Spiritualité: Contemporaine
Spiritualité: Contemporaine
Spiritualité: Contemporaine
Spiritualité
contemporaine
Défis culturels et théologiques
COMITÉ DE DIRECTION
André Charron,
Richard Bergeron et Guy Couturier
Héritage et projet — 56
FIDES
Données de catalogage avant publication (Canada)
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Après cette première partie qui promeut l’urgence d’un nouveau projet
théologique, une deuxième partie procède à la description des soifs et
expressions de spiritualité aujourd’hui.
Pierrette Daviau montre comment des communautés religieuses
vieillissantes cherchent à transmettre leur héritage spirituel en propo
sant des démarches renouvelées de croissance spirituelle. Ces démar
ches s’inspirent notamment des spiritualités jésuite, dominicaine, fran
ciscaine ou montfortaine. Elles tiennent compte des réalités culturelles
contemporaines pour acculturer leur spiritualité et pour l’actualiser. À
partir d’une mini-recherche-action effectuée auprès d’une trentaine de
laïques cheminant avec une congrégation dont la spiritualité s’inspire
de la Sagesse, elle constate l’émergence de diverses constituantes d’une
spiritualité pour notre temps. Cela l’amène à s’interroger sur la compo
sante biblique qui sous-tend cette spiritualité et sur les défis pastoraux
posés par le phénomène des petits groupes de spiritualité dans l’Église.
De tels groupes prennent naissance dans les milieux les plus divers,
comme celui des entrepreneurs chrétiens au Québec. Michel Dion s’in
téresse à ces nombreux groupes ou associations de gens d’affaires chré
tiens qui se développent en Amérique du Nord et en Europe depuis la
fin des années 1960. Pour bien saisir ce phénomène, il se donne au
départ une définition opérationnelle de l’entrepreneur chrétien. Il con
sidère celui-ci comme le dirigeant d’entreprise qui tente, de façon plus
ou moins publique, de mettre en pratique ses valeurs religieuses et sa
spiritualité dans sa vie professionnelle et/ou qui cherche à intégrer ses
valeurs religieuses ou sa spiritualité dans la gestion et la culture même
de son entreprise. Très peu d’études ont été faites sur ce sujet. Celle-
ci présente les résultats d’une recherche exploratoire destinée à identi
fier l’importance des valeurs religieuses et de la spiritualité dans la
gestion d’entreprises québécoises dirigées par des entrepreneurs chré
tiens. Une telle enquête invite à se demander s’il ne s’agit pas d’un
phénomène plus ou moins contre-culturel. Il faudrait à tout le moins
d’autres études pour être en mesure de donner une réponse satisfaisante
à cette question.
PRÉSENTATION
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SPIRITUALITÉS
ET THÉOLOGIE
Spiritualité et conscience planétaire
ACHIEL PEELMAN
Université Saint-Paul, Ottawa
1. Romano Guardini, «Das Erwachen der Kirche in der Seele», dans Hochland,
19 (1921-1922) n" 2 et dans Vom Sinn der Kirche (1922), chapitre I.
22 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE
I. l’évolution et la signification
ACTUELLE DU PHÉNOMÈNE SPIRITUALITÉ
Le xxe siècle tire à sa fin. Pour beaucoup d’entre nous, les quelques
années qui nous restent avant notre entrée dans le troisième millénaire
sont plus qu’une simple séquence chronologique. Nous les percevons
Le mouvement écologique
Le mouvement féministe
10. Voir Ursula King (dir.), Feminist Theology from the Third World: A Reader,
Maryknoll, SPCK - Orbis, 1994. «Spirituality for Life: Women Struggling Against Vio
lence», dans Voices from the Third World, 17 (1994), n” 1. Bi-annual publication of the
Association of Third World Theologians.
11. Voir, parmi les publications récentes, Carol J. Adams, Ecofeminism and the
Sacred, New York, Continuum, 1993; Irene Diamond et Gloria Orenstein (dir.),
Reweaving the World: The Emergence of Ecofeminism, San Francisco, Sierra Club
Books, 1990; Catharina J.M. Halkes, New Création: Christian Feminism and the
Renewal of the Earth, Londres, SPCK, 1991; Judith Plaskow et Carol P. Christ (dir.),
Weaving the Visions: New Patterns in Feminist Spirituality, San Francisco, Harper, 1989;
Sandra Schneiders, Beyond Patching: Faith and Feminism in the Catholic Church, New
York, Paulist Press, 1991. Pour une vue d’ensemble de l’évolution de la théologie ou
spiritualité féministe, voir Susan A. Ross et Mary Catherine Hilkerk, «Current
Theology. Feminist Theology: A Review of Literature», dans Theological Studies, 56
(1995), p. 327-352.
12. Joseph Campbell et Charles Muses (dir.), In AU Her Names: Explorations
of the Féminine in Divinity, New York, Harper, 1991; Elisabeth Johnson, She Who Is:
The Mystery of God in Feminist Theological Discourse, New York, Crossroad, 1992;
Elisabeth et Jürgen Moltmann, Dieu Femme et femme, Paris, Cerf, 1984; Barbara Mor
et Monica Sjôô, The Great Cosmic Mother: Rediscovering the Religion of the Earth,
New York, Harper and Row, 1987; Rosemary Radford Ruether, Gaia & God: An
Ecofeminist Theology of Earth Healing, San Francisco, Harper, 1992.
SPIRITUALITÉ ET CONSCIENCE PLANÉTAIRE 27
fond dans la guérison des blessures que nous continuons à nous infliger
dans nos sociétés et dans nos églises patriarcales13.
13. Judith Plant (dir.), Healing the Wounds: The Promise of Ecofeminism, Santa
Cruz (Calif.), New Society Publishers, 1989; Charlene Spretnak, States of Grâce: The
Recovery of Meaning in the Postmodern Age, New York, Harper and Row, 1991.
14. Voir Lee Swepston, «Les populations aborigènes et tribales. Retour en
scène», dans Revue Internationale du Travail, 126 (1978), p. 503-511; Harold Cardinal,
The Rebirth of Canada’s Indians, Edmonton, Hurtig Publishers, 1977; Boyce
Richardson (dir.), Drumbeat: Anger and Renewal in Indian Country, Toronto,
Summerhill Press - Assembly of First Nations, 1989; Larry Krotz, Indian Country:
Inside Another Canada, Toronto, McClelland & Stewart, 1990.
15. Voir Achiel Peelman, «L’actualité des religions amérindiennes au Canada»,
dans Revue internationale d’action communautaire, 26/66 (1991), p. 111-118.
16. Vine Deloria Jr., God Is Red: A Native View of Religion. Second Edition,
Golden (Colorado), North American Press, 1992.
17. Voir George E. Tinker, «Spirituality, Native American Personhood,
Sovereignty and Solidarity», dans The Ecumenical Review, 44 (1992), n“ 3, p. 281-324.
28 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE
18. Karl Rahner, «Frômmigkeit früher und heute», dans Schriften zur
Théologie. Vol. VII. Zur Théologie des geistigen Lebens, Einsiedeln, Benziger, 1966,
p. 22. Traduction anglaise: «Christian Living Formerly and Today», dans Theological
Investigations, vol. VII: Further Theology of Spiritual Life, Londres, Darton, Longman
& Todd, 1971, p. 15. Pour un commentaire récent sur ce texte, voir Jôrg Splett,
«Mystischen Christentum? Karl Rahner zur Zukunft des Glaubens», dans Theologische
Quartalschrift, 174 (1994), n" 4, p. 258-271.
SPIRITUALITÉ ET CONSCIENCE PLANÉTAIRE 29
19. Voir Louis Dupré, «Spiritual Life in a Secular Age», dans George P. Schner
(dir.), Ignatian Spirituality in a Secular Age. Canadian Corporation for Studies in Reli
gion by Wilfrid Laurier University Press, 1984, p. 19.
30 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE
Le deuxième texte que je vous propose se situe dix ans plus tard. Une
dizaine d’années après Vatican II, Rahner nous offre une réinterpréta
tion fondamentale de ce concile à partir de la situation inédite dans
laquelle se trouve maintenant l’Église. Il reconnaît franchement que
Vatican II était dans une très large mesure le produit de l’Église occi
dentale, tout en constatant la migration massive et silencieuse du peuple
de Dieu vers les pays du Tiers Monde. Rahner affirmait: «Il est certain
que le christianisme se trouve aujourd’hui dans une situation qu’il n’a
jamais connue jusqu’à présent. Jusqu’alors, bien qu’il ait voulu devenir
et être une religion mondiale, un message pour tous les peuples, il ne
pouvait cependant puiser la vie qu’à une racine unique, peu importe
que ce soit celle du cercle juif ou celle de l’Occident gréco-romain. En
revanche, sans rien nier de son origine historique, il doit maintenant
devenir vraiment religion mondiale, prendre racine dans des cultures
très différentes les unes des autres, et qui resteront probablement tel
les20 [...]» Ce deuxième texte de Rahner se situe donc sur un horizon
tout à fait nouveau et largement inattendu. Rahner a constaté qu’en peu
de temps l’Église était devenue mondiale et universelle, mais dans un
monde qui paraît éclaté. Le nouveau défi est désormais d’apprendre à
vivre en chrétien dans un monde pluriculturel et plurireligieux21.
La simple comparaison de ces deux textes nous permet de saisir
immédiatement l’importance des transformations culturelles qui affec
tent le christianisme depuis Vatican II. Et comme il s’agit dans ces
deux textes de Rahner de la vie chrétienne comme telle, il va sans dire
que ces mêmes mutations culturelles ont aussi un impact considérable
sur notre façon de comprendre et de définir la spiritualité. Ce que je
voudrais montrer à l’instant.
22. Voir Hans Urs von Balthasar, «Théologie und Heiligkeit», dans Wort und
Wahrheit, 3 (1948), p. 881-896 (repris dans Verbum Caro. Skizzen zur Théologie I,
Einsiedeln, Johannes Verlag, 1960, p. 195-225); «Théologie et Sainteté», dans Dieu
Vivant, 12 (1948), p. 17-31; François Vandenbroucke, «Le divorce entre théologie et
mystique», dans Nouvelle Revue Théologique, 72 (1950), p. 372-389.
23. Voir, en particulier, la revue Christus n“ 155 (juillet 1992): «La spiritualité de
TOrient chrétien. Un héritage pour aujourd’hui».
24. Otto Schâfer-Guignier, Et demain la terre... Christianisme et écologie,
Genève, Labor et Fides, 1990, p. 75.
32 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE
(1995), n” 2, p. 33-43; Ewert Cousins, «A Spirituality for the New Axial Period», dans
Christian Spirituality Bulletin, 2 (1994), n“ 2, p. 12-15.
30. Kees Waaijman, «Toward a Phenomenological Définition of Spirituality»,
dans Studies in Spirituality, 3 (1939), p. 45.
31. Raimundo Panikkar, The Trinity and the Religious Expérience of Man'.
Icon-Person-Mystery, Maryknoll, Orbis Books, 1973, p. 9.
32. Richard P. Hardy, «Christian Spirituality Today: Notes oh its Meaning»,
dans Spiritual Life, 28 (1982), p. 154.
33. John Macquarrie, Paths in Spirituality, New York, Harper & Row, 1972,
p. 40.
34 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE
Le paradigme post-moderne
La spiritualité post-moderne
38. Voir Charlene Spretnak, States of Grâce: The Recovery of Meaning in the
Postmodern Age, New York, Harper and Row, 1991; «Postmodern Direction», dans
David R. Griffin (dir.), Spirituality and Society, p. 33-40.
38 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE
La spiritualité incarnée
41. Voir, en particulier, Rosemary Ruether, New Woman, New Earth. Sexist
Idéologies and Human Libération, New York, Seabury, 1975; Gaia and God. An
Ecofeminist Theology of Earth Healing, San Francisco, Harper, 1992; Elisabeth A.
Johnson, Women, Earth and Creator Spirit, New York, Paulist Press, 1993; Sallie
McFague, The Body of God. An Ecological Theology, Minneapolis, Fortress, 1993.
42. Voir, en particulier, Anne Lonergan et Caroline Richards, Thomas Berry
and the New Cosmology, Mystic, Twenty-Third Publications, 1987; Thomas Berry, The
Dream of the Earth, San Francisco, Sierra Club Books, 1988.
43. Voir Joe Holland, «A Postmodern Vision of Spirituality and Society», dans
David R. Griffin (dir.), Spirituality and Society, p. 41-61; M" Bertrand Blanchet, «Sur
le livre de Guy-Marie Bertrand: La révélation cosmique dans la pensée occidentale»,
dans Nouveau Dialogue, 102 (1994), p. 21-26.
40 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE
intellectuelle qui, d’une part, semble mal digérer le fait que l’Occident
a perdu le contrôle sur la globalisation des rapports humains et qui,
d’autre part, met en doute le «récit» qui a longtemps supporté sa con
ception de la vie individuelle et collective44. Je crois qu’il y a un élé
ment de vérité dans cette interprétation, dans la mesure où le discours
occidental est souvent marqué par un sentiment de culpabilité face à
l’explosion extraordinaire des cultures du Tiers Monde qui sont en train
de redécouvrir et de réinterpréter leurs propres récits fondateurs au
moment où nous mettons les nôtres en doute45.
Pour compléter cette analyse, j’aimerais donc faire appel ici à un
deuxième concept, celui de la «seconde période axiale», qui nous per
met de situer la spiritualité contemporaine dans un contexte historique
plus large que celui de la modernité et des sociétés post-modernes. Ce
concept nous est proposé par le professeur Ewert Cousins de l’Univer-
sité Fordham (New York) où il est directeur du Center for Contem-
porary Spirituality.
Dans un de ses écrits, Cousins raconte que ce concept lui a été
inspiré par le grand historien de la spiritualité, Jean Leclercq. Invité en
1976 à Fordham où il présentait une conférence sur «Le rôle de l’his
toire et de la tradition dans la spiritualité contemporaine», Leclercq
affirmait que nous nous trouvions dans une période radicalement
nouvelle de l’histoire: période qui nous oblige à réinterpréter d’une
nouvelle façon nos propres traditions spirituelles. Il comparait les
mutations culturelles contemporaines à celles causées par l’invasion
barbare de l’Europe ou par l’occidentalisation du Japon. Mais, alors
que l’impact de ces deux dernières révolutions demeurait, au fond, très
régional, la révolution culturelle que nous vivons depuis la dernière
guerre mondiale est absolument globale. Elle a produit un nouvel en
vironnement culturel et une nouvelle conscientisation globale. Nous
avons compris que nous ne pouvons plus interpréter nos propres tradi
tions spirituelles sans tenir compte des autres traditions de l’humanité46.
50. Thomas Berry, «The Spirituality of the Earth», dans Charles Birch, William
Eakin et Jay B. McDanniel (dir.), Liberating Life, p. 158; voir aussi «Créative Energy»,
dans Cross Currents, 37 (1987), p. 179-199; Thomas Berry et Brian Swimme, The
Universe Story. From the Primordial Flashing Forth to the Ecozoic Era, San Francisco,
Harper & Collins, 1992.
44 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE
Le respect de l’autre
Le primat de l’expérience
61. Voir Peter C. Phan, «Cultural Diversity: A Blessing or a Curse for Theology
and Spirituality?», dans Louvain Studies, 19 (1994), p. 195-211; Aloysius Pieris, «The
Problem of Universality and Inculturation with Regard to Patterns of Theological
Thinking», dans Concilium, 6 (1994), p. 70-79; Tissa Balasuriya, Planetary Theology,
Maryknoll, Orbis Books, 1984.
62. Voir Robert Schreiter, Réconciliation, Maryknoll, Orbis Books, 1992,
p. 52-53.
50 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE
transformation personnelle
La troisième attitude consiste dans la disponibilité à entrer dans l’uni
vers spirituel de l’autre, d’y participer dans la mesure du possible, et de
se laisser transformer au contact de l’autre. Nous devons nous défaire
de l’idée que seul un regard froid, distant et objectif peut produire des
résultats valables et vérifiables. L’expérience de beaucoup de scientifi
ques contemporains montre le contraire.
Louis Dupré affirme sans hésitation que le succès prodigieux de
la science moderne a engendré un nouveau sens du mystère et que c’est
souvent de l’intérieur même de leur recherche que les scientifiques
contemporains découvrent que la réalité se présente à nous à la fois
comme un objet analysable et comme un sujet mystérieux qui dépasse
constamment nos capacités d’analyse. Les scientifiques contemporains
ont acquis une conscience aiguë de la contingence et de la transcen
dance64. N’oublions pas que Pierre Teilhard de Chardin était en même
temps un grand scientifique et un grand mystique65.
63. Voir Hans-Georg Gadamer, Wahrheit und Méthode, Tübingen, J.B.C. Mohr,
1960, p. 329.
64. Voir Louis K. Dupré, L'autre dimension. Essai de philosophie de la reli
gion, Paris, Cerf, 1977. Chap. 1: «L’expérience religieuse passée et présente»; John
Hitchcock, The Web of the Universe. Jung, the «New Physics» and Human Spirituality,
New York, Paulist Press, 1991.
65. Voir Pieter Smulders, La vision de Teilhard de Chardin, Paris, Desclée de
SPIRITUALITÉ ET CONSCIENCE PLANÉTAIRE 51
68. Ewert Cousins, «Raimundo Panikkar and the Christian Systematic Theology
of the Future», dans Cross Currents, 29 (1979), p. 142-143; «Interprétation of Tradition
in a Global Context», p. 102.
69. Voir Bernard Lonergan, «Theology in its New Context», dans L.K. Shook
(dir.), Renewal ofReligious Thought. Proceedings of the Congress on the Theology ofthe
Renewal of the Church Centenary of Canada, 1867-1967, Montreal, Palm Publishers,
1968, p. 46.
