David Cumin - La Pensée de Carl Schmitt (1888-1985) - Tome 2 (French Edition) - Editions L'Harmattan (2022)

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David CUMIN

IT

LA PENSEE
DE CARL SCHMITT
(1888-1985)
Tome 2

PHILOSOPHIQUES

COMMENTAIRES
LA PENSEE DE CARL SCHMITT

(1888-1985)
Du même auteur

Unité et division de l'Afrique du Sud (paris, L'Harmattan, 2003)


Carl Schmitt, biographie politique et intellectuelle (paris, Cerf, 2005)
Le Japon, Puissance nucléaire ? (paris, L'Harmattan, 2003)
L'Allemagne et le nucléaire (Paris, L'Harmattan, 2013)
Histoire de la guerre (paris, Ellipses, 2014, 2e édition augmentée, 2020),
Manuel de droit de la guerre (Bruxelles, Larcier, 2014, 2e édition
augmentée, 2020)
Le droit de la guerre. Traité sur l'emploi de la force armée en droit
international, trois volumes (Paris, L'Harmattan, 2015)
Le terrorisme. Histoire, Science politique, Droit, 20 points clés (Paris,
Ellipses, 2018)
Centenaire de la (2') Révolution russe. Perceptions et représentations
contemporaines (direction) Paris, L'Harmattan, 2019
Stratégies militaires contemporaines (paris, Ellipses, 2020)
Géopolitique de l' Eurasie. Avant et depuis 1991 Paris, L'Harmattan, 2020
Les passions dans les Relations Internationales, hommage à Pierre Hassner
(direction) Paris, l'Harmattan, 2020
David CUMIN

LA PENSEE DE CARL SCHMITT (1888-1985)

Tome 2
Cet ouvrage est issu de la version remaniée d'une thèse de doctorat en
droit public et analyse politique soutenue le 19 octobre 1996 à l ' Univer­
sité Jean Moulin Lyon III, devant un jury composé de MM Jean-Paul
Joubert, Hugues Tay t, Hervé Coutau-Bégarie t et Michel Bergès. Ma
reconnaissance leur est entière. Je remercie également MM François
Borella t, Gilles Lebreton, Piet Tommissen t, Georges Vedel t et Pierre
Vialle pour leurs encouragements.
Mes remerciements encore à mon épouse, à ma grand-mère t et à mes
parents pour leur aide indispensable. Il aurafallu un quart de siècle pour
que le gros de la thèse soit publié ; seule la partie biographique avait
pu l'être, au Cerf, en 2005 ; les refus explicites ou implicites m 'avaient
découragé et, surtout, d'autres tâches pédagogiques, administratives,
scientifiques, à la Faculté de Droit de l'Université Jean Moulin Lyon
III, dans le département de Science politique-Relations internationales,
m 'avaient accaparé ; le deuxième confinement de 2020 fut l 'occasion
de renouer avec mon ancien rêve d'une parution intégrale de ma thèse,
qui portait sur l'œuvre publiée de Carl Schmitt. Cette fois, qu 'en soient
chaleureusement remerciés Lucien Oulahbib, directeur de collection chez
L 'Harmattan, ainsi que Jean-François Bonnet, notre secrétaire dévoué.

© 2021, L'Harmattan
5-7, rue de l'École-Polytechnique 75005 Paris
-

www.editions-harmattan.fr
ISBN: 978-2-343- 25230-8
EAN : 9782343252308
TOME Il

IIIÈME PARTIE:

T�EORIE DE L'ETAT ET SCIENCE POLITIQUE


C'est à partir du droit constitutionnel que Carl Schmitt analyse l'État
et le politique, et c'est à partir de sa théorie de l'État et du politique qu'il
développe son œuvre de droit international. C'est pourquoi la partie consa­
crée à la théorie de l'État et à la science politique est placée entre celles
consacrées au droit constitutionnel et au droit international. Der Begriff
des Politischen, le plus célèbre ouvrage du juriste, est lui-même à la char­
nière du droit constitutionnel et de la théorie de l'État d'une part, de la
théorie de la guerre et du droit international d'autre part.

ELEHE NTS D'U N E T�EORIE DE L'ETAT

Carl Schmitt, bien que sa qualité de Slaatsrechtslehrer l'ait amené à cen­


trer ses recherches sur la notion d'État, n'a jamais rédigé une Staatslehre,
alors qu'en droit constitutionnel il a rédigé la somme qu'est la Verfas­
sungslehre, et en droit international l' autre somme qu'est le Nomos der
Erde Sa réflexion sur l'État, incluant la critique du fédéralisme, est donc
. . .

fragmentée dans l'ensemble d'une œuvre qui est infléchie par les évène­
ments politiques. Elle n'en possède pas moins une définition conceptuelle
et un fil conducteur. Cette définition : l'État comme statut politique d'un
peuple organisé légalement sur un territoire délimité525, associe, comme
pour la théorie constitutionnelle, « institutionnalisme » : l'État comme
Slatut territorial et légal, et « décisionrusme » : l'État comme statut poli­
tique. L'État est donc une « unité politique ». Tel est le concept nodal de
l'œuvre de droit public du juriste, puisqu'il est à la base de notions aussi
essentielles que « souveraineté », « Constitution » ou « représentation »526 .

525 La notion de politique, p.59.


526 E.-W. Bôckenf6rde : « Der Begriff des Politischen aIs Schlüssel zum Slaatsrechtlichen
Werk Carl Schmitt s » , in H. Quaritsch, Ibid, pp.283-299.
618 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

L 'APPROUIE« IIÉGÉlIENNE » PES RAPPORTS ÉTAT/SOUÉT!

Quant au fil conducteur, il correspond à l'approche « hégélienne » de


l'État, plus précisément à l'analyse de l'évolution des rapports entre l'État
et la société, aussi bien dans la doctrine que dans la pratique. L'État n'est
plus la sphère supérieure de « l'esprit objectif», placée au-dessus de la
société ; il est devenu « l' auto-organisation » de la société dans l'État.
Tel est le point de départ et le constat de base de la pensée schmittienne.
Il s'agit alors de trouver les modalités d'intégration de la société à l'État.
Cette théorie de l'intégration, empruntée à Smend, et la distinction entre
étatique et politique, qui implique à la fois l'ubiquité potentielle du poli­
tique et la possibilité que l'État n'ait pas/plus le monopole du politique,
conduisent à la problématique de « l'État total ». Celle-ci marque la re­
connaissance de l'identification démocratique de l'État et de la société
et celle de l'accroissement de la puissance de l'État à l'ère technique.
De 1930 à 1933, Schmitt tente ainsi d'intégrer l'éthique « hégélienne » de
l'État à la théorie du totaler Staat, qui a précisément supprimé la distinc­
tion entre l' État et la société. Par opposition à l'État total « quantitatif»,
assimilé au ParteienSlaat ou au SozialSlaat, c'est-à-dire à la primauté des
forces sociales sur l'État, la révolution nationale-socialiste, comme avant
elle la révolution fasciste, doit marquer l'avènement de l'État total « qua­
litatif», caractérisé par la supériorité absolue de la direction politique.

LA RElATIVITÉ II/STaR/QUE PE l 'ÉTAT

En 1933, l' État, identifié à l'administration, a perdu le monopole du


politique. C'est le Parti qui est l'instance dirigeante, non plus le corps des
fonctionnaires. Le juriste passe alors de « l'État total » au FührerSlaat.
Dans le contexte des transformations que la doctrine nationale-socialiste
fait subir à la théorie du droit et de l'État, notamment l'exclusion de la
personnalité juridique, c'est à une critique conséquente du concept que
se livre Schmitt de 1937 à 1942. L'histoire et la philosophie de l'État, de
Bodin à Hobbes, montrent, dit-il, le caractère « individualiste », « laïc »
et « légaliste » de ce concept, qui a détruit l'ancien Reich. L'État est le
véhicule de la « sécularisation » et de la « neutralisation » ; Schmitt le ré­
pétera encore après 1945. Pendant le conflit mondial, il parle de l'État au
passé : l'État est une notion historique qui touche à sa fin. C'est vers l'idée
ÉLÉMENTS D ' UNE THÉORIE DE L 'ÉTAT 619

de l' Empire, qu'il coordonne à celles de « droit commuu » et de « grand


espace », qu'il se tourne, dès 1934, et plus encore à partir de 1939 : l' Em­
pire (Reich) est l'aujhebung de l'État en droit interne comme en droit
international. Après le conflit, il soulignera encore l'historicité de l'État
dujus publicum europaeum. L'État est uu concept spécifique, disait-il dès
1928527, pas uue « notion générale ». Plus précisément, il est uue forme
d'organisation de l'uuité politique qui est liée à l'histoire européenne du
XVlème au XXème siècles528 •

STAATSET�IK, T�EORIE PLURALISTE DE L'ETAT ET U N ITE POLITIQUE

Fondamentalement, Carl Schmitt revendique uue « éthique de l'État »,


inspirée par les théoriciens de la raison d' État et, surtout, par Hegel, qu'il
oppose à la conception libérale de l'État. Avec sa notion du politique et de
l'uuité politique, cette Staatsethik lui sert à réfuter la théorie pluraliste de
l'État de Cole et Laski, qui est d'après lui la théorie weimarienne de l'État.

LA « RAISON p'ÉTAT »

S'inspirant de Machiavel, de Clapmar ou de la littérature des arcana rei­


publicae, de Guichardin à Bottero, Schmitt voit dans la « raison d'État »,
non point « l'antimorale » par excellence, mais la « morale particulière
à l'État !!, celle qui a justifié le primat des prérogatives de la puissance
publique et des considérations de l'intérêt public sur tous « droits acquis ».
n reproche précisément à Meinecke de diluer cette ratio, historiquement
liée à la pratique des commissaires princiers et à la formation de l'État
moderne aux XVI'me_XVn'me siècles, dans uue représentation « générale »
de la volonté de puissance ou de la politique de force. L'historien allemand
en reste à la tradition libérale ou normativiste de la morale, avec son an­
tithèse entre ethos et kratos. Au contraire, Schmitt considère qu'éthique et
puissance, loin d'être antinomiques, se conjuguent dans l'Idée et la réalité
de l'État. Celui-ci, dominé par l'idée du salus publica, désigne l'uuité

527 Théorie de la Constitution, p . 1 8 1 .


528 « Souveraineté de l' État et liberté des mers », p.144.
620 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

fondamentale et globale d'un « ordre substantiel » qui possède la « ratio­


nalité » propre à une « personne » et qui veut par conséquent « persévérer
dans son être » (perseverare in suo esse). Cette « raison d'État », d'où dé­
coulent les « secrets d'État », équivaut à unjus dominationis. Cela signifie
que le souverain, en cas de nécessité, a le droit de déroger aux lois ou de
les suspendre529•

LA RÉFÉRENCE A" LA POCTRINE IIÉGÉlIENNE PE L 'ÉTAT

L'État estune « sphère supérieure », un « empire de la ratio et de l'ethos »,


une « finalité », pour employer des formules hégéliennes. Cette relation
caractéristique entre « État » et « Idée », à laquelle il aspire contre toute
« instrumentalisation » de la puissance publique, Carl Schmitt souligne
qu'elle s'est concrètement réalisée dans l'État prussien du XIx,me siècle
-l'État hégélien- pour deux raisons. Cet État n'était pas « neutre » mais
lié en position dominante à l'Église réformée officielle ; il possédait donc
des références religieuses et éthiques. Le système d'éducation (Bildung)
était orienté vers la formation de fonctionnaires publics ; il assurait par
conséquent la supériorité intellectuelle de l'État sur la société. En 1967,
le juriste parlera de « l 'alliance entre l 'État militaire et la philosophie »,
depuis Frédéric le Grand jusqu'aux réformateurs prussiens de 1 8 13 et à
Hege153Q• On sait que l' influence hégélienne joue un rôle central dans la for­
mation de la pensée schmittienne du droit et de l'État. Schmitt se réclame
du philosophe, ou plutôt de ce en quoi il perçoit son orientation capitale, à
savoir la doctrine de l'État, qui représente la dimension « conservatrice »
de l' œuvre hégélienne, par opposition à la philosophie de l 'histoire, qui
représente la dimension « révolutionnaire » dont le marxisme a hérité. Si
cette œuvre, en particulier cette doctrine, est «politique au sens le plus

529 « L 'idée de raison d'État selon Friedrich Meinecke », pp.179, 183-184 ; F. Meinecke,
Op. cil., pp.12, 124, 1 8 1 , 328, 375-380. Cf. aussi La dictature, pp.23-87, ainsi que G.
Sfez : Les doctrines de la raison d'État, Paris, A. Colin, 2000. Il est possible de voir dans
l' œuvre schmittienne la doctrine contemporaine de la raison d' État, telle que Gérald Sfez
l'expose : on y retrouve le spectre de la guerre civile ; la défiance à l'égard du peuple, en
l'occurrence le prolétariat révolutionnaire ; l'apologie de la décision ; l'idéal de la puis­
sance de l' État. De ce point de vue, la Staatsrason est l'expression extrême de la souve­
raineté, celle-ci reposant sur la faculté de décider en situation d'exception, c'est-à-dire de
désigner l' eooemi.
530 « Clausewitz aIs politischer Denker... », p.431.
ÉLÉMENTS D ' UNE THÉORIE DE L 'ÉTAT 621

élevé », c'est parce qu'elle propose uue Staatsethik ou éthique du devoir


civique et de la primauté de l'État. D'après l'auteur de la ConSlitution de
l' Allemagne ( 1 802) et de la Philosophie du droit ( 1 82 1 ), tel que l'inter­
prète le juriste, la prétention « morale » de l'État à diriger la société et à
recevoir l'allégeance des citoyens provient de ce qu'il réalise la synthèse
du particulier et de l'uuiversel, de ce qu'il institue la « liberté objective »,
de ce qu'il confère aux individus leur vraie dignitas qui est de servir l'État.
Par opposition à « l'aliénation » de la société civile, domaine des besoins
et des passions, la libertas authentique est celle du citoyen qui se réalise
dans, par et pour l' État. Telle est la liberté éthique ou vertu civique. En­
fin, Hegel récuse le dualisme État/société ou État/individu au profit d'uue
construction ternaire : famille, société civile, État. La famille et les corpo­
rations, fondements sociologiques de l'État, permettent d'intégrer la « so­
ciété des individus » dans la « commuuauté du peuple »531 .

LA [RITIQUE DE LA TIIÉORIE PLURALISTE DE L 'ÉTAT

En théorie de l'État comme en droit constitutionnel, Schmitt se place


sur le terrain de la « théologie politique » en privilégiant les croyances et
les idées. Pour lui, la crise de l'État en général et de l' État weimarien en
particulier, bref, de l' État libéral qui a mis la puissance publique au ser­
vice de la société bourgeoise, procède de la crise de l'Idée ou de l'éthique
de l'État, c'est-à-dire de la perte du sens de l'intérêt général. Que reste-t-il
de l'État dans le système pluraliste et polycratique ? Ce système frappe
de caducité l'ensemble de l' idéalisme allemand, de Kant à Hegel, qui
concevait l'État comme uue uuité et uue entité supérieures. La doctrine
de Cole et Laski marque, selon le juriste, le symptôme le plus achevé de
la « dissolution » du civisme et de l'État. Cette doctrine correspond à la
situation « constitutionnelle » concrète de la République de Weimar. Elle
en est même le fondement théorique. Aussi est-elle la cible privilégiée de
la critique schmittienne.

53 1 J. Hyppolite,Ibid, pp.82-95 ; J.-F. Kervégan, Ibid, pp.156-167. J.-F. Kervégan montre


bien, à propos de la relation Schmitt! Hegel, les défonnations que le juriste fait subir à la
doctrine de l' État du philosophe. Seule critique à son livre remarquable : la réduction de
la pensée schmittienne au décisionnisme du « ou bien... ou bien », sans qu'apparaissent le
décisionnisme du « tiers-supérieur » ni la « pensée de l'ordre concret ». Pour toute mise
au point sur Hegel et ses différences avec les teutomanes, les nationaux libéraux ou les
pangemmnistes, cf. D. Losurdo : Hegel et la catastrophe allemande, Paris, A. Michel,
1994.
622 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

La théorie pluraliste de l' État lui dénie son caractère d'unité et de « to­
talité » suprêmement englobantes, ainsi que sa prétention à constituer un
type différent et « supérieur » de communauté politique. Avec cette théorie,
non seulement la Constitution devient un « compromis contractuel » entre
partis, mais encore le statut même de l'État vole en éclats pour faire place
à une « fédération libre » de groupes territoriaux, professionnels, confes­
sionnels, sociaux. Bref, avec elle, l'État devient de jure un « État fédé­
raliste, pluraliste et polycratique ». D'après Cole et Laski, qui partagent
l'idéal politique de la n'me Internationale, l'État est une « association
sociale » parmi d'autres « associations sociales », si bien que l'individu
se trouve inséré dans une pluralité de relations d'allégeance, juxtaposées
sans aucune hiérarchie. Le lien éthique à l'État, c'est-à-dire le devoir de
fidélité envers lui, n'a plus aucune primauté vis-à-vis des autres « devoirs
sociaux ». « L'éthique de l'État » cède donc la place à « l'éthique de la
society » ou encore à « l'éthique de l 'humanité », car la doctrine pluraliste
combine individualisme et uuiversalisme. « L 'individualisme éthique
(ayant) son corrélat dans la notion d'humanité », l'individu et l'espèce
humaine sont érigés en instances fondamentales et suprêmes. Abolissant
« distinctions politiques » et « communautés concrètes », le pluralisme
social peut conséquemment se substituer à l'uuité nationale. En fait, la
doctrine de Cole et Laski est « contradictoire », car elle utilise l' idéolo­
gie des Internationales contre la pluralité des États tout en continuant à
se réclamer du « pluralisme ». Mais ce « pluralisme », qui dissout l'État
au nom de « l'humanité » et de la liberté individuelle, est mal placé, car
c'est la pluralité des nations qui correspond au pluriversum authentique
du « monde de l 'esprit objectif », celui des cultures, des religions et des
langues. Réfutant l'unité politique de l'État, Cole et Laski visent essen­
tiellement à relativiser l'État. En transposant la philosophie pluraliste de
William James dans la théorie du droit public, ils rejoignent, d'un point
de vue « théologico-politique », une certaine « philosophie sociale » de
l'Église catholique, qui entendait, elle aussi, relativiser l'État, non point
face aux classes sociales, mais face à l'Église elle-même. De fait, ils
se réfèrent à saint Athanase, symbole de la lutte de l'Église universelle
contre l'État romain. De leur point de vue, polémiquement résumé par
Schmitt, « l'État apparaît. . . comme. . . un objet de compromis entre des
groupes ayant un pouvoir social et économique, un agglomérat defacteurs
hétérogènes, departis, de groupements d'intérêts, d'entreprises associées,
ÉLÉMENTS D ' UNE THÉORIE DE L 'ÉTAT 623

de syndicats, d'Églises, etc. Du compromis desforees sociales, l 'État... eSl


devenu purement et simplement problématique. Il semble devenu sinon. . .
l 'inSirument d'une classe ou d'un parti. . . , du moins un pur produit de
l 'équilibre entre plusieurs factions en lutte, au mieux un pouvoir neutre
et intermédiaire, un médiateur. . . , une inSlanee d'arbitrage entre les difféi
rentesfactions qui se combattent, une sorte de clearing office, un concilia­
teur qui s 'abSlient de toute décision autoritaire, qui renonee totalement à
dominer les antagonismes sociaux, économiques, religieux !!.

Avec la prétention « éthique » de l'État àl' emporter sur les forces sociales
en cas de conflit, s'écroulent le devoir d'obéissance des sujets ainsi que la
capacité de protection de l'État, puisque celui-ci perd eo ipso la faculté
de déterminer et la « situation normale » et la « situation exceptionnelle ».
Cole et Laski veulent garantir l'autonomie de l'individu tout en affirmant,
contre l'État, la puissance des entités sociales auxquels appartiennent ces
individus. Le cas extrême montre l'incohérence de leur doctrine. Qui doit
trancher lors des conflits d'allégeance dans la society : l'individu ou les
groupes sociaux ? Conformément à la mentalité anglo-saxonne, ils s'en
remettent à l'individu pour la décision ultime. Ce faisant, ils renoncent au
caractère même de leur théorie, à savoir l'emprise des entités sociales et
l'appartenance des individus à ces entités sociales. Dans la réalité concrète,
lorsque disparaît la souveraineté de l'État, ce sont des forces déterminées
qui s'emparent dujus decisionis. La doctrine pluraliste implique donc la
souveraineté de facto de ces forces, nullement l'autonomie de l'individu.
Face au pluralisme des intérêts catégoriels, c'est l'État fort qui protège et
garantit la liberté individuelle, poursuit Schmitt. Si Cole et Laski divisent
la souveraineté et relativisent l' État au nom de l'individu, cela tient à leur
représentation « erronée » de l'État. Quand on parlait de laplenitudo potes­
tatis du souverain, aux XVl'me, XVII'me et XVIIl'me siècles, il ne s'agissait
au fond que de substituer le gouvernement direct de l'État monarchique
au gouvernement indirect des autorités intermédiaires traditionnelles (aris­
tocratie, Églises, corporations). La souveraineté ne signifie jamais que la
faculté de décider en cas de conflit. Status global et suprême, l'État, au
vrai sens, « unitaire » et non « pluraliste », du terme, englobe le pluralisme
social dans son unité politique. Celle-ci est à la fois une unité d'en haut,
fondée sur la souveraineté, et une uuité d'en bas, fondée sur l'homogénéité
nationale, bref, une uuité par la puissance de la représentation et de l'iden­
tité. Cole et Laski n'accordent de valeur éthique qu'à l'unité obtenue par
624 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

le « libre » consensus ; mais la force crée du consensus, et le consensus,


de la force. Qui dispose concrètement des différents moyens de produire le
« libre » consentement des masses ? Si ces moyens sont retirés de l'État
et passent aux partis, aux syndicats ou aux entreprises privées, c'en est
fini de la puissance publique. Le pouvoir politique réel devient indirect,
invisible, irresponsable.

LA TIIÉORIE PLURALISTE ET LA NOTION PU POlITIQUE

D'après Schmitt, la théorie pluraliste ne résout pas la question essen­


tielle : quelle est l'instance qui décide en cas d'exception et qui distingue
l'ami de l'ennemi ? Se situant dans le cadre de l'individualisme libéral,
elle ignore le concept central de la théorie de l'État, à savoir le politique.
Elle ne répond pas à la question : pourquoi les hommes constituent-ils une
governmental association et quelle en est la signification spécifiquement
politique ? La conception laskienne de l'État, groupement social parallèle
aux autres groupements sociaux, a évacué la question de la direction poli­
tique, écrit Paul Léon532 • Qui décidera in fine, dans cette « fédération » de
groupes sociaux qu'est « l'État pluraliste » ? « L'erreur », poursuit Sch­
mitt, est de comprendre le politique comme un « domaine » à côté d'autres
« domaines » (religion, culture, économie, société, etc.) et l'État, comme
une « association » à côté d'autres « associations » (Églises, partis, syndi­
cats, entreprises, etc.). Mais que resterait-il de l'État en tant qu'unité po­
litique si on enlevait du politique le religieux, le culturel, l'économique, le
social, etc. ? A peu près rien. Le politique ne possède pas de « substance »
propre, car il est le « degré d'intensité » d'une relation d'hostilité. Aussi,
l'unité politique, qu'on l'appelle ou non « État », est l'unité globale et su­
prême parce qu'elle garantit l'ordre public, qu'elle a le droit de désigner
l'ennemi, qu'elle est capable d'empêcher la guerre civile. L'État n'est donc
pas une « association », car son jus belli suffit à créer, par-delà ce qui ne
serait qu'« association », une « communauté » globale et suprême, « dé­
cisive » par rapport à toutes les autres « associations ». La guerre, c'est­
à-dire le droit de l'État d'exiger des citoyens qu'ils donnent la mort ou
qu'ils risquent leur vie, démontre le primat de l'État sur la société, en réfu­
tant les conceptions instrumentales de l'État. « Faire figurer, à la manière
532 « Une doctrine relativiste et expérimentale de la souveraineté. H.I. Laski », APD, nOl-
2, 1931, pp.231-240.
ÉLÉMENTS D ' UNE THÉORIE DE L 'ÉTAT 625

pluraliSle, une association politique à côté d'une association religieuse,


culturelle, économique ou autre. . . , cela n 'eSlpossible que pour autant que
la nature du politique n 'eSlpas perçue ou. . . pas prise en considération ».
C'est le caractère politique de l'État, Slatus concret et effectif des moyens
de souveraineté, qui fonde son unité et en fait l'unité déterminante. Pour
entamer sa « réfutation de l'État », la doctrine pluraliste doit donc éluder
la question du politique.

« l 'ÉTIlIQUE DE l 'ÉTA T »

A l'encontre de cette doctrine, Carl Schmitt en appelle à l'éthique « hé­


gélienne » de l'État, qu'il associe à « l 'idée du Slato etico de la doctrine
fasciSle ». Celle-ci conçoit l'État, non comme un « instrument » ou un
« appareil administratif » dont les forces sociales se partagent les dé­
pouilles, mais comme un « Être » d'un type particulier transcendant ses
composantes. La réalité « éthique » n'est pas l'individu mais l'État, et
l'individu n'a de droit que dans l'ordre objectif de cette « totalité » qu'est
l'État. L'expression « éthique de l'État » a des sens variés et contradic­
toires, admet le juriste. Elle peut signifier, comme chez Kant, soumission
de l'État à des normes éthiques, c'est-à-dire, d'un point de vue sociolo­
gique et politique concret, à la domination des forces qui interviennent
au nom de ces normes ou qui en appellent à elles contre l'État. Elle peut
également signifier « éthique de la Constitution », lorsque l'État se trans­
forme en ParteienSlaat et la Constitution, en base « contractuelle » du
pluralisme. Cette « éthique » fondée sur la maxime pacta sunt servanda
ne saurait fonder l'unité de l'État, car les partis, en faisant de la consti­
tution un « contrat », se substituent au pouvoir constituant du peuple. Ce
qui subsiste d'unité devient simplement le résultat d'un accord révocable.
Les contrats ou les traités supposant la possibilité d'une rupture entre les
parties, « l'éthique » du pacta sunt servanda équivaut à une « éthique de
la guerre civile » ou, au mieux, à une légitimation du Slatu quo suscep­
tible d'aboutir « à une parfaite éthique d'usuriers ». Il existe enfin une
« éthique de l'État » qui ne signifie pas obligations de l' État envers les
individus, ni même obligations des individus envers l'État, mais « devoir
d'engagement pour l'État ». Voilà la Staatsethik éminente et authentique,
selon Schmitt. Cet « engagement » en faveur de l'État, c'est-à-dire en fa­
veur du gouvernement présidentiel, d'autant plus urgent à une époque de
626 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

« dissolution pluraliSle », le juriste le définit comme « le devoir d'apporter


sa contribution pour réaliser une part d'ordre concret. . . et pour reSlaurer
la situation normale », sans laquelle il n'y a pas de norme éthique ou jml
ridique. Récuser l'État, à l'instar de Cole et Laski, ne signifie rien moins
que déchaîner la guerre civile, puisque seul l'État peut conjurer le bellum
omnium contra omnes en relativisant les conflits au sein de son unité5339
Au-delà, le juriste pense au Slato etico que la doctrine fasciste oppose au
Slato agnoSlico libéral, cet « État éthique » que, de son côté, il opposera en
1935 à « l'État de droit »534.

LE DUALISH E ETAT/SOCIETE, LA TYPOLOGI E DES FORHES D'ETAT ET LE TOURNANT


VERS « L'ETAT TOTAL»

La distinction hégélienne de l'État et de la société est devenue un lieu


commun de la pensée politique et juridique au XIx'me siècle. Au contraire
de Max Weber, Carl Schmitt est parti de cette distinction fondamentale,
non seulement lorsqu'il systématise l'opposition entre les composantes dé­
mocratico-politique et libérale-rechtsSlaatlich des Constitutions modernes,
mais aussi lorsqu'il montre la caducité de la représentation parlementaire
en raison de la compénétration de l'État et de la société dans la démocratie
de masses moderne, ou lorsqu'il analyse la fin de « l'État neutre libéral »
et le tournant vers « l'État total ».

CONSTRUCTION DUALISTE DE l 'ÉTAT ET « ÉTAT NEUTRE »

A la base de la situation « constitutionnelle » telle que le juriste la perçoit


au début des années 1930, se trouve la désagrégation de la distinction État/
société. Celle-ci avait servi de formule théorique pour désigner la struc­
ture sur laquelle reposaient les monarchies constitutionnelles allemandes.
La construction dualiste de l'État, avec ses représentations opposées du

533 Parlementarisme et démocratie, pp.120-I22 ; Théorie de la Constitution, pp. 1 80-182 ;


Hugo Preuss... , pp.22-23 ; « Ethique de l' État et État pluraliSle », pp. 13I-IS0 ; La notion
de politique, pp.70, 82-86 ; J.-F. Kervégan,Ibid, pp.IS6-167 ; M. Prél at, Ibid, pp.83-94,
100- l l l, 130-134.
534 « Was Bedeutet der Streit um dem 'RechtsSlaat' ? », pp.190-192.
ÉLÉMENTS D ' UNE THÉORIE DE L 'ÉTAT 627

monarque et du peuple, de la Couronne et de la Chambre, du Gouverne­


ment et du Parlement, n'était que l'expression du dualisme fondamental de
l'État et de la société. L'Assemblée était le théâtre où cette société faisait
face à l'État, l'instance à travers laquelle elle devait s'intégrer à lui... ou
l'État s'intégrer à elle. Dans cette situation, la Constitution faisait office
de « contrat » entre le roi et la nation. La loi marquait l'ingérence de la
puissance publique dans la liberté et la propriété des particuliers, par oppo­
sition au décret destiné à l'administration. Le corps législatif, en tant que
« représentation du peuple », était le véritable « gardien de la Constitu­
tion », face au gouvernement monarchique, partenaire contraint et forcé du
« contrat constitutionnel ». Cette position du Parlement à l' égard du Gou­
vernement correspondait également à la tendance libérale à limiter l'État,
à l'empêcher d'intervenir dans l' économie et la société, bref, à le « neu­
traliser », afin que l'économie et la société conservent leur autonomie. Cet
État « neutre » vis-à-vis de la société était le présupposé des Grundrechte
et de la Constitution libérale dans son ensemble. Celle-ci postulait un État
qui n'intervenait pas, sauf pour rétablir les conditions perturbées de la libre
concurrence, tant politique qu'économique. Du point de vue libéral, cette
« neutralisation » de l'État était motivée de la manière suivante. Le libre
jeu des opinions sur la base de la libre compétition devait engendrer des
partis dont la discussion devait créer l'opinion publique et déterminer la
formation de la volonté de l'État. De son côté, le libre jeu des forces éco­
nomiques et sociales, où prédominait la liberté du marché, du travail et des
contrats, devait assurer la prospérité grâce au mécanisme de l'autorégu­
lation (la « main invisible »). L'idée de « l'État neutre » signifiait que la
puissance publique, réduite à une fonction de « police », laissait la solution
des problèmes sociaux à la compétition des forces sociales, l'objectif étant
d'équilibrer ces forces en conflit au sein de l'État. Hugo Preuss a expliqué
de ce point de vue « neutre », le principe de l'égalité devant la loi. D'après
lui, « c 'eSl I 'incapacité de l 'ordrejuridique à mesurer les inégalités réelles
qui conSlitue ce principe ». Ce dernier crée un espace « libre » où tous,
quelles que soient leurs origines, croyances et conditions, sont formelle­
ment égaux en droit, sans qu'aucune différence de traitement, eu égard aux
inégalités réelles, soit autorisée. Cette « neutralité » de l'égalité devant la
loi manifeste aussi l'autonomie de la société vis-à-vis de l'État. Carl Sch­
mitt fait alors sienne la critique fasciste du Slato neutrale e agnoSlico, de
l'État qui n'intervient pas, ne sait rien et ne distingue rien535•

535 Hugo Preuss , pp. 19-20.


...
628 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

l 'ÉVOLUTION DE LA TIIÉORIEAllEMANDE DE L 'ÉTAT

Face à la notion polysémique et polémique de « société », dirigée par la


bourgeoisie libérale contre l'État monarchique, militaire et administratif,
l'État resta longtemps le point de référence suprême, au sein d'un dua­
lisme où la société était « libre de l'État » et l'État « libre de la socié­
té ». En effet, sous l'influence de Hegel, la doctrine allemande ne renonça
pas d'emblée à l' idée de l'altérité et de la supériorité de l'État sur la so­
ciété. Chez Haenel, par exemple, l'État demeurait « un mode particulier
d'organisation sociale qui les rassemble toutes en les transcendant ». Cet
État « hégélien » n'était pas « total » au sens de la négation de « l'État
neutre », car il présupposait la distinction entre l'État et la société, tout
en maintenant son autonomie vis-à-vis de cette société, elle-même auto­
nome. La supériorité de l'État n'en devint pas moins problématique à
partir de 1848, année décisive. En dépit de toutes sortes de réserves et de
compromis, la doctrine se conforma finalement à la tendance historique à
l'identification démocratique de l'État et de la société. Le juriste résume
cette évolution doctrinale dans Hugo Preuss, sein Staatsbegriff und seine
Stellung in der deutschen Staatslehre. En même temps, il montre l'affinité
entre l'intégration de la bourgeoisie dans l'État, réclamée par Stein et
Gneist, et l'avènement de la constitution de « l'État de droit ».

C'est la théorie « organique » de Gierke qui relativisa la supériorité


de l'État sur la société, en transformant le concept en « association » ou
en « corporation » parmi d'autres, même s'il représentait encore l'unité
nationale et l'instance souveraine. Cette théorie refléta la situation de la
bourgeoisie en même temps qu'elle annonça l'identification démocra­
tique de l'État et de la société. Après 1 848, l'interprétation matérialiste
renversa la conception hégélienne en faisant de l' État l'instrument des
forces sociales. Face à cette inversion des valeurs, la bourgeoisie se tenait
en retrait et occupait une position intermédiaire, recherchant une solution
qui ne fût ni « hégélienne » ni « marxiste ». Elle la trouva dans la théorie
« organique », qui occupe elle-même une position intermédiaire dans l'his­
toire allemande du droit public, entre la théorie de « l'intégration » de la
société dans l'État et la théorie de « l'auto-organisation » de la société
dans l'État. Parallèlement, la théorie « organique », posant l'égalité de
l'État et de la société, élabora une définition démocratique du concept.
Pour Gierke, l'État devait être construit du bas vers le haut ; il devait
ÉLÉMENTS D ' UNE THÉORIE DE L 'ÉTAT 629

« s'immerger » dans le peuple car il n'était pas autre chose que le « peuple
organisé », sur la base de la « coopération » et de la « libre association »
des citoyens dont il devait respecter les droits fondamentaux. Comme tous
les concepts politiques, la théorie « organique », terme polysémique oppo­
sé à « mécanique », avait un caractère polémique. Mais sa plurivocité, qui
explique son succès, autorisait les tendances politiques les plus variées et
les plus contradictoires, de la droite à la gauche, à s'en emparer. Les uns
voyaient dans la théorie une réfutation des représentations instrumentales
de l'État, ou bien une affirmation de l'unité et de la « totalité » de l'État
par opposition au féodalisme et au pluralisme, ou bien encore une systé­
matisation de l'idée de communauté par opposition à l'individualisme. Les
autres y voyaient une récusation de la transcendance du monarque vis-à­
vis de l'État au profit de son caractère d'« organe », ou bien une négation
de « l'État autoritaire » (ObrigkeitsSlaat) au profit de « l'État populaire »
(VolksSlaat), ou bien encore une affirmation de la conciliation et de la dis­
cussion par opposition au commandement ou au conflit.

D'après le juriste, le triomphe de la théorie « organique » de Gierke et


celui de la méthode « positiviste » de Laband, qui finirent toutes deux dans
un « agnosticisme intégral », furent autant de signes du « déclin » de la
conscience politique de la bourgeoisie allemande après 1 866-1 87 1 . Quant
à la « théorie générale de l' État » de Jellinek, scindée en une « théorie
juridique » d'un côté et une « théorie sociale » de l'autre, elle fut la dé­
monstration ultime de la « dépolitisation » et de la « neutralisation » de la
doctrine allemande. Seul Max Weber fit preuve de « sens politique » en
montrant l'absence de politische Beru! chez le fonctionnaire ou chez l'in­
tellectuel. Mais la situation globale de la théorie du droit et de l'État ne fut
pas modifiée pour autant. En 1914, la bourgeoisie allemande recevait, soit
la formation technique et apolitique des fonctionnaires, soit la formation
esthétique et tout aussi apolitique des « lettrés ». La dernière théorie en
date de l'État, la théorie de « l' intégration » de Smend, achève le proces­
sus commencé en 1 848, tout en amorçant un retournement « prometteur ».
A l' intégration de la société à l'État, se substitue l' intégration de l'État à
la société, l'État devenant « l'auto-organisation » de la société. Mais cette
théorie de « l'intégration », en mettant fin à la distinction État/société, ap­
pelle « l'État total », qui exige précisément l'abolition des dépolitisations
et des neutralisations du XIx'me siècle libéral.
630 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

l 'ÉVOLUTION PES FORNES P 'ÉTAT

Schmitt n'analyse pas seulement l'évolution vers le totaler Staat du point


de vue de la théorie de l'État, de Hegel à Smend en passant par Gierke,
mais aussi du point de vue des formes d'État, de « l'État absolutiste » à «
l'État économique et social » en passant par « l'État neutre libéral ».

« Il n 'y a pas d'État sans forme d'État », écrivait-il en 1928. En 1932,


il distingue l'État législatif parlementaire, à base légale, l' État juridic­
tionnel, l'État gouvernemental et l'État administratif, à base légitime.
Tout État concret réunit les fonctions législative, juridictionnelle, gouver­
nementale et administrative. Mais « le conflit révèle le fonds des choses »,
c'est-à-dire le noyau du pouvoir, législatif, juridictionnel, gouvernemen­
tal ou administratif. L'État législatif repose sur l'idée de la « souveraineté
de la loi » et sur la distinction entre législateur et autorités d'exécution,
confection de la loi et application de la loi. L'État juridictionnel a pour
noyau un pouvoir judiciaire indépendant, qui est le gardien du droit et qui
prononce ses sentences directement au nom de ce droit, distinct de l'État
et supérieur à lui. L'État gouvernemental est l'antithèse de l'État législatif
et de son normativisme légal, puisque son expression parfaite réside dans
le commandement personnel d'un chef reconnu. L'État absolutiste, apparu
aux XVl'me et XVII'me siècles après l'effondrement de l'État juridictionnel
médiéval, pluraliste et féodal, en fut l'archétype. Sa ratio consista à instau­
rer la paix, la sécurité et l'ordre publics, en s'appuyant sur l' armée et la
fonction publique. La caractéristique de cet État fut son pathos de l'hon­
neur et de la gloire, concurrencée à partir du XVlII'me siècle par la « ver­
tU » républicaine et démocratique. L'État administratif, enfin, repose sur
un appareil bureaucratique efficace, à partir duquel les communautés poli­
tiques des XVlème et XVII'me siècles s'érigèrent en États au sens moderne.
L'État législatif et l'État juridictionnel passent pour des « États de droit »
: le premier en vertu de son idéal d'un « règne de la loi », par opposition à
l'arbitraire et aux privilèges ; le second en ce que la sentence impartiale du
juge prévaut sur la loi du législateur, le commandement du gouvernement
ou la mesure de l'administration. Mais l'État gouvernemental et l'État
administratif peuvent également prétendre au statut d'« États de droit »,
dès lors qu'ils se donnent pour mission de réaliser un droit conforme à un
principe de justice et qu'ils créent une « situation normale » sans laquelle
il n'y a ni légalité ni juridictionnalité.
ÉLÉMENTS D ' UNE THÉORIE DE L 'ÉTAT 631

Initialement destinée à mettre en relief les propriétés du système de la


légalité, la classification des formes d'État découle également, comme l'a
vu Jean-François Kervégan, de la volonté schmittienne de conférer une
intelligibilité à l'histoire moderne. Après l'État juridictionnel du moyen­
âge, on peut faire correspondre aux grandes phases de l'histoire politique
moderne la séquence : État gouvernemental (État absolutiste, XVII'me_
XVIIIème siècles), État législatif (État neutre libéral, XIx'me siècle), État
administratif (État économique et social, xx'me siècle)536 . L'État législatif
parlementaire, reposant sur la « fiction » d'un État « libre de la société » et
d'une société « libre de l'État », était un État « dualiste » qui se dévelop­
pait d'autant plus en État législatif et d'autant moins en État gouvernemen­
tal, que le Parlement dominait le Gouvernement et que le Gouvernement
dépendait du Parlement. Mais l'identification démocratique de l'État et de
la société, et le passage de la non-intervention de l'État dans la société à
« l'auto-organisation » de la société dans l'État, ont transformé l'ancien
« État neutre libéral », l'État législatif parlementaire, en un nouvel « État
économique et social », un État adminifuatifbureaucratique. La prédilec­
tion des Plans, non plus l'amour de la Liberté, est un signe de cette évolu­
tion vers un État dominé par des préoccupations économiques et sociales.
Ce type d'État, doté d'un mode de fonctionnement spécifique, se distingue
de l' État gouvernemental, même s'il partage le même primat de l'exécutif.
L'un reconnaissait des sphères neutres, échappant à son autorité, tandis que
l'autre tend à s'emparer de toutes les matières possibles et à substituer des
critères techniques aux anciennes valeurs politiques. La notion d'« État
administratif » révèle une nouvelle fois la dette de Carl Schmitt envers
Max Weber. Le juriste partage avec le sociologue l'appréhension histo­
rique du processus de rationalisation et de bureaucratisation, c'est-à-dire
le tournant vers le VerwaltungsSlaat, ainsi qu'une même appréciation de
l'histoire de l'État en termes de sécularisation et de mécanisation. L'État
moderne est devenu une « entreprise », disent-ils tous deux, le premier
d'un point de vue « théologico-politique », le second d'un point de vue
« axiologiquement neutre ».

53 6 Cf. aussi M. Foucault : « La gouvemementalité », Cours du Collège de France, 1977-


78, pp.97-103 ; Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, NRF Gallimard, 1975,
pp.170-171.
632 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

LA POUBIEGENÈSE PE « l 'ÉTAT TOTAL »

« L'État total » a une double genèse. La première correspond à


l'identification de la société et de l'État, la seconde à l'identification
démocratique du peuple et de l'État.

1. l 'mENTlrICATloN PElA SOUÉTÉ ET DE l 'ÉTAT

Les problèmes économiques et sociaux sont devenus des problèmes in­


téressant directement l' État. Par conséquent, tous les postulats qui dé­
coulaient de l'ancienne structure dualiste, base même de « l'État neutre
libéral », ont disparu avec les antithèses entre État et société, politique et
économie, etc. Celles-ci ont perdu tout sens puisqu' elles ne correspondent
plus à des entités ou à des domaines séparés par leur objet. « Dans l 'État
devenu l 'auto-organisation de la société, il n 'y (Plus) rien qui ne soit, du
moins potentiellement, étatique et politique ». La société devenue l'État et
l'État embrassant la société transforment l'État-gendarme en État dirigiste
et interventionuiste, d'assistance et de prévoyance. Cet État, impossible
à séparer de la société, accapare tout le social, puisqu'il ne lui est plus
possible de s'en ternr à la neutralité ou à l' abstention face à l'économique,
au religieux ou au culturel. Renversant complètement le principe libéral
d'autonomie de la société vis-à-vis de la puissance publique, « le virage
le plus frappant » concerne l'énorme intervention étatique dans la sphère
économique et sociale. Au-delà des polices de l'économie, la montée du
secteur public industriel et commercial, l'extension de la législation du
travail, la généralisation de l'assurance sociale, l'accroissement de la part
des finances publiques dans le PIB, démontrent l'apparition d'un État ges­
tionnaire, producteur et prestataire, qui s'est mué en acteur essentiel de
l'économie, tant par la voie de ses prescriptions que de ses actions. Les
rapports de l'État et de l'économie se trouvent désormais au centre des
questions de politique intérieure, celles-ci étant très largement des ques­
tions économiques et sociales. En effet, le mécanisme autorégulé du
marché est hors-circuit pour la majeure partie du revenu distribué ; il est
remplacé par l'influence déterminante de la politique économique, sociale
et financière de l'État (J. Popitz). Dans ce tournant vers le SozialSlaat,
qui frappe d'une complète caducité les vieilles formules libérales, « réside
ÉLÉMENTS D ' UNE THÉORIE DE L 'ÉTAT 633

la transformation la plus frappante par rapport aux représentations de


l 'État du XIx'm, siècle ». C'est précisément en raison de cette expansion de
la puissance publique qu'ont été réclamées des garanties juridictionnelles
à l'égard d'une administration et d'un législateur de plus en plus envahis­
sants. Mais les tribunaux, liés à la loi et à une Constitution énonçant des
dispositions économiques et sociales, ne sont pas réellement en mesure de
s'opposer à « l'auto-organisation » de la société dans l'État, quand bien
même ils doubleraient leur contrôle de légalité des actes administratifs par
un contrôle de constitutionnalité des actes législatifs.

l 'mENTlrICATloN PÉMOCRATIQUE PU PEUPlEET DE l 'ÉTAT

La compénétration de l'État et de la société se produit nécessairement


dans une démocratie, l'identité démocratique du peuple et de l'État al­
lant nécessairement à l'encontre du dualisme libéral. La démocratie est
à l' origine de « l'État total ». Cette thèse d' allure paradoxale, Schmitt
l'explique par le fait que l'identification démocratique tend à abolir les
neutralisations et dépolitisations de la société, de la culture et de l' éco­
nomie, caractéristiques de l'ancienne structure dualiste. Concrètement,
la montée des revendications économiques et sociales, exprimées par les
partis, les syndicats, les associations et les lobbies concurrents, favorise
l'extension de la gestion publique de l'économie et de la sociétém. C'est
ainsi que le ParteienSlaat se mue en totaler Staat au sens « quantitatif».
L'État « pluraliste » devient « total » par faiblesse : « il s'immisce dans
tous les domaines parce qu'il est forcé de satisfaire tous les intérêts ».
Incapable de résister à la pression des intérêts organisés, il est contraint
d'intervenir dans l' économie et la société, car un État qui refuserait de
prendre en compte les questions économiques et sociales ou qui adop­
terait une position « neutre » à leur égard, ne ferait que renoncer à toute
prétention d'autorité. La non-intervention signifierait laisser la voie libre
aux forces économiques et sociales dans les conflits économiques et so­
ciaux. La démocratie pluraliste aboutit donc à l'économie et à la société
administrées, bref, à l' État-providence, dans lequel la polycratie des inté-

537 Sur l'extension de la gestion publique de l'économie et de la société, du fait de l'ac­


croissement des revendications sociales dans une économie keynésienne et fordienne, cf.
D. Bell : Les contradictions culturelles du capitalisme, Paris, PUF, 1979, pp.34-35.
634 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

rêts économiques et sociaux s'impose à l'État, lui-même dominé par les


partis. A l' inverse, la démocratie charismatique-plébiscitaire doit aboutir
à l'économie dirigée et à la société corporative, c'est-à-dire à l'État total
« qualitatif», dont la direction politique, parteienfrei, s'impose à l'écono­
mie et à la société538 •

LE PRINUPE P'OI1NICOI1PÉTENŒ PE l 'ÉTAT SOUVERAIN

La notion schmittienne du politique, donc celle de « l'État total », cor­


respond à bien des égards à la théorie bodinienne de la souveraineté, telle
que l'expose Olivier Beaud. L'acte de souveraineté n'est pas limité à un
cas particulier ; il est destiné à régir pour l'avenir de multiples cas. Tandis
que la décision judiciaire est toujours provoquée (par saisine), la décision
souveraine ou « législative » peut agir proprio motu, se saisir de n'importe
quelle matière, créer des règles de droit selon les circonstances. Au sujet
de la souveraineté, s'opposent les tenants d'une définition formelle, fondée
sur la qualité juridique de l'acte de souveraineté, et ceux d'une définition
matérielle, tirée de l'objet de l'acte de souveraineté. Du point de vue ma­
tériel, la substance de la souveraineté peut viser, soit les buts de l'État,
soit les moyens dont dispose l'État. La théorie des buts spécifiques de
l'État, défendue par les libéraux, visait à délimiter un champ d'attributions
de l'État, de manière à opposer les fonctions régaliennes, obligatoires,
aux fonctions non régaliennes, facultatives, afin d'éviter l'extension des
services publics au domaine économique et social. Cette conception de
la souveraineté, en contradiction avec l'idée d'État et de souveraineté au
sens moderne, a été récusée par la doctrine publiciste. Bodin, déjà, avait
opté pour une définition formelle, et non matérielle. Sa systématisation
formelle de la souveraineté aboutissait à l' indétermination matérielle de
l'action étatique. Les notions d'« utilité publique », d'« intérêt public » ou
de « salut public » désignent le but extrêmement général de l'ensemble des
missions de l'État, qu'on ne saurait énumérer et qui varient en fonction
des besoins. La théorie schmittienne de « l'État total » reprend à sa ma-

53 8 « L'ère des neutralisations et des dépolitisations », p.143 ; Hugo Preuss , pp. 7-17 ;
...

« Le virage vers l' État total » , pp.153-166 ; La notion de politique, pp.62-65 ; « Légalité
et légitimité », pp.41-50, 77 ; A. Caracciolo, préf. à ll custode della coStituzione, pp.X­
VI-XXI ; J.-F. Kervégan,Ibid, pp.90-100.
ÉLÉMENTS D ' UNE THÉORIE DE L 'ÉTAT 635

nière l'idée bodinienne. L'État peut et doit se saisir de toute question d'in­
térêt national, l'indivisibilité de la souveraineté, typique de l' État, ayant
pour conséquence de lui attribuer un principe d'ornnicompétence539.

LA T�EORIE DE « L'ETAT TOTAL »

Les textes de Carl Schmitt des années 1929-1934 présentent des « anaS
logies d'époque, de contenu et de structure systématique »540, puisque sa
théorie constitutionnelle et sa théorie politique fusionnent dans la théorie
de « l'État total ». Ce concept à la fois institutionnaliste et décisionniste
marque l' aujhebung de l'État hégélien après l'abolition du dualisme État/
société, remplacé par la construction ternaire « État, mouvement, peuple ».

A. L 'ORIGINE DE LA TIIÉORIE DE L 'ÉTAT TOTAL

A l'origine de la théorie de l'État total se trouvent une question, posée


en 1929 dans « Wesen und Werden des faschistischen Staates », et une
formule, énoncée en 1930 par Ernst Jünger. Cette question et cette formule
montrent le rapport étroit entre la mobilisation pour la guerre, avec le sou­
venir du plan Hindenburg de 1 91 7, et les programmes de direction ou de
planification mis en place pour répondre à la crise économique de 1929.

1. l 'ÉTAT PEUT-IL DIRIGER LA SOaÉTÉ ?

L'État peut-il instaurer la primauté de sa direction politique et s'ériger


en tiers-supérieur vis-à-vis des intérêts ou des conflits économiques et so­
ciaux ? L'État (libéral) qui renonce à diriger l'économie et la société est
contraint de se déclarer « neutre » à l' égard de l'économie et de la so­
ciété. Il renonce par conséquent à sa supériorité et laisse le champ libre
aux puissances économiques et sociales, c'est-à-dire au pluralisme et à
la polycratie. Puisant son énergie dans le mythe national et la légitimi-

539 O. Beaud, Ibid, pp. l 07, 138-150.


540 Théologie politique II, Ibid, p.98.
636 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

té charismatique-plébiscitaire, l'État fasciste, vers lequel se tourne Sch­


mitt, a, lui, la volonté d'imposer son unité et sa suprématie, de décider en
tiers-supérieur. L'Italie fasciste, comme la Russie soviétique, est un « État
moderne » parce que sa Constitution se caractérise, par opposition aux
Constitutions libérales, par la prise en compte des problèmes économiques
et sociaux. L'État italien, comme l'État russe, a rompu avec les construc­
tions dualistes et exprimé les transformations de la structure économique
et sociale dans sa constitution politique. La tâche de l'État étant de ré­
soudre la « question sociale », seul un « État nouveau » correspondant à un
« principe nouveau » -en clair, l'État corporatif à parti uuique- est capable
de gouverner les masses et d'intégrer la classe ouvrière. Les entrepreneurs
italiens pourraient même craindre l'apparition d'un « État ouvrier à éco­
nomie planifiée », car l'État fasciste sert davantage les intérêts socialistes
du prolétariat que les intérêts capitalistes du patronat, pour deux raisons :
le prolétariat forme l'essentiel du peuple ; un « État fort » impose sa direc­
tion aux intérêts privés. Seul un « État faible » se tient au service de la pro­
priété privée. De la même façon que Bismarck a réalisé un « programme
social » en luttant contre le SPD, Mussolini pourrait créer une « structure
socialiste » dans son combat contre le marxisme !

2. LA « MOBiliSATION TOTALE»

« Mobilisation totale »541 est la formule à partir de laquelle le juriste


élabore en 193 1 son concept d'« État total ». Le totaler Staat marque en
quelque sorte le transfert dans la « situation normale » de la « situation ex­
ceptionnelle » propre à la totale Mobilmachung jüngerienne. Ce texte pu­
blié en 1930 dans un recueil au titre éloquent : Krieg und Krieger, constitue
le prélude obligatoire à tous les énoncés de l'époque sur « l'État total ». En
effet, ce qu'il décrit apparaît à Schmitt et à ses disciples, Forsthoff, Huber,
comme le référentiel incontournable du « tournant vers l'État total »542 . Le
54 1 Cf. E. Jünger : « La mobilisation totale », trad. in L. Murard, P. Zylbemmll, Op. cit.,
pp.34-53.
542 Les Hanseatische VerlagsanSl:alt détiennent, avec l'Europiiische Revue, le quasi-mon­
opole des écrits sur le tataler Staal, puisqu'elles éditent Jünger, Schmitt, Forsthoff et
Huber. « Die Wendung zum tolalen Staat » et « Weiterentwicklung des totalen Staates in
Deutschland » paraissent ainsi dans la revue du prince Rohan, et Staal, Bewegung, Volk,
Ueber die drei Arten des rechtswÎssenschaftlichen Denkens, Staatsgefüge und Zuzammen­
bruch des ZweÎten Reiches. . . , dans la maison d'édition de Hambourg.
ÉLÉMENTS D ' UNE THÉORIE DE L 'ÉTAT 637

chapitre central du Der Arbeiter de Jünger : « la technique comme mobiH


lisation du monde à travers la Figure du Travailleur », est ensuite le pivot
par lequel la « mobilisation totale » et ses effets sur la théorie schmittienne
de « l'État total », rejoignent La queSlion de la technique d'Heidegger,
cet ouvrage étant explicitement redevable du Travailleur de 1932. Il Y a
ainsi une affinité spécifique entre l'écrivain, le juriste et le philosophe, trio
au coeur de la « Révolution conservatrice » allemande. Le dispositif de la
technique, d'après Heidegger, trouve son essence dans le même domaine
que la « mobilisation totale » au sens de Jünger, et celle-ci justifie l'avène­
ment de « l' État total » selon Schmitt. La technique n'est pas « neutre »,
soulignent les deux premiers auteurs. Sur cette base, le troisième affirme
qu'elle implique l'abolition de « l' État neutre » (libéral) au profit de «
l'État total » (fasciste), qui représente lui-même une volonté de « mobili­
sation totale ». La représentation schmittienne de la « totalité politique »
transmue donc les catégories hégéliennes dans la dialectique jüngerienne
et heideggérienne de la technique. Celle-ci n'est pas que le stade ultime
de la « neutralisation » et de la « dépolitisation ». Elle porte la virtualité
d'un « retournement » radical, car la question qui se pose est la suivante :
quelle politique sera assez forte pour s'assujettir la technique moderne ?
« Nous autres, en Europe centrale, vivons sous l'oeil des Russes » ; cette
phrase débute la conférence de 1929 sur « L'ère des neutralisations et des
dépolitisations ». C'est précisément la Russie soviétique -l'URSS, selon
Niekisch, a réalisé « l'État total » dont parle Schmitt et son plan quin­
quennal est la « mobilisation totale » dont parle Jünger- qui contraint les
Allemands à instituer le totaler Staat. Ce type d'État constitue la réponse
appropriée au défi soviétique et au défi de la technique, celle-ci exigeant
une nouvelle forme de volonté et de domination politiques543•

543 J.-P. Faye : « L'archipel total » , in L. Murard, P. Zylberman, Ibid., pp.15-34 ; M.


Revault d'Allonnes : « Lectures de la modernité : Heidegger, Carl Schmitt , Hannah
Arendt » , Les Temps modernes, février 1990, pp.90-108, p.94. D'après Niekisch, la révo­
lution russe a recueilli et poussé à l'extrême « l'idée de Potsdam », c'est-à-dire le principe
purement politique de l' État absolu, à la fois militaire et autarcique, où tous les domaines
de l'existence sont organisés en fonction de la guerre (<< La loi de Potsdam » [1931], in
« Hitler - une fatalité allemande » et autres écrits nationaux-bolcheviks, Puiseaux, Pardès,
1991, préf. A. de Benoist, pp.181-1 87).
638 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

f)E l 'ÉTAT<< TOTAL PAR FAIBlESSE » A' l 'ÉTAT << TOTAL PAR FORCE »

La notion française d'« armement potentiel d'un État », qui embrasse


non seulement le domaine militaire stricto sensu, mais aussi les préparatifs
économiques de la guerre et même la préparation morale des citoyens,
indique une immense et profonde mutation. La société qui s'organise
dans l'État est en voie de transformer l'ancien « État neutre libéral » en
un « État virtuellement total », qui ne saurait se désintéresser d'aucune
sorte d'activité humaine, toutes choses étant potentiellement politiques.
La question essentielle qui se pose alors pour le juriste, en 1932-1933,
est de savoir comment passer de l'État « quantitativement total », l'État
« total par faiblesse », à l'État « qualitativement total », l' État « total par
force ». Celui-ci doit mettre fin à celui-là, car le totaler Staat est l'antithèse
du ParteienSlaat et de la VerSlaatlichung. Certes, la transformation de «
l'État neutre » en « État total » est inséparablement une « étatisation » de
la société et une « socialisation » de l'État. Mais elle doit permettre, en
passant du plan « quantitatif» au plan « qualitatif», d'instaurer la primau­
té absolue d'une direction politique « objective » et « efficace ».

1. IlÉGiI1E PES PARTIS ET ÉTAT-PROVIPENCE

La République de Weimar est l'exemple d'un État devenu « total » par


faiblesse, dans lequel le pluralisme et la polycratie aboutissent à la gestion
publique des intérêts économiques et sociaux suivant les accords passés
entre partis, syndicats et lobbies. A la subordination de l'État à la société,
qui explique la mutation du VerwaltungsSlaat en SozialSlaat, s'est ajoutée
la dissolution de l'État en régime des partis centralisés et structurés, qui
s'interposent entre l'État et les citoyens, s'arrogent le monopole du poli­
tique et divisent la nation en autant de systèmes antagonistes. Institution­
nalisant les revendications économiques et sociales, le pluralisme ne sup­
prime pas la tendance à l'État-providence, c'est-à-dire à la « totalisation
quantitative » ; il la fractionne et la démultiplie. Il n'y a pas en Allemagne
un « État total », poursuit Schmitt, mais plusieurs « partis totaux », ces
« totalités partisanes » ruinant la « totalité nationale ». L'État devenu un
système pluraliste et le Parlement, un décalque de cette partition, l'obéis­
sance à l'État a cédé la place à l'obéissance aux partis, cette pluralité d'al­
légeances entretenant un état de guerre civile latente. En 1930-1932, c'est
ÉLÉMENTS D ' UNE THÉORIE DE L 'ÉTAT 639

le Reichsprasident, en tant que tiers-supérieur, qui est appelé à sauvegar­


der l'unité et la « totalité » politiques de l'État. En 1933, c'est la victoire
d'un parti, le NSDAP, qui abolit le régime des partis : « dans l 'État à parti
unique. . . , le danger d'une dislocation pluraliSle du peuple allemand a été
surmonté ».

2. l 'A ŒROISSEI1ENT PElA PUISSANCE DE l 'ÉTAT

Le totaler Staat ne résulte pas seulement du ParteienSlaat et du Sozials­


taat. Il désigne aussi et surtout, en 1933, l'accroissement de la puissance
de l'État conféré par la technique moderne, avec l'extension et l'inten­
sification du politique qui en découlent. La technique est ainsi le levier
de l'État total « qualitatif». Avec le développement des armements, des
moyens de transports et de communications (aviation, téléphone), des
nouvelles méthodes de formation de l'opinion publique et de la volonté
populaire (radiodiffusion, cinématographe), s'est considérablement ren­
forcée la puissance centralisatrice de l' État, encore démultipliée par son
influence prépondérante dans le domaine économique, social et financier.
Cette puissance économique, sociale et financière, s'ajoutant à la puis­
sance militaire et policière, a pour conséquence qu'une planification à
long terme est à la fois nécessaire et possible, quand bien même le plan
aurait pour but la reconstruction d'une économie fonctionnant sans l'aide
d'un plan. La planification exige en effet une direction politique globale
et effective. Le juriste se rapproche ici de la lignée du « planisme », idée
en vogue après la Dépression. A l'époque, le libéralisme économique fait
l'objet d'une condanmation générale, renforcée par le plan quinquennal
soviétique comme (plus tard) par le New Deal rooseveltien544• L'ère de la
technique pose donc en termes nouveaux la question du politique et ap­
pelle une réponse nouvelle : « l' État total ». Ce concept renvoie au danger
de la VerSlaatlichung -derrière ledit concept se cache la reconnaissance
que l'État détient une puissance « d'une monstrueuse intensité »- avant
de désigner la forme que prend le politique pour faire face à ce danger.
« Face à l' État total, il n'est de recours que la Révolution totale », c'est­
à-dire l'avènement de « l'État total par force » : le Reich national-socia-

544 Cf. Z. Sternhell : Ni droite ni gauche. L'idéologiefasciste en France, Bruxelles, Com­


plexe, 1987 (1983), « Le planisme ou le socialisme sans prolétariat » , pp.226-253 ; F.
Furet, Ibid, pp. 180- 1 8 1 .
640 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

liste. Face au renforcement des « Léviathans » modernes, trois attitudes


sont possibles, déclare Schmitt. Une première, sceptique, voit dans l'excès
de puissance une paralysie de la puissance : idée aussi « trompeuse » que
l'opinion selon laquelle une guerre moderne serait impossible en raison
du terrifiant accroissement des moyens de destruction. Une deuxième, li­
bérale, cherche à limiter et à neutraliser la puissance de l'État à l'aide de
la séparation des pouvoirs et du pluralisme des partis, et à empêcher l'ex­
ploitation de la technique par l'État. Une troisième voit au contraire dans
la concentration des pouvoirs et dans l'uuité de la politische Führung la
réponse appropriée à la situation inédite de « totalisation » du politique.
De ce point de vue schmittien, l' État doit s'emparer des moyens dont il
a besoin pour exercer sa pleine et entière souveraineté, car s'il renonce
aux nouvelles possibilités techniques, notamment relatives à la formation
de l'opinion publique, d'autres forces, politiques mais non étatiques, s'en
empareront et se rendront maîtresses de l'État.

SUPÉRIORITÉ ET TOTAlITÉ POlITIQUES DE l 'ÉTAT

L'Allemagne a vécu « une politisation de tous les domaines de l'exis­


tence ». Est donc advenu, dès avant 1933, un « État total ». Pour Schmitt,
il ne s'agit pas de repousser cette évolution mais d'en relever le « défi »,
en édifiant un totaler Staat au sens « de la qualité et de l 'énergie, tout
comme l'État fasciS/;e se nomme 'S/;ato totalitario '». L'État fasciste est
« totalitaire » parce qu'il affirme la nature « politique » de l' État et qu'il
rejette la distinction État/société, sans « dissoudre » le politique dans
l'économique ni « immerger » l'État dans le social. Loin de vouloir subs­
tituer « l' administration des choses » au « gouvernement des hommes »,
il intègre et subordonne les forces économiques et sociales à la direction
politique de l'État. Cet État total « au sens de la qualité et de l'énergie »
n'abandonne pas à ses adversaires les nouveaux instruments de puissance :
radiodiffusion, cinématographe. Il ne se laisse pas « miner » par les slo­
gans : « libéralisme », « État de droit », car il sait distinguer « l'ami et
l'ennemi » et combattre cet ennemi. En ce sens, « tout État authentique
eS/; un État total !! et {( il n 'exiSle pas d'État normal qui ne soit pas total ».
Les « théoriciens de l'État » -Schmitt pense à Clausewitz : « le tout eS/;
la politique » et à Treitschke : « le tout eS/; là où eS/; la puissance »- savent
que « le Politique, c 'eS/; le Total ». Plus que « l 'État total », il s'agit de
ÉLÉMENTS D ' UNE THÉORIE DE L 'ÉTAT 641

promouvoir la «politique intégrale »545, car ce qUI Importe au juriste,


davantage que l'État, c'est la souveraineté politique. Celle-ci doit être
« totale ». Droit, morale, économie doivent donc être somnis au critère
politique et la question de savoir ce qui est politique et ce qui ne l'est
pas, relever d'une décision politique. Face à la « totalité » d'une « révolu­
tion politique », il n'existe en effet plus de sphère « neutre » : le politique
étant le « total », « l'État total » ne doit négliger aucun secteur d' activité.
Ce totaler Staat combine Führertum et Arbeitertum : supériorité absolue
de la direction politique et mobilisation de la puissance nationale. Il in­
duit et implique la volonté de se rendre maître de la technique moderne,
au lieu de s'y soumettre ou de se dérober devant elle. Cette conviction
détermina l'engagement de Schmitt dans « l'État total par force » que
devait être le IIIême Reich, le discours du totaler Staat légitimant l'avène­
ment du national-socialisme. « L 'esprit allemand » doit être à la hauteur
de la « reconstruction » politique « qui se tient devant nous », affirme-t-il
en mars 1933. L'heure est au « combat spirituel », donc à la mainmise sur
les moyens d'information et de communÎcation. Il est « erroné » d'oppo­
ser puîssance et esprit : Dieu est à la fois puissance supérieure et esprit
supérieur. Les antithèses libérales entre force et esprit, politique et mo­
rale, politique et droit, se tiennent au service des ennemis du Reich. L'État
peut se dégrader en simple appareil technique dénué de Weltanschauung.
Il faut donc qu'un nouveau type de volonté politique soit à même de di­
riger et d'animer ce formidable instrument. Or, « le commandement qui
peut diriger et mettre en mouvement cette puissance ne peut être donné ni
dans une langue morte ni dans une langue étrangère !! : ce commandement
naît de « l'actualité d'un peuple qui pense politiquement », c'est-à-dire un
peuple capable de dîstinguer « l'ami et l'ennemi ».

l 'ÉTAT CORPORATIF

Dans une conférence prononcée devant des industriels de la Rhur en no­


vembre 1932 puis rééditée en février 1933, le juriste dessine un modèle des
rapports entre économie et État au sein de l' État total « qualitatif». S'ins­
pirant à la fois de Hegel546 et de Mussolinî547, il développe une conception

545 Cf. « Die Ara der integralen Politik » .


546 Cf. J.-F. Kervégan, Ibid, pp.163, 189, 191, 193-200, 215-259, 292-305, 322-323.
547 Cf. M. Prélot, Ibid, pp. 1 l 2-128, 244-252.
642 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

corporative de ces rapports, dans la perspective d'un « État fort » (Slarken


Staat) et d'une « économie prospère » (gesunde Wirtschaft) alliant diri­
gisme et capitalisme. Au dualisme État/société, il substitue une intégration
des forces économiques et sociales dans la « totalité politique » au moyen
d'une construction ternaire. Son modèle de « l'économie concurrentielle
dirigée » articule en effet les monopoles publics, le secteur industriel et
commercial mixte, les entreprises privées. Un an plus tard, la structure
corporative intégrant et subordonnant l'économie, la société et la culture
dans le FührerSlaat et la Volksgemeinschaft, est exprimée par la loi du 20
janvier 1934 sur l'Organisation du Travail National et par le règlement
du 24 octobre sur le Front du Travail. Ces textes remettent en vigueur la
notion de Stand par opposition à celle de classe. Ils dépassent le clivage
des employeurs et des employés, dans une économie qui demeure entre­
preneuriale, à l'aide des corporations. Carl Schmitt justifie cette structure
de deux manières. D'une part, il insiste sur le fait que la reconnaissance
de la pluralité des « ordres concrets » du peuple, sous la forme des corpo­
rations et juridictions corporatives, risque de disloquer l'unité nationale
s'il n'y a pas de principe unitaire, en l'occurrence le Führertum, pour
garantir la « totalité politique » au-dessus de la pluralité sociale. D'autre
part, il rattache la structure corporative du Reich à la pensée hégélienne de
l'État. Hegel, dit-il, caractérisait « l 'ordre concret des ordres concrets !! à
l 'aide d'une conSiruction ternaire :famille, société civile, État, non par le
dualisme État/société. Ce dualisme était transcendé parce que la société
était corporative et parce que l'État était une « communauté » impliquant
une « synthèse » supérieure, celle de la « totalité » de l'unité politique548 •

548 Sur cette partie, cf. « L'ère des neutralisations et des dépolitisations », p.134 ; « Le vi­
rage vers l' État total » , pp.162, 167-170 ; « Gesunde Wirtschaft im Slarken Staat » , pp. 13-
21, « Starker Staat und gesunde Wirtschaft », pp.81-94 ; « Weiterentwicklung des totalen
Staats in Deutschland », in PuB, pp.185-190 ; « Machtpositionen des modemen Staates »,
pp.228-230 ; Slaai. Bewegung, Volk, pp.32-33, 38 ; avant-propos à Théologie politique
I, p.13 ; J.-P. Faye : Langages totalitaires. Critique de la raison/ l 'économie narrative,
Paris, Hermarm, 1972, « Signes lourds : État total » , pp.689-709 ; J.-F. Kervégan, Ibid,
pp.96-100, 127 ; E. Vermeil, Ibid, pp. 18S-188 ; G. Stoffel, Ibid, pp.88-110, 117-136 ; H.
Mankiewicz, Ibid, pp.169-171 ; M. Cot, Ibid, pp.10S-11S. Cf. aussi « Le contraSle entre
communauté et société... » , p. 1 1 1 (dans cet article de 1960, Schmitt reprend sa définition
du mot « organique » de 1930 et compare les « antithèses dualistes » et les « conStructions
ternaires »).
ÉLÉMENTS D ' UNE THÉORIE DE L 'ÉTAT 643

DE L'ET AT TOTAL AU F� RERST AAT OU : LA CRITIQU E DE L'ETAT -PERSON N E

Qu'advient-il du totaler Staat lorsque 1'« État » n'est plus que « la partie
politique statique » de la v6lkische Totalitat et lorsque le « mouvement »
devient « l'élément politique dynamique », c'est-à-dire l'instance dirie
geante ? Il se transforme en FührerSlaat, en État (au sens large) caractérisé
par le double principe du Führertum et de l'Artgleichheif:549• On sait que la
théorie schmittienne a été critiquée par la doctrine nationale-socialiste à la
fois parce qu'elle ne correspond pas à une Weltanschauung ayant pour fon­
dement le Volk, non l'État, et parce qu'elle prête à confusion, « l'État to­
tal » pouvant se réaliser de façon extrêmement diverse comme le montrent
la Russie soviétique, l'Italie fasciste et l'Allemagne nationale-socialiste.
Comme l'écrit le juriste en 1938, il existe autant de formes de « totalité »
qu'il existe de peuples, chaque État créant en cas de nécessité sa propre
forme de « totalité »55 0. Huber a développé le concept schmittien sous le
IIIême Reich. Pour lui, il existe trois manières d'effectuer l'unité de l'État
et de la société, autrement dit, trois types de Totalitaten abolissant « l'État
neutre libéral ». Primo, la société infuumentalise l'État. Exemples : le
ParteienSlaat et l'État soviétique. Le premier repose sur des « totalités
partisanes » en compétition pour le « pouvoir total ». Le second est en
quelque sorte l'aujhebung de cette lutte des classes et des partis à la fois
présupposée et abolie par la dictature du prolétariat et du parti unique. Se­
cundo, l'État domine et « constitue » la société. Exemple : l'État fasciste.
Ce dernier repose sur la suprématie d'un Slato totalitario organisant et
« formant » la nation. Tertio, l'État et la société sont assemblés et « fusion­
nés » par une tierce-force politique, l' Urkraft du Volk. Exemple : l'État
national-socialiste ou v6lkische totale Staat. Celui-ci récuse le primat de
la société sur l'État : la « totalité » pluraliste ou soviétique, et le primat de
l'État sur le peuple : la « totalité » fasciste. Le v6lkische totale Staat d'Hu­
ber tente ainsi de justifier le concept de Schmitt (<< l'État total ») au regard
du « mythe » de Rosenberg (la race), en les synthétisant. De 1930 à 1933,

549 Slaal, Bewegung. Volk, pp. Il , 33, 42.


550 « Vôlkerrechtliche Neutralitat und vôlkische Totalitat » , in PuB, pp.255-256.
644 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

on est donc passé de la totale Mobilmachung au FührerSlaat via le totaler


Staat. « L'État total » élaboré dans les cercles néo-conservateurs sous l'in­
fluence italienne ne s'est réalisé qu'en se faisant v6lkisch. La conception
« raciale » a évincé la conception « hégélienne » de l'État, instrument du
Führer au service du Volk comme l'a reconnu Schmitt lui-même. Après
la critique décisive de Hôhn, Huber se résignera à abandonner le concept
d'« État total » dans son traité de droit constitutionnel de 1939 : « le point
de départ de la doctrine nationale-socialiSle ne réside pas dans l 'État,
mais dans le peuple »55 1 .

LA REFONTE PE LA TIIÉORIE PU PROIT ETPE L 'ÉTAT ET LE REJET PE LA PERSONNAlITÉJURIPIQUE PE L 'ÉTAT

Fascisme et national-socialisme se sont trouvés à leur avènement devant


la même théorie du droit et de l'État. Avant 1 9 1 4, la doctrine italienne
avait en effet adopté la doctrine allemande, basée sur le juspositivisme et la
personnalité juridique de l'État. D'après cette doctrine, l'État est le sujet
de la souveraineté ; il agit au moyen d'organes entre lesquels les fonctions
sont réparties conformément à la distinction des pouvoirs. Dans le cadre
de la Constitution préexistante, progressivement vidée de sa substance, le
fascisme s'est contenté d'adapter cette conception en y intégrant la dicta­
ture mussolinienne. L'État, élément constitutif de l' ordre politique, exerce
l'autorité publique sur les individus. Le Duce concentre les pouvoirs légis­
latif et exécutif -qui demeurent, en droit, séparés- en vertu d'une déléga­
tion législative et de la confiance du monarque. La loi, qui contient tout le
droit, étant l'expression de la volonté de l'État et le chef du gouvernement
étant l'organe suprême de l'État, la loi et la volonté du Duce s'identifient.

Le national-socialisme, au contraire, a entrepris de rénover de fond en


comble la dogmatique de la science du droit, en récusant le juspositivisme
et en excluant la personnalité juridique de l'État. Schmitt et Hôhn prirent
respectivement la tête de cette double orientation. L'ancienne dogmatique,
reléguant le Volk au profit de l'État et faisant du Führer l'organe de l'État,
ne pouvait en effet s'adapter à la Weltanschauung officielle. C'est à la suite
d'une certaine évolution doctrinale que la théorie de l'État-personne ju­
ridique s'est imposée outre-Rhin. Dans l' État monarchique, le roi était
titulaire de la souveraineté. Mais avec l'État « constitutionnel » organisé

55 1 J.-P. Faye, op cit., pp.380-391.


ÉLÉMENTS D ' UNE THÉORIE DE L 'ÉTAT 645

sur le fondement de la « collaboration » entre le monarque et la nation, ce­


lui-ci ne pouvait plus être le détenteur de la souveraineté et l'État ne pou­
vait plus s'incarner ni dans le roi ni dans le peuple. Aussi fallut-il trouver
un compromis. L'État « en tant que tel », séparé du roi et du peuple, devint
le titulaire de la souveraineté. Après Albrecht, c'est Gerber qui fut l'artisan
de la théorie de la personnalité juridique de l'État, suivi par Jellinek et sa
construction des « droits publics subjectifs ». La théorie s'associa à une
représentation « subjectiviste » du droit, à l'idée qu'un rapport juridique
ne peut se concevoir qu'entre deux personnes. La personnalité attribuée
à l'État permit l'instauration de rapports juridiques entre l'État et les
particuliers, détenteurs de « droits publics subjectifs », d'abord adminis­
tratifs puis constitutionnels. Du point de vue national-socialiste, la théorie
de l'État-personne appartient à une dogmatique d'inspiration libérale et
individualiste qui est révolue à la fois politiquement et juridiquement. La
disparition de l'État libéral doit entraîner l'éviction et le remplacement de
la conception individualiste du droit.

A la place du droit subjectif, la nouvelle doctrine envisage les situations


juridîques sous l'angle du « droit objectif » de la Volksgemeinschaft. C'est
Hôhn qui a été le promoteur de l'exclusion de la personnalité juridique
de l'État. En ce sens, c'est lui le vrai KronjuriSl du III'me Reich, comme
l'ont reconnu Cot552 et Bonnardm. Ce personnage est l'un des rares juristes
contemporains dont Schmitt ait fait l' éloge, jusqu'en 1947 devant Kem­
pner"" alors même qu'ils étaient rivaux et qu'il critiquait son engage­
ment dans la SS. D'après Hôhn, le concept d'État n'a plus de signification
éminente depuis 1933, car le Reich a pour éléments constitutifs le Volk et
le Führer, inséparables. Loin d'être une personne souveraine, il n'est plus
qu'un moyen subordonné au Parti, le moyen par lequel la Weltanschauung
nationale-socialiste doit imprégner le peuple allemand et le Führer, dîri­
ger le peuple allemand. Supprimer la personnalité juridique de l'État et
ne plus envisager l'État que comme un ensemble d'institutions adminis­
tratives, juridictionnelles et militaires, constitue ainsi la plus importante
transformation que la doctrine a fait subir à l'ancienne dogmatique555•

552 Ibid, p.34.


553 Ibid, p.17.
554 « Interrogation of Carl ScInnitt by Robert Kempner », p. 1 l4.
555 M. Cot, Ibid, pp.170-l 7 l , 247 ; R. Bonnard,Ibid, pp.3-6, 208-210.
646 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

LA [RITIQUE SUIMITTIENNE DE LA TIIÉORIE DE L 'ÉTAT-PERSONNE

Alors qu'il a pris position dans la discussion sur « l'État de droit » en


1934-35, Carl Schmitt n'a pas participé au débat sur la personnalité de
l'État. Il a cependant contribué à la mutation du concept : en dissociant
politique et étatique puis en assimilant l'État à l'administration ; en criti­
quant la théorie fondatrice, bodinienne et hobbesienne, de l'État, puis en
soulignant la relativité historique de l' État ; en cherchant à substituer, en
droit des gens, le Grossraumordnung, le Reich et le V6lkerrecht à l'ancien
droit interétatique. Certes, il continue après 1933 à défendre les qualités,
et l'autonomie, de l'État. Il défendra après 1945 la personnification de
l'État dujus publicum europaeum556 • Mais il se montre volontiers critique,
y compris sous Weimar, à l'égard de la théorie de l'État-personne en droit
interne.

Dès 1922, il qualifie de « fiction juridique » la théorie de la souveraineté


de l'État de Laband et de Jellinek, en s'appuyant sur Preuss, favorable à
la souveraineté du peuple. Cette théorie fait « de l' État un quasi-individu
abstrait, un unicum sui generis, avec son monopole de la souveraineté dû à
une 'génération mySlique ' !! ; mais elle n'explique pas réellement pourquoi
la source du droit devrait procéder d'une « personne juridique » abstraite,
à savoir l' État. Hobbes, « en dépit de son nominalisme et de son attachei
ment aux sciences de la nature », restait au contraire « personnaliste » au
sens où il postulait une instance de décision concrète, à savoir le monarque.
Aux XVIIème et XVIIIème siècles, celui-ci occupait dans l'État la même po­
sition transcendante que Dieu dans le monde. Comme l'écrivait Descartes,
le roi édicte ses lois dans le royaume comme Dieu établit les siennes dans
la nature. Mais la scientificité des sciences naturelles, relayée par le jus­
positivisme, a refoulé les représentations « théologico-politiques » de
l'absolutisme et évincé, non seulement les idées de miracle et d'excep­
tion, mais encore l'élément personnaliste jusque-là inhérent à la notion
de souveraineté557• En 1930, Schmitt critique explicitement la théorie de
l'État-personne et l'idée de la « souveraineté de l'État en tant que tel »,
équivalent germanique de la « souveraineté de la Constitution » proclamée
par les libéraux français, qu'il n'était pas possible de transposer dans la
monarchie constitutionnelle allemande, moins encore après 1866. Cette

556 El nomos de la tierra. , pp.162-167.


..

557 Théologie politique l, pp.49-50, 56-58. Cf. aussi « Il compimento della Riforma ... » ,
p.179.
ÉLÉMENTS D ' UNE THÉORIE DE L 'ÉTAT 647

idée « fort énigmatique », érigée en fondement de la science juridique,


n'est pas que « métaphysique » : elle fut le moyen de déposséder le mot
narque et de contester l'identification de sa personne à l'État, pour en faire
un « organe » de la puissance publique. Dirigée contre la souveraineté du
roi ou de la nation, c'est-à-dire contre les éléments « personnels », trans­
cendants ou immanents, liés au concept de souveraineté, elle permettait
d'éviter l'alternative entre monarchie et démocratie, en proclamant l'État
« souverain », en tant que tiers-supérieur « impersonnel » englobant le roi
et la nation558 .

Au XVIIlème siècle, la doctrine maintenait la transcendance du monarque


par rapport à l'État : le roi gouvernait à l'aide de la fonction publique et
de l'armée. Mais au XIxcme siècle, la « philosophie de l'immanence », qui
trouva dans l' œuvre hégélienne sa véritable systématique, fit de l'État,
non plus du monarque, le « dieu présent ». « En vérité, rétorque Schmitt
en 1930 contre Hegel, l 'État n 'eS/;jamais présent ; ce qui eS/; présent eS/;
soit le prince, soit le peuple ; l'État en tant qu 'unité politique eS/; repré­
senté !!, l'essence de la représentation étant en étroit rapport avec la dé­
finition de l'État. En 1937, le point de vue schmittien change. Le « dieu
terrestre » hégélien : l'État, devient une instance « présente », non plus
une instance « représentative ». Hegel est alors opposé à Hobbes comme
le « dieu terrestre » au deus mortalis et le philosophe du « totalitarisme » :
l'État comme « totalité », au philosophe de « l'individualisme » : l'État
comme « mécanisme ». Si le concept de la v6lkische Totalitat doit demeu­
rer valide, « une relation philosophique spécifique doit être au fondement
de la totalité »559. C'est dans la « présence » et dans l'immanence, non dans
la « représentation » ni la transcendance, que se trouve ce fondement phi­
losophique de la « totalité », caractéristique d'un FührerSlaat reposant sur
« l'identité » du Führer et de la Gefolgschaft. Mots d'ordre du national-so­
cialisme, « totalité » et « identité » équivalent à une dénégation absolue
des séparations et des intermédiaires. Comme dit le juriste, les « antithèses
libérales » doivent faire place à une synthèse unitaire, « hégélienne » ou
« thomiste », fondée sur la « totalité du peuple »5 60.

558 Hugo Preuss... , pp.8-9 ; La notion de politique, p.83.


559 Théologie politique l, pp.58-59 ; Hugo Preuss... , p.27 ; « L' État comme mécanisme
chez Hobbes et Descartes » , pp.9, 12-14.
560 « Die NeugeSlaltung des ôffentlichen Recht », p.63.
648 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

LA CONTROVERSE POCTRINALE

La personnalité juridique de l'État a été récusée parce qu'elle est en


contradiction avec les concepts de Volksgemeinschajt et de FührerSlaat.
Dans la théorie libérale, le peuple est une somme d'individus qui ne
peuvent être que les sujets, en tant que gouvernés, ou les organes, en tant
que gouvernants, de l'État. La loi désigne quant à la nationalité et aux
droits politiques les individus qui constitue le peuple au sens des sujets
ou des organes de la Rechtsgemeinschajt, communauté « abstraite » et né­
cessairement « représentée ». Au contraire, la théorie nationale-socialiste
voit dans la « communauté du peuple », en tant que « totalité concrète et
présente », le fondement du droit et de l' État, et dans la Führung de cette
Gemeinschajt, l'élément extérieur et supérieur à l'État. Cette éviction par
Hôhn des concepts d'État et de personnalité juridique, notion individualiste
tendant à assimiler dans le champ du droit personne physique et personne
morale, a été critiquée par des auteurs comme Helfritz, Neesse, Merk ou
Koellreuter, pour qui les concepts de Volk et de Führer ne suffisent pas à
construire l'ensemble de la théorie allemande du droit.

Pour Helfritz, la théorie « organique » de Gierke permet de concevoir


l'État comme un « sujet de droit », notion indispensable à l'unité juridique
de la communauté politique, sans avoir à en faire une « personne », notion
individualiste à écarter. Neesse soutient que « communauté » et « person­
nalité » ne sont pas incompatibles, car elles correspondent à la distinction
entre « organisme » et « organisation ». L'idée de la personnalité, appli­
quée à l' État, sert à qualifier juridiquement la communauté, celle-ci étant
« organisée » par l'État. Pour Merk, il est inadmissible de réduire l'État
à l' administration et de le priver de sa personnalité juridique. Primo, toute
construction politique suppose un titulaire de la souveraineté, qui ne peut
être que l'État. Secundo, l'ancienne dogmatique est transposable aux nou­
veaux principes, le Volk devenant une personnalité morale et le Führer, un
« organe » de celle-ci. Koellreuter invoque également l'idée de la souve­
raineté pour démontrer la nécessité de la théorie de l' État-personne, pour
les rapports juridiques à l'extérieur et à l' intérieur de l'unité politique.
Ces rapports étant en grande partie des rapports de commandement et
d'obéissance, la Führung, parce qu'elle ne signifie pas « sujétion » mais
« conduite » et « suite », ne saurait fonder à elle seule la force obligatoire
du droit. Enfin, la grande objection des tenants de l'ancien système à l'en-
ÉLÉMENTS D ' UNE THÉORIE DE L 'ÉTAT 649

contre de Hôhn, c'est que la suppression de la personnalité juridique de


l'État élimine les droits publics subjectifs, construction jugée indispen­
sable. Comment envisager les rapports juridiques entre la puissance pu­
blique et les particuliers en l'absence d'un État-personne ? Cette question
recouvre un enjeu concret, celui du maintien des recours juridictionnels
administratifs.

Les défenseurs de la personnalité juridique de l' État, rétorquent Hôhn


mais aussi Seydel, n'ont pas résolu la contradiction qui persiste entre cette
personnalité et le concept même de Führer, celui-ci n'étant ni « organe »
de l'État ni « représentant » du peuple, mais « guide » de la Gemeinschaft.
Ils leur reprochent plus généralement de croire que les notions de Volk
et de Führer ne sont pas « juridiquement » saisissables, à moins de les
transformer, l'une en « personne morale », l'autre en « organe » de cette
« personne ». En réalité, c'est dans le système libéral qu'ils ne sont pas
« juridiquement » saisissables. Dire que ces deux notions fondamentales
ne sont pas en soi des concepts « juridiques » et qu'elles ont besoin de
revêtir les formes propres à l'ancienne dogmatique, c'est adopter les idées
nationales-socialistes tout en continuant de penser dans le cadre libéral.
Mais il importe de rejeter l'ancienne théorie du droit et de l'État comme
inadéquate à la nouvelle réalité politico-juridique, non pas de travestir
cette réalité en la jugeant inadaptable à l'ancienne théorie561 •

L'ANALYSE SŒ H ITT I E N N E DE LA T�EORIE BODI N I E N N E ET �OBBES I E N N E DE L'ETAT

Dès 1921- 1922562 , Carl Schmitt repère la césure historique qui a marqué
la naissance de l'État, illustrée par les théories machiavélienne, bodinienne
et hobbesienne de la souveraineté. Celles-ci, malgré leurs différences, cor­
respondent à l'avènement de la forme moderne du pouvoir politique, ca­
ractérisée par le rationalisme, la technicité et le pouvoir exécutif, dont le
noyau est la fonction publique civile et militaire. La souveraineté est le cri-

5 61 M. Cot, Ibid, pp.29-34 ; R. Bonnard, Ibid, pp.16-22, 24-37, 64-68, 71, 85, 87-110,
206-223 ; O. Jouanjan : « Remarques sur les doctrines nationales-socialistes de l' État »,
Politix, n032, 1995, pp.97-1 1 8 .
562 La dictature, p.31 ; Théologie politique l, p.27.
650 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

tère juridique qui spécifie l'État. État et souveraineté sont donc deux no­
tions liées, dont notre auteur développe l'histoire intellectuelle. En 1938,
il voit en Hobbes le maître du concept d'État, marqué par le « mythe du
Léviathan » créé par le philosophe anglais563• En 1941-1942, ce sont les lé­
gistes français, Bodin en tête, qu'il regarde comme les pionniers de l'État
souverain564• Globalement, l'interprétation schmittienne recèle à la fois une
constance et une ambivalence.

1) La domination de la loi, abolissant les rapports d'allégeance person­


nels, est le principal trait caractéristique de l'État et de sa fonction pu­
blique.

2) D'un côté, l'État instaure un espace de paix, de sécurité et d'ordre pu­


blics ; de l'autre, il est le véhicule de la « déthéologisation », de la « neu­
tralisation » et de la « technicisation ». Mais l'État est une notion histo­
rique en déclin, répète Schmitt après 1939 565 • Il reproche précisément à
Triepel d'en rester à l'approche « positiviste » du XIx'm, siècle, alors que
le concept est devenu fort problématique depuis 1933, en raison des trans­
formations intérieures qu'il a subies et des controverses sur les rapports
entre peuple et État, Parti et État, Reich et État566 •

l 'INTERPRÉTATION DE LA PIiILOSOPIlIEDE L 'ÉTAT DE !laBBES

L'étude de la pensée de Hobbes en Allemagne a souvent mené à Schmitt


et inversement, de nombreux auteurs ayant mis en parallèle le philosophe
et le juriste, soit pour les associer, soit pour les opposer567• D'après H. Ru­
mpf, qui voit dans l'auteur du Léviathan le fondateur de l'absolutisme et
la référence pour toute critique conservatrice du libéralisme, les noyaux
de la philosophie hobbesienne les plus proches des idées politiques sch­
mittiennes sont les suivants. L'État garantit la paix, l'ordre et la sécurité. Il
peut légitimement exiger l'obéissance de ses sujets parce qu'il assure leur
protection. Il promeut un système de valeurs dont l'interprétation et l'ap-

563 « Il Leviatano ... », p.132.


564 « Souveraineté de l' État et liberté des mers », « La formation de l'esprit français par
les légistes » .
565 Cf. notamment Der Nomos der Erde ....

566 « Führung und Hegemonie », p.514.


567 Cf. P. Collier, B. Willms : « Hobbes en Allemagne », Archives de philosophie, 1988,
pp.240-248, pp.240-243.
ÉLÉMENTS D ' UNE THÉORIE DE L 'ÉTAT 6 51

plication dépendent de son autorité souveraine (si l'on suit la version du


juriste de 1963-1965, non celle de 1937-1938). Il est au-dessus des « pou­
voirs indirects » et du pluralisme social, et doit être en mesure de mainte­
nir l'unité politique et l'ordre public contre ces pouvoirs et ce pluralisme.
Cette appréciation donnée par Rumpf doit être nuancée. En effet, le juriste
allemand, de 1933 à 195 1, considère le philosophe anglais moins comme le
théoricien de l'absolutisme que comme le précurseur de l'individualisme
moderne et du GesetzesSlaat. L'influence du Commentaire du Begriff des
Politischen par Léo Strauss paraît décisive dans cette interprétation. En fait,
dès 1922, Carl Schmitt reconnaît l' ambivalence de Hobbes, qui combine
« relativisme ... et nominalisme » d'une part, « personnalisme » d'autre
part, dans le cadre d'une pensée juridique dominée par la scientificité des
sciences naturelles5 68 •

En 1937-1938, c'est une cntJque « théologico-politique » de l'État


hobbesien, libéral in Slatu nascendi, que le juriste développe, en accord
avec la condanmation officielle du philosophe anglais sous le IIIême Reich.
Le « nom mythique » du Léviathan a conduit à de « graves malentendus »
et à de « fausses interprétations », répète-t-il tout au long de ses textes.
Strauss et Capitant l'ont montré, Hobbes n'est pas le philosophe du « tota­
litarisme », comme le pense à tort Vialatoux. Si les éléments gesetzesSlaat­
lichen présents dans sa théorie de l' État ont été négligés, poursuit-il, c'est
parce que le solitaire de Malmesbury a été considéré comme l'ancêtre du
MachtSlaat. Mais sa philosophie politique n'a pas fait passer les hommes
de « l'état de nature » à « l'État totalitaire ». Cette « défense » de Hobbes
à l'encontre des accusations portées par Vialatoux, est aussi et surtout une
prise de distance à l'égard d'un auteur incapable d'accéder au concept de
« totalité ». Prise de distance certes nuancée, puisque Schmitt met en avant
le « pivot de la construction hobbesienne de l'État » : la relation de protece
tion et d'obéissance, afin de dénoncer indirectement « les représentations
unilatérales de la totalité ». Quand la protection de l'État cesse, dit-il, le
devoir d'obéissance est amené à disparaître. Cette relation entre protection
et obéissance, le juriste l'avait évoquée dans son fameux article de 1934
: « Le Führer protège le droit ». Il Ia retourne en 1938 de manière voilée
contre l'État totalitaire en place569•

568 Théologie politique l, pp.44, 56.


56 9 « L' État comme mécanisme chez Hobbes et Descartes », pp.7-8 ; « Il Leviatano ... »,
pp.1l9-120. Cf. aussi « Il compimento della Riforma », p.175.
652 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

1. « (ONTRAT SOUAL » ET PRESTATION DE SÉWRIT{

L'institution de l'État chez Hobbes, observe Schmitt, a pour origine la


crainte du Slatus naturalis, caractérisé par le bel/um omnium contra omnes.
L'égalité entre les hommes, c'est-à-dire leur égale capacité de se tuer les
uns les autres, engendre la peur, par conséquent le besoin de sécurité, par
suite l'État. L'Anglais considère que l'homme n'est pas par nature un être
sociable, mais un individu mû par la passion de l'autoconservation. Pour
préserver leur vie, les hommes n'ont pas de meilleur moyen que d'établir
entre eux un contrat et de transférer mutuellement à l'État ainsi créé des
droits, tel le droit de se défendre ou de se faire justice, qui, s'ils étaient
conservés, favoriseraient l' inimitié. L'État n'est pas inhérent à la sociabi­
lité naturelle de l'homme, comme l'enseignait la doctrine du droit naturel
classique, aristotélicienne-thomiste. Il n'est pas une communauté de fa­
milles dont le roi est le père, comme le concevait Bodin. Il est le résultat
artificiel d'un pacte volontaire entre individus.

L'État hobbesien, c'est l'anarchie plus la police, déclare le juriste.


« L'anarchie » renvoie au contractualisme et au nominalisme de Hobbes
qui dissolvent « tous les liens et toutes les formes communautaires ». La
« police » renvoie au but spécifique du « contrat social », à savoir la sécu­
rité de « l'existence individuelle ici-bas ». C'est ainsi que Schmitt esquisse
la critique de « l'État neutre libéral » en devenir : l'État-gendarme à fon­
dement individualiste. En disciple de Hegel, il voit dans l' État « plus et
autre chose » qu'une somme d'individus ou qu'une prestation de sécurité.
L'État hobbesien est issu d'une revendication de l'individu : la sécurité,
s'appuyant sur le droit naturel : le droit d'autoconservation. En ce sens, il
ne peut exiger de l'individu qu'une obéissance conditionnelle, qui n'entre
pas en contradiction avec la préservation de la vie, dont la protection est
la raison dernière de l'État. Hobbes est ainsi l'initiateur de la conception
libérale de l'État, moyen au service de la vie, de la liberté, de la proprié­
té des individus. Son individualisme est cependant adossé à une doctrine
absolutiste, parce que la dangerosité naturelle de l'homme réclame un
gouvernement autoritaire, en l'occurrence, une monarchie héréditaire. Son
pessimisme à l'égard des hommes, souligne le juriste, maintient le « réa­
lisme politique » de sa pensée. L'enracinement anthropologique du conflit
implique que l'artifice étatique ne pourra jamais se substituer entièrement
à la nature humaine. La paix reste menacée, à l'intérieur comme à l'exté­
rieur. Aussi l'État est-il indispensable et indépassable.
ÉLÉMENTS D ' UNE THÉORIE DE L 'ÉTAT 653

La théorie hobbesienne de l'État n'ouvre donc pas la voie vers « un


Paradis de l'Humanité réalisé par la raison et l'éducation ». Schmitt vise
Condorcet, le philosophe-mathématicien qui ose considérer « le problème
de l'immortalité comme un problème de calcul infinitésimal ». Hobbes et
le représentant typique des Lumières ne s'intéressent qu'au « caractère
mondain de l 'exiSlence physique individuelle ». Mais le Français vit dans
un pays qui bénéficie depuis deux siècles de la paix civile, ce qui l'autorise
à croire que l'homme est perfectible. A ce stade, le rationalisme libéral es­
compte que la pratique « pédagogique » de l'État finira par rendre superfiu
l'État lui-même. Au contraire, l'Anglais est le témoin des guerres civiles
confessionnelles. Aussi souligne-t-il la nécessité absolue de l'État. Néan­
moins, sa construction individualiste et contractualiste « ne conduit pas à
une totalité étatique », au contraire du « contrat holiste » de Rousseau570•
Malgré les « impressions fallacieuses » créées par l'idée d'une « religion
d'État » ou par « l'image mythique » du Léviathan, la philosophie hobbe­
sienne ne propose pas un « État total ». Elle propose l' institution d'un Sla­
tus civilis reposant sur la police, puisqu'il est chargé d'assurer l'ordre, et
sur la loi, puisque son administration et sa justice obéissent au principe de
légalité. Du transfert de souveraineté, des individus à l'État, concédé en
échange d'une prestation de sécurité, de l'État envers les individus, dé­
coule la monopolisation de l' édiction et de la sanction du droit positif par
l'État. Mais l'obéissance à la loi et le renoncement au droit de résistance
ne sont que la conséquence de la protection que l'État garantit. La loi dit
ce qui est juste ou injuste. Nul n'a le droit de juger la loi ni de refuser d'y
obéir, car cette faculté de désobéir mènerait au droit de résister, donc à la
guerre civile, antithèse de l' État et de la sécurité individuelle. La « tota­
lité étatique » ne correspond donc qu'à une « responsabilité totale de la
protection ... des citoyens ». Protego ergo obligo, tel est le cogito ergo sum
de l'État hobbesien57 1 .

2. l 'ÉTAT, « MÉCANISME LÉGAL »

Hobbes « élève son État, le Léviathan, au rang d'une personne


monSlrueuse, confinant directement à la mythologie », écrit Schmitt en
1922572 • En 1937-38, il modifie radicalement son propos : « l 'État en tant

570 Sur Rousseau, cf. La dictature, pp.12l-12S.


57 1 La notion de politique, pp.95-96 ; « Führung und Hegemonie », p.514.
572 Théologie politique l, p.57.
654 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

que Tout n 'eSlpas une Personne », il est un homo artificialis « et, comme
tel, une machine ». Apparemment, l'État (deus mortalis) est une Personne
(magnus homo) représentée par un souverain : le roi. En fait, il est une
machine composée d'individus. Hobbes a transféré la représentation carté­
sienne de l'homme comme mécanisme corporel mû par une âme, à l'État
comme mécanisme légal animé par un monarque. Le résultat n'est donc
pas un deus mortalis ni un magnus homo, mais une machina machinarum
(Fischer). La « personne souveraine et représentative » n'est que l'ex­
pression baroque de l'absolutisme propre au XVII"'" siècle, non l'expres­
sion d'une « totalité ». Une « machine » ne saurait former une « totalité
significative », pas davantage que le « caractère mondain de l 'exiSlence
physique individuelle ». L'anthropologie cartésienne fut « le prélude
à la révolution technico-induSlrielie à venir » : la « mécanisation » de
l'État, encore assimilé à un « organisme » au moyen-âge, fut le reflet de
« la conception mécaniSle du corps humain ». Malgré son anthropologie
révolutionnaire, Descartes restait cependant dans la tradition du point de
vue de la théorie politique : il reconnaissait les ordres existant dans l'État
et il considérait l' État comme une « œuvre d'art », « un édifice conSlruit
par un architecte ». Hobbes, lui, développe une représentation nominaliste
et technique de l'État, produit artificiel d'un calcul rationnel. Ni « l'image
mythique !! du Léviathan ni son caractère monarchique « ne peuvent
changer quoi que ce soit au fait que, avec Hobbes, l 'État eSl devenu une
grande machine ». C'est en cela que réside la dimension révolutionnaire
de sa théorie.

L'État qui s'impose sur le continent européen à partir du XVII'm, siècle


est une construction politique qui se distingue radicalement des formes
antérieures d'organisation politique. Cette construction procède d'une vi­
sion mécaniste qui fera de l'État une bureaucratie et de la loi le mode
de fonctionnement de cette bureaucratie. Cet État n'est pas qu'une condi­
tion essentielle de « l'époque technico-induSlrielie », il est lui-même « le
premier produit de l'ère technique », le premier mécanisme moderne
de grand style. « L 'État moderne eSl une 'entreprise ', de même qu 'une
usine : c 'eSl là précisément son caractère hiSinrique spécifique », disait
Max Weber. A travers cet État, le droit devient loi, la légitimité, légalité,
la légalité, le mode de fonctionnement de l'État. Avec lui, « une étape
métaphysique décisive a été franchie ». Le « reste » : horloge, machine à
vapeur, moteur électrique, ne demande pas une « décision métaphysique
nouvelle ». De même que l'athéisme est inhérent à la science moderne,
ÉLÉMENTS D ' UNE THÉORIE DE L 'ÉTAT 655

l'État procède d'une appréciation mathématique des choses. Lui et le ma­


chinisme constituent l'aspect visible d'une mutation plus « secrète », dont
la volonté de construire une science humaine sur le modèle des « sciences
exactes » fut le présage. Pour Descartes, il n'y a dans le vivant rien de
plus que dans l'automate. Avec sa théorie du corps humain comme méca­
nisme, il posa sur le monde et sur l'homme un regard nouveau, dont l'ave­
nir sera technique, parce que « l'essence de la technique » (Heidegger)
réside dans l'interprétation mathématique de ce qui estm. La Mettrie par­
lera de L 'Homme-machine ( 1748). Voilà la représentation qui inaugura la
modernité comme ère de la technique. Hobbes a transféré cette conception
à l'État. Mais « un contre-transfert eS/; devenu possible » et l'individu lui­
même pourrait devenir un « homme-machine », écrit Schmitt à son tour.
« Avec la mécanisation de la représentation de l 'État... a pu s 'accomplir
la mécanisation de l 'image anthropologique de l 'homme ». La technique,
dira F.G. Jünger en écho, tend vers « un être humain programmé ».

3. AGNOSTmSI1E ET lAïusATION

Dans l'Angleterre du XVIIêm, siècle, la question religieuse et la question


politique sont étroitement liées. La plupart des controverses politiques
(entre catholiques, anglicans, presbytériens, puritains, baptistes, érastia­
nistes) ont pour objet le rôle des Églises dans l'État après la rupture avec
Rome. Quelle fut la position de Hobbes ? Elle consista à soumettre le
pouvoir ecclésiastique au pouvoir civil. Comment ? Selon une première
interprétation, en laïcisant l'État ; selon une seconde interprétation, en
promouvant une religion d'État. Dans les deux cas, l'État commande, soit
de « privatiser », soit d'« étatiser » la religion. En 1937-1938, on sait que
Schmitt retient la première interprétation. Dans l'État hobbesien, « rien
n 'eS/; vrai, tout eS/; commandement ». Seule compte la force légale de la
décision étatique. L'État décrète ce qui est bien ou mal, car il n'y a pas de
bien ou de mal en soi, objectivement discernables, puisqu'ils ne sont que
des mots dont les hommes se servent pour désigner leurs désirs ou leurs
aversions. Bref, ils sont affaires de préférences subjectives et relatives.
L'agnosticisme est à la racine de l'État moderne. Cette phrase condense
la critique schmittienne de l'État hobbesien dans le WeltanschauungsSlaat
national-socialiste.

573 Cf. J. Beaufret, Op. cif., « Le 'dialogue avec le marxisme' et 'la question de la tech­
nique' », pp.143-1 8 1 .
656 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

L'État est le véhicule de la laïcisation, répète le juriste de 1938 à 1950574•


Selon Hobbes, la paix civile a un double prix : la concentration monar­
chique de la puissance souveraine et la neutralisation de la conscience re­
ligieuse. Celle-ci ne doit plus se manifester dans la sphère publique, mais
se cantonner dans la sphère privée. Dans la sphère privée, la conscience
est libre, sous réserve qu'elle ne perturbe pas l'obéissance des sujets en­
vers l'État. Dans la sphère publique, la liberté de conscience individuelle,
critère moral du bien et du mal, est subordonnée au devoir civique d'obéis­
sance envers l'État protecteur, dont la loi est le critère juridique du bien
et du mal. L'État hobbesien est laïcisé, puisque la foi est exclue des af­
faires publiques. En concédant la liberté intérieure de croire ou de ne pas
croire, fût-ce sous réserve d'une conforruité extérieure au commandement
de l'État, Hobbes posa le principe de la liberté de conscience, premier
« droit fondamental » de l'homme, à la base du RechtsSlaat libéral ( l'État
« neutre et agnostique »). Ce n'est toutefois pas Hobbes, poursuit Schmitt,
mais Spinoza, qui est véritablement au commencement du libéralisme mo­
derne, car c'est lui qui a renversé le rapport hiérarchique entre le public et
le privé. Chez l'Anglais, la souveraineté est au premier plan, la liberté de
conscience n'est qu'une réserve. Chez le Judéo-Néerlandais, cette liberté
devient le principe fondamental et la souveraineté, un principe secondaire.
C'est à travers ce retournement de la hiérarchie entre l'État et l'individu,
que la philosophie hobbesienne, via Thomasius, triompha sur le continent.
La politique selon Hobbes était un exercice de contrainte du souverain en­
vers le peuple dont il fallait réduire à l'obéissance l'irrationalité religieuse.
D'après Schmitt, le Léviathan aurait dû s'intituler Béhémoth contre Lévia­
than, l'un : l'État Léviathan, réprimant constamment l'autre : la révolu­
tion Béhémoth. Chez Thomasius, en revanche, le monarque n'a plus aucun
droit sur les affaires spirituelles.

Par opposition à la « laïcisation » ou « neutralisation », le juriste est favo­


rable à la tolérance religieuse, car celle-ci était la condition de l'unification
de l'Allemagne au XVII"'" siècle. La tolérance est un concept politique
-Richelieu l'utilisa en homme d'État, selon Hegel- qui vise à établir la paix
civile, par la renonciation au prosélytisme, pas à la foi. Elle est une déci­
sion qui n'« élude » pas la distinction de l'ami et de l'ennemi, du vrai et du
faux, du juste et de l'injuste, au profit du pur et simple maintien d'un ordre

574« Il Leviatano ... », pp.l O I -I I S ; El nomos de la tierra. .. , pp.137, 158.


ÉLÉMENTS D ' UNE THÉORIE DE L 'ÉTAT 657

public « neutre ». Schmitt se réfère à Eraste pour montrer que tolérance,


foi et État peuvent se concilier. Eraste cherchait dans le pouvoir politique
une protection contre l'intolérance religieuse. Il ne cessa pourtant pas de
penser en « bon chrétien ». Lorsqu'il se tournait vers l'État contre l'Église,
cela ne signifiait pas abandonner la veritas (le salut de l'âme) pour la pm:
(la sécurité des corps). A l'inverse, la « neutralisation » ou « laïcisation »,
par opposition à la tolérance, signifie que l'État est séparé de la religion,
que la loi est coupée de toute référence métapositive, que la normativité est
résorbée dans l' effectivité. Comme Hobbes, les érastianistes, dont Selden,
étaient soucieux de soumettre l'Église à l'État. Mais Hobbes se distingue
d'Eraste en ce qu'il est le pionnier de la scientificité moderne, laquelle
rejette la foi. La « neutralisation » qu'il inaugure, comme l'a vu Donoso
Cortès, différencie le « rationalisme occidental » des multiples formes de
scepticisme, agnosticisme et relativisme de l'histoire universelle. Le ratio­
nalisme laïc du philosophe de Malmesbury aboutit à un positivisme axio­
logiquement neutre qui sépare la foi religieuse de la puissance publique.
En résulte un État « neutre » qui n'a pour légitimité que sa « perfection
technique », sa capacité à assurer la sécurité.

4. l 'ÉTAT, « PUISSANCE DIRECTE »

Les images hobbesiennes de l'État : deus mortalis, magnus homo, Lévia­


than ou machina, ne donnent que l'apparence d'une « totalité mythique ».
« Nulle puissance sur terre ne peut lui être comparée », déclare Hobbes à
propos de l'autorité souveraine. Mais la réserve « agnostique » de la li­
berté de conscience, inaugurant le « décalogue » bourgeois des droits de
l'homme, a fini par subvertir l'État, instrumentalisé par les forces sociales.
Carl Schmitt reconnaît néanmoins une qualité fondamentale à la doctrine
hobbesienne : elle défend la poteSlas directa, pouvoir qui entend dominer
en ayant la capacité de protéger, et elle récuse la poteSlas indirecta, pou­
voir qui prétend dominer sans avoir la capacité de protéger.

Le problème politique crucial de l'époque portait sur les rapports entre


l'État et les Églises. L'idée de Hobbes fut de remettre à la « puissance
directe » de l' État, contre la « puissance indirecte » des Églises, le droit
de trancher les controverses religieuses. Le Léviathan est un « traité poli­
tique » qui désigne des ennemis concrets : l'Église romaine ou les sectes
658 LA PENSÉE D E CARL SCHMITT

puritaines, et qui dénonce l'utilisation politique de la foi à des fins sub­


versives. La description de l'Église comme un royaume des ténèbres et
celle du Pape comme un spectre assis sur la tombe de l'Empire romain,
sont autant d'« images politiques ». Elles montrent que le philosophe
de Malmesbury était « un partisan actif dans ce combat aux dimensions
de l'hiSloire universelle, que la nation anglaise menait à cette époque
contre la puissance mondiale de l 'Espagne et ses alliés, contre l 'Église,
la Papauté et l'Ordre des Jésuites ». Face à la doctrine soutenue par le
cardinal de Bellarmin du « pouvoir indirect » du Pape dans le domaine
temporel, Hobbes fut le théoricien du « pouvoir direct » du monarque aussi
bien dans le domaine temporel que spirituel. Selon Bellarmin, théologien
de la Contre-Réforme, l'Église ne juge pas les questions temporelles, mais
seulement les questions spirituelles. Mais le problème était de savoir qui
décide de ce qui relève du temporel ou du spirituel. En vertu de sa poteSlas
spiritualis in temporalibus, le Pape n'exerçait pas sa puissance directe­
ment, par un commandement politique, mais en revendiquant le droit de
déposer les rois ou celui de délier les sujets de leur devoir d'obéissance.
Dans Béhémoth, Hobbes dénonce le caractère politique (indirect) de la
prétention pontificale à distinguer ce qui est profane ou sacré, à dire ce qui
est bien ou mal, à s'arroger la direction des consciences. Outre l'Église
romaine, il s'attaque également aux sectes puritaines en rejetant l'inter­
prétation personnelle de la Bible, source de guerre civile. C'est au souve­
rain qu'il appartient de dire ce qui est permis ou interdit. Seul ce mono­
pole décisionnel permettra d'en finir avec les antagonismes religieux : en
termes séculiers, d'en finir avec les causes idéologico-révolutionnaires des
conflits.

Dans les années 1938-1939, Schmitt, à partir de ses travaux sur Hobbes,
oppose systématiquement poteSlas directa et poteSlas indirecta, aussi bien
en droit interne qu'en droit international. Il contre-distingue ainsi l'État
d'une part, les partis, les Internationales ou la SDN d'autre part. L'exer­
cice du pouvoir doit s'effectuer directement, par la relation entre com­
mandement et protection d'un côté, obéissance de l'autre. Cette dialec­
tique, exprimée en 1938 et développée en 1954, signifie que celui qui n'a
pas le pouvoir de protéger autrui n'a pas le droit d'exiger l'obéissance,
et inversement, que celui qui recherche la protection d'autrui n'a pas
le droit de lui refuser l'obéissance575• On sait que le juriste-militant voit
dans la Führung l'antithèse de la poteSlas indirecta. Le Führer a rétabli

575 « Entretien sur le pouvoir... », pp. 1114-1115.


ÉLÉMENTS D ' UNE THÉORIE DE L 'ÉTAT 659

le caractère direct et public du pouvoir. Il a aboli les méthodes détour­


nées, anonymes et masquées du système pluraliste et polycratique. Il a
restauré le rapport de commandement et d'obéissance sur la base d'un
rapport de protection et d'obéissance, avec un nouveau concept de res­
ponsabilité (morale et historique, non pas parlementaire). En cela, la phi­
losophie hobbesienne « s'accorde » avec la doctrine nationale-socialiste.
Les « pouvoirs indirects » d'aujourd'hui : non plus l'Église ou les sectes
mais les partis, les syndicats ou les lobbies, s'emparent d'autant plus fa­
cilement de la puissance publique que l' ordre constitutionnel repose sur
un catalogue de droits subjectifs qui soustraient la sphère privée réputée
« libre » à l'État et l' abandonnent aux pouvoirs « libéraux », c'est-à-dire
aux forces sociales. Celles-ci peuvent ainsi s'opposer à l'État tout en l'ins­
trumentalisant. L'irresponsabilité d'une domination indirecte, mais non
moins intense, permet d'acquérir les avantages du pouvoir politique tout
en évitant les responsabilités et les risques de ce pouvoir. C' est à cela que
le FühreSlaat a mis fin576 •

l 'INTERPRÉTATION DELA PIiILOSOPIlIE DE L 'ÉTAT DE BOPIN

En 194 1-1942, Carl Schmitt prolonge les considérations développées


dans le Leviathan de 1938 en élargissant son interprétation critique de la
philosophie de l'État. Il se tourne vers la France, modèle « classique ». Il
examine l'action des légistes français. Il situe l'avènement de l'État sou­
verain, qui eut d'abord lieu en France, dans le contexte de la « révolution
spatiale » des XVlème et XVII'me siècles. Il souligne l'historicité du concept
d'État et son opposition à l'Empire. Ce faisant, il prend position dans la
querelle sur la généalogie de l'État, en rejetant l'interprétation (défendue
par Kantorowicz) selon laquelle le Saint Empire serait la matrice de l'État.
Parallèlement, il oppose la souveraineté de l'État du continent européen à
la liberté anglaise des mers.

57 6 Sur cette partie, cf. « L' État comme mécanisme chez Hobbes et Descartes », pp.2-12,
dont les citations sont extraites ; « Il Leviatano ... », pp.76-77, 82-84, 94-97, 103-110, 120-
124 ; « Führung und Hegemonie », pp.518-520 ; « Souveraineté de l' État et liberté des
mers », p.144 ; « La formation de l'esprit français par les légistes », p.202 ; « Il compi­
mento della Riforma » , pp.180-186 ; G.G. Orfanel, Ibid, pp.121-122 ; B. Willins : « La
politique comme philosophie première » , in Y-Ch. Zarka, Op. cil., pp.91-1 04, pp.98-99.
660 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

1. ELOGE ET [RITIQUEPES dGISTES FRANÇAIS

Les légistes français furent les interprètes actifs de l'État souverain, en


même temps que les instruments de la laïcisation et de la centralisation du
droit. Ils furent intimement associés à la naissance et au développement de
la bourgeoisie, de la nation et de l'État français, en assumant une fonc­
tion de direction dans le combat fondateur contre l'Empire, l' Église et la
féodalité. En deux moments cruciaux, aux Xlv'me et XVl'me siècles, ils
marquèrent d'une empreinte décisive la formation d'un type national ca­
ractérisé par un ethos juridique combinant centralisation étatique, légalité
et laïcisation.

A. LA LUTTE POUR l 'ÉTAT ROYAL PUIS l 'ÉTAT SOUVERAIN

Au Xlv'me siècle, les légistes (Dubois, Nogaret) s'appuyèrent sur le droit


romain pour renforcer la monarchie face à la féodalité et à la papauté. Ils
érigèrent le droit romain en « mythe politique » et firent du roi de France
la « loi vivante » du royaume, alors qu'il n'en était encore que le premier
suzerain, lié par le consentement des états et des ordres. Les mémoires de
Guillaume de Nogaret lors du procès des Templiers ou ses notes contre
Boniface VIII contiennent déjà les éléments qui « ont ouvert ... la voie aux
révolutions futures » : mentalité juridico-légale, rationalisme bourgeois,
neutralité religieuse. Pour l'heure, le travail d'élaboration conceptuelle des
légistes et leur aptitude à faire des concepts juridiques des instruments pra­
tiques dans la lutte politique, contribuèrent à créer l'État royal, avec un roi
juge et législateur. Ainsi, la notion de « cas royal » permit de soumettre les
affaires d'importance à la juridiction du roi, non plus à celle des seigneurs
ou des évêques. La liste des « cas royaux » s'allongeant sans cesse, le mo­
narque devint le gardien de l'ordre public. La notion forgée par les légistes
contribua à subvertir les institutions médiévales et à amorcer l'évolution
vers l'État centralisé moderne. Mais c'est au XVlème siècle qu'eut lieu
l'acte politique décisif des légistes : l'institution d'un État souverain qui
surmonte les antagonismes civils et confessionnels par une décision ayant
force de loi, décision non inspirée par des préceptes religieux (vérité ou
justice) mais par des préoccupations politiques (paix et sécurité). Pendant
les guerres de religion, le parti des « politiques » (du Moulin, Pasquier, Pi-
ÉLÉMENTS D ' UNE THÉORIE DE L 'ÉTAT 661

thou, Arnauld, de l'Hospital, Bodin) admit la rupture de l'unité religieuse,


toléra « l'hérésie » et relégua le salut spirituel des individus, subordonné
à l' adoption de la vraie religion, pour sauver l'unité de l'État et de la na­
tion577•

B. LA lAïusAT/ON PU PRO/TETDE l 'ÉTAT

La laïcisation du droit et de l'État s'imposa en France et marqua profon­


dément l'esprit français. En elle-même, la science juridique des légistes,
qui s'appuyaient sur le droit romain, le Corpus Juris et la glose, constituait
un type d'enseignement non clérical et non théologique, qui brisa le mo­
nopole du droit canon et opposa à la Bible une première rationalité laïque.
Deux siècles plus tard, les guerres civiles confessionnelles firent naître la
théorie et la pratique d'une « politique de souveraineté ». Celle-ci « neu­
tralisa » les oppositions religieuses et « sécularisa » le droit. La formula­
tion systématique de la doctrine de l'État moderne revient au philosophe
anglais Thomas Hobbes. Mais « c 'eS/; au juriSle français Jean Bodin que
l 'on doit la première mise enforme. . . de cette doctrine ». Homme du tiers­
état, Bodin faisait partie des juristes « politiciens » de son temps, pour
qui le politique signifiait le dépassement des clivages religieux. Le cé­
lèbre mot d'Henri IV : « Paris vaut bien une messe », illustra parfaitement
cette conception, de même que la formule : « l 'État n 'eS/; pas dans la
religion, mais la religion dans l 'État ». Gallicans, les légistes s'opposent à
l'intolérance des théologiens, aux monarchomaques et au machiavélisme,
qu'ils jugent athée. Fondamentalement, ils entendent désamorcer les
conflits par une « conciliation des contraires » qualifiée de « politique ».

Le Colloquium Heptaphomeres fut ainsi « le premier document moE!


derne de la neutralité religieuse ». Il compare et confronte les arguments
des païens, des juifs, des musulmans, des chrétiens et, parmi eux, des
catholiques, des luthériens, des calvinistes, pour en tirer une profession
de foi universalisante qui élude les antinomies entre les différentes reli­
gions. Dans la même perspective, la souveraineté est la décision suprême
au-dessus des antagonismes civils. Son attribut essentiel est le droit de
légiférer, la loi ayant un caractère « laïc ». Leur notion du politique est ré-

577 Cf. J.-P. Brancourt : « Des 'EStats' à l' État : évolution d'un mot » , APD, 1976, pp.39-
53.
662 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

vélatrice de l'état d'esprit des légistes : « elle tente d'éluder la diSlinction


ami-ennemi » au moyen de la neutralité de l'État. Cette théorie politique
fut en symbiose avec la pratique politique. La décision essentielle de la
monarchie française consista en effet à ne pas s'investir dans la lutte entre
le catholicisme et le protestantisme : en tant que Puissance catholique,
la France ne prit pas la direction du protestantisme, qui revint à l'Angle­
terre ; en tant qu'alliée des États protestants, elle ne prit pas la direction du
catholicisme, qui revint à l'Espagne. Si la monarchie française, avec Henri
IV, opta pour le catholicisme, ce fut en vertu d'un choix politique dicté par
l'intérêt politique, non pas d'un choix religieux dicté par la conviction re­
ligieuse. L'objectif était de créer, au sein de la nation française, un espace
de paix et d'ordre, éludant les conflits confessionnels. La figure spirituelle
de l'État français fut façonnée par ce choix inaugural : la neutralisation.
L'évolution de la nation française, après cette renonciation « agnostique »
à la vérité, suivit son cours jusqu'à la Révolution de 1789578 •

C. ÉTAT, LÉGAlITÉ ET ORDRE BOURGEOIS

En 1938 et 1942, Carl Schmitt montre, de manière critique, que l'État


et la loi renvoient historiquement et conceptuellement l'un à l'autre. La
formation de l'État et la « légalisation » du droit sont les deux facettes du
même processus de mutation de la légitimité en légalité. Max Weber voyait
dans les légistes français les premiers juristes modernes, qui éliminent les
formes charismatiques ou traditionnelles de la légitimité, pour les rempla­
cer par des formes « rationnelles », c'est-à-dire par les normes légales du
législateur. Avant Hobbes, les légistes sont ainsi les représentants du « ra­
tionalisme occidental ». Ce rationalisme laïc transforme le droit en loi et
fait du RechtsSlaat un GesetzesSlaat fonctionnant de manière prévisible et
calculable sans référence à la vérité ou à la justice, la loi n'étant un instru­
ment « neutre » et « technique » destiné à rendre contrôlable l'exercice de
la puissance publique. Le légiste et sa loi possèdent trois caractéristiques
principales. Ils incarnent un ordre « juridico-bourgeois » à caractère « ci­
vil », par opposition à « clérical » ou à « militaire ». Ils se rattachent à
l'État, par opposition à l' Empire ou à l'Église, et à la centralisation éta­
tique. Le légiste est d'un point de vue corporatifle gardien des lois et l'au-

578 Le processus de laïcisation s'acheva en 1906 avec la séparation des Églises et de l' État.
ÉLÉMENTS D ' UNE THÉORIE DE L 'ÉTAT 663

teur de la codification législative, le droit, devenu loi, étant affaire de puis­


sance publique. Ces trois caractéristiques : civilisation bourgeoise, État
législatif centralisé, mutation du droit en légalité monopolisée par l'État,
se déterminent et se définissent mutuellement. Fonctionnaire de l'État, le
légiste est aussi un membre de la bourgeoisie. Il est le pionnier des idéaux
républicains et l'adversaire des deux grands ennemis de la République : le
féodalisme et le cléricalisme. Bref, il est l'avant-garde révolutionnaire du
tiers-état qui triomphe en 1789. « Véritables succès laïcs », le Code civil
et le Code de procédure civile, monuments de la codification libérale, fi­
gurent parmi ses grandes œuvres.

!J. NATIONAlITÉ FRANÇAISE ET PROIT aVll

Fondamentalement, l'État construit par les légistes français est un Slatus


civilis. L'homogénéité, sans laquelle il n'existe pas de communauté, n'est
pas affaire de religion ou de race, mais de « régime civil », notion juri­
dico-légale, véritable antithèse de l'Artgleichheit nationale-socialiste. Le
statut de « droit civil », d'où découle l'égalité devant la « loi civile », est
plus important que l'appartenance confessionnelle ou l'origine ethnique,
car ce statut est la condition d'acquisition de la nationalité française, donc
des droits politiques (civiques). La politique d'assimilation des immigrés
ou des indigènes des colonies dépend également de leur soumission au
droit civil français. Carl Schmitt interprète en 1942 l'article 8 du Code
civil : « tout Français jouira des droits civils », de la même manière qu'il
interprétait en 1935 l'article 109-1 de la Constitution de Weimar : « tous
les Allemands sont égaux devant la loi ». Les lois de Nuremberg ont
précisément rompu avec cette conception « neutre » et « formelle », qui
inversait la formule de l'article 109-1 de manière anti-v6Ikisch : « ceux qui
sont égaux devant la loi sont Allemands », et qui transformait le peuple au
sens ethnique en somme des ressortissants de l'État. Le droit français agit
de façon tout aussi « formaliste » lorsqu'il fait de l'acquisition des droits
civils la condition « juridique » de la nationalité donc de la citoyenneté
françaises. In fine, l'État « républicain » aboutit à la « dénationalisation »
du peuple et la laïcité, au cosmopolitisme.
664 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

2. l 'ÉTAT, CONCEPT/ON TERR/TOR/ALE ET II/STaR/QUE DEL 'ORDRE POLIT/CO-JURIP/QUE

Illustré par Racine, Corneille, Molière, Boileau, Pascal, Descartes, Bos­


suet, le classicisme français, avec ses qualités renommées : raison, clar­
té, mesure, reposait sur la souveraineté de l'État absolutiste, qui garan­
tissait un espace « séculier » de paix, de sécurité et d'ordre. Les légistes
ouvrirent ainsi la voie au « Grand Siècle » en contribuant à « la création
de l'État souverain à l'intérieur comme à l 'extérieur ». L'État n'est pas
qu'une notion d'ordre public qui relègue l'Église, disloque l'Empire et
supprime la féodalité. Il marque aussi et surtout une nouvelle conception
territoriale de l'ordre politique, au moment historique de la « révolution
dans l 'ordre planétaire » que fut la découverte du globe terrestre. C'est en
France qu'apparurent les premiers éléments de l'État moderne. La lutte
contre l' Empire et l'Église avait commencé dès la fin du moyen-âge. Grâce
à l' alliance avec les Puissances protestantes et les Ottomans, la France
put l'emporter sur l'Espagne, l'Empire germanique, l'Église romaine et
l'Ordre des Jésuites. Les Valois puis les Bourbons firent triompher une
nouvelle forme d'unité politique, contre les Habsbourg, dont l'expression
juridique fut la théorie bodinienne de la souveraineté. Dans la « souverai­
neté de l'État », la France trouva le moyen de se délivrer des guerres ci­
viles confessionnelles. Elle devint la première Puissance du continent et le
modèle de l'État souverain, en tant qu'unité territoriale centralisée, s'ap­
puyant sur une législation, une administration et une justice étatiques. Elle
fixa les critères de l'ordre politico-juridique moderne. Cet ordre triom­
pha lors des traités de Westphalie. Il annonça « un nouvel âge du droit
international. .. qui (dura) jusqu 'en 1 939 ». Seuls sujets du droit des gens,
les États devinrent les seuls détenteurs du jus tractatum et du jus belli
ac pacis (même si les familles princières demeurèrent jusqu'au xvmêm,
siècle les véritables acteurs de la politique européenne).

Armé de sa théorie, Bodin s'intéressait à la « rationalisation » du conti­


nent européen, face à « l'anarchie » féodale et confessionnelle. Sa Ré­
publique fut diffusée dans toute l'Europe et eut un retentissement consi­
dérable. Le Saint Empire fut la première victime de la théorie et de la
pratique de la souveraineté. Les Allemands eux-mêmes, tel Pufendorff, se
mirent à considérer le Reich comme un « monstre », jusqu'à Hegel, qui afu
firma à son tour que le Reich ne pouvait «plus être compris ». Pourquoi ?
Parce que l'Empire n'était pas un État, érigé en forme normale de l'unité
ÉLÉMENTS D ' UNE THÉORIE DE L 'ÉTAT 665

politique, et qu'il ne trouvait donc plus sa place dans le système dualiste du


droit public moderne : il ne relevait ni du droit international public, devenu
un « droit des États » ou Staatenrecht, ni du droit public interne, devenu
un « droit de l'État » ou Staatsrecht. L'Empire devint une confédération
d'États (Staatenbund) en 1648. Lorsqu'il déclara en 1 802 qu'il n'y avait
plus de constitution allemande car il n'y avait plus d'État allemand, Hegel
montra que le Reich, parce qu'il n' était pas un État, n'avait plus de signi­
fication juridique. Mais comme la plupart des juristes et des philosophes
allemands depuis le XVII'me siècle, il se plaçait dans le cadre d'un concept
d'État et de droit étatique importé de France, qui non seulement a détruit
l'Empire, mais encore « interdit de le comprendre ». Le Reich, comme le
Bund, parce qu'il échappe au système dualiste du droit public, fut ainsi
rejeté « à tort » hors des concepts pertinents du droit.

La notion d'État est devenue à ce point dominante que cette concep­


tion spécifique du statut politico-territorial liée à l'histoire européenne du
XVlème au XXème siècles, est devenue une « notion générale » appliquée à
toutes les époques et à tous les peuples. Elle a donné lieu à une « théorie
générale », basée sur la croyance en l'universalité des concepts, qui a trans­
formé l' État en « abstraction trompeuse » servant à désigner indistinctet
ment toutes les formes d'unité politique. Avec cette « notion générale » et
cette « théorie générale », qui dissolvent la spécificité du concept, « une
forme d'organisation concrète. . . de l 'unité politique, . . . conditionnée par
l 'hiSinire, perd .. sa position. . . et son contenu caractériSlique ». De 1938
à 1942, Schmitt souligne la relativité du concept parce qu'il considère que
la notion de Reich (et de « droit commun ») doit supplanter une notion
d'État (et de loi) qui «prendra vraisemblablementfin bientôt »579. Mais en
1956, il réaffirme sa conviction. L'État souverain est un imperium ratio­
nis. Il est « soustrait à la théologie » et aux théologiens, qui « attisaient
en permanence la guerre civile avec leur doctrine du tyrannicide et de la
guerre juSle ». Il instaure à la place de l'ordre médiéval féodal, la paix, la
sécurité et l'ordre publics. C' est dans cette instauration qu'il trouve sa légi­
timité. « Appeler État d'autres formes de communauté, d'autres sySlèmes,
ou d'autres modes de domination de l'hiSinire universelle serait inadmis­
sible et source de confusion »580.

579 Sur cette partie, cf. « Souveraineté de l' État et liberté des mers », pp.143-149, et « La
fonnation de l'esprit français par les légistes », pp.178-207, dont les citations sont extrait­
es, ainsi que « Das 'allgemeine deutsche Staatsrecht' aIs Beispiel rechtswissenschaftlicher
SySlembildung » , p.IO.
580 Ham/et ou Hécube, p. l04.
666 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

FÊDERATION, ÊTAT, EMPIRE (sUND, STAAT, REICH)

La critique schmittienne du fédéralisme s'est effectuée en deux temps.


En 1928 et 1930-1932, le juriste a élaboré une théorie de la fédération, puis
critiqué « l' État fédéraliste de partis », en partant du principe de l'unité
nationale ou de l'identité démocratique. En 1933-1934 et 1939, il a analysé
les rapports entre Reich, Staat, Bund, puis développé l'idée de l'aujhebung
de l'État à l'Empire58!.

LA TIIÉORIE DE LA FÉDÉRATION

Carl Schmitt a élaboré une théorie originale de la fédération en 1928,


à partir de son essai de 1926 consacré à la Société des Nations. Celui-ci
portait, entre autres, sur la question de savoir si la SDN ( V6Ikerbund, en
allemand) était un véritable Bund. Loin de mettre l'accent sur l'unité et
l'autonomie, sur la superposition et la participation, comme dans l'ana­
lyse classique, il considère que la caractéristique de la fédération réside
dans un minimum de garantie et dans un minimum d'homogénéité de tous
ses membres'8'. Cette perspective correspond à son objectif revendiqué de
récuser l'alternative « étatique » entre confédération (Staatenbund) et fé­
dération (Bund), avec le dualisme qu'elle suppose entre le droit interna­
tional : la « confédération » est composée d'« État souverains » liés par
un « traité international », et le droit interne : la « fédération » est compo­
sée d'« États fédérés » liés par une « Constitution fédérative ». L'État et le
droit « étatique » ou « interétatique » ne suffisent pas à caractériser toutes
les formes d'ordre politique, notamment pas le Bund, ni le Reich.

Le juriste développe sa théorie de la fédération de la manière suivante.


1) Le Bund englobe chaque État membre dans la totalité de son existence
politique et l'intègre à une communauté qui a une existence politique.

58 1 Cf. Verfassungslehre, « Reichs- und VerfassungsrefOlTIl », Der Hüter der Verfassung,


« Die Verfassungsmassigkeit der BeSlellung eines Reichskommissars für das Land Preus­
sen », « Schlussrede vor dem Staatsgerichtshof in Leipzig in dem Prozess Preussen con­
tra Reich », « Reich, Staat, Bund », Staal, Bewegung, Volk, Ueber die drei Arten des re­
chtswissenschaftlichen Denkens, « Neutralitat und Neutralisierungen... ».
582 Die Kernfrage des Volkerbundes, p.21.
ÉLÉMENTS D ' UNE THÉORIE DE L 'ÉTAT 667

2) Fondant une organisation durable voire définitive, le pacte fédératif


est un pacte constitutionnel statutaire dont la conclusion est un acte du
pouvoir constituant. Son contenu est à la fois le contenu de la Constitution
fédérative et une composante de la Constitution des États membres.

3) La fédération garantit l'autonomie politique et l' intégrité territoriale


de chacun de ses membres. Le fédéralisme peut être hégémonique, comme
sous le Hème Reich dominé par la Prusse ; mais ce caractère ne saurait éli­
miner la garantie constitutive du Bund.

4) Vis-à-vis de l'extérieur, la fédération assure la protection de ses


membres. A l'intérieur, elle implique une communauté d'intérêts, de va­
leurs et d'institutions, donc l'absence de tout conflit de frontière ou de
régime. La modification essentielle du statut des États membres concerne
l'abolition de leur jus belli au sein du Bund. Dans le Bund, il ne doit plus
être question de guerre mais d'exécutions fédératives contre un membre
qui ne remplirait pas ses obligations.

5) Pour conserver son existence, la fédération a le droit d'intervenir dans


les affaires des États membres, conformément au principe : « droit fédéral
prime droit fédéré ».

6) En tant qu'unité politique et sujet de droit international, la fédération


détient le jus tractatum et jus belli ac pacis, car il n'y a pas de fédération
sans diplomatie ni défense fédératives.

7) La fédération est représentée par une assemblée fédérative, c'est-à­


dire par l'assemblée des représentants des États membres, puisqu'elle re­
pose, non sur un pouvoir constituant propre, mais sur un pacte constitu­
tionnel conclu entre ces États.

8) Ces derniers sont liés immédiatement et directement par les décisions


du Bund. L'application des lois fédérales est donc par sa nature juridique
d'obligation constitutionnelle, une opération différente de la transposition
interne d'un traité international.

9) La fédération implique une répartition des compétences législatives,


administratives et juridictionnelles entre le Bund et les États. Savoir si,
en cas de doute sur leurs attributions respectives, la présomption penche
pour l'un ou pour les autres, est une question qui relève de la Constitution
668 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

fédérative. Il en va de même pour la question de savoir si la fédération


ne détient que les pouvoirs qui lui sont expressément accordés, si cette
attribution expresse doit être interprétée restrictivement ou si l'on peut en
déduire implicitement d'autres pouvoirs.

10) La « compétence de compétence » du Bund désigne soit la compé­


tence conférée par la Constitution fédérative pour la révision des disposi­
tions constitutionnelles, soit l'accessoire de la compétence, c'est-à-dire le
pouvoir de décider si les conditions de sa propre compétence sont réunies,
ou la compétence d'établir sa propre compétence.

La question de la souveraineté est celle de la décision qui tranche le


conflit existentiel. Dans une fédération, cette question est toujours pen­
dante entre le Bund et les Staaten, du fait du cas-limite qu'est le droit
de sécession. Mais les « antinomies » politico-juridiques inhérentes à la
notion même de fédération : la contradiction entre le droit à l'autoconser­
vation des États membres et l'obligation de renoncer à l'autodéfense, entre
le droit à l'autodétermination et l'exécution fédérative, entre l'existence
des États et celle de la fédération, sont résolues, poursuit Schmitt, par
l'exigence sine qua non de l'homogénéité politique de ses membres. Le
Reich de 1 87 1 était ainsi une fédération allemande d'États monarchiques.
Celui de 1919 est un État fédéral allemand basé sur la démocratie parle­
mentaire. La résolution de la première « antinomie » tient à ce qu'au sein
d'une communauté homogène d'États homogènes, un État peut renoncer
aujus belli sans renoncer à sa volonté de conservation. Une guerre n'a de
sens que si elle est menée contre un ennemi réel, en vue de maintenir sa
propre forme d'existence contre une négation de cette forme d'existence.
Aussi la renonciation à la guerre est-elle possible entre des États dont la
similitude substantielle exclut l'antagonisme extrême. Le transfert du jus
belli à la fédération présuppose que la communauté d'intérêts, de valeurs
et d'institutions entre les États parties au pacte fédératif supprime l'hypo­
thèse même de l'hostilité et de la guerre. Cela implique que l'ennemi d'un
État membre est nécessairement l'ennemi de l'ensemble de la fédération,
et inversement, que l'ennemi de la fédération est nécessairement l'ennemi
de chacun des États membres. La résolution de la deuxième « antinomie »
tient au fait que l' autodétermination ne peut être niée que par une ingé­
rence étrangère. Or, les interventions fédérales ne sont pas des ingérences
étrangères, puisque le Bund repose sur l'homogénéité et la solidarité de
ses membres. La résolution de la troisième « antinomie » tient à ce que le
ÉLÉMENTS D ' UNE THÉORIE DE L 'ÉTAT 669

conflit existentiel décisif entre la fédération et les États fédérés est exclue
par cette homogénéité et cette solidarité, qui rendent compatibles l'exis­
tence de l'une et celle des autres583•

LA [RITIQUE DE « l 'ÉTAT FÉDÉRALISTE DE PARTIS »

Une Constitution fédérale à la fois nationale et démocratique implique


le remplacement du pacte constitutionnel fédératif par le pouvoir consti­
tuant du peuple souverain. L'homogénéité de la nation supprime la distinc­
tion des États fédérés. La Constitution weimarienne repose sur le pou­
voir constituant du peuple allemand. La Constitution bismarckienne, elle,
voyait dans l'élément fédératif : dans le pacte entre États monarchiques,
le contrepoids de l'unité nationale du Reich : de l'élection démocratique
du ReichSlag, le fédéralisme monarchique contrebalançant le parlementa­
risme démocratique. En 1 91 9, l'Allemagne devint un État fédéral (Bun­
desSlaat). En effet, la Constituante de Weimar, assemblée souveraine des
représentants de la nation, supprima le caractère « étatique » des anciens
États fédérés (elle ne parle plus de Staaten mais de Lander) et écarta la pro­
position de Naumann de nommer le Reich : « fédération allemande ». La
nouvelle Constitution fut un compromis entre la thèse unitaire de Preuss et
la thèse fédéraliste de Beyerle. Le conflit entre Berlin et Munich en 1923
accentua le caractère fédéraliste de la Constitution du Reich. A nouveau,
en 1932, après le « coup d'État » contre la Prusse, la Cour de Leipzig, dans
son jugement du 25 octobre, opta en faveur du fédéralisme en réaffirmant
l'autonomie politique des Pays et en stipulant que les pouvoirs publics de
ces Pays ne devaient pas émaner du Reich. La souveraineté constituante
de la nation n'en a pas moins supprimé, sinon l'organisation fédérale, du
moins le fondement fédératif (le pacte constitutionnel). La combinaison
de la démocratie et du fédéralisme a abouti à un type spécifique d'État :
« l'Étatfédéral sansfondementfédératif»584, qui associe unité du Reich et

pluralisme des Lander. Dans ce type de structure, l'existence et l'intégrité


des Pays n'est pas garantie ; mais la transformation de l' État fédéral en
État unitaire relève d'un acte du pouvoir constituant, puisqu'elle est une
décision politique fondamentale, pas de la procédure de l'article 76 ni de
celle de l'article 1 8 (qui réglemente la procédure de formation et de refor­
mati on territoriale des Lander).

583 Théorie de la ConStitution, pp.509-540.


584 Op. cil., p.538.
670 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

Pour Carl Schmitt , la logique démocratique de la nation une et indi­


visible doit conduire à l'État unitaire et à l'abolition de la Constitution
fédérale. Il l'affirme en 1930 en publiant son article sur la Reichsreform,
puis en 1933 en collaborant à la ReichsSlatthaltergesetz. Depuis 1 9 1 9,
l'opposition principale, d'après lui, ne réside plus entre le fédéralisme mo­
narchique et le parlementarisme démocratique, mais entre le fédéralisme :
« l'État fédéraliste de partis », et la démocratie : « l'unité politique du
peuple allemand ». Si l'homogénéité nationale d'un État démocratique bat
en brèche la structure fédérale, à l'inverse, le ParteienSlaat fédéral disloque
l'unité nationale duReich. La Constitution de Weimar s'est transformée en
« Constitution-contrat » des Pays et des partis, dont les conflits sont tran­
chés par une Cour supérieure. Dans l'État fédéral monarchique de 1 87 1 ,
i l y avait contradiction entre le fédéralisme et le parlementarisme. Fédé­
ralisme et parlementarisme se concilient désormais dans le système plura­
liste. Cette combinaison, qui modifie de fond en comble le sens concret des
notions du droit fédéral, s'explique par les intérêts et les stratégies des par­
tis et des coalitions de partis. Ceux-ci s'appuient sur l'organisation fédé­
rale, qu'ils dénaturent, parce qu'une position de force dans un Land offre
des atouts politiques vis-à-vis des partis adverses dans le Reich ou d'autres
Lander. Les institutions administratives des Pays, transformés en bastions
et instruments des partis dans leur lutte, font ainsi l'objet d'un véritable
spoil sySlem. En 1932, conclut le juriste un an après, l'unité du Reich ne
fut plus sauvegardée que par les pouvoirs présidentiels de l'article 48. En
nommant un commissaire pour la Prusse, le Reichsprasident, avec l'appui
de la Reichswehr, tenta de sauver l'unité allemande contre le régime des
partis. En se liguant à Leipzig, les tenants du BundeSlaat et du RechtsSlaat
entamèrent alors le « chant du cygne » de « l'État de droit fédéral », aboli
par le FührerSlaat unitaire58 5•

58 5 Ibid , pp.536-540 ; « Reichs- und Verfassungsreform », pp.5-9 ; Il euS/ode della eos­


tituzione, pp.87-90, 146-148 ; « Die Verfassungsmassigkeit der BeSlellung eines Reich­
skomissars für das Land Preussen », pp.957-958 ; « Schlussrede vor dem Staatsgericht­
shofin Leipzig in dem Prozess Preussen contra Reich », pp. 1 8 1 - 1 84 ; « Ein Jahr deutsche
Politik. .. » , p.1 ; « Reich, Staat, Bund » , p.196 ; Slaai. Bewegung, Volk, pp. 18-19 ; « Ein
Jahr nationalsozialiSl:ischer VerfassungsSl:aat », p.28.
ÉLÉMENTS D ' UNE THÉORIE DE L 'ÉTAT 671

IlE/UI, SWT, BUNO

Reich, Staat et Bund sont les concepts fondamentaux de l'histoire po­


litique allemande depuis le XVlême siècle. Le concept d'État est discuté
outre-Rhin parce que, à l'inverse de la France dont l'histoire peut être ré­
sumée par ce concept (de l' État royal à l'État national), l'Allemagne a
développé ces trois formes politiques : Reich, Staat et Bund. L'idée du
Reich plonge dans une histoire multiséculaire « dont nous sentons tous
laforee mySlique ». Il existe aussi un « mythe » de l'État, incarné par la
tradition prussienne, dont les deux grandes figures sont Frédéric II et He­
gel. Enfin, le Bund possède sa « puissance d'évocation », ainsi de la ligue
hanséatique, des ligues chevaleresques du moyen-âge ou de la jeunesse
bundisch des Xlx'me et XXême siècles (mouvement du Wandervogel et « li­
gues d'hommes »). Quels sont les rapports mutuels entre ces trois concepts
forts et quelle attitude faut-il adopter à leur égard, s'interroge Schmitt en
1933, à la lumière du procès « funeste » de la Prusse contre le Reich ?

Il s'agit pour lui de mettre en reliefla coalition néfaste, dans l'histoire


germanique, des concepts d'État et de fédération. Staat et Bund se sont
alliés contre le Reich, répète-t-il, la fédération des États allemands s'op­
posant intrinsèquement à l'Empire allemand. A partir du XVIIême siècle,
le fédéralisme, relativisant l'unité de l'Allemagne, interdit à l'Empire de
devenir un État. Le droit fédéral fut en quelque sorte la garantie du ca­
ractère « étatique » des Staaten et du caractère « non étatique » du Reich.
L'Empire était théoriquement supérieur à l' État, mais il lui était pratique­
ment inférieur, car la théorie fédéraliste, enfermant la question de l'unité
allemande dans l'alternative « étatique » confédération/fédération, contes­
ta à l'Empire son droit à la souveraineté, alors que c'est la souveraineté
qui est le critère de l'État. Dépourvu de cette souveraineté, le Saint Em­
pire n'acquit pas la substance juridique que possédait le concept d'État.
C'est au contraire ce concept, avec sa supériorité « décisionniste », qui fit
éclater l'ancien Empire. Comme l'écrit Jellinek, l' idée de l'État soutenue
par la monarchie française fut l'ennemie de l'idée d'Empire, celle-ci étant
elle-même la négation de celle-là586 • Après Pufendorff, Hegel put déclarer :
« l 'Allemagne n 'eSlplus un État », car le Reich, depuis les traités de West­
phalie, n'est plus qu'un « chaos » d'États séparés, objet des compromis et
theatrum belli des Puissances étrangères587•

586 G. Iellinek : L'Élal moderne el son droit, Op. cil., 1.2, pp.80-89, 114-115.
587 G.w.F. Hegel : La conSlilulion de l'Allemagne, Op. cil., pp.25-70, 72-114.
672 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

A la place du Reich allemand, apparurent un « anti-Empire », celui de


Napoléon, et un « ersatz d'Empire », celui des Habsbourg. En 1806, à côté
de l'Autriche et de la Prusse, ne restait que la « troisième Allemagne »,
c'est-à-dire une fédération d'États sous protectorat français. Cette « troi­
sième Allemagne » fut non seulement le théâtre de la réception du consti­
tutionnalisme libéral et de la formation du « droit public général », mais
aussi l'instigatrice du droit fédéral moderne, apparu avec la Confédération
du Rhin ( 1 806- 1 8 13) puis développé sous la Confédération germanique
( 1 8 15-1 866). Ces constructions révélèrent pleinement l'antagonisme entre
l'Empire d'une part, l'État et la fédération d'autre part. L'union d'États
instituée par la France puis par le Congrès de Vienne fit du Staatenbund
la forme de l'uuité politique allemande (et de l'allgemeine Staatsrecht la
forme de la communauté juridique allemande). Ce Staatenbund avait une
triple fonction. Il garantissait la « souveraineté » des États membres, sous
la protection de l'Empereur des Français puis des grandes puissances. Il
était dirigée à la fois contre l'idée de l'Empire et contre l'État prussien. Il
servait à entériner le Slatu quo politico-territorial des États germaniques,
donc la division du peuple allemand, à laquelle seule la Prusse voulait et
pouvait mettre fin. L'Allemagne fut donc scindée en trois entités : l'Au­
triche (<< l'Empire »), la Prusse (<< l'État ») et la « troisième Allemagne »
(la « confédération »), dont l'État le plus important était la Bavière. Pa­
reille situation contraignit les Allemands à osciller entre l'opposition à la
constitution d'un État allemand et la volonté de constituer cet État.

La victoire prussienne de 1 866 rejeta hors d'Allemagne l'Autriche habs­


bourgeoise à demi-allemande et celle de 1871 réalisa le n'me Reich, Empire
« fédéral » et État « national » incomplet. En 1 849, Frédéric-Guillaume IV
avait refusé la couronne d'Empereur des Allemands offerte par l'Assem­
blée de Francfort, car il ne voulait pas devenir un « roi bourgeois »58864
Vingt ans plus tard, l'unification allemande fut une victoire de la Prusse
contre l'Allemagne libérale, l'État militaire prussien étant le support du
nouvel Empire. L'Allemagne reçut une forme prussienne. Mais la Consti­
tution bismarckienne resta un « document diplomatique » (Smend), car
elle procédait d'un traité international. Cette Constitution était celle d'un

588 «
Cette couronne n'est pas de celle qu'un Hohenzollempuisse accepter : elle n 'estpas
une couronne 'de par la grâce de Dieu'... Je ne permettrai pas qu Junefeuille écrite [une
Constitution] vienne s 'interposer. .. entre Dieu... et l'État pour nous gouverner par des
paragraphes » (in H. Mankiewicz, Ibid, p.74).
ÉLÉMENTS D ' UNE THÉORIE DE L 'ÉTAT 673

Bund monarchique, sous hégémonie prussienne, dans lequel un ReichSlag


élu au suffrage universel représentait l'unité nationale. Elle était caractéri­
sée par un double dualisme : Prusse/Reich (dualisme « fédéraliste »), mo­
narchie/démocratie (dualisme « constitutionnaliste »). Face à la monarchie
prussienne existaient deux pôles : le Bundesrat ou l'organe des États, le
ReichSlag ou la représentation de la nation. Le Reich weimarien conserva
l'organisation fédérale de l'État, tout en éliminant son fondement fédé­
ratif. Il supprima également l'hégémonie de la Prusse tout en maintenant
sa prépondérance effective. Renonçant à la démembrer, il ne choisit pas
entre les deux systèmes du fédéralisme hégémonique et du fédéralisme
équilibré. Bref, il s'en tint à un compromis général de facto. C'est avec
l'avènement du national-socialisme, enfin, que la conception « funeste »
du XIxcme siècle associant Bund et Staat contre le Reich, a disparu du droit
pour céder la place au Rei ch unitaire de la nation allemande589•

f)E l 'ÉTAT A" l 'EMPIRE

Comme l'écrit Schmitt en 1939 et en 1942 : l'Empire aboli par l'État


ne pouvait être reconquis que par un État fort, de la même manière que
le système pluraliste des partis ne pouvait être surmonté que par un parti
fort. La reconstruction de l'Empire passait par l'État59066 En 1934 et en
1939, c'est vers Hegel que le juriste se tourne, car le philosophe a introduit
des éléments caractéristiques de l'ancien Reich dans sa théorie de l'État,
« empire » de la raison objective et de l'éthique. Cette idée de l'État consiz
déré comme un Reich illustre toute la différence entre la conception « alle­
mande » de l'État et la conception « libérale », qu'elle soit jusnaturaliste
ou juspositiviste. Le Beamtes Slaat corporatif de Hegel n'est pas un Slatus
civilis (Bodin), ni une « décision souveraine » (Hobbes), ni un « système
normatif» (Kelsen) ; il est « l'institution des institutions, l'ordre concret
des ordres concrets ». Alors que l'État hobbesien repose sur un contrat
entre individus et qu'il s'identifie à une police régie par la loi, l'État hé­
gélien est l'institution d'une « communauté » s'identifiant à une « totali­
té » régie par le « droit ». Cet État était en mesure de préparer la voie au
Reich. Il n'était pas une notion « neutre » ou « générale » ; il était l'État

589 « Reich, Staat, Bund » , pp.190-198 ; Slaai. Bewegung. Volk, pp.18-20.


59 0 « Neutralité et neutralisations ... », p.123 ; « La fOlmation de l'esprit français par les
légistes », p.200.
674 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

prussien de son époque, considéré comme le type d'État historiquement


le plus parfait, entre la fin de l' absolutisme du XVIII'me siècle et le début
du constitutionnalisme du XIxcme. De ce point de vue politique et histo­
rique « concret », la philosophie hégélienne faisait partie de l'État et du
style prussiens, au même titre que le Grand État-Major de Scharnhorst
et Gneisenau, l'administration de Motz et Maassen ou l'architecture de
Schinkel.

Mais le « mythe » de l'État et la théorie de Hegel, poursuit Schmitt, ne


purent éviter que l'État, en tant que machina machinarum, devienne le
vecteur d'un processus de « neutralisation ». La philosophie hégélienne
était certes l'expression de la « supériorité spirituelle de l'État prussien ».
Mais elle fut détournée vers la révolution, en raison de son « ambiguïté »
intrinsèque, entre doctrine conservatrice de l'État et philosophie révolu­
tionnaire de l'histoire, dont s'emparèrent Marx et Engels. A partir de 1 840,
la Prusse ne sut opposer aucune doctrine propre face au libéralisme et au
marxisme. L'armée prussienne vainquit la bourgeoisie et la révolution en
1 848-49. Elle ne put cependant empêcher ni l'introduction du constitu­
tionnalisme libéral, ni le fait que l'État prussien se tînt désormais sur la
« défensive », intellectuellement et spirituellement. Or, dans le combat des
idées, « la défensive est le début de la neutralisation ». La monarchie ads
ministrative et militaire y succomba finalement. L'État prussien n'était-il
pas lill -même, depill s Frédéric II, le modèle accompli d'un « mécanisme »
animé par une « personne souveraine » ? Les éléments du Reich que Hegel
avait incorporé à l' État devaient donc disparaître, car les compromis wil­
helminiens : fédéralisme et constitutionnalisme, n'interdîsaient pas seu­
lement la réalisation d'un véritable Empire, ils aboutissaient encore à la
« parlementarisation » de l'État et à la « positivisation » du droit, bref, à la
dissolution de l'État prussien (<< hégélien ») lui-même. Ni « État fédéral »,
ni « État de droit », le Reich authentique n'est pas une superstructure éle­
vée au-dessus des contrastes fédéralistes, confessionnels et sociaux. Loin
du « compromis bourgeois-légitimiste » ou du « nationalisme libéral », il
est « la forme politique d'une morale concrète et résolue et d'une raison
objective ».

Schmitt se tourne alors vers Stedîng, qui lui aussi considère Hegel
comme le grand penseur politique du Reich allemand et de l'État prussien.
S'il s'intéresse à cet auteur controversé sous le IIIème Reich, c'est parce
que son œuvre gravite autour de l'idée d'Empire. Cette idée est placée au
ÉLÉMENTS D ' UNE THÉORIE DE L 'ÉTAT 675

cœur d'une « lutte mondiale » parce qu'elle dépasse les « neutralisations »


et « dépolitisations » qui caractérisent la civilisation européenne depuis
quatre siècles. Ce processus couvre en fait les intérêts des Puissances de
l'Ouest, qui utilisent les idées de progrès, culture, science et droit, qui dis­
socient politique et spiritualité, comme autant de moyens dirigés contre un
Empire fort au centre du continent. « Une Allemagne puissante au milieu
de l'Europe, comme le Troisième Reich national-socialiSle, eSl I 'ennemi
véritable !! de cet « esprit de neutralité » et de ce « front culturel ». C'est
contre ce Reich que les démocraties occidentales mobilisent « un grand
nombre d'armes prétendument apolitiques » en vue d'une «juSle guerre ».
Le processus de « neutralisation » et de « dépolitisation » ne pouvait être
stoppé que par la « supériorité spirituelle » d'un Reich ayant la force de
s'opposer aux pénétrations occidentales, puisque l'histoire de l'État n'est
par elle-même que l'histoire de la « neutralisation » des clivages confes­
sionnels ou sociaux et puisque l'État lui-même est « neutre ». C'est donc
dans l' avènement du Reich, qui n'est plus un simple « idéal éthique et esm
thétique », que le juriste59 1 , avec Steding, voit la victoire sur le « systémat
tisme de la pensée libérale ». « Dans le Reich, l 'État se trouve tout à lafois
conservé et dépassé, selon le double principe du participe 'aufgehoben '
chez Hegel !!. Dans une Allemagne qui n'est plus « neutralisée », « dé­
politisée » ou exposée aux interventions de ses voisins, les qualités du
Reich et de l'État se trouvent réunies et non plus séparées. Pour Sch­
mitt, comme pour Hegel se tournant vers Machiavel en 1802, le Reich doit
se constituer en État, mais cet État doit accéder à l'Empire, c'est-à-dire
dépasser la neutralisation spirituelle. Il s'agit de surmonter l'opposition
entre l'État et l'Empire, maintenant qu'un Reich puissant, reposant sur
une Weltanschauung totale, s'est constitué au centre de l'Europe. Seul le
Reich peut former une « totalité significative ». En effet, il ne repose pas
sur un fondement individualiste ou agnostique, sur « le caractère mondain
de l 'exiSlence physique individuelle », à l'instar de l'État moderne. Il réf
unit profane et sacré, en tant que représentation terrestre du Royaume de
Dieu592 •

59 1 Ou Evola, qui s'attarde lui aussi sur l'ouvrage de Steding, Das Reich und die Krankheit
der europiiischen Kultur, in « Fonction de l'idée impériale et élimination de la 'culture
neutre' » (1943), Essais politiques, Ibid., pp. 1 4 l - l 54, « La maladie de la culture eu­
ropéelllle ». Cf. aussi du même auteur : « Chevaucher le tigre », G. Trédaniel, Paris, 1982
(1961), pp.1 84- l 8 8 .
592 Sur cette partie, cf. « Neutralité et neutralisations. A propos de : Christophe Steding,
676 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

LES REFLEXIONS S U R LE POUVO I R ET L'ACCÈS AU


DETENTEUR DU POUVO I R

Carl Schmitt s'est intéressé au problème « constitutionnel » de l'accès au


détenteur du pouvoir en 1939, lorsqu'il examine la position de Bismarck
dans le gouvernement royal prussien59369• Mais c'est en 1947, à l'instiga­
tion de Robert Kempner, qu'il développe cette problématique en donnant
un avis sur « La position du ministre du Reich et chef de la chancellerie
du Reich » (Lammers) sous le régime d'Hitler594• Cet avis est à l' origine
des textes de 1947 : « Der Zugang zum Machthaber, ein zentrales Verfas­
sungsrechtliches Problem » et de 1954 : Gesprach über die Macht und
den Zugang zum Machthaber, le premier republié dans le recueil de 1958 :
Verfassungsrechtliche Aufsatze. Le juriste analyse donc le problème du
pouvoir et de l'accès au détenteur du pouvoir après l'expérience du régime
« hitlérien » (il ne dit jamais « national-socialiste »).

LA POSITION PU CIIE!PELA CIlANCElLERIE PU ilE/Cil SOUS LE RÉGiI1E IIITLÉRIEN

En 1947, Carl Schmitt discute cette thématique du pouvoir en tant que


spécialiste du droit constitutionnel et de la théorie de l'État, qui connais­
sait de l'intérieur le régime nazi, mais qui a délibérément gardé ses dis­
tances (sic) vis-à-vis du centre du pouvoir, c'est-à-dire Hitler lui-même et
son entourage. Ses réflexions sur la position du chef de la chancellerie du
Reich sont tirées, dit-il, d'observations générales sur le développement du
régime et sur ses méthodes d'édiction des lois.

Plus le pouvoir politique dans un État est concentré dans une instance
unique et dans les mains d'une personne unique, plus l'accès à cette ins­
tance et à cette personne devient la principale question politique dans
l'État. En raison de l'extrême concentration des pouvoirs après 1933, l'ac-
'L'Empire et la maladie de la culture européenne' » , pp. 1 0 l - l 03, 122-126, dont les cita­
tions sont extraites ; « L' État comme mécanisme chez Hobbes et Descartes », p.12 ; « Il
Leviatano... », p.94. Cf. aussi J. von Lohausen : Les empires et la puissance. La géopoli­
tique aujourd'hui, Paris, Labyrinthe, 1985, pp.52, 98, 114-1 17, 122, 142, 153, 167-188,
197, 200-212, 215-227.
593« Neutralité et neutralisations ... », p. l 06.
594 « Interrogation of Carl Schmitt by Robert Kempner » , Appendix II, pp. 116-l23.
ÉLÉMENTS D ' UNE THÉORIE DE L 'ÉTAT 677

cès auFührer devint donc la question la plus importante du IIIème Reich, car
un homme qui avait accès à Hitler, comme Lammers, avait plus d'influence
qu'un ministre qui ne le voyait plus, la hiérarchie officielle des fonctions
s'en trouvant complètement faussée (comme le reconnut le TMI de Nurem­
berg lui-même). La concentration du pouvoir entre les mains d'un Führer
qui entendait gouverner un État industriel de 80 millions d'habitants et
diriger une guerre totale, surpasse tous les exemples connus de « régime
personnel ». Hitler revendiquait l'omniscience et l'omnipotence. Aussi la
question pratique était de savoir, d'une part, qui le conseillait et qui l'ame­
nait à prendre ses décisions en tel domaine, d'autre part, comment ses dé­
cisions étaient interprétées et appliquées, étant donné la nature imprécise
des « ordres du Führer » (Führerbefehl). Après le 4 février 1938, date à
laquelle il annonça le remaniement du ministère des Affaires étrangères
et la suppression du ministère de la Guerre (remplacé par l'OKW), Hitler
ne réunit plus le Cabinet du Reich (celui-ci « ne conSlituait plus un organe
dirigeant » selon le TMI). A la place du « gouvernement », Hitler disposait
de trois « chancelleries » : celle de la Présidence sous Meissner (en place
depuis 1925), celle du Reich sous Lammers, celle du Parti sous Hess puis
Bormann, ainsi que du Haut Commandement des forces armées (OKW),
confié à Keitel et Jodl. Entre le sommet du pouvoir politique et la haute
administration en déclin, un vide apparut qui devait être rempli par une
nouvelle structure, un « super-ministère » à travers lequel le pouvoir per­
sonnel d'Hitler pourrait être exercé. Ce « super-ministère » était la « chan­
cellerie », les chancelleries les plus importantes correspondant aux trois
piliers du régime : l'État, le NSDAP, l'Armée. La chancellerie du Reich,
la chancellerie du Parti et l'OKW étaient ainsi les trois maillons entre le
Führer et les trois énormes organisations à la base du régime. Le chef de
la chancellerie du Reich assurait seul la liaison entre Hitler et le corps des
fonctionnaires de l'État, à la place des ministres qui étaient censément les
chefs de leurs administrations respectives. Le noyau de son pouvoir rési­
dait dans cette médiation, car c'est par lui que passaient les rapports entre
les différentes administrations et l'unique détenteur du pouvoir.

