Textes 1 À 10
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Prénom(s) :
N° Matricule :
Série :
Commission :
[…] De fait, on lui recommanda un grand docteur sophiste, nommé Maître Thubal Holoferne, qui lui
apprit si bien son abécédaire qu'il le récitait par cœur, à l'envers, ce qui lui prit cinq ans et trois mois. Puis
il lui lut la Grammaire de Donat, le Facet, le Théodolet et Alain dans ses Paraboles, ce qui lui prit treize ans, six
mois et deux semaines. Mais remarquez que dans le même temps il lui apprenait à écrire en gothique, et il
copiait tous ses livres, car l'art de l'imprimerie n'était pas encore en usage.
Il portait habituellement une grosse écritoire, pesant plus de sept mille quintaux, dont l'étui était
aussi grand et gros que les gros piliers de Saint-Martin d'Ainay ; l'encrier, qui jaugeait un tonneau du
commerce, y était pendu par de grosses chaînes de fer.
Puis il lui lut les Modes de signifier1, avec les commentaires de Heurtebise, de Faquin, de Tropditeux,
de Galehaut, de Jean le Veau, de Billon, de Brelinguand et d'un tas d'autres ; il y passa plus de dix-huit ans
et onze mois. Il connaissait si bien l'ouvrage que, mis au pied du mur, il le restituait par cœur, à l'envers, et
pouvait sur le bout du doigt prouver à sa mère que « les modes de signifier n'étaient pas matière de
savoir ».
Puis il lui lut l'Almanach2, sur lequel il demeura bien seize ans et deux mois ; c'est alors que mourut
le précepteur en question (c'était en l'an mil quatre cent vingt), d'une vérole qu'il avait contractée.
Après, il eut un autre vieux tousseux, nommé Maître Jobelin Bridé, qui lui lut Hugutio, le Grécisme
d'Everard, le Doctrinal, les Parties, le Quid, le Supplément, Marmotret, Comment se tenir à table, Les Quatre Vertus
cardinales de Sénèque, Passaventus avec commentaire, le Dors en paix, pour les fêtes et quelques autres de
même farine. À la lecture des susdits ouvrages, il devint tellement sage que jamais plus nous n'en avons
enfourné de pareils.
Il passait donc son temps ainsi : il s’éveillait habituellement entre huit et neuf heures, qu’il fît jour
ou non ; ainsi en avaient décidé ses régents théologiens, alléguant les mots de David : « C’est vanité de vous
lever avant la lumière ». Alors il s’étirait, s’ébattait et se vautrait sur son lit un certain temps pour mieux
détendre ses esprits animaux ; il s’habillait en fonction du temps, mais il portait volontiers une grande et
longue robe de grosse laine fourrée de renard ; après, il se peignait du peigne d’Almain, c’est-à-dire des
quatre doigts et du pouce, car ses précepteurs disaient que toute autre façon de se peigner, laver et
nettoyer était une perte de temps.
Puis il chiait, pissait, crachait, rotait, éternuait et se mouchait abondamment ; puis, pour abattre la
rosée et le mauvais air, il déjeunait : belles tripes frites, belles carbonnades, beaux jambons, belles grillades
et force tartines.
Ponocrates lui faisant remarquer qu’il ne devait pas se goinfrer ainsi au saut du lit sans avoir
d’abord pris de l’exercice, Gargantua répondit :
« Quoi ! N’ai-je pas pris de l’exercice ? Je me suis retourné six ou sept fois dans mon lit avant de me lever.
N’est-ce pas assez ? C’est ce que faisait le pape Alexandre, sur le conseil de son médecin juif, et il a vécu
jusqu’à sa mort en dépit des envieux. Mes premiers maîtres m’y ont habitué, disant que bon déjeuner
donne bonne mémoire ; c’est pourquoi ils y buvaient les premiers. Je m’en trouve fort bien et n’en dîne que
mieux. Et Maître Thubal (qui fut le premier de sa licence à Paris) me disait que « rien ne sert de courir, il faut
partir à point » : ainsi ce qui fait la parfaite santé de la nature humaine n’est pas de boire quand et quand
comme les canards, mais bien de boire tôt matin ; Unde versus3. « Lever matin n’est pas bonheur ; Boire matin
est le meilleur. » ».
3 . D'où le proverbe.
