Mise en Scéne Du Patrimoine Industriel

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ESTHETEQUE ET MISES EN scans

DU PATRIMOINE INDUSTRIEL
ARCHITECTURAL

Patrice de la Broisel

La representation, comme reduction semiotique consistant a


inscrire le reel dans des codes et dans des conventions, n’est evidem-
ment pas etrangere a la problematique d’une esthetique organisation-
nelle. Considerant l’architecture industrielle comme langage et
support de communication des organisations, nous envisageons
d’abord cette architecture dans ses dimensions fonctionnelles et
symboliques jusqu’a lui reconnaitre la fonction institutionnelle qui en
motive fondamentalement l’esthetique. Nous entendons par esthetique
industrielle cette forme de depassement par laquelle l’industrie] vient
E1 sacrifier un peu de la raison au sentiment, de 1’utilitaire a
1’artistique, de 1’economique au culture]. Par-dela une mediation
organisationnelle alliant 1e “beau” a 1’ordinaire, nous considerons
aussi 1’etrange connivence entre l’esthetique industrielle et l’esthe-
tique museale. Un clin d’oeil d’autant plus complice que les lieux de
culture, celle des arts vivants et des arts plastiques, sont aujourd’hui

1 Maitre de conferences en Sciences de l’Information et de la Communication,


chercheur au Groupement des Equipes dc Recherche Interdisciplinaire en
Communication (GERICO), Universite Charles-de-Gaulle Lille 3.

Rec/ierches en conmumicrarion, n° 18 (2002).


38” _ g HPATRICE DE l:.gAWBROISE W p g g _g

nombreux a investir les lieux de la culture industrielle, celle du travail


et de la technique.

1. L’esthetique dans1’architecture industrielle :


signes precurseurs d’une communication
institutionnelle

Indeniablement, l’esthetique industrielle a partie liee avec la


communication d’organisation. L’architecture, par laquelle l’entre-
prise se donne Ia vivre, a voir et a reconnaitre, participe d’une esthe-
tique qui nous est sensible, consciemment ou non, en ce qu’elle fixe
ou modifie notre rapport a l’organisation referente. L’esthetique
industrielle, abusivement reduite par le dictionnaire et la litterature
specialisee aux objets produits par l’industrie, merite tout autant d’etre
rapportee au beti et a la scenographie dans l’exhibition et/ou l’exposi-
tion de l’entreprise.
Nous considerons, apres d’autres, que les signes exterieurs et
interieurs d’entreprise operent a la maniere de la litterature, comme un
texte dont on peut tenter d’interpreter, non seulement les elements
denotes et connotes, mais aussi un message proprement esthetique
justiciable d’une lecture sensible. Nous naviguons ici entre structura-
iisme et constructivisme, dans une phenomenologie de l’esthetique
industrielle dont la force de representation convoque tout a la fois un
“savoir” (celui du createur) et un “penser” (celui du public) symbo-
liques. Les logiques de production et de reconnaissance s’appuient,
pour partie, sur un systeme de codes et de conventions qu’i1 est
tentant, meme tres partiellement, de decrypter. Celaetant, l’esthetique
industrielle a l’oeuvre, par exemple, dans “l’architecture contex-
tuelle”l ou “l’architecture transformee”2, temoigne d’une construction
sociale du monument ne laissant qu’une liberte relative a son auteur,
dans sa creation comme dans son interpretation par autrui.

1 A. PELlSSIER,Refchen er Robert, arcln'recrm'as contarmefles, Paris, Ed. Le


Moniteur, 1993. _
3 K. POWELL, L'G1‘C/II.l‘€C)‘H!‘€l_1'!‘0HSfl)I‘Nh15€ : rélmbilitatfon, renovation, rénnfisarion,
W.O. Desmond (trad), Paris, Ed. du Seuil, 1999. N
_ W f ESTHETIQUE ET_ 1}/l_lSES EN DU PATRIMOINE kw p 39

L’architecture industrielle, fonctionnelle et symbolique

Considerons, en premier lieu, les caracteristiques fonctionnelles


d’une esthetique architecturale. I1 est evidemment possible, a partir de
certains indices metonymiques, de differencier des architectures
civile, religieuse, publique, industrielle. La cheminee haute, le cheva-
lement, la halle... denotent, par leurs caracteristiques formelles, une
activite productive ou marchande. Cette reconnaissance est cependant
contrariee par l’evolution d’une activite economique moins lisible
dans ses manifestations architecturales. Elle est plus delicate encore si
l’on considere 1’opacite d’une esthetique industrielle moderne oil
l’iconoclasme le dispute a la polyphonie. La croissance et le progres
technique aidant, des entreprises -parfois seculaires— ont dfi opter
pour de plus grands espaces, modulables, mieux adaptes a leur nouvel
outil et a leurs imperatifs logistiques. Dans des zones dites
“industrielles”, froides et atemporelles, le plus souvent rejetees a la
peripherie des centres urbains, on peine a discemer laquelle de ces
infrastructures metalliques s’est specialisee dans la production agroa-
limentaire, l’imprimerie, le negoce ou la mecanique. Pourtant, face a
ce nivellement esthetique, certaines entreprises osent encore une veri-
table “signature” architecturale. A l’exemple de la coutellerie de
Laguiol, redessinee par Philippe Starck, quelques entreprises ont
conscience de la portee et de l’impact d’un beti sur l’image de leur
production et de leur enseigne. Des mises en scene, parfois spectacu-
laires (jets d’eau, fresques, sculptures monumentales, etc.) signifient
1’activite de production, sur un mode an demeurant plus artistique que
fonctionnel (quand bien meme l’art serait-il devoye par le graphisme
publicitaire, lequel fut maintes fois detourne par la creation
artistique)1. '
I1 reste que le sens architectural n’est pas seulement denote ; il
est aussi connote dans une esthetique empreinte des moeurs, des
vicissitudes et de l’ideologie de son temps comme de son territoire.
Du cheteau neo-medieval des seigneurs du textile (Roubaix) au
“paquebot” Renault de l’lle Seguin, c’est une histoire industrielle qui