70. Voir Bernard Lonergan, Pour une méthode en théologie, Montréal, Fides,
1978, p. 9.
SPIRITUALITÉ ET CONSCIENCE PLANÉTAIRE 53
CONCLUSION
Que dire quand tout ou presque a été dit, examiné et expliqué sous
toutes ses coutures? Commencer par une blague et comparer le sort de
la théologie dans son rapport à la vie spirituelle1 à celui d’un avocat
constitutionnaliste? La ressemblance est frappante. Les deux sont con
frontés à une tâche qui n’est pas à la veille d’être achevée, les deux sont
assurés d’un emploi à long terme relativement bien payé et, surtout,
dans les deux cas, leur travail de spécialistes n’a à peu près pas d’im
pact sur les pratiques du monde ordinaire! Pourquoi?
Dans un article récent, Bruce Janz1 2 étudie la discussion soulevée
par la position de Steven Katz et cherche à savoir si la mystique n’est
1. Je préfère pour ma part conserver le mot spiritualité pour les démarches spi
rituelles particulières et parler de vie spirituelle pour désigner l’expérience vécue. Quant
au sens de cette expression, je me rallie à la définition de Sandra Schneiders qui parle
d’une recherche consciente d’unification de sa vie dans le dépassement de soi et vers un
but ultime. Il est évident que la réalité ne s’offre jamais à ce niveau d’abstraction, mais
c’est bien la structure que l’on peut déceler sous les réalisations concrètes.
2. Bruce Janz, «Mysticism and Understanding: Steven Katz and his Critics»,
Sciences religieuses, 24:1 (1995), p. 77-94.
56 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE
3. Voici quelques propos de Surin sur les théologiens rapportés par Bremond:
«S’il n’y avait que cela, le mal ne serait pas sans remède, une sérieuse retraite leur aurait
bientôt rendu la ferveur première. Le troisième an de saint Ignace n’a pas d’autre but.
Malheureusement cette avidité, cette libido sciendi a vicié chez eux jusqu’aux sources de
la vie spirituelle. Elle leur a fait perdre, non pas seulement le goût, mais encore, si l’on
peut dire, le sens de Dieu, atrophiant en quelque manière les délicates antennes qui
donnent aux hommes le moyen d’atteindre le monde invisible et de correspondre avec lui.
Cette faculté, la plus précieuse de toutes, ils en ont perdu l’usage; bien plus, ils la
tiennent désormais pour une maîtresse d’illusion, ils la critiquent, ils la raillent en
conséquence. Cette inspiration dont parlent les mystiques est un leurre. Pour eux ils ne
connaissent que la raison. C’est par elle seule qu’ils entendent prendre contact avec Dieu.
Aristote réglera jusqu’à leur prière. Nous voici au vif du débat.» Cf. Bremond, Histoire
littéraire du sentiment religieux, t. 5: 1920, p. 288 env.
4. Allusion au langage de Bremond à propos des «petits mystiques» du xvii'
siècle français.
LA MISSION SPIRITUELLE DE LA THÉOLOGIE 57
Le divorce
5. Il ne serait sans doute pas faux d’identifier l’influence directe des expériences
spirituelles dans les théologies en train de se faire et même dans les positions des
premiers grands conciles œcuméniques.
6. Dom Fr. Vandenbroucke, «Le divorce entre théologie et mystique: ses
origines», dans N.R.T. (1950), p. 372-389.
7. Le déplacement de la théologie vers l’université serait peut-être un facteur à
considérer en raison de son impact sur le statut des théologiens de l’époque. Je crois
toutefois, avec Vandenbroucke, que déjà dominicains et franciscains arrivaient
d’horizons différents et que leur intégration à l’université n’a fait que confirmer cette
situation.
58 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE
Un appel au rapprochement
Dans un article ancien et dépassé sur plusieurs points, Hans Urs von
Balthasar10 plaide en faveur d’un rapprochement entre vie spirituelle et
théologie, qui aurait sans doute plu à J.J. Surin. Sur un ton nostalgique,
Balthasar regrette l’époque où les théologiens réussissaient l’unité de
leur vie en cherchant en même temps à être des saints. Il souhaite donc
que les théologiens retrouvent l’importance de la sainteté dans leur
rapport à la Révélation. Dans le même élan, il dresse pour la théologie
16. C’est surtout à cet aspect que je me réfère pour le moment. Pour réaliser le
souhait de Balthasar, il me semble que les théologiens et théologiennes doivent d’abord
apprendre à apprivoiser l’expérience spirituelle.
17. Voir les réflexions de Carl-A. Keller, «La théologie et la recherche spiri
tuelle de l’homme moderne» dans Revue de théologie et de philosophie, 25 (1975),
p. 1-11.
18. Op. cit., chap. 2. «..., je propose de nous ranger dans le vocabulaire lacanien
qui permet de résumer ainsi cette introduction d’Espagnat: “Il y a un Réel lointain, voilé
LA MISSION SPIRITUELLE DE LA THÉOLOGIE 63
Dans des propos qui devraient être repris pour recevoir précisions et
nuances, j’ai essayé d’esquisser ce que pourraient devenir les pratiques
de la théologie pour l’habiliter à rendre vraiment service à la vie spi
rituelle. Si mon opinion ne reçoit pas l’assentiment général, j’espère
qu’elle servira au moins à susciter des réactions et à favoriser d’autres
solutions mieux adaptées à un problème qui traîne depuis des siècles.
Si tel était le cas, j’aurais permis que d’autres théologiens s’intéressent
à la vie spirituelle et qu’ils acceptent du coup de lui faire une place
dans leurs préoccupations. Pour reprendre le souhait de Balthasar,
osera-t-on espérer que ces préoccupations ne soient pas qu’intellec
tuelles et académiques.
Les voies spirituelles
balisées par les nouvelles religions:
invitation et défi
pour une synthèse chrétienne
BERTRAND OUELLET
Centre d’information sur les nouvelles religions (Montréal)
Des balises
Tout voyageur qui a survolé une ville, la nuit, a vu comment les innom
brables lumières permettent d’y reconnaître d’un coup d'œil le tracé
des voies de circulation. La masse de la ville est invisible, mais ses
grands axes sautent aux yeux.
Dans le paysage religieux actuel, les nouveaux mouvements sont
semblables à ces balises lumineuses dans la nuit. Malgré leur faible
poids démographique, ils attirent l’attention. Leur visibilité et le carac
tère parfois très prononcé, voire exagéré, de leurs modes d’expression
68 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE
Les sources
1. Le judéo-christianisme
Il s’agit ici d’un ensemble incluant institutions, doctrines, rituels, cul
ture, folklore, etc. Les nouvelles religions y puisent abondamment.
Outre les figures de Dieu, du Christ, des anges, de Satan et de certains
personnages de l’histoire (les templiers et les mystiques, par exemple),
elles en ont reçu la Bible (en tout, en partie, amendée ou augmentée),
des symboles, des éléments liturgiques, des titres, des ministères, des
croyances populaires et des légendes.
2. L’orientalisme
Les années 1960 ont vu l’Occident redécouvrir les sources religieuses
orientales, notamment l’hindouisme et le bouddhisme. Des thèmes
majeurs, populaires dans les nouvelles religions, y ont été puisés,
comme le karma, la réincarnation, des formes de méditation et d’as
cèse, des médecines ancestrales, des visions du cosmos, du temps, de
l’homme...
3. L’ésotéro-occultisme
L’ésotérisme est avant tout un mode de connaissance, selon lequel la
vraie science du réel est réservée à des initiés qui y ont accès grâce à
une initiation et à des révélations transmises par des maîtres du présent
ou du passé. Certaines idées y sont fondamentales, comme l’imma
nence du divin dans tous les êtres ou la conviction que tout est inter
relié, le céleste et le terrestre.
Tout au long de son histoire, le christianisme a vu se développer
en parallèle, et souvent de façon clandestine, toute une tradition occulte
puisant non seulement dans la doctrine ésotérique mais aussi dans le
réservoir de symboles et de doctrines pré-chrétiens (chaldéens, celti
ques, germaniques, amérindiens...). Qu’il suffise de mentionner l’astro
logie, l’alchimie, la kabbale, la numérologie, la magie, la sorcellerie, le
spiritisme, la divination...
Les nouvelles religions puisent abondamment à ces sources.
à Dieu, un Dieu aux allures sévères, trônant au ciel, un Dieu qui est
«au-dessus de nous». Les membres tendent donc à appliquer les exigen
ces bibliques à la lettre: ils auront un comportement moral strict et
rigide, sans compromission. Ils veulent être sans reproche devant Dieu.
Ces groupes conçoivent généralement le monde, la société et les
grandes Églises, notamment l’Église catholique, comme dominés par
Satan et tout à fait corrompus. Ces Églises ont failli à leur mission:
elles ont défiguré le christianisme, proclament-ils, et il est urgent de le
rétablir dans sa pureté originelle.
Dans ce contexte, l’attention est toute centrée sur la fin des
temps, considérée comme imminente, et le retour du Christ Juge. Le
temps de l’histoire n’est donc qu’un temps d’attente et d’épreuve: seul
compte le jugement final.
Dans ses diverses manifestations concrètes, cette famille spiri
tuelle produit des groupes bien structurés, à la vie communautaire
intense et chaleureuse, qui se couperont volontiers du reste de la
société. Les membres se supportent et se protègent mutuellement, mais
ne toléreront pas la dissidence. On ne peut mettre l’arche en péril à
cause d’un seul; l’enjeu est trop important.
Un observateur extérieur chrétien ne sera pas complètement dé
paysé par cette description, dont plusieurs aspects lui sont familiers:
— l’Écriture reçue comme Parole de Dieu;
— une conscience aiguë du mal et du péché;
— la conscience d’une loi morale venant de Dieu;
— la perspective d’un jugement et d’une rétribution;
— l’attente de la Parousie;
— la foi en un Dieu Juge qui est aussi Sauveur;
— l’accent sur la transcendance de Dieu.
Ce qui caractérise les nouvelles religions qui empruntent cette
première voie, c’est la polarisation extrême, la rupture des équilibres
dans lesquels la tradition chrétienne inscrit habituellement ces éléments
de doctrine et ces pratiques. Dans les nouveaux mouvements religieux
de type biblique, on décèle une tendance au dérapage vers le fondamen
talisme et le biblicisme, vers l’intégrisme et le dualisme manichéen,
vers l’apocalyptique et le millénarisme. Le risque est alors grand de
s’engouffrer dans un cul-de-sac sectaire. C’est pourquoi Richard Ber-
geron qualifiait à l’origine cette voie de «secte au sens théologique».
74 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE
9. Des deux mots grecs pour dire le temps, kairos évoque le temps qui compte,
le temps qui est porteur de signification, dont tous les instants ne sont pas identiques mais
chargés du sens ou du non-sens des événements qui les marquent. On pense à des
expressions «le temps est venu!», «c’est le temps ou jamais!», «à la plénitude du
temps»... Chronos évoque plutôt la succession des instants, des événements: c’est le
temps de la durée, de la mesure, de l’horaire, du calendrier, où chaque moment est égal
aux autres.
LES VOIES SPIRITUELLES DES NOUVELLES RELIGIONS 77
fin. On vit tourné vers cet avenir ultime: tout le reste n’est que prépa
ration et attente. Pour les autres, ce sont les origines qui fournissent la
clé et le sens de l’histoire. C’est dans ce passé primordial, originel, que
réside la plénitude.
L’au-delà de la mort. — Pour les uns, l’au-delà se comprend essentiel
lement en termes de jugement et de rétribution. Ceux qui ne passeront
pas le test seront punis ou éliminés; ceux qui le mériteront seront res
suscités par Dieu. Pour les autres, l’au-delà de la mort se conçoit en
termes de survie d’une partie immortelle de la personne, dans le con
texte d’un recommencement ou de progression vers l’accomplissement.
Les religions. — Pour les uns, toutes les voies spirituelles autres que
celle qui est véhiculée par le groupe, toutes les autres religions sont des
erreurs et des pièges de Satan pour détourner l’humanité du salut. Pour
les autres, les religions sont bonnes dans la mesure où elles servent la
progression vers la transformation de la conscience et l’accession à un
niveau supérieur d’existence.
Trois pôles
Nous avons jusqu’ici parlé de trois voies. L’image a ses limites. Elle
peut donner l’impression que tout mouvement, tout groupe religieux
doit être étiqueté comme appartenant à l’un ou l’autre de ces trois
types. La réalité est, comme toujours, plus complexe. Il y aura des
gradations, des combinaisons, des dominantes.
Il sera plus juste de parler de polarités. Au lieu de voir trois
chemins étroits et divergents, imaginons que le terrain de l’expérience
spirituelle est comme un espace triangulaire délimité par trois pôles.
Tout mouvement religieux sera situé quelque part dans le triangle,
subissant plus ou moins l’influence des trois pôles selon qu’il sera plus
ou moins rapproché ou éloigné de chacun d’eux. Dans ce terrain, nul
ne sera «chimiquement pur». Les pôles sont des modèles théoriques,
presque des caricatures, représentant en fait les cas extrêmes qu’il ne
faudra pas chercher tels quels sur le terrain. La voie de la foi biblique
pointant vers le «pôle sectaire», celle de la connaissance absolue vers
le «pôle gnostique» et la voie du projet de société vers le «pôle révo
lutionnaire».
On peut imaginer qu’une personne ou un groupe se déplacera
dans ce triangle au long de sa vie ou de son histoire, son expérience
évoluant et se modifiant. On devine qu’un grand groupe — une Eglise,
par exemple — aura en son sein des individus aux colorations différen
tes: le groupe occupera donc un espace plus ou moins étendu dans le
triangle, avec des pointes ou des ailes s’avançant dans la direction de
l’un ou l’autre des pôles, avec par exemple une aile institutionnelle, une
aile militante et une aile mystique.
L’isolement dans un des sommets du triangle aboutira à un désé
quilibre: on y reconnaîtra les dérapages pouvant conduire aux excès et
aux drames. L’histoire des grandes Eglises est jalonnée de sombres
épisodes, marqués notamment par des abus qui ne sont pas sans simi
litude avec les dérapages sectaires.
Ce terrain triangulaire n’appartient pas seulement aux nouvelles
religions. Il délimite l’espace ouvert à toute recherche spirituelle. Nous
décelons peut-être ici trois perceptions du Divin, trois façons d’aller à
la rencontre de l’Absolu par le biais des expériences de la transcen
dance, de l’immanence et de l’agapè.
LES VOIES SPIRITUELLES DES NOUVELLES RELIGIONS 81
SOIFS ET EXPRESSIONS
DE SPIRITUALITÉ AUJOURD’HUI
Actualisation d’un héritage spirituel
L’exemple d’une démarche
axée sur la Sagesse biblique
PIERRETTE T. DAVIAU
Université Saint-Paul, Ottawa
La plupart des récits soulignent l’état initial dans lequel les répondants/
tes se trouvaient au moment de l’invitation reçue. On peut le qualifier
de terrain en jachère. En effet, il est fréquemment fait mention d’un fort
besoin de développer une vie intérieure face à un vide spirituel ressenti.
On dénote «le désir de faire un voyage intérieur», de partir «à la recher
che de la source cachée au fond de soi», de s’arracher au matériel, au
superficiel, à l’extérieur pour développer son intériorité. D’autres men
tionnent leur soif d’approfondir leur foi, le désir de connaître et de
pratiquer une spiritualité:
— J’avais besoin de nourrir ma foi, d’un suivi dans mon chemi
nement, de gens avec qui parler de ma foi de baptisé... d’un
surplus à la messe du dimanche.
Une femme avoue: «J’ai toujours cherché à me rapprocher de
Dieu et cette démarche m’en fournissait l’occasion». Pour d’autres, des
activités de la démarche du Carrefour-Sagesse les a incités à s’engager:
— Les images sur la sagesse qui étaient exposées dans la salle
m’ont beaucoup influencée et touchée lors du Carrefour. Tout
était significatif, à point, tout me touchait et m’interpellait et je
me suis dit que c’était pour moi.
Le désir de donner un sens à leur existence et en particulier à ce
qu’ils vivaient au quotidien, la nécessité de mieux comprendre ce qui
se passe dans notre monde en tenaillaient un certain nombre depuis
longtemps et cette proposition arrivait à point. Les récits soulignent
également que l’isolement dans lequel notre société à tendance indivi
dualiste plonge les personnes ne permet plus de rassemblements signi
ficatifs: cette démarche répondait donc à un besoin depuis longtemps
ressenti d’échanger avec d’autres au niveau de leur vie personnelle, de
leur vie de croyants et de croyantes. L’attrait déjà présent d’intensifier
leur intériorité, la prise de conscience d’un vide spirituel à combler et
le désir de cheminer avec un groupe dans un cadre ouvert et souple
n’attendaient que d’être réveillés.
90 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE
Un appel personnalisé
Approfondissement de la Parole
Un «espace»communautaire
Pour les répondants/tes, il ne s’agit pas d’un endroit, mais d’un réseau
de personnes avec lesquelles se vit un itinéraire spirituel, une véritable
expérience communautaire. Ce tissu de relations soutient leur démarche
personnelle tout en les stimulant à poursuivre leur marche. Ce vivre-
ensemble favorise «un climat d’amitié sans donner dans le social». Ce
lieu particulier permet au groupe d’exprimer ses découvertes, ses hési
tations, ses projets: un espace pour le cœur et l’esprit, ouvert à la
rencontre de la sagesse qu’ils recherchent, un espace de partage où les
réponses ne sont pas données d’avance, mais où le désir de Dieu, du
vécu spirituel peut s’expérimenter librement:
— Les Amis/es m’aident à grandir dans mon quotidien. Au dé
but, les partages me faisaient peur. Aujourd’hui, je les savoure.