TEXTE SUPPORT BAC 4 :
L'Île des esclaves, Marivaux (1725)
extrait de la scène 6 de « ARLEQUIN : à Iphicrate » à « ...nous sommes d'excellents partis pour
eux. »
CLÉANTHIS, en entrant avec Euphrosine qui pleure. — Laissez-moi, je n'ai que faire de vous entendre gémir. (Et plus près
d'Arlequin.) Qu'est-ce que cela signifie, seigneur Iphicrate ? Pourquoi avez-vous repris votre habit ?
ARLEQUIN, tendrement. — C'est qu'il est trop petit pour mon cher ami, et que le sien est trop grand pour moi.
Il embrasse les genoux de son maître.
CLÉANTHIS. — Expliquez-moi donc ce que je vois ; il semble que vous lui demandiez pardon ?
ARLEQUIN. — C'est pour me châtier de mes insolences.
CLÉANTHIS. — Mais enfin notre projet ?
ARLEQUIN. — Mais enfin, je veux être un homme de bien ; n'est-ce pas là un beau projet ? je me repens de mes
sottises, lui des siennes ; repentez-vous des vôtres, Madame Euphrosine se repentira aussi ; et vive l'honneur après !
cela fera quatre beaux repentirs, qui nous feront pleurer tant que nous voudrons.
EUPHROSINE. — Ah ! ma chère Cléanthis, quel exemple pour vous !
IPHICRATE. — Dites plutôt : quel exemple pour nous ! Madame, vous m'en voyez pénétré.
CLÉANTHIS. — Ah ! vraiment, nous y voilà avec vos beaux exemples. Voilà de nos gens qui nous méprisent dans le
monde, qui font les fiers, qui nous maltraitent, et qui nous regardent comme des vers de terre ; et puis, qui sont trop
heureux dans l'occasion de nous trouver cent fois plus honnêtes gens qu'eux. Fi ! que cela est vilain, de n'avoir eu
pour mérite que de l'or, de l'argent et des dignités ! C'était bien la peine de faire tant les glorieux ! Où en seriez-vous
aujourd'hui, si nous n'avions point d'autre mérite que cela pour vous ? Voyons, ne seriez-vous pas bien attrapés ? Il
s'agit de vous pardonner, et pour avoir cette bonté-là, que faut-il être, s'il vous plaît ? Riche ? non ; noble ? non ;
grand seigneur ? point du tout. Vous étiez tout cela ; en valiez-vous mieux ? Et que faut-il donc ? Ah ! nous y voici. Il
faut avoir le cœur bon, de la vertu et de la raison ; voilà ce qu'il nous faut, voilà ce qui est estimable, ce qui distingue,
ce qui fait qu'un homme est plus qu'un autre. Entendez-vous, Messieurs les honnêtes gens du monde ? Voilà avec
quoi l'on donne les beaux exemples que vous demandez et qui vous passent. Et à qui les demandez-vous ? À de
pauvres gens que vous avez toujours offensés, maltraités, accablés, tout riches que vous êtes, et qui ont aujourd'hui
pitié de vous, tout pauvres qu'ils sont. Estimez-vous à cette heure, faites les superbes, vous aurez bonne grâce !
Allez ! vous devriez rougir de honte.
ARLEQUIN. — Allons, m'amie, soyons bonnes gens sans le reprocher, faisons du bien sans dire d'injures. Ils sont
contrits d'avoir été méchants, cela fait qu'ils nous valent bien ; car quand on se repent, on est bon ; et quand on est
bon, on est aussi avancé que nous. Approchez, Madame Euphrosine ; elle vous pardonne ; voici qu'elle pleure ; la
rancune s'en va, et votre affaire est faite.
CLÉANTHIS. — Il est vrai que je pleure : ce n'est pas le bon cœur qui me manque.
EUPHROSINE, tristement. — Ma chère Cléanthis, j'ai abusé de l'autorité que j'avais sur toi, je l'avoue.
CLÉANTHIS. — Hélas ! comment en aviez-vous le courage ? Mais voilà qui est fait, je veux bien oublier tout ; faites
comme vous voudrez. Si vous m'avez fait souffrir, tant pis pour vous ; je ne veux pas avoir à me reprocher la même
chose, je vous rends la liberté ; et s'il y avait un vaisseau, je partirais tout à l'heure avec vous : voilà tout le mal que
je vous veux ; si vous m'en faites encore, ce ne sera pas ma faute.
