Spiritualité: Contemporaine

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 418

Sous la direction de

Camil Ménard et Florent Villeneuve

Spiritualité
contemporaine
Défis culturels et théologiques

FIDES Collection Héritage et projet


Spiritualité
contemporaine
Collection
HÉRITAGE ET PROJET

COMITÉ DE DIRECTION

André Charron,
Richard Bergeron et Guy Couturier

Cette collection de théologie et de sciences religieuses s’intéresse


aux croyances, pratiques et institutions de la tradition chrétienne
qui est héritage et projet. Elle rassemble, sous une numérotation
continue, des ouvrages appartenant à divers secteurs d’étude de ce
fait religieux: foi chrétienne — éthique chrétienne — études bibli­
ques — pratique ecclésiale — histoire du christianisme — scien­
ces humaines et religion.
Spiritualité
contemporaine
Défis culturels et théologiques

Actes du Congrès 1995 de la


Société canadienne de théologie

sous la direction de Camil Ménard


et Florent Villeneuve

Héritage et projet — 56

FIDES
Données de catalogage avant publication (Canada)

Société canadienne de théologie. Congrès (1995 : Québec, Québec)


Spiritualité contemporaine: défis culturels et théologiques:
actes du Congrès 1995 de la Société canadienne de théologie)
(Héritage et projet; 56)
Comprend des réf. bibliogr.
ISBN 2-7621-1912-X
1. Vie spirituelle - Christianisme - Congrès.
I. Ménard, Camil, 1943-
II. Villeneuve, Florent, 1934-
III. Titre.
IV. Collection.
BV4502.S62 1995 248.248.4 C96-940541-3

Dépôt légal: 3e trimestre 1996


Bibliothèque nationale du Québec
© Éditions Fides, 1996.

Les Éditions Fides bénéficient de l’appui du Conseil des Arts du Canada


et de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC).
Présentation
CAMIL MÉNARD
Université du Québec à Chicoutimi

La spiritualité comme telle a rarement fait l’objet ces dernières années


d’une réflexion commune de la part des théologiens et des théologien­
nes de toutes disciplines. Depuis la désintégration de l’édifice médié­
val, il s’est produit en effet une distanciation progressive qui avait placé
la spiritualité en dehors du discours théologique systématique. La théo­
logie spirituelle était devenue une discipline à part, avec ses écoles et
ses méthodes. Elle s’occupait de la «pratique», avec ses compagnes, la
théologie morale et la théologie pastorale, alors que la théologie systé­
matique étudiait spéculativement les enseignements de la Révélation.
De nos jours, la théologie tend à dépasser ce dualisme en considérant
autrement le rapport entre la pratique et la théorie, comme c’est le cas
d’ailleurs dans l’ensemble de la culture contemporaine. L’expérience
personnelle et communautaire de la foi devient un fécond chemin de
savoir qui ouvre de nouveaux horizons, suscite des questions inédites
et oblige le discours constitué à se réarticuler sans cesse afin de rester
pertinent. Il se produit de la sorte un chassé-croisé incessant entre ces
deux dimensions, d’où émerge une connaissance théologique toujours
en chantier. Cette nouvelle manière de faire théologie est évidemment
aux antipodes de la répétition stérile et des connaissances doctrinales
prétendument «irréformables». Sans tomber dans le relativisme, elle
SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

demeure consciente du caractère nécessairement interprétatif des affir­


mations de la foi.
Les textes qui constituent ce recueil se placent dans cette nou­
velle perspective théologique. Fruits du Congrès 1995 de la Société
canadienne de théologie, ils abordent la spiritualité telle qu’elle se
développe de multiples façons dans notre contexte culturel comme
une expérience neuve dont il importe d’explorer les incidences sur
notre compréhension actuelle de la foi. Quelles questions ce réveil
spirituel de notre temps pose-t-il à nos divers horizons de compréhen­
sion théologique? D’où vient ce renouveau d’intérêt pour l’intériorité
dans un monde marqué par l’empreinte de la pratique scientifico-
technique? Quel regard critique pouvons-nous jeter sur les tentatives
plus ou moins réussies de nos contemporains — dans les domaines
religieux et séculier — pour reconquérir leur spiritualité? Finalement,
quel est l’avenir de ce réveil au tournant de l’an 2000? Voilà quel­
ques-unes des questions qui alimentent les réflexions proposées au
lecteur de ce livre.
L’ouvrage est divisé en cinq grandes parties. La première explore
la relation souvent décevante entre spiritualités et théologie. Si cette
relation a été peu féconde en Occident pour des raisons que nous avons
évoquées plus haut, comment faut-il envisager l’avenir à la lumière du
tournant théologique récent?
D’entrée de jeu, le conférencier principal, le professeur Achiel
Peelman, situe la spiritualité dans l’horizon de la conscience planétaire.
L’humanité a connu au cours des dernières décennies des transforma­
tions très profondes qui affectent, selon lui, l’identité et le rôle des
grandes traditions spirituelles ou religieuses. De nouvelles voix se font
entendre un peu partout, les voix des groupes opprimés: les femmes, les
pauvres, les peuples «primaires», les minorités ethniques, raciales et
sociales... En même temps, nous constatons une véritable «globali­
sation» de la conscience humaine. Le multiculturalisme est désormais
un trait majeur de toute société moderne, mais il se présente en même
temps comme une espérance et comme une menace. En réfléchissant
sur ces divers phénomènes, on s’aperçoit qu’il devient nécessaire de
développer une spiritualité nouvelle pour ce que E. Cousins appelle la
«deuxième période axiale», une période marquée par le passage de la
conscience individuelle vers la conscience collective ou globale. La
spiritualité contemporaine s’inscrit dans ce mouvement d’ouverture qui
permet à la personne de sortir de son isolement et de créer des relations
PRÉSENTATION 9

avec autrui et le monde en vue de sa croissance. Cet élargissement


considérable du champ de la conscience humaine oblige la réflexion
théologique à se donner de nouvelles méthodes pour analyser le phéno­
mène spirituel dans toute sa complexité. Pour se lancer dans cette
recherche, il faudra toutefois développer trois attitudes fondamentales:
le respect de l’autre, le primat accordé à l’expérience et la disposition
à se laisser transformer au contact de l’autre. Bref, une théologie à
l’écoute de la spiritualité contemporaine ne peut plus s’enfermer dans
le ghetto des idées ou d’une tradition vue dans une perspective fonda­
mentaliste. Elle doit rester contextuelle, tout en tenant sérieusement
compte du vaste champ de la nouvelle conscience planétaire.
Mais la théologie est-elle capable de servir réellement la vie spi­
rituelle? Spécialiste dans ce domaine, Jean-Claude Breton fait remar­
quer que la théologie est soumise à des attentes spirituelles qu’elle
parvient parfois difficilement à satisfaire, et qu’elle déçoit la plupart du
temps. Les spirituels exigent en effet que les théologiens et les théolo­
giennes soient des personnes dont la vie spirituelle soit de grande qua­
lité, ce qui leur permettrait de comprendre en vérité l’expérience qu’on
leur demande souvent de juger de façon critique. Mais cet exercice
critique est fait la plupart du temps de façon distanciée, ce qui conduit
à une impasse et à une fin de non-recevoir de la part des personnes
ainsi jugées de l’extérieur. Que de visionnaires et de mystiques ont été
déclarés fous ou illuminés par de savants théologiens académiques! Et
la situation passée se répète encore aujourd’hui... Les leçons de l’his­
toire pourraient-elles permettre d’éviter les erreurs du passé et de pra­
tiquer une théologie «utile» à la vie spirituelle? Heureusement, la réfé­
rence quasi obligée à l’expérience dans la pratique théologique actuelle
ouvre de nouvelles perspectives pour les rapports entre théologie et vie
spirituelle. A condition, bien sûr, que la théologie soit capable de s’in­
téresser aux émotions, aux pratiques corporelles et à un faire plus ou
moins poétique, ajoute-t-il en conclusion.
Finalement, il importe aussi de ne pas négliger les voies spirituel­
les balisées par les nouvelles religions, comme nous y invite Bertrand
Ouellet, directeur du Centre d’information sur les nouvelles religions.
Car celles-ci ne sont pas exclusives aux sectes et gnoses qui foisonnent
dans notre nouveau paysage religieux. Elles traversent aussi les Églises
et religions traditionnelles. Plutôt que de chercher à exclure ou à opérer
une sélection, la foi chrétienne doit tenter de réaliser une sorte de syn­
thèse dynamique d’expériences spirituelles multiples, une synthèse
10 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

entre trois branches: celle de la transcendance, celle de l’engagement et


enfin celle de la mystique.

*
* *

Après cette première partie qui promeut l’urgence d’un nouveau projet
théologique, une deuxième partie procède à la description des soifs et
expressions de spiritualité aujourd’hui.
Pierrette Daviau montre comment des communautés religieuses
vieillissantes cherchent à transmettre leur héritage spirituel en propo­
sant des démarches renouvelées de croissance spirituelle. Ces démar­
ches s’inspirent notamment des spiritualités jésuite, dominicaine, fran­
ciscaine ou montfortaine. Elles tiennent compte des réalités culturelles
contemporaines pour acculturer leur spiritualité et pour l’actualiser. À
partir d’une mini-recherche-action effectuée auprès d’une trentaine de
laïques cheminant avec une congrégation dont la spiritualité s’inspire
de la Sagesse, elle constate l’émergence de diverses constituantes d’une
spiritualité pour notre temps. Cela l’amène à s’interroger sur la compo­
sante biblique qui sous-tend cette spiritualité et sur les défis pastoraux
posés par le phénomène des petits groupes de spiritualité dans l’Église.
De tels groupes prennent naissance dans les milieux les plus divers,
comme celui des entrepreneurs chrétiens au Québec. Michel Dion s’in­
téresse à ces nombreux groupes ou associations de gens d’affaires chré­
tiens qui se développent en Amérique du Nord et en Europe depuis la
fin des années 1960. Pour bien saisir ce phénomène, il se donne au
départ une définition opérationnelle de l’entrepreneur chrétien. Il con­
sidère celui-ci comme le dirigeant d’entreprise qui tente, de façon plus
ou moins publique, de mettre en pratique ses valeurs religieuses et sa
spiritualité dans sa vie professionnelle et/ou qui cherche à intégrer ses
valeurs religieuses ou sa spiritualité dans la gestion et la culture même
de son entreprise. Très peu d’études ont été faites sur ce sujet. Celle-
ci présente les résultats d’une recherche exploratoire destinée à identi­
fier l’importance des valeurs religieuses et de la spiritualité dans la
gestion d’entreprises québécoises dirigées par des entrepreneurs chré­
tiens. Une telle enquête invite à se demander s’il ne s’agit pas d’un
phénomène plus ou moins contre-culturel. Il faudrait à tout le moins
d’autres études pour être en mesure de donner une réponse satisfaisante
à cette question.
PRÉSENTATION

Si le monde des affaires s’ouvre de plus en plus à la dimension


spirituelle, cela indique peut-être qu’un mouvement de fond pousse
actuellement nos contemporains à se situer différemment à l’égard de
la création. Voilà ce que prétend du moins le théologien américain
Matthew Fox, pour qui la tradition spirituelle de la création est le nou­
veau paradigme religieux à promouvoir. Il déplore le fait que le modèle
dualiste et patriarcal de spiritualité fondé sur la chute et la rédemption
ait dominé la religion occidentale pendant des siècles. Pourtant, ajoute-
t-il, la tradition spirituelle chute/rédemption est moins ancienne que la
tradition de la création, maintenue en vie grâce surtout aux artistes,
poètes, scientifiques, et aux féministes, plus qu’aux théologiens. Fox
aborde la spiritualité de la création tout au long de son oeuvre. Il y
développe les thèmes de la créativité, de l’amour de la terre, l’Eros, la
célébration, la grâce, la divinisation, la sensualité, la beauté, l’art, la
prophétie, le Christ, la joie, la compassion. Pour nous introduire à cette
pensée, Jacques Gauthier utilise deux ouvrages majeurs traduits depuis
peu en français. Il montre que cette spiritualité est un lieu d’intégration
entre la foi, la culture et la science. Elle s’inscrit dans le cadre d’un
œcuménisme global. Malgré quelques limites, elle pourrait répondre à
la quête de sens de nos contemporains, favorisant ainsi un nouvel art
de vivre l’Evangile, pour une plus grande libération de la personne et
de la société.
Finalement, il ne faut pas négliger un des lieux les plus influents
et les moins étudiés, où s’exprime autrement la soif spirituelle de nos
contemporains. Il s’agit des séries télévisuelles de science-fiction amé­
ricaines, qu’Alain Létoumeau a analysées sous l’angle des rapports
entre éthique, religion et spiritualité. Concentrant ses observations sur
certaines séries de la famille «Star Trek», il s’est aperçu que la plupart
des épisodes véhiculent des idées éthiques fortes, associées à des as­
pects explicitement spirituels ou religieux. L’analyse fait ressortir un
sacré immanent ou transcendant, mis en scène régulièrement et véhi­
culé par des personnalités importantes dans la structure interne des
épisodes. La religion a donc droit de cité dans cet univers fictif et il ne
faut pas s’en étonner, précise-t-il, quand on connaît l’importance que
les américains accordent aux croyances religieuses et éthiques pour
maintenir leur religion civile.
12 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

*
* *

La troisième partie de l’ouvrage s’intéresse au rôle que joue la spiri­


tualité dans la structuration de l’identité personnelle et collective.
Une première dimension à explorer porte sur le statut de la spi­
ritualité dans la modernité éclatée de cette fin de siècle. Pour penser ce
statut, on a utilisé jusqu’à maintenant un modèle dominant, celui de
Max Weber, qui relègue la spiritualité dans la sphère de la vie privée,
en la liant au processus de subjectivation impliquant le corps et le désir.
La spiritualité est alors comprise en tant que modalité individuelle du
principe religieux et, comme telle, elle entretient un lien conflictuel
avec l’institution, qui relève de la sphère de la vie publique. Ce modèle
dominant doit néanmoins être évalué critiquement, estime Anne Fortin-
Melkevik, car il confine le religieux dans le domaine de l’irrationnel ou
du goût individuel et il l’exclut par le fait même du champ de la dis­
cussion publique. Même les courants dits postmodernes en théologie
anglo-américaine continuent d’être régis par cette vision de la moder­
nité et du religieux. Il importe plus que jamais d’en faire une analyse
critique afin de donner de nouveaux paramètres pour dire l’expérience
spirituelle dans nos cultures nord-américaines. À partir d’un nouveau
paradigme du langage, il devient possible de construire un nouveau
modèle de l’identité religieuse dans la modernité.
Le débat épistémologique ouvert par Mme Fortin-Melkevik est
poursuivi sur le plan politique par Robert Mager, dont les intérêts de
recherche portent plus précisément sur le rapport entre spiritualité et
culture publique commune au Québec. La spiritualité est souvent dé­
crite en termes d’«intériorité». Or, puisque l’intériorité et la mondanéité
sont inséparables dans l’existence (E. Schillebeeckx), la réduction de
la spiritualité à F «intériorité» révèle une aliénation par rapport au
monde qui se traduit concrètement par une érosion du sens commun
(H. Arendt). Cette aliénation s’enracine dans la dissolution du politi­
que, c’est-à-dire dans l’effacement des communautés traditionnelles où
les humains pouvaient s’approprier le monde et se comprendre en lui.
Le texte explore les facteurs de cette disparition et en déploie les con­
séquences, notamment pour l’expérience concrète de la transcendance.
Il montre que le débat récent sur une «culture publique commune»
québécoise pointe précisément vers ce non-lieu où le politique défaille
PRÉSENTATION 13

et la transcendance se dérobe. La crise spirituelle pourrait ainsi avoir


des racines politiques.
Tout en reconnaissant l’importance de cette dimension commune
ou publique de la vie spirituelle, que l’on passe trop souvent sous
silence, il ne faut pas minimiser pour autant la nécessaire appropriation
subjective de la spiritualité, qui conduirait autrement au conformisme
ou au légalisme aliénant. A partir d’un éloge de la transgression, Jean-
François Malherbe soutient pour sa part que la quête d’autonomie exige
de surmonter le défi du passage de l’humain au plus humain. Il faut
donc réaliser en soi une complexe intégration des dimensions éthique,
mystique, biologique, psychique et civique pour parvenir à l’autono­
mie. Mais comment réaliser concrètement un tel passage? À la lumière
de quatre figures quasi mythiques de la philosophie, dont la plus con­
nue est sans contredit le Surhumain de Nietzsche, il devient clair que
l’autonomie éthique en particulier exige la transgression de l’ordre con­
ventionnel afin de permettre l’accomplissement du plus humain en
l’humain. La convergence de ces quatre lignes de pensée en direction
de la transgression n’est pas sans soulever des questions d’ordre théo­
logique et pédagogique que les éducateurs auraient intérêt à méditer.

*
* *

La discussion étant ouverte, il importe maintenant de dégager les défis


théologiques et pastoraux suscités par le retour du religieux sous l’an­
gle du spirituel. C’est à cette tâche que s’attaque la quatrième partie.
Le défi peut-être le plus crucial pour l’Église catholique est posé
par la sécularisation, le pluralisme culturel et religieux ainsi que par le
besoin urgent de renouer avec une expérience religieuse authentique
qui implique l’ensemble des dimensions de l’être humain. Un grand
nombre de théologiens y voient une occasion rêvée pour retrouver le
caractère universel de l’Église. Mais, selon d’autres, l’Église ne peut
répondre à cette vocation que si le chrétien découvre le Christ dans les
autres cultures et les autres religions. En ce sens, la redéfinition de la
spiritualité chrétienne ne se fera qu’au contact des héritages religieux
du monde entier. Fabrice Blée s’engage dans cette voie en proposant
quelques repères d’une spiritualité chrétienne qui soit à l’écoute des
signes des temps et qui réponde aux exigences des consciences histo­
rique et planétaire. Il montre qu’il ne peut y avoir de dialogue
14 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

interreligieux sans dialogue intrareligieux, ce qui suppose une façon


particulière de vivre une spiritualité pleine et profonde. L’expérience
intrareligieuse permet, selon lui, une pratique spirituelle chrétienne te­
nant compte des angoisses et des attentes des chrétiens, en marge d’une
pratique traditionnelle dont ils ne reconnaissent plus les symboles.
Un autre défi non moins important consiste à apporter la guérison
à un monde divisé et auto-destructeur. Quel langage pouvons-nous
utiliser aujourd’hui pour redire le sens chrétien de la rédemption et du
salut? Pour Louise Melançon, on aurait tout intérêt à s’inspirer de la
spiritualité «écologique» développée par le mouvement féministe, qui
promeut la réconciliation dans l’ensemble de nos relations. Cette spiri­
tualité est née de la découverte des maux causés à notre environnement
naturel et elle donna ensuite lieu à une prise de conscience des liens qui
existent entre cette menace écologique et la violence faite aux femmes.
À partir du dernier livre de la théologienne américaine bien connue
Rosemary Radford Ruether, elle montre les points de départ de cette
spiritualité «écoféministe», puis elle en expose les fondements théolo­
giques et les principales caractéristiques. Cette nouvelle vision spiri­
tuelle et écologique, articulée autour du thème de la guérison, ne perd
pas de vue les implications politiques de la réconciliation. Cherchant à
surmonter tous les dualismes, elle ouvre en ce sens des perspectives
stimulantes pour développer une véritable spiritualité de l’incarnation.
Comment amener les jeunes adultes à passer de la religion de leur
enfance à une religion qu’ils auront eux-mêmes choisie? Voilà un autre
défi majeur qui interpelle toutes les grandes religions. En effet, la
société pluraliste a marqué la fin de l’homogénéité sociale en même
temps qu’elle a entraîné l’effrondrement des certitudes d’hier dans le
domaine des croyances, des valeurs et de la morale. Dans cette con­
joncture, quelle signification revêt le développement spirituel pour les
jeunes adultes et comment se situent-ils face à la vitrine des religions?
Claude Michaud s’est intéressé à cette question et il a procédé à une
enquête pour mieux connaître la situation actuelle. Son étude a mis en
lumière la variété des expériences spirituelles et l’importance perçue du
rapport de cette expérience avec le développement de la personnalité.
Elle a également permis de différencier quatre profils psycho-religieux.
La recherche menée auprès de 168 jeunes adultes en milieu universi­
taire amène à s’interroger sur l’ambiguïté de la démarche intellectuelle
des jeunes et de sa signification dans le processus de leur évolution
spirituelle.
PRÉSENTATION 15

En terminant, est-il possible de parler de spiritualité sans parler


de guides spirituels? On connaît l’importance des maîtres spirituels
dans toutes les traditions religieuses. Car l’accès aux profondeurs de
l’être est toujours risqué et ne peut se faire sans être guidé pas à pas.
Christian Saint-Germain déplore l’absence de pareils maîtres dans notre
monde catholique actuel. À partir d’une étude de la tradition mystique,
il décrit les particularités de ce discours enflammé par le désir de se
perdre en Dieu, dont les relations avec les institutions ecclésiales ne
furent jamais faciles. Il en tire certaines orientations pour une pratique
d’accompagnement spirituel.

*
* *

La cinquième partie de l’ouvrage est consacrée à certaines approches


critiques de la spiritualité.
Guy Bonneau a déjà fait partie de groupes évangéliques de type
pentecôtiste. Après avoir terminé un doctorat en théologie biblique sur
l’évangile de Marc, il a senti le besoin de faire le point sur son passé
tout en retenant les points forts de son expérience. Son étude l’amène
à jeter un regard sociologique sur la quête spirituelle des groupes fon­
damentalistes. Il constate que pour éviter la dérive et le non-sens qu’en­
traîne une société séculière et individualiste, les groupes fondamentalis­
tes prônent une quête spirituelle axée sur la stabilité de la «lettre» des
textes bibliques. Ce pseudo-retour à la Bible et l’activité de mise en
ordre qu’il procure permettent aux individus de s’intégrer à un groupe
dans lequel s’épanouissent leur identité, leur spiritualité et leurs
valeurs, à partir d’un carcan disciplinaire stabilisateur, invariable et
universel. De plus, l’interprétation de la vie et de la destinée humaine,
dans un tel modèle, favorise l’exercice d’un contrôle incontestable.
Cette critique ne l’empêche pas pour autant de souhaiter une «théologie
pentecôtiste de la libération», qui pourrait inviter ces groupes à se
préoccuper davantage de la justice sociale...
L’histoire de la spiritualité étudie des maîtres qui ont marqué leur
époque et qui ont souvent été à l’origine de voies de transformation
intérieure ou de communautés religieuses. Le Québec compte en Marie
de l’incarnation une fondatrice qui a joué un rôle important dans son
histoire religieuse et politique. Etroitement relié au Centre d’études
Marie-de-1’Incarnation, Raymond Brodeur nous présente les premiers
16 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

travaux de ce centre d’études universitaires qui a fait récemment le


point sur les problématiques actuelles et les méthodologies utilisées
dans ce domaine. Sa réflexion le conduit à s’interroger sur la culture
actuelle et sur le rôle de la déviance. En effet, les mystiques étant des
marginales et des marginaux qui produisent du discours et du sens
inédits dans des contextes et des institutions hautement contrôlées et
contrôlantes, il est certain que leur déviance productrice, et non des­
tructrice, donne à réfléchir.
Plusieurs auteurs ont déjà déploré la rupture historique entre
théologie et spiritualité. Cette situation soulève chez un jeune théolo­
gien comme Marc Dumas de profondes et radicales questions. Se peut-
il que l’activité théologique d’aujourd’hui se concentre trop unique­
ment sur la transmission de contenus historiques et théoriques, de-
mande-t-il? Mais cette théologie ne se réduit-elle pas à n’être qu’un
discours sur Dieu, ajoute-t-il, au lieu d’être un discours de Dieu et à
Dieu? Un retour à la théologie telle que comprise et pratiquée par
Anselme de Cantorbéry révèle que la fides quærens intellectum est chez
lui plus qu’un savoir abstrait: elle est une connaissance de foi qui unit
raison et prière. Des théologiens contemporains tentent à leur tour de
reconstruire des ponts entre la théologie et la spiritualité, en particulier
W.M. Thompson et E. Schillebeeckx. L’étude de ces auteurs ouvre des
pistes stimulantes à qui veut proposer une théologie signifiante pour
notre monde.
L’ouvrage se termine par un texte qui montre à quel point la
lecture d’une œuvre spirituelle ou mystique est un travail exigeant et
sans cesse confronté à la médiation incontournable du langage. Étienne
Pouliot nous livre son parcours de lecture doctorale des écrits de
Maurice Zundel. Au lieu de présenter les résultats bruts de son analyse,
il a préféré montrer comment ses différentes tentatives de lecture ont
achoppé, ce qui lui permet d’illustrer la mise à jour de ses propres
présupposés, épistémologiques et méthodologiques, par la confronta­
tion continue au texte. On s’aperçoit ainsi que la construction d’un
objet d’étude comme celui-ci passe aussi par sa déconstruction, l’une
et l’autre tâches demeurant inachevées. Quoi de plus inachevé en effet
qu’une mise en discours et qu’une prise de parole où sujet et objet ne
sont rien sans l’autre et n’acquièrent jamais la maîtrise complète de
l’autre! Cette réflexion critique met en lumière l’exigence mystique
créée par cette condition, herméneutique et langagière, qui est la
nôtre.
PRÉSENTATION 17

Je disais au départ que les théologiens et les théologiennes


n’avaient pas réfléchi ensemble depuis longtemps sur la vie spirituelle.
Compte tenu de l’importance qu’a prise la spiritualité dans notre cul­
ture, il devenait urgent de se mettre à l’écoute de ce phénomène, d’en
faire une lecture critique et de se laisser interroger par les défis posés
par une expérience aussi riche. La lecture de cet ouvrage révélera à quel
point la théologie d’ici est devenue «pratique», capable de réflexion
critique et de remise en question théorique. Une théologie puisant ainsi
aux sources vives de la spiritualité devrait être capable d’inspirer un
projet de société. Le prochain congrès nous donnera l’occasion d’en
vérifier la pertinence.
I

SPIRITUALITÉS
ET THÉOLOGIE
Spiritualité et conscience planétaire
ACHIEL PEELMAN
Université Saint-Paul, Ottawa

Au début du xxc siècle Romano Guardini écrivait: «Un événement


religieux d’une portée immense est en train de s’accomplir: l’Église
connaît un réveil dans les âmes1.» Il avait réussi à exprimer dans une
seule phrase, voire un seul mot, un sentiment profond de son époque,
un ensemble d’attitudes et d’orientations nouvelles, qui se trouvent au
point de départ de l’extraordinaire renouveau ecclésiologique qui con­
duira l’Église catholique vers le deuxième concile du Vatican. J’ai l’im­
pression que nous vivons aujourd’hui dans une atmosphère quelque peu
semblable, mais difficile à diagnostiquer avec autant de perspicacité
que Guardini pouvait le faire à son époque. Pourtant, d’ores et déjà
nous savons que ce n’est plus l’Église ou le christianisme, voire la
religion comme telle, qui captivent nos esprits. C’est quelque chose de
plus global ou englobant qui semble déterminer notre environnement
théologique et que nous désignons, faute de mieux, par le terme «spi­
ritualité». Nous devons reconnaître immédiatement que, depuis les
années 1970, ce terme a connu une évolution rapide qui échappe lar­
gement aux professionnels de la religion et aux théologiens. Il réfère1

1. Romano Guardini, «Das Erwachen der Kirche in der Seele», dans Hochland,
19 (1921-1922) n" 2 et dans Vom Sinn der Kirche (1922), chapitre I.
22 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

cependant à une réalité de plus en plus complexe à laquelle nous som­


mes confrontés quotidiennement dans notre pratique de la théologie.
C’est l’objectif principal de ce Congrès de réfléchir sur cette
situation inédite. Nous sommes réunis ici pour nous interroger sur les défis
culturels et théologiques que cette réalité (la spiritualité contemporaine)
représente pour nous. Afin de nous introduire à cette tâche, j’ai divisé
cette conférence d’ouverture en trois parties. Je propose d’abord une
brève réflexion sur ce qui me semble être le dénominateur commun des
principaux mouvements à travers lesquels la spiritualité contemporaine
se propage. Puis, j’offre une analyse contextuelle de ce phénomène en me
servant principalement du concept de «société post-moderne». Enfin, il
s’agira de voir quelle est la place que la spiritualité occupe au sein de la
théologie en tant qu’entreprise scientifique.

I. l’évolution et la signification
ACTUELLE DU PHÉNOMÈNE SPIRITUALITÉ

Dans le premier volet de cette réflexion, je me concentre donc sur la


spiritualité telle qu’elle se développe à l’heure actuelle. Nous ne pou­
vons pas nous contenter ici d’une simple description du phénomène. La
démarche que j’adopte est une démarche dialogale, une sorte de va-et-
vient entre l’observation de la réalité elle-même (que nous ne pouvons
jamais perdre de vue) et l’essence de la réalité telle qu’elle se dévoile
graduellement à notre esprit d’observateur. Tout cela dans le but
de répondre à une question très précise: que voyons-nous et que
comprenons-nous quand nous décidons de soumettre la spiritualité con­
temporaine à un examen critique dans une perspective proprement
théologique2 ?

1. La spiritualité à l’aube du troisième millénaire


Une vue d’ensemble du phénomène

Le xxe siècle tire à sa fin. Pour beaucoup d’entre nous, les quelques
années qui nous restent avant notre entrée dans le troisième millénaire
sont plus qu’une simple séquence chronologique. Nous les percevons

2. Voir Kees Waaijman, «Toward a Phenomenological Définition of Spiritua-


lity», dans Studies in Spiritualité, 3 (1993), p. 42-43.
SPIRITUALITÉ ET CONSCIENCE PLANÉTAIRE 23

presque spontanément comme une période de transition marquée par la


crainte et l’espérance. Crainte de ne pouvoir laisser derrière nous un
siècle marqué par des guerres pratiquement ininterrompues. Espérance
de pouvoir entrer dans un monde nouveau qui deviendra enfin un
véritable village global où la convivialité ne sera plus un mot sans
contenu. La spiritualité, telle qu’elle se présente à l’aube du troisième
millénaire, est fortement marquée par le déchirement entre le sentiment
d’impuissance face à un monde que nous ne pouvons pas changer et le
désir de nous embarquer sur une route nouvelle sans trop savoir où cela
nous mènera. C’est peut-être ce sentiment de «fin de siècle» qui fait
qu’il y a tellement d’agitation autour du terme «spiritualité».
Quand on regarde l’ensemble des mouvements très diversifiés
que le terme «spiritualité» représente aujourd’hui, on constate immé­
diatement un fait incontournable. Au moment même où, à l’intérieur du
christianisme occidental, la spiritualité devient presque synonyme de la
vie ou de la pratique chrétienne en général, nous assistons aussi à une
sorte de sécularisation du phénomène spirituel. Aux yeux de beaucoup,
la spiritualité semble avoir perdu sa connotation traditionnellement
chrétienne et religieuse. Parler de spiritualité aujourd’hui, ce n’est plus
nécessairement parler de religion ou de Dieu, quel que soit le nom
qu’on lui donne. Parler de spiritualité, c’est s’engager inévitablement
dans un débat de fond sur notre façon de vivre et de penser avec ou
sans référence à un être absolu. Cette évolution nous permet de cons­
tater que dans la majorité des publications contemporaines la spiritua­
lité renvoie presque toujours à trois réalités complémentaires: la façon
de réaliser notre existence jour après jour, l’encadrement de cette ex­
périence vécue par des mouvements ou des organismes ouverts au
grand public et, enfin, le retour réflexif sur ce que nous vivons indivi­
duellement ou collectivement3.
Cette expansion extraordinaire de la spiritualité au cours des
dernières décennies n’est pas le fruit du hasard. Elle semble répondre
à un besoin très profond de l’être humain, celui de trouver et d’établir
les relations dont il a besoin pour réaliser son existence en plénitude.
La spiritualité contemporaine est marquée par une prise de conscience

3. Voir Walter Principe, «Toward Defining Spirituality», dans Studies in Reli­


gion, 12 (1983), n“ 2, p. 127-141; «Spirituality, Christian», dans Michael Downey (dir.),
The New Dictionary of Catholic Spirituality, Collegeville, A Michael Glazier Book, The
Liturgical Press, 1993, p. 931-938; Jon Alexander, «What do Recent Writers Mean by
Spirituality?», dans Spirituality Today, 32 (1980), p. 247-256.
24 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

très aiguë de la nature profondément relationnelle de l’existence


humaine. Il s’agit d’une prise de conscience vraiment planétaire dans la
mesure où elle englobe toutes les dimensions de la vie et qu’elle se
produit simultanément un peu partout dans le monde4.
Les premières images qui viennent à l’esprit quand on se laisse
interpeller par ce phénomène contemporain est celle du cercle et de la
spirale. La conscience que tout est lié à tout semble être le véritable
moteur de la spiritualité contemporaine5.

Un mouvement aux multiples visages

Il est pratiquement impossible de présenter ici un rapport détaillé de


toutes les formes dans lesquelle cette spiritualité s’incarne aujourd’hui,
même si nous nous limitions à notre propre environnement culturel. La
spiritualité contemporaine se présente comme un mouvement aux mul­
tiples visages. Elle a cessé d’être perçue comme une doctrine bien
emballée et immunisée contre toutes sortes de contaminations. Au
contraire, elle apparaît comme un phénomène vivant et vécu dans une
grande variété de contextes culturels et sociaux. La spiritualité est
désormais inséparable des personnes qui l’expérimentent et qui lui
donnent une expression concrète6.
À l’intérieur de cette réalité complexe de la spiritualité contem­
poraine nous rencontrons cependant trois mouvements qui méritent
d’être mentionnés d’une façon particulière. Ces trois mouvements
mettent justement en relief la dynamique inter-relationnelle dont l’être
humain a besoin pour coordonner sa vie et pour réaliser sa capacité
de transcendance: l’objectif que toute spiritualité authentique veut
atteindre.

4. Voir Sandra Schneiders, «Theology and Spirituality: Strangers, Rivais, or


Partners?», dans Horizons, 13 (1986), p. 253-274.
5. Voir Tony Kelly, An Expanding Theology. Faith in a World of Connections,
Newtown (Australia), E.J. Dwyer, 1993.
6. Voir Anthony J. Grittins, «Toward Intégral Spirituality: Embodiment,
Ecology, and Expérience of God», dans Susan Rakoczy (dir.), Common Journey.
Different Paths. Spiritual Direction in Cross-Cultural Perspective, Maryknoll, Orbis
Books, 1992, p. 44-54.
SPIRITUALITÉ ET CONSCIENCE PLANÉTAIRE 25

Le mouvement écologique

En premier lieu, il s’agit du mouvement écologique, né durant les an­


nées 1970 à la suite d’une prise de conscience aiguë des limites des
ressources naturelles et de la fragilité de nos systèmes de vie. Très tôt,
nous sommes venus à la conclusion que la crise que nous vivions alors
n’était pas tout simplement une crise biologique mais une crise cultu­
relle et religieuse. Elle donnera rapidement naissance à de nouvelles
recherches scientifiques, éthiques et théologiques7. Mais 30 ans plus
tard, l’écologie est devenue plus qu’une science. Elle est devenue une
culture et une spiritualité, c’est-à-dire une façon de vivre autrement.
Elle est même devenue un trait fondamental de la théologie ou de la
spiritualité comme telle. Nous voyons apparaître un peu partout dans le
monde des théologies écologiques, des théologies de l’environnement,
des spiritualités chrétiennes de l’environnement, des spiritualités de la
terre et des éco-spiritualités8. Dieu est devenu «vert» et il nous invite
à nous réconcilier et à nous re-familiariser avec la terre9.

7. Voir Gérard Siegwalt, «Écologie et théologie: en quoi les problèmes d’envi­


ronnement concernent-ils notre pensée, notre foi et notre comportement», dans Revue
d’Histoire et de Philosophie Religieuses, 54 (1974), p. 341-365, 507-521; André
Beauchamp, Introduction à l’éthique de l’environnement, Montréal, Éditions Paulines &
Médiaspaul, 1993, p. 185-205 (Vers une nouvelle religion).
8. Voir, parmi les publications récentes, Altner Gunter (dir.), Ôkologische
Théologie'. Perspektiven zur Orientierung, Stuttgart, Kreuz Verlag, 1989; Michael
Barnes (dir.), An Ecology of the Spirit: Religions Reflection and Environmental
Consciousness, Lanham, University Press of America, 1994; Charles Birch, William
Eakin et Jay B. McDaniel (dir.), Liberating Life. Contemporary Approaches to
Ecological Theology, Maryknoll, Orbis Books, 1991; Leonardo Boff, Ecology &
Libération: A New Paradigm, Maryknoll, Orbis Books, 1995 (Ecologia, Mundializaçao,
Espiritualidade, Sao Paulo, Editora Atica, 1993); John Carmody, Ecology and Religion:
Toward a Christian Theology of Nature, Ramsey, Paulist Press, 1983; John E. Carroll
et Albert Lachance, Embracing the Earth: Catholic Approaches to Ecology, Maryknoll,
Orbis Books, 1994; Charles Cummings, Eco-Spirituality: Toward a Reverent Life.
Mahwah, Paulist Press, 1991; Michael Dowd, Earth Spirit: A Handbook for Nurturing
an Ecological Christianity, Mystic, Twenty-Third Publications, 1991; Angel Galindo
Garcia (dir.), Ecologia y creacion: fe cristiana y defensa del planeta, Salamanca,
Universidad Pontifica, 1991; Danièle Hervieux-Léger (dir.), Religion et écologie, Paris,
Cerf, 1993; Henryk Skolimowski, Éco-philosophie et éco-théologie. Pour une philoso­
phie et une théologie de l’ère écologique, Genève, Éditions Jouvence, 1992.
9. Ian Bradley, God is Green: Ecology for Christians, New York, Image Books,
1992; Thomas Berry, Befriending the Earth. A Theology of Réconciliation Between
Humans and the Earth, Mystic, Twenty-Third Publications, 1991.
26 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

Le mouvement féministe

En deuxième lieu, il convient de mentionner le mouvement féministe


qui, lui aussi, a connu une évolution énorme au cours des dernières
décennies. Ce mouvement est né d’une autre prise de conscience, celle
concernant l’oppression et l’exclusion des femmes dans la société, en
particulier dans le domaine de l’éducation, de la politique, de l’écono­
mie et de la religion. Mais, depuis longtemps, le féminisme a cessé
d’être un simple mouvement d’opposition ou de libération visant l’ob­
tention d’un statut égal ou de droits égaux pour les femmes. Evidem­
ment, cet aspect est toujours d’actualité, car la révolution féministe se
. Mais, dans un rapprochement
poursuit surtout au niveau international1011
remarquable avec le mouvement écologique, le féminisme s’impose
également aujourd’hui comme une culture ou une spiritualité qui con­
cerne autant les hommes que les femmes. On parle aujourd’hui d’éco-
féminisme, de dimension féminine de la création, de théologies et de
spiritualités féministes, chrétiennes et autres11. Gaia et Dieu se rappro­
chent. Dieu se dit également au féminin. Elle, la Grande Mère Cosmi­
que, nous invite à respecter les complémentarités et les différences au-
delà de nos doctrines préconçues de l’éternel féminin et masculin12. Le
Dieu qui anime le mouvement féministe nous invite à nous engager à

10. Voir Ursula King (dir.), Feminist Theology from the Third World: A Reader,
Maryknoll, SPCK - Orbis, 1994. «Spirituality for Life: Women Struggling Against Vio­
lence», dans Voices from the Third World, 17 (1994), n” 1. Bi-annual publication of the
Association of Third World Theologians.
11. Voir, parmi les publications récentes, Carol J. Adams, Ecofeminism and the
Sacred, New York, Continuum, 1993; Irene Diamond et Gloria Orenstein (dir.),
Reweaving the World: The Emergence of Ecofeminism, San Francisco, Sierra Club
Books, 1990; Catharina J.M. Halkes, New Création: Christian Feminism and the
Renewal of the Earth, Londres, SPCK, 1991; Judith Plaskow et Carol P. Christ (dir.),
Weaving the Visions: New Patterns in Feminist Spirituality, San Francisco, Harper, 1989;
Sandra Schneiders, Beyond Patching: Faith and Feminism in the Catholic Church, New
York, Paulist Press, 1991. Pour une vue d’ensemble de l’évolution de la théologie ou
spiritualité féministe, voir Susan A. Ross et Mary Catherine Hilkerk, «Current
Theology. Feminist Theology: A Review of Literature», dans Theological Studies, 56
(1995), p. 327-352.
12. Joseph Campbell et Charles Muses (dir.), In AU Her Names: Explorations
of the Féminine in Divinity, New York, Harper, 1991; Elisabeth Johnson, She Who Is:
The Mystery of God in Feminist Theological Discourse, New York, Crossroad, 1992;
Elisabeth et Jürgen Moltmann, Dieu Femme et femme, Paris, Cerf, 1984; Barbara Mor
et Monica Sjôô, The Great Cosmic Mother: Rediscovering the Religion of the Earth,
New York, Harper and Row, 1987; Rosemary Radford Ruether, Gaia & God: An
Ecofeminist Theology of Earth Healing, San Francisco, Harper, 1992.
SPIRITUALITÉ ET CONSCIENCE PLANÉTAIRE 27

fond dans la guérison des blessures que nous continuons à nous infliger
dans nos sociétés et dans nos églises patriarcales13.

Le retour des peuples autochtones

En troisième lieu, il faut reconnaître la rentrée en scène des peuples


autochtones, pas seulement en Amérique du Nord mais à travers le
monde14. Au début du siècle, on les croyait en voie de disparition. On
ne voyait pas comment ils résisteraient au choc de la modernité et à
toutes les formes d’agression dont ils étaient victimes depuis des siè­
cles. Aujourd’hui, ils s’affirment de plus en plus, en particulier dans le
domaine politique et économique. Mais, au-delà de la revendication de
leurs droits fondamentaux, ils nous confrontent à une autre vision du
monde et à une expérience spirituelle dont l’origine dans le temps nous
échappe, mais dont la vitalité n’a plus à faire ses preuves15. Dieu est
également «rouge16». Le Grand Mystère, le Dieu des peuples autochto­
nes, nous invite à entrer de nouveau dans le cercle de la vie, d’aban­
donner notre esprit de domination, et de vivre en partenariat avec tous
les éléments qui composent notre univers17.

Pour une spiritualité intégrale

Les trois mouvements que je viens d’évoquer rapidement nous permet­


tent de mieux saisir ce qui semble être l’orientation de fond de la
spiritualité contemporaine. Une observation attentive de ce phénomène
nous fait voir et comprendre que la spiritualité est essentiellement une

13. Judith Plant (dir.), Healing the Wounds: The Promise of Ecofeminism, Santa
Cruz (Calif.), New Society Publishers, 1989; Charlene Spretnak, States of Grâce: The
Recovery of Meaning in the Postmodern Age, New York, Harper and Row, 1991.
14. Voir Lee Swepston, «Les populations aborigènes et tribales. Retour en
scène», dans Revue Internationale du Travail, 126 (1978), p. 503-511; Harold Cardinal,
The Rebirth of Canada’s Indians, Edmonton, Hurtig Publishers, 1977; Boyce
Richardson (dir.), Drumbeat: Anger and Renewal in Indian Country, Toronto,
Summerhill Press - Assembly of First Nations, 1989; Larry Krotz, Indian Country:
Inside Another Canada, Toronto, McClelland & Stewart, 1990.
15. Voir Achiel Peelman, «L’actualité des religions amérindiennes au Canada»,
dans Revue internationale d’action communautaire, 26/66 (1991), p. 111-118.
16. Vine Deloria Jr., God Is Red: A Native View of Religion. Second Edition,
Golden (Colorado), North American Press, 1992.
17. Voir George E. Tinker, «Spirituality, Native American Personhood,
Sovereignty and Solidarity», dans The Ecumenical Review, 44 (1992), n“ 3, p. 281-324.
28 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

démarche d’intégration et une recherche d’intégrité. Toute spiritualité


authentique tend à devenir une spiritualité dite intégrale. Il n’y a pas de
doute que cette spiritualité intégrale va continuer à s’exprimer et à se
thématiser d’une façon très diversifiée, à partir de la situation concrète
des personnes ou des groupes humains qui la vivent. Mais nous dispo­
sons désormais d’une base commune et surtout d’une conscience com­
mune qui nous permettent de mieux envisager l’avenir de l’humanité.

II. Les implications immédiates du phénomène spiritualité:


deux textes de Karl Rahner

J’aimerais effectuer maintenant un premier retour théologique sur le


phénomène spiritualité à partir de deux textes bien connus de Karl
Rahner.

L’avenir mystique du christianisme

Le premier texte se situe immédiatement à la fin du deuxième Concile


du Vatican. Dans une conférence qu’il donnait durant l’automne de
1966 sur «La vie chrétienne, hier et aujourd’hui», Rahner abordait la
question: Comment se présente la vie chrétienne, post-conciliaire,
c’est-à-dire la spiritualité de l’avenir? Pour lui, c’était la question dé­
cisive, même si le concile ne l’avait pas abordée de façon systématique.
Sa réponse à cette question est bien connue et souvent citée. Rahner
affirmait: «[d]er Fromme von morgen wird ein “Mystiker” sein, einer,
der etwas “erfahren" hat, oder er wird nicht mehr sein... [Le chrétien
pieux de demain sera un «mystique», c’est-à-dire quelqu’un qui a ex­
périmenté quelque chose, ou il ne sera plus...]18» Pour bien saisir le sens
de cette affirmation, il faut tenir compte du double contexte auquel
Rahner lui-même faisait allusion dans sa conférence. D’un côté, il y a
l’anxiété de l’Église catholique post-conciliaire qui voit disparaître ses
formes traditionnelles de piété sans trop savoir par quoi elles vont être

18. Karl Rahner, «Frômmigkeit früher und heute», dans Schriften zur
Théologie. Vol. VII. Zur Théologie des geistigen Lebens, Einsiedeln, Benziger, 1966,
p. 22. Traduction anglaise: «Christian Living Formerly and Today», dans Theological
Investigations, vol. VII: Further Theology of Spiritual Life, Londres, Darton, Longman
& Todd, 1971, p. 15. Pour un commentaire récent sur ce texte, voir Jôrg Splett,
«Mystischen Christentum? Karl Rahner zur Zukunft des Glaubens», dans Theologische
Quartalschrift, 174 (1994), n" 4, p. 258-271.
SPIRITUALITÉ ET CONSCIENCE PLANÉTAIRE 29

remplacées. De l’autre côté, il y a l’image de la cité sans Dieu, la


nouvelle situation dans laquelle l’Église se trouve et qu’elle doit accep­
ter pour son propre bien. C’est dans ce double contexte que Rahner
parle de l’avenir «mystique» du christianisme et qu’il affirme carré­
ment que cet avenir appartiendra à ceux et celles qui ont expérimenté
quelque chose. Pour Rahner, ce «quelque chose» c’est un Dieu qui, par
définition, ne se laisse pas comprendre mais qui continue toujours de
nous interpeller. Rahner propose alors trois orientations en vue du dis­
cernement de la spiritualité chrétienne de l’avenir. Tenant compte du
pluralisme qui est intrinsèque à la nature humaine, il reconnaît d’abord
que l’Église ne peut plus couler l’expérience de Dieu dans une forme
unique, imposée de l’extérieur aux chrétiens, mais qu’elle doit accom­
pagner ses membres dans leur libre quête de Dieu avec beaucoup de
souplesse. En deuxième lieu, il jette aussi un regard positif sur la
sécularisation qui est un trait fondamental de la culture occidentale
moderne. Il y voit une chance unique pour les chrétiens de découvrir
que Dieu n’est plus quelque chose de «donné», une fois pour toutes,
mais quelqu’un qui continue à se donner gracieusement. C’est dans leur
engagement même pour ce monde «sécularisé», où Dieu paraît absent
et silencieux, que les chrétiens découvrent que ce Dieu incompréhen­
sible est le véritable fondement de leur être. Rahner parle, dans ce
contexte, d’une fides implicita et d’une pietas implicita que nous pou­
vons comparer avec Louis Dupré à la via negativa des grands mysti­
ques. En d’autres mots, ce qui était autrefois la route exceptionnelle
d’une élite religieuse (les mystiques) est en train de devenir le chemin
commun de la majorité des chrétiens19. Rahner insiste aussi, en troi­
sième lieu, sur la dimension ascétique de la spiritualité chrétienne.
Alors que les pratiques ascétiques du passé avaient souvent un aspect
héroïque et exceptionnel, l’ascétisme de l’avenir doit être compris
comme les modérations librement acceptées qui nous permettent d’as­
sumer nos responsabilités dans le monde. Au lendemain de Vatican II,
Rahner était convaincu que le christianisme était maintenant capable de
devenir une véritable «religion du monde».

19. Voir Louis Dupré, «Spiritual Life in a Secular Age», dans George P. Schner
(dir.), Ignatian Spirituality in a Secular Age. Canadian Corporation for Studies in Reli­
gion by Wilfrid Laurier University Press, 1984, p. 19.
30 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

Une réinterprétation fondamentale de Vatican II

Le deuxième texte que je vous propose se situe dix ans plus tard. Une
dizaine d’années après Vatican II, Rahner nous offre une réinterpréta­
tion fondamentale de ce concile à partir de la situation inédite dans
laquelle se trouve maintenant l’Église. Il reconnaît franchement que
Vatican II était dans une très large mesure le produit de l’Église occi­
dentale, tout en constatant la migration massive et silencieuse du peuple
de Dieu vers les pays du Tiers Monde. Rahner affirmait: «Il est certain
que le christianisme se trouve aujourd’hui dans une situation qu’il n’a
jamais connue jusqu’à présent. Jusqu’alors, bien qu’il ait voulu devenir
et être une religion mondiale, un message pour tous les peuples, il ne
pouvait cependant puiser la vie qu’à une racine unique, peu importe
que ce soit celle du cercle juif ou celle de l’Occident gréco-romain. En
revanche, sans rien nier de son origine historique, il doit maintenant
devenir vraiment religion mondiale, prendre racine dans des cultures
très différentes les unes des autres, et qui resteront probablement tel­
les20 [...]» Ce deuxième texte de Rahner se situe donc sur un horizon
tout à fait nouveau et largement inattendu. Rahner a constaté qu’en peu
de temps l’Église était devenue mondiale et universelle, mais dans un
monde qui paraît éclaté. Le nouveau défi est désormais d’apprendre à
vivre en chrétien dans un monde pluriculturel et plurireligieux21.
La simple comparaison de ces deux textes nous permet de saisir
immédiatement l’importance des transformations culturelles qui affec­
tent le christianisme depuis Vatican II. Et comme il s’agit dans ces
deux textes de Rahner de la vie chrétienne comme telle, il va sans dire
que ces mêmes mutations culturelles ont aussi un impact considérable
sur notre façon de comprendre et de définir la spiritualité. Ce que je
voudrais montrer à l’instant.

20. Karl Rahner, Le courage du théologien, Paris, Cerf, 1985, p. 223-224;


«Towards a Fundamental Interprétation of Vatican II», dans Theological Studies, 40
(1979), p. 716-727.
21. Voir Antoine Sondag, La géographie des catholiques, Paris, Centurion;
Montréal, Éditions Paulines, 1991.
SPIRITUALITÉ ET CONSCIENCE PLANÉTAIRE 31

III. Une nouvelle définition de la spiritualité

L’évolution de la spiritualité dans le christianisme occidental

C’est un fait bien connu que le christianisme occidental est fortement


marqué, au moins à partir du xmc siècle, par la séparation graduelle
entre la théologie et la spiritualité22. Le grand schisme entre les deux
s’accomplit au XVIe siècle à la suite d’un long processus d’aliénation et
de désintégration. La théologie se construira désormais sans référence
à l’expérience religieuse ou à la vie chrétienne comme telle, tandis que
la «spiritualité» deviendra une affaire de spécialistes. Contrairement au
christianisme oriental qui n’a pas connu un tel divorce23, l’Occident
chrétien a donc rapidement senti le besoin de définir ce qu’il entend par
la spiritualité et comment celle-ci se distingue des autres aspects de la
réalité chrétienne.
Ce n’est qu’à partir du XXe siècle que le christianisme occidental
reprend le chemin de l’intégration. Le protestantisme abandonnera gra­
duellement sa méfiance traditionnelle par rapport à tout ce que le mot
spiritualité évoquait dans le monde catholique. Pour les Églises de la
Réforme, la spiritualité est désormais perçue comme «le langage de la
foi en Dieu24». Du côté catholique se développera un débat très intense
sur la théologie ascétique et mystique, sur le retour aux sources et sur
le rapport entre la dogmatique, l’éthique et la spiritualité.
Quand on fait l’analyse de cette littérature, on constate immédia­
tement que toutes ces discussions théoriques sur le rapport ou la dis­
tinction entre vie chrétienne et vie spirituelle, entre théologie et spiri­
tualité, sont désormais dépassées par l’extraordinaire explosion du phé­
nomène spirituel comme tel.
Du côté catholique, le terme spiritualité évoque désormais un
ensemble de réalités qui sont le résultat d’une véritable intensification
de l’expérience chrétienne dans le sillage de Vatican II: la vie de prière,

22. Voir Hans Urs von Balthasar, «Théologie und Heiligkeit», dans Wort und
Wahrheit, 3 (1948), p. 881-896 (repris dans Verbum Caro. Skizzen zur Théologie I,
Einsiedeln, Johannes Verlag, 1960, p. 195-225); «Théologie et Sainteté», dans Dieu
Vivant, 12 (1948), p. 17-31; François Vandenbroucke, «Le divorce entre théologie et
mystique», dans Nouvelle Revue Théologique, 72 (1950), p. 372-389.
23. Voir, en particulier, la revue Christus n“ 155 (juillet 1992): «La spiritualité de
TOrient chrétien. Un héritage pour aujourd’hui».
24. Otto Schâfer-Guignier, Et demain la terre... Christianisme et écologie,
Genève, Labor et Fides, 1990, p. 75.
32 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

les divers mouvements chrétiens, la pratique de la vie ou de la foi


chrétienne, l’expérience humaine (vivre sa vie en profondeur), ou l’en­
gagement chrétien, en particulier dans le domaine social et politique25 26.
C’est à cet ensemble de réalités que Karl Rahner faisait allusion quand
il parlait de l’avenir mystique du christianisme.
Les autres Églises chrétiennes connaissent une évolution aussi
remarquable, surtout au niveau du Conseil mondial des Églises. Depuis
le début des années 1970, on constate au sein de cet organisme un
intérêt intense pour la spiritualité. En témoigne, de façon particulière,
la sixième assemblée qui s’est tenue à Vancouver en 1983 — une
assemblée où les rituels, la prière et la méditation occupaient une place
aussi importante que les délibérations théologiques 27. Ensuite, lors de sa
septième assemblée qui s’est tenue à Canberra en 1991, le Conseil
mondial des Églises avait adopté comme un de ses thèmes principaux:
Justice, Paix et l’intégrité de la Création. Ce thème témoigne d’une
véritable transformation de l’organisme. Longtemps préoccupé, de
façon presque exclusive, par la problématique de l’unité des Églises
chrétiennes, le Conseil mondial des Églises se situe maintenant dans la
perspective d’une spiritualité globale directement préoccupée des im­
plications culturelles, politiques et économiques de la pratique chré­
tienne au niveau international28. C’est la perspective évoquée par le
deuxième texte de Karl Rahner et que nous retrouvons aussi derrière la
Déclaration en faveur de l’éthos mondial, votée par le Parlement des
religions mondiales le 4 septembre 1993 à Chicago29.

25. Voir Otger Steggink, «Study in Spirituality in Retrospect. Shifts in


Methodological Approach», dans Studies in Spirituality, 1 (1991), p. 5-23.
26. Voir David Tracy, «Recent Catholic Spirituality: Unity amid Diversity»,
dans Louis Dupré, Don E. Saliers et John Meyendorff (dir.), Christian Spirituality.
Post-Reformation and Modem, New York, Crossroad, 1989, p. 143-173.
27. Voir Ans van der Bent, «The Concern for Spirituality. An Analytical and
Bibliographical Survey of the Discussion within the WCC Constituency», dans The
Ecumenical Review, 38 (1986), n" 1, p. 101-114; Gwen Cashmore, «The Worship of the
Sixth Assembly», dans Midstream, 23 (1984), n” I, p. 74-89.
28. Voir Johan van Klinken, «The Integrity of Création: The Third Point of the
JPIC Process. Ecology Between Theology and Science», dans Concilium, 4 (1991), p. 65-
78; Martin E. Brinkman, «The Challenge of an Ecumenical Création Theology», dans
Exchange, 20 (1991 ), n" 2, p. 87-98; Olivier Fatio, «Le Conseil œcuménique des Eglises
doit-il survivre?», dans Olivier Fatio e.a., Pour sortir l’œcuménisme du purgatoire,
Genève, Labor et Fides, 1993, p. 7-18; David G. Hallman, Ecotheology: Voices from
South and North, Maryknoll, Orbis Books - Genève, WCC Publications, 1994.
29. Voir Hans Küng, «Le Christ, la Lumière, et les autres lumières. De la
problématique des religions mondiales et de l’éthos mondial», dans Lumière et Vie, 44
SPIRITUALITÉ ET CONSCIENCE PLANÉTAIRE 33

Une définition phénoménologique de la spiritualité

Cette vue d’ensemble de l’expansion de la spiritualité à l’intérieur des


traditions chrétiennes nous place cependant sur une trajectoire qui nous
conduit inévitablement au-delà des frontières du christianisme. Il est
intéressant de noter que cette évolution du phénomène spirituel est
prise en considération par les théologiens et théologiennes qui essaient
de redéfinir la spiritualité. Nous constatons qu’ils adoptent une perspec­
tive de plus en plus anthropologique et phénoménologique qui leur
permet de rendre compte de la spiritualité dans toute sa densité cultu­
relle. Une des définitions contemporaines les plus significatives est
celle du théologien hollandais Kees Waaijman: «Spirituality is the
ongoing transformation which occurs in involved relationality with the
Unconditional. [La spiritualité est la transformation continue impliquée
dans la relation engagée ou engageante avec l’inconditionnel30.]» La
spiritualité est donc envisagée ici comme une forme de vie, une figure
(Gestalt) vivante ou comme un processus dans lequel le sujet humain
en tant qu’être relationnel s’engage en vue d’une transformation con­
tinuelle. Ce processus comporte toujours une référence explicite à un
Inconditionnel qui se pose «inconditionnellement» devant le sujet et qui
transcende toujours ses idées et ses représentations. La définition de
Waaijman rejoint celle d’un bon nombre d’autres auteurs contempo­
rains. De part et d’autre, on définit la spiritualité comme «une façon
typique d’envisager la condition humaine31», comme «une attitude ou
un état d’esprit qui permet à la personne humaine de sortir de son
isolement et de créer des relations avec autrui en vue de sa crois­
sance32», comme un «effort pour devenir intégralement humain33».
Sandra Schneiders affirme avec raison que toutes ces définitions,
malgré leur caractère vague et général, suggèrent que la spiritualité
concerne l’unification de la vie par référence à quelque chose qui est

(1995), n” 2, p. 33-43; Ewert Cousins, «A Spirituality for the New Axial Period», dans
Christian Spirituality Bulletin, 2 (1994), n“ 2, p. 12-15.
30. Kees Waaijman, «Toward a Phenomenological Définition of Spirituality»,
dans Studies in Spirituality, 3 (1939), p. 45.
31. Raimundo Panikkar, The Trinity and the Religious Expérience of Man'.
Icon-Person-Mystery, Maryknoll, Orbis Books, 1973, p. 9.
32. Richard P. Hardy, «Christian Spirituality Today: Notes oh its Meaning»,
dans Spiritual Life, 28 (1982), p. 154.
33. John Macquarrie, Paths in Spirituality, New York, Harper & Row, 1972,
p. 40.
34 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

au-delà de la personne individuelle. Tous ceux et celles qui parlent de


la spiritualité aujourd’hui, écrit-elle, parlent d’auto-transcendance.
Cette auto-transcendance donne un sens fondamental à la vie dans son
ensemble et à la totalité de la vie en situant la personne de façon
dynamique sur un horizon ultime34.
On notera aussi dans toutes ces définitions une insistance très
forte sur la dimension existentielle de la spiritualité et sur la distinction
entre la spiritualité et le champ plus vaste de la théologie. En même
temps, on y constate un rapprochement entre le terme spiritualité et
trois autres notions importantes: culture, vision du monde et religion.
En effet, ces quatre termes évoquent, chacun à sa façon, l’image d’un
mode de vie englobant (culture), préoccupé par la situation de l’être
humain à l’intérieur d’un tout (vision du monde) et par sa transforma­
tion ou conversion continuelle (spiritualité) par référence à un Absolu
qui ne fait pas partie de ce tout (religion)35.

I. UNE INTERPRÉTATION CULTURELLE


DU PHÉNOMÈNE SPIRITUALITÉ

A partir de cette définition phénoménologique de la spiritualité, je vou­


drais maintenant, en deuxième lieu, vous proposer une interprétation
culturelle du phénomène spiritualité. Je le ferai à partir de deux notions
qui nous permettent de mieux percevoir les défis proprement culturels
de la spiritualité. La première notion est celle de la «société post-mo­
derne». Je ne veux pas utiliser cette notion ici dans le sens d’une doc­
trine précise ou d’un ensemble de doctrines, mais plutôt comme l’ex­
pression d’un sentiment largement répandu, le sentiment que l’huma­
nité peut et doit dans une certaine mesure se défaire de l’énorme héri­

34. Voir Sandra Schneiders, «Theology and Spirituality: Strangers, Rivais, or


Partners?», p. 266.
35. Voir, à ce propos, Micheline Laguë, «Spiritualité et théologie: d’une même
souche. Note sur l’actualité d’un débat», dans Église et Théologie, 20 (1989), p. 333-351;
Jean-Claude Breton, Approche contemporaine de la vie spirituelle, Montréal,
Bellarmin, 1990; Sandra Schneiders, «Spirituality in the Academy», dans Bradley
Hanson (dir.), Modem Christian Spirituality: Methodological and Historical Essays,
Atlanta, Scholar Press, 1990, p. 15-37 (repris de Theological Studies, 50 [1989], p. 676-
697). Voir aussi Daniel P. Sheridan, «Discerning Différences: A Taxonomy of Culture,
Spirituality and Religion», dans The Journal of Religion, 66 (1986), n" 1, p. 37-45.
SPIRITUALITÉ ET CONSCIENCE PLANÉTAIRE 35

tage que la modernité lui a laissé. La deuxième notion est celle de la


«seconde période axiale». Cette deuxième notion nous permet de situer
le phénomène dans la perspective plus large de l’évolution culturelle de
l’humanité. Ces deux notions nous permettront de conclure que le débat
contemporain sur la spiritualité ne se limite plus à des questions stric­
tement religieuses mais se concentre davantage sur les transformations
profondes de notre mode de vie, quelle que soit notre appartenance
religieuse ou notre situation socio-culturelle particulière.

1. Le contexte de la société post-moderne

Le paradigme post-moderne

La première notion que j’évoque ici pour mieux comprendre la spiritua­


lité contemporaine est celle de la société post-moderne. La diffusion
rapide de ce terme au cours des dernières années dans le domaine des
sciences sociales ou humaines témoigne d’un certain malaise par rap­
port à la grande période culturelle que nous appelons la modernité. Ce
qui semble de plus en plus contesté, c’est le caractère universellement
normatif que l’on accorde à la modernité et à tout ce qu’elle représente
dans le domaine philosophique, politique, économique et social. C’est
comme si l’humanité n’avait pas d’avenir au-delà ou en dehors de
l’énorme héritage culturel que représente la modernité36. La question
mérite d’être posée clairement, car la modernité est le résultat d’une
série de révolutions successives qui, depuis le xvne siècle, continuent
de marquer profondément notre mode de vie37.
En adoptant ici le terme post-moderne, je ne voudrais pas donner
l’impression que je prêche le retour à la vie primitive ou pré-moderne.

36. Voir David R. Griffin, «Introduction: Postmodern Spirituality and Society»,


dans David R. Griffin (dir.), Spirituality and Society: Postmodern Visions, Albany, State
University of New York Press, 1988, p. 1-31; Truman A. Morrison, «Spirituality and
the Crisis of the West», dans Register (Chicago Theological Seminary), 72 (1982), n“ 3,
p. 10-26; Louis Dupré, «Spiritual Life in a Secular Age», dans George P. Schner (dir.),
Ignatian Spirituality in a Secular Age, Canadian Corporation for Studies in Religion by
Wilfrid Laurier University Press, 1984, p. 14-25; William Nicholls, «Immanent
Transcendence: Spirituality in a Scientific and Critical Age», dans William Nicholls
(dir.), Modernity and Religion, Canadian Corporation for Studies in Religion by Wilfrid
Laurier University Press, 1987, p. 167-187.
37. Voir Marcello de Carvalho Azevedo, Inculturation and the Challenge of
Modernity, Rome, Pontifical Gregorian University, 1982.
36 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

Au contraire, je continue de croire que la modernité (dans toute sa


complexité) constitue un énorme progrès pour l’humanité — un progrès
qui continue de nous provoquer constamment dans notre pratique théo­
logique, en particulier dans le domaine de l’éthique, comme en témoi­
gne notre congrès de l’an passé.
De fait, dans la pratique contemporaine de la théologie nous es­
sayons de laisser derrière nous l’opposition entre la science et la théo­
logie, entre l’Église et le monde. Nous ne nous contentons pas d’une
simple déconstruction des discours du passé, mais nous voulons entre­
prendre une démarche de libération constructive qui nous permette de
discerner critiquement les aspects forts et aussi les aspects vulnérables
de notre environnement culturel.
Je voudrais tout simplement souligner ici le fait que le passage de
la modernité vers des sociétés post-modernes, malgré son caractère
toujours très problématique, nous aide à mieux saisir le rapport entre la
spiritualité et les systèmes sociaux qui l’encadrent. Le post-modernisme
reflète en même temps un refus et un désir. Le refus de faire partie
d’une société qui s’impose globalement à nous. Le désir de participer
à la création de notre propre société. Cette prise de conscience est
doublement planétaire. Elle ne se manifeste pas seulement dans l’Oc­
cident qui a disposé de trois siècles et demi pour construire «sa» mo­
dernité, mais aussi dans les autres parties du monde où cette modernité
s’est imposée presque du jour au lendemain. Elle concerne tous les
aspects de notre existence: la politique, l’économie, l’ordre social aussi
bien que la religion.
La modernité apparaît ainsi à nos yeux comme un environnement
culturel qui dans ses aspects les plus forts est également devenu très
vulnérable. Nous ne pouvons plus célébrer les valeurs et les droits de
l’individu sans prendre conscience des déchirures de nos tissus commu­
nautaires. Nous ne pouvons plus chanter le progrès de la science sans
penser aux conditions sous-humaines dans lesquelles vivent la majorité
de nos contemporains. Nous ne pouvons plus accueillir la technologie,
le matérialisme et le libéralisme, qui sont des traits majeurs de la
modernité, sans dénoncer les dichotomies profondes qu’ils continuent
à causer: la séparation de l’âme et du corps, l’exclusion systématique
de la femme dans un monde patriarcal, l’étouffement des jeunes dans
un monde qui vieillit rapidement, l’opposition grandissante entre les
riches et les pauvres, une mentalité futuriste qui ne sait plus intégrer les
SPIRITUALITÉ ET CONSCIENCE PLANÉTAIRE 37

acquis du passé, et des religions «à la carte» qui ne font que refléter le


désenchantement général de notre monde38.
Beaucoup de penseurs post-modernes se rallient aujourd’hui
autour d’une tâche commune et urgente, celle de la reconstruction d’un
monde déchiré. Ils le font en faisant appel à un nouveau «paradigme»,
une nouvelle façon d’envisager les choses. Ce paradigme post-moderne
se construit autour de l’idée tout à fait ancienne que l’être humain est
un être fondamentalement relationnel, mais aussi autour de la prise de
conscience contemporaine que la modernité a, dans une large mesure,
objectivé et extériorisé ces relations. Tout est devenu objectivable et
calculable. Le paradigme post-moderne propose le chemin opposé de
l’intériorisation et de l’intégration.

La spiritualité post-moderne

Il n’est donc pas surprenant de constater que ia spiritualité post­


moderne est d’abord et avant tout une affaire de relations. Mais le
message central qui se dégage des trois mouvements que j’ai mention­
nés plus haut (le mouvement écologique, le mouvement féministe et la
renaissance des cultures traditionnelles) est que ces relations ne se
limitent pas aux êtres humains seulement. Elles doivent inclure tous les
autres éléments vivants de l’univers. Une présentation plus détaillée de
ces mouvements montrerait d’emblée que la spiritualité post-moderne
se construit autour de quatre principes: la primauté de l’énergie spiri­
tuelle, la spiritualité comme spiritualité incarnée, la spiritualité centrée
sur la création, la société humaine comme prolongement ou extension
du cosmos.

La primauté de l’énergie spirituelle

Le premier principe, celui de la primauté de l’énergie spirituelle, af­


firme que la spiritualité précède toutes les autres énergies sociales,
politiques, économiques ou culturelles qui sont à l’œuvre dans notre
monde. C’est pourquoi le développement ou la reconstruction de ce
monde ne peut plus se faire sans prêter attention aux mythes, aux récits

38. Voir Charlene Spretnak, States of Grâce: The Recovery of Meaning in the
Postmodern Age, New York, Harper and Row, 1991; «Postmodern Direction», dans
David R. Griffin (dir.), Spirituality and Society, p. 33-40.
38 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

et aux symboles dans lesquels les spiritualités s’incarnent. Ce premier


principe s’impose de façon globale dans toute société qui est aux prises
avec son identité ou qui envisage des changements en profondeur. Les
seules analyses dites professionnelles ou les voies autoritaires ne suf­
fisent plus ici. Il faut d’abord dévoiler et dénoncer les mythes qui
soutiennent nos projets et nos actions. Ce premier principe se trouve au
centre des spiritualités amérindiennes. On en tient de plus en plus
compte dans le domaine de l’éthique économique et politique39.

La spiritualité incarnée

Le deuxième principe affirme que la spiritualité doit être quelque chose


d’incarné ou d’«incorporé» (embodied). Ce deuxième principe vise le
dépassement de tous les dualismes qui marquent si profondément l’évo­
lution de la spiritualité chrétienne (occidentale). Il nous invite à repen­
ser le mystère de l’immanence et de la transcendance de Dieu. Il nous
invite à être davantage attentif aux conditions historiques et sociales de
la spiritualité. Il inspire de nouveaux rituels et de nouveaux types de
célébrations liturgiques. Ce deuxième principe se trouve au centre de
beaucoup de spiritualités féministes40.

La spiritualité centrée sur la création

Le troisième principe affirme la dimension naturelle ou cosmique de la


spiritualité. Il n’y a plus de spiritualité sans cosmologie. Nous avons
besoin plus que jamais d’une vision du monde qui affirme d’abord la
beauté originale de ce monde afin de nous soutenir mutuellement dans
la lutte de libération contre tout ce qui est mal et tout ce qui va mal
dans ce monde. Ce troisième principe a été popularisé par Matthew
Fox. Il est appliqué de façon parfois radicale par les éco-féministes qui

39. Voir, par exemple, Gibson Winter, Liberating Création: Foundations of


Religious Social Ethics, New York, Crossroad, 1981. Economy, Ecology and Spirituality.
Toward a Theory and Practice of Sustainability, Manila, The Asian NGO Forum -
Colombo IRED Asia - New York, The People-Centered Development Forum, juillet
1993.
40. Voir Susan A. Ross, «Current Theology. Feminist Theology: A Review of
Literature», p. 330-335 (The Physical and Social Context for Feminist Theology and
Spirituality: Embodiment)
SPIRITUALITÉ ET CONSCIENCE PLANÉTAIRE 39

nous proposent une vision organique de l’univers comme point de


départ de leur théologie41.

L’humanité comme extension de l’univers

Le quatrième principe conçoit la société humaine comme le prolonge­


ment ou l’extension de l’univers, d’un univers qui est en gestation
depuis des milliards d’années. Il concerne le lien vital entre la culture
et la nature. Il nous rappelle que l’être humain ne peut pas réaliser sa
capacité de transcendance sans le mouvement contraire de l’«inscen-
dance», sa réconciliation avec la terre42. Les enjeux de ces quatre prin­
cipes sont énormes. Ils forment la base de spiritualités qui sont atten­
tives à toutes les formes de vie, à l’intériorité de toutes ces formes de
vie et à la communion entre toutes ces formes de vie. Ils nous placent
sur le chemin de la sagesse écologique, de la démocratie véritable, de
la non-violence, du développement communautaire, de la diversité
culturelle et de la responsabilité planétaire43. Ceux et celles qui pren­
nent ces principes au sérieux n’hésitent plus à croire que l’humanité est
entrée dans une nouvelle phase de son développement historique.

2. La spiritualité de la seconde période axiale

La seconde période axiale

Le concept de société post-moderne nous a donc permis de prendre


conscience des transformations culturelles qui affectent, d’abord et
avant tout, notre monde occidental. Mais ce concept ne suffit pas pour
analyser à fond ce phénomène. Certains le considèrent d’ailleurs
comme un concept typiquement euro-américain, fabriqué par une élite

41. Voir, en particulier, Rosemary Ruether, New Woman, New Earth. Sexist
Idéologies and Human Libération, New York, Seabury, 1975; Gaia and God. An
Ecofeminist Theology of Earth Healing, San Francisco, Harper, 1992; Elisabeth A.
Johnson, Women, Earth and Creator Spirit, New York, Paulist Press, 1993; Sallie
McFague, The Body of God. An Ecological Theology, Minneapolis, Fortress, 1993.
42. Voir, en particulier, Anne Lonergan et Caroline Richards, Thomas Berry
and the New Cosmology, Mystic, Twenty-Third Publications, 1987; Thomas Berry, The
Dream of the Earth, San Francisco, Sierra Club Books, 1988.
43. Voir Joe Holland, «A Postmodern Vision of Spirituality and Society», dans
David R. Griffin (dir.), Spirituality and Society, p. 41-61; M" Bertrand Blanchet, «Sur
le livre de Guy-Marie Bertrand: La révélation cosmique dans la pensée occidentale»,
dans Nouveau Dialogue, 102 (1994), p. 21-26.
40 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

intellectuelle qui, d’une part, semble mal digérer le fait que l’Occident
a perdu le contrôle sur la globalisation des rapports humains et qui,
d’autre part, met en doute le «récit» qui a longtemps supporté sa con­
ception de la vie individuelle et collective44. Je crois qu’il y a un élé­
ment de vérité dans cette interprétation, dans la mesure où le discours
occidental est souvent marqué par un sentiment de culpabilité face à
l’explosion extraordinaire des cultures du Tiers Monde qui sont en train
de redécouvrir et de réinterpréter leurs propres récits fondateurs au
moment où nous mettons les nôtres en doute45.
Pour compléter cette analyse, j’aimerais donc faire appel ici à un
deuxième concept, celui de la «seconde période axiale», qui nous per­
met de situer la spiritualité contemporaine dans un contexte historique
plus large que celui de la modernité et des sociétés post-modernes. Ce
concept nous est proposé par le professeur Ewert Cousins de l’Univer-
sité Fordham (New York) où il est directeur du Center for Contem-
porary Spirituality.
Dans un de ses écrits, Cousins raconte que ce concept lui a été
inspiré par le grand historien de la spiritualité, Jean Leclercq. Invité en
1976 à Fordham où il présentait une conférence sur «Le rôle de l’his­
toire et de la tradition dans la spiritualité contemporaine», Leclercq
affirmait que nous nous trouvions dans une période radicalement
nouvelle de l’histoire: période qui nous oblige à réinterpréter d’une
nouvelle façon nos propres traditions spirituelles. Il comparait les
mutations culturelles contemporaines à celles causées par l’invasion
barbare de l’Europe ou par l’occidentalisation du Japon. Mais, alors
que l’impact de ces deux dernières révolutions demeurait, au fond, très
régional, la révolution culturelle que nous vivons depuis la dernière
guerre mondiale est absolument globale. Elle a produit un nouvel en­
vironnement culturel et une nouvelle conscientisation globale. Nous
avons compris que nous ne pouvons plus interpréter nos propres tradi­
tions spirituelles sans tenir compte des autres traditions de l’humanité46.

44. Voir, par exemple, Roland Robertson, «Globalization, Modernization, and


Postmodernization. The Ambiguous Position of Religion», dans Roland Robertson et
W.R. Garrett (dir.), Religion and the Global Order, New York, Paragon House, 1991,
p. 281-291.
45. Voir Vincent Cosmao, Changer le monde. Une tâche pour l'Église, Paris,
Cerf, 1980.
46. Voir Ewert H. Cousins, «Interprétation of Tradition in A Global Context»,
dans Jane Kopas (dir.), Interpreting Tradition. The Art of Theological Reflection, Chico
(California), Scholars Press, 1984, p. 95-108.
SPIRITUALITÉ ET CONSCIENCE PLANÉTAIRE 41

Cousins se tourne alors du côté du philosophe allemand Karl


Jaspers pour voir plus exactement en quoi consiste cette nouvelle
conscientisation globale. Dans son livre Vom Ursprung und Ziel der
Geschichte (Zürich, Artémis, 1949), Jaspers a développé une philoso­
phie de l’histoire dans laquelle il était question d’une première transfor­
mation globale de la conscience humaine. Cette transformation a eu
lieu simultanément dans trois régions géographiques distinctes, la
Chine, l’Inde et la Méditerranée orientale (incluant Israël et la Grèce)
entre 800 et 200 avant notre ère. Même si cette transformation fut
l’œuvre de quelques grands philosophes et de chefs spirituels, elle af­
fecta tous les aspects de la culture et la conscience humaine elle-même.
Jaspers désignait cette période comme une «période axiale», parce que
c’est à ce moment que se sont formées les grandes civilisations et les
grandes religions et que se sont élaborées les bases philosophiques de
l’être humain que nous sommes aujourd’hui. L’humanité venait d’ef­
fectuer le passage de la mentalité archaïque vers la conscience ré­
flexive, abstraite, spéculative, objective, analytique et critique. C’était
la naissance de l’être humain comme individu47.
Cousins est d’avis que l’humanité est maintenant entrée dans une
«deuxième période axiale» qui représente autant d’énergie spirituelle
que la première. Cette deuxième période axiale est marquée par le
passage de la conscience individuelle vers la conscience collective et
globale. La conscience du xxr siècle, écrit-il, sera globale d’une double
façon. Horizontalement d’abord, parce que les diverses cultures et re­
ligions ont désormais une possibilité réelle de se rencontrer d’une façon
créatrice et même de contribuer à la formation d’une conscience collec­
tive de plus en plus complexe. Verticalement, en même temps, dans la
mesure où chaque culture doit retrouver son caractère organique, son
enracinement dans la terre et se donner ensuite des structures qui favo­
risent vraiment la justice et la paix universelle48.

47. Voir Ewert H. Cousins, «Spirituality in Today’s World», dans Frank


Whaling (dir.), Religion in Today’s World. The Religious Situation of the World From
1945 to the Présent Day, Édimbourg, J. & J. Clark, 1987, p. 306-334.
48. Voir Ewert H. Cousins. Christ of the 21 st Century, Rockport, Elément, 1992;
«A Spirituality for the New Axial Period», dans Christian Spirituality Bulletin, 2 (1994),
n" 2, p. 12-15.
42 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

La spiritualité à Tère du Verseau

Je voudrais conclure cette analyse culturelle de la spiritualité contem­


poraine en faisant brièvement appel à quelques autres concepts complé­
mentaires qui confirment largement les propos de Cousins. Celui-ci
reconnaît d’ailleurs à quel point il est tributaire de la pensée de Pierre
Teilhard de Chardin. Dans son livre Le phénomène humain (Paris,
Seuil, 1955), Teilhard avait déjà prédit en quelque sorte cette «seconde
période axiale» en montrant que la convergence de l’esprit dans un
«univers-personnel» ne signifie pas la disparition de l’être humain
comme individu, mais est, au contraire, la garantie de sa pleine réali­
sation. Désormais, les forces de divergence sont renversées par la con­
vergence et par l’apparition d’une conscience globale qui intensifie les
relations entre les divers peuples.
Alors que Teilhard situait l’évolution de la conscience humaine
dans une perspective vraiment cosmique, d’autres se concentreront sur
les transformations de l’esprit humain comme tel. C’est le mérite de
Marilyn Ferguson d’avoir ouvert cette voie. Dans son fameux livre The
Aquarian Conspiracy (Les enfants du Verseau), elle ajustement montré
que la contre-culture des années 1960 et 1970, malgré son aspect
médiatique et sensationnel, était loin d’être un phénomène passager. Ce
mouvement révélait des mutations psychiques profondes qui étaient
déjà présentes partout dans le monde, bien au-delà des frontières de la
Californie. Marilyn Ferguson y voyait une véritable «conspiration» ou
une convergence spontanée de tendances nouvelles. De nouveau, il est
question ici de l’unification de la planète, mais cette fois-ci sur fond
d’un désastre imminent. Pour éviter ce désastre, des réformes s’impo­
sent dans tous les domaines de la vie49.
Je ne pourrais compléter cette interprétation culturelle de la spi­
ritualité contemporaine sans mentionner également le philosophe Tho­
mas Berry, collègue de Cousins à Fordham. Thomas Berry est un des
premiers auteurs nord-américains à produire une véritable théologie
cosmocentrique ou une spiritualité de la terre basée sur une analyse
approfondie de l’évolution culturelle de l’humanité. Berry perçoit toute
la terre, voire tout l’univers galactique, comme un organisme unifié de
subjectivités multiformes et individuelles. Pour lui, la terre n’est pas un

49. Marilyn Ferguson, The Aquarian Conspiracy. Personal and Social


Transformation in the 1980s, Los Angeles, Jeremy P. Tarcher, 1980; Les enfants du
Verseau. Pour un nouveau paradigme, Paris, Calmann-Lévy, 1981. Voir André Fortin,
Les galeries du Nouvel Age, Ottawa, Novalis, 1993, pp. 139-141.
SPIRITUALITÉ ET CONSCIENCE PLANÉTAIRE 43

objet mais un sujet. La terre agit en nous partout où nous agissons. La


spiritualité que Berry nous propose dépasse de loin les simples préoc­
cupations écologiques. Elle est fondée sur la redécouverte et la réacti­
vation de notre communion subjective avec la terre. Berry a su montrer
que la spiritualité contemporaine, dans ses expressions les meilleures,
comprend inévitablement une mystique de la terre. Dans un passage
typique il affirme:
La redécouverte de notre capacité de communion subjective avec
la terre est à la fois la conséquence et la cause d’une nouvelle
spiritualité naissante. La communion subjective avec la terre et
l’identification avec le processus cosmique-terrestre-humain four­
nissent le contexte dans lequel nous entreprenons maintenant
notre voyage spirituel. Ce voyage n’est plus celui de Dante à
travers les sphères célestes. Ce n’est plus tout simplement le
voyage de la communauté chrétienne à travers l’histoire vers la
Jérusalem céleste. C’est le voyage de la matière primordiale à
travers la séquence merveilleuse de ses transformations — dans
les étoiles, dans la terre, dans les êtres vivants, dans la conscience
humaine — vers une intercommunion de plus en plus parfaite: la
communion des parties entre elles, la communion avec le tout et
la communion avec la présence numineuse [du latin numen] qui
s’est manifestée à travers tout ce processus cosmique-terrestre-
humain50.
On a parfois accusé Berry (tout comme on l’a fait dans le cas de
Teilhard de Chardin) d’accentuer unilatéralement le côté merveilleux
de la terre et de sous-estimer le côté oppressif et tragique de notre
existence terrestre. Cependant, on doit lui accorder le mérite d’avoir
établi un pont entre la cosmologie contemporaine et la spiritualité tra­
ditionnelle des peuples autochtones de l’Asie et des Amériques qu’il
connaît d’ailleurs fort bien. Il a réussi à traduire dans un langage scien­
tifique la vision et les valeurs que ces peuples ont réussi à maintenir
jusqu’à aujourd’hui, au-delà du grand point tournant de la première
période axiale.

50. Thomas Berry, «The Spirituality of the Earth», dans Charles Birch, William
Eakin et Jay B. McDanniel (dir.), Liberating Life, p. 158; voir aussi «Créative Energy»,
dans Cross Currents, 37 (1987), p. 179-199; Thomas Berry et Brian Swimme, The
Universe Story. From the Primordial Flashing Forth to the Ecozoic Era, San Francisco,
Harper & Collins, 1992.
44 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

Les images et les concepts que j’ai évoqués au cours de cette


analyse montrent d’emblée que la spiritualité contemporaine est très
fortement préoccupée par l’intégration du cosmique, de l’humain, et du
transcendant. Il s’agit d’une spiritualité qui accentue en même temps la
dimension expérientielle de la religion et qui veut explorer l’intériorité
profonde de la personne humaine. Je n’hésiterais pas à qualifier un tel
éveil spirituel de véritable «signe des temps»: éveil qui ne peut nous
laisser indifférents dans notre pratique de la théologie.

III. INTERPELLATIONS THÉOLOGIQUES

Je poursuis donc cette présentation en évoquant brièvement quelques


aspects importants de cette question. Comment sommes-nous interpel­
lés en tant que théologiennes et théologiens par ce réveil spirituel et par
toutes les transformations culturelles qu’il représente? Je vais me limi­
ter ici à trois points: (1) l’apparition de la spiritualité comme nouveau
champ d’enseignement et de recherche à l’intérieur de la théologie,
(2) les méthodologies exigées pour une telle recherche, (3) les change­
ments au niveau des attitudes des chercheurs.

1. La spiritualité comme nouveau champ


d’enseignement et de recherche
L’enseignement de la spiritualité dans les universités catholiques a déjà
connu une évolution remarquable à partir du xixe siècle. Je n’ai pas
besoin de rappeler ici les diverses étapes de cette évolution. À l’inté­
rieur même de la tradition catholique, il y a eu un débat intense autour
de la nature même de la théologie spirituelle, sous-divisée en théologie
ascétique et mystique, et sur la relation de cette théologie spirituelle
avec la théologie dogmatique et la théologie morale. Les moins jeunes
parmi nous se rappelleront sans doute les noms de Meynard, Tanquerey,
Pourrat, Garrigou-Lagrange, de Guibert, Bouyer et d’autres encore qui
ont fait un effort énorme pour ramener la spiritualité au niveau de la vie
consciente de l’Église dans son ensemble et qui ont étudié l’histoire de
la spiritualité chrétienne. Ils nous ont préparé le terrain. Mais le débat
dans lequel ils étaient engagés appartient définitivement au passé.
Nous avons constaté que, depuis Vatican II, l’étude de la spiritua­
lité s’est élargie énormément, suite à la prise de conscience que ce
phénomène dépasse désormais le cadre restreint de nos propres tradi­
SPIRITUALITÉ ET CONSCIENCE PLANÉTAIRE 45

tions chrétiennes. En peu d’années, les centres de formation et de


ressourcement en spiritualité se sont multipliés considérablement.
Devant ce fait remarquable, un certain nombre de facultés de
théologie, particulièrement en Amérique du Nord, ont également senti
le besoin de redéfinir leur champ d’enseignement et de recherche et
d’accorder une place plus importante à l’étude scientifique du phéno­
mène spirituel dans toute sa complexité.
Sandra Schneiders, professeure à la Graduate Theological Union
de Berkeley, qui est une des pionnières dans ce domaine, remarque
avec raison que l’étude actuelle de la spiritualité, même d’un point de
vue strictement théologique, n’est plus exclusivement chrétienne, dog­
matique ou prescriptive, qu’elle ne se concentre plus sur la perfection
mais sur la croissance de la personne humaine, et qu’elle vise beaucoup
plus que la vie intérieure51. On ne peut étudier la spiritualité aujourd’hui
sans tenir compte des contributions particulières des mouvements fémi­
nistes et écologiques, sans se pencher sur le rapport entre la prière et
la justice sociale, et sans s’intéresser au développement intégral de la
personne humaine.
On comprend par le fait même que l’étude proprement théolo-
gique du phénomène spirituel implique désormais des glissements iné­
vitables vers le domaine de la psychologie, des sciences sociales et
politiques, de la linguistique et de l’anthropologie. La complexité
même du phénomène spirituel a largement contribué à l’effacement des
frontières entre la théologie et les sciences religieuses. Il est donc tout
à fait normal que l’étude scientifique du phénomène spirituel provoque
des tensions entre ceux et celles qui veulent aborder ce phénomène à
partir de leur propre perspective de foi, qu’elle soit chrétienne ou autre,
et ceux et celles qui considèrent la spiritualité d’abord et avant tout
comme un phénomène culturel et séculier52. Enfin, on devrait reconnaî­
tre que le problème majeur auquel la spiritualité fait face comme nou­
velle discipline provient des contours plutôt vagues du sujet lui-même
qu’on veut soumettre à l’analyse scientifique. Certains se demandent
donc si, dans la grande cité théologique, la spiritualité sera un jour autre
chose qu’un simple petit faubourg53.

51. Voir Sandra Schneiders, «Spirituality in the Academy», p. 26-31.


52. Voir Walter Principe, «Spirituality, Christian», p. 934-937.
53. Voir Carlos M.N. Eire, «Major Problems in the Définition of Spirituality as
an Academie Discipline», dans Bradley C. Hanson (dir.), Modem Christian Spirituality.
Methodological and Historical Essays, Atlanta, Scholars Press, 1990, p. 53-61.
46 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

2. Les nouvelles méthodes

Pour participer de plein droit à l’étude scientifique du phénomène spi­


rituel, la théologie ne doit pas seulement redéfinir ses champs d’ensei­
gnement et de recherche, mais elle doit aussi réviser ses méthodes
d’investigation. De nouveau, nous constatons ici une évolution intéres­
sante au cours du XXe siècle, en particulier à l’intérieur de la théologie
catholique. Nous voyons apparaître trois approches complémentaires
dans l’étude de la spiritualité. Une approche «théologique», d’orienta­
tion plus traditionnelle ou dogmatique (déductive), qui est préoccupée
par la formation spirituelle des chrétiens et qui, par conséquent, va
prêter de plus en plus attention à l’expérience chrétienne comme telle.
Une approche «historique», de nature plus encyclopédique, qui étudie les
grands textes et courants spirituels du passé. Cette deuxième approche est
d’ailleurs à l’origine d’une série de publications fort intéressantes qui
nous aident à mieux comprendre notre propre héritage chrétien ainsi
que les autres traditions spirituelles de l’humanité. Enfin, une approche
«anthropologique» qui se concentre directement sur la nature et la vie
spirituelle de l’être humain. Pour ceux et celles qui, comme Jean-Claude
Breton, adoptent cette troisième approche, l’expérience spirituelle n’est
plus envisagée à partir de ses réalisations typiquement chrétiennes,
mais à partir de ses assises anthropologiques54. Ils s’intéressent donc
d’emblée aux structures fondamentales de l’être humain et à la question
du rapport entre culture et spiritualité. Nous rejoignons ici la définition
phénoménologique de la spiritualité que j’ai présentée plus haut.
Cependant, cette troisième approche soulève des questions
méthodologiques d’envergure. L’étude de la spiritualité devient à partir
de ce moment inévitablement multiculturelle, interreligieuse et pluridis­
ciplinaire. Si la spiritualité veut se développer comme une discipline
essentiellement interdisciplinaire, deux processus d’intégration s’impo­
sent. Elle doit d’abord clarifier sa propre position par rapport aux autres
domaines de la théologie et elle doit ensuite entrer dans un dialogue
constructif avec les autres sciences55.

54. Voir Jean-Claude Breton, Approche contemporaine de la vie spirituelle,


p. 7-18. Voir aussi Edward Kinerk, «Réflexion en vue d’une méthode d’étude de la
spiritualité», dans Cahiers de Spiritualité Ignatienne, 67 (1993), p. 181-200. Pour une
vue d’ensemble de ces trois orientations dans l’étude de la spiritualité, avec une
abondante bibliographie, voir Sandra Schneiders, «Spirituality in the Academy».
55. Otto Steggink, «Study in Spirituality in Retrospect», p. 14.
SPIRITUALITÉ ET CONSCIENCE PLANÉTAIRE 47

Sandra Schneiders a bien saisi la complexité de cette nouvelle


discipline quand elle la présente à la fois comme descriptive, analyti­
que, multidisciplinaire, œcuménique, multiculturelle, holistique et in­
clusive. En outre, il s’agit, d’après elle, d’une science nouvelle qu’on
ne peut pratiquer sans avoir une expérience spirituelle personnelle et
sans s’intéresser directement à l’expérience des autres56.
Il est d’abord important de souligner que la globalisation du
phénomène spirituel contemporain exige une approche franchement
anthropologique et multidisciplinaire. Mais nous devons aussi être
conscients du fait que notre participation à l’étude scientifique de ce
phénomène présuppose que nous disposions d’un langage théologique
«dialogal» qui nous permette de communiquer vraiment avec les autres
tout en demeurant fidèles à nos propres traditions spirituelles.
De fait, on constate assez rapidement que l’étude du phénomène
spirituel contemporain soulève le même type de questions que nous
rencontrons actuellement dans le domaine de l’étude comparative des
religions. Est-il nécessaire d’adopter au point de départ une définition
commune de l’expérience spirituelle? Comment interpréter cette spiri­
tualité globale d’un point de vue chrétien? Est-il encore possible de
produire une théologie qui couvre l’ensemble du phénomène spirituel
ou sommes-nous limités à des études comparatives sur des aspects très
précis ou particuliers de la spiritualité? Quel est le rapport entre la
doctrine et l’expérience? Question importante, car ce qui compte en
spiritualité, ce n’est pas d’abord des systèmes religieux mais l’expé­
rience religieuse ou humaine comme telle.
C’est ce même genre de questions qui a été soulevé assez vigou­
reusement dans le domaine de la théologie œcuménique et de la théo­
logie ^chrétienne des religions, suite à la position adoptée par George
Lindbeck dans son fameux livre The Nature of Doctrine: Religion and
Theory in a Postliberal Age (Philadelphia, Westminster, 1984).
Lindbeck affirmait que, si la religion est essentiellement un langage, la
doctrine en est aussi la grammaire, et que c’est le système doctrinal qui
conditionne essentiellement l’expérience religieuse et l’interprétation
de cette expérience57.

56. Voir Sandra Schneiders, «Spirituality in the Academy», p. 32-35.


57. Voir Peter Slater, «Lindbeck, Hick and the Nature of Religious Truth»,
dans Studies in Religion, 24 (1995), n" 1, p. 59-75; James L. Fredericks, «A Universal
Religious Expérience? Comparative Theology as an Alternative to a Theology of
Religions», dans Horizons, 22 (1995), n° 1, p. 67-87.
48 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

Certains sont désormais d’avis que la globalisation du phéno­


mène spirituel exige l’abandon de toute approche théologique stricte­
ment confessionnelle. La théologie, dans ce contexte, ne peut être autre
chose qu’un système symbolique qui, dans une conversation obligée
avec les autres, essaie de dire quelque chose de significatif à propos des
grandes énigmes de la vie humaine et du Mystère qui englobe tout58.
D’autres pensent que dans ce nouveau contexte multiculturel et
multireligieux le christianisme a absolument besoin des autres tradi­
tions religieuses pour atteindre sa propre plénitude. Le christianisme
doit être compris «de l’extérieur» afin de se comprendre totalement59.

3. Trois attitudes nouvelles

De toute évidence, la nouvelle percée de la spiritualité dans les sciences


humaines ou religieuses ne fait qu’accentuer, du point de vue de la
méthodologie, ce qui est fortement ressenti par ceux et celles qui sont
déjà engagés dans la théologie contextuelle ou dans l’étude compara­
tive des religions. Nous sommes devant une réalité en pleine expansion
qui exige aussi des mises au point presque continuelles de nos modèles
d’analyse60.
Je ne pousserai donc pas plus loin ce débat autour des nouvelles
méthodes qui sont impliquées dans l’étude scientifique de la spiri­
tualité. Je me concentrerai brièvement, en terminant, sur les attitudes
nouvelles qui sont exigées de ceux et celles qui sont engagés dans
cette étude.

Le respect de l’autre

La première attitude s’impose inconditionnellement. C’est le respect


fondamental de la grande diversité des traditions spirituelles dont dis­
pose l’humanité à l’heure actuelle. Pour la majorité d’entre nous, le

58. Voir, par exemple, Gordon Dester Kaufman, In Face of Mystery: A


Constructive Theology, Cambridge, Harvard University Press, 1993; Hans H. Penner,
«Holistic Analysis. Conjectures and Réfutations», dans Journal of the American Academy
of Religion, 62 (1994), n“ 4, p. 977-996.
59. Voir, par exemple, Robert C. Neville, Behind the Masks of God. An Essay
Toward Comparative Theology, Albany, State University of New York Press, 1991.
60. Voir Stephen B. Bevans, Models of Contextual Theology, Maryknoll, Orbis
Books, 1992.
SPIRITUALITÉ ET CONSCIENCE PLANÉTAIRE 49

pluralisme religieux et culturel fait désormais partie de notre vie quo­


tidienne. Il se déploie autour de nous à la fois comme une menace et
comme une promesse. Comme une menace, dans la mesure où il dés­
tabilise inévitablement notre façon de vivre, notre vision du monde et,
parfois même, nos convictions les plus profondes. Comme une pro­
messe, dans la mesure où il nous permet de mieux apprécier nos riches­
ses et de mieux accepter nos limites au contact de l’autre.
Le développement d’une spiritualité vraiment planétaire exige
d’abord et avant tout que nous acceptions l’autre en tant qu’autre, que
nous nous donnions une ascèse d’écoute, et que nous combattions les
structures et les mentalités qui nous empêchent de reconnaître la dignité
spirituelle et humaine de l’autre61.
Nous devons prendre conscience du fait que, dans l’étude du
phénomène spirituel, nous rencontrons encore trop souvent la tendance
à nier ou à supprimer l’altérité des autres de façon souvent subtile.
Robert Schreiter a bien décrit cette tendance en montrant comment
l’autre est souvent «démonisé» ou «romantisé». Le caractère ambiva­
lent et spectaculaire du phénomène spirituel engendre souvent ces deux
attitudes opposées. Il constate également comment l’autre est souvent
«colonisé» (traité comme inférieur à nous), «généralisé», «banalisé»,
«homogénéisé» ou tout simplement «évaporé62». Nous voulons com­
prendre l’expérience spirituelle de l’autre, lui communiquer la nôtre,
inventer un langage commun, mais nous ne pouvons pas le faire sans
respecter, reconnaître et maintenir l’altérité de l’autre.

Le primat de l’expérience

La deuxième attitude consiste dans la reconnaissance du primat de


l’expérience (personnelle et collective) comme lieu et moyen d’investi­
gation scientifique. Si la spiritualité est vraiment la «science de l’indi­
vidu» (Ricceur), c’est le tournant que nous devons prendre, même si
nous devons reconnaître avec Hans-Georg Gadamer que le concept

61. Voir Peter C. Phan, «Cultural Diversity: A Blessing or a Curse for Theology
and Spirituality?», dans Louvain Studies, 19 (1994), p. 195-211; Aloysius Pieris, «The
Problem of Universality and Inculturation with Regard to Patterns of Theological
Thinking», dans Concilium, 6 (1994), p. 70-79; Tissa Balasuriya, Planetary Theology,
Maryknoll, Orbis Books, 1984.
62. Voir Robert Schreiter, Réconciliation, Maryknoll, Orbis Books, 1992,
p. 52-53.
50 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

d’expérience (Erfahrung) demeure un des plus obscurs concepts philo­


sophiques dont nous disposons63.
L’étude contemporaine du phénomène spirituel nous ramène, au-
delà de la crise moderniste, vers le débat soulevé par Schleiermacher et
la théologie libérale du xixe siècle concernant le primat de l’expérience
dans l’élaboration du discours théologique. Il n’est certainement pas
exagéré d’affirmer que la spiritualité contemporaine nous force à pren­
dre davantage au sérieux l’expérience humaine comme lieu théologi­
que. Même si nous savons que toute expérience est déjà une expérience
«interprétée», il est important de rester proche de la réalité spirituelle
telle qu’elle se déploie et de garder intact son caractère dynamique.
Nous devons également nous convaincre du fait que ce retour à l’ex­
périence ne diminue en rien nos possibilités de faire une analyse vrai­
ment critique de la spiritualité. Mais nous devons éviter les écueils du
rationalisme et du fondamentalisme.

transformation personnelle
La troisième attitude consiste dans la disponibilité à entrer dans l’uni­
vers spirituel de l’autre, d’y participer dans la mesure du possible, et de
se laisser transformer au contact de l’autre. Nous devons nous défaire
de l’idée que seul un regard froid, distant et objectif peut produire des
résultats valables et vérifiables. L’expérience de beaucoup de scientifi­
ques contemporains montre le contraire.
Louis Dupré affirme sans hésitation que le succès prodigieux de
la science moderne a engendré un nouveau sens du mystère et que c’est
souvent de l’intérieur même de leur recherche que les scientifiques
contemporains découvrent que la réalité se présente à nous à la fois
comme un objet analysable et comme un sujet mystérieux qui dépasse
constamment nos capacités d’analyse. Les scientifiques contemporains
ont acquis une conscience aiguë de la contingence et de la transcen­
dance64. N’oublions pas que Pierre Teilhard de Chardin était en même
temps un grand scientifique et un grand mystique65.

63. Voir Hans-Georg Gadamer, Wahrheit und Méthode, Tübingen, J.B.C. Mohr,
1960, p. 329.
64. Voir Louis K. Dupré, L'autre dimension. Essai de philosophie de la reli­
gion, Paris, Cerf, 1977. Chap. 1: «L’expérience religieuse passée et présente»; John
Hitchcock, The Web of the Universe. Jung, the «New Physics» and Human Spirituality,
New York, Paulist Press, 1991.
65. Voir Pieter Smulders, La vision de Teilhard de Chardin, Paris, Desclée de
SPIRITUALITÉ ET CONSCIENCE PLANÉTAIRE 51

On constate une évolution semblable en anthropologie socio­


culturelle. Au cours de leur recherche sur le terrain, les anthropologues
sont souvent exposés à des réalités extraordinaires que la culture occi­
dentale désigne rapidement comme «para-normales» ou «super-naturel­
les», mais qui font partie de la vie quotidienne des peuples ou des
groupes humains qu’ils veulent étudier. Pensons, par exemple, aux
rêves, aux visions et aux esprits qui sont omniprésents dans les cultures
amérindiennes, mais qui ont peu de crédibilité à l’intérieur de la vision
du monde qui accompagne habituellement notre conception occidentale
de la science. L’étude scientifique de ces réalités conduit de plus en
plus vers une mise en question des canons de l’objectivité scientifique.
On trouve des illustrations fort impressionnantes de ce processus dans
les œuvres récentes de Marie-Françoise Guédon, de Jean-Guy Goulet
ou de David Young, trois anthropologues canadiens qui ont pris le
risque de se laisser transformer personnellement au contact du monde
mystérieux dans lequel ils avaient la chance de pénétrer graduelle­
ment66. Travaillant à l’intérieur de cultures où la seule connaissance
vraie est celle acquise par l’expérience personnelle, ces ethnologues ont
compris qu’il y a peu de place ici pour des observateurs non engagés.
Par conséquent, leur récit ethnographique intègre les résultats de la
«dynamique inter-humaine» qui se déploie sur le terrain entre le cher­
cheur et ses informateurs67. Leur récit ne porte pas seulement sur une
réalité froidement observée de l’extérieur, mais sur les transformations
qui sont le résultat d’une participation personnelle à cette réalité.
Je ne crains pas d’affirmer ici que les théologiens et théologien­
nes qui entreprennent l’étude du phénomène spirituel dans une perspec­
tive proprement anthropologique se trouveront de plus en plus dans une
situation semblable à cause de la globalité croissante de ce phénomène.
Nous serons de plus en plus obligés à traverser les frontières de notre
propre culture, à nous aventurer sur le terrain peu familier de l’autre,

Brouwer, 1964; Norbertus Wildiers, Teilhard de Chardin, Paris, Éditions universitaires,


1960.
66. Voir David E. Young et Jean-Guy Goulet (dir.), Being Changed by Cross-
Cultural Encounters. The Anthropology of Extraordinary Expérience, Peterborough,
Broadview Press, 1994.
67. Voir, par exemple, Barre Toelken, «Fieldwork Enlightment», dans Parabola
20 (1995), n" 2, p. 28-35; N. Ross Reat, «Insiders and Outsiders in the Study of
Religious Traditions», dans Journal of the American Academy of Religion, 51 (1983),
n° 3, p. 459-476.
52 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

et à revenir chez nous, sains et saufs, après avoir goûté à l’expérience


spirituelle que nous voulons étudier ou analyser.
Or, tout cela ne peut être fait que par des chercheurs qui sont bien
conscients de la valeur et des limites de leur propre expérience spiri­
tuelle. Sandra Schneiders a sans doute raison quand elle affirme que la
spiritualité ne peut être étudiée que par ceux et celles qui vivent une
expérience spirituelle personnelle. Dans le même contexte où l’étude de
la spiritualité devient de plus en plus interculturelle, Ewert Cousins
parle de communion d’âme (empathetic consciousness), d’une attitude
vraiment dialogale, et d’une «épistémologie chamanique», c’est-à-dire
de la capacité de se transporter dans l’expérience spirituelle de l’autre,
d’y communier en profondeur, et de revenir chez soi avec une percep­
tion plus profonde de la valeur de l’autre et avec une meilleure connais­
sance de soi-même68.
Enfin, tout cela nous rappelle l’importance que Bernard Lonergan
accordait à la «conversion» à l’intérieur de la théologie: la conversion
comme processus continu, concret, dynamique, personnel, communau­
taire et historique69. Selon lui, la méthode de la théologie n’est pas un
ensemble de règles que n’importe qui n’aurait qu’à suivre méticuleu­
sement, mais un «cadre destiné à favoriser la créativité et la colla­
boration70» (framework of collaborative creativity). Ceci est tout à fait
évident quand on entre dans le domaine de la spiritualité. De fait, en
présentant le phénomène spirituel contemporain, j’ai préféré utiliser les
images plus dynamiques du cercle et de la spirale. Mais, quelle que soit
l’image que l’on évoque ici, celle du cadre, du cercle ou de la spirale,
nous comprenons désormais que, derrière toute affirmation objective,
en théologie ou en spiritualité, il y a une subjectivité dont l’authenticité
se manifeste dans sa capacité d’ouverture aux autres, de dialogue et de
transcendance.

68. Ewert Cousins, «Raimundo Panikkar and the Christian Systematic Theology
of the Future», dans Cross Currents, 29 (1979), p. 142-143; «Interprétation of Tradition
in a Global Context», p. 102.
69. Voir Bernard Lonergan, «Theology in its New Context», dans L.K. Shook
(dir.), Renewal ofReligious Thought. Proceedings of the Congress on the Theology ofthe
Renewal of the Church Centenary of Canada, 1867-1967, Montreal, Palm Publishers,
1968, p. 46.
70. Voir Bernard Lonergan, Pour une méthode en théologie, Montréal, Fides,
1978, p. 9.
SPIRITUALITÉ ET CONSCIENCE PLANÉTAIRE 53

La spiritualité planétaire, telle que je l’ai présentée ici, est une


réalité extrêmement complexe et multiforme qui ne se laisse pas réduire
à des doctrines et à des systèmes. L’entrée dans ce monde passe, iné­
vitablement, par la porte étroite d’une conversion ou d’une transforma­
tion personnelle.

CONCLUSION

Permettez-moi, en conclusion, d’évoquer deux images qui illustrent


bien la complexité du phénomène spirituel et les défis qu’il représente
pour la théologie. Cousins compare la situation à la vue que les astro­
nautes américains avaient de la terre quand ils voyageaient pour la
première fois dans l’espace. Ils étaient émerveillés par l’harmonie et
l’unité de la planète bleue. Mais, au fur et à mesure qu’ils s’éloignaient
de la terre, ils étaient en même temps saisis par un profond sentiment
d’enracinement dans cette terre. C’est une image qui convient bien à un
théologien américain. Pour un théologien comme moi, né dans le
«platte land» (le pays plat) chanté par Jacques Brel, ou pour le théo­
logien hollandais Heije Faber, c’est une image beaucoup plus modeste
qui s’impose71. La spiritualité, pour nous, c’est la capacité de regarder
toujours plus loin et au-delà de la ligne des arbres, la ligne des peu­
pliers allongés qui séparent nos terres et nos villages; c’est porter notre
regard vers la mer du Nord, cet océan mystérieux et terrifiant qui, à tout
moment, peut venir briser les digues de nos certitudes72.

71. Voir Heije Faber, Boven de boomgrens. Op weg naar hedendaagse


spiritualiteit, Baam, Uitgeverij Ten Hâve, 1987. Traduction anglaise: Above the Treeline.
Towards a Contemporary Spirituality, Londres, SCM Press, 1988.
72. Cette étude a été possible grâce à une subvention du Conseil d’administration
de l’Université Saint-Paul. Elle fut réalisée avec la collaboration de Derek Simon,
assistant de recherche.
La mission spirituelle de la théologie:
une impasse?
JEAN-CLAUDE BRETON
Université de Montréal

Que dire quand tout ou presque a été dit, examiné et expliqué sous
toutes ses coutures? Commencer par une blague et comparer le sort de
la théologie dans son rapport à la vie spirituelle1 à celui d’un avocat
constitutionnaliste? La ressemblance est frappante. Les deux sont con­
frontés à une tâche qui n’est pas à la veille d’être achevée, les deux sont
assurés d’un emploi à long terme relativement bien payé et, surtout,
dans les deux cas, leur travail de spécialistes n’a à peu près pas d’im­
pact sur les pratiques du monde ordinaire! Pourquoi?
Dans un article récent, Bruce Janz1 2 étudie la discussion soulevée
par la position de Steven Katz et cherche à savoir si la mystique n’est

1. Je préfère pour ma part conserver le mot spiritualité pour les démarches spi­
rituelles particulières et parler de vie spirituelle pour désigner l’expérience vécue. Quant
au sens de cette expression, je me rallie à la définition de Sandra Schneiders qui parle
d’une recherche consciente d’unification de sa vie dans le dépassement de soi et vers un
but ultime. Il est évident que la réalité ne s’offre jamais à ce niveau d’abstraction, mais
c’est bien la structure que l’on peut déceler sous les réalisations concrètes.
2. Bruce Janz, «Mysticism and Understanding: Steven Katz and his Critics»,
Sciences religieuses, 24:1 (1995), p. 77-94.
56 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

que pure interprétation, ou si elle s’appuie sur quelque fondement, sur


une expérience réelle. Semblable débat évoque le rapport qu’entretient
la théologie, philosophisante dans ce cas-ci, avec la vie spirituelle.
Comprendre son rôle comme un exercice critique à distance corres­
pond assez bien aux attentes et aux habitudes de la théologie
d’aujourd’hui comme d’hier. Le ton a bien sûr changé et le discours ne
s’autorise plus de références dogmatiques autoritaires et garanties, mais
la réalité est demeurée la même. La théologie entend le plus souvent
évaluer les démarches spirituelles et veiller à ce que la vie spirituelle
ne s’égare dans des chemins tracés par la fantaisie.
Face à ce projet un peu prétentieux de la théologie, les spirituels
ont affirmé depuis longtemps leur fin de non-recevoir. Qu’on pense aux
propos de Surin3 ou qu’on écoute les commentaires des «petits spiri­
tuels4» de notre époque, qui s’appuient sur les expériences de
Medjugorje et/ou les visions de Vassula, ou à ceux qui viennent aux
préoccupations spirituelles en raison de leurs engagements sociaux ou
écologiques, on observe la même méfiance à l’égard des théologiens et
la même tendance à disqualifier leurs discours. C’est ce portrait de la
situation qui pourrait amener à parler d’une impasse. Il y a vraiment,
de part et d’autre, une conception différente de Y objet recouvert par la
vie spirituelle.
Faut-il voir là les signes évidents d’une méfiance réciproque à
l’égard des excès éventuels de la vie spirituelle, ou de la théologie? Ou
doit-on aller jusqu’à y reconnaître les conséquences d’un divorce où les
ex-conjointes ne sont pas encore parvenues à se parler de façon
civilisée?

3. Voici quelques propos de Surin sur les théologiens rapportés par Bremond:
«S’il n’y avait que cela, le mal ne serait pas sans remède, une sérieuse retraite leur aurait
bientôt rendu la ferveur première. Le troisième an de saint Ignace n’a pas d’autre but.
Malheureusement cette avidité, cette libido sciendi a vicié chez eux jusqu’aux sources de
la vie spirituelle. Elle leur a fait perdre, non pas seulement le goût, mais encore, si l’on
peut dire, le sens de Dieu, atrophiant en quelque manière les délicates antennes qui
donnent aux hommes le moyen d’atteindre le monde invisible et de correspondre avec lui.
Cette faculté, la plus précieuse de toutes, ils en ont perdu l’usage; bien plus, ils la
tiennent désormais pour une maîtresse d’illusion, ils la critiquent, ils la raillent en
conséquence. Cette inspiration dont parlent les mystiques est un leurre. Pour eux ils ne
connaissent que la raison. C’est par elle seule qu’ils entendent prendre contact avec Dieu.
Aristote réglera jusqu’à leur prière. Nous voici au vif du débat.» Cf. Bremond, Histoire
littéraire du sentiment religieux, t. 5: 1920, p. 288 env.
4. Allusion au langage de Bremond à propos des «petits mystiques» du xvii'
siècle français.
LA MISSION SPIRITUELLE DE LA THÉOLOGIE 57

Soulever la question invite à examiner les circonstances histori­


ques de ce divorce, à évaluer les motifs d’un éventuel rapprochement
et à chercher des modalités nouvelles de relations entre la vie spirituelle
et la théologie. J’évoquerai rapidement le contenu des deux premières
parties, pour garder un peu plus de temps et d’espace pour la troisième.

