Aron distingue, lui aussi, mais sous un autre angle, la « guerre de libération
nationale » et la « guerre révolutionnaire ». La première oppose un parti à l'autorité co
loniale ; elle atteint sa finalité politique dès lors qu'il suffit aux partisans de ne pas perdre
pour gagner. La seconde oppose deux prétendants au pouvoir à l'intérieur d'un même
pays ; elle est une guerre d'anéantissement. La confusion entre les deux fOlmes de guerre
tient à leur parenté tactique et à la pluralité des cas intennédiaires, la « libération nation
ale » étant souvent synonyme de « révolution sociale ». L'auteur établit également une
autre distinction : entre le franc-tireur, livré à lui-même et dont l'engagement politique se
confond avec la défense de la patrie, et le partisan au service d'une idéologie politique,
militant d'un parti et soldat d'une armée (Ibid, pp.61-79, 97-116, 187-207).
ÉLÉMENTS D 'UNE THÉORIE DE LA GUERRE 793
7 69 Sur la Leninskaya Tetradka et la pensée de Lénine sur la guerre et la paix, cf. B.e.
Friedl : Cahier de Lénine sur Clausewitz, in Les fondements théoriques de la guerre et
de lapaix en URSS, Paris, Médicis, 1945, pp.39-90, ainsi que B. Lang, art. cit., pp25-73.
794 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
77 1 Aron a souligné les points de divergence qu'il a avec Schmitt au sujet du phénomène
partisan. « Carl Schmitt, ainsi que je l'ai fait, va des édits prussiens d'avril 1 8 13, de
Clausewitz et Gneisenau, aux francs-tireurs français, aux résistants européens et à Che
Guevara en passant par Lénine et par Mao Tsé-toung. Mais ... dans la série théorique, un
court article de Lénine tient une place essentielle alors que les articles de 1915-1917 sont
à peine mentionnés. En revanche, Hitler et la substitution de la race à l 'État et au peuple
en tant que sujet historique nefigure pas. Enfin, le lien établi entre le partisan et l 'hostilité
laisse l'esprit insatisfait. Curieusement cejuri1fefinit par oublier le rapport inévitable du
partisan à l 'État H. En outre, le sociologue français soutient que Schmitt aurait peu et mal
saisi la distinction entre le partisan « tellurique » et le partisan « révolutionnaire », malgré
son « allusion » à l'influence qu'exerce la « technicisation » sur le partisan. En vérité, le
juriste allemand a souligné cette distinction et ses propos sur la « technicisation » sont
loin de se limiter à une « allusion ». Plus loin, Aron admet que Schmitt a reconnu la dm
alité, « mais sans la mettre au centre », du partisan national et du révolutionnaire profesa
sionnel. Le juriste a également souligné le rapport du partisan à l' État en insistant sur
le rôle du « tiers intéressé » et sur la dialectique de la régularité et de l'irrégularité. En
revanche, Aron a vu juste lorsqu'il remarque « l'oubli » schmittien du maillon Luden
dorff-Hitler, qui donne un sens spécifique à « l'hostilité absolue ». Aron dénonce encore
la substitution par Schmitt de ses propres notions à celles de Clausewitz ou de Lénine. Il
« affilTIle que, aux yeux de Lénine, seule la guerre révolutionnaire est une vraie guerre,
parce qu'elle émane de l'hostilité absolue ; tout le reste est jeu conventionnel ». Or, pour
le marxisme-léninisme, continue le sociologue, les guerres entre États capitalistes ne sont
pas des « j eux ». Mais Schmitt dit simplement que relativement à la guerre révolution
naire, les autres fOlTIles de guerre apparaissent comme des « j eux ». Ainsi, lorsqu'il op
pose « guerre » et« jeu », Lénine souligne le contraste entre les « guerres en dentelle » du
XVIIIème siècle et les guerres nationales de la Révolution et de l'Empire. La notion d'« hos
tilité absolue » n'appartient pas à Clausewitz, observe Aron : la « guerre absolue » est
un concept-limite qui n'implique nulle « criminalisation » de la guerre. Mais le juriste a
t-il jamais soutenu le contraire ? Certes, les rédacteurs du Traité de Versailles qui auraient
« criminalisé » la guerre, d'un côté (ce que Schmitt a finalement récusé dans son Nomos
der Erde) et les marxistes-léninistes, de l'autre, n'ont rien de commun. Lénine ignore la
798 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
L'auteur de la Theorie des Partisanen ne fait pas que se tourner vers son
ennemi communiste, « ce frère extrémiSle »772 . Il se demande aussi com
ment s'opposer à la révolution et à la guerre révolutionnaire. A cet égard,
la phrase centrale est la suivante : les écrits majeurs de Mao datent de
1936-1938, « dans les années mêmes où l'Espagne se dégage de l 'emprise
du communisme international par une guerre de libération nationale ».
Dans cette perspective, c'est à Raoul Salan, le chef de l'OAS à la fin de la
guerre d'Algérie, que s'intéresse Carl Schmitt . Le général français a dé
voilé un conflit existentiel décisif : le conflit qui naît inévitablement lors
qu'un combattant régulier lutte contre un combattant irrégulier. « Il faut
opérer en partisan partout où il y a des partisans », disait Napoléon. C'est
à ce défi qu'ont été confrontées la Wehrmacht en 1940-1944, puis l' armée
française en Indochine et en Afrique du Nord. Dans sa lutte contre le FLN
et par son refus d'abandonner l'Algérie, Salan s'est transformé lui-même
en partisan, jusqu'à déclarer la guerre civile à son propre gouvernement,
s'arrogeant le droit de décider lui-même qui était l'ennemi réel. C'est cette
« rébellion tragique » qui est au coeur de l'analyse du juriste.
Son arrestation puis son procès donnent l'occasion à Carl Schmitt d'évo
quer « le problème de la juSlice politique », problème qui est lancinant,
chez lui, depuis Nuremberg. L'accusation porta sur la tentative de putsch
des généraux et sur les attentats de l'OAS. A l'ouverture de l'audience, Sa
lan assuma une responsabilité plénière, en tant que chef de l'organisation
secrète. Il protesta contre la réduction du procès à la période d'avril 1961
(putsch des officiers) à avril 1962 (arrestation du général), qui revenait à
estomper les mobiles véritables des membres de l'OAS et à transformer un
processus politico-historique en éléments infractionnels d'un Code pénal.
Après avoir dénoncé, à la fin de sa déclaration, la «parole reniée » et les
« engagements trahis », il garda le silence - attitude classique de la part
800 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
d'un accusé lors d'un procès politique - pendant toute la durée des débats.
Schmitt souligne cette volonté de garder le silence, qui fut aussi la sienne
après 1945, comme elle fut celle de Jésus devant ses juges. Les propos
religieux de l'avocat général lors de son réquisitoire -non content d'in
terpréter le silence du général Salan comme de « l 'orgueil » et comme un
refus de se « repentir », il s'était mis à parler en « chrétien qui s 'adresse
à un chrétien » pour lui reprocher d'avoir repoussé la « grâce du Dieu
miséricordieux » et de s'être voué à la « damnation éternelle » par son
« obSlination irrémissible »- permettent à Schmitt de faire « entrevoir les
abîmes que cachent les subtilités et la rhétorique d'un procès politique »773.
Les partisans ont besoin d'une légitimation politique s'ils veulent évi
ter de tomber dans la criminalité pure et simple. Or, dans le cas de Sa
lan, la légalité prouva sa suprématie sur toute forme de légitimité. « La
République française eSl un régime où la loi eSl souveraine ». La légalité,
forme rationnelle, suprême et moderne de la légitimité, est le seul type de
légitimité que la République reconnaisse. Ni la justice ni l'armée ne sont
au-dessus de la loi. Le ministère public au cours du procès, ne cessa d'in
voquer la « souveraineté de la loi », à laquelle ne sauraient être opposés
aucun « droit » ni aucune distinction entre « droit » et « loi ». Salan en
appela à la nation contre l'État, à la légitimité contre la légalité, comme
de Gaulle en juin 1940. Mais, face à un chef d'État ayant la loi de son
côté, il ne pouvait plus qu'opposer une illégalité à la légalité, «position
désespérée pour un soldat », et « transformer une armée régulière en une
organisation de partisans ». Le procès de l'OAS atteste que la loi, même
contestée, demeure plus forte dans l'État moderne que toute espèce de
droit. Elle reste « le mode de fonctionnement irrésiSlible de toute armée
étatique moderne ». Seul le gouvernement légal a la faculté de désigner
l'ennemi que l'armée combat.
774 L'Allemagne a perdu la guerre car elle n'avait pas d'ami : elle n'a pu rallier les Puis
sances occidentales à sa croisade contre le communisme ; elle n'a su s'en tenir à la guerre
sur un seul front.
ÉLÉMENTS D 'UNE THÉORIE DE LA GUERRE 803
775 Aron a récusé l'analogie entre York à Tauroggen et Salan à Alger et lui a préféré la
comparaison : entre les officiers prussiens de 1 8 1 2 et les gaullistes de 1940 ; entre le
général York en 1 8 1 3 et les chefs militaires français de l'Afrique du Nord en 1942.
1) Le gouvernement du maréchal Pétain possédait tous les signes de la légalité en juil
let 1940 ; le général de Gaulle en Angleterre, aucun. Tandis que les officiers prussiens
passés au service du tsar, agissant en patriotes, ne songeaient pas à transporter avec eux
804 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
3. COSMa-POlITIQUE ET COSMa-PARTISANS
internationaliste et révolutionnaire dans son aspect islamiste, représenté par les « volon-
taires arabes ». Depuis la fin de la Guerre froide, on sait que la figure du partisan est prin
cipalement celle du jihadiste, à bien des égards plus militante, urbaine, « technicienne » et
mondialisée, que patriotique, rurale, « tellurique » et localisée.
DROIT INTERNATIONAL
CRITIQUES DE DROIT INTERNATIONAL SOUS IVE IHAR
n O Le premier écrit de droit international du juriste est une consultation sur le problème
posé par un règlement électoral édicté par la commission d'administration de la Sarre.
78 1 Titre de son recueil de textes de 1939 : « Positions et concepts dans le combat contre
Weimar, Genève, Versailles, 1923-1939 » (PosÎtÎonen undBegriffe im Kampfmit Weimar,
Genf. Versailles. 1923-1939).
782 o. Beaud, préf. à Théorie de la Constitution, p.I08.
814 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
Dans les textes publiés sous Weimar, le juriste ne fait qu'effleurer les
discussions sur l'occupation belligérante, l'occupation pacifique conven
tionnelle et l' occupation pacifique non conventionnelle. Il préfère dénon
cer les manœuvres tendant à séparer de l'Allemagne désarmée et contrôlée
la Rhénanie occupée et démilitarisée, pour la transformer en « objet de
politique internationale ». Les attributs de la souveraineté que l'Allemagne
possède encore, elle les doit, écrit-il, à sa résistance au diktat de Versailles
(par opposition à la « politique d'exécution » poursuivie par les premiers
Cabinets de la République). Mais une série de notions indéterminées in
cluses dans le traité de 1 91 9 sont susceptibles de transformer les provinces
rhénanes en particulier, le Reich en général, en objets de la politique étran
gère des Puissances occidentales. Les réparations et les sanctions, l' oc-
7 86 Cf. « Die Rheinlande aIs Objekt internationaler Politik », « Der status quo und der
Friede », « V61kerrechtliche Probleme im Rheingebiet », « Die politische Lage der ent
militarisierten Rheinlande », « Sprengung der Locarno-Gemeinschaft durch Einschaltung
der Sowjets ».
818 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
Certes, le pacte rhénan inclus dans les accords de Locarno de 1925 em
pêche le renouvellement d'une opération comme celle de l'occupation de
la Rhur. Il protège l'Allemagne d'une invasion française, puisque les litiges
doivent être portés devant le Conseil de la SDN et que le recours uuilatéral
à la force armée est interdit. Plus généralement, les tendances à la prohi
bition de la guerre, dont le point d'orgue fut le pacte Briand-Kellog du 27
août 1928, paraissent bénéficier à l'Allemagne désarmée, puisqu'elles la
mettent à l'abri d'une action militaire de ses voisins. C'est du moins ainsi
qu'on pourrait les interpréter. Mais Schmitt, lui, ne va pas dans ce sens.
Significatives de sa conception du droit international sont les questions
qu'ils posent. Une Puissance désarmée comme l'Allemagne peut-elle faire
confiance à une Puissance armée comme la France ? Peut-elle escompter
que cette dernière se plierait à une décision du Conseil contraire à ses in
térêts ? La SDN, lorsqu'elle règle les différends survenant des traités de
paix, est-elle autre chose qu'une conférence diplomatique d'où sortent des
CRITIQUES DE DROIT INTERNATIONAL SOUS WEIMER 821
compromis d'intérêts entre les Puissances ? Qui a intérêt au Slatu quo sur
le Rhin ? La Rhénanie étant au carrefour des intérêts britanniques, fran
çais et allemands, l'expression « Slatu qUO » a de multiples significations.
Pour les cerner, Schmitt brosse le tableau géopolitique suivant. La Grande
Bretagne est la gardienne du Slatu quo mondial, c'est-à-dire de son hé
gémonie mondiale, face à l'URSS et, depuis la conférence de Bakou de
1921, à une alliance de l'URSS avec les peuples colonisés d'Afrique et
d'Asie. La France, elle, est la gardienne du Slatu quo européen, c'est-à-dire
de son hégémonie européenne, face à l'Allemagne et à une coalition des
Puissances révisionnistes. Londres ne souhaite pas s'engager davantage
sur le continent et ne soutient pas les visées du gouvernement français en
Rhénanie. Paris, au contraire, souhaite renforcer les clauses des traités de
1 9 19-1920, via la Ligue de Genève et les pactes conclus avec ses proté
gés d'Europe centre-orientale. Quant à l'Allemagne, enfin, son intérêt au
Slatu quo ne consiste qu'à empêcher de nouvelles aggravations de sa si
tuation politique, c'est-à-dire de nouvelles restrictions de sa souveraineté.
Elle doit jouer la rivalité franco-britannique et tenter de s'appuyer sur la
Grande-Bretagne contre la France.
7 87 Sur cette partie, cf. « Die Rheinlande aIs Objekt internationaler Politik », in PuB,
pp.26-33 ; « Der status quo und der Friede » , idem., pp.33-42 ; « Vôlkerrechtliche Prob
leme un Rheingebiet » , idem, pp.97- 108 ; Die Kernfrage des Volkerbundes, pp.27-28 ;
« Sprengung der Locamo-Gemeinschaft durch Einschaltung der Sowjets » , pp.337-341 .
Rappelons que le gouvernement allemand refusa de soumettre à la CPJI la question de
la compatibilité du pacte franco-soviétique et du traité de Locarno. Quant au Conseil de
la SDN, il se contenta de constater la violation des dispositions sur la démilitarisation de
la zone rhénane sans en tirer de conséquences. Sur les fOlmes d'occupation militaire, cf.
O. Debbasch : L 'occupation militaire. Pouvoirs reconnus aux/orees armées hors de leur
territoire national, Paris, LGDJ, 1962, préf. M. Flory.
CRITIQUES DE DROIT INTERNATIONAL SOUS WEIMER 825
Dans les années 1920, Carl Schmitt montre la contradiction qui existe
entre le principe de l'autodétermination des peuples, au nom duquel s'est
déroulée la Grande Guerre, et les méthodes modernes de domination, qui
vident de toute substance les notions d'indépendance et de souveraineté.
Sur cette base, il développe en 1932 l'analyse critique de l'impérialisme
américain, de la question des créances de guerre à la doctrine Stimson, en
passant par la doctrine Monroe et le pacte Kellog.
1. LA POCTRINE MONROE
guerre contre le Reich en 1917, quitte à signer un traité de paix séparé avec
lui en 1921. De fait, le gouvernement américain en a le monopole de la
définition, de l'interprétation et de l'application dans chaque cas concret,
puisqu'elle constitue une déclaration unilatérale d'un Président américain.
Nul ne peut exiger des États-Unis, au nom de la doctrine, une action quel
conque, tandis qu'eux, par contre, toujours en son nom, peuvent agir où et
quand ils le veulent. Lorsqu'ils nouent des relations internationales, c'est
immanquablement sous la réserve tacite de la doctrine. Enfin, la question
de savoir si les actions engagées contre un État américain par un État non
américain lésé sont juridiquement licites, est toujours tranchée par Was
hington (exemple du blocus du Venezuela en 1902). Les États-Unis sont
parvenus à faire reconnaître par tous les États du monde, ainsi que par la
SDN, une doctrine dont l'interprétation est leur affaire exclusive, de sorte
qu'on ne peut rien exiger d'eux qui lui soit contraire, tandis qu'ils peuvent
exiger à tout moment son respect, dont ils sont les seuls à décider quel
contenu lui donner.
Sur la base de l'égalité formelle des États, se profilent des formes inédites
de contrôle, car il n'y a pas d'impérialisme sans hégémonie, donc sans in
gérence dans les affaires d'États dépendants. Ces nouvelles méthodes, qui
sont compatibles avec les prescriptions d'un droit international qui interdit
la conquête militaire mais pas l'exploitation économique, trouvent leur
point de systématisation dans le « traité d'intervention » inventé par les
Américains. Ce type de traité permet à un État, les États-Unis en l'occur
rence, d'intervenir de jure, dans des conditions et avec des moyens spé
cifiques, dans les affaires d'un autre État, les États centroaméricains en
l'occurrence, théoriquement « souverain » mais efficacement « contrôlé »
par le biais de clauses restrictives. Celles-ci donnent à la Puissance étran
gère, et à elle seule, le droit de décider si les conditions de l'intervention
sont réunies : troubles à la sécurité et à l'ordre publics, inobservation des
traités internationaux, irrespect des obligations de due vigilance et de due
diligence, etc. L'État qui a la faculté d'exclure l'immixtion d'autres Puis
sances au nom du principe de non ingérence et simultanément celle d'in
tervenir en cas d'exception à l'ordre qu'il a établi, cet État-là est de facto
souverain. Pas celui qui est l'objet de l'intervention. De fait, les retour
nements dialectiques sont fréquents dans les rapports politiques : « celui
qui protège. . . l'indépendance d'un autre État eS/; aussi, très normalement
et très logiquement, celui dont la protection supprime. . . l 'indépendance
du 'protégé ' ». Dans le Slatus naturalis interétatique, répète Schmitt en
1938, « celui qui cherche sa propre sécurité auprès de l'autre lui eS/; déjà
soumis »793. A partir du principe de non ingérence, fondement de la doc
trine Monroe, s'est donc élaborée une pratique qui non seulement justifie
l'intervention mais encore en crée une catégorie juridique particulière.
B. LA RECONNAISSANCEPES GOUVERNEI1ENTS
A. LE PACTE KElLOG
Le pacte de 1928 est le point d'orgue d'une évolution qui profite à Was
hington au détriment de Genève, car le «pouvoir de décider de la paix du
monde, le gouvernement américain l 'a confisqué à la Société des Nations
par le pacte Briand-Kellog ». Ce dernier, de son vrai nom Pacte général de
renonciation à la guerre, conclu à Paris mais dont Washington est le déposi
taire, condanme la guerre « en tant qu'instrument de politique nationale ».
Schmitt lui adresse trois critiques principales, non par pacifisme, mais par
nationalisme et par hostilité à l'inspiration pacifiste du droit international.
B. LA POCTRINE STl/1S0N
qu'« il ne se trouve rien dans le projet américain de traité contre la guerre qui restreigne ou
gêne en quoi que ce soit le droit de légitime défense. Ce droit est inhérent à la souveraineté
de tous les États, et il est contenu implicitement dans tous les traités. Chaque nation est
libre à tout moment et sans égard pour les dispositions des traités, de se défendre, et
elle seule a qualité pour décider ce qui constitue le droit de légitime défense » . Cf. A.N.
Mandelstam : « L'interprétation du pacte Briand-Kellog par les gouvernements et les
parlements des États signataires » ,RGDIP, 1933, pp.53l-605, 1934, pp. 1 79-269.
CRITIQUES DE DROIT INTERNATIONAL SOUS WEIMER 835
l '/I1PÉRIAlISI1E WLTUREl
795 De son côté, Koellreuter remarque que le droit de fixer le droit appartient aux préroga
tives des vainqueurs.
796 J. Barthélémy n'écrivait-il pas en 1917 : « on ne peut nier que les Alliés, qui luttent
pour les principes, aient intérêt à voir les principes lutter pour eux » ? (Op. cif., p.392).
797 Sur cette partie, cf. « Les fOlmes de l'impérialisme en droit international moderne »,
CRITIQUES DE DROIT INTERNATIONAL SOUS WEIMER 837
pp.84-100, dont les citations sont extraites, ainsi que La notion de politique, pp. 71, 127-
128 ; El nomos de la lierra , ppAOI-406 ; « L'unité du monde » 1 et II, pp.227, 239.
...
838 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
LA NATUREJURIPIQUE DE LA SIJN
800 A.A. Fleïcher : L 'analyse juridique du Pacte de la Société des Nations (thèse), Paris,
Ed. de « la vie universitaire » , 1922, pp.70- 135.
801 NatÎonalsozialismus und Volkerrecht, p.S.
840 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
La SDN n'a pas altéré le principe fondamental du droit des gens, à sa
voir la souveraineté des États (la CP JI le confirmera dans son fameux arrêt
Lotus du 7 septembre 1927). Les États souverains demeurent les sujets pri
maires de l'ordre international, car la Ligue, simple sujet dérivé, incapable
de susciter une allégeance, n'est pas indépendante des États ni supérieure
à eux. Elle ne les a pas plus abolis qu'elle n'a éliminé les guerres. Schmitt
dénonce « l' illusion normativiste », issue de l'interprétation « supra-éta
tique » du pacte de 1919, de la suppression du concept de souveraineté en
droit des gens. Cette suppression ne vaut de facto que pour les États qui
sont devenus des objets de la politique internationale. Bref, ledit concept
n'a été « surmonté » que par les formations politiques qui ont disparu
en tant que puissances souveraines ! Certes, l' indépendance politique de
nombreux États n'est plus que formelle en raison de leur dépendance éco
nomique. Certes, « il n 'exiSle aujourd'hui dans le monde plus beaucoup
d'États souverains ». Certes, la tendance est à la réduction de leur nombre,
car seules des formations d'envergure continentale ou des très grandes
puissances détiennent une réelle souveraineté. Mais les peuples qui
conservent une « conscience politique » sauvegardent la souveraineté de
leurs États. Le cas d'exception, non une lecture « positiviste » du droit
international, révèle qui est souverain. En droit des gens, c'est l'État qui
décide, du moins en ce qui concerne les Grands, des questions concernant
son existence et sa sécurité. C'est donc lui qui demeure souverain. Le ju
riste prend l'exemple de la Grande-Bretagne. Celle-ci utilisera volontiers
la SDN pour légaliser ses revendications sur Mossoul, par exemple. Mais
tant qu'elle restera une grande puissance, elle ne laissera pas une instance
internationale décider à sa place, car au moment crucial, elle sera toujours
seule juge de ses affaires, c'est-à-dire souveraine.
