Lettres Edificurieuses 1
Lettres Edificurieuses 1
Lettres Edificurieuses 1
concernant lAsie, lAfrique et lAmrique, avec quelques relations nouvelles des missions, et des notes gographiques et historiques publies sous la direction de Louis AIM-MARTIN (1781-1847). A Paris, Socit du Panthon littraire, MDCCCXLIII.
LA CHINE :
Les Lettres, dition du Panthon, sont disponibles en fac-simile sur gallica.bnf.fr. Les illustrations proviennent de ldition Querbeuf/Mrigot, 178081, disponible sur archive.org.
Lettre du pre dEntrecolles sur la mort du pre Charles de Broissia. Lettre du pre Gerbillon. Plan de Pkin et des environs. Prdications et conversions. Lettre du pre Bouvet. Confrrie fonde Pkin. Lettre du pre dEntrecolles. Disgrce dun prince. tat de la cour. Explication dune figure.
PRFACE
@
p.001
contres centrales et orientales de lAsie remontent aux temps les plus reculs. Ds le Ve et le VIe sicle on rencontre dans le Tibet, le Kaptchax et la Mongolie des traces douvriers vangliques. Les aptres de la foi se rendaient par terre de Constantinople Gartope, et de l ctoyant les fleuves, franchissant les montagnes, traversant les forts et les plaines, ils pntraient jusqu lempire du Catay, car ctait ainsi quils nommaient la Chine septentrionale. Les Arabes, qui staient mis en rapport avec la partie mridionale du mme empire lappelaient Sin ou Tsing, du nom de la dynastie qui rgnait lors de leur dcouverte, et cest ce nom arabe qui, adopt par lEurope, est devenu pour elle celui de Chine, quelle a donn depuis toute cette vaste domination de lOrient. Les premires descriptions de ce pays nous vinrent de deux moines franciscains lun, Jean Carpin, n en Italie, lautre, connu sous nom de Rubruquis, n dans le Brabant. Tous deux, au XIIIe sicle, furent envoys au camp des Tartares, savoir : Carpin, par le pape Innocent IV, et Rubruquis, par roi Louis IX, pour ouvrir des communications qui devaient tourner au profit de lEurope et de toute la chrtient. A leur retour ils publirent des lettres qui furent ds ce temps-l curieuses et difiantes, et qui excitrent lintrt au plus haut point. Nicolas et Matthieu Paolo, Vnitiens, mais surtout Marc Paolo, leur fils et neveu, voyagrent vers la mme poque, senfoncrent plus avant dans la contre, et les rcits quils en firent tant venus la connaissance de Henri III, roi de Portugal, ils firent natre dans lesprit hardi de ce prince lide dune expdition qui devait, par ses rsultats inous, changer la face de la politique et du commerce. En 1418, il fit armer deux vaisseaux, qui, stant lancs vers le
sud, atteignirent le cap des Temptes, le doublrent et parvinrent aux Indes par une route quaucun navire jusque-l navait pratique. Un tablissement considrable fut fait Goa, et un sicle aprs en 1517 le vice-roi de ces provinces conquises, Lopez Souza, jaloux dagrandir les possessions de son matre, expdia huit vaisseaux chargs de marchandises, et les mit sous le commandement de Fernand dAndrada, avec Thomas Pereira qui reut le titre dambassadeur. DAndrada, dun caractre doux et liant gagna lamiti du mandarin gouverneur de Canton, et fit avec lui un trait de commerce avantageux. Pereira partit pour se rendre Pkin. Mais pendant quil tait en route, les Portugais rests au bas de la rivire de Canton se conduisirent avec tant de violence, que les Chinois prirent les armes et leur retirrent toute la faveur quils leur avaient dabord accorde. Lempereur, promptement inform de ces excs, reut fort mal Pereira ; il le fit arrter, charger de fers et reconduire Canton, o le malheureux ambassadeur fut jet dans un cachot o il prit de misre et de chagrin. Cependant quelques annes aprs, les Portugais rentrrent en grce. Ils eurent occasion de rendre aux Chinois un service signal, et de rparer ainsi la faute quils avaient commise. Ils prirent un pirate qui infestait les mers de la Chine et en dsolait les ctes. Lempereur, en reconnaissance de ce service, leur permit de stablir Macao, mais avec les restrictions svres que les Chinois imposent encore aux Europens. Saint Franois-Xavier avait prch au Japon. Son exemple excita le zle des missionnaires, qui envahirent bientt toute la colonie portugaise, contre la volont des princes qui gouvernaient ces lointaines rgions. Il faut suivre ces premiers pasteurs et assister pour ainsi dire leurs tudes, leur prparation, leurs travaux, pour juger de ltendue de leur mrite, de la difficult de leur entreprise, de la constance de leurs
efforts et de la gloire de leurs succs. Ce succs mme excita lenvie, et ceux qui staient vous une tche aussi louable et aussi pnible, attaqus dans leurs moyens et jusque dans leurs intentions, eurent besoin de dfenseurs. Laissons parler un de leurs apologistes, et traons par son secours lhistoire abrge des pres Ricci,
p.002
vnrables religieux, qui furent regards comme les fondateurs des missions de la Chine. Le pre Matthieu Ricci naquit Macerate, dans la marche dAncne, en 1552. Aprs ses tudes de belles-lettres, il fui envoy Rome pour y faire son droit. Il ny ngligea pas la science du salut, et, se sentant appel la vie religieuse, il entra au noviciat des jsuites en 1571. Il eut pour matre le pre Alexandre Valignan missionnaire clbre, quun prince de Portugal appelait laptre de lOrient. Le disciple se sentit vivement inspir par un tel matre, et quand celui-ci sen retourna aux Indes, do il ne stait absent que pour un temps, lautre neut point de repos quil ne ft admis ly accompagner. Ds que cette faveur lui eut t accorde, il redoubla ses soins pour apprendre tout ce quil tait ncessaire de savoir afin de russir dans la conversion des infidles, et de bien remplir, de toutes faons, les devoirs quil stait imposs. Car un dessein pareil celui quil formait exige quon joigne des connaissances profondes et sres des vues saines, justes, droites ; beaucoup de dtachement et doubli de soi-mme, de sang-froid et de rsolution. Au jour marqu, Valignan partit pour Macao avec Ricci. Quand il y fut rendu, il se sentit extraordinairement touch de voir les Chinois, peuple si fameux, encore assis dans lombre de la mort. La difficult de pntrer dans une rgion ennemie de tous les trangers ne le rebuta pas. Ses premires tentatives neurent point de succs ; mais elles ne lui firent pas perdre courage. On lentendait quelquefois soupirer et scrier, en se tournant vers le rivage de la Chine : Rocher, rocher, quand touvriras-tu ?
Il choisit les ouvriers quil crut les plus propres cette entreprise noble et difficile, et voulut quils sappliquassent surtout apprendre la langue chinoise. Je ne crois pas que chez aucun peuple il y en ait une plus pineuse : elle na pas un grand nombre de mots, mais chaque mot y signifie un grand nombre de choses, dont il ny a quun ton trs dlicat qui dtermine le vrai sens. Lcriture y est une science sans bornes, parce quil y a peu de termes qui ne scrivent avec un caractre particulier ; mais que ne peut point la charit dans des curs bien pntrs de Dieu ! Les lves du pre Valignan en surent bientt assez pour entrer dans la Chine ; mais ces voyages ne produisirent dautres effets que de se procurer la bienveillance de quelques Chinois, de les familiariser un peu avec des trangers, de diminuer lhorreur et le mpris quils ont pour eux. Il fut cependant impossible de sy arrter plus longtemps, ce qui tait nanmoins ncessaire pour y prcher et y tablir solidement la religion. Ce ne fut quaprs bien des tentatives quon y russit. La patience du pre Ricci surmonta tous les obstacles : Dieu bnit son courage, et, dans un temps o Macao et ses habitants avaient essuy de grandes pertes, il y trouva des secours pour acheter un terrain, btir une maison, fournir son entretien et celui de deux de ses confrres, et faire des prsents aux mandarins et aux autres officiers dont il fallait acheter la protection. Ce fut au commencement de septembre 1583 que Ricci arriva Choaquin, et obtint des lettres-patentes portant permission de sy fixer, et dy acheter un endroit convenable pour son habitation. Ce premier pas fait, il fallait tudier les murs de ses nouveaux htes, connatre leur caractre, saisir les moyens les plus propres les instruire, les clairer. Le pre Ricci, tant depuis Pkin, disait quil tait effray quand il pensait tout ce quil avait fallu faire, et plus encore ce quil avait fallu viter, pour en venir o en tait. De toutes les nations du monde, la chinoise est la plus dlicate et la plus difficile vivre pour les trangers. Naturellement elle les mprise, et il faut quils sachent sy montrer par des endroits bien estimables pour sy attirer de lestime.
Laversion est gale au mpris, et elle paraissait en ce temps-l si insurmontable quil ny avait quun grand intrt qui pt faire tolrer aux Chinois le commerce dune autre nation. Par-dessus tout cela, les conqutes que les Espagnols et les Portugais avaient faites, depuis quelque temps, en divers lieux proches de la Chine, avaient inspir beaucoup de dfiance ces peuples ombrageux, en sorte quaucun mandarin ne pouvait voir sans inquitude un tranger dans son gouvernement. La connaissance de ces obstacles surmonter fit rsoudre les missionnaires garder de grandes mesures, et ne traiter avec les Chinois quavec une grande circonspection. Ils tachrent de les apprivoiser peu peu, et de gagner insensiblement leur estime par les sciences, pour gagner plus srement leurs curs par la prdication. Ils commencrent les attirer chez eux en exposant dans leur chapelle des tableaux de dvotion trs bien peints ; ce qui tait une chose fort nouvelle pour les Chinois. Ensuite, connue ils nignoraient pas lestime que ces peuples faisaient des mathmatiques le pre Ricci qui avait tudi Rome sous le fameux Clavius, se fit une grande rputation par lhabilet quil y montra. Il leur fit une carte de gographie qui leur plut extraordinairement, et par laquelle il les dtrompa de lerreur grossire o ils taient de croire que la plus grande partie du monde ft la Chine, et que tout le reste ntait que des morceaux de terre rangs autour delle pour lui servir dornement, stant toujours imagin que la terre tait carre, et que la Chine en occupait le milieu. Cette opinion de science, o les missionnaires se mirent dabord, leur attira lestime des personnes distingues par leurs emplois et par leurs talents. On les visitait souvent, et lon sen retournait dauprs deux charm de leur rudition et mme de ce quils
p.003
disaient de la
morale de notre religion ; car ils commencrent par l leur prdication, et, avant que de leur parler de nos mystres, ils expliqurent, ceux qui les visitaient, les prceptes du Dcalogue. Anim par ce premier succs, Ricci composa un petit catchisme qui se rpandit dans toute la Chine, mais qui ne produisit encore que des
10
applaudissements striles. Le peuple mme tait toujours galement prvenu ; il voyait avec peine les gards que les grands avaient pour ces trangers, et il les insultait, les maltraitait mme toutes les fois quil en trouvait loccasion. Ces progrs si lents de la religion firent accuser les missionnaires de mnagements politiques, et on commena ds lors crire contre eux et dcrier amrement leur conduite. Cependant Ricci avanait toujours, faisait quelques conversions, et, quoiquelles fussent en petit nombre, il crut devoir multiplier les rsidences et les missionnaires. Ce fut sans succs : ils furent obligs de se retirer. Ricci resta seul assez longtemps, luttant toujours contre les prjugs et lavidit du peuple et des mandarins. Il fut enfin oblig de cder la tempte, et de se retirer Macao. Aprs un court sjour dans cette ville, il retourna dans sa chre mission, et, la faveur des mathmatiques, il stablit dans une autre ville de la Chine, nomme Chao-Cheu. Il donna quelques Chinois des leons de cette science, pour les prparer en recevoir de plus importantes sur la religion chrtienne et sur le salut. Il retira quelques fruits de sa persvrance ; on ouvrit enfin les yeux la vrit, et le nombre des nophytes grossit et se multiplia ; mais la populace, quoique contenue par les gards et la distinction dont les mandarins usaient envers Ricci, saisissait toutes les occasions de marquer ce Pre et ses cooprateurs les prventions et la haine quelle avait contre eux ; elle les maltraitait de paroles et quelquefois mme les accablait de coups de pierre. Ricci eut un autre chagrin bien plus amer ; il perdit ses deux compagnons, le pre Antoine dAlmeyda et le pre Franois Petri, lun et lautre pleins de lesprit de Dieu, de lamour de la prire et de la mortification. Cette perte lui fut dautant plus sensible, quelle arriva dans un temps o il avait plus de besoin de leurs conseils : il mditait le projet daller Pkin et dy porter la lumire de lvangile. Lopinion quon avait conue de son habilet dans les mathmatiques et dans la gographie lui parut propre le faire parvenir jusqu lempereur, et il se flattait que, sil pouvait le rendre favorable la religion, elle en ferait des progrs plus srs et plus
11
rapides. Il crut que, pour excuter ce grand dessein, il devait quitter lhabit de bonze, assez mpris la Chine, et prendre celui des lettrs, qui y est dans une grande considration. Il conjura ensuite un grand mandarin darmes dont il avait gagn lamiti et lestime, et que lempereur venait dappeler la cour de lui permettre de laccompagner. Le mandarin y consentit. Ricci se mit en chemin avec lui ; mais dans la route le mandarin changea davis, et, craignant quon ne lui ft une fcheuse affaire davoir amen un tranger si avant dans lempire, il voulut le renvoyer dans la province de Canton ; mais force dinstances, Ricci obtint de le suivre jusqu Nankin. Ne pouvant esprer de faire de solides biens dans cette grande ville, il reprit le chemin de Nanchan, repassant dans son esprit les immenses travaux quil avait employs pour cultiver cette terre ingrate. Ces affligeantes penses ne lui taient cependant pas toute esprance. Il fut trs accueilli, trs recherch Nanchan par le vice-roi, les mandarins et les lettrs. Il y composa quelques ouvrages de science et de morale qui furent gots et rpandus dans toute la Chine. Le vice-roi lui proposa lui-mme de sarrter dans cette ville. Le pre Ricci y tablit une rsidence et obtint encore daller Pkin avec un mandarin nomm prsident du premier tribunal de Nankin. Il prouva dans ce second voyage les mmes dsagrments que dans le premier. Ce mandarin eut peur aussi de se compromettre ; il linsinua Ricci. Il nosa cependant refuser absolument de tenir la promesse quil lui avait faite, et le missionnaire laccompagna jusqu la capitale. Pendant ce premier sjour, il reconnut, par des arguments qui lui parurent vidents, que Pkin nest autre chose que le Cambalao de Paul de Venise, et la Chine le royaume de Catay. Il interrogea l-dessus deux Arabes grands voyageurs, qui avaient men un lion lempereur, et qui se trouvrent de son avis. Cependant Ricci, ne pouvant pas recueillir de son sjour Pkin les avantages quil en avait esprs pour la religion, rsolut de sen retourner Nankin. Il sembarqua sur la rivire de Pkin qui tombe dans le fleuve Jaune, lequel aussi, par un canal, communique avec le Kiang ; en sorte que, sans aucune interruption que la montagne de
12
Muilin, on peut aller par eau de Pkin Macao, quoique ces deux villes soient distantes denviron 600 lieues. Ricci avant de se rendre Nankin, voulut aller Sechou dans la province de Sekiam. Sechou est la Venise de la Chine, cela prs, quau lieu que Venise est construite au milieu de la mer, Sechou est btie dans leau douce. Elle est si riche et dans une situation si agrable, que les Chinois lui ont donn le nom de Paradis de la terre. Ricci, arriv Nankin, y fit un tablissement, et y reut la visite de tous les grands et de tous les lettrs. Beaucoup de gens desprit se firent ses disciples, pour rformer son cole les fausses ides quavaient les Chinois dans presque toutes les sciences. Leurs physiciens tablissaient cinq lments, desquels ils excluaient lair, ne regardant lespace quil occupe que comme un grand vide. Ils lui en
p.004
Toute leur astrologie, dont ils font une tude si longue et si assidue, ne leur avait point encore bien appris que les clipses de lune arrivent par linterposition de la terre entre cette plante et soleil, et le peuple surtout disait sur cela des choses quon aurait peine pardonner aux Amricains les plus sauvages. Ils ignoraient le systme du monde, et nen avaient aucun vraisemblable. Leurs plus habiles gographes tenaient comme un principe indubitable que la terre tait carre, et ne concevaient pas quil pt y avoir des antipodes. La solide rfutation de toutes ces erreurs, et dune infinit dautres, fit couter Ricci des savants comme un oracle. Il est ais de concevoir combien lascendant des missionnaires fut encore plus grand sur quelques idoltres qui voulurent disputer contre lui sur la nature de Dieu et la vritable religion. Comme ces disputes furent publiques, lapprobation quon donna au pre Ricci fut si universelle, que si lon tait persuad toutes les fois que lon est convaincu, les gens desprit de Nankin eussent ds lors confess le vrai Dieu et appris connatre le culte quil faut lui rendre. Ricci vit aussi Nankin ou dans les environs plusieurs choses dignes de fixer lattention et la curiosit. La premire fut certains feux dartifice
13
auxquels il dit quon ne peut pas comparer ceux du reste du monde. Le pre dIncarville, missionnaire Pkin, en a depuis envoy en France la recette et la composition. La seconde, un observatoire bti sur une haute montagne. On y voit une grande cour entoure de grands corps de logis, et pleine de machines, parmi lesquelles le pre Ricci en trouva quatre trs curieuses, qui, quoique toujours exposes lair depuis deux cent cinquante ans, navaient encore rien perdu de leur poli et de leur lustre. La troisime raret quon lui fit voir fut un temple trs magnifique, bti dans un grand bois de pins dont lenclos noccupe gure moins de quatre lieues. Ces occupations ne firent point oublier au missionnaire lobjet principal qui lavait attir en Chine. Dieu rpandit ses bndictions sur ses travaux, et il jeta Nankin les fondements dune glise qui est devenue trs nombreuse et assez florissante pour quun ait cru devoir lriger en vch. Le pre Ricci, toujours persuad quil ne travaillerait jamais assez solidement sans la protection de lempereur, entreprit un troisime voyage de Pkin, ds quil se vit assez de cooprateurs pour soutenir et augmenter le nombre des nophytes de Nankin. Il prpara donc ses prsents pour lempereur, et assembla toutes les curiosits dEurope quil stait procures de longue main pour cet objet. Il se mit en route, et aprs bien des traverses et des contradictions, qui auraient dcourag tout autre quun missionnaire, plein de confiance en Dieu, il arriva la capitale, et parvint enfin jusqu lempereur, qui reut agrablement tous ses prsents, parmi lesquels il y avait un tableau du Sauveur et un de la trs sainte Vierge, une horloge, une montre avec sonnerie, etc. Ce prince lui permit de stablir Pkin, et dentrer quatre fois lanne, avec ses compagnons, dans un des enclos du palais o il ny a que les officiers de lempereur qui aient le droit dentrer. Ce que le pre Ricci avait prvu arriva. Il navait recueilli de vingt ans de travaux et de patience que des perscutions cruelles ou des applaudissements striles ; mais la loi de Dieu et ses ministres neurent
14
pas t plus tt connus la cour, lempereur ne les eut pas plutt regards favorablement, cest--dire la grce divine neut pas plutt lev les obstacles de crainte et de mauvaise honte qui empchaient les Chinois, timides et encore plus orgueilleux, de suivre une loi trangre, que ceux des sages qui cherchaient sincrement la vrit, lembrassrent ds quils la connurent. La pluralit des femmes et la peur de manquer de postrit, ce qui passe la Chine pour un grand malheur, en retint le plus grand nombre ; mais la grce vainquit en plusieurs, mme des plus considrables par leur naissance et par leurs emplois, ces imprieuses cupidits ; et leur exemple fut tellement suivi que les missionnaires ne pouvaient y suffire quoiquon en et envoy beaucoup de nouveaux, et dj forms et pleins de zle. Le pre Ricci et ses compagnons tendirent leurs soins au-del de la capitale ; ils firent des excursions dans les campagnes, dans les provinces ; ils annoncrent lvangile ; ils firent goter et suivre la doctrine chrtienne. Les nouveaux chrtiens devinrent de nouveaux aptres. Leur changement, la puret de leurs murs, leur modestie, leur douceur, leur patience, leur dsintressement, leur charit, persuadrent, autant et peut-tre plus que les prdications des missionnaires, que la religion quils avaient apporte dEurope tait la seule quon dt embrasser et pratiquer. Quels sont les prceptes de la philosophie qui produisent ces rvolutions dans les ides, dans les sentiments, dans les actions ? On cherche un code de morale qui rende les hommes meilleurs : lvangile nous le prsente, on le rejette ; il nous vient de Dieu, et ce nest plus que par des hommes trompeurs ou tromps, ce nest plus que par des aveugles, que, dans ce sicle, on veut tre conduit et clair ! Nolumus hunc regnare super nos. Il sleva de tous cts des glises nombreuses et florissantes, et la longue et constante persvrance du premier ouvrier vanglique de la Chine fut enfin rcompense par le succs le plus touchant, le plus dsirable. Les tablissements forms Nankin et Nanchan saccrurent, se fortifirent : Dieu y tait servi et aim, et les nophytes
15
y donnaient lexemple des plus sublimes vertus, et retraaient la vie et le courage des premiers sicles du christianisme.
p.005
cet empire, ne purent parvenir faire connatre la religion aux femmes chinoises quavec beaucoup de prcautions. Les premires quils convertirent servirent de catchistes pour instruire les autres, et ils respectrent tant quils purent cette sparation des deux sexes, quils trouvrent tablie. Ceux qui ont fait des crimes aux jsuites mme de leurs vertus les ont accuss davoir affect sur ce point une pudeur injurieuse aux sacrements, en omettant plusieurs de leurs saintes crmonies, sous prtexte quelles ne sont pas absolument ncessaires au salut ; mais, outre quils nen ont us ainsi quavec la permission du Saint-Sige, quils ont toujours eu soin de consulter ds les commencements dans toutes les circonstances douteuses et embarrassantes ; je laisse aux personnes quitables juger qui a eu le plus de raison, ou des jsuites davoir mnag, en des choses qui ne sont pas essentielles, la faiblesse dun peuple ombrageux et dune dlicatesse outre sur les biensances qui regardent le sexe, ou de ceux qui les ont blms dun mnagement qui paraissait ncessaire ltablissement de la foi dans un des plus grands royaumes du monde. Si lon apprit en Europe les progrs de la religion la Chine avec une sorte de jalousie contre ceux dont il avait plu la Providence de se servir, ils trouvrent aussi dans cet empire mme bien des croix et des contradictions. Quelques infidles, entts de leurs erreurs, craignirent lespce de solitude o ils allaient tre rduits par ltablissement de notre sainte religion. Ils ne ngligrent donc rien pour la combattre et employrent contre Ricci et ses compagnons tous les moyens que purent leur suggrer la haine et la fureur. Ils ne servirent qu animer leur zle et soutenir leur esprance. Le bien se faisait, les temptes se calmaient, et lvangile stendait de plus en plus ; mais on ne saurait dpeindre ce quil en cota de travaux au chef de cette sainte entreprise. Tout roulait sur lui : il fallait veiller sur toutes les glises, former des novices capables
16
de perptuer ce quon ne faisait que de commencer, catchiser, prcher, confesser, visiter les malades, continuer cultiver les sciences, donner des leons de mathmatiques et de gographie, rpondre aux doutes, aux objections que lui envoyaient les lettrs de toutes les parties de la Chine, cultiver, mnager la protection des grands, fournir la subsistance des missionnaires et des pauvres, tre tout tous, et soublier sans cesse soi-mme pour ne soccuper que de Dieu et de son uvre. Telle tait la charge du pre Ricci : il la remplit toujours avec exactitude, et comme nous lavons dj observ, il trouva le temps encore de composer en chinois dexcellents ouvrages sur la morale et sur la religion. Celui que, sous le nom dEntretiens nous donnons au public dans ce recueil a t traduit par le pre Jacques, missionnaire mort Pkin il y a plusieurs annes. Il est regard dans la Chine mme comme un modle pour la nettet et llgance du style et le succs quil a eu prouve que ce peuple est capable de suivre les raisonnements les plus subtils et les plus dlis. Cest une rfutation des erreurs principales qui rgnent dans cet empire et une espce de prparation lvangile. Lauteur y tablit solidement lexistence de Dieu, limmortalit de lme, la libert de lhomme ; et, en dtruisant tous les systmes absurdes de la gentilit et de lirrligion, il prpare les esprits la connaissance dun Dieu crateur et librateur. Tant de travaux puisrent le pre Ricci : il y succomba, malgr la force de son temprament et mourut aprs quelques jours de maladie, employs sy prparer, lge de 57 ans, et non de plus de 80, comme on la dit par erreur dans plusieurs recueils. Il semblait et il y a tout lieu de prsumer que Dieu lavait choisi dans sa misricorde pour lentreprise si difficile de porter la Chine la lumire de lvangile. Le zle courageux, infatigable, mais sage, patient, circonspect lent pour tre plus efficace, et timide pour oser davantage, devait tre le caractre de celui que Dieu avait destin pour tre laptre dune nation dlicate, souponneuse, et naturellement ennemie de tout ce qui ne nat pas dans son pays. Il fallait ce cur vraiment magnanime pour
17
recommencer tant de fois un ouvrage si souvent ruin, et savoir si bien profiter des moindres ressources. Il fallait ce gnie suprieur, ce rare et profond savoir, pour se rendre respectable des gens accoutums ne respecter queux, et enseigner une loi nouvelle ceux qui navaient pas cru jusque-l que personne pt leur rien apprendre ; mais il fallait aussi une humilit et une modestie pareilles la sienne, pour adoucir ce peuple superbe le joug de cette supriorit desprit, auquel on ne se soumet volontiers que quand on le reoit sans sen apercevoir. Il fallait enfin une aussi grande vertu et une aussi continuelle union avec Dieu que celle de lhomme apostolique, pour se rendre supportables soimme, par lonction de lesprit intrieur, les travaux dune vie aussi pnible, aussi pleine de dangers, que ltait celle quil avait mene depuis quil tait la Chine, o lon peut dire que le plus long martyre lui aurait pargn bien des souffrances. En laissant son corps la Chine, le pre Ricci y a laiss son esprit, que cette nouvelle chrtient conserve encore chrement ; esprit de ferveur pour les fidles, esprit de vrai zle pour les missionnaires. Cest par cette ferveur constante que la foi de ceux-l a si souvent triomph des perscutions et des perscuteurs qui lont de temps en temps attaque avec une violence capable dbranler les esprits les plus fermes ; cest par ce zle sage et discret que ceux-ci ont avanc luvre de Dieu. Aprs la mort du pre Ricci, il sleva une si
p.006
violente
perscution contre les missionnaires, quils furent obligs de se retirer Macao. Lanne suivante, 1618, lempereur de la Chine Vanli, fut attaqu par les Tartares. Ils avancrent dans le pays jusqu sept lieues de la capitale, et gagnrent une grande bataille. Vanli en fut tellement effray quil et abandonn Pkin, si son conseil ne lui et reprsent que cette action le dshonorerait, et abattrait le cur de ses sujets. Ce prince mourut sur ces entrefaites, et laissa Tien-ki, son petit-fils, le soin de repousser les Tartares. Parmi les moyens de soutenir cette guerre, on insinua au nouveau roi que lusage de lartillerie serait un des plus efficaces. Les Chinois en avaient, mais ne savaient pas sen
18
servir. Pour lapprendre des Portugais, on les appela de Macao, et lon crut devoir permettre aux missionnaires de les accompagner. Les efforts que fit Tien-ki obligrent le roi tartare se retirer sur ses frontires, o cette nation inquite se tint quelque temps en repos. Durant ce calme les missionnaires firent de grands progrs ; ils gagnrent lestime et la faveur des grands et de lempereur. Zonchin, successeur de Tien-ki, prit beaucoup de got pour lesprit et les connaissances du pre Adam Schall, natif de Cologne et missionnaire jsuite. On le regardait dans tout lempire comme un des hommes que ce prince honorait le plus. Ce fut sous ce malheureux empereur, quen lanne 1636, deux voleurs stant soulevs dans deux diffrents endroits de la Chine, lun deux devint assez puissant pour dclarer la guerre au prince. Il alla lassiger dans Pkin et en peu de jours il le rduisit se donner la mort lui-mme, pour ne pas tomber entre ses mains. Pour venger cet attentat et repousser ces brigands, Usanguey, qui commandait sur la frontire, appela les Tartares son secours. Ils y volrent, dfirent le voleur, reprirent Pkin, mais gardrent pour euxmmes lempire quils taient venus secourir. Zunt, leur roi, en commena la conqute, et Chun-chi, son fils, lacheva. Pendant toutes ces rvolutions, le pre Adam Schall demeura Pkin ; le vainqueur voulut le voir, et il le combla de tmoignages damiti. Lorsque tout fut apais et le prince tartare solidement tabli sur le trne chinois, il obligea le pre Adam Schall daccepter la charge de prsident du tribunal des mathmatiques ; cest lunique occasion o ce Pre se soit jamais trouv en danger de perdre les bonnes grces du monarque. Les rsistances du missionnaire dplurent au prince : il le lui marqua ; mais dans toutes les autres rencontres, Chun-chi lui parut toujours plein de condescendance et de bont. Il navait besoin ni dtudier ni de mnager son humeur, et tout ce qui lui venait du missionnaire, les plus fortes mme et trs frquentes remontrances, tait trs bien reu. Non seulement il lui donna lentre libre dans son palais, mais il allait souvent lui rendre visite dans sa maison, et passait plusieurs heures avec lui. Les entretiens quils avaient ensemble taient ou de mathmatiques
19
ou de morale, ou de religion ; car le pre Adam Schall eut ladresse de faire passer peu peu le prince des discours agrables aux discours utiles, et, autant quil put, aux sujets propres lui ouvrir les yeux sur les vrits du salut. Par de semblables confrences le missionnaire inspira du moins au conqurant une telle estime pour la religion chrtienne, quil la favorisa toujours, et laissa ceux qui la prchaient une pleine libert de ltendre. Aussi fit-elle des progrs considrables sous son rgne. Si Adam Schall et ses confrres navaient agi que par des vues politiques ; sils avaient eu lambition comme on les en a accuss, de prcher et de gouverner seuls lglise de la Chine, ils nauraient point fait part toute lEurope des progrs de la religion ; ils nauraient point demand des cooprateurs dune autre profession que la leur ; ils nauraient favoris ni leur entre dans cet empire, ni les tablissements quils y formaient. Rien ne leur tait plus facile que de sy opposer, et rien nest plus constant que leur zle encourager, soutenir, et dfendre tous les missionnaires qui sy sont prsents, sans aucune acception de personnes. Chun-chi mourut 80 ans. Son successeur fut le clbre Cang-hi : il navait alors que huit ans, et les commencements de son rgne nannoncrent pas la protection clatante quil accorda par la suite aux missionnaires europens. Ils furent presque tous chargs de chanes et exils Canton. Adam Schall, dchu de sa faveur, priv de ses dignits, accabl dopprobres et de calomnies, souffrit la prison et les fers, et fut enfin condamn mort pour avoir prch Jsus-Christ. Il tmoigna par sa constance quil sestimait encore plus heureux de confesser le nom de Dieu dans un cachot, que de lavoir annonc avec honneur dans le palais du grand monarque. La sentence porte contre lui ne fut pas excute ; mais lge et les souffrances firent bientt ce que les bourreaux navaient pas fait. Peu de temps aprs quil fut sordide prison, Dieu acheva sa dlivrance en rompant les liens de son corps, pour faire jouir son me de la libert des enfants de Dieu. La perscution fut vive pendant la minorit de lempereur ; mais elle
20
cessa ds quil ft majeur et quil gouverna par lui-mme, Dieu ayant rserv ce prince juste, si plein de raison et desprit, la gloire de rtablir son culte la Chine. Voici quelle en fut loccasion : Cest une coutume parmi les Chinois de faire faire tous les ans le calendrier, peu prs comme on fait ici les almanachs ; mais le calendrier dans ce pays-l est regard comme une affaire de grande importance dans ltat. Il se fait par autorit publique, et le prince ne ddaigne pas de sen mler. Depuis quon avait t ce soin au pre Adam Schall, avec
p.007
sa
charge
de
prsident
du
tribunal
des
mathmatiques,
avait laiss glisser tant de fautes que le prince voulut quon travaillt le rformer. Comme on ne craignait plus la cour de donner de bons conseils lempereur, se trouva des gens quitables et courageux qui lui reprsentrent que les missionnaires dEurope exils ou emprisonns pendant sa minorit, et dont il tait rest trois Pkin, taient dune habilet si connue la Chine, quon ne pouvait faire plus prudemment que de les consulter sur ce sujet. Lempereur trouva cet avis fort bon, et envoya chercher sur-le-champ les trois Europens. Ils furent trs bien reus, et ds cette premire audience ils eurent tout sujet den attendre quelque grce plus importante que lintendance du calendrier, qui tait dj dress pour lanne suivante. On le donna examiner au pre Ferdinand Verbiest qui y trouva plus de vingt fautes considrables, et quelques-unes mme si grossires, que tout le monde en fut surpris. Il en fit son rapport lempereur, qui ds lors conut pour le missionnaire une estime trs singulire. Le pre Verbiest profita de cette lueur de faveur, pour demander la permission de prcher la religion chrtienne. Le prince reut sa requte avec bont ; mais, ne voulant point se dispenser des formes, il la donna examiner un tribunal, qui la rejeta. Le missionnaire ne perdit point courage, et pria lempereur de lui nommer dautres juges moins prvenus contre notre sainte loi. Lempereur, par une condescendance que toute la cour admira, renvoya laffaire un autre tribunal qui porte le titre dtats de lempire, lequel, layant examine avec beaucoup
21
dattention, dcida que la religion chrtienne avait t mal a propos condamne ; quelle tait bonne, et quelle ne contenait rien de contraire au bien de ltat ; quainsi la mmoire du pre Adam Schall, qui avait t fltrie pour lavoir prche, devait tre rhabilite ; les grands dpourvus de leurs charges pour lavoir suivie, rtablis ; les prtres europens, rappels, etc. Ce jugement fut dun grand poids pour assurer le jeune prince contre les remontrances importunes des ennemis de la religion. Ds la premire anne que les missionnaires retournrent dans leurs glises, qui fut lan 1671, plusieurs Chinois embrassrent la foi sans que personne sy oppost. Lanne suivante, un oncle maternel de lempereur et un des huit gnraux perptuels qui commandent la milice tartare, reurent le baptme. Le pre Verbiest, digne successeur des PP. Ricci et Adam Schall, a t lme de tous ces succs, et la colonne de cette glise pendant quil a vcu. Ses entretiens frquents avec lempereur, les leons de mathmatiques quil lui donnait, furent pour lui une occasion de lui expliquer la loi de Dieu. Il lui inspira pour elle une grande estime, un grand respect, sans cependant avoir le bonheur de lui persuader de lembrasser. Cest au pre Ferdinand Verbiest que les Franais sont redevables davoir t appels partager ses travaux ; cest lui qui les fit venir Pkin, et qui disposa lempereur les recevoir et les traiter avec distinction. Il mourut au moment quils y arrivrent, et fut priv de la consolation de les prsenter lui-mme la cour. Sa mort fut sainte comme lavait t sa vie ; il sy tait prpar par lexercice continuel des vertus apostoliques et religieuses, et pratiquait le premier ce quil recommandait au autres missionnaires. Il pensait, pour lui ainsi que pour les autres, que pour faire le bien, surtout la Chine, il fallait des hommes dun courage que rien ne rebute, dune activit que rien narrte, dune constance que rien ne lasse, dun zle prudent sans respect humain, circonspect sans timidit, entreprenant sans ambition, patient sans indiffrence, dune application au salut
22
dautrui qui ne diminue rien de celle quil doit avoir au sien propre, et dun dsintressement qui lui donne le droit de dire avec Jsus-Christ Je ne cherche pas ma gloire, mais celle de celui qui ma envoy. A ces illustres missionnaires il faut ajouter les pres Gaubil, Gerbillon, Parennin, Prmare, Benoist, LeComte, Attiret, Mailla, Contancin, Amyot, Duhalde, et tant dautres qui tout fois portrent en Chine les vrais principes de la religion et de la science, de la justice et des beaux-arts. Tous ces pres taient de la Compagnie de Jsus. Il en vint dautres ensuite, et toutes les congrgations voulurent avoir en Chine leurs mandataires : jacobins, augustins, dominicains, tous accoururent ; mais cette concurrence, loin de servir la religion, faillit lui nuire ; et les dmls qui clatrent, les troubles qui survinrent, les rprimandes et les controverses qui se firent jour jusqu Canton et Pkin, les incertitudes qui durent natre dans la marche des prdicateurs et dans la conscience des disciples, les prtextes quen tirrent les fanatiques ennemis de la foi, tout contribua jeter sur la mission un voile que lardeur des nouveaux ouvriers apostoliques na pu encore dissiper. Ce sont les lazaristes qui, dans ce moment (1840), prchent lvangile en Chine. Mais il faut quils travaillent en secret et dans lombre. Le gouvernement ne tolre point la religion chrtienne ; il nadmet ni les prtres de ce culte, ni les trangers de quelque nation quils soient et de quelque bannire quils se fassent prcder. Combien de peines ne faut-il pas pour apprendre la langue, adopter les coutumes du pays et shabituer porter lhabit chinois avec assez daisance pour ntre pas reconnu des mandarins et des soldats ! Malgr toutes les prcautions que prennent les missionnaires, il y en a souvent de dcouverts et de saisis par les officiers de lempereur. Alors ce sont des souffrances et des tortures sans fin et souvent
p.008
mme des condamnations la prison perptuelle, lexil et la mort. Les missions de la Chine sont aujourdhui au nombre de six sans compter le collge de Macao et ltablissement fond rcemment sur les confins de la Mongolie.
23
Ces six missions sont situes dans les provinces de Tchy-li, Ho-nan, Kiang-si, Tche-kiang, Hounan et Houpe, qui formaient le Hou-kouang, Kiang-sou et An Hoe, qui formaient le Kiang-nan. Six missionnaires europens les dirigent, avec laide de dix-huit lazaristes indignes et aussi de dix-huit catchistes. Le nombre des chrtiens quelles comprennent ne slve pas plus de quarante mille. Autrefois il y en avait deux cent mille, et lon en a compt jusqu quatre cent mille. Mais de cruelles perscutions ont considrablement amorti le zle. La religion, dans ces dernires annes, sest releve un peu, et lheure o nous crivons, les suprieurs des Missions trangres nourrissent dans leur me de hautes esprances. Le procureur des missions lazaristes en Chine est M. Torrette. Il est second vivement par MM. Rameaux, Laribe, Mouly, Matthieu Ly, et par dautres missionnaires tant europens que chinois, qui se sont trouvs dans les positions les plus difficiles, au milieu de la peste et de la famine, arrives toutes deux ensemble pour dsoler et dvaster les provinces dans lesquelles on voulait rpandre la foi. Plusieurs chrtiens (crivait M. Matthieu Ly) mourront certainement de faim cette anne (1834) ; il ny a que Dieu qui puisse fournir tant et de si grands besoins. Toutes les moissons ont t enleves par le dbordement des fleuves. Un nombre infini de paens ne se nourrit que dcorces darbres ; dautres mangent une terre lgre et de couleur blanche que lon a dcouverte dans une montagne. Cette terre ne se livre qu prix dargent, et tout le monde ne peut pas sen procurer. Les misrables ont dabord vendu leurs femmes, leurs fils et leurs filles, puis tous leurs ustensiles et les meubles de leurs maisons, quils ont en dernier lieu dmolies pour en vendre aussi la charpente : beaucoup cependant passaient pour riches, mais la famine a tout absorb et tout dvor. Si nos chrtiens chappent ces horreurs, ce sera uniquement par les secours que nous pourrons leur porter et leur offrir.
24
Les missions de la Chine, comme toutes les autres, sont soutenues par les fonds envoys dEurope, et ceux-ci sont aliments par des souscriptions et des aumnes. Nest-il pas admirable de voir la charit franaise qui se signale dans linpuisable srie de ces dons, et qui, au sein mme des rvolutions et des secousses, toujours active et persvrante, va prter aide et assistance des Chinois dbiles et haletants ? Le frre tend la main son frre. Lempire du Christ na point de limites. Il ny a point dtranger sur la terre ; le genre humain ne forme quune seule et mme famille ; dun bout de lunivers lautre le cri du pauvre se fait entendre, et la parole du prtre, fidle interprte de la loi divine, porte la consolation et la force sous le toit et dans le cur de lafflig ! G. 1842.
25
p.009
La part que vous voulez bien prendre tout ce qui regarde nos
missions, nous oblige vous rendre compte de notre voyage. Il est si nouveau et lon sattend si peu, dans la relation dun voyage de France la Chine, dentendre parler du royaume dAchen 1, et de la ville de Malaque
2
nous nous sommes jets dans une route si extraordinaire, et ce que nous y avons trouv de remarquable. Nous avons eu bien des aventures ; mais, avant de vous en parler, je vous dirai que nous rencontrmes, vers la ligne, lescadre de M. des Augers qui allait aux Indes Orientales. Nous emes le plaisir dembrasser nos chers compagnons, qui taient sur les vaisseaux de cette escadre, et qui narriveront la Chine que dans un an. Ils nous rejoignirent encore au cap de Bonne-Esprance ; et le pre Bouvet, qui souhaitait ardemment de conduire la Chine une troupe nombreuse de missionnaires, crut devoir prendre avec lui quelques-uns de ces Pres. Il prit en effet les pres Domenge et Baborier, et nous nous trouvmes onze missionnaires jsuites sur lAmphitrite. Il ne resta sur lescadre de M. des Augers que les pres Fouquet et dEntrecolles, avec le frre Fraperie. Pour ce qui est du cap de Bonne-Esprance, on le connat assez en France, depuis les voyages du pre Tachard ; mais il faut bien mettre
1 Asham. 2 Malacca.
26
de la diffrence entre ce qui se dit du jardin de la compagnie de Hollande, et le reste de ce qui sy voit. Tout le reste nest presque rien ; le jardin est une des plus belles choses qui se puisse imaginer. Il est vrai que lart y a beaucoup moins travaill que la nature. Ce ne sont point, comme dans nos maisons de plaisance, des parterres rguliers, des statues, des jets deau, des berceaux artistement travaills : cest un assemblage de tout ce qui crot de rare et de curieux dans les forts et dans les jardins des quatre parties du monde. Outre les orangers et les citronniers, qui sont l trs hauts et en plein sol, cest une multitude et une varit infinie dautres arbres et arbustes, qui nous sont inconnus pour la plupart, et quon trouve toujours verts et fleuris. Ce sont des lgumes et des fruits en profusion, qui sont excellents et quon cueille dans toutes les saisons de lanne. Ce sont des alles tantt dcouvertes, et tantt sombres en tre obscures, qui se coupent et qui se traversent dans un terrain trs vaste et trs uni. Cest un ruisseau dune eau claire et pure, qui se promne par le jardin avec autant dagrment et de symtrie que si son lit avait t fait exprs. Cest la mer quon voit en perspective, et qui, dans sa simplicit, forme toute heure, aux yeux et lesprit, quelque spectacle nouveau. Je vous assure que tout cela runi serait, en France mme, un des plus beaux lieux de promenade que nous ayons, et des plus capables dattirer la curiosit et ladmiration des trangers.
p.010
Esprance le 10 juin de lanne 1698 ; ctait plus de la moiti du chemin de fait, si nous avions t assez heureux pour entrer dans le dtroit de la Sonde 1. Ceux qui connaissent ces mers, savent quon fait ordinairement en deux mois le trajet du Cap Batavia 2. Il nous tait dautant plus ais de le faire, que nous allmes merveille jusque vers les quatre-vingt-dix degrs de longitude. Quand nous y fmes, on crut quil tait temps de slever en latitude ; on sleva si bien, qutant le
1 Lle de Java qui est au midi du royaume de Siam, forme, avec lle de Sumatra, le
dtroit de la Sonde, quon appelle aussi le dtroit de Java. 2 Cest la ville capitale des tats que les Hollandais ont aux Indes Orientales, elle est situe sur la cte septentrionale de lle de Java.
