Homo Numericus (French Edition) - Daniel Cohen - 2022 - ALBIN MICHEL - E2e1f9b3e6204755529a24c361f
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ISBN : 9782226477774
En pensant à Suzanne.
« And you know that you can trust her
For she’s touched your perfect body with her mind. »
Leonard Cohen
Introduction
Dans l’un des épisodes les plus marquants d’une série britannique à succès,
Black Mirror, une jeune femme perd son mari, tué dans un accident de voiture,
le jour où elle apprend qu’elle est enceinte de lui. Grâce à l’intelligence
artificielle qui épluche les conversations téléphoniques, vidéos et mails de son
défunt compagnon, celui-ci est ressuscité numériquement, de manière parfaite,
avec ses intonations, ses intuitions, les réponses aux questions qu’elle se pose…
La force de la série tient au fait qu’elle ne semble qu’un cran en avance sur les
mondes possibles. Elle explore notre capacité à accepter l’emprise des nouvelles
technologies davantage que les limites de celles-ci, prenant comme hypothèse
que les obstacles sont désormais moins techniques que sociaux et
psychologiques.
L’idée que l’on puisse ressusciter les morts en puisant dans leur « historique »
est totalement angoissante et parfaitement crédible. Les logiciels propulsés par
l’intelligence artificielle (IA) plongent dans la personnalité de leurs utilisateurs.
En reconnaissant les intonations de leur voix, la complexion de leur visage, en
identifiant les arêtes de leur vocabulaire, ils saisissent les humeurs et les
aspirations de chacun. Bon nombre de recrutements pour un emploi ou une
université se font désormais en ligne, l’IA présélectionnant, dans une liste de
prétendants qui peut se chiffrer en dizaines de milliers de personnes, les rares
candidats qui auront la chance de rencontrer, dans la dernière ligne droite, un
examinateur humain. L’amour n’échappe pas à cette moulinette. Comme le
montre magnifiquement la sociologue Eva Illouz, des logiciels tel Tinder
permettent d’industrialiser la relation amoureuse en réduisant le temps passé à se
faire la cour, limitant l’amour au « just fuck » ! Les émotions, les désirs et les
peurs passent sous la coupe de nouveaux algorithmes qui transforment de fond
en comble les relations affectives. Une nouvelle économie, une nouvelle
sensibilité, de nouvelles idéologies : à l’image de la grande transformation
qu’avait produite la révolution industrielle, la révolution numérique est en train
de provoquer une remise à plat radicale de la société et de ses représentations.
Dans la société nouvelle qui s’annonce, il ne s’agit plus d’acheter des objets,
des aspirateurs ou des machines à laver, mais de consommer ses propres
fantasmes, individuels ou collectifs. En termes économiques, on peut dire que la
révolution numérique « industrialise la société postindustrielle » : ce terme
désignant un monde où l’essentiel de l’activité ne consiste plus à cultiver la terre
ou à fabriquer des biens manufacturés mais à s’occuper des humains eux-mêmes,
de leur corps et de leur imaginaire. En ligne, tout est fait pour que se divertir,
s’éduquer, se soigner ou se faire la cour soit accessible à moindre coût…
De manière totalement imprévue, la pandémie du Covid a servi de catalyseur
à cette grande transformation. Les gagnants de la crise ont été les Amazon,
Apple, Netflix, des firmes dont la capitalisation boursière a explosé durant le
confinement. Elles ont permis de télétravailler, de se fournir en marchandises
sans devoir aller dans une boutique, de se distraire sans se rendre dans un théâtre
ou une salle de concert. Chacun a pu comprendre la visée du capitalisme
numérique : elle est de réduire au maximum le coût des interactions physiques,
dispensant de se rencontrer en face à face. Pour générer du rendement, il
dématérialise les relations humaines, les privant de leur chair.
Les algorithmes jouent à l’échelle de la société dans son ensemble le rôle qui
fut hier celui de la chaîne de montage dans l’organisation du travail. Ce n’est pas
seulement la gestion des corps qui est optimisée, c’est la psyché des humains qui
est « taylorisée ». Les moteurs de recherche guident les usagers du Net vers des
sites de rencontres ou d’opinions censés leur convenir, les enfermant en pratique
dans de nouveaux ghettos numériques. Alors qu’il est obsédé par la recherche
d’une gestion « efficiente » des relations humaines, le capitalisme nouveau crée,
de manière totalement contradictoire, un Homo numericus irrationnel et
impulsif. « Trop d’images, de sons et de sollicitations provoquent des déficits de
concentration, des symptômes d’hyperactivité et des conduites addictives », écrit
ainsi Michel Desmurget dans un livre bien nommé : La Fabrique du crétin
digital. Loin de faire advenir une nouvelle agora, un lieu de discussion où les
idées circulent et s’échangent, les réseaux sociaux provoquent une radicalisation
totalement imprévue du débat public. Les discours haineux contre ses
adversaires sont devenus la norme de ces nouvelles « conversations ». Ce ne sont
pas des informations que l’on cherche sur le Net mais des croyances que l’on
consomme comme un bien ordinaire, chacun trouvant dans le grand magasin
numérique la vérité qui lui convient, comme dans la pièce de Pirandello.
Sauf à verser dans un déterminisme qui voudrait que la technologie détienne,
à elle seule, la clé des civilisations, la transformation en cours ne peut se
comprendre si l’on ne saisit pas le processus historique dont elle constitue un
moment. La révolution numérique porte à son paroxysme la désintégration des
institutions qui structuraient la société industrielle, qu’il s’agisse des entreprises
elles-mêmes, des syndicats, des partis politiques ou des médias. Ce processus est
lui-même le produit direct du choc libéral des années quatre-vingt, qui a voulu
étendre la place du marché et de la compétition dans toutes les dimensions
possibles, sans médiations, sans corps intermédiaires. Le télétravail, qui pourrait
être le legs le plus durable du Covid, s’inscrit dans un long processus de
déstructuration des firmes industrielles en faveur de l’externalisation des tâches
et de l’individualisation des rémunérations. Mais la société numérique se nourrit
aussi, de manière subliminale, de la contre-culture des années soixante et de sa
critique de la verticalité du pouvoir et des institutions. Vaincu par la révolution
libérale, l’esprit des sixties erre comme un fantôme dans les réseaux sociaux,
leur donnant un ton résolument antisystème alors même qu’ils sont devenus le
système. Comme le sociologue américain Fredric Jameson le disait de la
postmodernité, la transition actuelle offre une forme de « compensation » à
l’échec politique de la révolution culturelle en adoptant son langage. Le vieil
Isaac pourrait en dire : c’est la voix de Dylan et la main de Thatcher 1.
L’homme numérique qui hérite de cette filiation étrange est à la fois solitaire
et nostalgique, libéral et antisystème. Il est pris dans le piège d’une société
réduite à l’agrégation d’individus voulant échapper à leur isolement en
constituant des communautés fictives. L’idée d’une société offrant à chacun de
s’engager seul dans mille conversations parallèles est toutefois un mythe
épuisant à porter. Les Gilets jaunes ont bruyamment fait entendre que la solitude
sociale était le mal le plus profond qui soit, la cause même des suicides selon
Durkheim, le père de la sociologie française, et que les liens virtuels ne
guérissaient pas du désir de vivre en chair et en os parmi les humains. « Les
hommes vivent au-dessus de leurs moyens psychiques », disait le psychanalyste
Pierre Legendre. La formule est forte et peut être généralisée : en vérité l’homme
vit au-dessus de ses moyens tout court, qu’ils soient psychiques ou écologiques.
Les catastrophes qui s’égrènent depuis le début du siècle montrent que quelque
chose ne va pas du côté du « monde réel ». Coup sur coup, le Covid puis la
guerre en Ukraine ont rappelé à leur manière que la vie n’était pas un jeu vidéo.
La bonne nouvelle, c’est que nous ne vivons pas dans une série de science-
fiction. Les technologies n’ont pas pris le contrôle de nos vies. Elles prolongent
et amplifient les tendances de la société, donnant corps à nos pulsions latentes,
mais ne les inventent pas.
À sa manière, perverse, la révolution numérique dessine aussi en creux un
chemin exaltant : celui qui mène à un monde où toute parole mériterait d’être
écoutée, sans vérité transcendante en surplomb. Elle explore une nouvelle
manière de vivre qui est sans précédent dans l’histoire des civilisations, celle
d’une société se voulant à la fois horizontale et laïque : sans la verticalité qui
prévalait encore dans la société industrielle, sans la religiosité des sociétés
agraires, plus proche peut-être des chasseurs-cueilleurs, les superstitions en
moins si c’est possible.
L’ILLUSION NUMÉRIQUE
I.
Le corps et l’esprit
Terminator
Décrire la révolution numérique n’est pas faire le récit d’un destin annoncé ou
subi. C’est en explorer les virtualités, en mesurer les risques, pour se donner les
moyens de la dominer. Là est le véritable enjeu.
Notes
1. Grâce à l’équipe du professeur Benabid à Grenoble. L’interface directe cerveau-ordinateur
peut être plus ou moins invasive, via des électrodes plantées directement en contact avec le
cerveau ou simplement par un casque muni de capteurs.
2. Le Monde, 4 décembre 2020.
Raison et émotions
Les humains ne pensent pas seuls, mais avec les autres, en conversation avec
eux. Francis Wolff parle de la nature « dialogique » de l’homme 1. C’est dans les
discussions avec autrui, lorsque nous sommes sollicités par la parole de notre
interlocuteur, que nous nous sentons éveillés. La raison est aiguisée lorsque nous
cherchons à construire des arguments pour convaincre les autres, qui nous
permettent de lutter contre nos propres préjugés. C’est d’ailleurs sous la forme
d’un dialogue imaginaire avec nous-mêmes que nous organisons solitairement
notre pensée. Le stade du miroir, où l’enfant se reconnaît dans le reflet qui lui est
renvoyé, est à cet égard crucial : il se voit lui-même comme il comprend qu’il est
vu par les autres. Les humains partagent ce trait avec les primates. Un
chimpanzé devant un miroir retire le confetti qu’on lui a mis sur le front. Il y a
aussi chez le singe une zone du cerveau qui s’allume lorsqu’on lui montre un
film où ses congénères apparaissent. On notera pour sourire une curiosité
soulignée par le biologiste Alain Prochiantz : face à un western de Sergio Leone,
les macaques réagissent davantage que les humains 2 ! On a observé une
activation forte des aires préfrontales chez un singe à qui l’on montre Le Bon, la
Brute et le Truand, qui est totalement absente chez Sapiens. Mais cela en dit sans
doute davantage sur les westerns de Sergio Leone que sur nos cousins
simiesques.