Selon le principe fondamental du régime, l'appareil administratif -


l' « État »- était subordonné au « mouvement ». Néanmoins, cet appareil
demeurait le principal organe d'exécution de la politische Führung et c'est
lui qui assurait le fonctionnement de la puissance publique. Aussi avait-il
en pratique plus d'importance que le Parti pour remplir les énormes tâches
678 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

administratives liées à la guerre, car il était chargé de l'approvisionnement


de l'armée et de la population, et il gardait un large pouvoir de régulation
et d'organisation. Le chef de la chancellerie du Reich avait pour fonction
de donner une forme légale aux décisions du Führer et d'assurer la légalité
des méthodes de la Führung. Or, la conversion des décisions du détenteur
du pouvoir par l'appareil administratif ne pose pas seulement un problème
d'interprétation ; elle influence substantiellement les modalités d'appli­
cation car les décisions doivent obligatoirement prendre la forme d'une
édiction légale. La légalité étant le mode de fonctionnement de l'État,
la bureaucratie a besoin de formes légales. Si l'on met de côté les ordres
secrets, qui étaient au coeur du système, les lois publiées dans le Reichsge­
setzblatt avaient pour caractéristique la co-signature ministérielle des dé­
cisions d'Hitler. Cette co-signature n'était pas un contreseing au sens du
constitutionnalisme ; elle témoignait de la responsabilité personnelle du
Führer pour l'édiction des lois et de la responsabilité personnelle devant le
Führer pour leur exécution. Avec la concentration du pouvoir, le nom de
Lammers apparut plus fréquemment, tandis que les noms des autres mi­
nistres apparaissaient de moins en moins. A côté des procédures d'édiction
légale « classiques » : législation du ReichSlag, lois gouvernementales,
lois référendaires, règlements ayant force légale, apparut finalement après
1938-39, un concept nouveau et spécifique, expression du pouvoir souve­
rain d'Hitler : le Führerbefehl, qui avait une autorité supérieure à toutes
les autres textes légaux. Le caractère subjectif et l'anomalie du régime
hitlérien -au sens du refus des formes légales- étaient absolument sans pré­
cédent. Si le Pape est « infaillible » dans l'Église, cette « infaillibilité » est
limitée à des décisions générales. Hitler, lui, pouvait décréter des ordres
généraux et individuels, publiquement ou secrètement, et nul ne pouvait
contrôler ni contester un décret du Führer, illimité et illimitable.

La chancellerie du Reich était au coeur de ce régime d'anomalies. Cette


situation résultait de la position intermédiaire de ce « super-ministère » à
l'intérieur du système politique, entre le Führer absolu et les ministres du
Reich, simples chefs des départements administratifs de 1'« État ». Cette
position révélait la contradiction entre la toute-puissance d'Hitler et la lé­
galité de l'État, entre les méthodes personnelles de laFührung et les tradi­
tions de la bureaucratie professionnelle. Cette contradiction finit par saper
de fond en comble la fonction publique allemande595•

595 Art. cit., pp. lOS, 1 16-123.


ÉLÉMENTS D ' UNE THÉORIE DE L 'ÉTAT 679

f)u POUVOIR PE l 'liONNE SUR l 'liONNE

En 1954, sous la forme d'un dialogue, Carl Schmitt discute du pouvoir


de l'homme sur l'homme. Ce pouvoir ne vient plus d'une nature dominée :
l'homme « s 'eS/; rendu maître de la nature et de tous les êtres vivants sur
la terre », ni d'un Dieu qui « eS/; mort » (Nietzsche), mais de l'homme lui­
même. « Le pouvoir qu 'un homme exerce sur d'autres hommes vient des
hommes eux-mêmes ». Le pouvoir ne venant pas de la nature, le proverbe
: homo homini lupus, n'a plus de raison d'être. Ne venant pas de Dieu, le
proverbe : homo homini deus, non plus. Puisqu'il ne reste que des hommes
face à d'autres hommes, avec ou sans pouvoir, seul compte le proverbe :
homo homini homo. Un homme ne possède du pouvoir que parce qu'il se
trouve d'autres hommes pour lui obéir et lui conférer ce pouvoir. Pourquoi
les hommes consentent-ils au pouvoir et obéissent-ils ? Parce qu'ils ont
besoin de protection et qu'ils cherchent cette protection auprès du pou­
voir. La relation de protection et d'obéissance est donc le noyau de toute
poteSlas. Celui qui protège a le droit d'exiger l'obéissance ; celui qui est
protégé n'a pas le droit de refuser l'obéissance. Le consentement crée donc
le pouvoir ; mais le pouvoir aussi crée le consentement, en garantissant la
sécurité.

1. POUVOIR, AŒÈS AU POUVOIR ET ANTICIIANBRE PU POUVOIR

Le pouvoir humain est prisonnier des limites de la nature humaine. Même


l'homme le plus puissant n'est qu'un homme, avec ses limites physiques.
Hobbes, « le philosophe le plus moderne du pouvoir purement humain »,
est parti de la faiblesse de l'individu pour édifier son État. De la faiblesse
résulte le danger, du danger la peur, de la peur le besoin de sécurité, du
besoin de sécurité la nécessité d'un appareil organisé et financé de pro­
tection. Mais en dépit de toutes les protections, les hommes demeurent
tragiquement égaux devant le risque de mort violente. « N'importe qui
peut tuer n 'importe qui n 'importe quand ». Ces limites physiques ne sont
pas les seules dans la réalité du pouvoir, ni même les plus importantes. En
effet, le détenteur du pouvoir, le décideur, dépend d'informations, donc
de conseillers. Il ne peut exercer sa volonté que dans certaines conditions
et selon des moyens donnés. Telle est la « dialectique interne du pouvoir
680 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

humain ». Tout pouvoir direct est soumis à des influences indirectes, car il
n'y a pas de pouvoir sans antichambre du pouvoir. « Celui qui présente. . .
une information au détenteur du pouvoir participe déjà au pouvoir ».

La lutte pour l'accès au détenteur du pouvoir révèle cette dialectique


inhérente au pouvoir. En 1947, Schmitt prend deux exemples : la démis­
sion de Bismarck en 1 890 ; le drame de Schiller, Don Carlos. La question
de l'accès direct au monarque fut le motif principal du départ du Chan­
celier de Fer, comme l'attesta sa lettre de démission. Dans cette lettre, il
mentionnait l'ordonnance de 1 852, qui plaçait le Ministre-Président entre
le roi et les autres ministres, limitant ainsi le droit de ces derniers d'être
en relation directe avec le chef de l'État. Bismarck réclamait une liberté
complète d'information et de consultation, cependant qu'il déniait au roi
le droit d'écouter le rapport d'un ministre en son absence. Cela, le jeune
Guillaume II ne pouvait l'accepter, car il revendiquait la possibilité de
consulter directement ses ministres, sans passer par le chef du gouver­
nement. Or, ce qui était décisif dans le pouvoir du Chancelier, c'est qu'il
avait seul accès direct au roi, c'est-à-dire au détenteur du pouvoir légitime.
Cette question de l'accès au détenteur du pouvoir forme le noyau du drame
de Schiller. Qui a accès au roi Philippe II ? Au début de la pièce, seul le
confesseur, Domingo, et le général, le duc d'Albe, occupent l'antichambre
du pouvoir et bloquent l'accès au roi. Mais un troisième personnage va
entrer en scène, le marquis Posa, et menacer leur position privilégiée. Le
drame atteint son point culminant lorsque le roi commande que le marquis
soit admis sans être annoncé. Après cette apogée, la tragédie se retourne
contre le marquis, car l'accès au pouvoir signera sa perte. La lutte pour
accéder au monarque absolu, pour l'informer et le conseiller, est ainsi au
coeur de l'histoire politique de l'absolutisme. Ce ne sont pas seulement les
ministres et les dignitaires qui y prirent part, mais aussi les confesseurs, les
serviteurs et les favorites des rois596 •

Eminences Grises et Messaline se bousculent donc dans l'antichambre


du pouvoir, qui devient parfois « salle du conseil ». Plus le pouvoir se
concentre, plus se pose le problème de l'accès au titulaire du pouvoir et
plus la lutte entre ceux qui occupent l' antichambre ou le corridor du pou­
voir devient acharnée. Cette lutte souterraine et dérobée des influences
indirectes est aussi inévitable qu'essentielle pour tout pouvoir humain, car

596 Ibid, pp. 1 l 7- 1 1 8, 122-123.


ÉLÉMENTS D ' UNE THÉORIE DE L 'ÉTAT 681

elle ne se limite pas aux « régimes personnels ». D'un point de vue poli­
tique concret, le problème nO l du droit constitutionnel et de la théorie de
l'État, si l'on suit Schmitt, ne porte par conséquent plus sur la séparation
des pouvoirs, mais sur l'accès des gouvernés aux gouvernants, sur l'or­
ganisation des rapports entre ces gouvernants et les conseillers, entre le
pouvoir et l'information. Se pose enfin un dernier problème fondamental,
celui de la succession du pouvoir, qu'il soit dynastique, charismatique,
démocratique ou partitocratique.

2. LE POUVOIR, RÉAlITÉ OBJECTIVE ET AUTONOME

Le pouvoir est-il bon ou mauvais ? Est-il neutre ? Dépend-il de l'usage


qu'en fait son détenteur ? Le juriste se présente, au début du dialogue,
comme un homme sans pouvoir qui n'est pas contre le pouvoir. Qui décide
concrètement si un homme est bon ou mauvais ? Le détenteur du pouvoir
ou un autre ? Le fait qu'un homme ait le pouvoir signifie d'abord que c'est
lui qui décide : cela fait partie de son pouvoir. Si un autre décide, alors c'est
lui qui détient, revendique ou sape ce pouvoir. Celui qui croit en un Dieu
bon et tout-puissant ne peut pas considérer le pouvoir comme mauvais ou
même neutre : omnis poteSlas a Deo, dit Saint Paul dans l'Epître aux Ro­
mains. Le pouvoir est bon et divin, affirme la théologie chrétienne. A l'in­
verse, Burckhardt affirme : « le pouvoir eS/; mauvais en soi », en prenant
pour exemples les gouvernements modernes de Louis XIV, de la Révolu­
tion française et de Napoléon. C'est donc au XIxcme siècle, à l'époque de
« l'humanisation du pouvoir » -le pouvoir n'émane plus de la nature ni de
Dieu, il est « quelque chose dont les hommes conviennent entre eux »- que
s'est répandue la conviction que le pouvoir, dont l'essence avait changé,
était mauvais en soi. « Dieu est mort » et « le pouvoir est mauvais » sont
ainsi deux assertions contemporaines qui sont nées de la même situation.
L'une : l'athéisme, explique l'autre : la tyrannie.

En vérité, le pouvoir n'est ni bon, ni mauvais, ni neutre. Dire qu'il n'est


que ce que l'homme en fait, c'est reculer devant la vraie question : qui
décide du bien et du mal ? Le pouvoir n'est pas bon quand je le détiens,
ni mauvais quand c'est mon ennemi qui le détient. Le pouvoir est une
réalité objective et autonome. Il est en effet plus que la somme des assen­
timents qu'il reçoit et il impose ses lois à tout individu qui le possède. Il
682 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

est une grandeur objective et autonome par rapport au consentement qui


l'a créé et qu'il crée. Chez Schmitt, la réflexion sur le pouvoir aboutit à
une réflexion sur la technique moderne. Celle-ci a créé un « nouveau Lé­
viathan », dit-il. L'État européen du XVII'me siècle était déjà une machina
machinarum, un produit technique, « un surhomme composé d'hommes,
qui vient au jour grâce au consentement humain et qui pourtant, dès
qu 'il exiSle, dépasse tout consentement humain ». Depuis l'époque de
Hobbes, les moyens techniques sont devenus immensément puissants
et dangereux, « et le danger que présente l 'homme pour l 'homme a crû
en proportion », atteignant un degré extrême avec la bombe atomique.
Fondamentalement, la technique place donc les concepts d'homme et de
pouvoir humain « dans un contexte radicalement nouveau », car si les lil
mites naturelles reculent, « les limites sociales se renforcent d'autant et se
rapprochent de l'homme ». Dans la société actuelle fondée sur la division
du travail, « chacun eS/; imbriqué dans le contexte social ».

La puissance des moyens de destruction modernes dépasse la force des


individus qui les inventent et les utilisent, de la même manière que les
possibilités du machinisme dépasse la capacité des muscles et des cer­
veaux humains. La volonté humaine ne suit plus, qu'elle soit bonne ou
mauvaise. Le bras ou le cerveau de l'homme ne sont plus que les « proi
thèses » de l'appareil technique et social. Le pouvoir humain « n'est plus
que le superflu d'un sySlème de division du travail poussé à l 'extrême !!.
Ce n'est pas l'homme qui régit la technique, c'est un « nous », c'est-à-dire
une réaction en chaîne qu'il a libérée, celle-ci dépassant les modalités in­
terhumaines du pouvoir et débordant la relation de protection et d'obéis­
sance. Plus encore que la technique, le pouvoir a échappé aux hommes, et
les hommes qui, par l'intermédiaire de la technique, exercent un pouvoir
sur d'autres hommes, ne se trouvent plus dans un rapport personnel avec
ces derniers. « Puissance et impuissance ne sont plus aujourd'hui face à
face, et n 'échangent plus de regard d'homme à homme !!. Or, le pouvoir
est par nature une relation personnelle. « Y a-t-il pire tyrannie que celle de
l 'impersonnel », demande Claude Polin597 ? Même contre les hommes qui
inventent, fabriquent et utilisent les moyens modernes de destruction, le
pouvoir créé devient « une dimension objective, obéissant à ses propres
lois, dépassant infiniment les étroites possibilités physiques, intellectuelles

597 L Jesprit totalitaire, Paris, Sirey, 1977, p.179.


ÉLÉMENTS D ' UNE THÉORIE DE L 'ÉTAT 683

et spirituelles de l 'individu ». Le pouvoir, au fond, est supérieur à toute


volonté de puissance, à toute bonté ou méchanceté humaines598 • Le fon­
dement anthropologique du politique, souligné dans le Begriff des Poli­
tischen, perdrait-il son importance ?

3. LA PROBLÉMATIQUE PU « TOTAlITARISME »

La méditation sur le pouvoir et la technique débouche sur la probléma­


tique, contre-révolutionnaire en l'occurrence, du « totalitarisme ». A cet
égard, la réflexion du juriste ne procède pas de la comparaison, devenue
classique quoique controversée, entre l'Allemagne d' Hitler et l'URSS de
Staline, même s'il avait reconnu en elles des totale Staaten à parti unique
dans les années 1930. Elle découle d'une critique « théologico-politique »
de la modernité : critique de la laïcisation, de la technicisation et de l'idéo­
logie du progrès. Face au Léviathan moderne et à l'objectivité du pouvoir,
que devient l'homme ? Max Weber avait évoqué le règne de la Sachlich­
keit, le renversement techno-bureaucratique de l'émancipation en alié­
nation599• Les tendances à la réification qu'il décrit : la « cage d'acier »,
atteindront-elles le stade orwellien6 DO? Le « monde administré » était une
vision de terreur pour les hommes de l' École de Francfort, ces héritiers de
Marx contemporains de la « Révolution conservatrice » et critiques de la
raison instrumentale. Avec Adorno ou Marcuse, Habermas évoquait « l'ef­
froi » de l'homme à la perspective de « se perdre totalement dans une
objectivité qui s 'eS/; elle-même produite »601 • La rationalité techno-bureau­
cratique abolit l'existence politique, donc la liberté humaine, en rempla­
çant la décision, c'est-à-dire le choix, par la « consécution »602 . Dans le

59 8 Sur cette partie, cf. « Entretien sur le pouvoir », pp. 1 1 13-1120, dont les citations sont
extraites.
599 Après que l'ascèse protestante eût entrepris de transfOlmer et de maîtriser le monde,
« les biens extérieurs de ce monde prirent sur 1'homme un pouvoir croissant et finalement
inéluctable ... Le puritain voulait être un homme besogneux - et nous sommes forcés de
l 'être » (M. Weber : Les sectes protestantes et l 'esprit du capitalisme, Op. cif., pp.249-
250).
600 Carl Schmitt cite 1984 de Georges Orwell dans Dreihundert Jahre Leviathan (trad.
italienne, p.147).
601 J. Habemms,Ibid, pp.172-177 ; Théorie de l 'agir communicationnelle, Paris, Fayard,
1987, L I : Rationalité de l 'agir et rationalisation de la société, pp.169-171, 251-259.
602 78 « Il compimento della Riforma ... », pp. 1 84-187 ; M. Revault d'Allonnes, art. cit.,
pp.101-I02.
684 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

processus d'aliénation, d'objectivation et de réification, il n'y a plus de


place pour la décision humaine. « Pourtant être homme reSle quand même
une décision »603 , conclut Schmitt en 1954, après avoir montré les limites
de tout pouvoir, donc de tout « décisionnisme ». En 1960, dans la préface à
l'édition espagnole d'Ex captivitate salus, il revient sur la conséquence de
la domination de la technique moderne, à savoir « l'automatisation », ul­
time conséquence du normativisme bureaucratique. Face à cette Sachlich­
keit anonyme, qui élimine le sujet et la décision, et à la coercition qu'elle
crée, le vieil État lui fait figure de protecteur"4.

Le « totalitarisme » est-il la conséquence radicale de la techno-science


moderne ou, au contraire, un retour dans un contexte moderne de la domi­
nation archaïque dans ses traits extrêmes (P. Manent) ? Dans l'avis qu'il
donne en 1947 à Kempner, le juriste, en incriminant la subjectivité absolue
d'Hitler et la concentration du pouvoir entre ses mains, semble pencher
pour la deuxième solution. Mais en 1965, alors qu'il n'est plus sous la me­
nace d'une inculpation, il affirme explicitement, en se référant à Simone
Weil, que la prétention idéologique au monopole de la scientificité est à
l'origine du « totalitarisme ». Comme disait Léo Strauss, la tyrannie au
xx'm, siècle dispose de la technologie et de l' idéologie. La prise de posi­
tion de Schmitt était déjà contenue dans sa dénonciation dujuspositivisme
et de la « pensée fonctionnelle », le problème de la légalité étant la clé
du régime hitlérien. Ce n'est pas l'affirmation nationale, c'est l'idéologie
révolutionnaire de la tabula rasa et de « l'homme nouveau » qui est à la
racine du projet totalitaire, ultime produit de l'athéisme moderne et de
la « pensée calculatrice » (Heidegger). Après Vico, Tocqueville, Donoso
Cortès, Max Weber, Carl Schmitt , à son tour, est saisi d'« effroi » face à la
vision du nouveau « Léviathan » planétaire : l'immanence de la technicité
pure, « l'universalisme sans espace et sans droit », le monde de la prof
duction et de la consommation. « Totalitaire », d'après lui, est la société
matérialiste où il n'y a plus ni choix ni décision, où règne un déterminisme
techno-économique absolument contraignant et dépourvu de finalité. « La
dignité de l'homme réside dans sa pensée », conclut-i1605• Face à l'aliéna-

603 « Entretien sur le pouvoir », p.1120.


604 « Prologue à : Ex captivitate sa/us », pp.140- 141.
605 « La science juridique européenne », p.56, « La science européenne du droit », p.137
« Le problème de la légalité », pp.221-222 ; « Il compimento della Riforma... », pp.184-
187 ; Théologie politique II, pp.179- 1 8 1 .
ÉLÉMENTS D ' UNE THÉORIE DE L 'ÉTAT 685

tion que l'arraisonnement technique impose à la liberté humaine, Ernst


Jünger propose lui aussi une solution spiritualiste, sinon chrétienne. « Que
peut-on recommander à l'homme. . . pour le tirer de la normalisation. . .
technique ? Rien que la prière »606.

606 J. Rervier : « Ernst Jünger et la question de la modernité », Revue d'Allemagne, 1982,


pp.145-160. Sur l'immense et confuse problématique du totalitarisme, cf. le recueil de
textes présentés par Enzo Traverso, Op. cif.
LE CONCEPT DU POLITIQU E

L'analyse de fond du plus fameux ouvrage de Carl Schmitt , avec les


écrits qui lui sont liés sur l' État, la guerre ou « l'unité du monde » de 1927
à 197 1 , pose d'abord le problème formel des « variantes du texte »607. En
1963, notre auteur a republié la version de 1932. « La présente réimpression
de mon étude sur la Notion de politique comporte le texte intégral et non
modifié de l'édition de 1932 !!, déclare-t-i16Q8 . Mais s'il n'a pas changé les
mots, il a sans le dire changé la distribution des paragraphes et des notes,
l'orthographe et la ponctuation, rajouté ou supprimé des italiques. Sur­
tout, il n'explique pas pourquoi il a choisi l'avant-dernière version ( 1 932)
plutôt que la dernière (1933) « qui, à maints égards, écrit Heinrich Meier,
lui était supérieure !!. Il ne mentionne même pas cette troisième version,
« qui n 'était nullement une version 'abrégée ' (comme l'affirme parfois la

607 Piet Tommissen (<< Contributions de Carl Schmitt à la polémologie », RESS, n044,
1978, pp.141- 170, pp.142-145) a exposé de manière exhaustive ces « variantes du texte » .
1927, « Der Begriff des Politischen », Archiv for Sozialwissenschaft und Sozialpolitik.
1928, idem, in Probleme der Demokratie : reproduction intégrale de BP 1. 1932, Der Be­
griff des Politischen - Mit einer Rede über das Zeitalter der Neutralisierungen und Ent­
politisierungen, deuxième version : àLa notion de politique est adjointe la conférence sur
« L'ère des neutralisations et des dépolitisations ». 1933, troisième version. 1940, repro­
duction des pp. 1 l -21 de BP 1 in PuB ; cette réédition ne comprend pas les pp. 1-11 ni 22-
23 ; or, les modifications de fond, l'abandon de l'idée de « domaine » et de la rhétorique
de la politique « pure » interviennent précisément dans les pages non reprises. 1963, Der
Begriff des Politischen - Text von 1932 mit einem Vorwort und drei Corollarien : cette
édition comprend une préface nouvelle datée de mars 1963, le texte intégral de 1932, trois
textes de 1931 (<< Exposé sommaire des différentes significations et fonctions du concept
de neutralité de l' État en matière de politique intérieure » ), 1938 (<< Du rapport entre les
concepts de guerre et d'ennemi » ) et 1950 (<< Possibilités et éléments de droit international
indépendants des États »), des notes et références nouvelles ; d'autre part, chaque chapitre
est intitulé. Cette version a été traduite en français en 1972 par M.-L. Steinhauser sous
le titre : La notion de politique - Texte de 1932 avec une préface (de J. Freund) et trois
corollaires.
608 Préf. àLa notion de politique, p.43.
688 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

critique), mais une version profondément remaniée »609. En fait, le texte de


1933, avec ses allusions antisémites et ses passages v6lkischen, était en
1963 politiquement vulnérable.

EsSAI SUR LE POlITIQUE OU ESSAI POlITIQUE ?

Avec ses rééditions successives, le Begriff des Politischen occupe une


place exceptionnelle dans l'œuvre de Schmitt. C'est son livre le plus cé­
lèbre et celui qui lui a peut-être valu le plus d'hostilité. D'après H. Meier,
cette hostilité ressortait de l'intention de l'auteur. « A une époque où 'rien
n'est plus moderne que la lutte contre le politique', il lui importe de faire
ressortir l"irréductibilité' du politique et l"inéluctabilité' de l'hostilité,
quitte à être lui-même l'ennemi de tous ceux qui ne veulent plus se
reconnaître d'ennemis »6W. De ce point de vue, un traité sur le politique
ne peut être qu'un traité politique et le théoricien du politique, un théo­
ricien politique. Pour Karl Lôwith, Schmitt transforme l'élucidation du
concept en instrument d'action. Les notions politiques étant des notions
polémiques, c'est de ce caractère polémique -dirigé contre l'État libéral,
dont la tendance à la « neutralisation » et à la « dépolitisation » s'est inver­
sée en une « politisation » totale- que l'argumentation schmittienne tire sa
« validité »611 . Julien Freund voit dans le Begriffune prise de position dans
le contexte politique de l'époque, largement tournée contre la légalisation
weimarienne du Slatu quo issu du Traité de Versailles et de la SDN61 2 . De
fait, c'est dans l'analyse du politique que le juriste place ses espoirs d'une
prise de conscience allemande, en 1932 comme en 1963. S'il veut conser­
ver son existence politique, un peuple ne saurait renoncer à distinguer lui­
même l'ami et l'ennemi. Bréviaire du nationalisme où perce l'inspiration
hégélienne, l'opuscule est aussi et surtout une récusation systématique du
libéralisme et une affirmation anthropologico-théologique du politique à
l'encontre de toute « neutralisation » ou « dépolitisation ». Il s'agit, écrit
Schmitt, d'examiner la relation des concepts d'État et de politique d'une
part, de guerre et d'ennemi d'autre part. Mais loin de se contenter de cet
« examen », il refuse l'abolition du politique et de l'hostilité. Il justifie

609 H. Meier, Ibid, p.22.


6W Ibid, p.16 (citations extraites de Théologie politique l, p.73).
611 K. Lôwith, art. cit., pp.15-50.
61 2 J. Freund, préf. àLa notion de politique, p.34.
LE CONCEPT DU POLITIQUE 689

implicitement ce refus éthique par un credo religieux : le péché originel, et


explicitement par la dénonciation des effets pervers de la criminalisation
de la guerre ou de l'ennemi : l'exacerbation des conflits.

ÉwaPATION SŒNTIFIQUE ou AFFIRMATION POGMATIQUE ?

Il n'est pas possible de se cantonner à l'interprétation qui confine le


Begriff à la recherche « modeste »613d'un critère du politique, le critère
ami-ennemi en l'occurrence. Le juriste, en adoptant une position circons­
pecte, lors de la dernière réédition du livre, a contribué à entériner une
telle interprétation. Celle-ci a été dominante en France, via Julien Freund,
de 1965 à 1985, jusqu'à ce que Pierre Manent et Jean-François Kervé­
gan montrent l'orientation catholique et antilibérale de la pensée schmit­
tienne614• Que dit l'auteur en 1963 ? « La poSiface de 1932 met en évidence
le caractère strictement didactique de (1 ')ouvrage et souligne explicitement
que tout ce qui y est dit au sujet du concept de politique n 'a d'autre but
que de 'fournir un cadre théorique à un problème non délimitable ' ».
Son « souci » est « de sauvegarder l 'énoncé authentique » du texte face
à l' emprise « des secteurs extrascientifiques : journalisme d'actualité
et public des mass media ». Dans ces « secteurs », « toute tentative de
fournir un cadre théorique à un problème. . . perd son sens ». Ainsi, d'une
«prudente opération de délimitation d'un champ conceptuel », ce milieu
a tiré « un slogan, une prétendue théorie de l'hoSlilité )). Schmitt répète
ce qu'il disait en 1940 et en 1947 : les effets des publications échappent à
leur auteur. « Les écrits de dimensions modestes. . . ont leur cheminement
propre ». Par opposition, il insiste sur ses intentions scientifiques et sur le
sens « didactique » de son critère ami-ennemi, qui ouvrirait la voie à l'élul
cidation, sans jugement de valeurs, du phénomène politique. Ce critère
ne relève ni du bellicisme, ni du manichéisme, ni du nihilisme, écrit-il.
Il ne permet pas non plus une « relativisation » et une « neutralisation »
dans le sens de la théorie mathématique des jeux, qui transforme le rapport
ami/ennemi en un rapport partenaire/adversaire61 5• Julien Freund, et à sa

61 3 Cet adjectif revient à plusieurs reprises sous la plume de Schmitt en 1963 et sous celle
de Freund dans sa préface de 1972 à La notion depolitique, pp.22, 53, 56, 2 1 ! .
614 P. Manent : « Carl Schmitt (1888-1985) » , Commentaire, n032, pp. l 099-1100, p.l099 ;
J.-F. Kervégan, Ibid, p . l 09.
61 5 Préf. àLa notion de politique, pp.43, 52-53, 186.
690 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

suite Louis Delbez616 et Piet Tommissen, ont accrédité l'idée que le juriste
ne cherchait qu'à dégager un critère permettant de délimiter ce qui est
politique, sans envisager 1'« essence » ni une « définition » du concept.
D'après Freund, le Begriff est « uniquement... un essai deSliné à fournir
un cadre théorique à l 'immense problème du politique » ; son objectif
« précis » et « modeSle » est de « discerner ce qui eSl purement politique

indépendamment de toute autre relation »617. D'après Tommissen, le Be­


griff est un ouvrage de «polémologie », la distinction ami-ennemi étant
« le critère le plus adéquat en l'occurrence ». Si Schmitt parle d'« es­
sence » et de « définition », ce ne serait que «par inadvertance », le
commentateur allant jusqu'à regretter qu'aucun traducteur n'ait corrigé
cette « terminologie défectueuse »618. Il ne s'agit certes pas de sous-estimer
les intentions scientifiques ou théoriques du juriste. Intentions qu'il souli­
gnait en 1947 pour se défendre face à Kempner61 9• Mais, comme l'a montré
Heinrich Meier, l'affirmation « dogmatique » du politique à l'encontre du
libéralisme et du pacifisme ou face à la question de la « technique » et à
la « philosophie du progrès », est beaucoup plus que la recherche d'un
simple « critère » fondé sur la relation ami-ennemi62 Q : le KronjuriSl de la
Reichswehr veut refonder théologiquement le politique.

l '/I/STO/RE PU DW/Fr PES POllT/C/lEN

Seul texte publié en trois versions différentes, le Begriff des Politischen


est aussi la seule œuvre à travers laquelle l'auteur mène avec un com­
mentateur : Léo Strauss, un dialogue mi-avoué, mi-caché, qui l' entraîne
à réviser son argumentation. Dans sa discussion avec Schmitt, Strauss
se place sur le terrain de la philosophie politique, en faisant abstraction
de la théologie politique schmittienne. Mais sa critique obtient que le ju­
riste se révèle davantage « théologien politique » en 1933 qu'en 1927 et
1932, observe H. Meier, tant les réponses qu'il donne font apparaître la foi
orientant sa doctrine. Le Commentaire de Strauss, seul auteur contempo­
rain dont Schmitt ait dit qu'il était un «philosophe important », est donc

616 Lapensée politique allemande, Paris, Puchon & Durand-Auzias, 1974, pp.185-190.
617 Préf. à La notion de politique pp.22, 23.
618 P. Tommissen, art. cit., pp.148-1 5 1 .
61 9 « Interrogation o f Carl Schmitt by Robert Kempnef » , pp.100, 107, 109, 116, 128-129.
620 H. Meier, Ibid, p.97.
LE CONCEPT DU POLITIQUE 691

exceptionnel parmi les études qui ont été consacrées au Begriff, car de
l'aveu de Schmitt, personne n'a mieux compris que lui son intention en
rédigeant l'essai62 '• H. Meier a remarquablement retracé l'évolution de cet
essai, ainsi que le « dialogue » entre le juriste et le philosophe.

En 1927622, Schmitt a engagé son combat en faveur du politique, contre


une pensée libérale « dominante », en déterminant le politique lui-même
comme un « domaine », « spécifique parmi d'autres ». Il s'agit alors de
reconnaître au politique une « autonomie » que le libéralisme ne refuse
pas aux « autres » domaines : économie, culture, droit, etc. Avec la rhé­
torique de la politique « pure », visible et responsable, à l'encontre de
toutes les « ingérences » normatives, l'auteur réussit à mettre en valeur
« la nature objective et l 'autonomie intrinsèque du politique », en réduid
sant la politique à la politique étrangère. Il parle ainsi 77 fois de la guerre
et pas une seule fois de la guerre civile. Les textes de 1930-1931 : Hugo
Preuss. . . , « Staatsethik und pluraliSlischer Staat », Der Hüter der Verfas­
sung, « Die Wendung zum totalen Staat », sont autant d'étapes qui mènent
du Begriff de 1927 à celui de 1932, avec l'idée centrale de « l'intensi­
té ». Schmitt ne désigne plus le politique comme « un domaine ou une
subsumee propres », mais comme « le degré d'intensité d'une association
ou d'une dissociation ». Ce changement l'autorise à évoquer « l'ubiquité »
potentielle du politique et la possibilité de la guerre civile, lorsque l'État
perd le monopole de la désignation de l'ennemi, ainsi qu'à prendre en
compte l'émergence de « l'État total », puisque tout est plus ou moins
virtuellement politique. La politique « pure » est révolue. La politique in­
térieure et la guerre civile occupent une place aussi importante que la po­
litique étrangère et la guerre. En 1932-1933, le juriste est confronté à une
situation politique différente. La pensée libérale n'est plus « dominante ».

62 1 Le commentaire de Léo Strauss : « Anmerkungen zu Carl Schmitt , Der Begriff des


Politischen », a paru d'abord dans l'Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik en
août-septembre 1932. Il a été republié en appendice à Hobbes 'politische Wissenschaft
en 1965 et, la même armée, en appendice à l'édition américaine de Spinoza s Critique
afReligion. Dans le volume Parlementarisme et démocratie, J.-L. Schlegel a traduit en
français ce commentaire. Traduction à comparer avec celle de F. Manent dans l'ouvrage
de H. Meier... Schmitt a conservé les lettres de Strauss dans un dossier à part : « au sujet
de La notion de politique, trois correspondances importantes : 1. Léo Strauss (1929),
1932-1934, 2. Alexandre Kojève (1955), 3. Joachim Schikel (1970), 1968-1970 ».
622 L'armée où Max Scheler prononce ses conférences sur le pacifisme au ministère de la
Reichswehr et à l' École des sciences politiques à Berlin.
692 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

L'époque libérale appartient au passé. La tendance à la « neutralisation »


et à la « dépolitisation » s'est heurtée au totaler Staat. Aussi ne réclame-t­
il plus « un domaine propre » au politique, car le politique peut « surgir »
à partir de « tout domaine » puisqu'il ne se définit pas « matériellement »,
mais par le degré d'intensité d'une relation d'hostilité. « Politique » est
l'opposition dont les motifs peuvent être de tous ordres, lorsqu'elle arrive
au point d'intensité qui la rend politique. En 1927, le critère du politique
se réfère principalement aux relations entre États. En 1930, la tâche de
l'État est d'éviter la guerre civile et le clivage ami-ennemi à l'intérieur
de l'unité politique. En 1932, l'État doit maintenir la paix, la sécurité et
l'ordre publics ; mais cette tâche peut conduire, à la limite, à désigner et
à combattre l'ennemi intérieur. C'est l'année où paraît Legalitat und Le­
gitimitat, qui désigne l'ennemi de la Constitution. En 1933, la victoire du
mouvement national-socialiste, mettant fin au libéralisme, permet d'élimi­
ner le marxisme et d'exclure le judaïsme623•

LE CRITÊRE DU POLITIQUE, L' HOSTILITÉ ET LAGUERRE

L'identification du politique, selon Schmitt, exige de dégager et de vé­


rifier ses catégories spécifiques, c'est-à-dire ses dîstinctions propres. Re­
fusant de définir le concept par une instance, l'État par exemple, ou par
une substance, son objectif est de déterminer la catégorie distinctive qui
permet de discerner ce qui est proprement politique. Il s'agit de recher­
cher ce qu'il y a de commun à des situations qui naissent indîlféremment
d'oppositions religieuses, culturelles ou économiques, quand ces opposi­
tions cessent d'être purement religieuses, culturelles ou économiques, et
qu'elles atteignent le degré d'intensité politique au sens propre du terme.

l 'OPPOSITION AMI-ENNEMI

La relation spécifique et fondamentale, indépendante de tout jugement


normatif, qui ne se laisse déduire d'aucune autre relation et à laquelle on
peut réduire toute activité politique, est celle de l'ami et de l'ennemi. Le

623 H. Meier, Ibid, pp.15-25, 35-42, 48-50.


LE CONCEPT DU POLITIQUE 693

critère du politique, c'est la possibilité pour uue opposition quelconque


d'évoluer vers uu conflit mettant aux prises des amis et des ennemis.
Le politique n'est donc ni le bien commuu, ni la domination ou le pou­
voir ; c'est l'hostilité. La distinction ami-ennemi, la relation d'hostilité,
exprime uu degré extrême d'association et de dissociation, irréductible
aux distinctions bien/mal (morale), beau/laid (esthétique), utile/nuisible
(économie). Cette distinction spécifique montre « la nature objective
et l'autonomie intrinsèque du politique », par rapport aux « domaines
divers et relativement autonomes où s 'exercent la pensée et l 'action des
hommes » : morale, culture, économie"4. Le juriste prend l'exemple de
la dialectique hégélienne : « la transmutation de la quantité en qualité »,
dit-il, exprime la conviction que tout domaine d'activité est susceptible de

624 Hans Morgenthau réfute le parallèle entre les couples conceptuels servant de critères
au politique, à la morale, à l'esthétique ou à l'économie. Les distinctions que l'on peut
établir à l'intérieur de chacun de ces « domaines », écrit-il, constituent le problème central
qui occupe Schmitt. Toute sa critique part de cette observation erronée. C'est pourquoi
elle reste périphérique et ne touche pas à l'essentiel. Il est clair que la distinction ami-en­
nemi ne correspond pas, dans le « domaine » politique, aux distinctions bienimal, beau!
laid, utile/nuisible, dans les domaines moral, esthétique et économique. Mais le juriste n'a
proposé ce parallèle qu'à titre d'hypothèse heuristique et afin d'introduire son critère. En
politique, poursuit Morgenthau, le couple ami-ennemi n'a pas la même nécessité logique
que les autres couples pour les autres domaines. Il correspondrait à un degré avancé de
spécialisation, qui en ferait l'équivalent dans l'ordre moral, par exemple, du couple saint­
pécheur. Sa structure étant très différente, ce n'est que par une fiction que Schmitt a pu
mettre sur un même plan ce couple et les distinctions bien/mal, beau/laid, utile/nuisible.
En vérité, il ne les met pas sur un même plan, car seul le politique, orienté vers la pos­
sibilité de la mort physique, est « fondamental » et « total ». En parlant de l'ami ou de
l'ennemi politique, économique, moral, Morgenthau dissout le caractère spécifiquement
politique de la relation ami-ennemi. Il souligne par contre à juste titre que la distinction
schmittienne est indépendante des distinctions relatives à la morale, à l'esthétique ou à
l'économie : l'ennemi n'est pas forcément le mauvais, le laid ou le nuisible, même si dans
la montée aux extrêmes, il peut être (dis)qualifié de la sorte. Mais en dernière analyse,
pour Morgenthau, la distinction ami-ennemi se réduit à une distinction d'ordre économ­
ique, car elle procède de la catégorie de l'utile et du nuisible. Exprimant une distinction
entre des conditions susceptibles de favoriser ou d'entraver la réalisation d'un but, elle ne
fait que recouper une catégorie essentielle de l'économique, à savoir l'utile et le nuisible.
La relation ami-ennemi, soumise à une analyse économiciste, n'est ainsi qu'un aspect
conjoncturel de la politique. Le résultat visé par le commentateur, c'est qu'une opposi­
tion politique, dès lors qu'elle porte sur des intérêts, non sur des valeurs, peut devenir
un « différend », donc donner lieu à une discussion rationnelle pellllettant d'aboutir à un
compromis pacifique entre les parties au conflit (La notion du « politique » et la théorie
des différends internationaux, Paris, Sirey, 1933, pp.66-73).
694 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

devenir politique, par le biais d'un antagonisme d'une intensité qualita­


tivement nouvelle. Au XIXême siècle, cette transmutation s'opéra dans le
domaine réputé « neutre » de l'économie, lorsque la propriété fut considé­
rée comme une question politique, non plus « sociale » ou « privée »625, et
lorsque le conflit économique des classes devint lutte politique des classes.
Le terme de politique ne désigne donc pas un domaine d'activité, mais le
degré d'intensité d'une relation d'hostilité, dont les motifs peuvent être
de tous ordres, tout antagonisme devenant politique dès lors qu'il atteint
l'état polémique. Par conséquent, la question décisive porte sur la réalité
ou la virtualité de la polarité ami-ennemi. Deviennent alors secondaires
les mobiles, religieux, idéologiques, culturels ou économiques, assez puis­
sants pour la faire apparaître. Une fois réalisée, cette polarité est par na­
ture si déterminante, puisqu'orientée vers la possibilité de la mort violente,
qu'elle repousse à l'arrière-plan les motifs précédemment valables, reli­
gieux, idéologiques, culturels ou économiques. « L 'antagonisme politique
eSl leplusfort de tous, il eSl I 'antagonisme suprême, et tout conflit concret
eSl d'autant plus politique qu'il se rapproche davantage de son point
extrême, de la configuration opposant l 'ami et l 'ennemi ». Est politique
tout regroupement qui s'effectue dans cette perspective de l'épreuve de
force, les concepts politiques eux-mêmes visant une situation réelle dont
la logique ultime est le conflit.

LA PROBLÉMATIQUE DE l 'ENNEMI

L'ennemi n'est ni le concurrent ni l'adversaire, car « les concepts d'ami,


d'ennemi, de combat tirent leur signification objective de leur relation
permanente à la possibilité de provoquer la mort physique ». L'ennemi
. . .

n'est pas non plus l'inimicus ; c'est l' ho Slis, l'ennemi public, non l'ennemi
privé. Schmitt reprend la définition de Hegel : l'ennemi est un ennemi du
peuple et il est lui-même un peuple626 • Il est « l 'étranger à nier dans sa
totalité vivante »62'. En 1932 comme en 1933, le juriste repousse l'accusa-

62 5 La distinction droit public (État) 1 droit privé (société) laisse entendre que le politique
ne s'étendrait pas au droit privé. Or, affilTIle Kelsen lui-même, ce droit n'est pas autre
chose que la fOlme juridique de l'économie capitaliste et, comme telle, sa fonction est
éminennnent politique (Théorie pure du droit, Ibid, pp.165-175).
626 Pour Rousseau, la guerre est « une relation d' État à État ».
627 Le rapport ami-ennemi qui caractérise le politique schmittien connaîtrait deux fOlmes,
LE CONCEPT DU POLITIQUE 695

tion selon laquelle le christianisme n'aurait point le sens du polemos. Le


commandement : « aimez vos ennemis », concerne l' inimicus, non l' hos­
tis. Visant la paix des cœurs, non la paix politique, la doctrine évangélique
« ne signifie surtout pas que l'on aimera les ennemis de son peuple et
qu 'on les soutiendra contre son propre peuple ». L'ennemi au sens public
n'impliquant aucune haine personnelle à son encontre, ce n'est que dans
la sphère privée que cela a un sens d'« aimer son ennemi ». Il est essen­
tiel pour notre auteur catholique de dissocier christianisme et pacifisme.
Mais, observe Lôwith, Schmitt est obligé, pour montrer que l'exigence
chrétienne n'affecte pas sa distinction politique, de ramener d'une façon
libérale l'éthique de l'Évangile à une affaire privée et non publique, de
faire de la guerre, de la mort physique, à la place du Jugement dernier, du
salut de l'âme, le « cas extrême » déterminant" 8 . Enfin, s'il reconnaît la
nécessité de l'ami : c'est la relation ami-ennemi, non l' ennemî, quî est le
critère du politique, Carl Schmitt n' indique pas les formes qui constituent
l'amitié par opposition à l'hostilité, ru les voies qui y accèdent. En 1963,
il a répondu à l' objection selon laquelle il accorde la primauté à l'ennemi.
Le développement d'un concept juridique -c'est en « juriste » qu'il entend
raisonner, dit-il- est issu, par nécessité dialectique, de sa négation. Mais
l'inclusion de la négation dans la théorie et la pratique du droit ne sigrufie
pas admettre la primauté de cette négation. Un procès n'est concevable
qu'à partir du moment où un droit est nié, puisque le droit est essentielle­
ment violable. Ainsi, le droit pénal a pour point de départ un méfait, non
un fait. « Parlera-t-on pour autant d'une conception positive du méfait
ou d'une primauté du crime ? ». Pour intéressante qu'elle soit, cette argug
mentation n'est guère convaincante. En 1932-1933, ce n'est pas en effet à
la dialectique de la négation que s'intéresse Schmitt, mais à l'élucidation
de la nécessité, à savoir le « pouvoir objectif de l'ennemi », par lequel
selon Jean Baechler : l'haros (l'ennemi doit être anéanti) et l'inimicus (l'adversaire n'est
que circonstanciel). HotUs et inimicus se rapportent respectivement à l'état polémique et à
l'état agonal, mais pas à la distinction établie par Sclimitt entre l'ennemi public (politique)
et l'ennemi privé (apolitique). En outre, le juriste n'a jamais déclaré que l' haros devait
être anéanti, car l'hostilité absolue n'est qu'une possibilité extrême, à éviter (Qu Jefl-ce
que l 'idéologie ?, Paris, Gallimard, 1976, « La mort » , pp.371-379).
628 K. L6with, Ibid, pp.47-49. Pour un chrétien, le commandement : « tune tueras point »,
n'est-il pas l'interdiction suprême ? (G. Konrad : LJantipolitique, Paris, La Découverte,
1987, 1982, préf. D. Colin-Bendit, p.95). L'homicide militaire fait cependant partie des
formes d'homicide que la Patristique a admises à titre d'« exception » (M. Turchetti, Op.
cil., pp. 191-192).
696 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

on reconnaît son identité propre, ajoute-t-il en 1947 dans Ex captivitate


salus : « l'ennemi eSl la figure de notre propre queSlion » (Diiubler). Ce
ne sont pas l'amitié et la paix, mais l'hostilité et la guerre, qui constituent
l'horizon de sens du politique.

En tant que duel, la guerre suppose la désignation de l'ennemi, c'est-à­


dire l'autre, l'étranger, l'antagoniste, dont l'existence représente concrè­
tement la négation de notre propre forme d'existence, sans que le conflit
puisse être réglé pacifiquement. Contrairement à ce qu'avance H. Meier,
ce n'est pas l'altérité de l'ennemi « en tant qu 'altérité » qui signifie la
négation de notre forme d'existence et qui entraîne ou justifie par consé­
quent la guerre, c'est l' altérité de l'étranger « dans le concret de tel
conflit ». A partir de cette définition de l'ennemi, une question se pose
et a été posée par Lôwith. La guerre résulte-t-elle de formes d'existence
politiques essentiellement différentes 7 Ou les uuions et désuuions extrê­
mement tendues, qui sont d'après le juriste le trait spécifique du politique,
résultent-elles de conflits purement et simplement existentiels 7 D'un côté,
l'hostilité procède du dissensus des protagonistes. De l'autre, l'hostilité
résulte de l'existence politique elle-même. Schmitt balance entre une hos­
tilité comprise substantiellement : il existe des ennemis « par nature »,
donc l'hostilité a un contenu objectif, et une hostilité comprise formelle­
ment : il existe des ennemis « par occasion », donc l'hostilité n'a pas de
contenu objectif. Du fait que le combat à mort reste une éventualité réelle,
totale et extrême, s'ensuit-il une compréhension de l'essence du politique
7 Ou simplement la reconnaissance que la guerre est l'ultima ratio sans
fondement rationnel 7 Le juriste ne devrait-il pas renoncer à parler d'un
« sens de la guerre » et d'une « connaissance du politique », puisque cette
« connaissance », à travers la distinction ami-ennemi, se ramène au constat
que dans le cas-limite chacun décide s'il y a conflit, jusqu'où il monte et
qui est l'ennemi 7 Quand on ne peut décider que lors de tel ou tel anta­
gonisme si la guerre est nécessaire, conclut Lôwith, est-ce que l'ennemi
n'est pas déterminé de manière « occasionnelle », à savoir qu'il met en
question mon existence politique, indépendamment de mon mode d'être
« substantiel »62 97

629K. Lowith,Ibid, pp.26-32.


LE CONCEPT DU POLITIQUE 697

LA GUERRE, /lOR/ZON PU POlIT/QUE

Le politique ne procède pas de la guerre elle-même, mais d'une dispo­


sition commandée par l'éventualité effective de la guerre, la conscience
d'avoir un ennemi étant la conscience politique même630• L'approche sch­
mittienne obéit à la problématique de la décision et de l'exception. La
guerre est l'épreuve décisive et l'exception est encore « révélatrice du
fond des choses », puisque Bellone manifeste « la logique ultime de la
configuration. . . qui oppose l'ami et l 'ennemi ». Ce qui détermine tout
concept ou toute réalité politiques, c'est l'éventualité de cette situation ex­
ceptionnelle : la guerre, et l'acte de décider si cette situation existe ou non.
L'hostilité est le présupposé de la guerre et l'ennemi est le concept premier
par rapport à la guerre.

Schmitt voit en Clausewitz un «penseur politique ». Il prolonge sa


formule sur la guerre, « continuation de lapolitique par d'autres moyens »
ou « instrument de la politique », mais aussi ultima ratio de la relation
d'hostilité. La guerre suppose en préalable la décision politique de la dési­
gnation de l'ennemi, car elle est un acte politique qui résulte d'un dessein
politique. « Si la guerre appartient à la politique, écrit l'auteur du Vom
Kriege, elle prendra naturellement son caractère. Si la politique eS/; gran­
diose et puissante, la guerre le sera aussi et pourra même atteindre les
sommets où elle prend sa forme absolue !!. Lorsque la guerre monte aux
extrêmes, l'aspect militaire semble l'emporter sur l'aspect politique ; mais
ce n'est qu'une apparence. La guerre est en réalité à son maximum d'in­
tensité politique, car elle reste commandée par la politique. La « grande
politique » a donc pour horizon la « grande guerre », puisque celle-ci
implique le politique à son plus haut degré6 3!. Aussi le juriste prend-il

63 0 R. Rudolph : « Hobbes et la psychologie morale : l'obligation et la vertu », in Y.-Ch.


Zarka, Ibid, pp.247-263, p.257 ; Cl. Rousseau : « La doctrine de la guerre de Machi­
avel », in Annales de philosophie politique : La guerre et ses théories, (recueil), Paris,
PUF, 1970, pp.15-28. Lucien Poirier, lui, propose la polarité Même-Autre comme fond­
ement du politique et ne voit dans la distinction ami-ennemi qu'une phase extrême de la
politique, à savoir l'état de guerre. Mais n'est-ce pas dissoudre la spécificité du politique
dans une simple « relation » entre hétérogènes ? En outre, la distinction ami-ennemi se
rapporte à l'hostilité, non à la guerre, qui n'en est que l'actualisation ultime (<< Stratégie
intégrale et guerre limitée », Stratégique, n054, 2/1992, pp.33-61, pp.60-61).
63 1 Cf. C. von Clausewitz : De la guerre, Paris, Minuit, 1955 (1830), livre 1, chapitre 1,
pp.51-69.
698 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

l'exemple de la lutte de Cromwell contre l'Espagne catholique : contre cet


ennemi «providentiel », le conflit est à son comble. « Les sommets de la
grande politique sont les moments où il y a perception nette et concrète de
l 'ennemi en tant que tel ».

Mais la guerre n'est pas l'objectif, la finalité ou la substance du poli­


tique. « Les choses ne se présentent. . . nullement comme si l 'exiSlence
politique n 'était qu 'une guerre. . . et chaque acte politique une opération
militaire, comme si sans cesse chaque peuple face à chaque autre peuple
était acculé de façon permanente à l 'alternative ami ou ennemi, comme si
la décision politiquement bonne ne pouvait pas être celle qui précisément
évite la guerre. La définition que nous donnons ici du politique n 'eSl ni
belliciSle, ni militariSle, ni impérialiSle. . . Elle n 'eSl pas davantage une
tentative de présenter la guerre victorieuse. . . comme un idéal social [à
l'instar de Kaufinann], car la guerre (n 'eSl) ni un fait social ni un fait
idéal !!. Actualisation de l' opposition ami-ennemi, la guerre est le pos­
tulat qui détermine le caractère spécifiquement politique de l'existence
humaine. Situation-limite (état) et moyen extrême (action), elle struc­
ture le champ politique et confère à l'histoire humaine sa qualité poli­
tique. En tant que réalité au moins éventuelle, elle « gouverne selon son
mode propre la pensée et l'action des hommes, déterminant de la sorte un
comportement spécifiquement politique ». Sa disparition entraînerait la fin
de toute politique, y compris celle visant à choisir la neutralité, donc la fin
de l'histoire. Mais la guerre demeure une possibilité réelle tant que l'hosti­
lité demeure une possibilité réelle.

f)E LA JUSTIFICATION DE LA GUERRE

Rien ne permet de justifier la guerre, si ce n'est la nécessité vitale de


maintenir sa propre forme d'existence collective face à une négation tout
aussi vitale de cette forme. « Il n 'eSlpas un programme, pas d'idéal, de
norme ou de finalité qui puisse conférer le droit de disposer de la vie
physique d'autrui. . . Maudire la guerre homicide et demander aux hommes
de faire la guerre, de tuer et de se faire tuer pour qu'il n 'y ait 'plus jamais
ça ', c 'eSl une impoSlure manifeSle. La guerre, les hommes qui se battent
prêts à mourir, lefait de donner la mort à d'autres hommes qui sont, eux,
dans le camp ennemi, rien de cela n 'a de valeur normative ; il s 'agit,
au contraire, de valeurs purement exiSlentielles, insérées dans la réalité
LE CONCEPT DU POLITIQUE 699

d'une situation de lutte effective contre un ennemi réel, et qui n 'ont rien à
voir avec de quelconques idéaux, programmes ou abstraction normatives.
Il n 'eSlpas definalité rationnelle, pas de norme, sijuSle soit-elle, pas de
programme, si exemplaire soit-il, pas d'idéal social, si beau soit-il, pas de
légitimité ni de légalité qui puissent juSiifier le fait que des êtres humains
se tuent les uns les autres en leur nom ». Ce n'est que s'il existe réellement
des ennemis, au sens politique du terme, qu'il est logique, « mais d'une
logique exclusivement politique », de lutter contre eux par l' emploi de la
violence. « Une guerre a un sens quand elle eSl dirigée contre un ennemi
véritable », non parce qu'elle est «juSle ». « La juSlice n 'eSl pas incluse
dans la définition de la guerre »632. L'idée du bellum juSlum ou de la juSla
causa -problématique que Schmitt développera de 1938 à 1950- est une
idée politique. Soit elle signifie que la guerre doit être dirigée uniquement
contre un ennemi réel, ce qui va de soi. Soit elle masque le dessein de
transférer le jus belli à des instances internationales ou celui d'inventer des
normes juridiques définies ou appliquées par des tiers qui s'arrogent par ce
biais la décision sur la désignation de l'ennemi, à la place de l'État. Que
signifie la « souveraineté du droit » ? Si le « droit » désigne les traités en
vigueur, cette formule ne signifie rien d'autre que la légitimation du Slatu
quo au profit des vainqueurs. Si le « droit » désigne un droit métapositif,
ladite formule implique la suprématie concrète de ceux qui savent en ap­
peler à ce droit, qui décident de son contenu et de la manière dont il sera
appliqué et par qui.

A l'encontre de la Société des Nations ou du pacte Briand-Kellog, le


juriste réaffirme qu'un peuple ne saurait renoncer à décider lui-même de
l'hostilité ou de l'amitié, de la guerre ou de la paix. S'il n'a plus cette
volonté ou cette capacité, cela signifie qu'il cesse d'exister politiquement.
S'il accepte que des instances étrangères décident à sa place, cela signifie
qu'il cesse d'être politiquement libre et qu'il est soumis à ces instances. La
critique de l'adhésion de l'Allemagne weimarienne aux Pactes de Genève
et de Paris est patente. Mais un État n'est pas libre d'échapper à la relation
d'hostilité « à coups de proclamations incantatoires ». Schmitt va plus
loin : « si une partie (du) peuple déclare ne plus se connaître d'ennemi,
elle se range en tout état de cause du côté des ennemis (de ce peuple) et
leur prête son appui sans faire disparaître pour autant la diSlinction ami­
ennemi ». Autrement dit, les pacifistes sont des traîtres qui n'échappent pas

632 FOlTIlule de Grotius que Schmitt reprend à son compte.


700 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

à la logique du politique. Un peuple ne saurait à lui seul faire disparaître la


réalité de l'hostilité en déclarant son amitié au monde entier ou en procé­
dant à son propre désarmement. « Le monde ne sera pas dépolitisé de cette
manière ». Quant à la soit disant condanmation de la guerre, elle n'abolit
pas plus la belligérance que la SDN ne supprime les États. Elle lui donne
au contraire un contenu nouveau en raison des possibilités nouvelles de dé­
signation de l' hoSlis au plan international. De fait, ce sont des États impli­
citement visés qui sont proscrits, non la guerre elle-même. Qu'un peuple
refuse les risques de l'existence politique, et il s'en trouvera un autre qui
assumera sa protection, donc la souveraineté, en vertu de la corrélation
entre protection et obéissance. « Qu'un peuple n 'ait plus la force ou la
volonté de se maintenir dans la sphère du politique, ce n 'eSl pas la fin du
politique dans le monde, c 'eSl seulement la fin d'un peuple faible ». Le
juriste ne célèbre pas la guerre en tant que volonté de puissance, selon la
vision sociale-darwiniste des rapports internationaux très présente dans la
Kriegsphilosophie allemande d'après 1 9 1 4. Mais il exhorte l'Allemagne
à récuser le pacifisme et à se défendre contre un ennemi qui répand une
« idéologie humanitaire ».

« L 'inéluctabilité !! du politique se révèle dans la contradiction où


les hommes s 'empêtrent nécessairement lorsqu 'ils tentent d'éliminer le
politique. L 'opposition des pacifiSles à la guerre ne pourrait triompher que
si elle devenait elle-même politique, c 'eSl-à-dire assezforte pour regrouper
les hommes en amis et en ennemis : en précipitant les pacifiSles dans une
guerre contre les non pacifiSles, dans une « guerre contre la guerre ».
« Quand la volonté d'empêcher la guerre eSl telle qu 'elle ne craint plus la
guerre elle-même, c 'eSl que cette volonté eSl devenue un mobile politique,
ce qui revient à dire qu 'elle admet la guerre, encore qu'à titre d'éventualité
extrême, et qu 'elle admet même le sens de la guerre ». C' est là un procé­
dé de justification des guerres très «fécond de nos jours », puisqu'elles
sont livrées sous la forme d'une « der des ders »... D'où l'intensité de ces
guerres, pour la raison que, « transcendant le politique », elles doivent
discréditer l'ennemi sur le plan moral et juridique pour en faire un criminel
à anéantir. D'après H. Meier, la conception du politique comme degré d'in­
tensité invaliderait la formule : « transcendant le politique », employé par
le juriste en 1932 et 1963 pour montrer que son propre concept ne signifie
pas anéantissement de l' hoSlis, mais épreuve de force. Il y a pourtant bel et
bien des guerres « transcendant le politique », selon Schmitt, lorsqu'il y a
LE CONCEPT DU POLITIQUE 701

criminalisation de l'ennemi. Si « le concept d'humanité exclut le concept


d'ennemi parce que l 'ennemi lui-même ne laisse pas d'être un homme. . . , le
fait que certaines guerres soient menées au nom de l 'humanité ne conSlitue
pas une réfutation de cette vérité simple, mais seulement un renforcement
de la signification politique. Quand un État combat son ennemi politique
au nom de l'humanité, ce n 'eSl pas une guerre de l 'humanité, mais bien
plutôt une de celles où un État donné affrontant l'adversaire cherche à
accaparer un concept universel pour s 'identifier à celui-ci (aux dépens
de l 'adversaire), comme on abuse d'autre part de la paix, de lajuSlice,
du progrès et de la civilisation en les revendiquant pour soi tout en les
déniant à l'ennemi » Le concept d'humanité -concept trompeur, disait
Proudhon- n'est pas qu'un instrument idéologique utile à l'impérialisme
occidental ; il a aussi et surtout pour conséquence de «pousser la guerre
jusqu 'aux limites extrêmes de l 'inhumain ». « Lefait de s 'attribuer ce nom
d'humanité, de l'invoquer et de le monopoliser, ne saurait que manifeSler
une prétention effrayante à faire refuser à l 'ennemi sa qualité d'être
humain, à la faire déclarer hors la loi et hors l 'humanité ». L'idéologie
humanitaire a ainsi un dédoublement discriminatoire, écrit le juriste en
1950 et en 1978, car l' ennemi de l'humain est forcément l'inhumain633•
Cette dénonciation est un leitmotiv de la théorie schmittienne, après 1 9 1 9
comme après 1946. La tentative d'abolir la guerre au nom de « l'unité du
monde », id eSl de transformer le jus ad bellum en jus contra bellum, n'a
pas d'autre effet que d'accroître la violence, id eSl de précipiter la ruine du
jus in bello, étant donné « l' inéluctabilité » de l'hostilité634•

LA NOTION PU POlITIQUE ET LE NATIONAL-SOUAl/SNE

Comment le Begriff des Politischen a-t-il été reçu sous le IIIême Reich ?
D'après Mankiewicz, le politique schmittien, avec ses notions d'ami,
d'ennemi et de lutte, est devenu l'une des idées-forces de l'État natio­
nal-socialiste, en particulier du droit pénal national-socialiste. Le concept
n'en a pas moins été critiqué par la doctrine, comme ne correspondant

633 El nomos de la tierra , pp.98-101 ; « The Legal World Revolution » , p.88.


...

634 Sur cette partie, cf. La notion de politique, pp.50-51, 65-80, 91-99, 108, 1 l 2-115, 187-
188, 201-202, dont les citations sont extraites ; « Ethique de l' État et État pluraliste » ,
p.146 ; J. Freund, préf. à La notion de politique, pp.19, 21-23, 37-38 ; H. Meier, Ibid,
ppA1, 44-45 ; G.G. Orfanel,Ibid, pp.143-144.
702 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

pas à la Weltanschauung officielle. D'un point de vue vôlkisch, la notion


fondamentale du politique n'est pas l'ennemi, mais l'ami, autrement dit,
les Volksgenossen, les « hommes d'égale Slructurephysique et morale » dit
Hitler. Pour Koellreuter aussi, dont Freund dit qu'il fait partie des juristes
ayant saisi véritablement l'esprit du national-socialisme635, le concept du
politique est un concept central qui se ramène à la relation ami-ennemi.
Mais il n'est plus d'accord avec Schmitt quand il s'agit de distinguer et
de définir cet ami et cet ennemi. Au lieu d'une distinction « formelle », il
cherche un critère « matériel » à cette distinction, en définissant l'ennemi
par rapport à l'ami, celui-ci étant à son tour défini par son rapport avec
la communauté. De ce point de vue qui détermine le politique par l'ap­
partenance, non par l'hostilité, les amis sont les membres de la commu­
nauté du peuple et les ennemis, ceux qui s'opposent à cette communauté.
« Pour Schmitt, écrit Koellreuter, la diSlinction politique par excellence
eSl l 'opposition entre l 'ennemi et l 'ami. Dans cette théorie, l "ami' n 'eSl
autre. . . que le 'non-ennemi '. . . Par là, Schmitt conSiruit le type... politique
en un sens purement formaliSle. . . La guerre eSl (alors) la situation poli­
tique par excellence et la nature de la politique étrangère ne se dégage. . .
que de l'opposition des peuples. Cette conception invite aussi à ne retenir
du politique que la politique étrangère et. . . à revendiquer pour celle-ci la
primauté... Autre eSl la notion vôlkisch de l 'essence du politique. D 'après
(cette) conception, l 'essence dupolitique n 'eSlperceptible que par rapport
à la communauté, c 'eSl-à-dire par rapport au Volksgenossenchaft. Elle
s 'eSl exprimée pour la première fois dans l 'esprit du front. L 'expérience
politique par excellence dufront a été non pas la lutte avec l 'adversaire,
mais la communion avec le camarade. C'eSlpourquoi. . . le camarade eSl le
type politique véritable ». Il est le « soldat politique » prêt au « sacrifice »
pour la communauté dont il fait partie. D'après la conception nationale-so­
cialiste du politique, il n'y a pas de primat de la politique étrangère sur
la politique intérieure. « Politique étrangère et politique intérieure... sont
les manifeSlations de l 'ordonnancement vôlkisch de la communauté et ne
poursuivent que des buts vôlkischen. Lafonction de lapolitique intérieure
eSl de faire de la communauté du peuple une réalité politique ; en poli­
tique étrangère, l'essence du politique eSl nonpas la lutte, mais. . . l 'entente
des peuples. . . La guerre. . . n 'eSl que le moyen extrême de sauvegarder les
valeurs suprêmes de la communauté du peuple » 636112 • In fine, ce qui a été
le plus reproché à la conception schmittienne, fondée sur la distinction
635 Préf. à La notion de politique, p.26.
636H. Mankiewicz, Ibid, pp.220-222, 235-238 (les textes cités sont de 1933-1936).
LE CONCEPT DU POLITIQUE 703

ami-ennemi, c'est son caractère « formel », son primat de l'hostilité sur


le bien commun, sa neutralité axiologique ou éthique. On retrouve cette
critique aussi bien chez Lôwith que chez Koellreuter. Paradoxale relation
entre Schmitt-théoricien anti-relativiste du droit et Schmitt-théoricien re­
lativiste du politique !

POLITIQU E, ETAT ET UN ITE POLITIQUE

« Le concept d'État présuppose le concept de politique » : ainsi


commence le Begriffdes Politischen de 1932. En 1933, Carl Schmitt pré­
cise son propos : « le politique ne peut plus être déterminé à partir de
l 'État, c 'eSl l'État qu'ilfaut déterminer à partir du politique »637. A cette
date, cela signifie que l'État, au sens de l'ensemble des institutions admi­
nistratives et militaires, est un instrument de la direction politique assu­
mée par le mouvement national-socialiste. Mais le juriste n'a pas toujours
respecté la distinction étatique/ politique. En 1928 encore, il affirme que
le politique ne peut être dissocié de l'État et que dépolitiser le droit pu­
blic (Staatsrecht) reviendrait à le désétatiser. « Rien qui n 'affecte l 'État
ne peut être apolitique », écrit-il'38 . En 1933, par contre, s'il déclare qu'il
n'y a pas plus d'« État dépolitisé » que d'« armée démilitarisée », c'est
pour montrer à quel point les « Pays » ne sont plus des « États » depuis la
ReichsSlatthaltergesetz du 7 avril639 •

LA DISTINCTION POlITIQUE/ÉTATIQUE

L'État n'est qu'un type d'organisation politique, historiquement détermi­


né. Il peut y avoir une politique sans État et même un État sans politique,
dès lors que des forces d'opposition économiques, sociales ou religieuses
sont assez puissantes pour emporter de leur propre chefla décision relative
à l'épreuve suprême ou qu'elles instrumentalisent un État qui a perdu son
monopole de la désignation de l'ennemi. L'État est une instance, c'est-à­
dire l'institution qui dispose normalement du monopole de la décision po­
litique et dans laquelle se déroule normalement l'activité politique. Mais

637 Staat, BeYVegung, Volk, p.IS.


638 Théorie de la Constitution, p.263.
639 Slaai. Bewegung. Volk, p.19.
704 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

en période d'insurrection, de révolution ou de guerre civile, l'État peut se


décomposer. L'instance disparaît, jusqu'à la restauration de l'ancien État
ou l'instauration d'un nouvel État, tandis que la relation politique, elle,
continue à s'affirmer avec une plus grande intensité. La désagrégation de
l'instance étatique ne signifie nullement, bien au contraire, la disparition
du rapport politique, car celui-ci est d'autant plus intense qu'il a perdu son
support officiel. La tension exception/normalité se retrouve dans la relation
politique/État. Politique signifie intensité et cas extrême ; État, pacification
et neutralisation des antagonismes. La décision politique par excellence
est la désignation de l'ennemi. La fonction étatique par excellence est l'ins­
tauration de la sécurité. C'est dans les situations-limites, là où la vie et
la mort sont en jeu, que se manifeste l'essence du politique. C'est dans la
résolution pacifique Guridique) des conflits que se manifeste l'essence de
l'État, forme politique de l'amitié en tant que statut d'unité d'un peuple.
Bref, le noyau de l'État, c'est la relation de protection et d'obéissance. Le
noyau du politique, c'est la relation ami-ennemi.

S'il est devenu un ouvrage de base de la politologie allemande, le Begriff


des Politischen, avec sa distinction entre étatique et politique, a constitué
une rupture avec la théorie de l'État et la science politique de l'époque,
qui incluait cette science à l' intérieur de cette théorie ou qui associait poli­
tique et pouvoir d'État. Schmitt reproche notamment à Max Weber d'opé­
rer ce genre d'association. Il l'accuse aussi de dissoudre la spécificité po­
litique de l'État en le réduisant à une « grande entreprise » ou encore de
transposer les concepts politiques dans des catégories économiques par
le biais d'« analogies trompeuses »640. Il renverse également l'affirmation
de Jellinek, pour qui la politique suppose l'État, non l'inverse, la science
politique étant la science appliquée de l'État64!. L'époque a cependant
existé où l'identification des concepts étatique et politique était valide,
lit-on dans la préface du Begriff. En 1932, le juriste ne parle pas encore
du jus publicum europaeum. Mais en 1963, il situe l'État dans le cadre
du droit des gens européen, après son Nomos der Erde de 1950. C'est
précisément aux « initiés du jus publicum europaeum » et « de la grande
époque de la république européenne » qu'il destine son essai. L'État

640 Théologie politique l, p.73 ; Parlementarisme et démocratie, p.31 ; La notion de poli­


tique, p.197.
64! G. Jellinek, Ibid, t.1, pp.17-26.
LE CONCEPT DU POLITIQUE 705

classique, du XVII'me au XIx,me siècles, avait réussi « cette chose tout à


fait invraisemblable » : instaurer la paix, supprimer les guerres privées,
assurer la sécurité et l'ordre publics dans son territoire.

Cette identification du politique et de l'étatique permettait une représen­


tation territoriale : intérieur police, extérieur politique. Elle remontait
� �

à l'époque des guerres de religion, lorsqu'en France prirent le nom de po­


litiques les juristes qui, dans la guerre civile des partis confessionnels, op­
tèrent en faveur de l 'État, unité « neutre » et supérieure. Dans cet État, il
n'y avait qu'une « police » ; la « politique » en était absente, car seule était
« politique » la politique étrangère pratiquée par l' État souverain vis-à-vis
d'autres États souverains. Ces États décidaient de leurs relations d'amitié,
d'hostilité ou de neutralité, car ils disposaient seuls dujus belli ac pacis.
Modèle de l'unité politique une et pacifiée à l'intérieur, une et souveraine
à l'extérieur, l'État reposait sur des distinctions nettes entre l' intérieur et
l'extérieur, la guerre et la paix, les militaires et les civils, la neutralité et
la belligérance, l'ennemi et le criminel. Mais « l 'ère de l 'État eS/; à son
déclin ; . . . l'État modèle de l 'unité politique, ... chef d'œuvre de la forme
européenne et du rationalisme occidental, eS/; détrôné ». Il n'est donc
plus question, souligne Freund, « d'élever au rang d'essence du politique
des Slructures qui ne sont que des manifeS/;ations. . . liées aux conditions
sociales d'une époque déterminée ». De même que les scolastiques avaient
commis l'erreur de reprendre la définition aristotélicienne du politique,
l'appliquant à une réalité historique -l'opposition médiévale entre pouvoir
temporel et autorité spirituelle- qui n'avait plus rien de commun avec les
tensions propres à la Cité grecque, les « théories générales de l 'État »
ont faussement identifié le politique avec l'institution (datée) de l'État.
Ces théories procèdent d'une tendance libérale visant à dissoudre « l'État
concret » dans l'universalité des concepts, donc à relativiser son essence
politique.

Les définitions du politique qui renvoient à l'État ou qui assimilent po­


litique et étatique demeurent justifiées, poursuit Schmitt, tant que l'État
reste une entité distincte, supérieure à la société, qui garde le monopole du
politique, cependant que les groupes qui ne relèvent pas de lui, mais de la
société, sont non politiques. Au XIx,me siècle, la doctrine confondait af­
faires politiques, affaires d'État et affaires publiques. La théorie française
du « mobile politique » distinguait toutefois « l'acte de gouvernement »,
706 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

acte spécifiquement politique, du simple acte administratif susceptible d'un


recours contentieux. Cette notion s'avère «particulièrement intéressante
pour le critère du politique »642 . Mais du point de vue de l'équation domi­
nante et générale : politique étatique, tout ce qui ne relevait pas de l'État,

donc tout ce qui relevait de la société, était non politique. Le postulat du


caractère non étatique des domaines économiques, sociaux ou religieux,
signifiait que ces domaines, où jouait l'influence d'intérêts déterminés,
étaient soustraits à l'État. Cette « fiction » d'un État « libre de la société »
et d'une société « libre de l'État » fut un instrument efficace des luttes
politiques intérieures menées par les partis et les syndicats contre l'État.
De fait, ce qui est non étatique est loin d'être non politique. Schmitt re­
proche à Triepel d'en rester à la vieille équation politique étatique et de

ne pas voir la signification politique de la prétention à l'apolitisme. Se dire


apolitique (scientifique, neutre, impartial) face à un adversaire réputé po­
litique « constitue une façon typique et particulièrement intensive de faire
de la politique ». La revendication de l'apolitisme est l'expression d'une
activité politique d'opposition. Ladite équation devient manifestement ca­
duque dès lors qu'il y a compénétration de l'État et de la société, « ce
qui se produit nécessairement dans une unité politique organisée en
démocratie ». La « neutralisation » et la « dépolitisation » des domaines
économiques, sociaux ou religieux cessent, puisqu'ils sont rattachés à
l'État et au politique. A « l'État neutre libéral » succède « l'État total » où
toutes choses sont potentiellement politiques. La référence à l'État n'étant
plus en mesure de spécifier le politique, c'est donc la référence au politique
qui permet de spécifier l'État.

l 'ÉTAT ET l 'ENNEI1IINTÉRIEUR

En réintroduisant la relation d'hostilité à l'intérieur de l'État sous le cou­


vert de la lutte des classes, le marxisme a remis en cause le monopole éta­
tique de la décision politique. Or, l'État a pour la finalité la suppression de
l'ennemi intérieur, c'est-à-dire l'exclusion du concept d'hostilité en droit
interne, car il ne veut reconnaître que l'ennemi extérieur, qui est lui-même
un État. La classe au sens marxiste a cessé d'être un concept purement
économique et social. Elle est devenue un concept politique lorsqu'elle a
642 Pour Hauriou, « l'acte de gouvernement » ne se définit « pas tant par un contenu
matériel propre que par l'importance des affaires en cause ».
LE CONCEPT DU POLITIQUE 707

atteint le « point décisif», c'est-à-dire lorsque les révolutionnaires ont pris


« la lutte des classes au pied de la lettre en traitant l 'ennemi de classe en
ennemi véritable et en le combattant soitpar une lutte d'État (à) État, soit
par une guerre civile à l 'intérieur de (l ')État !!. Que le prolétariat s'em­
pare du pouvoir politique, apparaît alors un État prolétarien (l'URSS) dont
la nature politique est similaire à n'importe quel autre type d'État. Que
l'humanîté entière se rnvise en États prolétariens et en États bourgeois,
ce processus aura alors rendu manifeste le caractère politique pris par des
concepts d'apparence purement économique et social. Face au regroupe­
ment ami-ennemi constitué par le clivage entre bourgeoisie et prolétariat,
qui aboutit à la « guerre civile internationale », seule la dictature peut
sauvegarder la souveraineté effective de l'État, c'est-à-rnre son mono­
pole de la désignation de l'ennemi. C'est cette problématique de la lutte
des classes, avec sa repolitisation des questions économiques et sociales,
qui montre la continuîté, évoquée en 1969, entre Die Diktatur, von den
Anfangen des modernen Souveranitatsgedankens bis zum proletarischen
Klassenkampf et les versions du Begriff des Politischen. Le marxisme est
l'ennemi intérieur. C'est encore ce quî relie le Begriff et Legitimitat und
Legalitat. Schmitt est explicite : lorsqu'une classe a la volonté et la capa­
cité de s'emparer du pouvoir de l'État et de combattre elle-même l'adver­
saire qu'elle désigne, c'en est fini de l'unité politique643•

Le politique ne pouvant plus être déterminé à partir de l'État, c'est l'État


qui doit être déterminé à partir du politique. Les attributs de l'État, le jus
puniendi et le jus belli, dérivent logiquement du politique. D'après Chris­
tian Meier, la distinction ami-ennemi est le critère, non du politique, mais
de l'État en tant qu'unité politique. La distinction schmittienne corrobore
le monopole wébérien de la violence légitime644• L'hostilité est la situa-

643 En 1969, le juriste maintient les grandes lignes de sa théorie du politique de 1932.
L' État ne peut être compris et défini qu'à partir du politique. Le critère du politique ne
peut être ni une « matière », ni un « domaine autonome », mais seulement le degré d'in­
tensité d'une association et d'une dissociation, c'est-à-dire la distinction ami-ennemi. Il
confirme son « diagnostic » du début des années 1930. L' État a perdu son monopole du
politique, car d'autres instances « en lutte effective » le lui ont contesté, d'abord et « avant
tout » le « prolétariat industriel », « classe révolutionnaire » devenue le « nouveau sujet
effectif du politique » . On remarque qu'il ne parle pas du NSDAP (Théologie politique II,
pp.95-96). Cf. aussi J. Freund : « L'ennemi et le tiers dans l' État », APD, 1976, pp.23-38.
644 Ch. Meier : « Zu Carl Schmitt s Begriffsbildung. Das Politische und der Nomos », in H.

Quaritsch, Ibid, pp.537-556.


708 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

tion-limite qui permet de penser l'État et son antithèse : la guerre civile.


Dans l'éventualité de l'épreuve ultime, l'État est le centre de la décision
qui commande le regroupement ami-ennemi. Il est souverain en ce sens,
ou il n'est plus. C' est ce caractère politique qui fonde son unité, qui en fait
l'unité déterminante et fondamentale. Tant qu'elle existe, l'unité politique
est l'autorité suprême, celle qui impose sa volonté dans les cas décisifs.
La négation du monopole étatique de la décision signifie la fin de la « si­
tuation normale » : lorsque d'autres instances déterminent elles-mêmes la
relation d'hostilité, surgit une « situation exceptionnelle » qui dévoile une
nouvelle configuration du pouvoir, propre à une révolution. L'État dispose
dujus vitae ac necis. Ce droit et ce pouvoir de disposer de la vie et de la
mort des êtres humains « met la communauté politique au-dessus de tout
autre espèce de communauté ou de société ». En tant qu'unité politique
souveraine, l'État peut désigner l'ennemi intérieur et l'ennemi extérieur.
Il concentre donc « un pouvoir énorme », car il a la possibilité de faire
la guerre, c'est-à-dire d'exiger des citoyens qu'ils soient prêts à tuer et à
mourir. Pour autant, « la tâche d'un État normal eSl avant tout de réaliser
une pacification complète à l'intérieur. . . de son territoire, (de manière) à
créer une situation normale, qui eSl la condition nécessaire pour que les
normes du droit soient reconnues, étant donné que toute norme présuppose
une situation normale et qu'il n 'eSlpas de norme qui puisse faire autorité
dans une situation. . . anormale ».

Mais cette tâche de pacification peut amener l' État, « lorsque la situation
eSl critique, et tant qu 'il subsiSle comme unité politique », à désigner
l'ennemi intérieur. Il n'y a en effet pas d'État sans des «formes intra­
étatiques de désignation officielle de l 'ennemi public ». Ces formes entrent
en vigueur ipso facto ou « selon des procédures judiciaires sur la base de
lois d'exception !!. N'est-ce pas ce qui s'est passé en 1933, au moment où
le juriste justifie la « destruction du marxisme » en soulignant que l'État
désigne l'ennemi intérieur ? Dans tous les États, subsiste ce que le droit
romain appelait déclaration d' hoSlis, c'est-à-dire les formes juridiques de
bannissement ou de proscription prononcés à l'encontre des « ennemis
intérieurs ». La « mise hors la loi peut. . . s 'effectuer en ce sens que les
membres de certaines religions ou de certains partis sont présumés ne
pas être dans des dispositions d'esprit pacifiques ou légales !!. Le concept
de trahison est le point de passage du droit constitutionnel au droit pé­
nal ; le concept d'« ennemi intérieur » est le point de passage de la théorie
LE CONCEPT DU POLITIQUE 709

politique au droit pénal. On l'a vu, le droit pénal national-socialiste est


caractérisé par la relation entre le politique au sens de Schmitt et le pénal
au sens de Freisler. D'après ce dernier, le droit pénal est « un droit de
combat et l'adversaire contre lequel il lutte eSl quiconque, de l 'intérieur,
menace l'exiSlence, la force et la paix du peuple » ; son but n'est pas
seulement la « lutte » mais la « victoire », c'est-à-dire « la deSlruction de
l 'adversaire !! ; il « se pose donc la queSlion : où eSl I 'ennemi ? en ce qui
(le) concerne, l'ennemi eSl celui qui a une intention mauvaise »645.

Contrairement à ce que pense Koellreuter, l'auteur du Begriffne néglige


certainement pas la politique intérieure, car la distinction ami-ennemi
s'applique aussi à cette politique, pas seulement à la politique étrangère.
La critique schmittienne de la théorie pluraliste de Cole et Laski est mo­
tivée par la crainte que le « pluralisme », une fois atteint un certain seuil,
risque d'aboutir à une relation ami-ennemi au sein même de l'État. Cette
théorie n'est ainsi qu'une « théorie de la désintégration » de la puissance
publique. En effet, la relation d'hostilité n'est jamais complètement sup­
primée au sein de l'unité politique. C'est pourquoi la politique intérieure
et ses concepts conservent un caractère polémique : on parle de politique
religieuse, scolaire, sociale ou encore de politique de parti. « Une certaine
contradiction, un certain antagonisme à l 'intérieur de l 'État demeure un
élément conSlitutif du. . . politique, tout en étant relativisé par l 'exiSlence
de l'État, unité qui englobe tous les contraires ». Le rapport ami-ennemi
demeurant latent au sein de l'unité politique, celle-ci peut être brisée dès
lors que les oppositions internes atteignent une certaine intensité. « Seule
importe jamais la situation où il y a conflit », y compris à l'intérieur, pas
seulement à l'extérieur. Si des forces d'opposition parviennent à arracher
la décision ultime, c'est qu'elles constituent la substance nouvelle de l'uni­
té politique. Si elles n'en sont pas capables, c'est qu'elles n'ont pas accédé
au stade décisif. Si elles sont en mesure de bloquer la décision de l'État
sans pouvoir imposer la leur, c'est qu'apparaît une situation de guerre ci­
vile. Celle-ci est le degré extrême d'une dissociation intérieure ; elle met
fin à l'unité politique et voit les partis se substituer à l'État. L'équation po­
litique politique de parti devient rigoureusement possible lorsque, dans

la nation, « les conflits entre partisfinissent par occuper tout le champ des

645 H. Mankiewicz, Ibid, pp.220-224. Le droit de punir eS! un aspect du droit que le SOUY­
erain détient de faire la guerre à ses ennemis (M. Foucault, art. cit., p.52).
710 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

antagonismes politiques ». La politique intérieure l'emporte alors sur la


politique étrangère, l'éventualité effective de l'affrontement portant sur la
guerre civile, non plus sur la guerre étrangère. Un État incapable de l'em­
porter sur les partis perd sa qualité car il n'est plus capable, ni d'assurer
la protection, ni d'imposer l'obéissance. « Quand, au sein d'un État, des
partis organisés sont en mesure defournir à leurs adhérents une protection
plus grande que celle de l 'État, l 'État devient une annexe de ces partis
et le citoyen a compris à qui il faut obéir »646 . La relation de protection et
d'obéissance implique donc que l'État conserve le monopole de la déci­
sion ami-ennemi. C'est ce qui relie les réflexions de 1954 sur le pouvoir à
la notion du politique de 1932.

Carl Schmitt ne privilégie donc pas, dans l'Allemagne de 1932 à 1933,


la politique extérieure par rapport à la politique intérieure, l'ennemi inté­
rieur étant au moins aussi important que l'ennemi extérieur. L'État doit
vaincre « l'ennemi du dedans ». Mais l'objectif est de constituer un « État
total par force » qui soit en mesure de participer aux grands combats de
politique étrangère. En ce sens, la politique intérieure est fonction de la
politique étrangère, et celle-ci est la « vraie » politique, la « grande poli­
tique ». La « prouesse » de la révolution nationale-socialiste est d'avoir
éliminé « légalement » l'ennemi intérieur et d'avoir construit cet « État
total qualitatif». Plus que l'Allemagne nationale-socialiste, c'est l'Ita­
lie fasciste, d'après le juriste « hégélien », qui a trouvé les formes « mo­
dernes » de l'unité politique. Au XVl'm, siècle, dans une péninsule divi­
sée et occupée, Machiavel avait conçu le nouveau principe et la nouvelle
structure politiques de l'époque, à savoir l'État. Au xx'm" dans un pays
redevenu puissant, Mussolini a conçu « l'État nouveau ». Cet « État nOUH
veau » correspond au « principe nouveau » de la « politique intégrale ».
La politique était essentiellement la politique étrangère au XVIIIèm, siècle
absolutiste ; la politique partisane, au Xlx'm, siècle libéral. A « l 'ère de
la politique intégrale », écrit Schmitt dans l'article éponyme de 1936, il
n'existe plus aucun problème qui ne soit potentiellement politique, car le
concept a acquis une signification « totale » qui oblige à prendre en compte
aussi bien les clivages intérieurs qu'extérieurs647•

646 « Entretien sur le pouvoir », pp. 1114-1115.


647 Sur cette partie, cf. La notion de politique, pp.44-48, 50, 59-62, 70-72, 78-81, 84-90,
197-199, dont les citations sont extraites ; « Die Ara der integralen Politik » , pp. 1 l-16 ; J.
Freund, préf. àLa notion de politique, pp.18-21, 24-25 ; G.G. Orfanel, Ibid, pp.128- l 3 1 ;
M. Revault d'Allones, Ibid, pp.96-97.
LE CONCEPT DU POLITIQUE 711

LE POlITIQUEAU-PELA' DE l 'ÉTAT ?

Les concepts de totaler Staat, de Reich et de Grossraumordnung expri­


ment la volonté schmittienne d'être à la hauteur des nouvelles exigences
du politique et de la crise de l'État classique. Mais sa culture historico-ju­
ridique et les nécessités de la critique du droit de Nuremberg le main­
tiennent, après 1947, dans une certaine nostalgie de l'équivalence État/
politique et dans l'horizon dujus publicum europaeum. Le juriste n'en est
pas moins convaincu que l'époque de l' État est révolue. Cela ne l'em­
pêche cependant pas de constater, en 1971, que des dizaines de nouveaux
États souverains sont apparus, certains d'entre eux ayant participé à des
guerres bien qu'ils siègent à l'ONU. De nouvelles instances politiques,
inédites et non étatiques, ont également surgi, ainsi que de nouveaux re­
groupements amis-ennemis, le plus déterminant de tous correspondant au
conflit Est/Ouest, de nature à la fois « impériale » et « transnationale ».
Les nouveaux sujets du droit et de la politique s'empressent d'utiliser les
anciennes notions : État, souveraineté, tenues pour « anachroniques » par
les doctrines avancées du droit international. Qu'il y ait de moins en moins
d'États capables, grâce à leur puissance industrielle, de mener une guerre
moderne, observe Schruitt dès 1926, ne prouve pas « que la guerre, l'État
et la politique ont cessé d'exister »648 . L'État est-il la forme indépassable
du politique ? D'après J.-F. Kervégan649, qui arrête son analyse à l'année
1933, la forme politique qui succède à l'État libéral est un nouveau type
d'État. C 'est là négliger la transformation et la critique du concept sous
le m'me Reich. Le politique s'exprime désormais au-delà de l' État, disent
une partie de la gauche et une partie de la droite schmittiennes, toutes
deux convaincues qu'il n'est pas possible d'aller « au-delà » de l'État sans
« traverser » l' œuvre du juriste. Exemples entre mille : pour G. Duso ou
A. de Benoist, politique et État achèvent de se disjoindre lorsque l'État,
de sujet, devient un objet de la politique ou le lieu de son dépérissement au
profit d'autres instances'''. Mais le déclin ou la « neutralisation » de l'État
ne signifie surtout pas le déclin du politique ni la « neutralisation » de la
relation ami-ennemi, conclut Schmitt en 197 1 . Le politique reste « inéluc­
table »65 1 .
648 Die Kernfrage des Volkerbundes, p . l l ; La notion de politique, p.87.
649 Ibid, pp.71-75.
650 Cf. G. Duso, M. Tronti, G. Miglio : « Oltre Schmitt », in Lapolitica oltre la Siato, Ibid,
ppAI-47 ; A. de Benoist, préf. àDu politique... , pp.XN-XV
65 1 « Der Begriff des Politischen. Vorwort von 1971 ZUT italienischen Ausgabe » , pp.269-
273.
712 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

AFFI RHATION DU POLITIQUE, HORALE ET CRITIQUE DU LlBERALIS H E

L'idée que la guerre, non la paix, constitue l'horizon de la politique, d'où


la primauté du concept d'ennemi par rapport à celui d'ami, peut conduire à
deux positions. On verra dans l' État, au moins l 'État de droit, l'institution
qui permet de dépasser la crainte de la mort violente. Le libéralisme a ainsi
une conception instrumentale de l' État, mis au service de la vie, de la li­
berté et de la propriété des individus. Ou bien, l'hostilité ne pouvant jamais
être entièrement éliminée, on continuera de voir dans le risque du conflit
mortel l'essence de la relation politique. Qu'on insiste sur le droit à la sé­
curité ou sur l' inéluctabilité du conflit, les conséquences de la définition
du politique par les situations extrêmes, de Machiavel et Hobbes à Max
Weber et Carl Schmitt , changent donc profondément. D'un côté, il s'agira,
au nom du « progrès de la civilisation », de dépasser l'existence politique
en la résorbant dans des activités économiques, sociales, culturelles ... De
l'autre, il s'agira, au nom des « valeurs héroïques », de préserver l'exis­
tence politique en affirmant sa supériorité à l'économie, à la société, à la
culture ... Telle est la problématique dujuriste652 •

LA « PHILOSOPHIE DE LA CULTURE » FACE AU JUS VITAE AC NEUS

La « vérité » du politique, qui implique l'hostilité et la guerre, bat en


brèche l'autonomie du sujet, car elle le soumet à une obligation supra-per­
sonnelle. Avant Hegel, Pufendorffavait déjà observé que l'état politique est
tout autre que l'état social, parce qu'il implique pour l'homme un change­
ment radical de condition, à savoir « l'assujettissement à une autorité qui
englobe entre autres le droit de vie et de mort sur lui-même »653. L'individu
peut être libre dans les sphères de l'économie, de la société, de la culture ;

65 2 Ph. Raynaud, Op. cit., pp.179-l 83 ; H.-J. Arndt : « Der Begriff des Politischen in der
Politikwissenschaft nach 1945 », in H. Quaritsch, Ibid, pp.509-5 l5.
653 A. Dufour : « Jusnaturalisme et conscience historique. La pensée politique de Pufen­
dorff », in Cahiers de philosophie politique et juridique : Des théories du droit naturel,
Caen, Centre de Publications de l'Uinversité de Caen, 1988, pp. l O l-125, p.108. La guerre
représente la « situation absolue », dit Simmel ; elle ramène à la conscience cette réalité
de la mort que l 'homme moderne tente de refouler, renchérit Scheler (D. Losurdo, Op.
cit., p.78).
LE CONCEPT DU POLITIQUE 713

il ne l'est plus face au politique. I l « peut, observe Léo Strauss, donner sa


vie volontairement pour la cause qu 'il voudra ; c 'eS/; là, comme tout ce
qui eS/; essentiel à l'homme dans une société. . . libérale, une affaire tout
à fait privée, c 'eS/;-à-dire relevant d'une décision libre ». Mais la guerre
le place dans une situation qui le contraint existentiellement. La « liberté
pour la mort » de la décision individuelle cède la place au « sacrifice de la
vie » que l'État est en droit d'exiger654• « La guerre n 'eS/; pas seulement
'le moyen politique ultime ', c 'eS/; l'épreuve décisive, etpas seulement dans
un domaine 'autonome ' -celui du politique- mais tout simplement pour
l 'homme parce qu 'elle a une relation permanente à la possibilité réelle
de provoquer la mort physique ; cette relation, conS/;itutive du politique,
montre que lepolitique eS/;fondamental et nonpas un 'domaine relativement
autonome 'parmi d'autres. Le politique eS/; lefacteur décisif».

C'est ce passage du Commentaire de Léo Strauss de 1932 que Carl Sch­


mitt développe en 1933 -le premier renforçant la position du second en
interprétant son intention théorique comme une tentative de réfutation
radicale de la « philosophie de la culture » libérale- pour souligner son
opposition à cette philosophie et à ses « domaines autonomes ». On ne
pourra continuer à parler de « l'autonomie » de la morale, de l'art, de
l'économie... , dit-il, qu'aussi longtemps que l'on méconnaîtra la nature
du politique. Du point de vue du libéralisme, « la culture », c'est la totalité
« de la pensée et de l'action des hommes » qui se distribue en « domaines
divers et relativement autonomes ». Or, en affirmant la spécificité du pop
litique, « non au sens où il correspondrait à un domaine nouveau qui
lui serait propre », le juriste conteste cette théorie des « domaines autoe
nomes ». Cette contestation implique « une critique fondamentale du
concept dominant de culture ». Cette critique passe d'abord par celle de
l'autonomie de l'art, axe central de la « philosophie de la culture » libérale.
Précisément, du Politische Romantik de 1 91 9 au Hamlet oder Hekuba de
1956, en passant par la conférence sur « L 'ère des neutralisations et des
dépolitisations » et les versions du Begriff, Schmitt récuse continûment
l'autonomie de l'art. « L 'évolution qui part de la métaphysique et de la
morale pour aboutir à l 'économie passe par l 'es/;hétique, déclare-t-il en

654K. L6with, Ibid, p.33. L'acte fondateur de toute polis, écrit G. Nicolas, c'est l'accep­
tation par ses membres de l'éventualité de leur sacrifice (<< De l'usage des victimes dans
les stratégies politiques contemporaines » , C&C, nOS, 1992-93, pp.129-163, p.130). Le
pouvoir politique, comme l'attestent les plus anciennes doctrines de la souveraineté, a
toujours été lié au pouvoir de signifier la mort (M. Revault d'Allonnes, Op. cit., p.121).
714 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

1929, et la consommation et lajouissance eSlhétiques, si raffinées soient­


elles, représentent la voie (directe) vers une emprise totale de l 'économie
sur la vie intellectuelle et vers une mentalité qui voit dans la production et
dans la consommation les catégories centrales de l 'exiSlence humaine ».
Après 1932, les remarques de Strauss poussent Schmitt à souligner encore
davantage son opposition à la conception libérale de l'art et à supprimer
carrément l'idée des « domaines relativement autonomes »655.

Par son commentaire, le philosophe protège le juriste, qui le lit attenti­


vement, du malentendu consistant à dire qu'« après que le libéralisme a
fait reconnaître l 'autonomie de l 'eSlhétique, de la morale, de la science,
de l 'économie, etc., (Carl Schmitt) veut quant à lui faire reconnaître
l 'autonomie du politique, contre le libéralisme mais en reSlant dans
l 'esprit des aspirations libérales à l'autonomie ». Un tel projet n'est pas
celui de Schmitt. Soulignant son opposition à ladite « philosophie de la
culture », il écrit, après les observations fuaussiennes : « l 'unité politique
eSl toujours, tant qu 'elle exiSle, l 'unité décisive, totale et souveraine. Elle
eSl 'totale ' parce que, d'une part, toute occasion qui se présente peut
devenir politique, et de ce fait, être concernée par la décision politique,
et que, d'autre part, l'homme eSl saisi tout entier et exiSlentieliement dans
la participation politique. La politique eSl le deSlin » 656 • C'est pourquoi il
ne saurait y avoir de « société » politique, mais seulement une « commu­
nauté » politique, car dans la mobilisation pour la guerre, comme en août
19 14, la « société » se transforme en « communauté ». Dans le conflit, ap­
paraît la force du lien communautaire, écrivait Hegel657• Du point de vue
de l' individualisme libéral, rien ne permet d'exiger le sacrifice de l'indi­
vidu. Au contraire, le jus vitae ac necis montre à la fois combien l'unité
politique - l'État- est au-dessus de toute espèce d'association et combien
sont précaires les « droits de l 'homme », puisqu'en cas extrême -en cas de
guerre, « vérité » du politique- l'État a la faculté d'ordonner à ses natio­
naux d'infliger la mort et de risquer leur vie'58 .

6 55 H. Meier indique que dans la conférence de 1929 telle qu'est ajoutée à l'édition de
1932, Schmitt a biffé et remplacé les mots « culture » et « culturel » pas moins de 31 fois
sur 54 occurrences.
6 56 « Que l ' État soit originel, impérieux, absolu, implacable ... , voilà précisément le
caractère purement politique que la conception... libérale est incapable de comprendre »,
proclame Niekisch (inA. de BenoiS!, préf. àEcrits nationaux-bolcheviks, Ibid, p.I2).
657 Ibid, pp.76-77.
658 La guerre fait comprendre que tout pouvoir est absolu, déclare Alain. Sur le monopole
étatique dujus belli et le monopole gouvernemental de l'exercice dujus belli, cf. H. Mey-
LE CONCEPT DU POLITIQUE 715

S[III1ITT, STRAUSS, !laBBEs

Le concept d'État étant redevenu problématique, la compréhension de


l'État exige un exposé élémentaire sur ce qui fonde l'État, c'est-à-dire
le politique. Si le libéralisme a cru pouvoir fonder l'État en niant le poli­
tique, l'idée s'impose à nouveau, avec la fin de « l 'ère des neutralisations
et des dépolitisations », que l'on ne peut saisir l'idée de l'État qu'après
avoir saisi l' essence du politique. Or, le mouvement essentiel de la mo­
dernité, dont le libéralisme est le moteur, est caractérisé par la néga­
tion du politique. Par conséquent, le premier mot contre le libéralisme,
comme l'a vu Strauss, c'est l'affirmation du politique. Le libéralisme a
« déformé et dénaturé l 'ensemble des notions politiques ». Mais il n'a pu
échapper au politique, ses « neutralisations » et « dépolitisations » ayant
eu elles-mêmes un sens politique. Il « a fait de la politique en parlant
un langage antipolitique ». Ressaisir la « vérité » du politique implique
donc d'affirmer le politique contre le libéralisme. Jusqu'en 1933, Schmitt
est conscient que le « sySlématisme de la pensée libérale » n'a pas été
remplacé en Europe, « en dépit de ses revers ». Il signale par là même
la difficulté de son entreprise puisqu'il se trouve contraint d'utiliser des
éléments de cette pensée. Aussi la mise en place de ses idées n'est-elle
que provisoire. Comme il le dit lui-même, il veut simplement «fournir un
cadre théorique à un problème non délimitable », « un point de départ ».
Strauss renforce ses intentions en interprétant sa position théorique comme
une tentative de négation rigoureuse et cohérente du libéralisme : c'est
une « critique radicale du libéralisme qu'il ambitionne ». Mais le juriste,
poursuit-il, ne mène pas cette critique à son terme car, telle qu'elle est
menée, elle reste « contenue (dans) le 'sySlématisme de lapensée libérale '
toujours vainqueur à ce jour ». Ce qui l'intéresse donc, « c 'eSl la critique
du libéralisme faisant signe vers son accomplissement ». Or, celle-ci
« n 'eSl possible que si elle s 'appuie sur une compréhension adéquate de
Hobbes », le fondateur du libéralisme d'après Strauss. Mais Schruitt n'a
pas compris Hobbes. Tel est le noyau du commentaire straus sien, qui voit
une contradiction centrale dans le fait que le juriste allemand se place sous
le patronage du philosophe anglais.

rowitz : « Armistice et résistance », RED!, 1/1978-79, pp.231-273, p.250.


716 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

1. LA PIVERGENCE PES NOT/ONS IIOBBES/ENNE ET SCIIN/TT/ENNE PU POlIT/QUE

Strauss montre que l'auteur du Begriff a remis en vigueur le concept


hobbesien d'« état de nature », car sa notion du politique n'est pas autre
chose que le Slatus naturalis rejeté dans l'oubli par la «philosophie de la
culture ». Celle-ci, arguant de l'autonomie de la « culture » dans sa totali­
té, a oublié que cette « culture » est « culture de la nature » et que son fon­
dement ultime, c'est la nature humaine. Cette nature humaine, Hobbes la
pense à partir de la situation-limite qu'est la lutte à mort. Il définit le Slatus
naturalis comme un Slatus belli, lequel « ne consiSle pas dans un combat
effectif, mais dans une disposition avérée allant dans ce sens ». Or, pour
Schmitt aussi, le politique ne réside pas « dans la lutte elle-même », mais
« dans un comportement commandé par l 'éventualité effective de celle­
ci ». De ce point de vue, le politique est donc « le status 'naturel', fonda­
mental et extrême de l 'homme !!. Strauss est conscient que « l'état de na­
ture » de l'Allemand est toutefois très différent de celui de l'Anglais. Chez
celui-ci, il s'agit d'un état de guerre abstrait entre individus, où chacun
est l'ennemi de chacun. Chez celui-là, il s'agit d'un état de guerre concret
entre groupes, la relation politique étant orienté par l'ennemi et l'ami. Sur­
tout, Hobbes conçoit le Slatus naturalis comme un état qui doit être dépas­
sé et aboli dans le Slatus civilis, la disparition de la peur de l'autre ne fai­
sant qu'un avec l'institution de l'État, dont la fonction est de délivrer les
hommes du bellum omnium contra omnes. « A cette négation de l 'état de
nature ou du politique, Schmitt oppose l 'affirmation du politique ». Cette
opposition est masquée par le fait que, chez le philosophe de Malmesbu­
ry, « l'état de nature » subsiste entre les nations et qu'il n'y a donc pas
une « négation totale du politique ». Plus généralement, l'enracinement
anthropologique du conflit implique que l' artifice ne pourra jamais se subs­
tituer entièrement à la nature. La paix reste menacée, à l'intérieur comme
à l'extérieur, car il n'y a pas parmi les hommes une raison universelle qui
ferait l'accord de tous les peuples.

Mais la différence avec le juriste devient manifeste lorsque le politique


est perçu comme une « réquisition exiSlentielie par une force inveSlie
d'autorité ». Pour Schmitt, l'État peut exiger des citoyens qu'ils soient
prêts à tuer et à mourir. Pour Hobbes, l'État est déterminé par une re­
vendication de l'individu (la sécurité) s'appuyant sur un droit naturel (le
droit d'autoconservation) antérieur et supérieur à l'État. En ce sens, l'État
LE CONCEPT DU POLITIQUE 717

ne peut exiger de l'individu qu'une obéissance conditionnelle, qui n'entre


pas en contradiction avec la préservation de la vie, dont la protection est
la raison dernière de l'État. S'il affirme qu'un citoyen ne peut refuser
de risquer sa vie dans la guerre, lorsque le salut de l'État l' exige, c'est
seulement parce qu'il est rationnel que le citoyen protège dans la guerre
l'institution qui assure sa protection dans la paix. Tous les devoirs civiques
dérivent du droit à la vie, seul droit inconditionnel. L'individu est terminus
a quo et terminus ad quem de la construction hobbesienne. Par conséquent,
si l'on entend la politique au sens schmittien, il faut dire que l'auteur du
Léviathan voulait affranchir les hommes de cette politique-là et qu'il est
le penseur « antipolitique » par excellence (P. Manent). S'il souligne le
caractère dangereux de l'homme pour l'homme, c'est dans l'intention de
domestiquer ce caractère, tout comme il essaie de surmonter le S/;atus na­
turalis. Plus encore, il considère comme innocente la « méchanceté » de
l'homme, puisqu'il nie le péché. Et il nie le péché parce qu'en relativiste,
il ne reconnaît aucune obligation supérieure qui restreindrait la liberté hu­
maine. « Avec un tel point de départ, on ne peut élever des objections de
principes contre la proclamation des droits de l 'homme considérés comme
des revendications adressées par l 'individu à l 'État et contre l 'État ».
Léo Strauss développe et précise son propos en 1954 : « s 'il nous eS/;
permis d'appeler libéralisme la doctrine politique pour laquelle le fait
fondamental réside dans les droits naturels de l 'homme. . . et pour laquelle
la mission de l 'État consiSle à protéger (ces) droits, il nous faut dire que
le fondateur du libéralisme fut Hobbes »659.

2. « l 'AFFIRMATION PU POlITIQUE » CONTRE « L 'AFFIRMATION DELA aVIllSATION »

L'opposition entre Hobbes et Schmitt ne se limite pas à la seule perspec­


tive de l'épreuve décisive qu'est la guerre. Elle porte aussi et surtout sur
le conflit entre « l'affirmation du politique » et « l' affirmation de la civi­
lisation ». Strauss montre que les principes individualistes qui poussent
l'Anglais à « nier » le politique sont les principes à l'origine du projet vi­
sant à « l'unité du monde » dépolitisé et pacifié. C'est précisément contre
ce projet, on le verra, que l'Allemand défend l'idée de « l'inéluctabilité »
du politique. Hobbes est l' initiateur de l'idéal bourgeois de la civilisation,
l'idéal de la sécurité et de la prospérité, qui est à la base de la théorie des

659 Droit naturel et histoire, Op. cit., pp.165-166.


718 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

droits subjectifs développée par le libéralisme. Si sa doctrine individua­


liste est adossée à une doctrine autoritaire, c'est parce qu'« il sait et voit
contre quoi il faut imposer l 'idéal libéral de la civilisation : . . . contre la
méchanceté naturelle de l 'homme ; dans un monde qui n 'eSlpas libéral,
il inSlalie les fondements du libéralisme contre. . . la nature non libérale de
l 'homme, tandis que ses successeurs, ignorants de leurs présupposés et de
leurs fins, font confiance en la bonté originelle de la nature humaine... ou
nourrissent l 'espoir, sur la base d'une neutralité censément scientifique,
d'améliorer la nature, alors que rien dans l'expérience que l 'homme fait
de lui-même ne permet de l 'espérer ». L'idéal hobbesien : paix, sécurité,
prospérité, corrobore parfaitement la définition polémique du bourgeois de
Hegel, reprise par Schmitt. L'affirmation du politique équivaut au refus de
l'existence « bourgeoise » dont l'Anglais fait l'éloge, puisqu'il remplace
l'ethos de l'honneur par l'ethos de la crainte, passion rationnelle à l'ori­
gine du Slatus civilis. In fine, l'auteur du Léviathan, dans un monde non
libéral, jette les fondations du libéralisme, tandis que l'auteur du Begriff,
dans un monde libéral, entreprend la critique du libéralisme, dont il voit la
racine dans la négation hobbesienne de « l'état de nature ».

3. LA RÉÉVALUATION SUIMITTIENNE DE LA PENSÉE IIOBBESIENNE

De 1927 à 1933 et au-delà, Carl Schmitt a modifié sensiblement son


avis sur Hobbes, de manière extrêmement significative après le Commen­
taire de Léo Strauss. En 1927, il est « de loin le plus grand et peut-être
le seul penseur politique vraiment sySlématique ». En 1932, il devient
un « grand et vraiment sySlématique penseur ». En 1933, il n'est plus
qu'« un grand et vraiment sySlématique penseur », chez qui, « malgré son
individualisme extrême, la conception 'pessimiSle ' de l 'homme eSl si forte
qu 'elle maintient. . . le sens politique ». La caractérisation de la doctrine
hobbesienne se transforme parallèlement. En 1927, le juriste parle de « son
sySlème de pensée spécifiquement politique » ; en 1932, d'« un sySlème de
pensée spécifiquement politique » ; en 1933, d'« un sySlème de pensée qui
sait encore poser des queSlions spécifiquement politiques et y répondre ».
De 1934 à 1938, la critique de la philosophie du droit et de la philosophie
de l'État de l'Anglais se précisera. Les modifications apportées au Begriff
en 1933 montrent que l'auteur suit son commentateur, même s'il ne cite pas
LE CONCEPT DU POLITIQUE 719

ce « savant juif » 660. Primo, Hobbes n'est pas un penseur « politique » au


sens où le juriste entend ce terme. Secundo, ses principes individualistes,
en particulier sa désignation de la mort violente comme « le plus grand des
maux », contredisent l'affirmation schmittienne du politique. Tertio, mal­
gré son idéal bourgeois de la civilisation, son pessimisme anthropologique
maintient chez lui le sens du concept. C'est pourquoi Schmitt ne peut être
totalement considéré comme un « anti-Hobbes ». Fait significatif : à partir
de 1938, il identifie son destin à celui du solitaire de Malmesbury.

[RITIQUE LIBÉRALE PE LA POlITIQUE ET « INÉLUCTABIlITÉ » PU POlITIQUE

Le libéralisme n'a pas échappé au politique. Mais « la négation du


politique impliquée dans tout individualisme conséquent » fait qu'il
n'existe pas de théorie libérale du politique ni de politique libérale, mais
seulement une critique libérale de la politique. En découle une pratique
d'opposition à l'égard de l'État, de l'Église ou de toute puissance poli­
tique. « Très sySlématiquement, la pensée libérale élude ou ignore l 'État
et la politique pour se mouvoir dans la polarité caractériSlique et toujours
renouvelée de... la morale et (de) l'économie. . . Cette défiance critique à
l 'égard de l'État et de la politique s 'explique aisément par les principes
d'un sySlème qui exige que l 'individu demeure terminus a quo et terminus
ad quem. L 'unité politique doit exiger, le cas échéant, que l'on sacrifie
sa vie. Or, l'individualisme de la pensée libérale ne saurait en aucune
manière rejoindre ou juSlifier cette exigence ». De ce point de vue, seul
l'individu a le droit de disposer de sa vie : « il n 'exiSle pas d'ennemi contre
lequel il ait l'obligation de se battre à mort s 'il n 'y consent lui-même ». A
cette attitude, lejuriSle oppose la théologie du pro patria mori661 • Refoulant
la politique et l'État, les assimilant à la « violence » ou à « l'arbitraire »,
la doctrine libérale se meut entre la morale et l'économie. Schmitt ramène
les multiples courants du libéralisme à ces deux pôles. L'État de droit et la
propriété privée, expression des pôles de la morale et de l' économie, sont
les instruments privilégiés de la dénonciation du politique et de la restric­
tion de l'État. Le libéralisme développe ainsi une série de méthodes visant
à freiner, à séparer et à contrôler la puissance publique, pour édifier un sys-

660 « Il Leviatano ... », p.71.


66 1 Cf. E. Kantorowicz, Op. cit., pp.172-196.
720 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

tème rechtsSlaatlich d'équilibres au profit de la liberté individuelle662 • Tan­


dis que le concept politique de lutte devient discussion ou concurrence66 3,
l'État devient société, la souveraineté, propagande ou contrôle, la volon­
té de se défendre contre l'ennemi, « idéal social » ou calcul économique,
etc. Le politique et l'État sont soumis à une morale individualiste d'une
part, à des catégories économiques d'autre part. Le libéralisme reconnaît
« l'autonomie » des divers domaines de la vie humaine : art, morale, droit,
économie, science, qui s'affranchissent tour à tour de la religion et de la
politique. Seuls les concepts politiques sont soumis aux principes « nor­
matifs » de la morale, du droit ou de l' économie. Mais « la réalité concrète
de l'exiSlence politique » n'est pas commandée par des « normes » ou des
« abstractions », car « ce ne sont jamais que des hommes... qui dominent
d'autres hommes ». L'idée d'un règne de la morale, du droit ou de
l'économie, a nécessairement un sens politique concret, car le système li­
béral prétendu « apolitique » de la polarité morale-économie n'échappe
pas à la logique « inéluctable » du politique.

La doctrine libérale a été l'instigatrice, de Constant à Oppenheimer en


passant par Spencer, de la grande antithèse entre progrès, économie et
liberté d'une part, guerre, politique et dictature d'autre part. La critique
de la politique et de l'État s'est en effet appuyée sur une « conSlruction
métaphysique », qui a pris la forme d'une « philosophie de l'histoire » axée
sur l'idée de « progrès ». Celui-ci a été conçu par le XVIII'm, siècle rationa­
liste comme « un perfectionnement intellectuel et moral de l 'humanité ».
Avant l'œuvre d'Auguste Comte, le traité de Benjamin Constant sur L 'es­
prit de conquête illustre parfaitement l'axiome libéral du dépassement de
l'âge religieux et militaire par l'âge de la science et du commerce, qui
sembla survenir après 1 8 1 5. Mais « il y a longtemps » que la coalition de la
morale et de l'économie a « liquidé son adversaire, les veSliges de l 'État
absolutiSle et de l 'ariSlocratie féodale » et qu'elle a donc perdu « toute
662 Le libéralisme est un « art de la séparation » (M. Walzer).
66 3 La solution libérale des conflits, d'après J. Baechler, a pour objectif la suppression de
1'hostilité par la transfOlmation des ennemis en adversaires. Elle consiste : à désamorcer
les conflits en les rejetant dans la sphère privée, donc en les neutralisant ; à traiter ration­
nellement les intérêts, afin d'éliminer les combats entre ennemis au profit de concurrenc­
es entre adversaires (Op. cil., pp.371-379). L'opposition politique peut alors devenir un
« différend », au sens de H. Morgenthau : rationnellement fOllllulé et délimité, l'objet du
différend peut donner lieu à une discussion aboutissant à un compromis d'intérêts entre
les parties (Op. cil., pp.66-73).
LE CONCEPT DU POLITIQUE 721

signification actuelle ». Plus encore, la « foi » dans le progrès, qui était le


nerf de la modernité, s'est largement évanouie depuis la Grande Guerre.
Pourtant, « l'atmosphère intellectuelle de l 'Europe demeure chargée de
cette interprétation de l 'h iSlo ire conçue au X1J(i,m, siècle », dont les thèses
d'Oppenheimer sont le meilleur exemple. Cet auteur s'attache à disqua­
lifier le politique et l'État, par opposition à l'économie et à la société.
D'après lui, l'économie, qui sert à définir la société, c'est l'échange, c'est­
à-dire la justice et la paix. Par contre, la politique, qui sert à définir l'État,
c'est la violence, c'est-à-dire l'injustice et la guerre. La hiérarchie hégé­
lienne entre l'État et la société est donc renversée au profit de la société,
érigée en sphère de la liberté, et au détriment de l'État, dégradé en sphère
de l'arbitraire. Schmitt réfute ce système de « disqualifications morales ».
Une société fondée sur l'échange et le contrat n'est pas juste et pacifique
eo ipso, car l'échange et le contrat peuvent fort bien se muer en système
d'exploitation et d'oppression. En outre, « il eSl des choses qui n 'ont pas
de valeur d'échange », l'indépendance politique par exemple, « quel que
soit le prix de la corruption ». Enfin, une domination prétendue apolitique,
sur une base économique, n'est qu'une « imposture » car elle évite la visi­
bilité et la responsabilité politiques.

La polarité morale-économie ne suffit pas à « à dépolitiser le monde »


ni à éradiquer l'État. Les antagonismes économiques sont devenus
politiques. Ce n'est pas l' économie qui est le destin, selon le mot de Rathe­
nau : le « deSlin demeure politique » car c'est l'économie qui est devenue
politique « etpartant, deSlin ». Le système « antipolitique » du libéralisme
n'échappe à la vérité du politique. Il participe aux relations d'hostilité exis­
tantes ou il en provoque de nouvelles. Seule la terminologie est paci­
fiste, « vu qu 'elle participe de l'essence de l'idéologie libérale ». Mais un
impérialisme fondé sur la « morale » et « l'économie !! dispose de moyens
de coercition aussi efficaces que l 'emploi de laforce armée. Les méthodes
politiques masquées du libéralisme aboutissent ainsi « à l 'élaboration
d'un vocabulaire nouveau, d'essence pacifique, . . . où il n 'eSl queSiion
que d'exécutions, de sanctions, . . . de sauvegarde des traités, de police
internationale et de mesures deSlinées à garantir la paix. L 'adversaire ne
porte plus le nom d'ennemi, mais en revanche, il sera mis hors la loi et
hors l'humanité pour avoir rompu etperturbé lapaix, et une guerre menée
aux fins de conserver ou d'étendre des positions de force économiques
aura àfaire appel à une propagande qui la transformera en croisade ou en
722 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

dernière guerre de l 'humanité. La polarité morale-économie exige qu 'il en


soit ainsi ». Ce système d'allure pacifiste ne sert qu'à maintenir, modifier
ou aggraver les rapports ami-ennemi, sans qu'il puisse se soustraire aux
conséquences de ces rapports. La bipolarité libérale a été appliquée à la
structure du traité de Versailles : morale d'un côté (reconnaissance forcée
par le Reich de sa responsabilité pour tous les dommages de guerre, ces­
sions territoriales en vertu du principe du droit des peuples ... ), économie de
l'autre (réparations, exclusion du bénéfice de la clause de la nation la plus
favorisée ... ). D'où l'impossibilité de fonder une véritable paix, concept
politique, et l'inflation des traités.

AFFIRMATION PU POlITIQUE, AFFIRMATION PE l 'ÉTlIIQUE

L'affirmation schmittienne du politique est une affirmation de l'éthique,


au sens hégélien. Comment cela s'accorde-t-il avec la polémique contre la
morale qui traverse le Begriff? L'explication, c'est que « morale » signifie
ici une morale particulière, qui est en totale contradiction avec le politique,
à savoir la morale humanitaire et pacifiste. Comme Max Weber", Carl
Schmitt identifie morale et morale humanitaire. En ne se détachant pas
de la conception de ses adversaires, il ne remettrait donc pas en cause la
prétention de cette morale-là à être la morale. C'est pourquoi, selon Léo
Strauss, « il reSle prisonnier de la thèse qu'il combat ». Cela ne l'empêche
pourtant pas de porter un jugement éthique sur la morale au sens libéral.
L'affirmation du politique requiert ainsi une conception éthique, même si
la compréhension du politique tend à infirmer tout jugement normatif sur
le politique. L'affirmation de l'éthique consubstantielle à l'affirmation du
politique équivaut au double refus de « l'existence du bourgeois » et de
« l'idéal de la civilisation », qui entend faire de ce type d'existence un des­
tin universel, en prétendant construire une société sans politique ni État.
Cette double affirmation correspond à la récusation de l'individualisme au
nom de la vertu civique.

664 Sur la sociologie wébérienne du politique et de l' État, cristallisée autour des notions
de domination, violence et puissance, cf. M. Weber : Le savant et le politique, Paris, Plon,
1959 (1919), préf. R. Aron. Sur la primauté du conflit chez Max Weber, son ethos guerrier
par opposition à la morale pacifiste, sa volonté, via le nationalisme et la Machtpolitik, de
préserver, contre la bureaucratisation, les chances d'une existence « authentique » c'eSl-à­
dire « tragique » , cf. L. Strauss, Ibid, pp.69-73 ou C. Colliot-Thélène, Ibid, pp.193-257.
LE CONCEPT DU POLITIQUE 723

Si Hegel, selon le juriste, est un « penseur politique », c'est aussi parce


qu'il a contre-distingué le bourgeois du citoyen : la condition bourgeoise,
inscrite dans le droit privé et l'économie marchande, est la négation de
l'éthique de l'État665• Se référant à cette «première définition polémique et
politique », Schmitt caractérise le bourgeois comme « 1 'homme qui refuse
de quitter sa sphère privée non politique, protégée du risque, et qui, établi
dans la propriété privée et dans la juSlice qui régit la propriété privée, se
comporte en individuface au tout, qui trouve une compensation à sa nullité
politique dans les fruits de la paix et du négoce, qui la trouve surtout dans
la sécurité totale de cettejouissance, qui prétendpar conséquent demeurer
dispensé de courage et exempt du danger de mort violente »6661 • Mais l'in­
dividu n'a d'existence « authentique » qu'au sein d'une communauté pour
laquelle il est prêt au sacrifice. Lorsque le citoyen s'expose au risque de
la mort violente pour son peuple, dit Hegel, le courage prend « la figure
la plus haute » : c'est un courage personnel « qui n 'eSlplus personnel » 667.
Clausewitz, de son côté, célèbre dans la guerre, le « courage d'endosser
des responsabilités », le « courage face au danger moral » et le triomphe
sur « l'indécision » grâce à « l 'acuité d'un esprit devinant toute vérité » 668.
Quant à Max Weber, il souligne que l'État peut exiger « de l 'individu qu 'il
affronte le sérieux de la mort pour les intérêts de la communauté »669. Au
contraire, l' idéal libéral d'un monde pacifié est l'idéal d'« un monde sans
politique ». « Ce monde-là pourrait présenter une diversité d'oppositions
et de contraSles peut-être intéressants, toutes sortes de concurrences et
d'intrigues, mais il ne présenterait logiquement aucun antagonisme au
nom duquel on pourrait demander à des êtres humains defaire le sacrifice
de leur vie ».

Cet idéal d'un « état idyllique de paix universelle où la dépolitisation


eSl totale et définitive », le juriste ne le rejette nullement comme « utoe
pique ». Ne déclare-t-il pas qu'il ignore s'il ne pourrait se réaliser ? Il l'a
en horreur. Un monde sans distinction ami-ennemi est un monde où « il

66'Ph. Raynaud, Ibid, pp. 179-183 ; J.-F. Kervégan, Ibid, pp. 181-191.
666 Cf. aussi Théorie de la ConStitution, p.388.
667 G.W.F. Hegel : Principes de laphilosophie du droit, Op. cit., pp.324-333 ; A. Philonen­
ko : Essais sur la philosophie de la guerre, Paris, Vrin, 1976, « Ethique et guerre dans la
pensée de Hegel », pp.55-66.
668 C. von Clausewitz, Op. cit., pp.51-69.
669 ln C. Colliol-Thélène, Ibid, p.214.
724 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

n y aura plus que des faits sociaux purs de toute politique : idéologie,
culture, civilisation, économie, morale, droit, arts, divertissements, etc.,
mais il n y aura plus ni politique ni État ». Strauss insiste sur le mot
« divertissements » car il est lefinis ultimus de l'énumération. Ce que Sch­
mitt cherche à faire comprendre, dit-il, c'est que le politique et l'État
sont la seule garantie qui préserve le monde de devenir un monde de
« divertissements », dépourvu de sérieux. En 1963, l'auteur du Begriff
note que son commentateur a souligné à juste titre ce mot. A cette date,
il mettrait « jeu » (Spiel) pour faire ressortir l'opposition à « sérieux »
(ErnSl) . Il en profite pour dénoncer l'application de la théorie des jeux en
politique : « amitié et hoSlilité y deviennent des éléments de calcul et y
sont toutes deux abolies, à l'exemple dujeu d'échecs ». Ce n'est pas par
hasard s'il utilise en 1932 ledit mot, qui a une longue histoire derrière lui.
Pascal appelait « divertissements » ce par quoi les hommes se fuient eux­
mêmes67'. Hegel parlait des « divertissements » auxquels se livrent ceux
qui renoncent au risque politique67!. Quant à Clausewitz, il voyait dans la
guerre « un moyen sérieux au service d'une cause sérieuse », la guerre
étant le « côté sérieux » de la vie ; l'homme y est placé devant le risque
de son trépas ; c'est l'homme nu qui apparaît alors67'. Le « sérieux » de la
guerre rend ainsi contingent et relatif ce qui est, par nature, contingent et
relatif : la vie, la liberté, la propriété privées, tout ce à quoi l'état de paix
semble conférer aux individus une valeur suprême. Un monde sans poli­
tique, si « intéressant » et « divertissant » fût-il, n'a rien qui puisse exiger
des hommes qu'ils risquent leur vie. Dans un monde politique, il peut y
avoir quelque chose qui justifie ce risque. Schmitt exprime son effroi et son
mépris pour l'idéal d'un monde dépolitisé. Cet idéal ne saurait être celui
d'un homme digne de ce nom. Il n'est possible qu'en raison de l'oubli des
enjeux véritables, en raison aussi de l'oubli du Sacrifice en Croix de Jésus.
L'affirmation du politique contre un idéal qui réduirait l'humanité à « une
société coopérative de consommation et de production », est décidément
une affirmation de l'éthique. « Le sérieux de la vie humaine eSl menacé
quand le politique eSl menacé », écrit Strauss en écho. En augustinien,
Schmitt récuse la «paix de Sardanapale », le régime de lâche tolérance

67°0. Laberthonnière, Op. cif., p.4.


67! G.w.F. Hegel, Ibid, p.69.
672 A. Philonenko : « Clausewitz ou l'œuvre inachevée : l'esprit de la guerre », RMM, n04,
1990, pp.471-512, pp.473-474.
LE CONCEPT DU POLITIQUE 725

et de jouissance qui ne veut pas que l'ennemi -celui qui n'admet pas cette
forme de bonheur- porte atteinte à sa félicité. Un chrétien ne saurait tolérer
ni cette « paix » ni cette « félicité »673.

AFFIRMATION PU POlITIQUE, AFFIRMATION P'UNE CAUSE

Léo Strauss observe qu' affirmer le politique en tant que tel revient à affir­
mer le combat sans souci de la cause pour laquelle il est mené, donc avoir
un comportement « neutre » à l'égard de tous les regroupements ami-en­

nemi. Carl Schmitt respecterait tous ceux qui sont prêts à se battre et à
périr, quel que soit le contenu de leur décision et le sens de leur action. Il
serait aussi tolérant que les libéraux, bien que pour des raisons opposées.
« Alors que le libéral tolère et respecte toutes les convictions 'honnêtes ' à
condition. .. que l'ordre légal et lapaix soient pour elles sacro-saints, celui
qui affirme le politique comme tel tolère et respecte toutes les convictions
'sérieuses ', c 'eS/;-à-dire toutes les décisions qui sont orientées vers la
possibilité de la guerre. L 'affirmation du politique comme tel se révèle. . .
être un libéralisme inversé ». Ainsi se vérifierait le constat straus sien que
le « sySlématisme de la pensée libérale » reste vainqueur et n'a pas été
remplacé. Ce constat recoupe la critique de Lôwith (ou de Koellreuter).
L'indifférence radicale à l'égard des contenus politiques caractériserait le
concept « formel » et « nihiliste » dujuriste, qui voit l'essence du politique
non plus dans la polis (l'ordre des choses humaines) mais dans le jus belli
(le cas extrême existentiel). La guerre, id eS/; le fait d'être disposé à tuer
et à mourir, serait « l'instant suprême », sans qu'importe la cause. Point
de vue corroboré par la récusation schmittienne du concept de « guerre
juste »674. Le critique de « l'occasionnalisme » aurait pu citer Jurieu, l'ad­
versaire de Bossuet : c'est par « occasion que les rois ont des ennemis à
vaincre, c 'eS/;par inSiitution qu 'ils ont des sujets à gouverner ». Th. Heuss,
qui deviendra Président de la République fédérale d'Allemagne, reproche
lui aussi au juriste (à l'instar de nombreux commentateurs nationaux-so­
cialistes) la réduction de « l 'essence du politique au formalisme indigent
de la relation ami-ennemi, la banalisation des différences spécifiques
entre engagements politiques, dont les valeurs respectives qui en font la
subSlance sont évacuées au profit de la forme anonyme du conflit comme
673 G. de Plinval : La pensée de saint AuguStin, Paris, Bordas, 1954, pp.164-174.
674 K. Lôwith, Ibid, pp.25-3 1.
726 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

tel »675 ' . Mais l'affirmation du combat comme tel n'est pas le « dernier
mot » de Schmitt. Srauss lui-même l'a reconnu. « Son dernier mot, c 'eSl
'l'ordre des choses humaines' ».

En 1933, le juriste, désireux d'éviter le malentendu selon lequel il af­


firmerait le combat sans se soucier de la causa, explicite l' ancrage et
l'orientation théologiques de son affirmation du politique. Il souligne
la « diSlinction métaphysique entre la pensée agonale et la pensée polin
tique », qui « apparaît dans toute analyse approfondie de la guerre ». Elle
est notamment apparue dans la confrontation entre Ernst Jünger et Paul
Adams. Le premier représente le principe agonal : « 1 'homme n 'eSl pas
fait pour la paix », tandis que le second voit le sens de la guerre dans
l'avènement de l'autorité, de l'ordre et de la paix. Dans cette controverse,
Schmitt ne se trouve pas du côté du nationaliste « belliciste », mais du
catholique « autoritaire ». Pas plus que l'art, le combat ne contient son but
en lui-même. Politique et guerre ne sont pas des éléments d'une « vision
eSlhétique du monde ». Des formules du type : « la résolution pour la
résolution » ou « décider pour décider » ne caractérisent pas leur véritable
substance. A cet égard, le juriste ne se situe pas dans la lignée de Nietzsche
ou de Max Weber. Il est dans une « opposition métaphysique » avec Jünger,
qui retire de la guerre la leçon de « l 'agonalité ». Il réaffirme cette oppo­
sition en 1936 676152 . Le différend sur l'essence du politique ne porte pas sur
la question : la politique peut-elle ou non renoncer au combat ? Elle ne le
pourrait pas sans cesser d' être la politique. Elle porte sur une autre question
: où le combat trouve-t-il son sens ? Dans la conception « agonale », celle
de Jünger ou de Baeumler, la guerre trouve en elle-même son sens, son
droit et son héroïsme. Elle est ainsi « mère de toutes choses » (Héraclite).
Dans la conception « politique », celle d'Adams ou de Schmitt, la guerre
est un moyen de la politique et son sens est d'être menée «pour faire
advenir la paix ». L'affirmation du politique est ainsi bien autre chose
que l'affirmation pure et simple du combat. La théorie schmittienne -sans
qu'elle adhère pour autant à la doctrine du bel/um juSlum- n'est donc pas
un « occasionnalisme » ni un « libéralisme inversé ». La morale huma­
nitaire et pacifiste n'est pas inversé en « son autre », la morale guerrière.
Le juriste occupe ainsi une position singulière dans la Kriegsidelogie al-

675 InA. Dorémus : « Introduction à la pensée de Carl Schmitt » , Ibid, p.658.


676 « Politib>, pp.547-549.
LE CONCEPT DU POLITIQUE 727

lemande de l'époque677• C' est dans la perspective « théologico-politique »


qui est la sienne qu'il « précise » sa pensée au sujet des guerres saintes et
des croisades de l'Église. En 1927, la rhétorique de la politique « pure » ne
leur laisse aucune place. En 1932, ce sont des « entreprises » qui « comme
d'autres guerres reposent sur une décision d'hoSlilité ». En 1933, elles
reposent « sur une décision d'hoSlilité particulièrement authentique et
profonde »678.

ANT� ROPOLOGI E POLITIQUE, PEŒ E ORIGI N EL ET T� EOLOGI E POLlTlQU E ( IV)

Carl Schmitt prétend fonder théologiquement le politique : le politique


se déploie entre ces deux extrêmes que sont le péché ou la « méchanceté »
humaine et le miracle ou « l'exception ». Parallèlement, la modernité libé­
rale est appréhendée comme une « chute », d'où l'attente d'une « rédemp­
tion » (M. Revault d'Allonnes). On sait que Léo Strauss a renforcé la po­
sition de l' auteur tout en faisant abstraction de sa théologie politique, mais
que les questions qu'il soulève et les contradictions qu'il révèle poussent
ce dernier « à donner des réponses qui font d'autant mieux ressortir la
foi sous-tendant sa doctrine » 679 . Ce « dialogue » entre le juriste et le phi­
losophe est particulièrement manifeste quand il porte sur les arguments
qu'avance le premier et que récuse le second pour prouver « l'inéluctabi­
lité » du politique, à savoir : l'affirmation du « caractère dangereux » de
l'homme, credo anthropologique dont le pivot est la foi dans le péché ori­
ginel.

677 Cf. D. Losurdo : Heidegger et l 'idéologie de la guelTe, Paris, PUF, 1998.


67 8 Sur cette partie, cf. La notion de politique, pp.65, 75, 78, 90-91, 95-98, 102, 106-108,
1 1 6-128, 190, 205, « L'ère des neutralisations et des dépolitisations », pp.138, 153, L.
Strauss : « Commentaire sur 'La notion de politique' », in H. Meier, Ibid, pp.129-141,
149-153, 155-160, H. Meier, Ibid, pp.27-35, 54-69, 73, 77, 95-98, 106, dont les citations
sont extraites.
679 H. Meier, Ibid, p.81.
728 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

PESSiI1lSI1E ANTIIROPOLOGIQUEET TIIÉORIE POlITIQUE

Le Begriff des Politischen s'appuie sur une anthropologie pessimiste.


Considérer l'homme comme un être « dangereux », pas simplement
« mauvais », est le postulat spécifique du politique au sens schmittien, non
le postulat de la théologie chrétienne. En effet, le problème de la nature
humaine n'a pas été tranché par la doctrine catholique, à la différence de la
doctrine protestante qui voit l'humanité radicalement corrompue. Elle ne
parle pas, à l'instar des penseurs contre-révolutionnaires du XIx'me siècle,
d'une déchéance humaine absolue. Elle parle seulement de « blessure »
en laissant subsister la possibilité d'aller vers le bien. D'un point de vue
religieux, l'abbé Gaduel ou Maritain ont donc raison de critiquer Donoso
Cortès ou Schmitt et ceux qui exagèrent la malignité de l'homme. Mais
l'Espagnol ou l'Allemand n'entendent pas suivre un dogme ; ils entendent
récuser l'axiome de l'homme bon, à travers une décision « théologico-po­
litique », id eS/; une prise de position sur la nature humaine. De leur point
de vue, en effet, toute doctrine politique prend d'une manière ou d'une
autre position sur cette question et toute doctrine politique « véritable »
se fonde sur une conception négative de la nature humaine' 80 . On pourrait
ainsi classer « toutes les théories de l 'État et toutes les doctrinespolitiques
en fonction de leur anthropologie sous-jacente », selon qu'elles posent en
hypothèse un homme mauvais ou un homme bon de nature.

Cette distinction « sommaire », inaugurée par l' opposition entre Maf


chiavel et More, renouvelée par Hobbes et systématisée par la confronta­
tion entre Donoso Cortès et Bakounine, peut revêtir de multiples formes.
Mais elle est déterminante, car on ne saurait échapper au présupposé an­
thropologique, souligne Schmitt. Les théories qui postulent un homme bon
de nature sont, d'une part, les théories libérales, d'autre part, les théo­
ries anarchistes. Pour les premières, la bonté de l'homme est un argument
pour mettre l'État au service d'une société qui « trouve son ordre en
elle-même ». Pour les secondes, la bonté de l'homme sert à la négation de
l'État, « le radicalisme ennemi de l 'État (croissant) enfonction de lafoi

68 0 Théologie politique l, pp.64-67. D'après Jacques Maritain, il y a un « pessimisme de


droite » qui agit comme s'il était faux que l'homme vienne et tienne de Dieu ; il évince
Dieu à force de mépriser 1 'homme. Il y a un « optimisme de gauche » qui agit comme
s'il était faux que l'homme vienne et tienne du néant ; il évince Dieu à force d'exalter
l'homme (Œuvres complètes, Ibid, pp.544-545).
LE CONCEPT DU POLITIQUE 729

en la bonté radicale de la nature humaine », car l'un est lié à l'autre. Le


libéralisme ne va pas si loin, car il « n 'ajamais été radical au sens politique
du terme !!. Rationaliste, il croit avant tout, avec Condorcet, que l'homme
est perfectible et que la pédagogie finira par rendre superfiu l'État. Il s'est
donc borné à soumettre le politique à la morale et à l'économie, à créer un
système de freins et de contrepoids à la puissance publique. Si le radica­
lisme révolutionnaire (celui de 1848) est plus profond et conséquent que le
modérantisme libéral (celui de 1789), et si ce radicalisme s'accentue aussi,
en sens inverse, dans la philosophie de la contre-révolution, cela est dû « à
l 'importance accrue des thèses axiomatiques sur la nature de l 'homme ».
Pour les anarchistes athées, l'homme est décidément bon ; tout mal est la
conséquence de la pensée théologique et des représentations de l'autorité
qui en dérivent ; seuls sont méchants les hommes qui tiennent l'homme
pour tel. A l'inverse, les contre-révolutionnaires catholiques radicalisent le
dogme du péché originel «pour enfaire une doctrine du caractère pécheur
et de la dépravation absolus de la nature humaine ». Le marxisme, lui,
tient pour superfiue la question anthropologique, car il croit pouvoir chan­
ger les hommes grâce à la transformation des conditions économiques et
sociales. Mais cette question ne saurait être évacuée, parce que « toutes
les théories politiques véritables poSl:ulent un homme corrompu, c 'eSl­
à-dire un être dangereux et dynamique, parfaitement problématique ».
Les « vrais » penseurs politiques, quelles que soient leurs différences, se
rejoignent dans ce postulat68Jl57, qu'ils reconnaissent ou non le dogme du
péché, ainsi de Machiavel, Hobbes, Bossuet, Hegel, Donoso Cortès (Sch­
mitt inclut Stahl en 1932, mais plus en 1933).

Les présupposés anthropologiques varient selon les secteurs d'activités.


Le pédagogue doit nécessairement tenir l'homme pour un être éducable
et perfectible. Le jusprivatiste part de l' adage : unus quis que praesumitur

68 1 A l'encontre de cette assertion, on remarquera avec C.-M. Herrera que le pessimisme


anthropologique n'est pas nécessairement incompatible avec le libéralisme, à preuve
les analyses d'Hamilton ou de Madison par exemple. En outre, Schmitt, en analysant la
critique kelsénienne du marxisme dans Die Diktatur. , qu'il considérait comme la meil­
..

leure de l'époque, avait reconnu que l'argumentation sur la nature humaine chez Kelsen,
utilisée pour la défense de la démocratie et la critique du communisme, avait un intérêt
spécifique dans la mesure où elle ne servait plus àjuSl:ifier une forme d'absolutisme poli­
tique. Si le juriste allemand rejette finalement ce type de pessimisme anthropologique,
c'est qu'il repose sur la psychanalyse (celle de Freud) et qu'il ne débouche pas sur un con­
servatisme politique mais sur un réformisme social (C.-M. Herrera, Op. cit., pp.261-262).
730 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

bonus. C'est pourquoi le droit civil suppose l'existence d'un État ayant
instauré la paix et l'ordre, qui permettent au citoyen d'être « bon », atti­
tude qu'on ne saurait attendre en période de guerre civile. Le moraliste
postule une liberté de choix entre le bien et le mal. Le théologien pense
que les hommes sont pécheurs et qu'il leur faut une rédemption. L'homme
politique « véritable » suppose que les hommes sont dangereux par nature.
Carl Schmitt voit une affinité spécifique entre dogmes théologiques et
théories politiques. Tandis que la politique suppose l'existence de l'en­
nemi, la théologie présuppose le caractère pécheur de l'homme. Hostilité
et péché du monde rendent impossible l'optimisme indifférencié propre
aux conceptions, libérales ou libertaires, de l'homme naturellement bon.
Dans un monde d'hommes bons, règnent la paix, la sécurité et la concorde.
Prêtres, hommes politiques ou militaires y sont superfius. « La corrélation
de méthode entre poSl:ulats théologiques et poSl:ulats politiques eS/; (donc)
évidente !!. Le politique trouve ainsi dans le péché originel sa justification
la plus profonde, puisque la négation du péché ne signifie rien d'autre que
l'anarchie. C'est précisément dans le chapitre consacré aux «fondements
anthropologiques des théories politiques » que le juriste met en évidence
l'ancrage théologique de son concept.

f)EL 'ANTIIROPOLOGIE A' LA TIIÉOLOGIE

Affirmer le politique revient à affirmer un pessimisme anthropologique.


La nécessité du politique a pour « présupposé ultime », écrit Strauss, la
thèse de la dangerosité humaine. Par conséquent, « le politique eS/; menacé
dans la mesure où le caractère de l 'homme eS/; menacé ». Or, ce carace
tère dangereux est-il indéracinable ? Schmitt lui-même ne parle que
d'« hypothèse » ou de « credo anthropologique !!. Si ledit caractère n'est
que supposé ou cru et pas su réellement, on peut penser que le contraire
est également possible et tenter d'éliminer ce caractère. « Si le caractère
dangereux de l'homme n 'eS/; que cru, alors il eS/;, et le politique avec lui,
menacé dans son principe », observe Strauss.

Que signifie « caractère dangereux » ? Essentiellement « besoin d'être


gouverné ». La vraie confrontation n'a pas lieu entre pacifisme et belli­
cisme ou entre internationalisme et nationalisme682 (le juriste refuse l'éti-

682 Strauss a analysé la convergence empirique de l'antagonisme : internationalisme pac­


ifiste/nationalisme belliciste et de l'antagonisme : anarchie/autorité. Le lien autorité/na-
LE CONCEPT DU POLITIQUE 731

quette de « belliciste » ou d'« impérialiste »). Elle a lieu entre les « théories
anarchiSles et autoritaires ». Dès 1 91 9, l'auteur de Politische Romantik
cite de Maistre : « l 'homme en sa qualité d'être à lafois moral et corrompu,
juSle dans son intelligence et pervers dans sa volonté, doit nécessairement
être gouverné » 683. Le caractère dangereux de l'homme est par conséquent
l'expression d'un besoin : le besoin d'être gouverné. Il ne peut être com­
pris que comme corruption morale. « Pour lancer la critique radicale du
libéralisme qu'il ambitionne, Schmitt doit. . . renoncer à l'idée que l 'homme
eSl méchant comme l'eSl l'animal etpar conséquent innocent, pour revenir
à la conception de la méchanceté humaine comme bassesse morale ». En
effet, l'opposition entre bonté et méchanceté perd son acuité voire son sens
quand la « méchanceté » est considérée comme « innocente ». Assimiler la
méchanceté de l'homme à celle de l'animal, revient à nier le péché origi­
nel. En effet, si cette méchanceté n'a pas de signification morale, elle cor­
respond simplement à la part d'animalité qui est en l'homme. C' est ainsi
que les philosophes du XVIIêm, siècle déclaraient « méchant » l'homme
de « l'état de nature », « à l 'image des animaux mus par leurs inSlincts ».
Chez Hobbes, cette « méchanceté » naturelle, donc « innocente », n' était
mise en relief que pour être combattue. Schmitt, lui, en parle avec sym­
pathie, puisqu'elle est censée prouver le caractère indéracinable du poli­
tique. Il est cependant obligé de ne pas considérer comme innocente la
méchanceté humaine, puisque le péché originel est le ressort de son credo
anthropologique. Ainsi, après que Strauss lui ait reproché de mettre en re­
lation la nature humaine et la formule : « animalité, inSlincts, passions »,
il efface en 1933 une série de passages pouvant donner l'impression d'une
telle équivoque. De même que l'homme est au-dessus de l'animal, la dis­
tinction ami-ennemi est au-dessus des conflits du règne animal. L'hosti­
lité entre les hommes contient une tension qui transcende de beaucoup
le naturel, écrit-il en 1959. Ce n'est pas la nature qui est en cause, mais
quelque chose de spécifique à l'homme, de plus que naturel, qui provoque

tionalisme s'explique de la manière suivante. L'homme étant méchant de nature, il a be­


soin d'être gouverné. L'instauration d'un gouvernement, c'est-à-dire le rassemblement
des hommes en une unité, ne s'effectue que contre d'autres hommes. Il y a ainsi une
tendance primaire de la nature humaine à fOlmer des groupes exclusifs. Cette tendance
à l'exclusion, et le regroupement ami-ennemi, sont donnés avec la nature de l'homme.
Ils sont donc en ce sens « destin ». La réalité de l'hostilité, de l'alliance et de la neutral­
ité entre groupes, « c'est ce que démontre l'histoire de l'humanité jusqu'à nos jours »
(<< Commentaire de 'La notion de politique' », Ibid, pp.147-148, 168-169).
683 1 59 In Romanticismo politico, p.20S.
732 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

la tension politique684• L'anthropologie du juriste s'enracine dans la tradi­


tion catholique révisée par les contre-révolutionnaires, pas dans la biologie
ou l'éthologie. S'il mentionne Plessner, l'un des fondateurs de « l'anthro­
pologie philosophique », pour qui l'homme est un être dangereux, il ne
se réfère jamais aux sciences naturelles. Il aurait pourtant pu trouver dans
les notions d'agressivité ou de territorialité, un appui « scientifique » pour
sa démonstration. Mais si le mal n'est qu'un prétendu « mal » parce qu'il
est biologiquement déterminé, donc sans dimension « morale », le risque,
inacceptable pour un catholique, serait de nier le libre arbitre et le péché.

L'enjeu véritable du chapitre consacré à « l'anthropologie » est


« l 'ancrage dupolitique dans le théologique » (H. Meier). D'après Strauss,
Schmitt ne parvient pas à prouver « l'inéluctabilité » du politique, dès lors
que celle-ci repose sur une dangerosité humaine qui n'est que supposée ou
crue, pas sue. Aussi le philosophe insiste-t-il sur l'insuffisance de la foi et
oppose-t-ille savoir à la foi. Mais le juriste ne se place pas sur le terrain de
« l'irréfutabilité » ; il se place sur le terrain de la « vérité », la vérité de la
foi. La Révélation est une source si absolue de « savoir intègre », au sens
de la gnose et non de la science, que face à la vérité du péché originel, tout
ce que l'anthropologie pourrait expliquer reste secondaire. La politique a
besoin de la théologie, car celle-ci en est la condition sine qua non. Peut­
elle « disparaître » ? On ne peut que la nier, pas l'éliminer, car elle ne peut
être que « sécularisée ». Théologie et politique sont donc « inéluctables ».
Ainsi, au lieu d'écrire comme en 1932 que dans un monde d'hommes bons,
théologiens et politiques sont « superfius », Schmitt écrit en 1933 : théo­
logiens et politiques « dérangent », ils ne dépérissent pas d'eux-mêmes, il
faut les combattre ou les exclure, donc renouveler la relation d'hostilité.
Il n'y aura finalement un monde de paix que lorsqu'aura été vaincue la
croyance en l'ultime distinction, celle entre « rachetés et non rachetés,
élus et non élus », ou lorsqu'aura disparu l'antagonisme des pacifistes et
des non pacifistes. L'essence du politique a un substrat théologique, parce
que le politique a une destination théologique. Au caractère impérieux du
choix entre le Christ et l'Antéchrist dans la sphère de la théologie, corres­
pond l'impossibilité d'échapper à la distinction ami-ennemi dans la sphère
de la politique. « J'ignore si la Terre et l 'humanité connaîtrontjamais » un

684 « Die planetarische Spannung zwischen Ost und West und der Gegensatz von Land und
Meer », p.26.
LE CONCEPT DU POLITIQUE 733

état dépolitisé « et quand cela se produira », déclare le juriste. Mais Strauss


fait remarquer qu'il ne peut se contenter de dire qu'« en attendant », cet
état « n 'exiSle pas ». Compte tenu de l'existence d'un mouvement puissant
qui veut éliminer la guerre, donc abolir le politique au sens schmittien, et
même s'il est admis que son éventualité subsiste « aujourd'hui », on peut
se demander si sa possibilité réelle subsistera demain ou après-demain. En
1932, Schmitt écrit : la dimension polémique est inscrite dans la nature hu­
maine, c'est pourquoi l'homme cesse d'être homme dès qu'il cesse d'être
politique. En 1933, il n'écrit plus « aujourd'hui », mais « à une époque
qui masque sous des prétextes moraux ou économiques ses oppositions
métaphysiques ». Les oppositions politiques resteront « inéluctables » auss
si longtemps que les oppositions métaphysiques seront elles-mêmes « iné­
vitables ».

AFFIRMATION PU POlITIQUE, AFFIRMATION PU RElIGIEUX

L'auteur du Begriff ne fait pas dépendre son affirmation du politique


d'une tendance primaire de la nature humaine à former des groupes exclu­
sifs, comme le pense Strauss. Dans Ex captivitate salus, c'est à l' origine
des temps qu'il situe la distinction ami-ennemi : « Adam et Eve avaient
deux fils, Caïn et Abel ; ainsi commence l'hiSloire de l 'humanité ». Telle
est la tension dialectique qui maintient l'histoire et cette histoire « n 'eSl
pas encore parvenue à son terme »685. Le politique est « destin » parce
qu'il maintient les hommes nolens volens dans l'histoire et face au juge­
ment, parce qu'il les fait participer, dit-il en 1950, à une « intervention de
l 'Eternel dans le cours du temps, qui fait souffler de grands témoignages
et croître de puissantes créations »686. L'ennemi garantit à l' existence son
« sérieux », c'est-à-dire son caractère politique. A tel point que Schmitt

685 Ex Captivitate Sa/us , Paris, Vrin, 2003, p.168. Du point de vue de l'anthropologie re­
...

ligieuse, là où Schmitt raisonne en telllles d'essence, d'autres commentateurs de la Bible


raisonnent en telTIles d'accident explicable et réparable, en aucun cas de fatalité engageant
toute 1'histoire humaine. Le juriste érige l'épisode caïnique en récit total et définitif. Mais
d'autres expliquent le meurtre d'Abel par Caïn par la non accession de l'idée de dualité
antinomique à celle de dialogue. L'ennemi n'est-il pas le produit d'une subjectivité close,
qui n'accepte pas d'être interrogée ? Le juriste se fixe sur la phase conflictuelle de sché­
mas qui se développent ailleurs vers une issue relationnelle (R. Draï, T. Cao-Hay : GuelTe,
éthique et pensée stratégique à l 'ère nucléaire, Paris, L'Hannattan, 1988, pp.19-21).
686 « Drei Moglichkeiten eines christlichen Geschichtsbildes », p.931.
734 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

préfère encore être l'ennemi de celui qui n'en a pas, plutôt que de ne pas en
avoir. « Malheur à celui qui n 'a pas d'ennemi car je serai son ennemi au
jour du Jugement dernier », déclare-t-il. Dans l' hoSlis, qui tient en mou­
vement l'histoire uuiverselle, il voit un instrument de la Providence. Grâce
à l'hostilité, qui innerve les grandes figures du politique, le « sens de l'his­
toire », c'est-à-dire le « salut », continue à se développer. En affirmant le
politique, le juriste affirme un état de l'historicité considéré eschatologi­
quement, « un état où règnent la décision morale exigeante, l 'épreuve et
le tribunal ». En tant que chrétien, il nie que les hommes se soient jamais
trouvés dans un « état de nature » : l'homme a une nature (sociable), mais
dans l'histoire. C'est la Chute qui marque précisément l'entrée dans ce
monde de l'histoire, le péché originel étant la source même de la relation
ami-ennemi. Par conséquent, la tentative de faire disparaître l'hostilité et
de dépolitiser le monde condanme non seulement à l'échec, mais au sa­
crilège. L'homme n'étant depuis la Chute, ni bon ni juste sans la grâce
de Dieu, il ne peut être l'ami de tous. « En voulant être l 'ami de tous les
hommes, il devient ennemi de Dieu », disait Stah1687•

Tout au long de l'histoire moderne, duXVI'm, auXX'm, siècles, les « centres


d'attraction » : théologie, métaphysique, morale, économie, technique, ont
changé, mais le politique demeure « inéluctablement » le « destin ». Ce
qui a changé, ce n'est pas le fait du combat, mais simplement l'objet du
combat, id eSl ce qui est tenu pour essentiel. La tendance à la « neutrali­
sation » et à la « dépolitisation », dont on sait qu'elle caractérise l'histoire
moderne selon Schmitt, a marqué la recherche d'un terrain qui « rendit
possibles la sécurité, la certitude, l 'entente et lapaix ». Mais la dialectique
de cette histoire veut que le déplacement du « domaine central » entraîne
lui-même la création d'un nouveau champ d'affrontement. Dans ce champ,
tenu pour « neutre » au départ, les antagonismes se déploient d'autant plus
intensément que la prise de possession de ce « domaine central » nouveau
est plus décisive. Le pessimisme des « vrais » penseurs politiques, de
Machiavel et Hobbes à Hegel et Donoso Cortès, avec leur conscience de
l'hostilité, tend à « effrayer des êtres humains anxieux de sécurité ». « Les
hommes dans leur ensemble chérissent l 'illusion d'une paix non menacée
et. . . ne tolèrent pas ceux qui sont réputés voir tout en noir, du moins

687 « Ne savez-vous pas que l'amitié pour le monde est inimitié contre Dieu ? », lit-on
dans l'Epître de Saint Jacques.
LE CONCEPT DU POLITIQUE 735

tant que leur condition eS/; supportable. . . C'eS/; pourquoi les adversaires
politiques d'une théorie politique lucide ont beaujeu de mettre hors la loi,
au nom d'une quelconque discipline autonome, toute observation et toute
description lucides des phénomènes et des vérités politiques, en faisant
remarquer qu 'elles ignorent la morale ou, . . . argument décisifen politique,
qu 'elles sont du Malin et qu'ilfaut les combattre ». Cette rhétorique de la
« lucidité » politique ou de la « modestie » scientifique dissimule l'horizon
« théologico-politique » de la théorie schmittienne, avec son affirmation
éthique du politique.

Avec sa vision de la politique investie par un transfert de sacralité (M.


Revault d'Allonnes), le juriste « entreprend la confrontation avec le
libéralisme au nom du politique et il lapoursuitpour la cause de la religion
; ilprend la défense de l'inéluctable et se bat pour l 'irréductible ». Face à la
liberté du suj et dans sa sphère privée, excluant Dieu et l'ennemi, il présente
une force qui saisit l'homme tout entier et le met à l'épreuve688 . « Le fait
de la religion » et « lefait du politique » sont ainsi les deux « croix » de la
« philosophie de la culture », car la religion et la politique contredisent la
parcellisation de la vie humaine en « domaines autonomes ». Toutes deux
mettent en question la « culture » comme « création souveraine » de l'es­
prit humain et toutes deux assujettissent l'existence humaine au comman­
dement d'une autorité. La doctrine du KronjuriS/; de la Reichswehr est une
« théologie politique ». A l'instar de tous les concepts politiques, celle-ci
vise une opposition concrète. Contre le « ni Dieu ni maître »6891 65 lancé par
Bakounine, Schmitt s'approprie la notion de « théologie politique » pour
répondre à ce qui lui paraît la pire attaque contre la théologie et la poli­
tique, et il répond par l' affirmation la plus résolue de l'une et de l'autre.
L'antagonisme défini par cette notion, c'est le combat de l'autorité et de
la foi contre l'anarchie et l'athéisme. A une époque où « rien n 'eS/; plus
moderne que la lutte contre le politique », le juriste défend la théologie,
la morale et le politique contre la dégradation de « la décision morale et
politique (dans) l'ici-bas paradisiaque d'une vie immédiate, naturelle et
d'une 'corporéité ' sans problèmes ».

688 L'esprit politique est d'autant plus antilibéral qu'il se rapproche de la foi, observe
Georges Scelle (Le Pacte des Nations et sa liaison avec le Traité de Paix, Paris, Sirey,
1919, préf. L. Bourgeois, p.90).
689 La « critique de la politique » est placée sous la devise anarchiste « ni Dieu ni maître »
par M. Abensour, chez Payot.
736 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

Le lien entre théologie et politique est parfaitement visible à la lu­


mière du « cas qui seul importe ». Ce cas est à la fois le point de départ
et le point d'arrivée de la pensée schmittienne. Il s'agit du combat ultime
contre l'ennemi providentiel, le combat entre le Christ et l'Antéchrist.
La distinction ami-ennemi revêt l'intensité spirituelle du choix entre
Dieu et Satan, entre l'acceptation ou le refus de la condition de « créa­
ture » de l'homme (puisqu' affirmer le risque de la mort violente revient
à affirmer que l'homme est une créature, dangereuse). « Le siècle de la
sécurité commence », écrivait le jeune Schmitt en 1916. Il évoquait avec
indignation le relativisme et le scepticisme, qui aboutissent à ne plus sa­
voir distinguer entre le Christ et l'Antéchrist. Mais l'Antéchrist ne triom­
pherait durablement que si les hommes étaient tous persuadés que l'op­
position ami-ennemi est dépassée et qu'ils n' ont plus à choisir entre le
bien et le ma1690• En 1933, il approfondit sa dénonciation de l'idéal sacri­
lège de la paix et de la sécurité. Si la distinction ami-ennemi disparaissait,
« les hommes auraient atteint la pleine sécurité des jouissances de leur
vie d'ici-bas. Le vieil adage selon lequel la paifaite sécurité n 'eS/; pas de
ce monde -plena securitas in hac vitae non expectanda [saint Augustin]­
serait dépassé. Il n y aurait plus non plus, par voie de conséquences, ni
État ni politique ». Mais les hommes ne vivent pas sur terre sans avoir
à « donner une réponse ». C'est pourquoi la distinction ami-ennemi est
inévitable. « Satan n 'a aucun pouvoir sur la Providence, il ne peut faire
autrement que servir ses fins ». De même, les adversaires de la « théologie
politique », dont les positions sont des métaphysiques malgré elles, « n 'ont
pas d'autres choix que de ratifier la vérité de cette dernière »691 .

PIlILOSOPIIIE PU POlITIQUE CONTRE TIIÉOLOGIE PU POlITIQUE

Pour Strauss comme pour Schmitt, le problème essentiel de la politique


moderne est celui de la perte des valeurs, due au relativisme : l'homme
moderne ne croit plus possible la distinction objective du bien et du mal. Il
se borne à rechercher la paix. Mais la recherche de la paix à tout prix n'est
possible que si l'homme renonce à se demander ce qui est juste. « C'eS/;

690 Theodor Diiublers « Nordlicht H , p.70. Aux derniers j ours, avant le Jugement
...

dernier, viendront les séducteurs qui répéteront partout : « paix et sécurité », devise de
l'Antéchrist. Mais « quand les hommes se diront : paix et sécurité ! c'est alors que fondra
sur eux la perdition », lit-on dans la Première Epître aux Thessaloniciens de Saint Paul.
69 1 « Carl Schmitt m'apparaissait, disait Taubes, comme le grand inquisiteur qui luttait
contre les hérétiques H.
LE CONCEPT DU POLITIQUE 737

dans le sérieux de la queSlion de la juSlice que le politique. . . trouve sa


juSlification ». A cette question, deux réponses opposées s'affrontent. Chez
Schmitt, la réponse est apportée par la théologie politique ; chez Strauss,
par la philosophie politique. Leur refus commun de l'idéal libéral ou de
« l'unité du monde » ne s'effectue donc pas du tout sur le même terrain.

Chez l'un, la question ultime est adressée à l'homme, car le juste est un
objet de foi. La foi elle-même est le « baSlion inexpugnable » du politique
et son « noyau indeSiructible ». Chez l'autre, la question ultime est posée
par l'homme, car le juste est un objet de raison. Telle est « l'alternative
fondamentale » entre la théologie et la philosophie. « Il eSl impossible,
souligne H. Meier, de combler le gouffre qui sépare la théologie politique
de la philosophie politique ; il sépare Carl Schmitt et Léo Strauss même
là où l'un et l 'autre paraissent avoir les mêmes positions politiques, même
là où ils sont effectivement d'accord dans la critique politique d'un adver­
saire commun !!. Pour le juriste, toute réponse à la sommation de l'histoire
est un acte de soumission à Dieu. Du fait de la foi qui est au centre de sa
pensée politique, il se croit lié à une « obligation », la politique n'étant
pas « libre décision », mais « destin ». De son point de vue, la seule façon
d'être sauvé du relativisme, c'est la vérité pleine d'autorité de la Révé­
lation et de la Providence. La critique du libéralisme et le Commentaire
straus sien font émerger les présupposés théologiques qui permettent à
Schmitt d'affirmer « l'inéluctabilité » du politique. Pourquoi s'efforce-t-il
de dissimuler ces présupposés ? D'une part, parce que la vérité de la foi est
inaccessible à une discussion avec les incroyants. D'autre part, parce que
le libéralisme « aimerait dissoudre la vérité métaphysique elle-même dans
la discussion ». Il refuse donc d'exposer au débat le noyau théologique de
sa pensée, pour ne pas le relativiser. Au contraire, « il décide d'obéir à la
Siratégie suivante :faire de la 'métaphysique ' du libéralisme l'objet de la
critique, tirer au clair 'la logique de son sySlème métaphysique global ' en
l 'examinant dans la perspective de la théologie politique et attaquer 'la
croyance en la discussion ' sans exposer à la discussion la subSlance intime
de sapropre politique, sans la livrer à la 'conversation éternelle ' ou laisser
s 'en emparer 'l'affrontement éternel des opinions ' qui la relativiserait ».
Strauss, lui, ne pense pas à l'horizon de la foi quand il écrit que la critique
du libéralisme « ne peut être menée à son terme qu'à la condition de
conquérir un horizon au-delà du libéralisme »692.

692 Sur cette partie, cf. La notion de politique, pp.50, 73, 98, 103-107, 111-1 12, « L'ère des
neutralisations et des dépolitisations » , p.145, L. Strauss,Ibid, pp.143-146, 149-150, 153-
738 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

Pour lui, cette critique est un commencement nécessaire pour parvenir


à une connaissance authentique, c'est-à-dire, selon le sens originel de la
philosophie, pour sortir de la « caverne » de l'existence historique et accé­
der à la lumière d'un « savoir intègre ». Dans cette quête de ce qui est vrai
et juste, qui passe nécessairement par la remise en question des opinions
dominantes, l'auteur de Maïmonide rencontre d'abord le défi lancé par le
relativisme contemporain, à savoir que toute pensée et toute action sont
contingentes. Ensuite, il entreprend d'examiner à fond le conflit entre les
Lumières et l'orthodoxie. A l' issue de ce conflit, on s'aperçoit que les affir­
mations de la tradition n'ont pas été réfutées, car elles reposent sur le pré­
supposé irréfutable que Dieu est insondable et omnipotent. Les Lumières
n'ont pu démontrer l'impossibilité des miracles ou de la Révélation. Elles
ont simplement montré que les présupposés de l'orthodoxie ne sont pas
des objets de savoir mais de foi, qu'ils n'ont pas à proprement parler la
force de ce qui est su. Enfin, dans son « retour à l 'origine », Strauss ne
s'arrête pas au fondateur du libéralisme, à Hobbes, mais c'est vers Socrate,
le fondateur de la philosophie politique, qu'il se tourne. La question so­
cratienne de l'Unique nécessaire l'a ainsi obligé à reprendre sans cesse la
confrontation avec le théologique et le politique, le «problème théologico­
politique » ayant été le thème de ses investigations, menées d'un point
de vue philosophique. Politique et religion requièrent son attention parce
qu'il recherche la discussion sur ce qui est juste. Mais si la politique a une
importance centrale chez lui, la question de l'ennemi lui importe peu, car
un « savoir intègre » ne peut émerger d'une intention polémique ni d'une
confrontation693•

POLITIQUE, TECHNIQUE ET « UNITÉ DU MONDE »

La « foi » dans le progrès technique est la matrice d'une philosophie


de l'histoire, partagée par l'Est et l'Ouest après 1945, qui a pour horizon
« l'unité du monde », c'est-à-dire l'abolition du politique, bref, la « fin de

155, 160, H. Meier, Ibid, pp.53, 71-72, 76, 82, 84, 86, 89-90, 93-94, 99-102, 112-113,
115, 1 1 8-120, 126-127 146, dont les citations sont extraites, ainsi que Théologie politique
l, pp.65-66, 71, 73.
693 L. Strauss : Maïmonide, Op. cit., pp.17-23.
LE CONCEPT DU POLITIQUE 739

l'histoire ». Thème ressassé de Kant, Hegel, Comte, Marx et Spencer à


Kojève694 (on sait que la correspondance avec cet auteur au sujet du Begriff
est jugée spécialement « importante » par Schmitt). L'affirmation théolo­
gico-morale du politique est donc placée devant la double question de la
technique et de « l'État universel », double aboutissement du processus de
« neutralisation » inauguré au XVII'me siècle. Elle s'inscrit dans le double
contexte contemporain de la Guerre froide, regroupement ami-ennemi à
l'échelle planétaire, et de l' émergence de tierces puissances, lesquelles
s'opposent à la fois à la bipolarisation et à la dépolitisation.

TIIÉOLOGIE POlITIQUE ET « TECIIN/{/TÉ »

On l'a vu, le tournant décisif de l'histoire européenne fut le passage de


la théologie chrétienne à la scientificité naturelle. Ce transport de la théo­
logie, lieu privilégié des conflits, vers la rationalité scientifique traduisit la
recherche d'une sphère « neutre », où les conflits seraient annulés. Mais
cette recherche s'avéra illusoire, car les terrains successifs supposés « apo­
litiques » se muèrent tour à tour en champs de bataille. Dans cette pers­
pective, la « foi » en la technique vint de ce que l'on crut trouver en elle
le terrain vraiment « neutre », puisqu'il n'y a en apparence rien de plus
« apolitique » que la technique. Comparés aux questions théologiques, mo­
rales ou même économiques, les problèmes techniques ont un aspect « ob­
jectif» qui explique que l'on cherche une échappatoire aux controverses
inextricables des autres sphères « en se réfugiant dans la technicité ». Ce
nouveau « domaine central », le dernier en date, semblait donc propice
à une entente générale des peuples, des classes, des confessions, bref, le
domaine où tous les antagonismes seraient susceptibles d'être résorbés. En
réalité, « l'immanence » de la technique en fait un instrument « politique »
rien moins que « neutre ».