27
21 juillet vers les six degrs et demi de latitude qui est peu prs la hauteur de Java, on esprait voir la terre. Cependant, avanant toujours, on se trouva, le 26 juillet quatre degrs et demi sans avoir rien vu, et ce ne fut que le 31 quon aperut la terre de Sumatra. Mais le dtroit de la Sonde tait manqu de plus de soixante lieues, et il ny avait pas moyen dy revenir. Il faut que lerreur de nos pilotes sur la longitude ait t norme. Nous nous trouvmes donc fort en peine comment nous pourrions gagner la Chine cette anne-l. Mais voyant que les secours humains nous manquaient, nous emes recours Dieu et laptre des Indes, saint Franois-Xavier, pour obtenir la grce darriver cette anne au terme de nos dsirs. Nous avions dj commenc la dvotion des dix vendredis
1
en
lhonneur de ce grand saint, nous y ajoutmes un vu par lequel tout le monde sengagea de communier au premier port de la Chine o lon toucherait cette anne, ou de contribuer quelque chose pour btir, en lle de Sancian, une petite chapelle sur le tombeau de cet aptre, afin de le mettre couvert de la pluie, et de pouvoir commodment y dire la messe. Au reste, faisant rflexion sur notre disgrce, et pour ne pas manquer, comme nous lavions fait, le dtroit de la Sonde, il nous parat quau sortir du Cap, quand nous emes trouv les vents douest, il et fallu faire constamment la longitude jusque vers les cent degrs ; au lieu que, ds le quatre-vingt-dixime, nous commenmes nous lever en latitude, ou, pour parler plus franchement, nous ne smes longtemps o nous tions, quoique nous crussions trs bien le savoir. Et quand on se sera tromp autant que nous le fmes dans lestimation des longitudes, on sgarera ncessairement ensuite autant ou plus encore que nous.
1 Saint Franois-Xavier prcha lvangile dans les Indes pendant dix ans, et cest en
mmoire de ces dix annes quon fait quelques prires ou quelque autre dvotion, dix vendredis de suite, en lhonneur de ce grand saint. On a fix cette dvotion au vendredi, parce que saint Franois-Xavier mourut en lle de Sancian un vendredi 2 de dcembre 1552.
28
nous fallut essuyer, pendant plus de trois semaines, tout ce que la ligne a de plus terrible, cest--dire, les calmes, les chaleurs, les pluies et la mauvaise nourriture ; car les vivres se gtent et se corrompent sous la ligne : cest de quoi exercer de nouveaux missionnaires souffrir quelque chose pour Jsus-Christ. Notre sant cependant tait merveilleuse, et Dieu ne nous laissa point sans consolation ; ce qui nous convainquit parfaitement que, tout dpendant de lui, il ne pouvait rien nous arriver qui ne nous ft trs avantageux. Tout ce quon voit Achen est si singulier, que jai regrett cent fois de ne savoir pas dessiner, pour peindre ici, en quelque sorte, ce que je ne pourrais expliquer quimparfaitement. On sait assez quelle a t la puissance des Achenois ; il ne faut, pour en tre instruit, que lire la vie de saint Franois-Xavier ; mais je ne crois pas quon sache en quel tat se trouve aujourdhui ce royaume ; ni ce que cest que la ville capitale ; jabuse peut-tre des termes, dappeler une ville capitale un amas confus darbres et de maisons. Imaginez-vous sil vous plat, une fort de cocotiers, de bambous, dananas, de bananiers, au milieu du laquelle passe une assez belle rivire toute couverte de bateaux ; mettez, dans cette fort, un nombre incroyable de maisons faites avec des cannes, des roseaux, des corces et disposez-les de telle manire quelles forment tantt des rues et tantt des quartiers spars ; coupez ces divers quartiers de prairies et de bois ; rpandez partout, dans cette grande fort, autant dhommes quon en
p.011
vous formerez une ide assez juste dAchen, et vous conviendrez quune ville de ce got nouveau peut faire plaisir des trangers qui passent. Il y a Achen toutes sortes de nations, et chaque nation a son quartier et son glise. Celle des Portugais, qui sont pauvres et en petit nombre, est entre les mains dun Pre cordelier qui na pas peu travailler, et qui na gure dans son travail de consolation esprer de
29
la part des hommes. La situation du port dAchen est admirable, le mouillage excellent, et toute la cte fort saine. Le port est un grand bassin, qui est born dun ct par la terre ferme de Sumatra, et des autres, par deux ou trois les qui laissent entre elles des passes ou des chemins, lun pour aller Malaque, lautre pour Bengale, et lautre pour Surate. Quand on est dans la rade, on naperoit aucun vestige ni aucune apparence de ville, parce que de grands arbres qui bordent le rivage en cachent toutes les maisons ; mais outre le paysage, qui est trs beau, rien nest plus agrable que de voir, le matin, une infinit de petits bateaux de pcheurs qui sortent de la rivire avec le jour, et qui ne rentrent que le soir, lorsque le soleil se couche. Vous diriez un essaim dabeilles qui reviennent la ruche charges du fruit de leur travail. Ces petits paraux ou barques de pcheurs nont pas plus de trois pieds de large, et environ vingt de long. Tout y est extrmement propre, tant au dedans quau dehors : les planches en sont si bien jointes, quil ne faut ni toupes ni goudron pour les calfater, et ces barques paraissent toujours comme neuves. On ne se sert point de rames pour les faire aller, mais dune voile faite de natte trs fine et trs lgre, qui parat deux fois plus grande quil ne faudrait par rapport au corps du parau. Lart a su remdier cet inconvnient. Il y a, aux deux bouts de la barque, deux perches assez longues. Au haut de chaque perche est attache une pice de bois courbe vers la mer, en forme darc, de toute la largeur du petit btiment. Chaque arc tient celui qui est vis--vis par une pice de bois assez pesante. Ces deux pices sont attaches aux extrmits de larc, et, faisant un contrepoids lune contre lautre, forment une espce de balancier qui empche ces petits canots de se renverser ; de cette manire, le moindre vent les pousse, et ils volent sur leau avec une rapidit surprenante, sans apprhender les plus furieux coups de mer. Pour entrer dans la rivire, on prend un assez grand dtour, cause dun banc de sable quelle forme en se dchargeant dans la mer. On nage ensuite environ un bon quart de lieue entre deux petits bois de
30
cocos et dautres arbres qui ne perdent jamais leur verdure, et que la seule nature a plants l. A travers ces arbres on commence a dcouvrir quelque chose de la ville dont jai parl. Elle me parut dabord comme ces paysages sortis de limagination dun peintre ou dun pote, qui rassemble sous un coup dil tout ce que la campagne a de plus riant. Tout est nglig et naturel, champtre et mme un peu sauvage. Je nai pu rien apprendre de certain touchant le gouvernement prsent de ce royaume. On parle encore quelquefois dune reine dAchen, mais je crois que cest une fable ; ou sil y en a une, elle na quun fantme de royaut : quatre ou cinq des principaux oranois
1
partagent entre eux le pouvoir, qui nest ncessairement pas grand chose. Les Achenois ne sont plus rien, leur pays ne porte ni froment ni vigne ; le commerce roule sur le poivre et sur lor ; il nest pas besoin douvrir ni de creuser dans les entrailles de la terre pour y chercher ce prcieux mtal. On le ramasse sur le penchant des montagnes, et on le trouve par petits morceaux dans les ravines o les eaux lentranent. Lor dAchen est estim et passe pour le plus pur qui se trouve. Quand on a pass le dtroit de Malaque, on peut se vanter dtre hors de la plus difficile et de la plus fatigante navigation quon puisse faire. Nous y avons pens prir par deux fois. Nous y entrmes le 23 aot et nous nen sortmes tout fait que le 20 de septembre. Cest vingt-neuf jours pour faire deux cent vingt lieues : on irait bien plus vite par terre. On ne faisait que jeter et retirer lancre, et, pour comble de disgrce, nous navions quun misrable pilote portugais qui ne voyait presque goutte, et qui tait perdu du moment quil perdait la terre de vue. Nos pilotes franais ont appris ce chemin leurs dpens et ils ont eu tout le loisir den faire des cartes bien meilleures que
p.012
tout ce quon a fait jusquici. Je marquerai, la fin de cette lettre, la route quon doit tenir pour passer srement ce dtroit et celui de Gobernadour.
31
La ville de Malaque est loigne dAchen denviron cent cinquante lieues. On y trouve les mmes agrments quon voit Achen. Cest encore ici de la verdure en quantit, des paysages champtres ; mais les maisons sont mieux bties. Il y a un plus grand concours de nations, un plus grand commerce, beaucoup plus dEuropens, et un air moins nglig qu Achen, sans pourtant que lart cache la nature. La ville est spare de la forteresse par une rivire, qui, venant se joindre la mer lorsque la mare est haute, fait que la citadelle demeure isole. Cette forteresse est grande comme la ville de SaintMalo, et renferme dans son enceinte une colline sur laquelle on voit encore les restes de notre glise de Saint-Paul, o saint Franois-Xavier a tant prch. La garnison nest que de deux cent quinze hommes et six cavaliers. Plusieurs sont catholiques ; le tout est ramass de diverses nations dEurope. Ses bastions sont assez bons, il y a de beaux canons et en quantit, mais peu de monde pour les servir ; la rade est belle et vaste, cest une anse que la cte forme en cet endroit ; nous ny avons trouv que deux ou trois mchants navires sans dfense, et des barques construites la faon des Indes. Les fruits de Malaque sont dlicats ; on en trouve de toutes les espces. Il y a des mosques pour les Maures, un temple ddi aux idoles de la Chine ; enfin lexercice public de toutes sortes de sectes y est permis par les Hollandais. La seule vraie religion en est bannie. Les catholiques sont contraints de senfoncer dans lpaisseur des bois pour y clbrer les sacrs mystres. Nous passmes sept lieues de Malaque, vis--vis dun port qui vaut bien Malaque mme. Cest une autre anse trs commode, avec une jolie rivire, dans laquelle on peut entrer. Avant que de quitter Malaque, je vous dirai que nous nous y sommes vus deux doigts de notre perte. La nuit du 10 septembre, il sleva tout dun coup une si furieuse tempte, que nous navions encore rien vu de semblable. Lair tait en feu, la mer en furie, le vent terrible, et la pluie effroyable. Comme on ne croyait demeurer ici quun jour au plus, que dailleurs la mer y est ordinairement assez calme, on navait mouill quune ancre, la plupart des matelots taient alls terre, et le peu qui restaient
32
dormaient en assurance. Lorage les veilla bientt : on jeta le mieux quon put une seconde ancre la mer, il en fallut jeter une troisime, et si M. de La Roque navait fait travailler tout lquipage, et virer continuellement au cabestan que nous mmes la voile. Le 24 septembre nous tions la vue de Polcondor, avec un vent favorable. On avait quelque dessein de relcher cette le, mais le vent devenant encore meilleur pour aller en route, il se trouva directement contraire pour relcher Polcondor, dont le mouillage tait difficile, et la passe
2 1
Le 29 on savait bien peu prs que nous tions par le travers dun grand banc de roche, qui a plus de cent lieues de long et quon appelle le Paracel, mais on ne sattendait pas que nous irions nous mettre au milieu. On sonda le soir vers les quatre heures, et lon ne trouva point le fond. Il survint un grain
4
en peu dheures. A cinq heures et demie, comme on allait dire la prire, on fut surpris de voir la mer qui changeait tout fait de couleur. Aprs la prire on vit trs distinctement le fond, qui tait de rochers trs pointus. Voil une grande alarme, tout le monde se crut perdu sans ressource : on sonde, et lon ne trouve que sept brasses ; on monte la dcouverte, et lon voit la mer blanchir et briser devant nous. Si lon stait trouv l pendant la nuit, ou sil tait survenu un de ces coups de vent qui sont si ordinaires dans ces mers, nous aurions pri coup sr. Tout ce quon put faire fut de rebrousser chemin et de retourner promptement sur ses pas.
p.013
ancres du fond de la mer. 2 Une passe est un espace de mer entre des terres ou des bancs de sable, par o les vaisseaux passent. 3 Cest un terme de marine qui signifie aller tantt dun ct et tantt dun autre, au plus prs du vent que lon peut. 4 Un grain, en terme de marine, est un nuage qui passe promptement, et qui en passant cause un grand vent et de grosses ondes de pluie.
1 Cest une machine de bois qui tourne sur un pivot et qui sert ordinairement lever les
33
des rochers plus durs que le fer. On ne douta pas que nous ne fussions sur le Paracel, et lon attendait le moment que notre vaisseau se briserait comme un verre. Dieu travaillait pour nous sans que nous le sussions encore. Un grain qui paraissait devant nous, stant dissip assez vite, il sleva un petit vent arrire, qui nous retira des portes de la mort. Tant que dura le danger, on nentendait point sur le vaisseau tout ce tintamarre qui sy entend presque toujours. Ctait un triste et sombre silence ; la conscience si jose ainsi parler, paraissait peinte sur le visage dun chacun. Jappris en cette occasion, par mon exprience, ce que javais lu souvent dans diverses relations, la diffrence quil y a entre le danger quand on le voit de loin au pied dun oratoire, et quand on sy trouve engag. Nayant plus vraisemblablement quun moment de vie, jamais les grandes vrits que nous mditons si souvent ne staient prsentes de cette sorte mon esprit. Quon se trouve alors heureux davoir entrepris quelque chose pour Dieu, et quon forme aisment la rsolution de spargner moins que jamais lavenir ! Entre sept ou huit heures du soir on sonda, et comme on ne trouvait plus de fond, on se vit hors de danger ; mais si le pril passa, jespre que limpression quil fit dans le cur de plusieurs personnes ne passera pas si vite, et quelle produira les fruits quil est probable que Dieu a singulirement en vue quand il excite de pareilles temptes. Je ne sais pas ce que Dieu nous prpare la Chine, mais nous navons pas t jusquici sans preuves. Les anciens missionnaires disent que cest bon signe : au moins, grces Dieu, nous ne souhaitons rien plus ardemment que de rpondre fidlement aux desseins que le Ciel a sur nous. Quoique nous ne fussions pas loin de la Chine, nous tions encore en grand danger de ny pas arriver, parce que la saison tait passe, et que les vents taient drangs depuis le 27 de septembre. Nous redoublmes nos prires. Le pre Bouvet fit paratre plus que jamais son zle et sa confiance en Dieu qui nous exaua enfin ; car le quinzime doctobre, vers les sept heures du matin nous vmes la terre
34
conduits, une journe de son tombeau. Les premiers jours on ne savait o lon tait, et peine voulait-on nous croire, nous autres jsuites, aprs que nous emes t ce glorieux tombeau pour satisfaire notre dvotion, et pour nous acquitter dun vu que nous avions fait. Nous partmes pour ce saint plerinage un jeudi, neuvime doctobre ; et aprs avoir fait quatre bonnes lieues par mer et une par terre, nous nous trouvmes tout dun coup au lieu que nous cherchions. Nous apermes une assez grande pierre leve debout, et du moment que nous pmes lire ces trois ou quatre mots portugais, Aqui foi sepultado san Franco-Xavier, nous baismes plusieurs fois une terre si sainte ; quelques-uns larrosrent de leurs larmes ; et je me trouvai pntr de sentiments si vifs, si doux et si consolants, que je fus plus dun quart dheure comme ravi et sans pouvoir penser autre chose qu goter ce que je sentais. Aprs ces premiers transports de ferveur, nous examinmes exactement ce monument, puis avec des branches darbres et un morceau de voile nous btmes une pauvre tente, qui ne reprsentait pas mal la cabane sous laquelle saint Franois-Xavier mourut. Enfin nous chantmes le Te Deum avec les litanies du saint, et nous entrmes dans la plus belle et la plus charmante nuit quon puisse peut-tre passer en ce monde. Que le plaisir quon gote est pur lorsque, dans une occasion comme celle-ci, lon se communique les uns aux autres tout ce quon pense et tout ce quon sent au fond du cur. Nous commenons, disait lun, notre apostolat dans le lieu o saint Franois-Xavier acheva le sien. Il ne put pntrer plus avant dans le vaste empire de la Chine, et nous y allons entrer sans aucun obstacle. Que ne devons-nous pas esprer dy faire pour la gloire de Dieu sous la protection dun saint qui a pu nous en ouvrir la porte ? Il mourut ici pour la gloire de Jsus-Christ, disait
35
lautre, puis de travaux, aprs avoir converti des nations entires : aurions-nous bien le bonheur de mourir de mme ? On chantait ensuite les litanies de la trs sainte Vierge. Dans une autre pause, on disait le chapelet, on revenait aux
p.014
mles dentretiens qui valaient bien des prires. Lon parcourait les vertus de laptre de lOrient ; je nen trouvais aucune dont je neusse besoin et qui ne me manqut. Quelquun se souvint de cette nuit que saint Ignace passa tout entire dans lglise de Monferrat devant limage de la trs sainte Vierge, lorsquil se voulut consacrer entirement Dieu. La veille que nous fmes au tombeau du saint aptre nous parut assez semblable, et nous la nommmes notre nuit darmes. Avec ces sortes de rflexions nous vmes renatre le jour, et nous emes lavantage et la consolation, huit prtres que nous tions, de dire la sainte messe en ce lieu-l un vendredi, jour de saint Franois de Borgia. La pierre du tombeau de laptre des Indes faisait le fond de notre autel, que nous avions lev sur lendroit mme ou il parat clairement que ce saint fut enterr. Nous sommes non seulement les premiers jsuites franais qui aient eu cet honneur, mais mme personne ne la eu avant nous, que le pre Caraccio, jsuite italien de grand mrite, mort depuis peu des fatigues immenses de ses travaux apostoliques. Aprs les messes on chanta de nouveau le Te Deum, on baisa la terre cent fois, nous en prmes tous avec respect pour nous en servir comme dune prcieuse relique, et nous nous en revnmes chantant les louanges du saint, dont nous venions de tcher de recueillir lesprit. Nous voil enfin arrivs la Chine au bout de sept mois, puisque nous partmes de La Rochelle le 7 de mars (1698), et que nous avons mouill devant Sancian le 6 doctobre ; et encore de ces sept mois il faut retrancher plus de vingt jours quon a perdus au cap, Achen, Malaque et deux ou trois les dsertes, et quon aurait peut-tre pu mieux employer. Il faut de plus en ter tout le temps quun a mis gagner Achen, et passer le dtroit de Malaque ; cest toujours prs de
36
deux mois. Il nen fallait pas tant pour aller droit, de Java jusqu la Chine et je ne mtonne pas quun petit navire anglais que nous avons trouv Canton nait mis que cinq mois, et mme un peu moins, faire son voyage. On verra du moins par le ntre quen six mois, pourvu que lon ne sgare pas, on peut venir fort aisment de France la Chine. Mais, pour tre Sancian, nous ntions pas encore rendus au terme, et, sans le pre Bouvet, il et fallu rester o nous nous trouvions. Il partit pour aller trouver le mandarin le plus proche, qui demeure une petite ville nomme Coang-ha. Il envoya bientt de l des nouvelles et du secours M. de La Roque. Un mandarin vint avec des pilotes ctiers, qui rpondirent sur leur tte de mener le vaisseau jusqu plus de la moiti du chemin de Canton. Il y avait deux routes pour y aller. Lune au travers des les, lautre en prenant le large ; mais cette route tait dangereuse en cette saison, o il ne faut quun coup de vent pour pousser un vaisseau trs loin et lobliger daller relcher jusquaux Moluques. Nous prmes cependant ce dernier chemin, en louvoyant opinitrement jusqu Macao. Nous nappareillmes
1
devant
Sancian que le 13 doctobre, et nous mouillmes le 24 devant lle de Macao. Pendant ce temps-l le pre Bouvet passa de Coang-ha Canton pour donner avis la cour de son arrive ; et aprs avoir crit et pris des mesures avec les mandarins, il revint au-devant du vaisseau par dedans les les. La ville de Macao est btie dans une petite pninsule, ou plutt sur la pointe dune le, qui porte ce nom. Cette langue de terre ne tient au reste de lle que par une gorge fort troite, o lon a bti une muraille de sparation. Quand on mouille au dehors, comme nous fmes, on ne voit de tous cts que des les, qui font un grand cercle, et lon ne dcouvre que deux ou trois forteresses sur des hauteurs, et quelques maisons qui sont un bout de la ville : on dirait mme que les forteresses et les maisons tiennent une terre fort leve, qui borne la vue de ce ct-l ; mais entre cette terre, qui fait une le assez grande,
37
et Macao, il y a un beau port, et la ville stend par dedans le long de ce rivage. Les maisons sont bties leuropenne, mais un peu basses il y a encore ici de la verdure et un peu de lair des Indes. Les Chinois sont en plus grand nombre dans Macao que les Portugais. Ceux-ci sont presque tous mtis, et ns dans les Indes ou Macao mme. Il sen faut beaucoup quils ne soient riches ; aussi les Chinois ne font-ils plus gure de cas deux. Les fortifications de Macao sont assez bonnes, le terrain fort avantageux et il
p.015
y a beaucoup de
canons ; mais la garnison est mal entretenue, et comme tout lui vient de Canton, les Chinois sont sans peine les matres. Il y a un gouverneur portugais, et un mandarin, dont tout le pays dpend, et dont le palais est au milieu de la place. Quand il veut quelque chose, cest aux Portugais dobir. On ne peut pas faire plus dhonneur ni plus de caresses que ce mandarin en a fait tous les Franais. Jamais trangers nont t reus de cette manire en ce pays-ci. Il est vrai que jamais il ny tait venu de vaisseau comme le ntre. Le nom du roi ne perd rien de sa grandeur quand on le prononce six mille lieues loin de la France, et il imprime dans les curs de la plus fire nation du monde un certain respect qui naccompagne point le nom des autres princes trangers. Le pre Bouvet vint nous joindre. Il tait dans une galre presque aussi longue que notre frgate. Il avait toutes les marques de distinction quont coutume davoir dans cet empire les kin-tchas, cest-dire les envoys de la cour ; et nos Franais qui le virent ne furent pas peu surpris de ce quon leur avait assur en France que ce pre ntait rien moins quun envoy de lempereur de la Chine. Les jsuites de Macao nous crivirent une lettre toute pleine de bont et de charit. Le pre Bouvet alla avec le pre Rgis voir le rvrend pre Ciceri, vque de Nankin, et les autres jsuites qui taient lle Verte. Lle Verte porte ce nom parce quelle est trs bien boise et fort agrable, et que dailleurs tous les lieux dalentour sont nus et comme dserts ; elle est assez proche de la muraille qui spare la ville de Macao du reste de lle : cest la maison de campagne des jsuites
38
portugais ; la chapelle est propre, et le corps de logis assez bien bti ; mais surtout lombre et la fracheur rendent ce lieu fort agrable. Le rvrend pre Ciceri lavait choisi pour y faire une retraite de quelques jours. Cest une solitude toute propre pour un homme apostolique, qui veut quelque temps lcart, comme Mose, consulter le Seigneur, et prendre de nouvelles forces pour travailler ensuite avec plus dardeur la conversion des peuples. Mais il est temps dachever mon voyage et de me rendre Canton. Nous mouillmes fort heureusement trois lieues de cette grande ville un dimanche, deuxime jour de novembre. Le chemin depuis Macao jusquau mouillage est difficile, surtout pour un vaisseau comme le ntre, qui tirait plus de dix-sept pieds deau, et si le pre Bouvet net amen avec lui les deux plus habiles pilotes de tout le pays, nous ne leussions peut-tre jamais fait. On commence voir ce que cest que la Chine quand on est entr dans la rivire de Canton. Ce sont, sur les deux bords, de grandes campagnes de riz, vertes comme de belles prairies, qui stendent perte de vue, et qui sont entrecoupes dune infinit de petits canaux de sorte que les barques quon voit souvent aller et venir de loin, sans voir leau qui les porte, paraissent courir sur lherbe. Plus loin dans les terres, lon voit les coteaux couronns darbres sur le haut et travaills la main le long du vallon, comme les thtres du jardin des Tuileries. Tout cela est ml de tant de villages dun air champtre et si bien vari, quon ne se lasse point de regarder et quon a regret de passer si vite. Enfin nous emes le bonheur dentrer dans Canton la nuit du six au sept de novembre, aprs huit mois de navigation depuis notre dpart de France. Nous logeons dans une espce dhtel ou de maison publique aux frais de lempereur. Le pre Bouvet en a fait donner un semblable M. de La Roque et aux officiers franais. Les Chinois appellent ces sortes de maisons congkoen ; lon ny met que des envoys de la cour. La ville de Canton est plus grande que Paris, et il y a pour le moins autant de monde. Les rues sont troites, et paves de grandes pierres plates et fort dures, mais il ny en a pas partout. Avec les chaises que
39
lon loue ici pour peu de chose, lon se passe aisment de carrosses, dont il serait dailleurs presque impossible de se servir. Les maisons sont trs basses et presque toutes en boutiques ; les plus beaux quartiers ressemblent assez aux rues de la foire Saint-Germain ; il y a presque partout autant de peuple qu cette foire, aux heures quelle est bien frquente ; on a de la peine passer. On voit trs peu de femmes, et la plupart du peuple, qui fourmille dans les rues, sont de pauvres gens chargs tous de quelque fardeau, car il ny a point dautre commodit pour voiturer ce qui se vend et ce qui sachte, que les paules des hommes. Ces portefaix veut presque tous la tte et les pieds
p.016
figure fort bizarre, pour les dfendre de la pluie et du soleil. Tout ce que je viens de dire forme, ce me semble, encore une ide de ville assez nouvelle, et qui na gure de rapport Paris. Quand il ny aurait que les maisons seules, quel effet peuvent faire lil des rues entires o lon ne voit aucunes fentres, et o tout est en boutiques, pauvres pour la plupart, et souvent fermes de simples claies de bambous en guise de porte ? Il faut tout dire : on rencontre Canton dassez belles places et des arcs de triomphe assez magnifiques, la manire du pays. Il y a un grand nombre de portes quand on vient de la campagne, et quon veut passer de lancienne ville dans la nouvelle. Ce qui est singulier, cest quil y a des portes au bout de toutes les rues, qui se ferment un peu plus tard que les portes de la ville. Ainsi il faut quun chacun se retire dans son quartier sitt que le jour commence manquer. Cette police remdie beaucoup dinconvnients et fait que pendant la nuit tout est presque aussi tranquille dans les plus grandes villes que sil ny avait quune seule famille. La demeure des mandarins a je ne sais quoi qui surprend. Il faut traverser un grand nombre de cours avant que darriver au lieu o ils donnent audience et o ils reoivent leurs amis. Quand ils sortent, leur train est majestueux. Le tsong-tou, par exemple, cest un mandarin qui a lintendance de deux provinces ; le tsong-tou, dis-je, ne marche jamais sans avoir avec lui cent hommes pour le moins. Cette suite na
40
rien dembarrassant : chacun sait son poste ; une partie va devant lui avec divers symboles et des habits fort particuliers : il y a un grand nombre de soldats qui sont quelquefois pied ; le mandarin est au milieu de tout ce cortge, lev sur une chaise fort grande et bien dore, que six ou huit hommes portent sur leurs paules. Ces sortes de marches occupent souvent toute une rue. Le peuple se range des deux cts, et sarrte par respect jusqu ce que tout soit pass. Les bonzes
1
dmon ait mieux contrefait les saintes manires dont on loue le Seigneur dans la vraie glise. Les prtres de Satan ont de longues robes qui leur descendent jusquaux talons, avec de vastes manches, qui ressemblent entirement celles de quelques religieux dEurope. Ils demeurent ensemble dans leurs pagodes comme dans des couvents, vont la qute dans les rues, se lvent la nuit pour adorer leurs idoles, chantent plusieurs churs dun ton qui approche assez de notre psalmodie. Cependant ils sont fort mpriss des honntes gens, parce quavec ces apparences de pit, on sait leurs divers systmes sur la religion, qui sont tous pleins dextravagances, et que ce sont pour la plupart des gens perdus de dbauche. Ils ne sont gure mieux venus auprs du peuple, qui ne pense qu vivre, et dont toute la religion ne consiste quen des superstitions bizarres, que chacun se forme sa fantaisie. Joubliais dire quil y a une espce de ville flottante sur la rivire de Canton ; les barques se touchent et forment des rues. Chaque barque loge toute une famille, et a, comme des maisons rgulires, des compartiments pour tous les usages du mnage. Le petit peuple qui habite ces casernes mouvantes dcampe ds le matin, tout ensemble, pour aller pcher ou travailler au riz, quon sme et quon recueille ici trois fois lanne. Pour nouvelles de la cour de Pkin, nous avons appris, par des lettres que le pre Bouvet reut son arrive Canton, que jamais
41
lempereur ne sest mieux port ; quil na jamais t plus glorieux, ni plus admir de ses sujets. Il vient daller lui-mme en personne dans la Tartarie occidentale, la tte dune nombreuse arme : il a rpandu la terreur cinq cents lieues la ronde, et dfait le seul ennemi qui lui restt dans ses deux empires. Il ne sapplique plus qu rendre ses sujets heureux. Il ouvre ses magasins de riz, il en fait couler jusquau fond de la Core 1. Les peuples sestiment heureux de vivre sous le rgne dun prince si accompli ; mais ce qui nous donne une bien plus grande joie, cest que ce prince favorise plus que jamais la religion chrtienne. Il dit que cest la vraie loi ; il est ravi dapprendre que quelques grands seigneurs lembrassent et qui sait si le temps ne sapproche point o Dieu lui fera la grce de lembrasser lui-mme ? Autrefois saint Louis envoya une clbre
p.017
ambassade lempereur
du Catay. Il ny a jamais eu dautre Catay que la Chine, comme tous les savants en conviennent aujourdhui : le dessein de ce saint roi tait de porter cet empereur embrasser la religion chrtienne. Oh ! si Dieu nous donnait la joie de voir achever, par le plus grand et le plus glorieux des successeurs de saint Louis, ce que ce zl monarque commena de vouloir faire ! Enfin lempereur a toujours la mme confiance aux jsuites franais. Tout le monde convient que le pre Gerbillon est lappui du christianisme dans lempire. Le pre de Visdelou, qui est trs habile dans les mathmatiques et dans les sciences chinoises, est all, par ordre de lempereur, en quelques provinces, pour empcher les dbordements des rivires, qui ruinaient tout le pays. Le pre de Fontaney vint lan pass Canton, par ordre de lempereur, pour savoir des nouvelles du pre Bouvet, et pour le recevoir en cas quil y ft arriv. Ce prince lattend avec impatience. Ainsi nous ne pouvions pas venir ici dans de plus heureuses conjonctures. Nous savons de plus que quatre des plus anciens et des plus excellents missionnaires sont morts aprs avoir blanchi dans les travaux de cette mission et gagn une infinit dmes Dieu. Ce sont
de la Chine.
1 Cest un royaume qui est entre la Chine et le Japon, et qui paye tribut lempereur
42
les pres Prosper Intorcetta, Adrien Grelon, Jean Valat et Dominique Gabiani : il y a plus de cinquante ans que le pre Valat partit de France ; on dit quil fit le voyage par terre, et quil arriva au bout dun an la Chine. Il faut rparer ces grandes pertes. Je prie tous les jours Notre-Seigneur quil inspire beaucoup de nos frres de traverser la mer pour venir partager avec nous des travaux qui peuvent tre si glorieux et si fconds. Quand nous vivrions ici autant que le pre Valat et les autres Pres que nous venons de perdre, nous mourrions avant que davoir pu parcourir toutes les villes de la Chine, et nous laisserions encore bien des idoltres aprs nous. Plus les secours seront prompts et nombreux, plus la religion fera de progrs, non seulement parce que plusieurs missionnaires font ce quun plus petit nombre ne saurait faire, mais encore parce que le moyen le plus sr de convertir en peu de temps tout un pays, cest de convertir dabord avec clat une partie considrable de ses habitants. Cela donne de la curiosit aux autres dapprendre ce qui a pu faire un mouvement si subit, et quand on connat bien le christianisme, on nest plus si loign de lembrasser. Nous ne cesserons point, mon rvrend Pre, de vous recommander toujours un dessein si digne de votre zle et de votre attention. Lintrt de Dieu vous y engage, et le besoin que nous avons pour sa gloire dune protection comme la vtre. Je suis avec un profond respect, etc.
43
Quelque heureux quait t le premier voyage que je fis, il y a quatorze ans 1, de Brest Siam, sur lOiseau, frgate du roi, avec cinq autres prtres
2
de faire la t encore davantage. Nous tions partis cette dernire fois plus tard que la premire, et pour un terme beaucoup plus loign ; nous tions dpourvus de cartes et de pilotes, qui sont absolument ncessaires pour naviguer avec quelque sret dans les mers de la Chine et cependant nous navons pas laiss de mouiller heureusement aux les de Canton sept mois aprs notre dpart de La Rochelle, quoique nous eussions sjourn malgr nous quatorze jours au cap de Bonne-Esprance, et touch depuis en trois autres endroits ; et, ce qui est plus surprenant, quoique nous eussions manqu le dtroit de la Sonde, quon avait regard jusqu prsent en France comme lunique route pour faire en droiture le voyage dEurope Siam et la Chine : mais bien loin que cette disgrce nous ait t dsavantageuse, elle a servi nous faire trouver Malaque
3
notre voyage, et nous sommes arrivs, grces Dieu, notre terme, en bonne sant, au nombre de onze missionnaires ; car quoique nous
1 Au commencement de 1685. 2 Les pres de Fontaney, Tachard, Gerbillon, Le Comte et Visdelou. 3 Celle ville appartient aux Anglais ; elle est sur la cte orientale du dtroit qui porte
son nom.
44
ne nous fussions embarqus que neuf dans son vaisseau les pres
de La Roque voulut bien augmenter notre troupe, en prenant encore Domenge rencontrmes au cap de Bonne-Esprance sur lescadre de M. des Augers. Ce qui fut pour nous un grand sujet de consolation en arrivant la Chine, cest que, conformment nos dsirs et aux vux que nous offrions continuellement Dieu pour lheureux succs de notre voyage, surtout depuis environ deux mois, nous emes le bonheur de prendre terre lle de Sancian, contre lattente et contre lintention mme de nos pilotes, qui, ayant dsespr la veille de pouvoir gagner cette le, avaient chang de route pour aller mouiller la vue de Macao 2. Nous profitmes dune occasion si favorable pour visiter le lieu o le corps de saint Franois-Xavier fut inhum la premire fois, lorsquil finit la carrire de ses travaux apostoliques, et nous y allmes recueillir, avec la poussire de son ancien tombeau, quelques tincelles de ce feu et de ce zle vraiment apostoliques dont le cur de ce grand aptre brla pendant sa vie, et dont il embrase encore tous les jours ceux qui ont le bonheur de limiter et de marcher sur ses traces. Comme je dcouvris le premier ce tombeau par les questions que je fis quelques pcheurs de cette le, je fus aussi le premier qui eut la consolation de le visiter avec M. de Beaulieu, enseigne de lAmphitrite, officier fort attach ses devoirs envers Dieu, et fort zl pour le service du roi. Il commandait la chaloupe de lAmphitrite, que M. le chevalier de La Roque avait fait armer pour me conduire jusqu Coang-ha, ville de la province de Canton situe sur le bord de la mer, vis--vis de lle de Sancian qui en relve. Jy allai donc dans lesprance de trouver quelque pilote du pays qui pt nous conduire srement jusqu lembouchure de la rivire de Canton, o nous avions dessein dentrer. En faisant le trajet de lle de Sancian Coang-ha, nous
1 Les pres Bouvet, Dolz, Parnon, de Broissia, de Prmare, Regis, Parennin, Geneix, et
45
rencontrmes trois galres armes contre de petits pirates qui cument ces mers, et commandes par un officier chinois que javais vu cinq ans auparavant Canton, et qui me reconnut dabord. Il mobligea de monter sur sa galre, et se fit notre conducteur au tombeau de saint Franois-Xavier, o il avait t plusieurs fois comme un lieu rvr dans toute lle. Nous mouillmes une petite porte de mousquet de ce saint lieu, et, aprs avoir mis pied terre et marqu nos respects et notre vnration au saint aptre par plusieurs rvrences et prosternations que nous fmes, partie la chinoise et partie leuropenne, nous chantmes le Te Deum en actions de grces de la protection sensible que ce grand saint nous avait obtenue du Ciel pendant tout le voyage, et fmes ensuite diverses autres prires en commun et en particulier, avec des sentiments de dvotion proportionns la saintet de ce lieu. Cette petite fte fut termine par une triple salve de tout ce que nous avions de botes, de pierriers et de mousquets dans la chaloupe, accompagne dautant de cris de vive le roi. Lordre avec lequel cela sexcuta, sous la sage conduite de M. de Beaulieu, charma tous les Chinois qui en furent tmoins, et leur donna en mme temps une ide trs avantageuse de notre nation. Mes compagnons, qui javais indiqu le lieu o tait le tombeau du saint aptre avant que de lavoir visit moi-mme, brlant dune sainte impatience dy aller rendre leurs devoirs, nattendirent pas que je leur en fisse savoir des nouvelles plus certaines, Lardeur qui les transportait leur fit grimper une haute montagne, chargs des ornements sacerdotaux, et de tout ce qui tait ncessaire pour clbrer les saints mystres. Aprs plusieurs heures de marche prcipite travers ces lieux sauvages et escarps, ils arrivrent hors dhaleine au terme dsir de leur plerinage. Ils y passrent toute la nuit en veilles et en prires, avec quelques autres personnes qui eurent la dvotion de les y accompagner. Ils y clbrrent le lendemain matin huit messes de suite, avec des sentiments dune dvotion quon ne sent gure ailleurs que dans ces sortes de lieux. Comme nous avions bien observ les uns et les autres la situation
46
p.019
fut de dterminer la forme et la grandeur de la petite chapelle que nous voulions faire lever la mmoire de laptre de lOrient, selon le vu solennel que nous en avions fait deux mois auparavant, en cas que ce grand saint nous obtint du Ciel la grce darriver cette anne-l la Chine, comme nous avons fait heureusement. Lofficier chinois qui mavait conduit au tombeau de saint FranoisXavier me mena ensuite Coang-ha. Il avertit incontinent le gouverneur de la place, dont il dpendait, de mon retour dEurope et du sujet qui mavait port madresser lui. Ce mandarin qui mavait vu plusieurs fois Canton, et qui me connaissait, donna ordre devant moi lofficier des galres de prendre le meilleur pilote de Coang-ha, et daller avec ses galres et notre chaloupe conduire notre vaisseau vers Macao. Pour moi, il me fit accompagner par terre avec les honneurs de kin-tcha ou denvoy de lempereur, ce que les autres mandarins que je rencontrai sur ma route firent son exemple jusqu Canton, ville capitale de la province de ce nom, o javais pris depuis deux jours la rsolution de me rendre, pour donner promptement avis en notre cour de notre arrive, et pour procurer lAmphitrite de nouveaux secours. Pendant les trois jours que je fus oblig dy sjourner, pour recevoir et rendre les visites de tous les officiers gnraux de la province, qui me vinrent faire compliment sur mon prompt et heureux retour, jobtins du vice-roi et du grand douanier, pour lAmphitrite, la libert dentrer aussi avant quil voudrait dans la rivire, avec cette distinction quil ne serait ni visit ni mesur des douaniers, et quil ne payerait aucuns droits, non pas mme ceux de mesurage et dancrage, que tout vaisseau doit lempereur. Je montai ensuite sur une barque que me donna le vice-roi, et je retournai en diligence, avec deux pilotes chinois trs habiles, porter ces bonnes nouvelles bord de lAmphitrite, que je croyais trouver lembouchure de la rivire, et que jallai chercher jusqu lle de Sancian, passant et repassant encore deux fois devant le tombeau de saint Franois-Xavier ; mais ce fut inutilement que jallai si loin car
47
pendant que je passais entre les les, le vaisseau qui avait pris le large vint mouiller la vue de la ville de Macao, o je le trouvai mon retour. M. le chevalier de La Roque et les autres officiers du vaisseau apprirent avec beaucoup de joie les bonnes nouvelles que je leur apportai. Ils jugrent par les honneurs que les Chinois, et particulirement les mandarins, me faisaient malgr moi, quils seraient reus agrablement. Ainsi on ne balana pas un seul moment entrer dans la rivire, et les deux pilotes que javais amens conduisirent le vaisseau deux lieues des murailles de la ville de Canton, o lon mouilla. Pendant ce temps-l je me rendis dans cette grande ville, pour mnager la permission de mettre nos malades terre dans le village voisin du lieu o lon devait dbarquer. Je trouvai heureusement le tsong-tou, cest un mandarin dont lautorit gale celle du vice-roi, avec cette diffrence que le tsong-tou a pouvoir sur deux provinces et que le vice-roi na le gouvernement que dune seule. Comme je connaissais trs particulirement ce mandarin, jobtins de lui et du vice-roi un congkoen pour M. le chevalier de La Roque et pour ses officiers. On appelle cong-koen, la Chine, les htels ou maisons publiques o lon loge les personnes de qualit et les mandarins que la cour envoie avec honneur dans les provinces. Pour moi, je logeai dans le mme cong-koen o javais log mon dpart de la Chine pour venir en France, et jy fus trait peu prs de la mme manire que je lavais t auparavant. Lempereur tait dans la Tartarie orientale quand nous arrivmes Canton ; mais sitt quil fut de retour Pkin il envoya en poste trois kin-tchas pour venir me recevoir. Ces trois kin-tchas ou envoys taient le pre de Visdelou, jsuite franais ; le pre Suarez, jsuite portugais ; et un Tartare Mantcheou tribunal de la maison de lempereur. En arrivant ils nous dirent, en prsence du vice-roi, du gnral de la