« Je sais que tu crois que je pense à toi » exprime une pensée (en partie
contradictoire) que seuls les humains peuvent concevoir. L’anthropologue Robin
Dunbar a parfaitement résumé ce qui est en jeu 3. L’intentionnalité dite du
premier ordre se définit comme la capacité de réfléchir au contenu de son propre
esprit, comme en témoigne l’utilisation des verbes supposer, penser, s’interroger,
croire, etc. La plupart des mammifères et des oiseaux entrent probablement dans
cette catégorie. Plus intéressants sont les cas dans lesquels l’individu est capable
de se représenter l’état mental de quelqu’un d’autre, de dire : « Je sais que vous
aimez l’abricot. » Cette capacité définit un niveau plus élevé d’intentionnalité,
conventionnellement appelé du second ordre. C’est l’équivalent du stade que les
enfants atteignent vers l’âge de 6 ans lorsqu’ils acquièrent pour la première fois
ce que les spécialistes de sciences cognitives appellent la « théorie de l’esprit ».
Ils comprennent que les autres personnes peuvent avoir des idées différentes des
leurs.
« Je sais que tu crois que je pense à toi » caractérise une intentionnalité
d’ordre trois. Jusqu’où peut-on aller comme ça ? L’économiste George
Loewenstein a donné l’exemple très parlant d’une intentionnalité d’ordre quatre :
vous vous êtes cassé la cheville et vous aimeriez que votre collègue vienne vous
chercher en voiture [niveau 1]. Vous supposez qu’elle sait que vous souffrez [2].
Mais elle-même n’est pas sûre que vous sachiez si elle le sait [3]. Sur la foi de
cette ignorance supposée, elle ne vous vient pas en aide. Et c’est ce que vous lui
reprochez : de feindre d’ignorer votre situation pour ne pas vous aider [4] 4 (avec
les ordres successifs d’intentionnalité indiqués entre crochets).
Dunbar défend l’idée que les humains peuvent aspirer à une intentionnalité
d’ordre cinq. Le cinquième ordre équivaut à pouvoir dire : je suppose [1] que
vous croyez [2] que je veux [3] que vous pensiez [4] que j’ai l’intention de vous
menacer… [5].
Le génie de Shakespeare nous fait atteindre ces sommets. Dans Othello,
Shakespeare utilise quatre états d’esprit : Iago veut qu’Othello croie que
Desdémone aime Cassio et que ce dernier aime celle-ci. Mais Shakespeare lui-
même doit persuader le public de croire en tout cela. Et de plus, ce qui n’est pas
la moindre des choses, il doit imaginer tout lui-même, il doit être capable de
travailler – au minimum – avec une intentionnalité du sixième ordre : il veut que
le public comprenne que Iago veut qu’Othello etc. Seul un humain (pas
n’importe lequel) est capable d’un tel exploit.
Dans ces jeux de miroir avec la pensée d’autrui, une qualité émerge qui est
exclusivement humaine : c’est de produire de la fiction. Les animaux ne
pourraient tout simplement pas comprendre ce qu’est une histoire – non
seulement parce qu’ils n’ont pas le langage pour cela, mais parce qu’ils ne
seraient pas capables de saisir ce que c’est. S’ils avaient un langage, ils
prendraient l’histoire qu’on leur raconte pour argent comptant, incapables de
saisir le récit d’un monde qui n’existe pas. Avec des capacités cognitives
limitées à l’intentionnalité de second ordre, un chimpanzé pourrait écrire et
penser : « Iago va sortir… », mais il ne pourrait pas comprendre qu’en fait, Iago
voudrait qu’on croie qu’il va le faire… Seuls les humains peuvent produire une
littérature du genre de celle que nous associons à la culture. Comme l’écrit
magnifiquement Nancy Huston, dans L’Espèce fabulatrice : « Aucun
groupement humain n’a jamais été découvert tranquillement à la manière des
autres animaux sans religion, sans tabous, sans rituels, sans généalogie, sans
contes, sans magie, sans histoire, sans recours à l’imaginaire, c’est-à-dire sans
fictions. » Le premier avantage comparatif des humains, dans le langage des
économistes, se joue ici : l’homme peut inventer un monde qui n’existe pas. Le
problème est qu’il peut y croire aussi.
Car l’homme est à la fois créatif et crédule.
Notes
1. F. Wolff, Le Monde à la première personne. Entretiens avec André Comte-Sponville, Paris,
Fayard, 2021.
2. A. Prochiantz, Singe toi-même, Paris, Odile Jacob, 2019.
3. R. Dunbar, How Many Friends Does One Person Need ?, Londres, Faber and Faber, 2011.
4. Les théoriciens des jeux en ont analysé les implications dans les modèles dits à k-niveaux
(Level-K theory).
L’« erreur » de Descartes
Pour comprendre le rôle potentiel des machines face aux humains, il faut
ajouter un autre élément décisif : l’homme n’est pas seulement esprit, à la
différence des machines il pense dans un corps. Comme le résume parfaitement
Miguel Benasayag : « C’est dans le corps que s’inscrivent les passions, les
pulsions, la mémoire de longue durée, que se réincarne la mémoire de mes
parents ou de mes grands-parents 1. » L’idée de l’homme fonctionnant comme un
automate comme on l’a cru au XVIIIe siècle, ou comme un assemblage d’unités
d’informations, comme le proposent les théoriciens de la cybernétique, n’est plus
de mise chez les chercheurs. « Ce sont les émotions qui nous guident vers la
nourriture ou un partenaire sexuel », dit ainsi Benasayag. Au-delà de ces besoins
charnels, l’espèce humaine a un désir « physique » de savoir. À l’inverse, le
stress inhibe les capacités d’action. Un individu ayant subi un choc émotionnel
intense, par exemple un bombardement, sera pris de panique à la vue d’une
allumette 2…
Dans un livre intitulé L’Erreur de Descartes, Antonio Damasio montre que
c’est l’émotion qui confère aux êtres vivants la possibilité d’agir. Pour illustrer
son propos, Damasio fait le récit du cas médical, survenu au XIXe siècle, d’un
certain Phineas Gage dont les archives ont permis de reconstituer le destin. Gage
était chef d’équipe dans les travaux de construction de voies ferrées lorsque, à
25 ans, sa tête est transpercée par une barre de fer à la suite d’une erreur
accidentelle de maniement d’un explosif. L’extrémité qui a traversé le crâne pèse
6 kilos ! Pourtant, Gage survit et deux mois plus tard il semble rétabli. Il
récupère le toucher, l’audition, la vision, mais c’est son humeur qui a changé. Il
devient irrévérencieux et profère des jurons (ce qu’il ne faisait jamais
auparavant), il ne manifeste plus de respect pour ses amis. « Le corps de Gage
sera bien vivant, mais c’est une nouvelle âme qui l’habitera. » Il apparut ainsi au
corps médical qu’à la suite d’une lésion cérébrale, on pouvait perdre le respect
des conventions sociales alors même que ni les fonctions intellectuelles ni le
langage n’avaient été altérés.
Une autre altération surprenante de sa personnalité est également survenue.
Gage forme quantité de projets mais ne parvient à en mener aucun. Sa capacité
d’anticiper l’avenir a complètement disparu. Un patient de Damasio, Eliott,
victime d’une tumeur cérébrale, a connu la même concomitance de troubles :
malgré des capacités mentales intactes, il lui était impossible de prendre des
décisions, de planifier efficacement son activité dans les heures à venir. La
lésion du cortex préfrontal en était à nouveau responsable. Eliott était en mesure
de connaître mais non de ressentir. Il pouvait élaborer des plans sophistiqués
mais n’arrivait plus à décider lequel choisir. Prévoir un avenir incertain,
programmer nos actions en conséquence, tout autant que réguler notre vie en
société semblent ainsi dépendre intimement de notre capacité à éprouver des
émotions, des chagrins d’amour ou de la haine, du stress ou de l’apaisement…
Les humains doivent « ressentir » les choses avant de décider ce qui est bon pour
eux. La plupart des questions d’importance comme « Faut-il accepter cet emploi,
dans cette ville… », ne se règlent pas à l’aide d’une liste comparée d’avantages
et d’inconvénients. Elles se décident par les émotions qu’elles impriment à notre
corps. C’est lui qui donne son avis, qui dit : « Vas-y ! »
Spinoza avait raison
La machine n’a pas de corps, pas de sentiments. Elle n’a pas d’esprit non
plus : elle n’a pas l’imagination créatrice des humains. Comme l’explique
parfaitement Marc Mézard, elle ne sait pas extrapoler ses connaissances à des
situations inconnues 1. Elle a toutefois quelques armes à faire valoir. Elle peut
faire des opérations qui sont totalement inaccessibles au commun des mortels,
comme parcourir en une fraction de seconde des millions de pages à la recherche
d’une citation. Dans le cas des jeux d’échecs ou de go, une IA peut apprendre en
quelques heures à explorer des champs de possibilités qui excèdent les capacités
des meilleurs joueurs du monde. La machine peut jouer un nombre incalculable
de parties, infiniment plus qu’aucun humain ne pourra jamais le faire. Yann Le
Cun, commentant la défaite de l’un des plus grands joueurs de go, a eu ce
commentaire éclairant : « Les humains ne jouent pas bien au go », entendant par
là que le jeu est en fait trop sophistiqué pour que les humains dévient des
grandes lignes établies par la tradition. L’IA, au contraire, peut jouer un nombre
quasi infini de parties pour « découvrir » des stratégies gagnantes, comme Bill
Murray dans Un jour sans fin. L’IA est une intelligence de mémorisation : elle
fonctionne par un apprentissage des situations possibles, sans concepts pour les
théoriser.
Serge Abiteboul a résumé la « pensée algorithmique » à partir d’un exemple
parlant, celui des fourmis. À la recherche de nourriture, elles utilisent un
algorithme assez simple pour s’orienter dans l’espace. Des fourmis éclaireuses
partent au hasard dans plusieurs directions. Quand l’une a découvert de la
nourriture, elle revient au bercail en laissant, comme le Petit Poucet, la trace de
son chemin : une perte de « phéromones » qui attirent les autres fourmis. Celles-
ci suivent la première en laissant à leur tour des phéromones qui « renforcent »
l’attractivité du chemin. Si un chemin est plus court, celles qui l’empruntent
feront davantage d’allers-retours, renforçant l’attractivité de celui-ci. Sans
aucune conscience de soi ou du groupe, au sens même très éloigné que les
humains peuvent donner à ce terme, les fourmis offrent une solution à la seule
question qu’elles se posent : où aller pour se nourrir. De la même manière, les
algorithmes notent qu’un chemin est plus prometteur qu’un autre, sans rien
comprendre de ce qu’il signifie. Les algorithmes associent des préférences pour
Proust et Dostoïevski sans aucune connaissance littéraire, ils se contentent de
noter que les amateurs de l’un sont aussi ceux de l’autre. C’est une intelligence
idiote qui est à l’œuvre en réalité.
Apprendre à apprendre
Il semble donc possible d’esquisser ce que pourrait être un partage des tâches
« efficient » entre l’homme et la machine. Aux humains celles qui exigent du
« bon sens », dans les relations avec les autres humains notamment, et aux
machines celles qui exigent un travail statistique, laborieux. Aux humains, la
sensibilité de la relation à autrui, amoureuse ou commerciale, aux machines le
calcul des conditions qui rendent probables qu’une rencontre réussisse. Aux
humains enfin, la créativité en sciences ou en arts, et aux machines les tâches
routinières qui mettent en œuvre des protocoles pour gérer les situations
ordinaires 7.
