Explication N°9 Romani

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Rimbaud, Cahiers de Douai, « Vénus anadyomène »

Accroche :

Selon les Grecs anciens : Gaïa la terre est fécondée par Ouranos, le ciel. Mais
Ouranos ne laisse pas ses enfants voir le jour. Alors son fils Cronos se révolte,
l’émascule et jette son sexe dans la mer. Sa semence flotte sur l’eau et donne
naissance à Aphrodite, déesse de l’amour et de la beauté ou Vénus en latin.

Vénus anadyomène veut dire « émergeant des eaux ». C’est un thème privilégié
dans les arts. (Botticelli, Le Titien, Böcklin, Ingres, etc.)

Auteur :

Arthur Rimbaud est un poète français, né le 20 octobre 1854 à Charleville et mort le


10 novembre 1891 à Marseille.

Il a marqué l'histoire de la littérature par son style innovant et sa vie aventureuse.


Rimbaud est considéré comme l'un des plus grands poètes français et comme un
symbole de la révolte et de la modernité.

Son œuvre, qui n'a été publiée que partiellement de son vivant, est redécouverte
après sa mort et influence de nombreux poètes, comme les surréalistes.

Œuvre :

Les Cahiers de Douai est un recueil posthume d’Arthur Rimbaud. Ce n’est pas lui qui
a choisi ce titre et il ne voit que quelques-uns de ces vingt-deux poèmes publiés dans
des revues. Il les écrit principalement à Douai en 1870, après une fugue.

Passage :

Le poème s’intitule : « Vénus anadyomène ».

Fin XIXe siècle, Rimbaud provoque les parnassiens, s’inspire de Baudelaire et des
naturalistes pour présenter sa propre version, parodique, de la naissance de Vénus.

Il représente une prostituée en mouvement : sortant difficilement d’une baignoire,


sous un regard peu empathique.

Problématique :

Comment, dans ce contre blason parodique, Rimbaud fait-il l’éloge paradoxal


d’une prostituée ?

Le mouvement du regard structure le poème :

V1 à 4 : L’apparition effrayante de Vénus

La tête qui émerge de la baignoire vient tout de suite interroger et contredire le titre.

V5 à 11 : Le développement du contre-blason

La description du corps en mouvement, ses différentes parties, puis une synthèse.


V12 à 14 : Une chute provocatrice

Dans le dernier tercet, on nous invite à remarquer les détails, ce qui prépare la pointe
du sonnet.

I) V1 à 4 : L’apparition effrayante de Vénus

V1 : « comme » :

1) Le poème débute par une comparaison entre la « baignoire » et un « cercueil


» connotant la mort alors que dans le mythe, Vénus est associée à la mer,
élément vital.

2) La « baignoire » ressemble à un « cercueil » : elle contient un cadavre, un


revenant ? Registre fantastique en filigrane.

3) La comparaison « comme » signale la présence d’un spectateur qui


commente ce qu’il voit. Le client d’une prostituée ?

V1 : « vert » et « fer blanc »

Première couleur, le vert : moisissure ?

« Fer blanc » devenu « vert » : matière dévorée par la rouille.

Les couleurs « vert » et la matière « en fer blanc » renvoient à la version picturale


(peinture) du mythe comme si le poète cherchait à rivaliser avec le peintre en
évoquant l’écume de la mer souillée et les matériaux bon marché.

V1 : « tête »

L’apparition de Vénus s’effectue par le surgissement d’un corps tronqué mis en


valeur par le contre-rejet du mot « tête » créant un effet d’attente chez le lecteur.

Est-ce une tête de marbre comme une statue de Vénus ?

V2 : « Cheveux bruns »

La description se poursuit par l’enjambement au vers suivant pour porter sur sa


chevelure.

Le poète ne décrit pas une déesse aux cheveux blonds mais une Vénus noire.

Les « cheveux bruns » viennent contredire le tableau attendu d’une vénus blonde.

V2 : « Pommadés »

Le participe passé adjectivé « pommadés » et l’adverbe « fortement » font ressortir le


caractère graisseux de ses cheveux sales ou des gestes de beauté maladroits pour
dissimuler les ravages du temps.

On peut y voir une moquerie à l’égard d’une société hypocrite et bourgeoise où la


prostitution est répandue, où il faut cacher les défauts « pommader » puis « ravauder
» (v4).
Il y a une absence d’empathie dans le regard du spectateur de la Vénus. Chaque
détail dénonce l’inhumanité de cette société.

La femme essaye de se faire belle, bien à l’opposé de Vénus, belle par nature.

V3 : L’adjectif « vieille baignoire » confirme la vétusté de l’ustensile

La conque est désacralisée en devenant une vulgaire « baignoire » caractérisée par


un adjectif péjoratif « vieille ».