1
1 La petit nation des Mantcheous sest rendue fameuse par la conqute de la Chine.
48
milice, et de tous les autres mandarins ou officiers gnraux de la province, que lempereur avait eu de la joie de ce que jtais heureusement arriv avec mes compagnons ; que Sa Majest souhaitait que jen amenasse cinq avec moi la cour, et quil donnait aux autres une entire libert daller par tout son empire prcher la loi du Seigneur
p.020
mavait apport, tous les droits de mesurage et dancrage ; quil accordait aux marchands venus sur ce vaisseau la permission quils avaient demande de prendre une maison Canton, et dy faire un tablissement pour leur commerce ; quenfin il approuvait le bon accueil quon avait fait notre nation, et quil souhaitait quon la traitt dornavant encore avec plus dhonneur et de distinction. Quelques jours aprs, les trois envoys souhaitrent que je me trouvasse avec tous mes compagnons dans notre maison de Canton, pour nous faire savoir les ordres de lempereur. Nous y tant tous rendus, Hencama, en prsence des deux autres kin-tchas, nous dit de la part de lempereur que ce que Sa Majest estimait le plus au monde, ctait la vertu, ensuite la science et lhabilet dans les arts ; quil mavait envoy en France pour y chercher des compagnons qui eussent ces qualits ; que mtant acquitt avec soin de lordre quon mavait donn, Sa Majest en avait de la joie, et quelle voulait retenir son service cinq de mes compagnons, et que pour les six autres elle leur permettait daller demeurer en quelque lieu de son empire que ce ft pour y prcher la religion chrtienne. Aprs que les envoys eurent parl, nos missionnaires, rangs sur deux lignes, firent en crmonie neuf prosternations la manire de la Chine, pour remercier lempereur de la faveur quil leur faisait. Cela se passa la vue dune grande multitude de peuple, qui alla aussitt en rpandre le bruit par toute la ville, ce qui accrdita beaucoup les missionnaires dans Canton. Cependant le vice-roi et les autres mandarins, pour se conformer ce que les kin-tchas avaient marqu, et pour faire encore un meilleur traitement nos officiers, rsolurent de leur donner un festin en
49
crmonie, et de leur remettre les droits de tous les effets qui taient sur le vaisseau, ce qui allait prs de dix mille cus ; mais ils exigrent quon ft auparavant un remerciement de pure crmonie lempereur pour le droit dancrage et de mesurage du vaisseau, quon avait dj accord. Comme ces sortes de remerciements se font la Chine avec des prosternations et des crmonies qui tiennent de la soumission et de lhommage, nous reprsentmes, le pre de Visdelou et moi, que le capitaine du vaisseau, qui il appartenait de faire la crmonie du remerciement, tant officier du plus grand et du plus puissant monarque du grand Occident, qui recevait des hommages sans en rendre qui que ce soit, ne pouvait pas faire la crmonie la manire de la Chine. Les mandarins, qui voulaient faire honneur notre nation, et non pas la chagriner, rpondirent quil suffirait quon la ft dune manire qui ft honorable pour les deux nations, cest--dire, partie la chinoise, partie la franaise, et pour cet effet ils proposrent euxmmes que M. le chevalier de La Roque, tourn du ct de Pkin, couterait la parole impriale que le vice-roi, debout et de ct, lui annoncerait touchant la remise des droits du vaisseau, et quil lcouterait avec respect, ou bien genoux son chapeau sur la tte, faisant ensuite pour remerciement la rvrence la franaise, ou bien, sil aimait mieux, quil lcouterait le chapeau bas et le corps courb sans mettre aucun genou terre, et quil ferait ensuite la rvrence la franaise. M. le chevalier de La Roque nayant pas trouv de difficult cette dernire manire de remercier lempereur, soffrit de sy conformer, et il le fit avec un air si noble, quil donna dans cette action au vice-roi et autres mandarins qui assistrent cette crmonie, de lestime pour sa personne et pour sa nation. On le rgala ensuite avec tous ses officiers, qui eurent tous aprs lui, dans cette occasion, le pas au-dessus de tous les officiers gnraux de la province. Jai dit en cette occasion ; car dans un autre festin, qui fut un festin de crmonie quon leur fit par ordre de la cour, et o le vice-roi occupa
50
la premire place, comme reprsentant la personne de lempereur, M. le chevalier de La Roque fut assis au-dessous de lui, mais au-dessus des autres mandarins, qui taient placs vis--vis des officiers franais quon avait fait asseoir du ct le plus honorable. M. de La Roque, avec qui le vice-roi avait pris des mesures quelques jours auparavant, avait mieux aim tre trait de la sorte dans le palais du vice-roi, et par le vice-roi mme, que par les autres officiers de la province avec le pas au-dessus deux, pour lui et pour tous ceux qui laccompagneraient. Aprs cette crmonie nous ne demeurmes pas longtemps Canton, o nous laissmes le pre de Broissia pour avoir soin de lglise que
p.021
tou, le gnral de la milice, et tous les autres officiers gnraux de la province, encore en habit de crmonie, vinrent nous conduire jusquau bord de la rivire. Nous apprmes Nantchan-fou capitale de la province de Kiamsi, que lempereur tait parti de Pkin, et quil savanait vers la province de Nankin ; nous prmes notre route de ce ct-l, et nous le rencontrmes entre Yang-tcheou et Hoai-ngan, villes dun grand commerce, qui sont sur le bord du canal par lequel lempereur venait. Ce prince, ayant t averti de notre arrive, nous envoya le pre Gerbillon, qui nous conduisit, sur une petite barque, vers celle de Sa Majest. Aussitt que nous lemes aborde, nous nous mmes genoux, selon la coutume, pour nous informer de la sant de lempereur. Dans ce moment il parut une fentre, et me fit lhonneur de me demander comment je me portais, avec un air de bont capable de charmer les personnes les moins sensibles. Il nous ordonna ensuite de monter sur sa barque, il se contenta alors de me faire quelques questions, ayant t auparavant suffisamment instruit de toutes les particularits de mon voyage, par les longues lettres que javais crites Pkin. Le mme jour Sa Majest nous donna huit heures du soir une seconde audience dans son cabinet, et nous parla plus longtemps et avec plus de familiarit encore que le matin. Je lui demandai son
51
agrment pour retourner a Yang-tcheou, o nous avions laiss les prsents que nous lui avons apports. Sitt que nous y fmes arrivs, nous les arrangemes dans un si bel ordre, que plusieurs des principaux seigneurs de la cour qui les virent, et qui ne pouvaient se lasser de les admirer, avourent quon navait encore rien vu de si rare ni de si curieux en cette cour. Lempereur, qui voulut les considrer de plus prs, se fit apporter chaque pice lune aprs lautre, et comme il se connat parfaitement en toutes sortes douvrages, il marqua mieux que personne lestime quon en devait faire. Mais ce qui le frappa davantage, furent les portraits de la maison royale, et surtout celui du roi, dont ce prince ne pouvait dtacher ses yeux, comme si le naturel et la vivacit des couleurs de ce tableau eussent retrac sensiblement ses yeux toutes les merveilles quil nous a ou raconter de notre auguste monarque. Les pres de Visdelou et Suarez, et Hencama, leur collgue, eurent ordre, deux jours aprs, de continuer leur voyage jusqu Pkin, et dy faire porter les prsents. Pour moi, lempereur souhaita que je le suivisse avec le pre Gerbillon, en attendant mes quatre compagnons que nous avions laisss derrire. Comme nous apprmes le lendemain quils ntaient qu trois lieues dYang-tcheou, nous allmes au-devant deux. Lempereur descendit dans une petite le nomme Kin-chan, qui est au milieu du Kiang, la plus large et la plus profonde rivire de la Chine. Ce fut dans cette le enchante que lempereur les vit tous cinq pour la premire fois. Aprs quils leurent salu selon les crmonies chinoises, il les fit approcher de sa personne avec une bont et une familiarit quils admirrent ; il leur fit, sur les sciences et sur les beaux-arts, diverses questions, qui donnrent lieu ces Pres de faire voir leur capacit, et de connatre lesprit et la profonde rudition de lempereur. Ils sattirrent, ds cette premire audience, lestime de ce grand prince, qui ne put sempcher de dire quils lui semblaient trs bien choisis, trs propres pour son service, et quil avait de la joie de les voir. Mais rien ne marqua mieux combien il tait content, que le
52
commandement quil fit quon leur donnt des barques plus lgres que celles quils avaient, et quils se joignissent au pre Gerbillon et moi pour le suivre dans tout son voyage, qui dura plus de trois mois. Quoique je me sois propos de ne rapporter ici aucune particularit de ce voyage de lempereur, je ne puis cependant, mon rvrend Pre, me dispenser de vous dire quelque chose des marques de bont et de bienveillance que Sa Majest donna neuf ou dix missionnaires de diverses nations et de diffrents ordres, qui furent introduits en sa prsence par le pre Gerbillon pour avoir lhonneur de le saluer et de lui offrir quelques petites curiosits. Ce prince les fit tous approcher de sa barque pour leur parler plus familirement, leur envoya des mets de sa table, et mme quelque argent, pour faire voir par des marques si publiques de sa bienveillance royale, lestime quil fait de tous les missionnaires, et pour les autoriser par l de plus en plus dans toutes les provinces de son empire. Et afin de faire honneur notre sainte religion dune
p.022
glises qui sont Nankin et celle de Ham-tcheou capitale de la province de Tche-kiam, une personne pour y adorer le vrai Dieu, et pour sinformer de ltat de ces glises. Sur le rapport que fit cet officier quon rebtissait lglise de la ville de Ham-tcheou 1, plus clbre par la dernire perscution qui donna occasion ce fameux dit en faveur de la religion chrtienne, que par ses peintures et par son architecture, qui la faisaient passer pour la plus belle glise de la Chine, il donna une somme dargent pour achever promptement ce btiment. Des marques si clatantes et si universelles de lestime et de laffection de lempereur, tant lgard des missionnaires qui sont son service, qu lgard de ceux qui demeurent dans les provinces, pourraient faire juger en Europe, ceux qui les apprendront, que ce prince nest pas loign du royaume de Dieu ; mais si dun ct nous avons lieu de rendre au Seigneur mille
de la ville de Ham-tcheou, comme on le peut voir dans lHistoire du ldit de lempereur de la Chine en faveur de la religion chrtienne, page 65 de la 3e dition.
1 Cette glise avait t rduite en cendres peu de temps auparavant, avec une partie
53
actions de grces pour la sant parfaite quil lui donne ; pour la victoire complte quil lui a fait remporter sur le Caldan 1, lunique ennemi quil pt craindre ; pour le bonheur avec lequel ce grand prince, qui est galement aim et redout de tous, rgne sur ses peuples ; en un mot si nous devons remercier Dieu pour toutes les prosprits dont il le comble en cette vie ; dun autre ct, nous avons raison de craindre que ce ne soit l lunique rcompense de toutes les vertus morales qui clatent dans sa personne, et de la protection particulire quil donne constamment depuis tant dannes notre sainte religion ou ceux qui la prchent dans son empire ; moins que la persvrance de tant de saintes mes, qui prient depuis si longtemps celui qui tient entre ses mains le cur des souverains, ne loblige enfin se convertir, et ne lui fasse embrasser des vrits dont il est assez instruit. Cest ce que nous demandons tous les jours au Seigneur, et ce que nous prions tous les gens de bien de demander, pour la plus grande gloire de Dieu et le salut de toute la Chine. Je suis, etc.
54
A mon arrive en ce pays jeus lhonneur dcrire au rvrend pre de La Chaise. Comme je ne connaissais gure encore la Chine, je ne fis presque quune relation de notre voyage, et des courses que les mauvais temps et lerreur de nos pilotes nous avaient fait faire en diverses mers hors de notre route, pendant lespace de prs de huit mois. Je ne doute pas quil nait eu la bont de communiquer ma lettre nos Pres et que vous ny ayez trouv des choses assez curieuses, non pas peut-tre pour tre cherches, mais du moins pour tre remarques par des voyageurs quand elles se trouvent dans leur chemin. Mais maintenant que je commence connatre ce pays-ci, et que Dieu ma fait la grce dapprendre en si peu de temps assez le chinois pour entendre peu prs ce quon dit, et pour faire entendre ce que je veux dire, je suis en tat de vous instruire sur bien des choses, sur lesquelles je ne laurais pas pu faire dans mes premires lettres, et je crois devoir commencer aujourdhui par vous parler de ce qui vous touche le plus aussi bien que moi, je veux dire de ltat et des besoins pressants de la religion dans ce vaste empire. Je najouterai donc rien ce quon vous a crit tant de fois depuis quelques annes, que la Chine est le plus fertile climat et le plus riche pays du monde. La magnificence de lempereur et de sa cour, et les richesses des grands mandarins, surpassent ce quon en peut dire. On est certainement frapp dabord de ne voir ici que soie, que porcelaines, que meubles et cabinets, qui, ntant pas plus riches, ont pourtant quelque chose de plus brillant que le commun de nos ouvrages dEurope.
55
Mais je vous dirai seulement en passant, une chose qui vous semblera dabord un paradoxe,
p.023
vrit. Cest que le plus riche et le plus florissant empire du monde est avec cela, dans un sens, le plus pauvre et le plus misrable de tous. La terre, quelque tendue et quelque fertile quelle soit, ne suffit pas pour nourrir ses habitants. Il faudrait quatre fois autant de pays quil y en a pour les mettre leur aise. Dans la seule ville de Canton, il y a, sans exagrer, plus dun million dmes, et dans une grosse bourgade, qui nen est loigne que de trois ou quatre lieues, il y a encore, dit-on, plus de monde qu Canton mme. Qui peut donc compter les habitants de cette province ? Mais que sera-ce de tout lempire, lequel est compos de quinze grandes provinces presque toutes galement peuples ? A combien de millions cela doit-il monter ? Un tiers de ce peuple infini sestimerait heureux sil avait autant de riz quil en faudrait pour se bien nourrir. On sait que lextrme misre porte de terribles excs. Quand on est la Chine, et quon commence voir les choses par soi-mme on nest pas surpris que les mres tuent ou exposent plusieurs de leurs enfants, que les paens vendent leurs filles pour peu de chose ; que les gens soient intresss, et quil y ait un grand nombre de voleurs. On stonne plutt quil narrive quelque chose de plus funeste encore, et que dans les temps de disette, qui ne sont pas ici trop rares, des millions dmes se voient prir par la faim, sans avoir recours aux dernires violences, dont on lit des exemples dans nos histoires dEurope. Au reste, on ne peut pas reprocher aux pauvres de la Chine, comme la plupart de ceux dEurope, leur fainantise, et quils pourraient gagner leur vie sils voulaient travailler. Le travail et la peine de ces malheureux est au-dessus de tout ce quon peut croire. Un Chinois passera les jours remuer la terre force de bras ; souvent il sera dans leau jusquaux genoux, et le soir il est heureux de manger une petite cuelle de riz, et de boire leau insipide dans laquelle on la fait cuire. Voil tout son ordinaire. Avec cela, plusieurs saccoutument souffrir, et si vous en tiez les dsirs, qui sont si naturels aux
56
misrables, linnocence de leurs murs rpondrait assez leur pauvret et la grandeur de leur travail. La premire rflexion que fait faire aux missionnaires la compassion mme naturelle quon a de ces pauvres gens, cest de dire : Au moins si nous pouvions leur donner les consolations solides que trouvent ceux qui souffrent en suivant les maximes de lvangile ; si nous pouvions leur apprendre sanctifier leurs souffrances en leur proposant les exemples dun Dieu souffrant pour leur amour, et en leur dcouvrant les biens infinis et le bonheur ternel quils pourraient se procurer dans le ciel par la vie pauvre, pnible et laborieuse quils mnent sur la terre ! Mais comment la voix dun si petit nombre de missionnaires peut-elle se faire entendre cette multitude dinfidles quon ne compte que par millions, dans un pays surtout o vous savez les difficults quil y a surmonter par rapport la langue ? Ne vous lassez donc point, dici bien des annes, de nous entendre dire et redire que la moisson est grande et que le nombre des ouvriers est bien petit. Faites-le comprendre efficacement ceux de nos Pres qui ont quelque envie et quelque bonne volont de venir ici, et quils ne croient pas trop ce que je me souviens quon nous disait quelquefois quand nous nous prparions passer les mers, quon exagrait peuttre le bien quil y avait faire dans les missions, et quil sen fallait beaucoup que les dispositions des peuples recevoir le christianisme fussent telles quon nous les publiait en Europe. On ne vient point encore nous par troupes demander le saint baptme, comme nous esprons que cela pourra tre avec le temps ; mais cependant il ny a point de missionnaire qui, sachant la langue et sappliquant aux fonctions de son ministre, ne puisse, avec ses catchistes, baptiser par an quatre cinq cents idoltres. Mon Dieu, si un prdicateur des plus zls dEurope tait assur de faire par ses sermons et par ses missions quatre ou cinq cents conversions chaque anne, ne lestimerait-on pas un des plus heureux ministres de lvangile, et ne se croirait-il pas peut-tre ncessaire ? On prend patience ici quand on nen convertit pas davantage, et cela ne
57
sappelle que de mdiocres commencements, parce quon ne mesure pas ses succs ceux quon aurait pu avoir en France, mais ceux dun saint Xavier dans les Indes, et ceux de nos hommes apostoliques qui lui succdrent au Japon, o les infidles prsenter au saint baptme. Je ne parle point des petits enfants
1 p.024
oblige, comme jai dit, dexposer la ville et la campagne, en danger dtre mangs des btes, et certainement condamns, si vous ne les secourez, mourir dans la disgrce ternelle de Dieu. Un homme qui naurait rien faire qu les aller chercher pour leur donner le baptme en cette extrmit dplorable, ne perdrait point sa peine : il y aurait peu de jours quil nen trouvt quelquun, et leur salut serait dautant plus certain, que plusieurs regardent ici la perte de ces innocents comme une dcharge ncessaire la rpublique, et que personne ne se met en peine de les ramasser, de les tirer du sein de la mort ; ds le jour de leur baptme, presque tous seraient en paradis. Vous voyez donc bien, mon rvrend Pre, quel est le plus pressant de nos besoins ; il nous faut des compagnons de nos travaux : les missionnaires viendraient ici par centaines, quavec la libert que nous avons de prcher lvangile par tout ce vaste empire, il y aurait de quoi les occuper ; cest cela comme au plus press quil faut faire la premire application des aumnes que vous recevrez : neffrayez pourtant pas les gens en leur faisant trop connatre ce qui serait ncessaire pour fournir la subsistance dun si grand nombre douvriers : ne proposez que ce que chacun peut faire sans trop sincommoder ; jai pens souvent que la portion congrue que lon donne en France un cur ou un vicaire de campagne, qui na pas quelquefois cent paroissiens, est tout ce quil faut pour entretenir ici aisment un missionnaire, qui ne gouvernera pas seulement une glise dj forme, et o il y a quelquefois vingt et trente mille chrtiens, mais qui fera encore chaque anne assez de chrtiens pour former une
1 Il ny a point de loi la Chine qui permette lexposition des enfants ; elle nest que
58
paroisse de cinq ou six cents nophytes. Quatre ou cinq personnes unies ensemble peuvent faire une pension pareille sans beaucoup sincommoder, et le missionnaire, en mnageant ce petit fonds, ne laisserait pas davoir, outre sa subsistance, de quoi faire encore par intervalles de petites charits. Je ne puis vous expliquer combien ces charits faites par les missionnaires, quelque petites quelles paraissent, sont utiles et honorables la religion ; elles confirment de plus en plus les infidles dans la pense quils ont que nous ne sommes pas venus chercher leurs trsors, mais leurs mes et leurs personnes, et lon sait que cest ici une des considrations qui les prvient davantage en faveur de notre religion ; elles donnent ide aux Chinois de la charit des chrtiens dEurope, qui nous faisons tout lhonneur de ces aumnes, dclarant souvent que, sans la libralit de quelques mes gnreuses, nous naurions de nous-mmes ni de quoi nous entretenir, ni de quoi leur faire part de ce que nous avons. Le zle des personnes qui pensent de si loin des trangers quils nont jamais vus, et dont ils nauront jamais besoin, les touche et les attendrit autant que tout le reste. De plus, ceux qui souffrent et qui sont dans le besoin sont attirs par l couter les instructions quon leur fait ; ils prennent confiance en des gens qui les aiment, et proportion que nous leur faisons du bien, ils jugent que nous les aimons, et que nous ne voudrions pas les tromper. Enfin, elles dterminent ceux des chrtiens chinois qui sont les plus accommods, faire leurs frres en Jsus-Christ des aumnes bien plus considrables que les ntres. Les bonzes prchent assez la charit, mais cest pour eux-mmes quils la prchent, et non point pour les pauvres ; nous ne prenons rien pour nos ministres, et de plus nous tchons de pratiquer ce que nous enseignons ; mais si la charit devenait plus librale, et que vous trouvassiez, comme il peut arriver, de ces grandes mes qui ne refusent rien aux propositions quon leur fait dun bien solide et assur, nous aurions ici de quoi les satisfaire. Entre plusieurs sortes dtablissements qui seraient ncessaires et qui aideraient beaucoup au progrs du christianisme par lhonneur
59
quils feraient la religion, il y en a un que plusieurs missionnaires, aussi bien que moi, avons singulirement cur ; ce serait quon pt faire dabord dans cinq ou six villes capitales des plus grandes provinces de lempire, des espces dhpitaux pour lever ces enfants exposs quon aurait empchs de mourir, et dtre spars de Dieu pour toujours. Ce serait proprement ici une uvre digne de la pit des dames, qui par consquent vous devriez en expliquer le projet ; car ces hpitaux seraient
p.025
elles que les parents exposent plus volontiers, quand ils craignent de se voir surchargs denfants ; ils en ont encore moins de piti que des garons, parce quils croient quils auront plus de peine a sen dfaire et les mettre en tat de gagner leur vie. On les lverait donc jusqu un certain ge dans les principes de la religion, et on leur apprendrait les arts du pays, propres de leur condition et de leur sexe. A quatorze ou quinze ans on les placerait, comme on fait en France, chez des dames chrtiennes, qui les prfreraient des domestiques idoltres ; ou on les ferait entrer en des espces de monastres o elles passeraient leurs jours prier et travailler. Sur le modle de ces premires communauts, on ne doute point quil ne sen formt bientt dautres composes de personnes plus qualifies, comme dans les maisons dEurope. Les Chinoises ont beaucoup dattrait pour la vie solitaire : outre la disposition quon trouve en elles pour pratiquer la pit, elles sont leves dans la maison de leurs parents hors du commerce du monde ; ainsi on peut croire que la vie du clotre ne leur coterait presque rien. On ne leur parle gure de ce grand nombre de vierges qui choisissent Jsus-Christ pour poux dans les divers ordres religieux de lglise, quon ne sente quelles auraient du penchant faire Dieu un sacrifice si beau et si gnreux. Il se forme dans Paris tant de nouveaux tablissements de pit, du moins si les choses nont bien chang depuis que jen suis sorti. Une dame de qualit ne pourrait-elle pas entreprendre quelque chose de semblable pour Pkin, par exemple, la capitale de la Chine ? On ne
60
serait point expos, si loin dEurope, la tentation de la vaine gloire, ni aux frivoles applaudissements quattire quelquefois de la part des mondains la qualit de fondatrice. Mais se pourrait-il faire, mon Dieu ! que ce ft l ce quon chercht quelquefois dans les bonnes uvres qui clatent au dehors ; et si lon avait la faiblesse dtre sensible de pareils retours, par cet endroit mme, ne serait-ce pas dj une raison denvoyer ses charits lautre extrmit du monde, o Dieu, qui seul les connatrait, leur donnerait une rcompense pleine et entire ? Il ne faut pas quon renonce la bonne uvre que je propose, sur ce quune seule personne ne pourrait pas sagement esprer de la faire russir. Ce qui semploie nourrir et vtir un pauvre Paris, en ferait subsister ici quatre ou cinq ; et puis, ce nest pas toujours, en France mme, une seule personne qui fait subsister une maison ; on se joint plusieurs pour fournir la dpense. Il suffit quil y en ait une la tte des autres, qui veuille les solliciter sur la connaissance quelle a du besoin de ceux quon a rsolu de soulager. Il nest pas mme ncessaire quon fasse de si grandes aumnes la fois. On peut en faire moins, et recommencer plus souvent. La manire dont on a reu la Chine les Franais qui taient avec nous sur lAmphitrite, nous fait esprer quil stablira un commerce durable et ais entre les deux nations, et quainsi nous pourrons recevoir dsormais de vos nouvelles et des charits dEurope plus dune fois lanne. Le voyage nest tout au plus que de six mois, pourvu que lon parte de France la fin de dcembre ou au commencement de janvier. Nous avons trouv Canton un petit navire anglais qui est venu dEurope en cinq mois. Les vaisseaux qui ne partiraient quau commencement de mars ne laisseraient pas darriver la mme anne ; mais leur voyage serait moins sr et plus long. Nous ne partmes que le 7 de mars de La Rochelle ; nous avons relch en plusieurs endroits avec perte de beaucoup de temps, parce que nous avions manqu le dtroit de la Sonde. Avec tout cela et malgr un dtour de prs de cinq cents lieues dans des mers inconnues o nous nallions, pour ainsi dire, qu ttons, nous avons vu la terre de la Chine au bout du septime mois. On ne viendrait pas si vite par terre, quand
61
on ne prendrait aucun dtour, et quon ferait rgulirement quatorze quinze lieues tous les jours. Je me promets, mon cher Pre, que tant de dames de vertu, qui sont curieuses de savoir ce qui se passe au bout du monde, ne seront peut-tre pas indiffrentes sur ce que je vous cris aujourdhui ; et quelles me sauront gr davoir fait connatre le besoin o sont, pour le temps et pour lternit tant de petites cratures auxquelles on doit prendre un intrt particulier, parce quelles ne peuvent attendre quune mort ternelle aprs une vie trs courte et trs misrable. Je finis en vous priant de nouveau de ne vous point fatiguer de nous entendre si souvent
p.026
den venir l, mais on change bien de penses quand on voit des besoins dune certaine espce. Le zle peut sendormir au milieu de la France, dans un lieu o lon suppose que dautres feront le bien que nous naurons pas fait. Depuis que je me sens ici rsolu consacrer au salut des mes mon repos, ma sant, ma vie, je suis persuad que les plus imparfaits et les plus lches auraient encore plus dardeur et plus de zle que moi et que je satisferais mal mon devoir, si, dissimulant les besoins de nos pauvres glises, jtais cause peut-tre quelles fussent moins secourues. Il y a lieu de croire que nous ne vous serons pas toujours charge. Quand le nombre des chrtiens riches et puissants se sera accru, cest la Chine, et non point en Europe, que nous ferons connatre les ncessits de cette chrtient ; mais lheure nest pas encore venue. Longtemps aprs Jsus-Christ, les premiers fidles assistrent les paens qui taient dans le besoin et la vue de leur grande charit fut ce qui dtermina plusieurs de leurs ennemis mme se faire instruire et se convertir. Cest du mme moyen que nous voudrions nous servir, dans lesprance que Dieu y donnera les mmes bndictions. Je suis, avec bien du respect, etc.
62
Le zle que vous avez toujours eu pour la gloire de Dieu et pour le salut des mes vous a fait prendre tant de part ltablissement de nos missions de la Chine, que nous noublierons jamais les soins que vous vous tes donnes, ni les biens que vous nous avez faits. Cest ce qui nous engage aussi ne perdre aucune occasion de vous donner des marques de notre respect et de notre reconnaissance, en vous instruisant des choses qui regardent la religion, soit en ce pays, soit dans les royaumes voisins car nous savons que ce sont les seules auxquelles vous vous intressez. Comme je suis persuad que vous aurez appris ce qui sest pass les annes prcdentes, par le pre de Fontaney, qui partit dici lanne dernire (1699) sur lAmphitrite pour retourner en France, ou lempereur lenvoyait, je me bornerai, dans cette lettre, ce qui est arriv cette anne. Lempereur, ne se contentant pas davoir donn aux jsuites franais une maison dans lenceinte de son palais, leur accorda, quelque temps aprs, un grand emplacement qui joignait la maison, pour y btir une glise, et leur promit de contribuer cet difice. Le 26 janvier de cette anne (1700), le pre Gerbillon, tant all au palais, pria le premier eunuque de la Chambre de dire lempereur quon se prparait btir cette glise dans le lieu quil avait eu la bont de marquer, et que les pres le suppliaient trs humblement de se souvenir de la grce dont il les avait flatts de contribuer louvrage, et que ce leur serait un honneur dont ils seraient ternellement reconnaissants.
1 Cest un port de mer et la ville capitale dune des provinces mridionales de la Chine.
63
Lempereur fit demander au pre Gerbillon pourquoi il navait pas invit les autres Pres venir avec lui demander cette grce : car btir une glise Dieu, dit ce prince, cest une chose qui regarde tous les missionnaires, et laquelle ils doivent tous sintresser. Le pre Gerbillon rpondit que ne sachant pas si la demande quil prenait la libert de faire serait agrable lempereur, il navait os venir au palais dune manire si clatante ; mais quaprs avoir obtenu cette grce, il naurait pas manqu dinviter tous les Pres se joindre lui pour remercier Sa Majest ; et que puisquelle le trouvait bon, il allait ce jour-l mme les inviter venir demander une faveur qui devait faire tant dhonneur la religion chrtienne. Les Pres de nos trois maisons de Pkin 1, qui sont les seuls missionnaires de cette grande ville, se rendirent le lendemain au palais. Lempereur envoya le premier eunuque avec deux mandarins pour recevoir leur requte. Ce prince rpondit que btir une glise tant
p.027
une chose sainte, il voulait y contribuer pour faire honneur leur religion et leurs personnes, et quil donnerait ordre quon fournt les matriaux ncessaires. Les Pres le remercirent avec les crmonies accoutumes, et se retirrent. Le lendemain 28 de janvier ils eurent ordre de retourner au palais. Lempereur leur fit donner chacun deux pices de soie et un pain dargent de cinquante taels ; le tael de Pkin vaut peu prs cinq livres, monnaie de France. Le pre Grimaldi, comme le plus ancien missionnaire, et suprieur du collge, dit que, nayant point de termes assez forts pour marquer la reconnaissance que lui et ses compagnons avaient des bienfaits dont Sa Majest les comblait, et Dieu seul pouvant les reconnatre pour eux, ils allaient consacrer largent quils venaient de recevoir, commencer btir lglise du vrai Dieu, afin de lintresser par l en quelque manire conserver et bnir la personne dun prince qui leur tait si cher.
64
Lempereur parut fort content de ce remerciement. Le pre Grimaldi pria quon lui donnt par crit la permission que le prince nous accordait de btir une glise dans lenceinte de son palais, et quon marqut quil avait eu la bont dy contribuer. On rpondit sa requte, et on lui accorda ce quil demandait. Lempereur ne sest pas content de toutes ces grces, il a voulu quun mandarin de sa maison prsidt au btiment, pour marquer toute sa cour que cette glise est un ouvrage auquel Sa Majest sintresse dune manire particulire. Je crois quil sera bientt achev, et quon y dira la messe lt prochain. Cest une grande joie pour les chrtiens, de voir que lempereur se dclare si hautement le protecteur de notre religion. Le nombre en augmente tous les jours, et il ny a presque pas de dimanches ni de ftes quon nen baptise quelquun dans les trois glises que nous avons Pkin. Parmi ceux qui sont morts cette anne, nous avons perdu un trs fervent chrtien, qui se nommait Sy-laoy. Il y a dix ans quil quitta son mandarinat pour se faire baptiser. Il a t le premier des mandarins qui ont soin de marquer les bons et les mauvais jours pour les mariages, pour les voyages et pour les btiments, qui se soit converti. Il avait fait depuis son baptme sept ou huit livres diffrents pour la religion, et en particulier contre la superstition des jours heureux ou malheureux. Il avait souffert la perscution du ct de ses parents pour avoir embrass le christianisme, et il tait mme tomb par l dans la pauvret ; mais Dieu, qui lavait toujours soutenu dans ses disgrces, lui donnait tant de consolation, quil sestimait heureux de souffrir pour lamour de Jsus-Christ. Comme il a vcu saintement, il y a sujet de croire quil est au ciel, o il priera sans doute pour ses compatriotes. Cette glise a encore perdu un jeune homme de dix-huit dix-neuf ans, qui donnait de grandes esprances. Il est mort peu de temps aprs son baptme ; mais le pre qui lui a administr les derniers sacrements avoue navoir jamais vu dans un mourant plus de foi, plus desprance et de contrition que dans ce jeune homme. Lorsquil se sentit prs de sa fin, il fit mettre genoux ceux qui taient dans sa chambre, puis,
65
levant les yeux et les mains au ciel, et faisant une grande inclination de tte, il leur dit quils adorassent avec lui le Dieu du ciel ; il exhorta sa mre se convertir, et la conjura de ne rien faire, lgard de sa spulture, qui ft contraire la loi chrtienne ; aprs quoi il mourut doucement, regard de tous comme un vritable prdestin. Il y a eu cette anne une cruelle perscution dans la Cochinchine 1. Voici en abrg ce quen crit le pre Jean-Antoine Arnedo, jsuite espagnol, sa lettre est date de Sinoa, capitale de la Cochinchine, du 31 de juillet 1700 : Le 14 de mai 1698, la tempte commena slever dans cette cour contre nos glises. Le roi, encore jeune, et extrmement superstitieux, est entirement dvou aux bonzes
2
royaume. Des deux oncles quil a auprs de lui, et quil coute fort, le plus puissant sur son esprit tait lennemi dclar du christianisme. On abattit alors plusieurs glises, et la perscution serait peut-tre alle plus loin, sil ne fut survenu une calamit publique, cause par des orages furieux qui firent mille ravages, quon sappliqua rparer. Dailleurs, je prdis en ce temps-l une clipse dune manire dont on parut satisfait ; ce qui porta la cour me laisser mon glise, et traiter doucement les missionnaires.
p.028
bientt aprs. Comme on donne au peuple, durant cette anne, une grande libert, les chrtiens en jouirent comme les autres ; en sorte que nous faisions tous les exercices de la religion aussi publiquement quavant la perscution. Au commencement de cette anne 1700, quelques voleurs ou plutt quelques ennemis des chrtiens, pour leur attirer des affaires, abattirent et mirent en pices les idoles de la campagne. Le roi sen prit aux chrtiens, ne doutant point quils ne fussent les auteurs de cette action. Il apprit en mme temps quil y avait eu un grand concours de monde dans nos glises le jour des
1 Ce royaume est situ au sud du Tonkin. 2 Ce sont les prtres des idoles.
66
Cendres, qui tait cette anne le 24 de fvrier. Il donna ordre qu notre premire assemble on fit main basse sur tous les chrtiens quon trouverait. Jen fus averti le 6 de mars et jempchai que les chrtiens ne sassemblassent. Nous tions alors cinq missionnaires dEurope dans cette ville, savoir : MM. Pierre Langlois et Jean Cappon, ecclsiastiques franais ; les pres Pierre Belmont et Joseph Candonn, jsuites italiens, et moi. Le 12 de mars on vint main arme dans nos glises, on arrta nos domestiques, on pilla ce quon trouva dans nos maisons, et lon garda comme prisonniers les missionnaires chacun dans son glise. M. Cappon tait alors la campagne. Le 15 du mme mois, les quatre missionnaires qui se trouvrent en cette ville furent mens dans les prisons publiques. On mit la cangue
1
Candonn et Belmont : je ntais pas assez agrable Dieu pour mriter dtre trait pour son amour de la mme manire que les autres ; on marrta, mais ds le lendemain on me mit en libert cause de ma qualit de mathmaticien. Le 17 on publia ldit du roi, qui ordonnait quon abattit dans tout le royaume toutes les glises des chrtiens ; quon brlt les livres de notre religion ; quon arrtt tous les missionnaires ; que tous ceux qui avaient embrass le christianisme reprissent la religion du pays, et que, pour marque dobissance, chrtiens et idoltres, hommes et femmes, jeunes et vieux, tous gnralement foulassent aux pieds la sainte image du Sauveur, qui est toujours la principale que nous exposons dans nos glises, et sur le milieu de lautel la vue de tout le monde. Cet ordre sexcuta dabord dans le palais, dans les maisons des mandarins, dans les rues et dans les places publiques de cette ville. Nous emes laffliction de voir la sainte image foule aux pieds par plusieurs lches chrtiens ; dautres se cachrent pour ny tre pas obligs, dautres furent assez gnreux pour refuser de le faire, et mritrent la couronne du martyre. On assure que notre ami loncle du
1 Cest un instrument compos de deux ais fort pesants, chancrs vers le milieu de
67
roi ne foula point la sainte image, et quil nobligea aucun de ses gens la fouler ; mais lautre oncle du mme roi, grand ennemi des chrtiens, pour sassurer de lobissance de tous les mandarins, et des principaux seigneurs catholiques, persuada au roi de sen faire donner la liste, et de leur faire fouler en public la sainte image ; ce qui a donn occasion bien des cruauts pour obliger les martyrs de dire le nom des chrtiens, et surtout des plus considrables. Le mme jour 17, on brla presque tous les livres saints ; on me rendit tous ceux qui taient mon usage, et plusieurs autres quon croyait moi, sous prtexte que ces livres pouvaient servir aux mathmatiques. Je sauvai par ce moyen un Missel et le livre de la Vie de Jsus-Christ, en estampes, qui nous est dun grand secours pour faire entendre aux gens grossiers les mystres de la vie du Sauveur. On amena prisonnier de la campagne M. Cappon, qui on pressa furieusement les doigts pour lobliger dire les noms des mandarins chrtiens. Il souffrit courageusement ce supplice sans en vouloir dcouvrir aucun, ce qui le fit estimer des paens mme. M. Maure de Sainte-Marie, prtre cochinchinois, lev au sminaire de Siam, clbre dans tout le pays pour la mdecine, se crut oblig de se cacher ds la premire nouvelle de la perscution. Javais averti MM. Nicolas Fonseca, Portugais, et Pierre Semenot, Franais, qui se cachrent aussi ; mais ils furent tous trois dcouverts, arrts et mens ici. Un bon vieillard nomm M. Jean, frre du clbre M. Emmanuel, qui avait bti ses frais une petite glise dans les montagnes, et qui y faisait lemploi de catchiste, fut assomm de coups pour navoir pas voulu donner les livres saints, ni fouler aux pieds la sainte image.
p.029
appartenait aux chrtiens, la rserve des choses que nous regardons comme sacres, quil voulut quon lui apportt. On lui porta, entre autres choses, plusieurs reliques, dont quelques-unes taient des os entiers. Les ayant prises entre ses mains, et les montrant aux gens de sa cour :
68
Voil, dit-il, jusquo les chrtiens portent leur impit, de tirer des tombeaux des ossements des morts, ce qui nous doit faire horreur. Ils font plus, ajouta-t-il, car aprs les avoir rduits en poudre, ils en mettent dans des breuvages, ou ils en font des ptes quils donnent au peuple, et les ensorclent par l si fort, quils courent aveuglment eux, et embrassent leur doctrine. Le roi, voyant que ce discours animait de fureur toute sa cour contre nous, ordonna quon expost ces ossements dans la place publique, et quon ft entendre au peuple lusage que nous en faisions. Cela nous fait juger ici, tout ce que nous sommes de missionnaires, que ce nest pas encore le temps de faire en ce pays des prsents de ces sortes de choses, ni dexposer ces reliques la vnration du peuple, de peur que ce ne soit, comme dit lvangile, jeter des pierres prcieuses aux pieds des pourceaux. Cependant on tourmentait furieusement les chrtiens prisonniers, surtout ceux du pays. Un dentre eux, qui, pour son habilet instruire, on avait donn le titre de catchiste gnral du royaume, dit, ds la premire question, quil navait rien de plus cur que dobir au roi, et devint sur lheure apostat. On se soumit dans toutes les provinces du royaume ldit du roi. Un mandarin considrable vers le pays du nord, refusa gnreusement de fouler aux pieds la sainte image. On le conduisit prisonnier la cour. tant prsent au roi : Il faut tout lheure, lui dit le prince, fouler aux pieds cette image, ou perdre la vie ; lequel voulez-vous ? Perdre la vie mille fois, Sire, sil est besoin, lui rpondit le mandarin ; tout prt obir Votre Majest dans tout le reste, je ne puis le faire en ce qui regarde ma religion. Lorsque jtais encore jeune, ajouta-t-il, mon pre me mena un jour avec lui lglise, et, me montrant la sainte image : Sache, mon fils, me dit-il, que le crateur du ciel et de la terre, usant dune infinie misricorde lgard de lhomme perdu par son pch, nous a envoy en terre son fils unique,
69
appel Jsus-Christ, dont voil limage, afin que, souffrant la mort sur une croix pour lamour de nous, il nous dlivrt de la mort ternelle, dont nous tions tous menacs. Je le laisse sa sainte loi pour mon testament ; cest un hritage plus prcieux que toutes les richesses du monde : si tu la gardes fidlement toute ta vie, je te regarderai, je taimerai toujours comme mon fils et comme mon lgitime hritier ; mais si tu tais assez malheureux pour labandonner jamais, je le traiterais comme un fils rebelle et dnatur. Les mandarins qui taient prsents voulant faire leur cour au prince, parurent si indigns de cette rponse, quils prirent le roi de leur permettre de le mettre en pices. Le roi, plus modr, ordonna quil ft renvoy en son pays pour y tre dcapit. Ds quil y fut arriv, plusieurs de ses parents, encore gentils, vinrent se jeter ses pieds dans la prison, le conjurant dobir au roi, ou du moins den faire semblant, en approchant tant soit peu le pied de la sainte image, ce qui suffirait au gnral des troupes, qui tait son ami particulier, pour trouver moyen de le sauver ; que sil ne se souciait pas de sa propre perte, quil ft du moins sensible celle dune famille dsole, qui lui tait chre, puisquils allaient tous tre envelopps dans sa ruine. Chose trange ! celui qui avait montr tant de courage devant le roi, neut pas la force de rsister aux prires et aux larmes de ses parents. Il fit semblant de fouler limage, protestant nanmoins quil le faisait plutt pour se dlivrer de leur importunit, que pour renoncer la religion chrtienne, quil connaissait tre lunique vritable, et absolument ncessaire pour le salut. Le gnral tant content, crivit au roi que Paul Kien, ctait le nom du mandarin, avait enfin excut ses ordres. Mais le roi, irrit quun autre et mieux su se faire obir que lui, commanda quon ne laisst pas de trancher la tte au coupable. Paul reut cette seconde sentence avec une intrpidit merveilleuse. Il reconnut la main de Dieu qui le punissait visiblement de sa lchet. Il la pleura chaudes larmes jusquau dernier moment, et invoquant sans cesse le nom de Jsus-Christ, il mourut, comme nous avons sujet de le croire, dans les sentiments dune vritable pnitence.
