Suzanne Analyse

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Texte 2, Juste la fin du monde de Jean-Luc Lagarce (1990) « Crise personnelle, crise familiale »

Partie 1, scène 3 (l. 152 à 215)

Jean-Luc Lagarce est né en 1957, il était à la fois comédien, directeur de troupe, metteur en scène et
dramaturge. En 1988, il apprend être atteint du sida, il se sait condamné 7 ans avant sa mort. Lors d’un
voyage à Berlin il écrit une pièce intitulée Les Adieux puis change de nom pour Quelques éclaircies.
Finalement, il la reprend en 1990 et l'intitule Juste la fin du monde. Il ne verra jamais sa pièce jouée car il
meurt à 38 ans, en 1995. Louis, protagoniste de la pièce, décide de retourner voir sa famille qu’il a quittée
une dizaine d’années plus tôt, pour leur annoncer sa mort prochaine. Mais cette venue ne se passera pas
comme il l’avait espéré et le manque de communication au sein de la famille, empêche Louis d’avouer son
secret.

Après les retrouvailles des scènes 1 et 2 qui ont permis d’exposer au spectateur la situation familiale, notre
extrait se situe dans la scène 3, il arrive après la conversation de Louis avec Catherine au sujet de ses
neveux. Contrairement au prologue où Louis monopolisait la parole, Suzanne se lance dans un soliloque
sans aucune interruption de la part de son frère. Après lui avoir reproché son départ et son absence, elle le
blâme pour n’avoir envoyé que des cartes postales et des petits mots « elliptiques » L’extrait commence au
milieu du long septième paragraphe, Suzanne, après avoir décrit le « pavillon » d’Antoine et Catherine,
évoque sa situation personnelle et le fait qu’elle est restée vivre avec sa mère. En quoi ce texte est-il
traversé par une tension entre le désir de dire quelque chose, d’affirmer son identité personnelle tout en
s’effaçant constamment derrière la parole des autres ?

Composition de l’extrait :
-Premier mouvement (ligne 1-23) : Suzanne explique pourquoi elle n’est pas partie
-Second mouvement (ligne 24-38) : description de son lieu de vie, son « appartement ».
-Troisième mouvement (ligne 39-52) : Suzanne se concentre sur ce qu’elle a acheté avec son argent -
Dernier mouvement (ligne 52 à 56) : elle s’interrompt pour commenter le fait qu’on lui reproche souvent de
trop parler.

(ligne 1-23)

L’extrait commence par « J’habite toujours ici avec elle », Suzanne a déjà prononcé cette phrase un peu
plus haut (ligne 125 de la pièce) et cette fois, on pourrait s’attendre à ce qu’elle parle enfin d’elle-même. On
peut remarquer qu’elle utilise logiquement des termes déictiques (« ici », « je » et « elle »), ces mots
(souvent des pronoms ou des adverbes), sont utilisés dans l’énonciation de discours et sont ancrés dans la
situation de communication (qui s’oppose à celle de récit), nul besoin d’expliquer à quel endroit elle se
réfère ; « ici » désigne le lieu où Suzanne se trouve, « elle » désigne sa mère. Notons au passage que ce
pronom est des plus neutres ou plutôt dénué d’affect, elle aurait pu dire « maman » ou « notre mère » mais
elle ne la nomme pas (c’est le cas pour la mère des 3 enfants tout au long de la pièce). Immédiatement,
Suzanne évoque son désir de partir en utilisant le mode conditionnel : « je voudrais partir » ce mode sous-
entend que l’hypothèse ne se réalise pas, d’ailleurs la conjonction de coordination « mais » annonce la
réalité, à l’indicatif cette-fois : « ce n’est guère possible». Ce présent a une valeur d’actualité, notons que
l’expression « guère possible » sonne étrangement démodé dans la bouche d’une jeune femme de 23 ans,
cela nous alerte d’emblée sur le fait que Suzanne reprenne souvent des expressions qui ne sont pas les
siennes...
D’entrée de jeu, ses paroles affirment l’impossibilité de tenir un discours avec un rythme ternaire :
« je ne sais comment l’expliquer/comment le dire/alors je ne le dis pas. Le champ lexical de la parole est
abondant ici, alors même qu’elle évoque une parole difficile, voire absente.