— Les rencontres d’équipe me font découvrir d’autres pistes de
réflexion sur la Sagesse et me permettent d’échanger mes nouvel
les découvertes avec d’autres; elles me permettent de vivre en
petite communauté un spirituel que je ne connaissais pas.
Entre chercheurs et chercheuses de sagesse, on tâtonne, on se
confronte, on partage les joies et les difficultés d’intégrer une spiritua
lité. Si certains ont laissé l’Église «comme on quitte un vêtement
usagé», ils se sentent parfois nus et isolés. En partageant leur expé
rience à la lumière de la tradition vivante de l’Écriture et des vérités de
foi, ils trouvent de nouvelles lumières pour éclairer la démarche pour
suivie: «Je sens grandement le besoin de vivre cette valeur avec
d’autres, de la partager. C’est devenu essentiel dans ma vie.»
L’Église est parfois vivement critiquée dans quelques groupes et
on ne peut l’ignorer. S’appliquer non seulement à comprendre et à en
expliquer les raisons valables, non seulement à la contester, mais à
favoriser des lieux communautaires, des cellules d’Église: voilà un défi
pas toujours facile à relever, surtout quand le groupe est partagé sur le
sujet...
Alors que de nos jours on fait peu de place aux «vies de saints», il est
étonnant de constater l’intérêt suscité par Montfort et Marie-Louise
Trichet, initiateurs de cette tradition spirituelle axée sur la Sagesse:
96 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE
Spiritualité?
10. Jacques Grand’Maison (dir.) et al., Le défi des générations. Enjeux sociaux
et religieux du Québec d’aujourd’hui, Montréal, Fides, 1995, p. 61.
102 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE
La dimension de subjectivité
Défis à relever
16. Cf. J. Grand’Maison, op. cit., p. 210 -211 où l’on pose le problème des rites
d’initiation.
17. Cela rejoint les suggestions de la recherche-action Risquer l’avenir, Bilan
d’enquête et prospectives, publiée par le Comité de recherche de l’Assemblée des
évêques du Québec sur les communautés chrétiennes locales, Montréal, Fides, 1992,
p. 134: (1) Réussir à faire grandir, chez les baptisés pratiquants adultes, une foi
personnelle, vivante et critique, qui en fasse des disciples de Jésus. (2) Réussir à faire
vivre aux baptisés pratiquants une expérience communautaire de foi et d'engagement qui
rende possible l’intensification de leur fraternité évangélique.
ACTUALISATION D’UN HÉRITAGE SPIRITUEL 107
En guise de conclusion
18. Cf. Renée Houde, Des mentors pour la relève, Montréal, Méridien, 1995.
108 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE
MICHEL DION
Université de Sherbrooke
2. Méthodologie
3. Résultats
Les résultats sont présentés ici selon les principaux éléments de la grille
d’entrevue qui fut utilisée dans le cadre de cette étude. A l’occasion, je
ferai des remarques qui ne viennent pas seulement des résultats de cette
étude exploratoire, mais de ce que je connais des entrepreneurs chré
tiens, que je côtoie depuis déjà sept ou huit ans.
Certains répondants disent que pour certains clients seulement, ils vien
nent s’adresser à eux parce qu’ils savent qu’ils ont des principes reli
gieux, qu’ils peuvent avoir confiance en l’entreprise, qu’elle est juste et
honnête. Pour certains clients, c’est un atout d’avoir affaire à une en
treprise dont les dirigeants sont typiquement chrétiens. Cela ne nuit pas,
mais pourvu qu’on n’embête pas les gens avec la religion, suggèrent
quelques répondants. Rarement, cela intervient directement, sauf dans
le cas de communautés religieuses qui encouragent la compagnie
sachant que le dirigeant est pratiquant. Mais il est impossible de savoir
si celaa influence les ventes, parce que les gens ne le diront jamais.
Cependant, plusieurs répondants croient que, lorsque leurs clients
voient la manière dont ils traitent les dossiers, qu’ils voient que quelque
chose les anime spirituellement, ils se rendent compte qu’il y a autre
chose que la simple décision égoïste du dirigeant. De façon générale,
les répondants croient que leurs valeurs religieuses influencent directe
ment les valeurs organisationnelles de leurs entreprises. Ils croient que
leurs valeurs religieuses leur permettent de mieux planifier, parce qu’ils
LES ENTREPRENEURS CHRÉTIENS AU QUÉBEC 121
Graphique 1
Le système de valeurs communes
des entrepreneurs chrétiens
Valeurs
Entraide - Partage - Charité - Amour
d'influence
Pardon - Fraternité - Humilité - Générosité
spécifique
Valeurs
d'influence
mitigée
Valeurs
d'influence
globale
124 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE
a. Au niveau de l’échantillon
Conclusion
Bibliographie
2. Johann Baptist Metz, Pour une théologie du monde, Paris, Cerf, 1971,
p. 148.
3. Création Spirituality (P.O. Box 19216, Oakland, CA 94619). Ce magazine est
la voix du mouvement de la spiritualité de la création. À voir la diversité des auteurs et
à lire le contenu de certains articles, ce mouvement déborde Fox lui-même. On retrouve
dans Création Spirituality les chroniques suivantes: «Earth Notes», «Cybergnosis»,
«Poetry», «Art Essay», «Creating Rituel», «Spiritual Journeys», «Dreamwork»,
«Reviews», «Resources», «Art as Méditation», «Windows». Il existe aussi une lettre
circulaire qui fait le lien entre les membres du mouvement, The Connector (Earth Song,
375, Grandview Drive, Kalispell, Montana 59901). À notre connaissance, il n’existe pas
de telles revues en français.
LA SPIRITUALITÉ DE LA CRÉATION 139
11. Paule Lebrun, «Matthew Fox, le curé incendiaire», dans Guide Ressources,
avril 1992, p. 26-27.
12. Pour lâcher prise et contrôler un peu mieux sa douleur, Fox suggère des
exercices de profondes inspirations et expirations, en nous concentrant sur notre
environnement et en nous imprégnant des émotions de la via positiva. La douleur,
inhérente à notre existence, peut mieux nous dépouiller que n’importe quelle technique
de relaxation, si on ne l’endort pas avec l’alcool ou avec les pilules du bonheur comme
le valium et le prozac. Une société où le suicide est la première cause de décès des jeunes
témoigne de son échec devant la douleur.
144 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE
13. C’est en étant aveugle que François d’Assise écrivit son Cantique des
créatures, c’est en étant dans la froide prison de Tolède que Jean de la Croix chanta son
Cantique spirituel, c’est dans la surdité que Beethoven donna naissance à sa 6'
Symphonie, la Pastorale, et c’est sur une croix que Jésus fit l’expérience du salut. C’est
lorsqu’on est disposé à mourir que l’on commence à vivre vraiment; celui qui craint la
mort est déjà mort, celui qui l’accepte l’a déjà vaincue. Jésus savait qu’en renonçant à
sa vie, il la vivait pleinement. Sa résurrection libère à jamais l’humanité de la peur de la
mort.
14. Claude Tresmontant, Essai sur la pensée hébraïque, Paris, Cerf, 1962,
p. 149.
LA SPIRITUALITÉ DE LA CRÉATION 145
par leur beauté. S’inspirant de maître Eckhart, Fox montre que nous
sommes comme des mères de Dieu qui mettons au monde son Fils dans
notre être, notre culture, notre époque. Nos vies sont alors vues comme
des œuvres d’art qui restaurent la beauté dans le monde. La beauté
sauve, unifie, conduit à la prière.
Nous devenons des instruments de la grâce divine et de la beauté,
et cela suffit à F Esprit Saint pour ramener la beauté dans le
monde par notre intermédiaire. Beaucoup plus que n’importe
quelle de nos œuvres d’art spécifiques, ce sont nos vies qui nous
mettent en contact avec la communion des saints, c’est-à-dire la
communion de ceux qui font naître la beauté. Si nous rendons à
l’univers l’harmonie dont il nous a gratifiés, alors nous sommes
vraiment co-créateurs avec le Dieu du cosmos. (GO, 275)
«Si la beauté, c’est voir une grâce dans toute forme de vie, rendre
grâce pour grâce et être capable de tirer une grâce de la douleur, de la
souffrance, de la tragédie et des pertes» (GO, 274), la liturgie est un
haut lieu de la beauté. En étant vraiment l’expression de la prière du
peuple, de ses joies comme de ses peines, la liturgie devient le lieu
propice de la méditation par l’art, le lieu d’une expérience spirituelle
qui réconcilie art et spiritualité18.
19. Pierre Teilhard de Chardin, Le Christique dans Œuvres, tome XIII, Paris,
Seuil, 1976, p. 107.
150 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE
Jésus que vous, vous avez crucifié» (Ac 2,36). Quant à l’Apocalypse,
on parle du Christ cosmique en termes de «Seigneur»; c’est lui le roi
du monde, «le prince des rois de la terre» (Ap 1,5). Il rassemble toute
la terre en une seule nation, et toute créature de l’univers lui proclame
«louange, honneur, gloire et pouvoir pour les siècles des siècles» (Ap
5,13).
Fox présente quelques figures du christianisme qui ont proclamé
le Christ comme étant le souverain de l’univers, associé à Dieu dans
l’œuvre de la création. Ces témoins du Christ cosmique affirment,
chacun à sa façon, que les créatures sont des paroles de Dieu manifes
tant le Verbe de Dieu; sur leurs visages se révèle le visage du Christ
cosmique. Les souffrances des créatures, nos frères et nos sœurs, sont
celles de Dieu; nos actes de compassion le soulagent de cette souf
france. Dieu crée pleinement le monde dans notre aujourd’hui. Il est
actif dans chaque créature. Il brûle en toutes choses. L’univers est créé
de façon continue par nous qui sommes co-créateurs avec Dieu20.
Suite à cette lecture biblique et patristique, Fox présente le
Christ cosmique comme étant la structure qui relie toutes les créatures
vivantes de l’univers; «tout subsiste en lui» (Col 1,17). Le Christ cos
mique, qui s’est fait chair et qui a habité parmi nous, ne se limite pas
à la personne de Jésus. Le Christ redonne à la personne humaine sa
place dans l’univers. Il nous montre qu’il existe «un rapport entre le
monde divin et terrestre, entre l’anéantissement et la plénitude, entre la
souffrance et l’accomplissement» (CC, 202). Lui de condition divine,
s’anéantit jusqu’à la mort sur une croix, d’où l’accession à la plénitude,
Dieu l’a exalté et lui a donné le nom au-dessus de tout nom (Ph 2,6-
11). Avant de se remplir du Christ, il faut se vider soi-même, comme
Jésus le fit dans sa kénose.
Fox ne réduit pas le Christ cosmique au Christ ressuscité. Il
montre que la personne historique de Jésus présente une structure uni
verselle qui se connecte aux bannis de la société, aux anawims, contrai
rement à l’anima mundi platonicienne ou à une énergie impersonnelle
nouvelâgeuse. Le Christ cosmique rédempteur est une réalité historique
20. Cette théologie christo-cosmique se déploie chez les Pères grecs dans la
déification des humains, responsables de la création; Grégoire de Nazianze, Grégoire de
Nysse, Athanase. Le Moyen Age chante aussi le Christ cosmique avec Hildegarde de
Bingen, François d’Assise, Thomas d’Aquin, Mechtilde de Magdebourg, Dante, Maître
Eckhart, Julienne de Norwich, Nicolas de Cues. Après, c’est un long silence que rompt
Teilhard de Chardin.
152 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE
Fox personnalise la terre, faisant d’elle une mère qui nous nourrit, nous
soigne, nous aime, allant jusqu’à pleurer sur ses enfants comme Jésus
l’a fait sur Jérusalem. Au-delà de ce symbole, c’est Dieu qui nous
nourrit, nous soigne, nous aime à travers la terre. Crucifier la terre,
c’est crucifier le Dieu créateur. Certes, la terre est sainte parce que
sortie des mains du Créateur, sainte d’autant plus qu’elle a aidé à for
mer le corps par lequel Dieu s’est fait chair. Mais on est toujours dans
l’ordre symbolique, comme le pain et le vin ne sont pas moins pain et
vin lorsqu’ils deviennent le corps et le sang du Christ. Au contraire,
c’est tout le potentiel du pain et du vin qui s’exprime, comme celui de
la terre formant le Fils de Dieu, le Christ cosmique.
Comme tous les habitants de la terre, cet homme qui est «la
parfaite image du Père», donc le parfait Christ cosmique, qui est
l’aîné et les prémices, est l’héritier de quinze milliards d’années
de luttes et d’enfantements dans l’univers. Il est une créature
terrestre d’une manière encore plus radicale que n’importe lequel
d’entre nous car il est l’exemple le plus précieux, le plus noble
de l’extraordinaire fertilité terrestre. La terre a réalisé l’acte le
plus prodigieux, le plus divin, le plus incroyable en donnant
naissance à Jésus-Christ. Et sa conception a eu lieu d’une ma
nière semblable à la genèse de la création: l’esprit de Dieu planait
au-dessus des eaux fœtales de la matrice virginale de Marie en
train d’enfanter une Nouvelle Création. (CC, 222-223)
En assimilant la Terre-mère souffrante avec le Christ crucifié,
Fox réinterprète le mystère pascal. La passion-résurrection-ascension
de la Terre-mère est comprise comme celle de Jésus-Christ. Le Christ
est présent où existe une douleur, or la terre souffre par l’immense
pouvoir de destruction des humains. Elle est «le dernier des anawim»
(CC, 37), car elle n’est plus en santé. Sauver la terre, c’est un peu se
sauver soi-même, puisque nous faisons partie d’elle, intégrés que nous
sommes à tout ce qui nous entoure. Nous ne pouvons pas indéfiniment
épuiser et polluer les ressources de la terre sans en subir les conséquen
ces. Une spiritualité de la création intègre l’écologie et la justice envers
la terre.
Fox réagit contre un anthropocentrisme dur qui place l’être hu
main au centre de l’univers où tout lui est ordonné. Ce modèle découle
154 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE
23. Fox voit la sexualité comme le départ de notre renaissance. Cela tient du
mysticisme, de l’expérience cosmique, du jeu. Il y a une dimension sacrée et sauvage
dans l’expérience sexuelle. Ainsi, il invite à retrouver le sens du phallus sacré par des
danses et des rituels pratiqués par les peuples primitifs pour mieux intégrer dans notre vie
la dimension sacrée et l’élément physique. Cette renaissance de la mystique sexuelle
revalorise l’échange et l’amitié. Et si la chair devient un cheval fougueux, on peut la
discipliner en y attachant la bride de l’amour, selon l’expression de Maître Eckhart.
156 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE
24. Pour Fox, il y a les saints et les théologiens de la création (Irénée, Benoît,
Eckhart, Chenu...), c’est-à-dire ceux du cerveau droit, qu’il oppose à ceux du cerveau
gauche, ceux de la tradition chute/rédemption (Augustin, Bossuet, Tanquerey...) C’est un
peu simpliste comme classification. Se peut-il qu’il y ait des saints qui soient des deux
traditions, comme Catherine de Sienne, Jean de la Croix, Vincent de Paul, Thérèse de
Lisieux...? A chacun sa spiritualité, selon sa manière de vivre l’Évangile, dans l’Esprit
Saint, à une époque donnée.
LA SPIRITUALITÉ DE LA CRÉATION 157
25. Serge Lafitte, «Matthew Fox», dans L'Actualité religieuse, 15 juin 1995,
p. 40.
158 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE
fractures dans nos relations, non seulement avec les autres mais aussi
avec la création.
Le dualisme et la division constituent le péché originel ou le
péché à l’origine de tout péché, parce qu’ils refusent de donner
la vie, de s’épanouir en une spirale qui prend de l’expansion en
poursuivant le divin mouvement de la cosmogénèse qui exprime
la force divine de la Dabhar du Créateur. (GO, 269)
Dans cette perspective, le péché consiste d’abord à faire du tort
à la création, il est d’ordre écologique. Il n’est donc pas explicitement
affaire de relation avec Dieu, d’une distance prise avec l’amour de Dieu
à l’occasion d’un acte personnel, si ce n’est que cet acte éloigne des
autres et du monde, reconnus dans la foi comme étant des dons des
Dieu. Le péché, qui est un refus d’amour et un manque de foi, ne peut
être pleinement révélé que par le pardon d’un Dieu qui nous cherche,
nous attend, pour nous envahir gratuitement de son amour; la parabole
de l’enfant prodigue en est une troublante illustration (Le 15,11-32).
Fox situe lui aussi le péché comme un refus; refus du plaisir, de
l’Éros, de la beauté qui sont des dons de la vie, donc de Dieu. Il
caractérise le péché par un manque de foi qui est l’incapacité à faire
confiance, par un refus de s’aimer et de célébrer sa dignité, par l’oubli
que tout ce qui nous entoure dans la création représente une grâce de
Dieu, et que tout ce qui nous arrive est une expression de sa bien
veillance. Ici, la question du mal est esquivée.
La sotériologie qui découle de cette vision du péché présente
Jésus le prophète qui instaure un nouveau type de relation fondé sur la
compassion. Il apporte la vie en abondance; «il nous appelle à le suivre
et à être les uns envers les autres invités, hôtes et Eucharistie» (GO,
157). Il va porter la Bonne Nouvelle aux pauvres (Le 4,18), a pitié des
foules et guérit les malades (Mt 14,14). Il est un passionné de la vie;
il aime les gens, les touche, spécialement les anawims. Il va jusqu’à
donner son corps à manger et son sang à boire. Il est un conteur qui
façonne une nouvelle création par ses paraboles, par des mots de tous
les jours pleins de présence. Il nous fait dire «Abba» au Dieu Créateur.
Il nous enseigne à bénir sans cesse, dans l’esprit des Béatitudes, à
contempler en toute humilité les beautés de la création. Il va au bout de
ses images; il nous réveille à notre beauté.