70
p.030
et
les
Belmont, jsuites. Il ordonna quon leur mt au cou une cangue plus pesante, de gros fers aux pieds, et quon les ment dans une prison plus rude, o il parat vouloir les laisser tous mourir de misre. Trois dames furent conduites en mme temps en la prsence du roi, Elisabeth Mau, veuve dun grand mandarin, Marie Son, ge de soixante ans, dune innocence et dune candeur admirables, et Paule Don, qui a eu son mari martyr. Le roi les condamna la bastonnade, tre rases, et avoir les bouts des oreilles et des doigts coups. Tour les hommes cochinchinois qui ne voulurent pas obir, le roi les condamna tous la mort, et la plupart mourir de faim. On donna commission dexcuter la sentence lgard des trois dames chrtiennes, un capitaine, parent dlisabeth. Cet officier conjura sa parente dobir au roi mais voyant quelle tait inbranlable, il lui dit quil craignait fort quaprs le supplice on ne lobliget passer le reste de sa vie dans quoique emploi bas et humiliant. Mon cher parent, lui rpondit cette vertueuse dame, je suis femme et dj sur lge, et par consquent fort craintive ; aussi ne puis-je assez vous exprimer la crainte et lhorreur que jai de voir sous mes pieds la sacre image de mon Sauveur et de mon Dieu. Jen tremble de tout mon corps seulement en vous parlant ; ainsi sil ny a point dautre voie pour me garantir du supplice que de fouler aux pieds la sainte image, jaime beaucoup mieux mourir. Lofficier, qui connaissait sa fermet et sa grande vertu, trouva un autre moyen de la sauver : il recommanda aux soldats dpargner sa parente. Ceux-ci, aprs avoir trait les autres dames avec la dernire rigueur, approchrent seulement leurs couteaux, encore tout ensanglants, des oreilles et des doigts dElisabeth, et firent semblant de les lui couper. On jeta ensuite ces trois dames dans une barque ; comme jy entendis de grands cris, je men approchai avec quelques remdes que je tenais prts. Je crus que ces cris taient causs par la
71
douleur du tourment quelles avaient souffert ; mais je fus fort surpris de voir quil ny avait que la seule Elisabeth qui se plaignt et qui ft inconsolable de navoir pas souffert pour la foi de Jsus-Christ, pendant que ses compagnes avaient t traites avec une extrme cruaut. Cependant on conduisit dans une le, loigne de cette ville denviron un quart de lieue, quatre chrtiens condamns y mourir de faim. Le premier sappelait Paul So, habile lettr et savant dans la mdecine, dont il se servait utilement pour porter ses compatriotes embrasser notre sainte loi. Il stait all offrir de son plein gr aux mandarins de son pays, et les avait forcs, pour ainsi dire, de le retenir prisonnier. On le condamna dabord avoir chaque jour trois coups de bton sous la plante des pieds, jusqu ce quon let oblig de se soumettre ldit du roi ; mais, comme on vit quil persistait dans sa sainte rsolution, on lamena ici des provinces du nord, o il avait t arrt. Un de ses parents, nomm Nicolas, a t mis a mort dans son pays pour la mme cause. Le second prisonnier qui fut conduit dans lile tait Vincent Don, mari de Paule. Le troisime, Thadde Oen, domestique de M. Langlois, qui avait beaucoup de pit. Il tait dans la barque quand M. Emmanuel et cinq autres personnes firent naufrage ; il fut le seul qui se sauva, Dieu le rservant pour le martyre. Le quatrime tait mon catchiste, nomm Antoine Ky. Ds lge de quatorze ans, il avait suivi un de nos Pres Macao, o il demeura deux ans dans notre collge. Il tait revenu depuis la Cochinchine, o il avait men durant quelque temps une vie peu chrtienne ; mais enfin il se donna entirement Dieu aprs la mort de sa femme, et se consacra au service des missionnaires. Il a demeur les huit dernires annes de sa vie dans notre maison, et, quoiquil et prs de soixante ans, plus robuste que ses autres compagnons, il est mort le dernier, aprs avoir souffert la faim pendant dix-huit jours, sans quon lui ait jamais rien donn, non pas mme une seule feuille de btel pour mcher. La prison de ces martyrs ntait quune cabane ferme de gros pieux, couverte de branches darbres, large de six pieds et longue de huit. Aprs leur mort on a mis leurs corps en pices, et on les a jets dans la rivire par ordre du roi, afin quon ne ramasst pas leurs reliques.
72
p.031
chinoises, qui
apportaient MM. les ecclsiastiques et nous nos petites pensions quon nous envoyait de Canton 2. Les mandarins firent tous leurs efforts pour savoir si lon napportait rien aux missionnaires ; le capitaine chinois eut assez dhabilet pour se drober leur vigilance. Il me mit entre les mains tout ce quon lui avait confi, ce qui na pas peu servi donner quelque soulagement tous les confesseurs de Jsus-Christ qui taient dans les prisons. Michel Oen, soldat, eut la tte tranche pour la foi, dans sa maison, le vingt-cinquime de mai. Un jeune colier, aprs avoir endur douze jours la faim, tant comme gar et hors de lui-mme, renia la foi pour avoir manger. On lui demanda sil souffrait beaucoup de la faim ; il rpondit quil sentait dans les entrailles un feu si dvorant et si insupportable quil navait pu lendurer plus longtemps, quoiquil soit bien persuad quil ny a point de vraie religion que la chrtienne. Je ne saurais dire ce que le pre Candonn, g de soixante-trois ans, et fort incommod, souffre sous la cangue et aux fers. Il rsiste pourtant courageusement, aussi bien que M. Cappon ; mais les incommodits de la prison ayant caus un flux de sang au pre Belmont, il est mort le vingt-septime de mai aprs stre confess et avoir reu lextrme onction. Il tait de Rimini, en Italie, et il y a huit ans quil passa en cette mission avec M. Ciceri, vque de Nankin 3, qui revenait dEurope. Sa douceur admirable et sa grande charit le rendaient aimable tout le monde, et particulirement aux pauvres, dont il tait le protecteur et le pre. Quoiquil ft dune faible constitution, il paraissait infatigable. Comme les travaux o son zle lengageait lavaient extrmement affaibli, ses suprieurs lui avaient mand de revenir Macao, pour y rtablir sa sant ; mais Dieu en a dispos autrement, et la appel, comme nous avons sujet de le croire, la gloire des bienheureux ; car non seulement il est mort en vritable chrtien et en parfait religieux, dpouill entirement de tout, mais
1 Cest ainsi quon appelle les vaisseaux de la Chine. 2 Cest la ville capitale dune des provinces de la Chine, du mme nom. 3 Cest la seconde ville de la Chine.
73
presque de la mme manire que saint Jean, pape et martyr, dont lglise clbre la fte le vingt-septime de mai, lequel ayant t mis en prison Ravenne, par lordre du roi Thodoric, y mourut de misre et de faim, pour la dfense de la religion catholique. Le roi ma permis de faire ensevelir le pre Belmont ; je lai fait de nuit, dans un lieu o tait, il y a peu de jours, une trs belle glise. La perscution a t trs cruelle dans les provinces ; il y a eu plusieurs martyrs ; nous ne savons pas encore les circonstances de leurs combats. Le dix-neuvime de juin, mourut de mort subite loncle du roi, le grand ennemi de notre sainte religion. Il venait de dner, et, voulant se jeter sur son lit comme pour se reposer, Ah ! je me meurs ! dit-il un moment aprs une de ses femmes qui ntait pas loigne, et sur lheure mme il expira. Tout le monde a regard cette mort comme une punition vidente de Dieu pour les maux quil avait causs aux chrtiens. Deux jours auparavant, un bon serviteur de Dieu, nomm Franois Dirk, avait en quelque sorte prdit cette mort, disant que ce prince, cause de sa haine et de sa cruaut contre tant de gens de bien, ne tarderait pas en tre puni, et que Dieu vengerait assurment ses serviteurs quon accablait dune manire si impitoyable et si injuste. Un autre mandarin, ennemi des chrtiens, a eu depuis peu sa maison entirement brle, avec douze de ses gens qui ont t envelopps dans cet incendie. Dieu a encore fait sentir quelques chrtiens apostats les flaux de sa justice ; il y en a de possds du dmon ; dautres alits, qui souffrent des douleurs insupportables ; dautres sont tombs dans le dernier mpris ; presque tous paraissent accabls de tristesse, presss sans doute par les justes remords de leur conscience. Plusieurs souhaitent dtre reus pnitence, et ils le demandent avec de trs grandes instances, mais nous ne croyons pas quil soit encore temps de leur accorder cette grce, du moins ceux qui se portent bien. Quelques-uns offrent de grandes aumnes pour le soulagement des chrtiens prisonniers. Les missionnaires ont dlibr sil fallait les recevoir ou non ; leurs avis ont t partags.
74
M. Langlois, le pre Candonn et M. Fonseca ont jug quil fallait les accepter, pour les raisons suivantes : les prisonniers ont besoin de secours ; cest un conseil de lcriture de racheter ses pchs par laumne ; les
p.032
renoncer tout fait la religion, si, pour une faute quils ont commise, comme tout le monde en est persuad, plutt par faiblesse que par malice, et quils dtestent de tout leur cur, ils se voient si fort mpriss quon ne daigne pas mme recevoir leurs aumnes, quoiquon reoive celles des idoltres. Mais M. Cappon, M. Semenot et le pre Belmont ont toujours jug, vu la disposition des esprits en ce pays, qui croient quon vient bout de tout force dargent, jusqu obtenir des mandarins les plus svres le pardon des plus grands crimes ; ils ont jug, dis-je, quil ne fallait recevoir ni prsents ni aumnes de ces apostats, de peur de donner sujet de croire qu la balance des missionnaires, les crimes les plus normes, comme est lapostasie, deviennent lgers quand on met de lautre ct une bonne somme dargent, et parce quils se persuaderaient stre bien lavs auprs de nous de leur faute, ds quils verraient que nous aurions accept leurs aumnes. Pour moi, jai opin quil ne fallait point faire de rgle gnrale ; mais quaprs avoir examin la disposition particulire de ceux qui offraient leurs aumnes, et les marques de douleur dont ils les accompagneraient, on devait recevoir celles des uns, et rejeter celles des autres. Ainsi on ne pourrait pas dire, et que largent suffit seul pour tre rconcili, et que laumne ne sert rien, quand on donne dailleurs, en la faisant, des signes dune sincre pnitence. Le vingt-huitime de juillet, M. Langlois mourut de misre dans sa prison, comme le pre Belmont. Je lui donnai la veille lextrmeonction, et de lavis des autres missionnaires, je lenterrai dans sa maison, au lieu o, peu auparavant, tait son glise. Il tait, aprs le pre Candonn, le plus ancien missionnaire de la Cochinchine ; il savait beaucoup de secrets de mdecine, ce qui lui avait donn un grand crdit. Les nophytes laimaient beaucoup, et il leur faisait de grandes aumnes.
75
MM. Cappon, Semenot, Fonseca et le pre Candonn sont encore en prison. Pour moi, je loge dans un petit jardin quon ma donn auprs du palais. Le titre de mathmaticien me met en tat daller librement partout, de visiter nos pauvres prisonniers, et de dire tous les jours la sainte messe. M. Clment, sculier, perdu tous ses biens parce quil est chrtien ; il vit fort content de sen voir dpouill pour une si bonne cause. Pour ce qui est des autres missionnaires, on dit que monseigneur lvque dom Francesco Pirs, MM. Jean Auzier et Ren Gourget, Franois, et M. Laurent, Cochinchinois, sont cachs dans les les ou dans les montagnes ; que les deux MM. Charles, Franais de nation, qui sont venus de Siam ici pour recevoir lordre de prtrise, ont t arrts prisonniers ; que M. Feret qui, pour ses incommodits, se retirait au sminaire de Siam, est mort des fatigues du voyage. Le pre Joseph Pers, de notre compagnie, a t arrt prisonnier prs des frontires de Camboye. Enfin, le pre Christophe Cordeiro est dans les provinces du midi, o chaque moment il est en danger dtre dcouvert. Voil, mon rvrend Pre, un abrg de la relation du pre Arnedo. Je suis, avec une parfaite reconnaissance et un profond respect, etc.
76
Me voil enfin arriv la Chine, aprs une navigation de sept huit mois, pleine de dangers et de fatigues. La premire chose que je vous demande, aprs que vous aurez lu cette lettre, cest de remercier Notre-Seigneur de mavoir conduit dans cette terre de promission, aprs laquelle je soupirais depuis tant dannes. Notre voyage a t singulier en deux choses : la premire est que jamais vaisseau ntait venu la Chine en si peu de temps, puisquen moins de cinq mois nous nous sommes trouvs cent cinquante lieues des terres de la Chine ; la seconde, que jamais vaisseau na eu tant de peine y entrer ; car depuis plus de quatre mois que nous avons fait tout ce qui dpendait de lindustrie humaine, nous navons
p.033
o le vaisseau devait hiverner. Tout ce temps-l sest pass essuyer des temptes, et errer dle en le, dans une attente continuelle du naufrage ; trop heureux, aprs tous ces dangers, davoir trouv, plus de cent lieues de Canton, un endroit o le vaisseau puisse tre labri des vents pendant lhiver. Cest de cet endroit que je me suis rendu ici par terre, pour me rejoindre la troupe apostolique qui y tait dj depuis la Nativit de Notre-Dame. Car aprs que nous emes pens prir la premire fois, le pre de Fontaney, voyant que le vaisseau faisait peu de chemin, stait embarqu Sancian sur quelques galres que les mandarins lui avaient envoyes, et avait men avec lui les pres Porquet, de Chavagnac, de Goville, Le Coulteux, Jartoux, Franqui et frre Brocard ; tandis que le pre Contancin et moi nous restions sur le vaisseau pour en suivre
77
jusquau bout la destine en qualit daumniers. Cest surtout depuis ce temps-l que Dieu nous a mis, mon compagnon et moi, toutes sortes dpreuves. Nous sommes faits prsent voir la mort de prs, et le manquement de ressource o nous nous sommes trouvs, au milieu des plus grands prils, nous a accoutums ne mettre jamais notre confiance que dans la bont et dans les misricordes du Seigneur. Cest lui seul que nous sommes redevables dtre chapps vingt fois du naufrage ; car, quoique nous eussions un capitaine et des officiers trs habiles et trs expriments, les mers o nous tions taient si intraitables, et les orages si violents, que toute leur habilet dans la navigation leur devenait inutile. Dieu soit bni jamais de nous avoir prservs de tant de dangers ! Nous sommes prsentement au port. Jamais je nai eu plus de sant ni plus de forces ; il ne me manque prsent que de savoir suffisamment la langue, pour memployer tout entier faire connatre ce grand Dieu un million de Chinois, que jai devant les yeux, et qui ne le connaissent pas encore. Il y a trop peu de temps que je suis ici pour parler savamment de cette mission. Je ne veux rien mander en Europe que je naie vu moimme, ou dont je ne me sois assur par le rapport de gens dignes de foi. Dans cette lettre je ne ferai que vous rendre compte des aventures les plus singulires de notre voyage. Vous me demandtes mon dpart que je vous les fisse savoir ; il faut vous obir, mon trs cher pre, et vous marquer le profond respect que je veux conserver pour vous, en quelque endroit du monde que je me trouve. Je vous avais dj crit de lle de Gore 1, prs du Cap-Vert, o nous trouvmes quelques vaisseaux franais, et entre autres celui du capitaine de La Rue, qui sest rendu si fameux dans la dernire guerre par sa valeur et par ses exploits. Comme ces vaisseaux devaient bientt retourner Saint-Malo, nous les chargemes de nos lettres. Si elles vous ont t rendues, comme il faut lesprer, vous aurez dj appris ce qui nous tait arriv depuis le Port-Louis, do nous partmes le 7 mars 1701, jusquau Cap-Vert o nous tions alors.
78
Mais aprs tout, nous navions encore vu que les mers pacifiques, hormis vers le cap de Finistre 1, o elles sont assez grosses pour des gens qui ne sont pas encore emmarins. Nous navions souffert que ce que souffrent les nouveaux venus dont limagination nest pas encore faite voir sabaisser sous leurs pas le plancher qui les soutient, ni demeurer dans des maisons qui tournent tous vents. La plupart en furent quittes pour cinq ou six jours dtourdissement et de maux de cur. Il y en eut mme qui ne furent pas si longtemps incommods. Pour moi, je payai, dans une aprs-dne, tout ce que je devais la mer, et pendant que les autres taient encore tout languissants et pouvaient peine se soutenir, je mtais dj fait le pied marin, comme si jeusse t un vieux navigateur ; et je me vis ds lors en tat de faire sur notre vaisseau les fonctions daumnier, que jai toujours exerces depuis ce temps-l. Aprs que nous emes doubl le cap de Finistre, ce ne fut plus quune agrable promenade de quarante ou cinquante lieues par jour que nous faisions sans peine la faveur des vents aliss 2. Nous tions tous les jours vis--vis quelque nouveau royaume, et nous passions dune partie du monde en lautre, tout en dormant. Nous allmes reconnatre lle de Fer 3,
p.034
premier mridien et aprs y avoir commenc rgler notre estime en longitude, nous fmes route droit au Cap-Vert, do nous dcouvrmes, ds le 24 mars au soir, les deux montagnes quon nomme les Mamelles. Nayant pu gagner la rade que pendant la nuit, nous donnmes lpouvante ceux de la forteresse de Gore, et deux vaisseaux malouins qui taient mouills tout prs. Ils apprhendaient que nous ne fussions des corsaires ou des ennemis qui fussent venus l de nuit pour quelque mauvais dessein ; et dans cette pense ils se disposaient dj nous recevoir par une dcharge de tout leur canon. M. Oury, notre capitaine en second, alla avec la chaloupe de notre vaisseau les tirer
1 Ce cap est la pointe la plus occidentale de lEspagne, dans la province de Galice. 2 Ce sont des vents quon trouve vers les tropiques, sur la cte occidentale dAfrique.
Ces vents soufflent presque toujours entre le nord-nord-est et lest. 3 Cest la plus occidentale des les Canaries.
79
dinquitude et leur apprendre qui nous tions. Le lendemain, qui tait le vendredi saint, M. de La Rigaudire, notre capitaine, voulut quon comment le jour par entendre prcher la passion de Notre-Seigneur, et par adorer la croix ; ce que tout le monde fit avec de grandes dmonstrations de dvotion et de religion, except quelques matelots, nouveaux convertis, qui allrent se cacher pour ntre pas obligs dassister cette pieuse crmonie. Pendant que nous demeurmes au Cap-Vert, nous fmes faire les Pques lquipage. Ctait trop pour cela que neuf prtres que nous tions ; on se partagea. Les uns allrent la forteresse de Gore, o ils prchrent et confessrent pendant tout ce saint temps ; les autres sattachrent aux deux vaisseaux malouins, o ils trouvrent de quoi exercer leur zle : il y en eut qui se transportrent dans le continent dAfrique, et qui allrent une ville qui sappelle Rufisque, o ils instruisirent quelques Portugais chrtiens. Je suis surpris que depuis que les Franais se sont empars de lle de Gore, sous M. le marchal dEstres 1, il ne soit encore venu personne la pense dtablir l une mission. Il y aurait beaucoup de bien faire ; on y trouverait des chrtiens peu rgls rformer, de vertueux catholiques entretenir dans la pit ; des esclaves, qui appartiennent aux Franais, instruire et baptiser ; des millions de ngres mahomtans, plus faciles quailleurs convertir ; car comme ces peuples ne sont pas fort instruits dans leur religion, et quils ne savent que ce que leurs marabouts
2
nest pas celui des Turcs, mais un tissu dimpertinences et de fables grossires ; il y a de lapparence quils couteraient bien plus volontiers les vrits solides du christianisme, et quils nauraient pas beaucoup de peine lembrasser. Ils honorent le prophte Mahomet, et sont fort religieux se faire circoncire. La plupart se mlent de magie ; du moins font-ils acheter trs grand prix des pactes crits en caractres mystrieux, quils appellent grisgris, et quils donnent comme des
1 M. le marchal dEstres prit cette le sur les Hollandais le 1er novembre 1617. 2 Cest le nom que les ngres donnent leurs prtres.
80
remdes prservatifs contre toutes sortes de maux. Un de ces ngres ne crut pas, aprs trente ans de servitude, avoir perdu son temps dobtenir pour rcompense un de ces grisgris ; il prtendait, en le portant, tre lpreuve de tous les coups de mousquet et dpe quil pourrait recevoir. Il ne voulut pas cependant que nos Franais en fissent sur lui aucune exprience. En quittant cette terre infortune, il ny eut pas un seul missionnaire qui ne gmt devant Dieu de lextrme abandon o taient ces pauvres ngres, et qui ne ft volontiers demeur avec eux, dans lesprance de les gagner Jsus-Christ. Nous ne restmes que huit jours au Cap-Vert, parce que nous navions pas encore grand besoin de rafrachissements ni de repos, et que dailleurs ce nest pas un lieu fort propre sjourner. Gore est une petite le o il ny a de place que pour la forteresse et pour quelques habitants ; peine pmes-nous y trouver assez deau pour remplir nos barriques. Le btail quon pourrait tirer du continent ne vaut rien, parce quil ny a point de pturages. Lair y est toujours embras et la terre strile. Dans la campagne on voit des lphants, des cerfs et des singes. Les habitations ne sont que de mchantes cases couvertes de roseaux ; les habitants vont presque nus, et tout leur habit consiste dans une toile de coton dont ils se couvrent depuis la ceinture jusqu la moiti de la cuisse, cest tout ce que la chaleur du pays leur permet de porter sur eux. Ils nont pour toute nourriture que du millet, point de vin, point de bl, point de fruits. Ce qui est admirable, cest que ces malheureux ne laissent pas de croire que leur pays est le paradis de la
p.035
terre. On
leur ferait une espce dinjure de paratre leur porter compassion ; aussi les voit-on toujours avec un visage gai et riant, et, sans la crainte des coups de bton que les Europens ne leur pargnent gure, ils ne changeraient pas de condition contre qui que ce ft. Ils sont de ces peuples qui croient que le blanc est la couleur des diables, et qui comptent parmi les prrogatives de leur nation dtre les peuples les plus noirs de lAfrique. Il est certain que cette couleur ne rend point dsagrable quand cest un noir dbne bien profond et bien clatant,
81
comme ils lont effectivement presque tous. Ce fut le 31 mars que nous sortmes de la rade de Gore, avec un bon vent. En moins de deux heures toute la cte dAfrique disparut nos yeux. Le gouverneur de la forteresse nous avait avertis de nous tenir sur nos gardes tandis que nous serions dans ces parages, parce quil avait eu avis quil rdait des corsaires aux environs de Gambie et des ctes du Sngal
1
trouver. Vers les sept ou huit degrs de latitude nord, les calmes nous prirent, et nous commenmes ressentir dexcessives chaleurs. Nous avions le soleil presque sur nos ttes, et il ne faisait point de vent. Nos officiers auraient bien voulu se baigner, mais on nose le faire dans ces mers, cause des requins, ces gros poissons qui sont si avides de la chair humaine. Nous en prmes une assez grande quantit ; car, dans les calmes, on les voit dordinaire la suite des vaisseaux ; mais ceux que nous pchmes navaient gure que six ou sept pieds de long, et ce nest rien en comparaison de tant dautres poissons plus gros qui sont dans ces mers. Nous vmes des souffleurs de plus de vingt pieds de long. Enfin nous passmes pour la premire fois la ligne ; ctait un dimanche ; par respect pour ce saint jour, on remit au lendemain la crmonie laquelle les matelots ont donn fort mal propos le nom de baptme. Elle consiste baigner dans une cuve deau ceux qui nont pas encore pass la ligne, moins quils ne donnent de largent lquipage pour se rdimer de cette vexation qui est devenue depuis longtemps une espce de droit incontestable. Depuis la ligne jusquau dtroit de Java, qui est la premire terre des Indes que nous ayons reconnue, cest--dire dans lespace de plus de quatre mille lieues, il ne nous arriva rien de remarquable, et notre navigation fut trs heureuse. Nous trouvmes seulement quelques calmes durant lesquels les courants nous firent approcher fort prs des ctes de lAmrique. Nous emes aussi quelques gros temps dans les mers du cap de Bonne-Esprance, et par le travers du banc des
82
Aiguilles 1. Nous navions point encore vu la mer si agite, mais nous craignions assez peu, parce que nous tions bien loin des terres. Les vents furieux, qui levaient les vagues aussi haut que des montagnes, ne nous empchaient pas de faire nos quatre-vingts et cent lieues par jour. Il y avait de la fatigue ; mais quel plaisir aussi de se voir avancer si grandes journes vers son terme ! Avec cela nous avions le divertissement dune chasse et dune pche toute nouvelle. On tirait les poissons en volant, et on prenait les oiseaux la ligne. Cela vous paratra extraordinaire, et rien nest pourtant plus vrai. Les marsouins ou cochons de mer sont des poissons ; lorsquils paraissaient hors de leau et quils slanaient, on les frappait coups de dard ; et les damiers, qui sont des oiseaux, venaient se prendre sur la superficie de leau des hameons o taient attachs des appts. Jamais je ne vis tant doiseaux, surtout de ces damiers, que dans ces vastes mers, qui sont entre le cap de Bonne-Esprance et lle de Java. Les froids, qui se rendent sensibles en ces quartiers-l aprs quon est sorti de la zone torride, causrent le scorbut une grande partie de notre quipage : trois hommes en moururent assez promptement. La crainte de la mort disposa deux de nos matelots, lun Sudois et lautre Hollandais, couter plus volontiers nos instructions et faire ensuite abjuration du luthranisme. Enfin, nous dcouvrmes les terres de Java. Lendroit o nous allmes reconnatre cette le tait plus loin de soixante lieues vers lorient quil ne fallait. On voit l des montagnes aussi hautes que celles des Vosges
2
vers lentre du dtroit de la Sonde, les terres sabaissent, et lon dcouvre de belles et grandes plaines parsemes
p.036
despace en espace, et ornes dune infinit darbres extraordinaires, de cocotiers, de bananiers, etc. Je ne sais si ce pays est vritablement aussi beau quil nous le paraissait de loin. Car les yeux dun homme enferm dans un vaisseau depuis quatre mois sont bien trompeurs.
83
Toute terre lui fait un agrable spectacle. Un rocher sur lequel il aperoit quelque verdure le rjouit. Enfin, rien nest si triste que de voir toujours un vaisseau et toujours la mer. On avait ordre de mouiller lle du Prince
1
lle de Java, qui appartient aux Hollandais ; de peur que ces messieurs, fortifis de cinq ou six vaisseaux dAngleterre et de leur nation dont il y en a toujours plusieurs Bantan et Batavie 2, ne nous inquitassent. Nanmoins, comme lle du Prince est dserte et quil y a beaucoup de tigres elle ntait propre ni mettre nos malades terre, ni nous fournir les rafrachissements dont nous avions besoin. Il fallait donc tout hasard aller lle de Java, et jeter lancre auprs dune habitation des insulaires. Un petit brigantin garde-cte vint dabord nous reconnatre et nous demander, de la part des Hollandais, qui nous tions. On dit au capitaine, pour lamuser, de nous aller chercher des bufs, des cabris, des poules et dautres rafrachissements, pendant que nous cririons messieurs les Hollandais qui taient fort de nos amis. Cependant on dbarqua les malades. Ils soccupaient dj senterrer tout vifs dans le sable, cest le remde le plus prompt pour gurir le scorbut, lorsquon vit dbusquer de derrire une pointe de lle un gros vaisseau qui portait pavillon hollandais. Aussitt nous mmes notre pavillon en berne
3
cest le signal pour avertir ceux qui sont terre de revenir. Ces
pauvres malades qui dabord ne pouvaient se traner, retrouvrent leurs jambes la vue dun vaisseau hollandais, et se rembarqurent trs lestement. Le vaisseau hollandais sapprocha de nous ; mais voyant quon ne se donnait aucun mouvement son approche, et quon ne daignait pas mme arborer de pavillon, ni lui donner aucune connaissance de ce que nous tions, il craignit son tour, et sloigna de lui-mme, de peur apparemment quil ne nous prt envie de ly obliger coups de canon.
1 Elle est prs de lle de Java, lentre du dtroit de la Sonde. 2 Bantan, qui tait la principale ville de commerce. na plus dimportance aujourdhui.
Cest Batavia qui est la capitale. 3 Cest--dire quon plia le pavillon autour de son bton.
84
Aprs avoir fait de leau et quelques provisions Java, on remit la voile ds le soir du mme jour avec un assez bon vent. Le lendemain la pointe du jour nous donnmes lalarme au vaisseau hollandais, qui crut que nous arrivions toutes voiles sur lui. Il appareilla
1
en hte
pour prendre le dessus du vent, mais on se contenta de le laisser derrire, afin quil ne pt point donner de nos nouvelles Bantan, avant que nous fussions sortis du dtroit. Le calme nous retint dans un mme lieu presque le reste du jour, ce qui donna le loisir une infinit de petits canots des Javans rarets du pays, des
2
de venir nous apporter des fruits et des des bananes, des ananas, des
cocos,
ramplimoutes, des singes et des oiseaux fort curieux. Jy remarquai, entre autres, des perdrix extraordinairement belles, et de petites perruches dune gentillesse charmante. Ces perruches ont, comme les beaux perroquets, le plumage ml de vert et de rouge ; mais elles portent trois ou quatre petites plumes leves sur la tte, peu prs comme celles des paons, et ne sont pas plus grosses quun tarin. Quand japerus cette foule dIndiens qui tournaient et voltigeaient autour de notre vaisseau dans des creux darbres qui leur servaient de bateau, que je vis ces arbres extraordinaires qui bordaient le rivage de part et dautre, que je reconnus ces les et ces mers dont javais lu les noms barbares dans la vie de saint Franois-Xavier, je commenai tout de bon sentir que jtais dans un nouveau monde ; je promenais avec plaisir ma vue de tous cts dans ltendue immense de ces plages, que les miracles de laptre des Indes, et encore plus ses souffrances et les conversions quil y a faites, ont rendues si fameuses. Nous passmes heureusement et en trs peu de temps les dtroits de Java et de Banka, qui sont deux endroits des plus critiques de la navigation de la Chine, et nous touchmes lle de Polaure, o lon avait rsolu de prendre un peu de repos. Cette le est habite par les
p.037
Malais
3 Leur principal pays est cette grande pninsule quon voit dans les cartes entre lle de
85
dun capitaine, quils se choisissent eux-mmes. Cest une espce de petite rpublique. Les Malais sont noirs, mais un peu moins que ceux que nous vmes Gore. Ils vont presque nus ; ils nont quune charpe de toile peinte ou de taffetas quils se mettent autour du corps en cent faons, toutes un peu ngliges, mais toutes naturelles et dun trs bon air. Ils portent tous la ceinture une espce de poignard ou de cric, dont ils se servent dans loccasion avec une adresse merveilleuse. Ils sont braves naturellement ; et quand ils ont pris leur opium, qui leur cause une espce divresse, ils deviennent redoutables : nos Franais lprouvrent la rvolte de Siam. Jai ou raconter quun Malais ayant reu un coup de pique dans le ventre, et ntant plus en libert de sapprocher de son ennemi, qui demeurait toujours loign de lui de la longueur de la pique, il se lenfona lui-mme tout entire dans le corps force de bras et travers de toute sa longueur, alla tuer celui qui lavait bless. Ce fait est bien invent, sil nest pas entirement vritable. Quand nous arrivmes Polaure, le gouverneur de lle pria le capitaine de notre vaisseau de ne pas permettre nos gens davancer trop dans lle, parce quil ny avait, disait-il, que trois ou quatre jours quun forban
1
unes de leurs habitations, et quil y avait craindre que ces insulaires, voyant notre pavillon blanc, ne nous prissent pour des voleurs, et ne se jetassent, les armes la main, sur ceux qui approcheraient de leurs cases. Que cela ft vrai ou non, pour mnager ou le ressentiment ou la jalousie de ces barbares, on se renferma dans un espace assez petit vers le rivage, o lon dbarqua les malades. On apportait l de toute lle toute sorte de rafrachissements, et le gouverneur lui-mme y mettait le prix. Ce nest point avec de largent que schange ici ce que lon achte, ce mtal tant regard comme inutile la vie ; cest avec du fer. Ils en font des instruments pour labourer la terre, pour btir
1 Cest un vaisseau pirate qui na commission daucun prince, et qui exerce ses
brigandages indiffremment sur tous les vaisseaux quil rencontre, de quelque nation quils soient.
86
leurs maisons, pour sarmer en guerre ; et avec le fer ils se passent aisment de tout ce qui ne crot pas dans leur le. Une arme entire de ces Indiens tant venue un jour bord du vaisseau, chacun dans son canot, compos seulement de trois planches, pour nous apporter des vivres, on leur offrit dabord en payement de petites curiosits dEurope ; ils ne daignrent pas seulement les regarder. On leur prsenta ensuite ce quon crut qui leur pouvait tre de plus dusage, des chapeaux, des souliers, des vases de faence. Ils se mirent rire, comme pour montrer que nous tions de bonnes gens, de croire quils fussent sujets aux mmes besoins que nous. Enfin, quelquun stant avis de leur faire voir la tte dun gros clou rompu, aussitt ils apportrent, lenvi lun de lautre, de leurs marchandises pour avoir ce clou. Javoue que je dsirai plusieurs fois dans cette le davoir le don des langues, pour pouvoir expliquer ces pauvres Malais quelque chose de nos mystres. A juger deux par les bonnes inclinations que nous leur trouvmes il ne serait pas difficile de les convertir. Ils sont doux, familiers, de bonne amiti et de bonne foi. On ne sait parmi eux ce que cest que le larcin ; je les pratiquai plus que personne, pendant le sjour que nous fmes l, parce que jaccompagnai les malades terre la prire dun Anglais, enseigne et premier pilote de notre vaisseau, qui tait attaqu du scorbut, et qui avait beaucoup de confiance en moi. Le gouverneur de lle eut lhonntet de nous loger tous deux chez lui. On ne peut dire combien les enfants de ces insulaires me faisaient damiti ; ils se mettaient quelquefois trois ou quatre autour de moi, membrassant comme si nous nous tions toujours connus, mapportant de petits prsents et me conduisant partout o je voulais. Jeus mme la permission du gouverneur de parcourir avec un de nos Pres tout lintrieur de lle. Nous tions bien aises de voir sil ny avait point l quelques simples et quelques plantes mdicinales qui ne fussent point encore connues en Europe. Le frre du gouverneur voulut bien se donner la peine de nous conduire partout. Cette le nest quun amas de cinq ou six montagnes ; il y a peu de terres basses. Partout on voit des cocotiers plants peu prs comme les vignes en Europe ; les
87
habitations sont
p.038
sans villes ni villages, quelle est entirement dserte ; nanmoins, tout y fourmille de monde, et dans ce monde on ne voit ni filles ni femmes ; elles sont l, comme dans le reste de lAsie, presque toujours renfermes. On ne resta Polaure quautant de temps quil tait ncessaire pour rtablir les malades ; aprs huit jours, ils furent presque tous guris. On appareilla avec un trs bon vent, et en peu de temps on sleva la hauteur du Paracel 1. Cest un effroyable rocher de plus de cent lieues, dcri par les naufrages quon y a faits de tout temps : il stend le long des coins de la Cochinchine 2. LAmphitrite, son premier voyage de la Chine, pensa y prir, Les pilules croyaient en tre bien loin, et il se trouva quils en cornaient encore un endroit, o la mer navait que quatre cinq brasses deau. Dans ce danger ils firent vu, sils chappaient, de btir Sancian une chapelle sur le tombeau de saint Franois-Xavier ; ils furent exaucs, et chapprent au pril comme par une espce de miracle. Nous ne jugemes pas propos de nous en approcher plus prs que de quatre-vingts ou de cent lieues. Faire naufrage sur ces terribles rochers et tre perdu sans ressource, nest presque quune mme chose. On ne sait que sept ou huit matelots chinois qui en aient apport des nouvelles par une aventure des plus surprenantes. Leur vaisseau stant bris, ils gagnrent la nage quelques petits lots ou rochers qui slevaient l au-dessus de la mer ; ce ntait que pour prolonger leur vie de quelques jours, et ils sattendaient bien dy mourir de faim tt ou tard ; mais la Providence veilla sur leurs besoins, et ne les abandonna pas dans une si grande extrmit. Des bandes doiseaux venaient se reposer sur ces rochers, et se laissaient prendre la main. Le poisson ne leur manquait pas ; ils navaient qu descendre au pied de leurs rochers, o ils trouvaient toujours des hutres ou des crabes : lingnieuse ncessit leur avait
1 Le Paracel est un archipel qui dpend de lempire dAnnam. 2 Ce royaume a le Tonkin au nord, les royaumes de Tsiampa et de Cambodje au sud et
louest.
88
mme appris se faire des habits avec les plumes de ces oiseaux qui leur servaient de nourriture. Ils buvaient de leau qui tombait du ciel ; quand il avait plu, ils lallaient ramasser dans tous les creux des rochers. Ils vcurent l pendant huit ans et ne revinrent Canton que ces annes dernires. Un vaisseau qui stait bris sur le Paracel leur fournit du bois pour faire une espce de gatimarou 1, sur lequel ils osrent enfin braver les dangers de la mer. Ils furent assez heureux pour gagner la grande le dHanan
2
Aprs avoir doubl le Paracel, il ne paraissait plus aucun fcheux accident craindre. Il ny avait pas encore cinq mois que nous tions partis de France, nous touchions presque dj aux terres de la Chine, ntant pas plus de cent cinquante lieues de Canton. Il ne restait plus quune promenade ; chacun sapplaudissait dune si heureuse navigation. Nos pilotes disaient que jamais vaisseau europen ntait venu si vite la Chine. Mais tandis que chacun calculait le jour auquel nous devions arriver au port, Dieu se prparait exercer notre constance, plus de quatre mois, par des orages et des temptes ; de sorte quil nous devait cent fois plus coter dentrer la Chine que dy venir. Nous tions par le travers du golfe de la Cochinchine 3, lorsquun de ces terribles vents qui infestent les mers de la Chine et du Japon vint fondre sur nous. Son coup dessai fut dabattre notre mt de beaupr 4, et ensuite celui de misaine 5, qui, tombant avec un fracas pouvantable dans la mer, emportrent tous les matelots qui taient dessus. Ctait le matin, je tchais alors de rparer par un peu de sommeil le temps de la nuit que javais employ assister la mort de notre premier pilote anglais. La secousse du vaisseau mveilla ; jaccourus o jentendis crier. Quel spectacle ! Un effroyable abatis de mts et de vergues, qui flottaient ple-mle, et que les vagues poussaient avec imptuosit sur
1 Cest un radeau quon fait de planches et autres bois lis ensemble. 2 Cette le est au sud de la Chine, vis--vis la partie occidentale de la province de
Canton. 3 Golfe du Tonkin, clbre par ses typhons et ses trombes. 4 Cest le mt qui est couch sur la proue du vaisseau. 5 Cest le second mt du vaisseau, il est vers la proue, entre le grand mt et le mt de beaupr.
89
le flanc du vaisseau ; des cordages qui les y retenaient encore, et quon se htait de rompre grands coups de hache ; des matelots blesss, qui criaient misricorde,
p.039
quelque chose pour saider se dbarrasser des cordages et des voiles o ils taient envelopps. Tout lavant du vaisseau nu de ses ancres et de ses agrs, je crus dabord que la proue tait fracasse, et que nous allions couler fond ; mais non. Nous retirmes neuf ou dix matelots de la mer demi morts, deux furent noys. On coupa vite les amarres des mts rompus, et lon ne songea plus qu raffermir le grand mt, qui avait perdu ses meilleurs appuis par la chute des deux autres. Tandis quune partie de lquipage travaillait cette manuvre, nous autres missionnaires tions occups raffermir le courage de ceux que la crainte dune mort prsente avait abattus ; on entendait des confessions, on implorait le secours du ciel, on exhortait tout le monde recevoir de la main de Dieu la vie ou la mort, comme il le jugerait propos. Il me parut quen qualit daumnier je devais me donner encore plus de mouvement que les autres. Je courais partout, avertissant les matelots qui taient dans le travail, de faire du fond du cur des actes de contrition. Il suffisait de les avertir ; la vue du danger supple aux mouvements pathtiques. Cependant le vent, qui navait agi que par surprise, commena enfin nous assaillir force ouverte et mugir de toute sa fureur dans le peu de voiles qui nous restaient. Le mt du grand hunier ne put tenir contre sa violence, il se cassa par le milieu et tomba sur la grande voile. On craignit quen sagitant et frappant dessus chaque roulis il ne la dchirt. Les plus hardis des matelots montrent la hune pour couper les cordages qui le tenaient suspendu ; il en cota la vie un, sans quon pt conserver la grande voile ; elle fut mise en pices aussi bien que celle de lartimon 1, de sorte que nous nemes plus aucune voile pour gouverner le vaisseau dans la tempte, mais seulement des lambeaux de toile et des filasses qui pendaient aux vergues et qui claquaient avec
90
un bruit pouvantable, comme si le corps du vaisseau se fut fracass de toutes parts. Le plus grand danger que lon courut fut quand le grand mt tomba ; car il tomba son tour comme les autres, et cent autres plus forts seraient tombs, tant la tempte tait violente. Autour du grand mt il y a quatre pompes qui descendent jusquau fond du vaisseau. Quand le grand mt tombe sur quelquune, elle crve le vaisseau par en bas, et il sy fait ordinairement une voie deau laquelle il nest pas possible de remdier. Heureusement pour nous le ntre tomba comme si lon et dirig sa chute. La dunette ou la chambre des pilotes fut emporte par le vent un moment aprs ; ctait chaque instant un nouveau malheur. Pour apaiser la colre de Dieu et nous attirer la protection des saints patrons qui nous avions confiance, on me chargea de faire des vux au nom de tout lquipage. Le premier tait pour Canton. On promettait en cas quon y arrivt heureusement, de dire lhonneur de saint Franois-Xavier une messe votive, o tous ceux qui taient dans le vaisseau feraient leurs dvotions. Lautre vu tait pour la France, o, si lon pouvait retourner, on sengageait mettre dans quelque chapelle de la sainte Vierge un grand tableau, qui, reprsentant notre dmtement, ternist notre reconnaissance, et apprit la postrit qui nous avions eu recours dans des dangers si vidents. On ne rclame pas en vain le nom de la Mre de Dieu ni du grand saint Franois-Xavier, en des mers qui sont si fameuses par leurs miracles. Jamais vaisseau ne fut plus agit pendant prs de vingtquatre heures que dura encore la tempte. Cent fois des coups de mer, venant se briser contre les flancs du vaisseau, durent le mettre en pices ; cent fois nous dmes tre ensevelis sous les vagues, grosses comme des montagnes, que le vent levait et dchargeait sur nos ponts. Enfin, cest un miracle que, nous tant laisss driver au gr des courants et de la tempte, travers une mer toute hrisse de pointes de rochers, nous nallmes pas donner contre quelquun. Aprs la misricorde du Seigneur, nous en sommes redevables la puissante intercession de la sainte Vierge et de laptre des Indes.
91
Le calme tant revenu, on remta le vaisseau avec des huniers de rechange : cette nouvelle mture tait pitoyable ; nous allions pourtant, et mme nous fmes peur un vaisseau portugais qui nous suivit de loin quelque temps, et qui nosa jamais avancer quaprs avoir reconnu que nous ntions pas en tat de courir aprs lui. Enfin on dcouvrit Sancian ;
p.040
que saint Franois-Xavier venait de nous faire mritaient assez que nous allassions en plerinage son tombeau ; il ny eut pas moyen alors ; le vent tait bon, et il fallait se hter darriver Canton avant le changement de mousson 1. Nous avanmes jusquaux les des Larrons 2, louverture de la passe de Macao 3. Avec quatre heures de vent nous tions rendus au port ; mais un calme soudain nous arrta l, et Dieu nous remit de nouvelles preuves. Sur le soir on aperut de grandes lames de mer se dployer de lorient, un ciel en feu et tout rouge de nuages, un clapotage de mare irrgulier, un vent qui nallait que par bouffes et par tourbillons, tous funestes prsages dun ouragan prochain. La chaloupe tait alle au vaisseau portugais demander un pilote qui st la carte du pays, et qui pt nous conduire au plus vite dans quelque port entre les les qui sont l aux environs. Le capitaine portugais se contenta de rpondre que quand il serait Macao il en enverrait un avec des bateaux remorque, aprs quoi il alla lui-mme se mettre labri sous les les voisines. Notre vaisseau tait trop gros pour le suivre. Le parti quon prit fut du relcher Sancian, que nos pilotes connaissaient, et dont ils avaient sond les ctes au voyage prcdent. Ainsi donc le lendemain matin, le ciel et la mer stant montrs plus menaants que jamais, on leva lancre et lon fit vent arrire vers Sancian. Le ciel se dcouvrit un peu ; mais le vent nen devint que plus
1 En ce pays-l le vent souffle pendant six mois de louest lest, et pendant six autres
mois de lest louest, et cest ce quon appelle mousson. 2 Ces les, qui sont lentre du golfe de Macao, sont bien diffrentes des les des Larrons, auxquelles la feue reine dEspagne, Marie-Anne dAutriche, a donn son nom, et quon appelle aujourdhui les les Mariannes. 3 Ville de la Chine qui appartient aux Portugais.