ARLEQUIN, pleurant. — Ah ! la brave fille ! Ah ! le charitable naturel !
IPHICRATE. — Êtes-vous contente, Madame ?
EUPHROSINE, avec attendrissement. — Viens que je t'embrasse, ma chère Cléanthis.
ARLEQUIN, à Cléanthis. — Mettez-vous à genoux pour être encore meilleure qu'elle.
EUPHROSINE. — La reconnaissance me laisse à peine la force de te répondre. Ne parle plus de ton esclavage, et ne
songe plus désormais qu'à partager avec moi tous les biens que les dieux m'ont donnés, si nous retournons à
Athènes.
TEXTE SUPPORT BAC 6 :
L'Incorruptible, Hugo von Hofmannsthal (1923)
acte I scène 14, traduction de Jean-Yves Masson
Théodore a été pendant dix-sept ans le valet de Jaromir ; ne supportant plus le caractère volage de celui-ci, il est entré
au service de la Baronne, la mère de Jaromir. La Baronne a invité Jaromir et son épouse Anna à venir passer quelques jours chez
elle, mais elle apprend que son fils a invité deux de ses amies à les rejoindre. Mécontent, Théodore décide de quitter le service de
la Baronne.
LA BARONNE, demeurant. – Eh bien, approchez Théodore, vite. Vous m'avez raconté à l'instant des choses, j'en ai la
tête tout échauffée ! Tout ce que j'en ai retenu, c'est qu'à certaines conditions, et sans que j'aie la moindre idée de la
façon dont elles pourraient être remplies, vous resteriez. Je ne puis vous dire qu'une chose...
THÉODORE. – Je crois avoir exposé mes conditions de façon précise. Je souhaite apercevoir une réparation pour moi
dans le fait que tout cet édifice de vanité et de mensonge soit contraint de s'écrouler et que cet effondrement soit
l'incompréhensible effet de mes forces supérieures.
LA BARONNE. – Oui, mais cette condition est impossible à remplir !
THÉODORE. – J'ai montré fort distinctement qu'elle peut l'être si l'on me laisse le champ libre.
LA BARONNE. – Je n'ai pas la moindre idée de ce que vous m'avez conté à l'instant.
THÉODORE. – Cette façon de parler évasive m'est familière de la part des créatures féminines. En conséquence, je
me retire et prends ma retraite. Il la fixe d'un regard pénétrant.
LA BARONNE, très vite. – Tout ce que je sais, c'est que je suis satisfaite de vous et ne vois aucune raison de vous
perdre.
THÉODORE, s'inclinant avec un sourire. – Eh bien, en conséquence, voici les mesures que je vais prendre. De longues
années de fréquentation m'ont rendu l'une et l'autre de ces deux créatures très familières. Celle-là... ( il montre la
porte par laquelle Marie vient de sortir) est une personne malheureuse avec une belle âme tourmentée. Je la jouerai
d'un coup direct. Pour l'autre, je la jouerai par la bande.
LA BARONNE. – Par la bande ?
THÉODORE. – Ce sont des expressions empruntées au jeu de billard. J'ai cru qu'elles étaient universellement
connues. Cette Mélanie, comme la plupart des femmes, est à la fois bête et intelligente. En conséquence, j'ai dit que
l'on devait la jouer par la bande, de façon indirecte, si vous voulez. En conséquence, j'ai déjà fait connaître par écrit
que cette jeune veuve, Hermine, doit se trouver ici, au château, et prendre en charge le service des dames à titre
d'auxiliaire.
LA BARONNE. – Hermine ? Oui, je suis tout à fait d'accord, mais j'ai pensé qu'entre elle et vous tout n'allait pas pour
le mieux.
THÉODORE. – Je lui ai pardonné et je le lui ai fait savoir par lettre. Elle se présentera en conséquence ce soir à point
nommé et me sera aveuglément dévouée. En même temps, c'est une personne qui sait à merveille tout ce qu'il faut
savoir pour servir des dames avec une grande distinction.
LA BARONNE. – Soit. Et que dois-je faire ?
THÉODORE. – Pas la plus petite chose, en aucune façon, sauf une, me laisser discrètement le champ libre.
LA BARONNE. – Je vous en conjure, Théodore, je ne sais plus où j'ai la tête.