Tout cela semble bel et bon : pourquoi s’ennuyer à répondre mille fois à la
même question si un robot peut le faire ? Pourquoi se priver des bases de
données qui permettent d’évaluer les chances qu’une liaison amoureuse ou
professionnelle aboutisse ? Le problème est celui-ci. Les humains sont
malléables, ils s’adaptent à leur environnement. Ce qui fait leur force dans le
monde naturel devient une immense faiblesse dans un système construit pour les
manipuler. Si les algorithmes prennent en charge la pensée statistique, le
système 2 de Kahneman, le risque est qu’ils laissent les humains prisonniers du
seul système 1, celui de l’imagination et des préjugés, qui les éloignent de la
« sagesse »… Dans le langage de Spinoza, celle-ci correspond à un « troisième
genre de connaissances », un système 3 pourrait-on dire dans celui de
Kahneman. Elle advient lorsque nous avons accès intuitivement à la
connaissance vraie, qui fait que nous savons sans réfléchir que racine de quatre
vaut deux, dans un dépassement des systèmes 1 et 2. Ce n’est pas la voie où nous
entraînent les réseaux sociaux qui tendent bien davantage à nous bloquer au
niveau 1 de nos affects, à nous enfermer dans nos préjugés.
Notes
1. M. Mézard, Le Débat, no 207, 2019-5, résume la question par un exemple éclairant. Un
algorithme peut être capable de simuler parfaitement la trajectoire d’un ballon de football à
condition qu’on lui ait fait digérer des millions de tirs de même nature. Il sera toutefois incapable
de corriger la trajectoire prédite si le ballon en percute un autre. La connaissance scientifique n’a
pas ce problème : elle transpose le savoir à des situations inédites, elle est modulable.
2. Max Tegmark donne cette analogie : depuis cinquante ans, le coût de l’information a baissé
dans une proportion qui ferait que la ville de New York ne coûterait que 10 centimes à son
propriétaire si le même rabais lui était appliqué – elle serait 10 000 milliards de fois moins chère
qu’elle ne vaut en réalité. Le coût du calcul se réduit d’un facteur deux tous les dix-huit mois.
« Soit 1 million de millions (10 puissance 18) depuis la naissance de [ma] grand-mère », ajoute-t-
il.
3. Contrairement à une légende, le cerveau d’Einstein ne pesait que 1,23 kg, contre une
moyenne de 1,4/1,5 kg.
4. Toute la chaîne des êtres du vivant, du ver de terre comportant exactement 302 neurones à
l’orang-outan qui en compte 32 milliards, fonctionne sur ce modèle…
5. Marianne, 15 avril 2022.
6. Y. Le Cun, Y. Bengio et G. Hinton, « Deep learning », Nature, vol. 521, mai 2015, p. 436.
7. L’IA peut certes peindre ou composer une musique, mais elle ne sait pas si c’est beau : seul
l’humain peut en décider.
II.
Abêtir et punir
Une pensée sauvage
Quoi qu’il en soit, la révolution numérique est en marche. Elle prend sa place
dans la longue file des innovations radicales qui ont bouleversé la manière de
penser des humains. À l’origine, l’invention de l’écriture avait marqué d’un
sceau irrémédiable la rupture entre la « pensée sauvage », comme l’appelle Lévi-
Strauss, et les sociétés où l’Histoire, comme processus cumulatif, se met en
place grâce à l’écrit. À l’orée du monde moderne, l’imprimerie avait elle aussi
provoqué une véritable révolution intellectuelle, favorisant la liberté de penser et
contribuant à l’essor de la Réforme.
On pensait que l’intelligence artificielle tiendrait sa place dans cette glorieuse
lignée, qu’elle nous aiderait à mieux penser individuellement et collectivement,
qu’elle multiplierait les expériences collaboratives telles que Wikipédia. Il
semble hélas possible d’affirmer que cette promesse ne sera pas tenue. La
transformation en cours fait naître un individu marqué par la crédulité et
l’absence d’esprit critique. On attendait Gutenberg mais c’est une télévision 2.0
qui est en train de s’imposer.
Dans un classique de la sociologie contemporaine, Bowling Alone, le
sociologue américain Robert Putnam avait montré que l’immense poussée
d’individualisme qui a saisi les sociétés occidentales après guerre devait
beaucoup à la télévision. Le temps considérable passé devant son poste (4 heures
et 50 minutes par jour en moyenne !) a conduit à négliger les amis, la famille, la
vie associative, ce qu’on appelle le « capital social » d’un individu. La télévision
a balayé toutes les communautés, des clubs de bowling aux associations de
parents d’élèves qui faisaient le ciment de la vie sociale des Américains.
L’ouvrage magnifique de Michel Desmurget, La Fabrique du crétin digital,
analyse sous cet angle les dérèglements produits par la révolution actuelle. Les
chiffres donnés donnent le vertige. Dès 2 ans, les enfants passent presque
3 heures par jour devant leurs écrans. Entre 8 et 12 ans, le temps passé devant les
tablettes et les portables s’élève à 4 heures et 45 minutes en moyenne
quotidienne. De 13 à 18 ans, c’est 6 heures et 45 minutes par jour qui leur sont
consacrées. On atteint donc un chiffre où les adolescents passent 40 % de leur
vie éveillée devant un écran ! La vie psychique et affective de ces jeunes est
rythmée par des vagues de morosité et d’euphorie, modelée par des pratiques
addictives comme la sexualité en ligne, se traduisant par des effets délétères sur
leur alimentation et des risques fréquents d’obésité. Comme l’analysent aussi
Bruno Patino dans La Civilisation du poisson rouge 1 ou Gérald Bronner dans
Apocalypse cognitive 2, la capacité d’attention des adolescents est fortement
entamée par le zapping, l’impulsivité, l’impatience… Lire un livre, qui suppose
d’accorder à l’auteur le temps d’installer des personnages ou un raisonnement,
est constamment empêché par un rapport compulsif au portable, lequel rend
quasiment impossible de rester concentré sur quoi que ce soit d’autre.
Marshall McLuhan, grand prêtre du sujet, disait : « Medium is the message » :
les médias sont leurs propres contenus, c’est la télévision qu’on regarde et non
tel film en particulier. De même on ne sait pas ce qu’on regarde sur le portable :
le « scroll », le déroulement indéfini des écrans, nous enchaîne de manière
totalement addictive. C’est le scroll lui-même qui nous happe, que ce soient des
images d’un enfant regardant Le Roi Lion ou des infos sur la guerre en Ukraine.
Les vidéos que nous enregistrons nous donnent aussi accès à un rembobinage à
la demande de nos propres vies. Comme dans Un jour sans fin, on peut revivre
sans cesse la même journée. Nous pouvons « éditer » notre vie comme on le fait
désormais avec le génome.
La consultation compulsive des portables est labellisée d’un terme à présent
célèbre : le FOMO, le fear of missing out qui exprime cette inquiétude lancinante
de passer à côté de quelque chose, qu’il s’agisse d’une « information », d’un
gossip, d’une opportunité. L’iPhone fabrique déjà, sans attendre la synthèse
annoncée du silicium et du biologique, une véritable fusion homme-machine…
L’interface tactile crée un lien relationnel, addictif entre les deux, à l’image des
drogues dures qui prennent possession du cerveau et l’assujettissent au besoin de
leur consommation. Une étude allemande citée par Gérald Bronner a montré que
la sonnerie du téléphone convoquait exactement la même zone du cerveau que
lorsque le prénom de la personne est prononcé 3 ! Même lorsque le portable est
éteint mais à portée de vue, le besoin de l’allumer, de le sentir entre ses mains est
irrépressible, tel le shoot que le cerveau de l’héroïnomane lui commande de
prendre.
La capacité d’attention des adolescents au monde réel a atteint un plus bas
historique. Selon une étude citée par Patino, la durée d’attention a diminué d’un
tiers entre 2008 à 2015, passant de 12 secondes à 8 secondes ! Desmurget donne
aussi l’exemple des Canadiens (un peuple qui figure pourtant haut dans les
classements traditionnels du bien-être et de l’ouverture d’esprit) parmi les
premières victimes. Leurs espaces immenses et leurs hivers rigoureux en ont fait
de grands consommateurs de la culture numérique, ce qui semble avoir
fortement réduit leurs capacités d’attention. La manière de raisonner change
aussi de nature. Le « test and learn », littéralement « expérimenter et
apprendre », a remplacé l’explication logique, à la manière de l’IA elle-même.
Aux États-Unis, l’écriture cursive n’est plus obligatoire depuis longtemps,
contrairement à l’usage du clavier qui l’est devenu. Or l’écriture cursive joue un
rôle clé dans le développement du cerveau et de la motricité. Les humains n’ont
certes pas toujours écrit, mais la disparition d’une pensée écrite pourrait avoir
des conséquences totalement imprévues sur leur manière de réfléchir.
Sean Parker, qui présida Facebook, n’hésitait pas à admettre que la firme ne
cherchait rien d’autre qu’à « exploiter la vulnérabilité de la psychologie
humaine ». Tout l’enjeu de l’ensemble de ces réseaux sociaux, de Facebook à
TikTok, est de gagner cette grande « bataille de l’attention », quelles qu’en
soient les conséquences psychiques pour les populations ciblées. Une ancienne
employée de Facebook, Frances Haugen, a révélé dans un document intitulé
« Facebook files » que la société créée par Mark Zuckerberg n’ignorait rien des
troubles psychiques qu’elle provoquait. Cette lanceuse d’alerte, diplômée de
Harvard et qui avait passé deux ans chez Facebook, a fait parvenir au Wall Street
Journal une série de documents compromettants. Haugen, citée par Le Monde
(du 28 octobre 2021), explique ainsi que les recherches de Facebook avaient
identifié le fait que le contenu qui « polarise, divise ou incite à la haine provoque
davantage d’engagements » et que la firme s’en servait sciemment. Elle montrait
aussi que ses dirigeants étaient parfaitement au courant des désordres psychiques
créés par sa filiale Instagram chez les adolescentes de moins de 13 ans mal à
l’aise dans leur corps. Cela ne les a nullement empêchés de cibler ladite
population 4. Petite victoire de Frances Haugen à ce jour, Facebook a
momentanément suspendu son projet d’Instagram pour les moins de 13 ans.