Le divorce

La vie spirituelle a longtemps été vécue comme la prose de monsieur


Jourdain: sans le savoir. De même qu’il y avait plusieurs théologies
dans le NT, il y avait aussi plusieurs courants spirituels dès le début du
christianisme. Ces courants spirituels vivaient dans la plus grande har­
monie avec la théologie qui s’élaborait en même temps, souvent à partir
de ces différentes expériences spirituelles5. Ce n’est que beaucoup plus
tard que des tensions sont apparues et qu’une division a commencé à
s’imposer.
C’est la prétention de vérité qui a amené à contrôler, ou même à
condamner, les expériences spirituelles, si l’on en croit le diagnostic, à
mon avis toujours valable, de Vandenbroucke6. Après avoir rappelé que
la mystique (que nous comprenons ici comme équivalent de vie spiri­
tuelle) ne s’est pas distinguée, ni séparée à l’origine, de la théologie, il
montre l’enracinement d’un éloignement dans la tension entre les éco­
les franciscaine et dominicaine au xine siècle7.
Ce qui n’avait pas fonctionné avec Abélard devait se réaliser avec
Thomas d’Aquin, même si ce fut sans changer la vie spirituelle de ce
dernier. Dorénavant, il y aurait une distinction entre la science de Dieu
et l’expérience religieuse qu’on en fait. La distinction entre l’amour et
la foi devenait du coup une occasion de durcir la différence entre deux
voies jusque-là fréquentées dans l’harmonie.

5. Il ne serait sans doute pas faux d’identifier l’influence directe des expériences
spirituelles dans les théologies en train de se faire et même dans les positions des
premiers grands conciles œcuméniques.
6. Dom Fr. Vandenbroucke, «Le divorce entre théologie et mystique: ses
origines», dans N.R.T. (1950), p. 372-389.
7. Le déplacement de la théologie vers l’université serait peut-être un facteur à
considérer en raison de son impact sur le statut des théologiens de l’époque. Je crois
toutefois, avec Vandenbroucke, que déjà dominicains et franciscains arrivaient
d’horizons différents et que leur intégration à l’université n’a fait que confirmer cette
situation.
58 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

Vandenbroucke suggère que les démarches de maître Eckhart et


de l’école rhénane peuvent être comprises comme un effort pour con­
trer cette distinction en train de devenir une opposition. Mais ce «mys­
ticisme spéculatif» n’a pas réussi à renverser le mouvement initié par
la théologie spéculative et il a été en quelque sorte «doublé sur sa
droite», et dès lors disqualifié, par l’école de la devotio moderna, déjà
préparée par les Béghards et les Frères du Libre Esprit, entre autres.
Le terrain était déjà prêt pour la révolution humaniste du xvie
siècle où, comme l’a montré Michel de Certeau8, la pratique de la vie
spirituelle devenant matière secrète, une mystique comme Thérèse
d’Avila exprimera son expérience en termes personnalistes plus ou
moins en marge du discours théologique9. Le divorce peut dès lors être
confirmé, comme le fera le nouvel enseignement du xvne siècle inau­
gurant les cours de théologie spirituelle, bientôt devenue théologie as­
cétique et mystique.
Il n’y a pas lieu de fouiller davantage ce moment de l’histoire,
qu’il fallait toutefois évoquer dans la mesure où notre situation actuelle
en hérite et en est marquée, au point d’y trouver des appels au rappro­
chement.

Un appel au rapprochement

Dans un article ancien et dépassé sur plusieurs points, Hans Urs von
Balthasar10 plaide en faveur d’un rapprochement entre vie spirituelle et
théologie, qui aurait sans doute plu à J.J. Surin. Sur un ton nostalgique,
Balthasar regrette l’époque où les théologiens réussissaient l’unité de
leur vie en cherchant en même temps à être des saints. Il souhaite donc
que les théologiens retrouvent l’importance de la sainteté dans leur
rapport à la Révélation. Dans le même élan, il dresse pour la théologie

8. Voir, entre autres, Michel de Certeau, «Mystique au xvu' siècle. Le pro­


blème du langage “mystique”», dans L’homme devant Dieu, Paris, Aubier, 1964.
9. Il serait intéressant ici de comparer Les châteaux intérieurs avec Les dialogues
d’une âme avec Dieu de Catherine de Sienne. Alors que cette dernière vulgarise en
quelque sorte la théologie des dominicains de son temps, la grande Thérèse a à se battre
avec les inquisiteurs pour obtenir la permission de dire son expérience personnelle et elle
doit consentir quelques révérences à la théologie, comme Jean de la Croix aura aussi à
le faire dans ses écrits.
10. Hans von Balthasar, «Théologie et sainteté», dans Dieu vivant, 17 (1948),
p. 17-31.
LA MISSION SPIRITUELLE DE LA THÉOLOGIE 59

un programme de réforme interne qui devrait lui permettre de retrouver


ses assises fondamentales.
Même si la conception de la théologie à laquelle se réfère
Balthasar a beaucoup vieilli et qu’elle ne ferait pas facilement l’objet
d’un consensus parmi nous, il me semble que la visée de son argumen­
tation est juste et toujours valable. Et ce, même si la place du dogme
dans la réflexion théologique reconnue par Balthasar ne ferait par
ailleurs qu’entretenir les soupçons des spirituels à l’égard de la théolo­
gie. Il serait donc mal venu de prendre prétexte de la vétusté de son
argument pour refuser de chercher des voies de rapprochement entre
théologie et vie spirituelle. Au contraire, l’état actuel de la réflexion
ouvre des perspectives inédites.
Pour le dire en un mot, il s’agit de reconnaître que le savoir
engagé dans une démarche théologique ne peut pas se justifier, ni se
faire valoir, par une simple «cuirasse d’abstraction», mais qu’il doit
s’accompagner d’une expérience personnelle lui correspondant. Si,
dans des mots proches de ceux de Balthasar, on ne peut plus abandon­
ner le dogme au travail prosaïque de l’école pour que les spirituels se
confinent dans le lyrisme (25), il faut souhaiter que les théologiens
intègrent les préoccupations des spirituels, et vice versa. Parce que,
selon Balthasar, la pensée des théologiens est fonction de leur foi (27),
la vraie théologie «doit trahir l’attitude de prière du penseur docile à sa
foi» (30).
L’argumentation de Balthasar en faveur de ce rapprochement
entre théologie et vie spirituelle rejoint une conception dogmatique de
la théologie qui se démarque des efforts herméneutiques actuels. Au-
delà, toutefois, de ses arguments, un appui semble se dégager et s’im­
poser à partir de ses propos. Le travail théologique suppose une expé­
rience de foi qui, elle, constitue ce que l’on appelle la vie spirituelle.
Il doit donc y avoir un rapport vital et constitutif entre les deux et ce
rapport renvoie à l’expérience vécue. Le mot est lancé et l’avenue
indiquée: c’est autour de l’expérience que le rapprochement peut être
envisagé. Mais comment?
Des tentatives sont menées depuis quelques années" pour explo­
rer les efforts de rapprochement entre les deux disciplines: celle qui

11. Voir les écrits de Sandra M. Schneiders, «Spirituality in the Academy»,


dans Theological Studies, 50 (1989), p. 676-697, et surtout «Theology and Spirituality:
Strangers, Rivais, or Partners?» dans Horizons, 13 (1986), p. 253-274; voir un résumé
de l’état de la question dans un numéro récent du Christian Spirituality Bulletin, 2:1
60 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

étudie la vie spirituelle et la théologie. Même si ces réflexions sont très


intéressantes, entre autres pour l’accompagnement spirituel des théolo­
giens en formation, ce n’est pas par ce biais que j’aborderai la question
ici. Je m’en tiendrai plutôt à la situation particulière de l'apport de la
théologie à la pratique des personnes en quête de spiritualité. Beau­
coup de ces personnes boudent la théologie ou s’en méfient sous pré­
texte que cette dernière ne respecte pas leur expérience. En référence
précisément à cette catégorie d’expérience, je vais essayer d’identifier
ce qui semble faire problème et tenter de suggérer une façon d’y remé­
dier. Contribution bien modeste, mon apport vise à percer une brèche
dans le mur qui isole théologie et vie spirituelle. En esquissant une voie
d’accès de la théologie à la vie spirituelle, j’espère contribuer, selon le
souhait de Balthasar, à spiritualiser la pratique de la théologie.

Expérience spirituelle et théologie

Si l’on peut recevoir comme utile l’explication de Janz, dans l’article


déjà cité, à savoir que le mot expérience, dans le monde spirituel, est
une métaphore qui renvoie à un premier analogué appartenant à l’ex­
périence sensorielle, il serait bien insuffisant d’en rester là. Dire l’em­
ploi métaphorique du mot expérience rappelle qu’elle est, tant en théo­
logie que dans la vie spirituelle, plus qu’un agir, qu’un reçu, qu’un senti
et qu’elle comporte aussi un temps de reprise réflexif, comme l’a plu­
sieurs fois noté J.-P. Jossua*12.
On devrait plutôt aborder la réflexion en rappelant, avec
Ansaldi13, que l’expérience de foi est toujours précédée par une parole,
un discours, qui la prépare et la conditionne. Déjà, on verrait là que
l’expérience des spirituels diffère de celle des théologiens, quand ce ne
serait qu’en raison du rapport que les uns et les autres entretiennent
avec la Parole de Dieu. Il ne faut certainement pas négliger l’impact de
cette différence des situations de départ, ni oublier les retombées
qu’elle imposera à l’expérience à venir. Rappelons-nous, en ce sens, les

(1994). Aussi Annice Callahan, «The Relationship Between Spirituality and


Theology», dans Horizon 16:2 (1989), p. 266-274.
12. Voir Jean-Pierre Jossua, «Note sur l’expérience chrétienne», dans Initiation
à la pratique de la théologie, tome 5, Paris, Cerf, 1983, p. 41-46, et «Note sur l’usage
du terme “expérience”», dans Une foi exposée, Paris, Cerf, 1972, p. 171-174.
13. Jean Ansaldi, L’articulation de la foi, de la théologie et des Écritures, Paris,
Cerf, coll. «Cogitatio fidei», 1991, p. 247.
LA MISSION SPIRITUELLE DE LA THÉOLOGIE 61

propos de J.-C. Petit dans la conclusion de sa conférence d’ouverture


de notre congrès de 1982'4: «Si l’expérience est liée à un projet et
dépend de son ouverture, elle est quand même imprévisible et en même
temps déterminée par ce projet.»
Le projet à l’origine d’une expérience relève évidemment, on le
comprend facilement, de la parole qui le précède et le définit. L’impor­
tance et la signification reconnues à l’expérience dépendent de ce projet
et de la parole qui le module de l’intérieur. Sans oublier tout ce qui a
pu ainsi contribuer à rendre telle expérience possible, il faut cependant
aussi tenir compte de sa réception. Petit nous avertit ici: «...nous ne
pouvons pas ne pas être frappés par le fait que cette évolution, jusque
dans ses conséquences ultimes sur le plan de l’institution hiérarchique,
s’est traduite par une affirmation croissante du discours dogmatique en
théologie en proportion même de son absence de référence à l’expé­
rience14
15.»
Dans son origine, aussi bien que dans sa réception par la théolo­
gie, l’expérience des spirituels «ordinaires» est donc soupçonnée,
quand elle n’est pas clairement disqualifiée. Même quand la théologie
se dit plus ouverte à l’expérience, elle n’accueille pas toujours en vérité
et de façon efficace l’expérience des spirituels qu’elle estime mal en­
racinée, surestimée et soustraite à toute interprétation sérieuse.
Du point de vue de la théologie, en effet, l’expérience des spiri­
tuels est mal enracinée en ce sens qu’elle s’appuie, trop souvent, sur
des présupposés empruntés à la religion populaire, inculte et mêlée de
superstitions. On n’y retrouve pas les assises autorisées d’une référence
éclairée aux Ecritures, et encore moins les informations séculaires du
discours théologique.
Ainsi préparée, l’expérience spirituelle est bien souvent le seul
appui disponible, d’où la tendance à la réévaluer et à la surestimer. Les
personnes en quête de vie spirituelle et dépourvues de savoir académi­
que auront évidemment tendance à se référer de façon immédiate et
absolue à l’expérience vécue.
Une expérience vécue d’autant plus indiscutable que ces mêmes
personnes s’avéreront réfractaires à toute reprise critique. L’évidence
de l’événement, ou de ses conséquences concrètes dans leur vie, ne

14. Jean-Claude Petit, «Théologie et expérience», dans L’expérience comme


lieu théologique, Montréal, Fides, coll. «Héritage et projet», 1983, p. 13-30.
15. Ibidem.
62 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

saurait être remise en question sans qu’automatiquement ne s’effondre


tout leur monde de référence et de signification.
Ce diagnostic trop rapide traduit quand même assez bien l’opi­
nion des théologiens sur le sens accordé par les spirituels à la réalité de
leur expérience. S’il n’est pas possible ici de vérifier si les spirituels se
retrouveraient dans ce portrait, il est possible de présumer qu’il ne
motive pas, ni ne prépare les théologiens à s’entendre avec les spirituels
dans l’évaluation de leur expérience. A quelle conversion profession­
nelle^ les théologiens devraient-ils consentir pour renverser la vapeur
et devenir des aides utiles aux spirituels dépourvus de diplômes en
théologie?
Reprenons une à une les trois parties du diagnostic pour identifier
les appels dont elles sont porteuses.
Eu égard au projet de l’expérience spirituelle, de sa préparation
et de son origine, l’attitude des théologiens s’est le plus souvent résu­
mée à éduquer les ignares et à leur permettre de joindre le cercle des
initiés qui sont prêts à une authentique expérience spirituelle. On pour­
rait qualifier cette attitude d’élitiste et condamner les théologiens con­
descendants. Il est sans doute plus utile de leur rappeler que, depuis
qu’il y a des chercheurs et des chercheuses de Dieu, il y a aussi des
personnes qui vivent mal préparées des expériences décisives. Dieu n’a
pas toujours attendu que les théologiens aient préparé le terrain pour
intervenir, même s’il Lui arrive probablement (je l’espère) de se réjouir
à l’occasion de leur travail. Plus concrètement, il me semble que la
théologie est appelée à se faire plus accueillante aux expériences qu’elle
qualifie parfois de «sauvages». Cela signifie que, quand elle prétend se
préoccuper de vie spirituelle, la théologie devrait être plus attentive au
tissu humain où naît cette vie et plus ouverte aux sciences qui étudient
ce tissu. La théologie ne peut plus se contenter d’évaluer les expérien­
ces spirituelles à la seule lumière de son savoir académique habituel16 17.
Une distinction empruntée au vocabulaire d’Ansaldi18 permet de
saisir le rapport différent entretenu par les spirituels et les théologiens

16. C’est surtout à cet aspect que je me réfère pour le moment. Pour réaliser le
souhait de Balthasar, il me semble que les théologiens et théologiennes doivent d’abord
apprendre à apprivoiser l’expérience spirituelle.
17. Voir les réflexions de Carl-A. Keller, «La théologie et la recherche spiri­
tuelle de l’homme moderne» dans Revue de théologie et de philosophie, 25 (1975),
p. 1-11.
18. Op. cit., chap. 2. «..., je propose de nous ranger dans le vocabulaire lacanien
qui permet de résumer ainsi cette introduction d’Espagnat: “Il y a un Réel lointain, voilé
LA MISSION SPIRITUELLE DE LA THÉOLOGIE 63

avec l’expérience, de comprendre l’importance que les premiers lui


accordent et de suggérer un changement d’attitude aux seconds. Un peu
à la manière de la distinction de Kant entre noumène et phénomène,
Ansaldi reprend au langage lacanien la distinction entre réel et réalité:
le premier étant lointain et voilé, et l’autre connaissable. En ce sens, les
spirituels entretiendraient, à propos du réel supposément expérimenté
dans leurs expériences, une illusion semblable à celle des philosophes
d’autrefois qui prétendaient rejoindre Dieu dans leur démarche méta­
physique. Face à ces spirituels naïfs, enfermés dans leur expérience, les
théologiens verraient dans l’expérience le point d’appui à une réflexion
débordant de toutes parts ses assises. Si les spirituels collent à leur
expérience sans parvenir à s’en détacher et à s’en élever, les théolo­
giens semblent parfois se référer à l’expérience comme à une pointe sur
laquelle la pyramide inversée de leur réflexion serait sensée prendre
appui. Pour le dire dans notre jargon habituel, les spirituels néglige­
raient le jeu de la médiation et les théologiens se perdraient dans l’ana­
lyse des jeux de la médiation.
Encore une fois, je ne veux surtout pas corriger la naïveté des
spirituels, mais essayer de voir à quoi invite la description que je viens
d’esquisser. Au lieu de reprocher aux spirituels de s’enfermer dans une
expérience survalorisée, les théologiens n’auraient-ils pas intérêt à re­
connaître une place plus grande aux expériences secondes19 dans leur
vie quotidienne et à l’impact de ces expériences sur leur foi? Si nous
voulons que les spirituels cessent de voir Dieu immédiatement présent
dans tout ce qui leur arrive et qu’ils apprennent à faire face aux média­
tions, ne devons-nous pas leur permettre de croire que notre analyse
de ces médiations ne vise pas à sortir Dieu de notre monde? Dans sa
recherche sur les rapports entre théologiens et vie spirituelle, Annice
Callahan évoque l’exemple de Karl Rahner. Dans sa référence à
l’expérience de Marguerite-Marie Alacoque, Rahner distingue l’expé­
rience religieuse fondamentale des phénomènes parapsychologiques

[...] et une Réalité scientifiquement connaissable.” Autrement dit, il y a du réel


totalement hétérogène au langage et à l’image; il y a de la réalité constituée par les
moyens même du savoir, sans que pour autant, nous le verrons, elle ne soit réductible à
une pure entité subjective et donc idéaliste, au sens philosophique du terme.» (p. 45)
19. J’entends par là à la fois postérieures et secondaires. Par postérieures, je
pense à ces expériences qui arrivent après, et parfois en conséquence, d’une expérience
première de conversion. Par secondaires, je pense à l’impact des petits événements de la
vie quotidienne qui marquent de leur influence même les plus grands élans.
64 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

secondaires20. Cette distinction permet à Rahner de respecter la sain­


teté de Marguerite tout en questionnant l’authenticité de ses visions.
Dans notre évaluation des expériences, rejoignons-nous cette sagesse
rahnérienne, ou, dans notre empressement à disqualifier les phénomè­
nes secondaires, avons-nous tendance à jeter le bébé avec l’eau du
bain?
Enfin, mon diagnostic suggérait que les spirituels et les théolo­
giens se retrouvaient aux antipodes dans l’interprétation des expérien­
ces religieuses. Les uns refusent apparemment toute démarche critique,
tandis que les autres se complaisent à dévaluer les significations con­
crètes qu’on voudrait attacher à ces expériences. Cette attitude relève
en partie de ce qui a déjà été évoqué à propos du projet et de l’évalua­
tion de l’expérience. Mais il reste aussi une dimension particulière à
envisager. Car même si on prend en compte les assises différentes des
expériences revendiquées par les spirituels et même si on leur offre un
accueil plus bienveillant, il est encore nécessaire de soulever la ques­
tion du sens, de la signification des dites expériences. En somme, de les
soumettre à un examen critique. La théologie aura-t-elle ici aussi à
reconnaître des correctifs dans son comportement habituel ou se
retrouve-t-elle ici dans un domaine où aucun compromis, aucune con­
cession ne sont possibles?
Sandra Schneiders21 a proposé, pour ce cas, l’exemple suggestif
des rapports entre les artistes et le travail des critiques. Prenons le cas
de la musique. Si les critiques ne composent pas de musique, ils ren­
dent quand même service aux musiciens par leurs évaluations et leurs
suggestions. En ce sens, la théologie est légitimée d’exercer un rôle
critique, à condition toutefois qu’elle ait l’humilité de laisser aux spi­
rituels la possibilité de vivre jusqu’au bout leurs expériences avec leurs
conséquences concrètes. J’ajouterai une autre métaphore à celle de
Sandra Schneiders, celle du voyage.
On peut envisager de faire un voyage organisé où tout ce qui doit
être vu et visité est déterminé à l’avance par les experts-organisateurs,

20. «Rahner makes a theological distinction between a core religious expérience


and secondary, parapsychological phenomena such as visions and raptures which may
accompany religious expérience. This distinction enables us to validate the holiness of
the great proponent of dévotion to the Sacred Heart, Margaret Mary Alacoque, while
questioning the authenticity of some of the visions which she claimed to hâve received.»
(Annice Callahan, op. cit., p. 272)
21. Voir son article dans Horizons, déjà cité.
LA MISSION SPIRITUELLE DE LA THÉOLOGIE 65

ou, à l’extrême opposé, partir en nowherel Au nom de son rôle critique,


la théologie a souvent tendance à prendre ceux et celles qui ne suivent
pas ses conseils pour des vagabonds, alors que les spirituels n’en finis­
sent pas de décrire les richesses trouvées à «voyage léger» et au gré de
l’inspiration du moment. Pour revenir à la métaphore du critique mu­
sical, n’y a-t-il pas lieu dans le rôle critique de la théologie de faire une
place aux nouvelles créations? Pour le dire brutalement, les théologiens
doivent-ils se contenter d’évaluer les expériences spirituelles et le sens
qui en est dégagé à la seule aune des pratiques déjà autorisées, ou ne
doivent-ils pas s’habiliter à reconnaître et à discerner les nouvelles
voies et les promesses d’avenir?
Au delà de ces métaphores, c’est le lieu ici de revenir à ce que
nous évoquions à propos du projet à l’origine de l’expérience. Dans ses
démarches d’interprétation, la théologie se limite bien souvent à ne
prendre en compte que les éléments susceptibles d’appuyer et d’enri­
chir un savoir. Alors que, pour les spirituels, la dimension importante
et significative de l’expérience s’enracine dans des émotions, des pra­
tiques corporelles et un faire plus ou moins poétique, sans compter
l’influence des facteurs sociaux ou celle, laissée inconsciente, de la
dynamique psychologique. La théologie ne manifeste pas beaucoup
d’intérêt pour ces composantes et, quand elle s’y intéresse, elle a sou­
vent tendance à en réduire ou dévaluer l’importance. Si cette attitude
peut être acceptable dans d’autres domaines de la théologie, elle est
irrecevable en vie spirituelle, où justement tout ce qui fait vivre doit
être respecté et intégré.
*
* *

Dans des propos qui devraient être repris pour recevoir précisions et
nuances, j’ai essayé d’esquisser ce que pourraient devenir les pratiques
de la théologie pour l’habiliter à rendre vraiment service à la vie spi­
rituelle. Si mon opinion ne reçoit pas l’assentiment général, j’espère
qu’elle servira au moins à susciter des réactions et à favoriser d’autres
solutions mieux adaptées à un problème qui traîne depuis des siècles.
Si tel était le cas, j’aurais permis que d’autres théologiens s’intéressent
à la vie spirituelle et qu’ils acceptent du coup de lui faire une place
dans leurs préoccupations. Pour reprendre le souhait de Balthasar,
osera-t-on espérer que ces préoccupations ne soient pas qu’intellec­
tuelles et académiques.
Les voies spirituelles
balisées par les nouvelles religions:
invitation et défi
pour une synthèse chrétienne
BERTRAND OUELLET
Centre d’information sur les nouvelles religions (Montréal)

La multiplication des nouveaux groupes religieux est une caractéristi­


que importante de la quête spirituelle contemporaine. Ces nouvelles
religions se développent à l’extérieur des grandes Églises et traditions,
«hors des sentiers battus», une image qui évoque immédiatement l’idée
de nouveaux chemins, de «voies spirituelles» inexplorées ou négligées.

Des balises

Tout voyageur qui a survolé une ville, la nuit, a vu comment les innom­
brables lumières permettent d’y reconnaître d’un coup d'œil le tracé
des voies de circulation. La masse de la ville est invisible, mais ses
grands axes sautent aux yeux.
Dans le paysage religieux actuel, les nouveaux mouvements sont
semblables à ces balises lumineuses dans la nuit. Malgré leur faible
poids démographique, ils attirent l’attention. Leur visibilité et le carac­
tère parfois très prononcé, voire exagéré, de leurs modes d’expression
68 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

permettent en effet de voir plus aisément les lignes de fond de la spi­


ritualité sous-jacente.
On découvrira assez vite, à l’étude, que les voies spirituelles ainsi
mises en évidence ne sont pas exclusives aux nouvelles religions. De
fait, elles traversent aussi les Eglises et religions traditionnelles. La foi
chrétienne, quant à elle, ne pourra rejeter du revers de la main ces
intuitions et expériences spirituelles, car elle s’y reconnaîtra en partie.
Elle ne pourra donc pas non plus se situer simplement en opposition par
rapport aux nouveaux mouvements religieux comme s’il y avait d’une
part sa propre recherche spirituelle — «authentique» — et d’autre part
les errements des autres. Les excès observés dans tel ou tel mouvement,
comme dans telle ou telle Eglise ou tradition, apparaîtront comme des
dérapages sur des voies par ailleurs légitimes. Le défi à relever par la
foi chrétienne n’en sera pas un d’exclusion ou de sélection, mais de
synthèse.

I. ITINÉRAIRES DANS LA FORÊT


DES NOUVELLES RELIGIONS

On nous demande souvent de quantifier le nouveau pluralisme reli­


gieux. «Combien y a-t-il de sectes au Québec?» est l’inévitable pre­
mière question de nombreuses entrevues. Il faut se méfier des statisti­
ques qu’on peut donner en guise de réponse. Bien sûr, on peut dénom­
brer des centaines et des centaines de groupes. A titre d’exemples, le
Centre d’information sur les nouvelles religions (CINR) a, à ce jour,
accumulé de la documentation sur plus de 1500 groupes, et la qua­
trième édition de l’encyclopédie des religions d’Amérique de J. Gordon
Melton1 contient 1730 fiches signalétiques. De plus, certains groupes
ou mouvements se sont développés de façon prodigieuse. On pense en
particulier au pentecôtisme, un mouvement dit «de réveil» né dans la
mouvance évangélique à la fin du siècle dernier: en 1988, on dénom­
brait 176 000 000 de fidèles pentecôtistes dans le monde1 2, et le mou­
vement est en expansion rapide, notamment en Amérique latine.

1. J. Gordon Melton, Encyclopedia of American Religions, Fourth Edition,


Detroit, Gale Research, 1993.
2. Voir Peter Hocken, Le réveil de /’Esprit. Les Eglises pentecôtistes et charis­
matiques, coll. «Rencontres d’aujourd’hui», 21, Montréal, Fides, 1994, p. 12.
LES VOIES SPIRITUELLES DES NOUVELLES RELIGIONS 69

Par-delà les groupes, les idées

Au total, cependant, très peu de gens se disent membres d’un nouveau


mouvement religieux. Lors des recensements, par exemple, il ne reste
que quelques points de pourcentage pour la totalité des appartenances
religieuses autres que les religions traditionnelles. En revanche, une
bonne proportion de la population est touchée par les idées et doctrines
véhiculées, globalement, par le nouveau pluralisme religieux. Il suffit
par exemple de voir l’affluence, dans les salons du livre, aux kiosques
des maisons d’édition de tendance nouvel-âgiste ou ésotérique. On peut
également évoquer la popularité croissante de certaines idées-maîtresses
comme l’existence d’un corps astral, la pensée positive, le channeling,
les vies antérieures et la nature «christique» ou divine de l’être humain
{Je suis DIEU, Wow!3 est un titre bien en évidence dans les librairies).
D’autres thèmes, sans être aussi populaires, n’en ont pas moins
de répercussions: on pense à celui de l’imminence de la fin des temps,
accrédité soit par des révélations privées ou des apparitions, soit par
une interprétation «révolutionnaire» de tel écrit ou de tel passage bibli­
que; ou encore à la «panique satanique» qu’entretiennent certains lob­
bies influents qui croient déceler dans la société actuelle les traces de
complots et d’infiltration massive par des agents de Satan4.

Les sources

Les nouvelles religions ne se créent pas ex nihilo. Elles puisent à des


sources bien identifiables et se construisent, souvent de façon
syncrétiste, en combinant ces divers emprunts. On peut y reconnaître
quatre influences majeures5.

3. Lise Bourbeau, Je suis DIEU, Wow!, Montréal, Éditions ETC, 1991.


4. Voir par exemple Jeffrey S. Victor, Satanic Panic: The Création of a
Contemporary Legend, Chicago, Open Court, 1993; James T. Richardson, Joël Best et
David G. Bromley, The Satanism Scare, New York, Aldine De Gruyter, 1991; Massimo
Introvigne, A Rumor of Devils: The Satanic Ritual Abuse Scare in the Mormon Church,
communication présentée au congrès annuel de l’AAR, Chicago, 20 novembre 1994
(texte disponible au CINR).
5. Voir CINR, Nouvel âge, nouvelles croyances. Répertoire de 25 groupes
spirituels/religieux, Montréal, Éditions Paulines, 1989, p. 23-25.
70 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

1. Le judéo-christianisme
Il s’agit ici d’un ensemble incluant institutions, doctrines, rituels, cul­
ture, folklore, etc. Les nouvelles religions y puisent abondamment.
Outre les figures de Dieu, du Christ, des anges, de Satan et de certains
personnages de l’histoire (les templiers et les mystiques, par exemple),
elles en ont reçu la Bible (en tout, en partie, amendée ou augmentée),
des symboles, des éléments liturgiques, des titres, des ministères, des
croyances populaires et des légendes.

2. L’orientalisme
Les années 1960 ont vu l’Occident redécouvrir les sources religieuses
orientales, notamment l’hindouisme et le bouddhisme. Des thèmes
majeurs, populaires dans les nouvelles religions, y ont été puisés,
comme le karma, la réincarnation, des formes de méditation et d’as­
cèse, des médecines ancestrales, des visions du cosmos, du temps, de
l’homme...

3. L’ésotéro-occultisme
L’ésotérisme est avant tout un mode de connaissance, selon lequel la
vraie science du réel est réservée à des initiés qui y ont accès grâce à
une initiation et à des révélations transmises par des maîtres du présent
ou du passé. Certaines idées y sont fondamentales, comme l’imma­
nence du divin dans tous les êtres ou la conviction que tout est inter­
relié, le céleste et le terrestre.
Tout au long de son histoire, le christianisme a vu se développer
en parallèle, et souvent de façon clandestine, toute une tradition occulte
puisant non seulement dans la doctrine ésotérique mais aussi dans le
réservoir de symboles et de doctrines pré-chrétiens (chaldéens, celti­
ques, germaniques, amérindiens...). Qu’il suffise de mentionner l’astro­
logie, l’alchimie, la kabbale, la numérologie, la magie, la sorcellerie, le
spiritisme, la divination...
Les nouvelles religions puisent abondamment à ces sources.

4. La culture scientifique moderne


Les nouvelles religions relèvent à leur façon le défi de l’inculturation.
Leurs discours sont souvent émaillés de vocabulaire et de thématiques
empruntés aux sciences contemporaines, de la psychologie à l’astrono­
LES VOIES SPIRITUELLES DES NOUVELLES RELIGIONS 71

mie en passant par la biologie et la physique quantique. Mais elles ont


aussi un penchant pour les «para-» et «pseudo-» sciences et pour la
science-fiction. On en tire des idées comme la télépathie, les pouvoirs
para-normaux, le pouvoir de la pensée, la visite d’extra-terrestres qui
auraient joué un rôle dans l’histoire de l’humanité ou même dans la
création de la vie sur la terre, la redécouverte de civilisations perdues
ou secrètes, etc.

Un point de départ: «Ça va mal!»

Devant le nombre et la diversité déroutante de ces mouvements, des


chercheurs ont proposé divers regroupements en catégories, définies
selon des critères correspondant aux disciplines scientifiques qu’ils
utilisent: histoire, anthropologie, psychologie, sociologie, sciences des
religions, théologie.
L’approche la plus prometteuse, à nos yeux, est celle qui a été
développée par Richard Bergeron, en 1982, dans Le cortège des fous de
Dieub. Il s’agissait de prendre au sérieux, dès le départ, la dimension
religieuse de tous ces groupes et d’essayer de les caractériser à partir
précisément de la voie spirituelle qu’ils proposent.
Il faut essentiellement y reconnaître l’intuition fondamentale sur
laquelle se fonde tout le reste: doctrines, rituels, style de vie, organisa­
tion, vie communautaire. C’est cette expérience spirituelle qui devient
source de sens, c’est-à-dire à la fois de signification et d’orientation.
Elle englobe toutes les dimensions de la vie et colore la vision du
monde, de Dieu, du corps, de la société.
Cette expérience initiale correspond et répond à un sentiment de
malaise existentiel, un «ça va mal!» qui en vient à habiter tout le champ
de conscience et qui appelle une réponse qu’il ne trouve pas. Sur le
plan spirituel, on y verra le moteur d’une quête d’harmonie, d’intégra­
tion, d’accomplissement. Sur le plan religieux, cette quête se traduira
par l’attente d’un salut.

6. Richard Bergeron, Le cortège des fous de Dieu. Un chrétien scrute les


nouvelles religions, Montréal, Editions Paulines, 1982, 511 p. On lira aussi avec intérêt
John A. Saliba, Au carrefour des vérités. Une approche chrétienne des nouvelles
religions, coll. «Rencontre d’aujourd’hui», n" 22, Montréal, Fides, 1994.
72 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

Deux familles spirituelles

Les deux grandes familles spirituelles qu’on peut reconnaître dans la


multitude des nouvelles religions offrent chacune une voie de salut bien
caractérisée en réponse à cette attente, la première proposant la voie
de la foi biblique et la seconde, celle de la connaissance absolue'1,
selon la terminologie employée au CINR dans la foulée des travaux de
Richard Bergeron.

La voie de la foi biblique: de nouvelles arches de Noé

Dans cette première famille, l’intuition fondamentale pourrait se résu­


mer ainsi:
Ça va mal. Le monde va mal. Tout est corrompu: les institutions,
les mœurs, les Eglises... Il y a du mal partout et les signes de la
fin sont là pour qui sait les voir: guerres, destruction de l’environ­
nement, immoralité. Le jugement est proche: nous assistons à
l’affrontement final entre Dieu et le Mal. Ce monde est con­
damné et il faut s’en dissocier avant qu’il ne soit trop tard. Seront
sauvés seulement ceux et celles qui sauront entendre la voix de
Dieu et couper les ponts avec ce monde de perdition. Ils ne seront
qu’un petit nombre, un petit reste.
Les nouveaux mouvements religieux qui partagent cette vision du
salut se présentent comme de nouvelles arches de Noé permettant à
leurs membres d’échapper à la destruction. La Bible y est reçue comme
une autorité absolue, infaillible, qu’il faut prendre à la lettre: ce sont les
mots mêmes de Dieu, des phrases qu’il a ni plus ni moins dictées et qui
ont dès lors une valeur immuable pour toutes les époques et toutes les
cultures. Aucune exégèse ou interprétation autre que la lecture fonda­
mentaliste n’est acceptée, à moins qu’elle ne vienne du fondateur du
groupe. Dans cette perspective, on se méfie de la recherche et de l’in­
telligence: la foi doit être une démarche d’obéissance inconditionnelle*

7. Dans Le cortège des fous de Dieu, la présentation de la voie de la foi biblique


(alors désignée comme «secte au sens théologique») se trouve aux pages 209-240 et celle
de la voie de la connaissance absolue (la «gnose»), aux pages 241-285. Pour des
présentations succinctes, voir CINR, Nouvel âge... nouvelles croyances, Montréal,
Éditions Paulines, 1989, p. 23-34, et Richard Bergeron, Les nouvelles religions. Guide
pastoral, Montréal, Fides, 1995, p. 15-22.
LES VOIES SPIRITUELLES DES NOUVELLES RELIGIONS 73

à Dieu, un Dieu aux allures sévères, trônant au ciel, un Dieu qui est
«au-dessus de nous». Les membres tendent donc à appliquer les exigen­
ces bibliques à la lettre: ils auront un comportement moral strict et
rigide, sans compromission. Ils veulent être sans reproche devant Dieu.
Ces groupes conçoivent généralement le monde, la société et les
grandes Églises, notamment l’Église catholique, comme dominés par
Satan et tout à fait corrompus. Ces Églises ont failli à leur mission:
elles ont défiguré le christianisme, proclament-ils, et il est urgent de le
rétablir dans sa pureté originelle.
Dans ce contexte, l’attention est toute centrée sur la fin des
temps, considérée comme imminente, et le retour du Christ Juge. Le
temps de l’histoire n’est donc qu’un temps d’attente et d’épreuve: seul
compte le jugement final.
Dans ses diverses manifestations concrètes, cette famille spiri­
tuelle produit des groupes bien structurés, à la vie communautaire
intense et chaleureuse, qui se couperont volontiers du reste de la
société. Les membres se supportent et se protègent mutuellement, mais
ne toléreront pas la dissidence. On ne peut mettre l’arche en péril à
cause d’un seul; l’enjeu est trop important.
Un observateur extérieur chrétien ne sera pas complètement dé­
paysé par cette description, dont plusieurs aspects lui sont familiers:
— l’Écriture reçue comme Parole de Dieu;
— une conscience aiguë du mal et du péché;
— la conscience d’une loi morale venant de Dieu;
— la perspective d’un jugement et d’une rétribution;
— l’attente de la Parousie;
— la foi en un Dieu Juge qui est aussi Sauveur;
— l’accent sur la transcendance de Dieu.
Ce qui caractérise les nouvelles religions qui empruntent cette
première voie, c’est la polarisation extrême, la rupture des équilibres
dans lesquels la tradition chrétienne inscrit habituellement ces éléments
de doctrine et ces pratiques. Dans les nouveaux mouvements religieux
de type biblique, on décèle une tendance au dérapage vers le fondamen­
talisme et le biblicisme, vers l’intégrisme et le dualisme manichéen,
vers l’apocalyptique et le millénarisme. Le risque est alors grand de
s’engouffrer dans un cul-de-sac sectaire. C’est pourquoi Richard Ber-
geron qualifiait à l’origine cette voie de «secte au sens théologique».
74 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

La voie de la connaissance absolue: je suis Dieu.

Dans cette seconde famille, l’intuition fondamentale pourrait se résu­


mer ainsi:
Ça va mal. Pour moi. Dans CE monde. Je me sens mal dans ce
monde. Je m’y sens prisonnier, étranger, pas à ma place. Je sens
que je dois m’échapper, retrouver ma vraie maison. Je pressens
que j’ai perdu ma vraie identité et que je dois la retrouver. En
fait, il doit y avoir une connaissance fondamentale, qui
m’échappe maintenant mais que je retrouverai, qui est la clé de
tout. Les religions auraient dû m’y conduire, mais elles ont failli:
elles se sont institutionnalisées, ont construit des doctrines, des
dieux. Mais Dieu ne peut être ni loin ni au-dessus ni distinct de
moi. Il est en moi. Au fond, je suis de nature divine, exilé en ce
monde.
Indépendante de la tradition judéo-chrétienne, sauf pour des
emprunts superficiels, la voie de la connaissance absolue se nourrit soit
de révélations que l’on prétend anciennes, cachées et ésotériques, soit
d’enseignements provenant de nouveaux maîtres ou de nouvelles com­
munications qu’on dit reçues d’un autre monde, lequel peut être céleste,
astral, extra-terrestre... Elle renoue avec l’antique expérience gnostique
pour laquelle l’homme est une étincelle venue du ciel, un fragment
divin qui cherche à se libérer de la prison matérielle qui le retient et le
limite. La connaissance dont il a alors besoin...
[...] n’est pas le résultat d’un savoir théologique, philosophique
ou scientifique, mais le fruit d’une auto-révélation, d’une initia­
tion, d’une illumination ou de la clairvoyance. Jaillissant d’une
transformation profonde de la conscience, cette connaissance
conduit à la découverte de soi, le soi étant compris comme un
fragment divin. Elle est libératrice puisqu’elle dissipe l’ignorance
qui est la source ultime de tout mal; et elle débouche finalement
sur la maîtrise de soi et l’harmonie cosmique.

Pour parvenir à cette connaissance libératrice qui se réalise par la


prise de conscience de sa propre divinité, l’être humain doit
mettre en œuvre diverses techniques de respiration, de visualisa­
tion, de méditation ou de concentration, s’astreindre à une
certaine ascèse ou à un régime alimentaire, ou faire usage de
LES VOIES SPIRITUELLES DES NOUVELLES RELIGIONS 75

diverses thérapies. L’individu est l’unique maître d’œuvre de son


odyssée spirituelle8.
Le salut est donc, dans cette perspective, au terme d’une démar­
che personnelle. Il n’y a pas de sauveur. Quand on y parle de Dieu, il
s’agit plutôt d’une énergie, d’une force, d’une entité abstraite dont
chaque personne est en quelque sorte une partie égarée ou prisonnière
dans le monde matériel, qui cherche à retrouver son état originel. D’où
un intérêt marqué pour les origines, plutôt que pour la fin du monde.
On dira Dieu «au-dedans»; certains diront même: «je suis Dieu». Ces
groupes ont tendance à se représenter le temps comme cyclique, où tout
recommence sans cesse, et le cosmos comme un grand corps, presque
un être vivant.
Ici encore, l’observateur extérieur chrétien retrouve des éléments
qui lui sont familiers et dans lesquels il peut se reconnaître:
— une conscience aiguë de son état de finitude;
— la conscience de la filiation divine de l’être humain;
— l’immortalité d’une partie spirituelle de la personne;
— la part de chacun dans la réalisation de son salut;
— l’intériorité comme voie vers le divin.
Mais dans les nouvelles religions qui empruntent cette voie, la
polarisation et la rupture des équilibres conduisent souvent, ici aussi, à
des dérapages qui cette fois deviennent monisme, individualisme,
réincarnationisme, ésotéro-occultisme, gnosticisme. Le risque est grand
d’un isolement stérile dans une nouvelle expérience de type gnostique.

Des voies divergentes

Dans chacune de ces deux grandes familles, on trouvera des groupes


présentant de façon plus ou moins prononcée l’une ou l’autre ou l’en­
semble des caractéristiques que l’on vient d’énoncer. L’image de la
voie convient donc bien: on peut y être plus ou moins engagé, plus ou
moins avancé.
Dans la première famille, celle de la foi biblique, on a la préten­
tion, en revenant à la Bible, de restaurer le christianisme dans sa pureté
originelle, le débarrassant de tout ce qui l’aurait dénaturé au long de

8. Richard Bergeron, Les nouvelles religions. Guide pastoral, Montréal, Fides,


1995, p. 21.
76 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

vingt siècles. Dans la seconde famille, celle de la connaissance absolue,


on veut aussi opérer un retour aux origines, mais de l’humanité cette
fois, et procéder à une rénovation en profondeur, non plus du christia­
nisme, mais de la religion.
Dans chaque cas, on est devant un projet de restauration, en réac­
tion à une situation présente jugée inacceptable. Mais les directions
empruntées sont divergentes, ce qu’on peut bien montrer à partir de
quelques thèmes-clés. En voici sept:
Dieu. — Pour les uns, Dieu est un juge, une autorité, placée bien au-
dessus de nous. Pour les autres, c’est une force, une énergie que l’on
trouve au plus profond de soi.
La norme. — Pour les uns, la vie est faite d’obéissance stricte aux lois
et aux normes afin de passer le test du jugement final; la référence
ultime, c’est l’Écriture, la Bible; le critère de validation de l’action est
toujours, en bout de ligne: «c’est écrit!». Pour les autres, cette vie n’est
qu’une étape dans le long cheminement vers la réalisation de soi; la
référence ultime est toujours la conscience personnelle qui se sait
divine. Le critère de validation de toute action est, ultimement «ce que
je pense, ce que je décide».
Le monde. — Pour les uns, le monde est mauvais et promis à la des­
truction. Pour les autres, le monde est voile, illusion, prison, et la clé
pour s’en libérer est dans la connaissance issue des origines, connais­
sance qui permettra de trouver le salut dans l’harmonie avec le grand
Tout.
Le salut. — Pour les uns, le salut se trouve exclusivement dans le
groupe des élus, qui sera épargné lors du jugement. Pour les autres, il
s’obtient par l’accès à la connaissance primordiale, au terme d’une
marche solitaire.
Le kairos9.— Pour les uns, l’histoire ne trouvera son sens que dans sa
récapitulation lors du jugement. Le temps qui compte, c’est celui de la

9. Des deux mots grecs pour dire le temps, kairos évoque le temps qui compte,
le temps qui est porteur de signification, dont tous les instants ne sont pas identiques mais
chargés du sens ou du non-sens des événements qui les marquent. On pense à des
expressions «le temps est venu!», «c’est le temps ou jamais!», «à la plénitude du
temps»... Chronos évoque plutôt la succession des instants, des événements: c’est le
temps de la durée, de la mesure, de l’horaire, du calendrier, où chaque moment est égal
aux autres.
LES VOIES SPIRITUELLES DES NOUVELLES RELIGIONS 77

fin. On vit tourné vers cet avenir ultime: tout le reste n’est que prépa­
ration et attente. Pour les autres, ce sont les origines qui fournissent la
clé et le sens de l’histoire. C’est dans ce passé primordial, originel, que
réside la plénitude.
L’au-delà de la mort. — Pour les uns, l’au-delà se comprend essentiel­
lement en termes de jugement et de rétribution. Ceux qui ne passeront
pas le test seront punis ou éliminés; ceux qui le mériteront seront res­
suscités par Dieu. Pour les autres, l’au-delà de la mort se conçoit en
termes de survie d’une partie immortelle de la personne, dans le con­
texte d’un recommencement ou de progression vers l’accomplissement.

Les religions. — Pour les uns, toutes les voies spirituelles autres que
celle qui est véhiculée par le groupe, toutes les autres religions sont des
erreurs et des pièges de Satan pour détourner l’humanité du salut. Pour
les autres, les religions sont bonnes dans la mesure où elles servent la
progression vers la transformation de la conscience et l’accession à un
niveau supérieur d’existence.

Il se dégage de cette énumération une sorte de portrait-robot des grou­


pes de ces deux voies spirituelles. Il s’agit, il faut le noter, de construc­
tions théoriques qu’il ne faut pas chercher «à l’état pur» dans la réalité:
ce serait risquer de verser dans la caricature. Le réel sera toujours, bien
sûr, plus complexe et nuancé.

II. LA FOI CHRÉTIENNE


À LA CROISÉE DES VOIES

L’observation des nouveaux mouvements religieux contemporains a


donc permis d’y discerner deux voies spirituelles, qui ne leur sont
cependant pas exclusives, car des observateurs externes chrétiens y
retrouvent des éléments qui leur sont familiers. Les cas extrêmes,
comme les abus et les drames relatés par les médias, apparaissent
comme des dérapages sur ces voies, comme si celles-ci conduisaient à
des culs-de-sac où il est dangereux de s’enliser.
Si la foi chrétienne retrouve dans l’une et l’autre, malgré leurs
divergences, des éléments qui lui appartiennent ou dans lesquels elle
peut se reconnaître, elle ne peut se présenter simplement comme une
78 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

troisième voie. On pressent qu’elle devrait réaliser une sorte de syn­


thèse.

Une troisième voie se laisse deviner

Nous avons conclu la comparaison des deux familles spirituelles des


nouvelles religions par l’identification de sept thèmes-clés pour les­
quels elles semblaient diverger assez nettement l’une par rapport à
l’autre. Or, pour plusieurs de ces thèmes, il saute aux yeux qu’un troi­
sième terme doit venir compléter le tableau esquissé par les deux volets
déjà présents.
Les thèmes de Dieu, du kairos et de la norme en sont de bons
exemples.

Dieu. — Pour les groupes se structurant autour de la voie de la foi


biblique, on l’a vu, Dieu est un juge autoritaire et inflexible, un Dieu
«au-dessus de nous» auquel on ne peut que se soumettre. Pour les
groupes de connaissance absolue, Dieu est plutôt «au-dedans de soi»,
une énergie, une force intérieure. Ne faudrait-il pas compléter le ta­
bleau en parlant aussi du Dieu qui est «parmi nous», l’Immanu-El de
la Bible que les chrétiens identifient à Jésus»?
Le kairos. — Les uns ont les yeux sur la fin des temps, les autres sur
les origines. Le troisième terme, évident, n’est-il pas le présent?
La norme. — Pour les uns, la norme réside dans ce qui est écrit. La Loi.
La justification ultime de l’action est «j’obéis, je fais ce qu’on me dit
de faire!» Sur la scène politique, on parlerait de la tendance conserva­
trice et d’une voie pouvant mener à l’autoritarisme, avec comme devise
«la loi et l’ordre». Pour la deuxième famille spirituelle que nous avons
identifiée, au contraire, l’action ne connaît d’autre norme que la cons­
cience personnelle, d’autre autorité que son entière autonomie: «Je fais
ce que je veux, selon ce que je pense; je fais à ma tête!» Dans l’univers
de la pensée politique, on serait ici dans une tendance plus libérale, sur
une voie individualiste, avec comme mot d’ordre «la liberté». L’obser­
vation de la vie socio-politique fournit le troisième terme: la tendance
socialiste, une voie plus collectiviste, fondée sur la valeur de la solida­
rité. La norme pour l’action est alors le consensus: «Je fais comme tout
le monde!»
LES VOIES SPIRITUELLES DES NOUVELLES RELIGIONS 79

Sur la base de ces intuitions, peut-on compléter le tableau de nos


voies spirituelles par une troisième voie?

La voie du «projet de société»

Le point de départ est toujours ce sentiment de malaise existentiel: ça


va mal dans le monde! Vécu dans le registre religieux, ce malaise
devient requête de salut.
Les mouvements de foi biblique y répondent en tentant de restau­
rer un christianisme pur, identique à ce qu’ils se représentent qu’il était
aux origines et qui serait l’arche du salut: Dieu nous jugera et nous
sauvera en fonction de notre obéissance à sa Loi.
Les mouvements de connaissance répondent en proposant de re­
nouveler le concept même de religion. Il faut remettre le croyant en
contact avec le divin qu’il porte pour le guérir de son mal d’être. Là est
le véritable salut.
Il y a une troisième solution: réparer ce monde qui va mal! Cette
réponse n’est ni la restauration du christianisme ni la rénovation de la
religion mais la transformation du monde. 51 la société est si mal or­
ganisée, il faut la reconstruire! Le salut réside dans le «projet de so­
ciété», pour reprendre l’expression à la mode.
Cette option peut elle aussi procéder d’une véritable expérience
spirituelle. Nous sommes en effet ici tout près du projet religieux qui
s’exprimait par la voix des prophètes d’Israël: le véritable service de
Dieu passe par la lutte pour le droit et la justice. Le culte à rendre à
Dieu est le souci de l’autre, en particulier du petit, du démuni et du
malheureux, bref la construction d’une société juste. C’est une option
endossée par beaucoup de croyants, qui y voient l’expression la plus
pure de leur foi. Elle a donné naissance, dans les grandes Églises et en
marge d’elles, à de nombreux groupes d’apostolat, d’engagement et de
solidarité.
Comme voie spirituelle, cette troisième option peut elle aussi
connaître ses polarisations et ses déviations. Si la voie de la foi biblique
peut aboutir au dérapage sectaire et la voie de la connaissance absolue
à l’isolement gnostique, la voie du projet de société peut se voir défi­
gurée en activisme politique, ou en aventure révolutionnaire.
80 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

Trois pôles

Nous avons jusqu’ici parlé de trois voies. L’image a ses limites. Elle
peut donner l’impression que tout mouvement, tout groupe religieux
doit être étiqueté comme appartenant à l’un ou l’autre de ces trois
types. La réalité est, comme toujours, plus complexe. Il y aura des
gradations, des combinaisons, des dominantes.
Il sera plus juste de parler de polarités. Au lieu de voir trois
chemins étroits et divergents, imaginons que le terrain de l’expérience
spirituelle est comme un espace triangulaire délimité par trois pôles.
Tout mouvement religieux sera situé quelque part dans le triangle,
subissant plus ou moins l’influence des trois pôles selon qu’il sera plus
ou moins rapproché ou éloigné de chacun d’eux. Dans ce terrain, nul
ne sera «chimiquement pur». Les pôles sont des modèles théoriques,
presque des caricatures, représentant en fait les cas extrêmes qu’il ne
faudra pas chercher tels quels sur le terrain. La voie de la foi biblique
pointant vers le «pôle sectaire», celle de la connaissance absolue vers
le «pôle gnostique» et la voie du projet de société vers le «pôle révo­
lutionnaire».
On peut imaginer qu’une personne ou un groupe se déplacera
dans ce triangle au long de sa vie ou de son histoire, son expérience
évoluant et se modifiant. On devine qu’un grand groupe — une Eglise,
par exemple — aura en son sein des individus aux colorations différen­
tes: le groupe occupera donc un espace plus ou moins étendu dans le
triangle, avec des pointes ou des ailes s’avançant dans la direction de
l’un ou l’autre des pôles, avec par exemple une aile institutionnelle, une
aile militante et une aile mystique.
L’isolement dans un des sommets du triangle aboutira à un désé­
quilibre: on y reconnaîtra les dérapages pouvant conduire aux excès et
aux drames. L’histoire des grandes Eglises est jalonnée de sombres
épisodes, marqués notamment par des abus qui ne sont pas sans simi­
litude avec les dérapages sectaires.
Ce terrain triangulaire n’appartient pas seulement aux nouvelles
religions. Il délimite l’espace ouvert à toute recherche spirituelle. Nous
décelons peut-être ici trois perceptions du Divin, trois façons d’aller à
la rencontre de l’Absolu par le biais des expériences de la transcen­
dance, de l’immanence et de l’agapè.
LES VOIES SPIRITUELLES DES NOUVELLES RELIGIONS 81

Vers une synthèse chrétienne

La communauté spirituelle authentique est sans doute nécessairement


plurielle. Il est tentant d’évoquer ici l’expérience du peuple hébreu telle
que reflétée dans ses Écritures Saintes que les chrétiens appellent
l’Ancien Testament. Les Juifs disent TaNaK, pour Torah, Neviim,
Ketuvim: la Loi, les Prophètes et les Écrits. C’est la tradition sacerdo­
tale d’abord, avec son insistance sur la grandeur et la majesté du Dieu
Saint et le culte à lui rendre; puis, la tradition prophétique, qui voit le
visage de Dieu dans ces anawim, ces pauvres de Dieu que sont en
particulier «l’étranger, la veuve et l’orphelin»; et enfin ces autres
Écrits, où se retrouvent notamment la prière des Psalmistes et les en­
seignements des Sages. La Bible n’a pas fusionné ces traditions: elle se
contente de les juxtaposer, comme pour dire qu’une voie ne suffit pas.
La foi chrétienne authentique ne serait-elle pas à comprendre, elle
aussi, comme une synthèse qui refuse de se laisser enfermer dans une
seule voie d’accès à Dieu? Le Dieu des chrétiens n’est-il pas, après
tout, le Dieu-Trinité: Père qui est au-dessus de nous, Fils incarné parmi
nous et Esprit qui est en nous?
Dans notre triangle, le christianisme ne peut se réduire à un point
au centre. Il habite plutôt une zone mouvante. Il doit être une synthèse
dynamique d’expériences spirituelles multiples. Il ne doit être ni secte,
ni gnose, ni parti, mais Église.
Une branche de cette Église sera toujours plus sensible à la trans­
cendance. Elle voudra d’un christianisme qui soit vraiment une «reli­
gion», un ensemble de croyances, de pratiques et d’institutions permet­
tant d’encadrer et de gérer les relations avec Dieu. Une autre partie de
l’Église sera sur le terrain de l’engagement et de l’option pour les
petits. Elle se voudra prophétique et interpellera souvent vivement la
première. Une troisième, plus discrète et plus petite, empruntera la voie
mystique. Mais il n’y aura d’Église que dans la présence des trois.
Résultat peut-être inattendu de l’observation des nouvelles reli­
gions, nous avons été conduits au cœur de l’expérience spirituelle.
Signes des temps, les nouveaux mouvements religieux se sont révélés
des balises importantes pour comprendre la quête d’absolu contempo­
raine.
II

SOIFS ET EXPRESSIONS
DE SPIRITUALITÉ AUJOURD’HUI
Actualisation d’un héritage spirituel
L’exemple d’une démarche
axée sur la Sagesse biblique

PIERRETTE T. DAVIAU
Université Saint-Paul, Ottawa

Mon intervention se situe dans le champ des soifs et expressions de


spiritualité du temps présent, soifs et expressions multiples dont, il y a
à peine quinze ans, on était loin d’imaginer l’intensité et la diversité. En
effet, le rejet systématique de l’héritage de chrétienté par l’ensemble de
notre société québécoise vers les années 1970 ne laissait pas présager
l’émergence actuelle de tant de groupes religieux et encore moins cet
engouement marqué pour la spiritualité. Du cœur de notre modernité
séculière surgissent avec acuité de profondes questions spirituelles, une
quête de sens généralisée, des recherches pour une vie intérieure «bran­
chée», la fréquentation d’auteurs mystiques, des récits émouvants
d’«expérience de Dieu». On cherche des lieux de formation, de ré­
flexion, de recueillement, de méditation. Le besoin de développer et de
nourrir son intériorité ou d’y accéder se manifeste autant à travers la
littérature et le cinéma que dans les conversations quotidiennes.
À l’heure où, au Québec, on dénombre plus de mille nouvelles
sectes et face au paradoxe du retour du spirituel au cœur de notre
société sécularisée, des communautés religieuses d’ici s’inscrivent dans
86 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

ce courant et proposent des démarches renouvelées de croissance


spirituelle. S’inspirant de leur héritage spirituel jésuite, dominicain,
franciscain ou montfortain, des congrégations désirent tenir compte
des réalités contemporaines pour acculturer leur spiritualité, pour
l’actualiser1.
À partir d’une mini-recherche-action effectuée auprès d’une tren­
taine de laïques cheminant avec une congrégation dont la spiritualité
s’inspire de la Sagesse, cet exposé voudrait faire ressortir les principaux
traits de cheminement mentionnés par ce groupe, y saisir diverses cons­
tituantes d’une spiritualité pour notre temps en se référant constamment
aux paroles et témoignages des interviewés/es. Dans une seconde par­
tie, on s’interrogera sur la composante biblique qui sous-tend cette
spiritualité et on soulèvera quelques questions de théologie pratique et
certains défis pastoraux posés par le phénomène des petits groupes de
spiritualité dans l’Église.

Contexte et méthode d’entrevue


L’intérêt de notre monde pour le sacré se manifeste sous diverses fa­
cettes. Parmi celles-ci, la sagesse est prisée par des groupes religieux,
des sectes, des courants ésotériques. Des mouvements s’inspirent autant
des sagesses orientales, de la philosophie grecque, de l’hindouisme, de
la théologie orthodoxe ou encore des textes bibliques. La sagesse est
souvent apprêtée à toutes les sauces. Ainsi, une secte de magie noire
porte le nom de «l’Église de la sagesse des étoiles». Il existe un
centre de «La sagesse des plaisirs» dirigé par un psychologue raëlien.
Près d’une centaine de groupes s’intéressent à la sagesse dans le sens
de la «sophia». De nombreux livres de tendance nouvelâgiste ou éso­
térique portent sur la sagesse1 2. Certaines émissions comme celle de

1. De nombreuses communautés proposent des regroupements de laïques,


ouvrent leurs rangs à des associés. Une étude de la CRC publiée en 1990 fait état de plus
de 62 congrégations féminines réunissant près de 7000 laïques associés en formation ou
acceptés. Depuis ce temps, ce nombre s’est sûrement accru. Cf. Conférence religieuse
canadienne, Les membres associés aux Congrégations religieuses au Canada, Ottawa,
CRC, septembre 1989.
Pour leur part, les Filles de la Sagesse n’adoptent pas, pour le moment, le concept
à’association afin de ne pas entrer dans des structures canoniques lourdes qui peut-être
risqueraient d’embrigader la vie ou d’introduire des formalités institutionnelles
paralysantes.
2. Nous pensons entre autres à une nouvelle collection en dix volumes «Biblio­
thèque de la Sagesse», présentation et notes de Guy Rachet, éditée chez Buissière et
ACTUALISATION D’UN HÉRITAGE SPIRITUEL 87

Jacques Languirand, «Par quatre chemins», en parlent presque quoti­


diennement.
La prise de conscience de cette popularité, de cet engouement
pour les sagesses, devenait une réalité de plus en plus questionnante
pour une congrégation religieuse se réclamant d’une spiritualité axée
sur la Sagesse biblique. Cela a déclenché chez elle un désir d’actuali­
sation et de transmission de sa spiritualité. Ne se recrutant plus ici,
désirant également proposer un cheminement adapté à nos contempo­
rains, cette communauté (dont la moyenne d’âge dépasse, au Québec,
les 72 ans) s’est sentie appelée à léguer en héritage au peuple d’ici sa
spiritualité-sagesse, spiritualité dont elle est seule à se réclamer.
À l’heure où tant de sectes véhiculent une vision souvent étriquée
ou fondamentaliste de l’Écriture, dans un temps où la recherche de
sagesse prend de l’importance, ces femmes sont convaincues que la
synthèse de cette spiritualité, unique3 dans l’Eglise, développée par
saint Louis-Marie Grignion de Montfort devait être léguée à notre
société québécoise. À la fin d’un «Carrefour-Sagesse» proposé à 150
laïques, un week-end d’octobre 1991, les participants et participantes
étaient invités à entreprendre une démarche axée sur la spiritualité-
sagesse adaptée à notre temps. Cent vingt personnes s’y sont inscrites
après qu’on leur ait eu présenté les principaux temps du parcours en­
visagé. Cet itinéraire se présente en sept étapes dont la première ex­
plore les quêtes de sagesse de notre monde..., avant de proposer un
approfondissement biblique de la sagesse, puis une découverte progres­
sive de cette spiritualité-sagesse vécue et transmise par Montfort et

Saint-Amand, Paris, 1995, offerte par Québec-Loisirs et qui connaît actuellement un


grand succès. Voici quelques titres de la collection: Sagesse du confucianisme'. Sagesse
biblique; Sagesse hindouiste; Sagesse taoïste; Saint Augustin, Les confessions; Sénèque,
Traités; etc...). De son côté, le Centre des nouvelles religions dénombre plus de 72 titres
faisant référence directement à la sagesse. A titre d’exemple, il y a bien sûr les trois
tomes d’Arnaud Desjardins, Les chemins de la sagesse, Paris, Editions de la Table
Ronde, 1972, vendus à des milliers d’exemplaires; celui d’Annie Besant, La sagesse
antique, Paris, Éditions Adyar, 1980; T.E. Lawrence, Les 7 piliers de la sagesse, Paris,
Payot, 1982; André Harvey, Sur la voie de la sagesse, Ottawa, Éditions de Mortagne,
1989, etc.
3. Le livre de la Sagesse a été peu commenté du temps de Montfort et il y a eu
peu d’intérêt jusqu’à nos jours pour sa relecture spirituelle. Cf. Maurice Gilbert,
«Sagesse de Salomon» dans Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, Paris,
Beauchesne, 1990. Voir également les articles «Bible/Parole de Dieu» de Jean-Paul
Michaud ainsi que «Sagesse» de Jean-Pierre Prévost et «Spiritualité montfortaine» de
Stephano De Fiores, dans Dictionnaire de spiritualité montfortaine, Ottawa, Novalis,
1994, qui font ressortir le caractère unique de cette spiritualité biblique.
88 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

Marie-Louise Trichet, fondateurs de la Congrégation des Filles de la


Sagesse. Le groupe des «Amis et Amies de la Sagesse» était né.
Redire pour aujourd’hui et tenter de vivre ou de faire vivre cette
spiritualité-sagesse à l’aube de l’an 2000 s’avérait un défi de taille.
Pourtant, depuis près de quatre ans, plus de 160 laïques cheminent
dans une vingtaine de groupes à travers le Québec et le Nouveau-
Brunswick4. Une trentaine d’Amis/es de la Sagesse ont accepté d’écrire
et de partager leur «histoire de sagesse» dans le cadre d’une rencontre
de trois heures où ils ont pris conscience de leur parcours, ont nommé
des points précis de leur expérience spirituelle, en ont fait un certain
bilan tout en mentionnant leurs perspectives d’avenir dans ce groupe.
Lors de cette animation, il nous semblait important d’utiliser une
méthode s’adressant à des adultes en quête de conversion, de compré­
hension et d’orientation, une méthode qui permettrait de respecter le
caractère expérientiel de la démarche; voilà pourquoi nous nous
sommes inspirée de la méthode appelée «réflexion de foi5». Après
avoir invité les participants/tes à écrire leur «histoire personnelle de
Sagesse», puis à la partager avec deux ou trois personnes du groupe, on
leur a demandé de découvrir les valeurs, les convictions, les croyances
sous-jacentes à leur expérience vécue et de les interpréter. Ensemble,
on a confronté cette lecture du sous-groupe avec quelques traits mar­
quants de la spiritualité montfortaine en vue de dégager des interpella­
tions ou des enjeux relatifs à leur cheminement. Des fruits de ces
rencontres de petits groupes, nous avons retenu les caractéristiques
ci-dessous.

Composantes issues des témoignages

Une première lecture flottante des «histoires de sagesse» a permis de


relever des éléments récurrents, puis d’organiser les principales compo-

4. On dénombre également une dizaine de groupes en Ontario qui suivent


sensiblement la même démarche depuis au moins deux ans.
5. Traduction libre de «Theological Reflection» s’inspirant entre autres de
méthodes proposées par Monica Hellwigg, Whose Expérience counts in Theological
Reflection?, Milwaukee, Marquette University Press, 1982; Thomas H. Groome,
Christian Religions Education. Sharing Our Story and Vision, San Francisco, Harper &
Row, 1980 et Sandra Schneiders, «Spirituality as an Academie Discipline. Reflections
from Expérience» dans Christian Spirituality Bulletin, vol. 1, n" 2, automne 1993,
p. 10-15.
ACTUALISATION D’UN HÉRITAGE SPIRITUEL 89

santés figurant dans les témoignages écrits et dans l’interprétation don­


née par les participants/tes.

Des terrains en jachère

La plupart des récits soulignent l’état initial dans lequel les répondants/
tes se trouvaient au moment de l’invitation reçue. On peut le qualifier
de terrain en jachère. En effet, il est fréquemment fait mention d’un fort
besoin de développer une vie intérieure face à un vide spirituel ressenti.
On dénote «le désir de faire un voyage intérieur», de partir «à la recher­
che de la source cachée au fond de soi», de s’arracher au matériel, au
superficiel, à l’extérieur pour développer son intériorité. D’autres men­
tionnent leur soif d’approfondir leur foi, le désir de connaître et de
pratiquer une spiritualité:
— J’avais besoin de nourrir ma foi, d’un suivi dans mon chemi­
nement, de gens avec qui parler de ma foi de baptisé... d’un
surplus à la messe du dimanche.
Une femme avoue: «J’ai toujours cherché à me rapprocher de
Dieu et cette démarche m’en fournissait l’occasion». Pour d’autres, des
activités de la démarche du Carrefour-Sagesse les a incités à s’engager:
— Les images sur la sagesse qui étaient exposées dans la salle
m’ont beaucoup influencée et touchée lors du Carrefour. Tout
était significatif, à point, tout me touchait et m’interpellait et je
me suis dit que c’était pour moi.
Le désir de donner un sens à leur existence et en particulier à ce
qu’ils vivaient au quotidien, la nécessité de mieux comprendre ce qui
se passe dans notre monde en tenaillaient un certain nombre depuis
longtemps et cette proposition arrivait à point. Les récits soulignent
également que l’isolement dans lequel notre société à tendance indivi­
dualiste plonge les personnes ne permet plus de rassemblements signi­
ficatifs: cette démarche répondait donc à un besoin depuis longtemps
ressenti d’échanger avec d’autres au niveau de leur vie personnelle, de
leur vie de croyants et de croyantes. L’attrait déjà présent d’intensifier
leur intériorité, la prise de conscience d’un vide spirituel à combler et
le désir de cheminer avec un groupe dans un cadre ouvert et souple
n’attendaient que d’être réveillés.
90 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

Un appel personnalisé

Le fait d’être invité personnellement par une Fille de la Sagesse ou une


connaissance, et non par un feuillet ou une annonce, est apparu inter­
pellant pour plusieurs.
— J’avais été frappé, nous dit l’un d’eux, par le dynamisme et
l’accueil des Filles de la Sagesse. Que pouvaient-elles avoir de
particulier? Qu’est-ce qui les faisaient vivre? C’est cela qui m’a
décidé à m’embarquer.
Dans les entrevues, on a souligné le non-désir d’embrigadement
(on laissait un mois après le week-end pour s’inscrire), le respect des
libertés et l’offre faite simplement par la congrégation de léguer un
héritage spirituel unique, de l’adapter, de l’actualiser avec les partici-
pants/tes eux-mêmes. Un autre point mentionné: on n’a pas senti de
différences entre les classes sociales, les niveaux d’instruction, l’âge ou
la situation de pratique ou de non-pratique religieuse des gens. On
offrait un cheminement spirituel dans une tradition chrétienne à toute
personne qui se sentait intéressée à s’y joindre. Cette proposition ren­
contrait un espace possible de renouvellement dans un langage acces­
sible, actualisé, adapté et qui voulait rejoindre le cœur. Il apparaissait
clairement que la congrégation ne voulait pas transmettre une spiritua­
lité figée, dépassée, une spiritualité du xvnf siècle liée aux structures
et aux mœurs de cette époque révolue. On proposait une spiritualité
viable au cœur d’une société sécularisée, une spiritualité qui s’adressait
à leur expérience. Voilà sans doute pourquoi la dimension expé-
rientielle est fortement soulignée dans presque tous les récits analysés.

Une démarche expérientielle

On le sait, transmettre une spiritualité comme transmettre la foi se fait


davantage en livrant sa propre expérience de Dieu qu’en faisant de
beaux discours sur Dieu ou sur la spiritualité. Une approche basée sur
l’expérientiel a été retenue par les responsables. Cela semble très appré­
cié et très significatif pour les répondants/tes:
— J’ai découvert que j’avais des forces personnelles non exploi­
tées et cela m’a grandement transformée. J’ai grandi; j’ai peur
parfois, mais j’essaie d’aller vers plus de sérénité. [...] Dans
cette expérience spirituelle, je peux être bien dans ma peau, être
ACTUALISATION D'UN HÉRITAGE SPIRITUEL 91

accueillante, être gratuite, être pour les personnes que je côtoie


une petite lumière.
Parce que la démarche part constamment du vécu des personnes
et non pas de la communication d’un savoir, elle engendre une connais­
sance vitale, organique, constituant un désir de saisir l’essentiel, une
perception globale de l’expérience humaine et spirituelle:
— Ce qui m’a séduit, c’était l’insistance d’intégration dans la vie
quotidienne. En groupe, je trouve que nous prenons le temps de
faire une relecture de notre quotidien et d’y découvrir la Vie qui
est présente.
En prenant conscience de leur propre expérience de grâce et de
vérité dans leur vie de tous les jours, ces participants/tes rencontrent
des ressources cachées pour mieux connaître et aimer Dieu. En mettant
en commun la connaissance issue de leur expérience, ils approfondis­
sent la conscience de la présence de Dieu et de son appel. Ces échanges
d’expériences lues ou relues à la lumière des écrits de sagesse ou de la
vie de Montfort ou de Marie-Louise Trichet6, les premiers de cordée de
cette spiritualité, s’avèrent pour ces personnes le fruit d’une sagesse
pour notre temps, une sagesse qui, au fil des rencontres, élabore ses
propres maximes de vie. Il ne s’agit jamais de porter un jugement moral
sur les expériences partagées, mais de déceler en quoi le quotidien
ouvre ou ferme à la recherche ou à l’acquisition de cette Sagesse.
— Je porte encore beaucoup d’interrogations à savoir comment
réussir à mettre davantage la Sagesse au cœur de ma vie. Mais je
sens que j’avance à petit pas... et je désire arriver à vivre serei­
nement dans la Sagesse mes expériences de vie.
Ce qui revient le plus souvent dans les histoires, c’est comment
les répondants/tes envisagent autrement leur quotidien, avec un regard
spirituel renouvelé, afin d’y percevoir cette sagesse qu’ils recherchent
pour y discerner les signes de sa présence: amour, paix, foi, bonté,
justice...
— Ce qui était important pour moi, c’est que ma foi se vive au
quotidien. Foi et vie quotidienne ça se marie, ça ne doit pas se
dissocier.

6. Marie-Louise Trichet est co-fondatrice de la Congrégation des Filles de la


Sagesse et a été béatifiée en 1994.
92 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

— Toutes les rencontres sont ressourcement spirituel — et la


spiritualité proposée «me» correspond parce qu’elle est incarnée
et actuelle.
— J’ai besoin d’engagements concrets, qui répondent aux exi­
gences vécues dans le milieu où je vis. [...] Je vis plus de mo­
ments d’intériorité dans le quotidien.
On y reconnaît un itinéraire qui invite à découvrir sa mentalité
propre, ses préjugés, ses aspirations, ses attitudes dans un esprit de
discernement qui se développe peu à peu dans le groupe. L’accent sur
la sagesse-discernement est souligné à de nombreuses reprises et il
semble qu’elle soit active dans leur vie:
— Les questions et thèmes abordés, les partages lors de nos
rencontres m’aident à mieux discerner au niveau de mon chemi­
nement et de mes valeurs. Cela me fournit des points de repères
précieux, des moments privilégiés.
— Quand je parle de désir de la Sagesse, je parle aussi d’honnê­
teté avec moi-même, c’est-à-dire d’avoir le courage de regarder
ce qui est vraiment important pour moi et de faire des choix en
conséquence.
— La conscientisation à la Sagesse dans ma vie se manifeste à
différents moments, surtout au cœur de réflexions importantes, de
décisions à prendre, d’attitudes à vivre.
Cela correspond au parcours proposé qui favorise un exercice du
discernement: discerner les vraies sagesses des fausses, les vraies va­
leurs des anti-valeurs, rechercher l’essentiel de nos vies, faire le tri dans
les divers produits de consommation... Parce que ce processus tente de
révéler chacun/e à lui-même, de l’enraciner dans son histoire, dans
l’histoire d’un peuple, il permet aux participants/tes de découvrir ce qui
les relie aux autres, ce qui est à la fois le plus personnel et le plus
universel. La Sagesse prend alors visage:
— Cette démarche m’a permis de m’identifier comme person­
nage du peuple de Dieu ayant un rôle actif à remplir dans ma vie
personnelle, dans ma vie de couple et ma vie professionnelle
ainsi que dans la société.
ACTUALISATION D’UN HÉRITAGE SPIRITUEL 93

— Je suis de plus en plus à l’écoute de l’Esprit en moi, à l’écoute


de la Sagesse, qui passe par mes frères et sœurs et me rejoint à
travers le livre de la Parole.
Ces rencontres et ces pratiques amènent les participants/tes à
découvrir non seulement la grande sagesse des peuples, cette sagesse
millénaire, les courants de sagesse à la mode et souvent fort positifs,
mais conduit aussi à une découverte de l’héritage biblique.

Approfondissement de la Parole

Les entrevues le confirment: plus qu’une simple découverte de soi et


des autres, plus qu’une expérience intérieure spéciale, les Amis/es ont
l’occasion d’approfondir leur foi au quotidien autant qu’à travers des
expériences spéciales, plus intenses. Parce que la démarche contient
un parcours biblique, non seulement des écrits sapientiaux, mais
des grands traits de l’histoire du Peuple de Dieu présentée comme
«Les traces de Dieu dans l’histoire d’Israël et dans mon histoire», les
participants/tes découvrent les richesses de la Parole, les manifestations
de la Sagesse à travers l’histoire contemporaine. L’insistance sur les
divers sens de la Sagesse biblique semble avoir été marquante: que ce
soit un art de vivre, des habiletés à pratiquer, la recherche d’un savoir,
l’art de communiquer, la personnification de la Sagesse ou la Sagesse
en Jésus-Christ, les participants/tes ont assimilé ou préféré l’une ou
l’autre de ces présentations bibliques:
— Après les premières rencontres, j’ai découvert «un peu» ce
que veut dire le mot Sagesse. C’est un mot que je connaissais
mais que j’ai redécouvert. [...] Au fur et à mesure des rencontres
je me suis familiarisé avec la Sagesse Incarnée. Il faut dire que
la façon dont Elle nous a été présentée y a été pour beaucoup...
Ils découvrent également, en étudiant la vie et les écrits de Mont-
fort et de Marie-Louise Trichet, que cette sagesse, c’est Dieu incarné et
cela colore leur expérience spirituelle. D’ailleurs, toute la spiritualité de
Montfort prend vraiment racine dans la Parole de Dieu. Son principal
traité L’Amour de la Sagesse éternelle et incarnée7 cite à grands traits
les livres sapientiaux, les Evangiles ainsi que les textes de saint Paul sur

7. Louis-Marie Grignion de Montfort, L'Amour de la Sagesse éternelle et


incarnée, dans Œuvres complètes, Paris, Seuil, 1966, p. 89-216.
94 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

la Sagesse. Diverses sessions de perfectionnement ou de ressourcement


sont mentionnées comme des temps forts d’approfondissement:
— Il y a des rencontres qui ont été un plus dans mon chemine­
ment, par exemple la session biblique [...] Ç’a été une redécou­
verte de l’Alliance de Dieu avec moi.
— Un autre événement important a été la session d’information
sur l’histoire de la Sagesse «Les traces de Dieu dans l’histoire...
dans mon histoire» — ça m’a permis de comprendre mon histoire
de chrétienne et cela a resitué la recherche de la Sagesse dans son
contexte historique et biblique.
— À travers ces rencontres, je me sens appelée à faire un pas de
plus dans ma recherche de Sagesse. J’ai un désir renouvelé d’ob­
tenir la Sagesse ...
La découverte ensemble de paroles vivifiantes s’apparente à une
Bonne Nouvelle où chacun/e puise ce dont il a besoin (lumière, cou­
rage, réconfort, soutien...) pour continuer sa route entre les rencontres,
vivre l’étape où il se trouve maintenant. Cette référence constante à
l’Écriture rejoint l’expérience de Montfort pour qui la connaissance de
la Sagesse incarnée s’est faite par un contact intense et intime avec la
Parole de Dieu:
Montfort relit le Livre de la Sagesse à la lumière de l’accomplis­
sement en Jésus-Christ. Il en fait une lecture christologique, éco­
nomique, selon l’économie de l’histoire du salut qui s’achève à la
Croix, sommet de l’Amour de la Sagesse éternelle. Dans tous les
textes de Sagesse, Montfort perçoit en filigrane la figure du
Christ, Sagesse incarnée. [...] L’Amour de la Sagesse éternelle
établit solidement, à partir du texte biblique lui-même, les grands
thèmes de ce qu’on peut appeler la spiritualité montfortaine. Tout
y est perçu sous l’angle de la Sagesse, c’est-à-dire du dessein
amoureux de Dieu tel que la Bible permet de le découvrir8.

8. Jean-Paul Michaud, «Bible/Parole de Dieu» dans Dictionnaire de spiritualité


montfortaine, op. cit., p. 187.
ACTUALISATION D'UN HÉRITAGE SPIRITUEL 95

Un «espace»communautaire

Pour les répondants/tes, il ne s’agit pas d’un endroit, mais d’un réseau
de personnes avec lesquelles se vit un itinéraire spirituel, une véritable
expérience communautaire. Ce tissu de relations soutient leur démarche
personnelle tout en les stimulant à poursuivre leur marche. Ce vivre-
ensemble favorise «un climat d’amitié sans donner dans le social». Ce
lieu particulier permet au groupe d’exprimer ses découvertes, ses hési­
tations, ses projets: un espace pour le cœur et l’esprit, ouvert à la
rencontre de la sagesse qu’ils recherchent, un espace de partage où les
réponses ne sont pas données d’avance, mais où le désir de Dieu, du
vécu spirituel peut s’expérimenter librement:
— Les Amis/es m’aident à grandir dans mon quotidien. Au dé­
but, les partages me faisaient peur. Aujourd’hui, je les savoure.
— Les rencontres d’équipe me font découvrir d’autres pistes de
réflexion sur la Sagesse et me permettent d’échanger mes nouvel­
les découvertes avec d’autres; elles me permettent de vivre en
petite communauté un spirituel que je ne connaissais pas.
Entre chercheurs et chercheuses de sagesse, on tâtonne, on se
confronte, on partage les joies et les difficultés d’intégrer une spiritua­
lité. Si certains ont laissé l’Église «comme on quitte un vêtement
usagé», ils se sentent parfois nus et isolés. En partageant leur expé­
rience à la lumière de la tradition vivante de l’Écriture et des vérités de
foi, ils trouvent de nouvelles lumières pour éclairer la démarche pour­
suivie: «Je sens grandement le besoin de vivre cette valeur avec
d’autres, de la partager. C’est devenu essentiel dans ma vie.»
L’Église est parfois vivement critiquée dans quelques groupes et
on ne peut l’ignorer. S’appliquer non seulement à comprendre et à en
expliquer les raisons valables, non seulement à la contester, mais à
favoriser des lieux communautaires, des cellules d’Église: voilà un défi
pas toujours facile à relever, surtout quand le groupe est partagé sur le
sujet...

Des témoins pour aujourd’hui

Alors que de nos jours on fait peu de place aux «vies de saints», il est
étonnant de constater l’intérêt suscité par Montfort et Marie-Louise
Trichet, initiateurs de cette tradition spirituelle axée sur la Sagesse:
96 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

— J’ai communié à la recherche de Sagesse de Montfort et de


Marie-Louise. Ce sont deux vivants qui ont des choses à me dire
pour aujourd’hui; ils m’attendaient pour me parler de prière, de
contemplation... sur leur trace, je marche, je continue à chercher
la Sagesse.
— J’ai découvert Montfort et Marie-Louise proches de la souf­
france humaine; je l’ai constaté dans les lieux visités, dans
l’accueil, la simplicité, la générosité, la disponibilité de leurs dis­
ciples. Je crois que c’est aussi à cette mission que je me sens
appelée.
— J’ai connu Marie-Louise. Quelle femme de prière et d’action!
J’aime Marie-Louise, amie des pauvres et des petits; elle m’aide
à me tourner vers les plus démunis.
Montfort et Marie-Louise, comme de nombreux fondateurs,
avaient su reconnaître les besoins de leurs contemporains, se laisser
toucher par leurs détresses et leurs forces et y répondre par la tendresse,
la compassion, en trouvant des moyens, des gestes, des regroupements
capables de traduire l’Evangile pour leur époque. Leurs disciples ont
continué sur cette lancée, mais en conservant longtemps les structures,
le langage, les modalités propres au xvme siècle... tout comme l’Église.
Les communautés religieuses tout comme les prêtres semblaient assurer
à l’institution ecclésiale une base permanente et solide pour transmettre
les spiritualités traditionnelles, mais ce modèle ne répond plus aux
sensibilités de nos contemporains. Occasion nous est donnée de faire
des chrétiens/nes libres, capables de s’ouvrir à la transcendance et à
l’intériorité. Et c’est cela que certaines expériences faites avec les
Amis/es tentent de faire vivre et de réinventer en quelque sorte.
A l’été 95, près d’une vingtaine de laïques ont effectué un pèle­
rinage en France pour découvrir les lieux montfortains et y vivre une
démarche spirituelle, un pèlerinage aux sources. Leurs témoignages
sont éloquents. Ils révèlent, même après quelques mois, l’ampleur de
cette expérience spirituelle:
— J’ai vécu une expérience riche qui soutient ma recherche de
Sagesse... Si je fais confiance à la Sagesse, la vie prend sens, elle
est belle, bonne, heureuse. Je l’ai vécu, je l’ai vu dans les person­
nes rencontrées, dans les lieux visités. Quelle source d’inspiration
pour moi en plein monde! J’ai le goût de continuer ma route et
ACTUALISATION D’UN HÉRITAGE SPIRITUEL 97

de mettre davantage dans le concret de ma vie cette spiritualité-


sagesse: partager ma foi, mon vécu avec d’autres ...
Les contacts avec des personnes vivant de cette spiritualité ont produit
un impact inattendu:
— Je voulais rapporter une parcelle de ce feu qui dévorait Mont-
fort et Marie-Louise, rallumer ma petite flamme si chancelante.
Je reviens avec la volonté d’aller à l’essentiel, d’être plus trans­
parente, plus cohérente avec ma mission de baptisée. Je puise
dans mon expérience du pèlerinage pour affronter mon quotidien.
C’est gravé en moi.
— J’ai compris dans ce voyage que la Sagesse met sur ma route
des personnes et des événements pour me conduire. Je tente de
devenir «en vérité» un Ami de la Sagesse.
D’ailleurs, on a constaté dans des lettres reçues des religieuses
qui ont accueilli le groupe en France que l’impact a été réciproque.
Certaines affirment qu’elles ont été émerveillées de la profondeur avec
laquelle ces laïques abordent la spiritualité qu’elles vivent déjà depuis
longtemps. Il paraît significatif que ces rencontres aient provoqué chez
elles «un élan et un goût de vivre davantage en témoins de cette
Sagesse». Heureux échange!
Résumer les principales caractéristiques énumérées par les répon-
dants/tes, nous met donc en présence:
— d’une recherche du sens de leur existence
— d’une quête de transcendance manifestée par un besoin
remarquable d’intériorité
— d’une soif d’approfondissement de leur foi dans l’au­
jourd’hui
— d’un désir d’appartenance communautaire ou, tout au moins,
d’une insistance sur le relationnel comme élément stimulant
d’un cheminement spirituel à la suite de témoins.
Pourtant, en conclusion de cette brève analyse des récits, cela ne nous
empêche pas de nous demander s’il s’agit vraiment d’une spiritualité
vécue, d’une spiritualité transmise...
98 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

Spiritualité?

Pouvons-nous affirmer que les Amis/es pratiquent vraiment une spiri­


tualité telle que l’entendent les spécialistes? Serait bien malin qui ose­
rait répondre par l’affirmative ou par la négative. Cependant, les com­
mentaires permettent de constater que les répondants/tes ont une vie
intérieure qui commence à se structurer: ils peuvent articuler leur
expérience de Dieu, leur cheminement intérieur, leurs rapports à l’Ecri-
ture et au monde. Ils affirment que cette démarche change leur vie,
remet en question et en place leurs valeurs, les porte à agir en fonction
de critères évangéliques reconnus et nommés. La dimension d’engage­
ment pointe à l’horizon. Plusieurs le signalent dans leurs témoignages,
ils veulent révéler la Sagesse autour d’eux:
— Je voudrais que le peu de sagesse que je trouverai soit évi­
dent; que cette sagesse devienne pour moi un témoignage vivant
de ma foi, de mon christianisme, de mes croyances, non pas dans
des actions grandioses, mais dans mon quotidien de tous les jours
avec mon entourage, mes amis, des étrangers, en fait avec tous
les gens que je rencontrerai...
— J’aimerais un jour pouvoir, à l’exemple des Filles de la Sa­
gesse, animer un groupe de partage et aider d’autres personnes à
découvrir Dieu dans tout ce qu’ils vivent.
D’autres veulent s’engager auprès des pauvres:
— J’aimerais que mon cheminement m’amène davantage vers
les pauvres, dans la mesure de mon possible.
— Je dois sortir de mes pantoufles si je veux marcher à leur
suite: je devrai accepter les pauvres, pas seulement les aider, mais
les aimer comme ils sont...
Et ils ont le goût d’entreprendre des projets:
— Pour moi, il faudrait que cette expérience débouche sur un
engagement, c’est-à-dire un projet qui serait porté ensemble par
des Filles de la Sagesse et par des Amis/es de la Sagesse. Porté
de différentes façons, selon les possibilités de chacun et de cha­
cune, mais en communion, en solidarité dans une même mission.
— J’aimerais, par une fin de semaine intensive ou un pèlerinage,
prendre le temps d’un bain de spiritualité encore plus intense.
ACTUALISATION D’UN HÉRITAGE SPIRITUEL 99

— Il faudrait que cela nous conduise à bâtir un nouveau projet


qui, comme Marie-Louise et Montfort, pourrait redéfinir le
spécifique d’une communauté de sagesse montfortaine pour au­
jourd’hui.
Bien sûr, on ne peut affirmer que tous les éléments d’une spiri­
tualité soient intégrés parfaitement, mais, parce que leur vie personnelle
et collective est transformée, on peut y lire la possibilité de devenir une
nouvelle forme de communauté d’appartenance, y espérer une voie
prometteuse de spiritualité dans la ligne d’une tradition éprouvée. Cela
ne nous empêche pas de nous poser quelques questions d’ordre théolo­
gique et pastoral.

Défis ou questionnements théologiques et pastoraux

Liens avec la sagesse biblique

La spiritualité-sagesse telle qu’inspirée par les livres sapientiaux con­


cerne avant tout le profane, alors que «la loi et les prophètes» définis­
sent en général le religieux marqué par le culte, les normes et les lois.
Et c’est surtout à cette seconde école qu’ont été formés la plupart de
nos contemporains. Dans les textes s’inspirant de la loi et des prophè­
tes, il y a des lieux sacrés, des temps sacrés, des objets et des gestes
sacrés, du personnel sacré. Les livres s’en inspirant traitent de l’Al-
liance, du sacré, de la sainteté et de la moralité. On insiste sur le fait
que Dieu se choisit un peuple pour le sauver, pour le rendre saint
comme lui-même est saint... Pourtant, la voie du sacré, de la liturgie et
de la loi n’est pas la seule qui relie à Dieu... et cette voie semble de
moins en moins populaire en cette fin du xxe siècle. Par contre, celle
du profane et celle de la création ouvrent la porte à un plus grand
nombre de personnes de notre milieu. On ne peut que se réjouir de ce
mouvement vers l’intériorité qui découle sans doute des valeurs de la
modernité, de la quête d’un nouvel art de vivre, d’une dynamique de
libération issue de divers courants et mouvements.
Les livres sapientiaux, comme la spiritualité qui en découle, con­
cernent davantage la création, le Dieu de la création qui prodigue ses
bontés à l’humanité qui peut en profiter, «dans la bénédiction et l’ac­
tion de grâces». Dans une société à tendance individualiste — ou tout
au moins individualisante — où les courants psychologiques l’empor­
tent, la spiritualité-sagesse permet de redécouvrir ce patrimoine bibli­
100 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

que où l’on apprend à se re-lier à Dieu en essayant de se comprendre


soi-même. Cet héritage biblique convoque la personne à découvrir sa
sagesse intérieure, à saisir son milieu de vie comme révélation de
l’amour du Créateur. Cela rejoint la vision positive présentée par la
tradition de sagesse: la grandeur de l’homme, image de Dieu, la valeur
du respect de l’humain parce que créature de Dieu, le respect de la
création parce que don de Dieu... Les orientations séculières de notre
société favorisent une spiritualité d’incarnation et une spiritualité de la
création. C’est cela, à notre avis, qui justifie les efforts d’acculturation
de cette spiritualité biblique dont s’est nourri saint Louis-Marie Gri-
gnion de Montfort et que le parcours des Amis/es de la Sagesse tente
de déployer.
À cet égard, une dimension non présente dans la trentaine de
récits reçus, (peut-être parce que la démarche a encore peu abordé cet
élément), est l’importance que revêt chez Montfort la personnification
de la Sagesse et l’incarnation de la Sagesse en Jésus-Christ. Si l’expres­
sion «Sagesse éternelle et incarnée» revient comme un leitmotiv chez
Montfort, c’est qu’il a connu la Sagesse de l’Ancien Testament en
lisant les Evangiles:
Alors que Montfort [...] relit les textes sapientiaux de l’Ancien
Testament sur le canevas du Livre de la Sagesse, ce dernier cède
le pas, au niveau du sens du mystère, au Nouveau Testament:
c’est la révélation du Christ, Sagesse incarnée, qui sert de clé de
lecture au Livre de la Sagesse lui-même, et, partant, de tous les
livres sapientiaux de l’Ancien Testament9.
L’Incarnation est pour ce spirituel la voie d’accès par excellence
à la Sagesse. Le cheminement offert inclut le plan humain et essaie de
tenir compte du vécu d’une génération en recherche, souvent au stade
du b-a ba de la foi. La référence au corps, à la qualité de la vie, à la
santé, au bien-être et à l’harmonie situe d’emblée la nécessité d’avoir
une spiritualité ancrée dans l’incarnation. De plus en plus, on sent le
besoin de réfléchir sur le sens de la vie au quotidien, sur le sens de
l’existence humaine, sur l’attrait vers l’au-delà...

9. Maurice Gilbert, «L’exégèse spirituelle de Montfort» dans Nouvelle revue


théologique, n" 5, novembre-décembre 1982, p. 678-691. L’auteur fait ressortir à la fois
la valeur biblique et l’originalité du travail de Montfort qu’il appelle «l’exégète spirituel
du Livre de la Sagesse». Voir également l’article d’Alphonse Bossard, «Incarnation»
dans le Dictionnaire de spiritualité montfortaine, op. cit.
ACTUALISATION D’UN HÉRITAGE SPIRITUEL 101

Mais, on ne peut le nier, la Sagesse biblique est structurée de


façon binaire. Il y a le sage et l’insensé, le bonheur et le malheur, la vie
et la mort, la joie et la souffrance, etc... Faire l’économie des aspects
moins positifs des écrits sapientiaux serait passer à côté de leur sens
plénier. Pourtant, cette dimension est presque absente dans les récits
analysés. Job comme Qohélet, s’ils crient leur soif d’absolu, crient
également leur désespoir et leur déception. Ils posent la question fon­
damentale de la souffrance, du mal, de l’échec et de la finitude hu­
maine. Si la présentation de la spiritualité-sagesse essaie de tenir
compte de l’ensemble des livres sapientiaux, cela n’est pas évident dans
les récits livrés par les Amis/es. Sans doute ont-ils été davantage frap­
pés par l’aspect plus positif du projet. Il nous faudra vérifier. Si nous
vivons dans une société assez désabusée, déprimée et souffrant des
conséquences d’une crise socio-économique qui se prolonge, on ne
peut passer à côté des aspects plus difficiles et plus radicaux du mes­
sage sapientiel, du message évangélique. C’est aussi de ce point de vue
moins alléchant, moins à la mode, que la libération intérieure, les trans­
formations inévitables, la redécouverte du sens de la vie doivent être
envisagées. Il ne faudra pas l’ignorer dans la suite des étapes à déve­
lopper, car la spiritualité-sagesse proposée devrait pouvoir y répondre...
Comme d’ailleurs d’autres spiritualités peuvent le faire, l’Esprit étant
multiforme.
Si les récits identifient peu ou pas de points de résistance et qu’on
signale uniquement les côtés positifs de l’expérience de cheminement,
sans faire référence aux éléments plus exigeants de la spiritualité
montfortaine comme la Croix et la mortification, serait-ce que, comme
le note Jacques Grand’Maison,
[Qu’j un certain univers religieux rigoriste, épeurant, culpabili­
sant a été rejeté de l’expérience spirituelle où on veut trouver un
bonheur ici et maintenant, un bien-être intérieur? [...] Combien
parmi eux vivent de profonds doutes face à leur allégeance
chrétienne, justement parce que leur spirituel positif n’a jamais
pu être ressaisi dans de nouvelles lectures de la tradition
chrétienne10.

10. Jacques Grand’Maison (dir.) et al., Le défi des générations. Enjeux sociaux
et religieux du Québec d’aujourd’hui, Montréal, Fides, 1995, p. 61.
102 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

Il est vrai qu’à ce stade-ci des rencontres, tous les aspects de la


spiritualité de Montfort n’ont pas été approfondis. Il reste que le mys­
tère de la Croix, comme la présence de Marie, font partie intégrante de
la théologie de Montfort. Il parle de la croix comme «du plus grand
mystère de la Sagesse éternelle» et il ne cesse de voir en Marie, «celle
par qui la Sagesse est venue dans le monde». Pourtant, en dehors des
récits étudiés, les gens affirment que cette démarche les aide à mieux
assumer la souffrance dans leur vie et à vivre plus sereinement les
épreuves qui les assaillent. En ce qui concerne Marie, les témoignages
des répondants/tes affirment que leur dévotion à Marie a grandi et s’est
affermie. Il reste à bien situer cette dévotion dans le mystère christique,
comme le fait Montfort, afin d’en diminuer le caractère encore un peu
magique qui s’y loge.
Ce qui ressort sans contredit de ces mini-récits des Amis/es de la
Sagesse, c’est que cette approche spirituelle libère davantage les per­
sonnes, leur redonne confiance en la vie, en elles-mêmes, en Dieu et les
ramène à l’essentiel du message évangélique. Il semble que, pour une
minorité, les rituels, les normes, les interdits ou les lois institutionnelles
engendrent la peur, la mauvaise conscience, l’uniformité. Mais on peut
l’attester: les témoignages des Amis/es de la Sagesse, dans leur simpli­
cité et leur authenticité, illustrent bien des fruits attribuables aux Écrits
sapientiaux:
— acquérir une meilleure connaissance de soi et du monde afin
d’avoir une conduite plus harmonieuse et plus juste
— développer une certaine acuité de l’intelligence et un équili­
bre de vie
— apprendre à discerner ce qui convient le mieux de faire pour
un mieux-être
— favoriser un art de vivre autrement dans un monde en désar­
roi
— découvrir le sens de l’existence et mieux comprendre les
réalités humaines
— valoriser la création et voir Dieu à l’œuvre dans l’humanité.

La dimension de subjectivité

D’aucuns peuvent questionner la dimension de subjectivité fortement


présente dans les mini-récits ainsi que la primauté incontestable accor­
dée à l’expérientiel et à l’affectif. Nous croyons que cela est évident
ACTUALISATION D'UN HÉRITAGE SPIRITUEL 103

mais non négatif. Au plan humain, parler d’expérience implique, selon


Godin1', un mode effectif et dynamique de connaissance plus riche
qu’un savoir notionnel réflexif et interprétatif. Cela suppose également
l’attention avec prise de conscience, le jugement avec interprétation et
parfois l’organisation durable d’attitudes prises à l’égard de l’objet de
l’expérience. Au plan religieux, on parle d’expérience pour décrire une
composante intense intérieure ou une composante intuitive, empirique,
reliant à l’objet du savoir. L’expérience spirituelle ne peut se vivre
qu’en contexte humain et, encore selon Godin, c’est cela qui permet
d’en saisir la signification et la valeur. Ainsi, à l’occasion d’événe­
ments heureux ou malheureux, de rencontres, de circonstances, une
dimension autre de l’existence peut émerger.
Mais, on le sait, «faire des expériences» peut être superficiel:
qu’est-ce qui garantit qu’une expérience est spirituelle? Nous risquons
d’affirmer qu’elle est spirituelle si elle engendre une transformation, un
changement, une conversion. Un des répondants apporte un élément
éclairant à cette objection:
— Je voudrais aussi que le peu de sagesse que je trouverai soit
évident, que cette sagesse devienne pour moi un témoignage vi­
vant de ma foi, de mon christianisme, de mes croyances, non pas
dans des actions grandioses mais dans mon quotidien de tous les
jours avec des gens de mon entourage, mes amis, des étrangers,
en fait avec tous les gens que je rencontrerai.
Une autre question surgit: l’expérience spirituelle peut-elle être
posée comme une nouvelle liberté intérieure, une libération d’une reli­
gion de formules, de rites, de dogmes, de prescriptions, de pratiques
extérieures? Peut-elle remplacer la religion? L’expérience ne nous per­
met pas de répondre à cette objection. Par contre, on constate qu’il y
a une première réappropriation personnelle de certaines notions reli­
gieuses par les Amis/es interviewés. L’expérience connote l’ensemble
de leur expérience de vie avec ses temps forts, ses tournants, ses évé­
nements importants, ses passages... Bref, un spirituel incarné, envisa­
geant la vie sous toutes ses composantes sera inévitablement tôt ou tard
ritualisé... Pour le moment, si l’on ne peut toucher du doigt les avan­
cées spirituelles des participants/tes, les témoignages laissent percevoir11

11. André Godin, Psychologie des expériences religieuses, Paris, Le Centurion,


1981, p. 265 et ss.
104 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

que plusieurs font de réelles expériences de Dieu, qu’ils s’adonnent à


des temps de prière et de profonde contemplation. Et de cette intimité
avec Dieu, on parle toujours avec beaucoup de discrétion et même de
pudeur!
Par contre, les mini-récits l’attestent: des changements réels
s’opèrent dans la vie des gens qui cheminent, non seulement chez ceux
et celles qui ont vécu des expériences plus prolongées ou plus intenses,
mais chez ceux et celles qui participent aux rencontres régulières. On
assiste à de nombreux déplacements religieux qui s’apparentent à ceux
notés par Jacques Grand’Maison et qu’on pourrait qualifier de positifs:
Passage d’une religion d’obligation, de dépendance, de soumis­
sion à une religion plus libre, plus autonome. Passage d’une re­
ligion pour l’au-delà à une religion pour ici et maintenant. Pas­
sage d’une religion pour les autres à une religion pour soi. Pas­
sage d’une religion toute constituée à un «religieux» qu’on se
construit. Passage d’une religion monolithique à un «religieux»
qui emprunte librement à diverses religions et croyances12.
Si, depuis plusieurs années, des théologiens et des théologiennes13
insistent sur le fait que la théologie doit être basée sur l’expérience, on
demeure toujours sceptique et on questionne cette tendance expérien-
tielle, la prenant peu au sérieux, la ridiculisant ou craignant que cette
manière de faire de la théologie relègue au second plan l’Ecriture et la
Tradition. Or, on ne peut douter qu’une démarche spirituelle axée sur
les écrits sapientiaux et sur un héritage spirituel légué par «un docteur
de l’Eglise» à toute une famille religieuse tiendra toujours compte de
la dimension religieuse. Comment discerner, au cœur des résistances,
les soifs évangéliques, les désirs de Dieu, les rêves d’Eglise même, ou
tout au moins le besoin d’un être-ensemble? On ne peut se soustraire
à cet exercice. Ne devrait-on pas le faire davantage dans nos cours de
théologie pratique et dans nos réflexions ecclésiales?

12. Jacques Grand’Maison, op. cit., p. 79.


13. Nous pensons particulièrement pour le sujet qui nous intéresse à Sandra
Schneiders, «Spirituality in the Academy», dans Theological Studies, n" 50, décembre
1989, p. 676-697, à Bernard Lonergan, Method in Theology, Londres, Darton, 1975 et
évidemment aux ouvrages de Hans Urs von Balthasar, «The Gospel as Norm and Test
of Ail Spirituality of the Church» dans Spirituality in Church and World, Concilium,
vol. 9, New York, Paulist Press, 1965.
ACTUALISATION D'UN HÉRITAGE SPIRITUEL 105

L’existence de ces groupes, contrairement à de nombreuses


sectes14, ne pose pourtant pas la question de la transmission fidèle du
message chrétien, de la transmission de la foi puisque le contenu de­
meure collé au message évangélique. Ce qui n’empêche pas de se sou­
cier au plus haut point de la manière d’assurer la transmission d’une
spiritualité. Cette question est traitée d’ailleurs de plus en plus aujour­
d’hui en catéchèse. Avant de vivre en disciple, avant d’adhérer à une
doctrine ou à une spiritualité, avant de se proclamer de Jésus-Christ, ne
faut-il pas d’abord le désirer, le rechercher, avoir le goût ou tout au
moins le besoin d’un au-delà, d’une référence à un plus grand que
soi?... Cette ouverture à l’au-delà doit, pour s’actualiser, rencontrer un
lieu, un espace où il y a une offre, une proposition, un appel... Et cette
offre suppose un accueil, une mise en marche pour combler le vide
ressenti. Or, dans nos entrevues, il ressort fortement combien un lieu de
cheminement acculturé a été apprécié par les répondants/tes. Il semble
d’ailleurs que ces efforts d’adaptation, que la création de lieux d’expé­
riences personnalisés, que la formation de petites communautés soient
le seul ou tout au moins le meilleur avenir de la vie religieuse d’ici:
Les années actuelles sont importantes dans l’histoire du monde.
Les religieux disposent de cinq à dix ans pour apporter leur con­
tribution. [...] Si nous abandonnons les prétentions de poursuivre
des carrières, si nous axons notre vie spirituelle sur une recherche
commune de la sagesse, si nous sommes disposés à mettre au
service des nouvelles communautés intentionnelles les sécurités
que nous avons acquises pour nous-mêmes, l’énergie et les per­
ceptions qui en résulteront nous relieront à l’avenir et à notre
propre centre spirituel15.

14. Il est évident qu’au début du cheminement certaines personnes questionnent


le bien-fondé de ce groupe et posent la question de leur relation ou non avec des sectes
qui promettent la sagesse. Il est essentiel, à notre avis, d’être bien renseigné sur tous les
courants du Nouvel Age et sur les divers mouvements sectaires, pour bien faire les
différences qui s’imposent et pour noter les points positifs comme les points plus
dangereux de certains nouveaux groupes ou mouvements religieux.
15. Richard Renshaw, «Aider à la naissance d’une vie nouvelle» dans CRC
Bulletin, n” 4, vol. XXXV, hiver 1995, p. 3
106 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

Défis à relever

De toute évidence, cette démarche et d’autres similaires permettent aux


chrétiens/nes de se mettre en contact avec leur expérience personnelle
et spirituelle, de la lire positivement, d’en parler et de la faire reconnaî­
tre comme signifiante à leurs yeux et aux yeux de leur cellule d’appar­
tenance. Mais bien sûr, on ne saurait évacuer de ces parcours la lecture
critique du vécu, la révision systématique de vie qui ouvre au véritable
dépassement de soi et aux exigences du radicalisme évangélique. Au
contraire.
Ces divers lieux de transmission d’un héritage spirituel, en plus
d’être stimulants et nourissants, permettent à la foi de se vivre au cœur
de chemins diversifiés, hors des sentiers institutionnels actuellement
délaissés et ne favorisant pas toujours un approfondissement de la foi.
Il est évident que ces divers regroupements, si vivants soient-ils, posent
la question de l’appartenance à la grande communauté ecclésiale et
celle de la place et de l’importance des rites d’initiation16. L’apparte­
nance à une communauté de foi, une appartenance vécue, aide les
participants/tes à augmenter leur propre croyance et à renouveler ou
approfondir leurs relations à Dieu. Ces lieux sont occasion de «trouver
une spiritualité que l’Église ne leur fournit pas», disent-ils. Pour les
personnes ayant un attrait pour la contemplation ou l’expérience mys­
tique, ces groupes apparaissent comme des oasis où le rituel ne prend
pas le dessus, mais où l’on donne l’occasion de méditer, de réfléchir,
de contempler, d’échanger pour découvrir l’Être intérieur en soi...
Ces cheminements simples, sans prétention, semblent contribuer
à refaire le tissu communautaire17. Ne pourraient-il pas être ou devenir
un tissu conjonctif de l’Eglise? ... Car un peuple en quête de sens, en
marche dans la foi, parfois dans le désert, s’engendre au fil des mois,
des ans. Ces petits regroupements fournissent des lieux d’expression,
donnent la possibilité aux croyants/tes de nommer ce qu’ils vivent. Il

16. Cf. J. Grand’Maison, op. cit., p. 210 -211 où l’on pose le problème des rites
d’initiation.
17. Cela rejoint les suggestions de la recherche-action Risquer l’avenir, Bilan
d’enquête et prospectives, publiée par le Comité de recherche de l’Assemblée des
évêques du Québec sur les communautés chrétiennes locales, Montréal, Fides, 1992,
p. 134: (1) Réussir à faire grandir, chez les baptisés pratiquants adultes, une foi
personnelle, vivante et critique, qui en fasse des disciples de Jésus. (2) Réussir à faire
vivre aux baptisés pratiquants une expérience communautaire de foi et d'engagement qui
rende possible l’intensification de leur fraternité évangélique.
ACTUALISATION D’UN HÉRITAGE SPIRITUEL 107

devient donc urgent de trouver comment transmettre les héritages


spirituels dont sont dépositaires des Congrégations religieuses en les
actualisant, en laissant place aux chemins diversifiés et surtout en
accompagnant patiemment les groupes à la recherche de voies spirituel­
les au départ comme à la croisée des chemins... Ces lieux de libération
de la parole apparaissent comme des conditions d’intériorisation: ils
permettent à la foi de se dire sans formules, avec des mots ordinaires,
des images de la vie quotidienne. Ici, les personnes ne se sentent pas
obligées de parler en termes religieux... D’ailleurs, leur culture reli­
gieuse le leur permet-elle? Leur mémoire religieuse est, en effet, sou­
vent vague et les expressions parfois inadaptées.
En ce sens, l’institution ecclésiale est fortement confrontée à
l’épineux problème des défis actuels de l’évangélisation de notre peu­
ple. Cependant, et l’on peut s’en réjouir, ces communautés à taille
humaine et librement choisie, sont appelées à être des lieux privilégiés
d’expérimentation du Dieu-Amour, qu’il s’appelle Sagesse, Miséri­
corde ou Providence! Car nos liturgies, encore trop organisées de façon
cléricale, si elles permettent une «assistance», permettent rarement d’y
éprouver le sens communautaire, et encore moins, de cheminer spiri­
tuellement.

En guise de conclusion

Pour que ces regroupements autour de familles spirituelles soient por­


teurs de fruits pour notre temps, il est d’une grande importance de
susciter et de former de véritables guides spirituels, des mentors18,
capables d’accompagner avec compétence et sagesse ces chemine­
ments. Les participants/tes comptent sur des spirituels formés, sur des
spiritualités renouvelées pour réorienter leur vie, pour lui redonner un
sens humain, évangélique, et ainsi revivifier l’espérance pour eux et
pour le monde.
Intégrer l’essentiel de ces héritages spirituels et les réinterpréter
pour les gens d’aujourd’hui et avec eux apparaît comme un enjeu
majeur pour l’Église d’ici. Cela suppose de bien saisir le sens des
quêtes spirituelles de nos contemporains, de relever les défis du monde
moderne et de discerner comment nos héritages spirituels peuvent y
répondre. Cela exige évidemment de réarticuler l’essentiel du message

18. Cf. Renée Houde, Des mentors pour la relève, Montréal, Méridien, 1995.
108 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

ou du charisme et de proposer des modalités de cheminement adaptées,


des itinéraires spirituels incarnés et fidèles à l’esprit de la spiritualité à
transmettre. S’inscrire dans ce mouvement de renouvellement avec les
laïques pour relire et pour redire pour aujourd’hui l’essentiel de ces
héritages spirituels ne peut que stimuler les membres encore actifs des
communautés religieuses d’ici à s’alimenter à une source toujours re­
nouvelée, car «l’Esprit ne cesse de faire toute chose nouvelle».
Les entrepreneurs chrétiens au Québec
Quand les valeurs religieuses et la spiritualité sont
intégrées dans la gestion quotidienne des entreprises

MICHEL DION
Université de Sherbrooke

Prends bien conscience que dans la vie, tout dépend de


Dieu; après ça, agis comme si tout dépendait de toi, et
quand tu as du succès, rends grâce à Dieu et à lui seul.
François de Sales

Le phénomène de la spiritualité en milieu de travail a pris une grande


ampleur depuis une dizaine d’années, particulièrement aux Etats-Unis.
Les employés autant que les dirigeants et les cadres qui vivent une
spiritualité dans leur vie personnelle veulent aussi la vivre au travail.
Cela a donné lieu au mouvement de «spiritualité au travail» (spiritua-
lity-at-work movemenf). De façon globale, ce phénomène ne consiste
pas en un endoctrinement religieux en milieu de travail. Chacun et
chacune est libre d’adhérer aux croyances ou à la religion de son choix.
C’est plutôt la manifestation que chaque personne est un être spirituel,
qu’elle a en elle-même une «parcelle divine», et que cela doit se réper­
cuter partout dans sa vie, y compris au travail. Selon une enquête réa­
lisée par The Compass Group (Californie), intitulée «International
Workplace Values Survey» (1992), plus des deux tiers des personnes
manifestent le désir de faire partie d’organisations dans lesquelles elles
110 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

pourront exprimer des valeurs humanistes ou spirituelles au travail. Il


semble même que les entreprises innovatrices seront, dans l’avenir,
celles qui offriront à leurs employés des sanctuaires, des lieux de
méditation, de prière ou des «jardins de contemplation», dans lesquels
ils pourront relaxer, ce qui augmentera leur productivité et leur créati­
vité. Ce mouvement de «spiritualité au travail» est centré sur des va­
leurs d’équilibre, de confiance, d’harmonie, d’honnêteté, de coopéra­
tion. Il tente de susciter plus de dialogue dans les organisations sur la
manière de conjuguer valeurs spirituelles et gestion organisationnelle.
Ce mouvement manifeste une approche non religieuse et non dogma­
tique et tente simplement d’amener les gens à vivre leurs valeurs spi­
rituelles au travail, quelles que soient ces valeurs, de les amener à
intégrer leur religion dans leur processus de prise de décision en milieu
de travail. Les tenants de ce mouvement croient que la spiritualité en
milieu de travail peut se traduire par une amélioration substantielle des
climats de travail.
Le phénomène des gens d’affaires chrétiens ne fait pas, à stricte­
ment parler, partie du «mouvement pour la spiritualité au travail», car
il est trop identifié à une religion institutionnalisée. Mais, au sens plus
large, ce phénomène rencontre les mêmes objectifs que le mouvement
favorisant l’expression de la spiritualité en milieu de travail. De nom­
breux groupes et associations de gens d’affaires chrétiens se dévelop­
pent en Amérique du Nord et en Europe depuis la fin des années 1960.
Pensons simplement à ACTE-Québec, i.e. l’Association de chrétiens
témoins dans leurs entreprises, section Québec (1976-1990), dont les
principaux buts étaient de propager la foi chrétienne, l’espérance en
Dieu et l’amour du prochain parmi les hommes et femmes d’affaires et
de profession dans les secteurs d’activités publiques ou privées, de faire
connaître la Parole de Dieu et d’être catholique romain pratiquant selon
l’esprit du renouveau de Vatican II, d’encourager les personnes désirant
fonder ou développer des œuvres d’évangélisation chrétienne dans
notre société, pourvu que leur entreprise ait été approuvée par leur
évêque, d’organiser des dîners, réceptions, colloques et conférences
susceptibles d’intéresser des personnes à vivre selon la Loi nouvelle
enseignée par Jésus-Christ, etc. L’association avait publié un guide
intitulé «Acte et témoignage» (19 mars 1983), présentant les lignes
directrices d’un témoignage et la méthode à utiliser pour le structurer.
Il existait également un guide à l’intention des dirigeants de l’associa­
tion traitant, entre autres, de l’équipe de soutien, du recrutement des
LES ENTREPRENEURS CHRÉTIENS AU QUÉBEC

invités, du témoignage et choix des témoins ainsi que du déroulement


des repas de témoignage, de la musique et des chants utilisés. ACTE
était une association laïque, catholique, charismatique, œcuménique et
internationale, tel qu’il apparaît dans une «Déclaration sur l’œcumé­
nisme» signée par le fondateur d’ACTE-Québec, le Père Jean-Paul
Régimbald, le 11 novembre 1981.
D’autre part, il existe au Québec la Communauté internationale
des hommes d’affaires du plein Évangile du Canada (Full Gospel
Businessmen Fellowship International), qui a pour buts de: (1) témoi­
gner de la présence et de la puissance de Dieu dans notre monde par
le message de tout l’Évangile pour tout l’être humain; (2) fournir une
base pour une communion chrétienne parmi les hommes de partout,
unis par leurs expériences avec Jésus Christ, et les fortifier pour aller
rafraîchir et renouveler leur Église. L’association n’est ni une Église
ni une secte, elle n’a ni prêtres ni pasteurs et ne crée aucune Église;
(3) amener une plus grande unité entre tous les chrétiens. L’Association
internationale, dont le siège social est situé à Louvain (Belgique),
publie le bulletin VOIX, traduit dans 15 langues. L’Association compte
plus de 3000 chapitres répartis dans une centaine de pays. Au Canada,
il existe plus de 200 chapitres (dont une vingtaine au Québec) qui
organisent des déjeuners ou soupers-témoignages, ralliements et con­
ventions. L’objectif des activités est de présenter les gens dont la vie
a été transformée d’une façon saisissante par Dieu, car «ces témoigna­
ges touchent les cœurs et changent les vies». L’Association est née sous
la gouverne de Demos Shakarian à Los Angeles, en 1952. La vie du
président-fondateur de l’Association a été publiée en 1975 (John et
Élisabeth Sherrill, Les gens les plus heureux sur terre. La vie de Demos
Shakarian, FGBFI, 1978 [1975]).
Au Canada (surtout en Ontario), il existe la Canadian Christian
Business Fédération (CCBF), qui fut créée à Hamilton (Ont.) en 1985
et qui compte plus de 400 membres actuellement. Les principaux ob­
jectifs de cette organisation sont les suivants:
a) ensuring stewardly use of resources and producting goods
and services that respect and care for création;
b) encourage business structure that allows for responsible
Christian activities;
c) encourage the Christian management of business enterprise
and achieve this by counselling, sharing, advising members
and promoting relevant literature;
112 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

d) promote harmonious labour relations and meaningful work


expériences through appropriate personnel management
practices;
e) encourage Christian work apprenticeships for young people;
f) promote Christian business ethics and standards within and
outside business;
g) participate in the development of public policy and speak out
on matters of public policy proposed by government as it
relates to the justice System and business entreprise in order
to advance effectively the mission of Canadian Christian
Business Fédération members to promote the glory of God in
our society.