THÉODORE. – Je vous en prie, ne vous mettez plus en peine de conjurer qui que ce soit, contentez-vous seulement
de prononcer une parole, dans un moment, afin que tout le monde sache à quoi s'en tenir dans cette maison.
LA BARONNE. – Je ne dirai rien du tout. Je ne veux rien savoir du tout. Quelle parole ?
THÉODORE. – Votre Grâce n'aura qu'à dire très simplement : « Et vous, cher Théodore, vous reprenez maintenant
tout sous votre contrôle ». Je vous prie de prononcer ces mots quand le petit personnel sera présent.
LA BARONNE. – Mais je n'ai rien convenu avec vous, tout de même !
THÉODORE. – Très bien, je vais en conséquence exiger que ces mots soient textuellement prononcés et avec la plus
extrême bonne grâce : « Et vous, cher Théodore, vous reprenez maintenant tout sous votre contrôle ». Cela aura
pour moi une signification secrète, souterraine, qui, à l'entendre, procurera à mes oreilles une flatteuse réparation.
Il lui lance un regard sévère.
LA BARONNE. – C'est bon, je le dirai, je le dirai...
TEXTE SUPPORT BAC 7 :
Nana, Zola (1880)
chapitre 10
Alors, Nana devint une femme chic, rentière de la bêtise et de l’ordure des mâles, marquise des
hauts trottoirs. Ce fut un lançage brusque et définitif, une montée dans la célébrité de la galanterie, dans le
plein jour des folies de l’argent et des audaces gâcheuses de la beauté. Elle régna tout de suite parmi les
plus chères. Ses photographies s’étalaient aux vitrines, on la citait dans les journaux. Quand elle passait en
voiture sur les boulevards, la foule se retournait et la nommait, avec l’émotion d’un peuple saluant sa
souveraine ; tandis que, familière, allongée dans ses toilettes flottantes, elle souriait d’un air gai, sous la
pluie de petites frisures blondes, qui noyaient le bleu cerné de ses yeux et le rouge peint de ses lèvres. Et le
prodige fut que cette grosse fille, si gauche à la scène, si drôle dès qu’elle voulait faire la femme honnête,
jouait à la ville les rôles de charmeuse, sans un effort. C’étaient des souplesses de couleuvre, un déshabillé
savant, comme involontaire, exquis d’élégance, une distinction nerveuse de chatte de race, une
aristocratie du vice, superbe, révoltée, mettant le pied sur Paris, en maîtresse toute-puissante. Elle donnait
le ton, de grandes dames l’imitaient.
L’hôtel de Nana se trouvait avenue de Villiers, à l’encoignure de la rue Cardinet, dans ce quartier de
luxe, en train de pousser au milieu des terrains vagues de l’ancienne plaine Monceau. Bâti par un jeune
peintre, grisé d’un premier succès et qui avait dû le revendre, à peine les plâtres essuyés, il était de style
Renaissance, avec un air de palais, une fantaisie de distribution intérieure, des commodités modernes dans
un cadre d’une originalité un peu voulue. Le comte Muffat avait acheté l’hôtel tout meublé, empli d’un
monde de bibelots, de fort belles tentures d’Orient, de vieilles crédences, de grands fauteuils Louis XIII ; et
Nana était ainsi tombée sur un fond de mobilier artistique, d’un choix très fin, dans le tohu-bohu des
époques. Mais, comme l’atelier, qui occupait le centre de la maison, ne pouvait lui servir, elle avait
bouleversé les étages, laissant au rez-de-chaussée une serre, un grand salon et la salle à manger,
établissant au premier un petit salon, près de sa chambre et de son cabinet de toilette. Elle étonnait
l’architecte par les idées qu’elle lui donnait, née d’un coup aux raffinements du luxe, en fille du pavé de
Paris ayant d’instinct toutes les élégances. Enfin, elle ne gâta pas trop l’hôtel, elle ajouta même aux
richesses du mobilier, sauf quelques traces de bêtise tendre et de splendeur criarde, où l’on retrouvait
l’ancienne fleuriste qui avait rêvé devant les vitrines des passages.