694 Dernièrement, Francis Fukuyama. Sur 1'histoire de la philosophie de l'unité du geme


humain, cf. A. Mattelart : Histoire de l 'utopie planétaire. De la cité prophétique à la so­
ciété globale, Paris, La Découverte, 1999.
740 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

1. LA TW/NIQUE, INSTRUMENT POlITIQUE

Distinguant technique et « technicité » ou « esprit technique », le ju­


riste, en 1929-1933, considère que la technologie est « aveugle à toute
civilisation », par conséquent non intrinsèquement liée à sa matrice
culturelle occidentale. Il est en cela en désaccord avec des auteurs comme
Jünger (on peut transposer les « signes extérieurs » de la technologie, non
les « principes » qui en régissent l'emploi)"', Toynbee (l'industrialisation
implique « l'occidentalisation » car il n'est pas possible d'importer une
révolution industrielle comme une usine clés-en-mains)696 ou Marcuse (la
technique définit une « culture », elle projette une « totalité historique »,
un « monde ») 697 . Dans les années 1950, il révise son point de vue : la
technique englobe l'existence humaine, car elle est devenue bien plus la
demeure que l'outil de l'homme698 . Mais la technique en elle-même, la
« technique pure », ne donne aucune conception de la civilisation, ni une
forme politique définie, ni une couche sociale dirigeante. L'orientation
de l'économie ou de la technique elle-même échappe aux techniciens.
« Jusqu 'ici nul n 'a su imaginer un ordre social dirigé par des techniciens,
si ce n 'eS/; sous laforme d'une société sans chefni direction ». Comme il le
déclare dans sa conférence sur « La presse et l'opinion publique » pronon­
cée aux Journées de la sociologie allemande de septembre 1930 : «je ne
vois pas. . . que, pour ainsi dire, un esprit nouveau naîtrait de l 'immanence
de l'appareil technique, uniquement parce que cet appareil devient deplus
en plus monSlrueux, de plus en plus puissant, de plus en plus parfait » 699 .
La technique en elle-même ne fournit ainsi « ni les termes du problème
politique ni une réponse à ce problème ». Elle peut être révolutionnaire ou
conservatrice. Hier, elle favorisait l'individualisme et le libéralisme. L'in-

695 E. Jünger : Le noeud gordien,Ibid, p.56.


696 A. Toynbee, Ibid, ppA13-419.
6 97 In J. Habermas : La technique et la science comme « idéologie », Paris, NRF Galli­
mard, 1973 (recueil), « La technique et la science comme 'idéologie' » (1968), pp.3-74,
p.18.
698 « Die planetarische Spamrung zwischen Ost und West un der Gegensatz von Land und
Meer » , p.39.
699 « Presse und 6ffentliche Meinung », pp.56-58. A l'inverse, pour Heidegger, la nouvelle
table des valeurs contraire à l'athéisme contemporain réside précisément là où se trouve
le plus profond nihilisme. L'élément salvateur, comme l'élément menaçant, réside dans
l'essence de la technique. « Là où il y a danger » -au coeur du processus d'arraisonnement
de l 'homme et de la terre- « là aussi » -où se déchaine la technique- « croît ce qui sauve »
-s'impose virtuellement de nouvelles valeurs.
LE CONCEPT DU POLITIQUE 741

vention de l'imprimerie conduisit à la liberté de la presse. Aujourd'hui,


elle est « l 'inSirument d'une extraordinaire domination sur les masses ».
La radio et le cinéma supposent le monopole et la censure de l'État. En ce
sens, ils favorisent le tournant vers « l'État total ».

2. « SE RENDRE MAÎTRE » DE LA TWIN/QUE

Carl Schmitt rejette « l'angoisse » de la génération précédente, celle de


Max Weber, Troeltsch, Klages ou Rathenau, qui « se sentait vivre la fin
d'une civilisation » et qui déplorait « l 'âge de la technique sans âme »,
avant même l'effondrement de 1 9 1 8 et le Déclin de l 'Occident de Spengler.
La technique leur apparaissait comme la « domination de l'esprit par ce
dont l'esprit eSl absent ». Cette angoisse semblait justifiée en ce qu'elle se
nourrissait du sentiment d'un processus ultime de « neutralisation ». Avec
la technique, la « neutralité » spirituelle rejoignait le « néant » spirituel, la
logique historique de la « neutralisation » culturelle semblant menacer la
culture elle-même. S'ajoutait l'effroi qu'inspirait la montée de classes et de
masses formées sur la tabula rasa de la « technicisation totale ». « Dufond
de l'abîme, du néant culturel et social, on voyait surgir des masses toujours
nouvelles, ... hoSliles à la culture et aux conceptions. . . traditionnelles ».
A l'industrialisation, à la rationalisation et à la mécanisation, bref, à la
« société », on opposa alors, observe Schmitt en 1960, la « communau­
té » selon Tônrues. Les dualismes organique/ mécanique, ville/campagne,
communauté/société s'associèrent entre eux dans l'Allemagne de 1900 à
1933, jusqu'à ce que « l'induSirialisation totale » les engloutisse tous7".
Figure de la konservative Revolution et juriste engagé dans le natio­
nal-socialisme, notre auteur récuse le Kulturpessimismus qu'il partageait
encore à l'époque du Theodor Daublers « Nordlicht !! et de Romischer
Katholizismus und politische Form. « La technique eSl le vrai principe
révolutionnaire !! car « la machine eSl privée de traditions », écrivait-il
en 1923701 • L'angoisse de « la génération allemande qui nous a précédés !!,
déclare-t-il désormais, n' était que le signe du doute profond des anciennes
élites quant à leur pouvoir de mettre à leur service la technique moderne,
« qui pourtant n'attend que cela ». La technique n'étant pas « neutre »,
mais possédant sa logique propre, planétaire et étrangère à l'État, disent
les néo-conservateurs à la suite de Schmitt, il appartient précisément au to-

700 « Le contraste contre communauté et société ... », pp.112-114.


701 CattolicesÎmo romano eJonna politica, p.57.
742 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

taler Staat de « s'en rendre maître », pour en faire un instrument politique


de puissance. En effet, le processus de « neutralisation » des domaines
culturels touche à sa fin, car il a atteint la technique. Celle-ci n'est plus un
terrain « neutre » car « toute politique forte se servira d'elle ». Ce n'est
donc qu'à titre provisoire que l'on a pu considérer le xx'me siècle comme
le « siècle de la technologie ». Il s'agit en réalité de savoir quelle politique
s'assujettira la technique et quels seront les regroupements amis-ennemis
opérés sur ce terrain nouveau.

3. « TWINmSI1E » CONTRE « ANTI-TWINmSI1E »

Pour le « théologien politique », il n'est pas admissible que la technique,


ce produit de l'intelligence humaine, soit présentée comme « une chose
morte et sans âme », ni qu'elle soit confondue avec « l 'esprit techniciS/;e »
ou avec « la religion de la technicité ». « L 'esprit techniciSle, qui eS/; à
l 'origine de la croyance des masses à un activisme tout terreSlre et
antireligieux, n 'en eS/; pas moins esprit, peut-être mauvais et diabolique,
irréductible cependant à une explication mécaniSle et non imputable
à la technique elle-même !!. {( L 'anti-religion de la technicité !! eS/; une
{( religion de la technicité », de la même manière que l'athéisme est une

hérésie. La « foi » en la technique n'est pas « neutre » ; elle se fonde sur le


reniement de la vraie foi. Elle repose sur « la croyance en un pouvoir, en
une domination illimités de l 'homme sur la nature etjusque sur la nature
physique de l'homme, en un recul indéfini des frontières que la nature
lui impose, à des possibilités illimitées de bonheur et de transformation
inhérentes à son exiSlence naturelle et terreSlre ». Ce phénomène, que l'on
peut qualifier « de fantastique ou de satanique », ne saurait être assimilé à
la mort, à l'absence d'esprit ou à une mécanique inanimée. « Ce qui s 'égare
eS/; encore esprit ». La « banale religion des masses » ou « l'obscure
religion de la technicité » se fonde sur la conviction « métaphysique » que
l'apparente « neutralité » de la technique annonce le « paradis terreSlre »,
autrement dit, la « dépolitisation absolue », c'est-à-dire encore « la fin
de toute guerre et l'aube de la paix universelle ». Mais, en elle-même,
la technique ne peut fournir d'autre « neutralité » que celle des armes
qu'elle délivre pour le combat. Elle « ne sait qu 'intensifier la paix ou la
guerre (et) elle eS/; également prête à servir l 'une et l 'autre ». Au terme du
processus de « neutralisation » et de « dépolitisation », tout au long de la
LE CONCEPT DU POLITIQUE 743

succession des « domaines centraux », il apparaît que l'homme européen


n'a pu échapper au polemos. La distinction existentielle de l'ami et de l'en­
nemi demeure « inéluctable », cependant que la technique révèle ce qui est
au coeur du conflit, à la fin comme au début dudit processus : la religion
se dresse contre la religion, la foi contre la foi, l'esprit contre l'esprit. De
fait, « le secteur dominant de notre exiSlence spirituelle ne peut pas être
un domaine neutre », car l'antithèse politique n'oppose pas le mécanique à
l'organique, la mort à la vie. Cette antithèse n'est qu'un renoncement à la
lutte : la vie affronte la vie et l'esprit affronte l'esprit.

4. l 'ENNEMI UlTIME ET l 'ASCÈSE

Loin d'être la perspective ultime de Carl Schmitt , la critique du libéra­


lisme n'est finalement, selon Léo Strauss, qu'une préparation à la bataille
décisive qui se joue entre les ennemis mortels : « entre 'l'esprit techniciSle ',
'la croyance des masses à un activisme tout terreSire et antireligieux ',
et l'esprit et la foi opposés qui, à ce qu 'il semble, n 'ont pas encore de
nom ». Dans ce combat de la foi contre la foi, le libéralisme n'est-il qu'un
« neutre » qu'il s'agit d'écarter pour avoir en vue l'ennemi véritable ?
Ou est-il la force motrice dans le large mouvement de 1'« activisme tout
terre Sire et antireligieux » ? En 1933, le juriste souligne l'importance du
libéralisme. Celui-ci est la « nouvelle foi » qui parie sur le triomphe du
commerce, de l'industrie et de la technique, sur l'État, la guerre et la
politique. A cet égard, « le marxisme n 'eSl qu 'une application de la pensée
libérale du XIX'm' siècle ». Libéraux et marxistes, dans leur lutte commune
contre le politique et l'État, invoquent ensemble la « dernière guerre de
l 'humanité » avant l'instauration définitive de la paix universelle. L'« actifJ.
visme tout terrestre et antireligieux » revêt-il donc la forme du libéralisme
plutôt que celle du communisme ?

Sauf entre 1937 et 1945 voire 1950, il semble bien que l'ennemi ultime
soit le bolchevisme russe. Celui-ci, non content de réaliser « cette alliance
du socialisme et de l 'âme slave que Donoso Cortès a prédite dès 1848
comme allant être l'événement décisif du siècle suivant », a également
«pris au sérieux l 'anti-religion de la technicité » et constitué un État
d'une puissance sans précédent, incarnant parfaitement la maxime cu­
jus regio ejus oeconomia. Les Russes ont «percé àjour nos grands mots
744 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

et nos inSiitutions », ils se sont appropriés « nos connaissances et notre


technique » pour « s 'enfaire des armes » qu'ils dirigent contre l'Occident,
affirme Schmitt en 1929 et dans les années 1 950702 . Ils ont poussé les
conséquences ultimes de la « neutralisation » et de la « dépolitisation »
jusqu'à leur retournement dialectique : « l'État total ». « On vit toujours
sous l 'oeil de ce frère extrémiSle qui vous force à mener la conclusion
pratique jusqu'à son terme ». La Révolution russe contraint l'Europe en
général et l'Allemagne en particulier, à « ritornar al principio », à retourn
ner à la « nature intacte et non corrompue », au « commencement secret
et ignoré » des mouvements spirituels. « Toute grande impulsion nouvelle,
toute révolution et toute réforme, toute élite nouvelle eSl le fruit d'une
ascèse. . . , celle-ci étant avant tout renoncement à la sécurité du Slatu quo :
le chriSlianisme primitif et toutes les réformes profondes au sein du chris­
tianisme, le renouveau bénédictin, celui de Cluny, les franciscains, les
anabaptiSles et les puritains, et ainsi toute renaissance authentique avec
son retour au principe simple qui fait notre nature propre, ... font figure,
vis-à-vis du confort et des agréments du statu quo en vigueur, de néant
culturel et social ».

Face au déchaînement technique et au communisme, le juriste appelle


donc à un redéploiement des forces spirituelles et originelles. Il appelle à
une « ascèse » dont la forme politique sera « l' État total », à la fois mili­
taire et religieux. Ce recours à une « exceptionnalité » sachant retrouver
« l'authenticité » de l' existence et la « vérité » du politique, doit permettre
la fondation d'un nouvel « ordre des choses humaines »703.

LE « POlITIQUE » CONTRE « l 'ÉTAT UNIVERSEl »

Carl Schmitt récuse les «philosophes de l'humanité pour qui le genre


humain (devrait) former une unité »704. Il entend démontrer que {( le ca­
ractère spécifique du politique entraîne un pluralisme des États », car

702 « L'ère des neutralisations et des dépolitisations », p.133 ; « L'unité du monde » l et II,
pp.235, 245 ; « Trecento anni di Leviatano » , p.149.
703 Sur cette partie, cf. « L'ère des neutralisations et des dépolitisations », pp.133-153, dont
les citations sont extraites, ainsi que L. Strauss : « Commentaire de 'La notion de poli­
tique' » , Ibid, p.158 ; H. Meier, Ibid, pp. l lO-1 l 6 ; M. Revault d'Allonnes : « Lectures de
la modernité... » , Ibid, pp.96-97.
704El nomos de la tierra. , p.148.
..
LE CONCEPT DU POLITIQUE 745

« toute uuité politique implique l'existence éventuelle d'uu ennemi et donc


la coexistence d'uue autre uuité politique »705. Dans cette perspective, il
répond au double défi lancé par l'institutionnalisation du droit internatio­
nal et par la prétendue substitution de « l'adminiSiration des choses » au
« gouvernement des hommes ».

1. LA PLURALITÉ PU MONPE POlITIQUE

L'État se pose en s'opposant, disait Hegel. Par définition, l'uuité politique


implique d'autres uuités politiques et l'État, en tant qu'uuité politique,
d'autres États. Il ne saurait par conséquent y avoir d'unité politique « uui­
verselle » ni d'État « universel », car uue unité politique « uuiverselle »
ou uu État « universel » ne seraient pas à proprement parler uue « uuité
politique » ou uu « État ». Par nature, le monde politique est uu pluriver­
sum, pas uu universum. C'est pourquoi toute théorie politique « véritable »
est pluraliste, mais dans uu sens radicalement différent de Cole et Laski.
Le genre humain n'étant pas uu concept politique, puisqu'il n'a pas d'en­
nemi au sens politique, il n'existe et ne peut exister nulle commuuauté,
nul Slatus qui lui corresponde. Le système planétaire des relations inte­
rindividuelles qu'implique la notion d'humanité des doctrines individua­
listes-uuiversalistes, ne saurait être réalisé tant que ne sera pas éliminée
l'éventualité de l'hostilité et de la guerre706 • Ce n'est que « le jour où les
peuples, les religions, les classes et les autres groupes humains sur cette
Terre, dans toute leur diversité, seront unis au point de rendre impossible
et inconcevable une lutte entre eux, où la possibilité même d'une guerre
civile au sein d'un empire englobant la Terre entière sera. .. réellement
écartée à toutjamais. . . (qu ') il n y aura plus ni politique ni État ». La so­
ciété uuiverselle des individus ne connaîtrait plus « de peuples organisés
en unités politiques, ni. . . de classes en lutte les unes contre les autres, ni

705 La notion de politique, p.97.


706 Selon Kojève, si une communauté exclut par principe les autres parties de l'humanité,
c'est qu'elle les traite en ennemies virtuelles, c'est-à-dire se rapporte à elles politiquement
ou en tant qu' État. Si elle englobe l'humanité, elle cesse d'être un État au sens propre,
puisqu'elle n'a plus d'ennemi potentiel extérieur (Op. cit., pp.338, 391). La distinction
ami-ennemi, observe Aron, implique que le politique se définisse en référence à la plural­
ité des unités politiques, avec la dialectique compatriote/étranger, « l'étranger (pouvant)
être l'ennemi parce qu'il n'est pas pleinement le semblable » (Paix et Guerre entre les
nations, Paris, Calmann-Lévy, 1984, 1962, pp.294-295, 357, 740-741).
746 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

de groupes ennemis ». La Terre et l'humanité connaîtront-elles jamais cet


état ? L'idée d'une « Société des Nations » ou d'une « Organisation des
Nations Unies » favorise-t-elle le programme du One World ?

2. LE PÉFI PES INSTITUTIONS INTERNATIONAlES

L'affirmation schrnittienne du politique doit répondre au défi lancé par


les institutions internationales, la SDN après 1 9 1 9, l'ONU après 1945,
avec leur philosophie sous-jacente de « l'unité du monde » et leur projet
d'abolition de la belligérance. A quelles conditions la politique entre les
États cesserait-elle de se dérouler à l'ombre de la guerre, demande Ray­
mond Aron, dès lors que la pluralité des unités politiques implique la pos­
sibilité de conflits armés ? La paix ne peut résulter que de la substitution du
règne de la loi au règne de la force ou de la substitution de l'État universel
à la pluralité des souverainetés. Le règne de la loi et l'État universel ne
sont pas des concepts équivalents, bien que le premier, via le juspositi­
visme, mène au second. Mais tous deux impliquent la suppression de ce
qui a été l'essence de la politique mondiale, à savoir la rivalité d'États qui
se font justice eux-mêmes et qui, de ce fait, ne sauraient vivre en une paix
définitive7". L'institution d'une Société des Nations, écrit Schmitt en 1932,
correspond à l'aspiration à réaliser « l'état idéal, non politique, (d'une)
société universelle qui a nom humanité ». Aspiration dont l'influence sur
le droit des gens est attestée par le Recueil des cours de l'Académie de
droit international de La Haye708 • L'universalité d'une telle Société, dont
tous les États de la planète seraient membres, signifierait « dépolitisation
totale ». Mais la SDN de Genève -comme l'ONU de New York- est « un
organisme plein de contradictions ». Elle n'est pas une organisation « inE
ternationale » au vrai sens du terme, mais une organisation « interéta­
tique », qui présuppose l'existence d'États. D'où la contradiction « entre
(la) société universelle dépolitisée et la garantie interétatique du Slatu
quo ». Surtout, elle « ne supprime pas plus l 'éventualité des guerres qu 'elle
n 'abolit les États ». Or, une Ligue non universelle n'aurait d'importance
politique que si lui était transféré le jus belli auparavant réservé aux États
membres. Une Ligue universelle devrait abolir ce jus belli sans pour autant

707 R. Aron, Op. cil., pp.692-697.


708 Cf. notamment Ch. Lange : « Histoire de la doctrine pacifique et de son influence sur le
développement du droit international » , RCADI, 1926 III, pp.175-423.
LE CONCEPT DU POLITIQUE 747

se l' attribuer à elle-même, « sinon l 'universalité, l 'humanité, la société


dépolitisée... disparaîtraient de nouveau ». Une telle organisation univeff
selle de l'humanité ne serait ni un « État » ni une « unité politique ». Re­
posant sur l'économie, la culture ou les communications, elle ne serait
qu'une « unité sociale » ou une « société coopérative de consommation et
de production », balançant entre les pôles de la morale et de l'économie, à
l'exclusion de toute relation politique et de toute forme d'État.

3. l 'ABOlITION PU GOUVERNEMENT PES 1I01111ES ?

Le juriste demande alors qui seraient les détenteurs du «pouvoir énorme


lié à une centralisation mondiale de l'économie et de la technique ». Il
n'est pas possible d'éluder cette question en supposant que « l'adminis­
tration des choses » se substituera au « gouvernement des hommes »,
rendu superfiu parce que les hommes seront libres. Le problème est pré­
cisément de savoir ce qu'ils feront de leur liberté. « On peut y répondre
par des hypothèses optimiSles ou pessimiSles qui se ramènent toutes en
définitive à quelque credo anthropologique »709. L'hypothèse optimiste est
que l'homme sera devenu inoffensif ; l'hypothèse pessimiste, qu'il sera
resté dangereux, donc qu'il sera toujours en conflit et qu'il aura toujours
besoin d'être gouverné. Comment ce besoin d'être gouverné s'articule-t-il
avec la relation d'hostilité ? On l'a vu, Strauss a répondu à cette question :
il y a une tendance primaire de la nature humaine à former des groupes
exclusifs, car l'instauration d'un gouvernement, c'est-à-dire le rassemble­
ment des hommes en une unité, ne s'effectue que contre d'autres hommes.
Freund, quant à lui, voit dans la domination, a fortiori si elle est « centrali­
sée » et « universelle », une source virtuelle d'hostilité, les relations d'au­
torité n'étant guère pacifiques ou amicales, moins encore apolitiques7 1O•

UNITÉ OU PUAlITÉ PU 110NPE: lA PIlILOSOPIlIE DE l '1lISTOIRE PE l 'EsT ETPE l 'OUEST

Le Begriffdes Politischen exprime d'un point de vue « théologico-poli­


tique » le refus de « l'unité du monde », c'est-à-dire le refus de la dépoliti­
sation du monde. Cette problématique du One World est associée à la cri-

709 Sur cette partie, cf. La notion de politique, pp.97 -103, dont les citations sont extraites.
7 W J. Freund : L 'essence du politique, Paris, Sirey, 1986 (1965), pp.456-459.
748 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

tique de l'historicisme, c'est-à-dire la conception téléologique de l'histoire


comme « progrès ». Elle est systématisée dans le contexte de la Guerre
froide, qui engendre non « l'unité », mais la « dualité » du monde. Malgré
leurs différences, l'Est et l'Ouest possèdent cependant la même matrice
idéologique, historiquement datée.

1. LE« CAUUIEI1AR » PE l 'UNITÉ PU MONPE

Dans les aunées 1950, Carl Schmitt revient sans cesse sur le « cauchem
mar » de « l'unité du monde ». Cette « unité » qui le hante n'est pas l'unité
zoologique et éthique de l'espèce humaine, ni l'unité que créent l'économie
et la technique modernes, mais l'unité et l'organisation politiques du genre
humain, « l'unité dans l'organisation de la puissance humaine, celle qui
entend planifier, contrôler, dominer le monde entier ». L'humanité serait­
elle mûre pour supporter un centre unique de la puissance politique ? Telle
est la première question décisive. Plus que jamais, le juriste se place sur le
terrain de la théologie politique. L'unité, la dualité et la pluralité posent des
problèmes théologiques, philosophiques et moraux : « toutes les queSiions
se convertissent en queSlions métaphysiques », y compris et surtout celle
du One World. Ces problèmes, le juriste les souligne « contre les tendances
vers l 'unité du monde, aussi répandues que superficielles ». « Dans l'ordre
des choses humaines, l 'unité nous apparaît comme une valeur absolue ».
Mais peut-on poser en règle générale et abstraite que l'unité est préférable
à la pluralité ? « Absolument pas ! », clame-t-il. L'ordre idéal n'est pas
nécessairement une organisation unitaire, et l'unité en elle-même peut se
résoudre dans le bien comme dans le mal. « Le royaume de Satan lui aussi
eSl une unité ». Schmitt fait allusion à l'épisode biblique du refus divin de
l'unité du genre humain : «face à de nombreuses formes modernes, arti­
ficielles etforcées, d'unité, j 'ose dire que la confusion babélique peut être
meilleure que l 'unité de Babel !!. Il rejette ainsi la « Tour de Babel norma­
tiviSle »711 et il s'oppose à « l 'État universel »712, parce qu'ils représentent
tous deux la tentative impie de réaliser le paradis sur terre, « l'unité baby­
Ionienne » manifestant le désir sacrilège qu'a l'homme de se faire Dieu.

7 11 « NationalsozialiSl:isches Rechtsdenken », p.236 ; « La situation de la science eu­


ropéenne du droit », p. 140, « La situation de la science juridique européenne », p.59.
Dans la préface au Nomos der Erde , Schmitt évoque encore Babel.
...

7 12 La notion de politique, p . l 02.


LE CONCEPT DU POLITIQUE 749

La « religion de la technicité » culminerait dans « l'État universel ». Le


processus de « neutralisation » et de « dépolitisation », arrivé à son terme,
atteindrait l'apparence de « l'administration des choses ». En réalité, l'An­
téchrist régnerait. C'est ce règne de l'Antéchrist, dont le pouvoir réside
dans l'imitation du Christ, que le juriste combat dans l'idéal d'une humani­
té pacifiée et dépolitisée. Il y a ainsi une filiation directe entre la Kulturkri­
tik de 19 16, l'affirmation du politique de 1932-1933 et le refus de « l 'unité
du monde » de 19 5 1- 1952. En 1969 encore, il associe l'Antéchrist et «
l 'État mondial »7 1 3. « Vouloir faire l'unité du monde eS/; le propre de la
conception technico-induSlrielle, aujourd'hui dominante », la conception
de la technique, non de la politique, comme « destin » de l'humanité. Le
développement technologique favorisant un «processus irrésiS/;ible de
centralisation absolue », tous les grands auteurs du XIx'me siècle ont pen­
sé que ce développement poussait à « l'unité du monde ». Schmitt cite Do­
noso Cortès, qui entrevoyait un « Léviathan » à la puissance démultipliée,
contre lequel seraient vaines les tentatives de contrôle et d'opposition.
Or, de 1848, date de « la première guerre civile européenne », à 1950, le
monde s'est rapproché de son unité dans l'exacte proportion où les moyens
de transports et de communications sont devenus plus rapides, les moyens
de destruction plus puissants, et où, par conséquent, la Terre s'est rétrécie
du fait du bouleversement de toutes les dimensions. Pour la « pensée tech­
nique », la réalisation de « l'unité du monde » est donc une « fatalité » à
laquelle ne s'opposent que quelques « réactionnaires ». En vérité, l'idée
du One World n'est pas une « évidence » technique ; elle relève d'une vi-

7 1 3 Theologie politique II, p . 1 l 3 . Strauss également critique l'idée (hégéliano-kojévi­


enne) selon laquelle l'histoire du monde est « un mouvement vers l' État universel et
homogène ». Mais c'est parce que l'avènement d'un tel État « marquerait la fin de la
philosophie sur terre ». Lui aussi méprise un monde, celui du « dernier homme », qui
n'est qu'« intéressant » et « divertissant ». Mais c'est sur le terrain de la philosophie poli­
tique qu'il se place. Une vie confortable ne s'exposant pas au danger de l'interrogation
radicale sur soi ne lui paraît pas digne d'être vécue. Avec « l'unité du monde », « 1'histoire
est telTIlinée, il n'y a plus rien à faire ». Mais « il y aura toujours des hommes qui se
révolteront ». La négation nihiliste de « l' État universel » deviendra peut-être le dernier
acte noble possible lorsque cet État sera devenu inévitable. Comme l'écrit Kojève, la « fin
de l'histoire » signifie la fin des grands conflits, donc celle de la philosophie. L'homme
ne changeant plus, il n'y a plus de raison de changer les principes à la base de sa connais­
sance du monde. « Mais tout le reste peut se maintenir indéfiniment : l'art, l'amour, le jeu,
etc., bref, tout ce qui rend l'homme heureux » (L. Strauss : De la tyrannie, Paris, NRF
Gallimard, 1954, 1948, « Mise au point » , pp.282-344, pp.309-342).
750 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

sion-du-monde et d'une conception de « l 'unité du monde » précises. Elle


est un « mythe », une « religion » ou une «pseudo-religion », en parfaite
affinité avec la sécularisation de la civilisation occidentale et la substitu­
tion de la technicité à la foi comme valeur suprême de cette civilisation
(A. Toynbee).

2. B/POlAR/TÉETII/STOR/USUE

Les masses des pays industrialisés, mais aussi les classes dirigeantes à
la tête de la politique mondiale, communient dans cette vision d'un uni­
vers uni par la technique. Toutefois, loin de l'unité, le monde politique
d'après 1946 donne le spectacle de la bipolarité, du dualisme de deux sys­
tèmes antagonistes, bref, un gigantesque clivage ami -ennemi entre États
socialistes et États capitalistes7 14• Ce clivage s'exprime par un mélange
de guerre froide et de guerre ouverte, entrecoupé de conférences inter­
nationales. Si l'unité est le plus souvent considérée comme « bonne en
soi », la dualité est quant à elle jugée « dangereuse ». Binarius numerus
infamis, disait Thomas d'Aquin, cité par Schmitt. Mais le théologien pen­
sait à l'Un ; le juriste, à des « tierces forces » ... La tension dualiste est
donc perçue comme « un état transitoire. . . insoutenable » qui exige une
décision. Comment se résoudra la dramatique tension dualiste ? Telle est
la deuxième question décisive. Le conflit Est/Ouest donne l'image d'une
confrontation idéologique entre deux types, « totalement irréductibles
les uns aux autres, de classes et de groupes dominants ». En vérité, « la
tension inhérente au dualisme suppose dialectiquement l 'exiSlence d'une
affinité réciproque -et donc d'une unité. . . L 'affinité tient tout entière dans
la vue-du-monde (et de l'hiSloire) propre aux deux acteurs du duopole
mondial. La lutte mondiale entre le catholicisme et le proteSlantisme, entre
lejésuitisme et le calvinisme aux XVl'm, et XV/l'm, siècles supposait unfond
commun chrétien. . . De même, c 'eSl une seule et même auto-interprétation
hiSlorico-philosophique qui sous-tend aujourd'hui la dualité du monde ».
La «foi » dans le progrès technique étant la « philosophie de l'histoire »
commune à l'Est et à l'Ouest, la séparation -le Rideau de Fer- s'accomplit
à l'intérieur d'une idéologie commune. Libéralisme et marxisme partagent
la même « pensée techno-économique » en lutte contre la « théologie po-
7l4Clivage évoqué dès 1928 (Théorie de la ConSiitution, p.371) et 1932 (La notion de
politique, pp.78-79).
LE CONCEPT DU POLITIQUE 7 51

litique », écrivait le juriste en 1923715 • En 1950, l'analyse de la situation


historique doit, selon lui, inclure l'auto-interprétation philosophico-histo­
rique des protagonistes de la guerre froide, autrement dit, leur diagnostic
et leur pronostic intellectuels sur la question de « l 'unité du monde ». L'ère
des « programmes » étant celle de la « philosophie de l'histoire », celle-ci
est devenue « l 'ingrédient indispensable » de toute idéologie et de toute
praxis idéologique. Toute tentative de compréhension du présent doit faire
appel à ce type de philosophie, car le gouvernement des hommes, la pla­
nification économique et sociale, le recours à la force, etc., trouvent leur
justification dans ladite philosophie. Bref, toutes les grandes questions
politiques, y compris celles de l'unité, de la dualité ou de la pluralité du
monde, ne se posent plus en termes moraux ou juridiques, mais philoso­
phico-historiques.

Le matérialisme historique, pierre angulaire du marxisme et credo officiel


du communisme, est au plus haut degré une « philosophie de l'histoire ».
n systématise la philosophie de Hegel, « c 'e1l-à-dire le seul et authentique
sySlème de philosophie de l'hiSloire )), en écartant son idéalisme et en
mettant sa méthodologie dialectique au service d'une conception maté­
rialiste. Schmitt renoue avec son interprétation des années 1920. L'idée
de l'unité de l'humanité conserve la dialectique hégélienne, reprise par
Marx et Engels. L'opposition de classes est l'opposition absolue qui mène
au dépassement de toutes les oppositions dans « l 'humain pur ». Lorsque
la «philosophie de l'immanence » cède la place à l 'athéisme, apparaît
l 'idéal d'une « humanité. . . consciente d'elle-même !!, qui prend la place de
Dieu et qui finit dans une « liberté anarchique »716 . Le marxisme a la cer­
titude d'avoir décrit exactement le procès dialectique de l'histoire. C'est
sur cette base que reposent son influence voire sa fascination, à tel point
que tout adversaire du marxisme se trouve contraint, à l'instar de Schmitt,
de réfléchir sur sa propre situation et sa propre conception historiques. La
relation entre « l'unité du monde » et la « philosophie de l'histoire » est
donc particulièrement visible à l'Est. La révolution mondiale à la mode
soviétique vise l'instauration de l'unité politique de l'humanité. Qu'est­
ce que l'Occident emmené par les États-Unis oppose au marxisme-léni­
nisme ? L'Ouest ne possède pas une idéologie aussi monolithique que

715 CattolicesÎmo romano eJonna politica, p.42.


71 6 Théologie politique l, p.59 ; Parlementarisme et démocratie, pp.66, 70-73, 75-77.
752 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

l'Est. Mais son noyau intellectuel est encore une interprétation téléolo­
gique de l'histoire, celle de Kant, Saint-Simon, Comte ou Spencer, qui
«poSl:ule le progrès industriel d'une humanité planifiée ». La doctrine
Stimson (cf. infra) est l'exemple-type de ce credo de « l 'unité du monde »,
sorte de « religion de réserve » de l'interventionnisme US. L'argumentaire
du secrétaire d'État américain est une véritable «profession de foi »,
l'expression d'une certitude « métaphysique », même si elle ne revendique
qu'une prétention positiviste. Il déclare que la Terre en 1941 n'est pas plus
grande que les États-Unis en 1 861 , déjà trop petits pour l'antagonisme
des États du Nord et des États du Sud. Bref, elle est trop petite pour faire
place à deux systèmes politiques opposés. Remplaçant l'ancien « plura­
lisme philosophique » de William James, qui considérait la pluralité des
conceptions comme la formule même de la modernité, cette doctrine est
devenue la doctrine officielle de la plus grande puissance du globe. Aussi
a-t-elle acquis la force d'une vérité d'évidence. La « foi » dans le pro­
grès était au XVIII'me siècle la conviction philosophique des Lumières. Au
XIX"''', elle fut le credo du positivisme. Au XX"''', les intellectuels s'inter­
rogent sur le décalage entre le progrès technique et le progrès moral : ils
s'inquiètent des nouveaux moyens technologiques qui ont rendu l'homme
plus puissant, mais non meilleur. Les masses, elles, continuent de pratiquer
la « religion de la technicité » et assimilent tout progrès technique à un
« nouveau pas vers le paradis terrestre du One World ». Quant à savoir
qui seront les détenteurs du pouvoir unitaire planétaire, « cette queSiion-là
eS/; dangereuse et ne peut être posée ». In fine, l'Est et l'Ouest partagent
l'idéal commun d'une Terre unie par l' électricité, selon le mot de Lénine.
Ils se rejoignent dans leur interprétation philosophico-historique du pro­
grès technique.

3. LE CONFlIT EST/OUEST, LE SOUAl/SNE ET LA TRILOGIE NEIlNEN/TEILEN/WEIPEN

D'un point de vue idéologico-économique, le conflit Est-Ouest est ce­


lui de deux méthodes : le plan ou le marché, visant à l' industrialisation
et à l' augmentation du niveau de vie717• Les protagonistes adhèrent en­
core à un même credo, « dont les dogmes sont les suivants : la révolution

7 17R. Aron : Paix et GuelTe entre les nations, Op. cit., p.747. Lire aussi, du même auteur,
La société indu1trielle et la guerre, Paris, Plon, 1959, ainsi que J. Freund : Sociologie du
conflit, Paris, PUF, 1983, ppAO-49.
LE CONCEPT DU POLITIQUE 753

induSirielie conduit à une augmentation démesurée de la production ;


par suite de cette augmentation, prendre devient démodé, voire criminel
; dans l 'abondance, partager ne pose plus de problème ; il ne reSle qu'à
pâturer, qu'à goûter le bonheur sans souci de la pure consommation. Il n y
aura plus ni guerres ni crises parce que la production sans limites ne sera
plus inégale et déséquilibrée, mais totale et globale. En d'autres termes ;
l 'humanité aura enfin trouvé sa formule comme l 'abeille dans la ruche a
trouvé la sienne. Les choses se gouvernent toutes seules ; l 'humanité se
rencontre elle-même ; finie l 'errance dans le désert de l 'aliénation. Dans
un monde créé par l 'homme pour l 'homme -parfois malheureusement
aussi contre l'homme-, l 'homme peut donner sans prendre »718.

En 1953, le juriste analyse l'opposition Est-Ouest, plus précisément


l'idée du socialisme, sous l'angle de sa trilogie NehmenlTeilenlWeiden
et du concept nom os, donc sous l'angle d'une certaine « économie (géo)
politique ». La sociologie du XIXêm, siècle, celle de Constant, Saint-Si­
mon, Marx, a vu dans la rareté la source des conflits, par conséquent, dans
l'abondance industrielle, le dépassement de l'âge de la conquête, de la do­
mination et de la guerre, et l' avènement de l'âge du commerce, de la liberté
et de la paix. C'est contre cette « sociologie philosophique » que Schmitt
pose la question « politique » de l'appropriation et de la répartition des res­
sources. D'après lui, ce que Lénine a retenu de son séjour en Angleterre,
ce n'est pas une analyse économique, mais le programme politique de Jo­
seph Chamberlain. Pour le ministre anglais des Colonies, l'impérialisme
était la solution de la « question sociale », laquelle justifiait l'expansion
coloniale. Il confirmait ainsi la prééminence du Nehmen (l'appropriation)
sur le Teilen (la distribution) et le Weiden (l'exploitation). C'est précisé­
ment en cela que résidait, aux yeux du chef bolchevik, la condanmation à
mort historique de l'impérialisme en général et de l' impérialisme anglais
en particulier. En effet, la primauté de la conquête, inhérente à la pratique
impérialiste, était contraire à l'idée de progrès de la « philosophie de l'his­
toire » du socialisme et du libéralisme, qui associent tous deux progrès et
production. De leur point de vue, l'accroissement de la production grâce
au progrès technique rend la conquête, c'est-à-dire la guerre, irrationnelle
et immorale, en même temps qu'il résout les problèmes de partage. Le li­
béralisme règle la « question sociale » par l'augmentation de la production

7 1 8 Extrait de « Nomos, Nahme, Name », cité par H. Meier, Ibid, pp. 12l-122.
754 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

et de la consommation, double augmentation à laquelle doit conduire la


liberté du marché. Le socialisme, lui, s'attaque de front à cette « question
sociale ». Mais cette expression pose-t-elle un problème d'appropriation,
de répartition ou d'exploitation ?

Dans le SozialSlaat, le terme « social » est employé en référence à une


théorie de la redistribution. La « question sociale » est la question du par­
tage du produit social (du PIB). En s'attaquant à cette « question » sous
l'angle d'une redistribution du revenu et de la propriété, le socialisme ne
pouvait échapper à la problématique posée par la trilogie Nehmen/Teilen/
Weiden. A cet égard, « le » socialisme est profondément divisé. D'après
Fourier, les problèmes d'appropriation et de répartition se résolvent par
l'accroissement de la production. Cette position confirme l'affinité du so­
cialisme avec la philosophie du progrès technique et l' accroissement il­
limité de la production que ce progrès laisse supposer. Proudhon est un
moraliste qui raisonne selon les catégories du droit et de la justice. Son
socialisme est un « socialisme des producteurs », centré sur la question du
« juste partage ». Marx, lui, raisonne non sur un plan moral, mais selon
la dialectique de la « philosophie de l'histoire », même s'il ne renonce
pas à l'idée de justice et à l'indignation morale. Il y a donc un socialisme
qui se place sur le terrain de la morale et un socialisme qui se place sur le
terrain de la philosophie de l'histoire. D'après celui-là, le « sens de l'his­
toire » donne aux forces qui se tiennent du côté du « progrès » le droit de
s'approprier les moyens de production. « L'expropriation des expropria­
teurs » est la condition préalable de la redistribution et de la production
ultérieures. Par conséquent, conclut polémiquement le juriste, si l'essence
de l'impérialisme réside dans la prééminence du Nehmen sur le Teilen et
le Weiden, alors la doctrine marxiste : la doctrine de « l'expropriation des
expropriateurs », est paradoxalement mais manifestement l'impérialisme
le plus radical.

Ni le Nehmen ni le Teilen ne sont dépassés, malgré l'idéologie du « pro­


grès » et son orientation vers la « production pure », car les problèmes
d'appropriation et de répartition restent au centre de l'économie. La prise
de possession des moyens de production remplace la primitive prise de
possession du sol. « L'unité du monde » par la victoire de l'une des deux
superpuissances antagonistes entraînerait-elle une redistribution planétaire
des ressources ? Le Nehmen disparaitrait-il ? Existerait-il encore quelque
LE CONCEPT DU POLITIQUE 755

chose à partager ? Ne resterait-il qu'à produire ? Face aux « fictions » du


One World, Schmitt demande : qui s'approprierait le monde, qui le divise­
rait et le partagerait, qui planifierait la production mondiale ? Pour Kojève,
le capitalisme keynésien et fordien qui caractérise le nouveau nomos de
la Terre et qui favorise l'élévation du niveau de vie des travailleurs ou le
développement des pays de l'hémisphère sud, est essentiellement diffé­
rent du capitalisme « prédateur » analysé et combattu par Marx et Lénine.
Ce capitalisme-là peut « donner », id eS/; accroître les richesses par le jeu
de la demande et du crédit, sans « prendre ». Mais, rétorque le juriste au
philosophe pour qui l'histoire est parvenue à sa fin : seul un Dieu, en au­
cun cas un homme, peut « donner sans prendre », et seulement dans le
cadre d'un monde créé par lui du néant71 9• Les problèmes économiques et
sociaux d'appropriation, de répartition et d' exploitation maintiennent et
renouvellent donc les oppositions politiques.

4. l 'IIISTORIUTÉDELA « PIlILOSOPIIIEDEL 'IIISTOIRE »

L'existence d'un même soubassement philosophico-historique, de part


et d'autre du Rideau de Fer, implique-t-elle l'avènement à terme de l'uni­
té du genre humain ? Pour les tenants de l'unité technico-industrielle du
monde, le dualisme n'est qu'une transition vers l'unité, la dernière phase
du « grand combat pour l 'unité du monde ». Le vainqueur réalisera cette
unité de son point de vue, selon ses conceptions et ses objectifs, socia­
lisme ou capitalisme ; ses élites organiseront la planète selon leurs idées
politiques, économiques, sociales et morales. Quiconque croit à « l 'unité
du monde » doit envisager ce gouvernement mondial universel, souligne
Schmitt. S'il n' existait aucune autre vision de l'histoire que le programme
philosophique des deux derniers siècles, le problème du One World se­
rait réglé. Le dualisme ne serait qu'une étape vers « l'unité planétaire
de la technicité pure ». Au siècle dernier, cette unité technomorphe était
une « vision de cauchemar ». « Depuis, le cauchemar a crû en proportion
exacte des moyens techniques dont dispose lapuissance humaine ». Il hante
maintenant {( les intellectuels anglo-saxons », épouvantés par l' écart entre
la démesure du progrès technique et l'absence de progrès moral. La science
n'est plus un élément salvateur (Bacon) mais apocalyptique : « nous avons

7 1 9 « NehmeniTeilen/Weiden... », pp.95-113.
756 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

péché », dit Oppenheimer, l'un des pères de la bombe atomique, formule


éminemment symbolique. Mais le « dualisme du monde » n'aunonce pas
« l'unité du monde », car « l'histoire » l'emportera sur la « philosophie de
l'histoire » de l'Est et de l'Ouest.

Celle-ci est en effet davantage « philosophie » au sens de l'Aujklarung


qu'« histoire ». L'expression a un sens spécifique. Elle ne signifie pas n'im­
porte quelle conception ou interprétation de l'histoire. L'idée païenne de
l'Eternel retour, l'espérance hébraïque du Messie ou l'attente chrétienne
de la Parousie, ne sont pas des « philosophies de l'histoire ». Affirmer le
contraire reviendrait à « neutraliser » les concepts, à les confondre et à
les falsifier. La « philosophie de l'histoire » qui est le fondement idéolo­
gique commun au « dualisme du monde » et au programme de « l'uni­
té du monde », est une interprétation philosophique de l'histoire, au sens
concret que les Lumières ont donné au mot « philosophie ». Cette « phi­
losophie de l'histoire », inaugurée par Descartes, s'oppose à la « théo­
logie de l'histoire », encore défendue par Bossuet. Elle rejette comme
« non scientifique » toute notion qui refuserait de se plier au « monopole
de scientificité » qu'elle revendique. Avec la Révolution française, ladite
« philosophie » devient maîtresse de « l'histoire » elle-même, les actions
politiques étant évaluées selon le critère discriminatoire du « progrès ». La
Russie soviétique s'en est finalement emparée. Elle s'est emparée de He­
gel, comme elle s'est emparée de la bombe atomique et d'autres produits
du « rationalisme occidental », afin de les retourner contre l'Occident lui­
même et de les utiliser dans son combat pour « l 'unité du monde » réalisée
selon ses propres conceptions. Mais cette philosophie historiquement et
sociologiquement déterminée, qui pose ses propres questions et apporte
ses propres réponses, n'est pas la seule interprétation possible de l'histoire.
Après en avoir souligné la relativité, on sait que Schmitt lui oppose l'inter­
prétation chrétienne, notamment l' idée du catéchonte720•

720 Sur cette partie, cf. « L'unité du monde », l et II, pp.225-245, dont les citations sont ex­
traites, ainsi que Terre et Mer, p.81 ; « Drei Moglichkeiten eines chrisUichen Geschichts­
bildes » , p.297 ; « The Legal Worl Revolution », pp.79, 86 ; H. Meier, Ibid, pp.69-76.
LE CONCEPT DU POLITIQUE 757

LEs « TIERŒS FORŒS » CONTRELA BIPOLARISATION ETLA PÉPOllTlSATION

« L 'unité du monde », résultat de la victoire de l'une des deux


superpuissances sur l'autre, n'est pas la seule possibilité envisageable
pour résoudre la Guerre froide. Le monde n'est pas tout entier inclus dans
l'alternative Est-Ouest, car la logique du tiers-exclu est trop étroite pour
contenir l'ensemble de l'humanité. Quoi qu'en dise Stimson, la Terre sera
toujours plus grande que les États-Unis. Et elle est plus grande que le sys­
tème duopoliste mondial. Autrement dit, il Y aura toujours un « troisième
facteur », donc plusieurs « troisièmes facteurs », car la pluralité des forces
ne s'arrêtera pas au chiffre trois. La Chine, l'Inde, l'Europe, le monde
arabe, l'Amérique ibérique, sont autant de « troisièmes forces » poten­
tielles, « d'où résulterait une pluralité de grands espaces »721 instituant
entre eux un droit international de dimensions nouvelles. Ce droit garderait
cependant une structure analogue à celle dujus publicum europeaum en ce
qu'il reposerait sur un équilibre.

1. « UNITÉ PU MONPE » OU PLURAlITÉ PES « GRANPS ESPAŒS » ?

« L 'on peut très bien penser », « il est très probable »722, que le dualisme
mondial soit plus proche de la pluralité que de l'unité. Le développement
technique ne mène pas, espère Schmitt, à l'unité politique du genre hu­
main, car entre « l'utopie » du One World et « l'archaïsme » de l'État,
s'inscrit la vraie « modernité » des Grossraume. « La grande antithèse de
la politique mondiale » porte donc, non sur l' opposition Est- Ouest, renp
voyés dos-à-dos, mais sur l'opposition entre l'universalisme du monde
unipolaire centralement dominé et la pluralité des « grands espaces » équi­
librés723199 Comment l'antagonisme entre le dualisme de la guerre froide
-le condominium- et le pluralisme des tierces puissances -la multipolari­
té- se résoudra-t-il ? Telle est la troisième et dernière question décisive.
L'émergence de tierces forces manifeste « la dialectique de tout pouvoir
humain, qui n 'eS/; jamais illimité »724. Le conflit Est-Ouest favorise lui­
même, dialectiquement, cette émergence. Primo, chacun des protagonistes

721 « L'unité du monde » l, p.229.


722 « L'unité du monde » 1 et II, pp.230, 242.
723 El nomos de la tierra. , p.313.
..

724 « L'unité du monde » II, p.242.


758 LA PENSÉE D E CARL SCHMITT

du duopole est amené à soutenir les adversaires de l'autre. Secundo, ces


derniers exploitent la division des deux Grands pour accroître leur autono­
mie. En 1963, le juriste voit dans la Chine de Mao, la puissance porteuse
d'un nom os de la Terre pluriel et « grand spatial », par opposition au One
World'25. En 1978, il considère que la Guerre froide n'a pas mené à « l'uni­
té du monde », mais à l'établissement de trois « grands espaces » (Amé­
rique, URSS, Chine) et à l'apparition de « troisièmes facteurs », à savoir
les non-alignés. Ceux-ci disposent d'une autonomie politique, même s'ils
sont aussi l'objet des interventions des grandes puissances726 •

Le concept de Grossraum, formulé en 1939 mais que Schmitt refuse d'as­


socier à la Weltanschauung nationale-socialiste, est au centre d'un projet
politique visant à dépasser le dualisme mondial et à favoriser l'émergence
d'une « troisième voie ». Ce projet est développé en 1950 : la « véritable
situation » de l'Europe est « entre l'ESl et l 'OueSl », déclare-t-il727, voire
dès les années 1930 : l'Allemagne nationale-socialiste et l'Italie fasciste,
écrivait-il, se tiennent au milieu de l'Europe entre le libéralisme occidental
et le communisme oriental728 . L'alliance soviéto-américaine contre l'Axe
marqua précisément la solidarité de l'Est et de l' Ouest. Le juriste fait sien
le « pronostic » du « plus grand hiSlorien du XIx'm, siècle », Tocqueville :
deux Puissances mondiales, l'Amérique et la Russie, héritières de la
« centralisation » et de la « démocratisation » irrésistibles, menacent d'ab­
sorber le Vieux Continent et portent en elles le projet d'un « État univer­
sel »72 9. L'Europe et, en son centre, l'Allemagne sont donc prises dans un
« étau » entre les États-Unis et l'URSS, pour parler comme Heidegger73o•
Face à cette situation, Schmitt ne place pas ses espoirs dans la construction
européenne impulsée par la démocratie chrétienne et la social-démocratie.
Les énergies tournées vers la révolution mondiale sont plus décisives que
les efforts pour constituer une « union européenne » au moyen d'un Par­
lement européen, affirme-t-il (à tort) en 1978 (un an avant les premières

725 Théorie dupartisan, p.271.


726 « The Legal World Revolution », pp.79-81.
727 El nomos de la tierra. , p.364.
..

728 « FaschiSl:ische und nationalsozialiSl:ische Rechtswissenschaft », p.620.


729 « Historiographie existentielle : Alexis de Tocqueville », pp.211-2l3.
730 Pour le philosophe de Messkirch, les États-Unis et l'URSS sont du point de vue
métaphysique la même chose : « la même frénésie de la technique déchaînée et de
l'organisation sans racines de l'homme nOlmalisé... Notre peuple, en tant qu'il se trouve
au milieu, subit la pression de l'étau la plus violente, lui qui est le peuple ... le plus en
danger ».
LE CONCEPT DU POLITIQUE 759

élections de l'Assemblée de Strasbourg au suffrage universel direct). Et


d'ajouter : nombreux sont les « Européens » qui souhaitent « l'unité de
l'Europe » mais qui se félicitent de la division de l'Allemagne et qui pré­
féreraient « l'unité du monde »73 1 !

2. COMMENT S'OPPOSER A" l 'UNITÉ PU MONPE OWPENTAlISÉ ?

En 195 1-1952, le juriste considère les constructions du One World


comme étant «prématurées »732 . Mais seront-elles un jour d'actualité ? En
termes constitutionnels, un transfert du pouvoir constituant de la nation
vers l'humanité est-il concevable ? L'ONU ne sert pas seulement le pro­
jet de « l 'unité du monde » ; elle garantit aussi le Slatu quo interétatique.
Par conséquent, les États membres du Conseil de Sécurité ou de l'As­
semblée générale renonceront-ils à leurs « privilèges » -à leur souverai­
neté- dans une sorte de nouvelle « nuit du 4 août » ( 1 789) ? Les grandes
puissances renonceront-elles à leur hégémonie, c'est-à-dire à l'armement
nucléaire, qui les met à l'abri d'une intervention ? Les États révéleront-ils
leurs secrets scientifiques et techniques ? Ouvriront-ils leurs archives et
les présenteront-elles à un tribunal international qui jugerait les « ennemis
de l'humanité » ? L'humanité en tant que telle aurait-elle donc des ennel
mis, auxquels serait déniée la qualité d'être humain titulaire des « droits
de l'homme »733 ? Quelle force pourrait donc s'opposer à l'avènement de
« l 'unité du monde » ? Il s'agit de renforcer le Kat-echon : l'Allemagne a
assumé ce rôle contre les « Puissances universelles ». Mais comment dis­
tinguer celui qui « retarde », celui qui « accélère » et celui qui « accélère
malgré lui », tel Hitler ?

L'industrialisation est le destin de la Terre et le problème central du


nomos de la Terre, écrit Schmitt en 1962. Il considère cette marche vers
l'industrialisation comme Tocqueville concevait la marche vers l'égalisa­
tion : avec lucidité et scepticisme. La technique est œuvre humaine, faite
par des hommes, pour des hommes et contre des hommes. Elle ne doit pas
faire l'objet d'une « foi » délétère. Qui cherche à maîtriser la technique
donne une réponse au véritable défi du présent mieux que celui qui cherche

73 1 « The Legal World Revolution », p.Ao. L'Union européenne étant liée et subordonnée
à l'OMC et à l'OTAN, elle ne peut constituer ni un « grand espace » économique eu­
ropéen ni une défense européenne.
732 « L'unité du monde » l, p.230.
733 « The Legal World Revolution », pp.88-89.
760 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

à conquérir le monde au moyen d'une technique déchaînée. Le juriste


vise l'Amérique et la Russie, qui se partagent le globe et entreprennent
la conquête de l'espace extra-atmosphérique. La technique, elle-même
mise en question, n'apporte aucune réponse authentique. Elle ne fait que
produire des réponses artificielles aux défis artificiels qu'elle engendre.
« L'unité du monde » n'est pas un problème technique, c'est un problème
politique, celui de l'amitié entre les peuples, les classes, les cultures, les
religions. Or, le nomos contemporain de la Terre, c'est essentiellement la
division du globe en espaces développés et espaces en développement. Au­
trement dit, l'essentiel porte sur les rapports Nord/Sud, non sur les rapports
Est-Ouest. L'industrialisation déterminera le destin des peuples du monde.
Soit ils s'industrialiseront en restant eux-mêmes. Soit ils sacrifieront leur
identité « aux idoles d'une Terre technicisée »734'. Ils seront emportés par
l'occidentalisation qu'avait pronostiquée Hegel. Tel est donc le défi de
l'après Guerre froide à l'affirmation du politique, que Schmitt entrevoit
en 1962. « L'occidentalisation » signifierait « l'homogénéisation », donc
l'abolition du politique par l'élimination de l'éventualité de l'hostilité.

734 « Die Ordung der Welt nach zweiten Weltkrieg » , pp.12-27.


ELEHE NTS D'UN E T�EORIE DE LA GUERRE

Les études de Carl Schmitt sur la guerre, la guerre totale, la guerre froide
et la guerre révolutionnaire, avant et après 1945, sont à l'intersection de la
science politique et du droit international, puisque la belligérance est à la
fois acte politique et institution juridique. Il s'agira ici d'analyser Bellone
ainsi que la théorie du partisan du point de vue de la science politique,
la problématique du bellum juSl:um et les effets de la guerre de partisans
sur le droit des gens étant abordés dans la partie consacrée au droit inter­
national. Plus que le concept de guerre lui-même, l'auteur a examiné les
différentes formes de guerre dont il a été le témoin engagé et l'observa­
teur attentif, de 19 1 4 à 1962 : de la Première Guerre mondiale à la guerre
froide et à la guerre révolutionnaire (soviétisation de l'Europe centrale,
guerres de Corée, d'Indochine, d'Algérie ... ) en passant par les crises et
conflits de l'entre-deux-guerres (occupation de la Rhur, conflit sino-japo­
nais, guerre d'Espagne ... ) et par la Seconde Guerre mondiale. Celle-ci a
été l' épicentre de la « guerre civile internationale » qui, selon l'interpré­
tation schmittienne, débute en 1 91 7 avec l'intervention américaine et la
révolution russe, et s'achève en 1949 avec la division de l'Allemagne en
deux États antagonistes. Le second conflit mondial fut marqué par divers
types de belligérance qui tous, plus ou moins, ont en définitive fait l'objet
des réflexions du juriste.

LEs FORMES DE BElliGÉRANCE DE LA SECONDE GUERRE MONDIALE

En avril 1942, Schmitt distinguait une guerre continentale, com­


mencée en Espagne en 1936 « et jusqu 'ici indubitablement gagnée par
l' Allemagne », et une guerre océanique, déclenchée par l'attaque du Japon
contre les États-Unis735• Depuis 1941, déclarait-il plus tard au jeune Som-

735 « Accélérateurs involontaires ou : la problématique de l'hémisphère occidental »,


pp.169-170.
762 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

bart, le Reich livre deux guerres auxquelles il n'est « absolument pas à la


hauteur » : une guerre d'anéantissement idéologique à l'Est, une guerre
maritime mondiale à l'Ouest736 • En vérité, cinq formes de belligérance se
déroulèrent de 1939 à 1945, sans compter la destruction des Juifs d'Eu­
rope.

1) La guerre sur terre à l' Ouest fut « classique », dans ses moyens sinon
dans ses buts.

2) Elle fut menée dans le respect dujus in bello, au contraire de la guerre


sur terre à l'Est, « totale » dans ses buts et dans ses moyens.

3) La résistance et la lutte contre la résistance dans l'Europe occupée et


à l'arrière du front russe sapèrent de fond en comble le régime de l' occu­
patio bellica et le jus in bello, puisqu'elles tendirent à effacer la distinction
entre civils et militaires.

4) La guerre maritime entre Allemands et Anglo-Américains fut « to­


tale », puisqu'au blocus naval répondit la guerre sous-marine (en pratique
et en droit, rappelons que la guerre sur mer s'apparente à une guerre « to­
tale », puisqu'elle s'attaque au commerce de l' ennerui, y compris celui
des neutres avec l'ennemi, et qu'elle vise donc l'ensemble de l'économie
ennemie, estompant la distinction entre combattants et non combattants).

5) La guerre aérienne anglo-américaine contre l'Allemagne fut « to­


tale », puisque le bombardement des villes équivalait à l'indistinction des
objectifs civils et militaires (seuls l'appui aux forces terrestres et l'attaque
des communications ou de l'économie de guerre de l'ennemi s'accordent
avec le jus in bello).

6) A ces cinq formes, pourrait s'ajouter une sixième, de 1945 à 1949,


l'occupation de l'Allemagne et le Tribunal Militaire International repré­
sentant, de l'aveu des Alliés, une continuation de leur effort de guerre. A
la guerre totale contre un ennemi total devait succéder une défaite totale.

7) Enfin, dans la foulée du second conflit mondial et de l'administration


post-belligérante de l'ancien Reich, une septième forme de guerre apparut
entre les ex-Alliés : la « guerre froide », parfois ouverte, entre les démo­
craties occidentales et l'Union Soviétique. Cet antagonisme détermina la
division de la nation vaincue.

736 N. Sombart : Chronique dJunejeunesse berlinoise, Paris, Quai Voltaire, 1992, p.322.
ÉLÉMENTS D 'UNE THÉORIE DE LA GUERRE 763

LES ÉTUPES SUIMITTIENNES PES FORNES PE GUERRE

Les événements politico-militaires et les conflits armés qui se déroulent


de 1914 à 1962 constituent en quelque sorte la « matière première » des
réflexions théoriques d'un juriste qui s'attache à l'étude de la belligérance
et des types de belligérance dont il est le témoin, tout en montrant les
interactions et corrélations entre l'évolution de ces types et celle du droit
international. Carl Schmitt a ainsi examiné :

1) le droit de la guerre sur terre dans le droit des gens classique ;

2) la guerre révolutionnaire, notamment la guerre de partisans à l'Est


(c'est par ce biais qu'il rend compte de la tournure prise par l'affrontement
germano-soviétique) ;

3) le droit de la guerre sur mer, les méthodes de belligérance et de do­


mination anglaises, ainsi que l'opposition entre les puissances maritimes
anglo-saxonnes et les États du continent européen, Allemagne en tête ;

4) la guerre aérienne anglo-américaine contre le Reich et la criminalisa­


tion de l'ennemi qu'elle implique ;

5) les motivations et les conséquences du Jugement de Nuremberg en


droit international ;

6) la situation intermédiaire entre la guerre et la paix en Europe de 1 9 1 9


à 1939, puis la Guerre froide entre les États-Unis et l'URSS après 1946.
Une théorie du politique fondée sur la distinction ami-ennemi et une théo­
rie du droit international dominée par la question de l'hostilité, toutes deux
élaborées suivant une « méthodologie de l'exception » par un KronjuriSl
de l'Armée, devaient nécessairement accorder une place essentielle au
concept de guerre.
764 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

G U E RRE, G U E RRE TOTALE ET G U E RRE FROIDE

A travers l'examen des différentes formes et méthodes de guerre, Sch­


mitt analyse l'évolution de Bellone, du point de vue du droit internatio­
nal : du concept non discriminatoire de guerre au concept discriminatoire,
comme du point de vue de la science politique : de la guerre classique à
la guerre totale, à la guerre froide et à la guerre révolutionnaire. Il montre
l'évolution vers la « guerre totale », la relation entre la « guerre juste » et
la « guerre totale » ou entre la « guerre totale » et la « guerre froide », l'in­
distinction tendancielle entre guerre et paix. Quant à la guerre révolution­
naire, elle fait l'objet d'une étude à part entière : la Théorie du partisan.

l 'ÉTAT INTERMÉDIAIRE ENTRE PAIX ETGUERRE DE /9/9 A' /939

Dans les années 1920 et 1930, le juriste caractérise la situation politique


de l'Europe de la manière suivante. Il constate que le continent se trouve
dans une situation intermédiaire entre la paix et la guerre, où l'hostilité
prime. Cette situation intermédiaire s'est particulièrement manifestée en
1938, au moment de la crise des Sudètes : elle fait l'objet du deuxième
« corollaire » au Begriff des Politischen ; de 1939 à 1941, avec le conflit
latent entre les États-Unis et l'Allemagne : elle est abordée sous l'angle de
la problématique de la neutralité ; après 1945, avec la guerre froide entre
l'Est et l'Ouest. La théorie schmittienne se place sous les auspices de la
théorie clausewitzienne, en la prolongeant et en la modifiant. L'hostilité est
le présupposé de la guerre et l'ennemi est le concept premier par rapport
à la guerre. Celle-ci, continuation de la politique d'État par des moyens
militaires, est un acte de violence destiné à contraindre l'ennemi. Là où
l'hostilité et la guerre sont des phénomènes clairs, nets et délimités, tout
ce qui n'est pas ennemi est eo ipso ami et tout ce qui n'est pas guerre est
eo ipso paix. Inversement, lorsque l'amitié et la paix sont également des
phénomènes clairs, nets et délimités, tout ce qui n'est pas ami peut devenir
ennemi et tout ce qui n'est pas paix peut devenir guerre. La formule clas­
sique : inter pacem et bel/um nihil eS/; medium, garde alors tout son sens.
Mais ce couple de concepts qui se définissent réciproquement de manière
négative : l'ami est le non ennemi et l'ennemi est le non ami, il y a ou la
ÉLÉMENTS D 'UNE THÉORIE DE LA GUERRE 765

paix ou la guerre, a perdu sa pertinence pratique. A surgi une situation in­


ternationale, écrit Schmitt en 1932 et en 1938737, où le nihil médium pose
problème. N'y aurait-il pas une possibilité intermédiaire ou transitoire ?
Le juriste donne l'exemple de l'Allemagne et de la Tchécoslovaquie :
l'État du Président Benes était-il, « en mai et en septembre 1938 », l'ami
du Reich parce que l'Allemagne n'était pas en guerre contre lui ?

1. JURIPISI1E ET FALSIFICATION PES NOTIONS

Les débats sur la question de savoir si tel acte est pacifique ou belliqueux,
partent du principe que la distinction entre paix et guerre est « complète
et exclusive », autrement dit, que « tout ce qui n'est pas guerre est paix
au sens (du) droit international ». C'est ce raisonnement qui a notamment
servi à caractériser l' action du Japon contre la Chine en 1 93 1 . Carl Sch­
mitt s'en prend à « Hans Wehberg, pacifiSle de renom et professeur à
Genève ». Ce dernier a qualifié d'« occupation pacifique » l'opération
militaire menée par Tokyo, alors membre permanent du Conseil de la
SDN, bien qu'elle ait donné lieu à des batailles meurtrières. « Comment
pareille jurisprudence eS/;-elie possible ? Comment devant des combats
sanglants faisant des dizaines de milliers de morts, ose-t-on encore parler
d'occupation pacifique, bafouant ainsi defaçon macabre et le mot et l'idée
de paix ? En réalité, le raisonnement sous-jacent eS/; le suivant : il y a la
paix ou la guerre. Qu 'eS/;-ce que la guerre ? Tout ce qui n 'eS/; pas moyen
pacifique. Qu 'eS/;-ce qu 'un 'moyen pacifique ' ? Tout ce qui n 'eS/; pas la
guerre. Il n 'y a pas de moyen terme. Une 'occupation pacifique ', même
ponctuée de batailles. . . sévères, n 'eS/; pas la guerre !!. C'est la tentative
de proscrire la belligérance et de discriminer « l'agresseur » qui provoque
ce genre de fiction. Pour apparaître dans leur « droit », non seulement les
Puissances ne déclarent plus la guerre ni ne reconnaissent l'état de guerre,
mais encore elles qualifient leurs actions militaires de « maintien de la
paix », « sanction », « exécution », comme si une pseudo-licéité suffisait à
déterminer le caractère réellement pacifique de leurs actions.

737 « Les fOlmes de l'impérialisme en droit international moderne », p.97 ; « Du rapport


entre les concepts de guerre et d'ennemi », Corollaire II àLa notion de politique, pp.169-
174.
766 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

Mais le « droit » n'est pas eo ipso la « paix », de même que le « non


droit » n'est pas eo ipso la « guerre » : la guerre comme la paix sont des
états concrets, pas des fictions normatives738 • De fait, lejus in bello entre en
vigueur dès qu'il y a conflit armé, sans qu'importe la qualification en jus
ad bel/um. Hans Wehberg a modifié plus tard son opinion sur l'intervention
nippone en Chine. Mais la logique des rapports conceptuels propres aux
définitions négatives de la guerre et de la paix « lui échappe à ce jour ».
Lui échappe la situation « anormale » de paix-guerre qui caractérise l'Eu­
rope. Cette situation est due aux traités de 1 9 1 9-1920, à la garantie des
diktaten par le pacte de la SDN et le pacte Briand-Kellog, au découplage
entre la définition juridico-formelle et politico-matérielle de la paix et de
la guerre, à la mise en œuvre de l'hostilité par des moyens extramilitaires
appliqués à des domaines extramilitaires, mise en œuvre censément « pa­
cifique » et « non belliqueuse » n'autorisant pas de rétorsion militaire...
Les traités de paix consécutifs à la Grande Guerre ont fait de la paix « une
continuation de la guerre par d'autres moyens »"'' ' '. La relation ami-en­
nemi fut à ce point intense qu'une fois les hostilités militaires tues, les
conférences diplomatiques et leurs conclusions conventionnelles abolirent
de facto jusqu'à la distinction entre guerre et paix, remplacé par un état
intermédiaire conflictuel. Exploitant « la fiction juridique qui en faisait le
statu quo normal et définitif de la paix !!, les Puissances victorieuses, sié­
geant au Conseil de la SDN, purent « jouer à deux mains » selon qu'elles
retenaient l'hypothèse de la guerre ou de la paix, la « légalité de Genève »
étant toujours de leur côté.

2. FAUSSE ALTERNATIVE (PAIX OU GUERRE) ET VRAIE QUESTION (AMI OU ENNEMI)

Eludant la réalité de l'hostilité, le « pacifisme de Genève » a transformé


la paix en notion illusoire. Est « paix » toute absence de guerre, au sens du
recours direct à la force armée, sans que soient pris en considération les
actes d 'hostilité ou les mesures de coercition non militaires. A cet égard,
Schmitt ne se satisfait pas de la définition clausewitzienne de la guerre par
le seul critère de l'emploi de la force armée. Cette définition ne convient
pas à l'état intermédiaire conflictuel, puisque les éléments constitutifs de
la guerre -hostilité, contrainte militaire, combat- se trouvent brouillés. En
738 NatÎonalsozÎalismus und Volke1Techt, pp.22-23.
739 D'après Meinecke lui-même (Ibid, p.382), la France, après Versailles, a poursuivi les
hostilités contre une Allemagne encore trop forte.
ÉLÉMENTS D 'UNE THÉORIE DE LA GUERRE 767

effet, des actions militaires peuvent être non coercitives et s'accompagner


de proclamations d'amitié, tandis que des actions non militaires peuvent
être coercitives et relever de l'hostilité la plus effective. Comment discer­
ner la guerre et la paix ?

1) En l'absence de critère obj ectifreconnu, la réponse à la question prend


une allure «purement décisionniSle » : chacun décide s'il y a paix ou
guerre. « C'eSl I 'hiSloire bien connue du bâton que l'on peut prendre par
l 'un ou l'autre bout : chacun peut argumenter dans le sens qu 'il voudra ».
Cette incertitude rejaillit sur les rapports entre belligérants et neutres, car
la distinction entre belligérance et neutralité devient, elle aussi, «purement
décisionniSle » : chacun décide qui est belligérant et qui est neutre, et en
quoi consistent le statut de la belligérance et le statut de la neutralité.
L'équilibre entre les droits et devoirs des uns et les droits et devoirs des
autres se ramène alors à un pur rapport de force740•

2) L'emploi hostile et coercitif de la force armée pourrait servir de critère


objectif. Le concept de guerre s'en trouverait fort réduit et le concept de
paix, fort élargi, au point de ressembler à une autre fiction. En fait, c'est la
tentative de proscrire la belligérance et de discriminer « l'agresseur » qui
prendrait son sens politique : face à toute action hostile et coercitive non
militaire menée par telle Puissance, un État qui ne pourrait pas riposter à
l'identique, n'aurait pas la faculté de recourir en premier à la force armée,
sauf à apparaître comme « l'agresseur » ... Conclusion de Schmitt : à l'al­
ternative « normativiste » paix ou guerre, il importe de substituer, en droit
international, la distinction « concrète » ami ou ennemi74!.

LA « GUERRETOTAlE»

A la formule sur « l'État total » a répondu la formule sur la « guerre


totale », entre 191 9 et 1939. Carl Schmitt fut l'un des concepteurs de ces
deux formules choc, également illustrées par La mobilisation totale ( 1 930)
d'Ernst Jünger et La guerre totale ( 1935) d'Erich Ludendorff.

740 Cf. D. Schindler : « Aspects contemporains de la neutralité », RCADI, 1967 II, pp.225-
313, pp.239-240, 261-294.
74 1 Sur cette partie, cf. « Du rapport entre les concepts de guerre et d'ennemi », pp.165,
169-174, 176, dont les citations sont extraites, ainsi que « Ueber die il1llere Logik der All­
gemeinpakte auf Gegenseitigkeit » , pp.204-209.
768 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

1. /)U RAPPORT ENTRE LA GUERRE TOTALE ET L '1/0STIlITÉ TOTALE

La guerre totale implique l'utilisation par les belligérants de toutes leurs


ressources afin d'anéantir l'ennemi, ses forces et son État. Bref, elle re­
quiert des « moyens totaux » et des « buts totaux ». Elle abolit à la fois la
reconnaissance de l'ennemi, ainsi que la distinction entre non combattants
et combattants, obj ectifs civils et militaires, puisque les hostilités, prenant
une nouvelle dimension, se poursuivent sous des formes militaires et ex­
tramilitaires, tous les secteurs d'activités étant engagés dans la lutte contre
l'ennemi, et par conséquent visés par l'ennemi. De ce point de vue, le
concept « total » de la politique provient de la guerre totale ; plus précisé­
ment, il provient de l'expérience de la mobilisation totale en 1 9 14- 1 9 18, où
toutes choses s'avérèrent potentiellement politiques parce qu'intégrables
à l'effort de guerre742 •

Comme toute guerre, la guerre totale est à la fois action (de combat)
et état (d'hostilité). Normalement, c'est le degré d'hostilité qui détermine
l'intensité du combat et, inversement, c'est l'intensité du combat, débor­
dant éventuellement sur les civils, qui reflète le degré d'hostilité. Le ju­
riste adopte cette logique clausewitzienne lorsqu'il développe l'enchaîne­
ment : « ennemi total, guerre totale, État total » (Totaler Feind, totaler
Krieg, totaler Staat). « L'ennemi total » appelle la « guerre totale » et la
« guerre totale », « l'État total », seul capable de réaliser la « mobilisa­
tion totale » indispensable à la « guerre totale ». De même que la guerre
implique l'hostilité, la guerre totale implique l'hostilité totale. L'une pro­
cède de l'autre. Mais cette logique n'est pas toujours vérifiée, remarque
Schmitt. La guerre peut monter aux extrêmes du seul fait de l'ampleur des
engagements, ainsi en 1914- 1 9 1 8 : l'affrontement prolongé entre armées
industrielles de masse transforma l'hostilité en épiphénomène du combat.
Les États européens glissèrent dans la guerre totale alors qu'il n'y avait pas
d'hostilité totale entre eux ! C'est l'escalade de la guerre ruilitaire conti­
nentale et de la guerre extramilitaire maritime qui poussa aux extrêmes
de la violence. La conclusion d'une telle escalade ne fut pas un traité de

742 « Totaler Feind, totaler Krieg, totaler Staat », pp.235-237 ; « Du rapport entre les con­
cepts de guerre et d'ennemi », pp.165-175. Cf. J. Perré : Les mutations de la guerre mo­
derne. De la révolution française à la révolution nucléaire (1792-1962), Paris, Payot,
1962 ; François Géré, Thomas Widemarm (diI.) : La guerre totale, Paris, ISC-Economica,
2001.
ÉLÉMENTS D 'UNE THÉORIE DE LA GUERRE 769

paix, « mais un jugement du vainqueur condamnant le vaincu ». Il peut


donc y avoir un « combat total » sans qu'il y ait nécessairement d'« hos­
tilité totale », d'où l'inversion de la cause et de l'effet. D'autre part, on
pourrait penser que la guerre étant un duel, la guerre totale l'est de part et
d'autre : il y aurait un mimétisme du degré d'hostilité et/ou de l'intensité
du combat, du moins si le conflit est suffisamment durable. Mais là encore,
la logique n'est pas forcément vérifiée. La guerre peut être totale d'un seul
côté, en tant qu'état d'hostilité et/ou action de combat : les enjeux poli­
tiques peuvent être très contrastés et les moyens militaires, très inégaux.
Le juriste donne l' exemple de la guerre de Sept Ans ( 1 756-1763) livrée
par la Prusse : l'État prussien, en situation d'infériorité par rapport à la
coalition adverse, dut tendre et concentrer ses forces à l' extrême, car il
jouait son existence, ce qui n'était pas le cas de l'Autriche, de la France ou
de la Russie. Enfin, la guerre totale peut se tenir à l'arrière-plan d'épreuves
de force indirectes, économiques ou militairement limitées, qui évitent le
« risque total » qu'est par nature la « guerre totale ». Telle est la relation
entre la « guerre totale » et la « guerre froide ».

De la réflexion théorique, Carl Schmitt passe à la question pratique.


En 1936 et 1937, devant le risque d'un nouvel affrontement militaire ente
l'Occident et l'Allemagne, il s'interroge : existe-t-il une hostilité totale
entre les nations du continent européen, qui justifierait le recours à une
guerre totale743 ? En soulignant, dans d'autres textes des années 1934-1942,
la réalité d'une « communauté juridique européenne », d'où sont exclues
successivement l'URSS puis la Grande-Bretagne, il répond par la négative
à cette dramatique question. Mais c'est pour se tourner contre Moscou puis
contre Londres, successivement désignés comme « ennemi total ». Enfin,
entre 1938 et 1942744, il met en accusation les forces internationales « in­
directes » ou « secrètes » : organisations juives, maçonniques ou antifas­
cistes, qui poussent les démocraties occidentales à l'hostilité contre l'Al­
lemagne nationale-socialiste (alors qu'Hitler souhaitait la paix à l'Ouest
pour conquérir un empire à l'Est). Autrement dit, ce seraient des motiva­
tions idéologiques, non des différends politiques réels, qui expliqueraient
la montée des tensions.

743 « Die Ara der integralen Politik », pp.13-14 ; « Totaler Feind, totaler Krieg, totaler
Staat » , pp.235-239 ; « Du rapport entre les concepts de guerre et d'ennemi » , p.166.
744 « V6lkerrechtliche Neutralitat und v61kische Totalitat », p.260 ; « Neutralité et neu­
tralisations ... », p.116 ; « Führung und Hegemonie », p.520 ; « La mer contre la terre »,
p.137 ; Terre et mer, p.24.
770 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

2. LA GUERRE TOTALE: TIlÉÂTRES, TECIINOLOGIE, IPÉOLOG/E

Comme la guerre, la guerre totale possède différents théâtres : terrestre,


maritime, aérien, malgré la globalisation du theatrum belli due à l'appa­
rition de l'aviation. Combinant jus ad bel/um et jus in bello, Schmitt met
en relation la guerre totale avec la guerre maritime et la guerre aérienne,
donc avec la technologie, la marine et l'aviation requérant de tous autres
moyens techniques que l'armée de terre. Sur terre, la guerre est livrée par
des armées, sans viser les populations civiles, tant qu'elles ne participent
pas aux hostilités. Au contraire, la guerre maritime ou aérienne n'est pas
qu'une confrontation entre marines militaires ou aviations militaires :
l'une et l'autre visent les non combattants, via le droit de butin, de prise
et de blocus d'une part, qui permet d'attaquer le commerce et l'écono­
mie de l'adversaire, via le « bombardement stratégique » d'autre part, qui
permet d'attaquer les objectifs économiques ou démographiques situés à
« l'arrière ». Il est à cet égard significatif que le jus in bello, dont la fonc­
tion est de limiter la guerre et d'éviter la « guerre totale », régisse avant
tout la guerre terrestre, alors que les règles de la guerre maritime ou aé­
rienne, différentes, restent énoncées dans des textes désuets ou sans valeur
conventionnelle (exemple des Règles de La Haye de 1922-1923 pour la
guerre aérienne). Pour Schmitt, cette relative vacuité juridique confirme
que la guerre maritime ou la guerre aérienne sont des guerres « totales ».
Cette « totalisation » doit nécessairement s'accompagner d'une « justifica­
tion », à savoir : la discrimination des belligérants selon qu'ils sont « dans
leur droit » ou « dans leur tort ». Seule la criminalisation de l'ennemi peut
donner un sens à l'application d'une violence aussi extrême que le blo­
cus économique ou le bombardement stratégique (a fortiori nucléaire). Le
« juste » peut employer tous les moyens contre « l' injuste » : telle est la
relation entre la « guerre juste » et la « guerre totale » (menée sans restric­
tion jusqu'à la capitulation sans condition). Cette relation est fondée sur
la philosophie de l'histoire, devenue le critère de légitimité de la guerre,
répète le juriste dans les années 1950. Celle-ci est « juste » si elle favorise
le « progrès », « injuste » si elle entrave le « progrès ». Le Reich s'est pré­
cisément trouvé du mauvais côté en 1 91 4- 1 9 1 8 comme en 1939-1 945 : le
Kat-echon a été vaincu'45.

745 « Drei Moglichkeiten eines chrisUichen Geschichtsbildes », p.927. La pensée malX­


iSle-léniniSle accentue la relation entre la guerre et la philosophie de l'hiSloire. La finalité
ÉLÉMENTS D 'UNE THÉORIE DE LA GUERRE 771

L'auteur du Nomos der Erde consacre un chapitre à la guerre aérienne


anglo-américaine que l'Allemagne et le Japon ont subie, notamment les
raids de terreur sur les populations civiles urbaines. Il évoque avec an­
goisse la mutation de la planète en « réservoirs de matières premières »
et en « bases de porte-avions », dans la perspective d'une « globalité aé­
rienne » qui tracerait de nouvelles « lignes d'amitié et d'hostilité » au-de­
là desquelles tomberaient les bombes atomiques. « Il paraît imaginable
que l'espace aérien dévore la mer et peut-être même la terre ». D'après
Schmitt, l'essence de la guerre aérienne est le bombardement stratégique,
qui abolit la distinction entre le « front » et « l'arrière », les civils et les
militaires. Advient donc un nouveau type de belligérance, illimitée, délo­
cali sée, totale, sans conquête territoriale ni relation juridique avec la popu­
lation ennemie. Il n'y a pas d'analogies qui puissent être établies entre ce
type de guerre et la guerre terrestre ou maritime. La guerre sur terre et l'oc­
cupation militaire créent des rapports juridiques entre l'armée occupante et
la population du territoire occupé. La première est intéressée au maintien
de l'ordre ; c'est pourquoi la relation de protection et d'obéissance, noyau
de tout ordre politique, peut se développer avec la seconde. La guerre sur
mer, elle, n'est qu'un exercice de force vis-à-vis de la population (blocus)
ou des particuliers (prise). Mais la guerre aérienne accentue radicalement
cette altérité ou cette absence de relation entre les sujets et les objets de la
violence, concrètement, les bombardiers et les bombardés. Au contraire de
la terre ou même de la mer, l'air n'est pas un theatrum belli, car la guerre
aérienne n'est pas un combat horizontal entre deux protagonistes qui ont
l'un l'autre un minimum de chance de vaincre ; elle est une destruction
verticale de personnes et de biens sans défense. En raison de cette dispari­
té, l'attitude de l'être humain face aux bombardiers n'est pas « celle d'un
homme face à ses semblables ». C'est non fortuitement que l'apparition
de l'arme aérienne, d'autant plus inquiétante qu'elle unifie les stratégies,
s'est accompagnée de l'évolution vers un concept discriminatoire de
guerre. Celle-ci n'est pas un retour aux doctrines chrétiennes du bellum
juSl:um. Elle est « un épiphénomène idéologique de l 'évolution industrielle
et technique des moyens. . . de destruction », qui « ouvre l 'abîme d'une

de l'histoire étant le « progrès », critère matérialiste de la vérité et de la justice, la guerre


« juste », « progressiste », est celle qui va dans le « sens de l'histoire » ; la guerre « in­
juste », « réactionnaire », n'est qu'une vaine tentative de « suspendre le temps » (B.
Lang : « Discours soviétique sur la guerre », Stratégique, n035, 3/1987, pp.25-73).
772 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

discrimination morale et juridique aussi destructrice ». Hegel a dit que


pour passer du féodalisme à l'absolutisme, l'humanité européenne avait
eu besoin de la poudre, « et qu 'aussitôt elle apparut ». Les instruments
militaires modernes auraient-ils surgi au moment ou l'humanité avait
besoin d'eux, c'est-à-dire au moment où elle s'orientait vers un concept
discriminatoire de guerre, équivalent juridique de l'abolition de la bel­
ligérance au nom de l'unité du genre humain746 ? « L 'ère aéronautique »
envisagée par W. Mitchell, lM. Spaight ou A. Seversky (autant d'auteurs
qui admettent le bombardement de zone indiscriminé) montre que le pro­
grès technique suit le « progrès de l'histoire » pour transformer la guerre
en police bombing : l'avion deviendrait le principal outil du « maintien de
la paix » sur Terre. Dès 1938, Schmitt voyait dans l'aviation une « arme
de sanctions »747. Durant la guerre froide, il parle de l'Europe comme d'un
continent qui « ne sera plus qu 'une zone d'inspection des forces aériennes
de l'ESl et de l'OueSl ».

L'auteur de la Théorie du partisan se penche sur l' arme nucléaire, ce


moyen de destruction ultime, ultime produit du progrès technique et de
la puissance humaine. Il n'examine pas l' impact de la révolution nu­
cléaire sur la théorie politique et la pensée stratégique. Cette lacune sur­
prenante dans son œuvre postérieure à 1945 s'explique aisément. A l'ère
nucléaire, la guerre peut-elle continuer à être le moyen extrême de la po­
litique (Clausewitz) et l'horizon de sens du politique (Schmitt), étant en­
tendu que la théorie schmittienne du politique inclut la théorie clausewit­
zienne de la guerre ? La négation du concept clausewitzien entraîne celle
du concept schmittien. Si la guerre ne peut plus être le moyen extrême
de la politique, elle ne peut plus en être l'horizon de sens, l'inverse, par
contre, n'étant pas vrai. L'affirmation schmittienne du politique -si on met
entre parenthèses son fondement « anthropologico-théologique »- dépend
de la validité de la formule clausewitzienne sur la guerre, continuation
de la politique. La question centrale est donc la suivante : cette formule
est-elle dépassée à l'ère nucléaire ? Raymond Aron a tenté d'y répondre
dans son œuvre, au contraire de Carl Schmitt , qui ne s'est pas intéressé

746 El nomos de la tierra. .. , pp.25, 41 8-428.


747 Die Wendung zum diskriminierenden Kriegsbegrif.{, p.43. Schmitt oubliait que le
prophète du bombardement stratégique aérien fut un Italien, loué par le régime fasciste :
Giulio Douhet. Cf. P. Facon : Le bombardement 1tratégique, Monaco, Rocher, 1996 ; J6rg
Friedrich : L'incendie. L'Allemagne sous les bombes, 1940-1945, Paris, Fallois, 2004.
ÉLÉMENTS D 'UNE THÉORIE DE LA GUERRE 773

à la dissuasion nucléaire mais à la guerre révolutionnaire748 . Le juriste ra­


mène l'arme nucléaire à la logique de « l'hostilité totale » et à l'éventua­
lité de la « guerre totale ». Par là même, il dénonce les superpuissances.
Les armes de destruction massive, qui tiennent l'humanité en otage, exi­
gent un ennemi absolu sous peine d'être absolument inhumaines. En ef­
fet, « ce ne sont pas les moyens d'extermination qui exterminent mais des
hommes qui exterminent d'autres hommes par ces moyens ». La nature de
l'ennemi, plus que la nature de l'arme, est la principale raison qui explique
la logique de la montée aux extrêmes, car la « menace dernière » ne
réside pas dans les « moyens d'extermination », mais dans « le caractère
inéluctable d'une contrainte morale ». Les hommes qui utilisent les
instruments d'anéantissement contre d'autres hommes se voient contraints
au préalable d'anéantir moralement leurs adversaires, de les disqualifier et
de les transformer en « non-valeur totale », sous peine d'être eux-mêmes
des criminels. « La logique de la valeur et de la non-valeur déploie sa
pleine rigueur deSiructrice et contraint à des discriminations. . . toujours
nouvelles, toujours plus profondes, jusqu 'à l 'extermination de tout sujet
sans valeur, indigne de vivre ». L'hostilité totale correspond ainsi à la
condanmation morale de l'ennemi avant le déclenchement de l'opération
de destruction. Celle-ci, dans un monde futur où les notions d'amitié et
d'hostilité auront disparu dans le « sySlème moderne des criminalisations
collectives »749, sera alors « toute abSiraite et toute absolue ». Elle ne
sera pas dirigée contre un ennemi politique ; « elle ne servira plus qu'à
faire triompher, dans une prétendue objectivité, les valeurs suprêmes
dont chacun sait qu 'elles ne sauraient être payées trop cher ». Le danger
le plus grand n'est donc pas militaire, mais spirituel. « L 'arme supra­
conventionnelle suppose l 'homme supra-conventionnel »750 puisque, selon
Hegel, l'arme est l'essence des combattants. La question qui se pose est
par conséquent de savoir comment limiter l'hostilité. Réponse du juriste :
par la reconnaissance de l'ennemi.

748 C'eSl: chez Mao Tsé-toung, auquel Schmitt aime à se référer, que se trouve lajuSl:ifi­
cation de ce choix. Cf. A. Glucksmann : Le discours de la guerre, Paris, Grasset, 1979
(1967), « Autour d'uoe pensée de Mao Tsé-touog », pp.361-400.
749 « L'unité du monde » l, p.232.
750 Théorie du partisan, pp.309-310.
774 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

3. GUERRE TOTALE ET CRfI.IlNALISATION DE L 'ENNEMI

D'après Schmitt, la « guerre totale » ne découle pas principalement de


la « démocratisation » et de « l'industrialisation de la guerre », exprimées
par les slogans qu'appréciait notre auteur : « nation armée » et « mobilisa­
tion totale ». Elle résulte surtout de la criminalisation de l'ennemi, c'est­
à-dire d'une forme juridico-morale d'hostilité absolue. « Il aura fallu la
négation de l 'hoSlilité réelle pour ouvrir la voie à l 'œuvre d'extermination
d'une hoSlilité absolue », écrit-il dans la Theorie des Partisanen.

Dans le système de la SDN et de l'ONU, « l'agresseur » est désigné


comme l'ennemi au plan mondial, cependant qu'il devient un criminel au
regard d'un droit international dont les concepts passent dans les catégo­
ries du droit pénal. De ce point de vue, la guerre totale déchaînée par la
disqualification de l'adversaire, avec la destruction duju s publicum euro­
paeum qu'elle a entraînée, ne provient pas de l'Allemagne, mais de l'Est et
de l'Ouest. Voilà ce que le juriste dit en substance en 1938, 1950 et 1963,
en oubliant la guerre raciale et hégémonique livrée par le III'me Reich. Il dé­
nonce les guerres qui, « transcendant le politique », discrédîtent l'ennemi
pour en faire un criminel devant être annihilé. Dans Theorie des Partisa­
nen, il reprend la partie « déterminante » du Begriffdes Politischen consa­
crée au « dernier ennemi du genre humain ». L'exploitation politique du
nom de l'humanîté, le fait de se l'attribuer et de le monopoliser, manîfeste
la prétention à mettre l'ennemi hors la loi et hors l'humanité, donc « à
pousser la guerre jusqu 'aux limites extrêmes de l 'inhumain ». L'idéologie
humanitaire, répète-t-il après Nuremberg, a un dédoublement discrimina­
toire dont le résultat est l'anéantissement des adversaires, criminalisés, de
cette idéologie. Ne croyant pas, ou feignant de ne pas croire, à l'autonomie
duju s in bello vis-à-vis dujus ad bellum, des modalités militaires vis-à-vis
des argumentations idéologiques, Schmitt transpose son analyse politique
au droit international. Du Traité de Versailles et de la SDN au TMI et à la
Charte de l'ONU en passant par le Pacte Briand-Kellog et les Conventions
de Londres, apparaît l'idée d'une interdiction du recours à la force armée,
sauf légitime défense, sanctionnée par la punition de « l'agresseur ». La
conséquence en est qu'il faut considérer que l'une des deux parties au
conflit n'est pas seulement un adversaire quî doit être vaincu mais un cou­
pable quî doit être châtié. D'où l'exacerbation des buts de guerre et de la
ÉLÉMENTS D 'UNE THÉORIE DE LA GUERRE 775

guerre elle-même, rendue inexpiable par la non reconnaissance des belli­


gérants. Ainsi, l'exigence de la capitulation inconditionnelle d'un Reich
mis hors la loi et hors l'humanité impliquait un conflit irrémissible.

La science juridique ne saurait refouler la réalité de l'hostilité. L'idée


d'une réalisation du « droit » dans les relations internationales présuppo­
sant la souveraineté de ceux qui définissent et appliquent le « droit », elle
implique nécessairement l'éventualité d'un rapport ami-ennemi entre ceux
qui sont pour et ceux qui sont contre ce « droit ». A une époque, celle de la
guerre froide, qui produit les armes nucléaires et qui efface la distinction
paix/guerre, la réflexion essentielle n'est-elle pas celle qui a pour objet la
distinction de l'ami et de l'ennemi ? Le problème central n'est-il pas de
relativiser l'hostilité et de limiter la guerre ? « L'inéluctabilité » du poli­
tique, qui rend vaine ou pernicieuse toute tentative d'abolir la guerre, doit
être prise en compte par le droit international. Notre auteur catholique ap­
pelle les juristes à un nouveau Si/ete theologi ! Il réclame la suppression de
l'argumentation discriminatoire enjus ad bellum, et son remplacement par
une argumentation qui reconnaisse l' égalité des belligérants. En droit posi­
tif, cette égalité prévaut enjus in bello, car la discrimination ne joue qu'en
jus ad bellum, autrement dit, qu'après les hostilités, pour l'éventuelle ap­
plication de la responsabilité réparatrice et punitive de « l'agresseur », non
pendant les hostilités ; mais Schmitt confond les deux branches du droit de
la guerre, afin que le principe d'égalité des belligérants, Allemagne d'un
côté,Alliés de l'autre, soit transposé dujus in bello aujus ad bellum. Paral­
lèlement, il oppose son concept d'ennemi à la base du Begriff au concept
d'ennemi absolu. Loin d'être une « non-valeur » à anéantir, l' hoS/;is im­
plique épreuve de force et règlement du conflit. « Toute extermination
n 'eS/; qu 'une autodeSiruction », car « on se classe d'après son ennemi »,
dit-il dans Ex captivitate salus. C'est parce qu'il se situe sur un même plan
que moi que j 'ai à le combattre, «pour conquérir ma propre mesure !!.
« C'eS/; dans la reconnaissance de (cette) reconnaissance réciproque que

réside la grandeur du concept (d'ennemi) . . . Les théologiens [les idéo­


logues1 inclinent à définir l 'ennemi comme quelque chose qui doit être
anéanti. Maisje suisjuriSle, et non théologien !!. Schmitt a ainsi développé
de 1938 à 1963 le contraste entre le concept non discriminatoire de guerre
et le concept discriminatoire, qui déchaîne au « nom de la guerrejuS/;e, des
hoSlilités de classe ou de race à caractère révolutionnaire », criminalisant
776 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

l'adversaire. La mutation des concepts de bellum et d'hoSlis, de 1 9 1 9 à


1946, a finalement abouti à de nouvelles formes de belligérance, plus in­
tenses, « et à des concepts de paix parfaitement ambigus »751 .

LA « GUERREFROIPE »

Les formes intermédiaires entre la guerre ouverte et la paix réelle, formes


dont Schmitt relevait l'existence dès les années 1920, ne s'expliquent et
n'ont un sens, dit-il, qu'en rapport avec l'éventualité de la guerre et la réa­
lité de l'hostilité, dont la mise en œuvre s'effectue conséquemment en deçà
de la violence armée directe.

1. GUERRE FROIPE ET (1N)P1STINCTION PAIX-GUERRE

Si la guerre froide ignore les distinctions classiques entre guerre et


paix, politique et économie, militaires et civils, elle poursuit, à très
grande échelle, la distinction ami-ennemi. Elle est « une mise en œuvre
de l 'hoSlilité réelle adaptée aux circonSlances du moment et servie par
des moyens autres qu 'ouverts et violents ». Il ne faut pas se leurrer, dit-il
à l'adresse de Raymond Aron : « un Européen de la vieille école devra se
garder de retomber dans les concepts. . . classiques de guerre et de paix,
qui présupposent.. . une hoSlilité. . . circonscrite, ... non une hoSlilité absoc
lue »228 D'après Aron, la notion de guerre froide ne remet pas en cause
la distinction entre la paix et la guerre. Il réfute donc l'idée soutenue par
Schmitt d'un état intermédiaire de paix-guerre, c'est-à-dire l'assimilation
de ladite notion à un « niveau de guerre ». Certes, dit-il, la guerre froide
présente des traits originaux qui tiennent à la « terreur nucléaire » ainsi
qu'à l'hétérogénéité et à la bipolarité du système international planétaire.
Mais la guerre froide est, comme la paix réelle, une modalité de la « non
guerre » qui ne présente avec cette paix qu'une différence de degré et non
de nature. Elle équivaut à l'utilisation de moyens de pression non mili-

75 1 Sur cette partie, cf. La notion depolitique, pp.46-47, 51-52, 56, 77, 98-99, 113, 18 8 ;
« Du rapport entre les concepts de guerre et d'ennemi », pp.166-167 ; Die Wendung zum
diskriminierenden Kriegsbegrif.{, pp.2, 5 1 ; El nomos de la tierra. .. , pp.98-101, 363-364 ;
Théorie du partisan, pp.264-265, 300-301, 306, 310, 326 ; « The Legal World Revolu­
tion », p.88 ; J. Freund, préf. à La notion de politique, pp.37-38 ; J.-F. Kervégan, Ibid,
pp.332-334 ; Ph. Raynaud, Ibid , pp.l02-109.
ÉLÉMENTS D 'UNE THÉORIE DE LA GUERRE 777

taires, qui a toujours constitué une pratique normale dans les relations in­
ternationales. Le juriste allemand met l'accent sur l'hostilité afin de saisir
le phénomène atypique de la guerre froide. Le sociologue français, lui, met
l'accent sur la violence en tant que critère de la guerre, celle-ci étant défi­
nie par la spécificité du moyen : l'usage de la force armée. Cette spécifica­
tion clausewitzienne l'autorise à conserver l'alternative : paix ou guerre, la
guerre impliquant l'emploi de la violence armée. Schmitt va à l'encontre
de ce raisonnement. La guerre procède de l'hostilité. Si elle est la conti­
nuation de la politique, cela signifie que la politique contient un élément
d'hostilité virtuelle. Si la paix porte en elle la possibilité de la guerre, ce
que l'expérience confirme, elle porte également cet élément d'hostilité. La
guerre froide n'est donc ni paix, ni guerre, mais, procédant de l'hostilité,
elle est une « mise en œuvre » de cette hostilité. Freund écrit en écho : « il
Y aura. .. aussi un vaincu de la guerre froide »752 .

2. GUERRE FROIPE ET GUERRE RÉVOLUTIONNAIRE

La guerre froide du second xx'm, siècle est un phénomène original, sou­


ligne Schmitt : en raison de la dimension planétaire, global et océanique
de l'affrontement ; en raison de l'historicité des notions de paix, guerre et
neutralité. Un état intermédiaire de paix-guerre est nécessairement dépen­
dant de la structure même des concepts de paix et de guerre, qui varie selon
les époques. Transposés du droit interétatique européen au programme de
la révolution mondiale et à son moyen spécifique, la guerre révolution­
naire, ces concepts ont changé de signification. La guerre révolutionnaire,
continuation de la politique du Parti et exacerbation de la lutte des classes,
s'en prend à l'ordre social. Elle a pour modalité la subversion et pour ob­
jectifla redistribution complète du pouvoir et de la propriété. Les distinc­
tions entre guerre et paix, légalité et illégalité, ne sont, pour elle, que des
distinctions tactiques. Cette instrumentalisation des notions classiques du
droit a relativisé et métamorphosé leur sens. En éludant le politique, le
juspositivisme est lui aussi entré au service de la révolution, car la légalité
elle-même est entrée au service de la subversion. A partir de 1933, l'URSS
fut très active à la SDN puis après 1945 à l'ONU, la proscription de la
guerre interétatique laissant le champ libre à la guerre révolutionnaire, que
752 Théorie du partisan, p.272 ; R. Aron, Ibid, pp.168-179, Penser la guerre. Clausewitz,
Paris, Gallimard, 1976, 1.2, pp.126-132, 238-262 ; J. Freund, Op. cil., p.497.
778 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

Moscou cherchait à légaliser, notamment en poussant à la reconnaissance


automatique de l'insurrection (anticoloniale) comme belligérance. Carl
Schmitt ne cessera ainsi de souligner le contraste entre l'usage officiel des
notions classiques de paix et de guerre d'une part, la réalité effective des
buts et méthodes du communisme international d'autre part. C'est pour­
quoi il mettra en garde contre « la révolution mondiale légale » en 1978.
Celle-ci préfère les moyens indirects apparemment pacifiques à l'emploi
direct de la force armée, sans que l'hostilité cesse d'être déterminante.
Ainsi, dit Mao, la guerre révolutionnaire est guerre froide à 90% et guerre
ouverte à 10%. La belligérance selon l'idée classique se jouait entre sol­
dats sur le theatrum belli. La guerre révolutionnaire ne se joue pas sur un
champ de bataille entre armées régulières ; elle s'inscrit dans les espaces
multidimensionnels, militaires et plus encore extramilitaires, de la guerre
froide. D'après le juriste, la division de l'Allemagne est une démonstra­
tion de cette doctrine et de cette pratique de la « paix-guerre ». Le Reich a
capitulé sans conditions le 8 mai 1945 ; mais aucun traité de paix n'a été
conclu et la frontière entre l'Est et l'Ouest correspond aux lignes ayant
servi à délimiter les zones d'occupation respectives des Anglo-Américains
et des Soviétiques753•

3. l '/IISTOIRE DE LA GUERRE FROIPE

En 1962, Carl Schmitt entend reconnaître la structure historique de


la tension planétaire Est-Ouest, qu'il avait étudiée du point de vue de la
« philosophie de l'histoire » en 1950-52. D'après lui, le phénomène de la
guerre froide ne commence pas en 1945. De 1939 à 1941, dit-il, apparut
une première phase de la guerre froide moderne. Il qualifie cette phase de
« moniste », car elle reposait sur l'idéologie du One World, dont l'obstacle
était le III'me Reich. Elle opposait par conséquent l'Allemagne et l'Amé­
rique, qui s'abritait derrière une neutralité fallacieuse. A partir de 1942,
l'alliance entre les États-Unis et l'URSS contre l'Axe se transforma en
un système de constructions universelles, reposant sur la philosophie de
« l 'unité du monde ». L'ONU fut ainsi érigée sur le fondement, hautement
problématique, de l'amitié entre Roosevelt et Staline. Pour (dis)qualifier
encore l' Organisation, Schmitt reprend la formule de Mazzini, citée en
753« Die Ordnung der Welt nach dem zweiten Weltrieg », pp.12-27 ; Théorie du partisan,
pp.272-273 ; préf. àLa notion de politique, pp.52-53, 55.
ÉLÉMENTS D 'UNE THÉORIE DE LA GUERRE 779

1928 : « la liberté ne conSlitue rien »754. Il écrit : « l 'ONU ne conSlitue


ri en ». A partir de 1947, la Guerre froide entra dans une deuxième phase,
« dualiste » ou bipolaire, lorsque Moscou changea sa politique, en passant
de la collaboration à la confrontation avec l'Occident, après la décision des
États-Unis de rester présents en Europe. L'illusion de « l'unité du monde »
se brisa pour faire place à l'idée d'un « partage du monde » entre l'Amé­
rique et la Russie soviétique. Un nouveau regroupement ami-ennemi sur­
git, sans qu'une neutralité semblât envisageable entre les deux superpuis­
sances capitaliste et socialiste. A cet égard, deux possibilités s'ouvraient
en 1963, d'après l' auteur de la Théorie du partisan : une guerre limitée et
circonscrite, conduite avec des armes conventionnelles, sous la « cloche
de verre » de l'équilibre nucléaire, un dogfight contrôlé, un « désordre
idéal » parce que manipulé par les Grands ; une tabula rasa née de l'em­
ploi des armes de destruction massive, qui engendrerait une nouvelle es­
pèce de partisans et un nouvelle prise de possession de la Terre755• Avec la
décolonisation, l'admission des nouveaux États afro-asiatiques à l'ONU,
l'anticolonialisme faisant office de critère d'admissibilité, la constitution
du groupe des non-alignés et l'émergence de tierces puissances, la Guerre
froide est entrée dans une troisième phase, « pluraliste » ou multipolaire.
La transformation de l'Organisation des Nations Unies est un symptôme
de l'évolution de l'ordre mondial, effectuée au détriment des États-Unis et
au profit de l'URSS et de la RPC, désormais rivales756 •

4. GUERREFROIPEET NOMOS PElA TERRE

Carl Schmitt inscrit la Guerre froide dans la problématique du nomos de


la Terre. En 1955, le monde « se scinde en deux moitiés : l 'une orientale,
l 'autre occidentale ». Tel est « le partage actuel de la Terre ». En 1962, par
contre, la division Nord-Sud, économique, lui semble plus importante que
la division Est-Ouest, idéologique.

754 1héorie de la Constitution, p.337.


755 Théorie du partisan, p.294.
75 6 « Die Ordnung der Welt nach dem zweilen Weltkrieg » , pp.l2-27. Cf. G.-R. Soulou :
La guerre de Cinquante Ans. Les relations ESi-OueSl, 1943-1990, Paris, Fayard, 2004
(2001).
780 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

A. EST/OUEST, TERRE/11ER

L'Est et l'Ouest sont des points cardinaux indéfinis spatialement, car si


la Terre a un pôle nord et un pôle sud, elle n'a pas de pôle est ni de pôle
ouest. Derrière cette opposition géographique, se dessine une opposition
« élémentaire », celle entre la terre (l'Est) et la mer (l'Ouest). L'antago­
nisme entre l'Allemagne et l'Angleterre a fait place à l'antagonisme entre
la Russie et l'Amérique. De quel côté se trouve Schmitt, cette fois, du côté
de la terre ou de la mer ? Prend-il la même position que Goethe en 1 8 1 2 ?
Ce dernier, dit-il, était favorable à Napoléon ; il était pour la terre et contre
la mer ; il espérait que l'Angleterre serait vaincue par la France. Le juriste
est-il plus anti-américain qu'antisoviétique ? En 1963, il confirme son an­
ticommunisme. Au contraire du conflit soviéto-américain, les guerres de
la Grande-Bretagne contre la France napoléonienne n'obéissaient pas au
schéma de la double opposition terre-mer et Est-Ouest. A l'époque, les
États-Unis étaient les alliés de Paris et les adversaires de Londres. L'Occi­
dent s'identifiait au continent, pas au grand large. En certains moments de
tension extrême, écrit Schmitt en 1955, l'hostilité entre les peuples devient
opposition des éléments. En 1959, soucieux d'éviter toute équivoque, il
précise que le clivage planétaire Est/Ouest ne se réduit pas à une opposi­
tion « élémentaire » de la terre et de la mer, car l'hostilité et l'histoire ne
relèvent pas de la seule « nature » mais de la décision humaine. Lorsque
les conflits atteignent une certaine intensité, les hommes se livrent des
guerres continentales et maritimes de part et d'autre, chaque Puissance
étant forcée de suivre l' adversaire dans l'autre élément. En 1 941 - 1 942,
désirant systématiser l'antagonisme entre l'Angleterre et l'Allemagne, le
juriste ne retenait de l'œuvre de l'amiral Castex que la formule : « la mer
contre la terre ». En 1959, c'est la dialectique castexienne de la terre et
de la mer qu'il souligne, avec l' importance qu'elle accorde aux moyens
amphibies et aériens757•

757 « La mer contre la terre », p.137. Sur l'amiral CaStex et sur la correspondance entre
l'antagonisme soviéto-américain et l'opposition puissance continentale/puissance mari­
time, cf. H. Coutau-Bégarie : « Pour une analyse historique et géopolitique de la puis­
sance maritime », Hérodote, n032, 1/1984, pp.54-77, La puissance maritime. CaSlex et
la stratégie navale, Paris, Fayard, 1985, « La dialectique caStexienne de la terre et de la
mer » , pp.219-248.
ÉLÉMENTS D 'UNE THÉORIE DE LA GUERRE 781

B. LEs FORMES PU FUTUR ORPRE MONNAi

La Guerre froide entre les États-Unis et l'URSS pose de manière cruciale


la question d'un nouveau nomos du globe. Celui-ci pourrait prendre trois
formes, selon Schmitt : celle de « l'unité du monde », celle d'une hégémo­
nie maritime et aérienne américaine, celle d'un équilibre des « grands es­
paces ». A cet égard, l'élargissement des formations politiques est regardé
comme l'antithèse de l'unification de l'humanité.

1) Du point de vue de la « pensée technique » propre au libéralisme


comme au marxisme, le dualisme Est/Ouest n'est qu'un stade transi­
toire vers l'unité du genre humain. Le vainqueur du conflit pour un nou­
veau nom os deviendrait le maître du monde. Il « prendrait, partagerait et
exploiterait » selon ses plans et ses idées la planète entière, terre, mer, air.
Mais la technique moderne ne pouvant surmonter la nature humaine, c' est­
à-dire « l'inéluctabilité » de l'hostilité, cette première possibilité s'avère
« utopique », d'autant plus que le monde n'est et ne sera pas tout entier
inclus dans la (fausse) alternative Est/Ouest.

2) Les disciples US de Mahan envisagent de maintenir la structure de


l'ancien nomos en l'adaptant aux conditions modernes. La domination ma­
ritime de la Grande-Bretagne serait transférée aux États-Unis, qui s'érige­
raient en nouvel arbitre du globe, en conjuguant suprématie navale et aé­
rienne. Ce projet avait motivé, disait le juriste en 1942, l'entrée en guerre
de Washington contre l'Axe758 •

3) Une « troisième voie » s'offre, quî est celle de Schmitt : un équilibre


pluriel de « grands espaces » qui réaliseraient entre eux un nouvel ordre
mondial.

C. l '/IISTOIRE PU MONPE PEPUIS /945

A travers et par-delà le conflit Est-Ouest, trois phénomènes essentiels sont


apparus depuis 1945, observe le juriste : la décolonisation, la conquête de
l'espace extra-atmosphérique, l'industrialisation des États du tiers monde.

758 « Accélérateurs involontaires ou : la problématique de l'hémisphère occidental »,


pp.169-171.
782 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

1) Idéologie anti-européenne initialement apparue en Europe, l'antico­


lonialisme a présidé à la désagrégation des empires coloniaux, à la fin de
l'ordre international européocentré et à la constitution de plusieurs dizaines
de nouveaux États. « Tout ce qui eS/; européen se trouve aujourd'hui sur la
défensive ». Mais l'anticolonialisme, avec sa culpabilisation des nations
européennes, reste un concept « négatif», incapable à lui seul de jeter les
bases d'un ordre « positif ».

2) Si l'anticolonialisme, qui marque la solidarité des États-Unis et de


l'URSS contre l'Europe, est la liquidation d'un passé révolu au détriment
des Puissances européennes, la conquête aérospatiale soviéto-américaine
est tournée vers un avenir qui doit bouleverser les formes de la guerre
et, plus largement, l'ordre du monde. Comme la décolonisation, cette
conquête est déterminée par la rivalité Est-Ouest et elle a pour objet la
domination du globe, car celui qui régnera sur le cosmos régnera sur la
planète, et vice-versa.

3) L'industrialisation et la division de l'humanité en pays développés et


pays en développement, constituent le dernier et véritable problème du
nouveau nomos de la Terre'59.

LA T�EORIE DU PARTISAN

Avec sa Théorie du Partisan, Carl Schmitt se propose d'élucider l'aspect


central de la guerre révolutionnaire, elle-même aspect central de la Guerre
froide. A l'origine de l'ouvrage, partiellement inspiré par les travaux de
R. Schroers ou de W. Hahlweg, il y a deux conférences prononcées en
mars 1962 au-delà des Pyrénées. Cette localisation n'est pas indifférente,
puisque le juriste voit dans l'Espagne de Franco la première nation qui
ait affronté et vaincu le communisme dans une « guerre de libération
nationale », si bien que tous les peuples libres lui seraient redevables'''.

759« Le nouveau 'nomos' de la terre », pp.165-169 ; « Die planetarische Spannung zwis­


chen Ost und West und der Gegensatz von Land und Meer » , pp.20-40 ; « Die Ordnung
der Welt nach dem zweiten Weltkrieg », pp.12-27.
760 « Die Ordnung der Welt nach dem zweiten We1tkrieg », p. � " .
ÉLÉMENTS D 'UNE THÉORIE DE LA GUERRE 783

LES PROOLtI1ATIQUES PE LA TIIÉORIE PES PARTISANEN

La Théorie a été publiée en même temps qu'était réédité le Begriff. C'est


dire que les deux livres, réunis en un seul volume dans la traduction fran­
çaise de 1972, correspondent à une même ligne de pensée, comme l'in­
dique le sous-titre : Note incidente relative à la notion depolitique. Il s'agit
en effet de la poursuite d'une même idée fondamentale, mais à propos d'un
nouveau thème, qui n'est pas un simple « corollaire » et qui renouvelle les
réflexions schmittiennes sur le politique, l'opposition légalité/légitimité,
la théorie et le droit de la guerre. L'ouvrage se situe dans le prolongement
d'écrits antérieurs sur l'état intermédiaire de paix-guerre, la « guerre to­
tale », la désagrégation dujus publicum europaeum et la problématique du
nomos de la Terre. Il est suivi en 1967 par l'article de fond sur Clausewitz,
Fichte, les réformateurs prussiens, le choc des légitimités dynastique et
populaire, la formation du nationalisme et la lutte contre Napoléon.

La littérature sur le partisan se compose essentiellement de textes rédi­


gés par des praticiens de la guerre révolutionnaire : Lénine, Mao, Giap ou
Guevara. L'essai de Schmitt est l'une des premières études d'ensemble sur
la théorie du partisan. Il ne se limite cependant pas à fournir une « ana­
lyse » historique, philosophique et juridique d'un phénomène qui confirme
la distinction politique/étatique et le politique comme relation d'hostilité.
Il entend chercher une « réponse » à la guerre révolutionnaire, d'où l'inté­
rêt marqué pour la figure du général Salan. Quatre personnalités sont étu­
diées de manière substantielle : Clausewitz, Lénine, Mao et. .. Salan, tandis
que l'ouvrage ne souffle mot de Lawrence, Frounzé, Toukhatchevski ou
Giap76!. Un second aspect est passé inaperçu : la guerre à l'Est de 1941 à
1945 forme l'arrière-plan de la Théorie. L'objectif inavoué de l'auteur est,
d'une part de réhabiliter la Wehrmacht confrontée aux partisans russes (et
à la résistance dans l'Europe occupée), d'autre part de dénoncer les effets
de « l'hoSlilité révolutionnaire de classe » sur le jus in bello.

761 L'intérêt accordé à Salan a été négligé par H. Savon (<< L'ennemi absolu », Guerres et
Paix, nOl2, 2/1969, pp.76-79, recension de Théorie du partisan) et par J. Freund (dans sa
préface), mais pas par R. Aron (Penser la guerre. Clausewitz, Op. cit., pp. 1 l 7-123, 219-
222). Sur la guérilla, cf. G. Chaliand : Stratégies de la guérilla. Guerres révolutionnaires
et contre-insurrections. Anthologie historique de la Longue Marche à nos jours, Paris,
Gallimard, 1984 (1979). Pour une analyse juridique, cf. H. Meyrowitz : « Le statut des
guérilleros dans le droit international », JDI, 1973, pp.875-923.
784 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

En même temps qu'il souligne que « la Russie mérite. . . une mention


particulière », Schmitt prend soin de disjoindre l'élément patriotique et
l'élément communiste dans sa théorie « du » partisan, donc de distinguer
deux types de partisans. « Telle qu 'elle s 'eSl développée, tout d'abord
au cours de la guerre sino-japonaise depuis 1932, puis dans la Seconde
Guerre mondiale et enfin, après 1945, en Indochine et dans d'autres pays,
la guerre de partisans de notre époque conjugue deux processus opposés,
deuxformes de guerre et d'hoSlilité totalement différentes : d'une part, la
résiSlance autochtone, de nature défensive, que la population d'un pays
oppose à l'invasion étrangère, et, d'autre part, le soutien et le téléguidage
de cette résiSlance par des tiers intéressés, des puissances d'agression
jouant au plan mondial »762 .

LEs GUÉRIllAS ANTINAPOLÉONIENNES, PREMIERS COMBATS DE PARTISANS

Toutes les époques ont connu des règles de la guerre et, par conséquent,
des transgressions de ces règles. Les guerres civiles et les guerres colo­
niales de l'histoire universelle ont vu l'apparition d'éléments que l'on
pourrait qualifier d'« irréguliers » ou de « partisans ». Mais la différence
entre combat régulier et combat irrégulier étant fonction de la définition du
« régulier », cette antinomie « concrète », non pas « normative », ne sur­
vint qu'avec les formes d'organisation politico-militaire nées des guerres
de la Révolution et de l'Empire. L'irrégularité du partisan est ainsi dé­
terminée par la régularité étatique et militaire telle qu'elle fut établie par
Napoléon dans l'État français et l'armée française, quand bien même
cette « régularité » était elle-même issue des méthodes révolutionnaires
résultant de la levée en masse et de la conscription. Les guerres contre les
Indiens d'Amérique aux XVII'me et XVIIIême siècles, la guerre d'Indépen­
dance américaine et même la guerre de Vendée, appartiennent à un « stade
pré-napoléonien ». C'est le guérillero espagnol qui, le premier, combattit
en irrégulier la première armée régulière au sens moderne : combat révof
lutionnaire dans ses modalités, contre-révolutionnaire dans ses mobiles.

La guérilla espagnole de 1 808 à 1 8 13, fut donc le point de départ histo­


rique du phénomène partisan, selon Schmitt. Elle se déclencha après la dé­
faite de l'armée officielle, immobilisant 250000 soldats français dans une

762 Préf. àLa notion de politique, p.55.


ÉLÉMENTS D 'UNE THÉORIE DE LA GUERRE 785

lutte épuisante et cruelle. Le partisan ibérique risqua le combat dans sa pa­


trie alors que la monarchie légitime ne savait plus qui était l'ennemi réel.
Tel est le point essentiel que retient le juriste. Tandis qu'un peuple rural lut­
tait contre l'envahisseur, les couches « éclairées » de la noblesse, du haut
clergé et de la bourgeoisie, comme en Allemagne, étaient en grande partie
afrancesados et « sympathisait avec le conquérant étranger ». En 1 8 12,
l'histoire russe connut, elle aussi, le combat irrégulier contre l'armée na­
poléonienne. Le « mythe politique » des partisans eut une immense réper­
cussion historique, par le biais de Bakounine et, surtout, du Guerre et Paix
de Tolstoï. Celui-ci éleva le partisan russe « au rang de représentant des
forces élémentaires de la terre russe » qui chasse l'envahisseur. Ce mythe
du partisan national, Staline l'a repris dans la guerre contre l'Allemagne
en 1941 et l'a mis au service des buts révolutionnaires du communisme
international. Les pays austro-allemands furent également touchés par les
évènements d'Espagne. Gentz et Schlegel en Autriche, Gneisenau, Scharn­
horst et Clausewitz en Prusse, furent très impressionnés et très influencés
par l'exemple de la guerre populaire espagnole. Le drame de von Kleist :
La bataille d'Arminius, est « la plus grande œuvre de littérature partisane
de tous les temps »763. Il n'y eut cependant de guérilla qu'au Tyrol, avec
Andréas Hofer. La guerre allemande contre la France, en 1 8 13, ne fut pas
une guerre de partisans, à peine une guerre nationale, car la résistance à
l'Empereur des Français s'effectua essentiellement dans le cadre de l'État
et de l'armée régulière.

LA PRUSSE, BERCEAU PE LA NOUVElLE POCTRINE PE LA GUERRE

Le peuple allemand était divisé face à Napoléon, comme l'illustra l'admi­


ration de Goethe ou de Hegel à son égard. C'est pourtant à Berlin que la fi­
gure du partisan acquit une valeur et une légitimité philosophiques. L'étin­
celle partie d'Espagne « y déclencha une réaction dont les prolongements
7 63 M.-L. Steinhauser discerne dans ce modèle de la « guerre de libération nationale »
qu'est le récit de Kleist, les aspects caractéristiques de la guerre de partisans : la désig­
nation de l'ennemi réel par une volonté nationale et révolutionnaire, ainsi que le refus
d'obéissance du peuple à l'autorité légale ; l'hostilité absolue, la propagande haineuse et
la criminalisation de l'ennemi ; la guerre populaire, la guerre psychologique et l'appel à
la révolution ; l'intervention militaire d'une Puissance régulière ; la fondation d'une nou­
velle unité politique et d'une nouvelle légitimité, par la guerre contre l'ennemi extérieur
et intérieur.
786 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

transforment aujourd'hui, dans cette deuxième moitié du xx'm, siècle, le


visage de la Terre et de l 'humanité ». A partir des idées de Gneisenau et
Scharnhorst, accréditées par le roi de Prusse, sur la guerre nationale, ap­
parut une nouvelle théorie de la guerre : le Vom Kriege de Clausewitz, qui
« contient... in nuce une théorie du partisan dont la logique a été menée
jusqu 'au boutpar Lénine et Mao Tsé-toung ». « L 'État militaire prussien »
envisagea de « mouvoir l'Achéron » en 1 8 1 2- 1 8 13, lorsqu'« une élite d'of
ficiers d'état-major chercha à déchaîner et à prendre en mains les forces
nationales hoSliles à Napoléon »764. Ce bref moment révolutionnaire, s'il
n'aboutit pas à une guerre populaire, « n 'en conserve pas moins une im­
portance inouïe pour la théorie dupartisan ». Le document essentiel n'est
pas encore le Vom Kriege, ce « chef d'œuvre » de la science militaire qui
ne sera publié qu'en 1 832 et « qui a valu au nom de Clausewitz une réso­
nance quasi mythique ». Ce document, c'est l'édit du 2 1 avril 1 8 13 relatif
au LandSlurm. Signé par le roi de Prusse et publié en bonne et due forme
dans le Recueil des lois, ce texte, inspiré des précédents espagnols, consti­
tue un véritable appel à la guerre de partisans, puisque tout Prussien s'y
voit sommé de désobéir à l'ennemi et de lui nuire par tous les moyens.
Bref, il constitue une sorte de Magna Charta du partisan, dans lequel la
résistance nationale à l'occupant justifie le déchaînement de la violence, au
risque même d'emporter la monarchie prussienne. Mais l'édît fut modîfié
trois mois plus tard « et purgé de tout dangerpartisan, de tout dynamisme
achérontique ». L'Allemagne, le pays de la Réforme, ne connut pas la RéR
volution : celle-ci lui vint de l'extérieur, de France après 1792, de Russie
après 19 18, de l'Est et de l'Ouest après 1945. La guerre de Libération de
1 8 13 se déroula sous forme de combats réguliers et l'occupation française
ne fut troublée par aucun partisan allemand. Quel est alors l'intérêt de
l'éphémère ordonnance prussienne ? C' est qu'elle est le document officiel
qui légitime le partisan national, légitimation issue de la philosophie qui
régnait à l'époque à Berlin.

Les guérillas espagnole et russe étaient des mouvements élémentaires de


peuples agraires et religieux, dont la tradition n'avait pas été touchée par
l'esprit de la Révolution française. A l'inverse, le Berlin des années 1 808-

764 « Mouvoir l'Achéron », c'est ce qu'envisagea Bismarck en 1866, lorsqu'il était décidé
à utiliser les nationalismes hongrois et même slaves contre l'Empire habsbourgeois. C'est
ce que tenta le gouvernement allemand en 1914-1918, lorsqu'il soutint les mouvements
nationalistes ou socialistes contre les empires coloniaux franco-britarmiques ou l' État
tsariste.
ÉLÉMENTS D 'UNE THÉORIE DE LA GUERRE 787

1 8 13 était imprégné d'Aujklarung. Scharnhorst, Gneisenau, Clausewitz,


Kleist, Fichte, alliaient tous nationalisme et culture philosophique. Cette
alliance engendra une nouvelle doctrine de la guerre, qui émane des pas­
sages du Vom Kriege sur la nation en armes, la guerre populaire et le sou­
lèvement contre l'occupant. Même si elle n'eut pas lieu, Clausewitz dé­
cela dans la guérilla un élément essentiel dans la dynamique de la guerre
et l' intégra à sa théorie. Mais ce « penseur politique »765 resta l'officier
de métier d'une armée régulière de son époque. Réformateur, il ne dé­
veloppa pas sa théorie jusqu'à ses ultimes conséquences : il fallait pour
cela des révolutionnaires professionnels. Il continua de penser dans les
catégories classiques, ne reconnaissant au peuple, dans la « trinité de la
guerre », que « l 'impulsion naturelle » de l'animosité, « le courage et le
talent » revenant aux officiers et « l 'intelligence », qui fait de la guerre
un instrument de la politique, au gouvernement. « L 'Achéron » rejoignit
donc vite les canaux de l'État. C'est néanmoins en Prusse que la figure
du partisan reçut sa consécration philosophique. « Une théorie politique
du partisan transcendant les classifications. . . militaires n 'a été possible
qu 'à partir du moment où le partisan fut accrédité à Berlin ». Témoin des
guérillas espagnole et russe, la « classe intellectuelle berlinoise » donna
une « forme théorique » à ladite figure, en tant « qu 'incarnation nouvelle
de l 'esprit universel, non reconnuejusqu 'alors ». Parallèlement, une autre
consécration philosophique survint à Berlin : celle du nationalisme, avec
les célèbres Discours de Fichte, combinant légitimité nationale-révolution­
naire et principe protestant. L'alliance du partisan et de la philosophie se
retourna contre la France en 1 808- 1813, contre l'Allemagne en 1870- 1 87 1
et en 1941-1945. Elle est passée « en d'autres mains ». Après la guerre de
Libération, l'hégélianisme, « tentative sySlématique de conciliation entre
la révolution et la tradition », fut dominant en Prusse. Mais la philosophie
de l'histoire de Hegel, associée à la doctrine de la guerre de Clausewitz,
fournit à la révolution socialiste une arme idéologique plus puissante en­
core que la philosophie de Rousseau, ce «partisan intellectuel »766 , à la
révolution jacobine. Hegel, évincé par Stahl, rejoignit Lénine, via Marx
et Engels. La force de sa méthode dialectique s'affirma dans les concepts
d'ennemi de classe et de lutte de classes. C' est ainsi que la Première

765« Clausewitz aIspolitischer Denker » : tel est le titre de l'article de 1967.


766 Cf. « Dem wahren Johann Jakob Rousseau », article écrit à l'occasion du 250ème armi­
versaire de la naissance de Rousseau, dans lequel Sclnnitt se réfère longuement au Parti­
san, ouvrage de son ami Schroers.
788 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

Guerre mondiale, commencée comme une guerre interétatique européenne


classique, se termina «par une guerre civile mondiale née de l'hoSlilité
révolutionnaire de classe ».

LE UWIP CONCEPTUEl PE LA TIIÉORIE PU PARTISAN

Où en est « aujourd'hui » (en 1963) la guerre de partisans ? Carl Schmitt


brosse un rapide tableau. Les combats de partisans ont débuté en Chine dès
1927 : les communistes chinois ont livré la plus longue guerre de partisans
de l'histoire, à la fois guerre civile et guerre contre l'occupant japonais.
Durant le second conflit mondial, l'Europe occupée, notamment la Russie,
fut le théâtre de combats de ce type, à la foi patriotiques et révolutionnaires
dans leurs buts. Depuis 1945, la guerre de partisans, visant la libération na­
tionale et/ou la révolution sociale, s'est poursuivie en Indochine, sous Ho
Chi-Minh et Giap, en Palestine, en Malaisie, aux Philippines, en Algérie, à
Cuba, sous Castro et Guevara... Jusqu'au milieu des années 1970, ce type
de guerre est l'instrument privilégié du communisme international. De la
guérilla espagnole auxfocos guévariens, s'étend « un vaSle domaine d'où
la science hiSlorique et la science militaire ont extrait un ensemble énorme
de matériaux ». Le juriste ne distingue pas les différents types de conflits :
interétatiques, internationaux mais non interétatiques, non internationaux,
dans lesquels agissent les partisans. Il ne distingue pas non plus les diffé­
rents niveaux de la tactique : l'insurrection et la guérilla, de la stratégie :
l'usure et la subversion, de la politique : le renversement et/ou la prise du
pouvoir. Il discerne quatre critères généraux délimitant le champ concep­
tuel de la théorie du partisan : l'irrégularité, l'engagement politique, la
mobilité tactique, le caractère rural, plus le « tiers intéressé ».

1) Les partisans sont des combattants irréguliers. Par opposition à la ré­


gularité des soldats habilités par l' État, portant ouvertement l'arme et
l'uniforme, l' irrégularité des partisans se manifeste dans leur rébellion
à l'autorité et dans la pratique qui en découle : le fait de vivre cachés
au milieu de la population, de ne pas arborer de signes distinctifs et de
ne pas porter ouvertement les armes, de préférer les méthodes perfides
au combat loyal.
2) Les partisans sont des civils qui prennent les armes au nom d'une cause
politique, ce qui les distingue à la fois des mercenaires, des criminels
ÉLÉMENTS D 'UNE THÉORIE DE LA GUERRE 789

de droit commun et des pirates, motivés par le gain. Ils appartiennent


à une ou plusieurs organisations clandestines qui revendiquent le pou­
voir ou qui tentent de l'exercer dans la portion territoriale ou sociale
qu'ils contrôlent. Ce caractère politique met en évidence le sens ori­
ginel du terme « partisans », individus qui se rattachent à un « parti ».
Cette appartenance à un parti révolutionnaire, dans la guerre révolu­
tionnaire, implique « rien moins qu 'une réquisition totale ». Schmitt
glisse alors la digression suivante : « le... débat autour de l 'État dit
total n 'a pas encore abouti à (la) prise de conscience. . . que ce n 'eS/;
pas l'État en tant que tel mais. . . le parti révolutionnaire en tant que
tel qui représente l'organisation totalitaire proprement dite, et à tout
prendre, la seule ».
3) Les partisans mènent des opérations de guérilla. Cette pratique requiert
une très haute mobilité tactique, donc une très faible logistique, afin
d'alterner inopinément attaque et retraite. C'est pourquoi les popula­
tions sont à un double titre la cible de la propagande et de la violence :
face aux forces gouvernementales, les partisans doivent les gagner à
leur cause, ils doivent en tirer leurs moyens de subsistance. 4) Même
si leur encadrement est assuré par des citadins, les partisans sont le
plus souvent des paysans qui livrent leur lutte dans les campagnes, en
s'appuyant sur la configuration d'un terrain qu'ils connaissent. Bien
que l'urbanisation déplace la lutte vers les villes, les partisans gardent
un caractère « tellurique ». C'est pourquoi ils ne peuvent être assimilés
à des « corsaires », en raison du contraste élémentaire entre la terre
et la mer. D'après Schmitt, le caractère « tellurique » et « défensif»
du partisan disparaît lorsqu'il s'identifie à « l'agressivité » d'une idéo­
logie révolutionnaire. Attiré dans le « champ de forces » du progrès
technique, le « partisan motorisé », « technicien de la lutte clandeSline
dans les situations de guerrefroide », devient « l 'outil transportable et
interchangeable » de la Puîssance quî l'utilise dans la guerre ouverte
ou occulte qu'elle mène.
Ces quatre critères interdisent d'employer la notion de « risque », propre
au droit des assurances, pour qualifier l'activité du partisan. La théorie des
actes de guerre risqués, lancée par Kunz et critiquée par Schmitt, se réfère
surtout au droit de la guerre maritime, quî est essentiellement une guerre
au commerce. Elle s'attache à la violation d'un blocus ou au transport de
la contrebande de guerre par un neutre ; celuî-ci court le danger de perdre
790 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

son navire et sa cargaison ; aussi conclut-il un contrat d'assurance pour


compenser ce danger. « Le partisan a un ennemi et il risque bien autre
chose que celui qui viole un blocus ou transporte de la contrebande de
guerre ». Ce dernier ne défend pas sa patrie contre un envahisseur ; son
« idéal social eSl de faire de bonne affaires »767. Le partisan, lui, risque sa
vie ; plus encore, « il sait que l'ennemi le rejettera hors des catégories du
droit... et il accepte de courir ce risque ». En effet, s'il ne remplit pas les
conditions exigées par les conventions internationales, et il ne les remplit
que très rarement, pour bénéficier du statut de combattant de jure, il sera
traité en criminel par l'autorité qu'il combat.

Les « tiers intéressés » sont les Puissances étrangères qui soutiennent les
partisans, en leur livrant des armes, en leur procurant un refuge ou en leur
conférant une reconnaissance politique, donc une légitimation internatio­
nale. Celle-ci est décisive pour éviter à la guérilla de dégénérer en pur et
simple banditisme armé. Combattants irréguliers, les partisans dépendent
du soutien matériel et moral d'une Puissance régulière intéressée. Ainsi,
le guérillero espagnol puisait sa légitimité dans sa défense de la patrie ;
mais Wellington était lui aussi un élément de la guérilla espagnole. La lutte
contre Napoléon était menée avec l'aide de l'Angleterre, qui en était la
véritable bénéficiaire. Cette relation entre partisans et « tiers intéressé » est
encore plus forte au xxcm, siècle, dans la mesure où le perfectionnement
des moyens techniques du combat fait que le partisan ne saurait se passer
d'un allié qui l'équipe en armements et en munitions. Surtout, le « tiers
intéressé » confère une amitié politique au partisan, d'autant plus décisive
que l'irrégulier doit inévitablement se légitimer par référence au régulier,
soit en se faisant reconnaître par un régulier, soit en imposant une nouvelle
régularité (un nouvel ordre politique). « L 'irrégularité à elle seule n 'eSl
conSlitutive de rien, elle devient simplement une illégalité ».

TyPE p '1/0STIlITÉ ET TYPE DEPARTISANS

Si le partisan a pu devenir une figure-clé de l'histoire mondiale, c'est


parce que son irrégularité « demeure tributaire du sens et du contenu d'un
sySlème régulier concret ». Le XVln'm, siècle avait développé une régula­
rité politique et militaire dont la conséquence était que la Kabinettskriege

767 Allusion à « l'idéal social » des guerres victorieuses dont parlait Kaufmarm.
ÉLÉMENTS D 'UNE THÉORIE DE LA GUERRE 791

tendait à devenir un Kriegsspiel entre des ennemis purement convention­


nels. Mais après la défaite de l'armée espagnole, « le partisan espagnol
rétablit le sérieux de la guerre, et cefut contre Napoléon, c 'e1l-à-dire dans
le camp défensif des vieux États continentaux européens dont la vieille
régularité, devenue convention etjeu, n 'était plus en mesure de faire face
à la nouvelle régularité napoléonienne et à son potentiel révolutionnaire.
De ce fait, l 'ennemi redevint un ennemi réel, et la guerre une guerre
réelle ». Le partisan espagnol, ou d'une manière générale le partisan na­
tional, en reste à une hostilité réelle, non pas absolue. Telle est l'approche
qui détermina la doctrine de la guerre de Clausewitz. Ce n'est qu'avec Lé­
nine que la guerre tourna à la « guerre totale » et que « le partisan devint
le représentant de l 'ho Slilité absolueface à un ennemi absolu ».

Toute théorie de la guerre, selon Schmitt, a pour objet d'identifier l'hos­


tilité qui lui donne son sens et son caractère propre. L'hostilité étant par
rapport à la guerre le concept premier, il s'ensuit que la distinction des dif­
férentes sortes d'hostilité précède la distinction des différentes formes de
guerre. Le droit des gens classique avait réussi « une chose rare » : il avait
relativisé l'hostilité en renonçant à criminaliser l'ennemi. C'est précisé­
ment cela que le partisan semble remettre en question : « l 'extrême intensité
de son engagement politique ne fait-il pas partie de ses critères ? ». Le
combattant irrégulier puise son droit dans l'hostilité. « C'eSl en elle qu'il
trouve un sens à sa cause et le sens du droit quand s 'écroule l 'édifice
de protection et d'obéissance qu'il habitait, ou que se déchire la trame
normative de la légitimité qui garantissait son droit et sa protection
légale ». Mais cette hostilité n'est pas absolue, dans le cas du partisan na­
tional, du fait « de son caractère politique », au sens de la reconnaissance
de l'hoSlis, et de son aspect patriotique ou défensif. « L 'ennemi réel n 'eSl
pas déclaré ennemi absolu, ni déclaré être le dernier ennemi du genre
humain ». Ce fut l' œuvre de Lénine, « le révolutionnaire professionnel de
la guerre civile mondiale », de transformer l' ennemi réel en ennemi absolu
(la « guerre absolue » de Clausewitz n'était qu'une hypothèse théorique).
Le partisan révolutionnaire proclame que l'ennemi est un criminel et il
dénonce la « mystification idéologique » que sont ses concepts de droit, de
loi et d'honneur. Or, la résistance patriotique a fini par tomber « aux mains
d'une direction centrale internationale et supranationale qui apporte
son aide et son soutien, mais dans le seul intérêt de ses propres objectift
de nature toute différente, visant une agression mondiale ». Le partisan,
792 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

manipulé par la stratégie communiste, cesse alors d'être « défensif» et


se trouve dépossédé du sens de son combat, c'est-à-dire de sa légitimité
propre. Cependant, le contraste subsiste entre le « défenseur du sol natal »
et « l'activiste révolutionnaire », malgré les associations et confusions de
ces deux types de combattants, caractéristiques de la Seconde Guerre mon­
diale et des guerres de décolonisation768 •

Ce contraste repose « sur des concepts de guerre et d'hoSlilité


fondamentalement différents, réalisés dans des types différents de
partisans ». Dans une guerre interétatique non discriminatoire, le partisan
ne modifie pas la structure d'ensemble de la belligérance. Par contre, lorsque
la guerre comporte une criminalisation de l'ennemi, lorsqu'elle est «par
exemple, une guerre civile menée par l 'ennemi de classe contre un ennemi
de classe », ou lorsqu'elle a pour objectif« de supprimer le gouvernement
de l 'État ennemi », alors la force révolutionnaire de cette discrimination
fait du partisan « le véritable personnage central de la guerre ». « Telle
est la logique d'une guerre à juSla causa qui ne se reconnaît pas de juSlus
hostis ». Schmitt ne saurait mieux, d'une part, souligner l'importance de la
reconnaissance de l'ennemi dans la limitation des hostilités ; d'autre part
et surtout, mettre en accusation le communisme international et même,
plus généralement, la politique de non reconnaissance du Reich par les
Alliés. Celle-ci a conduit à une administration internationale dont les buts
étaient révolutionnaires puisqu'ils visaient à la complète refonte de l'en­
semble des institutions allemandes. Bref, les soldats eux-mêmes, du fait du
caractère idéologique des États qu'ils servaient, devinrent des partisans.
Si la campagne de Napoléon contre la Prusse a été qualifiée « d'opération
partisane de grande envergure », le juriste considère implicitement, ira et
Sludio, la conduite des hostilités contre l'Allemagne comme une sorte de
« guerre de partisans » à grande échelle. Avec le partisan révolutionnaire,

768 Raymond Aron distingue, lui aussi, mais sous un autre angle, la « guerre de libération
nationale » et la « guerre révolutionnaire ». La première oppose un parti à l'autorité co­
loniale ; elle atteint sa finalité politique dès lors qu'il suffit aux partisans de ne pas perdre
pour gagner. La seconde oppose deux prétendants au pouvoir à l'intérieur d'un même
pays ; elle est une guerre d'anéantissement. La confusion entre les deux fOlmes de guerre
tient à leur parenté tactique et à la pluralité des cas intennédiaires, la « libération nation­
ale » étant souvent synonyme de « révolution sociale ». L'auteur établit également une
autre distinction : entre le franc-tireur, livré à lui-même et dont l'engagement politique se
confond avec la défense de la patrie, et le partisan au service d'une idéologie politique,
militant d'un parti et soldat d'une armée (Ibid, pp.61-79, 97-116, 187-207).
ÉLÉMENTS D 'UNE THÉORIE DE LA GUERRE 793

s'ouvre donc la voie de l'hostilité totale, qui mène à l'anéantissement de


l'ennemi moralement disqualifié au nom de valeurs supérieures. Lorsque
le Parti prend valeur d'absolu, le partisan devient lui-même absolu et re­
présente une hostilité absolue.

f)E CLAUSEWITZA' UNINE

Au xx'me siècle, la guerre interétatique limitée du droit international


classique tend à être remplacée par la guerre civile des partis. C'est à cette
évolution historique que s'intéresse Schmitt. Dans les années 1920, il avait
reconnu en Lénine le théoricien et le praticien de la dictature révolution­
naire. En 1963, il s'intéresse au théoricien et au praticien de la guerre ré­
volutionnaire. De Clausewitz à Lénine, de la révolution de 1789 à la révo­
lution de 1917, le partisan est au coeur de l'évolution de la guerre et de la
doctrine de la guerre. L'originalité du chef bolchevik est d'avoir continué
Clausewitz et d'avoir reconnu que la guerre, devenue guerre de classes, de­
vait prendre la place du suffrage universel et de la crise économique dans la
dialectique révolutionnaire. Engels était expert en questions militaires, qui
le passionnaient ; mais il pensait que « la démocratie bourgeoise finirait,
le suffrage universel aidant, par procurer au prolétariat une majorité au
Parlement, réalisant de la sorte par des voies légales le passage de l'ordre
social bourgeois à la société sans classes ». Lénine, lui, discerne que le
recours à la force, sous la forme de la guerre civile et de la guerre interé­
tatique, est inévitable. Aussi voit-il dans le partisan, dont il cherche à faire
un instrument du parti communiste, un élément indispensable au processus
révolutionnaire et fait-il du partisan la figure centrale de la « guerre civile
internationale » .

A cet égard, le juriste attache une importance particulière au Que faire ?


de 1902 et à l'article : « Le combat de partisans » paru en 1906 dans la
revue russe Le prolétaire. Ces textes, dit-il, sont à l'origine théorique
du révolutionnaire professionnel. « Lénine était un grand familier et
admirateur de Clausewitz ». Son analyse approfondie du Vom Kriege et les
commentaires qu'il inscrit dans son cahier de notes, la Tetradka, forment
ainsi « l'un des documents les plus grandioses de l'hiSloire universelle »76 9.

7 69 Sur la Leninskaya Tetradka et la pensée de Lénine sur la guerre et la paix, cf. B.e.
Friedl : Cahier de Lénine sur Clausewitz, in Les fondements théoriques de la guerre et
de lapaix en URSS, Paris, Médicis, 1945, pp.39-90, ainsi que B. Lang, art. cit., pp25-73.
794 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

Leur examen permet de déduire « la nouvelle théorie de la guerre absolue


et de l 'ho Slilité absolue qui commande l 'ère de la guerre révolutionnaire et
les méthodes de la guerre froide ». D'après Schmitt, le chef bolchevik est
convaincu « que la diSlinction de l'ami et de l 'ennemi eSl... la démarche
primaire et qu 'elle commande aussi bien la guerre que la politique ». Il
renverse les bornes à la belligérance que le jus publicum europaeum avait
fixées et que le Congrès de Vienue avait restaurées. Pour lui, seule la guerre
révolutionuaire est uue guerre véritable, parce qu'elle naît d'uue hostilité
absolue, la guerre interétatique limitée n' étaut finalement, en comparaison,
qu'uue sorte de « j eu ». Seule importe donc la question décisive : existe­
t-il uu enuemi absolu et qui est-il concrètement ? Réponse : cet enuemi,
c'est le bourgeois, le capitaliste occidental et son ordre social. « Connaître
l 'ennemi, telfut le secret de l 'énorme force d'impact de Lénine !!. Le parti­
san, l'irrégulier par excellence, fer de lance de la lutte des classes et néga­
tion radicale de l'ordre bourgeois, a précisément pour vocation de mettre
en œuvre cette hostilité absolue. Le but est la révolution dans tous les pays
du monde. Tous les moyens, légaux ou illégaux, pacifiques ou violents,
réguliers ou irréguliers, qui servent ce but, sont bons et justes, suivant la
conj oncture.

L'alliance de la philosophie et du partisan, libérant des forces révolu­


tionuaires, provoqua la destruction du « monde hiSlorique eurocentrique
que Napoléon avait espéré sauver, que le Congrès de Vienne avait espéré
reSlaurer ». De Maistre, « un grand et courageux penseur de l 'Ancien
Régime », avait en son temps redouté l'apparition d'uu « Pougatchev
d'uuiversité », c'est-à-dire « l 'alliance de la philosophie avec les forces
élémentaires d'une insurrection », daus uue Russie qui conuaîtrait uue
révolution à l'européenue. Il avait donc perçu la menace d'uue combinai­
son explosive entre le rationalisme occidental et l'esprit russe. Mais, parce
qu'il ignorait Clausewitz, il méconuut l'essentiel dans cette combinaison,
à savoir la nouvelle théorie de la guerre de partisans. La formule de l'aris­
tocrate français n'est finalement qu'uu mot à la Voltaire ou à la Rivarol,
au regard de « l'alliance entre la philosophie de l 'hiSinire de Hegel et les
forces déchaînées des masses » que Lénine a sciemment réalisée. Le lailll
gage conceptuel de la guerre et de l'hostilité limités n'était et n'est plus
en mesure de faire face à l' irruption d'uue hostilité absolue. Ce propos
schmittien légitime indirectement le « laugage » de la guerre totale que le
IIIême Reich opposa à l'URSS en 1941.
ÉLÉMENTS D 'UNE THÉORIE DE LA GUERRE 795

f)E UN/NEA' MAO

Avec Lénine, le marxisme est devenu une puissance historique mon­


diale. Pourquoi ? Parce qu'avec la formule clausewitzienne sur la guerre,
continuation de la politique, le chef bolchevik a élucidé toutes les ques­
tions fondamentales du combat révolutionnaire et porté un nouveau re­
gard sur le concept d'ennemi. De Lénine à Mao Tsé-toung, « ce nouveau
Clausewitz », la nouvelle théorie de l'hostilité a poursuivi son développee
ment. Dans la guerre contre l'Allemagne, Staline associa la force de la ré­
sistance nationale à la force de la révolution communiste. « L 'association
de ces puissances hétérogènes domine aujourd'hui les luttes de partisans
par toute la Terre ». L'élément communiste a «jusqu à présent » gardé
'

l'avantage « du fait de sa conSiance dans la poursuite de ses buts et de


l 'appui qu 'il trouve à Moscou ou à Pékin ». Le nouveau stade du phénoe
mène partisan n'a toutefois pas été inauguré par Staline, mais par Mao,
dès 1927. Celui-ci, de l'avis général, est le plus grand praticien et le plus
grand théoricien de la guerre révolutionnaire. De 1927 à 1949, il a déve­
loppé les méthodes modernes de la guerre civile nationale et internationale
contre le Kuo-Min-Tang et contre les Japonais, unifiant le parti commu­
niste chinois « en un parti de paysans et de soldats dont le partisan était la
pièce maîtresse ». Et il l'a finalement mené à la victoire totale.

Dans ses écrits de 1936-1938, notamment les QueSiions de Slratégie dans


la guerre des partisans antijaponaise, Mao développe de manière consé­
quente et systématique les concepts clausewitziens, mais avec le « degré
de totalité » inhérent à la théorie et à la pratique de la révolution. Le noyau
de la doctrine maoïste, selon Schmitt, c'est l'idée de la « nation en armes ».
Ce mot d'ordre était précisément celui des officiers prussiens qui organi­
sèrent la lutte contre Napoléon. A cette époque, les énergies nationales
furent canalisées par l'armée régulière, et la guerre était considérée comme
un état exceptionnel distinct de l'état normal qu'était la paix. Clausewitz
n'aurait pu mener jusqu'à son terme la logique du partisan, comme l'ont
fait les révolutionnaires professionnels. Comme l'a vu Raymond Aron, ce
sont les communistes russes et chinois qui ont saisi la portée du chapitre 26
du livre 6 du Vom Kriege, consacré à l'armement du peuple. La participa­
tion des masses brise les obstacles au déchaînement de la guerre, qui prend
une allure révolutionnaire. Voilà ce qui, chez Clausewitz, fascine Lénine,
qui écrit dans la Tetradka : « rapprochement avec le marxisme ». En 1 8 1 3 ,
796 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

dans le cadre d'une théorie de la défense nationale, l'officier prussien es­


quissait une doctrine d'emploi de la guerre populaire. Cette doctrine réin­
terprétée par Lénine a été reprise par Mao, en même temps qu'il renouve­
lait le sens de la formule sur la guerre, continuation de la politique. Dans
la guerre civile prolongée, la relation entre la politique et la guerre revêt
une évidence accrue. La guerre étant la poursuite de la politique, celle-ci
inclut un principe d'hostilité. La paix portant en elle la possibilité de la
guerre, elle porte donc également ce principe d'hostilité. L'hostilité est le
concept déterminant. Celle-ci étant absolue, la politique comme la guerre
tendent vers l'absolu. Victoire militaire et fin politique étant confondues,
l'anéantissement de l'ennemi équivaut à la prise du pouvoir pour la trans­
formation sociale par le PCm .

Si Mao a précédé l'alliance stalinienne entre la résistance patriotique et la


révolution communiste et s'il a développé la formule clausewitzienne bien
au-delà de Lénine, c'est en raison de la situation concrète qui était celle
des communistes chinois. « La révolution de Mao a un meilleurfondement
tellurique que celle de Lénine ». Le parti qui a pris le pouvoir en Russie
en 1917 et « l 'élite rouge » qui y est parvenu en Chine en 1949, sont deux
groupes extrêmement différents, tant du point de vue de leur structure interne
que de « leur relation au pays et au peuple dont ils s 'emparèrent ». D'où
vient le conflit idéologique entre Moscou et Pékin ? Non pas de la querelle
sur « l'authenticité » du marxisme professé par Mao, mais de la réalité
différente du partisan chinois par rapport au partisan russe. Les bolcheviks
russes de 1917 étaient une minorité urbaine dirigée par des intellectuels
dont la plupart avaient vécu en exil à l'étranger. Les communistes chinois
de 1949 ont derrière eux plus de vingt ans de combats de partisans sur leur
sol national contre un ennemi intérieur : le Kuo-Min-Tang, et extérieur :
l'occupant japonais. La source profonde des divergences « idéologiques »
entre Soviétiques et Chinois provient de ce que ces derniers prétendent
développer un communisme, non pas ouvrier et citadin, mais paysan et
agraire, et qu'ils greffent la théorie léniniste du parti d'avant-garde sur la
paysannerie chinoise et le nationalisme chinois. Divers types d'hostilité se
sont ainsi conjugués dans la lutte des partisans chinois pour aboutir à une
hostilité absolue : hostilité de race contre le colonialisme blanc, hostilité
nationale contre le Japon, hostilité de classe contre la bourgeoisie. Tout

m ef. R. Aron, fbid, pp.61-76, 97-116, 1 87-207.


ÉLÉMENTS D 'UNE THÉORIE DE LA GUERRE 797

cela s'est intensifié dans la réalité du combat. Mao amalgame « un ennemi


mondial absolu, global et universel, non localisé, l 'ennemi de classe du
marxisme, avec un ennemi réel, délimitable sur le terrain, l 'ennemi de
la défensive chinoise et asiatique contre le colonialisme capitaliSle ».
D'après Schmitt, ces deux types d'hostilité correspondent à l'antithèse
entre l'One World et la pluralité des « grands espaces ». Par rapport à la
réalité concrète des partisans chinois, « il y a chez Lénine quelque chose
d'intellectuel et d'abSlrait dans la détermination de l 'ennemi ». La théorie
du partisan est ainsi « la clé de la découverte de la réalité politique » : en
l'occurrence, elle permettrait de découvrir les raisons profondes du conflit
entre l'URSS et la RPC77 1 •

77 1 Aron a souligné les points de divergence qu'il a avec Schmitt au sujet du phénomène
partisan. « Carl Schmitt, ainsi que je l'ai fait, va des édits prussiens d'avril 1 8 13, de
Clausewitz et Gneisenau, aux francs-tireurs français, aux résistants européens et à Che
Guevara en passant par Lénine et par Mao Tsé-toung. Mais ... dans la série théorique, un
court article de Lénine tient une place essentielle alors que les articles de 1915-1917 sont
à peine mentionnés. En revanche, Hitler et la substitution de la race à l 'État et au peuple
en tant que sujet historique nefigure pas. Enfin, le lien établi entre le partisan et l 'hostilité
laisse l'esprit insatisfait. Curieusement cejuri1fefinit par oublier le rapport inévitable du
partisan à l 'État H. En outre, le sociologue français soutient que Schmitt aurait peu et mal
saisi la distinction entre le partisan « tellurique » et le partisan « révolutionnaire », malgré
son « allusion » à l'influence qu'exerce la « technicisation » sur le partisan. En vérité, le
juriste allemand a souligné cette distinction et ses propos sur la « technicisation » sont
loin de se limiter à une « allusion ». Plus loin, Aron admet que Schmitt a reconnu la dm
alité, « mais sans la mettre au centre », du partisan national et du révolutionnaire profesa
sionnel. Le juriste a également souligné le rapport du partisan à l' État en insistant sur
le rôle du « tiers intéressé » et sur la dialectique de la régularité et de l'irrégularité. En
revanche, Aron a vu juste lorsqu'il remarque « l'oubli » schmittien du maillon Luden­
dorff-Hitler, qui donne un sens spécifique à « l'hostilité absolue ». Aron dénonce encore
la substitution par Schmitt de ses propres notions à celles de Clausewitz ou de Lénine. Il
« affilTIle que, aux yeux de Lénine, seule la guerre révolutionnaire est une vraie guerre,
parce qu'elle émane de l'hostilité absolue ; tout le reste est jeu conventionnel ». Or, pour
le marxisme-léninisme, continue le sociologue, les guerres entre États capitalistes ne sont
pas des « j eux ». Mais Schmitt dit simplement que relativement à la guerre révolution­
naire, les autres fOlTIles de guerre apparaissent comme des « j eux ». Ainsi, lorsqu'il op­
pose « guerre » et« jeu », Lénine souligne le contraste entre les « guerres en dentelle » du
XVIIIème siècle et les guerres nationales de la Révolution et de l'Empire. La notion d'« hos­
tilité absolue » n'appartient pas à Clausewitz, observe Aron : la « guerre absolue » est
un concept-limite qui n'implique nulle « criminalisation » de la guerre. Mais le juriste a
t-il jamais soutenu le contraire ? Certes, les rédacteurs du Traité de Versailles qui auraient
« criminalisé » la guerre, d'un côté (ce que Schmitt a finalement récusé dans son Nomos
der Erde) et les marxistes-léninistes, de l'autre, n'ont rien de commun. Lénine ignore la
798 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

f)[ MAO A' SALAN

L'auteur de la Theorie des Partisanen ne fait pas que se tourner vers son
ennemi communiste, « ce frère extrémiSle »772 . Il se demande aussi com­
ment s'opposer à la révolution et à la guerre révolutionnaire. A cet égard,
la phrase centrale est la suivante : les écrits majeurs de Mao datent de
1936-1938, « dans les années mêmes où l'Espagne se dégage de l 'emprise
du communisme international par une guerre de libération nationale ».
Dans cette perspective, c'est à Raoul Salan, le chef de l'OAS à la fin de la
guerre d'Algérie, que s'intéresse Carl Schmitt . Le général français a dé­
voilé un conflit existentiel décisif : le conflit qui naît inévitablement lors­
qu'un combattant régulier lutte contre un combattant irrégulier. « Il faut
opérer en partisan partout où il y a des partisans », disait Napoléon. C'est
à ce défi qu'ont été confrontées la Wehrmacht en 1940-1944, puis l' armée
française en Indochine et en Afrique du Nord. Dans sa lutte contre le FLN
et par son refus d'abandonner l'Algérie, Salan s'est transformé lui-même
en partisan, jusqu'à déclarer la guerre civile à son propre gouvernement,
s'arrogeant le droit de décider lui-même qui était l'ennemi réel. C'est cette
« rébellion tragique » qui est au coeur de l'analyse du juriste.

« criminalisation » de la guerre : en 1914, la guerre, impérialiste, est « injuste » de part et


d'autre, dit-il. Mais ignore-t-il pour autant « 1'hostilité absolue » ? Aron n'a-t-il pas recon­
nu que la guerre révolutionnaire est une guerre d'anéantissement et que de la lutte des
classes « sortirait seulement une hostilité absolue » ? Ce qu'il y a de commun, d'après le
juriste, entre la proscription de la guerre en droit international et la guerre révolutionnaire,
c'est que toutes deux poussent à l'hostilité absolue parce qu'elles ne reconnaissent plus
l'ennemi sur un même plan juridico-moral (au moins en jus ad bellum), mais en font un
hoStis generis humani. Reposant sur une même philosophie de l'histoire et de « l'unité du
monde », elles ont toutes deux les mêmes effets sur la théorie de l'hostilité. Aron montre
que Lénine et Mao ont transposé à la lutte politique le concept d'anéantissement qui car­
actérisait selon Clausewitz la finalité immanente au choc des années. Il distingue toutefois
l'hostilité léniniste-maoïste, reconnue connne « absolue » mais qui tend à récupérer ses
adversaires, fût-ce par le « lavage des cerveaux », et l'hostilité « physiquement absolue »
propre à une idéologie biologique-raciale. « Il reste une différence entre une philosophie
dont la logique est monstrueuse et celle qui se prête à une interprétation monstrueuse ».
Enfin, d'après le sociologue, il n'existe pas un type de partisan ou une « figure historique
du partisan ». Or, bien qu'il reconnaisse qu'il y a des partisans, Schmitt intitule son livre
Théorie dupartisan. En fait, le parallèle avec La notion depolitique s'impose. Il existe dif­
férentes fOlmes de politiques, mais c'est au concept du politique que s'intéresse le juriste.
Il en va de même pour le phénomène du partisan (Ibid, pp.21 0-219).
772 « L'ère des neutralisations et des dépolitisations », p.134.
ÉLÉMENTS D 'UNE THÉORIE DE LA GUERRE 799

En Indochine, la guerre coloniale d'ancien style s'était heurtée à la


guerre révolutionnaire moderne. Les officiers français, qui portèrent en
Europe la renommée de Mao, « le maître le plus moderne de la stratégie !!,
avaient appris à connaître à leurs dépens « la force d'impact des
méthodes savamment calculées de la stratégie subversive, du terrorisme
psychologique. . . et de leur alliance avec la guerre de partisans ». A partir
de cette expérience, ils développèrent une doctrine de la contre-guérilla,
de la contre-subversion et de la contre-révolution. En Indochine, Salan
avait été confronté à l'organisation clandestine et à la stratégie subversive
d'Ho Chi-Minh, qui doublait l'administration française légale. En Algérie,
en tant que commandant en chef à qui le gouvernement avait donné les
pleins pouvoirs, « il se trouva au coeur d'une situation où 400000 soldats
français bien équipés se battaient contre 20000 partisans algériens avec
ce résultat que la France renonça à sa souveraineté sur l'Algérie ». Dans
une telle situation, il essaya de reprendre à son compte la doctrine maoïste.
De Mao Tsé-toung à Raoul Salan, apparaît donc la tentative de retourner
les méthodes -clandestines, psychologiques et terroristes- de la guerre de
partisans contre les partisans eux-mêmes. Méthodes qui font de la popu­
lation la cible de la propagande et de la violence. Mais les leçons de la
guerre d'Indochine et les expériences de la guerre d'Algérie eurent pour
effet que le général Salan, ce « républicain de gauche », succomba « à la
logique implacable de la guerre de partisans ». S'estimant trahi par de
Gaulle, dont il avait favorisé l'arrivée au pouvoir en mai 1958, il devint
le chef de l'OAS, participa à la tentative de putsch à Alger, avalisa la stra­
tégie terroriste dîrigée aussi bien contre l'ennemi algérien que contre le
gouvernement français.

Son arrestation puis son procès donnent l'occasion à Carl Schmitt d'évo­
quer « le problème de la juSlice politique », problème qui est lancinant,
chez lui, depuis Nuremberg. L'accusation porta sur la tentative de putsch
des généraux et sur les attentats de l'OAS. A l'ouverture de l'audience, Sa­
lan assuma une responsabilité plénière, en tant que chef de l'organisation
secrète. Il protesta contre la réduction du procès à la période d'avril 1961
(putsch des officiers) à avril 1962 (arrestation du général), qui revenait à
estomper les mobiles véritables des membres de l'OAS et à transformer un
processus politico-historique en éléments infractionnels d'un Code pénal.
Après avoir dénoncé, à la fin de sa déclaration, la «parole reniée » et les
« engagements trahis », il garda le silence - attitude classique de la part
800 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

d'un accusé lors d'un procès politique - pendant toute la durée des débats.
Schmitt souligne cette volonté de garder le silence, qui fut aussi la sienne
après 1945, comme elle fut celle de Jésus devant ses juges. Les propos
religieux de l'avocat général lors de son réquisitoire -non content d'in­
terpréter le silence du général Salan comme de « l 'orgueil » et comme un
refus de se « repentir », il s'était mis à parler en « chrétien qui s 'adresse
à un chrétien » pour lui reprocher d'avoir repoussé la « grâce du Dieu
miséricordieux » et de s'être voué à la « damnation éternelle » par son
« obSlination irrémissible »- permettent à Schmitt de faire « entrevoir les
abîmes que cachent les subtilités et la rhétorique d'un procès politique »773.

l 'É[I/H PU GÉNÉRAL SALAN

De l'expérience de la guerre régulière, de la guerre coloniale, de la


guerre civile et de la guerre révolutionnaire, Salan a tiré une conclusion
similaire à l' adage napoléonien : on ne peut combattre les partisans qu'en
utilisant leurs méthodes. « C'est ce qu'il fit, fidèle à sa logique, avec le
courage du soldat, mais aussi avec la précision de l'officier d'état-major
et l'exactitude du technocrate ». Quel est le secret de sa destinée ? C'est
l'un de ses avocats, Maître Tixier-Vignancour, qui a donné la réponse : un
révolutionnaire professionnel s'y serait pris autrement que lui, sa position
aurait été dîfférente, y compris par rapport au « tiers intéressé ». La tenta­
tive de retourner les méthodes de la guerre de partisans contre les partisans
-mais aussi et surtout contre le gouvernement français, ce que Schmitt né­
glige- a donc échoué. Pourquoi cet échec ? Pour trois raisons essentielles.

Les officiers français des conflits armés d'Indochine et d'Algérie, malgré


leur doctrine de la contre-guérilla, ne pouvaient se transformer en parti­
sans, car si le partisan peut devenir un combattant régulier en s'engageant
dans une armée ou en constituant une armée, l'officier de métier, lui, ne
peut retourner aux formes pré- ou sub-conventionnelles de la belligérance.
« On peut disparaître dans l'ombre, mais transformer l'ombre en un espace
stratégique d'où partiront les attaques qui détruiront le lieu où jusqu'ici
l'imperium s 'eSl manifeSlé, qui démantèleront la vaSle scène de la vie pu-

773 Remarquons que Schmitt n'évoque pas le recours à l'article 16 de la Constitution de


1958 par le général de Gaulle. Cf. J. Larrieu : « De quelques conSlantes de lajuSlice poli­
tique française depuis la Révolution » , RSCDPC, 1987, pp.80l -8 l 8, p.8l5.
ÉLÉMENTS D 'UNE THÉORIE DE LA GUERRE 801

blique officielle, voilà ce qu 'une intelligence technocratique ne saurait


organiser. L 'Achéron ne saurait faire l 'objet de calculs prévisionnels !!.
La doctrine de Mao fut assimilée de manière abstraite par les officiers de
l'armée française, condanmés à livrer un combat « retardateur ».

Les partisans ont besoin d'une légitimation politique s'ils veulent évi­
ter de tomber dans la criminalité pure et simple. Or, dans le cas de Sa­
lan, la légalité prouva sa suprématie sur toute forme de légitimité. « La
République française eSl un régime où la loi eSl souveraine ». La légalité,
forme rationnelle, suprême et moderne de la légitimité, est le seul type de
légitimité que la République reconnaisse. Ni la justice ni l'armée ne sont
au-dessus de la loi. Le ministère public au cours du procès, ne cessa d'in­
voquer la « souveraineté de la loi », à laquelle ne sauraient être opposés
aucun « droit » ni aucune distinction entre « droit » et « loi ». Salan en
appela à la nation contre l'État, à la légitimité contre la légalité, comme
de Gaulle en juin 1940. Mais, face à un chef d'État ayant la loi de son
côté, il ne pouvait plus qu'opposer une illégalité à la légalité, «position
désespérée pour un soldat », et « transformer une armée régulière en une
organisation de partisans ». Le procès de l'OAS atteste que la loi, même
contestée, demeure plus forte dans l'État moderne que toute espèce de
droit. Elle reste « le mode de fonctionnement irrésiSlible de toute armée
étatique moderne ». Seul le gouvernement légal a la faculté de désigner
l'ennemi que l'armée combat.