Un nombre impressionnant de travaux montrent les conséquences cognitives
catastrophiques de ce phénomène. Une étude expérimentale a ainsi testé l’impact
d’un smartphone sur un public qui auparavant n’en disposait pas. En moins de
trois mois, elle a enregistré une dégradation très nette de leur capacité
d’attention, leurs tests à des exercices d’arithmétique se sont dégradés. Leur
« impulsivité » a été augmentée, à proportion presque mécanique du temps passé
sur leur smartphone. Une étude symétrique conduite par une équipe de Stanford
a désactivé l’accès à Facebook pendant un mois. Le temps libéré a permis de
voir davantage sa famille et ses amis, de regarder aussi davantage la télévision…
In fine, l’amélioration du bien-être des personnes testées a été significative, au
point qu’une fois l’expérience terminée leur consommation numérique est restée
significativement plus basse. Selon l’étude, un mois sans Facebook réduit
l’anxiété et les symptômes dépressifs d’un quantum équivalent en termes de
bien-être à un gain de 30 000 dollars 5 !
À l’image du tabac, le risque d’addiction aux réseaux sociaux n’est plus à
prouver. La différence est que le tabac a pu apparaître comme l’ennemi d’une
société qui valorisait de plus en plus le corps et la santé. La société numérique
immerge à l’inverse ses participants dans le monde virtuel, comme dans le film
Matrix, jusqu’à ce que rien ne permette plus de distinguer le réel du simulacre.
Elle abolit les défenses critiques de ses usagers en les privant du recul nécessaire
pour mettre en perspective les émotions qu’elle provoque. Une « désinhibition
numérique » semblable à celle que produisent les drogues ou l’alcool est à
l’œuvre sur les réseaux sociaux, où l’on s’autorise tous les écarts aux normes de
la vie sociale ordinaire 6. Comme le dit très bien Nathalie Heinich, les réseaux
excitent la compétition pour attirer l’attention et « induisent la surenchère dans la
singularisation, par la provocation, l’exagération, le défoulement, voire la
jouissance à dire l’indicible, à montrer l’irreprésentable. Cette surenchère
extrémiste induit de puissantes réponses émotionnelles, notamment la colère et
l’indignation, qui sont immédiatement exprimées par des like ou des retweet et
que la technologie amplifie automatiquement, sans médiation, mise à distance ou
temporisation ».
À suivre le psychanalyste Serge Tisseron, « l’intimité surexposée menace la
construction de soi » par la volonté permanente de se mettre en scène de manière
avantageuse, dans une compétition effrénée avec autrui nourrie par une quête
pathologique de reconnaissance. La pulsion qui pousse chacun à exhiber sa vie
intime aboutit à une image de soi profondément déformée. Chez les jeunes
enfants, la surexposition aux écrans perturbe leur capacité à entrer en relation
avec autrui. La réalité virtuelle les éloigne d’une perception sensible du monde
physique et de l’environnement social : le réel devient fade 7.
Just fuck
Un autre épisode très impressionnant de Black Mirror est celui qui relate
l’histoire d’une jeune fille obsédée par sa notation sociale, mesurée par le
nombre d’étoiles qui lui ont été attribuées par ses proches ou ses collègues, à la
manière dont sont notés les conducteurs d’Uber ou les locataires d’Airbnb. Dans
la série, toute personne rencontrée peut manifester son accord ou sa
désapprobation à votre égard, la joie ou la tristesse que vous lui inspirez, en vous
accordant une bonne ou une mauvaise note. La vie « bonne » est celle qui permet
de gagner le maximum d’étoiles, celles-ci ayant en pratique remplacé l’argent,
qui vise le même objectif de situer les personnes dans l’espace social. Dans cette
aventure fantasque, la jeune héroïne veut s’inviter au mariage d’une amie très
bien notée dont elle espère tirer le maximum de points. Mais rien ne se passe
comme prévu. Une série de mésaventures, un avion raté, une voiture en panne et
la colère qui s’ensuit lui font perdre son précieux patrimoine et la conduisent en
prison. Elle oublie alors toute précaution oratoire, injurie son codétenu, piochant
dans un vocabulaire de charretier dont on ne la croyait pas capable. Dans son
visage et son attitude, on comprend toutefois qu’un immense soulagement est à
l’œuvre : elle est libre.
La manière dont le personnage de cet épisode se soumet à la tyrannie de la
notation est la forme romancée d’un processus de surveillance générale qui se
met bel et bien en place sur le Web. En même temps que les individus sont
« crétinisés » par les usages des réseaux sociaux, le système dans son ensemble
gère la vie sociale de manière parfaitement rationnelle. En Chine, un « score
citoyen » note déjà les personnes, qu’il s’agisse de leurs accidents de voiture, de
leur absentéisme au travail, de leur consommation d’alcool, de leurs retards de
paiement et « naturellement » des propos tenus dans leurs blogs 1. Les pays
démocratiques qui se croient à l’abri d’une telle dictature algorithmique ne le
sont pas. Grâce aux logiciels de reconnaissance faciale, on saura bientôt tout de
vos déplacements. Il ne sera prochainement plus nécessaire de valider un titre de
transport, une puce multifonction installée dans votre corps s’en chargera.
Malgré toutes les précautions qui commencent à être prises sur l’utilisation des
données, il sera très difficile d’empêcher un opérateur de vous proposer des
crédits bancaires avantageux ou une offre d’emploi à proportion des
informations qui auront été recueillies à votre sujet.
On ne peut s’empêcher de penser au célèbre livre d’Orwell, 1984. Dans le
roman, la société est mise sous surveillance de manière à éviter toute dissidence,
en prévoyant néanmoins des périodes durant lesquelles les cris de haine seront
autorisés. Nous vivons la prophétie d’Orwell d’une manière totalement
imprévue. Ce sont des consortiums privés qui surveillent les individus. Fabuleux
retournement par rapport à l’idée selon laquelle l’État était la menace suprême.
Dans le Big Brother version GAFA, toutefois, le but n’est pas de faire taire les
personnes mais au contraire de les pousser à révéler leurs désirs, leurs besoins,
leur propension à consommer. Tout est repéré : l’attention portée à un
programme télévisé, la manière de conduire une automobile. Dans la vie selon
les GAFA, le « soi intime » est perdu, la maison connectée faisant entrer une
masse de fournisseurs potentiels au cœur de la vie des familles 2.
Googlenomics
Il est possible de dire que la révolution en cours offre une solution de même
nature à la société de services dans son ensemble. C’est bien l’homme dont il
s’agit, comme le disait Fourastié. Mais un humain dont tout est désormais fait
pour « optimiser » la relation qu’il entretient avec les autres.
L’industrialisation des services
Être conduit par un algorithme n’est pas encore passé dans les mœurs mais le
moment approche. Presque vingt ans se sont écoulés depuis que, sous l’égide de
la DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency), une quinzaine de
véhicules autoconduits ont tenté de parcourir deux cents kilomètres en partant de
la ville de Barstow, en Californie, au cœur du désert de Mojave 2. Aucun des
véhicules n’y est parvenu, la plupart s’interrompant quelques kilomètres après la
ligne de départ. Un an plus tard, le 8 octobre 2005, les résultats étaient beaucoup
plus probants. Le parcours incluait une centaine de virages, trois tunnels et un
col de montagne. Une Volkswagen Tavares, conçue et dirigée par Sebastian
Thrun de l’université de Stanford, gagnait la course au terme d’une épopée de
sept heures. Google s’est vite mis à la pointe de la recherche en débauchant, en
2008, Sebastian Thrun et son équipe. Le résultat a été à la hauteur : en 2012, la
flotte de Google a parcouru 30 000 miles sans accident sur des autoroutes reliant
les grandes métropoles, ou dans les embouteillages de celles-ci. Le succès des
voitures autonomes n’a cessé de grandir ensuite, jusqu’au triomphe de Tesla, le
fabricant de voitures 100 % électriques dirigé par Elon Musk, connu aussi pour
ses navettes spatiales.
Les progrès de la voiture autonome sont manifestes et pourtant il reste difficile
d’admettre que la sécurité des passagers soit confiée à un algorithme dont la
moindre faille pourrait leur coûter la vie. Même si les risques sont
statistiquement moindres que pour un humain, il est patent que l’on n’utilise pas
les mêmes critères pour juger de la fiabilité d’un conducteur de bus et d’un
algorithme. Une machine qui renverse un piéton qui n’aurait pas respecté le feu
sera jugée beaucoup plus sévèrement qu’un humain. En fait, les voitures
autonomes ne seront véritablement à leur aise que lorsque celles conduites par
des humains auront été interdites. Dès qu’elles auront atteint le monopole de la
circulation urbaine, elles pourront sans difficulté communiquer entre elles et
éviter les accidents et les embouteillages. C’en sera fini du plaisir de conduire, et
certains ne s’y résigneront pas, mais ainsi va la vie moderne.
Notes
1. L. Devillers, Les Robots émotionnels, Paris, Éd. de l’Observatoire, 2019.
2. M. Ford, Rise of the Robots, Technology and the Threat of a Jobless Future, New York,
Basic Books, 2015.
Le robot pensant
L’incertitude actuelle sur les débouchés possibles de l’IA est une bonne et une
mauvaise nouvelle. Bonne car rien n’est écrit. Mauvaise parce que l’on ne sait
pas où l’on va. Nul ne peut dire aujourd’hui ce que seront les usages où elle
s’avérera le plus utile. La loi dite d’Amara, du nom de l’ancien président de
l’Institut du futur de Palo Alto, explique que nous avons tendance à exagérer les
impacts de court terme des nouvelles technologies mais à en sous-estimer les
effets de long terme. Si rien de massif ne se produira sans doute dans les cinq-
dix prochaines années, quid du temps (un peu) plus long ? La circulation dans
les villes, la gestion des comptes en banque, la santé passeront sans doute dans le
champ de la science algorithmique. Mais bien d’autres domaines seront aussi
transformés : l’interface cerveau-machine, la vie en métavers… Ce qui semble
écrit est que la révolution numérique va profondément reconfigurer la vie
sociale. Chacun sera sommé de réfléchir à la manière de remplacer des
collaborateurs humains par des assistants algorithmiques, d’organiser une
réduction drastique des rencontres en face à face, bouleversant radicalement le
rapport à autrui. C’est ce risque majeur de déliaison sociale qui est d’ores et déjà
en train de bouleverser nos sociétés, entraînant un lot incalculable de dégâts
psychologiques et sociaux.
Notes
1. É. Sadin, L’Intelligence artificielle ou l’enjeu du siècle, Paris, L’Échappée, 2018.
2. « Les humains sont sous-estimés. »
3. A. Supiot, « Restaurer un travail réellement humain est sur le long terme la clé du succès
économique », Usine nouvelle, 24 avril 2015.
IV.
Anomie politique
La croissance appauvrissante
Dans leur grand livre Deaths of Despair, « les morts de désespoir », les
économistes Anne Case et Angus Deaton ont fait le récit du désespoir
grandissant des classes populaires américaines, coincées entre un monde
industriel en voie de disparition et un monde numérique qui ne veut pas d’elles.
Il y eut au XIXe siècle un célèbre rapport du docteur Villermé sur la misère des
classes laborieuses, qui mettait en garde contre l’épuisement psychique et
physique des classes laborieuses françaises. Le livre de Case et Deaton en est
l’équivalent pour ce début de XXIe siècle. L’un des auteurs, Angus Deaton, Nobel
d’économie, avait écrit un livre intitulé La Grande Évasion qui analysait le recul
de la mort en Occident grâce aux grandes inventions médicales du XXe siècle : les
antibiotiques, les progrès de la lutte contre la rage, le choléra… Le livre rédigé
avec Anne Case est comme un codicille désespérant du précédent ouvrage. Aux
États-Unis, ce que la médecine a offert, la société l’a repris.