1 P. DE LA BROISE, D. JACOB}, “La visite de sites industriels, vecteur d’une image de


l’entreprise”, in B. FRAENKEL, C. LEGRIS-DESPORTES (dir.), Entreprise er sémi0l0-
gie, Paris, Dunod, 1999, pp. 153-166.
40 _ _ _ ,PATRlCEg_DEpLA BROISE pg

nous est contee, melee d’histoires locale, politique, economique et


sociale. Tout y est : de la mono-industrie paternaliste au “barometre
de la France” (Renault), l’esthetique industrielle nous livre encore
quelques symboles monumentaux dont nombreux ne sont plus, helas,
que ruines ou icenes‘.

Cela etant, l’esthetique industrielle n’est pas seulement affaire


d’archeologues. Il y a, dans l’architecture d’hier et d’aujourd’hui, un
message esthetique par essence, dans son rapport a la matiere
notamment.
Le materiau, outre les performances techniques dont les innova-
tions ont fait evoluer la maitrise, donne sens a l’espace construit. La
pierre, symbole de perpetuite, dure et durable, fut longtemps le signe
de l’entreprise perenne, bien assise sur son patrimoine, presente
jusque dans les murs dc l’Hetel de ville, des ecoles, de l’habitat, des
hospices et meme de l’Eglise. Le bois est son oppose parfait : flexible
et chaud. I1 est de ces materiaux dont les anciennes manufactures
faisaient volontiers leurs charpentes et leurs ateliers a pans de bois.
Plus rare aujourd’hui, sa noblesse vegetale est encore respectee en ce
que sa presence, meme fragile en des lieux de travail, les transforme
ou les maintient irresistiblement en lieux de vie.
A ces materiaux traditionnels, s’ajoutent ceux de la Grande
Industrie (vers 1840) : la brique et le fer ; deux materiaux revolution-
naires dont Woronoff nous commente les attributs : “A fonctions
particulieres, materiaux specifiques. En premier lieu, la brique. Elle
triomphe partout, dans toutes les branches. La surtout oil elle n’est pas
dans les traditions de la construction regionale, elle signe veritable-
ment l’industrie”? La brique pourrait etre rapportee a l’entreprise
nourriciere, plus maternelle, plus humble aussi. Sa regularite et son
horizontalite lui conferent un caractere stable et social ; comme en
temoignent Roubaix, la ville lainiere, ou encore le familistere Godin a
Guise. “L’autre materiau de la modernite est, bien stir, le fer. A l’etat
de fonte, il remplace le soutenement par des murs”3. Et meme si le
bois resista quelque temps aux assauts du fer (redoute pour sa torsion
en cas d’incendie), l’arrivee de l’acier fut determinante dans la plupart
des constructions industrielles qui suivirent.

l E. DE ROUX, Parrimoine industriel, Paris, Ed. du Patrimoine et Scala, 2000.


2 DWORONOFF, Histoire de l’industrie en France, Paris, Ed. du Seuil, 1994.
pp. 248-249. .
3 rm, pp. 249450.
_ flEST_HI53TIQlJE E11 Mlsus EN scans op PATRIMOINE 41,

Le beton, celui dont on fait les grands ouvrages du “genie”


moderne (barrages, centrales, ponts, etc.) marque incontestablement
un tournant decisif dans l’histoire de l’industrialisation, avant meme
que de modifier radicalement l’habitat urbain.
Reste le verre, materiau equivoque par excellence, comme le
sont aujourd’hui les miroirs sans tain des grands centres d’affaires.
Ceux-la sont bien visibles et meme futuristes, mais n’offrent au regard
exterieur que le reflet de leur propre environnement. Ecologique et
fragile, le verre est le materiau ideal de l’entreprise post-moderne,
feignant la transparence et le respect de son environnement, mais tout
aussi close et secrete que l’etaient les forteresses industrielles du XIX@
siecle.