Le partisan a un ennemi. Mais il a aussi un ami, la Puissance régulière


ou le « tiers intéressé » qui le soutient. La figure du partisan en général
et l'exemple de Salan en particulier montrent que « la réalité centrale du
politique ne se ramène pas à la seule hoSlilité, (qu ')elle eSl diSlinction
de l'ami et de l'ennemi et (qu ')elle présuppose les deux, l 'ami et l 'enne­
mi !!. Une déclaration de guerre est une déclaration d'hostilité. Or, lors­
qu'il déclara la guerre civile, le général français fit en réalité « une double
déclaration d'hoSlilité : face au front algérien, la poursuite de la guerre
régulière et irrégulière ; face au gouvernement français, l'ouverture
d'hoSlilités civiles illégales et irrégulières ». Cette double déclaration
dévoile la situation sans issue du général. « Toute guerre sur deux fronts
amène à se demander lequel eSl I 'ennemi réel. N'eSl-ce pas un signe de
déchirement intérieur d'avoir plus d'un seul ennemi réel ? L 'ennemi eSl
la figure de notre propre queSlion. Si notre personnalité eSl définie sans
802 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

équivoque, d'où vient alors la dualité des ennemis ? ». C'est le dilemme


de l'Allemagne de 1939 à 1945 que le juriste fait apparaître774, dilemme
qui est aussi le sien lorsque dans les années 1950 il refusait de prendre
parti entre l'Est et l'Ouest. Pour Salan, le partisan algérien était l'enne­
mi absolu. Mais dans son dos, un ennemi plus dangereux surgit : « son
propre gouvernement, son propre chef, son propre frère ; dans ses frères
de la veille, il découvrit soudain un ennemi nouveau ». Tel est le noyau du
drame. La situation du chef de l'OAS était désespérée, car il n'avait aucun
ami. Il était à l'intérieur un hors la loi. Il n'avait à l'extérieur aucun sou­
tien. Pire, il se heurtait au front compact de l'anticolonialisme.

LE GÉNÉRAL YORK, LE GÉNÉRAL SALAN ET LA DÉSIGNATION DE L 'ENNEMI RÉEl

Le cas Salan illustre une dernière problématique, celle de la désignation


de l'ennemi réel, sur laquelle Schmitt revient en 1967. « Celui qui s 'arroge
le droit de désigner l 'ennemi s 'arroge également une légalité nouvelle,
qui lui eS/; propre, s 'il refuse de se plier à la désignation de l 'ennemi par
le gouvernement légal exiSlant ». Cette problématique, le juriste entend
l'élucider à l'aide d'un parallèle historique, audacieux, entre la situation
du général York en 1 81 2- 1813 et celle du général Salan en 1 96 1 - 1 962. Il
décèle en effet une analogie « entre les officiers d'état-major prussiens des
années 1808- 1 8 1 3 impressionnés par la guérilla espagnole et les officiers
d'état-major français des années 1950- 1960, qui avaient fait l' expérience
de la guerre de partisans ... en Indochine et en Algérie ». L'essentiel dans
les cas de Salan et de York, au-delà des contrastes entre un officier républi­
cain moderne et un officier de l'armée royale prussienne « à qui l 'idée ne
serait certainementpas venue de déclarer la guerre civile à son roi », vient
de ce que dans les deux cas apparaît le «problème fondamental », celui
« de décider quel était l 'ennemi réel ». L'alternative légalité/légitimité
n'était pas aussi tranchée dans la monarchie d'Ancien Régime qu'elle l'est
dans l'État contemporain. La Prusse était dotée d'une armée régulière ;
mais elle conservait des éléments « personnalistes » dans les rapports hié­
rarchiques. La fidélité « ne s 'était pas dissoute dans un fonctionnalisme
pur et prévisible !!. Bref, la légalité n'était pas encore le mode exclusif

774 L'Allemagne a perdu la guerre car elle n'avait pas d'ami : elle n'a pu rallier les Puis­
sances occidentales à sa croisade contre le communisme ; elle n'a su s'en tenir à la guerre
sur un seul front.
ÉLÉMENTS D 'UNE THÉORIE DE LA GUERRE 803

de fonctionnement de l'État et il n'était pas concevable de parler d'une


« souveraineté de la loi ». A cet égard, les situations respectives du général
Salan et du général York sont très différentes.

Mais elles restent similaires au regard de cette « queS/;ion fondamentale,


qui eS/; de savoir quel eS/; l 'ennemi réel ». Qui était l'ennemi véritable de la
Prusse, alliée formelle de la France mais étranglée par le blocus continen­
tal ? Etait-il à l'Est ou à l'Ouest ? En décembre 1 8 12, York, qui comman­
dait une division prussienne faisant partie de l'armée napoléonienne, signa
la Convention de Tauroggen et passa à « l'ennemi légal » (aux Russes).
Par sa lettre du 3 janvier 18 13, il demanda au roi indécis s'il devait enga­
ger la campagne contre « l'ennemi réel » (les Français), ou bien si le roi
condanmait la décision de son général. Prêt à toute éventualité, y compris
le peloton d'exécution pour son insubordination, il assumait entièrement
ses responsabilités de soldat, comme Salan en 1962. Par son initiative mo­
tivée par la situation de « prince-esclave » du roi de Prusse, York se réser­
va donc le droit de décider lui-même qui était l'ennemi réel. Au regard de
cette désignation, et à titre de fiction heuristique, le choix de la condition
de partisan n'eût rien eu d'inconséquent, puisque le partisan est avant tout
un combattant qui remet en cause le monopole étatique de la décision ul­
time, confirmant ainsi pleinement la distinction entre politique et étatique.
Le roi de Prusse a suivi son général. De Gaulle, lui, a condanmé Salan. Le
cas du chef de l'OAS reproduit, de manière plus dramatique, la « rébellion
tragique » de l'officier prussien. Un chef militaire républicain s'est résolu
à usurper la décision politique, en désignant lui-même l' ennemi réel, en
l'occurrence son propre gouvernement, l'homme du 1 8 juin en personne,
et à commettre un acte d'insubordination au nom de l'Algérie française et
de la parole donnée par l'armée de protéger les populations amies. Ce chef
militaire a accusé le pouvoir civil de haute trahison. Il a établi lui-même la
conduite de la guerre à suivre, pour répondre au but politique qu'il s'était
donné, et qu'il avait initialement reçu de ce même pouvoir : maintenir la
souveraineté de la France sur l'Algérie775•

775 Aron a récusé l'analogie entre York à Tauroggen et Salan à Alger et lui a préféré la
comparaison : entre les officiers prussiens de 1 8 1 2 et les gaullistes de 1940 ; entre le
général York en 1 8 1 3 et les chefs militaires français de l'Afrique du Nord en 1942.
1) Le gouvernement du maréchal Pétain possédait tous les signes de la légalité en juil­
let 1940 ; le général de Gaulle en Angleterre, aucun. Tandis que les officiers prussiens
passés au service du tsar, agissant en patriotes, ne songeaient pas à transporter avec eux
804 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

LEs DIFFÉRENTS ASPECTS DE LA GUERRE DE PARTISANS MODERNE

Carl Schmitt distingue quatre aspects en interaction dans la guerre de


partisans moderne : l'aspect spatial, la subversion des structures sociales,
l'intrication dans la politique mondiale, l'aspect technique et industriel. Ce
dernier constitue « le champ de forces qui les rassemble tous ».

Les avancées technologiques engendrent de nouveaux espaces, y com­


pris au plan militaire. Si l'avion et le sous-marin ont bouleversé les théâtres
de la guerre terrestre et naval, les partisans, eux, ont établi un nouveau
champ d'action, une « dimension de la profondeur », un espace complexe
de conflit où le combat ne se déroule ni sur un champ de bataille ni sur un
front, mais au sein de la population. Theatrum belli singulier « où toutport
oSlensible de l'uniforme eSl un danger de mort ». Bref, en créant un espace
irrégulier, les partisans ont radicalement transformé la guerre sur terre,

la légitimité nationale, incarnée dans la personne du souverain, fût-il dans la situation de


« prince-esclave », de Gaulle, lui, dès juin 1940, désigna le gouvernement de Vichy en en­
nemi principal de la guerre civile française. Pour que la France n'eût jamais quitté le camp
de la victoire, il fallait que le général à Londres incarnât la légitimité de la France libre ou
combattante dès le 1 8 juin. Les forces régulières françaises furent donc divisées en deux
camps, l'un fidèle à Pétain, l'autre rallié à de Gaulle. Le débarquement anglo-américain
en Afrique du Nord, en novembre 1942, trancha le conflit en faveur de la France libre.
2) A l'instant suprême, les chefs militaires à Rabat, Alger et Tunis, durent d'un coup as­
sumer la responsabilité suprême : désigner l'ennemi, sortir de la neutralité. Les officiers
qui laissèrent les Allemands investir Tunis furent jugés et condamnés pour « trahison »
parce qu'ils avaient hésité devant la « décision irrévocable » face à laquelle les plaçait
le débarquement allemand. Cette « justice politique » n'était nécessaire que dans la contl
ception tragique de l'histoire et de la raison d' État qu'impliquait la légitimité nationale,
rétroactivement proclamée et appliquée, du général de Gaulle. En 1940, les « dissidents »
mettaient la légitimité au-dessus de la légalité. En 1944, le gouvernement du maréchal
Pétain ne possédait plus aucun attribut du pouvoir légal. En novembre 1942, le doute
subsistait et il fallait choisir. Ce choix ne se justifiait que par un jugement politique : qui
était l'ami, qui était l'ennemi ? Comme York à Tauroggen, le gouverneur militaire de
Tunis, au lieu d'attendre les ordres de Vichy, devait se substituer au « prince-esclave »
et, selon les devoirs du chef militaire au plus haut niveau, agir en responsable politique,
c'est-à-dire désigner l'hoSlis, soit les Alliés, soit l'Allemagne (l'ennemi de 1939 avec le­
quel n'avait été conclu qu'un armistice) (Ibid, pp. 1 l 7-123, 219-222). Sur le légalisme
de l'almée française pendant la guerre d'Algérie, cf. Olivier Dard : « L'almée française
face à l'Organisation de l'Armée Secrète (O.A.S.) » , in O. Forcade, E. Duhamel, Ph. Vial
(dir.) : Militaires en République, 1870-1962. Les officiers, le pouvoir et la vie publique en
France, Paris, La Sorbonne, 1999, pp.687-699.
ÉLÉMENTS D 'UNE THÉORIE DE LA GUERRE 805

c'est-à-dire la planification et l'organisation des opérations militaires, des


groupes peu nombreux de combattants irréguliers pouvant immobiliser
voire paralyser de grandes masses de troupes régulières.

L'objectif stratégique de la guerre révolutionnaire est la destruction de


l'ordre établi, c'est-à-dire la désintégration de « l'espace public » par la
création d'un « espace de clandestinité ». Les Allemands pendant le second
conflit mondial, les Français pendant les conflits indochinois et algérien,
ont fait l'expérience des méthodes subversives, visant à substituer l'auto­
rité irrégulière à l'autorité régulière. A cet égard, la pratique des attentats
et celle des représailles sur la population ou des prises d'otages servent si
bien la stratégie révolutionnaire que « celle-ci les provoquera au besoin ».
« Une prise d'otage ne saurait être efficace que s 'il s 'agit des partisans
eux-mêmes ou de leurs camarades de combat les plus proches, sinon on ne
fait que susciter de nouveaux partisans ». A l'inverse, pour le combattant
irrégulier, camouflé en civil, tout soldat régulier est un otage en puissance,
qui doit se sentir constamment menacé et avec lui l'armée toute entière.
Au terrorisme aveugle s'ajoutent les méthodes perfides, créant une insécu­
rité et une méfiance généralisées : un «paysage de la trahison » dont les
peuples européens ont fait l 'expérience « au cours de deux guerres monx
diales et de deux après-guerres ».

A l'époque de la guérilla espagnole contre l'armée napoléonienne, l'An­


gleterre soutenait les guerilleros pour vaincre la France, son ennemie
continentale. « La méthode de combat irrégulière et typiquement tellurique
du partisan était mise au service d'une politique mondiale typiquement
maritime qui, elle, disqualifiait et criminalisait implacablement, dans
le domaine du droit de guerre maritime, toute irrégularité sur mer ».
Quelque 130 ans plus tard, la Grande-Bretagne utilisa à nouveau les par­
tisans, contre l'Allemagne cette fois, qui, elle, de son côté, se servit du
sous-marin, vainement dénoncé comme étant une arme illicite. Le parti­
san, lui aussi vainement assimilé à un « bandit », est devenu un élément
central de la politique mondiale, plus précisément de la stratégie révolu­
tionnaire des Puissances communistes. « Les défenseurs autochtones de la
terre natale qui mouraient pro aris et focis », bref, ceux qui défendaient le
pluriversum politique à travers leur patrie, sont désormais les instruments
d'une révolution mondiale visant l'unité du genre humain. Telle est l'ul­
time distinction des deux types de partisans.
806 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

GUERRE PE PARTISANS ET TWINOLOGIE

La « technicisation » du partisan accroît sa dépendance à l'égard du


« tiers intéressé » dont la puissance augmente en conséquence pour at­
teindre des «proportions planétaires ». « Il s 'ensuit que la totalité des
aspects (du) phénomène. . . semblent sefondre dans l 'aspect technique, qui
domine tout ». Le partisan se tient au niveau de l'évolution technologique
et il participe à cette évolution. Disposera-t-il un jour « d'armes atomiques
tactiques » ? S'il n'est certainement pas un « stade pré scientifique » de
la guerre sur terre, comme on a pu le dire de la piraterie relativement à
la guerre sur mer, il « représente (néanmoins) une parcelle de vrai sol, il
eSl I 'un des derniers à monter la garde sur la terre ferme, cet élément de
l 'hiSinire universelle dont la deSlruction n 'eSl pas encore parachevée ».
Ce partisan, « dont nous maintenons le caractère tellurique », est « un
scandale pour tout esprit rationnel et utilitariSle ». En effet, « la perfection
technique et industrielle » d'une armée régulière moderne est combattue
avec succès par une «primitivité agraire et préinduSlrielie ». La technique
est vaincue par la «force élémentaire » de la résistance patriotique, car
c'est en définitive le courage du peuple prêt à la lutte ou celui de l'individu
prêt au combat qui est décisif. Avec la guerre révolutionnaire, le partisan
s'est hissé au rang de figure-clé de l'histoire mondiale. Mais que va-t-il
devenir à l'ère nucléaire ?

1. l 'AFFIRMATION PU POlITIQUE ET LA FIGURE IIÉROïQUE PU PARTISAN

La notion du politique et par conséquent les manifestations concrètes de


la réalité politique, y compris le phénomène partisan, sont placés devant
la question de la technique. « Dans un monde où plus rien n 'échappe à
l 'organisation technique, les anciennes formes et conceptions, féodales et
agraires, du combat, de la guerre et de l 'ennemi disparaissent. Cela eSl
manifeSle. Mais le combat, la guerre et l 'ennemi disparaissent-ils pour
autant, pour subsiSler sous la forme plus bénigne de conflits sociaux ?
Le jour où la rationalité et la régularité. . . d'un monde pris en charge par
l 'organisation technique l 'auront emporté totalement, le partisan ne sera
peut-être mêmeplus un gêneur. Il aura tout simplement disparu de lui-même
dans ce déroulement sans à-coups de processus. . . fonctionnels. . . Pour une
imagination réglée sur la technique, il sera à peine encore un problème de
ÉLÉMENTS D 'UNE THÉORIE DE LA GUERRE 807

police... , il ne sera certainement plus un problème philosophique, moral


ou juridique ». En reprenant le style des pages du Begriff des Politischen
où il repoussait l'idéal de la dépolitisation, Schmitt montre qu'il renouvelle
son affirmation théologico-morale du politique, dont la figure héroïque est
désormais le Partisan (assez semblable à la figure jüngerienne du Rebelle).
On note ainsi la « sympathie » du juriste à l' égard du partisan. Elle vient
de ce que ce dernier maintient, qu'on le veuille ou non, l'intensité de la
relation politique. Le partisan désigne l'ennemi et il contraint à l'hostilité.
Il s'oppose à un monde dépolitisé, purement économique et technique.
En même temps, il empêche l'avènement d'un tel monde, qui ne donne
plus aucun sens à l'existence, alors que ce sont l'hostilité et l'épreuve qui
fondent la dignité humaine (G. Maschke). Le partisan, qui lutte pour sa
patrie, est le nouvel obstacle auquel se heurte « l 'optimisme du progrès »
et son idéal de la paix universelle. Cet idéal restera vaine « illusion » tant
qu'il y aura des hommes prêts à se battre et à risquer leur vie pour une
cause.

2. « OPTIMISME PU PROGRÈS » CONTRE « PESSIMISME PU PROGRÈS »

« L 'optimisme technique. . . espère en un monde nouveau et en un homme


nouveau », au mépris de la « vérité » du péché originel. Cette attente avait
déjà été celle du christianisme primitif, puis, au XIXême siècle, celle du so­
cialisme, « ce nouveau chriSlianisme ». Mais il leur manquait à tous deux
« l'efficiency des moyens techniques modernes, capable de tout détruire !!.
Du point de vue de cet« optimisme technique », l'irrésistible développement
industriel de l'humanité résoudra tous les problèmes et fera disparaître les
partisans. « Mais que se passera-t-il si un type humain qui,jusqu 'àprésent,
a donné le partisan, réussit à s 'adapter à son environnement. . . induSiriel,
à se servir des moyens nouveaux et à développer une espèce nouvelle et
adaptée du partisan, que nous nommerons le partisan induSiriel ? ». Face
à « l'optimisme du progrès », le «pessimisme du progrès », celui qui croit
au caractère « inéluctablement » dangereux de l'homme, dispose d'un
vaste champ avec « les moyens d'extermination modernes ». Schmitt passe
du « partisan agraire » au « partisan nucléaire », n'hésitant pas à donner la
vision d'un futur apocalyptique. « L 'imagination technique connaît... une
solution d'un pessimisme radical, celle de la tabula rasa Dans une région
traitée aux moyens de deSiruction modernes, tout serait mort évidemment,
808 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

ami et ennemi, régulier et irrégulier. Il demeure toutefois concevable, d'un


point de vue technique, que quelques êtres humains survivent à la nuit des
bombes et des fusées. En regard de cette éventualité, il serait pratique,
et même rationnellement opportun, de prévoir dans les plans la situation
d'après les bombes et deformer dès aujourd'hui des hommes qui, dans la
zone ravagée par les bombes, s 'inSlalieraient immédiatement dans les cra­
tères pour occuper la région détruite !!. Soviétiques et Américains, vain­
queurs du IIIême Reich et adeptes de la « philosophie du progrès », n'ont-ils
pas envisagé, à l'époque où écrit le juriste, la possibilité d'une guerre nu­
cléaire et d'une victoire nucléaire ?

3. COSMa-POlITIQUE ET COSMa-PARTISANS

Le double phénomène du politique et du partisan s'élargit aux dimen­


sions supra-planétaires. « Le progrès technique propose aux conquêtes
politiques des défis nouveaux et illimités, car les espaces nouveauxpeuvent
et doivent être pris en possession par des hommes ». La technique ne fait
qu'amplifier les processus d'appropriation, de répartition et d'exploitation,
et qu'intensifier les conflits qui en découlent. « De ce point de vue, quel
que soit le progrès par ailleurs, les choses reSlent ce qu 'elles ont toujours
été !!. Ainsi, la compétition Est/Ouest dans « la course gigantesque aux
espaces nouveaux et illimités !! déterminera le destin politique de la Terre ;
mais en retour, « seul, celui qui dominera cette Terre que l'on dit devenue
minuscule, saura occuper et exploiter ces champs nouveaux ». Le cosmos
ne représente pas la promesse d'un avenir radieux pour « une humanité
devenue consciente d'elle-même »776, car il n'est lui aussi « que le théâtre
potentiel d'une lutte dont l 'enjeu sera la domination de la (planète» ). Les
cosmonautes, jusque-là utilisés comme stars de la propagande « auront
alors la chance » de se transformer en « cosmo-partisans ». Sous une
forme prétendue « modeSle », la Théorie de 1963 ne saurait donc mieux
confirmer cette affirmation du politique que « ceux qui ont suivi avec
attention. . . la discussion ardue » autour du Begriff de 1932, c'est-à-dire
Léo Strauss puis Heinrich Meier, ont su si bien mettre en relief".

776 Théologie politique l, p.59.


777 Sur cette partie, cf. Théorie du partisan, pp.214-217, 221-225, 230-23 1, 240-241, 253-
308, 3 1 1 , dont les citations sont extraites, ainsi que La notion de politique, pp.97, 102,
109 ; « Clausewitz aIs politisclier Denker... », pp.433-440 ; J. Freund, préf. àLa notion de
politique, pp.27-28, 32-34.
ÉLÉMENTS D 'UNE THÉORIE DE LA GUERRE 809

f)[ SALAN A' HASSOUP

Un nouveau stade de la théorie du partisan, apparu à la fin des années


1970 et que Schmitt n'a pu étudier, pourrait être intitulé : de Salan à Mas­
saud, du nom du plus fameux chef de la guérilla antisoviétique afghane.
A partir des années 1970 en Angola (l'UNITA) et au Mozambique (la
RENAMO), en Ethiopie (les fronts érythréen, oromo et tigréen), au Ni­
caragua (les contras) et en Afghanistan (les mudjahidins), le phénomène
partisan retourne les méthodes de la guérilla et de la subversion contre
les régimes alliés à l'URSS se réclamant du marxisme-léninisme. Sous
l'effet de la politique américaine de soutien aux « combattants de la liber­
té », les « combattants de la révolution » n' ont plus été un monopole du
communisme international. Le cas de figure envisagé dès 1972 par Julien
Freund : l'opposition de deux systèmes partisans sur un même territoire778,
s'est réalisée. Aux partisans révolutionnaires, à peine arrivés au pouvoir à
la suite de guerres civiles ou de guerres de décolonisation, se sont oppo­
sés des contre-partisans contre-révolutionnaires, appuyés les uns contre les
autres par des « tiers intéressés ». Ainsi, en Angola, au Mozambique, en
Ethiopie, au Nicaragua, en Afghanistan, des partis armés, venant tout juste
de s'emparer de « l'État », ont été confrontés à des partis rivaux, appuyés
par des Puissances mondiales ou régionales. La guerre d'Afghanistan fut
typique d'une situation à front renversé. Le gouvernement socialiste de
Kaboul et l'armée soviétique durent lutter contre une guérilla soutenue par
le Pakistan, les États-Unis et l'Arabie Saoudite. Cette guérilla était l'un
des derniers exemples en date d'une résistance patriotique, « tellurique »
et « défensive », opérée par un peuple agraire et religieux, contre une ar­
mée régulière moderne. L'intervention en Afghanistan n'a pas été le signe
d'une expansion russe, mais le signe de l'échec de la stratégie soviétique.
A l'inverse, comme l'Angleterre autrefois contre Napoléon ou contre Hit­
ler, l'Amérique, Puissance libérale et maritime porteuse de l'idéologie du
One World, a retourné et utilisé les partisans autochtones contre l'URSS et
ses alliés. Le soutien américain aux combattants irréguliers du tiers monde
devint un élément décisif de la phase finale de la Guerre froide"'.

778 J. Freund, préf. àLa notion depolitique, p.33.


779 Sur lapoursuite des combats deparlisans après laguerre froide, cf. J.-M. Balenc;", A. de la Grange : Mondes rebelles. Acteurs, conflits etviolences
1 996 , prU. J.-C. Rufin. La gu6rilla afghane n'était pas que nationale et défensive, elle était aussi
politiques, 2t., Paris, Michalon,

internationaliste et révolutionnaire dans son aspect islamiste, représenté par les « volon-
taires arabes ». Depuis la fin de la Guerre froide, on sait que la figure du partisan est prin­
cipalement celle du jihadiste, à bien des égards plus militante, urbaine, « technicienne » et
mondialisée, que patriotique, rurale, « tellurique » et localisée.
DROIT INTERNATIONAL
CRITIQUES DE DROIT INTERNATIONAL SOUS IVE IHAR

A partir de 192478 0 , Carl Schmitt alterne écrits de droit constitutionnel et


écrits de droit international. Ils expriment ensemble une même conception
du droit et du monde, la récusation du pacifisme et de la Société des Na­
tions faisant écho à celle du libéralisme et de l'État de droit. La critique de
Weimar passe par celle du traité de Versailles, de la Ligue de Genève ou du
pacte Briand-Kellog. En 1939, le juriste résumera le sens de son œuvre, de
droit constitutionnel comme de droit international, par ce titre éloquent :
« le combat contre Weimar, Genève, Versailles »781 . Cette œuvre engagée,
relevant d'un « nationalisme en acte »782, est en prise sur la situation inter­
nationale concrète, alors même qu'elle ambitionne une réflexion théorique.
L'auteur prend position sur les grandes questions au centre de la politique
mondiale : la situation de la Rhénanie, l'institution de la SDN et le système
de prévention de la guerre, la Cour permanente de justice internationale
(CPJI) et la révision des traités, le problème des dettes interalliées et des
réparations allemandes, le désarmement et l'égalité des droits, les projets
d'union européenne et la position internationale des États-Unis, en même
temps qu'il dénonce à peu près toutes les initiatives de la diplomatie wei­
marienne : du traité de Locarno au plan Young en passant par l'adhésion
aux pactes de Genève et de Paris. Cette hostilité s'explique aisément. Pour
le KronjuriSl de la Reichswehr, la diplomatie de Weimar ne fait qu'enté­
riner le statut politico-territorial et juridico-financier de 1 9 1 9- 1920. Elle
partage « l'illusion » de la « juridicisation » de la politique interétatique.
Elle épouse les nouvelles tendances du droit international gouvernées par
un pacifisme officiel au service de l'impérialisme déguisé des Puissances
occidentales.

n O Le premier écrit de droit international du juriste est une consultation sur le problème
posé par un règlement électoral édicté par la commission d'administration de la Sarre.
78 1 Titre de son recueil de textes de 1939 : « Positions et concepts dans le combat contre
Weimar, Genève, Versailles, 1923-1939 » (PosÎtÎonen undBegriffe im Kampfmit Weimar,
Genf. Versailles. 1923-1939).
782 o. Beaud, préf. à Théorie de la Constitution, p.I08.
814 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

[RITIQUE « PÉUSIONNISTE » PU PROIT INTERNATIONAL LIBÉRAL

Jusqu'en 1933, Schmitt développe son argumentation, qu'il oppose à


celle de Wehberg, des juristes de l'Ouest ou de l'École de Vienne, et traite
les problèmes de la guerre et de la paix, sous un angle résolument « dé­
cisionniste ». Quis judicabit ? L'idée de la « primauté du droit des gens »
ou la conception « normativiste » du droit international ont relégué la ques­
tion incontournable de la décision. Mais il importe toujours de savoir qui
décide ce que sont la paix, le droit ou la justice. L'Allemagne doit garder ce
pouvoir de décision. Dans « l'état de nature » qui caractérise les relations
internationales, l'alternative est simple : soit le peuple allemand garde sa
volonté d'existence politique, c'est-à-dire sa souveraineté, son jus belli et
les moyens militaires sans lesquels il n'y a pas d'indépendance nationale,
soit il se laisse démoraliser et il sera l'objet de la politique des Puissances
étrangères. Ce sont toujours en effet des États qui, au nom du droit, de
l'humanité ou de la paix, luttent contre d'autres États.

Après 19 18, les Alliés, principalement la France, entendent maintenir la


paix par l'établissement d'un système international de garanties, d' obliga­
tions et de sanctions, qui discrimine l'agresseur. Ce pacifisme-là, tourné
contre toute révision qui s'appuierait sur la force armée, le juriste et la
droite allemande le dénoncent comme un produit du traité de Versailles,
un pacifisme de vainqueurs, un impérialisme masqué. La lutte contre cet
impérialisme passe par la critique des institutions internationales, telle la
SDN, car ces institutions sont avant tout des instruments de légalisation
du Slatu quo ou bien servent aux grandes puissances à développer de nou­
velles formes de contrôle et d'intervention. La critique adressée à la SDN,
à la CPJI ou au système de sécurité collective est simultanément une at­
taque dirigée contre les Puissances de l'Ouest qui, en prônant la paix et en
prohibant l'agression, défendent en réalité l'ordre hégémonique issu des
diktaten. Elle marque aussi la récusation d'une utilisation des concepts de
droit et de paix qui disqualifie l'Allemagne et qui entérine la domination
de la France, de la Grande-Bretagne ou des États-Unis. En effet, 1e « règne
du droit » invoqué par Paris, Londres ou Washington, n'est qu'une valida­
tion des traités en vigueur ou bien le règne de ceux qui savent en appeler
à ce « droit », qui le définissent, l'interprètent et l'appliquent. Tel est le
sens politique de l'appel à la « primauté du droit » : donner une garantie
juridique à la situation politique. Les idées de la Société des Nations sur
CRITIQUES DE DROIT INTERNATIONAL SOUS WEIMER 815

le maintien de la paix, la juridiction obligatoire ou la sécurité collective,


visent ainsi à légitimer le statut de l'Europe instauré par les traités de la
banlieue parisienne. Or, ce statut légalisé à Genève n'instaure ni la paix ni
la justice, d'abord parce qu'il a généralisé un état intermédiaire de « paix­
guerre », ensuite parce qu'il n'est pas conforme à la structure du droit des
gens, c'est-à-dire à l' égalité souveraine des États, enfin parce qu'il ne res­
pecte pas le principe du droit des peuples à l'autodétermination. Tels sont
les arguments essentiels de Schmitt, qui ne peut invoquer la nullité de trai­
tés conclus sous la contrainte, dès lors qu'il était à cet égard admis que la
validité des traités de paix ne pouvait être contestée.

Par-delà son « décisionmsme », avec l'articulation qu'il donne au droit


et à la politique, le juriste se tourne vers la légitimité, qu'il oppose à la
légalité, plus précisément à la tentative de légalisation du Slatu quo. Que
des traités soient formellement valides ne signifie pas qu'ils instaurent un
ordre international que les sujets de cet ordre pourraient tenir pour « nor­
mal » et « juste ». C'est la reconnaissance d'un principe de légitimité, en
l'occurrence le principe des nationalités, qui doit servir de critère matériel
de validation au droit des gens, c'est-à-dire à la garantie aussi bien qu'à la
révision du Slatu quo. Le « réalisme » de Schmitt ne le conduit donc pas à
négliger les idées, notamment celle de « justice ». A preuve sa référence,
intéressée, au droit des peuples, son appel à une union européenne contre
l'URSS, qui implique de faire passer l'anticommunisme avant les intérêts
nationaux, l'association qu'il établit entre droit international et impéria­
lisme culturel, l'importance qu'il accorde à l'argumentation juridique en
politique étrangère. Mais il insiste avant tout, il est vrai, sur les déguise­
ments juridiques de la politique étrangère des Puissances occidentales. Il
fustige ainsi la multiplication des « commissions internationales » (sur la
Rhénanie, le désarmement ou les réparations), qui donnent l' illusion de la
dépolitisation et prêtent des formes « légales » à la domination militaire
ou à l'exploitation économique. Plus encore, il s'attaque à l'institution de
la SDN et à ce qui s'y rattache, notamment la tendance, accentuée par
le pacte Kellog et les conventions de Londres, à transformer la politique
mondiale en « police mondiale » ou en « action collective » contre l' agres­
seur. Or, qui est « l'agresseur » ? Qui est l'ennemi désigné, et discriminé,
au plan international ? Celui qui refuse le Slatu quo, c'est-à-dire le Reich,
toujours implicitement visé dans les accords ou traités multilatéraux.
816 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

LA QUESTION DE l 'ENNEMI (!)

Carl Schmitt révisera son approche « décisionniste » à partir de 1934 en


développant l'idée de la communauté européenne du droit des gens, dont
l'Allemagne fait partie à l'exclusion de l'URSS. Mais le passage du « dé­
cisionnisme » (1924-1933) à « l'ordre concret » (1934-1950) s'opérera sur
un même fondement « politique » ou « géopolitique » : on ne peut saisir le
sens des concepts juridiques, particulièrement en droit international, qu'en
élucidant leur dimension polémique. La théorie schmittienne du droit des
gens est ainsi dominée, elle aussi, par la question de l'hostilité, orientation
dont le couronnement est le Begriffdes Politischen. Si « les sommets de la
grande politique sont les moments où il y a perception nette et concrète de
l 'ennemi en tant que tel »783, on doit alors se demander qui est, pour l'au­
teur, l' ennemi réel de l'Allemagne, celui contre lequel la guerre trouve sa
justification. L'ennemi réel est-il à l'Ouest ou à l' Est ? Quelles que soient
les attaques répétées portées sous Weimar contre la France, la Grande-Bre­
tagne ou les États-Unis, il ne fait pas de doute que cet ennemi véritable,
avec lequel n'existe même pas de communauté de droit des gens, alors
qu'une telle communauté existe entre l'Allemagne et les Puissances occi­
dentales, c'est l'URSS. Le juriste n'appartient pas à la tendance néoconser­
vatrice qui a prôné une OSinrientierung. La Russie soviétique n'est pas un
contrepoids au système de Versailles et de Genève. Au contraire, une union
européenne -il pense à la SDN en 1926784 trouverait précisément son sens
dans la lutte contre Moscou. Néanmoins, ce qu'il dira de « la situation sans
issue » du général Salan et de sa « double déclaration d'hoSlilité »785, s'ap­
plique parfaitement à la position de Schmitt lui-même, qui balance son hos­
tilité entre l'Est et l'Ouest. De 1923 à 1936, l' ennemi réel, c'est l'URSS,
encore que la France, la Grande-Bretagne et l'Amérique soient elles aussi
des adversaires du Reich. De 1937 à 1 944, par contre, c'est la Grande-Bre­
tagne ou plus généralement la puissance maritime anglo-américaine qui
devient cet ennemi réel. De 1938 à 1950, les États-Unis apparaissent au
juriste comme les vrais adversaires dujus publicum europaeum. Dans les
années 1950, il considère que l'Allemagne est prise dans un « étau » entre
Moscou et Washington, renvoyés dos-à-dos. Enfin, dans les années 1960 et
1970, il semble à nouveau désigner l'Union Soviétique et le communisme
international comme les ennemis principaux de la vieille Europe.
783 La notion de politique, p.114.
784 Die Kernfrage des Volkerbundes, pp.77-79.
785 Théorie du partisan, p.300.
CRITIQUES DE DROIT INTERNATIONAL SOUS WEIMER 817

LA QU ESTION DE LA R�E NAN I E

Les premiers textes de Carl Schmitt consacrés au droit international


portent sur la situation névralgique de la Rhénanie. Cette situation retient
son attention de manière continue de 1924 à 1936. Il en suit tous les dé­
veloppements : traité de Locarno ( 1925), protocole de la SDN sur l' ou­
verture des négociations portant sur l'évacuation des provinces rhénanes
(1928), accords de La Haye ( 1929), rétablissement de la souveraineté mili­
taire du Reich en réponse au pacte d'assistance mutuelle franco-soviétique
(1936)786 . C' est àjuste titre qu'il se concentre sur l'évolution du statut de la
région. La question rhénane, plus ou moins liée à celle des réparations, est
en effet au centre de la politique internationale à l'époque. La démilitarisa­
tion de la rive gauche du Rhin forme la clef de voûte de l'ordre européen
établi par la France après 1919, car elle garantit la suprématie de Paris sur
Berlin. Aussi la remilitarisation de mars 1936 marqua-t-elle le tournant de
l'histoire diplomatico-stratégique de l'entre-deux-guerres.

LA IlIlÉNANIE, OBJET PE LA POlITIQUE PES PUISSANŒS ÉTRANGÈRES

Dans les textes publiés sous Weimar, le juriste ne fait qu'effleurer les
discussions sur l'occupation belligérante, l'occupation pacifique conven­
tionnelle et l' occupation pacifique non conventionnelle. Il préfère dénon­
cer les manœuvres tendant à séparer de l'Allemagne désarmée et contrôlée
la Rhénanie occupée et démilitarisée, pour la transformer en « objet de
politique internationale ». Les attributs de la souveraineté que l'Allemagne
possède encore, elle les doit, écrit-il, à sa résistance au diktat de Versailles
(par opposition à la « politique d'exécution » poursuivie par les premiers
Cabinets de la République). Mais une série de notions indéterminées in­
cluses dans le traité de 1 91 9 sont susceptibles de transformer les provinces
rhénanes en particulier, le Reich en général, en objets de la politique étran­
gère des Puissances occidentales. Les réparations et les sanctions, l' oc-

7 86 Cf. « Die Rheinlande aIs Objekt internationaler Politik », « Der status quo und der
Friede », « V61kerrechtliche Probleme im Rheingebiet », « Die politische Lage der ent­
militarisierten Rheinlande », « Sprengung der Locarno-Gemeinschaft durch Einschaltung
der Sowjets ».
818 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

cupation et le désarmement, les commissions d'enquête et de contrôle,


etc., autorisent un assujettissement prolongé du vaincu, puisque ce sont
les vainqueurs qui décident de l'interprétation et de l'application concrètes
des clauses du traité. Celui-ci ayant dissous la distinction entre la guerre
et la paix dans un état intermédiaire conflictuel, la question essentielle est
celle du quis judicabit ? Qui détermine ce qu'est la paix, ce qu'est une
menace sur la paix, par quel moyen la paix est maintenue ou rétablie ? Le
« décisionnisme » n'est pas seulement l'angle sous lequel Schruitt aborde
le droit international, lui permettant ainsi de donner un nouvel aperçu de la
situation de l'Allemagne à l'époque. Il est aussi un moyen de récuser les
tendances favorables à « l'internationalisation » ou à la « juridicisation »
de la question rhénane. Il importe de savoir qui décide ; or, ce n'est jamais
le Reich qui détient ce pouvoir, mais toujours les Alliés.

Si la Rhénanie -mais pas l'Alsace ou l'Irlande- s'est muée en « problème


de droit international », c'est parce que l'Allemagne a perdu une part de
sa souveraineté. Cette situationjuridico-internationale découlant d'une dé­
militarisation « inadmissible » d'une portion du territoire national, consti­
tue une véritable « anomalie » au regard de la structure du droit des gens,
fondée sur l'égalité souveraine des États. La démilitarisation n'est en effet
qu'un instrument politique, pas un concept juridique, car elle n'est pas en
vigueur des deux côtés de la frontière franco-allemande, mais seulement
d'un côté. Elle n'est pas réciproque mais uuilatérale. Les provinces rhé­
nanes ne sont plus régies par le droit allemand mais par le droit interna­
tional. Elles ont une « constitution » particulière parce qu'elles sont l'ob­
jet d'un contrôle international particulier. De fait, c'est une Organisation
composée de représentants des gouvernements français, belge, britannique
et américain, et présidée par un Français, la Haute Commission interalliée
des territoires rhénans (HCITR), qui décide des questions de sécurité et
d'ordre publics à l'ouest du Rhin. C'est donc elle qui détient la souveraine­
té réelle sur l'espace le plus industrialisé du Reich. En fin de compte, l'Al­
lemagne est divisée en quatre entités spatiales, ayant chacune leur propre
statut juridique : la Sarre, la Rhénanie occupée, la Rhénanie démilitarisée,
le reste du Reich désarmé et contrôlé. La Sarre est exclusivement admi­
nistrée par la SDN. Si elle le décide, celle-ci sera chargée d'organiser le
référendum sur le retour au Reich prévu en 1935, à moins qu'elle n'opte en
faveur du maintien du Slatu quo ou du partage de la région. La Rhénanie
occupée est placée sous le contrôle de la HCITR. En cas de crise grave,
alors qu'y sont encouragées des menées séparatistes, elle pourrait de facto
CRITIQUES DE DROIT INTERNATIONAL SOUS WEIMER 819

être détachée de l'Allemagne. Son évacuation, malgré le délai prévu de


quinze ans, dépend essentiellement du jugement que portera la France sur
sa sécurité et sur le règlement des réparations. Sous les auspices de la
Ligue de Genève, la démilitarisation de la Rhénanie est prévue pour une
durée illimitée. Comparée à l'occupation par une armée étrangère, comme
la Rhur en 1923, elle semble un moindre mal. Mais elle resterait extrême­
ment préoccupante quand bien même l'ensemble de la rive gauche du Rhin
serait évacuée et la Sarre réintégrée, car elle livre sans défense l'artère du
Rhin et la Rhur. Enfin, le droit d'investigation à travers lequel le désarme­
ment du Reich s'effectue, est exercé par le Conseil de la SDN, id eSl les
Puissances victorieuses, et s'étend sur l'ensemble du territoire allemand.

Le statut politico-juridique des provinces de l'Ouest, substitut à la consti­


tution d'un État rhénan séparé duReich à laquelle Paris n'a pu procéder par
suite du refus anglo-américain, équivaut, non pas à une « neutralisation »,
mais à la création d'un glacis français. Il engendre un theatrum belli pré­
destiné entre la France et l'Allemagne, en faveur de l'une et en défaveur
de l'autre. Il sacrifie à un conflit éventuel 14 millions d'Allemands pris en
otages. L'occupation ou la démilitarisation de la Rhénanie est conçue, avec
le désarmement du Reich, comme une garantie de la paix -en fait, comme
une garantie de la sécurité militaire de la France- et elle est elle-même
garantie par les traités de Versailles ou de Locarno. Ceux-ci considèrent
toute infraction à la démilitarisation « comme un trouble contre la paix »
et comme un « acte hostile » envers chacune des 27 Puissances signataires
du traité de 1919 (art.44). Ces stipulations ont un sens politique précis.
Tandis qu'une occupation de la Rhur par l'armée française peut être qua­
lifiée d'« occupation pacifique », ainsi en 1923, l'Allemagne peut être dé­
signée comme « agresseur », donc « sanctionnée », pour n'importe quelle
motif, car l'interdiction des « mesures de mobilisation » peut faire l'objet
d'interprétations illimitées de la part des Puissances occidentales. Or, la
région demeurerait un « arsenal » quand bien même n'y stationnerait plus
aucun soldat de la Reichswehr, car une grande partie de l'industrie lourde
allemande s'y trouve localisée. Par conséquent, le simulacre du système
de prévention de la guerre, avec ses « fictions juridiques » qui détruisent
l'honnêteté du droit des gens, fonctionne contre le Reich, désarmé mais
présumé « agresseur », cependant qu'il donne aux Alliés, qui n'ont pas
désarmé, la possibilité de revêtir leurs mesures politiques d'un semblant
de droit. Bref, conclut le juriste caustiquement, le désarmé est assimilé à
l'agresseur : merveilleuse illustration de la Fable du Loup et de l'Agneau !
820 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

LA RÉWSATION PU STATU QUO

Le « Slatu quo » est le concept-clé qui domine l'actualité internationale


des années 1920. « Sécurité », « garantie », « inviolabilité des traités »,
« intangibilité des frontières », « arbitrage », « désarmement », sont autant
de variantes de ce concept, qui condense, d'après Schmitt, l'ensemble de
la politique européenne des années 1924-1929. Le juriste pose l'équation
suivante qui résume, d'après lui, la situation de l' époque : Slatu quo �

Traité de Versailles maintien de la prépondérance française en Europe.


Autrement dit -formule typique du nationalisme allemand- maintien de la


suprématie d'un « peuple vieux » mais armé, de 40 millions d'hommes,
sur un « peuplejeune » mais désarmé, de 60 millions d'hommes, dont l'in­
dustrie est privée de débouchés (l'Allemagne est exclue du bénéfice de la
clause de la nation la plus favorisée depuis 1 9 1 9 et jusqu'en 1927). Du
point de vue du juriste, les tendances à la conciliation internationale ou à
la préservation du Slatu quo, du traité de Locarno aux accords de La Haye
en passant par l'entrée de l'Allemagne à la SDN, sont « inacceptables »,
car elles reviennent à entériner le diktat de 19 1 9 : non seulement la démi­
litarisation de la Rhénanie, mais le système général des amputations de la
souveraineté allemande (désarmement, réparations, mise sous tutelle de
la Reichsbank et du Reichsbahn, séparation forcée de l'Allemagne d'avec
l'Autriche et les Sudètes, institution de Dantzig en « Ville libre » ... ).

Certes, le pacte rhénan inclus dans les accords de Locarno de 1925 em­
pêche le renouvellement d'une opération comme celle de l'occupation de
la Rhur. Il protège l'Allemagne d'une invasion française, puisque les litiges
doivent être portés devant le Conseil de la SDN et que le recours uuilatéral
à la force armée est interdit. Plus généralement, les tendances à la prohi­
bition de la guerre, dont le point d'orgue fut le pacte Briand-Kellog du 27
août 1928, paraissent bénéficier à l'Allemagne désarmée, puisqu'elles la
mettent à l'abri d'une action militaire de ses voisins. C'est du moins ainsi
qu'on pourrait les interpréter. Mais Schmitt, lui, ne va pas dans ce sens.
Significatives de sa conception du droit international sont les questions
qu'ils posent. Une Puissance désarmée comme l'Allemagne peut-elle faire
confiance à une Puissance armée comme la France ? Peut-elle escompter
que cette dernière se plierait à une décision du Conseil contraire à ses in­
térêts ? La SDN, lorsqu'elle règle les différends survenant des traités de
paix, est-elle autre chose qu'une conférence diplomatique d'où sortent des
CRITIQUES DE DROIT INTERNATIONAL SOUS WEIMER 821

compromis d'intérêts entre les Puissances ? Qui a intérêt au Slatu quo sur
le Rhin ? La Rhénanie étant au carrefour des intérêts britanniques, fran­
çais et allemands, l'expression « Slatu qUO » a de multiples significations.
Pour les cerner, Schmitt brosse le tableau géopolitique suivant. La Grande­
Bretagne est la gardienne du Slatu quo mondial, c'est-à-dire de son hé­
gémonie mondiale, face à l'URSS et, depuis la conférence de Bakou de
1921, à une alliance de l'URSS avec les peuples colonisés d'Afrique et
d'Asie. La France, elle, est la gardienne du Slatu quo européen, c'est-à-dire
de son hégémonie européenne, face à l'Allemagne et à une coalition des
Puissances révisionnistes. Londres ne souhaite pas s'engager davantage
sur le continent et ne soutient pas les visées du gouvernement français en
Rhénanie. Paris, au contraire, souhaite renforcer les clauses des traités de
1 9 19-1920, via la Ligue de Genève et les pactes conclus avec ses proté­
gés d'Europe centre-orientale. Quant à l'Allemagne, enfin, son intérêt au
Slatu quo ne consiste qu'à empêcher de nouvelles aggravations de sa si­
tuation politique, c'est-à-dire de nouvelles restrictions de sa souveraineté.
Elle doit jouer la rivalité franco-britannique et tenter de s'appuyer sur la
Grande-Bretagne contre la France.

Le protocole de la SDN de 1928 prévoit l'instauration d'une « Com­


mission de conciliation » lors des négociations à venir sur l' évacuation
de la Rhénanie, la démilitarisation et les réparations. Ces négociations dé­
boucheront en 1929 sur le plan Young et les accords de La Haye. Pour le
juriste-militant, la « normalisation juridique » est une illusion, car « l'af­
firmation d'un droit international apolitique est une imposture hautement
politique ». Aussi n'a-t-il de cesse de dénoncer cette « politique à forme
juridictionnelle » qui masque l'impérialisme des vainqueurs, notamment
ces « commissions internationales » qui traitent de la Rhénanie ou de l'Al­
lemagne et qui dissimulent leur caractère politique sous des apparences ju­
ridiques. Le peuple dominé de la sorte est confronté à une sorte de « com­
plexe intergouvernemental » qui ne représente pas une Puissance étrangère
en particulier, mais un rapport entre des Puissances étrangères, autre­
ment dit, une « domination étrangère anonyme ». On peut préférer une
« commission de conciliation » à une « armée d'occupation », poursuit-il,
mais des mots comme « conciliation » ou « entente » ne sont bien souvent
que des « suggeSlions morales » utilisées dans le combat politique pour
paralyser l'adversaire. En droit international plus généralement, il n'est
pas possible, à la manière « positiviste », de séparer la politique du droit.
822 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

Le vainqueur cherche toujours à donner à la situation politique acquise,


la garantie de la légitimité. Versailles et Genève le confirment : la Ligue
doit consacrer le Traité. Ce faisant, la SDN ne consacre ni la « paix » ni
le « droit » -c'est la grande différence par rapport à la Sainte Alliance, qui
se référait à un principe de légitimité (monarchique)- mais seulement un
rapport de forces politique. En effet, la garantie du Slatu quo dont elle est
chargée, la conduit à nier le nouveau principe de légitimité démocratique
qui a présidé à sa fondation et qu'elle a prétendu servir, celui du droit
des peuples à disposer d'eux-mêmes, désormais favorable au Reich, après
qu'il ait servi à démembrer l'Autriche-Hongrie. Bref, la SDN « légalise »
un état intermédiaire de paix-guerre, dans lequel le fort (les Puissances
occidentales) a pris au faible (l'Allemagne) son droit et son honneur, en
l'abaissant juridiquement et moralement en vertu du « mensonge » de la
Kriegsschuld. Les relations entre États étant caractérisées par des rapports
d'hostilité persistants, quoi qu'il en soit des « propagandes juridico-moe
raIes », la question qui seule se pose est la suivante : l'Allemagne sera­
t-elle « neutralisée » ? Deviendra-t-elle comme l'Autriche un État fondé
sur un « compromis en droit international », c'est-à-dire une connivence
des Puissances étrangères ? Ou continuera-t-elle d'exister politiquement ?
« Certains Allemands » -sont visés les pacifistes- voudraient goûter un
« bonheur » sans risques et sans armes. Mais l'Allemagne n'est pas faite
pour une existence « bourgeoise », car dans sa situation redoutable au mi­
lieu de l'Europe, son destin dépend de sa seule conscience et de sa seule
puissance politiques.

LA JUSTIFICATION DELA REMiliTARISATION DE LA IlIlÉNANIE

En 1936, Carl Schmitt justifie la dénonciation du traité de Locarno et la


remilitarisation de la Rhénanie en invoquant la ratification du pacte d'as­
sistance mutuelle franco-soviétique, qui a créé une situation nouvelle ju­
gée incompatible avec les accords de 1925. L'article de 1936, par rapport
à ceux de 1925-1929, ne se situe pas seulement dans un autre contexte
politique, celui du IIIême Reich, il développe aussi une problématique
qui, pour avoir été celle de l'ouvrage de 1926 sur la SDN, n'en était pas
moins absente des textes consacrés à la situation des provinces rhénanes
sous Weimar. Il n'est pas dirigé contre les Puissances occidentales et leur
« politique à forme juridictionnelle » ni contre le Slatu quo ; il dénonce
CRITIQUES DE DROIT INTERNATIONAL SOUS WEIMER 823

la « destruction » de la « communauté de Locarno » par l'alliance fran­


co-soviétique. L'article marque le point culminant de l'orientation antiso­
viétique du juriste, puisqu'à partir de 1937, c'est contre l'Angleterre qu'il
se tourne. L'argumentation schmittienne sur « l'incompatibilité » du pacte
franco-soviétique et du traité de Locarno recoupe celle, officielle, de la
Wilhelmstrasse. Plus spécifiquement, elle se place dans la perspective de
« l'ordre concret » d'une « communauté européenne » excluant l'URSS.

L'auteur reprend ses analyses précédentes en écrivant au passé. La dé­


militarisation unilatérale de la Rhénanie impliquait la suppression de toute
possibilité de défense dans un glacis de 55000 km2, correspondant à l'es­
pace le plus industrialisé du Reich, où 14 millions d'Allemands étaient
les otages de la politique française. Elle était garantie par le fait que toute
infraction était considérée « comme un trouble contre la paix et la sécurité
internationales et comme un acte hoSlile envers chacune des puissances
signataires du Traité de Versailles ». L'Allemagne pouvait être désignée
comme « agresseur » pour n' importe quel motif, car l'interdiction des
« mesures de mobilisation » pouvait faire l'objet d'interprétations illimi­
tées. Le système de prévention de la guerre jouait ainsi contre le Reich,
automatiquement assimilé à l'agresseur virtuel. « Certains Allemands »
ont adhéré au désarmement, comme si la protection résidait dans l'impuis­
sance à se défendre. Mais l'Allemagne a une dimension territoriale et dé­
mographique qui l'empêche à la fois d'être une véritable grande puissance
et d'être un simple objet de la politique internationale. Dans la situation
qui est la sienne, tout dépend de la résolution de sa politique. D'où l'alter­
native suivante : soit elle exige et obtient une existence à égalité de droits ;
soit elle se laisse discriminer et vaincre moralement. Le traité de Locar­
no avait entériné la démilitarisation de la Rhénanie. La condition « anor­
male » et « injuste » imposée au Reich persistait. Les provinces rhénanes
conservaient un statut territorial particulier. Mais l'État national-socialiste
n'est pas l'État weimarien. Il a eu la force de conférer un sens nouveau au
traité de Locarno, non plus celui de garantir le Slatu quo, comme l'écrivait
Schmitt en 1925-1929, mais celui d'inaugurer les débuts d'une « commu­
nauté européenne » fondée sur la confiance mutuelle.

Les peuples du continent doivent s'unir, écrit-il désormais. Or, en s'al­


liant avec l'URSS, c'est-à-dire en introduisant dans la « communauté
de Locarno » une Puissance extra-européenne poursuivant la révolution
824 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

mondiale, la France empêche à la fois l'union de l'Europe et l'instauration


d'une paix véritable en Europe : il ne saurait y avoir de « paix » avec la
Russie soviétique, ni donc avec ses alliés. « L'anomalie » de la démilita­
risation unilatérale, qui mettait l'Allemagne à la merci de la France, ainsi
que le traitement militaire discriminatoire imposé au Reich, avaient donc
pris une tournure encore plus grave, puisque Berlin se retrouvait, vulné­
rable, sous la menace d'un conflit sur deux fronts. C'est sous l'angle de
cette situation géopolitique -ce que le juriste appelle : « l'ordre concret »
des États et des peuples- que le pacte franco-soviétique devient « in­
compatible » avec le traité de Locarno. Cette incompatibilité n' apparaît
pas si l'on se borne à suivre la lettre de ce traité, c'est-à-dire si l'on se
place d'un point de vue « formaliste » et « normativiste », sans s'inquié­
ter des conséquences géopolitiques concrètes des accords internationaux.
Mais un tel point de vue reproduit « ce que nous avons subi pendant
quinze ans » en droit des gens, à savoir une «jurisprudence abstraite »
et une « terminologie pacifiSle » au lieu d'un « ordre concret » et d'une
« paix réelle ». Une Allemagne désarmée au coeur de l'Europe était non
seulement une invitation permanente à des actions unilatérales, mais
encore un obstacle à la « normalisation » de la situation du continent en
raison de « l'anomalie » de la situation rhénane. Aucun « ordre européen »
ne saurait en effet s'édifier sur la base de « l'injustice » d'une démilitarisa­
tion unilatérale. « Par la décision du Führer » : le rétablissement de la sou­
veraineté militaire du Reich à l'ouest du Rhin, l'Allemagne a finalement
recouvré la position d'une Puissance à égalité de droits, condition sine qua
non d'une « communauté européenne » digne de ce nom. La justification
germano-schmittienne de la remilitarisation de la Rhénanie passe ainsi par
une argumentation à la fois « européenne » et antisoviétique787•

7 87 Sur cette partie, cf. « Die Rheinlande aIs Objekt internationaler Politik », in PuB,
pp.26-33 ; « Der status quo und der Friede » , idem., pp.33-42 ; « Vôlkerrechtliche Prob­
leme un Rheingebiet » , idem, pp.97- 108 ; Die Kernfrage des Volkerbundes, pp.27-28 ;
« Sprengung der Locamo-Gemeinschaft durch Einschaltung der Sowjets » , pp.337-341 .
Rappelons que le gouvernement allemand refusa de soumettre à la CPJI la question de
la compatibilité du pacte franco-soviétique et du traité de Locarno. Quant au Conseil de
la SDN, il se contenta de constater la violation des dispositions sur la démilitarisation de
la zone rhénane sans en tirer de conséquences. Sur les fOlmes d'occupation militaire, cf.
O. Debbasch : L 'occupation militaire. Pouvoirs reconnus aux/orees armées hors de leur
territoire national, Paris, LGDJ, 1962, préf. M. Flory.
CRITIQUES DE DROIT INTERNATIONAL SOUS WEIMER 825

SUR L'IH PERIALISHE AHERICAIN

Dans les années 1920, Carl Schmitt montre la contradiction qui existe
entre le principe de l'autodétermination des peuples, au nom duquel s'est
déroulée la Grande Guerre, et les méthodes modernes de domination, qui
vident de toute substance les notions d'indépendance et de souveraineté.
Sur cette base, il développe en 1932 l'analyse critique de l'impérialisme
américain, de la question des créances de guerre à la doctrine Stimson, en
passant par la doctrine Monroe et le pacte Kellog.

l '/I1PÉRIALISME ÉCONOMIQUE CONTRE LE PROIT PES PEUPlES

N'hésitant pas à faire appel à une argumentation d'allure marxiste


lorsqu'il dénonce l'impérialisme occidental, il rappelle la déclaration
d'Haskins, expert américain à la Conférence de la Paix de 1 9 1 9, selon
laquelle le droit d'un peuple à disposer de lui-même ne lui donne pas le
contrôle exclusif des ressources de son territoire. L'indépendance natio­
nale est ainsi placée « sous la réserve » de la liberté internationale du com­
merce, autrement dit, des intérêts du capitalisme anglo-saxon. Le principe
du droit des peuples, interdisant toute annexion, laisse croire qu'un peuple
ne saurait être l'objet de la politique internationale, qu'il doit uniquement
en être le sujet. Il n'en est rien dans la réalité. Les méthodes modernes
de domination (allusion aux réparations ou à « l'internationalisation » de
la Rhénanie) assurent tous les avantages économiques et militaires d'une
annexion sans ses inconvénients politiques. Au moins l'annexion impli­
quait-elle l'acceptation par le vainqueur d'une responsabilité à l'égard de
la population du territoire annexé (allusion à l'Alsace-Lorraine en 1 87 1).
Mais la disqualification wilsonienne des méthodes « prussiennes », c'est­
à-dire militaires, de modifications territoriales, a été à l' origine de l'article
10 du pacte de la SDN. Cet article garantit l'uti possidetis contre toute mo­
dification par la force armée. Il abolit le droit de conquête, sans interdire
toute révision -les changements sont possibles, ils doivent seulement ne
pas être le résultat d'une conquête militaire, inversement, les guerres sont
possibles, elles doivent seulement ne pas être le moyen d'une modification
territoriale- ni proscrire les autres modalités, économiques ou financières,
d'action et de domination. L'article 10 est ainsi l'expression de l'impéria-
826 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

lisme moderne, dont la caractéristique est de substituer les moyens écono­


miques, indirects, aux moyens militaires, directs. Que veut montrer Sch­
mitt ? Que les méthodes indirectes de l'impérialisme, évitant la visibilité
de la domination politique, n'en sont que plus dangereuses. Que l'impé­
rialisme militaire allemand, par opposition à l'impérialisme économique
anglo-saxon, a, lui, le mérite de la visibilité politique. L'opposition entre
ces deux types d'impérialisme, et l'approbation indirecte de l'un par la
dénonciation directe de l'autre, aboutissent ainsi à récuser la séparation
entre politique et économie. Cette critique est systématisée en 1932 dans
l'article « V6lkerrechtliche Formen des modernen Imperialismus », qui
marque le point culminant de l'approche « décisionniste » associant droit
international et impérialisme.

LA SÉPARATION POlITIQUE/ÉCONOMIE, MOPE PE lÉGITII1ATION PE l 'II1PÉRIALISME US

Toute politique d'expansion doit trouver une justification, un principe


de légitimation, « c 'eSl-à-dire un arsenal de concepts et de formules
juridiques, de locutions et de slogans ». Il ne s'agit pas là simplement d'un
masque idéologique, mais de l'illustration de cette vérité qu'il n'y a pas
de pratique internationale sans « discours légitimant ». Jusqu'au XIXême
siècle, le droit des gens reposait sur la distinction entre les peuples euro­
péens-chrétiens et les autres. En découlaient certaines notions spécifiques,
tournant autour de l'extraterritorialité des Européens. Cette distinction
s'est sécularisée dans la distinction entre peuples civilisés, à demi civilisés
et non civilisés (J. Lorimer), qui a été à la base des concepts et méthodes
de l'impérialisme européen au tournant du siècle. L'article 22 du pacte de
la SDN est à la fois le modèle et la synthèse de la justification offerte par
l'idée de « civilisation » à cet impérialisme : aux colonies et aux protecto­
rats s' aj outent désormais les mandats. Le régime des mandats est l'exemple
d'un nouveau type de contrôle indirect, prétendument exercé au nom de
la Ligue de Genève, mais bel et bien par la France (au Liban et en Sy­
rie) ou par la Grande-Bretagne (en Palestine, en Transjordanie et en Irak).
Jusqu'à présent, les mandats sont réservés aux peuples d'outre-mer. Mais
la distinction entre les peuples européens et les autres tend à s'évanouir,
et avec elle le respect mutuel des nations européennes. Paris et Londres
n'ont-ils pas mobilisé des troupes coloniales contre l'Allemagne ? Il n'est
donc pas impossible qu'un jour ce régime soit étendu à l'Europe centrale,
CRITIQUES DE DROIT INTERNATIONAL SOUS WEIMER 827

au nom de la « démocratie » et de la « civilisation »788 . Quoi qu'il en soit,


la justification du colonialisme européen est devenue problématique. Les
États-Unis, s'ils n'hésitent pas à recourir à l'argumentaire de la « civilisa­
tion », ont dépassé ce stade.

Le principe et la spécificité de l'impérialisme US, c'est qu'il a séparé


l'économie et la politique. Cette séparation a valu à l'expansion améri­
caine de passer pour « pacifique », parce qu'« économique » donc « apo­
litique », si bien qu'il n'y aurait pas, selon Schumpeter par exemple,
d'« impérialisme » américain à proprement parler, par opposition à l'im­
périalisme militaire allemand, bien réel celui-là. Schmitt récuse cette inter­
prétation. « L 'impérialisme américain eS/; un impérialisme économique ; il
ne cesse pas pour autant d'être un impérialisme ». La démarche consistant
à jouer l'antithèse économie/politique n'est qu'une manière antipolitique
de déguiser le caractère politique de phénomènes économiques, car la do­
mination acquise au moyen de l'exploitation économique est rien moins
qu'« apolitique ». Les États-Unis ont développé des concepts et méthodes
spécifiques de domination internationale. Le nouveau clivage qu'ils ont
instauré est celui qui oppose les créanciers et les débiteurs. Cette division
politique, pas seulement financière, et qui n'a rien de « pacifique », s'im­
pose au premier chef à « l 'État de réparations » menacé de « sanctions »,
qu'est l'Allemagne, soumise à l'extorsion internationale de son produit
national. La question des dettes, dommages de guerre et réparations, le­
vier politique majeur, était étroitement liée à l'occupation militaire de
la Rhénanie jusqu'à l' adoption du plan Young. Celui-ci s'est efforcé de
« dépolitiser » ladite question en la traitant sous un angle exclusivement
« financier », permettant aux Américains de se muer en arbitres officieux
des finances du continent. Du traité de Versailles à la Conférence de La
Haye en passant par le Protocole de Londres (le plan Dawes), il n'est pas
d'accords financiers passés entre l'Allemagne et les Alliés sans la présence
décisive d'un « citoyen américain », non pas d'un représentant du gou­
vernement de Washington. On retrouve cette combinaison d'absence offi­
cielle et de présence effective, qui assure les avantages économiques sans
les inconvénients politiques, lors de la constatation d'un manquement aux
obligations de réparations de la part du Reich, c'est-à-dire lors de la prise
de sanctions éventuelles : est encore présent un « citoyen américain »789.

788 L'administration internationale de l'Allemagne de 1945 à 1949 a été proche du mandat


ou de la tutelle.
789 « La Société des Nations et l'Europe », pp.22-25 ; Il cu1fode della coSlituzione, p.163 ;
828 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

l 'ARGUMENTATION AMtRIWNE EN PROIT INTERNATIONAL ET POLITIQUE ÉTRANGÈRE

D'après Schmitt, l'essentiel de l'argumentation américaine en droit in­


ternational et politique étrangère s'articule autour de la doctrine Monroe,
dont le primat sur le pacte de la SDN est reconnu dans l'article 2 1 . S'y
ajoutent deux moyens spécifiques : l'accord d'intervention et la reconnais­
sance des nouveaux gouvernements. Enfin, le pacte Kellog et la doctrine
Stimson marquent le dernier stade de l'impérialisme à style moderne.

1. LA POCTRINE MONROE

Le juriste a développé trois types d'interprétation de la doctrine Mon­


roe790 • En 1926, elle est un principe d'éviction des monarchies européennes
qui garantit le régime républicain des États du continent américain"!. En
1932, elle est un instrument d'hégémonie et d'ingérence des États-Unis
dans l'hémisphère occidental. En 1939, elle est une préfiguration du
concept de Grossraum, malgré sa dénaturation en principe universaliste
d'intervention"'. L'histoire de la doctrine, écrit-il en 1932, est celle de son
développement dialectique : de la « défensive » face à l'Europe à l'impé­
rialisme mondial, de la non-intervention outre-Atlantique à la participation
à la guerre contre l'Allemagne, de la contestation de la Sainte Alliance à la
non-reconnaissance des gouvernements « illégaux ». D'abord, elle marque
le rejet du principe de légitimité monarchique. Ensuite, elle sert à faire du
continent américain la chasse gardée des États-Unis. Enfin, elle justifie les
initiatives de « police internationale » de Washington dans le monde entier.

Trouvant un champ d'application à la mesure de l'expansion US, la doc­


trine Monroe, variable et ajustable, est capable de justifier les politiques
les plus opposées. C'est en son nom que Washington a d'abord refusé de
s'engager dans le conflit européen, ce qui n'a pas empêché l'entrée en

« Les fOlmes de l'impérialisme en droit international moderne », pp.81-84 ; La notion de


politique, p.127 ; El nomos de la lierra... , pp.324-327.
790 Cf. les travaux de J.B. Whitton dans les armées 1930, ou encore de M.D. Beaumar­
chais : La doctrine de Monroe. L 'évolution de la politique des États-Unis au XLf'=e
siècle, Paris, Larose, 1898, pp.8-18, 91-95.
79! Die Kernfrage des Volkerbundes, pp.72-74.
792 « Grand espace contre universalisme. Le conflit sur la doctrine de Monroe en droit
international » , pp.127-136.
CRITIQUES DE DROIT INTERNATIONAL SOUS WEIMER 829

guerre contre le Reich en 1917, quitte à signer un traité de paix séparé avec
lui en 1921. De fait, le gouvernement américain en a le monopole de la
définition, de l'interprétation et de l'application dans chaque cas concret,
puisqu'elle constitue une déclaration unilatérale d'un Président américain.
Nul ne peut exiger des États-Unis, au nom de la doctrine, une action quel­
conque, tandis qu'eux, par contre, toujours en son nom, peuvent agir où et
quand ils le veulent. Lorsqu'ils nouent des relations internationales, c'est
immanquablement sous la réserve tacite de la doctrine. Enfin, la question
de savoir si les actions engagées contre un État américain par un État non
américain lésé sont juridiquement licites, est toujours tranchée par Was­
hington (exemple du blocus du Venezuela en 1902). Les États-Unis sont
parvenus à faire reconnaître par tous les États du monde, ainsi que par la
SDN, une doctrine dont l'interprétation est leur affaire exclusive, de sorte
qu'on ne peut rien exiger d'eux qui lui soit contraire, tandis qu'ils peuvent
exiger à tout moment son respect, dont ils sont les seuls à décider quel
contenu lui donner.

La doctrine Monroe est-elle un concept juridique (c'était l'opinion du


secrétaire d'État Olney en 1 895) ou un concept politique (c'était l' opiruon
du secrétaire d'État Knox en 1 9 1 1 ) ? Son importance lui vaut un rang spé­
cial dans l'histoire des doctrines de politique étrangère ou de droit interna­
tional. La question de savoir si la doctrine, en tant que décision politique
revêtu d'une forme juridique, a un caractère politique ou juridique revient
à poser l'alternative droit/politique, irréaliste en droit international, car ce
droit, comme le droit constitutionnel, est un droit politique. Voilà l'idée
centrale de Carl Schmitt . Comme toute notion de droit international, droit
dont les sources sont diplomatiques, la doctrine Monroe est un instrument
politique fondé sur la puissance. Mais elle est aussi un principe du droit
public américain puisqu'elle est sous-jacente à tous les engagements inter­
nationaux des États-Urus. L'aptitude à jouer de cette alternative droit/poli­
tique et l'ambivalence des notions du droit international, spécialement de
la doctrine Monroe, sont autant de marques de l' impérialisme en général,
de l' impérialisme US en particulier. Toute puissance hégémonique entend
fixer son code conceptuel et normatif, à la fois politique et juridique, afin
de lier partenaires et adversaires à ce code. L'étude de la doctrine ne doit
donc pas se cantonner à une approche « positiviste », car la nature des rap­
ports internationaux exige des juristes, notamment des juristes allemands,
un type d'argumentation à la fois juridique et politique.
830 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

Apparemment absents de la Société des Nations, dont ils ont imposé la


fondation après leur intervention dans le conflit européen, les États-Unis
sont effectivement présents, d'une façon indirecte mais efficace, par le
biais de la doctrine Monroe, reconnue dans l'article 2 1 du Pacte, et par le
biais des États latino-américains qu'ils ont autorisés à adhérer à la Ligue.
La politique étrangère de ces États réputés souverains, donc admis à sié­
ger, est en effet contrôlée par Washington. C 'est ainsi, par exemple, que
les États d'Amérique centrale et des Caraïbes liés par des « accords d'in­
tervention », sont membres à part entière de l'institution internationale. En
1932, Panama siège même au Conseil ! Par conséquent, les décisions de la
SDN sur les affaires européennes ou asiatiques (problème des minorités,
union douanière austro-allemande, conflit sino-japonais, etc.) sont influen­
cées par les 18 États de l'hémisphère occidental présents à Genève, soit
le tiers des États membres, alors que la puissance qui les contrôle en est
absente. En revanche, la SDN, id eSlles États d'Europe ou d'Asie, ne peut
exercer aucune influence sur les affaires américaines, ou du moins que
dans la mesure concédée par la Maison Blanche, puisqu'elle s'est pliée
à la doctrine Monroe, donc qu'elle a reconnu la supériorité des principes
américains. La Ligue évite toute prise de position sur l'article 2 1 , sur l'in­
terprétation de la doctrine ou sur les affaires d'outre atlantique. Elle affecte
d'ignorer l'occupation militaire par les États-Unis de pays comme Haïti,
Panama, le Nicaragua... , pourtant membres de la Ligue. Quant à la guerre
du Chaco entre la Bolivie et le Paraguay, elle n'a pas été réglée à Genève,
mais à Washington.

2. AU-PELA" PE LA POCTRINE MONROE (!)

A partir de la doctrine Monroe, poursuit le juriste, s'organisent à la fois


l'hégémonie continentale et l'expansion mondiale, car les États-Unis sont
en passe de devenir (en 1932) l'arbitre international. De ces deux direc­
tions découlent des phénomènes spécifiques en droit des gens, ainsi que de
nouvelles méthodes de domination, ladite doctrine s'avérant à elle seule
insuffisante : l'accord d'intervention et la reconnaissance des gouverne­
ments.
CRITIQUES DE DROIT INTERNATIONAL SOUS WEIMER 831

A. l 'A ŒORP P'INTERVENTION

Sur la base de l'égalité formelle des États, se profilent des formes inédites
de contrôle, car il n'y a pas d'impérialisme sans hégémonie, donc sans in­
gérence dans les affaires d'États dépendants. Ces nouvelles méthodes, qui
sont compatibles avec les prescriptions d'un droit international qui interdit
la conquête militaire mais pas l'exploitation économique, trouvent leur
point de systématisation dans le « traité d'intervention » inventé par les
Américains. Ce type de traité permet à un État, les États-Unis en l'occur­
rence, d'intervenir de jure, dans des conditions et avec des moyens spé­
cifiques, dans les affaires d'un autre État, les États centroaméricains en
l'occurrence, théoriquement « souverain » mais efficacement « contrôlé »
par le biais de clauses restrictives. Celles-ci donnent à la Puissance étran­
gère, et à elle seule, le droit de décider si les conditions de l'intervention
sont réunies : troubles à la sécurité et à l'ordre publics, inobservation des
traités internationaux, irrespect des obligations de due vigilance et de due
diligence, etc. L'État qui a la faculté d'exclure l'immixtion d'autres Puis­
sances au nom du principe de non ingérence et simultanément celle d'in­
tervenir en cas d'exception à l'ordre qu'il a établi, cet État-là est de facto
souverain. Pas celui qui est l'objet de l'intervention. De fait, les retour­
nements dialectiques sont fréquents dans les rapports politiques : « celui
qui protège. . . l'indépendance d'un autre État eS/; aussi, très normalement
et très logiquement, celui dont la protection supprime. . . l 'indépendance
du 'protégé ' ». Dans le Slatus naturalis interétatique, répète Schmitt en
1938, « celui qui cherche sa propre sécurité auprès de l'autre lui eS/; déjà
soumis »793. A partir du principe de non ingérence, fondement de la doc­
trine Monroe, s'est donc élaborée une pratique qui non seulement justifie
l'intervention mais encore en crée une catégorie juridique particulière.

Washington a ainsi eu l'art de substituer ses « accords d'intervention »


aux colonies et protectorats de style européen. Exemple-type d'accord
d'intervention : le traité que dut signer Cuba pour prix de son « indépen­
dance ». En 1898, les États-Unis déclaraient la guerre à l'Espagne. Le
monde entier admirait alors un « peuple généreux » qui entrait en guerre
pour « libérer » un autre peuple. Mais la jeune République cubaine fut
promptement « invitée » à conclure avec Washington un traité inspiré de
l'amendement P1att. Il reconnaissait au gouvernement américain le droit

793 « Il Leviatano... », p.l00.


832 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

d'intervenir dans le pays, à des conditions dont l'existence était appréciée


par les États-Unis, pour défendre son indépendance, maintenir l' ordre pu­
blic et protéger les droits des personnes. « L 'objectif nO1 était de protéger
la vie, la propriété et la liberté. En clair : le capital américain à Cuba
était placé sous la protection des États-Unis d'Amérique, seuls juges de la
capacité du gouvernement cubain d'assurer une protection suffisante à ses
citoyens et à maintenir l 'ordre et la sécurité publics sur son territoire ».
Cet accord, qui a permis des débarquements répétés de Marines depuis
1900, repose sur une double base juridique, puisqu'il s'agit d'un traité
international dont le contenu est inséré dans la constitution cubaine. Les
États-Unis contrôlent parallèlement les engagements internationaux de La
Havane, en veillant à ce qu'ils ne mettent pas en danger « l'indépendance »
de l'île, dont ils ont le monopole de la « protection ». Ce type d'accords
a été généralisé à l'ensemble de l'Amérique centrale et des Caraïbes. La
République panaméenne, par exemple, dont la création s'explique par la
construction du canal interocéanique au bénéfice de Washington, a conclu
un traité qui accorde à ses « protecteurs » le contrôle militaire de la zone
du canal. En outre, par le traité du 28 juillet 1926, elle s'est engagée, en
cas d'entrée en guerre des États-Unis, et quel que soit le point du globe où
se déroule le conflit, à se considérer partie belligérante à leurs côtés, même
si elle n'est pas attaquée.

B. LA RECONNAISSANCEPES GOUVERNEI1ENTS

A côté des accords d'intervention, pour l'instant (en 1932) limités à


l'hémisphère occidental, Washington dispose d'un autre moyen typique
de contrôle et d'ingérence. Il s'agit d'un concept spécifique de reconnais­
sance ou de non reconnaissance, marqué par les expériences des guerres
civiles américaines, celles d'Indépendance et de Sécession. Les États-Unis
n'entendent reconnaître que les gouvernements « démocratiques » et « lé­
gaux » en Amérique latine, à l'exclusion des gouvernements « révolu­
tionnaires » ou « illégaux ». Cela signifie concrètement qu'ils décident du
caractère licite ou illicite des (instables) régimes latino-américains, dont
ils déterminent le destin politique. Plus particulièrement, toute expropria­
tion doit être compensée par une « juste » indenmisation, sous peine d'être
frappée d'« illégalité ». C'est là la doctrine d'un État qui est devenu le
premier créancier du monde, et « dont l 'expansion impérialiSle n 'est que
l 'expansion permanente de ses possibilités d'inveSiissement capitaliSle ».
CRITIQUES DE DROIT INTERNATIONAL SOUS WEIMER 833

3. Au-PELA' PElA POCTRINE MONROE (II)

D'après Carl Schmitt , le pacte Kellog et la doctrine Stimson ont acquis


pour le monde entier une fonction analogue à celle de la doctrine Monroe
pour le continent américain : celle de justifier l'impérialisme (économique)
des États-Unis et ses méthodes d'intervention.

A. LE PACTE KElLOG

Le pacte de 1928 est le point d'orgue d'une évolution qui profite à Was­
hington au détriment de Genève, car le «pouvoir de décider de la paix du
monde, le gouvernement américain l 'a confisqué à la Société des Nations
par le pacte Briand-Kellog ». Ce dernier, de son vrai nom Pacte général de
renonciation à la guerre, conclu à Paris mais dont Washington est le déposi­
taire, condanme la guerre « en tant qu'instrument de politique nationale ».
Schmitt lui adresse trois critiques principales, non par pacifisme, mais par
nationalisme et par hostilité à l'inspiration pacifiste du droit international.

Primo, le Pacte n'interdit pas le recours à la force en dehors de la guerre


et il ne définit pas la guerre. Il s'en tient ainsi implicitement à une concep­
tion de la belligérance comme emploi direct de la force armée, à l'ex­
clusion des autres moyens de coercition. Secundo, il n'a que l'apparence
d'une proscription, car il autorise implicitement, a contrario, la guerre en
tant qu'instrument de politique internationale. Appliquant son « décision­
nisme » au droit international, le juriste pose une série de questions. Qui
décide ce qu'est la paix ? Qui distingue une situation « tolérable » d'une
situation devenue « intolérable » ? Quand une guerre est-elle un « instru­
ment de politique nationale » ou un « instrument de politique internatio­
nale » ? Autrement dit, quand une guerre est-elle interdite ou permise ? A
l'égard du Pacte, dont ils ont pris l'initiative avec la France, les États-Unis
peuvent adopter « l 'attitude de toute Puissance mondiale, à savoir que ce
sont eux qui ont le monopole de sa définition, de son interprétation et de
son application : ce sont eux qui décident, cas par cas, à quel moment telle
action eSl une guerre, un moyen pacifique de la politique internationale,
une opération. . . de maintien de l 'ordre et de la sécurité. . . dans un pays
qui n 'en eSlpas capable »794. Tertio, le Pacte est dépourvu du fondement
794 16 De fait, la déclaration interprétative du gouvernement des États-Unis énonçait
834 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

politique indispensable à son efficacité, car il ne repose pas sur l'amitié


réelle des cocontractants. Passant d'un plan bilatéral franco-américain à
un plan multilatéral, il a été signé en 1928 par les États-Unis, la France, la
Grande-Bretagne et ses Dominions, la Belgique, l'Allemagne, l'Italie, le
Japon, la Pologne et la Tchécoslovaquie ; ouvert aux autres États, il verra
l'adhésion de l'URSS. Bref, renoncent à la guerre les Puissances qui s'af­
fronteront dix ans plus tard . . .

En 1932, Schmitt souligne les lacunes du Pacte. Celui-ci n'énonce au­


cune modalité de changement pacifique. Il ne contient aucun mécanisme
de sanction. Il laisse chaque État déterminer l'existence ou non d'une
agression et décider des mesures à prendre. Enfin, les réserves et inter­
prétations gouvernementales ajoutées au Pacte : la réserve de la légitime
défense y compris face à une « provocation » ou à une agression « indi­
recte », la réserve française des engagements contractés antérieurement,
la réserve britannique de la sécurité des communications de l'Empire, la
réserve américaine de la doctrine Monroe ou la déclaration selon laquelle
« toute action contre la propriété ou la personne d'un citoyen américain
eS/; un acte d'hoSlilité », réduisent la condanmation formelle de la guerre
à une simple rhétorique. De manière significative, les tentatives pour in­
troduire l'interdiction de la guerre dans les constitutions nationales furent
quasiment vaines (seuls l'Espagne et le Siam y souscrivirent avant 1939).

B. LA POCTRINE STl/1S0N

De l'avis général, la doctrine de 1932, sur la non reconnaissance des


changements territoriaux obtenus par le recours illicite à la force armée, est
l'une des conséquences du pacte de 1928 : la condanmation de la conquête
est l'un des effets de l'interdiction de la guerre. Mais Schmitt, lui, de son
point de vue « décisionniste », ne l' interprète pas ainsi. D'après lui, le vrai
sens de la doctrine Stimson, qui visait initialement les actions du Japon en
Chine, est d'autoconférer aux États-Unis le droit de reconnaître ou de ne

qu'« il ne se trouve rien dans le projet américain de traité contre la guerre qui restreigne ou
gêne en quoi que ce soit le droit de légitime défense. Ce droit est inhérent à la souveraineté
de tous les États, et il est contenu implicitement dans tous les traités. Chaque nation est
libre à tout moment et sans égard pour les dispositions des traités, de se défendre, et
elle seule a qualité pour décider ce qui constitue le droit de légitime défense » . Cf. A.N.
Mandelstam : « L'interprétation du pacte Briand-Kellog par les gouvernements et les
parlements des États signataires » ,RGDIP, 1933, pp.53l-605, 1934, pp. 1 79-269.
CRITIQUES DE DROIT INTERNATIONAL SOUS WEIMER 835

pas reconnaître, partout daus le monde, les changements politiques ou ter­


ritoriaux, de décider de leur « légalité » ou de leur « illégalité » et, partant,
le droit d'intervenir ou de ne pas intervenir dans toute région du monde.
Cette ligne politique universaliste, associée à un pacte Kellog dont la ré­
serve de la légitime défense s'étend à la protection des « intérêts vitaux »
au-delà des frontières, pourra conduire l'Amérique à participer à toute
« action collective » destinée à punir tout État « agresseur ». Comme le
déclarera Stimson en juin 1941, la Terre, en raison du progrès technique,
est devenue plus petite, trop petite pour admettre des systèmes politiques
opposés, trop petite pour que les États-Unis n'aient pas à recourir à la force
en Asie, en Europe ou en Afrique, contre des régimes « illégaux », « révo­
lutionnaires » ou « bellicistes ». La doctrine du secrétaire d'État américain
aboutit ainsi à universaliser les conflits au nom de l'unité du genre humain.
La Charte des Nations Unies signée en 1942 succèdera à la doctrine révisée
en 1941. Reposant sur la « Grande Alliauce » contre l'Axe, elle sera aussi,
d'une certaine façon, la charte du monde unipolaire américauocentré.

4. l 'IMPÉRIALISME AMÉRIWN, NECPLUS ULTRA DE l 'IMPÉRIALISME LIBÉRAI

Conclusion de Carl Schmitt : l'impérialisme américain, du point de vue


de ses buts et de ses moyens, est le nec plus ultra de l'impérialisme libéral.
Comme le libéralisme, cet impérialisme repose sur la morale et l'écono­
mie. Il tire sa justification de l'idéologie du One World et de la « philoso­
phie de l'histoire » qui lui est associée, à savoir la foi dans le progrès d'une
humauité civilisée, dont l'Amérique serait la tutrice. Il utilise de mauière
privilégiée des instruments de contrainte économiques et financiers -qui
l'autorisent à prohiber formellement le recours à la force armée- au service
d'intérêts économiques et financiers. La criminalisation de la guerre, le
pacte Kellog marquant la connexion entre l'impérialisme US et l'évolution
vers un concept discriminatoire de guerre, fait partie des méthodes de cet
impérialisme, pour trois raisons. En l'absence de modalités de peaceful
change, elle entérine le Slatu quo au bénéfice des possédauts et permet
d'assimiler l' adversaire à un coupable pour avoir perturbé la paix, c'est­
à-dire le statu quo, fût-il injuste. La décision sur la paix, la sécurité, le ca­
ractère licite ou illicite de la guerre, appartient aux grandes puissances gar­
diennes de l'ordre mondial. Le recours à la force armée peut être légitimé
par la distinction entre le principe d'interdiction de la guerre et « l'excep­
tion » de la légitime défense individuelle ou collective ; par l'élaboration
836 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

d'une terminologie pacifiste, où il n'est plus question de « guerre », mais


de « sanction », d'« exécution », de « maintien » ou de « rétablissement de
la paix » ... Autant d'opérations « internationales » légalisées que mènent
les Puissances impérialistes, notamment les États-Unis.

l '/I1PÉRIAlISI1E WLTUREl

Plus déterminant encore que l'impérialisme économique, apparaît in fine


l'impérialisme culturel, c'est-à-dire l'emprise sur les mots et les concepts.
L'essentiel dans les notions cruciales du droit et de la politique, c'est de
savoir qui détient la clé de leur définition, interprétation et application. Ce
qui est décisif et qui est l'expression de la vraie puissance, c'est la faculté
de définir soi-même le contenu des notions clés : paix, sécurité,justice, etc.
C'est là un fait majeur de l'histoire juridique, politique et intellectuelle,
souligne Schmitt : « César règne aussi sur la grammaire »795. Dans l'im­
périalisme d'envergure historique, notamment américain, ce qui importe
n'est pas tant le potentiel économique ou militaire, que la capacité d'impo­
ser aux peuples dominés, et de leur faire accepter et adopter, des concep­
tions hégémoniques (au sens gramscien) du droit et de la politique. « Cet
aspect de l 'impérialisme, de tout impérialisme, . . . eS/; un danger mortel
pour tout peuple acculé à la défensive comme l 'eS/; aujourd'hui le peuple
allemand (car) un peuple n 'eS/; vaincu que lorsqu 'il adopte volontairement
le vocabulaire de l 'étranger, la conception qu 'a l 'étranger de ce que doit
être le droit, et notamment le droit international ». Contre cette abdîcation
morale, juridîque et intellectuelle, cette « soumission. .. aux exigences de
l 'étranger qui nous vante un 'désarmement moral ' qui n 'eS/;, tout compte
fait, que l'une des cordes à l 'arc de sa puissance »796, Carl Schmitt appelle
à une prise de conscience du caractère éminemment politique du « juri­
disme » et du « moralisme » qui inspire le droit international moderne.
C'est cette prise de conscience que les idées sont affaires de décision po­
litique, qui doit permettre à l'Allemagne de résister à l'impérialisme occi­
denta1797.

795 De son côté, Koellreuter remarque que le droit de fixer le droit appartient aux préroga­
tives des vainqueurs.
796 J. Barthélémy n'écrivait-il pas en 1917 : « on ne peut nier que les Alliés, qui luttent
pour les principes, aient intérêt à voir les principes lutter pour eux » ? (Op. cif., p.392).
797 Sur cette partie, cf. « Les fOlmes de l'impérialisme en droit international moderne »,
CRITIQUES DE DROIT INTERNATIONAL SOUS WEIMER 837

L'ANALYSE CRITIQUE DE LASOCIETE DES NATIONS DE G E N ÈVE

Die Kernfrage des V6lkerbundes est la première « systématisation » des


recherches de Carl Schmitt en droit international. La question qu'il pose
alors : la Société des Nations (V6Ikerbund) est-elle un véritable Bund ?
constitue le fil conducteur de l'analyse critique de l'institution de Genève
qu'il développe de 1926 à 1936, de l'entrée de l'Allemagne à la conquête
de l'Ethiopie par l' Italie. Cette analyse s'effectue parallèlement à la récu­
sation du système de prévention de la guerre mis au point de 1 9 1 9 à 1928,
du Covenant au pacte Briand-Kellog. Après 1937, cette critique de la SDN,
ou plus généralement des nouvelles tendances du droit international, se si­
tuera dans une autre perspective, celle de l' évolution vers un concept dis­
criminatoire de guerre. En 1926, le juriste prend position sur l'adhésion du
Reich à la Ligue de Genève. Cette position n'est pas dénuée d'ambiguïté.
D'un côté, la SDN garantit l'ordre issu des diktaten de 1 9 1 9- 1 920 contre
toute révision par la force. D'un autre côté, le principe du droit des peuples
ménage des possibilités de révision. En outre, l'institution pourrait per­
mettre une intervention européenne contre l'URSS, ou du moins entériner
son exclusion. En 1928, Schmitt prend cette fois position sur les projets
d'union européenne, plus précisément sur la relation entre la Ligue, l'Eu­
rope et les États-Unis, le thème de la « communauté européenne », dont
les adversaires sont la Russie soviétique et les puissances anglo-saxonnes,
étant développé sous le III'm, Reich. En 1934-1936, la critique de la SDN,
institution dépourvue de cohésion, perd toute ambiguïté, après le départ
de l'Allemagne, l'entrée de l'URSS et l'affaire éthiopienne. Elle s'accom­
pagne de la récusation de l'idée de sécurité collective, récusation concrè­
tement motivée par les pactes collectifs d'assistance mutuelle conclus par
la France avec les États de la Petite Entente et l'URSS. La critique de
la Ligue de Genève s'explique fondamentalement par le nationalisme du
juriste, par sa référence à Hegel contre Kant, par son affirmation du poli­
tique. L'idée d'une Société des Nations en tant qu'organisation universelle
de l'humanité, ainsi que le Pacte général de renonciation à la guerre, sont
attentivement examinés, et rejetés, dans le Begriff des Politischen. Avant

pp.84-100, dont les citations sont extraites, ainsi que La notion de politique, pp. 71, 127-
128 ; El nomos de la lierra , ppAOI-406 ; « L'unité du monde » 1 et II, pp.227, 239.
...
838 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

1933, la « communauté internationale » n'est, pour Schmitt, que le reflet


de la coexistence d'une pluralité d'unités politiques798 • Jusqu'à cette date, il
n'a pas encore appliqué sa « pensée de l'ordre concret » au droit des gens.
Il y a toutefois une amorce de ce qui sera développé par la suite : le « droit
commun européen », le Grossraum, le jus publicum europaeum. Le thème
de l'union européenne, l'idée d'un élargissement nécessaire des systèmes
politiques, la conception selon laquelle il n'y a pas d'ordre international
sans homogénéité des États, sont clairement formulés sous Weimar et pré­
figurent l'évolution doctrinale sous le III'me Reich799•

SoaÉTÉPES NATIONS, LEAGUE OF NATIONS OU VOlKERBUNP ?

C'est Arnold Fleïcher qui le premier a relevé l'ambiguïté de l'expression


« Société des Nations », en vigueur en français. Cette terminologie a une
grande importance car il est impossible, selon Schmitt, de comprendre la
nature politico-juridique de la SDN sans précisément aborder une ques­
tion de terminologie. Faut-il parler de « Société des Nations » (expression
française), de « League of Nations » (expression anglaise) ou de « V61k­
erbund » (expression allemande) ? L'expression « Société des Nations »
devrait désigner un système supra-étatique, supérieur à la somme des États
qui le composent et auquel serait transférée la souveraineté. Le seul type
de traité concevable avec l'idée de « Société » étant le traité fédératif, à
la suite duquel les décisions sont prises à la majorité, la « Société des Na­
tions » impliquerait la création d'une « fédération » à laquelle les États
membres seraient subordonnés. Seule cette « Société » fonderait un « droit
international public », au sens du droit positif en vigueur à l'intérieur des
États. Mais le Pacte de Genève ne crée pas une « Société des Nations » au
vrai sens du terme, car il n'institue aucune autorité supérieure aux parties
contractantes. Il préserve le principe de la souveraineté des États, lesquels
peuvent se retirer de la « Société ». Les obligations qu'il crée sont le ré­
sultat du consentement des membres, non l'effet d'une contrainte « fédé­
rative », puisque les résolutions du Conseil ou de l'Assemblée sont prises

798 Théorie de la Constitution, p.509.


79gef. Die Kernfrage des Volkerbundes, « Der V61kerbund und Europa », « Sowjet-Un­
ion und Genfer V61kerbund », NatÎonalsozialismus und Volkerrecht, « Ueber die innere
Logik der Allgemeinpakte auf Gegenseitigkeit » , « Die siebente Wandlung des Genfer
Vôlkerbundes. Eine Vôlkerrechtliche Folge des Vemichtung Abessiniens » .
CRITIQUES DE DROIT INTERNATIONAL SOUS WEIMER 839

à l'unanimité ou ne s'imposent qu'aux États qui les ont votées. La caracté­


ristique du « droit international public », l'absence de sanction supra-éta­
tique, s'étend ainsi à toute la construction de la « Société ». Celle-ci est
toutefois plus qu'une simple conférence diplomatique, car les dispositions
du Pacte, en vertu de l'article 17, semblent s'appliquer même aux non
membres. Le Covenant dérogerait ainsi à deux principes fondamentaux
du droit des gens, à savoir l'égalité des États et la relativité des traités.
Sous le régime d'une véritable « Société des Nations », c'est-à-dire dans
un système universaliste et supranational, de telles prescriptions déroga­
toires seraient valables. Mais dans le régime d'une League of Nations,
le droit international est détourné vers la garantie du statut politique de
1 9 19-1920. Defacto, la représentation de la « société internationale » tend
à être usurpée par les grandes puissances siégeant au Conseil. Celles-ci
tentent de s'arroger le monopole de la désignation de l'ennemi au plan
mondial, puisqu'elles revendiquent la faculté d'obliger les autres États à
les suivre dans les guerres qu'elles livreront, cependant qu'elles ne peuvent
être contraintes à la guerre par une autre volonté que la leur8°O. Partant de
prémisses diamétralement opposées à celles de Schmitt : la critique de la
souveraineté de l' État au nom d'un droit universaliste et supra-étatique,
prémisses qui seront développées après l'échec des sanctions de la SDN
contre l'Italie en 1936, Fleïcher aboutit néanmoins à une conclusion simi­
laire à celle du juriste allemand : la Ligue de Genève se tient au service des
vainqueurs de 1 9 1 8.

LA NATUREJURIPIQUE DE LA SIJN

En 1926, alors que l'Allemagne entre à la SDN, Carl Schmitt entend


reconnaître la nature politico-juridique de l'institution des bords du lac
Léman. Si, comme il l'écrit en 1934, la structure d'une communauté in­
ternationale est déterminée par l'identité de ses membres8Q!, l'admission
du Reich, le vaincu de 1 9 1 8, doit nécessairement modifier la nature de la
Ligue. Celle-ci pourra-t-elle demeurer la simple gardienne du Slatu quo ?
La distinction entérinée en 1919 entre vainqueurs et vaincus, armés et dé­
sarmés, contrôleurs et contrôlés, créanciers et débiteurs, ne sera-t-elle pas

800 A.A. Fleïcher : L 'analyse juridique du Pacte de la Société des Nations (thèse), Paris,
Ed. de « la vie universitaire » , 1922, pp.70- 135.
801 NatÎonalsozialismus und Volkerrecht, p.S.
840 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

remise en cause ? L'Allemagne redeviendra-t-elle une puissance à égalité


de droits ? L'adhésion à la SDN, avec les promesses de révision du Slatu
quo qu'elle laisse envisager, a suscité de nombreux espoirs outre-Rhin. Ils
seront vite déçus. Le juriste entend prendre position sur cette adhésion et
sur les attentes qu'elle suscite. Cette prise de position s'effectue par le biais
de l'analyse de la notion de Volkerbund, la question des caractéristiques de
la fédération étant d'après lui la question clé de la SDN, celle qui permet
d'envisager la problématique de l'institution dans sa globalité.

1. LA SIJN, ORGANISATION P'ÉTATS

Primo, les dénominations « Société des Nations », « League of Na­


tians » ou « Volkerbund», sont trompeuses. En effet, la SDN n'est pas une
organisation « internationale » où siègeraient des représentants des na­
tions, mais une organisation « interétatique » où siègent des représentants
des États. Secundo, elle n'est pas un super-État reproduisant le schéma de
la distinction des pouvoirs. Le Conseil n'est pas un « exécutif», mais une
conférence diplomatique qui regroupe les grandes puissances. Sa « com­
pétence » est si générale, d'après l'article 4-4 du Pacte, que ce concept
par définition limité, y perd sa vraie signification. L'Assemblée n'est pas
un « corps législatif», mais une tribune où siègent les États membres qui
ne sont pas reconnus comme grandes puissances. Sa « compétence » est
également si générale, d'après l'article 3-3, que le concept y perd encore
son sens juridique. Le Secrétariat n'est pas une « administration » chargée
d'appliquer les décisions du Conseil ou de l'Assemblée, mais l'organe ad­
ministratif de la SDN en tant qu'« organisation internationale ». Quant à
la CPJI, sa compétence dépend de l' acceptation préalable par les États de
la clause facultative de juridiction obligatoire. Tertio, la SDN, bien qu'elle
prétende établir le « règne du droit » dans les relations entre États, ne sau­
rait être « dépolitisée » dans l'espoir, partagé par maints « juristes-paci­
fistes », qu'elle se transforme d'instrument déguisé de politique internatio­
nale en organe véritable de droit international. L'existence de l'institution
dépend de la reconnaissance par les États et coalition d'États, membres
du Conseil ou membres de l'Assemblée, de son intérêt ou de son utilité
politiques, qu'il s'agisse d'entériner l'hégémonie des uns ou de préserver
l'indépendance des autres.
CRITIQUES DE DROIT INTERNATIONAL SOUS WEIMER 841

La SDN n'a pas altéré le principe fondamental du droit des gens, à sa­
voir la souveraineté des États (la CP JI le confirmera dans son fameux arrêt
Lotus du 7 septembre 1927). Les États souverains demeurent les sujets pri­
maires de l'ordre international, car la Ligue, simple sujet dérivé, incapable
de susciter une allégeance, n'est pas indépendante des États ni supérieure
à eux. Elle ne les a pas plus abolis qu'elle n'a éliminé les guerres. Schmitt
dénonce « l' illusion normativiste », issue de l'interprétation « supra-éta­
tique » du pacte de 1919, de la suppression du concept de souveraineté en
droit des gens. Cette suppression ne vaut de facto que pour les États qui
sont devenus des objets de la politique internationale. Bref, ledit concept
n'a été « surmonté » que par les formations politiques qui ont disparu
en tant que puissances souveraines ! Certes, l' indépendance politique de
nombreux États n'est plus que formelle en raison de leur dépendance éco­
nomique. Certes, « il n 'exiSle aujourd'hui dans le monde plus beaucoup
d'États souverains ». Certes, la tendance est à la réduction de leur nombre,
car seules des formations d'envergure continentale ou des très grandes
puissances détiennent une réelle souveraineté. Mais les peuples qui
conservent une « conscience politique » sauvegardent la souveraineté de
leurs États. Le cas d'exception, non une lecture « positiviste » du droit
international, révèle qui est souverain. En droit des gens, c'est l'État qui
décide, du moins en ce qui concerne les Grands, des questions concernant
son existence et sa sécurité. C'est donc lui qui demeure souverain. Le ju­
riste prend l'exemple de la Grande-Bretagne. Celle-ci utilisera volontiers
la SDN pour légaliser ses revendications sur Mossoul, par exemple. Mais
tant qu'elle restera une grande puissance, elle ne laissera pas une instance
internationale décider à sa place, car au moment crucial, elle sera toujours
seule juge de ses affaires, c'est-à-dire souveraine.

Que la SDN soit une continuation de l'Entente ou un instrument poli­


tique, donnant aux Puissances qui la dominent un moyen d'intervention,
pas en leur nom mais en celui de la SDN, ne suffit pas à la discréditer ni à
lui ôter toute valeur, poursuit Schmitt. Elle a remporté un certain nombre
de succès depuis 1920 : création d'une cour de justice internationale, ra­
patriement des prisonniers de guerre, redressement financier de l'Autriche
et de la Hongrie, règlement de certains conflits (démilitarisation des îles
Aaland, délimitation des frontières albanaises, règlement du litige territo­
rial gréco-bulgare). Selon Hans Wehberg, l'avenir de l'Allemagne et de
l'Europe réside dans la Société des Nations. A l'inverse, d'autres auteurs
842 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

ont souligné les limites de l'institution. Les tentatives de désarmement ont


échoué. La Ligue n'est pas intervenue contre l'URSS lors du conflit avec
la Pologne. Elle se tient à l'écart des questions qui intéressent les grandes
puissances : ni l'occupation de la Rhur, ni la démilitarisation de la Rhéna­
nie, ni le problème des réparations allemandes et des dettes interalliées, ni
la question de l' Égypte ... ne l'ont officiellement intéressée. L'institution
désigne des réalités disparates. Elle est tour à tour une « commission inter­
nationale » et une conférence diplomatique, une instance de règlement pa­
cifique des différends et un moyen de contrôle (qu'il s'agisse de la protec­
tion des minorités, des mandats, de la Sarre, de la Rhénanie ou de Dantzig).
Bref, elle désigne des rapports contradictoires entre les États. Ces rapports
ne justifient pas sa qualité, ou du moins sa dénomination, de Volkerbund ;
ils en font une simple assemblée d'États sans indépendance, c'est-à-dire
tout au plus une instance utile aux négociations. La SDN peut également
s'ériger en coalition sous direction franco-britannique (ce qu'elle devien­
dra à partir de 1937). Selon les « juristes-pacifistes », l'institution de Ge­
nève veut pourtant être davantage qu'une conférence diplomatique perma­
nente ou qu'une alliance (Bundnis). Elle prétend devenir une fédération
(Bund), autrement dit, un ordre juridique interétatique liant les États qui y
participent à une souveraineté qui les englobe.

2. f)u CARACTÈRE FÉDÉRATIFDELA Sf)N

La dénomination officielle « Société des Nations » ou « League of Na­


tions » laisse sans réponse la question de savoir si l'institution est une fé­
dération. L'expression anglaise paraît même contredire le caractère fédé­
ratif contenu dans l'expression allemande « V6Ikerbund». Cette dernière
serait doublement trompeuse, la SDN n'étant ni un « Bund » ni un « V61k­
er-Bund », mais plutôt une « Nationen-gesellschaft » ou une « association
d'États »802 . Une partie de la doctrine outre-Rhin parle pourtant de la Ligue
comme d'une «fédération d'États » ou comme d'une «forme juridique
defédération d'États » (H. Wehberg, W. Schücking). Elle serait davantage
qu'un Bundnis dominé par le casus foederis, c'est-à-dire par la possibilité
d'une guerre contre un peace breaker. Elle constituerait un Bund qui uni­
rait chaque État membre en vue de la préservation de la paix commune. La
SDN n'est certes pas un « État fédéral » ni un « super-État ». Mais elle est
plus qu'une « organisation interétatique » ou qu'une « coalition d'États ».

802 La notion depolitique, p . l 00.


CRITIQUES DE DROIT INTERNATIONAL SOUS WEIMER 843

Larnaude rejette le qualificatif de « confédération » ou de « fédération » et


parle de construction sui generis. Ce n'est pas là une définition, rétorque
Schmitt : c'est le refus de définir une réalité nouvelle par des concepts
jugés périmés.

La « question centrale » de la SDN porte donc sur la nature juridique


de l'institution. Est-elle une « fédération », avec les conséquences qui en
découlent ? Cette question du caractère fédératif est éludée par l'exigence
d'« universalité » qui serait propre à l'institution de Genève. Cette uni­
versalité ne lui manquerait que « provisoirement », en raison notamment
de l'absence des États-Unis ou de l'URSS. De fait, une SDN non univer­
selle ne serait qu'une coalition d'États, « associés » ou « fédérés » selon
qu'ils conserveraient leur jus belli ou qu'ils le transféreraient à la Ligue.
Mais une SDN universelle supprimerait la substance du Bund, c'est-à-dire
sa cohésion, car une association universelle d'États inclurait nécessaire­
ment les clivages entre ces États. Il faut donc choisir, si l'on suit le juriste,
entre fédération et universalité. Comment distinguer la fédération d'une
alliance ou d'une organisation internationale ? La caractéristique de la fé­
dération, on l'a vu, réside dans un minimum de garantie et d'homogénéité
de tous ses membres, au sein d'un ordre juridique englobant les États qui
se sont unis. Cet ordre juridique implique que le statut politique, territorial
et constitutionnel des États membres est considéré comme « normal » et
« légitime », bref, qu'il n'y a pas entre ces États de conflits de frontières
ou de régimes. Peu importe que le Pacte de Genève parle de justice et de
droit. L'essentiel est qu'une condition sine qua non soit remplie, condition
que la SDN, si elle veut être une « fédération », doit remplir : que les États
se trouvent dans une « paix réelle » et dans une « situation normale », non
dans une situation intermédiaire de paix-guerre pour cause de conflits ir­
résolus. C'est sur cette condition générale que reposent la garantie et l'ho­
mogénéité exigées par toute fédération. Ce n'est pas la Ligue qui garantit
la paix ; c'est la paix qui doit être le fondement de la Ligue, car c'est sur la
base d'une « paix réelle » et d'une « situation normale » que des relations
pacifiques et normales entre les États, puis des institutions et des normes
juridiques, peuvent se développer et durer. Il n'y a pas de droit valable qui
reposerait sur une situation d'hostilité. Par conséquent, si la SDN veut être
un véritable Bund, elle doit renoncer à n'être qu'un instrument des Puis­
sances occidentales et à n'avoir pour objet que la préservation du Slatu quo
de 1919 803•
803 On remarque que c'est dans l'essai de 1926 que Schmitt amorce sa « pensée de l'ordre
concret ».
844 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

Pour répondre à la question de savoir si la Ligue de Genève est une « fé­


dération », Carl Schmitt examine donc successivement les problématiques
de la garantie et de la révision, puis de l'homogénéité et de l' intervention,
à travers une interprétation « systématique » et « historique » du Covenant
et du droit des gens.

GARANTIE ET RÉVISION PANS LE PACTE PE LA SIJN

Le juriste analyse d'abord l'objet de la garantie : l'article 10, qu'il dis­


tingue des moyens de la garantie : les sanctions de l'article 16 en cas de
violation du contenu de la garantie, et l'institution de la CPJI en cas de
litige sur ce contenu. Quels peuvent être les objets de la garantie du pacte
de 1919 ?

1. QUEGARANTITlE PACTE PElA SIJN ?

La garantie de l'intégrité territoriale n'exclut pas en elle-même la guerre.


A l'inverse, l'exclusion de la guerre n' interdit pas les modifications territo­
riales. L'article 10 ne vise pas l'inviolabilité du territoire, ce qui interdirait
toute attaque, ni son intangibilité, ce qui interdirait tout changement ; il
vise la conquête, c'est-à-dire la prise de possession du territoire d'un État
par le recours à la force armée de la part d'un autre État. La garantie de
l'indépendance politique n'équivaut pas à la garantie de l'intégrité terri­
toriale, car elle n' interdit pas des ajustements territoriaux. Elle n'interdit
pas seulement la guerre, mais toute contrainte ou toute ingérence de la part
d'un État contre un autre État. Les notions d'indépendance, de contrainte
ou d'ingérence étant indéterminées, l'essentiel est moins de savoir ce
qu'elles signifient que de savoir qui décide de leur contenu et qui décide
du casus garantiae, c'est-à-dire de la violation de l'indépendance, donc de
l'éventuel recours à la force armée contre l'État exerçant une contrainte
ou une ingérence illicite.

La garantie contre l'agression, terme indéterminé, peut signifier la pro­


tection de l'État contre toute attaque, invasion ou occupation militaires ou
non militaires. En l'absence d'une définition de l'agression, les grandes
puissances disposent du pouvoir de désigner l'agresseur et de décider si
tel acte est d'« agression » ou de « légitime défense ». Plus tard, Schmitt
critiquera la définition énoncée dans les Conventions de Londres de 1933.
CRITIQUES DE DROIT INTERNATIONAL SOUS WEIMER 845

En attendant, il précise le concept au regard de la situation de l'Allemagne


et de la Rhénanie. L'agression ne suppose pas nécessairement, dit-il, une
résistance militaire de l'adversaire, ni une violation des dispositions sur la
démilitarisation. Primo, un agresseur pourrait affirmer, s'il ne rencontre
aucune résistance militaire, qu'il n'est pas venu faire la guerre. « Un État
armé pourrait à tout moment attaquer son voisin désarmé » et arguer de sa
« résiSlance passive » qu'il n'y a pas de conflit armé, donc pas de violation
de la garantie (allusion à l'occupation de la Rhur par les troupes françaises).
Secundo, l'article 42 du traité de Versailles qui assimile toute atteinte à la
zone démilitarisée à un « trouble contre la paix mondiale », n'est qu'une
fiction juridique. « Si l'on joue de la musique militaire à Düsseldorf un
dimanche après-midi [allusion à un incident historique réel], il s 'agit, se­
lon une 'interprétation' extensive de l'article 42, d'une agression contre
le Siam ou le Portugal ! Par contre, si l 'armée française occupe le bassin
de la Rhur, il ne s 'agit pas juridiquement d'une 'agression ', mais d'une
'mesure pacifique' ! »8 04. Là encore, le problème se réduit à la question de
savoir qui est compétent pour décider s'il y a violation du traité, atteinte à
la zone démilitarisée, mise en œuvre des sanctions ...

La garantie du droit est indéfiniment extensible. « S'élèverait à nouveau


la queSiion de savoir qui décide s 'il exiSle un droit et s 'il eSl violé », car
en l'absence de transgression, il n'y a pas d'application de la garantie.
Certains ont défini l'agression comme une « violation du droit » ; mais
toute violation du droit n'est pas une « agression ». Ainsi de la remilita­
risation éventuelle de la Rhénanie. La garantie contre toute provocation
fournit, pour n'importe quel motif, le prétexte à des interventions qui, pour
être légalisées, n'en restent pas moins arbitraires. La garantie contre toute
perturbation de la paix a un caractère si général que, soit elle ne veut plus
rien dire, soit elle transforme l'État contre lequel elle est dirigée en objet
permanent de contrôle. Quant à la garantie de la sécurité, c'est-à-dire à la
protection contre toute « menace », la politique française lui a donné une
acception telle qu'elle aboutit à la domination perpétuelle de l'État visé :
l'Allemagne. Ce n'est plus « l'agression » qui est une condition du casus
garantiae ; c'est n'importe quel processus qui peut être considéré comme
une « menace », aussi bien les « armements potentiels » que le dévelop­
pement industriel ou même l'augmentation de la population (allusion aux
« 20 millions d'Allemands de trop » de Clémenceau)805.

804 NatÎonalsozÎalismus und Volke1Techt, pp.21-22.


805 « Nombre de savants anglo-saxons, écrit Schmitt en 1950, aperçoivent dans l 'expan-
846 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

L'article 10 du pacte de la SDN est le véritable pilier de l'Orgauisation


de Genève. Daus cet article, presque tous les objets possibles de la garan­
tie apparaissent : intégrité territoriale, indépendance politique, protection
contre l'agression ou la menace d'agression. On a vu qu'il garautissait es­
sentiellement l'uti possidetis contre toute révision par la force armée, saus
pour autant interdire tout changement. Apparemment, l'article ne s'en tient
donc pas à la seule garantie du Slatu quo ; il contient une garantie contre
toute modification par la force qui paraît bénéficier à l'Allemagne désar­
mée, même si tombent sous ladite garantie les clauses territoriales des trai­
tés de 1919-1920. En fait, le danger véritable pour le Reich ne réside pas
dans l' exclusion des moyens militaires : l'Allemagne désarmée ne peut
songer à les employer, mais dans la légitimation du Slatu quo qu' entraîne
l'adhésion du Reich au V6lkerbund. En effet, l'admission dans une institu­
tion fédérative, la SDN en l'occurrence, implique un postulat de normalité,
de conformité et de légitimité du statut politico-territorial de chacun des
membres de l'ordre, celui issu des diktaten en l'occurrence, garanti par
cette institution. Il n'y a pas de fédération qui tienne si, ab initio, le sta­
tut politico-territorial d'un ou de plusieurs de ses membres est considéré
comme « anormal » ou « illégitime ».

Habilement, le juriste, en 1934-1936, en tirera la conclusion suivante, in­


versée mais logique : il ne saurait y avoir de « communauté européenne »
taut que l'Allemagne n'aura pas retrouvé la situation « normale » d'une
Puissance à égalité de droits. La « garautie de la légitimité » contenue daus
l'article 10 ne sera juridiquement fondée que lorsque la Ligue sera consi­
dérée comme une fédération, la simple garautie de l'intégrité territoriale et
de l'indépendance politique contre une modification par la force n'ayant
pas besoin d'un traité fédératif (ainsi du traité de Locarno). La doctrine
frauco-belge développe précisément une interprétation « fédérative » de
l'article, qu'elle considère comme le « fondement de la SDN » et le « fon­
dement de la paix ». Mais, rétorque Schmitt, on ne peut simultanément
interpréter cet article à partir du caractère « fédéral » supposé de la Ligue

sion démographique accélérée des peuples de l'Orient le véritable facteur de guerre et


n 'ont à proposer que le contrôle des naissances on voit (combien) la conscience histo­
J.

rique de l 'Occident est pauvre... Si le dualisme du monde se résumait à un face à face


entre birth control et animus procreandi, ce serait grave : tout nouveau-né serait alors
déclaré 'agresseur J et intégré de facto au système moderne des criminalisations collec­
tives » (<< L'unité du monde » l, p.232).
CRITIQUES DE DROIT INTERNATIONAL SOUS WEIMER 847

et supposer ce caractère « fédéral » à partir de l'interprétation dudit ar­


ticle ! La question de la nature juridique de l'institution de Genève reste
donc ouverte, du moins tant que ses caractéristiques fédératives : garantie
et homogénéité, resteront problématiques, et par conséquent aussi celle de
la « garantie de la légitimité » de l'article 10.

2. LA [RITIQUE DE LA « JURIPIUSATION » DE LA POlITIQUE INTERNATIONALE

Comment doit être réalisée la garantie de l'article 10 ? Quels sont les


pouvoirs du Conseil, qui doit aviser « aux moyens d'assurer l'exécution de
cette obligation » ? Dans quelle mesure les États sont-ils liés aux décisions
de cette instance ? Que signifient les « sanctions » de l'article 16 806 ? Sch­
mitt ne fait que mentionner ces questions en 1926. Il examine plus à fond
l'institution de la Cour permanente de justice internationale. Pour lui, la
« fédéralisation » de la SDN et la « juridicisation » de la politique interna­
tionale, avec la création de la CPJI et les projets visant à rendre la juridic­
tion ou l'arbitrage obligatoires, vont dans le même sens. Ils visent à légi­
timer le Slatu quo pour en faire le fondement de toute décision judiciaire
ou arbitrale. Beaucoup d'observateurs ont vu dans l'institution de la Cour,
le début d'une nouvelle ère des relations internationales et du droit inter­
national. Le juriste, lui, pose les questions suivantes. Qui sont les juges ?
Suivant quelles règles juridiques se prononcent-ils et existe-t-il des règles
juridiques reconnues ne laissant pas une place excessive à l'arbitraire ?
Qu'est-ce qui est considérée comme la « situation normale », à la base de
toute norme et de toute décision judiciaire ? Cette troisième question est la
plus importante.

D'après les « juristes-pacifistes » Wehberg et Schücking, il importe que


des modifications aient lieu, mais pas par la force armée. Comment parve­
nir à un tel « règne du droit » ? En admettant qu'une procédure judiciaire
puisse garantir l'impartialité d'une décision sur le droit ou le non droit,
cette décision serait-elle appliquée par les États contre lesquels elle aurait
été rendue ? Sinon, le serait-elle par le Conseil ? Mais qu'adviendrait-il

806 Cet article est une sorte d'« habillage juridique » de « l'arme économique » développée
par les Alliés contre l'Allemagne pendant la Grande Guerre. Cf. G.-H. Soutou : L 'or et
le sang. Les buts de guerre économiques de la Première Guerre mondiale, Paris, Fayard,
1989, préf. J.B. Duroselle.
848 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

s'il y manquait l'unanimité ? Autant de questions qui suggèrent l'impuis­


sance du juge, dans une société interétatique sans législateur ni exécutif.
D'après Wehberg et Schücking, la cour de justice ne doit pas seulement
protéger le droit « positif», c'est-à-dire posé dans les traités ; elle doit ai­
der le droit « juste » à percer, sans le recours à la force. Mais en admettant
que les États souscrivent à la clause facultative de compétence obligatoire,
sur quel fondement le juge, sans sortir de sa fonction judiciaire, pourrait-il
rendre un verdict, demande Schmitt ? Le statut politico-territorial de l'Eu­
rope, fixé par les traités de 1 9 19-1920, a été érigé en base du droit des
gens et du règlement des différends internationaux. Toute décision de jus­
tice ayant pour référence une situation préétablie supposée « normale »,
la tendance à la « juridicisation » aboutit à ce que ledit statut est considéré
comme le fondement du droit. On ne se demande plus si le Slatu quo est
juste ; on en déduit qu'il est fondé en droit, parce qu'il est inscrit dans les
traités, et qu'il est le fondement du droit. Ainsi, le règlement du conflit
gréco-bulgare d'octobre 1925 a consisté à renvoyer les deux parties à leurs
frontières de 1920. Le juge saisi d'un litige statue selon le droit positif en
vigueur. Ne serait-il pas exorbitant de lui conférer le pouvoir de statuer ex
aequo et bono ?

C'est finalement un nouveau beati possidentes qu'instaure le « règne


du droit » (du juge) au plan international. Le possédant considère inévi­
tablement la revendication d'une modification comme étant illicite, car
le « droit » est assimilé à la possession. Celui qui veut changer les choses
passe nécessairement pour « l'agresseur », car l'uti possidetis bénéficie à
celui contre qui est réclamée une révision. En l'absence de possibilité de
peaceful change, le « règne du droit » (le transfert de la décision à un tri­
bunal international) n'est donc qu'une garantie du Slatu quo. Comment
modifier l'état des choses, en cas de désaccord entre les parties, autrement
que par la force, demande implicitement le juriste ? Si la SDN, poursuit-il,
était apparue en 1913, avec la participation de l'Allemagne et de l'Au­
triche-Hongrie, les questions yougoslave, tchèque ou polonaise ne seraient
pas devenues des questions de droit international, mais seraient restées
les affaires intérieures de ces États. Le même « règne du droit » qui est
aujourd'hui invoqué par les États issus du démembrement de l'Empire
des Habsbourg, c'est-à-dire les principaux bénéficiaires des traités de la
banlieue parisienne, aurait avant la guerre condanmé le principe de l'au­
todétermination comme un « trouble contre la paix » et une « violation du
droit ».
CRITIQUES DE DROIT INTERNATIONAL SOUS WEIMER 849

3. LE PACTE DE LA SIJN PERMET-IL UNE RÉVISION PA{fFIQUE PE L 'ÉTAT PES CIIOSES ?

Après la garantie, notre auteur examine la révision. Aucun Slatu quo n'est
éternel, souligne Hans Wehberg ; mais aucun État, continue Carl Schmitt ,
ne renoncera à son intégrité territoriale ou à son indépendance politique
parce que s'élèvent contre lui des revendications « éthiques », tirées du
« droit naturel » ou des « lois de l'histoire ». Plus la SDN voudra proscrire
le recours à la force, plus elle devra envisager de mettre au point des pro­
cédures de changement pacifique. Or, le droit international est de nature
nettement « statique » : il est orienté vers le maintien de l'uti possidetis,
pas vers le peaceful change. Son caractère « dynamique » ne réside guère
que dans la clause rebus sic Slantibus selon laquelle les traités peuvent
devenir caducs par suite de la modification des circonstances dans les­
quelles ils ont été conclus8". Y a-t-il néanmoins dans le texte du Pacte des
dispositions qui permettent une modification paisible de l'état des choses ?
L'article 26 se borne à énoncer la possibilité d' amender le Covenant. L'ar­
ticle 1 1 donne au Conseil de larges possibilités d'intervention, dont l'Al­
lemagne désarmée ne peut tirer profit ; il ne permet pas de changer l'état
des choses ; il parle au contraire en faveur du Slatu quo puisque c'est la
Puissance révisionniste qui passe pour « perturbatrice », le « droit » étant
du côté du possédant.

L'article 19 corrige-t-il l'article 10 en énonçant un principe de révision


et d'évolution du droit ? L'article confère à l'Assemblée, c'est-à-dire aux
représentants d'une cinquantaine États, la faculté d'inviter les membres de
la Ligue à procéder à un examen des traités devenus inapplicables ou dont
le maintien mettrait la paix du monde en péril. La décision du Conseil et
de l'Assemblée doit être unanime. Se pose donc le problème de l'existence
ou de l'absence du droit de veto de l' État concerné par la modification,
ce dernier pouvant soit bloquer toute décision, soit, s'il ne trouve aucun
appui au Conseil ou à l'Assemblée, se voir partiellement ou totalement
démembré sous la forme de « l'invitation » de l'article 19. Celui-ci joue
lui aussi en faveur du Slatu quo, pour les trois raisons suivantes. C'est
la Puissance révisionniste qui est à nouveau considérée comme fauteuse
de troubles. L'Assemblée ne fait que « recommander » l'ajustement sans

807 Cf. M.M. Radoïkovitch : La révision des traités et le pacte de la Société des Nations
(thèse), Paris, Pedone, 1930, pp.84-237.
850 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

l'effectuer elle-même. L'article exclut de cet ajustement les traités déjà


exécutés, d'où l' impossibilité de demander la modification des clauses ter­
ritoriales pour cause d'inapplicabilité dès lors que ces clauses sont par na­
ture exécutées immédiatement, créant une situation irrévocable. Bien que
le Président Wilson ne voulait pas que l'article 10 entrât en conflit avec le
principe du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, l'échec des divers
projets touchant à la révision des traités de paix atteste que la garantie col­
lective des frontières interétatiques l'a emporté sur le droit à l'autodéter­
mination. Contre les partisans de la révision désireux d'utiliser l'article 19,
les partisans du Slatu quo, exigeant le renforcement du lien entre les traités
et l'article 10, bloquèrent toute extension des compétences de la Ligue en
matière d'ajustement pacifique.

4. PRINUPE DE lÉGITiI1lTÉ ET PRINUPEDE RÉVISION

Le texte du Pacte ne contient donc pas une procédure de révision réelle­


ment applicable. Mais le Pacte ne fait que s'inscrire à l'intérieur du droit
international dans son ensemble ; il lui est lié et il en tire sa signification
« systématique ». Or, souligne le juriste, il n'y a pas de droit des gens sans
principe de légitimité et sans critère de normalité non écrits, donc sans
principe de révision sous-jacent. L'histoire du droit a connu de tels prin­
cipes et critères. Mais leur sens a été obscurci par le jus positivisme, qui les
considère comme des « parties générales » placées au début des manuels
ou les rejette comme des notions « non juridiques » relevant à la fois de
la philosophie, de l'histoire et de la politique. La question du principe de
légitimité n'en est pas moins une autre « question centrale » de la Ligue,
car sans un tel principe, il n'y a pas de garantie ni d'homogénéité pos­
sibles, donc pas de V6lkerbund. Dans son préambule, le Pacte de la SDN
parle « de faire régner la justice », sans autre précision. Schmitt cherche
donc en dehors du Covenant un principe juridique « concret » qui permette
d'évaluer si la situation internationale est « légitime » ou « illégitime »,
« normale » ou « anormale ». De deux choses l'une, soit le Slatu quo est
« juste », et toute révision est « injuste » si elle n'est pas consentie par
l'ensemble des parties concernées ; soit les révisions sont possibles y com­
pris contre la volonté de l'État concerné, et il faut alors que ces révisions
soient justifiées par un principe de légitimité. Si l'on part du postulat que
le Slatu quo, parce qu'il est fixé dans les traités, est « juste », bref, si l'on
assimile, en droit des gens, « légalité » et « légitimité », toute tentative
CRITIQUES DE DROIT INTERNATIONAL SOUS WEIMER 851

de révision passera pour une tentative d'agression. La « juridicisation »


de la politique internationale n'aboutira alors qu'à entériner ce Slatu quo
au bénéfice d'un impérialisme satisfait. Mais si le « droit », et pas seule­
ment la « force », doit régir les relations interétatiques, il importe que la
« primauté du droit des gens » ne se tienne pas au seul service des grandes
puissances, qui invoquent à chaque occasion leur respect du « droit », mais
ne tolèrent pas qu'une autre Puissance qu'elles-mêmes décide ce qu'est
le « droit » dans un cas concret. Il ne suffit pas d'affirmer que l'évolu­
tion des choses rend les modifications nécessaires et inévitables ; il faut
trouver un principe de légitimité et un critère de normalité qui servent de
références pour évaluer, en toute équité, la situation des États en conflit
et qui ne laissent pas les seuls rapports de forces, défavorables au Reich,
modifier l'état des choses. Il s'agit donc pour le juriste de fonder un ordre
international que l'on tienne pour « juste »... mais aussi de remédier à la
situation de l'Allemagne après Versailles. Dans cette perspective, le prin­
cipe des nationalités (en 1926) et l'égalité des droits (en 1934) lui appa­
raissent comme les deux moyens essentiels de remettre en cause les traités
« injustes » de 1919-1920 808 • Un principe « concret » de révision, reconnu
et appliqué par les instances internationales, puisque c'est désarmé que
le Reich entre au Conseil de la SDN, doit donc être trouvé. On voit que
Schmitt ne rejette pas en bloc la Société des Nations, en tout cas pas en­
core, même s'il ne lui ménage pas ses attaques. L'Allemagne pourrait tirer
parti, sinon de l'article 19, du moins du principe wilsonien du droit des
peuples à disposer d'eux-mêmes (qui permettrait une réunion au Reich de
l'Autriche, des Sudètes, de Dantzig). Bref, elle pourrait utiliser « l'esprit
de Genève » contre Versailles. C'est cette lutte pour la révision des traités
qui seule justifie l'adhésion de Berlin à la Ligue, dit le juriste. Sinon, cette
adhésion ne signifierait que la pérennisation de la défaite.

5. LE DROIT DES PEUPlES A" l 'A UTODÉTERMINATION NATIONALE

Quel est ce principe de légitimité et de révision ? L'idée de l'équilibre


européen fut un principe d'ordre international qui a pu servir à établir ou
à rétablir des situations que l'on tienne pour « normales ». Certes, chaque
Puissance chercha à exploiter ce principe à son avantage, car il n'est pas
de concept juridique qui ne s'inscrive dans une configuration politique.
Ainsi, l'Angleterre fut la principale bénéficiaire du principe de l'équilibre,
808 Ils aboutiraient tous deux à une hégémonie duReich en Europe.
852 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

et du droit international en général. Mais les abus politiques ne doivent


pas faire oublier que ce principe, malgré la division du continent européen
qu'il a entérinée, a représenté un critère de légitimité aussi bien au Slatu
quo qu'à la modification du Slatu quo. Ledit principe a vécu. Il n'est pas
possible, affirme Schmitt en 1926 comme en 1950, de l'étendre à la Terre
entière ni d'envisager un équilibre des puissances mondial. En effet, sa
véritable condition a disparu, à savoir la réalité d'une Europe chrétienne
relativement homogène sur le plan culturel et mora)8 Q9. Au XIXème siècle,
est apparu un nouveau principe de légitimité, « démocratique », le principe
des nationalités, que Schmitt assimile au principe de l'autodétermination
des peuples8w. Ce principe a conduit les Alliés, durant la guerre mondiale,
à proclamer une nouvelle forme de reconnaissance en droit des gens : la
« reconnaissance comme nation ». Du point de vue dudit principe, seule
compte la volonté du peuple, constatée par plébiscite lors des remanie­
ments territoriaux. L'idée fondamentale, c'est qu'une population ne sau­
rait être arrachée à un État auquel elle entend rester attachée et qu'elle
ne puisse être contrainte d'entrer ou de demeurer dans un État dont elle
veut se détacher. Au XIx,me siècle, le principe des nationalités a conduit
à l'unification de l'Allemagne et de l'Italie, c'est-à-dire à la formation de
deux grands États-nations. Au xx,me siècle, par contre, il a mené à la dislo­
cation d'une grande puissance, l'Autriche-Hongrie, et à la formation de
nouveaux États, après ceux issus de la réduction de l'Empire ottoman de
1 829 à 1 878. Mais il a aussi empêché Paris de détruire le Reich (échec des
séparatismes rhénan ou bavarois). Le problème de la doctrine française,
c'est que le principe a cessé d'être au service de la France (en Alsace-Mo­
selle), qu'il a rempli son rôle dans le démembrement de l'Empire habs­
bourgeois et qu'il sert désormais les révisionnismes allemand et hongrois.
Aussi Joseph Barthélémy prévoit-il de le combiner avec celui de l'équi­
libre européen : le principe des nationalités ne doit pas rompre l'équilibre
au profit de l'hégémonie d'un État (l'Allemagne réunie avec l'Autriche,
les Sudètes, Dantzig), mais se concilier avec la sécurité de la République
en restant sous le contrôle de la diplomatie française811 • Au contraire, la
doctrine allemande, avant comme après 1933, invoque très largement le
principe, retournant contre la France et les États de la Petite Entente l'idée
de Wilson, au nom de laquelle la Grande Guerre s'est déroulée.

809 Die Kernfrage des Volkerbundes, p.57 ; El nomos de la tierra. .. , p.299.


81O Cf. S. Calogeropoulos-Stratis : Le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, Bruxelles,
Bruylant, 1973, préf. R. Cassin.
8 11 J. Barthélémy, Ibid, pp.382, 407-439, 48 1 .
CRITIQUES DE DROIT INTERNATIONAL SOUS WEIMER 853

Du point de vue du principe des nationalités, écrit Schmitt, un État est


« normal » quand État et nation coïncident, quand la nation forme un État
et l'État, une nation. Le principe de l'équilibre cherchait à aboutir à une
situation que l'on tienne pour « normale » dans l'ordre interétatique ; le
principe des nationalités, lui, concerne et l'ordre intra-étatique : l'État
« légitime », au sens du principe, c'est l'État national, et l' ordre interéta­
tique : l'ordre international « légitime », au sens du principe, c'est l'ordre
constitué par la coexistence d'États nationaux. Voilà comment le juriste
interprète le slogan : « la démocratie, c'est la paix ». Il ajoute cependant
que le principe peut conduire à des déplacements ou à des échanges de
populations (ainsi entre la Grèce et la Turquie après le traité de Lausanne)
contraires aux idéaux humanitaires. Nouvelle manière, en droit internatio­
nal, d'opposer démocratie et libéralisme. La conséquence du principe des
nationalités, c'est qu'il introduit une distinction entre deux sortes d'États :
les États conformes à la congruence État/nation ; ceux qui ne le sont pas.
Il s'ensuit que les États « normaux », les États nationaux, ont un droit à
l'existence que n'ont pas les États « anormaux », les États pluriethniques
(l'Autriche-Hongrie hier, la Tchécoslovaquie aujourd'hui). Schmitt érige
donc le principe des nationalités, avec ses critères de normalité et de lé­
gitimité, en principe de révision. Toute révision devrait être conforme à
ce principe et toute situation non conforme à ce principe devrait être ré­
visée. Cela aboutirait à la dislocation de l'État tchécoslovaque (dont les
dirigeants Benes et Masaryk s'étaient faits les champions de la cause des
nationalités) ainsi qu'à l'Anschluss et à la réunion de tous les Allemands
en un seul État national. Le droit des peuples à l'autodétermination n'est
cependant pas inscrit dans le Pacte, car le droit de disposer du territoire
est un attribut de la souveraineté de l 'État. Comme le dira la doctrine
allemande après 1933, la notion de « peuple » est absente du Co venant et
le « droit international » (V6Ikerrecht) n'est qu'un « droit interétatique »
(Staatenrecht). Quant à la protection des minorités prévue par les traités
de 1919-1920, elle n'est qu'une protection des individus membres de la
minorité, non du groupe ethnique (Volksgruppen) en tant que tel. Le juriste
reviendra sur ce thème en 1939. Inévitablement, l'application d'un prin­
cipe de révision soulève des problèmes politiques et rencontre des oppo­
sitions politiques. Quant à la distinction entre États « normaux » et États
« anormaux », elle favorise les ingérences extérieures dans les affaires in-
854 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

térieures des États, notamment au nom du droit de la protection des mino­


rités par la mère-patrie. La question du principe de légitimité et de révision
dans le « système » du droit des gens n'en est pas moins incontournable,
peu importe qu'il soit ou non stipulé dans le Pacte.

!l0l10GÉNÉITÉ ET INTERVENTION PANS LE PACTE PE LA SIJN

Le problème de la cohésion de la Ligue de Genève n'a guère été exa­


miné par la doctrine de l'époque. C'est au contraire de ce point de vue
que Schmitt détermine son jugement sur l'institution. D'après lui, deux
raisons expliquent le désintérêt de la doctrine : le postulat selon lequel la
SDN devrait être universelle, l'idée du caractère exemplaire de la Suisse.
De nombreux auteurs ont tenté de concilier l'universalité et l'homogénéité
en prenant la Confédération helvétique pour exemple. « La Suisse est une
SDN en miniature », disait-on. Ce pays étant parvenu à constituer une féà
dération solide malgré les clivages linguistiques et confessionnels, il serait
possible d'élargir à tous les peuples du monde ce modèle de coexistence,
au sein d'une union universelle des peuples. Mais la Suisse a une situa­
tion particulière qui réside dans sa neutralité, c'est-à-dire « dans une polif
tique qui refuse d'être engagée dans la politique » ou « dans une politique
étrangère qui évite toute politique étrangère ». Comment un État neutre
pourrait-il devenir le modèle des autres États ? Faudrait-t-il « neutraliser »
toute la Terre ? Ce statut de neutralité n'étant guère compatible avec l'ap­
partenance à la Ligue et avec les engagements qui découlent de l'article 16,
le Conseil, dans sa déclaration de Londres du 13 février 1920, a souligné la
« situation unique » de la Suisse. Comment ériger une « situation unique »
en modèle ? Par conséquent, conclut Schmitt, ni « l'universalité » de la
SDN, ni le caractère prétendument « exemplaire » de la Confédération
helvétique, ne justifient que soit négligée la question de l'homogénéité.
Homogénéité précisément garantie par le principe controversé de l'inter­
vention.
CRITIQUES DE DROIT INTERNATIONAL SOUS WEIMER 855

1. LE PRIN{fPE 0 'INTERVENTION EN OROIT INTERNATIONAL

Le Pacte de Genève traite la question de l'intervention de manière am­


biguë. L'article 1 souligne que les membres de la Ligue sont des États in­
dépendants et démocratiques aptes à remplir leurs obligations. L'article 10
stipule que ces membres s'engagent à maintenir l'intégrité territoriale et
l'indépendance politique de chacun d'eux contre une agression. L'article
1 1 donne au Conseil des possibilités d'action en cas de menace contre la
paix. L'article 1 5-8 garantit la compétence exclusive des États dans leurs
affaires intérieures. Toute fédération ayant le droit d'intervenir à l'intérieur
des États membres, la SDN, si elle veut devenir une institution fédérative,
ne pourra donc pas en rester au principe de non ingérence. Pour pallier à
la « lacune » du Covenant et montrer qu'il n'y a pas d'ordre interétatique
commun sans ordres intra-étatiques similaires, c'est-à-dire sans principe
d'intervention, le juriste prend l'exemple de la doctrine de la Sainte Al­
liance et de la doctrine Monroe, qu'il interprète toutes deux pour les be­
soins de sa cause.

A. l 'EXEMPLE OE LA SAINTE AlliANCE

La Sainte Alliance fut de 1 8 1 5 à 1830 une sorte d'« union euro­


péenne »812regroupant la Russie, la Prusse, l'Autriche et la France (en
1 8 1 8). Son principe de légitimité, celui de la monarchie chrétienne, ga­
rantissait un certain ordre intra-étatique et, par ce biais, un certain ordre
interétatique, la garantie de l'ordre international monarchique reposant
sur la garantie de l'ordre intérieur monarchique. Les rois se garantissaient
mutuellement leur souveraineté, tant externe qu'interne. « La solidarité
dynaSlique internationale s 'opposait à la révolution démocratique
internationale » car, après les guerres de la Révolution et de l' Empire, « on
avait assez de jugement politique pour savoir qu 'un ordre intra-étatique
Slable eSl la condition d'un ordre interétatique Slable ». Contrairement
à la Ligue de Genève qui accepte n'importe quel type d'État, la Sainte
Alliance estimait qu'une communauté juridique entre les États européens
était inconcevable sans des régimes communs et une légitimité commune.

812 Cf. M. Bourquin : « La Sainte Alliance. Un essai d'organisation européenne », RCADI,


1953 II, pp.377-461 .
856 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

C'est pourquoi les grandes puissances, réunies en Congrès, s'autorisaient


à intervenir dans les affaires intérieures des autres États, afin de réprimer
les menées révolutionnaires (ainsi en Espagne ou à Naples). Les réticences
de la SDN envers l'ingérence dans les affaires constitutionnelles des États
s'expliquent par le rejet politique des procédés de la Sainte Alliance. Au
XIXêm, siècle, les libéraux dénonçaient une institution « réactionnaire »
destinée à protéger l'absolutisme et à contrer le droit des peuples. Leur cri­
tique s'étendit jusqu'à l'expression « principe de légitimité » et au concept
même de « légitimité », faussement entaché d'un caractère conservateur.
La Grande-Bretagne s'opposa à une intervention de la Sainte Alliance
dans les ex-colonies espagnoles d'Amérique. Cette opposition motiva la
« doctrine Monroe »... suggérée par l'Anglais Canning. Après la révolu­
tion française de 1 830, l'ancienne doctrine de la légitimité et de l'interven­
tion fit place à la non ingérence, érigée en principe fondamental du droit
international positif. Celui-ci, en dépit de la montée du principe des natio­
nalités en Europe après 1 848, fut désormais caractérisé par l'indifférence
vis-à-vis des constitutions des États, donc par l'expulsion de tout critère de
légitimité, au profit de la seule coexistence pacifique entre les États.

B. l 'EXEMPLE PE LA POCTRINE MONROE

Ce que le gouvernement américain repoussait dans la Sainte Alliance,


il l'accomplit lui-même au moyen de la doctrine Monroe, relayée par la
doctrine Tobar. Les États-Unis, en revendiquant et en obtenant le droit de
s'immiscer dans les affaires intérieures des Républiques de l'hémisphère
occidental, ont transformé cet hémisphère en une « communauté de droit
des gens ». Cette communauté n'est pas menacée par l'adhésion des pays
ibéro-américains et du Canada (dominion britannique) à la Ligue de Ge­
nève, car le pacte de 1919 a reconnu la primauté de la doctrine de 1 823. Au
moyen de cette doctrine, Washington a rempli les deux exigences de toute
fédération, à savoir la garantie de l'intégrité et de l'indépendance des États
sur la base de leur homogénéité constitutionnelle. En se réservant le droit
de reconnaître ou de ne pas reconnaître les gouvernements de leurs voisins
du sud, en concluant des traités d'intervention qui leur donnent la faculté
d'y rétablir « la sécurité et l'ordre publics », en s'accordant la possibilité
d'agir en cas d'« abus » de la souveraineté des États ou de l'autodétermi­
nation des peuples du continent, les États-Unis ont acquîs une « souve-
CRITIQUES DE DROIT INTERNATIONAL SOUS WEIMER 857

raineté » sur l'ensemble de l'hémisphère. En effet, dès qu'une Puissance


étrangère décide ce qu'est un « abus » de souveraineté, c'en est fini de
cette souveraineté et c'est la Puissance étrangère qui devient souveraine.
A l' inverse, nul n'est qualifié pour dire si les États-Unis « abusent » eux­
mêmes de leur souveraineté. Ces derniers ont ainsi montré que lorsqu'un
ordre international se forme, que ce soit sur la base d'un équilibre, comme
en Europe, ou d'une hégémonie, comme en Amérique, le principe de non
intervention cesse de prévaloir. Outre-Atlantique, la cohésion entre ordre
international et ordre intérieur a été reconnue à juste titre, car l'ordre in­
terétatique et l' ordre intra-étatique ne sont pas disjoints, mais se tiennent
dans un rapport de dépendance réciproque. Schmitt amorce ici la remise en
cause de la séparation « positiviste » entre droit interne et droit internatio­
nal, qu'il développera dans ses travaux sur le « droit commun européen ».

2. !lOMOGÉNÉITÉ, INTERVENTION ET DÉMOCRATIE

Pour le juriste, la logique qui permettait à la Sainte Alliance d'intervenir


dans les États européens au nom de la légitimité monarchique, ou celle
qui permet aux États-Unis d'intervenir dans les États américains au nom
de la légitimité républicaine, est transposable à l' institution de Genève et
à des interventions menées au nom du droit des peuples. Il n'y a pas de
fédération sans cohésion et pas de principe de légitimité sans intervention.
Une fédération d'États a pour condition la similitude de la Constitution des
États qui la composent. Cette fédération doit posséder des critères qui lui
permettent de déterminer ce qui est légitime et ce qui ne l'est pas, donc in­
tervenir le cas échéant, l'intervention résultant précisément de la nécessité
de garantir la cohésion, condition de la fédération. Les formes d'homogé­
néité ne se laissent pas énoncer en droit de la même manière que les formes
de garantie. Mais la garantie est inséparable de l'homogénéité, et l'ho­
mogénéité, inséparable de la garantie. C'est pourquoi toute Constitution
fédérative contient des dispositions fixant l'homogénéité de ses membres.
Malgré le principe de non ingérence, de nombreux États membres de la
SDN ne permettraient pas le retour des Hohenzollern en Allemagne ou des
Habsbourg en Autriche, car aucun État ne peut ignorer la Constitution de
ses voisins. De même, une partie de la doctrine tolère des « exceptions » au
principe, par exemple la théorie de l'intervention d'humanité qui, malgré
les conditions posées, donne aux grandes puissances l'opportunité d'agir à
858 LA PENSÉE D E CARL SCHMITT

l'endroit et au moment qu'elles choisissent (A. Rougier). Mais la Ligue de


Genève, à la différence de la Sainte Alliance, ne garantit que le Slatu quo
interétatique, elle se garde de toute immixtion dans les affaires intérieures
des États, cependant qu'elle ne respecte pas son propre principe de légiti­
mité, celui du droit des peuples.

Or, poursuit Schmitt, le principe de non ingérence, dans son acception


démocratique, ne vaut que si la Constitution de l'État concerné est elle­
même démocratique. Si cette Constitution ne l'est pas, une intervention
serait légitime qui rétablirait la souveraineté du peuple. Une telle interven­
tion ne serait pas contraire au principe (démocratique) de non ingérence,
car l' intervention (démocratique) créerait les présupposés de la non-ingé­
rence (la démocratie). Un peuple « libre » aurait donc le droit de s'immis­
cer dans les affaires d'un peuple « non libre » pour rétablir sa « liberté ».
Le juriste perçoit très clairement le risque d'impérialisme inhérent à toute
doctrine d'intervention, fût-elle « démocratique », car s'élève à nouveau
la question : quis judicabit ? Quel peuple est « libre » et qu'est-ce que la
« liberté » ? La souveraineté, pour être respectée, doit être respectable, dit­
on. Mais c'est là que commence le problème et que se pose la question cru­
ciale : qui décide ce qui est « respectable » et selon quels critères ? Pendant
la guerre mondiale, un principe de légitimité en droit des gens, donc l'idée
d'une congruence entre ordre international et ordre intérieur, n'en est pas
moins réapparu avec force, après la « positivisation » de la seconde moitié
du XIx'me siècle. Le principe démocratique fut opposé au principe mo­
narchique et la « Sainte Alliance des peuples » à la « Sainte Alliance des
rois ». La condition de l'homogénéité inhérente à toute fédération fut pré­
cisément exprimée par l'exigence que tous les États membres de la future
Société des Nations aient une constitution démocratique. « La SDN exige
des États démocratiques », « seul un État démocratique peut être membre
de la SDN », disait-on. Même si le Pacte n'a pas retenu cette condition
constitutionnelle, un critère démocratique de cohésion et d'intervention
n'en a pas moins remplacé l'ancien critère monarchique. Cependant, l'au­
todétermination des peuples peut fort bien substituer l 'hétérogénéité des
États à l'homogénéité visée au départ, car les peuples peuvent choisir des
gouvernements qui ne sont pas « démocratiques », du moins au sens libé­
ral (exemple de l'Italie fasciste).
CRITIQUES DE DROIT INTERNATIONAL SOUS WEIMER 859

3. LESENS POlITIQUEPU PRIN{fPE P 'INTERVENTION

Pourquoi Schmitt attaque-t-il le principe de non intervention et pro­


meut-il au contraire un principe d'intervention, alors que le premier, au
contraire du second, protège la souveraineté ? Il ne pense pas à la protec­
tion des minorités allemandes par le Reich, encore désarmé. En fait, sa
théorie, développée l'année même où la République de Weimar confirme
les accords de Rapallo avec Moscou par le traité de Berlin, est dirigée
contre l'URSS. La Ligue de Genève doit affronter la IIIême Internationale.
Si l'existence d'un État démocratique paraissait une menace de guerre à la
Sainte Alliance, celle de l'État soviétique en est une autre pour les États
européens.

D'après le juriste, la question épineuse de la reconnaissance de l'URSS


montre la contradiction virtuelle entre le principe démocratique d'auto­
détermination et le principe démocratique de non ingérence. Le premier
exige, sinon une intervention en Russie soviétique, du moins l'exclusion
d'un État non démocratique. Le second exige, sinon une reconnaissance
de la Russie soviétique, du moins la non immixtion dans les affaires d'un
État souverain. L'opposition entre la SDN et l'URSS déterminera le destin
de l'institution genevoise en tant que « fédération », écrit Schmitt en 1926.
Elle déterminera aussi le jugement porté par notre auteur sur la Ligue.
En devenant universelle, c'est-à-dire en admettant des États hétérogènes,
celle-ci se condanmerait à la décomposition. L'État soviétique n'étant pas
un État « normal » par rapport aux autres États de la communauté interna­
tionale, elle ne pourrait accepter son adhésion sans soulever le problème
des rapports entre le Kremlin et le Komintern, problème qui touche à la
Constitution de l'URSS. Du point de vue communiste, ce sont les États
démocratiques de la Ligue -cette « Sainte Alliance antisoviétique » se­
lon Niekisch- qui sont « anormaux », car ils ne sont qu'une superstruc­
ture capitaliste, et la Ligue elle-même n'est que la superstructure de cette
superstructure. La doctrine soviétique oppose à l'universalité d'une SDN
composée d'États bourgeois, l'universalité de la révolution prolétarienne
et de la fédération soviétique des ouvriers et des paysans. L'URSS ne sau­
rait par conséquent être admise dans la Ligue aux côtés des États démocra­
tiques, car elle y jouerait le même rôle que les partis communistes dans les
Parlements nationaux. Autrement dit, elle utiliserait l'institution à laquelle
elle participe dans le but d'abolir ses fondements. Mais la SDN n'a pas plus
860 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

établi de principe « concret » d'homogénéité que de principe « concret »


de révision. Certes, les Puissances alliées ont réaffirmé leurs idéaux dé­
mocratiques à l' encontre de la reconnaissance ou de l'admission de l'État
soviétique. Mais elles se sont comportées de manière si contradictoire vis­
à-vis de Moscou et ont manqué à tel point de convictions, désavouant à
moitié les interventions qu'elles menaient au nom de l'humanité et de la
civilisation, qu'il est difficile de croire que la Ligue devienne jamais une
« fédération » digne de ce nom, c'est-à-dire le tremplin d'une action contre
l'URSS. C'est ainsi, déplore Schmitt, qu'elle semble finalement prête à
admettre l'État soviétique8 1 3•

Après 1933 et le départ de Berlin de la SDN puis l' entrée de Moscou,


s'il maintient l'idée de la congruence nécessaire entre l'ordre interétatique
et l'ordre intra-étatique, il n'est plus question pour le juriste de prôner
un principe d'ingérence qui pourrait légitimer une intervention des dé­
mocraties occidentales et de la Ligue de Genève contre l'Allemagne na­
tionale-socialiste. Le risque est alors que l'Allemagne, non plus l'URSS,
apparaisse comme une Puissance hétérogène. D'où l'insistance sur l'ap­
partenance du Reich à la « communauté européenne ». En 1934-1936, Carl
Schmitt ne parle plus d'intervention. C'est l'égalité des droits qui est la
condition de la paix et de l'uuion de l'Europe. En 1938, il renverse com­
plètement sa position de 1926, puisqu'il récuse un principe d'intervention
qui justifierait une ingérence de la SDN en Europe centrale au nom de la
protection des minorités Guives) ou des droits de l'homme. De 1939 à
1942, par contre, l'Allemagne n'ayant plus à craindre l'ingérence occi­
dentale, la théorie du Grossraumordnung marque la synthèse du principe
de non intervention : l' exclusion des Puissances « étrangères » à l'espace
centre-européen, et du principe d'intervention : le droit d'action du Reich
dans sa sphère d'influence8 !4.

8 1 3 Sur cette partie, cf. Die Kemfrage des Volkerbundes, ppA-82 (conclusion republiée in
PuB, pp.43-44), dont les citations sont extraites, ainsi que Parlementarisme et démocra­
tie, p.38 ; P. Papaligouras, Op. cit., pp.335-337 ; M.M. Radoïkovitch, Op. cit., pp.236-246.
Rappelons que la première reconnaissance de l'URSS date du traité du BreSl:-Litovsk,
conclu par l'Allemagne impériale, et que l'Italie fasciste reconnut l'Union Soviétique en
signant avec elle le traité de commerce du 7 février 1924 !
8 14 NatÎonalsozialismus und Volkerrecht, pp.5-9, 17 ; « Sprengung der Lorcarno-Ge­
meinschaft durch Einschaltung der Sowjets » , pp.340-341 ; « Die nationalsozialiSlische
Gesetzgebung und der Vorbehalt des 'ordre public' im intemationalen Privatrecht »,
pp.204-211 ; Die Wendung zum diskriminierenden Kriegsbegrif.{, p.IS ; Volkerrechtliche
Grossraumordnung. , pp.17-21.
..
CRITIQUES DE DROIT INTERNATIONAL SOUS WEIMER 861

LA SoaÉTÉ PES NATIONS, l 'EUROPEET lES ÉTATS-UNIS

La Ligue de Genève pourrait-elle devenir, à l'instar de la Sainte Alliance,


une « fédération européenne » ? Cette question, à laquelle le juriste répond
par la négative en 1928, l'amène à prendre position sur les concepts de
« Société des Nations » et d'« Europe », à une époque (de 1924 à 1930) où
se sont succédés le projet de Paneurope de Coudenhove-Kalergi, le traité
de Locarno et l' adhésion de l'Allemagne à la SDN, les plans Dawes et
Young, le pacte Kellog, le plan Briand d'Union européenne. Plus précisé­
ment, elle l'amène à envisager deux problématiques : l'instrumentalisation
de la Ligue par la diplomatie française ; la position des États-Unis en Eu­
rope et leur rapport avec la Ligue. Cette réflexion est menée toujours avec
le même souci : comment éviter que l'Allemagne désarmée au milieu du
continent demeure un objet de la politique internationale des autres Puis­
sances ?

1. Pu RAPPORT ENTRElA SPN ETl 'EUROPE

La SDN a la forme juridique d'une institution internationale, mais po­


litiquement elle est essentiellement une conférence diplomatique perma­
nente flanquée d'une Cour de justice. Pourra-t-elle acquérir un caractère
fédératif ? Telle est la question clé. Les résolutions du Conseil ou de l'As­
semblée prises conformément au Pacte valent immédiatement pour tous
les États membres qui les ont votées. La Ligue n'est cependant pas un
Bund. Le caractère obligatoire de ses recommandations dépend du consen­
tement des États. Elle ne dirige aucun territoire fédératif. Elle ne dispose
pas du jus belli. Surtout, elle reste une continuation de l'Entente, car elle
n'a pas supprimé la distinction entre vainqueurs et vaincus, armés et dé­
sarmés, contrôleurs et contrôlés, créanciers et débiteurs, distinction ren­
forcée par la menace des « sanctions » de la part des États garantissant
la « sécurité » contre les États virtuellement « agresseurs ». « L 'admission
de l'Allemagne au Conseil de la SDN n 'a rien changé à cet état de fait ».
n est plus difficile d'identifier la structure de « l' Europe ». Qu'est-ce que
« l'Europe » ? Comment délimiter géographiquement les différents projets
portant le nom d'« Europe » ? La Grande-Bretagne appartient-elle à l'Eu­
rope ou ne constitue-t-elle pas avec ses dominions et colonies un empire
dont l'association au continent européen est impossible ? L'Espagne ap-
862 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

partient-elle à l'Europe ou n' entretient-elle pas des liens plus étroits avec
les pays d'Amérique latine qu'avec l'Europe centrale et septentrionale ?
La Russie, soviétique ou pas, appartient-elle à l'Europe ? La France, avec
son empire colonial, fait-elle partie de l'Europe, « ce qui reviendrait à lui
permettre d'imposer sa suprématie politique et militaire » ? L'Allemagne
endettée ne doit-elle pas se tourner vers les États-Unis plutôt que vers ses
voisins hostiles ? Le problème de l'Europe se réduit-il à un problème fran­
co-allemand ? Porte-t-il sur « la conSiruction d'un complexe économique
qui regrouperait l 'GueS!: de l 'Allemagne, le Nord-ES!: et l 'ES!: de la France,
la Belgique et le Luxembourg !!, c'est-à-dire le coeur houiller et sidérur­
gique du continent8 !5 ?

Quel lien existe-t-il entre la Ligue de Genève et l'union européenne ? Les


« pacifistes » tiennent ce lien pour évident : la Ligue est un instrument de
la paix et l'union européenne favorise la paix. « Aussi peut-on fondre ces
deux concepts, l'Europe et la SDN, en une unique représentation idéale de
la paix ». En fait, ces deux concepts désignent, selon Schmitt, les nouveaux
types d'agencements d'États, de plus grandes dimensions, que construisent
les Puissances modernes. C'est précisément la diplomatie française qui
constitue le lien organisatoire entre ces deux systèmes pluri-étatiques. La
relation SDNlEurope, malgré ce lien politique, n'en est pas moins contra­
dictoire, comme peut l'être la relation entre une union universelle et une
union continentale. Les partisans d'un système paneuropéen pensent que
la Ligue est avant tout une organisation « européenne », parce que l'Eu­
rope est la mieux représentée à Genève, que l'institution s'occupe essen­
tiellement de problèmes européens, que le départ des membres non euro­
péens, après celui du Brésil en 1926, entraînerait ipso facto la constitution
d'une ligue européenne Slricto sensu. A l'inverse, les partisans de la SDN
en tant qu'organisation universelle qualifient la crise de l'autonme 1926,
consécutive à l'entrée de l'Allemagne et au départ du Brésil, de « crise
d'européanisation » (G. Scelle). « L' européanisation » mettrait en danger
la qualité d'organisation internationale de la Société. La SDN est-elle une
forme d'union universelle ou une forme d'union européenne ? Une réelle
universalité impliquerait que la Ligue regroupe tous les États de la Terre,
qu'elle s'intéresse à tous les problèmes touchant la paix du monde, qu'elle
ramène à elle toutes les questions politiques décisives. Elle impliquerait

8 1 5 Ce sera l'aire de la CECA.


CRITIQUES DE DROIT INTERNATIONAL SOUS WEIMER 863

aussi qu'elle soit capable d'en imposer aux grandes puissances et qu'elle
ne fasse plus de distinction entre vainqueurs et vaincus. Faute de quoi,
elle ne sera jamais que l' instrument d'une coalition d'États en conflit avec
d'autres États. La Ligue ne réunit aucune de ces conditions. Elle n'est donc
pas une union universelle. Elle n'est pas non plus une union européenne,
car « elle entretient des liens trop étroits avec les Traités de Versailles,
Saint-Germain, Trianon et Neuilly ». Ayant pour objet la préservation du
Slatu quo de 1919-1920, c'est-à-dire un état « anormal » de paix-guerre,
elle empêche, bien plus qu'elle ne favorise, la pacification ou a fortiori
l'unification de l'Europe.

Tout compte fait, la SDN est une organisation « internationale » qui ga­
rantit l'ordre « européen » issu des diktaten. Elle est l'instance à travers
laquelle les États du monde entier statuent sur les problèmes de l'Europe.
Les conférences de la banlieue parisienne avaient déjà vu la participation
de tous les États du globe, notamment le Japon et les États-Unis, alors
qu'elles avaient pour objet principal la redistribution territoriale en Eu­
rope centrale, puisque la guerre de 19 14-19 18, à l'instar des guerres de la
Révolution et de l'Empire, avait été une guerre « européenne », devenue
« mondiale » avec l'intervention américaine. La Ligue, observe rétrospec­
tivement le juriste en 1950, voulut être à la fois une organisation univer­
selle et une organisation européenne. La raison profonde de son échec tient
à cette indécision entre l'universum et le pluriversum 816 •

2. l 'INSTRUMENTAl/SATION FRANÇAISE DE LA SIJN ET DE L 'EuROPE

Le lien organisé par la diplomatie française entre la SDN et l'Europe, entre


la SDN-forme d'union universelle et la SDN-forme d'union européenne,
qu'évoque et dénonce Carl Schmitt , a été étudié plus à fond par Stanley
Hoffmann8 17• Il faut en dire deux mots pour comprendre le regard schmit­
tien sur la Ligue et « l'Europe ». Il existait un lien étroit entre la SDN et
le statut européen de 1 9 19-1920, observe Hoffmann, les bases de la Ligue
n'étant ni plus ni moins que les traités de paix. La garantie de l'indépena
dance politique et de l'intégrité territoriale des États impliquait, pour les

816 El nomos de la tierra. . . , pp.301-307.


8 17 S. Hoffmallll : Organisations internationales et pouvoirs politiques des États, Paris, A.
Colin, 1954, pp.130-147.
864 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

juristes français, la garantie de cette indépendance et de cette intégrité par


une institution internationale, la Société des Nations. C'est pour préserver
leur souveraineté (but conservateur) que les États devaient abandonner à
l'Organisation certaines compétences (moyen révolutionnaire). La thèse
française prit deux formes : la doctrine juridique de la sécurité collective
(universelle), la doctrine politique de la ligue européenne (régionale).
Sous ces deux formes, la tentative française d'instrumentaliser la SDN
fit long feu. S'agissant de la ligue européenne (on reparlera de la sécurité
collective plus loin), elle organisait un statut particulier de l'Europe au sein
du statut général de la Société, le projet développé par Briand s' inscrivant
délibérément dans le système des garanties de l'institution genevoise. Cette
doctrine « européenne » échoua pour deux raisons. Primo, la contradiction
entre cette doctrine et les admissions d'États à Genève. Il n'était plus pos­
sible de faire de la ligue un instrument de politique anti-allemande à partir
du moment où l'ennemi désigné y participait. D'aucuns auraient voulu
que soient appliqués des critères sévères d'admissibilité, correspondant à
la lettre de l'article 1-2 du Pacte. Mais c'eût été avoué la volonté de trans­
former la SDN en une alliance destinée à figer le statut de l'Europe ainsi
que l'hostilité entre vainqueurs et vaincus, alors même que le Slatu quo,
que devait garantir la Ligue, était dénoncé non seulement par l'Allemagne,
la Hongrie et la Bulgarie, mais aussi par l'Italie et l'URSS. Secundo, la
contradiction entre le caractère européen de la ligue et l'universalisme de
la Société, entre la sécurité « européenne » et la sécurité « collective ».
L'attitude de Paris lors les affaires de Mandchourie et surtout d'Ethiopie
montra que les deux formes de la thèse française étaient inconciliables.
D'un côté, la France voulait se ménager des alliés contre le Reich, notam­
ment l'Italie, protectrice de l'indépendance autrichienne, elle-même ga­
rante de la sécurité tchécoslovaque. De l' autre, elle devait sanctionner les
États coupables du délit d'agression, dont l'Italie après qu'elle eût envahi
l'Ethiopie.

3. LA POSITION PES ÉTATS-UNIS EN EUROPE ET VIS-A"-V1S PE LA SIJN

Le problème du lien entre la SDN et l'Europe n'est pas seulement l'af­


faire de la diplomatie française. Ce problème concerne « avant tout »,
souligne Schmitt, les rapports entre la Ligue et l'Amérique. Apparemment,
les États-Unis sont délibérément absents de la SDN de Genève. On sait
CRITIQUES DE DROIT INTERNATIONAL SOUS WEIMER 865

qu'en réalité, ils sont effectivement présents, d'une façon indirecte mais
efficace, par le biais des États latino-américains membres de la Ligue dont
la politique étrangère est contrôlée par Washington, par le biais aussi de
la doctrine Monroe qu'a reconnue le Pacte et qui met le continent améri­
cain à l'abri de toute intervention extérieure. Cette combinaison d'absence
officielle et de présence effective caractérise les rapports entre la SDN et
les États-Unis, entre l'Europe et les États-Unis, isolationnistes au plan mi­
litaire mais pas financier. Elle est même inscrite au coeur de la structure
d'ensemble des rapports entre États européens. On l'a dit, il n'y a pas d'ac­
cords passés entre l'Allemagne et les Alliés, en matière de réparations, de
dommages de guerre et de dettes, sans qu'il y ait un « citoyen américain »
présent au moment décisif. Après avoir joué un rôle déterminant durant la
guerre mondiale puis à la Conférence de la Paix, Washington entend conti­
nuer à jouer un rôle d'arbitre entre les vainqueurs et les vaincus. De fait, ce
sont eux qui arbitrent les clivages européens, pas la Ligue de Genève. Par
conséquent, ce n'est pas vers la SDN que l'Allemagne doit se tourner (en
1928), mais vers les États-Unis.

4. LE MIRAGE EURO-GENEVOIS

Conclusion du juriste : la Ligue de Genève ne saurait être l'instrument


d'une union européenne parce que son objet est de garantir le Slatu quo
et de légitimer la victoire de la France. Cette France ne désire pas plus se
couper de ses colonies, de l'Empire britannique et de l'Amérique, qu'elle
ne veut une « union européenne », c'est-à-dire une réconciliation avec
l'Allemagne. Une telle réconciliation supposerait la reconnaissance de
l'égalité des droits, ce que Paris refuse. « L'Europe » n'est pour la France
qu'un moyen de garantir sa suprématie sur le Reich. La SDN, malgré ses
liens avec le statut européen fixé en 1 9 19-1920, n'est pas une organisation
spécifique au continent européen ni l' instance qui tranche les questions
européennes les plus importantes, mais une forme d'« universalisation »
des problèmes européens. Des institutions animées par les idéaux du pa­
cifisme, du libéralisme ou de la social-démocratie, comme la Société des
Nations et « l'Europe », ne sauraient être les môles d'une « authentique »
construction politique, pour deux raisons. D'abord, elles empêchent de re­
connaître le véritable arbitre du continent, les États-Unis. Ensuite, elles sont
dépourvues de la détermination politique qu'exigerait la constitution d'une
866 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

union européenne. Celle-ci impliquerait de nouveaux rapports d'hostilité


à l' échelle planétaire, car la formation d'une nouvelle Puissance mondiale
provoque immanquablement de nouveaux regroupements amis-ennemis.
Le destin de la Sainte Alliance montre à quelles oppositions -la doctrine
Monroe suggérée par Canning, à l'époque- se heurterait une « fédération
européenne ». Sous cet angle, l'unité de l'Europe, face à l'hostilité des
Anglo-Saxons ou de l'URSS, serait encore plus « miraculeuse » que l'uni­
té de l'Allemagne, laquelle engendra précisément des antagonismes nou­
veaux, dont la guerre de 1914- 1 9 1 8 fut une conséquence8 !8 .

LA « DISSOLUTION » DE LA SIJN DE L 'ENTRÉE DE L 'URSSA" LA GUERRE 0 'ETll/OPIE

En 1934 et en 1936, Carl Schmitt retrace rétrospectivement l'évolution


de la SDN du point de vue de sa composition et de sa structure internes.
Après l'admission de l'URSS puis la conquête de l'Abyssinie, la question
de savoir si le V6lkerbund était un véritable Bund -l'analyse de cette notion
ayant déjà révélé le caractère contradictoire des institutions genevoises8!9
est tranchée. La Ligue n'offre ni un minimum d'homogénéité, ni un mi­
nimum de garantie pour ses membres. Après l'échec des sanctions contre
l'Italie, la problématique de la « fédéralisation » et de « l'institutionnalisa­
tion » du droit international n'en prendra pas moins une nouvelle vigueur
en s'inscrivant dans le cadre de l'évolution vers un concept discriminatoire
de guerre.