92
violent. Il y avait de quoi voir ces admirables lvations de la mer dont parle le prophte ; car en peu de moments elle entra dans sa plus grande fureur. Mais nous ntions pas assez tranquilles pour contempler les merveilles dun si terrible spectacle ; et cest en y repensant aujourdhui que nous ne saurions nous empcher de louer et de craindre celui qui en est lauteur. Louragan faisait un dsordre effroyable au-dehors et au-dedans de notre vaisseau ; il enfonait nos voiles comme des toiles daraigne, nos faibles antennes se brisaient ; toute la mture, qui ntait que de pices mal assorties, se dmembrait de toutes parts ; on navait pas plutt remdi un mal quil fallait courir lautre. Ceux qui taient dans la chaloupe criaient misricorde chaque vague qui les levait ils croyaient que ctait fait deux ; parce que le vaisseau, qui allait rapidement de la pointe de cette montagne deau les entranait en bas et les faisait retomber comme la foudre en culbutant sur larrire du vaisseau. Nos officiers les rassuraient de dessus les galeries le mieux quils pouvaient. Cependant un morne silence rgnait sur le bord ; la frayeur paraissait sur les visages et peignait ce que chacun portait au fond de lme. Certainement rien nest plus terrible que dtre, si prs des terres, accueilli dune tempte avec un vaisseau aussi mal en ordre et aussi dlabr qutait le ntre. Mais ce qui alarma davantage, cest que quand on fut prs de Sancian, on ne vit pas o lon pourrait se mettre labri. Il y a trois baies du ct du midi ; les deux premires taient trop troites et peu sres ; lentre de la troisime, on voyait comme une barrire de brisants. Les pilotes neurent jamais lassurance dy entrer. M. de La Rigaudire, contre le sentiment de tous, jugeant que ces prtendus brisants ntaient quun refoulement de mare, fit avancer hardiment tout au travers, et nous trouva un abri que nous aurions en vain cherch ailleurs. On laissa l tomber lancre, quoiquon ne se crt pas tout fait hors de danger. Nous fmes bercs encore pendant deux nuits, et nous nemes point de repos, quun pilote chinois de Sancian ne nous et fait mouiller la vue du tombeau de saint Franois-Xavier.
93
On le salua en arrivant de cinq coups de canon ; on chanta le Te Deum avec les litanies du saint aptre. Le pre de Fontaney revtu de ses habits chinois denvoy de lempereur, lui fit le ko-teou cest--dire les gnuflexions et les prosternations quon fait la Chine, quand on veut honorer extraordinairement quelquun ; cela en prsence de plusieurs Chinois de Sancian, qui paraissaient tout extasis et qui sapplaudissaient davoir chez eux le tombeau dun homme qui ft en si grande vnration parmi les Europens. Le danger que nous venions de courir, car, officiers celui du jour de notre
p.041
dmtement
comparaison ; ce danger, dis-je, dtermina M. de La Rigaudire ne plus hasarder le vaisseau sur une mer si orageuse avec une mture aussi mal assortie. On tint conseil, et il fut rsolu que le pre de Fontaney irait par terre Canton demander, pour le vaisseau, du secours aux mandarins ; que messieurs les directeurs du commerce de la Chine laccompagneraient ; que, sans attendre que le vaisseau y arrivt, on ferait toujours travailler une nouvelle mture et la cargaison, afin quon pt retourner en Europe ds le mois de janvier. Le pre de Fontaney, avant que de partir, alla dire la messe la chapelle que nos Pres portugais ont leve depuis un an sur le tombeau de saint Franois-Xavier, et sembarqua ensuite pour Coang-ha, o il arriva le jour de saint Laurent. Il nous envoya de cette ville, qui est quatre ou cinq lieues au nord de lle de Sancian, une galre de vingtquatre rameurs, afin que pendant son absence nous allassions, quand nous voudrions, au tombeau de laptre des Indes recueillir le feu sacr dun zle vraiment apostolique. Cest ce que nous tchmes de faire durant lespace de prs de trois semaines que nous restmes dans cet ancrage, loign de deux lieues du tombeau. On allait souvent dire la messe, et nous emes la consolation de voir tout lquipage venir par bandes pour honorer le saint, et pour y communier. La chapelle que les jsuites portugais y ont fait btir est assez jolie ; ce nest que du pltre, mais les Chinois ont rpondu sur ce pltre leur beau vernis rouge et bleu, qui rend les dedans trs propres et trs brillants.
94
Pour ce qui est de lle de Sancian, nous ne lavons pas trouve ni si bien cultive ni si peuple quon la publi, aprs avoir eu tout le loisir de la reconnatre, et en dedans et en dehors, pendant prs de deux mois que nous navions fait que ctoyer ses environs. Sancian a prs de quinze lieues de tour ; il y a trois ou quatre villages, dont les habitants sont presque tous de pauvres pcheurs. Autour de leurs habitations, ils sment un peu de riz pour leur subsistance ; du reste, ils vivent de leur pche. Quand ils y vont, cest toujours de compagnie ; de loin on dirait voir une petite anne navale. Nos Pres portugais, depuis quils y ont bti la chapelle, ont converti quelques habitants de lle. Leur dessein est dtablir une mission dans la ville de Coang-ha, qui nest qu quatre ou cinq lieues, comme nous avons dit, et do celui des Pres qui y demeurera fera des excursions Sancian et aux les voisines. Ainsi, ils esprent que ce lieu, sanctifi par la mort de laptre des Indes, ne sera plus profane par le culte des idoles, et quils y auront bientt une fervente chrtient. Sur la fin du mois daot, nous apermes un matin trois galres charges de bannires, de pavillons, dtendards, de lances, de piques, de tridents, et surtout de grosses lanternes, autour desquels on lisait en caractres chinois, les titres de la dignit denvoy de lempereur. Du milieu dune foule de rameurs et de soldats chinois, se faisait entendre une musique compose dun timbre de cuivre et dun cornet bouquin, qui servaient comme de basse et daccompagnement un fifre et deux fltes du pays. Ctait le pre de Fontaney avec toute sa suite de tagin, cest--dire denvoy de lempereur. Ce qui nous rjouit davantage, fut quon nous apporta de nouveaux mts et des vergues, qui, quoique faibles, pouvaient nanmoins, en attendant que la grande mture ft prte, suffire pour faire les cinquante lieues qui restaient de Sancian Canton. Pendant quun les plaait, le pre de Fontaney reut la visite du mandarin de Coang-ha, qui se fit avec toutes les crmonies chinoises ; et nous allmes, nous autres, contenter pour la dernire fois notre dvotion, au tombeau de saint Franois-Xavier. Ds le soir on leva lancre, les trois galres du tagin nous escortant
95
plutt par honneur que par ncessit. Le pre de Fontaney voulait les envoyer nous attendre lembouchure de la rivire de Canton ; mais les courants, les mauvais temps, les vents contraires, les orages mme nayant pas permis lAmphitrite de sloigner de plus dune lieue de Sancian dans lespace de dix jours, il se dtermina se servir de ces galres pour transporter les missionnaires Canton. Il sagissait de voir qui demeurerait aumnier sur lAmphitrite. Comme jtais celui des missionnaires qui avait le moins besoin de repos, et que dailleurs jtais en possession de cet emploi depuis notre dpart dEurope, le pre de Fontaney me laissa sur le vaisseau avec le pre Contancin.
p.042
Nous dmes donc adieu nos chers compagnons, qui sembarqurent avec le pre de Fontaney, et qui, en trois jours, arrivrent heureusement Canton. Comme la saison des vents dest ntait pas encore venue, on esprait que lAmphitrite pourrait, en saidant des mares, se traner jusqu Canton, ainsi quil avait fait le voyage prcdent ; mais ce premier voyage il ntait pas dans un si mauvais tat. Cependant nous fmes tout ce qui dpendait de lart et du travail ; on appareillait plusieurs fois le jour ; quelquefois on avanait, souvent on reculait, de sorte quen trois semaines nous ne pmes venir que jusquauprs de Nicouko, sept ou huit lieues de Sancian. M. de La Rigaudire, voyant que le voyage tranait trop en longueur, crivit Canton quon vnt audevant de nous avec une somme chinoise, sur laquelle il dchargerait les prsents de lempereur et les effets de MM. de la Compagnie de la Chine. Le pre de Fontaney se disposait faire ce que souhaitait M. de La Rigaudire, lorsque nous fmes accueillis dune troisime tempte, plus terrible que les deux prcdentes, et qui, au naufrage prs, nous fit tomber successivement dans tous les malheurs quon peut prouver sur la mer. Je commence, mon trs cher pre, me lasser de vous dcrire des temptes, et si celle-ci navait quelque chose de bien particulier, je nen parlerais pas. Mais, que voulez-vous ? Ce nest point ici un roman, o il soit libre de diversifier les aventures pour le plaisir du lecteur. Jcris
96
celles quil a plu Dieu de nous envoyer, et je ne les cris que parce que je sais que vous maimez assez pour tre bien aise de savoir jusquaux plus petites circonstances de ce qui mest arriv si loin de vous. Nous tions donc, comme jai dit, sept ou huit lieues lest de Sancian, vis--vis lle de Nicouko, avanant tous les jours un peu, malgr les vents et les mares contraires, lorsquun ouragan, ou plutt un de ces typhons des mers de la Chine, qui sont un assemblage de tous les vents la fois, nous rejeta plus de quarante lieues au loin. Nous emes quelques prsages de cette tempte, et de La Rigaudire voulait faire entrer le vaisseau dans un assez bon port qui est au nord de Nicouko. On lavait sond deux jours auparavant, en y allant enterrer notre premier pilote anglais. Mais le pilote chinois, sous la conduite de qui tait alors notre vaisseau, se mit rire de ce que nous avions peur, et nous promit pour le lendemain un vent qui nous mettrait dans le port de Macao. Un capitaine est oblig de se fier lexprience des pilotes ctiers. Lhabilet prtendue de celui-ci nous fit demeurer fermes sur nos ancres ; mais nous ne tardmes pas nous en repentir. Nous tions assez au large ; vers les onze heures du soir, il vint du nord un vent terrible, accompagn de pluie, qui nous fit chasser sur nos ancres, et nous loigna encore plus des terres. Tout le monde fut oblig de sortir du lit, parce quil pleuvait au dedans du vaisseau comme au dehors. On disposa jusquau jour ce qui tait ncessaire pour saller mettre quelque part en lieu de sret ; mais le matin la mer se trouvant trop grosse, on ne put jamais lever lancre ; il fallut en couper le cble, et la laisser l. Il ntait plus temps de songer se jeter dans le port de Nicouko, parce que le vent venait de l. On prit donc le parti de retourner notre ancien asile de Sancian ; mais en y allant, notre grande voile se dchira ; bientt aprs le mt de misaine se rompit, et la voile dartimon senfona ensuite. On en rechangeait la hte de toutes neuves ; mais les vents des mers de la Chine ne sont pas comme les autres. Nous ne pmes jamais tenir aucune voile pour conduire le vaisseau, et nous fmes enfin obligs de nous laisser aller au gr des vents et la misricorde du Seigneur.
97
Par surcrot de malheur, le ciel devint si noir et la pluie si paisse, quon ne voyait plus o lon allait. Nous tions cependant abattus comme dans un cul de sac, ayant de tous les cts des terres o le vent nous portait. Comment les viter ? On devait tre dessus avant que de pouvoir prendre aucune prcaution. M. de La Rigaudire fit mettre au hasard une grande voile toute neuve, qui nous servit dans loccasion. On vit la terre qui ne paraissait pas plus dun quart de lieue ; ce ntait que des rochers escarps ; la mer y brisait avec tant de fureur, que nous dsesprions de pouvoir jamais nous sauver l ; mais il ne paraissait pas possible de faire route ailleurs. Chacun se crut perdu ; on se disposa la mort, et on criait partout misricorde. Nous entendmes plusieurs confessions, et
p.043
aprs
nous
tre
recommands Dieu, nous ne songemes plus qu courir de tous cts, pour prparer les autres bien mourir. On allait toucher, et il ny avait plus quun bon coup de fusil de notre vaisseau un horrible rocher qui tait la pointe dune le nomme Ou-tcheou ; on tcha de virer et de lluder, en prenant le vent de travers avec la grande voile ; le canot et la chaloupe retardant ce mouvement, on coupa leurs amarres, aprs avoir sauv les hommes qui taient dedans. La grande voile se dchira encore en plusieurs endroits ; mais trois ou quatre bouffes de vent quelle avait reues firent dtourner le vaisseau, et nous vitmes la pointe dOu-tcheou ; tant tombs ensuite sous le vent de cette le, nous ne la craignmes plus ; mais il y en avait encore une infinit dautres, et la tempte ne faisait que commencer ; faute de pouvoir saider des yeux en plein midi, cause du temps noir et de la pluie, on se servait incessamment de la sonde pour voir, par la diminution du fond, si lon sapprochait des les ou de quelque banc de sable. Notre seule ressource tait une grosse ancre quon prtendait mouiller quand le fond ne se trouverait plus que de dix douze brasses deau mais toutes les ancres imaginables ne rassurent gure en ces fcheux moments. Nous tions aux prises avec une mer furieuse et des vents dchans, nous ne savions o nous tions ni o nous allions ; nous savions seulement que nous tions environns de prils et dcueils. Nous emes recours tout de nouveau celui qui commande
98
la mer et aux vents, et, rsigns tout ce que sa justice voudrait bien ordonner de nous, nous esprmes quil se souviendrait de ses anciennes misricordes. Aprs le danger dOu-tcheou, javais fait, la sollicitation et au nom de tout lquipage, un vu sainte Anne dAuray ; cest une petite ville de Bretagne, o cette sainte est particulirement honore des navigateurs, quand ils reviennent de quelque grand voyage. Ils promirent, sils retournaient en France, dy aller tous pied, et dy faire leurs dvotions dans la fameuse chapelle de cette sainte. Ces sortes de vux se font toujours les larmes aux yeux et avec de grandes marques de componction dans le cur. Il ne fallait point exciter la dvotion des matelots, ctaient eux qui les premiers nous conjuraient de rciter des prires. Les plus fervents mamenaient leurs compagnons, nouveaux convertis, confesse ; et quelques-uns, qui depuis huit ou dix ans navaient point voulu approcher des sacrements, et ntaient catholiques que par respect humain, se convertirent sincrement et ont men depuis ce temps-l une vie trs difiante. Nous avions alors avec nous deux missionnaires des missions trangres, MM. Basset et Besnard ; ils staient trouvs dans le vaisseau quand nous fmes surpris de la tempte vers Nicouko. Comme ils ne devaient pas retourner en France, non plus que le pre Contencin et moi, nous convnmes de faire tous quatre en particulier un vu lhonneur de nos anges gardiens. Ctait leur fte le lendemain ; nous les primes donc dtre nos guides en un si grand danger, et ce fut sans doute par leur assistance, et par celle de la sainte dont les matelots avaient implor le secours, que nous en sortmes enfin. Le reste du jour et de la nuit suivante, la guerre fut toujours horrible entre la mer et les vents. Vers le minuit, le fond ne stant plus trouv que de douze brasses, on laissa tomber la grosse ancre qui nous restait. Je ne puis vous reprsenter les agitations de notre vaisseau. Imaginez-vous un lion en furie qui tche de se dbarrasser et de rompre sa chane, et qui enfin en vient bout. Ds les cinq heures du matin, le cble, quoique tout neuf, rompit, et nous nous vmes plus que
99
jamais la merci de la Providence, replongs dans de nouveaux prils. On dlibra si on tcherait de se rejeter dans la grande mer, au hasard dtre ports par des courants vers lle dHanan o nos cartes nous montraient pourtant une infinit dcueils et de bancs de sable, ou bien si lon ferait cte, rsolus dchouer sur le premier endroit qui nous paratrait favorable, afin de sauver nos vies et une partie des marchandises. Tout le monde fut de ce dernier avis. Le matin, on dcouvrit assez loin de nous des terres, on y mit le cap ; mais afin de pouvoir au moins choisir lendroit o nous voudrions faire naufrage, on tira toutes les voiles, mme celles dtai 1, et on sen servait du mieux quon pouvait pour gouverner le vaisseau ; la plupart
p.044
furent
rompues et mises en pices, parce que la tempte ne diminuait point et ne donnait pas mme un moment de relche. Enfin on arriva la vue de trois terres, dont lune tait celle de la Chine, et les autres celles de deux les dsertes et escarpes. Il sagissait de voir o lon irait chouer. Ceux qui avaient le plus denvie de se sauver souhaitaient quon allt droit la grande terre de la Chine ; mais le vaisseau ne sy sauvait pas, et il se serait infailliblement bris sur les rochers, qui paraissaient sur la route plus dune demi-lieue du bord. M. de La Rigaudire prit une rsolution plus sage ; il fit tourner vers lle la plus avance en mer, ne doutant pas que derrire cette le il ne dt trouver quelque abri et quelque bon mouillage. Par un coup du ciel, le vent se ralentit un peu dans ce moment. On prit ce temps favorable, et avec la seule civadire 2, attache au tronc qui restait du mt de misaine, et la voile dartimon, on cingla par le milieu du canal qui est entre les deux les, toujours la sonde la main, jusqu ce quon trouvt du fond et une mer plus tranquille sous le vent de la dernire le. Ce fut l que nous mouillmes dabord avec une assez petite ancre. Le lendemain on appareilla encore pour se mettre plus au large, parce quon saperut que dans les basses mares peu sen fallait que le gouvernail du vaisseau ne talonnt, et ne se brist en frappant sur le fond.
1 Ce sont des voiles triangulaires qui se mettent sans vergues aux tais du vaisseau. 2 Cest la voile du mt de beaupr.
100
Nous ne savions o nous tions, et nous navions ni chaloupe ni canot pour aller la dcouverte. On tira quelques coups de canon pour avertir les Chinois de notre embarras, et du besoin que nous avions de leur secours. Pendant deux jours rien ne parut ; nanmoins, avec nos lunettes dapproche il nous semblait voir tout le long de la cte de beaux ports, des villes mures et des pagodes. Faute de chaloupe et de canot pour aller terre, nous fmes, avec de vieux morceau de mts et davirons briss, une espce de gatimarou ou de radeau. La construction nen tait pas difficile et ne retarda pas longtemps. Comme on en faisait lpreuve, et quon essayait si, avec ce mchant amas de planches, il tait possible daller braver les cueils et les monstres de la mer, des bateaux chinois parurent. Ctait le mandarin darmes, qui, ayant ou nos coups de canon, envoyait reconnatre qui nous tions. Nous apprmes de ces Chinois que nous tions la rade de Tien-pa ; que lle o nous avions mouill sappelait Fan-ki-chan, cest--dire lle des Poules, parce que les Chinois, en passant prs de l dans leurs voyages de mer, avaient coutume de laisser quelques poules dans lle lhonneur dune idole quils rvrent, pour avoir un vent favorable. Ils ajoutrent qu une lieue dans les terres tait la ville de Tien-pa ; que le mandarin darmes sappelait Li-tousse, et quil ny avait pas longtemps quil tait arriv de Macao. Au nom de Li-tousse, nous nous rcrimes, et nous bnmes la Providence de ce quau fort de nos plus grands malheurs elle nous faisait tomber entre les mains du meilleur ami que les Franais eussent la Chine. Ce seigneur, tant mandarin darmes Macao, leur avait dj donn mille marques de bienveillance, et leur avait rendu tous les services qui dpendaient de lui ; de sorte que MM. de la Compagnie de la Chine, qui en avaient t informs en France, avaient mis entre les mains de M. de La Rigaudire un beau sabre pour lui en faire prsent. MM. Basset et Besnard, qui savaient le chinois, furent dputs pour lui aller demander un bon pilote, qui connt la cte, des bateaux qui remplaassent notre chaloupe, des provisions de bouche pour nous ravitailler, car notre biscuit avait t gt par leau de la mer ; de la chaux pour raccommoder le four qui avait t abattu par les grands
101
roulis de notre vaisseau ; enfin des messagers qui allassent porter de nos nouvelles MM. les directeurs du commerce de Canton et au pre de Fontaney, que nous savions devoir tre fort en peine de nous, en ne nous retrouvant pas Nicouko ni Sancian. On ne peut marquer plus de zle que le mandarin Li-tousse en fit paratre pour nous donner tout ce que nous lui demandmes, et pour rendre ainsi quelque service notre nation ; il envoya trois galres nous saluer et nous faire offre de sa maison, si nous voulions aller terre. Mais il se donna de bien plus grands mouvements encore quand il sut que le vaisseau tait charg de magnifiques prsents pour lempereur. Il y allait de sa tte, ou du moins de sa fortune, sils fussent venus prir dans ltendue de sa juridiction. Car, la Chine,
p.045
plus
encore quailleurs, on juge de la bonne conduite des gens par le succs, et on rend souvent les mandarins responsables des fcheux accidents qui arrivent, quoiquil ny ait pas de leur faute. Il dpcha donc au plus tt des exprs aux mandarins qui lui taient suprieurs, au vice-roi de Canton, au tsong-tou, qui est comme le gouverneur des deux provinces, tant pour recevoir leurs ordres que pour se dcharger sur eux dune partie du soin et de linquitude o il se trouvait notre occasion. Pendant quil prenait avec eux des mesures sur ce qui nous regardait, il nous arriva encore, dans la rade mme de Tien-pa une disgrce qui lui donna, aussi bien qu nous, beaucoup dinquitude. Comme lle de Fan-ki-chan nous avait servi dabri contre les restes de la dernire tempte, on crut que nous pourrions hiverner l. On sy tait affourch avec trois mchantes petites ancres qui nous restaient, et on avait dsagr le vaisseau, comme sil et t dans un bon port. On songeait dj btir dans lle un hpital pour les malades, lorsque Dieu tira encore des trsors de sa colre un de ces furieux ouragans dont il nous avait dj plus dune fois chtis. Pour le coup, il faut lavouer, nous fmes un peu abattus et humilis sous la main puissante de Dieu. Jusqualors javais regard dun il assez tranquille tous les orages ; le bon effet quils produisaient dans notre quipage, en rveillant le souvenir des sentiments salutaires que nous avions tch
102
de lui inspirer durant la traverse, me consolait de toutes nos fatigues ; je les animais souffrir patiemment, dans lesprance que Dieu y mettrait bientt fin. Mais, voyant quil redoublait ainsi coup sur coup, sans nous donner seulement huit jours de relche, je nosais plus les exciter qu la rsignation ses saintes volonts. Battus de cette nouvelle tempte, nos vies ne tenaient plus, pour ainsi dire, qu de faibles cbles, encore se dchiraient-ils vue dil, et chaque demiheure on tait oblig de les regarnir et de les matelasser. Sils se fussent rompus comme dans la dernire tempte, nous ne savions o aller chouer ; car le vent venant avec une fureur pouvantable de lle mme de Fan-ki-chan ce ct nous tait ferm ; il aurait fallu prir au milieu de la rade de Tien-pa, o tout est plein de bancs et de basfonds, plus dune lieue et demie du rivage, do vraisemblablement personne net pu gagner la terre. Ces inquitudes durrent pendant plus de vingt-quatre heures. Jamais journe ne ma paru si longue. Ce qui malarmait ntait pas mon danger particulier ; grces Dieu, les preuves passes mavaient prpar tout ; et je crois que jeusse consenti volontiers faire naufrage, si javais pu, comme Jonas, dlivrer mes risques tous ceux qui taient sur le vaisseau. Ma douleur et ma crainte taient que Dieu ne sauvt pas tant de pauvres gens qui avaient paru linvoquer avec beaucoup de foi, et quon vt prir au port un navire charg de toutes les ressources et de tous les fonds ncessaires pour ltablissement de notre mission. Je me rsignais nanmoins tout ce quordonnerait sa providence, qui, parmi tant dpreuves, ne nous avait point abandonns. Tandis que nous luttions de la sorte avec la mer et les vents, le pauvre mandarin Li-tousse tait sur le rivage, plus mort que vif, de la crainte quil avait que nous neussions t ensevelis sous les eaux avec les prsents de lempereur. Ds que le temps se fut un peu clairci, il monta sur les hauteurs de Tien-pa, avec des lunettes dapproche pour nous reconnatre. Aussitt quil nous aperut, il dpcha une barque et un petit mandarin pour nous engager venir dans le port mme de Tien-pa, nous mettre en sret aussi bien que le vaisseau. Dans ce
103
du pre de Fontaney
Tien-pa, pour prier ce mandarin de nous envoyer des barques, le conseil ayant rsolu de jeter lle de Fan-ki-chan, et mme de transporter Tien-pa tout ce quon pourrait de la cargaison du vaisseau. Li-tousse ramassa donc cet effet tout ce quil put trouver de barques, de galres, de sommes, de bateaux pcheurs dans le port de Tien-pa, et nous les envoya. Nous fmes surpris de voir venir si promptement notre secours cette petite arme navale. On demanda dabord aux pilotes chinois si lAmphitrite, qui prenait dix-sept pieds deau, pourrait entrer dans le port. Ils dirent que non, moins quon ne prt le moment des nouvelles ou pleines lunes, pendant lesquelles les mares sont fort hautes ; qu lentre du port il y avait une barre sur laquelle on ne trouvait souvent que quinze pieds deau mais que la haute mare y haussait quelquefois jusqu vingt pieds.
p.046
Par
malheur la haute mare ne venait que dans dix jours, et dans cinq jours on nous menaait encore dun coup de vent semblable au dernier. On rsolut donc de ne perdre pas un moment, et de se servir, pour transporter les marchandises terre, des bateaux du mandarin Litousse. Dans le temps quon tirait les ballots des soutes
2
du magasin, il se
fit une rvolte parmi lquipage, qui suspendit tout. Les matelots, ayant pris lalarme pour eux-mmes dans la dernire tempte, trouvaient fort mauvais quon songet plutt mettre en sret les marchandises que leurs vies. Ils craignaient que, quand le vaisseau serait dcharg, on ne fit plus de difficult de les hasarder encore en haute mer, et de l concluaient ne rien laisser dcharger. Cette petite sdition nous dconcerta un peu et elle et eu de fcheuses suites si M. de La Rigaudire ne leut promptement apaise par sa prudence et par son autorit. Cependant les ballots taient sur le pont prts tre dchargs sur les bateaux chinois qui taient autour du vaisseau. Quand on eut remis le calme parmi lquipage, nouveau contre-temps,
1 Cest un lettr qui sert de catchiste au pre de Fontaney. 2 Ce sont des retranchements quon fait au bas tage du vaisseau.
104
il arriva une grosse pluie, qui obligea tout remettre dans les soutes, parce que cet t perdre les marchandises que de les porter terre, nayant pas encore eu le temps dy faire btir un magasin. Il semblait que Dieu prit plaisir prouver notre patience, en traversant successivement tous nos desseins. On alla visiter les gros bateaux chinois, pour voir du moins sils pourraient transporter quelque chose Tien-pa. Les coutilles ou les chambres se trouvrent trop troites pour des ballots de marchandises dEurope, et il fallut renvoyer ces gros bateaux vide. On retint les petits bateaux pcheurs qui pouvaient porter le lendemain les ballots lun aprs lautre Fan-kichan, o ds ce soir-l mme on alla btir une case pour les mettre couvert. Pendant la nuit, les pcheurs, qui on avait donn des provisions en abondance, se souvenant que leurs familles, qui ne vivent que de la pche, pourraient bien mourir de faim en les attendant, retournrent sans rien dire do ils taient partis, et ne reparurent plus. Ainsi tout ce qui tait dans le vaisseau y demeura malgr nous, et nous fmes obligs de nous prparer essuyer encore en cet tat la cinquime tempte dont on nous avait menacs. Nous en emes en effet toute la peur, et elle commena avec la mme imptuosit que les autres ; mais elle ne dura pas, grces au ciel, et ce fut l que finirent tous nos maux. Nous ne fmes plus en peine que de recevoir des nouvelles du pre de Fontaney. Nous lui avions envoy Canton et Coang-ha plusieurs exprs : MM. Basset et Besnard avec M. Oury, capitaine en second, y taient mme alls pour linformer de nos malheurs et de nos besoins ; lui, de son ct, courait pendant ce temps-l dle en le, avec des prils extrmes et de grandes inquitudes, ne trouvant nulle part ce quil cherchait, pas mme les dbris de la chaloupe ni du canot que nous avions abandonns vers Sancian. Le houpou cependant (cest le mandarin des douanes), arriv de Canton Tien-pa pour ses intrts, nous dit que le pre Plisson, suprieur de notre maison de Canton, en tait parti par mer en mme temps que lui pour venir enlever, au nom du pre de Fontaney, les prsents de lempereur ; quen attendant, on
105
pouvait envoyer quelquun avec qui il pt traiter des droits pour les marchandises. Nous admirmes que ceux qui nous venaient inquiter, eussent t plus diligents que ceux qui nous cherchaient pour nous faire du bien. Enfin, un dimanche au soir on vit deux galres qui paraissaient prendre la route de Tien-pa ; un moment aprs, on saperut quelles avaient le cap sur nous ; on regarde avec des lunettes dapproche, on voit un pavillon quon croit blanc, aprs il devient jaune enfin, on y voit de gros caractres chinois cest le tagin. Une barque envoye la dcouverte nous crie que ce sont MM. nos directeurs de Canton, avec les pres de Fontaney et Plisson. Aussitt les soldats se mettent sous les armes, on prpare une dcharge de canon. La joie fut grande larrive de ces messieurs ; nous nous embrassmes avec plaisir. Ils nous avaient apport des mts, et des rafrachissements. Les Chinois prirent quon ne tirt pas le canon quils ne fussent retirs bien loin avec leurs galres. On remta promptement le vaisseau, afin de le faire entrer plus vite Tien-pa. Le port est grand et spacieux mais ce ne sont presque partout que des sables qui se couvrent et se dcouvrent dans les mares ; peine y
p.047
bassin assez troit, o il y a six sept brasses deau ; mais pour y aller il faut passer, comme jai dit, sur une barre qui nen a que trois. On sen approcha pourtant la nouvelle lune, afin de la franchir la faveur des hautes mares ; mais le vent se trouva contraire. Les mandarins de Tien-pa vinrent l rendre leurs visites au pre de Fontaney. On leur fit toutes sortes dhonneurs et de bons traitements ; surtout on npargna pas la poudre. Dsols de voir que nous ne pouvions entrer dans leur port, ils nous en indiqurent un autre, environ vingt-cinq lieues plus bas. Les pilotes chinois interrogs nous en dirent des merveilles ; on les y envoya sonder avec un de nos pilotes. Cependant on retourna lancrage de Fan-ki-chan, o le pre de Fontaney fit charger les prsents de lempereur et les fit transporter Tien-pa, sur une galre quil avait amene exprs de Canton, Il tait convenu avec les mandarins quil les conduirait par terre ; le tsong-tou
106
avait mme demand cela en grce, et stait offert en faire tous les frais. On donna ordre partout de raccommoder les mauvais chemins et de prparer des cong-koen (ce sont des maisons o les mandarins logent dans les voyages). Le houpou, sachant que le pre de Fontaney tait Tien-pa, en dlogea au plus vite, et envoya seulement ses gens bord de lAmphitrite pour en faire la visite ; mais on ne daigna pas seulement les couter. On se tenait fiers des prsents de lempereur que ce vaisseau avait apports, et lon ne doutait pas quil ne dt, en reconnaissance, tre exempt de tous les droits de la douane et de la vexation de cet avide houpou. Tandis que les mandarins faisaient couvrir Tien-pa avec des cordes de paille les ballots o taient les prsents de lempereur, et les mettaient en tat dtre transports sans risque par des crocheteurs sur des perches de bambou, le pre de Fontaney revint bord me prendre et faire ses adieux. Le pre Contancin fut alors dclar aumnier du vaisseau ; nous disputmes quelque temps a qui demeurerait, mais comme il est dune mortification ne cder personne les occasions de souffrir, le pre de Fontaney termina le diffrend en sa faveur. Ce fut le 12 novembre 1701 que je mis le pied la Chine pour la premire fois, aprs huit mois dune navigation telle que je viens de marquer. Je vous laisse penser, mon trs cher pre, avec quel transport de joie je pris possession dune terre aprs laquelle je soupirais depuis plus de huit ans. Je ne regrettai point davoir tant souffert en chemin, et je priai le Seigneur de continuer me traiter comme il a fait de tout temps ses aptres et les prdicateurs de son vangile, qui nont nulle part plant plus inbranlablement la croix que dans les endroits o ils ont trouv plus de contradictions et de souffrances. Ds le jour mme que jarrivai Tien-pa il fallut devenir Chinois dans les formes. Jen pris lhabit et le nom car les Chinois ne sauraient seulement prononcer ceux que nous apportons dEurope. Tous les missionnaires et les marchands mmes, en arrivant, sont obligs de sadopter le nom de quelque famille du pays. Le mien est Tan-chankien. Pour ce qui est de lusage des manires de cet empire, il faut se
107
refondre depuis les pieds jusqu la tte, pour faire dun Europen un parfait Chinois. Nous fmes reus dans un cong-koen par les mandarins de Tien-pa, et rgals la chinoise, ds le mme soir. Cest une profusion de viandes et de ragots que je veux croire qui sont excellents, mais dont il me parut que nos Franais ne saccommodaient gure. Il y avait de quoi contenter ceux qui ne cherchaient que la multitude et la diversit des mets ; car on nous en servit de plus de quarante faons diffrentes. Le lendemain, M. de La Rigaudire, qui nous tait venu conduire jusque-l, avait envie de rgaler son tour les mandarins leuropenne ; mais comme tous les ballots taient prts pour le dpart, aussi bien que les porteurs et les soldats descorte, on ne voulut pas perdre de temps ni sarrter. Deux mandarins du tsong-tou vinrent donc le lendemain ordonner la marche et prsider la conduite des ballots de lempereur. Chacun des ballots portait un petit tendard jaune avec une inscription chinoise, pour avertir le peuple quon et du respect quand ils passeraient. Les porteurs taient obligs de donner leur nom par crit et quelquun qui les cautionnt ; un soldat marchait toujours ct, le capitaine rpondait de lui. Outre cela, les mandarins avec leurs gens faisaient un petit escadron volant, et prenaient garde quon ne scartt pas des grands chemins. Rien nest plus sacr parmi les Chinois que ce qui appartient lempereur ;
p.048
avec rvrence, on la conserve avec soin. Jadmirai lordre qui rgnait dans notre marche ; nous tions plus de quatre cents hommes, en comptant le tagin et les gens qui laccompagnent ordinairement. Ces gens sont des espces de timbaliers, de trompettes, de joueurs de cornet bouquin, des crieurs, des porteurs de parasol et dtendard, des valets de pied, des officiers mme de justice destins chtier les coupables, etc. Le tagin tait port dans un palanquin
1
; nous le
prcdions et nous lui tenions lieu de laoys 2. Cest ainsi que nous
1 Cest une espce de brancard ou de chaise porteurs. 2 Les laoys, la Chine, sont des lettrs du premier ordre qui accompagnent par
108
sortmes de Ten-pa et que nous fmes le voyage de Canton. En arrivant Yan-chuin-yen, qui est une petite ville fort jolie, nous crmes que tous les habitants taient venus au-devant de nous, tant il y en avait qui bordaient de part et dautre le chemin. Ils nous dvoraient des yeux, ravis apparemment de voir pour la premire fois de leur vie un tagin europen, et des barbes plus longues quelles ne sont communment la Chine. Ce que jadmirais, cest quil ny et aucun tumulte et quil rgnt un profond silence au milieu de cette troupe infinie de peuple assembl, sans pourtant quon vt nul officier de police qui part prendre soin de les tenir dans le devoir ; ils ont cette retenue et cette modestie de lducation chinoise, et, comme jai dit, du respect profond que leur inspire la vue de tout ce qui appartient lempereur. Le mandarin de Yan-chuin-yen, qui nous avait envoy la veille plus de six lieues de sa ville un souper tout apprt, nous accabla, notre arrive, de civilits et de prsents. Nous fmes logs dans un magnifique cong-koen. Il fallait passer trois cours avant darriver lappartement du tagin et des laoys ; lexposition de ces sortes de maisons est toujours presque au midi ; car il faut, suivant les lois de lempire, quelle en dcline un peu. Il ny a que le palais de lempereur qui ait droit dtre tourn directement au vrai midi. De Yan-chuin-yen nous vnmes Ho-tcheou ; nous rencontrmes en chemin une chose assez particulire. Ce sont des roches dune hauteur extraordinaire, et de la figure dune grosse tour carre, quon voit plantes au milieu des plus vastes plaines. On ne sait comment elles se trouvent l, si ce nest que ce furent autrefois des montagnes, et que les eaux du ciel ayant peu peu fait bouler la terre qui environnait ces masses de pierre, les aient ainsi la longue escarpes de toutes parts. Ce qui fortifie la conjecture, cest que nous en vmes quelques-unes qui, vers le bas, sont encore environnes de terre jusqu une certaine hauteur. Il y a dans cette province-l de trs beau marbre, dont on se sert pour faire des ponts et remplir les trous qui rendraient les chemins impraticables. Un bonze qui navait pas de quoi vivre, stant avis
109
depuis quelque temps de rparer de la sorte un de ces chemins, o une petite rivire faisait un trs vilain marais, le zle quil a tmoign en cela pour le bien public et pour la commodit des voyageurs lui a attir tant daumnes, quil se voit en tat aujourdhui de btir un beau pont, et auprs du pont une maison de bonzes. A voir de loin les grosses pierres de marbre quil a amasses dans cette valle pour son dessein, je crus quon voulait btir un palais tout entier, tant il y en avait. Le marbre est dune trs belle espce ; on le voit dans les endroits du chemin que les pieds des passants ont dj polis. A Ho-tcheou, la petite arme de terre qui nous accompagnait se changea en une arme navale. On mit tous les ballots sur neuf barques. On nous en donna quatre autres ; lune o taient les provisions et o on faisait la cuisine ; lautre pour la musique et les joueurs dinstruments ; la troisime qui portait les soldats descorte ; la quatrime pour nous. Le long de la rivire, de lieue en lieue, il y avait des corps-de-gardes ; les soldats se rangeaient en haie du plus loin quils nous voyaient, et nous saluaient notre passage de la dcharge de leur mousqueterie, nos fltes donnant le signal. La manire de tirer, en ces occasions, est diffrente de la ntre. Au lieu de porter le mousquet la main et de tirer en lair ou vis--vis deux, comme nous, ils le portent sous le bras, la crosse en devant, et la dcharge se fait comme sils voulaient frapper quelque but derrire eux. Quand on voyage sur leau dans des barques, on descend terre et lon couche au premier endroit o la nuit surprend ; les soldats se partagent en plusieurs troupes,
p.049
un tintamarre qui carte les voleurs, mais qui fait bien de la peine ceux auxquels lapprhension des voleurs nte pas lenvie de dormir. Le 20 novembre, nous arrivmes Chao-kin. Cest une grande ville o demeure le tsong-tou, qui est bon ami du pre de Fontaney. Le port est fort spacieux, au confluent de trois rivires ou grands canaux, dont lun va Ho-tcheou, lautre vers le Chan-si, le troisime conduit Canton, une lieue de Chao-kin. Ce troisime canal est si resserr entre des montagnes, que quand il fait des pluies il ne manque jamais
110
dy avoir un dluge Chao-kin. Au mois de mars dernier, la rivire se dborda la hauteur de quarante pieds. Nous vmes des maisons sur le quai, le long du rivage, dont les toits avaient t emports par linondation. Comme le tsong-tou faisait tous les frais de notre voyage, les mandarins qui sont sous lui ne manqurent pas, dans son absence, de signaler leur zle nous bien recevoir, selon lordre quil leur en avait donn de Canton, o il nous attendait avec impatience. Ils nous firent monter sur une grande barque de mandarin ; ces voitures sont bien commodes pour voyager ; on y est mieux log que nous ne sommes ordinairement dans nos maisons. De Chao-kin jusqu Canton, on ne voit des deux cts de la rivire que de gros villages ; ils sont si prs, quon dirait quils nen font quun seul. Cest l que lon commence prendre quelque ide des beauts de la Chine. Nous laissmes Kian-men gauche ; cest un village fameux pour sa longueur ; il a plus de cinq lieues de long ; on y compte prs de deux cents tours carres quon remplit de soldats en temps de guerre pour la dfense des habitants. Nous passmes un bout du village de Fo-chan, qui nest pas si grand, mais o lon compte pourtant un million dmes. Il y a sur la rivire seule plus de cinq mille barques qui sont aussi longues que nos plus grands vaisseaux, et chaque barque loge une famille entire, avec ses enfants et les enfants de ses enfants. Je ne compte point une infinit de bateaux pcheurs et de canots qui servent passer dun bord lautre ; car sur ces grandes rivires, il ny a point de ponts. Dans les campagnes et sur de petites minences prs des villages, on voit une infinit de tombeaux : ce sont des lvations de terre, termines en pointe par une grosse urne. Je ne crois pas que beaucoup de gens se fassent ainsi enterrer ; il faudrait bientt autant despace pour loger les morts que les vivants. Enfin le 25 novembre, nous arrivmes Canton 1. Ce nest pas une
ouverte, et o sont admis les trangers. La ville chinoise est lancien Canton ; lautre sappelle juste titre la ville neuve, car, incendie il y a dix-huit ans, elle a t depuis presque entirement reconstruite neuf. La population de Canton pour les deux villes et leurs faubourgs, est value un million dmes.