L’esthetique architecturale de l’industrie : dc Phistoricisme


in la modernite

Arretons la notre approche sommaire d’un béiti industriel


fonctionnel et symbolique, pour envisager le caractere ostensible,
sinon ostentatoire, d’une industrie en quete de representation architec-
turale. Cette representation, on l’a dit, oscille entre les contingences
techniques et economiques d’une architecture fonctionnelle et la
manifestation en trois dimensions d’une image d’entreprise, sinon
d’une culture d’organisation. A la question “quel style pour l’indus-
trie ?”, on peut repondre en evoquant le modele neo-palladien des
annees 1820. “Les filatures de l’epoque s’en inspirent, et toute la
France industrielle parait s’etre mise aux pilastres et attiques. Les
baies en plein cintre font aussi partie de ce vocabulaire dominant (. . .)
Une autre tendance, inspiree du neogothique, se repand vers les
annees 1860-1880, en particulier dans le Nord. La cheminee crenelee,
comme les tours, de l’usine Motte-Bossut a Roubaix, voudraient
donner le recul et la legitimite historiques a l’aventure industrielle
contemporaine”'.
Mais toutes les entreprises, meme an XIXQ siecle, n’adherent pas
a cette sorte d’historicisme architectural. La chocolaterie Menier, a
Noisiel, constitue un exemple remarquable d’esthetique industrielle
conciliant l’innovation technique et le raffinement dfi a une produc-
tion gourmande : “Son betiment, qui succede a un moulin, emprunte

1 1bi"a.,p.250.
42 _ PATRICE DE LA BROISE p __

son systeme constructif a la technique du pan de bois, hourde de terre.


L’innovation a ete de remplacer le bois par le fer, hourde de briques,
et l’audace, d’avouer cette structure. L’austerite ostensible du metal
est compensee par la polychromie de la ceramique on la fleur de
cacaoyer rappelle le produit, et le monogramme, M, le proprietaire”l.
Restauree par les architectes Philippe Robert et Bernard Reichen pour
devenir le siege social de Nestle France, cette usine emblematique de
l’architecture industrielle francaise reste aujourd’hui l’un des plus
beaux fleurons de son patrimoinez.

Une marque, un site et des medailles

Fetichiste ou collectionneur, peut-etre avez-vous conserve l’une


de ces boites a biscuits fameuses dans lesquelles Lefevre-Utile condi-
tionnait autrefois les “petits LU”. Ce “packaging”, delicieusement
suranne, est porteur de plusieurs signes dont l’association vise a
construire l’image d’un produit, d’une marque, d’une entreprise. Sur
cette boite en fer blanc, que voit-on ? Un “petit-beurre”, certes. I1 est
reproduit, grandeur nature, sur deux faces opposees, flanque des
initiales celebres de Lefevre-Utile. Sur le couvercle, l’ange de la
Renommee, portant trompette et lauriers, nous annonce les plus
hautes “distinctions” obtenues par l’entreprise. C’est la un veritable
tableau d’honneur digne des meilleurs ecoliers : Paris 1900, Bordeaux
1907, Nancy 1909, Bruxelles 1910 ; autant d’expositions nationales et
universelles a l’occasion desquelles Lefevre-Utile s’est vu decemer un
“grand prix”. Restent deux faces, identiques, mais plus troublantes
encore. L’usine nantaise, tel un ilot industriel dans la ville, y est
representee a la maniere d’une gravure, jusque dans 1e detail de ses
infrastructures : tours d’apparat, ateliers, cheminee, bureaux. N’est-ce
pas la une metaphore exemplaire de l’entreprise communicante par
excellence l La “boite” metallique porteuse d’une image a plusieurs
faces : une marque “deposee”, un site, un curriculum.
La marque nous interesse ; d’autant que les initiales de l’entre-
prise sont aujourd’hui detournees au meme titre que le site,
transforme en “Lieu Unique”, appellation dfiment contrelee d’un

* Ibid.
2 E. DE-LROUX, op. cir., pp. 58-69.
pg ESTHETIQUE ETMISES EN SCENE DU PATRIMOINE 43

nouveau centre d’art contemporain installe en lieu et place de


l’ancienne usine. Nous y reviendrons.
Le site, reproduit dans une iconographic proche des images
d’Epinal, temoigne de l’attachement que certains industriels ont bien
voulu porter a leur empreinte physique dans le paysage urbain. Sans
doute la forteresse est-elle difficile d’acces, comme en temoigne le
mur d’enceinte qui protege l’outil de production, mais elle s’offre
ostensiblement au regard de l’habitant et du consommateur.
Le curriculum, enfin, avec son lot de recompenses exhibees, est
tout aussi eloquent ; il temoigne non seulement d’une quete de noto-
riete, mais signifie plus encore un besoin de distinction et de
reconnaissance.

L’Exp0sition : celebration et prefiguration d’une esthetique


industrielle

En l’espece, l’esthetique industrielle doit beaucoup aux “fastes


du progres” et de la performance que furent les expositions indus-
trielles, nationales et universelles‘. On se souvient des gigantesques
pavillons Schneider eriges pour les expositions universelles de 1867,
1878 et surtout 1900. En 1878, l’architecte Paul Sedille hesitait encore
entre la rationalite haussmannienne ct la polychromie antique des
temples grecs et romains. L’ouvrage monumental sera par la suite
remonte sur le site-meme de 1’entreprise pour y abriter une partie de la
production. Ce detail a son importance : il souligne la fonction de
prefiguration architecturale remplie par les expositions internatio-
nales, lesquelles donnent lieu a un re-investissement du beti pour une
destination, tantet industrielle, tantet culturelle. En temoignent la re-
affectation de grands ouvrages a des fins museographiques, tel le
Grand Palais, construit en 1897 dans le cadre du vaste programme mis
en place pour l’Exposition Universelle de 1900.
Precisement, l’exposition dc 1900 marque une veritable
apotheose dans l’histoire des exhibitions publiques de l’Industrie. Les