1. Définition du concept d’«entrepreneur chrétien»

Un «entrepreneur chrétien» est un dirigeant d’entreprise qui tente, de


façon plus ou moins publique, de mettre en pratique ses valeurs reli­
gieuses et sa spiritualité dans sa vie professionnelle (implication per­
sonnelle), et/ou qui cherche à intégrer ses valeurs religieuses ou sa
spiritualité dans la gestion et la culture même de son entreprise (impli­
cation organisationnelle). Tous les entrepreneurs catholiques ou protes­
tants du Québec ne sont pas nécessairement des «entrepreneurs chré­
tiens». Cette appellation n’est pas non plus restreinte uniquement aux
membres des associations de gens d’affaires chrétiens, ni même à ceux
et celles qui participent à des déjeuners de prière pour les gens d’affai­
res. Les entrepreneurs chrétiens sont ceux qui tentent de mettre en
pratique leurs valeurs religieuses et leur spiritualité dans la gestion
quotidienne de leur entreprise et, dans certains cas, de modifier la
culture de leur entreprise en conséquence. Ce genre d’implication reli-
gieuse/spirituelle de la part des entrepreneurs n’est pas le lot de tous les
entrepreneurs catholiques ou protestants au Québec.
Selon Ibrahim, Rue, McDougall et Greene (1991), les entrepre­
neurs chrétiens croient qu’il est possible d’œuvrer dans le monde des
affaires en conformité avec des valeurs chrétiennes, puisqu’il ne devrait
y avoir aucun conflit entre les valeurs organisationnelles et les valeurs
religieuses. Les auteurs affirment que ces entrepreneurs perçoivent un
succès économique comme étant dû au fait que l’organisation a appli­
qué des principes et valeurs bibliques. Le but de la recherche d’ibrahim
et al. (1991) était de déterminer et de mesurer les caractéristiques et
LES ENTREPRENEURS CHRÉTIENS AU QUÉBEC 113

pratiques dominantes des entreprises qui se définissent elles-mêmes


comme «chrétiennes». Dans cette enquête (N = 152), les compagnies
participantes venaient de différents secteurs économiques: construction
(2,6% des répondants); services de transport, communications, électri­
cité, gaz, et services sanitaires (9,9% des répondants); industries manu­
facturières (17,1 % des répondants), commerce de gros (5,9% des ré­
pondants); commerce de détail, finances, assurances, et courtiers en
immeubles; services (36,8% des répondants). La compagnie la plus
petite avait 67 employés et la plus importante comptait 1400 employés.
Dans l’enquête d’ibrahim et al. (1991), on voit que la majorité
des compagnies (92%) sont engagées dans des pratiques religieuses
régulières sur les lieux de travail, et cela inclut la prière faite par le
PDG, la lecture de la Bible, des prières et témoignages personnels, des
réunions ouvertes par des prières et une lecture de passages bibliques.
En même temps, la majorité des compagnies (81%) affirment l’impor­
tance de la rentabilité, de la productivité, de la compétition. Un bon
nombre (46%) insistent sur l’importance de valeurs centrées sur les
employés, comme la générosité, l’intégrité, la coopération et la con­
fiance. L’étude concluait qu’aucune différence significative n’existait à
travers les différents secteurs économiques quant aux relations avec les
employés. Par ailleurs, la majorité des compagnies (73%) sont enga­
gées dans des activités religieuses visant les consommateurs, telles l’in­
vitation envoyée aux consommateurs de participer à des réunions où
des témoignages chrétiens peuvent être entendus, l’affichage de princi­
pes chrétiens sur les lieux de travail. Ce type d’activités semble beau­
coup plus fréquent dans le secteur des services (92%) et du commerce
de détail (93%).
Socialement parlant, les compagnies participantes étaient globa­
lement impliquées dans le support actif des communautés locales, que
ce soit sous forme de biens, services, fonds et temps mis à la disposi­
tion de différentes organisations et programmes communautaires. Un
bon nombre (53%) supportaient des organisations chrétiennes, telles les
églises, missions et stations de radio chrétiennes. La majorité des entre­
prises manufacturières ayant participé à l’étude (81%) supportaient ce
genre d’organisations. Un certain nombre (28%) supportaient des orga­
nisations séculières, comme les orchestres symphoniques, les clubs
Rotary et Kiwanis, les Chambres de commerce, écoles publiques et
techniques. L’Armée du Salut et la Société Saint-Vincent-de-Paul
étaient supportées par 41% des compagnies. Enfin, un petit nombre
114 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

(17%) supportaient des organismes de charité séculiers, comme la


Croix-Rouge, la Fondation du Cœur et les différents téléthons.
Un grand nombre de compagnies (48%) s’engageaient dans des
activités religieuses impliquant les fournisseurs, telles les témoignages
lors de visites de fournisseurs, la distribution de brochures indiquant
que l’entreprise est gérée selon les principes et valeurs bibliques. Par
ailleurs, un nombre un peu plus élevé de compagnies (58%) accentuent
l’importance de maintenir une bonne relation d’affaires avec les four­
nisseurs, empreinte de loyauté, d’honnêteté, et d’équité. Ce taux grimpe
à 81% dans le secteur manufacturier. Ce genre d’activités est surtout le
lot des entreprises du commerce de gros, et des finances, assurances et
courtiers en immeubles (78%).

2. Méthodologie

La présente étude constitue une étude exploratoire, qualitative, destinée


à identifier l’importance des valeurs religieuses et de la spiritualité dans
la gestion des entreprises dirigées par des «entrepreneurs chrétiens».
Comme il existe très peu de recherches sur le sujet, une étude qualita­
tive s’imposait. La grille d’entrevue individuelle fut élaborée, et les
résultats seront présentés selon les réponses apportées aux différentes
questions de cette grille.
Douze entrevues ont été réalisées avec des dirigeants d’entrepri­
ses de différents secteurs économiques: industries manufacturières (4),
hébergement et restauration (1), services aux entreprises (1), commer­
ces de détail (2), intermédiaires financiers et assurances (4). Le nombre
d’employés était réparti comme suit:
— 4000 et plus: 2
— 400-500: 1
— 200-300: 1
— 100-200: 2
— 50-100: 2
— 50 et moins: 4
Les dirigeants de ces entreprises étaient soit PDG (9), vice-pré­
sident exécutif (1), vice-président marketing (1), ou fondateur de
l’entreprise président du Conseil d’administration (1). Une seule femme
était à la direction des entreprises participantes. Par ailleurs, l’un des
répondants était diacre permanent, tandis qu’un autre avait reçu une
LES ENTREPRENEURS CHRÉTIENS AU QUÉBEC 115

consécration mariale par le biais de Solitude Myriam. Deux répondants


poursuivaient des études doctorales, l’un au Québec et l’autre dans une
université européenne, dans les deux cas sur des sujets d’actualité chré­
tienne.
Les entrevues furent réalisées du mois de mars au mois de juillet
1995. Les entreprises participantes étaient situées dans trois régions du
Québec: l’Estrie (7), Montréal (4) et la Montérégie (1).

3. Résultats

Les résultats sont présentés ici selon les principaux éléments de la grille
d’entrevue qui fut utilisée dans le cadre de cette étude. A l’occasion, je
ferai des remarques qui ne viennent pas seulement des résultats de cette
étude exploratoire, mais de ce que je connais des entrepreneurs chré­
tiens, que je côtoie depuis déjà sept ou huit ans.

L’importance qu’a la religion


dans la vie professionnelle des répondants

La foi, l’espérance et la charité dans la vie des entrepreneurs chrétiens


interviennent à tous les moments de la pratique de leur vécu de chefs
d’entreprises: dans les défis, dans les investissements, dans les mises à
pied, dans les fermetures d’usines, dans les engagements de nouveaux
cadres ou de nouveaux membres du personnel. Pour eux, la vie de chef
d’entreprise est remplie de situations de conflits, de ruptures, qui sont
en contradiction (plus ou moins apparente) avec la foi, l’espérance et
la charité.
La religion a d’abord une importance cruciale dans la vie person­
nelle des entrepreneurs chrétiens, bien avant leur vie professionnelle.
La spiritualité est souvent définie, par eux, comme un regard sur soi et
sur l’intangible qui nous permet de conserver une espérance au-delà des
vicissitudes de la vie, en particulier de la vie économique. Pour plu­
sieurs, c’est l’essence de leur vie. Mais cela se traduit effectivement
aussi dans leur vie professionnelle, puisqu’ils ne voient aucune sépara­
tion entre vie personnelle et vie professionnelle, entre religion et
«business». Car, selon eux, pour avoir une intimité profonde avec Dieu,
et sentir la grâce passer, il ne faut pas faire cette séparation. Les répon­
dants ne veulent pas d’une religion compartimentée. Pour eux, la reli­
gion doit être intégrée dans toute leur vie, que ce soit leur vie familiale,
116 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

leur vie sociale, leur développement intellectuel ou leur vie d’affaires.


La personne humaine est unifiée. La religion fait partie de l’être hu­
main. L’être humain doit développer ses valeurs religieuses, sa spiritua­
lité au même titre que sa santé physique. On doit essayer d’être chrétien
d’un bout à l’autre de notre vie, rapportent-ils. La religion est quelque
chose de très important, au point que cela occupe les entrepreneurs
chrétiens chaque jour; ils se donnent des moments de silence, de prière,
parce qu’ils ont besoin de reprendre leurs forces. Ils se savent des êtres
créés, et sont en relation étroite avec leur Créateur. Ils reprennent con­
tact avec Lui pour aller chercher des forces intérieures pour passer à
travers leurs difficultés. Tout cela avec simplicité et joie. Ils ne consi­
dèrent cela aucunement astreignant. Certains sont méfiants de ceux qui
poussent trop loin la religion et, en ce sens, n’en parlent jamais ou très
peu dans l’entreprise; ils essaient plutôt de la faire vivre aux autres. Les
entrepreneurs chrétiens sentent que leurs employés sont impressionnés
par les convictions religieuses qui les mènent. Certains disent essayer
de rendre leurs employés heureux, d’être humains, de donner par leur
exemple le bonheur qu’ils ont d’être pratiquants, de rayonner Jésus
dans l’entreprise au meilleur de leur connaissance. Les sacres sont in­
terdits, à tout le moins devant le dirigeant. Plusieurs essaient de faire
travailler le moins possible leurs employés le dimanche (trois heures
par dimanche) pour leur laisser le temps de s’occuper de leurs familles,
de reposer leurs corps, et de pouvoir donner une meilleure semaine par
la suite.
Les entrepreneurs chrétiens ont des pratiques religieuses variées.
Ils aiment voir Dieu à travers tous les événements de leur vie. Ils prient
pour les gens qu’ils ont rencontrés dans la journée, et se demandent
s’ils ont pu observer, chez certaines personnes, le passage de la Croix
à la Résurrection, des changements «inspirés» par l’Esprit Saint. Plu­
sieurs prient avant une rencontre, pour que chaque personne soit éclai­
rée. Ils offrent cette rencontre à Dieu, tout comme ils vont présenter au
Seigneur les joies qu’ils ont connues, les bonnes nouvelles reçues, les
difficultés rencontrées.
Certains se font un signe de croix sur le front avant de partir dans
des rencontres d’affaires, le matin (geste monastique). Plusieurs vont
prier à l’église à l’heure du dîner ou après le travail. La majorité font
une prière quotidienne (de remerciement et de louange pour tout ce
qu’ils ont reçu de Dieu). Un bon nombre vont à la messe tous les jours.
Quelques-uns demandent à leur ange gardien d’aller s’occuper des
LES ENTREPRENEURS CHRÉTIENS AU QUÉBEC 117

anges de ceux qu’ils vont rencontrer, en préparant «le terrain» (minis­


tère des anges). Certains essaient d’aider les gens à vivre mieux et à
créer de véritables communautés de travail (conformément à l’encycli­
que «Centesimus Annus», de Jean-Paul II). La majorité prient lorsqu’ils
doivent prendre des décisions difficiles, comme des mises à pied, des
fermetures d’usines; ils demandent d’être éclairés par l’Esprit Saint,
parce qu’ils se sentent par eux-mêmes incapables de trouver la
meilleure solution. Quelques-uns réfèrent aux parents défunts dans ce
genre de situations. Enfin, certains entrepreneurs chrétiens lisent, cha­
que matin, une petite prière des hommes d’affaires (Jean-Paul
Régimbald, Le «Vade mecum» de l’homme d’affaires, Carrefour de la
prière, Granby, 1981).
Les entrepreneurs chrétiens, à partir de leur engagement de foi
dans l’entreprise, entretiennent des relations humaines avec les mem­
bres de l’organisation, relations qui sont colorées par cet engagement.
Ils essaient de faire réfléchir leurs pairs sur leurs responsabilités socia­
les comme chefs d’entreprise. La grande majorité refusent de se servir
de leur rôle de patron pour imposer leur religion aux autres, car pour
eux, ce n’est pas de l’amour si c’est imposé, ce n’est pas de la misé­
ricorde non plus. Dieu n’impose pas; il respecte la liberté humaine.
Certains répondants mentionnent leur préoccupation de permettre que
les questions religieuses soient discutées dans leur entreprise, sans qu’il
n’y ait de la part de personne aucune forme de propagande. Pour eux,
si le pardon était davantage vécu dans l’entreprise, il y aurait moins de
conflits de travail, parce qu’avec le pardon, il est possible de bâtir une
relation de confiance. Il est impossible de s’aimer si l’on ne se pardonne
pas, et le pardon est impossible sans la prière. Il est donc impossible de
s’aimer davantage dans l’entreprise si la prière n’est pas plus présente
dans la vie quotidienne en milieu de travail. Les entrepreneurs chrétiens
essaient d’être constamment à l’écoute de la volonté de Dieu, et voient
partout l’action de Dieu dans leur vie professionnelle. Par ailleurs, cela
exige d’eux d’être juste envers l’entreprise comme un tout, au sens où ils
ne peuvent mettre en péril la sécurité et le bien-être de tous les employés
pour être généreux envers un individu. Ce ne serait pas faire preuve de
charité chrétienne que d’agir ainsi, selon eux. Il en est de même pour la
compétence dans l’entreprise. Ce n’est pas parce qu’ils croient au mes­
sage évangélique qu’ils vont endurer de l’incompétence. Mais ce n’est
pas parce qu’une personne est incompétente qu’elle n’a pas de valeur. Ils
croient, bien souvent, lui rendre service en l’invitant à s’orienter ailleurs.
118 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

Les entrepreneurs chrétiens partagent certaines croyances reli­


gieuses, qui se rattachent à l’essence même du message évangélique et
de la foi chrétienne. Par ailleurs, quelques croyances périphériques
peuvent être observées, sans que nous puissions affirmer dans quelle
mesure elles sont partagées chez les entrepreneurs chrétiens. Il en est
ainsi de la croyance en l’action quotidienne de l’Esprit Saint auprès de
personnes rencontrées, l’action transformatrice des anges, l’action des­
tructrice du Diable dans l’entreprise.

La référence aux personnages religieux


et leur rôle dans la résolution de conflits

Pour la plupart des entrepreneurs chrétiens, Jésus Christ est présent


dans la gestion quotidienne de leur entreprise. Pour certains, cela im­
plique qu’ils rendent service à des êtres humains, employés comme
consommateurs, qui sont tous créés et aimés par Dieu. Et cela semble
donner une croissance du bonheur et de l’amour, de la fraternité des
êtres humains dans l’entreprise, malgré toutes les erreurs qui sont fai­
tes, malgré les imprévus et contradictions, et ce simultanément à une
croissance/ expansion économique soutenue de l’entreprise. Jésus,
c’est, pour plusieurs entrepreneurs chrétiens, le meilleur économiste et
le meilleur gestionnaire. De plus, c’est le message d’amour, de pardon,
d’humilité qui constitue l’essentiel de l’Evangile. Jésus est défini
comme le plus grand leader de tous les temps. Jésus est l’ultime inter­
cesseur entre Dieu et l’humanité. Jésus Christ ressuscité est la base de
toute la foi chrétienne.
Pour un bon nombre d’entrepreneurs chrétiens, Marie est par­
faite. Une répondante affirme qu’elle consulte Marie pour lui deman­
der, comme femme, ce qu’elle ferait, comment elle porterait la situation
en question. Marie aide beaucoup, c’est un peu comme «notre propre
mère qui intervient auprès de notre père quand on était enfant, la même
chose pour Marie qui intervient auprès de Jésus quand on la prie».
Marie est importante, pour sa compassion; c’est la personne la plus
humaine parce que c’est son «Oui» qui a été déterminant. Il fallait
qu’elle soit inspirée, même si son choix était libre. La Passion, elle l’a
vécue avec son fils, à côté de lui, avec lui, de façon intérieure. Marie
réconforte.
Comme nous l’avons dit précédemment, l’Esprit Saint est présent
dans la vie quotidienne des entrepreneurs chrétiens. Il y a, pour eux,
LES ENTREPRENEURS CHRÉTIENS AU QUÉBEC 119

beaucoup d’événements qu’ils vivent et où ils peuvent reconnaître


l’inspiration de l’Esprit Saint.
Enfin, dépendant des expériences spirituelles des entrepreneurs
chrétiens, l’un ou l’autre saint de la tradition chrétienne peut être la
«personne-ressource» de son choix pour résoudre des conflits particu­
lièrement difficiles (ex: Thérèse de Lisieux; François d’Assise).

Situations où les croyances religieuses du dirigeant


interviennent dans la gestion de l’entreprise

Les situations dans lesquelles les croyances religieuses ou la spiritualité


d’un chef d’entreprise peuvent intervenir dans la gestion de l’entreprise
peuvent être variées, incluant les réunions du conseil d’administration
ou du comité exécutif commençant par une prière et/ou un moment de
réflexion. Nous retrouvons dans le Vade mecum de l’homme d’affaires
(1981) quelques prières pouvant être dites avant et après une réunion du
conseil d’administration, avant une transaction importante, après un
échec pénible, après un succès en affaires, en temps de négociations,
des prières pour ses employés, pour ses clients, etc. Voici, en exemple,
la prière pouvant être prononcée avant un conseil d’administration.:
Dieu tout-puissant et éternel, nous plaçons cette réunion sous la
seigneurie de Jésus Christ et sous la présidence de l’Esprit Saint.
Accorde-nous la Sagesse qui vient d’auprès de Toi et mets
en nous Ton Esprit de Lumière et de discernement.
Rends-nous capables de saisir la vérité que chaque membre
de ce Conseil veut exprimer, attentifs aux suggestions, aux re­
marques et aux corrections que ton Esprit inspirera à chacun.
Que cette assemblée, Seigneur, serve à ta gloire, à notre
édification et au bien-être spirituel et temporel de ceux qui seront
affectés par nos décisions.
Préserve-nous de tout orgueil, de toute vaine gloire et de
toute passion qui pourraient nuire à nos délibérations.
Loué soit à jamais le Père, par le Fils, dans le Saint-Esprit!
Amen!
Un répondant fait toujours ce genre de prières; un autre les fait
à l’occasion des réunions du conseil d’administration uniquement; un
autre n’en fait plus parce qu’il trouvait que c’était s’imposer, et celui-
ci note que les gens cheminent spirituellement davantage dans son
120 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

entreprise depuis qu’il n’impose plus de moments de prière et/ ou de


silence. Un autre ne fait que des moments de ressourcement qui ne sont
pas du tout adressés à Dieu, des temps de réflexion morale sur l’amour
du prochain, parce que le répondant en question croit qu’un chrétien,
c’est «quelqu’un qui se mêle de ses affaires, qui fait ce qu’il y a à faire
et qui ne casse pas les oreilles à tout le monde sur la religion»! Les
autres répondants ne font jamais ce genre de moments de réflexion dans
le cadre des réunions, pour respecter les croyances de leurs employés,
même s’ils le font personnellement à chaque jour, ou lors de décisions
difficiles comme la mise à pied d’employés. Intérieurement, en cas de
difficultés particulières, ils demandent à Dieu de les éclairer, de les
aider, parce qu’il y a des actions ou décisions qu’ils se sentent incapa­
bles de prendre seuls, ou qu’ils ne savent pas comment les entrepren­
dre. Certains entrepreneurs chrétiens incluent dans leurs critères d’em-
bauche une «connexion» sur des valeurs religieuses d’entraide, de jus­
tice ou de charité, tout autant qu’une ouverture à des moments de
prière, de silence. Et ce, peu importe la «grande religion» dont il s’agit:
christianisme, judaïsme, islam, par exemple.

L’influence des valeurs religieuses du dirigeant


sur la culture de son entreprise

Certains répondants disent que pour certains clients seulement, ils vien­
nent s’adresser à eux parce qu’ils savent qu’ils ont des principes reli­
gieux, qu’ils peuvent avoir confiance en l’entreprise, qu’elle est juste et
honnête. Pour certains clients, c’est un atout d’avoir affaire à une en­
treprise dont les dirigeants sont typiquement chrétiens. Cela ne nuit pas,
mais pourvu qu’on n’embête pas les gens avec la religion, suggèrent
quelques répondants. Rarement, cela intervient directement, sauf dans
le cas de communautés religieuses qui encouragent la compagnie
sachant que le dirigeant est pratiquant. Mais il est impossible de savoir
si celaa influence les ventes, parce que les gens ne le diront jamais.
Cependant, plusieurs répondants croient que, lorsque leurs clients
voient la manière dont ils traitent les dossiers, qu’ils voient que quelque
chose les anime spirituellement, ils se rendent compte qu’il y a autre
chose que la simple décision égoïste du dirigeant. De façon générale,
les répondants croient que leurs valeurs religieuses influencent directe­
ment les valeurs organisationnelles de leurs entreprises. Ils croient que
leurs valeurs religieuses leur permettent de mieux planifier, parce qu’ils
LES ENTREPRENEURS CHRÉTIENS AU QUÉBEC 121

veulent «bâtir en fonction de faire survivre l’entreprise à travers le


temps». Ils essaient de faire rouler l’économie de façon honnête, dans
un contexte où les gens ne respectent pas toujours les règles du sys­
tème. Par ailleurs, certains répondants admettent que la compétition fait
que l’entrepreneur chrétien ne peut jouer à la «vierge pure» et qu’il doit
lui-même quelquefois «tourner les coins ronds» en matière de règles.
En ce sens, la compétition oriente grandement l’interprétation et la
gestion des questions éthiques en affaires. Ainsi, les entrepreneurs
chrétiens voient le système économique comme un système où les
entreprises s’affrontent, certaines survivant et d’autres faisant faillite.
Par ailleurs, après avoir fait l’analyse des Verbatim, des entrevues
réalisées dans le cadre de cette étude exploratoire, il est possible d’éta­
blir un système «fragmentaire/ provisoire» de valeurs communes des
entrepreneurs chrétiens. Ce système est fragmentaire et provisoire car
il devrait être confirmé, infirmé ou modifié par les résultats d’une vaste
étude quantitative et qualitative, longitudinale et multisectorielle. Ce­
pendant, nous pouvons regrouper l’ensemble des valeurs mentionnées
par les répondants sous trois rubriques: (1) les valeurs d’influence glo­
bale: ce sont les principales valeurs qui sont communes à tous les gens
d’affaires et qui font partie des valeurs inhérentes au libéralisme écono­
mique. Ce sont la confiance, le respect et la discrétion; (2) les valeurs
d’influence mitigée: ce sont les valeurs qui influencent moins directe­
ment tous les gens d’affaires, mais qui constituent la réponse collective
des gens d’affaires aux attentes sociétales face aux comportements et
décisions éthiques/ non éthiques en affaires. Ces valeurs sont particu­
lièrement présentes dans la majorité des codes d’éthique des entreprises
(Dion et Lescarbeau, 1995). Ce sont l’intégrité, la vérité, l’honnêteté et
la justice; (3) les valeurs d’influence spécifique: ce sont les valeurs qui
caractérisent plus particulièrement les entrepreneurs chrétiens comme
groupe. Ce sont l’entraide, le partage, la charité, l’amour, le pardon, la
fraternité, la générosité et l’humilité (graphique 1).

Les lieux voués au recueillement spirituel dans l’entreprise

Un seul répondant a une salle de réflexion/ silence/ prière pour les


employés au siège social, ou dans l’usine. Un répondant aurait aimé
réserver un petit coin (10' x 10') dans l’une de ses usines, mais il n’en
a pas trouvé; c’est la seule raison qui l’a empêché d’en créer un dans
l’entreprise, parce qu’il aimerait bien avoir ce genre de lieu pour lire la
122 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

Bible, réfléchir, se reposer. Les autres répondants n’en ont pas et ne


désirent pas en avoir, même à long terme.

Les lieux où sont affichées des pensées


ou images religieuses dans l’entreprise

Peu de répondants en ont placé partout dans l’entreprise, la plupart du


temps parce qu’ils sentent que ce serait mal reçu, que leurs employés
diraient que la religion n’a pas sa place dans l’entreprise de façon aussi
explicite. Certains répondants ont placé de ces images et ont tenu
compte, dans cette répartition, selon les usines, du profil sociologique
des employés de ces usines, accentuant plus une image religieuse ou
purement humaniste selon les besoins. Mais le crucifix est présent dans
la majorité des cas au siège social et dans l’usine; un répondant en a
placé dans tous les départements de ses usines. Certains messages sont
des citations de psaumes, d’autres des invitations à sourire, à remercier,
à ne pas voler, ni dénigrer personne, à avoir l’esprit d’équipe.
Certains répondants ont des statues de la Vierge Marie et/ ou de
saint Joseph dans leur bureau. D’autres traitent de pensées morales dans
le bulletin interne de leurs entreprises. Un répondant affirme que le lieu
où il y a le plus d’images religieuses (Marie; Sacré-Cœur), c’est au
comptoir de ventes, mis à part son propre bureau de PDG, où l’on
retrouve quelques images de Marie. Au coin de son bureau, il est ins­
crit: «Quand la sainte Vierge s’en mêle, les affaires vont bien».

Face à des choix difficiles (ex: mises à pied,


fermetures d’usines), l’influence relative des valeurs
religieuses des dirigeants dans leur décision

La plupart des répondants pensent que leurs valeurs religieuses influen­


cent la manière dont ils appliquent leurs décisions importantes, moins
que les décisions elles-mêmes (ex: mises à pied), qui sont commandées
par la rationalité économique pure et simple. Les considérations humai­
nes deviennent vite, chez eux, prépondérantes dans la manière d’appli­
quer ces décisions. Les valeurs religieuses n’empêchent pas de prendre
des décisions économiques si c’est nécessaire, mais un répondant men­
tionne qu’il demande de recevoir la meilleure solution d’«en-Haut» et
non pas la sienne. Les valeurs religieuses aident le dirigeant à appliquer
une décision qui, bien qu’économiquement nécessaire, est humaine-
LES ENTREPRENEURS CHRÉTIENS AU QUÉBEC 123

Graphique 1
Le système de valeurs communes
des entrepreneurs chrétiens

Valeurs
Entraide - Partage - Charité - Amour
d'influence
Pardon - Fraternité - Humilité - Générosité
spécifique

Valeurs
d'influence
mitigée

Valeurs
d'influence
globale
124 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

ment très difficile à appliquer parce qu’elle touche la vie d’une ou de


plusieurs personnes, sans compter leurs familles. Les valeurs religieu­
ses font que le dirigeant se demande s’il a regardé toutes les solutions
(est-ce qu’une usine aurait pu encore survivre?, par exemple). Si à la
fin, la seule solution est de fermer une usine, si c’est la solution la plus
logique après avoir considéré toutes les solutions possibles, alors
l’usine sera fermée. Par ailleurs, dans l’arbre de décision, l’entrepre­
neur chrétien va donner des chances aux employés, nuancer son juge­
ment, se donner un temps de recul, examiner des solutions particulières
(ex: thérapie; désintoxication). Les valeurs religieuses font que le diri­
geant tente continuellement de trouver la meilleure solution pour cha­
que employé visé par des choix difficiles, comme une fermeture
d’usine, ou des mises à pied massives. Les dirigeants sont souvent
inquiets face au caractère généreux, juste et équitable de leurs décisions
et en réfèrent directement à l’au-delà pour trouver les meilleures répon­
ses. Ils tentent très souvent d’amoindrir les effets négatifs des mises à
pied sur les employés concernés (et leur familles) par des politiques
d’assistance de reclassification, d’accès à un psychologue, par exemple,
de sorte que les employés soient considérés comme des personnes plu­
tôt que comme de simples numéros.

La participation à des déjeuners de prière pour les gens d’affaires

Un bon nombre de répondants participent à ces déjeuners de prière/


silence/ réflexion destinés aux gens d’affaires chrétiens, la plupart du
temps dans leur région immédiate, mais quelquefois aussi à l’extérieur.
Ces déjeuners de prière ont généralement lieu de 7 h à 9 h. La structure
de ces déjeuners est assez variable, mais elle comprend habituellement
un repas, un témoignage et/ ou un partage de la Parole de Dieu. Rare­
ment, cela donne lieu à une messe. Quant au Déjeuner de prière du
Grand Montréal, qui rassemble régulièrement plus de 600 personnes, il
est structuré de la manière suivante: eucharistie, rencontre de silence et
prière non confessionnelle, déjeuner, prière d’ouverture, lecture de la
Bible; prière des chefs de file, chant, témoignage/ conférence, partage,
période de questions, chant.
Les répondants qui participent aux déjeuners de prière disent que
cela leur est nécessaire, que cela les nourrit spirituellement, qu’ils en
ont besoin. Les participants trouvent que ces partages sont beaucoup
plus intenses, touchants, émouvants que les «tièdes eucharisties» de nos
LES ENTREPRENEURS CHRÉTIENS AU QUÉBEC 125

églises actuelles. Ils entretiennent quelquefois une remise en cause


personnelle et se demandent comment on pourrait mettre davantage
Dieu dans la vie des gens d’affaires. Les déjeuners de prière présuppo­
sent par ailleurs que les gens sont capables de s’ouvrir sur la manière
dont ils assimilent le message évangélique et dont ils le vivent dans
l’entreprise. Les déjeuners de prière permettent de créer ou renforcer
des liens d’affaires (mais si c’est le seul but, c’est très dangereux,
affirment certains répondants), dans la mesure où les gens se perçoivent
différemment. En voyant des présidents de grandes entreprises, des
ministres et des maires participer à ces déjeuners, ils les voient de façon
différente, parce qu’ils voient qu’ils partagent avec eux une même
dimension spirituelle. Cela crée une relation de confiance accrue.
Plusieurs répondants mentionnent que ces déjeuners donnent
beaucoup d’idées sur une gestion plus humaniste de l’entreprise. Il
n’est jamais question de méthodes pour faire plus d’argent. Il est plutôt
question de méthodes pour rendre les gens plus heureux dans l’entre­
prise, parce que les employés qui ne sont pas heureux dans leurs
familles ne seront pas productifs dans l’entreprise. Cela amène plu­
sieurs entrepreneurs chrétiens à accorder un certain temps par semaine
ou par mois à leurs employés (particulièrement ceux du siège social)
pour qu’ils pensent à eux-mêmes, à leur vie personnelle autant que
professionnelle, qu’ils se donnent un temps de recul et ce, sous diffé­
rentes formes incluant des invitations à des déjeuners de prière (pour ce
qui est des cadres). Les déjeuners de prières servent à discuter avec
d’autres gens d’affaires d’émotions, de sentiments reliés à des dilem­
mes concrets dans la vie personnelle, sociale et professionnelle des
dirigeants qui y participent. Les dirigeants y rencontrent des amis, des
gens qui les aident à se «rebrancher» sur certaines valeurs, à trouver les
manières les plus humaines de gérer leur entreprise dans des situations
particulières (ex: mises à pied, fermeture d’usines). Ils abordent ces
questions en confiance parce qu’ils se connaissent entre eux; ils
auraient hésité à aborder ces questions avec d’autres personnes dont ils
ne connaissent pas les valeurs profondes qui les animent. Les entrepre­
neurs chrétiens participent aux déjeuners de prière, se sentent renforcés
par les témoignages, les échanges ou simplement les moments de
silence. Ce sont des occasions privilégiées, pour eux, de se donner des
forces intérieures, mais aussi d’être épaulés, supportés dans les difficul­
tés qu’ils rencontrent dans leur vie personnelle, familiale autant que
professionnelle.
126 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

Homogénéité ou non dans l’entreprise du point de vue religieux

De façon générale, les répondants remarquent une hétérogénéité du


point de vue religieux dans leur entreprise, même si la majorité des
employés sont de souche catholique. C’est souvent aussi vrai du point
de vue culturel. Les employés non pratiquants ressentent la soif d’en­
tendre parler de religion, mais sont gênés de le faire, ont peur de ce que
les autres diront d’eux, suggère l’un des répondants.

Les conduites d’affaires considérées par le dirigeant


comme les plus immorales

Les entrepreneurs chrétiens mentionnent comme conduites d’affaires


immorales quelques comportements clairement anti-sociaux (ex: vol,
fraude, pots-de-vin, publicité trompeuse et fausses représentations, fal­
sification des comptes et dossiers de la compagnie, gonflement des
comptes de dépenses, harcèlement, sexisme, favoritisme, patronage).
Ces comportements sont largement traités dans les codes d’éthique des
entreprises (Dion, 1994; Dion et Lescarbeau, 1995). Ils donnent égale­
ment en exemple d’autres types de comportements qui ne font généra­
lement pas l’objet d’auto-réglementation dans l’entreprise, comme la
domination des uns par les autres, le dénigrement, l’hypocrisie, la
manipulation, le mensonge, l’injustice, le laxisme. Un répondant a
mentionné le fait de travailler le dimanche comme une conduite d’af­
faires hautement immorale.

Le rôle exercé par les valeurs religieuses


sur la rentabilité à long terme de l’entreprise

Quelques répondants croient que les valeurs religieuses peuvent favo­


riser l’harmonie, faire en sorte que les gens vont sentir qu’ils sont
traités humainement, qu’ils sont valorisés comme personnes et que cela
influencera la productivité de l’entreprise, même si ce n’est pas scien­
tifiquement mesurable. C’est vrai à l’intérieur de l’entreprise. Quant à
l’extérieur de l’entreprise, i.e. aux fournisseurs, distributeurs, consul­
tants, médias, gouvernements et consommateurs, cela peut constituer
du «paraître» (window dressing). Par ailleurs, il faut bien voir qu’une
entreprise qui réussit à faire passer, chez les consommateurs, une image
corporative d’«entreprise éthique» peut s’approprier une part de mar­
LES ENTREPRENEURS CHRÉTIENS AU QUÉBEC 127

ché, face à ses concurrents, et ainsi augmenter sa rentabilité à moyen


et à long terme. Certains répondants pensent que, puisque le monde des
affaires est fondé sur le service, sur la confiance, cela devrait créer une
meilleure rentabilité à long terme.
Quelques répondants croient que les employés qui ont des valeurs
religieuses sont plus performants que les autres, parce qu’ils ont plus
d’équilibre; l’être humain a besoin de spiritualité dans sa vie, sinon il
est en manque, en déséquilibre, ce qui diminuera inévitablement sa
productivité. L’entreprise devient plus rentable avec des employés heu­
reux, parce que les gens heureux sont plus productifs. Et des gens
heureux sont des gens équilibrés, et l’équilibre inclut non seulement la
satisfaction des besoins de subsistance mais tout autant celle des
besoins d’aimer et d’être aimé, ainsi que l’accomplissement de leur
dimension spirituelle. Pour un répondant, il semble que les entreprises
qui font le plus de profits sont celles qui n’avaient pas en premier lieu
pour objectif de maximiser leurs profits, mais plutôt par exemple le
service à la clientèle, le développement de la personne (Peters et
Waterman, 1982). Mais il faut pour cela accepter de renoncer à des
profits à court terme, pour obtenir un plus grand succès à moyen ou à
long terme. C’est d’ailleurs, rappelle un répondant, l’enseignement du
Christ de renoncer à des petits plaisirs à court terme pour bâtir un
bonheur à long terme.
Pour d’autres, c’est la rentabilité économique qui témoigne qu’ils
sont dans la volonté de Dieu et non pas l’engagement de foi qui amène
plus de rentabilité. Passer à travers une compétition féroce démontre
l’aide de l’Esprit Saint, et la pratique religieuse dans l’entreprise y a
contribué directement. Pour d’autres enfin, tout cela n’est qu’hypothè-
ses intangibles car, même en ayant des gens plus motivés, en ayant un
climat de travail plus serein et harmonieux, il n’est pas certain qu’une
meilleure rentabilité s’ensuivra. Celaa peut même être le contraire.
Dans le contexte de la mondialisation des marchés, il est impossible de
relier la rentabilité à long terme à une question de valeurs humaines ou
religieuses véhiculées dans l’entreprise. En d’autres termes, il est im­
possible, selon eux, d’isoler le «facteur éthique ou spirituel» et de con­
naître le pourcentage d’augmentation de rentabilité qui en découle.
D’autres ne croient pas que cela contribue à une meilleure rentabilité à
long terme, même si ce n’est pas encore prouvable scientifiquement,
mais qu’à tout le moins, cela apporte une croissance du bonheur des
êtres humains dans l’entreprise.
128 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

La participation à des groupes ou associations


de gens d’affaires chrétiens

Les répondants participent ou ont participé, dans le passé, à différents


groupes ou associations de gens d’affaires chrétiens. Un bon nombre
avaient déjà participé à l’une ou l’autre des activités de l’Association
des chrétiens témoins dans l’entreprise (ACTE-Québec), durant son
existence (1976-1990). Un répondant participe aux activités de la Com­
munauté internationale des hommes d’affaires du Plein Evangile du
Canada (Full Gospel Businessmen Fellowship International). Par
ailleurs, il n’y a aucun chapitre au Québec de l’Union internationale des
chefs d’entreprise chrétiens (UNIAPAC). Cette association, qui a son
siège social à Bruxelles, a des chapitres dans le monde entier, organise
des Congrès mondiaux avec des conférenciers de marque, provenant du
monde économique et politique. Elle promeut une «économie sociale
de marché au service de l’Homme», et en cela se veut l’écho de la
doctrine sociale de l’Église, en particulier des encycliques sociales de
Jean-Paul II. Enfin, certains entrepreneurs chrétiens participent aux
îlots de prières (créés par Mgr Matthieu). Ce sont de petits groupes de
gens d’affaires qui consacrent une journée de la semaine de travail à la
prière (le mercredi au Québec), de 10 h à 16 h. La structure de ces
réunions est faite sur le mode suivant: adoration, repentir, demande,
offrande à Dieu, remerciement, célébration eucharistique, temps de
réflexion communautaire. L’ordre de ces différents éléments est inter­
changeable, selon les personnes qui viennent à tour de rôle animer ces
réunions. Mais tous ces éléments reviennent à chaque réunion, d’une
façon ou d’une autre.

4. Discussion et hypothèses de travail

Les entrevues réalisées n’ont pu éviter les biais et erreurs propres à ce


genre d’étude exploratoire. Quant aux biais résultant de réponses jugées
socialement désirables, la grille d’entrevue avait été confectionnée de
manière à les éviter. Cependant, j’ai pu remarquer que des réponses de
certains répondants aux questions suivantes: «Quelle importance la
religion a-t-elle dans votre vie professionnelle? Est-ce que vos valeurs
religieuses influencent le contenu de la culture propre de votre entre­
prise? Jusqu’à aujourd’hui, lorsque vous avez fait face à des choix
difficiles comme dans le cas de mises à pied ou fermetures d’usines,
LES ENTREPRENEURS CHRÉTIENS AU QUÉBEC 129

dans quelle mesure vos valeurs religieuses ont-elles influencé votre


décision? D’après vous, est-ce que l’implantation de valeurs religieuses
dans la gestion de votre entreprise exerce une influence sur sa rentabi­
lité à long terme?», certaines des réponses apportées à ces questions
pouvaient refléter une «réaction de prestige» (réaction de désirabilité
sociale). Par ailleurs, il ne semble pas y avoir eu d’attitude défensive,
ni d’effet de «halo» des questions les unes par rapport aux autres.
Aucun mot ne semble avoir causé de réaction de peur, d’insécurité ou
d’agressivité chez les répondants. En ce qui concerne l’enquêteur lui-
même, il faut dire ici que les répondants savaient de quelle institution
il venait (Faculté de théologie, Université de Sherbrooke) et en aucun
cas, cela ne semble avoir exercé d’influence positive ou négative sur le
répondant. Les contacts furent chaque fois chaleureux, et les répondants
semblaient très à l’aise avec l’enquêteur. Par rapport aux techniques
utilisées, l’enregistrement ne mit aucun répondant mal à l’aise, et dans
un seul cas, un répondant hésita à raconter un fait qu’il considérait
comme délicat; mais, se rappelant la personne qui l’avait référé, il se
mit à raconter ce fait. Avec tous les autres répondants, aucune hésita­
tion ne survint dans leurs réponses. Aucun répondant ne refusa de
répondre à une question. Finalement, l’atmosphère amicale des rencon­
tres n’a pas semblé donner lieu à des réactions de suggestion ou d’in­
duction des réponses de la part de l’enquêteur. Il faut dire que chaque
répondant avait été trouvé par référence du répondant précédent, ce qui
facilitait la venue de l’enquêteur. L’ensemble des entrevues semble
ainsi avoir été mené de manière à réduire au maximum les biais et
erreurs possibles dans ce genre d’étude exploratoire.
Quant aux résultats, cette étude exploratoire des entrepreneurs
chrétiens au Québec nous a fait découvrir plusieurs aspects de ce phé­
nomène grandissant en Amérique du Nord. Tout d’abord, peu de répon­
dants ont une compréhension systématique de leur foi, peu tentent une
reformulation de leur tradition chrétienne. Par ailleurs, les répondants
sont généralement centrés sur les attitudes existentielles fondamentales
de la foi chrétienne, telles l’amour et la charité. Un bon nombre tentent
une reformulation des sens de l’expérience chrétienne, mais cela impli­
que la plupart du temps une attitude critique uniquement envers les
valeurs véhiculées par la société plutôt que celles véhiculées par
l’Église. La plupart des répondants tentent d’intégrer la vision chré­
tienne de l’amour de Dieu et du service du prochain dans leur vie
organisationnelle (Williams et Houck, 1982). Peu de répondants tentent
130 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

une interrelation explicite entre les valeurs bibliques et les valeurs de


gestion d’entreprise (Speiser, 1989; Chewning, 1989-1990; Chewning
et al., 1990).
Certains adoptent une approche fonctionnaliste de l’organisation,
de sa place et de son rôle dans la société, et considèrent le fonctionne­
ment harmonieux de tout le système comme le but privilégié de l’or­
ganisation sociale. La plupart des répondants manifestent un intérêt
primordial pour le sens du sacré de la vie, comme essentiel à leur vision
catholique du monde et de la vie en général. Chez les répondants, le
discernement moral réitère et développe l’intuition d’Aristote que la
vertu et la sagesse pratique sont inséparables {Ethique à Nicomaque,
VI, 12, p. 1144 a. 6-9). Ils en appellent à l’expérience personnelle dans
la dimension subjective du discernement moral. Leur engagement reli­
gieux comme croyants apporte à leur action un pouvoir motivant. Les
répondants donnent un sens religieux à leur conduite à partir d’une
perspective subjective de leur motivation religieuse. Ils sont centrés sur
la motivation religieuse d’être et d’agir de façon morale. Pour un bon
nombre, des principes et valeurs guidant l’action peuvent être inférés de
ces motivations. La religion qualifie pour eux la moralité, en donnant
la raison d’être et d’agir de façon morale, le caractère de l’agent moral
et les points de référence utilisés pour déterminer la conduite.
De cette étude exploratoire, nous pouvons tirer certaines hypothè­
ses de travail, qui pourraient faire l’objet d’une recherche empirique
plus poussée.

a. Au niveau de l’échantillon

1. Les entrepreneurs chrétiens se retrouvent en plus grand nom­


bre dans les PME que dans les grandes entreprises.
2. Les entrepreneurs chrétiens appartiennent à tous les secteurs
d’activités économiques, mais se retrouvent particulièrement
dans les industries manufacturières, les intermédiaires finan­
ciers et assurances.

b. Au niveau de l’importance accordée à la spiritualité et aux


valeurs religieuses dans la gestion quotidienne des entreprises

3. Les entrepreneurs chrétiens rejettent une religion «comparti­


mentée». Ils agissent et pensent de manière à ce que leur
LES ENTREPRENEURS CHRÉTIENS AU QUÉBEC 131

religion soit intégrée dans toute leur vie, personnelle, fami­


liale, sociale, intellectuelle et organisationnelle.
4. Les pratiques et croyances religieuses des entrepreneurs
chrétiens varient beaucoup et démontrent l’hétérogénéité de
ce groupe. Elles constituent le reflet des croyants dans la
société québécoise.
5. Les entrepreneurs chrétiens cherchent à améliorer les
relations humaines dans leurs entreprises pour des motifs
religieux.
6. Les entrepreneurs chrétiens réfèrent principalement à Jésus
et à Marie en cas de difficultés d’ordre professionnel; pour le
reste, les expériences individuelles de chacun peuvent donner
lieu à des références explicites à l’un ou l’autre saint de la
tradition catholique, ou à l’ange gardien, ou à l’Esprit Saint.
7. En général, les entrepreneurs chrétiens ne font pas de moments
de prière-réflexion explicitement identifiés comme tels dans
les réunions du conseil d’administration ou du comité de
direction.
8. Les entrepreneurs chrétiens croient que leurs valeurs reli­
gieuses personnelles peuvent influencer l’image que se font
les clients et consommateurs de leurs entreprises, mais que
cette influence est diffuse et difficile à évaluer.
9. Le système des valeurs particulières, communes à tous les
entrepreneurs chrétiens inclut une combinaison des valeurs
suivantes: charité, entraide, partage, amour, fraternité, géné­
rosité, pardon, humilité.
10. La plupart des entrepreneurs chrétiens n’ont pas de lieu phy­
sique dans leur entreprise qui soit réservé au recueillement
spirituel.
IL La plupart des entrepreneurs chrétiens n’ont pas de pensées
ou d’images religieuses affichées sur les lieux de leurs entre­
prises (siège social et usines).
12. La plupart des entrepreneurs religieux croient que leurs
valeurs religieuses influencent la manière dont ils appliquent
leur décisions économiques plus que ces décisions elles-
mêmes.
132 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

13. Un bon nombre d’entrepreneurs chrétiens participent à des


déjeuners de prière pour les gens d’affaires, dans leurs ré­
gions respectives et les considèrent comme une motivation
spirituelle. Ils croient que ces déjeuners permettent de conso­
lider une relation de confiance entre les gens d’affaires qui y
participent.
14. Les entrepreneurs chrétiens sont peu portés à discuter des
conduites d’affaires immorales, si ce n’est sous la forme
d’attitudes très générales, comme l’exploitation, le dénigre­
ment, le mensonge et l’hypocrisie, ou sur des conflits éthi­
ques déjà amplement discutés dans les codes d’éthique des
entreprises, comme le vol ou la fraude, les pots-de-vin, la
publicité trompeuse, le gonflement des comptes de dépenses.
15. En général, les entrepreneurs chrétiens croient que les va­
leurs religieuses appliquées dans l’entreprise peuvent jouer
un rôle positif sur la rentabilité à long terme de l’entreprise,
bien que ce lien de cause à effet ne puisse être ni prouvé
empiriquement ni évalué précisément en termes de pourcen­
tage d’augmentation du chiffre d’affaires.
16. Un bon nombre d’entrepreneurs chrétiens participent à des
groupes ou associations de gens d’affaires chrétiens.
17. Les entrepreneurs chrétiens essaient de faire des affaires «à
la manière de Dieu».
18. Les entrepreneurs chrétiens remplacent la réflexion éthique
par la spiritualité, dans toutes leurs décisions ou actions im­
pliquant une dimension morale, ou, à tout le moins, entre­
tiennent une confusion entre éthique et spiritualité.

Conclusion

Finalement, les entrepreneurs chrétiens semblent constituer un groupe


de gens d’affaires hétérogène, qui sont préoccupés par l’application de
leurs valeurs religieuses et de leur spiritualité dans leur entreprise, et
cela non seulement pour pratiquer leur religion, mais surtout pour tenter
d’augmenter le bien-être des êtres humains impliqués dans leur entre­
prise. C’est ce que reflète leur discours à propos de la religion dans la
vie professionnelle.
LES ENTREPRENEURS CHRÉTIENS AU QUÉBEC 133

Par ailleurs, il faudrait, dans une enquête élargie, tenir compte de


l’influence historique qu’a exercé le mouvement charismatique sur une
partie importante des «entrepreneurs chrétiens», du lien que ceux-ci
entretiennent avec l’Église-institution, de leur vision du néo-capita­
lisme tout autant que de la foi chrétienne. Car, bien qu’un certain nom­
bre d’entrepreneurs chrétiens soient impliqués dans des groupes de
gens d’affaires chrétiens, de sorte qu’un fort sentiment d’appartenance
et des pressions sociales de conformisme en découlent, beaucoup d’en­
trepreneurs chrétiens vivent en marge de ces groupes, tout en parta­
geant avec eux la même conviction de religion non compartimentée.
Finalement, il pourrait être intéressant de mieux connaître le
contenu de cette sous-culture, que constituent collectivement les entre­
preneurs chrétiens, et cela, dans le contexte de notre société post-mo­
derne. Peu importe la définition que nous donnons précisément au
terme «post-modernisme» (Lyotard, 1979; Jameson, 1991), nous som­
mes amenés à nous poser la question suivante, pour laquelle nous avons
actuellement peu d’indices de réponse: Dans une société où l’irration­
nel a fait irruption, y compris dans le monde des affaires, et où cette
irrationalité coexiste avec la rationalité économique pure, les entrepre­
neurs chrétiens constituent-ils un phénomène contre-culturel, ou un
retour plus ou moins tortueux à un «Âge d’or moderniste» présupposé?
134 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

Bibliographie

Assman, Hugo et Franz J. Hinkelammert, L’idolâtrie de marché.


Critique théologique de l’économie de marché, Paris, Editions
du Cerf, 1993.
Brun, Caroline, L’irrationnel dans l’entreprise, Paris, Balland,
1989.
Chewning, Richard C., John W. Eby et Shirley J. Roels, Business
Through the Eyes of Faith, San Francisco, Harper, 1990.
Chewning, Richard C. (dir.), Christians in the Marketplace Sériés,
4 vol., Colorado Springs, Navpress, 1989-1990.
De George, Richard, «Theological Ethics and Business Ethics»,
Journal of Business Ethics, vol. 5, n° 6, déc. 1986, p. 421-432.
Dion, Michel, L’éthique de l’entreprise, Montréal, Editions Fides,
1994.
Dion, Michel et Robert Lescarbeau, «Les codes d’éthique des
entreprises manufacturières au Québec: état des perceptions
des dirigeants», Éthica, vol. 7, n° 1, 1995, p. 113-144.
Falise, Michel, Une pratique chrétienne de l’économie, Paris, Édi­
tions du Centurion, 1985.
Falise, Michel et Jérôme Régnier, Économie et foi, Paris, Éditions
du Centurion, 1993.
Fuchs, Joseph, Personal Responsibility and Christian Morality,
Washington, Georgetown University Press, 1983, p. 63-64.
Ibrahim, Nabil A., Leslie W. Rue, Patricia P. McDougall et G.
Robert Greene, «Characteristics and Practices of “Christian-
Based” Companies», Journal of Business Ethics, vol. 10, n° 2,
février 1992, p. 123-132.
Jameson, Fredric, Postmodernism or, the Cultural Logic of Late
Capitalism, Durham, Duke University Press, 1991.
Kerkhofs, Jan, Progrès et espérance. Essai sur la vocation du
dirigeant d’entreprise, Bruxelles, UNIAPAC, 1981.
Laabs, Jennifer J., «Spirituality», Personnel Journal, sept. 1995,
p. 61-74.
Leahy, John T., «Embodied Ethics: Some Common Concerns of
Religion and Business», Journal of Business Ethics, vol. 5,
n° 6, décembre 1986, p. 465-472.
Lyotard, Jean-François, La condition postmoderne, Paris, Éditions
de Minuit, 1979.
LES ENTREPRENEURS CHRÉTIENS AU QUÉBEC 135

Magill, Gérard, «Theology in Business Ethics: Appealing to the


Religious Imagination», Journal of Business Ethics, vol. 11,
n° 2, fév. 1992, p. 129-135.
Mahoney, John, «Christian Perspectives on Business Ethics»,
Studies in Christian Ethics, vol. 2, n° 1, 1989, p. 20-40.
Moffett, Matt, «Fundamentalist Christians Strive To Apply
Beliefs to the Workplace», Wall Street Journal, December 4,
1985, p. 33.
Peters, Thomas J. et Robert H. Waterman, Jr., In Search for
Excellence. Lessons from America’s Best-Run Companies,
New York, Harper and Row, 1982.
Reeck, Darrell, Ethics for the Professions. A Christian Perspective,
Minneapolis, Augsburg Publishing House, 1982.
RÉGIMBALD, Jean-Paul, Le «Vade mecum» de l’homme d’affaires,
Granby, Carrefour de la prière Granby Inc, 1981.
Speiser, Stuart M., Ethical Economies and the Faith Community,
Bloomington, Meyer-Stone Books, 1989.
UNIAPAC, «Chrétiens et économie de marché», Cahiers socio-éco­
nomiques, n° 7, 1990.
UNIAPAC, «Valeurs chrétiennes et valeurs d’entreprise», Cahiers
socio-économiques, n° 5, 1989.
Van Wensveen Siker, Louke, «Christ and Business: A Typology
for Christian Business Ethics», Journal of Business Ethics,
vol. 8, n° 11, nov. 1989, p. 883-888.
Van Wensveen Siker, Louke, James A. Donahue et Ronald M.
Green, «Does Your Religion Make a Différence in Your
Business Ethics? The Case of Consolidated Foods», Journal
of Business Ethics, vol. 10, n° 11, nov. 1991, p. 819-832.
Werhahn, Peter H., «L’entrepreneur. Sa fonction économique et sa
responsabilité sociale», Ordo socialis, n° 6, 1991.
Williams, Oliver F. et John W. Houck, The Judeo-Christian Vi­
sion and the Modem Corporation, Notre Dame, University of
Notre Dame Press, 1982.
Zigarelli, Michael A., «Catholic Social Teaching and the Employ­
aient Relationship: A Model for Managing Human Resources
in Accordance with Vatican Doctrine», Journal of Business
Ethics, vol. 12, n° 1, janv. 1993, p. 75-82.
La spiritualité de la création
d’après Matthew Fox
JACQUES GAUTHIER
Université Saint-Paul, Ottawa

Né en 1940 au Wisconsin, Matthew Fox est un théologien important


de cette fin de siècle. Sa spiritualité de la création apparaît comme
un nouveau paradigme religieux qui relie transformation de soi et
du monde, action et contemplation, justice et mystique, écologie et
compassion. Il se considère lui-même comme «un théologien de la
libération de la spiritualité1», dans le contexte de sa propre culture
occidentale.
Devenu dominicain au début de la vingtaine et ordonné prêtre en
1967, il est héritier en quelque sorte du mouvement de contestation qui
agita les Etats-Unis durant ces années (mouvement contre la guerre au
Vietnam, contre le racisme, mouvement «flower power» pour la paix et
le respect de la nature).1

1. Serge Lafitte, «Matthew Fox», dans L'Actualité religieuse, 15 juin 1995,


p. 39. Cet article est une entrevue récente de Fox. Pour une rétrospective de son
cheminement spirituel jusqu’en 1989, lire «Création Spirituality: A Personal Rétro­
spective», dans Listening, vol. 24, n° 2, 1989, p. 116-136. Tout ce numéro est consacré
à la spiritualité de la création chez Fox.
138 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

Dès sa formation chez les dominicains, Fox s’interroge sur l’ab­


sence d’enseignement de la spiritualité et de la mystique. Attiré par la
mystique et par l’engagement social, il part étudier à Paris, sur le con­
seil du moine Thomas Merton. Il fait une rencontre décisive avec le
père Marie-Dominique Chenu. Ce théologien des signes des temps lui
fait prendre conscience du lien entre spiritualité et engagement social;
l’Évangile passe par les problèmes des humains. Le monde actuel, le
pluralisme des civilisations, l’œcuménisme, l’engagement des laïcs
deviennent, avec Chenu, des lieux théologiques en acte.
Fox obtient un doctorat en spiritualité de l’institut Catholique de
Paris. Il effectue des études post-doctorales avec Johann Baptist Metz
à l’Université de Münster en Allemagne. Il est sensibilisé à la dimen­
sion politique de la théologie qui devient moins privée, plus ouverte à
une critique de la société. Pour Metz, la théologie politique est une
donnée de la conscience théologique actuelle qui, sans utiliser un lan­
gage de propagande, tend à la transformation des personnes: «Elle veut
faire de la parole chrétienne une parole socialement efficace; elle re­
cherche des catégories qui ne servent pas à éclairer la conscience, mais
à la former et à la transformer2.»
En 1978, Fox fonde, à Chicago, l’institut de spiritualité de la
culture et de la création (ISCC), qu’il dirige aujourd’hui à Los Angeles.
La formation qui y est donnée touche l’enseignement classique, la
transformation par les arts, la pratique de la spiritualité et de la mysti­
que. On y aborde les domaines de la géo-justice et de la psychologie
spirituelle, tout en maintenant une grande ouverture aux traditions
amérindiennes et orientales, plus près du corps que notre tradition. En
1984, il fonde le magazine international Création Spirituality, dont il
est encore aujourd’hui le rédacteur en chef3.
Sa relecture de la spiritualité chrétienne, en réponse aux défis de
la modernité occidentale, lui vaut d’être mis au silence par le Général

2. Johann Baptist Metz, Pour une théologie du monde, Paris, Cerf, 1971,
p. 148.
3. Création Spirituality (P.O. Box 19216, Oakland, CA 94619). Ce magazine est
la voix du mouvement de la spiritualité de la création. À voir la diversité des auteurs et
à lire le contenu de certains articles, ce mouvement déborde Fox lui-même. On retrouve
dans Création Spirituality les chroniques suivantes: «Earth Notes», «Cybergnosis»,
«Poetry», «Art Essay», «Creating Rituel», «Spiritual Journeys», «Dreamwork»,
«Reviews», «Resources», «Art as Méditation», «Windows». Il existe aussi une lettre
circulaire qui fait le lien entre les membres du mouvement, The Connector (Earth Song,
375, Grandview Drive, Kalispell, Montana 59901). À notre connaissance, il n’existe pas
de telles revues en français.
LA SPIRITUALITÉ DE LA CRÉATION 139

des dominicains en 1989, le père Damian A. Byrne4. Refusant d’être


réduit au silence, mis en demeure par le Vatican, il quitte l’Ordre
dominicain en 1993. Il exerce maintenant le sacerdoce dans l’Église
épiscopalienne.
Fox écrit beaucoup. Il a publié plusieurs ouvrages sur une spiri­
tualité prophétique qui conjugue prière et mystique, action sociale et
compassion; il a aussi fait connaître deux grands maîtres d’une spiritua­
lité de la création qui l’ont beaucoup influencé: Maître Eckhart et Hil-
degarde de Bingen5.
Nous nous en tiendrons dans cet article à deux ouvrages fonda­
mentaux de Fox, les seuls qui furent traduits en français en 1995: The
Original Blessing (La grâce originelle), publié en 1983, vendu à plus
de 200 000 exemplaires, et The Coming ofthe Cosmic Christ (Le Christ
cosmique), publié en 198 86. Fréquemment cités dans le texte de cet
article, ces livres seront identifiés par les abréviations GO et CC.
La grâce originelle marque un tournant dans le cheminement
spirituel de Fox. Ce livre inspirera les autres qui suivront7. Le sous-titre
est en soi tout un programme: Introduction à la spiritualité de la créa­
tion, présentée en quatre sentiers, 26 thèmes et deux questions. Il s’agit
d’un manuel d’initiation, un «abécédaire», où l’auteur ose une nouvelle
spiritualité fondée sur la bénédiction originelle. Le Christ cosmique

4. Maître Eckhart, le théologien dominicain que Fox considère comme le plus


grand des théologiens de la création, fut lui-même condamné par le Maître des
dominicains en 1328 pour avoir donné le mauvais exemple en prêchant une doctrine trop
audacieuse. Voir James A. Wiseman, «Matthew Fox’s Interprétation of Meister
Eckhart», dans Listening, vol. 24, n" 2, 1989, p. 34-35.
5. Matthew Fox, On Becoming a Musical, Mystical Bear: Spirituality American
Style, Paulist Press, 1976; A Spirituality Named Compassion, Minneapolis, Winston
Press, 1979; Whee! We, Wee Ail the Way Home: A Guide to a Sensual, Prophétie
Spirituality, Santa Fe, Bear and Co, 1980. En collaboration, Western Spirituality:
Historical Roots, Ecumenical Routes, Santé Fe, Bear and Co, 1980. En collaboration avec
le physicien Brian Swimme, Manifesto for a Global Civilisation, Santé Fe, Bear and Co,
1982; Breakthrough: Meister Eckhart’s Création Spirituality in New Translation, Garden
City, Doubleday and Co, 1980; Méditations with Meister Eckhart, Santé Fe, Bear and Co,
1982; Illuminations of Hildegard of Bingen, Santé Fe, Bear and Co, 1985.
6. Matthew Fox, La grâce originelle, Montréal et Paris, Bellarmin et Desclée de
Brouwer, 1995, 422 p. Le Christ cosmique, Paris, Albin Michel, 1995, 340 p.
7. The Coming of the Cosmic Christ, San Francisco, Harper, 1988; Création
Spirituality; Liberating Gifts for the Peoples of the Earth, San Francisco, Harper, 1991;
Sheer Joy: Conversations with Thomas Aquinas on Création Spirituality, San Francisco,
Harper, 1993; The Reinvention ofWork, San Francisco, Harper, 1994; Wrestling With the
Prophets, San Francisco, Harper, 1995.
140 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

livre une cosmologie vivante qui est l’essentiel de la théologie de Fox.


Relevons les grands thèmes de ces livres avant d’apporter quelques
précisions.

La grâce originelle', un nouveau paradigme


La grâce originelle est le livre clé de Fox. Son objectif est clair: dé­
montrer que la tradition spirituelle de la création, qui s’oppose à celle
de la chute/rédemption, peut constituer un nouveau paradigme religieux
à l’humanité dans sa recherche de la sagesse et de la survie.
Le modèle dualiste et patriarcal de spiritualité fondé sur la chute
et la rédemption a dominé pendant des siècles la religion occidentale.
Pourtant, la tradition spirituelle chute/rédemption est moins ancienne
que la tradition de la création, maintenue en vie grâce surtout aux
artistes, poètes, scientifiques, féministes, plus qu’aux théologiens8.
Fox entretient une polémique contre Augustin et le modèle reli­
gieux patriarcal chute/rédemption, contre l’intellectualisme des sémi­
naires et des écoles de théologie, contre la méfiance à l’égard du corps,
du plaisir, de la beauté, de l’imagination, des artistes.
Augustin et d’autres théologiens chute/rédemption décrivent sou­
vent les relations entre l’homme et la trinité divine sous un angle
psychologique introverti. A cette psychologie introvertie corres­
pond une conception statique du cosmos et une répression de la
créativité humaine. (GO 253)
Il va être ainsi amené à développer les principaux thèmes de la
spiritualité de la création en opposition à ceux de la spiritualité chute/
rédemption: la créativité, l’amour de la terre, l’Éros, la célébration, la
confiance, la grâce, la divinisation, la sensualité, la beauté, l’art, la
prophétie, le Christ cosmique, l’écologie, la joie, la passion des
«anawim», l’abandon, la compassion.
Fox propose un voyage en profondeur dont les chemins rempla­
cent les trois voies du mysticisme néo-platonicien: la purification,
l’illumination, l’union. Pour ce faire, il emprunte quatre sentiers de
croissance, entrecroisés de 26 escales qui sont autant de chapitres dans

8. L’auteur nomme quelques-uns de ces témoins de la spiritualité de la création:


Bach, Mozart, Michel-Ange, Chagall, Shakespeare, Hopkins, Rilke, Rodin, Cousteau,
Martin Luther King, Teilhard de Chardin (nous ajoutons Patrice de La Tour du Pin).
LA SPIRITUALITÉ DE LA CRÉATION 141

le livre: la via positiva de la création, la via negativa de la croix, la via


creativa de notre propre divinité, la via transformativa de la compas­
sion et de la justice. «Ces sentiers forment une spirale et non une
échelle. Comme les mouvements d’une symphonie, chaque sentier
tourne à l’intérieur et à l’extérieur des autres jusqu’à ce que le chemi­
nement spirituel se développe et prenne de l’expansion.» (GO, 25)

Apprivoiser la création: la via positiva

Ce premier sentier de la spiritualité de la création est celui de l’action


de grâce envers ce que nous sommes et ce qui existe. Tout commence
avec la Dabhar, la Parole, l’énergie créatrice de Dieu, premier chapitre
du livre, où Maître Eckhart est cité parmi plusieurs auteurs: «Chaque
créature est une parole de Dieu, un livre qui nous parle de Dieu9.» (GO,
37) Angélus Silesius, reconnu par Fox comme une figure représentative
de la spiritualité de la création, dit un peu la même chose: «La création
est un livre. Qui le sait lire sagement, / Y trouvera le Créateur subti­
lement manifesté10.»
Fox voit le monde comme une Bible vivante où Dieu se dit.
L’univers est un sacrement rempli de Dieu, sa première écriture. La
parole de Dieu, créatrice et dynamique, est Energie, mot si cher à ce
qu’on appelle le mouvement du Nouvel Âge: «Au commencement
l’Énergie Créatrice de Dieu était / et l’Énergie Créatrice était avec
Dieu / et l’Énergie Créatrice était Dieu.» (GO, 44) Ce n’est pas donc
la Chute qui est «l’événement» de la tradition spirituelle, mais l’énergie
créatrice de la parole de Dieu qui est grâce, relation, alliance.
Dans la tradition de la création, nous commençons toujours à
naître, à être créés, d’où l’importance de l’humilité et de la confiance.
Être humble signifie accepter sa condition terrestre, travailler avec ses
passions au lieu de les nier, être authentique en vivant simplement,

9. Au début de chaque chapitre, Fox aligne plusieurs citations des tenants de la


spiritualité de la création, sans les commenter à fond dans le texte. Coupées de leur
contexte, ces citations peuvent être mal interprétées. A trop citer, la référence perd de son
autorité et n’ajoute rien à l’argumentation.
10. Angélus Silesius, Le pèlerin chérubinique, Paris, Cerf et Albin Michel,
1994, p. 286. Voilà une édition intégrale de Camille Jordens où rien n’est omis pour ne
pas compromettre ce chef d’œuvre de littérature baroque allemande du xvne siècle qui
a inspiré des auteurs aussi divers que Leibniz, Hegel, Heidegger, Urs von Balthasar. Nous
avons ici l’œuvre d’un mystique de 33 ans capable de témoigner de son vécu de chrétien,
de sa relation au Dieu vivant.
142 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

avoir confiance en l’existence. La confiance est ce dynamisme qui


permet la réalisation de notre potentiel de croissance. Notre maturité
n’est jamais atteinte; notre développement est infini, Dieu seul en est
la limite. Dans cet ordre d’idée, la sainteté n’est plus la quête de la
perfection, mais la quête de notre maturité; c’est devenir ce que l’on est
profondément, accueillir le cosmos et Dieu qui est l’hôte, l’invité, le
banquet. La sainteté est hospitalité; elle mène toujours à la gratitude et
à l’action de grâce. Nous pouvons être des hôtes puisque nous avons
d’abord été invités par Dieu qui nous a aimés le premier.
Au théisme de la spiritualité chute/rédemption, Fox oppose le
panenthéisme, «Dieu est en tout et tout est en Dieu» (GO, 112). Il se
défend d’adhérer à la théorie du panthéisme où Dieu est privé de sa
transcendance, «Dieu est tout et tout est Dieu». Dieu est une personne
que l’on peut rencontrer, entre autres, dans la nature. Mais Dieu n’est
pas la nature, ni l’âme des êtres; c’est un être personnel, distinct de
l’univers qu’il a créé; c’est l’Emmanuel, Dieu avec nous, cheminant
avec son peuple, nous invitant à entrer dans le royaume/réginaume de
Dieu, selon l’expression de Fox. Nous sommes appelés à devenir dès
ici-bas des personnes royales. Ce royaume pour Jésus signifie la restau­
ration de la création, et cela est plus vaste que les Églises.
Le voyage intérieur, que Fox oppose au voyage intime de la
recherche de Dieu, s’effectue au sein de la création. Ce voyage n’est
pas introspectif, mais extatique; il prend la dimension du cosmos, d’où
son aspect œcuménique. C’est une expérience d’amour où la divinisa­
tion de toutes les créatures transcende l’idée du salut personnel.

Apprivoiser les ténèbres: la via negativa

Après avoir emprunté le sentier de la spiritualité du plaisir et de l’hos­


pitalité de la via positiva, le deuxième sentier «nous ouvre à nos abîmes
divins» (GO, 162). C’est le temps du renoncement à ce que nous
aimons, du dépouillement de nos images et de l’acceptation du néant,
de notre finitude. Après la joie et l’extase, voici la douleur et l’absence
qui nous permettent de saisir autrement ce que nous sommes. Après le
Dieu cataphatique de la lumière de la via positiva, voici le Dieu
apophatique de la nuit de la via negativa. Dans cette expérience de
la lumière et de la nuit, de la plénitude et du vide, c’est toujours le
même Dieu que nous rencontrons dans les profondeurs de notre être
dialectique.
LA SPIRITUALITÉ DE LA CRÉATION 143

Ce deuxième sentier est le plus court de La grâce originelle,


quoiqu’il nous semble le plus important. Après une théologie de la
Création, Fox propose ici une théologie de la Croix. Il se démarque des
personnes qui ne cherchent que la lumière dans le Nouvel Âge, au
détriment de notre part d’ombre et d’obscurité, de l’acceptation de la
souffrance, de la lutte contre l’injustice sociale, à la suite du Christ. Il
s’en explique dans une entrevue au magazine Ressources:
Je crois que la justice est la contribution spécifiquement chré­
tienne. Bien des adeptes du Nouvel Âge veulent un dieu qui ne
sera que lumière, sans aucune douleur. Mais un dieu vraiment
cosmique souffre avec les pauvres, la Terre malade, les femmes,
les autochtones, les jeunes! La culture du Nouvel Âge ne tient pas
assez compte de l’ombre, de l’ombre sociale ou personnelle. Elle
se maintient dans la lumière à tout prix. J’appelle parfois cela un
fondamentalisme pour les riches. Vous payez 2000 dollars pour
participer à un atelier de Shirley McLaine et vous êtes sauvé.
Personne d’autre n’est sauvé, mais vous l’êtes parce que vous
étiez là! Ça, c’est du fondamentalisme".
Pour Fox, il faut apprendre le dépouillement, le lâcher-prise à nos
représentations intérieures, l’acceptation du silence. Cela est tout un
défi dans un monde qui privilégie la consommation de gadgets, les
bruits de la télévision, tout ce qui divertit et déracine. En fuyant l’obs­
curité de son être, l’humain n’habite plus avec lui-même. C’est au fond
des ténèbres humaines que nous accédons à la nudité de l’Être divin.
Pour atteindre un tel détachement, il faut s’exercer à l’art du lâcher-
prise où l’on fait confiance aux vides et aux silences, où «il s’agit donc
de descendre et non de monter11 12» (GO, 174).
Pour Fox, la douleur peut être positive si elle est acceptée. Elle
nous apprend la compassion, elle ne s’illusionne pas avec les faux
plaisirs, elle nous rend sensible à ce qui est beau et vrai, elle nous

11. Paule Lebrun, «Matthew Fox, le curé incendiaire», dans Guide Ressources,
avril 1992, p. 26-27.
12. Pour lâcher prise et contrôler un peu mieux sa douleur, Fox suggère des
exercices de profondes inspirations et expirations, en nous concentrant sur notre
environnement et en nous imprégnant des émotions de la via positiva. La douleur,
inhérente à notre existence, peut mieux nous dépouiller que n’importe quelle technique
de relaxation, si on ne l’endort pas avec l’alcool ou avec les pilules du bonheur comme
le valium et le prozac. Une société où le suicide est la première cause de décès des jeunes
témoigne de son échec devant la douleur.
144 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

fortifie intérieurement, elle fait partie de notre processus de naissance


et de celui du cosmos, elle «met à l’épreuve la profondeur de notre
amour de la vie et la qualité de nos relations» (GO, 182).
Apprendre à se dépouiller et à être dépouillé par la douleur mène
à une confrontation avec le néant, le vide, le désert. «L’expérience du
néant est aussi un approfondissement du rien.» (OG, 190) Il s’agit
d’apprivoiser le néant en l’acceptant, comme la douleur, avec con­
fiance, car Dieu s’y trouve13.
En éprouvant le vide de Dieu au Jardin des oliviers et sur la croix,
Jésus devint pleinement dépouillé. Il ne fut qu’accueil de Dieu. Or, «la
via negativa est essentiellement l’apprentissage de l’accueil» (GO,
200). Le dépouillement creuse en nous un espace de réceptivité. Dans
cette nuit de nos abîmes, nous sommes invités à renoncer aux attitudes
de dépendance plus qu’aux choses, à aimer assez la vie pour vouloir y
renoncer. En reconnaissant notre nuit et notre douleur, nous accédons
à notre salut, à notre guérison, à notre pardon. L’attente dans la con­
fiance est la seule attitude qui convient sur ce chemin de croix.

Apprivoiser la créativité: la via creativa

L’union de la via positiva et de la via negativa se réalise dans la via


creativa, le pouvoir même de naître par notre créativité. Quelques Pères
de l’Église, dont saint Irénée, affirment que Dieu s’est fait homme pour
que l’homme puisse devenir Dieu. Il est vrai que, par notre baptême,
nous participons à la nature même de Dieu. Mais cette possibilité de
devenir Dieu ne réside-t-elle pas aussi dans le fait que nous pouvons
nous créer nous-mêmes? Tresmontant écrit: «La méthode de Dieu, exi­
gée par son amour, a été de créer un être qui puisse se créer lui-même
et ainsi devenir vraiment un dieu, un être à l’image et à la ressemblance
du Créateur14.»

13. C’est en étant aveugle que François d’Assise écrivit son Cantique des
créatures, c’est en étant dans la froide prison de Tolède que Jean de la Croix chanta son
Cantique spirituel, c’est dans la surdité que Beethoven donna naissance à sa 6'
Symphonie, la Pastorale, et c’est sur une croix que Jésus fit l’expérience du salut. C’est
lorsqu’on est disposé à mourir que l’on commence à vivre vraiment; celui qui craint la
mort est déjà mort, celui qui l’accepte l’a déjà vaincue. Jésus savait qu’en renonçant à
sa vie, il la vivait pleinement. Sa résurrection libère à jamais l’humanité de la peur de la
mort.
14. Claude Tresmontant, Essai sur la pensée hébraïque, Paris, Cerf, 1962,
p. 149.
LA SPIRITUALITÉ DE LA CRÉATION 145

Fox voit la créativité comme une énergie cosmique, «la force


d’éclosion même du cosmos» (GO, 220). La créativité prolonge et
parfait la création de Dieu. Elle peut être terrible, comme la découverte
de la bombe atomique, ou apaisante comme un poème d’amour; elle
peut construire ou détruire, d’où la tâche d’apprivoiser la créativité qui
se traduit aussi par apprivoiser notre divinité. Nous sommes des images
de Dieu et nous sommes appelés à devenir de plus en plus des créateurs
comme Dieu. «Et nous tous qui, le visage dévoilé, reflétons la gloire du
Seigneur, nous sommes transfigurés en cette même image, avec une
gloire toujours plus grande, par le Seigneur, qui est Esprit.» (2 Co 3,18).
En créant, nous ressemblons à Dieu et nous grandissons dans
notre humanité. La joie de créer doit donc nous habiter. Chacun a des
dons à faire fructifier. Chaque geste que nous posons peut faire de nous
des co-créateurs avec Dieu. Si la personne ne peut s’exprimer par une
activité créatrice, elle s’exprimera souvent par une recherche excessive
du pouvoir. Tout être humain est artiste lorsqu’il s’exprime dans ce
qu’il a de plus profond, «que ce soit dans la conversation, la menuiserie
ou la mécanique, l’écriture ou la danse, la peinture ou l’éducation des
enfants, le chant ou la comédie, alors il évoquera aussi ce que Dieu a
de plus profond: l’énergie créatrice divine de la Dabhar» (GO, 231).
Au lieu des méditations introverties à la saint Ignace, Fox pro­
pose l’art comme méditation. Il revient souvent sur cette idée que
l’homme de ce siècle s’est atrophié en ne développant que l’hémisphère
gauche de son cerveau, celui de la logique, au détriment de l’hémis­
phère droit, notre côté intuitif, mystique. La société et l’Église nous
submergent de mots au lieu d’œuvres créatrices. Le côté droit de notre
cerveau ne peut bien se développer que par les images qui viennent de
l’art ou par une forme d’expression personnelle, non par les images
extérieures de la télévision ou de la publicité, qui reposent sur une autre
forme introvertie de méditation.
L’art est le fruit du mariage des hémisphères cérébraux gauche et
droit. Il émerge du dedans et se manifeste dans l’intimité de la per­
sonne. Il s’exprime, entre autres, sous forme d’écriture, de danse, de
chant. Rien ne peut s’imposer de l’extérieur. «Seul l’art comme médi­
tation est susceptible de rappeler aux gens, une fois pour toutes, que
l’œuvre la plus magnifique d’un potier est le potier lui-même.» (GO,
241) Pour ce faire, il faut redonner confiance aux gens en leurs images,
les amener à quitter leurs attitudes négatives envers leur manière
de s’exprimer, à ne pas lutter contre la matière, que ce soit la glaise
146 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

ou les notes d’un piano. Cela est dérangeant, pour la personne et la


société15.
Fox soutient que nous devons faire confiance à nos images puis­
que nous sommes des images à qui Dieu fait confiance. Cette confiance
s’exprime par ce pouvoir de l’imagination qu’il nous a donné. Cette
affirmation peut sembler contradictoire avec celle de la via negativa où
il fallait se dépouiller de nos images. C’est beaucoup plus aux images
que nous nous faisons de Dieu qu’il faut renoncer, Dieu étant toujours
au-delà de ce que nous pouvons imaginer, qu’à ces images profondes
qui font que nous nous créons en elles. «Nos images sont nos enfants»
(GO, 256), elles viennent de nous, ne craignons pas de les pousser à
leurs limites extrêmes. Pour Fox, c’est une question de discipline, non
d’ascétisme, de travail et d’amour16.
Fox montre que nos relations dialectiques, et non dualistes, sont
nécessairement trinitaires. Les théologies chute/rédemption, en minimi­
sant le Dieu Créateur et sa Dabhar, le rôle de Jésus comme prophète,
la présence de l’Esprit Saint dans la création, ont perdu le sens de la
Trinité. Contrairement aux théologies orthodoxes, elles ont ignoré des
mots comme «beauté», «cosmos» et «maternité de Dieu». Dieu est
beauté, c’est en son Fils que cette beauté s’incarne. Chercher la beauté,
c’est chercher le Christ, crucifié et ressuscité. Et Dieu demeure là où il
crée, soit en nous, sa création.
La tradition de la création nous invite à devenir des instruments
de la Trinité, des co-créateurs avec Dieu, retrouvant ainsi une théologie
de la beauté, où le Père (mère pour Fox17) et le Fils attirent et séduisent

15. En s’abandonnant à notre créativité, il s’en suit souvent un processus de


guérison et d’émerveillement que Fox constate à son Institut de spiritualité de la création:
«Notre relation à Dieu est analogue à celle d’un peintre avec sa toile, du potier avec
l’argile, du livre avec son auteur. C’est là une relation des plus intimes.» (GO, 250)
16. En faisant confiance aux images, le statu quo est souvent ébranlé. Les artistes
sont les premières personnes que l’on emprisonne dans les régimes totalitaires, parce
qu’ils véhiculent des images et des symboles qui renversent des empires. L’imagination
poétique est souvent le seul moyen qui reste pour s’opposer à la domination de
l’oppresseur. Jésus avait confiance en ses images, comme le levain, la perle, le grain, le
temple, etc. En s’attaquant au symbole du temple, il fut traité de blasphémateur. Cette
image l’a conduit à la mort, mais son corps, le nouveau temple, ressuscita d’entre les
morts, tel que promis.
17. Fox rectifie souvent les citations bibliques dans une perspective anti-sexiste.
Par exemple, le mot «Père» (Father) est changé par «Créateur» (Creator), fils de Dieu
(God’s sons) par enfants de Dieu (God’s children). En français, ces mots demeurent
masculins, tandis qu’en anglais ils sont neutres, moins connotés sexuellement.
LA SPIRITUALITÉ DE LA CRÉATION 147

par leur beauté. S’inspirant de maître Eckhart, Fox montre que nous
sommes comme des mères de Dieu qui mettons au monde son Fils dans
notre être, notre culture, notre époque. Nos vies sont alors vues comme
des œuvres d’art qui restaurent la beauté dans le monde. La beauté
sauve, unifie, conduit à la prière.
Nous devenons des instruments de la grâce divine et de la beauté,
et cela suffit à F Esprit Saint pour ramener la beauté dans le
monde par notre intermédiaire. Beaucoup plus que n’importe
quelle de nos œuvres d’art spécifiques, ce sont nos vies qui nous
mettent en contact avec la communion des saints, c’est-à-dire la
communion de ceux qui font naître la beauté. Si nous rendons à
l’univers l’harmonie dont il nous a gratifiés, alors nous sommes
vraiment co-créateurs avec le Dieu du cosmos. (GO, 275)
«Si la beauté, c’est voir une grâce dans toute forme de vie, rendre
grâce pour grâce et être capable de tirer une grâce de la douleur, de la
souffrance, de la tragédie et des pertes» (GO, 274), la liturgie est un
haut lieu de la beauté. En étant vraiment l’expression de la prière du
peuple, de ses joies comme de ses peines, la liturgie devient le lieu
propice de la méditation par l’art, le lieu d’une expérience spirituelle
qui réconcilie art et spiritualité18.

Apprivoiser la nouvelle création: la via transformativa

Toute créativité ne débouche pas nécessairement sur la beauté. Elle a


besoin d’être dirigée sur ce quatrième sentier de la via transformativa
qui mène à la justice et à la compassion, éléments clefs pour créer une
nouvelle civilisation, ce que Fox appelle la nouvelle création. Dans
cette civilisation utopiste, on mettra fin au chômage en valorisant la
créativité de chacun. Pour ce faire, il faut abandonner les dualismes,
célébrer les différences, accueillir le pouvoir créateur de Dieu,
dépouiller le vieil homme et «revêtir l’Homme nouveau» (Ep 4,24). Il
s’agit d’être vraiment une image de Dieu: «Être une image de Dieu,

18. Sur l’élaboration d’une théologie de la beauté, voir ma thèse de doctorat, La


théopoésie de Patrice de La Tour du Pin, Montréal et Paris, Bellarmin et Cerf, 1989,
249 p. Mon ouvrage plus récent sur l’analyse de dix hymnes liturgiques de La Tour du
Pin, Que cherchez-vous au soir tombant? (Paris et Montréal, Cerf et Médiaspaul, 1995),
approfondit la notion de beauté dans la liturgie et dans la vie spirituelle.
148 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

c’est être en mouvement, en croissance; c’est être une œuvre d’art


vivante impliquée dans des activités de transformation.» (GO, 322)
Pour mener à bien ces activités de transformation, la foi comme
confiance dans l’appel prophétique de l’Esprit Saint est vitale. C’est là
notre vocation de prophètes en tant que dépositaires de la Dabhar créa­
trice de Dieu, d’où les questions suivantes: «De quelle manière notre
travail est-il prophétique? Comment contribue-t-il à démanteler la Tour
de Babel, à contrecarrer l’injustice et à planter de nouvelles semences
d’harmonie et d’ordre cosmiques?» (GO, 331) Ce prophétisme
s’adresse aussi aux spécialistes, dont les théologiens.
Un statut professionnel et une érudition satisfaisante pour l’égo
ne justifient pas l’emploi d’un jargon hermétique; ils sont plutôt
un appel lancé à tous les spécialistes à devenir prophétiques au
sein de leur profession particulière et à commencer à la transfor­
mer au service de l’opprimé, en cessant de donner une légitimité
à l’oppresseur. (GO, 334)
Pour Fox, les anawims, opprimés d’aujourd’hui, sont les femmes,
le Tiers Monde, les homosexuels, les Amérindiens, les Noirs, les han­
dicapés, les laïcs, soit ceux qui sont souvent plus près d’une spiritualité
de la création, de la terre, que d’une spiritualité chute/rédemption. La
tradition de la création est essentiellement féministe et non cléricale,
«parce qu’elle reconnaît que l’existence, la vie elle-même, est le pre­
mier des sacrements» (GO, 348). Elle se préoccupe du travail, du plai­
sir, de la sexualité, de la science, de l’économie, de la politique. Les
laïcs qui ont vécu ces réalités humaines ne se retrouvent guère parmi
les modèles de sainteté que l’Église propose depuis deux millénaires.
La compassion est un thème central chez Fox. Il comprend ce
mot comme l’égalité dans nos relations; cela s’exprime par la cons­
cience de l’interdépendance entre les êtres vivants. «Deux personnes
assises dans la même pièce durant trente minutes échangent la même
vapeur d’eau. C’est de l’interdépendance.» (GO, 355) Pour exprimer
cette interdépendance dans nos vies, il faut nous aimer nous-mêmes,
apprivoiser nos profondeurs, pratiquer la justice, célébrer ce que nous
sommes. La célébration est la réponse à l’interdépendance.
Un mot traduit cette célébration qui jaillit du plus profond de
nous-mêmes, l’érotisme, monopolisé par l’industrie pornographique.
Recouvrer l’érotisme, c’est renouer avec les sentiments, non seulement
avec les sensations; c’est la force vitale de la vie, de ce qu’est Dieu.
LA SPIRITUALITÉ DE LA CRÉATION 149

L’érotisme est synonyme de jeu, de spontanéité, de fraîcheur. Nous


jouons même à l’âge adulte, ce qui n’est pas le cas pour les animaux.
«Retrouver l’érotisme, c’est redécouvrir le jeu et l’enfant en nous et
dans toute la création, incluant le Créateur.» (GO, 360) Jouer, c’est
vivre et aimer sans un «pourquoi».
La compassion implique aussi la pratique de la justice, une jus­
tice érotique qui nous fait aimer l’autre, surtout l’étranger, le faible, le
prisonnier, l’exclu. La douleur et la joie de l’autre sont aussi les nôtres.
Soulager la douleur de l’autre, c’est soulager sa propre douleur, et celle
de Dieu, présent dans sa création.
Le Dieu créateur n’est pas dépourvu de passion pour la vie, la
célébration ou la justice. Disposer son cœur à l’indifférence aux
souffrances des autres, c’est refuser d’imiter le Créateur. Ce rejet
de Dieu dans nos vies marque le début du cynisme et de son
corollaire, le désespoir (GO, 376).

Le Christ cosmique: une cosmologie vivante


Le Christ cosmique reprend plusieurs idées de La grâce originelle. Fox
se répète beaucoup dans ses livres. Pour lui, la cause du «matricide»
commis à l’égard de la Terre-Mère est l’absence d’une cosmologie
vivante. Il propose le Christ mystique au centre d’une cosmologie qui
relie l’homme à l’autre, à la nature et au divin. En d’autres mots, «il
s’agit de l’histoire du mystère pascal du troisième millénaire chrétien»
(CC, 19), rien de moins. L’avènement du Christ cosmique changera le
cœur de l’homme et inaugurera une renaissance mondiale capable de
sauver la Terre-Mère.
Au paradigme de la spiritualité de la création, Fox ajoute celui du
Christ cosmique. Ce paradigme religieux, «moins sexiste, moins dua­
liste et moins anthropocentrique» (CC, 123), répond à la question de la
survie de la Terre-Mère. Il transforme notre vision du monde et modifie
notre perception de la religion occidentale en déployant «la même
énergie dans la quête du Christ cosmique que dans la recherche histo­
rique sur Jésus» (CC, 124). Teilhard de Chardin ne comptait-il pas trois
natures du Christ: l’humaine, la divine et la cosmique'9!

19. Pierre Teilhard de Chardin, Le Christique dans Œuvres, tome XIII, Paris,
Seuil, 1976, p. 107.
150 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

Du Jésus historique au Christ cosmique

Fox s’appuie sur les Ecritures saintes pour présenter la doctrine du


Christ cosmique, le centre d’une spiritualité de la création. D’abord
l’Ancien Testament avec les écrits sapientiaux qui personnifient la
sagesse, figure du Christ cosmique {Pr 8,22-27; Sg 7 et 8); puis les
écrits prophétiques qui dénoncent l’injustice, comme le fera plus tard le
Christ-prophète inséré dans notre histoire. Mais ce sont les hymnes
christo-cosmiques de saint Paul qui mettent le plus en lumière la lumi­
neuse présence du Christ cosmique, mort sur une croix, que Dieu a
exalté, «afin qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse, dans les cieux,
sur la terre et sous la terre» {Ph 2,10).
L’expérience du Christ cosmique s’enracine dans la croix, et la
création tout entière y participe en gémissant comme nous «dans les
douleurs de l’enfantement» {Rm 8,22), mais nous savons que «rien ne
pourra nous séparer de l’amour de Dieu manifesté en Jésus Christ notre
Seigneur» {Rm 8,39). Il est l’image du Dieu invisible et le Premier-né
d’entre les morts, en lui tout a été créé, tout subsiste en lui, «car il a
plu à Dieu de faire habiter en lui toute la plénitude» {Col 1,15-20).
L’angoisse cosmique perd désormais toute légitimité.
Paul affirme, dans une autre hymne cosmique au Christ, que Dieu
nous a fait connaître le mystère de sa volonté pour que les temps
s’accomplissent: «Réunir l’univers entier sous un seul chef, le Christ,
ce qui est dans les cieux et ce qui est sur la terre.» {Ep 1,10) Christ,
chef de l’univers qui nous libère des princes du cosmos, Christ, chef de
l’Église en tant qu’incarnation de la présence historique de ce Christ
réconciliateur.
D’autres écrits du Nouveau Testament sont dédiés au Christ cos­
mique. Les récits de l’enfance des Evangiles acclament le Christ cos­
mique présent en l’enfant Jésus, et les anges se joignent à la grande
symphonie cosmique: «Gloire à Dieu au plus haut des cieux et sur la
terre paix pour les hommes, ses biens-aimés.» {Le 2,14) Le baptême de
Jésus est présenté comme un événement cosmique. À la transfiguration,
le Jésus historique est reconnu par ses disciples comme étant le Christ
cosmique. Les récits de la résurrection montrent le Christ cosmique,
représenté avec les plaies du Jésus historique, comme celui qui a pou­
voir sur les forces cosmiques de la mort. L’Ascension et l’envoi de
l’Esprit à la Pentecôte marquent le début d’une nouvelle création où le
Christ cosmique est invoqué: «Dieu l’a fait et Seigneur et Christ, ce
LA SPIRITUALITÉ DE LA CRÉATION 151

Jésus que vous, vous avez crucifié» (Ac 2,36). Quant à l’Apocalypse,
on parle du Christ cosmique en termes de «Seigneur»; c’est lui le roi
du monde, «le prince des rois de la terre» (Ap 1,5). Il rassemble toute
la terre en une seule nation, et toute créature de l’univers lui proclame
«louange, honneur, gloire et pouvoir pour les siècles des siècles» (Ap
5,13).
Fox présente quelques figures du christianisme qui ont proclamé
le Christ comme étant le souverain de l’univers, associé à Dieu dans
l’œuvre de la création. Ces témoins du Christ cosmique affirment,
chacun à sa façon, que les créatures sont des paroles de Dieu manifes­
tant le Verbe de Dieu; sur leurs visages se révèle le visage du Christ
cosmique. Les souffrances des créatures, nos frères et nos sœurs, sont
celles de Dieu; nos actes de compassion le soulagent de cette souf­
france. Dieu crée pleinement le monde dans notre aujourd’hui. Il est
actif dans chaque créature. Il brûle en toutes choses. L’univers est créé
de façon continue par nous qui sommes co-créateurs avec Dieu20.
Suite à cette lecture biblique et patristique, Fox présente le
Christ cosmique comme étant la structure qui relie toutes les créatures
vivantes de l’univers; «tout subsiste en lui» (Col 1,17). Le Christ cos­
mique, qui s’est fait chair et qui a habité parmi nous, ne se limite pas
à la personne de Jésus. Le Christ redonne à la personne humaine sa
place dans l’univers. Il nous montre qu’il existe «un rapport entre le
monde divin et terrestre, entre l’anéantissement et la plénitude, entre la
souffrance et l’accomplissement» (CC, 202). Lui de condition divine,
s’anéantit jusqu’à la mort sur une croix, d’où l’accession à la plénitude,
Dieu l’a exalté et lui a donné le nom au-dessus de tout nom (Ph 2,6-
11). Avant de se remplir du Christ, il faut se vider soi-même, comme
Jésus le fit dans sa kénose.
Fox ne réduit pas le Christ cosmique au Christ ressuscité. Il
montre que la personne historique de Jésus présente une structure uni­
verselle qui se connecte aux bannis de la société, aux anawims, contrai­
rement à l’anima mundi platonicienne ou à une énergie impersonnelle
nouvelâgeuse. Le Christ cosmique rédempteur est une réalité historique

20. Cette théologie christo-cosmique se déploie chez les Pères grecs dans la
déification des humains, responsables de la création; Grégoire de Nazianze, Grégoire de
Nysse, Athanase. Le Moyen Age chante aussi le Christ cosmique avec Hildegarde de
Bingen, François d’Assise, Thomas d’Aquin, Mechtilde de Magdebourg, Dante, Maître
Eckhart, Julienne de Norwich, Nicolas de Cues. Après, c’est un long silence que rompt
Teilhard de Chardin.
152 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

qui s’exprime en Jésus comme structure qui relie et comme facteur de


cohésion. Le Christ cosmique met la cohérence où règne le chaos, la
justice où domine l’injustice, l’espérance où jaillit le désespoir. La
souffrance elle-même est cohérente; elle suit la logique mort-résurrec­
tion d’un Christ cosmique blessé, humainement et divinement.
Le Christ cosmique est déjà né, mais il est encore à naître: «Ce
n’est plus moi qui vis, mais le Christ qui vit en moi.» (Gu 2,20) Il
continue à venir au monde à travers nous, qui sommes appelés à être
des Christ cosmiques par notre créativité, notre justice, notre compas­
sion; nous sommes aussi appelés à «rayonner la présence divine l’un
vers l’autre, l’un avec l’autre, l’un par l’autre» (CC, 207). Nous allons
ainsi de gloire en gloire, le visage découvert, transformés dans la gloire
du Seigneur (2 Co 3,18).
Le Christ cosmique, incarné en Jésus, est le maître du temps et
de l’espace. Le Jésus du Vendredi saint est temporel, le Christ de Pâ­
ques est spatial, le Christ cosmique rétablit l’équilibre «temps-espace,
prophétie-mystique, histoire-mystère» (CC, 217). Apprécier le temps
qui nous est donné, c’est célébrer le Christ cosmique, la victoire d’un
tombeau vide, donc empli de l’espace de la résurrection. Mais contem­
pler la beauté de l’univers ne doit pas nous écarter des œuvres du temps;
l’amour et la libération du prochain. Comme le disait si bien Varillon:
«Une main sur la beauté du monde, une main sur la souffrance des
hommes. Et les deux pieds dans le devoir du moment présent21.»
La mission du christianisme est de réaffirmer le «Christ cosmique
en tant que structure qui relie tous les atomes et toutes les galaxies de
l’univers, un tissu d’amour et de justice divine unissant toutes les créa­
tures et tous les êtres humains» (CC, 27). Le Christ cosmique est, pour
Fox, cette image de Dieu partout présente dans la création; par consé­
quent, tout est sacré. La terre elle-même symbolise le Christ cosmique:
«La seule représentation symbolique acceptable du Christ cosmique
incarné en Jésus est celle de la Terre-mère quotidiennement crucifiée et
ressuscitante.» (CC, 220)
A travers l’existence de chaque créature brille le mystère de Dieu.
Le seul fait d’exister nous révèle la proximité du Christ cosmique. «Le
Christ cosmique est le Je-suis en chaque créature.» (CC, 232) Fox en
fait «le réceptacle archétypique du sentiment religieux cosmique» (CC,
238). Il est la pierre d’angle de la spiritualité de la création.
21. François Varillon, Beauté du monde et souffrance des hommes. Entretiens
avec Charles Ehlinger, Paris, Centurion, 1980, p. 389.
LA SPIRITUALITÉ DE LA CRÉATION 153

L’écologie et l’avènement du Christ cosmique

Fox personnalise la terre, faisant d’elle une mère qui nous nourrit, nous
soigne, nous aime, allant jusqu’à pleurer sur ses enfants comme Jésus
l’a fait sur Jérusalem. Au-delà de ce symbole, c’est Dieu qui nous
nourrit, nous soigne, nous aime à travers la terre. Crucifier la terre,
c’est crucifier le Dieu créateur. Certes, la terre est sainte parce que
sortie des mains du Créateur, sainte d’autant plus qu’elle a aidé à for­
mer le corps par lequel Dieu s’est fait chair. Mais on est toujours dans
l’ordre symbolique, comme le pain et le vin ne sont pas moins pain et
vin lorsqu’ils deviennent le corps et le sang du Christ. Au contraire,
c’est tout le potentiel du pain et du vin qui s’exprime, comme celui de
la terre formant le Fils de Dieu, le Christ cosmique.
Comme tous les habitants de la terre, cet homme qui est «la
parfaite image du Père», donc le parfait Christ cosmique, qui est
l’aîné et les prémices, est l’héritier de quinze milliards d’années
de luttes et d’enfantements dans l’univers. Il est une créature
terrestre d’une manière encore plus radicale que n’importe lequel
d’entre nous car il est l’exemple le plus précieux, le plus noble
de l’extraordinaire fertilité terrestre. La terre a réalisé l’acte le
plus prodigieux, le plus divin, le plus incroyable en donnant
naissance à Jésus-Christ. Et sa conception a eu lieu d’une ma­
nière semblable à la genèse de la création: l’esprit de Dieu planait
au-dessus des eaux fœtales de la matrice virginale de Marie en
train d’enfanter une Nouvelle Création. (CC, 222-223)
En assimilant la Terre-mère souffrante avec le Christ crucifié,
Fox réinterprète le mystère pascal. La passion-résurrection-ascension
de la Terre-mère est comprise comme celle de Jésus-Christ. Le Christ
est présent où existe une douleur, or la terre souffre par l’immense
pouvoir de destruction des humains. Elle est «le dernier des anawim»
(CC, 37), car elle n’est plus en santé. Sauver la terre, c’est un peu se
sauver soi-même, puisque nous faisons partie d’elle, intégrés que nous
sommes à tout ce qui nous entoure. Nous ne pouvons pas indéfiniment
épuiser et polluer les ressources de la terre sans en subir les conséquen­
ces. Une spiritualité de la création intègre l’écologie et la justice envers
la terre.
Fox réagit contre un anthropocentrisme dur qui place l’être hu­
main au centre de l’univers où tout lui est ordonné. Ce modèle découle
154 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

du texte biblique mal compris: «Soyez féconds, multipliez, emplissez la


terre et soumettez-la; dominez sur les poissons de la mer, les oiseaux
du ciel et tous les animaux qui rampent sur la terre.» (Gn 1,28) Le
monde, créé comme nous par la Dabhar de Dieu, est un peu l’extension
de notre corps. L’humain a un statut privilégié au sein de ce monde,
mais cela ne lui donne pas le droit de soumettre orgueilleusement la
nature en la traitant comme un simple objet. Sa responsabilité est d’en
être le gardien, l’intendant fidèle. Il n’a pas à asservir, mais à rendre
grâces, attitude centrale d’une spiritualité de la création, à laquelle
souscrit André Beauchamp:
La Bible parle de dominer le monde. Et le mot est dur, lorsqu’on
le prend isolément. Mais si l’homme et la femme sont images de
Dieu, dominer le monde à la manière divine, c’est créer la vie
plutôt que la détruire, c’est faire la diversité plutôt que l’unifor­
mité, c’est admirer la beauté du monde dans sa bénédiction pre­
mière. Il n’est pas impérieux que l’anthropocentrisme soit dur. Il
peut se penser comme une intendance, une gérance plutôt que
comme une domination22.
L’avènement du Christ cosmique ne peut se faire que par une
nouvelle naissance planétaire, un renouveau spirituel qui favorise la
guérison de la Terre-mère. Pour Fox, cet avènement du Christ cosmi­
que passe par la renaissance de la mystique sexuelle, de la jeunesse,
de l’art, de la créativité, de la prière liturgique et de l’œcuménisme
universel.
En réduisant le mystère de la sexualité à des problèmes de com­
portement éthique, l’Église oublie d’y voir un lieu d’échange avec le
Christ cosmique présent chez l’amant ou l’amante; «il n’y a plus
l’homme et la femme; car tous, vous n’êtes qu’un en Jésus Christ» (Ga
3,28). Tomber amoureux, c’est partir à la recherche du Christ mystique
chez l’autre; c’est «aimer l’autre dans sa totalité et voir avec ravisse­
ment la lumière divine irradier de lui ou d’elle» (CC, 244). Idéalement,

22. André Beauchamp, «Dominer la création»? dans Relations, 613, septembre


1995, p. 205. Ce numéro contient un dossier de Beauchamp sur une spiritualité de
l’environnement. L’auteur voit dans La grâce originelle, «une approche écologique de la
théologie tout à fait remarquable». A noter ces ouvrages de Beauchamp: Pour une
sagesse de l’environnement, Montréal, Novalis, 1991; Introduction à l’éthique de
l'environnement, Montréal, Paulines, 1993; Dans le miroir du monde. Symboles et rites
de la vie quotidienne, Montréal, Médiaspaul, 1994.
LA SPIRITUALITÉ DE LA CRÉATION 155

l’expérience sexuelle devient ainsi une rencontre de Dieu, une transfi­


guration, une théophanie.
Fox ramène la sexualité dans le domaine du sacré, bien qu’il la
réduise trop souvent à la génitalité. L’amour humain, tel que chanté
dans le Cantique des Cantiques, défie la mort; «c’est Dieu qui aime
Dieu dans le partage de l’amour... Nous faisons l’amour avec le Divin»
(CC, 248). En célébrant le Christ cosmique jusque dans l’acte sexuel,
la sexualité devient saine et gratifiante, puisqu’elle se nourrit à une
mystique et à une cosmologie; cela inclut la justice inhérente à toute
relation23.
Le Christ cosmique représente la jeunesse de Dieu. Il s’est in­
carné en Jésus et veut aussi s’incarner en nous. Il aime les enfants et
aussi l’enfant intérieur, le puer, le jeune ou le mystique en chacun de
nous. Cet enfant en nous est l’homme intérieur qui vit au présent, dans
la nouveauté de l’éternité. Co-créateur, il appelle un nouvel art de vivre
la politique et l’économie, «l’art de gérer intelligemment les biens de
la terre» (CC, 278). Dieu attend cela de nous comme une réponse à son
acte créateur.
Fox est convaincu que notre civilisation serait sauvée si elle re­
trouvait la puissance de la prière en commun. La liturgie, l’œuvre du
peuple, a le pouvoir de guérir en procurant un sentiment de vénération
pour la vie. La liturgie adoucit le cœur, libère l’imagination, rejoue en
nous le drame cosmique. Pour ce faire, six révolutions sont nécessaires:
replacer la liturgie occidentale dans un contexte cosmologique, rendre
au corps, au jeu et à la via negativa la place qui leur revient, accroître
le rôle du silence, de l’obscurité et de la souffrance, réveiller et nourrir
le prophète, faire participer tout le monde.
L’espoir de survie de notre planète réside non seulement dans la
prière en commun, mais dans la sagesse inscrite au cœur de toutes les
religions. Le Christ cosmique ouvre à un œcuménisme universel. Ce
concept de Christ cosmique est antérieur au christianisme.

23. Fox voit la sexualité comme le départ de notre renaissance. Cela tient du
mysticisme, de l’expérience cosmique, du jeu. Il y a une dimension sacrée et sauvage
dans l’expérience sexuelle. Ainsi, il invite à retrouver le sens du phallus sacré par des
danses et des rituels pratiqués par les peuples primitifs pour mieux intégrer dans notre vie
la dimension sacrée et l’élément physique. Cette renaissance de la mystique sexuelle
revalorise l’échange et l’amitié. Et si la chair devient un cheval fougueux, on peut la
discipliner en y attachant la bride de l’amour, selon l’expression de Maître Eckhart.
156 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

L’image de Dieu présent dans chaque atome et chaque galaxie


n’est pas la propriété exclusive de qui que ce soit. Le divin Je-
suis dans chaque homme et chaque créature terrestre n’appartient
à personne en particulier. (CC, 309)

Quelques précisions théologiques

Matthew Fox renoue avec la spiritualité de la création en réhabilitant


l’imagination, la créativité, la sexualité, la célébration, la confiance, la
compassion, la science, les traditions indigènes. Son regard positif et
différent est incarné aux situations d’aujourd’hui; il ouvre des perspec­
tives intéressantes. Cependant, le ton polémique et alarmiste qu’il
emploie souvent contre l’Eglise catholique et le monde moderne n’ajoute
rien à une plus grande compréhension de la spiritualité de la création.
Il y a dans La grâce originelle et le Christ cosmique des relents de
dogmatisme et de syncrétisme qu’il est pourtant le premier à dénoncer.
Certaines notions y sont ambiguës, voire confuses. Il y a ici et là des
imprécisions qui laissent perplexes. Est-ce un manque de rigueur ou
une réaction à outrance contre la spiritualité chute/rédemption?

Péché et salut dans une spiritualité de la création

Fox ne voit rien de bon dans la spiritualité chute/rédemption, comme


si l’Esprit Saint avait chômé pendant deux millénaires. Il durcit les
contrastes pour bien montrer l’abîme qui sépare les deux traditions. La
spiritualité chute/rédemption est patriarcale, ascétique, apolitique et
dualiste; elle ne considère que le péché et le devoir. La passion y est
une malédiction, la souffrance est le salaire du péché, les sciences sont
sans importance, le corps est un danger, le plaisir est contrôlé, le Christ
cosmique y est absent, seul le salut personnel compte. La spiritualité de
la création est, bien sûr, tout le contraire de cela24.

24. Pour Fox, il y a les saints et les théologiens de la création (Irénée, Benoît,
Eckhart, Chenu...), c’est-à-dire ceux du cerveau droit, qu’il oppose à ceux du cerveau
gauche, ceux de la tradition chute/rédemption (Augustin, Bossuet, Tanquerey...) C’est un
peu simpliste comme classification. Se peut-il qu’il y ait des saints qui soient des deux
traditions, comme Catherine de Sienne, Jean de la Croix, Vincent de Paul, Thérèse de
Lisieux...? A chacun sa spiritualité, selon sa manière de vivre l’Évangile, dans l’Esprit
Saint, à une époque donnée.
LA SPIRITUALITÉ DE LA CRÉATION 157

Fox se situe dans une problématique où la question de la survie


de la terre se pose. Il dénonce, sans nuance: «L’espèce humaine est en
train de commettre un matricide qui est aussi un écocide, un géocide,
un suicide et même un déicide.» (CC, 37) Les symptômes ne manquent
pas; il en décrit quelques-uns au début de La grâce originelle: la crise
écologique, la menace nucléaire, la crise mondiale du chômage, le
racisme, le capitalisme de consommation. Dans la première partie du
Christ cosmique, ce sont plusieurs agonies qui défilent sous nos yeux:
l’agonie de la Terre-mère par les désastres écologiques, du cerveau
droit par un excès de l’esprit analytique, de la créativité par l’avorte­
ment de l’imagination, de la sagesse par la fragmentation des savoirs,
de la jeunesse, des cultures pré-industrielles, de notre mère l’Église, de
l’esprit de compassion.
Face à cette situation d’urgence, Fox appelle un nouveau para­
digme religieux qu’est la tradition spirituelle de la création. L’univers
devient le point de départ de la spiritualité, non l’âme humaine. Le
théologien renonce à l’anthropocentrisme et à l’obsession du péché
pour se concentrer sur la grâce originelle qui est «antérieure à n’im­
porte quel péché, originel ou autre» (GO, 29). De là à nier le péché
originel, il n’y a qu’un pas qu’il ne franchit pas. Il s’oppose plutôt à la
prééminence qu’on accorde au péché originel, suite à Augustin. Ainsi,
nous entrons dans le monde comme des créatures pécheresses, non
comme «des bénédictions originelles» (GO, 54), la nature est séparée
de la grâce, le plaisir est évacué de nos vies, nous naissons coupables.
«Seule la grâce est originelle et elle a précédé l’apparition du péché de
près de quinze milliards d’années25.»
Fox croit que la raison de l’amplification du péché originel pen­
dant seize siècles est d’ordre politique; cela a fait le jeu des bâtisseurs
d’empires de la société patriarcale de diviser les gens pour mieux régner.
Faire persister la culpabilité, le doute à l’égard de ses capacités
et la méfiance, le tout au nom d’un Dieu vengeur, était payant, et
l’est encore, comme en témoigne le succès financier des
télévangélistes fondamentalistes. Étouffer le Dieu de grâce est un
geste politique très fort. (GO, 64)
Il considère le péché originel comme le péché derrière tout péché
qui nous fait traiter l’autre comme un objet, d’où les fissures et les

25. Serge Lafitte, «Matthew Fox», dans L'Actualité religieuse, 15 juin 1995,
p. 40.
158 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

fractures dans nos relations, non seulement avec les autres mais aussi
avec la création.
Le dualisme et la division constituent le péché originel ou le
péché à l’origine de tout péché, parce qu’ils refusent de donner
la vie, de s’épanouir en une spirale qui prend de l’expansion en
poursuivant le divin mouvement de la cosmogénèse qui exprime
la force divine de la Dabhar du Créateur. (GO, 269)
Dans cette perspective, le péché consiste d’abord à faire du tort
à la création, il est d’ordre écologique. Il n’est donc pas explicitement
affaire de relation avec Dieu, d’une distance prise avec l’amour de Dieu
à l’occasion d’un acte personnel, si ce n’est que cet acte éloigne des
autres et du monde, reconnus dans la foi comme étant des dons des
Dieu. Le péché, qui est un refus d’amour et un manque de foi, ne peut
être pleinement révélé que par le pardon d’un Dieu qui nous cherche,
nous attend, pour nous envahir gratuitement de son amour; la parabole
de l’enfant prodigue en est une troublante illustration (Le 15,11-32).
Fox situe lui aussi le péché comme un refus; refus du plaisir, de
l’Éros, de la beauté qui sont des dons de la vie, donc de Dieu. Il
caractérise le péché par un manque de foi qui est l’incapacité à faire
confiance, par un refus de s’aimer et de célébrer sa dignité, par l’oubli
que tout ce qui nous entoure dans la création représente une grâce de
Dieu, et que tout ce qui nous arrive est une expression de sa bien­
veillance. Ici, la question du mal est esquivée.
La sotériologie qui découle de cette vision du péché présente
Jésus le prophète qui instaure un nouveau type de relation fondé sur la
compassion. Il apporte la vie en abondance; «il nous appelle à le suivre
et à être les uns envers les autres invités, hôtes et Eucharistie» (GO,
157). Il va porter la Bonne Nouvelle aux pauvres (Le 4,18), a pitié des
foules et guérit les malades (Mt 14,14). Il est un passionné de la vie;
il aime les gens, les touche, spécialement les anawims. Il va jusqu’à
donner son corps à manger et son sang à boire. Il est un conteur qui
façonne une nouvelle création par ses paraboles, par des mots de tous
les jours pleins de présence. Il nous fait dire «Abba» au Dieu Créateur.
Il nous enseigne à bénir sans cesse, dans l’esprit des Béatitudes, à
contempler en toute humilité les beautés de la création. Il va au bout de
ses images; il nous réveille à notre beauté.
La spiritualité de la création emprunte un sentier de compassion,
de célébration et de justice érotique qui rejette les conceptions indivi­
LA SPIRITUALITÉ DE LA CRÉATION 159

dualistes du salut. Jésus, dont la naissance fut un événement cosmique,


est lui-même la Nouvelle Création. Il nous révèle l’Éros de Dieu en
accueillant la vie et la mort dans toutes ses manifestations. Il nous
envoie son Esprit Saint pour transformer les structures sociales et reli­
gieuses. L’être humain ne se prend plus pour le centre du monde; il
reconnaît plutôt la dimension christique du cosmos, cette nature que
nous pouvons servir dans la compassion et l’harmonie, ce que le
bouddhisme n’a jamais cessé de faire.