Suzanne ne trouve ni les mots ni les causes, quand il s’agit de parler d’elle, elle est démunie et silencieuse.
Immédiatement, c’est la parole d’un autre qui prend toute la place, à savoir, celle d’Antoine, dont le
discours est rapporté au style indirect à la ligne 4 : « Antoine pense que j’ai le temps » et à la ligne 5 : « Il
dit que je ne suis pas mal ». Suzanne sous-entend que son frère donne sans arrêt son avis. On dirait qu’il
parle comme son père lorsqu’elle dit de lui : « Il dit toujours des choses comme ça, tu verras », on a
l’impression qu’il radote comme un homme âgé ou qu’il est un peu sentencieux, tendance qu’il n’avait sans
doute pas avant le départ de Louis. Suzanne intègre donc les mots d’Antoine aux siens mais avant, elle
pense à voix haute devant son aîné, comme le montrent l’anaphore de «Et en effet », ainsi que la répétition
du verbe « réfléchir ». Suzanne essaye de se convaincre de la véracité des propos d’Antoine, elle se « fai[t]
même rire quand [elle] réfléchi[t] » à sa situation, comme si elle n’était pas habituée à cet exercice. Elle
arrive donc à la même conclusion d’Antoine au style direct cette-fois : « en effet, je ne suis pas mal ».
e
Lorsqu’elle utilise le verbe « dire » (pour la 2 fois ici), c’est dans des phrases négatives (ligne 7 et 10). En
prononçant « ce n’est pas ça que je dis. », Suzanne ne dit pas ce qu’elle voudrait, on attendrait une suite
mais c’est plutôt un constat amer et sec (assyndète) qu’elle fait ligne 11 : « Je ne pars pas, je reste ». Ici,
elle semble encore parler pour elle-même, le pronom « je » domine, dans ses phrases, on a une
proposition négative et une affirmative, comme une série d’antithèses : « Je ne pars pas » (4 syllabes)
s’oppose grâce à la virgule à « je reste », la seconde proposition en 2 syllabes mime presque
l’affaiblissement de la vitalité de Suzanne. Le rythme de la phrase de la ligne 12 est intéressant à analyser :
« je vis/ où j’ai toujours vécu/ mais je ne suis pas mal » (2 syllabes) (6 syllabes) (6 syllabes)
ère e
La 1 proposition est au présent, ses 2 petites syllabes résument une toute petite vie, la 2 (proposition
sub. relative) est au passé composé, comme si sa vie était déjà un peu achevée (elle répète le verbe
«vivre» car rien de nouveau n’advient jamais), enfin la dernière proposition coordonnée est au présent à la
forme négative : « ne pas être mal » cette litote signifie « être bien » mais est aussitôt nuancée par « Peut-
être » Même si Suzanne dit « je », on voit bien que sa parole n’est pas personnelle. Paradoxalement, des
lignes 14 à 15, sa question rhétorique : « est-ce qu’on peut deviner ces choses- là ? » est peut-être une
affirmation angoissée signifiant « je devine que « ma vie sera toujours ainsi » » et la répétition de « peut-
être » peut se comprendre comme « à coup sûr »... en tout cas, on peut percevoir de l’inquiétude chez
Suzanne. Pour se rassurer, elle va utiliser des tournures impersonnelles avec l’anaphore du présentatif
ligne 16 et 17« il y a des gens » et le présent de vérité générale « qui passent », « ils ne sont pas
malheureux », en creux, on comprend que, si elle est comme eux, elle n’en sera pas heureuse : ne « pas
être malheureux » est le mieux qu’on puisse espérer quand on n’a pas l’espoir d’être heureux, perspective
déprimante...
Pourtant, Suzanne est déjà un peu résignée lorsqu’elle déclare à la ligne 20 : « on doit se contenter » : ce
verbe signifie « ne rien demander de plus, borner ses désirs ». Le pronom « on » est impersonnel, elle
évite de dire à 23 ans « je dois me contenter ». Si les « gens qui restent » ne sont pas heureux, c’est sans
doute pour d’autres raisons que l’immobilité d’après elle mais, encore une fois, Suzanne évoque son
propre « sort », sa « destinée » à la ligne 23 (deux mots connotés négativement et rattachés au fatum
tragique) qui consistent à rester, ne pas bouger, stagner... mourir ?