1. LEs MUTATIONS DE LA SIJN

Wilson, avec ses idéaux démocratiques et humanitaires, fut le fondateur


de la Société des Nations. Le refus du Sénat américain de ratifier le Pacte
entraîna pour la Ligue une perte d'identité. En 1920, la SDN connut donc
une première transformation décisive. La Ligue de 1920 n'était pas celle
qui avait été prévue en 1919, car l'abstention des États-Unis affecta la na­
ture politico-juridique de l'institution, toute communauté étant définie par
l'identité de ses membres. Une deuxième transformation intervint après

818 Sur cette partie, cf. « La Société des Nations et l'Europe », pp.19-29, dont les citations
sont extraites.
8 1 9 Théorie de la Constitution, pp.527-535.
CRITIQUES DE DROIT INTERNATIONAL SOUS WEIMER 867

la rupture de la similitude constitutionnelle des États membres, lorsque


l'Italie fasciste s'affirma, malgré une vigoureuse opposition, en tant que
membre non démocratique-libéral de la Ligue. On remarque qu'en 1926,
le juriste n'avait pas relevé cette singularité de l'Italie au sein de la SDN.
Il n'a jamais songé à une exclusion de l'État fasciste et, pour lui, le fas­
cisme ne rompt pas la « communauté européenne », au contraire du com­
munisme. En 1934, au moment où il écrit, de nombreux États (d'Europe
centrale) sont des membres à part entière de la Ligue, bien qu'ils ne ré­
pondent pas du tout aux critères de la démocratie libérale. La troisième
transformation vint de ce que l'Allemagne et le Japon, Puissances révi­
sionnistes, furent des membres permanents du Conseil, avant leur départ
en 1933. Une quatrième transformation, décisive, est due à l'admission
de l'URSS, à l'instigation de la France. Cette admission a une importance
extrême en droit international puisqu'elle implique de reconnaître le bol­
chevisme russe comme l'une « des grandesformes de civilisation » et l'un
« des principaux sySlèmes juridiques du monde » (article 9 du Statut de
la CP JI), bref, comme un régime politique égal à tous les autres régimes.
Ayant renoncé à examiner les liens de l'URSS avec le Komintern, à lui im­
poser un système de limitation des armements, à soulever la question de la
protection des minorités, à terur compte de la nature du régime soviétique,
la SDN a ru plus ru moins perdu sa substance politico-juridique. De l'hos­
tilité à l'égard de la Russie soviétique, elle est passée à sa reconnaissance
en tant que grande puissance, puisqu'elle dîspose d'un siège permanent au
Conseil. La Ligue ne peut donc plus prétendre à être une « fédération » ;
elle n'est qu'une simple coalition d'États, semblable à celle qui mena la
guerre de 1914. Ce caractère d'alliance s'accentuera en 1937 après le retrait
de l'Italie. La dernîère « illusion » d'un ordre institutionnel fédératif s'est
dissipée. La réserve schmittienne à l'égard de la SDN, encore perceptible
en 1926 voire 1928, disparaît complètement avec l'entrée de l'URSS820 .

2. l 'AFFAIRE ÉTIlIOPIENNE, GLAS DE LA SIJN

Le 3 octobre 1935 débuta l'offensive italienne en Abyssinie. Celle-ci


étant membre de la SDN, la Ligue avait l'obligation de garantir son indé­
pendance politique et son intégrité territoriale. Aussi, le Conseil, malgré
82 °Nationalsozialismus und Volkerrecht, pp.25-28 ; « Sowjet-Union und Genfer V61ker­
bund » , pp.263-268.
868 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

les réticences de la France qui tenait à conserver l'appui de Rome face à


Berlin, déclara l'Italie en rupture du Pacte. Un Comité spécial, composé
des États membres, fut chargé de veiller à l'application des sanctions prises
en vertu de l'article 16. Mais l' embargo ne toucha pas les matériaux stra­
tégiques dont l'Italie avait besoin pour poursuivre la guerre, car Mussolini
avait fait comprendre qu'une telle mesure constituerait un acte d'hostilité
dont il tirerait les conséquences. Le 9 mai 1936, l'Abyssinie était incorpo­
rée à l'Empire italien. La Ligue était placée devant l'alternative suivante.
Soit agir militairement contre l'Italie et rétablir la souveraineté de l'Abys­
sinie. Soit abandonner le régime des sanctions : ce qu'elle fit le 6 juillet.

Carl Schmitt prend position sur la « querelle des sanctions » tout en


poursuivant sa critique fondamentale de la SDN. Le destin de l'Ethiopie,
dit-il, a révélé la question cruciale inhérente à toute fédération : la garan­
tie de l'existence politique sur la base de l'homogénéité, la force de la
Ligue ne dépendant pas de son universalité, mais de « l' affinité de struc­
ture et d'esprit » entre ses membres. Le juriste ne critique pas la faillite
de l'obligation de garantie contenue dans l'article 10 du Pacte. Une telle
position l'amènerait à soutenir la campagne des sanctions contre l'Italie,
alors qu'il entend militer pour une alliance germano-italienne. Il critique
l'absence de critères matériels d'admission et l'universalisme de la Ligue,
qui ont permis à l'Empire du Négus de devenir membre à part entière
d'une organisation accueillant indifféremment toutes les unités politiques,
sans poser d'autres critères que formels. Mais il ne saurait y avoir de ga­
rantie sans homogénéité. C'est pourquoi les sanctions contre l'Italie n'ont
pas de réelle validité, dès lors que l'Abyssinie n'a pas les qualités d'un
membre « authentique » de la communauté internationale. Pour justifier sa
conquête de l' Éthiopie, l'Italie pouvait invoquer la doctrine classique du
droit des gens, qui admet pour tout État souverain le droit de faire la guerre
selon son propre jugement. Elle pouvait faire valoir que l'expansion de
son domaine colonial était d'une nécessité vitale pour un « peuple jeune »
enserré dans un espace trop étroit. Elle pouvait alléguer que l'Ethiopie
n'avait pas les qualités requises pour être considérée comme un État civi­
lisé à égalité de droits. C'est ce dernier point que retient Schmitt, non pas
une version italienne du Lebensraum. Le gouvernement italien posa, dès
le début du conflit, la question de l'appartenance de l'Abyssinie à la com­
munauté des États, c'est-à-dire la question de la cohésion du V6lkerbund.
Costamagna fit valoir, rapporte Schmitt, que l'Abyssinie, royaume tribal,
CRITIQUES DE DROIT INTERNATIONAL SOUS WEIMER 869

féodal et esclavagiste, ne correspondait pas aux critères politico-juridiques


indispensables à sa reconnaissance comme État souverain membre de la
communauté internationale. Schmitt partage ce raisonnement, qui est une
conséquence de l'affirmation de la spécificité du concept d' État. Il s'en
fera encore l'écho en 1942, s'indignant des attaques de Gaston Jèze contre
l'Italie et de son soutien au Négus devant le Conseil de la SDN82 !.

A nouveau, il pose la question de la substance politique de la Ligue de


Genève, en retraçant une seconde fois l'évolution interne de l'institution.
La SDN initiale, à la base du Pacte, relevait de l'esprit de Wilson. Les
États-Unis n' ayant pas adhéré au Co venant, une 2'me SDN est née, dirigée
par les quatre Puissances alliées : France, Grande-Bretagne, Italie, Japon.
L'entrée du Reich a impliqué une 3'me SDN. Le départ du Japon, une 4ème
et celui de l'Allemagne, une 5ème. L'admission de l'URSS, une 6'me. Enfin,
avec la conquête de l'Ethiopie et le maintien de l'Italie, une 7ème SDN ap­
paraît. On pourrait ajouter : une 8'me après le retrait de l'Italie en 1937, une
9'me après l'exclusion de l'URSS en 1939. Aucune communauté politique
digne de ce nom ne saurait supporter ces allées-et-venues de membres si
différents. Comment la SDN, après de tels compromis et de telles varia­
tions, pourrait-elle garantir la paix en Europe et dans le monde ? La Ligue
de Genève est dépourvue de continuité et de cohésion. Son relativisme
accompagne son universalisme et la rend incapable de dîstinguer l'homo­
gène et l'hétérogène, et moins encore, l'ami et l'ennemi822 .

LA [RITIQUE DE LA SÉWRITÉ COllECTIVE

La Société des Nations devait créer une communauté internationale entre


États amis dont la Constitution s'accorde avec les principes du Pacte. Elle
aurait par conséquent dû rejeter comme ennemis les États dont la Consti­
tution est en désaccord avec ses principes. Mais elle a opté pour l'univer­
salité au détriment de l'homogénéité. Pourquoi ? Parce que le Covenant est
un traité de sécurité collective, même s'il n'emploie pas cette expression,
821 « La fonnation de l'esprit français par les légistes », p.206. Sur l'affaire éthiopienne,
cf. Ch. Rousseau : « L'application des sanctions contre l'Italie et le droit international »,
RDILe, 1936, pp.5-64, « Le conflit italo-éthiopien » , RGDIP, 1937, pp.291-312.
822 « Die siebente Wandlung des Genfer Vôlkerbundes ... », in PuB, pp.210-213 ; A. von
Freytagh-Loringhoven : La politique étrangère de l 'Allemagne 1933-1941, Paris, F. Sor­
lot, 1942, pp.76-80.
870 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

et que l'universalité est la condition d'une sécurité collective plus efficace.


La SDN a donc prétendu accueillir en son sein tous les États du globe, sans
examiner leur régime. Elle a ainsi cherché à nier la notion d'hostilité ou
même d'hétérogénéité. La logique même du droit international moderne
mène à une impasse, si l'on suit le juriste. Il n'y a pas de sécurité collective
sans universalité ; mais il n'y a pas de communauté internationale sans
homogénéité des États. D'un côté, l'universalité implique l'hétérogénéité,
donc l'hostilité potentielle ; de l'autre, l'homogénéité transforme l'organi­
sation internationale en simple coalition.

1. LA SIJN, PRINUPAl TRAITÉ DE SÉWRITÉ COllECTIVE

Qu'est-ce que la sécurité collective ? Elle vise à maintenir la paix entre


les États, au besoin par la force, c'est-à-dire par des sanctions internatio­
nales, diplomatiques, économiques ou militaires. Pour cela, elle propose
une garantie mutuelle de l'intégrité territoriale et de l'indépendance poli­
tique des États, en considérant que la violation de la paix de la part d'un
État contre un autre État affecte tous les États, tenus de prêter assistance à
l'État agressé et de ne pas prêter assistance à l'État agresseur. Elle repose
donc sur le principe de l'indivisibilité de la paix : la rupture de la paix
en un endroit ou à un moment quelconque affecte l'ensemble des État,
et sur le principe, dissuasif et/ou coercitif, de la supériorité collective de
l'ensemble des États, du moins les principaux d'entre eux, ligués contre
l'agresseur. Il est en effet entendu que la violation du pacte de la SDN, ou
celle du pacte Briand-Kellog, a pour conséquence de libérer les autres États
parties de leur obligation de ne pas recourir à la force contre le peace brea­
ker. La sécurité collective exclut par conséquent le droit de la neutralité et
rend caduques les alliances classiques. Les notions d'ami, d'ennemi et de
neutre perdent leur sens politique au sein de cette « coalition universelle »
dont les actions coercitives, militaires ou non militaires, prennent la forme
de « sanctions », facultatives ou obligatoires. En 1935, la critique schmit­
tienne de la sécurité collective s'effectue dans un contexte bien précis :
au moment où Barthou s'efforce d'intégrer l'URSS au système des traités
conclus par Paris avec ses alliés d'Europe centrale. Ce sont ces « pactes
collectifs d'assistance mutuelle », qui complètent la garantie de la SDN,
que Schmitt vise concrètement. Il pense notamment à la proposition fran­
çaise d'un Pacte de l'Est (le « Locarno oriental ») en vertu duquel la Fin-
CRITIQUES DE DROIT INTERNATIONAL SOUS WEIMER 871

lande, l'Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Pologne, la Tchécoslovaquie,


l'URSS et l'Allemagne, sous la garantie de la France, s'engageraient à une
aide militaire immédiate au cas où l'un de ces pays serait attaqué par un
autre. Mais le gouvernement du Reich préférait les accords bilatéraux aux
traités multilatéraux. Surtout, il lui paraissait inconcevable de s'engager
à venir en aide à une série d'États sur la politique desquels il n'exerçait
aucune influence et avec lesquels il n'était lié ni par l'amitié ni par une
communauté d'intérêts.

2. LEs CONTRADICTIONS DE LA SÉWRITÉ COllECTIVE

A partir de l'examen des pactes mis en place par la France sous le cou­
vert de la Ligue, Schmitt développe une critique systématique de la sécu­
rité collective. En 1938-1939, c'est l'institution de la neutralité qui servira
de vecteur essentiel dans la lutte contre le système collectif de la SDN. Le
concept, selon le juriste, est l'expression d'un droit international « norma­
tiviste », c'est-à-dire un droit qui ignore les réalités géopolitiques. En effet,
quelles sont les conséquences virtuelles concrètes d'un traité de sécurité
collective, c'est-à-dire un traité englobant des États qui ne sont pas liés
par une communauté d'intérêts ou de valeurs ? D'une part, les conflits
sont universalisés, au lieu d'être circonscrits, car ces traités, abolissant la
neutralité, ne prévoient pas seulement un « droit d'assistance », mais un
« devoir d'assistance », dont le manquement doit lui-même être sanction­
né (<< sanction de la sanction »). D'autre part, tous les États se promettant
assistance sans distinction aucune, chaque cocontractant est tenu de par­
ticiper à « l'action collective » sans qu'il soit l'ennemi réel de « l' agres­
seur », voire bien qu'il soit l'ami de cet « agresseur ». Pour Schmitt, cette
logique « universaliste » des pactes collectifs, fondée sur une solidarité qui
n'existe pas entre tous les États, les condanme à l' autodissolution.

L'assistance mutuelle implique que les États parties soient de puissance


équivalente, sinon « la formule une assistance une assistance devient

aussi problématique que l'équation un mark un mark durant l'inflation ».


La « fiction » de l'assistance mutuelle se transforme en protectorat des pe­


tits États par les grands. Ceux-ci décident s'il y a « agression », qui est
« l'agresseur » et quelles « sanctions » doivent être prises, puisque l'as­
sistance ne saurait découler de l'application automatique d'une norme
872 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

générale définissant préalablement « l'agression », « l'agresseur » et


les « sanctions ». L'institution de l'assistance n'offre pas seulement aux
grandes puissances une « super garantie » du Slatu quo, mais aussi le droit
de s'immiscer dans les litiges mettant aux prises les autres États et ce­
lui d'obliger ces derniers, au péril de leur existence, à les suivre dans les
propres conflits qu'elles livreront. La contradiction la plus profonde du sys­
tème collectif réside dans la question de l'ennemi supposé. Si l'agresseur
présumé se tient en dehors du traité, celui-ci n'est ni plus ni moins qu'une
alliance. De fait, les traités de sécurité collective finissent en traités d'al­
liance et l'organisation internationale, en simple coalition. Tel fut le destin
de la SDN. Si, au contraire, le traité est réellement universel, cela signifie
que pour chaque État partie, un État cocontractant peut aussi bien être un
allié potentiel, une « victime », qu'un ennemi virtuel, un « agresseur » !

La mise en œuvre de la sécurité collective dépend de la définition de


l'agression. Soit celle-ci désigne toute initiative de recours à la contrainte
de la part d'un État contre un autre État : dans ce cas, le droit d'invoquer la
légitime défense individuelle ou collective devient quasi-illimité. Soit elle
ne désigne que l' initiative du recours direct à la force armée de la part d'un
État contre un autre État : dans ce cas, les États ne sont pas protégés vis-à­
vis des autres moyens de coercition ou de subversion. Schmitt insiste sur
ce dernier cas. Une telle définition de l'agression, ne protégeant pas réel­
lement les droits fondamentaux des États, se tiendrait au service de l'im­
périalisme économique (occidental) ou de la stratégie révolutionnaire (so­
viétique). Polémiquement, il compare le droit international au droit pénal
et voit dans l'axiome nul/a agressio sine lege, par analogie avec l'axiome
nullum cri men sine lege, la Magna Charta de l'agresseur en droit interna­
tional, par analogie avec la Magna Charta du criminel en droit pénal. C'est
dans cette perspective qu'il cite Sir Austin Chamberlain. Celui-ci dénon­
çait la définition de l' agression suivant des critères rigides et précis comme
étant « de nature à conSiituer un piège pour l 'innocent et une indication
pour le coupable », la détermination de l' agresseur ne dépendant plus du
fond de la question, « mais de l 'habileté dontferaitpreuve l 'une des parties
en poussant ou en incitant l 'autre à accomplir l 'un des actes indiqués dans
CRITIQUES DE DROIT INTERNATIONAL SOUS WEIMER 873

la définition (de l'agression» ). Bref, le « droit » se réduirait concrètement


à provoquer un adversaire de bonne foi à entreprendre une action militaire
afin de justifier un recours individuel ou collectif à la force armée contre
lui en simulant la légitime défense823•

Pour le juriste allemand, les contradictions de la SDN et de la sécurité


collective ne peuvent être surmontées que par une « union européenne ».
n appelle alors à « la connaissance de l 'ordre concret de la communauté
des peuples européens »824. Tel est le point de départ et le programme de
ses recherches, via le droit international privé, sur le « droit commun eu­
ropéen » et le jus publicum europaeum, qui occuperont, en liaison avec le
Grossraum, une large partie de son œuvre de 1936 à 1950.

82 3 « Ueber die innere Logik der Allgemeinpakte auf Gegenseitigkeit » , in PuB, pp.204-

209 ; « Die Ara der integralen Politik » , pp.14-15 ; El nomos de la tierra... , p.362 ; S.
Hoffmann, Op. cil., pp.130-147. Cf. E. Aroneanu : La définition de l 'agression. Exposé
objectif, Paris, Ed. Internationales, 1958.
824 « Ueber die innere Logik der Allgemeinpakte auf Gegenseitigkeit », p.209.
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE III"" IlE!m

Après la liquidation de la République de Weimar, la lutte contre Ver­


sailles et Genève prend une nouvelle tournure. La révision du diktat n'est­
elle pas la mission historique d'Hitler825 ? L'avènement du national-socia­
lisme826 modifie la posture de Carl Schmitt . Jusqu' alors, ses écrits de droit
international étaient ceux d'un opposant. A partir de 1933, il n'est plus un
opposant ; il est l'un des chefs de file des juristes allemands. Il participe
ainsi à la formation de la doctrine officielle, non sans critiques ni débats,
tout en systématisant ou en radicalisant bien des idées élaborées sous Wei­
mar et développées encore après 1945. De manière significative, il identi­
fie la position des juristes allemands, y compris la sienne, à celle du Reich.
Ainsi, lorsqu'il développe son argumentation sur l'égalité des droits, le
grand thème de l' année 1934 outre-Rhin, il écrit : « nous », « la subSlance
juridique de la science du droit des gens se tient aujourd'hui chez nous.
Nous lafaisons valoir lorsque nous revendiquons notre droitfondamental
à l'égalité et à l 'égalité des droits, notre droit fondamental à l 'exiSlence,
à l'autodétermination, à la légitime défense et aux moyens d'assurer cette
défense ».

825 Ainsi que Schmitt le confiait aujeune Sombart (Ibid, p.322). Rappelons qu'en vertu de
l'article 4 de la loi du 24 mars 1933, le gouvernement, donc le Chancelier, est le maître de
la politique étrangère, puisque les traités n'ont pas à être ratifiés par le Parlement.
826 En droit des gens, la doctrine allemande reflète l'évolution de la politique étrangère du
Reich. Elle passe de l'égalité des droits, de la souveraineté de l' État et du principe des
nationalités, au Grossraum, au Reich et au Volksgruppenrecht, en même temps que l'Al­
lemagne passe de la préoccupation de la sécurité à celle de l 'hégémonie. Mais, comme
en droit interne, cette doctrine ne saurait être qualifiée de « nationale-socialiste » qu'avec
précautions, la GleichschaltlUlg n'ayant pas supprimé la variété des opinions ni les contro­
verses doctrinales. Néanmoins, les juriSl:es allemands à l'œuvre après 1933 partagent, sur
l'essentiel, des convictions commlUles, qui ont en partie pu être exprimées sous Weimar,
l'avènement du IIIème Reich permettant leur développement dans lUl contexte plus favora­
ble.
876 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

LA « PENSÉE p'ORPRE CONCRET » ET LE PROIT INTERNATIONAL

En tant que leader d'une doctrine qui considère le droit des gens comme
un « droit géopolitique » et qui entend justifier la révision des traités de
la banlieue parisienne, Schmitt se place désormais à l'enseigne du natio­
nal-socialisme et de la « pensée d'ordre concret ». Celle-ci sert de fonde­
ment à la revendication de la Gleichberechtigung, à l'idée de la « com­
munauté européenne » et du « droit commun européen », à la théorie du
Grossraumordnung et aujus publicum europaeum. Elle est en quelque sorte
la pensée « nationale-socialiste » du droit international selon notre auteur.
Plus précisément, elle est le type de pensée qui doit servir de base juridique
à la nouvelle politique étrangère allemande. Si la décision à elle seule ne
justifie rien : on peut toujours lui opposer une autre décision, « l'ordre
concret », par contre, comporte un type d'argumentation qui permet de
légitimer la lutte contre Versailles ou Genève et de s'opposer à l'École de
Vienne, l'adversaire « intérieure » principale. L'École autrichienne enté­
rine le Slatu quo et subordonne l'État à la SDN, car le fondement « posi­
tif» de l'ordre international, assimilé à une hiérarchie moniste de normes,
n'est rien moins que les traités de 1919- 1920, « normes supérieures » que
l'Allemagne devrait respecter en vertu du « principe fondamental » pacta
sunt servanda. La doctrine allemande peut d'autant moins récuser la va­
lidité des traités de paix sous prétexte qu'ils auraient été conclus sous la
contrainte, que la reconnaissance du caractère licite du recours à la guerre,
prônée par cette doctrine, implique d'admettre le caractère licite du régime
conventionnel instauré à la suite d'une guerre. Mais la « pensée d'ordre
concret » présente l'avantage de soumettre les traités à la « structure » du
système international. C'est avec cette « structure », qui repose sur l'égale
souveraineté des États, que les traités doivent être compatibles. Or, le Trai­
té de Versailles comme le Pacte de Genève sont en contradiction avec les
fondements dudit système, c'est-à-dire avec les « droits fondamentaux des
États ». C'est à ce titre qu'ils sont frappés d'invalidité. L'ancienne théorie
des droits fondamentaux des États, critiquée par les nouvelles tendances
du droit international mais reprise par les juristes allemands, sert ainsi de
base de révision aux traités « injustes » en vigueur, qui vont à l'encontre
de la nature « intersubjective » du droit des gens.
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 877

NATIONAl-soaALISNE ET PROIT INTERNATIONAL

Carl Schmitt adhère à l'idée officielle selon laquelle le national-socia­


lisme est en accord avec l'essence dujus gentium, c'est-à-dire avec l'an­
cien droit des gens fondé sur la reconnaissance du jus belli ac pacis et
de l'égale souveraineté des États. « Il faut revenir aux sources du droit
des gens », dit-il. La « pensée de l'ordre concret » répond très exactement
à ce programme, dirigé contre la philosophie du droit international éma­
nant des Puissances occidentales et des institutions genevoises. En véri­
té, la doctrine allemande, y compris Schmitt, même s'il se veut en 1950
« le dernier théoricien du jus publicum europaeum », ne se borne pas à
réhabiliter l'ancien droit des gens. Certes, elle défend le droit de la guerre
et de la neutralité interétatique, par opposition au système collectif et dis­
criminatoire de la SDN. Contre les tendances universalistes et supranatio­
nales, elle conserve également l'idée que la communauté des États procède
de la parenté de civilisation de ces États, partageant un « droit commun »
qui « oblige » mais ne « prime » pas les droits internes. Jusqu'au tournant
de 1939 vers le v6lkische Grossraumordnung, le Reich reconnaît les règles
coutumières du droit international (l'article 4 de la Constitution de Weimar
est confirmé par la jurisprudence de la Cour de Leipzig après 1933).

Trois réserves sont cependant émises : la négation de toute autorité su­


pra-étatique, l' exclusion de l'URSS de la communauté internationale, la
protection et le regroupement des Allemands de l'étranger. Ces réserves
paraissent encore compatibles avec l'esprit du droit des gens ancien. Ce
n'est pas le cas des modifications substantielles suivantes apportées par la
doctrine : la neutralité « totale », le Grossraumordnung, le V6lksgruppen­
recht, la substitution du V6lkerrecht au Staatenrecht, c'est-à-dire la subs­
titution du Volk à l'État en tant que sujet du droit international... On sait
que le concept d'État est très controversé après 1933 et plus encore après
1938-1939 outre-Rhin. Si Koellreuter ou Wolgast en restent à la vieille
conception ünvôlkisch de la « société des États », Bruns, Gürke, Held ou
Walz, parlent, eux, de la « communauté juridique des peuples », et Hôhn,
Nicolaï, Dietze ou Kraaz, de la « communauté raciale des peuples ». Dans
le débat : Staatenrecht ou V6Ikerrecht ?, Schmitt adopte une position inter­
médiaire. En 1933-1937, il souligne l'existence de la « communauté juri­
dique des peuples européens », particulièrement visible en droit internatio­
nal privé. Mais il ne renonce pas au concept de souveraineté de l'État. En
878 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

1939-1942, par contre, il souligne que l'État est une réalité géographique
et historique dépassée, qui doit être remplacée par le Reich, mais sauve­
gardée en tant qu'« administration ». Le Volksgruppenrecht marque alors
la transition du « droit des États » au « droit des peuples ». C'est toutefois
le Reich, non le Volk, qui devient le nouveau sujet du nouveau droit des
gens827.

l 'ÉVOLUTION PE LA POCTRINE SUIMITTIENNEETL 'ÉVOLUTION PE LA POlITIQUE ÉTRANGÈREALW/ANPE

Orientant ou partageant les idées essentielles de la doctrine après 1933,


Carl Schmitt a lui aussi largement suivi l'évolution de la politique étran­
gère du III'me Reich, même si l'année 1937 marque d'une certaine manière
une inflexion maj eure.

De 1933 à 1936, l'ensemble des juristes et leur chef de file, pour qui le
retrait de l'Allemagne de la SDN a clarifié la position du Reich en poli­
tique internationale comme en droit international, insistent sur la souve­
raineté militaire et l'égalité des droits. La justification de la restauration
de la souveraineté plénière du Reich, c'est-à-dire du réarmement, du ré­
tablissement du service militaire obligatoire et de la remilitarisation de
la Rhénanie, s'appuie sur la théorie des droits fondamentaux des États,
sur le principe de la Gleichberechtigung et sur une triple dénonciation :
« l'injustice » du traité de Versailles, le non respect par les Alliés de leurs
propres engagements sur le désarmement, « l'anomalie » de la situation
de l'Allemagne désarmée et démilitarisée au sein de la « communauté des
peuples européens ». Cette justification s'accompagne de la mise en avant
d'un projet fondamental : la volonté d'organiser une coalition européenne,
dirigée par l'Allemagne, contre l'URSS. C'est par référence à ce projet
que sont durement critiqués le système collectif de la Ligue, l'admission
de l'URSS à Genève et le pacte d'assistance mutuelle franco-soviétique828 •

827 Cf. NatÎonalsozÎalismus und Volkerrecht, « Sprengung der Locarno-Gemeinschaft


durch Einschaltung der Sowjets » , « Die siebente Wandlung des Genfer Vôlkerbun­
des ... », « Die nationalsozialiSl:ische Gesetzgebung und der Vorbehalt des 'ordre public'
im intemationalen Privatrecht », « Totaler Feind, totaler Krieg, totaler Staat », « Führung
und Hegemonie », « Staatliche Souveranitat und freies Meer », « Die FOlTIlUng des fran­
zosichen GeiSl:es durch den LegiSl:en », Volke1Techtliche Grossraumordnung. ..
828 Cf. NatÎonalsozÎalismus und Volkerrecht, « Gleichberechtigung und V61kerrecht »,
« Sowjet-Union und Genfer Vôlkerbund » , « Ueber die innere Logik der Allgemeinepakte
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 879

En 1936, une large partie de la doctrine, Schmitt en tête, privilégie l'axe


Rome-Berlin comme axe central de la politique étrangère allemande,
entre les démocraties libérales à l'Ouest et le bolchevisme russe à l' Est.
Au moment de la guerre d'Espagne et des « Fronts populaires », l'idée
de la coopération européenne contre l'URSS fait place au triangle Ber­
lin-Rome-Tokyo, destiné à faire pression sur les Puissances occidentales
afin qu'elle laisse à l'Allemagne « les mains libres » à l'Est. Le juriste
milite pour une alliance germano-italienne et un approfondissement de la
collaboration entre les deux États. Le front commun contre le libéralisme
et le communisme importe bien davantage, dit-il, que la divergence des
conceptions fasciste et nationale-socialiste sur les rapports du peuple, de
la race et de l'État. Il est significatif qu'il ne souffle mot de l'antagonisme
italo-allemand à propos de l'Autriche, ni du « Front de Stresa », ni de la
garantie italienne du statut de Locarno (il s'était également gardé d'évo­
quer la reconnaissance de l'URSS par Rome en 1924). En 1938-1939,
après l'Anschluss, le démantèlement de la Tchécoslovaquie et la victoire
de Franco, le triomphe de l'Axe Rome-Berlin transforme l'ensemble de
la structure politique de l'Europe. La démocratie libérale ne subsistant
plus qu'en France et en Grande-Bretagne d'une part, dans les petits États
neutres de l'Ouest et du Nord d'autre part, Schmitt peut alors ériger les
principes du fascisme et du national-socialisme en nouveaux standards du
droit des gens829•

1937 est une année tournant. Après son éviction, le juriste abandonne le
champ du droit interne pour se consacrer presqu'exclusivement au droit
international. Les années 1938-1942 sont d'une densité exceptionnelle
dans ce domaine, comparables à ce que furent les années 1933-1936 dans
celui de la philosophie du droit. Quatre thèmes principaux sont dévelop­
pés : le droit de la guerre et de la neutralité, le « droit commun européen »,
le Grossraumordnung, l'opposition terre/mer. D'après Schmitt, la prépa­
ration à la « guerre juste » mobilise la politique internationale, notamment
celle des démocraties occidentales, de la crise des Sudètes à l'invasion
de la Pologne. Aussi l'évolution juridique du concept de guerre est-elle

auf Gegenseitigkeit », « Sprengung der Locamo-Gemeinschaft durch Einschaltung der


So\\jets » .
829 Cf. « L'era della politica integrale », « FaschiSl:ische und nationalsozialiSl:ische Re­
chtswissenchaft », « Die siebente Wandlung des Genfer V6lkerbundes ... », « Neutralitat
und Neutralisierungen... ».
880 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

au centre de ses préoccupations avant puis après le conflit mondial. En


1938-1939, la reconnaissance d'un concept non discriminatoire de guerre
et de neutralité s'impose, dit-il, après la « faillite » des constructions uni­
versalistes et supranationales de la SDN. Le Reich et la doctrine se fé­
licitent ainsi du retour de la Suisse, de la Belgique, des Pays-Bas et des
États scandinaves au statut de la neutralité. Le juriste s'intéresse particu­
lièrement à cette question, pour deux raisons : ce retour marque une vic­
toire des conceptions allemandes sur le système de la sécurité collective ;
il correspond à l'intérêt politique de Berlin face à Paris et à Londres. En
1950, la critique de la criminalisation de la guerre sera une attaque portée
contre le Tribunal de Nuremberg. Il s'agira alors de défendre l'Allemagne
accusée d'avoir préparé, déclenché et poursuivi une guerre d'agression.
Pour Schmitt, la guerre est « juste » dès lors qu'elle est livrée par des États
souverains, détenteurs dujus belli ae paeis et membres de la communauté
internationale. Cette idée centrale sera systématisée dans le Nomos der
Erde, vaste synthèse historico-juridique de ce que fut, d'après son auteur,
le jus publieum europaeum830•

A partir de 1939, le juriste développe une série de notions nouvelles,


plus ou moins empruntées à la Geopolitik : Raum, Grossraum, Reich. Ce
tournant vers le Grossraumordnung s'accompagne de la redéfinition d'un
nouveau « droit des peuples » et d'un nouveau « droit des groupes natio­
naux », opposés au « droit des États » d'une part, à la construction indi­
vidualiste de la protection des minorités d'autre part. Autant de concepts,
liés au principe de non ingérence des Puissances « étrangères » à l'espace
centre-européen, qui servent à la justification de l'hégémonie allemande
dans la Mitteleuropa et à la réorganisation du continent en 1939-1944. Une
fois de plus, Schmitt et l'ensemble de la doctrine ont suivi l'évolution de
la politique étrangère du Reich. Si la réunion de l'Autriche et des Sudètes
à l'Allemagne marque le triomphe du principe du VolkSl:um : « les peuples
d'un même sang doivent appartenir au même État » (Hitler), l'instauration
du Protectorat de Bohême-Moravie et la satellisation de la Slovaquie in­
terdisent de se référer, comme auparavant, au principe des nationalités ou
au droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, qui seront une dernière fois
invoqués lors du rattachement de Memel ou de la crise dantzickoise. C'est

830 Cf. Die Wendung zum diskriminierenden Kriegsbegrif.{, « Das neue Vae Neutris ! »,
« V6lkerrechtliche Neutralitat und v61kische Totalitat », « Neutralitat lUld Neutralisierun­
gen... », Der Nomos der Erde...
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 881

un autre type d'argumentation, soutenant l'expansion germanique, qu'il


faut désormais élaborer, à l'aide des concepts suivants : « doctrine Mon­
roe centre-européenne », « droit commun européen », Volksgruppenrecht,
Grossraum, « Empire »... Tandis qu'Hitler invoque, face à Roosevelt,
une « doctrine Monroe » relative à la sphère d'influence de la Grande
Allemagne dans la Mitteleuropa, la doctrine associe la géopolitique, le
droit des gens et l'idée du « droit commun », et revendique elle aussi, avec
son chef de file, cette « doctrine Monroe » revisitée. Le Reich grand-alle­
mand prétend désormais créer son propre droit des gens dans son propre
« grand espace »8 31 .

LA QUESTION PEl 'ENNEMI (II)

Si la recherche de l'amitié italienne est une option partagée par Schmitt et


la WilhelmSlrasse, la question de l'ennemi révèle la particularité de la posi­
tion du juriste après 1937, mais aussi une certaine interprétation de l'évo­
lution de la politique étrangère allemande. En 1937, Hitler souhaite inté­
grer la Grande-Bretagne à un bloc anticommuniste Allemagne-Italie-Japon
et jouer les tensions anglo-italiennes ou anglo-japonaises pour peser sur
Londres. Le gouvernement britannique ne s'opposa pas à l'Anschluss en
mars 1938. Mais de la conférence de Munich (septembre 1938) au coup de
Prague (mars 1939), l'espoir d'une alliance ou même d'une neutralité bri­
tannique, donc française, s'évanouit. En donnant sa garantie à la Pologne,
donc en la détournant d'une entente antisoviétique avec l'Allemagne, la
Grande-Bretagne devient une adversaire inconciliable, motivée par le
maintien de l'équilibre des puissances. C'est cette orientation anti-anglaise
que Schmitt adoptera. Mais pour Hitler, si l'Angleterre devient une ad­
versaire, c'est parce qu'elle refuse de laisser à l'Allemagne « les mains
libres » à l'Est. L'URSS demeure l'ennemie irréductible et la conquête
du Lebensraum ou la destruction de l' État « judéo-bolchevik », l'objectif
ultime, pour lequel Hitler avait précisément renoncé à toute revendication
irrédentiste vis-à-vis de la Pologne (il ne réclamait pas la Haute Silésie,
la Posnanie et la Prusse occidentale, mais seulement Dantzig et une auto­
route+une voie ferré extraterritoriales traversant le « corridor »), du Dane-

83 1 Cf. Volkerrechtliche Grossraumordnung. .. ; K. Jonca : « Aux origines juridiques de la


Grande Allemagne » , RHDGM, n096, 1974, pp. I-12 ; K. von Bochum : « Aux origines
de la communauté européenne. Continuité des conceptions géopolitiques allemandes ? »,
Hérodote, nOI4-15, 2/1979, pp.93-122.
882 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

mark (Nord Schleswig), de la Belgique (Eupen-Malmédy), de la France


(Alsace-Moselle), de l'Italie (Sud Tyrol), de la Yougoslavie (Carinthie
méridionale), de la Hongrie (Burgenland oriental), afin de se ménager des
partenaires vis-à-vis de l'URSS. Il préservait ainsi les clauses territoriales
les plus importantes des traités de Versailles et de Saint-Germain.

A partir de 1937, notre auteur ne se place plus dans la perspective antiso­


viétique. Deux textes marquent son tournant vers l'Angleterre et la mer :
« Der Begriff der Piraterie » et « Totaler Feind, totaler Krieg, totaler
Staat ». Au moment de la conférence de Nyon et après les incidents dits de
la « piraterie sous-marine » qui ont opposé l'Italie et l'URSS en Méditerra­
née, l'une soutenant Franco et l'autre, le gouvernement de Frente popular,
le juriste s'élève contre la disqualification anglaise de l'arme sous-marine.
Dans le second texte, « l'ennemi total » n'est pas (plus) le bolchevisme
russe, contrairement à ce que l'on pourrait penser à la lecture des écrits
antérieurs à 1937, mais la Grande-Bretagne. Apparaît le véritable antago­
nisme, systématisé en 1941- 1942 : l'opposition entre l'idéal allemand du
Soldat et l'idéal anglais du Bourgeois, l'opposition élémentaire entre la
terre et la mer, c'est-à-dire entre les conceptions allemandes et les concep­
tions anglaises du droit, de la guerre et de l'ennemi. De 1923 à 1936, il ne
fait pas de doute que Schmitt considère l'État soviétique et l'Internatio­
nale communiste comme l'ennemi principal. De 1937 à 1 944, par contre,
s'il maintient l'hostilité envers le Komintern ou les autres Internationales,
ce n'est plus l'URSS, c'est l'Angleterre ou plus généralement la puissance
maritime anglo-américaine qui est l'objet de ses travaux et la cible de
ses attaques. Ses textes présentent alors des « analogies de structure, de
contenu et d 'époque ». L'heure est à la succession de l'Empire britannique
-vieille idée ratzélienne- et à l'émergence d'un Grossraumordnung, dont
le noyau dur sera le Reich grand-allemand8 32• Le juriste garde désormais
le silence sur l'URSS, avant, pendant, après août 1939-juin 1941. Elle
n'apparaît ni en tant qu'amie : il ne se réfère pas à l'idée haushoférienne
d'un « bloc continental » Allemagne/Russie/Japon dirigé contre les An­
glo-Saxons, ni en tant qu'ennemie : lorsqu'il vient en France occupée, il
n'appelle pas à une croisade européenne contre l'URSS, il s'en prend à la
Grande-Bretagne833•

832 Cf. « Der Begriff der Piraterie », « Totaler Feind, totaler Krieg, totaler Staat », Der Le­
viathan. . . , Volkerrechtliche Grossraumordnung. .. , « Staatliche Souvertinitat und freies
Meer... », « Das Meer gegen das Land », « Beschleuniger wider Willen oder : Problematik
der wesUichen Hemisphare », Land und Meer, « Die letzte globale Linie ».
833 « La formation de l'esprit français par les légistes » , pp.204, 207.
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 883

L'hostilité envers l'URSS a déterminé la politique étrangère du Reich,


la campagne de Russie a mobilisé les deux tiers de la Wehrmacht et le
combat contre le bolchevisme, béni par les Églises, a été le thème central
de la propagande allemande. Mais Schmitt, lui, contrairement à la plupart
de ses collègues, ne déclare jamais que le sens de la guerre mondiale est
la destruction du communisme. Pour lui, le sens de cette guerre est l'avè­
nement d'un nouvel ordre international, qui doit remplacer l' ordre ancien
soutenu par l'Angleterre, à laquelle succède l'Amérique. Dans les années
1950, il s'attachera à montrer la collusion Est/Ouest, et ce n'est qu'en 1963
qu'il examinera la guerre à l'Est, sous l'angle du combat des partisans.
Ce changement d'ennemi, de l'URSS à l'Angleterre, est son plus grand
mystère biographique. On peut émettre l'hypothèse explicative suivante.
Même « nationale-bolchevique », l'URSS ne saurait être une amie ; mais
l'Allemagne ne doit désigner et combattre qu'un seul ennemi. « N'est­
ce pas un signe de déchirement intérieur d'avoir plus d'un seul ennemi
réel ? ». Et cet ennemi, c'est décidément la Grande-Bretagne, qui a refusé
la main tendue par le Reich, qui lui a déclaré la guerre, entraînant une
France hésitante et comptant sur l'Amérique, qui refuse une domination
allemande sur une Europe unie alors qu'elle-même exerce une domination
planétaire. L'URSS, elle, avait accepté un modus vivendi ainsi qu'un par­
tage des zones d'influence en Europe orientale ; Schmitt s'est félicité du
pacte germano-soviétique. Barbarossa a mis aux prises deux ennemis ab­
solus ; mais Schmitt désapprouve la guerre sur deux fronts. L'Allemagne
aurait dû s'en tenir à la lutte contre l'Angleterre et diriger ses efforts du
côté de la mer, ce que n'a pas voulu Hitler, si tant qu'il l'ait pu. Les textes
de 1941-1942 n'exhortent-ils pas les Allemands à se tourner vers le grand
large, à accéder à une vision océanique et planétaire de la stratégie, de la
politique et du droit ? La bataille de l'Atlantique n'a-t-elle pas été aussi dé­
cisive que la campagne de Russie, les deux grands « fronts » de la Seconde
Guerre mondîale834 ?

834 Cf. R.Ch. Nouraï : Recherches sur la conception nationale-sociali1le du droit des gens
(thèse), Paris, Sirey, 1938 ; J. Fournier : La conception nationale-socialiste du droit des
gens (thèse), Paris, Pedone, 1938 ; S. Djokitch : La neutralité et le national-socialisme
(thèse), Paris, Sirey, 1939 ; A. von Freytagh-Loringhoven, Op. cil., pp.9-107, 309-320 ;
M. Korilll1lan : Quand l' Allemagne pensait le monde. Grandeur et décadence d'une géo­
politique, Paris, Fayard, 1990, pp.191-249.
884 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

EGALITE DES DROITS ET LE DROIT DES GENS

Les conférences prononcées en juillet 1934 à l'Académie du droit alle­


mand et à la Deutsehe Hoehsehule for Politik sont à l' origine de National­
sozialismus und V6lkerreeht et de « Gleiehbereehtigung und V6lkerreeht »,
article publié dans l'organe central du NSDAP, le V6lkiseher Beobaehter
lui-même. Par son titre même, l'essai de 1934, qui développe le thème de
l'article publié dans le journal du Parti tout en étant largement en conti­
nuité avec Die Kernfrage des V6lkerbundes, marque non seulement le ral­
liement de Carl Schmitt au national-socialisme, mais encore atteste sa
tentative, réussie, de se mettre à la tête de la doctrine allemande du droit
international, en proposant au régime une « pensée d'ordre concret » ap­
pliquée au droit des gens.

[(AlITÉ PES PROITS ET PROITS FONPAMENTAUX PES ÉTATS

En 1934, l'ensemble de la doctrine (Schruitt, Bruns, Bilfinger, Grimm,


Wolgast, Krauss, Walz, Rühland, Rogge ... ) s'est emparée du thème
de l'égalité des droits, en l'associant à la théorie des droits fondamen­
taux des États. « Quiconque nie l'égalité des droits nie la communau­
té internationale », écrit Bruns. Celle-ci repose en effet sur le droit à
l'indépendance, à l'intégrité, à l'égalité et à la légitime défense que se
garantissent réciproquement les États souverains.

D'après Bilfinger, la Gleiehbereehtigung est à la base du droit des gens.


Celui-ci a pour sujets des unités politiques souveraines, possédant un mini­
mum de cohésion et de puissance, à l'exclusion des unités non souveraines
(colonies, protectorats, dominions, mandats) qui ne sauraient prétendre à
l'égalité (en dépit de l'article 1-2 du pacte de la SDN) puisque, n'étant pas
maîtresses de leur diplomatie et de leur défense, elles ne sont pas capables
de remplir les obligations du droit international. Le principe de l'égale
souveraineté des États, qui a pour corollaire le jus belli ae paeis, demeure
la base de la communauté des États. Aussi les traités discriminatoires, tel le
traité de Versailles, et les constructions d'inspiration supranationale, telle
la Ligue de Genève, sont-ils incompatibles avec la structure du droit des
gens. Selon l'article 20 du pacte de la SDN, les traités ne doivent pas être
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 885

en contradiction avec le Pacte. Pour Bilfinger, c'est avec les bases fon­
damentales de la communauté des États que les traités internationaux, y
compris le Pacte, ne doivent pas être en contradiction. « L'ordre concret »
du droit des gens, dirait Schmitt, est plus déterminant que toute règle
conventionnelle. La CPJI elle-même a réaffirmé que l'égale souveraineté
des États est le principe de base du droit international (arrêt du Lotus).
Celui-ci a une structure pluraliste, qui signifie coexistence et indépendance
des peuples égaux en droits, dans le but de protéger la paix et l'ordre com­
muns, et ce, conformément au principe de légitimité qu'est le principe des
nationalités835•

C'est donc l'ancienne théorie des droits fondamentaux des États qui doit
servir dans un premier temps à justifier la révision du diktat et à com­
battre les nouvelles tendances du droit international. Selon cette théorie,
longtemps considérée comme essentielle, puis critiquée après 1919, enfin
remise à l'honneur après 1933, les États ont dans leurs rapports fonda­
mentaux des droits qui existent par eux-mêmes, indépendamment de tout
traité, car ils résultent de l'existence et de la coexistence mêmes des unités
politiques. Ces droits à l'indépendance, à l'intégrité, à l'égalité, au respect
mutuel et au commerce international, sont à la base dujus gentium tout en­
tier836 • Pour Schmitt, la reconnaissance de ces droits fondamentaux, aspect
de sa « pensée d'ordre concret »837, s'impose à nouveau comme condition
d'une « paix réelle » et d'une « communauté juridique » entre les peuples
européens. Elle s'impose comme moyen d'en finir avec les constructions
« normativistes » qui sapent le droit des gens « authentique ». C' est bien
sûr au rétablissement de la souveraineté militaire de l'Allemagne que le
juriste pense d'abord : les droits fondamentaux des États incluent le droit
de légitime défense, donc les moyens d'exercer ce droit et d'assurer cette
défense.

835 C. Bilfinger : « Les bases fondamentales de la communauté des États » , RCADI, 1938
II, pp.133-236 ; R. Dronne : « Gleichberechtigung » . Les revendications allemandes de
l'égalité des droits (thèse), Paris, Sirey, 1933.
8 36 Cf. A. Pillet : « Recherches sur les droits fondamentaux des États dans l'ordre des
rapports internationaux et sur la solution des conflits qu'ils font naître », RGD/P, 1898,
pp.66-89, 236-264.
837 Louis Le Fur, lui, comme bien d'autres, met en parallèle le droit des États en droit in­
ternational avec le droit des individus en droit interne. C'est pourquoi il qualifie la théorie
des droits fondamentaux des États, qu'il rejette, de « théorie individualiste », confOlme
à la conception du « droit subjectif» (Précis de droit international public, Paris, Dalloz,
1933, pp.34l-347, 365-367).
886 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

[(AlITÉ PES PROITS, NATIONAl-SOaALISNE ET PROIT PES GENS

Pour Schmitt et l' ensemble de la doctrine, la révision du traité de Ver­


sailles doit résulter de l'égalité des droits, et, au-delà, de la reconnaissance
de la structure spécifique du droit des gens. Cette révision est d'ores et
déjà en marche parce que la situation de l'Europe a profondément chan­
gé depuis 1933. Comme il l'écrivait en 1926, il n'y a pas d'ordre interé­
tatique sans ordre intra-étatique. Selon cette approche « spécifiquement
nationale-socialiste », la structure d'une communauté est déterminée par
l'identité des membres de cette communauté. La mutation de la Consti­
tution du Reich : la révolution nationale-socialiste, a par conséquent en­
traîné la mutation de l'ensemble de la communauté des États européens.
Il découle de cette approche que le droit des gens n'est pas un système
« normativiste » et « abstrait », autrement dit, qu'il n'est pas un « droit des
traités » ni une « hiérarchie de normes ». Il est un « ordre concret » des
États et des peuples. L'ordre international dépend de la forme des États et
des peuples qui participent à la communauté internationale. Or, au sein de
cette communauté, l'Allemagne, pourtant reconnue comme un État sou­
verain, occupe une position juridiquement « anormale » depuis 1919 : elle
n'est pas une Puissance à égalité de droits. Il ne saurait pourtant y avoir
d'ordre international valide sans la reconnaissance au Reich de la Gleich­
berechtigung. Cette revendication a un fondement « juridique », pas sim­
plement « politique », car elle s'accorde avec la structure même du droit
des gens. L'égalité des droits est au centre des rapports entre « national-sog
cialisme et droit des gens ». Elle est le « problème central », écrit Schmitt
en 1934. En effet, l'Allemagne nationale-socialiste ne s'est pas contentée
de reprendre l'argumentation weimarienne. Elle a fait de la Gleichberech­
tigung un thème politico-juridique dont le sens profond est de dégager une
interprétation du droit international radicalement différente de celle qui
prévalait depuis 1919 sous influence des Puissances occidentales et de la
SDN. A son tour, cette interprétation « substantielle », qui va à l'encontre
des tendances développées à Paris, Genève ou Vienne, donne une nouvelle
force à la revendication de l'égalité des droits. « Avec la victoire de la
pensée nationale-socialiSle, nous comprenons à nouveau le juSle rapport
entre le droit et l 'exiSlence concrète d'un peuple ». Cela signifie d'une
part, que les juristes allemands doivent tenir compte de la situation (géo)
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 887

politique de leur pays, puisque le droit international est un droit (géo)po­


litique ; d'autre part, que la doctrine allemande doit récuser la philosophie
normativiste, universaliste et supra-étatique du droit international.

LA RÉWSATION PU JUSPOSITIVISI1EEN PROITINTERNATIONAL

Quelle est la situation du droit international ? Dans le « combat intel­


lectuel » qui se livre dans la théorie et la pratique du droit des gens, Carl
Schmitt entend définir sa propre position, qu'il identifie à celle du IIIême
Reich, et celle de l'adversaire désigné. Il vise à élucider l'argumentation
juridique de l'École de Vienne, ainsi que la situation historico-juridique
du système des traités, pactes et alliances qui a été mis en place de 1919
à 1933. Le départ de l'Allemagne et du Japon de la SDN puis l'entrée de
l'URSS closent une époque de l'histoire du droit des gens. Cette époque a
été marquée par une « prospérité illusoire » de la science juridique, due à
la création de la SDN et de la CP JI, à la multiplication des conférences et
des commissions, à l'inflation des traités, à la constitution d'une énorme
littérature.

Les juristes ont été les victimes d'une « illusion ». Ils ont cru qu'un nou­
veau système juridique, d'allure supranationale, était en formation parce
qu'une activité de type juridictionnel se développait en droit international.
« Certains États » jouaient ainsi aux « huissiers » ou parlaient d'« exécua
tion » : allusion à Poincaré et à l'occupation de la Rhur. De l' illusion de
la « juridicisation » des relations internationales, sous l'influence du pa­
cifisme, a découlé l'idée « fausse », qui est au centre des nouvelles ten­
dances du droit international, selon laquelle le juspositivisme, en vigueur à
l'intérieur des États, pouvait être transposé en droit des gens, dans les rap­
ports entre les États. Une partie de la doctrine, en Europe et en Amérique,
a contesté le caractère « juridique » du droit international parce qu'elle
n'y voyait ni création législative ni sanction juridictionnelle, qu'elle esti­
mait inséparables de la notion même de « droit ». Les griefs à l'encontre
du droit des gens sont nés de la recherche, pour son organisation et son
fonctionnement, d'éléments de comparaison et de transposition avec ce
que l'on constate en droit interne. On a donc voulu appliquer en droit in­
ternational, comme une méthode « générale » et « juridique », la concep-
888 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

tion positiviste valable en droit interne, selon laquelle l'essence du droit


réside dans la contrainte sur des suj ets par un tiers supérieur. On a voulu
assimiler le droit des gens au droit interne, de manière à en faire un droit
supra-étatique et à remédier à l'absence de caractère « positif» qui lui était
reproché. Mais la structure du droit international n'est pas assurée par une
logique « verticale », celle du modèle hiérarchique et centralisé de l'État
et de son droit interne. Elle est assurée par une logique « horizontale »,
correspondant à un monde anarchique de sujets également souverams,
dans le cadre d'une pluralité, non d'une unité, politique838 .

En récusant la disqualification du concept de souveraineté de l'État et


l'analogie entre le droit interne et le droit international, ce sont les fonde­
ments du « nouveau droit international »8 39 que Schmitt entend réfuter. Que
trouve-t-on en effet à la base des constructions doctrinales uruversalistes
et supranationales, qui tendent à la prohibition de la guerre interétatique,
sinon, outre la philosophie de « l'unité du monde », la critique du concept
de souveraineté et l'analogie entre droit interne et droit international ? Que
disent les promoteurs du nouveau droit des gens, Kelsen, Verdross, Politis
ou Scelle notamment ? Qu'il faut choisir entre l'abandon du concept de
souveraineté et la négation du caractère « juridique » du droit internatio­
nal, car les « lacunes » de ce droit : l'absence de sanction autre qu'inter­
subjective, s'expliquent par l'absence d'une autorité commune supérieure
aux États et s'imposant à eux. Le droit international doit fonder pour les
États le même régime de légalité qui vaut en droit interne pour les indivi­
dus, écrit Politis. « Il eS/; pour les peuples, comme pour les individus », dit
Scelle, qui confond le processus de prohibition de la belligérance en droit
international avec la suppression de la justice privée en droit interne84o.

838 Cf. A. Rivier : Principes du droit des gens, Paris, A. Rousseau, 1896, 1.1, pp.1 8-24 ; R.
Genet : Principes de droil des gens, Paris, LGDJ, 1944, pp.10-31 ; J. Combacau : « Le
droit international : bric-à-brac ou système ? » , APD, 1986, pp.85-105.
839 N. Politis : Les nouvelles tendances du droit international, Paris, Hachette, 1927, p. l l .
840 Op. cil., pp. 1 l -53 ; G. Scelle, Op. cil., p.86. Ladite confusion n'est pas plus recevable
que celle entre l'acquisition de l'imperium (de la souveraineté) et l'acquisition du domi­
nium (de la propriété).
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 889

LA POLÉMIQUE CONTRE L 'ÉCOLE DE ViENNE

Dans sa critique de « l'institutionnalisation » et de la « fédéralisation »


du droit international, Carl Schmitt prendra pour cible principale, en 1938,
le Précis de droit des gens de Georges Scelle. Mais en 1934, c'est l'École
de Vienne qu'il attaque84!.

841 Du point de vue du normativisme de l' École de Vienne, le droit international « tel
qu'il devrait être » est un droit supra-étatique. L' École, c'est là son originalité, entend
concilier la primauté du droit international et la conception positiviste du droit, donc en
finir avec l'équation positivisme primauté de l' État, pour construire un « vrai » droit
=

international, autonome et supérieur aux États. La doctrine de Kelsen a pour point de


départ un double monisme : unité de l' État et du droit, unité du système juridique uni­
versel. Elle repousse donc les théories dualistes du droit interne et du droit des gens, qui
confèrent à l' État la qualité de communauté juridique suprême et postulent la volonté de
l' État comme fondement du droit des gens. Elle substitue à la volonté de l' État comme
source de droit, la Grundnorm hypothétique. Celle-ci efface la distinction droit interne/
droit international en les réunissant en un seul système juridique, pyramidal, ayant pour
nonne suprême la Grundnorm. Si État ordre juridique, rapport entre États rapport
= =

entre ordres juridiques. La validité de ces ordres juridiques ne peut être simultanée que
si elle se fonde sur un ordre supérieur : le droit des gens lui-même. Ce dernier a pour
tâche de régler la validité des divers ordres normatifs. Il fonne avec les ordres juridiques
étatiques, un seul système normatif hiérarchisé, qui a pour objet unique la personne hu­
maine, l'individu devant devenir le sujet du droit international. Le rapport entre le droit
des gens et le droit interne, en vertu de la construction moniste et graduelle du droit uni­
versel, ne peut être qu'un rapport de subordination et de confonnité. Du point de vue de
la primauté de l' État, le droit des gens tire sa validité du droit étatique et apparaît comme
une partie de l'ordre juridique interne, librement adopté comme « droit externe » (Zorn).
A l'inverse, du point de vue de la primauté du droit international, c'est le droit étatique
qui tire sa validité du droit des gens et en forme une partie intégrante. Cette primauté
substitue conséquemment à la souveraineté de l' État la compétence juridique conférée à
l' État par le droit international. Cette compétence dérive de l'ordre international, civitas
maxima « souveraine » dont les États sont les « organes » en tant qu'ordres inférieurs.
Chez Kelsen, l'unité du système juridique universel est donc établie sur la base d'un droit
international conçu comme un droit supra-étatique, qui reçoit son caractère obligatoire de
la Grundnorm préétablie réglant la création des nonnes subordonnées. Pour Verdross, le
problème qui se pose est de donner un fondement « positif » au droit des gens. Lui aussi
entend concilier positivisme, primauté du droit des gens et norme fondamentale, car il
n'admet pas plus que Kelsen l'autolimitation ou la volonté de l' État comme fondement
du droit international. Mais chez lui, la Grundnorm n'est plus hypothétique comme chez
l'auteur de la Théorie pure ; elle se concrétise dans la maxime pacta sunt servanda. Les
accords entre les États ne constituent pas par eux-mêmes des règles juridiques, car une
déclaration de volonté ne saurait être une source de droit. Ils ont pour fondement de valid­
ité une nonne préétablie qui leur confère leur qualité d'obligation juridique. Cette Grun-
890 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

Dès 1928, il s'en prend à Verdross et à sa maxime pacta sunt servanda,


dont il a constamment critiqué le caractère « agnostique »842 . Cette maxime
n'est pas une « norme », mais un « principe » du droit conventionnel. Elle
signifie que l'on peut s'engager juridiquement par des contrats, sans qu'il
y ait besoin de prêter serment. Elle stipule que les traités doivent être ho­
norés s'ils sont valides. Mais c'est là une évidence. Ce qui pose problème
est de savoir qui décide de leur validité, eu égard à un éventuel vice de
consentement, ou de leur annulation, eu égard à la clausula rebus sic Slan­
tibus. Surtout, la maxime fait partie du système de légalisation du Slatu
quo : elle indique que l'Allemagne doit honorer le traité de Versailles, bien
qu'il soit contraire à la « structure » du droit international. Pour l'auteur
de Die Verfassung der Volkerrechtsgemeinschaft, l'article 4 de la Consti­
tution de Weimar (selon lequel « les règles du droit des gens sur lesquelles
il y a accord général (valent) comme droit du Reich ») vise l' intégration
de l'Allemagne dans la « communauté juridique internationale » en tant
qu'État de droit démocratique et parlementaire. Mais cette « communau­
té », rétorque Schmitt, n'a pas la structure qui lui permette d'« intégrer »

dnorm réelle, à la fois éthique et juridique, équivaut à la fOlTIlule pacta su nt servanda.


Elle oblige les États à respecter les traités qu'ils ont conclus et, puisque les traités sont
supérieurs aux lois, à réviser leur droit interne s'il est incompatible avec leurs engage­
ments internationaux. Comme Kelsen, l'auteur de Die Verfassung der Volkerrechtsge­
meinschaft (<< La Constitution de la connnunauté du droit des gens » ) conStruit un système
juridique moniste et pyramidal, basé sur la primauté du droit international. Le droit inter­
national n'est donc pas un droit « entre les États », un droit international ou interétatique,
mais un droit « supérieur aux États », un droit supranational ou supra-étatique. Les traités,
coutumes et principes généraux du droit forment ce que Verdross appelle la « Constitution
du droit des gens » , laquelle englobe la Constitution des États. De ce point de vue, l' État
devient un ordre juridique détenniné par les nonnes du droit des gens. Son droit interne
se dédouble en un droit « autonome », celui qui se rapporte à son « domaine réservé » ou
à sa « compétence nationale » (conférés par le droit international), et un droit « hétéro­
nome », celui qui se rapporte à l'application confonne des règles internationales. L' École
de Vienne a donc voulu fonder la primauté du droit des gens sur une base normativiste et
positiviste. Elle n'a cependant pu se passer du droit naturel (Grundnorm hypothétique,
maxime pacta sunt servanda) pour justifier l'obligatoriété du droit international. Aucune
théorie positiviste ne peut se passer d'une source métapositive (G. Man, Op. cif., pp.2-
5, 65-104, 123-135). Cf. aussi O. Pfersmann : « De la justice constitutionnelle à la jus­
tice internationale : Hans Kelsen et la Seconde Guerre mondiale », RFDC, n016, 4/1993,
pp.761-781.
842 Grotius se prononçait pour l'observation des traités conclus même avec « ceux qui ne
sont pas de la véritable religion », c'est-à-dire indépendamment de la nature des États coe
contractants (M. Radoïkovitch, Ibid, p.27).
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 891

un État, car elle ne résulte que de la coexistence d'unités politiques sou­


veraines. Il n'y a pas de « Constitution du droit des gens », car il n'y a
de « Constitution » qu'au sein d'un État. Les règles coutumières du
droit des gens valent comme « droit du Reich » parce que l'Allemagne y
consent selon l'article 4 de sa Constitution. « Invoquer aucune obligation
internationale de l 'État ne peutjuSlifier la trahison de la patrie »843. La
« primauté du droit international » équivaut concrètement à la primauté
des grandes puissances qui façonnent, instrumentalisent et garantissent le
« droit ». Bref, elle équivaut à la reconnaissance juridique de l' assujettis­
sement. Quand un traité international détermine le statut politique de l'un
des États parties, cela signifie ni plus ni moins que ce traité supprime la
souveraineté de l'État et le pouvoir constituant du peuple. Malgré l'article
178-2 qui intègre le traité de Versailles à la Constitution de Weimar, ou
les accords de Londres de 1924 qui intègrent le plan Dawes au droit alle­
mand par une série de révisions constitutionnelles, ou encore l'interdiction
de l'Anschluss qui contredit l'article 6 1-2 de la Constitution, l'Allemagne
n'en est pas moins un État souverain dejure, sinon de facto. Olivier Beaud
a résumé le point de vue schmittien. La souveraineté de l'État étant la
condition d'existence des traités internationaux, le droit international ne
peut échapper à la réserve de la souveraineté, car le lien intrinsèque entre
la qualité d'État et le droit international implique que la perte de souve­
raineté signifie aussi la perte de sujet de droit international. Les limites à
la révision constitutionnelle au nom de la préservation de l'identité de la
Constitution valent également pour l'adoption des traités internationaux
au nom de la préservation de la souveraineté de l'État. Un État ne saurait
renoncer à ses éléments constitutifs, c'est-à-dire à la souveraineté et aux
attributs de la souveraineté, sans autodétruire sa qualité de membre de la
communauté du droit des gens844•

En 1934, Carl Schmitt poursuit sa polémique contre l'École de Vienne,


qui couronna la « prospérité illusoire » du droit des gens de 1 9 1 9 à 1933. Il
dénonce son normativisme « impolitique », sa conception du droit interna­
tional comme « hiérarchie de normes », ses analogies fictives avec le droit
interne, sa construction moniste et pyramidale qui abolit la souveraineté de
l'État, sa théorie « pure » et sa maxime pacta sunt servanda qui entérine le

843 Théorie de la Constitution, p.206.


844 Op. cil., pp.203-208 ; O. Beaud : La puissance de l 'État, Ibid, pp.16-17, 1 5 1 , 218,
462-466.
892 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

diktat de Versailles. Pour lui, il est urgent « d'en finir » avec cette forme de
pensée « libérale » et « pacifiste », « indigne de l'Allemagne » mais qui a
largement déterminé l'enseignement du droit dans les universités. Les ju­
ristes « libéraux » et « pacifistes », invoquant une théorie « pure », rejettent
le droit naturel, c'est-à-dire les considérations d'équité ou de légitimité, et
revendiquent une conception « positiviste » du droit des gens. Mais quel
est le fondement « positif» sur lequel doit reposer le système juridique in­
ternational, sinon le traité de Versailles, le pacte de la SDN étant lui-même
inclus dans ce traité ? La comparaison entre l'exploitation politique du
droit international et sa substance juridique révèle un profond déséquilibre,
car l'instrument de 19 19, si lourd de conséquences politiques, n'a pas les
qualités d'un véritable traité de paix. Imposé au vaincu sans qu'il participe
aux négociations, il n'est qu'un diktat qui entretient un état « anormal »
de paix-guerre, comme l'attestent le « mensonge » de la culpabilité alle­
mande, la démilitarisation de la Rhénanie ou le désarmement duReich. .. Si
la Conférence de la Paix avait voulu accoucher d'un droit, non d'un diktat,
elle aurait dû prévoir la participation des Puissances centrales. Elle aurait
également dû suivre les Quatorze points de Wilson, et ne pas se borner
à n'en retenir que le dernier, relatif à la création de la SDN, en évacuant
son principe de légitimité, le droit des peuples à l'autodétermination. Le
Congrès de Vienne de 1 8 1 5 comme le traité de Francfort de 1 87 1 avaient
respecté l'égale souveraineté de la France vaincue, sans qu'il y ait dis­
crimination. A l'inverse, un diktat déshonorant l'Allemagne aurait-il dû
inaugurer une « nouvelle époque de l'histoire du droit des gens » ?

LA POCTRINE AliEMANPE FACEAU PROIT INTERNATIONAL

Quelle attitude la doctrine allemande doit-elle adopter face au droit inter­


national, demande son chef de file ? Trois types de réponse sont possibles,
d'après lui.

A l'instar de Schecher, on peut rejeter le droit des gens en désavouant son


caractère « juridique ». D'après cet auteur, qui reprend la thèse d'avant­
guerre de Zorn, il n'y a de droit que créé par l' État. Il n'existe qu'un
« droit externe » pour chaque État, c'est-à-dire un droit adopté par l'État
qui coordonne ses rapports avec les autres États. La force obligatoire des
traités réside uniquement dans cette adoption souveraine. La doctrine,
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 893

Schmitt en tête, a condanmé cette théorie comme étant « positiviste »,


« kelsénienne » et « pseudo-moniste ». D'abord, le droit des gens existe,
a proclamé Hitler, et le combat de l'Allemagne pour la révision du trai­
té de Versailles doit s'appuyer sur ce droit. Ensuite, la théorie du « droit
externe » est dans l' impossibilité d'expliquer la validité des règles coutu­
mières du droit international, ni l'existence du droit international privé,
ni celle d'une « communauté juridique européenne ». Enfin, cette théorie
provient d'une conception « positiviste » du droit -le droit des gens, faute
de législateur et de juge, ne serait pas un véritable « droit »- qui recoupe
celle de Kelsen. Seules les conclusions de ces deux auteurs divergent : l'un
en reste à un positivisme étatique (à la souveraineté de l'État), l'autre ap­
pelle à un positivisme supra-étatique (à la subordination de l'État). Malgré
l'inflation des textes due à la pactomanie française et l'amenuisement de
leur substance juridique, il ne faut pas, souligne Schmitt, rejeter le droit
des gens parce qu'il ne correspond pas au droit « positif ». Il faut reje­
ter la conception « positiviste » du droit des gens, parce qu'elle assimile
« faussement » le droit international au droit interne et qu'elle mène (chez
Kelsen) à un droit supra-étatique qui entérine le diktat de 1919.

A l'instar de Wehberg ou de Schücking, on peut invoquer le « droit natu­


rel » des peuples en l'opposant au « droit positif» des traités. Ces auteurs
reconnaissent l'injustice du diktat ; mais en tant que juristes, ils ne voient
d'autre issue que de s'échapper d'un « droit immoral » vers une « morale
ajuridique ». Cette distinction positiviste entre droit, justice et morale a été
récusée par la doctrine. Comme Hitler l'a déclaré dans son discours d'oc­
tobre 1933 à Leipzig, « notre droit est intrinsèquement lié à la justice et à
la morale ». Le Reich, poursuit Schmitt, ne revendique pas un « droit na­
turel » par opposition au « droit positif ». Du point de vue national-socia­
liste, il y a le droit ou le non droit, un droit « injuste » n'est pas considéré
comme un véritable droit, car il n'y a pas de droit sans principe de justice.

A l'instar du bolchevisme russe, on peut rompre avec le droit internatio­


nal et avec la « communauté européenne ». Entre l'État soviétique et les
États bourgeois, il n'existe en effet ni paix ni communauté, mais seulement
une « trêve », tout comme autrefois il n'existait ni paix ni communauté
entre Ottomans et Chrétiens. Cet état de choses changera-t-il avec l'admis­
sion de l'URSS à Genève ? En tout cas, Schmitt refuse catégoriquement
cette réponse. Au contraire de la Russie soviétique, dit-il, l'Allemagne na-
894 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

tionale-socialiste appartient à la « famille des nations européennes » et ne


saurait être exclue du droit des gens. Une tentative d'exclusion, qu'elle
provienne d'un État ou d'une ligue d'États, telle la SDN, nierait le « droit
fondamental » du peuple allemand à l'indépendance, à l'égalité et à libre
détermination. Elle détruirait donc les fondements de la « communauté
juridique européenne ». Redoutant une mise en quarantaine du Reich, Carl
Schmitt , comme l'ensemble de la doctrine, proclame : qui veut exclure
l'Allemagne s'exclut lui-même.

On remarque qu'il n'a pas discuté une quatrième possibilité, à savoir


la « théorie raciale du droit des gens », celle de Hôhn, Nicolaï, Dietze ou
Kraaz. Appartenant à l'idéologie de la SS, cette doctrine érige les peuples
définis racialement en sujets du droit international, à la place des États.
D'après les auteurs cités, il n'existe de « communauté juridique » que sur la
base de la « communauté raciale des peuples ». D'où la négation de l'ordre
juridique étatique : l'appartenance raciale, déterminante, transgresse les
frontières des États et conduit à de nouveaux regroupements et à de nou­
velles distinctions ; et le rejet de tout ordre juridique uuiversel ou supra­
national : l' existence de peuples souverains, singuliers et exclusifs, ayant
leur propre conception du droit, est une réalité irréductible, déterminée par
« le Sang et le Sol ». Pour spécifiquement « nationale-socialiste » qu'elle
puisse paraître, cette théorie n'en a pas moins été critiquée par la majorité
de la doctrine et écartée par le gouvernement du Reich. Elle était en effet
dénuée d'utilité pratique pour la politique étrangère de l'Allemagne. Elle
ne permettait pas de justifier la révision du traité de Versailles, au contraire
de la théorie des droits fondamentaux des États combinée avec le principe
des nationalités. Toutefois, à partir de 1938-1939, lorsque le Reich reven­
diquera un droit d'intervention en Europe centrale au nom du rattachement
des minorités allemandes, certains éléments clés de la doctrine raciale,
comme le Volksgruppenrecht ou le projet de substituer le V6lkerrecht au
Staatenrecht, seront intégrés dans la théorie du v6lkische Grossraumord­
nung. Ils serviront aussi, durant la guerre, à justifier la germanisation des
Polonais « de bonne race » et la destruction du judaïsme européen845•

845 La doctrine raciale a joué un rôle crucial pendant la guerre, surtout à l'Est. Elle n'a
cependant pas été dominante sous le IIIème Reich, moins encore avant 1939.
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 895

l 'A RGUMENTATION JURIPIQUE CONTRE VERSAillES ET GENÈVE

La révision du diktat doit s'appuyer sur le droit international, plus pré­


cisément sur le principe de la Gleichberechtigung. Il s'agit donc pour
Schmitt de montrer que l'Allemagne nationale-socialiste respecte le droit
des gens « authentique » et que le « système de Versailles-Genève » est
contraire au droit des gens « authentique ». Le droit international, dit-il,
n'est pas une somme de menaces entérinées, ni une addition de traités
forcés. Il doit posséder un caractère « organique » qui lui permette d'ins­
taurer une « paix réelle » et un ordre que l'on tienne pour « juste » ou
« normal ». Tout en s'appuyant sur la doctrine des droits fondamentaux
des États, notre auteur confirme donc sa réintroduction des considérations
d'équité dans le droit des gens. Il n'y a pas de « droit » sans conviction sur
la légitimité de ce « droit ». L'article 23 1 du traité de 1 9 1 9 sur la responsa­
bilité de la guerre a tenté de conférer cette base de légitimité au « système
de Versailles-Genève ». Mais le désaveu du « mensonge » de la culpabilité
allemande prouve la vacuité morale et juridique de ce système. Celui-ci
n'a donc pu développer un droit « véritable », mais seulement un « chaos
normatif». Schmitt développe son argumentation en quatre temps.

En l'absence d'un principe de légitimité respecté et de modalités de


révision applicables, le « droit » de Versailles et de Genève ne marque
que la tentative de garantir le Slatu quo fixé le 28 juin 1919. Mais pour­
quoi l'histoire devrait-elle s'arrêter ce jour là et pourquoi le rapport des
forces établi devrait-il être du « droit » ? Ayant refusé toute considération
d'équité et toute évolution des choses, la SDN a fait du droit international
un instrument hostile à tout changement, un instrument de pérennisation
« d'un inSlant de haute injuSlice dans lequel triomphe l 'esprit de haine et
de vengeance ».

Dans un système normatif qui est au service du Slatu quo, les présomp­
tions relatives à la définition de l'agression et à la détermination de l' agres­
seur, qui sont l'objet des conventions de Londres du 4 juillet 1933, sont
inévitablement dirigées contre celui qui veut modifier le Slatu quo, de
même que l'appel à un règlement juridictionnel des différends. Par consé­
quent, la création d'un système de prévention de la guerre ne revient qu'à
un interdictum uti possidetis au bénéfice des possédants.
896 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

Des traités dépourvus de légitimité et s'inscrivant dans un contexte d'hos­


tilité, sont voués à l'autodissolution par la pratique des réserves. Nor­
malement et selon l'interprétation habituelle, les réserves ajoutées à un
traité ne doivent pas être incompatibles avec l'objet et le but de ce traité.
Schmitt, lui, les considère du point de vue de sa méthodologie de l'excep­
tion : les réserves sont aux traités ce que l'exception est à la norme. Au­
trement dit, ce sont elles qui sont intéressantes, ce sont elles qui donnent
aux traités leurs vrais contours et leur vrai sens. Le juriste prend l'exemple
du Pacte général de renonciation à la guerre, qu'il avait déjà analysé sous
l'angle de l'impérialisme américain. Ce n'est pas le principe d'interdiction
de la guerre qui est à retenir, c'est la réserve de la légitime défense telle
qu'elle est interprétée par les États. Ainsi, le Pacte de 1928 ne prohibe pas
la guerre, mais, selon les réserves britanniques ou américaines, il donne le
droit à Londres ou à Washington de recourir à la force contre toute menace
à la sécurité de la Grande-Bretagne ou des États-Unis. Bref, les réserves
montrent que les droits fondamentaux des États continuent de régir le
droit international, malgré la critique d'un certaine doctrine normativiste,
aveugle à la nature interétatique et non supra-étatique du système interna­
tional. Dans le domaine crucial des armements, il est d'ailleurs significatif
que s'applique tout particulièrement la réserve des intérêts vitaux ou des
circonstances exceptionnelles.

Le traité de Versailles et le Pacte de Genève qui lui est lié sont viciés,
on l'a dit, par leur incompatibilité avec la structure du droit des gens repo­
sant sur l'égalité souveraine des États. Le droit international ne se réduit
décidément pas à un « droit des traités ». Ceux-ci ne constituent que l'ex­
pression des rapports de forces et d'intérêts existant entre les États, et ils
perdent toute valeur dès qu'ils sont en contradiction avec ces rapports et
ces intérêts. « Certains juristes » ont cru à la possibilité de régler une fois
pour toutes le destin des peuples par des traités. Ce qui était écrit, signé et
ratifié, devait avoir force de loi, sans autre considération sur l'équité des
dispositions ni l'évolution des choses. La SDN devait prendre fait et cause
pour l'accusateur dont le droit basé sur la lettre d'un traité était violé. Mais
un traité contraire au « droit vital » d'un peuple n'a jamais été observé.
Inversement, des rapports entre États établis sur une communauté réelle
d'intérêts et de valeurs, peuvent se passer d'un traité sans cesser d'être
efficaces, puisque ce n'est pas le traité qui crée l'alliance, mais bien la
communauté d'intérêts et de valeurs.
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 897

Le « système de Versailles-Genève », conclut Schmitt, est virtuellement


en faillite, aussi bien sur le plan politique que juridique, car ses normes
et institutions ne peuvent emporter aucune conviction. La substance du
droit des gens se tient désormais en Allemagne, lorsqu'elle revendique son
« droit fondamental » à l'égalité des droits, ou qu'elle refuse la « soumis­
sion intellectuelle » aux « fictions » d'un « normativisme » qui a disjoint
droit et justice et qui s'est tenu au service des vainqueurs de 1 9 1 8 . « Nous
avons quitté la SDN et conclu un accord direct avec la Pologne ». Cet
accord entre Berlin et Varsovie, face à Moscou, a plus d'importance pour
la paix en Europe que les conférences genevoises, déclare le juriste, car
il se tient sur le terrain d'un « droit concret », c'est-à-dire un « droit géo­
politique », qui peut seul régir efficacement les relations entre les États et
les peuples. Malgré la privation de ses droits et l'hostilité des Puissances
occidentales, leReich serait donc en mesure de remporter « le combat pour
le droit »846 .

LA [R/T/QUE DE L 'ÉVOLUT/ON VERS UN CONCEPT PlS[R/M/NA TO/1lE DE GUERIlE


ET DE NEUTIlA lITÉ

Le refus du tournant vers un concept discriminatoire de guerre est un


thème essentiel de l'œuvre de Carl Schmitt . Ce refus, visible dès 1932 847,
approfondi en 1938-1939 848, l'amènera en 1950 à devenir « le dernier
théoricien dujus publicum europaeum », c'est-à-dire le premier opposant
au Tribunal de Nuremberg849 . Elaborée en 1938-1939, au moment où « les
démocraties occidentales poussent à l'armement intellectuel pour leur
'juSle guerre ' »850, puis après 1945, la récusation de la criminalisation de la
guerre n'est cependant pas réductible au contexte du national-socialisme
ni à la seule défense du Reich condaruné par le TM!. Ce sont les tendances
fondamentales du droit international moderne que le juriste remet en ques­
tion, à travers sa critique de « Genève, Washington, Nuremberg ».
846 Sur cette partie, cf. NatÎonalsozialismus und Volkerrecht, pp.5-29, dont les citations
sont extraites, ainsi que A. von Freytagh-Loringhoven, Ibid, pp.135-141.
847 La notion de politique, pp.77, 98-102, 1 1 2-1 14, 120-121, 127-129.
848 Cf. « Das neue Vae Neutris », « V61kerrechtliche Neutralitat und v6lkische Totalitat »,
« Du rapport entre les concepts de guerre et d'ennemi », Die Wendung zum diskriminie­
renden Kriegsbegrif.{, « Neutralité et neutralisations... ».
849 El nomos de la tielTa. .. , pp.330-364.
850 « Neutralité et neutralisations ... », p.l03.
898 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

Pour lui, le droit des gens est essentiellement un « droit de la guerre et


de la paix » car il est un « droit des États et des peuples ». Aussi est-ce
par le biais de l'évolution du concept de guerre qu'il analyse l'évolution
du droit des gens de 1919 à 1946. Cette évolution est caractérisée par la
tendance à remplacer l'ancien concept non discriminatoire de guerre du
droit classique par deux concepts opposés : la belligérance devient, du côté
conforme au droit, « légitime défense » ou « suppléance de la police »,
« action collective » ou « police internationale », et du côté contraire au
droit, « agression » ou « crime international ». Jusqu'en 1937, Schmitt et
la doctrine allemande s'opposaient au « système de Versailles-Genève »
en affirmant les principes de la souveraineté, de l'honneur et de l'égalité
des États. Après cette date, la lutte contre la Ligue de Genève et contre
l'introduction d'un concept discriminatoire de guerre et de neutralité par
les démocraties occidentales, exige un autre type d'argumentation que la
théorie des droits fondamentaux des États. Elle implique de se placer sur
un nouveau terrain, celui du bel/um juSl:um. L'objectif est de réhabiliter et
de renouveler, dans le contexte du totaler Staat, le concept non discrimi­
natoire de guerre et de neutralité défendu par l'Allemagne nationale-so­
cialiste et l'Italie fasciste. Il s'agit de répondre à ce à quoi le Reich semble
confronté, c'est-à-dire aux tentatives anglo-françaises de s'arroger, via la
SDN, le monopole de la décision sur le droit ou le non droit de la guerre,
avec effet international obligatoire, alors même que l'Allemagne et l'Italie
sont déliées des obligations du Pacte depuis leur départ de l'Organisa­
tion de Genève. Cela reviendrait à discriminer les États censément dans
leur tort : les Puissances de l'Axe, et les États censément dans leur droit :
les Puissances de l'Ouest, donc à abolir l' égale souveraineté des États et
l'égalité juridique des belligérants devant le jus ad bel/um. Bref, serait
rejetée sur l'Allemagne la responsabilité, tant réparatrice que punitive, de
la guerre à venir.

D'après le juriste, les démocraties occidentales s'apprêtent en effet à li­


vrer une guerre totale au Reich. Or, on l'a vu, une « guerre totale » doit
être une « guerre juste ». C'est ce qui explique concrètement l'évolution
contemporaine du concept de guerre. Déjà, en 19 14-19 18, la propagande
alliée avait opposé la « juste cause » de l'Entente aux « tortS » de l'Alle­
magne et mis en avant l'idée d'une « croisade des démocraties » contre le
« militarisme allemand ». A nouveau, la préparation à la « guerre juste »
est au centre de la politique mondiale et du droit international. Elle aura
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 899

pour conséquences la non reconnaissance du Reich par les Alliés, l'exi­


gence de la capitulation inconditionnelle et l'institution du TM!. Apparaît
alors l'ennemie véritable : l'Amérique, celle de Wilson hier, celle de Roo­
sevelt aujourd'hui, c'est-à-dire la Puissance qui a introduit et systématisé
la nouvelle conception discriminatoire, en lui donnant une efficacité dont
la France et la Grande-Bretagne seules n' auraient pas eu la force. L'ethos
moderne, relativiste ou agnostique, ignore les « guerres saintes », encore
que les expériences du premier conflit mondial aient montré que la propa­
gande ne renonce pas à la mobilisation des énergies morales, autrement
dit à « l'esprit de croisade ». Il s'est orienté, poursuit Schmitt, vers l'idée
« positive » des « guerres licites » par opposition aux « guerres illicites ».
Les Pactes de Genève et de Paris sont ainsi pour l'essentiel des instruments
de légalisation, non plus du Slatu quo : en 1938, l'ordre établi à Versailles
a disparu, mais de la « guerre collective » que les démocraties occidentales
entendent livrer à l'Axe Rome-Berlin. Ils sont un moyen de préparer une
guerre « totale » qui soit une guerre « juste » d'un point de vue supranatio­
nal et universaliste85! .

« l 'INSTITUTIONNAl/SATION » ET LA « FÉPÉRAl/SATION » PU PROIT INTERNATIONAL

En 1938, Carl Schmitt analyse de manière « systématique » et « histo­


rique » le nouveau stade de développement du droit des gens, tel qu'il
s'est dessiné depuis 1933, à travers l'étude d'une série de publications
françaises et anglo-saxonnes : G. Scelle, H. Lauterpacht, J.G. Starke, J.F.
Williams, A. McNair.

1. LE NOUVEAU STADE DE PÉVElOPPEMENT PU PROITPES GENS

La crise de la Société des Nations, après les événements de Chine,


d'Éthiopie et d'Espagne, a entraîné un approfondissement, non un relâche­
ment, de la doctrine favorable aux nouvelles tendances du droit internatio­
nal. Celle-ci est pourtant confrontée à un double échec de la Ligue : non
seulement cette dernière n'a pas instauré un ordre mondial « uruversel » et

8 5 1 « Donoso Cortes in Berlin, 1849 », p.84 ; Staatsgefüge und Zusammenbruch des


Zweiten Reiches , pp.14-15 ; « Totaler Feind, totaler Krieg, totaler Staat » , pp.238-239 ;
...

Die Wendung zum diskriminierenden Kriegsbegrif.{, pp.1-8, 52.


900 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

« supranationale », mais elle n'a pas su établir une claire distinction entre
la guerre « licite » et la guerre « illicite », ni même entre la guerre et la
paiX.

De 1919 à 1933, ladite doctrine était dominée par le « positivisme du


traité », dont la signification était de « légaliser », par référence au principe
pacta sunt servanda, le Slatu quo issu des traités de 1919-20, sur lequel
reposait, d'une part le pacifisme officiel de la SDN, d'autre part la théorie
« pure » du droit. Depuis 1933, la dynamique des évènements politiques et
leur répercussion en droit international ont montré que ce « positivisme »
n'était pas en mesure d'arrêter la décomposition du « système de Ver­
sailles » et qu'il devenait insoutenable en science du droit, comme l'at­
testent les critiques adressées à l'École de Vienne. Les juristes « libéraux »
et « pacifistes » eux-mêmes ont dénoncé l' insuffisance de la maxime pacta
sunt servanda à fonder leur nouvel ordre mondial et ont reconnu la né­
cessité de la révision des traités ou de modalités de peaceful change. La
« hiérarchie des normes » n'étant pas en mesure d'établir un droit des gens
universel et supra-étatique, lui a été substituée une « hiérarchie d'institu­
tions », c'est-à-dire une conception « concrète » et « fédéraliste » du droit
international. Schmitt constate avec satisfaction que, même au sein des
nouvelles tendances juridiques, la « pensée institutionnelle » l'emporte sur
la « pensée normativiste ». Cette « institutionnalisation » et cette « fédéra­
lisation » -doctrinales, rappelons-le- donnent au « pacifisme constructif»
un caractère « positif» en droit et à la « communauté internationale » or­
ganisée dans la SDN, la dignité d'un « ordre concret » réel, quoiqu'im­
parfait et embryonnaire. Ladite « communauté internationale » est dotée
d'une « constitution », non plus au sens normatif de Verdross mais au sens
institutionnel. Elle acquiert donc des possibilités d'« actions collectives »
efficaces, puisque des autorités concrètes décident du droit ou du non droit
de la guerre, entraînant ainsi la conviction « juridique » du monde. Avec
« l'institutionnalisation » française et la « concrétisation » anglaise, la
théorie du droit des gens est donc entrée dans un nouveau stade, qui modi­
fie le « normativisme » antérieur dont il est pourtant issu. La campagne des
sanctions contre l'Italie en 1935-1936 a mis en lumière le stade critique de
cette « institutionnalisation » et de cette « concrétisation », les efforts pour
activer la Ligue de Genève contre Rome ayant soulevé tous les problèmes
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 901

clés : nature politico-juridique de la SDN, concepts discriminatoires ou


non discriminatoires de guerre et de neutralité, règle de l'unanimité ou
« bris de veto » au sein du Conseil de la SDN... Il n'est donc plus ques­
tion de « normes », mais d'« ordres concrets » : ce sont des puissances
concrètes qui se disputent la configuration concrète de l' ordre mondial à
venu.

Les nouvelles tendances doctrinales (qui aboutiront à la Charte des Na­


tions Unies) reflètent la situation politique des Puissances occidentales.
Elles ne sont pas apparues à Paris, Londres ou Washington, de manière
fortuite ou « occasionnelle »852 . Les discussions qu'elles entraînent ont une
dimension éminemment politique puisqu'elles confrontent l'exigence (oc­
cidentale) d'un ordre mondial universel et supra-étatique à l'exigence (ita­
lo-allemande) d'un ordre mondial pluriel fondé sur l'égale souveraineté
des États et des peuples. Le problème de fond ne réside pas seulement dans
les vieilles alternatives : monisme ou dualisme, primauté du droit interna­
tional ou du droit interne, subordination ou juxtaposition des États, carac­
tère supra- ou inter-étatique du droit des gens, compétence ou souveraineté
des États, etc. Le problème est de savoir comment doit être construit le
« système » du droit des gens et à quelle place dans ce « système » doivent
être inscrites les questions politiques clés. Ainsi, les territoires d'outre­
mer relèvent-ils des États ou d'un mandat international ? La protection
des minorités est-elle l'affaire exclusive des États, ou l'expression d'une
conception qui fait du peuple le sujet du droit des gens, ou encore l'expres­
sion d'une conception qui fait de l'individu le sujet du droit des gens ? La
« Ville libre » de Dantzig trouve-t-elle sa place dans le cadre des États ou
dans celui de la Ligue de Genève ? Celle-ci est-elle l'organe suprême du
droit international ou une conférence diplomatique issue d'un traité ? La
construction de la théorie du droit des gens a des conséquences pratiques.
C'est anticiper la réponse que d'inscrire telle question à telle place dans le
« système » du droit, car les concepts juridiques ne sont pas tant détermi­
nés par leur contenu, sujet à interprétation, que par la position qui leur est
assignée dans ledit « système ».

852 Die Wendung zum diskriminierenden Kriegsbegrif.{, p. 7.


902 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

2. SCI/MITT, SŒllE, lAUTERPACI/T, STARKE

Schmitt examine à fond trois travaux théoriques : le Précis de droit des


gens de Scelle ; The function of law in the International Community de
Lauterpacht ; l'article de Starke « Monisme et dualisme ». Ces auteurs as­
pirent à un ordre juridique international garanti par des institutions uni­
verselles et supra-étatiques, dans lequel SDN, ordre juridique mondial
et humanité se complètent. Leurs écrits montrent que la dynamique des
évènements politiques poussent la doctrine favorable aux « idéaux de Ge­
nève », à de nouvelles « institutionnalisations ». Ils révèlent également que
l'écart entre le droit en vigueur et le droit futur, entre la Ligue actuelle et
la « communauté internationale » à venir, est certes reconnu, mais qu'il est
réduit par la tendance à la « positivisation » et à la « systématisation ». La
doctrine franco-anglaise n'est plus orientée vers le Slatu quo. Au contraire,
elle intègre un projet révolutionnaire, propre à un droit en développement,
en combinant principes généraux du droit et philosophie de l'histoire : le
« progrès » condanmerait l'ancien droit des gens à la disparition. De son
point de vue, le droit international du XX"", siècle doit devenir « fédéra­
liste », de la même manière que le droit constitutionnel du XIX"'" a été
« constitutionnaliste ». Les ouvrages de Scelle et de Lauterpacht sont très
différents par leur style, leur méthode et leur représentation du droit. Scelle
construit un système complètement nouveau, qui substitue l'individu à
l'État comme sujet du droit des gens. Son ouvrage est la première systéma­
tisation en droit international de l'idéologie individualiste et libérale, qui
l'amène à transposer les caractéristiques de l'État législatif français dans
l'ordre juridique international. Avec son art d'habiller les idéaux politiques
de formulations juridiques, il se tient dans la grande tradition des légistes853 •
Lauterpacht, lui, part des institutions anglaises de la common law et s'en
tient aux principes reconnus de la théorie générale du droit. A partir de là,
il substitue à l'État la civitas maxima avec sa common law universelle et sa
juridiction internationale supra-étatique. Les deux ouvrages reflètent donc
l'opposition entre l'État français et le Commonwealth britannique, entre
le droit législatif codifié et le case law judiciaire. « Institutionnalisation »
et « fédéralisation » de la SDN et de la « communauté internationale » si­
gnifient par conséquent des choses différentes selon que conceptions et
analogies ont leur point de départ dans « l'État de droit » français ou dans

853 « La formation de l'esprit français par les légiste », p.207.


CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 903

« l'État de droit » anglais. Malgré ces différences de style et de méthode,


les deux auteurs se tiennent pourtant sur un même « front » car ils arrivent
au même résultat, au même ordre juridique universaliste et supranational.

A . LA LECTURE SCIIMITTIENNE DESŒlLE

La théorie de Scelle bouleverse de fond en comble le système du droit


international. Au lieu de reposer sur la souveraineté des États, celui-ci doit
devenir « individualiste », « constitutionnaliste » et « fédéraliste ».

A. LE DROIT INTERNATIONAL, « DROIT DES INDIVIDUS »

Le juriste français détrône radicalement l'État de sa position jusqu'alors


centrale en droit des gens, en lui contestant toute personnalité juridique.
Indirectement, Schruitt montre à quelle confusion peut mener la critique de
l'État, dès lors que des juristes aussi diamétralement opposés que Hôhn et
Scelle arrivent à la même conclusion sur la « fiction » de l'État-personne.
Individualisme et universalisme sont les deux pôles entre lesquels balance
le système de l'auteur du Précis. Chez lui, seul l'individu, « citoyen du
monde » au sens juridique, est un sujet de droit. Sur cette base, il établit
un rapport logique et systématique entre l'individualisme libéral et l'uni­
versalisme en droit des gens. L'individu étant le sujet unique et direct de
la communauté internationale, celle-ci devient une « communauté d'indi­
vidus », non plus d'États. Il en va de même de la SDN, qui comprendrait
donc deux milliards de membres, y compris les populations des colonies,
protectorats et territoires sous mandat. Alors que l' individu n'avait jusqu'à
présent accès à l'ordre international que par l'entremise des États, Scelle
voit dans les rapports interindividuels la matière de la « sociabilité interna­
tionale », donc du « droit commun international » qui doit régir la société
universelle des individus. La règle de droit n'est plus un acte étatique, mais
l'expression de la « solidarité sociale » des individus, qui forment, comme
chez Cole et Laski, diverses collectivités, dont l'État, « groupe social »
parmi d'autres. L'État n'est qu'une instance de compétence de certains
individus ayant une double fonction interne et externe et qui sont respon­
sables devant le droit international. La « doctrine de la porte ouverte »
est conséquemment érigée en principe fondamental de la liberté des rela­
tions internationales, relations interindividuelles, tout gouvernement qui
restreindrait indûment cette liberté se mettant hors du droit.
904 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

B. LA PROTECTION DES MINORITÉS, CAS D'APPLICATION DEl 'INDIVIDUALISME EN DROIT INTERNATIONAL

Le système de protection des minorités est un cas d'application de la


reconnaissance de l'individu comme sujet du droit international. En même
temps, il marque une transition vers la généralisation de la garantie des
droits de l'homme. Le juriste français mentionne la XIV"'" session de
l'Assemblée de la SDN, en octobre 1933, consacrée à la situation des Juifs
en Allemagne. Cette session a vu la double condanmation du Reich et de la
thèse du Volksgruppenrecht, cependant qu'elle a permis un réexamen gé­
néral du régime des minorités. L'Assemblée a conclu que la discrimination
d'un groupe caractérisé suffisait à constituer une minorité, donc un droit
de contrôle de la Ligue. Dans cette perspective, Scelle prône une garantie
directe des droits individuels pour tous les sujets de droit sans distinction,
ainsi que le droit d'intervention des États ou, surtout, de la SDN en vue de
la protection des minorités, dans le sens d'une protection des droits indivi­
duels. Les minorités ne pouvant être opprimées que si les droits des indivi­
dus en faisant partie sont violés, ce n'est pas la minorité en tant que groupe
qu'il s'agit de protéger mais leurs membres en tant qu'individus. Ce type
de protection permettrait de supprimer la distinction entre États nationaux
et États multinationaux, ainsi que celle entre majorité et minorité, en trans­
posant le problème politique de la protection des minorités sur le planjuri­
dique de la reconnaissance universelle des droits de l'homme. En étendant
son contrôle à tous les États, la Ligue aurait pour objectif de contraindre
ces derniers à se conformer au respect desdits droits. Cette immixtion et
cet empiètement dans la sphère de la compétence étatique constitueraient
l'idée directrice de la protection universelle des droits de l'homme. L'in­
tervention en faveur de la vie et de la liberté des ressortissants des autres
États, est donc érigée en institution normale et centrale du droit des gens.
Selon le juriste français, une intervention de la Ligue en Allemagne était
juridiquement fondée en 1933, en raison du traitement imposé aux Juifs ;
elle le serait encore en 1938 après la « Nuit de Cristal ».

c. L 'INDIVIDU CONTRE l 'ÉTAT

Indépendamment des traités de protection des minorités, l'individu, dans


le système de Scelle, a un droit de pétition contre les instances de l'État
dont il est le ressortissant. Ce « droit public subjectif», conféré directe-
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 905

ment par le droit international, est une compétence immédiate de l'indivi­


du, tout comme le recours juridictionnel devant un tribunal international,
la meilleure garantie de la protection des droits individuels résidant dans
la possibilité qu'auraient les particuliers de saisir ce tribunal. Tout individu
peut opposer sa volonté à celle de l'État, car la liberté individuelle n'existe
que lorsque les intérêts des particuliers sont protégés contre l'État. Chaque
particulier doit également recevoir la capacité de choisir librement sa natio­
nalité et de la conserver s'il ne veut pas l'abandonner. La loi nationale-so­
cialiste du 14 juillet 1933 sur le retrait des naturalisations est citée par le
juriste français comme un exemple de discrimination contraire au droit des
gens. De même, tous les groupes doivent bénéficier d'un droit d'autodé­
termination et de sécession, cependant que les autorités se voient refuser le
droit de maintenir par la force l'unité de l'État. L'individualisme logique et
le nominalisme extrême de Scelle ne reculent devant aucune conséquence,
même s'il déplore « l'imperfection » et la « primitivité » du droit positif
en vigueur, les résidus de « l'exclusivité » étatique et « l'anarchie » interé­
tatique qui en découle. Cet individualisme et la logique normative de la
criminalisation de la guerre atteignent leur point culminant dans l'idée que
tout individu touché par un ordre de mobilisation illégal au regard du droit
international devrait pouvoir s'y soustraire et en obtenir l'annulation par
des voies de recours juridictionnel appropriés. En tant que sujet du droit
des gens, chaque citoyen serait tenu de s'opposer à toute mesure de guerre
illicite, puisqu'il bénéficierait d'un droit de résistance à l'encontre de toute
décision étatique non conforme au droit international. Toute participation à
une guerre d'agression pourrait être considérée comme un acte de compli­
cité au crime contre la paix, au cas où l'individu aurait eu la possibilité de
désobéir aux ordres reçus. Le choix pour le citoyen ne résiderait donc plus
qu'entre la « complicité » ou la « trahison ». La conséquence concrète de
cette théorie, souligne Schmitt, est de transformer la guerre interétatique
en guerre civile internationale.

P. LE« CONSTITUTIONNALISME INTERNATIONAL »

Le système de Scelle est conçu sur la base d'analogies rechtsSlaatlichen.


La « constitutionnalisation » est le moyen « constructif» utilisé pour « ins­
titutionnaliser » la « communauté internationale » et pour « intégrer »
les États dans la « Constitution universelle supranationale », établie sur
906 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

le modèle de la Constitution rechtsSlaatlich. Le « droit constitutionnel in­


ternational » (sous-titre du second volume du Précis) est au service de la
protection de la vie, de la liberté et de la propriété des individus et des
groupes d'individus. Reposant sur les Grundrechte, il est un cas d'appli­
cation, transféré au plan international, du schéma constitutionnel libéral
avec ses deux parties : droits fondamentaux d'un côté, organisation des
pouvoirs publics de l'autre. Ainsi, après avoir étudié la « fonction législae
tive » en 1934, Scelle examine la « fonction exécutive » du droit des gens
en 1936, à l'occasion des sanctions contre l'Italie854• Le « droit constitu­
tionnel international » est donc une transposition du constitutionnalisme
libéral au droit des gens : il vise à transformer le pluriversum politique en
« État de droit mondial ». Aussi le Covenant, malgré son origine conven­
tionnelle, doit-il devenir une « constitution » et la primauté du droit des
gens sur le droit interne, une réalité « constitutionnelle » concrète. En cas
de contradiction entre les normes internationales et les normes internes,
ces dernières doivent être considérées comme nulles ab initio. Le juriste
français cite l'article 6 1-2 de la Constitution de Weimar sur l'Anschluss,
qui contredisait l'article 80 du traité de Versailles. Le « domaine réser­
vé » de l'État est assimilé à une « délégation de compétence » limitée
et contrôlée par le droit des gens. Scelle est influencé par la théorie de la
règle sociale de Duguit et par le normativisme de Kelsen ; mais il les dé­
passe dans la mesure où, chez lui, le « droit normatif » devient un « droit
constructif » et où la « norme » crée « l'institution ». De même, les traités
de droit international ne sont plus de simples « contrats », mais des « actes
législatifs ». Les États sont des « législateurs » soumis à la « Constitution
du droit des gens » et au « pouvoir constituant » de la SDN. Le caractère
obligatoire de ces « traités-lois » ne repose plus sur le principe pacta sunt
servanda, expression de l'ancienne théorie de la volonté de l'État, mais
sur la règle juridique posée par l'acte législatif et « sanctionnée » par les
instances « exécutives » supra-étatiques. La hiérarchie des normes est en
effet complétée, par le biais de la notion de « compétence », par une hié­
rarchie d'institutions, la « compétence de compétence » appartenant au
« sySlème juridique mondial du droit des gens ».

854« Théorie et pratique de la fonction exécutive en droit international », RCADI, 1936 l,


pp.136-194.
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 907

E. LE« FÉDÉRALISME INTERNATIONAL »

Le système de Scelle n'est pas conçu sur les seules analogies rechtsSlaat­
lichen mais aussi sur des analogies fédéralistes. La « fédéralisation » est
l'autre moyen « constructif » utilisé pour « institutionnaliser » la « com­
munauté internationale » et pour « intégrer » les États dans la « Constitu­
tion universelle supranationale », établie sur le modèle de la Constitution
fédérale. L'examen du « phénomène fédératif» sert à mettre en évidence la
possibilité d'un « ordre constitutionnel international », en tant qu'« ordre
fédéral » composé de « collectivités fédérées ». Pour le juriste français, le
droit interétatique n'est qu'une partie du « droit intersocial ». Le « milieu
intersocial » comprend le « phénomène étatique », le « phénomène colo­
niaI » et le « phénomène social extra-étatique ». Ce dernier lui permet de
relativiser et de dévaloriser l'État. L'Église catholique, à côté des colonies,
des protectorats, des dominions, des mandats ou du foyer national juif de
Palestine, est un cas d'application de cette catégorie spécifique d'« institu­
tion internationale ». Celle-ci doit garantir les intérêts des populations ne
disposant pas de Constitution étatique susceptible de protéger leur vie, leur
liberté et leur propriété. La SDN a pour tâche de développer ce type d'« ins­
titutions sociales extra-étatiques ». Elle est elle-même présentée comme
une « formation intermédiaire entre l 'État fédéral et la confédération
d'États », puis érigée en « système fédératif supra-étatique » encore
fragile mais dominé par la tendance à « l'institutionnalisation ». Toutefois,
la règle de l'unanimité ou celle du consentement sont des atteintes si fortes
au principe du fédéralisme que la Ligue est finalement décrite, non comme
supra-étatique, mais comme « inorganique ou interétatique ». Dans le
système de Scelle, la Ligue de Genève serait une fédération, même s'il
demeure partisan de son universalité, à côté d'autres fédérations : Empire
français, Commonwealth britannique, Union Soviétique, Pan-Amérique.
L'ordre juridique universel est donc conçu comme un « fédéralisme mon­
dial » de « sociétés » diverses. Mais le juriste français dissimule mal son
aspiration à un « État mondial » centralisé. Universalisme signifie « cen­
tralisation » : l'humanité doit avoir un « centre ». Mais lequel ?
908 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

F. L 'ŒUVRE DE SCElLE, DOGMAT/SAT/ON DE L 'UNIVERSALISME FRANÇA/S

Si la réalité politique concrète du droit international ne correspond pas


du tout au Précis de droit des gens, l'auteur ne voit dans cette différence
que le résidu d'anciennes conceptions « primitives » du droit. La direc­
tion donnée au droit des gens par le fascisme et le national-socialisme ne
trouble pas sa « foi » dans le progrès et l'humanité, car l'évolution histo­
rique vers l'One World n'est selon lui que « retardée » par les Puissances
de l'Axe. Il « croit » à l' évolution qui mènera le monde de l'anarchie à
la hiérarchie, du caractère interétatique au caractère supra-étatique, car il
« sait » que le droit des gens est influencé par les idées du droit « doctri­
nal », qui prépare le droit « positif » de demain. Dans cette perspective
plus «philosophico-hiSlorique » que « juridique », les analogies rechtss­
taatlichen et fédéralistes entre le droit international et le droit interne
servent à « dissoudre » l'ancien droit855• Mais, conclut Schmitt, « l'inéluc­
tabilité » du politique rend utopiques les projets de Scelle, qui ne sont en
vérité qu'une dogmatisation de la politique mondiale menée par l'univer­
salisme français.

B. LA LECTURE SUIM/TT/ENNE DE LAUTERPACIIT

Si le « pacifisme constructif » de Scelle débouche sur « l'État mondial »,


celui de Lauterpacht aboutit au « règne de la loi », c'est-à-dire dujuge, sur
le plan international. Dans The function of law in the International Com­
munity, l'auteur traite en première partie de l'évolution historique de « la
théorie de la fonction judiciaire en droit international » et de l'application
de cette théorie dans les traités d'arbitrage depuis les Conventions de La
Haye de 1907. Dans une deuxième partie, il examine la relation entre plé­
nitude du droit international et juridiction internationale, ainsi que le pro­
blème des lacunes et de la procédure judiciaire. Dans une troisième partie,
il étudie la distinction entre conflit juridique et politique, et la question de
l'impartialité du juge. Dans une quatrième partie, il envisage les modali­
tés de peaceful change, la difficulté de la révision par la voie législative,
8 55Cf. G. Scelle : Précis de droit des gens. Principes et systématique, 21., Paris, Sirey,
1932-34. Pour une autre approche du conSl:itutiOlmalisme international, voir B. Mirkine­
Guetzévitch : « Le droit constitutionnel et l'organisation de la paix (droit constitutionnel
de la paix) » , RCADI, 1933 III, pp.673-773.
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 909

l'application judiciaire de la clause rebus sic Slantibus, la théorie de l'abus


de droit en droit international, l'extension au droit des gens de la facul­
té de juger ex aequo et bono. Dans une cinquième partie, il examine les
conflits de droit et d'intérêts, et la théorie des différends85 6 • Dans la sixième
et dernière partie, il évoque les limites de la juridictionnalité des affaires
politiques à l'intérieur des États et dans ce « droit imparfait » qu'est le
droit international.

A. LE PROIT INTERNATIONAL, « PROIT PU JUGE »

La question de la nature « juridique » du droit des gens et de la domina­


tion du « droit » dans le droit des gens est au centre des interrogations du
juriste anglais. La primauté du droit étatique entraîne la négation de l' obli­
gatoriété du droit international. Mais une science juridique « critique » est
en mesure de remplir l'exigence de la systématicité, de la plénitude et de la
supériorité du droit international, même dans le cadre du système actuel du
droit des gens. Lauterpacht ne construit pas une nouvelle systématique de
ce droit, à l'instar de Scelle ; il analyse les contradictions du droit classique
reposant sur la volonté des États. Le droit international doit devenir un
droit « véritable ». Par conséquent, la doctrine a pour tâche de développer
ce droit en tant que norme universelle et supra-étatique de la « commu­
nauté internationale », non par l'autolimitation des États ni par le principe
pacta sunt servanda, mais par le double principe de la civitas maxima et de
la juridiction internationale. S'il y a « droit international », il y a « commu­
nauté internationale » : le juriste anglais renverse l'adage ubi societas ibi
jus, qui devient ubijus ibi societas. Dans ce « droit » et cette « communau­
té », ce n'est pas l'État qui décide du droit, mais une juridiction indépen­
dante et supérieure aux États. A l'encontre du principe par in parem non
habet jurisdictionem, quî découle de l'égale souveraineté des États, et de
la maxime qui lui est liée omnis judex in causa sua, Lauterpacht affirme le
principe nemo judex. Le pouvoir de décision revient au juge, indépendant

856 La théorie du différend, selon Morgenthau, implique deux choses : que l'objet du con­
flit soit soumis à une analyse rationnelle pellllettant d'entreprendre une discussion suscep­
tible d'aboutir à une solution obligatoire ; que la communauté internationale possède des
notions communes de justice susceptibles d'application générale. Or, ces deux conditions,
analyse rationnelle et consentement sur des critères objectifs, ne se trouvent pas réalisées
dans la société des États (Ibid, pp.24-41, 66-79).
910 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

et impartial, donc en mesure de régler « objectivement » tous les conflits,


sans qu'il y ait de distinction à faire entre questions politiques et questions
juridiques, tous les litiges étant virtuellement justiciables.

L'ordre juridique universel est donc régi par un droit judiciaire sans
lacune. Le juriste anglais n'utilise pas les analogies gesetzeSlaatlichen
typiques de la doctrine française ; il transpose au droit des gens les ca­
ractéristiques pratiques de la common law. S'il peut exister un droit sans
législateur ni exécutif, il ne saurait exister de droit sans juge. C'est pour­
quoi il importe d'instituer une juridiction internationale qui résout les dif­
férends et garde la paix. Un législateur ou un exécutif en droit internatio­
nal impliquerait un « super-État ». Un juge en droit international, dans le
cadre de la théorie et de la pratique actuelles du droit des gens, permet­
trait une « souveraineté du droit » sans qu'il y ait besoin d'une révolution
supra-étatique. L'ensemble du droit des gens ancien n'en est pas moins
bouleversé de fond en comble. La position centrale de l'État est abolie.
La décision sur le droit ou le non droit de la guerre est transférée à une
Cour internationale. S'il ne tranche pas la question de l'application de la
décision (par qui et comment ?), ce transfert mène nécessairement à une
discrimination juridique entre les belligérants. Enfin, le « règne du droit »
(la sentence du juge) entérine le Slatu quo. Schmitt mentionne l'affaire
du projet d'union douanière austro-allemande de 193 1. Il cite Briand, qui
déclarait devant le Conseil de la SDN : « la CPJI nous dira le droit ». On
sait que la Cour a condanmé le projet. Aussi notre auteur renvoie-t-il à sa
critique de 1926 sur la « juridicisation » de la politique internationale857•
Que le juge statue en référence à l'uti possidetis, cela ne saurait gêner une
Angleterre gardienne du Slatu quo mondial. Face à la révision de ce Slatu
quo, les Anglais, écrit le juriste allemand, sont dans la situation du Jeune
Homme riche de l'Évangile selon Saint Matthieu qui malgré ses bonnes in­
tentions ne renonça pas à sa fortune. Autrement dit, jamais ils n'abandon­
neraient leurs possessions à la suite d'une décision judiciaire dépourvue de
contrainte matérielle.

857Die Kernfrage des Volkerbundes, pp.39-45.


CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 911

B. LA QUESTION PES SANCTIONS PE LA SIJN CONTRE L '/rAllE

Chez Lauterpacht, l'institution centrale n'est pas un organe législatif,


comme chez Scelle, mais un organe juridictionnel. Malgré cette diffé­
rence, les deux auteurs arrivent au même point : leurs institutions enlèvent
à l'État sa qualité d'unique sujet du droit des gens, en supprimant sa sou­
veraineté. Cette concordance finale, poursuit Schmitt, est illustrée par la
prise de position du juriste anglais sur le problème pratique des sanctions
de la SDN contre l'Italie. Dans un article de 1936, il examine si les dispo­
sitions du Pacte sont supérieures à celles des autres traités internationaux.
Cette question avait été soulevée par les États participant à la campagne
contre Rome, qui avaient dû décider concrètement si les contrats commer­
ciaux, la clause de la nation la plus favorisée, etc., restaient valides face
aux obligations de l'article 16, alors même que le Comité de la Ligue avait
établi la primauté du Covenant. Lauterpacht fait de l'article 20 combiné
avec l'article 1 8 la base de son argumentation. Le Pacte n'a pas un ca­
ractère « législatif » ou « constitutionnel », comme le voudrait Scelle ; il
reste un traité ; mais il est un traité « supérieur » à tous les autres. En effet,
l'article 20 exprime le principe selon lequel les traités incompatibles avec
les engagements du Pacte sont nuls et non avenus. La doctrine Stimson,
adoptée par l'Assemblée de la SDN, confirme le principe de cet article.
Les membres de la Ligue comme les signataires du pacte Briand-Kellog
ont le devoir -Scelle y souscrit- de ne pas reconnaître les situations, traités
ou accords qui seraient en contradiction avec les dispositions des Pactes
de 1919 et de 1928.

C. LA LECTURE SCIII1ITTIENNE PE STARKE

L'article de Starke est l' exemple-type, selon Schmitt, d'une tentative


d'« institutionnalisation » de la SDN et de l'ordre « universel » du droit
des gens, par le biais de la « fédéralisation » et des analogies tirées du
droit fédéral, couplées avec la conception moniste et normativiste de la
primauté du droit des gens (<< Siate law is conditioned by international
law »). La supériorité de la Constitution fédérale sur les Constitutions
étatiques et le partage des compétences entre la Fédération et les États
fédérés, exemples de la hiérarchie des normes et des institutions, sont
transposés à la « Constitution internationale » et aux restrictions apportées
912 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

à la souveraineté des États. Le hiatus entre la réalité positive et la concep­


tion universaliste ou fédéraliste du droit des gens est comblé, là encore, par
la « foi » dans le progrès de l'histoire.

3. UNIVERSALISME, FÉDÉRALISME ET SIJN

Comment concilier universalisme et fédéralisme, demande Schmitt,


alors que ces deux concepts s'excluent mutuellement dans la situation ac­
tuelle du droit des gens ? Les juristes français et anglais constatent tous que
la SDN n'est pas universelle, mais qu'elle « devrait » l'être. Ils cherchent
à la transformer en institution « fédérale », sans prendre en considération
la contradiction entre l'exigence d'universalité et l'exigence d'homogé­
néité. La problématique de l'action collective, autrement dit, la question
du bel/umjuSl:um, est sous-jacente à leurs préoccupations. Toute fédération
implique l'abolition du jus belli entre les membres de la fédération, où
il ne doit plus y avoir qu'une « exécution fédérale ». Vis-à-vis de l'ex­
térieur, par contre, le jus belli subsiste et des guerres restent possibles,
jusque-là régies par l'ancien droit de la guerre non discriminatoire. Les
auteurs qui prétendent « fédéraliser » la Ligue aspirent donc à l'abolition
dujus belli à l'intérieur du V6lkerbund, le renoncement aujus belli faisant
partie du concept même de Bund, mais ils prétendent également abolir
le jus belli des États non membres de la Ligue. La conséquence d'une
telle prétention universaliste, supranationale et discriminatoire ne peut être
qu'une « guerre mondiale totale » contre les États qui s'y opposent. Ces
derniers seront alors accusés, Schmitt le prévoit, de mener une guerre in­
juste parce qu'ils refusent l'avènement du One World. De fait, l'instaura­
tion de « l'état de droit universel » sous domination occidentale, exige que
l'Allemagne, l'Italie et le Japon soient vaincus, car tant qu'il subsistera
une « résistance » au projet mondialiste, les conceptions universalistes et
fédéralistes pourront s'accorder dans l'abstrait, mais leur incompatibilité
apparaîtra à la moindre tentative de concrétisation.

La « fédéralisation » de la SDN implique qu'une communauté d'États


membres s'oppose à d'autres États non membres ; Hegel disait la même
chose de la ligue kantienne. La distinction entre guerres « justes » et
« injustes », poursuit Schmitt, ne se rapporte qu'à la distinction entre les
guerres de la Ligue et les autres guerres. D'où une intensification des
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 913

conflits entre les membres de cette Ligue, qui veulent s'arroger le mo­
nopole de la décision sur le droit ou le non droit de la guerre, et les non
membres discriminés. Cette distinction mène ainsi à une opposition plus
aiguë entre amis et ennemis, entre membres et non membres de la Ligue,
bref, entre les Puissances de l'Ouest et les Puissances de l'Axe. Entre
l'idéal universel à atteindre et la réalité politique, la guerre à venir pourrait
apparaître comme la dernîère « guerre de l'humanité ». Elle serait en vérité
une « guerre totale ». Der Begriff des Politischen a montré cette relation
caractéristique entre pacifisme, criminalisation de l'ennemi et montée aux
extrêmes de la violence (malgré le jus in bello et le principe d'égalité des
belligérants devant lui). La « fédéralisation » de la SDN en tant qu'orga­
nisation politique plus « effective » implique qu'elle s'éloigne « provisoi­
rement » de son projet universaliste et qu'elle se transforme en coalition
internationale, même si elle continue à se référer à l'idéal de « l'unité du
monde » et à justifier son existence par la nécessité d'abolir les derniers
« obstacles » à cette « unité ». Cette nouvelle « fédération » sera d'autant
plus fortement amenée à distinguer entre membres et non membres, selon
le schéma amis-ennemis, que son caractère « fédéral » sera plus parfait et
qu'elle soulignera la distinction entre les guerres « justes », c'est-à-dire les
siennes, et les guerres « injustes », c'est-à-dire celles des autres. Vis-à-vis
des non membres, la Ligue est donc placée devant l'alternative suivante :
« alliance ou fédération ? ». Vis-à-vis de la « communauté juridique uni­
verselle », elle est placée devant l' autre alternative : « fédération ou huma­
nité » ? La « fédéralisation » est-elle un stade intermédiaire avant « l'uni­
versalisation » ? Mais ce « stade intermédiaire » n'est en réalité qu'une
nouvelle époque de l'histoire humaine, avec de nouvelles guerres plus in­
tensives, autrement dit, une époque imprévisible, avec des résultats impré­
visibles. Au sortir d'une guerre totale, comment l'humanité pourrait-elle
devenir apolitique ?

La Ligue de Genève n'est en vérité ni une « communauté universelle »


ni une « fédération », tout au plus une « coalition », conclut Schmitt. Par
conséquent, les « institutionnalisations » et « fédéralisations » doctrinales
ne sont pas qu'« inutiles », elles sont « nuisibles ». Elles empêchent la for­
mation d'une communauté réelle des peuples européens, condition d'un
droit des gens réel, dès lors qu'elles reposent sur une communauté « fic­
tive », dépourvue de substance et de cohésion. La critique schmittienne,
dit-il, n'est pas dirigée contre les projets relatifs à de nouveaux ordres géo-
914 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

politiques. Elle ne vise pas à « retenir » les anciennes conceptions, ni à


faire retour au passé, car le droit des gens ne peut rester inchangé au XXêm,
siècle. De fait, le juriste proposera une nouvelle théorie du droit des gens,
avec le Grossraumordnung. Comme en 1926, sa critique est dirigée contre
les conceptions contradictoires qui mêlent V6lkerbund et ordre mondial
universel. Les « institutionnalisations » et « fédéralisations » ne sont pas
« mieux que rien ». Elles constituent des obstacles à l'union des peuples
européens, face à l'URSS et aux États-Unis, parce qu'elles figent la divi­
sion de l'Europe (Franco-Anglais d'un côté, Italo-Allemands de l'autre),
tout en favorisant les immixtions des Puissances étrangères dans les af­
faires européennes. In fine, les nouvelles tendances du droit international,
qui abolissent la souveraineté de l'État, ne sont pas un « progrès ». Elles
aboutissent au contraire à l'exacerbation des conflits8 58 •

LA PROBLÉMATIQUE DE LA NEUTRAlITÉ

La doctrine franco-anglo-américaine a remis en cause l'ensemble de la


structure du droit des gens en s'attaquant à l'institution de la neutralité.
Aussi Carl Schmitt s'est-il particulièrement intéressé à cette institution,
qui a focalisé les controverses politico-juridiques à partir de 1935-1936,
au moment de la campagne des sanctions contre l'Italie. Il entend élucider
les tentatives théoriques ou pratiques des juristes de l' Ouest, afin de sai­
sir leur signification concrète dans l' éventualité (probable) d'une guerre
future. Que deviendra la neutralité en cas de guerre ? Le conflit pourra­
t-il rester localisé ? Quelle attitude devront adopter les États scandinaves,
la Belgique, les Pays-Bas, la Suisse ou les États-Unis (dont l'hostilité à
l'égard du Reich ne fait cependant pas de doute) ? Quels seront les droits
et devoirs réciproques des neutres et des belligérants ? Quelles seront les
conséquences des modifications apportées au droit de la neutralité dans
le domaine maritime ? La notion de neutralité, en droit interne comme en
droit international, est frappée d'ambivalence. En 1932, le juriste évoque
la conscience morale qui oblige à prendre position dans la guerre : « être
neutre, c 'eSl renoncer à diSlinguer lejuSle et l 'injuste »859. En 1938, l'af­
firmation du politique, à l'arrière-plan de la lutte contre les nouvelles ten­
dances du droit international, passe par la défense du concept de neutralité,
858 Sur cette partie, cf. Die Wendung zum diskriminierenden Kriegsbegrif.{, pp.8-34, 47-52.
859 « Légalité et légitimité », p.61.
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 9 1 5

c'est-à-dire de souveraineté, en droit des gens, à l'encontre des idées de


sécurité collective ou de criminalisation de la guerre. En 1938 comme en
1963, Schmitt se réfère, à la suite de Sir Williams, au « Châtiment des
anges » de Dante. Les anges qui restèrent neutres dans le combat entre
Dieu et Satan furent punis, parce qu'ils avaient commis un crime en man­
quant à leur devoir qui est de lutter pour la justice et parce qu'ils avaient
méconnu leur propre intérêt qui est de combattre avec Dieu. L'apprécia­
tion portée sur cette parabole change selon qu'elle concerne la théologie
politique ou le droit international : dans le premier cas, elle est approuvée ;
dans le second, elle est réprouvée860•

1. LA NEUTRAlITÉ EN SITUATION POlITIQUE

Le concept de neutralité en droit international est fonction du concept


de guerre. Schmitt en distingue cinq acceptions différentes, en fonction de
cinq situations politiques différentes. Primo, en cas d' équilibre des forces
entre les neutres et les belligérants, les premiers s'abstiennent impartia­
lement vis-à-vis des seconds. Secundo, lorsque les belligérants sont plus
puissants que les neutres, la neutralité tourne au compromis tacite entre les
premiers (exemple du conflit mondial en 1917-1918). Tertio, lorsque les
neutres sont plus puissants que les belligérants, ils assignent à ces derniers
un champ clos pour mener leur guerre (modèle du dogfight). Quarto, en
cas d'absence de relation avec les belligérants, la neutralité se transforme
en isolationnisme. Ces deux concepts diffèrent, car la Puissance isolation­
niste n'est ni l'amie ni l'ennemie d'aucun des belligérants -ce n'est as­
surément pas le cas de l'Amérique de Roosevelt- alors que la Puissance
neutre est l'amie de tous. Quinto, dans l'état intermédiaire de paix-guerre,
où l'hostilité prime, soit on admet que les neutres décident en quoi consiste
la neutralité, de la même manière que les belligérants décident en quoi
consiste la belligérance ; soit, si l'on veut éviter une dilution des concepts
du jus in bello, on impose les devoirs de la neutralité en temps de paix
armée aussi bien qu'en temps de guerre ouverte. Apparaît ici une première
ébauche de la notion de « neutralité totale »861 .

860 « Das neue Vae Neutris » , pp.251-254 ; La notion de politique (note de 1963), p.195.
861 « Du rapport entre les concepts de guerre et d'ellllemi », pp.175-176 ; S. Djokitch, Op.
cil., p.99.
916 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

2. NEUTRAlITÉ ET SIJN

Dans un système de sécurité collective, l'institution de la neutralité perd


sa raison d'être. Voilà ce à quoi Schmitt s'oppose. A l'ancien droit de la
neutralité, se substitue un normativisme orienté vers la rupture de l'égalité
entre les belligérants. Cela « revient purement et simplement à supprimer
la notion de neutralité »862, puisque dans l'ancien droit cette notion se ca­
ractérise par les devoirs d'abstention et d'impartialité des États neutres
vis-à-vis des États belligérants. La SDN a-t-elle cependant supprimé l'ins­
titution de la neutralité ? Apparemment oui, si l'on suit le principe expri­
mé aux articles 10, 1 1 , 16 et 17 du Pacte, selon lequel toutes les guerres
intéressent tous les États, ou si l'on se fie à la déclaration du Conseil du
13 février 1920 : « la notion de neutralité des membres de la SDN n 'eS/;
pas compatible avec cet autre principe que tous les membres de la Société
auront à agir en commun pour faire respecter leurs engagements ». Mais
la SDN n'étant pas universelle et le Co venant n'ayant pas supprimé la
guerre, puisque certaines sont interdites et d' autres permises, la neutra­
lité n'a pas disparu en réalité, d'autant moins que chaque État reste juge
du point de savoir si et dans quelle mesure il est tenu de participer aux
« sanctions » diplomatiques, économiques ou militaires. Elle a été modi­
fiée. Est apparue une neutralité « partiale », puisqu'elle contre-distingue
les belligérants, et « différentielle », puisqu'elle divise l'institution en par­
ties militaire, diplomatique, économique ou morale863. Cette conception est
vigoureusement attaquée par la doctrine allemande et son chef de file, qui
lui opposent non seulement le concept « classique » de neutralité, mais en­
core un nouveau concept de neutralité « totale ». Concept du reste esquissé
par le Pacte lorsqu'il oblige les États membres à interdire toute relation ou
communication entre leurs ressortissants ou résidants et ceux du peace
breaker State (art. 16-1).

862 C'est ce que dira Georges Scelle, par exemple, après la guerre (<< Quelques réflexions
sur l'abolition de la compétence de guerre » ,RGDIP, 1954, pp.5-25, pp. 16-2l).
863 Cf. lB. Whitton : « La neutralité et la Société des Nations » , RCADI, 1927 II, pp.459-
569 ; Ph. Michai1ides : La neutralité et la Société des Nations (thèse), Paris, L. RodSlein,
1933 ; B. d'Astorg : La neutralité et son réveil dans la crise de la SDN (thèse), Paris,
Sirey, 1938.
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 9 1 7

A. NEUTRAlITÉ ET SANCTIONS COllECTIVES

Traitant la question de la compatibilité de la neutralité avec le système


des sanctions de l'article 16 du Pacte, Schmitt prend pour point de dé­
part l'analyse de deux articles tirés de la littérature anglaise : « Sanctions
under the Covenant » de Sir Williams et « Collective Security » de lord
Mac Nair. Ces deux études parues à la suite de la campagne contre l' Italie
entendent démontrer, à travers cette campagne, que la SDN est une com­
munauté politique de type « fédéral ».

A. LA LECTURE SCIINITTIENNE DE WilliANS

L'article de Williams traite de la question, devenue brûlante en octobre


1935, d'une « action collective » de la Ligue contre un membre en rupture
du Pacte. Il ne parle pas de la guerre comme d'un « crime international »
ni d'« action pénale », contrairement à Scelle, car crime et peine sont des
notions qui concernent les individus, non les États ou les peuples. Sa dis­
qualification de la neutralité diffère donc de celle du juriste français. Il
fait observer que l'article 16 n'emploie pas le mot « sanctions », mais que
son objectif est d'empêcher la réussite d'une guerre contraire au Pacte, de
manière à dissuader les membres de la SDN de violer leurs engagements
et à les contraindre à remplir leurs engagements. Dans l'affaire italo-éthio­
pienne, le Conseil n'a pas suivi la lettre de l'article 16. Au lieu d'une
« application », il y a eu un « développement » du Covenant. En effet, les
difficultés tenant à l' exigence de l'unanimité au sein du Conseil ont été
« surmontées », dans la perspective d'une action coercitive non militaire,
dans le sens typiquement « fédéral » qu'une simple majorité a suffi pour
mettre en œuvre les sanctions contre l'Italie, pourtant membre permanent
du Conseil. L'obstacle « imaginaire » de la règle de l'unanimité a donc été
levé, par une sorte de « bris de veto ». Une autre difficulté tenait à ce que
l'article 16, selon l'interprétation jusque-là en vigueur, ne fait que donner
aux membres de la Ligue, sans les obliger, le droit de recourir à des me­
sures militaires ou non militaires contre le membre en rupture, puisque ce
dernier aurait ipso facto commis un acte d'hostilité contre tous les autres
membres. Pour Scelle, la violation du Pacte doit engendrer automatique­
ment un état de guerre entre le peace breaker et tous les autres États de la
Société. C'est dans le cadre d'une « action commune » mise en œuvre par
918 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

le Conseil que ces derniers doivent intervenir contre l'État fautif, puisqu'il
serait contraire à l'esprit du Pacte que chaque État puisse recourir à la
contrainte individuellement. Pour Williams, il importe peu que la consta­
tation de la rupture revienne au Conseil et que les sanctions relèvent des
États ; l'essentiel est que la Ligue devient une instance « collective » ca­
pable d'autoriser des mesures économiques voire militaires contre l'État
en rupture. La SDN n'est certes pas « institutionnalisée », car le Covenant
reste un « traité », non une « constitution », mais elle est « fédéralisée » ef­
ficacement. La Ligue détermine en effet le droit ou le non droit de l' action
coercitive dirigée contre le peace breaking member. Cette procédure est
assimilée à une « exécution fédérale ».

Le juriste anglais élargit la « fédéralisation » de la SDN à la probléma­


tique de la neutralité. Pour lui, il ne saurait y avoir de neutralité face à
l'État qui rompt la paix. D'autant moins que le Pacte de Genève, à la dif­
férence du Pacte de Paris, prévoit des mesures coercitives contre le peace
breaking member. Le droit de la neutralité ne saurait donc restreindre l'ap­
plication de l'article 16. Eden, le 23 octobre 1935, rejetait l'idée qu'un
« État violant le Pacte aurait le droit d'exiger l'observation, de la part
des autres membres de la Ligue, des lois de la neutralité ». Pendant la
campagne contre l'Italie, le gouvernement anglais a pourtant appliqué les
règles de la neutralité sur mer. Il a laissé ouverte la question du « blocus
pacifique », sans le transformer en blocus de guerre. Il n'a pas empêché les
États ne participant pas aux « sanctions », ainsi que leurs ressortissants ou
résidants, de faire valoir leur droit au commerce avec l' État bloqué. Mais
les contradictions qui résultent des rapports entre sanctions et neutralité :
la décision du Conseil s'impose-t-elle à tous les États ? comment obliger
les autres États à collaborer à la mise en œuvre des sanctions économiques
afin de les rendre efficaces ?, poussent le juriste anglais à incriminer le
concept de neutralité, donc à modifier de fond en comble la structure du
droit des gens. Des guerres peuvent survenir, dit-il, devant lesquelles il
serait « moralement » impossible de ne pas prendre position. Face à une
« guerre juste » qui serait une « guerre totale », la neutralité ne pourrait
être respectée ni même invoquée. Il évoque le sort des anges qui restèrent
neutres dans le combat entre Dieu et Satan, et en conclut que tout État,
y compris ses ressortissants ou résidants, devrait être obligé de partici­
per aux mesures décidées contre l'État agresseur et, sinon, être lui-même
sanctionné. Sur la base de leur concept discriminatoire de guerre, Scelle
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 9 1 9

ou Politis prononcent le même Vae Neutris que Williams. Un membre qui


refuserait de contribuer à la répression du « crime » d'agression en invo­
quant la neutralité, commettrait un « délit ». Il deviendrait un « complice »
au sens juridique du terme. Précisément, disent-ils, les Pactes de 1 9 1 9 et
1928 imposent la rupture de toute relation non seulement avec le peace
breaker, mais aussi avec ceux qui refusent de participer aux mesures col­
lectives ou qui entendent rester neutres.

La justification en droit international de ce Vae Neutris repose sur l'idée


que la SDN est une « fédération » et le Conseil, une instance « fédérale »
chargée de « l' exécution fédérale ». Toute « fédération » impliquant que
chaque État membre apporte sa garantie à ses partenaires, il ne saurait
y avoir de neutralité de ces membres face à une violation du Pacte par
des États membres ou non membres. Pour Williams, il ne s'agit pas tant
d'amener chaque État de la Ligue à participer à des « actions communes »,
que d'amener les États tiers, membres et non membres, à reconnaître ces
« actions communes » et à ne pas s 'y opposer. Une telle reconnaissance a
des conséquences concrètes, notamment sur le blocus, puisque les neutres
se trouvent contraints d'observer la décision du Conseil d'isoler commer­
cialement et financièrement l'État fautif (l'Italie en 1935-1 936). Plus lar­
gement, ce Vae Neutris, prélude au Vae Victis, sigrufie d'un point de vue
politique concret, que les États qui sont retournés au statut de la neutralité
(Suisse, Belgique, Pays-Bas, États scandinaves) seront dans l'obligation,
sous peine de « sanctions », de se ranger aux côtés de la France et de la
Grande-Bretagne, de leur « juste guerre », contre l'Allemagne, l'agresseur
présumé. Au-delà des petits pays d'Europe de l'Ouest et du Nord, c'est
bien sûr la position des États-Urus qui préoccupe Français et Britanniques,
puisque seule la collaboration de la première puissance économique mon­
diale pourrait rendre efficace la mise en œuvre de mesures consistant à
établir un blocus en temps de paix comme de guerre.

B. LA LECTURE SCIIMITTIENNE DE HAC NAIR

L'article de Mac Nair analyse l'évolution des concepts de guerre et de


neutralité sous l'effet des Pactes de Genève et de Paris. Ceux-ci battent en
brèche l'institution de la neutralité, avec ses devoirs d'abstention et d'im­
partialité, car ils obligent les États tiers à distinguer la guerre « licite » et
920 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

la guerre « illicite », les belligérants « dans leur droit » et les belligérants


« dans leur tort ». L'auteur espère que le gouvernement des États-Unis en
tirera les conclusions qui s'imposent en ce qui concerne le droit du com­
merce et de la neutralité, bien qu'il n'ait pas distingué entre « agresseur »
et « victime » lors du conflit italo-éthiopien. Il définit le nouvel ordre
mondial par les méthodes en développement de la « résistance collective
contre l'agresseur ». Le maintien de la paix exige que les États acceptent
les risques et charges des traités d'assistance mutuelle. « Fédéralisation »
renvoie donc ici à « collectivisation ». Ce concept ne mène pas à des insti­
tutions supra-étatiques dans le style français ; il laisse aux États la décision
sur les modalités d'application et de collaboration à « l'action commune ».
Aucun État ne se voit obliger de participer aux sanctions économiques ou
militaires ; mais le Pacte doit permettre à tout État d'y prendre part quand
il le juge conforme à ses intérêts. Ainsi est aménagée la position spéciale
des États-Unis d'Amérique864•

B. LA PÉFENSE PU CONCEPT « ClASSIQUE » PENEUTRAlITÉ

En accord avec la doctrine allemande, Schmitt récuse le système collec­


tif de la Ligue de Genève. Plus particulièrement, il s'oppose à la neutralité
« partiale » et « différentielle », défendue notamment par le juriste suisse
Schindler. Cette position s'explique par sa défense d'un concept « impar­
tial » et « intégral » de neutralité.

A. LA RÉWSATION ALW/ANPE PU SYSTÈME COllECTIFPE LA SIJN

Face aux tentatives occidentales de construire un nouveau droit inter­


national, sur la base d'un concept discriminatoire de guerre, la doctrine
allemande, elle, entend « approfondir » l'institution de la neutralité, sur
la base d'un concept non discriminatoire. Si l'institution est au coeur des
controverses doctrinales, c'est parce qu'elle limite sensiblement les effets
de la distinction entre guerre « juste » et « injuste », entre États « dans leur
droit » et États « dans leur tort », en maintenant les tiers hors du conflit.
Neutralité et « guerre collective » sont en effet incompatibles. La défense
de la neutralité est donc un moyen pour les juristes allemands de disloquer

864 Die Wendung zum diskriminierenden Kriegsbegrif.{, pp.28-36.


CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 921

le système genevois de sécurité collective que Londres et Paris ont essen­


tiellement dirigé contre Berlin. A la suite de Schmitt, ils sont unanimes à
condanmer ce système, dans lequel l'État perd ses qualités. « L 'État étant
caractérisé par son indépendance, son honneur et sa souveraineté, c 'eS/;
négliger délibérément ses caractères. . . que de le soumettre à des sanctions
qui ne masquent que des intérêts politiques » (Bilfinger). Ledit système
n'est pas le seul moyen de maintenir la paix, déclare Bruns, qui oppose les
traités bilatéraux de non agression aux pactes collectifs qui universalisent
les conflits. Il est « inadmissible » de considérer les conceptions qui se
meuvent en dehors de la SDN, comme des « menaces » pour la paix et la
sécurité internationales, d'autant plus que depuis 1 9 1 9, l'article 1 6 n'a ni
empêché ni arrêté la guerre. Plus encore, c'est malgré cet article que les
guerres sont restées localisées. Il n'existe qu'une seule et unique garan­
tie de la paix : « c 'eS/; un ordre équitable que toutes les parties acceptent
volontairement et dont les garanties ne résidentpas dans des opérations de
police, mais dans l 'intérêt concordant de tous les participants au maintien
de la situation » (Berber). Il faut conserver l'institution de la neutralité
parce qu'elle limite les conflits dans l'espace, parce que les neutres offrent
des possibilités de médiation entre les belligérants, parce qu'ils garan­
tissent le respect dujus in bello (ce dernier est en effet basé sur le système
des « Puissances protectrices », c'est-à-dire les États tiers habilités par les
belligérants à protéger les personnes tombées au pouvoir de l'ennemi).
Pour Troitzsch, la ruine de l'institution, due à la discrimination entre les
États, cessera avec cette discrimination. Cela permettra à la neutralité de
reprendre son sens ancien et mettra fin à l'idée de la neutralité « partiale »
et « différentielle », unanimement dénoncée par la doctrine allemande
comme étant une pseudo-neutralité.

B. LA NEUTRAlITÉ « PART/ALE » ET « P1FFÉRENT/EllE » : L 'EXEMPLE DE LA SUISSE

C'est la « situation unique » de la Suisse dans le système de la SDN qui


a favorisé l'émergence de la neutralité « partiale » et « différentielle ». La
Suisse n'avait donné son adhésion à la Société que sous deux conditions :
l'universalité de la SDN, la non-participation aux actions armées. Par la
déclaration du Conseil du 1 3 février 1920, elle avait été délivrée de la
participation aux sanctions militaires contre l'agresseur. Ne lui restait que
l'obligation de participer aux sanctions diplomatiques ou économiques
922 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

prévues à l'article 16. Désirant concilier statut de neutralité et apparte­


nance à la Ligue, le gouvernement de Berne s'en était remis au Conseil,
avait renoncé à l'égalité des belligérants devant le jus ad bel/um et avait
abandonné la neutralité économique ou diplomatique. Si le Conseil décla­
rait à l'unanimité un État agresseur, il s'engageait à participer à l' action
collective, sous la forme de mesures non militaires, et à discriminer le
belligérant qui livrait une guerre « illicite » de l'avis du Conseil. L'unique
élément qui restait de la neutralité helvétique, le refus de participer à une
action militaire, suffisait-il pour que le statut de la Suisse, de 1920 à 1937,
méritât le nom de neutralité ? Non, répondent Politis ou Schmitt qui, bien
que partant de prémisses opposées, se rej oignent sur la même conclusion.
Cette neutralité n'existait plus car Berne avait renoncé à l'abstention et à
l'impartialité. Après l'Anschluss, la Suisse retourna à la neutralité clas­
sique, ce qui la détachait, à la grande satisfaction des Allemands, du sys­
tème collectif de la SDN. Plus généralement, le retour à la neutralité des
petits pays d'Europe de l'Ouest et du Nord sera présenté par le juriste
allemand en 1950 comme un retour à « " ancien droit public européen »86 5.

C. SUlI1tTT CONTRE SCl/tNP/ER

En 1938-1939, Schmitt s'oppose à Schindler et à sa conception « par­


tiale » et « différentielle » de la neutralité. Face à la question indécise de
la guerre « juste » ou « injuste », dit-il, s'élève l'alternative tranchée de
la neutralité ou de la belligérance. Il ne saurait y avoir de neutralité ou
militaire, ou économique, ou morale, car la formule « on est neutre ou
on ne l'est pas », reste fondamentalement vraie, même dans une situation
intermédiaire de paix-guerre. Il n'est par conséquent de neutralité possible
qu'impartiale et intégrale, consistant dans la non prise de position sur le
droit ou le non droit des belligérants. Un État tiers qui prend partie en
droit international cesse d'être « neutre », qu'il s'en tienne à la disqualifi­
cation juridico-morale ou qu'il en vienne aux sanctions diplomatico-éco­
nomiques et a fortiori à l'intervention militaire. Cet État participant à un
acte d'hostilité, moral, diplomatique, économique ou militaire, renonce à
sa neutralité et ne saurait prétendre au statut de la neutralité. Pour Schin­
dler ou Williams, tous les États doivent suivre les décisions du Conseil

865 El nomos de la tieTTa. .. , pp.314-3 1 8 .


CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 923

de la SDN prises au titre de l'article 16, ou du moins avoir la possibilité


d'y participer, sans que l' État touché n'y voie une violation de la neu­
tralité. Mais, rétorque Schmitt, appeler « neutres » des États qui agissent
ou qui prennent position revient à bouleverser de fond en comble l'ins­
titution même de la neutralité. A l'ancienne conception de la neutralité,
« impartiale » et « intégrale », s'oppose donc une conception « partiale »
et « différentielle ». L'une considère toute prise de position en faveur de
l'un des belligérants comme une violation de la neutralité. L' autre sou­
met la neutralité au devoir d'assistance à « l'action collective » ou à la
« guerre juste » telle que l'a décidée le Conseil. La mutation du concept
non discriminatoire de guerre en concept discriminatoire au sein d'un sys­
tème de sécurité collective, a aboli l'institution de la neutralité, conclura
le juriste allemand après le conflit mondial.

3. LA PÉFENSE PU CONCEPT« TOTAL » PE NEUTRAlITÉ

Carl Schmitt montre que, dans « l'État total » et dans la « guerre totale »,
seule la « neutralité totale », non plus la neutralité classique, pourtant dé­
fendue face à l'évolution discriminatoire, peut correspondre à l'esprit ori­
ginel de l'institution. A cet égard, la législation américaine est d'abord un
exemple puis un contre-exemple.

A. f)ELA NEUTRAlITÉ« LIBÉRALE» A" LA NEUTRAlITÉ « TOTALE»

La distinction opérée par Schindler entre neutralité militaire et neutralité


économique est « fallacieuse », dit Schmitt. Elle correspond à une sépara­
tion de l'État et de l'économie, sphère privée réputée apolitique, qui est
dépassée par l'avènement de « l'État total ». Dans le cadre du problème
général de la neutralité, le juriste allemand est amené à examiner la re­
lation structurelle entre la neutralité de l'État en politique intérieure et
la neutralité de l'État en droit international, celle-ci ayant déterminé la
formation, le contenu et l'étendue de celle-là. Cette relation structurelle
touche aux critères selon lesquels un État membre de la communauté in­
ternationale est réputé « normal » et « légitime » au sein de cette commu­
nauté. Le constitutionnalisme libéral conçoit comme « normal » et « lé­
gitime » le seul État « neutre » en politique intérieure, c'est-à-dire l'État
924 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

qui n'intervient pas dans la société. Ce type d'État ayant été érigé au rang
de paradigme du droit des gens, sa neutralité en droit constitutionnel est
devenue le paradigme de sa neutralité en droit international. Cette neutra­
lité intérieure signifie, primo que les obligations de la neutralité extérieure
n'incombent pas aux ressortissants de l'État mais à l'État lui-même ; se­
cundo que cet État ne saurait être rendu responsable en droit international
de l'éventuel soutien économique, commercial ou financier apporté par
ses ressortissants à un État belligérant. En effet, ni la sphère privée ni les
particuliers ne sont concernés par les prescriptions du droit international
public en matière de neutralité extérieure. Ces idées ont trouvé leur expres­
sion dans les Conventions de La Haye de 1907, qui fondent le droit de la
neutralité sur la séparation de l'État et de la société, du public et du privé
(économie, commerce, finance).

Cette séparation a les effets les plus nets dans le droit de la guerre et
de la neutralité sur mer. Les règles du blocus ou de la prise présupposent
un commerce maritime privé qui se déroule hors de la sphère publique.
Les obligations et responsabilités de l'État s'arrêtant à la sphère privée,
les citoyens neutres peuvent faire commerce, y compris de guerre, avec
les citoyens ou États belligérants. Ils sont autorisés à transporter à leurs
risques et périls toute marchandise vers les ports des États en guerre. En ce
qui concerne les navires, la responsabilité et la protection de l'État neutre
cessent dès qu'ils quittent les eaux neutres, l'enregistrement neutre ne pro­
tégeant plus ni la propriété du navire, ni sa cargaison, ni son équipage,
qui peuvent être capturé, saisie ou retenu prisonnier. Apparaît donc un no
man s land juridique entre le droit interne et le droit international, puisque
l'État neutre abandonne à leur destin de personnes privées les marchands
qui livrent de la contrebande de guerre ou qui brisent tel blocus. Ceux-ci
ne commettent aucun délit de droit international ni ne violent le droit de la
neutralité, puisqu'ils ne sont pas les sujets de ce droit, dont seuls les États
relèvent. Leur activité se déroule dans un domaine où l'État est neutre à
l'intérieur comme à l'extérieur. C'est cette neutralité de l'État vis-à-vis de
l'économie, du commerce et de la finance, qui crée la « lacune » entre le
droit interne et le droit international en temps de guerre maritime. Il en va
d'ailleurs de même en temps de boycott : le boycottage privé, n' étant pas
en soi un acte internationalement illicite, ne saurait engager automatique­
ment la responsabilité de l'État sur le territoire duquel il se déroule.
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 925

Mais la relation entre la neutralité intérieure en droit constitutionnel (li­


béral) et la neutralité extérieure en droit international (libéral), ne corres­
pond plus à la réalité politique, du fait de la disparition de la distinction
entre État et société, politique et économie. L'État total et la guerre totale
entraînent la nécessité de la neutralité totale. Berber déclare : en présence
de la mobilisation totale, qui supprime la distinction entre combattants et
non combattants, donne une extension illimitée à la notion de contrebande
de guerre et utilise tous les moyens économiques, le neutre, s'il veut res­
ter neutre et s'il veut voir sa neutralité respectée, ne peut recourir qu'à
la neutralité totale, qui abolit la distinction « périmée » entre politique et
économie, public et privé. L'article 16-1 du pacte de la SDN ne stipule-t-il
pas que les États membres doivent interdire toute relation entre leurs natio­
naux et ceux du peace breaker ? La neutralité « totale » restreint les droits
traditionnels des ressortissants neutres, mais pour sauver l'essence de l'ins­
titution. La question qui se pose alors est celle des sanctions contre les
particuliers. L'État neutre doit-il punir lui-même ses ressortissants ayant
contrevenu aux nouveaux devoirs de la neutralité totale ? Ou doit-il les
laisser sans protection diplomatique, sachant que rendre l'État responsable
pour tous les actes de ses ressortissants accroîtrait les risques de conflit ?
En exigeant une « neutralité totale », la doctrine allemande entend démas­
quer les « fausses neutralités » qui dissimulent, du côté de la Suisse, de la
Belgique, des Pays-Bas ou des États-Unis, une « hostilité réelle » contre
l'Allemagne. Elle entend ainsi permettre au Reich de constater qu'un État
neutre a contrevenu à ses nouveaux devoirs d'abstention et d'impartialité,
ce qui le priverait ipso facto de ses droits. Les juristes d' outre-Rhin pro­
noncent donc un Vae « Neutris !!. Si les neutres ignorent leurs nouvelles
obligations, « ils n'auront aucun droit de revendiquer de l'Allemagne la
reconnaissance de leur pseudo-neutralité » (Bockhoff)866 .

866 Si l'Allemagne, déclare Freytagh-Loringhoven, a violé la neutralité de la Belgique et


des Pays-Bas, c'est parce que ces pays jouaient un double jeu et étaient disposés à ouvrir
leurs frontières aux puissances occidentales en vue d'un passage de leurs troupes et d'une
attaque contre l'Allemagne (Ibid, p.I23). De toute façon, le plan Jaune nécessitait une
invasion de ces pays. Néanmoins, la collusion des services secrets britanniques et néer­
landais, avérée, permit à Hitler de dénoncer la pseudo-neutralité du gouvernement de La
Haye (ph. Masson, Op. cil., p.86).
926 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

B. LA LÉGISLATION AMÉRICAINE: EXEMPLE PUIS CONTRE-EXEMPLE DE NEUTRAlITÉ« TOTALE »

Pour la doctrine allemande, la législation adoptée par le Congrès améri­


cain en 1935-36 exprime la conception de la neutralité valable à l'époque
de « l'État total ». Elle intègre en effet l'effacement de la distinction
public/privé en restant fidèle à l'esprit de l'institution, impartial et inté­
gral. Cette législation a rompu avec l'idée traditionnelle, entérinée par les
Conventions de La Haye, que la vente et le transport des armes et muni­
tions, ou toute autre marchandise de contrebande, par des personnes pri­
vées, ne relevaient que d'une sphère non étatique, celle de l'économie,
et n'affectaient donc pas le droit de la neutralité propre à « l'État neutre
libéral ». Les États-Unis ont restreint l'exercice des libertés commerciales
parce que, concrètement, ils craignaient d'être entraînés dans un conflit
à la suite d'incidents relatifs au droit de visite et de capture des navires
marchands. Avec le Neutraliry Act du 3 1 août 1935, renouvelé le 29 février
1936, au moment des guerres d'Éthiopie et d'Espagne, ils ont renoncé au
principe de la liberté du commerce et ont inauguré la « politique de l'em­
bargo », c'est-à-dire l'interdiction aux citoyens américains de vendre et de
transporter aux belligérants tous les produits se trouvant sur une liste de
contrebande de guerre publiée par le Président. Cette législation a été fort
bien accueillie par les juristes allemands. Ceux-ci se félicitent de ce que
l'Amérique ait su rester à l'écart du système collectif de la SDN et main­
tenir sa neutralité. D'après Berber, l'abandon de la liberté du commerce
représente « le sacrifice au prix duquel il était possible de sauver l 'essence
même de la neutralité ». D'après Keppler, le Neutraliry Act marque un
retour de Washington à l'esprit de la neutralité. D'après Freytagh-Lorin­
ghoven, il porte un coup décisif au système genevois. Bref, la France et la
Grande-Bretagne ne pourront pas compter sur l'arsenal américain.

Le Neutraliry Act du 1er mai 1937 reprend les dispositions des deux lois
précédentes. Ses dispositions peuvent être résumées en trois groupes :
celles qui ordonnent en cas de guerre aux citoyens américains de ne pas
voyager sur les navires des belligérants et qui interdisent aux navires amé­
ricains de circuler dans les zones de guerre déterminées par le Président ;
celles qui interdisent aux navires des belligérants de se ravitailler dans
les ports américains et aux navires américains de ravitailler les navires de
guerre des belligérants ; celles qui sont relatives à l'embargo sur les armes
et muuitions. L'Act restreint les droits des particuliers (suppression de la
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 927

liberté du commerce en matière de contrebande de guerre, voire pour toute


marchandise, y compris à destination de pays neutres, si le Président le dé­
cide) et leur impose des devoirs qui n'existaient pas dans les Conventions
de La Haye. Il sanctionne donc apparemment le déclin de la neutralité
« libérale » et l'avènement de la neutralité « totale ». Il n'a pourtant pas
été accueilli outre-Rhin avec le même enthousiasme que les lois de 1935-
1936. En effet, la clause cash and carry, élargie par l'amendement Pittman
du 20 mars 1939 puis inscrite dans le Neutrality Act du 4 novembre, a
fait perdre à la neutralité américaine son esprit d'impartialité. Cette clause
n'empêche pas l'exportation d'armes et de munitions, dès lors que les
belligérants paient comptant, prennent livraison sur place et assurent le
transport. Elle favorise donc les États détenteurs d'une flotte marchande et
capables de payer en devises. Aussi a-t-elle été vigoureusement attaquée
par la doctrine allemande comme un engagement implicite de Washington
en faveur de Paris ou de Londres. Cet engagement sera confirmé par la loi
prêt bail du 1 1 mars 1941, la Charte de l'Atlantique du 1 4 août et l'Act
du 18 novembre, qui supprime l'interdiction de l'armement défensif des
navires marchands américains. De 1935 à 1941, les États-Unis passèrent
ainsi du maintien officiel de la neutralité à la non belligérance partiale en
faveur de la France et de la Grande-Bretagne, puis à la « guerre non décla­
rée » contre l'Allemagne, enfin à la guerre totale contre l'Axe867•

4. f)ROIT DE LA NEUTRAlITÉ, « ÉTAT TOTAL », INSTITUTIONS SUPRANATIONAlES ET « PUISSANŒSINoIRECTES »

En 1938-1939, Schmitt entend montrer, contre Schindler, que le droit de


la neutralité n'est pas mis en cause par « l' État total national » (v6lkische
totale Staat) : par l'Allemagne nationale-socialiste, mais par les institu­
tions universalistes et les « puissances indirectes » : par la SDN, les démo­
craties occidentales et leurs groupes de pression.

D'après le juriste suisse, le IIIème Reich menace le statut de la neutralité,


car un État totalitaire et militaire, instrument de guerre et de conquête, ne
peut être qu'un danger pour la communauté des États et des peuples, y

867 « Das neue Vae Neutris », pp.25 1-254 ; « V61kerrechtliche Neutralitat und v61kische
Totalitat » , pp.255-260 ; « Neutralité et neutralisations ... » , pp. 1 l 8- l 2 l ; El nomos de la
tierra , pp.3 l4-3 l 8 ; S. Djokitcli, Ibid, pp.48-75, 82-85 ; Pli. Masson, Ibid, pp.147, 190.
...

Sur le droit de la neutralité classique, cf. A. Rivier, Op. cil., pp.370-4l4.


928 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

compris neutres. Cette crainte est « injustifiée », selon le juriste allemand.


La menace qui pèse sur ce statut ne vient ni des États en général ni de l'Al­
lemagne en particulier, mais des instances internationales qui entendent
déterminer, avec effet obligatoire, le droit ou le non droit des États de re­
courir à la force armée et qui contraignent l'ensemble des États, y com­
pris neutres, à participer aux « sanctions » qu'elles entreprennent contre
« l'agresseur ». Ce sont les méthodes de la sécurité collective, exprimées
dans l'article 16 du Pacte, qui sapent le droit de la neutralité. Ce sont les ju­
ristes occidentaux, notamment Williams, qui ont proclamé : « Malheur aux
neutres ! ». Le Reich, lui, défend la neutralité des États, pour autant qu'elle
soit impartiale et intégrale, parce qu'il défend la souveraineté des États et
le concept non discriminatoire de guerre. Précisément, lejus bel!i ac pacis,
attribut essentiel de la souveraineté, implique que les États conservent le
droit d'entrer en guerre ou de rester neutres quand ils le décident.

Ce sont ces États souverains, ayant un minimum de cohésion intérieure


et de puissance extérieure, qui sont les membres de droit de la communau­
té internationale, pas les instances dépourvues des qualités inhérentes à
l'État. Les classes, les partis, les Églises, etc. ne sont que des « puissances
indirectes ». Elles n'appartiennent pas à l'ordre international que, seuls,
les États constituent. Or, le droit des gens, en tant que jus belli ac pacis
fondé sur la souveraineté des États, est menacé par des institutions univer­
salistes et supranationales qui, soumises à l' influence de ces « pouvoirs
indirects », bannissent la neutralité et transforment la guerre interétatique
en « guerre civile internationale ». Dès que l'État devient « l 'instrument
de puissances indirectes voire secrètes » ou qu'à la place de l'État une
« classe internationale » devient le support de l'organisation politique,
cela a pour conséquence inévitable que le droit des gens est aboli et que
commence la « guerre civile mondiale »868 . En 1938-1939, Carl Schmitt
développe une stratégie voilée de mise en accusation des « puissances in­
directes » : Internationales, franc-maçonnerie, lobbies juifs, émigrés an­
tifascistes, qui poussent les démocraties occidentales à l'hostilité contre
l'Allemagne nationale-socialiste. Ce sont ces « forces sociales », non éta­
tiques mais politiques, parvenues à dominer les régimes libéraux, qui me­
nacent le droit de la guerre et de la neutralité interétatique, car, en vertu de
l'autorité morale « supranationale » qu'elles s'arrogent, elles discriminent

868 « Neutralité et neutralisations ... », p.116.


CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 929

et disqualifient leurs adversaires désignés. Le juriste utilise la référence à


Hobbes et à son combat contre la poteSlas indirecta incarnée à l'époque
par l'Église romaine de la Contre-Réforme, pour dénoncer les procédés
discriminatoires de la SDN et des Internationales qui mettent le Reich au
ban de la communauté internationale.

Les démocraties libérales, en se soumettant aux « pouvoirs indirects »,


suppriment la possibilité d'un ordre international « authentique ». En re­
vanche, l'Allemagne nationale-socialiste et l'Italie fasciste ont la force,
elles, de maintenir leur souveraineté face à ces « pouvoirs ». Elles sont
donc à même de préserver l'ordre international, d'assurer le respect du
droit de la belligérance et de la neutralité, d'empêcher la transformation
de la guerre interétatique en « guerre civile internationale », c'est-à-dire
de s'opposer à des dissensions idéologiques intérieures. La neutralité est
incompatible avec le système collectif de la SDN. Elle est au contraire
parfaitement compatible avec « l'État total », car la « totalité nationale »
(v6lkische Totalitat) repose, non sur une revendication universaliste et su­
pranationale qui abolit le « droit des États et des peuples », mais sur le
caractère pluraliste du monde politique et « du monde de l'esprit objec­
tif en général »869. Ce sont les Puissances professant le mondialisme et la
discrimination qui sont les ennemies de la souveraineté et de la neutralité
des États, non les nations qui professent l'idée de la « totalité ». Celle-ci
implique en effet le respect de la pluralité, donc de l'indépendance, des
États et des peuples. Bref, ce sont les puissances de l'Ouest et de l'Est
qui tendent à déchaîner une « guerre civile mondiale et discriminatoire »
dont l'intensité destructrice serait supérieure à tout ce que la propagande
de l'Ouest et de l'Est a pu raconter sur « l'État totalitaire nazi ». Dans sa
rhétorique, Schmitt pourrait répéter ce qu'il disait en 1934 : « la subSlance
du droit des gens se tient aujourd'hui chez nous » ; le Reich la fait valoir,
cette fois, en soutenant l'ancien concept non discriminatoire de guerre et
de neutralité.

Ce concept n'en est pas moins « adapté » à la théorie du Grossraumord­


nung, à partir de 1939. Or, celle-ci supprime la souveraineté et la neu­
tralité des États membres du « grand espace », car elle les subordonne à
la Puissance dirigeante de ce « grand espace ». Ainsi, l'entrée en guerre
de la Slovaquie contre la Pologne en septembre 1939 était inévitable. Ce

869 Art. cit., p.117.


930 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

pays, placé sous la « protection » de l'Allemagne, ne pouvait rester neutre.


En revanche, le principe de non ingérence dans les « espaces étrangers »
est un principe fondamental du Grossraumordnung. Aussi les « empires »
(Reiches) doivent-ils observer une neutralité « totale » en cas de guerre à
l'intérieur d'un Grossraum ou en cas de guerre entre deux autres « em­
pires » 870.

LA PROBLÉMATIQUE PU BE/WM JUSTUM (!)

D'après Carl Schmitt , c'est le Président Wilson qui a inauguré, à travers


la dénonciation du concept classique de belligérance et de neutralité, une
nouvelle époque de l 'histoire du droit des gens. De 1914 à 1917, comme
Roosevelt de 1935 à 1941, il a ainsi balancé de la neutralité intégrale et
impartiale à la guerre totale et discriminatoire. Depuis 1 9 1 9, toutes les in­
novations « positives » ou « doctrinales » du droit international : sécurité
collective, définition de l'agression, application de l'article 16 du pacte de
la SDN, « bris de veto », etc., tournent autour de la substitution du concept
discriminatoire de guerre au concept non discriminatoire, par le biais de la
distinction genevoise entre guerres « licites » et « illicites ». Apparue lors
du conflit mondial contre l'Allemagne87 1 93, cette évolution du droit des gens
reste dirigée contre le Reich, qui n'accepte pas le Slatu quo. Le concept
discriminatoire s'est-il réellement imposé en droit et, par rapport aux re­
vendications exprimées en 1 9 17-19 19, a-t-il acquis une réelle efficacité ?
En 1950, cette question deviendra : y a-t-il eu une réelle criminalisation de
la guerre au sens juridico-pénal, de 1919 à 1939 ? A l' égard de la question
posée en 1938, les argumentations des juristes occidentaux, qui tentent de
discriminer les États « agresseurs » et de modifier le droit de la neutralité
en fonction de cette discrimination, ne constituent que des indices « doc­
trinaux », dont la validité « positive » dépend du postulat suivant : que la

87 0 « Vôlkerrechtliche Neutralitat und vôlkische Totalitat » , pp.255-260 ; « Neutralité et


neutralisations... » , pp. 1 l 5-121 ; S. Djokitch, Ibid, pp.85-100, 108-119.
87 1 La première tentative de modifier concrètement la neutralité au moyen de la distinction
entre guerre « juste » et « injuste », a été entreprise du côté belge, dans le rapport du 28
juillet 1916 de la Grotius Society, intitulé : « De la belligérance dans ses rapports avec la
violation de la neutralité ». L'égalité juridique qui existe entre les belligérants dans une
guerre licite n'y était plus de mise en raison de l'illicéité de l'agression allemande.
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 931

SDN soit considérée comme une communauté politique universelle de type


« fédéral ». Certes, la France, la Grande-Bretagne et les États-Unis (bien
qu'ils ne soient pas membres de la Ligue) soutiennent l'évolution discri­
minatoire et universaliste du droit des gens, contre l'Allemagne et l'Italie,
qui s'en tiennent aux paradigmes classiques. Mais le tournant, indécis et
inachevé, plus « doctrinal » que « positif», vers un nouveau concept de
guerre n'a pas été pleinement accompli, constate le juriste en 1938. Il n'y
a pas eu de criminalisation de la guerre en droit international, conclura-t-il
en 1950. D'où la difficulté de fonder le TMI en droit.

1. llCÉITÉ ET Ill/CÉITÉ DE LA GUERRE SElON lES PACTES DE GENÈVE ET DE PARIS

D'après le pacte de la SDN, la guerre est interdite entre membres de la


Ligue, si elle est entreprise : avant toute procédure de règlement pacifique
(art. 13) ; avant l'expiration d'un délai de trois mois après une sentence, un
arbitrage ou un rapport unanime du Conseil (art. 12-l) ; contre un membre
qui se conforme à une décision judiciaire ou arbitrale (art. 13-4), ou à une
recommandation prise par le Conseil à l'unanimité (art.1 5-6), ou à une
recommandation prise par l'Assemblée à la majorité qualifiée (art. 15-1 0).
La guerre est interdite entre membres et non membres si elle est entreprise
par le non membre qui, invité à soumettre son différend aux procédures du
Pacte, refuse cette invitation, ou ne se conforme pas aux dispositions de
la Ligue après l'avoir accepté (art. 17). Dans ces quatre cas, l'État qui a
rompu la paix est considéré comme ayant commis un « acte d'hostilité »
contre tous les membres de la SDN. La guerre est permise dans tous les
autres cas qui ne sont pas visés par le Pacte, c'est-à-dire lorsque les États
qui y recourent ne violent aucune des dispositions formelles des articles
12, 13, 1 5 et 17 relatives à la procédure pacifique. Un État peut recourir à
la force dans les cas suivants : après la sentence, l'arbitrage ou le rapport
unanime du Conseil, contre le ou les États qui ne se conforme(nt) pas à
cette décision judiciaire ou arbitrale ou à ce rapport, après le délai de trois
mois ; lorsque l'État perdant refuse d'exécuter la décision judiciaire ou
arbitrale au profit de la partie gagnante ; lorsque le Conseil ne réussit pas
à faire accepter son rapport à l'unanimité, ou lorsque la décision rendue
par l'Assemblée n'est pas votée à la majorité qualifiée. Dans ces cas, les
membres de la Ligue se réservent « le droit d'agir comme ils le jugent
932 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

nécessaire pour le maintien du droit et de lajuSlice » (art. 1 5-7). Enfin, un


État membre de la Ligue peut recourir à la force armée contre un État non
membre qui refuse de soumettre le litige à la procédure du Pacte. Malgré
ses innovations, le Pacte n'a donc pas aboli la guerre, mais seulement dé­
claré certaines guerres « illicites ».