La Terre-mère, la fusion et le panenthéisme

La tradition spirituelle de la création est dialectique et non dualiste; elle


n’oppose pas l’humain à la nature. Ne sommes-nous pas à la fois bon
et mauvais, fort et faible, spirituel et sensuel, joyeux et souffrant, actif
et contemplatif, etc.? La distinction, n’étant pas assez valorisée dans
cette tradition, la relation fusionnelle demeure séduisante. Pourtant
nous naissons de la différence, d’où la saine tension à tenir entre amour
et conflit, soi et le monde.
La personnification à outrance de la Terre-mère crée un malaise.
La terre est un don, mais elle n’est pas une personne, avec une cons­
cience comme les humains, un «tu» auquel je me fonde, comme dans
les mythes des peuples aborigènes d’Amérique, d’Afrique ou d’Asie.
Nous ne baignons pas impersonnellement dans les eaux fœtales de la
Déesse-mère, nous sommes au contraire en relation avec l’autre, Dieu
Trinité et le cosmos, avec lesquels nous ne nous fusionnons pas, mais
devant lesquels nous sommes invités à nous tenir debout, libres et
différents. Telle est l’attitude fondamentale de Jésus devant le prochain,
le monde, et le Père.
Celui qui chemine sur les sentiers de la spiritualité de la création
vit en harmonie avec le cosmos. Il crée des liens, loue le Christ cosmi­
que, encore faut-il ne pas diviniser le cosmos, le sacraliser à outrance,
en faire une personne habitée par Dieu comme l’être humain, sinon on
glisse du côté du panthéisme. C’est nous qui transformons la terre,
souvent bien maladroitement, il est vrai.
S’il faut respecter les liens qui relient tout ce qui vit sur terre, ce
n’est pas en se fusionnant avec elle. Fox a la nostalgie d’un Eden perdu.
Il y a chez lui comme un désir de retour à la mère, à la fusion, à la
tranquille relation symbiotique entre un enfant et sa mère, sans la cas­
tration du père. «Un enfant accorde naturellement sa confiance à sa
160 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

mère, ainsi qu’à toute la création puisqu’il ne fait pas la distinction


entre celle-ci et ce qui l’entoure.» (CC, 50)
Le père vient justement faire la différence en confirmant l’enfant
dans son identité, en l’ouvrant à l’extérieur, en lui donnant confiance en
lui-même, en le dégageant d’une mère qui peut devenir possessive, et
même terrifiante. Il est celui qui invite à l’aventure, à aller de l’avant,
à l’extérieur de soi-même. Il arrache l’enfant à son égocentrisme, lui
met des rives pour qu’il structure sa personnalité, découvre ses talents,
relève les défis de l’existence.
Cette image du père humain peut très bien s’appliquer analogi­
quement au Dieu Père que Jésus est venu nous révéler. Dieu nous
défusionne sans cesse pour que nous marchions librement sur les voies
de l’amour. La création elle-même dans la Genèse est présentée dans
la différence; Dieu sépare ciel et terre, nuit et jour, homme et femme.
Le chemin régressif vers le sein de la mère ou vers un monde fusionnel
indifférencié n’est pas le chemin de Jésus qui vit l’altérité avec son
Père; «Ce Dieu est celui de Jésus sur la Croix qui vit l’absence et la
solitude, non la fusion et le rêve. “Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi
m’as-tu abandonné?” (Mt 27,46) C’est un amour qui passe par le re­
noncement au monde fusionnel26.»
La terre n’est pas une interlocutrice personnelle avec le Père créa­
teur, cela incombe au «fils d’Adam», créé à son image et à sa ressem­
blance, invité à le louer en son Fils Jésus par son Esprit qui crie
«Abba». En christianisme, la terre n’est pas sacrée. Les pierres, les
plantes, les animaux ne sont pas des intermédiaires entre Dieu et la
nature, comme dans les religions de type animiste, mais l’être humain.
«Toute histoire humaine est une histoire sacrée», disait Patrice de La
Tour du Pin. De son côté, Silesius peut écrire: «Rien n’est plus beau
que moi, ici-bas comme Là-Haut. / Car Dieu, la Beauté même, est
tombé amoureux de moi27.» Et le psalmiste de s’étonner:
A voir ton ciel, ouvrage de tes doigts,
la lune et les étoiles, que tu fixas,
qu’est donc le mortel, que tu t’en souviennes,
le fils d’Adam, que tu le veuilles visiter?

26. Jacques Gauthier, Les défis du jeune couple, 2e éd., Paris, Le Sarment
Fayard, 1994, p. 26. Sur la relation père-enfant, p. 132-140.
27. Angélus Silesius, Le pèlerin chérubinique, Paris, Cerf et Albin Michel,
1994, p. 315.
LA SPIRITUALITÉ DE LA CRÉATION 161

À peine le fis-tu moindre qu’un dieu;


tu le couronnes de gloire et de beauté,
pour qu’il domine sur l’œuvre de tes mains;
tout fut mis par toi sous ses pieds. (Ps 8,4-7)
Nous sommes autres et différents devant la mère comme devant
le cosmos. Cette responsabilité de la différence doit se vivre dans la
paix, le respect et la tendresse. Fox soutient que «la force virile doit être
redéfinie non pas comme un pouvoir-sur mais comme une puissance-
avec» (CC, 256). En négligeant cette force, on survalorise le principe
féminin; c’est ce que fait Fox, à la suite de Jung, pour qui la créativité
«surgit du royaume des Mères» (p. 40). La sagesse elle-même est pré­
sentée sous les traits d’une femme, d’une mère qui aujourd’hui se
meurt à cause de la philosophie mâle et sexiste venue du siècle des
Lumières. L’agonie de la jeunesse vient, pour Fox, de la domination
des mâles et du meurtre de la mère. N’est-ce pas plutôt par l’absence
du père? Il en résulte une société «adolescentrique» qui vit des valeurs
molles, où les jeunes se cherchent des pères et des maîtres28.
Fox réduit la femme à sa fonction de mère. Il utilise l’archétype
de la femme-mère pour critiquer durement l’Église qu’il compare à un
dinosaure en train de mourir. «Notre mère l’Église souffre terriblement
d’être une Église de pères.» (CC, 49) Une Église qui, à la suite
d’Augustin, oublie le principe maternel se règle sur un modèle sado­
masochiste où la sexualité et l’agressivité sont méprisées. Augustin
n’écrivait-il pas que la femme sans l’homme n’est pas l’image de Dieu.
En réprimant le maternel, l’Église nie «la Déesse présente en chaque
être humain» (CC, 54). Fox n’élabore pas sur la nature de cette
«Déesse29».

28. Voir les rapports de recherche de Jacques Grand’Maison et de son équipe,


Le drame spirituel des adolescents, Montréal, Fides, 1992, 244 p.; Vers un nouveau
conflit de générations, Montréal, Fides, 1992, 399 p.
Il est intéressant de constater l’absence du père dans le Nouvel Age, courant
fusionnel par excellence où presque tout est féminisé, jusqu’aux anges. On y parle de
lumière, d’énergie, d’onde, d’âme, de connaissance primordiale... Se peut-il qu’un monde
en crise de paternité fuit le christianisme, la religion de la différence, du réel?
29. Complètement autre est l’approche de Lise Baroni, Yvonne Bergeron,
Pierrette Daviau et Micheline Laguë, dans leur recherche-action Voix de femmes. Voies
de passage. Pratiques pastorales et enjeux ecclésiaux, Montréal, Paulines, 1995, 259 p.
Le vécu des femmes engagées en Eglise est d’abord considéré sous l’angle de l’appel, de
l’acculturation et de l’interdépendance, non sous l’angle d’un principe maternel à intégrer
dans l’Église. Les théologiennes dégagent quatre enjeux pour l’action de l’Église
162 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

L’équilibre entre la mère et le père se fera par une renaissance


spirituelle, par un éveil mystique profond qui passe par le panen-
théisme. Cette notion de panenthéisme n’est pas toujours claire chez
Fox. Il s’en explique dans une entrevue:
Le panenthéisme est une vision mystique du monde qui considère
l’univers comme la matrice de Dieu, comme si nous étions tous
plongés dans les eaux divines de la grâce. Catherine de Sienne
disait que le poisson est dans l’eau et l’eau dans le poisson. Mal­
heureusement, l’Église continue d’affirmer que nous sommes ici
sur terre et Dieu quelque part là-haut dans le ciel. C’est toujours le
Dieu de Newton avec sa petite burette pour mettre de l’huile dans
les rouages de la grande machine universelle. Mais cette coupure
d’avec le divin ne dit plus rien au monde contemporain30.
Moltmann parle du panenthéisme comme d’une mission de soli­
darité et de réconciliation envers les vivants, puisque Dieu est en toutes
choses31. Dieu nous donne la vie, le mouvement et l’être. Il est plus que
la somme des choses qu’il contient; il est en toutes choses et toutes
choses sont en lui. Dieu et la nature ne sont donc pas identiques. Par
contre, il n’est pas impassible à ce que nous vivons, à ce qui se passe
sur la terre, car il n’existe qu’en aimant. Il demeure éternel et immuable
tout en étant amour et compassion.
Fox décrit le panenthéisme comme «une doctrine de la présence de
Dieu, du caractère profondément symbiotique de Dieu» (GO, 114). Il
admet que la polarité entre l’homme et le cosmos ne doit pas exclure la
nécessité d’un Dieu transcendant, sinon on tombe dans le panthéisme, si
présent dans les religions de l’Inde et dans certaines religions animistes
qui ont tant influencé une certaine littérature du Nouvel Âge32.

institutionnelle: repenser les ministères en lien avec les théologies de la mission et de


l’appel pour un partenariat intégral (enjeu ministériel), donner la priorité aux exclus et à
leur libération (enjeu missionnaire), adopter une structure collégiale de participation de
tous les membres des communautés (enjeu communionnel), reconnaître pleinement les
femmes aux plans idéologique, structurel et juridique (enjeu institutionnel).
30. Serge Lafitte, «Matthew Fox», dans L’Actualité religieuse, 15 juin 1995,
p. 41.
31. Jürgen Moltmann, Dieu dans la création. Traité écologique de la création,
Paris, Cerf, 1988, 419 pages.
32. Lire Richard Bergeron, Alain Bouchard et Pierre Pelletier, Le Nouvel
Âge en question, Montréal, Paulines, 1992, 191 p.; et ce répertoire du Centre d’informa­
tion sur les Nouvelles Religions, Nouvel âge... Nouvelles croyances, Montréal, Paulines
et Médiaspaul, 1989, 255 p.
LA SPIRITUALITÉ DE LA CRÉATION 163

Fox souhaite un éveil spirituel, une expérience nouvelle du sacré


qui soit celle «du royaume/réginaume de Dieu parmi nous, de l’énergie
divine panenthéiste et de la grâce dans laquelle nous baignons partout»
(GO, 131). Cet éveil se vit dans le temps, non un temps qui oppose le
ciel et la terre, mais un temps où se rejoignent maintenant le passé et
l’avenir, un temps où se révèlent maintenant Dieu et la Dabhar, soit
l’eschatologie accomplie, ces temps meilleurs que Dieu nous offre.

Mystique et Christ cosmique

Originellement, le mot mystique, du grec mystikos, signifie fermer les


sens et entrer dans les mystères. Pour Fox, fermer les sens, ce n’est pas
se mortifier, la mystique ne se réduisant pas à un ascétisme, c’est se
discipliner à plonger dans le silence de notre finitude et y rencontrer la
solitude de notre être, c’est «s’en aller au désert, dans les bois ou au
bord de la mer pour simplement être33» (CC, 63).
Mystique veut aussi dire «entrer dans les mystères». Dans la
tradition ascétique de chute/rédemption, les mystères se résument aux
sacrements, aux rites liturgiques. Dans la tradition de la création, on
remonte jusqu’à l’origine de l’acte créateur. Le cosmos qui existe et
l’univers que je suis en tant que personne créée à l’image de Dieu sont
des mystères qui exigent une attitude d’accueil et un esprit d’ouverture.
Nous insérons le mystère de notre existence à l’intérieur du mystère du
cosmos. Pour cela il faut s’étonner, s’émerveiller de la splendeur du
voyage. Entrer dans les mystères, c’est entrer dans les mystères des
quatre voies de la spiritualité de la création: bénir, accepter, enfanter,
compatir.
La mystique est à la mode aujourd’hui. Il y a même une automo­
bile, la «Mercury mystique», qu’une publicité télévisée présente
comme étant le nouvel âge de l’automobile. On se donne à soi-même
sa petite expérience mystique; pensons aux moyens fusionnels d’états
altérés de la conscience que procurent la drogue, les techniques de

33. Fox réduit l’ascèse à n’être qu’une simple mortification des sens, alors que
les traditions religieuses la considèrent comme une vivification. Bernard Besret écrit
justement dans sa préface au Christ cosmique que l’ascèse est «un art de vivre qui
favorise avant tout l’éveil de la conscience, la capacité d’être présents, ici et maintenant,
et donc de jouir pleinement de l’instant qui se donne à vivre» (CC, 13). Par des exercices
et un programme de vie, on s’engage, non à mortifier ses sens, mais à vivre pleinement
et à devenir plus humain.
164 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

méditation (yoga, zen, méditation transcendantale34). Nous sommes


dans l’ordre de la nature. On cherche partout une émotion mystique,
une transe, une sortie de son corps, une extase à la carte, un éveil de
la conscience, et on oublie trop souvent de pratiquer la justice et la
compassion, caractéristiques d’une mystique authentique35.
Fox donne plusieurs caractéristiques de la personnalité du mysti­
que, tout en dénonçant les pseudos-mysticismes qui se multiplient
aujourd’hui; qu’on en juge par la prolifération des sectes ou des nou­
velles religions36. Il montre que le mystique s’abandonne en toute con­
fiance à l’expérience; il ne se contente pas d’une théorie. L’expérience
du divin se confond avec sa vie, avec son sang. Saint Jean nous le
rappelle dans sa première épître: «Ce qui était dès le commencement,
ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que
nous avons contemplé et que nos mains ont touché du Verbe de vie.»
(7 Jn 1,1) La connaissance passe par l’expérience, au-delà de la dualité,
une expérience unitive qui peut se produire partout et qui, parfois,
engendre les pires excès.
Fox note que l’unité célébrée par la mystique «n’est pas une perte
du moi ou une dissolution des différences, mais une union des créati­
vités, un rassemblement d’existences différentes» (CC, 78). Par contre,
il ne différencie pas mystique naturelle et mystique surnaturelle, expé­
rience fusionnelle avec les forces cosmiques de la nature et expérience
de communion avec l’Esprit Saint. Certes, il avoue que l’être humain
n’est libre que dans la communion; créé à l’image de Dieu, il apprend
la manière d’être relationnelle de Dieu. Mais la communion véritable se
vit dans l’altérité, même si «nous sommes en Dieu et Dieu est en nous».
(CC, 79) En mettant l’accent sur la créativité, Fox réduit trop la mys­

34. Le Parti de la Loi Naturelle, qui intègre la pratique de la méditation trans­


cendantale à son programme, promettait, lors des élections canadiennes de 1994, des états
de conscience qui mènent à la lévitation.
35. Et que penser de l’omniprésence des anges sur les tablettes des librairies; on
peut même, lors d’une session à fort prix, rencontrer son ange gardien et lui donner un
nom. Le chant grégorien est de plus en plus populaire; la musique de Hildegarde de
Bingen se retrouve sur le palmarès. On suggère d’écouter cette musique dans un bain
flottant afin de favoriser le rebirth, le retour dans l’utérus. Si cela ne fonctionne pas, il
y a l’astrologie, la numérologie, la chromothérapie, le voyage astral, les tables ouija, la
radiesthésie, les amulettes, les lignes de la main, le channeling... Et puis, n’oublions pas
le contact télépathique avec les OVNI...
36. Les suicides collectifs ou assassinats de Waco aux États-Unis, de l’Ordre du
Temple Solaire en Suisse, de la Vérité suprême d’Aoum au Japon, montrent jusqu’où la
fièvre mystique peut mener: nationalisme, militarisme, fascisme, intégrisme...
LA SPIRITUALITÉ DE LA CRÉATION 165

tique à l’esthétique: «L’artiste est, par définition, un constructeur de


relations et un mystique37.» (CC, 80)
Le mystique issu de la tradition spirituelle de la création possède
l’esprit de compassion. Il est capable de s’émerveiller face à la beauté
de l’univers. Il perçoit cet univers en tant que totalité. Il possède un
cerveau droit normalement développé. Il se remet constamment en
question, n’oubliant pas que la connaissance de soi est l’assise du
voyage spirituel. Il appréhende la réalité par le cœur tout en ne sacri­
fiant pas la connaissance de la raison. Cette connaissance de la tête et
du cœur le pousse vers l’avant, en prise directe avec la source de l’être
qui, selon Jean de la Croix, coule de nuit.
Le mystique est naturellement féministe et panenthéiste; il ne voit
pas de séparation entre la création et la divinité. Il voit toutes choses en
Dieu et Dieu en toutes choses. Il enfante de nouvelles images, se
méfiant des concepts pour dire son expérience ineffable. Il est pénétré
de silence, «ce moment de suspension auprès de la fontaine» (CC, 94).
C’est dans ce silence qu’il rencontre le néant et l’obscurité, la nuit
obscure des sens et de l’esprit, la souffrance qui fait grandir et qui rend
vulnérable. Il est présent à l’Être dans le silence. Il connaît son vrai
moi, où Dieu demeure. C’est un enfant qui joue, un prophète capable
d’instaurer un monde de justice. Il est spontanément œcuménique, rê­
vant de voir les religions rassemblées pour la paix dans le monde.
Toutes ces caractéristiques du mystique, Fox les applique à Jésus en
tant que maître de la mystique qui a eu une relation unique avec le Père,
Abbcr. «Le Père et moi nous sommes un.» (Jn 10,30)
Le mystique, dans la spiritualité de la création, «n’est pas théiste
car il ne voit pas la divinité là-bas au loin ni même ici tout près d’une
manière dualiste impliquant une séparation entre la création et la divi­
nité» (CC, 89). Encore ici, risque de fusion; de plus, ce concept imper­
sonnel de Divinité, qui remplace celui de Dieu, est plus près des sages­
ses orientales que des religions monothéistes: «La Divinité est cet
aspect du divin qui reste non agissant et silencieux et n’intervient pas
dans la création et dans l’histoire.» (CC, 89)
Fox affirme tout de même que Dieu se rend encore plus présent
par ses sacrements, surtout par le Christ, le sacrement par excellence.
Mais en parlant de Dieu en terme de Source, de Divinité, d’Énergie

37. Malgré certaines analogies, étudiées entre autres par Henri Bremond, l’acte
artistique est différent de l’acte mystique. Voir La théopoésie de Patrice de La Tour du
Pin... p. 185-187.
166 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

universelle qui baigne la Terre-Mère, en invitant les gens à s’y immer­


ger, on arrive à une relation fusionnelle où Dieu n’est plus reconnu
comme étant l’autre devant lequel je fais alliance. Mon «Je» n’est plus
reconnu comme un «Tu» devant lui. Toute relation fusionnelle amène
à la confusion, pas toujours à la transformation.
En évitant tout anthropocentrisme, Fox a tendance à situer l’ex­
périence mystique comme extérieure à soi. L’expérience mystique
chrétienne n’est pas fusionnelle; elle est trinitaire. C’est une expérience
de présence vécue dans la foi par deux personnes différenciées. Le
mystique chrétien sent la présence du Christ en lui qui le transforme par
son Esprit, sans perte d’identité. Ce n’est pas une hallucination. Le
mystique sent cette expérience de la présence comme ne venant pas de
lui. C’est dans cette présence enrichissante qu’il connaît Dieu d’une
manière intuitive, amoureuse.
Fox ne situe pas assez la mystique dans ce contexte trinitaire de
connaissance amoureuse où la joie passe nécessairement par la croix. Il
faut d’abord faire l’expérience de son «rien» avant d’accueillir le
«tout» de Dieu. Son mystique échoue trop souvent sur le rivage des
images archétypales pré-religieuses où Dieu est identifié à une force
cosmique impersonnelle. C’est une mystique naturelle, de type
créationnel artistique, qui se conjugue sur le mode humain, non sur le
mode divin où Dieu se dit en se donnant gratuitement.
L’authentique mystique chrétien organise son temps et son es­
pace en les consacrant à Dieu. Il n’y a pas d’endroit vide de Dieu. Son
présent est habité par la Présence qui se laisse percevoir à son cœur. Il
n’exige pas de Dieu de sentir sa présence. Il s’attache au Dieu des
grâces, plutôt qu’aux grâces de Dieu, selon l’expression de Thérèse
d’Avila. L’expérience mystique de cette présence ne se provoque pas
par une technique ou un désir; Dieu seul la donne en toute gratuité. Il
fait participer le mystique à sa vie trinitaire par des attaches d’amour.
Le mystique n’a qu’à être disponible à cette initiative divine et l’ac­
cueillir dans l’action de grâces. Il n’a qu’à recevoir tout comme venant
de Dieu: soi-même, l’autre, la création, Dieu lui-même. Il se laisse
toucher par un Dieu Père, Fils et Esprit pour être transformé jusqu’à la
fine pointe de son être. La foi devance son intelligence, l’espérance
transfigure ses souvenirs, l’amour envahit sa volonté. Guidé par la foi,
l’espérance et l’amour, il s’abandonne dans la nuit de l’adoration qui
est pauvreté et joie.
LA SPIRITUALITÉ DE LA CRÉATION 167

L’expérience mystique authentique ne peut être fusionnelle. Elle


est une relation de présence, c’est-à-dire en face de. Elle est une
relation qui conserve la distance, c’est-à-dire que Dieu respecte
les limites de l’homme. Dans cette relation l’homme ne peut ainsi
réduire Dieu à lui et Dieu ne peut réduire l’homme à Lui. Tout
en se sentant «imbibé» de Dieu, le mystique garde toujours son
identité, sa personnalité. Il participe à la vie de Dieu, il devient
Dieu par participation mais il ne disparaît pas en Dieu. Grâce à
ce cheminement le mystique finit par vivre dans une grande joie.
La présence de Dieu le dilate jusque dans sa chair. Sa seule
attitude, pour conserver sa joie, reste l’adoration38.
Une spiritualité de la création qui fait une place si importante au
mystique est nécessairement ouverte au cosmos intérieur de chaque
personne comme au cosmos extérieur. On y célèbre la présence du
Christ cosmique: nous sommes dans le Christ cosmique et le Christ
cosmique est en nous. Il y a ici une dérive sémantique qui ne tient pas
assez compte de la signification historique de ce mot.
Comme nous l’avons vu précédemment, Fox donne plusieurs
sens à l’expression «Christ cosmique». Ce terme de Christ, l’oint, ren­
voie à la tradition hébraïque. Ce mot est attribué à Jésus par ses disci­
ples qui le reconnaissent comme le Messie. Fox, en s’éloignant des
dimensions historiques de la révélation chrétienne, élargit cette notion
de Christ à une sorte de principe universel présent en chaque être
humain. Le Jésus de l’histoire est Christ par sa résurrection. Fox ne nie
pas cela, il se sert de la terminologie christique pour évoquer l’imma­
nence de la divinité en nous et dans le monde. Le Christ cosmique
devient la réalité vivante en toute chose, la structure qui relie, qui
donne cohésion au monde.
Pour Fox, le Christ cosmique est «une notion archétypale expri­
mant le fait que nous avons tous reçu une onction royale, sacerdotale
ou messianique» (CC, 310). Remplacer ce terme par «sagesse cosmi­
que» nous semblerait plus juste, un peu comme dans l’acception tradi­
tionnelle amérindienne: sagesse qui fait vivre et qui donne l’amour de

38. Jacques Grignon, «Expérience mystique et hallucination», thèse de doctorat,


non publiée, Université catholique de Louvain, 1994, tome III, p. 562. Cette volumineuse
thèse de doctorat, dirigée par Antoine Vergote, porte sur la description psychologique de
l’expérience mystique. L’auteur réfléchit sur la différence entre l’expérience mystique et
l’hallucination à la lumière des œuvres de saint Jean de la Croix et d’Henri Ey.
168 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

la vie. Cette sagesse, ne la retrouve-t-on pas à différents degrés dans les


grandes traditions religieuses qui n’utilisent pas ce nom de Christ? À
cet effet, la spiritualité de la création dépasse le cadre du christianisme
et de l’Église pour rejoindre tous les humains de bonne volonté.
L’acte de reconnaissance de la sagesse inscrite au cœur de toutes
les religions constitue le dernier espoir de survie de notre de­
meure planétaire. Le soleil n’est pas plus luthérien que la lune
taoïste; l’océan n’est pas plus juif que les forêts ne sont catholi­
ques (CC, 309).

Conclusion

Aujourd’hui, la théologie s’internationalise de plus en plus. Elle est


devenue plus contextuelle et plurielle, plus proche des questionnements
du peuple de Dieu, plus soucieuse de l’oppression des peuples. Il n’y
a plus une théologie, mais des théologies, qui sont autant de points de
vue sur Dieu, à partir de sa Révélation dans la Bible, la tradition, le
monde et l’expérience humaine.
Ces théologies, tout comme les Églises, ont à relever le défi
d’être plus présentes aux enjeux que vivent les gens de ce temps. Elles
ont à resituer les réalités de tous les jours dans le sens de l’espérance
chrétienne, puisque la résurrection du Christ réalise toutes les promes­
ses de Dieu et de l’histoire. Pour Juan Luis Segundo, «La tâche de la
théologie n’est pas de spéculer, mais d’humaniser39.»
Matthew Fox se situe dans ce déplacement théologique. Il se
considère plus théologien que mystique, un théologien qui s’intéresse à
la spiritualité de la création en termes de praxis, de libération et de
célébration. Il pose un regard différent sur la théologie et la spiritualité
chrétienne, loin du mépris et de la culpabilité.
La spiritualité ne peut s’en tenir à la théorie: un mysticisme cos­
mique et innovateur exige une expérience de l’art comme médi­
tation et une expérience de l’oppression qui provoque la passion
et l’imagination en vue d’un changement social (GO 26).

39. Bruno Chenu et Marcel Neusch, avec la collaboration de Michel Kubler,


Anne Ponce et Benoît Vandeputte, Théologiens d’aujourd’hui. Vingt portraits, Paris,
Bayard éditions/Centurion, 1995, p 121. Voir aussi l’excellente «somme» de Rosino
Gibellini, Panorama de la théologie au XXe siècle, Paris et Montréal, Cerf et Médias-
paul, 1994, 684 p.
LA SPIRITUALITÉ DE LA CRÉATION 169

Le théologien américain retourne aux sources d’une spiritualité


de la création qui devient un lieu d’intégration entre la foi et la culture.
Il sort des sentiers battus en élaborant une approche écologique de la
foi chrétienne. Les questions sont prises sous l’angle d’une spiritualité
à libérer et d’une mystique à retrouver. L’approche est somme toute
stimulante et la sagesse qui s’en dégage très positive, malgré un côté
romantique, utopiste. Bernard Besret loue la démarche de Fox en ces
termes:
Il nous rappelle que chaque instant, chaque rencontre, chaque
jouissance, comme chaque épreuve est une épiphanie du divin
dans nos vies. Il nous invite à réinventer la religion, à nous ouvrir
à une nouvelle Pentecôte, à faire émerger une nouvelle création,
à provoquer un éveil spirituel d’une telle ampleur, d’une telle
universalité que les peuples du monde entier puissent enfin le
partager (CC, 14).
Fox a le mérite de vouloir renouveler le langage théologique en
puisant dans la riche tradition des mystiques chrétiens, trop souvent
oubliés, et dans les autres traditions, comme les cultures amérindiennes.
Il est un interprète créateur de la Parole de Dieu et de l’existence
humaine, un déchiffreur de sens de cette Parole au cœur de l’expérience
américaine. Il demeure un chrétien qui met son espoir dans F Esprit
Saint et qui croit en l’avenir du christianisme, au devenir de la tradition
chrétienne qui se fait, se déploie, dans l’histoire concrète des croyants
d’aujourd’hui.
Je reste un Occidental, un chrétien qui croit vraiment que le chris­
tianisme peut encore beaucoup apporter au monde mais à la con­
dition d’une nouvelle herméneutique qui réinterprète la tradition
chrétienne à la lumière de la nouvelle cosmologie et de la spiri­
tualité de la création. Ainsi nous retrouverons le Christ cosmique,
cette énergie de sagesse qu’ont connue tous les mystiques40.
Cette spiritualité de la création qui édifie une nouvelle cosmolo­
gie s’inscrit dans le cadre d’un œcuménisme global. Elle peut répondre
à la quête de sens de nos contemporains si ses principaux représentants
savent éviter le ton polémique et alarmiste, l’ambiguïté du panthéisme

40. Serge Lafitte, «Matthew Fox», dans L’Actualité religieuse, 15 juin 1995,
p. 42.
170 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

et du mysticisme fourre-tout, les glissements vers le Nouvel Âge et les


relations fusionnelles, bref, les tentations de dogmatisme et de syncré­
tisme. La spiritualité de la création favorisera ainsi un nouvel art de
vivre l’Évangile, pour une plus grande libération des personnes et de la
société d’aujourd’hui.
L’esprit de l’espace galactique
Éthique, religion et spiritualité
dans certaines productions télévisuelles de SF américaine

ALAIN LÉTOURNEAU
Université de Sherbrooke

Depuis une dizaine d’années, on assiste à un retour en force de la


science-fiction dans la programmation télévisuelle des grandes chaînes
américaines. Il n’est pas possible de considérer toutes ces productions;
je concentrerai ici mes remarques sur certaines séries de la famille
«Star Trek1». Si nous les observons dans leur ensemble, il est manifeste
que ces dernières ainsi que celles qui sont construites sur le même
modèle véhiculent des idées éthiques fortes qui fournissent souvent le
centre des scénarios. Ainsi presque tous les épisodes de la série STNG
véhiculent des contenus éthiques, dont je donnerai un aperçu, mais
je mettrai l’accent sur certains aspects explicitement spirituels ou
religieux. Après quelques remarques méthodologiques préalables, je1

1. Je considérerai surtout Star Trek: the Next Génération (STNG) et Star Trek:
Voyager (STV), en laissant pratiquement de côté Star Trek: Deep Space Nine (DS9). Les
séries construites sur le même modèle sont notamment Babylon 5 (B5) et Seaquest DSV
(S), ainsi que la récente série Space: Above and Beyond (SAB); je ne les traiterai pas ici.
Je n’aborderai pas non plus The X Files (Aux frontières du réel), qui mélange le genre
série d’espionnage (FBI) au genre para-normal touchant à l’horreur (incluant l’enlève­
ment par les extra-terrestres, les revenants...).
172 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

présenterai les caractéristiques générales de cet univers fictif, puis je


donnerai quelques exemples brefs.
Il semble bien que dans le contexte de ces séries, l’esprit de
l’espace galactique, c’est celui de l’aventure et des frontières à traver­
ser. L’espace est présenté explicitement comme la «frontière finale»,
dès la série originale, et ceci se maintient puisque la découverte de
l’inconnu semble la vocation particulière des personnages clés, leur
nourriture spirituelle. La quête incessante de connaissance et d’élargis­
sement qui caractérise l’humanité se tourne maintenant vers les espaces
interplanétaires, comme vers l’Ouest de naguère. On réinvestit le slo­
gan américain du «Go west, young man» dans un contexte intersidéral,
celui de la découverte d’un vaste univers. Dès lors, il est possible de
lire ces productions comme des expressions des requêtes de la société
qui les engendre.

1. Remarques de méthode
Le caractère commercial et américain des productions en question
D’abord, le contexte de production des séries télévisées est bien en­
tendu celui des industries culturelles, à finalité commerciale et d’ori­
gine américaine. Il faut être sensible à la problématique économique et
politique dans son ensemble; l’impérialisme culturel est certes un phé­
nomène bien documenté. Un soupçon critique sur la question de l’idéo­
logie doit être présent dans la recherche. Celui-ci consistera à se de­
mander jusqu’à quel point telle production fictive est le relais de tel
groupe d’intérêts puissants, ou si les intérêts représentés dans la fiction
sont d’une plus grande universalité. On peut définir l’idéologie comme
la «défense articulée par des moyens symboliques de certains intérêts
particuliers dominants» en l’opposant à la «proposition de sens» qui, en
principe, devrait pouvoir être universelle2. On le devine, la part des
choses sera difficile à faire. L’industrie culturelle américaine, par son
importance et sa pénétration dans tous les marchés, mérite au moins
qu’on s’y attarde et qu’on y réfléchisse. S’il suffisait de dénoncer le fait
qu’il y a des intérêts et qu’ils sont américains, la recherche pourrait
s’arrêter avant même de commencer. Peut-on exclure a priori la possi­
bilité de la validité éthique et même religieuse d’une production quel­

2. Voir John B. Thompson, Ideology and the Modem Culture. Critical Social
Theory in the Era of Mass Communication, Stanford, Stanford University Press, 1990.
L’ESPRIT DE L’ESPACE GALACTIQUE m

conque sous prétexte qu’elle est d’origine américaine? Même en con­


sidérant l’origine de la production comme douteuse, c’est surtout de la
réception de ces émissions (et de leur interprétation) qu’il faudrait s’as­
surer. Je ferai quelques réflexions pour situer ces problèmes. D’ailleurs,
si l’on considère que ces corpus télévisuels font partie de la «culture
commune», nous sommes justifiés de nous y attarder.

L’interprétation de ces œuvres


A mon avis, les sciences de la religion ainsi que la théologie doivent
se préoccuper de l’utilisation à des fins commerciales de matériaux
puisés dans l’héritage culturel commun, qui inclut des thèmes et aspects
religieux. S’agit-il d’un détournement pervers, ou d’un appui tacite à
des traditions particulières? Je crois plutôt qu’il s’agit de nouvelles
traditions, largement autonomes et spécifiques, de véritables créations
qui ne doivent pas être annexées trop rapidement. Nous avons besoin
d’abord de dégager une vue d’ensemble de ces univers artificiels, mais
pour comprendre davantage, il faudra des études particulières des fic­
tions elles-mêmes en jetant un regard sur leur fonction sociale.
Concrètement, il faut déjà une culture religieuse et une connais­
sance de celle-ci pour pouvoir même reconnaître des éléments religieux
déplacés et resitués dans un contexte narratif. A supposer qu’on les
reconnaisse, quel sens donner à ces déplacements? P. Ricœur parlait de
reconfiguration de l’expérience temporelle dans le récit. Celle-ci était
vue aussi comme reconfiguration de l’identité, au moyen de la triple
mimésis, de la production à la configuration textuelle jusqu’à la récep­
tion. Le texte était par ailleurs vu, d’un point de vue herméneutique,
comme dévoilant une nouvelle façon d’être au monde; selon Ricœur, il
y a une vérité de la fiction, puisque c’est toujours de notre être-au-
monde dont la fiction parle. Il n’y a pas «référence» au sens où le récit
ne pointe pas vers un état de choses qu’il représenterait, mais il y a
référence par renvoi à l’expérience temporelle et historique commune,
une référence indirecte, pourrions-nous dire3. J’adopte cette perspective
ici en l’élargissant aux contenus télévisuels; on pourrait parler de
«monde de l’écran» ou de «monde de l’émission4».

3. Paul Ricœur, Temps et récit, I-III, Paris, Seuil, 1983-1986.


4. Sans doute faudrait-il repenser ces catégories en tenant compte de la spécificité
du médium télévisuel. Ce travail devra être entrepris ultérieurement, mais rien ne semble
l’interdire a priori.
174 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

Dans la mesure où une production fictive, par hypothèse,


«reconfigurerait l’expérience temporelle» (Ricœur), il se peut qu’elle
ne fasse pas davantage qu’illustrer les ambiguïtés de notre expérience5.
La première exigence qui s’impose à nous, me semble-t-il, c’est de
refléter le contenu effectif des œuvres. Dans le cas qui nous occupe, les
valeurs éthiques fortes qui sont véhiculées le sont dans le contexte
d’une organisation sociale de type militaire; cela fait partie de l’ambi­
guïté des œuvres étudiées.
Egalement, se pose un problème de statut des symboles et élé­
ments religieux qu’on retrouve dans ces productions. Si des symboles
religieux se retrouvent dans un produit fictif média, comment considé­
rer leur sens, et leur effet au point de vue réception? Le sens des
symboles ou référents religieux ne devra pas être considéré en soi, mais
selon leur place et leur fonction dans le système du récit considéré. En
ce sens là, il ne faut pas préférer une interprétation «ontologique» des
productions mais plutôt une interprétation sémiologique.
Quant à l’effet que ces symboles ou éléments significatifs peu­
vent avoir, la question me semble pouvoir être éclairée par celle de
l’effet éthique des productions médias.

La question de l’effet des médias

En prenant en compte les ambiguïtés et l’ambivalence des contenus


fictifs, il semble possible de considérer qu’un sens religieux ou éthique
est effectivement reçu, et effectivement «participé» d’une certaine
manière par ceux et celles qui choisissent de visionner telle fiction

5. Paul Ricœur, Temps et récit /, Paris, Éd. du Seuil, 1983, p. 85. Vous pouvez
visionner un film comme «Waterworld» et y voir la menace que représenterait la fonte
des pôles, possible à cause de l’effet de serre et autres catastrophes nucléaires, ainsi que
l’éventualité d’un retour à la barbarie, une barbarie «technologique» cette fois. De ce
côté, le film peut être décodé comme une mise en garde. En même temps, l’optimisme
relatif qui se dégage de la conclusion peut sembler venir cautionner de façon idéologique
le laisser-faire. Dans le cas de «Waterworld», la fiction semble seulement illustrer le
dilemme moral commun. Les normes implicites que nous pouvons dégager de ce film
par une analyse élémentaire de contenu — entre autres: «il faut faire attention à
l’environnement, sinon des catastrophes nous menacent» et «nous réussirons à nous sortir
du pétrin, quitte à avoir de la chance et à attendre la prochaine mutation» — reflètent le
caractère contradictoire de notre situation culturelle et de notre position éthique commune
par rapport à l’environnement. De façon générale, nous appuyons les préoccupations
écologiques, mais de façon générale également, nous n’y faisons pas grand-chose.
L'ESPRIT DE L'ESPACE GALACTIQUE 175

particulière. On peut tirer cette conséquence des débats en étude des


communications sur les effets médias.
On a beaucoup discuté de la question de l’effet des scènes vio­
lentes ou sexistes à la télévision. Dans notre société au moins, le con­
sensus semble s’être fait pour exclure la thèse de l’effet nul, comme le
montrent les instances de régulation publique en publicité et les normes
concernant la violence à la télévision. Elles peuvent sembler insuffisan­
tes, mais personne ne les remet en question. Il semble qu’il faille ex­
clure aussi la thèse d’une détermination causale forte par le contenu
média. Ce n’est pas parce que l’individu moyen a assisté à 10000
assassinats avant l’âge de 18 ans qu’il va devenir un assassin, nous le
savons bien. Une position moyenne que je soutiens est que l’effet des
médias sur le comportement n’est pas nul, qu’il peut être une condition
aidante ou stimulante face à un comportement donné, à supposer que
le récepteur ait en lui les conditions de l’acte ou de l’attitude suggéré.
Nous pouvons parler d’un effet de «cultivation» avec l’équipe de
Gerbner, qui montre également que l’effet croît avec l’usage6. On peut
estimer à bon droit que la proposition sous mode de récit d’actes vio­
lents peut encourager quelqu’un qui possède déjà cette tendance. Par
analogie, l’on pourrait considérer que la proposition narrative d’élé­
ments religieux dans un récit de fiction permettrait une sorte de parti­
cipation indirecte dans la mesure où le récepteur posséderait en lui la
capacité de l’expérience religieuse, et/ou son actualisation.
On peut déjà le supposer pour ce qui est des valeurs, modèles,
principes éthiques proposés dans un cadre narratif. C’est d’ailleurs une
question qui est beaucoup moins posée et étudiée que n’a pu l’être celle
des effets moraux négatifs des médias. Quelles que soient les raisons
expliquant notre silence sur la «moralisation» par les médias, il est
indéniable que ces derniers nous proposent continûment des valeurs
auxquelles nous adhérons. Ainsi des valeurs d’égalité des sexes, par
exemple; on trouvera à la fois dans les médias des contre-exemples
(tels personnages de fiction paraîtront sexistes) et des apologies (sous
la forme d’entrevues, de femmes ayant réussi, de critiques journalisti­
ques, de personnages de téléroman). Ces valeurs se trouvent déjà dans
la société, mais sont entretenues aussi par les médias, et dans une
certaine mesure, elles sont proposées par eux. La société a une position
ambiguë sur cette question du sexisme, et les médias illustrent cette

6. George Gerbner, Violence et terreur dans les médias, Paris, Unesco, 1989.
176 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

ambiguïté de bien des manières. L’effet de ces propositions ne semble


pas nul, ni dans un sens ni dans l’autre. Les médias font plus que
simplement refléter les valeurs présentes dans la société; bien souvent
ils la devancent et en développent les sensibilités, ils les explicitent et
les réfléchissent. Il y a des raisons de penser que cela vaut aussi bien
pour des contextes informatifs que pour des contextes narratifs7. Enten­
dre une narration où le héros fait preuve de courage aura un effet
variable selon le degré de cynisme atteint par le récepteur de la narra­
tion, et selon son attitude par rapport au courage. De même, assister à
des scènes fictives où des individus font preuve du sens des responsa­
bilités ne peut pas être indifférent. Jusqu’à plus ample informé, je
maintiens, dans le cas de la proposition de valeurs aussi bien positives
que négatives, en laissant de côté leur définition, la thèse de l’effet non
nul mais non absolument causal, supposant déjà une vie morale chez le
sujet récepteur pour que la vie morale proposée dans le média puisse
prendre un sens, et avoir un quelconque effet. Par hypothèse, cette
conclusion peut aussi être étendue à la représentation fictive des com­
portements religieux. Même si l’on peut distinguer à bon droit éthique
et religion ou éthique et esthétique, ce n’est pas une raison pour ériger
des barrières entre ces domaines.
Si nous revenons aux aspects proprement religieux, d’autres pro­
blèmes se posent encore. Si nous supposons qu’un contenu religieux est
proposé dans un contexte fictif, il y a une différence évidente de ce
contenu avec son homologue à l’intérieur d’une religion: celle-ci sup­
pose la croyance. Cette adhésion n’est pas demandée par la production
fictive. Il semble que l’acte de foi suppose toujours une affirmation de
réalité: i.e. celui qui croit suppose qu’il existe quelque chose qui cor­
respond à sa foi. Admettons que dire «il existe tel état de choses» n’est
pas la manière proprement «religieuse» de l’exprimer; je fais ici une
reformulation en langage philosophique ordinaire. Le croyant peut
réinterpréter sa foi, déplacer le sens de la référence pour lui, mais celle-
ci est toujours supposée. Sans la croyance et sa référence spontanée, la

7. On a d’abord cru que l’effet à court terme était plus fort dans le cas de
contenus informatifs. Par exemple, pour la corrélation qui est apparue entre l’espace
accordé par la presse aux suicides et les suicides réels qui suivent cette exposition, voir
G. Gerbner, Violence et terreur dans les médias, Paris, Unesco, p. 27, qui renvoie aux
études faites sous la direction de Philips dans les années 1970. Plus tard, des études faites
en Allemagne semblent montrer que des effets semblables peuvent aussi être trouvés dans
le cas de récits de fiction (Hafner et al., 1987).
L’ESPRIT DE L’ESPACE GALACTIQUE 177

religion se transforme en un produit imaginaire, qui a tout au plus le


statut de possible, et non de réel. C’est bien ce qui se passe, si nous
nous plaçons dans la perspective du consommateur de science-fiction,
ou de tout autre récit: les auditeurs ne supposent pas une référence
réelle. Ils participent médiatement à un monde imaginaire qui se dé­
ploie devant eux. Néanmoins, il se peut que dans certains cas, le monde
possible qui est proposé par la fiction média finisse par être considéré
comme plausible, ou comme souhaitable. Le monde fictif pourra don­
ner à l’individu de voir autrement son propre monde, et peut-être de le
réinterpréter. Eventuellement, ceci viendra parce qu’il y aura une
correspondance entre certains rêves portés et la proposition de monde
qui est faite dans la production. Dans ce cas, on se rapproche de l’acte
religieux comme tel sans toutefois y arriver pleinement. Sans donc
que le produit télévisuel demande la croyance, il se peut bien qu’il
entretienne certaines croyances et attitudes chez ceux et celles qui s’y
exposent.

Les conditions de la réception

Qu’est-ce qui fait qu’un auditeur choisit tel ou tel film, telle fiction? Le
processus de sélection chez l’auditeur (qui est effectif) doit reposer sur
des raisons (goût personnel, valeurs partagées avec celles de la fiction
choisie, intérêt pour le genre de monde représenté, identification à
certains personnages, ressemblance entre les situations évoquées dans
la fiction et l’expérience concrète). Le processus de sélection implique
qu’une sorte de reconnaissance s’opère, du sélecteur au programme
fictif choisi. Dans ce processus de reconnaissance, l’être-au-monde du
récepteur doit se trouver en quelque sorte «dévoilé» par l’être-au-
monde du récit, mis dans une certaine lumière.
Dans le cas des productions de science-fiction, une objection se
présente immédiatement devant cette dernière hypothèse. Comment
est-il possible de se reconnaître dans une civilisation futuriste, peuplée
d’extra-terrestres et équipée de moyens de transports et de défense pour
le moins improbables à l’heure actuelle? Ce contexte semble irréel et
peu susceptible de rencontrer le «vécu des gens». Il n’est pas douteux
que cet aspect étrange est rebutant pour plusieurs. En revanche, les
téléromans sont appréciés la plupart du temps pour leur ressemblance
avec la vie quotidienne. C’est certes le cas également aux États-Unis,
les succès du genre «sitcom» ou «dramatique» là-bas le montrent bien.
178 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

Comment interpréter ce retour récent de l’imaginaire de science-


fiction?
D’un côté, cet univers fictif met en scène un monde où la science
s’est beaucoup développée aussi bien par ses résultats que par la place
qu’elle prend dans la vie, ce qui correspond à l’expérience que nous
faisons. Dans la société d’aujourd’hui, la science ne se développe pas
sans risques et sans bousculer la répartition des tâches. En revanche,
dans l’univers fictif il arrive que la science soit mal utilisée, mais c’est
là le fait de mauvaises intentions, pas le fait de la micro-société des
héros de l’équipage. La science est donc resituée dans un contexte
social où elle permet de solutionner des problèmes plutôt qu’elle n’en
crée; ce contexte social est fortement éthique. Par ailleurs, l’une des
préoccupations permanentes de cette famille de séries demeure de ré­
fléchir aux abus possibles de la science8. D’un autre côté, une analyse
montre que, dans plusieurs cas, le contexte futuriste ou fantastique sert
de prétexte pour mettre en scène des problèmes sociaux et éthiques
concrets qui sont effectivement vécus. Ceci était déjà vrai de la série
Star Trek originale, comme le dit William Shatner dans son autobiogra­
phie9. Ainsi, c’est dans ce contexte futuriste qu’a eu lieu le premier
baiser interracial à passer à la télévision10. Cette caractéristique du trai­
tement indirect de problèmes sociaux actuels s’est maintenue dans la
suite de la construction de cet univers.

La récurrence de l’improbable

Nous pouvons retenir deux types de choses comme manifestations du


«religieux» dans le contexte de ces séries. D’abord et avant tout, la
monstration directe d’une religion en tant que système de croyances et
de pratiques, concernant le sacré ou le transcendant, dans une commu­
nauté, et ensuite le sacré ou le mana comme «ce qui permet de produire

8. Épisodes sur l’euthanasie, sur le clonage, sur la manipulation génétique, sur


l’eugénisme, thème majeur de l’intelligence artificielle (avec Data): ces thèmes sont trop
nombreux pour en faire le compte.
9. William Shatner (avec Chris Kreski), Star Trek Memories, New York,
Harper et Collins, 1993. Dans l’introduction, il s’avère qu’un des motifs de l’intérêt de
G. Roddenberry, créateur de Star Trek, pour le genre science-fiction était précisément la
liberté que ce genre accorde de traiter de questions délicates.
10. W. Shatner, op. cit., p. 282-286. Il s’agit de l’épisode n“ 67, «Plato’s
Stepchildren» (producteur: David Alexander; scénariste: Meyer Dolinsky; Hollywood,
Paramount home video, ca 1970).
L’ESPRIT DE L’ESPACE GALACTIQUE 179

des effets qui sont en dehors du pouvoir des hommes, en dehors des
processus ordinaires de la nature11». Les deux aspects se retrouvent
dans notre univers fictif, le second étant plus présent que le premier.
Dans les productions de type Star Trek, l’improbable semble être la
règle, et non l’exception. Enumérons simplement certains aspects, en
commençant par les réussites futures de la science: le voyage hyper-
spatial, qui transgresse la limite de la vitesse de la lumière; la
télétransportation, qui fait fi de la structure de la matière et de sa
spatialité; le traducteur universel, qui rend possible la communication
instantanée, dans la majorité des cas, avec des espèces de planètes
étrangères; le réplicateur, qui permet de produire de la matière, entre
autres la nourriture, à partir d’énergie. Au plan politique, notons la
construction d’une société interplanétaire, alors que nous sommes en­
core loin de la construction d’une société politique intégrée à l’échelle
de la planète; la rencontre fréquente d’êtres aux pouvoirs extra-ordinai­
res, parfois carrément surnaturels11 12. Notons, sur le plan des lois de
l’univers, entre autres, l’absence d’une temporalité irréversible, comme
le montrent le voyage dans le temps et les paradoxes temporels; l’exis­
tence d’univers parallèles avec lesquels des échanges sont possibles.
Ces transgressions continues des états de faits communs et des
lois connues de l’espace et du temps sont si fréquentes qu’elles peuvent
sembler banales. Néanmoins, elles apparaissent globalement comme
une proclamation de possibilités ouvertes concernant l’univers. S’ex­
prime ici une croyance presque sans bornes dans les possibilités de la
science, un acte de foi dans l’humain capable de résoudre ses problè­
mes et de se comporter d’une façon éthique, ainsi qu’une affirmation
du caractère illimité du possible. L’humanité est présentée comme en
marche vers le succès et capable de résoudre «scientifiquement» les
problèmes. Si donc la fiction ne demande pas la croyance en des con­
tenus, elle met en scène un réseau de croyances fortes, concernant la
science, l’humanité et l’univers, et l’on peut supposer qu’elle les cultive
chez les auditeurs.

11. Émile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, PUF,
rééd. 1968, p. 88, en référence à Codrington. La première définition de la religion est
aussi inspirée de Durkheim, op. cit., p. 65.
12. Le rêve ancien du gouvernement mondial, qu’on trouve déjà chez Victor
Hugo, se trouve comme renforcé ces temps-ci à cause des récents déboires des Nations-
Unies. Dans l’univers fictif de STNG, ce rêve est déjà réalisé.
180 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

On peut dire aussi que l’univers de Star Trek est un monde


réenchanté, pour prendre le contre-pied de l’expression de Marcel
Gauchet13. Au sens du «mana» que nous avons mentionné plus tôt, il
en est rempli de fond en comble. S’y trouve mise en scène la transcen­
dance permanente de l’homme, de la science et du réel qui l’entoure.
Dans l’univers habité par les équipiers de l’Enterprise et les autres
voyageurs de la galaxie, il est possible d’avoir une société fortement
hiérarchique et fortement solidaire tout à la fois, de vivre les plus gran­
des vertus dans les conflits les plus durs. Alors que, dans les sociétés
anciennes, le mythe était situé «au commencement» et rendait raison de
l’origine des choses, le récit de SF est situé dans l’avenir et n’a pas
d’autre prétention que d’ouvrir des possibilités, de fournir des appels.
Sa vérité demeure complètement ouverte, dans le sens où son contenu
n’est ni vrai ni faux.

2. Exploration d’une galaxie fictive

Star Trek, univers politique

La série de science-fiction ayant eu le plus de succès ces dernières


années est Star Trek: the Next Génération (STNG)', elle a été suivie par
deux autres, Star Trek: Deep Space Nine (DS9} et Star Trek: Voyager
(STV). Je dois indiquer les caractéristiques générales de cet univers.
La série Star Trek, mise en ondes à l’automne 1966 par NBC,
racontait les explorations spatiales du vaisseau Enterprise. Elle reposait
avant tout sur les relations entre les trois personnages principaux, le
capitaine, le médecin et l’officier scientifique. L’équilibre entre ces
trois personnages reposait sur la dichotomie de la logique (Spock) et de
la passion (McCoy) synthétisée dans un chef (Kirk). La série STNG a
repris bon nombre des caractéristiques de la première, avec cependant
des différences importantes. Ainsi, la logique pure s’incarne dans ce
cas chez un androïde, Data, qui est en quête d’humanité. La passion et
la fougue se retrouvent surtout chez le second (Riker), alors que le
capitaine (Picard) est une synthèse de ces pôles. On a «épuré» et en
quelque sorte moralisé le personnage du capitaine, qui incarne encore
ici un juste milieu entre des extrêmes, comme la vertu d’Aristote. Des

13. Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde. Une histoire politique de


la religion, Paris, Gallimard, 1985.
L'ESPRIT DE L’ESPACE GALACTIQUE 181

personnages féminins, pratiquement absents de la première série, jouent


le rôle de médecin et celui de conseillère-psychologue, une troisième
femme tenant le rôle, dans la première année seulement, de responsable
de la sécurité (responsable de la défense et de la stratégie). Peut-être
dans un effort de rectitude politique, pas étonnant de la part des amé­
ricains, les séries plus récentes (qui sont toujours en cours de produc­
tion et de diffusion) ont donné lieu à une distribution plus avantageuse
des rôles principaux féminins: deux femmes comme second et officier
scientifique dans DS9, une femme capitaine et une autre ingénieure en
chef dans STV.
L’univers politique du premier Star Trek comprenait une Fédéra­
tion unie de planètes, dont la Terre est le centre, qui avait comme
ennemis les Klingons et les Romulans. D’autres peuples sont censés
faire partie de la Fédération, mais seuls les Vulcains méritent qu’on s’y
attarde. Les autres espèces ne font que des apparitions rares, limitées
le plus souvent à un épisode. Le drapeau de la UFP rappelle celui des
États-Unis, alors que dans les séries récentes il évoque directement
celui de l’ONU. Dans la série STNG et les suivantes, qui prennent place
20 ans après la première, les Klingons font partie de la fédération, et
de nouvelles espèces, alliées, ennemies ou neutres, ont fait leur entrée.
Les ennemis d’hier peuvent devenir les alliés d’aujourd’hui, ce change­
ment intervient dans le cas des Klingons, des Ferengi, cette espèce dont
la soif de profits est codifiée par un livre sacré, et dans celui des
Cardassiens14. Alors que plusieurs peuples alliés ont des comporte­
ments religieux (Klingons, Bajorans, Vulcains), ce n’est pas le cas des
peuples ennemis. Le contexte politique est celui d’une Fédération uni­
fiée de planètes qui vivent en paix; comme ensemble, la Fédération
n’est pas belliqueuse et elle respecte les cultures locales rencontrées
(ses représentants n’ont en principe pas le droit d’intervenir et d’in­
fluencer les cultures locales, surtout si elles sont d’âge précédant le vol
hyperspatial). Ceci est d’ailleurs une transformation notable face à la
première série. Le capitaine James T. Kirk n’avait pas de scrupules
pour rétablir une situation jugée injuste, dès qu’il en avait les moyens,
fût-ce au prix d’une ingérence dans les affaires internes d’une planète
(il lui arrive ainsi de démanteler complètement un système de guerre
simulée par ordinateur entre deux planètes, mais qui se soldait par des

14. Cela est susceptible de changer, comme on le voit pour les Klingons redeve­
nus agressifs (saison 95-96, DSP).
182 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

mort réelles des deux côtés, dans le but de les pousser à trouver une
meilleure solution15). On a appelé «Prime Directive» cette idée de non-
ingérence. Il y a déjà toute une éthique dans cette façon d’envisager les
rapports entre espèces, et on ne peut faire autrement que de penser aux
problèmes raciaux rencontrés aux Etats-Unis. L’idée de la «prime di­
rective» se situe très bien dans le contexte des critiques de la supériorité
culturelle WASP aux Etats-Unis, par les milieux étudiants et autres,
dans une perspective de rectitude politique. Chose remarquable à cet
effet: malgré leurs collaborations, les espèces extra-terrestres figurées
demeurent largement isolées les unes des autres, vivant le plus souvent
en parallèle.
L’un des postulats de la série est qu’au xxive siècle, la pauvreté
et même l’argent et d’autant plus la guerre auront disparu sur Terre.
Cette Terre pacifiée et harmonieuse s’est peu à peu lancée à la conquête
de l’espace, et elle a découvert d’autres espèces intelligentes, pour la
plupart humanoïdes. Il n’est pas indifférent, au point de vue moral et
religieux, de présenter ainsi un univers où les humains sont pacifiés,
unis et sages au point de pouvoir à l’occasion servir des leçons morales
à des sociétés politiques divisées, ce qui arrive fréquemment dans
STNG. C’est à partir d’un avenir déjà accompli qu’on repousse de
nouvelles frontières, posant la découverte comme moteur essentiel de
l’aventure humaine.
C’est dans une organisation sociale de type nettement militaire
que ces séries se déroulent, celle de «Starfleet»; il est censé y avoir une
société civile, mais elle n’apparaît que rarement. Une hiérarchie claire,
des valeurs d’honneur, de courage, mais aussi de tact diplomatique s’y
retrouvent constamment. Si la «Flotte de l’espace» est une armée (avec
les rangs de lieutenant, de commandant, de capitaine, d’amiral et le
reste), elle est pacifique et ne poursuit pas d’objectif de conquête, mais
vise seulement la défense des planètes faisant partie de la Fédération,
ou de ses alliés. Les séries subséquentes (Deep Space Nine et Voyager)
allégeront cet aspect militaire, en rendant plus conflictuelles également
les relations entre les membres de l’équipage, assez angéliques il faut
dire dans The Next Génération.

15. Épisode 23, «A Taste of Armageddon» (producteur et directeur: Joseph


Pevney; scénaristes Robert Hammer et Gene L. Coon; Hollywood, Paramount home
video, ca 1970). Cf. Alan Asherman, The Star Trek Compendium, New York, Pocket
Books, 1986, p. 56-57.
L’ESPRIT DE L’ESPACE GALACTIQUE 183

2. Vue d’ensemble sur l’intrication science-religion

L’univers de Star Trek, créé dans les années 1960 par Gene Rodden-
berry, a conservé, malgré les nombreux scénaristes et réalisateurs qui
y ont travaillé, certaines caractéristiques de base qu’on retrouve aux
diverses époques. Le savant mélange de la science et de la religion est
l’une de ces caractéristiques, comme on le voit déjà dans la première
série, dans un épisode comme «Who moums for Adonais» par exem­
ple16. Dans cet épisode, on découvre que le dieu Adonis, ainsi que les
autres dieux grecs incidemment, se sont enfuis dans l’espace quand les
humains sont devenus plus indépendants d’esprit. Adonis lui-même
n’est pas vu par Kirk et Spock comme un dieu: plutôt comme un extra­
terrestre, qui d’ailleurs utilise un générateur de puissance pour exercer
ses théophanies. Malgré cette démystification, il s’agit bien du même
Adonis que celui qui aurait habité sur l’Olympe... De sorte que la
démythologisation est en même temps une remythologisation, cette fois
dans le langage de la science et des «extra-terrestres».
Cette caractéristique de la réinterprétation de thèmes religieux
dans un contexte scientifique se retrouve beaucoup dans la série de
films qui a débuté pendant les années 1970. Comme il y a une conti­
nuité dans l’ensemble de l’univers de Trek, je dirai quelques mots des
films, d’autant plus que ceux-ci passent également au petit écran. Dans
le premier film, les références à la création et au créateur sont omnipré­
sentes17. Mais c’est l’homme qui est le créateur de l’intelligence artifi­
cielle, son enfant, qui s’appelle V’ger et s’incarnera dans le corps d’une
femme-androïde. Les effets lumineux et autres sont d’ailleurs sans
équivoque sur le sens à donner à cette incarnation. Un mariage symbo­
lique de l’humanité avec sa créature quasi divine sera d’ailleurs célébré
au terme de la route.
Dans la série originelle, le personnage de Spock incarnait la
logique. Dans les films, du deuxième au quatrième en particulier, le
thème logique se lie de près à une mystique vulcaine très forte. Spock
est devenu aussi mystique qu’il était logique, la logique est réinterpré­

16. Épisode 33, «Who mourns for Adonais» (producteur: Marc Daniels;
scénaristes: Gibert A. Ralston et Gene L. Coon; Hollywood, Paramount home video, ca
1970). Cf. Allan Asherman, op. cit., p. 73.
17. «Star Trek: The Motion Picture» (producteurs: Gene Roddenberry et Robert
Wise; scénaristes: Alan D. Foster et Harold Livingston; Hollywood, Paramount home
video, 1980, 143 m.).
184 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

tée dans un contexte religieux. Une nuance intervient dans le sixième


film, où Spock déclare que la logique n’est que le commencement de
la sagesse, et pas sa fin18. Elle en fait néanmoins partie, et cette insis­
tance sur la logique n’est pas sans incidences à l’heure des ordinateurs.
Le personnage de Spock s’était sacrifié pour le plus grand nombre à la
fin du second film, comme Kirk ou Picard le font ailleurs: le devoir
légitime le sacrifice de soi19. La science s’avérait dans ce film capable
de «terraformer» une planète morte, de créer la vie sur une planète
entière, dans le cadre du projet nommé Genesis, nom sans équivoque
encore une fois. Dans le troisième film, Spock va même jusqu’à ressus­
citer grâce aux vertus de la planète Genesis; en revanche, c’est grâce
à l’amitié de ses coéquipiers qu’il pourra retrouver son âme20. Le qua­
trième film donne une illustration de ce que j’appelle le «paradoxe
temporel à valeur salvifique», concept qui a une connotation théologi­
que certaine, dans le cadre d’une opération de repêchage de baleine à
bosses, ce qui véhiculait en même temps un message écologique21. Le
film ST V met en scène un prétendant à l’identité divine, annoncé par
son prophète, qui est le frère de Spock22. Il est délogé par Kirk et les
autres, malgré sa grande barbe et son allure lumineuse. C’est un cas de
démythologisation par la science et l’éthique d’un faux prétendant au
statut de Dieu, un cas de théologie négative, pourrions-nous dire. Le
septième film fait la jonction entre l’ancien et le nouvel équipage de
TEnterprise, il traite du paradis et de l’exigence du devoir qui sur­
monte, grâce au paradoxe temporel, les conséquences strictes d’un in­
dividualisme moral23. Si nous comparons les films avec la première

18. ST VI, «The Undiscovered Country» (producteur: Nicholas Meyer; scéna­


ristes: Leonard Nimoy, Lawrence Konner et Mark Rosenthal; Hollywood, Paramount
home video, 1991, 113 m.).
19. ST II, «The Wrath of Khan» (producteur: Nicholas Meyer; scénaristes: Harve
Bennett et Jack B. Sowards; Hollywood, Paramount home video, 1982, 113 m.).
20. ST III, «The Search for Spock» (producteur et scénariste: Harve Bennett;
Hollywood, Paramount home video, 1985, 105 m.).
21. ST IV, «The Voyage Home» (producteur: Harve Bennett; scénaristes Harve
Bennett et Leonard Nimoy; Hollywood , Paramount home video, 1987, 119 m.).
22. ST V, «The Final Frontière (producteur: Harve Bennett; scénariste: David
Loughery et al.-, Hollywood, Paramount home video, 1989, 107 m.)
23. ST VII, «Générations» (producteur et directeur: Rick Berman; Hollywood,
Paramount home video, 1994, 117 m.). J’ai commenté ce film dans une conférence
donnée en juin 95 à la SISR, en le mettant en parallèle avec un classique du genre, 2001,
l’odyssée de l’espace. Nous retrouvons ici le thème du sacrifice de soi pour le devoir,
opposé à une conception instrumentaliste de la morale, dans le cadre du paradoxe
temporel à valeur salvifique.
L'ESPRIT DE L'ESPACE GALACTIQUE 185

série, nous tirons la conclusion qu’il y a eu un renforcement des aspects


religieux, puisque ceux-ci se retrouvent dans tous les films à un titre ou
l’autre. Il faut noter aussi que l’aspect militaire a été renforcé, ce que
le créateur de la série, Roddenberry, désapprouvait24.

L’humanité contre «Q» dans STNG

Dans la série STNG, nous trouvons peu de thématiques plus éloquentes


que le combat des humains avec ce que les créateurs de la série appel­
lent le «Q Continuum». Un personnage, nommé Q mais qui n’est qu’un
membre de cette vaste communauté, apparaît à diverses reprises au
long des sept saisons de cette série, pour lancer des défis au capitaine
Picard et à sa troupe. Q possède de très vastes pouvoirs, au delà de ce
qui est à portée humaine: déplacement instantané à des distances inima­
ginables, maîtrise totale sur l’espace, omnipuissance, capacité de créer
à volonté des environnements ou de voyager dans le temps, etc. Pour­
tant, ce quasi-dieu est fasciné par les humains et voit en eux un poten­
tiel de développement et de grandeur terrifiant, ce qui fait des humains
une menace (ils peuvent aller encore plus loin que les membres du
Continuum, parce qu’ils ont...la capacité d’apprendre). C’est montrer
une humanité appelée aux plus grandes destinées, littéralement capable
d’un développement infini, au delà des pouvoirs surnaturels du faux-
dieu. La critique de ce dernier vient donc rehausser l’humain.
En fait, dès le premier épisode de la série, l’humanité, par le biais
des officiers de ï’Enterprise, est conduite à un Tribunal, celui de l’his­
toire, que le personnage de Q préside, ce qui rappelle bien sûr le juge­
ment dernier25. On reproche à l’humanité sa barbarie et ses massacres.
Q prétend que l’humanité ferait mieux de rester sur Terre et de renon­
cer aux voyages intersidéraux. Picard prétend que les humains ont
changé, comme le montre l’évolution récente de l’humanité, qui a pra­
tiquement réalisé l’utopie. Finalement, Q accepte d’accorder un test à
l’humanité, autour du lieu nommé Farpoint Station. Il s’avère que
l’équipage devra arbitrer entre des humanoïdes et une créature de
l’espace enchaînée par ces derniers. Après avoir découvert l’esclavage
de cette créature, Picard choisit de la libérer au détriment des humanoï­

24. W. Shatner, op. cit., p. 304-306.


25. STNG 1-2, «Encounter at Farpoint» (producteur: Gene Roddenberry;
scénaristes: Dorothy C. Fontana et G. Roddenberry; Hollywood, Paramount home video,
1987).
186 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

des qui l’exploitaient. Ce qui est en question ici, c’est la solidarité


raciale d’un côté contre l’ouverture à ce qui est différent, et pourtant
semblable puisque capable d’aimer. L’équipage doit d’abord découvrir
la ressemblance de ce qui est étranger, pour ensuite choisir l’étranger
contre les humanoïdes dont il est victime.
Au dernier épisode de la série, intitulé «Ail good things...», nous
retrouvons Q et le procès de l’humanité26. Cette fois, le capitaine de
Y Enterprise vit dans les trois temps à la fois, le passé, le présent et le
futur. D’un côté, il revit son premier embarquement à bord de
YEnterprise, de l’autre, il est un vieillard atteint d’une maladie
dégénérescente. Entre les deux, un présent traversé par une menace
dans un système appartenant à la Zone Neutre, qui est interdite pour
tous. Il va s’avérer, après enquête des trois Picard qui, peu à peu,
développent une continuité de leur conscience au delà de ses ancrages
temporels momentanés, au delà de ses ek-stases dirions-nous, que cette
menace prend son origine dans l’avenir, et que Picard lui-même en est
la cause. Il réussit à sauver l’univers en sacrifiant les trois Enterprises,
les envoyant installer une sorte de «breaker» sur l’anomalie spatiale.
Ici, c’est donc la morale héroïque d’un bon soldat de l’humanité, sacri­
fiant tout pour la juste cause, qui décide du retour à l’histoire normale.
Q déclare finalement à Picard: ce n’est pas l’espace que l’humanité
doit explorer, mais précisément le domaine de l’esprit, cette dimension
temporelle qui n’est autre que l’éternité puisqu’elle englobe les trois
ek-stases temporelles.
S’exprime ici un «paradoxe temporel» qui met en contact les
divers moments du temps, la menace provenant non du passé mais de
l’avenir. Conjugué à une morale du sacrifice de soi, l’épisode prend une
valeur éducative; le jugement du quasi-Dieu Q a eu un sens, celui de
tourner l’homme vers la temporalité de sa conscience.

26 STNG 177, «Ail good things...» (producteur: Winrich Kolbe; scénaristes:


Ronald D. Moore et Brannon Braga, Hollywood, Paramount home video, 1993).
L’ESPRIT DE L’ESPACE GALACTIQUE 187

Quelques exemples
Brièvement, je commenterai ici deux exemples plus détaillés d’épiso­
des qui permettent de voir jouer des éléments spécifiquement religieux,
tels qu’ils sont resitués dans un contexte «scientifique». Le premier
épisode traité appartient à la septième saison de STNG (1987); le se­
cond est de la première saison de la série Voyager (1994).

a. L’épisode «Rightful Heir» de STNG11

On se souviendra peut-être de la race des Klingons, ennemis de la


Fédération Unie des Planètes depuis la première série Star Trek jusque
dans les films allant du n° I au n° V. À l’époque de la nouvelle géné­
ration, ils sont devenus des alliés et l’un des membres de l’équipage de
l’Enterprise est un Klingon, le lieutenant Worf.
Cette espèce se caractérise par son fort sens de l’honneur et son
amour du combat et de la guerre, de façon générale. Ils ont une éthique
fort consciente d’elle-même et peu susceptible d’altération. Les créa­
teurs de la série lient dans ce cas la férocité guerrière à un code d’éthi­
que, celui de l’honneur qui fait que, par exemple, le déshonneur du père
rejaillit sur l’ensemble des générations qui le suivent. Cette société
fortement patriarcale n’empêche toutefois pas les femmes de jouer (ou
de tenter de jouer) un rôle politique, dans certaines occasions.
L’épisode en question débute sur un retard de Worf à son poste.
Suit une scène de prière intense, dans les quartiers de ce dernier. Le
Klingon est surpris par le second venu le chercher; il est entouré d’ob­
jets de culte disposés sur une table basse, avec fumées et chandelles en
exercice. Il s’avère que Worf est pris d’une crise mystique, d’une quête
spirituelle intense. Le capitaine veut qu’il règle cela avant de reprendre
sa place dans l’équipage; il lui accorde un congé. Worf se rend sur une
planète où les prêtres et religieux Klingons sont en attente, depuis un
millénaire, du Messie qui doit revenir et dont le nom est Khaless. Nous
assistons à des scènes d’incantation collective, de tremblements mysti­
ques; le but de ces opérations est de faire revenir Khaless.
Finalement, le messie Khaless apparaît devant Worf et déclare à
tous vouloir guider son peuple, qui s’est éloigné du chemin de l’hon-*

27. STNG 149, «Rightful Heir» (producteur: Peter Lauritson; scénaristes: Ronald
D. Moore et James F. Brooks; Hollywood, Paramount home video, 1987).
188 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

neur et de la gloire. La culture religieuse Klingon semble surtout cons­


tituée de nombreux récits racontant les hauts faits des personnages
mythiques28. Des récits présentent Khaless comme le plus grand com­
battant de tous les temps. Il est défié par Worf, et se tire du combat par
une parade humoristique; il est à nouveau défié par un autre et il est
facilement vaincu. Ce qui indique qu’il n’est pas ce qu’il prétend être.
Mais depuis son arrivée, les Klingons présents se trouvent divisés entre
ceux qui croient en cette apparition, et ceux qui n’y croient pas. Les
leaders actuels se sentent menacés par ce personnage; le chef des
Klingons vient lui-même dans le but de le démasquer. On vérifie son
identité à partir d’un fragment d’ADN retrouvé sur une ancienne arme
lui ayant appartenu: selon le test, c’est bien lui. Pourtant, à cause de ses
faiblesses au combat, on pousse les prêtres à avouer qu’il s’agit d’un
clone, fabriqué en laboratoire par les prêtres Klingons, dans le but
d’unir le peuple autour d’un leader. Le problème qui se pose est main­
tenant de disposer de ce Messie fabriqué en laboratoire. Ce personnage
est et n’est pas Khaless; la solution proposée par Worf sera de lui
donner un pouvoir symbolique, de faire de lui le garant, sans pouvoirs
réels, de la société Klingon, solution que le chef Klingon accepte.
Khaless deviendra donc un empereur symbolique.
Cet épisode exprime d’abord qu’il semble légitime pour un mem­
bre de l’équipage d’avoir un comportement religieux (à l’occasion).
Celui-ci ne doit pourtant pas interférer avec sa vie publique; Picard
envoie Worf faire sa recherche spirituelle ailleurs. Il y a ici une ressem­
blance thématique évidente avec le Messie chrétien. Pourtant, c’est un
Messie factice, fabriqué par la science. On adopte une solution pragma­
tique: même un Messie artificiel peut servir de symbole. On se trouve
donc à donner une justification à la religion, indépendamment de son
contenu de vérité. Mais, du même coup, une caution est apportée à la
science et à ses produits, ainsi qu’à une raison pragmatique. Un pro­
blème éthique est soulevé: la validité du clonage, à supposer qu’il soit
possible. Cette procédure est montrée comme possible mais elle est vue
comme douteuse; toutefois, en fin de compte on peut s’en accommoder.
Comme souvent dans STNG, thèmes religieux, éthique et scientifique
s’entrecroisent.

28. Leur culture religieuse rappelle celle des anciennes tribus nordiques, de
manière quelque peu caricaturale.
L'ESPRIT DE L’ESPACE GALACTIQUE 189

b. L’épisode «Emanations» de Star Trek: Voyager29

L’équipage du vaisseau Voyager détecte dans l’espace un élément chi­


mique inconnu, et on se met à sa recherche. On découvre, dans des
cavernes à l’intérieur d’un astéroïde, la source de cet élément: il s’agit
de cadavres, manifestement embaumés ou préparés par une culture
rituelle, comme l’exprime le personnage de Chakotay.
Devant ces corps aux bras croisés et enveloppés d’une sorte de
tissu blanc, deux attitudes sont illustrées respectivement par le person­
nage de Harry Kim et celui de Chakotay, le second. Kim souhaite une
investigation scientifique de ce phénomène; le second exprime une
réserve faite de respect pour cette culture étrangère manifestement
religieuse, désirant laisser ces cadavres en paix. Après consultation
auprès de la capitaine, l’attitude religieuse l’emporte, mais voilà qu’un
éclair lumineux fait irruption dans cette caverne, et on assiste à un
échange: le personnage de Kim se retrouve dans une sorte de sarco­
phage métallique sur une planète inconnue, alors qu’un corps embaumé
se retrouve transporté à sa place à bord de Voyager. Le désir potentiel­
lement «sacrilège» de Kim a eu, semble-t-il, des conséquences désas­
treuses.
Nous assistons ensuite à l’incompréhension entre deux cultures:
une culture scientifique et rationaliste, qui rencontre une culture reli­
gieuse qui a toute une théorie de ce qui advient après la mort. Sur la
planète où Kim s’est retrouvé, il est pris pour un «revenant» de ce que
les Venariens appellent la «prochaine émanation». Ces gens croient
qu’après la mort, les corps se retrouvent sur un autre plan d’existence,
un niveau de conscience plus élevé où ils existent physiquement et
retrouvent leurs parents et amis morts auparavant. Kim va tenter de se
présenter et de s’expliquer aux «pranathologues», mais sans succès.
Cette croyance se trouve fracassée pour le personnage matérialisé à
bord de Voyager, une femme nommée Petara; cette personne est inca­
pable de faire face à cet apparent démenti de sa croyance, une fois que,
grâce à la science du xxive siècle, on lui a rendu la vie.
Nous apprenons, par les conversations de Kim avec un autre
personnage en attente de sa mort, nommé Hatil, que les habitants de
Venari pratiquent l’euthanasie, selon le choix de la personne concernée
ou non; dans le cas de Hatil, devenu handicapé à la suite d’un accident,

29. STV, «Emanations» (producteurs: Brannon Braga, Merri Howard et al.',


scénariste: Brannon Braga; Hollywood, Paramount, 1995).
190 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

c’est en conseil familial qu’on a décidé qu’il valait mieux pour lui de
passer à la prochaine émanation. Par un phénomène naturel dû à ce que
les scénaristes appellent un vacuum spatial, les corps embaumés et
placés dans ce qui est appelé un cénotaphe se trouvent emportés, cen­
sément pour la prochaine émanation, mais en fait pour l’un quelconque
de la série d’astéroïdes dont on a parlé au début. Le désir de Kim de
retourner sur Voyager est parallèle à celui de Petara, qui veut retourner
dans son monde. Les membres de Voyager tentent de profiter du pas­
sage de l’un des vacuums spatiaux à proximité pour y télétransporter
cette femme, mais la tentative échoue et elle meurt. En revanche, le
désir de fuite de Kim, à qui les prêtres et responsables de la science
locale ne veulent pas rendre sa liberté, puisqu’ils désirent étudier
davantage ce «revenant», va rencontrer celui de Hatil. Ce dernier,
malgré les insistances de sa femme, désire continuer de vivre depuis
que sa croyance a été remise en question par l’apparition et les expli­
cations de Kim. Kim va proposer de mettre le linceul de Hatil pour lui
permettre de s’enfuir dans les montagnes. Seul détail: Kim mourra dans
le processus, mais avec un peu de chance il pourra être revivifié par les
équipiers de Voyager, qui l’auront détecté... On procède ainsi30.
La conclusion de l’épisode ajoute encore à ces contenus déjà
nettement religieux. En effet, la capitaine de Voyager (Janeway) avait
repéré, grâce à des appareils de détection, une «énergie neurale» éma­
nant des corps lors de leurs apparitions dans l’espace de Voyager. Elle
s’est aperçue que ces énergies, qui manifestent un dynamisme et une
complexité étonnante selon ses dires, se dirigent ensuite vers le champ
magnétique de la planète. Elle demande à Kim de prendre congé, de
réfléchir à ce qu’il vient de vivre; elle dit que ce dernier a vécu une
expérience qui «transcende le quotidien» et qu’il doit prendre le temps
d’y penser, de s’exprimer, de peindre. Kim lui demande alors si elle
croit que les Venariens ont raison dans leur croyance. Elle répond
qu’elle n’en est pas certaine, mais dit que «ce que nous ne savons pas
de la mort est bien plus grand que ce que nous en savons».

30. On peut avoir l’impression que les équipiers de Voyager sont eux-mêmes à
l’extérieur de tout comportement religieux, mais c’est plutôt l’inverse, comme on le voit
déjà par les exemples de Chakotay et Janeway dans cet épisode. C’est d’autant plus vrai
si nous tenons compte de la structure du récit, affaire d’échange de places. Chacun veut
rentrer chez lui, selon des degrés (le pays des montagnes pour Hatil, Voyager pour Kim,
la planète pour Petara, ou la prochaine émanation). Le tout exprime le désir de changer
de lieu: d’une culture «trop» religieuse à une culture néanmoins ouverte au spirituel,
même si, à des individus fortement religieux, cette dernière semble pratiquement athée.
L’ESPRIT DE L'ESPACE GALACTIQUE 191

C’est donc là un épisode riche en éléments religieux explicites. Il


illustre les difficultés de communication entre les cultures, selon que
cette culture est religieuse ou non. S’il dresse un tableau assez carica­
tural d’une société qui est à la fois religieuse et matérialiste, c’est après
avoir illustré le respect de la religion (par Chakotay, lui même amérin­
dien et fier de ses croyances ancestrales). De plus, le récit ouvre la
porte à une réinterprétation des croyances sur la survie en termes éner­
gétiques. Sans se prononcer sur cette réinterprétation, déjà illustrée par
un culte qui intègre des éléments scientifiques (opérateurs de machines
avec cadrans assurant le transfert physique dans la prochaine émana­
tion), la capitaine illustre aussi, dans les remarques conclusives, le
même respect pour la mort qu’avait manifesté le second Chakotay
devant les cadavres embaumés découverts au début. Enfin, l’épisode ne
présente pas l’euthanasie organisée collectivement d’un regard favora­
ble. Le respect de la «Prime Directive» par l’enseigne Kim a été ici tout
relatif.

*
* *

D’autres épisodes de STNG comme «The Child», «Masks», «Darmok»


et «Sub-Rosa» mériteraient une attention spéciale, dans la mesure où
leurs thèmes sont directement liés au religieux (respectivement la fé­
condation d’une femme par un être de lumière; la rencontre d’une
culture religieuse fondée sur un culte compliqué du soleil et de la lune;
le problème de la communication entre espèces mettant en scène une
espèce fonctionnant par la pensée narrative et mythique; une
réinterprétation du phénomène des revenants en termes énergétiques,
semblable à ce que avons vu). Dans plusieurs épisodes de la série DS9,
nous assistons aux comportements religieux des Bajorans, ce peuple
allié de la Fédération. De plus, le chef terrien de la station spatiale DS9
est considéré comme «l’émissaire» des prophètes par le peuple de cette
planète. Voir en particulier les épisodes «Shakaar», où la critique de la
religion instituée n’est pas sans véhiculer un sens néanmoins religieux,
et «Prophet Motive» qui met en scène...la rencontre entre les prophètes
de Bajor, esprits vivant dans l’hyper-espace, et le chef spirituel et
temporel des Ferengi. Dans la série Voyager, les épisodes «The 37’s»
et «Heroes and Démons» sont intéressants pour leur mise en scène
de phénomènes éthico-religieux — cas de l’enlèvement, du culte des
192 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

ancêtres et héroïsme féminin (et même féministe, puisqu’il s’agit de la


rencontre entre Janeway et la première femme pilote de l’histoire amé­
ricaine) pour le premier, reprise du mythe de Beowulf dans le second.
A la lumière de ce sacré immanent ou transcendant, mis en scène
suffisamment et chez des personnalités importantes dans la structure
interne des épisodes (Spock, officier scientifique; Worf, responsable de
la sécurité puis de la stratégie; Chakotay et Janeway, respectivement
second, First Officer, et Capitaine), il appert que la religion a droit de
cité dans l’univers fictif que nous avons étudié. A la lumière de ce que
nous avons dit de la réception et de l’entretien de croyances par les
médias, il semble justifié de dire que ces productions, ainsi que d’autres
comme Babylon 5 par exemple (contexte plus «dualiste» du combat de
la lumière et des ténèbres, anges et démons, morale «évangélique»), ne
sont pas indifférentes dans le maintien et l’entretien de croyances reli­
gieuses dans la population. Que ceci soit le cas chez les Américains n’a
rien pour étonner, car c’est en accord avec la force sociale des religions
chez eux, ainsi qu’avec l’idée de religion civile. Comme nous le savons
cependant, l’impact de ce genre de productions dépasse les frontières
des États-Unis (tout le monde anglo-saxon est touché). Il n’est pas
douteux que les valeurs et attitudes proposées dans ce contexte tendent
au moins à se maintenir et sans doute à se développer, dans la mesure
même où ces séries sont suivies.
III

SPIRITUALITÉ ET IDENTITÉ
PERSONNELLE ET COLLECTIVE
Spiritualité et identité
du chrétien dans la modernité éclatée
ANNE FORTIN-MELKEVIK
Université Laval

Le «retour du spirituel» dans nos sociétés impose la tâche urgente de


repenser le statut du spirituel dans la modernité éclatée. Cette tâche
consiste à repenser, redéfinir, renommer ce spirituel polymorphe qui
défie les cadres théoriques à l’intérieur desquels on a voulu l’enfermer.
Ce sont les conditions mêmes du spirituel qui échappent à nos catégo­
ries, à nos concepts. Le lien proposé ici entre spiritualité et identité sera
examiné dans l’optique des conditions du dialogue entre une identité
définie par un langage narratif et un langage argumentatif. L’identité du
chrétien se structure par des langages différenciés et pluriels dont l’im­
portance ne peut plus être niée. Mais comment entrer dans ce domaine
du langage pour traiter du spirituel?
Pour repenser le statut du spirituel dans nos sociétés, il faut
d’abord identifier le modèle théorique qui le définit dans la modernité,
puis identifier ce qui fait problème dans ce modèle. Le modèle domi­
nant pour définir le spirituel dans notre société est celui de Max Weber,
et ce modèle repose sur une anthropologie bien précise. Un modèle
196 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

alternatif pour penser le spirituel sera présenté, et également une autre


anthropologie et une autre définition de l’humain. L’hypothèse de ce
travail consiste en ce que le modèle wébérien organise autant les théo­
ries de l’exclusion du spirituel dans la modernité que les théories prô­
nant sa valorisation et son renouveau. En effet, le même modèle anthro­
pologique, mais simplement inversé, structure ces deux théorisations du
spirituel. Alors que le modèle de Weber repose sur un paradigme his­
torique, le modèle qui sera proposé ici repose sur le paradigme du
langage. Cependant, le paradigme du langage est pluriel et complexe:
à la perspective herméneutique de Charles Taylor pour penser le statut
du spirituel dans la modernité, suivra une radicalisation du paradigme
du langage d’après Jean-Marc Ferry. En fin d’exposé sera proposée une
application du modèle de Ferry. Des éléments pour une discussion sur
les conditions de possibilité du spirituel dans la modernité seront ainsi
articulés les uns aux autres pour nourrir le débat actuel.

1. Critique de la modernité

Le statut du spirituel ne peut être étudié en soi. Le spirituel n’est pas


une catégorie isolable, repérable et dont on peut disserter sans cadres
théoriques préalables. Le modèle de Weber pour penser la modernité a
été déterminant en sciences sociales et plus particulièrement en socio­
logie des religions, et a servi de cadre théorique pour appréhender les
catégories de religieux et de spirituel. Jusqu’à aujourd’hui, il exerce
une grande influence, ce qui ne signifie pas qu’il ne faudrait pas faire
également une étude à partir de la pensée d’Émile Durkheim ou de
Marcel Mauss. Le choix du modèle wébérien est cependant justifié par
sa reprise récente par de nombreux auteurs, non seulement Jurgen Ha-
bermas1, mais également Marcel Gauchet1 2, Jean-Marc Ferry et plu­
sieurs autres.
La définition du religieux chez Weber s’enracine dans une an­
thropologie, dans une conception de l’humain et du sujet3. La définition

1. Pour une évaluation de la pensée de J. Habermas sur la religion, voir Anne


Fortin-Melchevik, «Le statut de la religion dans la modernité selon David Tracy et
Jürgen Habermas», Studies in Religion/Sciences Religieuses, 22:4, 1994, p. 417-436.
2. Cf. la critique de la pensée de Marcel Gauchet, Anne Fortin-Melchevik,
«L’exclusion réciproque de la modernité et de la religion chez des penseurs contempo­
rains. Jürgen Habermas et Marcel Gauchet», Concilium, 22, 1992, p. 79-91.
3. Pour une critique de la pensée de Max Weber en sociologie des religions, voir
Danièle Hervieu-Léger, La religion pour mémoire, Paris, Cerf, 1993.
SPIRITUALITÉ ET IDENTITÉ 197

du sujet dans la modernité chez Weber repose sur deux présupposés:


l’humain comme «être de raison» et l’humain comme «être historique».
Pour Weber, le processus de modernisation et de rationalisation repose
sur une définition finaliste de l’homme et sur une perspective histo-
riciste. La modernité serait l’achèvement du devenir humain, ce qui
implique la résorption des derniers bastions d’anti-rationalité que sont
la religion et la quête spirituelle.
En réaction à ce modèle de la modernité, on a vu s’élever un
modèle inversé, qui proposait une revalorisation du corps, du désir, de
«l’autre» face de la rationalité. Les théologies dites postmodernes en
ont fait leur planche de salut, et la revalorisation du religieux et du
spirituel qui y était impliquée a permis de redonner une légitimité à
cette zone d’ombre. Selon ces reprises postmodernes, une modernité
qui nierait le corps, le désir et «l’autre» de la raison serait un leurre, une
illusion sur l’humain. Depuis Nietzsche, Bataille, et leur reprise dans le
courant dit postmoderne, on oppose donc au modèle de la modernité de
Weber un modèle ancré dans le désir, le corps et l’individu.
Dans tous ces cas de figures, on est face à des définitions de
l’humain qui participent du même espace. L’être humain est déterminé
soit par la raison, soit par «l’autre» de la raison, il est un être soit
historique soit a-historique. Nous avons donc affaire à un paradigme de
base qui organise ces définitions contradictoires du spirituel dans la
modernité. Que la figure soit inversée ne change rien au fait qu’elle
s’impose comme seul cadre logique possible.
L’adoption du paradigme du langage pour définir l’humain per­
mettra un déplacement des enjeux du débat. Dans la discussion contem­
poraine, on voit en effet une métaphore spatiale organiser deux espaces
contradictoires: l’espace de la rationalité qui avance et qui gagne du
terrain, dans le processus de la modernisation, sur l’espace de l’irration­
nel, du mythe et du religieux. La question qu’il faut cependant soulever
est la suivante: dans cette métaphore spatiale, quelle est la logique qui
s’impose, quels en sont les présupposés? En effet, le spirituel doit-il
être conçu comme un territoire, comme un espace qui doit être soit
colonisé par la rationalité, soit libéré de la tyrannie de la raison? Y a-
t-il un espace pour le sens de l’existence qui est plus ou moins com­
primé par le processus de rationalisation? Y a-t-il d’un côté «des zones
articulées par les discours et les pratiques de la modernité» et de l’autre,
«des marges et des restes, des domaines inarticulés, lieux de non-sens,
de non-pertinence, qui restent à conquérir et à organiser par la rationa­
198 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

lité? À l’inverse, si l’on adopte le point de vue spirituel, on estime que


le sens déterminé par la position dans un système de relations est en fait
un non-sens, car il équivaut à une aliénation, à une négation du sujet.
Dès lors, la revendication du sujet exige des lieux, des pratiques, des
discours susceptibles de définir, de façon autonome (non déterminée
par système) des intérêts et des valeurs de l’existence. Le spirituel et le
religieux apparaissent comme des domaines propres à l’expression du
sens et des valeurs4.»
Cette métaphore spatiale organise ainsi l’impossibilité de la ren­
contre entre le spirituel et la modernité, chacun étant délimité dans un
espace antinomique à celui de l’autre, défini dans une opposition terme
à terme. L’avancée de l’un amène le recul de l’autre, et vice-versa.
L’analyse du langage qui fonde les évidences de la sociologie et la phi­
losophie de la religion serait ici indispensable car le langage est davan­
tage qu’un habit extérieur à une pensée. Mais concentrons-nous sur la
théorie du sujet croyant qui est impliquée dans une telle perspective.
En effet, ce qui est en cause dans cette métaphore spatiale, c’est
une théorie du sujet croyant. De quel sujet est-il question? Le sujet de
la modernité, être de raison et être historique, construit son identité
dans l’espace de la rationalité et de l’histoire. En tant qu’être de raison,
son rapport à l’irrationnel et à Vautre de la raison doit être organisé,
contrôlé et structuré en fonction de l’instance de la rationalité. On a
assisté, dans notre société, à un rapport soit rationalisant du religieux
dans les mouvements d’action catholique, soit expansif avec les mou­
vements charismatiques. Les deux visions du spirituel qui cohabitent
ainsi dans notre société sont par conséquent nécessairement antinomi­
ques, l’une se jugeant du côté de la modernité triomphant de l’obscu­
rantisme, l’autre se jugeant comme une libération des apories de la
modernité. Ces deux visions du spirituel se confrontent à partir du
même modèle d’opposition foi/raison, qui est simplement inversé.
L’identité du croyant est formalisée soit à partir du versant de l’espace
public, soit du versant de l’espace privé. Encore une fois, il n’est pas
indifférent de constater la métaphore spatiale à l’œuvre: les deux espa­
ces, public/privé, sont en exact vis-à-vis, ce sont deux espaces qui
permettent deux modes de subjectivisation5. Il n’est pas étonnant que

4. Louis Panier, «Évocations théologiques», Lumière et vie. Revue de formation


et de réflexion théologique, n" 148, 1980, p. 81.
5. D’où l’intérêt de la critique féministe qui dit que le privé est politique: du point
SPIRITUALITÉ ET IDENTITÉ 199

du côté des mouvements d’action catholique les dimensions liturgiques


aient été marginalisées, dépréciées et laissées à l’extérieur du cadre
identitaire, parce que considérées comme relevant des sentiments, alors
que dans les mouvements charismatiques, les dimensions sociales et
politiques d’engagement n’aient pas été valorisées parce que contredi­
sant le pôle du développement de l’identité du sujet, de son désir, de
sa relation personnelle à Dieu.
Donc nous nous trouvons devant deux options qui se confrontent,
la modernité d’une part, la prémodemité qui se croit postmodemité6,
d’autre part. La «montée du spirituel» s’exercerait ainsi sur le versant
du retour à l’identité individuelle, par le biais du désir et du déploie­
ment de la spiritualité dans une logique de prémodernité et d’anti­
modernité. La montée du spirituel est ainsi conçue comme une revan­
che sur le terrain perdu, une reprise de territoire envahi.
Il est certainement possible d’envisager ce modèle du déploie­
ment de la spiritualité à partir d’un autre cadre théorique que celui de
Weber. L’objectif consiste à «sortir» de la métaphore spatiale pour
explorer d’autres langages qui pourraient fournir d’autres métaphorisa­
tions pour penser le statut du spirituel dans la modernité. Le modèle
herméneutique de Charles Taylor sera examiné en faisant le pari que
ses présupposés anthropologiques sont susceptibles de déplacer le
mode de formalisation du spirituel.
Dans un premier temps, le cadre herméneutique du modèle cul­
turel de la modernité de Taylor sera défini comme permettant d’envi­
sager la constitution de l’identité spirituelle à partir d’une autre défini­
tion de l’humain que celle de Weber. Puis, une critique de ce modèle
sera envisagée en fonction de la radicalisation du paradigme du langage
qui l’inspire.

de vue de la métaphore spatiale, on voit le côté subversif de ce slogan qui fait éclater la
logique.
6. «Il est trop tentant pour le discours théologique [... ] de faire le passage delà
prémodemité à la postmodernité, sans se confronter aux conditions de possibilité de la
prétention à l’existence de la religion dans la modernité, et sans prendre le temps d’établir
la prétention de vérité de son discours dans la modernité.» (Anne Fortin-Melkevik,
«Religion et rationalité éthique dans la modernité», Studies in Religion/Sciences Religieu­
ses, 24:1, 1995, p. 20)
200 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

Le modèle herméneutique de Charles Taylor

Au-delà des oppositions dites «postmodemes» au modèle de Weber, il


est possible de penser autrement la modernité. C’est ce que fait Taylor
lorsqu’il met l’accent sur la dimension culturelle de la modernité et sur
une perspective herméneutique de la culture. Il propose une critique de
la modernité qui redéfinit les conditions du processus de subjectivi-
sation de l’individu dans le social. A l’intérieur du modèle de Taylor,
une revalorisation du religieux et du spirituel est non seulement possi­
ble, mais c’est elle qui permettra de repenser le rapport entre le reli­
gieux, la sphère de la vie privée et le monde public.
Pour Taylor, le spirituel est une dimension intrinsèque de l’iden­
tité moderne, en tant que lien permettant à l’humain de se relier au
Bien. La métaphore spatiale s’est déplacée: c’est maintenant le concept
d’identité qui est un espace, l’espace central. L’identité est un horizon
à l’intérieur duquel je me définis, où je me tiens7. Le spirituel est bien
conçu comme une dimension intérieure de l’identité, et l’identité en est
le versant extérieur. Cependant, au cœur de la culture, l’instance du
religieux, qui aurait pour rôle d’expliquer le transcendant, ne se limite
pas au seul domaine des croyances. Taylor expose une version différen­
ciée de la culture, une herméneutique de la culture, à l’intérieur de
laquelle le transcendant est nommé par la médiation de trois niveaux
de compréhension: (1) les doctrines explicites, (2) l’imaginaire social,
(3) le symbolique8. Nous y reviendrons. Taylor fournit ainsi un modèle
qui permet d’une part d’intégrer le spirituel dans une vision globale de
la culture, et qui d’autre part ne limite pas le religieux à l’instance des
croyances personnelles dans la sphère de la vie privée.
La constitution de l’identité religieuse procéderait par conséquent
de ces trois niveaux de compréhension, et elle serait ainsi intégrée
autant au pôle de la subjectivité qu’au pôle de la collectivité. Le spiri­
tuel deviendrait un axe transversal pour la constitution de l’identité
moderne, et un facteur d’ouverture à la source du Bien à tous les
niveaux de compréhension de soi. Puisqu’elles sont constituées dans et
par les différentes strates de la culture, les identités spirituelles et reli­
gieuses ne sont plus limitées à la sphère privée. Le schéma wébérien du

7. Charles Taylor, Sources of the Self: The Making of the Modem Identity,
Cambridge, Harvard University Press, 1989, p. 27.
8. Charles Taylor, «Two Théories of Modernity», Hastings Center Report, 25:2,
1995, p. 29.
SPIRITUALITÉ ET IDENTITÉ 201

rétrécissement du spirituel à la sphère privée dans la modernité est alors


contredit, ce qui permet de redéfinir les conditions de possibilité du lien
entre la modernité et le spirituel.

L’identité dans la modernité

Un des défis de Taylor consiste à penser le pluralisme des sociétés


modernes à partir de cette perspective. Pour Taylor, le pluralisme n’est
pas une menace extérieure aux individus, un facteur de désorganisation
de la structure des idéaux: c’est bien plutôt l’identité même de toute
personne vivant en contexte de modernité qui est pluraliste. En effet, si
la formation de l’identité dans la modernité dépend de trois niveaux de
compréhension pour les sujets (les doctrines explicites, l’imaginaire
social et le symbolique9), on ne peut réduire la constitution de l’identité
à un seul pôle. (1) L’imaginaire social recouvre les conceptions parfois
diffuses de la personne, du bien, de la nature, du cosmos, etc. qui sous-
tendent l’organisation d’une société. (2) Le symbolique est tout ce qui
s’exprime dans les rituels, dans les œuvres d’art, dans les représenta­
tions du monde. (3) Les doctrines explicites sont les dogmes religieux
et séculiers, comme par exemple: «liberté, égalité, fraternité». Le sujet
social doit déployer ces trois niveaux de compréhension pour se situer
dans la société. Auparavant, les doctrines sociales, l’imaginaire social
et le symbolique étaient unifiés par le référent unique du catholicisme.
Mais ce n’est plus le cas aujourd’hui. Au sein des doctrines explicites
auxquelles beaucoup de nos contemporaines adhèrent, des slogans style
«Nouvel Âge» sont souvent véhiculés. Ces slogans reposent eux-
mêmes sur des composantes symboliques héritées du christianisme,
mais remises au goût du jour, comme par exemple dans la mode ac­
tuelle des «anges». L’imaginaire social, pour sa part, fonctionne de
façon séculière, «laïque» dirait-on en France.
Les trois niveaux de compréhension qui forment l’identité des
sujets dans notre modernité sont donc éclatés, pour ne pas dire souvent
en contradiction les uns avec les autres. Au cœur de ces contradictions
qui traversent les identités, chacun choisit ce qui correspond à sa propre
compréhension de soi. Alors que, pour nos grands-parents, l’unité de la
religion était un donné sur lequel leur définition d’eux-mêmes pouvait
reposer, pour nous, cette unité organique s’est irrémédiablement brisée.

9. Charles Taylor, «Two Théories of Modernity», op. cit., p. 24-33.


202 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

Ce sont les conditions mêmes de notre mode de compréhension qui


sont devenues pluralistes. Le pluralisme n’est pas une menace exté­
rieure à l’identité: le pluralisme est notre rapport le plus intime au
monde dans la modernité. «Je» suis un autre dans mon identité sociale
et privée, contrairement aux générations précédentes pour lesquelles
l’identité sociale et l’identité privée se confondaient. «Je» suis décentré
de moi-même, car je suis habité par de multiples référents qui coexis­
tent dans mon mode d’interprétation du monde. Si c’est l’identité qui
est désormais définie par la métaphore spatiale, on voit que le lieu
même de l’identité n’est pas stable et bien délimité: il est en mutation
constante et en déplacements successifs. Le pluralisme n’est plus alors
le problème de la région de Montréal, mais la base de ma relation à
moi-même et aux autres.
Dans ce contexte, la religion est devenue une religion à la carte
où chacun choisit les propositions des institutions dans la mesure où
elles s’avèrent crédibles pour l’expérience personnelle. La religion en
tant qu’institution ne joue donc plus le rôle d’instance d’unification
entre la vie privée et le monde public, et la spiritualité n’est plus la
force irrationnelle qui surgit de façon hirsute des marges de l’institu­
tion.

L’idéal de l’authenticité

Ainsi, les référents culturels des doctrines explicites des Québécois ne


sont plus structurés par le seul catholicisme. Vivons-nous pour autant
dans un monde de décadence et de perdition? Je ne le crois pas. En
effet, l’éclatement des référents «demande que je trouve moi-même
mon projet de vie contre des pressions10» qui m’assaillent de toutes
parts. C’est ainsi que naît cet idéal de l’authenticité qui est bien plus
que les toquades de nos adolescents. Cet idéal remonte au xvme siècle
et s’inscrit dans le tournant subjectif global de la culture moderne —
tournant qui a peut-être pris un peu plus de temps à faire ses marques
au Québec qu’en Europe. Auparavant l’homme devait se raccrocher à
une source extérieure — Dieu, la loi de la nature — pour trouver sa
place dans la société: son identité découlait du rôle social préétabli.
Avec la modernité, la source est à l’intérieur de nous: c’est en étant à

10. Charles Taylor, Grandeur et misère de la modernité, Montréal, Bellarmin,


1993, p. 88.
SPIRITUALITÉ ET IDENTITÉ 203

l’écoute de sa voie intérieure que l’on trouvera d’abord son identité,


puis, ensuite, son rôle social. «Etre sincère envers moi-même signifie
être fidèle à ma propre originalité, que je suis seul à pouvoir découvrir
et dire.» Trouver son propre épanouissement, voilà bien la valeur la
mieux partagée dans notre société. Mais cet idéal est également exi­
geant, il ne se réduit pas à un égocentrisme débridé. «L’idéal d’authen­
ticité invite à une vie plus responsable et plus différenciée: l’authenti­
cité nous appelle à une existence plus profonde11.» Car toute identité
que je découvre au fond de moi ne se confine pas à l’intérieur des
frontières de mon ego. Au contraire, pour que le moi ait une significa­
tion pour lui-même, il ne peut faire abstraction de dimensions qui le
dépassent: le rapport écologique à la nature, la solidarité avec les
autres, l’appel de Dieu, tout cela peut s’inscrire dans un rapport cons­
tructif avec ma quête d’authenticité. La découverte de soi se négocie
dans un dialogue, dans une relation à l’autre qui me pousse à être plus
vrai. Et ce qui compte le plus dans la quête de l’authenticité, c’est la
reconnaissance par autrui de mon identité. Sans l’autre qui me recon­
naît dans mon originalité, dans ma densité propre, je ne suis qu’une
bouteille lancée à la mer et qui attend son destinataire.
En résumé, l’authenticité implique une création et une construc­
tion de soi, une découverte et une originalité qui peuvent certes dégé­
nérer en opposition pure et simple aux règles sociales et à la morale11 12.
Cependant, «sans ouverture à des horizons de signification» et sans
reconnaissance par autrui de son identité13, l’idéal de l’authenticité se
réduit à une souffrance vive, à la solitude, au désespoir.
Il faut souligner que l’idéal d’authenticité n’est pas intégré éga­
lement selon les instances sociales. Ainsi, s’il va de soi pour les
individus et qu’il structure l’imaginaire social, il ne s’impose pas à
l’Église en tant qu’institution dans ses doctrines explicites. Pour
l’Église-institution, en effet, ce nouveau statut du sujet dans la moder­
nité est reconnu et toléré dans certaines pratiques, mais pas dans les
discours. Entre la pratique pastorale et les discours officiels, il existe un
écart qu’il est facile de diagnostiquer à l’œil nu. Une des causes des
malaises vécus actuellement en Église consiste précisément en cet
écart.

11. Charles Taylor, Grandeur, p. 94.


12. Charles Taylor, Grandeur, p. 86.
13. Charles Taylor, Grandeur, p. 87.
204 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

3. Identité et religion: critique du modèle herméneutique


et radicalisation du paradigme du langage

Si la perspective herméneutique de la culture que propose Taylor per­


met de dégager des pistes intéressantes pour repenser le statut du spi­
rituel et du religieux dans la modernité, une critique plus attentive ferait
cependant voir comment cette perspective herméneutique reste encore
dépendante de la définition de l’humain comme être de raison et être
historique. En effet, si l’on examine le statut du langage dans la pers­
pective de Taylor, on verra que le langage est encore un mode
d’expression, un instrument permettant à l’humain de s’exprimer. Le
langage comme instance de communication n’est pas encore le lieu de
structuration de l’humain. Ce n’est pas encore le langage qui structure
l’identité, mais bien la raison et l’historicité. La théorie de l’identité de
Taylor navigue ainsi entre le paradigme de la conscience et le para­
digme herméneutique, ce qui a une incidence sur sa définition du trans­
cendant, extérieur et autonome par rapport à la conscience que
l’humain peut avoir14. Les limites de la perspective de Taylor sur
l’identité consistent dans sa théorie du langage, inspirée d’une philoso­
phie de la conscience.
Soulignons simplement la parenté entre les modèles de Y identité
narrative de Taylor et de Paul Ricœur. L’idéal de l’authenticité est en
effet possible parce que le sujet construit son identité sous un mode
narratif, comme reprise de son histoire de vie. L’enjeu de cette identité
narrative consistera, comme nous le verrons, à ne pas se laisser enfer­
mer dans la sphère de la vie privée. Plusieurs théologies des 20 derniè­
res années ont adopté le modèle herméneutique de l’identité narrative
de Ricœur pour penser l’identité religieuse. Le modèle de Taylor à cet
égard se situe plus ou moins dans le même horizon théorique, sans
toutefois adopter la méthode temporelle qui structure la pensée de
Ricœur (comme le titre de Temps et récit en donne un indice), ni la
métaphysique du passage entre l’anthropologie et l’éthique qui lui est
propre. Taylor pour sa part a défini l’identité narrative dans le cadre de
la philosophie politique, ce qui fait de l’identité un espace intégrateur
entre la collectivité et l’individualité. L’identité narrative permet à l’in­

14. Cf. ma critique de la philosophie de la religion de Charles Taylor, «Identités


religieuses et changement de paradigme: l’impossible historicisme religieux au fonde­
ment de la théorie morale de Charles Taylor», à paraître dans les Actes du Colloque
Cerisy-la-Salle, Autour de Charles Taylor, Paris, Cerf, Québec, PUL, 1996.
SPIRITUALITÉ ET IDENTITÉ 205

dividu de se définir d’abord par rapport à l’instance du monde vécu,


pour rejoindre ensuite la dimension sociale. Cependant, l’identité nar­
rative définie dans le cadre religieux chez Taylor demeure entachée
d’une conception extrinsèque du transcendant, malgré son herméneuti­
que du social qui tendait à réhabiliter le spirituel comme axe transversal
de toute identité. Taylor privilégie une perspective épiphanique du
transcendant qui vient de l’extérieur, qui surgit dans une «expérience»
définie indépendamment du langage. Ainsi, alors que ses écrits ont
apporté une contribution capitale en philosophie politique pour penser
les identités minoritaires, on peut dire que ce modèle n’est pas encore
satisfaisant du point de vue d’une philosophie de la religion qui cher­
cherait à définir ses paramètres à l’intérieur de la théorie du langage15.
C’est la métaphore spatiale qui demeure à l’arrière-plan de l’effort de
Taylor pour penser l’individu dans la société: c’est Weber qui demeure
l’adversaire à dépasser. Par contre, pour Ricœur, le contexte de sa
pensée sur l’identité narrative est tout autre16.

Jean-Marc Ferry

Le travail de Jean-Marc Ferry à partir du paradigme du langage


pourrait-il donner des bases plus viables pour penser le statut de la
spiritualité dans la modernité? Jusqu’où est-il possible d’aller dans
l’adoption du paradigme du langage pour penser l’identité religieuse
dans la modernité?
La pensée de Jean-Marc Ferry permet de faire un pas de plus
pour penser à nouveaux frais le statut du spirituel dans la modernité. Il
propose en effet une articulation entre identité narrative et identité
argumentative pour dépasser le modèle herméneutique par le modèle du
langage. Alors que la perspective narrativiste de Paul Ricœur gagne
de plus en plus de terrain dans les milieux théologiques tant anglo-
américains que continentaux, le travail de Ferry vient rétablir un équi­
libre par rapport à une vision qui limiterait le religieux à la sphère
privée-narrativiste. En effet, un des problèmes de l’utilisation par des
théologiens du modèle de l’identité narrative autant de Ricœur que de

15. Cf. «Identités religieuses et changements de paradigme», op. cit.


16. Cf. notre étude «Deux paradigmes pour penser le rapport de la théologie aux
sciences humaines: herméneutique et narratologie», Laval théologique et philosophique,
49:2, 1993, p. 223-233.
206 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

Taylor, consiste en ce que l’on ne tient pas compte des métaphores


spatiales ou temporelles qui les organisent, et donc des «métaphysi­
ques» qui les sous-tendent. On plaque ainsi souvent des modèles hété­
rogènes les uns sur les autres: ainsi, les théologiens qui souvent ne
critiquent pas le modèle wébérien peuvent y juxtaposer la théorie de
l’identité narrative de Ricœur ou Taylor, sans comprendre que ces
modèles fonctionnent sur des registres épistémiques complètement dif­
férents.
Ferry tente de cerner les limites logiques et empiriques de la
narration17, et permet ainsi de penser un modèle à l’intérieur duquel
l’identité religieuse peut se confronter autant au rôle de la sphère pri­
vée qu’à celui de la sphère publique. L’arrière-fond reste Weber, et
l’enjeu consiste à dire autrement l’organisation sociale du religieux.
Cependant, le vis-à-vis à dépasser pour Ferry est davantage Ricœur que
Taylor.
En ayant comme base le paradigme du langage, il devient possi­
ble d’examiner le statut réservé au langage dans la théorie narrative de
Ricœur: la dimension narrative procède en effet d’une conception limi­
tée du rôle du langage qu’il est nécessaire de questionner. Le modèle
de Ferry permet une lecture des identités religieuses en tenant compte
de la différenciation entre monde vécu et système, définis à l’intérieur
du paradigme du langage, qu’il articule dans son ontologie grammati­
cale. Par sa théorie du langage, Ferry fournit un modèle des conditions
de la transcendance sécularisée dans la modernité. Il ouvre ainsi à une
définition opérationnelle de l’identité religieuse, au confluent de la
constitution de l’intersubjectivité par et dans les quatre modes de dis­
cours — narratif, interprétatif, argumentatif et reconstructif. De plus, sa
perspective permet de situer les quatre types différents de discours à
partir d’un cadre compréhensif synthétique.
Plutôt que de continuer sur un registre théorique, une application
de la perspective de Ferry permettra peut-être d’en faire saisir les en­
jeux. Cette application sera celle du modèle idéal-typique que propose
Ferry à un cas concret, celui d’un croyant défini dans les cadres du
christianisme.