Le livre est une plongée dans les traumatismes américains. Il met en récit la
découverte d’un fait statistique brutal : la hausse de la mortalité d’une catégorie
sociale bien précise : les Blancs, d’âge compris entre 45 et 54 ans, sans diplôme
de l’enseignement supérieur, ceux qu’on appelle parfois les « petits Blancs ». Le
terme « deaths of despair » employé par Case et Deaton regroupe le suicide, la
drogue et l’alcool. L’ensemble de ces morts a été multiplié par trois en moins de
trente ans. Privées d’avenir, subissant les conséquences d’une solitude sociale
croissante, les classes populaires américaines sont tombées dans le piège d’une
consommation effrénée d’opiacés, encouragée par des laboratoires sans
scrupules.
La hausse de la mortalité au cours des dernières décennies a été un choc
totalement imprévu. La baisse de la morbidité des adultes faisait partie des
tendances irrésistibles du XXe siècle, que ni les années trente ni la guerre
mondiale n’ont entravée. À part la grippe espagnole de 1918, dont le Covid est
en partie l’écho, la tendance semblait inéluctable. Dans cette épidémie cachée
qu’a représentée la consommation d’opiacés, l’absence de diplôme de
l’enseignement supérieur a été l’un des marqueurs les plus fondamentaux. C’est
comme si ce manque d’éducation « était devenu l’équivalent d’un badge où la
lettre “licence” était barrée d’une diagonale rouge », pour reprendre une formule
d’Anne Case. Pour la génération née en 1980, les Blancs non diplômés du
supérieur ont enregistré un taux de suicide quatre fois plus élevé que le reste de
la population.
Les cas analysés par Case et Deaton sont la partie visible d’un phénomène
plus général d’abandon que subissent les classes populaires. Dans son film Gran
Torino, Clint Eastwood a fait le portrait d’un personnage archétypique de ce
monde qui s’effondre. Les emplois d’hier offraient aux ouvriers une
appartenance sociale forte, leur permettant de faire véritablement partie d’une
entreprise telle que Ford ou GM dont ils étaient fiers. Daron Acemoglu a résumé
le problème comme étant celui de la disparition des « good jobs », ces emplois
bien payés et assortis de perspectives de promotion 1. La disparition des grandes
firmes industrielles a brisé ces possibilités d’ascension. Le même constat a été
fait par Beaud et Pialoux pour la France : la possibilité de promotion sociale
offerte aux ouvriers a disparu. Un ouvrier n’a quasiment plus aucune chance de
devenir cadre 2.
La société postindustrielle a fait éclater la structuration des anciens espaces
professionnels. La manie de tout externaliser a rejeté les emplois d’entretien, de
conducteurs, de représentants commerciaux vers des firmes indépendantes
offrant des salaires les plus faibles possibles. Les ouvriers non qualifiés dans les
secteurs du service ne sont plus immergés dans les relations sociales denses qui
caractérisaient les entreprises industrielles. Ce sont ces mêmes acteurs qui sont
surreprésentés dans le mouvement des Gilets jaunes : conducteurs, aides-
soignantes, très présents sur les ronds-points, alors que les représentants des
syndicats ont souvent été tenus à distance.
Retour à Durkheim
Pour comprendre les causes de ces morts de désespoir, il faut revenir à Émile
Durkheim et à son ouvrage Le Suicide publié en 1897. C’est un livre d’une
subtilité exceptionnelle qui fonde la sociologie française et plus généralement la
possibilité même d’une science de la société. Le fait qu’un phénomène aussi
singulier que le suicide fasse preuve de formidables régularités, d’une année à
l’autre notamment, montre qu’il obéit à des lois générales que le sociologue peut
étudier. Durkheim prend grand soin de montrer que le suicide est un phénomène
social bien davantage que psychologique. Il note par exemple que les groupes
sociaux qui sont surreprésentés dans les hôpitaux psychiatriques ne sont pas les
mêmes que ceux qui se suicident. Les femmes par exemple se suicident
beaucoup moins que les hommes, alors qu’elles sont plus nombreuses à faire
l’expérience de la dépression. De même, quand on examine les chiffres par
religion, les juifs se suicident peu alors qu’ils sont proportionnellement plus
nombreux à fréquenter les établissements de santé mentale… Ce qui cause le
suicide, ce n’est pas l’individu lui-même mais la société. C’est la perte de lien
avec le monde social qui le pousse à mettre fin à ses jours.
Durkheim analyse d’abord ce qu’il appelle le « suicide égoïste », qui touche
les personnes que la modernité a coupées de leurs attaches. Au XIXe siècle, ce
sont les paysans contraints d’abandonner leurs terres pour travailler en ville qui
en sont les premières victimes. Un siècle plus tard, comme le montrent Christian
Baudelot et Roger Establet dans l’actualisation de ces statistiques, les choses
sont exactement inverses, c’est dans les campagnes que les suicides sont les plus
nombreux, mais la cause reste la même : c’est la solitude sociale qui en est la
cause 3. Des pans entiers de la population, parmi les classes populaires, ont perdu
le contact avec le reste du monde social. Comme le rappellent aussi Baudelot et
Establet, Durkheim n’était nullement dans une attitude passéiste. Il voyait toutes
les promesses de la modernité. Mais cela ne lui interdisait pas de montrer le
lourd coût humain qui devait être payé.
Au-delà de la solitude sociale, Durkheim souligne le rôle d’un autre facteur,
proche mais d’une autre portée, ce qu’il appelle l’« anomie sociale », le
sentiment que la société n’obéit plus à des lois connues. Lorsque l’ordre du
monde devient inintelligible, le suicide monte. L’exemple le plus frappant, à
l’époque où écrit Durkheim, est celui du divorce. Il prive les personnes touchées
de repères, des moyens de théoriser leur place dans le monde. Il en résulte un
état de trouble, d’agitation et de mécontentement. Les régions où le divorce avait
progressé le plus vite ont été également celles où le suicide a le plus monté.
L’homme célibataire, selon Durkheim, ne peut se projeter dans l’avenir. Il reste
enfermé dans un présent qui ne révèle rien d’autre que des « espérances », un
sentiment bien plus vague que la projection dans l’avenir.
L’anomie contemporaine
L’élection de Trump s’est illustrée par l’entrée des fake news, les informations
fausses, dans le débat politique. Des sites notoirement connus pour propager les
fausses nouvelles (sur lesquels on recense moins de 50 % d’informations
répertoriées « sérieuses ») ont soutenu Trump de manière totalement
disproportionnée. Dans le mois qui a précédé l’élection, une centaine de fake
news en sa faveur ont été partagées plus de 30 millions de fois sur les réseaux
sociaux, contre seulement une quarantaine favorables à Hillary Clinton, pour
seulement 7,6 millions de partages 3. Comment saisir ce paradoxe imprévu d’une
technologie faite pour rendre possible de converser avec autrui, d’échanger des
idées, bref de nourrir le débat démocratique, qui en est venue à instaurer un
régime presque exactement inverse, de fake news, de violence et de haine ?
Kahneman et ses coauteurs offrent une première manière de saisir ce
paradoxe, en revenant à un article intitulé « Vox Populi » publié en 1907 par
Francis Galton. Galton est lui-même un personnage sulfureux. Neveu de Darwin,
il s’était vite fait le propagandiste du « darwinisme social », théorie selon
laquelle l’œuvre de la sélection naturelle devait être continuée par l’homme lui-
même, idée qui est au fondement de l’eugénisme et du nazisme. Quoi qu’il en
soit de ses penchants épouvantables, Galton avait publié un article qui donnera
lieu ensuite à de nombreuses vérifications, permettant de mesurer ce que James
Surowiecki, l’auteur qui a redécouvert l’article de Galton, appellera la « sagesse
des foules ».
Galton avait demandé d’évaluer le poids d’une pièce de bœuf, accrochée en
place publique, à un rassemblement comptant 787 villageois. Aucun d’entre eux
n’était parvenu à donner le poids juste, mais – chose extraordinaire – la moyenne
des réponses s’est révélée formidablement précise (à 1 kilo près). Des résultats
identiques ont été obtenus dans une foultitude de contextes. On a demandé de
deviner le nombre de fèves contenues dans un bol transparent, de donner la
distance entre deux métropoles, le nombre de crimes commis dans une ville, la
longueur d’une frontière entre deux pays… Chaque fois, la moyenne des
réponses s’est révélée extrêmement précise. Pour les statisticiens, il s’agit d’une
application possible de la loi des grands nombres : la moyenne d’un échantillon
tend, sous certaines hypothèses, à converger vers le chiffre exact. Deux auteurs
ont poussé l’expérimentation un cran plus loin : ils ont demandé à une même
personne de donner une seconde opinion après sa première estimation. La
moyenne des deux est meilleure que l’une ou l’autre, ce que les auteurs de
l’étude ont appelé « la foule en nous 4 ».
Pour comprendre ce qu’il advient avec les réseaux sociaux, il faut analyser ce
qui se passe lorsqu’on autorise les différentes personnes rassemblées pour
l’enquête à se parler entre elles. Dès que l’on met à leur disposition des
informations sur les estimations proposées par autrui, par exemple celles d’une
douzaine de personnes prises au hasard, les résultats agrégés deviennent
extrêmement mauvais. Les foules qui étaient sages tombent dans le piège de ce
que l’on appelle les « cascades informationnelles » où les idées de quelques-uns
trouvent un écho beaucoup trop large, réduisant considérablement la qualité du
jugement moyen. Si j’apprends que mon voisin a fait telle estimation du poids du
morceau de bœuf, j’hésiterai à donner ma propre appréciation et me rangerai à
celui que je crois mieux informé. En m’écoutant, mes propres voisins se
rallieront à mon avis…
In fine, c’est l’opinion d’une personne qui s’imposera, laquelle, quelles que
soient ses compétences, n’est qu’une voix parmi d’autres. Son opinion fera taire,
du haut de son expertise supposée, la multitude de points de vue dont les erreurs
se seraient compensées en moyenne si on les avait laissés s’exprimer librement.
Comme l’a démontré A. Banerjee dans un article fondamental intitulé « les
comportements moutonniers » (herd behavior), il n’est pas irrationnel pour un
individu isolé de se ranger à une opinion qu’il perçoit comme de meilleure
qualité. Mais si le processus aboutit de facto à faire taire les opinions timides,
une immense perte informationnelle en résulte pour la collectivité.