L'idée de condanmer la guerre est venue d'Amérique, avec le pacte Kel­


log, dont le premier acte préparatoire fut, avant la proposition de Briand du
6 avril 1927, la conférence de J.T. Shotwell à la Hochschule for Politik de
Berlin en mars. Le juriste américain considère la guerre comme un « stade
pré scientifique » ou « préindufuiel » de l'histoire universelle. La science
moderne, déclare-t-il, oblige l'humanité à abolir la guerre, devenue un pro­
cessus de destruction massif et incontrôlable, et à la remplacer par une
juridiction internationale, qui statuera sur les litiges et contrôlera « l' action
collective » contre « l'agresseur »872 . Le Pacte général de renonciation à
la guerre du 27 août 1928, signé ultérieurement par 63 États, est un com­
promis entre les préoccupations françaises : la renonciation à la guerre ne
doit pas servir aux États d'échappatoire aux obligations découlant de leur
appartenance à la SDN, et les préoccupations américaines : le Pacte ne doit
pas entraîner les États-Unis malgré eux dans les conflits du continent euro­
péen. Apparemment, il proscrit la guerre et abolit la neutralité. C'est l'in­
terprétation qu'en donnent notamment Wehberg, Politis ou Scelle. Mais on
sait que les lacunes et les réserves de ce Pacte, dont on a parlé précédem­
ment, l'ont largement vidé de son contenu. Le principe posé par le traité
étant trop vague pour lier les États, ce sont les réserves, notamment celles
relatives au droit de légitime défense, qui ont une précision suffisante pour
avoir un caractère obligatoire. Il est également significatif que les tenta­
tives pour harmoniser le Pacte de 1 9 19, l' interdiction partielle de la guerre,
et le Pacte de 1928, la pseudo-interdiction générale, n'aient pas abouti, pas
plus que les tentatives de transporter dans les constitutions nationales les
règles des deux Pactes.

872 El nomos de la tierra. .. , p.350. Cf. J.T. Shotwell : La grande décision, New York, Bren­
tano's, 1945, pp.287, 293-295. La guerre moderne ne peut être tolérée nulle part dans le
monde, écrit le juriste américain, sans mettre en danger la paix des États qui ne sont point
parties au conflit. Mais n'est-ce pas l'institution de la sécurité collective, abolissant la
neutralité, qui précipite l'universalisation des conflits ?
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 933

Selon Schmitt, les traités de 1919 et de 1928 ont introduit, sans pouvoir
les appliquer, des distinctions entre des guerres « illicites » et des guerres
« licites », avec deux concepts de neutralité différents, l'un (nouveau) pour
les guerres « illicites », l' autre (ancien) pour les guerres « licites ». Avec
la SDN, le droit international s'est orienté vers le règlement pacifique des
différends grâce auquel il était possible de prévenir ou de limiter l'exercice
dujus belli. Mais l'Organisation n'exclut pas la guerre ni ne la réduit à
la « légitime défense » ou à « l'action collective », car le Pacte n'impose
aux parties que certaines obligations de ne pas recourir à la force armée
dans certaines hypothèses données, exprimant par là implicitement que la
guerre est permise dans les autres cas. Il n'évoque notamment pas la légi­
time défense, renvoyant par là même au droit coutumier antérieur à 1 9 1 9,
selon lequel toute menace à la sécurité des États, et pas seulement l' agres­
sion stricto sensu, justifiait de leur part le recours à la force. Bref, la Ligue
de Genève ne supprime pas plus l'éventualité des guerres que l'existence
des États ; elle autorise certaines guerres et en interdit d'autres. Lors de
la campagne des sanctions contre l'Italie, elle a prudemment évité d'em­
ployer le mot « guerre » et a laissé aux États la liberté de participer aux
« sanctions ». « L'action collective » de la Ligue s'est présentée comme
une somme d'actions individuelles parallèles des États. Face au dilemme
: « exécution de la SDN contre un État qui rompt la paix » ou « procédure
de consultation pour favoriser les actions des États », la Ligue ne s'en
est pas tenue à la conception traditionnelle de la guerre et de la neutrali­
té, mais elle n'a pas mis en œuvre une conception réellement nouvelle.
Elle n'a pas osé appliquer sa revendication universaliste et supra-étatique ;
mais elle n'a pas pour autant renoncé à cette revendication. Elle continue
donc de mêler l'ancien et le nouveau droit international : le jus ad bel/um
non discriminatoire et « décentralisé », le jus ad bel/um discriminatoire et
« centralisé » ; le droit de la neutralité impartial et intégral, le droit de la
neutralité partial et différentiel.

2. f)u CONCEPT PISCRIHINATOIRE A' / 'ABOlITION PU CONCEPT PE GUERRE

La question de la « guerre juste » a été posée, mais pas résolue, par les
Puissances et la doctrine occidentales. Celles-ci n'ont pas complètement
aboli le concept non discriminatoire qui s'est imposé avec l'État et le droit
interétatique modernes, à partir des XVl'me et XVII'me siècles ; Carl Sch-
934 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

mitt reviendra à fond sur ce développement historique dans son Nomos


der Erde. Ce concept signifie que chaque État décide de la licéité ou de
l'illicéité de la guerre et que les États belligérants se reconnaissent de part
et d'autre à égalité juridique. C'est ce que le juriste appellera en 1950 : le
concept de guerre interétatique inter hoSles aequaliter juSli. On peut tou­
jours distinguer politiquement des guerres « justes » ou « injustes » ; mais,
poursuit-il, la réciprocité non discriminatoire empêche de « dissoudre »
juridiquement la notion de guerre en une action soit « conforme », soit
« contraire » au droit. Dans la pratique, il s'agit de savoir si chaque État
conserve son jus decisionis, ou si certains États s'arrogent ce jus avec effet
international obligatoire. Un État peut se ranger aux côtés d'un belligérant
qu'il considère dans son « droit » ; il cesse alors d'être neutre. Il peut éga­
lement présenter sa cause comme étant « juste » et celle de ses adversaires
comme étant « injuste ». Mais, en vertu du droit des gens ancien, il ne peut,
avec effet international, monopoliser la décision sur le droit ou le non droit
de la guerre, ni rendre la guerre d'un côté « juste » et de l'autre « injuste ».
L'introduction d'un concept discriminatoire de guerre signifie donc qu'un
État ou un groupe d'États s'arrogent la faculté de dire qui est dans son droit
ou dans son tort, au nom de conceptions supranationales et universelles.
D'après Schmitt, c'est une domination mondiale, universaliste et discrimi­
natoire que les Puissances occidentales revendiquent à travers cette préten­
tion de déterminer si telle guerre est licite ou illicite, si tel belligérant est
dans son droit ou dans son tort. Seule une guerre mondiale, universaliste et
discriminatoire, pourrait réaliser une telle prétention, contraire à l'égalité
souveraine des États.

L'introduction du concept discriminatoire entraîne l'abolition du concept


de guerre au sens juridique. La question n'est plus : « guerre juste ou in­
juste », mais « guerre ou non guerre ». On passe de la discrimination à la
criminalisation. Dès qu'un État ou une coalition d'États décident, avec
effet obligatoire, du droit ou du non droit de l'une des parties, du caractère
licite ou illicite de la guerre, l'unité du concept de guerre est brisée. A cette
unité se substituent deux concepts opposés, puîsqu'une action « conforme
au droit » et une action « contraire au droit » ne peuvent former un seul
et même concept de droit. Il n'y a pas d'« institution juridique » dont un
côté serait « légitime » et un autre « illégitime ». Dès lors que le droit des
gens distingue, avec force de loi supra-étatique, la « guerre juste » de la
« guerre injuste », le recours à la force armée devient, d'un côté, « opé-
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 935

ration de police », de l'autre, « crime ». Chez les juristes anglo-saxons,


la distinction entre guerre « licite » et « licite », sur la base des articles 10
et 16 du Co venant, correspond à la distinction entre « légitime défense »
et « action collective » d'une part, « agression » d'autre part. Chez eux,
la guerre « licite » reste encore une « guerre ». Chez les juristes français,
par contre, notamment Scelle, la notion disparaît. La guerre « licite »
n'est plus une guerre, mais une « suppléance de la police » (légitime dé­
fense) ou une « opération de police internationale » (action collective) ;
la guerre « illicite » n'est pas non plus une « guerre », mais un « crime
international » (agression) relevant du droit pénal. Contre « l'insécurité »
et « l'anarchie » de l'ordre international ancien, l'auteur du Préeis dessine
l'évolution vers un droit universel et supra-étatique où la guerre est assimi­
lée à un « crime » et la neutralité à un « délit », où le jus belli ae paeis est
remplacé par la « fonction exécutive » ou « juridictionnelle » dévolue aux
organes internationaux, où la légitime défense n'est qu'une compétence
subsidiaire et provisoire en cas de défaillance des organes internationaux.
Pour luî, il n'y a pas de guerre « licite » ou « illicite » ; il y a ou « police »
ou « guerre » ; et il n'y a rien de commun, juridiquement, entre ces deux
notions, « si ce n'est » l'élément matériel de l'opération (c'est pourquoi
le maintien dujus in bello est nécessaire). La police est l' exercice d'une
« compétence », quî renvoie à un but d'« ordre public international », à une
décision « collective » susceptible d'un recours juridictionnel, au contrôle
des moyens par « l'autorité exécutive internationale », à l'obligation pour
tous les États de coopérer à l'acte de « police ». La guerre est un « crime »,
qui renvoie à un but « national », à une décision souveraine et unilatérale,
au contrôle des moyens par les intéressés, au choix des tiers entre la neu­
tralité et la belligérance873• La conséquence de ces fictions juridiques n'est
pas la suppression de la guerre au sens matériel (l'emploi bilatéral, hostile,
coercitif et destructifde la force armée), mais son exacerbation par suîte de
la disqualification des belligérants (qui précipite la ruine du jus in bello).

873 G. Scelle : « Théorie et pratique de la fonction exécutive en droit international », art.


cit., pp.136-194, « Quelques réflexions sur l'abolition de la compétence de guerre », art.
cit., pp.S-22.
936 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

3. f)u CONCEPT PISCRIIIINATOIRE A' LA « GUERREUVILEINTERNATIONALE »

L'évolution vers un concept discriminatoire de guerre, souligne Carl


Schmitt , a pour conséquence de rompre l'unité du peuple et de l'État.
Avec Vespasien Pella, Hans Wehberg874 fut l'un des premiers juristes à tirer
de l'idée que la belligérance est un « crime international », la conclusion
suivante, qui sera appliquée à Nuremberg : les auteurs d'une guerre « illi­
cite » doivent être poursuivis comme « criminels de guerre », au sens de
la violation de la paix, devant une Cour pénale internationale. Le TMI,
comblant la « lacune » entre l'illégalité de la guerre d'agression, la respon­
sabilité des États et la pénalisation individuelle des auteurs de la guerre,
achèvera ainsi l'évolution discriminatoire du jus ad bel/um. « You cannot
interdict a nation », disait Williams. Il est possible de mener une « action
collective » contre des États ; il est impossible de punir comme « crimi­
nel » un peuple entier, même en admettant l'idée de la « responsabilité
collective ». La mutation de la guerre en « opération de police » conduit
donc à distinguer entre la population « innocente » et le gouvernement
« coupable », de manière à ce que la première se désolidarise du second.
C'est ainsi que les Puissances occidentales transformèrent la guerre contre
l'Allemagne en 1914- 1 9 1 8 en « action internationale » dirigée, non contre
le peuple allemand, mais contre le « parti militaire » et le gouvernement
impérial. La vnCme partie du Traité de Versailles, sous le titre Penalties,
en tira les conséquences. Lorsque Georges Scelle préconise une interven­
tion contre l'Allemagne, qu'il donne aux individus un droit de recours
devant un tribunal international contre leur État, qu'il proclame le devoir
de désobéissance aux ordres « illicites » des gouvernants et qu'il promeut
l'inculpation individuelle des auteurs de la guerre, il se situe dans la même
logique « normative » qui aboutit à remplacer la guerre interétatique par
la « guerre civile internationale ». C' est donc à une guerre d'anéantisse­
ment de type idéologique, poursuit Schmitt, qu'appellent les tenants du
pacifisme et de l'universalisme. Cette forme de guerre, disloquant l'unité
nationale de l'État, prend à l'ennemi son « honneur » et sa « dignité »,
car elle transforme les conflits armés en « exécutions pénales » contre
des « hors la loi ». Considérer comme hoSles generis humani des peuples
entiers, à travers leurs dirigeants, marque finalement l'assomption de la

874 Cf. « Le problème de la mise hors la loi de la guerre » , RCADI, 1928 N, pp. 1 5 l -302,
pp.28l-283.
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 937

conception universaliste, supranationale et discriminatoire du droit des


gens. Devient alors logique la disparition du traité de paix, remplacé par le
« régime des sanctions », puisque la « police » ne négocie pas la cessation
d'un « acte criminel » (la guerre). Scelle peut alors affirmer que le diktat
est l' expression même du nouveau « droit ».

4. VERS LA « GUERRE TOTALE»

Les démocraties occidentales sont résolues à anéantir l'Allemagne


nationale-socialiste. Dès avril 1939, Carl Schmitt tire cette « conclui
sion sans équivoque » sur « le degré d'intensité de la confrontation
internationale »875. La guerre qui s'annonce sera donc « totale » par ses
buts et ses moyens. Mais pas seulement en raison de la discrimination
juridico-morale que le Reich subit de la part des Alliés : c'est la thèse cen­
trale du juriste. Deux autres raisons, qu'il occulte, s'ajoutent. Primo, si
la guerre totale appelle l'État total, inversement, l'État total appelle la
guerre totale. En effet, l'identité du peuple et de l'État rend inévitable
l'emploi de moyens indiscriminés, tels le blocus naval et le bombardement
aérien. En 1938 et en 1950, Schmitt soutient que la guerre, si on veut la
limiter, doit demeurer une « relation d'État à État », selon la formule de
Rousseau. Mais à l'État libéral s'est substitué l'État total, qu'il érige en
nouveau paradigme. Or, la guerre d'État total à État total n'est ni plus ni
moins qu'une guerre de peuple à peuple, puisque, même livrée par des ar­
mées régulières en rase campagne, elle mobilise et touche nécessairement
l'ensemble de l'économie et de la société. Secundo, l'Allemagne d'Hitler
elle aussi livre un combat qui a une dimension idéologique et révolution­
naire, puisqu'il vise à bouleverser la structure de l'Europe. Le Grossrau­
mordnung, de l'aveu de son auteur, est un nouvel ordre de droit des gens.
A l'Est, c'est une guerre d'asservissement des Slaves et d'anéantissement
du «judéo-bolchevisme » que conduira le Reich. La guerre qui arrive sera
« totale », constate le juriste. Il ne voudrait pas qu'elle devienne « trans­
nationale ». Le conflit entre les nations ne doit pas se muer en conflit entre
les idéologies, c'est-à-dire en conflagration entre fascisme et antifascisme.
C'est la raison pour laquelle, en 1941-1945, il ne considère pas la guerre
comme une lutte entre communisme et anticommunisme. Mais il ne souffle

875 « Neutralité et neutralisations... », p.l 03.


938 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

mot des conséquences de l'idéologie nationale-socialiste, ni, après 1945,


du traitement infligé aux Juifs, aux Polonais ou aux membres du PCUS.
Finalement, la Seconde Guerre mondiale fut bel et bien ce qu'il redoutait.
Elle devint une « guerre totale » : une guerre industrielle de masse prolon­
gée, et une « guerre civile internationale » : une guerre au sein des nations
européennes, déchirées par les combats entre résistants et collaborateurs
ou même entre résistants communistes et anticommunistes, chacune des
Puissances belligérantes appelant les populations à se rallier à elles ou à
se soulever contre leurs gouvernements. Ainsi, en Pologne, en Norvège,
aux Pays-Bas, en Belgique, en France, dans les Balkans, en URSS, en
Italie, les divergences dans le choix des idéologies et/ou des camps inter­
nationaux firent éclater la cohésion nationale. Seules la Grande-Bretagne
et l'Allemagne ne connurent pas ces déchirements intérieurs876 • Comme
disait Schmitt, l'Allemagne eS/; nationale-socialiste, elle ne laissera pas
rompre son unité comme en 1 9 1 8, il n'y aura pas de révolution !

5. LEs CONCEPTIONS PU FASUSME ET PU NATIONAl-soaALISME, STANPARPS PU PROITPES GENS

La distinction tendancielle entre guerres « licites » et « illicites » a boule­


versé l'ordre du droit des gens ancien sans vraiment créer un ordre nouveau.
Mais face au risque de la « guerre totale », la reconnaissance du concept
non discriminatoire de belligérance, d'ennemi et de neutralité s'impose
plus que jamais après la faillite de la SDN. Elle s'imposera encore après
Nuremberg. Précisément, l'apparition des régimes fasciste et national-so­
cialiste en Italie et en Allemagne permet une telle reconnaissance. Cette
apparition a en effet bouleversé la « communauté des peuples européens »
ainsi que les anciens critères de « normalité » et de « légitimité » en droit
des gens. Jusque-là, seuls les « États neutres libéraux » étaient reconnus
comme « normaux » et « légitimes » ; mais, après le démantèlement de la
Tchécoslovaquie et la victoire de Franco en Espagne, les standards et pa­
radigmes du droit constitutionnel et du droit international sont désormais
du côté des États fasciste et national-socialiste, de l'Axe Rome-Berlin. La
conclusion qui s'impose, selon Schmitt, c'est que l'interdépendance entre
l'ordre intra-étatique et l'ordre interétatique ne doit plus être considérée
dans la perspective de la démocratie libérale, mais dans celle de « l'État
876 Cf. E. Nolte : La guerre civile européenne, 191 7-1945. National-socialisme et bolche­
visme, Paris, Syrtes, 2000 (1997), préf. S. Courtois.
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 939

total ». Ce sont donc les conceptions fascistes et nationales-socialistes de


la guerre, de la neutralité et de l'État qui sont appelées à servir de bases au
droit des gens, notamment à la réaffirmation du concept non discrimina­
toire de belligérance et de neutralité. En 1933-1936, Carl Schmitt et l'en­
semble de la doctrine allemande réclamaient l' égalité des droits en matière
militaire. En 1938-1939, ils réclament, cette fois, l'égalité des droits en
matière de jus ad bellum, considérée comme le fondement de l' égalité des
droits en matière de jus in bello . Cette revendication d'une libre compé­
tence de guerre, par un retour au droit international ancien contre le droit
international nouveau, notre auteur la confirmera lorsqu'il tirera les consé­
quences des conquêtes allemandes durant la première phase du second
conflit mondial. Jamais il n'examinera leur licéité, pas plus qu'il n'exa­
mina celle de l'Anschluss ou des accords de Munich. L'Allemagne ayant
quitté la SDN n'est plus liée aux obligations du Pacte, cependant qu'elle
a implicitement récusé le pacte Briand-Kellog et qu'elle n'a pas signé les
conventions de Londres. Bref, elle dispose de cette libre et égale compé­
tence de guerre qui lui aura permis d'instaurer un Grossraumordnung77•

6. l 'APPROFONPISSEI1ENT PE L 'ARGUMENTATION SUR LA QUESTION PU BE/WM JUSTUM

Face à la question du bellum juSl:um, Schmitt sera amené à développer


son argumentation, de 1938 à 1950. Dans son Leviathan. .. , il se borne à
affirmer que, dans un système et un droit interétatiques, cette question n'a
plus de sens, car la guerre ne peut plus être évaluée selon un critère objec­
tif et matériel de justice. La guerre interétatique n'est ni « juste » ni « in­
juste » ; elle est une affaire d'États souverains, États qui, en tant que tels,
sont marqués par « l'agnosticisme ». Il ajoute néanmoins, comme dans
Die Wendung zum diskriminierenden Kriegsbegriff, que la guerre, dans le
droit classique, a {( son droit, son honneur et sa dignité » -cette formule
revient constamment- parce qu'elle est livrée par des États ayant la qua­
lité de suj ets du droit international et parce qu'elle repose sur un concept
non discriminatoire où les belligérants sont à égalité juridico-morale.
Dans « Neutralitat und Neutralisierungen. . . », il approfondit son point de
vue : « la guerre entre deux États trouve sa signification en elle-même,
dans le fait du conflit entre deux ordres internationaux ; elle eSl légitime
877 Die Wendung zum diskriminierenden Kriegsbegriff, pp.37-50 ; S. Djokitch, Ibid.,
pp.88-100.
940 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

aussi longtemps que reSlent des deux côtés deux ordres internationaux en
lutte. La lutte d'un ordre contre un désordre n 'eSlpas la guerre au sens du
droit international ». La guerre est « juste » de part et d'autre parce que
ce sont des États qui s'affrontent, et elle le reste tant que des deux côtés
subsistent ces deux ordres : les États. Il n'y a pas de « guerre » au sens juri­
dique entre des classes, des partis, des Églises ou des Internationales. « La
guerre dans un tel sySlème de droit international n 'eSl pas une inSlitution
'hors la loi ' comme les théoriciens du sySlème collectifle présentent, mais
une véritable inSlitutionjuridique »878 . Cette guerre est analogue à un duel
entre hommes d'honneur devant des tiers, duel qui trouve sa valeur dans
le fait que, des deux côtés, se tiennent des personnes aptes à obtenir satis­
faction879. A cette conception du droit et de la guerre, propre au continent
européen, s'oppose la conception anglo-saxonne, propre à la guerre sur
mer, qui a développé les seules vraies notions « totales » de la guerre et de
l'ennemi, puis inauguré le tournant vers un concept discriruinatoire. Dans
Der Nomos der Erde , enfin, le juriste soutient que l'idée « agnostique »
. . .

de « l'ennemi juste » de part et d'autre correspond à l' essence du droit


des gens interétatique moderne et à une notion « formelle » de « guerre
légale », par opposition à la conception « matérielle » de la « cause juste »
propre à l'ancien droit des gens chrétien-médiéva)88 0.

« COHHU NAUTE E U ROPE E N N E » ET« DROIT COH H U N E U ROPE E N »

La « question allemande » fut à la fois celle de la division et de l 'unifi­


cation du Deutschtum, en liaison avec le vieux débat mené par les tenants
de la « Petite Allemagne » ( l'État bismarcko-wilhelruinien) et ceux de
la « Grande Allemagne » (le Reich germano-autrichien). Jusqu'en 1945,
l'Allemagne n'était pas seulement un territoire « national » (depuis 1 871)
en désaccord avec l'extension des populations de culture et de langue ger-

878 « Neutralité et neutralisations... », p. IIS.


879 Cette analogie entre belligérance et justice privée pourrait se retourner contre Schmitt,
puisque la justice privée a été abolie par l' État.
880 « Il Leviatano ... », pp.97-98, 125-126 ; Die Wendung zum diskriminierenden Kriegsbe­
grif.(, pp.50-52 ; « Neutralité et neutralisations » ... », pp. 1 15-120 ; El nomos de la tierra.
pp.174-196.
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 941

maniques. Elle était aussi l' élément central d'une construction plus large
et plus éminente que l'État : le Reich, l'Empire, sur la base duquel se
développa dès le milieu du XIx'me siècle l'idée de la Mitteleuropa voire
de la « communauté européenne ». L'unité du Deutschtum dans sa tota­
lité n'impliquait-elle pas l'unité du continent de la Moselle au Danube,
au Dniestr et au Niémen ? Le projet mitteleuropéen, depuis List, Schmol-
1er et Stein jusqu'à la Ligue pangermaniste, prévoit selon diverses mo­
dalités l' intégration de l'Autriche à l'Allemagne et l'hégémonie de cette
Grande Allemagne sur l'Europe centrale. Celle-ci engloberait les peuples
de langue germanique de l'ouest et du nord du continent, pénétrerait au
sud l'Italie, s'étendrait à l'est jusqu'à l'Ukraine. De leur côté, les auteurs
de la Geopolitik, de Ratzel à Haushofer, proposent aux dirigeants alle­
mands un projet graduel, où par changements d'échelle successifs, de la
Grande Allemagne au continent européen en passant par la Mitteleuropa,
le Reich réaliserait progressivement sa « vocation » : diriger l'Europe et la
constituer en un « grand espace » capable de rivaliser avec les Puissances
mondiales, Amérique, Russie, Commonwealth.

La théorie schmittienne du Grossraumordnung se situe dans ces cou­


rants d'idées, qui se poursuivent sans discontinuité du n'me au In'me Reich.
Concrètement, les projets mitteleuropéens sont réalisés pendant le premier
conflit mondial. Ils le sont à nouveau après l'Anschluss de 1938 qui, en
permettant à l'Allemagne de succéder à l'Autriche, d'encercler la Bohême,
de rattacher les Sudètes au Reich et de démanteler la Tchécoslovaquie,
lance un véritable dynamisme géopolitique. Du Volkstum à la Mitteleu­
ropa, il n'y a en effet qu'un pas, dès lors que les limites ethnographiques
du Deutschtum sont franchies, après l'instauration du Protectorat de
Bohême-Moravie et la satellisation économique de l'Europe du Sud-Est.
Avec Albrecht Haushofer ou Carl Schmitt , Hitler peut alors revendiquer
une « doctrine Monroe » centre-européenne, c'est-à-dire une hégémonie
du Reich grand-allemand en Europe centrale. Ce ne sont toutefois pas la
Mitteleuropa ou la « communauté européenne » qui guident l'expansion
de l'Allemagne nationale-socialiste, mais le Lebensraum oriental. En re­
vendiquant une « doctrine Monroe » et en se faisant le champion de la
cause de l'Europe, le Reich entend surtout s'opposer à l'intervention de
forces extra-européennes dans les affaires du continent et, par ce biais,
asseoir sa suprématie, car la France et la Grande-Bretagne, face à l'Axe
Rome-Berlin, comptent sur les États-Unis, l'URSS ou leurs troupes colo-
942 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

niales88 1 • Pour les Allemands, l'alternative à laquelle Paris et Londres sont


acculés est la suivante : soit l'unité du continent sous la direction de l'Alle­
magne ; soit l'intervention des États-Unis et de l'URSS, et à terme la divi­
sion d'une Europe dominée par Washington et par Moscou. Tel est le prix
à payer pour empêcher une Europe germanique882 • Ainsi, pour Schmitt, les
guerres de 1914- 1 9 1 8 et 1939-1945 sont des tentatives allemandes de réa­
liser l'union de l'Europe, face aux États-continents extra-européens.

VARIANTES SUIMITTIENNES SUR « l 'UNION EUROPÉENNE »

Carl Schmitt développe le thème européen sous la République de Weimar


comme sous le III'me Reich, y compris durant la Seconde Guerre mondiale.
Sentiment européen et nationalisme se mêlent : s'il prône l'élargissement
des systèmes politiques, donc la constitution d'une union européenne face
aux Anglo-Saxons ou aux Soviétiques, il est hostile à « l'Europe fran­
çaise » et il ruilite pour « l' Europe allemande ». On remarque ainsi que,
conformément à sa logique de pensée, il ne croit pas à une forme d'unité
européenne sans hégémon.

1. POUR UNE SAINTE AlliANCE CONTINENTALE, CONTRE l 'EuROPE FRANCO-GENEVOISE

Dès 1926-1928, le juriste adhère à l'idée que le xx'me siècle exige de nou­
veaux rassemblements d'États et des systèmes politiques de plus grandes
dimensions. Il milite en faveur d'une union européenne contre l'URSS ou

88 1 En 1950, oubliant que l'Allemagne avait soutenu des mouvements anticoloniaux con­
tre la France ou la Grande-Bretagne, Carl Schmitt évoquera le « scandale d'une lutte
entre Européens » qui se déroula « sous les yeux des Noirs et en utilisant des Noirs »,
lorsque se perdit le « sentiment... de la race commune » (El nomos de la tierra. .. , pp.272-
273). Comme l'écrivait Raymond Aron, « les Européens, perdant le sens de leur unité
dans l'ardeur du combat, appelèrent des non-Européens à trancher le conflit dont l'enjeu
était l'hégémonie sur le vieux continent » (Espoir et peur du siècle. Essais non partisans,
Paris, Calmann-Lévy, 1957, p.263). Rappelons que l'article 22 du pacte de la SDN sur les
colonies et mandats interdisait dans son alinéa 5 « de donner aux indigènes une instruc­
tion militaire ».
882 J. Freymond : Le II-rme Reich et la réorganisation économique de l 'Europe, 1940-1942.
Origines et projets (thèse), Genève, IUHEI, 1973, pp.32-37, 206-207 ; K. von Bochum,
art. cit., pp.94-1 01 ; M. Korinman, Op. cit., pp.51-76, « Naissance et renaissance d'un
projet géopolitique » , Hérodote, n048, 1/1988, pp.19-35, pp.19-32.
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 943

les Puissances anglo-saxonnes. En même temps, il est extrêmement cri­


tique sur les projets d'« Europe » et de « Paneurope » lancés par la diplo­
matie française en liaison avec la SDN. A l'égard de ces projets, il partage
le raisonnement d'Haushofer. L'idée « paneuropéenne » impulsée par Pa­
ris n'a point d'avenir, pour trois raisons principales. La Grande-Bretagne,
la France, les Pays-Bas, la Belgique, l'Espagne ou le Portugal, ne sont pas
uniquement des Puissances européennes, mais des Puissances coloniales
qui n'entendent pas renoncer à leurs possessions et relations ultramarines.
Les projets français et genevois ne reposent pas sur l'accord et la commu­
nauté d'intérêts des peuples européens ; ils ont pour but de figer le Slatu
quo au détriment des vaincus de 1 91 8. « L'Europe » ou la « Paneurope »
ne pourraient pas résister à l'hostilité des États-Unis, ou plus généralement
des Anglo-Saxons, ni à celle de l'URSS. Une union européenne, déclare
Schmitt, serait un « miracle » encore plus grand que l'unification de l'Al­
lemagne, qui n'a pourtant été possible que grâce au génie de Bismarck,
à des victoires militaires exceptionnelles et à un contexte diplomatique
hautement favorable. Cette union engendrerait de nouveaux rapports de
force et d'hostilité dans le monde. La Première Guerre mondiale fut ainsi
une conséquence de l'unité allemande. Elle éclata parce que le Reich, en
raison de son expansion industrielle, commerciale et maritime, devenait
trop puissant pour que ses concurrents, notamment la Grande-Bretagne, ne
souhaitent pas freiner un processus qui les menaçait883•

2. LE TIIÈME EUROPÉEN SOUS LE II/ÈME ilE/Cil

Lorsque l'idée d'« Europe » est proposée sous les auspices de la France,
de la Ligue de Genève et de la République de Weimar, Schmitt la rejette
comme n'étant qu'un instrument au service du Slatu quo et de la prépondé­
rance française. Par contre, lorsque l'idée de la « communauté des peuples
européens » devient une idée « allemande et nationale-socialiSle » (Hitler
parle de la « famille » ou de la « maison » européenne), il l'adopte et l'in­
tègre à sa « pensée d'ordre concret » puis à sa théorie du « droit commun ».

883 Die Kernfrage des Volkerbundes, p.U ; « La Société des Nations et l'Europe », pp.20-
29 ; K. Haushofer : De la géopolitique (recueil), Paris, Fayard, 1986, préf. J. Klein, in­
tm. H.A. Jacobsen, « Le déplacement des forces politiques mondiales depuis 1914 et les
fronts internationaux des 'Pan-Idées', objectifs à long terme des grandes puissances »
(1931), pp.211-227, pp.214-226.
944 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

En 1933-193688" à l'époque où l'Allemagne s'attache à recouvrer sa sou­


veraineté militaire, le thème de la « communauté européenne », largement
utilisé par la doctrine et son chef de file, est associé, d'une part, à une argu­
mentation visant à justifier la révision du traité de Versailles : « l'anoma­
lie » de la situation du Reich, privé de l'égalité des droits depuis 1919, em­
pêche l'avènement d'un « ordre européen » (d'autant plus nécessaire que
l'heure est à l'élargissement des systèmes politiques), face aux États-conti­
nents ; d'autre part, à l' anticommurusme : au projet d'une coalition eu­
ropéenne ou d'un Pacte à Quatre, Allemagne, Italie, Grande-Bretagne,
France, dirigé contre l'URSS. D'après Schmitt, les « contradictions » de la
SDN ne peuvent être surmontées que par une « uruon européenne », dont
le Reich serait membre de droit. Cette « union » n'est pas un « système
normatif», ni une « organisation supranationale », ni l' ébauche d'une
« société universelle », mais une « communauté concrète d'États et de
peuples concrets ». Elle doit reposer, par opposition à l'uruversalisme de
l'institution genevoise, qui accepte l'URSS et discrimine l'Allemagne, sur
la triple reconnaissance de l'égalité des droits, de l'identité nationale, de la
parenté juridique et culturelle des peuples du continent. A partir de 1938, la
situation internationale change du tout au tout, et avec elle l'argumentation
« européenne ». Grossraum, Grossraumwirtschaft, Reich, deviennent les
notions clés de la politique et du droit appliqués à l'Europe dominée puis
conquise. La théorie schmittienne du Grossraumordnung est alors l'abou­
tissement de la « vocation » du Reich à unifier le continent, ainsi que la
traduction et la synthèse juridiques des conceptions propres à la Geopoli­
tik, au pangermanisme et au projet mitteleuropéen, conceptions élargies à
une nouvelle représentation du droit des gens. En 1939-1944885, le juriste
associe donc le thème de la « communauté juridique européenne », d'une
part à la théorie du Grossraumordnung : l' Europe est un « grand espace »
excluant les Puissances anglo-saxonnes et l'URSS, d'autre part au concept
de Reich : celui-ci allie « grand espace » et « droit commun ». Ce « droit

884Cf. NatÎonalsozÎalismus und Volkerrecht, « Gleichberechtigung und Vôlkerrecht »,


« Sowjet-Union und Genfer Vôlkerbund » , « Ueber die innere Logik der Allgemeine Pa­
kte auf Gegenseitigkeit », « Die nationalsozialiSl:ische Gesetzgebung und der Vorbehalt
des 'ordre public' im intemationalen Privatrecht », « Sprengung der Locarno-Gemein­
schaft durch Einschaltung der Sowj ets » .
885 Cf. « Ueber die zwei grossen 'Dualismen' des heutigen RechtssySl:ems ... », « Das 'all­
gemeine deutsche Staatsrecht' aIs Beispiel rechtswissenschaftlicher SySl:embildung »,
Volkerrechtliche Grossraumordnung. .. , Die Lage der europiiischen Rechtswissenschaft.
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 945

commun », en tant que type de pensée juridique opposé au positivisme


étatique, est coordonné au Reich, en tant que nouveau sujet du droit des
gens opposé au concept dépassé d'État.

La « communauté européenne » et le « droit commun européen » se rap­


portent à une réalité concrète durant la Seconde Guerre mondiale. L'Al­
lemagne est alors investie de la direction et de l'organisation politiques
et économiques du continent. A cet « empire européen »886 est coordonné
le droit comparé des juristes européens, dont l'applicabilité, semblable à
celle du droit international privé, repose sur la réalité (horizontale) d'un
« patrimoine juridique commun ». Le droit du « Reich européen »887 n'est
pas un droit interétatique ; il a sa source dans la « science européenne du
droit » et la « tradition juridique commune » qu'elle porte. L'auteur deDie
Lage der europaischen Rechtswissenschaft se fait donc le champion de la
cause européenne. Mais l'Europe dont il parle était une Europe occupée,
en guerre, exploitée pour soutenir l'effort économique de l'Allemagne et
de ses partenaires, face à l'URSS et aux Anglo-Américains.

3. LA GROSSRAUI1WIRTSCIIAFT EUROPÉENNE

A la « communauté juridique » du Grossraum européen répond la « com­


munauté économique » de la Grossraumwirtschaft européenne. Il faut en
dire deux mots, car elle est à la fois la source d'inspiration et le versant
« pratique » de la théorie schmittienne. A partir de la représentation de
l'espace dans la pensée économique allemande, c'est W. Daitz, auquel le
juriste se réfère explicitement en 1939, qui forgea le concept d'« économie
de grand espace ». Cette notion fut mise en œuvre par les responsables de
la politique économique extérieure du Reich, c'est-à-dire les hauts fonc­
tionnaires des Affaires étrangères (K. Ritter, C. Clodius) et de l'Economie
(H. Kehrl, G. Schlotterer). Hitler, qui n'avait pas de conception précise
quant à la réorganisation économique du continent, suivit largement leurs
projets. Sur un plan théorique, c'est dans la collection Raumforschung
und Raumordnung, dirigée par Ritterbusch et liée à l'Office d'aménage­
ment du territoire du Reich, que furent développées les recherches sur le
Grossraum et la Grossraumwirtschaft. S'en détache une étude de F. Bül-

886 « La situation de la science européenne du droit », p.133.


887 « La situation de la science juridique européenne », p.S1.
946 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

ow intitulée : Grossraumwirtschaft, Weltwirtschaft und Raumordnung


(1943), inspirée à la fois par le V6lkerrechtliche Grossraumordnung de
Schmitt, Le sySlème national d'économie politique de List et L 'État com­
mercial fermé de Fichte. Le problème central qui occupe Bülow est celui
des rapports entre l'espace et l' économie. A « l 'économie de marché mon­
dial » reposant sur la division internationale du travail et le libre échange,
il oppose « l 'économie de grand espace », c'est-à-dire « l'extension aux
échanges extérieurs de l 'organisation de l'espace et du marché », sorte
de «politique extérieure de l'aménagement du territoire » correspondant
au modèle listien de « l'autarcie d'expansion ». Cette « économie géopo­
litique », avec ses réseaux de transports et de communications germano­
centrés, vise à assurer l'autosuffisance industrielle, militaro-industrielle et
agro-alimentaire de l'Allemagne par la répartition et l'intégration autori­
taires des forces productives du continent. Dans les variantes « concrètes »
sur ce thème de la Grossraumwirtschaft, une place de choix fut également
tenue par le ministre de l'Economie, W. Funk, dont les discours clés furent
publiés dans un ouvrage collectif au titre éloquent : Die Europaische
Wirtschaftgemeinschaft (1 942). S. Hunke les résuma dans une conférence
prononcée à Paris le 26 avril 1944, qu'il termina par l'énoncé des « dix
thèses de la nouvelle politique économique européenne ». Sur la base
d'une argumentation axée sur la notion de « communauté économique
européenne », cet auteur promeut une « économie orientée politiquement »
à l'échelle continentale, c'est-à-dire une réorganisation de l'espace, du
travail et des échanges en Europe, afin d'en mobiliser et d'en coordonner
les ressources matérielles et humaines. L'objectif est de soutenir l'effort
de guerre du Reich et d'assurer, sous la direction de Berlin, la « sécurité
économique et militaire » de l' Europe face aux « Puissances étrangères ».
A cette restructuration du « grand espace économique européen » autour
de l'Allemagne, se greffe la pénétration du Reich dans les secteurs stra­
tégiques de cette économie, c'est-à-dire la « direction adminiSirative,
technique et scientifique » des grandes entreprises. L'Allemagne a en effet
droit à l'hégémonie car elle « mène la lutte pour toute l 'Europe »888 .

888 J. Freymond, Op. cit., pp.201-207 ; K. von Bochum, Ibid, pp.93, 100-119.
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 947

f)ROIT INTERNATIONAL PRIVÉ ET« COMMUNAUTÉJURIPIQUE EUROPÉENNE »

La substance de la « communauté juridique des peuples européens » est


particulièrement visible en droit international privé88 9• C'est par ce biais

889 Carl Schmitt aborde l'étude du droit international privé, discipline juridique fondée par
Savigny, en se référant à l'essai d'Etienne Bartin. Il faut présenter cet essai, car il contient
le point de vue sclnnittien en la matière. Le droit international public, qui régit les rapports
entre les États, et le droit international privé, qui régit les rapports entre les personnes
privées de nationalité distincte, sont les deux branches dujus gentium européen. Le droit
international privé suppose un lien juridique entre les États où il s'applique. Ce lien ju­
ridique résulte de la présomption de communauté internationale entre ces États. Ladite
communauté ne repose pas sur un traité ; elle a pour fondement le développement des
relations internationales entre les ressortissants des États. Le développement du commer­
cium et du connubium international oblige en effet les États quasi ex contractu à respecter
sur leur territoire les lois civiles de chacun d'eux. L'étude des conflits de lois, c'est-à-dire
du champ d'application de la juridiction étatique à l'étranger, selon le critère de la terri­
torialité ou de la nationalité, est la matière essentielle de la discipline. La présomption de
communauté internationale, dont les règles du droit des gens et les règles de conflits de
lois ne sont que les conséquences, repose sur l'égalité de civilisation des États auxquels
elle s'applique. Quand cette similitude substantielle n'existe pas, cette présomption dis­
paraît avec ses conséquences. Les règles du droit des gens européen ne s'appliquent donc
pas intégralement à toutes les mités politiques, puisque le lien juridique ne s'étend pas à
tous les peuples du globe, mais seulement aux peuples de même civilisation. L'applica­
tion des règles de conflits de lois par les tribunaux d'un État aux lois civiles d'un autre
État, dépend du degré de similitude existant entre les inStitutions et la législation de ces
deux États, plus précisément du degré de ressemblance de cet État et de son droit avec les
standards de l' État et du droit européens. Il ne saurait y avoir de communauté internation­
ale, donc d'application des règles de conflits de lois, entre des États dont les institutions
ou la législation sont essentiellement différentes les unes des autres. La théorie de l'ordre
public en droit international privé se résout en me série d'exceptions aux règles ordi­
naires de conflits de lois qu'un État professe. Ces exceptions s'expliquent par l'absence
de communauté internationale entre cet État et celui auquel appartient la loi nOlmalement
compétente que le juge refuse d'appliquer. La réserve de l'ordre public consiste en ce que
le juge substitue exceptionnellement les dispositions dites d'ordre public aux dispositions
de la loi étrangère qui serait nonnalement applicable au rapport de droit litigieux, si l'on
s'en tenait aux règles ordinaires de conflits de lois. Le domaine de la réserve de l'ordre
public correspond donc au défaut de communauté juridique, dont dépendent les règles de
conflits de lois. En admettant l'applicabilité des lois étrangères sur son territoire, l' État
ne peut en effet donner un blanc-seing à l'ensemble des législations du monde. La notion
de l'ordre public se rapproche ainsi de la théorie des limites de l'application des règles
du droit des gens dans l'espace. Quand le juge d'un pays, par dérogation aux principes
généraux du droit international privé, refuse d'appliquer à un rapport de droit donné la
loi d'm pays étranger qui fait partie de la communauté internationale, parce que cette loi
948 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

qu'en 1936 Schmitt amorce ses recherches sur le « droit commun euro­
péen », dans l'article « Die nationalsozialiSiische Gesetzgebung und der
Vorbehalt des 'ordre public' im internationalen Privatrecht ». Cet article
traite des conséquences de la loi du 1 5 septembre 1935 relative à « la

normalement compétente est contraire à l'ordre public de son pays, il raisonne comme
il raisonnerait pour refuser d'appliquer à un rapport de droit donné la loi normalement
compétente d'un pays étranger qui ne fait pas partie de la communauté internationale. Les
dispositions de cette loi ne méritent pas de bénéficier, sur le territoire auquel appartient
le juge saisi, des règles ordinaires de conflits de lois, parce que ces dispositions heurtent
la présomption de communauté juridique entre les deux États. Exclure du bénéfice des
règles de conflits de lois, dans un État donné, une disposition légale qui dépend de la loi
civile d'un autre État appartenant à la communauté internationale, c'est juger que cette
disposition légale diffère trop de l'esprit des dispositions correspondantes de la loi du
juge. Celui-ci doit faire appel à des idées générales sur l'esprit de la législation au nom
de laquelle il rend la justice. Des idées de ce geme ne sauraient être enfelTIlées dans une
fOlTIlule préalable : elles sont intraduisibles en droit parce qu'elles dominent le droit lui­
même. C'est pourquoi il est impossible d'énumérer les dispositions légales ne bénéficiant
pas des règles ordinaires de conflits de lois. La tendance générale de la jurisprudence
européenne (en 1 899) eS! de réduire la notion d'ordre public, en raison du développement
de la communauté internationale. Mais la notion n'est pas appelée à disparaître. Aucun
lien de communauté internationale ne peut en effet obliger un État à respecter absolument
sur son territoire la législation d'un autre État en ce qui concerne les ressortissants de cet
État et les rapports de droit litigieux dans lesquels ils sont engagés. Il subsiste un noyau
irréductible d'exceptions impossibles à dételTIliner préalablement et exhaustivement. Le
juge ne peut cependant évincer la loi étrangère normalement compétente que si celle-ci
s'écarte trop fortement de l'esprit des dispositions correspondantes de la sienne. Dans
ce cas, le juge applique au rapport de droit litigieux les dispositions de sa propre loi,
quand les règles de conflits de lois que sa propre législation ratifie devraient, au contraire,
le conduire à soumettre ce même rapport aux dispositions d'une loi étrangère. Le juge
ne peut évincer les dispositions de la loi normalement compétente sous prétexte qu'elles
sont contraires aux dispositions d'une loi étrangère. Il ne doit avoir en vue que le lien de
communauté internationale qui oblige l' État au nom duquel il rend justice envers celui
auquel appartient la loi nOlTIlalement compétente, à l'exclusion de tout État tiers et de
toute législation tierce. Enfin, en vertu de la théorie de la fraude à la loi, les règles de con­
flits de lois qui devraient s'appliquer à un rapport de droit litigieux, ne s'appliquent pas
lorsque la personne a cherché à éluder les dispositions de la loi de son pays d'origine, en
s'adressant à la loi du pays étranger où elle s'est rendue, loi qu'elle savait plus favorable à
ses intérêts. Cette personne ayant eu l'intention d'échapper aux dispositions de son statut
personnel, la réserve de l'ordre public peut j ouer (E. Bartin : Etudes de droit international
privé, Paris, Maresq, 1899, pp.191-193, 222-226, 235-239, 245-247, 253, 262-278). Cet
ouvrage eS! paru au moment des Conférences de La Haye (1893, 1 894, 1900 et 1904) sur
le droit international privé, d'où sortirent notamment les conventions du 12 juin 1902 sur
le règlement des conflits de lois en matière matrimoniale.
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 949

protection du sang et de l 'honneur allemands » en droit international privé.


Il est de la plus extrême importance, écrit-il, que cette loi (qui a suscité une
immense indignation en Europe et en Amérique) n'exclue pas l'Allemagne
de la communauté internationale, ni qu'elle remette en cause l'existence
même de la « communauté juridique européenne ». Face à l'irruption d'un
droit racial, contraire aux principes du droit des gens classique, le juriste
s'efforce donc : primo de limiter les cas d'application de la réserve de
l'ordre public ; secundo de montrer que le Reich continue d'appartenir à la
« communauté juridique européenne » ; tertio de promouvoir l'idée d'une
collaboration européenne contre l'URSS. En 1933-1936, alors que l'Al­
lemagne est encore isolée et vulnérable, il n'est pas question de faire des
principes du national-socialisme les nouveaux standards du droit des gens.
Mais la position de Carl Schmitt évoluera au fur et à mesure de l'ascen­
sion du III'me Reich. L'ordre européen a été bouleversé par l'avènement du
NSDAP, écrit-il en 1933. Cet avènement ne doit cependant pas conduire à
un éclatement de la « communauté des peuples européens » ni à une mise
au ban de l'Allemagne, ajoute-t-il en 1934-1936. En 1938-1939, avec le
triomphe de l'Axe Rome-Berlin, le déclin de la démocratie libérale sur le
continent et l'hégémonie du Grand Reich en Europe centrale, il érigera
finalement les principes du fascisme et du national-socialisme en para­
digmes du droit des gens89 0•

1. LA LÉGISLATION PE NUREMBERG ET LE PROIT INTERNATIONAL PRIVÉ

Quelles sont les effets de la loi de Nuremberg en droit international privé,


plus précisément en droit matrimonial ? La législation raciale, issue de la
Weltanschauung nationale-socialiste, heurte les conceptions juridiques des
États qui ignorent ou refusent les critères raciaux. A cet égard, l'emploi
systématique de la réserve de l'ordre public, justifié, pourrait mener à une
rupture de la « communauté juridique européenne », en clair, à un isole­
ment de l'Allemagne. On remarque que le juriste « raisonne à l' envers »,
car c'est l'irruption des lois raciales qui a détruit le lien juridique entre le
Reich et les autres États européens, non pas l'utilisation de la réserve de
l'ordre public, qui n'est qu'une conséquence du défaut de communauté de

89 0 NatÎonalsozÎalismus und Volkerrecht, pp.5-6 ; « Die nationalsozialiSl:ische Gesetzge­


bung und der Vorbehalt des 'ordre public' im intemationalen Privatrecht » , pp.204-211 ;
« Neutralité et neutralisations... » , pp. 119-121.
950 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

principes entre les législations des différents États. Un véritable conflit,


portant sur les principes essentiels du droit, est apparu avec l'introduction
des conceptions raciales dans le droit civil allemand. S'opposent, en droit
international privé, une conception raciale et une conception non raciale de
la famille, du mariage et du peuple.

A. NI « RAPICALISATION » NI « NEUTRALISATION » PU PROIT RA{fAl

Face à ce conflit, deux erreurs sont à éviter, écrit Schmitt : une « radica­
lisation » ou une « neutralisation » du caractère v6lkisch de la législation
allemande.

Certains ont comparé l'irruption du droit national-socialiste dans la com­


munauté internationale, en 1933-1935, à celle du droit soviétique en 19 17-
1 9 19. Le juriste récuse cet amalgame, et plus généralement toute analogie
entre l'Allemagne d'Hitler et l'URSS de Staline, en montrant la spécificité
du droit allemand désormais en vigueur. La différence essentielle avec le
bolchevisme, dit-il, c'est que le droit national-socialiste n'est ni ne veut
être « universaliste », « internationaliste », « impérialiste ». Il n'est pas le
droit d'une classe révolutionnaire. Il ne prétend pas être le droit le plus
« avancé » de l'histoire de l'humanité. « Notre droit eS/; un droit national
(vôlkisch) !!, qui insiste sur le caractère « national » (v6Ikisch) de chaque
ordre juridique. Ce droit n'a pas la prétention de définir qui est Britan­
nique, Français ou Japonais ; il entend déterminer qui est Allemand, ce
qu'est l'identité allemande et ce qui est nécessaire à la préservation de
cette identité. Ne visant que la protection du « sang allemand » des ressor­
tissants allemands, il ne s'ingère pas dans le droit des autres États et des
autres peuples. Enfin, il ne cherche pas, contrairement au communisme,
à détruire les institutions européennes traditionnelles (mariage, famille,
propriété, succession), mais à les « restaurer » dans leur « authenticité »
et à les « défendre » contre toute « dissolution ». Il n'y a donc aucun paral­
lèle possible entre national-socialisme et bolchevisme, entre droit v6lkisch
et droit mondialiste. « Au contraire du bolchevisme, nous nous intégrons
dans le cercle des peuples européens et de leurs ordres de vie, mariage,
famille, propriété, succession »89 1 .

891 « Die nationalsozialiSlische Gesetzgebung und der Vorbehalt des 'ordre public' im
intemationalen Privatrecht », p.207.
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 9 51

Schmitt récuse l'analogie entre le conflit portant sur la législation ra­


ciale et les conflits qui se sont produits au XIx'm, siècle entre le droit ma­
trimonial chrétien et le droit matrimonial laïc. Au siècle dernier, le droit
international privé fut confronté à une opposition fondamentale entre la
conception chrétienne et la conception laïque du mariage et de la famille.
La pratique française de l'ordre public, notamment, mit en reliefla dimen­
sion philosophique de la question en invoquant les principes de 1789 et
la laïcité892 • Le droit chrétien fixait un modèle de célébration, que certains
États rejetèrent (on remarque que le juriste considère ici le caractère reli­
gieux ou laïc du mariage comme une simple question de forme). Le droit
national-socialiste, lui, ne fixe pas un modèle de célébration ; il interdit
désormais certains mariages sur le fond, sans que les unions existantes
soient dissoutes. Les prescriptions chrétiennes en matière matrimoniale
sont essentiellement différentes des prescriptions raciales. Il est donc er­
roné, poursuit-il, d'y transposer les règles de conflits de lois en se référant
au caractère prétendument « neutre » et « formel » du droit international
privé. S'il faut éviter une « radicalisation » dans le style du communisme,
il ne faut pas à l'inverse « relativiser » ou « neutraliser » les conceptions
raciales, spécifiques du national-socialisme allemand.

B. LA CONFRONTATION ENTRE LA LÉGISLATION RA{fALE ET LA LÉGISlATION NON RA{fALE ENPROITMATRfl./ONIAL

Sur la base de la loi du 1 5 septembre 1935 et du règlement du 1 4 no­


vembre, Carl Schmitt limite son étude à la confrontation entre la législa­
tion raciale et la législation non raciale en droit matrimonial. Quels sont
les principes du droit international privé en la matière ? Le mariage est

8 92 L'application de la loi territoriale conduit à considérer comme valable le mariage


célébré en France selon les règles de forme de la loi française. L'application de cette
fOlme est souvent entrée en conflit avec les lois étrangères prescrivant à leurs ressortis­
sants un mariage religieux. L'esprit de ces législations est de considérer ces prescriptions
comme touchant au fond du droit, donc comme aStreignant leurs nationaux à l'étranger.
Mais la conception française du mariage ignorant son sens religieux et celui-ci apparais­
sant comme une question de fOlTIle, donc soumis à la loi du lieu de célébration, le mariage
civil en France est valable quelles que soient les dispositions de la loi étrangère. Même si
la notion civile de la loi française n'interdisait pas de reconnaître, en droit international
privé, que la loi religieuse touche le fond du droit, l'ordre public interviendrait de toute
façon pour imposer, au nom de la laïcité, la possibilité pour tous, même étrangers, du
mariage civil (H. Battifol : Droit international privé, Paris, LGDJ, 1976, 1.2, ppAl-51).
952 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

soumis à la loi territoriale pour ses conditions de forme, à la loi personnelle


pour ses conditions de fond. Ce principe de compétence de la loi nationale
des futurs époux peut être diminué par l'intervention de l'ordre public.
Celui-ci peut rendre impossibles des mariages qui seraient valables selon
la loi étrangère normalement compétente. A l'inverse, il peut rendre pos­
sibles des mariages qui seraient nuls selon la loi étrangère, en cas d'empê­
chements fondés sur des motifs religieux, politiques ou raciaux inconnus
de la loi de l'État et considérés comme contraires à la liberté individuelle,
à l'égalité civile ou à la laïcité (H. Battifol). Schmitt passe en revue les
différents types de cas de conflits de lois qui peuvent se présenter entre le
droit allemand et les droits étrangers, qui justifieraient l'utilisation de la
réserve de l'ordre public par le juge allemand ou le juge étranger.

En Allemagne, les mariages entre Juifs étrangers et ressortissants alle­


mands de sang allemand ( Volksgenossen) sont interdits. Par conséquent,
unAllemand ou une Allemande ne peut épouser une Juive ou un Juif quelle
que soit leur nationalité. Par contre, sont admissibles les mariages entre
juifs allemands et ressortissants étrangers, c'est-à-dire les mariages entre
une aryenne étrangère et un juif allemand ou entre un aryen étranger et une
juive allemande, puisque la législation de Nuremberg ne s'applique qu'aux
Reichsdeutsche. Le juriste ne l'étend donc pas (encore) aux Volksdeutsche,
aux Allemands de l' étranger. L'application des lois raciales à l'étranger,
c'est-à-dire l'interdiction des mariages entre Juifs et Allemands, pose des
problèmes spéciaux pour l'officier d'état civil. La législation allemande
stipule, conformément à la théorie de la fraude à la loi, que les mariages
contractés à l' étranger pour éluder la loi, sont nuls. L'utilisation de la ré­
serve de l'ordre public face à la législation raciale, concerne les cas où
le juge étranger aurait dû appliquer le droit allemand, conformément aux
règles de conflits de lois, mais où il refuse l'application de ce droit en se
référant à l' ordre public, c'est-à-dire au caractère non racial du droit de
l'État auquel il appartient. Un juif allemand ou une juive allemande peut
épouser à l'étranger une ressortissante étrangère ou un ressortissant étran­
ger de race aryenne. Dans ce cas, il n'y a pas de conflit entre la législation
allemande et les législations étrangères. Par contre, des cas d'application
de l'ordre public sont envisageables lorsque l'opposition entre la concep­
tion raciale et la conception non raciale mène à un véritable conflit. Il
s'agit des cas suivants : un juif allemand ou une juive allemande épouse à
l'étranger une Allemande ou un Allemand ; un juif étranger ou une juive
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 953

étrangère épouse à l'étranger une Allemande ou un Allemand. Il y a dans


les deux cas infraction à la loi du 1 5 septembre, puisque celle-ci interdit
le mariage aux ressortissants allemands. Cette interdiction peut mener à
l'application de l'ordre public à l'étranger.

Schmitt distingue alors trois catégories d'États.

1) Dans les États où la capacité matrimoniale est soumise à la loi du


domicile des futurs époux (pays anglo-saxons), l'officier d'état civil n'a
pas à appliquer la loi allemande aux ressortissants allemands domiciliés à
l'étranger, puisqu'il ne se réfère pas au statut personnel des individus, mais
à la loi territoriale de l' État. Il n'y a donc pas lieu d'invoquer la réserve de
l'ordre public, puisque la loi allemande n'est de toute façon pas normale­
ment compétente.

2) Pour les États parties à la Convention de La Haye de 1902 sur le règle­


ment des conflits de lois en matière matrimoniale (Autriche, Luxembourg,
Suisse, Pays-Bas, Suède, Hongrie), le droit de contracter le mariage est ré­
glé par la loi nationale de chacun des futurs époux. Ces États se sont enga­
gés à observer les empêchements matrimoniaux respectifs « à l 'exception
des prohibitions fondées exclusivement sur des motifs d'ordre religieux »
(art.3). Les lois raciales n'étant pas basées sur des motifs religieux, même
si ce sont des critères confessionnels qui définissent l'identité juive dans la
loi du 1 5 septembre, elles devraient donc être appliquées. L'officier d'état
civil de l'État partie à la Convention devrait appliquer la loi allemande et
refuser le mariage. Il ne devrait pas, en invoquant l'ordre public, passer
outre aux interdictions raciales liées au droit allemand. Toutefois, comme
l'a fait remarquer G. Stoffel, à l' encontre de la conclusion du juriste, la
Convention de La Haye a été conclue à une époque où les États cocontrac­
tants étaient unis par une communauté de droit permettant l'application de
leurs lois respectives sur le territoire de chacun d'eux. Or, cette commu­
nauté juridique, condition préalable de la Convention, n'existe plus entre
les États parties en raison de l'introduction des lois raciales par le Reich. Il
s'ensuit que ces États pourraient invoquer la réserve de l'ordre public pour
refuser l' application de la législation allemande.

3) Pour les États où les conditions de validité du mariage sont soumises


à la loi nationale des futurs époux, mais qui ne sont pas liés par des traités
en ce qui concerne l'utilisation de l'ordre public (la plupart des pays eu-
954 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

ropéens, notamment la France et la Belgique, qui ont dénoncé la Conven­


tion de 1902), les empêchements prévus par la loi étrangère doivent être
observés en principe. Mais l'État n'est tenu de respecter la loi étrangère
que si elle n'est pas en contradiction avec ses principes juridiques fonda­
mentaux. Or, les lois raciales contreviennent aux idées de liberté et d'éga­
lité individuelles qui sont à la base des Constitutions des États démocra­
tiques-libéraux. Etant contraire à leur notion de l'ordre public, ces États ne
peuvent reconnaître le statut personnel créé par les lois raciales sans que
leur propre ordre juridique ne soit affecté. Par exemple, l'idée d'empêcher
le mariage pour des raisons raciales heurte le droit civil français. Ces États
peuvent donc invoquer la réserve de l'ordre public.

Toutefois, Carl Schmitt distingue encore deux cas.

1) Un juif étranger ou une juive étrangère épouse à l'étranger (dans un


État du troisième groupe) une Allemande ou un Allemand. Il importe de
distinguer si ce Juif ou cette Juive est oui ou non ressortissant( e) de l'État
où doit avoir lieu le mariage. Il est en effet important de savoir si l'État
a un intérêt véritable à agir et à utiliser l'ordre public. Si un juif français,
par exemple, épouse en France une Allemande, les autorités françaises
pourront refuser d'appliquer la loi allemande et invoquer l'ordre public
par référence aux principes de 1789, qui sont à la base du droit français.
Le mariage serait nul d'après la loi allemande, mais valide d'après la loi
française. Par contre, si le juif étranger qui épouse une Allemande n'est pas
ressortissant de l'État où le mariage doit avoir lieu, les autorités de l'État
en question n'auraient pas intérêt à agir et à refuser d'appliquer la loi al­
lemande. L'utilisation de l'ordre public serait « abusive » et « agressive ».

2) Deux ressortissants allemands, l'un juif et l'autre non, cherchent à


conclure leur mariage dans un État du troisième groupe (un juif allemand
épouse une Allemande en France). Là encore, l'utilisation de l'ordre public
par l'officier d'état civil serait « abusive » et « agressive ». Elle contredi­
rait même la théorie de la fraude à la loi.
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 955

C. lmlTATION PU RECOURS A' L 'ORPRE PUBLIC ET MAINTIEN PE LA « COMMUNAUTÉJURIPIQUE EUROPÉENNE »

Il est essentiel, conclut le juriste, de contre-distinguer l'utilisation


« agressive » et l'utilisation « défensive » de l'ordre public. La différence
réside dans le fait que, dans le premier cas, les autorités concluent un ma­
riage interdit par la loi allemande, tandis que dans le second cas, elles
n'agissent pas et se bornent à refuser de conclure le mariage. Cette appli­
cation « hostile » de la réserve de l'ordre public à l' encontre de la légis­
lation raciale n'est pas « admissible » en droit international privé. Il est
certes impossible de renoncer à l'ordre public, en tant que droit lié à la
souveraineté de l'État, ni d'énumérer ses cas d'application. Mais, sur la
base du « respect mutuel » de l'indépendance des États et de la spécifici­
té des peuples, axiome de l'argumentation nationale-socialiste, la légis­
lation allemande, telle que l'interprète strictement Schmitt, montre qu'il
est possible de réglementer clairement le domaine d'application de l'ordre
public. Cette application doit s'effectuer lorsque, dans un cas concret, les
principes fondamentaux de l'ordre juridique d'un État sont atteints par la
loi étrangère normalement compétente. Il est donc possible de limiter le re­
cours à l'ordre public et d'éviter une rupture de la « communauté juridique
européenne », une fois surmontée « l'émotion » provoquée par l' apparis
tion des conceptions raciales en droit des gens. Ultime rhétorique : la coo­
pération reste possible entre les juristes européens, sur la base de l'égalité,
du respect et de la réciprocité, conditions sine qua non du droit des gens,
impliquant que soient également respectés la souveraineté duReich et son
ordre v6lkisch893•

2. « f)ROIT COMMUN » ET « PROIT COMMUN EUROPÉEN »

La théorie du « droit commun », abordée en 1935 et en 1939-1 940894,


puis celle du « droit commun européen », développée dans les conférences
sur la science européenne du droit en 1943-1944895, représentent le ver-

893 « Die nationalsozialiSl:ische Gesetzgebung und der Vorbehalt des 'ordre public' im in­
temationalen Privatrecht » , pp.204-21 1 ; G. Stoffel, Ibid, pp.166-173.
894 Cf. « Die Rechtswissenschaft im FührerSl:aat », « Führung und Hegemonie », « De­
ber die zwei grossen 'Dualismen' des heutigen RechtssySl:ems ... », « Das 'allgemeine
deutsche Staatsrecht' aIs Beispiel rechtswissenschaftlicher SySlembildung » .
895 Cf. « La situation de la science européenne du droit », « La situation de la science ju­
ridique européenne ».
956 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

sant théorico-juridique du Grossraumordnung et du Reich en droit des


gens. Cette théorie, qui s'oppose au dualisme de Triepel et au monisme
de Kelsen, aboutit à une approche originale du droit international. Celui-ci
n'est ni droit interétatique d'une « société d'États » ni droit supra-étatique
d'un « super-État », mais « droit commun », car le jus gentium, à moins
d'en faire un recueil de traités interétatiques ou une hiérarchie de normes
supra-étatiques, suppose une « communauté internationale », au sens
d'une « communauté de peuples » juxtaposés et apparentés.

A. « f)ROIT COMMUN » ET UNITÉ PU PROIT

En 1935, Carl Schmitt voit dans l'idée du « droit commun » la consé­


quence juridique du FührerSlaat et de la Volksgemeinschaft, mais aussi
de la Constitution au sens absolu et de la Verfassungsgeschichte, qui im­
pliquent l'unité du droit. Fondamentalement, cette idée remet en cause le
double dualisme : droit public/ droit privé, droit interne/droit international,
qui caractérise le système juspositiviste moderne. Le premier dualisme,
apparu avec la réception du droit romain en Allemagne, s'est développé
dans les États du continent européen, en France et en Prusse notamment.
Dans la théorie et la pratique de l'administration et de lajustice, elle-même
divisée en juridiction administrative et juridiction judiciaire, ces États ont
opté pour la séparation du droit public et du droit privé, à laquelle est
liée de manière systématique la distinction entre souverain et sujets, État
et citoyens. En revanche, cette séparation est inconnue du droit anglais,
car le peuple anglais a « résisté » à la réception du droit romain et a su
maintenir l'unité de son droit. Cela n'a pas été le cas outre-Rhin, même si
l'on a pu dire que le droit allemand était dans une position intermédiaire
entre le droit anglais et le droit français. Malgré ce dualisme, la notion du
« droit commun » subsiste dans l' idée que le droit privé, parce qu'il est
plus proche du « droit commun » (du droit unitaire de la nation) que le
droit public, est le « vrai » droit et la science du droit privé, la « vraie »
science juridique89 6 •

896 « Die Rechtswissenschaft im FührerSlaat », p. i ,\," 0 .


CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 957

B. Sall1lTT CONTRE TRIEPEl

En 1939-1940, Schmitt approfondit ses recherches sur l'idée du « droit


commun », en promouvant un droit « corporatif» à la fois « national » et
« européen », face aux dualismes du système juspositiviste. Son adversaire
privilégié est Triepel, qu'il soutenait encore en 1928 contre Verdross897•
Triepel ne fait pas que nier la notion de « droit commun », mais encore
celle de droit international privé. Il n'y a de droit privé qu'interne et de
droit international que public (interétatique), dit-il, car seule une source
juridique interne peut régler les rapports d'un particulier avec l'État dont
il est le ressortissant ou avec un État étranger. Le droit interne et le droit
international étant des systèmes juridiques distincts, un traité international
ne crée du droit interne que si un acte spécial de l'État tend à cette créa­
tion. C'est cette norme étatique d'adoption : le décret ou la loi de ratifica­
tion, qui confère validité au traité, non le traité lui-même. La volonté qui
édicte le décret ou la loi et la volonté qui conclut le traité étant séparées,
une source de droit interne est aussi peu capable de créer une règle de droit
international qu'une source de droit international, de créer une règle de
droit interne89 8 • D'après Schmitt, le dualisme droit interne/droit internatio­
nal passe historiquement par le dualisme intra-étatique entre droit public
et droit privé. Il entend donc récuser la séparation public/privé à travers la
notion de « communauté nationale », puis récuser la séparation intérieur/
extérieur à travers la notion d'« Empire » ou de « Fédération ». A chaque
fois, il cherche à aller au-delà de l'État.

A. LA RÉWSATION PU PUALISNE PROIT PUBLIC/PROIT PRIVÉ

La récusation du premier dualisme passe par l'examen de la position hié­


rarchique à attribuer au droit public et au droit privé. Cette question n'a pas
été résolue par la doctrine. D'un côté, l'autorité et la « source » du droit
privé semblent résider dans le droit constitutionnel de l'État, donc dans
le droit public (jus privatum sub tutelajuris publici). C' est la solution de
Jellinek, pour qui le droit privé repose sur le fondement du droit public, ce-
897 1héorie de la constitution, pp.206, 530.
898 H. Triepel : Droit international et droit interne, Paris, Pedone, 1920 (1899), pp.17-33,
110-125. Cf. aussi du même auteur : « Les rapports entre le droit interne et le droit inter­
national » , RCADI, 1923, pp.77-l 2 ! .
958 LA PENSÉE D E CARL SCHMITT

lui-ci étant indépendant de celui-là. D'un autre côté, selon un constitution­


nalisme conséquent, le droit public est au service de la liberté et de la pro­
priété, c'est-à-dire de la sphère privée, donc du droit privé (le droit public
passe, le droit privé reSle). C'est la solution d'Hauriou, pour qui le droit
constitutionnel trouve son fondement dans le statut de la famille et de la
propriété. D'après Schmitt, le dualisme public/privé n'est pas originaire au
droit dans son ensemble. Il procède d'une division ultérieure tout en conti­
nuant de reposer sur un fondement unitaire. Selon les points de vue, soit
le droit public, soit le droit privé est considéré comme « fondamental ».
De l'avis du juriste allemand, la supériorité du droit privé appliqué par
les tribunaux judiciaires tient à ce qu'il demeure le « droit commun », au
sens d'une uuité qui n'est pas seulement étatique, mais « nationale »899121 •
Le droit français lui semble à cet égard exemplaire. Malgré la césure entre
« droit civil » et « droit administratif», le droit français a sauvegardé
l'unité du droit national en considérant le « droit civil » comme le « droit
commun » et, par conséquent, comme la base « constitutionnelle » de l'en­
semble du droit. Si l'Allemagne a eu une « Constitution administrative », la
France a eu une « Constitution civile » au XIxcm, siècle. Le Code de 1 804
était le texte fondamental, originaire et permanent, fixant les règles d'un
« droit commun » immuable qui contrastait avec l'instabilité des régimes
politiques et que l'administration elle-même devait suivre, sauf prescrip­
tion contraire du régime administratif. C'est de la manière suivante que
Schmitt interprète l'article 8 du Code Napoléon. Le droit civil n'est pas
seulement du droit « privé » ; il est le droit « commun » des Français, il
est la « Constitution » de la société civile, par sa conception de la liberté,
de l'égalité, de la propriété et de la famille. Partant, il est l'ordre juridique
qui fonde la communauté française, car les notions du droit « civil » ou du
Code « civil » sont regardées comme « fondamentales » et « fondatrices »,
donc « constitutionnelles »9 00 .

899 « Ueber die zwei grossen 'Dualismen' des heutigen RechtssySl:ems ... », in PuB, pp.261-
27l .
9 00 « La formation de l'esprit français par les légistes » , pp.204-205. Cf. M. Frangi :
Constitution et droit privé. Les droits individuels et les droits économiques, Paris/Aix-en­
Provence, EconomicaIPUAM, 1992, préf. L. Favoreu, pp.6-7.
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 959

B. LA R{[USATION PU PUALISNE PROIT INTERNE/PROIT INTERNATIONAL

Opposé à l'idée de la common law ou duju s gentium, le double dualisme


du système juspositiviste repose sur le postulat du caractère étatique du
droit interne et interétatique du droit international. Plus précis deviennent
le concept d'État et la qualité de l'État comme unique sujet du droit des
gens, et plus se séparent l'un de l'autre le droit intra-étatique et le droit
interétatique, car plus le droit de l'État devient loi étatique et codification
de lois étatiques, et plus le droit international semble imparfait et problé­
matique. Que vaut une norme qui n'est pas posée par la volonté législative
de l'État ? Le dualisme droit interne/droit international provient d'une
conception « positiviste » ou, selon Schmitt, « étatico-décisionniste », qui
a substitué à l'idée du « droit commun » la seule volonté de l'État. Cette
conception est devenue, avec Triepel, la théorie dominante au début du
xx'm, siècle. Mais notre auteur récuse le nihil medium entre droit interne
et droit international. Les concepts de Rei ch et de Bund, qui peuvent s' ap­
pliquer à la configuration de l'Europe en 1940-1944, montrent la caducité
du système dualiste, car ils sont irréductibles aux antithèses étatique/ in­
terétatique et droit interne/droit international. Avant l'avènement du posi­
tivisme, dit-il, le droit des gens, en tant que « droit commun » des États et
des peuples reposant sur la « communauté juridique » de ces États et de
ces peuples (au sens du droit international privé), faisait partie du droit
national. Aujourd'hui encore, il existe des assises nationales qui rendent
des jugements de droit international (exemple des tribunaux de prises en
droit maritime), sans parler des tribunaux judiciaires ou administratifs qui
statuent en se référant au droit des gens. Le « droit commun » est finale­
ment au Reich ce que la loi est à l'État. Ils renvoient historiquement et
conceptuellement l'un à l'autre. La critique dujuspositivisme aboutit ainsi
à un nouveau type de pensée juridique dont le concept central est le Reich,
non plus l'État. Le « droit commun » prôné par Schmitt n'est surtout pas
le droit « général » issu de la réception du constitutionnalisme libéral au
XIX èm, siècle et qui a suppléé à l'absence d'État ou d'unité étatique en
Allemagne. Il est le droit d'un « Empire » possédant les qualités de l'État,
notamment la souveraineté, mais qui, élargi aux dimensions du continent,
devra faire appel aux méthodes du droit international privé, au droit com­
paré et au « droit des juristes » (JuriSlenrecht) européens9 0!.

9 01 « Führung und Hegemonie », pp.513-520 ; « Ueber die zwei grossen 'Dualismen'


960 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

C. LEs CONFÉRENŒS PE /943-/944 SUR LA « COMMUNAUTÉJURIPIQUEEUROPÉENNE »

Le « testament » de 1943-1944, comme l'appelait notre auteur, est une


contribution majeure à l'idée du « droit commun européen » et à « l'his­
toire du droit européen », discipline apparue dans les aunées 1930 outre­
Rhin puis renouvelée dans les années 1950 par G. Wesenberg, F. Wieacker
ou H. Coing. Ces auteurs situeront l'histoire du droit allemand dans le
cadre de l'histoire du droit en Europe, au sein de la « culture juridique
européenne » et de 1a « science juridique européenne ». Ils associeront his­
toire du droit, développement du droit positif national et droit comparé
dans la perspective de la (re)construction d'un « droit commun » et d'une
« pratique juridique commune » qui soient valables dans l'ensemble du
continent9 02 . Leurs efforts, comme les conférences de Schmitt, se placent
dans la lignée de Savigny. Ce dernier insistait sur le caractère matriciel du
droit romain pour l'histoire juridique des peuples européens en tant que
« famille de nations » et il refusait de voir dans la « civilisation juridique
européenne » une addition de droits nationaux séparés.

A. LA RÉCEPTION PU PROIT ROMAIN ET LEJUS COMMUNE MÉPlÉVAL

Le grand évènement de l'histoire juridique européenne fut la réception


du droit romain, point de départ du jus commune. Si toutes les nations
européennes, même celles qui combattirent avec succès la Réception,
tels l'Angleterre ou les pays scandinaves, sont unies par l'appartenance à
ce jus commune, c'est parce qu'elles participèrent toutes à la réception du
droit romain, dont elles subirent toutes l'influence. La portée continentale
de la renaissance du jus romanum au moyen-âge ne se confond pas avec
la « portée positive » des concepts qu'on trouve dans le Code justinien,
ni avec la question de l'utilisation politique ou sociale de ces concepts.
L'essentiel, poursuit Schmitt, concerne la dimension paneuropéenne de ce
droit et de sa réception. Cette dimension ne fut pas diminuée par la querelle
séculaire qui opposa partisans et adversaires dujus romanum, long affron-

des heutigen RechtssySlems ... » , pp.261-271 ; « Das 'allgemeine deutsche Staatsrecht'


aIs Beispiel rechtswissenschaftlicher SySlembildung » , pp.23-24. Cf. aussi Théorie de la
conSiitution, pp.SI2-S l 3 .
902R. Schulze, art. cit., pp.29-48.
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 961

tement intellectuel, particulièrement vif en Allemagne après 1933, dont


l'enjeu était le jugement que l'on devait porter sur la Réception. L'histoire
de la « science européenne du droit » fut ainsi pendant cinq siècles une
histoire du droit romain. A part le droit canon, le droit enseigné, en latin,
dans les facultés de droit, depuis leur fondation aux XII"''', XIIlême et XI­
v'me siècles, fut avant tout le droit romain. Chaque courant intellectuel de
la culture européenne, depuis l'époque gothique et la Renaissance jusqu'à
nos jours, ouvrit de nouvelles perspectives de réflexion sur ce droit. Les
juristes européens assimilèrent, par un travail séculaire et sous diverses
dénominations, les formes dudit droit dans la science juridique de chacun
de leur pays. Ils créèrent par là même un ensemble de concepts, traduits
dans les langues nationales, un vocabulaire commun à tous, un modèle re­
connu de pensée juridique et, par conséquent, une common law spirituelle
et intellectuelle européenne.

La civilisation européenne repose sur ce fondement commun créé par


cette « science juridique commune » à toute l'Europe. De quoi était for­
mé le jus commune médiéval ? Il était composé du droit canon, lié à la
reconstruction de l'Église sur une base thomiste, du droit romain, plus
exactement du droit des compilations justiniennes (Corpus Juris JuSlinia­
ni) réinterprété par les uuiversitaires et les praticiens, et des multiples insti­
tutions locales : droits écrits et coutumes des pays, des états et des ordres,
saisies par la systématisation juridique des canonistes et des romanistes.
Le droit canonique et les droits séculiers formaient unjus utrumque, sur
la base du droit romain, dont l'exégèse constituait l'assise commune aux
juristes. Ce jus commune combinait ouverture au droit naturel chrétien,
grâce auquel le droit positif était évalué, et autonomie du droit, en tant que
discipline universitaire et activité professionnelle. Cette autonomie décou­
lait de la rationalité spécifique de la science juridique. Elle se traduisait, sur
le plan institutionnel, par l' existence d'une corporation laïque de juristes
ayant son propre ethos. Le caractère « juridique » de ce jus commune, qui
n'était pas édicté par une autorité politique, découlait de l'interprétation
du droit par les juristes sur la base de légitimité du droit romain, droit re­
découvert « providentiellement » et considéré comme le « vrai » droit. Le
droit romain était le « droit commun » en tant qu' instrument permettant
de dégager l'uuité du droit en Europe. Ce « droit commun » résultait donc
d'un travail jurisprudentiel et doctrinal d'interprétation. Par cette création
scientifique continue, le droit n'était pas seulement voluntas, mais ratio.
962 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

Les juristes européens, s'appuyant sur les institutions impériales et ecclé­


siastiques, purent ainsi maintenir le « droit commun européen » malgré
l'absence d'unité étatique et la fragmentation des droits séculiers.

B. LE PROIT PANEUROPÉEN PES ÉTATS NATIONAUX

Le « droit commun », poursuit Schmitt, ne s'arrête pas au seul droit ro­


main savant. Le développement du droit territorial, dujus patriae, s'inscri­
vit dans la globalité d'un processus continental. La lente et inégale dispa­
rition dujus commune, due à la formation de l'État et du droit étatique, ne
signifia pas celle de la « communauté juridique européenne ». Apparut une
nouvelle tradition juridique « commune » aux États du continent. Certes,
l'émergence de l'État aboutit à une division juridique apparemment in­
compatible avec l'idée d'un « droit commun » applicable. Le droit des
États européens -normes, institutions, structure d'ensemble- se constitua
cependant au fil d'un développement paneuropéen d'emprunts et d'in­
fluences mutuels. Ainsi, l'École du droit naturel moderne dessina les traits
juridiques de l'Europe absolutiste, puis de l'Europe libérale. Elle fut à la
base de la tradition constitutionnelle « commune » à l'Europe, ainsi qu'à
l'origine de la codification étatique du siècle dernier, qui marqua la ren­
contre du jusnaturalisme et du juspositivisme. Cette codification n'entraέ
na pas l'éclatement de la « communauté juridique européenne ». Persista
un processus d'osmose entre les législations nationales, le Code Napoléon,
le Code suîsse et le Code civil allemand faisant tour à tour figure de co­
des-modèles. L'époque des États nationaux, dans laquelle survécut la tra­
dition doctrinale du « droit commun », fut une période de contacts inten­
sifs et de transferts multiples, en raison de l'internationalisation du droit et
de la réception d'institutions juridiques dues à l' influence partagée du ca­
pitalisme industriel. L'économie capitaliste détermina un régime juridique
« commun » particulièrement net en droit privé. Mais le droit constitution­
nel et le droit administratif n'échappèrent pas à ce mimétisme juridique.
Les idées et mouvements constitutionnels des XVIII'm, et XIx'm, siècles,
accouchant d'un modèle-type de constitution écrite, donnèrent naissance à
un système de concepts et d'institutions quî s'étendit à l'ensemble de l'Eu­
rope. Ce développement, à l'échelle du continent, du constitutionnalisme,
de la théorie de l'État et du droit administratif, s'effectua en liaison avec
les nombreuses concordances dans les codifications du droit civil, du droit
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 963

pénal et du droit judiciaire. Surmontant les divisions étatiques, un esprit


juridique européen s'est épanoui -grâce à cette réception du droit romain
puis du constitutionnalisme libéral que Schmitt dénonçait en 1934-1936 !­
et avec lui une « science juridique commune » qui imprègne chaque peuple
du continent et qui permet aux juristes de chacun de ces peuples de se com­
prendre.

!J. LE PROIT PES GENS COMME « PROIT COMMUN »

Du point de vue du juspositivisme, pour qui le droit n'est que la loi édic­
tée par l'État, il ne peut y avoir de « droit européen » faute d'« État eu­
ropéen » et de « législation européenne ». En conséquence, il n'y a pas
de « science juridique européenne », mais tout au plus des études de droit
comparé ou d'histoire du droit. Il n'y a pas non plus de « droit des gens
européen », mais un dualisme du droit interne et du droit international.
Au « positivisme de la loi » étatique répond le « positivisme du traité »
interétatique, les transpositions, conversions ou adoptions du droit interna­
tional en droit interne n'étant que des « ponts » illusoires jetés entre deux
ordres juridiques distincts et séparés par l'État. Du fait de cette alternative
récusée par Schmitt, soit les juristes étudient le droit interne des États, et
ils sont coupés du droit international en raison du dualisme de l'intérieur
et de l'extérieur ; soit ils étudient le droit international, ou plus exactement
les règles coutumières et conventionnelles qui régissent les rapports entre
États, et ce ne sont jamais que des États parmi d'autres dont la volonté crée
les règles du droit interétatique.

« Pour les positiviSles, les accords. . . passés par un État européen avec
d'autres États européens n 'ont. . . aucune spécificité juridique par rapport
aux accords... conclus avec des États non européens ». Le positivisme a
ainsi dissous le jus publicum europaeum en une somme de relations in­
terétatiques indifférenciées. Ce positivisme se désintéresse de la significa­
tion « objective » du droit, c'est-à-dire du contenu politique, économique
et social « concret » des institutions et des normes. Mais une interpréta­
tion et une « systématisation » juridiques attentives au sens spécifique des
institutions et au contenu réel des normes donnent un tout autre tableau
d'ensemble que la dissociation positiviste entre l' ordre interne et l'ordre
externe. Les notions et les structures essentielles des peuples européens,
964 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

par leur sens et leur contenu, offrent une concordance frappante et non
fortuite. Elles confirment l'existence d'une « communauté juridique euro­
péenne », qui « avait aussi, il n'y a pas si longtemps [en 1940-1944], une
signification directementpolitique »903. Ce qui n'est d'un point de vue posi­
tiviste qu'une coïncidence de dispositions légales, devient aux yeux d'une
science du droit « systématique » et « historique », une véritable « com­
munauté européenne de droit », une véritable common law, que la grande
diversité des systèmes juridiques, anglo-saxons ou romano-germaniques,
ne saurait supprimer. La validité de ce « droit européen » et de cette « cor­
porationjuridique européenne » n'est donc pas conditionnée par celle d'un
« État européen ». Elle s'accommode fort bien de la coexistence des droits
des différents États et peuples européens.

Pour Schmitt, la réalité d'une « famille de nations européennes » repo­


sant sur un « ordre concret » d'institutions apparentées montre l'existence
d'un « droit commun » rejetant aussi bien le dualisme du positivisme éta­
tique (Triepel) que le monisme du positivisme supra-étatique (Kelsen). On
a vu que la séparation interétatique/étatique perdait toute validité au regard
du droit international privé, puisque ce droit repose, depuis Savigny, sur
le postulat d'une « communauté juridique européenne ». Certes, le positi­
visme étatique, pour qui l'application du droit international ne résulte que
de la volonté législative de l'État, et l'extension de la réserve de l'ordre
public ont remis en cause, dans la première moitié du xxcm, siècle, et cette
« communauté » et ce droit. Ce dernier n'a plus été considéré comme in­
ternational que par son objet et comme national (étatique) par sa source ou
son autorité. Il n'en reste pas moins que le droit des gens procède essen­
tiellement du « droit commun européen » et de la « science européenne
du droit ». Parallèlement, les règles de ce jus gentium continuent de valoir
dans les rapports entre États en tant que « droit commun » -non en tant
que droit supra-étatique- sous réserve d'une restriction admise en cas de
conflit -la réserve de l'ordre public- inhérente à la souveraineté territoriale
des États. C'est sur la base d'un « droit commun » de nature internatio­
nale que se développe le droit des gens, souligne Hauriou. Ce droit, anté­
rieur à l'État et aux dualismes liés à l'État, préside aux commencements
des sociétés organisées, sa précellence dans la hiérarchie des disciplines

903 « La situation de la science européenne du droit », pp. 1 1 8-119, « La situation de la


science juridique européenne », pp.36-37.
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 965

juridiques découlant de sa préexistence. In fine, le « droit commun » est


l'alternative au droit supra-étatique dans la doctrine du droit du gens. Le
droit supra-étatique présuppose en effet le dualisme droit interne/droit
international (Triepel) qui est ensuite ramené au monisme (Kelsen) par
l'application analogique de la conception positiviste au droit des gens. En
révisant le dualisme de Triepel, Schmitt s'attaque donc aussi au monisme
de Kelsen. Le droit des gens existe, mais il n'est pas droit interétatique ou
supra-étatique, il est « droit commun » des États et des peuples904•

LA T�EORIE D U GIlOSSIlAUHOIlf)NUNG

Dès 1926-1928, on l'a dit, Carl Schmitt soutient que les États et les
systèmes d'États doivent acquérir de plus grandes dimensions, car l'en­
vergure territoriale et démographique est la condition d'une souveraineté
réelle9 ". Il reprend cette thématique en 1936. L'évolution économique et
technique, brisant le Slatu quo, pousse à un dépassement des frontières et
des formations politiques du passé. « La Terre devient plus petite », par
conséquent les États et les systèmes d'États doivent devenir plus grands906 •
A l'Allemagne arrivée trop tard dans la course aux colonies, reste la pos­
sibilité d'organiser un « grand espace » européen. Ce projet, hérité de List
ou de Ratzel, aboutit en 1939-1 942 à la théorie du Grossraum, notion de
géopolitique que le juriste transforme en principe fondamental du nouveau
droit des gens qu'il expose au congrès de l'Institut de Kiel du 3 1 mars au
4 avril 1939. Application systématique de la « pensée d'ordre concret » au
droit international, cette théorie réunit deux éléments : la délimitation d'un
espace sous hégémonie et le principe de non ingérence des Puissances

904 « Ueber die zwei grossen 'Dualismen' des heutigen RechtssySl:ems », pp.261-271 ; « La
situation de la science européenne du droit, pp.117-123, « La situation de la science jurid­
ique européelllle », pp. 35-41 ; El nomos de la tierra. .. , pp.296-298 ; M. Hauriou, Précis
de droit con:fli.lutionnel, Op. cil., pp.96, 98, 102, 239, 619 ; P. Papaligouras , Ibid, pp.262-
267, 3 1 8-326, 353-364, 379-382 ; R. Genet, Op. cit., pp.10-31 ; G. Riper! : Aspectsjuri­
diques du capitalisme moderne, Paris, LGDJ, 1946, pp.8, 323-342 ; O. Beaud : « Ouver­
ture : l'Europe entre droit commun et droit communautaire », M.-F. Renoux-Zagamé :
« Le droit commun européen entre histoire et raison », Droits, n014, pp.3-16, pp.27-37.
905 Die Kernfrage des Volkerbundes, p. l l ; « La Société des Nations et l'Europe », p.20.
906 « Sprengung der Locamo-Gemeinschaft durch Einschaltung der Sowjets » , p.340.
966 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

« étrangères » à cet espace. Combinés avec le « peuple » (au sens ethnique)


et 1'« État » (organisation administrative et militaire), ces deux éléments
forment le Reich, nouveau sujet d'un nouvel ordre politico-juridique inter­
national appelé Grossraumordnung. Schmitt ne songe pas à un « empire
mondial », ni à un « État » d'Europe centrale, ni à un Lebensraum à l'Est :
le « droit démographique des peuples jeunes à l 'espace vital » n'est ni un
principe « spatial » ni un principe « juridique ».

A partir d'une certaine interprétation de la doctrine Monroe, il entend


fonder un nouveau « système » de droit des gens, fondé sur la substance
du Volk et sur l'idée du Reich. Ce « système » est opposé à la conception
« périmée » du Staatenrecht, à l'impérialisme anglo-saxon et aux construc­
tions universalistes. Avec le Grossraumordnung, notion accueillie avec
enthousiasme outre-Rhin, la doctrine allemande, à la suite du juriste, aban­
donne donc les concepts classiques d'État, de « société d'États » et de
droit interétatique907• Elle les remplace par ceux de Reich, de Grossraum,
de V6lkerrecht ou de Volksgruppenrecht. De la même manière que la théo­
rie bodinienne de la souveraineté, en prise sur la réalité de son époque,
participa à l'émergence du nouvel ordre géopolitique basé sur l'État, la
théorie du Grossraumordnung, en prise elle aussi sur la réalité historique,
doit participer, selon son auteur, à l'instauration d'un ordre nouveau qui
donne son vrai sens à la guerre mondiale en s'opposant au One World.
L'ordre international ancien, depuis les traités de Westphalie et d'Utrecht,
reposait sur la faiblesse de l'Europe centrale, l'équilibre des puissances et
la suprématie maritime anglaise. L'avènement de la Grande Allemagne,
la conquête de l'Europe et le déclin de l'Empire britannique ont mis fin à
cet ordre international. C'est un nouveau nomos de la Terre qui s'annonce,
une « révolution spatiale » planétaire signalée par les mutations techno­
logiques et les évènements politico-militaires. Cette « révolution » doit
prendre la forme du Grossraumordnung, l'Europe étant considérée comme
un « grand espace » sous domination allemande dans un monde découpé
en « grands espaces ».

907 A contrario, Franz Neumann souligne le caractère « progressiste », en 1942, de la no­


tion de souveraineté de l' État, car elle implique l'égalité juridique des sujets du droit in­
ternational et la « rationalité » des rapports interétatiques, d'un point de vue institutionnel
et territorial (Béhémoth. Structure et pratique du national-socialisme, Paris, Payot, 1987,
1942, pp. 151-170).
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 967

EsPACE, « GRAND ESPACE» ET« RÉVOLUTION SPATIALE»

L'idée centrale de Carl Schmitt , développée dans Terre et Mer, est que les
conceptions que se font les peuples de la politique, du droit, de la guerre,
sont enracinées dans les modalités de leur relation à l'espace.

1. LEs NUTATIONS DE l 'ESPACE ET lES BOULEVERSEMENTS DE l '/IISTOIRE

Les grandes césures de l'histoire font apparaître des formes et dimensions


nouvelles de la configuration politique, en même temps qu'une nouvelle
conscience du monde pouvant aller jusqu'à une modification de la struc­
ture même de la notion et de la perception de l'espace. On peut alors parler
de « révolution spatiale ». « Là se trouve le véritable noyau de la mutation
globale, politique, économique et culturelle qui s 'effectue alors ».

Le juriste en donne trois exemples : les conquêtes d'Alexandre le Grand ;


l'Empire romain du 1er siècle après J.C. ; les Croisades au moyen-âge. Les
conquêtes d'Alexandre, en ouvrant aux Grecs un nouvel horizon spatial,
permirent la culture hellénistique ainsi que le développement de l' inno­
vation scientifique (Aristarque, Euclide, Héron, Archimède, Eratosthène).
Avec l'Empire romain, étendu à l'ouest, à l'est, au nord et au sud, autour de
la Méditerranée, naquit un sentiment global sinon planétaire de l'espace.
En témoignent la carte du monde d'Agrippa, la géographie de Strabon et
l'idée de l' orbis terrarum évoquée par Sénèque. La chute de l'Empire ro­
main et l' expansion de l'islam impliquèrent un rétrécissement de l'espace
et la « continentalisation » d'une Europe féodale où les choses de l' esprit,
y compris la lecture et l'écriture, étaient réservées aux hommes d'Église.
Les Croisades en Méditerranée, ainsi que l'expansion de la Hanse et des
Ordres germaniques au Nord et à l'Est, élargirent l'espace européen et
provoquèrent une première mutation politique, économique et culturelle :
apparition des administrations centralisées, en France, en Castille et en
Angleterre, annonçant à bien des égards l'État moderne ; développement
d'une « économie-monde » et d'une nouvelle civilisation urbaine, en Italie
et aux Pays-Bas ; fondation des universités, redécouverte du droit romain
et création d'une nouvelle classe éduquée, les juristes, qui brisa le mono­
pole du clergé.
968 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

Mais la transformation la plus profonde de l'histoire universelle, sur


laquelle Schmitt revient constamment, coïncida avec les Grandes Dé­
couvertes des XVl'me et XVII'me siècles, qui engendrèrent un « nouveau
monde » au sens le plus audacieux du terme. Cette première « révolution
authentique de l'espace », à l' échelle planétaire, bouleversa la conscience
globale des peuples européens, puis de toute l'humanité. La reconnais­
sance du globe terrestre entraîna une révolution spirituelle dans la concep­
tion de l'univers. Cette mutation proprement métaphysique accompagna
l'extension géographique du monde connu. De Copernic et Giordano Bru­
no à Galilée, Kepler et Newton, apparut une dîmension intersidérale, l'idée
d'un espace vide infini. N'ayant plus l' horror vacui, l'homme moderne put
penser le néant absolu ! La gigantesque redistribution territoriale consécu­
tive à l'expansion maritime de l'Europe n'est que l'aspect le plus tangible
de la mutation que suggère l'expression « révolution spatiale ». Le « ratio­
nalisme occidental » ou l'avènement de la « modernité » relève de ce tour­
nant, qui correspondît, pour la première fois dans l'histoire de l'humanité,
à une mesure scientifique de la Terre entière. Elle vit conséquemment le
passage de la théologie chrétienne à la scientificité naturelle.

2. ART ET« CONSUENŒ SPATIALE»

C'est à travers l'art que Schmitt découvre les changements du sens, de


la perception et de la structure de l'espace. « L'art est une étape historique
de la conscience spatiale ». Ainsi, au moyen-âge, l'art gothique, dans
l'architecture ou la peinture, exprima un nouveau sentiment du monde. Il
remplaça l'espace statique de l'ancien art roman par un champ de forces
dynamiques, véritable espace en mouvement, spécifique par rapport à
l'espace antique ou à celui de la Renaissance. A leur tour, la Renaissance
et le baroque présentèrent un nouvel espace moderne, né d'une « révolu­
tion spatiale » qu'ils avaient eux-mêmes contribué à faire surgir, en liai­
son avec l'ensemble des courants intellectuels et culturels des XVl'me et
XVIIème siècles.

L'humanité européenne imposa alors la « totalité » de sa « révolution »


dans tous les domaines de la création. « La peinture de la Renaissance
rompt avec l'espace de la peinture gothique du moyen-âge. Désormais,
les peintres placent leurs sujets, humains ou matériels, dans un espace
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 969

qui, mis en perspective, produit un effet de profondeur vide. . . Comparé à


l 'espace de la peinture gothique, c 'eSl un autre monde. Le simple fait que
désormais les peintres voient différemment, que leur oeil a changé, voilà
qui pour nous eSl très important. Les grands peintres ne sontpas seulement
ceux qui nous présentent un 'beau tableau '. . . Le véritable peintre eSl celui
qui voit les hommes et les choses mieux et plus juSlement que les autres
-plus juSlement au regard de la réalité hiSlorique de son époque. Mais
l 'espace nouveau n 'apparaît pas seulement en peinture. L 'architecture de
la Renaissance crée des édifices à composition classique et géométrique ;
un monde les sépare de l'espace gothique. La plaSlique de la Renaissance
pose les Slatues humaines librement dans l 'espace alors que les Slatues
du moyen âge étaient 'angulées ' à des piliers ou à des murs . . . La mu­
sique brise le carcan des anciennes tonalités et place mélodies et harmo­
nies dans l 'espace acouSlique de notre sySlème dit 'tonal'. Au théâtre et à
l 'opéra, les personnages se meuvent dans laprofondeur vide d'un espace
scénique séparé des spectateurs par un rideau »9 08 . Du XVl'me au XlXême
siècles, observe de son côté Daniel Bell, la civilisation européenne chercha
à fixer certains principes d'esthétique autour d'une organisation « ration­
nelle » de l'espace et du temps.

L'origine de cette cosmographie remonte aux conceptions spatiales de la


Renaissance, fixées plus tard par Newton. « Les caractères fondamentaux
de l 'art européen furent attachés à la conception spatiale euclidienne
jusqu 'au XIX'm' siècle. . . L 'espace artiSlique reSla géométrique... Ce fut
la 'règle ' au cours de toutes les modifications du Slyle Renaissance, du
maniérisme jusqu 'à l'impressionnisme, parce que l 'intuition spatiale qui
régissait la nouvelle image artiSlique du monde donna naissance aussi à
un tableau théorique du monde. Une nouvelle cosmologie vint soutenir
l 'image artiSlique, remplaçant l'ancienne base eSlhétique-métaphysique.
Ce qui juSlifia la foi artiSlique de l'Europe moderne dans l'homogénéité
de l'univers et son ordre rationnel, sySlématique, ce fut la cosmologie
scientifique née du sySlème de Copernic »909. Or, l'art moderne, depuis la
fin du Xlx'me siècle, a transformé la conscience de l'espace et du temps. Il
a accompagné l'effondrement de la « cosmologie rationnelle » sur laquelle
reposait le sens de la mesure propre à l'esthétique européenne classique.

908 Cf. Terre el mer, pp.51-62.


909D. Bell, Op. cil., p. 1 l 8. Plus largement, lire les pages 117-127.
970 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

La nouvelle « révolution spatiale » du xx'me siècle a d'abord fait irrup­


tion dans l'art. Celui-ci, dépassant l'ancienne représentation du monde,
implique une nouvelle « iconographie », observe Schmitt en 19599 1°.

3. LA NOUVElLE« TIIÉORIE SPATIALE»

La vraie « modernité » du XXême siècle, écrit le juriste, c'est qu'il connaît


une « révolution spatiale » analogue à celle que connut le XVl'me. Le déve­
loppement industriel, scientifique et technique a fait triompher de nouvelles
conceptions et dimensions spatio-temporelles911 , partant, de nouvelles
configurations de la politique et du droit. La révolution scientifique des
XVlême et XVII'me siècles, issue des découvertes astronomiques, mathéma­
tiques et physiques de l'époque, plaçait le monde dans un espace vide. La
révolution scientifique du XXême siècle, au contraire, place l'espace dans
le monde et ne le considère plus comme une simple « cadre » vide de tout
contenu « pensable ». L'espace, loin d'être une catégorie « neutre », est
devenu le champ de forces de l'activité et de la création humaines. « Ce
n'est pas le monde qui est dans l' espace, c'est l'espace qui est dans le
monde ». Sur cette base « épistémologique », Carl Schmitt associe sa ré­
flexion sur le Grossraumprinzip à un renouvellement de la pensée du droit.
A l'encontre d'une pensée juridique étrangère à l' espace, il entend montrer
la relation profonde entre l'ordre (Ordnung) et le lieu (Ortung), l'espace
(Raum) et le droit (Recht), pour en finir avec la conception « abstraite » et
de l'espace et du droit.

I! se place sous les auspices d'Haushofer et de Ratzel, « le fondateur


de la science de l'espace », pour élaborer la « théorie spatiale » qui étaye
sa Grossraumordnungslehre. L'auteur de la Politische Geographie consi­
dérait l'État comme une organisation politique du territoire et le peuple,
lui-même ensemble de familles liées par un territoire commun. Soulignant
« lefacteur purement spirituel d'une conception supérieure de l 'espace »
et le « combat pour l'espace à travers lequel la conception de l 'espace

9 10 « Die planetarische Spannung zwischen Ost und West und der Gegensatz von Land
und Meer » , p.2!.
9 11 De List à Mackinder, la géopolitique fonde une grande part de sa réflexion sur les effets
économiques et stratégiques du chemin de fer, qui bouleversa l'expérience de l'espace et
du temps des hommes du XIXème siècle.
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 971

s 'élargit », il voyait dans l' expansion nationale un problème spatial : « un


peuple qui grandit a besoin d'espace, la véritable solution à ce problème
eS/; d'ordre politico-géographique », disait-il, ajoutant que l'époque était à
la constitution de grands ensembles politico-économiques. S'il n' emploie
jamais le terme Geopolitik, très en vogue sous le IIIème Reich, Schmitt incor­
pore l'analyse spatiale à sa réfiexi on juridique en combinant géopolitique
et droit des gens. En se référant à Ratze1, il entend non seulement réfuter
la conception « positiviste » de l'espace comme catégorie « générale » et
« neutre », mais aussi dénoncer la négligence par la doctrine du droit inter­
national de la question de « l'ordre spatial » et du « principe d' ordre spa­
tia1 ». La théorie juridique dominante, depuis Jellinek, n'a conçu l'espace,
indistinctement, que comme une surface abstraite limitée par des frontières
linéaires, car elle n'a vu dans le territoire que le théâtre de l'exercice du
pouvoir étatique. Mais le savoir géopolitique, en tant que méthode d'ana­
lyse spatiale des situations sociopolitiques concrètes, montre qu'il faut ap­
pliquer aux réalités politiques l'analyse des territoires9 12 • La diversité des
réalités géographiques a été gommée par un droit international indifférent
à la géographie. Il importe donc de ressaisir le vieux rapport entre Ordnung
et Raum, puisque tout « ordre concret » est localisé et tout droit, lié à une
souveraineté territoriale. Il faut rejeter, proclame le juriste, la conception
« positiviste » de l'espace, inséparable d'un droit universaliste et normati­
viste, « déraciné », coordonné à la domination maritime anglo-saxonne. A
l'espace, surface « apolitique », doivent se substituer des représentations
concrètes des ensembles politiques, avec leurs délimitations et leurs orga­
nisations propres, que la discipline du droit international doit prendre en
considération.

La notion de Grossraum signale précisément ce changement « systéma­


tique », théorique et méthodologique, qui voit la rencontre de la science
du droit et de la « théorie spatiale moderne ». « GroSS » ne signifie pas
simplement augmentation des superficies, extension géographique des
formations politiques, élargissement des données physiques. L'adjectif
modifie le concept même de l'espace en lui conférant des qualités nouvelles.
Si le mot « espace » est empreint d'un sens « neutre », l'expression « grand
espace », par contre, transforme le sens non seulement des dimensions mais

9 12 Cf. y. Lacoste : « Les géographes, l'action et le politique », Hérodote, n033-34,


2-3/1984, pp.3-32.
972 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

aussi des représentations de la territorialité. Elle implique de nouvelles


notions, notamment celles d'« organisation de l'espace » (Raumord­
nung) et de « recherche sur l'espace » (Raumforschung), développées
aussi bien par la doctrine que par la « géopolitique appliquée » du III"'"
Reich. Concept géographique, politique et juridique d'« ordre concret »,
le Grossraum désigne l'avènement d'une nouvelle conception du Raum,
donc la mutation de ce « droit géopolitique » qu'est le droit des gens. A
la place de la notion « physique » révolue de l'espace, le « grand espace »
s'impose comme grandeur qualitative, organisationnelle et dynamique,
bref, comme « synergie » politique et spatiale coordonnée aux concepts du
Reich et du « droit commun », c'est-à-dire aux nouvelles conceptions de la
politique et du droit. Il n'est donc pas une simple association de « grand »
et d'« espace », mais un « principe d'ordre spatial » fondateur de sens, qui
correspond au nouveau nomos de la Terre.

4. LE DÉPASSEMENT DE l 'ÉTAT

La reformulation, par la dynamique techno-économique, de la relation


entre l' espace, la puissance politique et le droit, impose un nouveau par­
tage du monde et un nouvel ordre international, qui mettent fin à la fois
au Slatu quo interétatique et au primat de l'État (KleinSlaat) en droit des
gens. Schmitt soumet l'État à un double constat, économico-spatial et
politico-juridique. Se référant à List, Schmoller, Naumann, Daitz ou Wohl­
tat, c'est-à-dire à des théoriciens et praticiens de l'économie ferroviaire
et industrielle, il montre qu'avec les mutations technologiques, l'écono­
mie a changé d'échelle, qu'elle a dépassé l'horizon de l'État, qu'elle est
devenue une Grossraumwirtschaft d'envergure continentale. D'autre part,
l'État, forme historique d'unité politique, a été battu en brèche par un droit
international universaliste et pacifiste, qui s'est attaqué à sa souveraine­
té. En même temps, la « fiction » de l'égalité juridique, inhérente à l'idée
d'État, a occulté les diversités « concrètes » des formations politiques
et contribué à transformer un concept spécifique en « notion générale ».
Les proportions des XVII'm" XVIII'm, et XIx'm, siècles s'étant évanouies,
l'État, c'est-à-dire l'institution d'une parcelle délimitée d'ordre légal, est
condanmé au déclin, car il n'a pas les dimensions spatiales requises par
le développement économique et technique. C'est pourquoi la France,
idéaltype de l'État, n'a pu trouver la voie du « grand espace européen »
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 973

après 1 9 19. Aux nouvelles notions de l'espace, de la politique et du droit,


correspond désormais un ordre nouveau, « impérial » et non plus « éta­
tique », dont l'Allemagne est la matrice. La France et la Grande-Bretagne,
anciennes Puissances dominantes, n'ayant pas été capables de soutenir
le vieil ordre international, l'Allemagne a instauré grâce à ses victoires
militaires le « nouvel Empire » et effacé jusqu'aux traités de Westphalie.
L'Empire aboli par l'État a été reconquis par le Reich national-socialiste !
« L 'acte inaugural de toute grande époque (étant) une appropriation
territoriale d'envergure », les conquêtes de 1940-1941 ont fait advenir un
nouvel ordre de droit des gens9 1 3•

f)OUR/NE MONROE CONTRE UNIVERSALISME

Schmitt a vu dans la doctrine de 1823 la préfiguration du Grossraumord­


nung. A cet égard, l'influence de Ratzel a encore été déterminante. L'Amé­
rique a permis au géographe de développer une « pensée-continent ». La
dimension spatiale des États-Unis a pour lui valeur de paradigme géogra­
phique, car elle corrobore les tendances à la formation de grands ensembles
politico-économiques. « La doctrine Monroe n 'eS/;pas unfait isolé, encore
moins le fruit d'un hasard », dit-il. Par rapport aux dimensions spatiales
extra-européennes, la société des États du vieux continent, avec son sys­
tème d'équilibre et son morcellement ethno-géographique, est marquée
d'une restriction spatiale archaïque. Sous peine de devenir des Kleins­
taaten, les États européens, d'abord ceux de la Mitteleuropa, doivent ac­
quérir ce « sens de l'espace » qui leur manque et adopter à leur tour la
pensée du « grand espace », en s'unissant sur le plan économique puis

9 1 3 Sur cette partie, cf. Volkerrechtliche Grossraumordnung. .. , pp.5-13, 46-67 ; « Souve­


raineté de l' État et liberté des mers », p.148 ; « La formation de l'esprit français par les
légistes » , pp.200, 209-210 ; Terre et mer, pp.62-63, 89 ; Théorie du partisan, pp.281-
282 ; N. Sombart, Ibid, pp.306-307, 322-323 ; I-L. Feuerbach : « La théorie du Gross­
raum chez Carl Schmitt » , in H. Quaritsch, Ibid, ppAOI-4 18 ; S. Djokitch,Ibid, pp. 101-
109 ; F. Ratzel : La géographie politique. Les concepts fondamentaux (recueil), Paris,
Fayard, 1987, av.-propos M. Korinman, pp.60-61, 142-147. Dans « L'âge des empires »
(1945), R. Aron se fait l'écho de l'évolution de la doctrine allemande. Celle-ci ne s'eS! pas
lassée « de proclamer la fin des États nationaux » et l'avènement des Empires : « l'idée
de l' État national, partie de France et qui fit le tour de l'Europe, eS! dépassée... Le rôle
directeur passe au Reich en qui s 'incarne... l 'esprit du monde » (in Chroniques de guerre.
La France libre 1940-1945, Paris, Gallimard, 1990, pp.975-985, p.976).
974 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

politique. Cette tendance à la formation de Grossraume, Haushofer la


confirme lorsqu'il relie l'évolution des forces politiques mondiales depuis
1914 (déclin de l'Empire britannique, montée des États-Unis, de l'URSS
et du Japon, émergence des mouvements d'autodétermination des peuples
d'Afrique et d'Asie) aux fronts internationaux des « Pan-Idées », qui
concernent de nouveaux rassemblements géoculturels, et qui justifient par
contrecoup le pangermanisme. Ces « Pan-Idées », panaméricaines, pans­
laves ou panasiatiques, à la tête desquelles se sont placés les États-Unis,
l'URSS ou le Japon, poussent au démembrement des empires coloniaux et
à l'éviction des Européens. Dans leurs objectifs à long terme, l'Amérique
et la Russie soviétique, les deux plus grandes puissances mondiales se­
lon le géographe, supplantent les vieilles puissances coloniales, France et
Grande-Bretagne, qui s'en tiennent au Slatu quo. L'Allemagne, l'Italie et
le Japon, dans leur espace étroit dépourvu de matières premières, séparent
encore ces deux empires, l'un pionnier capitaliste et libéral de l'idée pa­
naméricaine et panocéanique, l' autre pionnier révolutionnaire et socialiste
de l'idée eurasiatique et panasiatique914•

1. LA « TRAIlISON » AMÉRICAINEPE LA POCTRINE MONROE

L'idée panaméricaine a trouvé sa formulation politico-juridique dans la


doctrine Monroe. Celle-ci constitue la première déclaration de l'histoire
du droit des gens qui pose le double principe du « grand espace » et de
l'exclusion des Puissances « étrangères » à cet espace, à l'intérieur duquel
la puissance hégémonique veille à l' intégrité et à l'indépendance des États
sur la base de leur homogénéité politique (droit d'intervention délimité).
D'après Alvarez, cité par Schmitt, la doctrine est devenue l'expression de
la solidarité continentale des États du Nouveau Monde vis-à-vis de l'An­
cien et la base juridique d'un « droit international panaméricain » récusant
le dogme de l'universalisme du droit des gens91 5• Initialement, la doctrine
protégeait le régime républicain de l'hémisphère occidental, en s'oppo­
sant aux interventions des monarchies européennes de la Sainte Alliance.
Du point de vue de la légitimité politique, déclare le juriste allemand, les
fronts se sont renversés. C'est la démocratie libérale qui est historiquement

9 14F. Ratzel, Op. cil., pp.22-25, 142-147 ; K. Haushofer, Op. cil., pp.211-227.
9 1 5 Cf. A. Alvarez : Le droit international américain, Paris, Pedone, 1910, pp.13-18, 38-40,
129-145, 147- 182, 241-268.
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 975

« dépassée », car elle ne sanctionne qu'un Slatu quo tout en conférant une
justification à l'hégémonie anglo-saxonne. Ce sont les Puissances occi­
dentales qui se retrouvent dans la position des anciennes monarchies, la
« Sainte Alliance démocratique-libérale » ne cherchant qu'à réprimer la
montée des « peuples jeunes » et de « l'ordre nouveau ». En 1 823, une
claire « conscience spatiale », outre-Atlantique, n'en avait pas moins
contribué à forger un concept juridique pertinent parce qu'orienté poli­
tiquement, c'est-à-dire dirigé contre un ennemi désigné. C'est en ce sens
que « le concept de grand espace présuppose le concept du politique » (J.­
L. Feuerbach). Le « principe spatial » est en connexion avec le « principe
politique », connexion s'exprimant sous la forme haushoférienne des
« Pan-Idées », car « du point de vue du droit international, espace et idée
politique sont inséparables ».

Mais la doctrine Monroe s'est muée en son contraire. Elle est passée
de l'interdiction de l'intervention des Puissances étrangères dans un es­
pace délimité, à un principe d'intervention universaliste des États-Unis.
On sait que l'élasticité de la doctrine a conduit à un « décisionnisme »
pur et simple : ce que signifie la doctrine, c'est ce que le gouvernement de
Washington définit, interprète et applique. On sait aussi qu'elle a connu
un développement dialectique. Elle a d' abord servi, avec l'appui de la
Grande-Bretagne, à mettre le continent américain à l'abri des interventions
européennes et à faire des États-Unis les champions du régime républicain
établi dans le Nouveau Monde. Puis elle a permis de soumettre l'hémis­
phère occidental à l'hégémonie nord-américaine, celle-ci étant présentée
par le Président Grant comme une conséquence de la doctrine. Enfin, com­
binée avec le pacte Kellog et la doctrine Stimson, elle est apte à légitimer
la prétention des États-Unis au rôle d'arbitre international. Parallèlement,
Washington passait de l'isolationnisme et de la neutralité à la politique
mondiale et à la guerre mondiale (en 1914- 1 9 1 7 comme en 1935-1941 ).
L'évolution de la doctrine Monroe, d'une conception panaméricaine au
paravent d'une idéologie supranationale, procède de la relation spécifique
entre l'impérialisme économique et l'universalisme politico-juridique
impulsés par Th. Roosevelt, Wilson et ED. Roosevelt. Ceux-ci métamor­
phosèrent le principe de délimitation des espaces et des interventions en
prétexte à la « diplomatie du dollar » et à la domination nord-américaine
en Amérique latine, puis en doctrine d'ingérence mondiale au nom de
« l'universalisation » de la démocratie libérale et des conceptions s'y rat-
976 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

tachant, liberté des mers et du commerce. Autant de vecteurs des intérêts


du capitalisme anglo-saxon, autant de principes de justification des intru­
sions américaines dans les affaires du monde. « En droit international, écrit
Schmitt, les concepts généraux et universels sont les armes spécifiques de
l 'interventionnisme !!. Cette évolution a fait l'objet de critiques approfon­
dies de la part d'auteurs ibéro-américains, soucieux de sauvegarder l'esprit
originel de la doctrine face aux abus de Washington. Initialement, celle-ci
n'a en effet rien à voir avec les méthodes de l'impérialisme économique,
ni avec la transformation du globe en un marché mondial américanocentré.

Mais les États-Unis, en se ralliant à l'Empire britannique et en se posant


en successeurs de la Grande-Bretagne, ont renoncé au principe du « grand
espace » au profit de l'idéologie de « l'unité du monde ». Ils ont mué l'an­
cien principe de non ingérence en un universalisme « qui transforme la
Terre entière en champ de bataille de ses interventions ». Après la Seconde
Guerre mondiale, les doctrines Truman et Eisenhower promouvront un
principe d'intervention à l'échelle planétaire, motivé par les intérêts et les
idéaux du « monde libre ». L'Amérique n'en offre pas moins l'exemple
des nouvelles configurations géopolitiques, observe Schmitt en 1962,
puisqu'elle combine : un territoire étatique, l'hémisphère occidental de
l'OEA, la sphère de défense de l'OTAN, l'espace global de l'ONU lié à
l'influence mondiale de la langue, du marché et du dollar américains9 16 138

2. LA LUTTE NIPPO-AI1ÉRIWNEAUTOUR DELA POCTRINE MONROE

En 1939, les États-Unis voudraient s'arroger le monopole de la doc­


trine de 1 823, qu'ils ont pourtant « trahie », et interdire son application
à d'autres espaces, Extrême-Orient, Europe centrale ou Méditerranée. La
lutte intellectuelle autour de la doctrine a été particulièrement intense en
Asie orientale, lorsque Tokyo a implicitement revendiqué une Asia Mon­
roe-shughi. Celle-ci avait été initialement suggérée par Th. Roosevelt,
en 1905, pour faire barrage à la Russie. Mais les Anglo-Américains, dé­
sormais soucieux de contrer les percées du Japon en Mandchourie et en
Chine, lui ont opposé la première doctrine Stimson. D'après cette doc­
trine, Washington se réserve la faculté de ne pas reconnaître les traités
conclus entre Pékin et Tokyo s'ils lèsent les droits des États-Unis ou de

9 16 « Die Ordnung der Welt nach Zweiten Weltkrieg » , pp.24-25.


CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 977

leurs ressortissants en Chine, s'ils portent atteinte à l'indépendance po­


litique et à l'intégrité territoriale de la République chinoise, s'ils nuisent
à la fameuse « politique de la porte ouverte ». Cette lutte retient l'atten­
tion de notre auteur car «presque tous les arguments juridiques invoqués
par les Américains et les Anglais pour s 'opposer à l 'avancée du Japon se
trouvent utilisés de manière analogue contre les ambitions juSlifiées de
l' Allemagne ». L'évolution de son attitude à l'égard de l' Empire du Soleil
Levant reflète le tournant de la politique allemande en Extrême-Orient,
puisque de 1932 à 1936, Berlin est passé de l'amitié avec Pékin à l'alliance
avec Tokyo. En 1932917, il récusait la « fiction juridique » selon laquelle
les opérations nippones en Chine seraient une « occupation pacifique ».
En 1939918, par contre, il s'étend longuement sur la « doctrine Monroe »
asiatique forgée par le Japon : la plus grande partie de Grossraum gegen
Universalismus est consacrée à la situation en Extrême-Orient. Il soutient
donc Tokyo contre Washington.

Les juristes de l'Ouest cherchent à démontrer que la doctrine en question


est un monopole américain. Leur argumentation repose, d'une part, sur le
« positivisme des traités », c'est-à-dire le respect du Slatu quo conformé­
ment à la maxime pacta sunt servanda ; d'autre part, sur l' idéologie de
la démocratie libérale et du capitalisme libéral. Cette argumentation n'est
pas exempte de contradictions. D'après W.W. Willoughby, le Japon, s'il a
une special position à l'égard de la Chine, n'a aucun droit à proclamer une
« doctrine Monroe » relative à l'Extrême-Orient. Tokyo aurait en effet des
visées économiques, en ce qu'il entendrait réserver le marché chinois aux
entreprises japonaises, ce qui léserait les intérêts des autres États et serait
contraire aux règles du commerce international. C'est en suivant ces règles
que le Japon doit poursuivre son développement industriel. En clair, ré­
plique Schmitt, l'accès aux matières premières, question cruciale pour l' Al­
lemagne depuis la guerre de 1 9 14- 1 9 1 8, passe par la soumission à un mar­
ché mondial contrôlé par l'Amérique et l'Empire britannique, principaux

917 « Les fOlmes de l'impérialisme en droit international moderne », pp.97-98.


91 8 « Grand espace contre universalisme ... », pp.129-135. Un recueil de textes de Schmitt
a été publié à Tokyo en 1939 : Staat, Par/amen!, Gesetz, comprenant Die geiSies­
geschichtliche Lage des heutigen Parlamentarismus, Staal, Bewegung, Volk, Ueber die
drei Arten des Rechtswissenschaftlichen Denkens et « Was bedeutet der Streit um dem
'RechtsSlaat' ». Dans les armées 1969-1978, presque tous ses ouvrages, y compris sa thèse
de 1910, seront traduits au Japon.
978 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

exportateurs. Pour d'autres juristes américains, si Tokyo n'a pas le droit


de revendiquer la doctrine Monroe, ce n'est pas seulement par référence
aux règles du commerce international, c'est parce qu'il a des ambitions
politiques et territoriales en Chine, et pas uniquement économiques. G.-H.
Blakeslee, C.W. Young ou Ch-.E. Hugues distinguent ainsi l'hégémonie
nord-américaine en Amérique latine, fondée sur l'économie, le commerce
et la finance, bref, sur des méthodes d'expansion et de domination
dites « apolitiques » et « pacifiques », même si elles donnent lieu à des
interventions armées, et l'impérialisme nippon, réputé « politique »
et « militaire », puisque les Japonais ont conquis la Mandchourie et
répondent par la force aux campagnes de boycottage dont ils sont la cible.
« En d'autres termes, seul l'impérialisme économique. . . de Slyle américain
doit être en droit d'invoquer la doctrine de Monroe ». Le juriste français
La Pradelle, quant à lui, insiste sur deux principes : la libre concurrence
économique internationale, le respect de l'indépendance politique et de
l'intégrité territoriale de la République chinoise. Pour lui, la « doctrine
Monroe » asiatique est une pseudo-doctrine pour trois raisons. La doctrine
américaine garantit l'intégrité et l'indépendance des États, alors que le Ja­
pon a des prétentions coloniales en Chine. Cette doctrine se fonde sur un
régime démocratique et libéral, alors que l'Empire du Soleil Levant est
un État autoritaire et militaire. Enfin, l'Asie du xx'm, siècle ne peut être
comparée à l'Amérique du XIx'm" ladite doctrine étant dépassée à l'ère
des communications modernes. « Les trois points sont en contradiction
entre eux », rétorque Schmitt péremptoirement : « le troisième. . . semble
supposer que le technique moderne des communications aurait déjà
transformé la Terre en un seul espace ouvert à toute intervention anglo­
saxonne ».

Le fond de l'argumentation occidentale sur la doctrine Monroe, c'est


qu'elle établit un lien spécifique entre cette doctrine et « l'idéologie d'un
impérialisme démocratique et libéral ». Dans un ouvrage consacré à la
crise en Extrême-Orient, le secrétaire d'État Stimson a ainsi brossé le ta­
bleau d'un clivage universel amis-ennemis portant sur l'opposition entre la
conception anglo-saxonne du droit et le « militarisme nippon ». Il ne s'agit
donc plus seulement, souligne le juriste allemand, de s'assurer l'exclusi­
vité de la doctrine, refusée aux adversaires, mais encore de « s'armer ine
tellectuellement pour la guerre juste ». Par là même, Stimson a révélé une
attitude caractéristique : la conviction éhontée selon laquelle les intérêts
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 979

anglo-saxons s'identifient au droit international, et inversement, le droit


international, aux intérêts anglo-saxons. Intérêts et droit dirigés aussi bien
contre le Japon « militariste » que contre l'Allemagne nationale-socialiste
ou l'Italie fasciste.

3. LA REVENP/WION AlW/ANPE P 'UNE « POCTRINE MONROE CENTRE-EUROPÉENNE »

Si le gouvernement japonais n'a pas revendiqué explicitement une « doc­


trine Monroe » asiatique, Hitler, lui, dans son discours du 28 avril 1939
en réponse à Roosevelt, a clairement invoqué l'application par la Grande
Allemagne de la doctrine à l'Europe centrale. Pour le juriste, cette déclara­
tion, dont il cite un extrait, a « ouvert la voie à l 'idée initiale et authentique
qui inspira la doctrine de Monroe ». Qu'a dit le Führer ? « Nous autres
Allemands, nous professons la même doctrine quant à l 'Europe, et, en
tout cas, en ce qui concerne la sphère. . . du Reich grand-allemand .. Les
queS/;ions de Dantzig et du Corridor. . . concernent l'espace vital allemand
C'eS/; à l'Allemagne seule et au pays intéressé qu 'il appartient de trouver
une solution de ce problème. . . L 'Allemagne eS/;-elie intervenue dans l 'es­
pace britannique, a-t-elle proposé des solutions aux problèmes de l 'Ir­
lande et de la PaleSline ? Comment l' Angleterre eût-elle considéré cette
intervention allemande ? Au nom du même droit, nous demandons la non
intervention des Puissances occidentales dans le grand espace allemand
La solution des problèmes concernant l 'Europe centrale et orientale ap­
partient aux État situés dans cet espace !!. Ce discours coïncide avec la
théorie du Grossraumordnung, qui lui est antérieure. Schmitt s'est en
fait inspiré de la proposition faite à Ribbentrop par Haushofer fils, à l'été
1938, d'une « doctrine Monroe centre-européenne ». Selon le jeune géo­
graphe, l'Allemagne, redevenue une grande puissance, ne saurait admettre
que les petits États de son entourage pratiquent une politique d'hostilité
à son égard. Aussi revendique-t-il pour Berlin, non des annexions, mais
une tutelle de droit international sur la Mitteleuropa, érigée en « grand
espace » sous hégémonie allemande. Il reconnaît ainsi dans la doctrine
de 1 823, même si elle a dégénéré en impérialisme, « un chef d'œuvre
de géopolitique », car elle institue un « principe de direction » (Füh­
rung) à l'échelle d'un continent. Le juriste, lui, s'empare de la doctrine
et retourne contre l'ennemi américain l'idée panaméricaine d'un Gross­
raumordnung excluant l' ingérence des Puissances « étrangères ». Bref, il
980 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

applique « le noyau sain d'un principe des grands espaces au. . . grand
espace européen ». Du même coup, il entend dissiper « la confusion dans
laquelle (l ')impérialisme économique avait noyé la doctrine. . . enfaisant
dévier l'idée. . . de délimiter les espaces vers une prétention idéologique à
l 'ingérence universelle ». Il donne deux exemples significatifs du résultat
des « universalisations » au mépris des espaces constitués. C'est la voix
d'un juge cubain qui a emporté la décision de la CPJI dans les débats sur
l'union douanière austro-allemande en 1 93 1 . Quant aux affaires concer­
nant la protection des minorités, elles sont prétextes aux ingérences occi­
dentales en Europe centrale et orientale.

4. LE CONFlIT ITAl a-ANGLAIS EN MÉDITERRANÉE ET LA DOCTRINE DE LA SÉWRITÉ DES VOIES DE COMMUNICATIONS


DU [OMMONWEALTII

L'antithèse de la doctrine Monroe « authentique », c'est la doctrine de


la sécurité des voies de communications de l'Empire britannique. L'idée
même du « grand espace » pousse au démembrement d'un Commonwealth
qui ne constitue pas un « grand espace », mais qui est dispersé sur tout
le globe et qui dépend des voies maritimes traversant les autres « grands
espaces ». Tandis qu'un âpre conflit oppose le Japon et les États-Unis
en Extrême-Orient, un conflit tout aussi aigu met aux prises l'Italie et la
Grande-Bretagne en Méditerranée. Le souci fondamental des Britanniques
depuis 1919 est de contrecarrer la formation d'une Grande Italie eura­
fricaine qui pourrait menacer les routes de l'empire en Méditerranée en
faisant de cette mer une sorte de « grand espace maritime ». A l'inverse,
les communications de Rome avec l'étranger ont un caractère névralgique
car, en verrouillant Gibraltar, Malte et Suez, la Grande-Bretagne pourrait
étrangler l'Italie, alors que celle-ci n'a pas accès aux axes britanniques
extérieurs à la Méditerranée. Ce conflit anglo-italien révèle l'importance
extrême que Londres accorde à la sécurité des lignes de communications
maritimes (LCM). Les Britanniques, observe Schmitt, ne pensent pas en
termes d'espaces mais de voies de communications. Comme l'écrivait
Ratzel, « l'histoire des puissances commerciales offre des cas typiques de
politique non territoriale »9 1 9. De fait, le droit coordonné à un empire éten­
du dans le monde entier tend inévitablement à un type d'argumentation

9 1 9 Ibid, p.77.
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 981

universaliste, justifiant une pratique d'ingérence motivée par la dispersion


géographique. Le système international des voies interocéaniques, relatif
aux détroits danois et turcs, à Panama, Gibraltar, Suez, Aden et Singapour,
ou les réserves ajoutées au pacte Briand-Kellog selon lesquelles Londres
conserve le droit de recourir à la légitime défense en cas de menace sur la
sécurité des LCM, ou encore les limitations de la souveraineté de l' Égypte
eu égard à la protection du canal de Suez ... , témoignent de la transforma­
tion en institution juridique d'un système de domination politique basé sur
la liberté des communications et le droit d'intervention dans les espaces
traversés par ces communications. Cette « doctrine Monroe britannique »,
ainsi qu'elle est abusivement appelée, n'a guère fait l' objet d'études, car
la Grande-Bretagne ne souhaite évidemment pas que sa pratique politique
devienne une controverse juridico-internationale. Derrière l'argumenta­
tion britannique sur la liberté des mers ou sur la sécurité des LCM, ap­
paraît la relation caractéristique entre l'International Law et les intérêts
d'une Puissance maritime. On a là l'exemple-type, poursuit le juriste, de la
coordination inévitable entre une façon de penser le droit des gens et une
certaine forme d'existence politique « libérale-impérialiste ». Mais cette
argumentation a perdu son enveloppe jusnaturaliste. Elle n'est que l'ex­
pression de l'intérêt au Slatu quo d'un empire menacé de dislocation qui
croit encore avoir droit à l'existence920•

5. LA CAPUUTÉ DE l 'UNIVERSALISME FRANÇAIS

L'antithèse du Grossraumordnung, c'est aussi « l'esprit de l'universad


lisme juridique » hérité des légistes français. Après Versailles, la France a
manqué à sa tâche d'ordonnancement du « grand espace européen ». « A
la veille de la débâcle », le Précis de droit des gens de Georges Scelle
chercha à transposer dans le cadre d'un ordre juridique mondial indivi­
dualiste, universaliste et supranational, la constitution libérale issue des
idéaux de 1789 et à faire du citoyen français l'idéaltype du « citoyen du
monde ». Si la politique mondiale menée par l'universalisme de la Répu­
blique avait triomphé, le nouveau système du droit international eût été une
sorte d'extension du « droit civil » français promu au rang de « loi » d'un

920 Sur cette partie, cf. « Grand espace contre universalisme ... », pp.127-136, dont les ci­
tations sont extraites, ainsi que Volkerrechtliche Grossraumordnung. . . , pp.13-30 ; J.-L.
Feuerbach, art. cit., pA08 ; S. Djokitch, Ibid, p .1 l 4 ; M. Korinman, Ibid, pp.28, 200-201.
982 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

« État mondial ». Mais cet « État mondial » n'aurait été qu'un « marché
mondial » coïncidant avec l'hégémonie anglo-saxonne. Telle est la « tra­
gédie » de l' esprit français, déclare Schmitt à l'Institut franco-allemand de
Paris sous l'Occupation : être tombé au service de la politique anglaise. La
doctrine française a élaboré un « droit international sans peuples » ( Vol­
kerrecht ohne Volker) pour un « État mondial sans peuples » ( WeltSlaat
ohne Volker), car l'État français s'est trouvé au centre d'un champ de
forces contradictoires, hésitant entre la « sclérose » de l'ordre interétatique
et la « démesure » du système supra-étatique. La victoire de l'Allemagne,
instaurant un « ordre impérial », a mis fin à ce déchirement en écartant et
cette « sclérose » et cette « démesure »921 .

VOlK ET llE/ul

D'après Carl Schmitt , le droit international au tournant des XIXême


et xx'me siècles marqua la transition entre l'ancien droit des gens chré­
tien-européen et le nouvel « ordre des grands espaces » qui se dessine à la
faveur de la guerre mondiale. Le droit international du XVII'me au XIXême
siècles était un droit interétatique. Seul l' État était sujet de ce droit. Il n'y
était question ni de peuple ni d'Empire. Même le Commonwealth n' était
qu'une « union d'États ». Mais l'avènement du Grossraumordnung, lié
aux concepts de Volk et de Reich, a introduit un nouveau type de « droit
des peuples » et de « droit des Empires ». Il succède à l'ordre interétatique
en même temps qu'il rend caduques les constructions individualistes et
universalistes, notamment le système genevois de protection des minori­
tés. Tant que l'Allemagne était désarmée, elle devait sauvegarder sa souve­
raineté en tant qu'État. Cette phase est terminée, proclament la doctrine et
son chef de file. Le triomphe de la politique étrangère du Reich, accouchant
d'un ordre nouveau, permet aux notions de peuple et d'Empire de sup­
planter celle d'État. Les concepts d'État et de droit international, au sens
de l'International Law, sont en voie d'être liquidés, affirment également
Evola, Costamagna et une grande partie de la doctrine italienne. A la divi­
sion du globe par des frontières linéaires, correspondant aux souverainetés
étatiques, se substitue une division en « grands espaces » et « agrégations
impériales »922 . Les notions développées par Schmitt de Volksgruppenrecht
et deReich sont les notions essentielles de ce nouveau Grossraumordnung.

921 « La formation de l'esprit français par les légistes » , pp.206-209.


922 J. Evola : « Approches de l 'idée européenne » (1940), in Essais politiques, Ibid.,
pp. l O I - l OS.
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 983

1. f)u STAATENRWITAU VOlKERRWIT

La doctrine allemande du droit des gens a entrepris de remplacer le


Staatenrecht par un véritable V6lkerrecht. D'où une révision fondamentale
du lien entre nationalité et État et une nouvelle conception de la souverai­
neté ou du droit des minorités.

A. LA RÉVISION PU LIEN ENTRE NATIONAlITÉET ÉTAT

Du point de vue « institutionnaliste » de la Volksgemeinschaft, la natio­


nalité est un lien politique entre l'individu et l'État, sur la base de l'ap­
partenance (ethnique) de l'individu ( Volksgenosse) à la nation. Celle-ci est
considérée comme la « substance » de l' État. Du point de vue « normati­
viste » de la Rechtsgemeinschaft, la nation, en tant que somme d'individus,
ne peut former d'unité que juridiquement, du fait de l' irréductible diversité
sociologique des sujets de l'État (StaatsangehOrigen). La nationalité est
donc un lien juridique de rattachement de l'individu à l'État qui n'exige
aucune qualité spéciale de l'individu. Cette artificialité de la nationalité
provient de ce que l'État a le pouvoir de déterminer les conditions d'ac­
quisition et de perte de la nationalité. En droit international, le statut poli­
tico-juridique de la nationalité (au sens de la citoyenneté) permet aux indi­
vidus de bénéficier d'une protection de leur État qui les suit au-delà de la
sphère de souveraineté territoriale en vertu de la compétence personnelle
de l'État. Ce lien politico-juridique entre nationalité et État apparaît dans
le cas limite du changement de nationalité à la suîte d'un changement de
territoire (annexion, cession, sécession). Ainsi, les minorités allemandes
d'Europe centre-orientale ont acquis depuis 1 9 1 9 1a « nationalité » (la « ci­
toyenneté ») polonaise, tchécoslovaque, hongroise, roumaine, yougoslave,
etc. Elles n'en restent pas moins, d'un point de vue ethnoculturel et ethno­
linguistique, « allemandes », quoi qu'il en soit des abstractions juridiques
de la Rechtsgemeinschaft, quî identifient le « peuple » à la population du
territoire de l'État ou à l'ensemble des sujets de l'État. Mais en droit inter­
national public, il ne peut pas plus y avoir de superposition de souveraineté
sur un même territoire que de superposition de nationalité dans un même
État, car l'allégeance d'un sujet à un État ne peut être qu'exclusive92 3. C'est

92 3 Mis à part les cas individuels de bi- ou pluri-nationalités. Cf. O. Beaud, Ibid, pp. 1 l 7-
121, 125-127.
984 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

précisément ce que remet en cause la doctrine nationale-socialiste, avec sa


distinction entre nationalité (v6Ikisch) et citoyenneté (étatique). Du point
de vue de la Volksgemeinschaft, ne peut être pleinement « citoyen » que le
Volksgenosse, cependant que du point de vue du Volksgruppenrecht, l'en­
semble des Volksgenossen, à l'intérieur comme à l'extérieur des frontières
de l'Allemagne, doivent être considérés comme des « Allemands » ayant
droit à la protection du Reich, quelle que soit leur « citoyenneté ».

B. f)ROITPES MINORITÉS ETPROTECTION PES MINORITÉS

Dès 1935, M.H. Boehm, en soulignant les responsabilités du Reich à


l'égard des Volksdeutsche, avait exposé une « doctrine des peuples ». Mais
c'est à partir de 1938, avec l'Anschluss et la cession des Sudètes, que les
théories sur le « droit des peuples » et le « droit des groupes nationaux »
acquièrent leur pleine actualité politique. La doctrine allemande, même
si elle est partagée entre une conception « juridique » et une conception
« raciale » du V6lkerrecht, rejette unanimement la construction individua­
liste et libérale de la protection des minorités, sanctionnée par le « système
de Versailles-Genève ». Elle entend lui substituer les conceptions de la
Volksgemeinschaft et du Volksgruppenrecht, c'est-à-dire le droit pour le
Reich d'étendre sa souveraineté, au sens personnel et non plus territorial,
à l'ensemble des Allemands « ethniques ». Ce droit vaut également pour
chaque État à l'égard de ses propres ressortissants « ethniques » (exemple
des Hongrois en Slovaquie et en Transylvanie, etc.).

A. STATUTPES MINORITÉS ET POlITIQUE INTERNATIONALE

En 1919-1920, les Alliés avaient imposé des traités de protection des


minorités aux États vaincus : Autriche, Hongrie, Bulgarie, Turquie, et aux
États nouveaux ou agrandis : Pologne, Tchécoslovaquie, Yougoslavie,
Roumanie, Grèce. Tous avaient dû inscrire ces clauses de protection dans
leurs constitutions. Ce droit international et constitutionnel des minorités,
en tant qu'« obligation d'intérêt international », ne pouvait être modifié
sans l'assentiment du Conseil de la SDN. En ce qui concernait les garan­
ties, celui-ci avait pris une série de résolutions, notamment lors de la ses­
sion de Madrid du 13 juin 1923, qui avait adopté une charte de protection
des minorités. En cas de violation des droits, le Conseil pouvait être saisi
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 985

par les États membres de la Ligue, mais pas par les minorités elles-mêmes,
celles-ci devant trouver un membre qui consente à porter l'action devant
le Conseil. Le droit des gens a donc admis l'intervention des Puissances
en vue de la protection des minorités, mais essentiellement dans le sens
individualiste d'une protection des droits de l'homme, puisqu'il a été im­
possible de définir de façon précise ce qu'il faut entendre par minorité924•
Sur le plan politique, deux groupes minoritaires, disséminés dans la Mit­
teleuropa, sont au centre de l'actualité internationale durant l'entre-deux­
guerres : les communautés juives (souvent germanophones) et les commu­
nautés allemandes, toutes deux plus ou moins discriminées ou persécutées
par leur État de résidence. C'est dire si la France ou l'Allemagne sont
placées dans une situation ambiguë face au problème des minorités : de
ces deux minorités qui ont joué un rôle essentiel dans la formation d'un en­
semble culturel centre-européen92 5• Pour la France, avant 1933, la protec­
tion des minorités ne doit pas nuire aux alliés d'Europe centre-orientale :
Tchécoslovaquie, Pologne, Roumanie, Yougoslavie, ni servir les revendi­
cations allemandes ou hongroises. Après 1933, par contre, si le même di­
lemme persiste entre droit des minorités et intérêts politiques, le sort des
Juifs en Allemagne fait de cette protection un instrument utilisable contre
Berlin. L'Allemagne elle aussi se trouve dans une position ambivalente,
selon que ladite protection porte sur le sort des Allemands de l'étranger
(Sudètes, Pologne, Transylvanie, Banat, pays baltes) : dans ce cas, elle
revendique un droit exclusif d'intervention, ou sur la situation des Juifs en
Allemagne ou plus généralement en Europe centre-orientale : dans ce cas,
elle rejette toute ingérence occidentale.

924L'avis consultatif de la CPII du 15 septembre 1923 sur les Ecoles minoritaires en Al­
banie avait déclaré qu'il faut accorder la qualité de minoritaire aux « personnes qui dif­
fèrent de la majorité de la population par la race, la religion et la langue ». Mais une
telle fonnule, réitérée lors de l'arrêt du 26 avril 1928 relatif aux Droits des minorités en
Haute Silésie, demandait des précisions. Elles ne furent que partiellement données dans
l'avis consultatif Communautés gréco-bulgares du 3 1 juillet 1930, définissant la minorité
comme « une collectivité de personnes vivant dans un pays ou une localité donnés, ayant
une race, une religion, une langue et des traditions qui leur sont propres, et unies par
l 'identité de cette race, de cette religion, de cette langue et de ces traditions dans un sen­
timent de solidarité, à l'effet de conserver leurs traditions, de maintenir leur culte, d'as­
surer. .. l 'éducation de leurs enfants conformément au génie de leur race et de s 'assister
mutuellement » .
925 Cf. E. Morin : « De l'Europe médiane et du rôle historique des diasporas juives », Hé­
rodote, n048, 1-1988, pp.13-18, p.lS.
986 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

B. LA [RITIQUE PU SYSTÈME GENEVOIS PE PROTECTION PES MINORITÉS ET


l 'AFFIRMATION PU PROIT PES « GROUPES NATIONAUX »

D'après Carl Schmitt , le système genevois de protection des minorités


repose sur la base suivante. « L'État neutre libéral » a été élevé au rang
de standard du droit des gens. Seul cet État a une « Constitution » au sens
du constitutionnalisme. En font partie avant tout les libertés de la sphère
privée. Cet État, celui des démocraties occidentales, se passe d'un contrôle
international, tandis que les États d'Europe centre-orientale, « en retard »
en matière de constitutionnalisme, doivent se soumettre au contrôle des
démocraties. Telle est la connexion entre libéralisme en droit constitution­
nel et impérialisme en droit international. Sur la base d'une conception
individualiste et uruversaliste de la protection des minorités, les Puissances
de l'Ouest se sont arrogé un droit d'intervention dans les affaires inté­
rieures des États de la Mitteleuropa, espace qui leur est pourtant « étran­
ger ». Cette protection, via la SDN, fait partie de l'arsenal intellectuel et
moral des démocraties occidentales pour une nouvelle « guerre totale »
contre le Reich, une « guerre juste » d'intervention pour « cause d'huma­
nité » : en clair, pour préserver les droits des Israélites. D'après Walz, la­
dite protection a en effet été introduite en droit des gens dans l'intérêt
des communautés juives. C'est aussi ce que sous-entend Schmitt. « Le
Congrès de Berlin de 1 878, sous la conduite de Disraeli, fit aux nouveaux
États balkaniques l' obligation de respecter les minorités religieuses. C'est
le mérite d'Hermann Raschhofer d'avoir relevé la signification de principe
de la protection des minorités. Il rappelle que la note de Clémenceau en
date du 24 juin 19 1 9 établit le lien avec la pratique du Congrès de Berlin,
qui voyait dans la liberté religieuse et, du même coup, dans les autres li­
bertés du libéralisme, 'la base de l'organisation sociale dans tous les États
de l'Europe' »926 . Mais le rejet de « l'ingérence » des « Puissances étran­
gères à l'espace » étant un principe fondamental du Grossraumordnung,
la France, la Grande-Bretagne ou les États-Unis se voient interdire toute
« immixtion » en Europe centrale, espace placé sous l'égide de la Grande
Allemagne.

926 « Neutralité et neutralisations... », p.119. Le traité de Berlin de 1878, dans son article
44, avait mis comme condition à la reconnaissance de la Roumanie le respect de la liberté
religieuse et l'égalité des citoyens appartenant à des confessions différentes.
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 987

La Ligue de Genève a prétendu s'occuper des droits des minorités en uti­


lisant les méthodes individualistes propres à la démocratie libérale, c'est­
à-dire en n'organisant que la protection des droits des individus, non pas
celle des « groupes nationaux » en tant que tels, qui n'ont aucune person­
nalité juridique reconnue. Or, poursuit Schmitt, ces méthodes, fondées sur
le principe de l'égalité des droits quelle que soit l'appartenance ethnique
des sujets de l'État, aboutissent, soit à l'intégration des Juifs, soit à l'as­
similation des Volksdeutsche, deux tendances également récusées par la
double théorie de la Volksgemeinschaft et du Volksgruppenrecht. Mais la
conception « normativiste » selon laquelle le peuple n'est que la somme
des ressortissants de l'État est révolue. Par conséquent, le système indi­
vidualiste du droit des minorités peut et doit être remplacé par le système
« holiste » du « droit des groupes nationaux ». De ce point de vue, c'est
désormais le droit allemand qui doit déterminer qui est de souche alle­
mande, à l'intérieur comme à l'extérieur des frontières du Reich. C'est
cette appartenance au peuple allemand, en tant que Reichsdeutsche ou
Volksdeutsche, qui doit à son tour déterminer la communauté du peuple al­
lemand dans son ensemble, donc les droits du Reich sur cette communauté
en-deçà comme au-delà des frontières. Ainsi se trouve rayé l'article 278 du
traité de Versailles, par lequel l' Allemagne avait dû reconnaître la nouvelle
nationalité acquise par ses ressortissants à l' extérieur des nouvelles fron­
tières du Rei ch et dégager ces derniers « de toute allégeance vis-à-vis de
leur État d'origine !!. Les États habités par les minorités allemandes, qui
pratiquaient une politique de dégermanisation, se voient désormais refuser
le droit d'exercer leur souveraineté sur ces minorités, puisque c'est le droit
allemand (national-socialiste) qui doit régir les Allemands de l'étranger,
c'est-à-dire les personnes de « nationalité » (ethnique) allemande mais de
« citoyenneté » (étatique) étrangère. Extraordinaire conflit de compétence
entre la loi (personnelle) du Reich et la loi (territoriale) des États voisins
! Justifiant à la fois l'intervention de l'Allemagne et le rejet de « l'immix­
tion » des États d' Europe centrale dans les affaires des communautés ger­
maniques, l'affirmation des « droits allemands à la protection des groupes
nationaux allemands » constitue un formidable moyen de dislocation et
d'inféodation des États de la Mitteleuropa au GrandReich, dont l'hégémo­
nie se trouve renforcée par le refus de toute « ingérence » des Puissances
occidentales au nom de la protection d'autres minorités (juives notam­
ment).
988 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

C. l 'APPLICAT/ON PES CONCEPTS SUIM/TT/ENS A' l 'EUROPE CENTRE-OR/ENTAIE

L'affinité des juristes d'outre-Rhin, Schmitt, Bruns, Gürke, Held, Walz,


etc., sur le « grand espace », le « droit des groupes nationaux » reposant
sur des critères ethniques transgressant les frontières étatiques ou la « non
ingérence » des Puissances de l' Ouest, est frappante. La terminologie sch­
mittienne a été largement adoptée et appliquée. A l'époque wilhelminienne
ou weimarienne, les Volksdeutsche n'étaient pas protégés par le Reich,
parce que le concept même d'État, auquel se conformaient les dirigeants
allemands, interdisait toute action dans les affaires intérieures des autres
États. Mais le droit de protection des Volkgenossen à l'étranger, proclamé
par Hitler, a servi de règlement de la question sudète. Il a prévalu à nou­
veau lors de la crise polonaise puis formé la base juridique de l'annexion
par l'Allemagne du Wartheland (élargissant la récupération de la Haute-Si­
lésie, de la Posnanie et de la Prusse occidentale). Il a également inspiré
les traités de protection, de rapatriement et d'établissement des minori­
tés allemandes conclus en 1939-1941 entre le Reich d'une part, les pays
baltes, l'URSS, l'Italie, la Hongrie, la Roumanie et la Yougoslavie d'autre
part. La théorie du Volksgruppenrecht a été particulièrement développée
par les différents OSleurope-InSlituten, qui s'appliquaient à légitimer les
prétentions de Berlin au réaménagement ethnique et territorial du « grand
espace » mitteleuropéen, id eSl à la colonisation germanique. A cet égard,
les deutsche Volksgruppen, dont l'implantation fut attentivement étudiée
par les instituts officiels, jouèrent un rôle clé dans la politique étrangère
de l'Allemagne à l'Est. De leur infuumentalisation par le m'me Reich et
l'AuslandOrganisation du NSDAP, les Allemands de l'étranger payèrent
le prix par leur expulsion/spoliation après la défaite.

2. f)u STAATENRWITAU IlE/CI/ESRWIT

L'Allemagne, entre l'Est et l'Ouest, a dû lutter sur deux fronts pour im­
poser sa forme d'existence fondée sur le Volk. Toutefois, poursuit Schmitt,
le nouveau concept d'ordre du nouveau droit des gens n'est pas le Volk,
mais le Reich, l'idée d'Empire. Celle-ci contient à la fois le principe du
Grossraum, les éléments organisationnels propres à l'État et la substance
ethno-nationale. La mission des juristes allemands, affirme-t-il, est de pro­
mouvoir, à l'encontre du conservatisme interétatique ou de l'universalisme
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 989

unv6lkisch, l'idée d'un « ordre concret de grand espace », qui satisfasse


aux dimensions spatiales contemporaines ainsi qu'aux concepts d'État et
de peuple. Après les conquêtes de 1939-1941, notre auteur introduit par
conséquent la notion d'« Empire » dans la doctrine du droit des gens. Dans
le chapitre « Reich et Raum » ajouté à la troisième édition de V6lkerrecht­
liche Grossraumordnung, il écrit : la situation politique des quatre der­
nières années a à ce point changé « qu 'ilfallait élever la notion d'Empire
au rang de notion fondamentale du droit international !!. En 1937, la
question lui avait déjà été posée de savoir ce qu'il mettrait à la place de
l'ancien ordre interétatique, sans qu'il y ait ralliement aux conceptions
mondialistes des démocraties occidentales ou de l'Union Soviétique. Il
donne sa réponse en 1941 : les conquêtes de la Wehrmacht ont donné à
l'idée politique du Reich sa vérité historique, porteuse d'avenir. Cette idée
s'étend sur toute l'Europe, dominée par une Grande Allemagne en mesure
de repousser l'ingérence des « Puissances étrangères à l'espace ».

A. l 'EMPIRE, AUFIIEBUNG DE l 'ÉTAT

L'idée d'une résurrection « impériale » dépassant l'État avait pris corps


dès l'Anschluss, qui réalisait l'idée « grande allemande » et qui renouait
avec la « dimension européenne » du Saint Empire médiéval. La dénomi­
nation de Reich à l'État national et fédéral wilhelminien ou weimarien,
c'est-à-dire la « Petite Allemagne », était inadaptée. Par contre, à mesure
que s'effectuent les conquêtes après 1938, le sens géopolitique et « mé­
tapolitique » du Reich renaît. Si bien qu'en 1940, il ne s'agit plus seule­
ment d'abroger les traités de Versailles et de Saint-Germain, mais d'abolir
l'héritage des traités de Westphalie en récupérant « les pierres tombées
de la muraille du vieux Reich » (Ratzel) : les pays hollando-fiamands, le
Luxembourg, l'Alsace, la Lorraine, tout en revendiquant et en s'appropriant
« l'espace vital » à l'Est. D'après P. Rîtterbusch, « le Reich actuel se rat­
tache à la tradition impériale authentique ; il se conSiitue comme une puis­
sance d'ordre placée au-dessus des États et assume des responsabilités
dépassant le cadre national !!. K.R. Ganzer voit lui aussi dans le Reich une
«puissance d'ordre européenne » qui renouvelle les principes et méthodes
du Saint Empire. Le noyau germanique du continent, ethniquement soudé
et autoritairement gouverné, organise la « communauté des peuples euro­
péens » en coopération avec l' Italie fasciste, celle-ci ressuscitant de son
990 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

côté l'imperium romanum. Dans ce Grossaumordung alliant « direction »


allemande et « autonomie » des peuples étrangers, la conception v6lkisch
assurant le « respect » de chaque identité nationale, le Grand Reich com­
bine différentes formes de domination politique, allant de l'alliance à l'oc­
cupation belligérante en passant par le « protectorat » (Bohême-Moravie)
et le « gouvernorat » (Pologne).

« Nous avons l'État, nous aspirons cependant à l 'Empire », déclarait


Smend. En tant qu'Allemand et catholique-romain, Schmitt partage ce
sentiment. Aussi développe-t-il en droit des gens son concept de Reich,
qui associe Grossraum, État et peuple. « L'Empire » n'est pas un « État »
plus vaste, pas plus que le « grand espace » n'est un « espace » plus éten­
du. Il constitue un ensemble politico-juridique qualitativement autre, qui
possède un « grand espace » et présuppose le « grand espace », qui allie
par conséquent hégémonie, non ingérence des Puissances « étrangères »,
organisation des nations apparentées et englobées. Tout droit internatio­
nal doit envisager la coexistence et la « communauté » des peuples, à
moins d'en faire à la manière « positiviste » un droit interétatique (Triepel,
Schecher) ou supra-étatique (Kelsen, Verdross). Ce « droit des peuples »
(V6Ikerrecht) est désormais un « droit des Empires » (Reichesrecht). Le
développement industriel, scientifique et technique ayant rendu cadu­
ques les dimensions spatiales étatiques : « nous pensons aujourd'hui en
termes planétaires et de grands espaces !!, les souverainetés à la base de la
coexistence et de la « communauté » des peuples ne sont ou ne seront plus
des États, mais des « Empires ». Le juriste peut alors déclarer : « l 'hiSinire
du droit des gens eS/; une hiSinire des empires : ce ne sont pas des États,
mais les empires qui sont les vrais 'créateurs ' du droit des gens ». L'État
n'est pas dépassé en un sens mondialiste, car c'est le Reich, non l'One
World, qui est l'aujhebung de l'État. Le « grand espace » et « l'Empire »
sont destinés à retrouver les qualités de l'État sur un nouveau plan. Pour
J.-L. Feuerbach, « le concept de Grossraum eS/; pensé en relation polé­
mique avec le concept d'État !!. Mais G. Maschke souligne que le Gross­
raum n'est pas un « refus de l'État », car le « grand espace » n'est opposé
au territoire étatique qu'en tant que notion « dépassée » et « positiviste ».
S'il n'entend pas « relativiser » le Volk, Schmitt n'entend pas à l'inverse
« neutraliser » l'État. A l'encontre de Hôhn, il insiste sur l'importance
de l'État comme « mise en forme » du peuple : peu nombreux sont les
peuples capables de se constituer en État, dit-il, ou comme organisation
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 991

administrative et militaire en mesure d'affronter la « guerre totale ». Les


États n'ont cependant plus d'existence politique par eux-mêmes, mais
comme parties subordonnées, non souveraines, de l'ensemble formé par le
Reich et son Grossraumordnung. L'indépendance des nations européennes
est ainsi limitée par les « exigences communes », propres au « grand es­
pace », en matière d'économie de guerre, de politique étrangère et de dé­
fense. La « communauté d'espace et de destin » exige en effet une « unité
de direction » que seul le peuple allemand a la force d'assumer. De cette
« responsabilité » découle son « droit au commandement ».

B. LA PISWSSION SUR LE CONCEPTDE ilE/ai

Toute puissance politique, conclut Schmitt, élabore sa propre termino­


logie. L'Allemagne nationale-socialiste a imposé son propre concept de
Reich, intraduisible dans sa singularité et son intensité concrètes, de même
que les concepts de Weltanschauung, Volk ou Führer. Imperium, « impé­
rialisme » ou Reich ne signifient pas la même chose. Imperium renvoie à
« supranational » et à « universel » ; « impérialisme », à « capitalisme »
et à « colonialisme » ; Reich, à l'idée vôlkisch. On a assisté, dans l'Ala
lemagne de l'entre-deux-guerres, à une floraison de publications et de
discussions sur le thème de l'Empire et la « pensée du Reich », les avis
divergeant grandement sur le sens à donner au concept. Par opposition
aux catholiques, qui se réfèrent volontiers à l'unité médiévale chrétienne,
les nationaux-conservateurs et plus encore les nationaux-socialistes sou­
tiennent l'idée d'un Reich national grand-allemand. Ils reprochent aux
Staufen d'avoir cédé au « mirage italien » et à la nostalgie de l'imperium
romanum, au lieu d'avoir recherché l'unité politique du peuple allemand.
Schmitt, quant à lui, reproche aux Luxembourg et aux Habsbourg d'avoir
privé la couronne allemande d'une assise territoriale et d'avoir sacrifié le
royaume d'Allemagne à l'Empire universel92'. Récusant l'uuiversalité des
concepts, notamment celui de Reich, et désireux de placer sa théorie du
Grossraumordnung au fondement de la doctrine officielle, le juriste n'en a
pas moins été partiellement désavoué. Si la SS, notamment Hôhn et Best,
adopte la notion du « grand espace concret », elle préfère à l' ordre « ju­
ridique » du grand espace (volkerrechtliche Grossraumordnung) l'ordre

927 El nomos de la tÎelTa. .. , p.44.


992 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

« racial » du grand espace (v6lkische Grossraumordnung), qui l'apparente


à la théorie du Lebensraum. D'après Best, c'est le Volk, non le Reich, qui
est le vrai sujet du nouveau droit des gens. Son argumentation est la sui­
vante. Les peuples, non les États, sont les membres de « l'ordre du grand
espace ». L'organisation du « grand espace » par les peuples, non par les
États, est menée sous la direction du Parti et du Führer. « L'ordre du grand
espace » est composé d'ordres nationaux (v6Ikischen) hiérarchisés, non
d'ordres étatiques égaux. Le peuple allemand est le « gardien » de cet
« ordre », qui exclut les Puissances « étrangères » à l'espace et assure la
domination de la « race germanique ». Ainsi, comme le totaler Staat, le
Grossraumordnung et le Reich ne se sont réalisés qu'en se faisant v6lk­
ischen928•

ORPRE NOUVEAU ET GUERRE MONNALE

On sait que la question du sens du conflit mondial est au coeur des pré­
occupations de Schmitt et que la réponse qu'il donne diffère de l'opinion
dominante outre-Rhin. Cette opinion a été grosso modo résumée par Frey­
tagh-Loringhoven.

1. LE SENS DE LA GUERRE SElON LA POCTRINE OFF/UE/LE: LE PRII1AT PE LA LUTTE CONTRE L 'URSS

En août 1939, il ne s'agissait que du retour de Dantzig à l'Allemagne.


En septembre, lorsque Londres et Paris déclarèrent la guerre, l' enj eu ne se
limita plus à l'embouchure de la Vistule, mais au rétablissement ou non
du traité de Versailles, la France et la Grande-Bretagne exigeant la restau­
ration de la Tchécoslovaquie et de l'Autriche ainsi que la démilitarisation
de la Rhénanie. En 1940, la guerre a pris un sens plus large, puisqu'elle

928 Sur cette partie, cf. Volkerrechtliche Grossraumordnung. .. , pp.30-59, dont les citations
sont extraites, ainsi que « Neutralité et neutralisations ... », pp.U8-I22 ; J.-L. Feuerbach,
Ibid, pp.401-418 ; K.D. Bracher : La dictature allemande. Naissance, structure et consé­
quences du national-socialisme, Toulouse, Privat, 1986 (1969), préf. A. Grosser, pp.432-
434 ; K. Jonca,Ibid, pp. 1-12 ; K. von Bochum, Ibid, pp.96, 98, 100-103 ; A. de BenoiS! :
« L'idée d'Empire », in Actes duXXrvème colloque du G.R.E.C.E. : Nation et Empire. His­
toire et concept, Paris, GRECE, 1991, pp.55-73, pp. 72-73. Cf. aussi R. Dufraisse : « Le
Troisième Reich », in J. Tulard (diI.) : Les empires occidentaux de Rome à Berlin, Paris,
PUF, 1997, pp.449-484, et, plus généralement, M. Duverger (dir.) : Le concept d'empire,
Paris, PUF, 1980.
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 993

porte sur le règlement de la question des nationalités en Europe et sur la


répartition du globe en « grands espaces » face aux Anglo-Américains. 1 )
Les accords de 1939-1941 entre l'Allemagne d'une part, les pays baltes,
l'URSS, l'Italie, la Hongrie, la Roumanie et la Yougoslavie d' autre part,
marquent un tournant dans le « droit des groupes nationaux ». Ce droit se
manifeste par l'annexion des territoires germaniques jouxtant l'Allemagne
(Wartheland), la réimplantation des Allemands de l'étranger (Transylva­
nie, pays baltes) dans les nouveaux territoires à coloniser (Wartheland), la
conclusion de traités en faveur des communautés germaniques se trouvant
dans des pays où la question du rattachement ou du rapatriement ne se
pose pas (Sud Tyrol, Banat). Le Volksgruppenrecht valant pour toutes les
nationalités, il a permis de résoudre les contentieux géo-ethniques au sein
du « grand espace » mitteleuropéen : indépendance de la Slovaquie et de la
Croatie ; rattachement à la Hongrie de la Transylvanie et du Banat ; retour
à la Bulgarie de la Dobroudja, de la Macédoine et de la Thrace ; plus tard,
rattachement de la Bessarabie à la Roumanie ; échanges de populations
entre ces États. 2) Au contraire de l'interprétation genevoise des « pactes
régionaux » : traités non pas conclus entre États appartenant à un espace
déterminé mais entre n'importe quels États concernant un espace déter­
miné, le Pacte tripartite du 27 septembre 1940, auquel adhérèrent la Slo­
vaquie, la Hongrie, la Roumanie, la Bulgarie, la Croatie, la Thaïlande, le
Mandchoukouo et le gouvernement chinois de Wang Ching-wei, attribue
à l'Allemagne, à l'Italie et au Japon leurs sphères d'influence respectives
en Europe et enAsie, tout en prévoyant leur alliance mutuelle contre toute
Puissance étrangère (USA, URSS) qui interviendrait dans les affaires eu­
ropéennes ou asiatiques. Enfin, depuis le 22 juin 1941, c'est la lutte contre
le communisme, affirme la doctrine allemande, qui donne son véritable
sens à la guerre. La « paix totale » à l'intérieur et à l'extérieur exige la des­
truction de l'URSS, Parti-État qui vise la révolution mondiale. Jusque-là,
l'Allemagne nationale-socialiste s'était limitée à combattre le marxisme à
l'intérieur de ses frontières. Avec le pacte anti-komintern, elle avait propo­
sé une collaboration internationale contre le communisme. En août 1939,
la politique anglaise l'avait forcée à s'entendre avec Moscou. Avec Barba­
rossa, elle a engagé le combat décisif, longtemps différé, contre la Russie
soviétique929•

929 A. von Freytagh-Loringhoven, Ibid, pp.309-320 ; S. Djokitch, Ibid, pp.108-109 ; K.


Jonca, Ibid, pp.1-12.
994 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

2. LE SENS DE LA GUERRE SElON CARL SCI/MITT : LE PRII1AT DE LA LUTTE CONTRE lES ÉTATS-UNIS

Pour Carl Schmitt , le sens de la guerre en cours, en tant que «première


guerre d'organisation de l 'espace planétaire », ne s'acquiert pas dans la
lutte contre la Russie de Staline, mais dans la lutte contre l'Amérique de
Roosevelt. G.L. Ulmen a résumé le regard du juriste sur la République
américaine. En 1926-1928, les Puissances anglo-saxonnes sont les adver­
saires de la « fédération européenne » tournée contre l'URSS. En 1932,
l'impérialisme américain représente l'impérialisme typiquement « mo­
derne », économique et culturel, dont les méthodes atteignent leur point
culminant avec le pacte Kellog et la doctrine Stimson. En 1938, les États­
Unis sont depuis Wilson à l'avant-garde de l'évolution vers un concept
discriminatoire de guerre et de neutralité. En 1939-1944, l'Amérique
offre le modèle d'un continent organisé selon le principe du « grand es­
pace », mais aussi l'exemple d'une « trahison » de la doctrine Monroe par
l'idéologie de l'universalisme et par l'alliance avec la Grande-Bretagne.
En 1950, « l'hémisphère occidental » apparaît comme le véritable adver­
saire du droit des gens européen, depuis l'opposition à la Sainte Alliance
jusqu'à la criminalisation de la guerre et la division Est/Ouest de l'Europe.
Dans les années 1960 et 1970, l'impérialisme US est associé à la logique
discriminatoire de la philosophie des valeurs930•

3. l 'ENTRÉE DES ÉTATS-UNIS DANS LUONFlIT MONDIAL

L'article de 1942 : « Beschleuniger wider Willen oder : Problematik der


weSllichen Hemisphare », est une sorte de mise au point sur l'entrée des
États-Unis dans le conflit mondial, après l'attaque japonaise de Pearl Har­
bor et la déclaration de guerre de l'Allemagne931 puis de l'Italie. Il s'agit

930 G.L. Ulmen : « American Imperialism and International Law : Carl Schmîtt on tlie
US in World Affairs » , Telos, non, été 1987, ppA3-7!.
93 1 Au moment où l'échec de la Wehrmacht devant Moscou signale le passage de la guerre
éclair à la guerre d'usure, deux raisons ont poussé Hitler à déclarer les hostilités, COll­
fOlmément aux engagements du Pacte tripartite : la résolution d'entreprendre une guerre
sous-marine vigoureuse contre la Grande-Bretagne, sans plus ménager la flotte marchan­
de et militaire américaine ; la révélation, à l'initiative du groupe isolationniste au Sénat,
du VIctory Program qui montre que les États-Unis se préparent à une mobilisation milita­
ro-indufuielle de très grande ampleur contre l'Axe. Aussi devient-il impératif d'étrangler
rapidement la Grande-Bretagne (Pli. Masson, Ibid, pp.1 89-190).
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 995

pour l' auteur d'élucider la signification historique de cette entrée officielle


dans le conflit et de souligner la « contradiction » entre le principe « grand
spatial » de la doctrine Monroe et la prétention universaliste à succéder à
l'Empire britannique.