17. Jean-Marc Ferry, «Les limites de l’identité narrative», Ethica, 6:2, 1994,
p. 59-70.
SPIRITUALITÉ ET IDENTITÉ 207

Application
Partons de notre héritage wébérien comme modèle qui structure notre
compréhension du sujet croyant dans la société. La division entre la vie
privée et le monde public instaure deux modalités de définition de
l’identité. Au sein de la vie privée, la religion favorise aujourd’hui une
structuration de l’identité religieuse sous l’angle personnel: «ma ren­
contre avec le Seigneur, mon itinéraire intérieur de foi, le récit de mon
histoire à la lumière de mon salut personnel». J’appellerai cette façon
de comprendre l’identité spirituelle, une identité narrative fondée sur le
récit de ma vie intérieure. Le récit que je peux faire de ma relation
intime à Dieu constitue le pivot de mon développement, de mon
épanouissement et de mon équilibre comme personne. Les différents
événements de ma vie sont encadrés dans une cohérence narrative.
L’histoire de ma vie ne se détermine donc pas tant par rapport à des
événements sociaux et historique qu’à la lumière d’événements invisi­
bles aux yeux des autres: ma conversion, mon cheminement de foi, ma
recherche intérieure... Cette identité narrative me définit en tant que
croyant. L’identité que je cherche est celle d’un homme ou d’une
femme qui pourra se confesser, se dire comme croyant. Dans cette
optique, tous les livres de théologie qui tentent de cerner une identité
chrétienne globale ne voient pas l’enjeu d’une recherche individuelle
de l’identité. En effet, aujourd’hui, les chrétiens ne cherchent pas tant
à dire l’identité du christianisme, qu’à dire leur propre identité en tant
que personnes se disant chrétiennes. Ce qui fait la différence entre ces
deux visions de l’identité, c’est l’idéal de l’authenticité. Le croyant
participe à cet idéal contemporain qui fait partie de l’air que nous res­
pirons. La situation est cependant différente pour l’Église-institution, et
pour les institutions théologiques, car l’idéal de l’authenticité ne touche
pas des «structures», mais bien les personnes dans les structures. D’où
le malaise de ceux vivant sur le plan personnel d’un idéal d’authenti­
cité, mais qui, en tant que porte-parole de l’institution, doivent fonc­
tionner selon une autre logique. Les croyants occupant des postes dans
l’institution sont ainsi déchirés intérieurement: leur idéal d’authenticité
est confronté aux contraintes du discours officiel. Les croyants se de­
mandent de plus en plus comment concilier foi personnelle et pratique
religieuse sociale, rencontre personnelle du Seigneur et engagement
communautaire. Le croyant cherche à trouver une foi authentique, une
foi qui s’inscrive dans une histoire de vie parsemée de souffrances et
de deuils de toutes sortes. Le croyant est croyant parce qu’il est d’abord
208 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

un être humain en quête de sens, et non parce qu’un sens préexisterait


et l’inclurait dans une logique d’ensemble. L’idéal d’authenticité ne se
réduit cependant pas au narcissisme. Le croyant est prêt à entendre
l’appel de Dieu, mais en autant que Dieu se fraye le passage dans son
monde intérieur de blessures et qu’il le respecte. Les propositions ins­
titutionnelles sur Dieu recevront une audience dans la mesure où elles
écouteront d’abord l’expérience personnelle des sujets, et dans la me­
sure où elles seront pertinentes pour cette expérience. L’expérience du
«je» est cependant elle-même morcelée et en quête d’équilibre. Les
doctrines explicites, l’imaginaire social et le symbolique ne puisant pas
à la même source, ce sera l’expérience interprétative du croyant qui
sera l’instance de crédibilité des discours disponibles. Le problème qui
demeure en suspens, et que je ne prétendrai pas résoudre à l’intérieur
de ce cadre, consiste à repenser le statut de la tradition et des institu­
tions dans cette modernité. Les institutions peuvent-elles se permettre
d’attendre que le vent de l’idéal de l’authenticité passe, comme on
attend patiemment qu’un mauvais moment se dissipe en y accordant le
moins d’attention possible? Poser une telle question met le doigt sur le
véritable problème humain qui déchire les chrétiens: l’institution peut-
elle exister en dehors des personnes qui la font vivre? L’idéal d’authen­
ticité, qui remonte tout de même à trois siècles, n’est-il qu’une erreur
de parcours?
Le religieux ne se limite donc plus à définir les croyances pri­
vées. En effet, le religieux et le spirituel ne peuvent plus se confiner au
domaine privé des contenus à transmettre puisque l’identité vraie, sin­
cère et authentique est formée de la confrontation des trois niveaux de
compréhension — doctrines explicites, imaginaire social et symbolique
— à l’instance de l’expérience interprétative. Le religieux devient alors
un axe transversal qui croise les trois niveaux de compréhension et qui
à chaque niveau doit rejouer sa crédibilité à l’aune de l’expérience du
sujet. Le spirituel est convoqué à chaque étape. Il doit répondre à la
question suivante: est-il le facteur d’ouverture à la source du Bien, Dieu
ultimement, mais un Dieu qui sache parler dans et par les fractures
humaines? Augustin disait que le chemin vers Dieu passait par notre
propre conscience réflexive18: cependant, notre situation diffère radica­
lement de celle d’Augustin, puisque, pour de plus en plus de personnes
à l’intérieur et à l’extérieur de l’institution, il n’y a plus d’autre accès

18. Cité par Charles Taylor, Grandeur, p, 41.


SPIRITUALITÉ ET IDENTITÉ 209

crédible à Dieu que l’expérience. La vérification et la contre-épreuve


par la communauté de notre accès à Dieu doivent être repensées à la
lumière de ces nouvelles données. La spécificité de notre modernité
consiste précisément dans une remise en question du lien entre individu
et communauté. C’est l’ouverture sur la relation sociale, sur le trans­
cendant, sur ce qui n’est pas moi qui cause problème. Mais, comme
nous l’avons vu, pour réaliser les conditions de l’idéal de l’authenticité,
la relation sociale est indispensable. C’est le pôle de l’identité sociale.
Ce pôle doit recevoir une attention particulière, car il ne peut plus se
définir comme auparavant, comme avant la modernité.
La difficulté de parler du pôle de l’identité sociale en lien avec
le religieux tient au poids du passé souvent mal digéré. Cependant, si
l’on veut penser jusqu’au bout la logique de l’idéal de l’authenticité, il
est nécessaire d’ouvrir le «je» à l’autre. L’autre, c’est autant l’institu­
tion que le transcendant, le groupe social qui partage mes opinions que
le groupe hostile: l’autre, c’est tout ce qui me tire à l’extérieur de moi-
même et m’oblige à rendre compte de mon authenticité. La commu­
nauté a toujours joué le rôle de contre-vérification de l’authenticité de
l’expérience et du langage. Voyons cependant comment se fait ce pas­
sage vers l’autre, quelles en sont les conditions dans la modernité.
Tout d’abord, l’identité personnelle et authentique qui s’expri­
mait dans un langage narratif, dans un langage à la première personne,
doit maintenant utiliser un langage plus interprétatif pour se situer
devant l’autre, pour entrer en dialogue. Le choc de la rencontre avec
l’autre impose de sortir du récit de ma vie pour en fournir des interpré­
tations et des justifications. Le langage introduit un discours argumenté,
suivi, logique pour que l’expérience de ma vie devienne lisible par
l’autre. Il y a donc discussion, échange d’arguments, en vue d’atteindre
une entente avec l’autre. Dans la discussion, l’autre fait intervenir des
points de vue qui confrontent le récit auto-interprétatif. Il y a également
confrontation de la reconstitution individuelle du passé. Cette confron­
tation est décisive: ou bien je me ferme aux arguments de l’autre, et je
m’enferme dans mon récit auto-légitimant, ou bien je prends le risque
de grandir à l’écoute de l’autre. L’enjeu consiste à vivre d’un idéal de
l’authenticité qui soit viable socialement. Sinon, il ne provoque que
l’exclusion. Le récit auto-légitimant de la foi peut étouffer le narrateur
littéralement dans une identité narcissique s’il ne fait pas l’effort de
décentrement de soi pour se mettre à la place de l’autre qui veut le
comprendre. Le «je» peut se penser comme le centre vers lequel les
210 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

autres doivent se tourner: c’est de l’égocentrisme. Le «je» peut égale­


ment se penser dans un rapport à l’autre où il n’y a plus de centre. Les
institutions, les autres, les individus sont autant d’entités ayant à vivre
ensemble, et à entrer dans une dynamique de discussion pour forger le
vivre-ensemble. Le «je» peut sentir que l’institution religieuse le brime
dans sa recherche d’authenticité; l’institution religieuse peut désapprou­
ver les écarts des individus par rapport à ses doctrines explicites. Et on
peut en rester là, se regardant comme chiens de faïence, dans l’hostilité
grandissante et l’isolement. Chacun se pense le centre, chacun construit
son propre récit auto-légitimant pour condamner l’autre. Le sens ne
circule plus: j’ai raison dans ma quête d’authenticité, l’autre ne me
comprend pas. Voilà le scénario typique de l’adolescent incompris de
tous. L’idéal d’authenticité ne peut se permettre de jouer à ce jeu.
L’espace argumentatif de la discussion ne permet peut-être pas de tout
réconcilier, mais ce n’est pas son but. Ce qui est visé est au contraire
la construction du sens à l’intérieur du vivre-ensemble, un sens qui
admette les divergences, mais qui s’inscrive dans des paroles qui inter­
prètent, qui expliquent, qui évaluent et qui construisent une compréhen­
sion mutuelle. Comprendre l’autre ne signifie pas tout endosser de son
discours. Cela signifie être apte à resituer les conditions de l’autre dans
leur juste contexte, et accepter de rencontrer l’autre dans son altérité.
Le «je» construit sur une base pluraliste est appelé à se décentrer pour
vivre son idéal d’authenticité.
L’identité personnelle construite dans et par son récit de vie est
appelée à rencontrer l’identité sociale construite dans et par une discus­
sion argumentée. Les deux pôles sont souvent opposés dans le monde
religieux. L’institution religieuse, qui a négocié chèrement sa réclusion
dans la sphère de la vie privée lors de l’avènement de la modernité,
semble reproduire en son sein la division entre vie privée et monde
public. La foi, privée, s’opposerait à la pratique religieuse, publique.
Les chrétiens cherchent à définir leur identité de chrétiens, mais ne
comprennent cette identité que sous le versant de l’individualisme en­
fermé dans son récit auto-légitimant. L’institution pour sa part produit
son propre discours auto-légitimant qui ne semble pas interpellé par la
modernité. La situation de la parole croyante dans la modernité ressem­
ble à un long malentendu, ou à un long dialogue rompu. Il n’est pas
question de chercher des coupables. Il s’agit plutôt de comprendre
comment redéfinir les conditions du dialogue.
SPIRITUALITÉ ET IDENTITÉ 211

*
* *

Pour penser le spirituel dans la modernité, Taylor propose une ontolo­


gie morale. Défini à l’intérieur du paradigme du sujet, le religieux
continue d’exercer sa fonction séculaire dans la conscience, et de fon­
der le lien entre monde vécu et collectivité. Monde vécu et collectivité
sont intégrés, mais nourris d’abord à la source du pôle du monde vécu.
Le pôle du privé est encore articulé à la «conscience» qui s’exprimerait
dans le langage pour créer le lien social et éthique. Cette revalorisation
du pôle du monde vécu et de la culture ne saurait être sous-estimée
dans le cadre d’une réflexion sur le religieux. Cependant, Ferry distin­
gue quatre niveaux de discours à l’intérieur de son ontologie gramma­
ticale pour opérer les transitions entre le monde vécu et la collectivité,
là où Taylor propose pour sa part une perspective herméneutique. Les
quatre différents langages deviennent des instances de structuration des
individus en quête d’identité: le langage n’exprime pas une expérience
de la conscience, le langage structure l’individu dans son rapport éthi­
que. L’herméneutique de Taylor fournit moins de balises opérationnel­
les pour penser les médiations entre un sujet centré sur lui-même et un
sujet orienté vers la transcendance. Selon la théorie du langage de
Ferry, les énoncés tirent leur force en tant que lien éthique entre les
sujets de la dimension illocutionnaire, de leur inscription dans l’horizon
de l’universalité implicite à tout acte de parole. Tout énoncé élève des
prétentions à la validité universelle, tout en étant émis ici et maintenant.
Les énoncés peuvent ainsi être validés, à la fois en lien avec leur en­
racinement dans le monde vécu et en ce qu’ils sont tirés par autre chose
que la simple contingence. Ferry revoit les quatre types de discours
pour construire des charges éthiques à chaque fois différentes, pour
passer du narratif, tourné vers l’histoire de l’individu, à l’histoire de
l’autre, reconnue dans une argumentation qui peut reconnaître l’autre
comme sujet de droit. «Le temps historique et l’espace social, dit-il,
sont des milieux de reconnaissance où communiquer est la puissance
explicite par laquelle l’identité contemporaine se construit dans une
expérience qui s’ouvre à celle de d’autres identités19.» Selon cette

19. Jean-Marc Ferry, Les puissances de l’expérience, tome I, Paris, Cerf, 1991,
p. 156.
212 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

optique, il apparaît que la constitution de l’identité religieuse ne saurait


passer par le seul registre narratif. Il est certes regrettable que l’identité
religieuse ait dû se couper du registre narratif pendant plusieurs siècles,
et se restreindre au registre collectif, pour ne pas dire à une idéologie
imposée d’en haut. C’est ce qui explique la grande force d’attraction du
modèle narrativiste en théologie depuis 20 ans. Toutefois, le modèle de
Ferry permet de penser le lien entre le collectif et l’individuel, par la
médiation du paradigme du langage. Par son modèle des trois niveaux
de compréhension de la culture, Taylor apporte une contribution ines­
timable au débat: il permet de penser la complexité de la formation de
l’identité religieuse. Il ouvre une porte explicite à la réflexion sur le
statut du religieux dans la modernité. Il ne reste qu’à penser davantage
ce modèle de Taylor sous l’angle de ses modalités d’interaction entre
les niveaux, et à entrer par la porte de l’herméneutique du social qu’il
ouvre pour construire un nouveau modèle de l’identité religieuse dans
la modernité.
La crise spirituelle et la dissolution
de l’espace politique
ROBERT MAGER
Université du Québec à Trois-Rivières

Toute réflexion procède à partir de présupposés sur lesquels il est


parfois suggestif d’attirer l’attention. C’est ainsi que les directives ac­
compagnant la proposition thématique de ce congrès rapportent spon­
tanément la spiritualité à T intériorité («intériorisation», «exploration
intérieure»). Qui dit «intériorité» engage du même coup l’idée â'exté­
riorité, laquelle réfère aux diverses relations que l’on peut entretenir
avec la société des humains et avec ce que l’on appelle précisément
l’environnement. Le jeu ainsi amorcé porte à interroger la possibilité de
mener une vie intérieure dans les conditions sociales actuelles, à explo­
rer les liens entre l’intériorité et l’engagement social, etc. Il est alors
tentant de soupçonner le pôle «extérieur» de menacer une intériorité
spontanément perçue comme abritant l’essentiel du cheminement
humain. Ce faisant, on partagerait une conviction clé de la culture
actuelle, à savoir que la sphère de l’intimité serait plus réelle et plus
vraie que la sphère publique, lieu de facticité, de mensonge et de faux-
semblant.
Et si cette manière de distribuer l’existence humaine en (vraie)
intériorité et en (fausse) extériorité avait justement quelque chose à voir
214 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

avec ce qui rend la spiritualité problématique dans la société actuelle?


Poser cette question, c’est évidemment rejoindre la critique du subjec­
tivisme moderne. Mais c’est également s’imposer une triple exigence'.
non seulement identifier les conditions d’un dépassement de cette op­
position mais encore juger de sa possibilité et de son intérêt pour la
spiritualité elle-même. Tâche redoutable. Elle sera abordée ici de ma­
nière oblique: il s’agira d’indiquer comment ce dépassement se laisse
entrevoir dans quelques interprétations récentes de l’évolution de la
société québécoise et notamment dans le débat actuel sur la nécessité
d’une «culture publique commune». L’analyse conclura à un lien né­
cessaire entre la vie spirituelle et l’intégrité de l’espace public et donc,
en ce sens précis, à l’importance de repenser les rapports entre spiritua­
lité et politique.

1. Intériorité et mondanéité

Dans un ouvrage récent, Edward Schillebeeckx conteste cette manière


commune de concevoir le rapport au monde, selon laquelle il y aurait
d’une part l’intériorité, qui serait le cœur même de l’existence person­
nelle, et le monde, qui ne jouerait que le rôle d’un «environnement».
Cette conviction fondée sur l’opposition sujet/objet est typiquement
moderne; si elle est devenue chez bien des chrétiens «une sorte de
dogme de foi», elle est en fait le fruit d’une expérience historique
particulière1. Schillebeeckx souligne que ce que nous appelons l’inté­
riorité est pénétré de part en part par la culture, et que le monde «ex­
térieur» n’existe qu’à travers l’investissement des personnes; il y a ici
une relation dialectique qui interdit que l’on sépare les termes. La
société est la configuration, dans un temps et un espace donnés, des
rapports que les humains tissent entre eux; à la suite du sociologue N.
Elias, Schillebeeckx propose de la représenter comme une série de
figures collectives, semblables aux figures d’un corps de ballet. Ces
figures sont expressives; ce sont elles qu’il faut étudier pour connaître
le cheminement «spirituel» d’une société particulière. Si donc «il ne
convient pas de sacrifier les acquis “libéraux” du sujet humain au profit

1. E. Schillebeeckx, L'histoire des hommes, récit de Dieu, coll. «Cogitatio


Fidei» 166, Paris, Cerf, 1992, 381 p.; p. 91. «Le concept d’individu totalement autonome,
une “monade”, est un produit artificiel d’une phase historique particulière de l’homme
occidental dans l’interprétation de la façon dont il s’éprouve.» (p. 92)
LA DISSOLUTION DE L’ESPACE POLITIQUE 215

d’un monde sans sujet, il n’en faut pas moins se dégager de l’unilaté­
ralité de la subjectivité occidentale» pour devenir attentif aux enjeux
spirituels de la vie sociale elle-même, en tant que celle-ci engage de
manière décisive l’existence humaine2.
Avant de ce faire, il faut cependant interroger le fait même que
cette «unilatéralité de la subjectivité occidentale» se soit produite.
Comment comprendre cet accent sur l’intériorité? On ne saurait faire
ici, même brièvement, l’histoire de l’émergence de la subjectivité
moderne. Il faut pourtant trouver quelque indication quant à son sens.
Schillebeeckx explique que l’effondrement des repères sociaux tradi­
tionnels et la multiplication des choix de vie possibles ont provoqué
une crise dans la construction des identités personnelles: ce que chacun
est ou devrait être, autrui est de moins en moins en mesure de le dire.
Cette reconnaissance du monde faisant défaut, les personnes sont
livrées à la seule introspection; c’est en ce sens que «l’intériorité
sociale des hommes et des femmes, même s’ils sont croyants, a
changé3». Hannah Arendt parle en ce sens, mais plus radicalement,
d’une aliénation du monde en régime moderne. Selon elle, cette aliéna­
tion s’enracine en dernière instance dans la mise en doute de la fiabilité
des perceptions sensorielles (Descartes); celle-ci a entraîné une diffi­
culté croissante de partager des expériences, l’érosion du sens commun
et le rejet dans une intériorité an-historique. Arendt écrit ainsi au sujet
de la sécularisation:
Quel que soit le sens du mot «séculier» dans l’usage courant, il
est impossible historiquement de le faire correspondre à la
mondanéité; l’homme moderne, en tout cas, n’a pas gagné ce
monde en perdant l’autre, [...] il y fut rejeté, enfermé dans l’in­
tériorité de l’introspection où sa plus haute expérience serait celle
de la vacuité des processus mentaux, des calculs et des jeux so­
litaires de l’esprit4.
La spiritualité se trouve dès lors exilée hors du monde. Si elle se perçoit
désormais comme intériorité, c’est qu’elle n’a plus que la conscience
pour évoluer.

2. Ibid., p. 91.
3. Ibid., p. 96.
4. H. Arendt, Condition de l'homme moderne, coll. «Agora» 24, Paris,
Calmann-Lévy, 1988, 406 p.; p. 398-399 (j’ai modifié la traduction).
216 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

Ces réflexions mettent la spiritualité au défi de reconnaître et


d’assumer la condition mondaine de l’être humain. Elle est concernée
par l’épreuve qui, selon Jean-Yves Jolif, attend le christianisme:
Il s’agit essentiellement de savoir si, oui ou non, le christianisme
est condamné à l’abstraction, s’il doit être vécu dans une intério­
rité an-historique ou si, au contraire, il lui est essentiel de trans­
former réellement l’histoire (même s’il est autre chose que cette
activité pratique historiquement efficace et déchiffrable)5.
Il ne s’agit pas là seulement de prendre conscience de la mondanéité
mais bien d’aménager un rapport au monde tel qu’il fonde une vérita­
ble appartenance et favorise une authentique responsabilité. Selon
Hannah Arendt, cette appropriation du monde passe nécessairement par
la mise en commun des perceptions, par la confrontation des points de
vue et par la prise de décision au sein d’espaces publics ouverts et
pluriels. Ces lieux multiples de parole partagée et d’action concertée
constituent à proprement parler le domaine politique. L’assomption du
monde par la spiritualité croiserait donc la voie du politique! Il n’est
pas facile ici pour la réflexion de garder le cap, tant la relation religion-
politique est hypothéquée par l’histoire. Il le faut pourtant, en remar­
quant immédiatement que le politique est envisagé ici en amont de la
politique, c’est-à-dire dans sa portée décisive pour une vie en commun
entendant échapper aux rapports de domination, avant donc sa réduc­
tion aux intérêts partisans et à la bureaucratie étatique. Devoir faire
cette distinction, c’est déjà laisser entendre que le sort du politique dans
la culture actuelle n’est pas moins problématique que celui de la spiri­
tualité. L’avenir de l’un aurait-il quelque chose à voir avec celui de
l’autre? Il faut réfléchir à leur point de rencontre, en faisant d’abord
quelques remarques sur la saisie du monde par ce qu’on appelle le
«sens commun».

2. L’érosion du sens commun

Un aspect remarquable de la société actuelle consiste en la polarisation


de plus en plus nette entre, d’une part, un rationalisme étroit et domi­
nateur se réclamant des Lumières et, d’autre part, une quête spirituelle

5. J.-Y. Jolif, «L’athéisme à la recherche d’un lien réel entre les hommes»,
Concilium, n“ 29, nov. 1967, p. 11-18; p. 17.
LA DISSOLUTION DE L’ESPACE POLITIQUE 217

débridée et insensible à la critique. Cette polarisation fait l’objet d’in­


terprétations diverses et contradictoires: étape transitoire vers la société
parfaitement rationnelle, retour du religieux, expression nécessaire de
la dimension affective, etc. Ce qui est trop peu souligné, c’est l’érosion
dont cette polarisation témoigne, à savoir celle du sens commun.
Hannah Arendt entend par «sens commun» cette capacité qu’ont
les humains de s’orienter dans le monde par la mise en commun de
leurs expériences et de leurs points de vue particuliers. Le sens com­
mun est donc le produit d’échanges langagiers ayant lieu dans des
espaces de rencontre déterminés; son sort est lié à l’intégrité de ces
espaces publics de parole et d’action partagées et donc à l’intégrité du
politique6. C’est pourquoi l’effondrement du politique dans la moder­
nité, c’est-à-dire la dérive ou l’interdiction de ces espaces — ce sera là
le prochain point — a entraîné une érosion du sens commun qui me­
nace en définitive la viabilité de tout sens.
Cette érosion concerne directement la polarisation pré-citée.
Ainsi en ce qui a trait à la religiosité aveugle: «Dans une collectivité
donnée une diminution notable du sens commun, un accroissement
notable de la superstition et de la crédulité sont [...] des signes presque
infaillibles d’aliénation par rapport au monde7.» Le sens commun est ce
qui fait émerger le monde comme quelque chose de compréhensible;
son érosion signifie une perte du sens d’orientation dans le monde, et
donc la panne du jugement, de la capacité d’examiner la réalité sous
différents angles, et l’abandon de plus en plus facile au premier sys­
tème d’explication venu. Dans un article récent, Raymond Lemieux
souligne que cette crédulité ne sévit pas seulement dans le champ des
nouveaux mouvements religieux ou du Nouvel Age, mais bien partout
où une pensée unique impose un «faire qui va sans dire», que ce soit
dans le champ de l’économie, de la politique, de l’éthique, etc.8

6. Dans la perspective d’Arendt, «le politique n’est justiciable que d’un savoir
particulier, privé de règles générales, qui a son assise, non dans les concepts de
l’entendement, mais dans un sens commun capable de nous faire partager la richesse de
tous les autres points de vue particuliers. La seule raison du politique est à la croisée des
opinions qui s’échangent et découvrent un sens jamais donné d’avance.» (André
EnegrÉn, «Pouvoir et liberté. Une approche de la théorie politique de Hannah Arendt»,
Études 358/4, avril 1983, p. 487-500; p. 499)
7. Condition de l’homme moderne, p. 270.
8. R. Lemieux, «Notes sur la recomposition du champ religieux», à paraître en
1996 dans Laval théologique et philosophique. Selon Lemieux, la critique des dogmati­
ques traditionnelles doit ainsi s’étendre à toutes les dogmatiques, notamment «celles qui
nous regardent sans qu’on les voit, à force de familiarité».
218 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

L’érosion du sens commun concerne également l’autre pôle, celui


d’une rationalité réduisant la pensée à la simple logique:
chaque fois que le sens commun — le sens politique par excel­
lence — fait défaut à notre besoin de compréhension, nous
n’avons que trop tendance à le suppléer par la logique, puisque
l’aptitude au raisonnement logique nous est aussi commune à
tous. Mais cette aptitude humaine strictement interne, qui fonc­
tionne indépendamment du monde et de l’expérience, sans aucun
lien avec le «donné», est incapable de rien comprendre et, une
fois abandonnée à elle-même, se révèle parfaitement stérile. C’est
seulement lorsque l’espace commun entre les hommes est détruit
et qu’on ne peut plus se fier qu’à des truismes ou à des tautolo­
gies dénuées de sens que cette capacité logique peut se mettre à
«produire» et à développer ses propres enchaînements de pensée
dont la principale caractéristique politique est qu’elles impliquent
toujours un pouvoir de persuasion contraignant. Ramener com­
préhension et pensée à ces opérations logiques revient à réduire
la faculté de penser [...] à son plus petit commun dénominateur,
c’est-à-dire à un niveau où les différences réelles ne sont plus
prises en compte9.
La polarisation apparente de l’irrationalisme religieux et du ratio­
nalisme étroit repose donc sur une commune déraison, c’est-à-dire sur
un non-lieu du politique, sur l’incapacité de s’y mesurer au monde dans
la prise en compte des «différences réelles» et donc, en définitive, sur
une perte du sens même de la réalité. Mais qu’en est-il de ce non-lieu
du politique, jusqu’ici supposé?

3. La dissolution de l’espace politique

Rien n’est moins clair, à prime abord, que la dissolution du politique.


Certes, d’aucuns parleront d’une paralysie des institutions politiques
causée par l’ampleur de leur dette ou par la mondialisation des enjeux.
A l’inverse, on dénoncera la politisation à outrance des enjeux de la vie
collective, pour désigner leur soumission aux affrontements des partis
et à leurs intérêts. Mais cette paralysie et cette soumission participent

9. H. Arendt, «Compréhension et politique», Esprit, juin 1985, p. 88-101; p. 96-


97.
LA DISSOLUTION DE L'ESPACE POLITIQUE 219

précisément de ce qui est en question ici, à savoir l’impuissance gran­


dissante des citoyens devant les enjeux collectifs, leur expropriation de
la vie publique et la dégénérescence de celle-ci en politique-marché et
en politique-spectacle.
Le politique étant défini ici en termes d’espaces publics d’inter­
action et d’interlocution (H. Arendt), l’aspect décisif de ce processus
d’effacement concerne la transformation du rapport des contemporains
à l’espace. Une étude de Jean-Jacques Simard sur l’intégration des
immigrants comporte des indications précieuses à cet égard. Simard
identifie quatre facteurs de transformation sociale contribuant à effilo­
cher le tissu communautaire (et donc les espaces publics traditionnels)
depuis la dernière guerre mondiale:
l’accès à la consommation et à l’éducation supérieure, les médias
de masse, la mobilité sociale et la mondialisation de l’interaction
sont venus bouleverser les modes de vie familiers, encore large­
ment fermés sur eux-mêmes (communautaires et coutumiers) où
vivaient encore la majorité des gens, même dans les pays déve­
loppés10.
Ces facteurs, auxquels il faudrait ajouter le développement de
l’Etat et sa bureaucratisation, ont profondément transformé les rapports
à l’espace physique, aux personnes et aux choses, en bouleversant la
frontière entre le proche et le lointain, en imposant de fréquents déra­
cinements, en relativisant les appartenances, en insérant la médiation
toujours plus lourde de l’Etat entre les gens et leur milieu, en fraction­
nant les interactions en une multitude de rapports fonctionnels, tout ceci
contribuant à saper à la base, et irrémédiablement, le mode de vie
communautaire traditionnel, avec son lot de repères identitaires.
Ce qui disparaît ainsi, c’est la «totalité sociale de référence».
Simard porte sur ce mouvement de transformation un jugement nuancé
qui rejoint celui de Schillebeeckx:
Vus sous l’angle de la négation, les phénomènes que nous inscri­
vons sous le vaste parapluie de «mobilité sociale» seront vécus
comme un déracinement, un déboussolement normatif, un déchi­

10. J.-J. Simard, «Droits, identités et minorités: à l’arrière-plan de l'éducation


interculturelle», dans F. Ouellet et M. Pagé (dir.), Pluriethnicité, éducation et société.
Construire un espace commun, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture,
1991, p. 155-195; p. 164.
220 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

rement identitaire, une atomisation des relations sociales, etc.


Mais sous l’angle de l’affirmation, ils inspirent aussi bien les
mouvements d’émancipation.
Il reste que
à mesure que les communautés particularistes se dissolvent, elles
ne font pas que lever les «contraintes» qu’elles faisaient peser sur
leurs membres. Elles cessent graduellement de leur fournir des
repères identitaires clairs d’orientation morale; elles n’arrivent
plus à définir leurs besoins essentiels et à y apporter des réponses
satisfaisantes, matérielles comme spirituelles. Les fonctions de
régulation et d’intégration sociale qu’elles remplissaient tombent
alors sous l’empire des grands mécanismes et institutions d’une
société dite de masse, dans la mesure où elle n’est plus commu­
nautariste.
Le marché et l’État prennent alors le relais.
Les médias de masse, les sondages, les consultations [...] servent
de courroies de transmission entre les gérants des appareils privés
ou publics et les clientèles économiques ou politiques à desservir.
Là où pesait la coutume, la mode prend le relais pour régir et
accueillir les propensions à l’imitation qui créent les formes de
reconnaissance symbolique mutuelle [...]: les communautés de
culture. Sur le marché, les «créneaux de consommation», et sur
la place publique, les «groupes d’intérêt» constituent de nos jours
d’authentiques regroupements identitaires; à leur manière par­
tielle, segmentaire, optionnelle, ils remplissent le vide fonctionnel
laissé par ce que mon confrère Fernand Dumont a appelé «la
défection des appartenances» communautaires.
Simard conclut que, quel que soit le jugement que l’on puisse porter sur
la superficialité et la fugacité de ces «déguisements d’identité collective
“à la carte”», leur actualité les rend incontournables: «Les solidarités
symboliques ponctuelles, sélectives, éclatées, mouvantes sont au moins
aussi importantes que les appartenances d’un type plus solide et plus
archaïque dans la dynamique de l’identification et de l’interaction cul­
turelle propre aux sociétés contemporaines'1.»11

11 Ibid., p. 166-171.
LA DISSOLUTION DE L'ESPACE POLITIQUE 221

Le déplacement des voies de socialisation repose ainsi sur une


transformation plus fondamentale du rapport à l’espace: la construction
des identités et le jeu des appartenances s’effectuent de moins en moins
dans un espace précis et stable pour évoluer désormais au gré de la
circulation des gens, des marchandises et des idées, dans le vaste mar­
ché des choses. Le rapport au temps s’en trouve de même transformé.
Le temps ne s’accélère pas: il fuit. Relativisation de l’espace, fuite du
temps: c’est l’enracinement dans le monde qui fait désormais défaut, et
la crise des communautés traditionnelles n’est que le signe d’une dif­
ficulté croissante de s’approprier le monde et de se réaliser en lui par
sa mise en commun dans quelque espace politique que ce soit12. C’est
la possibilité même du politique qui est en cause et celle, concomitante,
du sens commun, sans lequel, en toute hypothèse, aucun sens ne saurait
durer.

4. Communauté et transcendance

Cette fragilisation du politique devient, dans la perspective de F.


Dumont, celle de la communauté: «Entre la société civile, où les indi­
vidus s’affairent à des intérêts privés, et l’Etat, qui met ses organismes
et ses experts à leur service, la communauté est l’indispensable média­
tion politique qui confère le statut de citoyen, d’acteur historique.» En
régime démocratique, cette communauté requiert «un consensus perpé­
tuellement à refaire», autour de «raisons communes susceptibles d’ins­
pirer le projet d’une société démocratique13». Or c’est cet espace com­
munautaire qui s’érode et que ne sauraient remplacer ni l’espace média­
tique, ni l’espace du marché.
On pourrait croire que l’espace médiatique, en brisant les limites
de l’espace physique, rendrait possible l’établissement d’une commu­
nauté nouvelle, virtuelle, constituée par la magie des ondes et suscep­

12. Ma réflexion est ici plus attentive à ce qui est perdu qu’aux nouvelles formes
de mise en commun du réel. Il faudrait notamment évaluer la force et l’impact du
mouvement communautaire sur la problématique d’ensemble. Certains progrès
technologiques pourraient également créer des possibilités que nous avons encore peine
à imaginer; Félix Guattari note ainsi : «La jonction entre l’écran audiovisuel, l’écran
télématique et l’écran informatique pourrait conduire à une véritable réactivation de la
sensibilité et de l’intelligence collectives.» («Pour une refondation des pratiques
sociales», Le monde diplomatique, oct. 1992, p. 26-27; p. 26)
13. F. Dumont, Raisons communes, Montréal, Boréal, 1995, 255 p.; p. 13.
222 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

tible d’engendrer une opinion publique sur les questions soumises à son
examen. Mais il n’y a ici qu’apparence de communauté, où l’interac­
tion le cède à la transmission à sens unique, à travers des médias ba­
vards mais sourds. La communauté censée prendre forme ici est en fait
un auditoire dont on cultive non pas l’opinion mais bien l’humeur (la
bonne), seule susceptible de manipulation rapide et efficace. Dumont
parle ici de l’édification
d’une société du spectacle qui donne aux individus la sensation
d’être présents à la société à condition de les exiler de l’action
efficace. L’expansion des médias n’est pas due seulement au
progrès des technologies de la communication; elle est consécu­
tive à la défection de la participation et aux diverses formes de
l’exclusion qui ont créé un vide favorable au remplacement de la
Cité politique par la théâtralisation de la vie commune. On re­
trouve alors l’intellectuel dans un nouveau rôle: celui de metteur
en scène du spectacle social où il rejoint le chômeur et l’assisté
social qui, ayant perdu le droit de travailler, disposent en com­
pensation de la permission de voir14.
Il ne faut donc pas céder à l’illusion de croire que, prenant en
quelque sorte le relais du politique, les médias dits de communication
favoriseraient immédiatement la mise en commun du monde. Même
dans leur fonction la plus noble, celle de l’information, ils servent
précisément ce que Dumont appelle «le processus de transformation de
la culture en information», sa fragmentation en une masse de données,
processus déjà avancé avant même l’arrivée de l’informatique, qui n’a
fait que le confirmer15. Tout le champ du savoir se trouve bousculé;
autrefois immanent à l’expérience, il s’est objectivé et prodigieusement
élargi. Cette expansion ne saurait être un objectif en soi: «L’immense
accumulation du savoir, l’industrie de l’apprentissage renvoient à
quelle conception de la vie qui puisse être partagée en commun? Etre
tous informés, apprendre sans cesse: cela peut être un idéal; vivre, c’est
une autre affaire». Au-delà du bouillonnement, comment la culture
sera-t-elle encore recueillement? «La culture n’est pas avant tout un
mécanisme d’adaptation ou un amas d’informations disparates; elle ne

14. Ibid., p. 238.


15. Ibid., p. 108.
LA DISSOLUTION DE L'ESPACE POLITIQUE 223

se confond pas avec les connaissances scolaires. Elle est d’abord cons­
cience et maîtrise des genres de vie16.»
Quant à l’espace de marché, s’il a pour lui d’être un lieu
d’échange et de réciprocité, il ne connaît cependant pas de frontière et
efface peu à peu l’inscription dans un espace et un temps précis. Rom­
pant les liens d’appartenance, il fragilise les identités, faisant des objets
des choses, et des personnes de la main-d’œuvre déplaçable à souhait.
Dumont écrit ainsi:
une grande partie du milieu culturel est devenu objet de fabrica­
tion et de manipulation. Les messages des médias, la rumeur des
publicités et des propagandes ont bouleversé les héritages. Pour
une large part, la vie sociale est désormais une construction, un
bricolage fait de matériaux disparates. Ces arrangements s’usent
vite, sont rapidement remplacés par d’autres, s’adressent à des
publics labiles. L’emprise sur le temps, l’enracinement dans des
espaces concrets deviennent difficiles.
La création des œuvres de l’esprit, la communion avec celles
de jadis sont contaminées par cette perpétuelle mouvance17.
Dans une telle situation, il faut trouver des manières d’établir autrement
la vie commune, avec la conviction «que la société ne se réduit pas aux
échanges sur des marchés ni à la division du travail; qu’elle est un
partage d’idéaux qui donnent au plus grand nombre le sentiment de
participer à l’édification de la Cité18».
«Raisons communes», «partage d’idéaux»: de telles expressions
abondent sous la plume de Dumont, à même sa vision du politique.
Celle-ci repose sur une anthropologie qui souligne l’importance de
l’héritage, du projet, de la solidarité et de la transcendance. Cette trans­
cendance n’est pas surajoutée mais bien essentielle: «L’homme est plus
grand que lui-même, il n’est à sa mesure qu’en se dépassant; on ne
dira pas autrement pour les sociétés et les cultures19.» La communauté
politique est ainsi «le produit d’une progressive sédimentation de soli­
darités autour d’un projet», «une fondation sans cesse à reprendre à
partir d’un legs d’humanité et en vue d’idéaux collectifs à poursuivre20».

16. Ibid., p. 110-111. Guattari propose une critique semblable (art. cit., p. 26).
17. Ibid., p. 102.
18. Ibid., p. 13.
19. Ibid., p. 212.
20. Ibid., p. 55 et 240.
224 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

La démarche se dit soucieuse d’éthique: «La personne humaine est un


être moral; je veux dire qu’elle aspire à dépasser les besoins primaires
de la nature et à poursuivre des idéaux21.» Mais l’éthique dont il est ici
question est entendue au sens fort, étranger à tout bricolage de valeurs
que la communauté humaine effectuerait à sa guise. Les sociétés et les
cultures sont «vouées à l’humanisation des personnes par la participa­
tion à des valeurs qui jugent les collectivités avant même que l’on
consacre à celles-ci des analyses plus détaillées22.» C’est donc une
authentique transcendance dont il est question. Valeurs, raisons ou
idéaux: Dumont entend par là une nécessaire ouverture du politique à
une transcendance qui seule peut lui donner sens et, à l’inverse, la
nécessité d’inscrire le rapport au transcendant dans la vie réelle des
humains. Cette transcendance se manifeste dans la confrontation des
idéologies, dans la mise en lumière de leurs présupposés, de leurs gran­
deurs et de leurs limites, dans leur aptitude à faire progresser la collec­
tivité. Elle se joue également dans l’inachèvement des institutions, dans
l’appel à les arracher perpétuellement à leur état présent et à les remet­
tre en chantier. Elle n’est donc pas «au-dessus de la collectivité» mais
bien «présente dans sa substance même». Au-delà du mirage d’une
possible société juste, il faut vivre dans «la libre confrontation et la
libre discussion avec, comme horizon, des valeurs patiemment éluci­
dées et farouchement respectées23».
Dumont lie ainsi l’ouverture à la transcendance à une dynamique
politique ouverte à la pluralité culturelle. La quête de valeurs collecti­
ves (idéaux partagés, projet de société, raisons communes, etc.) pointe
vers la nécessité d’espaces publics donnant prise sur le monde, où
celui-ci puisse être constamment remis en chantier, où un écart de
transcendance puisse ainsi être maintenu. On peut penser que le man­
que de tels espaces met la société en souffrance de transcendance. C’est
à partir d’une telle lecture politique qu’il faut, me semble-t-il, compren­
dre la multiplication actuelle de ce qu’on pourrait appeler les spiritua­
lités fugitives, celles qui partagent une même soif d’évasion du monde.
Si celles-ci semblent échapper à toute prise critique, c’est non seule­
ment parce que le lien avec la réalité du monde est rompu, mais encore
et surtout parce qu’elles surgissent à même l’effondrement du sens

21. Ibid., p. 85.


22. Ibid., p. 211; je souligne.
23. Ibid., p. 215.
LA DISSOLUTION DE L'ESPACE POLITIQUE 225

commun: elles évoluent d’autant plus librement que font défaut les
lieux d’expérience et de reconnaissance de la transcendance véritable
où elles pourraient être questionnées.

5. La recherche d’une culture publique commune

Ce lien entre le politique et la transcendance apparaît d’une tout autre


manière, en creux cette fois, dans le débat récent autour d’une «culture
publique commune» québécoise. Ce débat, intéressant à bien des
égards, ne sera examiné ici que sous cet angle, au demeurant révélateur.
Le débat sur la culture publique commune a pris forme au sein
des discussions sur l’intégration des immigrants à la société québécoise
et sur le problème particulier de l’école. L’arrivée massive d’immi­
grants à Montréal pose la question de savoir comment la pluralité cul­
turelle sera articulée avec la nécessité de maintenir une cohésion et un
projet de société. J. Harvey a distingué sept théories de contact
interculturel, allant de l’assimilation à la juxtaposition de ghettos, cer­
taines envisageant l’intégration (la convergence culturelle, la recherche
d’une culture publique commune, l’intégration pluraliste), d’autres non
(le multiculturalisme et le transculturalisme). Harvey estime que seules
les théories et les pratiques envisageant une forme ou une autre d’in­
tégration «peuvent prétendre résoudre la contradiction entre le
pluriethnisme et la cohérence culturelle». Parmi celles-ci, sa préférence
va à la culture publique commune qui «possède à la fois des traits de
la démocratie et de la république»; malgré sa complexité,
elle permet de dépasser la contradiction anthropologique de dé­
part par une culture à plusieurs niveaux. Ce qui lui permet d’in­
tégrer au noyau commun des blocs de valeurs complémentaires
provenant de cultures arrivantes et de laisser place à une grande
variété de réalités plus visibles qui forment le folklore quotidien
des groupes en convivance24.
Le ministère des Communautés culturelles et de l’immigration du Qué­
bec vient de faire de cette théorie «la pierre angulaire de sa politique»25.

24. Centre justice et foi, secteur de communautés culturelles, Vers une


culture publique commune, Montréal, Centre justice et foi, 1994, p. 2-4.
25. D. Baril, Les mensonges de l’école catholique, Montréal, VLB, 1995,
186 p. ; p. 149.
226 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

La culture est une réalité complexe, plusieurs auteurs n’ont


cependant pas reculé devant le défi de décrire la culture publique com­
mune québécoise. Guy Rocher, François Rocher et Gérard Bouchard
nomment ainsi les «composantes de la culture québécoise»: un ensem­
ble de traits référant à la mentalité, au tempérament, aux us et coutu­
mes, aux institutions et aux traditions; une territorialité, «c’est-à-dire un
cadre physique habité et perçu, approprié dans un processus historique
et investi symboliquement»; la langue; un sentiment d’appartenance, un
rapport social, «une solidarité traduite dans des symboles et surtout
dans des actions collectives»; un projet de société; une mémoire collec­
tive; la création artistique et littéraire26. Pour sa part, R. Folco, prési­
dente du Conseil des communautés culturelles et de l’immigration,
présente succinctement la culture publique commune en ces termes:
Au Québec, la culture publique commune inclut notamment
l’usage du français comme langue commune des échanges de la
vie publique, le Code civil, le Code pénal (fédéral), la Charte des
droits et libertés de la personne, une connaissance de base suffi­
sante de l’histoire (du Québec et du Canada), du patrimoine et
des normes essentielles régissant le fonctionnement des institu­
tions démocratiques dans une société de droit, l’indépendance de
l’Etat et des religions, ainsi que des normes éthiques et les us et
coutumes régulant diverses pratiques de la vie commune. Ses
exigences évoluent évidemment avec le temps; mais elles doivent
toujours être respectées2728
.
Julien Harvey, quant à lui, présente un ensemble d’éléments sem­
blables à ceux de Folco, auxquels il ajoute «le souci d’une redistribu­
tion sociale des biens, l’accès de tous à la justice, la liberté limitée
seulement par le respect de la liberté des autres, la solidarité avec le
pays d’accueil»; il joint à cela des comportements («urbanité, éthique
des affaires, règlement et codes municipaux»), des services communs
(«aide sociale, services de santé, système scolaire») et «l’allégeance
première au Québec2*». Gary Caldwell distingue pour sa part dans la

26. G. Rocher, F. Rocher et G. Bouchard, Les francophones québécois,


Montréal, Conseil scolaire de l’île de Montréal, 1991, 87 p., p. 8-10.
27. «Société pluraliste à la recherche de repères», Le Devoir, 14 février 1994, cité
dans D. Baril, op. cit., p. 149.
28. Julien Harvey, «Culture publique, intégration et pluralisme», Relations, oct.
1991, p. 239-241; p. 240.
LA DISSOLUTION DE L’ESPACE POLITIQUE 227

culture publique commune «des sous-cultures politiques, publiques,


judiciaires et économiques», comportant chacune un ensemble d’élé­
ments. La sous-culture judiciaire, par exemple, comprend ï’habeas
corpus, la présomption d’innocence, le droit à un procès par les pairs
en matière criminelle, la publicité des procès, l’égalité devant la loi
et sa non-rétroactivité, le droit d’être entendu et représenté par un
avocat29.
Ces diverses énumérations laissent songeur. Les éléments
qu’elles comportent ne sont pas tous du même ordre ni de la même
importance. Certaines décrivent ce que devrait être la culture com­
mune, d’autres ce qu’elle est de fait, d’autres ce qu’elle pourrait être
en vertu d’un projet collectif. Nonobstant l’ampleur et la complexité de
ce qui est en cause, on échappe mal à l’impression de se trouver devant
des listes d’épicerie. Les auteurs ont bien perçu cet écueil. Ils insistent
sur le caractère structuré, organique de la culture publique commune,
comme de toute culture. Utilisant une grille proposée par des cher­
cheurs du Conseil de l’Europe, Harvey voit dans la culture une struc­
ture cohérente faite de connaissances, de normes sociales, d’une sensi­
bilité, de normes esthétiques, de comportements, de modes d’apparte­
nance, de formes d’associations, de services communs et d’une image
sociale. Cette grille permet de dégager «trois domaines et leurs exigen­
ces: la culture publique, la culture immigrée et la culture pluraliste30».
Dans un autre article, Harvey et Caldwell distinguent «trois niveaux de
plus en plus fondamentaux» de contenus (qui ne correspondent pas aux
trois domaines ci-haut):
1. les règles du jeu social du Québec, contenues surtout dans la
Charte des droits et libertés; 2. les principes qui supportent ces
règles du jeu social et permettent à la fois sa stabilité, son évo­
lution et sa capacité d’intégration de cultures étrangères qui vien­
nent s’intégrer à elle; 3. les intuitions de base, ce qu’on peut
appeler les actes de foi qui permettent à une civilisation de sub­
sister et surtout de se transmettre à des plus jeunes31.

29. Gary Caldwell, «Immigration et la nécessité d'une culture publique


commune», L’Action nationale 78, 1988, p. 705-711; p. 708.
30. «Culture publique, intégration et pluralisme», p. 240.
31. G. Caldwell et J. Harvey, «Une culture publique commune au Québec»,
L’Action nationale 84/6, juin 1994, p. 786-794; p. 790.
228 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

Dans un même esprit, Gérard Bouchard, Guy et François Rocher sou­


lignent qu’il y a
une gradation dans la construction des concepts de culture et
d’identité, allant des composantes externes (comme les vête­
ments, la cuisine) vers des composantes internes qui sont nette­
ment plus déterminantes (comme le sentiment d’appartenance, la
solidarité, les références à un espace et à un passé, des aspirations
collectives communes)32.
A l’évidence, ce qui peut être commun à diverses cultures en présence
(le «domaine de la culture publique») ne correspond pas nécessaire­
ment à ce qui leur est le plus fondamental (les «intuitions de base», les
«composantes internes»). Il se pourrait que ce qui compte le plus pour
certaines cultures soit éminemment difficile à accepter pour d’autres;
on peut penser que c’est précisément ici que se pose le problème d’une
culture publique commune. Dès lors, comment celle-ci peut-elle être
une authentique instance de rassemblement?
Lorsqu’on examine de près la teneur et l’évolution de cette dis­
cussion, deux choses deviennent frappantes: (1) la manière dont elle
engage des «intuitions de base», des «valeurs fondamentales», etc.,
c’est-à-dire la conviction que la culture publique commune n’est pas
seulement indispensable à la «paix sociale», mais qu’elle vise encore le
«progrès culturel33»: on retrouve ici ce que F. Dumont appelle l’ouver­
ture à une transcendance; (2) la discussion sur la culture publique com­
mune a essentiellement été attentive à la notion de culture et en parti­
culier au «contenu» de la culture plutôt qu’au caractère «public» et
«commun» de cette culture. Mon hypothèse est que l’enjeu de la dis­
cussion se situe précisément au point de rencontre de ces deux problè­
mes: nommément, que l’ouverture à la transcendance dans une société
dépend essentiellement de l’ouverture de l’espace public. Tout ceci
demande éclaircissement.

6. Transcendance et politique
Le débat sur la culture publique commune manifeste un souci constant
de dégager les «valeurs fondamentales», les «actes de foi», l’«horizon
commun de sens», etc. On retrouve cette conviction, parfois implicite,

32. Les francophones québécois, p. 9.


33. Centre justice et foi..., p. 15.
LA DISSOLUTION DE L'ESPACE POLITIQUE 229

que toute la culture repose sur des choix fondamentaux qui ne sau­
raient, pour cette raison, être «négociés». On rejoint ici une conviction
clé du propos de Dumont, à savoir qu’il y a un mouvement de dépas­
sement au sein de la culture, de ses manifestations les plus humbles
jusqu’à ses plus hautes réalisations:
la culture dont vivent quotidiennement les sociétés est aussi tra­
vail de l’esprit: façons de se nourrir et de se vêtir, rituels de la
politesse, croyances qui habitent les individus, interprétations
qu’ils donnent à leur labeur et qu’ils laissent voir dans leurs loi­
sirs, conceptions qu’ils professent de la vie et de la mort... Il y a
culture parce que les personnes humaines ont la faculté de créer
un autre univers que celui de la nécessité. Le langage en est la
plus haute incarnation. Nous parlons pour dépasser le déjà-là,
pour accéder à une conscience qui transcende le corps comme
chose et autrui comme objet34.
Dans cette perspective, il n’est pas seulement question de parler de
lieux de spiritualité dans la culture, mais plutôt d’une culture qui est
essentiellement spirituelle, en perpétuelle quête de transcendance. Re­
connaître ce mouvement de quête, c’est également voir que, à propre­
ment parler, les «valeurs», les «idéaux», le «sens» ne sont pas tant au
fondement qu’à l’Aonzon d’un mouvement de dépassement jamais
achevé.
Le «fondement» est d’un autre ordre: il consiste en ce qui rend
possible la communication elle-même, la rencontre, l’échange, le débat,
la confrontation des différents points de vue en laquelle s’amorce le
mouvement de dépassement. La culture ne provient pas de l’individu
mais bien de l’interaction et de l’interlocution. Elle s’élabore à même
la pluralité et le langage. Elle est donc intimement liée à la dimension
politique de l’existence, en tant que jeu de la rencontre des humains
autour d’un commun souci du monde. Dumont écrit ainsi que la culture
est
le travail collectif grâce auquel les hommes tissent leurs liens
avec le monde. La culture a une dimension politique, parce que
la quête de soi n’est pas dissociable de la quête commune.
[-.]

34. Raisons communes, p. 99.


230 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

Construction d’une Cité politique, édification d’une culture,


renouveau d’une démocratie sociale: ces trois tâches se rejoignent
dans la même quête de raisons communes35.
L’essentiel consiste donc à assurer la possibilité même de la commu­
nication, de la mise en commun, en établissant des règles du jeu telles
qu’un espace public soit assuré à tous, accessible à tous. Telle est du
moins la manière dont la culture se joue en contexte de démocratie
moderne. On ne saurait obtenir de culture commune qui soit «cons­
cience et maîtrise des genres de vie» et non seulement «un mécanisme
d’adaptation ou un amas d’informations disparates» sans assurer un
ensemble de «préalables» d’ordre socio-politique qui rendent possible
la communication:
la lutte contre la pauvreté et la détérioration de l’habitat, la pro­
motion des solidarités et des communautés constituent les devoirs
premiers de l’instauration de la culture; l’acquisition d’un savoir
technique qui permette une certaine maîtrise du monde énorme et
bigarré de l’information devrait être assurée à tous, que ce soit
par la voie de l’école ou autrement. À ces objectifs il faut en
greffer un autre, plus difficile mais indispensable: une vigoureuse
opinion publique susceptible d’influer sur les médias populaires,
de façon à ce que la production de la culture ne soit plus autant
abandonnée aux manipulateurs de capitaux et aux saltimbanques36.
Le fondement à assurer est donc l’espace même de la communication,
l’espace public, en ses diverses réalisations instituées. Ce qui ne devrait
pas être «négociable», ce sont les conditions de possibilité de cet es­
pace, conditions économiques, sociales, politiques qui assurent à tous
un accès à la parole et à la décision en ce qui concerne le monde
commun.
La mise en lumière de cet enjeu politique fondamental dans la
discussion sur la culture publique commune invite à déplacer l’attention

35. Ibid., p. 29. H. Arendt écrit pour sa part que si la culture et la politique
«s’entr’appartiennent», c’est «parce que ce n’est pas le savoir ou la vérité qui est en jeu,
mais plutôt le jugement et la décision, l’échange judicieux d’opinions portant sur la
sphère de la vie publique et le monde commun, et la décision sur la sorte d’action à y
entreprendre, ainsi que la façon de voir le monde à l’avenir, et les choses qui y doivent
apparaître» (La crise de la culture. Huit exercices de pensée politique, coll. «Folio/
essais» 113, Paris, Gallimard, 1989, 380 p.; p. 285).
36. Raisons communes, p. 110-113.
LA DISSOLUTION DE L’ESPACE POLITIQUE 231

de la culture commune à l’espace public. Elle aide à comprendre que


l’enjeu n’est pas tant de déterminer ce qui doit faire partie de la culture
commune que d’identifier ce qui est nécessaire à l’intégrité de l’espace
public lui-même. C’est en effet cette intégrité qui est aujourd’hui me­
nacée par la conjonction de deux facteurs: l’érosion du politique dans
une société où se transforment les rapports à l’espace et au temps
traditionnels, et le côtoiement de sociétés privilégiant des règles du jeu
autres que celles de la démocratie occidentale. Ces facteurs sont rela­
tivement récents et expliquent que la culture publique commune soit
devenue problématique, malgré l’ancienneté du processus d’immigra­
tion à Montréal.
Cet enjeu politique apparaît, mais en creux, dans la discussion
actuelle, à même ses intuitions et ses obscurités. Ainsi, les auteurs
traitant de la culture publique commune aboutissent constamment à la
notion de citoyenneté républicaine37. La perspective d’ensemble est une
certaine vision de la vie commune, de la cité, et donc davantage qu’un
simple modèle d’intégration des immigrants. Lorsque Harvey décrit la
société comme une réalité structurée en cercles concentriques (culture
publique commune au centre, cultures immigrées autour, pluralisme
interculturel à l’extérieur), il évoque l’idée d’un espace public au centre
et d’espaces privés aux alentours, cette division étant aux racines mê­
mes du projet républicain. La distinction entre le public et le privé est
ce qui donne sens à la préoccupation de Harvey de distinguer ce qui
doit faire l’objet d’adhésion commune et ce qui ressort d’une légitime
diversité. De même, lorsqu’il est question de «règles du jeu» à respecter
nécessairement, ce sont bien là les nomoi de la cité, les lois qui rendent
celle-ci possible et viable. L’insistance de Folco sur le respect des
institutions fondamentales va dans le même sens. Ce qui est en jeu ici,
c’est l’intégrité et la raison d’être du politique.
Cette manière de voir bouleverse évidemment les données du
problème, et notamment tout ce qui ramène à l’idée d’un «consen­
sus38». Le débat actuel a beaucoup insisté sur un «dénominateur com­
mun» à «l’ensemble des habitants du Québec39». Or rien de ce que l’on
met dans ce dénominateur commun n’est effectivement partagé par

37. Centre justice et foi..., p. 12. Harvey dit de la culture publique commune
que c’est «la culture du citoyen et de la citoyenne» («Culture publique, intégration et
pluralisme», p. 240).
38. J. Harvey, «Culture publique, intégration et pluralisme», p. 240.
39. Les francophones québécois, p. 2.
232 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

tous, sinon l’espace public lui-même. Ce qui circule dans cet espace
n’est pas à proprement parler commun, mais bien rendu public, acces­
sible à tous et donc susceptible d’être accepté comme d’être refusé. Il
ne saurait donc y avoir de véritablement «commun» qu’un espace
public, à l’intérieur duquel évolue une culture non pas commune, mais
bien publique, s’élaborant dans l’échange («interculturalisme»,
«transculturation») entre les diverses cultures en présence. Il faut envi­
sager la culture publique comme une culture plurielle, comportant des
structures et des éléments dominants, d’autres récessifs, une culture en
transformation et en mouvement, soumise globalement à ce que Simard
appelle l’effondrement de la culture totale et la concurrence de «cultu­
res ébréchées». Dumont invite à un renversement des perspectives: «Ce
qui fait l’originalité d’une culture, ce n’est pas son repli sur quelque
distinction originaire, mais sa puissance d’intégration40.» Celle-ci
dépend d’un cadre politique solide: «Une culture est capable d’assimi­
ler des influences de façon créatrice dans la mesure où elle est suppor­
tée par le dynamisme des institutions41.» S’il y a nécessairement une
«culture de convergence42», c’est par définition l’état de la culture
publique à un moment donné, et plus précisément la langue dominante,
qui «représente la faculté de rassemblement, la puissance créatrice de
la personne et de la culture43». Plus que la culture commune, ce qui
importe, c’est la communauté: ce concept, qui apparaît souvent dans le
débat, est intéressant dans la mesure où il laisse apparaître une grada­
tion entre ce qui est le plus fondamental (l’espace commun), ce qui peut
prendre différentes formes (le processus de mise en commun) et le
foisonnement de ce qui circule (les contenus culturels). Il a cependant
l’inconvénient d’évoquer les communautés fermées d’autrefois, où la
pluralité avait maille à partir avec les consensus traditionnels.
Le défi est d’aménager ce qu’on pourrait appeler des «espaces de
coexistence dissensuels44». De tels espaces ont certes leurs règles fon­
damentales propres, qui sont en un certain sens «non négociables»,
dans la mesure où elles sont inséparables de la décision même d’évo­

40. Raisons communes, p. 81.


41. Ibid., p. 84.
42. Les francophones québécois, p. 4; Raisons communes, p. 67.
43. Raisons communes, p. 123.
44. L’expression me vient de Raymond Lemieux, à qui je dois également la
référence à Guattari. Celui-ci parle d’une indispensable «métamodélisation dis­
sensuelle» (art. cit., p. 27).
LA DISSOLUTION DE L’ESPACE POLITIQUE 233

luer au sein de ces espaces: liberté de parole, prohibition de la violence,


etc.45 Mais ces règles sont elles-mêmes mises en jeu dans la discussion,
et donc susceptibles d’être modifiées. Ceci appartient à la structure
même de la démocratie:
à l’encontre du totalitarisme, la démocratie récuse par principe
tout ce qui masque les conditions où l’on devient un citoyen
responsable. Par principe encore, elle fait monter au niveau des
débats politiques la pluralité des appartenances et des valeurs.
C’est pourquoi elle n’enferme pas dans un système; elle est sans
cesse en devenir par la reprise en charge du défi de la diversité
qu’elle a posé au départ comme son irréductible présupposé46.
L’insistance sur les valeurs communes, sur le non-négociable, risque de
faire oublier l’objectif même de la constitution d’une société pluraliste:
celui d’ouvrir un espace de débat pour que puisse s’y manifester, à
même la confrontation des points de vue (culturels), un écart de trans­
cendance. L’«autre» agit ici comme l’instance maintenant ouvert l’écart
entre ce qui est et ce qui devrait être, pourvu que la communication soit
assurée et que l’enracinement dans le monde soit suffisamment ferme
pour que puisse se former le sens commun. Cet écart de transcendance
dégage un horizon pour les membres de la société, qui leur permet
d’investir leur liberté dans le mouvement même où sont relativisées les
cultures qui s’y confrontent. Aussi importe-t-il de ne pas sacrifier à la
culture publique commune la loi démocratique du plus grand plura­
lisme possible47.
La difficile rencontre entre la spiritualité et la dimension politi­
que de l’existence dépend donc de la qualité de l'espace public. Celui-
ci suppose à son tour le respect du pluralisme et de la laïcité. «Plura­
lisme» doit s’entendre ici non pas au sens néo-libéral d’une molle

45. G. Bouchard, G. et F. Rocher soulignent ainsi l’importance que tous les


immigrants «partagent certaines valeurs fondamentales qui cimentent la collectivité
québécoise, à savoir les valeurs liées principalement à la démocratie, à la liberté et à la
tolérance. Ces valeurs se sont matérialisées dans des institutions qui réclament à la fois
développement et continuité.» (Les francophones québécois, p. 7) L’énumération
manifeste que c’est la base démocratique de la société qui est ici en jeu; en fait, à
strictement parler, il s’agit moins pour les immigrants de partager les valeurs (ce qui est
invérifiable) que de respecter les institutions et les lois qui les incarnent et de prendre
ainsi part au jeu social, avec tous les droits et les devoirs que cela comporte.
46. Raisons communes, p. 88.
47. Centre justice et foi..., p. 7.
234 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

indifférence envers tout ce qui ne met pas en cause les mécanismes du


profit maximal, mais bien au sens fort d’une recherche de transcen­
dance par la confrontation des points de vue culturels particuliers, l’ac­
cent étant mis ici sur la qualité de la rencontre et non sur la simple
multiplicité des différences. La «laïcité» est l’autre face du même prin­
cipe: ne permettre à aucun point de vue particulier de se présenter
comme la transcendance elle-même ou comme son lieutenant. Ce prin­
cipe dépasse donc de beaucoup la simple non-confessionnalité reli­
gieuse des institutions publiques (qu’il inclut cependant) pour question­
ner tout discours prétendant imposer ses lois à la vie commune sous
prétexte qu’elles iraient sans dire: lois de l’économie, de la science, de
la raison, de l’éthique, etc. Il s’agit de constamment libérer la parole,
de nourrir le débat, pour que se produise «l’indispensable mise au jour
des intérêts par la discussion ouverte48». Il n’y a pas de sens commun
possible sans équité: «Dans la présence de l’insignifiant est stigmatisée
l’absence du sens dans nos sociétés; paradoxalement, la transcendance
est proclamée de la manière la plus vive par la misère. Peut-il y avoir
des raisons communes sans que se répande l’obsession de la justice49?»

48. Raisons communes, p. 217.


49. Ibid., p. 227.
De la transgression
L’articulation des paliers éthique
et mystique de l’autonomie

JEAN-FRANÇOIS MALHERBE
Université de Sherbrooke

«Dieu est la règle de l’individuel»; il est l’exception


absolue, Vautre absolu qui justifie toutes les exceptions.
I! est, comme le montre l'histoire de Job, celui pour
lequel les catégories éthiques sont absolument suspen­
dues. L’autonomie et l’hétéronomie viennent s’unir.

Jean Wahl 1

Le concept d’autonomie est un concept complexe et multiforme qui


prend des acceptions diverses selon les écoles, les styles de pensée, les
disciplines et les cultures. C’est dire qu’il ressemble à un sac fourre-
tout où le meilleur côtoie le pire. Cette polysémie impose de définir
d’entrée de jeu la signification que revêt ce concept dans le présent
exposé.
Mes travaux antérieurs m’ont conduit à préciser un concept éthi­
que d’autonomie sur lequel je ne crois pas qu’il soit nécessaire de

1. Jean Wahl, Introduction à «Crainte et tremblement» de S. Kierkegaard,


Aubier, Paris, 1969, p. vi-vii. La citation est de Martin Thust, Sôren Kierkegaard, der
Dichter des Religiosen, Munich, 1931.
236 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

revenir en détail2. Par contre, la question de l’articulation de ce concept


avec le concept mystique d’autonomie n’a pas encore été développée et
devrait faire l’objet de prochains travaux. J’en ai usé dans mon petit
livre sur la prédication allemande de Maître Eckhart3, mais il reste un
considérable travail à accomplir pour clarifier l’articulation des paliers
éthique et mystique de l’autonomie. Et la tâche se complexifierait en­
core s’il devait s’agir de prendre en compte les dimensions biologique,
psychique et civique de ce concept4.
C’est vers une théorie des cinq paliers de l’autonomie que je
m’achemine. Mais aujourd’hui je me concentrerai sur l’articulation
particulière de Y éthique et du mystique, que j’étudierai à la lumière de
quatre portraits de famille:
— le Prudent (o’ phronimos) d’Aristote,
— YAffranchi (der Befrîdet) de Johannes Eckhart,
— Y Homme singulier (den Enkelte) de Sôren Kierkegaard et
— le Surhumain (der Übermensch) de Friedrich Nietzsche.
Ces quatre figures quasi mythiques de la philosophie partagent,
en effet, une commune relation de transgression ou d’exception à la loi
générale, au principe éthique, particularité liée à leurs positions respec­
tives à l’égard de la question de Dieu.

1. Le palier éthique

A propos de l’éthique, je voudrais préciser un point de sémantique qui


me paraît particulièrement significatif. L’étymologie du mot éthique est
liée à deux mots grecs différents: éthos (avec un epsilon initial) et éthos
(avec un hèta initial). Le premier mot signifie la demeure, la maison,
le chez-soi. Le second signifie les mœurs, les habitudes, les us et cou­
tumes et, par extension, l’institution. Autrement dit, l’éthique, au sens

2. Voir à ce sujet le travail de synthèse de Jeanine Guindon, Vers l’autonomie


psychique, Paris, Seuil, et mes ouvrages Pour une éthique de la médecine, Paris,
Larousse, 1987 et Autonomie et prévention, alcool, tabac, sida dans une société
médicalisée, Montréal-Namur, Fides-Artel, 1992.
3. «Souffrir Dieu», La prédication de Maître Eckhart, «Théologies», Paris, Cerf
1992.
4. Voir à ce sujet F. Varela et M. Maturana, L’autonomie du vivant, Paris,
Seuil et J.-F. Malherbe et Sergio Zorrilla, Le citoyen, le médecin et le sida.
L’exigence de vérité. Paris, L’Harmattan, 1989.
DE LA TRANSGRESSION 237

étymologique du terme, ce sont les habitudes qu’il est bon d’institu­


tionnaliser pour vivre dans la maison, c’est, comme je l’ai déjà dit, l’art
de la convivialité.
L’autonomie éthique est appelée par l’exercice de l’autonomie
civique comme une condition nécessaire appelle une condition complé­
mentaire, pour qu’ensemble les deux conditions deviennent nécessaires
et suffisantes à la construction d’une société conviviale. Mais l’autono­
mie éthique n’est pas un simple retour à l’autonomie psychique; elle en
marque au contraire une étape de développement excentrée. L’autono­
mie psychique est centrée sur l’individu. L’autonomie éthique est cen­
trée sur la relation, sur la réciprocité entre l’autre et moi. C’est pour­
quoi j’ai développé le concept d’autonomie éthique essentiellement à
partir de la parole. C’est dans la parole où je me risque à tenter de dire
qui je suis devant l’autre et où j’accueille le même risque pris par
l’autre que j’entre dans la dimension de la réciprocité des consciences,
des intentionnalités, des existences. C’est l’expérience de l’amitié.
C’est l’expérience de la relation amoureuse véritable, à la fois érotique
et éthique, sensuelle et existentielle. C’est là qu’on peut découvrir le
passage d’une autonomie psychique à une autonomie éthique, même si
ces différences ne sont pas à couper au couteau.
L’autonomie éthique consiste à créer des modes de convivialité
en s’appuyant sur une analyse anthropologique des conditions de pos­
sibilité de la convivialité. Ces conditions, à mon avis, sont au nombre
de trois:
— respecter la vie d’autrui,
— considérer autrui comme une fin et non comme un moyen,
— dire la vérité à autrui.
Bien que nous n’ayons plus guère de goût pour les interdits, nous
pouvons considérer que ces trois principes fondamentaux correspon­
dent en positif aux trois interdits que l’on trouve à la base de toute
société humaine démocratique:
— l’interdit de l’homicide,
— l’interdit de l’instrumentalisation,
— l’interdit du mensonge.
On sent immédiatement que ces trois principes vont plus loin que la
simple affirmation du droit de disposer librement de soi-même. Cette
affirmation ne va pas de soi, car s’interdire de mentir, par exemple,
238 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

pourrait apparaître comme une épouvantable contrainte à s’imposer


plutôt que comme un chemin de libération. Mais on découvre en res­
pectant ce principe, c’est-à-dire en en inspirant sa conduite et ses dé­
cisions, qu’à chaque pas on grandit en humanité. Un être humain qui
s’est donné comme discipline de ne jamais mentir, sauf cas gravissime,
est un être humain qui s’est mis en route sur la voie d’une progression
personnelle tout à fait forte.
En effet, ne jamais mentir va l’amener à des interactions très
particulières avec ses semblables. De dire à l’autre la vérité, je me
trouverai transformé dans le sens d’une plus grande lucidité, d’une
responsabilité accrue, d’une ouverture élargie à autrui et, surtout, à une
plus grande acceptation de mes limites.
A partir du moment où l’on se met sur le terrain de l’éthique et
où l’on se dit: moi, je ne veux jamais mettre en danger la vie d’un autre,
je ne veux jamais me servir d’un autre comme d’un simple outil, je ne
veux jamais mentir à qui que ce soit, on met le pied sur le chemin de
l’humanisation réciproque la plus radicale.
Mais dans la vie il est bien des circonstances dans lesquelles il
n’est pas possible de respecter ces trois interdits essentiels de l’éthique.
Dans de telles circonstances, la conscience morale individuelle reprend
ses droits et affirme sa supériorité éthique sur la loi. L’individu auto­
nome affronte alors la délicate question de la transgression.
Quatre figures classiques de la philosophie pourraient nous aider
à penser ce rapport difficile de la conscience transgressante à la loi
censée la protéger. Jetons un coup d’œil chez Aristote, Eckhart, Kier­
kegaard et Nietzsche.

2. Quatre figures de la transgression

a. Le «Phronimos» aristotélicien

De Y Éthique à Nicomaque à la bioéthique contemporaine, le concept


aristotélicien de la phronèsis n’a cessé de structurer certaines approches
de l’éthique. Ce n’est pas ici le lieu d’en faire le recensement. Puisqu’il
s’agit d’approfondir la question de la transgression, je laisserai pour
une autre occasion un retour critique aux textes du Stagirite pour me
concentrer sur une des formes contemporaines de recours au concept
aristotélicien de prudence. Je m’appuierai sur une recherche récente
effectuée dans le champ bioéthique que je considère, avec Dominique
DE LA TRANSGRESSION 239

Jaquemin, comme un espace privilégié de la spiritualité contempo­


raine5.
On peut, en effet, estimer avec Sergio Zorrilla que «la bioéthique
est un des champs privilégiés de la culture contemporaine où se mani­
feste, avec le plus d’acuité à la fois la nécessité et le refoulement du
“jugement prudentiel6”». Autrement dit, la bioéthique est un des lieux
privilégiés où se manifeste l’enjeu de l’articulation correcte de l’univer­
sel et du particulier, que tente de formaliser la théorie du «jugement
prudentiel». Mais qu’est-ce que le «jugement prudentiel»?
Le «jugement prudentiel» est l’opération de l’esprit de «pru­
dence» par laquelle un sujet moral tente d’appliquer avec discernement
une règle universelle de morale dans une situation particulière, quitte à
prendre la liberté de corriger la règle si son application mécanique
devait conduire à un résultat par trop éloigné de la finalité qu’elle vise.
Le «jugement prudentiel» consiste donc à agir de façon autonome,
c’est-à-dire à assumer dans sa décision subjective l’imperfection intrin­
sèque de la loi morale. L’exercice du «jugement prudentiel» consiste à
discerner les circonstances dans lesquelles suivre la lettre de la loi serait
moins moral que de transgresser cette lettre au nom même de l’esprit
qui l’anime.
Mais la problématique du jugement prudentiel n’est pas univer­
sellement reconnue dans le champ bioéthique, loin s’en faut. C’est la
raison pour laquelle il y a lieu de s’interroger à la fois sur sa nécessité
et ses limites. Sa nécessité apparaît à l’évidence dès qu’on entreprend
une réflexion un tant soit peu systématique sur les fondements éthiques
de la décision d’agir. La pratique de l’éthique clinique, notamment,
illustre de façon particulièrement frappante que les situations vécues,
par les soignés comme par les soignants, ne s’accommodent que rare­
ment des exigences formelles de la loi morale.
C’est dire que la pratique du jugement prudentiel est un art qui
ne s’enseigne guère et dont l’exercice est largement négligé dans les
milieux bioéthiques, voire carrément refoulé. C’est que cet Art du
discernement apparaît, du moins dans un premier temps, comme extrê­
mement insécurisant. Il s’inscrit, en effet, radicalement en faux contre

5. Dominique Jaquemin, La bioéthique et la question de Dieu, «Interpellations»,


Mediaspaul, Montréal, 1996 (à paraître).
6. Sergio Zorrilla, «Nécessité et limite du “Jugement prudentiel” dans la
problématique bioéthique», thèse de doctorat en Santé publique - bioéthique, Université
de Louvain, juin 1992, «Introduction».
240 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

toute tentative de «mécanicisation» de la prise de décision éthique. Il


manifeste dans la plus brillante lumière qui soit que la décision morale
est toujours une décision subjective. La pratique du «jugement
prudentiel» apparaît donc comme la contestation la plus radicale de
toute tentative idéologique (biomédicale ou doctrinale) de réduire le
sujet moral à la machine cybernétique qui lui sert de support matériel
en même temps qu’elle manifeste sa présence au monde et aux autres.
Le «jugement prudentiel» consiste donc finalement à vivre un
savoir-faire de l’universel au cœur du particulier. Son exercice est celui
de l’homme qu’Aristote appelle le phronimos (prudent), l’homme qui
agit dans la mouvance de la phronèsis (prudence7). Cet exercice est en
définitive le seul art de vivre puisque sa pratique comme sa finalité
consistent à laisser advenir soi-même et autrui comme sujets de l’his­
toire humaine, ce qui est sans doute aussi l’une des visées de la philo­
sophie. Mais cette radicale «prudence» consiste aussi à casser la dyna­
mique de toute formation sociale imaginaire aux termes de laquelle la
décision morale serait réduite à l’application mécanique d’une règle
universelle à des cas particuliers. C’est sans doute la raison pour la­
quelle elle provoque tant de résistances.
Ce qui apparaît donc comme une limite du «jugement pruden­
tiel», la relative méconnaissance dans laquelle sa discipline est tenue,
est en réalité et paradoxalement sa plus grande force aux yeux de ceux
et de celles qui tentent de le pratiquer. En effet, les résistances que son
évocation même provoque quasi inévitablement en font un véritable
révélateur des points du champ moral (et bioéthique en particulier) où
la mise en œuvre des technosciences biomédicales risque non plus de
servir l’homme mais de l’asservir. C’est dire que les résistances à
l’égard du jugement prudentiel appellent un travail critique et une ana­
lyse qui sont les premiers pas d’une éthique de résistance. Elles indi­
quent les points sur lesquels les éthiciens sont convoqués à se mettre au
travail et à développer une véritable éthique de résistance à l’égard des
processus réducteurs de l’humain.
Bref, le champ bioéthique est structuré par un rapport de forces
majeur entre des éléments dynamiques (auto-) émancipateurs des sujets
et d’autres dont la visée souvent occulte est, au contraire, leur objecti-

7. On consultera à ce sujet Pierre Aubenque, La prudence chez Aristote, Paris,


PUF, éditions diverses.
DE LA TRANSGRESSION 241

fication. Ces remarques ne nous éloignent pas de notre sujet car l’un
des défis théologiques de la spiritualité contemporaine est précisément
de prendre position à l’égard de ce rapport de force. L’éthique aristo­
télicienne fournit pour cela des outils que nous aurions tort de négliger.
De plus, d’autres pensées, explicitement religieuses ou anti-reli­
gieuses — ce qui n’est pas le cas de l’aristotélisme —, ont repris à leur
propre compte la question de la transgression d’une loi universelle dans
une situation singulière. On peut penser à Nietzsche et Kierkegaard
mais, quelques siècles plus tôt, à la fin du Moyen Age, Maître Eckhart,
qui revient très à la mode aujourd’hui — peut-être à cause du Nouvel
Âge qui l’a très peu lu et le cite beaucoup —, l’avait déjà reprise dans
la figure de F «affranchi».

L’«affranchi» eckhartien

Les grands thèmes de la mystique eckhartienne sont aujourd’hui bien


connus. L’humain qui pratique le détachement finit toujours par obliger
Dieu à s’établir en lui, à raviver la petite étincelle de son âme et à
l’entraîner dans une percée à laquelle Dieu lui-même se laisse conduire
en retour. La naissance du Fils dans l’âme survient avec le baiser
qu’elle reçoit de la déité. Cette étreinte initiatique signe l’affranchisse­
ment de l’âme. Mais qu’est-ce qu’un affranchi8?
L’affranchi a transformé son ancienne façon de vivre. Il n’est
plus possédé par les créatures en croyant erronément les posséder. Il vit
de joie, de sagesse et de connaissance vraie. L’affranchi est un converti,
un «retourné» qui a compris et éprouvé jusque dans sa chair que c’est
en lui qu’est l’obstacle, non dans les créatures. L’affranchi vit sans
opposition, sans tension, sans désir, sans frustration, sans colère, sans
regret9. L’affranchi vit sans opposition, comme s’il était mort. C’est
pourquoi il est devenu capable d’accepter tout comme venant de Dieu
qui le conduit et qui, seul, occupe son regard.
«Se laisser conduire par Dieu10», telle est la condition de l’affran­
chi. Un affranchi qui se laisse conduire: le paradoxe n’en est pas un si
l’on considère que Dieu reste silencieux. Se laisser conduire par lui,

8. Voir pour plus de détails le chapitre 7 («L’affranchissement») de mon livre


cité à la note 2.
9. S 8, AH 1-95.
242 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

c’est alors, en effet, se laisser conduire par la petite étincelle de divinité


enfouie au plus profond de notre humanité, étincelle dont le feu a été
avivé par le baiser divin. Mais cette étincelle, qu’est-elle d’autre que
l’être universel de l’humanité? C’est pourquoi Eckhart enseignait telle
règle pratique:
Si tu t’aimes toi-même, tu aimes tous les hommes comme toi-
même. Tout le temps que tu aimes un seul homme moins que toi-
même, tu ne t’es jamais vraiment aimé toi-même — à moins que
tu n’aimes tous les hommes comme toi-même, en un homme tous
les hommes, et cet homme est Dieu et homme. Un homme est tel
qu’il doit être qui s’aime lui-même et qui aime tous les hommes
comme lui-même, et son comportement est tout à fait juste".
C’est en cultivant l’humanité entière dans chaque homme — «en
un homme, tous les hommes» — que l’affranchi agit en conformité
avec sa dignité et tout uniment avec la volonté de Dieu. L’affranchi vit
sans opposition dans cette unité scellée par le baiser de la divinité.
C’est pourquoi il ne craint même pas de vivre une vie qui suppose la
mort d’autres vies. Ceci ne veut pas dire que l’affranchi n’ait aucun
égard pour la souffrance et la mort autour de lui. Il y est au contraire
sensible et son «ataraxie», l’absence en lui d’opposition, consiste plutôt
à éviter de transmettre la souffrance et la mort là où cela dépend con­
crètement de lui. Mais l’affranchi a renoncé à se considérer comme
coupable de toute violence. Finalement, l’affranchi est un homme ou
une femme qui vit avec justesse son rapport au monde, à lui-même, aux
autres et à Dieu. «Avec justesse», c’est-à-dire sans plus se demander
pourquoi il vit. L’affranchi ne sait pas pourquoi il vit; il est content de
vivre! Tel est son mode d’être: la joie10 12.
11
L’affranchissement de l’homme, c’est le passage de l’œil exté­
rieur à l’œil intérieur, la conversion plus exactement de l’œil extérieur
en œil intérieur, ou encore, la transfiguration de l’homme extérieur en
homme intérieur.
L’âme a deux yeux, l’un intérieur, l’autre extérieur. L’œil inté­
rieur de l’âme est celui qui regarde dans l’être et reçoit son être
de Dieu sans aucun intermédiaire: c’est son opération propre.

10. S 62, AH 3-23.


11. S 12, AH 1-121.
12. S 26, AH 1-220.
DE LA TRANSGRESSION 243

L’œil extérieur de l’âme est celui qui est tourné vers toutes les
créatures et les perçoit selon le mode d’images et le mode d’une
puissance. Or l’homme qui s’est tourné en lui-même, en sorte
qu’il connaît Dieu dans son propre goût et dans le propre fond de
celui-ci — cet homme est affranchi de toutes choses créées, il est
enfermé en lui-même sous un véritable verrou de vérité13.
Et ce passage, cette pâque, a pour fruit la vision en toutes choses
de l’honneur de Dieu14. Mais ce qui vaut pour la création vaut aussi
pour soi-même15. Se laisser saisir soi-même selon ce qu’on est en Dieu,
c’est-à-dire se laisser saisir soi-même comme Dieu, comme père,
comme insondabilité, comme innommabilité, comme unité, qu’est-ce
d’autre que d’être affranchi, en vérité? Il faut, en effet, l’œil intérieur
pour qu’à force d’affection, de respect, de confiance, de prévenance et
de tendresse, l’autre invente mon vrai visage et sollicite ma conversion.
Et ma protestation sincère, qu’il ne me connaît pas vraiment tel que je
suis, que ce visage est trop noble pour moi, que je reste menteur et
jouisseur, viendra s’user sur sa tenace bienveillance. Et je finirai par
ressembler à mon visage intérieur car l’autre, maître ou ami, aura ému
en moi un être caché, dont je voulais ignorer l’existence, mais qui ne
pourra s’empêcher de surgir un jour puisqu’il est sollicité en vérité.
L’autre ainsi fait naître le fils en moi! L’autre alors est grâce sur grâce
et moi, il me donne de Dieu d’être affranchi. C’est cela la création, la
créativité de l’amour, la fécondité de l’amitié en Dieu.
Sensibilité avivée à l’égard de'l’universel, l’affranchissement est
également sollicitude activée à l’égard du singulier. L’affranchi est une
articulation particulière de l’universel et du singulier, de la loi et de
l’exception. Il est la liberté, «l’obéissance hors-la-loi». Mais si tel est
le cas, que devient Dieu? Qu’en est-il encore de la volonté de Dieu?
Voyez ce qu’un homme bon peut auprès de Dieu. C’est une vérité
certaine, une vérité nécessaire : celui qui donne totalement à Dieu
sa volonté capte Dieu, lie Dieu, en sorte que Dieu ne peut rien
que ce que l’homme peut16.

13. S 51, AH 1-109.


14. S 51, AH 2-137.
15. S 24, AH 1-207.
16. S 25, AH 1-212.
244 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

C’est pourquoi l’homme humble n’a pas besoin de demander à


Dieu, il peut bien commander à Dieu, car la hauteur de la déité
ne peut rien considérer que dans la profondeur de l’humilité,
l’homme humble et Dieu étant un et non pas deux. Cet homme
humble a Dieu en son pouvoir autant que Dieu a pouvoir sur lui-
même1718.
C’est dire que l’affranchi a ce pouvoir, non pas face à Dieu mais
en Dieu, de réapproprier la loi à sa finalité qui est le service de la
naissance de Dieu en nous. A cet égard, tout attachement à la loi qui
contredirait la sollicitude maïeutique à l’égard de l’engendrement de
Dieu en l’autre, ferait perdre à l’affranchi sa liberté même. Tout atta­
chement à une œuvre quelconque t’enlève ta liberté d’être à la dispo­
sition de Dieu dans ce moment présent™. C’est très précisément le
thème que reprend Sôren Kierkegaard dans Crainte et tremblement'9.

L’«homme singulier» kierkegaardien

Kierkegaard semble considérer que «vivre en homme singulier» est la


forme d’existence à la fois la plus élevée et la plus accomplie. Et si l’on
en croit André Clair, «la tâche d’une lecture philosophique de Kierke­
gaard est précisément de penser cet être singulier que peut être et même
qu’est exactement appelé à être chaque individu20». Or, justement,
l’une des questions de Crainte et tremblement porte sur la signification
de la figure d’Abraham comme individu singulier.
La question de Kierkegaard sur Abraham, dans Crainte et trem­
blement, vise la transgression de l’éthique. Nul ne peut tuer son sem­
blable. Or Abraham consent au projet insensé de Dieu qui exige le
sacrifice d’Isaac. Ce projet est d’autant plus contraire à l’éthique
qu’Isaac est le fruit unique de la promesse faite par Dieu à Abraham de
multiplier sa descendance et de la rendre aussi nombreuse que les étoi­
les. Abraham se trouve donc en double infraction à l’égard de l’éthique:
meurtre prémédité et complicité de parjure!

17. S 15, AH 1-140 et S 14, AH 1-135.


18. S2: AH 1, 53; PP 270.
19. Sôren Kierkegaard, Crainte et tremblement, traduit du danois par P.-H.
Tisseau, Introduction de Jean Wahl, Paris, Aubier, 1969.
20. André Clair, Kierkegaard. Penser le singulier, Paris, Cerf, 1993.
DE LA TRANSGRESSION 245

Comme le suggère Jean Wahl, on peut comprendre le geste


d’Abraham dans la ligne de Job: ne pas mal parler de Dieu, même si
ce dernier se contredit et apparaît injuste. Sans doute le père d’Isaac,
qui est aussi devenu — suite à l’heureuse fin du drame — le père des
croyants, a-t-il préféré que son fils perde la foi en lui plutôt que de
perdre la foi en Dieu? Mais une telle abnégation, admirable en soi, est-
elle tolérable si elle impose une double transgression de l’éthique? Y a-
t-il une suspension justifiable de l’éthique? Telle est la question que
pose Kierkegaard.
L’éthique, c’est le général. Or certains hommes ne peuvent se
traduire dans la généralité, ils s’affirment comme incommensurables au
moyen du général, ce qui, aux yeux du monde, est manifestement un
péché et même le plus grave des péchés. En plus d’être parjure et
meurtrier, Abraham est orgueilleux!
Mais justement, l’orgueil aux yeux du monde est peut-être humi­
lité aux yeux de Dieu. Jean Wahl note très justement:
Dans la foi, l’individu tutoie le maître du ciel, il est dans un
rapport privé avec Dieu. L’individu comme individu entre dans
un rapport absolu avec l’absolu. C’est le domaine de la grande
solitude; on n’y pénètre pas «de compagnie»; on n’y entend pas
de voix humaine; rien ne peut y être enseigné ou expliqué21.
La voix du monde est inaudible à cette altitude. Mais l’éthique en est-
elle pour autant suspendue? L’éthique ne refuse-t-elle pas toute
singularisation ultime, toute exception à la règle?
«Pour moi, non pas personnellement mais comme penseur, écrit
Kierkegaard, cette question du singulier est la plus décisive22.» Concrè­
tement, il s’agit de saisir ensemble le singulier et l’universel, car
«l’homme est une synthèse d’infini et de fini, de temporel et d’éternel,
de liberté et de nécessité, bref une synthèse23».
Mais comment peut s’effectuer cette saisie? Par mode de trans­
position dans le langage de l’homme spirituel, du langage de l’homme
psychique, répond le philosophe danois: «Le premier a effectué le pas­
sage ou s’est laissé transporter de l’autre côté, tandis que le second est

21. Jean Wahl, «Introduction» à Crainte et tremblement, p. v.


22. Sôren Kierkegaard, Œuvres complètes traduites par P.-H. Tisseau, Éditions
de l’Orante, 1966-1986, vol. XIII, page 643.
23. M., vol. XI, p. 143.
246 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

demeuré de ce côté-ci; et pourtant il y a un lien entre eux, à savoir que


tous deux emploient le même mot24.» L’un et l’autre peuvent tenir le
même langage mais sans toutefois parler de la même chose. Le psychi­
que parle le langage des choses du monde. Le spirituel parle un langage
transposé — littéralement: métaphorique — qui «fait voir» le monde
ordinaire comme monde de Dieu25.
C’est dans cette vision du monde transposée dans le registre de
la connaissance de foi que s’effectue la suspension mystique de l’éthi­
que. L’éthique reste valide dans son ordre propre qui est celui de la
convivialité des citoyens du monde. Mais, transposée dans le «monde
de Dieu» auquel le croyant accède par la métaphorisation de son lan­
gage en langage de foi, l’éthique est suspendue, elle perd sa pertinence
universelle car dans ce monde de la foi, comme l’a exprimé Job, l’ab­
surde disparaît et fait place à la justification inconditionnelle du croyant
en Dieu. Abraham se prépare à sacrifier Isaac parce que l’interdiction
de l’homicide n’a pas de place en Dieu. En Dieu, il y a place pour la
contemplation de Dieu, pour la confiance absolue. Ce qui pouvait pa­
raître absurde «aux yeux du monde» a perdu son absurdité. Plus exac­
tement, c’est la catégorie même d’absurde qui se dissout dans la trans­
position du langage psychique en langage spirituel26.
C’est d’ailleurs dans les paradoxes engendrés par les collisions
entre les deux registres du langage, l’ordinaire et le transposé, que
Kierkegaard trouve les meilleurs indices lui permettant de se frayer un
chemin vers l’indicible, l’absolu et le silencieux27. C’est par le paradoxe
que l’homme peut affirmer le caractère absolu de la transcendance.
Le mouvement vers le religieux suppose que l’on ait vécu à fond
l’attitude éthique. Mais c’est aussi la découverte de l’incapacité
de l’éthique à penser le conflit entre la norme et l’appel qui
permet le passage à une attitude toute différente. Le rapport avec
les normes immanentes est rompu et un rapport invisible et indi­
cible avec Dieu prend naissance. Un tel rapport renvoie à la

24. W., vol. IX, p. 239.


25. Voir à ce sujet notre chapitre intitulé «La connaissance de foi», dans Initia­
tion à la pratique de la théologie, vol. 1, «Introduction», Paris, Cerf, 1982, p. 85-111.
26. On trouvera une argumentation en ce sens dans Jean Ladrière, L'articulation
du sens II, Paris, Cerf, coll. «Cogitatio fidei», 1985. Ainsi que dans mon livre Le langage
théologique à l'âge de la science, Paris, Cerf, coll. «Cogitatio fidei», 1985.
27. Voir à ce sujet André Clair, Pseudonymie et paradoxe. La pensée
dialectique de Kierkegaard, Paris, Vrin, 1976.
DE LA TRANSGRESSION 247

catégorie du «devant Dieu», selon laquelle, dans la relation


même, la différence est reconnue comme incommensurable28.
L’homme qui vit dans la foi vit sa vie de façon transparente
devant Dieu, dans la justification inconditionnelle qui en appelle à
l’amour de Dieu en toutes choses et avant toute autre chose. C’est dans
cette transparence que disparaît la triple faute d’Abraham: le consente­
ment au meurtre, la complicité de parjure et l’orgueil. La transgression
n’est plus transgression, elle est harmonie dans l’espace de la justifica­
tion, elle est coïncidence vécue de l’universel et du singulier.
Reste à reconnaître, toutefois, que l’accès à cette transparence
impose bien des tribulations et que, si le croyant véritable s’éprouve
comme justifié a priori, la décision de transgresser l’éthique, transgres­
sion qui est un des possibles chemins vers la transparence devant Dieu,
ne se prend précisément pas dans la transparence mais justement «dans
la crainte et le tremblement».
Le fond de la question est de savoir quel est «le vrai rapport à
l’exception29». Et à cet égard, il convient de revenir à Abraham lui-
même et de remarquer qu’il ne se proclame pas lui-même exception par
rapport à l’interdit de l’homicide. Il est appelé par Dieu. Il répond à une
vocation, il se trouve en situation de responsabilité. Mais comment
l’individu peut-il savoir qu’il est élu? Il ne le pourra pas. Comme le
note Jean Wahl, il l’éprouvera dans son angoisse même vis-à-vis de
cette question30. La réponse est dans l’angoisse avec laquelle la ques­
tion retentit dans l’individu. Le croyant vit donc un risque constant et
l’angoisse est sa seule assurance. En définitive, seul l’individu déci­
dera, devant Dieu et à ses risques et périls, s’il est vraiment l’objet
d’une élection divine.
Cette autoposition de l’exceptionnel devant Dieu se retrouve chez
Nietzsche, à ceci près que le préalable en est la proclamation de la mort
de Dieu. L’humain, à ses risques et périls, proclame la mort de Dieu et
s’autopositionne face au raz-de-marée provoqué par la publication de
son acte de décès.

28. André Clair, Kierkegaard. Penser le singulier, Paris, Cerf, «La nuit
surveillée», 1993, p. 107.
29. Id„ p. 182.
30. Jean Wahl, «Introduction», page x.
248 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

Le «surhumain» nietzschéen

Dans son long poème Ainsi parlait Zarathoustra, Friedrich Nietzsche


introduit les trois métamorphoses de l’esprit: comment l’esprit se
change en chameau, le chameau en lion, et le lion en enfant, pour finir.
D’abord, l’esprit devenu chameau se charge des plus lourds far­
deaux de l’humain et se hâte vers le désert.
C’est au désert, dans la solitude la plus extrême que le chameau
devient lion. «Il entend conquérir sa liberté et être le roi de son désert.»
(79) Mais, pour que son règne soit sans partage, il faut que le lion défie
le dragon et le tue en combat singulier. Le dragon, c’est «Tu dois»
tandis que le lion, c’est «Je veux». Le dragon incarne toutes les valeurs
créées par les hommes depuis qu’ils sont hommes. Créer de nouvelles
valeurs, le lion n’y est pas encore apte. Ce qu’il peut faire, c’est s’af­
franchir afin d’acquérir cette aptitude, conquérir sa propre liberté, et le
droit sacré de dire non. Il lui faut à présent découvrir l’illusion et
l’arbitraire au fond même de ce qu’il y a de plus sacré au monde, de
conquérir le droit de s’affranchir. L’exercice d’une pareille violence est
réservée au lion.
Mais le lion est prisonnier de son opposition à la loi. L’enfant par
contre, est innocence, commencement nouveau, jeu. Pour jouer le jeu
des créateurs, il faut être une «affirmation sainte» (83), vouloir son
propre vouloir, «perdre le monde pour gagner son propre monde». On
retrouve ici une affirmation qui rappelle Eckhart.
Nul ne sait encore ce que sont le bien et le mal, sauf le créateur,
le surhumain. «Le créateur est celui qui crée une fin pour les hommes
et qui fixe à la terre son sens et son avenir. De lui seul dépend qu’une
chose soit bonne ou mauvaise.» (387)
«L’homme est une chose qui doit être dépassée, c’est un pont et
non un terme. La rédemption, c’est affranchir le passé dans l’homme et
transmuer tout ce qui a été, jusqu’à ce que le vouloir déclare: Je l’ai
voulu, et c’est ce que je voudrai désormais.» (391)
Mais l’obstacle à ce vouloir, c’est tous les «Tu dois» qui nous
font tous égaux devant Dieu. «Devant Dieu! Mais ce dieu est mort! ...
Hommes supérieurs: ce Dieu était votre pire danger.» (551) «Dieu est
mort, mais nous, nous voulons que le Surhumain vive.» (553) «Ce
vieux Dieu a cessé de vivre; il est mort et bien mort.» (507) Et c’est
le plus hideux des hommes qui est son meurtrier (511).
Le stade ultime de l’humain est le surhumain, de l’autre côté du
DE LA TRANSGRESSION 249

fleuve qu’enjambe le pont qu’est l’humain. Mais pour traverser le pont,


il faut tuer le dragon «Tu dois». Il faut être le meurtrier de Dieu! Alors
seulement peut être créée une éthique basée sur les valeurs d’avenir et
non sur le ressentiment.

Conclusion

La transgression de l’ordre conventionnel semble donc bien liée à l’ac­


complissement du plus humain en l’humain. Aristote voyait dans la
prudence la vertu par excellence qui caractérise les vrais chefs de la
cité. Eckhart concevait la fusion de l’âme avec Dieu comme le mouve­
ment unique de deux êtres qui, finalement, se commandent l’un à
l’autre par-delà les lois. Kierkegaard considérait la triple transgression
d’Abraham comme le saut de la foi qui libère et restitue toutes choses
dans leur intégrité, à condition toutefois que le sujet vive sa transgres­
sion dans la crainte et le tremblement. Nietzsche prêche l’avènement du
surhumain par la transgression absolue que sont le meurtre de Dieu,
l’abolition de tous les «Tu dois» et la création des valeurs ludiques de
l’enfant.
La convergence de ces quatre lignes de pensée vers la transgres­
sion comme passage initiatique de l’humain au plus humain constitue
à coup sûr un défi majeur pour la culture contemporaine. Et ce défi est
d’autant plus pressant au plan théologique que cette transgression est
justifiée soit en Dieu chez Eckhart et Kierkegaard, soit chez Nietzsche
par la mort de Dieu.
IV

DÉFIS THÉOLOGIQUES
ET PASTORAUX
DU RETOUR DU RELIGIEUX
Les enjeux du dialogue intrareligieux
Des repères pour une nouvelle spiritualité chrétienne
à l’heure du pluralisme religieux

FABRICE BLÉE
Université de Montréal

Dans quelques milliers d’années, l’historien qui se penchera sur notre


actualité ne sera pas intéressé par la guerre du Vietnam ou par les
tensions entre communisme et capitalisme. Pour Arnold Toynbee, l’his­
torien retiendra que, pour la première fois, le christianisme et le boud­
dhisme ont commencé à s’interpénétrer de façon conséquente1. De son
côté, Alfred N. Whitehead croit que le christianisme et le bouddhisme,
qui connaissent aujourd’hui un certain déclin, ne pourront se relever
qu’en interagissant l’un avec l’autre1 2. La question du dialogue
interreligieux est alors posée comme une donnée nouvelle et de très
haute importance pour l’avenir de la religion chrétienne et, en particu­
lier, pour celui de l’Eglise catholique. Suite à son ouverture à
l’œcuménisme, fondée principalement sur le décret conciliaire Unitatis
Redintegratio, l’Église s’est engagée intensivement à tisser des liens
avec les autres religions, un effort qui, remarque Richard J. Neuhaus,
1. Ces propos sont cités par William Johnston dans Christian Zen, New York,
Harper and Row, 1971, p. 1.
2. Voir Donald S. Lofez et Steven C. Rockefeller, The Christ and the
Bodhisattva, New York, State University of New York Press, 1987, p. 30.
254 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

va bien au-delà du rapprochement remarquable avec le judaïsme3.


Parmi les jalons de cette aventure interreligieuse, citons bien entendu la
déclaration conciliaire Nostra Ætate, la création par Paul VI, en 1964,
du Secrétariat pour le dialogue avec les non-chrétiens et la réunion
d’Assise de 1986, organisée par Jean-Paul IL
Enfin, notons la création, en 1978, aux États-Unis, du North
American Board for East-West Dialogue (NABEWD), une organisation
bénédictine et cistercienne, désirée par le cardinal Pignedoli, et dont la
tâche, entre autres, est de sensibiliser les moines aux valeurs spirituelles
des religions orientales et de montrer l’urgence de s’ouvrir à un dialogue
inter-monastique entre Orient et Occident. Si nous mentionnons l’exis­
tence de cette organisation, c’est justement parce que nous croyons que,
de son expérience interreligieuse, se dégagent des éléments de solutions
aux problèmes d’une spiritualité chrétienne contemporaine.
Nous constatons aujourd’hui un besoin pressant, surtout chez les
plus jeunes, d’avoir une expérience spirituelle concrète. Cette soif est
en grande partie la conséquence d’une sécularisation et d’un matéria­
lisme démesuré. D’un autre côté, la modernité et le pluralisme religieux
encouragent l’ébranlement des repères doctrinaux et sacramentels
d’une Église qui a longtemps confondu universalité et exclusivisme.
Cette remise en question n’est pas le lot du christianisme seul, mais de
toutes les religions. Raimundo Panikkar exprime cette crise religieuse
généralisée par «des symboles qui ne parlent plus, par des institutions
qui ne convainquent plus et par des concepts inadéquats4». Que se
passe-t-il alors quand la spiritualité se distancie d’une piété tradition­
nelle sans avoir déjà trouvé une façon d’exister conforme aux exigen­
ces nouvelles? Disons avec Ewert Cousins de Fordham University qu’il
se crée un fossé qui démarque le passé de l’avenir par un temps de
grandes transformations5. Nous vivons un Kairos, comparé par Bede
Griffiths au temps critique de Jésus6.

3. Voir Richard Neuhaus, «The Religious Century Nears», The Wall Street
Journal, 6 juillet 1995, p. A-8
4. Raimundo Panikkar a tenu ces propos en 1981, au College of Saint Benedict,
St. Joseph, Minnesota, à l’occasion d’une discussion sur «The Future of Religion» et sur
«Mysticism, East and West». Pour plus de détails voir North American Board for East-
West Dialogue, 11 (mai 1981), p. 4.
5. Voir Ewert Cousins, Christ of the 21st Century, Rockport (Mass.), Elément,
1992, p. 73.
6. Voir Bede Griffiths, The New Création in Christ, Springfield (Illinois),
Templegate, 1992, p. 81.
LES ENJEUX DU DIALOGUE INTRARELIGIEUX 255

Il importe donc d’écouter les «signes des temps», à la suite de


Jean XXIII, pour faire émerger de cette crise une spiritualité et une
théologie chrétiennes renouvelées. D’où le côté à la fois excitant et
dangereux du temps présent7. Excitant, parce que le théologien est ap­
pelé à participer à une redéfinition profonde du lien entre l’être humain
et le divin, en fonction de données nouvelles; et dangereux, parce que
l’absence des repères établis et la nécessité de changement peuvent
donner libre cours à des maladresses et à des abus divers. Le dialogue
interreligieux s’avère le moyen le plus approprié pour accomplir ce
renouveau religieux, en tenant compte des défis du pluralisme et de la
sécularisation. Le dialogue «n’est plus un luxe», écrit David Tracy de
la Chicago Divinity School, «mais une nécessité théologique8». Quant
à Paul O. Ingram de la Pacifie Lutheran University, il l’envisage comme
«une occasion de réforme par rapport à des croyances religieuses qui ne
sont jamais vraies ou fausses, mais plus ou moins adéquates9». Par une
étude de quelques expériences interreligieuses pilotes, dont celles du
NABEWD, et de plusieurs écrits sur le sujet, il apparaît que le dialogue
s’accompagne de deux conditions pour contribuer à la mise en place de
jalons d’une spiritualité chrétienne future. Ces conditions sont (1) ré­
pondre à l’appel des religions orientales et (2) la nécessité d’une expé­
rience intrareligieuse. Si la présence physique des religions asiatiques
n’est pas si grande au sein de nos sociétés occidentales chrétiennes,
leurs principes philosophiques y sont par contre bien implantés. Par
exemple, les notions de karma, yoga, chakra et nirvana sont connues du
grand nombre et intègrent sans dissonance le vocabulaire courant. La
croyance en la réincarnation connaît un succès incontestable en Occi­
dent, et la plupart des techniques de méditation orientales y sont large­
ment accessibles. En outre, l’influence des grands principes métaphy­
siques et spirituels de l’hindouisme et du bouddhisme se retrouvent
dans certains aspects de la psychologie transpersonnelle, ainsi que dans

7. Karl Rahner va dans le même sens en référence à la troisième période de


l’Église qui concerne l’Église mondiale et dans laquelle nous entrons avec Vatican II:
«Something new is emerging, something exciting and at times dangerous.» Voir Peter
Schineller, A Handbook on Inculturation, NY Mahwah, Paulist Press, 1990, p. 10.
8. David Tracy, Dialogue with the Other. The Inter-religious Dialogue, Lou­
vain, Peeters Press, 1990, p. 95.
9. Paul O. Ingram, «Interfaith Dialogue as a Source of Buddhist-Christian
Créative Transformation», dans Paul O. Ingram et Frederick J. Streng, Buddhist-
Christian Dialogue. Mutual Renewal and Transformation, Honolulu, University of
Hawaii Press, 1986, p. 83.
256 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

de nombreuses nouvelles religions de type gnostique. Par ailleurs,


Griffiths fait état d’un double mouvement où, d’une part, des milliers
d’Occidentaux vont chaque année en Inde pour chercher une expé­
rience de méditation dans des ashrams hindous et bouddhistes et où,
d’autre part, des maîtres orientaux viennent enseigner en Occident1011 .
Pour Henri Le Saux, il est clair que l’expérience de l’Inde appelle le
christianisme11. L’Église de demain va-t-elle alors se dire en terme de
Vedanta et de Mahayana de la même manière qu’elle s’est dite en
termes grecs il y a 2000 ans? C’est en tout cas ce que soutiennent
William Johnston et plusieurs membres du NABEWD12. Il s’agit, selon
Marcello Zago, ex-secrétaire général du Conseil Pontifical pour le
Dialogue Interreligieux (CPDI), de créer une nouvelle spiritualité pour
notre temps qui sache intégrer des valeurs orientales tout en restant
chrétienne13.
D’où l’autre condition pour y parvenir, celle d’un dialogue non
plus strictement intellectuel, mais intrareligieux, c’est-à-dire un dialo­
gue d’expérience qui consiste à accueillir en soi l’expérience religieuse
et la vision du monde de l’autre. Or, dans un temps où, selon Armand
Veilleux, co-fondateur du NABEWD, l’enjeu se situe dans une redéfi­
nition totale du lien entre foi et expression religieuse1415 , le dialogue
intrareligieux apparaît prometteur. Le Saux, Griffiths, Panikkar sont
parmi les figures les plus célèbres qui incarnent ce nouveau dialogue.
Pour Cousins, ces spiritual mutants'5 jouent aujourd’hui un rôle crucial
dans le passage d’une Église tournée vers le passé à une Église orientée
vers l’avenir, ouverte à la condition relationnelle de l’homme et de
Dieu. C’est dans cet élan de réforme, engagé par l’expérience intra-
religieuse, que s’ancre cette étude. A partir de l’expérience intrareli-

10. Propos tirés d’un enregistrement de la conférence de Bede Griffiths donnée


en 1983, à Kansas City, lors d’un séminaire intitulé «Formation and Transformation
through an Eastern Perspective».
11. Voir Henri Le Saux, Sagesse hindoue, mystique chrétienne. Du Védanta à la
Trinité, Paris, Centurion, 1965, p. 257.
12. Dans sa conférence «A New Mysticism», donnée à Manille en 1992, lors de
la première Conférence d’Asie sur le christianisme contemplatif, William Johnston a
déclaré: «Christianity is now facing Asia and finding tremendous treasures there. Just as
when the early Church dialogued with the Greek world something new was born, the
same is happening now in dialogue with Asia.» Voir Monastic Interreligious Dialogue,
46 (janv. 1993), p. 6
13. Voir North American Board for East-West Dialogue, 22 (fév. 1985), p. 3.
14. Voir North American Board for East-West Dialogue, 15 (oct. 1982), p. 10.
15. Voir Ewert Cousins, op. cit., p. 73.
LES ENJEUX DU DIALOGUE INTRARELIGIEUX 257

gieuse, nous nous proposons de dégager les balises pour une spiritualité
chrétienne à la fois fidèle au message évangélique et réceptive aux
attentes de la nouvelle génération de chrétiens, issus d’un milieu plu­
raliste. D’emblée un certain nombre de questions se posent: comment
concilier l’engagement à sa religion et l’ouverture aux autres? Le dia­
logue intrareligieux ne conduit-il pas à trahir sa tradition et, par la
même occasion, l’alliance avec le Divin? à oublier les rites et les croyan­
ces traditionnelles au profit de l’expérience spirituelle? N’est-il pas
dangereux de faire l’expérience de techniques orientales? Ou encore ce
dialogue n’est-il pas la porte ouverte au syncrétisme? Nous devrons
tenir compte de toutes ces problématiques pour répondre à l’objectif
que nous nous sommes fixé dans le cadre de ce travail. Tout d’abord,
nous situerons le dialogue intrareligieux et son importance par rapport
au dialogue interreligieux pour, ensuite, montrer en quoi l’expérience
intrareligieuse exprime l’essentiel de l’expérience chrétienne. Enfin,
cela nous permettra de mettre en relief deux aspects de cette expérience
dont il est important de tenir compte dans une spiritualité et une théo­
logie chrétiennes à venir.

1. Le dialogue intrareligieux ou le cœur du dialogue interreligieux


De l’expérience comme point de départ
S’il est important de distinguer dialogue interreligieux et intrareligieux,
ce n’est pas pour affirmer l’existence de deux dialogues séparés et
montrer la supériorité de l’un sur l’autre. Il s’agit plutôt de mettre en
évidence deux aspects d’un même dialogue qui, au lieu de s’exclure
mutuellement, sont interdépendants et complémentaires. La distinction
entre inter et intra réside dans le degré d’engagement des participants.
Dans le dialogue interreligieux, nous nous engageons physiquement et
intellectuellement à rencontrer une personne d’une religion autre que la
nôtre et à étudier ses doctrines pour les comparer aux nôtres. Alors que,
dans le dialogue intrareligieux, l’engagement, cette fois-ci total, con­
cerne ce qu’il y a de plus intime en soi. C’est faire du dialogue une
préoccupation existentielle16, et ce, en accueillant à l’intérieur de soi
«deux visions du mondes, deux façons de penser, de sentir et d’être17».

16. Voir Raimundo Panikkar, Le dialogue intrareligieux, Paris, Aubier, 1985,


p. 8.
17. Voir Jacques Dupuis, Jésus-Christ à la rencontre des religions, Paris,
Desclée, 1989, p. 305.
258 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

D’où une remise en question des fondements doctrinaux et spirituels


sur lesquels repose notre identité chrétienne. Pour Kenneth P. Kramer
de la San José State University, il importe de distinguer entre inter et
intra afin de réintégrer la voie d’un dialogue authentique, en sortant de
l’oubli l’expérience intrareligieuse'8. Sans cette expérience, le dialogue
interreligieux devient «dialogue de sourds». Sans elle, le dialogue se
résume à une simple méthodologie, une forme subtile de conversion, où
nous affirmons notre supériorité sur notre partenaire, à qui nous ne
reconnaissons pas le droit à l’auto-compréhension. Nous nous asso­
cions à Michael Barnes de l’Université de Londres pour affirmer que
le dialogue «n’est pas une discussion entre deux objets, mais la rencon­
tre de deux sujets18
19». Il s’agit d’apprendre qui est l’autre pour découvrir
qui je suis. Sans prétendre détenir la vérité, nous nous révélons comme
chercheur, prêt à accueillir la lumière et la critique provenant d’hori­
zons étrangers. Dans le cas contraire, le dialogue devient un moyen
d’imposer notre façon d’être tolérant à notre partenaire, en l’insérant,
malgré lui, dans un modèle théologique préétabli, comme l’inclusi-
visme, reconnu insuffisant et abstrait par plusieurs dont Panikkar20,
Pierre de Béthune21, secrétaire général du Dialogue Inter-Monastique
(DIM)22 et Gérard Siegwalt de l’Université de Strasbourg23. Le vrai
dialogue interreligieux se situe dans le domaine de l’expérience spiri­
tuelle et non dans celui de la spéculation. Il se fonde non pas sur un
cadre théorique où son évolution et ses résultats seraient prévisibles,
mais sur une expérience spirituelle, née d’une double appartenance
religieuse, entraînant le participant dans un processus de transformation
dont il ne connaît pas l’issue.

18. Voir Kenneth P. Kramer, «A Silent Dialogue: The Intrareligious Dimen­


sion» dans Buddhist-Christian Studies 10 (1990), p. 127-132.
19. Michael Barnes, Christian Identity and Religious Pluralism. Religions in
Conversation, Nashville, Abingdon Press, 1989, p. 125.
20. Voir Raimundo Panikkar, op. cit., p. 24.
21. Voir Monastic Interreligious Dialogue, 52 (janv. 1995), p. 21.
22. Le DIM et le NABEWD ont été créés pratiquement en même temps et
forment deux groupes de travail d’une seule et même organisation, l’AIM. Le premier
groupe est actif en Europe, alors que le deuxième l’est aux Etats-Unis.
23. Gérard Siegwalt, «Le christianisme et le discours inter-religieux: vérité et
tolérance», Lumière et Vie, 1995, p. 52.
LES ENJEUX DU DIALOGUE INTRARELIGIEUX 259

À un processus de transformation

S’engager dans le dialogue intrareligieux, c’est accepter d’être trans­


formé globalement et radicalement. Il ne s’agit pas ici de se convertir
à une autre religion, mais de s’exposer à la vérité de cette autre religion.
C’est entrer en dialogue, en tant que chrétien, avec un point de vue
établi sur les autres croyants et sur ce que signifie être chrétien. Puis
c’est en ressortir, toujours en tant que chrétien, avec notre point de vue
de départ reconditionné. Ce processus de transformation, vu comme
une aventure périlleuse par Panikkar24 ou comme une Odyssée par
Ingram25, se résume en deux temps: franchir le fossé (passing over) et
revenir sur la rive d’origine (coming back ou retuming)26. Ce processus
est parfois si profond et intense, remarque David Chappell de F Univer­
sité d’Hawaii, qu’il constitue en lui-même une pratique spirituelle et
théologique27. Parmi les spécialistes qui ont tenté de dire les étapes de
l’expérience intrareligieuse, je retiens tout particulièrement la descrip­
tion en quatre temps de Barnes28. Selon lui, la première tâche du dia­
logue est d’accepter sans résistance ce qui nous est étranger. Puis, par
un exercice d’imagination et de suspension de jugement, nous appre­
nons de la cohérence des croyances de l’autre. Alors, graduellement,
nous comprenons que ces croyances et ces pratiques n’ont de sens que
dans la foi. Enfin, cela conduit, à travers une argumentation systéma­
tique, à un dialogue externe ou interreligieux, où l’autre n’est plus un
étranger mais une personne comme moi, un je qui est aussi un toi. Ce

24. Voir Raimundo Panikkar, op. cit., p. 64.


25. Voir Paul O. Ingram, op. cit., p. 83.
26. Ce processus consiste en deux étapes principales exprimées par deux
expressions anglaises qui varient légèrement selon les auteurs. Il s’agit de Passing over
ou Crossing over et de Coming back ou Return. Parmi les spécialistes qui se sont penchés
sur ce processus, nous retrouvons, entre autres, John S. Dunne, The Way of Ail the
Earth: Experiments in Truth and Religion, Notre Dame, Notre Dame University Press,
1978, p. ix; F. Whaling, Christian Theology and World Religions: Â Global Approach,
Londres, Marshall Pickering, 1986, p. 130-131; Paul O. Ingram, «Interfaith Dialogue as
a Source of Buddhist-Christian Créative Transformation», dans Paul O. Ingram et
Frederick J. Streng, Buddhist-Christian Dialogue. Mutual Renewal and Transformation,
Honolulu. University of Hawaii Press, 1986, p. 83; John B. Cobb, Bouddhisme-
Christianisme. Au-delà du dialogue? Genève, 1988, Labor et Fides, p. 101-144; Ewert
Cousins, Christ ofthe 21st Century, Rockport, Elément, 1992, p. 105; David Chappell,
«New Horizons for Buddhist-Christian Encounter», The Council of Societies for the
Study of Religion, Bulletin, vol. 22, n" 3 (sept. 1993), p. 66.
27. David Chappell, op. cit., p. 66.
28. Michael Barnes, op. cit., p. 128.
260 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

processus d'aller-retour est aussi l’occasion, selon John Cobb, de «res­


tructurer notre héritage à la lumière de ce que nous aurons appris29». Il
s’agit d’une restructuration fondée sur une révision du lien entre foi et
croyance. Sans entacher les croyances d’un relativisme dégradant, il
s’agit de leur prêter un caractère relatif. C’est dans les limites des
croyances, ensemble de concepts culturels et religieux, que la foi tente
de se dire. D’ailleurs elle n’a pas d’autre choix que de se dire ainsi.
Liée au salut, la foi ne peut s’enfermer dans des formules universelles.
Pour Panikkar, confondre foi et croyance, c’est être en proie à
l’exclusivisme30. Mais la foi est vie et la vie est changement, d’où la
nécessité, pour les théologiens, de dire la foi en des termes toujours
nouveaux et plus justes. Cela est d’autant plus significatif quand la foi
incite à relier entre elles les différentes religions.