806 Cet article est une sorte d'« habillage juridique » de « l'arme économique » développée
par les Alliés contre l'Allemagne pendant la Grande Guerre. Cf. G.-H. Soutou : L 'or et
le sang. Les buts de guerre économiques de la Première Guerre mondiale, Paris, Fayard,
1989, préf. J.B. Duroselle.
848 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
Après la garantie, notre auteur examine la révision. Aucun Slatu quo n'est
éternel, souligne Hans Wehberg ; mais aucun État, continue Carl Schmitt ,
ne renoncera à son intégrité territoriale ou à son indépendance politique
parce que s'élèvent contre lui des revendications « éthiques », tirées du
« droit naturel » ou des « lois de l'histoire ». Plus la SDN voudra proscrire
le recours à la force, plus elle devra envisager de mettre au point des pro
cédures de changement pacifique. Or, le droit international est de nature
nettement « statique » : il est orienté vers le maintien de l'uti possidetis,
pas vers le peaceful change. Son caractère « dynamique » ne réside guère
que dans la clause rebus sic Slantibus selon laquelle les traités peuvent
devenir caducs par suite de la modification des circonstances dans les
quelles ils ont été conclus8". Y a-t-il néanmoins dans le texte du Pacte des
dispositions qui permettent une modification paisible de l'état des choses ?
L'article 26 se borne à énoncer la possibilité d' amender le Covenant. L'ar
ticle 1 1 donne au Conseil de larges possibilités d'intervention, dont l'Al
lemagne désarmée ne peut tirer profit ; il ne permet pas de changer l'état
des choses ; il parle au contraire en faveur du Slatu quo puisque c'est la
Puissance révisionniste qui passe pour « perturbatrice », le « droit » étant
du côté du possédant.
807 Cf. M.M. Radoïkovitch : La révision des traités et le pacte de la Société des Nations
(thèse), Paris, Pedone, 1930, pp.84-237.
850 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
8 1 3 Sur cette partie, cf. Die Kemfrage des Volkerbundes, ppA-82 (conclusion republiée in
PuB, pp.43-44), dont les citations sont extraites, ainsi que Parlementarisme et démocra
tie, p.38 ; P. Papaligouras, Op. cit., pp.335-337 ; M.M. Radoïkovitch, Op. cit., pp.236-246.
Rappelons que la première reconnaissance de l'URSS date du traité du BreSl:-Litovsk,
conclu par l'Allemagne impériale, et que l'Italie fasciste reconnut l'Union Soviétique en
signant avec elle le traité de commerce du 7 février 1924 !
8 14 NatÎonalsozialismus und Volkerrecht, pp.5-9, 17 ; « Sprengung der Lorcarno-Ge
meinschaft durch Einschaltung der Sowjets » , pp.340-341 ; « Die nationalsozialiSlische
Gesetzgebung und der Vorbehalt des 'ordre public' im intemationalen Privatrecht »,
pp.204-211 ; Die Wendung zum diskriminierenden Kriegsbegrif.{, p.IS ; Volkerrechtliche
Grossraumordnung. , pp.17-21.
..
CRITIQUES DE DROIT INTERNATIONAL SOUS WEIMER 861
partient-elle à l'Europe ou n' entretient-elle pas des liens plus étroits avec
les pays d'Amérique latine qu'avec l'Europe centrale et septentrionale ?
La Russie, soviétique ou pas, appartient-elle à l'Europe ? La France, avec
son empire colonial, fait-elle partie de l'Europe, « ce qui reviendrait à lui
permettre d'imposer sa suprématie politique et militaire » ? L'Allemagne
endettée ne doit-elle pas se tourner vers les États-Unis plutôt que vers ses
voisins hostiles ? Le problème de l'Europe se réduit-il à un problème fran
co-allemand ? Porte-t-il sur « la conSiruction d'un complexe économique
qui regrouperait l 'GueS!: de l 'Allemagne, le Nord-ES!: et l 'ES!: de la France,
la Belgique et le Luxembourg !!, c'est-à-dire le coeur houiller et sidérur
gique du continent8 !5 ?
aussi qu'elle soit capable d'en imposer aux grandes puissances et qu'elle
ne fasse plus de distinction entre vainqueurs et vaincus. Faute de quoi,
elle ne sera jamais que l' instrument d'une coalition d'États en conflit avec
d'autres États. La Ligue ne réunit aucune de ces conditions. Elle n'est donc
pas une union universelle. Elle n'est pas non plus une union européenne,
car « elle entretient des liens trop étroits avec les Traités de Versailles,
Saint-Germain, Trianon et Neuilly ». Ayant pour objet la préservation du
Slatu quo de 1919-1920, c'est-à-dire un état « anormal » de paix-guerre,
elle empêche, bien plus qu'elle ne favorise, la pacification ou a fortiori
l'unification de l'Europe.
Tout compte fait, la SDN est une organisation « internationale » qui ga
rantit l'ordre « européen » issu des diktaten. Elle est l'instance à travers
laquelle les États du monde entier statuent sur les problèmes de l'Europe.
Les conférences de la banlieue parisienne avaient déjà vu la participation
de tous les États du globe, notamment le Japon et les États-Unis, alors
qu'elles avaient pour objet principal la redistribution territoriale en Eu
rope centrale, puisque la guerre de 19 14-19 18, à l'instar des guerres de la
Révolution et de l'Empire, avait été une guerre « européenne », devenue
« mondiale » avec l'intervention américaine. La Ligue, observe rétrospec
tivement le juriste en 1950, voulut être à la fois une organisation univer
selle et une organisation européenne. La raison profonde de son échec tient
à cette indécision entre l'universum et le pluriversum 816 •
qu'en réalité, ils sont effectivement présents, d'une façon indirecte mais
efficace, par le biais des États latino-américains membres de la Ligue dont
la politique étrangère est contrôlée par Washington, par le biais aussi de
la doctrine Monroe qu'a reconnue le Pacte et qui met le continent améri
cain à l'abri de toute intervention extérieure. Cette combinaison d'absence
officielle et de présence effective caractérise les rapports entre la SDN et
les États-Unis, entre l'Europe et les États-Unis, isolationnistes au plan mi
litaire mais pas financier. Elle est même inscrite au coeur de la structure
d'ensemble des rapports entre États européens. On l'a dit, il n'y a pas d'ac
cords passés entre l'Allemagne et les Alliés, en matière de réparations, de
dommages de guerre et de dettes, sans qu'il y ait un « citoyen américain »
présent au moment décisif. Après avoir joué un rôle déterminant durant la
guerre mondiale puis à la Conférence de la Paix, Washington entend conti
nuer à jouer un rôle d'arbitre entre les vainqueurs et les vaincus. De fait, ce
sont eux qui arbitrent les clivages européens, pas la Ligue de Genève. Par
conséquent, ce n'est pas vers la SDN que l'Allemagne doit se tourner (en
1928), mais vers les États-Unis.
4. LE MIRAGE EURO-GENEVOIS
818 Sur cette partie, cf. « La Société des Nations et l'Europe », pp.19-29, dont les citations
sont extraites.
8 1 9 Théorie de la Constitution, pp.527-535.
CRITIQUES DE DROIT INTERNATIONAL SOUS WEIMER 867
A partir de l'examen des pactes mis en place par la France sous le cou
vert de la Ligue, Schmitt développe une critique systématique de la sécu
rité collective. En 1938-1939, c'est l'institution de la neutralité qui servira
de vecteur essentiel dans la lutte contre le système collectif de la SDN. Le
concept, selon le juriste, est l'expression d'un droit international « norma
tiviste », c'est-à-dire un droit qui ignore les réalités géopolitiques. En effet,
quelles sont les conséquences virtuelles concrètes d'un traité de sécurité
collective, c'est-à-dire un traité englobant des États qui ne sont pas liés
par une communauté d'intérêts ou de valeurs ? D'une part, les conflits
sont universalisés, au lieu d'être circonscrits, car ces traités, abolissant la
neutralité, ne prévoient pas seulement un « droit d'assistance », mais un
« devoir d'assistance », dont le manquement doit lui-même être sanction
né (<< sanction de la sanction »). D'autre part, tous les États se promettant
assistance sans distinction aucune, chaque cocontractant est tenu de par
ticiper à « l'action collective » sans qu'il soit l'ennemi réel de « l' agres
seur », voire bien qu'il soit l'ami de cet « agresseur ». Pour Schmitt, cette
logique « universaliste » des pactes collectifs, fondée sur une solidarité qui
n'existe pas entre tous les États, les condanme à l' autodissolution.
82 3 « Ueber die innere Logik der Allgemeinpakte auf Gegenseitigkeit » , in PuB, pp.204-
209 ; « Die Ara der integralen Politik » , pp.14-15 ; El nomos de la tierra... , p.362 ; S.
Hoffmann, Op. cil., pp.130-147. Cf. E. Aroneanu : La définition de l 'agression. Exposé
objectif, Paris, Ed. Internationales, 1958.
824 « Ueber die innere Logik der Allgemeinpakte auf Gegenseitigkeit », p.209.
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE III"" IlE!m
825 Ainsi que Schmitt le confiait aujeune Sombart (Ibid, p.322). Rappelons qu'en vertu de
l'article 4 de la loi du 24 mars 1933, le gouvernement, donc le Chancelier, est le maître de
la politique étrangère, puisque les traités n'ont pas à être ratifiés par le Parlement.
826 En droit des gens, la doctrine allemande reflète l'évolution de la politique étrangère du
Reich. Elle passe de l'égalité des droits, de la souveraineté de l' État et du principe des
nationalités, au Grossraum, au Reich et au Volksgruppenrecht, en même temps que l'Al
lemagne passe de la préoccupation de la sécurité à celle de l 'hégémonie. Mais, comme
en droit interne, cette doctrine ne saurait être qualifiée de « nationale-socialiste » qu'avec
précautions, la GleichschaltlUlg n'ayant pas supprimé la variété des opinions ni les contro
verses doctrinales. Néanmoins, les juriSl:es allemands à l'œuvre après 1933 partagent, sur
l'essentiel, des convictions commlUles, qui ont en partie pu être exprimées sous Weimar,
l'avènement du IIIème Reich permettant leur développement dans lUl contexte plus favora
ble.
876 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
En tant que leader d'une doctrine qui considère le droit des gens comme
un « droit géopolitique » et qui entend justifier la révision des traités de
la banlieue parisienne, Schmitt se place désormais à l'enseigne du natio
nal-socialisme et de la « pensée d'ordre concret ». Celle-ci sert de fonde
ment à la revendication de la Gleichberechtigung, à l'idée de la « com
munauté européenne » et du « droit commun européen », à la théorie du
Grossraumordnung et aujus publicum europaeum. Elle est en quelque sorte
la pensée « nationale-socialiste » du droit international selon notre auteur.
Plus précisément, elle est le type de pensée qui doit servir de base juridique
à la nouvelle politique étrangère allemande. Si la décision à elle seule ne
justifie rien : on peut toujours lui opposer une autre décision, « l'ordre
concret », par contre, comporte un type d'argumentation qui permet de
légitimer la lutte contre Versailles ou Genève et de s'opposer à l'École de
Vienne, l'adversaire « intérieure » principale. L'École autrichienne enté
rine le Slatu quo et subordonne l'État à la SDN, car le fondement « posi
tif» de l'ordre international, assimilé à une hiérarchie moniste de normes,
n'est rien moins que les traités de 1919- 1920, « normes supérieures » que
l'Allemagne devrait respecter en vertu du « principe fondamental » pacta
sunt servanda. La doctrine allemande peut d'autant moins récuser la va
lidité des traités de paix sous prétexte qu'ils auraient été conclus sous la
contrainte, que la reconnaissance du caractère licite du recours à la guerre,
prônée par cette doctrine, implique d'admettre le caractère licite du régime
conventionnel instauré à la suite d'une guerre. Mais la « pensée d'ordre
concret » présente l'avantage de soumettre les traités à la « structure » du
système international. C'est avec cette « structure », qui repose sur l'égale
souveraineté des États, que les traités doivent être compatibles. Or, le Trai
té de Versailles comme le Pacte de Genève sont en contradiction avec les
fondements dudit système, c'est-à-dire avec les « droits fondamentaux des
États ». C'est à ce titre qu'ils sont frappés d'invalidité. L'ancienne théorie
des droits fondamentaux des États, critiquée par les nouvelles tendances
du droit international mais reprise par les juristes allemands, sert ainsi de
base de révision aux traités « injustes » en vigueur, qui vont à l'encontre
de la nature « intersubjective » du droit des gens.
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 877
1939-1942, par contre, il souligne que l'État est une réalité géographique
et historique dépassée, qui doit être remplacée par le Reich, mais sauve
gardée en tant qu'« administration ». Le Volksgruppenrecht marque alors
la transition du « droit des États » au « droit des peuples ». C'est toutefois
le Reich, non le Volk, qui devient le nouveau sujet du nouveau droit des
gens827.
De 1933 à 1936, l'ensemble des juristes et leur chef de file, pour qui le
retrait de l'Allemagne de la SDN a clarifié la position du Reich en poli
tique internationale comme en droit international, insistent sur la souve
raineté militaire et l'égalité des droits. La justification de la restauration
de la souveraineté plénière du Reich, c'est-à-dire du réarmement, du ré
tablissement du service militaire obligatoire et de la remilitarisation de
la Rhénanie, s'appuie sur la théorie des droits fondamentaux des États,
sur le principe de la Gleichberechtigung et sur une triple dénonciation :
« l'injustice » du traité de Versailles, le non respect par les Alliés de leurs
propres engagements sur le désarmement, « l'anomalie » de la situation
de l'Allemagne désarmée et démilitarisée au sein de la « communauté des
peuples européens ». Cette justification s'accompagne de la mise en avant
d'un projet fondamental : la volonté d'organiser une coalition européenne,
dirigée par l'Allemagne, contre l'URSS. C'est par référence à ce projet
que sont durement critiqués le système collectif de la Ligue, l'admission
de l'URSS à Genève et le pacte d'assistance mutuelle franco-soviétique828 •
1937 est une année tournant. Après son éviction, le juriste abandonne le
champ du droit interne pour se consacrer presqu'exclusivement au droit
international. Les années 1938-1942 sont d'une densité exceptionnelle
dans ce domaine, comparables à ce que furent les années 1933-1936 dans
celui de la philosophie du droit. Quatre thèmes principaux sont dévelop
pés : le droit de la guerre et de la neutralité, le « droit commun européen »,
le Grossraumordnung, l'opposition terre/mer. D'après Schmitt, la prépa
ration à la « guerre juste » mobilise la politique internationale, notamment
celle des démocraties occidentales, de la crise des Sudètes à l'invasion
de la Pologne. Aussi l'évolution juridique du concept de guerre est-elle
830 Cf. Die Wendung zum diskriminierenden Kriegsbegrif.{, « Das neue Vae Neutris ! »,
« V6lkerrechtliche Neutralitat und v61kische Totalitat », « Neutralitat lUld Neutralisierun
gen... », Der Nomos der Erde...
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 881
832 Cf. « Der Begriff der Piraterie », « Totaler Feind, totaler Krieg, totaler Staat », Der Le
viathan. . . , Volkerrechtliche Grossraumordnung. .. , « Staatliche Souvertinitat und freies
Meer... », « Das Meer gegen das Land », « Beschleuniger wider Willen oder : Problematik
der wesUichen Hemisphare », Land und Meer, « Die letzte globale Linie ».
833 « La formation de l'esprit français par les légistes » , pp.204, 207.
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 883
834 Cf. R.Ch. Nouraï : Recherches sur la conception nationale-sociali1le du droit des gens
(thèse), Paris, Sirey, 1938 ; J. Fournier : La conception nationale-socialiste du droit des
gens (thèse), Paris, Pedone, 1938 ; S. Djokitch : La neutralité et le national-socialisme
(thèse), Paris, Sirey, 1939 ; A. von Freytagh-Loringhoven, Op. cil., pp.9-107, 309-320 ;
M. Korilll1lan : Quand l' Allemagne pensait le monde. Grandeur et décadence d'une géo
politique, Paris, Fayard, 1990, pp.191-249.
884 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
en contradiction avec le Pacte. Pour Bilfinger, c'est avec les bases fon
damentales de la communauté des États que les traités internationaux, y
compris le Pacte, ne doivent pas être en contradiction. « L'ordre concret »
du droit des gens, dirait Schmitt, est plus déterminant que toute règle
conventionnelle. La CPJI elle-même a réaffirmé que l'égale souveraineté
des États est le principe de base du droit international (arrêt du Lotus).
Celui-ci a une structure pluraliste, qui signifie coexistence et indépendance
des peuples égaux en droits, dans le but de protéger la paix et l'ordre com
muns, et ce, conformément au principe de légitimité qu'est le principe des
nationalités835•
C'est donc l'ancienne théorie des droits fondamentaux des États qui doit
servir dans un premier temps à justifier la révision du diktat et à com
battre les nouvelles tendances du droit international. Selon cette théorie,
longtemps considérée comme essentielle, puis critiquée après 1919, enfin
remise à l'honneur après 1933, les États ont dans leurs rapports fonda
mentaux des droits qui existent par eux-mêmes, indépendamment de tout
traité, car ils résultent de l'existence et de la coexistence mêmes des unités
politiques. Ces droits à l'indépendance, à l'intégrité, à l'égalité, au respect
mutuel et au commerce international, sont à la base dujus gentium tout en
tier836 • Pour Schmitt, la reconnaissance de ces droits fondamentaux, aspect
de sa « pensée d'ordre concret »837, s'impose à nouveau comme condition
d'une « paix réelle » et d'une « communauté juridique » entre les peuples
européens. Elle s'impose comme moyen d'en finir avec les constructions
« normativistes » qui sapent le droit des gens « authentique ». C' est bien
sûr au rétablissement de la souveraineté militaire de l'Allemagne que le
juriste pense d'abord : les droits fondamentaux des États incluent le droit
de légitime défense, donc les moyens d'exercer ce droit et d'assurer cette
défense.
835 C. Bilfinger : « Les bases fondamentales de la communauté des États » , RCADI, 1938
II, pp.133-236 ; R. Dronne : « Gleichberechtigung » . Les revendications allemandes de
l'égalité des droits (thèse), Paris, Sirey, 1933.
8 36 Cf. A. Pillet : « Recherches sur les droits fondamentaux des États dans l'ordre des
rapports internationaux et sur la solution des conflits qu'ils font naître », RGD/P, 1898,
pp.66-89, 236-264.
837 Louis Le Fur, lui, comme bien d'autres, met en parallèle le droit des États en droit in
ternational avec le droit des individus en droit interne. C'est pourquoi il qualifie la théorie
des droits fondamentaux des États, qu'il rejette, de « théorie individualiste », confOlme
à la conception du « droit subjectif» (Précis de droit international public, Paris, Dalloz,
1933, pp.34l-347, 365-367).
886 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
Les juristes ont été les victimes d'une « illusion ». Ils ont cru qu'un nou
veau système juridique, d'allure supranationale, était en formation parce
qu'une activité de type juridictionnel se développait en droit international.
« Certains États » jouaient ainsi aux « huissiers » ou parlaient d'« exécua
tion » : allusion à Poincaré et à l'occupation de la Rhur. De l' illusion de
la « juridicisation » des relations internationales, sous l'influence du pa
cifisme, a découlé l'idée « fausse », qui est au centre des nouvelles ten
dances du droit international, selon laquelle le juspositivisme, en vigueur à
l'intérieur des États, pouvait être transposé en droit des gens, dans les rap
ports entre les États. Une partie de la doctrine, en Europe et en Amérique,
a contesté le caractère « juridique » du droit international parce qu'elle
n'y voyait ni création législative ni sanction juridictionnelle, qu'elle esti
mait inséparables de la notion même de « droit ». Les griefs à l'encontre
du droit des gens sont nés de la recherche, pour son organisation et son
fonctionnement, d'éléments de comparaison et de transposition avec ce
que l'on constate en droit interne. On a donc voulu appliquer en droit in
ternational, comme une méthode « générale » et « juridique », la concep-
888 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
838 Cf. A. Rivier : Principes du droit des gens, Paris, A. Rousseau, 1896, 1.1, pp.1 8-24 ; R.
Genet : Principes de droil des gens, Paris, LGDJ, 1944, pp.10-31 ; J. Combacau : « Le
droit international : bric-à-brac ou système ? » , APD, 1986, pp.85-105.
839 N. Politis : Les nouvelles tendances du droit international, Paris, Hachette, 1927, p. l l .
840 Op. cil., pp. 1 l -53 ; G. Scelle, Op. cil., p.86. Ladite confusion n'est pas plus recevable
que celle entre l'acquisition de l'imperium (de la souveraineté) et l'acquisition du domi
nium (de la propriété).
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 889
841 Du point de vue du normativisme de l' École de Vienne, le droit international « tel
qu'il devrait être » est un droit supra-étatique. L' École, c'est là son originalité, entend
concilier la primauté du droit international et la conception positiviste du droit, donc en
finir avec l'équation positivisme primauté de l' État, pour construire un « vrai » droit
=
entre ordres juridiques. La validité de ces ordres juridiques ne peut être simultanée que
si elle se fonde sur un ordre supérieur : le droit des gens lui-même. Ce dernier a pour
tâche de régler la validité des divers ordres normatifs. Il fonne avec les ordres juridiques
étatiques, un seul système normatif hiérarchisé, qui a pour objet unique la personne hu
maine, l'individu devant devenir le sujet du droit international. Le rapport entre le droit
des gens et le droit interne, en vertu de la construction moniste et graduelle du droit uni
versel, ne peut être qu'un rapport de subordination et de confonnité. Du point de vue de
la primauté de l' État, le droit des gens tire sa validité du droit étatique et apparaît comme
une partie de l'ordre juridique interne, librement adopté comme « droit externe » (Zorn).
A l'inverse, du point de vue de la primauté du droit international, c'est le droit étatique
qui tire sa validité du droit des gens et en forme une partie intégrante. Cette primauté
substitue conséquemment à la souveraineté de l' État la compétence juridique conférée à
l' État par le droit international. Cette compétence dérive de l'ordre international, civitas
maxima « souveraine » dont les États sont les « organes » en tant qu'ordres inférieurs.