1 Canton forme deux villes ; lune toute chinoise et ferme de murailles ; lautre
111
ville, cest un monde, et un monde o lon voit toutes sortes de nations. La situation en est admirable ; elle est arrose dun grand fleuve qui, par ses canaux, aboutit diffrentes provinces. On dit quelle est plus grande que Paris. Les maisons ny sont pas magnifiques au dehors ; le plus superbe difice quil y ait, cest lglise que le pre Turcotti, jsuite, y a fait btir depuis deux ou trois ans. Les infidles sen tant plaints au vice-roi, comme dune insulte que cet tranger faisait leurs maisons et leurs pagodes, celui-ci, qui est un des plus sages magistrats de la Chine, leur rpondit : Comment voulez-vous que je fasse abattre Canton une glise ddie au Dieu du ciel, tandis que lempereur lui en fait lever une plus belle encore Pkin dans son propre palais ? En effet, nous avons appris ici que ce grand prince continue favoriser la religion chaque jour de plus en plus. Avant quil envoyt le pre de Fontaney en France, il avait donn aux jsuites franais un terrain spacieux dans lenceinte de son palais, pour y lever un temple au vrai Dieu. Il leur a fourni depuis de largent et du marbre pour le btir. Quelle consolation serait-ce si ce prince venait lui-mme ly reconnatre et enfin ly adorer avec nous ! Ldifice est leuropenne. Un de nos Frres 1, qui est trs habile architecte, a conduit tout louvrage. Nous aurons bientt dans ces provinces plusieurs autres glises dont notre grand monarque sera le fondateur, car il a donn au pre de Fontaney, ce dernier voyage, ce qui tait ncessaire pour en btir quatre, et a promis, quand elles seraient acheves, de fournir ce quil faudrait pour en lever encore de nouvelles ; il serait souhaiter que tous les princes de lEurope se fissent, son exemple, un point dhonneur et de religion de
p.050
infidles. Pour ce qui est de nous, nous emploierons notre vie et nos soins faire en sorte que ces temples soient bientt remplis de fervents chrtiens. Je ne sais point encore quel sera le lieu de ma mission. Nous
1 Le frre de Belleville.
112
partons dans trois jours avec le pre de Fontaney, qui nous placera en diffrents endroits ; les uns sarrteront sur la route dans les villes o nous avons dj des tablissements ; les autres iront Nankin 1, pour y tablir un sminaire. On enverra l dabord les missionnaires qui viendront dEurope, afin dy tudier et de se rendre habiles dans la langue et dans lintelligence des livres chinois. Nous sommes entrs neuf missionnaires la Chine avec le pre de Fontaney. Notre troupe sest accrue par larrive des pres Hervieu, Nolas, Melon et Chomel, qui sont venus par la voie des Indes. Le pre de La Fontaine devait faire le cinquime ; je lui avais donn rendez-vous Canton ; mais, ayant trouv dans le Madur
2
verser son sang pour Jsus-Christ, comme a fait depuis quelques annes le pre Jean de Brito 3, il a prfr cette mission celle de la Chine, o les affaires de la religion paraissent tre en trop bon tat pour esprer dy souffrir si tt le martyre. Quand je serai un peu plus instruit de la carte du pays, je vous en manderai des nouvelles. Cest bien assez que jaie pu vous rendre compte de mon voyage. Je vous cris par la voie dAngleterre, car lAmphitrite ne saurait partir de la Chine que dans un an. Je vous crirai amplement par ce vaisseau. Je me recommande toujours vos prires, et suis avec toute la reconnaissance et le respect que je dois, etc.
milieu de la grande pninsule qui est en de du Gange. 3 Lhistoire du martyre de ce grand serviteur de Dieu est dans le Recueil des Mmoires des Indes.
1 Cest la seconde ville de la Chine. 2 Cest un ancien royaume, aujourdhui simple district dans la province de Karnatik, au
113
Vous apprendrez, par les lettres que le pre de Tartre et nos autres pres ont crites en Europe, les dangers dont Dieu, par sa misricorde, a bien voulu prserver vos amis. tant arrivs en quatre mois et demi, le plus heureusement du monde, deux journes de Macao, le 29 de juillet, un vendredi, jour consacr sur notre vaisseau honorer saint Franois-Xavier, nous nous vmes enlever par une horrible tempte tous nos mts, malgr les efforts de M. de La Rigaudire notre capitaine, qui disputa la fureur des vents et de la mer toutes les pices de sa mture lune aprs lautre. Il fit dans cette occasion des prodiges, aussi bien que tout son quipage ; mais lAmphitrite tait coupable de navoir pas accompli le vu quon avait fait dans ce lieu-l mme le voyage prcdent, et davoir manqu de reconnaissance envers saint Franois-Xavier, son librateur. La premire pense qui vint tous les officiers et tout lquipage, quand on se vit deux doigts du naufrage dans ce mme endroit, fut que Dieu les voulait punir du peu de fidlit que la plupart avaient eu sacquitter du premier vu, et on rsolut quil fallait, avant que den faire un nouveau, commencer par sobliger accomplir celui quon avait si mal gard. Je ne vous ferai point le dtail de ce qui se passa pendant vingt-quatre heures que le vaisseau fut la merci des vents et de la mer. Contentez-vous de remercier Dieu de nous avoir conservs. Aprs que cette premire tempte fut passe, nous fmes route vers lle de Sancian, que nous reconnmes de loin le 5 daot, et nous allmes mouiller huit lieues de Macao, dans lesprance dentrer le lendemain ou les jours suivants dans la rivire de Canton ; mais Dieu
114
voulait amende
que
lAmphitrite,
redevable
deux
fois
de
son
salut
second vu. En effet, ce jour-l mme et le suivant, le vent devint contraire, et nous empcha de doubler la pointe de Macao. Le 7, une seconde tempte nous obligea bon gr mal gr, de chercher un asile. Sancian tait le seul endroit que lon connt. On sy retira, mais travers tant dcueils et de rochers, que tous nos marins tombrent daccord quon avait t ce jour-l plus prs du naufrage que le jour que nous fmes dmts. La nuit, la tempte devint si affreuse que quoique nous fussions couvert des vents et des flots derrire la pointe de lle de Sancian, notre cble pensa rompre et les vagues furent si grandes, qu chaque roulis le canon de notre batterie haute trempait dans la mer. Le 9, on passa de lautre ct entre lle et les terres et on alla mouiller la vue du tombeau de saint Franois-Xavier. Dabord, aprs avoir fait une dcharge de canon, lon entonna solennellement les litanies de ce grand saint. On continua ensuite, pendant plus de quinze jours que nous fmes arrts l, honorer en diverses faons laptre des Indes. Nous allions presque tous les jours dire la messe sur son tombeau, et tout lquipage y fit ses dvotions avec une pit qui nous donna beaucoup de joie et de consolation. De Sancian nous sommes venus Canton sur les galres chinoises. Le pre de Tartre et le pre Contancin, qui sur le vaisseau, essuyrent encore deux typhons, dont lun les prit une seconde fois la vue de Macao et les emporta cent lieues de l derrire une mchante le, o ils ont t obligs de mouiller, et dessuyer sur une seule ancre une quatrime tempte plus horrible que les prcdentes. Le canot, la chaloupe, quatre ancres, leurs voiles et leurs vergues, leur mt de misaine, tout a t perdu ou emport par la violence du vent. Pour nous, nous arrivmes Canton le 9 de septembre. Nous apprmes ce jour-l mme que les pres Hervieu et Nolas taient arrivs sur un vaisseau anglais lembouchure de la rivire de Canton. Quelques jours aprs, les pres Chomel et Melon arrivrent aussi sur un
115
vaisseau franais de Surate. Ainsi nous trouvmes Canton une recrue de treize missionnaires arrivs en moins de huit jours. Nous esprions de voir aussi le pre de La Fontaine ; mais il est demeur aux Indes, pour se consacrer la sainte et pnible mission de Madur. Cette perte nous a t sensible, mais nous comptons quelle sera rpare par plusieurs de nos Frres qui viendront incessamment nous joindre. Au reste que toutes ces temptes nbranlent personne. Dieu sait bien tirer des plus grands dangers ceux quil protge et qui se confient en lui. On nprouve presque jamais de plus sensibles ni de plus solides consolations que dans les moments o lon parat abandonn de tous les secours humains et o tout fait connatre quon est absolument entre les mains de la Providence. Nous sommes obligs de rendre ce tmoignage la bont de Dieu aprs en avoir souvent prouv les effets. Vous mavez marqu avant que je partisse, que je vous ferais plaisir de vous mander de quel caractre doivent tre les missionnaires quon choisit pour cette mission. Je le pourrai faire un jour apparemment avec plus dexactitude que je ne le puis aujourdhui ; cependant, depuis trois mois que je suis la Chine, et que jai confr avec des missionnaires de divers ordres, je crois en savoir assez pour vous dire l-dessus ce qui est de plus essentiel. Premirement, il faut des gens dtermins, pour lamour de Jsus-Christ, se gner en tout et se faire des hommes tout nouveaux, non seulement par le changement de climat, dhabillement et de nourriture, mais plus encore par des manires entirement opposes aux murs et au caractre de la nation franaise. Qui na pas ce talent, ou qui ne veut pas sappliquer lacqurir, ne doit gure penser venir la Chine. Il ne faut point de gens qui se laissent dominer par leur naturel ; une humeur trop vive ferait ici dtranges ravages. Le gnie du pays demande quon soit matre de ses passions, et surtout dune certaine activit turbulente qui veut tout faire et tout emporter dassaut. Les Chinois ne sont pas capables dcouter en un mois ce quun Franais est capable de leur dire en une heure. Il faut souffrir, sans prendre feu et sans simpatienter, cette lenteur et cette indolence naturelles ; traiter, sans
116
se dcourager, de la religion avec une nation qui ne craint que lempereur et qui naime que largent, insensible par consquent et indiffrente lexcs pour tout ce qui regarde lternit. Vous tes dsol chaque moment, si vous navez une modration, une douceur et une longanimit toute preuve.
p.052
quon aime ltude, quoique cette tude nait rien dagrable et dengageant, que lesprance de sen servir un jour avec succs pour glorifier Dieu. Comme il y a toujours apprendre en cette matire, il y a toujours tudier, et il faut saccoutumer passer continuellement de laction ltude, et de ltude aux fonctions du dehors. On sait encore que les Chinois se piquent dtre les peuples les plus polis et les plus civiliss qui soient au monde mais on ne conoit point ce quil en cote pour se rendre civil et poli selon leur got. Le crmonial de ce pays-ci est le plus gnant et le plus embarrassant pour un Franais, quon puisse simaginer ; cest une affaire que de lapprendre, et cen est une autre que de lobserver. Les sciences dEurope proportion quon y excelle, disposent particulirement les grands passer pardessus le souverain mpris quils ont pour tout ce qui vient des trangers. Vous voyez donc, mon rvrend Pre, combien cette grce universelle, dont je parlais dabord, est ncessaire en ce pays, plus que dans nulle autre mission. Je ne parle point des vertus chrtiennes et religieuses, sans lesquelles ici, non plus quailleurs, on ne peut ni se conserver soi-mme ni rien faire de grand pour la conversion des mes. Je conseillerais ceux qui se sentent appels la Chine, de lire et de relire la vie du pre Ricci crite par le pre dOrlans, et dtudier loisir le caractre de ce grand homme, quon regarde avec raison comme le fondateur de cette florissante mission. On voit runi dans sa personne cet assemblage de bonnes qualits qui rendent un homme propre faire ici un bien solide, et lon peut se croire dautant mieux dispos venir travailler dans cet empire, quon se trouvera plus semblable lui, ou plus rsolu, avec la grce de Dieu, le devenir. On se le propose particulirement ici pour modle, et nous avons la
117
consolation de voir que ceux qui limitent plus parfaitement sont aussi ceux au zle et aux travaux de qui Dieu donne de plus grandes bndictions. Quoiquil ne se fasse pas communment ici de ces miracles dclat qui furent dans les premiers temps des preuves si clatantes de la vrit du christianisme, Dieu ne laisse pas daider la faiblesse des idoltres et des nophytes par certains vnements qui ont quelque chose de prodigieux. Le pre Baborier en marque plusieurs dans ses lettres, que vous verrez sans doute Paris. Lun, de la maison dun chrtien conserve seule au milieu dun incendie qui consuma plus de quarante maisons autour delle. Lautre, dun idoltre prserv de la perscution du dmon la prire dun fervent chrtien. Le troisime, dun enfant soutenu et retir par une main invisible dun puits o il tait tomb. Le pre Fouquet, dans sa nouvelle mission, a les plus belles esprances du monde. Il marque quil vient lui tous les jours quantit didoltres, presss, les uns par les remords de leur conscience, les autres par des songes terribles, dont Dieu se sert pour les faire penser lternit ; quil en a baptis en un jour jusqu trente-cinq, et quil en a actuellement plus dune trentaine qui se font instruire. Jai appris de deux Franais qui viennent de Pkin, que lglise de nos Pres franais est acheve. Cest un des plus beaux difices de cette grande ville. Les censeurs de lempire (nous les nommons ainsi parce que leur emploi est le mme peu prs que ceux des censeurs de lancienne Rome) ; les censeurs, la voyant si leve, reprsentrent que cela tait contre les lois. Cest moi qui ai tort, rpondit lempereur : cest par mon ordre que les pres lont faite de cette manire. Comme les censeurs insistaient, et marquaient quil fallait envoyer un contrordre et faire abaisser cette glise : Que voulez-vous que je fasse ? repartit le prince, ces trangers me rendent tous les jours des services considrables ; je ne sais comment les rcompenser ; ils
118
refusent les charges et les emplois ; ils ne veulent point dargent ; il ny a que leur religion qui les touche, cest par ce seul endroit que je puis leur faire plaisir. Quon ne men parle plus. M. lvque de Pkin a donn la confirmation plus de douze mille chrtiens. Le pre Bouvet est occup depuis le matin jusquau soir instruire ceux qui viennent pour embrasser notre sainte religion. Il y a eu, entre autres, un bonze qui sest converti dune manire assez particulire. Il tait fort dvot dans sa fausse religion et il soccupait btir une pagode sur un grand chemin, lorsque deux chrtiens, passant par l, lui dirent quil se donnait bien de la peine pour une fausse divinit, quil ferait bien mieux daller Pkin trouver les Europens qui taient dans le palais de
p.053
du grand Dieu du ciel et souverain Seigneur de toutes choses. Le bonze, qui navait jamais entendu parler de la religion chrtienne, les crut, vint Pkin, se convertit, et sen retourna achever son btiment, quil a consacr depuis Jsus-Christ. Il est maintenant un des plus fervents prdicateurs de la vraie religion. On travaille actuellement la conversion dun officier tartare, quune rencontre qui a fait beaucoup dhonneur au christianisme, a engag a se faire instruire de la loi de Jsus-Christ. Il entrait cheval Pkin ; il laissa par hasard tomber sa bourse. Un pauvre artisan chrtien la vit tomber, la ramassa, et courut aprs lui pour la lui rendre. Lofficier, regardant avec mpris ce pauvre homme et ne sachant ce quil lui voulait, piqua son cheval ; le chrtien ne le perdit point de vue, et le suivit jusqu sa maison. L, le Tartare, tout en colre, le maltraita dabord de paroles, et lui demanda ce quil lui voulait : Vous rendre votre bourse que vous avez laiss tomber, lui rpondit le chrtien. Le Tartare fut surpris, et, changeant de langage, voulut savoir pourquoi, contre les coutumes de lempire, qui permettent de garder ce quon trouve, il lui rapportait son argent.
119
Cest que je suis chrtien, repartit lartisan, et ma religion moblige de le faire. Cette rponse piqua la curiosit de lofficier ; il voulut savoir quelle tait cette religion. Il vint voir les Pres, il les couta, il marqua beaucoup destime pour tout ce quils lui dirent des mystres et des maximes de la loi chrtienne. Il faut esprer que la grce achvera en lui ce quelle a si heureusement commenc. Le pre Castner, jsuite bavarois, ma fait la grce de me mener avec lui cinq lieues de Canton, dans sa mission. Cest Fochan qui est une bourgade plus grande que Paris, et o lon compte neuf cent mille mes. Pour la grandeur, jen parle comme tmoin oculaire ; pour le nombre des habitants jen parle sur le tmoignage de tous les missionnaires de Canton. Jai vu Fochan une fort belle glise, de la forme peu prs et de la grandeur de celle de notre Noviciat de Paris. Jy trouvai un trs grand nombre de fervents chrtiens, et ce pre devait, quelques jours aprs mon dpart, baptiser trois cents catchumnes dans les villages circonvoisins qui sont de son ressort. Je pourrais vous dire bien dautres choses des autres missions, mais je me fais une loi de ne parler que de ce que jai vu ou appris par lettres que jai lues moi-mme. Peut-tre quun jour jaurai le bonheur de vous faire part aussi du succs que la misricorde infinie de Dieu voudra bien donner mes faibles travaux et aux prires de mes amis. Je me recommande trs particulirement aux vtres, et suis avec bien du respect, etc.
120
Si les lettres que jai reues dEurope cette anne mont combl de joie, en mapprenant les bndictions continuelles que Dieu verse sur la France, sur le grand prince qui la gouverne, et sur toute la famille royale, je nai pas t moins touch de ce que vous avez fait dans ces derniers temps pour lavancement de luvre de Dieu et pour la gloire de la religion. Pendant que nous travaillons ici de toutes nos forces renverser les idoles et dtruire lempire du dmon, il vous est bien glorieux, monseigneur, de combattre lhrsie, de la confondre et de la bannir de toutes vos terres, avec un succs qui dsole les partisans de lerreur, et qui vous attire lestime du roi et les applaudissements de toute la France. Il est assez surprenant quen moins de deux ans vous ayez engag plus de six mille hrtiques se faire instruire des vrits catholiques, et rentrer de bonne foi dans le sein de la vritable glise. Permettez-moi, monseigneur, de prendre part un si heureux succs, et la satisfaction que reoit notre auguste matre de vous voir rpondre si fidlement aux soins quil a pris pour vous donner une ducation catholique et digne de votre illustre naissance. Quoique Dieu rpande tous les jours ses grces sur la mission franaise que nous avons tablie depuis
p.054
de nous ne compte encore, comme vous, les cinq et six mille infidles convertis. Depuis quatre ans que nous sommes ici, tout le temps sest presque pass apprendre Il la ne langue, faut et sen faire quelques les tablissements solides. point tonner ;
121
la terre plus dune fois avant que de semer et de recueillir. Comme vous avez la bont de vous intresser ce qui nous regarde, et que vous souhaitez savoir des nouvelles de notre mission, je vais vous rendre un compte exact de nos occupations prsentes, et des esprances que Dieu nous donne pour le temps venir. Mais comme je ne veux rien vous crire qui ne soit venu ma connaissance par des voies assures, je me bornerai ce qui regarde les seuls jsuites franais, que jai trouvs ici, ou qui y sont venus avec moi et depuis moi. Jarrivai la Chine le vingt-cinquime de juillet de lanne mil six cent quatre-vingt-dix-neuf. Nos Pres franais ny avaient alors que deux maisons. La premire Pkin, dans lenceinte du palais imprial, o lon voit aujourdhui une belle glise, btie avec la permission et par les libralits de lempereur. La seconde Canton, qui est un des plus fameux ports de cet empire, o les Europens et plusieurs nations de lOrient font un grand commerce. Ces deux maisons ne suffisant pas pour le nombre de nos missionnaires, qui augmentait tous les jours, on pensa faire de nouveaux tablissements. On jeta les yeux sur la province de Kiam-si, et les pres de Broissia et Domenge achetrent trois maisons pour y faire trois glises. Une Fou-tcheou, lautre Jaotcheou, et la troisime Kieou-kiang, qui sont trois villes du premier ordre. Ces maisons ne cotrent quenviron deux cent quatre-vingts taels, ce qui revient peu prs onze ou douze cents livres de notre monnaie. Ce ntait que de vieilles masures, qui, menaant ruine en beaucoup dendroits, taient devenues inhabitables. Les toits taient ouverts de tous cts, et lon y tait expos la pluie, et toutes les injures de lair. De plus, la maison de Fou-tcheou ne fut dabord engage que pour un certain temps, et ce na t quaprs bien des formalits et des embarras que nous en sommes demeurs paisibles possesseurs. Quoique grandes que fussent les incommodits que souffrirent les Pres, qui nous procurrent ces premiers tablissements, ils y furent peu sensibles ; mais nous le fmes tous infiniment aux oppositions que formrent les mandarins de Kieou-kiang et de Jaotcheou notre tablissement dans ces deux villes.
122
Ces oppositions durrent prs dun an et demi ; car les gouverneurs, qui sont des mandarins infrieurs, ne rglent pas ordinairement par eux-mmes les affaires importantes : ainsi, ils sont obligs den faire leur rapport aux mandarins suprieurs, cest--dire au pou-tchim-sse, que nos Europens appellent le trsorier gnral de la province, et au fou-yuen, qui nous donnons le nom de vice-roi. Ce fut devant ces deux grands mandarins, qui ne reconnaissent au-dessus deux que les tribunaux de Pkin, que fut porte laffaire des deux maisons que nous avions achetes. On sopposait notre tablissement dans ces deux villes, parce que nous tions trangers et parce que nous prchions une loi trangre. Comme la qualit dtranger est toujours odieuse la Chine, il nen fallait pas davantage pour tre condamns, et nous leussions t, si le trsorier gnral net pris notre dfense, et net fait valoir le fameux dit qui fut port en mil six cent quatre-vingtdouze en faveur de la religion chrtienne. Il est vrai que cet dit ne marque pas quon pourra faire de nouvelles glises, mais il nous maintient dans les anciennes, et nous permet dy assembler le peuple ; ce qui parut suffisant des juges affectionns, pour ne nous point troubler dans les tablissements que nous avions faits. Cette affaire tant heureusement termine, le pre de Broissia reut ordre de passer dans la province de Tche-kien pour fonder une glise Nimpo, port de mer sur la cte orientale de la Chine, vis--vis du Japon, qui nen est loign que de trois ou quatre journes. Ce poste nous parut ncessaire, non seulement pour avoir une entre libre de ce ct-l dans la Chine, mais encore pour chercher quelque moyen de pntrer au Japon o la religion chrtienne a t autrefois si florissante, et o lon dit quelle sest conserve jusqu prsent malgr les horribles perscutions qui dsolent depuis si longtemps cette glise. Les pres de Broissia et Gollet tant arrivs Nimpo
1 p.055
au mois daot
de lanne dernire, y demeurrent trois ou quatre mois avec de grandes incommodits, et sans pouvoir trouver aucune maison qui leur
1 Liampo, ou Ning-pho-fou.
123
convnt, parce quils navaient pas assez dargent pour acheter celles quon leur prsentait. Cela les obligea de prendre un emplacement, et de btir quelques chambres pour se loger ; mais ce ne fut pas sans contradiction : le tchen-hien de la ville (cest lofficier qui gouverne le peuple) leur envoya demander qui ils taient, do ils venaient, et quel tait leur dessein ; et aprs leur rponse, il dfendit de continuer louvrage quils avaient commenc. Il prsenta mme une requte contre eux aux mandarins dont il dpendait. Cette requte passa par tous les tribunaux, et vint enfin au vice-roi de la province. Si ce premier mandarin et t aussi bien intentionn que ceux dont nous avons parl, il et pu par lui-mme conclure comme eux la chose en notre faveur, et nous pargner beaucoup de peines, de craintes et de frais ; mais au lieu de prononcer sur la requte, il la renvoya la Cour des rites. Ce tribunal, de tout temps redoutable aux trangers, et contraire au christianisme, naurait pu suivre en cette occasion ses anciennes maximes sans renverser tous nos tablissements, et sans ruiner entirement notre mission naissante : mais Dieu, en qui nous avions mis toute notre confiance, ne le permit pas. Le pre Gerbillon, notre suprieur gnral, trouva parmi les officiers de cette Cour formidable des amis puissants et de zls protecteurs, qui gagnrent des voix en notre faveur, et qui firent donner au vice-roi de Tche-kien une rponse aussi favorable que nous la pouvions souhaiter. Nous emes une plus rude perscution a soutenir dans la province de Hou-coan. Le pre Domenge et le pre Porquet achetrent Hoantcheou une petite maison pour la somme de soixante et six taels. Ce lieu nous tait commode : outre quil nest pas loign de la capitale de Hou-coan, il y avait dj quelques anciens chrtiens qui demandaient du secours. La maison ne devait pas faire envie ; on ny voyait ni porte, ni fentres, ni meubles, de sorte que le pre Hervieu tant venu en prendre possession, fut oblig, les premiers jours, de coucher terre et presque dcouvert. Cependant un bonze ayant appris larrive du nouveau missionnaire, se mit la tte de la canaille quil avait aposte, et alla le dfrer aux mandarins. Les prtres des idoles souffrent impatiemment de voir lever des glises, parce que les chrtiens, ds
124
quils sont chrtiens, refusent de contribuer lentretien des pagodes. Le pre Hervieu crut quavec un peu de patience ces mouvements pourraient sapaiser ; il se trompa. Le mandarin lui fit dire de se retirer au plus tt, et envoya des tchai, cest--dire des huissiers pour lui en signifier lordre. A la troisime sommation, le pre fut contraint de cder la place, pour ne pas irriter un homme dont la colre aurait pu avoir de fcheuses suites. On abandonna ainsi, outre la maison de Hoan-tcheou, celle de Han-yan, quon venait dacheter dans la mme province de Hou-coan. Les Pres comptaient beaucoup sur lappel quils pouvaient interjeter au vice-roi, qui des personnes de considration les avaient recommands ; mais ce mandarin, bien loin davoir quelque gard pour eux, les menaa de renvoyer cette affaire la Cour des rites, ce que nous apprhendions par-dessus toutes choses, dans la crainte que ce tribunal, qui venait dj de prononcer en notre faveur, nous voyant revenir si souvent, ne se formt quelque ide dsavantageuse des tablissements que nous faisions dans les provinces. Les prjugs eussent pu renatre contre tout ce qui sappelle nouveaut. On et rpondu de sen tenir la coutume : cest la grande raison ici, et cette raison, quon rapporte souvent, tient la place de beaucoup dautres quon croit avoir, et quon nose pas dclarer ouvertement. Les Chinois ne sauraient simaginer quon puisse se proposer, dans tout ce quon entreprend, une autre fin que lintrt : ce quon dit des motifs qui font agir les hommes apostoliques, et qui les portent quitter leur pays, leurs parents, et tout ce quils ont de plus cher au monde, dans la seule vue de glorifier Dieu et de sauver les mes ne les touche point, parce quil leur parat incroyable. Cependant ils nous voient traverser les plus vastes mers avec des fatigues et des dangers immenses ; ils savent que ce nest ni le besoin qui nous amne la Chine, puisque nous subsistons sans rien leur demander et sans attendre deux le moindre secours ; ni lenvie damasser des richesses, puisque nous les mprisons et que nous ne vendons ni nachetons rien ; ils ont recours des desseins de politique, et quelques-uns sont assez simples pour simaginer que nous venons tramer des changements dans ltat, et,
125
p.056
Quelque extravagant que soit ce soupon, il y a eu et il est craindre quil ny ait peut-tre encore des gens capables de le concevoir. Yamquam-siem, ce terrible ennemi de la religion chrtienne, qui fit souffrir au pre Adam Schall une si cruelle perscution, et qui voulait envelopper tous les missionnaires dans la ruine de ce grand homme, leur imposa ce crime affreux. Cette accusation trouva crance dans des esprits naturellement souponneux et pleins dombrage ; et si la main de Dieu, par des prodiges inesprs, net dconcert les projets de cet impie, ctait fait de notre sainte loi et des prdicateurs qui lannonaient. Il ny avait pas encore longtemps que jtais Fou-tcheou lorsquun chrtien mavertit quon rpandait contre nous de semblables bruits. Quelque effort quil et pu faire pour dtromper par de solides raisons ceux qui taient dans une opinion si ridicule, il mavoua quil navait pu en venir bout. Les bonzes, ennemis par intrt de la sainte doctrine que nous prchons, sont ordinairement les premiers auteurs de ces calomnies atroces ; ils les sment adroitement parmi le peuple, et pour nous rendre plus odieux, ils y ajoutent mille sots contes, auxquels on ne laisse pas dajouter foi. Mais rien ne leur russit mieux que ce quils rebattent sans cesse aux oreilles de la populace stupide, que les disgrces temporelles, les maladies, mille autres accidents funestes, et la mort mme, sont des suites infaillibles du baptme. Il est incroyable combien ces terreurs, quoique dmenties souvent par lexprience, empchent de gens dembrasser le christianisme ; sur quoi voici ce qui mest arriv moi-mme. Un jour que jallais baptiser une femme qui tait lextrmit, un catchiste vint me trouver lglise pour mavertir de ny pas aller, parce que le mari de cette femme, qui tait venu me prier de la baptiser, avait chang de sentiment. Allez dire au prdicateur de votre loi, dit cet infidle au catchiste, quil se tienne en repos chez lui ; je sais ses desseins et je suis instruit de ses prtentions. Il veut avoir les
126
yeux de ma femme, pour en faire des lunettes dapproche ; quil sadresse dautres, car je ne consentirai jamais quil mette le pied dans ma maison, ni quil la baptise. Le catchiste, touch de compassion de voir un aveuglement si dplorable, tcha de remettre lesprit ce pauvre homme ; mais tous ses efforts furent inutiles, et la femme mourut sans tre baptise. Cest ainsi que le dmon se joue de ce peuple infortun, dont la crdulit pour les fables les plus grossires est excessive, pendant quil ferme les yeux aux vrits les plus claires, et tout ce qui pourrait le conduire la connaissance de Dieu. Dans un pays o lon est si prvenu contre nous, et au milieu de tant dennemis attentifs nous observer, vous jugez assez, monseigneur, avec quelle circonspection doivent agir ceux qui viennent ici prcher lvangile. Ce nest pas assez dapporter beaucoup de zle, il faut que ce soit un zle rgl par une grande prudence, sans quoi lon est en danger de tout gter, et de mettre de grands obstacles luvre de Dieu. Je ne dis point ce quil y a souffrir dans les voyages et dans les courses ncessaires auxquelles notre ministre nous engage. Il nous a fallu remonter des torrents rapides, o nous voyions des barques se briser nos yeux ; veiller les nuits entires pour nous dfendre des voleurs, qui ne nous auraient fait aucun quartier sils nous avaient pu surprendre ; nous faire entendre une nation dont nous ne savions encore la langue que trs imparfaitement. Ces peines et beaucoup dautres font que nous osons nous appliquer ces paroles du Prophte : Ils allaient et venaient, jetant le grain en terre avec beaucoup de larmes. Mais nous esprons aussi de la misricorde infinie de Dieu quil vrifiera encore en nous les paroles qui suivent : Ils viendront enfin avec joie, chargs des gerbes quils auront recueillies. Nous voyons dj des commencements qui nous consolent, et je me persuade quen les lisant vous aurez vous-mme, monseigneur, une
127
vritable consolation. Tandis que les missionnaires dont jai parl taient occups la fondation de nouvelles glises, les autres travaillaient remplir de fidles celles qui se trouvaient dj tablies. Le pre dEntrecolles, qui fut envoy Jao-tcheou, ne trouva pas dans cette ville un seul chrtien lorsquil y arriva. A la vrit, un jeune homme de Hoi-tcheou, ville de la province de Nankin, avait reu le baptme des mains du pre de Broissia, dans la nouvelle glise de Jao-tcheou, mais comme il tait tranger, il se retira
p.057
pre dEntrecolles eut le bonheur de mettre dans le chemin du salut, fut un pauvre maon, du nombre de ceux qui avaient travaill au btiment de la petite chapelle. Ici, lexemple de Notre-Seigneur nous pouvons donner pour marque de notre mission, que nous vanglisons les pauvres. On trouve en eux la Chine, comme partout ailleurs, moins dobstacles et plus de docilit aux vrits du salut que dans les grands et dans les puissants du sicle. Celui-ci, tant tomb dangereusement malade, eut recours toutes les superstitions des bonzes ; mais ce fut sans aucun succs. On en avertit le pre dEntrecolles qui se sentit touch de laveuglement et du danger de ce bon manuvre. Comme il avait apport dEurope quelques remdes, il les fit offrir au malade, dans la vue de le gagner. Le malade les accepta, mais en dclarant quil ne prtendait nullement par l faire socit de religion avec nous. Ctait pourtant le moyen que Dieu avait choisi pour le faire chrtien ; les remdes le soulagrent, et son cur se trouva bientt chang. Il demanda de lui-mme tre instruit ; il apprit en un jour toutes les prires ; et, stant ensuite fait traner sur les bras de ses enfants jusqu loratoire quil avait bti, il tmoigna tant de ferveur et tant de foi, quon crut le devoir baptiser. Peu de temps aprs son baptme, il retomba dans sa langueur, ce qui, bien loin de lbranler, ne servit, en purant sa foi, qu laffermir davantage. Il soutint cette preuve avec une rsignation admirable, et, se sentant prs de sa fin, il demanda les derniers sacrements, quil reut avec des marques dun repentir trs vif de ses pchs passs, et une esprance ferme que Dieu lui voudrait
128
bien faire misricorde. Il expira au milieu de sa famille quil exhorta fortement embrasser la religion dans laquelle il mourait. Sa mort fut suivie de la conversion dun jeune homme qui tait fils du premier mari de sa femme et que Dieu toucha la vue des obsques quon fit au dfunt. Le jour quon devait clbrer la messe pour le repos de son me, le pre dEntrecolles fit parer sa chapelle de divers ornements quil avait apports dEurope. Ce spectacle extraordinaire excita la curiosit des Chinois. Comme ctait le nouvel an, temps auquel on ne pense ici quaux divertissements et aux visites, le peuple dsoccup accourut en foule lglise. De grandes et belles images, dont elle tait toute tapisse, arrtaient les yeux des Chinois, qui navaient jamais rien vu de semblable ; ils en demandaient lexplication. Durant prs de trois semaines, ce fut chaque jour un monde nouveau et de nouvelles questions ; il vint plus de dix mille personnes, et ce fut alors, dit le pre dEntrecolles dans la lettre quil crit, que je ressentis une vritable douleur de ne pouvoir, faute dentendre encore assez bien la langue, expliquer nos saints mystres cette foule dinfidles qui dsiraient den tre instruits. Jy supplai, ajoute-t-il, le mieux quil me fut possible par mes domestiques qui, sachant bien leur crance, se faisaient couter avec assez dattention, et par les livres que je distribuai ceux qui taient capables den profiter. Plusieurs de ces derniers revinrent proposer des doutes que la lecture de ces livres leur avait fait natre. Mais il est surprenant que, de cette grande multitude de peuple qui on annona le royaume de Dieu, il ny en eut que deux qui ouvrirent les yeux la lumire, et qui demandrent le baptme. Le premier tait sieou-tsai darmes, cest--dire gradu ; car les Chinois ont des gradus dans les armes aussi bien que dans les lettres. Un homme qui veut se pousser par cette route est oblig de passer par divers examens, de faire voir son habilet tirer de larc et monter cheval, et de donner des preuves de sa force et de son adresse dans les autres exercices militaires. Il doit aussi avoir de la science car on leur donne rsoudre certains problmes qui regardent les campements et
129
les autres fonctions de la guerre. Ceux qui se distinguent sont levs au degr de sieou-tsai, qui rpond peu prs celui de bachelier en France. On monte ensuite au degr de kiu-gen, par un examen qui se fait de trois en trois ans, en prsence du vice-roi et des mandarins de la province. Enfin, on devient tsin-sse cest--dire docteur ; mais il faut avoir un rare mrite pour arriver ce dernier degr, auquel lempereur nomme lui-mme. Ce qui se pratique pour la guerre est aussi dusage pour les sciences, avec cette diffrence, que les gradus dans les lettres sont encore plus estims que ne le sont ceux des armes. Mais quiconque peut parvenir au titre glorieux de tsin-ssee, soit dans les lettres, soit dans la guerre, doit se
p.058
solidement tabli puisquil est porte de tous les emplois les plus importants de lempire. On doit donc regarder le sieou-tsai darmes qui fut baptis Jao-Tcheou, comme la premire colonne de cette nouvelle glise. La visite que rendirent au pre dEntrecolles les mandarins de la ville et un docteur du collge imprial qui flchirent le genou et baissrent la tte devant limage de Jsus-Christ, donna de la rputation a notre sainte loi, et fut suivie du baptme de six personnes, dont trois taient pres de famille. Ces conversions donnrent encore occasion plusieurs autres ; de sorte que le nombre des fidles saccrut peu peu considrablement. La difficult principale tait de convertir quelques femmes de ce lieu. Dans les anciennes glises, les femmes chrtiennes instruisent les personnes de leur sexe et les disposent au saint baptme. Il est ncessaire den user ainsi la Chine, parce que les Chinoises sont naturellement si modestes et si rserves quelles nosent presque paratre devant un homme : plus forte raison noseraient-elles parler un tranger, ni couter ses instructions. Notre-Seigneur leva cet obstacle qui tait grand. Quelques femmes chrtiennes tant venues par eau de la province de Hou-coan avec leurs maris, commencrent instruire de notre sainte religion les femmes de Jao-tcheou. Leur barque devint bientt un lieu dassemble ; le Pre, sy tant rendu, en baptisa sept quil trouva suffisamment instruites et celles-l serviront
130
dsormais
en
instruire
beaucoup
dautres.
Tels
ont
les
commencements de lglise de Jao-tcheou o il y a prsentement plusieurs chrtiens dune ferveur admirable. Un dentre eux ayant obtenu la grce de communier, passa tout ce jour-l sans prendre aucune nourriture. Il ne pouvait contenir sa joie de possder Jsus-Christ, et il neut de repos que quand il et procur sa femme le mme bonheur. Un autre perdit une barque quil avait, le jour mme quil fut baptis, et son fils unique, quil aimait tendrement et qui avait aussi reu le saint baptme, mourut peu de temps aprs. Il regarda ces accidents comme une preuve de Dieu, et, bien loin den tre branl, ayant remarqu que le visage de son fils, quun rtrcissement de nerfs avait horriblement dfigur durant sa maladie, tait devenu fort beau aprs sa mort, il en redoubla sa ferveur. Une si grande constance dans un nophyte chinois ne peut tre que leffet dune grce fort extraordinaire, car ces peuples ont un amour et un attachement extrmes pour leurs enfants. Le pre dEntrecolles espre ouvrir bientt une nouvelle mission dans une petite ville voisine de Jaotcheou. Il a dj baptis un pre de famille qui est tabli dans ce lieul. Lglise de Kieou-kiang na pas eu des commencements si heureux. Semblable ces terres ingrates qui rpondent mal aux peines quon prend pour les cultiver, cette ville infidle na donn jusqu cette heure quun trs petit nombre de chrtiens. Ce nest pas une chose aise la Chine de planter la foi dans un lieu o elle na jamais t tablie, parce que personne ne veut commencer lembrasser. Les plus convaincus de nos mystres attendent un exemple, et cest dans ces occasions quon sent particulirement toute la force du respect humain. Pour la ville de Fou-tcheou, o jai demeur plus dun an diffrentes fois, le christianisme y prend racine insensiblement, et jai lieu desprer que dans quelques annes notre sainte religion y sera trs florissante. Aprs plus de vingt mois de courses dans la province de Fo-kien o je navais pu trouver de retraite fixe, les ordres de ceux qui conduisirent notre mission me firent passer Fou-tcheou, ville de la
131
province de Kiam-si. On me remit le soin de cette chrtient au commencement du mois de mars de lanne dernire. Il ny avait alors quenviron cent nophytes, il y en a maintenant une fois autant. Je fis le premier baptme que jeusse jamais fait en ma vie, le douzime de mars. Ctait le jour de ma naissance, ce qui me fit beaucoup de plaisir ; car je crus pouvoir me dire quil fallait renatre en quelque sorte ce jour-l pour mener une vie nouvelle qui ne ft plus occupe qu glorifier Dieu et qu procurer le salut des Chinois. La personne que je baptisai tait une jeune femme dangereusement malade, qui savait parfaitement tout ce quil faut croire. Quand on lui demanda si elle avait encore quelque confiance dans les idoles, elle rpondit avec une espce dindignation qui me toucha : Il faudrait tre bien aveugle pour croire que ces morceaux de pierre et de bois eussent quelque pouvoir. Le sacrement qui purifia son me ne fut pas sans effet sur son corps, ainsi que je le puis croire raisonnablement, puisquelle se trouva gurie bientt aprs. Cette femme est aujourdhui une des plus ferventes chrtiennes de cette glise. Quelques jours aprs je confrai le baptme trois autres personnes, et ensuite un plus grand nombre encore, de sorte quen peu de mois je comptai quarante-neuf femmes ou hommes que javais baptiss, parmi lesquels il y en avait dj plusieurs avancs en ge et qui avaient de nombreuses familles. Les gens de lettres commencrent me venir voir et me proposer leurs doutes sur notre sainte religion. Je me souviens dun nomm Yuen, de grande rputation parmi les siens, qui, dans une visite quil me rendit, demanda fort srieusement comment Dieu pouvait gouverner le monde et fournir, sans se lasser, lapplication que demandait un travail aussi tendu. Je tchai de le satisfaire en lui dveloppant lide de Dieu, et usant de comparaisons pour le lui faire connatre : cest la meilleure manire dinstruire les Chinois ; une comparaison applique propos les convainc srement beaucoup mieux que les dmonstrations les plus solides. Ils ont pour la
p.059
vertu ou quelque
132
plupart lesprit trs bon, mais peu capable des subtilits de la dialectique, peut-tre parce quils ny sont pas accoutums. Ce lettr me parut content de mes rponses ; il est revenu ici depuis deux mois se faire examiner pour le kiu-ginat. Il mamena avec lui son fils, qui est aussi gradu : je les pressai tous deux douvrir les yeux la lumire mais lheureux moment o la grce les doit soumettre comme je lespre, lempire de Jsus-Christ ntait pas encore venu. Si jtais demeur plus longtemps Fou-tcheou, jaurais selon toutes les apparences, augment de cent personnes le nombre des nophytes ; mais un ordre imprvu mobligea dabandonner pour un temps ma chre mission, pour venir Nan-tchang-fou, do jai lhonneur de vous crire cette lettre. Jai eu la consolation dy recevoir le pre de Fontaney et ses compagnons son retour dEurope. Quoique je fusse alors dans un grand embarras, je ne laissai pas de faire une petite mission la campagne : elle ne dura que six jours ; mais pendant ce temps Notre-Seigneur me fit la grce de baptiser trente huit personnes dans cinq villages diffrents que je parcourus. Je retournai Fou-tcheou au commencement du mois de mars : les chrtiens, qui avaient t six mois sans pasteur, vinrent me trouver aussitt quils surent mon arrive. Ce fut de part et dautre une joie trs sensible de nous revoir. On mamena un grand nombre de catchumnes. Je les examinai, et en peu de jours jen baptisai prs de trente. Je recommenai mes confrences avec les lettrs. Comme ctait un temps dexamen pour eux, la ville en tait remplie, et ils venaient me rendre visite en si grand nombre, que dans une seule aprs-dne jen comptai jusqu quinze. Je leur distribuai quelques ouvrages de nos anciens missionnaires, et entre autres lexcellent livre du pre Matthieu Ricci qui a pour titre en chinois Tien-tchu-che-y, cest--dire, de la vritable intelligence du mot Tien-tchu, qui signifie le Seigneur du ciel. Ce livre fait des effets merveilleux sur lesprit des Chinois qui ont de la capacit, et il en est peu qui ne soient branls quand ils lont lu avec attention. Un autre livre que je donnai plusieurs est celui du pre Jules Aleni, qui a pour titre, Oan ou-tchin-yuen, la vritable origine de toutes choses. Ce missionnaire a t dans son temps une des plus
133
fermes colonnes de cette mission, et son ouvrage a eu un si grand cours dans toute la Chine, et est dailleurs si touchant et si instructif, que je crois pouvoir assurer quil a converti plus dinfidles quil na de syllabes et mme de lettres. Il serait souhaiter que chaque missionnaire ft en tat de semer dans les lieux de sa mission un grand nombre dinstructions. Ce sont des prdicateurs muets mais trs loquents et trs efficaces, qui reprochent aux Chinois les dsordres de leur vie sans blesser leur dlicatesse, qui clairent leur esprit sans les choquer, et qui les conduisent peu peu. et presque sans quils sen aperoivent, la connaissance de la vrit. Je ne sais pas encore tout leffet quauront eu ceux que jai rpandus, il mest revenu seulement quils avaient beaucoup contribu la conversion dun lettr qui a reu le baptme depuis mon dpart de ce pays-l. Cest par la lecture de quelques livres de pit que le fameux pre Adam Schall donna un mandarin, il y a plus de quarante ans, que sest convertie une famille entire, dont
p.060
cette anne. Ce mandarin stant trouv dans sa jeunesse la cour, o il avait un emploi de distinction, alla voir par curiosit le pre Adam Schall, qui stait acquis par son mrite une grande rputation dans tout lempire. Le pre lui parla de la religion chrtienne et le porta lembrasser ; mais le jeune mandarin, qui aimait les plaisirs, et qui navait alors en tte que sa fortune, ne fit pas grande attention tout ce que disait lhomme de Dieu ; il reut nanmoins les livres quil lui donna. Il parcourut ensuite plusieurs provinces o il eut des charges considrables, se livra toutes les ridicules superstitions des bonzes, chercha dans les livres des tao-sse qui sont dinsignes imposteurs les moyens de se rendre immortel, jusqu ce quenfin, revenu de ses erreurs et de ses folies lge de-quatre-vingts ans, il trouva dans la lecture des livres dont le pre Adam Schall lui avait fait prsent autrefois, ce quil avait cherch vainement ailleurs, je veux dire son salut ternel, et celui de la plupart de ses enfants. Cet exemple, et plusieurs autres que je pourrais rapporter, montrent assez de quelle utilit sont ici les bons livres. Pendant que jtais Fou-
134
tcheou, ne pouvant pas fournir aux frais den donner tout le monde, chaque dimanche aprs le service je prtais aux chrtiens ceux quils me demandaient, afin quils pussent ensuite les prter eux-mmes leurs parents et leurs amis ; ce qui produisait ordinairement la conversion de quelquun. Je ne demeurai en ce lieu-l que jusqu la mi-juin, parce que, outre lglise de Fou-tcheou, je fus oblig de me charger de cette de Nan-tchang, et de partager mes soins entre lune et lautre. Je laissai Fou-tcheou le pre de Chavagnac, persuad que ce pre, beaucoup plus zl et plus vertueux que moi, deviendrait bientt plus utile mes nophytes. En effet, depuis six mois que je lai quitt, il leur a rendu des services trs importants, les assistant dans leurs maladies, et attirant un grand nombre dinfidles la foi, par les exemples de charit quil leur donne en toute occasion. Quoiquil y ait trs peu de temps quil est la Chine, il a fait de si grands progrs dans ltude de la langue chinoise, par lapplication extraordinaire quil y a apporte, que non seulement il est en tat dentendre les confessions, mais aussi de prcher et dinstruire le peuple ; Dieu a bni ses travaux, et il se passe peu de semaines quil ne fasse de nouvelles conversions. Il y en a eu mme dclatantes, et dans lesquelles il parat quelque chose de merveilleux. Dieu, dont les bonts sont infinies, fait ici de temps en temps des coups surprenants pour amener les infidles la connaissance de la vrit et, quoique je sois en garde contre une crdulit trop facile, javoue quen certains cas je ne peux pas mempcher de croire. En voici un arriv depuis quelques mois, dont le pre de Chavagnac mcrit lui-mme les circonstances quil a pris soin de vrifier. Dans un village voisin de la ville de Fou-tcheou, une jeune femme de dix-sept dix-huit ans fut attaque dune maladie si extraordinaire que personne ny connaissait rien. Elle se portait bien quant au corps, buvant et mangeant avec apptit, vaquant aux affaires de la maison et agissant son ordinaire. Mais lheure quon y pensait le moins, elle se trouvait saisie dun violent accs de fureur, pendant lequel elle parlait de choses loignes et absentes, comme si elles eussent t prsentes, et quelle les et vues de ses yeux. Elle dit, dans un de ces accs, quun
135
homme, qui tait la campagne, arriverait bientt et quil lui parlerait de la religion chrtienne. Une autre fois elle dit que deux catchistes viendraient un certain jour quelle marqua, et quils jetteraient je ne sais quelle eau sur elle et par toute sa maison. Elle fit en mme temps des signes de croix, et commena contrefaire ceux qui aspergent le peuple deau bnite. Un des assistants lui ayant demand pourquoi elle paraissait inquite sur cette eau et sur ces signes de croix : Cest, rpondit-elle, que je les crains comme la mort. Ce quil y eut de plus extraordinaire dans cette aventure, fut que quatre hommes ou jeunes garons, frres ou parents de cette jeune femme, avaient t attaqus de la mme maladie cinq ou six mois auparavant. Leur furie devenait si grande dans des moments, quon tait oblig de les lier, parce quils se battaient rudement les uns les autres, faisaient des extravagances dont on avait sujet dapprhender de funestes suites. Ces pauvres gens cherchrent toutes sortes de remdes pour se dlivrer dun mal si fcheux. Tcham, chef des tao-sse, qui se faisait appeler Tien-ssee ou le Docteur cleste, vint alors Fou-tcheou. Ce
p.061
beau nom est hrditaire sa famille ; en sorte que son fils, ft-il
le plus ignorant et le plus stupide de tous les hommes, aura le nom de Docteur cleste comme son pre. Celui qui gouverne aujourdhui les tao-sse est un homme denviron trente ans, fort agrable et fort bien fait ; il est superbement vtu, et il se fait porter sur les paules de huit hommes, dans une magnifique chaise. Cest ainsi quil parcourt de temps en temps toute la Chine pour visiter ses bonzes et pour faire une abondante rcolte dargent. Car, comme les tao-sse dpendent de lui, ils sont obligs de lui faire des prsents considrables pour recevoir son approbation et pour tre maintenus dans leurs privilges. Le tchamtien-sse vint donc Fou-tcheou avec une suite nombreuse, et dans lquipage dont je viens de parler. Les tao-sse, fiers de larrive de leur chef, firent courir le bruit par toute la ville que les prdicateurs de la loi chrtienne nosaient paratre, et quils avaient pris la fuite. Cependant nous tions tous deux Fou-tcheou, le pre de Chavagnac et moi, et je demeurai encore plus de deux mois aprs en cette ville.