I B. SCHRCEDER-GUDEHUS, A. RAMUSSEN, Les fiastes dz: progres : Ie guide des


e.rp0s:'ri'0ns mriitersei/es 1851-1992, Paris, Flammarion, 1992 ; P. ORY, L’e.rp0
zmiverselle, Bruxelles, Ed. Complexe, 1989 ; C. MATHIEU, “Les Etablissements
Schneider et les Expositions universelles”, in C. MATHIEU ET D. SCHNEIDER (dir.),
Les Schneider‘, Le Crensor .' une fami'Ne, une em‘reprise, une ville (I836-I960),
Paris, ea. Fayard et RMN, 1995.
g_ g PATRICE DE LA BROlS_E_ _

etablissements Schneider y sont, une fois encore, representes de


maniere eclatante et meme premonitoire si l’on considere l’architec-
ture belliqueuse du pavillon concu, cette fois, par Bonnier. Tres en
vue, sur la rive gauche de la Seine, encadre par les palais militaires, le
pavillon Schneider affecte la forme d’un vaste deme metallique rouge
sang de quarante-deux metres de diametre herisse de tourelles
mobiles, elles-memes equipees dc canons gigantesques.
Paradoxalement, cette vision apocalyptique est saluee par la critique
pour son esthetique audacieuse et sans concession : “ce monstre de fer
(. . .) qui s’enorgueillit de son mepris pour le charme et la vaine deco-
ration, tire une indeniablement beaute de son caractere propre et de
son rationalisme. Sans sculptures ni peintures, l’auteur [Louis
Bonnier] a symbolise tout un etat social, toute la force aveugle de
l’industrie broyeuse d’hommes, toute l’implacabilite de la guerre pour
laquelle les manufactures preparent les engins de mort. I1 a su, le
premier, preciser la formule de l’art de l’ingenieur, formule que les
manieurs d’X s’entetent a chercher dans le Parthenon ou dans Notre-
Dame, comme si l’esthetique de la pierre pouvait s’appliquer 51 la
‘HI
fonte, et l’esthetique du passe, au present .

Exhiber versus exposer : l’esthetique industrielle comme art


de la representation

Dans un chapitre d’ouvrage, titre Expositions propres,


expositions sales, Staudenmaier aborde l’esthetique technologique
d’Henri Ford a travers deux realisations museographiques d’excep-
tion : le Henri Ford Museum et Greenfield Village, deux equipements
realises dans les annees 20 a proximite de l’usine celebre de la Riviere
rougez. ll nous importe moins ici de traiter du fordisme en tant que
modele d’organisation caracteristique de la rationalisation industrielle
(organisation scientifique du travail) que de considerer les representa-
tions de ce modele ii partir d’une esthetique industrielle aux prises
avec des exigences d’image —celle d’une autorite charismatique-» de

i F. JOURDAIN, “L’architecture a betons rompus”, Revue des arts déCOl°UlIfS,


novembre 1910, p. 344, cite par C. MATHIEU, op. cir., pp. 256-258.
2 J. STAUDENMAIER, “Expositions <<propres>>, expositions <<sales>> : l’esthetique
technologique d’Henry Ford”,}in B. SCI-lR(EDER—GUDEHUS (dir.), La societe
industrielle er ses musees, Paris, Ed. des Archives Contemporaines, 1992, pp. 171-
189
_ E§THETIQU_E.ET MISESENSCENE DUPATRLIMOINEH sf»
relations publiques et, pour tout dire, de communication institution-
nelle. En 1930, nous dit Staudenmaier, ce n’est pas le complexe du
Musee Ford et du Greenfield Village, mais bien l’usine de la Riviere
rouge qui est le veritable musee. L’usine tentaculaire etait alors sans
conteste la plus grande usine dc fabrication au monde. “L’usine offrait
des visites guidees au grand public. Tous les ans, un demi-million de
personnes accourraient y voir l’apotheose de la technologie moderne.
En un sens, l’usine devenait le lieu d’exposition le plus gigantesque et
le plus populaire a avoir jamais ete imagine dans l’histoire des musees
techniques“.