Chez Kelsen, l'unité du système juridique universel est donc établie sur la base d'un droit
international conçu comme un droit supra-étatique, qui reçoit son caractère obligatoire de
la Grundnorm préétablie réglant la création des nonnes subordonnées. Pour Verdross, le
problème qui se pose est de donner un fondement « positif » au droit des gens. Lui aussi
entend concilier positivisme, primauté du droit des gens et norme fondamentale, car il
n'admet pas plus que Kelsen l'autolimitation ou la volonté de l' État comme fondement
du droit international. Mais chez lui, la Grundnorm n'est plus hypothétique comme chez
l'auteur de la Théorie pure ; elle se concrétise dans la maxime pacta sunt servanda. Les
accords entre les États ne constituent pas par eux-mêmes des règles juridiques, car une
déclaration de volonté ne saurait être une source de droit. Ils ont pour fondement de valid
ité une nonne préétablie qui leur confère leur qualité d'obligation juridique. Cette Grun-
890 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
diktat de Versailles. Pour lui, il est urgent « d'en finir » avec cette forme de
pensée « libérale » et « pacifiste », « indigne de l'Allemagne » mais qui a
largement déterminé l'enseignement du droit dans les universités. Les ju
ristes « libéraux » et « pacifistes », invoquant une théorie « pure », rejettent
le droit naturel, c'est-à-dire les considérations d'équité ou de légitimité, et
revendiquent une conception « positiviste » du droit des gens. Mais quel
est le fondement « positif» sur lequel doit reposer le système juridique in
ternational, sinon le traité de Versailles, le pacte de la SDN étant lui-même
inclus dans ce traité ? La comparaison entre l'exploitation politique du
droit international et sa substance juridique révèle un profond déséquilibre,
car l'instrument de 19 19, si lourd de conséquences politiques, n'a pas les
qualités d'un véritable traité de paix. Imposé au vaincu sans qu'il participe
aux négociations, il n'est qu'un diktat qui entretient un état « anormal »
de paix-guerre, comme l'attestent le « mensonge » de la culpabilité alle
mande, la démilitarisation de la Rhénanie ou le désarmement duReich. .. Si
la Conférence de la Paix avait voulu accoucher d'un droit, non d'un diktat,
elle aurait dû prévoir la participation des Puissances centrales. Elle aurait
également dû suivre les Quatorze points de Wilson, et ne pas se borner
à n'en retenir que le dernier, relatif à la création de la SDN, en évacuant
son principe de légitimité, le droit des peuples à l'autodétermination. Le
Congrès de Vienne de 1 8 1 5 comme le traité de Francfort de 1 87 1 avaient
respecté l'égale souveraineté de la France vaincue, sans qu'il y ait dis
crimination. A l'inverse, un diktat déshonorant l'Allemagne aurait-il dû
inaugurer une « nouvelle époque de l'histoire du droit des gens » ?
845 La doctrine raciale a joué un rôle crucial pendant la guerre, surtout à l'Est. Elle n'a
cependant pas été dominante sous le IIIème Reich, moins encore avant 1939.
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 895
Dans un système normatif qui est au service du Slatu quo, les présomp
tions relatives à la définition de l'agression et à la détermination de l' agres
seur, qui sont l'objet des conventions de Londres du 4 juillet 1933, sont
inévitablement dirigées contre celui qui veut modifier le Slatu quo, de
même que l'appel à un règlement juridictionnel des différends. Par consé
quent, la création d'un système de prévention de la guerre ne revient qu'à
un interdictum uti possidetis au bénéfice des possédants.
896 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
Le traité de Versailles et le Pacte de Genève qui lui est lié sont viciés,
on l'a dit, par leur incompatibilité avec la structure du droit des gens repo
sant sur l'égalité souveraine des États. Le droit international ne se réduit
décidément pas à un « droit des traités ». Ceux-ci ne constituent que l'ex
pression des rapports de forces et d'intérêts existant entre les États, et ils
perdent toute valeur dès qu'ils sont en contradiction avec ces rapports et
ces intérêts. « Certains juristes » ont cru à la possibilité de régler une fois
pour toutes le destin des peuples par des traités. Ce qui était écrit, signé et
ratifié, devait avoir force de loi, sans autre considération sur l'équité des
dispositions ni l'évolution des choses. La SDN devait prendre fait et cause
pour l'accusateur dont le droit basé sur la lettre d'un traité était violé. Mais
un traité contraire au « droit vital » d'un peuple n'a jamais été observé.
Inversement, des rapports entre États établis sur une communauté réelle
d'intérêts et de valeurs, peuvent se passer d'un traité sans cesser d'être
efficaces, puisque ce n'est pas le traité qui crée l'alliance, mais bien la
communauté d'intérêts et de valeurs.
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 897
« supranationale », mais elle n'a pas su établir une claire distinction entre
la guerre « licite » et la guerre « illicite », ni même entre la guerre et la
paiX.
Le système de Scelle n'est pas conçu sur les seules analogies rechtsSlaat
lichen mais aussi sur des analogies fédéralistes. La « fédéralisation » est
l'autre moyen « constructif » utilisé pour « institutionnaliser » la « com
munauté internationale » et pour « intégrer » les États dans la « Constitu
tion universelle supranationale », établie sur le modèle de la Constitution
fédérale. L'examen du « phénomène fédératif» sert à mettre en évidence la
possibilité d'un « ordre constitutionnel international », en tant qu'« ordre
fédéral » composé de « collectivités fédérées ». Pour le juriste français, le
droit interétatique n'est qu'une partie du « droit intersocial ». Le « milieu
intersocial » comprend le « phénomène étatique », le « phénomène colo
niaI » et le « phénomène social extra-étatique ». Ce dernier lui permet de
relativiser et de dévaloriser l'État. L'Église catholique, à côté des colonies,
des protectorats, des dominions, des mandats ou du foyer national juif de
Palestine, est un cas d'application de cette catégorie spécifique d'« institu
tion internationale ». Celle-ci doit garantir les intérêts des populations ne
disposant pas de Constitution étatique susceptible de protéger leur vie, leur
liberté et leur propriété. La SDN a pour tâche de développer ce type d'« ins
titutions sociales extra-étatiques ». Elle est elle-même présentée comme
une « formation intermédiaire entre l 'État fédéral et la confédération
d'États », puis érigée en « système fédératif supra-étatique » encore
fragile mais dominé par la tendance à « l'institutionnalisation ». Toutefois,
la règle de l'unanimité ou celle du consentement sont des atteintes si fortes
au principe du fédéralisme que la Ligue est finalement décrite, non comme
supra-étatique, mais comme « inorganique ou interétatique ». Dans le
système de Scelle, la Ligue de Genève serait une fédération, même s'il
demeure partisan de son universalité, à côté d'autres fédérations : Empire
français, Commonwealth britannique, Union Soviétique, Pan-Amérique.
L'ordre juridique universel est donc conçu comme un « fédéralisme mon
dial » de « sociétés » diverses. Mais le juriste français dissimule mal son
aspiration à un « État mondial » centralisé. Universalisme signifie « cen
tralisation » : l'humanité doit avoir un « centre ». Mais lequel ?
908 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
856 La théorie du différend, selon Morgenthau, implique deux choses : que l'objet du con
flit soit soumis à une analyse rationnelle pellllettant d'entreprendre une discussion suscep
tible d'aboutir à une solution obligatoire ; que la communauté internationale possède des
notions communes de justice susceptibles d'application générale. Or, ces deux conditions,
analyse rationnelle et consentement sur des critères objectifs, ne se trouvent pas réalisées
dans la société des États (Ibid, pp.24-41, 66-79).
910 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
L'ordre juridique universel est donc régi par un droit judiciaire sans
lacune. Le juriste anglais n'utilise pas les analogies gesetzeSlaatlichen
typiques de la doctrine française ; il transpose au droit des gens les ca
ractéristiques pratiques de la common law. S'il peut exister un droit sans
législateur ni exécutif, il ne saurait exister de droit sans juge. C'est pour
quoi il importe d'instituer une juridiction internationale qui résout les dif
férends et garde la paix. Un législateur ou un exécutif en droit internatio
nal impliquerait un « super-État ». Un juge en droit international, dans le
cadre de la théorie et de la pratique actuelles du droit des gens, permet
trait une « souveraineté du droit » sans qu'il y ait besoin d'une révolution
supra-étatique. L'ensemble du droit des gens ancien n'en est pas moins
bouleversé de fond en comble. La position centrale de l'État est abolie.
La décision sur le droit ou le non droit de la guerre est transférée à une
Cour internationale. S'il ne tranche pas la question de l'application de la
décision (par qui et comment ?), ce transfert mène nécessairement à une
discrimination juridique entre les belligérants. Enfin, le « règne du droit »
(la sentence du juge) entérine le Slatu quo. Schmitt mentionne l'affaire
du projet d'union douanière austro-allemande de 193 1. Il cite Briand, qui
déclarait devant le Conseil de la SDN : « la CPJI nous dira le droit ». On
sait que la Cour a condanmé le projet. Aussi notre auteur renvoie-t-il à sa
critique de 1926 sur la « juridicisation » de la politique internationale857•
Que le juge statue en référence à l'uti possidetis, cela ne saurait gêner une
Angleterre gardienne du Slatu quo mondial. Face à la révision de ce Slatu
quo, les Anglais, écrit le juriste allemand, sont dans la situation du Jeune
Homme riche de l'Évangile selon Saint Matthieu qui malgré ses bonnes in
tentions ne renonça pas à sa fortune. Autrement dit, jamais ils n'abandon
neraient leurs possessions à la suite d'une décision judiciaire dépourvue de
contrainte matérielle.
conflits entre les membres de cette Ligue, qui veulent s'arroger le mo
nopole de la décision sur le droit ou le non droit de la guerre, et les non
membres discriminés. Cette distinction mène ainsi à une opposition plus
aiguë entre amis et ennemis, entre membres et non membres de la Ligue,
bref, entre les Puissances de l'Ouest et les Puissances de l'Axe. Entre
l'idéal universel à atteindre et la réalité politique, la guerre à venir pourrait
apparaître comme la dernîère « guerre de l'humanité ». Elle serait en vérité
une « guerre totale ». Der Begriff des Politischen a montré cette relation
caractéristique entre pacifisme, criminalisation de l'ennemi et montée aux
extrêmes de la violence (malgré le jus in bello et le principe d'égalité des
belligérants devant lui). La « fédéralisation » de la SDN en tant qu'orga
nisation politique plus « effective » implique qu'elle s'éloigne « provisoi
rement » de son projet universaliste et qu'elle se transforme en coalition
internationale, même si elle continue à se référer à l'idéal de « l'unité du
monde » et à justifier son existence par la nécessité d'abolir les derniers
« obstacles » à cette « unité ». Cette nouvelle « fédération » sera d'autant
plus fortement amenée à distinguer entre membres et non membres, selon
le schéma amis-ennemis, que son caractère « fédéral » sera plus parfait et
qu'elle soulignera la distinction entre les guerres « justes », c'est-à-dire les
siennes, et les guerres « injustes », c'est-à-dire celles des autres. Vis-à-vis
des non membres, la Ligue est donc placée devant l'alternative suivante :
« alliance ou fédération ? ». Vis-à-vis de la « communauté juridique uni
verselle », elle est placée devant l' autre alternative : « fédération ou huma
nité » ? La « fédéralisation » est-elle un stade intermédiaire avant « l'uni
versalisation » ? Mais ce « stade intermédiaire » n'est en réalité qu'une
nouvelle époque de l'histoire humaine, avec de nouvelles guerres plus in
tensives, autrement dit, une époque imprévisible, avec des résultats impré
visibles. Au sortir d'une guerre totale, comment l'humanité pourrait-elle
devenir apolitique ?
LA PROBLÉMATIQUE DE LA NEUTRAlITÉ
860 « Das neue Vae Neutris » , pp.251-254 ; La notion de politique (note de 1963), p.195.
861 « Du rapport entre les concepts de guerre et d'ellllemi », pp.175-176 ; S. Djokitch, Op.
cil., p.99.
916 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
2. NEUTRAlITÉ ET SIJN
862 C'est ce que dira Georges Scelle, par exemple, après la guerre (<< Quelques réflexions
sur l'abolition de la compétence de guerre » ,RGDIP, 1954, pp.5-25, pp. 16-2l).
863 Cf. lB. Whitton : « La neutralité et la Société des Nations » , RCADI, 1927 II, pp.459-
569 ; Ph. Michai1ides : La neutralité et la Société des Nations (thèse), Paris, L. RodSlein,
1933 ; B. d'Astorg : La neutralité et son réveil dans la crise de la SDN (thèse), Paris,
Sirey, 1938.
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 9 1 7
le Conseil que ces derniers doivent intervenir contre l'État fautif, puisqu'il
serait contraire à l'esprit du Pacte que chaque État puisse recourir à la
contrainte individuellement. Pour Williams, il importe peu que la consta
tation de la rupture revienne au Conseil et que les sanctions relèvent des
États ; l'essentiel est que la Ligue devient une instance « collective » ca
pable d'autoriser des mesures économiques voire militaires contre l'État
en rupture. La SDN n'est certes pas « institutionnalisée », car le Covenant
reste un « traité », non une « constitution », mais elle est « fédéralisée » ef
ficacement. La Ligue détermine en effet le droit ou le non droit de l' action
coercitive dirigée contre le peace breaking member. Cette procédure est
assimilée à une « exécution fédérale ».
Carl Schmitt montre que, dans « l'État total » et dans la « guerre totale »,
seule la « neutralité totale », non plus la neutralité classique, pourtant dé
fendue face à l'évolution discriminatoire, peut correspondre à l'esprit ori
ginel de l'institution. A cet égard, la législation américaine est d'abord un
exemple puis un contre-exemple.
qui n'intervient pas dans la société. Ce type d'État ayant été érigé au rang
de paradigme du droit des gens, sa neutralité en droit constitutionnel est
devenue le paradigme de sa neutralité en droit international. Cette neutra
lité intérieure signifie, primo que les obligations de la neutralité extérieure
n'incombent pas aux ressortissants de l'État mais à l'État lui-même ; se
cundo que cet État ne saurait être rendu responsable en droit international
de l'éventuel soutien économique, commercial ou financier apporté par
ses ressortissants à un État belligérant. En effet, ni la sphère privée ni les
particuliers ne sont concernés par les prescriptions du droit international
public en matière de neutralité extérieure. Ces idées ont trouvé leur expres
sion dans les Conventions de La Haye de 1907, qui fondent le droit de la
neutralité sur la séparation de l'État et de la société, du public et du privé
(économie, commerce, finance).
Cette séparation a les effets les plus nets dans le droit de la guerre et
de la neutralité sur mer. Les règles du blocus ou de la prise présupposent
un commerce maritime privé qui se déroule hors de la sphère publique.
Les obligations et responsabilités de l'État s'arrêtant à la sphère privée,
les citoyens neutres peuvent faire commerce, y compris de guerre, avec
les citoyens ou États belligérants. Ils sont autorisés à transporter à leurs
risques et périls toute marchandise vers les ports des États en guerre. En ce
qui concerne les navires, la responsabilité et la protection de l'État neutre
cessent dès qu'ils quittent les eaux neutres, l'enregistrement neutre ne pro
tégeant plus ni la propriété du navire, ni sa cargaison, ni son équipage,
qui peuvent être capturé, saisie ou retenu prisonnier. Apparaît donc un no
man s land juridique entre le droit interne et le droit international, puisque
l'État neutre abandonne à leur destin de personnes privées les marchands
qui livrent de la contrebande de guerre ou qui brisent tel blocus. Ceux-ci
ne commettent aucun délit de droit international ni ne violent le droit de la
neutralité, puisqu'ils ne sont pas les sujets de ce droit, dont seuls les États
relèvent. Leur activité se déroule dans un domaine où l'État est neutre à
l'intérieur comme à l'extérieur. C'est cette neutralité de l'État vis-à-vis de
l'économie, du commerce et de la finance, qui crée la « lacune » entre le
droit interne et le droit international en temps de guerre maritime. Il en va
d'ailleurs de même en temps de boycott : le boycottage privé, n' étant pas
en soi un acte internationalement illicite, ne saurait engager automatique
ment la responsabilité de l'État sur le territoire duquel il se déroule.
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 925
Le Neutraliry Act du 1er mai 1937 reprend les dispositions des deux lois
précédentes. Ses dispositions peuvent être résumées en trois groupes :
celles qui ordonnent en cas de guerre aux citoyens américains de ne pas
voyager sur les navires des belligérants et qui interdisent aux navires amé
ricains de circuler dans les zones de guerre déterminées par le Président ;
celles qui interdisent aux navires des belligérants de se ravitailler dans
les ports américains et aux navires américains de ravitailler les navires de
guerre des belligérants ; celles qui sont relatives à l'embargo sur les armes
et muuitions. L'Act restreint les droits des particuliers (suppression de la
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 927
867 « Das neue Vae Neutris », pp.25 1-254 ; « V61kerrechtliche Neutralitat und v61kische
Totalitat » , pp.255-260 ; « Neutralité et neutralisations ... » , pp. 1 l 8- l 2 l ; El nomos de la
tierra , pp.3 l4-3 l 8 ; S. Djokitcli, Ibid, pp.48-75, 82-85 ; Pli. Masson, Ibid, pp.147, 190.
...
872 El nomos de la tierra. .. , p.350. Cf. J.T. Shotwell : La grande décision, New York, Bren
tano's, 1945, pp.287, 293-295. La guerre moderne ne peut être tolérée nulle part dans le
monde, écrit le juriste américain, sans mettre en danger la paix des États qui ne sont point
parties au conflit. Mais n'est-ce pas l'institution de la sécurité collective, abolissant la
neutralité, qui précipite l'universalisation des conflits ?
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 933
Selon Schmitt, les traités de 1919 et de 1928 ont introduit, sans pouvoir
les appliquer, des distinctions entre des guerres « illicites » et des guerres
« licites », avec deux concepts de neutralité différents, l'un (nouveau) pour
les guerres « illicites », l' autre (ancien) pour les guerres « licites ». Avec
la SDN, le droit international s'est orienté vers le règlement pacifique des
différends grâce auquel il était possible de prévenir ou de limiter l'exercice
dujus belli. Mais l'Organisation n'exclut pas la guerre ni ne la réduit à
la « légitime défense » ou à « l'action collective », car le Pacte n'impose
aux parties que certaines obligations de ne pas recourir à la force armée
dans certaines hypothèses données, exprimant par là implicitement que la
guerre est permise dans les autres cas. Il n'évoque notamment pas la légi
time défense, renvoyant par là même au droit coutumier antérieur à 1 9 1 9,
selon lequel toute menace à la sécurité des États, et pas seulement l' agres
sion stricto sensu, justifiait de leur part le recours à la force. Bref, la Ligue
de Genève ne supprime pas plus l'éventualité des guerres que l'existence
des États ; elle autorise certaines guerres et en interdit d'autres. Lors de
la campagne des sanctions contre l'Italie, elle a prudemment évité d'em
ployer le mot « guerre » et a laissé aux États la liberté de participer aux
« sanctions ». « L'action collective » de la Ligue s'est présentée comme
une somme d'actions individuelles parallèles des États. Face au dilemme
: « exécution de la SDN contre un État qui rompt la paix » ou « procédure
de consultation pour favoriser les actions des États », la Ligue ne s'en
est pas tenue à la conception traditionnelle de la guerre et de la neutrali
té, mais elle n'a pas mis en œuvre une conception réellement nouvelle.
Elle n'a pas osé appliquer sa revendication universaliste et supra-étatique ;
mais elle n'a pas pour autant renoncé à cette revendication. Elle continue
donc de mêler l'ancien et le nouveau droit international : le jus ad bel/um
non discriminatoire et « décentralisé », le jus ad bel/um discriminatoire et
« centralisé » ; le droit de la neutralité impartial et intégral, le droit de la
neutralité partial et différentiel.
La question de la « guerre juste » a été posée, mais pas résolue, par les
Puissances et la doctrine occidentales. Celles-ci n'ont pas complètement
aboli le concept non discriminatoire qui s'est imposé avec l'État et le droit
interétatique modernes, à partir des XVl'me et XVII'me siècles ; Carl Sch-
934 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
874 Cf. « Le problème de la mise hors la loi de la guerre » , RCADI, 1928 N, pp. 1 5 l -302,
pp.28l-283.
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 937
aussi longtemps que reSlent des deux côtés deux ordres internationaux en
lutte. La lutte d'un ordre contre un désordre n 'eSlpas la guerre au sens du
droit international ». La guerre est « juste » de part et d'autre parce que
ce sont des États qui s'affrontent, et elle le reste tant que des deux côtés
subsistent ces deux ordres : les États. Il n'y a pas de « guerre » au sens juri
dique entre des classes, des partis, des Églises ou des Internationales. « La
guerre dans un tel sySlème de droit international n 'eSl pas une inSlitution
'hors la loi ' comme les théoriciens du sySlème collectifle présentent, mais
une véritable inSlitutionjuridique »878 . Cette guerre est analogue à un duel
entre hommes d'honneur devant des tiers, duel qui trouve sa valeur dans
le fait que, des deux côtés, se tiennent des personnes aptes à obtenir satis
faction879. A cette conception du droit et de la guerre, propre au continent
européen, s'oppose la conception anglo-saxonne, propre à la guerre sur
mer, qui a développé les seules vraies notions « totales » de la guerre et de
l'ennemi, puis inauguré le tournant vers un concept discriruinatoire. Dans
Der Nomos der Erde , enfin, le juriste soutient que l'idée « agnostique »
. . .
maniques. Elle était aussi l' élément central d'une construction plus large
et plus éminente que l'État : le Reich, l'Empire, sur la base duquel se
développa dès le milieu du XIx'me siècle l'idée de la Mitteleuropa voire
de la « communauté européenne ». L'unité du Deutschtum dans sa tota
lité n'impliquait-elle pas l'unité du continent de la Moselle au Danube,
au Dniestr et au Niémen ? Le projet mitteleuropéen, depuis List, Schmol-
1er et Stein jusqu'à la Ligue pangermaniste, prévoit selon diverses mo
dalités l' intégration de l'Autriche à l'Allemagne et l'hégémonie de cette
Grande Allemagne sur l'Europe centrale. Celle-ci engloberait les peuples
de langue germanique de l'ouest et du nord du continent, pénétrerait au
sud l'Italie, s'étendrait à l'est jusqu'à l'Ukraine. De leur côté, les auteurs
de la Geopolitik, de Ratzel à Haushofer, proposent aux dirigeants alle
mands un projet graduel, où par changements d'échelle successifs, de la
Grande Allemagne au continent européen en passant par la Mitteleuropa,
le Reich réaliserait progressivement sa « vocation » : diriger l'Europe et la
constituer en un « grand espace » capable de rivaliser avec les Puissances
mondiales, Amérique, Russie, Commonwealth.
Dès 1926-1928, le juriste adhère à l'idée que le xx'me siècle exige de nou
veaux rassemblements d'États et des systèmes politiques de plus grandes
dimensions. Il milite en faveur d'une union européenne contre l'URSS ou
88 1 En 1950, oubliant que l'Allemagne avait soutenu des mouvements anticoloniaux con
tre la France ou la Grande-Bretagne, Carl Schmitt évoquera le « scandale d'une lutte
entre Européens » qui se déroula « sous les yeux des Noirs et en utilisant des Noirs »,
lorsque se perdit le « sentiment... de la race commune » (El nomos de la tierra. .. , pp.272-
273). Comme l'écrivait Raymond Aron, « les Européens, perdant le sens de leur unité
dans l'ardeur du combat, appelèrent des non-Européens à trancher le conflit dont l'enjeu
était l'hégémonie sur le vieux continent » (Espoir et peur du siècle. Essais non partisans,
Paris, Calmann-Lévy, 1957, p.263). Rappelons que l'article 22 du pacte de la SDN sur les
colonies et mandats interdisait dans son alinéa 5 « de donner aux indigènes une instruc
tion militaire ».
882 J. Freymond : Le II-rme Reich et la réorganisation économique de l 'Europe, 1940-1942.
Origines et projets (thèse), Genève, IUHEI, 1973, pp.32-37, 206-207 ; K. von Bochum,
art. cit., pp.94-1 01 ; M. Korinman, Op. cit., pp.51-76, « Naissance et renaissance d'un
projet géopolitique » , Hérodote, n048, 1/1988, pp.19-35, pp.19-32.