Kahneman et ses coauteurs font état de très nombreuses situations réelles qui
confirment ce résultat. Analysant les résultats de la délibération d’un jury, ils
montrent comment ceux-ci tendent souvent à donner des jugements beaucoup
plus radicaux que prévu. Le plus éloquent de ses membres prend l’ascendant sur
les autres et étouffe le bruit des petites différences dont pourtant peut jaillir un
jugement équilibré 5. Lorsque les membres d’un groupe s’écoutent les uns les
autres, les indécis se rangeront à ce qu’ils interpréteront comme l’opinion
dominante, leurs vertus « modératrices » seront étouffées. Il n’est pas nécessaire
d’aller plus loin pour comprendre comment les réseaux sociaux ont fini par trahir
leur promesse originelle.
Croyances et informations
Les croyances sur soi-même ou sur le monde ne sont pas des informations
« objectives » mais un bien que vous chérissez, qui vous donne de la joie et que
vous voulez protéger des mauvaises nouvelles (le Père Noël n’existe pas,
désolé !). La réalité n’est pas le bien que nous cherchons à atteindre, elle est au
contraire l’obstacle à la satisfaction que procurent les rêves. L’offre numérique
met à disposition une capacité quasiment infinie à trouver les idées qui vous
conviennent. Vous pensez que le 11 Septembre est un coup monté par la CIA ?
Vous trouverez sur le Net un million de personnes qui pensent comme vous.
Leur pensée soutiendra la vôtre. Le Net fabrique un monde selon nos désirs.
C’est à peu près la promesse des drogues dures, le remède et la cause du
désespoir contemporain.
Notes
1. B. Jarry-Lacombe, Fr. Euvé, H. Tardieu et J.-M. Bergère, Pour un numérique au service du
bien commun, Paris, Odile Jacob, 2022.
2. H. Allcott et al., American Economic Review, 2020. L’expérimentation a proposé, contre
rémunération, à un groupe de 2 743 personnes de se déconnecter de Facebook, quatre semaines
avant les élections américaines de mi-mandat de 2018.
3. M. Gentzkow, « Polarization in 2016 », art. cit.
4. E. Vul et H. Pashler, « Measuring the crowd within », Psychological Science, 2008.
5. Voir M. Ottaviani et P. N. Sorensen, « Information aggregation in debate : who should
speak first ? », Journal of Public Economics, 2001.
6. J. Cagé, Essays in the Political Economy of Information and Taxation, Paris, EHESS, 2013.
7. R. Bénabou et J. Tirole, « Mindful economics : the production, consumption and value of
beliefs », Journal of Economic Perspective, 2016. R. Bénabou, « Groupthink : collective
delusions in organizations and markets », Review of Economic Studies, 2013.
8. Se pose évidemment la question du principe de réalité. Est-ce que je me mets en danger en
croyant telle ou telle absurdité ?
9. Selon une étude citée par Bénabou, plus de 80 % de la population est affectée par ce biais
d’optimisme.
10. Loewenstein et Molnar montrent que vous êtes véritablement désireux que les autres
pensent comme vous, le fait moral à vos yeux qu’ils soient dans l’erreur vous agace. Selon la loi
dite de Cunningham, l’un des fondateurs de Wikipédia, l’une des meilleures manières d’avoir
une bonne réponse est d’en proposer une mauvaise : cela déclenche immédiatement le désir d’y
répondre.
11. G. Loewenstein et A. Molnar, « Thoughts and players : an introduction to old and new
perspectives on beliefs », Carnegie Mellon University, 2021.
DEUXIÈME PARTIE
LE RETOUR DU RÉEL
V.
L’imaginaire social
La loi des 150 amis
Dans son livre The Company of Strangers, Paul Seabright relève cette
formidable propension des humains à faire confiance à des inconnus 9. D’autres
espèces, souligne-t-il, collaborent avec des congénères sans liens de parenté –
« les épinoches, les chauves-souris, les lions » – mais seulement de manière
occasionnelle. Certaines espèces ont évidemment besoin les unes des autres,
comme les requins et leurs poissons-pilotes, mais il s’agit de complémentarités
écologiques entre espèces qui ne communiquent pas entre elles.
La propension à la réciprocité avec des inconnus est le socle du monde social.
Elle n’en est toutefois que la condition nécessaire, pas suffisante. Sans
institutions adaptées, elle peut aussi bien conduire à la sainteté qu’à la vendetta
perpétuelle. La réciprocité conduit à une séquence « Tu donnes, je te rends », ou
à une autre : « Tu me trahis, je me venge »… Quand la spirale du soupçon est
lancée, comment empêcher qu’elle dégénère ? Au sein même des couples, il est
difficile parfois d’interrompre une querelle. Dans un livre très drôle Faites vous-
même votre malheur, Paul Watzlawick montre comment un couple peut chuter
dans l’abîme s’il ne dispose pas des moyens de dire « Je n’aime pas ton porridge
mais je t’aime toi ». Il faut pouvoir disposer d’un « métalangage », un langage
sur le langage, pour se comprendre vraiment. Il suggère par exemple de dire que
« le porridge a un goût amusant », pour faire comprendre à son conjoint que
c’est bien du petit déjeuner qu’il parle et non de leur relation amoureuse.
À l’échelle de la société dans son ensemble, des régions entières, en Sicile ou
en Albanie, ont été décimées par le cycle éternel de la vendetta 10. Pour le briser,
il faut des institutions au-dessus des individus à qui l’on confie le « monopole de
la violence légitime », pour reprendre la formule de Max Weber. La capacité de
produire un ordre social grâce à la seule réciprocité des participants est tout aussi
fantasmatique que l’idée inverse selon laquelle la société pourrait tenir par la
seule coercition. La logique de l’intérêt ne suffit pas davantage à faire société. Si
vous étiez face à quelqu’un dénué de tout sens de l’honneur, seulement
opportuniste dans son désir de faire un profit, comment tout simplement faire
affaire avec lui sans redouter qu’il cherche à vous escroquer ? Quand vous êtes
dans un avion, vous ne voulez pas faire confiance à l’intérêt bien compris de la
compagnie aérienne pour assurer votre sécurité. Vous voulez penser qu’il y a un
corps professionnel, celui des pilotes, qui a ses traditions, qu’une logique de
l’honneur est garante de l’intégrité morale de ses membres. Les truands eux-
mêmes ont leurs codes, même si ça ne suffira pas à leur confier la gestion du
monde.
« Appartenir » à une institution
Une institution, qu’il s’agisse d’une compagnie aérienne ou d’une mafia, est
bien davantage que le « nœud de contrats » que les économistes aiment à décrire,
vision selon laquelle chacun agirait en vue d’une gratification immédiate ou
différée. Herbert Simon, l’un des grands savants qui allaient contribuer au
développement de l’intelligence artificielle et qui a reçu le prix Nobel
d’économie en 1978, a fortement critiqué cette idée. Une entreprise, explique-t-
il, est un lieu qui donne un sens à la vie de ses membres et non un espace où les
peines qu’on subit sont récompensées par un salaire 11.
Dans l’introduction au livre collectif Sociologie de l’institution, Jacques
Lagroye et Michel Offerlé soulignent l’immense variété des manières par
lesquelles un individu « appartient à une institution ». Que ce soit à une
entreprise, un syndicat ou un parti politique, il s’agit toujours d’adhérer à une
manière de penser. Pour Mary Douglas, l’institution fournit à ses membres « des
catégories de pensée, établit leur conscience de soi, et fixe leur identité ».
Bourdieu souligne aussi la force des rites de passage : « L’investiture exerce une
efficacité symbolique tout à faire réelle en ce qu’elle transforme réellement la
personne. » Foucault va plus loin encore. Il attribue au « pouvoir disciplinaire »
de l’institution la capacité de normaliser les êtres, de leur inculquer une identité
spécifique, d’exercer sur eux « la contrainte d’une conformité à exercer ».
Les travaux d’Erving Goffman mettent toutefois en garde contre une
interprétation trop rigide de leur rôle. Même dans les cas extrêmes que sont les
asiles, « l’individu est un être capable de distanciation, c’est-à-dire capable
d’adopter une position intermédiaire entre l’identification et l’opposition à
l’institution ». Pour Goffman, un agent qui se contente d’embrasser les buts de
l’institution « avec trop de chaleur » peut en fait s’avérer gênant, mortifère
même, pour celle-ci. Des policiers trop zélés, des bureaucrates trop tatillons, des
surveillants de collège trop stricts, n’aident pas l’institution qu’ils croient
défendre. La perspective de Goffman souligne formidablement la subtilité de la
relation qui s’instaure entre l’institution et celui qui y adhère.
Comme l’a également mis en évidence Albert Hirschman, les membres d’une
institution disposent de plusieurs possibilités de participer à la vie du groupe.
Hirschman les résume par une trilogie : « Exit, voice et loyalty ». Exit : on peut
quitter l’institution. Voice : on peut essayer de la rénover (en prenant la parole).
Loyalty : on se soumet à ses règles sans discuter. Dans l’ouvrage dirigé par
Lagroye et Offerlé, Yann Raison du Cleuziou analyse ainsi très finement la
manière dont Mai 68 a bouleversé l’ordre des Dominicains en sollicitant ces trois
registres à la fois. Imprégnés par les événements de Mai, certains jeunes ont
réclamé des réformes adaptées aux temps nouveaux (voice), tandis que les
anciens, habités par le respect de l’ordre des choses n’ont pas voulu qu’on leur
réponde (loyalty), d’autres enfin choisissant l’exit, vers d’autres ordres ou tout
simplement en dehors de l’institution religieuse.
Les travaux de Roland Bénabou illustrent parfaitement la manière dont la
tension entre le credo collectif et le calcul individuel peut s’installer au cœur de
certains groupes sociaux 12. Dans les nombreux exemples qu’il analyse, la
possibilité de quitter le groupe, « l’exit », joue un rôle clé. Dans les
communautés traditionnelles où aucune sortie n’est possible, la loyauté est la
seule manière de vivre sereinement. De même, si vous êtes matelot sur le
Titanic, mieux vaut penser que le capitaine sait ce qu’il fait : en douter ne fera
pas avancer la cause et vous empêchera de bien remplir votre mission. On peut
ajouter aussi qu’un coût d’entrée élevé explique la loyauté à une institution. Si
vous avez dépensé beaucoup d’efforts pour y appartenir, que ce soit un corps de
marines ou de hauts fonctionnaires, il est inéluctable que vous vouliez adhérer à
ses valeurs, au-delà même de ce qu’étaient déjà les vôtres avant d’y entrer. Vous
auriez sinon l’impression d’avoir gâché pour rien les meilleures années de votre
vie 13. Si toutefois il existe une sortie facile de l’institution, qu’il s’agisse par
exemple d’un couple ou d’une entreprise, vous serez plus enclins à vous
exprimer (voice) ou à la quitter (exit) 14.
Quelle que soit la manière dont ces fils d’appartenance se nouent entre eux,
analyser les civilisations humaines exige de saisir toute la subtilité des logiques
où se mêlent les affects moraux, les convictions religieuses ou laïques, et les
mécanismes de sanctions qui régissent le monde social. Comme le résume
parfaitement Paul Seabright, le point fondamental des institutions est de
« permettre à un petit nombre de régulations d’aller loin dans l’organisation de la
société ».