À travers une purification et un enrichissement

L’enrichissement issu de l’expérience intrareligieuse est proportionnel


à la gravité des épreuves rencontrées. Toutes les Odyssées réservent des
difficultés parfois si grandes qu’elles peuvent être destructrices. Les
expressions anglaises Passing over et Coming back ne suggèrent-elles
pas cet abîme, ce fossé qui est à la fois force d’attraction et source de
tensions? Le dialogue intrareligieux pousse non seulement à entrer dans
l’expérience de l’autre, mais aussi, ce faisant, à passer au-dessus de cet
espace vide où aucune croyance ne semble préserver sa cohérence, où
aucun concept ne semble trouver de support. De plus, franchir le fossé
exige un engagement total de notre part. Impossible alors d’être sur les
deux rives à la fois. Le premier obstacle de cette aventure: la peur de
perdre son identité, de trahir ce qui nous a toujours été familier, ou
encore de faire quelque chose de mal et, pire, d’irréversible. D’où la
mise en garde de Panikkar: «Quiconque pense qu’il trahirait sa foi ne
pourrait, ni ne devrait, s’embarquer dans cette aventure31.» Mais si la
foi incite à relier les religions entre elles, c’est aussi elle qui nous donne
la force de le faire. Nous nous accordons avec Dennis Gira de l’institut
Catholique de Paris pour dire que «plus le chrétien va loin dans le
dialogue, plus il a besoin de foi forte, humble et intelligente, car elle

29. John B. Cobb, op. cit., p. 167.


30. Voir Raimundo Panikkar, op. cit., p. 70-71.
31. Voir Raimundo Panikkar, op. cit., p. 65.
LES ENJEUX DU DIALOGUE INTRARELIGIEUX 261

seule lui permettra de maintenir un véritable équilibre spirituel32». Le


dialogue intrareligieux représente donc un défi de taille. Selon
Panikkar, «la fécondation de deux traditions est possible en sacrifiant
sa vie dans l’essai de soutenir les tensions existantes sans devenir schi­
zophrène et de maintenir les polarités sans céder à une paranoïa person­
nelle et culturelle33». Dans le tiraillement entre deux expériences et
deux symbolismes religieux, il n’y a nulle part où se reposer. Constam­
ment poussés à nous remettre en question et à nous redéfinir comme
chrétiens, nous entrons dans une solitude et un silence toujours plus pro­
fonds qui peuvent être purifiants ou destructeurs34. Mais, souligne Paul
Tillich, ce dialogue silencieux est nécessaire à l’authenticité de tout
dialogue35. De lui dépend la purification et l’enrichissement de la foi.

2. L’expérience intrareligieuse ou l’expression


du fondement de l’expérience chrétienne

Au-delà du syncrétisme

Cette présentation du dialogue intrareligieux pose d’emblée la question


du syncrétisme. Ce dialogue ne conduit-il pas à surmonter les opposi­
tions et les contradictions entre les fois des diverses religions? Tout
d’abord, disons que se croire autosuffisant implique indirectement une
condamnation des autres, avec l’espoir d’imposer son point de vue sur
le monde entier, un espoir par ailleurs illusoire. Qu’une seule religion
règne est impensable au même titre qu’une religion syncrétiste, à la­
quelle se convertirait toute l’humanité. «À la lumière des enseigne­
ments de l’histoire, écrit Toynbee, je ne m’attends pas à voir l’humanité
se convertir à une religion syncrétiste, construite artificiellement à
l’aide d’éléments empruntés aux religions existantes36.» Le dialogue
intrareligieux ne se fonde pas sur l’exclusivisme ni sur le relativisme,
mais sur la nature relationnelle de l’être humain qui le pousse à décou­
vrir en lui la réalité entière. C’est pourquoi, nous allons jusqu’à dire
que ce dialogue est en quelque sorte une parade au syncrétisme, car

32. Denis Gira, Les religions, Paris, Centurion, 1991, p. 113.


33. Voir North American Board for East-West Dialogue, 8 (mai 1980), p. 2.
34. Voir Raimundo Panikkar, op. cit., p. 8.
35. Paul Tillich, Christianity and the Encounter ofWorld Religions, New York,
Columbia University Press, 1961, p. 57.
36. Arnold Toynbee, Le christianisme et les autres religions du monde, Paris,
Éditions Universitaires, 1956, p. 121.
262 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

c’est dans l’apprentissage réel de l’autre que les limites et l’identité de


chacun se dévoilent. Cela ne veut pas dire pour autant que le syncré­
tisme n’est pas un risque rattaché au dialogue. Alors, pour éviter tout
risque d’amalgame stérile, ne suffirait-il pas de mettre à l’écart sa foi
et ses convictions profondes? Agir ainsi est contraire à la démarche
intrareligieuse. Il faut au contraire ne rien cacher de ce que nous som­
mes, si nous souhaitons dépasser la discussion doctrinale. Mais être
fidèle à notre foi et à nos convictions n’est pas incompatible avec
l’ouverture, l’autocritique et le changement. D’où le dilemme de
l’Église contemporaine, exprimé par Cobb: «Faire connaître la signifi­
cation universelle du Christ sans plus se croire obligés, comme nous le
faisions dans le passé, de contredire les vérités trouvées dans les autres
traditions37.» Pour Barnes, la solution réside dans un dialogue authen­
tique qui, seul, peut réconcilier l’engagement missionnaire chrétien
avec la réalité contemporaine38. Si dans le passé, note Chappell, fran­
chir le fossé (passing over) impliquait une trahison ou une conversion,
aujourd’hui elle précède un retour (coming backY9. Loin d’être
syncrétiste, l’expérience intrareligieuse est l’occasion pour le chrétien
de s’améliorer en tant que tel.

Vers l’imitation du Christ

Si l’expérience intrareligieuse n’est pas un syncrétisme, en quoi est-elle


fidèle à l’expérience chrétienne? Avant de parler et déjuger, il importe
d’écouter la voix et surtout le cœur de l’autre. C’est pourquoi, «dans
notre souci de sincérité et de loyauté», écrit Le Saux, «nous avons été
parfois jusqu’aux extrêmes limites possibles d’interpénétration chré­
tienne de l’expérience de l’Inde, c’est précisément parce que nous
avons voulu écouter son “cœur”». Et il ajoute: «Les confrontations
purement conceptuelles sont souvent trompeuses. C’est par le cœur que
se reconnaissent les expériences profondes40.» Pour le chrétien engagé
dans le dialogue intrareligieux, la bonne nouvelle n’est pas tant une
formule ou un credo, qu’une promesse de renouer avec Dieu, par le fait
de se rendre, en toute confiance, là où nous poussent la foi et l’amour.

37. John B. Cobb, op. cit., p. 169.


38. Michael Barnes, op. cit., p. 112.
39. David Chappell, op; cit., p. 66.
40. Henri Le Saux, op. cit., p. 257.
LES ENJEUX DU DIALOGUE INTRARELIGIEUX 263

En toute confiance, car nous nous retrouvons souvent là où nous


n’avons pas forcément envie d’être, soit en marge des repères communs
garants d’une certaine orthodoxie, soit appelés à surmonter des tensions
parfois très grandes. Mais «la seule évidence pour le chrétien de la
réalité de son expérience de foi», écrit Le Saux, «c’est l’expérience de
Jésus41». Le dialogue intrareligieux nous ramène à l’essentiel du mes­
sage évangélique dans une obéissance et une imitation de Jésus.
Panikkar ne va-t-il pas dans ce sens quand il déclare que la rencontre
authentique s’effectue dans la foi, l’espérance et l’amour42? Quant à
Béthune, il voit dans cette rencontre la récapitulation de la vie spiri­
tuelle43.

Pour une expérience de l’amour et de la kénose

À l’instar de la vie et du message de Jésus, le dialogue intrareligieux


invite au dépassement de soi dans l’amour et dans le dépouillement. Le
Saux note que «le seul principe du dialogue c’est la vérité et la seule
façon d’y arriver c’est l’amour44». Fidèle à F Évangile, le dialogue
authentique n’encourage pas à se couper des autres dans la défense
égoïste de ses «avoir» mais, au contraire, à apprendre à «être», ouvert
à toute communication et à toute transformation. Le dialogue
intrareligieux n’est pas la voie de l’exclusion, mais celle de l’unité.
Nous y participons, explique Panikkar, «non seulement en regardant en
haut, vers la réalité transcendante, ou en arrière, vers la tradition origi­
nelle, mais aussi horizontalement, vers les autres humains qui, eux
aussi, ont pu trouver des voies conduisant à la réalisation de la destinée
humaine45». Le dialogue devient un acte religieux en soi, par lequel
l’être humain est à la recherche de son salut «dans une prière ouverte
à toutes les directions46». De plus, cet acte religieux s’accorde avec
l’Église qui, déclare Pietro Rossano, ex-secrétaire général du CPDI,
«est un instrument de réconciliation et d’unité47». Thomas Merton ne
va-t-il pas dans le même sens quand il encourage la création d’un

41. Henri Le Saux, op. cit., p. 265.


42. Voir Raimundo Panikkar, op. cit., p. 60.
43. Voir Monastic Interreligious Dialogue, 52 (janv. 1995), p. 23.
44. Voir North American Board for East-West Dialogue, 13 (fév. 1982), p. 5.
45. Voir Raimundo Panikkar, op. cit., p. 8.
46. Voir Raimundo Panikkar, op. cit., p. 8.
47. Voir North American Board for East-West Dialogue, 11 (mai 1981), p. 2.
264 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

langage de prière qui doit émerger de ce qui transcende nos traditions


et de l’immanence de l’amour48? Le dialogue intrareligieux est essentiel
dans la création d’un tel langage pour au moins deux raisons: premiè­
rement parce qu’il traduit une hospitalité inconditionnelle, défiant les
limites du cœur. Pour Panikkar, il récapitule le commandement de Jé­
sus, «aime ton prochain comme toi-même», par la découverte de l’autre
en nous-mêmes49. Et, deuxièmement, parce qu’il traduit, selon Rossano,
un engagement envers les Béatitudes50, un engagement qui peut con­
duire dans la «nuit de la foi», selon l’expression de Béthune51, ou dans
le «vide», selon celle de Johnston52. Il s’agit là d’une expérience de la
kénose, qui commence toujours avec un appel du Dieu d’amour, et qui
se poursuit dans un abandon ou encore un éclatement de nos limites
conceptuelles et émotionnelles vers une mort et une résurrection.

3. Quelques repères pour une nouvelle spiritualité chrétienne


à l’heure du pluralisme religieux

D’une expérience au-delà des concepts

Si le dialogue intrareligieux est loin d’être la vocation de tous les chré­


tiens, il peut néanmoins contribuer à tracer l’esquisse d’une spiritualité
chrétienne à venir qui relève le défi du pluralisme et celui d’une sur­
rationalisation. Trop souvent, dans les réunions de prière, l’approche de
Dieu se réduit à une analyse conceptuelle de nos émotions et à une
compréhension intellectuelle de l’être humain et de sa relation au
Divin. Très peu de place est faite au silence, au repos de l’esprit et du
corps dans une écoute attentive de la réalité présente. Or, pour Griffiths
et Thomas Keating, ex-président du NABEWD, il est urgent pour les
chrétiens de renouer avec une expérience contemplative, une expé­
rience — et Karl Rahner va aussi dans ce sens53 — indépendante de
formulations conceptuelles. Il s’agit là non d’une conversation, mais
d’une communion où Dieu nous parle sans intermédiaire. Cette expé­
rience contemplative, au-delà du jeu des pensées, à laquelle nous ren­

48. Voir Monastic Interreligious Dialogue, 52 (janv. 1995), p. 32.


49. Voir Raimundo Panikkar, op. cit., p. 12.
50. Voir North American Board for East-West Dialogue, 11 (mai 1981), p. 2.
51. Voir Monastic Interreligious Dialogue, 52 (janv. 1995), p. 19.
52. Voir North American Board for East-West Dialogue, 5 (mai 1979), p. 19.
53. Voir Maurice Wiles, Christian Theology and Inter-religious Dialogue,
Londres, SCM Press, 1992, p. 47.
LES ENJEUX DU DIALOGUE 1NTRAREL1GIEUX 265

voient les religions orientales54, est l’occasion d’une spiritualité authen­


tique qui peut se résumer à une expérience consciente de la vie. La vie
devient spirituelle dans une écoute de ce que nous sommes et de notre
environnement. Mais soyons attentifs à ne pas céder à l’extrême inverse
d’une sur-rationalisation et faire de l’expérience l’unique source de
vérité. «Nous pouvons avoir un million d’expériences, souligne Kevin
Cronin, mais il est impossible de grandir si nous ne réfléchissons pas
dessus55.» Sans être la négation de la raison, l’expérience contempla­
tive, au-delà des concepts, constitue le fondement de la croissance
spirituelle. Pour Keating, la seule façon d’accueillir pleinement Dieu
réside dans l’abandon du désir de sentir ou de penser Dieu56. Seul ce
Let go, let God, selon l’expression de Cronin57, peut soulager beaucoup
de personnes, dont un grand nombre de jeunes, du poids de certains
concepts chrétiens, souvent chargés émotionnellement de frustration,
voire de haine. Lui seul peut déraciner les tendances au fondamenta­
lisme par le biais d’un rapport sain entre foi et croyance. Lui seul,
enfin, peut nous préserver de l’idolâtrie que nous considérons comme
une façon de projeter nos peurs et nos angoisses dans un ultime fait à
notre image.

Au corps comme lieu d’enracinement spirituel

S’il est urgent de renouer avec une expérience contemplative, il est


aussi urgent de réapprendre à connaître son corps comme lieu privilégié
d’enracinement spirituel. Là encore l’expérience intrareligieuse peut
apporter beaucoup, et ce, pour deux raisons: premièrement, elle encou­
rage l’intégration, dans sa vie de foi, de techniques de prière et de
méditation, souvent orientales, qui permettent une prise de conscience

54. De façon générale, dans les religions orientales, l’ignorance est synonyme de
dualité, dont la source est en partie l’identification de l’individu à ses pensées. C’est
pourquoi ces religions, dites mystiques, mettent souvent l’accent sur des exercices,
méditations ou yogas, qui aident à saisir l’instant présent, défiant toute conceptualisation.
Sortie du jeu des pensées, la non-dualité orientale se rapproche de la contemplation et de
la prière apophatique issues de la tradition chrétienne.
55. Kevin M. Cronin, Kenosis, Emptying and the Path of Christian Service,
Rockport (Mass.), Elément, 1992, p. 15.
56. Ces propos sont tirés de l’enregistrement de la conférence «The Divine
Therapy», donnée par Thomas Keating en 1991, dans le cadre des programmes de la
Contemplative Outreach Ltd.
57. Voir Kevin M. Cronin, op. cit., p. 25.
266 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

accrue du corps et des émotions et d’en faire ainsi les supports de l’élan
spirituel. La question alors se pose: ces techniques ne sont-elles pas
dangereuses? Disons simplement avec de Béthune que «la connais­
sance expérientielle des méthodes contemplatives orientales est essen­
tielle, mais il est aussi nécessaire, particulièrement pour ceux qui les
enseignent, de connaître leur arrière-fond historique, philosophique,
psychologique et religieux58». Deuxièmement, le dialogue intrareli­
gieux incite à la redécouverte du corps, par la tension intellectuelle
qu’il suscite, tel un koan japonais. En effet, nous croyons qu’il est
intellectuellement impossible de faire cohabiter en soi, en même temps,
deux visions du monde, deux symbolismes religieux. Se référer en
même temps à Jésus et aux déités bouddhistes brise la cohérence des
deux univers religieux respectifs et peut conduire à des confusions
intellectuelles voire psychologiques profondes dans le cas où ces visions
du monde sont rattachées à une pratique religieuse. Dans ce cas, l’écla­
tement conceptuel, s’il est accepté, renvoie à la réalité présente et tan­
gible du corps. Le dépassement de soi exige de s’approprier pleinement
son corps, de le ressentir, de s’unir à lui. Cela va à l’encontre du
principe selon lequel l’élévation spirituelle exige de se couper de toute
sensibilité corporelle. Pour encore trop de chrétiens, le corps, entaché
d’une concupiscence certaine, rime avec péché et punition. Or, selon
Keating, la notion de punition liée au cheminement spirituel est diabo­
lique59. Si la spiritualité chrétienne a longtemps entretenu une opposi­
tion entre le corps et l’esprit, il importe aujourd’hui de «redécouvrir la
signification spirituelle de la dimension matérielle60». La respiration61 et
la sexualité62, par exemple, sont des dimensions de l’être humain qu’il
nous faut intégrer à une spiritualité saine.

Vers un symbolisme et une pratique religieuse renouvelés

Le dialogue intrareligieux, sous l’impulsion de Le Saux, de Griffiths,


de Merton, ou encore de John Main, permet d’avoir accès à une spiri­
tualité profonde dans la redécouverte d’une expérience apophatique et
du corps, comme réalité spirituelle. En ce sens, le dialogue contribue à

58. Voir Monastic Interreligious Dialogue, 49 (janv. 1994), p. 17.


59. Thomas Keating, «The Divine Therapy» (1991).
60. Ewert Cousins, op. cit., p. 11.
61. Voir Bede Griffiths, op. cit., p. 44.
62. Voir Bede Griffiths, op. cit., p. 41.
LES ENJEUX DU DIALOGUE INTRARELIGIEUX

apporter des éléments de réponse au besoin croissant, notamment chez


les jeunes, de s’engager dans une expérience intérieure. Le NABEWD
remarque à ce propos que là où les jeunes chrétiens trouvent la possi­
bilité d’une expérience intérieure au sein de leur propre tradition, l’in­
térêt pour les spiritualités orientales diminue. Le dialogue contribue
aussi à relever le défi du pluralisme religieux par un enrichissement
mutuel entre les religions. Mais cette approfondissement de l’expé­
rience chrétienne et cet enrichissement mutuel ne vont pas sans un
changement du symbolisme et des pratiques chrétiennes, des change­
ments qui peuvent être si profonds et imprévisibles qu’il est impossible
de dire à quoi ressemblera l’Église de demain. Ceci dit, nous pouvons
d’ores et déjà attirer notre attention sur les premiers signes d’une trans­
formation au sein de l’Église catholique que représentent, par exemple,
la tradition des chrétiens-sannyasi en Inde qui repose sur des figures
comme Le Saux et Griffiths, l’utilisation du mantra dans la méditation
de Main63, l’emprunt fréquent de positions corporelles orientales,
comme la fameuse position du lotus, dans la centering prayer, élaborée
par Basil Pennington et enseignée par Keating. Notons enfin, l’utilisa­
tion du mandala par Bruno Barnhart, dans une démarche d’intériorisa­
tion à partir de l’évangile de Jean64. Sommes-nous en face de pratiques
extravagantes sans avenir ou en face des balbutiements d’une Église
naissante qui se dira en référence, non plus au bassin méditerranéen,
mais à l’Extrême-Orient? Même s’il est trop tôt pour nous prononcer,
nous pouvons dire avec plus de certitude que ce renouveau contempla­
tif est l’occasion, non seulement de replonger au cœur de la tradition
chrétienne et de la condition humaine, mais aussi de redonner vie à
l’expérience et au symbolisme chrétiens.

63. Pour Bede Griffiths, le cœur de la méditation de John Main est l’utilisation
du mantra. Mantra est un mot sanskrit et se réfère à une longue tradition indienne de
prière et de méditation. Dans The New Création in Christ, Griffiths écrit: «The art of
the mantra consists in the répétition of a sacred word or a verse front the Bible, which
has the effect of “centering” the person, unifying ail the faculties and focusing them on
the indwelling presence of God. The same discovery was made in Spencer Abbey under
the influence of the Maharishi’s Transcendental Méditation and led to the concept of
“centering prayer”.» (p. 39)
64. Dans son livre The Good Wine, New York, Paulist Press, 1993, Bruno
Barnhart utilise les richesses du mandala pour envisager l’évangile de Jean dans une
perspective mystique et initiatique, et aussi pour proposer aux croyants une façon de
relier leur destinée à la source de vie.
268 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

*
* *

Pour John Dunne de l’Université Notre Dame, «le saint homme au­
jourd’hui n’est pas un Gautama, un Jésus, un Muhammad, un fondateur
de religion mais une figure comme Gandhi, c’est-à-dire un homme qui
part d’une compréhension sympathique de sa religion pour aller vers
les autres religions et qui revient avec une nouvelle vision de sa propre
religion65». L’expérience intrareligieuse est, selon lui, l’aventure de
notre temps. Barnes va dans le même sens quand il affirme que l’ex­
périence nouvelle consiste en l’acceptation de l’autre tel qu’il est, et en
un dialogue comme une fin en soi66. À l’ère du pluralisme religieux, le
dialogue «appartient alors à la vocation propre des chrétiens» et doit
«être intégré à leur vie spirituelle67». Mais si les chrétiens choisissent
la voie du dialogue, au point d’en faire une préoccupation existentielle,
il est clair qu’ils s’engagent dans une transformation profonde de la
spiritualité et de la théologie chrétiennes. Ne sommes-nous pas
aujourd’hui appelés à faire un choix, duquel dépend l’avenir de
l’Église: soit faire fi du pluralisme en nous orientant vers un fondamen­
talisme ou un relativisme, soit intégrer le pluralisme dans notre spiri­
tualité et dans notre théologie? Pour Cobb, le christianisme a besoin de
se soumettre continuellement à une transformation créatrice, non seu­
lement en assimilant les aspects nouveaux de la culture occidentale,
mais aussi en s’ouvrant plus radicalement à une transformation par un
dialogue avec les autres religions68. Mais comment concilier engage­
ment par rapport à sa propre foi et ouverture aux autres croyances? Au
terme de cette étude, il apparaît que la solution réside en une spiritualité
fondée, non plus sur la raison, mais sur une expérience de l’amour et
de la kénose. Il s’agit, à travers une expérience contemplative, de dé­
passer nos limites conceptuelles et ainsi, dans une distinction bénéfique
entre foi et croyance, purifier et enrichir nos concepts chrétiens, à com­
mencer par celui de Dieu. D’où l’importance, par exemple, d’un dialo­
gue chrétien-bouddhiste qui, pour Tracy, incite à nous pencher sur des
aspects de la tradition chrétienne, plus ou moins délaissés, comme la

65. John S. Donne, op. cit., p. iv.


66. Voir Michael Barnes, op. cit., p. 115.
67. Voir Denis Gira, op. cit., p. 96.
68. Voir Paul O. Ingram, op. cit., p. 85.
LES ENJEUX DU DIALOGUE INTRARELIGIEUX 269

prière apophatique et la christologie kénotique69. L’expérience contem­


plative n’est donc plus réservée aux seuls moines. Selon Keating, il est
urgent de la réintégrer dans la vie spirituelle et de la faire connaître au
grand nombre, car, pour lui, seule cette expérience conduit à la sain­
teté70. Mais cela ne signifie pas qu’il faille se retirer dans un lieu dé­
sertique à l’abri des maux de la société. Au contraire, dans une Église
de plus en plus laïque, le défi consiste à réapprendre la valeur symbo­
lique des gestes les plus banals de la vie quotidienne. D’où la nécessité
d’une redécouverte du caractère sacré du corps et de toute la dimension
matérielle. Cela ne rejoint-il la pensée de Richard Neuhaus, selon la­
quelle, «le fait, nouveau et de taille, à la veille du troisième millénaire
est la dé-sécularisation de l’histoire du monde71»? Enfin, et ainsi
s’achève cet exposé, dans l’espoir de relever les défis du temps présent,
il s’agit de s’orienter vers une spiritualité qui, comme le souhaite
Panikkar, «cherche à assimiler le transcendant dans notre imma­
nence72».

69. Voir David Tracy, op. cit., p. 99.


70. Thomas Keating, «The Divine Therapy» (1991).
71. Richard Neuhaus, art. cit.
72. Voir Raimundo Panikkar, op. cit., p. 10.
Pour la guérison du monde
Une spiritualité écoféministe
selon Rosemary Radford Ruether

LOUISE MELANÇON
Université de Sherbrooke

La participation des femmes dans les nouveaux mouvements spirituels


tout autant que leur présence majoritaire dans les «églises» traditionnel­
les est un fait indéniable. Mais plus importantes encore sont les nouvel­
les manières de vivre la spiritualité qui ont accompagné le mouvement
féministe des dernières décades. Entre autres, tout un courant spirituel
a assumé la préoccupation écologique comme élément central d’un
nouveau paradigme à partir duquel nous pourrons penser notre rapport
à la transcendance ou à la divinité. Cette spiritualité «écologique»,
enracinée dans un nouveau type de rapport à la terre et à l’univers, née
de la découverte des maux causés à notre environnement naturel, a donné
lieu à une prise de conscience des liens qui existent entre cette menace
écologique et la violence — de toutes sortes — faite aux femmes.
C’est dans cette veine que Rosemary Radford Ruether publiait,
en 1992, un livre remarqué, intitulé Gaia and God.'. Cette théologienne

1. Gaia and God: An Ecofeminist Theology of Earth Healing, New York, Harper
& Collins, 1992.
ni SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

américaine, catholique et féministe, de réputation internationale, tra­


vaille depuis près de 30 ans à ouvrir de nouvelles voies pour la ré­
flexion théologique. Dès la fin des années 1960, elle s’inscrit dans le
champ de la théologie politique ou de la libération et commence à poser
la question des femmes dans la société et dans l’Église, en même temps
qu’elle s’intéresse au judaïsme et à l’antisémitisme. Dans les années qui
suivent, on remarque qu’elle joint à la critique du sexisme, la dénon­
ciation du racisme, des politiques militaristes ainsi que des virages néo-
libéralistes et néo-colonialistes de son pays. De même, dès les débuts
elle articule sa réflexion féministe à la perspective écologique2. C’est
ainsi que par son impressionnante production, sur une durée de plus de
vingt ans, Rosemary Radford Ruether a contribué de façon éminente à
la critique et à la réinterprétation de la tradition chrétienne dans une
perspective féministe de libération3.
J’ai choisi de présenter la spiritualité de la guérison que Rose­
mary Radford R. a élaborée à partir d’une perspective écoféministe,
spécialement dans Gaia and God. La principale caractéristique de cette
spiritualité est de promouvoir la réconciliation dans l’ensemble de nos
relations, avec les autres comme avec nous-mêmes, avec notre corps
comme avec la nature/terre/cosmos, et avec Dieu, en n’oubliant pas la
dimension socio-politique de ces relations. Une telle spiritualité se
fonde sur une reprise du sens chrétien de la rédemption, mais en met­
tant la création au centre, à partir de la conscience écologique actuelle,
jumelée à une analyse féministe de l’ensemble de nos relations. J’ex­
poserai donc la spiritualité écoféministe selon Radford Ruether (1 ) dans
ses points de départ (2) dans ses fondements théologiques et (3) dans
ses caractéristiques.

1. Une spiritualité de la guérison: ses points de départ.

Avant d’entrer dans la pensée spirituelle que Rosemary R.R. développe


dans Gaia and God, il convient de rappeler les deux éléments de situa­
tion qui lui servent de point de départ, à savoir le mouvement de

2. Libération Theology, New York, Paulist Press, 1972. Dans ce livre sont
ramassés un ensemble d’articles publiés de 1970 à 1972.
3. Sans indiquer toutes ses publications, je signale New Woman, New Earth:
Sexist Idéologies and Human Libération, New York, The Seabury Press, 1975 et Sexism
and God-Talk: Toward a Feminist Theology, Boston, Beacon Press, 1983.
POUR LA GUÉRISON DU MONDE 273

libération des femmes et la crise écologique. Dès ses premières publi­


cations d’ailleurs, Radford Ruether mettait ensemble le rapport à la
nature/terre et l’oppression des femmes en tant que réduites à leur
corps4.
Les sciences biologiques ont donné naissance au mot «écologie»
pour nommer les dysfonctions observées dans notre environnement
naturel: la disparition de plantes et d’espèces animales a mis en lumière
l’intervention polluante des humains sur les sols, l’eau, l’air, dans leur
dimension socio-économique. Ensuite, une réflexion plus profonde5
s’est intéressée aux modèles symboliques, à la fois psychologiques et
éthiques, de nos relations qui causaient un tel déséquilibre dans notre
environnement. Rosemary R.R. reprend aussi l’idée, fort répandue
depuis, que la civilisation occidentale en est arrivée à cette situation
négative avec la justification d’une pensée chrétienne: aussi propose-t-
elle à la fois une critique et une reprise de notre héritage culturel dans
une perspective de réconciliation ou de guérison.
Du point de vue féministe, il y eut au départ une recherche d’éga­
lité pour les femmes dans nos sociétés libérales, démocratiques; puis,
les féministes socialistes ont montré que cette égalité n’était pas possi­
ble sans la transformation des relations sociales, de production et de
reproduction. Radford Ruether rejoint la vue plus radicale du fémi­
nisme qui dévoile les modèles culturels de la domination masculine sur
les femmes et fait appel à une prise de conscience de ces rapports de
pouvoir dans la vie privée comme dans la vie publique.
Une perspective écoféministe est ainsi mise en place à partir de
l’analyse des interrelations entre la domination masculine des femmes
et la domination de la nature, à la fois dans les structures sociales et les
idéologies ou la culture. L’analyse féministe radicale permet de mon­
trer que les problèmes écologiques ou environnementaux ne pourront
être surmontés par des objectifs uniquement technologiques: pour assu­
rer la «guérison de la terre», il est nécessaire d’ordonner autrement
l’ensemble de nos relations sociales, de sexe, de classe, de race... Il
s’agit, dans les mots de Rosemary R.R., d’une œuvre d’éco-justice6.

4. «Mother Earth and the Megamachine: A Theology of Libération in a Féminine


Somatic and Ecological Perspective», dans Libération theology, p. 115-126; et New
Woman, New Earth, op. cit.
5. Ce que Rosemary R.R. appelle la «deep ecology».
6. Gaia and God, p. 2-3.
274 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

Ce système de domination, qu’on appelle le patriarcat, est né au


long des siècles en suivant le développement des sociétés humaines: il
a été particulièrement codifié dans l’ère classique occidentale7, et sacra­
lisé de manière évidente dans le christianisme. L’existence de ces re­
lations de domination a, en effet, été justifiée comme étant «l’ordre
naturel» voulu par Dieu. L’idée même du Dieu monothéiste, le Dieu
créateur du cosmos qui a pris une figure masculine, a renforcé toutes
les formes de domination. Il y a donc eu dans les traditions classiques
occidentales une sacralisation de la hiérarchie patriarcale sur les fem­
mes, comme sur les esclaves et la terre... établissant ainsi un lien sym­
bolique entre le corps des femmes, la terre, la matière pendant que les
hommes s’identifiaient au ciel, à l’esprit et à la transcendance.
Certes, notre héritage occidental témoigne aussi d’efforts mis
pour identifier le mal et l’injustice dans les relations des humains entre
eux, la terre et le Divin. Mais ces efforts mêmes ont trop souvent
renforcé certaines relations de domination en créant des morales ou des
spiritualités qui avaient pour effet de blâmer les victimes8. Malgré tout,
certains «aperçus» nous sont restés comme un legs culturel à partir
duquel nous pouvons entrevoir, penser et promouvoir des relations
», c’est-à-dire des relations qui engendrent l’amour de la
«biophiliques 910
vie sous toutes ses formes: cela empêche, nous dit Ruether, de porter
un jugement totalement négatif sur notre héritage occidental judéo-
chrétien.
Dans cette perspective, le fait de juxtaposer Gaia'0 à Dieu repré­
sente pour Rosemary R.R. la recherche d’une vision spirituelle qui
corresponde à la nouvelle sensibilité écologique tout autant qu’à la
valorisation du féminin dans la représentation du Divin. C’est une ten­
tative de réconcilier de manière symbolique ce qui a été pensé de
manière dualiste et séparée — à la fois le féminin et le masculin, la
terre et le ciel, l’humain et le divin... Et surtout, la perspective
écoféministe de Radford Ruether nous propose une éthique qui s’ap­
puie sur une interrelation complexe de toutes nos relations, met de
l’avant une «spiritualité de la guérison» où la conversion intérieure est
jumelée à un processus de transformation sociale.

7. Gaia and God, p. 3: 500 B.C. — 800 A.C.


8. Gaia and God, p. 3.
9. Idem.
10. Gaia and God, p. 4.
POUR LA GUÉRISON DU MONDE 275

2. Une spiritualité de la guérison: ses fondements théologiques.

La critique écoféministe de la civilisation occidentale et du christia­


nisme, tout en gardant la référence à des ressources existantes dans ce
même héritage, conduit Rosemary R.R. à reprendre le sens de la ré­
demption qui est un élément central de notre tradition. Toutes nos re­
lations sont déformées, défigurées, tordues11: relations entre les hom­
mes et les femmes, relations entre humains de manière générale, rela­
tions avec la nature-terre. On ne pourra «guérir» la planète, et donc
avoir un avenir comme humanité, que si toutes nos relations sont chan­
gées, transformées; aussi ai-je choisi de présenter R.R. en utilisant la
métaphore de la guérison. Elle articule son discours théologique de la
12: d’abord, l’établissement d’un diagnostic au sujet du
manière suivante11
mal qui nous afflige, ensuite une analyse des causes de ce mal, et
finalement la vision d’un remède qui serait efficace.

Où est le mal?

La présence du mal dans le monde n’est pas neuve; mais l’écologie


scientifique a «diagnostiqué» un mal sans précédent dans l’histoire de
l’humanité: la rupture de l’équilibre des diverses formes de vie qui met
notre planète-terre en danger de destruction globale. On peut décrire ce
mal comme un cancer: l’équilibre est rompu lorsqu’un élément du
système vivant prolifère aux dépens des autres. Cela devient mortel si
l’équilibre n’est pas gardé ou rétabli par les limites que s’imposent les
divers éléments. Ce diagnostic de la maladie écologique a été rendu
possible par le développement des sciences biologiques et physiques
qui nous ont apporté une meilleure connaissance de notre habitat, le
cosmos, de son évolution comme de sa composition.
Rosemary R.R. nous rappelle ainsi que les nouveaux récits de
création13 de la science nous ont permis de mieux comprendre notre
«parenté» avec l’ensemble de la création. La vision héliocentrique de
l’univers mise de l’avant par Copernic et Galilée, aux xvic et xvne

11. Elle utilise souvent l’expression «distorted relations» (ex. p. 6).


12. Rosemary Radford Ruether expose sa pensée autour de quatre thèmes:
«création» (1" partie), «destruction» (2e partie), «domination and deceit» (3e partie),
«healing» (4' partie).
13. Après avoir présenté les «récits de création classiques qui ont forgé le monde
chrétien» (p. 15), Rosemary R.R. parle ainsi des découvertes de la science.
276 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

siècles, a produit une profonde secousse dans le monde occidental


chrétien qui s’était construit en référence à une vision anthropocentri­
que. Au xixe siècle, la thèse darwinienne de l’évolution des espèces a
renforcé la fissure dans la prétention des humains à se mettre au-dessus
du monde animal. Par la suite, avec Einstein et compagnie, la physique
subatomique et l’astrophysique amènent un changement de paradigme
dans la communauté scientifique elle-même14. Toutes ces découvertes
scientifiques nous ont ramenés à notre vérité: comme êtres vivants nous
sommes tous interdépendants et nous faisons partie d’un écosystème.
De l’atome de carbone, en passant par les molécules organiques,
le développement de la vie végétale et animale, et jusqu’à l'homo
sapiens, le processus de photosynthèse a été la clé du système vivant
auquel nous appartenons:
Par la photosynthèse, les précurseurs des plantes vertes pouvaient
prendre l’énergie radiante du soleil, la convertir en carbohydrates,
et expirer de l’oxygène à travers la combustion cellulaire. Ce
processus créait les carbohydrates qui sont à la base de la nour­
riture pour toute la vie organique, de la même manière que l’oxy­
gène dans les océans et dans l’atmosphère qui a permis à ces
organismes de respirer15.
La conscience humaine elle-même est l’aboutissement d’un long
processus cosmique et du développement de cette forme de vie qui ne
semble exister que sur la terre: la biosphère a permis la naissance de la
noosphère16. A partir de ce moment, les humains ont commencé à al­
térer leur environnement: avec l’agriculture, en effet, les humains —
les femmes probablement d’ailleurs17 — ont fait une percée dans l’his­
toire du développement de la planète-terre. En observant la vie des
plantes, on a pu reproduire leur processus de croissance. Et puis, ce fut
le développement de la population humaine, l’utilisation grandissante
des ressources, dans le monde végétal et animal; ensuite, l’arrivée des
moyens techniques qui amenèrent une autre étape dans la production de
ressources, comme le pétrole et le charbon, tirés de l’intérieur de la
croûte terrestre. Et c’est ainsi qu’à la fin du XXe siècle, les humains se

14. Rosemary R.R. renvoie particulièrement à F. Capra, The Tao of Physics, cité
dans Gaia and God, p. 39.
15. La traduction est mienne. Gaia and God, p. 43-44.
16. Gaia and God, p. 43.
17. Gaia and God, p. 45.
POUR LA GUÉRISON DU MONDE 277

trouvent devant un défi sans précédent: celui d’organiser leur reproduc­


tion (développement de la population), leur production (ex: industriali­
sation) et leur consommation (ex: élevage d’animaux pour leur nourri­
ture) de manière à «stabiliser leur relation au reste de l’écosphère et
ainsi se détourner d’un écocide majeur à la fois social et planétaire18».
Il s’agit de garder l’équilibre en respectant l’interdépendance des divers
éléments de l’écosystème qui constitue notre tissu nourricier. D’où le
symbole de Gaia pour nommer notre univers.
En reprenant ces apports de la science, Rosemary Radford
Ruether met en lumière le changement de paradigme dans la cosmolo­
gie et l’anthropologie: la vision holiste remet en question celle qui a
dominé longtemps — et continue encore aujourd’hui — en Occident,
à savoir la vision dualiste qui sépare l’esprit de la matière19. Mais la
pensée scientifique à son tour n’a pas, selon Rosemary R.R., tiré partie
pour elle-même de cette vision globale: la science s’est perçue plutôt
comme séparée de l’éthique en divisant les faits et les valeurs. Pourtant,
si la conscience humaine et sa possibilité d’intervention dans la
«nature» constituent un élément central du système vivant, comment
négliger la compréhension de l’humain et la manière dont il agit, et
donc la spiritualité et l’éthique? La possibilité même de contrer la
maladie écologique vient de cette prise de conscience. Et pour Radford
Ruether, elle doit l’emporter sur tous les scénarios apocalyptiques20.

Où est la cause du mal?

Pour guérir une maladie, il faut d’abord en connaître les causes. Les
déséquilibres écologiques actuels renvoient la conscience humaine,
d’une manière neuve, à ses expériences du mal, et de ce qu’on a appelé
le péché. La perspective écoféministe de R.R.R. l’amène à identifier les
relations de domination et d’exploitation comme étant responsables du
mal écologique: les relations de domination entre les hommes et les
femmes autant qu’entre les races et les classes sociales, ou entre les
pays riches et les pays pauvres. Le patriarcat, système socio-politique
dans lequel se sont structurées ces relations de domination, représente

18. Gaia and God, p. 47.


19. Rosemary Radford Ruether enfonce ce clou depuis les débuts de sa réflexion
théologique.
20. Rosemary R.R. fait la même chose pour la création: après avoir rappelé
l’apocalyptique biblique (ch. 3), elle passe aux nouveaux scénarios d’apocalypse (ch. 4).
278 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

le péché social responsable en même temps d’un rapport déficient à la


«nature».
L’expérience humaine de la négativité — à savoir que les choses
ne sont pas comme elles devraient être — a eu tendance à établir une
polarisation entre le mal absolu et le bien absolu, et surtout à identifier
le mal à ce qui est en dehors de soi, aux réalités physiques comme aux
autres humains, personnes ou groupes. Selon R.R.R., une fausse ma­
nière de nommer le mal est ainsi à l’origine du péché, c’est-à-dire, «le
fait de faire du mal aux autres comme moyen de vaincre le mal21». Par
un mécanisme de sécurisation face à la menace du négatif, les humains
masculins auraient historiquement choisi de se séparer des autres et de
les dominer, d’en faire des victimes; alors que celles-ci consentaient à
ce système de bouc-émissaire.

1. — Rosemary R.R. fait l’examen des trois traditions qui ont modelé
la vision occidentale, et plus précisément les idéologies masculines,
patriarcales, sur le problème du mal. Chez les Hébreux d’abord, on a
nommé le mal à l’intérieur d’une problématique éthique et d’un culte
ethnocentrique, autour du dualisme pureté-pollution. Dieu est le Saint
et les lieux desquels Dieu s’approche doivent être purs et saints. En
dehors, tout est profane, non saint. En plus, la pollution est associée à
la sexualité et à la reproduction, spécialement au sang de la femme lors
des menstrues et de l’accouchement; de même pour la semence du
mâle, surtout si elle ne sert pas à la reproduction; mais dans ce cas la
pulsion sexuelle doit quand même être contrôlée. D’après ce modèle,
les Juifs ont établi des séparations entre le sabbat et les jours ordinaires,
entre le sanctuaire et les lieux extérieurs, entre les Gentils et eux
comme peuple élu, enfin, entre les hommes et les femmes22.
Ensuite, de la tradition platonicienne du monde grec — et surtout
à travers le gnosticisme — la culture occidentale a retenu l’idée que le
mal est dans le corps physique, dans le monde matériel, en opposition
à l’esprit. Pour Platon, la réalité se divise en «essences éternelles» et en
ce qui caractérise la matière, la «mutabilité». L’âme est créée en union
avec les essences éternelles capables de soumettre le corps et ses pas­
sions; mais si elle perd cette union, elle «chute» et devient soumise au
corps et à ses passions. Le mal est là dans cette perte de contrôle, et

21. Gaia and God, p. 116.


22. Gaia and God, p. 116-118.
POUR LA GUÉRISON DU MONDE 279

l’âme qui a perdu sa capacité de contempler la vérité éternelle devient


prisonnière de l’incarnation dans un corps physique, celui d’un humain
selon divers statuts ou celui d’un animal, aux prises avec le cycle de la
réincarnation. À la vision hiérarchisée chez Platon succédera par contre
un total dualisme dans le gnosticisme: c’est le cosmos entier qui est
«démonisé», rejeté du plérôme divin, suite à la faute d’un éon. Le mal
n’est pas vu de manière relationnelle, nous dit Radford Ruether23 mais
plutôt comme des «mouvements» ou «motions» de l’âme elle-même,
qui peuvent être purifiés lors de la remontée dans les sphères planétai­
res, jusqu’à la réunification au divin.
Finalement, dans le christianisme, dans la tradition développée
surtout à partir de Paul jusqu’à Augustin, nous trouvons «une fusion de
la vision éthique du mal chez les Juifs et de la vision métaphysique
chez les Grecs24»: ce qui a donné une confusion entre le mal et le
péché. Pour Paul, tous les hommes ont péché en Adam: la capacité de
choisir le bien ou le mal est devenue un état de péché, et la consé­
quence en est la mort. C’est dire qu’avant le péché, les humains
n’étaient pas mortels. La rédemption du Christ apporte le salut dans la
foi, délivrance de l’âme soumise au péché, mais aussi du corps et du
cosmos.
Dans l’ensemble25, la tradition chrétienne nous a laissé un héri­
tage problématique: «La notion que l’humanité est coupable de sa pro­
pre finitude a déposé sur les chrétiens un poids insoutenable de culpa­
bilité26.» Que notre condition mortelle, ou notre finitude, soit identifiée
au péché ou soit la conséquence du péché, a contribué aussi à négliger
la terre, à nier notre lien aux plantes et aux animaux et à mépriser cette
vie continuellement renouvelable. Les femmes ont aussi été méprisées
à cause de leur fonction d’enfantement: elles sont devenues les bouc-
émissaires pour le péché et la mort, responsables aussi bien de l’impu­
reté que de la finitude. De même, tous les «autres» sont victimisés pour
des raisons ethniques, sociales, religieuses: ils sont ceux que l’on doit
«soumettre» parce qu’ils menacent la pureté et l’immortalité. Même si
l’on peut considérer la mort comme une affaire tragique27, Radford

23. Gaia and God, p. 126.


24. Idem.
25. Rosemary R.R. montre l’évolution de Paul à Augustin en passant par Irénée
et Origène: p. 127-138.
26. Gaia and God, p. 139.
27. Gaia and God, p. 141.
280 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

Ruether estime que les idéologies masculines, patriarcales ont encou­


ragé le cycle de la haine et de la violence ainsi que de la passivité et
de la victimisation, plutôt que de promouvoir la vie et son amélioration.

2. — Aux mythes de «la Chute» et du «Paradis perdu» de notre tradi­


tion occidentale répondent aujourd’hui d’autres mythes qui viennent
des théories féministes et écologiques. Tel est le jugement porté par
notre auteure sur l’idée qu’avant le patriarcat, il y eut un matriarcat
dans le sens d’une période paradisiaque, autant pour les rapports hu­
mains que pour la nature. Radford Ruether passe en revue les différen­
tes hypothèses des anthropologues et archéologues du xixe siècle28 se­
lon lesquelles, dans les sociétés agraires, l’organisation sociale était
centrée sur les femmes-mères. Comme elles auraient inventé le feu
pour la préparation des aliments, elles auraient été les «chefs» de la
production et de la distribution de la nourriture. Plusieurs théories
féministes29 des années 1960 ont repris ces thèses comme aussi d’au­
tres courants écologiques (les activistes Earth First!) ou théologiques
(Matthew Fox). Comme le fait remarquer Rosemary R.R., cette histoire
d’une société idyllique, gynocentrique, a un caractère utopique: elle
permet de se représenter un monde autre où n’existent pas de relations
de domination entre les humains ou avec la nature. Qu’il y ait eu
certaines sociétés plus égalitaires, moins violentes, ou centrées sur les
mères, on ne peut en conclure qu’il s’agissait d’un phénomène général.
Certaines autres études plus récentes en ethno-anthropologie
mettent en lumière d’autres hypothèses: par exemple, Peggy Reeves
Sanday qui a étudié 150 sociétés tribales3031
, a trouvé différents modèles
de répartition des rôles et des fonctions entre hommes et femmes par
rapport à des sociétés dominées par les hommes. Cette anthropologue
parle de «parité des sexes» dans les cas où il y a un équilibre des
pouvoirs entre les hommes et les femmes. Les sociétés les plus conflic­
tuelles3* sont celles où les femmes ont un pouvoir économique grâce à
la production de leur travail, mais sont exclues des lieux de décision

28. Gaia and God, p. 146-155.


29. Rosemary Radford R. nomme Mary Daly et Caroi Christ, dans le domaine
religieux.
30. Rosemary R.R. cite et réfère à son livre Female Power and Male Dominance:
On the Origine of Sexual Inequality, Cambridge, Cambridge University Press, 1981.
31. Quarante pour cent des 150 sociétés; alors que 28% sont dominées par les
hommes et 32% par une égalité des sexes «en équilibre».
POUR LA GUÉRISON DU MONDE 281

politique réservés aux hommes. Pour Rosemary R.R., cette observation


permet de comprendre la vulnérabilité psycho-sociale des sociétés
«matricentriques»: «La racine du problème réside dans le fait que les
fonctions féminines d’enfantement et “d’allaitement” faisant de la mère
le parent dominant sont étendues à la production et à la distribution de
nourriture32.» Les hommes étant ainsi d’une certaine façon auxiliaires
dans l’ensemble du processus du développement de la vie, à la fois
dans la production de nourriture et dans la reproduction des enfants,
sont aux prises avec de l’incertitude quant à leur identité et leur rôle.
Les conséquences chez l’homme peuvent être le développement du
ressentiment et la négation à l’égard des femmes.
Sanday soutient d’ailleurs que le patriarcat est né dans ces socié­
tés dans des périodes où des tribus rivales obligeaient les hommes à
faire la guerre pour défendre la vie de leur groupe, ou lorsque des
conditions climatiques difficiles les orientaient vers la grande chasse et
l’élevage de troupeaux: en conséquence, s’établirent à l’intérieur même
de ces sociétés des hiérarchies de classe et un pouvoir de domination
masculine. Les effets du modèle de société «matricentrique» correspon­
dent ainsi aux effets du processus de développement psychologique du
garçon qui doit devenir adulte en se séparant de sa mère. Contrairement
à sa sœur, le garçon n’ayant pas de voie facile pour devenir lui-même
un «nourrissant» (nurturer), son ego s’oriente vers la domination des
autres.
Retourner dans le passé au moment des villages néolithiques
centrés sur la mère peut nous rappeler des valeurs importantes, mais,
selon Rosemary R.R., il faut penser de nouveaux modèles d’égalité des
sexes, de «parentage» mutuel. Nous avons besoin aujourd’hui de nou­
veaux modèles de familles essentiels à la formation de nouvelles «psy­
chés» chez les femmes et les hommes. Mais cela exige la remise en
question de la place des structures familiales par rapport aux structures
sociales plus larges. Seulement ainsi nous pourrons pallier les systèmes
de destruction de la planète pour travailler au soutien continuel de la
vie sur cette terre.

32. Gaia and God, p. 167.


282 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

Où est le remède?

Le diagnostic posé sur l’état de la planète prend des allures pessimistes


chez certains écologistes radicaux: il n’y a pas de remède, c’est trop
tard, le processus de dévastation est trop avancé.
Les humains se sont emparés d’un tel pouvoir sur les forces de
vie «fondationnelles» de la planète elle-même et ce pouvoir a été
utilisé de manière tellement imprudente qu’à la fin du 20e siècle
nous sommes en face d’une possibilité réelle de la destruction
irréparable de la biosphère que la nature a mis 4,5 milliards d’an­
nées à développer33.
Il est vrai que l’interrelation des phénomènes rend la situation
d’une complexité telle que la position d’espérance ne va pas de soi: la
croissance exponentielle de la population et son corrolaire presque iné­
vitable de paupérisation, l’utilisation forcée des ressources de la terre,
du sol, comme de l’eau, en même temps que l’inégalité du partage entre
les diverses régions du monde, mais aussi le vol des pays riches à
l’égard des pays pauvres; et l’utilisation de plus en plus nécessaire
d’une énergie comme le pétrole produit la pollution qui a des effets
perturbateurs sur les climats, et ceux-ci ont en retour des conséquences
négatives sur la vie des espèces, détruisant certaines variétés de plantes
ou d’animaux. Ajoutons à cela l’ambition militariste appuyée sur des
technologies de guerre de plus en plus efficaces qui sèment la mort et
la destruction en plus d’enfouir des milliards de dollars qui ne vont pas
au soulagement des affamés et des malades du monde entier. Enfin, la
croissance de la population humaine pour la première fois met en dan­
ger la planète.
Avec raison, Rosemary Radford Ruether compare cette vision à
celle de la tradition biblique apocalyptique qui, considérant le monde
comme fondamentalement mauvais et l’être humain comme essentiel­
lement pécheur, annonce les pires scénarios de destruction. Pour elle,
«notre tâche n’est pas de tomber dans le désespoir apocalyptique mais
de continuer la lutte pour réconcilier la justice dans les relations humai­
nes avec une communauté terrestre qui soutient la vie34».

33. Gaia and God, p. 85-86.


34. Gaia and God, p. 111.
POUR LA GUÉRISON DU MONDE 283

Rosemary R.R., au contraire, croit qu’il y a une possibilité de


guérison de la planète par la guérison de nos relations. Ce qu’elle
nomme «une œuvre d’éco-justice» prend ses sources dans la pensée
biblique et les traditions chrétiennes. Malgré le caractère patriarcal de
ces traditions, on peut y déceler, selon elle, des éléments libérateurs. Il
y a d’abord la tradition d’alliance dans l’Ancien Testament, qui pré­
sente le Dieu d’Israël comme le Dieu du ciel et de la terre. Il est vrai
que Dieu se révèle dans les événements, mais il est aussi présent dans
la nature. Il n’y a pas de séparation entre la création et la rédemption:
le même Dieu qui a délivré Israël de l’esclavage en Égypte est le Dieu
créateur. Il est sûr, nous rappelle Radford Ruether, que la vision hébraï­
que de la relation à Dieu est «très androcentrique, anthropocentrique et
ethnocentrique35». Mais d’autres perspectives y sont présentes, comme
l’ouverture de Dieu aux autres nations, sa relation sans intermédiaire
avec des femmes (comme Hagar dans le désert), son rapport direct avec
la nature (les Psaumes en témoignent évidemment) comme avec des
animaux sauvages qui ne sont pas sous le contrôle humain (Job 38-39).
Dieu est présent dans la nature harmonieuse mais aussi dans les désas­
tres naturels. De plus, la relation d’alliance d’Israël avec Dieu est tissée
dans le don de la «terre promise»: le don de la terre n’est pas une
possession qui peut être mise à part de la relation à Dieu.
Le rapport entre la justice et la prospérité qui fait partie de la
relation d’alliance en Israël apparaît de manière éminente, selon
Rosemary R.R., dans la législation sabbatique: il s’agit «d’une série de
cycles concentriques, le cycle du 7e jour, de la 7e année, et le sept fois
sept ans, ou le Jubilé36». Cette législation a pour but de permettre à la
terre, aux animaux, aux humains de se reposer et de se refaire, de plus
en plus, en l’espace de 50 ans. (Ex 23,12; Ex 23,10-11; Ex 21,2; Lev
25, 6-7; Lev 25,10; Lev 25,23) Le Jubilé apparaît comme le grand
renouveau: les terres et les animaux se reposent, les dettes sont remises,
les esclaves sont affranchis. Radford Ruether insiste sur cette vision du
Jubilé comme «modèle d’éco-justice rédemptrice37». Contrairement au
modèle apocalyptique qui annonce la rédemption par la destruction du
monde, la vision du Jubilé permet une correction périodique du système
qui produit du mal dans le monde: des relations injustes, de la pauvreté,

35. Gaia and God, p. 208.


36. Gaia and God, p. 211.
37. Gaia and God, p. 213.
284 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

de la violence, etc. C’est comme une possibilité de redressement pério­


dique des relations qui n’empêche tout de même pas de projeter dans
le futur un Royaume messianique où la création sera renouvelée.
Dans les évangiles, Jésus est présenté dès le début avec cette
vision du Royaume de Dieu où le «jour du Seigneur» s’actualise dans
l’annonce de la Bonne Nouvelle aux pauvres (Le 4,18-19). Rosemary
R.R. fait remarquer aussi que la prière du «Notre Père» reprend les
éléments de la tradition du Jubilé. Mais il y eut dans le christianisme
un mouvement de spiritualisation en même temps que d’universalisa­
tion: les chrétiens ont voulu contester la vision ethnocentrique d’Israël,
et ce faisant ils ont fait disparaître ou marginalisé la perspective con­
crète d’éco-justice.
L’autre tradition du Nouveau Testament que Rosemary R.R. met
en évidence s’enracine dans une christologie cosmique pour aboutir à
une vision sacramentelle. Déjà le judaïsme hellénistique avait ouvert la
voie à l’intégration dans la pensée chrétienne de certaines idées de la
philosophie grecque comme la cosmogénèse de l’hellénisme oriental38.
La figure du Christ, à l’origine, renvoyait à celle du Messie que la
pensée apocalyptique voyait revenir à la fin des temps pour vaincre les
forces du mal. Peu à peu, le Christ fut aussi identifié au Logos imma­
nent du cosmos, comme nous le trouvons surtout dans certains écrits de
Paul, dans l’Evangile de Jean ou l’Épître aux Hébreux. Radford
Ruether cite particulièrement Col 1,15-20 pour montrer que «cette
identification du Christ comme rédempteur avec le Logos cosmogo­
nique a été réunie dans une vision unifiée du commencement et de la
fin de “toutes choses39”».
Cette synthèse chrétienne réconcilie dans la figure du Christ cos­
mique rédempteur à la fois la création et l’eschatologie. Mais cela
requérait la résolution d’un problème: la valeur du corps et de la vie ici-
bas. Dans la pensée hébraïque, le concept de création sépare les êtres
humains de la divinité et considère ceux-ci comme essentiellement
mortels: le salut se situe alors dans les limites de l’existence terrestre
qui est bénie par Dieu. Chez les Grecs, la théorie de Y émanation, au
lieu de la création, amène la séparation de l’âme immortelle du corps
mortel. Le christianisme classique garde la vision hébraïque positive du
corps: «le corps était essentiel pour l’intégrité de l’existence, et la ré­

38. Gaia and God, p. 230.


39. Gaia and God, p. 232.
POUR LA GUÉRISON DU MONDE 285

surrection du corps était intrinsèque au salut40». La pensée chrétienne


en s’affrontant à la pensée platonicienne a retenu l’aspect négatif de la
finitude et de la mortalité, mais en prônant la résurrection du corps ou,
comme Paul l’avance, l’idée d’un «corps spirituel». Notre théologienne
Rosemary R.R. mentionne spécialement l’importance de la théologie
d’Irénée, au 11e siècle (ap. J.-C.) qui unifie la création, l’incarnation et
la récapitulation dans le Christ: «L’incarnation du Christ historique est
le renouveau du pouvoir divin qui sous-tend la création. Dans l’incar­
nation la puissance divine pénètre la nature corporelle d’une manière
déjà plus profonde, de telle sorte que le corporel devient le porteur
sacramentel du divin, et le divin déifie le corporel41.» D’où l’impor­
tance des sacrements comme voie de salut dans le christianisme. Par
contre, la vision millénariste d’Irénée qui traduit la rédemption de la
création — dans la ligne de la tradition hébraïque apocalyptique — sera
conservée dans des groupes marginaux, alors que la pensée dominante
— dans l’Église officielle — en mettant le focus sur la résurrection des
corps des humains ainsi que sur la dimension cosmique des sphères
planétaires, «les nouveaux cieux et la nouvelle terre», laissera de côté
les autres formes de vie terrestre42.
Disant quelques mots de l’histoire occidentale d’une théologie de
la nature qui gardait certains éléments du Logos cosmogonique43, notre
auteure conclut en disant que reste soulevée la question d’une imma­
nence vue comme panthéiste et d’une transcendance séparée de la
nature: c’est le sens de la problématique de «Gaia and God44». Rose­
mary R.R. présente ensuite quelques auteurs qui ont tenté de reprendre
la dimension cosmique du christianisme, comme Teilhard de Chardin,
Whitehead, et récemment Matthew Fox. Après avoir émis quelques
éléments critiques sur ces théologies45, elle propose sa réflexion en vue
d’une «théocosmologie écoféministe».
Radford Ruether préfère ne pas reprendre les oppositions tradi­
tionnelles, comme le fait certaine spiritualité ou théologie écoféministe,
à savoir que nous avons besoin d’une Déesse à l’opposé du Dieu et de
la tradition monothéiste, immanente plutôt que transcendante, relation­

40. Gaia and God, p. 234.


41. Gaia and God, p. 235.
42. Gaia and God, p. 237.
43. Gaia and God, p. 237-240.
44. Rosemary R.R. renvoie ici à la discussion écologique et à un courant
féministe néo-païen avec Carol Christ, par ex., p. 240.
45. Gaia and God, p. 240-247.
286 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

nelle plutôt que maître du monde, pluriforme plutôt qu’uniforme. Elle


suggère, pour sa part, que nous faisions davantage appel à notre ima­
gination afin de penser, à la suite de Nicolas de Cuse, «la coïncidence
des opposés46». Pour elle, la physique subatomique47 nous permet de
renouveler cette idée en voyant dans l’atome un espace formé de petites
particules qui tournent autour d’un centre concentré (le nucléus) con­
tenant la plus grande partie de la masse de l’atome. Ce nucléus formé
aussi de particules, protons et neutrons, était tenu par une énergie pro­
pre dite nucléaire. Finalement, les découvertes des physiciens ont
montré qu’il s’agissait de champs énergétiques où les particules appa­
raissent et disparaissent; la distinction entre matière et énergie ne peut
plus tenir: «la matière est de l’énergie qui se déplace selon des modèles
de relationnalité48». L’«absolu minimum» constitué de petites particules
d’énergie ayant l’apparence d’objets solides est aussi «l’“absolu maxi­
mum”, la Matrice de toutes les interrelations de l’ensemble de l’uni­
vers49». Cette matrice d’énergie dansante, comme l’exprime Rosemary
R.R., fonctionne selon un modèle rationnel qu’on a appelé «Dieu» ou
«Esprit». Il y a coïncidence entre la pluralité qui se désintègre en petits
morceaux et le tout, l’Un qui relie toutes choses.
Dans cet univers du très petit et du très gros, l’humain demeure
le médiateur, parce qu’il est seul capable de conscience réflexive: c’est
à la fois notre privilège et notre risque que d’être ainsi «l’endroit où
l’univers devient conscient de lui-même50». La preuve en est que, dans
les derniers milliers d’années, les humains masculins qui gouvernaient
se sont servi de leur privilège pour dominer les femmes et les hommes
et se séparer de la nature: ils niaient ainsi le tissu de liens qui nous
bordent et dont ils sont aussi dépendants. Rosemary R.R. affirme donc
que «la tâche la plus urgente pour une culture écologique est de con­
vertir la conscience humaine à la terre, de telle manière que nous puis­
sions utiliser nos esprits pour comprendre le tissu de la vie et pour vivre
dans ce tissu de la vie en la nourrissant plutôt qu’en la détruisant51». Il
faut penser aussi, comme l’ont fait déjà Teilhard de Chardin et la phi­
losophie du «procès», que notre conscience réflexive ne nous distingue

46. Gaia and God, p. 247.


47. Rosemary R.R. réfère entre autres, à ce sujet à F. Capra qu’elle cite dans son
chap. 2, note 12.
48. Gaia and God, p. 248.
49. Idem.
50. Gaia and God, p. 249.
51. Gaia and God, p. 250.
POUR LA GUÉRISON DU MONDE 287

pas absolument des autres êtres vivants. Notre capacité même d’être
conscients dépend des cellules hautement organisées de notre cerveau
et de notre système nerveux. Si la conscience humaine procure une
expérience de vie très intense, il existe cependant d’autres formes de
conscience, comme par exemple celle du poisson qui entend des sons
impossibles à entendre avec nos oreilles; les plantes aussi sont des
organismes vivants qui répondent à l’eau, à la chaleur, à la lumière; et
même des agrégats chimiques sont des centres d’énergie. La conscience
humaine est ce qui nous rend capables de reconnaître notre parenté
avec tous les autres êtres plutôt que de nous en séparer. Mais notre
capacité de conscience dépend d’un organisme aussi fragile que com­
plexe: notre finitude a donné lieu, dans les religions, à beaucoup d’ef­
forts pour nier cette dépendance d’où l’idée du «moi immortel» qui a
trop souvent induit un comportement destructeur.
Plusieurs traditions spirituelles ont prôné «le renoncement à
l’ego»; souvent d’une manière qui dévalorisait la personne. Une spiri­
tualité écologique doit «affirmer l’intégrité du centre personnel de notre
être, en mutualité avec les centres personnels de tous les autres êtres à
travers l’espèce et, en même temps, accepter la finitude de ces “moi”
personnels52». C’est ainsi que, pour Radford Ruether, un nouveau sens
de notre parenté avec l’ensemble des êtres vivants nous aidera à accep­
ter la décomposition de nos corps pour entrer dans le cycle de la vie
organique. C’est ainsi que nous sommes attachés, enchaînés à l’ensem­
ble vivant qu’est Gaia. Une spiritualité et une pratique éthique fondées
sur la finitude de nos «je» pourraient nous préparer à reconnaître le
centre personnel de chaque être, que ce soit un oiseau ou une fleur: une
telle compassion pour tout être vivant ferait échec à l’illusion de l’alté­
rité. Elle nous permettrait surtout d’entrer en relation avec «la Matrice
en continuelle création de tout53», le grand TU, le centre personnel du
processus universel. Ainsi, nous pourrions avoir confiance que notre
travail créateur serait nourrissant pour la communauté de vie. Et à la fin
de notre vie, lorsque nous nous livrerons à la Matrice de la vie, nous
pourrons dire, comme le dit de manière inspirée Rosemary R.R.:
«Mère, entre vos mains je remets mon esprit. Servez-vous de moi
comme vous voulez dans votre infinie créativité54.»

52. Gaia and God, p. 251.


53. Gaia and God, p. 253.
54. Idem.
288 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

3. Une spiritualité de la guérison: ses caractéristiques

Après avoir suivi le chemin de réflexion de l’auteure de Gaia and God,


nous terminons en présentant les grands traits de la spiritualité
qu’elle tire de sa vision éthique et théologique. Il s’agit d’une spiritua­
lité fondée sur un processus de conversion intérieure en même temps
qu’ouvert sur la transformation sociale55. Aussi, la caractéristique prin­
cipale de la «spiritualité de la guérison» dans une perspective écofémi­
niste, telle que proposée par Radford Ruether, réside dans le fait d’être
intimement reliée à la dimension politique, comme l’intérieur et l’exté­
rieur d’une même réalité. Sa vision s’oppose à toute conception idéa­
liste qui relie le spirituel à «un autre monde». On pourrait voir dans son
insistance une forte interpellation lancée aux «nouvelles spiritualités»:
Nous devons être circonspects concernant de nouvelles formes
privatisées d’activité intra-psychique, qui sont séparées des sys­
tèmes sociaux de pouvoir. Nous devons plutôt voir le travail
d’éco-justice et le travail de la spiritualité comme interreliés, les
aspects intérieur et extérieur d’un seul processus de conversion56.
Il n’en reste pas moins que le centre de cette spiritualité est le
changement de conscience et de cœur nécessaire à la vision holistique;
c’est une véritable metanoia qui nous fait accepter d’être en interdépen­
dance avec les autres comme avec la terre:
Le changement de conscience consiste à reconnaître que la véri­
table sécurité repose non dans un pouvoir de domination et la
recherche impossible d’une invulnérabilité totale, mais plutôt
dans l’acceptation de notre vulnérabilité, nos limites et l’interdé­
pendance dans laquelle nous sommes avec les autres, avec les
autres humains et avec la terre57.
Cette prise de conscience humaine se nourrit de la relation au Divin
comme à sa source, à travers une double représentation. De sa relecture
critique de l’héritage judéo-chrétien, Rosemary R.R. retient, en effet,
deux «voix», celle du Dieu de l’Alliance qui commande de protéger les
plus faibles en restreignant le pouvoir des puissants; et celle de Gaia,

55. Le titre donné à son dernier chapitre est indicatif: «Creating a Healed World:
Spirituality and Politics».
56. Gaia and God, p. 4.
57. Gaia and God, p. 268.
POUR LA GUÉRISON DU MONDE 289

cette autre «voix» venant du cœur de la matière, voix féminine long­


temps réprimée «qui nous fait signe d’entrer en communion58». Alors
que celle-ci contribue à entretenir la compassion et la sympathie qui
rendent possible l’amour de la vie, l’autre rend efficace le projet de vie
écologique au moyen de systèmes organisés et de normes.
Pour notre auteure, ce profond changement de conscience, qui est
un véritable «éveil», comporte une essentielle dimension éthique.
Rosemary R.R. affirme clairement que nous avons à penser pour l’éthi­
que un autre fondement que celui du dualisme bien/mal où l’on projette
sur l’autre, femme, étranger, animal, etc. la négativité inhérente à notre
condition. Si le mal consiste à «proliférer de façon cancéreuse59»
comme il arrive à toute force vitale — et donc si le mal est dans les
relations mauvaises, déformées, le bien réside dans le fait de mettre des
limites à ces forces vitales de manière à garder l’équilibre dans notre
vie en communauté. Les manières de vivre nos relations doivent ainsi
répondre à l’équité, à la compassion et à une mutualité amoureuse de
la vie60.
C’est ainsi que nous pourrons «créer un monde réconcilié61» en
transformant nos sociétés. Pour ce faire, nous dit Rosemary R.R., nous
devons changer les systèmes de domination qui existent, en inventant
de nouveaux modes de comportement, autant dans les relations hom­
mes-femmes qu’entre les diverses régions du monde, avec les multiples
espèces vivantes et aussi les générations. Radford Ruether donne plu­
sieurs exemples. Elle réfléchit sur l’utilisation du pétrole comme prin­
cipale source d’énergie62, préconisant l’emploi d’alternatives comme le
soleil, le vent, l’eau, les énergies thermiques... Cela permettrait de
diminuer les émissions polluantes dans l’atmosphère. Mais cela exige­
rait de nouvelles habitudes dans le domaine du transport: moins de
voitures automobiles amèneraient à réorganiser les lieux de vie, de
travail, de loisir de manière à diminuer les besoins de longs déplace­
ments. En conséquence, la décentralisation des lieux de pouvoir et de
décision confronterait, par exemple, les intérêts de concentration du
pouvoir des multinationales etc. Des changements importants dans le

58. Gaia and God, p. 254.


59. Gaia and God, p. 256.
60. Radford Ruether utilise souvent l’expression «biophilic» que je traduis ici par
«amoureuse de la vie».
61. Je traduis ainsi «Creating a Healed World», Gaia and God, p. 254.
62. Gaia and God, p. 259-260.
290 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

domaine de l’alimentation63 (moins de viande, plus de protéines végé­


tales) avec ses répercussions sur l’agriculture et le développement de
méthodes plus écologiques pourraient en même temps exiger plus de
diversité dans le travail — travail manuel revalorisé — et donc plus
d’emplois; cela inciterait à un retour à la terre qui nous ferait «retrouver
les rythmes biologiques, ceux du corps, du jour, des saisons, plutôt que
le monde des horloges, des ordinateurs, de l’éclairage électrique64».
Sans négliger le progrès technologique, il convient plutôt, dans cette
perspective, de le mettre au service de la vie concrète, de l’organisation
de communautés de vie.
Et finalement, l’exemple de la régulation des naissances néces­
saire à l’urgence du contrôle démographique65: l’utilisation et l’amélio­
ration de méthodes contraceptives, loin de servir les intérêts financiers
des compagnies pharmaceutiques, doivent promouvoir la prise en
charge par les femmes elles-mêmes de leur sexualité et de leurs mater­
nités. Cela remet fondamentalement en cause le patriarcat. De plus, en
permettant aux femmes de se comporter comme des sujets moraux, on
contribue par le fait même à valoriser le sexe féminin de façon à lutter
contre les avortements de bébés-filles provoqués par des politiques
démographiques patriarcales. Si les femmes sont vues comme des
personnes autonomes, à qui on donne des conditions pour se réaliser
comme êtres humains dans toute leur intégrité, elles pourront participer
au développement global de la communauté. Il ne s’agit pas de prôner
le développement de l’individualité chez les femmes pour continuer le
modèle de domination, mais plutôt pour tracer la voie à une autre
relation entre les hommes et les femmes, relation de réciprocité, de
mutualité qui ouvre sur différents styles de vie, divers modes d’orga­
nisation sociale, à l’intérieur d’une culture communautaire porteuse de
vie. Cela implique aussi le dépassement de la séparation des domaines
du privé/domestique et du public/travail, pour les femmes comme pour
les hommes.
Rosemary R.R. est consciente de l’énormité et de la complexité
de la tâche qu’elle envisage pour la guérison du monde. Aussi insiste-
elle, avant de terminer sa réflexion, sur la nécessité de vivre cette
spiritualité en «bâtissant des communautés de célébration et de résis­

63. Gaia and God, p. 261-263.


64. Gaia and God, p. 262.
65. Gaia and God, p. 264-266.
POUR LA GUÉRISON DU MONDE 291

», communautés de base pour vivre, travailler, prier, différents


tance6667
groupes organisés en réseaux mais liés dans une même lutte. Ces com­
munautés locales ont, pour Radfort Ruether, trois aspects importants.
Le premier consiste à éveiller et nourrir la «nouvelle conscience» en
favorisant les thérapies personnelles, et des spiritualités adaptées:
Nous avons besoin de thérapies (pour nous guérir) et de spiritua­
lités de la croissance intérieure afin d’abandonner nos peurs pour
nous ouvrir les unes et les uns aux autres, nous ouvrir aussi au
monde autour de nous, enfin pour apprendre à être plutôt qu’à
être tendus61.
En plus, il est nécessaire de créer des liturgies collectives qui
nourrissent la vie symbolique et développent la «nouvelle conscience».
Ces communautés de base présentent aussi un deuxième aspect: pou­
voir utiliser des institutions locales pour mettre sur pied des projets
pilotes au moyen desquels on pourra vivre concrètement de manière
écologique. C’est en même temps le meilleur moyen de s’éduquer à
l’action politique. Enfin, nous dit Rosemary R.R., cette expérience en
communauté de pratiques alternatives conduit à la mise en place de
réseaux plus larges qui permettent une conscience globale, c’est-à-dire
une connaissance de l’interdépendance des problèmes en même temps
qu’une manière de travailler en solidarité avec d’autres au changement
des systèmes de domination actuels.
On ne peut, selon R. Radford Ruether, entreprendre tous ces ef­
forts pour entrer dans une nouvelle manière d’être et d’agir sans un
amour engagé pour la vie, pour les êtres vivants, pour les communautés
de vie dont nous faisons partie, pour notre mère commune Gaia. Cet
amour nous permet d’entretenir une passion tenace, ou durable, pour
les êtres vivants qui viendront. C’est une option d’espérance.

*
* *

66. Gaia and God, p. 268s.


67. Gaia and God, p. 269. Rosemary Radford Ruether met l’accent avant tout sur
l’aide amicale que l’on peut s’apporter en s’écoutant les unes les autres — sans nier
l’aide professionnelle qui peut être parfois nécessaire.
292 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

À la fin de cette présentation qui ne se voulait pas une analyse critique


du dernier ouvrage de Rosemary Radford Ruether, il convient cepen­
dant de faire quelques remarques. Le discours théologique de
Rosemary R.R. a été désigné comme réformiste plutôt que radical par
des théologiennes féministes, dont Elisabeth Schüssler Fiorenza: ceci à
cause de la manière dont elle utilise la Bible. En effet, Radford Ruether
prend son principe d’interprétation à l’intérieur même de la tradition
judéo-chrétienne. C’est ainsi qu’elle développe sa notion d’éco-justice
avec des éléments tirés de la législation sabbatique de F Ancien Testa­
ment, dans la tradition prophétique: à savoir, le fait d’apporter, tous les
sept ans, des correctifs aux effets négatifs des limites d’une organisa­
tion sociale. Mais, à partir de là, elle est amenée à faire une lecture
critique des traditions bibliques elles-mêmes. En reprenant d’autres
catégories apportées par Elisabeth Lacelle68, il me semble que son dis­
cours théologique ne fait pas que «reconstruire» des éléments de la
tradition, mais «construit à neuf» à partir d’autres éléments oubliés,
négligés ou laissés à la marge par les discours androcentriques ou pa­
triarcaux.
S’il est vrai, par ailleurs, que le discours de Radford Ruether est
féministe parce que fondé sur une analyse du patriarcat, il n’en est pas
moins sûr — elle l’affirme elle-même — qu’elle prend ses distances
par rapport à la vision «séparatiste» (Mary Daly) ou la vision qu’elle
nomme «romantique» (religions de la Déesse): elle promeut une vision
«équilibrée» des relations entre les hommes et les femmes, par sa
notion de mutualité qui réconcilie l’égalité et la différence, et aussi en
suggérant une «parentalité» où les rôles sont partagés plutôt que divi­
sés. Cette lecture que je fais de la pensée de Radford Ruether mériterait
une étude plus approfondie; mais elle m’inspire quand même l’idée que
la spiritualité de la guérison ou de la réconciliation élaborée dans Gaia
and God est une spiritualité aussi «écologique» que féministe.
Par contre, s’agit-il d’une spiritualité chrétienne? Là encore, il y
a des ruptures telles, par rapport à la «tradition» officielle, qu’il n’est
pas simple de la classer. Comme théologienne systématique, Rosemary
R.R. utilise des notions venant d’autres disciplines ou des représenta­
tions de la culture actuelle — dans ce cas-ci, des notions de physique,

68. Lectures et perspectives féministes en théologie. Des femmes aussi faisaient


route avec lui. Perspectives féministes sur la Bible, Montréal, Paris, Médiaspaul, 1995,
p. 20-28.
POUR LA GUÉRISON DU MONDE 293

ou d’astro-physique..., ainsi que la perspective «holiste» — qui, articu­


lées à des concepts bibliques ou à la tradition chrétienne, lui permettent
de reprendre à nouveaux frais, par exemple, une théologie de la ré­
demption. La distinction qu’elle fait entre le péché et la finitude m’ap­
paraît tout à fait importante, mais elle en tire des conséquences, par
exemple sur la mort et l’au-delà, qui vont à l’encontre de l’ensemble de
la tradition chrétienne. Cependant, elle redonne en même temps à la
spiritualité chrétienne une caractéristique essentielle: son incarnation.
Son effort pour dépasser tout dualisme dans la pensée n’est peut-être
pas complètement réussi69 mais il n’en a pas moins mis en lumière un
des obstacles majeurs pour l’expérience spirituelle des chrétiens et des
chrétiennes de la fin du xxe siècle.

69. Nicholas John Ansell dans un livre intitulé The Woman Will Overcome the
Warrior (University Press of America, 1994) en a fait la critique.
Du passage de la religion
subie à la religion choisie:
des acteurs peu rationnels
Diversité des expériences spirituelles
chez les jeunes adultes.
Ce que révèle une enquête

CLAUDE MICHAUD
Université d’Ottawa

La fin de Père des certitudes

Les années 1960 et le tournant des années 1970 ont marqué la fin du
pouvoir des institutions et de leur primauté sur la personne. Un monde
caractérisé par la continuité et la soumission a basculé. Dans le
domaine du religieux, cette ère, qui se traduisait par la possession tran­
quille de la foi, une morale bien établie et la certitude doctrinale, a
éclaté ouvrant la porte pour un moment au vacuum. Trop contents de
se délester d’un bagage religieux perçu comme contraignant, les adultes
se sont retirés de la scène. Observant les faits, certains ont parlé
d’esquive, d’autres de crise ecclésiale. Les conséquences ont été les
mêmes: une génération de jeunes en rupture avec l’héritage et laissés
à eux-mêmes.
Mais le vide n’était qu’apparent. À l’ère des institutions fermées
et sûres d’elles-mêmes se substituait le village planétaire. Par vagues
296 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

successives, les courants spirituels les plus divers aux enracinements


multiples et souvent étranges se sont mis à déferler dans la cour de
récréation ouverte tout à coup, pour ne pas dire enfin. Véritable para­
doxe, la religion en crise, à quoi s’associe la mondialisation des rap­
ports humains à l’heure de l’informatique, a ouvert la porte au retour
du spirituel. Les nouvelles générations se sont tout à coup retrouvées
sur la place publique, exposées au supermarché du religieux qui s’est
installé à grand renfort de publicité. Le succès était assuré. «On ne peut
pas vivre en effet sans vie spirituelle pas plus que l’on peut vivre sans
économie et sans politique.» (Mander, 1991)

Le retour du spirituel. Des sentiers non battus

L’expérience spirituelle est vieille comme le monde. En quoi consiste-


t-elle, quelle place tient-elle dans le développement de la personne et
selon quel processus mental évolue-t-elle?
L’expérience spirituelle consiste dans la démarche, jamais termi­
née, que fait tout individu pour unifier son être et trouver un sens à sa
vie. Elle repose sur l’univers des croyances, des valeurs et des repères
éthiques que chacun s’approprie et qui lui permet d’affirmer son unicité
en tant que personne. Route d’accès à l’identité, l’expérience spirituelle
est donc constitutive de la personnalité. C’est elle qui révèle l’individu
à lui-même, aux autres et qui le situe dans l’univers. Selon l’expression
de Peter Newman (1993), «la quête de la spiritualité, c’est ce qui per­
met à l’individu de prendre le contrôle véritable sur sa propre vie».
La présente recherche a voulu pousser un peu plus loin, au sein
de la conjoncture socioculturelle du moment, l’étude de cette dimen­
sion fondamentale de la personnalité qu’est l’expérience spirituelle.
Nous sommes parti de l’hypothèse que la préoccupation qui s’exprime
actuellement pour le spirituel est reliée à la quête d’identité caractéris­
tique de notre époque. Notre seconde hypothèse était que l’expérience
spirituelle des jeunes générations est marquée par le pluralisme idéolo­
gique de la société moderne séculière. Enfin, nous voulions regarder de
plus près le processus mental qui préside aux choix auxquels les jeunes
sont confrontés.
DE LA RELIGION SUBIE À LA RELIGION CHOISIE 297

Clarification de concepts

Dans cet univers complexe de l’expérience spirituelle et du phénomène


religieux plus large dans lequel elle baigne, il est nécessaire d’emprun­
ter à l’anthropologie culturelle, à la sociologie, à la psychologie et à la
théologie. La clarification de quelques concepts au départ peut s’avérer
opportune.

Le spirituel

«C’est l’espace dans lequel chaque être humain recherche un ou des


sens à sa vie.» (Marchand, 1991). Cette entreprise d’unification de son
expérience correspond à l’appel à la pleine réalisation de soi ou à
l’appel à la plénitude inscrit en tout être humain. Elle est la route
d’accès à l’authenticité et à l’identité (Schneiders, 1989; Breton, 1992;
Charron, 1988, 1990; Malherbe, 1990).
L’expérience spirituelle peut se dérouler dans l’ouverture expli­
cite à la transcendance ou dans son refus; elle peut s’enraciner dans une
religion organisée ou non; elle peut accueillir le divin tout en récusant
le rapport à la religion institutionnalisée. Un certain nombre d’individus
mettent en opposition expérience spirituelle et expérience religieuse.
Par contre, pour la grande majorité des individus, la foi, définie comme
l’acte de croire au divin, est au cœur de l’expérience spirituelle.

La foi

La foi ce n’est pas d’abord un dogme ou la doctrine d’une religion mais


un acte du sujet qui constitue le substrat de l’existence humaine
(Lemieux, 1992; Fowler, 1981; Charron, 1992; Grossman, 1992).
L’acte de croire ou la foi, au sens anthropologique du terme, opère à
trois niveaux: celui de toutes les informations et affirmations non im­
médiatement vérifiables auxquelles l’individu adhère spontanément
dans le quotidien de l’existence; celui des idéologies et des valeurs
susceptibles de donner sens et direction à la vie; enfin, celui de l’au-
delà ou du divin.
Dans le langage courant, on donne un sens plus large au concept
de croyances. Les croyances engloberaient tous les niveaux de l’acte de
croire. Le mot foi, par contre, est communément réservé pour référer à
Dieu. En ce sens, la foi est perçue comme l’élément normal de l’expé­
298 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

rience spirituelle axée sur la transcendance. Tillich (1968) la définit


comme étant «l’acte le plus intérieur et le plus englobant de l’esprit
humain». Notons que certains individus ont affirmé vivre une expé­
rience spirituelle significative sans ouverture sur l’au-delà. On peut
penser à Jean-Paul Sartre et à Bruno Bettelheim en particulier.

Le Nouvel Age

Le Nouvel Âge est à la fois une philosophie et un mouvement qui


traduit, pour une part importante, la perception de l’expérience reli­
gieuse de l’ensemble de nos contemporains. Il est centré sur la crois­
sance personnelle et l’ouverture aux forces cosmiques imprégnées de
divin (Lasch, 1979; Ferguson, 1990; Vernette, 1990; Keller 1990; Ber-
geron, Bouchard et Pelletier, 1992; Charron, 1992).

Identité

Le concept d’identité renvoie au processus d’appropriation d’un ensem­


ble de croyances ou d’une certaine vision de la vie, de valeurs et de
repères éthiques, à partir desquels l’individu est capable de se situer
face aux autres et au monde, en même temps qu’il découvre qui il est.
(Erikson, 1964, 1968, 1975). La structuration de la personnalité, ou
l’accès à l’identité, se fait de façon progressive. En ce sens, on parle
tantôt en terme de quête, tantôt en terme d’accès à l’autonomie person­
nelle et psychosociale. À l’enfance, la marche vers l’identité emprunte
le chemin de l’imitation. Elle se transforme lentement, à l’adolescence
et à l’âge adulte, en une expérience critique d’intériorité et de cohé­
rence.
Quel rapport existe-t-il entre l’expérience spirituelle, la foi et
l’identité? La foi en tant qu’acte de croire est un élément essentiel à
l’acquisition de la vision profonde de l’existence. C’est cette vision
personnelle qui permet à l’individu d’affirmer son autonomie. Elle
constitue le fondement de son identité. L’expérience spirituelle est l’es­
pace et l’action qui sous-tendent cette double acquisition existentielle.
Bref, nous sommes en face de trois réalités étroitement reliées. Il est
permis d’affirmer que le développement de la dimension spirituelle de
la personne est l’acte constitutif de son identité, la foi en tant que vision
profonde de l’existence étant un élément constitutif (Breton, 1987).
DE LA RELIGION SUBIE Â LA RELIGION CHOISIE 299

Modernité

La modernité est un des concepts les plus communément utilisés pour


définir la société industrielle : une société axée, d’une part, sur la
science et la technologie et d’autre part, sur le libéralisme économique
qui en constitue le système dominant. Les valeurs déterminantes de ce
système sont la rationalité, la productivité et la compétition. Ces va­
leurs sociales sont, à leur tour, sous-tendues par les valeurs plus indi­
viduelles de liberté, d’égalité et de tolérance (Taylor, 1992; Turner,
1990; Baum, 1990; Valadier, 1989; Ellul, 1977; Bell, 1976; Kahn et
Wiener, 1972). Si les capacités positives de la modernité sont éviden­
tes, ses forces négatives ne le sont pas moins. Les valeurs qu’elle a
imposées ont réduit l’espace du symbolique, du spirituel et de la con­
vivialité.
On parle présentement de postmodernité en tant qu’expression
d’une sensibilité nouvelle qui vient dénoncer les limites de la modernité
et réaffirmer la place de la dimension spirituelle de la personne et des
formes d’expressions individuelles et collectives qu’elle est appelée à
prendre (Lemieux, 1992; Gauthier, 1991; Lemieux et Meunier, 1990;
Harvey, 1989; Lyotard, 1979). Le retour de l’éthique et du spirituel,
sans parler du retour du religieux tout court, sont les meilleurs indica­
teurs de ce qui apparaît comme une sensibilité indéniable, sinon un
passage, caractéristique de cette fin de siècle. Faut-il le souligner, si le
discours sur le spirituel et l’éthique prend de l’ampleur, le paradoxe
d’une pratique sociale qui baigne dans l’indifférence religieuse et la
fraude sous toutes ses formes est non moins évident.

Méthodologie de la recherche

Un questionnaire a été administré à 168 étudiantes et étudiants inscrits


au programme de la Formation des Maîtres à la Faculté d’éducation de
l’Université d’Ottawa au cours de l’année 1992-1993, suivi d’entre­
vues semi-structurées auprès de 12 sujets choisis dans le même groupe.
Les variables suivantes ont été retenues : sexe, âge, statut marital, statut
parental, lieu de résidence, expérience de travail, pratique religieuse,
implication communautaire, degré universitaire et spécialisation.
Les sujets ont répondu aux trois questions suivantes :
1. Quel rapport est-ce que j’établis entre l’expérience spirituelle
et le développement de ma personne?
300 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

2. Lorsque je dis le mot spirituel ou que l’on parle de dimen­


sion spirituelle de la personne, qu’est-ce que ces termes évo­
quent ou signifient pour moi?
3. Quels rapports existe-t-il entre mon expérience spirituelle et
ma religion d’appartenance?
L’analyse factorielle est apparue comme le processus le plus
approprié pour procéder à l’étude des résultats du fait qu’elle facilite la
jonction entre l’analyse qualitative et l’analyse quantitative des don­
nées. Cette recherche comporte sa part de limites. La recherche quali­
tative ne peut, en effet, être totalement imperméable à l’interprétation.
Nous n’arrivons jamais totalement à faire abstraction de l’idéologie qui
nous habite ni d’une certaine interprétation des mots dictée par notre
culture propre. Enfin une question demeure: si l’on peut considérer les
jeunes adultes qui ont été les sujets de l’enquête comme représentatifs
de l’ensemble de la population de leur âge, on peut se demander par
contre à savoir jusqu’où il est permis d’extrapoler les conclusions de la
recherche pour les appliquer à l’ensemble des jeunes adultes au Canada
français.

Résultats de la recherche

Interprétation globale

L’objectif premier de la recherche consistait à découvrir la perception


qu’ont les jeunes adultes du spirituel ou de l’expérience spirituelle, de
sa signification et de son importance dans le développement de leur
personnalité, enfin du rapport qu’ils établissent entre cette expérience et
leur religion d’appartenance. L’objectif second était de tenter de voir
selon quel processus mental ou affectif ils procèdent aux choix qui
s’imposent à eux. Les résultats qui suivent reprennent l’ordre des trois
questions posées.

1. — Quel rapport les jeunes adultes interrogés établissent-ils entre le


développement spirituel et le développement de la personnalité? Pour
61% des répondants, les deux sont intimement reliés. Quarante-six pour
cent affirment que le rapport qu’ils perçoivent entre les deux est très
important ou important. «La dimension spirituelle est la personne»,
écrit une étudiante. «Le développement de ma personne et l’expérience
spirituelle sont presque synonymes», affirme une autre.
DE LA RELIGION SUBIE A LA RELIGION CHOISIE 301

Au terme de l’analyse des protocoles, quatre concepts clés, re­


groupant les termes apparus avec le plus de fréquence, ont émergé dans
l’ordre suivant: identité, sens à la vie, intériorité et transcendance.
Quelques sujets qui confondent expérience spirituelle et religion ont
esquivé la question. Enfin, le fait d’avoir une pratique religieuse ou non
ne semble pas avoir d’incidence marquante sur la perception du rapport
étroit qu’ils voient entre le spirituel et la croissance de l’être.

2. — Que signifie le mot spirituel ou dimension spirituelle de la per­


sonne? Si, au départ, on a fait l’hypothèse que le spirituel est perçu
comme important pour les jeunes adultes, on ignorait toutefois quelle
signification ils lui accordaient. L’analyse a révélé, d’une part, que la
définition qu’ils en donnent s’inscrit en continuité avec celle de la
mystique, de la théologie et de la psychologie et, d’autre part, qu’elle
est sensiblement la même chez tous.
Les mots spirituel, dimension spirituelle ou expérience spirituelle
renvoient essentiellement à l’intériorité, lieu de l’unification de l’être et
source d’identité. Pour tous, cette expérience est axée sur un référent
qui a valeur d’absolu. Les différences dans les définitions tiennent à la
variété des perceptions du rapport à la religion institutionnalisée et aux
divers niveaux d’enracinement de l’expérience. «L’expérience spiri­
tuelle est l’expérience du retour en soi, de la découverte d’un sens à sa
vie», affirme un jeune adulte de 26 ans. Pour d’autres, «se développer
spirituellement c’est trouver son unité profonde». «L’expérience spiri­
tuelle, c’est l’espace où l’on rencontre Dieu.».
Si, pour tous, l’expérience spirituelle est axée sur un «absolu»,
tous ne le perçoivent pas de la même façon. Pour les uns, l’absolu peut
prendre la forme d’une idéologie ou d’une valeur supérieure qui mobi­
lise l’énergie et devient déterminante du projet de vie. Pour les autres,
il peut prendre le visage du Tout Autre, d’une Présence intime, surna­
turelle, de la rencontre de Dieu qui donne sens à la vie, l’inspire et la
soutient.
Plusieurs répondants insistent pour distinguer entre expérience
spirituelle et pratique religieuse. «L’expérience spirituelle n’est pas
réservée à quelqu’un dit “pratiquant” au sens traditionnel du mot.»
D’autres vont plus loin, niant le rapport entre expérience spirituelle et
religion. «Le spirituel n’est pas nécessairement religieux...» Enfin,
quelques-uns affirment explicitement la possibilité d’une expérience
spirituelle sans référence au divin.
302 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

Dans cette question, trois concepts clés recouvrent les mots qui
reviennent avec le plus de fréquence pour définir ou décrire leur per­
ception du spirituel: Identité, Intériorité et Transcendance. Le concept
de sens à la vie n’apparaît pas.

3. — Quel rapport les jeunes adultes interrogés voient-ils entre leur


expérience spirituelle et leur religion d’appartenance? Autrement dit,
dans quelle mesure leur expérience spirituelle est-elle articulée sur la
religion de leur enfance? Notons que tous les sujets interrogés ont été
baptisés dans la religion catholique. Au terme de l’analyse des proto­
coles, trois concepts se sont imposés: Continuité, Distanciation et Rup­
ture. Ils résument bien, tout en les définissant, autant d’attitudes de la
part des répondants.
Les uns vivent de la religion de leur enfance, d’autres s’en sont
détachés à des degrés divers, soit parce qu’elle évoque pour eux une
expérience négative, soit parce qu’elle apparaît à leurs yeux de jeunes
adultes comme trop naïve ou simpliste, soit encore parce qu’ils réprou­
vent des éléments de la doctrine, de la morale, ou des attitudes de
l’institution ecclésiale jugées inacceptables. Si une majorité s’est instal­
lée dans la sécurité de «la religion tranquille», une proportion impor­
tante se livre à un tour d’horizon tous azimuts.
Enfin, quelques-uns, tout en ayant pris une certaine distance par
rapport à l’un ou l’autre des aspects évoqués plus haut, ont entrepris de
formuler à neuf leur foi. Ils affirment leur attachement à l’essentiel de
leur héritage spirituel. Leur expérience axée sur l’essentiel de la vision
chrétienne est perçue comme une source d’inspiration qui donne sens
et direction à leur vie.
L’analyse révèle que pour 92% des répondants, l’expérience spi­
rituelle se joue autour d’une triple problématique, celle du rapport à la
pratique, du rapport à la doctrine et l’institution, celle enfin du rapport
à l’essentiel du projet chrétien. Il reste un petit groupe de 8% qui
définissent leur «spiritualité», sans religion et sans Dieu. Ces derniers
s’affirment explicitement en rupture avec la religion de leur enfance.
Ce qui ne veut pas dire que leur première expérience religieuse n’ait
pas laissé de traces ou que certaines questions ne continuent pas à les
hanter.
Enfin, notons que les trois attitudes principales résumées dans les
concepts Continuité et Distanciation reflètent de façon remarquable les
traits majeurs de la société moderne: le relâchement des liens institu­
DE LA RELIGION SUBIE À LA RELIGION CHOISIE 303

tionnels, le primat de l’individualisme sur le relationnel, ainsi que celui


de l’affect sur la pensée objective, enfin, le déplacement du religieux
vers le privé (Bibby, 1987; Grand’Maison, 1992, 1993; Lemieux et
Milot, 1992). La recherche à poursuivre consisterait à saisir la dynami­
que qui préside à l’évolution spirituelle de chacun.

Émergence de quatre profils

Face à cette véritable mosaïque du spirituel qui traduit des chemine­


ments très divers, la construction d’une typologie qui réussit à ne pas
verser dans le réductionnisme inhérent à toute entreprise de classifica­
tion, s’est avérée une tâche intéressante et éclairante à la fois. Le fait
que tous aient été baptisés dans la religion catholique a constitué le
référentiel de base.
Il s’agissait dès lors de regrouper cette variété d’expériences tout
en la plaçant sur un continuum qui rend possible le questionnement sur
la dynamique interne des attitudes et sur leur évolution.
A cette fin, la typologie proposée par le sociologue Peter Berger
(1979a, 1979b) qui a fait l’objet de plusieurs études et vérifications
empiriques (Zondag, 1992) est apparue particulièrement significative.
Berger a voulu rendre compte de l’impact de la société moderne sur le
christianisme. Il a proposé trois catégories de croyants décrivant autant
d’attitudes par rapport à l’expérience religieuse: inductive, déductive et
réductive.
La catégorie inductive renvoie à une expérience spirituelle inté­
rieure axée sur la réinterprétation et l’actualisation de l’héritage. L’at­
titude déductive, par opposition, met l’accent sur l’autorité du système
et la doctrine. Les remises en question ne sont pas bienvenues. Le
concept réductif décrit l’attitude de l’indivivu qui réinterprète la doc­
trine, fait des choix et rejette ce qui ne fait pas son affaire. A ces trois
positions s’est ajouté le terme détaché pour décrire la position de l’in­
dividu qui a complètement abandonné sa religion.
Il restait à trouver un langage plus existentiel susceptible de ren­
dre compte de l’expérience des répondants. (Voir Tableau 1.) Les ter­
mes d’intégré, correspondant à inductif, de conventionnel, correspon­
dant à déductif, de fragmenté, correspondant à réductif et de décroché,
correspondant à détaché, sont apparus de bons descripteurs des quatre
profils qui ont émergé. Ces termes choisis pour leur portée descriptive
n’impliquent en rien un jugement de valeur. Notons que cette classifi­
304 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

cation ne prétend pas non plus fournir un portrait achevé de l’individu.


On ne saurait perdre de vue en effet que «le développement apparaît de
manière constitutive à la vie religieuse adulte» (Oser, 1991).

Tableau 1
Typologie de l’expérience psycho-religieuse

BERGER MICHAUD
Inductif Intégré
Déductif Conventionnel
Réductif Fragmenté
Détaché Décroché

Les profils dégagés rendent compte de la diversité des attitudes et des


comportements religieux des jeunes adultes en train de structurer leur
expérience spirituelle. (Voir Tableau 2.)
Nous traiterons dans une étude subséquente des rapports que
cette typologie permet d’établir avec les stades du développement de la
foi proposés par Fowler (1981), ceux du jugement religieux de Oser,
Gmünder et Ridez (1991) et ceux du jugement moral de Kohlberg
(1975). Nous référerons aussi à la distinction établie par Allport (1966)
entre religiosité interne et religiosité externe. Cette démarche permettra
de mettre davantage en lumière le continuum entre les profils.

Quelles sont les principales caractérisques de chacun des profils?

Les intégrés

Ce sont celles et ceux qui vivent une expérience spirituelle personnelle


et critique axée sur l’héritage chrétien. Leur foi les renvoie à un Dieu
personnel et à Jésus de Nazareth en tant que point de repère et source
d’inspiration. Ils sont peu nombreux, soit 21% des sujets. L’âge médian
est de 24 ans (graphique 1). Vingt-deux pour cent de toutes les femmes
et 18% de tous les hommes se retrouvent dans ce profil. Ces résultats
tombent tout à fait dans la «normale» si on les mesure à l’échelle de
Fowler (1981: 313-323) selon qui l’intériorisation de la foi suppose une
maturité que seul l’âge peut donner.
DE LA RELIGION SUBIE À LA RELIGION CHOISIE 305

Ces 34 individus (N = 168) vivent en même temps une expé­


rience de continuité et de distanciation par rapport à l’institution. Les
questions posées touchant certaines positions morales et doctrinales
tenues par l’Église, ainsi que les remises en question touchant l’insti­
tution elle-même, indiquent chez la plupart des choix personnels.

Tableau 2
Une étude de profils psycho-religieux

Au sein d’une population de 168 individus baptisés dans la religion catho­


lique, quatre profils se dégagent. Ils vont de l’expérience chrétienne signi­
ficative à l’aventure «spirituelle» en rupture avec toute religion, en passant
par les adeptes de la «religion tranquille», et les clients, la «religion à la
carte».

INTÉGRÉ CONVENTIONNEL FRAGMENTÉ DÉCROCHÉ


21% N = 34 39% N = 65 32% N = 52 8% N=13

Vision enracinée dans La «religion tranquille» La «religion à la La célébration de


l’héritage chrétien carte» l’humain sans Dieu
Religion = «Code
Cohérence entre foi, moral» Voyage dans l’univers Humanisme
valeurs et morale des croyances... scientifique
Foi peu définie relativisées
La foi: un choix Refus de la pensée
personnel critique Priorité à l’institution Forte assise «psy» symbolique
Une façon d’être et un Pratique religieuse De la «quête de Dieu» Une «spiritualité» sans
projet: engagement
à la «quête du moi» religion et sans Dieu
Place à certains
Vers la maturité engagements Identité chrétienne Entre l'indifférence et
spirituelle
confuse l'athéisme
Entre l’indifférence et
une foi significative. Entre l’indifférence et
la recherche

Il semble que ces personnes aient atteint un niveau d’intégration


remarquable en ce sens que leur développement spirituel, axé sur l’es­
sentiel de la vision et du projet chrétien, est plus qu’un ensemble de
croyances et de pratiques rituelles régulières ou occasionnelles, ce qui
ne veut pas dire que cette dernière démarche ne soit pas considérée
comme importante. Une étudiante écrit: «J’essaie du mieux que je peux
de vivre ma foi à l’aide des sacrements de l’Église mais aussi dans mon
306 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

vécu quotidien avec celles et ceux que je côtoie [...] J’essaie de mettre
en application les concepts évangéliques.» Bref, tous expriment d’une
façon ou d’une autre qu’ils se sentent interpellés en tant que chrétiens
et s’engagent dans le milieu.

Les conventionnels

On retrouve ici les adeptes de la «religion tranquille» et sécurisante.


«Ma religion m’a donné, dès mon jeune âge, un sens d’appartenance;
je me sens valorisée et ma vie structurée», écrit une étudiante. «J’ai
accepté les valeurs de cette religion, déclare une autre, et m’en sers
dans la vie quotidienne.» C’est dans ce profil que l’on retrouve le plus
grand nombre des sujets interrogés, soit 65 sur les 168 ou 39% de
l’échantillon total. On retrouve ici 41% de toutes les femmes contre
36% des hommes. L’âge médian est de 23 ans.
La continuité par rapport à la religion de leur enfance est carac­
téristique de leur expérience spirituelle: une expérience qui rejette les
questionnements, par conviction chez quelques-uns, mais pour bien
d’autres, semble-t-il, beaucoup plus par indifférence.
Chez ceux qui refusent les remises en question par conviction, la
religion apparaît comme un lieu de refuge tranquille et sécurisant non
dépourvu pour autant de sérieux et de signification. Ils savent «ce qu’il
faut croire, ce qu’il faut avoir et ce qu’il faut faire» pour aller au ciel!
Cela leur suffit. Chez les indifférents, la religion apparaît réduite à un
bien de consommation auquel on a recours selon les besoins. Chez les
premiers la dimension institutionnelle de l’Église semble l’emporter sur
la dimension mystique. Pour les seconds, rien de cela n’a d’importance
pour le moment. Enfin, tous s’accommodent bien de «la religion» telle
qu’elle est. Ils s’y retrouvent en continuité avec leurs parents et grand-
parents pour qui cette expérience religieuse a été positive. Cela leur
suffit. Ils n’en demandent ni n’en attendent pas davantage.
Ces individus qui adhèrent à la religion apprise à l’enfance ont
une foi peu articulée. Par contre, ils accordent une crédibilité sans faille
à l’institution. Enfin, 96% affirment avoir une pratique dominicale ré­
gulière ou occasionnelle. 71% s’impliquent au moins à l’occasion dans
des services communautaires. L’observation des individus de ce cor­
tège laisse de nombreuses questions: La «foi du charbonnier» est-elle
toujours viable? Dans quelle mesure la tentation du fondamentalisme
est-elle présente à cette attitude religieuse? Enfin, peut-on parler d’ex-
DE LA RELIGION SUBIE Â LA RELIGION CHOISIE 307

Graphique 1
Pourcentage des sujets
selon le profil et le groupe d’âge

Groupes d’âge

26 ans et + 23 à 25 ans 20 à 22 ans

périence spirituelle véritable, dans le sens du développement intégral,


pour ces individus qui prolongent dans l’indifférence, à des degrés
divers, la religion de leur enfance?

Les fragmentés

Ce profil est l’indicateur le plus significatif de la sensibilité religieuse


de notre époque. L’expérience spirituelle ici puise à la fois à des sour­
ces religieuses diverses et à des courants de la psychologie moderne.
Trente-deux pour cent de tous les répondants sont dans cette catégorie,
soit 52 sur le groupe total. Ils sont jeunes, 22 et 23 ans pour la plupart
(âge médian de 23 ans). On y retrouve moins de femmes proportion­
nellement, soit 31% contre 39% d’hommes.
Cette expérience spirituelle diffuse et parfois confuse s’approvi­
sionne au supermarché du religieux. Elle s’inscrit dans le mouvement
populaire des consommateurs de la «religion à la carte» et aboutit à une
foi fragmentée.
Par rapport à leur religion d’appartenance, on retrouve toutes les
positions, depuis l’imposant cortège des indifférents jusqu’aux critiques
éclairés et responsables qui éprouvent le besoin de réinterprèter la tra­
308 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

dition religieuse de leur enfance et d’explorer d’autres horizons. «J’ai


appris à bâtir mes propres valeurs spirituelles, affirme une étudiante, et
j’accepte ce que moi je veux dans la religion [...] Je ne crois pas à tout
ce qui est dit à l’église; dans la religion, il faut en prendre et en laisser.
J’ai appris avec le temps à bâtir ma propre foi, mes propres idées.»
La distanciation avec l’Église catholique et le refus de sa préten­
tion de détenir la Vérité n’impliquent pas nécessairement qu’on la re­
jette ou que l’on nie la pertinence de ce qui constitue le cœur de son
enseignement. Tout simplement on retient ce qui fait son affaire. Enfin,
il semble que certains sujets qui, dans cette catégorie, ont abandonné
des pans entiers de leur religion d’appartenance, s’attachent par contre
à des éléments fondamentaux du christianisme autour desquels se struc­
ture l’essentiel de leur expérience spirituelle.
Les questions principales qui se posent dans l’observation de ce
profil ont trait à la rigueur de la recherche ou de l’exploration et à sa
durée en fonction de la structuration de l’identité. On perçoit en effet
chez les sujets de cette catégorie un risque de flottement, sans vision ni
points de repère significatifs pour la conduite de leur vie.

Les décrochés

Ce profil regroupe les quelque 8% de tous les répondants, soit 13 in­


dividus sur les 168 interrogés dont l’expérience «spirituelle» est axée
sur l’humanisme scientifique et la psychologie comme source d’éclai­
rage du comportement humain. Leur univers intérieur fonctionne sans
ouverture réelle au divin ou à la transcendance. Femmes et hommes se
retrouvent pratiquement dans la même proportion. Ces individus ont foi
en l’humain, en sa capacité de se réaliser par ses propres forces. Ils sont
de ceux qui, à des degrés divers, croient que la personne peut trouver
en son propre centre l’inspiration et l’énergie nécessaires pour se réa­
liser pleinement et donner un sens à sa vie.
Si la référence à Dieu, en tant que moteur ou énergie première
n’est pas nécessairement niée, il reste que l’idée d’un Dieu personnel
est perçue sinon déclarée comme non pertinente. Le «salut de l’huma­
nité» passe par d’autres chemins que celui de Dieu et de la religion.
Parmi ces croyants radicaux en l’humain, on rencontre des indi­
vidus qui ont tout simplement glissé dans l’indifférence par rapport à
leur religion d’appartenance et, par suite, dans l’indifférence à toute
religion. D’autres, plus articulés, vont plus loin. Ils ont opéré une rup­
DE LA RELIGION SUBIE A LA RELIGION CHOISIE 309

ture consciente et rejettent la religion perçue comme source d’aliéna­


tion indigne de l’humain. Chez la plupart on perçoit une volonté d’uni­
fier leur expérience de vie et de se donner un projet humain significatif
sans préoccupation d’ordre transcendantal.
On assiste chez eux à la mise en place d’une expérience limite :
celle d’une spiritualité sans religion et sans Dieu. Chez l’un ou l’autre,
il semble bien que c’est la difficulté de croire qui les a conduits au rejet
de la transcendance, mais tout n’est pas entièrement réglé pour autant:
«Avec mes études en sciences, je ne peux pas croire ce que l’on m’a
appris... toutefois je sens quelque chose en moi qui suggère un Etre
supérieur, écrit un répondant de 25 ans, mais j’ai des problèmes, car
mon éducation fait que ce n’est pas possible.»

Discussion et conclusion

L’hypothèse de départ était que, paradoxalement, en pleine période


d’éclatement du religieux, les jeunes adultes établissent un lien étroit
entre le développement de leur personnalité et leur expérience spiri­
tuelle. La seconde hypothèse était que le lien avec la religion d’appar­
tenance s’est diversifié. La recherche a confirmé le bien-fondé des
deux. On s’est aperçu aussi que la perception du spirituel qu’ont les
jeunes adultes interrogés s’écartait peu des définitions qui ont traversé
l’histoire et qui se sont lentement construites à l’intérieur du discours
de la théologie, de la philosophie et plus récemment de la psychologie
et de la sociologie. Ces définitions ont ceci en commun qu’elles ren­
voient toutes à l’intériorité de l’être, là où chacun tente de se définir,
de trouver un sens à sa vie et, à la limite, d’éclairer son propre mystère
en se situant par rapport à l’au-delà, ou au divin auquel l’humain se
mesure à un moment ou l’autre.
Si la perception qu’ont les jeunes adultes du spirituel correspond
pour l’essentiel à la définition classique, par contre la religion dans sa
dimension institutionnelle qui servait d’axe principal aux générations
antérieures semble avoir perdu de son importance. Avec la modernité,
le pluralisme idéologique et le développement des sciences humaines,
en particulier la psychologie, on assiste à une affirmation de la cons­
cience personnelle. Elle s’exprime dans la multiplicité des positions
arrêtées par rapport à l’expérience religieuse, sans supprimer par
ailleurs son caractère évolutif.
L’expérience spirituelle au sens strict du terme est perçue comme
310 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

constitutive de la personnalité par la presque totalité des répondants.


Pour eux, c’est cette expérience qui préside à l’identité et à la quête de
sens; c’est elle qui permet à l’individu de se situer dans l’univers et de
reprendre le contrôle véritable sur sa propre vie.
Mais dans une conjoncture culturelle caractérisée par le flou des
repères religieux et des valeurs supérieures, une question intéressante
se pose touchant le processus mental qui préside aux choix auxquels le
jeune adulte est convié. Comment s’applique le «fides quærens
intellectum» de saint Anselme? Si l’on assume que l’expérience spiri­
tuelle ne va pas sans un effort rigoureux de discernement et qu’elle a
besoin de soins attentifs et de repères (Moore 1993), on pourrait con­
clure que les choix menant à la structuration de l’univers spirituel et de
l’enracinement dans une religion classique ou nouvelle sont ou de­
vraient être éminemment rationnels.
Or, au terme de l’analyse des données, cela apparaît peu évident
si l’on assume que la rationalité appliquée aux choix vitaux se traduit
par le questionnement rigoureux, la manifestation d’un esprit critique et
la cohérence au plan des comportements. L’affectivité tient une place
décisive. Ce constat est quelque peu relativisé pour les minorités qu’on
retrouve dans les deux catégories «Intégrés» et «Décrochés». Bref, le
processus décisionnel dans le domaine de la foi ou de l’expérience
spirituelle n’est pas différent des autres démarches qui aboutissent à des
choix existentiels. La rationalité pure est rarement seule au rendez-
vous. Au fond, n’est-ce-pas la route qu’empruntent les choses impor­
tantes de la vie que sont l’amour et nos engagements profonds?
Comment en tenir compte pour présenter aux nouvelles généra­
tions l’héritage chrétien comme source d’inspiration, parmi d’autres,
susceptible de donner un sens à la vie et de soulever l’humain?
DE LA RELIGION SUBIE À LA RELIGION CHOISIE 311

Bibliographie

Baum, G. (1990). «Les théories de la postmodernité», Relations,


561, p. 140-143.
Bell, D. (1976). The Cultural Contradictions of Capitalism. New
York, Basic Books.
Berger, P. (1979a). The Heretical Impérative: Contemporary Pos-
sibilities of Religious Affirmation. New York, Random House.
Berger, P. (1979b). Facing up to Modernity: Excursion in Society,
Politics and Religion. Middlesex, Doubleday.
Bergeron, R., A. Bouchard et P. Pelletier (1992). Le Nou­
vel Âge en question. Montréal, Paulines.
Breton, J.-C. (1988). «Retrouver les assises anthropologiques de la
vie spirituelle», Sciences religieuses. 17:1, p. 97-105.
Breton, J.-C. (1992). Pour trouver sa voie spirituelle. Montréal,
Fides.
Breton, J.-C. (1987). Foi en soi et confiance fondamentale. Dia­
logue entre Marcel Legaut et Erik H. Erikson. Montréal et
Paris, Bellarmin et Cerf.
Charron, A. (1990). «Les conditions d’accès au spirituel en un
temps d’indifférence religieuse», Kerygma 24:55, p. 119-142.
Charron, J.-M. (1992). L’âme à la dérive. Culture psychologique
et sensibilité thérapeutique. Montréal, Fides.
Desroche, H. (1968). Sociologie religieuse. Paris, PUF (7e éd.
1985).
Ellul, J. (1977). Le système technicien. Paris, Calmann-Levy.
Erikson, E. (1975). Identity & Religion. Toys and Reasons. E Wri­
ght, (dir.). New York, Doubleday.
Erikson, E. (1964). Insight and Responsability. New York, Norton.
Erikson, E. (1968). Identity, Youth and Crisis. New York, Norton.
Ferguson, M. (1990). Book of Pragmagic. Pragmatic Magic for
Everyday Living. New York, Pocket Book.
Fowler, J. (1981). Stages of Faith. The Psychology of Human
Development and the Quest for Meaning. San Francisco,
Harper & Row.
Fromm, E. (1976). To hâve or to be? New York: Harper & Row.
Gauthier, C. (1991). «L’insoutenable légèreté de la pédagogie»,
Revue des Sciences de l’éducation, 27:2, p. 282-295.
Grand’Maison, J. (1992). Le drame spirituel des adolescents.
Montréal, Fides.
312 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

Grand’Maison, J. (1993). Vers un nouveau conflit de génération.