A. LEs MOTIVATIONS AMÉRICAINES : RECONDUIRE l 'IIÉGÉMONIE MARITIME ANGLO-SAXONNE

Carl Schmitt entend conjurer l'idée répandue selon laquelle le poten­


tiel militaro-industriel et a fortiori l'engagement militaire de l'Amérique
suffiraient à décider de l'issue des hostilités. D'après lui, Washington a
l'ambition de succéder à Londres afin de maintenir l'hégémonie mondiale
anglo-saxonne. Ce projet était déjà celui de l'amiral Mahan. Sur la base
de la communauté de langue, de culture et d'idéal politique, le célèbre
stratège naval, conseiller de Th. Roosevelt, envisageait une « réunifica­
tion » des Puissances anglo-américaines, afin de reconduire la suprématie
maritime anglo-saxonne sur une nouvelle base « insulaire ». Il appartient
à l'Amérique -« la plus grande île !!, adaptée aux dimensions planétaires
modernes, ouverte sur l'Atlantique et le Pacifique- de prendre le relais
d'une Angleterre ayant amorcé son déclin. Disraéli voulait déplacer le
siège de l' Empire de Londres à Delhi. Mahan, lui, songe à une translatio
imperii, scellée par Churchill et Roosevelt avec la Charte de l'Atlantique
de 1941, de la Grande-Bretagne vers les États-Unis. L'amiral entend sau­
vegarder l'héritage anglais dans un contexte radicalement nouveau, qui
voit s'effondrer les rapports traditionnels entre la terre et la mer. Il a pres­
senti les formidables mutations spatiales du xx'me siècle, dues au déve­
loppement industriel, scientifique et technique. Mais sa pensée, déclare
le juriste, reste dominée par les idéaux et les schémas anciens hérités de
la Puissance britannique : marché libre, commerce libre, liberté des mers,
qui confèrent aux Anglo-Saxons « le plusfabuleux de tous les monopoles,
celui des gardiens de la liberté de la Terre entière ». Sa doctrine exprime
un souci conservateur de sécurité géopolitique qui ne saurait résister au
« sens ordonnateur et unificateur » de l'actuelle guerre mondiale. Celle­
ci est en effet dirigée contre l'universalisme anglo-américain. Son carac­
tère exceptionnel tient à ce qu'elle ouvre la voie à un ordre planétaire de
« grands espaces », qui met fin à la domination maritime anglo-saxonne et
à l'ancien nomos de la Terre.
996 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

B. LEs CONTRADICTIONS AMÉRICAINES : « GRAND ESPACE » OU UNIVERSALISME ?

Les États-Urus peuvent-ils amener la décision dans cette guerre pour un


nouvel ordonnancement de l'espace du globe ? Sur le plan militaire, au
moment où écrit Schmitt (avril 1 942), le Japon « dans le grand espace
d'Extrême-Orient » a incontestablement remporté une série de victoires sur
les Anglo-Américains et montré « la force irrésiSlible de l 'idée moderne
de grand espace ». L'Amérique, dit-il, est condanmée à la défaite, pour
deux raisons. Elle est déchirée par ses « contradictions intérieures ». Elle
se heurte au « sens de l'histoire ».

Washington voudrait jouer sur les deux tableaux, celui des « grands es­
paces », dans l'hémisphère occidental, et celui de l'universalisme, en hé­
ritant de la suprématie maritime anglaise. Il voudrait succéder à l'Empire
britannique tout en gardant la haute main sur le continent américain. Cette
absence de décision est illustrée : par la contradiction grandissante depuis
1 898 entre la doctrine Monroe, qui signifie désormais « portes ouvertes sur
tous les marchés du monde », et les intérêts du capitalisme mondial, qui
contraignent à une politique d'ingérence et à « la prétention de donner ou
de refuser son approbation à tout changement de la situation en n 'importe
quel point du monde » ; par la séparation caduque de l' économie et de la
politique, alors qu'« il ne peut y avoir de commerce mondial sans politique
mondiale », c'est-à-dire sans puissance navale capable de protéger les
voies de communications d'un empire thalassocratique ; par l'hésitation
entre l'absence officielle et la présence effective (en Europe après 1 9 1 9),
la neutralité et l'intervention (de 1935 à 1941). Cette indécision ne pour­
ra éviter aux États-Unis d'être confrontés à « l 'alternative. . . qui appelle
aux engagements ultimes et aux sacrifices extrêmes » : Grossraum ou
universalisme ? Le juriste tire la conclusion suivante : « toute tentative
de conSiruire un nouvel ordre planétaire à partir d'un double continent
déchiré en lui-même transformerait la Terre en champ de bataille d'une
guerre civile mondiale ».

En devenant le légataire de Londres, Washington s'est soumis à la lo­


gique qui a régi l'existence politique de « l 'ancien Empire britannique ».
Celui-ci a assumé depuis un siècle, notamment au Proche-Orient, le rôle
de « grand retardateur de la marche de l'hiSloire », le rôle de Kat-echon.
Il s'y est trouvé comme enchaîné. L'Amérique deviendra-t-elle un caté-
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 997

chonte ? Non, car elle entend rester à l'avant-garde de l'avenir, demeurer


le « Nouveau Monde », le pays « mythique » de la liberté, par opposition
à la vieille Europe «jetée à la poubelle de l 'hiSlnire )). C'est pourquoi
Roosevelt aura le destin d'un « accélérateur involontaire ». En 1942, le
« sens de l'histoire » paraît encore favorable à l'Allemagne. C'est elle
qui est porteuse d'un nouveau nom os de la Terre : le Grossraumordnung,
tandis que les Puissances anglo-saxonnes, confrontées à une « révolution
spatiale » qui rend caduque leur domination maritime, tentent de freiner
le cours « inexorable » des événements932 154 Après 1945, on sait que les
choses s'inverseront. C' est l'Allemagne qui sera considérée comme un
Kat-echon et c'est Hitler quî apparaîtra comme le plus grand « accélérateur
involontaire » de l'histoire.

TERRE ET H E R

L'hostilité à l' égard de la Grande-Bretagne et la succession de l'Empire


britannique déterminent l'intérêt passionné que Carl Schmitt , gardant dé­
sormais quasiment silence sur l'URSS, porte en 1937-1 944 à l'opposition
terre-mer, en tant qu'allégorie de l'antagonisme entre l'Allemagne et l'An­
gleterre puis l'Amérique.

LA GUERRE SOUS-MARINE

Son tournant « existentiel » vers l'Angleterre et la mer, le juriste l'inau­


gure en s'intéressant au submersible. Le contexte est celui de la guerre
civile espagnole. Des navires marchands, principalement soviétiques, ral­
liant les ports républicains avaient été torpillés en Méditerranée par des
sous-marins non identifiés, mais généralement considérés comme italiens.
Après l'accord dit de non-intervention entré en vigueur le 28 août 1936,
l'accord de Nyon du 14 septembre 1937 stipula que tout sous-marin navi­
guant en plongée en Médîterranée qui ne ferait pas connaître son identité

932 Sur cette partie, cf. « Accélérateurs involontaires ou : la problématique de l'hémisphère


occidental », pp.169-175, dont les citations sont extraites, ainsi que TelTe et Mer, pp.84-
86, 89.
998 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

sur demande, ou qui naviguerait en surface sans arborer de pavillon, pour­


rait être attaqué à vue. Les torpillages susmentionnés cessèrent rapidement.
Schmitt ne prend pas directement partie dans la querelle politico-juridique
sur « l'intervention » ou la « non intervention » dans la guerre d'Espagne,
bien qu'il soit assurément un partisan du soutien à Franco. Dans « Der Be­
griff der Piraterie », il s'élève contre l'assimilation de l' arme sous-marine
à de la « piraterie ». Tel est, pourrait-on dire, son point de passage de l'an­
ticommunisme à l' anglophobie. Cette assimilation reproduit la condanma­
tion par les Alliés de la guerre sous-marine allemande en 1 9 1 5- 1 9 18, qua­
lifiée de guerre menée « contre l'humanité » par un Reich déclaré hoSles
generis humani. Le lien entre cette condanmation et la définition de la
piraterie est patent. Le pirate n'est en effet qu'un ennemi apolitique du
genre humain (concept également apolitique), un hors la loi mis au ban
des nations, motivé par le gain privé et l' animus furandi, justiciable de la
coopération pénale entre États.

La criminalisation de la guerre sous-marine n'est qu'une manœuvre de


Londres pour garantir sa suprématie navale. D'abord, l'utilisation du mot
« piraterie » n'est qu'un abus polémique de langage, car les exigences du
combat naval moderne et la maîtrise des mers par les marines militaires
des États, font que les conditions et que l'espace libre indispensables à
la piraterie, ce « Slade préscientifique » de l'histoire navale, ont disparu.
Ainsi en Méditerranée, où ont eu lieu les incidents dits de la « piraterie
sous-marine » entre l'Italie et l'URSS, l'une et l'autre soutenant les deux
parties opposées de la guerre civile espagnole. Ensuite, il est inadmissible
de qualifier de « piraterie » n'importe quelle violation des règles du droit
de la guerre maritime933, car c'est l'évolution technologique, avec l'appa­
rition du submersible et de l'avion, qui met en cause les bases de ce droit.
Comme l'écrira Schmitt en 1963 : « le pouvoir accru que l 'homme doit à
la technique a brisé des sySlèmes normatift entiers ». En 1937, le droit in­
ternational, sous l'influence de la doctrine de la sécurité collective, entend
éviter le choc direct d'« États totaux » dans une « guerre totale ». D'où le
développement de notions et situations intermédiaires de « guerre froide ».
C'est ainsi qu'il faut comprendre l'interprétation anglaise. Londres entend
imposer un nouveau concept de « piraterie », déplacé de l'espace de la

933 Sur le droit de la guerre sur mer à l'époque, cf. R. Genet : Précis de droit maritime pour
le temps de guerre, 2 1., Paris, E. Muller, 1939.
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 999

mer libre à l'espace de la paix-guerre. Mais cette tentative de discrimi­


ner la méthode de combat sous-marine, en dénonçant comme « piraterie »
toute irrégularité hostile sur mer, n'est qu'un vain jugement de valeur au
regard des bouleversements induits par le progrès technique. Tandis que la
Grande-Bretagne, Puissance maritime, soutenait les procédés irréguliers
des partisans sur terre, l'Allemagne, Puissance continentale, s'est bel et
bien servie du submersible « comme d'une anne qui juxtapose à l 'espace
traditionnel de la stratégie maritime un autre espace imprévu »934

LE TOURNANT SUIM/TT/EN VERS LA 11ER

En 1938, c'est dans son Leviathan que le juriste aborde les réflexions
qu'il développera en 1941-1942. Primo, l'idée hobbesienne de l'État s'est
réalisée sur le continent européen, principalement en France et en Prusse,
non pas en Angleterre. Secundo, le peuple anglais ayant refusé la mo­
narchie absolue, au moment de la révolution puritaine, la Grande-Bretagne
est devenue une Puissance mondiale sans les institutions caractéristiques
de l'État, mais grâce à la flotte et au commerce. Tertio, le droit anglais n'a
pas retenu la conception continentale de l'État et de la belligérance ; il a
développé à partir de la guerre maritime ses propres concepts, « totaux »,
de guerre et d'ennemi, qui ne distinguent pas les combattants des non com­
battants, les belligérants des neutres. En 1941 - 1 942, les mythes bibliques
du Léviathan et de Béhémoth, inversés par Hobbes, assortis d'allusions
à la Kabbale et à l' interprétation juive du « Banquet du Léviathan » par
Isaac Abravanel, sont le fil conducteur des textes schmittiens, influencés
par Mackinder et la Geopolitik, consacrés à l'opposition de la terre et de
la mer. Cette opposition, avatar de la relation ami-ennemi, est érigée en
système « gnostique » d'interprétation de l'histoire mondiale, en tant que
lutte des Puissances maritimes et des Puissances continentales. Le juriste
reprend la formule de l'amiral Castex : « la mer contre la terre ». Il n'est
934« Der Begriff der Piraterie », in PuB, pp.240-243 ; Die Wendung zum diskriminierenden
Kriegsbegrijf, pp.51-52 ; Théorie du partisan, Ibid, pp.282, 285 (dont les citations sont
extraites). Sur la piraterie dans le droit des gens classique, cf. A. Rivier, Ibid, pp.238-
250, ainsi que, plus largement, D. Heller-Roazen : L'Ennemi de tous. Le pirate contre les
nations, Paris, Seuil, 2010. Au rebours de la conférence de Washington de 1922, le traité
de Londres de 1930, confirmé par le protocole du 6 novembre 1936, a reconnu l'arme
sous-marine, tout en réitérant l'interdiction d'attaquer un navire marchand avant que soit
mis en sûreté passagers, équipage et livres de bord.
1000 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

bien SÛT pas sans ignorer que l'opposition terre-mer est en réalité une
dialectique de la terre et de la mer, de la puissance aéronavale et aéroter­
restre. Mais cette opposition, « politique » et non pas « naturelle », a alors
un sens spécifique, puisqu'elle renvoie à la « bataille de l'Atlantique »
entre Allemands et Anglo-Américains.

D'après Schmitt, l'essentiel dans la dualité terre-mer concerne le tournant


de l'histoire anglaise, au moment de la « révolution spatiale » des XVI"'"
et XVII'm, siècles, à l'époque des guerres de religion et de la conquête
du Nouveau Monde. Ce tournant unique et fondamental, dont le juriste
reparlera dans son Nomos der Erde, fut la décision révolutionnaire d'un
passage élémentaire vers une existence maritime. La Grande-Bretagne de­
vint l'héritière de la conquête européenne des océans par les privateers.
Sa domination maritime fut le fait fondamental de l'histoire moderne, la
clef de voûte du nomos de la Terre, global et océanique, du XVII'm, au
XIX"'" siècles, reposant sur la distinction terre-mer. Schmitt a été fasciné
par « l'élan grandiose »935 de l'Angleterre élisabéthaine vers la mer, dont
le résultat, la révolution industrielle, provoqua un bouleversement plus
profond que la notion continentale d'État, née elle aussi au moment de la
« révolution spatiale » propre à l'avènement de la modernité. La France
a choisi l' État souverain ; la Grande-Bretagne, la liberté des mers. Notre
auteur examine simultanément les deux orientations « existentielles » des
deux rivales de l'Allemagne en Europe. Faisant siennes les conclusions
de la Geopolitik, il pense que l'État, tout comme la distinction terre-mer,
sont désormais caducs. Avec la nouvelle « révolution spatiale » du XX"",
siècle, l'ancien nomos de la Terre s'effondre en même temps que sont révo­
lues la dimension étatique et l'hégémonie britannique, avec ses méthodes
indirectes de domination. C'est l'Allemagne qui est la matrice d'un ordre
nouveau, fondé sur les concepts de Grossraum, de Volk et de Reich936 •

On peut donner l'aperçu d'ensemble suivant. Carl Schmitt commence


par s'intéresser aux mythologies de la terre et de la mer et de l'opposi­
tion terre-mer. Puis il passe de Venise, illustre Puissance méditerranéenne,
aux privateers, afin de spécifier la véritable irruption de l'élément marin

935 Ham/et ou Hécube, p.I08.


93 6 Cf. « Il Leviatano... » (pp.97-98, 124-126), « La Mer contre la Terre » , « Souveraineté
de l' État et liberté des mers », « La fOlmation de l'esprit français par les légistes », Terre
et Mer, EI nomos de la lierra (pp.202-220, 407-418).
...
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 1001

dans l'histoire universelle. Cette irruption fut contemporaine des guerres


civiles confessionnelles et de la « révolution spatiale » liée à la conquête
des Amériques. Il montre ensuite comment l'Angleterre devint maîtresse
des océans ; imposa le principe de la liberté des mers et une « vision ma­
ritime du monde » ; développa, par opposition à la souveraineté de l'État,
les procédés de l'indirect rule. Il termine par l'énoncé du déclin de l'hégé­
monie anglaise et de la montée d'un nouveau nom os du globe.

LEs I1YTIIOLOGIES DE LA TERRE ET DE LA 11ER

L'homme est-il un enfant de la terre ou de la mer ? Si la terre est la


mère primitive de l'humanité, la mer est la source primordiale de la vie.
Longtemps après Thalès de Milet, la science moderne démontre cette
origine aquatique. Si Gaia est la plus ancienne des divinités, les mythes,
contes et légendes de la plupart des peuples évoquent des dieux ma­
rins. Une existence humaine autre que terrestre est-elle possible ? L'idée
que l'homme puisse être marqué aussi fortement par la mer que par la
terre, semble chimérique. Il a pourtant existé des peuples, dans le Paci­
fique Sud, qui n'ont vu dans la terre que la limite de leur existence ma­
ritime. « Notre représentation de l'espace et du temps, héritage de
notre milieu terrestre, apparut à ces hommes tout aussi étrangère et
incompréhensible que nous eS/; inconcevable, à nous terriens, le monde
de ces hommes purement maritimes ». Aux « hypothèses des sciences
naturelles modernes », avec leurs «problèmes naturaliSles et physiques
insolubles !! et leurs « interrogations épiSlémologiques et métaphysiques
non moins inextricables », Schmitt dit préférer la « pensée mythique » des
présocratiques. Aussi retient-il les quatre « éléments » originels : la terre,
l'eau, l'air, le feu, dissociés par la physique moderne en 90 atomes, pour
désigner les champs fondamentaux de l' existence humaine. Les deux élé­
ments historiques de cette existence étaient la terre et la mer. Le XXême
siècle leur a ajouté l'air et le feu. Avec l'aéronautique, l'homme a conquis
un troisième élément. Mais « si l 'on pense . .. aux énergies. . . mécaniques
nécessaires à / 'exercice de la puissance humaine dans l 'espace aérien, et
aux moteurs à explosion qui propulsent les aéronefs, il semble bien que
l 'élément véritablement nouveau de l'activité humaine soit le feu ». Ces
éléments ne sont pas des entités purement physiques, pas plus que la vie
humaine n'est complètement programmée par la nature, ni l'existence
1002 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

historique, entièrement déterminée par le milieu. L'homme a le pouvoir


de décider et d'agir. Il peut choisir son « élément », le transformer « en
une nouvelle forme de son existence historique, en fonction de laquelle
il s'adapte et s'organise ». Ainsi, le peuple anglais aux XVI'm, et XVIIêm,
siècles a réalisé sa « métamorphose élémentaire » d'une manière incom­
parable : cas unique dans l'histoire universelle, il a « transposé toute son
existence collective de la terre à la mer ». Dans son investigation, le juriste
trouve une autre dimension « gnostique » chez les « allégories populaires »
et « récits mythologiques » qui mettent aux prises l'ours et la baleine ou
qui illustrent le conflit de la terre et de la mer, des Puissances maritimes et
des Puissances continentales, depuis Athènes et Sparte, Carthage et Rome,
Byzance et Islam937•

VENISE, PUISSANCE I1ÉPlTERRANÉENNE

Puissance maritime réduite à la défensive, l'Empire byzantin fut ce que


l'Empire continental carolingien ne put être : un rempart, un Kat-echon,
qui « tînt » plusieurs siècles face à l'Islam, empêchant les Arabes puis
les Turcs de s'emparer de l'Italie et de détruire la civilisation chrétienne.
Les Croisades favorisèrent alors l' émergence d'une nouvelle puissance
navale, d'un « nom mythique » dans la « grande politique mondiale !! :
la République vénitienne, symbole de l 'opulence fondée sur le commerce
maritime. « Tout ce que les anglophiles ont admiré dans l'Angleterre, du
XVIIl'm, au XX'm' siècles, fit déjà le renom de Venise : la grande richesse,
la supériorité diplomatique par laquelle la Puissance maritime exploitait
les rivalités entre Puissances continentales etfaisait mener ses guerres par
d'autres, l 'ariSincratisme. . . , la tolérance religieuse etphilosophique, l 'asile
donné aux idées libérales et à l'émigration politique ». La République des
Doges n'opta cependant pas pour un destin purement maritime. Elle resta
confinée à la Méditerranée. Elle se borna à conquérir un empire côtier.
Sa flotte demeura techniquement une flotte de grandes galères à rames
(c'est de l'Atlantique que fut introduite la navigation à voile et à boussole)

9 37D'après Ernst Kapp, philosophe et géographe allemand du XIxème siècle, cité par
Schmitt, l'histoire mondiale commence avec la culture « fluviale » d'Orient, entre Nil,
Tigre et Euphrate, avec les empires d'Egypte, d'Assyrie et de Babylone. Lui succède
l'ère « thalassique » des mers feffilées, avec l'antiquité gréco-romaine et le moyen-âge
méditerranéen. La conquête du globe marque la troisième époque, celle de la civilisation
« océanique » et « planétaire », dont les représentants sont les peuples de l'Ouest et du
Nord de l'Europe.
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 1003

qui en resta tactiquement au combat naval antique. Le dernier combat de


ce type fut en même temps le dernier haut fait de l'histoire de Venise :
la bataille de Lépante en 15 71 (livrée selon les mêmes méthodes que la
bataille d'Actium un millénaire et demi plus tôt) qui vit la défaite de la
flotte turque. On ne pouvait donc parler « d'un déplacement fondamental
de toute l'exiSlence humaine de la terre vers la mer ». La cérémonie des
« noces marines » à l'Ascension, c'est-à-dire les épousailles symboliques
avec la mer, attestait la distinction entre l'auteur du sacrifice et la divinité
à laquelle il sacrifiait : au contraire des « écumeurs des mers », la Répu­
blique des Doges ne faisait pas qu'un avec l'élément marin. Par rapport à
l'époque vénitienne et méditerranéenne, complètement différente apparaît
donc la révolution atlantique de l'art de la navigation des XVlème et XVIIême
siècles, quî ouvrit les espaces océaniques du globe.

LEs PRIVATEERS, A VANT-GARDE DE l 'ÉlAN EUROPÉEN VERS l 'OCÉAN

Ces « écumeurs des mers », baleiniers938, pirates huguenots, « gueux de


mer » néerlandais, flibustiers et boucaniers des Caraïbes, corsaires britan­
niques, formèrent l'avant-garde de l'élan maritime des peuples ouest-eu-

938 C'est un hymne « à la gloire de la baleine et de ses chasseurs » que Schmitt, s'inl
spirant de Michelet et de Melville, lance au début de Terre et Mer. « Les premiers héros
d'une existence tournée vers la mer » furent les baleiniers, écrit-il. « On ne saurait fer
tracer la grande histoire de la mer et du choix de 1 'homme en faveur de l'élément marin
sans mentionner le légendaire Léviathan et ses chasseurs non moins légendaires ». Selon
1'historien français, ce sont les baleiniers qui révélèrent l'océan aux hommes, découvrirent
les routes océaniques et, pour tout dire, le globe terrestre. C'est la baleine, l'animal vivant
le plus puissant, qui attira les pêcheurs du Nord-OueS! de l'Europe vers le grand large.
Quant à l'écrivain américain, « il est aux océans ... ce qu'est Homère à la Méditerranée
orientale » . Son Moby Dick (1851), fresque de part en part métaphysique, eS! la plus belle
épopée dédiée à l'Océan. Il raconte l'affrontement entre la grande baleine blanche et son
chasseur, le capitaine Achab. Dans ce combat périlleux contre le Léviathan, « l'homme est
entraîné toujours plus loin dans le tréfonds élémentaire de l'existence marine ». Faisant
voile du pôle Nord au pôle Sud, de l'Atlantique au Pacifique, suivant sans trêve la route
mystérieuse des cétacés, les chasseurs de baleines, ne comptant que sur leur intelligence
et leur force musculaire, qui actionnait la voile, la rame et le harpon, « sont l'expression
la plus sublime du courage humain ». Au XYlème siècle, deux types de chasseurs apparu­
rent donc dans l'hémisphère Nord, ouvrant simultanément de nouveaux espaces, d'où
naquirent de grands empires. Sur terre, ce furent les trappeurs russes qui, traquant la bête
à fourrure, conquirent la Sibérie et atteignirent les rivages du Pacifique. Sur mer, ce furent
les chasseurs de baleines du Nord et de l'Ouest européens, qui sillonnèrent et découvrirent
les mers du globe.
1004 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

ropéens. A l'époque, les Hollandais étaient les maîtres incontestés de la


construction navale. Ils mirent au point un nouveau type de navire pourvu
de vergues et améliorèrent considérablement la science du gréement, donc
l'art de naviguer. « Là réside le tournant de l 'hiSinire des rapports entre
la terre et la mer ». Les grands voiliers, supplantant les galères à rames
du moyen-âge et de l'antiquité, autorisèrent une navigation à la mesure
des océans du monde. Parallèlement, le voilier armé de canons inaugura
un âge nouveau du combat naval, qui devint un duel d'artillerie à longue
distance, livré avec une technique très poussée de la manœuvre à la voile.
Avec cette révolution de l'art de la guerre sur mer, on put désormais parler
de batailles navales. A la suite des Néerlandais, tous les peuples européens,
Italiens, Portugais, Espagnols, Français, Anglais, Allemands, participèrent
à la « grande épopée » maritime, technique et scientifique qui soumit le
monde entier à la domination de l'Europe. Le progrès technique ne suffit
pas à lui seul à expliquer l'élan vers le grand large. Intervinrent de nou­
velles énergies religieuses, qui expliquent la grande décision en faveur de
la mer, dont les privateers furent les agents historiques. Dans une période
de transition du droit de la belligérance où la guerre n'était pas encore
considérée comme l'affaire exclusive de l'État, ces privateers, ayant tous
un ennemi commun, l'Espagne catholique, participèrent à un grand front
de l'histoire universelle, celui du protestantisme mondial d'alors contre le
catholicisme mondial d'alors. Ils acquirent une importance considérable
en portant les premiers coups à la puissance maritime et au monopole com­
mercial espagnols.

L'emploi de la notion de privateer a certes l'inconvénient d'effacer la


distinction juridique entre les pirates et les corsaires. Alors que la pira­
terie désigne une activité criminelle du temps de paix comme du temps
de guerre, la course désigne une activité du temps de guerre menée avec
l'autorisation du souverain : l'attaque par des armateurs privés des navires
marchands de la Puissance ennemie afin d'en saisir la cargaison. Mais cette
distinction se diluait facilement dans la pratique : d'une part, les corsaires
étaient souvent traités en pirates par leurs adversaires ; d'autre part, leurs
gouvernements se réservaient la faculté de les désavouer en cas de nécessi­
té. Il est impossible de plaquer les règles modernes de la belligérance, appa­
rus avec l'État et liées au droit interétatique, à une époque qui considérait
« comme une inSlitution légale » la participation des personnes privées à la
belligérance, pourvu qu'elles aient l'habilitation de leur souverain. « Plus
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 1005

important que ces problèmes juridiques » apparaît l'action des privateers


en général et des privateers anglais en particulier. Les uns marquèrent
l'émergence de l'élément marin dans l'histoire. Les autres enrichirent un
pays pauvre, contribuèrent à la défaite de Madrid et formèrent cette race de
marins quî donna à l'Angleterre la maîtrise des mers. Leur époque héroïque
à tous alla de 1 568 à 1713, soit du début de la lutte des Provinces-Unies
contre l'Espagne jusqu'au traité de d'Utrecht. Ce traité rejeta corsaires et
pirates à la marge de l'histoire mondiale et sépara deux époques. Avec luî,
le droit international devint un droit interétatique. Le système européen
des États se consolida. Les flottes de guerre commencèrent à assurer un
contrôle efficace des océans. La domination maritime de l'Angleterre se
profila. Elle se débarrassa de ses privateers ... pour autant qu'ils n'adoptent
pas « la forme légale de compagnîes commerciales patentées ». Après les
développements technîques de la construction navale et de la navigation,
la suppression officielle de la course fut obtenue par la Grande-Bretagne
en 1 856 avec la Déclaration de Paris939• Paradoxe final, selon le juriste : ces
Anglais qui ont condamné la course en 1856 et qui entendent condamner
la guerre sous-marine comme étant de la « piraterie » en 1937, sont eux­
mêmes les descendants d'un peuple de corsaires et de pirates !

LEs GUERRES PE RElIGION ET LA CONQUÊTE PU NOUVEAU HONDE

Les guerres de religion, dans le contexte de la « révolution spatiale » des


XVlème et XVIIème siècles, prirent leur véritable dimension à la lumière de
l'opposition élémentaire quî apparut alors : l'opposition de la terre et de
la mer. Celle-ci révéla les « antagonismes profonds » et les « véritables
relations ami-ennernî ». La distinction ami-ennemi qui servit de pivot à
l'ensemble de la politique mondiale, fut le conflit tranché entre jésuîtisme
(espagnol) et puritanîsme (anglais). Bien qu'elle constituât le berceau de la
Réforme, l'Allemagne, divisée entre catholiques, luthériens et calvinistes,

939 La prise et la course sont deux institutions étroitement liées, puisqu'elles visent toutes
deux la propriété civile, publique comme privée, de l'ennemi sur mer ou celle des neutres
qui achètent ou vendent à l'ennemi, dans le but de saisir et de ruiner son commerce. Aus­
si le principe de l'abolition de la course aurait-il dû être, selon la doctrine continentale,
la contrepartie du principe de l'immunité, sinon de la propriété civile, du moins de la
propriété privée sur mer, ce à quoi Londres s'est toujours refusé (R. Genet, Op. cif., 1.1,
pp.158-1 80).
1006 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

ne prit pas parti dans ce conflit. Pas plus que la France, qui neutralisa ses
clivages confessionnels par une « laïcisation » du droit et de l'État. Re­
prenant l'idée de Max Weber ou d'Oswald Spengler, Carl Schmitt voit
une complicité géopolitique entre le calvinisme institué et les énergies
maritimes européennes. Celles-ci trouvèrent leur assise intellectuelle et
spirituelle dans la doctrine de la prédestination. Sur un plan profane, cette
doctrine « n 'eSl que la montée aux extrêmes d'une conscience humaine
qui prétend appartenir à un monde autre qu 'un monde corrompu. . . Dans
le langage sociologique moderne, on dirait qu 'elle eSl le degré suprême
de l 'auto-conscience d'une élite assurée de son rang et de son heure
hiSloriques ». Les fronts religieux de l'époque portant en eux l'antago­
nisme de forces élémentaires, le calvinisme fut la nouvelle religion ago­
nale, la foi adaptée à l'élan marin. C'est pourquoi elle devint la religion
des huguenots, des insurgés néerlandais et des puritains anglais, ponctuant
leur percée maritime.

Le conflit entre la Réforme et la Contre-Réforme fut aussi un conflit pour


la possession du Nouveau Monde. La lutte autour de la vérité religieuse
s'accompagna de la lutte pour la répartition des terres. L'ère des « décou­
vertes » fut l'ère des conquêtes européennes. Traitant les territoires des
peuples indigènes en res nullius, Portugais, Espagnols, Néerlandais, Fran­
çais et Anglais s'affrontèrent pour le partage des nouveaux espaces outre­
mer. Face aux indigènes, les Européens ne formèrent pas un front uni, faute
d'adversaire commun vraiment dangereux. Mais les guerres entre catho­
liques et protestants, si intenses fussent-elles, s'effacent pourtant devant ce
fait fondamental : « la commune conquête. . . du Nouveau Monde ». Elles
s'inscrivent en effet dans « la réalité historique globale de l'appropriation
territoriale européenne !! et n 'infirment pas « la réalité hiSlorique d'une
parenté et d'une communauté européenne et chrétienne de civilisation ».
Chacun des conquérants invoqua sa mission chrétienne, puis au XIXêm,
siècle, sa mission civilisatrice. Ces justifications de la conquête, souligne
le juriste, sont à l'origine du droit des gens classique, fondé sur la distinc­
tion entre peuples européens-chrétiens, formant une « famille de nations »,
et peuples non européens et non chrétiens, exclus de la communauté inter­
nationale puisqu'ils n'étaient pas sujets mais objets du droit des gens. De
fait, la lutte pour les terres nouvelles ne fut pas seulement militaire, elle fut
aussi juridique. Malgré l'enseignement de Vitoria, aucun gouvernement
européen ne respecta les droits des indigènes. Mais dans la lutte intereuro-
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 1007

péenne, chacun brandissait le titre juridique qui pouvait justifier l'acquisi­


tion territoriale. Pendant plus d'un siècle, Madrid et Lisbonne invoquèrent
les lignes de partage fixées par le Pape, notamment la fameuse ligne dite
de Tordesillas tracée par Alexandre VI Borgia de part et d'autre de l'At­
lantique. Le Souverain Pontife était à la fois créateur de titres, ordonnateur
de la prise de possession et arbitre entre les pays conquérants. Mais les
Puissances protestantes et la France ne reconnurent pas ce partage, ni les
accords hispano-portugais, ni l'autorité pontificale.

Quant à l'Allemagne, divisée entre l'Union des États protestants et la


Ligue des États catholiques, elle fut écartée de la conquête du Nouveau
Monde et entraînée de l'extérieur dans l'affrontement mondial des Puis­
sances maritimes et coloniales de l'Ouest. Le vieux Reich s'enfonçait dans
ses divisions confessionnelles et kleinSlaatlichen, cependant que l'avance
ottomane menaçait Vienne et son flanc sud-est. Pour que l'Allemagne
échappât à son destin de theatrum belli et d'objet de la politique mondiale
des autres, il eût fallu qu'elle devienne une Puissance souveraine. Comme
dit Ratzel, « l'Allemagne ne vaut que d'être forte » : faible, elle se voit
impliquée contre sa volonté dans des conflagrations d'origine lointaine qui
se règlent sur son propre so1940. Mais elle ne se mua pas en État souverain,
pas plus qu'elle ne s'élança vers la mer. Le luthéranisme coïncida avec la
tendance à la « continentalisation » et avec le déclin de la vieille Hanse.
A l'instar des ligues pangermanistes de l'époque wilhelminienne, Schmitt
déplore que le Reich n'ait pu acquérir un véritable empire colonial (en
Afrique centrale). La colonie était une institution fondamentale du droit
des gens classique, qui reposait sur la distinction entre l'espace étatique
européen et l'espace « libre » outre-mer. L'exclusion du partage colonial
au Congo ou au Maroc, au tournant du siècle, marqua une « disqualifica­
tion » de l'Allemagne en tant que Puissance européenne. Cette « disquali­
fication » fut entérinée par le traité de Versailles, qui lui enleva ses maigres
possessions et les transforma en « mandats ». Les Puissances occidentales
(Portugal, Espagne, Hollande, France, Angleterre), dans l'outre-mer, l'Au­
triche-Hongrie, dans les Balkans, la Russie, en Sibérie, avaient chacune
leur espace d'expansion réservée. La Prusse, elle, ne pouvant s'agrandir
qu'en Europe centrale, apparut comme une Puissance perturbatrice, mal­
gré l' exiguïté de son territoire94!.

940 F. Ratzel, Ibid, p.138.


941 Volkerrechtliche Grossraumordnung , pp.54-59.
..
1008 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

l 'A NGlETERRE, MAÎTRESSE PES MERS

La redistribution de l' espace du globe a concerné aussi la mer, pas seu­


lement la terre. La conquête anglaise des océans forma la clef de voûte du
premier ordonnancement planétaire de l'espace, dont le principe central
fut après 1713 la distinction entre la terre ferme et le grand large. Celui-ci,
avec ses horizons infinis, élargit l'échelle politique, la perception du monde
et le « sens de l'espace ». Bref, il élève à la puissance mondiale (Ratzel).
C'est ce que confirment, écrit Schmitt, les maximes, slogans et aphorismes
qui se rattachent « à la grande époque de la suprématie anglaise sur les
mers et le monde » : « qui domine les mers domine le commerce mondial,
qui domine le commerce mondial possède le monde », ou bien, « tout
commerce est commerce mondial, tout commerce mondial est commerce
maritime », ou encore, « tout commerce mondial est libre-échange ».

1. LE TOURNANT ANGlAIS VERS LA MER

Comment l'Angleterre est-elle devenue maîtresse des mers ? C' est dans
la seconde moitié du XVlème siècle que les Anglais, bien après les Portu­
gais, les Espagnols, les Néerlandais et les Français, se hissèrent au niveau
de leurs concurrents et franchirent l'Equateur. La reine Elizabeth fut l'ins­
tigatrice de cette expansion maritime. C'est elle qui engagea la lutte contre
l'Espagne jusqu'aux défaites de la Grande Armada en 1588 et 1597, qui
encouragea la course, qui accorda les privilèges à la Compagnie des Indes.
C'est sous son règne que l'Angleterre devint un pays riche, où confiuait le
butin légendaire des corsaires, des milliers d'Anglais se muant en corsairs
capitaliSls. Les souverains anglais des XVI'me et XVII'me siècles n'étaient
cependant guère conscients de la révolution planétaire qui se déroulait, ni
du tournant historique vers la mer. Ils se contentaient de mener une poli­
tique des plus classiques, appliquant le droit lorsqu'il leur était favorable
ou s'indignant du tort qu'ils subissaient lorsqu'il leur était défavorable. Ce
sont les privateers qui parvinrent à la décision en faveur de l'élément ma­
rin. Eux seuls réalisèrent la vieille prophétie anglaise du XlII'me siècle, que
le juriste aime citer : « les enfants du Lion se transformeront en enfants
de la mer ». Ils permirent à l'Angleterre, héritière de l'élan panocéanique
des peuples protestants, de surclasser tous ses rivaux continentaux dans le
combat pour la maîtrise des océans.
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 1009

Le Portugal, l'Espagne, la Hollande et la France conservèrent ou ac­


quirent de vastes empires coloniaux ; mais ils perdirent le contrôle des
lignes de communications maritimes, détenu par Londres. Si l'Angleterre
l'a emporté, c'est parce qu'elle a choisi entre la terre et la mer. Cette al­
ternative « ne s 'était jamais posée dans l 'his/Dire universelle avec cette
profondeur dans l'opposition », car pour la première fois, cette opposis
tion n' apparaissait plus sous l'aspect de la lutte pour une mer intérieure,
mais dans l'horizon océanique et planétaire du globe. L'Angleterre a donc
« transposé toute son exiSience collective de la terre à la mer ». Cette
orientation lui permit de gagner la « révolution de l 'espace planétaire »,
pas seulement des batailles navales. A contrario, l'Espagne perdit son mo­
nopole colonial, commercial et maritime. Les Néerlandais durent renoncer
à l'expansion ultramarine pour se défendre sur terre contre Louis XlV. La
France ne suivit pas le grand élan maritime des huguenots. En prenant par­
ti pour le catholicisme et l'État, elle choisit par là même la terre contre la
mer. Ce choix fut confirmé lors des longues luttes coloniales du XVIII"'"
siècle contre la Grande-Bretagne, ponctuées par la guerre de Sept Ans, à
l'issue desquelles la France, en lutte également sur le continent, perdit les
Indes et le Canada. Quant à l'Allemagne divisée, son potentiel hérité de la
Hanse disparut dans les guerres de religion et dans la misère politique du
vieil Empire.

2. LE PRIN{fPE DE LA LIBERTÉ PES MERS

L'Angleterre a choisi le grand large. Cette décision n'en a pas moins été
hésitante et difficile. A cet égard, la question cruciale fut celle de la liberté
des mers. Carl Schmitt en donne le résumé suivant. Dans la longue contro­
verse sur l'ouverture ou la fermeture des océans : la séculaire « guerre des
livres » comme l'appelle Ernest Nys942, les auteurs d' outre Manche prirent
généralement position des deux côtés. D'une part, ils firent valoir à leur
profit, contre les prétentions au monopole affichées par les Portugais et les
Espagnols, le principe de la liberté des mers et des échanges (le liberum
commercium déjà défendu par Vitoria). D'autre part, ils revendiquèrent,
contre les Néerlandais et les Français, les mers adjacentes comme un do­
minium anglais. Grotius fut longtemps considéré comme le pionnier de la
942 Les origines du droit international, BruxelleslParis, A. CaSl:aigne/Thorin & Fils, 1 894,
pp.379-386.
10 10 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

liberté des océans, en raison du chapitre Mare liberum qu'il inséra dans
son traité sur le droit de prise (De jure praeda) rédigé à la demande de la
Compagnie hollandaise des Indes (écrit en 1605, il ne parut qu'en 1 868).
Mais la révision opérée dans les milieux jus-internationalistes au tournant
du xx'me siècle a montré la dette de ce prétendu « fondateur » du droit
des gens à l'égard de Gentili ou des scolastiques espagnols. De fait, le
résultat auquel aboutit le principe de la liberté des mers, après 1 7 13, est
très différent de l'image qu'en donne Grotius en 1605. Son opuscule dut
sa célébrité, par contrecoup, au Mare clausum de Selden, ouvrage écrit en
1 6 1 8 et paru en 1635. Il fut loué par la plupart des Anglais de l'époque,
par les Stuart comme par Cromwell, qui s'intéressaient principalement aux
narrow seas (Manche ou mer du Nord) et qui étaient loin d'envisager l'île
comme la métropole d'un empire maritime mondial.

Le premier auteur anglais qui ait remarqué la contradiction entre ces


perspectives traditionnelles et l' évolution vers une « souveraineté des
océans » exercée au nom de la liberté des mers, fut Meadows. Parues en
1689, ses Observations concerning the Dominion and Sovereignty of the
Seas révélèrent la nouvelle conception qui s'imposa après le traité d'Utre­
cht. Dès 1672, Pufendorff avait distingué les grands océans des mers inté­
rieures auxquelles se référait le droit d'inspiration romaniste d'alors, qui
considérait encore la mer comme une res communis. En 1703, le Néer­
landais Bynkershoek fit prévaloir à propos de la souveraineté territoriale
de l'État riverain, la doctrine ubi finitur armorum vis, qui rapprochait en
quelque sorte Grotius et Selden : la haute mer n'est à personne, la mer
proche est à l'État côtier, la limite est celle de la portée des canons. Il en
restait donc à une perception orientée de la terre vers la mer ; au contraire
des Anglais, il n'envisageait pas de fixer l'ordre du monde à partir et du
point de vue de la mer. Enfin, Galiani, en 1782, établit définitivement la
règle des trois milles marins. Ce chiffre a marqué la conscience collective.
Pourquoi ? La raison ne réside pas dans la vis armorum, depuis longtemps
dépassée. Pour les défenseurs de la liberté des mers, du libre commerce et
de la libre belligérance maritimes, ce chiffre pose le principe de la distinc­
tion d'un ordre terrestre et d'un ordre maritime, pourtant rendue caduque
par l'évolution technologique. La conservation de la zone des trois milles
est ainsi la « bouée de secours positiviste » d'une Puissance maritime am
glo-saxonne qui n'admet pas que soit remis en cause le principe spatial de
son ordre mondia1943•

943 El nomos de la lierra , pp.216-21 8 . La Convention sur le droit de la mer signée à


. .
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 1 0 1 1

3. HEERESB/lP CONTRE ERPB/lP

Le triomphe du principe de la liberté des mers fut le résultat de la décision


anglaise en faveur des océans. Cette décision transforma la nature même
de l'île Angleterre. Arguer du caractère insulaire du peuple anglais ne si­
gnifie en soi pas grand-chose. L'Angleterre était déjà une île à l'époque de
Jules César, de Guillaume le Conquérant ou de Jeanne d'Arc. Jusqu'aux
XVI"'''-XVII'me siècles, la conscience « insulaire » demeurait profondé­
ment « terrienne », comme l'illustrent les sceaux anglais du moyen-âge,
semblables à ceux des pays du continent. L'île, considérée comme un ter­
ritoire abrité par les flots comme une citadelle par ses douves, était pensée
du point de vue de la terre. Le sentiment insulaire se rattachait non pas à
la maritimité, mais à la territorialité. On en trouve un excellent exemple
dans le Libell of English Policy de 1436, cité par Selden : l'Angleterre
devait s'emparer de Calais et de la côte flamande, et commander les routes
maritimes du golfe de Gascogne à la Baltique, à la façon d'une cité dont
la mer formerait les remparts. La « révolution fondamentale... de l 'île »
fut de regarder la terre depuis la mer, non plus l' inverse, et de substituer
une Meeresbild, une « mentalité maritime », à l'Erdbild, à la « mentalité
terrienne ». Cette façon de concevoir le monde du point de vue du grand
large montre qu'une virtualité géographique s'est muée en réalité poli­
tique, laquelle s'est imposée au droit des gens. Elle montre que l'Angle­
terre est devenue une partie de la mer, un authentique « Léviathan », non
pas au sens de Hobbes mais au vrai sens mythologique de l' animal géant
symbole de l'élément marin. Les peuples du continent européen se repré­
sentent l' orbis à partir de la terre. « Pour certains peuples, la mer n 'eS/; que
lafin de la terre », disait Hegel. « Nous sommes des gens de la terre. . . , nous
ne pouvons. . . pas comprendre ce que cela signifie : la mer libre », déclare
Schmitt. Mais l'homme peut choisir l'océan pour cadre de son existence
historique et essayer de dominer la terre ou d'ordonner le monde à partir
de l'océan. Exemple de cette Meeresbild, qui donne un véritable aperçu de
« mythologie maritime », contraire à « notre imaginaire terrien » : les mots
de Burke sur l'Espagne, « baleine échouée sur les côtes européennes ». De

Montego Bay le 10 décembre 1982 et entrée en vigueur le 16 novembre 1994 a étendu la


souveraineté de l' État côtier à douze milles marins, plus une zone économique exclusive
(ZEE) de 1 8 8 milles au-delà de la limite extérieure de la mer territoriale. D'où une com­
plète remise en cause des principes anciens et la « territorialisation » de vaStes espaces
marins, accompagnée d'innombrables litiges. Cf. G. Labrecque : Lesfrontières maritimes
internationales, Paris, L'Harmattan, 1998.
10 12 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

ce point de vue déterminé par la mer, c'est d'un « globe maritime » qu'il
faudrait parler, non d'un « globe terrestre ». Erdbild contre Meeresbild,
telle est donc « l'opposition fondamentale », d'où découlent deux concep­
tions antinomiques des choses. Que l'ordre de la terre soit fixé à partir de
la mer, voilà « ce qu 'un peuple maritime souverain entend véritablement
par liberté des mers ».

LIBERTÉ PES MERS, SOUVERAINETÉ PE l 'ÉTAT ET PUALISMETERRE-MER

A la liberté des mers s'oppose la souveraineté de l'État. C'est également


au XYlème siècle, à l' époque où commença la lutte pour établir un nouveau
nomos du globe, qu' apparut la notion d'État, conception « territoriale »
du statut politique liée à l'histoire européenne du XYlème au xx'me siècles.
L'État souverain fixe les nouvelles conceptions de l'ordre dans l'espace,
avec la notion spécifique de la frontière linéaire, d'abord sur le continent
européen, en disloquant le Saint Empire, puis dans le monde entier, l'État
se transformant de concept historique en notion générale appliquée à tous
les peuples et à toutes les époques. Cet État, ancré dans une représentation
spatiale spécifique, est une réalité propre à la terre, puisqu'il est essentiel­
lement « souveraineté territoriale ». Modeste au regard de l'infinité océa­
nique, cette réalité n'est que l'aspect « terrestre » de l'ordre du monde, car
elle ne concerne pas l'autre partie de l'espace planétaire, beaucoup plus
vaste, qu'est la haute mer. C'est là que surgit l'antithèse de la conception
étatique de l'espace, fermée et délimitée : la mer est libre, c'est-à-dire libre
d'État, libre pour le commerce comme pour la guerre. L'ordre continental
implique la subdivision en territoires étatiques ; la mer, elle, ignore divi­
sions et appropriations, elle ne connaît pas de « souveraineté territoriale »,
elle n'appartient à personne. « En réalité, elle n 'appartient qu 'à un seul
pays : l' Angleterre ». « A deux conceptions spatiales aussi différente. . .
doivent correspondre deux ordres internationaux complètement différents,
un droit international de la mer et un droit international. .. de la terre ».
C'est ainsi que s'est formé le dualisme fondamental du droit des gens.

Pour Schmitt, en 1941- 1942, il n'y a pas un « droit international », mais


« deux droits internationaux sans rapports entre eux ». Sur terre, la guerre
est légale dès lors qu'elle est livrée par des armées étatiques, à l'exclusion
des populations civiles, qui ne sont pas visées tant qu'elles ne participent
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 1 0 1 3

pas aux hostilités. A l'opposé, la guerre sur mer n'est pas qu'une « relation
d'État à État » (une confrontation entre marines militaires), mais une « re­
lation d'État à individu » (une guerre au commerce), puisqu'elle vise les
particuliers, à travers le blocus ou la prise, qui touchent aussi bien les non
combattants (les civils) que les non belligérants (les neutres). Ces deux
conceptions antithétiques de la guerre et de l'ennemi, terrestre et maritime,
reflètent l'antagonisme de deux univers politiques, juridiques et moraux,
l'un privilégiant la puissance visible de l' État, l'autre les méthodes indi­
rectes de domination. « La terre et la mer sont devenues étrangères l 'une
à l'autre ». Lieu commun de la Kriegsideologie de 1 9 1 4- 1 9 1 8944, l'oppo­
sition entre l'esprit prussien et l'esprit anglais a atteint un nouveau degré
d'intensité avec le second conflit mondial. L'hostilité du juriste à l'égard
de la Grande-Bretagne est particulièrement nette lorsqu'il se tourne vers
Ratzenhofer, le maître autrichien de la science militaire. Ce dernîer tire
« une conclusion dont toute l 'importance ne se manifeSle qu 'aujourd'hui
[en 1940-1942]. Il dit en effet qu 'une Puissance maritime qui ne respecte
pas, sur mer, les biens des autres États, ne peut prétendre, après un débar­
quement éventuel, que. . . les biens possédés par ses citoyens soient respec­
tés sur son propre sol !!. Schmitt : nouveau Caton prononçant un nouveau
Delenda Carthago eSl ?

LA « SOUVERAINETÉ INPlRHTE » DE L 'A NGlETERRE SUR LE MONDE

En optant pour la mer et en se détournant du continent, la Grande-Bre­


tagne, petite île située au nord-ouest de l'Europe, a instauré une supré­
matie mondiale fondée sur la domination des océans. Elle est devenue
le centre d'un empire planétaire qui a imposé à l'humanîté ses propres
conceptions du droit, de la civilisation et de l'éthique. Ayant opté pour
l'élément marin, l'Angleterre n'est pas devenue un « État », souligne Sch­
mitt. « L 'A ngleterre n 'apas de ConSiitution nationale, au sens d'un Slatut
national de l'État anglais », écrivait également Hauriou94', car son histoire
est dominée depuis le XVlème siècle par une prodigieuse expansion mari­
time, commerciale et coloniale. C'est parce que « le sens mythologique
lui fait complètement défaut » que Hobbes utilise l' image du Léviathan,

944 Cf. notamment O. Spengler : Prussianité et socialisme, Paris, Actes Sud, 1986
(1919), préf. G. Merlio, pp.53-59.
945 Ibid, pp.222-232.
10 14 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

l'animal marin géant, pour désigner une construction étatique qui ne s'est
pas réalisée outre Manche, mais sur le continent. C'est Béhémoth, l'animal
terrestre géant, qu'il aurait dû prendre pour symbole de l'État, car l'État
est un ordre lié à la terre et à la territorialité. La Grande-Bretagne exerce
donc sa « souveraineté » sur le monde grâce à la « liberté » des mers, qui
lui permet de contrôler indirectement le commerce et l' économie946 • Si une
hégémonie continentale paraît insupportable, on s'est par contre habitué à
la domination mondiale des océans et des marchés par les Britanniques.
D'après le juriste allemand, cette domination s'appuie sur les forces de
la society et sur les méthodes de l'indirect rule. Elle repose sur un des­
tin maritime qui permet d'envisager le transfert de la métropole du Com­
monwealth de l'Angleterre vers d'autres parties du monde.

1. l 'EMPIRE BRITANNIQUE, ŒUVRE DE LA SOaETY

L'Empire britannique n'est pas l'œuvre d'une organisation étatique et


il ne constitue pas non plus une organisation d'États. Les conceptions va­
lables sur le continent, les systèmes construits autour du concept d'« État »,
ne peuvent ici trouver leur application. Ce sont des privateers, des com­
pagnies commerciales ou des émigrants qui ont créé cet empire d'outre­
mer, sans, voire contre, « l'État ». L'essentiel du point de vue politique
et «philosophico-hiSlorique », c'est que l'expansion anglaise a été celle
des forces de la society. Ces forces plus ou moins liées à la révolution
puritaine et parlementaire ont cherché dans l'expansion maritime, com­
merciale et coloniale un moyen d'échapper à l' État. Pour l'idéologie an­
glaise, l'État et la politique représentent le mal, tandis que la société et
l'économie s'identifient au progrès. Cette interprétation du monde et de
l'histoire, aboutissant au commerce et au marché « libres » c'est-à-dire af­
franchis de la puissance publique, a pour « résultat concret. . . de faire du
capitalisme anglo-saxon le maître du monde ». Parallèlement, les Anglais
et leurs successeurs américains se muent en garants de la paix mondiale,
leur suprématie économique leur permettant de mettre la guerre, c'est-à­
dire tout perturbateur, « hors la loi ».

946 « Die zwei grossen 'Dualismen' des heutigen RechtssySl:ems ... », pp.261-270 ; El no­
mas de la tierra... , pp.258-261 ; Corollaire III à La notion de politique, pp.179- 1 8 1
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 1 0 1 5

2. LEs I1ÉTIIOPES PE L 'INPIRECT RULE

La structure de cet empire supporté par uue society est à ce point spéci­
fique qu'il est impossible, selon Schmitt, de parler de « construction » ou
de « Constitution » pour qualifier les méthodes anglaises de domination,
car ces notions sont trop liées à la terre et à la territorialité. Ce sont les
voies-et-moyens de la puissance indirecte, de l'indirect rule, permettant de
saper l'État, qui correspondent à la « souveraineté » anglaise, à l'action de
la mer sur la terre. Aux XVIII"''', XIx'me et XXême siècles, l'Angleterre uti­
lisa les méthodes de la poteSlas indirecta, autrefois dénoncées par Hobbes,
non seulement outre-mer, mais en Europe. Le juriste prend successivement
l'exemple de la franc-maçonnerie, du constitutionnalisme libéral et de la
Société des Nations.

1) Au XVIIIême siècle, les loges maçonniques, qui exerçaient depuis


Londres leur action sur l'ensemble des capitales du continent, furent l'uu
des vecteurs par lesquels la Grande-Bretagne domina le monde. La puis­
sance de ces sociétés secrète, moyen d'influencer uue opinion « publique »
prétendue « libre », expliqua largement le succès des publications subver­
sives des philosophes des Lumières.

2) Au XIXême siècle, ce sont les courants libéraux qui devinrent les véhi­
cules de l'influence anglaise chez les peuples européens. Du point de vue
de la politique internationale, le constitutionnalisme signifie que, dans «
l'État neutre libéral », l'économie et la presse, c'est-à-dire la formation de
l'opinion publique, sont des sphères indépendantes de l'État, qu'elles sont
affaires d'entrepreneurs privés en concurrence sur uu marché international
« libre » et dans uue presse internationale « libre », en réalité dominés par
la Grande-Bretagne.

3) Au xx'me siècle, la Ligue de Genève, de 1 9 1 9 à 1933, fut uue tenta­


tive d'organisation uuiverselle des méthodes indirectes de l'hégémonie an­
glaise. La discrimination morale, le boycott ou l'embargo, l'état de guerre
latent sous des apparences de paix, furent les instruments d'uue politique
visant à étrangler l'Allemagne, l'Italie et le Japon.
10 16 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

3. LA PÉRIVE DE l 'ANGlETERRE VERS l 'Al1tRIQUE

Parce qu'elle a choisi uu destin maritime et qu'elle a édifié uu Com­


monwealth disséminé aux quatre coins du globe, la Grande-Bretagne
n'est plus que le centre, mobile, d'uu empire mondial thalassocratique,
dont le siège peut se transporter au-delà des mers. L'idée d'uu tel dépla­
cement n'est pas apparue pour la première fois en 1939-1941, « même si
la situation désespérée de l'A ngleterre lui donne un regain d'intérêt et
d'actualité ». Elle a été exposée dès 1847 par « cet Abravanel du XIX'm'
siècle !!, cet « initié », que fut Disraeli, le fondateur de l' Empire des Indes,
qui envisageait explicitement de transférer de Londres vers Delhi la capi­
tale de l'Empire britannique. Reine des océans, l'île d'Angleterre ne fait
plus partie de l'Europe et sa destinée n'est plus liée à celle de l'Europe.
Comme le souhaitait Mahan, elle a désormais rejoint l'Amérique. Infine,
l'Angleterre maritime, impulsant la révolution industrielle, a été à l'ori­
gine du saut ultérieur dans la totale « délocalisation » ou « déterritorialisa­
tion » de la technique moderne, dont le présage fut, selon Schmitt, l' Utopie
de Thomas More. Ce livre prophétique écrit en 1 5 1 6 annonçait, avec « une
conception nouvelle etfantaSlique de l 'espace », la possibilité vertigineuse
d'uue abolition de toute « territorialité ». Il préfigure en cela la Meeresbild
et l' ère industrielle amorcées au XVIIIêm, siècle outre-Manche, ère du pro­
grès technique propice aux « utopies intellectuelles ».

LE PÉWN PE l 'IIÉGÉI10NIEANGLAISE ET l 'A VÈNEHENT P'UN NOUVEAU N0l10S DElA TERRE

De Waterloo à la Première Guerre mondiale, l'hégémonie de la


Grande-Bretagne traversa tout le XIx'm, siècle, atteignant son point culmi­
nant à la Conférence de Paris de 1856, qui mit fin à la guerre de Cri­
mée. L'ère du libre-échange fut celle du plein épanouissement de la su­
périorité britannique. « La liberté des mers et celle du commerce mondial
fusionnèrent en une conception de la liberté dont le vecteur et le gardien
ne pouvaient être que l'A ngleterre ». Grande puissance maritime, l'île fut
aussi la grande puissance industrielle, devançant toutes les autres nations.
Dès le XVIII'm, siècle, c'est outre-Manche que furent inventées le haut
fourneau, la machine à vapeur ou le métier à tisser mécanique, etc. Le « se­
cret » de la domination mondiale anglaise, c'est qu'elle fut en symbiose
avec la philosophie de l'histoire axée sur la foi dans le progrès d'uue hu-
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE IIIÉME REICH 1 0 1 7

manité civilisée. « Devant l 'essor spectaculaire de l 'économie mondiale,


un âge positiviSle, ébloui par cette accumulation rapide de richesses, crut
que celles-ci s 'accumuleraient indéfiniment et déboucheraient sur un
paradis terrestre millénaire ». Mais de la guerre de Crimée, encore menée
avec des voiliers, à la guerre de Sécession américaine, qui vit apparaître le
navire à vapeur cuirassé, est intervenue « une nouvelle étape des rapports
élémentaires entre la terre et la mer ».

L'évolution des techniques et des armements a finî par détruire les condi­
tions qui avaient permis la maîtrise britannîque des océans. Le « Lévia­
than », jusqu'alors « poisson », devint « machine ». La machine s'inter­
cala entre l'élément marin et l'existence humaine. Elle remplaça la « lutte
impitoyable contre (cet) élément !! par « l'assurance d'un trafic maritime. . .
technicisé ». La mer n'est donc plus « l'élément » qu'elle était du temps
des baleiniers ou des corsaires ; elle est devenue un « espace » dominé
par la technologie. L'apparition du navire de guerre moderne, de l'avion
et du submersible a transformé de fond en comble le rapport de l'homme
à l'océan. L'aéronautique, bouleversant la guerre, a marqué la conquête
d'une troisième dîmension englobant la terre et la mer, rendant caducs
l'ancienne distinction, base du lien entre domination maritime et supré­
matie mondiale, donc l'ancien nomos du globe. Jusqu'en 1 9 1 4 voire 1933,
on ne s'en aperçut pas. « Poisson ou machine, le Léviathan augmentait. . .
en puissance -son règne semblait éternel ». On ne prit pas conscience
de la nouvelle « révolution spatiale », car même dans l'Allemagne qui
avait dépassé l'Angleterre économiquement, « régnaient encore les
idéaux conSlitutionnels anglais et les concepts anglais y avaient valeur de
normes ».

Schmitt formule en termes mythiques le déclin de l'Empire britannîque,


tout en ayant à l'esprit l'analyse géopolitique de Ratzel ou d'Haushofer :
« l 'ère de Léviathan, . . . qui vit surgir une hégémonie bâtie sur l 'élément
marin face au continent, touche à safin ». En effet, « de nouvelles forces
et de nouvelles énergies portent la nouvelle révolution de l 'espace » et
imposent « un ordre nouveau des grands espaces ... qui domine et dépasse
l 'opposition ancienne entre la terre et la mer ». Bref, l'Allemagne,
« consciente des réalités et des possibilités terrestres, maritimes et
aériennes », doit « cette fois » l'emporter sur la Grande-Bretagne. Les
gardiens de l'ordre ancien ne voient dans la guerre mondîale que « mort
1018 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

et destruction » ; mais le « sens obscur de notre his/;oire continue à se


développer ». En même temps que disparaît l'ancien nom os, « entraînant
dans sa chute tout un système de valeurs (et) de normes !!, un nouveau
nomos surgit947• « Ici aussi sont les dieux et ils règnent, grande eS/ leur
mesure ». Ces vers, cités en 1942, le sont encore en 1955948, puisqu'après
la guerre, le juriste maintient son analyse sur la caducité de l'ancien nomos
et l'émergence d'un nouveau.

947 Sur cette partie, cf. Terre et mer, pp.17-90, dont les citations sont extraites, ainsi que
« La Mer contre la Terre », pp.137-141 ; « Souveraineté de l' État et liberté des mers »,
pp.143-168 ; « La formation de l'esprit français par les légistes » , p.210 ; El nomos de la
tierra , pp.49, 209-21 1 .
...

948 « Le nouveau 'nomos' de la Terre », p.169.


LE JUS PUBlIWH EUIlOPAEUH

Après le second conflit mondial, Carl Schmitt insiste sur la dimension


historique des concepts de politique, d'État, de guerre. Il souligne la né­
cessité de connaître « la grande époque de la république européenne »,
ainsi que la période {( qui vit le passage du sySlème médiéval des guerres
privées à l'État. . . souverain avec sa diSlinction entre État et société ».
Cette époque fut celle de la naissance de grands systèmes intellectuels.
Mais « l 'ère des sySlèmes eSl révolue ». « Seule demeure possible une
rétrospective historique recueillant l'image de cette grande époque du
jus publicum europaeum, avec ses concepts d'État, de guerre et d'enne­
mi juSle »949 . Cette « rétrospective » fit précisément l'objet du Nomos der
Erde , dont le manuscrit était prêt en 1945, modifié après 1947, publié en
. . .

1950.

f)ER NOMos PER ERPE 111 VOlKERRWIT PES Jus PUBlIWM EUROPAEUM

Avec la Verfassungslehre et le Begriff des Politischen, cet ouvrage, hé­


térodoxe dans la forme comme dans le fond par rapport aux manuels de
droit international, est l'un des sommets de l' œuvre schmittienne. Il systé­
matise les études des périodes 1924-1932 et 1933-1945, en même temps
qu'il repense intégralement le droit des gens et qu'il propose une relecture
de l'histoire de l'entre-deux-guerres. Il contient deux thèmes principaux :
« l'ordre spatial » et la « guerre juste ». Deux thèmes conçus comme les
deux grandes parties de toute réflexion sur le droit international, en tant
que droit géopolitique. Il commence par une réflexion sur le droit comme
nom os, c'est-à-dire « unité d'ordre et de localisation ». Il retrace ensuite
l'histoire du droit des gens de la Respublica chriSliana à la « République
européenne », puis de la « République européenne » à la dissolution dujus
publicum europaeum (XVI'me_xx'me siècles).

949 Préf. àLa notion de politique, pp.53-54.


1020 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

Suivant sa méthode « systématique » et « historique », Schmitt précise


et redéfinit à la fois, dans le contexte douloureux de l'après-guerre, sa
critique de l'évolution discriminatoire, universaliste et supranationale du
droit des gens « doctrinal » et « positif» au XXème siècle. D'une part, en
s'attachant à l'œuvre de Vitoria, il récuse la réinterprétation des théories
médiévales du bel/um juSl:um, qu'il assimile à une rétrodiction téléolo­
gique95Q172 de l'histoire du droit. Ignorant l'ordre politico-juridique concret
des auteurs du moyen-âge ou de la Renaissance, certains juristes contem­
porains détachent ces auteurs de leur contexte, afin d'étayer leur entreprise
de criminalisation de la guerre. D'autre part, il récuse l'opinion répan­
due selon laquelle l'époque du XVI ème au XIxcme siècles n'aurait vu qu'un
« état de nature » entre États souverains. Lejus publicum europaeum, droit
véritable mais spécifique, non « positiviste », est en effet parvenu à limiter
la guerre (interétatique) sur la base d'un « ordre spatial » et d'une cer­
taine conception de « l'ennemi juste ». Schmitt déplore donc la dissolu­
tion du jus publicum europaeum, conséquence d'un double tournant de
1 890 à 1946 : du droit européocentré à l'universalisme, de la reconnais­
sance de l'ennemi à sa criminalisation, sous l'influence de « l'hémisphère
occidental ». Enfin, le Tribunal de Nuremberg constitue l'arrière-plan de
l'ouvrage. Le juriste prétend laisser ouverte la question de la compatibi­
lité du TMI avec le principe fondamental -qu'il attaquait en 1933-1936 à
l'époque de la « reconstruction » du droit pénal- nul/um crimen, nul/a poe­
na sine lege. En réalité, il se concentre sur le chef d' accusation de « crime
contre la paix » et il dénonce son caractère infondé en droit international et
en droit pénal, en montrant qu'il n'y a pas eu de réelle criminalisation de
la guerre, au sens juridique, entre 1 91 9 et 1939. Parallèlement à ce refus de
l'inculpation et de la condanmation des dirigeants allemands, du moins en
jus ad bel/um sinon en jus in bello, il insiste sur la notion d'anmistie dans
le droit des gens classique.

Le Nomos der Erde est une nouvelle application, après Nationalso­


. . .

zialismus und V6lkerrecht et V6lkerrechtliche Grossraumordnung. . . , de la


« pensée d'ordre concret » en droit des gens. Il contient la théorie sch­
mittienne du droit comme « ordre concret », avec l'analyse du concept
nomos. Il est une « récapitulation » historico-juridique dujus publicum eu-

95 0 L'imputation de causalité s'effectue à partir des résultats des processus souhaités (M.
Dobry).
LE JUS PUBLICUM EUROPAEUM 1021

ropaeum, dont Schmitt se veut le « dernier théoricien ». Il est une critique


oblique du droit international contemporain, du traité de Versailles au pro­
cès de Nuremberg. Face à un droit qui prétend abolir la guerre, c'est-à-dire
transformer le jus ad bellum en jus contra bellum, le juriste entend prou­
ver que : les prétentions à bannir les conflits ne font que les exacerber ; le
droit a pour finalité la limitation de la belligérance, non son élimination ; le
droit des gens européen a réussi cet « exploit » en acceptant l'inéluctabilité
de l'hostilité (réelle, non absolue) ; le droit international est un « système »
juridique dont la structure est différente de celle du droit interne. Si l'opus
magnum développe et poursuit des réflexions engagées avant 1945, notam­
ment dans Die Wendung zum diskriminierenden Kriegsbegriff et Land und
Meer, la volonté de disculper l'Allemagne et d'accuser les Alliés d'avoir
déchaîné, au nom de la « guerre juste », une « guerre totale » qui a sapé le
jus in bello et détruit le jus publicum europaeum, oblige Schmitt à refor­
muler, voire à réviser, son argumentation. Il ne déclare plus que c'est l'avè­
nement du Grand Reich en Europe centrale qui a mis fin au droit des gens
classique, mais l'Acte de Londres du 8 août 1945 instituant le TM!. Il met
en sourdines sa théorie du Grossraum, à laquelle il reste pourtant fidèle. Il
passe de l'opposition à la distinction terre-mer, en tant que pivot de l'ordre
spatial dujus publicum europaeum. Il écarte les concepts d'« État total » et
de « neutralité totale », incompatibles avec la structure d'un droit des gens
reposant sur le dualisme public/privé, et il passe sous silence l'évolution,
qu'il a soutenue, vers « l'État total » et la « neutralité totale ». Il met au
centre de sa démonstration, non plus les notions de Volk et de Reich, mais
celles d'État, de « société d'États », d'équîlibre et de droit interétatiques,
qui donnent leur sens au concept de guerre limitée et non discriminatoire.
Il est finalement conduit, fût-ce de manière et à des fins illibérales, à faire
l'éloge de cette Europe libérale du XIx'me siècle qu'il a tant critiquée.

Aux ORIGINES PU PROIT PES GENS

Chez les Romains, le jus gentium désignait le droit commun aux peuples
civilisés et lejus gentium publicum, les rapports dupopulus romanum avec
les peuples étrangers. C'est cette acception spécialisée du jus gentium,
comme droit public entre communautés politiques, qui s'est répandue
du moyen-âge jusqu'à nos jours, par l'intermédiaire d'Isidore de Séville.
D'après les Etymologies d'Isidore, le jus gentium traite essentiellement
1022 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

de l'ordonnancement des territoires, des guerres et de leurs conséquences


sur les personnes, des alliances et des traités, du statut de la dip1omatie95!.
Selon Schmitt, il s'agit là d'une définition complète du droit des gens,
non d'une simple énumération de notions diverses. Pour lui, terre, guerre
et droit sont originellement unis dans une même sphère conceptuelle,
d'inspiration « gnostique ». La terre est la « mère du droit » et la guerre,
la « mère du droit des gens », cependant que la guerre et le droit des gens
ont leur source dans la défense, l'appropriation et la répartition des terres.
Durant des millénaires, poursuit le juriste, l'humanité eut une vision « my­
thique » du monde. Il n'existait pas unjus gentium qui embrassait le globe
entier, mais des empires qui se considéraient comme le centre de l' orbis
et qui regardaient les territoires du dehors comme des espaces « libres »
ou « barbares ». Ces empires entretenaient des relations diplomatiques,
commerciales et matrimonia1es952 • Notre auteur cite le fameux traité conclu
entre Ramsès et Chattasi1 en 1279 avant notre ère, qui dément les alléga­
tions selon lesquelles l'art diplomatique serait contemporain de la Renais­
sance occidentale. Mais si évolué fût-il, ce droit des gens « pré-global »,
en tant que « droit des empires », n'en demeurait pas moins incomplet et
indéterminé en raison d'un horizon spatial non universel, non global et
non « scientifique ». La conquête d'un horizon planétaire et océanique,
scientifiquement délimité, tel fut le tournant des XVl'me et XVIIême siècles
européens953.

95! A. Rivier, Ibid , pp.3-6 ; E. Nys : « Introduction » à De Indis el de jure belli Relec­
lianes being parts ofRelectiones Theologicae XlI by FrancÎscus de Vitoria, The Classics
of international law edited by James Brown Scott, 1913, pp.9-53, pp. l0-19 ; R. Genet :
Principes de droil des gens, Op. cil., pp.33-56.
952 Cf. M. Mollat, J. Desanges : Les routes millénaires, Paris, Nathan, 1988.
953 El nomos de la tierra. , pp.15-17, 25-33.
..
LE JUS PUBLICUM EUROPAEUM 1023

LA FON DATION DU JUS PUBlIWH EUIlOP;J,EUH ET LA J USTI FICATION DE LA CONQUÊTE


DU NOUVEAU HONDE

Le jus publicum europaeum, que l'on peut qualifier de droit des gens
« moderne » par rapport au moyen-âge ou « classique » par rapport au
xx'm, siècle, a surgi de la dissolution de « l'ordre spatial » médiéval fondé
sur la Papauté et l'Empire, après les Grandes Découvertes et l'émergence
des États. Carl Schmitt retrace donc, en préalable, ce qu'on appelait la
« République chrétienne ».

LA IlESPUBUCA CI/R/ST/ANA

« L'ordre spatial » médiéval, avec son jus gentium romano-germanique,


était issu des grandes migrations de peuples et des vastes redistributions
territoriales qui avaient eu lieu à la fin de l'Empire romain, dont l'Église
avait assuré la succession. Son nomos était déterminé par les traits sui­
vants. A l' intérieur de la Respublica chriSliana, l'espace était divisé selon
le droit de l'époque, féodal. Les guerres intestines, limitées, ne rompaient
pas l'unité de la chrétienté. A l'extérieur, les territoires des peuples païens,
à l'Est, étaient ouverts à la prédication et à la colonisation, y compris ar­
mées ; les territoires des potentats islamiques, eux, pouvaient être recon­
quis (péninsule ibérique) ou libérés (Palestine) par des guerres saintes ou
des croisades. La question théologico-morale et juridique de la belligé­
rance tenait une importance décisive. Mais la paix n'était pas un « postulat
légal » ni une « fiction normative » ; elle était une « réalité concrète » dans
l'espace, car elle était assignée concrètement comme paix de l'Empire, du
royaume, de la seigneurie ou de la cité. L'unité de l'Église et de l'Empire
reposait sur le principe de la distinction entre auctoritas et poteSlas, le
Pape et l'Empereur représentant les diversi ordines dans lesquels perdurait
l'ordre global de la Respublica chriSliana. La relation entre ces deux insti­
tutions sacrées était radicalement différente de la relation entre l'Église et
l'État. Le juriste rappelle que « l'État » signifie historiquement dépasse­
ment de la guerre civile confessionnelle au moyen d'une neutralisation de
la foi. La querelle du sacerdotium et du regnum n'était ni un Kulturkampf,
ni un « combat pour la laïcité », car elle ne mettait pas en cause le carac-
1024 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

tère chrétien de l'Europe, dont l'unité disparaîtra après la Réforme et la


Contre-Réforme. Le fait que tous les princes chrétiens pussent prétendre
au titre électif d'Empereur confirmait ce caractère et cette unité. L'impe­
rium ne signifiait pas octroi d'un pouvoir absolu à l'imperator, mais élé­
vation à la dignité et à la mission du Kat-echon. L'Empereur jouait un rôle
providentiel, car l'Empire était la force historique qui « retenait » l'arrivée
de l'Antéchrist et la fin de l'éon. Unité transcendante garantissant la paix
et la justice entre les communautés, l'Empire s'ajoutait aux formations
territoriales originaires : cités, seigneuries, royaumes, et le titre impérial
se superposait aux autres titres, notamment royaux : le Saint Empire était
distinct des royaumes de Germanie, d'Italie, de Bohême ou de Bourgogne
qu'il englobait. La constitution d'unités politiques reléguant l'auctoritas
de l'Église et échappant à la poteSlas de l'Empire, inaugura la dissolution
de la chrétienté médiévale, même si persistèrent longtemps l'organisation
féodale de l'espace, la distinction des types de guerre et d'ennemi, le
droit pontifical d'ordonner les missions en terres non chrétiennes ou d'ar­
bitrer les conflits entre Puissances catholiques. Ce furent les guerres civiles
confessionnelles, suivies de l'avènement de l'État souverain, qui mirent
fin à la vaste unité représentée par le Pape et l'Empereur. Le déchirement
de la chrétienté engendra alors « l'Europe », en tant que processus de sé­
cularisation954.

CONQUÊTEPE l 'ORBIS TERRARUM ET PlV/SION PU MONDE EN « LIGNES GLOBAlES »

Avec l'analyse du concept nomos, en tant qu'« ordre spatial » dont l'acte
inaugural suppose une appropriation territoriale d'envergue95" Carl Sch­
mitt a « ouvert la possibilité de comprendre d'un point de vue hiSinrico­
juridique etphilosophico-juridique, l 'évènementfondamental de l 'hiSinire
du droit des gens européen moderne : la prise de possession de la terre
dans un Nouveau Monde »956 . Au tournant des xyème et XYlème siècles, la
« révolution spatiale » consécutive à la découverte d'un nouveau conti­
nent puis la rupture de l'unité de la chrétienté consécutive à la Réforme,
mirent fin à la Respublica chriSliana et engendrèrent un nouveau droit
des gens, global et sécularisé. La conquête européenne de l' orbis terra-

954 Op. cil. pp.33-47.


955 Terre et mer, p.63.
956El nomos de la tÎelTa , p.70.
..
LE JUS PUBLICUM EUROPAEUM 1025

rum détennina pendant quatre siècles la structure de ce droit. Elle posa le


problème jusqu 'alors inconnu de l 'organisation de l 'espace de l 'ensemble
de la Terre par le droit international, la représentation planétaire du
monde exigeant un ordre planétaire du monde. Le tracé de grandes lignes
divisant et partageant le globe fut la première tentative visant à établir les
délimitations propres à cette organisation de la totalité de la planète. Le
juriSle appelle « pensée en lignes globales » ces représentations spatiales
qui divisèrent et partagèrent l' orbis. Cette formule renvoie à l'universalité
du nouveau mode de pensée et à l'ampleur de la superficie ainsi dominée.
L'histoire de cette « pensée en lignes globales » connut trois grands types
de tracés.

Les premières lignes de partage, distinguant territoires chrétiens et terri­


toires non chrétiens, furent tracées entre l'Espagne et le Portugal en 1493
sous l'autorité pontificale. Ces rayas, limites internes à deux royaumes
catholiques, restaient liées à l' ordre de la « République chrétienne ». En
effet, elles reposaient sur l'arbitrage de la Papauté et elles englobaient
espaces terrestres et maritimes en s'appuyant, non sur la division « mo­
derne » du monde entre terre et mer, mais sur la fameuse Donation de
Constantin. L'Église adjugeant des territoires pour l'activité missionnaire,
non des titres de souveraineté, l'appropriation territoriale s'effectuait par
le biais de la « guerre juste » que les chrétiens livraient aux indigènes
lorsque ces derniers s'opposaient au commerce libre ou à la mission libre
du christianisme. Les secondes lignes de partage, les amity lines, inau­
gurées par le traité du Cateau-Cambrésis en 1 5 59, rompent résolument
avec la Respublica chriSliana, car elles caractérisent l' époque des guerres
confessionnelles entre Puissances maritimes catholiques et protestantes.
Elles séparent le Vieux Monde et le Nouveau, autrement dit, l' espace du
Slatus civilis et l'espace du Slatus naturalis, l'espace de la guerre limitée
sous l'égide du droit et l'espace de la guerre illimitée pour la possession
de la terre et la maîtrise de la mer. L'établissement de cette zone de guerre
coloruale et maritime à la fois extra-européenne et extra-juridique servait
à la limitation de la guerre en Europe. Telle était sa justification en droit
des gens. Deux espaces « libres », id eSl libres de tout droit hormis le seul
droit du plus fort, s'offraient ainsi aux peuples européens : la terre libre du
continent américain et la mer libre des océans. Beyond the line commençait
donc le domaine des privateers, c'est-à-dire le domaine du Slatus naturalis
de l' homo homini lupus. Ce concept renvoyait, chez Hobbes comme chez
1026 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

Locke (<< au commencement, le monde entier était une Amérique »), non
pas à une « utopie sans espace », mais à l'expérience réelle du Nouveau
Monde. Enfin, la troisième ligne de partage, la « ligne de l'hémisphère
occidental »957, servit, de la guerre d'Indépendance à la doctrine Monroe,
à détacher le Nouveau Monde de l'ordre spatial européocentré et à l'op­
poser à lui. Les conséquences politico-juridiques de cette « dernière ligne
globale » ne se firent toutefois pleinement sentir qu'au début du XXème
siècle, avec l'apparition d'un droit international universaliste et l'introduc­
tion d'un concept discriminatoire de guerre958 •

S[III1ITT, INTERPRÈTE DE ViTORIA

La question essentielle de la justification de la conquête européenne du


Nouveau Monde n'a fait l'objet d'une étude juridico-morale systématique
que chez un seul auteur, auquel Schmitt consacre de substantiels dévelop­
pements : Francisco de Vitoria, dans ses célèbres Relectiones de Indis et
de jure belli (1538-39). Ses thèses théologico-juridiques appartiennent à
la scolastique espagnole tardive de l'école de Salamanque, à l'époque de
Charles Quint. Les discussions sur la guerre et la paix s'inscrivaient alors
dans le cadre général des problèmes posés par la conquête des Amériques
et par le statut des territoires découverts. Au XVI ème siècle, on pensait que
les territoires des païens appartenaient à la nation chrétienne qui les dé­
couvrait et les occupait. Tel était le titre qui justifiait la prise de posses­
sion. Forte de l'antériorité et de la solidité de sa présence dans le nouveau
continent, mais aussi de l'attribution pontificale, la Couronne de Castille
se considérait comme le souverain de tout le sol américain. Tel était le
principe fondamental. Mais il fut vite contesté par les autres Puissances,
notamment réformées.

957 Cf. « Die letzte globale Linie » (1944).


958 El nomos de la tierra. . . , pp.73-96. Cf. J. Baumel : Le droit international public, la
découverte de l 'Amérique et les théories de Francisco de Vitoria (thèse), Montpellier,
Causse/Graille/CaStelnau, 1931, pp.50-64, 149-150.
LE JUS PUBLICUM EUROPAEUM 1027

1. LEs CONTROVERSES VITORIENNES

Vitoria est à la recherche des titres que les Espagnols peuvent invoquer
pour justifier leur conquête du Nouveau Monde. Contrairement à l'opinion
dominante, il ne voit pas dans la découverte et l'occupation des titres lé­
gitimes à l'appropriation territoriale. Les indigènes sont des êtres humains
détenteurs des mêmes droits que les Européens, sans qu'il y ait discri­
mination entre chrétiens et non chrétiens, ni distinction entre l'Europe et
l'outre-mer. La découverte n'est pas plus un titre juridique pour les Espa­
gnols qu'elle l'aurait été « si les Indiens nous avaient découvert nous ».
Homo homini homo, affirme-t-il. Cette problématique de l'égalité entre
les hommes fit l'objet de la célèbre querelle entre Sepulveda et Las Casas.
Pour « l'humaniste » Sepulveda, comme pour le « rationaliste » Bacon,
les Indiens sont des êtres sans droit dont le territoire est res nullius. L'au­
teur s'appuie sur Aristote, pour qui les peuples barbares sont esclaves par
nature, et sur une conception paradigmatique de l'humanité, l'humanité
« supérieure » des conquérants européens. Le juriste allemand en profite
alors pour développer une digression critique sur le concept d'humani­
té, la dialectique humain-inhumain et le dédoublement discriminatoire de
l'idéologie humanitaire. Ignorant cette dialectique, Vitoria soutient que nul
conquérant étranger ne peut disposer de la terre des indigènes, ni le Pape,
ni l'Empereur, ni aucun roi chrétien, car les Indiens ont les mêmes droits
sur leurs territoires que les peuples chrétiens sur les leurs. Détachant le
personnage de son contexte historique, certains juristes contemporains,
notamment James Brown Scott, en déduisent que le dominicain serait l'an­
cêtre de l'individualisme en droit international, quelqu'un qui affirmerait
les droits fondamentaux de la personne humaine, qui ne « réduirait » pas
le droit des gens à un droit entre États, mais qui « s'élèverait » à la notion
plus large d'un jus gentium embrassant l'humanité959•

959 A. de La Pradelle : Maîtres et doctrines du droit des gens, Paris, Ed. Internationales,
1950, pp.44-48, 62-68, 88-90 ; A. Truyol y Serra : « La conception de la paix chez Vi­
toria et les classiques espagnols du droit des gens », inA. Truyol y Serra, P. Foriers : La
conception de la paix chez Vitoria. L'organisation de la paix chez Grotius, Paris, Vrin,
1987, pp.241-273, pp.268-272. Cet auteur vajusqu'à déclarer qu'il découlerait de l'appli­
cation des principes généraux du droit international public, selon Vitoria, l'idée de l'or­
ganisation de la paix, l'égalité des États (chrétiens et non chrétiens), le droit à l' autodéter­
mination et la prohibition de la guerre.
1028 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

En vérité, selon Schmitt, Vitoria n'a pas esquissé un droit universaliste


et supranational ; il en est reSlé à la conception médiévale du droit des
gens. En effet, dans la controverse juridique sur l'appropriation du Nou­
veau Monde, il ne parle pas de l'État, ni en tant que puissance publique
territoriale, ni en tant que sujet du droit international, car il ne raisonne pas
en termes d'États ni de relations interétatiques au sein d'un ordre juridique
sécularisé. Son argumentation tirée du droit canon, du droit romain et du
droit naturel classique, tend à tisser des relations juridiques directes entre
les gentes, c'est-à-dire entre les peuples et les individus membres des dif­
férents peuples. Elle tend à affirmer la validité d'un jus gentium pré-éta­
tique renvoyant à un ensemble d'institutions et de règles communes aux
nations chrétiennes. Son concept de communitas orbis, excluant juifs et
musulmans déclarés ennemis perpétuels de la chrétienté, se résorbe dans
l' orbis chriSlianus, dont Rome est la capitale. Vitoria est un fils de sa pa­
trie, de l'Église et de son siècle : il est totalement fallacieux de voir en lui
un philanthrope cosmopolite, individualiste et tolérant dans le style mo­
derne. La conquête du Nouveau Monde était à maints égards une prolon­
gation de la Croisade menée outre-Pyrénées (la ReconquiSla) qui s'acheva
précisément l'année 1492 par la prise de Grenade. C'est cette expansion
de l' orbis chriSlianus qui intéresse le dominicain : les impératifs de la foi
priment tout droit « positif» ou « naturel ». S'il dénonce les cruautés de la
conquête et de l'évangélisation, il ne condanme ni l'une ni l'autre. Il veut
au contraire les justifier, les titres illégitimes étant contrebalancés par les
titres légitimes.

2. f)u PROIT PE LA PRISE PE POSSESSION TERRITORIALE

La mission chrétienne ne donne pas un droit immédiat à la prise de pos­


session de la terre des peuples païens. Mais ce droit surgit indirectement,
par le biais de l'argumentation sur le bellum juSlum. La question de la
légitimité de l'appropriation territoriale est donc intimement liée à celle
de la légitimité de la guerre. Vitoria étant théologien, non juriste, c'est
en théologien, non en juriste, qu'il pose la question fondamentale de la
juSla causa belli. Le droit de la guerre, au sens du jus ad bellum, forme
le cadre de ses leçons sur la conquête du Nouveau Monde. La prise de
possession espagnole ayant été une acquisition territoriale dérivée, non
pas originaire, sa validité dépend de la validité du transfert de propriété.
LE JUS PUBLICUM EUROPAEUM 1029

Ce transfert ne s'étant réalisé qu'avec le recours à la force armée, il s'agit


de savoir si ce recours a correspondu à une juste guerre, c'est-à-dire à une
juste cause, donc à une atteinte à un droit (injuria), puisque la guerre juste
est la réponse à la violation grave d'un droit. Les titres de la conquête et les
causes de la belligérance sont étroitement liés chez le dominicain. Pour lui,
la guerre reste une institution juridique, souligne Schmitt. Elle n'est pas
mise hors la loi. Elle représente un moyen de contrainte licite, même sous
forme offensive, si certaines conditions de forme et de fond sont réunies.
Lesquelles ?

Le rejet des prétentions pontificales ou impériales au dominium mundi


et la réfutation d'un don providentiel fait aux Espagnols, n'excluent nul­
lement le droit du Pape de promouvoir le christianisme dans le monde ni,
en vertu de sa poteSlas indirecta in temporalibus, d'en attribuer la mission
au roi d'Espagne (alors porteur de la couronne impériale). De la résistance
illégitime à cette mission découlent, selon le droit ancien, une guerre juste
et une acquisition légitime du territoire. L'argumentation vitorienne sur
le bel/um juSl:um prend tout son sens concret lorsqu'elle est rattachée à
l'évangélisation confiée à la monarchie espagnole par le Saint Siège, la
concession pontificale ayant servi de fondement juridique de la conquête.
Ce fondement, ce titre légitime, relève du droit des gens de la Respublica
chrisliana, non du droit des gens moderne. Etant fondé sur la souveraineté
de l'État, celui-ci ne reconnaît en effet aucune autorité religieuse. Il est
donc étranger au lien spécifique entre la Couronne castillane et l'Église
romaine. Vitoria ne raisonne pas en fonction d'une paix interétatique à
sauvegarder, mais en fonction d'âmes à sauver, donc à convertir. Le jus
praedicandi est le titre essentiel et l'instrument principal de l'arsena1juri­
dique vitorien. Précisément, ce droit justifie la guerre en cas d'opposition à
la libre mission. Les chrétiens ont le droit de recourir aux armes, non pour
convertir de force (<< nulle contrainte en matière de religion »), mais pour
réduire ce qui fait obstacle à la libre prédication de la vraie foi. Le refus
de cette libre prédication, comme le refus du libre commerce, équivalent
à une juSla causa belli, avec ses conséquences éventuelles : occupation
du territoire et institution d'un nouveau gouvernement. L'argumentation
de Vitoria semble revêtir un caractère « neutre » : si les indigènes ne res­
pectent pas le droit de la mission libre ou du commerce libre, ils violent le
jus gentium et les Espagnols peuvent leur livrer une juste guerre, qui est le
titre de la prise de possession du sol.
1030 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

C'est à partir du droit de libre circulation des personnes, des marchan­


dises et des idées qu'est justifiée la conquête du Nouveau monde. Mais ce
droit, poursuit Schmitt, ne signifie pas une « politique de la porte ouverte »
dans le style du XIx'm, siècle libéral, ni une renonciation « relativiste » ou
« agnostique » à la veritas. La conviction chrétienne du dominicain, nul­
lement « neutre », est que la vraie justification de la conquête du Nouveau
Monde est l'évangélisation. Pas un instant il ne doute que cette conquête
soit « juste » et « sainte ». Un moine espagnol ne pouvait en effet exiger
une même et égale liberté pour les cultes païens et la religion chrétienne.
La neutralité, la réciprocité et la réversibilité des concepts trouvent ici
leurs limites. « Vitoria eS/; peut-être érasmien, il n 'eS/; en tout cas ni vol­
tairien ni rousseauiSle »9 60. Il demeure fidèle à Rome. Il réserve son jus
praedicandi à l'Église catholique. Il n'est pas de ces érudits qui adoptent
une attitude formelle et neutre envers la foi chrétienne, transformant la
théologie en une doctrine jusnaturaliste au sens moderne, à l'instar des
philosophes et juristes des XVIIèm, et XVIII'm, siècles de Grotius à Wolff,
qui développent unjus naturale et gentium rationaliste, mondain et sécu­
larisé. Eux n'accordent pas d'importance à la distinction entre chrétiens et
païens, au contraire du dominicain. Ce dernier reste fidèle à la vision chré­
tienne de l'histoire. Il ne parle pas de « progrès », ni de « civilisation », ni
de « philosophie de l'histoire ». Il illustre par là toute la différence entre la
scolastique et l'Aujklarung. C'est la réinterprétation tendancieuse de l'ar­
gumentation théologico-juridique de Vitoria qui a ouvert la brèche à un
mode de pensée totalement différent, neutre et sécularisé, non théologique
mais purement moral et juridique. Dès le XVII'm, siècle, Grotius retourna
la thèse du dominicain sur le commerce libre et la mission libre contre les
catholiques espagnols, au profit des protestants néerlandais. Ce retourne­
ment inaugura la neutralisation du caractère catholique de l'argumentation
vitorienne9 61 •

9 60 El nomos de la tierra. , pp. 115-116.


..

961 Op. cil., pp.96-120 ; H. Mechoulan : « Vitoria, père du droit international ? » , pp. 1 l-26,
P. Haggenmacher : « La place de Francisco de Vitoria parmi les fondateurs du droit inter­
national », pp.27-80, A. Ortiz-Arce, P. Marino : « Le recours à la force dans l'œuvre de
Vitoria », pp.81-96, in Journées d'études : Actualité de la pensée juridique de FranscÎsco
de Vitoria, organisées par le Centre Charles de Visscher pour le droit intemational les 5-6
décembre 1986, Bruxelles, Bruylant, 1988.
LE JUS PUBLICUM EUROPAEUM 1031

LA « DÉCOUVERTE », TITREJURIPIQUE DE l 'APPROPRIATION TERRITORIALE

Pour unjuriste catholique comme Schmitt qui au lendemain de la guerre


se définit comme un « théologien de la science du droit », il est de la plus
extrême importance de montrer que la conquête du Nouveau Monde, en
tant qu'acte fondamental inaugural du jus publicum europaeum, n'a pas
été justifiée par une argumentation « laïque », mais par l'argumentation
d'un membre fidèle de l'Église romaine. Pour autant, la justification vé­
ritable de la prise de possession des territoires outre-mer n'a pas été, se­
lon lui, la « mission chrétienne » ni la « guerre juste », mais la « décou­
verte » ou plutôt un concept spécifique, « scientifique », de découverte.
Il reproche alors à Yitoria de n'avoir pas su différencier la découverte des
terres indiennes par les Européens d'une éventuelle découverte du sol eu­
ropéen par les Indiens, d'y avoir vu un processus réversible ou réciproque,
« neutre », ce qui annulait le sens historique dudit concept en droit des
gens. Si la découverte du Nouveau Monde aux xy""e et XYI'me siècles ne
connut pas le sort des nombreuses découvertes antérieures fortuites ou sans
conséquence de l'histoire universelle (celles des Yikings ou des Chinois),
c'est parce qu'elle fut l'exploit de « l'époque héroïque du rationalisme
occidental ». Ces découvertes eurent un caractère scientifique. C'est ce
qui conféra aux explorateurs européens leur pleine supériorité sur les indi­
gènes. La découverte était en quelque sorte attendue ; Christophe Colomb
put la réaliser avec audace mais aussi par calcul. Une carte scientifique
pouvait ainsi représenter un authentique titre juridique face à une terra
incognita. Par conséquent, seuls les Européens pouvaient « découvrir » le
Nouveau Monde, non les Indiens d'Amérique, l'Ancien.

La domination européenne fut si grande face aux païens que les conqué­
rants purent s'approprier l'ensemble du continent américain, alors qu'en
Afrique et en Asie musulmanes ne se développa que le régime des « capi­
tulations ». Si la théologie scolastique fut aveugle à la supériorité scienti­
fique européenne, la science du droit de l'époque, notamment Grotius et
Pufendorff, eut le tort, selon Schmitt, de négliger le titre juridique de la
découverte, d'en rester aux formules romano-civilistes sur les droits réels,
de s'en ternr aux controverses sur l' acquisition originaire ou dérivée de la
propriété, de voir dans le concept d' occupatio le titre de la prise de pos­
session. Toutefois, cette occupatio, impliquant que les territoires d'outre­
mer soient librement occupables par les Puissances européennes et qu'ils
1032 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

restent donc distincts des territoires européens, différait de « l'occupation


effective » exigée par le Congrès de Berlin à la fin du Xlx,me siècle, ten­
dant à incorporer les pays exotiques au système des États européens. La
découverte ne fut plus alors qu'une sorte d'inchoate title. Le titre véritable
de l'appropriation devint « l'occupation effective ». Le Slatus colonial finit
par se muer en quasi-Slatus étatique. Cette évolution mit fin à la distinction
fondamentale, à laquelle tient notre auteur parce qu'elle fait obstacle à
la « dissolution » dujus publicum europaeum dans l'universalisme, entre
l'espace colonial ultramarin et l'espace étatique européen. Cela n'était pas
encore le cas du XYlème au XYln'me siècles. Le sens pratique de l'occupa­
tion comme titre d'acquisition territoriale était uniquement de départager
les concurrents européens dans leur compétition pour la conquête du sol
extra-européen9 62 •

L' ORDRE SPATIAL GLOBAL DU Jus PUBLlCUH EUROPAEUH

La gigantesque appropriation territoriale qui accompagna la « révolution


spatiale » des XYl,me et XYn,me siècles entraîna l'apparition d'un nouveau
nomos de la Terre et d'un nouveau droit des gens : le jus publicum eu­
ropaeum. La découverte et la conquête européennes du globe couvrirent
ainsi toute l'époque du droit des gens classique, de la fin du xy,me siècle
au début du xx'me. Comme l'écrit Carl Schmitt , les peuples européens
« prirent la planète, la partagèrent entre eux et l'exploitèrent » (Neimen,
Teilen, Wei den) selon diverses modalités suivant les continents (Amérique,
Afrique, Asie)96 3 .

962 El nomos de la lierra... , pp.47-48, 96-133, 139-147. Sur le concept d'occupation dans
le droit des gens classique, cf. A. Rivier, Ibid, pp.184-197.
96 3 « Le nouveau 'nomos' de la terre », p.166. Plus en détail, cf. Bernard Durand : Intro­
duction historique au droit colonial. Un ordre « au gré des vents », Paris, Economica,
2015.
LE JUS PUBLICUM EUROPAEUM 1033

LE NOf./OS PE LA TERRE PU PROIT PES GENS EUROPÉEN

Le nomos dujus publicum europaeum fut à la fois européocentré et glo­


bal. Il reposait sur une double distinction et un double équilibre : distinc­
tion entre la terre et la mer, entre l'Europe et le reste du monde ; équilibre
entre la terre et la mer, entre les États du continent européen. Le principe
fondamental et spécifique du jus publicum europaeum, c'est la séparation
entre l'espace de la terre ferme et celui de la mer libre, qui possède chacun
leurs propres concepts de guerre et d'ennemi. En même temps que s'impo­
sait pour la première fois un nomos de la Terre entière, incluant les océans,
cette distinction constitua le fondement universel du droit international.
C'est la Grande-Bretagne, maîtresse des mers, qui fut à la fois le maillon
des deux organisations terrestre et maritime de l'espace global et la garante
de l'équilibre des États sur le continent européen. D'où la situation excep­
tionnelle de l'île au sein du jus publicum europaeum. Pivot de l'espace
océanique libre et de l'ordre global européocentré, l'Angleterre fut un pays
ofEurope, not in Europe. Schmitt reprend en 1950 ses analyses de 1941-
1942 sur le principe de la liberté des mers et le tournant du peuple anglais
vers une existence maritime. La distinction terre-mer permit l'équilibre
continental des Puissances européennes, dont Londres était l'arbitre, tout
en favorisant la suprématie océanique anglaise. Ce qui autorise l'équilibre
sur terre, à savoir les frontières et les souverainetés, étant absent sur mer,
espace spécifique qui favorise le libre jeu des forces, il n'y a pas de limites
à l'ouverture du champ maritime de la guerre, laquelle tend à se conclure
dans le sens de l'hégémonie ou du monopole. Si la mer est « libre », la
terre, par contre, est divisée en différents statuts territoriaux. L'ordre dujus
publicum europaeum reposait sur la distinction entre l'espace des États eu­
ropéens et l' espace, ouvert à la conquête européenne, des peuples non eu­
ropéens et non chrétiens, et sur la différence entre la guerre européenne, la
guerre interétatique limitée entre belligérants égaux en droits, et la guerre
coloniale. A la fin du XIx'me siècle, au moment de l'apogée de la domi­
nation de l'Europe, cinq statuts du sol de la terre ferme se détachaient : le
territoire étatique européen, le pays exotique avec extraterritorialité des
Européens964, le protectorat, la colonie, la terre librement occupable. En
Europe même, l' ordre spatial et politique reposait sur l'équilibre des États.
Cet équilibre était lui-même le fondement spatial et politique de la limita­
tion de la guerre, laquelle ne devait pas aboutir à une rupture de la balance
ofpower garantie par le concert des grandes puissances.
964 Sur cette position privilégiée, cf. A. Rivier, Ibid, pp.543-549.
1034 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

LA FIN PU NO"/OS EUROPÉOCENTRIQUE ET l 'ÉMERGENCE P 'UN NOUVEAU NOMOS

Le nomos européocentrique du globe a été détruit par les guerres mon­


diales. Il a été remplacé, au moment où écrit le juriste, par la division Est/
Ouest. États-Unis et URSS se sont partagés le monde et ont transformé
l'Europe en objet de leur politique internationale. Plus largement, l'indus­
trialisation a bouleversé le rapport de l'homme au monde. Carl Schmitt
répète dans les années 1950 ce qu'il affirmait une décennie plus tôt. Plus
particulièrement, la domination « englobante » et « surplombante » de
l'espace aérien a radicalement modifié l'ordonnancement du droit des gens
et du pouvoir politique. Avec la « révolution spatiale » du XXême siècle, qui
a eu raison de la séparation terre-mer et des dimensions étatiques, un nou­
vel ordre mondial est en suspens. Il pourrait prendre trois formes, on l'a
dit, selon l'issue de la Guerre froide : celle de « l 'unité du monde », celle
d'une hégémonie maritime et aérienne américaine, celle d'un équilibre des
« grands espaces »965.

LE JUS PUBlIWM EUROPAEUM: UN DROIT SPÊCIFIQU EHENT (HAIS PAS EXCLUSIVEH ENT) INTERÊTATIQUE

Carl Schmitt fait retour au droit des gens classique tel qu'il a pu être
formulé par Alphonse Rivier : la souveraineté de l' État est le fondement
du droit international et l'État souverain est l'unique sujet de ce droit96 '.
Il en retrace la généalogie. D'après lui, Ayala et, surtout, Gentili sont les
véritables fondateurs du droit des gens interétatique, les vrais héritiers de
la théorie bodinienne de la souveraineté de l'État.

LA « BATAillE PES FONPATEURS » PU PROIT PES GENS

Le juriste allemand prend donc part à la « bataille [académique et pa­


triotique1 des fondateurs » du droit des gens, en critiquant Grotius et sa
réputation surfaite de « père » du droit international. Le Néerlandais, dit-il,
se situe entre la théologie scolastique de Suarez et la philosophie politique

9 65 El nomos de la tierra. .. , pp.24-25, 202-220 ; « Le nouveau 'nomos' de la terre »,


pp.165-169.
966 A. Rivier, Ibid, pp.3-13.
LE JUS PUBLICUM EUROPAEUM 1035

de Hobbes. Par rapport à Bodin, Ayala ou Gentili, sa pensée paraît à la fois


conservatrice, hésitante et confuse. Il ne tranche pas entre le jus gentium
médiéval et le jus inter gentes interétatique. Pour cet auteur qualifié de
« père » du droit des gens moderne, la guerre privée reste juridiquement
une guerre ! En outre, il distingue mal la guerre « juste » au sens formel
et la guerre « juste » au sens matériel. Il introduit l'idée, plus tard déve­
loppée par Vattel, de la « guerre en forme » entre « deux ennemis égale­
ment justes », comme l'avaient déjà fait avant lui Ayala et Gentili. Mais il
continue à justifier la guerre ex juSla causa, alors même qu'il n'inclut pas
l'idée de justice dans le concept de guerre : juSlitiam in definitione belli
non inc/udo eS/;. Enfin, sa notion du bel/um juSlum au sens matériel de la
« juste cause » est contredite par l'affirmation que la partie dans son tort
possède un droit de butin et de prise à l'égal de celle qui est dans droit. La
critique schmittienne de la réputation de Grotius s'inspire de la révision
qui s'est opérée à la fin du Xlx'me siècle et au début du xx'me dans les
milieux jus-internationalistes.

Après Kaltenborn (dès 1848), c'est Holland, dans sa Leçon de 1 874, qui
a lancé ladite « bataille des fondateurs », en présentant Gentili comme le
vrai « fondateur » du droit international, que le Néerlandais n'aurait fait
que suivre. Pour Cauchy, en revanche, c'est Vitoria qui mérite ce titre de
« fondateur », la découverte en 1 864 du Commentaire grotien sur le droit
de prise ayant révélé l'influence décisive de la scolastique espagnole sur
l'auteur du Mare liberum. L'année même du tricentenaire de sa naissance
(1 883), Nys souligne à son tour l'importance des Espagnols du XVlème
siècle : Soto, Molina, Suarez, Vasquez Menchaca, Covarrubias. Rivier
s'en fait l' écho. Grotius n'est plus qu'un systématiseur tardif de l'École
de Salamanque. Après la Grande Guerre, Vitoria, proclamé « père » du
droit international par Brown Scott, devint le grand rival de Grotius au sein
d'une partie de la doctrine, les tenants de la SDN voyant en lui un person­
nage prophétique, chargé de significations multiples et d'interprétations
nouvelles. Mais une autre partie de la doctrine adopte une perspective
élargie sur le problème des origines du droit des gens. Dans un ouvrage
collectif intitulé Les fondateurs du droit international ( 1 904), Pillet ne se
focalise pas sur un seul auteur ; il traite à la fois de Vitoria, Suarez, Gentili,
Grotius, Zouch, Pufendorff, Bynkershoek et Vattel. Cet élargissement fut
également favorisé par le programme des Classics of International Law
lancé en 1906 par la Fondation Carnegie967•

967 P. Haggenmacher, art. cit., pp.27-37 ; A. Truyol y Serra, art. cit., pp.243-248.
1036 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

LElUS PUBlIWM EUROPAEUM COMMEJUS INTER GENTES

Le jus publicum europaeum connut uue organisation de l'espace (éta­


tique) très différente de celle de la chrétienté médiévale (féodale). Ce
nouvel « ordre spatial » émergea avec l'État centralisé, territorialement
délimité et souverain face à l'Empereur, au Pape et aux autres États, aux­
quels uu espace « libre » était ouvert outre-mer. L'apparition de cet État
et du droit interétatique fut liée à uu processus de sécularisation, inauguré
par la célèbre formule de Gentili : si/ete theologi in munere alieno ! Du
moyen-âge à l'époque moderne, on passa ainsi d'uu système de pensée
théologico-ecclésiastique à uu système de pensée juridico-étatique. Cette
transition concerna aussi bien les aspects théoriques de la formation des
concepts que les aspects institutionnels de la sociologie des élites. Avec la
Réforme et la Contre-Réforme, disparut l'auctoritas ecclésiale, cependant
que les juristes convertissaient les conceptions théologico-morales en phi­
losophie « naturelle » et en droit « naturel » de la raison humaine. L'État
territorial souverain, solution politico-juridique pour surmonter les conflits
religieux, devint l'uuique structure créatrice d'ordre, de sécurité et de paix,
l'Église n' étant plus qu'uue poteSlas indirecta. Les traités de Westphalie,
dit-on, terminèrent l'histoire de la commuuauté chrétienne de l'Europe, en
ouvrant la voie au système pluraliste et séculier de la « société des États »,
désormais substituée à l'ordre providentiel et hiérarchique de la « Répu­
blique chrétienne ». Par delà la pluralité des confessions, des langues et
des classes, le jus publicum europaeum créa ainsi uue force obligatoire
d'uu genre nouveau, proprement juridique, politique et étatique, à l'exclu­
sion de la théologie et de la morale.

« L'ordre spatial » et la limitation de la belligérance propres au droit des


gens européen résultèrent essentiellement des conséquences concrètes de
l 'État et de l'équilibre entre ces États. De la claire délimitation étatique
d'espaces ordonnés naquit uu jus inter gentes, non plus à proprement
parler uujus gentium. Ce jus inter gentes, dont Suarez et Zouch firent la
théorie, était détaché des liens extra- ou supra-territoriaux, qu'ils soient
ecclésiastiques, féodaux, corporatifs ou confessionnels. Le jus gentium
médiéval mit cependant longtemps à se métamorphoser en uu jus inter
gentes purement étatique. Les « Maisons », c'est-à-dire les dynasties ou
familles princières, demeurèrent jusqu'au XVIII'me siècle les principaux
acteurs de la grande politique européenne. Le droit international n'en de-
LE JUS PUBLICUM EUROPAEUM 1037

vint pas moins un droit interétatique, car seuls les États avaient la qualité
de sujets du droit des gens. Un pas décisif fut accompli dans la forma­
tion de ces État et du droit interétatique, en tant que jus inter gentes objet
d'une pratique diplomatique et d'une science juridique, lorsque les unités
politiques territoriales furent représentées comme des « personnes », des
magni homines incarnés par leurs souverains représentatifs. L'application
de la notion de « personne juridique » à l'État (si controversée sous le
IIIème Reich) permit de trouver une solution à deux problèmes non résolus
par la théorie de la souveraineté : la continuité de l'État, la distinction
entre l' État et le gouvernement ou le régime politique. Cette personnalité
juridique de l'État s'imposa au XVIIème siècle avec Hobbes. A l'ancienne
Respublica chriSliana, se substitua l'organisation politico-territoriale des
« personnes souveraines » délimitées et équilibrées. La coexistence de
ces « personnes », formant une « société », une « communauté » ou une
« famille » de nations, créa le jus publicum europaeum ou « droit public
de l' Europe » (Mably) en tant qu'« ordre spatial » constitué par les États.
Depuis Hobbes et Pufendorf jusqu'à Leibniz et Kant, tous les auteurs
éminents purent ainsi affirmer que les États étaient des « personne mo­
raIes » souveraines à égalité de droits.

Les juristes favorables aux constructions supranationales et universalistes


parlent d'un « état de nature ». Il y avait cependant un droit entre États.
Il était certes distinct de l'ordre juridico-féodal supervisé par l'Église,
puisque les États souverains n'ont pas au-dessus d'eux un juge commun
(par in parem non habetjurisdictionem) et que la force obligatoire de leur
loi s'impose immédiatement à tous leurs sujets. A première vue, ce droit
interétatique paraît extrêmement précaire et suspendu à la seule volon­
té des États d'honorer leurs traités (pacta sunt servanda). En réalité, le
jus publicum europaeum possédait une structure qui ne résidait pas dans
une douteuse autolimitation de la volonté étatique, mais dans l'unité d'un
« ordre spatial » européocentré rassemblant tous les États du continent.
Ces États partageant un « droit commun » étaient homogènes, égaux et
en équilibre. Comme l'ont reconnu Bluntschli et Jellinek, la souveraineté
des États n'est pas en contradiction avec le droit des gens et l'ordre juri­
dique qu'il impose objectivement. Le jus publicum europaeum ne dépen­
dait certes pas d'une sanction supra-étatique (verticale), qui aurait été en
contradiction avec sa structure même (horizontale). Mais il se fondait sur
l'homogénéité et l'équilibre des membres du système international euro-
1038 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

péen. Au sein de cette « famille d'États » unie par un principe de légitimité


commun, monarchique puis démocratique, et organisée par une diplomatie
rationnelle, les gouvernements européens pouvaient se considérer comme
les partenaires d'une « communauté » de droit et de civilisation, dont les
différends ne suffisaient pas à détruire leur unité fondamentale. Souverai­
neté de l'État, principe de légitimité commun et équilibre des puissances
se confortaient l'un l' autre, permettant la coexistence d'uuités politiques
stables et légitimes. Cette reconnaissance des États et des gouvernements
donnait son sens au concept d'« ennemi juste de part et d'autre » : elle
transformait la belligérance en un duel entre égaux devant des tiers (les
neutres).

LElUS PUBlIWN EUROPAEUN CONNEJUS GENT/UN

Dans le droit des gens spécifiquement interétatique (inter gentes) dujus


publicum europaeum, « spécifiquement » ne signifiait pas « exclusive­
ment ». « Droit interétatique » ne signifiait ni « droit externe » (Zorn), ni
« dualisme » (Triepel), ni « monisme » (Schecher), c'est-à-dire isolement
ou fermeture de chaque sujet du droit international participant à la « so­
ciété des États ». Le caractère interétatique se rattachait à une organisa­
tion globale de l'espace et à une « communauté juridique » englobant la
double distinction intérieur/ extérieur, privé/public. Le double dualisme du
système juspositiviste, déjà récusé par Schmitt, a eu pour conséquence que
« la perception de la réalité du droit des gens ... en a été obscurcie ». En
effet, parallèlement aujus inter gentes, au droit « interétatique » (public),
existait unjus gentium, un droit « international » (privé), transcendant les
frontières des gentes, c'est-à-dire des États. Le droit interétatique qu'était
le jus publicum europaeum comprenait des institutions et des règles non
étatiques, « internationales » et « privées ». Il impliquait notamment la li­
berté des mers et des échanges, ou encore la clause de la nation la plus
favorisée. La théorie dualiste de Triepel ne fait pas que négliger la commu­
nauté et le standard de la Constitution et de l'économie libérales au XIXême
siècle ; elle perd de vue la distinction de Stein entre le droit interétatique et
le droit international proprement dit, c'est-à-dire l'ordonnancement tran­
sétatique du commerce et du statut des étrangers.
LE JUS PUBLICUM EUROPAEUM 1039

Le droit international public, en tant que « droit commun des États »,


supposait une « communauté internationale » régie par le droit interna­
tional privé. Aussi la « séparation dualiste » du droit interne et du droit
international n'est-elle « qu 'une affaire defaçade ». « Un type uniforme et
commun de conSlitution surmonte la faille provoquée par l'antagonisme
apparemment si accusé de l 'intérieur et de l 'extérieur et fait apparaître
tout ce dualisme comme un problème de second ordre »968 . Le jus publi­
cum europaeum comportait ainsi un régime-type commun à tous les États,
le constitutionnalisme, et un droit international privé, régissant les rap­
ports transétatiques du commerce en liaison avec la liberté des mers, qui
avaient finalement plus d'importance que la souveraineté territoriale des
États. L'espace de l' économie mondiale, dominée par la Grande-Bretagne,
traversait les frontières étatiques et supposait un ordre « constitutionnel »
distinguant le public et le privé. Mais cette distinction intra-étatique, in­
connue en Grande-Bretagne, était à son tour surmontée dans l'ordre global
du droit des gens et elle aussi réduite à un «problème de second ordre » ...
Lejus inter gentes est lié à la structure des gentes dont il assure la coexis­
tence dans l'espace. Le xx'm, siècle, conclut Schmitt, tend à superposer
au « droit entre États » (entre unités souveraines reposant sur l' organisa­
tion centralisée d'un territoire délimité) un « droit entre Empires » (entre
grandes puissances dont la souveraineté spatiale s'étend au-delà du terri­
toire étatique proprement dit), lui-même distinct du droit interétatique ou
international en vigueur à l'intérieur d'un « grand espace »969.

968 1 90 « Possibilités et éléments de droit international indépendants des États » (extrait de


Der Nomos der Erde. . . ), Corollaire III à La notion depolitique, pp.I77-178.
969 191 El nomos de la tierra. . . , pp.133-173, 258-261, 293-298 ; P. Papaligouras, Ibid,
pp.262-267, 3 18-326, 335-347, 353-364, 385. Cf. aussi Slim Laglimani : Hiftoire du droit
des gens du jus gentium impérial au jus publicum europaeum, Paris, Pedone, 2003.
1040 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

LA PROBLEHATIQUE DU BElLUHfUSTUH ( I I )

Carl Schmitt retrace et analyse l'évolution de la doctrine du bellumjus­


tum970• D'abord de la juSla causa médiévale au juSl:us hoSlis moderne,
d'Ayala à Rivier en passant par Gentili, Vattel et Hegel. Puis de « l'enne­
mi juste » à la criminalisation de l'ennemi, de la déclaration du Président
Wilson au Tribunal de Nuremberg en passant par le traité de Versailles, le
pacte de la SDN et le pacte Kellog. Ce tournant révolutionnaire de l'his­
toire du droit des gens voit la réintroduction d'un concept discriminatoire
de guerre fondé sur la notion d'agression et mis au service de la garantie
du Slatu quo.

f)[ LA JUSTA CAUSA AU JUSTUS IIOSTIS

A la suite de la théorie bodinienne de la souveraineté, les juristes du jus


publicum europaeum en développèrent l'essence même : la limitation de la
belligérance par le biais du concept d'État. Celui-ci entraîna une mutation
du statut juridique de la guerre, livrée par des États souverains dont les
droits étaient identiques. L'évolution de lajuSla causa aujuSl:us hoSlis s'ef­
fectua suivant une double séparation entre deux domaines indivisibles au
moyen-âge : la séparation entre l'argumentation théologico-morale et l'ar­
gumentation juridico-politique, la séparation entre la notion juridico-ma­
térielle de la « juste cause » et la notion juridico-formelle de « l'ennemi
juste ». Le jus ad bel/um substitua ainsi aux critères matériels de la causa
les critères formels de l'auctoritas, c'est-à-dire la qualité d'État, ainsi que
le respect dujus in bello. La question de la « guerre juste » se rétracta dans
celle de « l'ennemi juste ». L'État était précisément ce juSl:us hoSlis quelle

970 Rappelons ici que le droit de la guerre se découpe en deux branches. Le droit de la
guerre au sens large oujus ad bellum, répond à la double question de savoir qui a le droit
de recourir à la force année (quels sont les auteurs ou belligérants) et pour quels causes ou
buts a-t-on le droit d'ordonner la guerre. Le droit de la guerre au sens Strict oujus in hello,
répond à la double question de savoir qui a le droit d'utiliser la force année (quels sont les
acteurs ou combattants) et avec quels instruments et selon quelles modalités a-t-on le droit
de faire la guerre. Le jus in hello comprend le « droit de La Haye », relatif à la conduite
des hostilités, oujus in hello au sens fuict, et le « droit de Genève », relatif à la protection
des victimes, ou droit international humanitaire au sens fuict. Mais ces deux branches
tendent à s'imbriquer, c'est pourquoi on les confond sous les telTIlesjus in hello ou droit
international humanitaire ou droit des conflits annés.
LE JUS PUBLICUM EUROPAEUM 1041

que fût la cause qu'il défendait. La décision sur la justice ou l' injustice de
la causa et du bellum devint exclusivement l'affaire des États égaux en
droits, qui se reconnaissaient comme tels, sans discrimination.

1. LA POCTRINE MÉPIÉVALE PE LA « GUERREJUSTE »

De la patristique à la scolastique, d'Augustin et Isidore de Séville à Ray­


mond Penaforte, Honoré Bonet et Ba1de en passant par Gratien et Thomas
d'Aquin, la doctrine médiévale du bellumjuSl:um dégageait l'idée générale
que la guerre, pour être « juste », devait associer, outre le « dernier
recours » (necessitas) pour refonder la paix : une autorité légitime (aucto­
ritas), une cause légitime (causa), des acteurs légitimes (miles), des mo­
dalités légitimes (modi)971. Enjus ad bellum, la guerre n'est pas juste parce
qu'elle est livrée par l'État, puisque l'État n'existe pas et que d'autres
instances ou communautés ont le droit de recourir à la force armée. La
guerre n'est pas juste du seul fait qu'elle est défensive dans ses buts (bel­
lum juSl:um defensivum), une guerre offensive peut être juste si elle venge
une injure, rétablit le droit ou punit les fautifs (bellumjuSl:um offensivum).
C'est la causa belli qui détermine le caractère légitime ou illégitime de la
guerre, pas le caractère « défensif» ou « offensif» : une guerre défensive
peut être injuste si elle sert à maintenir une situation injuste ; une guerre
offensive peut être juste si elle sert à restaurer une situation juste. Parmi les
principa1esjusta causa belli, il y avait la croisade ou le soutien militaire de
la mission chrétienne (la réduction de ce qui fait obstacle au pèlerinage ou
à la prédication), le respect des obligations féodales de protection mutuelle
au sein de la chaîne de vassalité, la défense du pays et des alliés, la protec­
tion du libre commerce ou le recouvrement des biens ...

L'idée fondamentale de la doctrine médiévale, c'était qu'à une juste


cause d'un côté, correspondait de l'autre l'injustice d'une culpabilité, au
sens d'une violation du droit objective, pouvant être objectivement consta­
tée par une autorité supérieure et impartiale : l' Église. Le bel/um juSl:um
opposait donc nécessairement une partie qui était dans son droit : un « en-

971 Schmitt ne traite pas de la distinction entre « guerre juste » et « guerre sainte », qui re­
produit la distinction du temporel et du spirituel dans le christianisme. Cf. J. Flori : Guerre
sainte, jihad, croisade. Violence et religion dans le christianisme et l 'islam, Paris, Points
Seuil, 2002.
1042 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

nemi juste », et une partie qui était dans son tort : un « ennemi injuste ». La
guerre prenait la forme de l'ordalie : le « jugement de Dieu » devait faire
pencher la balance en faveur du « juste » contre « l'injuste ». La doctrine
médiévale supposait une conception non relativiste du droit : le « juste »
n'était pas affaire de décision subjective, mais de connaissance objective
dont le doute pouvait être tranché par l'autorité médiatrice entre Dieu et
l'humanité : l' Église. A partir de la seconde moitié du xv'me siècle, l'École
de Salamanque (Vitoria, Soto, Vasquez, Molina) tendit à ne plus assimiler
la violation (objective) d'un droit à une culpabilité (subjective), à séparer
la faute et l'intention, à considérer comme « innocente » l'autorité qui était
convaincue de la légitimité de sa cause. La culpabilité résidant dans l'in­
tention mauvaise, dans la volonté, non plus dans la violation matérielle du
droit, dans l'acte, la guerre pouvait être juste des deux côtés, puisque les
deux ennemis pouvaient être de bonne foi. Comme il devenait impossible
de déterminer, entre deux parties subj ectivement égales, laquelle des deux
était obj ectivement dans son droit ou dans son tort, la doctrine médiévale,
selon laquelle il était précisément possible de distinguer objectivement la
justice de l'injustice, fut frappée de caducité. L'idée qu'une guerre pût être
juste des deux côtés à la fois se généralisa dans le contexte de la division
religieuse de l'Europe et de l'émergence de l'État souverain, après la Ré­
forme et la Contre-Réforme. La guerre est un choc d'intérêts politiques,
disait Machiavel, qui inaugura ainsi la « rationalisation » de la belligé­
rance. Si tant est qu'elle reste une voie de droit, la guerre n'oppose plus
un belligérant juste et un belligérant injuste, elle oppose deux États dispo­
sant d'une libre et égale compétence de guerre. Le règlement arbitral ou
judiciaire lui-même, comme substitut à la guerre entre États, présuppose
l'égale souveraineté des États, entre lesquels un tiers impartial, non plus
une autorité supérieure, doit trancher par une voie de droit pacifique972 •

972 E. Nys : Les origines du droit international, Op. cit., pp.94-121, 130-139, 165-173 ; H.
Wehberg : « L'interdiction du recours à la force... », art. cit., pp.11-28 ; G. Bacot : La doc­
trine de la guerreju1le, Paris, Economica, 1989, pp.11-12, 16, 26-32, 39, 47-63 ; R. Draï,
Th. Cao-Hay, Ibid, pp.141-145, 155-172.
LE JUS PUBLICUM EUROPAEUM 1043

2. LA DOCTRINE MODERNE DE LA « GUERRE aGALE »

L'ancienne doctrine du bel/um juSl:um, écrit Schmitt, fut battue en brèche


par une argumentation relativiste inhérente à la sécularisation du droit. Le
schisme confessionnel, donc le conflit sur ce qui était vrai du point de vue
de la foi, rendit impossible de trancher la querelle sur ce qui était juste du
point de vue du droit. Comment reconnaître le caractère « juste » ou « in­
juste » d'une cause, demande Erasme, qui ajoute : cui non videtur causa
suajuSla ? Comment juger, départager et trancher ? A l'agnosticisme des
humanistes, les théoriciens de la souveraineté, de Bodin à Hobbes, ajoutent
leur décisionnisme. Qui est compétent pour résoudre les controverses sur
la causa belli ? Faute de consensus sur la nature de la justice et faute d'une
autorité reconnue pour l'interpréter, une seule question importe : qui dé­
cide ? L'État. Les États décident, les uns vis-à-vis des autres, si le recours à
la force est permis ou interdit. Confier une telle décision aux individus im­
pliquerait la guerre civile. La remettre aux États neutres impliquerait qu'ils
renoncent à leur abstention impartiale, donc à leur neutralité, puisqu'ils
prendraient position pour ou contre tel ou tel État. Quant à l'Église, nul
État, même catholique, ne reconnaît plus son autorité in temporalibus. La
juSla causa fut donc expulsée du droit positif, car aucune instance ne pou­
vait s'attribuer le rôle de juge ni se prononcer sur le caractère « juste »
ou « injuste » de la belligérance. Les États ne se reconnaissent point de
supérieurs. Leur indépendance de jugement est un attribut de leur souve­
raineté. La guerre elle-même : le droit de se faire justice à soi-même après
avoir jugé soi-même de la légitimité de sa cause, est un acte de souverai­
neté. Par conséquent, le jus ad bel/um ne s'intéresse plus à la causa, mais
uniquement à l'auctoritas : la qualité d'États des belligérants. La « guerre
juste » est remplacée par la « guerre légale » : elle est licite car elle relève
de la compétence des États. Chaque État disposant du droit d'ordonner la
guerre, celle-ci, dès lors qu'elle décidée par deux États et livrée par deux
armées étatiques, est légale de part et d'autre. Lejus ad bel/um se réduit au
jus belli. Le droit de la guerre : la question de savoir pour/quoi la guerre est
juste, se réduit au droit de guerre : au droit qu'ont les États de recourir à la
guerre. LajuSla causa a disparu. Seule reste l'auctoritas enjus ad bel/um.
Le centre de gravité de la doctrine du bel/umjuSl:um glissa alors vers le jus
in bello : à ce problème des modalités auquel la doctrine médiévale accor­
dait une importance seconde par rapport à sa préoccupation première, la
causa.
1044 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

Par sa référence à lajuSla causa, non aujuSlus hoSlis, Vitoria appartient à


l'ordre chrétien médiéval, non à l'ordre interétatique moderne. Mais parce
qu'il justifie la conquête espagnole du Nouveau Monde à partir d'uujus ad
bellum ne discriminant pas les Indiens, son enseignement s'approche du
concept non discriminatoire de guerre dujus publicum europaeum. C'est
Ayala, poursuit Schmitt, qui franchit le pas décisif par rapport au domini­
cain. Face aux Pays-Bas insurgés, 1 'Hispano-Néerlandais distingue la guerre
entre États et la guerre civile. Seule la guerre interétatique est conforme au
droit des gens et oppose des belligérants dans leur droit. La guerre civile
n'est juridiquement pas uue guerre, car les rebelles, à l'instar des bandits
ou des pirates, ne sont pas juSii hoSles mais justiciables d'uue action pé­
nale (aliud eSl hoSlis, aliud rebellis). On retrouve chez Gentili l'argumen­
tation d'Ayala, mais avec uue précision juridique supérieure. En posant
le principe de l'égalité des belligérants et en séparant la notion du juSlus
hoSiis de la question de la juSla causa, l'Italo-Anglais fonde le concept
non discriminatoire de guerre inter hoSles aequaliterjuSli. Suarez inscrit à
son tour lejus ad bel/um dans le cadre de la souveraineté des États. L'État
est juge de la causa. Le jus belli n'appartient qu'à la societas perfecta
qu'est l'État. La belligérance est uu duel entre armées régulières. Zouch,
qui succède à Gentili à Oxford, est l'auteur de la formule jus inter gentes,
appliquée pour la première fois de manière systématique à la nouvelle
structure interétatique du droit des gens. Il distingue également différents
types de guerre et d'ennemi, tout en déterminant la guerre en fonction du
type d'ennemi. Les juSii hoSles sont ceux qui possèdent le jus belli et sont
tenus de respecter le jus in bello. Bynkershoek développe la problématique
de la neutralité sous l'angle du devoir d'abstention et d'impartialité, qui
présuppose le concept non discriminatoire de guerre du droit interétatique.
Mais en accordant au neutre le droit d'assister la partie belligérante dont il
pense qu'elle a uuejuSlorem causa, cet auteur contredit l'alternative claire
entre belligérance et neutralité. L' œuvre de Vattel possède la « perfection
classique » du XVIIIême siècle. La question de la guerre est axée sur son
caractère interétatique. L'idée de lajuSla causa perd tout sens et n'a plus
aucuue conséquence sur le droit de la belligérance ou de la neutralité. « La
guerre enforme, quant à ses effets, doit être regardée commejuSle de part
et d'autre », dit-il. La guerre est légale, dès lors qu'elle est déclarée selon
les formes et conduite selon les règles, par des États souverains se recon­
naissant hoSles aequaliter juSii. Grotius invitait encore les neutres à ne pas
LE JUS PUBLICUM EUROPAEUM 1045

assister la partie dont la cause est « injuste » et à ne pas nuire à celle dont
la cause est « juste ». Vattel, lui, conformément à sa conception non discri­
minatoire, enjoint aux neutres de s'abstenir impartialement. La neutralité,
le jus in bello et l'amnistie (à l'issue du conflit, on ne juge ni ne condanme
l'un ou l'autre des protagonistes) deviennent les principaux moyens de
limiter la belligérance. Ils tirent précisément leur justification de l'égalité
des belligérants devant lejus ad bellum. Comme l'écrit le juriste suisse : si
chaque partie affirme qu'elle a la justice pour elle à l'exclusion de l'autre,
elle s'arrogera tous les droits, prétendra que son ennemi n'en a aucun et
contraindra les neutres à se ranger à ses côtés (comment être neutre entre
le « juste » et « l'injuste » ?).

Or, la double affirmation de la justice de sa cause et de l'injustice de la


cause adverse ne fait qu'exacerber la violence des antagonismes, comme
l'ont montré les guerres civiles confessionnelles. Aussi le jus publicum
europaeum, en tant que droit spécifiquement interétatique, remplaça-t-il la
juSla causa par le juSlus hoSlis, la cause matérielle par l'autorité formelle.
L'État souverain, tel est son apport au « progrès de la civilisation », mit fin
aux disputes sur la causa belli, c'est-à-dire sur la légitimité morale, reli­
gieuse ou idéologique de la guerre, et leur substitua sa décision politique
ayant force de loi. Dans la qualité institutionnelle d'État, continue Schmitt,
sont contenues toute la « justice » et toute la « forme » de la guerre du
droit des gens classique. Seule est une guerre au sens juridique la guerre
entre États menée par des armées étatiques conformément au jus in bello.
Les autres formes de violence ne sont que rébellion ou répression relevant
du droit pénal, par opposition au droit international. « Juste » n'a plus un
sens matériel mais formel, autrement dit, « juste » signifie « légal ». B el­
lum juSlum ne signifie plus guerre à juSla causa, guerre entre belligérants
inégaux devant le jus ad bellum, mais guerre inter hoSles aequaliterjuSli,
guerre entre États égaux devant le jus ad bellum. La guerre est « juste de
part et d'autre » parce qu'elle se déroule entre « ennemis justes de part et
d'autre », donc mieux à même d'observer le jus in bello applicable.
1046 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

3. l 'APOGÉE PU JUS PUBlIWI1 EUROPAEUI1

Avec sa célèbre formule : « la guerre est uue relation d'État à État !!,
Rousseau résuma la doctrine juridique de la guerre (terrestre). Elle est uu
« état », « d'État à État », le jeu de mots entre « état » et « État » résumant
le problème général de la guerre. Les réflexions de Hegel sur l'État, l'en­
nemi ou la guerre, quant à elles, s'inscrivaient dans l'ordre dujus publicum
europaeum. L'intérêt de l'État est sa loi suprême, dit-il. Intérêt et droit ne
peuvent entrer en conflit car le droit est l'intérêt de l'État fixé par uu trai­
té. Seul le jugement politique est à même de décider si l'intérêt et le droit
doivent être ou non défendus par les armes. La guerre n'a pas à déterminer
entre les protagonistes qui est dans son droit ou dans son tort, car l'uue et
l'autre parties ont uu droit égal, mais qui est le plus fort, donc celui qui
doit céder devant l'autre. C'est le Congrès de Vienne, conclut Schmitt, qui
entreprit la « grande œuvre » de restauration du jus publicum europaeum,
interrompu par la Révolution et l'Empire. Les révolutionnaires français
avaient en effet rejeté la Kabinettskriege purement militaire des États de
l'Ancien Régime, ainsi que la suppression de la guerre civile et la limita­
tion de la guerre interétatique, en n'y voyant qu'« affaires de tyrans et de
despotes ». Face à l' irruption du peuple et de l'idéologie dans la guerre,
qui avait brisé la reconnaissance mutuelle des belligérants quant à leur
légitimité, le Congrès restaura le droit de la guerre classique, statocentré
et militaire. Un siècle après cette Restauration qui maintint jusqu'en 1 9 14-
1 9 1 8 le droit de la guerre terrestre, limitée et interétatique, Alphonse Ri­
vier put énoncer la doctrine classique dujus ad bel/um. La guerre est uue
lutte armée entre États, moyen extrême de contraindre l'adversaire. Cette
guerre est légale parce qu'elle est livrée par des États détenteurs dujus bel­
li et par des armées régulières sur uu theatrum belli. Une seule division de
la belligérance est importante en droit des gens, celle entre guerre sur terre
et guerre sur mer973• Lejus publicum europaeum reposa infine sur uue série
de distinctions parachevées dans les Conventions de La Haye de 1 899 et
1907 : distinction entre guerre et paix974196, neutralité et belligérance, civils
et militaires, ennemi et criminel. Cette dernière distinction est cruciale.
Elle constitue le seul véritable « progrès ». A contrario, la criminalisation
de l'ennemi marque uue terrible « régression ».

973 A. Rivier, Ibid, pp.200-207.


974 Sur la déclaration de guerre et le traité de paix, avec son concept d'amnistie dans le
droit des gens classique, cf. A. Rivier, Ibid, pp.221-237, 260, 443-445.
LE JUS PUBLICUM EUROPAEUM 1047

4. CONCLUSION SUR LA RECONNAISSANCE DE L 'ENNEMI ETLA lINITATION DE LA GUERRE

C'est en remplaçant la question de la causa par celle de l'auctoritas que


le jus publicum europaeum put développer un concept non discriminatoire
de guerre et d'ennemi. C'est en acceptant l'égalité des belligérants devant
le jus ad bellum que la réglementation de la guerre au sens du jus in bello
devint possible et se justifia pleinement : il est possible de borner la vio­
lence entre ennemis se reconnaissant sur un même plan moral et juridique.
Le droit des gens européen fit de la belligérance un emploi ordonné de la
force militaire entre égaux dans un espace circonscrit (le theatrum belli)
et devant témoins (les neutres). « De telles guerres sont le contraire du
désordre. En elles se révèle laforme la plus élevée d'ordre dont eSl capable
la puissance humaine. Elles sont la seule protection contre l 'escalade
(des) actes nihiliSles de haine et de vengeance dont la finalité absurde eSl
la deSlruction mutuelle ». L'ordre interétatique du XVl'me au xx'me siècles
n'était pas « anarchique » parce qu'il admettait les guerres entre États.
Celles-ci étaient des processus limités par les Puissances neutres et réglés
par le droit, comparés aux « opérations de police internationale » exécu­
tées contre tel « perturbateur » (en clair, l'Allemagne en 1939-1945). « Il
n 'eSlpas admissible de qualifier d'anarchie toute application de la force
en forme de belligérance et de considérer ce terme comme le dernier mot
sur le problème de la guerre dans le droit des gens. Jusqu'à maintenant,
la vraie réussite du droit, l 'unique œuvre du droit des gens, a été la
limitation, non l 'élimination de la guerre ». Cette limitation n'a rien à voir
avec l'abolition ou la criminalisation de la guerre. Elle n'en constitue pas
une « première étape ». En effet, ladite limitation en jus in bello, avec la
reconnaissance de l' ennerui qu'elle implique enjus ad bellum, est antino­
mique de l'évolution discriminatoire dujus ad bellum ou de sa mutation en
jus contra bellum, qui précipite la ruine du jus in bello : comment borner
la violence entre ennemis ne se reconnaissant plus sur un même plan mo­
ral et juridique ? « L'anarchie » dujus publicum europaeum est donc pré­
férable au « nihilisme » du One World. « Anarchie et droit ne s 'excluent
pas nécessairement. Le droit de résiSlance et de légitime défense peut être
un droit alors qu 'une série de réglements qui fonctionne sans résiSlance
et qui détruit toute idée de légitime défense, ou un sySlème de normes et
de sanctions qui élimine subrepticement tous les perturbateurs, peuvent
signifier une terrible deSlruction nihiliSle de tout droit » 975 .

975 Sur cette partie, cf. El nomos de la tielTa. .. , pp.158-197, 221-224, dont les citations sont
extraites, ainsi que Théorie du partisan, pp.217-218 ; Théologie politique II, p.168 ; J.-F.
1048 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

f)E « l 'ENNE/1/JUSTE » A' « l 'AGRESSEUR »

La notion d'agression, dont l'antonyme est la légitime défense, est de­


puis 1919 la pierre angulaire de la doctrine du jus ad bel/um. Aussi Carl
Schmitt entreprend-il une analyse critique de cette notion, développée,
dit-il, dans le but de garantir le Slatu quo et d'incriminer l'Allemagne. Il
procède en trois temps. Il contre-distingue la doctrine médiévale de la doc­
trine contemporaine. Il contre-distingue le concept matériel de la « guerre
injuste » du concept formel de la « guerre d'agression ». Il dénonce la cri­
minalisation de l'ennemi qu'entraîne l'évolution de la doctrine dujus ad
bellum.

1. LA RÉWSATION PE l 'INVOCATION AMÉRICANO-GENEVOISEDElA POCTRINE MÉPIÉVAIEPU BE/WM JUSTUM

Les institutions du moyen-âge sont présentées de façon ambiguë par les


juristes contemporains, selon qu'ils dénoncent « l'anarchie féodale » ou
qu'ils saluent la théorie de la « guerre juste ». La Société des Nations et
certains think tanks outre-Atlantique ont choisi de se référer à cette théorie,
mais d'une manière « fallacieuse » et « contradictoire » selon l'auteur du
Nomos der Erde . . . Celuî-ci se propose de montrer « l'opposition » entre
les conceptions chrétiennes et les idées genevoises ou américaines.

Durant l' entre-deux-guerres, on assista à une « renaissance » de la scolas­


tique espagnole tardive, illustrée par les cours de C.B. Trelles sur Vitoria,
Suarez ou Menchaca publiés dans le Recueil de l 'Académie de Droit Inter­
national de La Haye. Auparavant, C. Eschweiler ou d'autres historiens du
droit avaient rappelé la prédominance des enseignements de l'École de Sa­
lamanque aux xvr"'''-xvn'me siècles, y compris dans les uuÎversités pro­
testantes de l'Europe du Nord. Mais ce sont les travaux d'Ernest Nys et de
James Brown Scott sur Vitoria, parallèlement à la réédition de ses écrits,
qui relancèrent véritablement les études sur le dominicain après la Première
Guerre mondiale, jusqu'à faire de luî un « mythe politique ». L'œuvre du
juriste belge est explicitement orientée par sa « foi » dans la « civilisa­
tion », le « progrès » et « l'humanîté ». Son livre : Idées modernes, Droit
Kervégan, Ibid , pp. l l S-122. Sur les rapports entre jus ad bellum etjus in bello, cf. H.
Meyrowitz : Le principe de l 'égalité des belligérants devant le droit de la guerre, Paris,
Pedone, 1970. Pour une approche historique « doctrinale » , cf. Jean-Mathieu Mattéi : His­
toire du droit de la guerre (1 700-1819). Introduction à l'histoire du droit international, 2
t., Aix-en-Provence, PUAM, 2006, av.-propos A. Leca, préf. P. Haggenmacher.
LE JUS PUBLICUM EUROPAEUM 1049

international et Franc-Maçonnerie (1 908) est un document de valeur his­


torique sur l'idée de la criminalisation de la guerre d'agression. Quant au
juriste américain, membre de l'Institut de Droit International, président de
l'American InSlitute of International Law et secrétaire du Carnegie En­
dowmentfor International Peace, il a transformé la scolastique espagnole
en une source d'arguments en faveur d'un nouveau concept discrimina­
toire de guerre. Il rencontra par là même le soutien du Président Wilson. La
SDN et les États-Unis invoquent donc Vitoria et les théories médiévales du
bellum juSlum dans le but de transformer le jus ad bellum du jus publicum
europaeum enjus contra bellum, via la discrimination de l'agresseur.

C'est sur ce terrain que Schmitt contre-attaque. Les théories médiévales


s'inscrivaient dans l'ordre de la Respublica chriSliana et sous l'autorité
d'une auctoritas spiritualis : l'Église. C' est pourquoi il est impossible de
transposer des concepts politico-juridiques formés au sein de cet ordo spé­
cifiquement chrétien, à la fois ecclésiastique et dynastique, dans un sys­
tème totalement sécularisé, sous peine de falsifier le sens médiéval des
mots : ennemi, guerre, droit, justice. Loin de proscrire la belligérance, le
jus gentium de l'époque, non étatique, reconnaissait le droit de résistance
des communautés et le jus armorum féodal, les « guerres justes » et les
« guerres saintes ». Les peuples non chrétiens : païens, juifs, musulmans,
étaient eo ipso hoSles perpetui. L'Église décidait du caractère juste ou in­
juste de la guerre, en se basant essentiellement sur le critère de la causa,
sans qu'importe le caractère défensif ou offensif, sans que le fait de l'at­
taque militaire en premier suffise à déterminer le belligérant « dans son
tort ». Ainsi, Vitoria admettait parfaitement le bellum juSlum offensivum.
Le primat de 1ajuSla causa, c'est-à-dire de l'idée de « justice », excluait le
primat de l'uti possidetis, c'est-à-dire du maintien de 1a « paix », comme
dans le droit international genevois, qui évacue la juSlitia au profit de la
pax, la juSla causa au profit du Slatu quo. Enfin, la doctrine médiévale
du bellumjuSlum, même si elle conduisait à distinguer « l'ennemi juste »
de « l'ennemi injuste » et à donner à la guerre un caractère « punitif»,
ne supprimait pas le concept juridique de guerre ni ne la transformait en
« sanction » ou « opération de police ». Bref, 1a « guerre juste » du moyen­
âge ne se confond pas avec les systèmes modernes de « criminalisation
collective »976 .

976 El nomos de la tierra. .. , pp.123-132 ; « L'unité du monde » l, p.232. Cf. en langue


française les travaux anciens de Vanderpol, Regout, de La Brière ou Goyau.
1050 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

2. l 'ÉVOLUTION DE LA NOTION P'A GRESSION PURANT L 'ENTRE-PEUX-GUERRES

Le pacte de la SDN de 1 91 9 ne définit pas la notion, mais il retient le


critère de l'attaque, de l'invasion ou de l' occupation militaires, c'est-à-dire
l'atteinte à l'intégrité territoriale et à l'indépendance politique des États. Le
Protocole de Genève de 1924 lie cette définition à un système d'arbitrage
obligatoire en présumant que l'État qui se soustrait aux procédures paci­
fiques et recourt à la force armée, est « l' agresseur ». Les accords de Locar­
no de 1925 identifient l'agression à l'attaque militaire, à la déclaration de
guerre ou à l'ouverture defacto des hostilités, à la violation des frontières
ou des zones démilitarisées. Le pacte de Paris de 1928 tend, si l'on déve­
loppe une approche déductive, à discriminer 1a « guerre d' agression », non
définie, par rapport à la « légitime défense » ou à « l'action collective ».
C'est la Conférence du Désarmement, à partir de 1932, qui examina à
fond la question de l'agression et fit de la détermination de l'agresseur la
pièce maîtresse du système de sécurité collective. La délégation soviétique
conduite par Litvinov proposa une définition qui, avec certaines retouches,
fut adoptée par le « Comité Politis » et les Conventions de Londres des
3, 4 et 5 juillet 1933. Est présumé agresseur l 'État qui le premier au­
rait commis intentionnellement l'un des actes suivants : la déclaration de
guerre, l'attaque, l'invasion ou l'occupation militaires (à l'exclusion des
« incidents de frontières », style chemin de fer sud-mandchourien 1931 ou
Oua1-0ual 1934), le blocus naval, l'appui à des bandes armées (y compris
la complicité avec des entreprises de terrorisme ou de subversion, style
putsch de Vienne 1934). Enfin, deux systèmes de désignation de l' agres­
seur sont envisagés à l'époque : l'un qui la confie à l'appréciation des États
(Pactes de 1919 et de 1928), l'autre qui la confie à un organe collectif, soit
la Cour permanente de justice internationale, soit le Conseil de la SDN
(Protocole de 1924, accords de 1925, pratique de la Ligue dans le conflit
ita1o-éthiopien en 1935)977.

977 J. Diamandesco, Op. cit., pp.56-120, 123-173, 178-206 ; R. Théry, Ibid, pp.45-58,
147-180, 214-230. Cf. aussi E. Giraud : « La théorie de la légitime défense » , RCADI,
1934 III, pp.691-865 ; E. Aroneanu, Op. cit. ; J. Delivanis : La légitime défense en droit
international public moderne, Paris, LGDJ, 1971, préf. R. de Lacharrière.
LE JUS PUBLICUM EUROPAEUM 1051

3. AGRESSION ET CAUSA BElli

Le droit international, lorsqu'il condamne l'agression, vise à dissuader


puis à réprimer les atteintes à l'intégrité territoriale et à l'indépendance
politique des États. Il ne recherche pas si ces atteintes se fondent sur un
titre juridique, car il entend garantir l'uti possidetis. Comme disait lord
Robert Cecil, « la queSiion à trancher. . . n 'eSl pas de savoir où eSl le bon
droit. . . , mais. . . qui a commis le premier acte d'hoSlilité ». Lorsqu'il s'agit
de désigner l'agresseur, le Conseil, c'est-à-dire le collège des grandes
puissances qui décident, ne s'intéresse qu'aux deux questions suivantes. Y
a-t-il état de guerre ? Si oui, cet état de guerre procède-t-il d'une violation
des articles 12, 13, 15 ou 17 relatifs aux procédures de règlement pacifique
des différends ? Il s'abstient donc volontairement, souligne Schmitt, de
toute considération sur les causes de la guerre ou sur les revendications de
l'État qui a recouru à la force en premier. Le critère utilisé pour distinguer
la guerre « licite » de la guerre « illicite » est purement formel. Il évacue
l'arrière-plan historique et politique du conflit, c'est-à-dire ses causes glo­
bales, objectives et matérielles. Bref, il ne se préoccupe pas de la causa
belli, de son caractère « juste » ou « injuste » sur le fond. L'illégitimité
de « l'agression » et de « l'agresseur » ne réside pas dans l'injustice de la
cause, dans une culpabilité matérielle difficile à déterminer, mais dans l'at­
taque en premier, dans une culpabilité formelle facile à déterminer. Que la
guerre soit « juste » ou « injuste » du point de vue de la cause, en fonction
d'un principe « substantiel » de légitimité, importe peu. L'essentiel est que
la contrainte militaire d'un État contre un État est interdite.

La question de lajuSla causa, évincée par le concept dujuSlus hoSlis,


revient donc au premier plan chez l'auteur du Nomos der Erde Non pas . . .

parce qu'il entend soutenir une nouvelle doctrine de la guerre (matériel­


lement) juste : dans ce domaine, il accepte « l'agnosticisme » et il met en
veilleuse sa « théologie politique »978 . Mais parce qu'il entend répondre à
l'accusation selon laquelle le Reich aurait livré une guerre « injuste » : la
guerre « d'agression ». Une guerre « d'agression », au sens juridico-for­
mel de l' attaque en premier, n'est pas nécessairement, dit-il, une guerre
« injuste », au vrai sens politico-matériel de la causa. Une guerre « illé­
gale » ou « formellement injuste », déclenchée en violation des articles 12,

978 On remarque que Schmitt n'a jamais étudié les origines ou les causes ni de la Première
ni de la Seconde Guerres mondiales.
1052 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

13, 15 ou 17 du Pacte, peut être uue guerre « légitime » ou « matérielle­


ment juste » : sa causa peut être « juste ». Le « crime » de « l'agression »
est en effet autre chose que le « crime » de la « guerre injuste », car la
justice ou l' injustice d'uue cause matérielle ne se confondent pas avec la
légalité ou l'illégalité d'uu acte formel : l'attaque en premier. Bref, être
« coupable » d'uue « agression » ne signifie pas être « coupable » d'uue
« guerre injuste ». L'attaque et la défense n' étant pas des concepts moraux,
mais des processus tactico-stratégiques, la question du rapport entre le ca­
ractère défensif ou offensif d'uue guerre et son caractère juste ou injuste,
pose en réalité le problème du rapport entre la stratégie et la causa belli.
Mais la question du bel/um juSl:um ne peut être réduite à uue question de
planification militaire ni détachée de celle de 1ajuSla causd"'. D'autre part,
l'initiative du recours à la force armée peut constituer la seule réponse à
des actes d'hostilité ou de coercition non militaires (l'ancienne conception
du jus ad bel/um autorisait le recours à la guerre contre toute menace à la
sécurité de l'État). Enfin, exiger d'uu État qu'il attende de subir l'attaque
de son adversaire, avant d'avoir le droit de recourir à la force armée au titre
de la légitime défense, peut l'acculer à uue situation militaire désespérée
(l'ancienne conception dujus ad bel/um autorisait le recours préventif à la
guerre). En 1967, Schmitt évoquera ainsi le destin de la Prusse, Puissance
continentale encerclée, sans accès à l'océan et sans colonies, condamnée à
la victoire ou à l'anéantissement98o• C'est ainsi qu'il terminera sa défense
tous azimuts de l'Allemagne et sa récusation tous azimuts du TMI, du
moins du chef d'accusation de « crime contre la paix ».

979 Au contraire du juriste allemand, qui s'en tient à l'article 16 du Pacte de Genève et
néglige l'article 10, d'autres auteurs ont souligné que le Covenant contient, non seulement
un critère formel de guerre « injuste » dans son article 16, mais un critère matériel dans
son article 1 0 : la guerre est « injuste » lorsqu'un État y recourt contre l'intégrité territori­
ale ou l'indépendance politique d'un autre État. Ainsi, c'est moins parce qu'elle a attaqué
en premier (critère formel) que parce qu'elle a entrepris une guerre de conquête (critère
matériel) que les dirigeants allemands ont été condamnés à Nuremberg, sous le chef d'ac­
cusation de « crime contre la paix » (sur lequel se greffèrent les « crimes de guerre » et les
« crimes contre l'humanité »).
980 « Clausewitz aIs politischer Denker... », p. i i "i. Le mot de Bismarck sur la Prusse qui
n'aurait pour frontières que ses années, est applicable à l'Allemagne. Celle-ci, entourée
d'adversaires, densément peuplée, à la superficie étroite, sans matières premières suff­
isantes, avec des centres vitaux proches de frontières longues et exposées, ne peut se
défendre que par l'attaque, affilTIlent ses avocats. Cette nécessité, qui fut à la base de la
politique d'expansion d'Hitler, détermina également les grandes options de sa stratégie (J.
von Lohausen, Op. cil., pp.26-33).
LE JUS PUBLICUM EUROPAEUM 1053

4. PROI/IBITION PE l 'A GRESSION ETGARANTIE PU STATU QUO

La doctrine médiévale, départageant selon un critère de légitimité les


guerres qui étaient justes et celles qui ne l'étaient pas, reposait sur le prin­
cipe qu'il ne pouvait y avoir de paix véritable dans l' injustice. La doctrine
moderne, elle, ne vise que le maintien de la paix, fût-elle « injuste ». La
prohibition de l'agression, au fil des traités conclus de 1 9 1 9 à 1933, était
un moyen déguisé de garantir le Slatu quo, répète Schmitt après 1945. En
effet, elle aboutissait immanquablement au résultat suivant : tout État qui
recourrait aux armes pour briser les chaînes de Versailles, Saint-Germain,
Trianon, Neuilly ou Sèvres, serait inéluctablement condanmé, même si sa
cause était « juste ». Sans considération de la légitimité ou de l'illégitimi­
té du Slatu quo, sans modalités efficaces de changement pacifique et en
l'absence de règlement juridictionnel obligatoire des conflits (si tant qu'ils
soient susceptibles d'une décision judiciaire et que celle-ci ne se borne
pas à consacrer la possession), l'interdiction de la guerre revient à entéri­
ner le Slatu quo. Comment concilier les tenants de la conservation et les
tenants de la révision ? Comment éviter que toute modification des choses
ne s'opère par la force ? Par quel autre moyen faire respecter son droit
et sauvegarder ses intérêts ? Quelle justice peuvent espérer les vaincus ?
Bref, que pouvait attendre l'Allemagne après 1 9 1 9 ? C'est pour réduire
l'écart entre le caractère statique, orienté vers la préservation de la paix, et
le caractère dynamique du droit, orienté vers la réalisation d'un principe
de justice, c'est-à-dire pour remédier à 1a « tension »981 entre l'exigence du
maintien du Slatu quo et l'exigence de son évolution, qu'a été mis en avant
le thème du peaceful change durant l'entre-deux-guerres. Il s'agissait en
même temps d'obtenir une prévention politico-matérielle, pas seulement
juridico-formelle, de la guerre au moyen d'une élimination de ses causes
mêmes. Mais les modalités de révision pacifique restent rudimentaires ou
manquent d'efficacité (article 19 du pacte de la SDN, article 1 4 de la charte
de l'ONU).

Par conséquent, comment l'Allemagne aurait-elle pu modifier un Slatu


quo injuste, au regard du principe des nationalités, autrement que par le
recours à la force armée ? C'est ce que sous-entend le juriste au lendemain
de Nuremberg. Ce faisant, il oublie que le III'me Reich n'envisageait pas
seulement une révision des traités selon le principe du VolkSlum, mais en-

98 1 Par opposition au simple « différend ».


1054 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

core un bouleversement géopolitique de grande envergure : l' avènement


d'un v6lkische Grossraumordnung. Nonobstant les intentions schmit­
tiennes, il n'en est pas moins vrai, Georges Scelle lui-même le reconnaît,
que l'état du droit international permet à un État de rejeter impunément
les réclamations justifiées d'un autre État, à la simple condition que sa
résistance illégitime, son abus de droit, ne se transforme pas en agression
caractérisée et n'autorise donc pas un recours à la légitime défense indivi­
duelle ou collective. Proscrire la guerre n'a de sens que si les États s'en­
gagent en même temps à accepter les décisions arbitrales ou judiciaires qui
peuvent éventuellement être rendues contre eux. Mais de cela il n'était pas
question pour aucun des vainqueurs de 1 91 8. L'interdiction de l'agression
ne s'accompagne pas de procédure de révision pacifique ni de l'obligation
du pourvoi devant une juridîction internationale en cas de litige. Quant à
la saisine ou à l'autosaisine du Conseil de l'organisation internationale
compétente, elle confère un pouvoir exorbitant à un collège de grandes
puissances partiales dont le processus décisionnel peut être bloqué par le
veto de l'un des membres. Aussi l'interdiction susmentionnée risque-t-elle
d'autant plus d'être violée qu'un État qui s'estime lésé a moins de pos­
sibilité d'arriver à un règlement amiable. Et s'il viole ladite interdiction,
tous les autres États auront l'obligation, en vertu de la sécurité collective,
de sanctionner un État quî aura vu dans le recours aux armes sa dernière
chance d'obtenir satisfaction ! Lorsqu'un État détenant un titre légitime
ne peut contraindre son adversaire à une modîfication ou à un règlement
pacifiques, lui interdîre de recourir à la force pour défendre son bon droit
ne conduit-il pas à une sorte de déni de justice ?

5. LA CRiI1lNALISATION DE l 'ENNEI1I

D'après Schmitt, la révolution du droit des gens de 1 9 1 9 à 1946, dîscri­


minant les belligérants enjus ad bellum, a pour conséquence la criminali­
sation de l'ennemi. Il insiste particulièrement sur ce phénomène avec l'ar­
rière-pensée de mettre en accusation les Alliés. L'adversaire (l'Allemagne)
n'est plus un ennemi reconnu sur un même plan moral et juridîque, mais
un criminel. Par conséquent, le concept juridique de guerre disparaît pour
devenir « crime » d'un côté, « action de police » de l'autre. Cette muta­
tion, quî se réclame « faussement » des théories médiévales, est contraire
à la réciprocité non discriminatoire que défendait Vitoria et quî était à la
LE JUS PUBLICUM EUROPAEUM 1055

base dujus publicum europaeum. Jusqu'en 1 91 9, l'agression n'était pas un


concept de droit international. Tandis que la conclusion d'un traité de paix
constituait la manière normale de terminer un conflit armé, la déclaration
de guerre était l'expression même de 1a « guerre en forme » ou de l'idée
qu'entre la paix et la guerre, il ne devait pas y avoir de situation intermé­
diaire. Mettant fin aussi bien à la déclaration de guerre, assimilée à un acte
d'agression, qu'au traité de paix et à l'anmistie, remplacés par le diktat et
la condanmation dans un procès, le système de Nuremberg a aboli le jus
publicum europaeum, en faisant passer les concepts du droit international
dans les catégories du droit pénal. L'intention politique de cette crimina­
lisation, donnant un nouveau sens à la belligérance parallèlement à l'ac­
croissement des moyens de destruction, est de justifier la « guerre totale »
contre « l'agresseur », pour exiger de lui une capitulation inconditionnelle
qui le mette à la merci de ses vainqueurs. Cejus contra bellum, déchaînant
la « guerre civile internationale », aboutit irrésistiblement à la négation
d'un jus in bello conceptuellement subordonné au jus ad bellum, selon
Schmitt98'. D'où la montée aux extrêmes d'un conflit rendu inexpiable par
la non reconnaissance des belligérants. De ce point de vue, la disqualifica­
tion de l' ennemi s'avère inconciliable avec la limitation de la belligérance,
car elle aboutit à une totally unregulated warfare'83.

98' Comme le rappelle H. Meyrowitz (Op. cit.), cette thèse schmittienne eS! démentie par
l'indifférence du jus in hello vis-à-vis du jus ad bellum, donc relativisée par le principe
de l'égalité des belligérants devant le jus in bello quelle que soit leur inégalité devant le
jus ad bellum. Peut-être est-ce pour cette raison que Schmitt n'a jamais écrit aucun texte
spécifiquement consacré aujus in hello. On peut ou même on doit considérer que le re­
spect de ce dernier repose, non sur la reconnaissance morale des belligérants, mais sur
leur intérêt militaire bien compris : « l'agresseur » auquel on refusera le bénéfice dujus
in bello paiera ses adversaires de réciprocité, ce qui ouvrira la voie à une escalade suicid­
aire (E. Giraud). Les règles applicables du droit international humanitaire ou du droit des
conflits annés s'imposent donc à chacune des parties belligérantes, qu'elle soit « dans son
droit » ou « dans son tort » enjus ad bellum. La contradiction entrejus in hello -limitation
de la guerre- etjus ad bellum -discrimination des belligérants- ou entre un droit qui se
veut c1ausewitzien et un droit qui se veut kantien, n'est-elle cependant pas fort probléma­
tique ? N'est-ce pas au nom de l'interdiction du recours à la force que la réglementation
de la guerre et même l'enseignement dujus in hello ont été délibérément négligés après
1919 ?
983 El nomos de la lierra , pp.130-132, 353-363, 426-428. Sur lejus in bello et son appli­
...

cation pendant les deux guerres mondiales, cf. deux ouvrages monumentaux, celui de P.
Fauchille, Traité de droit international public, 1.2 : Guerre et neutralité, Paris, A. Rous­
seau, 1921, celui de Ch. Rousseau, Droit des conflits armés, Paris, Pedone, 1983.
1056 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

L ' ORGANISATION DU JUS PUBlIWH EUROPAEUH: ÉQUILIBRE, MODIFICATIONS TERRITORIALES ET RECONNAISSANCE

Toute commuuauté internationale inclut pour ses membres uue garantie


de leur intégrité territoriale et de leur indépendance politique. Le problème
est donc de concilier la continuité de « l'ordre spatial » avec les inévitables
modifications territoriales et politiques, c'est-à-dire de concilier l'état des
choses avec l'évolution des rapports de force. Dans le jus publieum euro­
paeum, c'est le principe fondamental de l'équilibre, supposant des États se
reconnaissant mutuellement lors même qu'ils s'affrontaient, qui fut le cri­
tère de légitimité aussi bien de la garantie que de la révision du Slatu quo.
Cette révision s'opérait à travers la théorie et la pratique de la conquête, de
la succession d'États, de l'occupation belligérante. Elle devait être consa­
crée par uue reconnaissance, autre concept fondamental, en droit interna­
tional.

LE PRINUP[ DE l 'ÉQUiliBRE

L'ordre interétatique européen du XVII'me au XIxcme siècles, observe


Schmitt, reposait sur l'équilibre des puissances. Cet équilibre constituait à
la fois la garantie du droit des gens, le principe d'organisation des États du
continent et le fondement géopolitique de la limitation de la guerre entre
ces États, laquelle ne devait pas aboutir à uue rupture de l'équilibre. En
cas de guerre, chaque État pouvait intervenir ou rester neutre en vertu de
sonjus belli ae paeis. Mais tous étaient concernés par les changements po­
litiques et territoriaux qui affectaient l'ordre dujus publieum europaeum.
Aussi ces changements : annexions, cessions, sécessions, proclamations
d'indépendance, déclarations de neutralité... , furent-ils sanctionnés par des
traités multilatéraux lors des grandes conférences européennes. Celles-ci
marquent les grandes étapes de l'histoire du droit des gens. La période
1648-1789 fut ponctuée par les traités des Pyrénées ( 1 659), Aix-la-Cha­
pelle (1668), Nimègue ( 1678), Ryswick (1 697), Utrecht et Rastadt-Bade
( 1 7 13-17 14), Aix-la-Chapelle ( 1748), Paris et Hubertsbourg ( 1 763), Ver­
sailles (1783). Après 1 8 1 5 et l'avènement du « concert européen » (Rus­
sie, Autriche, Prusse, France, Grande-Bretagne), les grandes assises diplo­
matiques se déroulèrent à Londres ( 1840), Paris ( 1 856), Berlin ( 1 878 et
1 885), La Haye ( 1 899 et 1907).
LE JUS PUBLICUM EUROPAEUM 1057

C'est Vattel, avant Voltaire ou Rousseau, qui donna la formule la plus


ramassée du principe général de l'équilibre, qualifié par de Broglie de
« charte de la République européenne ». « L 'Europe fait un sySlème po­
litique, un corps où tout eSl lié par les relations et les divers intérêts des
nations qui habitent cette partie du monde. . . L 'attention continuelle des
Souverains à tout ce qui se passe, les miniSlres toujours résidents, les négo­
ciations perpétueliesJont de l 'Europe moderne une espèce de République,
dont les membres indépendants mais liés par l 'intérêt commun, se réu­
nissentpour maintenir l'ordre et la liberté. C'eSl ce qui a donné naissance
à cette fameuse idée de la balance politique ou de l 'équilibre du pouvoir.
On entendpar là une disposition des choses, au moyen de laquelle aucune
Puissance ne se trouve en état deprédominer absolument »984. Ce principe
de la balance ofpower était plus fort que le principe dynastique. L'Europe
ne laissait pas libre cours aux règles de succession lorsqu'elles menaçaient
l'équilibre et la sécurité commune qu'il apportait. C'est ainsi que furent sé­
parés les Habsbourg d'Autriche et d'Espagne, puis les Bourbon de France
et d'Espagne. Certes, la Pologne fut partagée par ses voisins (Prusse, Au­
triche, Russie) à la fin du XVIII èm, siècle. Mais c'est parce qu'elle avait
été incapable de se constituer en État. La question polonaise eut ainsi pour
effet de maintenir la distinction entre État et nation, avec ses effets en droit
des gens. Le système de l'équilibre, dont la conséquence était que chaque
guerre entre États intéressait l'ensemble des États, fut encore défendu par
tous les grands auteurs du XIx'm, siècle, notamment Hegel et Clausewitz.
La « République des États de l'Europe », disent-ils peu ou prou, forme un
ordre au sein duquel les États, presque les mêmes, coexistent depuis mille
ans sans être englobés dans un empire. C'est précisément contre les am­
bitions impériales de Napoléon que les membres de cette « République »
se sont coalisés. D'après Schmitt, Bismarck fut le dernier grand homme
d'État après Metlerruch à penser dans le cadre de l'ancien « système euro­
péen ». Par les procédés classiques de la Machtpolitik, il réussit une sorte
de chef d'œuvre : il unifia l'Allemagne sous l'autorité de la Prusse, à l'aide
de victoires militaires décisives dans des conflits localisés, tout en mainte­
nant la balance ofpower (il préserva l' Empire austro-hongrois) et en obte­
nant la reconnaissance internationale du nouveau Reich. Celui-ci remplaça
la France en tant que Puissance continentale dominante sans détruire pour
autant l' équilibre et le concert des États.
984Cf. aussi le texte de Rousseau : « Le système de l'Europe » (1768), republié dans Kri­
sis, n013-14, 1993, pp. 191-198, ainsi que l'extrait du cliapitre 2 du Siècle de Louis XlV
de Voltaire cité in J.-Cl. Casanova : « Sur le patriotisme européen », Commentaire, nOS7,
1992, pp.5-16, p.7.
1058 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

LES MOPAlITÉS PES CIIANGEMENTS POlITIQUES ET TERRITORIAUX

La reconnaissance des modifications politiques ou territoriales par les


grandes puissances garantes de l' équilibre s'appuyait sur les théories du
déplacement immédiat de souveraineté à la suite d'une conquête Gusqu'au
milieu XVIII'm, siècle), de la succession d'États et de l' occupatio bellica,
lorsque celle-ci n'équivalut plus à une translation de souveraineté (à partir
de la seconde moitié du XVIII'm, siècle).