La spiritualité de la création emprunte un sentier de compassion,
de célébration et de justice érotique qui rejette les conceptions indivi
LA SPIRITUALITÉ DE LA CRÉATION 159
26. Jacques Gauthier, Les défis du jeune couple, 2e éd., Paris, Le Sarment
Fayard, 1994, p. 26. Sur la relation père-enfant, p. 132-140.
27. Angélus Silesius, Le pèlerin chérubinique, Paris, Cerf et Albin Michel,
1994, p. 315.
LA SPIRITUALITÉ DE LA CRÉATION 161
33. Fox réduit l’ascèse à n’être qu’une simple mortification des sens, alors que
les traditions religieuses la considèrent comme une vivification. Bernard Besret écrit
justement dans sa préface au Christ cosmique que l’ascèse est «un art de vivre qui
favorise avant tout l’éveil de la conscience, la capacité d’être présents, ici et maintenant,
et donc de jouir pleinement de l’instant qui se donne à vivre» (CC, 13). Par des exercices
et un programme de vie, on s’engage, non à mortifier ses sens, mais à vivre pleinement
et à devenir plus humain.
164 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE
37. Malgré certaines analogies, étudiées entre autres par Henri Bremond, l’acte
artistique est différent de l’acte mystique. Voir La théopoésie de Patrice de La Tour du
Pin... p. 185-187.
166 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE
Conclusion
40. Serge Lafitte, «Matthew Fox», dans L’Actualité religieuse, 15 juin 1995,
p. 42.
170 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE
ALAIN LÉTOURNEAU
Université de Sherbrooke
1. Je considérerai surtout Star Trek: the Next Génération (STNG) et Star Trek:
Voyager (STV), en laissant pratiquement de côté Star Trek: Deep Space Nine (DS9). Les
séries construites sur le même modèle sont notamment Babylon 5 (B5) et Seaquest DSV
(S), ainsi que la récente série Space: Above and Beyond (SAB); je ne les traiterai pas ici.
Je n’aborderai pas non plus The X Files (Aux frontières du réel), qui mélange le genre
série d’espionnage (FBI) au genre para-normal touchant à l’horreur (incluant l’enlève
ment par les extra-terrestres, les revenants...).
172 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE
1. Remarques de méthode
Le caractère commercial et américain des productions en question
D’abord, le contexte de production des séries télévisées est bien en
tendu celui des industries culturelles, à finalité commerciale et d’ori
gine américaine. Il faut être sensible à la problématique économique et
politique dans son ensemble; l’impérialisme culturel est certes un phé
nomène bien documenté. Un soupçon critique sur la question de l’idéo
logie doit être présent dans la recherche. Celui-ci consistera à se de
mander jusqu’à quel point telle production fictive est le relais de tel
groupe d’intérêts puissants, ou si les intérêts représentés dans la fiction
sont d’une plus grande universalité. On peut définir l’idéologie comme
la «défense articulée par des moyens symboliques de certains intérêts
particuliers dominants» en l’opposant à la «proposition de sens» qui, en
principe, devrait pouvoir être universelle2. On le devine, la part des
choses sera difficile à faire. L’industrie culturelle américaine, par son
importance et sa pénétration dans tous les marchés, mérite au moins
qu’on s’y attarde et qu’on y réfléchisse. S’il suffisait de dénoncer le fait
qu’il y a des intérêts et qu’ils sont américains, la recherche pourrait
s’arrêter avant même de commencer. Peut-on exclure a priori la possi
bilité de la validité éthique et même religieuse d’une production quel
2. Voir John B. Thompson, Ideology and the Modem Culture. Critical Social
Theory in the Era of Mass Communication, Stanford, Stanford University Press, 1990.
L’ESPRIT DE L’ESPACE GALACTIQUE m
5. Paul Ricœur, Temps et récit /, Paris, Éd. du Seuil, 1983, p. 85. Vous pouvez
visionner un film comme «Waterworld» et y voir la menace que représenterait la fonte
des pôles, possible à cause de l’effet de serre et autres catastrophes nucléaires, ainsi que
l’éventualité d’un retour à la barbarie, une barbarie «technologique» cette fois. De ce
côté, le film peut être décodé comme une mise en garde. En même temps, l’optimisme
relatif qui se dégage de la conclusion peut sembler venir cautionner de façon idéologique
le laisser-faire. Dans le cas de «Waterworld», la fiction semble seulement illustrer le
dilemme moral commun. Les normes implicites que nous pouvons dégager de ce film
par une analyse élémentaire de contenu — entre autres: «il faut faire attention à
l’environnement, sinon des catastrophes nous menacent» et «nous réussirons à nous sortir
du pétrin, quitte à avoir de la chance et à attendre la prochaine mutation» — reflètent le
caractère contradictoire de notre situation culturelle et de notre position éthique commune
par rapport à l’environnement. De façon générale, nous appuyons les préoccupations
écologiques, mais de façon générale également, nous n’y faisons pas grand-chose.
L'ESPRIT DE L'ESPACE GALACTIQUE 175
6. George Gerbner, Violence et terreur dans les médias, Paris, Unesco, 1989.
176 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE
7. On a d’abord cru que l’effet à court terme était plus fort dans le cas de
contenus informatifs. Par exemple, pour la corrélation qui est apparue entre l’espace
accordé par la presse aux suicides et les suicides réels qui suivent cette exposition, voir
G. Gerbner, Violence et terreur dans les médias, Paris, Unesco, p. 27, qui renvoie aux
études faites sous la direction de Philips dans les années 1970. Plus tard, des études faites
en Allemagne semblent montrer que des effets semblables peuvent aussi être trouvés dans
le cas de récits de fiction (Hafner et al., 1987).
L’ESPRIT DE L’ESPACE GALACTIQUE 177
Qu’est-ce qui fait qu’un auditeur choisit tel ou tel film, telle fiction? Le
processus de sélection chez l’auditeur (qui est effectif) doit reposer sur
des raisons (goût personnel, valeurs partagées avec celles de la fiction
choisie, intérêt pour le genre de monde représenté, identification à
certains personnages, ressemblance entre les situations évoquées dans
la fiction et l’expérience concrète). Le processus de sélection implique
qu’une sorte de reconnaissance s’opère, du sélecteur au programme
fictif choisi. Dans ce processus de reconnaissance, l’être-au-monde du
récepteur doit se trouver en quelque sorte «dévoilé» par l’être-au-
monde du récit, mis dans une certaine lumière.
Dans le cas des productions de science-fiction, une objection se
présente immédiatement devant cette dernière hypothèse. Comment
est-il possible de se reconnaître dans une civilisation futuriste, peuplée
d’extra-terrestres et équipée de moyens de transports et de défense pour
le moins improbables à l’heure actuelle? Ce contexte semble irréel et
peu susceptible de rencontrer le «vécu des gens». Il n’est pas douteux
que cet aspect étrange est rebutant pour plusieurs. En revanche, les
téléromans sont appréciés la plupart du temps pour leur ressemblance
avec la vie quotidienne. C’est certes le cas également aux États-Unis,
les succès du genre «sitcom» ou «dramatique» là-bas le montrent bien.
178 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE
La récurrence de l’improbable
des effets qui sont en dehors du pouvoir des hommes, en dehors des
processus ordinaires de la nature11». Les deux aspects se retrouvent
dans notre univers fictif, le second étant plus présent que le premier.
Dans les productions de type Star Trek, l’improbable semble être la
règle, et non l’exception. Enumérons simplement certains aspects, en
commençant par les réussites futures de la science: le voyage hyper-
spatial, qui transgresse la limite de la vitesse de la lumière; la
télétransportation, qui fait fi de la structure de la matière et de sa
spatialité; le traducteur universel, qui rend possible la communication
instantanée, dans la majorité des cas, avec des espèces de planètes
étrangères; le réplicateur, qui permet de produire de la matière, entre
autres la nourriture, à partir d’énergie. Au plan politique, notons la
construction d’une société interplanétaire, alors que nous sommes en
core loin de la construction d’une société politique intégrée à l’échelle
de la planète; la rencontre fréquente d’êtres aux pouvoirs extra-ordinai
res, parfois carrément surnaturels11 12. Notons, sur le plan des lois de
l’univers, entre autres, l’absence d’une temporalité irréversible, comme
le montrent le voyage dans le temps et les paradoxes temporels; l’exis
tence d’univers parallèles avec lesquels des échanges sont possibles.
Ces transgressions continues des états de faits communs et des
lois connues de l’espace et du temps sont si fréquentes qu’elles peuvent
sembler banales. Néanmoins, elles apparaissent globalement comme
une proclamation de possibilités ouvertes concernant l’univers. S’ex
prime ici une croyance presque sans bornes dans les possibilités de la
science, un acte de foi dans l’humain capable de résoudre ses problè
mes et de se comporter d’une façon éthique, ainsi qu’une affirmation
du caractère illimité du possible. L’humanité est présentée comme en
marche vers le succès et capable de résoudre «scientifiquement» les
problèmes. Si donc la fiction ne demande pas la croyance en des con
tenus, elle met en scène un réseau de croyances fortes, concernant la
science, l’humanité et l’univers, et l’on peut supposer qu’elle les cultive
chez les auditeurs.
11. Émile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, PUF,
rééd. 1968, p. 88, en référence à Codrington. La première définition de la religion est
aussi inspirée de Durkheim, op. cit., p. 65.
12. Le rêve ancien du gouvernement mondial, qu’on trouve déjà chez Victor
Hugo, se trouve comme renforcé ces temps-ci à cause des récents déboires des Nations-
Unies. Dans l’univers fictif de STNG, ce rêve est déjà réalisé.
180 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE
14. Cela est susceptible de changer, comme on le voit pour les Klingons redeve
nus agressifs (saison 95-96, DSP).
182 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE
mort réelles des deux côtés, dans le but de les pousser à trouver une
meilleure solution15). On a appelé «Prime Directive» cette idée de non-
ingérence. Il y a déjà toute une éthique dans cette façon d’envisager les
rapports entre espèces, et on ne peut faire autrement que de penser aux
problèmes raciaux rencontrés aux Etats-Unis. L’idée de la «prime di
rective» se situe très bien dans le contexte des critiques de la supériorité
culturelle WASP aux Etats-Unis, par les milieux étudiants et autres,
dans une perspective de rectitude politique. Chose remarquable à cet
effet: malgré leurs collaborations, les espèces extra-terrestres figurées
demeurent largement isolées les unes des autres, vivant le plus souvent
en parallèle.
L’un des postulats de la série est qu’au xxive siècle, la pauvreté
et même l’argent et d’autant plus la guerre auront disparu sur Terre.
Cette Terre pacifiée et harmonieuse s’est peu à peu lancée à la conquête
de l’espace, et elle a découvert d’autres espèces intelligentes, pour la
plupart humanoïdes. Il n’est pas indifférent, au point de vue moral et
religieux, de présenter ainsi un univers où les humains sont pacifiés,
unis et sages au point de pouvoir à l’occasion servir des leçons morales
à des sociétés politiques divisées, ce qui arrive fréquemment dans
STNG. C’est à partir d’un avenir déjà accompli qu’on repousse de
nouvelles frontières, posant la découverte comme moteur essentiel de
l’aventure humaine.
C’est dans une organisation sociale de type nettement militaire
que ces séries se déroulent, celle de «Starfleet»; il est censé y avoir une
société civile, mais elle n’apparaît que rarement. Une hiérarchie claire,
des valeurs d’honneur, de courage, mais aussi de tact diplomatique s’y
retrouvent constamment. Si la «Flotte de l’espace» est une armée (avec
les rangs de lieutenant, de commandant, de capitaine, d’amiral et le
reste), elle est pacifique et ne poursuit pas d’objectif de conquête, mais
vise seulement la défense des planètes faisant partie de la Fédération,
ou de ses alliés. Les séries subséquentes (Deep Space Nine et Voyager)
allégeront cet aspect militaire, en rendant plus conflictuelles également
les relations entre les membres de l’équipage, assez angéliques il faut
dire dans The Next Génération.
L’univers de Star Trek, créé dans les années 1960 par Gene Rodden-
berry, a conservé, malgré les nombreux scénaristes et réalisateurs qui
y ont travaillé, certaines caractéristiques de base qu’on retrouve aux
diverses époques. Le savant mélange de la science et de la religion est
l’une de ces caractéristiques, comme on le voit déjà dans la première
série, dans un épisode comme «Who moums for Adonais» par exem
ple16. Dans cet épisode, on découvre que le dieu Adonis, ainsi que les
autres dieux grecs incidemment, se sont enfuis dans l’espace quand les
humains sont devenus plus indépendants d’esprit. Adonis lui-même
n’est pas vu par Kirk et Spock comme un dieu: plutôt comme un extra
terrestre, qui d’ailleurs utilise un générateur de puissance pour exercer
ses théophanies. Malgré cette démystification, il s’agit bien du même
Adonis que celui qui aurait habité sur l’Olympe... De sorte que la
démythologisation est en même temps une remythologisation, cette fois
dans le langage de la science et des «extra-terrestres».
Cette caractéristique de la réinterprétation de thèmes religieux
dans un contexte scientifique se retrouve beaucoup dans la série de
films qui a débuté pendant les années 1970. Comme il y a une conti
nuité dans l’ensemble de l’univers de Trek, je dirai quelques mots des
films, d’autant plus que ceux-ci passent également au petit écran. Dans
le premier film, les références à la création et au créateur sont omnipré
sentes17. Mais c’est l’homme qui est le créateur de l’intelligence artifi
cielle, son enfant, qui s’appelle V’ger et s’incarnera dans le corps d’une
femme-androïde. Les effets lumineux et autres sont d’ailleurs sans
équivoque sur le sens à donner à cette incarnation. Un mariage symbo
lique de l’humanité avec sa créature quasi divine sera d’ailleurs célébré
au terme de la route.
Dans la série originelle, le personnage de Spock incarnait la
logique. Dans les films, du deuxième au quatrième en particulier, le
thème logique se lie de près à une mystique vulcaine très forte. Spock
est devenu aussi mystique qu’il était logique, la logique est réinterpré
16. Épisode 33, «Who mourns for Adonais» (producteur: Marc Daniels;
scénaristes: Gibert A. Ralston et Gene L. Coon; Hollywood, Paramount home video, ca
1970). Cf. Allan Asherman, op. cit., p. 73.
17. «Star Trek: The Motion Picture» (producteurs: Gene Roddenberry et Robert
Wise; scénaristes: Alan D. Foster et Harold Livingston; Hollywood, Paramount home
video, 1980, 143 m.).
184 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE
Quelques exemples
Brièvement, je commenterai ici deux exemples plus détaillés d’épiso
des qui permettent de voir jouer des éléments spécifiquement religieux,
tels qu’ils sont resitués dans un contexte «scientifique». Le premier
épisode traité appartient à la septième saison de STNG (1987); le se
cond est de la première saison de la série Voyager (1994).
27. STNG 149, «Rightful Heir» (producteur: Peter Lauritson; scénaristes: Ronald
D. Moore et James F. Brooks; Hollywood, Paramount home video, 1987).
188 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE
28. Leur culture religieuse rappelle celle des anciennes tribus nordiques, de
manière quelque peu caricaturale.
L'ESPRIT DE L’ESPACE GALACTIQUE 189
c’est en conseil familial qu’on a décidé qu’il valait mieux pour lui de
passer à la prochaine émanation. Par un phénomène naturel dû à ce que
les scénaristes appellent un vacuum spatial, les corps embaumés et
placés dans ce qui est appelé un cénotaphe se trouvent emportés, cen
sément pour la prochaine émanation, mais en fait pour l’un quelconque
de la série d’astéroïdes dont on a parlé au début. Le désir de Kim de
retourner sur Voyager est parallèle à celui de Petara, qui veut retourner
dans son monde. Les membres de Voyager tentent de profiter du pas
sage de l’un des vacuums spatiaux à proximité pour y télétransporter
cette femme, mais la tentative échoue et elle meurt. En revanche, le
désir de fuite de Kim, à qui les prêtres et responsables de la science
locale ne veulent pas rendre sa liberté, puisqu’ils désirent étudier
davantage ce «revenant», va rencontrer celui de Hatil. Ce dernier,
malgré les insistances de sa femme, désire continuer de vivre depuis
que sa croyance a été remise en question par l’apparition et les expli
cations de Kim. Kim va proposer de mettre le linceul de Hatil pour lui
permettre de s’enfuir dans les montagnes. Seul détail: Kim mourra dans
le processus, mais avec un peu de chance il pourra être revivifié par les
équipiers de Voyager, qui l’auront détecté... On procède ainsi30.
La conclusion de l’épisode ajoute encore à ces contenus déjà
nettement religieux. En effet, la capitaine de Voyager (Janeway) avait
repéré, grâce à des appareils de détection, une «énergie neurale» éma
nant des corps lors de leurs apparitions dans l’espace de Voyager. Elle
s’est aperçue que ces énergies, qui manifestent un dynamisme et une
complexité étonnante selon ses dires, se dirigent ensuite vers le champ
magnétique de la planète. Elle demande à Kim de prendre congé, de
réfléchir à ce qu’il vient de vivre; elle dit que ce dernier a vécu une
expérience qui «transcende le quotidien» et qu’il doit prendre le temps
d’y penser, de s’exprimer, de peindre. Kim lui demande alors si elle
croit que les Venariens ont raison dans leur croyance. Elle répond
qu’elle n’en est pas certaine, mais dit que «ce que nous ne savons pas
de la mort est bien plus grand que ce que nous en savons».