La symbolique de la rationalite industrielle, dont la chaine semi-


automatique et la celebre Ford T constituent des mythes toujours
vivaces, pourrait fort bien se preter a l’exhibition. Mais pourquoi Ford
a-t-il souhaite la creation d’un musee-village, alors meme que son
usine suscitait deja l’admiration dc ses visiteurs ? Parmi une serie
d’hypotheses, Staudenmaier en formule deux principales sur
lesquelles nous proposons de revenir.
Premiere hypothese : le musee comme sanctuaire et monument a
la gloire du fondateur. lntimide autant que ses visiteurs par la
“monstruosite” de l’usine, Ford aurait, comme pour s’en proteger,
construit un musee-village distinct dc l’appareil productif. I1 faut y
voir surtout l’orgueil de l’entrepreneur “self made man” conscient de
son passage a la posterite. Au reste, nombre dc constructions indus-
trielles portent les stigmates de cet ego entrepreneurial. Il en est ainsi
du paternalisme industriel des grandes dynasties dans la metallurgie
ou le textile. Cette sorte d’esthetique patronale etait particulierement
manifeste dans les palais dc l’industrie des Wendel, Schneider et
autres Motte-Bossut. Cela est tout aussi manifeste dans la demesure
architecturale des grandes firmes multinationales alliant des materiaux
high-tech on le verre et l’acier tutoient les cieux au point de devenir
les symboles, trop fragiles, d’un capitalisme triomphant.
Seconde hypothese : l’esthetisation de la technique.
Paradoxalement, £1 Greenfield Village, les technologies du XX“ siecle
etaient quasiment absentes. I1 n’etait d’ailleurs nullement fait mention
de la chaine de montage qui a pourtant preside au succes du fordisme.
La chronologie-meme du progres technologique se trouve malmenee
dans une serie de sanctuaires oil le tribunal de Lincoln (dans lequel

1 ram, p. 174.
46 PATRICE DE LA BROISE

celui-ci commenca sa carriere) jouxte les laboratoires de Menlo Park


oil Thomas Edison avait decouvert la lumiere electrique. Le musee
voisin faisait, quant a lui, office de conservatoire (sinon de cabinet de
curiosite) dans lequel des objets choisis pour leur esthetique et leur
rarete (moteurs a vapeur, automobiles, locomotives, machines outils
et appareils menagers...) prenaient place dans une presentation
taxinomiste et serielle dont la chronologie visait a montrer la progres-
sion du genie inventif. “La <<machine propre», expression de l’esthe-
tique de Ford, en aseptisant le processus technologique, s’ecarte de la
realite de la Rouge. Quand on connait les tendances solipsistes de
Ford et son inclination pour le contrele, on ne s’etonne pas que son
esthetique l’ait amene a montrer la technologie sous son plus beau
jour, sous la forme de machines aseptisees, coupees de leur milieu
‘$91
reel .

Quels enseignements peut-on tirer deg ces mises en scene


fordistes ? Le premier vient de ce que, contrairement a ce que donne a
croire la reconnaissance tardive d’un patrimoine industriel (annees
70), les exhibitions et expositions publiques de l’industrie ne consti-
tuent pas un phenomene recent. I1 faut se souvenir, avec les exposi-
tions industrielles nationales et universelles, des tres nombreux
musees eriges dans la France du XIX‘? siecle en l’honneur d’une
bourgeoisie manufacturiere et d’affaires. I1 faut aussi rappeler les
experiences precoces d’ouvertures au public des lieux de production ;
cela bien avant qu’on ne parle de “tourisme industriel” ou de journees
portes ouvertes.
I1 faut surtout considerer ces mises en scene de l’industrie
comme des formes primitives et neanmoins sophistiquees d’une
communication institutionnelle qui, a l’epoque, ne disait pas encore
son nom. Exhiber, exposer... l’entreprise expose (sous la forme de
collections propres on acquises) et s’expose en se rendant visible (par
une architecture) et accessible (par la visite de ses installations). Au
demeurant, cette ostentation n’est, encore aujourd’hui, qu’une
transparence feinte, et l’esthetique industrielle participe toujours d’un
rapport de forces entre ce que montre l’entreprise et ce qu’elle
masque, par necessite ou par choix. S’ensuit une serie d’oppositions
remarquables entre : ce qui est laisse en situation versus ce qui est
extrait de son contexte, nomme et interprete dans un espace qui

i 1/mt, p. 1s2.
_ESTHETIQUE ET lvusus an scene on PATRIMOINE W g J 47

l’institue en element culturel ; ce qui est public versus ce qui est


prive ; ce qui est sale versus ce qui est beau et digne d’etre regarde.

2. Esthetique industrielle et Culture :


les signes d’une connivence
Paradoxe ou ironie du sort ? voila que la culture investit les lieux
de production pour les transformer en espaces de creation ou de repre-
sentation artistiques. Pent-etre est-ce, apres tout, un juste retour
d’ascenseur: la culture, objet de mecenat venant au secours de
l’industrie. A dire vrai, cette alliance etait deje perceptible dans les
expositions universelles, comme elle le futaussi dans les premiers
musees d’Art et d’Industrie. Mais la reconnaissance d’un patrimoine
industriel, notamment pour sa valeur architecturale, est beaucoup plus
recente. Un colloque organise demierement par le musee du Louvre
-haut-lieu dc re-affectation artistique d’une residence princiere-
abordait la question de l’architecture industrielle et de son reinvestis-
sement‘. Pour en debattre, les exemples ne manquaient pas : la Ruhr
(classee au patrimoine mondial de l’UNBSCO), l’usine Casaroma de
la Fondation “La Caixa” a Barcelone, la Tate Modern Gallery de
Londres (installee dans une ancienne centrale electrique), l’usine du
Lingotto a Turin, Stella Matutina a la Reunion, Blin & Blin a Elbeuf,
Menier a Noisiel... I1 semble que l’entreprise soit, plus que jamais,
conquise par la culture, le patrimoine, les arts et les musees. Pourtant,
s’etonne Gilles Duhem : “classer, museifier, n’est-ce pas l’antithese
du message que nous transmet cet heritage [industriel]. N’est-ce pas
figer ce qui, par essence, etait le symbole-meme du dynamisme et du
mouvement d’une epoque qui ne doutait absolument pas d’elle-
meme ?”2. Et l’intervenant d’ironiser sur la consecration monumentale
d’un beti d’abord concu a des fins productives.