Profil religieux et sociaux des 20-35 ans. Montréal, Fides.
Grossman, F. (1992). Faith and Personal Development. Journal of
Psychology and Judaism. Réédité dans Networker-Adult Faith
Resources 6:1 (fév. 1993).
Harvey, D. (1989). The Condition of Postmodernity. Cambridge,
Basil Blackwell.
Jung, C. (1966). L’homme à la découverte de son âme. Paris, Payot
(publié pour la première fois en 1933).
Kahn, H., et A. Wiener (1972). L’an 2000. Paris, Marabout.
Keller, C. (1990). New Age: Entre nouveauté et redécouverte.
Genève, Labor & Fides.
Kohlberg, L. (1975). «Vers un stage 7: Science rationnelle, éthi­
que rationnelle et foi ultime». Cambridge: communication
interne. (Reproduite dans Oser, F., P. Gmünder et L. Ridez
(1991). L’homme, son développement religieux. Paris, Cerf,
p. 73.
Lasch, C. (1979). The Culture of Narcissism. New York, W.W.
Norton.
Lemieux, R. et E. Meunier. (1990). «Croyances et post-modernité»,
Relations, 561 (juin 1990), p. 144-146.
Lemieux, R. (1992). «Histoires de vie et postmodernité religieuse»,
Les cahiers de recherche en sciences de la religion 11, p. 187-
234. Québec, Université Laval.
Lyotard, J.-F. (1979). La condition postmoderne. Rapport sur le
savoir. Paris, Éditions de Minuit.
Malherbe, M. (1990). Les religions dans l’humanité. Paris,
Critérion.
Mander, J. (1991). «What you don’t know about Indians». Utne
Reader 36 (déc. 1991), p. 73.
Marchand, F. (1991). «Aujourd’hui, quels éducateurs du “spiri­
tuel”?», Catéchèse 123, p. 15-26, Paris.
Moore, T. (1993). «Care of the soûl». New York, Harper & Col­
lins. Extrait paru dans Psychology Today, 26:3, p.28.
Newman, P. (1993). «A Spiritual Link in the Workplace», Mac-
lean’s (avril 1993), p. 28.
Oser, F., P. Gmünder et L. Ridez (1991). L’homme, son dévelop­
pement religieux. Paris, Cerf.
DE LA RELIGION SUBIE À LA RELIGION CHOISIE 313

Schneiders, S. (1989). «Spirituality in the Academy», Theological


Studies 50:4, p. 676-697.
Taylor, C. (1992). Grandeur et misère de la modernité. Montréal,
Bellarmin
Tillich, P. (1968). Dynamique de la foi. Paris, Casterman.
Turner, B. (1990). Théories of Modernity and Postmodernity.
Newbury Park, Sage Publications.
Valadier, P. (1989). L’Eglise en procès. Catholicisme et société
moderne. Paris, Flammarion.
Vernette, J. (1990). Le Nouvel Age. A l’aube de l’ère du Verseau.
Paris, Tequi.
Weber, M. (1920). L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme.
Paris, Plon.
Zondag, H. (1992). «Religion in Modem Society», Journal of
Empirical Theology 5:2, p. 63-73
De la direction des âmes
en l’absence de guide
Tourments et paradoxes
du discours mystique

CHRISTIAN SAINT-GERMAIN
Université du Québec à Montréal

Ce m’est tout un, que je vive ou que je meure, Il me


suffit que l’Amour me demeure1.
Jean-Joseph Surin

Qui n’a pas des idées excessives en matière de Dieu ne


s’en approchera jamais12.
Jean-Joseph Surin

L’invitation lancée par le présent congrès à réfléchir sur la spiritualité


contemporaine contient un double défi: le premier consiste à observer
chez bon nombre de nos contemporains un goût apparent pour le spi­
rituel, au même titre du reste que pour les vitamines et les régimes de
retraite; le second concerne plus sérieusement l’appropriation de notre
tradition théologique. En fait, il convient à l’occasion de cet échange de
constater notre situation d’exil par rapport à ce singulier savoir spirituel

1. Mino Bargamo, La science des saints. Le discours mystique au XVIIe siècle


en France, Grenoble, Jérôme Millon, 1992, p. 46.
2. Michel Dupuy, «Jean-Joseph Surin», Dictionnaire de spiritualité, 14,
Fascicule XCV «Spiritualité - Système», Paris, Beauchesne, 1990, p. 1316.
316 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

de la tradition catholique quant à la direction des âmes, des conscien­


ces, à la déshérence de notre propre dépôt. Dans ce contexte, les ins­
tructions spirituelles sur l’oraison mentale du père Surin (1600-1665)
paraissent tout aussi éloignées des mentalités actuelles que le sont les
techniques de yoga. Ce dénuement intérieur de la conscience chrétienne
n’a pourtant rien de spirituel, il constitue le foyer de bien des aberra­
tions, des détournements, comme un déficit commun de l’immunité
spirituelle. C’est que cette anomie du dedans empêche le recul, la
relativisation dans la culture de ce qui, récemment encore, aurait pu
paraître exotique dans la société québécoise: méditation, orientalisme,
cristaux ou toutes autres formes de gris-gris qui, ces derniers temps, ne
manquent pas de nous échoir. Or, en parcourant du regard la suggestion
des champs à explorer pour la confection de cet agréable forum, il me
semble que l’on prend bien vite pour acquis le caractère d’extériorité de
ces manifestations de la spiritualité contemporaine. Extérieur par rapport
à quel intérieur constitué? Comme si l’on tenait pour avérée l’existence
d’un contenu consistant et commun de références théologiques permet­
tant de soutenir un écart avec le contexte social à interpréter. Cette situa­
tion de renvoi à quelque implicite consensus pourtant inexistant n’est pas
sans rappeler celle retrouvée dans les débats structurels entourant le
maintien de la confessionnalité dans le système scolaire québécois.
À l’égard de la spiritualité, il n’est pourtant point besoin d’être
fin clerc pour constater le dépérissement d’un large pan de la science
catholique, le délaissement d’observation fine, et du souci rigoureux
pour les soins de l’âme au profit d’une psychologie de tous les accom­
pagnements. Il faut questionner dans notre domaine la recherche immo­
dérée d’un public dans l’ombre des sciences humaines ou ce qu’a
impliqué, au plan méthodologique, l’exigence des années 1970, de
«faire une théologie pour le monde». Dans cette optique, un inventaire
des thèmes qui ont fait l’objet de thèses ces dix dernières années dans
les facultés de théologie canoniques ferait saillir non seulement un
abandon des sources classiques et des prudences de notre discipline,
mais un désintérêt pour l’exposition de ce savoir même. S’agit-il d’un
sentiment de gêne vécu à l’égard d’une anthropologie théologique com­
prise sans plus d’examen comme désuète, incompatible avec la recher­
che opportuniste d’une clientèle? Sans assimiler les facultés de théolo­
gie actuelles à des départements de psychologie non contingentés, on
pourrait penser que tout un courant de la tradition spirituelle, la méca­
nique fluide des raisonnements idoines, l’effort des mystiques d’établir
DE LA DIRECTION DES ÂMES 317

une cartographie inédite et savante des rapports de l’âme à soi, et à


Dieu, s’est muté en une superficielle compréhension psychologique du
bien-être ou du développement personnel, à l’insigne de laquelle Dieu
figure comme une étape, parmi d’autres. C’est que, prise à l’échelle du
besoin, la quête intérieure fait de Dieu tantôt un objet flou (une énergie
cosmique qui nous dépasse) tantôt un objet éthique insignifiant dont
chacun s’accommode. Dans cette perspective, toute figure d’altérité
cède sous l’aura informe du rapport familier, et aucune autre exigence
que celle de la réalisation personnelle au présent ne vient troubler ce
tête-à-tête avec ce contentement de soi à rabais. Il faut cependant dé­
noncer la confusion abusive entre la quête spirituelle et les effets de la
tisane.

L’âme sous influence

La vie de l’âme, telle que la conçoit la tradition chrétienne, suppose un


tout autre commerce avec soi. De fait, elle interdit d’acheter quelque
paix (fût-elle paix d’Église) que ce soit avec le monde. Dans cette
recherche, le corps n’est guère tenu en haute estime ni ne fait l’objet de
complaisance particulière. Il se donne plutôt comme le théâtre d’un
incessant conflit, faux-ami avec lequel il faut garder ses distances, ou
encore surprendre les manœuvres pour convaincre ou détourner l’esprit,
au détour des privations. Cette délicate suspicion, partie intégrante du
travail spirituel, impliquait à l’origine de ne jamais s’en remettre à son
seul discernement ou encore de ne pas tenir spontanément pour vrai
l’essaim de pensées qui, aux seules fins d’infléchir l’esprit, colorent
successivement les états de conscience. Distinguant la sagesse d’Épic-
tète de l’état permanent d’introspection ou d’insurrection contre soi-
même propre au christianisme, Michel Foucault dans ses Dits et écrits
remarque que:
Le principe qu’il faut être à l’égard de ses propres pensées
comme un changeur vigilant se retrouve à peu près dans les
mêmes termes chez Évagre le Pontique et chez Cassien. Mais
chez ceux-ci, il s’agit de prescrire une attitude herméneutique à
l’égard de soi-même: déchiffrer ce qu’il peut y avoir de concu­
piscence dans des pensées apparemment innocentes, reconnaître
celles qui viennent de Dieu et celles qui viennent du Séducteur3.

3. Michel Foucault, Dits et écrits IV: 1980-1988, Paris, Gallimard, 1994, p. 364.
318 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

Cette pointe de vigilance tournée contre l’expérimentateur lui-


même tient de la cautérisation des corps subtils. Elle repose sur une
pratique millénaire de stratégie pour se tenir en état de guerre, permettre
que s’opère une salutaire sécession de l’esprit. Il importe non seulement
d’exercer une discrimination active dans le choix de ses pensées, mais de
contrer l’insidieuse propriété des sensations à fausser l’esprit, par l’em­
prise autonome de leurs enchaînements. Au ive siècle de notre ère,
Evagre le Pontique (345-399) s’exerce déjà à démonter ces mécanismes
et à tracer une ligne de fuite intérieure pour s’y dérober:
Est-ce la représentation qui déclenche les passions, ou les pas­
sions qui déclenchent la représentation? [...] Celui qui fuit tous
les plaisirs du monde est une citadelle inaccessible au démon de
la tristesse. La tristesse, en effet, est la frustration d’un plaisir,
présent ou attendu; et il est impossible de repousser cet ennemi,
si nous avons un attachement passionné pour tel ou tel des biens
terrestres; car il pose son filet et produit la tristesse, là où il voit
que va notre inclination4.
Contrairement à une psychologie naïve, la direction de l’esprit ou
la cure d’âme ne repose pas ultimement sur l’acceptation de soi ou dans
le fait de se découvrir innocent dans un monde objectif. Au contraire,
perçue sous cet angle, l’incarnation paraît d’emblée soumise aux subtils
engrenages de toutes les concupiscences. S’en soustraire requiert non
seulement le passage obligé par la science de son prochain, mais de
faire appel à tous les modes d’assistance surnaturelle. L’âme, ainsi
comprise, paraît résider sous deux atmosphères d’inégales pressions:
celle du corps qui tend à la nier; celle du monde qui, par toutes les
formes de déliquescences, menace son trajet de salut. Pour combattre
ces formes de décompression, l’âme navigue aux instruments scriptu­
raires de la tradition. Ici, aucune insouciante dérive, mais le surplomb
des gouffres de l’esprit, les risques de voir le fonctionnement mental se
gripper dans le scrupule, la contention ou le prurit du doute sur la
condition de salut. Dans ce paysage désolé, le critère de normalité ne
s’avère pas d’une grande utilité. Il suffit pour s’en convaincre d’évo­
quer la succession de guérisons partielles et de convalescences à la fin
de la vie du père Jean-Joseph Surin qui, en dernier recours, s’en remet­
tait au vœu de l’apôtre dans le chapitre 9,3 de VÉpître aux Romains'.

4. Jean-Yves Leloup, Praxis et gnosis d’Évagre le Pontique ou la guérison de


l’esprit, Paris, Albin Michel-Cerf, 1992, p. 62 et 56.
DE LA DIRECTION DES ÂMES 319

«Je souhaiterais être moi-même anathème, séparé du Christ pour


mes frères». Il me vint pour lors en l’esprit: Mais pourtant tu es
damné; et cela, d’un tel ton que l’âme en fut accablée. Et comme
cela m’allait réduire en grande angoisse, je sentis un mouvement
dans le cœur fort puissant qui me fit résigner à cela si c’était la
volonté de Dieu et je dis ces paroles: Je le veux, si Dieu le veut;
et je me jetai le visage contre mon lit, pour me soumettre et
m’abandonner du tout à la divine volonté. Il me semble que je
sentis pour lors en l’esprit comme si un deuxième flot m’eût
couvert et englouti qui mit mon âme en paix5.

Paroles d’abandon, paroles de transit

Une autre des caractéristiques de la vie des mystiques concerne la


réception par le sujet d’une parole interne, immédiate, contenant des
exigences exorbitantes, l’abandon d’un statut social ou d’un état de vie
antérieur. Comme le note Jean-Noël Vuarnet: «Les paroles mystiques
se veulent ou se croient d’une espèce particulière: paroles substantielles
qui sont “communiquées intérieurement”, radicalement efficaces et
radicalement privées6.» Paroles de feu qui embrasent ou imprègnent
leurs destinataires, paroles sans échange qui sont déplacement dans le
présent de Dieu. Toute espèce d’exigences impérieuses que ne saurait
tempérer un souci d’adaptation à son milieu, ou de croissance person­
nelle, mais qui sont reçues par le mystique comme l’ordre d’accepter
des douleurs, des sécheresses et des nuits de délaissement à la suite de
Jésus.
L’injonction issue de ce présent abolit la distance entre le mo­
ment historique de la révélation et sa perpétuelle insistance en
l’homme. Ainsi, «[...] la venue du Christ n’est plus cet événement daté
qui marque le début d’une ère, mais elle forme un lien charnel qui peut
se répéter pour chacun7». Par cette voie d’abandon, le sujet convoite une
incomparable filiation avec le secret silence d’une paternité abyssale, il
invente un lien singulier que sa déliaison violente du monde redouble.
Le rapport au texte biblique est compris dans un présent affectif.

5. Michel Dupuy, art. cit., p. 1315.


6. Jean-Noël Vuarnet, Extases féminines, Paris Arthaud, 1980, p. 16.
7. Gérard Pommier, L’exception féminine. Essai sur les impasses de la jouis­
sance, Paris, Point hors ligne, 1985, p. 103.
320 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

L’itinéraire spirituel tient aux effets d’une lecture à corps perdu


des Écritures, à l’effort de s’insérer dans la trame d’un parcours où
Dieu se donne à voir comme à entendre. Folie de se sentir partie au
texte, de cette exquise coopération du lecteur mystique recevant son
destin des inflexions de l’écriture divine. A cet égard, il n’est guère de
modèle d’expérience spirituelle chrétienne qui ne se jette autrement ou
ailleurs, que dans les conséquences pratiques, corporelles, de l’exégèse
médiévale et de ses présupposés. Comme le note Olivier Boulnois, dans
son article intitulé «l’histoire, le corps, l’architecte»:
Pour l’exégète au Moyen Age, le texte est entièrement dense,
sans hasard et sans lacune. Tout y a un sens. En toute rigueur de
termes, il n’y a pas d’épisode. Dans la Bible, tout détail de l’his­
toire peut se ramener à une signification. Même s’il n’a pas de
sens littéral, tout accident narratif (par exemple les noms de lieux
ou de personnes) contient une virtualité de sens, susceptible
d’être réveillée un jour par l’interprète, parce que l’histoire est un
tissu continu dans le texte et hors du texte. [...] La Bible cons­
titue un seul livre, dont toutes les parties, loin de s’opposer et de
se contredire, se complètent et s’éclairent mutuellement. Les
écarts, les lacunes, les contradictions, les plis ont un sens, non
comme des erreurs, mais comme un appel à interpréter8.
Cette conception du livre sacré consacre l’existence d’un locuteur
absolu grâce auquel son destinataire découvre dans sa situation contin­
gente le sens caché de son histoire. La révélation a lieu dans ce présent
plus que parfait. L’interférence éventuelle entre ce présent sans succes­
sion et sa réception par son bénéficiaire tient à l’incapacité des sens
corporels à recevoir directement la révélation tout entière. Cette désyn­
chronisation prive l’âme non seulement de sa commune éternité avec
Dieu mais de son rapport direct de soi à soi, sans l’envoi de la média­
tion offerte en Jésus-Christ. Comme le suggère saint Bonaventure dans
son Itinerarium,
[...] l’âme s’est plongée dans le sensible, à la suite du péché, et
ne peut plus rentrer en elle-même pour y découvrir l’image de
Dieu. Elle doit donc croire au Christ et, par la foi au Verbe

8. Olivier Boulnois, «L’histoire, le corps, l’architecte. L’exégèse médiévale et


l’herméneutique», dans J. Greisch (dir.), Comprendre et interpréter. Le paradigme
herméneutique de la raison, Paris, Beauchesne, 1993, p. 89.
DE LA DIRECTION DES ÂMES 321

incarné, Verbe et Splendeur du Père, elle recouvre l’usage spiri­


tuel de ses sens. La médiation du Christ rend l’âme consciente
d’elle-même et de la présence du Christ en elle, ce qui l’ouvre à
la présence de Dieu partout où il est9.

Paroles de feu sur âme de papier


Il en va de la mystique comme d’une physique théorique qui se dé­
tourne de l’intégrité des corps solides, d’une mécanique suave des
énergies en butte à l’inertie de l’être charnel, d’une remontée vers le
puits de lumière de toutes les soifs. A cet égard, le psaume 130 constate
«N’ai-je pas l’âme égale et silencieuse, comme un enfant sevré sur le
sein de sa mère? Comme un enfant sevré, telle est mon âme en moi.»
(Ps 130,2) C’est que la naissance à la vie ascétique commande la
rétroversion de la contingence sensorielle. Une manière de porter
secours à l’âme soumise à la pesanteur du corps, à l’appétit insatiable
des sens, à la confuse violence des nourritures, des attraits et des per­
ditions. Ce procédé est tout à la fois un éveil intérieur autant que la plus
stricte méthode d’attention aux Ecritures. En ce sens, la mystique est
une herméneutique radicale du corps lecteur, de l’œil et de la voix
transitant d’un verset à l’autre, suturant des contextes, habitée par le
Livre comme par une possession d’Ecriture.
L’âme et le texte inspiré sont pensés comme dans une même
venue, une unique respiration du verbe créateur. Comme si le texte
inspiré contenait le mode d’emploi de l’âme, et l’âme un vélin où Dieu,
en filigrane, se donne à lire au seul regard spirituel10. Cette foi en

9. Mariette Canévet, «Sens spirituel», Dictionnaire de spiritualité, 15, Fascicule


XCII «Savonarola - Spiritualité», Paris, Beauchesne, 1989, p. 608.
10. Paul Dudon, «Mémoire inédit de Fénelon sur l’état passif», Recherches de
science religieuse, t. 19, Paris, 1929, p. 107. Dieu se donne à lire dans l’exacte mesure
où, désapproprié de lui-même, le sujet devenu pur regard, s’approche de la signification
virtuelle par sa virtuosité obédientielle à Dieu. A cette étape ou dans cet entrelacs,
l’Écriture est reçue par l’homme. Comme le note fort témérairement Fénelon: «Si nous
ne trouvons pas l’oraison passive dans la sainte Écriture, c’est que nous ne la lisons pas
avec des yeux assez purifiés et assez illuminés; c’est que nous n’entrons pas assez dans
l’écorce de la lettre et que nous ne pénétrons pas dans la moelle et dans les mystères;
c’est que l’homme qui passe pour le plus spirituel, quand il l’est par sa propre sagesse,
est encore animal, et ne peut entrer dans toutes les choses de Dieu; c’est qu’il n’y a que
le vrai spirituel qui, par l’esprit de Dieu, scrutatur etiam profunda Dei', c’est qu’il y a un
état où l’homme spirituel, déifié, juge de tout et ne peut être jugé ou compris par
personne, pas même des savants de l’Église.» Une semblable affirmation paraît être un
excellent moyen pour se voir troublé ou inquiété par le Saint-Office.
322 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

l’existence d’une copropriété originaire des souffles anticipe le sens du


texte comme l’intime lumière d’une présence amie, d’une manne pour
l’âme au désert. Il y a une attention au contexte narratif du texte dont
la contrepartie consiste en un apparent désintérêt pour la distance his­
torique qui marque sa provenance.
La relation du lecteur mystique au sens tient à une communica­
tion sensible, immédiate, par le déchiffrement et l’incorporation du sens
obvie par sa virtualité spirituelle. Comme si la vie en Dieu, et de Dieu,
plaçait le lecteur dans une contemporanéité constante avec l’événement
du sens, l’avènement de ses effets, par le parfait présent d’une énoncia­
tion divine à perpétuelle demeure. Dieu parle à travers l’Ecriture, sans
que ce passage par l’inscription n’en réduise la portée impérative, n’en
disperse la force d’appel dans la différence ou la succession inévitable
des séquences discursives. Jean-Louis Chrétien exprime cette faculté
singulière des Écritures en ces termes: «Chaque instant est un comman­
dement, chaque instant élit celui qui écoute en lui l’invitation que Dieu
lui fait11.» Comme le rappelle Isaac de l’Étoile dans son sermon 47:
La voix du Verbe, c’est tout événement. Tout ce qui arrive dans
l’univers au long du temps a existé éternellement tout à la fois en
Dieu par le Verbe. Mais pour nous, misérables et aveugles, le
livre intérieur que lisent les anges reste fermé. Et c’est seulement
au livre extérieur que nous lisons et apprenons ce qui est contenu
au livre intérieur11
12.
L’effort spirituel consistera à faire communiquer les livres, à
apparier les écritures dans l’image du Christ, ultime alphabet pour
l’âme. Il s’agira, en outre, d’exprimer ce passage entre le néant d’une
existence particulière et le sentiment de la proximité à Dieu. Comme le
double fond d’une intimité perdue, retrouvée, ce chassé-croisé laisse
l’âme pantelante, en proie aux désolations et à l’indifférence sans égard
à ses mérites. Toutefois, dans l’économie descriptive de ces paradoxes
et tourments, même une pareille inattention de Dieu reste délectable,
signe d’une grâce spéciale ou pour reprendre les termes qu’emploie
l’auteur de L’abandon à la providence divine (1740):
[...] ce qu’il y a de plus fort, de plus rude et de plus évidemment

11. Jean-Louis Chrétien, L’appel et la réponse, Paris, Minuit, 1993, p. 85.


12. Ibid., p. 83.
DE LA DIRECTION DES ÂMES 323

conforme aux voies par lesquelles sont conduites les âmes privi­
légiées: c’est la vive pensée que Dieu vous rejette, qu’il vous
abandonne, comme à jamais indigne de ses faveurs... Cette partie
la plus amère de votre épreuve, ces impressions de séparation de
Dieu qui vous mettent dans une sorte d’enfer, voilà la plus divine
de toutes les opérations de l’amour divin en vous13.
S’engage alors une procession commune au mystique, celle qui
l’incline à éprouver l’ardent ravissement exercé par le désir de se per­
dre, de s’abandonner, jusqu’à l’oubli de ce mouvement même, au re­
noncement à cette volition en référence à soi. C’est le battement de
cette dislocation radicale, de cet affaissement dans l’indivision avec
l’absolu, qui meut la recherche spirituelle jusqu’à consentir à perdre
Dieu, si cela s’avérait la conséquence inimaginable à tous ces trans­
ports. À l’inverse du mouvement qui consiste à ramener à soi, à tirer
quelque triste sagesse d’une leçon de deuil, il s’agit de perdre plus que
tout sujet ne le peut, d’une perte sans nostalgie d’objet externe. Ou s’il
y a nécessité d’une consolation, elle procède de l’effusion de l’Esprit
Saint qui «fait goûter à l’âme en un sentiment total de plénitude la
douceur de Dieu14».

Miroir sans image

La tentative mystique est une optique dans l’exacte mesure où refléter


Dieu implique tout autant de se faire enfant, fou15, errant, «miroir pur
» ou encore, selon le beau titre de Mar­
d’une surface sans accidents1617
guerite Porete, béguine brûlée le 1er juin 1310 sur la place de Grève
à Paris, Miroir des simples âmes anéanties'1. Refléter sans retenir,
devenir image de l’image, cette déssaisie de soi-même laisse l’esprit
comme dans la vacance de ses raisonnements, dépossédé de ses travaux
d’angoisses jusqu’à «laisser mourir la supplication en soi18». Cette

13. Henri Martin, «Déréliction», Dictionnaire de spiritualité, 3, «Dabert -


Duvergier de Hauranne», Paris, Beauchesne, 1957, p. 508.
14. Mariette Canévet, art. cit., p. 602
15. John Saward, Dieu à la folie. Histoire des saints fous pour le Christ, Paris,
Seuil, 1983. Voir aussi Catherine Clément, La folle et le saint, Paris, Seuil, 1993.
16. Philippe Julien, Pour lire Jacques Lacan, Paris, E.P.E.L., 1990, p. 57.
17. Marguerite Porete, Le miroir des simples âmes anéanties, Grenoble, Jérôme
Millon, 1991, p. 10.
324 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

réceptivité implique l’obligation de se détourner de la densité des con­


solations mondaines, de se purger de l’attachement aux objets, de se
désencombrer de cette part de soi-même encline à se soucier autant des
lendemains que des turbulences aux «portes de la perception18 19». Atti­
tude qui ne sied que difficilement à l’être humain, comme le note
Bossuet dans ses Sermons sur la mort, «car c’est le naturel du cœur
humain de redoubler ses efforts pour retenir le bien qu’on lui ôte. [...]
Ainsi la séparation augmente l’attache d’une manière plus obscure et
plus confuse, mais aussi plus profonde et plus intime20.» La vie spiri­
tuelle, par-delà la métaphore spatiale, transite justement à rebours de
l’ipséité comme de la captation. Il en va du procès de la dépossession
de soi par soi, au point où plus rien ne manque, d’anticiper la réalisa­
tion du sens spirituel de la parole de Jésus: «Je vous l’ai dit quand je
demeurais chez vous, mais le Paraclet, l’Esprit saint que le Père enverra
en mon nom, vous enseignera tout et vous fera souvenir de tout ce que
je vous ai dit.» (Jn 14,25-26)
Mais comment s’accommoder d’un corps absent, sous rature,
d’un amour sans retour ni objet? Comment habiter un deuil informu­
lable, se fondre à l’excellence d’une impersonnelle passion? Manière
aussi de se demander s’il est possible d’aimer au-delà de tout amour,
sans rien attendre, d’atteindre à un pur état de grâce? Cette passivité
intérieure implique la résorption des moyens d’atteindre à un progrès
spirituel dans le refus d’obéir à la logique des supputations et des
résultats. Il s’agit de penser le désintéressement par l’indifférence,
entendons cette indifférence comme une communication transparente
avec Dieu, avec cette lumière du fond, une récollection dans l’igno­
rance de soi ou dans la poursuite d’une oraison immanente, qui ne soit
distraite ni séparée de Dieu par les opérations de l’esprit. Comme le
dira Jeanne Guyon (1648-1717):
Les âmes parvenues à leur fin par le moyen de la foi n’ont rien
d’extraordinaire, quoiqu’elles semblent en avoir beaucoup, parce
que, voyant les choses en Dieu, cette vue sans vue leur est natu-

18. Georges Bataille, L’expérience intérieure, Paris, Gallimard, 1943, p. 56.


Il s’agit d’un état intérieur que Bataille impute à Hegel.
19. Il s’agit du titre d’un ouvrage d’Aldous Huxley.
20. Jacques-Bénigne Bossuet, Sermon sur la mort et autres sermons, Paris,
Garnier-Flammarion, 1970, p. 56.
DE LA DIRECTION DES ÂMES 325

relie et n’a rien qui les distraie de leur unité; voyant tout dans
l’unité même21.
Il s’agit du rêve d’une vision unitive, d’un amour continu de Dieu
en Dieu, sans défaillance ni trêve. Cette réforme intérieure consistait
donc à s’éprendre de Dieu comme source de consolation dirigée dans
l’instant même vers l’homme. Il fallait penser une oraison parfaitement
réceptive22, dépendante des insondables fluctuations en Dieu, et qui
supprimerait par cet abandon même, la césure entre la créature et son
créateur23. Comme le précise Fénelon,
Pour mieux comprendre tout ceci, il faut se représenter que Dieu,
qui nous a faits de rien, nous refait encore, pour ainsi dire, à
chaque instant. De ce que nous étions hier, il ne s’ensuit pas que
nous devions être encore aujourd’hui: nous pourrions cesser
d’être, et nous retomberions effectivement dans le néant d’où
nous sommes sortis, si la même main toute-puissante qui nous en
a tirés ne nous empêchait pas d’y être replongés24.

21. Patrick Laude, Approches du quiétisme, Paris-Seattle-Tübingen, Papers on


French Seventeenth Century Literature, 1991, p. 50.
22. Paul Dudon, «Mémoire inédit de Fénelon sur l’état passif», Recherches de
science religieuse, t. 19, Paris, 1929, p. 104. Paul Dudon rapproche la position de
Fénélon de celle de saint François de Sales dans son Traité de l'amour de Dieu.
Cependant, il faut noter que ce qui caractérise l’indifférence concerne la co-propriété de
l’âme et de Dieu, une vision unitive acquise au terme de la suspension de toutes les
opérations de l’esprit, indistinction par désappropriation. Comme l’indique Fénelon: «Il
faut que Dieu seul donne le contrepoids au cœur; que l’âme n’ait plus aucune volonté
propre. Il faut que, trépassée en Dieu, elle se laisse porter par lui, qu’elle ne s’excite plus
pour s’unir, mais qu’elle demeure dans l’unité. Voilà la sainte indifférence qui est un
abandon sans réserve, pour l’extérieur et pour l’intérieur.» Sublime dérive!
23. Mino Bergamo, La science des saints. Le discours mystique au XVII' siècle
en France, Grenoble, Jérôme Millon, 1992, p. 45. Pour comprendre cette idée de
fluctuation de la volonté de Dieu, il faut se rappeler, comme le note Michel de Certeau,
cité par Bergamo, que la providence au XVIIe siècle est comprise comme aventureuse, et
que l’âme, pour épouser la volonté de Dieu, doit se désapproprier de ses opérations.
«Depuis Occam [...] ce moderniste, VInceptor disait-on, dans l’enseignement commun
s’est généralisée sa conception d’un pouvoir divin étranger à toute rationalité méta­
physique ou théologique. A la limite, Dieu peut vouloir un jour le salut, le lendemain la
perte d’une population. Il n’y a aucune relation stable de notre raison avec ses décisions.»
Une pareille conception ne devait pas manquer de déstabiliser justement l’esprit du père
Surin...
24. Patrick Laude, op. cit., p. 16
326 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

Des premières lettres de l’alphabet de l’âme

Dans ce contexte, la recherche d’adéquation à la source laisse comme


accessoire, ou dans une indétermination relative, le sens des événe­
ments extérieurs. Comme si, pour cette mystique, l’on n’eut pas toléré
que l’immédiateté de l’expérience spirituelle déchoie dans son récit. Ma­
nière d’affirmer qu’«il n’y a pas de lien entre la vision immédiate et les
formes de sa communication, mais un saut, une rupture» que le dévot
n’entend pas franchir25. Cette oraison d’une autre espèce fut élaborée
sous sa forme subtile et achevée par les quiétistes François Malaval26
(1627-1719), Michel Molinos2728(1628-1696) et Jean Falconi (1596-
1638); ce dernier est l’auteur d’un évocateur Alphabet pour apprendre à
lire dans le livre de la vie éternelle, qui est Jésus-Christ™. Ce souci pour
repenser l’oraison procédait d’une anthropologie extrêmement pessimiste
dans un contexte proche du protestantisme. La séparation de Dieu étant
comprise comme une vexation d’éternité pour l’âme. Comme le fait re­
marquer le père Poulain, dans son Traité de théologie mystique'.
Il est probable que cette grande éclosion d’idées quiétistes, au
XVIIe siècle, provient en partie d’un principe protestant, à savoir
que, depuis le péché d’Adam, la nature humaine est foncière­
ment, totalement mauvaise. Ainsi il n’y aurait pas à distinguer
entre la bonne et la mauvaise nature; tout serait mauvais. La
grâce n’aurait donc pas pour effet de compléter, d’élever la na­
ture, car cela supposerait qu’il lui reste quelque chose de bon;
mais de la détruire. [...] Les quiétistes subirent au moins incons­
ciemment cette tendance pessimiste. Ils se contentèrent de l’atté­
nuer, en disant, non pas que l’opération de l’homme est toujours
un péché, mais du moins qu’elle est toujours un obstacle à l’opé­
ration de Dieu, et dès lors à la perfection29.

25. Alain Arnaud, Pierre Klossowski, Paris, Seuil, 1990, p. 89.


26. François Mal A val, Pratique facile pour élever l'âme à la contemplation en
forme de dialogue (entre un directeur et sa Philothée), 1664.
27. Michel Molinos, Guide spirituel, publié d’abord en espagnol en 1675 mais
traduit la même année en italien.
28. Jean Falconi, Alphabet pour apprendre à lire dans le livre de la vie
éternelle, qui est Jésus-Christ, 1676. Ouvrage publié d’abord en espagnol, sa traduction
italienne fut mis à l’index en 1688. Il publia en outre Lettre à une fille spirituelle,
ouvrage traduit d’ailleurs par Jeanne Guyon.
29. Auguste Poulain, Des grâces d’oraison. Traité de théologie mystique, Paris,
Beauchesne, 1909, p. 518.
DE LA DIRECTION DES ÂMES 327

Ainsi, pour se soustraire aux avatars du corps — et c’est là un des


aspects conduisant au rejet de cette doctrine —, il importait d’adopter
un moyen qui ne soit plus une médiation, de déshabiter l’âme de ses
opérations car «l’activité naturelle est l’ennemie de la grâce30» afin que,
par inaction et silence, celle-ci repose en Dieu, et que par cette union,
soit résiliée l’obligation de réclamer quelque assistance extérieure, mé­
diations sacramentelles ou opinions d’autorités. Cependant il n’est pas
certain, comme le prétend le père Poulain, que l’inspiration quiétiste de
Molinos soit imprégnée de l’aridité de Luther, mais bien plutôt d’une
conception toute adamique d’une innocence à reconquérir, directe hé­
ritière de la secte des Illuminés ou Alumbrados. La paternité des héré­
sies donne lieu elle-même à des controverses. Rappelons simplement
que, lors de la condamnation du prêtre Juan Lopez, brûlé à Grenade, un
chroniqueur a conservé une liste des propositions illicites et dont le
contenu s’apparente à la doctrine de Molinos. Une des propositions
anathèmes se lit comme suit:
Ils disent que l’amour de Dieu dans l’homme est Dieu. Ils affir­
ment que l’extase, ou l’illumination, conduit à une telle perfec­
tion que les hommes ne peuvent plus pécher, ni mortellement ni
véniellement, que l’illumination rend libre et délie de toute auto­
rité, et ils n’ont de compte à rendre à personne, même pas à Dieu,
puisqu’ils se sont confiés à lui d’où leur refus des sacrements,
prières, bonnes œuvres. [...] Ils tiennent pour gloire suprême
d’annihiler leur propre volonté. [...] Ils nient l’enfer31.

D’une tranquillité qui ne fut pas de tout repos


pour ses expérimentateurs

À cette époque, il semble que la revendication d’une pareille liberté au


nom d’une innocence spirituelle, reconquise par l’abandon des moyens
usuels, entraînait de la part des pouvoirs publics un échauffement des
esprits, de même qu’un égal désir chez ces mêmes pouvoirs, de voir se
consumer les corps habités par d’aussi singulières prétentions. Quoi qu’il
en soit, les courants hétérodoxes répugnent à concevoir l’expérience

30. P. Pourrat, La spiritualité chrétienne, IV: Du Jansénisme à nos jours, Paris,


Gabalda, 1928, p. 211.
31 Raoul Vaneigem, Le mouvement du Libre-Esprit, Paris, Ramsay, 1986,
p. 192-193.
328 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

spirituelle comme un savoir d’autorité, sinon comme une autorité ve­


nant de l’expérience elle-même. Ici, aucune récupération de ce contact
dans le commentaire, dans l’organisation discursive ou l’apologétique.
Le père Pourrat décrit en ces termes les volutes de cette délicieuse
hérésie de simplicité:
Selon la doctrine Moliniste, condamnée par l’inquisition
romaine, la voie intérieure consiste dans un état de complète
annihilation des facultés de l’âme. Celles-ci doivent être non seu­
lement inactives mais inertes; l’âme est comme un cadavre. L'ac­
tivité de Dieu se substitue à sa propre activité. Dans cet état de
mort mystique, l’âme ne peut vouloir que ce que Dieu veut, car
sa propre volonté lui a été ôtée. Par cette destruction de son
activité, l’âme s’annihile et retourne à son principe qui est l’es­
sence divine. Elle est transformée en elle et divinisée au point de
ne faire plus qu’un avec elle. Elle est alors pleinement purifiée,
elle ne sent plus de passions et elle devient incapable de pécher
même véniellement. [...] Pour ne pas troubler cette absolue quié­
tude, l’âme ne pensera ni au ciel, ni à l’enfer, ni à son éternité.
Elle se désintéressera de son salut. Elle ne s’inquiétera pas de ses
défauts, elle ne s’examinera pas32. (L’italique est de nous).
En devenant acte de foi pure, l’âme n’entretient plus de rapport
à elle-même, elle devient relation spéculaire, miroir, pur foyer d’une
réflexion unilatérale de Dieu. «Bref, l’étant brut, baignant désormais
dans la vacance des sens traditionnels, des buts et des valeurs, est
pourtant illuminé de la manière la plus crue33.» Cet état de réflexion
sans penser fait les délices de Jeanne Guyon car ce pur rapport n’est pas
exempt de jouissance. Ainsi écrit-elle:
Mon oraison fut, dès le moment dont j’ai parlé, vide de toutes
formes, espèces et images. Rien ne se passait de mon oraison
dans la tête, mais c’était une oraison de jouissance et de posses­
sion dans la volonté, où le goût de Dieu était si grand, si pur et
si simple, qu’il attirait et absorbait les deux autres puissances de

32. P. Pourrat, op. cit., p. 210.


33. Maurice Boutin, «L’Un dispersif. Examen d’une requête récente», dans
Marco M. Olivetti (dir.), Archivio di Filosofia, Neoplatonismo e religione, Rome,
CEDAM, 1983, p. 257. Dans cet article, le professeur Boutin commente l’ouvrage du
philosophe français François Laruelle intitulé Le principe de minorité, Paris, Aubier-
Montaigne, 1981, 200 p.
DE LA DIRECTION DES ÂMES 329

l’âme dans un profond recueillement sans acte ni discours...


C’était une oraison de foi qui excluait toute distinction, car je
n’avais aucune vue de Jésus-Christ ni des attributs divins: tout
était absorbé dans une foi savoureuse où toutes distinctions se
perdaient34.

Politique de l’âme

Cette redoutable émancipation du dedans, ce repli en Dieu, ne furent


guère prisés par le réseau établi des franchisés de la grâce. Ici aucune
relation fiduciaire entre l’Église et l’âme par l’entremise du trésor de
grâce acquis par le sacrifice de Jésus ou la vie méritoire, le suffrage des
saints. Il s’agissait de proposer un acte de pure foi non affecté par les
notions de mérite. Peut-être aurait-il mieux valu que le courant quiétiste
de Michel Molinos (1628-1696) — dénoncé et emprisonné à perpétuité
par le Saint-Office pour ses propositions malsonnantes et pernicieuses
— insistât sur le nombre restreint des âmes capables d’aussi délicates
transformations. Qu’il soit entendu qu’il s’agissait là d’un zèle intérieur
d’élite, d’un essai de délivrance expérimental entrepris par un petit
nombre d’âmes arrivées à l’abandon à la providence au terme de lon­
gues macérations préparatoires35. Comme l’écrivait d’ailleurs, à la
même époque, un des inspirateurs de Molinos, François Malaval: «Je
n’écris que pour des personnes capables de choses intérieures, bien
mortifiées des sens extérieurs et de toute passion, bien attirées à Dieu
de son pur amour et bien détachées de tout le créé36.»
L’enjeu consistait donc à renoncer à la discursivité pour s’adres­
ser à Dieu dans l’âme, sans thématisation. À obéir à Dieu jusqu’à se
débarrasser des processus ordinaires de la raison. «[...] de créer une
nature où Dieu se réincarne, comme il se réincarne dans l’individu uni
à elle. Celui-là ramène à aujourd’hui le premier jour, qui acquiert sur
terre, par divine obédience, l’innocence qu’Adam perdit au paradis
terrestre par inobédience37.» Cette réfutation implicite de tout lien de

34. Louis Cognet, Crépuscule des mystiques, Paris, Desclée, 1991, p. 53.
35. Paul Dudon, op. cit., p. 109. Cette perspective «ésotérique» est confirmée
par Fénelon quand celui-ci applique à sa recherche sur l’oraison passive la parole de
l’apôtre: «Vous, vous avez reçu du Saint-Esprit une onction et vous savez tout.»
36. Michel de Certeau, La fable mystique 1, Paris, Gallimard, 1982, p. 228.
37. Raoul Vaneigem, op. cit., p. 129.
330 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

subordination au nom d’une obéissance intime est aussi refus de la


hiérarchie spirituelle entre dévot et directeur, même si ce dernier ne
devait être compris que dans sa fonction purement instrumentale.
Dangereuse liberté inspirée par une compréhension pragmatique de la
parole de l’apôtre selon laquelle: «Là où est l’esprit du Seigneur, là est
la liberté» (2 Cor. 3,17) et qui mena bien des femmes sur un «trône de
fagots38» pour expier cette expérience singulière de l’Esprit, cette folie
douce en Dieu. Comme si se transmettait, sous des formes à peine
différentes, de Marguerite Porete aux Alumbrados et jusqu’à Molinos et
Guyon, le brandon, l’arbre d’une généalogie calcinée par l’inquisition.
A cet égard, Malaval, ce directeur spirituel presque aveugle de nais­
sance, prenait congé de son interlocutrice fictive en ces termes:
Un véritable désir d’écouter Dieu, en faisant taire toutes ses pen­
sées, toutes les affections de sa volonté et de tous ses discours.
Jusque aujourd’hui, Philothée, vous avez écouté les prédicateurs,
les directeurs, les livres spirituels de tous ceux qui vous parlaient
de la part de Dieu. Mais maintenant il est question, mais plus que
jamais, d’écouter Dieu même au fond du cœur, qui vous parlera
plus doucement, plus efficacement, plus intelligiblement et plus
fréquemment que tous ceux qui vous peuvent jamais avoir parlé
de sa part39.
Ce désaveu des modes de transmission de la grâce allait expres­
sément à l’encontre de l’auto-compréhension du fonctionnement de
l’Église. Cette simplicité intérieure congédiait brutalement Ponction
avec laquelle le dispositif de la direction spirituelle prenait en charge
les consciences moyennant soumission par la culpabilité. Ici, aucun
engouement pour l’interrogatoire captieux ou encore pour l’épouillage
scrupuleux du pénitent. Il s’agissait d’orienter le dévot vers la liberté
inouïe d’une écoute intérieure, d’une vision unitive mais sans image. Il
était téméraire de proposer à cette époque une pareille foi sans détour
préalable, sans validation par l’institution. Il s’agissait là, en fait, d’une
rupture spirituelle, d’une fracture au nom même de la compréhension
de la fonction de l’Esprit Saint dans la direction des âmes. L’Église
catholique comprend essentiellement le progrès spirituel par l’accom­

38. Marguerite Porete, op. cit., p. 7.


39. P. Pourrat, op. cit., p. 175.
DE LA DIRECTION DES ÂMES 331

pagnement. Comme le note A. Tanquerey, dans un article intitulé: «La


direction moyen normal de progrès spirituel»,
Le premier et principal directeur des âmes, c’est assurément
l’Esprit-Saint vivant en nous [...] Cependant, dans les cas ordi­
naires et d’une façon normale, le Saint-Esprit se sert, pour diriger
les âmes, de représentants visibles qui sont généralement ses mi­
nistres. Dieu, ayant constitué l’Église comme une société hiérar­
chique, a voulu que les âmes fussent sanctifiées par la soumission
au Pape et aux Évêques pour le for externe, aux confesseurs et
directeurs pour le for interne. Voilà pourquoi quand Saül se con­
vertit, Jésus, au lieu de lui révéler lui-même ses desseins, l’envoie
à Ananie pour apprendre de sa bouche ce qu’il doit faire. [...]
L’histoire nous montre que la direction spirituelle n’est pas une
invention du seizième siècle, qu’elle a été considérée à toutes les
époques comme le moyen normal, moralement nécessaire, pour
avancer dans la perfection40.
Cette lecture classique de la transmission du salut répond à un
sens politique, à une volonté d’exercer un contrôle, à partir d’une
méfiance à l’égard des inclinations naturelles de l’homme. Même réduit
à un petit nombre d’adhérents, le saut quiétiste n’avait rien de tranquille
pour l’institution: non seulement il repoussait une structure au nom de
l’esprit, mais surtout il proposait les conséquences pratiques d’une
compréhension radicale de la nature déchue. Cet état de fait conférait
paradoxalement au mystique une totale liberté, la récusation des
moyens d’Église. Comme si le sentiment de déchéance extrême dans
laquelle la nature humaine était tombée ne permettait rien d’autre
qu’une approche irréductiblement singulière de Dieu. Cette insoumis­
sion à l’égard du pouvoir temporel, le démenti de ces voies collectives
de salut participaient du sentiment d’une communion directe au corps
du Christ plutôt qu’au corps politique de l’Église. Ici, aucune spécula­
tion sur la faute mais l’effort complexe pour accéder à la simplicité. Par
cette voie, on affirmait une fois pour toutes, qu’il ne pouvait y avoir,
comme le suggérait Georges Bataille: «entre le boutiquier, le débauché
riche et le dévot tapi dans l’attente du salut, [...] beaucoup d’affinités,
même la possibilité d’être unis en une seule personne41». Il ne saurait

40. A. Tanquerey, «La direction moyen normal de progrès spirituel», Revue


d’ascétique et de mystique 14 (avril 1923), p. 113, Toulouse, Montplaisir, 1923, p. 113-114.
41. Georges Bataille, L’expérience intérieure, Paris, Gallimard, 1943, p. 23.
332 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

y avoir non plus une «économie» du salut qui soit l’image à peine
déformée des calculs et des prévarications humaines. En conséquence,
il fallait penser une offre non affectée par quelque arrière-fond contrac­
tuel, offre unitive qui engage tout l’offrant en ce geste même, une
ouverture de l’âme.

Envoi involontaire en l’absence de l’expéditeur

Ce don de soi, cette ostentation intérieure comme un pur ostensoir


scellent l’ambiguïté d’un abandon parfait, d’une communication nou­
velle avec Dieu, sans l’office des médiations et de la direction spiri­
tuelle. Comme si l’on avait très tôt compris que:
la simple intention de donner, en tant que telle, porte le sens
intentionnel du don, suffit à se payer de retour. La simple cons­
cience du don se renvoie aussitôt l’image gratifiante de la bonté
ou de la générosité, de l’être-donnant qui, se sachant tel, se re­
connaît circulairement, spéculairement, dans une sorte d’auto­
reconnaissance, d’approbation de soi-même et de gratitude nar­
cissique consciente du don42.
Comme si, pour atteindre à sa perfection, le don de soi devait
déjouer l’intentionnalité de son fait, façon de se déssaisir doublement,
d’annuler l’envoi. L’encouragement de ces dispositions intérieures a
fait l’objet dans la tradition catholique des plus vifs désaveux, mais
aussi d’un échange zélé entre Fénelon et Bossuet sur le bien-fondé de
la posture mentale d’oraison. Cette passion pour la rectitude des états
d’oraison mena à l’exercice d’une censure de 23 propositions contenues
dans Y Explication des maximes de la vie des saints sur la vie intérieure
de Fénelon. L’exigence d’amendement prit la forme du bref Cum alias
émis par Innocent XII le 12 mars 1699. Cette immixtion dans le pay­
sage intérieur des croyants met en relief le caractère de sublime sensua­
lité de cette relation solitaire à Dieu.
Bien qu’apparemment théorique, le débat portait sur l’inconve­
nante primauté du désir humain de béatitude dans l’amour de Dieu.
L’exigence de la vie spirituelle obligeait pourtant à convenir que: «La

42. Jacques Derrida, Donner le temps 1 : La fausse monnaie, Paris, Galilée,


1991, p. 38.
DE LA DIRECTION DES ÂMES 333

vraie vertu n’est pas pour quelque chose (virtus non est propter quid:
elle ne doit pas se pratiquer en vue d’une récompense ), car le pour
quoi (le propter quid) est extérieur (et seules les déterminations inté­
rieures sont spirituelles)43.» En ce sens, la question du pur amour rece­
lait pourtant une authentique tentative de dépasser les projections
objectivantes de l’être humain dans son rapport à Dieu. Emilienne
Naert, dans un ouvrage intitulé Leibniz et la querelle du pur amour,
résume en ces termes l’exceptionnelle pureté théorique de ce litige:
Un amour de Dieu, indépendant du désir de béatitude, indifférent
non seulement au bonheur temporel mais encore et surtout au
salut éternel, est-il possible à l’homme? En d’autres termes, est-
il possible à l’être humain de préférer Dieu à soi-même, et, si la
réponse est affirmative, quel est le rapport de ce pur amour de
Dieu à l’amour de soi, qui semble être le fond de toutes les
tendances naturelles. [...] Qu’y-a-t-il de premier dans la tendance
naturelle de notre volonté: l’amour de notre bien propre, l’inquié­
tude inlassable de notre bonheur personnel ou l’amour de Dieu
pour lui-même, par-dessus toutes choses, sans aucun regard sur
nous-mêmes44?
Entre l’illuminisme et le pur amour, il faut se demander si le
rapport à Dieu dans la tradition mystique ne se résout pas dans deux
figures ou modalités relationnelles distinctes mais complémentaires. La
première concerne la dissolution de la volonté humaine dans la fusion
mystique ou plus exactement, «la négation de la séparation d’avec
Dieu45», la seconde, l’inscription d’une distance, celle d’un désintéres­
sement qui introduit socialement la dimension fonctionnelle de l’alté­
rité et des conditions de possibilité préalables à l’existence du tiers. A
cet égard, Dieu est radicalement nié comme visée, objet. Image para­
doxale d’un amour qui se reçoit dans la consumation de ses attache­
ments ou de sa propre image, en ce sens, pure transverbération de Dieu
en l’homme et de l’homme en Dieu. Éclipse ou éclat de miroir?

43. Hadewijch D’Anvers, Écrits mystiques des Béguines, Paris, Seuil, 1954,
p. 69.
44. Emilienne Naert, Leibniz et la querelle du pur amour, Paris, Vrin, 1959,
p. 9.
45. Bernard Lemaigre, “Le savoir absolu comme réalisation du soi dans la
philosophie de Hegel” dans C. Stein (dir.), Du côté du psychanalyste 2, Paris, Denoël,
1969, p. 264.
334 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

«L’aimé jouit d’autant plus de l’amant que celui-ci, pour lui obéir,
renonce à jouir de lui46.»

Penser la dissipation réciproque du su-jet et de l’oh-jet

Un certain nombre de questions plus larges peuvent être adressées, dans


ce contexte spirituel, à une autre pratique d’accompagnement. Com­
ment, dans la psychanalyse laïque, une telle relation d’objet se dénoue-
t-elle? L’Esprit Saint est peut-être à la mystique ce que l’inconscient est
à la psychanalyse, non pas tant un contenu qu’une structure, la désigna­
tion topique d’un manque, l’instance extatique du projet. La dynamique
analytique comporte un certain nombre de ressemblances avec l’expé­
rience spirituelle. Il en va d’une mise en scène successive des effets
d’un transfert sur une personne, une écriture, un vécu affectif, dans le
contexte d’une expérience singulière. A cet égard, est-il pensable que
le mystique autant que l’analysant soient renvoyés, dans le meilleur des
cas, à la découverte d’un désir singulier, désaliéné d’une relation d’ob­
jet, à une dissolution des adhérences du sujet «de ses dépendances
imaginaires aux pouvoirs exorbitants de l’Autre47»? Le silence de
l’oraison mentale comme celui de l’analyste conduit peut-être à une
même rétrocession dans l’ordre de la demande, et c’est à ces condi­
tions, à partir de ce lieu instable, que la foi commence.

46. Mino Bergamo, La science des saints. Le discours mystique au XVII' siècle
en France, Grenoble, Jérôme Millon, 1992, p. 235.
47. Jean Florence, Ouvertures psychanalytiques, Bruxelles, Facultés universi­
taires Saint-Louis, 1988, p. 193.
V

APPROCHES CRITIQUES
DE LA SPIRITUALITÉ
«Pas un iota...»
Point de vue sur la quête spirituelle
des groupes pentecôtistes

GUY BONNEAU
Université de Sudbury

Remarques préliminaires

Dans un passé pas si lointain (pendant mon adolescence et au début de


l’âge adulte), ma famille et moi avons été membres d’un groupe pen­
tecôtiste, les Assemblées de la Pentecôte du Canada (APdC). C’est
dans ce milieu que mon intérêt pour la théologie et pour la Bible s’est
développé. Mon diplôme de trois ans de l’institut Biblique Bérée, col­
lège où l’on forme les futurs pasteurs du mouvement, constitue mes
premières études bibliques et théologiques (qui se sont par la suite
poursuivies à la Faculté de théologie de l’Université de Montréal jus­
qu’à l’obtention du doctorat en théologie - études bibliques). J’ai, de
plus, été professeur au sein des deux collèges bibliques pentecôtistes
québécois, l’institut Biblique Bérée et le Collège Biblique Québec, en
plus d’être adjoint au pasteur d’une communauté pentecôtiste de la ville
de Longueuil, l’Église Nouvelle Vie, affiliée au district de l’Est de
l’Ontario et du Québec des APdC.
Les propos qui vont suivre sont donc teintés de la subjectivité
d’un vécu qui m’a conduit à la foi chrétienne et d’un bout de chemin
338 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

parcouru au sein du pentecôtisme. Toutefois, en tant qu’individu qui


cherche à comprendre son expérience en la replaçant dans un ensemble
beaucoup plus vaste, j’emprunte plusieurs concepts à la sociologie de
la religion. C’est à partir de cette dernière que seront analysés l’émer­
gence de ce type de mouvement, le rôle qu’il joue à l’égard de ses
adeptes, son discours particulier, ses stratégies de légitimation, de
même que sa fonction dans la société. Malgré ce passage par la socio­
logie, et outre ma distance relative par rapport à certains traits du pen­
tecôtisme, les réflexions qui se dégageront graduellement de cet exposé
sont celles d’un chrétien qui souhaite voir les effets du souffle divin sur
notre monde et dans notre société. Je suis ainsi très proche de Richard
Bergeron lorsqu’il déclare au début de son ouvrage sur les nouveaux
mouvements religieux:
Notre perspective se veut chrétienne. [...] C’est en qualité de
chrétien que nous abordons ce problème. C’est en homme qui
cherche, à l’intérieur de sa propre tradition religieuse, à découvrir
le sens de l’existence, le mystère insondable de Dieu, la route de
la vie, l’énigme de l’univers, que nous essayons de comprendre
ceux qui poursuivent la même quête dans les nouvelles religions1.
Je tiens également à remercier M. et Mme Donat et Monique Chan-
donnet, membres actifs du pentecôtisme depuis 37 ans, qui ont bien
voulu lire et discuter avec moi du présent exposé.

1. L’Esprit Saint à l’intérieur de la ville des anges

Le mouvement pentecôtiste, lorsqu’on y joint l’ensemble de ses regrou­


pements, ne compte pas moins de 410 millions de fidèles. De tout le
christianisme, il n’est dépassé en nombre que par le catholicisme. Dans
le monde, un chrétien sur quatre est pentecôtiste. De plus, le mouve­
ment se développe au rythme de 20 millions de nouveaux membres
annuellement1 2. Toutefois, la modeste quête spirituelle d’un pauvre pré­
dicateur noir américain du début du siècle ne laissait guère présager une
si vertigineuse croissance.

1. Richard Bergeron, Le cortège des fous de Dieu... Un chrétien scrute les


nouvelles religions, Montréal, Paulines - Paris, Apostolat des Éditions, 1982, p. 14-15.
2. Ces chiffres proviennent de Harvey Cox, Le retour de Dieu. Voyage en pays
pentecôtiste, Paris, Desclée de Brouwer, 1995 (première édition anglophone en 1994),
p. 9-10 et p. 25.
«PAS UN IOTA...» 339

Dans une ancienne écurie de Los Angeles

Ayant atteint la trentaine, William Joseph Seymour, fils d’anciens es­


claves noirs, débarqua à Los Angeles en 1906, avide de quelque chose
de nouveau. Un précédent séjour à Houston l’avait conduit jusqu’à une
école de sainteté dirigée par un prédicateur blanc du nom de Charles
Fox Parham. Ce dernier, sympathisant du Ku Klux Klan, n’admit pas
Seymour à ses classes en raison de sa couleur, mais il lui permit de
s’asseoir à l’extérieur et d’écouter par la fenêtre ou, par temps d’orage,
de se tenir dans le corridor pour capter par la porte entrouverte les
propos qui se disaient dans la salle. Les étudiants qui fréquentaient
cette école de sainteté s’attendaient à une effusion de l’Esprit, à une
nouvelle Pentecôte, semblable à celle racontée dans le second chapitre
des Actes des Apôtres. S’appuyant sur certains textes du Nouveau
Testament, ils recherchaient le baptême dans l’Esprit accompagné du
don de parler en langues. Sans rien recevoir de tout cela, Seymour
rejoignit une certaine sœur Hutchins qui réclamait son aide à Los
Angeles. Le 9 avril 1906, lors d’une célébration que présidait Seymour
dans une modeste maison, une partie de l’assemblée, dont Seymour, se
mirent à parler dans des langues inconnues. L’événement allait faire
boule de neige.
Quelques jours plus tard, soit le 14 avril 1906, une ancienne
écurie située au 312, rue Azusa, allait servir de nouveau lieu de culte.
C’est là que tout s’enflamma. Il est aujourd’hui pratiquement impossi­
ble de décrire ce qui s’y passa exactement. Mais il est certain que des
milliers de gens venus des quatre coins du globe affluèrent vers la rue
Azusa et repartirent transformés.

L’émergence d’un nouveau mouvement religieux

Une quantité impressionnante de théories ont vu le jour dans le but


d’expliquer l’émergence des nouveaux mouvements religieux3. De
ce nombre, il en est quelques-unes qui résistent mieux aux critiques.
L’hypothèse du prophète charismatique qui s’oppose à l’ordre religieux
établi, par exemple, a souvent été reprise, depuis sa première élabora­

3. Voir les diverses hypothèses énumérées par Thomas Robbins, Cuits, Cou­
verts and Charisma. The Sociology of New Religious Movements, Londres, Sage, 1988,
p. 24-62.
340 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

tion théorique par Max Weber au début du siècle, pour expliquer l’ap­
parition d’un nouveau mouvement religieux4. II est vrai que Seymour
possédait certaines caractéristiques propres aux prophètes charismati­
ques de type wébérien: sans formation académique et en résistance à
l’ordre religieux établi, mais revendiquant un pouvoir venu d’en-haut,
il avait les traits d’un visionnaire apte à analyser de façon intuitive les
besoins d’une société en attente d’une nouvelle révélation.
Une autre théorie soutient qu’un mouvement religieux apparaît
principalement pour fournir un statut social à ceux qui n’en ont pas. L.
Pope, l’un des instigateurs de cette compréhension, est d’avis que les
sectes substituent au statut social un statut religieux, qu’ainsi elles
pallient par un épanouissement spirituel et religieux le manque d’im­
portance sociale qu’un individu ou un groupe peuvent un jour ou l’autre
ressentir5. Voici comment le théologien de l’Université de Harvard,
Harvey Cox, dans son étude récente sur le pentecôtisme, décrit la situa­
tion sociale et l’attitude de ceux qui, curieux, venaient écouter le mes­
sage d’espérance véhiculé par la communauté de la rue Azusa:
L’effervescente vision du monde basée sur le soleil et la richesse
avait fait long feu et les pauvres immigrants, désabusés, trou­
vaient, comme beaucoup de leurs compatriotes, qu’il est difficile
de vivre sans un minimum d’espoir. Or Seymour leur proposait
une vision de l’avenir, qui n’avait pas été conçue par un service
de relations publiques, mais faisait appel aux plus vieux rêves de
l’humanité. Voici que Dieu intervenait de façon grandiose: l’his­
toire atteignait son point culminant, des signes et des miracles
venaient appuyer les dires. Oui, la Jérusalem nouvelle arrivait!
Les riches et les orgueilleux allaient recevoir le châtiment qu’ils
méritaient, tandis que les pauvres, les méprisés et les oubliés, eux,
allaient entrer en possession du Royaume qui leur appartenait6.

4. Voir, entre autres, Werner Stark, The Sociology of Religion. A Study of


Christendom, vol two: Sectarian Religion, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1967;
Ronald L. Johnstone, Religion in Society. A Sociology of Religion (4e éd.), Englewood
Cliffs, Prentice Hall, 1992, p. 87-88. Voir également Max Weber, Économie et société,
tome I, vol. 2: L’organisation et les puissances de la société dans leur rapport avec
l'économie, Paris, Plon (coll. «Agora: Les classiques»), 1995, chapitre 5: «Les types de
communalisation religieuse (sociologie de la religion)», p. 145-409.
5. L. Pope, Millhands and Preachers, New Haven, Yale University, 1942, p. 137.
Voir également R.L. Johnstone, Religion in Society, p. 89-90.
6. Harvey Cox. Le retour de Dieu, p. 59.
«PAS UN IOTA...» 341

Par leur intégration au groupe de la rue Asuza, les moins nantis de la


société et les désillusionnés devenaient enfin des individus importants,
appelés à occuper les premières positions lors du profond renversement
qu’allait opérer le Seigneur au moment de son Retour eschatologique.
De quoi redonner de l’espoir aux plus défavorisés. Sans compter que
dès ici-bas les barrières sociales si hautement érigées tombaient les unes
après les autres. L’essence du christianisme était finalement retrouvée.
Les deux explications précédentes au sujet de l’émergence d’un
nouveau mouvement religieux, celle de Weber et celle de Pope, suppo­
sent un autre facteur à propos duquel s’entendent bon nombre de socio­
logues de la religion, celui de la mise en ordre du monde lorsque ce
dernier vacille vers le désordre et le chaos. Puisque le pentecôtisme,
pour sa part, est apparu au début du siècle, en réaction contre une
certaine forme de modernisme, dans un contexte de désillusion d’une
Amérique en peine d’accomplir ses promesses, les possibilités que cette
dimension de mise en ordre soit primordiale dans l’émergence du
mouvement s’accroissent davantage. Il importe donc de pousser l’in­
vestigation un peu plus en avant.

2. Mise en ordre du monde et institutionnalisation

Point de vue théorique

De l’avis du sociologue Peter L. Berger, le rôle essentiel de l’ordre


social consiste à protéger contre l’angoisse et le chaos:
En d’autres termes la fonction la plus importante de la société
consiste à établir des normes, des points de référence. Le fonde­
ment anthropologique de cette fonction de la société, c’est le
besoin de signification de l’homme qui semble avoir la force d’un
instinct. Les hommes sont poussés par leur nature, à imposer un
ordre signifiant à la réalité7.
Lorsque le nomos (l’ordre) va de pair avec le cosmos (la nature univer­
selle des choses), il est doté d’une stabilité puissante qui permet d’évi­
ter le désordre. C’est ici que la religion intervient. Selon Berger, celle-
ci est l’entreprise humaine qui crée un cosmos sacré. La religion, à

7. Peter L. Berger, La religion dans la conscience moderne. Essai d'analyse


culturelle, Coll. «Religion et sciences de l’homme», Paris, Centurion, 1971, p. 51.
342 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

cause de son caractère absolu, a été l’instrument le plus universel et le


plus efficace de légitimation:
Toute légitimation doit maintenir la réalité telle qu’elle est défi­
nie par la société. La religion est si efficace dans son œuvre de
justification parce qu’elle rattache les constructions fragiles des
sociétés réelles à la réalité dernière. Les fragiles réalités du
monde social s’enracinent dans le realissimum sacré, qui, par
définition, est au-dessus des contingences des significations et de
l’activité humaines8.

Dans la même veine, l’œuvre commune de R. Stark et W.S. Bainbridge


représente une tentative récente de théorisation du rôle de la religion9.
Pour eux, la religion joue d’abord et avant tout un rôle de compensa­
tion: elle s’engage à fournir aux être humains la récompense qu’ils
désirent en l’absence d’autres moyens.

Les nouveaux mouvements religieux et la mise en ordre du monde

Les nouveaux mouvements religieux, pour leur part, offrent à l’être


humain une mise en ordre du monde en le rassurant de façon plus
immédiate que la religion traditionnelle. De l’avis de B. Wilson, ce
phénomène s’explique d’une part par la distance que prennent ces
mouvements à l’égard des traditions encombrantes, d’autre part, par
l’usage d’un langage plus contemporain et de symboles plus accessi­
bles, et, enfin, par la mise en place d’un accès plus direct au domaine
spirituel10.

8. Ibid., p. 66.
9. Rodney Stark et William Sims Bainbridge, «Of Churches, Sects and Cuits:
Preliminary Concepts for a Theory of Religious Movements», Journal for the Scientific
Study of Religion 18 (1979), p. 117-133; Rodney Stark et William Sims Bainbridge,
«Secularization, Revival, and Cuit Formation», Annual Review of the Social Sciences of
Religion 4 (1980), p. 85-119; Rodney Stark et William Sims Bainbridge, «Towards a
Theory of Religion: Religious Commitment», Journal for the Scientific Study of Religion
19 (1980), p. 114-128; Rodney Stark et William Sims Bainbridge, The Future of
Religion. Secularization, Revival and Cuit Formation, Berkeley, University of California,
1985; Rodney Stark et William Sims Bainbridge, A Theory of Religion, New York,
Lang, 1987.
10. Brian Wilson, Religion in Sociological Perspective, Oxford, Oxford Uni­
versity, 1982, p. 131.
PAS UN IOTA...» 343

La sécularisation, la religion traditionnelle qui se retire graduel­


lement des sphères publiques de la société, ainsi que la contre-culture
qui se développe à toute allure, laissent un trou béant chez les individus
que les sectes s’empressent de combler. Elles apparaissent ainsi comme
une réponse à la solitude, à la drogue, à la folie, au désarroi, à la
méfiance et à toutes les formes de chaos'1. Barbara Hargrove va jusqu’à
dire qu’une personne peut se sentir trahie par une société qui ne lui
offre aucun guide ni soutien1112. Ou encore, comme le déclare Richard
Bergeron:
Le vide appelle le plein. Les nouveaux mouvements religieux
s’inscrivent dans les béances d’indétermination ouvertes par la
société actuelle. La sécularisation, la crise de la modernité et la
robotisation de l’homme ont soudainement fait sauter en éclats le
cadre normatif socio-religieux qui, jusqu’à récemment , donnait
sens à l’action individuelle et garantissait le consensus social.
L’euphorie provoquée par une liberté retrouvée, par une opulence
subite et par des espoirs chatoyants a vite cédé le pas à un sen­
timent d’inquiétude et d’impuissance. [...] En venant occuper le
no man’s land socio-religieux laissé en friche, les nouveaux grou­
pes religieux entendent désamorcer cette angoisse et apporter une
réponse globale à ces interrogations13.
Pour définir ce vide, ce no man ’s land socio-religieux qui apparaît au
moment où la religion n’insère plus l’être humain dans une significa­
tion ultime, Bergeron parle également d’un immense vacuum que ne
peut combler la société séculière, et d’un espace en jachère sur lequel
les nouvelles religions vont planter leur tente en calmant les insécurités
par un langage d’autorité14.

11. Voir M.B. Hamilton, The Sociology of Religion. Theorical and Comparative
Perspectives, Londres, Routledge, 1995, p. 211.
12. Barbara Hargrove, The Sociology of Religion. Classical and Contemporary
Approaches, Arlington Heights, IL, AHM, 1979, p. 289. Voir tout le chapitre 15 intitulé:
“New Religious Movements II: Anomie and the Sectarian Response”, p. 289-309.
13. Richard Bergeron, Le cortège des fous de Dieu, p. 9.
14. Ibid., p. 9-10.
344 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

La routinisation du charisme

Toutefois, pour qu’un mouvement assure son existence ou, encore,


pour ne pas qu’il sombre dans le désordre ou l’indiscipline et pour
pouvoir résister à la critique, il est nécessaire de lui conférer un carac­
tère permanent. Ainsi, un groupe donné doit se définir des normes et
s’organiser de façon stable. Ce processus était appelé par Weber «la
routinisation du charisme15». D’autres auteurs ont préféré parler d’ins­
titutionnalisation, décrite comme un phénomène qui débute par la cris­
tallisation d’actions habituelles répétées, et qui se poursuit par la
typification et la réglementation selon lesquelles les groupes classent
les actions cristallisées selon des normes désormais établies16.
Selon Johnstone, un nouveau groupe religieux doit répondre à
deux questions primordiales: (1) sur qui ou sur quoi l’autorité repose-
t-elle? sur un livre? un leader? une doctrine?; et (2) quelles sont les
bonnes croyances? qu’allons-nous enseigner à nos enfants? qu’allons
nous dire à notre voisin non converti pour le convaincre de se joindre
au groupe17?

3. La mise en ordre du monde opérée par le pentecôtisme:


de l’effervescence spirituelle à la dogmatique

Le pentecôtisme, tout au long de son histoire, pour ne pas s’éteindre


graduellement, s’est donc donné une stabilité plus grande. De plus, dès
son apparition, le mouvement a subi maintes et maintes critiques et
persécutions. La première est survenue très tôt: Pahram, le prédicateur
blanc auprès duquel Seymour a reçu, par la fenêtre, quelques leçons, a
visité l’assemblée de la rue Asuza. Voici comment il décrit la scène:
Hommes et femmes, Blancs et Noirs, s’agenouillaient ensemble
ou tombaient les uns sur les autres. On pouvait souvent voir une
femme blanche, qui pouvait être riche et cultivée, se jeter dans les

15. Voir, entre autres, H.H. Gerth et C.W. Mills (dir.), From Max Weber.
Essays in Sociology, Routledge Sociology Classics, Londres, Routledge, 1991, p. 245-
252; S.N. Einsenstadt (dir.), Max Weber on Charisma and Institution Building,
Chicago, University of Chicago, 1968.
16. Voir principalement Peter L. Berger et Thomas Luckmann, The Social
Construction of Reality. A Treatise in the Sociology of Knowledge, Doubleday, Anchor,
1966, p. 53-56.
17. Ronald L. Johnstone, Religion in Society, p. 94.
«PAS UN IOTA...» 345

bras d’un «nègre» et se coller à lui tout en frissonnant et en


s’agitant pour une simulation monstrueuse des manifestations de
la Pentecôte. Horrible et épouvantable honte18!
L’égalité raciale qui se vivait de façon naturelle dans la première com­
munauté pentecôtiste n’avait rien pour plaire au raciste Pahram, lui qui
n’avait jamais vraiment accepté que le Noir Seymour soit un vrai mi­
nistre du Christ. Le racisme de Pahram est à nouveau mis au grand jour
dans le morceau suivant:
[...] des Noirs et des Blancs, rassemblés autour de l’autel, se
mêlant comme des porcs. Il y avait là bien de quoi faire rougir
de honte les démons, pour ne pas parler des anges. Et tout ceci
était mis sur le dos de l’Esprit Saint19!
En fait, Pahram n’était pas le seul de son époque à penser ainsi. Ce
genre de critique vint de tous les côtés. De plus, on taxa les nouveaux
pentecôtistes de déséquilibre, de désordre, d’antinomie, etc. C’est pour
ces raisons qu’on vit apparaître très tôt des ébauches de législation et
de dogmatique.
De nos jours, les traits communs aux différents groupes pentecô­
tistes peuvent se résumer à partir des six énoncés suivants, qui devien­
nent pour ainsi dire les credos de ce type de spiritualité, par lesquels
s’opère la mise en ordre du monde:
1. La Bible est inspirée de Dieu de façon plénière et verbale;
puisqu’elle est inerrante et infaillible, elle constitue donc
l’autorité suprême normative pour réglementer la vie des
croyants.
2. Le vrai croyant se définit comme un chrétien né de nouveau
qui, par le biais de la repentance et de la foi, peut accéder à
la vie à travers le sacrifice de Jésus sur la croix.
3. Le chrétien, après sa conversion - nouvelle naissance, doit
marcher selon la vérité de la Bible, en observant à la lettre
les ordonnances qui y sont prescrites.
4. Le chrétien doit considérer son ancienne vie comme de la
boue, le monde comme un lieu de perdition où déambulent
des individus corrompus et voués à la damnation étemelle,
ainsi que son ancienne religion comme ayant dévié de sa

18. Cité par Harvey Cox, Le retour de Dieu, p. 62.


19. Ibid., p. 62.
346 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

mission apostolique et de la vérité de la Bible, pour n’être


qu’un ramassis de traditions humaines20 (les mouvements les
plus fanatiques et virulents vont même jusqu’à dire que le
catholicisme est satanique et que le pape est l’Antéchrist).
5. Le chrétien doit communiquer sa foi aux «inconvertis», les
évangéliser pour qu’ils goûtent au salut de Dieu et pour
qu’ils évitent la perdition finale.
6. Après un temps de tribulation, le Seigneur reviendra et ins­
taurera le «millénium». Voici comment cet avènement est
décrit dans la dogmatique des Assemblées de la Pentecôte du
Canada:
Le retour de Christ sur la terre, lequel se fera avec beaucoup
de puissance et de gloire, mettra un terme à la grande tribu­
lation par la victoire d’Harmaguédon, la défaite de l’Anté­
christ et l’enchaînement de Satan. Il introduira le millénaire,
rétablira Israël dans son pays, libérera la création entière de
la malédiction qui pèse sur elle et amènera le monde entier
à la connaissance de Dieu.

Vision négative du monde: réaction


contre la sécularisation et légitimation de la dissidence

En groupe minoritaire qui réagit devant le vide creusé par le moder­


nisme et la sécularisation, le mouvement pentecôtiste doit recourir à des
processus de légitimation.
Tout d’abord, le pentecôtisme doit convaincre du désordre mon­
dain actuel et de la corruption de la société dans laquelle il s’insère
mais contre laquelle il s’élève. C’est précisément le but du livre de
Gerhard Bergmann, dont le titre même est très suggestif: Chaos ou
paix. Dans une section qui, comme l’indique son titre, dénombre «les
conséquences de l’abandon de la Révélation», l’auteur tire huit conclu­
sions que voici:

20. L’ouvrage polémique suivant constitue un bon exemple: André Thomas-


Bres, Le voile recousu par le catholicisme, Grézieu la Varenne, Association Viens et
Vois, 1983. Il déclare entre autres ceci: «La magnifique comparaison, voulant nous faire
croire que l’Église catholique ne fait que continuer celle des apôtres, est radicalement
fausse. Elle possède des pratiques et des doctrines qui sont si loin d’être contenues dans
l’Évangile qu’elles lui sont nettement opposées.» (p. 14-15)
PAS UN IOTA... 347

1. L’abandon de la Révélation conduit à la divinisation de


l’homme.
2. L’abandon de la Révélation conduit au subjectivisme.
3. L’abandon de la Révélation conduit au relativisme.
4. L’abandon de la Révélation conduit à F anti-autorité.
5. L’abandon de la Révélation conduit à l’anarchie.
6. Quand on lâche Dieu, un résultat: F antisociété.
7. Le rejet de la révélation entraîne dans la nuit du néant.
8. L’interprétation optimiste du siècle est de la lâcheté.
Et enfin, une conséquence spirituelle: «Il faut revenir à Dieu,
avec tout ce qu’implique ce retour. Il n’y a pas d’autre chemin21.»
Ces conclusions sont révélatrices de la vision négative du monde
et du besoin de légitimation.

Une construction nouvelle sur une autorité infaillible: la Bible

Les mouvements pentecôtistes, pour étayer leur autorité, ont recours à


la Bible. Mais, pour être bien sûrs de ne pas construire sur le sable, ne
serait-ce que partiellement, ils se sont associés à l’idéologie véhiculée
par certains groupes évangéliques ultra-conservateurs, de type fonda­
mentaliste, qui accordent à la Bible une place primordiale22. Ces grou­
pes invoquent F inerrance de la Bible et son inspiration plénière et
verbale. Un syllogisme, en guise de pierre angulaire, vient soutenir
cette mise en ordre du monde qui repose sur le roc de la Bible. Il est
ainsi énoncé par Charles C. Ryrie:
Dieu est vrai,
Dieu a inspiré la Bible,
donc la Bible est vraie23.

21. Gerhard Bergmann, Chaos ou paix. Problèmes et salut d’une génération en


quête de certitudes, Monnetier-Mornex (Haute-Savoie), Villa Emmanuel, 1972, p. 17-31.
22. Richard Bergeron (Les fondamentalistes et la Bible. Quand la lettre se fait
prison, coll. «Rencontres d’aujourd’hui» 1, Montréal, Fides, 1987, p. 8-9) divise le fon­
damentalisme chrétien en deux formes principales: le «fondamentalisme non orthodoxe»
que l’on retrouve chez les Témoins de Jéhovah, les Adventistes, l’Église Universelle de
Dieu, etc.; et le «fondamentalisme orthodoxe» qui se rencontre dans les groupes
protestants et qui fleurit particulièrement dans les dénominations de type évangélique et
pentecôtiste.
23. Charles C. Ryrie, La perfection de la Bible. L’essentiel sur l’inerrance des
Écritures, Genève, La Maison de la Bible, 1982, p. 53.
348 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

Ce même auteur emprunte l’image de la chute des dominos. Lorsque


celui en tête s’écroule, il entraîne une réaction en chaîne qui emportera
dans sa chute tous les autres dominos. Ainsi, selon Ryrie, l’abandon de
la doctrine de l’inerrance de la Bible serait immanquablement suivi de
l’écroulement d’autres valeurs chrétiennes essentielles. Le livre de
Ryrie n’est pas en soi pentecôtiste, mais il est distribué dans ce mou­
vement. Voici, de plus, quelques citations d’ouvrages qu’on nous don­
nait à lire lors du collège biblique:
Les Ecritures sont si parfaitement rédigées qu’elles ne contien­
nent ni un mot en trop ni un mot en moins et que ses auteurs
n’en dirent jamais un seul de leur propre chef, mais qu’ils ont
prononcé syllabe par syllabe ce que l’Esprit mettait dans leur
bouche24.
Les auteurs sacrés ont été guidés de telle manière qu’ils ont trans­
mis parfaitement et sans erreur le message exact que Dieu désirait
communiquer à l’homme25.
La doctrine de l’inerrance est une sorte de garde-fou destiné à
sauvegarder le mystère de la vérité de l’Écriture qui est Parole de
Dieu. Parce que la Bible est sans erreur, elle est digne d’une
entière confiance et son enseignement, qu’il soit relatif aux faits
ou au domaine spirituel, est vrai26.
La Bible est-elle de Dieu? est-elle entièrement de Dieu? Ou bien
serait-il vrai (comme on l’a prétendu) qu’elle contînt des senten­
ces purement humaines, des récits inexacts, des raisonnements
mal suivis; en un mot des livres ou des portions de livres étran­
gères aux intérêts de la foi, soumises aux imprudences naturelles
de l’écrivain, et entachées d’erreur? Question décisive, fonda­
mentale; question de vie27!
Depuis son association avec le fondamentalisme, le pentecôtisme
a dès lors le sentiment de construire sur le roc.

24. G.T. Manley, G.C. Robinson et A.M. Stibbs, Le nouveau manuel de la


Bible, Nogent-sur-Marne, Institut Biblique, 1952, p. 17.
25. René Paché, L’inspiration et l’autorité de la Bible, Saint-Légier, Emmaüs,
1967, p. 111.
26. Paul Wells, Quand Dieu a parlé aux hommes, Guebwiller, Éditions L.L.B.,
1985, p. 131.
27. Louis Gaussen, La pleine inspiration des Saintes Écritures, Saint-Légier,
Emmaüs, 1985, p. 2.
«PAS UN IOTA... 349

4. L’appui du pentecôtisme sur le fondamentalisme:


les conséquences sociales qui en découlent

Un constat qui inquiète

Harvey Cox, après avoir mené une enquête sérieuse et méticuleuse sur
le pentecôtisme contemporain, dresse le constat suivant:
Au début il s’agissait d’une foi apportant l’espoir aux défavorisés
de cette société, aux exclus. Aujourd’hui, certains des représen­
tants les plus en vue de ce mouvement sont devenus fabuleuse­
ment riches et certains prêchent même un évangile de richesse.
[...] aujourd’hui beaucoup de ses prédicateurs s’accrochent obs­
tinément à tel ou tel dogme récemment inventé comme l’infailli­
bilité littérale de la Bible. Les pentecôtistes ont commencé en
enseignant que les «signes et les prodiges» qui se produisaient
dans leurs assemblées n’étaient pas un spectacle mais les signes
avant-coureurs du Jour de Dieu. Mais aujourd’hui, certains pré­
dicateurs pentecôtistes sont si obsédés par les techniques d’extase
qu’ils semblent en avoir oublié le message originel28.
Ce premier constat des changements intervenus, qui fait entre
autre mention de l’important ajout de l’inerrance biblique sur lequel
nous nous sommes déjà penchés, n’est pas complet. Une seconde liste
se lit comme suit:
D’autres changements sont survenus. Les pentecôtistes ont com­
mencé comme des rebelles en lutte contre l’ordre établi, allant
jusqu’à refuser de servir sous les drapeaux. Aujourd’hui, beau­
coup sont devenus d’ardents patriotes, se laissant trop facilement
séduire par les partisans d’une domination du monde par les
chrétiens. Ils ont commencé comme une fraternité spirituelle ra­
dicalement ouverte dans laquelle les discriminations fondées sur
la race ou le sexe avaient pratiquement disparu. Ce n’est plus
guère le cas, aujourd’hui, au moins dans la plupart des églises
pentecôtistes blanches des États-Unis. Bref, en découvrant la
situation actuelle du mouvement pentecôtiste je me suis rendu
compte qu’il est confronté à un dilemme dont l’une des issues
pourrait lui être fatale, le conduisant à trahir ses origines29.

28. Harvey Cox, Le retour de Dieu, p. 27.


29. Ibid., p. 27.
350 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

Quoique sans lien à première vue, les malaises et les dangers dont
fait état Cox dans cette seconde énumération des changements interve­
nus peuvent découler plus ou moins directement des modifications
énoncées dans le premier constat. Nous nous attardons principalement
au lien qui unit les questions de l’inspiration et de l’inerrance à celles
de la fermeture à la différence et de la volonté de dominer le monde.

La domination du monde

Premièrement, le leader du groupe, en tant que prédicateur d’une Bible


inspirée et inerrante, détient une imposante autorité sur les membres.
De l’appel neutre à l’obéissance à la Bible en raison de son inspiration
et de son infaillibilité, à l’autorité dont est revêtu celui qui prêche ou
qui enseigne cette Bible aux autres, il n’y a qu’un pas. Il est de fait
franchi dans l’ouvrage de Mueller lorsqu’il déclare ceci:
Puisque le ministère pastoral est celui de la Parole de Dieu, les
croyants sont tenus d’obéir à leurs pasteurs comme obéissant à
Dieu lui-même, Héb 13,17; Luc 10,16. Donc aussi longtemps que
les pasteurs sont de vrais ministres de la Parole, leur autorité
s’identifie avec celle de la Parole de Dieu et est aussi grande
qu’elle30.
Il existe un second danger, pire que le précédent: celui que le
leader (accompagné par son groupe de supporteurs) se perçoive comme
l’autorité qui doit gouverner le monde. Après tout, n’a-t-il pas remplacé
le chaos par la paix, le désordre par l’ordre, la sécularisation par un
retour au religieux, la haine par l’amour, l’individualisme par la com­
munauté31, etc. Cette nouvelle pensée qu’on voit poindre dans quelques
regroupements américains est nommé par certains la «théologie de la
domination». Comme le signale Cox, depuis quelques années, les pen­
tecôtistes abandonnent leur répugnance pour la politique. Au contraire,

30. J.T. Mueller, La doctrine chrétienne, Strasbourg, Église Évangélique


Luthérienne, 1987, p. 640.
31. Pour une analyse des mêmes dangers dans l’ensemble du fondamentalisme
évangélique, voir les deux excellentes études suivantes: Richard A. Quebedeaux,
«Conservative Protestants in Modem American Society: Who’s Influencing Whom?»,
dans Social Conséquences of Religious Beliefs, New York, Paragon, 1989, p. 128-142;
et le chapitre 6 intitulé «Evangelical Protestantism: From Civil Religion to Fundamen-
talist Sect to New Christian Right» de José Casanova, Public Religions in the Modem
World, Chicago, University of Chicago, 1994, p. 135-166.
«PAS UN IOTA... 351

ils s’y engagent parfois avec ardeur. Pat Robertson en est un bel exem­
ple. Ce dernier est également à la tête de la Regent University, institu­
tion où l’on fait la promotion d’une application radicale des lois de
l’Ancien Testament. Parlant de l’un de ses enseignants, Rousas John
Rushdoony, Cox déclare ceci:
Pour lui, il faut appliquer dès aujourd’hui les lois de l’Ancien
Testament condamnant à la peine de mort les adultères, les ho­
mosexuels, les blasphémateurs, les astrologues, les sorcières et
ceux qui enseignent de fausses doctrines32.
Cependant, ce passage ne se fait que par un déplacement doctri­
nal eschatologique. Pour les quelques branches du mouvement pentecô­
tiste qui manifestent cette quête de pouvoir, le Seigneur ne revient plus
avant le millénium pour précisément l’introduire, mais il revient à la fin
des mille ans de paix. Alors, il revient aux chrétiens d’instaurer eux-
mêmes ce règne en prenant dès aujourd’hui le pouvoir politique et
socio-économique pour changer la face du monde33.

Conclusion: l’Esprit de liberté donne la vie et détruit les barrières

Heureusement, ce ne sont pas tous les pentecôtistes qui sombrent dans


la théologie de la domination. Plusieurs d’entre eux continuent à rendre
justice à ce qui s’est passé sur la rue Asuza en secourant le pauvre et
le nécessiteux, en intégrant l’exclu, en donnant la première place aux
derniers de ce monde, en détruisant les barrières et en rompant les
chaînes de la servitude.
A l’opposé de la théologie de la domination, une «théologie pen­
tecôtiste de la libération» trouvera-t-elle vraiment sa place dans notre

32. Harvey Cox, Le retour de Dieu, p. 258.


33. Tel que l’indique Thomas Robbins, Cuits, Converts and Charisma, dans une
section intitulée «Financing the Millenium», p. 127-133. Voir également: Brian Wilson,
Religion in Sociological Perspective, p. 144; James A. Beckford, Cuit Controversies:
The Sociétal Response to the New Religious Movements, Londres, Tavistock, 1985;
Marc Galanter, Cuits. Faith, Healing, and Coercion, Oxford, Oxford University, 1989;
R. Robertson, «Globalization, Politics, and Religion», dans The Changing Face of
Religion, Londres, Sage, 1989, p. 10-23; R.M. Pullium, «Cognitive Styles or
Hypocrisy? A Exploration of the Religiousness-Intolerance Relationship», dans Social
Conséquences of Religious Beliefs, New York, Paragon, 1989, p. 80-90; G. Lenski,
«Religion’s Impact on Secular Institutions», dans Readings in the Sociology of Religion,
Oxford, Pergamon, 1967, p. 217-236.
352 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

monde? C’est déjà chose faite pour bien des pays d’Amérique du Sud,
par exemple, mais en ce qui concerne les Etats-Unis et le Canada, il
faut souhaiter que l’Esprit continuera de faire sentir son souffle libéra­
teur...
Regards pluriels
sur Marie de l’incarnation
Questions méthodologiques
et pertinence pour aujourd’hui!

RAYMOND BRODEUR
Université Laval

En guise de préambule: bref historique du CÉMI

Le 30 septembre 1993, une entente de collaboration fut signée entre


l’Université Laval et la Province des Ursulines de Québec relativement
à la création du Centre d’études Marie-de-1’Incarnation (CÉMI). Cette
entente, qui implique la Faculté de théologie sur le plan de l’animation
scientifique et la Province des Ursulines de Québec sur le plan des
ressources matérielles et documentaires, faisait suite à un vœu exprimé
par sœur Ghislaine Boucher, à l’automne de 1992, dans le cadre des
célébrations entourant le 25e anniversaire de l’inscription de femmes au
programme de la licence en théologie de l’Université Laval.
Ce centre universitaire vise trois objectifs principaux. Il veut
développer et diffuser les connaissances sur Marie de l’incarnation, sa
spiritualité et son influence dans l’histoire du Québec. Il entend favo­
riser la recherche tant au plan de l’histoire culturelle, religieuse et
catéchistique qu’au plan de la théologie spirituelle et mystique. Il cher­
354 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

che à rendre accessibles aux chercheurs et aux chercheuses les docu­


ments et archives sur Marie de l’incarnation conservés au monastère
des Ursulines de Québec.
Quels liens y a-t-il entre ce centre de recherche et le thème du
présent congrès «Spiritualité contemporaine. Défis culturels et théolo­
giques»? Sans prétendre à l’exhaustivité, on aimerait en identifier deux.
D’une part, la création d’un tel centre n’est certes pas à isoler d’un
important mouvement contemporain qui concerne l’histoire religieuse.
Comment interpréter la quantité de recherches actuelles sur les commu­
nautés religieuses tant masculines que féminines et leurs fondateurs ou
fondatrices? Il y a certes là matière à réflexion dans la mesure où, au
Québec, les voies de la spiritualité ont conduit à l’accueil et à la fon­
dation de nombreuses communautés religieuses. Bien qu’il serait faux
de prétendre que ces dernières aient pu monopoliser le champ du spi­
rituel, elles ont néanmoins contribué à le baliser, en grande partie,
pendant de nombreuses décennies. On est donc en droit de se demander
ce qu’on peut attendre de ces monographies au regard d’une nouvelle
compréhension de la spiritualité. D’autre part, ce qui est peut-être
encore plus intéressant et pertinent pour notre propos, c’est la prise en
compte des façons de travailler que cherchent à promouvoir des équi­
pes de recherche comme le Centre d’études Marie-de-1’Incarnation. Ne
serait-ce que de réaliser que ce domaine de travail, longtemps réservé
à la théologie ou aux auteurs spirituels, semble préoccuper de façon de
plus en plus assidue des universitaires d’horizons divers. Bien sûr,
Marie de l’incarnation a vécu au xvne siècle. Mais les regards et les
questionnements que les théologiens, les historiens et les littéraires
portent sur elle et sur son œuvre littéraire sont des reflets des préoccu­
pations et des manières de faire bien actuelles. Que peuvent-ils bien
chercher là? Au regard de l’interdisciplinarité, que devient la spiritua­
lité contemporaine? Ne retrouve-t-on pas là des nouvelles lectures et
relectures motivées par divers corpus qui s’enracinent dans ce qui ap­
partient déjà au vécu, lectures et relectures qui en façonnent des enten­
dements inédits, lesquels sont susceptibles d’infléchir des choix d’ave­
nir? Le présent exposé va tenter d’approfondir chacun de ces deux
aspects.
REGARDS PLURIELS SUR MARIE DE L'INCARNATION 355

Une histoire religieuse en expansion

Quiconque jette un regard rapide sur l’histoire récente du Québec se


rend compte que non seulement le paysage religieux, mais également
l’infrastructure institutionnelle de l’univers religieux se sont sensible­
ment érodés. Parmi les institutions atteintes, les communautés religieu­
ses ont connu des transformations radicales. Il suffit de rappeler leur
retrait rapide de certains secteurs de services publics comme la santé et
l’éducation, ainsi que l’effondrement du nombre de leurs membres pour
évoquer ces métamorphoses.
Or, depuis le début des années 1980, on observe, au Québec, un
fort mouvement de redécouverte, de classification et de mise en valeur
des fonds d’archives dans de nombreuses communautés religieuses. En
consultant le répertoire intitulé Archives religieuses Guide sommaire,
publié en 1992, on perçoit l’importance quantitative et le professionna­
lisme de ces ouvrages1. Parallèlement à ces travaux de base indispen­
sables pour le repérage, l’identification, la classification et la consulta­
tion de corpus documentaires uniques et riches d’informations multi­
ples, on observe également la publication de plusieurs monographies.
Certaines sont dues à des commandites que les communautés ont oc­
troyées à des historiens qualifiés, en vue de réécrire une histoire éprou­
vée, correspondant aux critères scientifiques actuels1 2. D’autres, généra­
lement mais pas nécessairement produits par des membres de la com­
munauté, portent davantage sur la vie des fondateurs et fondatrices3. À
ces ouvrages édités et publiés s’ajoutent encore des mémoires de maî­
trise et des thèses de doctorat portant sur la vie et l’œuvre des fonda­
teurs. Tout cela contribue, entre autres, à alimenter ce qu’on appelle
«les familles religieuses élargies» dont le propre est de regrouper, de
façon structurelle, des laïcs et les membres réguliers de ces communau­
tés ou instituts. Dans la bibliographie non exhaustive jointe à cette
communication, on retrouve la mention de 28 ouvrages publiés presque

1. André Forget et Robert Hémond (dir.), Archives religieuses Guide sommaire,


Montréal, Le regroupement des archivistes religieux, 1992. 337 p. Cahier n“ 3.
2. On peut encore penser aux travaux de Nive Voisine sur les Frères des Écoles
chrétiennes, à ceux de Denise Robillard sur les Sœurs de Notre-Dame du Bon-Conseil de
Chicoutimi, à ceux de Huguette Lapointe-Roy sur les Sœurs Grises de Montréal, etc.
3. On peut mentionner ici les travaux de Georges-Albert Boissinot, religieux de
Saint-Vincent-de-Paul, sur Jean-Léon Le Prévost, ou encore à ceux de Jacques Arguin,
père mariste, sur monsieur Collin.
356 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

tous au Québec entre 1980 et 1989 ainsi que 22 pour la période qui va
de 1990 jusqu’à aujourd’hui.
A une époque où le recrutement de ces communautés est en chute
libre, le besoin de vérifier leurs racines se fait impératif. S’agit-il de
laisser une trace ou encore d’un besoin de se ressourcer, de raviver la
flamme d’un feu de ferveur qui a bel et bien produit des fruits en son
temps? Si c’était le cas, ne serions-nous pas devant des tentatives de
retour en arrière, comme si le paradis était derrière nous? Le provincial
des franciscains, Gilles Bourdeau, écrivait en préface au livre Les fran­
ciscains au Canada, 1890-1990'.
Plusieurs pensent actuellement que retracer l’histoire d’une fa­
mille religieuse ou d’une communauté est affaire de dernière
heure, un geste extrême pour sauver du péril des débris d’huma­
nité et des ficelles d’un système dont les échos ont déjà fui au-
delà du temps. Nous pourrions penser [...] qu’il s’agit plutôt
d’une décision dont l’enjeu ultime est la naissance d’une cons­
cience à partir des regards successifs que le groupe exerce sur des
aspects de son histoire et sur l’ensemble de son cheminement4.
Il ne faut peut-être pas trop vite étiqueter cette tendance. Il y a là
quelque chose d’important qui se passe. Il me semble que l’on peut
envisager ces travaux comme une nouvelle phase, inédite, d’un proces­
sus de maturation et d’analyse, en vue d’approfondir les raisons d’être
et les motivations ou les fonctionnements des réalités d’ordre spirituel.
Je parlais à un de mes amis, médecin, de tous ces ouvrages relatifs aux
communautés. Il me demanda alors s’il était possible que les succès
connus jadis par ces communautés ne soient en définitive que le résultat
de conjonctures sociohistoriques favorables à leur fondation et à leur
développement. Sa question, provocante, m’a conduit à penser qu’il est
certainement juste de prendre en compte la pertinence socioculturelle et
socio-économique des communautés religieuses dans les lieux et les
époques où elles se sont développées. Néanmoins, ce n’est qu’une fa­
cette d’une réalité plus complexe. D’ailleurs, cet aspect me semble
avoir été largement traité dans la foulée des travaux d’histoire et de
sociologie religieuses qui caractérisent les recherches produites depuis
la fin des années 1950. Mais il me semble, lui disais-je, qu’il y a
actuellement quelque chose de nouveau qui se passe. Les recherches

4. Gilles Bordeleau, Les franciscains au Canada, 1890-1990, p. 7.


REGARDS PLURIELS SUR MARIE DE L’INCARNATION 357

récentes visent à comprendre, en deçà des pressions sociologiques, la


dynamique anthropologique. La reprise des études sur les correspon­
dances, les écrits spirituels des fondateurs, et même les documents
formels telles les constitutions ou les statuts et les règles des commu­
nautés, ne tentent pas tant d’en donner des commentaires et des justi­
fications, mais cherchent plutôt à procéder à des analyses de discours
vouées à comprendre les stratégies impliquées dans ces libellés, les
schémas mentaux à l’œuvre, les fidélités, les motivations. En fait, on
cherche à comprendre le souffle, ou les désirs réels, qui animaient les
producteurs de ces divers textes. On entre alors dans le «plus qu’il ne
paraît» qui constitue le nœud symbolique de l’expérience humaine,
individuelle et collective. Un nœud où se joue pour chaque personne et
chaque collectivité à la fois F ici et maintenant de son expérience et son
ouverture à l’autre. Un nœud foncièrement anthropologique où se
jouent la prise de conscience de soi et l’acceptation ou le refus d’entrer
dans une dynamique de sens, qui rend possible la résistance et la récon­
ciliation avec la mort pour la vie. Or, on touche ici à des enjeux spi­
rituels radicaux qui rejoignent directement notre société québécoise à la
fois dans ses individus et dans sa collectivité.

Le Centre d’études Marie-de-l’Incarnation

L’origine de ce projet remonte à une initiative émanant de la commu­


nauté des Ursulines de Québec. La proposition qu’elles ont adressée à
la Faculté de théologie de l’Université Laval a rapidement suscité un
engouement pour ce projet. Dès le départ, il a été clairement défini
qu’il ne s’agissait pas d’un centre de spiritualité ou d’animation spiri­
tuelle. Il s’agissait bien de mettre sur pied un centre de recherche uni­
versitaire. Il existe par ailleurs, chez les Ursulines de Québec un «Cen­
tre Marie-de-1’Incarnation» qui n’est pas à confondre avec le «Centre
d ’ études Marie-de-1’ Incarnation».
Un des intérêts du centre d’études est d’avoir accès à une docu­
mentation fort importante. En effet, l’implantation des Ursulines à
Québec, avec Marie de l’incarnation, remonte à la première moitié du
xviie siècle. Certains documents conservés au Monastère de Québec
datent de cette époque. Des archives ursulines se sont accumulées au fil
des années et des décennies et constituent actuellement un trésor patri­
monial de la plus haute importance, non seulement pour connaître la
vie des religieuses et l’évolution de leurs œuvres, mais pour suivre
358 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

l’évolution de la société et de l’Église québécoises. Dans cet amoncel­


lement de documents, un certain nombre provient de Marie de l’incar­
nation ou la concerne personnellement. Dans la foulée des fêtes entou­
rant la béatification de leur fondatrice, en 1980, les religieuses de
Québec ont décidé de constituer un fonds documentaire qui contien­
drait, de la façon la plus exhaustive possible, des reproductions des
écrits de cette femme et des exemplaires des ouvrages la concernant. À
cela, se sont ajoutées également diverses productions iconographiques
ou photographiques, audiovisuelles et télévisuelles. Ce travail, confié à
sœur Fernande Bédard, a permis de rassembler, d’indexer et de rendre
accessibles près de 3000 documents conservés au CÉMI.
Dans une communication récente, un des plus grands spécialistes
actuels de Marie de l’incarnation, Guy-Marie Oury, disait que «depuis
le dernier tiers du xixe siècle, Marie de l’incarnation a fait l’objet de
travaux et de recherches nombreux qui, pour la plupart, ont été déter­
minés par un but précis: aider la grande famille ursuline à vivre de son
héritage spirituel et, au-delà de la famille ursuline, seconder les âmes
dans leur vie de prière». Il ajoutait que ces travaux avaient aussi un
aspect historique en tant qu’ils sont «une source de l’histoire de la
Nouvelle-France5». Cela a contribué à l’intérêt qui s’est porté sur elle.
Autrement dit, les écrits de Marie de l’incarnation, en raison de leurs
contenus et de leur abondance, ont servi de pièces maîtresses pour la
lecture spirituelle et aussi de sources de première main profitables à
l’écriture de l’histoire d’un peuple. Cette double perspective, fait en­
core remarquer dom Oury, est très ancienne. En effet, elle a dicté le
travail du propre fils de Marie de l’incarnation qui publie, en 1681, les
lettres spirituelles et historiques de sa mère6.
D’un point de vue strictement formel, les travaux actuellement en
cours au CÉMI sont influencés par les apports de l’informatique, par le
souci d’une histoire qui se méfie des apologies, et par les nouvelles
approches d’analyse de texte et de discours utilisées autant en histoire
qu’en théologie et en littérature. L’état actuel des fichiers bibliographi­
ques et thématiques rend possible, à court terme, la saisie informatique

5. Guy-Marie Oury, «L’œuvre de Marie de l’incarnation. Comment y ai-je été


conduit pour en faire un objet de travail et de recherche?», conférence présentée à
Québec, 6 avril 1995.
6. Lettres de la Vénérable M. Marie de l'incarnation, première supérieure des
Ursulines de la Nouvelle-France, divisées en deux parties, à Paris, chez Louis Billaine,
1681.
REGARDS PLURIELS SUR MARIE DE L'INCARNATION 359

de ces données. Il serait utopique d’imaginer que ces travaux puissent


conduire à découvrir des documents inédits, car les écrits de Marie de
l’incarnation qui n’ont pas brûlé ont été abondamment travaillés et
diffusés. En revanche, la constitution de la base de données est suscep­
tible d’éveiller dans la communauté scientifique des points d’intérêts
relatifs aux productions de Marie de l’incarnation en particulier et aux
écrits des mystiques en général. A la faveur du travail informatique, on
peut également envisager la possibilité de rendre encore plus accessible
une documentation à haute densité d’humanisme et de spiritualité qui
a beaucoup à apporter. On rejoint ici des intérêts certains des scienti­
fiques de divers horizons, intérêts vérifiés lors d’un premier atelier
scientifique organisé en avril 1995 et lors d’un séminaire de lecture
bimestriel mis en œuvre depuis l’automne de la même année.
Mais bien sûr, l’organisation du corpus n’est que la face appa­
rente de l’iceberg. À un autre niveau se retrouvent la pertinence et
l’intérêt des travaux à partir de la mystique et des mystiques. Pour y
voir plus clair, le comité scientifique du CÉMI a jugé opportune l’or­
ganisation de journées d’études multidisciplinaires destinées à mettre
en commun la pertinence de travaux sur les mystiques. Sous le thème
«Regards pluriels sur Marie de l’incarnation: problématiques actuelles
et méthodologies», un atelier scientifique eut lieu les 6 et 7 avril 1995.
Une vingtaine d’éminents spécialistes, conférenciers, conférencières,
observateurs et observatrices ont participé à ces travaux.
Dom Guy-Marie Oury, du Bénédictine Monastery de Westfield
au Vermont, a retracé l’histoire des grands travaux qu’on a entrepris
autour de Marie de l’incarnation sur plus de trois siècles. Il a fait
observer que ceux-ci, issus de communautés religieuses et d’auteurs
spirituels, n’avaient guère été suivis de travaux universitaires. Pour sa
part, Joseph Beaude, philosophe spécialiste du xvne siècle, chercheur
rattaché au CNRS de Paris, a démontré comment il y avait beaucoup
à apprendre des œuvres littéraires produites par des auteurs qui se lais­
sent davantage guider par leurs plumes qu’ils ne la guident eux-mêmes.
Des auteurs qui ne cherchent pas à contrôler à l’avance, en fonction
d’une rhétorique préétablie et rigoureusement suivie, le discours qu’ils
livrent à leur destinataire. Chantal Théry, professeure au Département
des littératures de l’Université Laval, a attiré l’attention sur la puissance
de textes qui disent sans détours ni fard les saillies qui sourdent de
l’âme impétueuse, de celle qui est dans la mouvance d’un dynamisme
— ou d’une relation — qui ne saurait se suffire des étiquettes de la vie
360 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

sociale ni des règles de l’écriture savante. Les «chemins de traverse»,


comme elle les qualifie, nous ouvrent les yeux sur ces voies distinctes
qui permettent à l’Ursuline de résister et de s’affirmer dans un monde
en grande partie contrôlé par l’autorité cléricale. L’historienne Domini­
que Deslandres, de l’Université de Montréal a, quant à elle, attiré l’at­
tention sur l’importance des contextes de production de discours. Il
existe des «épistémès» dont on ne peut faire l’économie au risque de
passer complètement à côté du sujet. Enfin, le théologien de la spiritua­
lité, Hermann Giguère de l’Université Laval, a finement illustré la com­
plexité et la délicatesse indispensables à une étude rigoureuse portant
sur l’abord de l’âme, et même davantage, du «fond de l’âme». Aborder
le plus intime de la personne n’est pas impensable, mais cela ne peut
se faire de façon brusque. Ce fond de l’âme ne correspond en rien au
repliement sur soi. C’est le lieu de la centration, mais aussi de la ren­
contre. De l’ouverture. Pour y accéder, il faut faire en quelque sorte
l’apprentissage du dépouillement. Se déposséder pour se laisser ravir.
On rejoint dans les propos du théologien ce que le philosophe Beaude
mentionnait dans sa conclusion: «La mystique, langage et discours des
petits signifie: 1. l’usage de la langue commune et non celle des sa­
vants; 2. une façon libre d’en user, en se livrant en fait à sa force propre
de créer un langage innovant.» Et il ajoutait: «Le travail auprès des
mystiques implique un renversement des rôles: le maître est enseigné
et le directeur dirigé.»
Ces quelques bribes des discours échangés ne veulent que faire
présager comment le travail au CEMI se veut en quelque sorte un
catalyseur d’énergie. Il cherche non seulement à susciter un intérêt
autour de Marie de l’incarnation, de son époque et des mystiques en
général, mais il aspire également à développer des compétences de
travail dans les domaines de la théologie spirituelle, de la mystique, de
l’histoire, de la littérature, des récits autobiographiques et de l’analyse
de texte.

Conclusion

Nous vivons dans un monde où l’information et la communication


évoluent à un tel rythme et secouent si radicalement des habitudes
acquises et des valeurs que nous ressentons un besoin urgent, autant
dans la communauté universitaire que dans les autres milieux de notre
société, de mener des recherches fondamentales qui contribueront à une
REGARDS PLURIELS SUR MARIE DE L’INCARNATION 361

réflexion anthropologique renouvelée. À cet égard, les mystiques étant


des marginales et des marginaux qui produisent du discours et du sens
inédits dans des contextes et des institutions hautement contrôlées et
contrôlantes, il est certain que leur déviance productrice, et non des­
tructrice, donne à réfléchir.
Dans les milieux universitaires, et cela dom Guy-Marie Oury
l’avait déjà signalé, personne n’a fait écho et n’a poursuivi de travaux
rigoureux à la suite des diverses productions qui se sont faites, dans des
monastères ou par certains érudits, relativement aux écrits mystiques et
spirituels. Nos universités, affairées par le virage technologique, par le
monde des communications et de la gestion, par le partenariat avec les
entreprises de technologie et d’ingénierie, se sont en quelque sorte
muselées par rapport aux domaines de la réflexion anthropologique, de
la spéculation spirituelle, de la promotion des valeurs. Oh! il ne faudrait
pas croire que ce genre de travail n’existe plus. Il y a, en effet, plusieurs
femmes et plusieurs hommes qui sont intéressés par ces réalités du
cœur et de l’esprit, mais les occasions de se faire entendre et de se
stimuler à poursuivre ces travaux sont rares. C’est en ce sens qu’un
centre d’études comme le CÉMI prend de l’importance. En raison de
sa souplesse et de la légèreté de sa structure, il peut offrir à des cher-
cheures et à des chercheurs sensibles à ces réalités l’opportunité de se
rencontrer, tout comme il peut contribuer à susciter, auprès des person­
nes étrangères à ces domaines, de l’intérêt pour la recherche en théo­
logie spirituelle et sur la mystique.
362 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

Bibliographie des études récentes


sur les communautés religieuses

1. Depuis 1990

Ainsley, Claire, Eulalie Durocher. De l’histoire à l’imaginaire,


Montréal, Méridien, 1993, 383 p.
Anderson, Karen, Chain Her by One Foot The Subjugation of
Native Women in Seventeenth-Century New France, New
York / Londres, Routledge, 1991, 247 p.
Collectif, Les prêtres de Saint-Sulpice au Canada. Grandes figu­
res de leur histoire, Sainte-Foy, PUL, 1992, 430 p.
Decloux, S., B. Pardonnât, J.M. Delobel et A. Ravier, «Ignace
de Loyola. Pédagogie-spiritualité», Lumen Vitæ, 1990, 45 (2),
[tout le numéro],
Deslandres, Dominique, «Femmes missionnaires en Nouvelle-
France. Les débuts des Ursulines et des Hospitalières à Qué­
bec», dans Jean Delumeau (dir.), La religion de ma mère.
Les femmes et la transmission de la foi, Paris, Cerf, 1992,
p. 209-225, «Histoire», n°387.
Devost, Godefrey-C., Les capucins francophones du Canada,
Montréal, Écho, 1993, 396 p.
Dubé, Pauline, Les frères insoumis ou l’ombre d’un clocher, Qué­
bec, Nuit blanche, 1995, 255 p.
Granger, Daniel, «La miséricorde selon saint Jean Eudes», mé­
moire de maîtrise en théologie, Sainte-Foy, Université Laval,
1991, 158 f.
Gourdeau, Claire, Les délices de nos cœurs. Marie de l’incarna­
tion et ses pensionnaires amérindiennes 1639-1672, Sillery,
Septentrion, 1994, 128 p., «Nouveaux cahiers du Célat», n°6.
Hamelin, Jean (dir.), Les franciscains au Canada 1890-1990,
Sillery, Septentrion, 1990, 438 p.
Henry, Jeanne-Paule, «Les Filles de la Croix de Roye. Les débuts
difficiles d’une école populaire féminine», dans Jean Delu­
meau (dir.), La religion de ma mère. Les femmes et la trans­
mission de la foi, Paris, Cerf, 1992, p. 225-245, «Histoire»,
n° 387.
Huot, Giselle, Un rêve inouï... des milliers de jeunes. Mère Marie-
Élisabeth (1840-1881), Québec, Anne Sigier, 1991, 528 p.
REGARDS PLURIELS SUR MARIE DE L’INCARNATION 363

Latourelle, René, Jean de Brébeuf, Saint-Laurent, Bellarmin,


1993, 294 p.
Laurin, Nicole, Danielle Juteau et Lorraine Duchesne, À la re­
cherche d’un monde oublié. Les communautés religieuses de
femmes au Québec de 1900 à 1970, Montréal, Le Jour, 1991,
424 p.
Letourneau, Lorraine et al., Marguerite Bourgeoys, Montréal,
Lidec, 1992, 64 p., coll. «Célébrités canadiennes».
Letourneau, Lorraine et al., Marguerite d’Youville, Montréal,
Lidec, 1991, 60 p., coll. «Célébrités canadiennes».
Mailloux, Christine, Une femme dans la tourmente, Lachine,
Sainte-Anne, 1992, 528 p.
Mignault, Alice, Sous les feux du cinquantenaire chez les sœurs
de l’Assomption de la Sainte Vierge 1895-1916, Nicolet,
S.A.S.V., 1990, 235 p.
Ouellet, Réal et al., Rhétorique et conquête missionnaire. Le
jésuite Paul Lejeune, Sillery, Septentrion, 1993, 137 p. «Nou­
veaux cahiers du Célat», n° 5.
Perron, Edmour, «L’œuvre sociale et religieuse de Le Prévost
(1803-1874)», mémoire de maîtrise de théologie, Sainte-Foy,
Université Laval, 1992, 202 f.
Robert, Odile, «De la dentelle et des âmes. Les Demoiselles de
l’instruction du Puy (xviic-xvine siècle)», dans Jean Delu-
meau (dir.), La religion de ma mère. Les femmes et la trans­
mission de la foi, Paris, Cerf, 1992, p. 245-269. «Histoi­
re», n° 387.
Robillard, Denise, La traversée du Saguenay. Cent ans d’éduca­
tion. Les sœurs de Notre-Dame du Bon-Conseil de Chicoutimi
1894-1994, Saint-Laurent, Bellarmin, 1994, 648 p.