136
Tous les malades de Fou-tcheou, et tous ceux qui il tait arriv quelque infortune, vinrent trouver le docteur cleste, pour tre soulags de leurs maux. Le docteur prononait gravement ce peu de mots, niamtching hoam tcha pao, qui signifient : Levez les yeux vers lesprit tutlaire de votre ville, afin quil connaisse vos maux et quil men fasse son rapport. La famille dont je viens de parler ne manqua pas de se prsenter au docteur cleste, comme les autres, dans lesprance de trouver quelque remde au furieux mal qui les dsolait. A force de taels, ils obtinrent du docteur cleste et de ses disciples un bton couvert de caractres diaboliques, et long peu prs comme le bras. Toutes les fois quils seraient tourments, ils devaient sen servir en pratiquant certaines crmonies ; mais, bien loin dtre soulags, leur mal en devint plus violent. La jeune femme eut jusqu trois fois recours ces imposteurs. Ils vinrent trois reprises diffrentes dans sa maison, firent chaque fois un sacrifice o ils gorgrent un coq, un chien et un cochon. Ces sacrifices ne furent point inutiles ces misrables ; car ils se rgalrent fort bien ensuite de la chair de ces animaux ; mais ils le furent entirement cette pauvre femme, aussi bien que le bton et les caractres : elle nen fut soulage en aucune manire. Sa mre, touche de ltat pitoyable o elle la voyait, la fit changer de demeure, et la mena dans sa maison. A peine y eut-elle t quelques jours, que son mal se communiqua encore quatre jeunes gens gs de quinze, de vingt et de vingt-cinq ans. Ceci arriva au mois de juin. Un chrtien nomm Jean Teng, ami de cette famille, alla voir les malades. Il les assura que leur mal tait une infestation visible des dmons ; quils devaient avoir recours Dieu et embrasser sa sainte loi ; que ctait le seul remde qui pt les dlivrer du mal horrible qui les tourmentait. Les paroles de ce fervent chrtien eurent leur effet. Les malades implorrent le secours de Dieu et envoyrent prier le pre de Chavagnac de vouloir bien les assister. Le missionnaire ne crut pas devoir faire aucune dmarche, quils neussent renonc leur idoltrie et leurs malheureuses superstitions. Ils le firent, et, pour marquer
137
quils agissaient de bonne foi, ils lui apportrent le bton et les livres du docteur cleste, et toutes les idoles qui taient dans la maison, le conjurant de ne pas abandonner une famille dsole, qui attendait sa gurison du Seigneur du ciel. Le pre, qui connaissait parfaitement le gnie des Chinois, se contenta denvoyer quelques-uns de ses disciples dans cette maison. Ces bons chrtiens, pleins de confiance, sy rendirent avec un crucifix, une image de Notre-Seigneur, des chapelets et de leau bnite et aussitt toute la famille devint tranquille, sans quil part les moindres restes de leur premire fureur. Un bonze, qui fut tmoin de cette merveille avec quelques infidles, au lieu den glorifier Dieu, assura que cette gurison tait leffet du hasard. Mais Dieu, pour lui imposer silence, permit que les malades retombassent plus violemment que jamais, aussitt que les chrtiens se furent retirs. Et ce qui acheva de le confondre, cest que, ds quon les rappela, ces nouveaux emportements de fureur se calmrent encore, aux uns par le chapelet quon leur mit au cou, et aux autres par leau bnite quon jeta sur eux. On plaa ensuite la croix au lieu le plus apparent de la maison, on mit de ct et dautre des bnitiers et des rameaux bnits, ce qui, outre le mal, fit cesser encore entirement un grand fracas quon entendait souvent auparavant dans cette maison.
p.062
miracles si surprenants, demanda le saint baptme. Le pre ne voulut leur accorder cette grce quaprs quils sauraient parfaitement la doctrine chrtienne et les prires ordinaires. Ils les apprirent avec une ardeur dont le missionnaire fut si pntr, quil en baptisa trois le seizime de juillet et quatre autres quatre jours aprs. Le huitime de la troupe, moins docile aux attraits de la grce, diffra de se convertir. Mais Dieu qui voulait lattirer comme les autres, le punit du retardement quil apportait. Un serpent layant mordu au pied, en moins dun jour il enfla jusqu la ceinture. On eut recours au Pre, qui lui envoya un remde. Ds le lendemain lenflure cessa, et le malade, saisi de frayeur et de reconnaissance, embrassa la religion laquelle il se sentait dj redevable de tant de biens. Il ny eut que la jeune
138
femme, qui avait t le sujet et loccasion de tant de merveilles, qui ne se rendit point. Elle avait marqu dabord un assez grand dsir dtre baptise, elle remit ensuite sous divers prtextes. Le plus apparent tait que, son mari tant all Nankin, il trouverait mauvais quelle embrasst une religion trangre en son absence. Ce fut en vain que son beau-pre la pressa dadorer le vrai Dieu et de suivre son exemple et celui de ses parents ; rien neut la force de lbranler, et elle est demeure jusqu prsent dans son infidlit tant les jugements de Dieu sont impntrables ! il choisit lun et abandonne lautre, sans que personne puisse se glorifier ni se plaindre. Voil quelles sont les vritables croix dun missionnaire ; rien nafflige plus sensiblement que de trouver de ces mes indociles qui rsistent la grce, et qui tournent leur damnation les travaux et le sang de Jsus-Christ. Avec le peu de zle que je puis avoir, je ne laissai pas, lanne dernire, de sentir toute lamertume de ces croix loccasion dune personne mourante. Son mari vint me prier de lassister dans ce dernier passage. Je le suivis sur lheure en bottes chinoises, qui est une chaussure trs incommode, et je fis cinq grandes lieues pied par une chaleur excessive, dont je fus trs incommod. Mais les dispositions o je trouvai la malade me ddommagrent bientt de toutes mes fatigues. Je linterrogeai sur les mystres de notre religion, elle me rpondit comme une personne qui en tait parfaitement instruite, et me demanda avec de grandes instances que je la baptisasse. Comme elle tait dans un pril vident, je lui accordai la grce quelle me demandait. Elle mourut en vraie prdestine quelques jours aprs, et lon massura quaprs sa mort elle stait apparue son mari, et quelle lavait averti, dune voix distincte et trs intelligible, de se faire chrtien, pour la suivre au ciel o elle allait. Son mari vint effectivement demander le baptme ; mais comme on ne voulut pas le lui accorder moins quil ne renont certains engagements criminels et des manires de gagner du bien qui ne saccordent point avec les maximes de lvangile, il neut pas assez de courage pour se faire cette sainte violence qui ravit le ciel, et il vit la vrit sans la suivre. La perte de cet homme, que je croyais gagn, me causa une douleur dautant
139
plus vive, que sa conversion me faisait esprer celle de plus de cinquante de ses parents qui taient tablis dans le mme lieu. Jai encore eu cette anne un dplaisir peu prs semblable. Pendant que jtais absent, il mourut un chrtien que sa ferveur et sa pit me rendaient cher. Je lavais nomm Augustin, en lexhortant combattre lerreur avec le mme zle que saint Augustin son patron lavait combattue. Toute sa famille se disposait recevoir le baptme, ctait leffet de ses soins. Un de ses enfants, g de quinze seize ans, avait dj t baptis, et je lavais nomm Ignace. Ce jeune homme, qui a de lesprit et qui est habile dans les lettres, travaillait, lexemple de son pre, instruire sa mre, ses frres et ses surs. Son pre, qui a conserv jusquau dernier soupir un attachement sincre pour sa religion, voyant quil ne pouvait avoir de prtres pour laider bien mourir, fit venir des catchistes ; il les pria de rciter les prires de lglise, qui ont t traduites en chinois, il y rpondit avec beaucoup de dvotion, et aprs avoir donne toutes les marques dune pit vraiment chrtienne, il rendit son me Dieu. Cet homme, ntant encore que catchumne, eut une fluxion trs fcheuse sur un il. Un infidle de ses amis lui dit que les dieux du pays se vengeaient par l de ce quil voulait embrasser une religion trangre. Augustin se moqua de laveuglement de son ami, et lui dit quil ny avait rien dans son mal
p.063
des dieux chimriques quon adore la Chine, et que la religion chrtienne tant la vritable religion, il lembrasserait, quand il devrait lui en coter les deux yeux et la vie. Il vint quelques jours aprs me raconter lentretien quil avait eu, et me demander le baptme. Depuis la mort de ce fervent chrtien, il ne ma pas t possible de rien gagner sur lesprit de sa femme et de ses enfants, parce quun oncle, homme violent et entt des superstitions des bonzes, les a tous pervertis. Je craindrais mme pour la foi du jeune Ignace le seul de cette famille qui soit chrtien, sil navait jusqu prsent tmoign une fermet et un courage beaucoup au-dessus de son ge. Nous serions trop heureux dans nos missions si les conversions se faisaient milliers, et quon ny
140
trouvt point dobstacles. Le salut des hommes a infiniment cot Jsus-Christ ; nous navons pas lieu de nous plaindre sil nous en cote aussi un peu. Je reviens la jeune femme dont jai parl, et qui a donn lieu cette longue digression. Si son incrdulit affligea le pre de Chavagnac, la ferveur de ses parents, qui staient convertis, fut pour lui le sujet dune grande consolation. Leur zle pensa mme les porter trop loin car peu sen fallut quils nallassent en troupe, dans la pagode de leur village, renverser et briser lidole que lon y adore ; mais le Pre, qui en fut averti temps, prvint les suites factieuses quaurait eues ce zle indiscret. Il leur reprsenta que ces violences ne pouvaient quattirer sur eux et sur tous les chrtiens une cruelle perscution, et rendre les paens encore moins traitables ; et que pour lacquit de leur conscience il suffisait quils fussent prts faire profession et rendre raison de leur foi lorsquon les en interrogerait. Mais pour signaler leur zle dune manire aussi agrable Dieu, et moins dangereuse, il leur proposa un expdient, quils gotrent fort : ce fut driger dans leur maison un monument qui conservt la mmoire de la grce quils avaient reue, et dont la vue les excitt, eux et leur postrit, en tmoigner Dieu leur sincre reconnaissance. Il fut donc rsolu que lon ferait une inscription qui expliquerait nettement la maladie dont cette famille avait t attaque, sa dlivrance miraculeuse, les noms et le nombre des personnes, les suites quavait eues cette faveur divine, lanne et le jour que cela tait arriv, et que cette inscription serait place dans le lieu le plus honorable de la maison ; ce qui fut excut. Les dernires nouvelles que jai reues de ce pays-l marquaient que Notre-Seigneur continuait de rpandre ses grces sur cette chrtient naissante car les maladies quil envoie plusieurs de ces infidles sont de vritables faveurs, puisquelles les conduisent ordinairement la connaissance de Dieu. A la porte du nord de la ville de Fou-tcheou, il ny avait pas un seul chrtien. Trois familles qui logent ensemble, composes de trente-cinq quarante personnes, furent attaques du flux de sang la fin du mois doctobre. Un jeune enfant
141
de la premire famille en mourut en moins de dix jours, malgr les prires et les sacrifices des bonzes. A peine celui-l tait-il mort, quun enfant de la seconde famille se trouva lextrmit : les parents, alarms, coururent lglise, demander quon le vnt baptiser. Le pre envoya un catchiste pour linstruire, et peu de jours aprs, il alla luimme pour le baptiser, parce que, le mal augmentant, il y avait lieu de craindre quon ne ft surpris. Le baptme sembla le soulager ; et le pre de Chavagnac ayant offert Dieu le saint sacrifice de la messe pour lui, le sang sarrta ce jour-l mme, et lenfant se trouva guri. Cet vnement frappa si vivement toute cette famille, qui consistait en neuf personnes, quelle se fit instruire, et reut le saint baptme. Le flux de sang stant communiqu depuis la troisime famille, il y lieu desprer quelle profitera du bon exemple de ses voisins. Voil, monseigneur, une partie de ce qui sest pass depuis un an et demi dans la ville de Fou-tcheou. Le pre Baborier, un de nos chers compagnons, qui a soin de lancienne glise de Tin-tcheou, dans la province de Fo-kien, travaille avec bien plus de succs. Ce Pre, avec lequel je partis de France, eut le bonheur darriver un an plus tt que moi, parce que je fus oblig, suivant mes ordres, de passer par les Indes au lieu que, stant embarqu sur lAmphitrite, que nous trouvmes au cap de BonneEsprance, il vint ici en droiture et sans sarrter. Le pre Baborier est donc depuis quatre ans la Chine, o il a eu la consolation de baptiser plus de cinq cents personnes. Je souhaiterais pouvoir vous envoyer un dtail exact de tout le
p.064
difi. Un chrtien de son glise, qui a pass par ici depuis peu de jours, ma racont des choses merveilleuses de la charit et du zle de ce fervent missionnaire, qui a un grand soin de cacher tout ce qui pourrait inspirer de lestime pour sa personne. Jai reu de lui un petit mmoire, o il ne me parle que de quelques vnements extraordinaires, qui sont des marques de la bont et de la misricorde de Dieu sur ces peuples. Les infestations des dmons sont assez ordinaires la Chine,
142
comme gnralement dans tous les pays o Jsus-Christ nest point connu ; ce qui nest pas une petite preuve de la victoire que le Sauveur du monde a remporte sur lenfer. Une famille paenne de la petite ville de Cham-ham, dpendant de Tin-tcheou souffrait une perscution, dont le dmon seul paraissait pouvoir tre lauteur. Des mains invisibles renversaient et brisaient les meubles de la maison lheure quon y pensait le moins. Tantt on voyait un grand feu allum dans une chambre, o un moment auparavant il ny avait pas une tincelle, et tantt des figures humaines monstrueuses et capables dimprimer de la terreur paraissaient peintes sur du papier et attaches aux murailles, sans quon pt deviner qui les y avait mises. Il se passait beaucoup dautres choses aussi surprenantes, auxquelles on ne croyait pas que les hommes pussent avoir aucune part. Le chef de cette famille, inquiet et impatient de se voir ainsi tourment, noublia rien de ce que la superstition la plus aveugle peut suggrer pour se dlivrer de ces mauvais htes. Il sadressa dabord une espce de bonzes quon appelle hochans. Ce sont les adorateurs de lidole Fo, les prdicateurs de la mtempsycose, et les auteurs de cent ridicules fables quils ont apportes la Chine avec leurs idoles, soixante ou quatre-vingts ans aprs la naissance de Jsus-Christ. Les hochans nayant pu donner de secours cette famille afflige, on fit venir une autre espce de bonzes, quon appelle sse-congs. Je ne sais ce que ce mot signifie. Ceux-ci firent, dans la maison infeste, plusieurs crmonies mystrieuses ; mais ce fut leur confusion. Ils attriburent leur petit nombre le mauvais succs de leurs oprations diaboliques ; ainsi, de trois quils taient dabord, ils y vinrent dix, pour tre plus forts, disaient-ils contre lesprit quils voulaient chasser. Ctait chaque jour une comdie nouvelle ; le peuple y accourait en foule, et la maison tait toujours pleine de toute sorte de gens. Un chrtien sy trouva par hasard ; il ne put voir toutes les extravagances que faisaient les sse-congs, sans tre touch de laveuglement de ceux qui se laissaient ainsi tromper par ces malheureux. Quon est plaindre dans cette maison ! dit assez haut ce chrtien, on y fait bien de la dpense inutilement. Si lon avait
143
recours au Dieu des chrtiens, qui est le souverain Seigneur du ciel et de la terre, et la terreur des dmons, on aurait bientt la paix, sans quil en coutt la moindre chose. Personne ne parut faire attention ce que le chrtien venait de dire. On le remarqua cependant. Les bonzes continurent leurs jongleries, lesprit malfique tint ferme et sen moqua ; de sorte que, les ssecongs nen pouvant venir bout, il fallut appeler les tao-sse : cest une troisime espce de bonzes, dont jai dj parl. Ceux-ci, fiers de se voir ainsi recherchs dans une si heureuse conjoncture, entrrent orgueilleusement dans cette maison, promettant dun air fanfaron quils sauraient bientt rduire ce malin esprit. Leur fiert ne dura pas car peine eurent-ils mis le pied dans la maison, quune grle de pierres fondit sur eux, sans quon pt dcouvrir ceux qui les lanaient. Les taosse, peu accoutums un pareil traitement, se retirrent plus vite quils ntaient venus, et laissrent ces pauvres affligs dans un nouveau trouble. Le chef, voyant que tout ce quil avait fait jusqualors tait inutile, savisa de changer de demeure, croyant quil pourrait ainsi trouver le repos quil cherchait depuis si longtemps. Il alla donc loger dans une nouvelle maison ; lesprit mauvais ly poursuivit, ce qui le jeta dans une espce de dsespoir. Accabl de chagrin et de tourment, il rencontra dans la rue le chrtien dont jai parl : Nest-ce pas vous, lui dit-il, mon ami, qui vous moquiez dernirement des bonzes dans ma maison, et qui prtendiez que le Dieu des chrtiens pouvait seul me secourir ? Cest moi-mme, reprit le chrtien, et il ne tiendra qu vous dprouver la vrit de ce que je vous ai dit. Il y a dans votre voisinage des chrtiens pleins de pit et de ferveur : invitez-les se joindre aux autres chrtiens de cette ville, et venir chez vous prier tous ensemble le Dieu que nous adorons ; et jespre que ce Dieu plein de bont exaucera les vux
p.065
nouvellement chrtien que je suis, je nose pas aller seul chez vous, parce que je ne mrite pas dtre cout. Mais pour
144
mes frres, leurs prires seront agrables et vous en sentirez srement les effets. Au reste, que la multitude ne vous pouvante pas ; il ne vous en cotera ni repas ni argent ; car, dans la loi que nous professons, le dsintressement est parfait. Linfidle couta ce que le chrtien lui disait, et parut en tre content ; mais le moment de sa conversion ntait pas encore venu : Dieu ly disposait seulement par cette entrevue. Quelques jours aprs, les vexations du dmon ayant redoubl, ce pauvre homme, tout hors de lui, se lve minuit, court la maison du chrtien qui lui avait donn de si salutaires conseils, le force de lui ouvrir sa porte, et le conjure, au nom du Dieu quil adore, de lui donner promptement quelque assistance. Le chrtien voulait attendre le jour mais linfidle fit de si grandes instances, que le chrtien fut oblig de le suivre. Aprs stre recommand Dieu, il prit son chapelet et de leau bnite ; et, se confiant uniquement en la misricorde de Notre-Seigneur, il entra dans la maison de linfidle, et y fit sa prire genoux et le visage contre terre. Il arracha ensuite les affiches et les criteaux des bonzes, foula aux pieds ces figures monstrueuses auxquelles personne nosait toucher, les jeta au feu et, aprs avoir fait enlever tout ce quil y avait de superstitieux, il procura cette maison une paix et une tranquillit si parfaite, quelle na point t trouble depuis ce temps-l. Le chef de la famille, pntr dune vive reconnaissance de la grce quil venait de recevoir, dclara quil voulait tre chrtien. Il commena ds lors garder les jenes et les abstinences de lglise, et faire faire en commun, le matin et le soir, les prires des chrtiens, que sa famille apprit en peu de temps. Il en ajouta encore plusieurs autres en lhonneur de Notre-Seigneur et de la sainte Vierge. Le pre Baborier tant venu Cham-ham, on lui prsenta ce fervent catchumne, et il eut la consolation de le baptiser avec toute sa famille. Ce nouveau chrtien na rien diminu de sa ferveur depuis ce temps-l, et il est aujourdhui le modle et lexemple des nophytes. Il ny a pas longtemps que quelques infidles ayant voulu lengager crire son nom sur une planche quon devait porter devant une pagode, il prit la
145
planche des mains de celui qui la tenait, et la mit en pices en prsence de ces idoltres, qui le menacrent de le dfrer au mandarin. Allons, dit-il, devant lui, et voyons qui de nous a raison. Les infidles, tonns de sa fermet, se retirrent et le laissrent en repos. La conversion que je viens de raconter nest pas la seule merveille que Dieu ait faite dans cette mission. Le pre Baborier marque, dans la relation quil ma envoye, dautres faits assez remarquables. Plusieurs malades guris par linvocation du nom de Dieu ; un infidle, g de vingt-six ans, de furieux quil tait, rendu traitable et remis en son bon sens au moment quun chrtien lui jette de leau bnite et lui fait prononcer les noms de Jsus et de Marie ; deux femmes en travail, tout coup dlivres par lapplication des saintes reliques quon leur attacha au cou ; un enfant chrtien, g de onze ans, qui tait tomb dans un puits profond, soutenu par une main invisible qui le porte, dune manire dont il saperoit lui-mme, sur un rebord pratiqu ct de la surface de leau, do on le retira ensuite sans quil et le moindre mal ; enfin, je trouve une maison conserve au milieu dun violent incendie qui en consume cent quarante et une autres. Cette maison appartenait un chrtien ; le feu leffraya, il senfuit et abandonna la maison. Un autre chrtien, de ses amis, plein de courage et de foi, y va, y jette de leau bnite, et prserve cette maison par les ferventes prires quil fit Dieu. Le pire Baborier, qui a t sur les lieux, et qui a vu cette maison, assure que le feu lpargna seule, et que toutes les autres qui la touchaient et qui lenvironnaient ont t entirement dtruites et consumes. Jaurais un peu de peine raconter tant de prodiges ces hommes profanes qui font gloire de leur incrdulit ; mais vous, monseigneur, dont je connais depuis si longtemps la foi et la religion, je me ferais un scrupule de vous en rien cacher, afin quadmirant avec nous les misricordes du Seigneur, vous nous aidiez le remercier de ce quil veut bien encore, dans ces derniers temps, faire clater sa puissance, pour animer la foi des nophytes. Lorsque jallai Fou-tcheou je laissai les pres Le Couteulx, de
146
Tartre, et Franki
p.066
pendant les quatre mois que je fus absent. Il ny avait que trs peu de temps quils taient arrivs la Chine, et peine pouvaient-ils dire deux mots en chinois : ils ne laissrent pas cependant, force de travail et dapplication, dapprendre les termes les plus ncessaires pour parler aux chrtiens des choses de Dieu. Ils faisaient venir nos domestiques, rptaient devant eux ce quils avaient appris par cur ; et quand ils en taient entendus, ils se hasardaient de dire les mmes choses dans une assemble. Dieu bnit leur travail et leurs bonnes intentions : je trouvai, mon retour, quils avaient baptis quaranteneuf personnes, et quils avaient assist plusieurs assembles de femmes chrtiennes pour les instruire, les confirmer dans la foi, et baptiser les catchumnes. Il serait difficile de marquer ici la pit avec laquelle les chrtiens passrent la semaine sainte. Le dimanche, le concours fut extraordinaire ; lglise se trouva trop petite, quoique dailleurs elle soit assez grande ; on bnit des rameaux, des parfums et des bougies, que les chrtiens ont coutume de brler, durant le cours de lanne, devant les saintes images. Le jeudi saint, on conserva le Saint-Sacrement, comme on a coutume de le faire en Europe. Pendant tout le temps quil fut expos, les chrtiens se partagrent pour venir ladorer, de sorte que toute laprs-dne et la nuit suivante, il y en eut toujours plusieurs en prires. Ils rcitaient dheure en heure le chapelet haute voix, ou bien certaines prires en forme de litanies, lhonneur du trs saint Sacrement. Le vendredi, lglise se trouva encore trop petite. On y fit ladoration de la croix de la mme manire que nous la faisons en Europe. Tout ce quil y eut de particulier, fut quaprs cette sainte crmonie, ces fervents nophytes prirent une rude discipline. Le samedi on fit les crmonies ordinaires de lglise, et le jour de Pques, plus de cent personnes communirent, et lglise fut presque toujours pleine, depuis le matin jusquau soir. Je ne crois pas pouvoir mieux finir cette longue lettre, quen ajoutant ici une petite relation de ce qui sest pass dans les missions de Kien-tchang et de Nan-fong, depuis le mois de fvrier jusquau mois daot de lanne 1702. Cette relation est du pre Prmare, qui tait alors charg de ces deux glises, o il a baptis
147
plus de six cents personnes ; et comme elle est crite avec une navet qui persuade, je la transcris sans y rien changer. Elle vous donnera, monseigneur, une ide des petites excursions que nous faisons quelquefois la campagne, et des biens quon en retirerait, si les missionnaires taient en tat de faire plus souvent de ces sortes de voyages. Voici donc ce que dit ce pre : Je partis de Nan-tchang-fou au commencement du mois de fvrier, pour me rendre mon glise de Kien-tchang. Jarrivai Fou-tcheou qui tait sur mon passage, assez temps pour assister la mort dun saint vieillard nomm Paul, qui avait t un des premiers et des plus zls chrtiens de cette nouvelle glise. Ce bon homme attendait la venue de quelque Pre avec une ardeur et une confiance admirables. Quoiquil baisst tous les jours, et quil se vt prs de mourir, il disait toujours quil ne mourrait pas sans recevoir les sacrements. Il ny avait cependant gure dapparence quil pt avoir ce bonheur, lorsque jarrivai. Ds le lendemain, je lui portai le saint viatique, quil reut avec des sentiments de dvotion dont je fus attendri. Dans ce moment, il se rpandit sur son visage un certain air de joie, qui fut comme un prsage du bonheur dont son me alla jouir dans le ciel deux ou trois jours aprs comme jai tout sujet de le croire. Cest ainsi que Dieu servi. Je passai ensuite par Kien-tchang, mais sans my arrter, et je me rendis Nan-fong, avec les pres de Goville et Nolas, qui maccompagnaient. Nous arrivmes quelques jours avant le carme. Comme nous ne pouvions pas y demeurer longtemps, jexhortai les hommes approcher des sacrements, et je pressai les femmes dachever leurs assembles. Je puis dire, la gloire de Notre-Seigneur, que la plupart sacquittrent de leur devoir aime se communiquer aux pauvres, et les rcompenser ds cette vie de la fidlit avec laquelle ils lont
148
avec beaucoup de religion, venant assidment lglise, et se tenant prts pour approcher des sacrements leur rang. Si je leur avais donn de meilleurs exemples, cest--dire si javais eu plus de zle, plus de leur ferveur a et
p.067
encore
particulirement dans les assembles des femmes quun missionnaire besoin dune patience inaltrables. On y baptise les enfants, et quelquefois aussi des filles et des femmes adultes. Celles-ci sont pour lordinaire des paennes, qui, ayant eu le bonheur dentrer dans une maison chrtienne, ny sont pas longtemps sans sinstruire de la religion et sans souhaiter le baptme. Je tins six ou sept de ces assembles pendant le carme. Lapplication avec laquelle on instruit les chrtiens qui sont dans les villes ne nous doit pas faire ngliger ceux de la campagne. Jai prouv que cest dans les villages quon fait le plus de fruit, et quy trouvant des mes mieux disposes, cest--dire plus saintes et plus innocentes, on y gote aussi une plus grande consolation. La premire semaine de carme, jallai un village nomm Lou-kang, une petite journe de Nan-fong. Ce sont trois ou quatre hameaux, si peu loigns les uns des autres, quils paraissent nen faire quun. Sur le chemin, je laissai dner loisir ceux qui maccompagnaient et javanai toujours en attendant quils me joignissent. Je trouvai, sur une petite colline, un homme qui faisait le mme chemin que moi. Il me regarda fort attentivement, surpris sans doute de voir un tranger seul et pied. Il me suivit dabord sans rien dire ; la fin, il ne put sempcher de me parler. Je profitai de loccasion ; je lui annonai le royaume de Dieu, et je lexhortai se convertir. Tout ce que je lui dis fit impression sur son cur, et, par un effet merveilleux de la grce du Seigneur, il en fut si vivement touch, quil rsolut de se faire chrtien.
149
Aussitt que je parus Lou-kang, la nouvelle de mon arrive se rpandit de maison en maison. Le lendemain, aprs avoir dit la messe, jallai dans un petit bois pour y prier Dieu ; mais peine y fus-je entr, que plusieurs de ces bonnes gens vinrent my trouver. Je les recevais avec amiti, et je les envoyais la maison, o mon catchiste faisait linstruction. Comme il parlait dune manire plus intelligible pour eux que je naurais pu faire, dans le jargon du pays, il tait plus capable de les instruire que moi. Dans cette premire visite, je ne confrai le baptme qu dix-huit personnes que je trouvai trs bien disposes ; mais je promis aux autres, qui souhaitaient de le recevoir, de revenir les voir dans quatre ou cinq mois, et den baptiser alors un plus grand nombre. Avant que de quitter Lou-kang, je fis quelques rglements, et je nommai quatre de ces nouveaux chrtiens pour instruire les catchumnes et pour avoir soin du petit troupeau. Une charit assez lgre que je fis alors une pauvre femme malade, donna de lestime pour le christianisme. Elle languissait depuis trois ou quatre ans, abandonne de ses plus proches parents, qui taient rebuts de la voir si longtemps dans cet tat, et qui, dailleurs, navaient pas le moyen de la soulager. Aprs quelle eut t instruite, jallai la baptiser dans sa cabane ; je la trouvai couche sur un peu de paille ; il ny a point de bte, en Europe, qui nen ait de meilleure. Les chrtiens la consolrent le mieux quils purent. Je mis une pice de trente sols entre les mains du plus vertueux, pour fournir cette pauvre femme quelque petit secours, ou pour la faire enterrer, si elle venait mourir ; leur faisant entendre quen cela jenvisageais encore plus le bien de son me que celui de son corps. Je lui recommandai de ne la point quitter et de lui parler souvent de Dieu. Deux jours aprs mon dpart, jappris quelle tait morte dans de grands sentiments de pit. Il ne faut quune petite aumne, faite
150
propos, pour gagner quelquefois Jsus-Christ ou pour conserver dans la foi tout un village. Les chrtiens que javais baptiss Lou kang vinrent Nanfong passer les ftes de Pques, et mamenrent quatre ou cinq personnes que je baptisai. Il y avait parmi eux un jeune homme de dix-sept dix-huit ans, qui me parut tre dans des dispositions admirables. Je nai point encore trouv la Chine de meilleur cur. Comme il est riche, sa mre et son aeule donnaient tous les ans dix taels aux bonzes, afin quil et du succs dans ses tudes. Il me promit que sa femme, sa mre, sa grandmre et tous ses parents embrasseraient la religion chrtienne et quil naurait point de repos quils neussent tous reu le baptme. Quand on fera une petite glise Lou-kang, ce quil faut
p.068
sans peine en faire les frais. Voil mon voyage de Lou-kang. Jai toujours cru que les Chinois, du gnie dont je les connaissais, seraient charms des crmonies de lglise, si nous pouvions les faire avec un peu plus dclat. Comme nous tions trois jsuites Nan-fong, nous rsolmes de faire toutes les crmonies de la semaine sainte. Nous commenmes donc le jeudi : il y eut ce jour-l environ quarante personnes qui communirent, nous dmes une grandmesse avec diacre et sous-diacre. Avant la communion, je prononai tout haut les actes quon fait faire en approchant de ce divin sacrement. Quoique la langue chinoise ne soit pas fconde en affections du cur, cela eut beaucoup de succs car, soit par la nouveaut, soit par lair et la manire dont cela se passa, je remarquai sur le visage de ces bons chrtiens, une dvotion que je navais pas encore vue. Les Chinois ne se servent que de prires vocales ; je crois quil serait trs avantageux de les disposer peu peu loraison mentale, en faisant dabord haute voix, devant eux, les rflexions et les actes quils ne sont pas capables de produire
151
deux-mmes. La chapelle o nous plames le SaintSacrement tait trs bien pare, et les belles images de la passion, quon ma envoyes cette anne de France, touchrent sensiblement tous les chrtiens. Je fis le soir le lavement des pieds de la manire qui est marque dans le Rituel. Javais eu un peu de peine rsoudre quelques-uns de nos nophytes cette sainte crmonie, plusieurs disant, comme saint Pierre, quils ne pourraient jamais souffrir quon shumilia ainsi devant eux. Aprs une prire Notre-Seigneur, on tira au sort douze noms, et il arriva, par un effet de la Providence, que tous ceux dont on tira les noms taient les plus fervents et les plus vertueux. Il y en eut un surtout qui, par humilit, priait Dieu de tout son cur que son nom ne vnt pas. Les Chinois sont propres remarquer ces petites circonstances, et celle-ci servit beaucoup leur rendre cette crmonie plus vnrable. De plus, les habits sacrs que je pris avec les deux autres Pres, les cierges allums, les prires en chinois et en latin, la modestie que je crus ncessaire en cette occasion plus quen aucune autre ; tout cela fit sur eux de si vives impressions, quils se crurent obligs de vivre encore avec plus de ferveur quauparavant, et dimiter autant quils pourraient les douze aptres quils avaient eu lhonneur de reprsenter. Le vendredi saint, ladoration de la croix se fit lordinaire, et elle fut suivie dune longue et rude discipline quon prit la vue de Jsus-Christ en croix, et en rpandant beaucoup de larmes. Le soir, nous dmes tnbres. On expliqua ce que signifiaient ces quinze cierges quon met sur un triangle, et quon teint lun aprs lautre, le dernier quon cache sous lautel et quon montre ensuite tout allum, ce bruit quon fait la fin des tnbres. Cette explication les contenta fort, et ils furent charms de voir quil ny avait pas une seule de nos crmonies qui ne renfermt quelque sens mystrieux.