1. LA TIIÉORIEPE LA CONQUÊTE

Carl Schmitt se tourne vers Irénée Lameire, le spécialiste du droit de


conquête, c'est-à-dire du transfert de souveraineté territoriale consécutif
à une occupation belligérante, aux XVII'm, et XVIIlêm, siècles. D'après
lui, la synthèse donnée par l'historien français, qui montre comment la
souveraineté de l'État élimine les imprécisions et précarités de l'ancien
droit féodal, est plus importante pour la compréhension du jus publicum
europaeum que les généralisations jusnaturalistes ou romano-civilistes des
juristes de l'époque985• La pratique la plus importante du droit des gens de
l'absolutisme européen, observe-t-il, fut la pratique de la conquête, au sens
de la prise de possession matérielle indépendamment de tout traité et des
droits qui en résultent. Cette conquête, au sens de l'occupation militaire
effective, suffisait au changement de souveraineté territoriale, sans que la
constitution économique et sociale du territoire fût affectée. Les habitants
de ce territoire étaient immédiatement traités en sujets et le nouveau sou­
verain devenait le nouveau législateur. Mais il était tenu de conserver les
institutions en vigueur, spécialement le droit privé (propriété, ordre social,
tolérance religieuse), si bien que le transfert de souveraineté ne concernait
véritablement que l'administration et la justice étatiques. Cette pratique du

985 I. Lameire : Théorie etpratique de la conquête dans l 'ancien droit (étude de droit inter­
national ancien), Paris, A. Rousseau, 1902. Les anciens auteurs du droit des gens, écrit-il,
ne se préoccupaient pas du droit international de leur temps, d'où le décalage entre leurs
œuvres et la réalité de ce droit. Leur objectif était de créer de toutes pièces unjus gentium
purement littéraire, qui laissa dans l'ombre 1 'histoire et la pratique juridico-internationales
des derniers siècles. Il était en effet plus facile d'élaborer un droit théorique que d'être au
fait d'un droit pratique livré aux archives locales et dont le morcellement était extrême
(Op. cil., pp.5-33, 69, 75, 80-81).
LE JUS PUBLICUM EUROPAEUM 1059

déplacement immédiat de souveraineté, particulièrement à l' œuvre entre


les traités de Westphalie et le traité d'Utrecht, eut pour conséquence la
théorie de l' uti possidetis. C'est le traité d'Aix-la-Chapelle de 1748 qui
posa le principe que le transfert de souveraineté ne pouvait résulter que
d'une convention internationale, acte juridique. La translation de souve­
raineté, abolie, fut alors remplacée par l' occupatio bellica.

2. LA TIIÉORIE DE lA SUC[[5SION D'ÉTATS

Outre la théorie de la conquête, le droit des gens européen développa la


théorie de la succession d'États986208 D'après cette dernière, lorsque la sou­
veraineté change sur un même territoire, par annexion, cession, sécession,
scission, fusion ou absorption, le ou les États successeurs sont investis
des droits, charges et obligations de l'État prédécesseur, notamment en
matière territoriale et patrimoniale. Ils héritent ainsi des conventions rela­
tives aux frontières, aux cours d'eau, aux voies de communications et de
transports, aux échanges. Ils acquièrent également l'autorité sur les fonc­
tionnaires et les magistrats, et plus généralement, la souveraineté sur les
habitants du territoire, ressortissants ou résidants. Les ressortissants de ce
territoire changent de nationalité, sous réserve du droit d'option et d'émi­
gration. A l'instar des autres théories dujus publicum europaeum, poursuit
Schmitt, la succession d'États atteignit sa « perfection classique » à la fin
du XIx'm, siècle. Cette institution juridique, assimilant le transfert de sou­
veraineté territoriale à une « succession » de l'ancien État par le nouveau,
s'explique par la position des États tiers : ceux-ci ont intérêt à ce que le
nouveau souverain respecte les obligations internationales reconnues ou
contractées par l'ancien, par exemple, qu'il reprenne sa dette publique,
applique ses accords commerciaux, observe ses conventions militaires ... A
l'inverse, le nouveau souverain a intérêt à assumer la « succession » pour
demeurer dans l'ordre international, faciliter la reconnaissance des tiers
et ne pas attirer leur hostilité. La souveraineté était transférée ; mais le
territoire subsistait, avec ses habitants, plus ou moins insérés dans les cir­
cuits économiques internationaux (privés). Ce changement politique s'ef­
fectuait au sein d'un « ordre spatial commun », qui embrassait et obligeait
non seulement l'ancien mais aussi le nouveau détenteur de la souveraineté.

986 Sur la succession d' États, cf. A. Rivier, Ibid, pp.69-74.


1060 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

C'est cette appartenance à un même ordonnancement géopolitique et à un


même droit international, public et privé, qui à la fois permettait et exigeait
l'établissement d'une continuité, d'une « succession » d'États, apparen­
tés, investis des mêmes droits et des mêmes devoirs. Ce « droit commun
européen » fut encore invoqué par le Conseil de la SDN en 1920, lors de
l'affaire des îles Aaland. Leur démilitarisation stipulée par le traité de Paris
de 1856 fut maintenue par la SDN en vertu de la succession de l'ancien
Empire russe par le nouvel État finlandais.

3. LA TIIÉORIEDEl 'OŒUPATION BElliGÉRANTE

L'institution de l'occupatio bellica réglait la question de l'occupation


militaire du territoire d'un État européen par un autre État européen, c'est­
à-dire un territoire non colonial ou non « librement occupable » faisant
partie de « l'ordre spatial commun »987 . D'un certain point de vue, il pa­
raîtrait logique que l'occupation effective d'un territoire entrainât, comme
aux XVIIême et XVIII'me siècles, un déplacement immédiat de souveraineté
sur le territoire occupé, à moins que l'État occupant ne le souhaite pas.
Le Congrès de Vienne n'empêcha pas le triomphe de la constitution bour­
geoise en Europe. Mais, plus important, il sut restaurer, souligne Schmitt,
l'ancien concept de guerre interétatique non discriminatoire. L'occupation
devint une conquête effective, provisoire et factuelle d'un territoire, ainsi
qu'une subordination, elle aussi effective, provisoire et factuelle, des ha­
bitants de ce territoire, de son administration et de sa justice, à l'autorité
militaire d'occupation, sous la réserve du jus poSlliminii. Cette conquête
et cette subordînation n' annulaient pas l'identité et la continuité de l'État
dont le territoire était occupé, ru sa souveraineté de jure sur ce territoire, ni
sa Constitution ou sa législation. Elle n'affectait pas non plus la nationalité
ni l'allégeance de ses habitants, malgré leur sujétion de fait à la Puissance
occupante. Par la force des choses, l'armée occupante entrait en relation
directe avec la population du territoire occupé. Surgissait donc un rapport
de commandement et d'obéissance, une « communauté juridique », entre
l'ennemi et les habitants, indépendamment de la séparation dualiste de
l'intérieur et de l'extérieur. Le régime de l'occupatio bellica constitue en
effet un droit qui n'est ni intra-étatique ru interétatique, puisqu'il confère

987 Sur l'occupation belligérante, cf. A. Rivier, Ibid, pp.299-328, 435-440.


LE JUS PUBLICUM EUROPAEUM 1061

au commandement militaire étranger les compétences réglementaires dont


dispose le gouvernement légal, ainsi que certaines compétences judiciaires
(pénales), à l'exclusion des compétences législatives et constituantes.

Dans ce régime, tel qu'il était défini avant la Première Guerre mondiale,
Schmitt fait entrer cinq ordres d'idées, qui montre que l'occupation n'est
ni annexion ni révolution.

1) La guerre oppose deux armées étatiques, à l'exclusion des personnes


et biens civils. L'occupation est donc confiée à l'autorité militaire.

2) La distinction entre droit et pouvoir, inhérente à tout principe de lé­


gitimité, explique pourquoi l' occupatio bellica, en tant que simple fait de
guerre, ne doit pas signifier changement de souveraineté, c'est-à-dire de
droit. « L'occupation » ne peut devenir « possession » qu'après la conclu­
sion d'un traité, acte normatif qui entérine le changement de souveraineté.

3) L'occupation n'affecte pas le statut des fonctionnaires et des magis­


trats, même si la Puissance occupante peut les requérir ou les écarter de
leurs charges. Elle n'affecte pas non plus la Constitution. Celle-ci est sus­
pendue, comme l'exige tout état d'exception, mais elle n'est pas abrogée
ni modifiée. Il n'y a donc pas changement de régime, mais transfert provi­
soire de l'autorité gouvernementale au commandement militaire étranger.

4) La guerre sur terre étant une « relation d'État à État », elle ne concerne
pas les populations et propriétés civiles, qui doivent par conséquent être
respectées par l'armée d'occupation, de même que le patrimoine culturel.
Pas plus que la Constitution, la Puissance occupante ne doit modifier la
législation, sauf nécessité impérieuse. Elle n'est que l'administrateur et
l'usufruitier du domaine public de l'État occupé. Elle doit veiller au main­
tien de l' ordre public d'une part, à la subsistance et à la sécurité des troupes
d'autre part. D'où son droit limité de police administrative et judiciaire,
d'émission monétaire, de perception fiscale et de réquisition.

5) L'idée de l'identité et de la continuité de l'État, développée à la suite


des controverses issues des conquêtes de la Révolution et de l'Empire puis
de la Restauration, implique qu'un changement de gouvernement ou une
occupation de guerre ne signifient ni une succession d'États ni une trans­
lation de souveraineté.
1062 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

4. MODIFICATIONS POllTICO-TERRITORIAlES ET PROTECTION DEI 'ORDRE ÉCONOI1ICO-SOUAL

Les théories de la conquête, de la succession d' États et de l'occupation


belligérante avaient en commun le point essentiel suivant. Tous les États
dujus publicum europaeum partageaient la même relation spécifique entre
le droit public et le droit privé, le même ordonnancement économique et
social -qui créait un ordre international commun, celui de l'économie de
marché, garanti par l'ordre interétatique- et le même standard du constitu­
tionnalisme libéral -selon lequel la propriété et le commerce relevaient de
la sphère privée protégée par le droit constitutionnel comme par le droit
international. Tel était le point décisif, selon Schmitt. Un changement po­
litique ou territorial n'était pas un changement économique et social, car
ni la propriété privée ni la société civile n' étaient affectés par la conquête,
la succession d'États ou l'occupation belligérante. L'ordonnancement de
l'économie et de la société appartenaient ainsi à l'ordonnancement du
droit des gens. Le standard commun du constitutionnalisme, en tant que
partie intégrante dujus publicum europaeum, s'avérait plus important que
les dualismes droit interne/droit international, droit public/droit privé. Le
droit international privé maintenait les relations transétatiques inhérentes
au jus gentium. Avant et après la parenthèse des guerres de la Révolution
et de l'Empire, les modifications de l'uti possidetis ne représentaient donc
qu'un changement de l' imperium juridico-public (politique et territorial),
non un changement du dominium juridico-privé (économique et social).
Les guerres ne visaient pas à transformer la « Constitution » au sens large,
mais à modifier la balance des forces. L'idée révolutionnaire qu'un État, de
par sa souveraineté, pût établir un autre système économique et social que
celui de l'économie et de la société libérales n'avait pas cours. Au XXêm,
siècle, en revanche, les conflits entre États ne décident plus seulement du
sort politique d'une province, sort qui pouvait être indifférent aux sujets
parce qu'ils ne seraient pas touchés dans leurs droits personnels ni obligés
d'adhérer à un nouvel état des choses ; ils décident de l' ordre économique
et social dans son ensemble. Comme disait Staline, une armée d'occupa­
tion amène avec elle le régime de son pays. Les occupations militaires
consécutives à la Seconde Guerre mondiale ont ainsi entraîné un boulever­
sement complet de la structure politique, économique et sociale des terri­
toires concernés, notamment dans l'Europe centrale soviétisée. Par rapport
à la prise de possession territoriale en Europe : transfert de souveraineté
LE JUS PUBLICUM EUROPAEUM 1063

étatique avec préservation de la propriété privée, la prise de possession


outre-mer posait des problèmes complètement différents. Les indigènes ne
connaissant ni État, ni propriété privée, les conquérants européens étaient
libres d'organiser l'imperium et le dominium sur les territoires conquis.

LA TIIÉORIE PE LA RECONNAISSANCE EN PROIT INTERNATIONAL

Dans la pratique du droit des gens au XIx'me siècle, la conformité à un


certain type d'ordre politico-juridique spécifiquement européen, aux plans
législatif, administratif et juridictionnel, était considérée comme la condi­
tion sine qua non de l'admission des pays d'outre-mer à la « communau­
té internationale ». La théorie de la reconnaissance en droit internationaP 88
avait un contenu « objectif» : les critères selon lesquels une unité poli­
tique pouvait être considérée comme un « État civilisé » découlaient des
conceptions admises en Europe. C'est pourquoi elle put devenir le fonde­
ment de ce droit, puisqu'elle en déterminait les sujets. Qu'est-ce que la
reconnaissance ? Elle est l'acte juridique officiel par lequel un État prend
acte de l'existence d'un autre État. Elle implique donc la constatation,
l'approbation et la légitimation d'un fait, qui se trouve désormais fondé
en droit, ainsi que l'engagement de respecter dans la nouvelle personne
du droit des gens les attributs de la souveraineté. Son importance politique
fut particulièrement sensible lorsque se posèrent aux États européens la
question de la reconnaissance des États confédérés lors de la guerre de
Sécession américaine en 1 86 1 - 1865, puis celle de la reconnaissance de
l'URSS après la Révolution russe. Depuis 1949, le caractère critique de la
reconnaissance se manifeste à nouveau tout particulièrement vis-à-vis de
la Chine populaire et, surtout, de la RDA, eu égard à ses conséquences sur
l'unité et la représentation de « l'Allemagne dans son ensemble ». Visant
l'impérialisme US, la doctrine Estrada, du nom du ministre mexicain des
Affaires étrangères, avait récusé la notion en la considérant comme une
ingérence incompatible avec la liberté de chaque État et de chaque peuple
de choisir son régime. Si elle avait été adoptée, cette doctrine aurait « dis­
sous » l'ensemble des rapports juridico-internationaux entre États, gouver­
nements et belligérants, en simples relations factuelles. Pour Schmitt, qui
approuve la « doctrine Hallstein », la reconnaissance reste une institution

988 Sur la reconnaissance, cf. A. Rivier, Ibid, pp.45-60.


1064 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

juridique indispensable, même si son caractère constitutif s'est évanoui


en même temps que disparaissaient « l'ordre concret » du jus publicum
europaeum et la « spécificité européenne » du concept d'État. Alliant un
critère de légitimité au simple critère de l'effectivité, elle permettait en
effet d'accueillir au sein de la « famille des nations » et de « l'ordre spatial
commun » un réel partenaire souverain, égal et apte à remplir ses engage­
ments. Avant 1919, le droit international distinguait la reconnaissance des
insurgés et la reconnaissance comme nation (instituée pendant la Grande
Guerre), autant d'étapes vers la reconnaissance plénière comme État, ainsi
que la reconnaissance comme grande puissance.

Vattel est l'auteur de la reconnaissance des insurgés comme belligérants,


c'est-à-dire les rebelles disposant d'une assise territoriale, ayant établi
une forme d'autorité et combattant à l'aide de forces organisées respec­
tueuses des lois et coutumes de la guerre989• D'un point de vue politique,
moral et juridique, cette reconnaissance, qui prendra toute son importance
après les révolutions américaine et française puis russe et chinoise, est rien
moins que « neutre » ou « factuelle ». Elle implique l'intervention d'un
État dans les affaires d'un autre État, en faveur de ses ennemis intérieurs.
Cette intervention est par conséquent incompatible avec l'unité et la sou­
veraineté de cet État, puisqu'elle équivaut à mettre sur un même plan les
forces rebelles et le gouvernement légal. Elle confère une légitimation dé­
cisive aux insurgés car elle transforme la nature de la « guerre civile »,
qui passe de quasi-« exécution pénale » à quasi-« guerre interétatique »
opposant deux « belligérants » tenus de respecter le jus in bello. Dans la
guerre entre États s'affrontent deux sujets du droit international. Dans la
guerre civile, l'une des parties n'a pas cette qualité, puisque les rebelles
sont considérés comme des criminels de droit commun tant qu'il n'est
pas question d'un état de guerre au sens du droit des gens. Cette situation
change radicalement avec la reconnaissance des insurgés. Leur droit de
belligérance reconnu, ceux-ci deviennent des sujets du droit internatio­
nal responsables de leurs actions. Simultanément, le gouvernement légal
aussi acquiert les droits de la belligérance -la guerre se fait à deux- et il
n'est plus responsable internationalement des actes des insurgés. Dans le
jus publicum europaeum, poursuit Schmitt, la reconnaissance des rebelles
exprimait, d'une part, la tentative de transposer dans la guerre civile le
concept non discriminatoire de la guerre interétatique, d' autre part, le droit

989 Sur la reconnaissance des insurgés dans le droit des gens classique, cf. A. Rougier : Les
guerres civiles et le droit des gens, Paris, Pedone, 1902.
LE JUS PUBLICUM EUROPAEUM 1065

de contrôle et d'intervention des Puissances européennes afin d'obtenir


des modifications politiques ou territoriales acceptables en droit interna­
tional. La reconnaissance des insurgés grecs, au moment de leur guerre
d'Indépendance, fut à cet égard exemplaire. Elle préfigura la tutelle que les
Puissances du « concert européen » exercèrent sur l'Empire ottoman après
la conclusion du traité de Berlin de 1 878.

Les grandes puissances occupaient une position prédominante au sein


du jus publicum europaeum, l'égalité de jure des États n'excluant pas la
hiérarchie de facto. Aussi la reconnaissance comme grande puissance : la
Russie et la Prusse au XVIn'm, siècle, l'Italie en 1 867, le Japon en 1900 (il
participa à l'expédition internationale contre la Chine), était-elle la forme
la plus élevée et la plus importante de reconnaissance en droit des gens. Elle
donnait en effet le droit d'acquérir des colonies outre-mer, ainsi que la fa­
culté de participer aux conférences internationales, c'est-à-dire d'admettre
ou de refuser les changements politiques ou territoriaux en Europe et dans
le monde. C' est sous la forme du « concert européen » que ces grandes
puissances au XIx'm, siècle exercèrent en corps leur droit de statuer sur
les situations internationales, de réviser les traités, voire d'intervenir dans
les affaires intérieures des États. Leurs réunions ad hoc manifestaient leur
pouvoir commun de décider des questions d'intérêt général. Le concert
était avant tout un moyen de garantir l'équilibre. D'une part, il permettait
à la fois de contrôler les petits États et de protéger leur intégrité territoriale
ou leur indépendance politique. D'autre part, il permettait de maintenir
la balance entre les grandes puissances, chacune d'elles ayant intérêt à
éviter l'isolement et l'exclusion du concert. Toutes les guerres livrées en
Europe ou dans le monde par les États européens furent ainsi suivies et in­
fluencées dans leur résultat par ces grandes puissances, même quand elles
restèrent neutres. Leur intérêt au maintien de l'équilibre, du droit de la
neutralité ou du jus in bello n'était pas une ingérence supranationale. En
effet, l'ordre dujus publicum europaeum, qui n'était pas fondé sur la seule
volonté subjective des États mais sur leur coexistence objective, reposait
sur l'appartenance à un « espace commun » et à un « droit commun » dont
la distribution représentait le vaste nomos de cet espace et de ce droit99 0•

99 0 Sur cette partie, cf. El nomos de la lierra , pp.178-179, 194-197, 220-258, 391-406 ;
...

« La situation de la science européenne du droit », pp. 119-120, « La situation de la sci­


ence juridique européenne » , pp.37-38 ; S. Hoffmann, Ibid, pp.38-57, 84-89 ; R. Aron,
Ibid, t.1, pp.20-27, 173-174, 1 84, 367.
LA DISSOLUTION D U JUS PUBlIWH EUIlOPAEUH

Le contexte historique de l'œuvre de Carl Schmitt , écrit-il en 1 97 ) 991,


est le déclin de l'Europe. « Déclin de l'Europe » signifie aussi bouleverse­
ment des concepts issus de la pensée théologique, philosophique, politique
et juridique européenne : État, souveraineté, constitution, loi, guerre, neu­
tralité. Appartenant au « rationalisme occidental », ces concepts culminent
dans lejus publicum europaeum (XVII'm'_XIXêm, siècles) et périssent avec
lui, en tant que concepts « classiques ». Après 1945, le juriste, à la limite
d'être traduit en justice, est dans la situation d'un « vaincu », vaincu en
tant que conservateur, Allemand, Européen. Il est le « vaincu d'une guerre
mondiale de politique étrangère » qui a pris la forme d'une « guerre civile
internationale » et qui a vu le triomphe des États-Unis et de l'URSS, Puis­
sances porteuses de l'idéologie de « l 'unité du monde »992 . Il est donc ré­
duit à la « défensive ». Posture exactement inverse de celle de 1933. Aus­
si interprète-t-il son œuvre sous l'angle d'une catégorie de la théologie
de l'histoire, celle du Kat-echon, s'identifiant lui-même à un catéchonte
et au « dernier théoricien du jus publicum europaeum ». Pour lui, ce qui
importe, c'est de « résister », de « résister » à la culpabilisation, à la laïci­
sation, à l'américanisation. Cette posture fondamentalement « défensive »
ne l'empêche pas de tenter de réhabiliter l'armée allemande (en 1963) ni,
à travers la critique du Tribunal de Nuremberg, de proposer un contre-mo­
dèle au droit international contemporain en rédigeant un elogium du droit
des gens classique (en 1950). La réécriture, qu'on vient d'examiner, dujus
publicum europaeum, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et de
l'administration internationale de l'Allemagne, n'a pas qu'un intérêt histo­
rique. Elle a un intérêt pleinement politique : en retournant aux principes
fondamentaux du droit des gens ancien (programme qui date de 1934),
Schmitt propose de re-substituer la souveraineté de l'État aux construc-

991 « Der Begriff des Politischen. Vorwort von 1971 zur italienischen Ausgabe », pp.269-
273.
992 « Historiographie existentielle : Alexis de Tocqueville », p.213.
1068 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

tions universalistes et supranationales, de re-substituer les concepts non


discriminatoires de guerre, de neutralité et d'ennemi à la criminalisation
de la guerre et de l'ennemi. En 1938, il s'agissait de refuser explicitement
l'évolution vers un concept discriminatoire de guerre. En 1950 et en 1963,
il s'agit implicitement de disculper l'Allemagne, vis-à-vis des chefs de
« crimes contre la paix » et de « crimes de guerre », et d'accuser les Alliés
d'avoir déchainé, au nom de la « guerre juste », une « guerre totale » qui a
détruit lejus publicum europaeum et sapé le jus in bello. Le tout, sans rien
dire du national-socialisme.

SCHMITT CONTRE KANT

Dans l'évolution du droit des gens du XVII'me au XIx'me siècles, Em­


manuel Kant occupe une place à part, puisque sa théorie de la paix et de
la guerre, inspirant l' idée de la SDN et de l'ONU, ne sera pleinement dé­
veloppée qu'au XXême siècle, via les États-Unis. C'est chez le philosophe
de Kônigsberg, non dans l' École du droit de la nature et des gens993, que
Carl Schmitt décèle le germe de la dissolution dujus publicum europaeum
et l'origine philosophique du droit international contemporain. Celui-ci
marquerait ainsi la rencontre de l'idéalisme allemand (Wolff et Kant) et
de l' idéalisme américain (Wilson et Roosevelt). L'auteur du Projet de paix
perpétuelle apparaît comme le grand adversaire posthume que désigne
l'auteur du Nomos der Erde. Déjà, l'essai critique de 1926 sur la Ligue de
Genève marquait la volonté de récuser concrètement la première tentative
de réalisation concrète de la « paix par la loi » proposée par Kant en 1795.

Que dit Schmîtt sur l' œuvre de Kant en 1950 ? Ce dernier reconnaît le
système de l'équilibre européen et le concept de guerre fondé sur l'égalité
souveraine des États. Mais il introduit la notion d'« ennemi injuste », alors

99 3D'après P. Foriers, l' École du droit naturel moderne est à l'origine de l'idée de la so­
ciété universelle du genre humain, où l'homme est considéré en tant qu'homme et la
guerre condamnée en son principe. En vérité, comme le reconnaît l'auteur, aucun des
grands noms de la science du droit ne met la guerre hors la loi ni ne propose l'institution
d'une juridiction internationale, ni Grotius, ni Pufendorff, ni Zouch, ni Vattel, ni Wolff,
ni Burlamaqui. L' École proclame le principe de la souveraineté des États, s'oriente vers
la modération de la guerre et la reconnaissance mutuelle des belligérants, recommande
encore le sort pour régler les conflits (<< L'organisation de la paix chez Grotius et l' École
du droit naturel » , inA. Truyol y Serra, P. Foriers, Op. cil., pp.275-376, pp.298-348, 351-
362, 367).
LA DISSOLUTION DU JUS PUBLICUM EUROPAEUM 1069

même que, de son propre aveu, « l'état de nature » interétatique ignore


toute idée de justice (par in parem non habet jurisdictionem). Pour lui,
« l'ennemi injuste » est celui qui menace la liberté des peuples, qui déchire
les traités, qui pérennise le Slatus naturalis international. La guerre contre
cet ennemi, qui n'est d'ailleurs pas défini à l'aide du concept d'agression,
est une « guerre juste ». Elle n'est cependant pas un titre juridique pour une
conquête de son territoire ; elle doit permettre de lui imposer une consti­
tution de nature à garantir la paix994• Les barrières que pose le philosophe
de Kônigsberg devant le vainqueur ne sont-elles pas condanmées à voler
en éclats du fait de la mise hors la loi de cet « ennemi injuste », fauteur de
guerre ? D'après Schmitt, Kant ne répond pas à la question politique qui se
pose à la fin du XVln'm, siècle : qui est « l'ennemi injuste » in concreto ?
Quelle est la Puissance qui menace l'équilibre européen et contre laquelle
une guerre de coalition est légitime ? Est-ce la France révolutionnaire ?
L'Autriche impériale ? L'Angleterre maritime ? La Russie ? La Prusse ?
L' œuvre kantienne est « abstraite » ; elle refuse de prendre parti. Elle se
dérobe devant la réalité que c'est la République française : cette nation
« éclairée » autour de laquelle auraient dû s'agréger les autres États, qui
a déchaîné la première forme de « guerre totale » et de « guerre civile in­
ternationale » en Europe995• Selon Reinhart Koselleck, qui développe la
pensée schmittienne, c'est l'appel à la conscience morale, non le réalisme
politique, qui menace la paix et aggrave la guerre. Le droit des gens euro­
péen avait renoncé, dit-il, à se présenter devant le tribunal de « l'éthique
de conviction ». Le primat du jus externum politique, de la raison d'État,
sur le jus internum moral, sur la conscience individuelle, avait permis une
rationalisation de la belligérance, une pacification au sein des États et une
consolidation de l' équilibre des puissances. C'est grâce à cette sécurité
et à cette stabilité que la « foi » de la « philosophie de l'histoire » dans
le « progrès moral » de « l'homme civil » put acquérir son évidence au
XVIIlèm, siècle99'.

Le Projet de paix perpétuelle de 1795 occupe une place décisive dans


l'histoire européenne du droit des gens, souligne Schmitt. Il contient la
totalité de la philosophie kantienne : la doctrine de « l'État de droit » et la

994 Ainsi après 1945, voire 1918, en Allemagne ?


995 El nomos de la tieTTa. .. , pp.197-201 .
996 Cf. R. Koselleck : Le règne de la critique, Paris, Minuit, 1979 (1953), pp.34-41 .
Sclnnitt a fait l'éloge de cet ouvrage. Il parle d'une « analyse merveilleuse » des rapports
entre absolutisme, « pouvoir indirect » et Lumières.
1070 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

doctrine de 1a « paix par la loi », avec l'idée morale des droits de l'homme
d'une part, l'interprétation téléologique de l'histoire d'autre part. La morale
commande de mettre fin à la guerre et la raison commande l'unification de
l'humanité. Comment réaliser ce double impératif? En étendant « l'état
de droit » aux relations internationales grâce à une constitution civile ra­
tionnelle et universelle. Le progrès de la civilisation et la perfectibilité de
la nature humaine vont dans ce sens. La guerre elle-même est une « ruse
de la raison » qui favorise le dépassement de la guerre (de la conquête) au
profit du commerce (de l'échange). En attendant, les États se trouvent dans
un « état de nature ». Dans cet « état de nature », la guerre est le moyen par
1eque1 1es États, détenteurs dujus belli ac pacis, défendent leur droit par la
force, la victoire décidant, en l'absence d'un juge commun, de quel côté se
trouve le droit. Ce droit de guerre est régulé par le jus in bello, qui limite
les hostilités. Kant reconnaît le concept non discriminatoire de guerre et
d'ennemi. « Aucune des deux parties, dit-il, ne peut être accusée d'in­
juSlice, puisqu 'il faudrait pour cela une sentence de droit !!. Il n'y a pas
d'« ennemi injuste », car il n'y a pas de tribunal international au-dessus
des États qui statue. Le but de la guerre n'est pas l' anéantissement de l'ad­
versaire, ajoute-t-il, mais l'instauration de la paix avec lui. Cela suppose la
reconnaissance mutuelle des belligérants. « Il faut qu 'il reSle, même dans
la guerre, une sorte de confiance dans les principes de l 'ennemi ».

Mais Kant entend dépasser « l'état de nature » interétatique, fût-il régulé,


par la fondation d'un état de paix, car la victoire ne saurait être le critère du
droit et le droit des gens classique ne suffit pas à mettre fin à l' insécurité des
relations internationales. Or, chaque État a intérêt à mettre fin à cette insé­
curité, donc à se soumettre à une loi commune. La condition extérieure de
la paix sera assurée : par le droit international régissant la société plurielle
des États indépendants, c'est-à-dire par le principe pacta sunt servanda ;
par le droit cosmopolitique régissant la société universelle des « citoyens
du monde », c'est-à-dÎre par une fédération d'États fondée sur un pacte et
dotée d'un pouvoir de sanction (il n'y a pas d'état juridique sans contrat
ni contrainte). Le philosophe de Kônigsberg renonce à l'État universel,
en raison de la dÎversité des langues, des races, des religions. Quant à la
condition intérieure de la paix, elle sera assurée par une constitution basée
sur la souveraineté du peuple, le système représentatif et la séparation des
pouvoirs, la décision de guerre devant recevoir l'assentiment des citoyens
après un examen rationnel et en conscience des causes et conséquences
LA DISSOLUTION DU JUS PUBLICUM EUROPAEUM 1071

du conflit. La maxime de la «politique morale » est au coeur du « proa


jet de paix perpétuelle ». La publicité est le critère de cette politique som­
mise à la morale. « Toutes les maximes qui ont besoin de publicité sont en
accord avec la morale et la politique !! ; inversement, « toutes les maximes
incompatibles avec la publicité sont injuSles ». Ce qui ne peut être avoué
publiquement est moralement illicite, donc politiquement illégitime. D'où
le refus de la diplomatie secrète. Sur cette base, Kant définit « l'ennemi in­
juste » : « celui dont la volonté publiquement manifeSlée trahit une maxime
qui, érigée en règle universelle, rendrait tout état de paix impossible parmi
les peuples etperpétuerait l 'état de nature », et « l 'ennemijuSle !! ; « celui
envers lequelj 'agirais injuSlement sije lui résiSlais, il eSl vrai que dans ce
cas il ne serait plus mon ennemi ». Apparaît donc la rupture de l'égalité
juridico-morale entre les belligérants au plan dujus ad bellum. A l'unité du
concept d'ennemi se substituent deux concepts opposés, le juSlus hoSlis,
qui n'est plus un « ennemi » car ne peut être « ennemi » que celui dont la
cause est « injuste », et l'injuSlus hoSlis997•

« l 'IIÉI1/SPIIÈRE OWPENTAl »

La « véritable situation » de l'Europe est « entre l 'ESl et l 'OueSl » ; mais


c'est de l'Ouest que lejus publicum europaeum fut détruit par l'introduc­
tion des guerres discriminatoires998 • Le Nouveau Monde est ainsi au com­
mencement et à la fin du droit des gens classique. En portant ce jugement,
Carl Schmitt confirme qu'il considère alors les États-Unis, Puissance
porteuse de l'idéologie du One World et dujus contra bellum999, comme
l'adversaire principal. Ajuste titre, semble-t-il, puisque depuis 1937 Roo­
sevelt cherchait à prendre la tête d'une Croisade des Démocraties contre
l'Axe. En 1950, après ses études de 1942 et de 1944 sur « l'hémisphère
occidental »1000, il lui importe donc d'élucider la situation « spirituelle »

997 E. Kant : Pour la paix perpétuelle. Projet philosophique, Lyon, PUL, 1985 (1795),
préf. anonyme, pp.9-44, 52-55, 57-65, 67-91 ; R. Draï, Th. Cao-Hay, Ibid , pp.95-104.
Bref, organisation internationale et démocratie fonderont la paix.
998 El nomos de la tielTa. .. , pp.201, 364.
999 Sur la « doctrine américaine de la guerre juste », cf. B. Colson : « La culture stratégique
américaine » , Stratégique, n038, 2/1988, pp.15-81, pp.17-25.
1000 « Accélérateurs involontaires ou : la problématique de l'hémisphère occidental »,
pp.169-175 ; « Die letzte globale Linie » , pp.342-349. Cf. aussi « Die Stellung Lorenz
von Steins in Geschichte des 19. Jahihunderts » , p.641.
1072 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

de l'Amérique, comme « métapolitique » de l'ennemi. Plus particulière­


ment, il entreprend d'examiner la relation, non plus entre l'Amérique et
l'Angleterre : la translatio imperii, mais entre l'Amérique et la France : la
translatio civilisationis. Après l'alliance de la France révolutionnaire et de
la République américaine, entre 1789 et 1 8 15, l'alliance du moralisme de
Wilson et du jacobinisme de Clémenceau, en 1 9 1 7, donna au conflit mon­
dial son sens idéologique. Les deux grands universalismes démocratiques,
français et américain, unirent leur message autour de la cause (antigerma­
nique) des nationalités européennes WQ1 •

l 'A MÉRIQUE, LA FRANCE ET L 'AUFKlA'RUNG

Selon Bernard Fay, cité par le juriste, « civilisation », par opposition à


Kultur, est un concept qui associe l'Europe, via la France, à l'Amérique.
Dès le XVIIIêm, siècle, la conscience puritaine de la prédestination améri­
caine reçut l'appui moral des Lumières françaises, avec ses idées d'huma­
nité, de liberté et de nature, au sens de Rousseau, non plus de Hobbes. « Le
séjour de Benjamin Franklin en France eut un effet décisif». L'Amérique,
c'est-à-dire le règne naturel et innocent, non plus le Slatus naturalis du
bel/um omnium contra omnes, devint la référence d'une critique indirecte
de l'absolutisme. Pour Thomas More déjà, elle était la terre de « l'utopie ».
De fait, la « foi » dans le « progrès » et dans « l'unité du monde », avec
la « philosophie de l'histoire » qui lui est propre, se rattache spécifique­
ment aux utopies suscitées par la colonisation du continent américain et
par le contraste entre le Nouveau Monde et l'Ancien. Du point de vue de
l'Aujklarung, la séparation critique de la politique et de la morale menait
à la victoire de la nouvelle société sur l'État et l'Église par le détour géo­
graphique de la séparation, critique elle aussi, de l'Europe et de l'Amé­
rique. Toutes deux se virent impliquées dans un vaste procès et comparées
aux plateaux d'une balance dont l'un, appartenant au passé, descendait et
l'autre, appartenant à l'avenir, montait. Par opposition à l'Europe, l'Amé­
rique semblait le monde idéal, libre et égal. En même temps, paraissait
évidente, outre-Atlantique, la supériorité du « civilisé » qui « éduque »
le « bon sauvage ». Enfin, la Révolution américaine et la société civile
qu'elle engendra furent exemplaires pour tous les philosophes des Lu­
mières jusqu'à la Révolution française.

1001 F. Furet, Ibid, p.73.


LA DISSOLUTION DU JUS PUBLICUM EUROPAEUM 1073

LA « NOUVElLE EUROPE » CONTRELA « VIEIllE EUROPE »

La « ligne de prédestination » de « l'hémisphère occidental », apparue


entre 1776 et 1 823, reposa sur la conviction que le Nouveau Monde était
l'asile de la raison, de la paix et du droit, tandis que l'Europe était plongée
dans un état irrationnel, belliqueux et injuste. Cette « ligne » abritée par
la doctrine Monroe n'était pas dirigée contre la vieille Asie, mais contre
la vieille Europe, le vieil Occident, déchiré par ses clivages nationaux,
confessionnels et sociaux. Le nouvel Occident, c'est-à-dire l'Amérique du
melting pot, était l'Occident véritable. L'Occident, au plein sens moral,
culturel et politique du mot, fut donc déplacé outre-Atlantique et, avec lui,
le centre de gravité de la civilisation et du droit des gens. « Washington et
Bolivar furent de grands Européens » au sens des Lumières. L'Amérique
se représentait comme l'Europe authentique, face à la corruption parlemen­
taire anglaise, à la décadence absolutiste française (au XVIII"'" siècle) ou à
la Sainte Alliance « réactionnaire » (au XIX"'" siècle). « La revendication
de l 'Amérique d'être la véritable Europe, la protectrice du droit et de la
liberté, fut un facteur hiSlorique à l 'impact extraordinaire !!, ainsi qu '« un
potentiel belliqueux de premier rang ». Cette énergie politique augmenta
encore après 1 848 avec les vagues d'émigration européenne, alors que le
vieux continent semblait incapable de résoudre les énormes problèmes po­
litiques et sociaux qui surgissaient derrière les formules : « socialisme »,
« communisme », « anarchisme », « athéisme », « nihilisme », problèmes
qu'on tentait d'amortir ou de neutraliser par des « façades » légitimistes,
légalistes, conservatrices ou constitutionnelles. Les grands critiques de
cette époque furent des solitaires : Donoso Cortès, Kierkegaard, Bruno
Bauer, Burckhardt, Nietzsche. Par contre, au-delà de l'Europe, « la mer eSl
libre et un monde libre eSl au-delà » (A.Thierry).

« LA PERNIÈRE LIGNE GLOBALE»

Carl Schmitt termine son analyse de la confrontation entre l'Europe


traditionnelle et l'Amérique libérale, depuis la Sainte Alliance jusqu'à
la crise vénézuélienne en passant par la guerre de Sécession. L'isolation­
nisme de la jeune République américaine, dû à une prise de conscience
orientée contre la vieille Europe monarchique, eut une conséquence déci­
sive en droit international. Il engendra un statut politico-territorial radica-
1074 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

lement nouveau par rapport aux autres statuts du droit des gens européen.
« La dernière ligne globale » s'opposa à l'image du monde européocenà
trée. « Hémisphère occidental » et doctrine Monroe étaient et restent deux
concepts jumeaux désignant l'aire de la souveraineté spatiale des États­
Unis. Celle-ci, selon la déclaration de Panama du 3 octobre 1939, compre­
nait une zone de sécurité continentale et océanique, étendue du Groenland
au Cap Hom et débordant jusqu'à 300 milles marins sur l'Atlantique et
le Pacifique ! Ces two-spheres-aspect of the Monroe doctrine, terrestre et
maritime, rompirent la structure spatiale fondamentale du jus publicum
europaeum, c'est-à-dire la séparation entre la terre ferme et la mer libre
(au-delà des trois milles). La délimitation de « l'hémisphère occidental »,
entre l'Atlantique et le Pacifique, est éminemment problématique : si la
Terre a un axe Nord-Sud, divisé par l'Equateur en un hémisphère nord
et un hémisphère sud, elle n'a pas un pôle Ouest ni un pôle Est. Aussi la
ligne de cet hémisphère, délibérément élastique, eut-elle une signification
éminemment géopolitique. Son tracé représenta l'application la plus im­
portante de la « pensée en lignes globales » du « rationalisme occidental »,
en même temps qu'il séparait le Nouveau Monde de l'Ancien. Tel fut le
« secret » de son impact historique.

l 'UNIVERSALISME AMÉRIWN, STADE SUPRÊME DE l 'IMPÉRIALISMEAMÉRIWN

Au nom de la « Destinée manifeste », les États-Unis amorcèrent leur


tournant impérialiste à la fin du XIx,me siècle et poursuivirent leur ex­
pansion au-delà du Pacifique. Surgit alors ce qui était l'Extrême-Orient
vu de l'Europe et l'Extrême-Occident vu de la Californie. « Pour une
géographie des idées, un tel changement de perspective eS/; un évènement
considérable ». L'Amérique n'était plus un continent nouveau. Le sol
américain était colonisé. La frontier, si importante pour l'histoire améri­
caine, n'existait plus. L'immigration devenait limitée et sélective. Etait­
ce la fin de l' optimisme ? De 1890 à 1945, les États-Unis balancèrent de
l'isolationnisme à l'interventionnisme, sur la base d'une même idéologie
économique et morale. Ils tentèrent de résoudre cette contradiction par
un mélange d'absence officielle et de présence effective, compromis lié
LA DISSOLUTION DU JUS PUBLICUM EUROPAEUM 1075

aux vieilles dialectiques politique/économie et politique/morale. De 1 9 1 4


à 19 17 puis de 1935 à 1941, les Présidents Wilson et Roosevelt passèrent
donc de la neutralité intégrale à la guerre totale, l' impérialisme stimulant
l'interventionWG2 • Comme l'écrit E.S. Corwin, le maintien de la démocratie
libérale et de l'économie capitaliste outre-Atlantique est lié au problème
plus large de sa conservation, de sa restauration et de son extension dans le
monde entier. La « ligne de l'hémisphère occidental » ne suffit plus à ga­
rantir la sécurité et la prospérité des États-Unis. C'est pourquoi le régime
et le mode de vie américains doivent être garantis par une organisation
internationale de la paix et du commerce, qui prendrait les allures d'un em­
pire thalassocratique. Comme disait J. T. Shotwell, « non moins importante
que la prévention d'une troisième guerre mondiale eSl la prévention d'une
deuxième grande dépression économique !) W03 . En 1944-1947, Washing­
ton posa ainsi les fondements des institutions internationales : ONU, FMI,
BIRD, GATT... destinées à établir un nouvel ordre mondial américanocen­
tré, rompu par la Guerre froidew04.

Du DROIT EUROPÊOCENTRÊ À L' UNIVERSALISME OU DU JUS PUBlIWI1 EUROPAEUI1À L 'INTERNAT/ONA/ LAW

D'après Carl Schmitt , la période de 1 871 à 1 890, dominée par Bismarck,


marqua l'apogée dujus publicum europaeum et de l'optimisme européen.
Eut lieu la dernière appropriation territoriale conjointe, celle du continent
africain, à laquelle contribuèrent de nombreuses sociétés coloniales pri-

1002 Sur cette partie, cf. El nomos de la tierra. .. , pp.48, 364-391, dont les citations sont ex­
traites, ainsi que J. Baumel, Op. cit., pp.50-64 ; R. Koselleck, Op. cit., pp.179-180.
WG3 J.T. Shotwell, Op. cit., pp.308-3 13.
1004 Du point de vue de la « géopolitique des idées », qu'en est-il des rapports entre
l'Amérique, l'Europe et l'Occident ? D'après Guillaume Faye, l'Europe n'eS! plus qu'un
secteur de l'Occident, car l'Occident est devenu une civilisation planétaire cosmopolite
dont l'épicentre est la Californie, dernière terre de l'Ouest, qui marque à la fois l'assomp­
tion et le déclin de l'Occident (Nouveau discours à la nation européenne, Paris, Albatros,
1985, préf. M. Jobert, pp.66, 71, 80). Cf. aussi du même auteur L 'Occident comme déclin,
Paris, Labyrinthe, 1984.
1076 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

vées apportant une série de titres juridiques couronnés par la Conférence


de Berlin de 1 885. La « foi » dans la civilisation et le progrès avait relégué
les sombres prophéties de Tocqueville ou de Donoso Cortès. Mais à la fin
du XIXême siècle, cette « foi » se dégrada en simple façade idéologique. La
notion de civilisation marquait elle-même la sécularisation, « dégradée en
pure caricature », de l'idée que l'Europe était le centre sacré de la Terre.
Les valeurs spirituelles cédèrent la place à l'impérialisme pur et simple.
Chez James Lorimer notamment, la « foi » dans la raison et la perfectibilité
humaines aboutit au concept du One World : au projet d'une organisation
mondiale de la paix garantie par des organes internationaux de législation,
de juridiction et d'exécution. C'était évidemment la Grande-Bretagne,
avec ses dominions, les Indes et l'alliance américaine, qui devait former le
pivot de ce nouvel ordre mondial que le juriste britannique préfiguraitWo5•
Dans la « confusion » des sphères d'influences et d'intérêts tracées sur la
carte et dans le contexte d'une économie mondiale libre, européocentrée
puis transnationale, la « dissolution » de l'ancien nomos européen de la
Terre fit place à un droit des gens universaliste et à un système internatio­
nal hétérogène.

LA CONFÉRENCE PE BERliN DE /885, « CIIANT PU CYGNE » PU PROIT PES GENSEUROPÉEN

L'acte du Congo, c'est-à-dire le partage de l'Afrique noire, fut l'ultime


témoignage du jus publicum europaeum. La conférence n'était déjà plus
européenne, car les États-Unis y participèrent de « manière très active »,
notamment au sujet de la neutralisation du bassin congolais en cas de
guerre. Jusque-là, l'Europe et l'Afrique étaient considérées, selon le droit
international, comme des espaces de nature différente, avec un statut ju­
ri dico-international différent : territoire étatique d'un côté, sol colonial de
l'autre. Mais à partir de la fin du XIXême siècle, souligne Schmitt, les ju­
ristes se mirent à considérer tous les territoires soumis à la souveraineté
des Puissances européennes, métropoles et colonies, comme des territoires
« étatiques » ou virtuellement « étatiques », même si la colonie n' était
pas intégrée à la métropole. La structure du jus publicum europaeum,
avec sa distinction entre les statuts territoriaux, fut ainsi remise en cause.
Parallèlement, le juspositivisme transformait le concept d'État en « no­
tion générale » et « l'ordre concret » du droit des gens européen, en une

1005 J. Lorimer : Principes de droit international, BruxelleslParis, C. MuquardtiA. Maresq,


1885, pp.28 1-319, 326-365.
LA DISSOLUTION DU JUS PUBLICUM EUROPAEUM 1077

somme de relations interétatiques abstraites sans égard aux distinctions


politiques, géographiques ou culturelles. Avant celle du Maroc, c'est l'af­
faire du Congo qui fut à l'origine de cette évolution, parachevée par l'ad­
mission de l'Ethiopie à la SDN. Afin d'acquérir la colonie du roi Léopold
(elle lui avait été attribuée à titre personnel lors de la conférence de Ber­
lin), les juristes belges adoptèrent « l'occupation effective !! comme titre
juridique de la possession territoriale. Sur la base de cette « occupation
effective », non plus sur la base de la reconnaissance internationale, l'État
neutre belge se considéra comme le successeur de « l 'État indépendant
du Congo » ... Dans ces pages du Nomos der Erde, notre auteur exprime
aussi d'une certaine façon le dépit allemand de ne pas avoir eu un empire
colonial centre-africainI QQ6 .

f)u NOf./OS EUROPÉEN AU PROIT UNIVERSALISTE

Jusqu'à la fin du XIx'me siècle, y compris pour les Américains, le droit


« international » était un droit « européen », rappelle Schmitt. Les concepts
généraux de la diplomatie : civilisation, progrès, État, étaient déterminés
d'un point de vue européen. Face à ce jus publicum à la fois européen et
global, une œuvre novatrice parut en 1 91 0 : Le droit international améri­
cain d'Alvarez, auquel répondit Sa Vianna en 1 9 1 2 : De la non-exiSlence
d'un droit international américain. D'après ce dernier et pour la majorité
de la doctrine, il ne saurait y avoir de droit international distinct selon les
continents car le droit international est universel quoiqu'européocentré.

La « sécularisation » dujus publicum europaeum : le passage de la dis­


tinction entre les peuples européens-chrétiens et les autres à la distinction
entre les peuples civilisés, à demi-civilisés et non civilisés, fut le prélude à
son « universalisation ». James Lorimer, l'un des auteurs de cette nouvelle
division de l'humanité, reprise par la plupart des juristes à l'époque, voyait
dans l'extension de la « reconnaissance politique plénière », correspon­
dant à « l'humanité civilisée », le véritable « progrès » du droit des gens.

I O06 EI nomos de la tierra. .. , pp.265-283. Avec les ligues pangermanistes, les géographes
allemands s'étaient particulièrement intéressés à la question afro-coloniale, se faisant les
précurseurs de la Geopolitik (M. Korinman : Continents perdus. Les précurseurs de la
géopolitique allemande, Paris, Economica, 1991). Cf. H. Brunschwig : Le partage de
l 'Afrique noire, Paris, Flammarion, 1993 (1971).
1078 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

Des nations non européennes et non chrétiennes s'agrégèrent donc aujus


publicum europaeum. Au début, l'intégration de l'Empire ottoman s'effec­
tua sous la tutelle du « concert européen ». Celle de la Perse, du Japon,
du Siam ou de la Chine, dans l'Union postale universelle (UPU), n'avait
qu'un aspect « technique », cependant que l'adhésion à la Convention
de Genève de 1864 ne présentait qu'un caractère « humanitaire ». Mais
l'Empire du Soleil Levant fut ensuite reconnu comme grande puissance
en 1900. Les motivations d'opportunité politique ou économique, lors de
l'admission des États non européens dans la communauté internationale,
l'emportèrent sur toute autre considération d'ordre supérieur visant à pré­
server l'unité et la solidarité européennes. Entre la première Conférence de
La Haye (1899) et la seconde ( 1907), la participation croissante des Amé­
ricains et des Asiatiques transforma le droit des gens en un droit qui n' était
plus spécifiquement européen au sens ancien. Cette transition, poursuit
Schmitt, fut exposée par Alphonse Rivier. Celui-ci souligne l'origine et
le caractère européens du « droit des gens des États civilisés ». Mais cette
« communauté de peuples » ayant une « conscience juridique commune »
-le jus gentium n'existe qu'entre les nations partageant une « communauté
juridique internationale »- est « ouverte » aux États du reste du monde qui
s'y intégreront progressivement. Le droit des gens doit en effet « s' élarg
gir » aux nations se rapprochant suffisamment des standards européens de
la civilisation et du droit. L'extension de l'européen à l'universel, ou le
tournant dujus publicum europaeum à l'International Law, se refléta dans
les œuvres des auteurs qui ne parlaient plus de « droit des gens européen »
(europaisches V6lkerrecht) mais de « droit des gens » tout court ( V6Ik­
errecht) ou de « droit international » (internationales Recht). Jusqu'au
Congrès de Paris de 1 856, on parlait de « droit public de l'Europe », de
« droit public européen » ou de « droit international public européen ». Ce
ne fut plus le cas à partir de la Conférence de Berlin de 1 885. Forgée par
Bentham, l'expression International Law s'imposa finalementl O07•

Dès 1940, Carl Schmitt avait polémiquement exposé les processus


ayant conduit à la désagrégation de « l'ordre juridique européen » et à la
constitution du « droit international » 1008 . Dix ans plus tard, il reprend son
argumentation. Dans la première décennie du xxcm, siècle, à l'époque
du positivisme triomphant, la conception du droit des gens, dit-il, subit
des transformations profondes. Jusqu'alors, les normes qui régissaient

1007 Cf. A. Rivier, Ibid, pp.3- 18, 45-60.


1008 « Die Auflosung der europaischen Ordnung im 'International Law' » , pp.267-278.
LA DISSOLUTION DU JUS PUBLICUM EUROPAEUM 1079

« concrètement » les rapports entre les peuples européens avaient un ca­


ractère « organique » et « différencié », sans qu'il fût question d'un droit
« universaliste » et « abstrait ». Le droit des gens équivalait au « droit com­
mun européen », expression de l'unité de culture des nations du continent.
La « sécularisation » et la « positivisation » du droit engendrèrent « un
type inédit et paradoxal de droit », qui prétend être le droit par excellence.
Cette évolution consista en « l'extension du droit des peuples européens,
du droit public de l'Europe, à un droit général, cosmopolite et interna­
tional, englobant tous les peuples et tous les continents. Ce que quelques
nations européennes avaient élaboré aux XVln'm, et XIxcm, siècles, sur la
base du lien d'étroite parenté des représentants d'une même famille eu­
ropéenne, sous la forme d'un certain ordre concret, devint au pied levé
un droit mondial, qui aurait dû valoir indistinctement pour cinquante ou
soixante États hétérogènes. C'est un processus étrange. Comme est étrange
la rapidité avec laquelle cette généralisation se réalisa vers 1 890, à travers
une série de faits accomplis. Mais plus étrange encore est l'attitude irres­
ponsable que la science du droit des gens adopta face à un tel processus,
au point de finir dans un universalisme abstrait -comme s'il ne s'était pas
agi d'une mutation essentielle ... , mais simplement d'un processus d'exten­
sion quantitative » WQ9. Les juristes anglo-saxons imposèrent alors la ter­
minologie de l'International Law pour dénommer le nouveau droit. Cette
terminologie évoque à l'esprit, au contraire de V6lkerrecht, les prémisses
« mondialistes » propres au « droit international ». Celui-ci ne désigna
plus le « droit concret » d'une « communauté d'États » homogènes, mais
le « droit abstrait » d'une « collection d'unités politiques » hétérogènes,
sans affinités culturelles et créditées d'un type de souveraineté identique.
Parallèlement à cette « atomisation » et à cette « généralisation » mainte­
nues par un système de « fictions juridiques universelles », se développa
un double dualisme politico-juridique : le dualisme du droit interne et du
droit international ; le dualisme du droit et de la politique.

1) Dans l'optique positiviste axée sur la Staatsbezegenheit ou « l'étati­


sation » du droit, le droit en vigueur à l'intérieur de l'État et le droit en
vigueur entre les État relèvent de deux ordres rigoureusement distincts,
l'un interne et l'autre externe. Ces deux ordres se scindent en deux sources
juridiques différentes : la loi étatique d'un côté, le traité interétatique de
l'autre. Au « positivisme de la loi » répond le « positivisme du traité ». Les

1009 In J. Evola : « Pour un véritable 'droit européen' » (1941), recension de l'article précité
de Schmitt paru dans La Sialo, in Essais politiques, Ibid, pp. 1 l 3- 122, p . 1 l 7.
1080 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

notions du « droit commun » ou du « droit des gens européen » perdirent


ainsi leur sens et se « dissolvèrent » en une série de relations interétatiques
indifférenciées, mettant en présence tous les « États » du globe, puisque
du point de vue positiviste, les rapports entre États européens n'ont au­
cune spécificité. A ce dualisme, l' École de Vienne opposa, bien qu'elle
le présupposât, une construction juridique moniste et supra-étatique, vi­
sant à transposer au droit international les caractéristiques hiérarchiques
et centralisées du droit interne, sur la base d'une analogie entre les deux
systèmes juridiques.

2) En vertu de la « dépolitisation » du droit international qui caracté­


rise l'approche positiviste, normativiste et formaliste du droit des gens, la
structure de ce droit ne fut plus déterminée par les « droits fondamentaux
des États et des peuples », mais par la « collection des traités » à transposer
en droit interne ou par la « hiérarchie des normes » à imposer à ce droit
interne. En vérité, la façade « neutre » de l'International Law dissimulait
son fondement politique « concret », à savoir son caractère d'attribut « im­
périaliste » des démocraties occidentales. Cet élément politique finit par
s'ériger en conception spécifique de la « civilisation » dirigée contre les
Empires Centraux puis contre l'Axe. En 1940, l'International Law était
battue en brèche, selon Schmitt, par l'avènement d'un ordre impérial des
« grands espaces ». En 1950, il n'est plus question de se référer au Gross­
raumordnung. Il s'agit de montrer que le positivisme et l'universalisme
juridiques ont désagrégé le jus publicum europaeum.

f)u SYSTÈME EUROPÉEN AU SYSTÈME PLANÉTAIRE

Tandis que le juspositivisme remplaçait le principe de légitimité par le


critère de l'effectivité et que le jus publicum europaeum se dissolvait dans
l'International Law, l'hétérogénéité du système planétaire se substitua à
l'homogénéité du système européen et le concert des Puissances impéria­
listes au concert des Puissances européennes.

Entre 1890 et 1945, l'ordre homogène des États européens fut rempla­
cé par « un mélange confus de relations factuelles sans sySlème » entre
plusieurs dizaines d'États hétérogènes présumés à égalité de droits, « c 'eSl­
à-dire un chaos sans Slructure » incapable d'obtenir une limitation de la
guerre et dont le concept libéral de « civilisation » n'offrait aucun critère
« substantiel » de légitimité. La reconnaissance en droit international per-
LA DISSOLUTION DU JUS PUBLICUM EUROPAEUM 1081

dit tout caractère constitutif et toute référence à des standards communs


du droit et de l'éthique, cependant que disparaissaient la spécificité de la
notion d'État et la distinction entre les statuts territoriaux. « Les précédents
du droit des gens furent utilisés sans aucune considération spatiale, et ce
qui avait servi en Europe entre la Suède et la Norvège devait servir. . . pour
les relations entre le Japon et le Mexique ». L'International Law ne pou­
vait par sa nature même servir à « l'ordonnancement concret de l'espace ».
Aussi la plupart des juristes négligèrent-ils la nature géopolitique du droit
international. Ce dernier ne fut plus « qu 'une série de généralisations de
cas douteux », issues de diverses circonstances oubliées, combinées avec
des normes plus ou moins reconnues chapeautant un ensemble de traités
vidés de leur sens par les multiples réserves qu'ils incluaient. « La for­
mule pacta sunt servanda flottait comme une bannière juridique par des­
sus une inflation complètement nihiliSle de traités contradictoires entre
eux et totalement dévalorisés par des réserves ouvertes ou tacites !!. Il
ne manquait pourtant pas de questions à résoudre pour une « pensée
concrète » du droit. Mais le juspositivisme qualifiait de « non juridique »
la recherche scientifique sur la guerre, la territorialité ou le commerce.
Il nommait « positivisme » sa « renonciation ». Silete theologi in munere
alieno ! avait proclamé Gentili à la fin du XVlème siècle afin de créer une
science du droit des gens indépendante de la théologie. 300 ans plus tard,
les juristes positivistes répondent comme en écho : sileamus in munere
alieno ! Taisons-nous -nous, les juristes- sur les affaires d'autrui. « A la
suite de cette renonciation du droit des gens, l 'Europe basculait dans une
guerre mondiale qui détrônerait le vieux continent de sa position de centre
de la Terre et éliminerait la limitation de la guerre qu'il avaitjusqu 'alors
obtenu ». Mais le mouvement général vers la mondialisation de l'économie
rendit complètement inefficient le juspositivisme centré sur l'État. Préci­
sément, l'instauration d'un nouveau nomos de la Terre exige de répondre
à l'alternative cujus regio ejus oeconomia ou cujus oeconomia ejus regio.
Il importe en effet de savoir qui seront les sujets du politique et du droit :
l'État conservera-t-il son jus supremae decisionis ou les forces écono­
miques transnationales s'en empareront-elles ? Au tournant du siècle, le
système de l'équilibre, qui dépendait de l'homogénéité et de la solidarité
des États européens, a donc dégénéré en défense du Slatu quo ou en impé­
rialisme colonial. Ce système, souligne Schmitt, ne pouvait être transposé
au niveau d'un équilibre mondial, car un système global diffère en nature
d'un système continental. L'Angleterre avait émis la prétention, avec Can-
1082 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

ning, de devenir le pivot d'un nouvel équilibre planétaire entre les « grands
espaces », à l'époque de la proclamation de la doctrine Monroe et du libre
échange triomphant. Mais l'île, qui jouait un rôle de catéchonte en Orient,
ne possédait pas la puissance nécessaire à un tel redéploiement. Le choc
des impérialismes aboutit à la guerre mondiale de 1 9 1 4- 1 9 1 8, qui fit de
l'Amérique, « la plus grande île », la première Puissance du globe et la
véritable inspiratrice du nouveau droit international.

L'analyse de l'auteur de Paix et Guerre entre les nations suit, prolonge


et renforce celle de l'auteur du Nomos der Erde De 1 8 1 5 à 1 9 14, l'ordre
. . .

européen reposa sur une communauté de droit et de civilisation, sur l'équi­


libre des États souverains, sur le constitutionnalisme séparant le public et le
privé. La crise aiguë marquée par la Révolution française ne fut cependant
pas surmontée. La révolution libérale et démocratique se poursuivit tout au
long du XIx'me siècle. Aussi l'ordre international, même s'il porta à leur
« perfection classique » l'ancien droit des gens, ne correspondit-il plus à
la démocratisation intérieure des États, victorieuse malgré la Restauration.
Le système européen, qui associait reconnaissance mutuelle des États et li­
berté de circulation des personnes, était fissuré par l'antagonisme des deux
principes de légitimité, naissance et élection, et par la contradiction entre le
statut territorial de l'Europe, fondé sur l'héritage dynastique et l'équilibre,
et le principe des nationalités. Malgré la parenté culturelle des peuples du
continent, ce système s'effondra irrémédiablement en 1 9 1 7 par suite de
l'exacerbation militaire et idéologique du conflit. Après la Grande Guerre
et la « républicanisation » de l'Europe, le compromis constitutionnel entre
monarchie et démocratie céda la place au compromis démocratique entre
bourgeoisie et prolétariat, partis bourgeois et partis ouvriers acceptant pro­
visoirement de résoudre leur conflit par la procédure du suffrage universel.
La démocratie bourgeoise n'en était pas moins contestée par les forces
marxistes qui, exploitant la légalité et les droits démocratiques, visaient à
transformer l'ordre politique, économique et social. Eclaté entre le libé­
ralisme, le communisme et le fascisme, le système international, étendu
au monde entier par la SDN, devint complètement hétérogène entre les
deux guerres. Conséquence de l'universalisme du droit, l'hétérogénéité du
système mit fin à toute « communauté internationale » digne de ce nom.
Autrefois accordée à peu d'États en dehors de la sphère européo-améri­
caine, l'égalité souveraine est depuis 1 91 9 accordée à toutes les unités po­
litiques de la Terre, quelles que soient leurs ressources et leurs institutions.
LA DISSOLUTION DU JUS PUBLICUM EUROPAEUM 1083

Le droit international, qui fut d'abord celui des peuples chrétiens puis des
peuples civilisés, s'applique désormais à tous les peuples de tous les conti­
nents. Théoriquement, l'État national démocratique est le sujet du droit
des gens. Mais « l'État » n'est plus qu'une « notion générale » appliquée
indistinctement à toutes les unités politiques, cependant que la reconnais­
sance n'a plus qu'un caractère déclaratif. Au sein de ce système, le statut
politico-territorial est avant tout un état de fait qui ne résulte pas de l'ac­
ceptation d'un principe de droit, car les États ne se confèrent pas mutuel­
lement la légitimité. Les normes qui régissent ce système sont des règles
de procédure servant moins à résoudre les problèmes politiques concrets
qu'à rendre les discussions politiques possibles, en instituant les principes
formels d'un accord factuel et en laissant subsister les apparences d'un
langage commun. Les règles du droit international « général » développé
par la SDN et l'ONU correspondent aux formes juridiques caractérisant
lesdits systèmes, où l'accent est mis sur les procédures de règlement pa­
cifique des différends qui opposent inévitablement les États hétérogènes.

l 'EuROPE, OBJET DE LA POlITIQUE INTERNATIONALE

C'est après la Grande Guerre, conclut Schmitt, que l'Europe, de sujet, se


transforma en objet du droit international et de la politique internationale.
Tandis qu'auparavant, c'était l'Europe qui déterminait « l'ordre spatial »
du monde, en 19 19, c'est le monde qui décida de « l'ordre spatial » de
l'Europe. Les Conférences de la paix ne furent plus des conférences euro­
péennes, comme l'avaient été celles du XIx'me siècle. Bien que leur objet
fût la redistribution territoriale en Europe centrale, tous les États du monde
y participèrent, dont le Japon et les États-Unis, qui continuaient de s'abri­
ter derrière la « ligne de l'hémisphère occidental ». Bref, elles ne créèrent
pas un nouvel ordre, « mais laissèrent le monde dans le même désordre,
éliminant seulement deux Puissances européennes, deuxpiliers de l 'ancien
ordre ». La configuration géopolitique du continent devait être garantie par
la Société des Nations de Genève : la ville de Calvin, de Rousseau et de la
Croix-Rouge, dont le destin spirituel fut étroitement lié aux démocraties
anglo-saxonnes. Mais la Ligue ne put établir ni un principe de garantie du
Slatu quo, ni un principe concret de révision, ni des procédures de peaceful
change ou de juridiction obligatoire. Les États-Unis et l'URSS Gusqu'en
1934) en étaient absents. La Grande-Bretagne et la France, les gardiennes
1084 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

du « système de Versailles-Genève », n'avaient pas la même conception du


Slatu quo, la première regardant vers les océans, la seconde, vers l'Europe
centrale. De toute façon, ce Slatu quo était sapé par le principe du droit des
peuples à disposer d'eux-mêmes. L'ordre instauré après 1 9 1 9 n'était ni
juste ni viable. Il devait être modifié. Comment aurait-il pu l'être sans re­
cours à la force ? Précisément, la SDN ne fut encore d'aucune utilité pour
la prévention et la limitation de la guerre. Le système collectif de prohibi­
tion de l'agression mis au point de 1 91 9 à 1933 n'était, d'une part, qu'un
instrument politique dirigé contre l'Allemagne ou les autres Puissances
révisionnistes, qui n' aboutissait, d'autre part, qu'à la non reconnaissance
de l'ennemi, à la ruine de l'institution de la neutralité et à la crise du ju s
in bello. La raison de l'échec total de la Ligue tint finalement à son indé­
cision sur la question de « l'ordonnancement de l'espace », puisqu'elle
voulut être à la fois une organisation européenne, suivant l'idée des Gross­
raume, et une organisation universelle, suivant l' idée du One World. « A
Genève, l'opinion publique était dominée par la prétention idéologique à
un universalisme non critique ». Ainsi, les discussions sur les problèmes
européens ou sur l'Union européenne qui se réalisèrent dans le cadre des
conférences genevoises, se déroulèrent avec la participation des délégués
du monde entier. Après la Seconde Guerre mondiale, l' Europe fut parta­
gée en zones américaine et soviétique. L'ordre juridique dont l'ONU est
l'expression repose sur les mêmes principes que l'ordre de la SDN (c'est
pourquoi Schmitt ne se donne pas la peine de commenter la Charte après
1945). L'hétérogénéité du système international fit des États capitalistes
et des États socialistes des coalitions d'États ennemis ne présentant aucu­
nement le caractère « pacifique » qui d'après l'article 4 de la Charte les
aurait qualifiés pour siéger à New York. lnfine, l'ordre international n'est
plus « communauté de peuples » ni « société d'États », mais « structure
globale » américanocentréeww.

1010 Sur cette partie, cf. El nomos de la tierra. .. , pp.268-269, 283-314, dont les citations
sont extraites, ainsi que « La situation de la science européenne du droit », pp. 1 1 8-119,
« La situation de la science juridique européenne », pp.36-37 ; « Le contraSte entre com­
munauté et société... », p.IOS ; « Die Ordnung der Welt nach dem zweiten We1tkrieg »,
pp.12-28 ; R. Aron : Paix et Guerre entre les nations, Ibid, pp. l lO- 1 l5, 125-127, 140-
144, 156, 371-388, 399.
LA DISSOLUTION DU JUS PUBLICUM EUROPAEUM 1085

LACRIHINALISATION DE LAGUERRE

Le Tribunal de Nuremberg a mis fin aujus publicum europaeum et à son


concept non discriminatoire de guerre. Le Nomos der Erde de 1950 et la
Théorie du partisan de 1963, avec la préface à la réédition de La notion
de politique, constituent les pièces maîtresses de l'entreprise de récusation
du TMI, qui est l'un des axes essentiels de l'œuvre de Carl Schmitt après
1947. La critique de la criminalisation de la guerre en droit international
fait écho à ce qui l'a accompagnée en 1945-1 949 : la culpabilisation du
peuple allemand, l'anéantissement de l'État prussien et la destruction du
Reich (malgré la théorie de la continuité de jure de « la nation allemande
dans son ensemble » à laquelle Schmitt se raccroche, contre Kelsen). Après
avoir mis hors la loi la guerre-duel du droit des gens européen, les Puis­
sances de l'Est et de l'Ouest mirent hors la loi l'État prussien lui-même,
écrit le juriste. Parallèlement, l'occupation de l'Allemagne n'aboutit pas
à un traité de paix, qui ne fut jamais conclu, mais à la division de facto
de l'Allemagne en deux États hostiles, dont les frontières Est et Ouest
épousèrent la ligne délimitant les zones d'occupation respectives des An­
glo-Américains et des Soviétiqueswll . En raison de la debellatio allemande,
la « guerre militaire »W12 cessa le 8 mai 1945, mais pas la « guerre » tout
court, du fait de la nature même de l'administration interalliée postérieure
à la capitulation. A Nuremberg et après 1945, déclare Eugène Aroneanu,
on a condamné bien plus qu'un certain nombre de coupables : on a détruit
un État, on a puni une nation, on lui a imposé des institutions au choix
des vainqueursw1 3• Sous l'impulsion des États-Unis, le Tribunal Militaire
I Oll Théorie du partisan, pp.252, 273.
1012 Op. cit., p.273.
l O B E. Aroneanu : Le crime contre l 'humanité, Paris, Dalloz, 1961, préf. A. de Boissarie,
pp.136-139, 171, 176, 1 88. J.T. Shotwell, l'un des promoteurs du pacte de la SDN,
du pacte Kellog et de la charte de l'ONU, a poussé jusqu'à ses ultimes conséquences,
jusqu'aujus in hello, la logique politico-juridique, dénoncée par Schmitt, de la criminal­
isation de l'ennemi par les Alliés. La « guerre totale » des Nations Unies contre l'Axe est
justifiée par l'idée que la victoire sur l'Italie, l'Allemagne et le Japon doit être une victoire
sur la guerre elle-même (idée qui avait déjà été celle des Alliés en 1914-1918). L'étab­
lissement de la paix implique d'infliger une « défaite totale » aux peuples qui recourent à
la guerre comme instrument de leur politique, afin que ces peuples comprennent par leurs
propres souffrances que le recours à la force année est une « folie criminelle ». Porter « les
1086 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

International fut créé par l'Accord de Londres du 8 août 1945. Outre le


« plan concerté », il établit trois incriminations à l'encontre des dirigeants
du III'me Reich : le crime contre la paix (le crime de la guerre au sens du
jus ad bel/um), les crimes de guerre (les crimes dans la guerre au sens du
jus in bello), les crimes contre l'humanitéW14• Dès 1945w1 5, puis en 1950
et en 1963, Schmitt examine de manière substantielle, et récuse, les deux
premières incriminations, tout en gardant le silence sur la troisième.

conséquences de la guerre moderne jusque dans les foyers de (chaque) citoyen » fait
partie de ces « leçons de la paix » que les Nations Unies ont l'intention d'enseigner aux
« nations agressives » qui « ne comprennent que le langage de la force ». Conséquemg
ment, les Alliés ont pour objectifla capitulation inconditionnelle des Puissances de l'Axe.
La reddition militaire n'étant qu'une partie de cette capitulation sans conditions, la guerre
ne sera pas terminée « cette fois-ci » par un amlistice. Au contraire, la ligne de démari
cation entre la paix et la guerre sera placée à la fin et non au début de la période d'oc­
cupation et de liquidation. Celle-ci devra conserver les mesures de force, notamment le
blocus (comme pendant l'hiver 1919), en tant qu'aspects de la « guerre totale » . Celle-ci
ne s'achèvera qu'avec la « paix totale », c'est-à-dire après la destruction du potentiel mil­
itaro-industriel de l'ennemi, l'anéantissement du « militarisme » et la refonte complète de
l' État allemand, qui « va bien au-delà » de l'éradication du nazisme (Ibid, pp.22, 30, 37,
39, 59-65). La Charte de l'ONU a tiré les conséquences de cette criminalisation des Pins­
sances de l'Axe par les clauses des articles 53-1 et 107 sur les « États ennemis ».
1014 Sur ces trois incriminations, la deuxième était la mieux fondée juridiquement. La
première relevait d'une formation doctrinale et ne pouvait se prévaloir que du précédent
avorté de l'article 227 du Traité de Versailles. La troisième ne pouvait invoquer que la
clause Martens ou l'article 230 du Traité de Sèvres du 10 août 1920, qui n'entra pas en
vigueur (E. David : « L'actualité juridique de Nuremberg » , in Actes du colloque inter­
national de l'Université libre de Bruxelles : Le procès de Nuremberg. Conséquences et
actualisation, Bruxelles, Bruylant, 1988, pp.89-176, p.91). Rappelons que du point de
vue des crimes de guerre, le TMI ne sanctionna que le « droit de Genève », à l'exclusion
du « droit de La Haye », et qu'il ne réprima que les violations commises au préjudice de
personnes se trouvant au pouvoir des Allemands, à l'exclusion des violations commises
au préjudice de personnes se trouvant au pouvoir des Alliés.
1015 237 Das internationale Verbrechen des Krieges in seiner Besonderheit gegenüber
dem Kriegsverbrechen (Verletzungen der Regeln des Kriegsrechts und Verbrechen gegen
die Menschlichkeit, atrocities), publié en 1994 sous le titre Das internationalerechtliche
Verbrechen des Angriffskrieges und der Grundsatz « Nullum crimen, nulla poena sine
lege H.
LA DISSOLUTION DU JUS PUBLICUM EUROPAEUM 1087

LE« CRfl./HONTRE LA PA/X » ETl '{VOLUT/ON PU JUS AP BE/LUM PE /9/9 A' /939
ou: LA RÉWSAT/ON PU TR/BUNAL PE NUREMBERG

« Les queSlions de droit peuvent être des queSlions de conscience », écrit


le juriste dans les pages du Nomos der Erde consacrées à Vitoria. Un
. . .

soldat doit écouter sa conscience ; mais il ne permettra pas que l'on doute
de son droit, ni a fortiori que l'on se fasse l'avocat de son ennemiw16 • La
conclusion à tirer de cette allusion est sans équivoque : sur le plan politi­
co-moral, les Allemands doivent refuser Nuremberg.

/. LA PÉNON{fAT/ON VO/LÉE PU TH/

L'auteur de la Théorie du partisan veut argumenter en « dernier juriste »


dujus publicum europaeum. « Une guerre menée... selon les règles du droit
des gens européen comporte plus de respect du droit et de la réciprocité. . .
que tel procès spectaculaire mis en scène par nos puissances modernes en
vue de l 'anéantissement physique et moral de l 'ennemi politique ». Mais
l'essentiel de son argumentation ou de sa rhétorique, c'est que le recours à
la guerre n'est pas susceptible d'un traitement judiciaire : lejus ad bel/um
n'a pas de juge. La guerre étant un acte politique, aucune juridiction n'est
en mesure de dire si elle est « licite » ou « illicite » et moins encore de pu­
nir ses auteurs individuels présumés. C'est en ce sens qu'il faut interpréter
les allusions « au crime politique et à l 'asile politique, à lajuSliciabilité
des actes politiques et des décisions politiques prises selon une procédure
judiciaire », qui émaillent la préface des textes de 1963 et qui visent très
exactement le Tribunal de Nuremberg. Schmitt évoque la protestation du
général Salan devant le Haut Tribunal militaire : « la matière du procès
était réduite à la période d'avril 1961 (putsch des officiers àAlger) à avril
1962 (arreSlation de Salan), ce qui se ramène à eSlnmper ses mobiles véri­
tables et à isoler de grands processus hiSloriques en les réduisant comme
autant d'éléments fermés sur eux-mêmes, aux types et auxfaits délictueux
d'un Code pénal normal ». On aura reconnu la dénonciation indirecte du
TMI, ce tribunal de vainqueursw17 qui effaça les causes historiques de la

1016 El nomos de la tierra. .. , p.IIO.


1017 Le tribunal comme le ministère public étaient composés des représentants des quatre
Puissances alliées, réprimant conjointement : les juges Biddle et Parker pour les États-Un-
1088 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

Seconde Guerre mondiale, en interdisant notamment aux défenseurs de


parler du traité de Versailles, et les réduisit à des faits pénaux. Toute pro­
cédure judiciaire, transformant les actes politiques en éléments de procès,
modifie la matière qu'elle traite en la faisant passer à un autre état. En
l'espèce, elle fausse la nature des processus belligènes en les faisant passer
de l'état politico-militaire à l'état juridico-pénalw1 8 •

2. L 'ÉVOLUTION VERS UN CONCEPT P1SCRfI.IINATOIRE DE GUERRE SIGNIFIE-T-EllE CRfI.IlNALISATION


AU SENS PÉNAL ?

En 1950, le juriste entend répondre à la question suivante. Les tentatives


de proscription de la guerre, ou du moins de l'agression, qui eurent lieu de
1919 à 1939 ont-elles modifié le sens de la belligérance en la transformant
en « action de police » d'un côté, en « crime » de l'autre ? L'évolution
vers un concept discriminatoire de guerre, analysée en 1938, signifie-t-elle
criminalisation au sens pénal ? Bref, l'institution du TMl, du moins l'ac­
cusation de « crime contre la paix », est-elle fondée en droit ? A l'horizon
et à partir du procès de Nuremberg, Schmitt se livre à une rétrospective de
l'évolution dujus ad bel/um entre les deux guerres.

A. LETRAITÉ DE VERSAillES

Avant 1914, le droit des gens n'avait jamais eu pour objectif ou pour
principe de mettre la guerre hors la loi. Au contraire, il en prévoyait le
commencement, les auteurs, les acteurs, les buts, les moyens et la conclu­
sion. Il imposait des obligations aux belligérants et aux neutres. Bref, « il
légalisait et limitait la guerre, il n'en faisait pas un crime » (R. Aron). lnsi
titutionjuridique, la guerre opposait des États dans leur droit, aucun d'eux
ne pouvant être incriminé pour avoir recouru aux armes puisque chacun
d'eux disposait également dujus belli ae paeis. Mais la propagande alliée

is, Lawrence et Birkett pour la Grande-Bretagne, Nikitchenko et Volchkov pour l'UR­


SS, Donnedieu de Vabres et Falco pour la France ; les procureurs généraux Jackson pour
les États-Unis, Shawcross pour la Grande-Bretagne, Rudenko pour l'URSS, de Menthon
pour la France, chacun d'eux assistés de procureurs adjoints.
101 8ef. préf. àLa notion de politique, pp.47, 49, et Théorie du partisan, pp.277-278, dont
les citations sont extraites. Plus largement, cf. Y-F. Jaffré : Les tribunaux d'exception,
1940-1962, Paris, Nouvelles Editions Latines, 1962.
LA DISSOLUTION DU JUS PUBLICUM EUROPAEUM 1089

mit en avant la responsabilité morale de l'Allemagne après 1 9 1 4 et l'accu­


sa d'avoir déclenché puis poursuivi une « guerre d'agression ». Le traité
de Versailles fut la traduction juridique de cette propagande. Il contenait en
effet les symptômes d'un changement du sens de la guerre, d'une mutation
dujus ad bel/um enjus contra bel/um. L'article 227 mettait en accusation
l'ex-Empereur Guillaume II et l'article 23 1 évoquait la responsabilité de
la guerre. Les articles 228 à 230, eux, mentionnaient les crimes de guerre
au sens ancien du terme, c'est-à-dire non pas le crime de la guerre, mais
le crime dans la guerre, bref, les infractions graves au jus in bello. Or, le
droit pénal militaire des États a toujours sanctionné ces infractions par une
obligation de réparer et de réprimer, l'infracteur étant pénalement respon­
sable devant son propre État mais aussi devant l'État adverse, sans qu'il
y ait caractère exonératoire du commandement de l'autorité. Les articles
228 à 230 envisageaient donc ce type de violation classique dujus in bello.
Mais en obligeant l'État vaincu à remettre aux vainqueurs ses membres
des forces armées accusés de crimes de guerre, ils interdisaient toute réci­
procité et toute anmistie, souvent inhérente au traité de paix. Néanmoins,
ils maintenaient la base conventionnelle de l'extradition, ainsi que le prin­
cipe nul/um crimen, nul/a poena sine lege. L'article 227, lui, créa à l'état
d'ébauche le « crime contre la paix », en accusant nommément Guillaume
II Hohenzollern d'avoir violé la « morale internationale » et « l'autorité
sacrée des traités ». Le Kaiser resta le principal accusé, même lorsqu'en
1919 l'ex-Chancelier Bethmann-Hollweg déclara qu'il assumait la pleine
responsabilité de tous les actes officiels commis lorsqu'il était à la tête
du gouvernement du Reich (19 1 4-1 9 17). L'incrimination de Guillaume II
n'avait cependant pas un caractère juridique. Elle relevait d'un « acte de
haute politique internationale », international policy et non international
law, puisque le droit des gens ne connaissait pas 1e « crime contre la paix »,
c'est-à-dire la sanction pénale de la violation dujus ad bel/um.

Il était par conséquent facile en 1 91 9, poursuit Schmitt, de réfuter l'ar­


ticle 227 sur la base du droit international comme du droit pénal en vi­
gueur. Le droit des gens ignorait l'institution d'une juridiction internatio­
nale d'un État ou d'une coalition d'États sur un autre État et a fortiori sur
les dirigeants de cet État. En effet, l'uuique sujet de ce droit était l'État
comme tel ; sa personnalité juridique, le principe d'égalité entre les États,
la conception de la belligérance comme « relation d'État à État », interdit
saient l'inculpation individuelle de gouvernants désignés, du reste proté-
1090 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

gés par la règle de l'immunité. L'article 227 se référait à une certaine mo­
rale ou à une certaine politique, non au droit. Il enfreignait le principe de
la généralité et de la non-rétroactivité de la loi pénale : il visait la personne
de Guillaume II ; en le condanmant par avance, il anticipait la décision du
juge. Quant à l'article 231, il ne figurait pas dans la rubrique Penalties,
mais dans la rubrique Reparations, donc dans un cadre plus économico-fi­
nancier que juridico-pénal. L'article parlait toutefois de « réparations des
dommages » causés par la guerre, non plus d'« indenmités de guerre » au
sens classique (simple rançon de la défaite). Il envisageait ainsi des ré­
clamations dérivant de la responsabilité encourue par l'Allemagne pour
avoir engagé (et perdu) une guerre illicite en jus ad bel/um. Les délégués
français invoquaient les articles 823 et 830 du Code civil allemand. Mais
la perspective d'une responsabilité réparatrice de l'État ne pouvait trans­
former la « guerre d'agression » en « crime international » au sens d'une
responsabilité punitive des gouvernants et agents de l'État. « Agression »
et « réparations » étaient des notions étroitement liées. Mais l'aspect éco­
nomique l'emporta sur l'aspect pénal, les Alliés étant davantage intéressés
par la contribution financière allemande à la reconstruction de leurs pays
que par la condanmation des anciens dirigeants allemands. La partie VII du
Traité de Versailles ne transforma donc pas la guerre en « crime de droit in­
ternational ». Si cela avait été le cas, elle aurait stipulé une criminalisation
au sens pénal, non pas énoncé une déclaration générale d'« injustice ». Les
gouvernements et juristes étaient trop conscients de la différence entre la
culpabilité de personnes physiques et la responsabilité de l'État, qui seule
a des conséquences pécuuiaires, pour faire d'un acte « illégal » obligeant à
une « réparation des dommages » un type totalement nouveau de « crime
international ». La tentative d'incrimination tourna court, de même que la
tentative de faire passer Guillaume II en jugement, les Pays-Bas refusant
de l'extrader. Ayant qualifié d'« injuste » la « guerre d'agression » alle­
mande, les délégués américains avaient cependant exigé le châtiment des
chefs d'État et de gouvernement responsables du bel/um injuSl:um, en tant
que « délit moral contre l'humanité ». La position américaine au sein de la
« Commission des responsabilités des auteurs de la guerre » marqua ainsi
l'abandon officiel de la doctrine du juSl:us hoSlis propre au jus publicum
europaeum. Mais la Commission ne qualifia pas la « guerre d'agression »
de « crime » ; elle parla de « délit moral » commis par les dirigeants des
Puissances centrales. Finalement, les États-Unis eux-mêmes, après avoir
signé un traité de paix séparé avec le Reich en 1921, renoncèrent à la partie
VII du traité de 1 9 19.
LA DISSOLUTION DU JUS PUBLICUM EUROPAEUM 1091

B. f)u PACTE DE LA Sf)NAU TH1

Le Covenant, pas plus que le diktat auquel il était lié, ne comportait


une criminalisation de la belligérance comme telle. Il entendait prévenir
la guerre (articles 10 à 17). Il définissait le peace breaker : l'État qui
recourait à la force armée à des fins de conquête et/ou sans avoir suivi la
procédure de règlement pacifique. Il prévoyait des mesures économiques
et militaires contre cet État. Mais, souligne Schmitt, « criminalisation »
signifie, au regard du principe nul/um crimen, nul/a poena sine lege, que
sont déterminés préalablement et précisément le fait interdit, l'auteur pu­
nissable, la peine encourue, le tribunal compétent et la procédure du juge­
ment. Autant d'éléments qui ne figuraient dans aucun texte, notamment
pas dans le pacte de la SDN. C'est dans le Protocole de Genève de 1924
qu'apparut la phrase selon laquelle la « guerre d'agression » est un « crime
international ». Il prévoyait en corollaire l'arbitrage obligatoire et l'assis­
tance mutuelle. Le Protocole était dû à l'initiative d'un groupe de juristes
américains emmenés par J.T. Shotwell. Le « projet Shotwell » s'intitulait
: Outlawry ofAgressive War. Il déclarait que la guerre d'agression était
un « crime » ; mais l'auteur de ce « crime » était l'État comme tel. Il n'y
avait pas de responsabilité individuelle des gouvernants. L'emploi du mot
« crime » n'impliquait pas une réelle criminalisation au sens judiciaire. De
toute façon, le traité n'entra pas en vigueur, en raison du refus britannique
de le ratifier. Les partisans d'une outlawry of war ne furent cependant pas
troublés par l'échec du Protocole de 1924. Ils parvinrent en 1928, avec le
Pacte général de renonciation à la guerre, à une condanmation formelle
de la belligérance en tant que moyen de règlement des différends interna­
tionaux et instrument de politique nationale. Malgré ses lacunes et ses ré­
serves, ce pacte marque une mutation décisive du droit des gens, même s'il
ne contient aucune sanction pénale et ne parle même pas de crime. Avec
lui, poursuit Schmitt, c'est « l'hémisphère occidental » qui détermina plei­
nement le changement du sens de la belligérance. Peu après, l'URSS com­
mença à son tour à exercer son influence sur l'évolution du concept de
guerre. A la Conférence du Désarmement et aux Conventions de Londres
de 1933, elle prit la direction du problème de la définition de l' agression et
de l'agresseur, même si, là encore, aucune criminalisation au sens pénal ne
fut introduite. La SDN de Genève se soumit au pacte américain comme à
la définition soviétique, c'est-à-dire à l'introduction d'un nouveau concept
discriminatoire de guerre à travers la prohibition de l' agression. Les États-
1092 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

Unis, combinant absence officielle et présence effective, était déjà les


arbitres du continentWl 9• Après les actes de 1928 et de 1933, la Ligue et
l'Europe ne purent « éviter que, de l 'OueS/; et de l 'Es/;, la guerre et la paix
ne passent par dessus elles »W20. Finalement, le Tribunal de Nuremberg
fut institué en 1945. Celui-ci, ou du moins le chef d'accusation de « crime
contre la paix », n'était cependant pas fondé en droit. En l'absence de texte
positif établissant la criminalité de la guerre, c'est-à-dire la responsabilité
pénale des auteurs individuels de la violation dujus ad bellum, l'Acte de
Londres, en optant pour la libre détermination judiciaire en matière de
crime et de peine, était contraire au principe nullum crimen, nulla poena
sine lege, puisqu'il laissait aux juges un pouvoir arbitraire. L'argumenta­
tion schmittienne correspond ainsi à la requête collective présentée le 19
novembre 1945 par les avocats des dirigeants et organisations accusés à
Nuremberg, signée Otto Stahmer, défenseur de Goering W21 •

LES « CRiI1ES DE GUERRE » ET LA GUERRE DE PARTISANS OU: LA RÉIIABIlITATION DE L 'A RMÉE AllEMANDE

L'état-major général et le Haut Commandement des forces armées fai­


saient partie des organisations accusées d'être criminelles à Nuremberg.
Mais l'Accusation s'était limitée aux chefs suprêmes de la Wehrmacht
(OKW), de l'armée de terre (OKH), de la marine (OKM) et de l' armée
de l'air (OKL), à l'exclusion des échelons suivants de la hiérarchie mili­
taire. Aussi le Tribunal refusa-t-il de déclarer criminels l'état-major et le
Haut Commandement, pour la simple raison qu'ils ne constituaient pas un
« groupement » mais une poignée d'officiers généraux, qui ne devraient
être poursuivis qu'à titre individuel (certains, tels Keitel, Jodl, Raeder,
Dônitz ou Goering, figuraient parmi les grands criminels de guerre jugés

WI 9 Les pages 3 1 8-328 du Nomos de la lierra... reprennent l'analyse des articles de 1928 :
« La Société des Nations et l'Europe », et de 1932 : « Les formes de l'impérialisme en
droit international moderne ».
W20El nomos de la lierra... , p.364, pp.330-364 ; R. Aron, Ibid, pp. 1 l 9-123.
1021 Cf. E. Gabus : La criminalité de la guerre (thèse), Genève, Ed. Générales, 1953 ; Pro­
cès des grands criminels de guerre devant le Tribunal Militaire International. Nurem­
berg. 14 novembre 1945-1 er octobre 1946, vol.!, Nuremberg, 1947, pp.178-180. Notons
qu'Hans Wehberg lui-même, dans son cours sur « L'interdiction du recours à la force. Le
principe et les problèmes qui se posent » (RCADl, 1951 l, pp. 7-1 15), déclara que dans le
droit international en vigueur en 1939, il n'existait pas de responsabilité internationale des
individus pour des crimes contre la paix (p.1 l 3).
LA DISSOLUTION DU JUS PUBLICUM EUROPAEUM 1093

par le TMI). En tant que telle, la Wehrmacht n'a donc pas été condamnée ni
même accusée d'être une « organisation criminelle », pas plus, d'ailleurs,
que le NSDAP. Mais à travers les procès intentés à certains de ses chefs,
elle fut accusée, de manière plus spécifique, de violation grave et massive
des lois et coutumes de la guerre sur terre, notamment à l'encontre des
populations civiles des territoires occupés (voir les affaires von LiS/; ou
von Leeb jugées par le Tribunal militaire américain le 1 9 février et le 28
octobre 1948). C' est à ce type d'accusation qu'entend répondre Schmitt
en 1963, au moment où se déroule le « procès d'Auschwitz » à Francfort,
en donnant son interprétation du jus in bello et du régime de l'occupatio
bellica.

Comment expliquer la tournure prise par l' occupation allemande en Eu­


rope, en 1940-l944 ? Comment expliquer les atrocités commises par l'ar­
mée allemande, cette organisation militaire si « renommée » et « exeml
plaire », dans l' Europe occupée ? La préoccupation secrète de l'ancien
KronjuriSl de la Reichswehr est de réhabiliter la Wehrmacht confrontée
à la guerre de partisans. L'élucidation du phénomène partisan est donc le
vecteur de cette réhabilitation menée sous les auspices de l'anticommu­
nisme. C'est dans cette perspective que notre auteur utilise la comparaison
entre les maquis de la Seconde Guerre mondiale et les guerres d'Indochine
et d'Algérie : les Français en Extrême-Orient et en Afrique du Nord (plus
tard, les Américains au Vietnam puis les Soviétiques en Afghanistan) ont
été confrontés au même type d'hostilités que les Allemands en Europe et
en URSS en 1940-1944. Que dit Schmitt au lendemain de la guerre d'Al­
gérie ? Que les mêmes causes : la guérilla des partisans, ont produit les
mêmes effets : le cycle des représailles et des contre-représailles, l'aboli­
tion de la distinction entre les civils et les militaires, la désintégration du
jus in bello, car il fallait opérer en partisans contre les partisans, dans l'Eu­
rope occupée comme en Indochine ou en Algérie. D'après lui, la guerre de
partisans, issue d'une hostilité idéologique et révolutionnaire, fut donc la
cause de l'ascension aux extrêmes de la violence (à l'Est). Il est significatif
que Carl Schmitt , comme l'a vu Raymond AronW22, « oublie » le maillon
Ludendorff-Hitler dans la série conceptuelle qui aboutit à la mise en œuvre
de la totaler Krieg. A l'inverse, pour Arno Mayer!Q23, la guerre de partisans
1022 Penser la guerre. Clausewitz, Ibid, pp.21 0-219.
1023 La « solutionfinale » dans l'hi1loire, Paris, La Découverte, 1990 (1988), préf. P. Vidal­
Naquet.
1094 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

déclenchée par Moscou n'a pas été une cause, mais un prétexte à l'ascen­
sion aux extrêmes d'une guerre commandée par une hostilité totale, idéo­
logique et raciale, dont les buts étaient radicaux : conquête du Lebensraum
et destruction de l'État soviétique.

/. LA GUERRE DE PARTISANSETlA GUERRE A" l 'EsT EN /94/-45

Le véritable horizon de la Théorie dupartisan, c'est la guerre à l' Est livrée


par « l 'armée prusso-allemande » en 1941- 1945. « La Russie mérite. . . une
mention particulière », pour trois raisons. L'armée russe ne s'en est jamais
tenue à la seule guerre régulière. Moscou a intégré le combat des parti­
sans contre l'armée napoléonienne. Staline a repris contre l'Allemagne
cette stratégie. Associant patriotisme et communisme, les partisans russes
en liaison avec l'Armée rouge « ont détourné sur eux-mêmes environ
vingt divisions allemandes et contribué largement à décider de l 'issue
de (la) guerre. . . Dans les immenses espaces russes et compte tenu des
fronts s 'étendant à l'infini sur des milliers de kilomètres, chaque division
était irremplaçable pour la stratégie allemande ». Conclusion implicite :
contre ces partisans qui se battent toujours « dans le dos de l 'ennemi », il
était licite d'utiliser tous les moyens disponibles, comme l'ordonnaient les
directives de l'OKW.

La guérilla ne constituait aux XVIII'me et XIx'me siècles qu'une variante


de la guerre conventionnelle avec des partis composés de troupes légères
et mobiles opérant sur les arrières de l'adversaire. Au XXème siècle, plus
précisément depuis le second conflit mondial, le partisan est devenu « le
personnage central de la guerre ». La criminalisation de l' hoSlis et la
guerre totale, qui vise à « supprimer le gouvernement de l 'État ennemi »,
font de lui « le véritable héros de la guerre », « celui qui exécute l'arrêt de
mort prononcé contre le criminel » et celui qui risque aussi « d'être traité
comme un criminel ». En effet, « le partisan moderne n 'attend de son
ennemi ni juSlice ni grâce. Il s 'eSl détourné de l 'hoSlilité conventionnelle
de la guerre... limitée pour se transporter sur le plan d'une hoSlilité
différente. . . dont l'escalade, de terrorisme en contre-terrorisme, vajusqu'à
l 'extermination ». La « guerre civile révolutionnaire du communisme »
frappe de caducité la pratique qui consiste à prendre en otages des no­
tables. Cette pratique fut utilisée par l' armée prussienne en 1 870-1 87 1 .
LA DISSOLUTION DU JUS PUBLICUM EUROPAEUM 1095

Mais elle ne peut que servir la cause révolutionnaire, dont l'ennemi est
précisément la bourgeoisie. Les partisans iront même jusqu'à provoquer
ces prises d'otages, soit pour anéantir leurs adversaires de classe, soit pour
pousser la population dans le camp communiste. De même, ils incite­
ront l' armée occupante à procéder à des représailles contre les civils, afin
d'attiser la haine contre cette armée et de susciter de nouveaux partisans.
« Durant la Seconde Guerre mondiale, la Russie, la Pologne, les Balkans,
la France, l'Albanie, la Grèce et d'autres territoires devinrent le théâtre »
de ce type de guerre.

Carl Schmitt est conduit à amplifier l'importance de la guérilla dans la


stratégie de Staline en 1941-1945. Dans les années 1930, les autorités so­
viétiques privilégiaient la création d'une armée de masse offensive bien
dotée en matériel lourd. Aussi la guérilla fit-elle l'objet d'une large impro­
visation durant l'été 1941, même si l'Armée rouge bénéficiait de l'expé­
rience acquise par les partisans chinois contre les Japonais depuis 1937.
Quoi qu'il en soit, le second conflit mondial vit le développement specta­
culaire de la résistance armée, à l'Ouest et surtout à l'Est, en raison du ca­
ractère de l'occupation allemande, de la dimension idéologique du conflit
et du soutien des Puissances alliées. Cette forme de combat irrégulier bé­
néficia par rapport à 1 91 4- 1 9 1 8 de possibilités techniques, logistiques et
tactiques infiniment plus largesw24•

2. LA T/lÈSE DELA GUERRE DE PARTISANS, CAUSE DE L 'ASCENSION DE LA VIOLENCE

Comment expliquer « l'attitude malencontreuse de la Prusse à l'égard


du partisan » ? De 1 8 1 3 à 1945, l'armée prusso-allemande fut l'exemple
même de l'organisation militaire rigoureuse et régulière. La réputation
de cette armée-modèle était due exclusivement à des victoires militaires
remportées sur d'autres armées régulières européennes. Elle n'avait eu à
affronter une guerre irrégulière qu'en 1 870-1 87 1 , lorsque le gouvernement
de Gambetta avait proclamé la levée en masse contre l'envahisseur et la
« guerre à outrance ». Après Sedan et la défaite de l'armée régulière de
Napoléon III, « si les choses s 'étaient passées conformément aux règles de
la guerre classique entre armées régulières, il eûtfallu s 'attendre... à lafin
de la guerre et à la conclusion de la paix. Au lieu de cela, le gouvernement

W24 Ph. Masson, Ibid, pp.278-291 .


1096 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

impérial vaincufut déclaré déchu. Le nouveau gouvernement républicain. . .


leva en toute hâte des armées toujours nouvelles pourjeter sur les champs
de bataille des masses sans cesses renouvelées de soldats mal entraînés. . .
L a situation de l 'armée allemande était menacée et la situation extérieure
de l'Allemagne compromise, car on n 'avait pas envisagé une guerre de
longue durée ». La population française participa sous diverses formes à
la lutte contre l'occupant. En riposte, les Allemands prirent des otages,
fusillèrent les francs-tireurs et exercèrent des représailles sur la population
civile. Le commandement prussien, notamment Von der Goltz, alors jeune
officier d'état-major, avait compris le danger de la guérilla, mieux que
Gambetta lui-même, qui voulut «pour son malheur » mener une guerre
classique contre l'armée allemande.

Carl Schmitt s'attarde sur la guerre franco-prussienne, mais c'est la cam­


pagne de Russie qui le préoccupe. C'est en effet en URSS que l' armée
allemande rencontra véritablement la guerre de partisans, après le discours
de Staline du 3 juillet 1941 ordonnant la tactique de la « terre brûlée » et
la résistance à outrance. Or, «plus la discipline d'une armée régulière
eS/; Slricte, plus elle eS/; scrupuleuse dans sa diSlinction entre militaires
et civils en ne considérant comme un ennemi que le seul adversaire en
uniforme, et plus elle deviendra ombrageuse... si, dans l 'autre camp, une
population civile qui ne porte pas l 'uniforme participe, elle aussi, au com­
bat. Les militaires réagiront par des représailles, en fusillant, en prenant
des otages, en détruisant des localités, et ils tiendront ces mesures pour lé­
gitime défense face à des manœuvres perfides. . . Plus on respecte l 'ennemi
dans l'adversaire régulier. . . , en évitant même au coeur du combat le plus
sanglant de le prendre pour un criminel, et plus implacable sera le traite­
ment infligé au combattant irrégulier considéré comme un criminel. Ceci
découle tout naturellement de la logique du droit de la guerre. . . classique
quifait la diS/;inction entre militaires et civils, combattants et non combat­
tants, et qui trouve laforce d'âme rare de ne pas déclarer criminel l 'enne­
mi en tant que tel ». Le juriste renforce encore sa défense de la Wehrmacht
en affirmant que « l 'armée prusso-allemande. . . envahit la Russie... le 22
juin 1941, sans seulement penser à une guerre de partisans. Elle entra en
campagne contre Staline selon l 'adage : la troupe combat l 'ennemi : les
maraudeurs sont mis hors d'état de nuire par la police. Ce n 'eS/; qu 'en oc­
tobre 1941 quefurent données les premières directives. . . relatives à la lutte
contre les partisans : c 'eS/; en mai 1944, un an à peine avant lafin de cette
LA DISSOLUTION DU JUS PUBLICUM EUROPAEUM 1097

guerre de quatre ans, quefut promulgué le premier règlement complet du


Haut Commandement ». Enfin, ce règlement du 6 mai 1944 fut considéré
« comme un modèle de lutte correcte contre le partisan ».

Arno Mayer, lui, affirme le contraire : la guerre à l'Est fut d'emblée


une guerre totale. En témoigne le fameux « ordre des commissaires » du
6 juin 1941, selon lequel les commissaires politiques de l'Année rouge
devaient être exécutés. Puisqu'il ne fallait pas « attendre de l 'ennemi un
comportement conforme (au) droit international », les experts juridiques
des forces armées allemandes entreprirent dès le printemps 1941 la ré­
daction de nouveaux règlements applicables à l'offensive en Russie, no­
tamment les principes et procédures de la justice militaire sur le théâtre
des opérations et dans les territoires occupés. Les troupes devaient être
autorisées à combattre par tous les moyens les éléments hostiles dans la
population civile, à prendre des otages et à exercer des représailles mas­
sives. Des directives spécifiques furent également rédigées pour le trai­
tement des prisonuiers de guerre soviétiques. Il fallait en effet dénier
aux membres de l'Année rouge, en raison de leur pratique de la guerre
subversive, le droit d'être traité dans le respect de la Convention de Ge­
nève de 1929, du reste non signée par l'URSS. « Comme les principes
directeurs de la guerre. . . avaient été élaborés avant le 22 juin 1941, on
ne saurait y voir une réplique à l'appel à la guérilla lancé par Staline
le 3 juillet, même s 'il eS/; évident que ce défi contribua à intensifier les
deux phénomènes » 1025. Ainsi, les directives de l'OKW du 29 novembre
1941 et du 16 décembre 1942 réitérèrent l' ordre de combattre les parti­
sans sans restriction : « aucun Allemandparticipant aux opérations contre
les bandes (ne pouvait) être poursuivi à titre disciplinaire ou judiciaire
pour sa conduite dans le combat contre les bandits [les partisans1 et leurs
complices » W26 . Dans sa défense de la Wehrmacht, Schmitt peut arguer que

1025 A. Mayer, Op. cif., p.247. Rappelons cependant que l'URSS, non seulement n'avait
pas adhéré à la Convention de Genève de 1929, mais qu'elle était le seul État à avoir
dénoncé les Conventions de La Haye de 1907. De plus, le droit militaire soviétique interd­
isait la reddition, considérant les soldats faits prisonniers comme des traîtres ou des déser­
teurs, à moins qu'ils n'agissent vis-à-vis de l'ennemi comme une « cinquième colonne ».
1026 In Ph. Masson, Ibid, p.290. Selon ces directives, les troupes allemandes devaient disa
tinguer civils inoffensifs, suspects, sympathisants et partisans : les premiers ne devaient
pas être inquiétés ; les seconds devaient être surveillés, internés et interrogés ; les
troisièmes devaient être traités comme les partisans s'ils les avaient matériellement aidés ;
les quatrièmes ne devaient être considérés comme des combattants légaux que s'ils étaient
1098 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

la résistance à l'occupation était illicite selon le droit applicable en 1939-


1945, le Règlement de La Haye de 1907 n'admettant, sous conditions, que
la « levée en masse », c'est-à-dire le droit pour la population d'un territoire
non occupé de prendre les armes pour repousser les troupes d'invasion,
non pas la résistance à l'occupation, qui ne sera autorisée, également sous
conditions, qu'avec les Conventions de Genève de 1949. Ainsi, le com­
battant irrégulier non assimilé à un combattant régulier « eS/; un criminel
de droit commun et il eS/; licite de le mettre hors d'état de nuire par des
condamnations sommaires et des mesures répressives. Ce principe a été
reconnu. . . dans les procès contre les criminels de guerre qui ont suivi
la Seconde Guerre mondiale, notamment dans les jugements prononcés
contre des généraux allemands. . . , étant. . . entendu que toutes cruautés
et mesures terroriSles, toutes sanctions collectives, au-delà des mesures
répressives nécessaires, à plus forte raison la participation au génocide,
demeurent des crimes de guerre ».

3. LA LÉGALISATION DELA GUERRE IRRÉGULIÈRE ET LA P1SS0LUTION PU PROIT PE LA GUERRE

Le juriste reconnaît donc l'existence des crimes de guerre. Il fait même


allusion au « génocide », pour la seule et unique fois dans l'ensemble de
son œuvre postérieure à 1947. Mais les controverses en droit international
sur ces crimes et la guerre de partisans ne lui semblent pas épuisées pour
autant. Il leur accorde au contraire de substantiels développements. Son
intention est de montrer que la légalisation de la guerre irrégulière des
partisans, qui tend à supplanter la guerre régulière des États, aboutit à la
dissolution du jus in bello et du régime de l' occupatio bellica.

commandés par un chef responsable, arboraient un signe distinctif fixe reconnaissable


à distance, portaient ouvertement les armes, menaient leurs opérations conformément
aux règles de la guerre (ces conditions sont celles du droit international). Cf. G.A. Dixon
(général), O. Heilbrunn : La guerre sur le front russe. Guérilla et contre-guérilla (Com­
muniSl Guerilla Warfare), Limoges-Nancy, Ch. Lavauzelle, 1956, préf. R.F. S. Denning
(général). Carl Schmitt (Théorie du partisan, p.25 l ) cite cet ouvrage, extrêmement
instructif, en arguant que ses auteurs ont approuvé les méthodes allemandes de con­
tre-guérilla : ce qui n'est pas du tout le cas !
LA DISSOLUTION DU JUS PUBLICUM EUROPAEUM 1099

A. LA GUERRE DE PARTISANS CONTRE LEJUS IN BElLO

Deux types de guerres ont une importance particulière au regard du phé­


nomène partisan : la guerre civile et la guerre coloniale. Or, le droit des
gens européen a refoulé ces deux manifestations dangereuses de la belli­
gérance. La guerre civile, lorsqu'elle n'aboutit pas à la reconnaissance des
insurgés comme belligérants, est considérée comme une rébellion que la
police et l'armée matent à la faveur de l'état de siège. La guerre coloniale,
si elle n'est pas ignorée des Puissances européennes, ne remet pas en cause
le modèle classique de la guerre régulière, telle qu'est livrée en Europe,
espace distinct de l' outre-mer. La guerre du jus publicum europaeum est
une guerre menée par des armées étatiques entre des ennemis étatiques
« qui se respectent. . . dans la guerre en tant qu 'ennemis sans se discriminer
mutuellement comme des criminels, de sorte que la conclusion d'une
paix eSl. . . l'issue normale. . . de la guerre ». Au regard de cette régularité
classique, le partisan ne peut être qu'une figure marginale, « ce qu 'il fut
effectivement encore durant toute la Première Guerre mondiale ». De fait,
les Allemands ne se heurtèrent pratiquement à aucune résistance armée en
Belgique, dans le nord de la France ou en Pologne russe, en 1914-1918.
Mais la conscription a transformé les « guerres entre États » en « guerres
entre nations ». En résultent des situations difficiles voire insolubles pour
le droit des gens, car les « milices », les « corps de volontaires » ou la
« levée en masse », dont les membres ont, sous conditions, droit au statut
de combattants selon le Règlement de La Haye, sapent la distinction des
civils et des militaires. Qui est non combattant à l'heure de la « nation ar­
mée » ? Parallèlement, la « mobilisation totale » entraîne l'élargissement
de la notion d'objectif militaire. Bref, la « démocratisation » et « l'indus­
trialisation de la guerre » tendent à la « totalisation de la guerre », donc
à la négation du jus in bello, même si celui-ci réaffirme normativement
la distinction des combattants et des non combattants, des objectifs mi­
litaires et non militaires. Dans ce contexte, la guerre irrégulière pose des
problèmes spécifiques au droit des conflits armés. A la suite de l'occu­
pation allemande, de la résistance à cette occupation et des représailles
allemandes, en 1940-1944, de longues et difficiles controverses juridiques
se sont développées. D'après Schmitt, elles montrent que toute réglemen­
tation du phénomène partisan est impossible : comment régulariser ce qui
est irrégulier ?
1 100 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

La codification du jus in bello depuis la fin du XIXêm, siècle a abouti à


assimiler certaines catégories de combattants irréguliers aux troupes ré­
gulières, ce qui leur permet de bénéficier du statut de combattants légaux,
donc de prisonniers de guerre en cas de capture ou de reddition. Le Règle­
ment de La Haye de 1907 et les Conventions de Genève de 1949 posent ce­
pendant des conditions à cette reconnaissance. S'agissant de la résistance,
les conditions sont les suivantes : lien avec une partie au conflit, organisa­
tion sous un commandement responsable, signe distinctif fixe et visible à
distance, port ouvert des armes, respect des lois et coutumes de la guerre.
Il est alors facile de comprendre le caractère aporique de ces conditions
eu égard à la nature même de la guerre des partisans. Par définition, les
partisans sont des combattants irréguliers. Leur irrégularité se manifeste
dans leur rébellion à l'autorité et dans la pratique qui découle de cette ré­
bellion : le fait de se fondre dans la population, de ne pas arborer de signes
distinctifs et de ne pas porter ouvertement les armes, de préférer les actions
perfides au combat loyal, de chercher à provoquer des réactions dispropor­
tionnées de la part de l' armée régulière en espérant que la population se
soulèvera. Comment pourraient-ils renoncer aux méthodes de la guerre de
partisans sans cesser d'être des partisans et sans perdre les avantages que
procurent ces méthodes face à une armée régulière ? Les Conventions de
Genève de 1949, qui reconnaissent aux mouvements de résistance à l'oc­
cupation les droits de la belligérancew27, représentent une grande œuvre
humanitaire. « En faisant preuve, à l'égard de l 'ennemi, non seulement
d'humanité mais encore de juSlice au sens où il eSl reconnu, elles se
maintiennent sur la base du droit international classique et de sa tradition,
sans lesquels une telle œuvre d'humanité ne serait guère possible ». Mais
le fondement de ce droit classique procède du concept non discriminatoire
de guerre, avec ses distinctions entre guerre et paix, militaires et civils,
ennemi et criminel. Or, « en mettant en cause ce sySlème de diSlinctions
essentielles, les Conventions. . . ouvrent laporte à une forme de guerre qui
détruit sciemment ces diSlinctions nettes ».

En effet, les guerres de partisans menées par le communisme internatio­


nal à l'ombre de l'armement nucléaire battent en brèche les dispositions du
Règlement de La Haye ou des Conventions de Genève, dont les formules

W27 Cf. S.E. Nahlik : « L'extension du statut de combattant à la lumière du Protocole 1 de


Genève de 1977 » , RCADI, 1979 III, pp.171-250.
LA DISSOLUTION DU JUS PUBLICUM EUROPAEUM 1101

visent les expériences européennes de la guerre de 1 870-1871 ou de la Se­


conde Guerre mondiale, non l'évolution ultérieure de la guerre révolution­
naire. Du point de vue de la thèse schmittienne de la liaison subordonnée
du jus in bello au jus ad bellum, l'évolution vers un concept discrimina­
toire de guerre sape à la base les tentatives de limitation des conflits armés.
Cette limitation s'appuie en effet « sur certains aspects qui, pour avoir été
écartés par la Révolutionfrançaise, ont été réhabilités avec d'autant plus
de vigueur dans le cadre de l'œuvre de reSlauration du Congrès de Vienne.
Les notions de guerre limitée et d'ennemijuSle que nous a léguées l 'époque
monarchique ne peuvent être légalisées au plan interétatique que si les
États belligérants de part et d'autre y demeurent attachés à l 'intérieur
aussi bien que dans leurs relations réciproques, c 'eSl-à-dire quand leurs
concepts intra-étatiques et interétatiques de régularité et d'irrégularité,
de légalité et d'illégalité ont le même contenu ou ont du moins une
Slructure à peu près homogène. Sinon, la normalisation interétatique, loin
depromouvoir lapaix, n 'aura d'autre résultat que defournir des prétextes
et des mots d'ordre à des mises en accusation réciproques ». Précisément,
les concepts classiques ne sont plus qu'une façade idéologique ou des ins­
truments tactiques au service de la révolution mondiale. Les règles du jus
in bello, sous-entend Schmitt, n'étaient pas plus applicables en 1941-1945
entre la Russie soviétique et l'Allemagne nationale-socialiste, qu'elles ne
le sont depuis la fin du second conflit mondial aux guerres de partisans
modernes. Ces règles n'ont servi qu'à disqualifier l'armée allemande après
Nuremberg. Le défaut de « pensée concrète » des juristes et des pacifistes
a ainsi parachevé l' œuvre destructrice des révolutionnaires professionnels.
La nouvelle doctrine du bel/um juSlum et l'élargissement des droits de la
belligérance aux insurgés n'ont fait que déchaîner la guerre irrégulière au
bénéfice de l'URSS ou de la RPC.

B. LA GUERRE DE PARTISANS CONTRE LE RÉGiI1E DE L 'OŒUPATIO BEll/CA

Les Conventions de Genève de 1949, notamment la quatrième rela­


tive à la protection des personnes civiles en temps de guerre, assimilent
la résistance à l'occupation à un conflit armé international, c'est-à-dire à
une guerre interétatique, du moins si les organisations de résistants rem­
plissent les conditions posées. Le régime de l' occupatio bellica, dont traite
cette Iv'me Convention, s'en trouve bouleversé. Il n'est bien SÛT pas in-
1 102 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

différent que Schmitt examine cette institution au lendemain du second


conflit mondial et de l'administration internationale de l'Allemagne. En
1950, il montre que les Alliés ont violé le régime de l'occupatio bellica
en instaurant un système d'administration qui visait une transformation
des structures politiques et sociales de l'ancien Reichw28• En 1963, il sou­
tient que c'est la résistance à l'occupation allemande, non l'occupation
allemande elle-même, qui a eu pour effet de ruiner ce régime pendant le
second conflit mondial.

La IYêm, Convention de Genève maintient le principe que la population


civile est tenue d'obéir aux dispositions édictées par l'armée occupante en
conformité avec le droit de la guerre, notamment celles visant au maintien
de l'ordre et à la sécurité des troupes. Mais l'ensemble de la Convention est
un compromis difficile entre les intérêts de l'armée occupante et ceux de
son adversaire : le résistant, c'est-à-dire le partisan. Celui-ci trouble dan­
gereusement l'ordre en vigueur dans le territoire occupé, « non seulement
parce que le territoire situé à l'arrière du front ennemi eS/; son théâtre
d'opérations spécifique, où il perturbe les transports et les opérations de
renfort, mais encore du fait qu'il eS/; plus ou moins soutenu et caché par
la population de ce territoire ». Les partisans comptant sur la population,
la protection de cette dernière équivaut à une protection indirecte des pre­
miers. L'évolution dujus in bello, de 1907 à 1949, a modifié de manière
révélatrice l'opposition entre les Puissances militaires, occupants poten­
tiels favorables à ce que l'ordre soit strictement assuré en territoire occu­
pé, et les petits États, occupés potentiels favorables à une protection aussi
large que possible de la population civile et des résistants. « Lorsqu 'il fut
queS/;ion de traduire en normes de droit international les expériences de la
Seconde Guerre mondiale », l'URSS, la plus grande Puissance contineilll
tale et la principale Puissance occupante potentielle, se rangea du côté des
petits États.

Non seulement les quatre Conventions de Genève ont assimilé aux


troupes régulières des combattants irréguliers, mais la quatrième a sou­
ligné à tel point les droits de la population du territoire occupé qu'il de­
viendrait possible de tenir pour licite toute résistance à l'occupant, malgré
les conditions posées. La Iy'm, Convention admet cependant que l' armée
occupante conserve le droit de réclamer le concours de la police et de la
1028
El nomos de la tierra. , pp.243-258.
..
LA DISSOLUTION DU JUS PUBLICUM EUROPAEUM 1 1 03

justice locales en vue du maintien de l'ordre et de la répression des actes


hostiles. Tout compte fait, l'activité des partisans n'est ni légale ni illé­
gale, mais simplement « risquée » (Kunz). En vérité, ce ne sont pas seule­
ment les résistants et l'armée occupante qui courent un grand « risque »,
mais aussi l'ensemble de la population du territoire occupé. Au vu d'une
guerre irrégulière qui a pour tactique privilégiée l'attentat et pour stra­
tégie la subversion, c'est contre le partisan, souligne Schmitt, que « la
population civile a besoin d'être protégée ». Le droit international devrait
en prendre conscience. Le fonctionnaire de police tout spécialement est
au centre d'exigences dangereuses et contradictoires. L'occupant attend
de lui l'obéissance dans le maintien de l'ordre, c'est-à-dire la lutte contre
les résistants. L'État dont il est ressortissant et agent exige de sa part fi­
délité et lui demandera des comptes à la fin des hostilités. La population
à laquelle il appartient attend de lui une solidarité qui peut s'opposer à sa
mission. Les partisans et l' armée qui les combat auront tôt fait de le préci­
piter « dans le cycle infernal de leurs représailles et contre-représailles ».

J.H. Schmid souhaiterait balayer les vestiges du droit d'occupation et


supprimer le devoir d'obéissance de la population civile et des fonction­
naires ou magistrats du territoire occupé. Il précipite « la criminalisation
pure et simple de l'ennemi du partisan dans sa guerre », sans pouvoir
échapper « à la logique du terrorisme et du contre-terrorisme ». G. Scelle,
de son côté, est extrêmement réticent à l'égard du régime de l'occupation
belligérante. Plus encore, il affirme que l'État agressé a le droit d'utili­
ser tous les moyens contre l'agresseur et que les citoyens ont le droit de
prendre l'initiative de la résistance armée sans être sous les ordres des
autorités nationalesw29• La résistance à outrance est ainsi légalisée. Il est
aisé de prévoir quelle sera la réaction d'une armée régulière, « tant qu 'elle
ne s 'avouera pas vaincue », à la mise en œuvre de ce genre d'instructions
relatives au combat des partisans 1 Q3Q• Comment respecter le jus in bello
face au déchaînement de la guerre irrégulière ? C'est injustement, conclut
implicitement Schmitt, que la Wehrmacht, à travers certains de ses chefs, a
été accusée par le Tribunal militaire américain à Nuremberg W31 •

1029 « Quelques réflexions sur l'abolition de la compétence de guerre », Ibid, pp.16-21.


1030 Cf. E. Giraud : « Le respect des droits de l'homme dans la guerre internationale et
dans la guerre civile » , RD?, 1958, pp.613-675, pp.653-664.
W3 1 Sur cette partie, cf. Théorie du partisan, pp.218-223, 225-227, 231-253, 267, 286-288,
dont les citations sont extraites. Rappelons que deux types de crimes internationaux COffi-
1 104 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

RECONNAISSANCE DE l 'ENNEMI OU POl/CE INTERNATIONALE ?

L'ONU, dont l'ambition est de dépasser le droit des gens classique fondé
sur la souveraineté des États détenteurs dujus belli ae paeis, ne risque-t­
elle pas de saper le droit international et d'interdire la paix ? Julien Freund
pose cette question à la fois provocatrice et paradoxale avec Carl Schmitt
, à la fin des années 1960. Pour eux, il n'y a de droit et de paix possibles
entre une pluralité d'unités politiques que sur la base de la reconnaissance
réciproque de leur souveraineté, donc de leur jus belli, donc dujuSl:us hos­
fis. C'est sur la souveraineté de l' État et sur la reconnaissance de l'enne­
mi, affirme le juriste allemand, que reposent la relativisation de l'hostilité

mis par des Allemands furent distingués par les Alliés : les crimes localisés ou mineurs,
soumis à répression par les Puissances alliées séparément, notamment par leurs tribunaux
nationaux ou leurs tribunaux d'occupation en Allemagne ; les crimes majeurs, sans lo­
calisation géographique particulière (dont le « crime contre la paix » et le « crime contre
l'humanité »), soumis à répression par les Puissances alliées conjointement, à travers le
TM! sis à Nuremberg (en zone américaine). Du 14 novembre 1945 au 1er octobre 1946,
celui-ci constitua le procès principal, celui des dirigeants (BOlmarm, D6nitz, Frank, Frick,
Fritzsche, Funk, Goering, Hess, Kaltenbrunner, Jodl, Keitel, Krupp, Ley, Neurath, Pa­
pen, Raeder, Ribbentrop, Rosenberg, Sauckel, Schacht, Schirach, Seyss-Inquart, Speer,
Streicher) et des organisations accusées d'être criminelles (Cabinet du Reich, Corps des
chefs du NSDAP, SS et SD, GeSiapa, SA, État-Major général et OKW). Il fut suivi par
une série d'autres procès contre les cadres des organisations jugées criminelles (Corps
des chefs du NSDAP, SS, SD, GeSlapa), notamment les douze procès tenus par le Tribu­
nal militaire américain à Nuremberg, du 9 novembre 1946 au 14 avril 1949, contre 195
accusés. Ces procès sont désignés en fonction de leur numéro, du nom de l'accusé princi­
pal ou d'un titre plus large : aff. nOI, Brandt, Procès des médecins (Medical Crue) ; n02,
Mi1ch, Procès Mi1ch (Mitch Case) ; n03, AltSlôtter, Procès de l'admiinstration de la JuStice
(Justice Case) ; n04, Pohl, Procès de l'administration des camps de concentration (Pohl
Case) ; nOS, Flick, Procès des hommes d'affaires (Flick Case) ; n06, Krauch, Procès de
l'!G-Farben (1. G. Farben Case) ; n07, LiS!, Procès des otages (HaSiage Case) ; nOS, Gre­
ifelt, Procès du RuSHA (<< RuSHA» Case) ; n09, Ohlendorf, Procès des Einsatzgruppen
(<< Einsatzgruppen » Case) ; na 10, Krupp, Procès Krupp (Krupp Case) ; non, Weizsacker,
Procès de la WilhelmSirasse (<< Wilhelmstrasse » Case) ; n012, von Leeb, Procès du haut
commandement (High Command Case). Britanniques, Français et Soviétiques condui­
sirent également des procès en Allemagne, de moindre importance, exceptés les procès
de Belsen et du Zyklon B par le Tribunal militaire britannique. Par la suite, la répression
fut confiée aux Allemands eux-mêmes, via l'Office central pour l'instruction des crimes
de guerre, basé à Ludwigsburg ; fut notamment institué le « procès d'Auschwitz » à
Francfort en 1963-1965. D'autre part, les Allemands qui avaient été membres du NSDAP
étaient soumis à la chambre de dénazification et pouvaient être poursuivis en vertu de
l'ordonnance de dénazification adoptée par le Conseil de contrôle interallié en Allemagne.
LA DISSOLUTION DU JUS PUBLICUM EUROPAEUM 1 105

et la limitation de la guerre, ainsi que les distinctions entre guerre et paix


-paix « normalement assortie d'une clause d'anmistie » W32 , neutralité et
belligérance, civils et militaires. Pour lui, l'égalité devant le jus ad bel/um
est la base de l'égalité devant le jus in bello. Reconnaître l'ennemi, c'est
admettre son droit à l'existence et refuser de l'anéantir, écrit en écho le po­
litologue français. En criruinalisant l'ennemi, on sape le droit des conflits
armés et on interdit la paix, relation politique concrète entre les anciens
adversaires, puisque, comme dit Georges Scelle, on ne négocie pas avec
un criminel, on l'exécute. Bref, de ce point de vue, nier l'ennemi, c'est
nier le droit et la paix, car c'est avec l'ennemi que l'on fait la paix, sinon
avec qui ?

A cette conception de la pax comme équilibre des puissances, s'oppose


la théorie de l'institutionnalisation de la paix sous l'autorité d'une « police
internationale ». Cette théorie pose « l'alternative que la rationalisation du
monde moderne met toujours davantage en évidence » : le « choix entre la
politique et la police » 1033. Mais la police, surtout si elle ne fait que s'iden­
tifier aux grandes puissances, n'a rien d'apolitique, souligne Schmitt, qui
tourne en dérision « les 'guerres justes' des Puissances impérialistes ».
L'interventionnisme, dit-il, est une politique hautement intensive, une po­
litique cosmopolite de guerre. « On ne saurait éliminer du monde l'hostili­
té entre les hommes en interdisant les guerres entre États à l'ancienne, en
propageant une révolution mondiale et en tentant de transformer la poli­
tique mondiale en police mondiale »W34. L'institutionnalisation de la paix
est-elle plausible ? Primo, l'interprétation de la guerre comme une « sanc­
tion » en réplique à un « acte illicite » n'est qu'une fiction juridique, non
conforme au vrai sens politique du recours à la force armée. Secundo, cette
institutionnalisation suppose l'acceptation du Slatu quo assuré par la « po­
lice internationale » et l'accord unanime des États de se soumettre à cette
« police ». Sinon, l'organisation internationale se transformerait en simple
coalition. Cette dernière devrait comprendre toutes les grandes puissances,
qui devraient toutes être satisfaites de l' ordre international. Tertio, soit la-

W32 Préf. à La notion de politique, pA6. Cf. « Amnistie ou la force de l'oubli » (1949),
Krisis, n026, 2006, pp.9S-96.
1033 J. Freund : Le nouvel âge. Eléments pour une théorie de la démocratie et de la paix,
Paris, M. Rivière, 1970 (recueil), pp.202-203.
W34 Théologie politique II, pp. ISO, 176-177 ; « Der Begriff des Politischen. Vorwort von
1971 zur italienischenAusgabe » , pp.269-272.
1 106 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

dite « police » ne sera pas dotée de l'arme nucléaire, et elle ne sera jamais
qu'une menace contre les États démunis de cette arme. Est-il concevable
que les grandes puissances transfèrent à une autorité « neutre » ou « supra­
nationale » les armes suprêmes ? Soit elle disposera de l'arme nucléaire, et
se pose la question cruciale de l'identité du décideur. Le chef de la « police
internationale » ne deviendra-t-il pas le maître de la politique mondialew35 ?
A la place de « l'institutionnalisation de la paix », qui s'accompagne de la
criminalisation de la guerre, Schmitt et Freund proposent la limitation de
la belligérance et la reconnaissance de l'ennemi, donc le retour au droit de
la neutralité contre la sécurité collective et le retour au traité de paix contre
la juridiction pénale.

W35 J. Freund, Op. cil., pp.165-175, 1 82-225 ; Sociologie du conflit, Op. cil., pp.303-356 ;
L 'essence du politique, Op. cil., pp.478-508 ; Politique e! impolitique, Paris, Sirey, 1987,
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BI BLiOGRAPH 1 EW36
OUVRAGES DE CAR L SŒ H ITT

Loi et jugement. Une enquête sur le problème de la pratique du droit, Paris,


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gedankens bis zum proletarischen Klassenkampf, Munich/Leipzig, Duncker
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Reichsprasidenten nach ArtA8 der Weimarer Verfassung » ; Berlin, Duncker u.
Humblot, 1989, 5'm' éd.

Théologie politique, Paris, NRF Gallimard, 1988, 184 p., coll. « Bibliothèque
des sciences humaines », préf. J.L. Schlegel. Trad. de 1 ) Politische Theologie. Vier
Kapitel zur Lehre von der Souveranitat, Munich/Leipzig, Duncker u.Humblot,
1922, l'" éd., 56 p. ; 1934, 2'm, éd. modifiée, 84p. ; Berlin, Duncker u. Humblot,
1985, 4'm' éd., 84 p. ; 2) Politische Theologie ll. Die Legende von der Erledigung
jeder Politischen Theologie, Berlin, Duncker u. Humblot, 1969, 126 p.

W36 Pour une bibliographie complète de Carl Schmitt , cf. Alain de BenoiS! : Carl Schmitt
. Bibliographie seiner Schriften und Korrespondenzen, Berlin, Akademie, 2003, 142 p.
1 108 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

Cattolicesimo romano e forma politica. La visibilità della Chiesa. Una rifles­


sione scolaSlica, Milan, Giuffré, 1986, 89 p., coll. « Valori politici » , préf. C.
Galli. Trad. de 1) R6rnischer Katholizismus und politische Forrn, Hellerau, J.
Hegner, 1923, 1'" éd., 80 p. ; 2'm, éd., Munich, Theatiner Verlag, 1925, 53p. ;
Stuttgart, Klett-Cotta, 1984, 3'm' éd., 65 p. ; 2) « Die Sichtbarkeit der Kirche. Eine
scholaStische Erwiigung », Summa, 1, 2, 19 17/18, pp.71-80.

La visibilité de l 'Église, Catholicisme romain et forme politique, Donoso Cor­


tès, Paris, Cerf, 20 1 1 , 276 p., coll. « La nuit surveillée », présentation B. Bourdin,
préf. J.-F. Kervégan. Trad. de « Die Sichtbarkeit der Kirche. Eine scholaStische
Erwiigung », de Romischer Katholizismus und politische Form, et de Donoso
Cortès in gesamteuropaischer Interprétation. Vier Auftatze, Greven, Cologne,
1950, 1ère éd., 1 14 p.

Parlementarisme et démocratie, Paris, Seuil, 1988, 2 1 9 p., préf. P. Pasquino.


Recueil de six textes parus entre 1923 et 193 1 : 1) Die geiSlesgeschichtliche Lage
des heutigen Parlamentarismus, Munich/Leipzig, Duncker u. Humblot, 1923,
1�' éd., 65 p. ; 1926, 2'm, éd. aug., 90 p. (<< Parlementarisme et démocratie »,
pp.21-95) ; 2) « Der Gegensatz von Parlamentarismus und modernen Massende­
mokratie », Hochland, juin 1926, pp.252-270, repris en intro. à la 2'm, éd. du texte
précédent (<< Remarque sur l'opposition entre parlementarisme et démocratie »,
pp.96- 1 1 6) ; 3) « Der Begriff der modernen Demokratie in seinem Verhiiltnis
zurn Staatsbegriff», Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, mars 1924,
pp.8 17-823 (<< Le concept de la démocratie moderne et son rapport au concept
d' État », pp. 1 I7-128) ; 4) « Staatsethik und pluralistischer Staat », Kants1l:u­
dien, 1 , 1930, pp.28-42 (<< Ethique de l' État et État pluraliste », pp. 129-150) ; 5)
« Die Wendung zurn totalen Staat », Europaische Revue, VII, avril 193 1 , pp.24 1-
250 (<< Le virage vers l' État total », pp. 151- 170) ; 6) « Zu Friedrich Meineckes
Idee der Staatsrason », Archiv for Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, 1, 1926,
pp.226-234 (<< L 'idée de la raison d'État selon Friedrich Meinecke », pp. 171-
1 85).

Deux textes de Carl Schmitt . La queSlion clé de la Société des Nations. Le pas­
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mo in Hobbes e in Cartesio », ppA5-59) ; 4 2) Der Leviathan in der Staatslehre
des Thomas Hobbes. Sinn und Fehlschlag eines politischen Symbols, Hambourg,
Hanseatische Verlagsanstalt, 1938, 132 p. (<< Il Leviatano nella dottrina dello sta-
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3) « Dreihundert Iahre Leviathan », Die Tat, 5 avril 195 1 (<< Trecento anni di
Leviatano », pp.144- 151) ; 4) « Il cristallo di Hobbes », pp.153-158, extrait de
l'éd. de 1963 de Der Begriff des Politischen. Text von 1932 mit einem Vorwort
und drei Corollarien, Berlin, Duncker u. Humblot, 1963, 5'm' éd., 1 24p. ;5) « Die
vollendete Reformation. Bemerkungen und Hinweise zu neuen Leviathan-Inter­
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griff der modernen Demokratie in seinem Verhiiltnis zurn Staatsbegriff » (1924),
3) « Die Rbeinlande ais Objekt internationaler Politik » (1 925), 4) « Der status
quo und der Friede » (1 925), « Das Doppelgesicht des Genfer V6lkerbundes »
(1 926), extrait de Die Kernfrage des Volkerbundes, 6) « Zu Friedrich Meineckes
Idee der Staatsrason » (1 926), 7) « Der Gegensatz von Parlamentarismus und
modernen Massendemokratie » (1926), 8) « Der Begriff des Politischen » (1927),
9) « Donoso Cortes in Berlin » (1927), 10) « Demokratie und Finanz » (1927),
Il) « Der V61kerbund und Europa » (1928), 12) « V6lkerrechtliche Probleme
im Rbeingebiet » (1 928), 13) « Wesen und Werden der faschistischen Staates »
(1 929), 14) « Der unbekannte Donoso Cortes » (1 929), 15) « Das Zeitalter der
Neutralisierungen und Entpolitisierungen » (1 929), 16) « Staatsethik und plu­
ralistischer Staat » (1930), 17) « Die Wendung zum totalen Staat » (1931), 1 8)
« Übersicht über die derschiedenen Bedeutungen und Funktionen der innerpoli­
tischen Neutralitat des Staates » (1931), extrait de Der Hüter der Verfassung, 19)
« V6lkerrechtliche Formen des modernen Imperialismus » (1932), 20) « Schluss­
rede vor dem Staatsgerichtshof in Leipzig in dem Prozess Preussen contra Reich »
(1 932), 21) « Weiterentwicklung des totalen Staats in Deutschland » (1933), 22)
« Reich, Staat, Bund » (1933), 23) « Der Führer schützt das Recht » (1934), 24)
« Über die innere logik der Allgemeinepakte auf gegenseitigkeit » (1935), 25)
« Die siebente Wandlung des Genfer V61kerbundes » (1 936), 26) « Vergleichen­
der Überblick über die neueste Entwicklung des Problems der gesetzgeberischen
Ermachtigungen (Legislative Delegationen) ) (1936), 27) « Über die neuen Auf­
gaben der Verfassungsgeschichte » (1936), 28) « Totaler Feind, totaler Krieg,
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totaler Staat » (1937), 29) « Der Begriff der Piraterie » (1 937), 30) « Über das
Verhiiltnis der Begriffe Krieg und Feind » (1938), 3 1) « Das neue Vae Neutris »
(1938), 32) « V6lkerrechtliche Neutralitiit und v61kische Totalitat » (1938), 33)
« Über die zwei grossen 'Dualismen' des heutigen Rechtssystem » (1939), 34)
« Neutralitiit und Neutralisierungen » (1939), 35) « Grossraum gegen Universa­
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tionale, 1928 (<< Romantisme politique », pp. I- 17) ; 2) « Der V6lkerbund und
Europa », Hochland, janvier 1928, pp.345-354 (<< La Société des Nations et l'Eu­
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de Legalitiit und Legitimitiit, Légalité et légitimité, Paris, LGDJ, 1936 (<< Légalité
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et légitimité » , pp.39-79) ; 5) « V6lkerrechtliche Formen des modernen Imperia­


lismus », Konigsberger Auslands§ludien, août 1932 (<< Les formes de l'impéria­
lisme en droit international moderne », pp.8l-100) ; 6) « Neutralitiit und Neutra­
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Kultur' », Deutsche Rechtswissenschaft, IV, avril 1939, pp.97- 1 1 8 (<< Neutralité
et neutralisations. A propos de : Christoph Steding, Das Reich und die Krankheit
der europo.ischen Kultur », pp. 10 1-126) ; 7) « Grossraum gegen Universalismus.
Der V6lkerrechtliche Karnpf um die Monroedoktrin », Zeitschrift der Akademie
für Deutsches Recht, VI, mai 1939, pp.333-337 (<< Grand espace contre universa­
lisme. Le conflit sur la doctrine de Monroe en droit international », pp. 127-136)
; 8) « Das Meer gegen das Land », Das Reich, 9 mars 1941 (<< La Mer contre la
Terre », pp. 137- 142) ; 9) « Staatliche Souveriinitiit und freies Meer. Ueber den
Gegensatz von Land und Meer im V6lkerrecht der Neuzeit », in Das Reich und
Europa, Leipzig, Koehler u. Arnelang, 194 1 , pp.9 l - 1 1 7 (<< Souveraineté de l' État
et liberté des mers. Opposition de la Terre et de la Mer dans le droit interna­
tional des temps modernes », pp.143-l 68) ; 10) « Beschleuniger wider Willen
oder : Problematik der westlichen Hemisphiire », Das Reich, 19 avril 1 942 (<< Ac­
célérateurs involontaires ou : la problématique de l'hémisphère occidental »,
pp. 169-176) ; I l) « Die Formung des franz6sichen Geistes durch den Legisten »,
Deutschland-Frankreich, 1, 2, 1942, pp.1-30 (<< La formation de l'esprit fran­
çais par les légistes », pp. 1 77-2 10) ; 12) « Existentielle Geschichtsschreibung :
Alexis de Tocqueville », Universitas, V, 10, 1950, pp. 1 175- 1 178 (<< Historiogra­
phie existentielle : Alexis de Tocqueville », pp.2 l l-2l4) ; 13) « Das Problem der
Legalitat », Die Neue Ordnung, 3, 1950, pp.270-275 (<< Le problème de la léga­
lité », pp.2 l 5-224) ; 14) « Die Einheit der Welt », Merkur, janvier 1952, pp. l - 1 1
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(1 924), 2) « Einrnaligkeit und gleicher Anlass bei der Reichstagsaufl6sung
nach Art.25 der Reichsverfassung » (1925), 3) « Staatsfueichplane Bismarcks
und Verfassungslehre » (1929), 4) « Zehn Jahre Reichsverfassung » (1 929), 5)
« Das Problem der innerpolitischen Neutralitiit des Staates » (1930), 6) « Das
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teignungsbegriffs » (1 929), 8) « Ratifikation v61kerrechtlicher Vertrage und in­
nerSl:aatliche Auswirkungen der Wahmehmung auswartiger Gewalt » (1929), 9)
« Freibeitsrechte und institutionelle Garantien der Reichsverfassung » (193 1), 10)
« Wohlerworbene Beamtenrechte und Gehaltskürzungen » (1931), 1 1 ) « Grun­
drechte und Grundpflichten » (1932), 12) « Die Sl:aatsrechtliche Bedeutung der
Notverordnung insbesondere ihre Rechtsgültigkeit » (1931), 13) « Legalitat
und Legitirnitat » (1932), 14) « Die Stellvertretung des Reichsprasidenten »
(1933), 15) « Weiterentwicklung des totalen Staats in Deutschland » (1933), 16)
« Machtpositionen des modemen Staates » (1933), 17) « Staats ais ein konkreter,
an eine geschichtliche Epoche gebundener Begriff » (1941), 1 8) « Die Lage der
europaischen Rechtswissenschaft » (1 943/44), 19) « Der Zugang zurn Machtha­
ber, ein zentrales verfassungsrechtliches Problem » (1947), 20) « Das Problem
der Legalitat » (1950), 21) « RechtsSl:aatlicher Verfassungsvollzug » (1952),
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TABLE DES MATIÈRES
III"''' PARTIE : 615
THÉORIE DE L'ÉTAT ET SCIENCE POLITIQUE 615
ELEMENTS D'UNE THÉORIE DE L'ÉTAT 617
L'approche « hégélienne ;) des rapports État/société 618
La relativité historique de l'État 618
STAATSETHIK, THÉORIE PLURALISTE DE L'ÉTAT ET UNITÉ POLITIQUE 619
La « raison d'État » 619
L a référence à l a doctrine hégélienne de l'État 620
La critique de la théorie pluraliste de l'État 621
La théorie pluraliste et la notion du politique 624
« L'éthique de l'État » 625
LE DUALISME ÉTAT/SOCIETE, LA TYPOLOGIE DES FORMES D'ÉTAT ET LE TOUR-
NANT VERS « L'ÉTAT TOTAL » 626
Construction dualiste de l'État et « État neutre » 626
L'évolution de la théorie allemande de l'État 628
L'évolution des fonnes d'État 630
La double genèse de « l'État total ) 632
1 . L'identification de la société et de l'État 632
L'identification démocratique du peuple et de l'État 633
Le principe d'ornnicompétence de l'État souverain 634
LA THÉORIE DE « L'ÉTAT TOTAL » 635
A. l'origine de la théorie de l'État total 635
1. L'État peut-il diriger la société ? 635
2. La {( mobilisation totale » 636
De l'État « total par faiblesse ;; à l'État « total par force " 638
1. Régime des partis et État-providence 638
2. L'accroissement de la puissance de l'État 639
Supériorité et totalité politiques de l'État 640
L'État corporatif 641
DE L'ÉTAT TOTAL AU FÜHRERSTAAT OU : LA CRITIQUE DE L'ÉTAT-PERSONNE 643
La refonte de la théorie du droit et de l'État et le rejet de la personnalité juridique de l'État 644
La critique schmittienne de la théorie de l'État-personne 646
La controverse doctrinale 648
L'ANALYSE SCHMITTIENNE DE LA THÉORIE BODINIENNE ET HOBBESIENNE DE L'ÉTAT 649
L'interprétation de la philosophie de l'État de Hobbes 650
1. {( Contrat social ;) et prestation de sécurité 652
2. L'État, {( mécanisme légal ;) 653
3. Agnosticisme et laïcisation 655
4. L'État, {( puissance directe ;) 657
L'interprétation de la philosophie de l'État de Bodin 659
1. Eloge et critique des légistes français 660
A. La lutte :[X)ur l'État royal puis l'État souverain 660
B. La laïcisation du droit et de l'État 661
C. État, légalité et ordre bourgeois 662
D. Nationalité française et droit civil 663
2. L'État, conception territoriale et historique de l'ordre politico-juridique 664
Fédération, État, Empire (Bund, Staat, Reich) 666
La théorie de la fédération 666
La critique de « l'État fédéraliste de partis " 669
Reich, Staat, Bund 671
De l'État à l'Empire 673
1 13 8 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

LES RÉFLEXIONS SUR LE POUVOIR ET L'ACCÉSAU 676


DÉTENTEUR DU POUVOIR 676
La position du chef de la chancellerie du Reich sous le régime hitlérien 676
Du pouvoir de l'homme sur l'homme 679
1. Pouvoir, accès aupouvoir et antichambre du pouvoir 679
2. Le pouvoir, réalité objective et autonome 681
3. La problématique du {( totalitarisme » 683
LE CONCEPT DU POLITIQUE 687
Essai sur le politique ou essai politique ? 688
Élucidation scientifique ou affirmation dogmatique ? 689
L'histoire du Begriff des Politichen 690
Le critère du politique, l'hostilité et la guerre 692
L'opposition ami-ennemi 692
La problématique de l'ennemi 694
La guerre, horizon du politique 697
De la justification de la guerre 698
La notion du politique et le national-socialisme 701
POLITIQUE, ÉTAT ET UNITÉ POLITIQUE 703
La distinction politique/étatique 703
L'État et l'ennemi intérieur 706
Le politique au-delà de l'État ? 711
AFFIRMATION DU POLITIQUE, MORALE E T CRITIQUE DU LIBÉRALISME 712
La « philosophie de l a culture ;; face aujus vitae ac necis 712
Schmitt, Strauss, Hobbes 715
1. L a divergence des notions hobbesielllle et schmittienne du politique 716
2. {( L'affinnation du politique ;) contre {( l'affinnation de la civilisation ;) 717
3. La réévaluation sc1nnittienne de la pensée hobbesienne 718
Critique libérale de la politique et« inéluctabilité " du politique 719
Affirmation du politique, affirmation de l'éthique 722
Affirmation du politique, affirmation d'une cause 725
ANTIIROPOLOGIE POLITIQUE, PÉcHÉ ORIGINEL ET THÉOLOGIE POLITIQUE (IV) 727
Pessimisme anthropologique et théorie politique 728
De l'anthropologie à la théologie 730
Affirmation du politique, affirmation du religieux 733
Philosophie du politique contre théologie du politique 736
Politique, technique et« unité du monde " 738
Théologie politique et « technicité " 739
1. La teclmique, inSlrument politique 740
2. {( Se rendre maître ;) de la technique 741
3. {( Technicisme;) contre {( anti-teclmicisme ;) 742
4. L'ennemi ultime et l'ascèse 743
Le « politique " contre « l'État universel " 744
1. La pluralité du monde politique 745
2. Le défi des institutions internationales 746
3. L'abolition du gouvernement des horrnnes ? 747
Unité ou dualité du monde : la philosophie de l'histoire de l'Est et de l'Ouest 747
1. Le {( cauchemar ;) de l'llllité du monde 748
2. Bipolarité et hiStoricisme 750
3. Le conflit ESt/Ouest, le socialisme et la trilogie NehmenlTeilenlWeiden 752
4. L'historicité de la {( philosophie de l'histoire ;) 755
Les « tierces forces " contre la bipolarisation et la dépolitisation 757
TABLE DES MATIÈRES 1 139

1. {( Unité du monde » ou pluralité des {( grands espaces » ? 757


2. Comment s'opposer à l 'lmité du monde occidentalisé ? 759
ELEMENTS D'UNE THÉORIE DE LA GUERRE 761
Les fonnes de belligérance de la Seconde Guerre mondiale 761
Les études schmittiennes des fonnes de guerre 763
GUERRE, GUERRE TOTALE ET GUERRE FROIDE 764
L'état intermédiaire entre paix et guerre de 1 9 1 9 à 1939 764
1. Jmidisme et falsification des notions 765
2. Fausse alternative (paix ou guerre) et vraie question (ami ou ennemi) 766
La « guerre totale ;) 767
1. Du rap}X)rt entre la guerre totale et 1'hostilité totale 768
2. La guerre totale : théâtres, technologie, idéologie 770
3. Guerre totale et criminalisation de J'ennemi 774
La « guerre froide ) 776
1. Guerre froide et (in)diStinction paix-guerre 776
2. Guerre froide et guerre révolutionnaire 777
3. L'histoire de la guerre froide 778
4. Guerre froide et nomas de la Terre 779
A. ESt/Ouest, terre/mer 780
B. Les fonnes du futur ordre mondial 781
C. L'histoire du monde depuis 1945 781
LA THÉORIE DU PARTISAN 782
Les problématiques de la Théorie des Partisanen 783
Les guérillas antinapoléoniennes, premiers combats de partisans 784
La Prusse, berceau de la nouvelle doctrine de la guerre 785
Le champ conceptuel de la théorie du partisan 788
Type d'hostilité et type de partisans 790
De Clausewitz à Lénine 793
De Lénine à Mao 795
De Mao à Salan 798
L'échec du général Salan 800
Le général York, le général Salan et la désignation de l'ennemi réel 802
Les différents aspects de la guerre de partisans moderne 804
Guerre de partisans et technologie 806
1. L'affinnation du }X)litique et la figure héroïque du partisan 806
2. {( Optimisme du progrès » contre {( pessimisme du progrès » 807
3. Cosmo-}X)litique et cosmo-partisans 808
De Salan à Massoud 809
IV"'" PARTIE :DROIT INTERNATIONAL 811
CRITIQUES DE DROIT INTERNATIONAL SOUS WEIMAR 813
Critique « décisionniste » du droit international libéral 814
La question de l'ennemi (1) 816
LA QUESTION DE LA RHÉNANIE 817
La Rhénanie, objet de la politique des Puissances étrangères 817
La récusation du statu quo 820
Lajustification de la remilitarisation de la Rhénanie 822
SUR L'IMPÉRIALISME AMÉRICAIN 825
L'impérialisme économique contre le droit des peuples 825
La séparation politique/économie, mode de légitimation de l'impérialisme US 826
L'argumentation américaine en droit international et politique étrangère 828
1. La doctrine Monroe 828
2. Au-delà de la doctrine Momoe (I) 830
1 140 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

A. L'accord d'intervention 831


B. La recOlmaissance des gouvernements 832
3. Au-delà de la doctrine Momoe (II) 833
A. Le pacte Kellog 833
B. La doctrine Stimson 834
4. L'impérialisme américain, nec plus ultra de l'impérialisme libéral 835
L'impérialisme culturel 836
L'ANALYSE CRITIQUE DE LA SOCIÉTÉ DES NATIONS DE GENÉVE 837
Société des Nations, League of Nations ou Volk:erbund ? 838
La nature juridique de la SDN 839
1. La SDN, organisation d'États 840
2. Du caractère fédératif de la SDN 842
Garantie et révision dans le Pacte de la SDN 844
1. Que garantit le Pacte de la SDN ? 844
2. La critique de la {( juridicisation » de la politique internationale 847
3. Le Pacte de la SDN pennet-il lllle révision pacifique de l'état des choses ? 849
4. Principe de légitimité et principe de révision 850
5. Le droit des peuples à J'autodétennination nationale 851
Homogénéité et intervention dans le Pacte de la SDN 854
1. Le principe d'intervention en droit international 855
A. L'exemple de la Sainte Alliance 855
B. L'exemple de la doctrine Monroe 856
2. Homogénéité, intervention et démocratie 857
3. Le sens :[X)litique du principe d'intervention 859
La Société des Nations, l'Europe et les États-Unis 861
1. Du rap:[X)rt entre la SDN et l'Emope 861
2. L'inStrumentalisation française de la SDN et de l'Europe 863
3. La position des États-Unis en Emope et vis-à-vis de la SDN 864
4. Le mirage emo-genevois 865
La « dissolution » de la SDN de l'entrée de l'URSS à la guerre d'Ethiopie 866
1. Les mutations de la SDN 866
2. L'affaire éthiopienne, glas de la SDN 867
La critique de la sécurité collective 869
1. La SDN, principal traité de sécurité collective 870
2. Les contradictions de la sécmité collective 871
CONTRIBUTIONS AU DROIT INTERNATIONAL SOUS LE III"'" REICH 875
La « pensée d'ordre concret » et le droit international 876
National-socialisme et droit international 877
L'évolution de la doctrine schmittienne et l'évolution de la politique étrangère allemande 878
La question de l'ennellÙ (II) 881
EGALITÉ DES DROITS ET LE DROIT DES GENS 884
Egalité des droits et droits fondamentaux des États 884
Egalité des droits, national-socialisme et droit des gens 886
La récusation du juspositivisme en droit international 887
La polémique contre l'École de Vienne 889
La doctrine allemande face au droit international 892
L'argumentationjuridique contre Versailles et Genève 895
LA CRITIQUE DE L'ÉVOLUTION VERS UN CONCEPT DISCRIMINATOIRE DE GUERRE
ET DE NEUTRALITÉ 897
« L'institutionnalisation » et la « fédéralisation " du droit international 899
1. Le nouveau Stade de développement du droit des gens 899
2. Schmitt, Scelle, Lauterpacht, Starke 902
A .La lecture schmittie1llle de Scelle 903
TABLE DES MATIÈRES 1 1 41

a. Le droit international, {( droit des individus » 903


b. La protection des minorités, cas d'application de J'individualisme en droit international 904
c. L'individu contre l'État 904
d. Le {( conStitutiOlmalisme international » 905
e. Le {( fédéralisme international » 907
f. L'œuvre de Scelle, dogmatisation de l'lllliversalisme français 908
B. La lecture schmittie1llle de Lauterpacht 908
a. Le droit international, {( droit dujuge » 909
b. La question des sanctions de la SDN contre l'Italie 911
C. La lecture schmittie1llle de Starke 911
3. Universalisme, fédéralisme et SDN 912
La problématique de la neutralité 914
1. La neutralité en situation :[X)litique 915
A. Neutralité et sanctions collectives 917
a. La lecture schmittie1llle de Williams 917
b. La lecture schmittienne de Mac Nair 919
B. La défense du concept {( classique » de neutralité 920
a. La récusation allemande du système collectif de la SDN 920
b. La neutralité {( partiale » et {( différentielle » : l'exemple de la Suisse 921
c. Schmitt contre Schindler 922
3. La défense du concept {( total » de neutralité 923
A. De la neutralité {( libérale » à la neutralité {( totale » 923
B. La législation américaine : exemple puis contre-exemple de neutralité {( totale » 926
4. Droit de la neutralité, {( État total », institutions supranationales et {( puissances indirectes » 927
La problématique du bellumjuSlum (1) 930
1. Licéité et illicéité de la guerre selon les pactes de Genève et de Paris 931
2. Du concept discriminatoire à l'abolition du concept de guerre 933
3. Du concept discriminatoire à la {( guerre civile internationale ) 936
4. Vers la {( guerre totale ) 937
5. Les conceptions du fascisme et du national-socialisme, Standards du droit des gens 938
6. L'approfondissement de l'argumentation sur la question du bellumjuitum 939
« COMMUNAUTÉ EUROPÉENNE » ET « DROIT COMMUN EUROPÉEN » 940
Variantes schmittiennes sur « l\mion européenne » 942
1. Pmu lllle Sainte Alliance continentale, contre l'ElUope franco-genevoise 942
2. Le thème elUopéen sous le miro< Reich 943
3. La Grossraumwirtschaft européenne 945
Droit international privé et « communauté juridique européenne » 947
1. La législation de Nuremberg et le droit international privé 949
A. Ni {( radicalisation ) ni {( neutralisation ) du droit racial 950
B. La confrontation entre la législation raciale et la législation non raciale en droit matrimonial 951
C. Limitation du recolUS à l'ordre public et maintien de la {( commllllauté juridique européenne ») 955
2. {( Droit commllll ) et {( droit commllll européen ) 955
A. {( Droit COmmllll ) et llllité du droit 956
B. Schmitt contre Triepel 957
a. La récusation du dualisme droit public/droit privé 957
b. La récusation du dualisme droit interne/droit international 959
C. Les conférences de 1943-1944 sur la {( commllllauté juridique européenne ) 960
a. La réception du droit romain et le jus commune médiéval 960
b. Le droit paneuropéen des États nationaux 962
D. Le droit des gens comme {( droit commllll ) 963
LA THÉORIE DU GROSSRA UMORDNUNG 965
Espace, « grand espace )) et« révolution spatiale )) 967
1. Les mutations de l'espace et les bouleversements de l'histoire 967
2. Art et {( conscience spatiale ) 968
3. La nouvelle {( théorie spatiale ) 970
1 142 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

4. Le dépassement de l'État 972


Doctrine Mailloe contre universalisme 973
1. La {( trahison » américaine de la doctrine Monroe 974
2. La lutte nippo-américaine autour de la doctrine Monroe 976
3. La revendication allemande d'lllle {( doctrine Monroe centre-européenne » 979
4. Le conflit italo-anglais en Méditerranée et la doctrine de la sécurité des voies de cOllllill cations du Connoonwealth 980
5. La caducité de l'lllliversalisme français 981
Volk et Reich 982
1. Du Staatenrecht au V61kerrecht 983
A. La révision du lien entre nationalité et État 983
B. Droit des minorités et protection des minorités 984
a. Stahlt des minorités et }X)litique internationale 984
b. La critique du système genevois de protection des minorités et
J'affinnation du droit des {( groupes nationaux » 986
C. L'application des concepts schmittiens à l'ElUope centre-orientale 988
2. Du Staatenrecht au Reichesrecht 988
A. L'Empire, aufhebllllg de l'État 989
B. La discussion SlU le concept de Reich 991
Ordre nouveau et guerre mondiale 992
1. Le sens de la guerre selon la doctrine officielle : le primat de la lutte contre l'URSS 992
2. Le sens de la guerre selon Carl Schmitt : le primat de la lutte contre les États-Unis 994
3. L'entrée des États-Unis dans le conflit mondial 994
A. Les motivations américaines : reconduire l 'hégémonie maritime anglo-saxOlme 995
B. Les contradictions américaines : {( grand espace » ou lllliversalisme ? 996
TERRE ET MER 997
La guerre sous-marine 997
Le tournant schmittien vers la mer 999
Les mythologies de la terre et de la mer 1001
Venise, Puissance méditerranéenne 1002
Les privateers, avant-garde de l'élan européen vers l'océan 1003
Les guerres de religion et la conquête du Nouveau Monde 1005
L'Angleterre, maîtresse des mers 1008
1. Le tournant anglais vers la mer 1008
2. Le principe de la liberté des mers 1009
3. Meeresbild contre Erdbild 1011
Liberté des mers, souveraineté de l'État et dualisme terre-mer 1012
L a « souveraineté indirecte » de l'Angleterre sur l e monde 1013
1. L'Empire britannique, œuvre de l a society 10 14
2. Les méthodes de l'indirect rue 1015
3. La dérive de l'Angleterre vers l'Amérique 1016
Le déclin de l'hégémonie anglaise et l'avènement d'un nouveaunomos de la Terre 1016
LE JUS PUBLICUMEUROPAEUM 1019
Der Nomos der Erde im V6lk:errecht des Jus Publicum Europaeum 1019
Aux origines du droit des gens 1021
La fondation du IusPublicum Europaeum et la justification de la conquête du Nouveau Monde 1023
La Respublica chriiiiana 1023
Conquête de l 'orbis terrarum et division du monde en « lignes globales " 1024
Schmitt, inte:tprète de Vitoria 1026
1. Les controverses vitoriennes 1027
2. Du droit de la prise de }X)ssession territoriale 1028
La « découverte », titre juridique de l'appropriation territoriale 1031
L'ordre spatial global du Jus publicum europaelllll 1032
Le nomos de la Terre du droit des gens européen 1033
TABLE DES MATIÈRES 1 1 43

La fin du nomos européocentrique et l'émergence d'lm nouveau nomos 1034


le juspublicmn europaeum : un droit spécifiquement (mais pas exclusivement) interétatique 1034
La « bataille des fondateurs » du droit des gens 1034
Lejuspublicum europaeum commejus inter gentes 1036
Lejus publicum europaeum commejus gentium 1038
De lajuila causa aujuilus hoilis 1040
1. La doctrine médiévale de la {( guerre juste » 1041
2. La doctrine moderne de la {( guerre légale » 1043
3. L'apogée dujus publiclUll europaell1ll 1046
4. Conclusion SlU la recOlmaissance de l'e1lllemi et la limitation de la guerre 1047
De « l'ennemi juste » à « l'agresseur ;) 1048
1. La récusation de l'invocation américano-genevoise de la doctrine médiévale du bellum juSbun 1048
2. L'évolution de la notion d'agression dlUant l' entre-deux-guerres 1050
3. Agression et causa belli 1051
4. Prohibition de l'agression et garantie du Statu quo 1053
5. La criminalisation de l'ennemi 1054
L'organisation dujuspublicum europaeum : équilibre, modifications tenitoriales et rec01ll1aissance 1056
Le principe de l'équilibre 1056
Les modalités des changements politiques et territoriaux 1058
1. La théorie de la conquête 1058
2. La théorie de la succession d'États 1059
3. La théorie de l'occupation belligérante 1060
4. Modifications :[X)litico-territoriales et protection de l'ordre économico-social 1062
La théorie de la reconnaissance en droit international 1063
LA DISSOLUTION DU JUS PUBLICUM EUROPAEUM 1067
Schmitt contre Kant 1068
« L'hémisphère occidentaL » 1071
L'Amérique, la France et l'Aufklarung 1072
La « nouvelle Europe " contre la « vieille Europe » 1073
« La dernière ligne globale » 1074
L'universalisme américain, stade suprême de l'impérialisme américain 1074
Du droit européocentré à l'ruüversalisme ou dujus publicum europaeum à L'International Law 1076
La Conférence de Berlin de 1885, « chant du cygne » du droit des gens européen 1076
Du nomos européen au droit universaliste 1077
Du système européen au système planétaire 1080
L'Europe, objet de la politique internationale 1083
La criminalisation de la guerre 1085
Le « crime contre la paix » et l'évolution du jus ad belllllll de 1 9 1 9 à 1939 1087
ou : la récusation du Tribunal de Nuremberg 1087
1. La dénonciation voilée du TMI 1087
2. L'évolution vers lUI concept discriminatoire de guerre signifie-t-elle criminalisation 1088
au sens pénal ? 1088
A. Le traité de Versailles 1088
B. Du pacte de la SDN au TMI 1091
Les « crimes de guerre » et la guerre de partisans ou : la réhabilitation de l'année allemande 1092
1. La guerre de partisans et la guerre à l'Est en 1941-45 1094
2. La thèse de la guerre de partisans, cause de l'ascension de la violence 1095
3. La légalisation de la guerre irrégulière et la dissolution du droit de la guerre 1098
A. La guerre de partisans contre le jus in bello 1099
B. La guerre de partisans contre le régime de l'occupatio bellica n01
Reconnaissance de l'ennemi ou police internationale ? 1 1 04
1 144 LA PENSÉE DE CARL SCHMITT

BIBLIOGRAPHIE 1107
OUVRAGES DE CARL SCHMITT 1107
ARTICLES ET CONTRIBUTIONS DE CARL SCHMITT 1 1 14
CARL SCHMITT EN LANGUE FRANÇAISE: OUVRAGES 1120
CARL SCHMITT EN LANGUE FRANÇAISE : ARTICLES ET CONTRIBUTIONS 1125
TABLE DES MATIÈRES 1137
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p u b l i é e p a r C a r l S c h m i t t d e s o n v i v a n t , d a n s s e s c h a m p s et s e s
s é q u e n ce s , ava n t et a p rès 1 9 4 5 . La p re m i è re p a r t i e c o n c e r n e l a
p h i l o s o p h i e s c h m i t t i e n n e d u d ro i t et s a fo n d at i o n t h é o l o g i q u e :
le « décis i o n n isme » et « l ' i nstitutio n nalisme » ou « p e n sé e de
l ' o rd re c o n c ret " . La d e u x i è m e part i e p o rte s u r l a t h é o r i e du
d ro i t c o n s t i t u t i o n n e l s o u s l a Ré p u b l i q u e d e We i m a r, p u i s s o u s
l e I I I " Re i c h , a i n s i q u e l e s c o m m e n t a i res s u r l a L o i F o n d a m e n t a l e
d e B o n n . A u t a n t d 'é l é m e n t s d ' u n e a n a l y s e c r i t i q u e re n o uve l é e
d e l ' État d e d ro i t d é m o c r at i q u e , p a r l e m e n ta i re et p l u ra l i st e . La
t ro i s i è m e partie t ra i t e du c o n c e pt du p o l i t i q u e , p o i n t d ' a rt i c u l at i o n
fo n d a m e n t a l e n t re l e d ro i t c o n st i t u t i o n n e l e t l a t h é o r i e d e l ' État
d ' u n e p a r t , le d ro i t i n t e r n at i o n a l et l a t h é o r i e de l a g u e r re d 'a u t r e
p a r t . La q u at r i è m e p a r t i e p o rte s u r l a d o c t r i n e d u d ro i t i n t e r n at i o n a l
s o u s We i m a r, p u i s s o u s l e I l l e Re i c h , e n f i n a p rès 1 9 4 5 , d o n t l a
rét r o s p e c t i ve d u j u s p u b l i c u m e u ro p ae u m . U n e s o m m e o bj e c t i v e ,
ex p o s a n t l ' e n se m b l e , d o n n a n t à c h ac u n l a p o s s i b i l i té d e s avo i r,
p u i s l a i s s a n t à c h ac u n l e s o i n d e j u g e r.

David Cumin, MaÎtre de conférences (HDR) à l'Université Jean


Moulin Lyon 3, est responsable pédagogique de la L icence Droit­
Science politique et du Mas ter Relations in terna tionales à la Fa culté de
Droit, directeur du Cen tre lyonnais d 'é tudes de sécurité in ternationale
et de défense (CLESID). Il a publié de nombre ux o u vrages, don t Carl
S c h m itt, b i o g ra p h i e p o l i t i q u e et i nte l l ectu e l l e (2005).

45 €
I S B N : 9 7 8 -2-343 - 2 5 2 3 0 - 8 9
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