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 943
Lorsque l'idée d'« Europe » est proposée sous les auspices de la France,
de la Ligue de Genève et de la République de Weimar, Schmitt la rejette
comme n'étant qu'un instrument au service du Slatu quo et de la prépondé
rance française. Par contre, lorsque l'idée de la « communauté des peuples
européens » devient une idée « allemande et nationale-socialiSle » (Hitler
parle de la « famille » ou de la « maison » européenne), il l'adopte et l'in
tègre à sa « pensée d'ordre concret » puis à sa théorie du « droit commun ».
883 Die Kernfrage des Volkerbundes, p.U ; « La Société des Nations et l'Europe », pp.20-
29 ; K. Haushofer : De la géopolitique (recueil), Paris, Fayard, 1986, préf. J. Klein, in
tm. H.A. Jacobsen, « Le déplacement des forces politiques mondiales depuis 1914 et les
fronts internationaux des 'Pan-Idées', objectifs à long terme des grandes puissances »
(1931), pp.211-227, pp.214-226.
944 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
3. LA GROSSRAUI1WIRTSCIIAFT EUROPÉENNE
888 J. Freymond, Op. cit., pp.201-207 ; K. von Bochum, Ibid, pp.93, 100-119.
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 947
889 Carl Schmitt aborde l'étude du droit international privé, discipline juridique fondée par
Savigny, en se référant à l'essai d'Etienne Bartin. Il faut présenter cet essai, car il contient
le point de vue sclnnittien en la matière. Le droit international public, qui régit les rapports
entre les États, et le droit international privé, qui régit les rapports entre les personnes
privées de nationalité distincte, sont les deux branches dujus gentium européen. Le droit
international privé suppose un lien juridique entre les États où il s'applique. Ce lien ju
ridique résulte de la présomption de communauté internationale entre ces États. Ladite
communauté ne repose pas sur un traité ; elle a pour fondement le développement des
relations internationales entre les ressortissants des États. Le développement du commer
cium et du connubium international oblige en effet les États quasi ex contractu à respecter
sur leur territoire les lois civiles de chacun d'eux. L'étude des conflits de lois, c'est-à-dire
du champ d'application de la juridiction étatique à l'étranger, selon le critère de la terri
torialité ou de la nationalité, est la matière essentielle de la discipline. La présomption de
communauté internationale, dont les règles du droit des gens et les règles de conflits de
lois ne sont que les conséquences, repose sur l'égalité de civilisation des États auxquels
elle s'applique. Quand cette similitude substantielle n'existe pas, cette présomption dis
paraît avec ses conséquences. Les règles du droit des gens européen ne s'appliquent donc
pas intégralement à toutes les mités politiques, puisque le lien juridique ne s'étend pas à
tous les peuples du globe, mais seulement aux peuples de même civilisation. L'applica
tion des règles de conflits de lois par les tribunaux d'un État aux lois civiles d'un autre
État, dépend du degré de similitude existant entre les inStitutions et la législation de ces
deux États, plus précisément du degré de ressemblance de cet État et de son droit avec les
standards de l' État et du droit européens. Il ne saurait y avoir de communauté internation
ale, donc d'application des règles de conflits de lois, entre des États dont les institutions
ou la législation sont essentiellement différentes les unes des autres. La théorie de l'ordre
public en droit international privé se résout en me série d'exceptions aux règles ordi
naires de conflits de lois qu'un État professe. Ces exceptions s'expliquent par l'absence
de communauté internationale entre cet État et celui auquel appartient la loi nOlmalement
compétente que le juge refuse d'appliquer. La réserve de l'ordre public consiste en ce que
le juge substitue exceptionnellement les dispositions dites d'ordre public aux dispositions
de la loi étrangère qui serait nonnalement applicable au rapport de droit litigieux, si l'on
s'en tenait aux règles ordinaires de conflits de lois. Le domaine de la réserve de l'ordre
public correspond donc au défaut de communauté juridique, dont dépendent les règles de
conflits de lois. En admettant l'applicabilité des lois étrangères sur son territoire, l' État
ne peut en effet donner un blanc-seing à l'ensemble des législations du monde. La notion
de l'ordre public se rapproche ainsi de la théorie des limites de l'application des règles
du droit des gens dans l'espace. Quand le juge d'un pays, par dérogation aux principes
généraux du droit international privé, refuse d'appliquer à un rapport de droit donné la
loi d'm pays étranger qui fait partie de la communauté internationale, parce que cette loi
948 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
qu'en 1936 Schmitt amorce ses recherches sur le « droit commun euro
péen », dans l'article « Die nationalsozialiSiische Gesetzgebung und der
Vorbehalt des 'ordre public' im internationalen Privatrecht ». Cet article
traite des conséquences de la loi du 1 5 septembre 1935 relative à « la
normalement compétente est contraire à l'ordre public de son pays, il raisonne comme
il raisonnerait pour refuser d'appliquer à un rapport de droit donné la loi normalement
compétente d'un pays étranger qui ne fait pas partie de la communauté internationale. Les
dispositions de cette loi ne méritent pas de bénéficier, sur le territoire auquel appartient
le juge saisi, des règles ordinaires de conflits de lois, parce que ces dispositions heurtent
la présomption de communauté juridique entre les deux États. Exclure du bénéfice des
règles de conflits de lois, dans un État donné, une disposition légale qui dépend de la loi
civile d'un autre État appartenant à la communauté internationale, c'est juger que cette
disposition légale diffère trop de l'esprit des dispositions correspondantes de la loi du
juge. Celui-ci doit faire appel à des idées générales sur l'esprit de la législation au nom
de laquelle il rend la justice. Des idées de ce geme ne sauraient être enfelTIlées dans une
fOlTIlule préalable : elles sont intraduisibles en droit parce qu'elles dominent le droit lui
même. C'est pourquoi il est impossible d'énumérer les dispositions légales ne bénéficiant
pas des règles ordinaires de conflits de lois. La tendance générale de la jurisprudence
européenne (en 1 899) eS! de réduire la notion d'ordre public, en raison du développement
de la communauté internationale. Mais la notion n'est pas appelée à disparaître. Aucun
lien de communauté internationale ne peut en effet obliger un État à respecter absolument
sur son territoire la législation d'un autre État en ce qui concerne les ressortissants de cet
État et les rapports de droit litigieux dans lesquels ils sont engagés. Il subsiste un noyau
irréductible d'exceptions impossibles à dételTIliner préalablement et exhaustivement. Le
juge ne peut cependant évincer la loi étrangère normalement compétente que si celle-ci
s'écarte trop fortement de l'esprit des dispositions correspondantes de la sienne. Dans
ce cas, le juge applique au rapport de droit litigieux les dispositions de sa propre loi,
quand les règles de conflits de lois que sa propre législation ratifie devraient, au contraire,
le conduire à soumettre ce même rapport aux dispositions d'une loi étrangère. Le juge
ne peut évincer les dispositions de la loi normalement compétente sous prétexte qu'elles
sont contraires aux dispositions d'une loi étrangère. Il ne doit avoir en vue que le lien de
communauté internationale qui oblige l' État au nom duquel il rend justice envers celui
auquel appartient la loi nOlTIlalement compétente, à l'exclusion de tout État tiers et de
toute législation tierce. Enfin, en vertu de la théorie de la fraude à la loi, les règles de con
flits de lois qui devraient s'appliquer à un rapport de droit litigieux, ne s'appliquent pas
lorsque la personne a cherché à éluder les dispositions de la loi de son pays d'origine, en
s'adressant à la loi du pays étranger où elle s'est rendue, loi qu'elle savait plus favorable à
ses intérêts. Cette personne ayant eu l'intention d'échapper aux dispositions de son statut
personnel, la réserve de l'ordre public peut j ouer (E. Bartin : Etudes de droit international
privé, Paris, Maresq, 1899, pp.191-193, 222-226, 235-239, 245-247, 253, 262-278). Cet
ouvrage eS! paru au moment des Conférences de La Haye (1893, 1 894, 1900 et 1904) sur
le droit international privé, d'où sortirent notamment les conventions du 12 juin 1902 sur
le règlement des conflits de lois en matière matrimoniale.
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 949
Face à ce conflit, deux erreurs sont à éviter, écrit Schmitt : une « radica
lisation » ou une « neutralisation » du caractère v6lkisch de la législation
allemande.
891 « Die nationalsozialiSlische Gesetzgebung und der Vorbehalt des 'ordre public' im
intemationalen Privatrecht », p.207.
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 9 51
893 « Die nationalsozialiSl:ische Gesetzgebung und der Vorbehalt des 'ordre public' im in
temationalen Privatrecht » , pp.204-21 1 ; G. Stoffel, Ibid, pp.166-173.
894 Cf. « Die Rechtswissenschaft im FührerSl:aat », « Führung und Hegemonie », « De
ber die zwei grossen 'Dualismen' des heutigen RechtssySl:ems ... », « Das 'allgemeine
deutsche Staatsrecht' aIs Beispiel rechtswissenschaftlicher SySlembildung » .
895 Cf. « La situation de la science européenne du droit », « La situation de la science ju
ridique européenne ».
956 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
899 « Ueber die zwei grossen 'Dualismen' des heutigen RechtssySl:ems ... », in PuB, pp.261-
27l .
9 00 « La formation de l'esprit français par les légistes » , pp.204-205. Cf. M. Frangi :
Constitution et droit privé. Les droits individuels et les droits économiques, Paris/Aix-en
Provence, EconomicaIPUAM, 1992, préf. L. Favoreu, pp.6-7.
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 959
Du point de vue du juspositivisme, pour qui le droit n'est que la loi édic
tée par l'État, il ne peut y avoir de « droit européen » faute d'« État eu
ropéen » et de « législation européenne ». En conséquence, il n'y a pas
de « science juridique européenne », mais tout au plus des études de droit
comparé ou d'histoire du droit. Il n'y a pas non plus de « droit des gens
européen », mais un dualisme du droit interne et du droit international.
Au « positivisme de la loi » étatique répond le « positivisme du traité »
interétatique, les transpositions, conversions ou adoptions du droit interna
tional en droit interne n'étant que des « ponts » illusoires jetés entre deux
ordres juridiques distincts et séparés par l'État. Du fait de cette alternative
récusée par Schmitt, soit les juristes étudient le droit interne des États, et
ils sont coupés du droit international en raison du dualisme de l'intérieur
et de l'extérieur ; soit ils étudient le droit international, ou plus exactement
les règles coutumières et conventionnelles qui régissent les rapports entre
États, et ce ne sont jamais que des États parmi d'autres dont la volonté crée
les règles du droit interétatique.
« Pour les positiviSles, les accords. . . passés par un État européen avec
d'autres États européens n 'ont. . . aucune spécificité juridique par rapport
aux accords... conclus avec des États non européens ». Le positivisme a
ainsi dissous le jus publicum europaeum en une somme de relations in
terétatiques indifférenciées. Ce positivisme se désintéresse de la significa
tion « objective » du droit, c'est-à-dire du contenu politique, économique
et social « concret » des institutions et des normes. Mais une interpréta
tion et une « systématisation » juridiques attentives au sens spécifique des
institutions et au contenu réel des normes donnent un tout autre tableau
d'ensemble que la dissociation positiviste entre l' ordre interne et l'ordre
externe. Les notions et les structures essentielles des peuples européens,
964 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
par leur sens et leur contenu, offrent une concordance frappante et non
fortuite. Elles confirment l'existence d'une « communauté juridique euro
péenne », qui « avait aussi, il n'y a pas si longtemps [en 1940-1944], une
signification directementpolitique »903. Ce qui n'est d'un point de vue posi
tiviste qu'une coïncidence de dispositions légales, devient aux yeux d'une
science du droit « systématique » et « historique », une véritable « com
munauté européenne de droit », une véritable common law, que la grande
diversité des systèmes juridiques, anglo-saxons ou romano-germaniques,
ne saurait supprimer. La validité de ce « droit européen » et de cette « cor
porationjuridique européenne » n'est donc pas conditionnée par celle d'un
« État européen ». Elle s'accommode fort bien de la coexistence des droits
des différents États et peuples européens.
LA T�EORIE D U GIlOSSIlAUHOIlf)NUNG
Dès 1926-1928, on l'a dit, Carl Schmitt soutient que les États et les
systèmes d'États doivent acquérir de plus grandes dimensions, car l'en
vergure territoriale et démographique est la condition d'une souveraineté
réelle9 ". Il reprend cette thématique en 1936. L'évolution économique et
technique, brisant le Slatu quo, pousse à un dépassement des frontières et
des formations politiques du passé. « La Terre devient plus petite », par
conséquent les États et les systèmes d'États doivent devenir plus grands906 •
A l'Allemagne arrivée trop tard dans la course aux colonies, reste la pos
sibilité d'organiser un « grand espace » européen. Ce projet, hérité de List
ou de Ratzel, aboutit en 1939-1 942 à la théorie du Grossraum, notion de
géopolitique que le juriste transforme en principe fondamental du nouveau
droit des gens qu'il expose au congrès de l'Institut de Kiel du 3 1 mars au
4 avril 1939. Application systématique de la « pensée d'ordre concret » au
droit international, cette théorie réunit deux éléments : la délimitation d'un
espace sous hégémonie et le principe de non ingérence des Puissances
904 « Ueber die zwei grossen 'Dualismen' des heutigen RechtssySl:ems », pp.261-271 ; « La
situation de la science européenne du droit, pp.117-123, « La situation de la science jurid
ique européelllle », pp. 35-41 ; El nomos de la tierra. .. , pp.296-298 ; M. Hauriou, Précis
de droit con:fli.lutionnel, Op. cil., pp.96, 98, 102, 239, 619 ; P. Papaligouras , Ibid, pp.262-
267, 3 1 8-326, 353-364, 379-382 ; R. Genet, Op. cit., pp.10-31 ; G. Riper! : Aspectsjuri
diques du capitalisme moderne, Paris, LGDJ, 1946, pp.8, 323-342 ; O. Beaud : « Ouver
ture : l'Europe entre droit commun et droit communautaire », M.-F. Renoux-Zagamé :
« Le droit commun européen entre histoire et raison », Droits, n014, pp.3-16, pp.27-37.
905 Die Kernfrage des Volkerbundes, p. l l ; « La Société des Nations et l'Europe », p.20.
906 « Sprengung der Locamo-Gemeinschaft durch Einschaltung der Sowjets » , p.340.
966 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
L'idée centrale de Carl Schmitt , développée dans Terre et Mer, est que les
conceptions que se font les peuples de la politique, du droit, de la guerre,
sont enracinées dans les modalités de leur relation à l'espace.
9 10 « Die planetarische Spannung zwischen Ost und West und der Gegensatz von Land
und Meer » , p.2!.
9 11 De List à Mackinder, la géopolitique fonde une grande part de sa réflexion sur les effets
économiques et stratégiques du chemin de fer, qui bouleversa l'expérience de l'espace et
du temps des hommes du XIXème siècle.
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 971
4. LE DÉPASSEMENT DE l 'ÉTAT
9 14F. Ratzel, Op. cil., pp.22-25, 142-147 ; K. Haushofer, Op. cil., pp.211-227.
9 1 5 Cf. A. Alvarez : Le droit international américain, Paris, Pedone, 1910, pp.13-18, 38-40,
129-145, 147- 182, 241-268.
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 975
« dépassée », car elle ne sanctionne qu'un Slatu quo tout en conférant une
justification à l'hégémonie anglo-saxonne. Ce sont les Puissances occi
dentales qui se retrouvent dans la position des anciennes monarchies, la
« Sainte Alliance démocratique-libérale » ne cherchant qu'à réprimer la
montée des « peuples jeunes » et de « l'ordre nouveau ». En 1 823, une
claire « conscience spatiale », outre-Atlantique, n'en avait pas moins
contribué à forger un concept juridique pertinent parce qu'orienté poli
tiquement, c'est-à-dire dirigé contre un ennemi désigné. C'est en ce sens
que « le concept de grand espace présuppose le concept du politique » (J.
L. Feuerbach). Le « principe spatial » est en connexion avec le « principe
politique », connexion s'exprimant sous la forme haushoférienne des
« Pan-Idées », car « du point de vue du droit international, espace et idée
politique sont inséparables ».
Mais la doctrine Monroe s'est muée en son contraire. Elle est passée
de l'interdiction de l'intervention des Puissances étrangères dans un es
pace délimité, à un principe d'intervention universaliste des États-Unis.
On sait que l'élasticité de la doctrine a conduit à un « décisionnisme »
pur et simple : ce que signifie la doctrine, c'est ce que le gouvernement de
Washington définit, interprète et applique. On sait aussi qu'elle a connu
un développement dialectique. Elle a d' abord servi, avec l'appui de la
Grande-Bretagne, à mettre le continent américain à l'abri des interventions
européennes et à faire des États-Unis les champions du régime républicain
établi dans le Nouveau Monde. Puis elle a permis de soumettre l'hémis
phère occidental à l'hégémonie nord-américaine, celle-ci étant présentée
par le Président Grant comme une conséquence de la doctrine. Enfin, com
binée avec le pacte Kellog et la doctrine Stimson, elle est apte à légitimer
la prétention des États-Unis au rôle d'arbitre international. Parallèlement,
Washington passait de l'isolationnisme et de la neutralité à la politique
mondiale et à la guerre mondiale (en 1914- 1 9 1 7 comme en 1935-1941 ).
L'évolution de la doctrine Monroe, d'une conception panaméricaine au
paravent d'une idéologie supranationale, procède de la relation spécifique
entre l'impérialisme économique et l'universalisme politico-juridique
impulsés par Th. Roosevelt, Wilson et ED. Roosevelt. Ceux-ci métamor
phosèrent le principe de délimitation des espaces et des interventions en
prétexte à la « diplomatie du dollar » et à la domination nord-américaine
en Amérique latine, puis en doctrine d'ingérence mondiale au nom de
« l'universalisation » de la démocratie libérale et des conceptions s'y rat-
976 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
applique « le noyau sain d'un principe des grands espaces au. . . grand
espace européen ». Du même coup, il entend dissiper « la confusion dans
laquelle (l ')impérialisme économique avait noyé la doctrine. . . enfaisant
dévier l'idée. . . de délimiter les espaces vers une prétention idéologique à
l 'ingérence universelle ». Il donne deux exemples significatifs du résultat
des « universalisations » au mépris des espaces constitués. C'est la voix
d'un juge cubain qui a emporté la décision de la CPJI dans les débats sur
l'union douanière austro-allemande en 1 93 1 . Quant aux affaires concer
nant la protection des minorités, elles sont prétextes aux ingérences occi
dentales en Europe centrale et orientale.
9 1 9 Ibid, p.77.
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 981
920 Sur cette partie, cf. « Grand espace contre universalisme ... », pp.127-136, dont les ci
tations sont extraites, ainsi que Volkerrechtliche Grossraumordnung. . . , pp.13-30 ; J.-L.
Feuerbach, art. cit., pA08 ; S. Djokitch, Ibid, p .1 l 4 ; M. Korinman, Ibid, pp.28, 200-201.
982 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
« État mondial ». Mais cet « État mondial » n'aurait été qu'un « marché
mondial » coïncidant avec l'hégémonie anglo-saxonne. Telle est la « tra
gédie » de l' esprit français, déclare Schmitt à l'Institut franco-allemand de
Paris sous l'Occupation : être tombé au service de la politique anglaise. La
doctrine française a élaboré un « droit international sans peuples » ( Vol
kerrecht ohne Volker) pour un « État mondial sans peuples » ( WeltSlaat
ohne Volker), car l'État français s'est trouvé au centre d'un champ de
forces contradictoires, hésitant entre la « sclérose » de l'ordre interétatique
et la « démesure » du système supra-étatique. La victoire de l'Allemagne,
instaurant un « ordre impérial », a mis fin à ce déchirement en écartant et
cette « sclérose » et cette « démesure »921 .
VOlK ET llE/ul
92 3 Mis à part les cas individuels de bi- ou pluri-nationalités. Cf. O. Beaud, Ibid, pp. 1 l 7-
121, 125-127.
984 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
par les États membres de la Ligue, mais pas par les minorités elles-mêmes,
celles-ci devant trouver un membre qui consente à porter l'action devant
le Conseil. Le droit des gens a donc admis l'intervention des Puissances
en vue de la protection des minorités, mais essentiellement dans le sens
individualiste d'une protection des droits de l'homme, puisqu'il a été im
possible de définir de façon précise ce qu'il faut entendre par minorité924•
Sur le plan politique, deux groupes minoritaires, disséminés dans la Mit
teleuropa, sont au centre de l'actualité internationale durant l'entre-deux
guerres : les communautés juives (souvent germanophones) et les commu
nautés allemandes, toutes deux plus ou moins discriminées ou persécutées
par leur État de résidence. C'est dire si la France ou l'Allemagne sont
placées dans une situation ambiguë face au problème des minorités : de
ces deux minorités qui ont joué un rôle essentiel dans la formation d'un en
semble culturel centre-européen92 5• Pour la France, avant 1933, la protec
tion des minorités ne doit pas nuire aux alliés d'Europe centre-orientale :
Tchécoslovaquie, Pologne, Roumanie, Yougoslavie, ni servir les revendi
cations allemandes ou hongroises. Après 1933, par contre, si le même di
lemme persiste entre droit des minorités et intérêts politiques, le sort des
Juifs en Allemagne fait de cette protection un instrument utilisable contre
Berlin. L'Allemagne elle aussi se trouve dans une position ambivalente,
selon que ladite protection porte sur le sort des Allemands de l'étranger
(Sudètes, Pologne, Transylvanie, Banat, pays baltes) : dans ce cas, elle
revendique un droit exclusif d'intervention, ou sur la situation des Juifs en
Allemagne ou plus généralement en Europe centre-orientale : dans ce cas,
elle rejette toute ingérence occidentale.
924L'avis consultatif de la CPII du 15 septembre 1923 sur les Ecoles minoritaires en Al
banie avait déclaré qu'il faut accorder la qualité de minoritaire aux « personnes qui dif
fèrent de la majorité de la population par la race, la religion et la langue ». Mais une
telle fonnule, réitérée lors de l'arrêt du 26 avril 1928 relatif aux Droits des minorités en
Haute Silésie, demandait des précisions. Elles ne furent que partiellement données dans
l'avis consultatif Communautés gréco-bulgares du 3 1 juillet 1930, définissant la minorité
comme « une collectivité de personnes vivant dans un pays ou une localité donnés, ayant
une race, une religion, une langue et des traditions qui leur sont propres, et unies par
l 'identité de cette race, de cette religion, de cette langue et de ces traditions dans un sen
timent de solidarité, à l'effet de conserver leurs traditions, de maintenir leur culte, d'as
surer. .. l 'éducation de leurs enfants conformément au génie de leur race et de s 'assister
mutuellement » .
925 Cf. E. Morin : « De l'Europe médiane et du rôle historique des diasporas juives », Hé
rodote, n048, 1-1988, pp.13-18, p.lS.
986 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
926 « Neutralité et neutralisations... », p.119. Le traité de Berlin de 1878, dans son article
44, avait mis comme condition à la reconnaissance de la Roumanie le respect de la liberté
religieuse et l'égalité des citoyens appartenant à des confessions différentes.