30. On peut avoir l’impression que les équipiers de Voyager sont eux-mêmes à
l’extérieur de tout comportement religieux, mais c’est plutôt l’inverse, comme on le voit
déjà par les exemples de Chakotay et Janeway dans cet épisode. C’est d’autant plus vrai
si nous tenons compte de la structure du récit, affaire d’échange de places. Chacun veut
rentrer chez lui, selon des degrés (le pays des montagnes pour Hatil, Voyager pour Kim,
la planète pour Petara, ou la prochaine émanation). Le tout exprime le désir de changer
de lieu: d’une culture «trop» religieuse à une culture néanmoins ouverte au spirituel,
même si, à des individus fortement religieux, cette dernière semble pratiquement athée.
L’ESPRIT DE L'ESPACE GALACTIQUE 191
*
* *
SPIRITUALITÉ ET IDENTITÉ
PERSONNELLE ET COLLECTIVE
Spiritualité et identité
du chrétien dans la modernité éclatée
ANNE FORTIN-MELKEVIK
Université Laval
1. Critique de la modernité
de vue de la métaphore spatiale, on voit le côté subversif de ce slogan qui fait éclater la
logique.
6. «Il est trop tentant pour le discours théologique [... ] de faire le passage delà
prémodemité à la postmodernité, sans se confronter aux conditions de possibilité de la
prétention à l’existence de la religion dans la modernité, et sans prendre le temps d’établir
la prétention de vérité de son discours dans la modernité.» (Anne Fortin-Melkevik,
«Religion et rationalité éthique dans la modernité», Studies in Religion/Sciences Religieu
ses, 24:1, 1995, p. 20)
200 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE
7. Charles Taylor, Sources of the Self: The Making of the Modem Identity,
Cambridge, Harvard University Press, 1989, p. 27.
8. Charles Taylor, «Two Théories of Modernity», Hastings Center Report, 25:2,
1995, p. 29.
SPIRITUALITÉ ET IDENTITÉ 201
L’idéal de l’authenticité
Jean-Marc Ferry
17. Jean-Marc Ferry, «Les limites de l’identité narrative», Ethica, 6:2, 1994,
p. 59-70.
SPIRITUALITÉ ET IDENTITÉ 207
Application
Partons de notre héritage wébérien comme modèle qui structure notre
compréhension du sujet croyant dans la société. La division entre la vie
privée et le monde public instaure deux modalités de définition de
l’identité. Au sein de la vie privée, la religion favorise aujourd’hui une
structuration de l’identité religieuse sous l’angle personnel: «ma ren
contre avec le Seigneur, mon itinéraire intérieur de foi, le récit de mon
histoire à la lumière de mon salut personnel». J’appellerai cette façon
de comprendre l’identité spirituelle, une identité narrative fondée sur le
récit de ma vie intérieure. Le récit que je peux faire de ma relation
intime à Dieu constitue le pivot de mon développement, de mon
épanouissement et de mon équilibre comme personne. Les différents
événements de ma vie sont encadrés dans une cohérence narrative.
L’histoire de ma vie ne se détermine donc pas tant par rapport à des
événements sociaux et historique qu’à la lumière d’événements invisi
bles aux yeux des autres: ma conversion, mon cheminement de foi, ma
recherche intérieure... Cette identité narrative me définit en tant que
croyant. L’identité que je cherche est celle d’un homme ou d’une
femme qui pourra se confesser, se dire comme croyant. Dans cette
optique, tous les livres de théologie qui tentent de cerner une identité
chrétienne globale ne voient pas l’enjeu d’une recherche individuelle
de l’identité. En effet, aujourd’hui, les chrétiens ne cherchent pas tant
à dire l’identité du christianisme, qu’à dire leur propre identité en tant
que personnes se disant chrétiennes. Ce qui fait la différence entre ces
deux visions de l’identité, c’est l’idéal de l’authenticité. Le croyant
participe à cet idéal contemporain qui fait partie de l’air que nous res
pirons. La situation est cependant différente pour l’Église-institution, et
pour les institutions théologiques, car l’idéal de l’authenticité ne touche
pas des «structures», mais bien les personnes dans les structures. D’où
le malaise de ceux vivant sur le plan personnel d’un idéal d’authenti
cité, mais qui, en tant que porte-parole de l’institution, doivent fonc
tionner selon une autre logique. Les croyants occupant des postes dans
l’institution sont ainsi déchirés intérieurement: leur idéal d’authenticité
est confronté aux contraintes du discours officiel. Les croyants se de
mandent de plus en plus comment concilier foi personnelle et pratique
religieuse sociale, rencontre personnelle du Seigneur et engagement
communautaire. Le croyant cherche à trouver une foi authentique, une
foi qui s’inscrive dans une histoire de vie parsemée de souffrances et
de deuils de toutes sortes. Le croyant est croyant parce qu’il est d’abord
208 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE
*
* *
19. Jean-Marc Ferry, Les puissances de l’expérience, tome I, Paris, Cerf, 1991,
p. 156.
212 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE
1. Intériorité et mondanéité
d’un monde sans sujet, il n’en faut pas moins se dégager de l’unilaté
ralité de la subjectivité occidentale» pour devenir attentif aux enjeux
spirituels de la vie sociale elle-même, en tant que celle-ci engage de
manière décisive l’existence humaine2.
Avant de ce faire, il faut cependant interroger le fait même que
cette «unilatéralité de la subjectivité occidentale» se soit produite.
Comment comprendre cet accent sur l’intériorité? On ne saurait faire
ici, même brièvement, l’histoire de l’émergence de la subjectivité
moderne. Il faut pourtant trouver quelque indication quant à son sens.
Schillebeeckx explique que l’effondrement des repères sociaux tradi
tionnels et la multiplication des choix de vie possibles ont provoqué
une crise dans la construction des identités personnelles: ce que chacun
est ou devrait être, autrui est de moins en moins en mesure de le dire.
Cette reconnaissance du monde faisant défaut, les personnes sont
livrées à la seule introspection; c’est en ce sens que «l’intériorité
sociale des hommes et des femmes, même s’ils sont croyants, a
changé3». Hannah Arendt parle en ce sens, mais plus radicalement,
d’une aliénation du monde en régime moderne. Selon elle, cette aliéna
tion s’enracine en dernière instance dans la mise en doute de la fiabilité
des perceptions sensorielles (Descartes); celle-ci a entraîné une diffi
culté croissante de partager des expériences, l’érosion du sens commun
et le rejet dans une intériorité an-historique. Arendt écrit ainsi au sujet
de la sécularisation:
Quel que soit le sens du mot «séculier» dans l’usage courant, il
est impossible historiquement de le faire correspondre à la
mondanéité; l’homme moderne, en tout cas, n’a pas gagné ce
monde en perdant l’autre, [...] il y fut rejeté, enfermé dans l’in
tériorité de l’introspection où sa plus haute expérience serait celle
de la vacuité des processus mentaux, des calculs et des jeux so
litaires de l’esprit4.
La spiritualité se trouve dès lors exilée hors du monde. Si elle se perçoit
désormais comme intériorité, c’est qu’elle n’a plus que la conscience
pour évoluer.
2. Ibid., p. 91.
3. Ibid., p. 96.
4. H. Arendt, Condition de l'homme moderne, coll. «Agora» 24, Paris,
Calmann-Lévy, 1988, 406 p.; p. 398-399 (j’ai modifié la traduction).
216 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE
5. J.-Y. Jolif, «L’athéisme à la recherche d’un lien réel entre les hommes»,
Concilium, n“ 29, nov. 1967, p. 11-18; p. 17.
LA DISSOLUTION DE L’ESPACE POLITIQUE 217
6. Dans la perspective d’Arendt, «le politique n’est justiciable que d’un savoir
particulier, privé de règles générales, qui a son assise, non dans les concepts de
l’entendement, mais dans un sens commun capable de nous faire partager la richesse de
tous les autres points de vue particuliers. La seule raison du politique est à la croisée des
opinions qui s’échangent et découvrent un sens jamais donné d’avance.» (André
EnegrÉn, «Pouvoir et liberté. Une approche de la théorie politique de Hannah Arendt»,
Études 358/4, avril 1983, p. 487-500; p. 499)
7. Condition de l’homme moderne, p. 270.
8. R. Lemieux, «Notes sur la recomposition du champ religieux», à paraître en
1996 dans Laval théologique et philosophique. Selon Lemieux, la critique des dogmati
ques traditionnelles doit ainsi s’étendre à toutes les dogmatiques, notamment «celles qui
nous regardent sans qu’on les voit, à force de familiarité».
218 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE
11 Ibid., p. 166-171.
LA DISSOLUTION DE L'ESPACE POLITIQUE 221
4. Communauté et transcendance
12. Ma réflexion est ici plus attentive à ce qui est perdu qu’aux nouvelles formes
de mise en commun du réel. Il faudrait notamment évaluer la force et l’impact du
mouvement communautaire sur la problématique d’ensemble. Certains progrès
technologiques pourraient également créer des possibilités que nous avons encore peine
à imaginer; Félix Guattari note ainsi : «La jonction entre l’écran audiovisuel, l’écran
télématique et l’écran informatique pourrait conduire à une véritable réactivation de la
sensibilité et de l’intelligence collectives.» («Pour une refondation des pratiques
sociales», Le monde diplomatique, oct. 1992, p. 26-27; p. 26)
13. F. Dumont, Raisons communes, Montréal, Boréal, 1995, 255 p.; p. 13.
222 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE
tible d’engendrer une opinion publique sur les questions soumises à son
examen. Mais il n’y a ici qu’apparence de communauté, où l’interac
tion le cède à la transmission à sens unique, à travers des médias ba
vards mais sourds. La communauté censée prendre forme ici est en fait
un auditoire dont on cultive non pas l’opinion mais bien l’humeur (la
bonne), seule susceptible de manipulation rapide et efficace. Dumont
parle ici de l’édification
d’une société du spectacle qui donne aux individus la sensation
d’être présents à la société à condition de les exiler de l’action
efficace. L’expansion des médias n’est pas due seulement au
progrès des technologies de la communication; elle est consécu
tive à la défection de la participation et aux diverses formes de
l’exclusion qui ont créé un vide favorable au remplacement de la
Cité politique par la théâtralisation de la vie commune. On re
trouve alors l’intellectuel dans un nouveau rôle: celui de metteur
en scène du spectacle social où il rejoint le chômeur et l’assisté
social qui, ayant perdu le droit de travailler, disposent en com
pensation de la permission de voir14.
Il ne faut donc pas céder à l’illusion de croire que, prenant en
quelque sorte le relais du politique, les médias dits de communication
favoriseraient immédiatement la mise en commun du monde. Même
dans leur fonction la plus noble, celle de l’information, ils servent
précisément ce que Dumont appelle «le processus de transformation de
la culture en information», sa fragmentation en une masse de données,
processus déjà avancé avant même l’arrivée de l’informatique, qui n’a
fait que le confirmer15. Tout le champ du savoir se trouve bousculé;
autrefois immanent à l’expérience, il s’est objectivé et prodigieusement
élargi. Cette expansion ne saurait être un objectif en soi: «L’immense
accumulation du savoir, l’industrie de l’apprentissage renvoient à
quelle conception de la vie qui puisse être partagée en commun? Etre
tous informés, apprendre sans cesse: cela peut être un idéal; vivre, c’est
une autre affaire». Au-delà du bouillonnement, comment la culture
sera-t-elle encore recueillement? «La culture n’est pas avant tout un
mécanisme d’adaptation ou un amas d’informations disparates; elle ne
se confond pas avec les connaissances scolaires. Elle est d’abord cons
cience et maîtrise des genres de vie16.»
Quant à l’espace de marché, s’il a pour lui d’être un lieu
d’échange et de réciprocité, il ne connaît cependant pas de frontière et
efface peu à peu l’inscription dans un espace et un temps précis. Rom
pant les liens d’appartenance, il fragilise les identités, faisant des objets
des choses, et des personnes de la main-d’œuvre déplaçable à souhait.
Dumont écrit ainsi:
une grande partie du milieu culturel est devenu objet de fabrica
tion et de manipulation. Les messages des médias, la rumeur des
publicités et des propagandes ont bouleversé les héritages. Pour
une large part, la vie sociale est désormais une construction, un
bricolage fait de matériaux disparates. Ces arrangements s’usent
vite, sont rapidement remplacés par d’autres, s’adressent à des
publics labiles. L’emprise sur le temps, l’enracinement dans des
espaces concrets deviennent difficiles.
La création des œuvres de l’esprit, la communion avec celles
de jadis sont contaminées par cette perpétuelle mouvance17.
Dans une telle situation, il faut trouver des manières d’établir autrement
la vie commune, avec la conviction «que la société ne se réduit pas aux
échanges sur des marchés ni à la division du travail; qu’elle est un
partage d’idéaux qui donnent au plus grand nombre le sentiment de
participer à l’édification de la Cité18».
«Raisons communes», «partage d’idéaux»: de telles expressions
abondent sous la plume de Dumont, à même sa vision du politique.
Celle-ci repose sur une anthropologie qui souligne l’importance de
l’héritage, du projet, de la solidarité et de la transcendance. Cette trans
cendance n’est pas surajoutée mais bien essentielle: «L’homme est plus
grand que lui-même, il n’est à sa mesure qu’en se dépassant; on ne
dira pas autrement pour les sociétés et les cultures19.» La communauté
politique est ainsi «le produit d’une progressive sédimentation de soli
darités autour d’un projet», «une fondation sans cesse à reprendre à
partir d’un legs d’humanité et en vue d’idéaux collectifs à poursuivre20».
16. Ibid., p. 110-111. Guattari propose une critique semblable (art. cit., p. 26).
17. Ibid., p. 102.
18. Ibid., p. 13.
19. Ibid., p. 212.
20. Ibid., p. 55 et 240.
224 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE
commun: elles évoluent d’autant plus librement que font défaut les
lieux d’expérience et de reconnaissance de la transcendance véritable
où elles pourraient être questionnées.
6. Transcendance et politique
Le débat sur la culture publique commune manifeste un souci constant
de dégager les «valeurs fondamentales», les «actes de foi», l’«horizon
commun de sens», etc. On retrouve cette conviction, parfois implicite,
que toute la culture repose sur des choix fondamentaux qui ne sau
raient, pour cette raison, être «négociés». On rejoint ici une conviction
clé du propos de Dumont, à savoir qu’il y a un mouvement de dépas
sement au sein de la culture, de ses manifestations les plus humbles
jusqu’à ses plus hautes réalisations:
la culture dont vivent quotidiennement les sociétés est aussi tra
vail de l’esprit: façons de se nourrir et de se vêtir, rituels de la
politesse, croyances qui habitent les individus, interprétations
qu’ils donnent à leur labeur et qu’ils laissent voir dans leurs loi
sirs, conceptions qu’ils professent de la vie et de la mort... Il y a
culture parce que les personnes humaines ont la faculté de créer
un autre univers que celui de la nécessité. Le langage en est la
plus haute incarnation. Nous parlons pour dépasser le déjà-là,
pour accéder à une conscience qui transcende le corps comme
chose et autrui comme objet34.
Dans cette perspective, il n’est pas seulement question de parler de
lieux de spiritualité dans la culture, mais plutôt d’une culture qui est
essentiellement spirituelle, en perpétuelle quête de transcendance. Re
connaître ce mouvement de quête, c’est également voir que, à propre
ment parler, les «valeurs», les «idéaux», le «sens» ne sont pas tant au
fondement qu’à l’Aonzon d’un mouvement de dépassement jamais
achevé.
Le «fondement» est d’un autre ordre: il consiste en ce qui rend
possible la communication elle-même, la rencontre, l’échange, le débat,
la confrontation des différents points de vue en laquelle s’amorce le
mouvement de dépassement. La culture ne provient pas de l’individu
mais bien de l’interaction et de l’interlocution. Elle s’élabore à même
la pluralité et le langage. Elle est donc intimement liée à la dimension
politique de l’existence, en tant que jeu de la rencontre des humains
autour d’un commun souci du monde. Dumont écrit ainsi que la culture
est
le travail collectif grâce auquel les hommes tissent leurs liens
avec le monde. La culture a une dimension politique, parce que
la quête de soi n’est pas dissociable de la quête commune.
[-.]
35. Ibid., p. 29. H. Arendt écrit pour sa part que si la culture et la politique
«s’entr’appartiennent», c’est «parce que ce n’est pas le savoir ou la vérité qui est en jeu,
mais plutôt le jugement et la décision, l’échange judicieux d’opinions portant sur la
sphère de la vie publique et le monde commun, et la décision sur la sorte d’action à y
entreprendre, ainsi que la façon de voir le monde à l’avenir, et les choses qui y doivent
apparaître» (La crise de la culture. Huit exercices de pensée politique, coll. «Folio/
essais» 113, Paris, Gallimard, 1989, 380 p.; p. 285).
36. Raisons communes, p. 110-113.
LA DISSOLUTION DE L’ESPACE POLITIQUE 231
37. Centre justice et foi..., p. 12. Harvey dit de la culture publique commune
que c’est «la culture du citoyen et de la citoyenne» («Culture publique, intégration et
pluralisme», p. 240).