V3 : Le verbe « émerge » au présent de narration et l’adjectif « lente » suggèrent


que la sortie de la baignoire se fait de manière disgracieuse. De plus, l’adjectif
« bête » apporte un jugement de valeur de la part du poète connotant aussi
l’animalité de la figure féminine développée dans le reste du sonnet.

Le verbe « émerger » reprend la traduction du terme grec du titre « anadyomène ».

Un jugement dépréciatif => Rime signifiante « tête … bête » : normalement la tête est
du côté de l’intelligence, le corps du côté de la bestialité.

Connotations : la lenteur du mouvement est aussi une lenteur de l’esprit « bête ».

On passe d’une déesse « Vénus » à une « femme » puis à une « bête ».

Enjambement « une tête // émerge » mouvement => « Une tête » déterminant


indéfini, comme séparée du corps, sujet séparé de son verbe « émerge ».

V4 : Sonorité [dé] : « des déficits »

Toujours une absence d’empathie, les seuls traits du visage sont des « déficits »
avec le préfixe « dé- ».

Rime signifiante « pommadés // ravaudés » : les soins apportés sont dérisoires.

Le verbe « ravauder » vocabulaire de la couture. Cela peut suggérer un assemblage


de chairs mortes comme Frankenstein.

La « lenteur » de l’émergence du corps est soulignée par la phrase qui est très
longue, elle se prolonge jusqu’à la fin du premier tercet.

II) V5 à 11 : Le développement du contre-blason

Reprise de la tradition du blason dans ce mouvement avec le champ lexical du corps de la


femme pour mais ici point d’éloge.

V5 :

Dans l’ordre : le « col » puis le « dos » puis les « reins » et étrangement, on remonte
vers « l’échine »

A l’inverse du genre traditionnel du blason médiéval qui propose la beauté d’une


femme en commençant par les cheveux. Ici, on ne s’attarde pas sur les traits du
visage, on passe directement au col puis avec une énumération provocatrice =>
Rimbaud évite les parties féminines ou qui valorisent la femme.

L’enjambement « les larges omoplates // qui saillent » illustrent ce mouvement.

Les adjectifs « gras et gris » forment une allitération en « GR » comme pour imiter le
grincement de la baignoire sous l’action du corps qui tente d’en sortir.

Encore des couleurs ternes : « Gris »

Alors que le corps entre en mouvement, le « gris » indique plutôt la couleur d’un
cadavre.

La disproportion de ses « omoplates » marquée par l’adjectif « larges » contrastant


avec la petitesse du « dos court » et le rejet de la subordonnée « qui saillent »
mettent en évidence un corps peu harmonieux

V6 :

Ce corps est morcelé par la syntaxe : points virgules qui séparent des subordonnées
« les omoplates qui … le dos qui … »

Le mouvement est présent avec « rentre … ressort ». Le préfixe « re- » indique


même la répétition => parallélisme « qui rentre … qui ressort » donne une impression
mécanique

Allitération en R très présente tout au long du passage (V5 à V11) => La sensation
est pénible.

La gestuelle de la femme n’a rien d’élégant si l’on observe les verbes « rentre » et «
ressort » créant une antithèse confirmée par la rime avec « essor »

V7 :

« Puis » revient deux fois, le mouvement est organisé spatialement et


chronologiquement : C’est un mouvement de regard.

Ces verbes de mouvement laissent place à des verbes de perception « semblent …


paraît … => Toujours la sensation de difficulté à émerger.

Hypallage « rondeurs des reins » : C’est normalement la rondeur des hanches !

V8 et V9 :

« La rondeur des reins » renvoie à un embonpoint peu gracieux confirmé par la


description de « la graisse sous la peau » et par la métaphore « feuilles plates »
évoquant la cellulite.

« La graisse sous la peau » + « L’échine »

« L’échine » est une partie du corps (le haut du dos) mais aussi le nom d’un
morceau de viande. La préposition « sous » va même décrire « sous la peau
», les os et la graisse. Description anatomique voire une animalisation.

Transformation de la femme en animal


L’animalité de la femme transparait comme une créature mi-bête, mi-femme

V9 :

La référence aux différents sens : la vue avec « rouge », l’odorat avec « sent » mêlé
au « goût » créent une synesthésie surprenante et l’effet d’écœurement recherché.

Chaque détail participe à un « tout » et « le tout sent un goût ». Odeur désagréable


alors que c’est une scène de toilette

La couleur « rouge » apparaît sous l’effort du corps ?

V10 :

L’adjectif « horrible » est renforcé par l’adverbe « étrangement » postposé : horreur


qui relève du fantastique…

L’oxymore « Horrible étrangement » résume la conception de la poésie pour le poète


qui cherche par une poésie nouvelle à sublimer le laid pour faire de tout sujet un
thème poétique.