TEXTE SUPPORT BAC 8 :
Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut, Abbé Prévost
première partie
Notre entretien fut plein d’amitié. Il voulut être informé de mes dispositions. Je lui ouvris mon
cœur sans réserve, excepté sur le dessein de ma fuite. Ce n’est pas à vos yeux, cher ami, lui dis-je, que je
veux paraître ce que je ne suis point. Si vous avez cru trouver ici un ami sage et réglé dans ses désirs, un
libertin réveillé par les châtiments du ciel, en un mot, un cœur dégagé de l’amour et revenu des charmes
de Manon, vous avez jugé trop favorablement de moi. Vous me revoyez tel que vous me laissâtes il y a
quatre mois, toujours tendre et toujours malheureux par cette fatale tendresse dans laquelle je ne me lasse
point de chercher mon bonheur.
Il me répondit que l’aveu que je faisais me rendait inexcusable ; qu’on voyait bien des pécheurs qui
s’enivraient du faux bonheur du vice jusqu’à le préférer hautement au vrai bonheur de la vertu ; mais que
c’était du moins à des images de bonheur qu’ils s’attachaient, et qu’ils étaient les dupes de l’apparence ;
mais que de reconnaître, comme je le faisais, que l’objet de mes attachements n’était propre qu’à me
rendre coupable et malheureux, et de continuer à me précipiter volontairement dans l’infortune et dans le
crime, c’était une contradiction d’idées et de conduite qui ne faisait pas honneur à ma raison.
Tiberge, repris-je, qu’il vous est aisé de vaincre lorsqu’on n’oppose rien à vos armes ! Laissez-moi
raisonner à mon tour. Pouvez-vous prétendre que ce que vous appelez le bonheur de la vertu soit exempt
de peines, de traverses et d’inquiétudes ? Quel nom donnerez-vous à la prison, aux croix, aux supplices et
aux tortures des tyrans ? Direz-vous, comme font les mystiques, que ce qui tourmente le corps est un
bonheur pour l’âme ? Vous n’oseriez le dire ; c’est un paradoxe insoutenable. […] Répondrez-vous que le
terme de la vertu est infiniment supérieur à celui de l’amour ? Qui refuse d’en convenir ? Mais est-ce de
quoi il est question ? Ne s’agit-il pas de la force qu’ils ont l’un et l’autre pour faire supporter les peines ?
Jugeons-en par l’effet : combien trouve-t-on de déserteurs de la sévère vertu, et combien en trouverez-
vous peu de l’amour ? […] Ne vous alarmez pas, ajoutai-je en voyant son zèle prêt à se chagriner. L’unique
chose que je veux conclure ici, c’est qu’il n’y a point de plus mauvaise méthode pour dégoûter un cœur de
l’amour que de lui en décrier les douceurs, et de lui promettre plus de bonheur dans l’exercice de la vertu.
De la manière dont nous sommes faits, il est certain que notre félicité consiste dans le plaisir. Je défie
qu’on s’en forme une autre idée ; or le cœur n’a pas besoin de se consulter longtemps pour sentir que de
tous les plaisirs les plus doux sont ceux de l’amour.
TEXTE SUPPORT BAC 10 :
« Notes prises pour un oiseau », La Rage de l'expression, F. Ponge (1952)
[…]
L'oiseau parfait évoluerait avec une grâce... il descendrait nous apporter du ciel, par l'opération du
Saint-Esprit bien entendu, en des orbes gracieux comme certains paraphes, la signature du Dieu bon et
satisfait de son œuvre et de ses créatures. Demande à Claudel quelle est la signification de la colombe du
Saint-Esprit. Y a-t-il d'autres oiseaux dans la religion chrétienne, en général dans les religions ? J'aperçois
les vautours de Prométhée qui me font signe, le cygne de Léda... En voilà plusieurs prêts à s'ébrouer et à
renaître, hors de la compilation. Merci bien, je n'en ai que faire !
Somme toute, ce que je décris est surtout le moineau, le perdreau, l'hirondelle, le pigeon. (L'oiseau
parfait : je crois que je me réfère au pigeon quand j'y songe, ou à la colombe. D'ailleurs le Saint-Esprit était
bien une colombe, si je ne m'abuse (Buse).
Je croyais pouvoir écrire mille pages sur n’importe quel objet, et voici qu’à moins de cinq je suis
essoufflé, et me tourne vers la compilation ! Non, je sens bien que de moi (et de l’oiseau) je peux naïvement
tirer autre chose. Mais au fond ce qui importe, n’est-ce pas de saisir le nœud ? Lorsque j’aurai écrit
plusieurs pages, en les relisant j’apercevrai où se trouve ce nœud, où est l’essentiel, la qualité de l’oiseau.