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 987
L'Allemagne, entre l'Est et l'Ouest, a dû lutter sur deux fronts pour im
poser sa forme d'existence fondée sur le Volk. Toutefois, poursuit Schmitt,
le nouveau concept d'ordre du nouveau droit des gens n'est pas le Volk,
mais le Reich, l'idée d'Empire. Celle-ci contient à la fois le principe du
Grossraum, les éléments organisationnels propres à l'État et la substance
ethno-nationale. La mission des juristes allemands, affirme-t-il, est de pro
mouvoir, à l'encontre du conservatisme interétatique ou de l'universalisme
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 989
On sait que la question du sens du conflit mondial est au coeur des pré
occupations de Schmitt et que la réponse qu'il donne diffère de l'opinion
dominante outre-Rhin. Cette opinion a été grosso modo résumée par Frey
tagh-Loringhoven.
928 Sur cette partie, cf. Volkerrechtliche Grossraumordnung. .. , pp.30-59, dont les citations
sont extraites, ainsi que « Neutralité et neutralisations ... », pp.U8-I22 ; J.-L. Feuerbach,
Ibid, pp.401-418 ; K.D. Bracher : La dictature allemande. Naissance, structure et consé
quences du national-socialisme, Toulouse, Privat, 1986 (1969), préf. A. Grosser, pp.432-
434 ; K. Jonca,Ibid, pp. 1-12 ; K. von Bochum, Ibid, pp.96, 98, 100-103 ; A. de BenoiS! :
« L'idée d'Empire », in Actes duXXrvème colloque du G.R.E.C.E. : Nation et Empire. His
toire et concept, Paris, GRECE, 1991, pp.55-73, pp. 72-73. Cf. aussi R. Dufraisse : « Le
Troisième Reich », in J. Tulard (diI.) : Les empires occidentaux de Rome à Berlin, Paris,
PUF, 1997, pp.449-484, et, plus généralement, M. Duverger (dir.) : Le concept d'empire,
Paris, PUF, 1980.
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 993
2. LE SENS DE LA GUERRE SElON CARL SCI/MITT : LE PRII1AT DE LA LUTTE CONTRE lES ÉTATS-UNIS
930 G.L. Ulmen : « American Imperialism and International Law : Carl Schmîtt on tlie
US in World Affairs » , Telos, non, été 1987, ppA3-7!.
93 1 Au moment où l'échec de la Wehrmacht devant Moscou signale le passage de la guerre
éclair à la guerre d'usure, deux raisons ont poussé Hitler à déclarer les hostilités, COll
fOlmément aux engagements du Pacte tripartite : la résolution d'entreprendre une guerre
sous-marine vigoureuse contre la Grande-Bretagne, sans plus ménager la flotte marchan
de et militaire américaine ; la révélation, à l'initiative du groupe isolationniste au Sénat,
du VIctory Program qui montre que les États-Unis se préparent à une mobilisation milita
ro-indufuielle de très grande ampleur contre l'Axe. Aussi devient-il impératif d'étrangler
rapidement la Grande-Bretagne (Pli. Masson, Ibid, pp.1 89-190).
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 995
Washington voudrait jouer sur les deux tableaux, celui des « grands es
paces », dans l'hémisphère occidental, et celui de l'universalisme, en hé
ritant de la suprématie maritime anglaise. Il voudrait succéder à l'Empire
britannique tout en gardant la haute main sur le continent américain. Cette
absence de décision est illustrée : par la contradiction grandissante depuis
1 898 entre la doctrine Monroe, qui signifie désormais « portes ouvertes sur
tous les marchés du monde », et les intérêts du capitalisme mondial, qui
contraignent à une politique d'ingérence et à « la prétention de donner ou
de refuser son approbation à tout changement de la situation en n 'importe
quel point du monde » ; par la séparation caduque de l' économie et de la
politique, alors qu'« il ne peut y avoir de commerce mondial sans politique
mondiale », c'est-à-dire sans puissance navale capable de protéger les
voies de communications d'un empire thalassocratique ; par l'hésitation
entre l'absence officielle et la présence effective (en Europe après 1 9 1 9),
la neutralité et l'intervention (de 1935 à 1941). Cette indécision ne pour
ra éviter aux États-Unis d'être confrontés à « l 'alternative. . . qui appelle
aux engagements ultimes et aux sacrifices extrêmes » : Grossraum ou
universalisme ? Le juriste tire la conclusion suivante : « toute tentative
de conSiruire un nouvel ordre planétaire à partir d'un double continent
déchiré en lui-même transformerait la Terre en champ de bataille d'une
guerre civile mondiale ».
TERRE ET H E R
LA GUERRE SOUS-MARINE
933 Sur le droit de la guerre sur mer à l'époque, cf. R. Genet : Précis de droit maritime pour
le temps de guerre, 2 1., Paris, E. Muller, 1939.
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 999
En 1938, c'est dans son Leviathan que le juriste aborde les réflexions
qu'il développera en 1941-1942. Primo, l'idée hobbesienne de l'État s'est
réalisée sur le continent européen, principalement en France et en Prusse,
non pas en Angleterre. Secundo, le peuple anglais ayant refusé la mo
narchie absolue, au moment de la révolution puritaine, la Grande-Bretagne
est devenue une Puissance mondiale sans les institutions caractéristiques
de l'État, mais grâce à la flotte et au commerce. Tertio, le droit anglais n'a
pas retenu la conception continentale de l'État et de la belligérance ; il a
développé à partir de la guerre maritime ses propres concepts, « totaux »,
de guerre et d'ennemi, qui ne distinguent pas les combattants des non com
battants, les belligérants des neutres. En 1941 - 1 942, les mythes bibliques
du Léviathan et de Béhémoth, inversés par Hobbes, assortis d'allusions
à la Kabbale et à l' interprétation juive du « Banquet du Léviathan » par
Isaac Abravanel, sont le fil conducteur des textes schmittiens, influencés
par Mackinder et la Geopolitik, consacrés à l'opposition de la terre et de
la mer. Cette opposition, avatar de la relation ami-ennemi, est érigée en
système « gnostique » d'interprétation de l'histoire mondiale, en tant que
lutte des Puissances maritimes et des Puissances continentales. Le juriste
reprend la formule de l'amiral Castex : « la mer contre la terre ». Il n'est
934« Der Begriff der Piraterie », in PuB, pp.240-243 ; Die Wendung zum diskriminierenden
Kriegsbegrijf, pp.51-52 ; Théorie du partisan, Ibid, pp.282, 285 (dont les citations sont
extraites). Sur la piraterie dans le droit des gens classique, cf. A. Rivier, Ibid, pp.238-
250, ainsi que, plus largement, D. Heller-Roazen : L'Ennemi de tous. Le pirate contre les
nations, Paris, Seuil, 2010. Au rebours de la conférence de Washington de 1922, le traité
de Londres de 1930, confirmé par le protocole du 6 novembre 1936, a reconnu l'arme
sous-marine, tout en réitérant l'interdiction d'attaquer un navire marchand avant que soit
mis en sûreté passagers, équipage et livres de bord.
1000 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
bien SÛT pas sans ignorer que l'opposition terre-mer est en réalité une
dialectique de la terre et de la mer, de la puissance aéronavale et aéroter
restre. Mais cette opposition, « politique » et non pas « naturelle », a alors
un sens spécifique, puisqu'elle renvoie à la « bataille de l'Atlantique »
entre Allemands et Anglo-Américains.
9 37D'après Ernst Kapp, philosophe et géographe allemand du XIxème siècle, cité par
Schmitt, l'histoire mondiale commence avec la culture « fluviale » d'Orient, entre Nil,
Tigre et Euphrate, avec les empires d'Egypte, d'Assyrie et de Babylone. Lui succède
l'ère « thalassique » des mers feffilées, avec l'antiquité gréco-romaine et le moyen-âge
méditerranéen. La conquête du globe marque la troisième époque, celle de la civilisation
« océanique » et « planétaire », dont les représentants sont les peuples de l'Ouest et du
Nord de l'Europe.
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 1003
938 C'est un hymne « à la gloire de la baleine et de ses chasseurs » que Schmitt, s'inl
spirant de Michelet et de Melville, lance au début de Terre et Mer. « Les premiers héros
d'une existence tournée vers la mer » furent les baleiniers, écrit-il. « On ne saurait fer
tracer la grande histoire de la mer et du choix de 1 'homme en faveur de l'élément marin
sans mentionner le légendaire Léviathan et ses chasseurs non moins légendaires ». Selon
1'historien français, ce sont les baleiniers qui révélèrent l'océan aux hommes, découvrirent
les routes océaniques et, pour tout dire, le globe terrestre. C'est la baleine, l'animal vivant
le plus puissant, qui attira les pêcheurs du Nord-OueS! de l'Europe vers le grand large.
Quant à l'écrivain américain, « il est aux océans ... ce qu'est Homère à la Méditerranée
orientale » . Son Moby Dick (1851), fresque de part en part métaphysique, eS! la plus belle
épopée dédiée à l'Océan. Il raconte l'affrontement entre la grande baleine blanche et son
chasseur, le capitaine Achab. Dans ce combat périlleux contre le Léviathan, « l'homme est
entraîné toujours plus loin dans le tréfonds élémentaire de l'existence marine ». Faisant
voile du pôle Nord au pôle Sud, de l'Atlantique au Pacifique, suivant sans trêve la route
mystérieuse des cétacés, les chasseurs de baleines, ne comptant que sur leur intelligence
et leur force musculaire, qui actionnait la voile, la rame et le harpon, « sont l'expression
la plus sublime du courage humain ». Au XYlème siècle, deux types de chasseurs apparu
rent donc dans l'hémisphère Nord, ouvrant simultanément de nouveaux espaces, d'où
naquirent de grands empires. Sur terre, ce furent les trappeurs russes qui, traquant la bête
à fourrure, conquirent la Sibérie et atteignirent les rivages du Pacifique. Sur mer, ce furent
les chasseurs de baleines du Nord et de l'Ouest européens, qui sillonnèrent et découvrirent
les mers du globe.
1004 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
939 La prise et la course sont deux institutions étroitement liées, puisqu'elles visent toutes
deux la propriété civile, publique comme privée, de l'ennemi sur mer ou celle des neutres
qui achètent ou vendent à l'ennemi, dans le but de saisir et de ruiner son commerce. Aus
si le principe de l'abolition de la course aurait-il dû être, selon la doctrine continentale,
la contrepartie du principe de l'immunité, sinon de la propriété civile, du moins de la
propriété privée sur mer, ce à quoi Londres s'est toujours refusé (R. Genet, Op. cif., 1.1,
pp.158-1 80).
1006 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
ne prit pas parti dans ce conflit. Pas plus que la France, qui neutralisa ses
clivages confessionnels par une « laïcisation » du droit et de l'État. Re
prenant l'idée de Max Weber ou d'Oswald Spengler, Carl Schmitt voit
une complicité géopolitique entre le calvinisme institué et les énergies
maritimes européennes. Celles-ci trouvèrent leur assise intellectuelle et
spirituelle dans la doctrine de la prédestination. Sur un plan profane, cette
doctrine « n 'eSl que la montée aux extrêmes d'une conscience humaine
qui prétend appartenir à un monde autre qu 'un monde corrompu. . . Dans
le langage sociologique moderne, on dirait qu 'elle eSl le degré suprême
de l 'auto-conscience d'une élite assurée de son rang et de son heure
hiSloriques ». Les fronts religieux de l'époque portant en eux l'antago
nisme de forces élémentaires, le calvinisme fut la nouvelle religion ago
nale, la foi adaptée à l'élan marin. C'est pourquoi elle devint la religion
des huguenots, des insurgés néerlandais et des puritains anglais, ponctuant
leur percée maritime.
Comment l'Angleterre est-elle devenue maîtresse des mers ? C' est dans
la seconde moitié du XVlème siècle que les Anglais, bien après les Portu
gais, les Espagnols, les Néerlandais et les Français, se hissèrent au niveau
de leurs concurrents et franchirent l'Equateur. La reine Elizabeth fut l'ins
tigatrice de cette expansion maritime. C'est elle qui engagea la lutte contre
l'Espagne jusqu'aux défaites de la Grande Armada en 1588 et 1597, qui
encouragea la course, qui accorda les privilèges à la Compagnie des Indes.
C'est sous son règne que l'Angleterre devint un pays riche, où confiuait le
butin légendaire des corsaires, des milliers d'Anglais se muant en corsairs
capitaliSls. Les souverains anglais des XVI'me et XVII'me siècles n'étaient
cependant guère conscients de la révolution planétaire qui se déroulait, ni
du tournant historique vers la mer. Ils se contentaient de mener une poli
tique des plus classiques, appliquant le droit lorsqu'il leur était favorable
ou s'indignant du tort qu'ils subissaient lorsqu'il leur était défavorable. Ce
sont les privateers qui parvinrent à la décision en faveur de l'élément ma
rin. Eux seuls réalisèrent la vieille prophétie anglaise du XlII'me siècle, que
le juriste aime citer : « les enfants du Lion se transformeront en enfants
de la mer ». Ils permirent à l'Angleterre, héritière de l'élan panocéanique
des peuples protestants, de surclasser tous ses rivaux continentaux dans le
combat pour la maîtrise des océans.
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 1009
L'Angleterre a choisi le grand large. Cette décision n'en a pas moins été
hésitante et difficile. A cet égard, la question cruciale fut celle de la liberté
des mers. Carl Schmitt en donne le résumé suivant. Dans la longue contro
verse sur l'ouverture ou la fermeture des océans : la séculaire « guerre des
livres » comme l'appelle Ernest Nys942, les auteurs d' outre Manche prirent
généralement position des deux côtés. D'une part, ils firent valoir à leur
profit, contre les prétentions au monopole affichées par les Portugais et les
Espagnols, le principe de la liberté des mers et des échanges (le liberum
commercium déjà défendu par Vitoria). D'autre part, ils revendiquèrent,
contre les Néerlandais et les Français, les mers adjacentes comme un do
minium anglais. Grotius fut longtemps considéré comme le pionnier de la
942 Les origines du droit international, BruxelleslParis, A. CaSl:aigne/Thorin & Fils, 1 894,
pp.379-386.
10 10 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
liberté des océans, en raison du chapitre Mare liberum qu'il inséra dans
son traité sur le droit de prise (De jure praeda) rédigé à la demande de la
Compagnie hollandaise des Indes (écrit en 1605, il ne parut qu'en 1 868).
Mais la révision opérée dans les milieux jus-internationalistes au tournant
du xx'me siècle a montré la dette de ce prétendu « fondateur » du droit
des gens à l'égard de Gentili ou des scolastiques espagnols. De fait, le
résultat auquel aboutit le principe de la liberté des mers, après 1 7 13, est
très différent de l'image qu'en donne Grotius en 1605. Son opuscule dut
sa célébrité, par contrecoup, au Mare clausum de Selden, ouvrage écrit en
1 6 1 8 et paru en 1635. Il fut loué par la plupart des Anglais de l'époque,
par les Stuart comme par Cromwell, qui s'intéressaient principalement aux
narrow seas (Manche ou mer du Nord) et qui étaient loin d'envisager l'île
comme la métropole d'un empire maritime mondial.
ce point de vue déterminé par la mer, c'est d'un « globe maritime » qu'il
faudrait parler, non d'un « globe terrestre ». Erdbild contre Meeresbild,
telle est donc « l'opposition fondamentale », d'où découlent deux concep
tions antinomiques des choses. Que l'ordre de la terre soit fixé à partir de
la mer, voilà « ce qu 'un peuple maritime souverain entend véritablement
par liberté des mers ».
pas aux hostilités. A l'opposé, la guerre sur mer n'est pas qu'une « relation
d'État à État » (une confrontation entre marines militaires), mais une « re
lation d'État à individu » (une guerre au commerce), puisqu'elle vise les
particuliers, à travers le blocus ou la prise, qui touchent aussi bien les non
combattants (les civils) que les non belligérants (les neutres). Ces deux
conceptions antithétiques de la guerre et de l'ennemi, terrestre et maritime,
reflètent l'antagonisme de deux univers politiques, juridiques et moraux,
l'un privilégiant la puissance visible de l' État, l'autre les méthodes indi
rectes de domination. « La terre et la mer sont devenues étrangères l 'une
à l'autre ». Lieu commun de la Kriegsideologie de 1 9 1 4- 1 9 1 8944, l'oppo
sition entre l'esprit prussien et l'esprit anglais a atteint un nouveau degré
d'intensité avec le second conflit mondial. L'hostilité du juriste à l'égard
de la Grande-Bretagne est particulièrement nette lorsqu'il se tourne vers
Ratzenhofer, le maître autrichien de la science militaire. Ce dernîer tire
« une conclusion dont toute l 'importance ne se manifeSle qu 'aujourd'hui
[en 1940-1942]. Il dit en effet qu 'une Puissance maritime qui ne respecte
pas, sur mer, les biens des autres États, ne peut prétendre, après un débar
quement éventuel, que. . . les biens possédés par ses citoyens soient respec
tés sur son propre sol !!. Schmitt : nouveau Caton prononçant un nouveau
Delenda Carthago eSl ?
944 Cf. notamment O. Spengler : Prussianité et socialisme, Paris, Actes Sud, 1986
(1919), préf. G. Merlio, pp.53-59.
945 Ibid, pp.222-232.
10 14 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
l'animal marin géant, pour désigner une construction étatique qui ne s'est
pas réalisée outre Manche, mais sur le continent. C'est Béhémoth, l'animal
terrestre géant, qu'il aurait dû prendre pour symbole de l'État, car l'État
est un ordre lié à la terre et à la territorialité. La Grande-Bretagne exerce
donc sa « souveraineté » sur le monde grâce à la « liberté » des mers, qui
lui permet de contrôler indirectement le commerce et l' économie946 • Si une
hégémonie continentale paraît insupportable, on s'est par contre habitué à
la domination mondiale des océans et des marchés par les Britanniques.
D'après le juriste allemand, cette domination s'appuie sur les forces de
la society et sur les méthodes de l'indirect rule. Elle repose sur un des
tin maritime qui permet d'envisager le transfert de la métropole du Com
monwealth de l'Angleterre vers d'autres parties du monde.
946 « Die zwei grossen 'Dualismen' des heutigen RechtssySl:ems ... », pp.261-270 ; El no
mas de la tierra... , pp.258-261 ; Corollaire III à La notion de politique, pp.179- 1 8 1
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 1 0 1 5
La structure de cet empire supporté par uue society est à ce point spéci
fique qu'il est impossible, selon Schmitt, de parler de « construction » ou
de « Constitution » pour qualifier les méthodes anglaises de domination,
car ces notions sont trop liées à la terre et à la territorialité. Ce sont les
voies-et-moyens de la puissance indirecte, de l'indirect rule, permettant de
saper l'État, qui correspondent à la « souveraineté » anglaise, à l'action de
la mer sur la terre. Aux XVIII"''', XIx'me et XXême siècles, l'Angleterre uti
lisa les méthodes de la poteSlas indirecta, autrefois dénoncées par Hobbes,
non seulement outre-mer, mais en Europe. Le juriste prend successivement
l'exemple de la franc-maçonnerie, du constitutionnalisme libéral et de la
Société des Nations.
2) Au XIXême siècle, ce sont les courants libéraux qui devinrent les véhi
cules de l'influence anglaise chez les peuples européens. Du point de vue
de la politique internationale, le constitutionnalisme signifie que, dans «
l'État neutre libéral », l'économie et la presse, c'est-à-dire la formation de
l'opinion publique, sont des sphères indépendantes de l'État, qu'elles sont
affaires d'entrepreneurs privés en concurrence sur uu marché international
« libre » et dans uue presse internationale « libre », en réalité dominés par
la Grande-Bretagne.
L'évolution des techniques et des armements a finî par détruire les condi
tions qui avaient permis la maîtrise britannîque des océans. Le « Lévia
than », jusqu'alors « poisson », devint « machine ». La machine s'inter
cala entre l'élément marin et l'existence humaine. Elle remplaça la « lutte
impitoyable contre (cet) élément !! par « l'assurance d'un trafic maritime. . .
technicisé ». La mer n'est donc plus « l'élément » qu'elle était du temps
des baleiniers ou des corsaires ; elle est devenue un « espace » dominé
par la technologie. L'apparition du navire de guerre moderne, de l'avion
et du submersible a transformé de fond en comble le rapport de l'homme
à l'océan. L'aéronautique, bouleversant la guerre, a marqué la conquête
d'une troisième dîmension englobant la terre et la mer, rendant caducs
l'ancienne distinction, base du lien entre domination maritime et supré
matie mondiale, donc l'ancien nomos du globe. Jusqu'en 1 9 1 4 voire 1933,
on ne s'en aperçut pas. « Poisson ou machine, le Léviathan augmentait. . .
en puissance -son règne semblait éternel ». On ne prit pas conscience
de la nouvelle « révolution spatiale », car même dans l'Allemagne qui
avait dépassé l'Angleterre économiquement, « régnaient encore les
idéaux conSlitutionnels anglais et les concepts anglais y avaient valeur de
normes ».
947 Sur cette partie, cf. Terre et mer, pp.17-90, dont les citations sont extraites, ainsi que
« La Mer contre la Terre », pp.137-141 ; « Souveraineté de l' État et liberté des mers »,
pp.143-168 ; « La formation de l'esprit français par les légistes » , p.210 ; El nomos de la
tierra , pp.49, 209-21 1 .
...
1950.
f)ER NOMos PER ERPE 111 VOlKERRWIT PES Jus PUBlIWM EUROPAEUM
95 0 L'imputation de causalité s'effectue à partir des résultats des processus souhaités (M.
Dobry).
LE JUS PUBLICUM EUROPAEUM 1021
Chez les Romains, le jus gentium désignait le droit commun aux peuples
civilisés et lejus gentium publicum, les rapports dupopulus romanum avec
les peuples étrangers. C'est cette acception spécialisée du jus gentium,
comme droit public entre communautés politiques, qui s'est répandue
du moyen-âge jusqu'à nos jours, par l'intermédiaire d'Isidore de Séville.
D'après les Etymologies d'Isidore, le jus gentium traite essentiellement
1022 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
95! A. Rivier, Ibid , pp.3-6 ; E. Nys : « Introduction » à De Indis el de jure belli Relec
lianes being parts ofRelectiones Theologicae XlI by FrancÎscus de Vitoria, The Classics
of international law edited by James Brown Scott, 1913, pp.9-53, pp. l0-19 ; R. Genet :
Principes de droil des gens, Op. cil., pp.33-56.
952 Cf. M. Mollat, J. Desanges : Les routes millénaires, Paris, Nathan, 1988.
953 El nomos de la tierra. , pp.15-17, 25-33.
..
LE JUS PUBLICUM EUROPAEUM 1023
Le jus publicum europaeum, que l'on peut qualifier de droit des gens
« moderne » par rapport au moyen-âge ou « classique » par rapport au
xx'm, siècle, a surgi de la dissolution de « l'ordre spatial » médiéval fondé
sur la Papauté et l'Empire, après les Grandes Découvertes et l'émergence
des États. Carl Schmitt retrace donc, en préalable, ce qu'on appelait la
« République chrétienne ».