(ligne 24-38)

Suzanne évoque ensuite son espace, celui du « second étage », il va comporter une dimension
symbolique car sa description va laisser deviner sa « crise personnelle ». Le second étage signifie qu’elle
ne vit pas au même niveau que sa mère, elles habitent la même maison mais séparément. Le verbe «
garder » au sujet de sa chambre est intéressant, il signifie qu’elle stagne, qu’elle est demeurée la petite fille
qui vit dans sa chambre d’enfant. Suzanne incarne l’absence de changement, la syntaxe curieuse de la
phrase : « j’ai ma chambre, je l’ai gardée,
et aussi la chambre d’Antoine
et la tienne encore si je veux »

À nouveau on retrouve un rythme ternaire : Suzanne ajoute des éléments à sa chambre pour agrandir son
royaume ; « la chambre d’Antoine » + « la tienne encore » et la sub. circ. de condition « si je veux »
exprime un illusoire sentiment de puissance. Suzanne a besoin de se prouver qu’elle a du pouvoir. Elle
cultive aussi, sans doute de manière inconsciente, une certaine nostalgie, celle du temps révolu d’une
famille unie autour une fratrie de 3 enfants, époque idéalisée qu’elle a connue brièvement à cause de sa
différence d’âge avec Louis.

Au sujet de la chambre l’aîné, elle donne une précision un peu cruelle « mais celle-là, nous n’en faisons
rien », elle est devenue un « débarras », d’ailleurs Suzanne croit bon d’ajouter « ce n’est pas méchanceté
» pour qu’il ne se vexe pas, en effet, on peut y voir la preuve du départ définitif de Louis, accepté par sa
famille et montrant qu’il n’en fait plus tout à fait partie. Pourtant, le fait d’y mettre « vieilleries qu’on n’ose
pas jeter », hormis le côté péjoratif de ce nom, comporte une subordonnée relative avec le verbe « oser ».
On peut donc comprendre que, métaphoriquement, les « vieilleries » sont peut être des souvenirs, ceux de
Suzanne qui refuse d’oublier ou qu’elle ne s’autorise pas à évacuer.

Son évocation de l’espace révèle donc des sentiments intimes de Suzanne qui ne s’en rend pas compte
mais, à nouveau, son discours sombre dans l’impersonnalité quand, à la ligne 30 elle ajoute sans transition
« et d’une certaine manière, c’est beaucoup mieux », on pourrait penser que c’est son avis mais la suite : «
ce qu’ils disent tous lorsqu’ils se mettent contre moi » nous détrompe ; une fois de plus, elle reprend les
mots de sa famille. Ce jugement a l’air d’être devenu le sien mais la sub. circ. de temps montre le rapport
de force déséquilibré et subi par Suzanne, obligée de se rallier à ce que disent les autres. La syntaxe
lagarcienne intercale des parenthèses, des précisions qui retardent le discours, on en a un parfait exemple
des lignes 31 à 33 : « c’est beaucoup mieux » est coupé de son complément : « que ce que je pourrais
trouver avec l’argent que je gagne si je partais » par la mention de la pression familiale, le discours stagne,
essaye d’épouser le fil sinueux de la pensée confuse de Suzanne.

Ligne 34, Suzanne poursuit : « C’est comme une sorte d’appartement. », l’expression « une sorte de »
prouve que ce n’est pas tout à fait le cas, cette définition de son logement vient sans doute encore de sa
famille, elle la répète ligne 35 et la commente : « mais, et ensuite j’arrête,
mais ce n’est pas ma maison, c’est la maison de mes parents,
ce n’est pas pareil »
Suzanne n’est pas dupe, elle sent qu’on essaye de la rassurer mais qu’on lui ment et qu’elle n’est pas
autonome, pas vraiment adulte, c’est pourquoi elle s’adresse à Louis : « tu dois pouvoir comprendre cela.»
parce que lui, justement, il a réussi à partir vraiment. Le discours de la famille est principalement fondé sur
l’argent, on fait croire à la petite dernière que sa chambre d’enfant c’est « beaucoup mieux que ce qu’[elle]
pourrai[t] gagner avec l’argent qu’[elle] gagne ».

(ligne 39-52)

Suzanne a bien conscience qu’elle n’a pas les moyens financiers d’être autonome et d’avoir son propre
logement, c’est bien pourquoi elle va ensuite insister sur les « choses qui [lui] appartiennent », ce verbe
traduit sa croyance en les vertus de la propriété qui sert de substitut au vide de son existence. On peut
remarquer qu’il n’y a pas plus vagues que le nom « choses » et lorsqu’elle désigne « les choses
ménagères, tout ça » elle reste très évasive. Elle cite plus précisément à la ligne 40 les objets qui lui sont le
plus chers car ils lui permettent de s’évader, soit par l’image (la télévision), soit par le son (« les appareils
pour entendre la musique »). Consciente que sa liste de possessions est bien courte et qu’elle résume
malgré elle son identité confuse, elle ajoute « et il y a plus chez moi, là-haut,
Elle fait ici penser à une négociatrice en immobilier qui essaye de vanter les promesses « je te montrerai »
d’un logement confortable. L’utilisation de l’expression « chez moi » exprime une tentative de peindre à
Louis un foyer autre que la maison familiale, un endroit situé ailleurs, même si elle obligée d’ajouter juste
après, ligne 41, « là-haut ».