Quelle place occupe la révolution numérique ?
Notes
1. E. MacLean, « Unraveling the evolution of uniquely human condition », PNAS, vol. 113,
no 23, 2016.
2. N. Jacquemet, Comment lutter contre la fraude fiscale ?, Cepremap, Éd. Rue d’Ulm, 2020.
3. Le livre de S. Asma et R. Gabriel, The Emotional Mind : the Affective Roots of Culture and
Cognition, Harvard University Press, 2019, analyse nombre des débats que nous reprenons ici.
4. L’un des traits constants du bonheur est de pouvoir faire confiance à autrui. Les Français
sont moins heureux en moyenne, en grande partie parce qu’ils souffrent d’un manque de
confiance assez systématique en les autres.
5. Francis Wolff dans Plaidoyer pour l’universel (Paris, Fayard, 2019) montre que la
réciprocité est au fondement de l’éthique : des esprits simplement dotés de raison dialogique
s’accorderaient sur des règles de réciprocité.
6. Voir J. Elster, Le Désintéressement, Paris, Le Seuil, 2011.
7. Cité dans S. Asma et R. Gabriel, The Emotional Mind, op. cit.
8. Les conneries sont devenues un terme philosophique depuis que Harry Frankfurt, professeur
à Princeton, a publié On Bullshit.
9. P. Seabright, The Company of Strangers, Princeton University Press, 2004.
10. I. Kadaré en fait le récit désespérant dans son livre Avril brisé.
11. H. Simon, « Organizations and markets », Journal of Economic Perspective, 1991.
12. R. Bénabou, « Groupthink : collective delusions... », art. cit.
13. Les économistes appellent « sunk cost fallacy », littéralement « l’erreur des coûts
échoués », cette disposition à vouloir récupérer les fruits d’un investissement même dans les
situations où cela devient irrationnel. Si par exemple vous allez voir une pièce de théâtre et
qu’elle vous ennuie, vous irez pourtant jusqu’au bout du spectacle si vous avez payé un prix
élevé pour la voir. Si au contraire vous avez été invité, vous sortirez à l’entracte. L’une ou l’autre
de ces attitudes n’est pas « rationnelle ».
14. Une étude a ainsi montré que les divorces étaient plus fréquents en haut de cycle
économique : les femmes qui travaillent sont plus promptes à demander le divorce quand le
marché de l’emploi est en tension.
Quatre sociétés possibles
C’est dans ce formidable dérèglement de valeurs que naît le monde dont nous
sommes les héritiers directs et que la révolution numérique est en train de
bouleverser. Tout au long du XVIIIe siècle, les Lumières vont s’efforcer de
traduire dans un langage laïque l’idée de providence divine en l’inscrivant dans
une promesse nouvelle, celle du progrès. Les Lumières exportent aussi, dans le
domaine politique, l’idée de souveraineté, en transférant son dépositaire du
pouvoir royal au peuple. Via Adam Smith, ami et continuateur de David Hume,
l’idée de nature est ensuite transférée à la sphère des marchés. Smith théorise
l’idée qu’il existe des prix « naturels » vers lesquels « gravitent » les prix
courants selon des lois auxquelles le souverain lui-même doit se soumettre, à
l’image des lois de la nature. Ces idées sont au cœur d’une pensée séculière qui
forgera l’horizon du XIXe siècle.
Mais la révolution industrielle héritera aussi du modèle disciplinaire qui s’était
mis en place pour contrôler la plèbe. L’usine, l’école, les hôpitaux deviennent les
lieux où l’on met la vie collective sous surveillance. L’usine ou l’école ne sont
certes pas inventées au XIXe siècle. Les manufactures ont existé depuis la nuit des
temps (des manufactures d’esclaves dans l’Antiquité en passant par les
manufactures de porcelaines de Colbert). Mais le travail préindustriel se faisait
surtout à la campagne, dans ce qu’on a appelé un protocapitalisme. Le capitaliste
se contentait alors d’apporter des matières premières aux ménages et de
récupérer le travail fini, rémunéré à la pièce. La manière dont le XIXe siècle a
industrialisé la vie sociale prend un tour nouveau en enfermant dans des lieux
clos les publics concernés.
Ronald Inglehart 2, un sociologue américain, a parfaitement illustré cette
contradiction entre les aspirations à l’émancipation que font naître les Lumières
et la réalité d’un monde économique et social où l’obéissance règne. À ses yeux,
la révolution industrielle a trahi l’esprit des Lumières. La rupture du monde
agraire vers le monde industriel marque surtout la transition d’un ordre religieux
vers un ordre séculier. On croyait en Dieu, on croit désormais en la Raison. Les
ingénieurs remplacent les prêtres. Cette mutation reste toutefois inscrite dans une
conception profondément hiérarchique de la société. La chaîne de
commandement qui va du PDG et de l’ingénieur à l’ouvrier en passant par le
contremaître est aussi stricte que celle qui allait du roi à ses barons et de ceux-ci
à leurs paysans. De religieuses, les autorités deviennent laïques, mais l’idéal
d’émancipation des Lumières est brisé, chacun restant assigné à une place fixe
dans un nouvel ordre aussi inégalitaire que le précédent. Les sociétés
industrielles ont bâti le troisième type de relations sociales : laïques et
hiérarchiques.
Ce n’est qu’avec le passage à une économie postindustrielle que le trait
humaniste dont se réclament les sociétés avancées peut s’épanouir. L’affirmation
de soi (la self-expression) s’impose comme l’élément fondateur d’une société
centrée sur l’épanouissement individuel. L’éducation de masse offre à chacun les
moyens intellectuels d’une pensée indépendante. L’État-providence coupe le lien
de dépendance matérielle entre les enfants et les parents. Les communautés de
nécessité se muent en « affinités électives ». Éducation, urbanisation,
démocratisation, bouleversement des rapports de domination hommes-femmes :
tout concourt à une société d’autonomie et de tolérance. La société
postindustrielle favorise ainsi le retour de l’idéal des Lumières, d’une société
constituée de sujets autonomes, affranchis de l’ancien ordre agraire. C’est cette
espérance que la contre-culture des sixties a portée.
La critique qui s’exprime dans les années soixante, dans ce qu’on appelle en
France « Mai 68 », vise la verticalité de l’ordre social. La conception
hiérarchique de la société, tant à l’usine que dans la famille ou à l’école, devenait
inacceptable. Pour le sociologue Daniel Bell, cette contestation est elle-même le
résultat de ce qu’il avait désigné comme les « contradictions culturelles du
capitalisme ». Le capitalisme, explique-t-il, est traversé par une tension
permanente entre la sphère de la production, qui est habitée par un idéal d’ordre
et de renoncement, et celle de la consommation, du marketing et de la publicité,
qui offre des images « de glamour et de sexe, et [fait] la promotion d’une
manière hédoniste de vivre ». L’une pousse à l’obéissance, l’autre à la débauche.
Dans l’esprit de Bell, ces « contradictions culturelles » héritent des tensions
internes à la bourgeoisie elle-même, déchirée entre ses exigences du « calcul et
de l’ordre » et son appétit faustien de richesses sans limites. Elle veut concilier
l’ordre moral dont dépendent ses valeurs fondamentales, la propriété et
l’autorité, et le désordre économique qu’elle provoque elle-même, en
révolutionnant constamment les processus de production et de consommation.
Vient un moment où ces deux dimensions ne parviennent plus à cohabiter. La
révolution culturelle des années soixante est le moment où cet équilibre est brisé,
lorsque la jeunesse, éprise de liberté et d’autonomie, réfute le monde qui lui est
légué.
La crise des années soixante-dix allait toutefois fonctionner comme un brutal
rappel à l’ordre des contestataires, un « retour au réel » diront ses ennemis. En
lieu et place du monde d’égalité promis, elle va précipiter la révolution
conservatrice de Reagan et Thatcher, signant le triomphe d’une valeur déifiée :
l’argent. La période qui s’est ouverte dans les années quatre-vingt a été nourrie
de l’illusion libérale d’une société conçue comme une collection d’agents
solitaires et rivaux, interagissant par le seul intermédiaire du marché pour
constituer une immense société d’actionnaires.
C’est l’époque où triomphent les idées de Milton Friedman, qui battent en
brèche l’idée de l’entreprise comme un habitat social au profit de celle selon
laquelle les dirigeants de ces firmes doivent être au service exclusif de leurs
propriétaires 3. Le livre Markets and Hierarchies écrit par Oliver Williamson,
Prix Nobel d’Économie, avait éclairé les termes de l’alternative tels qu’ils se
donnaient à voir à l’époque. Il faut choisir entre un monde qui est celui des
« organisations » où la subordination est la règle, et un autre qui est régi par le
marché, qui permet par exemple d’être « autoentrepreneur » et seul maître à son
bord mais en dépendant entièrement des clients et du marché… Pour ces auteurs,
il semble qu’il n’y ait pas de troisième terme.
Un monde va basculer : en limitant leur périmètre aux strates sociales les plus
homogènes possible, les entreprises ont puissamment contribué à forger
l’imaginaire social contemporain. Elles font, à leur manière, droit à l’attente
d’une société horizontale où le tutoiement est la règle mais en la limitant à des
groupes très restreints. La réciprocité, la confiance sont bien présentes : les
entreprises ont désormais une âme, mais uniquement pour ce qui concerne la
relation entre pairs. Aucune considération n’est plus apportée aux autres étages
de la société qui deviennent comme invisibles.
L’un des termes qui est parfois retenu pour décrire cette manière de faire
société est celui d’« homophilie ». L’expression a été utilisée en 1954 par Paul
Lazarsfeld et Robert Merton, deux célèbres sociologues américains, pour
caractériser les propensions de chaque groupe social à se regrouper entre soi.
Leur analyse montrait cette tendance à l’œuvre dans les cercles d’amitié, de
voisinage, les clubs sportifs, selon toutes les dimensions sociologiques possibles
que sont les religions, les âges, les professions, les niveaux d’éducation… Le
terme « homophilie » est toutefois trompeur. Il donne l’impression que chaque
strate de la société aspire à rester ensemble alors que bien souvent c’est la
ségrégation sociale qui renferme chaque groupe sur lui-même. Si les pauvres se
retrouvent entassés dans les mêmes ghettos urbains, ce n’est certainement pas
par désir de rester entre eux mais parce qu’ils n’ont pas d’autre choix. Si les
enfants de groupes sociaux favorisés se retrouvent dans des classes où ils ne
fréquentent que leurs pairs, c’est parce que la stratégie sociale des parents les y
conduit. Comme le montrent les travaux de Pierre-André Chiappori, les couples
sont de plus en plus « assortis » du fait de l’importance grandissante que les
parents accordent à l’éducation des enfants 3. Les femmes éduquées épousent les
hommes éduqués pour maximiser les chances de réussite scolaire de leur
progéniture. Cela ne laisse d’autre choix aux femmes moyennement éduquées
que d’épouser des conjoints de même niveau d’éducation, et ainsi de suite
jusqu’en bas de l’échelle sociale. Le terme d’endogamie sociale est bien plus
adapté à décrire le processus en cours que celui d’homophilie.