LA IlESPUBUCA CI/R/ST/ANA
Avec l'analyse du concept nomos, en tant qu'« ordre spatial » dont l'acte
inaugural suppose une appropriation territoriale d'envergue95" Carl Sch
mitt a « ouvert la possibilité de comprendre d'un point de vue hiSinrico
juridique etphilosophico-juridique, l 'évènementfondamental de l 'hiSinire
du droit des gens européen moderne : la prise de possession de la terre
dans un Nouveau Monde »956 . Au tournant des xyème et XYlème siècles, la
« révolution spatiale » consécutive à la découverte d'un nouveau conti
nent puis la rupture de l'unité de la chrétienté consécutive à la Réforme,
mirent fin à la Respublica chriSliana et engendrèrent un nouveau droit
des gens, global et sécularisé. La conquête européenne de l' orbis terra-
Locke (<< au commencement, le monde entier était une Amérique »), non
pas à une « utopie sans espace », mais à l'expérience réelle du Nouveau
Monde. Enfin, la troisième ligne de partage, la « ligne de l'hémisphère
occidental »957, servit, de la guerre d'Indépendance à la doctrine Monroe,
à détacher le Nouveau Monde de l'ordre spatial européocentré et à l'op
poser à lui. Les conséquences politico-juridiques de cette « dernière ligne
globale » ne se firent toutefois pleinement sentir qu'au début du XXème
siècle, avec l'apparition d'un droit international universaliste et l'introduc
tion d'un concept discriminatoire de guerre958 •
Vitoria est à la recherche des titres que les Espagnols peuvent invoquer
pour justifier leur conquête du Nouveau Monde. Contrairement à l'opinion
dominante, il ne voit pas dans la découverte et l'occupation des titres lé
gitimes à l'appropriation territoriale. Les indigènes sont des êtres humains
détenteurs des mêmes droits que les Européens, sans qu'il y ait discri
mination entre chrétiens et non chrétiens, ni distinction entre l'Europe et
l'outre-mer. La découverte n'est pas plus un titre juridique pour les Espa
gnols qu'elle l'aurait été « si les Indiens nous avaient découvert nous ».
Homo homini homo, affirme-t-il. Cette problématique de l'égalité entre
les hommes fit l'objet de la célèbre querelle entre Sepulveda et Las Casas.
Pour « l'humaniste » Sepulveda, comme pour le « rationaliste » Bacon,
les Indiens sont des êtres sans droit dont le territoire est res nullius. L'au
teur s'appuie sur Aristote, pour qui les peuples barbares sont esclaves par
nature, et sur une conception paradigmatique de l'humanité, l'humanité
« supérieure » des conquérants européens. Le juriste allemand en profite
alors pour développer une digression critique sur le concept d'humani
té, la dialectique humain-inhumain et le dédoublement discriminatoire de
l'idéologie humanitaire. Ignorant cette dialectique, Vitoria soutient que nul
conquérant étranger ne peut disposer de la terre des indigènes, ni le Pape,
ni l'Empereur, ni aucun roi chrétien, car les Indiens ont les mêmes droits
sur leurs territoires que les peuples chrétiens sur les leurs. Détachant le
personnage de son contexte historique, certains juristes contemporains,
notamment James Brown Scott, en déduisent que le dominicain serait l'an
cêtre de l'individualisme en droit international, quelqu'un qui affirmerait
les droits fondamentaux de la personne humaine, qui ne « réduirait » pas
le droit des gens à un droit entre États, mais qui « s'élèverait » à la notion
plus large d'un jus gentium embrassant l'humanité959•
959 A. de La Pradelle : Maîtres et doctrines du droit des gens, Paris, Ed. Internationales,
1950, pp.44-48, 62-68, 88-90 ; A. Truyol y Serra : « La conception de la paix chez Vi
toria et les classiques espagnols du droit des gens », inA. Truyol y Serra, P. Foriers : La
conception de la paix chez Vitoria. L'organisation de la paix chez Grotius, Paris, Vrin,
1987, pp.241-273, pp.268-272. Cet auteur vajusqu'à déclarer qu'il découlerait de l'appli
cation des principes généraux du droit international public, selon Vitoria, l'idée de l'or
ganisation de la paix, l'égalité des États (chrétiens et non chrétiens), le droit à l' autodéter
mination et la prohibition de la guerre.
1028 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
961 Op. cil., pp.96-120 ; H. Mechoulan : « Vitoria, père du droit international ? » , pp. 1 l-26,
P. Haggenmacher : « La place de Francisco de Vitoria parmi les fondateurs du droit inter
national », pp.27-80, A. Ortiz-Arce, P. Marino : « Le recours à la force dans l'œuvre de
Vitoria », pp.81-96, in Journées d'études : Actualité de la pensée juridique de FranscÎsco
de Vitoria, organisées par le Centre Charles de Visscher pour le droit intemational les 5-6
décembre 1986, Bruxelles, Bruylant, 1988.
LE JUS PUBLICUM EUROPAEUM 1031
La domination européenne fut si grande face aux païens que les conqué
rants purent s'approprier l'ensemble du continent américain, alors qu'en
Afrique et en Asie musulmanes ne se développa que le régime des « capi
tulations ». Si la théologie scolastique fut aveugle à la supériorité scienti
fique européenne, la science du droit de l'époque, notamment Grotius et
Pufendorff, eut le tort, selon Schmitt, de négliger le titre juridique de la
découverte, d'en rester aux formules romano-civilistes sur les droits réels,
de s'en ternr aux controverses sur l' acquisition originaire ou dérivée de la
propriété, de voir dans le concept d' occupatio le titre de la prise de pos
session. Toutefois, cette occupatio, impliquant que les territoires d'outre
mer soient librement occupables par les Puissances européennes et qu'ils
1032 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
962 El nomos de la lierra... , pp.47-48, 96-133, 139-147. Sur le concept d'occupation dans
le droit des gens classique, cf. A. Rivier, Ibid, pp.184-197.
96 3 « Le nouveau 'nomos' de la terre », p.166. Plus en détail, cf. Bernard Durand : Intro
duction historique au droit colonial. Un ordre « au gré des vents », Paris, Economica,
2015.
LE JUS PUBLICUM EUROPAEUM 1033
LE JUS PUBlIWM EUROPAEUM: UN DROIT SPÊCIFIQU EHENT (HAIS PAS EXCLUSIVEH ENT) INTERÊTATIQUE
Carl Schmitt fait retour au droit des gens classique tel qu'il a pu être
formulé par Alphonse Rivier : la souveraineté de l' État est le fondement
du droit international et l'État souverain est l'unique sujet de ce droit96 '.
Il en retrace la généalogie. D'après lui, Ayala et, surtout, Gentili sont les
véritables fondateurs du droit des gens interétatique, les vrais héritiers de
la théorie bodinienne de la souveraineté de l'État.
Après Kaltenborn (dès 1848), c'est Holland, dans sa Leçon de 1 874, qui
a lancé ladite « bataille des fondateurs », en présentant Gentili comme le
vrai « fondateur » du droit international, que le Néerlandais n'aurait fait
que suivre. Pour Cauchy, en revanche, c'est Vitoria qui mérite ce titre de
« fondateur », la découverte en 1 864 du Commentaire grotien sur le droit
de prise ayant révélé l'influence décisive de la scolastique espagnole sur
l'auteur du Mare liberum. L'année même du tricentenaire de sa naissance
(1 883), Nys souligne à son tour l'importance des Espagnols du XVlème
siècle : Soto, Molina, Suarez, Vasquez Menchaca, Covarrubias. Rivier
s'en fait l' écho. Grotius n'est plus qu'un systématiseur tardif de l'École
de Salamanque. Après la Grande Guerre, Vitoria, proclamé « père » du
droit international par Brown Scott, devint le grand rival de Grotius au sein
d'une partie de la doctrine, les tenants de la SDN voyant en lui un person
nage prophétique, chargé de significations multiples et d'interprétations
nouvelles. Mais une autre partie de la doctrine adopte une perspective
élargie sur le problème des origines du droit des gens. Dans un ouvrage
collectif intitulé Les fondateurs du droit international ( 1 904), Pillet ne se
focalise pas sur un seul auteur ; il traite à la fois de Vitoria, Suarez, Gentili,
Grotius, Zouch, Pufendorff, Bynkershoek et Vattel. Cet élargissement fut
également favorisé par le programme des Classics of International Law
lancé en 1906 par la Fondation Carnegie967•
967 P. Haggenmacher, art. cit., pp.27-37 ; A. Truyol y Serra, art. cit., pp.243-248.
1036 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
vint pas moins un droit interétatique, car seuls les États avaient la qualité
de sujets du droit des gens. Un pas décisif fut accompli dans la forma
tion de ces État et du droit interétatique, en tant que jus inter gentes objet
d'une pratique diplomatique et d'une science juridique, lorsque les unités
politiques territoriales furent représentées comme des « personnes », des
magni homines incarnés par leurs souverains représentatifs. L'application
de la notion de « personne juridique » à l'État (si controversée sous le
IIIème Reich) permit de trouver une solution à deux problèmes non résolus
par la théorie de la souveraineté : la continuité de l'État, la distinction
entre l' État et le gouvernement ou le régime politique. Cette personnalité
juridique de l'État s'imposa au XVIIème siècle avec Hobbes. A l'ancienne
Respublica chriSliana, se substitua l'organisation politico-territoriale des
« personnes souveraines » délimitées et équilibrées. La coexistence de
ces « personnes », formant une « société », une « communauté » ou une
« famille » de nations, créa le jus publicum europaeum ou « droit public
de l' Europe » (Mably) en tant qu'« ordre spatial » constitué par les États.
Depuis Hobbes et Pufendorf jusqu'à Leibniz et Kant, tous les auteurs
éminents purent ainsi affirmer que les États étaient des « personne mo
raIes » souveraines à égalité de droits.
LA PROBLEHATIQUE DU BElLUHfUSTUH ( I I )
970 Rappelons ici que le droit de la guerre se découpe en deux branches. Le droit de la
guerre au sens large oujus ad bellum, répond à la double question de savoir qui a le droit
de recourir à la force année (quels sont les auteurs ou belligérants) et pour quels causes ou
buts a-t-on le droit d'ordonner la guerre. Le droit de la guerre au sens Strict oujus in hello,
répond à la double question de savoir qui a le droit d'utiliser la force année (quels sont les
acteurs ou combattants) et avec quels instruments et selon quelles modalités a-t-on le droit
de faire la guerre. Le jus in hello comprend le « droit de La Haye », relatif à la conduite
des hostilités, oujus in hello au sens fuict, et le « droit de Genève », relatif à la protection
des victimes, ou droit international humanitaire au sens fuict. Mais ces deux branches
tendent à s'imbriquer, c'est pourquoi on les confond sous les telTIlesjus in hello ou droit
international humanitaire ou droit des conflits annés.
LE JUS PUBLICUM EUROPAEUM 1041
que fût la cause qu'il défendait. La décision sur la justice ou l' injustice de
la causa et du bellum devint exclusivement l'affaire des États égaux en
droits, qui se reconnaissaient comme tels, sans discrimination.
971 Schmitt ne traite pas de la distinction entre « guerre juste » et « guerre sainte », qui re
produit la distinction du temporel et du spirituel dans le christianisme. Cf. J. Flori : Guerre
sainte, jihad, croisade. Violence et religion dans le christianisme et l 'islam, Paris, Points
Seuil, 2002.
1042 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
nemi juste », et une partie qui était dans son tort : un « ennemi injuste ». La
guerre prenait la forme de l'ordalie : le « jugement de Dieu » devait faire
pencher la balance en faveur du « juste » contre « l'injuste ». La doctrine
médiévale supposait une conception non relativiste du droit : le « juste »
n'était pas affaire de décision subjective, mais de connaissance objective
dont le doute pouvait être tranché par l'autorité médiatrice entre Dieu et
l'humanité : l' Église. A partir de la seconde moitié du xv'me siècle, l'École
de Salamanque (Vitoria, Soto, Vasquez, Molina) tendit à ne plus assimiler
la violation (objective) d'un droit à une culpabilité (subjective), à séparer
la faute et l'intention, à considérer comme « innocente » l'autorité qui était
convaincue de la légitimité de sa cause. La culpabilité résidant dans l'in
tention mauvaise, dans la volonté, non plus dans la violation matérielle du
droit, dans l'acte, la guerre pouvait être juste des deux côtés, puisque les
deux ennemis pouvaient être de bonne foi. Comme il devenait impossible
de déterminer, entre deux parties subj ectivement égales, laquelle des deux
était obj ectivement dans son droit ou dans son tort, la doctrine médiévale,
selon laquelle il était précisément possible de distinguer objectivement la
justice de l'injustice, fut frappée de caducité. L'idée qu'une guerre pût être
juste des deux côtés à la fois se généralisa dans le contexte de la division
religieuse de l'Europe et de l'émergence de l'État souverain, après la Ré
forme et la Contre-Réforme. La guerre est un choc d'intérêts politiques,
disait Machiavel, qui inaugura ainsi la « rationalisation » de la belligé
rance. Si tant est qu'elle reste une voie de droit, la guerre n'oppose plus
un belligérant juste et un belligérant injuste, elle oppose deux États dispo
sant d'une libre et égale compétence de guerre. Le règlement arbitral ou
judiciaire lui-même, comme substitut à la guerre entre États, présuppose
l'égale souveraineté des États, entre lesquels un tiers impartial, non plus
une autorité supérieure, doit trancher par une voie de droit pacifique972 •
972 E. Nys : Les origines du droit international, Op. cit., pp.94-121, 130-139, 165-173 ; H.
Wehberg : « L'interdiction du recours à la force... », art. cit., pp.11-28 ; G. Bacot : La doc
trine de la guerreju1le, Paris, Economica, 1989, pp.11-12, 16, 26-32, 39, 47-63 ; R. Draï,
Th. Cao-Hay, Ibid, pp.141-145, 155-172.
LE JUS PUBLICUM EUROPAEUM 1043
assister la partie dont la cause est « injuste » et à ne pas nuire à celle dont
la cause est « juste ». Vattel, lui, conformément à sa conception non discri
minatoire, enjoint aux neutres de s'abstenir impartialement. La neutralité,
le jus in bello et l'amnistie (à l'issue du conflit, on ne juge ni ne condanme
l'un ou l'autre des protagonistes) deviennent les principaux moyens de
limiter la belligérance. Ils tirent précisément leur justification de l'égalité
des belligérants devant lejus ad bellum. Comme l'écrit le juriste suisse : si
chaque partie affirme qu'elle a la justice pour elle à l'exclusion de l'autre,
elle s'arrogera tous les droits, prétendra que son ennemi n'en a aucun et
contraindra les neutres à se ranger à ses côtés (comment être neutre entre
le « juste » et « l'injuste » ?).
Avec sa célèbre formule : « la guerre est uue relation d'État à État !!,
Rousseau résuma la doctrine juridique de la guerre (terrestre). Elle est uu
« état », « d'État à État », le jeu de mots entre « état » et « État » résumant
le problème général de la guerre. Les réflexions de Hegel sur l'État, l'en
nemi ou la guerre, quant à elles, s'inscrivaient dans l'ordre dujus publicum
europaeum. L'intérêt de l'État est sa loi suprême, dit-il. Intérêt et droit ne
peuvent entrer en conflit car le droit est l'intérêt de l'État fixé par uu trai
té. Seul le jugement politique est à même de décider si l'intérêt et le droit
doivent être ou non défendus par les armes. La guerre n'a pas à déterminer
entre les protagonistes qui est dans son droit ou dans son tort, car l'uue et
l'autre parties ont uu droit égal, mais qui est le plus fort, donc celui qui
doit céder devant l'autre. C'est le Congrès de Vienne, conclut Schmitt, qui
entreprit la « grande œuvre » de restauration du jus publicum europaeum,
interrompu par la Révolution et l'Empire. Les révolutionnaires français
avaient en effet rejeté la Kabinettskriege purement militaire des États de
l'Ancien Régime, ainsi que la suppression de la guerre civile et la limita
tion de la guerre interétatique, en n'y voyant qu'« affaires de tyrans et de
despotes ». Face à l' irruption du peuple et de l'idéologie dans la guerre,
qui avait brisé la reconnaissance mutuelle des belligérants quant à leur
légitimité, le Congrès restaura le droit de la guerre classique, statocentré
et militaire. Un siècle après cette Restauration qui maintint jusqu'en 1 9 14-
1 9 1 8 le droit de la guerre terrestre, limitée et interétatique, Alphonse Ri
vier put énoncer la doctrine classique dujus ad bel/um. La guerre est uue
lutte armée entre États, moyen extrême de contraindre l'adversaire. Cette
guerre est légale parce qu'elle est livrée par des États détenteurs dujus bel
li et par des armées régulières sur uu theatrum belli. Une seule division de
la belligérance est importante en droit des gens, celle entre guerre sur terre
et guerre sur mer973• Lejus publicum europaeum reposa infine sur uue série
de distinctions parachevées dans les Conventions de La Haye de 1 899 et
1907 : distinction entre guerre et paix974196, neutralité et belligérance, civils
et militaires, ennemi et criminel. Cette dernière distinction est cruciale.
Elle constitue le seul véritable « progrès ». A contrario, la criminalisation
de l'ennemi marque uue terrible « régression ».
975 Sur cette partie, cf. El nomos de la tielTa. .. , pp.158-197, 221-224, dont les citations sont
extraites, ainsi que Théorie du partisan, pp.217-218 ; Théologie politique II, p.168 ; J.-F.
1048 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
977 J. Diamandesco, Op. cit., pp.56-120, 123-173, 178-206 ; R. Théry, Ibid, pp.45-58,
147-180, 214-230. Cf. aussi E. Giraud : « La théorie de la légitime défense » , RCADI,
1934 III, pp.691-865 ; E. Aroneanu, Op. cit. ; J. Delivanis : La légitime défense en droit
international public moderne, Paris, LGDJ, 1971, préf. R. de Lacharrière.
LE JUS PUBLICUM EUROPAEUM 1051
978 On remarque que Schmitt n'a jamais étudié les origines ou les causes ni de la Première
ni de la Seconde Guerres mondiales.
1052 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
979 Au contraire du juriste allemand, qui s'en tient à l'article 16 du Pacte de Genève et
néglige l'article 10, d'autres auteurs ont souligné que le Covenant contient, non seulement
un critère formel de guerre « injuste » dans son article 16, mais un critère matériel dans
son article 1 0 : la guerre est « injuste » lorsqu'un État y recourt contre l'intégrité territori
ale ou l'indépendance politique d'un autre État. Ainsi, c'est moins parce qu'elle a attaqué
en premier (critère formel) que parce qu'elle a entrepris une guerre de conquête (critère
matériel) que les dirigeants allemands ont été condamnés à Nuremberg, sous le chef d'ac
cusation de « crime contre la paix » (sur lequel se greffèrent les « crimes de guerre » et les
« crimes contre l'humanité »).
980 « Clausewitz aIs politischer Denker... », p. i i "i. Le mot de Bismarck sur la Prusse qui
n'aurait pour frontières que ses années, est applicable à l'Allemagne. Celle-ci, entourée
d'adversaires, densément peuplée, à la superficie étroite, sans matières premières suff
isantes, avec des centres vitaux proches de frontières longues et exposées, ne peut se
défendre que par l'attaque, affilTIlent ses avocats. Cette nécessité, qui fut à la base de la
politique d'expansion d'Hitler, détermina également les grandes options de sa stratégie (J.
von Lohausen, Op. cil., pp.26-33).
LE JUS PUBLICUM EUROPAEUM 1053
5. LA CRiI1lNALISATION DE l 'ENNEI1I
98' Comme le rappelle H. Meyrowitz (Op. cit.), cette thèse schmittienne eS! démentie par
l'indifférence du jus in hello vis-à-vis du jus ad bellum, donc relativisée par le principe
de l'égalité des belligérants devant le jus in bello quelle que soit leur inégalité devant le
jus ad bellum. Peut-être est-ce pour cette raison que Schmitt n'a jamais écrit aucun texte
spécifiquement consacré aujus in hello. On peut ou même on doit considérer que le re
spect de ce dernier repose, non sur la reconnaissance morale des belligérants, mais sur
leur intérêt militaire bien compris : « l'agresseur » auquel on refusera le bénéfice dujus
in bello paiera ses adversaires de réciprocité, ce qui ouvrira la voie à une escalade suicid
aire (E. Giraud). Les règles applicables du droit international humanitaire ou du droit des
conflits annés s'imposent donc à chacune des parties belligérantes, qu'elle soit « dans son
droit » ou « dans son tort » enjus ad bellum. La contradiction entrejus in hello -limitation
de la guerre- etjus ad bellum -discrimination des belligérants- ou entre un droit qui se
veut c1ausewitzien et un droit qui se veut kantien, n'est-elle cependant pas fort probléma
tique ? N'est-ce pas au nom de l'interdiction du recours à la force que la réglementation
de la guerre et même l'enseignement dujus in hello ont été délibérément négligés après
1919 ?
983 El nomos de la lierra , pp.130-132, 353-363, 426-428. Sur lejus in bello et son appli
...
cation pendant les deux guerres mondiales, cf. deux ouvrages monumentaux, celui de P.
Fauchille, Traité de droit international public, 1.2 : Guerre et neutralité, Paris, A. Rous
seau, 1921, celui de Ch. Rousseau, Droit des conflits armés, Paris, Pedone, 1983.
1056 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
LE PRINUP[ DE l 'ÉQUiliBRE
1. LA TIIÉORIEPE LA CONQUÊTE
985 I. Lameire : Théorie etpratique de la conquête dans l 'ancien droit (étude de droit inter
national ancien), Paris, A. Rousseau, 1902. Les anciens auteurs du droit des gens, écrit-il,
ne se préoccupaient pas du droit international de leur temps, d'où le décalage entre leurs
œuvres et la réalité de ce droit. Leur objectif était de créer de toutes pièces unjus gentium
purement littéraire, qui laissa dans l'ombre 1 'histoire et la pratique juridico-internationales
des derniers siècles. Il était en effet plus facile d'élaborer un droit théorique que d'être au
fait d'un droit pratique livré aux archives locales et dont le morcellement était extrême
(Op. cil., pp.5-33, 69, 75, 80-81).
LE JUS PUBLICUM EUROPAEUM 1059
Dans ce régime, tel qu'il était défini avant la Première Guerre mondiale,
Schmitt fait entrer cinq ordres d'idées, qui montre que l'occupation n'est
ni annexion ni révolution.
4) La guerre sur terre étant une « relation d'État à État », elle ne concerne
pas les populations et propriétés civiles, qui doivent par conséquent être
respectées par l'armée d'occupation, de même que le patrimoine culturel.
Pas plus que la Constitution, la Puissance occupante ne doit modifier la
législation, sauf nécessité impérieuse. Elle n'est que l'administrateur et
l'usufruitier du domaine public de l'État occupé. Elle doit veiller au main
tien de l' ordre public d'une part, à la subsistance et à la sécurité des troupes
d'autre part. D'où son droit limité de police administrative et judiciaire,
d'émission monétaire, de perception fiscale et de réquisition.
989 Sur la reconnaissance des insurgés dans le droit des gens classique, cf. A. Rougier : Les
guerres civiles et le droit des gens, Paris, Pedone, 1902.