2. De 1980 à 1989

Arguin, Jacques, «La pédagogie spirituelle du père Collin d’après


des textes témoins (1829-1851)», mémoire de maîtrise en
théologie, Sainte-Foy, Université Laval, 1989, 213 f.
Arsenault, Marie-France, «Les Sœurs de la Congrégation de No­
tre-Dame de Montréal 1850-1950» rapport de recherche,
Montréal, Université du Québec à Montréal, 1983, 148 f.
Groupe de recherche en histoire de l’éducation des filles.
364 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

Asselin, J.-P., Les rédemptoristes au Canada. Implantation à


Sainte-Anne-de-Beaupré 1878-1911, Saint-Laurent, Bellar-
min, 1981, 165 p.
Baillargeon, Samuel, Les rédemptoristes 1732-1982, Sainte-
Anne-de-Beaupré, Pères rédemptoristes, 1982, 129 p.
Boissinot, Georges-Albert, Un homme tout charité, Québec, Anne
Sigier, 1983, 329 p.
Boucher, Ghislaine, Des femmes missionnaires dans le sillage de
Marie, Sillery, Fondation de la statue de l’immaculée, 1988,
86 p.
Dufour, Andrée, «Les Sœurs Grises de la Croix d’Ottawa et l’édu­
cation des jeunes filles dans l’Outaouais québécois 1901-
1968», rapport de recherche, Montréal, Université du Québec
à Montréal, 1982, 52 f. Groupe de recherche en histoire de
l’éducation des filles.
Dumont-Johnson, Micheline et Marie-Paule Malouin, «Évolu­
tion et rôle des congrégations religieuses enseignantes fémini­
nes au Québec 1840-1960», Société canadienne d’histoire de
l’Église catholique. Sessions d’étude. Bilan de l’histoire reli­
gieuse au Canada 1933-1983, 50:1 (1983), p. 201-230.
Dussault, Gabriel et al., «Charisme et économie. Les cinq premiè­
res communautés masculines établies au Québec sous le régime
anglais (1837-1870)», Sainte-Foy, Département de sociologie,
Faculté des sciences sociales, Université Laval, 1981, 149 p.
Laboratoire de sociologie, rapport de recherche n° 17.
Heap, Ruby, «Les Sœurs de la Charité de Québec 1849-1960»,
rapport de recherche, Montréal, Université du Québec à Mon­
tréal, 1983, 146 f. Groupe de recherche en histoire de l’édu­
cation des filles.
Heap, Ruby, «Les Sœurs de Saint-Joseph de Saint-Vallier», rapport
de recherche, Montréal, Université du Québec à Montréal,
1983, 19 f. Groupe de recherche en histoire de l’éducation des
filles.
Heap, Ruby, «Les Sœurs du Bon-Pasteur de Québec», rapport de
recherche, Montréal, Université du Québec à Montréal, 1983,
29 f. Groupe de recherche en histoire de l’éducation des filles.
Lapointe-Roy, Huguette, Charité bien ordonnée. Le premier ré­
seau de lutte contre la pauvreté à Montréal au XIXe siècle,
Montréal, Boréal, 1986, 330 p.
REGARDS PLURIELS SUR MARIE DE L'INCARNATION 365

Laprotte, Jean, Les Frères de l’instruction chrétienne en Améri­


que du Nord 1886-1986, Laprairie, 1988.
Laserre, Claudette, «Les Sœurs de la présentation de Marie, Saint-
Hyacinthe», rapport de recherche, Montréal, Université du
Québec à Montréal, 1983. 123 f. Groupe de recherche en his­
toire de l’éducation des filles.
Levasseur, Donat, Histoire des missionnaires oblats de Marie-
Immaculée. Essai de synthèse, vol. 1, Montréal, Maison pro­
vinciale, 1983.
Marie-Jean-de-Pathmos, sœur, S.S.A. et Yvon Beaudoin, Cano­
nisation de la servante de Dieu Marie-Esther Sureau dit Blon-
din (en religion Mère Marie-Anne), fondatrice de la Congré­
gation des Sœurs de Sainte-Anne (1809-1890): dossier sur la
vie et les vertus, Rome, Congrégation pour les causes des
saints, 1985.
Ouellet, Gilles, Le royaume de Jésus de saint Jean Eudes. Études.
Montréal, Paulines, 1988. 255 p.
Pelletier-Baillargeon, Hélène, Marie Gérin-Lajoie: de mère en
fille, la cause des femmes, Montréal, Boréal Express, 1985,
382 p.
Plante, G., «Les jésuites du Canada français et l’éducation», Pros­
pectives 22:4 (déc. 1986), p. 189-195.
Poissant, Simone, Marguerite Bourgeoys 1620-1700, Montréal,
Bellarmin, 1982, 94 p.
Pungier, Jean, Jean-Baptiste de La Salle. Le message de son caté­
chisme, Rome, Maison généralice, 1984. 214 p.
Robillard, Denise, Émilie Tavernier Gamelin, Montréal, Méri­
dien, 1988, 330 p.
Rousseau, François, La croix et le scalpel. Histoire des Augustines
et de l’Hôtel-Dieu de Québec (1639-1989), tome 1, Sillery,
Septentrion, 1989, 412 p.
Théberge, Rodrigue, «Liguori et la formation morale de la cons­
cience», thèse de doctorat en théologie, Sainte-Foy, Université
Laval, 1987, 2 vol.
Thériault, Michel, Les instituts de vie consacrée au Canada de­
puis les débuts de la Nouvelle-France jusqu’à aujourd’hui.
Notes historiques et références / The Institutes of consacrated
Life in Canada From the Beginning of New France up to the
366 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

Présent: Historical Notes and References, Ottawa, Bibliothè­


que nationale du Canada / National Library of Canada, 1980,
295 p.
Turin, Yvonne, Femmes et religieuses au XIXe siècle. Le féminisme
«en religion», Paris, Nouvelle cité, 1989, 374 p.
Voisine, Nive, Les Frères des Écoles chrétiennes au Canada, Sainte-
Foy, Anne Sigier, 1987, 2 vol.
Théologie et spiritualité
Quelques remarques concernant la réunion
de ce couple chez Anselme de Cantorbéry,
William Thompson et Edward Schillebeeckx

MARC DUMAS
Université de Sherbrooke

Le théologien se heurte à une difficulté lorsqu’il tente d’articuler pour


aujourd’hui le couple théologie et spiritualité1. D’une part, les mots
comme le spirituel et le religieux, la vie spirituelle et les spiritualités,
sont utilisés autour de lui pour nommer une soif d’absolu présente chez
plusieurs de ses contemporains. Ces mots aux contours souvent impré­
cis permettent d’exprimer et d’articuler concrètement une recherche de
dépassement et d’harmonisation de soi. D’autre part, la théologie pra­
tiquée dans nos universités répond mollement à la demande actuelle de
spiritualité. Si ce thème est abordé, il le sera par le biais de l’histoire,
autrement dit, par des cours sur la spiritualité chrétienne de nos ancê­
tres dans la foi. Mais ce biais a peu de chances de satisfaire les étu­
diants. Dans certains cas, si un professeur trouve le temps, un échange
personnel pourra répondre aux désirs de vie spirituelle de certains. Mais
ces rencontres d’intégration ou ce «counselling» se réalisent en dehors
du cadre académique normal.

1. Voir à ce propos M. Laguë, «Spiritualité et Théologie: d'une même souche.


Note sur l’actualité d’un débat», Église et Théologie 20 (1989), p. 333-351.
368 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

Se peut-il que la vie spirituelle échappe à la théologie? Se peut-


il que l’activité théologique d’aujourd’hui se concentre trop unique­
ment sur la transmission de contenus historiques et théoriques? Rend-
elle encore compte pour le monde d’aujourd’hui de ce qui l’anime
depuis deux mille ans et de ce qui fut sa source? Sommes-nous à ce
point intoxiqués par les problèmes de méthode, par le statut scientifique
de nos activités ou encore par les impératifs administratifs, pour sacri­
fier l’origine de l’activité théologique du théologien: la spiritualité et
l’expérience mystique? Se peut-il que la spiritualité soit réduite à une
discipline seconde ou à un cours optionnel dans nos sérieux program­
mes de théologie? Mais cette théologie ne se réduit-elle pas à n’être
qu’un discours sur Dieu au lieu d’être un discours de Dieu et à Dieu?
Est-il encore possible aujourd’hui de faire de la théologie, c’est-à-dire
d’élaborer un discours de Dieu, de la réalité de Dieu?
Le cadre restreint de notre intervention ne nous permet ni de
dégager l’histoire de cette rupture entre la théologie et la spiritualité, ni
de proposer une réflexion théologique critique à propos des formes
multiples du religieux et de la vie spirituelle, qui, en cette fin de ving­
tième siècle, exerce un attrait considérable. Mon propos illustrera sim­
plement, dans un premier temps, comment un théologien de la tradition
chrétienne, Anselme de Cantorbéry, articulait le couple théologie et
spiritualité. Outre la mise à jour de cette articulation fondamentale dans
son activité théologique, Anselme m’apparaît ici exemplaire, puisqu’il
se situe au début du bouleversement en théologie, qui entraînera la
séparation de la théologie et de la spiritualité. La théologie comprise au
sens de fides quaerens intellectum est chez lui plus qu’un savoir; elle
est une connaissance dans la mesure où elle sait unir raison et prière,
vie intellectuelle et vie spirituelle. Dans un deuxième temps, nous exa­
minerons deux ouvrages récents de théologie, qui tentent de recons­
truire les ponts entre la théologie et la spiritualité. W.M. Thompson et
E. Schillebeeckx dépassent-ils le malaise entre la théologie et la spiri­
tualité? Et réussissent-ils à proposer une nouvelle articulation de ce
couple? En conclusion, grâce à ce parcours, nous devrions comprendre
l’urgence de modifier radicalement certaines habitudes en théologie et
de nous mettre plus à l’écoute de la vie et du souffle de l’Esprit.
THÉOLOGIE ET SPIRITUALITÉ 369

1. Le rapport entre théologie et spiritualité


chez Anselme de Cantorbéry2

Nous nous intéressons à Anselme de Cantorbéry parce qu’il est un


auteur charnière entre deux types de théologie, entre une théologie du
commentaire des Écritures, qui réfère à l’autorité des Pères, et une
théologie scolastique faisant fortement appel à la raison. De plus, il
initie un nouveau paradigme du faire théologique, puisqu’il désire opé­
rer sola ratione3. Le moine d’origine italienne prend en effet ses dis­
tances face à une théologie qui faisait œuvre de compilation scripturaire
et patristique et développe son activité littéraire à partir de la «raison
seule». Il nous intéresse principalément parce que le moine du onzième
siècle entretient au cœur même de son activité théologique un lien
intime avec sa vie spirituelle, sa vie de prière. Le début du célèbre
Proslogion illustre clairement ce lien. Notez aussi le titre évocateur:
«Éveil de l’esprit à la contemplation de Dieu».
Et maintenant, homme de rien, fuis un moment tes occupations,
cache-toi un peu de tes pensées tumultueuses. Rejette maintenant
tes pesants soucis, et remets à plus tard tes tensions laborieuses.
Vaque quelque peu à Dieu, et repose-toi quelque peu en Lui.
Entre dans la cellule de ton âme, exclus tout hormis Dieu et ce
qui t’aide à le chercher; porte fermée, cherche-le. Dis maintenant,
tout mon cœur, dis maintenant à Dieu: Je cherche ton visage, ton
visage, Seigneur, je le recherche.
Et maintenant, Toi Seigneur mon Dieu, enseigne à mon
cœur où et comment Te chercher, où et comment Te trouver4.
Il ne néglige pas la prière pour la raison; sa vie contemplative porte et
nourrit sa réflexion de foi. Celui qui se dispose à écouter Dieu, son
cœur sera enseigné par Dieu. Nous nous contenterons ici de mettre

2. Pour une excellente biographie d’Anselme, voir R.W. Southern, Saint


Anselm. A portrait in a Landscape, Cambridge, Cambridge University Press, 1991.
3. Pour bien situer l’originalité d’Anselme à son époque, voir H. de Lubac,
«“Seigneur, je cherche ton visage.” Sur le chapitre XIVe du Proslogion de Saint
Anselme», Recherche dans la foi. Trois études sur Origène, Saint Anselme et la
philosophie chrétienne, Paris, Beauchesne, 1979, p. 81-124; E. Mühlenberg, «Die
Entdeckung der “ratio”», Handbuch der Dogmen- und Theologiegeschichte, I,
C. Andresen (dir.), Gôttingen, Vandenhoeck et Ruprecht, 1988, p. 534-566.
4. Anselme de Cantorbéry, Proslogion, dans L'œuvre de S. Anselme de
Cantorbéry, I, M. Corbin éd„ Paris, Cerf, 1986, p. 237-239.
370 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

en relief ce lien intime entre la prière et la raison de foi, et nous en


dégagerons par la suite les implications pour le rapport entre théologie
et spiritualité5.
Anselme cherche dans ses œuvres à opérer une ré-écriture des
Écritures, non pas seulement par un emploi rigoureux de la méthode
dialectique, mais encore en considérant ses écrits théologiques comme
des instants réflexifs d’une prière et d’une vie en tension vers Dieu. Si
l’élève de Lanfranc délaisse le commentaire biblique et ne fait plus
directement appel aux autorités, il garde unies la dimension mystique
et la dimension rationnelle, de sorte que sa vie spirituelle est unie à son
travail intellectuel. Dans la scolastique, ce réflexe se perdra peu à peu.
La théologie anselmienne repose sur l’acte de foi; elle déploie et appro­
fondit le credo. Sa théologie décrit un mouvement de la foi vers la foi;
elle ré-écrit l’expérience spirituelle et le désir de Dieu qui anime le
moine.
On a longtemps compris les prières d’Anselme à l’intérieur de ses
écrits comme des ajouts ou comme un simple cadre dans lequel le
moine pense. On s’est alors permis de séparer ces éléments existentiels
des chapitres plus rationnels, afin de dégager par exemple les éléments
d’une preuve ontologique de Dieu. Ce procédé néglige le lien entre
prière et raison de foi et gauchit l’œuvre d’Anselme. Plusieurs com­
mentateurs récusent aujourd’hui cette façon de faire et insistent sur la
nécessité de lire l’œuvre anselmienne comme un tout à comprendre à
partir de son programme théologique. Ne devrait-on pas alors compren­
dre les chapitres, où le moine prie, comme l’horizon et le moteur de sa
réflexion théologique? Nous avons relu Anselme dans cette perspec­
tive, afin de comprendre son activité réflexive à l’intérieur de sa vie de
foi. Que pouvons-nous tirer de ces lectures?
Pour bien saisir le programme théologique d’Anselme, défini
comme fides quærens intellectum, comme la foi cherchant l’intelli­
gence, faisons une distinction entre le savoir et la connaissance théolo­
gique. Dans le premier ouvrage du moine italien, le Monologion, il
médite et cherche ce qu’il ne sait pas. Dans le second ouvrage, le
Proslogion, dont le titre original était fides quærens intellectum, il

5. J’ai eu recours aux œuvres d’érudition suivantes pour développer cette partie:
M. Corbin, Prière et raison de la foi. Introduction à l’œuvre de Saint Anselme de
Cantorbéry, Paris, Cerf, 1992; I.U. Dalferth, «Fides quaerens intellectum. Théologie
als Kunst der Argumentation in Anselms Proslogion», dans ZThK 81 (1984/1), p. 54-105.
THÉOLOGIE ET SPIRITUALITÉ 371

cherche à élever son esprit à la contemplation de Dieu et à comprendre


ce qu’il croit. Dans le premier cas, si la méditation réussit, nous avons
un élargissement du savoir. Par les questions posées, il en sait plus.
Dans le second cas, le but est plutôt d’intelliger ce que l’on croit,
d’intelliger le connu: la foi. On obtient ici non pas un nouveau savoir,
mais un savoir meilleur, un savoir approfondi sur la vérité de foi. Dans
ce dernier cas, le savoir acquis, soit dans une situation de proclamation
de la foi (discours narratif), soit dans celle d’enseignement d’un savoir
de foi (discours argumentatif), devient une connaissance de foi dans la
mesure où la prière contemplative transforme le savoir en connaissance.
Cette connaissance contemplative présuppose toujours le récit de foi ou
un savoir argumentatif. La connaissance (théologique) implique un rap­
port à une personne, un savoir vérifié et un rapport à l’expérience: je
connais lorsque j’ai fait la propre expérience de quelque chose.
La différence entre le Monologion et le Proslogion ne réside pas
dans la thématique abordée, dans la méthode choisie ou dans le type
d’argumentation. Le Proslogion cherche par contre à connaître théo­
logiquement, à vérifier le savoir théologique. Et pour parvenir à cet
intellectus fidei, Anselme se met en prière. La vérité de foi advient dans
une conversation avec Dieu, dans une situation de prière et de contem-
platio. Dans ce contexte, la foi et l’intellectus fidei sont considérés
comme deux dons de Dieu. Le Proslogion demande d’une part quelque
chose: une intelligence de la foi, une connaissance de la vérité. Et
d’autre part, il demande à quelqu’un de l’aider à cheminer vers cette
connaissance: Dieu. On réfléchit de manière argumentative la foi et on
la vérifie dans la prière contemplative par l’illumination de Dieu.
Nous constatons donc une réelle tension entre la raison argumen­
tative et la méditation dans le texte: la raison n’épuise pas l’au-delà de
la raison qui se donne dans la contemplation. Cette dernière s’approfon­
dit tout au cours de l’argumentation, entre la déception de ne pas trou­
ver Dieu par la raison et la joie de s’en approcher d’une certaine ma­
nière. La prière fait alors intégralement partie de l’activité théologique;
elle déploie l’horizon, où les concepts et les arguments sont interrom­
pus par l’illuminatio dei. Mais qu’entend-on par illuminatio de il
Il s’agit pour Anselme du mode de connaissance de la vérité
théologique. Elle se produit dans le processus de recherche. Le langage
devient le médium pour approcher cette connaissance de la vérité. Cette
connaissance est toujours approximative, car elle est difficilement
conceptualisable et diffère de la vision de Dieu.
372 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

Même si certains présupposés épistémologiques et certaines con­


ceptions anselmiennes sont inacceptables pour nous aujourd’hui, et
même si son monde se restreint à celui des monastères6 et diffère com­
plètement de notre monde pluriel et éclaté, le lien intime tenu entre
théologie et spiritualité me semble remarquable et exemplaire. La théo­
logie pratiquée dans le cadre du Proslogion ne cherche pas à transmet­
tre un savoir théologique, mais plutôt à initier le lecteur à connaître
théologiquement. Autrement dit, il désire lui permettre de faire la
vérification dans la prière d’une possible transformation des savoirs en
connaissances théologiques. Qu’est-ce à dire?
La pratique théologique d’Anselme nous permet tout d’abord de
réconcilier la tête et le cœur, c’est-à-dire de dépasser la scission dans
laquelle plusieurs d’entre nous se trouvent quand il s’agit de théologie
et de spiritualité. Elle apparaît aussi comme un cheminement joyeux
pour mieux intelliger la foi; elle ressemble à une voie empruntée par un
individu pour toujours mieux s’approcher existentiellement de la vérité
de Dieu. La raison ne cherche plus ici à saisir, mais à se déssaisir pour
cheminer avec la Parole de Dieu. La raison persévère et lâche parado­
xalement prise devant l’au-delà de la raison. Ce travail de la raison de
foi n’est-il pas aujourd’hui à reprendre même dans un monde profane,
un monde qui se tient devant lefanum? Un tel parcours s’adresse aux
individus intéressés à faire une expérience transformatrice. Elle offre
finalement une lecture quasi initiatique pour réaliser cette vérification
des savoirs, pour faire l’expérience du savoir de foi intégré. N’avons-
nous pas encore ici une piste à suivre pour qui veut s’ouvrir à cette
pédagogie de la transformation, qui atteint l’intellect et toutes les
dimensions du croyant?
Chez le moine du Bec, la prière et le travail de la pensée cons­
tituent deux modes nécessaires et complémentaires de maturation théo­
logale: l’une théologique et l’autre spirituelle. Il repense ce qu’il médite
sans cesse; il approfondit intellectuellement ce que son regard contem­
platif découvre de la connaissance de Dieu. Maintenant que nous avons
une meilleure idée du rapport entre théologie et spiritualité chez
Anselme, examinons comment deux théologiens contemporains tentent
d’articuler ce rapport, aujourd’hui difficile à effectuer.

6. R.W. Southern souligne comment Anselme s’insère difficilement dans le


monde de son temps.
THÉOLOGIE ET SPIRITUALITÉ 3Ti

2. Le rapport entre théologie et spiritualité


chez Thompson et Schillebeeckx

Chez Thompson

En 1991, William M. Thompson publiait chez Crossroad un ouvrage


intitulé Christology and Spirituality1. À l’endos de la couverture, es­
pace réservé à colliger quelques évaluations du livre, on lit que ce livre
provoquera les chrétiens en attente d’une intégration de la théologie et
de la spiritualité. Quoi de plus approprié pour celui qui cherche à com­
prendre comment on articule aujourd’hui le couple spiritualité et théo­
logie. Mais avant d’évaluer cette articulation, résumons brièvement le
projet de l’auteur.
Thompson observe un intérêt croissant, et ce à plusieurs niveaux,
pour la spiritualité. Que ce soit dans le monde académique ou ailleurs,
il existe une réelle vague spirituelle, un attrait certain pour le mysti­
cisme, la vie des saintes et des saints, etc. Les promesses et les ambi­
guïtés de ces vagues spirituelles atteignent-elles le théologien et ses
activités théologiques? Ne craint-il pas de s’approcher trop près de ce
mouvement et d’être happé par ce qui souvent illusionne, déraille et
détruit? L’auteur reconnaît bien la nécessité d’une certaine prudence
face aux déviations, mais il encourage le théologien à unir la spiritualité
à la théologie, car, pour lui, tout est à gagner pour celui qui se laisse
vitaliser par l’Esprit Saint, pour celui qui accorde sa théologie à la
spiritualité.
Son livre est conçu comme un «thought experiment». Pour
Thompson, la spiritualité chrétienne défie la manière de faire de la
théologie en général; se tournant vers la spiritualité, la théologie sera
moins abstraite et conceptuelle, moins formelle et scolaire. Sans tomber
dans un quiétisme de l’intellect, la théologie peut être radicalement
transformée par l’Esprit du Christ:
Here the theological activities of the theologian hâve undergone
a dark, purifying night of the senses and spirit—a sort of stigmata
of the theological mind and activity—by becoming basically and
consciously transparent of the Spirit’s grâce. I am inclined to think
that Catholicism’s «doctors of the Church» are examples of this7 8.

7. William M. Thompson, Christology and Spirituality, New York, Crossroad,


1991.
8. Ibid., p. 5.
374 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

Ce programme de réunion du couple théologie et spiritualité comprend


la théologie comme une forme de spiritualité chrétienne. La théologie
ne l’épuise pas, mais peut s’accorder ou s’harmoniser avec la spiritua­
lité chrétienne.
Outre les deux premiers chapitres de l’ouvrage, qui fournissent
les notions fondamentales pour comprendre les tenants et aboutissants
du mariage qu’il propose et auxquels nous reviendrons dans un mo­
ment, les autres chapitres vérifient dans l’histoire de la spiritualité la
viabilité de ce mariage. Ces chapitres illustrent comment une conver­
sation authentique entre la présence spirituelle de Dieu et l’activité du
théologien peut s’effectuer. Un premier test a lieu avec les traditions
contemplatives de l’École française, en particulier avec son fondateur
le cardinal Pierre de Bérulle. Une brève vérification des conséquences
de cette approche sur certaines christologies actuelles est ensuite réali­
sée avant d’opérer un second test avec la pensée du baron Friedrich
v. Hügel, qui insiste sur la manière de développer le thème de l’ado­
ration en christologie. Des saints, des mystiques et même la Vierge
Marie font aussi l’objet de chapitres où l’on s’intéresse à bien souligner
leur possible incidence spirituelle sur l’activité théologique. Le thème
du dialogue inter-religieux et celui du rapport entre la contemplation et
l’action sont aussi abordés, afin, là aussi, d’esquisser les conséquences
de sa thèse dans ces domaines de l’activité théologique. Je ne dévelop­
perai aucun de ces thèmes, mais porterai mon attention sur les deux
premiers chapitres de l’ouvrage. Le premier définit, entre autres, la
spiritualité chrétienne et le second précise l’importance de la contem­
plation par rapport à une méthode théologique influencée par les thè­
mes de la conversation et de la narration.
Le premier chapitre intitulé «Theology, Christology and Spiritua­
lity: Intersections» n’offre pas simplement une appréciation de la vague
spirituelle qui déferle sur l’Occident chrétien ou mieux sur le continent
nord-américain; il définit la spiritualité chrétienne et caractérise le tour­
nant spirituel en théologie et en christologie. Il faut bien sûr compren­
dre la spiritualité au sens large comme souffle de l’Esprit de Dieu qui
vivifie notre être, nos capacités et nos activités humaines. Mais il faut
aussi préciser cette définition, car le renvoi à Rm 8,1-17 ne suffit pas.
L’auteur ajoute: «Christian spirituality is trinitarian, christocentric-
salvific, ecclesial, and humanly “inclusive” in the sense that nothing
human is to be left untransformed by God9.» Cette dernière définition

9. Ibid., p. 4.
THÉOLOGIE ET SPIRITUALITÉ 375

importe, car elle fonde et supporte les jeux exploités entre ces différents
aspects au cours des développements du livre. Mais comment l’auteur
caractérise-t-il ce tournant spirituel en théologie et en christologie?

1. — Il est un tournant vers la réalité expérientielle de la foi chrétienne.


Le tournant spirituel s’insère dans le sillage du tournant linguistique,
voire du tournant vers l’expérience que la théologie a entrepris depuis
quelque temps déjà. Cette volonté de la théologie de se rebrancher sur
l’expérience chrétienne pour repenser la foi montre bien son intention
d’indiquer la médiation du Dieu de Jésus-Christ à travers l’expérience
humaine10. L’auteur développe brièvement les différentes implications
de ce tournant vers l’expérience (son caractère réel, sa nature partici­
pative, sa qualité narrative). Il perçoit bien que, même si le tournant
spirituel rejoint la sensibilité actuelle, même s’il est culturellement in­
téressant en tant que correctif de ce qui ne tourne pas rond, il est aussi
une demande de la foi elle-même. Ne serait-ce pas la pédagogie divine
de se communiquer à travers notre expérience? Le tournant spirituel se
radicalise dans la mesure où il implique un tournant vers la contempla­
tion et la prière, sources et avenues de l’expérience chrétienne, dont les
témoins de la Tradition ecclésiale portent les traces. Ce regard vers la
grande Tradition de l’Église permet de se réapproprier la richesse spi­
rituelle de l’expérience chrétienne et de se dégager des ornières telles
le conceptualisme et le positivisme, dans lesquelles la théologie sem­
blait s’être enlisée. Ce tournant est aussi un défi, où la théologie
s’ouvre aux nouvelles expériences sans tomber dans les travers qui
peuvent nous illusionner théologiquement.
2. — Ce tournant spirituel comporte aussi une dimension ascétique. La
théologie doit opérer un certain discernement devant des spiritualités
qui peuvent dangereusement déraper. Pour séparer l’authentique de
F inauthentique, Thompson a recours à l’ascétisme, à la discipline pour
s’habiliter à relever les défis de la vie spirituelle sans se perdre. Le
théologien est invité à pratiquer l’ascèse dans ses activités.
3. — L’auteur souligne enfin le rôle crucial et critique du tournant en
théologie et en christologie. Le tournant est crucial dans la mesure où
nous devons reconnaître que, sans substance spirituelle, la réalité de la

10. Ibid., p. 7.
376 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

théologie ne serait point. Il est de plus critique parce qu’il garde la


théologie ouverte pour intégrer de nouvelles expériences spirituelles.
Le second chapitre du livre de Thompson présente et justifie son
intérêt méthodologique pour le modèle de la conversation. Bien cons­
cient de devoir donner la première place à la théologie et non à la
méthode, et de devoir demeurer ouvert aux nouvelles manifestations
spirituelles, tout en restant critique, Thompson explique son choix pour
ce modèle. Il répond bien aux différentes attitudes ou caractéristiques
se déployant dans le tournant spirituel. La conversation est une forme
du logos pratiqué en théologie, dans l’expérience humaine, tant avec
soi-même qu’avec la Tradition. Elle est le support qui favorise l’ouver­
ture d’un chemin vers la vérité ou, pour la théologie, cette venue de la
révélation. Ce modèle permet aussi d’éviter les obstacles du fon­
damentalisme et du relativisme. Les notions de participation, d’expé­
rience et de narration reviennent ici, mais, tout comme le modèle de
conversation, tout est enraciné théologiquement ou plus précisément
tout reçoit une structure christologique et trinitaire. Le modèle de la
conversation a son fondement religieux ou son espace de réalisation
dans le fondement divin. Il a théologiquement cette structure et possède
une composante méditative et contemplative. Cet enracinement lui
permet de proposer un espace où l’activité théologique s’inscrit dans la
structure dialogale et méditative, où elle n’hésite pas à décrire son
horizon herméneutique comme christologique et trinitaire, où elle re­
court au dialogue avec la communauté ecclésiale de la Tradition pour
devenir plus apte à se comprendre et à critiquer sa propre conversation
et où, finalement, tout vient de Dieu et retourne à lui.
Comment évaluer le rapport entre théologie et spiritualité tel que
déployé dans l’ouvrage de Thompson? Voici quelques commentaires
critiques concernant l’ouvrage de Thompson.

1. — L’auteur joue sur deux registres. L’articulation est tout d’abord


celle d’une intersection, d’un croisement. La théologie peut s’accorder
à la spiritualité. Thompson croit possible de tout simplement réinscrire
la théologie à l’école de la spiritualité et de la rebrancher sur cette
dimension essentielle et fondamentale; il lui semble aisé de puiser dans
le réservoir de ceux qui ont jadis produit une théologie spirituelle et de
justifier un rapport avec la vie spirituelle. La vie spirituelle apparaît
ensuite comme une source pour la théologie. Les exemples donnés par
l’auteur illustrent bien qu’il connaît la réelle teneur de la spiritualité:
THÉOLOGIE ET SPIRITUALITÉ Sll

l’expérience de l’Esprit est source et moteur de l’activité théologique.


Une théologie qui la perd se transforme rapidement en un discours
creux, parce qu’il est coupé de la Vie, de la Vérité et de la Voie.
2. — Le passage de la spiritualité comme vague nord-américaine à la
spiritualité proprement chrétienne réduit considérablement l’ouverture
de la théologie pour la spiritualité. Il s’agit ici d’une spiritualité typi­
quement chrétienne, mais que se passe-t-il pour les autres spiritualités
et comment les intègre-t-on critiquement en théologie? Comment de­
meurer ouvert au neuf de la vie spirituelle, qui pourrait se faire sous
une modulation différente de la définition stricte donnée par l’auteur?
Suite à une grande ouverture, il semble que Thompson se limite à un
type bien précis de spiritualité.
3. — La réunion de la théologie et de la spiritualité me semble à
certains égards forcée. Même s’il apparaît tout à fait naturel de garder
contact avec la vie et la réalité dans l’activité théologique, on sait
comment ce contact fut maltraité au cours des derniers siècles. Mais
peut-on forcer la main afin de recréer le couple? J’admets que l’on
puisse développer une théologie à partir des écrits de saint Jean de la
Croix ou encore de ceux de Marie de l’incarnation. Mais ce travail sur
la spiritualité des uns, comment transforme-t-il l’activité théologique
des autres? Sans reprendre radicalement l’idée, développée plus haut
avec Anselme, d’une théologie comme lecture ou travail initiatique, qui
enrichit et ouvre sur une vie spirituelle, comment est-il possible de nous
initier à travers une communauté ou une tradition? Il semble que cela
soit possible chez Thompson grâce à l’idée de conversation, qui re­
prend les richesses spirituelles de la Tradition.

Chez Schillebeeckx

Nous nous limitons au dernier volume de la trilogie d’Edward Schil­


lebeeckx, intitulé en français L’histoire des hommes, récit de Dieu".
Nous mettrons en lumière le lien entre théologie et spiritualité, sitôt les
grands thèmes de l’œuvre résumés. Les quatre chapitres constituent en
fait une théologie fondamentale, où il appert que Dieu et les hommes
se cherchent réciproquement.

11. E. Schillebeeckx, L'histoire des hommes, récit de Dieu, Paris, Cerf, 1992,
coll. «Cogitatio Fidei» 166.
378 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

Le premier chapitre approfondit somme toute les distinctions et


les rapports entre l’histoire universelle, l’histoire du salut et l’histoire
de la révélation. L’expérience humaine devient le lieu à travers lequel
Dieu parle et agit. L’expérience d’un monde ambigu provoquant les
hommes et les femmes à chercher un dépassement, «devient pour les
chrétiens le lieu où s’accomplit l’histoire, en tant que don de Dieu12».
Le processus libérateur devient le lit où la face de Dieu devient visible.
Croire en Dieu, c’est croire que toute l’histoire est portée par Dieu,
qu’il se soucie de tous les hommes, à qui il donne l’être et la vie. Dieu
est présent à tout et à tous et offre le salut, c’est-à-dire la vie, la liberté
et la joie. Cette offre doit être reçue et intégrée. L’histoire de la révé­
lation «amène à la conscience et exprime l’expérience de la foi13». La
foi est la réception transformatrice du salut offert à l’humanité.
Le second chapitre approfondit la situation de Dieu dans notre
monde. Il dégage tout d’abord les facteurs expliquant le fait que «croire
en Dieu ne va plus de soi». Il énumère ensuite les divers contextes dans
lesquels le mot Dieu survient aujourd’hui, et il clarifie sémantiquement
ce terme. On retiendra que dans une société fortement sécularisée, Dieu
a de moins en moins de sens pour les humains. Le contexte religieux,
où on le vénère et l’adore (le parler à Dieu), et où on le confesse et lui
porte témoignage (le parler de Dieu), demeure le premier contexte pour
faire l’expérience de sa présence. Le contexte théologique permet
d’élaborer un discours réflexif sur le premier contexte. Vient ensuite
une importante réflexion sur les dimensions mystique et théologale de
l’existence humaine. Schillebeeckx développe ce contexte, car il lui
apparaît être le meilleur pour comprendre le sens du mot Dieu.
Le chapitre suivant offre la synthèse christologique de Schille­
beeckx. L’auteur présente le problème de la continuité et de la discon­
tinuité entre Jésus de Nazareth et le Christ de la foi, puis nous plonge
au cœur de la praxis de Jésus, confessé comme Christ. Son message et
sa praxis du Royaume nous conduisent à l’identifier comme le sacre­
ment de Dieu, comme Celui qui ouvre l’humanité à une vie nouvelle
dans l’Esprit de Dieu. L’Eglise sera le signe du Royaume de Dieu.
Schillebeeckx consacre son dernier chapitre à cette sainte Église en
perpétuel besoin de purification. Il plaide pour une gestion plus démo­
cratique de l’Église et il espère qu’elle deviendra un important espace
de liberté pour le monde.

12. Ibid., p. 34.


13. Ibid., p. 42.
THÉOLOGIE ET SPIRITUALITÉ 379

Schillebeeckx ne traite pas directement de spiritualité comme


Thompson, mais la théologie pratiquée dans ce volume rend compte de
son souci de lier théologie et spiritualité, de lier réflexion de foi et vie
de foi. Sa théologie cherche à faire comprendre aux autres de quoi l’on
parle quand on dit Dieu; elle tend moins à prouver Dieu, qu’à répondre
de sa foi en y dégageant l’intelligibilité. Voici quelques indices de la
présence de ce rapport entre théologie et spiritualité chez Schillebeeckx:
1. L’importance accordée à l’expérience religieuse comme di­
mension de profondeur de l’expérience humaine.
2. La dimension mystique et théologale de l’existence humaine,
qui transfigure ceux qui sont saisis par la présence réelle de
Dieu. Cette intensification de la foi a des conséquences éthi­
ques et méta-éthiques.
3. L’ouverture à l’histoire du monde comme lieu de l’offre
salvifique de Dieu.
4. Une corrélation critique entre la tradition des expériences
chrétiennes et l’expérience personnelle actuelle.
5. La rencontre du Christ ou de son Esprit en Église qui opère
un bouleversement radical de la personne et transforme son
identité.
Schillebeeckx fait une place importante à la vie spirituelle dans
son activité théologique, dans la mesure où il recourt à l’expérience du
croyant qui rencontre Dieu. Il dépasse les abstractions conceptuelles et
rejette les simples références à la Tradition, pour relever où et com­
ment, au cœur de cette fin de siècle, il est encore possible de rendre
compte de la foi chrétienne. Il doit ainsi intégrer de nouveaux défis
(pluralisme, dialogue inter-religieux,...) et de nouvelles difficultés
(crise d’identité, modèle ecclésial dépassé, insignifiance des mots...),
tout en exploitant les outils aptes à rejoindre les hommes et les femmes
de son temps, afin de dire Dieu, de dire sa présence réelle au cœur du
monde.

*
* *
380 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

Résumons-nous. Le but de notre étude voulait illustrer les efforts de la


théologie d’aujourd’hui pour articuler le couple théologie et spiritualité.
Nous avons pris deux exemples. Notre intérêt pour Anselme nous a
rappelé comment, pour les anciens de la tradition, il n’y a pas de théo­
logie sans vie spirituelle. La théologie développe rationnellement (et de
ce fait partiellement) ce que la vie contemplative découvre en chemin
ou ce qui vient à elle en chemin. Nous avons proposé de comprendre
l’activité théologique d’Anselme comme une lecture initiant à l’expé­
rience de foi.
Thompson désire clairement marier la spiritualité à la théologie.
Il a le mérite d’illustrer comment, dans la tradition des derniers siècles
et des dernières décennies, ce mariage s’est opéré. Il encourage le théo­
logien d’aujourd’hui à entrer dans la danse, si je puis dire, mais il ne
réussit pas à me convaincre pour deux raisons. (1) Il ne s’implique pas
lui-même (du moins dans cet ouvrage) pour développer une théologie
marquée par la spiritualité. Son effort cherche surtout à établir une
correspondance entre les acquis méthodologiques du tournant linguis­
tique et la conception traditionnelle christologique et trinitaire de la
spiritualité. (2) Sa définition stricte de la spiritualité chrétienne me
semble trop étroite pour laisser passer le souffle de l’Esprit. Les spiri­
tualités dites sauvages, et qui devraient aussi interpeller, le théologien
ne peuvent être reçues par Thompson.
Schillebeeckx, par contre, ne disserte pas, mais agit simplement
dans le sens de la réunion de ce couple. Il lui est impossible de proposer
une théologie sans référence à l’expérience humaine et à l’expérience
croyante. Il essaie, par ses développements sur la mystique, de dépasser
une rationalité trop étouffante. La corrélation établie entre la tradition
et l’expérience spirituelle actuelle évite les pièges du subjectivisme et
lui permet d’accueillir le souffle neuf et parfois surprenant de l’Esprit.
Réunir théologie et spiritualité est un chemin exigeant et exaltant
à reprendre sans cesse, pour qui veut proposer une théologie signifiante
pour notre monde.
La spiritualité
au cœur de l’écriture théologique
Un nouveau rapport qui permet
de redéfinir l’acte théologique

ÉTIENNE POULIOT
Université Laval

La résurgence du spirituel dans nos sociétés éclatées n’est pas sans


soulever de nombreuses questions, autant sur la valeur des formes
qu’elle peut prendre que sur notre monde lui-même. La théologie n’y
échappe pas. Que la spiritualité se manifeste en son sein ou en parallèle
avec elle n’a qu’une importance relative, car c’est toute la modernité
qui l’enjoint de réfléchir sur ses propres présupposés, sur sa méthode
et même sur sa raison d’être.
Je voudrais, quant à moi, examiner certains enjeux théologiques
que la spiritualité est susceptible de disqualifier parce qu’ils s’avèrent
invalides. L’invalide, en effet, se retrouve dans un état tel qu’il a perdu,
en partie ou en totalité, ce qui faisait sa valeur: d’où sa nullité (théo­
rique) ou son impotence (pratique). Une fois invalide, il faut voir à la
réadaptation... ou périr.
Pour ce faire, l’œuvre de Maurice Zundel, qui fait l’objet de ma
recherche doctorale, sera prise comme point d’appui. Il est intéressant
de constater que Zundel fut tour à tour qualifié de théologien, philoso­
phe, spirituel, poète et mystique. Mais ce qui justifie mon choix, c’est
382 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

la nature même de son œuvre qui est difficile à situer dans l’univers de
la théologie. La pensée de Zundel1 échappe apparemment à toute ten­
tative de formalisation stricte selon des cadres et principes théologiques
acquis et reconnus.
Je postule que la spiritualité joue un rôle déterminant dans cette
œuvre fort originale. A tout dire, et c’est là ma thèse, ce discours
théologique est produit et validé par la spiritualité. Zundel nous aide
alors à comprendre comment la réintégration de la spiritualité à la
théologie représente bien plus qu’une simple réunion entre deux disci­
plines indépendantes. Une pareille réintégration permet, en définitive,
de poser la spiritualité comme condition de possibilité et condition de
réalisation de la théologie. Ainsi passons-nous d’une spiritualité ne
visant que la donation/réception d’un sens caché des choses — un sens
unique et d’emblée constitué — à une spiritualité qui renvoie explici­
tement à l’effectuation du sens dans et par le langage.
Zundel développe une théologie particulière et très personnelle en
raison du rôle qu’y joue la spiritualité, ai-je dit. Mon intention est de

1. Les ouvrages écrits du vivant de l’auteur sont, en fait, seuls retenus pour cette
étude. Les références seront données selon les abréviations couramment utilisées pour les
ouvrages de Zundel:
Allusions, Le Caire, Éd. Le Lien, 1941, 99 p. [ALL]
Croyez-vous en l'homme?, Paris, Fayard, 1956, 153 p. [CVH]
Dialogue avec la vérité, Paris, Desclée de Brouwer, 1964, 170 p. [DV]
L’Évangile intérieur, Suisse, Œuvre Saint-Augustin-Saint-Maurice et Paris, Desclée de
Brouwer, 1936, 167 p. [El]
Hymne à la joie, Paris, Éd. Ouvrières, 1965, 119 p. [HJ]
L’homme existe-t-il?, Paris, Éd. Ouvrières, 1967, 164 p. [HEI]
L’homme passe l’homme. Le Caire, Éd. Le Lien, 1944, 290 p. [HPH]
Itinéraire, Paris, Éd. La Colombe, 1947, 189 p. [It]
Je est un Autre, Paris, Desclée de Brouwer, 1971, 213 p. [JA]
La liberté de la foi, Paris, Plon, 1960, 173 p. [LF]
La pierre vivante, Paris, Éd. Ouvrières, 1954, 177 p. [PV]
Morale et Mystique, Paris, Desclée de Brouwer, 1962, 139 p. [MM]
Notre-Dame de la Sagesse, coll. «Les cahiers de la Vierge» n” 12, Paris, Cerf-Juvisy,
1935, 85 p. [NDS]
Ouvertures sur le vrai, Paris, Desclée, 1989, 142 p. (Inédit datant de 1940) [OV]
Le poème de la sainte liturgie, Œuvre Saint-Augustin-Saint-Maurice et Paris, Desclée de
Brouwer, 1934, 412 p. [PSL]
Quel homme et quel Dieu? Retraite au Vatican, Paris, Fayard, 1976, 238 p. [QHQD]
Recherche du Dieu inconnu, Paris, Éd. Ouvrières, 1949, 198 p. [RDI]
Recherche de la personne, Suisse, Œuvre Saint-Augustin-Saint-Maurice et Paris, Desclée
de Brouwer, 1938, 384 p. [RP]
Rencontre du Christ, Paris, Éd. Ouvrières, 1951, 224 p. [RC]
AU CŒUR DE L’ÉCRITURE THÉOLOGIQUE 383

rendre compte, sous un mode réflexif, de sa pratique théologique. Mais


la suivre pas à pas exige tout autant de mon côté. Son écriture spiri-
tuelle/théologique requiert aussi que je prenne conscience de ma propre
(pratique de) lecture théologique. Réflexion oblige. L’œuvre de Zundel
devient ici l’occasion de réfléchir sur mon propre processus de lecture
de manière à en dégager les présupposés épistémologiques et méthodo­
logiques, qui bloquent ou nuisent à ma compréhension de sa pratique
théologique. Si je parviens à refaire clairement et effectivement l’his­
toire de ma recherche doctorale, je montrerai comment un nouveau
rapport entre théologie et spiritualité rend caduques certaines visions et
certaines pratiques de la théologie.
Que l’on saisisse bien mon approche. Elle demeure nettement
herméneutique. Je traite les écrits zundéliens à partir de mes questions,
en cherchant à les redéfinir quand l’objet de mon investigation résiste
à mon questionnement ou le contredit. Analysant les contenus de cette
pensée puis leur fonctionnement dans l’œuvre, j’essaie de montrer
comment ils reflètent mes écueils et, conséquemment, ceux de la théo­
logie qui m’a formé. J’adopterai successivement trois perspectives
(paradigmes) différentes: (1) perspective ontologique (paradigme de
l’être); (2) perspective transcendantale ou fondamentale (paradigme du
sujet); (3) perspective herméneutique (paradigme du langage). Ce n’est
donc pas l’œuvre de Zundel qui est à ce point plastique qu’elle per­
mette de multiples lectures contradictoires et plus ou moins satisfaisan­
tes, comme on le constatera; c’est moi, comme sujet lecteur, qui me
laisse «travailler» par mon objet: le texte. On comprendra que mes re­
lectures soient ici décrites de manière successive, alors que ce ne fut
évidemment pas le cas dans ma démarche réelle. Le processus de lec­
ture est aussi capricieux que surprenant. Le va-et-vient entre le texte et
soi n’échappe pas, en fait, à un chevauchement personnel entre divers
univers intellectuels. Discerner son propre va-et-vient, en prendre cons­
cience pour maîtriser un tant soit peu son discours, tel est, finalement,
l’enjeu que cette communication tente de décrire afin d’en tirer quel­
ques conséquences majeures.
384 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

1. Perspective ontologique (paradigme de l’être)

Questions et hypothèse

Dans les débuts de ma recherche, je me suis attardé à cerner la nature


et la portée de la mystique/spiritualité chez Zundel2. J’aborde la spiri-
tualité/mystique dans une perspective de contemplation des essences.
En tant que rencontre ou contact particulier de l’être humain avec l’être
divin («expérience spirituelle»), le mystique décrit en quelque sorte son
être, l’être des choses et l’Etre divin dans le rapport qu’il établit avec
celui-ci.

Vérification

1. — Du point de vue des contenus, les ouvrages de Zundel traitent


d’union, d’expérience, de dialogue et de vie mystique sans toutefois en
expliciter davantage la nature spécifique3. Zundel parle de son effet de
purification des sens et de tout l’être4, de son rayonnement sur l’univer­
salité des âmes5. Il importe, d’après lui, de recourir aux ressources de
la vie mystique6. On retrouve apparemment le ton de la contemplation
platonicienne dans ses réflexions sur le Beau, le Bien et le Vrai7, mais
ce monde des Idées n’est guère son lot.
La quête des essences bien replacées dans les choses, selon l’ap­
proche aristotélicienne, lui convient mieux en raison de l’importance
accordée au sensible et au concret8. Zundel parle d’ordre, de niveaux et

2. À cette étape-ci de ma réflexion, je ne distingue pas nettement «spiritualité»


et «mystique». Ces termes désignent tout au moins ce domaine de la vie ou de la mani­
festation spirituelle. L’étymologie du mot mystique réfère d’emblée à mystère, ce qui
n’est pas le cas de spiritualité, auquel on accorde généralement une portée plus limitée.
J’ai aussi en vue la distinction faite par Y.-M. Congar, posant que les mystiques ne sont
pas tous des spirituels alors que les spirituels sont des mystiques. Cité par Ramôn
Martinez de Pison, La liberté humaine et l’expérience de Dieu chez Maurice Zundel,
Montréal/Paris, Bellarmin/Desclée, 1990, 166.
3. PSL 18.75ss.l 18.323; NDS 21.38; El 42; HPH 139.148.143; MM 90-92; PV
11 ; HEI 98; CVH 59; DV 27.118.
4. HPH 143.
5. PSL 323.
6. NDS 38.
7. Sur l’art ITI; El 27-29; HPH 225; HJ chap. 13. Sur la morale, voir les
chapitres sur le sujet et MM. Sur la science: DV et HPH en particulier.
8. HPH 18.160.176; MM 105.116; OV 24; ITI 66; HEI 77.125.
AU CŒUR DE L’ÉCRITURE THÉOLOGIQUE 385

de degrés d’êtres9, comme la scolastique l’a repris à la suite d’Aristote.


Pourtant, il recourt rarement à une terminologie substantialiste1011 et son
vocable demeure plutôt imagé et évocateur («présence», «regard»,
«lumière de l’être», «pauvreté»...). La question de l’être remplit ses
pages mais, à bien y regarder, elle devient plutôt un problème de di­
mension et de promotion d’être”; le thème de la connaissance, quant à
lui, en est un de consistance de l’être, c’est-à-dire de rapport, de portée
ou de caractère ontologique12.
On peut faire une remarque sur le concept d’universalité qui est
tout aussi constant dans l’œuvre. Zundel conteste clairement y voir une
généralité abstraite13, une notion dogmatique14, une entité théorique
fixe15. A son avis, «l’unité des esprits semble devoir résulter naturelle­
ment de l’universalité des idées. En fait, si elles constituent souvent un
lien très intime, elles élèvent, non moins fréquemment, un mur de
séparation.»16 Les concepts manqueraient à leur raison d’être: pouvoir
penser et se dire ce qui est.
Il me semble donc que Zundel a en vue une ontologie autre... ou
autrement conceptualisable. Car «[il] n’est pire métaphysique que celle
que l’on tente de construire avec la lave refroidie des effusions mysti­
ques»17. Mais il y a plus: une sorte de refus de l’«onto-logique».

2. — En effet, on constate vite que la pensée zundélienne ne fonctionne


guère selon le strict procédé aristotélico-thomiste de la définition des
essences. Dieu est pauvreté18. L’Église, c’est Jésus19. La vérité, c’est
l’intériorité de l’être en l’intériorité du regard20. Autant d’exemples
d’«in-définitions» qui indiquent une visée autre que l’être propre des
choses {res). Même lorsque Zundel en arrive à proposer ce qui s’appa­
rente à une définition substantielle, on aboutit rapidement à une pers­

9. RDI 253-286.
10. Hormis quelques inédits, voir RDI et RC. Le ton n’est pas pour autant celui
d’un traité scolastique.
11. ALL 30; LF 78; MM 100.
12. OV 39.52; MM 84; LF 78.
13. ALL 68.
14. ALL 10-11.
15. HPH 131-32.
16. HPH 27.
17. OV 86-87.
18. Voir le thème de la Trinité dans n’importe quel ouvrage.
19. PV 131; El 117.
20. Ail 37; cf. 38.99; OV 15; LF 15.18; PV 23-24.
386 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

pective plutôt symbolique, qui met l’accent sur la symbiose entre les
êtres eux-mêmes21.
Il s’avère même que la démarche de Zundel n’est pas foncière­
ment intéressée par la quête des essences. L’analyse d’un concept ne
dirige pas les réflexions; elle ne suit pas et ne doit pas suivre
implacablement une logique formelle et scolaire22. Un simple coup
d’œil sur la table des matières de l’un de ses ouvrages, ou sur les
premières lignes d’un chapitre, suffit pour constater le caractère parti­
culier de l’approche23. De plus, Zundel traite très librement — voire
trop librement — ses propres sources, au point qu’il est difficile de les
retracer directement dans ses écrits. Qui pourrait retracer chez lui ce
type d’approche diaporétique, issu d’Aristote et qui consistait à exami­
ner les opinions les plus variées pour dégager celle qui fera autorité? Il
s’agit plutôt, pour Zundel, de se doter de balises pour délimiter les
problèmes; il s’agit de fournir «une définition liminaire des termes sur
lesquels une discussion s’établit24».
Je peux bien insister pour parler d’essences et d’ontologie, mais
à quoi bon si les résultats escomptés reposent insuffisamment sur la
démarche qui devait les produire?

Bilan auto-critique

1. — J’essaie, en vain, de cerner la nature et la portée de la spiritualité/


mystique chez Maurice Zundel. Quels sont donc les présupposés de
mon questionnement pour qu’il achoppe ainsi? Non seulement je n’y
trouve pas de définitions rigoureuses, mais j’en viens à constater une
réticence de la part de Zundel face à cette quête des essences. Je n’en
saisis pas la portée parce que la contemplation de l’Être à travers les

21. Le terme de symbiose est couramment utilisé par Zundel. On associe presque
automatiquement le terme de symbole au signe renvoyant à une chose tout à fait autre.
En ce sens, le terme a plus une valeur dichotomique, voire «dia-bolique». L’étymologie
classique du mot symbolus suggère en fait un «signe de reconnaissance», tandis que le
grec sumbolon désigne d’abord le morceau d’un objet partagé entre deux personnes pour
servir entre elles de signe de reconnaissance. Zundel m’apparaît travailler dans un sens
qui n’est aucunement celui mentionné en premier lieu ici. Mais je n’en vois pas pour
autant la portée à cette étape-ci.
22. ALL 80; NDS 21. Le terme formel est évidemment à prendre au sens
aristotélicien ici.
23. Certains la qualifieront d’emblée d’existentielle.
24. HPH 37. Je souligne.
AV CŒVR DE L'ÉCRITURE THÉOLOGIQUE 387

êtres, qui m’incite à épier le rapport aux choses dans les dires du spi-
rituel/mystique, me fait chercher une ontologie particulière à côté de
celle que me fournissent la philosophie et la théologie classiques. Dès
que je commence à réfléchir sur les conditions de possibilité de cette
situation, je suis en mesure de m’en distancer à mon tour.

2. — Pour traiter mon problème, j’opère des dédoublements. Le pre­


mier concerne évidemment l’ontologie des mystiques/spirituels par rap­
port à celle de la science classique (aristotélico-thomiste); le second
renvoie à un ordre métaphysique posé comme entité et assise du monde
physique. Bien que je reconnaisse, chez Zundel, l’effort aristotélicien
de recherche des essences avant de suivre l’envolée platonicienne des
Idées, je perpétue la dichotomie qui les sous-tend. Pas d’alternative
alors: la res seule importe. Je ne fais que compliquer, voire reporter,
mon problème en croyant pouvoir cerner, en plus, une «ontologie rela­
tionnelle». Après tout, c’est déjà un saut énorme que de dépasser un
«réalisme plat»! Une exigence logique me conduit.
La question de la vérité ne tarde pas à surgir. Est-il possible de
ne pas juger l’une des ontologies (ici posées) en fonction de l’autre? À
bien y songer, je ne vois pas comment. La logique d’un ordre métaphy­
sique instaure un univers référentiel où le vrai se distingue du faux
selon un critère d’adéquation aux choses (adequatio reï). On voit de
quel côté penche d’emblée la balance: le spirituel/mystique ne fera
jamais le poids. Si même le raisonnement logique de la science
(aristotélico-thomiste) ne suffit pas pour établir la vérité — quoiqu’il
demeure indispensable —, à plus forte raison le raisonnement du spi­
rituel/mystique apparaîtra-t-il inadéquat dans une quête du sens. C’est
bien le nœud qu’on touche ici: la perspective ontologique implique
l’existence d’un sens caché à retrouver, d’un sens qui est là en attente
d’être décodé. Dans ces conditions, il est de toute première importance
de le déchiffrer correctement. L’univocité est statuée; le reste souffre de
ses propres pâleurs.

3. — Ma difficulté à saisir Zundel provenait ainsi d’un présupposé


métaphysique, purement hypothétique et logiquement requis: un monde
sensé dans (ou par-delà?) le monde physique. Je perçois mieux que
Zundel peut ne pas offrir à l’intelligence d’«enclos strict» sur les êtres,
tout en insistant constamment sur un accès possible à 1’«ontologique».
Je persistais à traiter ce leitmotiv en fonction d’un cadre de référence
388 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

antécédent et premier, par rapport auquel je pourrais situer Zundel et


me situer moi-même. C’est pourquoi il me semblait devoir déterminer
en quoi la description des choses (incluant l’être humain et Dieu) est
particulièrement originale chez lui: comme s’il était davantage en
mesure de me montrer leur «être relationnel», conformément à leur
existence en Dieu même. En cela, j’assimilais, à tort, sa «définition
liminaire des termes25» à la procédure aristotélico-thomiste de défini­
tion des essences; du moins, je l’en rapprochais trop. Exiger de Zundel
qu’il livre, de manière scolastique, l’être ultime des choses (res) ne
correspond nullement à ses affirmations ni ne convient à sa démarche.
Mon hypothèse de lecture, formulée depuis une perspective ontologi­
que, est donc invalidée. Elle met en lumière à quel point mon question­
nement impose à l’œuvre de Zundel une démarche théologique qui lui
reste en grande partie étrangère, à cause de mes propres présupposés
épistémologiques et méthodologiques.

4. — Si l’on tient à aboutir à quelque chose qui vaille, il convient de


ne pas situer la spiritualité/mystique dans une zone à part, comme une
connaissance parallèle, ultime et au-dessus de tout, voisine de la méta­
physique traditionnelle. A quoi bon multiplier ici les distinctions pour
faire de la mystique une sorte de métaphysique plus mystérieuse encore
que la spiritualité! Il est urgent même qu’elles cessent de remplir cette
fonction d’instance en soi, qui a raison de tout dans son optique —
logique en elle-même—, tout simplement parce que, son existence
étant présumée, elle se présente comme englobante, couronnant l’ordre
hiérarchique des êtres et de la connaissance. Mais encore, il devient
impossible, pour ma propre recherche en tout cas, de réduire spiritualité
et mystique à l’étude d’un thème en vue d’extirper la valeur ontologi­
que de certaines affirmations, par-delà un langage forcément symboli­
que26. Les abstractions, qui ne retiennent que les contenus essentiels
d’un discours, ne nous en donnent finalement que des «restes». N’est-ce
pas là l’œuvre d’une théologie — entre autres — qui se contente de
fonctionner selon un concept de vérité-adéquation, visant uniquement la
res en raison d’un ordre métaphysique pré-établi? On échappera d’autant
mieux à ces méprises, qui compromettent la pensée et la recherche, que
l’on évitera d’enrober toute réalité du linceul de l’ontologie pure.

25. HPH 37.


26. Symbolique, au sens le plus dichotomique, c’est-à-dire «dia-bolique». Voir
note 21.
AU CŒUR DE L'ÉCRITURE THÉOLOGIQUE 389

2. Perspective fondamentale/transcendantale
(paradigme du sujet)

Rejetant une spiritualité/mystique pensée comme pauvre duplicata d’un


ordre métaphysique pré-établi, j’en viens à me centrer sur la probléma­
tique du fondement (constitution, conditions de possibilité) de la con­
naissance humaine.

Questions et hypothèse

Mon attention se porte maintenant sur la spiritualité et/ou la mystique


comme fondement dans l’œuvre de Zundel. En quoi sont-elles fondées?
Elles constituent, je pense, le fondement ultime de l’expérience chré­
tienne. Connaître étant cette aptitude fondamentale du sujet à élaborer
des contenus formels, la mystique devrait fournir certains contenus qui
justifient la foi. Voilà qui m’incite à examiner quelles données de la foi
ou de l’expérience chrétienne Zundel utilise et de quelle façon27.

Vérification

1. — Qu’affirme Zundel à ce propos? Disons d’abord qu’il est soucieux


de «réfléchir sur le fondement du savoir», de la morale et de l’être28. Il
faut même aller plus loin et reconnaître dans cette constance une sorte
d’insistance qui donne le ton à son œuvre. En effet, l’examen du pro­
blème que constitue la science moderne représente l’un des points de
mire de Zundel (avec l’art et l’amour). L’auteur s’évertue à y dénoncer
toute réduction technicienne du connaître: parce qu’il est impossible de
fonder la science sur des «constatations matérielles», il faut réviser
notre conception, erronée, de «l’objectivité de la pensée, [qui] ne
résulte pas d’une donnée extérieure mécaniquement enregistrée dont il

27. Ma compréhension de la théologie fondamentale et de la philosophie trans­


cendantale me permet davantage de distinguer spiritualité et mystique, ce que la méta­
physique traditionnelle exige moins parce qu’elle les posait toutes deux en contrefaçon
de la science (aristotélico-thomiste). Ici, connaître, comme aptitude fondamentale du
sujet, renverrait directement au champ spirituel, tandis que l’élaboration de contenus
formels relèverait surtout du champ de la mystique. Cette vue implique toutefois un
renversement par rapport à la perspective ontologique: dorénavant, c’est le champ
spirituel qui englobe ou se trouve comme au fondement du mystique.
28. OV 133; PSL 226.367.394; El 35; HW 59-64.184.217.13; MM 116; LF 140;
HEI 137; CVH 37.
390 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

suffirait de reproduire le cliché pour être à l’abri de l’erreur29». Sa


critique porte, en fait, sur une méthodologie posée en critère décisif,
comme si la normativité ne résidait qu’en elle:
le but de ces méthodes [scientifiques, est] de purifier l’intelli­
gence de toute contamination biologique et non de l’évincer. [Il
faut] récupérer le sens méthodologique et l’intention noétique (ou
cognitive) du déterminisme scientifique pour retrouver la sym­
biose transbiologique de l’univers et de la pensée [cette symbiose
se réalisant] dans l’ordre de l’être ou de l’existence comme dans
l’ordre de la connaissance. [...A ce stade, on] ne peut plus rien
expliquer, au sens méthodologique du terme [...]. On ne peut que
témoigner30.
La connaissance humaine, scientifique ou non, représente donc un pro­
grès sans fin, un mouvement en avant et sans terme. Ce qui en fait,
finalement et un peu curieusement, une tâche interminable de fonde­
ment, c’est-à-dire une direction de pensée31.
Conséquemment, Zundel décrit la vie de l’esprit comme obéis­
sant à des exigences fondamentales, que l’on peut discerner mais ja­
mais cerner définitivement. Incapable de se satisfaire d’approximations
qui n’aboutissent jamais, «l’esprit ne peut se donner qu’à l’Esprit» car
«[ce] n’est qu’au prix d’une incessante communion avec la lumière que
l’on peut connaître la joie de l’infini32». Il n’est convaincu que par le
jour qui se lève en lui, bien qu’il puisse momentanément être vaincu à
coup d’arguments et de rhétorique33. On a affaire, somme toute, à un
régime où altérité et autonomie vont et doivent aller de pair: «[dans]
tout le champ de la vie spirituelle, l’altérité de l’objet n’est accessible
qu’à l’altruisme du sujet34». Telles sont les conditions de possibilité de
l’expérience spirituelle (en un sens très large) selon Zundel.
C’est dans ce contexte que la mystique zundélienne se manifeste
avec ses riches méditations et réflexions sur les contenus les plus fon­
damentaux de la foi chrétienne. La trinité, qui représente un point nodal

29. OV 24 puis HPH 38. Références supplémentaires déjà fournies en note 8.


30. LF 75.78; DV 69.
31. OV 134-35; El 74; ALL 3; LF 21-23; PV 45-46 et chap. 4 et 10; ITl 12; HEl
70; DV 48.
32. OV 136. Thématiques jour et lumière: RC 48; OV 81; ALL 48.99; 1T1 16.56-
57.81.109.186; DV 58.19.129.
33. ITI 7-8.28.36.146; HEl 16.31.60; PV 36.39.46; DV 143.
34. HPH 42.
AU CŒUR DE L'ÉCRITURE THÉOLOGIQUE 391

dans l’œuvre, est réinterprétée comme le mystère de la suprême liberté


en laquelle la divine pauvreté éclot en concert de relations éminemment
personnelles. Le mystère du Christ et celui de l’Église reçoivent leur
éclairage de cette condition trinitaire découverte en Dieu: le Verbe fait
chair assume la condition humaine en lui conférant son propre dé­
pouillement de Fils vis-à-vis du Père; l’Église est la présence continuée
du Christ pauvre, dans une démission totale qui en fait le sacrement
vivant35. Bien entendu, ces contenus dogmatiques ne constituent pas le
tout du propos mystique et ceux-ci ne peuvent nullement servir aux fins
de ceux-là, ce que Zundel rappelle en reprenant la mise en garde habi­
tuelle concernant les écrits des mystiques:
Plus qu’une doctrine nous avons ici des témoignages qui gardent
toute vive l’empreinte du feu qui a brûlé les âmes. Ce sont des
confidences et non des théorèmes. Il serait donc absurde de les
soumettre aux règles de la logique discursive. [...] On se trompe­
rait à vouloir les réduire en système comme à se les approprier
sans avoir fait l’expérience qu’ils suggèrent. Il ne faut pas vouloir
commencer par la fin et construire le faîte avant d’avoir posé les
fondations. Mais cet abus que chacun commet à ses risques et
périls, est, à tout prendre, moins dangereux que celui qui consiste
à tirer une philosophie de propos extatiques plus aptes à induire en
nous un état d’âme qu’à fournir des repères à notre intelligence36.
De là l’objectif ultime des perspectives zundéliennes: en arriver à un
contact réel avec le Vivant lui-même, faire la rencontre de la Présence
libératrice dont la désappropriation est lumière et vie37.
On se retrouve, en fin de compte, au cœur d’une problématique
fondamentale, sans autre terme constitutif qu’une orientation spiri­
tuelle. Dans ces conditions, comment chercher à identifier un donné
premier, une base définitivement fondée, un fond plein et total? Où
puis-je encore situer la mystique et l’expérience fondamentale de la foi

35. Sur ces dogmes, voir les titres de chapitre de n’importe quel ouvrage, de
même que les thèses de maîtrise et de doctorat sur l’œuvre de Zundel, qui en ont am­
plement traité. Les mystères de la rédemption, de la maternité virginale de Marie, etc.,
ne sont évidemment pas oubliés. Je précise que la pauvreté/dépouillement correspond au
régime spirituel d’autonomie et d’altérité en cause ici.
36. OV 86.
37. OV 66; ALL 16; PV 22; ITI 12; Sur la présence libératrice, voir les titres de
chapitres. À propos du dogme comme contact spirituel: PSL 160ss; El 111; MM chap 5
99-100.
392 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

avec une pareille perte des fondements ultimes? Les contenus dogma­
tiques ont valeur pour l’intelligence non plus (d’abord?) en tant que
donnée à analyser et à transmettre, mais comme impulsion spirituelle.
Je perds mes repères et mes moyens d’analyses devant ce témoignage
à rendre à la lumière que l’on devient!

2. — Un regard sur le fonctionnement interne du discours zundélien ne


fait qu’accentuer ma difficulté. La manière dont Zundel aborde les
problèmes tranche nettement par rapport à l’approche transcendantale
des Rahner et Kant, avec lesquels je suis plus familier. Son argumen­
tation rationnelle ne se développe pas a priori, ni ne cherche à s’y
maintenir. Elle prend appui sur des expériences et des histoires humai­
nes, y confronte ses avancées et vise même, d’une certaine manière, à
la susciter chez l’auditeur/Iecteur38. Zundel semble donc enraciner les
questions dans un terreau concret — pratique et esthétique —, au lieu
de l’en couper pour édifier des arguments de raison pure.
Proposant une réflexion critique (au sens fort du terme), l’œuvre
de Zundel conserve pourtant le souci de l’être humain concret. Son
«réalisme mystique» lui fait récuser le sujet transcendantal et tout suc­
cédané que représenterait l’Humanité ou l’Homme39. Ainsi, la question
du bien commun devient-elle un enjeu en chacun et pour chacun: quand
il s’agit de devenir soi-même le bien commun, on perçoit combien la
notion d’universalité, qui ne réfère pas à un concept qui en serait doté
a priori ou d’emblée, surgit comme en cours ou même au terme du
débat, comme un point de mire en lequel et par lequel l’accord des
esprits survient40. Zundel procède de manière à rendre universel et son
discours et l’individu humain qui en est l’objet. Ce ne semble jamais
acquis, au point de départ.

38. C’était là, du moins, la perspective adoptée dans mon mémoire de maîtrise:
Expérience et théologie chez Maurice Zundel, Université Saint-Paul, Ottawa, 1988. Dans
les ouvrages de Zundel, les chapitres s’ouvrent souvent sur le ton d’une expérience ou
d’une histoire racontée. Voir entre autres: «Et le petit Henri cessa de prier» dans QHQD
27ss; «Les lunettes de Koriakoff», dans JEA 21 Iss; la maternité virginale de Marie, dans
NDS 29ss.
39. Sur Homme et Humanité: NDS 44-50; OV 123; ALL 69-70; HEI 48; HPH
158.161. «Réalisme mystique» est une expression que Zundel a reprise après qu’un ami
eut ainsi qualifié sa pensée {MM 127ss).
40. Sur le bien commun: HPH 176; MM 105.116 HEI 18. Sur l’universalité: PSL
202ss; El 22; OV 21.63; ALL 11.68.75.76; HPH 131; MM 9.49.96-97; JEA
26.88.187.192; PV 32.124-5; 777 8.146.10.54.69.69.75.109.156.183. HEI 106; DV 19. La
thèse doctorale de Zundel porte expressément sur le traditionnel problème des uni­
versaux: L'influence du nominalisme sur la pensée chrétienne, Rome, Angelicum, 1927.
AU CŒUR DE L’ÉCRITURE THÉOLOGIQUE 393

La quête et la perte des fondements du connaître et de l’être


traversent donc toute l’œuvre de Zundel et lui confèrent le même ca­
ractère litigieux: comme si l’auteur, en se pliant aux exigences critiques
de la raison, suggérait un sursis du projet. La qualité philosophique et
théologique de ces réflexions semble céder devant sa teneur spirituelle.
Où est Zundel? Que fait-il? La difficulté à situer l’auteur dans un lieu
précis n’en est probablement que le symptôme. Quel est donc son point
de départ? son accent majeur? sa perspective déterminante? Au nom de
quoi choisir et trancher quant au statut de l’œuvre zundélienne? Pour
moi, c’est le cul-de-sac.

Bilan auto-critique

1. — Mon hypothèse de travail se trouve infirmée. Les affirmations et


les procédures de Zundel ne me permettent pas de poser d’emblée la
mystique comme fondement premier ou ultime dans son œuvre. Quant
à dégager le donné de foi à partir duquel expliciter l’expérience chré­
tienne selon Zundel, je dois du coup y repenser sérieusement. Pour­
quoi? Que présuppose donc ma recherche et que Zundel semble avoir
voulu éviter ou rejeter? Hanté par cette tâche de fondement, mais attiré
par le sens pratique et concret de l’œuvre de Zundel, je commence à
réfléchir sur les conditions de réalisation de cette tâche.

2. — Je me demande si je ne me leurre pas un peu... Si nécessaire et


«faisable» que soit cette entreprise de fonder la connaissance humaine
sur tout autre chose qu’un déterminisme de notre nature, s’agit-il
d’abord d’une entreprise qui puisse être achevée, c’est-à-dire totale­
ment et pleinement accomplie? Est-il possible d’établir les fondements
du problème humain (de l’être et de la connaissance) comme on établit
les fondations d’un édifice: en disposant parfaitement et à son gré de
chaque pièce qui les constitue? Dans l’affirmative, on tend à faire
sienne la prétention d’un savoir absolu, avec le risque de négliger sa
situation concrète (l’édifice lui-même) avec son propre enracinement
dans le monde. On se croit, à tout le moins, en mesure de saisir chaque
réalité en son fond, de manière formelle et «dé-finitive», grâce à une
raison qui doit avoir quelque chose d’absolu, puisqu’elle est capable
d’une pareille maîtrise. La logique transcendantale aurait beau alors
s’appuyer à l’expérience, elle n’en soutirera que ce qu’une rationalité
théorique lui impose par-dessus tout: par-delà une rationalité pratique
394 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

et esthétique. Je nage en plein clivage, dû à une raison procédurale et


abstraite.
Je suis obligé, par conséquent, de prendre davantage au sérieux
cette donnée tacite: la vérité me semble pouvoir aller de soi parce que
consistant, à la limite, en un simple «en soi». S’il y a objectivité pure
et dure, alors la vérité «ex-iste». Je n’ai qu’à la trouver, en trouvant ce
qui y correspond. Mais, de toute évidence, cela ne suffit plus
aujourd’hui. Les succès de la techno-science nous enseignent les ris­
ques et le coût — inhumains — d’un progrès dit inévitable, comme
l’histoire témoigne de ces grands systèmes, philosophiques ou autres,
où les démonstrations les plus complètes de la raison occultent les
conditionnements mêmes de celles-ci. Impossible alors de faire de la
cohérence interne d’un système le critère décisif quant à sa vérité. Du
coup, l’idéologie — philosophique, théologique, politique, etc. — est
rendue suspecte, surtout lorsqu’elle devient trop déracinée. La confor­
mité à un ordre ou à un système quelconque ne garantit pas non plus
la valeur des connaissances acquises et des actions qui s’en suivent. Il
faut disposer de critères de vérité qui intègrent toutes les dimensions de
la rationalité humaine. La pratique et l’esthétique ont une place à re­
trouver dans la quête, fondamentale, de vérité. On ne peut plus occulter
les conditions de réalisation du vrai.

3. — Enfin! Je comprends un peu mieux mon problème de lecture à


présent. Moi qui cherche les données fondamentales de la foi et de
l’expérience chrétienne parce que je veux cerner comment Zundel en
dispose pour livrer son message sur Dieu et l’humain, je n’aboutis à
rien qui soit concluant. J’espère pouvoir juger de la cohérence propre
à Zundel à partir de données considérées comme purs objets de savoirs.
Mais je souhaite aussi montrer son originalité, que semble lui conférer
sa touche mystique, partageant en cela l’optique même de ceux qui
tentent de le situer par rapport à ses contemporains ou à ses sources.
Dans mon cas surtout, l’objectif de dégager un ensemble de corréla­
tions entre expérience humaine et (donné de) foi chrétienne ne «colle»
pas à l’œuvre de Zundel. On a affaire à une pensée avec des fulguran­
ces, comme l’avait dit Paul VI, et non à des «produits finis» de l’intel­
ligence. Spiritualité fondamentale et données mystiques, dont j’avais
fait les éléments principaux de mon hypothèse de travail, ne reflètent
donc aucunement la perspective zundélienne, qui reste fort éloignée
d’un fondationalisme. Zundel suggère certes une prédominance à la
AU CŒUR DE L’ÉCRITURE THÉOLOGIQUE 395

tâche de fondement de l’être et du connaître, mais en tant que consti­


tution infiniment «en œuvre», ce qui confère aux contenus formels une
portée plus réfléchissante que déterminante (au sens kantien des ter­
mes).

4. — Ma conception de la théologie est prise en défaut. La théologie


peut-elle n’être t/w’un discours sur Dieu et sur l’être humain, en ne
cherchant qu’à atteindre une objectivité telle qu’elle puisse prétendre
s’imposer, d’une façon ou d’une autre, comme normative et fondée une
fois pour toutes (totalement et pleinement)? Hormis un critère de
vérité-adéquation déjà disculpé, les critères de vérité-cohérence et de
vérité-conformité à... suffisent-ils en théologie? Avec ce que de
pareilles vues impliquent — épistémologiquement et méthodologique­
ment — pour un sujet mis à l’écart de son propre discours, on crée
finalement soi-même des problèmes insolubles de par sa pratique théo­
logique. On dit produire un discours rationnel sur la foi: pour le légi­
timer, on avouera son adhésion fondamentale, ce qui place en conflit
apparent par rapport à l’objectivité visée; par ailleurs, un propos criti­
que risque de se couper de l’expérience personnelle en la ruinant (en la
limitant à des «données»). Dans ces conditions, comment le champ
théologique peut-il ne pas demeurer imperméable au spirituel et au
mystique? La modernité en fait les frais, avec son hyper-spécialisation
qui oppose les domaines d’activités et accentue la différenciation des
rationalités sans harmonisation possible: comme si elles se suffisaient
en elle-mêmes, comme si personne n’en était source et maître. Notre
pouvoir de connaître, et toute notre existence, auraient-ils, pour condi­
tion fondamentale, une rupture indépassable?

3. Perspective herméneutique (paradigme du langage)

Pour dépasser le clivage des savoirs produits par un sujet dit transcen­
dantal et posant une vérité purement objective («enregistrable»), je me
tourne vers la problématique de construction du sens. J’y vois la pos­
sibilité d’un examen plus pratique du statut conjoint de l’objet et du
sujet de la connaissance.
396 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

Questions et hypothèse

Attendu que le discours de Zundel instaure et soutient un «fonder pra­


tiquement in-fondable», il me faudrait déterminer en quoi sa mystique
y joue un rôle. Comment fonctionne-t-elle? Ou plutôt comment fait-elle
fonctionner ce discours qui s’avère être anti-fondationaliste? Dans cette
optique, la mystique mettrait en évidence la tâche interprétative du
sujet, en présentant un acte de langage par lequel se constitue le sens
d’un objet pour le sujet qui l’aborde. Le mystique fera la démonstration
de notre pouvoir fondamental de connaître par le «positionnement»
d’un sujet par rapport à son objet et ce, en fonction du langage auquel
le sujet recourt et qui atteste de son expérience. Le point de mire de­
vient en quelque sorte une esthétique du discours, que manifeste un
sujet de discours: un sujet toujours déjà en situation d’altérité41.

Vérification

1. — Les propos de Zundel offrent une interprétation originale de la


doctrine chrétienne, qui tient à l’expérience de la liberté42. Il n’en parle
pourtant qu’en terme d’équation ou de réciprocité. Ainsi, pour décrire
la vie spirituelle la plus fondamentale, Zundel lie magistralement objec­
tivité et subjectivité. La véritable science, où «l’objectivité de la pensée
coïncide avec sa liberté», remplit cette condition43. Le bien n’est pas
quelque chose à faire mais Quelqu’un à aimer; il s’agit de devenir le
bien44. De cette manière, on passe du donné au don, on devient origine
dans le dialogue d’amour, lumière dans la Lumière, conformément à un
troisième Terme qui en est la garantie de par la libération qu’il produit
en nous45. Le ressort de cette coïncidence est en fait une identification

41. Je distingue ici spiritualité et mystique en concevant cette aptitude fondamen­


tale à connaître, qu’est le régime spirituel, comme impliquant une situation d’altérité, qui
est une condition mystique, objective et qui exige une attestation pratique de par ses
propres actes (de langage). Je cherche un pont entre l’esthétique kantienne, renvoyant à
la faculté du juger, à cette faculté réfléchissante de notre pouvoir de connaître, et le cadre
pragmatique des théories des actes du langage.
42. Sur l’interprétation de différents dogmes, cf. 2.2.1; quant à l’importance de
l’expérience de libération, je prends ici pour acquis son article si révélateur: «Quête de
l’homme, expérience de Dieu», dans Choisir, 87 (janvier 1967), 21-23. La thèse
doctorale de Ramôn Martinez de Pisdn en a essentiellement repris amplement l’idée.
43. HPH 41.42.
44. HPH 77ss; MM 53; PSL 99ss.
45. On retrouve couramment ce genre de diptyques chez Zundel. Il y a encore:
AU CŒUR DE L’ÉCRITURE THÉOLOC.IQUE 397

sans pareille, où, ultimement, «je est un autre46». Bref, la mystique de


Zundel dégage, il est vrai, une certaine liberté d’interprétation. A mieux
suivre son discours, cependant, la mystique s’y présente plutôt comme
une exigence d’identité, comme une double conformité du sujet et de
l’objet47. Cette «dis-position», où des termes sont capables d’«adapta-
tion» telle qu’ils puissent coïncider en devenant autre, apparaît en elle-
même mystique.
L’auteur a conscience du défi que représente l’expression adé­
quate de cette «con-figuration» mystique. Notre langage quotidien, tout
autant que scientifique, demeure irrémédiablement anthropomorphique,
liant nos connaissances à des images qu’il nous faut sans cesse criti­
quer48. Mais si nos mots restent défaillants, s’ils ont, de toute évidence,
à être dépassés, ils ne sont pas pour autant sans valeur. Au contraire!
Déjà au niveau de la connaissance sensible, «il est au fond absurde de
parler [..] par simple commodité de langage, de grossière approxima­
tion, puisque ses limites sont les conditions de sa validité49». Raison de
plus alors de tirer du discours sur Dieu et l’être humain l’acompte qu’il
est avant tout en mesure de fournir: non pas d’abord nommer Dieu mais
se référer «à une expérience assez universelle pour [que chacun] puisse
s’y retrouver50». L’apophase sert uniquement l’ineffabilité de la per­
sonne, humaine ou divine. Pour le mystique qu’est Zundel, le langage
semble donc moins assurer une liberté d’expression que renvoyer à une
condition minimale: la possibilité d’une rencontre, l’existence d’un
«mi-lieu», la recherche d’un moment de validation pour soi et auprès
d’autrui.

je-individu/je-personne; moi-résultat/moi-origine... Sur le 3e Terme, DV 83ss et sur ses


caractéristiques: 93ss.; HJ 39-40.
46. C’est le titre d’un ouvrage de Zundel. Cf. LF 150. L’expression, de Rimbaud,
acquiert un sens que celui-ci ne lui donnait probablement pas. L’abbé Zundel a parfois
de ces ré-interprétations!
47. Et ce, quel que soit le niveau de connaissance que l’on considère: connais­
sance sensible, rationnelle, interpersonnelle. L’expérience de la liberté joue ainsi sur ce
registre d’identification. Sur l’examen de ces niveaux de connaissance, voir surtout DV
et OV.
48. HPH 138; 29ss; LF 74ss.
49. OV 42.
50. «Quête de l’homme, expérience de Dieu»..., 22. Les formules de Zundel sont
on ne peut plus claires: «il n’est [..] pas nécessaire, pour être décisive, que la rencontre
avec le Troisième Terme, identifié avec une présence libératrice, soit explicitement
reconnue!...]. Il suffit qu’elle soit vécue pour susciter en nous la nouvelle polarité qui
nous fait passer [...] du donné au don» (DV 86). Sur ne pas nommer Dieu: DV 87.134;
IT1 155-56; HEl 3AA51 et sur l’apophase: RDI 21-22; RC 17-18; PV46; HEI 51: £7 40.
398 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

Cette vue contrastante, Zundel l’accentue par un vocable et des


affirmations qui frôlent pourtant la rechute dans l’ontologie classique.
En effet, le régime des signes, des allusions et de l’analogie parcourt
toute son œuvre. Car si le plus sensible peut et doit devenir le plus
spirituel, c’est que le «plus parfait dans l’ordre créé, inclut en sa valeur
propre, une valeur de signe51». Mais, en même temps, il se dégage une
critique assez impitoyable d’un symbolisme étroitement essentialiste et
allégorique52, qui détourne l’individu vers un lyrisme et un sentimenta­
lisme53, en conduisant à une fausse ferveur mystique54. Zundel prône un
certain régime symbolique, un «symbolisme plus profond que ce paral­
lélisme [allégorique] qui dédouble l’attention, en la promenant à la
surface du mystère avant de la plonger dans ses abîmes: c’est le sym­
bolisme inhérent à la réalité même, [...qui est] le symbolisme de l’être
en l’affleurement de la Source55». Difficile donc, pour moi, de saisir la
cohérence de pareils propos, alors que j’envisage justement la mystique
d’un point de vue esthétique, ce qui devrait mettre au premier plan le
pouvoir de juger d’un sujet en pleine réflexion.

2. — Si j’examine à présent la manière dont Zundel travaille (ou réflé­


chit), je suis contraint de réviser mon opinion quant à son style. A
l’encontre de ce qu’on présume à son sujet, le format de l’œuvre ne
correspond strictement pas à un écrit mystique56. Certes, il suit l’«écho
de l’enseignement mystique», recherchant plus le «Centre», dont dé­
pend tout problème, que le chemin qui devrait en permettre de nouveau
la résolution. «Il n’y a pas de chemin: le discours à lui seul ne peut
conduire au centre57.» Mais on n’a guère affaire au langage d’une âme
qui, enflammée par les effusions de la grâce, se raconte. Le discours
demeure rationnel et argumentatif. Les passages plus poétiques et les

51. PSL 367; cf. 103; El 12ss; JEA 170-71; /T/ 16.56-57. Sur l’analogie: NOS 8;
HPH 15.18.23 140; LF 95 HJ 44; DV 17; ITI182. Sur le symbole m 70.74.93.154; 167.
Allusions est même le titre d’un ouvrage.
52. PV 41; PSL 187.
53. PSL 16; El 30; ALL 80; HPH 96.228-29.; LF 61.
54. HPH 47.49.62.69.110.220; RDI 72; HEI 37.40.43.
55. PSL 187.
56. Voir surtout l’introduction et le chapitre premier de la thèse doctorale de F.
Darbois. Il cherche à identifier «l’expérience spirituelle intérieure» de Zundel... Les
autres études majeures sur Zundel opèrent à partir de la même conviction.
57. OV 85. Sur la notion de centre; LF 22.33.42.155.182-83; HPH 15; HEI 102;
CV 25.
AU CŒUR DE L'ÉCRITURE THÉOLOGIQUE 399

récits d’expérience me semblent en soutenir la teneur, au lieu de la


confondre pour produire la chronique d’un cheminement intérieur. Oui!
Zundel parle très peu de lui-même. C’est plutôt une approche particu­
lière qu’il propose lorsqu’il se présente, discrètement, comme autre que
mystique (au sens habituel du terme):
Je ne pense pas qu’il faille posséder des dispositions mystiques
ou une faculté extraordinaire de repliement sur soi, pour admettre
l’identité d’une Rencontre qui s’atteste toujours en nous par les
mêmes effets. Les exemples évoqués au cours de cet ouvrage
montrent que je dois très peu à l’introspection et que je suis aussi
éloigné que possible, en dépit de toute mon admiration pour lui,
du «Dieu et mon âme» qui constituait pour Newman la première
évidence. C’est le contact avec le réel, par toutes les voies où il
peut m’atteindre, qui me confronte toujours, dès que je tente d’en
saisir les racines, avec la Présence unique, à laquelle je ne puis
échapper sans retomber au niveau de l’univers biologique où périt
ma liberté. La dialectique dont se nourrit ma pensée est précisé­
ment une dialectique de la liberté. Je n’en connais pas d’autre58.
Que faut-il entendre par cette dernière remarque? Sûrement pas
«une dialectique qui prétendrait [...] enchaîner l’esprit». Il dit viser une
«dialectique morale dont le théocentrisme est la clé» et qui constitue un
traitement méthodique de 1’«avarice existentielle» qui est nôtre59. Les
nombreux diptyques zundéliens paraissent alors remplir cet objectif de
révéler l’ambivalence qui se joue dans nos conditionnements — biolo­
giques, affectifs, psychologiques, sociaux et bien entendu, linguisti­
ques. Un sens possible cherche à s’y livrer, qu’on doit pouvoir effec­
tivement réaliser en soi6061
. Sans équivoque, sans antinomie, l’homme-
chose ne serait pas un problème pour lui-même: il n’aurait aucune
chance d’être plus qu’une chose6'. La procédure d’interprétation à la­

58. ITI 148-49.


59. HPH 53.91 puis MM 73. Et Zundel refuse une «théologie spéculative [qui],
par la perfection même de sa dialectique, [... plie entre autres] les textes évangéliques aux
exigences tranchantes de raison de convenance a priori (RC #404).
60. Voir homme-robot vs homme-sujet: CVH, sex appeal vs mariage: HPH
chap. 7; MM chap. 8; HJ chap. 12; vérité-objet vs vérité-personne: postface DV\ achat vs
cadeau: PV 26.
61. Ce sont là des termes fréquents chez Zundel: MM 15.73; OV chap. 10; HPH
229: JEA 14; ITI 23.91.96.187; HJ 33.75; DV 98. Ne s’agit-il pas de l’envers du «régime
symbolique» qui me fait problème? Je le pense.
400 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

quelle mène la mystique chez Zundel consisterait donc à mettre au clair


la contradiction dialectique du vivant, d’une manière concrète, qui n’est
pas scolaire mais surtout pas arbitraire62.
J’aboutis finalement à une vision insatisfaisante, pour ne pas dire
boiteuse, de la mystique chez Zundel. Il n’est pas juste d’y voir sim­
plement une forme d’interprétation évocatrice et auto-implicative dont
le ressort est une rationalité esthétique (jugement réfléchissant). Les
affirmations et la procédure de Zundel résistent à une mystique consi­
dérée comme simple effectuation du sens, d’un sens lié à (valable en
fonction de) l’expérience qui en fut l’occasion. Il y a plus: au lieu de
montrer surtout le jeu de construction d’un sens spirituel et les effets
ainsi produits dans le sujet en cause, le discours mystique de Zundel
semble mettre lefocus sur d’autres exigences: pratiques et non d’abord
pragmatiques.

Bilan auto-critique

1. — Encore une fois, mon hypothèse de travail est en bonne partie


infirmée. En quoi consiste donc l’herméneutique pour ce mystique
qu’est Zundel? Où réside, en fait, ma propre difficulté à saisir le rôle
de la mystique dans son œuvre? Je m’en suis aperçu lorsque j’ai pris
conscience de ma conception étriquée du langage. En découlait une
méprise quant aux conditions de réalisation du discours, analysé en
fonction d’une certaine théorie de la vérité.

2. — Concentré sur le travail de construction du sens, je cherche, sans


trop le reconnaître, comment s’effectue la «re-constitution» d’un sens
livré dans l’expérience faite par Zundel. Je parle de construction du
sens en en faisant le fer de lance du spirituel et/ou du mystique qu’il
est, mais j’estime pourtant ses dires comme d’emblée limitatifs. J’en­
tretiens une dichotomie entre pensée et langage, suivant une connota­
tion négative fort platonicienne et qui obéit à une théorie du sens posant
un signifiant par rapport à un signifié. Comme je suis encore loin d’une
théorie de la signification, qui fonctionne strictement à l’intérieur du
langage et ne fait pas du sujet une sorte de traducteur! Je frôle, je
reviens finalement à une stricte perspective fondationaliste, reprenant la

62. Abstraction: LF 114; HPH 25. Dialectique même de l’être et non aucunement
dialectique intellectuelle: JEA 14; RDI 6.
AU CŒUR DE L’ÉCRITURE THÉOLOGIQUE 401

confusion traditionnelle en regard du problème de conscience esthéti­


que: où il s’agit de retrouver, à travers une «expérience intérieure»
particulière, l’art étonnant de signifier quelque chose qui est là, quelque
«objet (transcendantal) sensé» en train de se manifester.
Quoi? Je reste rivé à un concept de vérité-correspondance et m’en
satisfait? Il me faut en convenir. La démarche d’interprétation que j’ai
en vue implique une manière étroite d’en évaluer la valeur. J’en fais la
communication d’une expérience spirituelle constituée au lieu de la
considérer comme constituante, justement. Les avenues sont, du coup,
toutes tracées. Soit que j’applique un critère de véracité, par lequel la
valeur du message tient à sa plausibilité et/ou à la crédibilité du sujet
qui l’atteste; je n’ai rien de tellement critique ici. Soit encore que, plus
rigoureusement, je fixe mon attention sur l’acte de langage lui-même
pour en considérer la performativité; mais je m’enferme alors dans une
stratégie mécanique du discours, qui m’oblige à traiter encore à part la
dimension cognitive de l’acte langagier. Soit, enfin, que je tente de
vérifier la correspondance entre des énoncés et des faits fondés (trans­
cendantaux); dans ce cas, je prends encore les expériences et les per­
ceptions brutes, en plus des schèmes cognitifs et des concepts, comme
des «donnés» et comme un point de démarcation entre le vrai et le faux:
je reviens à une perspective fondationaliste. Théorie de la vérité trans­
cendante et théorie transcendantale de la vérité (d’allure classique fina­
lement), toutes deux m’empêchent donc d’aborder mon auteur autre­
ment que je ne le fais dans ma recherche.
Je le comprends petit à petit: ma compréhension de l’herméneu­
tique n’intègre pas suffisamment ni pratiquement la médiation du lan­
gage. Une véritable médiation du langage ne peut se contenter de
réduire le langage à un instrument de communication, en vue d’un
message qui doit être juste et vrai. Ce n’est qu’abstraction chiméri­
que. Une condition langagière signifiera précisément que c’est dans et
par le langage que s’effectue une visée signifiante, c’est-à-dire du
sens. Et à moins de ne pouvoir ou de ne vouloir dépasser les concepts
de vérité rencontrés jusqu’à présent, il me faut envisager la possibilité
pour le vrai de «sup-porter» plusieurs significations à la fois. Ce qui
ramène le discours à ses conditions pratiques (éthiques et esthétiques)
de réalisation et en situe l’enjeu en fonction d’un critère de vérité-
pertinence. Le discours constitue alors un acte de langage en situation
d’intersubjectivité, en lequel un des sujets élabore ses significations,
devant être soumis à la discussion de manière à en valider les préten­
402 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

tions à dire vrai63. En cela même est activé le sens ou l’orientation «du
mot être».

3. — Conscient des présupposés de ma lecture et capable d’en aperce­


voir une autre issue, je vois mieux comment Zundel dépasse un dis­
cours esthétique tout comme une esthétique du discours. Quand il parle
de l’inévitable anthropomorphisme du langage, il a moins en vue ses
limites à exprimer l’indicible et l’impensable que la possibilité/chance
qu’il représente pour l’être humain de dire quelque chose de sensé et
donc de valable pour lui. Le trait marquant de son discours n’est donc
pas un style mystique, emprunt de poésie, pour faire le récit de sa vie
intérieure, et répondant à une stratégie pédagogique ou un aménage­
ment pastoral conforme à sa situation de prédicateur. C’est dans la
ligne d’une éthique de la discussion que la mystique opère ici, misant
sur les exigences dialogales reconnues déjà au fondement — insaisissa­
ble, in-fondable — de l’être. L’enjeu demeure celui du sort d’une parole,
[du] mot que vous lancez [et qui] peut se répercuter sans fin dans
un esprit diaphane, pour s’anéantir sans écho dans une âme scel­
lée en son propre tumulte. Chacun l’entend selon ce qu’il est et
l’interprète en fonction de son expérience où est engagé tout le
mystère de sa personne. Quelle réalité celle-ci pourra-t-elle accor­
der à vos paroles sinon celle qui ne blesse point sa propre réalité?
Elle a pour se dérober des moyens innombrables, depuis le refus
d’écouter jusqu’à l’acquiescement respectueux64.
C’est donc la pratique de dialogue conditionnée par la mystique qui,
d’après Zundel, appelle à «une définition liminaire des termes sur les­
quels une discussion s’établit», qui consiste en des «questions ouvertes,
[...] sans assertions tranchantes qui mettent l’auditeur au pied du
mur65». C’est dans ce cadre qu’on doit entendre, à mon avis, les nom­

63. Je suis ici influencé par Habermas, que je ne connais que trop sommairement
encore. La théorie de l’argumentation, qui est à la base de sa philosophie, a ceci d’in­
téressant qu’elle fait voir comment certains discours (tout comme les théories transcen­
dantales de la vérité) «confondent les conditions de l’objectivité d’une expérience
possible avec les conditions de la justification par la discussion des prétentions à la vérité
n’ayant qu’un fondement dans l’expérience». Cité par Anne Fortin-Melkevik, «De
l’expérience religieuse à la narrativité», dans Laval théologique et philosophique, 50, 2
(juin 1994), 324.
64. NOS 71-72; cf. 73ss; OV 41.
65. HPH 37 et MM 44.
AU CŒUR DE L’ÉCRITURE THÉOLOGIQUE 403

breux avertissements de l’auteur concernant la futilité des discours qui


n’ont pour but que d’enseigner et de convaincre66.
Mais il me semble que notre auteur spirituel met en exergue un
aspect déterminant de cette éthique de la discussion: le rapport fonda­
mental du sujet vis-à-vis de son acte de discours. Zundel dit
mettre en œuvre cette sorte de métaphysique expérimentale, sou­
cieuse de replonger sans cesse les concepts dans le sein maternel
d’une expérience toujours plus vaste [...], pour qu’à chaque degré
le réalisme de la connaissance soit pleinement assuré, dans une
équation totale de l’objet et du sujet qui fonde une adhésion sans
réserve aux clartés acquises67.
Notre rapport à une expérience fondatrice se constitue alors selon une
médiation du langage qui est radicale, l’objectivité de la première n’éli­
minant en rien les exigences de constitution de sens dans et par le
langage... instaurateur de dialogue. L’enjeu du discours apparaît
d’autant plus clairement: dégager et présenter son fondement même, à
savoir ce je-entrant-en-relation, qui demeurera toujours insaisissable,
comme le «tu» qui advient en même temps que lui. La «monstration»
de l’instance d’énonciation est le cœur du discours zundélien, où la
mystique est à l’œuvre. Dans et par ce discours se produit (se constitue)
un sujet «sensé», en dialogue vrai et effectif parce qu’il en est la cau­
tion même. Car l’être absolu n’a pas de sens. L’être qui ne peut devenir
relationnel est un non-sens, ce qui renvoie à une exigence d’une puri­
fication du langage, bien sûr, mais de soi-même fondamentalement,
sans quoi le ce qui se dit risque de ne coïncider («coller»!) qu’avec les
choses plates qui «ex-istent» et non avec l’être-relation qui se fait68. Un
tel parler ascétique, une pareille ascèse de soi-même s’impose comme
«dialectique concrète» faisant en sorte que «notre langage se dilate
avec le progrès de l’esprit69». Ainsi la mystique éclaire-t-elle cette
quête et perte des fondements de la connaissance, en laquelle se joue
une conscience de soi par où, «symétriquement [...] on ne voit pas la

66. PV 37; RC 347-48.382; OV 85; ITI 7-8.28.36.146; HE! 16.31.60; PV 17;


PSL 9.
67. HPH 19; cf. 16.
68. MM 7; JEA 7-8.17.145; LF 78.84.94.154; PV 70.83; HEI 39.37.67.117.156-
58; CVH 14-15; El 37-38; LF 78.
69. RDI 6-7. A propos de «concret», Hegel rappelait, si je ne m’abuse, que le
terme «con-crescere» peut signifier: croître avec, en même temps que...
404 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

source, on ne se voit pas soi-même7071 ». Zundel en présente la mise en


œuvre discursive (non pas d’abord ni surtout esthétique). Son «inter­
prétation» est éminemment mystique parce qu’elle est effectuation de
sens depuis notre condition langagière qui nous fait advenir comme
sujet de discours; on pourrait peut-être la dire éminemment «parlante»,
si on ne teinte pas le terme d’une connotation subjectiviste empruntée
aux paradigmes de l’être et du sujet (sujet esthétique, entre autres).

4. — On doit comprendre l’impact énorme de ces perspectives hermé­


neutiques pour une tradition théologique qui a vu — sinon institué —
un hiatus entre elle, d’une part, et la spiritualité et la mystique, d’autre
part. Ce ne pouvait qu’être fatal, en condamnant celles-ci au donjon des
manifestations divines dans le secret du cœur humain. Mais encore, une
théologie qui n’est pas foncièrement «travaillée» par une spiritualité
mystique y perd dangereusement quant à sa réflexivité1'. Elle relativise
ou même ignore à ce point ses propres conditions de réalisation qu’elle
retombe inévitablement dans des schèmes fondamentalistes (fondatio-
nalistes) et ontologiques, dont les conséquences apparaissent plus clai­
rement maintenant: ils rendent impossible une tâche spécifiquement et
totalement humaine de recherche de vérité parce qu’ils ne peuvent
fonctionner qu’à partir d’un postulat transcendant ou transcendantal. Si
le «vrai» ne se résout pas au «donné» et à l’empirique, si le vrai n’ap­
partient qu’à l’esprit, l’esprit, dans notre cas, est une vocation condi­
tionnée par l’Esprit, que l’on désigne du nom de Dieu. À quelles con­
ditions pouvons-nous prétendre être signifiant en visant le vrai sinon en
faisant la vérité sur notre pratique et notre objectif théologiques? Or, on
ne peut le faire qu’en la réfléchissant au mieux, ce que produit une
spiritualité mystique bien intégrée. «La théologie» devenant alors une
belle abstraction, le théologien et la théologienne auraient pour but non

70. LF 24. En mettant en lumière l’instance d’énonciation, Zundel me semble du


coup apporter un complément, voire un correctif important, à la vision décidément
«praxisante» d’Habermas.
71. Ces derniers pas dans ma recherche me permettent de distinguer davantage
spiritualité et mystique. Avec le régime spirituel peut se dessiner une visée objective, une
intentionnalité de l’autre, qui est le propre du (travail) mystique. Je conçois alors que le
spirituel peut errer ou même devenir fou en ne trouvant pas de quoi s’orienter. Outre une
aptitude spirituelle fondamentale à «être/devenir sensé», il y a en cause une orientation
mystique fondamentale: un «faire/prendre sens» qui met justement en relief des pôles
dans/par une polarisation, des termes dans/par une relation. L’être absolu n’a pas de sens.
L’être qui ne peut devenir relationnel est un non-sens (RD 47, ITI 77.106; DV 104).
AU CŒUR DE L'ÉCRITURE THÉOLOGIQUE 405

plus d’avoir raison mais de donner raison, c’est-à-dire de rendre


compte de son positionnement comme croyant qui cherche patiemment
à se reconnaître comme la caution de la Vérité qui «transparaît plus
qu’elle n’apparaît72».

*
* *

L’œuvre de Maurice Zundel se présente comme un discours produit et


validé par la spiritualité. Plus précisément, elle «re-présente» la mise en
discours d’une prise de position de la part d’un chrétien répondant aux
obligations mystiques de son existence. En fait, elle rétablit aux côtés
des conditions de possibilité de notre recherche de vérité des conditions
de réalisation. Autrement dit, elle oblige à s’interroger quant au statut
de nos dires et de notre faire, en remettant en question ces principes
premiers d’ordre métaphysique, ainsi que ces règles théoriques (procé­
dures) à caractère transcendantal. C’est que des exigences dialogales y
opèrent du fait qu’elle prend au sérieux la médiation incontournable du
langage. Si donc on veut considérer le discours zundélien comme un
modèle théologique, il me semble que ce doit être principalement en
raison de sa pertinence. Telle est l’œuvre de la spiritualité mystique
d’ailleurs... quand on cesse enfin de tout opposer/isoler radicalement-,
science et vie, raison et esprit, homme et Dieu. Le fides quærens
intellectum d’Anselme n’était-il pas supporté par l’exigence des
Confessiones d’Augustin?
Au lieu de présenter les résultats bruts de mon analyse, j’ai cru
plus pertinent de refaire le parcours de ma lecture des écrits zundéliens.
En montrant comment mes différentes tentatives de lectures ont
achoppé, j’illustre mieux, je crois, la mise à jour de mes propres pré­
supposés, épistémologiques et méthodologiques, par la confrontation
continue au texte. Consentir vraiment à lire sans me contenter de mes
seules questions — si valables soient-elles et si importante cette cons­
cience soit-elle —, dépasser les «pré-textes»: quoi de plus exigeant et
difficile! Car la construction de mon objet d’étude passe aussi par sa
déconstruction, l’une et l’autre tâches demeurant inachevées. Cette
condition irrémédiable reflète pourtant plus qu’une responsabilité à

72. PV 69. On voit comme on est loin d’une position doctrinale à défendre!
406 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE

l’endroit du «vrai» que je recherche: elle renvoie, au fond, à mon être,


qui se constitue dans et par mon acte de lecture (ou d’écriture). Quoi
de plus inachevé alors qu’une mise en discours et qu’une prise de
parole où sujet et objet ne sont rien sans l’autre et n’acquièrent jamais
la maîtrise complète de l’autre. Quelle exigence mystique que cette
condition, herméneutique et langagière, qui est la nôtre!
Négliger de se situer concrètement par rapport à son propre dis­
cours, quel qu’il soit, c’est, dans le contexte pluraliste actuel, tenir un
discours pratiquement irrecevable en raison d’une prétention à dire la
vérité sans plus, sans avoir à la faire et à y contribuer de tout son
«être». L’acte théologique, discours de la foi, n’a peut-être, comme
fonction, que d’éliminer la double illusion d’un sujet et d’un univers
d’emblée constitués. Que ce soit là un mythe ou une psychose, seule
une mystique pratiquement bien intégrée semble être en mesure d’y
apporter une véritable solution.
Table des matières

Présentation
Camil Ménard 7

SPIRITUALITÉS ET THÉOLOGIE

Spiritualité et conscience planétaire


Achiel Peelman 11
La mission spirituelle de la théologie: une impasse?
Jean-Claude Breton 55
Les voies spirituelles balisées par les nouvelles religions:
invitation et défi pour une synthèse chrétienne
Bertrand Ouellet 61

II

SOIFS ET EXPRESSIONS
DE SPIRITUALITÉ AUJOURD’HUI

Actualisation d’un héritage spirituel.


L’exemple d’une démarche axée sur la Sagesse biblique
Pierrette T. Daviau 85
Les entrepreneurs chrétiens au Québec.
Quand les valeurs religieuses et la spiritualité sont
intégrées dans la gestion quotidienne des entreprises
Michel Dion 109
La spiritualité de la création d’après Matthew Fox
Jacques Gauthier 137
L’esprit de l’espace galactique.
Éthique, religion et spiritualité dans certaines productions
télévisuelles de SF américaine
Alain Létoumeau 171

III
SPIRITUALITÉ ET IDENTITÉ
PERSONNELLE ET COLLECTIVE

Spiritualité et identité du chrétien


dans la modernité éclatée
Anne Fortin-Melkevik 195
La crise spirituelle et la dissolution
de l’espace politique
Robert Mager 213

De la transgression ou l’articulation
entre des paliers éthique et mystique de l’autonomie
Jean-François Malherbe 235

IV

DÉFIS THÉOLOGIQUES ET PASTORAUX


DU RETOUR DU RELIGIEUX

Les enjeux du dialogue intrareligieux.


Des repères pour une nouvelle spiritualité chrétienne
à l’heure du pluralisme religieux
Fabrice Blée 253
Pour la guérison du monde. Une spiritualité
écoféministe selon Rosemary Radford Ruether
Louise Melançon Tl 1
Du passage de la religion subie à la religion choisie:
des acteurs peu rationnels
Claude Michaud 295
De la direction des âmes en l’absence des guides.
Tourments et paradoxes du discours mystique
Christian Saint-Germain 315
V
APPROCHES CRITIQUES DE LA SPIRITUALITÉ

«Pas un iota». Point de vue de la quête spirituelle


des groupes pentecôtistes
Guy Bonneau 337
Regards pluriels sur Marie de l’incarnation:
questions méthodologiques et pertinence pour aujourd’hui
Raymond Brodeur 353
Théologie et spiritualité. Quelques remarques
concernant la réunion de ce couple
chez Anselme de Cantorbéry,
William Thompson et Edward Schillebeeckx
Marc Dumas 367
La spiritualité au cœur de l’écriture théologique:
un nouveau rapport qui permet
de redéfinir l’acte théologique
Étienne Pouliot 381
Collection HERITAGE ET PROJET

1. Jacques Grand’Maison 7. En collaboration


LA SECONDE L’INCROYANCE AU QUÉBEC
ÉVANGÉLISATION Approches phénoménologiques,
Tome 1 : Les témoins théologiques et pastorales

2. Jacques Grand’Maison 8. François Faucher


LA SECONDE ACCULTURER L’ÉVANGILE:
ÉVANGÉLISATION MISSION PROPHÉTIQUE
T. 2, vol. 1: Outils majeurs DE L’ÉGLISE
(épuisé)
vol. 2: Outils d’appoints 9. En collaboration
(épuisé) JÉSUS?
De l’histoire à la foi
3. André Charron
LES CATHOLIQUES 10. En collaboration
FACE À L’ATHÉISME LE PLURALISME
CONTEMPORAIN Pluralism: Its Meaning Today
Étude historique et perspectives
théologiques sur l’attitude 11. Jean-Claude Petit
des catholiques en France LA PHILOSOPHIE
de 1945 à 1965 DE LA RELIGION
DE PAUL TILLICH
4. Rémi Parent Genèse et évolution: la période
CONDITION CHRÉTIENNE allemande (1919-1933)
ET SERVICE DE L’HOMME
Essai d’anthropologie chrétienne 12. En collaboration
(épuisé) LE RENOUVEAU
COMMUNAUTAIRE
5. Vincent Harvey CHRÉTIEN AU QUÉBEC
L’HOMME D’ESPÉRANCE Expériences récentes
Recueil d’articles (1960-1972)
13. Louis Racine
6. Société canadienne de théologie et Lucien Ferland
LE DIVORCE PASTORALE SCOLAIRE
L’Église catholique ne devrait-elle AU QUÉBEC
pas modifier son attitude séculaire Niveau secondaire
à l’égard de l’indissolubilité
du mariage?
14. Viateur Boulanger, 23. Michel Despland
Guy Bourgeault, Guy Durand LA RELIGION EN OCCIDENT
et Léonce Hamelin Évolution des idées et du vécu
MARIAGE: RÊVE, RÉALITÉ
Essai théologique 24. Rémi Parent
COMMUNION ET PLURALITÉ
15. Richard Bergeron DANS L’ÉGLISE
OBÉISSANCE DE JÉSUS Pour une pratique
ET VÉRITÉ DE L’HOMME de l'unité ecclésiale
Une interpellation
25.Paul-Eugène Charbonneau
16. Louis Rousseau L’HOMME
LA PRÉDICATION À LA DÉCOUVERTE DE DIEU
À MONTRÉAL DE 1800 À 1830
Approche religiologique 26. Sous la direction de
Élisabeth J. Lacelle
17. En collaboration et Thomas R. Potvin
L’HOMME EN MOUVEMENT L’EXPÉRIENCE COMME
Le sport, le jeu, la fête LIEU THÉOLOGIQUE
Discussions actuelles
18. Éric Volant
LE JEU DES AFFRANCHIS 27. Thomas R. Potvin
Confrontation Marcuse-Moltmann et Jean Richard
QUESTIONS ACTUELLES
19. Guy Durand SUR LA FOI
SEXUALITÉ ET FOI
Synthèse de théologie morale 28. Bernhard Welte
QU’EST-CE QUE CROIRE?
20. Bernard J.F. Lonergan
POUR UNE MÉTHODE 29. Sous la direction de
EN THÉOLOGIE Guy Couturier, André Charron
et Guy Durand
21. En collaboration ESSAIS SUR LA MORT
APRÈS JÉSUS Travaux d’un séminaire sur la mort
Autorité et liberté
dans le peuple de Dieu 30. Sous la direction de
Arthur Mettayer
22. Pierre Charritton et Jean-Marc Dufort
LE DROIT DES PEUPLES LA PEUR
À LEUR IDENTITÉ Actes du congrès de la Société
L’évolution d’une question canadienne de théologie
dans l’histoire du christianisme
31. André Naud 38. Fernand Dumont
LA RECHERCHE DES L’INSTITUTION
VALEURS CHRÉTIENNES DE LA THÉOLOGIE
Jalons pour une éducation Essai sur la situation du théologien

32. Yvonne Bergeron 39. André Naud


FUIR LA SOCIÉTÉ LE MAGISTÈRE INCERTAIN
OU LA TRANSFORMER?
Deux groupes de chrétiens 40. Sous la direction de
parlent de l’Esprit Jean-C. Petit et Jean-C. Breton
LE CHRISTIANISME D’ICI
33. Sous la direction de A-T-IL UN AVENIR?
Arthur Mettayer et Jacques Doyon Actes du congrès de la Société
CULPABILITÉ ET PÉCHÉ canadienne de théologie
Actes du congrès de la Société
canadienne de théologie 41. Sous la direction de
Jean-C. Petit et Jean-C. Breton
34. Jean-Guy Nadeau ENSEIGNER LA FOI
LA PROSTITUTION, OU FORMER DES CROYANTS?
UNE AFFAIRE DE SENS Actes du congrès de la Société
Étude de pratiques sociales canadienne de théologie
et pastorales
42. Michel Beaudin
35. Pierre Guillemette OBÉISSANCE ET SOLIDARITÉ
et Mireille Brisebois Essai sur la christologie
INTRODUCTION de Hans Urs von Balthasar
AUX MÉTHODES
HISTORICO-CRITIQUES 43. Sous la direction de
Guy Lapointe
36. Sous la direction de CRISE DE PROPHÉTISME.
Jean-C. Petit et Jean-C. Breton HIER ET AUJOURD’HUI
LE LAÏCAT: LES LIMITES Itinéraire d’un peuple dans l’œuvre
D’UN SYSTÈME de Jacques Grand’Maison
Actes du congrès de la Société
canadienne de théologie 44. Sous la direction de
Jean.-C. Petit et Jean.-C. Breton
37. Arthur Mettayer JÉSUS: CHRIST UNIVERSEL?
et Jean Drapeau INTERPRÉTATIONS ANCIENNES
DROIT ET MORALE. ET APPROPRIATIONS
VALEURS ÉDUCATIVES CONTEMPORAINES
ET CULTURELLES DE LA FIGURE DE JÉSUS
Actes du congrès de la Société Actes du congrès de la Société
canadienne de théologie canadienne de théologie
45. Odette Mainville 51. Paul-André Turcotte
L’ESPRIT DANS INTRANSIGEANCE
L’ŒUVRE DE LUC OU COMPROMIS
Sociologie et histoire
46. Sous la direction de
du catholicisme actuel
Jean.-C. Petit et Jean.-C. Breton
au Québec
QUESTIONS DE LIBERTÉ?
Actes du congrès de la Société
canadienne de théologie 52. Aldina da Silva
LA SYMBOLIQUE DES RÊVES
47. Jacynthe Tremblay
FINITUDE ET DEVENIR ET DES VÊTEMENTS DANS
L’HISTOIRE DE JOSEPH
Fondements philosophiques
ET DE SES FRÈRES
du concept de révélation
chez Karl Rahner
48. Sous la direction de 53. Sous la direction de
Jean-Claude Petit Odette Mainville, Jean Duhaime
et Jean-Claude Breton et Pierre Létourneau
SEUL OU AVEC LES AUTRES? LOI ET AUTONOMIE
Le salut chrétien à l’épreuve
de la solidarité
54. Sous la direction
Actes du congrès de la Société
de Camil Ménard
canadienne de théologie
et Florent Villeneuve
49. Jean-Jacques Lavoie DIRE DIEU AUJOURD’HUI
LA PENSÉE DU QOHÉLET Actes du congrès de la Société
Étude exégétique et intertextuelle canadienne de théologie

50. Sous la direction


55. Sous la direction
de Camil Ménard
et Florent Villeneuve de Camil Ménard
PLURALISME CULTUREL et Florent Villeneuve
ET FOI CHRÉTIENNE DRAMES HUMAINS
ET FOI CHRÉTIENNE
Actes du congrès de la Société
canadienne de théologie Actes du congrès de la Société
canadienne de théologie
Achevé d’imprimer en août 1996 chez

[/VEILLEUX
X
i j IMPRESSION À DEMANDE INC

à Boucherville. Québec
La spiritualité reprend de l’importance. Quel est son statut dans la
modernité éclatée de cette fin de siècle? L’appropriation subjective
de la spiritualité s’avère nécessaire à la quête d’autonomie. Par
ailleurs, la réduction à l’intériorité pourrait bien masquer une alié­
nation par rapport au monde: on ne peut ignorer la dimension
publique de la vie spirituelle.
Depuis la désintégration de l’édifice médiéval, spiritualité et théo­
logie systématique se sont tenues à distance. Il est urgent de re­
construire les ponts. Par son retour à l’expérience personnelle et
communautaire de la foi, la théologie saura-t-elle réellement ser­
vir la vie spirituelle? Quel regard critique la théologie peut-elle
porter sur les tentatives des contemporains pour reconquérir leur
spiritualité? La spiritualité chrétienne elle-même gagnera-t-elle à
se redéfinir dans une approche contextuelle et au contact œcumé­
nique d’héritages religieux pluriels?
Ce livre traite des défis culturels et théologiques d’un réveil spiri­
tuel qui se manifeste de multiples façons. On y trouvera des con­
tributions sur des sujets aussi divers que la nouvelle conscience
planétaire, la résurgence d’une spiritualité de la création, la spiri­
tualité écoféministe, celle des entrepreneurs chrétiens, la religion
véhiculée par les séries télévisuelles de science-fiction, la quête
spirituelle de groupes pentecôtistes, les dialogues interreligieux, le
rapport entre crise spirituelle et dissolution de l’espace politique,
l’absence de grands maîtres... Un livre qui étonnera par son
ouverture.
Spiritualité, lithographie d’André Bergeron.

chrétienne
56
En couverture :

ISBN 2-7621-1912-X

9 782762 119121

Vous aimerez peut-être aussi