V11 :

Le tour impersonnel « qu’il faut voir » invite le lecteur à se rapprocher, comme le


suggèrent les points de suspension, de ces « singularités ».

L’enjambement et le passage à la ligne « surtout // des singularités » comme dans


un carnet d’observations.

Par antiphrase, le poète met en valeur le dégoût généralisé qui se dégage de cette
description.

Référence (parodique ?) au Naturalisme => Présence d’un observateur


expérimentateur à travers le pronom indéfini : « On remarque » + « loupe »
(instrument privilégié de l’observation)

La description de chaque partie du corps est rythmée par la répétition de l’adverbe « puis »
qui additionne en détail les laideurs, dans une forme de lent crescendo (phrase très longue)
aboutissant à la chute du poème.

III) V12 à 14 : Une chute provocatrice

V12 :

Le regard redescend aux « reins » déjà décrits plus hauts, mais cette fois avec une
curiosité supplémentaire.

Utilisation du participe passé « gravé » => Une gravure qui a plusieurs sens :

1) La gravure est la technique privilégiée pour les planches d’anatomie. On


retrouve cette dimension naturaliste vu précédemment

2) La gravure rapproche ce portrait de la sculpture. La statuaire antique


représente souvent Vénus.
3) On peut imaginer que c’est un tatouage, qui se pratique dans certains
milieux au XIXe siècle : marins, forçats, prostituées.

4) Des mots gravés dans le marbre : une pierre tombale ? Renvoi au cercueil
du début du poème !

« Clara » signifie à la fois lumineuse et illustre. Ironie involontaire de ces mots


tatoués.

V13 :

Le tiret long ( - ) indique un moment de rupture, qui prolonge en fait l’attente. Ici le
sentiment esthétique sera détourné.

Le démonstratif « tout ce corps » révèle une hypotypose (description saisissante et


animée).

À la place de la pose classique de Vénus idéalisant la nudité féminine, le poète met


en scène sa « croupe » tel un animal qui exhibe son corps.

Cette posture rappelle le racolage de la prostituée (cf. tatouage) sous les yeux du
lecteur devenu voyeur dans une mise en scène perverse créant le malaise.

V14 – 15 :

Jeu de Rimbaud avec les traditions : le sonnet se termine traditionnellement par une
pointe.

Oxymore (association de termes contradictoires) « Belle hideusement ». Cela


intrigue le lecteur. L’expression « belle hideusement » résume l’esthétique poétique
de Rimbaud : mêler le laid avec le beau qui rompt avec l’idéal des parnassiens.

Révélation sur les cinq dernières syllabes.

Rime provocatrice « Vénus » et « anus » => alliance du plus élevé au plus trivial.
Effet de discordance. (jeu “anadyomène” et “anus”)

Alexandrin ironiquement équilibré en deux hémistiches.

Insistance sur le son « eu » qui revient deux fois dans « hideusement ».

Le H nous oblige à prononcer le -e muet de « belle » paradoxalement enlaidi.

« Ulcère à l’anus » : symptôme signe de syphilis, maladie vénérienne, confirme qu’il


s’agit d’une prostituée.

Ici, la chute du poème insiste sur son manque de pudeur. La rime « Vénus » / «anus
» souligne donc un érotisme scandaleux en exhibant la partie du corps la plus triviale
dégradée par la maladie avec le terme « ulcère ». La désignation crue de la partie du
corps concernée par cette infirmité accroît le dégoût du spectateur.

L’exhibition de cette Vénus rompt totalement avec la posture chaste de la Vénus de


Botticelli protégeant son sexe avec sa chevelure, une main sur sa poitrine, tandis
qu’une de ses compagnes lui apporte un vêtement destiné à masquer sa nudité.

Conclusion :
Comment, dans ce contre blason parodique, Rimbaud fait-il l’éloge paradoxal
d’une prostituée ?

1) Dans ce poème, Rimbaud nous présente un tableau en mouvement. Sous le


regard d’un client anonyme, c’est très probablement une prostituée qui
émerge d’une vieille baignoire. La vénus est laide, le mouvement ascendant
est contrarié, les détails sont accablants.

2) Mais, tout au long du poème, le lecteur malmené reconnaît les codes


traditionnels du blason médiéval. Ces codes sont mêlés à une horreur
pratiquement fantastique, et aux détails anatomiques dignes d’un traité de
médecine.

La provocation de Rimbaud permet de montrer que la poésie est le véritable sujet


du poème et de mêler le beau et le laid.

Ce sonnet parodique est la manifestation de son émancipation de la poésie


classique en parodiant l’un des plus grands mythes.

Ouverture :

Rimbaud s’inscrit dans l’héritage baudelairien incarné par le recueil des Fleurs du
Mal.

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