LE JUS PUBLICUM EUROPAEUM 1065
99 0 Sur cette partie, cf. El nomos de la lierra , pp.178-179, 194-197, 220-258, 391-406 ;
...
991 « Der Begriff des Politischen. Vorwort von 1971 zur italienischen Ausgabe », pp.269-
273.
992 « Historiographie existentielle : Alexis de Tocqueville », p.213.
1068 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
Que dit Schmîtt sur l' œuvre de Kant en 1950 ? Ce dernier reconnaît le
système de l'équilibre européen et le concept de guerre fondé sur l'égalité
souveraine des États. Mais il introduit la notion d'« ennemi injuste », alors
99 3D'après P. Foriers, l' École du droit naturel moderne est à l'origine de l'idée de la so
ciété universelle du genre humain, où l'homme est considéré en tant qu'homme et la
guerre condamnée en son principe. En vérité, comme le reconnaît l'auteur, aucun des
grands noms de la science du droit ne met la guerre hors la loi ni ne propose l'institution
d'une juridiction internationale, ni Grotius, ni Pufendorff, ni Zouch, ni Vattel, ni Wolff,
ni Burlamaqui. L' École proclame le principe de la souveraineté des États, s'oriente vers
la modération de la guerre et la reconnaissance mutuelle des belligérants, recommande
encore le sort pour régler les conflits (<< L'organisation de la paix chez Grotius et l' École
du droit naturel » , inA. Truyol y Serra, P. Foriers, Op. cil., pp.275-376, pp.298-348, 351-
362, 367).
LA DISSOLUTION DU JUS PUBLICUM EUROPAEUM 1069
doctrine de 1a « paix par la loi », avec l'idée morale des droits de l'homme
d'une part, l'interprétation téléologique de l'histoire d'autre part. La morale
commande de mettre fin à la guerre et la raison commande l'unification de
l'humanité. Comment réaliser ce double impératif? En étendant « l'état
de droit » aux relations internationales grâce à une constitution civile ra
tionnelle et universelle. Le progrès de la civilisation et la perfectibilité de
la nature humaine vont dans ce sens. La guerre elle-même est une « ruse
de la raison » qui favorise le dépassement de la guerre (de la conquête) au
profit du commerce (de l'échange). En attendant, les États se trouvent dans
un « état de nature ». Dans cet « état de nature », la guerre est le moyen par
1eque1 1es États, détenteurs dujus belli ac pacis, défendent leur droit par la
force, la victoire décidant, en l'absence d'un juge commun, de quel côté se
trouve le droit. Ce droit de guerre est régulé par le jus in bello, qui limite
les hostilités. Kant reconnaît le concept non discriminatoire de guerre et
d'ennemi. « Aucune des deux parties, dit-il, ne peut être accusée d'in
juSlice, puisqu 'il faudrait pour cela une sentence de droit !!. Il n'y a pas
d'« ennemi injuste », car il n'y a pas de tribunal international au-dessus
des États qui statue. Le but de la guerre n'est pas l' anéantissement de l'ad
versaire, ajoute-t-il, mais l'instauration de la paix avec lui. Cela suppose la
reconnaissance mutuelle des belligérants. « Il faut qu 'il reSle, même dans
la guerre, une sorte de confiance dans les principes de l 'ennemi ».
« l 'IIÉI1/SPIIÈRE OWPENTAl »
997 E. Kant : Pour la paix perpétuelle. Projet philosophique, Lyon, PUL, 1985 (1795),
préf. anonyme, pp.9-44, 52-55, 57-65, 67-91 ; R. Draï, Th. Cao-Hay, Ibid , pp.95-104.
Bref, organisation internationale et démocratie fonderont la paix.
998 El nomos de la tielTa. .. , pp.201, 364.
999 Sur la « doctrine américaine de la guerre juste », cf. B. Colson : « La culture stratégique
américaine » , Stratégique, n038, 2/1988, pp.15-81, pp.17-25.
1000 « Accélérateurs involontaires ou : la problématique de l'hémisphère occidental »,
pp.169-175 ; « Die letzte globale Linie » , pp.342-349. Cf. aussi « Die Stellung Lorenz
von Steins in Geschichte des 19. Jahihunderts » , p.641.
1072 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
lement nouveau par rapport aux autres statuts du droit des gens européen.
« La dernière ligne globale » s'opposa à l'image du monde européocenà
trée. « Hémisphère occidental » et doctrine Monroe étaient et restent deux
concepts jumeaux désignant l'aire de la souveraineté spatiale des États
Unis. Celle-ci, selon la déclaration de Panama du 3 octobre 1939, compre
nait une zone de sécurité continentale et océanique, étendue du Groenland
au Cap Hom et débordant jusqu'à 300 milles marins sur l'Atlantique et
le Pacifique ! Ces two-spheres-aspect of the Monroe doctrine, terrestre et
maritime, rompirent la structure spatiale fondamentale du jus publicum
europaeum, c'est-à-dire la séparation entre la terre ferme et la mer libre
(au-delà des trois milles). La délimitation de « l'hémisphère occidental »,
entre l'Atlantique et le Pacifique, est éminemment problématique : si la
Terre a un axe Nord-Sud, divisé par l'Equateur en un hémisphère nord
et un hémisphère sud, elle n'a pas un pôle Ouest ni un pôle Est. Aussi la
ligne de cet hémisphère, délibérément élastique, eut-elle une signification
éminemment géopolitique. Son tracé représenta l'application la plus im
portante de la « pensée en lignes globales » du « rationalisme occidental »,
en même temps qu'il séparait le Nouveau Monde de l'Ancien. Tel fut le
« secret » de son impact historique.
1002 Sur cette partie, cf. El nomos de la tierra. .. , pp.48, 364-391, dont les citations sont ex
traites, ainsi que J. Baumel, Op. cit., pp.50-64 ; R. Koselleck, Op. cit., pp.179-180.
WG3 J.T. Shotwell, Op. cit., pp.308-3 13.
1004 Du point de vue de la « géopolitique des idées », qu'en est-il des rapports entre
l'Amérique, l'Europe et l'Occident ? D'après Guillaume Faye, l'Europe n'eS! plus qu'un
secteur de l'Occident, car l'Occident est devenu une civilisation planétaire cosmopolite
dont l'épicentre est la Californie, dernière terre de l'Ouest, qui marque à la fois l'assomp
tion et le déclin de l'Occident (Nouveau discours à la nation européenne, Paris, Albatros,
1985, préf. M. Jobert, pp.66, 71, 80). Cf. aussi du même auteur L 'Occident comme déclin,
Paris, Labyrinthe, 1984.
1076 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
I O06 EI nomos de la tierra. .. , pp.265-283. Avec les ligues pangermanistes, les géographes
allemands s'étaient particulièrement intéressés à la question afro-coloniale, se faisant les
précurseurs de la Geopolitik (M. Korinman : Continents perdus. Les précurseurs de la
géopolitique allemande, Paris, Economica, 1991). Cf. H. Brunschwig : Le partage de
l 'Afrique noire, Paris, Flammarion, 1993 (1971).
1078 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
1009 In J. Evola : « Pour un véritable 'droit européen' » (1941), recension de l'article précité
de Schmitt paru dans La Sialo, in Essais politiques, Ibid, pp. 1 l 3- 122, p . 1 l 7.
1080 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
Entre 1890 et 1945, l'ordre homogène des États européens fut rempla
cé par « un mélange confus de relations factuelles sans sySlème » entre
plusieurs dizaines d'États hétérogènes présumés à égalité de droits, « c 'eSl
à-dire un chaos sans Slructure » incapable d'obtenir une limitation de la
guerre et dont le concept libéral de « civilisation » n'offrait aucun critère
« substantiel » de légitimité. La reconnaissance en droit international per-
LA DISSOLUTION DU JUS PUBLICUM EUROPAEUM 1081
ning, de devenir le pivot d'un nouvel équilibre planétaire entre les « grands
espaces », à l'époque de la proclamation de la doctrine Monroe et du libre
échange triomphant. Mais l'île, qui jouait un rôle de catéchonte en Orient,
ne possédait pas la puissance nécessaire à un tel redéploiement. Le choc
des impérialismes aboutit à la guerre mondiale de 1 9 1 4- 1 9 1 8, qui fit de
l'Amérique, « la plus grande île », la première Puissance du globe et la
véritable inspiratrice du nouveau droit international.
Le droit international, qui fut d'abord celui des peuples chrétiens puis des
peuples civilisés, s'applique désormais à tous les peuples de tous les conti
nents. Théoriquement, l'État national démocratique est le sujet du droit
des gens. Mais « l'État » n'est plus qu'une « notion générale » appliquée
indistinctement à toutes les unités politiques, cependant que la reconnais
sance n'a plus qu'un caractère déclaratif. Au sein de ce système, le statut
politico-territorial est avant tout un état de fait qui ne résulte pas de l'ac
ceptation d'un principe de droit, car les États ne se confèrent pas mutuel
lement la légitimité. Les normes qui régissent ce système sont des règles
de procédure servant moins à résoudre les problèmes politiques concrets
qu'à rendre les discussions politiques possibles, en instituant les principes
formels d'un accord factuel et en laissant subsister les apparences d'un
langage commun. Les règles du droit international « général » développé
par la SDN et l'ONU correspondent aux formes juridiques caractérisant
lesdits systèmes, où l'accent est mis sur les procédures de règlement pa
cifique des différends qui opposent inévitablement les États hétérogènes.
1010 Sur cette partie, cf. El nomos de la tierra. .. , pp.268-269, 283-314, dont les citations
sont extraites, ainsi que « La situation de la science européenne du droit », pp. 1 1 8-119,
« La situation de la science juridique européenne », pp.36-37 ; « Le contraSte entre com
munauté et société... », p.IOS ; « Die Ordnung der Welt nach dem zweiten We1tkrieg »,
pp.12-28 ; R. Aron : Paix et Guerre entre les nations, Ibid, pp. l lO- 1 l5, 125-127, 140-
144, 156, 371-388, 399.
LA DISSOLUTION DU JUS PUBLICUM EUROPAEUM 1085
LACRIHINALISATION DE LAGUERRE
conséquences de la guerre moderne jusque dans les foyers de (chaque) citoyen » fait
partie de ces « leçons de la paix » que les Nations Unies ont l'intention d'enseigner aux
« nations agressives » qui « ne comprennent que le langage de la force ». Conséquemg
ment, les Alliés ont pour objectifla capitulation inconditionnelle des Puissances de l'Axe.
La reddition militaire n'étant qu'une partie de cette capitulation sans conditions, la guerre
ne sera pas terminée « cette fois-ci » par un amlistice. Au contraire, la ligne de démari
cation entre la paix et la guerre sera placée à la fin et non au début de la période d'oc
cupation et de liquidation. Celle-ci devra conserver les mesures de force, notamment le
blocus (comme pendant l'hiver 1919), en tant qu'aspects de la « guerre totale » . Celle-ci
ne s'achèvera qu'avec la « paix totale », c'est-à-dire après la destruction du potentiel mil
itaro-industriel de l'ennemi, l'anéantissement du « militarisme » et la refonte complète de
l' État allemand, qui « va bien au-delà » de l'éradication du nazisme (Ibid, pp.22, 30, 37,
39, 59-65). La Charte de l'ONU a tiré les conséquences de cette criminalisation des Pins
sances de l'Axe par les clauses des articles 53-1 et 107 sur les « États ennemis ».
1014 Sur ces trois incriminations, la deuxième était la mieux fondée juridiquement. La
première relevait d'une formation doctrinale et ne pouvait se prévaloir que du précédent
avorté de l'article 227 du Traité de Versailles. La troisième ne pouvait invoquer que la
clause Martens ou l'article 230 du Traité de Sèvres du 10 août 1920, qui n'entra pas en
vigueur (E. David : « L'actualité juridique de Nuremberg » , in Actes du colloque inter
national de l'Université libre de Bruxelles : Le procès de Nuremberg. Conséquences et
actualisation, Bruxelles, Bruylant, 1988, pp.89-176, p.91). Rappelons que du point de
vue des crimes de guerre, le TMI ne sanctionna que le « droit de Genève », à l'exclusion
du « droit de La Haye », et qu'il ne réprima que les violations commises au préjudice de
personnes se trouvant au pouvoir des Allemands, à l'exclusion des violations commises
au préjudice de personnes se trouvant au pouvoir des Alliés.
1015 237 Das internationale Verbrechen des Krieges in seiner Besonderheit gegenüber
dem Kriegsverbrechen (Verletzungen der Regeln des Kriegsrechts und Verbrechen gegen
die Menschlichkeit, atrocities), publié en 1994 sous le titre Das internationalerechtliche
Verbrechen des Angriffskrieges und der Grundsatz « Nullum crimen, nulla poena sine
lege H.
LA DISSOLUTION DU JUS PUBLICUM EUROPAEUM 1087
LE« CRfl./HONTRE LA PA/X » ETl '{VOLUT/ON PU JUS AP BE/LUM PE /9/9 A' /939
ou: LA RÉWSAT/ON PU TR/BUNAL PE NUREMBERG
soldat doit écouter sa conscience ; mais il ne permettra pas que l'on doute
de son droit, ni a fortiori que l'on se fasse l'avocat de son ennemiw16 • La
conclusion à tirer de cette allusion est sans équivoque : sur le plan politi
co-moral, les Allemands doivent refuser Nuremberg.
A. LETRAITÉ DE VERSAillES
Avant 1914, le droit des gens n'avait jamais eu pour objectif ou pour
principe de mettre la guerre hors la loi. Au contraire, il en prévoyait le
commencement, les auteurs, les acteurs, les buts, les moyens et la conclu
sion. Il imposait des obligations aux belligérants et aux neutres. Bref, « il
légalisait et limitait la guerre, il n'en faisait pas un crime » (R. Aron). lnsi
titutionjuridique, la guerre opposait des États dans leur droit, aucun d'eux
ne pouvant être incriminé pour avoir recouru aux armes puisque chacun
d'eux disposait également dujus belli ae paeis. Mais la propagande alliée
gés par la règle de l'immunité. L'article 227 se référait à une certaine mo
rale ou à une certaine politique, non au droit. Il enfreignait le principe de
la généralité et de la non-rétroactivité de la loi pénale : il visait la personne
de Guillaume II ; en le condanmant par avance, il anticipait la décision du
juge. Quant à l'article 231, il ne figurait pas dans la rubrique Penalties,
mais dans la rubrique Reparations, donc dans un cadre plus économico-fi
nancier que juridico-pénal. L'article parlait toutefois de « réparations des
dommages » causés par la guerre, non plus d'« indenmités de guerre » au
sens classique (simple rançon de la défaite). Il envisageait ainsi des ré
clamations dérivant de la responsabilité encourue par l'Allemagne pour
avoir engagé (et perdu) une guerre illicite en jus ad bel/um. Les délégués
français invoquaient les articles 823 et 830 du Code civil allemand. Mais
la perspective d'une responsabilité réparatrice de l'État ne pouvait trans
former la « guerre d'agression » en « crime international » au sens d'une
responsabilité punitive des gouvernants et agents de l'État. « Agression »
et « réparations » étaient des notions étroitement liées. Mais l'aspect éco
nomique l'emporta sur l'aspect pénal, les Alliés étant davantage intéressés
par la contribution financière allemande à la reconstruction de leurs pays
que par la condanmation des anciens dirigeants allemands. La partie VII du
Traité de Versailles ne transforma donc pas la guerre en « crime de droit in
ternational ». Si cela avait été le cas, elle aurait stipulé une criminalisation
au sens pénal, non pas énoncé une déclaration générale d'« injustice ». Les
gouvernements et juristes étaient trop conscients de la différence entre la
culpabilité de personnes physiques et la responsabilité de l'État, qui seule
a des conséquences pécuuiaires, pour faire d'un acte « illégal » obligeant à
une « réparation des dommages » un type totalement nouveau de « crime
international ». La tentative d'incrimination tourna court, de même que la
tentative de faire passer Guillaume II en jugement, les Pays-Bas refusant
de l'extrader. Ayant qualifié d'« injuste » la « guerre d'agression » alle
mande, les délégués américains avaient cependant exigé le châtiment des
chefs d'État et de gouvernement responsables du bel/um injuSl:um, en tant
que « délit moral contre l'humanité ». La position américaine au sein de la
« Commission des responsabilités des auteurs de la guerre » marqua ainsi
l'abandon officiel de la doctrine du juSl:us hoSlis propre au jus publicum
europaeum. Mais la Commission ne qualifia pas la « guerre d'agression »
de « crime » ; elle parla de « délit moral » commis par les dirigeants des
Puissances centrales. Finalement, les États-Unis eux-mêmes, après avoir
signé un traité de paix séparé avec le Reich en 1921, renoncèrent à la partie
VII du traité de 1 9 19.
LA DISSOLUTION DU JUS PUBLICUM EUROPAEUM 1091
LES « CRiI1ES DE GUERRE » ET LA GUERRE DE PARTISANS OU: LA RÉIIABIlITATION DE L 'A RMÉE AllEMANDE
WI 9 Les pages 3 1 8-328 du Nomos de la lierra... reprennent l'analyse des articles de 1928 :
« La Société des Nations et l'Europe », et de 1932 : « Les formes de l'impérialisme en
droit international moderne ».
W20El nomos de la lierra... , p.364, pp.330-364 ; R. Aron, Ibid, pp. 1 l 9-123.
1021 Cf. E. Gabus : La criminalité de la guerre (thèse), Genève, Ed. Générales, 1953 ; Pro
cès des grands criminels de guerre devant le Tribunal Militaire International. Nurem
berg. 14 novembre 1945-1 er octobre 1946, vol.!, Nuremberg, 1947, pp.178-180. Notons
qu'Hans Wehberg lui-même, dans son cours sur « L'interdiction du recours à la force. Le
principe et les problèmes qui se posent » (RCADl, 1951 l, pp. 7-1 15), déclara que dans le
droit international en vigueur en 1939, il n'existait pas de responsabilité internationale des
individus pour des crimes contre la paix (p.1 l 3).
LA DISSOLUTION DU JUS PUBLICUM EUROPAEUM 1093
par le TMI). En tant que telle, la Wehrmacht n'a donc pas été condamnée ni
même accusée d'être une « organisation criminelle », pas plus, d'ailleurs,
que le NSDAP. Mais à travers les procès intentés à certains de ses chefs,
elle fut accusée, de manière plus spécifique, de violation grave et massive
des lois et coutumes de la guerre sur terre, notamment à l'encontre des
populations civiles des territoires occupés (voir les affaires von LiS/; ou
von Leeb jugées par le Tribunal militaire américain le 1 9 février et le 28
octobre 1948). C' est à ce type d'accusation qu'entend répondre Schmitt
en 1963, au moment où se déroule le « procès d'Auschwitz » à Francfort,
en donnant son interprétation du jus in bello et du régime de l'occupatio
bellica.
déclenchée par Moscou n'a pas été une cause, mais un prétexte à l'ascen
sion aux extrêmes d'une guerre commandée par une hostilité totale, idéo
logique et raciale, dont les buts étaient radicaux : conquête du Lebensraum
et destruction de l'État soviétique.
Mais elle ne peut que servir la cause révolutionnaire, dont l'ennemi est
précisément la bourgeoisie. Les partisans iront même jusqu'à provoquer
ces prises d'otages, soit pour anéantir leurs adversaires de classe, soit pour
pousser la population dans le camp communiste. De même, ils incite
ront l' armée occupante à procéder à des représailles contre les civils, afin
d'attiser la haine contre cette armée et de susciter de nouveaux partisans.
« Durant la Seconde Guerre mondiale, la Russie, la Pologne, les Balkans,
la France, l'Albanie, la Grèce et d'autres territoires devinrent le théâtre »
de ce type de guerre.
1025 A. Mayer, Op. cif., p.247. Rappelons cependant que l'URSS, non seulement n'avait
pas adhéré à la Convention de Genève de 1929, mais qu'elle était le seul État à avoir
dénoncé les Conventions de La Haye de 1907. De plus, le droit militaire soviétique interd
isait la reddition, considérant les soldats faits prisonniers comme des traîtres ou des déser
teurs, à moins qu'ils n'agissent vis-à-vis de l'ennemi comme une « cinquième colonne ».
1026 In Ph. Masson, Ibid, p.290. Selon ces directives, les troupes allemandes devaient disa
tinguer civils inoffensifs, suspects, sympathisants et partisans : les premiers ne devaient
pas être inquiétés ; les seconds devaient être surveillés, internés et interrogés ; les
troisièmes devaient être traités comme les partisans s'ils les avaient matériellement aidés ;
les quatrièmes ne devaient être considérés comme des combattants légaux que s'ils étaient
1098 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
L'ONU, dont l'ambition est de dépasser le droit des gens classique fondé
sur la souveraineté des États détenteurs dujus belli ae paeis, ne risque-t
elle pas de saper le droit international et d'interdire la paix ? Julien Freund
pose cette question à la fois provocatrice et paradoxale avec Carl Schmitt
, à la fin des années 1960. Pour eux, il n'y a de droit et de paix possibles
entre une pluralité d'unités politiques que sur la base de la reconnaissance
réciproque de leur souveraineté, donc de leur jus belli, donc dujuSl:us hos
fis. C'est sur la souveraineté de l' État et sur la reconnaissance de l'enne
mi, affirme le juriste allemand, que reposent la relativisation de l'hostilité
mis par des Allemands furent distingués par les Alliés : les crimes localisés ou mineurs,
soumis à répression par les Puissances alliées séparément, notamment par leurs tribunaux
nationaux ou leurs tribunaux d'occupation en Allemagne ; les crimes majeurs, sans lo
calisation géographique particulière (dont le « crime contre la paix » et le « crime contre
l'humanité »), soumis à répression par les Puissances alliées conjointement, à travers le
TM! sis à Nuremberg (en zone américaine). Du 14 novembre 1945 au 1er octobre 1946,
celui-ci constitua le procès principal, celui des dirigeants (BOlmarm, D6nitz, Frank, Frick,
Fritzsche, Funk, Goering, Hess, Kaltenbrunner, Jodl, Keitel, Krupp, Ley, Neurath, Pa
pen, Raeder, Ribbentrop, Rosenberg, Sauckel, Schacht, Schirach, Seyss-Inquart, Speer,
Streicher) et des organisations accusées d'être criminelles (Cabinet du Reich, Corps des
chefs du NSDAP, SS et SD, GeSiapa, SA, État-Major général et OKW). Il fut suivi par
une série d'autres procès contre les cadres des organisations jugées criminelles (Corps
des chefs du NSDAP, SS, SD, GeSlapa), notamment les douze procès tenus par le Tribu
nal militaire américain à Nuremberg, du 9 novembre 1946 au 14 avril 1949, contre 195
accusés. Ces procès sont désignés en fonction de leur numéro, du nom de l'accusé princi
pal ou d'un titre plus large : aff. nOI, Brandt, Procès des médecins (Medical Crue) ; n02,
Mi1ch, Procès Mi1ch (Mitch Case) ; n03, AltSlôtter, Procès de l'admiinstration de la JuStice
(Justice Case) ; n04, Pohl, Procès de l'administration des camps de concentration (Pohl
Case) ; nOS, Flick, Procès des hommes d'affaires (Flick Case) ; n06, Krauch, Procès de
l'!G-Farben (1. G. Farben Case) ; n07, LiS!, Procès des otages (HaSiage Case) ; nOS, Gre
ifelt, Procès du RuSHA (<< RuSHA» Case) ; n09, Ohlendorf, Procès des Einsatzgruppen
(<< Einsatzgruppen » Case) ; na 10, Krupp, Procès Krupp (Krupp Case) ; non, Weizsacker,
Procès de la WilhelmSirasse (<< Wilhelmstrasse » Case) ; n012, von Leeb, Procès du haut
commandement (High Command Case). Britanniques, Français et Soviétiques condui
sirent également des procès en Allemagne, de moindre importance, exceptés les procès
de Belsen et du Zyklon B par le Tribunal militaire britannique. Par la suite, la répression
fut confiée aux Allemands eux-mêmes, via l'Office central pour l'instruction des crimes
de guerre, basé à Ludwigsburg ; fut notamment institué le « procès d'Auschwitz » à
Francfort en 1963-1965. D'autre part, les Allemands qui avaient été membres du NSDAP
étaient soumis à la chambre de dénazification et pouvaient être poursuivis en vertu de
l'ordonnance de dénazification adoptée par le Conseil de contrôle interallié en Allemagne.