38. J. Harvey, «Culture publique, intégration et pluralisme», p. 240.
39. Les francophones québécois, p. 2.
232 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE
tous, sinon l’espace public lui-même. Ce qui circule dans cet espace
n’est pas à proprement parler commun, mais bien rendu public, acces
sible à tous et donc susceptible d’être accepté comme d’être refusé. Il
ne saurait donc y avoir de véritablement «commun» qu’un espace
public, à l’intérieur duquel évolue une culture non pas commune, mais
bien publique, s’élaborant dans l’échange («interculturalisme»,
«transculturation») entre les diverses cultures en présence. Il faut envi
sager la culture publique comme une culture plurielle, comportant des
structures et des éléments dominants, d’autres récessifs, une culture en
transformation et en mouvement, soumise globalement à ce que Simard
appelle l’effondrement de la culture totale et la concurrence de «cultu
res ébréchées». Dumont invite à un renversement des perspectives: «Ce
qui fait l’originalité d’une culture, ce n’est pas son repli sur quelque
distinction originaire, mais sa puissance d’intégration40.» Celle-ci
dépend d’un cadre politique solide: «Une culture est capable d’assimi
ler des influences de façon créatrice dans la mesure où elle est suppor
tée par le dynamisme des institutions41.» S’il y a nécessairement une
«culture de convergence42», c’est par définition l’état de la culture
publique à un moment donné, et plus précisément la langue dominante,
qui «représente la faculté de rassemblement, la puissance créatrice de
la personne et de la culture43». Plus que la culture commune, ce qui
importe, c’est la communauté: ce concept, qui apparaît souvent dans le
débat, est intéressant dans la mesure où il laisse apparaître une grada
tion entre ce qui est le plus fondamental (l’espace commun), ce qui peut
prendre différentes formes (le processus de mise en commun) et le
foisonnement de ce qui circule (les contenus culturels). Il a cependant
l’inconvénient d’évoquer les communautés fermées d’autrefois, où la
pluralité avait maille à partir avec les consensus traditionnels.
Le défi est d’aménager ce qu’on pourrait appeler des «espaces de
coexistence dissensuels44». De tels espaces ont certes leurs règles fon
damentales propres, qui sont en un certain sens «non négociables»,
dans la mesure où elles sont inséparables de la décision même d’évo
JEAN-FRANÇOIS MALHERBE
Université de Sherbrooke
Jean Wahl 1
1. Le palier éthique
a. Le «Phronimos» aristotélicien
fication. Ces remarques ne nous éloignent pas de notre sujet car l’un
des défis théologiques de la spiritualité contemporaine est précisément
de prendre position à l’égard de ce rapport de force. L’éthique aristo
télicienne fournit pour cela des outils que nous aurions tort de négliger.
De plus, d’autres pensées, explicitement religieuses ou anti-reli
gieuses — ce qui n’est pas le cas de l’aristotélisme —, ont repris à leur
propre compte la question de la transgression d’une loi universelle dans
une situation singulière. On peut penser à Nietzsche et Kierkegaard
mais, quelques siècles plus tôt, à la fin du Moyen Age, Maître Eckhart,
qui revient très à la mode aujourd’hui — peut-être à cause du Nouvel
Âge qui l’a très peu lu et le cite beaucoup —, l’avait déjà reprise dans
la figure de F «affranchi».
L’«affranchi» eckhartien
L’œil extérieur de l’âme est celui qui est tourné vers toutes les
créatures et les perçoit selon le mode d’images et le mode d’une
puissance. Or l’homme qui s’est tourné en lui-même, en sorte
qu’il connaît Dieu dans son propre goût et dans le propre fond de
celui-ci — cet homme est affranchi de toutes choses créées, il est
enfermé en lui-même sous un véritable verrou de vérité13.
Et ce passage, cette pâque, a pour fruit la vision en toutes choses
de l’honneur de Dieu14. Mais ce qui vaut pour la création vaut aussi
pour soi-même15. Se laisser saisir soi-même selon ce qu’on est en Dieu,
c’est-à-dire se laisser saisir soi-même comme Dieu, comme père,
comme insondabilité, comme innommabilité, comme unité, qu’est-ce
d’autre que d’être affranchi, en vérité? Il faut, en effet, l’œil intérieur
pour qu’à force d’affection, de respect, de confiance, de prévenance et
de tendresse, l’autre invente mon vrai visage et sollicite ma conversion.
Et ma protestation sincère, qu’il ne me connaît pas vraiment tel que je
suis, que ce visage est trop noble pour moi, que je reste menteur et
jouisseur, viendra s’user sur sa tenace bienveillance. Et je finirai par
ressembler à mon visage intérieur car l’autre, maître ou ami, aura ému
en moi un être caché, dont je voulais ignorer l’existence, mais qui ne
pourra s’empêcher de surgir un jour puisqu’il est sollicité en vérité.
L’autre ainsi fait naître le fils en moi! L’autre alors est grâce sur grâce
et moi, il me donne de Dieu d’être affranchi. C’est cela la création, la
créativité de l’amour, la fécondité de l’amitié en Dieu.
Sensibilité avivée à l’égard de'l’universel, l’affranchissement est
également sollicitude activée à l’égard du singulier. L’affranchi est une
articulation particulière de l’universel et du singulier, de la loi et de
l’exception. Il est la liberté, «l’obéissance hors-la-loi». Mais si tel est
le cas, que devient Dieu? Qu’en est-il encore de la volonté de Dieu?
Voyez ce qu’un homme bon peut auprès de Dieu. C’est une vérité
certaine, une vérité nécessaire : celui qui donne totalement à Dieu
sa volonté capte Dieu, lie Dieu, en sorte que Dieu ne peut rien
que ce que l’homme peut16.
28. André Clair, Kierkegaard. Penser le singulier, Paris, Cerf, «La nuit
surveillée», 1993, p. 107.
29. Id„ p. 182.
30. Jean Wahl, «Introduction», page x.
248 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE
Le «surhumain» nietzschéen
Conclusion
DÉFIS THÉOLOGIQUES
ET PASTORAUX
DU RETOUR DU RELIGIEUX
Les enjeux du dialogue intrareligieux
Des repères pour une nouvelle spiritualité chrétienne
à l’heure du pluralisme religieux
FABRICE BLÉE
Université de Montréal
3. Voir Richard Neuhaus, «The Religious Century Nears», The Wall Street
Journal, 6 juillet 1995, p. A-8
4. Raimundo Panikkar a tenu ces propos en 1981, au College of Saint Benedict,
St. Joseph, Minnesota, à l’occasion d’une discussion sur «The Future of Religion» et sur
«Mysticism, East and West». Pour plus de détails voir North American Board for East-
West Dialogue, 11 (mai 1981), p. 4.
5. Voir Ewert Cousins, Christ of the 21st Century, Rockport (Mass.), Elément,
1992, p. 73.
6. Voir Bede Griffiths, The New Création in Christ, Springfield (Illinois),
Templegate, 1992, p. 81.
LES ENJEUX DU DIALOGUE INTRARELIGIEUX 255
gieuse, nous nous proposons de dégager les balises pour une spiritualité
chrétienne à la fois fidèle au message évangélique et réceptive aux
attentes de la nouvelle génération de chrétiens, issus d’un milieu plu
raliste. D’emblée un certain nombre de questions se posent: comment
concilier l’engagement à sa religion et l’ouverture aux autres? Le dia
logue intrareligieux ne conduit-il pas à trahir sa tradition et, par la
même occasion, l’alliance avec le Divin? à oublier les rites et les croyan
ces traditionnelles au profit de l’expérience spirituelle? N’est-il pas
dangereux de faire l’expérience de techniques orientales? Ou encore ce
dialogue n’est-il pas la porte ouverte au syncrétisme? Nous devrons
tenir compte de toutes ces problématiques pour répondre à l’objectif
que nous nous sommes fixé dans le cadre de ce travail. Tout d’abord,
nous situerons le dialogue intrareligieux et son importance par rapport
au dialogue interreligieux pour, ensuite, montrer en quoi l’expérience
intrareligieuse exprime l’essentiel de l’expérience chrétienne. Enfin,
cela nous permettra de mettre en relief deux aspects de cette expérience
dont il est important de tenir compte dans une spiritualité et une théo
logie chrétiennes à venir.
À un processus de transformation
Au-delà du syncrétisme
54. De façon générale, dans les religions orientales, l’ignorance est synonyme de
dualité, dont la source est en partie l’identification de l’individu à ses pensées. C’est
pourquoi ces religions, dites mystiques, mettent souvent l’accent sur des exercices,
méditations ou yogas, qui aident à saisir l’instant présent, défiant toute conceptualisation.
Sortie du jeu des pensées, la non-dualité orientale se rapproche de la contemplation et de
la prière apophatique issues de la tradition chrétienne.
55. Kevin M. Cronin, Kenosis, Emptying and the Path of Christian Service,
Rockport (Mass.), Elément, 1992, p. 15.
56. Ces propos sont tirés de l’enregistrement de la conférence «The Divine
Therapy», donnée par Thomas Keating en 1991, dans le cadre des programmes de la
Contemplative Outreach Ltd.
57. Voir Kevin M. Cronin, op. cit., p. 25.
266 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE
accrue du corps et des émotions et d’en faire ainsi les supports de l’élan
spirituel. La question alors se pose: ces techniques ne sont-elles pas
dangereuses? Disons simplement avec de Béthune que «la connais
sance expérientielle des méthodes contemplatives orientales est essen
tielle, mais il est aussi nécessaire, particulièrement pour ceux qui les
enseignent, de connaître leur arrière-fond historique, philosophique,
psychologique et religieux58». Deuxièmement, le dialogue intrareli
gieux incite à la redécouverte du corps, par la tension intellectuelle
qu’il suscite, tel un koan japonais. En effet, nous croyons qu’il est
intellectuellement impossible de faire cohabiter en soi, en même temps,
deux visions du monde, deux symbolismes religieux. Se référer en
même temps à Jésus et aux déités bouddhistes brise la cohérence des
deux univers religieux respectifs et peut conduire à des confusions
intellectuelles voire psychologiques profondes dans le cas où ces visions
du monde sont rattachées à une pratique religieuse. Dans ce cas, l’écla
tement conceptuel, s’il est accepté, renvoie à la réalité présente et tan
gible du corps. Le dépassement de soi exige de s’approprier pleinement
son corps, de le ressentir, de s’unir à lui. Cela va à l’encontre du
principe selon lequel l’élévation spirituelle exige de se couper de toute
sensibilité corporelle. Pour encore trop de chrétiens, le corps, entaché
d’une concupiscence certaine, rime avec péché et punition. Or, selon
Keating, la notion de punition liée au cheminement spirituel est diabo
lique59. Si la spiritualité chrétienne a longtemps entretenu une opposi
tion entre le corps et l’esprit, il importe aujourd’hui de «redécouvrir la
signification spirituelle de la dimension matérielle60». La respiration61 et
la sexualité62, par exemple, sont des dimensions de l’être humain qu’il
nous faut intégrer à une spiritualité saine.
63. Pour Bede Griffiths, le cœur de la méditation de John Main est l’utilisation
du mantra. Mantra est un mot sanskrit et se réfère à une longue tradition indienne de
prière et de méditation. Dans The New Création in Christ, Griffiths écrit: «The art of
the mantra consists in the répétition of a sacred word or a verse front the Bible, which
has the effect of “centering” the person, unifying ail the faculties and focusing them on
the indwelling presence of God. The same discovery was made in Spencer Abbey under
the influence of the Maharishi’s Transcendental Méditation and led to the concept of
“centering prayer”.» (p. 39)
64. Dans son livre The Good Wine, New York, Paulist Press, 1993, Bruno
Barnhart utilise les richesses du mandala pour envisager l’évangile de Jean dans une
perspective mystique et initiatique, et aussi pour proposer aux croyants une façon de
relier leur destinée à la source de vie.
268 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE
*
* *
Pour John Dunne de l’Université Notre Dame, «le saint homme au
jourd’hui n’est pas un Gautama, un Jésus, un Muhammad, un fondateur
de religion mais une figure comme Gandhi, c’est-à-dire un homme qui
part d’une compréhension sympathique de sa religion pour aller vers
les autres religions et qui revient avec une nouvelle vision de sa propre
religion65». L’expérience intrareligieuse est, selon lui, l’aventure de
notre temps. Barnes va dans le même sens quand il affirme que l’ex
périence nouvelle consiste en l’acceptation de l’autre tel qu’il est, et en
un dialogue comme une fin en soi66. À l’ère du pluralisme religieux, le
dialogue «appartient alors à la vocation propre des chrétiens» et doit
«être intégré à leur vie spirituelle67». Mais si les chrétiens choisissent
la voie du dialogue, au point d’en faire une préoccupation existentielle,
il est clair qu’ils s’engagent dans une transformation profonde de la
spiritualité et de la théologie chrétiennes. Ne sommes-nous pas
aujourd’hui appelés à faire un choix, duquel dépend l’avenir de
l’Église: soit faire fi du pluralisme en nous orientant vers un fondamen
talisme ou un relativisme, soit intégrer le pluralisme dans notre spiri
tualité et dans notre théologie? Pour Cobb, le christianisme a besoin de
se soumettre continuellement à une transformation créatrice, non seu
lement en assimilant les aspects nouveaux de la culture occidentale,
mais aussi en s’ouvrant plus radicalement à une transformation par un
dialogue avec les autres religions68. Mais comment concilier engage
ment par rapport à sa propre foi et ouverture aux autres croyances? Au
terme de cette étude, il apparaît que la solution réside en une spiritualité
fondée, non plus sur la raison, mais sur une expérience de l’amour et
de la kénose. Il s’agit, à travers une expérience contemplative, de dé
passer nos limites conceptuelles et ainsi, dans une distinction bénéfique
entre foi et croyance, purifier et enrichir nos concepts chrétiens, à com
mencer par celui de Dieu. D’où l’importance, par exemple, d’un dialo
gue chrétien-bouddhiste qui, pour Tracy, incite à nous pencher sur des
aspects de la tradition chrétienne, plus ou moins délaissés, comme la
LOUISE MELANÇON
Université de Sherbrooke
1. Gaia and God: An Ecofeminist Theology of Earth Healing, New York, Harper
& Collins, 1992.
ni SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE
2. Libération Theology, New York, Paulist Press, 1972. Dans ce livre sont
ramassés un ensemble d’articles publiés de 1970 à 1972.
3. Sans indiquer toutes ses publications, je signale New Woman, New Earth:
Sexist Idéologies and Human Libération, New York, The Seabury Press, 1975 et Sexism
and God-Talk: Toward a Feminist Theology, Boston, Beacon Press, 1983.
POUR LA GUÉRISON DU MONDE 273
Où est le mal?
14. Rosemary R.R. renvoie particulièrement à F. Capra, The Tao of Physics, cité
dans Gaia and God, p. 39.
15. La traduction est mienne. Gaia and God, p. 43-44.
16. Gaia and God, p. 43.
17. Gaia and God, p. 45.
POUR LA GUÉRISON DU MONDE 277
Pour guérir une maladie, il faut d’abord en connaître les causes. Les
déséquilibres écologiques actuels renvoient la conscience humaine,
d’une manière neuve, à ses expériences du mal, et de ce qu’on a appelé
le péché. La perspective écoféministe de R.R.R. l’amène à identifier les
relations de domination et d’exploitation comme étant responsables du
mal écologique: les relations de domination entre les hommes et les
femmes autant qu’entre les races et les classes sociales, ou entre les
pays riches et les pays pauvres. Le patriarcat, système socio-politique
dans lequel se sont structurées ces relations de domination, représente
1. — Rosemary R.R. fait l’examen des trois traditions qui ont modelé
la vision occidentale, et plus précisément les idéologies masculines,
patriarcales, sur le problème du mal. Chez les Hébreux d’abord, on a
nommé le mal à l’intérieur d’une problématique éthique et d’un culte
ethnocentrique, autour du dualisme pureté-pollution. Dieu est le Saint
et les lieux desquels Dieu s’approche doivent être purs et saints. En
dehors, tout est profane, non saint. En plus, la pollution est associée à
la sexualité et à la reproduction, spécialement au sang de la femme lors
des menstrues et de l’accouchement; de même pour la semence du
mâle, surtout si elle ne sert pas à la reproduction; mais dans ce cas la
pulsion sexuelle doit quand même être contrôlée. D’après ce modèle,
les Juifs ont établi des séparations entre le sabbat et les jours ordinaires,
entre le sanctuaire et les lieux extérieurs, entre les Gentils et eux
comme peuple élu, enfin, entre les hommes et les femmes22.
Ensuite, de la tradition platonicienne du monde grec — et surtout
à travers le gnosticisme — la culture occidentale a retenu l’idée que le
mal est dans le corps physique, dans le monde matériel, en opposition
à l’esprit. Pour Platon, la réalité se divise en «essences éternelles» et en
ce qui caractérise la matière, la «mutabilité». L’âme est créée en union
avec les essences éternelles capables de soumettre le corps et ses pas
sions; mais si elle perd cette union, elle «chute» et devient soumise au
corps et à ses passions. Le mal est là dans cette perte de contrôle, et
Où est le remède?
pas absolument des autres êtres vivants. Notre capacité même d’être
conscients dépend des cellules hautement organisées de notre cerveau
et de notre système nerveux. Si la conscience humaine procure une
expérience de vie très intense, il existe cependant d’autres formes de
conscience, comme par exemple celle du poisson qui entend des sons
impossibles à entendre avec nos oreilles; les plantes aussi sont des
organismes vivants qui répondent à l’eau, à la chaleur, à la lumière; et
même des agrégats chimiques sont des centres d’énergie. La conscience
humaine est ce qui nous rend capables de reconnaître notre parenté
avec tous les autres êtres plutôt que de nous en séparer. Mais notre
capacité de conscience dépend d’un organisme aussi fragile que com
plexe: notre finitude a donné lieu, dans les religions, à beaucoup d’ef
forts pour nier cette dépendance d’où l’idée du «moi immortel» qui a
trop souvent induit un comportement destructeur.