Je crois bien que je l’ai déjà saisi. Deux choses : le petit sac de plumes, et le foudroyant départ capricieux en
vol (l’étonnant départ en vol). À côté de ça, aussi la petite tête, le crâne broyable, les pattes allumettes, le
truc du déploiement-déplacement, la bizarrerie des courbes de vol. Quoi encore ? Allons, cela ne va pas
être facile. Je vais retomber peut-être dans mes erreurs de la crevette. Il vaudrait mieux alors en rester à
ces notes, qui me dégoûtent moins qu’un opus raté.
J’ai eu aussi l’idée à plusieurs reprises – il faut que je la note – de faire parler l’oiseau, de le décrire à
la première personne. Il faudra que j’essaie cette issue, que je tâte de ce procédé.
Que dit Littré de l’oiseau ? Encore la compilation qui me tarabuste. Tant pis. Allons-y voir. Un
effort. Je me lève de mon fauteuil.
OISEAU (impossible à recopier, il y en a trois colonnes, toute la page 813 du tome I-P et plusieurs
lignes encore à la page 814. Je copie seulement les têtes de chapitre) […].
TEXTE SUPPORT BAC 11 :
« La Guêpe », La Rage de l'expression, F. Ponge (1952)
[…]
Il fallait bien, pour classer les espèces, les prendre par quelque endroit, partie ou membre, et
encore un endroit assez solidement attaché à elles pour qu'il ne s'en sépare pas lorsqu'on le saisit, ou que,
s'en séparant, il permette du moins à lui seul de les reconnaître. Ainsi a-t-on choisi l'aile, des insectes.
Peut-être avec raison : je n'en sais rien, n'en jugerais nullement.
Hyménoptère, quoi qu'il en soit, à propos des guêpes, n'est pas tellement mauvais. Non qu'à l'hymen
des jeunes filles ressemble à vrai dire beaucoup l'aile des guêpes. Apparemment pour d'autres raisons :
voilà un mot abstrait, qui tient ses concrets d'une langue morte. Eh bien, dans la mesure où l'abstrait est
du concret naturalisé, diaphanéisé – à la fois mièvre et tendu, prétentieux, doctoral – voilà qui convient
assez à l'aile des guêpes...
… Mais je ne m'avancerai pas beaucoup plus loin en ce sens.
*
Qu'est-ce qu'on me dit ? Qu'elle laisse son dard dans sa victime et qu'elle en meurt ? Ce serait assez
bonne image pour la guerre qui ne paye pas.
Il lui faut donc plutôt éviter tout contact. Pourtant, lorsque le contact a lieu, la justice immanente
est alors satisfaite : par la punition des deux parties. Mais la punition paraît plus sévère pour la guêpe, qui
meurt à coup sûr. Pourquoi ? Parce qu'elle a eu le tort de considérer le contact comme hostile, et s'est
aussitôt mise en colère défensive, qu'elle a frappé. Faisant preuve d'une susceptibilité exagérée (par suite
de peur, de sensibilité excessive sans doute... mais pour les circonstances atténuantes, hélas ! - il est déjà
trop tard). Il est donc évident, répétons-le, que la guêpe n'a aucun intérêt à rencontrer un adversaire,
qu'elle doit plutôt éviter tout contact, faire détours et zigzags nécessaires pour cela.
« Je me connais, se dit-elle : si je me laisse aller, la moindre dispute tournera au tragique : je ne me
connaîtrai plus. J’entrerai en frénésie : vous me dégoûtez trop, m’êtes trop étrangers.
« Je ne connais que les arguments extrêmes, les injures, les coups – le coup d'épée fatal.
« Si jamais j'acceptais le moindre contact avec le monde, si j'étais un jour astreinte à la sincérité, s'il
me fallait dire ce que je pense !... j'y laisserais ma vie en même temps que ma réponse – mon dard.
« Qu'on me laisse donc tranquille ; je vous en supplie : ne discutons pas. Laissez-moi à mon train-
train, vous au vôtre. À mon activité somnambulique, à ma vie intérieure. Retardons autant que possible
toute explication… »
Là-dessus, elle reçoit une petite tape - et tombe aussitôt : il n'y a plus qu'à l'écraser.
TEXTE SUPPORT BAC 12 :
« Vénus Anadyomène », Cahiers de Douai, Rimbaud (1895)