LA DISSOLUTION DU JUS PUBLICUM EUROPAEUM 1 105
W32 Préf. à La notion de politique, pA6. Cf. « Amnistie ou la force de l'oubli » (1949),
Krisis, n026, 2006, pp.9S-96.
1033 J. Freund : Le nouvel âge. Eléments pour une théorie de la démocratie et de la paix,
Paris, M. Rivière, 1970 (recueil), pp.202-203.
W34 Théologie politique II, pp. ISO, 176-177 ; « Der Begriff des Politischen. Vorwort von
1971 zur italienischenAusgabe » , pp.269-272.
1 106 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
dite « police » ne sera pas dotée de l'arme nucléaire, et elle ne sera jamais
qu'une menace contre les États démunis de cette arme. Est-il concevable
que les grandes puissances transfèrent à une autorité « neutre » ou « supra
nationale » les armes suprêmes ? Soit elle disposera de l'arme nucléaire, et
se pose la question cruciale de l'identité du décideur. Le chef de la « police
internationale » ne deviendra-t-il pas le maître de la politique mondialew35 ?
A la place de « l'institutionnalisation de la paix », qui s'accompagne de la
criminalisation de la guerre, Schmitt et Freund proposent la limitation de
la belligérance et la reconnaissance de l'ennemi, donc le retour au droit de
la neutralité contre la sécurité collective et le retour au traité de paix contre
la juridiction pénale.
W35 J. Freund, Op. cil., pp.165-175, 1 82-225 ; Sociologie du conflit, Op. cil., pp.303-356 ;
L 'essence du politique, Op. cil., pp.478-508 ; Politique e! impolitique, Paris, Sirey, 1987,
pp.150-160.
BI BLiOGRAPH 1 EW36
OUVRAGES DE CAR L SŒ H ITT
Theodor Daublers « Nordlicht ». Drei Studien über die Elemente, den GeiS/
und die Aktualitat des Werkes, Berlin, Duncker u. Humblot, 1990, 2'm, éd., 7 1 p.
(1ère éd., Munich, G. Müller, 1916, 80 p.).
Romanticismo politico, Milan, Giuffré, 198 1 , 252 p., coll. « Civiltà dei Dirit
to », préf. C. Galli. Trad. de Politische Romantik, Munich/Leipzig, Duncker u.
Humblot, 1919, 1''' éd., 162 p. ; 1925, 2'm, éd. aug., 234 p. ; Berlin, Duncker u.
Humblot, 1968, 3'm' éd., 234 p.
Théologie politique, Paris, NRF Gallimard, 1988, 184 p., coll. « Bibliothèque
des sciences humaines », préf. J.L. Schlegel. Trad. de 1 ) Politische Theologie. Vier
Kapitel zur Lehre von der Souveranitat, Munich/Leipzig, Duncker u.Humblot,
1922, l'" éd., 56 p. ; 1934, 2'm, éd. modifiée, 84p. ; Berlin, Duncker u. Humblot,
1985, 4'm' éd., 84 p. ; 2) Politische Theologie ll. Die Legende von der Erledigung
jeder Politischen Theologie, Berlin, Duncker u. Humblot, 1969, 126 p.
W36 Pour une bibliographie complète de Carl Schmitt , cf. Alain de BenoiS! : Carl Schmitt
. Bibliographie seiner Schriften und Korrespondenzen, Berlin, Akademie, 2003, 142 p.
1 108 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
Deux textes de Carl Schmitt . La queSlion clé de la Société des Nations. Le pas
sage au concept de guerre discriminatoire, Paris, Pedone, 2009, préf. R. Kolb.
Trad. de Die Kernfrage des Volkerbundes, Berlin, F. Dümmler, 1926, 82 p., et de
Die Wendung zum diskriminierenden Kriegsbegriff, Munich/Leipzig, Duncker u.
Humblot, 1938, 53 p.
Théorie de la ConSlitution, Paris, PUF, 1993, 576 p., coll. « Léviathan », préf.
O. Beaud. Trad. de Verfassungslehre, Munich/Leipzig, Duncker u. Hurnblot,
1928, l''' éd., 404 p. ; Berlin, Duncker u. Hurnblot, 1989, 7'm' éd., 404 p.
BIBLIOGRAPHIE 1 1 09
Der Hüter der Verfassung, Tübingen, J.C.B. Mohr, 193 1 , 1'" éd., 159 p. ; Ber
lin, Duncker u. Humblot, 1969, 2'm, éd., 159 p.
Les trois types de pensée juridique, Paris, PUF, 1995, 1 1 5 p., coll. « Droit,
éthique, société », préf. D. Seglard. Trad. de Ueber die drei Arten des rechtswis
senschaftlichen Denkens, Hambourg, Hanseatische Verlagsanstalt, 1934, 67 p. ;
Berlin, Duncker u. Humblot, 1993, 2'm, éd., 55 p.
Staatsgefiige und Zusammenbruch des Zweiten Reiches. Der Sieg des Bürgers
über den Soldaten, Hambourg, Hanseatische Verlagsanstalt, 1934, 1ère éd., 49 p.
Scrilti su Thomas Hobbes, Milan, Giuffré, 1986, 197 p., coll. « Arcana Impe
rii », préf. C. Galli. Recueil des cinq textes sur Hobbes parus entre 1937 et 1965 :
1) « Der Staats ais Mechanismus bei Hobbes und Descartes », Archivfür Rechts
und Sozialphilosophie, XXX, 4, 1937, pp.622-632 (<< Lo stato corne meccanis
mo in Hobbes e in Cartesio », ppA5-59) ; 4 2) Der Leviathan in der Staatslehre
des Thomas Hobbes. Sinn und Fehlschlag eines politischen Symbols, Hambourg,
Hanseatische Verlagsanstalt, 1938, 132 p. (<< Il Leviatano nella dottrina dello sta-
1110 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
totaler Staat » (1937), 29) « Der Begriff der Piraterie » (1 937), 30) « Über das
Verhiiltnis der Begriffe Krieg und Feind » (1938), 3 1) « Das neue Vae Neutris »
(1938), 32) « V6lkerrechtliche Neutralitiit und v61kische Totalitat » (1938), 33)
« Über die zwei grossen 'Dualismen' des heutigen Rechtssystem » (1939), 34)
« Neutralitiit und Neutralisierungen » (1939), 35) « Grossraum gegen Universa
lismus » (1939), 36) « Der Reichsbegriff im V6lkerrecht » (1 939).
Guerre discriminatoire et logique des grands espaces, Paris, Krisis, 2011, préf.
D. Zolo. Trad. de Die Wendung zum diskriminierenden Kriegsbegriff et de VOlk
errechtliche Grossraumordnung mit Interventionsverbotfür raumfremde Miichte.
Ein Beitrag zum Reichsbegriff im Volkerrecht, Berlin-Leipzig-Vienne, Deutscher
Rechtsverlag, 1942, 4'm' éd. aug., 67 p. (1 '�, 2'm', 3'm' éd., 1939, 1940, 1941).
Terre et Mer. Un point de vue sur l 'hiS/nire mondiale, Paris, Labyrinthe, 1985,
1 2 1 p., préf. et postf. J. Freund, rééd. P.-G. de Roux, 2017, intro. A. de Benoist.
Trad. de Land und Meer. Eine weltgeschichtliche Betrachtung, Leipzig, Reclam,
1 942, 1ère éd., 76 p. ; Cologne, Maschke-Hohenheim, 1981, 3'= éd., 109 p.
Le Nomos de la Terre dans le droit des gens du jus publicum europaeum, Pa
ris, PUF, 200 1 , 364 p., coll. « Léviathan », préf. P. Haggenrnacher. Trad. de Der
Nomos der Erde im Volkerrecht des Jus Publicum Europaeum, Cologne, Greven,
1950, l'� éd., 3 1 0 p. ; Berlin, Duncker u. Humblot, 1974, 2'm, éd., 308 p. Version
espagnole utilisée : El Nomos de la Tierra en el derecho de Gentes dei Jus Publi
cum Europaeum, Madrid, CEC, 1979 (El nomos de la tierra . . . ).
Gespro.ch über die Macht und den Zugang zum Machthaber, Neske, G. Pfiilli
gen, 1954, 30 p.
Reichsgericht ais Hüter der Verfassung » (1929), 7) « Die Aufl6sung des En
teignungsbegriffs » (1 929), 8) « Ratifikation v61kerrechtlicher Vertrage und in
nerSl:aatliche Auswirkungen der Wahmehmung auswartiger Gewalt » (1929), 9)
« Freibeitsrechte und institutionelle Garantien der Reichsverfassung » (193 1), 10)
« Wohlerworbene Beamtenrechte und Gehaltskürzungen » (1931), 1 1 ) « Grun
drechte und Grundpflichten » (1932), 12) « Die Sl:aatsrechtliche Bedeutung der
Notverordnung insbesondere ihre Rechtsgültigkeit » (1931), 13) « Legalitat
und Legitirnitat » (1932), 14) « Die Stellvertretung des Reichsprasidenten »
(1933), 15) « Weiterentwicklung des totalen Staats in Deutschland » (1933), 16)
« Machtpositionen des modemen Staates » (1933), 17) « Staats ais ein konkreter,
an eine geschichtliche Epoche gebundener Begriff » (1941), 1 8) « Die Lage der
europaischen Rechtswissenschaft » (1 943/44), 19) « Der Zugang zurn Machtha
ber, ein zentrales verfassungsrechtliches Problem » (1947), 20) « Das Problem
der Legalitat » (1950), 21) « RechtsSl:aatlicher Verfassungsvollzug » (1952),
22) « Nehmen!Teilen/Weiden. Ein Versuch, die Grundfragen jeder Sozial- und
Wirtschaftsordnung vom Nomos her richtig zu Sl:ellen » (1953).
Theorie une Praxis, Munich, Carl Hanser Verlag, 1970, pp.9-29 (<< Conversation
sur le partisan. Carl Schmitt et Joachim Schickel » , pp. 1 13- 136) ; 6) « Die legale
Weltrevolution », Der Staat, 3, 1978, pp.321-339 (<< La révolution mondiale lé
gale », pp. 137-157).
« Gerhard Anschütz, ' Die Verfassung des deutschen Reiches vom 1 1 . AuguSl:
1 9 1 9 ' , 3.uA., v611ig urngearbeitage Auflage, Verlag Georg Stilke, Berlin, 1926 »,
JuriS/ische Wochenschrift, 19, 2 octobre 1926, pp.2270-2272.
« Gesunde Wirtschaft irn Sl:arken Staat », Mitteilungen des Vereins zur Wahrung
dergemeinsamen Interessen in Rheinland und We1lfalen (<< Langnamverein »), 2 1 ,
1932, pp. 1 3-2 1 , republié sous le titre : « Starker Staat und gesunde Wirtschaft »,
Volk undReich. Politische Monatshefte, février 1933, pp.81-94. Trad. partielle in
Jean-Pierre Faye : Langages totalitaires. Critique de la raisonll 'économie narra
tive, Paris, Hermann, 1972, « Signes lourds : État total », pp.689-709.
« Das Gesetz zur Behebung der Not von Vo1k und Reich », Deutsche Juris
ten-Zeitung, XXXVIII, 7, 1er avril 1933, pp.455-458.
« Ein Jahr deutsche Politik. Rückblick vom 20. juli 1932. Von Papen über
Sch1eicher zurn erSl:en deutschen Volkskanz1er Adolf Hitler », WeSldeutscher
Beobachter, 23 juillet 1933, p. l .
« Was Bedeutet der Streit urn dem 'Rechtsstaat' ? », Zeitschrififor die gesamte
Staatswissenschafl, XCV, 1935, pp. 1 89-20 1 .
« Kodification oder Novelle ? Ueber die Aufgabe und Methode der heutigen
Gesetzgebung », Deutsche JuriS/en-Zeitung, XL, 15, 1er août 1935, pp.919-925.
« Die Verfassung der Freiheit », Deutsche JuriS/en-Zeitung, XL, 19, 1er oc
tobre 1935, pp. 1 134- 1 1 35. Trad. française in Y-Ch. Zarka : Un détail nazi dans
la pensée de Carl Schmitt , Paris, PUF, 2005, « La Constitution de la liberté »,
pp.53-57.
« Die nationalsozialistische Gesetzgebung und der Vorbehalt des ' ordre public'
im internationalen Privatrecht », Zeitschrift der Akademie for Deutsches Recht,
III, 4, 1936, pp.204-2 1 1 . Trad. française in Y-Ch. Zarka : Un détail nazi dans la
pensée de Carl Schmitt , Paris, PUF, 2005, « La législation nationale-socialiste et
la réserve de 'l'ordre public' dans le droit international privé », pp.59-88.
« Die Ara der integralen Politik », Schmittiana III, éd. par P. Tornrnissen,
Bruxelles, 199 1 , pp. 1 I - 16. Trad. de « L'era della politica integrale », Lo Stato,
avril 1936, pp. 191- 196.
BIBLIOGRAPHIE 1 1 17
« L' État comme mécanisme chez Hobbes et Descartes », Les Temps modernes,
1991, pp. I-14. Trad. de « Der Staat ais Mechanismus bei Hobbes und Descartes ».
« Die Stellung Lorenz von Steins in der Geschichte des 19. Jahrhunderts »,
Schmollers Jahrbuch, LXIV, 6, 1940, pp.64 1-646.
« Die letzte globale Linie », in E. Zechlin (hrsg) : Volker und Meere. Aufsatze
und Vortrage, Wiesbaden, O. Harrassowitz, 1 944, pp.342-349.
« Die planetarische Spannung zwischen Ost und West und der Gegensatz von
Land und Meer », Schmittiana III, 1991, pp. 19-44. Trad. de « La tension plane«
taria entre Oriente y Occidente y la oposicion entre tierra y mar », ReviSla de
ESludios Politicos, n08 1 , mai-juin 1959, Madrid, pp.3-28.
« Die Ordnung der Welt nach dem zweiten Weltkrieg », Schmittiana II, 1990,
pp. I I-30. Trad. de « El Orden dei Mundo despuès la Segunda Guerra mundial »,
ReviS/a de ESludios Politicos, n0122, mars-avril 1962, pp. 19-36.
« Der Begriff des Politischen. Vorwort von 197 1 zur italienischen Ausgabe »,
in H. Quaritsch (lnsg) : Complexio Oppositorum. Über Carl Schmitt , Berlin,
Duncker u. Hurnblot, 1988, pp.269-273.
« The Legal World Revolution », Telos, non, pp.73-89. Trad. de « Die legale
Weltrevolution. Politischer Mehwert ais Priirnie auf juristiche Legalitat und Su
perlegalitat », Der Staat, 3 , 1978, pp.321-339.
1037 Pour une bibliographie internationale complète sur Carl Schmitt , cf. Alain de Be
noist : Carl Schmitt . Internationale Bibliographie der Primiir- und Sekundiirliteratur,
Graz, Ares, 2009, 528 p.
BIBLIOGRAPHIE 1121
DUBOS Nicolas : Le mal extrême. La guerre civile vue par les philosophes,
Paris, CNRS, 20 1 0 (pp.335-36 1).
GRANGE N. (dir.) : Carl Schmitt : nomos, droit et conflit dans les relations
internationales, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 20 13.
GROSS Raphael : Carl Schmitt et les Juift, Paris, PUF, 2005, coll. « Fonde
ments de la politique » , préf. Y.-Ch. Zarka, av.-propos D. Trierweiler.
PERROUX François : Mythes hitlériens, Lyon, Bosc, 1935 (pp. 12-13, 28-29).
SUR Serge (dir.) : Carl Schmitt . Concepts et usages, Paris, CNRS Biblis, 2014,
préf. O. Beaud.
ZARKA Y-Ch. (dir.) : Carl Schmitt ou le mythe du politique, Paris, PUF, 2009,
coll. « Débats philosophiques ».
BIBLIOGRAPHIE 1 1 25
BAUME Sandrine : « Entre ' État total' et 'totalitarisme' , une filiation contro
versée. La pensée politique de Carl Schmitt en discussion », Giornale di 1/oria
coS/ituzionale, n07, 2004, pp. 191-201 ; « Les lieux de la souveraineté chez Carl
Schmitt : État total, état d'exception et 'gardien de la Constitution' », in S. Pre
zioso, J.-F. Fayet, G. Haver (dir.) : Le totalitarisme en queS/ion, Paris, L'Harmat
tan, 2008, pp.67-82 ; « Schmitt, Carl », in M. Marzano (dir.) : Dictionnaire de la
violence, Paris, PUF, 20 1 1 , pp. 1 l 85- 1 1 87.
BERNARDI Bruno : « Guerre, État, état de guerre. Quand Schmitt lit Rous
seau », Philosophie, n094, 2007, pp.52-65.
1 126 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT
CAMY Olivier : « Le chef d' État est-il souverain sous la v'm, République ? »,
Revue française de droit con1/:itutionnel, n025, 1/1996, pp.3-20 ; « Le retour au
décisionnisme : l'exemple de l'interprétation des pratiques constitutionnelles par
la doctrine française », Revue du droit public, juillet-août 1996, pp. 1019- 1 067.
EVARD Jean-Luc : « Les juifs de Carl Schmitt », Les Temps modernes, 1997,
pp.53-100.
FREUND Julien : « Mon ami Carl Schmitt », Eléments, n054-55, été 1985,
pp.52-53 ; « Deux penseurs réprouvés : Carl Schmitt et Léon Chestov », L 'Ana
ly1le, n037, printemps 1992, pp.72-77.
LANG Patrick : « De la valeur de l' État à la tyrannie des valeurs. A propos des
rapports entre l'individu, l' État et l'universel chez Carl Sclnnitt », in 1. Koch, N.
Lenoir (dir.), Op. cit. , pp.193-21O.
Nouvelle École, n044, printemps 1987 : « Carl Scbrnitt, 1888- 1985 », pp. l l-
86 ; n062, 20 13 : « Théologie politique », pp. I I-123.
Revue européenne des sciences sociales. Cahiers Vilfredo Pareto, t.XVI, n044,
1978 : « Miroir de Carl Schmitt », Genève, Droz, 249p.
SCHNUR Roman : « L'influence du doyen Maurice Hauriou dans les pays ger
maniques », in La pensée du doyen Maurice Hauriou et son influence, Paris, Pe
done, 1969, pp.255-270.
STOLLEIS Michael : « Que signifiait la querelle autour de l' État de droit sous
le Troisième Reich ? », in O. Jouanjan (dir.) : Figures de l 'État de droit. Le Re
chtsfuat dans l'hiS/oire intellectuelle et con1l:itutionnelle de l'Allemagne, Stras
bourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 200 1 , pp.373-383.
Telos, n07 1 , printemps 1987, pp.37-109 ; non, été 1987 : « Special Issue. Carl
Sclnnitt : Enemy or Foe ? », New York, Telos, 224p.
BIBLIOGRAPHIE 1107
OUVRAGES DE CARL SCHMITT 1107
ARTICLES ET CONTRIBUTIONS DE CARL SCHMITT 1 1 14
CARL SCHMITT EN LANGUE FRANÇAISE: OUVRAGES 1120
CARL SCHMITT EN LANGUE FRANÇAISE : ARTICLES ET CONTRIBUTIONS 1125
TABLE DES MATIÈRES 1137
STRUCTURES ÉDITORIALES
DU GROUPE L'HARMATTAN
Nos LIBRAIRIES
EN FRANCE
LIBRAIRIE LE LUCERNAIRE
53, rue Notre-Dame- des-Champs
75006 Paris
[email protected]
01 42 22 67 13
LA P E N S É E D E CA R L S C H M I TT
(1 888-1 985)
Lo n g te m p s atte n d u , l ' o u v r a g e rest i t u e , p o u r l a p re m i è re fo i s e n
l a n g u e fra n ç a i s e , l 'exé g è s e e t l ' i n t e r p rétat i o n c o m p l èt e s d e l ' œ u v re
p u b l i é e p a r C a r l S c h m i t t d e s o n v i v a n t , d a n s s e s c h a m p s et s e s
s é q u e n ce s , ava n t et a p rès 1 9 4 5 . La p re m i è re p a r t i e c o n c e r n e l a
p h i l o s o p h i e s c h m i t t i e n n e d u d ro i t et s a fo n d at i o n t h é o l o g i q u e :
le « décis i o n n isme » et « l ' i nstitutio n nalisme » ou « p e n sé e de
l ' o rd re c o n c ret " . La d e u x i è m e part i e p o rte s u r l a t h é o r i e du
d ro i t c o n s t i t u t i o n n e l s o u s l a Ré p u b l i q u e d e We i m a r, p u i s s o u s
l e I I I " Re i c h , a i n s i q u e l e s c o m m e n t a i res s u r l a L o i F o n d a m e n t a l e
d e B o n n . A u t a n t d 'é l é m e n t s d ' u n e a n a l y s e c r i t i q u e re n o uve l é e
d e l ' État d e d ro i t d é m o c r at i q u e , p a r l e m e n ta i re et p l u ra l i st e . La
t ro i s i è m e partie t ra i t e du c o n c e pt du p o l i t i q u e , p o i n t d ' a rt i c u l at i o n
fo n d a m e n t a l e n t re l e d ro i t c o n st i t u t i o n n e l e t l a t h é o r i e d e l ' État
d ' u n e p a r t , le d ro i t i n t e r n at i o n a l et l a t h é o r i e de l a g u e r re d 'a u t r e
p a r t . La q u at r i è m e p a r t i e p o rte s u r l a d o c t r i n e d u d ro i t i n t e r n at i o n a l
s o u s We i m a r, p u i s s o u s l e I l l e Re i c h , e n f i n a p rès 1 9 4 5 , d o n t l a
rét r o s p e c t i ve d u j u s p u b l i c u m e u ro p ae u m . U n e s o m m e o bj e c t i v e ,
ex p o s a n t l ' e n se m b l e , d o n n a n t à c h ac u n l a p o s s i b i l i té d e s avo i r,
p u i s l a i s s a n t à c h ac u n l e s o i n d e j u g e r.
45 €
I S B N : 9 7 8 -2-343 - 2 5 2 3 0 - 8 9
1 III I l
782343 252308