Plusieurs traditions spirituelles ont prôné «le renoncement à
l’ego»; souvent d’une manière qui dévalorisait la personne. Une spiri
tualité écologique doit «affirmer l’intégrité du centre personnel de notre
être, en mutualité avec les centres personnels de tous les autres êtres à
travers l’espèce et, en même temps, accepter la finitude de ces “moi”
personnels52». C’est ainsi que, pour Radford Ruether, un nouveau sens
de notre parenté avec l’ensemble des êtres vivants nous aidera à accep
ter la décomposition de nos corps pour entrer dans le cycle de la vie
organique. C’est ainsi que nous sommes attachés, enchaînés à l’ensem
ble vivant qu’est Gaia. Une spiritualité et une pratique éthique fondées
sur la finitude de nos «je» pourraient nous préparer à reconnaître le
centre personnel de chaque être, que ce soit un oiseau ou une fleur: une
telle compassion pour tout être vivant ferait échec à l’illusion de l’alté
rité. Elle nous permettrait surtout d’entrer en relation avec «la Matrice
en continuelle création de tout53», le grand TU, le centre personnel du
processus universel. Ainsi, nous pourrions avoir confiance que notre
travail créateur serait nourrissant pour la communauté de vie. Et à la fin
de notre vie, lorsque nous nous livrerons à la Matrice de la vie, nous
pourrons dire, comme le dit de manière inspirée Rosemary R.R.:
«Mère, entre vos mains je remets mon esprit. Servez-vous de moi
comme vous voulez dans votre infinie créativité54.»
55. Le titre donné à son dernier chapitre est indicatif: «Creating a Healed World:
Spirituality and Politics».
56. Gaia and God, p. 4.
57. Gaia and God, p. 268.
POUR LA GUÉRISON DU MONDE 289
*
* *
69. Nicholas John Ansell dans un livre intitulé The Woman Will Overcome the
Warrior (University Press of America, 1994) en a fait la critique.
Du passage de la religion
subie à la religion choisie:
des acteurs peu rationnels
Diversité des expériences spirituelles
chez les jeunes adultes.
Ce que révèle une enquête
CLAUDE MICHAUD
Université d’Ottawa
Les années 1960 et le tournant des années 1970 ont marqué la fin du
pouvoir des institutions et de leur primauté sur la personne. Un monde
caractérisé par la continuité et la soumission a basculé. Dans le
domaine du religieux, cette ère, qui se traduisait par la possession tran
quille de la foi, une morale bien établie et la certitude doctrinale, a
éclaté ouvrant la porte pour un moment au vacuum. Trop contents de
se délester d’un bagage religieux perçu comme contraignant, les adultes
se sont retirés de la scène. Observant les faits, certains ont parlé
d’esquive, d’autres de crise ecclésiale. Les conséquences ont été les
mêmes: une génération de jeunes en rupture avec l’héritage et laissés
à eux-mêmes.
Mais le vide n’était qu’apparent. À l’ère des institutions fermées
et sûres d’elles-mêmes se substituait le village planétaire. Par vagues
296 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE
Clarification de concepts
Le spirituel
La foi
Le Nouvel Age
Identité
Modernité
Méthodologie de la recherche
Résultats de la recherche
Interprétation globale
Dans cette question, trois concepts clés recouvrent les mots qui
reviennent avec le plus de fréquence pour définir ou décrire leur per
ception du spirituel: Identité, Intériorité et Transcendance. Le concept
de sens à la vie n’apparaît pas.
Tableau 1
Typologie de l’expérience psycho-religieuse
BERGER MICHAUD
Inductif Intégré
Déductif Conventionnel
Réductif Fragmenté
Détaché Décroché
Les intégrés
Tableau 2
Une étude de profils psycho-religieux
vécu quotidien avec celles et ceux que je côtoie [...] J’essaie de mettre
en application les concepts évangéliques.» Bref, tous expriment d’une
façon ou d’une autre qu’ils se sentent interpellés en tant que chrétiens
et s’engagent dans le milieu.
Les conventionnels
Graphique 1
Pourcentage des sujets
selon le profil et le groupe d’âge
Groupes d’âge
Les fragmentés
Les décrochés
Discussion et conclusion
Bibliographie
CHRISTIAN SAINT-GERMAIN
Université du Québec à Montréal
3. Michel Foucault, Dits et écrits IV: 1980-1988, Paris, Gallimard, 1994, p. 364.
318 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE
conforme aux voies par lesquelles sont conduites les âmes privi
légiées: c’est la vive pensée que Dieu vous rejette, qu’il vous
abandonne, comme à jamais indigne de ses faveurs... Cette partie
la plus amère de votre épreuve, ces impressions de séparation de
Dieu qui vous mettent dans une sorte d’enfer, voilà la plus divine
de toutes les opérations de l’amour divin en vous13.
S’engage alors une procession commune au mystique, celle qui
l’incline à éprouver l’ardent ravissement exercé par le désir de se per
dre, de s’abandonner, jusqu’à l’oubli de ce mouvement même, au re
noncement à cette volition en référence à soi. C’est le battement de
cette dislocation radicale, de cet affaissement dans l’indivision avec
l’absolu, qui meut la recherche spirituelle jusqu’à consentir à perdre
Dieu, si cela s’avérait la conséquence inimaginable à tous ces trans
ports. À l’inverse du mouvement qui consiste à ramener à soi, à tirer
quelque triste sagesse d’une leçon de deuil, il s’agit de perdre plus que
tout sujet ne le peut, d’une perte sans nostalgie d’objet externe. Ou s’il
y a nécessité d’une consolation, elle procède de l’effusion de l’Esprit
Saint qui «fait goûter à l’âme en un sentiment total de plénitude la
douceur de Dieu14».
relie et n’a rien qui les distraie de leur unité; voyant tout dans
l’unité même21.
Il s’agit du rêve d’une vision unitive, d’un amour continu de Dieu
en Dieu, sans défaillance ni trêve. Cette réforme intérieure consistait
donc à s’éprendre de Dieu comme source de consolation dirigée dans
l’instant même vers l’homme. Il fallait penser une oraison parfaitement
réceptive22, dépendante des insondables fluctuations en Dieu, et qui
supprimerait par cet abandon même, la césure entre la créature et son
créateur23. Comme le précise Fénelon,
Pour mieux comprendre tout ceci, il faut se représenter que Dieu,
qui nous a faits de rien, nous refait encore, pour ainsi dire, à
chaque instant. De ce que nous étions hier, il ne s’ensuit pas que
nous devions être encore aujourd’hui: nous pourrions cesser
d’être, et nous retomberions effectivement dans le néant d’où
nous sommes sortis, si la même main toute-puissante qui nous en
a tirés ne nous empêchait pas d’y être replongés24.
Politique de l’âme
34. Louis Cognet, Crépuscule des mystiques, Paris, Desclée, 1991, p. 53.
35. Paul Dudon, op. cit., p. 109. Cette perspective «ésotérique» est confirmée
par Fénelon quand celui-ci applique à sa recherche sur l’oraison passive la parole de
l’apôtre: «Vous, vous avez reçu du Saint-Esprit une onction et vous savez tout.»
36. Michel de Certeau, La fable mystique 1, Paris, Gallimard, 1982, p. 228.
37. Raoul Vaneigem, op. cit., p. 129.
330 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE
y avoir non plus une «économie» du salut qui soit l’image à peine
déformée des calculs et des prévarications humaines. En conséquence,
il fallait penser une offre non affectée par quelque arrière-fond contrac
tuel, offre unitive qui engage tout l’offrant en ce geste même, une
ouverture de l’âme.
vraie vertu n’est pas pour quelque chose (virtus non est propter quid:
elle ne doit pas se pratiquer en vue d’une récompense ), car le pour
quoi (le propter quid) est extérieur (et seules les déterminations inté
rieures sont spirituelles)43.» En ce sens, la question du pur amour rece
lait pourtant une authentique tentative de dépasser les projections
objectivantes de l’être humain dans son rapport à Dieu. Emilienne
Naert, dans un ouvrage intitulé Leibniz et la querelle du pur amour,
résume en ces termes l’exceptionnelle pureté théorique de ce litige:
Un amour de Dieu, indépendant du désir de béatitude, indifférent
non seulement au bonheur temporel mais encore et surtout au
salut éternel, est-il possible à l’homme? En d’autres termes, est-
il possible à l’être humain de préférer Dieu à soi-même, et, si la
réponse est affirmative, quel est le rapport de ce pur amour de
Dieu à l’amour de soi, qui semble être le fond de toutes les
tendances naturelles. [...] Qu’y-a-t-il de premier dans la tendance
naturelle de notre volonté: l’amour de notre bien propre, l’inquié
tude inlassable de notre bonheur personnel ou l’amour de Dieu
pour lui-même, par-dessus toutes choses, sans aucun regard sur
nous-mêmes44?
Entre l’illuminisme et le pur amour, il faut se demander si le
rapport à Dieu dans la tradition mystique ne se résout pas dans deux
figures ou modalités relationnelles distinctes mais complémentaires. La
première concerne la dissolution de la volonté humaine dans la fusion
mystique ou plus exactement, «la négation de la séparation d’avec
Dieu45», la seconde, l’inscription d’une distance, celle d’un désintéres
sement qui introduit socialement la dimension fonctionnelle de l’alté
rité et des conditions de possibilité préalables à l’existence du tiers. A
cet égard, Dieu est radicalement nié comme visée, objet. Image para
doxale d’un amour qui se reçoit dans la consumation de ses attache
ments ou de sa propre image, en ce sens, pure transverbération de Dieu
en l’homme et de l’homme en Dieu. Éclipse ou éclat de miroir?
43. Hadewijch D’Anvers, Écrits mystiques des Béguines, Paris, Seuil, 1954,
p. 69.
44. Emilienne Naert, Leibniz et la querelle du pur amour, Paris, Vrin, 1959,
p. 9.
45. Bernard Lemaigre, “Le savoir absolu comme réalisation du soi dans la
philosophie de Hegel” dans C. Stein (dir.), Du côté du psychanalyste 2, Paris, Denoël,
1969, p. 264.
334 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE
«L’aimé jouit d’autant plus de l’amant que celui-ci, pour lui obéir,
renonce à jouir de lui46.»
46. Mino Bergamo, La science des saints. Le discours mystique au XVII' siècle
en France, Grenoble, Jérôme Millon, 1992, p. 235.
47. Jean Florence, Ouvertures psychanalytiques, Bruxelles, Facultés universi
taires Saint-Louis, 1988, p. 193.
V
APPROCHES CRITIQUES
DE LA SPIRITUALITÉ
«Pas un iota...»
Point de vue sur la quête spirituelle
des groupes pentecôtistes
GUY BONNEAU
Université de Sudbury
Remarques préliminaires
3. Voir les diverses hypothèses énumérées par Thomas Robbins, Cuits, Cou
verts and Charisma. The Sociology of New Religious Movements, Londres, Sage, 1988,
p. 24-62.
340 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE
tion théorique par Max Weber au début du siècle, pour expliquer l’ap
parition d’un nouveau mouvement religieux4. II est vrai que Seymour
possédait certaines caractéristiques propres aux prophètes charismati
ques de type wébérien: sans formation académique et en résistance à
l’ordre religieux établi, mais revendiquant un pouvoir venu d’en-haut,
il avait les traits d’un visionnaire apte à analyser de façon intuitive les
besoins d’une société en attente d’une nouvelle révélation.
Une autre théorie soutient qu’un mouvement religieux apparaît
principalement pour fournir un statut social à ceux qui n’en ont pas. L.
Pope, l’un des instigateurs de cette compréhension, est d’avis que les
sectes substituent au statut social un statut religieux, qu’ainsi elles
pallient par un épanouissement spirituel et religieux le manque d’im
portance sociale qu’un individu ou un groupe peuvent un jour ou l’autre
ressentir5. Voici comment le théologien de l’Université de Harvard,
Harvey Cox, dans son étude récente sur le pentecôtisme, décrit la situa
tion sociale et l’attitude de ceux qui, curieux, venaient écouter le mes
sage d’espérance véhiculé par la communauté de la rue Azusa:
L’effervescente vision du monde basée sur le soleil et la richesse
avait fait long feu et les pauvres immigrants, désabusés, trou
vaient, comme beaucoup de leurs compatriotes, qu’il est difficile
de vivre sans un minimum d’espoir. Or Seymour leur proposait
une vision de l’avenir, qui n’avait pas été conçue par un service
de relations publiques, mais faisait appel aux plus vieux rêves de
l’humanité. Voici que Dieu intervenait de façon grandiose: l’his
toire atteignait son point culminant, des signes et des miracles
venaient appuyer les dires. Oui, la Jérusalem nouvelle arrivait!
Les riches et les orgueilleux allaient recevoir le châtiment qu’ils
méritaient, tandis que les pauvres, les méprisés et les oubliés, eux,
allaient entrer en possession du Royaume qui leur appartenait6.
8. Ibid., p. 66.
9. Rodney Stark et William Sims Bainbridge, «Of Churches, Sects and Cuits:
Preliminary Concepts for a Theory of Religious Movements», Journal for the Scientific
Study of Religion 18 (1979), p. 117-133; Rodney Stark et William Sims Bainbridge,
«Secularization, Revival, and Cuit Formation», Annual Review of the Social Sciences of
Religion 4 (1980), p. 85-119; Rodney Stark et William Sims Bainbridge, «Towards a
Theory of Religion: Religious Commitment», Journal for the Scientific Study of Religion
19 (1980), p. 114-128; Rodney Stark et William Sims Bainbridge, The Future of
Religion. Secularization, Revival and Cuit Formation, Berkeley, University of California,
1985; Rodney Stark et William Sims Bainbridge, A Theory of Religion, New York,
Lang, 1987.
10. Brian Wilson, Religion in Sociological Perspective, Oxford, Oxford Uni
versity, 1982, p. 131.
PAS UN IOTA...» 343
11. Voir M.B. Hamilton, The Sociology of Religion. Theorical and Comparative
Perspectives, Londres, Routledge, 1995, p. 211.
12. Barbara Hargrove, The Sociology of Religion. Classical and Contemporary
Approaches, Arlington Heights, IL, AHM, 1979, p. 289. Voir tout le chapitre 15 intitulé:
“New Religious Movements II: Anomie and the Sectarian Response”, p. 289-309.
13. Richard Bergeron, Le cortège des fous de Dieu, p. 9.
14. Ibid., p. 9-10.
344 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE
La routinisation du charisme
15. Voir, entre autres, H.H. Gerth et C.W. Mills (dir.), From Max Weber.
Essays in Sociology, Routledge Sociology Classics, Londres, Routledge, 1991, p. 245-
252; S.N. Einsenstadt (dir.), Max Weber on Charisma and Institution Building,
Chicago, University of Chicago, 1968.
16. Voir principalement Peter L. Berger et Thomas Luckmann, The Social
Construction of Reality. A Treatise in the Sociology of Knowledge, Doubleday, Anchor,
1966, p. 53-56.
17. Ronald L. Johnstone, Religion in Society, p. 94.
«PAS UN IOTA...» 345
Harvey Cox, après avoir mené une enquête sérieuse et méticuleuse sur
le pentecôtisme contemporain, dresse le constat suivant:
Au début il s’agissait d’une foi apportant l’espoir aux défavorisés
de cette société, aux exclus. Aujourd’hui, certains des représen
tants les plus en vue de ce mouvement sont devenus fabuleuse
ment riches et certains prêchent même un évangile de richesse.
[...] aujourd’hui beaucoup de ses prédicateurs s’accrochent obs
tinément à tel ou tel dogme récemment inventé comme l’infailli
bilité littérale de la Bible. Les pentecôtistes ont commencé en
enseignant que les «signes et les prodiges» qui se produisaient
dans leurs assemblées n’étaient pas un spectacle mais les signes
avant-coureurs du Jour de Dieu. Mais aujourd’hui, certains pré
dicateurs pentecôtistes sont si obsédés par les techniques d’extase
qu’ils semblent en avoir oublié le message originel28.
Ce premier constat des changements intervenus, qui fait entre
autre mention de l’important ajout de l’inerrance biblique sur lequel
nous nous sommes déjà penchés, n’est pas complet. Une seconde liste
se lit comme suit:
D’autres changements sont survenus. Les pentecôtistes ont com
mencé comme des rebelles en lutte contre l’ordre établi, allant
jusqu’à refuser de servir sous les drapeaux. Aujourd’hui, beau
coup sont devenus d’ardents patriotes, se laissant trop facilement
séduire par les partisans d’une domination du monde par les
chrétiens. Ils ont commencé comme une fraternité spirituelle ra
dicalement ouverte dans laquelle les discriminations fondées sur
la race ou le sexe avaient pratiquement disparu. Ce n’est plus
guère le cas, aujourd’hui, au moins dans la plupart des églises
pentecôtistes blanches des États-Unis. Bref, en découvrant la
situation actuelle du mouvement pentecôtiste je me suis rendu
compte qu’il est confronté à un dilemme dont l’une des issues
pourrait lui être fatale, le conduisant à trahir ses origines29.
Quoique sans lien à première vue, les malaises et les dangers dont
fait état Cox dans cette seconde énumération des changements interve
nus peuvent découler plus ou moins directement des modifications
énoncées dans le premier constat. Nous nous attardons principalement
au lien qui unit les questions de l’inspiration et de l’inerrance à celles
de la fermeture à la différence et de la volonté de dominer le monde.
La domination du monde
ils s’y engagent parfois avec ardeur. Pat Robertson en est un bel exem
ple. Ce dernier est également à la tête de la Regent University, institu
tion où l’on fait la promotion d’une application radicale des lois de
l’Ancien Testament. Parlant de l’un de ses enseignants, Rousas John
Rushdoony, Cox déclare ceci:
Pour lui, il faut appliquer dès aujourd’hui les lois de l’Ancien
Testament condamnant à la peine de mort les adultères, les ho
mosexuels, les blasphémateurs, les astrologues, les sorcières et
ceux qui enseignent de fausses doctrines32.
Cependant, ce passage ne se fait que par un déplacement doctri
nal eschatologique. Pour les quelques branches du mouvement pentecô
tiste qui manifestent cette quête de pouvoir, le Seigneur ne revient plus
avant le millénium pour précisément l’introduire, mais il revient à la fin
des mille ans de paix. Alors, il revient aux chrétiens d’instaurer eux-
mêmes ce règne en prenant dès aujourd’hui le pouvoir politique et
socio-économique pour changer la face du monde33.
monde? C’est déjà chose faite pour bien des pays d’Amérique du Sud,
par exemple, mais en ce qui concerne les Etats-Unis et le Canada, il
faut souhaiter que l’Esprit continuera de faire sentir son souffle libéra
teur...