i Journee de debat, Rér'nvesn'r l’arcln'recrm'e industrielle ?, Auditorium du Louvre,


5 decembre 2001.
2 G. DUHEM, “Vers une autre definition du patrimoine industriel ?”, intervention a la
journee de debat, RéllIl’€Sfll' l’arclu'tecrure industrielle ?, Auditorium du Louvre,
enregistrement sonore, 5 decembre 2001.
48 g __PATRICE DE BROISE W _ W

Du lieu de production a l’espace de creation

Comment interpreter alors cette “allegorie” du patrimoine‘ et de


l’esthetique industriels ? Sur ce point, Riegl nous enseigne que : “ce
n’est pas leur destination originelle qui confere a ces oeuvres la signi-
fication de monuments. C’est nous, sujets modernes, qui la leur
attribuons”2.
Pour nous en convaincre, revenons un instant sur l’exemple cite
plus haut de la manufacture Lefevre-Utile installee, jusqu’en 1986, en
bordure du canal Saint-Felix a Nantes. Outre la reconstruction de la
celebre tour “phare” presentee a l’exposition universelle de 1900 —et
dont ne subsiste plus qu’un exemplaire sur les deux jumelles formant
portai1— c’est surtout la rehabilitation du site qui nous interesse ici. En
1997, l’annexe Ferdinand Favre —unique rescapee de l’usine detruite
pour les trois quarts de ses infrastructures— est confiee a l’architecte
Patrick Bouchain. Celui-ci entend “maintenir le site en vie”, confor-
mement au projet de Jean Blaise qui souhaite transformer l’ancienne
biscuiterie en “usine a produire de l’imaginaire”3. “Lefevre-Utile”
devient alors le “Lieu Unique”, tout E1 la fois Scene Nationale et
Centre de recherche pour le Developpement Culturel.
L’esprit du lieu, a commencer par son esthetique, est au centre
du re-investissement architectural et du parti-pris esthetique defendus
par son auteur : “Le lieu existe deja et il fonctionne. Trop souvent,
quand un architecte passe, il ne reste plus rien d’un lieu ; ce qui est a
faire, c’est de le mettre aux normes sans le denaturer, sans retirer son
e.me”‘*. De fait, et suivant un principe d’economie deja sensible a la
logique industrielle, Patrick Bouchain prend soin de conserver en
l’etat ce ui eut l’etre : anciennes faiences, sols et P iliers en beton,
tuyauteries, poutrelles et escaliers metalllques. Tout sigmfie l’organ1-
sation industrielle passee. Par exemple, la librairie et
l’accueil/billetterie du Lieu Unique occupent des cages grillagees. La

1 F. CHOAY, Uallégorfe dit por:'inr0i'ne, Paris, Ed. du Seuil, 1992. ,


2 A. RIEGL, Le culte moderne des monuments. Son essence et sa genese, Paris, Ed.
du Seuil, 1984, pp. 90-92.
3 J. BLAISE, Le Lieu Unique, l’esprit du lieu, Paris, Ed. Scala, 2001. Lire aussi : J-
L. Kerouanton, “Les couleurs de LU, ou l’image d’une usine”, 303, Arts,
Reolzerclzes er Creations, n° 57, 2eme trimestre 1998, pp. 66-74 ; J-L. Kerouanton,
LU, une usine ti Nantes, Ed. L’inventaire — Images du Patrimoine, 1999.
4 P. BOUCHAIN, Interview, Rushes 2 images décryprages, lfa, 2000.
1

,ES_TIlETIQUE ET MISES EN scans DU PATRIMOINE 49

scenographie culturelle pousse ainsi jusqu’a l’extreme la ressem-


blance ct la continuite avec le brutalisme de l’usine. Meme la signale-
tique minimaliste, autonyme ou directionnelle, realisee an pochoir a
meme les murs ou sur des plaques metalliques suspendues par des
chaines, est en tous points semblable a celle d’un atelier.
La performance architecturale et scenographique ne s’arrete
evidemment pas E1 cette sorte de mimesis bon marche. La veritable
performance tient au fait que ce re-investissement architectural reste,
volontairement, inacheve ; laissant aux artistes 1e soin de le construire
et dc le modifier au gre de leurs productions, de leurs “installations”,
avec ce que cela suppose d’innovation et de contraintes. La est le
veritable esprit du lieu.