À nouveau, elle signale les paroles d’Antoine, dans une parenthèse cette-fois, pour que l’on comprenne
que c’est lui qui juge la chambre de sa sœur plus confortable que les autres pièces : « il y a plus de confort
qu’il n’y en a ici-bas », l’adverbe « ici-bas » signifie « dans ce bas monde », son utilisation,
involontairement comique, exprime un certain mépris d’Antoine pour l’étage où vit sa mère, c’est pourquoi
Suzanne se reprend immédiatement car elle craint d’être jugée par son écrivain de frère qui est peut-être
en train de sourire en l’écoutant : non, pas « ici-bas », ne te moque pas de moi,
qu’il n’y en a ici. »

La jeune femme a peur de paraître naïve et ridicule, elle veut prouver à Louis qu’elle a grandi et qu’elle a
sa vie d’adulte, mais elle n’a que la possession (champs lexical) pour le prouver :
« Toutes ces choses m’appartiennent,
je ne les ai pas toutes payées, ce n’est pas fini,
mais elles m’appartiennent,
et c’est à moi, directement,
qu’on viendrait les reprendre si je ne les payais pas. »
C’est à crédit qu’elle a acquis le peu de choses qu’elle possède, cette précision un peu pathétique en est la
preuve à ses yeux, elle lui donne de l’importance.

(ligne 52 à 56)

Pour finir, Suzanne s’interrompt, elle cherche encore à résumer ce qu’est sa vie depuis le départ d’Antoine,
elle s’interroge sur ce qu’elle aurait pu oublier : « Et quoi d’autre encore ? », comme si elle avait donné
quantité d’informations alors qu’elles sont bien modestes, elle commente ensuite le fait qu’elle soliloque
e
depuis le début de la scène 3 : « Je parle trop mais ce n’est pas vrai ». Cette 2 proposition semble
illogique, en réalité il manque un élément qui introduit le discours des autres comme « on dit que je parle
trop », ceci est encore une preuve supplémentaire que Suzanne intègre le discours d’autrui dans le sien,
au point de ne plus le signaler dans sa syntaxe. Cette réflexion de Suzanne sur son utilisation du langage
révèle l’élément le plus important de notre extrait qui dit sa grande solitude en filigrane. Elle ne l’évoque
pas directement mais en déclarant : « Je parle beaucoup quand il y a quelqu’un, mais le reste du temps,
non », on comprend bien qu’elle a rarement l’occasion de parler d’elle, de parler tout simplement.
La fin de son discours : « sur la durée cela compense, je suis proportionnellement plutôt silencieuse. » est
plutôt poignante ; elle fait une démonstration mathématique : « je suis proportionnellement… », elle est
calme et détachée, ce qui révèle une certaine autodérision de sa part, c’est une conséquence assez
logique de sa profonde solitude. Notre extrait commençait par l’annonce d’un silence : « je ne le dis pas. »
et se conclut par une attitude, une caractéristique qui la définit à présent : « je suis silencieuse » pour ne
pas dire « je suis seule ». Le flot de paroles de Suzanne est en fait un long silence, rempli par les mots des
autres.

L’intérêt du passage ne réside pas dans la progression d’une quelconque intrigue. Mais il met en lumière le
personnage de Suzanne, qu’il rend attachant en révélant les fragilités et les aspirations contradictoires.
Son soliloque est emblématique de la «crise personnelle» qu’elle traverse silencieusement. Elle peuple sa
solitude de mots, mais ce ne sont pas les siens car elle n’arrive pas à se détacher de ceux des autres,
spécialement de ceux d’Antoine, son seul référent masculin (depuis la mort de son père et le départ de
Louis). Elle tente de s‘affirmer individuellement mais ne parvient pas à se détacher du monde nostalgique
de l’enfance et de la maison de ses parents.. Désireuse d’une autre vie, mais incapable de s’arracher au
confort de ce qui lui est donné, prisonnière autant de la maison que de la parole de ceux qui l’entourent,
elle cherche ici à s’exprimer par elle-même en s’adressant à Louis, à celui qu’elle voit comme un allié. Mais
ses efforts et ses difficultés que Lagarce fait entendre, ne sont-ils pas aussi le reflet de sa mauvaise foi et
parfois même son égoïsme face à un frère dont elle veut finalement tout ignorer ?

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