Regards pluriels
sur Marie de l’incarnation
Questions méthodologiques
et pertinence pour aujourd’hui!
RAYMOND BRODEUR
Université Laval
tous au Québec entre 1980 et 1989 ainsi que 22 pour la période qui va
de 1990 jusqu’à aujourd’hui.
A une époque où le recrutement de ces communautés est en chute
libre, le besoin de vérifier leurs racines se fait impératif. S’agit-il de
laisser une trace ou encore d’un besoin de se ressourcer, de raviver la
flamme d’un feu de ferveur qui a bel et bien produit des fruits en son
temps? Si c’était le cas, ne serions-nous pas devant des tentatives de
retour en arrière, comme si le paradis était derrière nous? Le provincial
des franciscains, Gilles Bourdeau, écrivait en préface au livre Les fran
ciscains au Canada, 1890-1990'.
Plusieurs pensent actuellement que retracer l’histoire d’une fa
mille religieuse ou d’une communauté est affaire de dernière
heure, un geste extrême pour sauver du péril des débris d’huma
nité et des ficelles d’un système dont les échos ont déjà fui au-
delà du temps. Nous pourrions penser [...] qu’il s’agit plutôt
d’une décision dont l’enjeu ultime est la naissance d’une cons
cience à partir des regards successifs que le groupe exerce sur des
aspects de son histoire et sur l’ensemble de son cheminement4.
Il ne faut peut-être pas trop vite étiqueter cette tendance. Il y a là
quelque chose d’important qui se passe. Il me semble que l’on peut
envisager ces travaux comme une nouvelle phase, inédite, d’un proces
sus de maturation et d’analyse, en vue d’approfondir les raisons d’être
et les motivations ou les fonctionnements des réalités d’ordre spirituel.
Je parlais à un de mes amis, médecin, de tous ces ouvrages relatifs aux
communautés. Il me demanda alors s’il était possible que les succès
connus jadis par ces communautés ne soient en définitive que le résultat
de conjonctures sociohistoriques favorables à leur fondation et à leur
développement. Sa question, provocante, m’a conduit à penser qu’il est
certainement juste de prendre en compte la pertinence socioculturelle et
socio-économique des communautés religieuses dans les lieux et les
époques où elles se sont développées. Néanmoins, ce n’est qu’une fa
cette d’une réalité plus complexe. D’ailleurs, cet aspect me semble
avoir été largement traité dans la foulée des travaux d’histoire et de
sociologie religieuses qui caractérisent les recherches produites depuis
la fin des années 1950. Mais il me semble, lui disais-je, qu’il y a
actuellement quelque chose de nouveau qui se passe. Les recherches
Conclusion
1. Depuis 1990
2. De 1980 à 1989
MARC DUMAS
Université de Sherbrooke
5. J’ai eu recours aux œuvres d’érudition suivantes pour développer cette partie:
M. Corbin, Prière et raison de la foi. Introduction à l’œuvre de Saint Anselme de
Cantorbéry, Paris, Cerf, 1992; I.U. Dalferth, «Fides quaerens intellectum. Théologie
als Kunst der Argumentation in Anselms Proslogion», dans ZThK 81 (1984/1), p. 54-105.
THÉOLOGIE ET SPIRITUALITÉ 371
Chez Thompson
9. Ibid., p. 4.
THÉOLOGIE ET SPIRITUALITÉ 375
importe, car elle fonde et supporte les jeux exploités entre ces différents
aspects au cours des développements du livre. Mais comment l’auteur
caractérise-t-il ce tournant spirituel en théologie et en christologie?
10. Ibid., p. 7.
376 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE
Chez Schillebeeckx
11. E. Schillebeeckx, L'histoire des hommes, récit de Dieu, Paris, Cerf, 1992,
coll. «Cogitatio Fidei» 166.
378 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE
*
* *
380 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE
ÉTIENNE POULIOT
Université Laval
la nature même de son œuvre qui est difficile à situer dans l’univers de
la théologie. La pensée de Zundel1 échappe apparemment à toute ten
tative de formalisation stricte selon des cadres et principes théologiques
acquis et reconnus.
Je postule que la spiritualité joue un rôle déterminant dans cette
œuvre fort originale. A tout dire, et c’est là ma thèse, ce discours
théologique est produit et validé par la spiritualité. Zundel nous aide
alors à comprendre comment la réintégration de la spiritualité à la
théologie représente bien plus qu’une simple réunion entre deux disci
plines indépendantes. Une pareille réintégration permet, en définitive,
de poser la spiritualité comme condition de possibilité et condition de
réalisation de la théologie. Ainsi passons-nous d’une spiritualité ne
visant que la donation/réception d’un sens caché des choses — un sens
unique et d’emblée constitué — à une spiritualité qui renvoie explici
tement à l’effectuation du sens dans et par le langage.
Zundel développe une théologie particulière et très personnelle en
raison du rôle qu’y joue la spiritualité, ai-je dit. Mon intention est de
1. Les ouvrages écrits du vivant de l’auteur sont, en fait, seuls retenus pour cette
étude. Les références seront données selon les abréviations couramment utilisées pour les
ouvrages de Zundel:
Allusions, Le Caire, Éd. Le Lien, 1941, 99 p. [ALL]
Croyez-vous en l'homme?, Paris, Fayard, 1956, 153 p. [CVH]
Dialogue avec la vérité, Paris, Desclée de Brouwer, 1964, 170 p. [DV]
L’Évangile intérieur, Suisse, Œuvre Saint-Augustin-Saint-Maurice et Paris, Desclée de
Brouwer, 1936, 167 p. [El]
Hymne à la joie, Paris, Éd. Ouvrières, 1965, 119 p. [HJ]
L’homme existe-t-il?, Paris, Éd. Ouvrières, 1967, 164 p. [HEI]
L’homme passe l’homme. Le Caire, Éd. Le Lien, 1944, 290 p. [HPH]
Itinéraire, Paris, Éd. La Colombe, 1947, 189 p. [It]
Je est un Autre, Paris, Desclée de Brouwer, 1971, 213 p. [JA]
La liberté de la foi, Paris, Plon, 1960, 173 p. [LF]
La pierre vivante, Paris, Éd. Ouvrières, 1954, 177 p. [PV]
Morale et Mystique, Paris, Desclée de Brouwer, 1962, 139 p. [MM]
Notre-Dame de la Sagesse, coll. «Les cahiers de la Vierge» n” 12, Paris, Cerf-Juvisy,
1935, 85 p. [NDS]
Ouvertures sur le vrai, Paris, Desclée, 1989, 142 p. (Inédit datant de 1940) [OV]
Le poème de la sainte liturgie, Œuvre Saint-Augustin-Saint-Maurice et Paris, Desclée de
Brouwer, 1934, 412 p. [PSL]
Quel homme et quel Dieu? Retraite au Vatican, Paris, Fayard, 1976, 238 p. [QHQD]
Recherche du Dieu inconnu, Paris, Éd. Ouvrières, 1949, 198 p. [RDI]
Recherche de la personne, Suisse, Œuvre Saint-Augustin-Saint-Maurice et Paris, Desclée
de Brouwer, 1938, 384 p. [RP]
Rencontre du Christ, Paris, Éd. Ouvrières, 1951, 224 p. [RC]
AU CŒUR DE L’ÉCRITURE THÉOLOGIQUE 383
Questions et hypothèse
Vérification
9. RDI 253-286.
10. Hormis quelques inédits, voir RDI et RC. Le ton n’est pas pour autant celui
d’un traité scolastique.
11. ALL 30; LF 78; MM 100.
12. OV 39.52; MM 84; LF 78.
13. ALL 68.
14. ALL 10-11.
15. HPH 131-32.
16. HPH 27.
17. OV 86-87.
18. Voir le thème de la Trinité dans n’importe quel ouvrage.
19. PV 131; El 117.
20. Ail 37; cf. 38.99; OV 15; LF 15.18; PV 23-24.
386 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE
pective plutôt symbolique, qui met l’accent sur la symbiose entre les
êtres eux-mêmes21.
Il s’avère même que la démarche de Zundel n’est pas foncière
ment intéressée par la quête des essences. L’analyse d’un concept ne
dirige pas les réflexions; elle ne suit pas et ne doit pas suivre
implacablement une logique formelle et scolaire22. Un simple coup
d’œil sur la table des matières de l’un de ses ouvrages, ou sur les
premières lignes d’un chapitre, suffit pour constater le caractère parti
culier de l’approche23. De plus, Zundel traite très librement — voire
trop librement — ses propres sources, au point qu’il est difficile de les
retracer directement dans ses écrits. Qui pourrait retracer chez lui ce
type d’approche diaporétique, issu d’Aristote et qui consistait à exami
ner les opinions les plus variées pour dégager celle qui fera autorité? Il
s’agit plutôt, pour Zundel, de se doter de balises pour délimiter les
problèmes; il s’agit de fournir «une définition liminaire des termes sur
lesquels une discussion s’établit24».
Je peux bien insister pour parler d’essences et d’ontologie, mais
à quoi bon si les résultats escomptés reposent insuffisamment sur la
démarche qui devait les produire?
Bilan auto-critique
21. Le terme de symbiose est couramment utilisé par Zundel. On associe presque
automatiquement le terme de symbole au signe renvoyant à une chose tout à fait autre.
En ce sens, le terme a plus une valeur dichotomique, voire «dia-bolique». L’étymologie
classique du mot symbolus suggère en fait un «signe de reconnaissance», tandis que le
grec sumbolon désigne d’abord le morceau d’un objet partagé entre deux personnes pour
servir entre elles de signe de reconnaissance. Zundel m’apparaît travailler dans un sens
qui n’est aucunement celui mentionné en premier lieu ici. Mais je n’en vois pas pour
autant la portée à cette étape-ci.
22. ALL 80; NDS 21. Le terme formel est évidemment à prendre au sens
aristotélicien ici.
23. Certains la qualifieront d’emblée d’existentielle.
24. HPH 37. Je souligne.
AV CŒVR DE L'ÉCRITURE THÉOLOGIQUE 387
êtres, qui m’incite à épier le rapport aux choses dans les dires du spi-
rituel/mystique, me fait chercher une ontologie particulière à côté de
celle que me fournissent la philosophie et la théologie classiques. Dès
que je commence à réfléchir sur les conditions de possibilité de cette
situation, je suis en mesure de m’en distancer à mon tour.
2. Perspective fondamentale/transcendantale
(paradigme du sujet)
Questions et hypothèse
Vérification
35. Sur ces dogmes, voir les titres de chapitre de n’importe quel ouvrage, de
même que les thèses de maîtrise et de doctorat sur l’œuvre de Zundel, qui en ont am
plement traité. Les mystères de la rédemption, de la maternité virginale de Marie, etc.,
ne sont évidemment pas oubliés. Je précise que la pauvreté/dépouillement correspond au
régime spirituel d’autonomie et d’altérité en cause ici.
36. OV 86.
37. OV 66; ALL 16; PV 22; ITI 12; Sur la présence libératrice, voir les titres de
chapitres. À propos du dogme comme contact spirituel: PSL 160ss; El 111; MM chap 5
99-100.
392 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE
avec une pareille perte des fondements ultimes? Les contenus dogma
tiques ont valeur pour l’intelligence non plus (d’abord?) en tant que
donnée à analyser et à transmettre, mais comme impulsion spirituelle.
Je perds mes repères et mes moyens d’analyses devant ce témoignage
à rendre à la lumière que l’on devient!
38. C’était là, du moins, la perspective adoptée dans mon mémoire de maîtrise:
Expérience et théologie chez Maurice Zundel, Université Saint-Paul, Ottawa, 1988. Dans
les ouvrages de Zundel, les chapitres s’ouvrent souvent sur le ton d’une expérience ou
d’une histoire racontée. Voir entre autres: «Et le petit Henri cessa de prier» dans QHQD
27ss; «Les lunettes de Koriakoff», dans JEA 21 Iss; la maternité virginale de Marie, dans
NDS 29ss.
39. Sur Homme et Humanité: NDS 44-50; OV 123; ALL 69-70; HEI 48; HPH
158.161. «Réalisme mystique» est une expression que Zundel a reprise après qu’un ami
eut ainsi qualifié sa pensée {MM 127ss).
40. Sur le bien commun: HPH 176; MM 105.116 HEI 18. Sur l’universalité: PSL
202ss; El 22; OV 21.63; ALL 11.68.75.76; HPH 131; MM 9.49.96-97; JEA
26.88.187.192; PV 32.124-5; 777 8.146.10.54.69.69.75.109.156.183. HEI 106; DV 19. La
thèse doctorale de Zundel porte expressément sur le traditionnel problème des uni
versaux: L'influence du nominalisme sur la pensée chrétienne, Rome, Angelicum, 1927.
AU CŒUR DE L’ÉCRITURE THÉOLOGIQUE 393
Bilan auto-critique
Pour dépasser le clivage des savoirs produits par un sujet dit transcen
dantal et posant une vérité purement objective («enregistrable»), je me
tourne vers la problématique de construction du sens. J’y vois la pos
sibilité d’un examen plus pratique du statut conjoint de l’objet et du
sujet de la connaissance.
396 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE
Questions et hypothèse
Vérification
51. PSL 367; cf. 103; El 12ss; JEA 170-71; /T/ 16.56-57. Sur l’analogie: NOS 8;
HPH 15.18.23 140; LF 95 HJ 44; DV 17; ITI182. Sur le symbole m 70.74.93.154; 167.
Allusions est même le titre d’un ouvrage.
52. PV 41; PSL 187.
53. PSL 16; El 30; ALL 80; HPH 96.228-29.; LF 61.
54. HPH 47.49.62.69.110.220; RDI 72; HEI 37.40.43.
55. PSL 187.
56. Voir surtout l’introduction et le chapitre premier de la thèse doctorale de F.
Darbois. Il cherche à identifier «l’expérience spirituelle intérieure» de Zundel... Les
autres études majeures sur Zundel opèrent à partir de la même conviction.
57. OV 85. Sur la notion de centre; LF 22.33.42.155.182-83; HPH 15; HEI 102;
CV 25.
AU CŒUR DE L'ÉCRITURE THÉOLOGIQUE 399
Bilan auto-critique
62. Abstraction: LF 114; HPH 25. Dialectique même de l’être et non aucunement
dialectique intellectuelle: JEA 14; RDI 6.
AU CŒUR DE L’ÉCRITURE THÉOLOGIQUE 401
tions à dire vrai63. En cela même est activé le sens ou l’orientation «du
mot être».
63. Je suis ici influencé par Habermas, que je ne connais que trop sommairement
encore. La théorie de l’argumentation, qui est à la base de sa philosophie, a ceci d’in
téressant qu’elle fait voir comment certains discours (tout comme les théories transcen
dantales de la vérité) «confondent les conditions de l’objectivité d’une expérience
possible avec les conditions de la justification par la discussion des prétentions à la vérité
n’ayant qu’un fondement dans l’expérience». Cité par Anne Fortin-Melkevik, «De
l’expérience religieuse à la narrativité», dans Laval théologique et philosophique, 50, 2
(juin 1994), 324.
64. NOS 71-72; cf. 73ss; OV 41.
65. HPH 37 et MM 44.
AU CŒUR DE L’ÉCRITURE THÉOLOGIQUE 403
*
* *
72. PV 69. On voit comme on est loin d’une position doctrinale à défendre!
406 SPIRITUALITÉ CONTEMPORAINE
Présentation
Camil Ménard 7
SPIRITUALITÉS ET THÉOLOGIE
II
SOIFS ET EXPRESSIONS
DE SPIRITUALITÉ AUJOURD’HUI
III
SPIRITUALITÉ ET IDENTITÉ
PERSONNELLE ET COLLECTIVE
De la transgression ou l’articulation
entre des paliers éthique et mystique de l’autonomie
Jean-François Malherbe 235
IV
[/VEILLEUX
X
i j IMPRESSION À DEMANDE INC
à Boucherville. Québec
La spiritualité reprend de l’importance. Quel est son statut dans la
modernité éclatée de cette fin de siècle? L’appropriation subjective
de la spiritualité s’avère nécessaire à la quête d’autonomie. Par
ailleurs, la réduction à l’intériorité pourrait bien masquer une alié
nation par rapport au monde: on ne peut ignorer la dimension
publique de la vie spirituelle.
Depuis la désintégration de l’édifice médiéval, spiritualité et théo
logie systématique se sont tenues à distance. Il est urgent de re
construire les ponts. Par son retour à l’expérience personnelle et
communautaire de la foi, la théologie saura-t-elle réellement ser
vir la vie spirituelle? Quel regard critique la théologie peut-elle
porter sur les tentatives des contemporains pour reconquérir leur
spiritualité? La spiritualité chrétienne elle-même gagnera-t-elle à
se redéfinir dans une approche contextuelle et au contact œcumé
nique d’héritages religieux pluriels?
Ce livre traite des défis culturels et théologiques d’un réveil spiri
tuel qui se manifeste de multiples façons. On y trouvera des con
tributions sur des sujets aussi divers que la nouvelle conscience
planétaire, la résurgence d’une spiritualité de la création, la spiri
tualité écoféministe, celle des entrepreneurs chrétiens, la religion
véhiculée par les séries télévisuelles de science-fiction, la quête
spirituelle de groupes pentecôtistes, les dialogues interreligieux, le
rapport entre crise spirituelle et dissolution de l’espace politique,
l’absence de grands maîtres... Un livre qui étonnera par son
ouverture.
Spiritualité, lithographie d’André Bergeron.
chrétienne
56
En couverture :
ISBN 2-7621-1912-X
9 782762 119121