La propension spontanée des classes sociales à se retrouver parquées dans
leurs propres ghettos n’a certes rien de neuf, mais ce qui est troublant est la
vitesse à laquelle elle s’est accélérée. En 1970, deux Américains sur trois
vivaient dans des quartiers de « classe moyenne ». En 2009, moins de deux
personnes sur cinq vivaient dans un quartier dont la moyenne des revenus était
proche de la moyenne nationale. Indépendamment même des réseaux sociaux,
c’est sur ce terreau d’une ségrégation croissante de la société que la méfiance
grandit.
Une étude d’Alberto Alesina et Katya Zhuravskaya avait ainsi montré, en
étudiant les rivalités ethniques au sein de différents pays, la manière dont la
ségrégation aiguise la méfiance envers autrui et les institutions publiques. Les
auteurs ont distingué deux types de situations. Dans un premier groupe de pays,
la diversité ethnique est uniformément répartie sur l’ensemble du territoire : il y
a dans chaque région le même pourcentage de populations, disons, de type bleu
ou rouge. Dans l’autre, on observe une différenciation régionale très marquée :
les bleus et les rouges vivent chacun « entre soi », dans des régions bien
distinctes. Leur étude conclut sans ambiguïté que le second type, celui où
prévaut la ségrégation, produit une méfiance intergroupe beaucoup plus forte.
Chacun vit avec le fantasme d’une rivalité qui peut dégénérer en guerre civile.
Les partis mettent souvent de l’huile sur le feu pour tenir leurs troupes. Une
étude de Banerjee et Pande a montré que le vote ethnique est l’une des raisons de
la faible qualité du personnel politique indien, laquelle rejaillit aussi sur la
qualité des institutions publiques, corrompues et mitées par le clientélisme 4.
Le paradoxe central du monde contemporain peut ainsi se résumer de la
manière suivante. L’entre-soi règne, accomplissant de manière étroite la
promesse d’horizontalité qui se cherchait dans les années soixante. Ce faisant,
les inégalités explosent, aucune force de rappel ne liant plus les différentes
couches sociales comme le faisaient hier les grandes entreprises industrielles.
Dans le domaine des mentalités, une boucle perverse se met en œuvre entre la
ghettoïsation de la société et la méfiance générale à l’égard d’autrui. Celle-ci
n’est pas directement causée par les réseaux sociaux : elle est le résultat de
forces lourdes qui ont commencé à se mettre en œuvre bien avant qu’ils
n’apparaissent. Mais loin de créer des ponts entre les communautés, ils donnent
un écho assourdissant à la méfiance publique, poussant à l’extrême
l’incommunicabilité des différents groupes sociaux.
Notes
1. P. Askenazy, La Croissance moderne..., op. cit.
2. N. Bloom et al., « Firming up inequality », Quarterly Journal of Economics, 2019.
3. P.-A. Chiappori, « Theory and empirics of the marriage market », Annual Review of
Economics, 2020.
4. Corrélation n’est pas raison comme disent les statisticiens. Il est concevable que ce soient
les pays où la tolérance est forte qui rendent possible l’intégration des groupes, la ségrégation
étant la conséquence de politiques discriminatoires. Il existe toutefois des méthodes
économétriques pour contourner cet obstacle. En exploitant le fait que les minorités qui vivent
près des frontières ressemblent à celles qui vivent de l’autre côté de celles-ci (de manière
exogène), les auteurs vérifient que la causalité va bien dans le bon sens. Cf. A. Banerjee et R.
Pande, « Parocchial Politics : Ethnic Preferences and Politician Corruption », CEPR, Discussion
Paper, 2007, cité par A. Alesina et K. Zhuravskaya, « Segregation and the quality of government
in a cross-section of countries », American Economic Review, vol. 101, no 5, 2011.
La mentalité postmoderne
Winter is coming
Les crises du XXIe siècle
On ne peut pas gérer le rapport aux humains comme on le faisait avec les
matériaux de la société industrielle. Si la société numérique est le moyen
d’apporter de la productivité aux activités de service, il faut tracer des lignes
infranchissables dans la manière dont elle s’occupera des personnes. Les
hôpitaux, les maisons de santé et de soin, qui ont remplacé les usines comme lieu
central de la production, doivent disposer de la capacité technologique de penser
par eux-mêmes le parcours du patient sans se soumettre à un protocole de
rationalisation dont ils ne seraient que l’un des rouages. Tel est l’enjeu de la
civilisation qu’on veut créer.
Notes
1. A. Johnson Coale et S. Cotts Watkins, The Decline of Fertility in Europe, Princeton
University Press, 1986. La France, qui a été pionnière en ce domaine, avait entamé sa transition
démographique un bon siècle avant les autres pays européens, avant même que ne commence la
révolution industrielle et l’urbanisation de masse. L’Angleterre, à l’inverse, a enregistré son
déclin démographique bien après l’émergence de grandes villes industrielles.
2. Lire Eliana La Ferrera et al., « Soap operas and fertility », American Economic Journal :
Applied Economics, 4 (4), 2012.
3. Alimentation et tabac passent de 32 % à 19,5 %, l’habillement passe de 12 % à 3 % des
dépenses, l’équipement du logement régressant de 8,5 % à 4,5 %.
4. L’automobile passe de 10,5 % à 14 % des dépenses, le logement passe de 11,5 % à 26,5 %
(chauffage et éclairage inclus).
Retour sur la SF
C’est par des enseignants comme celui de Camus, des soignants dévoués à
leurs patients, un personnel politique intègre que s’organise la résistance à ce
qu’il faut bien appeler l’enjeu du siècle : la numérisation systématique des
relations humaines. De nombreuses études montrent l’inanité des projets qui
visent à substituer l’intelligence algorithmique à la sensibilité humaine. Michel
Desmurget, dont nous avons suivi l’étude du « crétin digital », a analysé les
cours en ligne, les MOOC. Une étude réalisée sur un million d’usagers a montré
qu’ils ont « relativement peu d’utilisateurs actifs, que l’engagement des
utilisateurs diminue considérablement, en particulier après les deux premières
semaines d’un cours ». Les MOOC ne sont pas davantage parvenus à attirer les
étudiants pauvres et sous-éduqués dont on pensait pourtant qu’ils en seraient les
principaux bénéficiaires : environ 80 % des personnes qui se sont inscrites aux
cours en ligne avaient déjà un diplôme universitaire.
Desmurget souligne également une autre limite fondamentale que la marée
numérique ne semble pas pouvoir franchir, même s’il ajoute « pour l’instant » :
c’est l’amour maternel. Les bébés font très nettement la différence entre la
relation humaine, typiquement celle de l’amour que leur donne charnellement
leur mère, et ce que peut leur offrir une vidéo de celle-ci. « Pour des raisons qui
restent encore à expliquer, indique-t-il, les stimulations n’ont pas du tout le
même impact selon qu’elles sont adressées aux nourrissons par des humains ou
des machines. » Desmurget cite ainsi une expérience menée par Pier Francesco
Ferrari, spécialiste du développement social chez les primates, qui voulait
analyser expérimentalement le fonctionnement de l’empathie 3. Pour gagner du
temps, Ferrari avait décidé de remplacer l’expérimentateur par une vidéo de
celui-ci. De manière tout à fait imprévue, le résultat fut catastrophique : tout se
passe comme si les neurones miroirs, qui sont au fondement de l’empathie,
étaient débranchés lorsqu’une personne en chair et en os est remplacée par un
film !
Une autre expérience renforce cette conclusion. Des enseignants ont essayé
d’apprendre le mandarin à des bébés américains âgés de 9 mois. Comme dans
l’expérience (involontaire) de Ferrari, les bébés ont été éduqués pour les uns par
un être humain, pour les autres par une vidéo du même professeur, enseignant
exactement les mêmes choses. Résultat : l’éducation par vidéo s’est révélée
totalement stérile. Il manque entre la vidéo et l’enfant ce lien imperceptible et
décisif qui conduit l’enseignant à s’interrompre lorsque l’enfant cligne des yeux,
à moduler sa voix face à l’émotion qu’il décèle chez l’élève. La vidéo ne
s’adapte pas aux messages émotionnels qu’envoie le bébé, et probablement, la
réciproque devient vraie aussi : le bébé comprenant que la vidéo est insensible à
ses propres émotions se désintéresse de celle-ci.
Cet exemple est emblématique des risques que la société numérique fait
courir. Elle coupe ce lien qui permet à un humain lorsqu’il est face à un autre de
penser que cet autre humain sait ou croit savoir ce qu’il ressent lui-même…
Desmurget concluait sa formidable étude de manière désabusée. Peut-être, écrit-
il, que des « robots anthropomorphes pourront un jour éduquer nos enfants à
notre place, interpréter leurs babillages, nourrir leur curiosité, veiller sur leur
sommeil, sourire à leurs mimiques, leur faire des câlins… L’enfant sans les
tracas, la descendance sans la charge d’élever. Google et ses algorithmes
s’occuperont de tout : le meilleur des mondes numériques » !
Notes
1. R. Layard et al., The Origins of Happiness, Princeton, Princeton University Press, 2018.
2. D. Cohen, C. Senik et al., Les Français et l’Argent, Paris, Albin Michel, 2021.
3. Celle-ci est déclenchée par des « neurones miroirs », grâce auxquels un sujet (humain ou
simiesque) déglutit lorsqu’il voit l’un de ses congénères boire un verre d’eau, ou a faim lorsqu’il
le voit manger. Nous intégrons le comportement d’autrui dans notre psyché, comme si l’action
des autres, la situation où ils se trouvent, était en partie la nôtre aussi.
En guise de conclusion
Couverture
Copyright
Dédicace
Exergue
Introduction
En guise de conclusion
Remerciements
Du même auteur
DU MÊME AUTEUR
Les Origines du populisme. Enquête sur un schisme, avec Yann Algan, Elizabeth Beasley et Martial
Foucault, Le Seuil, 2019.
Il faut dire que les temps ont changé… Chronique fiévreuse d’une mutation qui inquiète, Albin Michel,
2018.
Le monde est clos et le désir infini, Albin Michel, 2015.
Homo economicus, prophète (égaré) des temps nouveaux, Albin Michel, 2012.
Macroéconomie, avec Olivier Blanchard, Pearson Education, 2010.
La Prospérité du vice, une introduction (inquiète) à l’économie, Albin Michel, 2009 ; réédition Hachette,
« Pluriel ».
Trois leçons sur la société post-industrielle, 2006, Le Seuil, « La République des idées ».
La Mondialisation et ses ennemis, 2004, Grasset ; réédition Hachette, « Pluriel ».
Nos temps modernes, 2000, Flammarion ; réédition « Champs ».
Richesse du monde, pauvreté des nations, 1997, Flammarion ; réédition « Champs ».
Les Infortunes de la prospérité, 1994, Julliard ; réédition Presses Pocket, « Agora ».