Lieux dits et lieux communs de l’Industrie et de l’Art

Sans doute la notion d’espace alternatif est-elle la plus appro-


priee pour qualifier la re-affectation culturelle et artistique d’un
patrimoine industriel monumental. Alternative a la crise, d’abord,
apres que l’ultime benne a ete remontee et que les derniers mineurs
sont partis. Alternative patrimoniale quand l’industrie nourriciere
aurait tet fait d’effacer les traces de l’abandon consecutif a son declin.
Alternative culturelle aussi, quand l’artiste investit d’autres lieux, se
repliant -par choix ou par necessite- vers des formes et des cadres
non conventionnels de creation et dc representation. Alternative
sociale, enfin, quand la memoire collective flanche jusqu’a n’etre plus
qu’oub1i ou legende.
Les mots ont evidemment leur importance, en ce qu’ils qualifient
des lieux, les transforment en espaces, les situent dans un environne-
ment et un projet. Quatre appellations retiennent ici notre attention : la
friche, le squat, la fabrique ct le laboratoire‘.
La friche, etymologiquement, designe cette terre gagnee sur la
mer, griice aux digues et destinee aux cultures. Au figure, elle qualifie
ce qu’on laisse sans soins et specialement d’un domaine intellectuel
laisse inexploite. Abandon, erosion... la nature reprend ses droits.
Jusqu’a quand '? Car la friche est tout E1 la fois un “avant” et un

1 F. Lextrait, Friolzes, laboratoires,fabrlques, squats, projets plurldisciplinaires...


une nouvelle epoque de l’action culturelle, Rapport remis a Michel Duffour,
Secretaire d’Etat au Patrimoine et a la Decentralisation Culturelle, 19 juin 2001.
50 PATRICE DE LA BROISE

“apres”, annonciatrice d’une intervention humaine possible et


stigmate d’une experience revolue. Les friches sont ces sortes de
limbes, entre nature et culture, entre ruine mortifiante et espoir d’une
renaissance.
Le squat apparait moins fecond. Temporaire, sinon ephemere, il
acte un droit (droit au logement) et en conteste un autre (droit de
propriete). Plus opportuniste que militant, le squatter s’accommode
d’un “deja-la” dont il ne revendique que l’usufruit.
La fabrique est manifestement plus respectueuse du lieu qu’elle
investit, non seulement parce qu’elle redouble la fonction d’un outil
dc travail, mais surtout parce qu’elle prolonge l’esprit de la manufac-
ture oil la culture d’entreprise le dispute a la productivite.
Le laboratoire, enfin, est caracteristique d’un lieu on l’on entend
experimenter et innover. I1 en va de la culture artistique comme des
pepinieres et autres “incubateurs” dont se reclament les jeunes
pousses de 1’economie moderne.

Ces “genres” d’espaces, statutairement distincts dans leurs


formes et leurs usages respectifs trouvent meme un echo linguistique
dans les appellations retenues par nombre de sites industriels re-
affectes a la production artistique. I1 en va du “Lieu Unique” de
Nantes comme du “Magasin” de Grenoble, Centre National d’Art
Contemporain. Mais a la difference des musees qui, souvent “pour la
galerie”, ne veulent plus dire leur nom -on ne compte plus les “cites”,
les “centres”, les “maisons” et les “palais” de 1’Art, de la Technique,
de la Science ou de 1’Industrie- ceux-la se cherchent legitimement
une “marque de fabrique”.

Un musee dans l’usine: arguments esthetiques d’une


reconversion culturelle de l’Industrie

Quand bien meme la rehabilitation museographique et/ou artis-


tique d’un patrimoine industriel pourrait faire croire E1 une evidence, la
transfiguration des espaces de travail en espaces culturels ne va
probablement pas de soi. Et nombre d’architectes museographes
s’accordent rt penser que : “le fait de construire specifiquement une
architecture pour remplir une fonction museologique permet, sans nul
doute, de satisfaire plus facilement et plus exactement aux exigences
if _ Z ESTHETIQUE Ejrivnsns EN SCENE DU PATRIMOINE _ W 51

que l’on est en droit d’attendre aujourd’hui d’un musée”‘. Liberté de


conception, liberte d’expression, adaptation spatiale, accessibilité,
qualite d’éclairage, respect des normes de conservation préventives. ..
autant d’exigences qui pourraient bien décourager toute velléité
d’ “architecture transformée” appliquée au musee.

Mais n’est-ce pas l’essence de l’esthetique que de sacrifier un


peu de la raison au sentiment ? Il se pourrait meme que la raison y
gagne, car le re-investissement museographique ou artistique de
l’architecture industrielle presente aussi des qualités et des atouts
indeniables.
Il faut, d’abord, prendre conscience que les lieux du travail sont
egalement, et peut-etre surtout, des espaces sociaux. L’identité et la
culture d’organisation --avec ses acteurs, ses valeurs, ses moeurs, ses
metiers, ses conflits, ses événements, etc.-— font ineluctablement de
l’entreprise un lieu de memoire, collective et sociale. Il y a, dans les
murs de l’entreprise, toute la puissance formo~créatrice propre a inspi-
rer les arts vivants ou arts plastiques autant que la mise en scene
museographique, le musee etant un lieu cle memoire par excellence.
L’art contemporain ne s’y trompe pas qui, pour les besoins d’une
scene nationale, “Culture Commune”, transforme 1’ancienne “salle
des pendus” du site minier 11/19 a Loos-en-Gohelle en fabrique de
spectacles.
Si le musee Guggenheim, a Bilbao, est remarquable d’audace et
de solennité dans une esthetique qui lui confere un statut d’oeuvre
d’art a part entiere, que dire de la Tate Modern Gallery de Londres ?
La monumentalité n’y est pas moins presente, offrant d’ailleurs des
possibilités scénographiques sans commune mesure avec la plupart
des architectures museographiques modernes. Souffrant la comparai-
son avec le MoMA de New York et le Mnam de Paris, l’ancienne
Bankside Power Station, transformée par les architectes suisses
Jacques Herzog et Pierre de Meuron, presente une architecture sobre
et, pour le moins, efficace. Déja, la Halle des Turbines, par ses
dimensions pharaoniques, offre des possibilités “d’installations” sans
equivalent : “Dans ce vaste espace de trente-cinq metres de haut, qui
pourrait accueillir une cathédrale, prend place, par contrat, la

1 Y. ROBERT, “De la necessite d’une architecture museologique”, in Actes du


colloque Arc/zitectmre er musée organise an Musee royal de Mariemont les 15 et 16
janvier 1998, Tournai, La Renaissance du Livre, mars 2001.
52_ PATRIQE DE BROISE W p _p __

commande monumentale annuelle offerte par Unilever . 9!‘

L’accrochage, tout aussi exceptionnel dans les differentes sections


reparties sur les 7 nivaux de la Tate, est dii a la rencontre tres inspiree
de l’esthetique industrielle et de l’esthetique museale.
Equilibres entre les pleins et les vides, ampleur des espaces et
fluidite des lignes allient opportunement l’ancien et le nouveau.
Techniquement remarquable, la conception architecturale integre non
seulement toutes les exigences d’accueil, d’exposition et de conserva-
tion, mais sait exploiter des materiaux modestes herites de l’exploita-
tion industrielle et fort bien adaptes fa une frequentation soutenue.
Nul doute que le nouveau realisme d’un Tinguely avec ses
machines infernales, le pop art d’un Warhol particulierement inspire
par les productions serielles de la societe marchande, ou le cubisme
industrieux d’un Leger s’accommodent volontiers d’une museogra-
phie manifestement conte-xtuelle.
D’autant que le re»-investissement museologique ou artistique du
patrimoine industriel offre aussi l’opportunite, trop rare, d’inscrire le
projet architectural dans la ville : “Loin d’etre le pretexte d’un geste
architectural, ce musee [Tate Modem] est d’abord un projet urbain.
Non seulement il rehabilite une friche industrielle (. . .) mais il devient
le pivot de la reconquete entreprise par Londres de sa rive sud. Face a
la cathedrale Saint-Paul, le colosse de brique reprend du service. Au
panache de fumee qui jaillissait de la cheminee de quatre-vingt dix-
neuf metres de haut, s’est substitue la longue cage de verre qui
couronne et souligne l’ensemble du batiment. Son eclat veille sur
cette zone industrieuse longtemps delaissee. Seul signe spectaculaire
consenti par les architectes (. . .), il est le gage d’une energie retrouvee
qui, la nuit venue, s’allume le long de la rive sud de la Tamise”?
Ailleurs, l’architecture culturelle peine e. se faire une place, sinon
a la peripherie des grands centres urbains comme on dfi s’y resoudre
les industriels eux-memes. La ville, tellement saturee qu’il devient
perilleux —et generalement controverse~ d’y inscrire tout projet
d’envergure, fiit-il culturel. Or, l’attractivite d’un lieu inscrit dans le
paysage urbain est, on le sait, determinante pour un public d’autant
plus prompt a s’engager dans une pratique culturelle que le lieu lui est
familier et qu’il s’y reconnait. Peut~etre meme ce visiteur, venu en

1 J-L. PRADEL, “La reinvention d’un lieu”, Cormaissance des Arts, hors serie n° 65,
2001, p. s.
2 Ibr'd., p. 11.
J _ESTHETlQUE ET Mrsgsgnrqgsceue DIj_PATRpIl\fl__OINE _ 53

voisin, nourrit-il quelque souvenir ou anecdote de l’ancienne usine,


comme d’autres viennent aujourd’hui visiter “La Piscine” de Roubaix
(Musee d’Art et d’Industrie) pour s’y etre baignes naguere. Sur ce
point encore, le re-investissement du patrimoine industriel peut offrir
des espaces :31 la mesure de la Cite et a la demesure de l’Art.

En relisant le magnifique catalogue de l’exposition “La jeunesse


des musees”, on est frappe par une certaine analogie (ou parallelisme)
entre l’evolution esthetique de l’architecture industrielle et celle des
musees : “Avec la gare, le musee est une invention du XIXQ siecle. I1
a ete traite avec une ampleur, un faste qui on pu sembler excessifs des
la fin du siecle et que le XX‘? s’evertuera a expier et a faire expier”‘.
Avouons que la comparaison entre les destinees architecturales de
l’industrie et du musee est troublante. Dernier avatar de notre “entre
deux siecles”, le vingtieme finissant et le vingt-et-unieme balbutiant,
le musee investit l’espace de travail desaffecte. Mimesis et utopie : le
“musee imaginaire” nous invite a la naissance de “l’usine sans fin”,
alors meme que l’industrie culturelle semble vouee e l’ephemere et e
l’obsolescence.

1 C. GEORGE;L,La jemresse des musees, catalogue d’exposition, Musee d’Orsay,


7 fevrier»8 mai 1994, Paris, RMN, 1994, p. 122.

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