152
Aprs avoir baptis cinquante-cinq personnes Nan-fong, je fus oblig de me rendre Kien-tchang, o jai fait peu prs les mmes exercices. Jassistai l sept ou huit assembles de femmes chrtiennes et je parcourus tous les villages o il y a des chrtiens. De plus, jeus le bonheur douvrir le chemin lvangile dans un lieu o il navait point encore t prch. Une bonne chrtienne, qui est dans le palais du gouverneur de la ville, menvoya un tael pour lemployer quelque uvre de pit, selon que je le jugerais plus propos. Je crus que je ne pouvais mieux employer cette aumne qu faire une petite mission Siaoche. Cest une grosse bourgade six lieues de Kien-tchang, sur la route de Sing-tchin-hien. Les habitants sont de bonnes gens, francs, sincres, et vivant dans une grande innocence. Comme Siaoche est sur le bord de la rivire, les hommes y sont presque tous pcheurs. Je fus surpris en entrant dans la bourgade, de ne rencontrer personne, et de ne voir que des enfants aux portes. Cest que les femmes sont renfermes dans les maisons, o elles travaillent, tandis que les maris sont occups la pche, ou cultiver leurs champs, quils labourent deux ou trois fois lanne. Lou-kang mavait donn du got pour les missions de la campagne. Je sortis de la
p.069
ces pauvres gens qui travaillaient de ct et dautre. Jen abordai un dentre eux qui me parut avoir la physionomie heureuse, et je lui parlai de Dieu. Il entra sans peine dans tous les sentiments que je voulus lui inspirer ; il me parut content de ce que je disais, et minvita par honneur aller dans la salle des anctres. Cest la plus belle maison de toute la bourgade : elle est commune tous les habitants, parce que, stant fait depuis longtemps une coutume de ne point sallier hors de leur pays, ils sont tous parents aujourdhui, et ont les mmes aeux. Ce fut donc l que plusieurs, quittant leur travail, accoururent pour entendre la sainte doctrine. Jen fis expliquer les principaux articles par mon catchiste ; je
153
leur laissai quelques livres ; et, ne pouvant demeurer avec eux bien longtemps, je partis aprs avoir baptis dix-neuf catchumnes. Pendant environ trois mois que nous avons demeur Kien-tchang, nous avons confr le baptme quatre-vingt-dix-huit personnes, en sorte que depuis notre arrive Nan-fong jusqu ce que je reus lordre de mes suprieurs de quitter Kien-tchang, nous comptions, les Pres et moi, que nous avions eu justement autant de baptmes que de jours. Voil, monseigneur, ce que le pre de Prmare ma crit de sa mission. Je suis fch de navoir pas une relation entire de tout ce quil a fait, elle serait curieuse et trs capable de vous difier. Tandis que nous travaillons de toutes nos forces dans les provinces la conversion des mes, les Pres qui demeurent la cour ne spargnent pas. Outre les services que lempereur exige deux, et que lamour de la religion les engage rendre ce prince, ceux qui sont arrivs depuis peu dEurope sappliquent ltude de la langue et des caractres, ce qui est trs long et trs pnible. Je puis assurer quil ny a point de travail plus difficile ni plus rebutant que celui-l : cest un grimoire que ces caractres chinois, quil parat dabord impossible de dchiffrer. Cependant, force de regarder et de se fatiguer limagination et la mmoire, cela se dbrouille et lon commence y voir clair. Les difficults quon y trouve sont incomparablement plus grandes par rapport aux Europens que par rapport aux naturels du pays ; ceux-ci seffraient moins de ce quils ont vu cent fois, et ils nont pas ces grandes vivacits desprit qui rendent un peu ennemi dune gne constante. Mais la charit de Jsus-Christ est plus forte que tous ces obstacles ; elle seule nous anime, elle nous soutient dans cette pnible application ; on en dvore avidement le travail, par lesprance qutant habiles dans ce que les Chinois estiment le plus, on les gagnera plus aisment Notre-Seigneur. Les Pres qui sont la cour ont beaucoup davantages, pour cette tude, quon na pas dans les provinces ; car, pour les caractres, ils y trouvent les plus excellents
154
matres, et pour la langue, ils sont sans cesse environns de gens qui la parlent avec toute la politesse possible. Mais il faut avouer aussi que cette science leur est absolument ncessaire : quelque esprit et quelques talents quon ait dailleurs, ce nest que par l quon a entre chez tout ce quil y a de grand dans lempire. Ils nous invitent, ils conversent avec nous, ils nous souffrent quelquefois parler de la science du salut ; et sils ne se convertissent pas toujours, au moins sont-ils, dans loccasion, les protecteurs dune religion quon estime proportion quon la connat dans elle-mme et flans ceux qui viennent la prcher si loin, bien quils eussent pu demeurer avec agrment dans leur pays. Le pre de Fontaney, qui retourne en France, vous instruira, monseigneur, de tout le bien quon fait Pkin. Il nest pas croyable combien le nombre denfants que les parents abandonnent, et quon expose chaque anne dans telle grande ville, est considrable. Il ny a gure de jour quon nen baptise plusieurs, et cest un des plus solides biens que lon puisse faire en ce pays. Car ceux que nous convertissons quand ils sont adultes peuvent se dmentir et changer, et il ne sen trouve que trop qui sont peu fidles la grce quils ont reue ; au lieu que ces enfants abandonns, mourant immdiatement aprs le baptme, vont infailliblement au ciel, o ils prient sans doute pour ceux qui leur ont procur ce bonheur inestimable. Cest ici o, sans vouloir approfondir un si grand mystre, nous pouvons admirer la conduite de Dieu sur les hommes. Il va choisir dans une cour idoltre, qui peut tre regarde comme le centre de tous les vices, des enfants de pch, pour les faire participants
p.070
de
lhritage
cleste,
tandis
quil
livre
lemportement
enfants mmes, et une infinit dautres hommes, qui seront un jour les victimes de sa justice. Il y a environ un an que le frre Fraperie, que lempereur estime fort pour son habilet dans la mdecine et dans la chirurgie, eut le bonheur de baptiser un petit-fils de ce grand prince et de le mettre dans le ciel, puisquil mourut un ou deux jours aprs, g de trois quatre ans. Je ne puis douter que cette me prdestine nimplore dans ce moment la
155
misricorde de Dieu pour le salut de ceux qui lui ont donn la vie et pour tous les pauvres Chinois. Les mdecins dsesprant de pouvoir gurir ce petit prince, on appela le frre Fraperie. Ltat o il le trouva lui fit juger quil nen pouvait pas revenir : ctait une petite vrole rentre, laquelle il ny avait plus de remde ; ce frre, rempli de zle, ne pouvant plus gurir le corps, pensa sauver lme. Il sapprocha du prince sous prtexte de lexaminer de plus prs et den pouvoir rendre compte lempereur, qui lappelait une maison de campagne o il va ordinairement, mais, en effet, pour baptiser lenfant mourant et lui procurer le salut ternel ; ce quil fit le plus heureusement du monde et sans que personne sen apert. Ce cher Frre, tout pntr de ce qui venait de lui arriver, mcrivit quil ne pouvait contenir sa joie, et quil ne concevait pas quon en pt goter une plus grande ni une plus pure dans ce monde. Je parlais tantt des croix de nos missionnaires, voil quels sont leurs plaisirs. Ils ne vous sont pas inconnus ces sortes de plaisirs, monseigneur, et je suis persuad que vous les avez gots lorsque vous avez ramen lglise un si grand nombre dhrtiques qui sen taient spars, et que vous avez fait brler dans la cour de votre chteau de La Force cette multitude de livres pernicieux qui les entretenaient dans leurs erreurs. Je sais, monseigneur, les loges que le roi a faits de votre zle, et les marques quil vous a donnes de sa bienveillance et de son estime ; mais je suis persuad que vous avez t moins touch de ces marques de distinction, qui vous sont si honorables, que de la satisfaction de voir rentrer des mes presque dsespres dans le chemin assur du salut. Pardonnez-moi, monseigneur, la libert que jai prise de vous crire une si longue lettre, ayant si peu de choses vous dire. Les commencements dune mission sont difficiles, on ne peut trop le rpter. Quand nous aurons plus de maisons, quand nous saurons mieux la langue, quand nous serons plus faits aux manires du pays, et quand nous aurons enfin beaucoup de secours qui nous manquent encore, nous esprons de la souveraine bont de Dieu que les conversions seront plus nombreuses. Javais dessein de vous dire un mot sur les disputes qui se sont leves ici ; je ne sais comment ce
156
point mest chapp. Je pourrai lan prochain vous dvelopper ce que cest que les honneurs que lon rend Confucius et aux parents. Les chrtiens de ce pays ont t bien tonns quand ils ont su quon les accusait didoltrie. Ils adressent cette anne des plaintes au SaintPre, et lui envoient des tmoignages authentiques de la puret de leur foi et de linnocence des crmonies quils croient pouvoir pratiquer sans impit et sans superstition ; jai traduit quelques-uns de ces tmoignages. Je suis avec un trs profond respect, etc.
157
Mon rvrend Pre, Jobis lordre de votre paternit, et jemploie lui rendre compte de ltat prsent de nos missions, le temps que me laisse la grande et importante affaire des honneurs quon rend la Chine Confucius et aux morts, pour laquelle jai t envoy ici avec le pre Gaspard Casiner, comme dputs lun et lautre de messeigneurs les vques de Nankin, de Macao, dAscalon et dAndreville, et de tous les jsuites missionnaires de la Chine. Comme je nai su mon dpart de ce grand empire quau temps prcisment quil fallait sembarquer, je nai pas eu le loisir dattendre toutes les lettres de nos Pres, qui eussent contenu
p.071
particulier de chacune de leurs glises mais je nai pas laiss davoir des nouvelles de plusieurs qui mavaient crit auparavant, et qui mavaient fait connatre en partie leurs occupations et les biens que Dieu fait par leur ministre. Je navancerai rien dans ce mmoire dont je ne sois bien instruit, et, sans chercher grossir les objets, je vous marquerai, autant quil me sera possible, le nombre exact et prcis des conversions et des baptmes qui se sont faits depuis quelques annes dans plusieurs de nos provinces. Je ne dirai rien de la situation et de la vaste tendue de cet empire ; de la multitude de ses villes, du nombre de ses habitants, des murs, des sciences, du gouvernement, de la police et de la religion de ces peuples avec lesquels jai demeur prs de vingt ans. Je men rapporte ce quen a crit le pre Le Comte dans ses Nouveaux Mmoires de la Chine, ne pouvant rien dire de plus nouveau ni de plus curieux. Je viens ce qui regarde notre mission. Nos Pres portugais, qui sont les premiers fondateurs de cette
158
mission, avaient dj ici un grand nombre de belles glises quand nos Pres franais y arrivrent, il y a prs de vingt ans. On comptait Cham-hay, Sum-kiam et Cham-cho, dans la seule province de Nankin, plus de cent glises et plus de cent mille chrtiens. Mais le bonheur quont eu les jsuites de France de se rendre agrables lempereur, et de le rendre favorable la religion, a mis les uns et les autres en tat de faire bien de nouveaux tablissements. Les Portugais ont acquis des maisons dans les villes de Paotin, de Chintin, et dans plusieurs autres, o lon navait point encore prch Jsus-Christ ; et dans la capitale de lempire, Pkin, ils ont bti une glise pour les femmes, ce qui tait fort ncessaire et ce quon souhaitait depuis longtemps ; car il nen est pas la Chine comme en Europe, o les glises sont communes aux deux sexes. La biensance et la coutume ne permettent pas que les hommes et les femmes se trouvent ensemble dans un mme lieu. On regarderait ces assembles comme quelque chose de monstrueux. Ainsi les dames ont de petites chapelles particulires o les missionnaires vont, avec beaucoup de circonspection et de grandes prcautions, les prcher au travers dune grille ou dune sparation de barreaux, et leur administrer les sacrements. Comme elles sont naturellement vertueuses et fort innocentes, la religion sinsinue aisment dans leur cur et dans leur esprit, et elles en pratiquent les devoirs avec une ferveur et une modestie charmantes. Celles de Pkin ont signal particulirement leur zle enrichir leur nouvelle glise de ce quelles avaient de plus prcieux, plusieurs ayant donn pour les ornements dautel leurs perles, leurs diamants et leurs autres bijoux, comme firent autrefois les dames de lancienne loi. Les Pres franais, de leur ct, ont ouvert de nouvelles glises Jao-tcheou, Kiou-kiang et Vou-tcheou, dans la province de Kiam-si, sans compter celles quils sont prs de fonder dans les provinces de Hou-coam, de Tche-kiam et de Nankin. Mais rien napproche de la belle glise quils ont fait btir Pkin dans la premire enceinte du palais de lempereur. Ce grand prince, qui protge depuis longtemps la religion chrtienne, ne sest pas content de leur donner la permission
159
dlever ce superbe monument la gloire du vrai Dieu, il a voulu encore y contribuer par ses libralits, et le roi trs chrtien, qui cette mission a des obligations trs particulires, a eu la bont dy envoyer une magnifique argenterie et de riches parements dautel. Quoique nous ayons dj trois glises Pkin, elles ne suffisent pas, et nous avons rsolu den btir une quatrime dans la partie orientale de cette grande ville, aussitt que nous aurons les fonds ncessaires. Cela nest pas infini comme en Europe, parce que les ouvriers et les matriaux se trouvent l assez bon march. Comme on a dtermin de la ddier saint Joseph, le patron et le protecteur de cette mission, nous esprons que Dieu pourra inspirer quelque zl serviteur de ce grand saint den vouloir faire la dpense. On ne peut dire les bndictions pleines de merveilles que nous avons plusieurs fois reues du Ciel sous les auspices de ce puissant intercesseur. Ce fut le jour mme que lglise clbre sa fte, quaprs bien des peines et des travaux, nous obtnmes enfin, en 1692, cet dit fameux enregistr dans tous les tribunaux de la Chine, par lequel lempereur nous accordait la permission de prcher la loi de Jsus-Christ dans toutes les terres de son obissance. Nous avions eu, plusieurs annes auparavant, le
p.072
prsage heureux de quelque grande grce, qui nous arriverait par les prires du chef de la sainte famille. Lempereur ayant pris une image de saint Joseph, que lempereur Chun-chi, son pre, avait autrefois reue de lillustre pre Adam Schall, lavait par respect leve au-dessus de sa tte, et en avait ensuite fait prsent au pre Antoine Thomas, son mathmaticien. Cest cette image que le pre Thomas envoya depuis votre paternit, comme un des plus beaux monuments des bonts de lempereur de la Chine pour nos Pres, et de son respect pour la religion chrtienne. Je ne dis rien ici davantage sur ce qui regarde cet dit. On a d tre instruit de ce grand vnement dans toute lEurope, par lhistoire quen a crite le pre Le Gobien, et qui a t traduite en diverses langues. Outre les glises dont jai parl, il faut compter encore celles dOuho et de Vousie, dans la province de Nankin, celles des provinces de
160
Hou-coam, de Fo-kien et de Canton, quont bties nouvellement nos Pres, et les deux belles glises que le rvrend pre Charles Turcotti, de notre Compagnie, nomm par le Saint-Sige vque dAndreville et vicaire apostolique, a fait faire dans Canton mme et dans Fochan, cette grosse bourgade o lon compte plus dun million dmes. Je pourrais ajouter enfin la chapelle, magnifique pour le pays, quon a leve dans lle de Sancian, sur le premier tombeau de saint Franois-Xavier ; mais mon compagnon, le pre Gaspard Castner, en a prsent votre paternit un rcit imprim la Chine, avec le plan de ldifice et lhistoire de la nouvelle chrtient de cette le, o il ny avait eu jusquici que des infidles. Je souhaiterais maintenant, mon trs rvrend Pre, connatre toutes nos glises de la Chine, comme jen connais quelques-unes, pour vous rendre un compte exact de tout ce qui sy passe. Il y a prsentement plus de soixante-dix missionnaires de notre Compagnie la Chine, cest--dire quil y a beaucoup plus de jsuites quil ny a dvques decclsiastiques et de religieux des autres ordres, en les comptant tous ensemble. Les jsuites de Pkin baptisrent cinq cent trente personnes en 1694, six cent quatorze en 1695, et six cent trente-trois en 1696, et peu prs autant les annes suivantes. Je ne parle que des adultes. Pour les enfants, on en baptise beaucoup plus, surtout de ceux qui se trouvent tous les matins exposs dans les rues 1. Cest une conduite tonnante dans un pays aussi bien polic que la Chine, quon souffre un si criant dsordre. Comme le peuple est infini Pkin, et que ceux qui se croient surchargs denfants ne se font aucun scrupule de les abandonner dans les rues et dans les places publiques, o les uns meurent misrablement, et les autres sont dvors des btes, un de nos premiers soins est denvoyer tous les matins des catchistes dans les diffrents quartiers de cette grande ville, baptiser tous les enfants qui sont encore en vie et quils rencontrent sur leur chemin. De vingt
1 Le gouvernement envoie tous les matins des chariots qui parcourent les rues,
recueillent les enfants qui respirent, et les transportent dans un hpital o des mdecins et des matrones sont chargs de les soigner, et o ceux qui chappent la mort sont levs.
161
trente mille quon expose chaque anne, nos catchistes en baptisent environ trois mille. Si nous avions vingt ou trente catchistes qui neussent que ce seul emploi, il en chapperait assez peu notre zle. En 1694, on baptisa trois mille quatre cents de ces enfants ; en 1695, deux mille six cent trente-neuf et en 1696, trois mille six cent soixantetrois, et de mme peu prs les annes suivantes. Cest ici une rcolte certaine pour le paradis, qui nest point expose, comme la conversion des adultes, bien des rechutes dans le pch ou dans lidoltrie. Il ne nous serait pas difficile de trouver des catchistes pour cet emploi, qui ne demande quun peu de peine et de bonne volont ; mais il nous faut des fonds pour leur payer une pension dont ils puissent vivre et sentretenir, et cest ce qui nous manque. Il nous est souvent venu en pense quici, Rome, dans la capitale du monde chrtien, et partout dans les grandes villes dEurope, beaucoup de gens qui sont obligs de fortes restitutions pour du bien dglise quils ont dissip, ou qui ont de grandes rparations faire envers la majest divine quils ont tant de fois offense ou fait offenser par dautres, devraient se croire heureux de trouver une manire si sre de lui rendre me pour me, et de ddommager les fondateurs de leurs bnfices du mauvais usage que, contre leurs intentions, ils pourraient avoir fait de leurs
p.073
catchistes pour six ou sept pistoles par an. Le progrs que fait la religion est encore plus considrable dans les provinces quil ne lest Pkin. Le pre Pinto baptisa lui seul prs de quinze cents personnes en 1696 et 1697. Le pre Provana, qui demeure Kiam-tcheou, en la province de Kiam-si, en baptisa plus de mille ces deux mmes annes. Le pre Simoens, un pareil nombre dans la ville de Chin-tin en une seule anne. Le pre Laureati en baptisa environ neuf cents en dix mois, dans la ville de Si-ngan-fou, capitale de la province de Chen-si ; et le pre Vanderbeken, cinq cents en moins de cinq mois, dans la ville de Can-tcheou, en la province de Kiam-si. Les pres Simon Rodriguez et Vanhamme, qui ont leur mission dans les villes de Cham-chou et de Vou-cham, baptisent rgulirement chaque
162
anne cinq six cents personnes. Dans les villes o les chrtients sont plus anciennes et plus nombreuses, comme Cham-hay, dont je vous ai dj parl, on en baptise chaque anne onze douze cents. Je ne vous dis rien des autres glises, parce que je ne suis pas assez instruit de ce qui sy passe. Si nous avons de la joie de voir chaque jour le troupeau de JsusChrist saugmenter, nous nen avons pas moins dapprendre avec quelle ferveur la plupart des chrtiens sacquittent de leurs devoirs. Les associations de la Passion de Notre-Seigneur, et les congrgations de la sainte Vierge ne contribuent pas peu les entretenir dans de si saintes dispositions. On tient ces assembles tous les mois, et quelquefois plus souvent. Aprs les exercices de dvotion accoutums, on choisit cinq ou six congrganistes des plus fervents et des plus habiles, quon charge daller visiter les maisons des chrtiens, et de sinformer si tout le monde est baptis, si lon fait exactement la prire du matin et du soir, si lon approche des sacrements, si lon assiste les malades, si lon a de leau bnite ; enfin si lon travaille gagner les infidles Jsus-Christ par de bons discours et par de saints exemples. Dans lassemble suivante, ces dputs rendent un compte exact de leur commission, et nous voyons, par une exprience constante que rien nentretient davantage lunion et la pit dans les glises o ces saintes associations sont tablies. Les femmes, animes pur lexemple des hommes, ont fait aussi entre elles des socits o elles pratiquent peu prs les mmes exercices. Il y a environ huit cents dames Pkin qui sassemblent en diffrents quartiers de la ville, et qui sapprennent les unes aux autres instruire et gagner Dieu les personnes de leur sexe, autant quelles en sont capables. La frquentation des sacrements ne contribue pas peu fortifier la foi et la dvotion de ces fervents nophytes. Il mest arriv plus dune fois de pleurer de joie quand je les voyais venir de trente et quarante lieues mon glise, avec des fatigues incroyables, pour avoir le bonheur de se confesser et de recevoir la sainte communion. Quoique la plupart des chrtiens soient ou artisans ou laboureurs, ils ne laissent
163
pas dans leurs assembles, limitation des premiers fidles, de ramasser des aumnes quon emploie secourir les malades et ceux qui sont dans une extrme pauvret, et imprimer des livres de pit pour la conversion des idoltres et ldification des fidles qui nen pourraient pas acheter. Vous me demanderez peut-tre, mon trs rvrend Pre, loccasion de ce que je dis que la plupart des chrtiens sont gens du peuple, si lon ne convertit pas aussi la Chine des personnes de qualit, des savants et des mandarins. Pour rpondre juste une question que lon ma faite souvent ici et ailleurs, je vous prie de remarquer que, selon les ides que nous avons en Europe, tout est peuple la Chine, et quil ny a point de noblesse, si ce nest les princes du sang, un petit nombre de princes tartares et quelques familles particulires que lempereur a honores dun titre dhonneur. Comme toutes ces personnes demeurent ordinairement la cour ou dans la Tartarie, on ne doit pas stonner si dans les provinces on voit peu de chrtiens qui soient gens de distinction. Je ne connais hors de la cour quun seul prince tartare qui ait embrass depuis quelques annes notre sainte religion, avec sa femme et plus de cinquante de ses domestiques. Sa maison est illustre et fort distingue parmi les Tartares, son oncle ayant pous la tante du feu empereur Chun-chi. Il ne peut donc y avoir que du peuple qui se fasse chrtien dans retendue de lempire. Pour ce qui est des gens de la cour, on prouve la Chine, comme partout ailleurs, quil est difficile un homme puissant et en faveur, surtout sil est paen, dentrer dans le royaume Cependant, outre les marchands, les soldats, les
p.074
artisans,
laboureurs et les pcheurs, qui remplissent ordinairement nos glises, il ne laisse pas dy avoir quelques bacheliers, quelques docteurs et mme quelques mandarins ; mais en petit nombre, si ce nest dans le tribunal des mathmatiques de Pkin. Les grands mandarins, les officiers gnraux darmes et les premiers magistrats de lempire, ont de lestime pour le christianisme : ils le regardent comme la religion la plus sainte et la plus conforme la
164
raison. Ils honorent ceux qui la prchent ; ils leur font amiti ; ils prennent plaisir les entendre parler des maximes de notre morale : ils les louent, ils les admirent ; mais quand nous leur parlons de les suivre, et de quitter la religion du pays, ils ne nous entendent plus. Lattache aux plaisirs des sens, et la crainte de se distinguer des personnes de leur condition, empchent la grce dachever son ouvrage, et de faire impression sur ces mes enveloppes dans la chair. On ma demand souvent encore, depuis que je suis ici, sil se fait des miracles la Chine, et quelle sorte de miracles. Comme nous ne sommes pas crdules, et que nous ne donnons le nom de miracles qu des choses qui le mritent dans la plus grande rigueur, nous nous contentons dappeler vnements miraculeux certains faits quon ne peut gure attribuer qu quelque opration extraordinaire de la vertu divine ; et les lettres et les relations de nos Pres se trouvent toutes remplies de ces sortes dvnements. En voici quelques-uns plus rcents pour servir dexemples dune infinit dautres que je pourrais rapporter. Une jeune femme paenne, mais qui avait toute sa famille chrtienne, tant alle voir ses parents, tomba malade dune maladie violente. Sa famille alarme envoya aussitt qurir un catchiste nomm Paul, homme dune vie trs innocente et dun zle ardent pour le salut des mes et pour la conversion des infidles. Au nom de Paul, la malade, comme transporte, scria : Vous allez qurir Paul avec un grand empressement ; mais assurez-vous quil ne se pressera pus, et quil sera longtemps venir. En effet, les occupations du catchiste ne lui permirent pas de se rendre o on lappelait, aussi promptement quil let dsir. On tait incertain du jour et de lheure de son arrive, quand, au moment quon y pensait le moins, la malade parut trouble et cria par deux fois de toute sa force : Retirons-nous, retirons-nous, le voil qui approche.
165
On sortit de la maison, et comme on courut la rivire par o le catchiste devait venir, on fut fort tonn de le voir arriver ; mais on le fut encore davantage, quand, son entre dans la maison, la jeune femme se sentit entirement gurie. Paul layant interroge sur ce quelle pensait dune gurison si prompte et si extraordinaire, elle rpondit que des hommes dun regard affreux, et capables dimprimer de la terreur, lavaient saisie, et la tenaient lie si fortement avec des chanes, quelle tait hors dtat dagir ; mais que ds quil stait montr, ils avaient pris la fuite, et lavaient laisse en libert. Elle ajouta quelle souhaitait dtre chrtienne, et quelle priait instamment quon la baptist au plus tt. Le catchiste linstruisit et la baptisa avec son mari. Une fille de douze quinze ans tomba malade prs la ville de Chamhay. Sa mre, qui tait chrtienne, la voyant en danger, la fit baptiser et passa la nuit auprs delle, lavertissant de temps en temps dimplorer le secours de la sainte Vierge. Lenfant obit, et vers le matin dit sa mre : Mes prires sont exauces, et jai le bonheur de voir la sainte Vierge. Priez-la, ma fille, lui dit sa mre, de vous rendre la sant. Ah ! ma chre mre, repartit la jeune fille, la sainte Vierge nest pas venue pour cela, mais pour me conduire au ciel. Et dans ce moment elle expira au grand tonnement de sa mre. La magie et linfestation des dmons sont trs communs la Chine ; mais les nophytes sen dlivrent aisment par le signe de la croix et par la vertu de leau bnite. Un catchumne, quoique persuad de la vrit de la religion chrtienne, diffrait de se faire baptiser, parce quil avait commerce avec un magicien, et quil tait attach quelques superstitions qui laidaient gagner sa vie. Instruit du pouvoir du signe de la croix sur les dmons, il voulut prouver un jour si, par son moyen, il arrterait leffet des enchantements de son matre. Ainsi, au milieu dune opration diabolique du magicien, le catchumne fit le
166
signe de la croix en secret et sans quon sen apert et arrta lenchantement. Le magicien tonn recommena son opration mais il ne fut pas plus heureux, et le signe de la croix en empcha leffet pour la seconde fois. Le catchumne
p.075
ds ce moment il renona toutes ses superstitions, et demanda le baptme, quil reut avec beaucoup de foi et de pit. Il ny a pas encore longtemps que dans un village de la dpendance de la ville de Chim-lin, dans la province de Petcheli, plus de cinquante maisons furent dlivres de linfestation des dmons par la vertu de leau bnite. Les occupations ordinaires de nos Pres dans les lieux de leur demeure sont dentendre les confessions des fidles, dadministrer les sacrements aux malades, dinstruire les idoltres, et de disputer quelquefois avec des lettrs. Leur travail est beaucoup plus grand dans les missions quils font la campagne. Aussitt quun missionnaire arrive dans une bourgade, tous les chrtiens sassemblent lglise, sil y en a une ; et sil ny en a pas, dans la maison de quelque chrtien des plus considrables. Aprs la prire, le pre fait une exhortation et entend les confessions, pendant que ses catchistes disposent les fidles participer aux sacrements de la pnitence et de leucharistie, et les catchumnes recevoir le baptme. Le lendemain, aprs la messe, le pre baptise ceux quil trouve suffisamment instruits, et reoit au nombre des catchumnes les infidles qui se veulent convertir. Laprs-dne le travail recommence, et le pre ne quitte point la bourgade que tout le monde ne soit content. Dans les glises plus nombreuses, comme dans lle de Tsommin, o lon compte plus de trois mille chrtiens, on distribue son temps dune autre manire ; on donne les premiers jours aux hommes, et les suivants aux femmes. Les catchumnes viennent aprs ; on les examine, on les baptise sils en savent assez, et on les admet la participation des divins mystres. On sapplique ensuite terminer les diffrends, sil y en a quelques-uns. En chaque lieu on choisit deux ou trois des principaux chrtiens pour conduire les autres, et pour les instruire en labsence du missionnaire. En chaque maison on fait
167
afficher une conduite de vie, sur laquelle toute la famille se doit rgler, avec un calendrier qui marque, outre les dimanches et les ftes quil faut sassembler, les jours de jene qui sont dobligation. Enfin on distribue des catchismes, des livres de pit, de leau bnite, des chapelets, des images, et tout ce qui est capable dentretenir la pit des fidles et danimer leur foi. La religion stablit plus aisment la campagne que dans les villes, parce quon y a plus de libert. Dans les villes on dpend du gouverneur et des mandarins, il faut les visiter, ce qui ne se peut, selon le crmonial, sans prsents et sans frais ; au lieu que dans les villages, pour exercer librement ses fonctions, on na besoin de lagrment de personne. La ferveur est grande parmi les chrtiens, surtout dans les commencements. Aussi est-ce un temps favorable, et dont il faut bien profiter. Je lai prouv moi-mme plus dune fois, et particulirement dans la petite ville dOuho et dans les villages qui en dpendent. A la premire visite que jy fis, je baptisai cent seize personnes, et la seconde cinq cent soixante, parmi lesquelles il y avait dix-huit vingt bacheliers, et un mandarin qui avait t dix ans gouverneur dune petite ville. Un succs si heureux me porta a btir une glise dans cette petite ville, et deux autres moins considrables avec quelques chapelles dans les villages circonvoisins. Il y a la Chine non seulement un grand nombre de villes, mais des provinces entires, o lon na point encore annonc Jsus-Christ. Dans la province de Nankin, il y a cinq villes du premier ordre, et plus de quatre-vingts du second, o il ny ni glises ni missionnaires. Nous navons que quatre ou cinq maisons dans les provinces de Ho-nan et de Chen-si, quoiquil y ait en chacune huit villes du premier ordre, et plus de cent du second. Nous navons aucun tablissement dans les provinces de Sou-tchoen, de Qui-tcheou
1
et de Leaton 2, o il y a
plusieurs villes et bourgades trs peuples. Cest aux missionnaires btir les glises, et faire tous les autres frais, sils veulent avancer les
168
affaires de la religion ; car si lon exigeait quelque chose des chrtiens du pays, ce serait ruiner bientt luvre de Dieu, mettre un obstacle invincible la conversion des infidles, et se confondre avec les bonzes, qui obligent leurs disciples leur faire des aumnes pour vivre, et pour loger leurs fausses divinits. Ainsi les hommes apostoliques, qui nont la Chine pour vivre quune petite pension quon leur envoie chaque anne dEurope, ne peuvent former de grandes entreprises ni faire tous les voyages
p.076
peuples ; et avec tout le zle dont ils brlent, il faut souvent que, manque de secours, ils demeurent dans un mme endroit bien plus longtemps quils ne souhaiteraient. Si la Chine tait chrtienne, nous porterions la foi dans la Tartarie ; cest un vaste champ o lon pourra travailler avec le temps. La Tartarie orientale se peuple tous les jours. Lempereur y fait btir des villes
1
et
lon y voit des villages fort peupls. Pour la Tartarie occidentale, il ny a ni villes ni villages que du ct des Yousbecks, et de la mer Caspienne ; ce qui nempche pas que cette tendue de pays ne soit habite par diffrentes nations que lempereur de la Chine a soumises depuis quelques annes son empire. Toutes les richesses de ces peuples ne consistent quen de nombreux troupeaux, avec lesquels ils errent de ct et dautre. Ils ne sarrtent gure plus de trois mois dans un mme lieu. Quand ils en ont consum les fourrages, ils dcampent et passent dans un autre endroit, o ils font la mme chose. La conversion de ces Tartares errants sera difficile, parce quils sont fort entts des lamas, qui sont leurs docteurs, et pour qui ils ont une soumission aveugle. Il y dj quelques annes que nos Pres ont form le dessein de stablir Chin-yam, capitale de Leaoton et de toute la Tartarie orientale. Cette ville est considrable, et lempereur y a tabli quatre tribunaux souverains pour y juger en dernier ressort toutes les affaires des Tartares ; car le Leaoton passe aujourdhui pour tre de la Tartarie, et on nen regarde plus les habitants comme Chinois, mais comme de
169
vritables Tartares. Je ne doute pas que le prince tartare qui sest converti, et dont je vous ai parl, nemploie tout son crdit pour faire russir ce projet. Il sest retir depuis deux ans Chin-yam avec toute sa famille, qui est plus fervente que jamais. Si lon tablissait une mission solide en cette ville, on pourrait passer de l dans le royaume de Core, qui est aussi tributaire de lempire de la Chine, et qui est beaucoup plus grand que nos cartes ne le reprsentent ; et peut-tre trouverait-on ensuite quelque entre au Japon qui nen est spar que par un petit dtroit. Voil de grands projets que nous vous proposons, mon trs rvrend Pre, mais ils ne passent ni les vues que doit former pour la gloire de Dieu un gnral de la Compagnie de Jsus, successeur de saint Ignace, ni le courage que doivent avoir hrit de saint FranoisXavier les successeurs de son apostolat. Dieu nous fasse la grce den voir laccomplissement, et que, comme votre paternit ne nous a jamais laisss manquer douvriers jusquici, le cur des personnes riches veuille aussi souvrir de tous cts pour ne pas laisser manquer les missionnaires des moyens ncessaires pour avancer luvre de Dieu et par eux-mmes et par les catchistes sur qui ils se dchargent dune partie de leurs travaux, auxquels, dans labondance dune si grande moisson, ils ne peuvent pas suffire.
170
Ce fut le premier jour de mars de lanne dernire que je partis de Nan-tchang-fou pour me rendre auprs du pre Fouquet, dans cette ville, do jai lhonneur de vous crire. Il sen faut bien que toute la Chine rponde lide que je men tais forme dabord. Je navais encore vu quune partie de la province de Canton quand je vous en fis une description si magnifique. A peine eus-je fait quatre journes de chemin dans les terres, que je ne vis plus que montagnes escarpes, et daffreux dserts remplis de tigres et dautres btes froces. Mais quoique cette partie de la Chine soit diffrente de la plupart des autres provinces, on y trouve cependant quelques villes assez belles, et un assez grand nombre de villages. De Nanhiung, qui est la dernire ville de la province de Canton, nous nous rendmes par terre Nangan ; cest la premire ville de la province de Kiam-si : elle est grande comme Orlans, fort belle et fort peuple. De Nangan Can-tcheou-fou, ce ne sont plus que des
p.077
dserts. Can-tcheou est une ville grande comme Rouen ; elle est fort marchande, et un y voit un grand nombre de chrtiens. De Can-tcheou Nan-tchang le pays est charmant, trs peupl et trs fertile. Une de nos barques pensa prir une journe de cette ville, dans un courant trs rapide qui a prs de vingt lieues de longueur ; ce qui le rend encore plus dangereux, cest quil faut passer au travers dune infinit de rochers qui sont fleur deau mais aussi, quand on la une fois pass, on se trouve dans une belle rivire, six fois plus large que nest la Seine vis--vis de Rouen, et si couverte de
171
vaisseaux, qu quelque heure du jour que vous jetiez les yeux aux environs, vous comptez plus de cinquante btiments de charge la voile. Ce grand nombre de vaisseaux ne doit point surprendre. Il est vrai que les Chinois ne commercent gure hors de leur pays, mais, en rcompense, le commerce quils font dans le sein mme de lempire est si grand, que celui dEurope ne mrite pas de lui tre compar. Lempire de la Chine a une trs grande tendue ; les provinces sont comme autant de royaumes : lune produit du riz, lautre fournit des toiles, chacune a des marchandises qui lui sont propres, et quon ne trouve point ailleurs ; tout cela se transporte non par terre, mais par eau, cause de la commodit des rivires qui sont en trs grand nombre, et si belles que lEurope na rien qui en approche. Ce qui me remplit de consolation, mon rvrend Pre, ce fut de voir, dans toutes les villes qui se trouvrent sur ma route, un grand nombre dglises riges au vrai Dieu, et une chrtient trs fervente. La religion fait ici chaque jour de nouveaux progrs ; il semble mme que le temps de la conversion de ce vaste empire est enfin arriv ; et pour peu que nous soyons aids des fidles dEurope qui ont du zle pour la propagation de la foi, tout est esprer dune nation qui commence goter nos maximes saintes, et qui est touche de tant dexemples de vertu que donnent les nouveaux fidles. Pour moi, je vous avoue que je suis frapp de leur innocence et de leur ferveur. Plusieurs viennent tous les dimanches de huit dix grandes lieues pour assister aux saints mystres ; ils sassemblent en grand nombre tous les vendredis dans lglise, o ils rcitent certaines prires en lhonneur de la passion de Jsus-Christ ; et ils ne se retirent quaprs stre demand pardon les uns aux autres du mauvais exemple quils ont pu se donner : leurs austrits et leurs pnitences seraient indiscrtes, si lon navait soin den modrer les excs. Nous avons ici un jeune enfant qui, au milieu dune famille idoltre, ne manque jamais de faire tous les jours ses prires devant son crucifix, tandis que tous ses parents sont prosterns devant leurs
172
idoles. Sa mre et ses frres ont fait bien des efforts pour le pervertir ; mais sa constance a t lpreuve de leurs menaces et de leurs mauvais traitements ; il leur a toujours rpondu avec une fermet mle de tant de douceur, quils sont eux-mmes sur le point dembrasser le christianisme. Vous ne sauriez croire toutes les industries que le zle fait imaginer aux nouveaux chrtiens pour la conversion des infidles : jen ai t mille fois surpris. Il ny a pas longtemps quun pauvre homme, aveugle, et qui vit daumnes, vint me prier de lui donner deux ou trois livres : je ne pouvais me figurer lusage quil en voulait faire ; ctait pour les donner lire douze infidles quil avait demi instruits des mystres de notre sainte religion. Jai vu des enfants venir nous demander comment il fallait rpondre certaines difficults que leur faisaient leurs parents idoltres, et il est souvent arriv que le fils a converti sa mre, et tout le reste de sa famille. Cependant, on ne peut disconvenir que les missionnaires qui travaillent la conversion de ces peuples ny trouvent des obstacles bien difficiles surmonter. Le mpris que les Chinois ont pour toutes les autres nations en est un des plus grands, mme parmi le bas peuple. Entts de leur pays, de leurs murs, de leurs coutumes et de leurs maximes, ils ne peuvent se persuader que ce qui nest pas de la Chine mrite quelque attention. Quand nous leur avons montr lextravagance de leur attachement aux idoles ; quand nous leur avons fait avouer que la religion chrtienne na rien que de grand, de saint, de solide, on dirait quils sont prs de lembrasser ; mais il sen faut bien. Ils nous rpondent froidement : Votre religion nest point dans nos livres, cest une religion trangre ; y a-t-il quelque chose de
p.078
bon hors de la
Chine, et quelque chose de vrai que nos savants aient ignor ? Souvent ils nous demandent sil y a des villes, des villages et des maisons en Europe. Jeus un jour le plaisir dtre tmoin de leur surprise et de leur embarras la vue dune mappemonde. Neuf ou dix lettrs, qui
173
mavaient pri de la leur faire voir, y cherchrent longtemps la Chine : enfin ils prirent pour leur pays un des deux hmisphres qui contient lEurope, lAfrique et lAsie : lAmrique leur paraissait encore trop grande pour le reste de lunivers. Je les laissai quelque temps dans lerreur, jusqu ce quenfin un deux me demanda lexplication des lettres et des noms qui taient sur la carte. Vous voyez lEurope, lui dis-je, lAfrique et lAsie ; dans lAsie, voici la Perse, les Indes, la Tartarie. O est donc la Chine ? scrirent-ils tous. Cest dans ce petit coin de terre, leur rpondis-je, et en voici les limites. Je ne saurais vous exprimer quel fut leur tonnement : ils se regardaient les uns les autres, et se disaient ces mots chinois, Chiao-te-Kin, cest-dire, elle est bien petite. Quoiquils soient bien loigns datteindre la perfection o on a port les arts et les sciences en Europe, on ne gagnera jamais sur eux de rien faire la manire europenne. Lautorit de lempereur a t mme ncessaire pour obliger les architectes chinois btir sur un modle europen notre glise qui est dans son palais. Encore fallut-il quil nommt un mandarin pour veiller lexcution de ses ordres. Leurs vaisseaux sont assez mal construits : ils admirent la btisse des ntres ; mais quand on les exhorte limiter, ils sont tout surpris quon leur en fasse mme la proposition. Cest la construction de la Chine, nous rpondent-ils. Mais elle ne vaut rien, leur dit-on. Nimporte ; ds l que cest celle de lempire, elle nous suffit et ce serait un crime dy rien changer. Pour ce qui est de la langue du pays, je puis vous assurer quil ny a que pour Dieu quon puisse se donner la peine de lapprendre. Voici cinq grands mois que jemploie huit heures par jour crire des dictionnaires. Ce travail ma mis en tat dapprendre enfin lire, et il y a quinze jours que jai ici un lettr, avec qui je passe trois heures le matin et trois heures le soir examiner des caractres chinois, et les
174
peler comme un enfant. Lalphabet de ce pays-ci a environ quarantecinq mille lettres ; je parle des lettres dusage ; car on en compte en tout jusqu soixante mille. Je ne laisse pas den savoir assez pour prcher, catchiser et confesser. La conversion des grands, et surtout des mandarins, est encore plus difficile. Comme ils vivent la plupart dexactions et dinjustices, et que dailleurs il leur est permis davoir autant de femmes quils en peuvent nourrir, ce sont comme autant de chanes quil ne leur est pas ais de rompre. Un seul exemple vous en convaincra. Il y environ quarante-cinq ans quun mandarin lia amiti avec le pre Adam Schall, jsuite bavarois. Ce missionnaire avait fait tous ses efforts pour le convertir ; mais ce fut inutilement. Enfin le mandarin tant sur le point daller en province o la cour lenvoyait, le pre lui donna quelques livres de notre sainte religion, et il les reut simplement par honntet car, loin de les lire, il se livra plus que jamais aux bonzes
1
; il en logea
quelques-uns chez lui, il se fit une bibliothque de leurs livres, et seffora par ces sortes de lectures deffacer entirement limpression que les discours du missionnaire avaient faite sur son esprit : il en vint bout. Mais, quarante ans aprs, tant tomb malade, il se rappela le souvenir de ce que le pre Schall lui avait dit tant de fois : il se fit apporter les livres dont il lui avait fait prsent, il les lut, et, touch de Dieu, il demanda le baptme. Avant que de le recevoir, il voulut luimme instruire toute sa famille : il commena par ses concubines, qui il apprit les mystres de notre sainte religion ; et en mme temps il leur assigna chacune une pension afin quelles pussent vivre chrtiennement le reste de leurs jours. Il instruisit ensuite tous ses enfants, et reut le saint baptme. Jai eu la consolation depuis que je suis ici de voir baptiser les femmes et les enfants de deux de ses fils. Lusure, qui rgne parmi les Chinois, est un autre obstacle bien difficile vaincre : lorsquon leur dit quavant de recevoir le baptme ils doivent restituer des biens acquis par des voies illicites, et ainsi ruiner
175
en un jour toute leur famille, vous mavouerez quil faut un grand miracle de la grce pour les y dterminer. Aussi est-ce l ce qui dordinaire les retient dans les
p.079
a peu de jours, un exemple bien triste. Un riche marchand vint me voir et me demanda le baptme ; je linterrogeai sur le motif qui le portait se faire chrtien. Ma femme, me dit-il, fut baptise lanne dernire, et depuis ce temps-l elle a vcu trs saintement. Peu de jours avant sa mort elle me prit en particulier, et me dit qu un tel jour et une telle heure elle devait mourir, et que Dieu le lui avait fait connatre, afin de me donner par l une preuve de la vrit de sa religion. Elle est morte en effet lheure et de la manire quelle me lavait prdit ; ainsi, ne pouvant plus rsister la prire quelle ma faite en mourant de me convertir, je viens vous trouver ce dessein et vous demander le saint baptme. De si belles dispositions ne semblaient-elles pas massurer que jaurais le bonheur de le baptiser dans peu de jours ? Mais ces bons sentiments svanouirent bientt : lorsque, dans linstruction, je vins toucher larticle du bien dautrui, et que je lui fis voir la ncessit indispensable de la restitution, il commena chanceler, et enfin il finit par me dclarer quil ne pouvait sy rsoudre. Les Chinois ne trouvent pas moins dopposition au christianisme dans la corruption et le drglement de leur cur ; pourvu que lextrieur paraisse rgl, ils ne font nulle difficult de sabandonner en secret aux crimes les plus honteux. Il y a environ quinze jours quun bonze vint me prier de linstruire ; il avait, ce semble, la meilleure volont du monde, et, rien, disait-il, ne devait lui coter. Mais peine lui eus-je expliqu quelle est la puret que Dieu demande dun chrtien, peine lui eus-je dit que sa loi est si sainte, quelle dfend jusqu la moindre pense et au moindre dsir contraire cette vertu : Si cela est, me rpondit-il, ny faut plus penser ;
176
et l-dessus, tout convaincu quil tait de la vrit de notre sainte religion, il abandonna le dessein de lembrasser. Voici maintenant, mon rvrend Pre, quelques coutumes par rapport aux dames de la Chine, qui semblent leur fermer aussi toutes les voies de conversion. Elles ne sortent jamais de la maison, ni ne reoivent aucune visite des hommes ; cest une maxime fondamentale dans tout lempire, quune femme ne doit jamais paratre en public ni se mler des affaires du dehors. Bien plus, pour les mettre dans la ncessit de mieux observer cette maxime, on a su leur persuader que la beaut consiste non pas dans les traits du visage, mais dans la petitesse des pieds, en sorte que leur premier soin est de ster ellesmmes le pouvoir de marcher ; un enfant dun mois a le pied plus grand quune dame de quarante ans. De l il arrive que les missionnaires ne peuvent instruire les dames chinoises ni par eux-mmes, ni par leur catchistes. Il faut quils commencent par convertir le mari afin que le mari lui-mme instruise sa femme, ou quil permette quelque bonne chrtienne de venir dans son appartement lui expliquer les mystres de la religion. Dailleurs, quoiquelles soient converties, elles ne peuvent se trouver lglise avec les hommes. Tout ce quon a pu obtenir jusquici, cest de les assembler six ou sept fois lanne dans une glise particulire, ou dans la maison de quelque chrtien, pour les y faire participer aux sacrements. Cest dans ces assembles que lon confre le baptme celles qui y sont disposes. Jen baptiserai quinze dans peu de jours. Ajoutez cela que les dames chinoises ne parlent que le jargon de leur province ; ainsi elles ont bien de la peine se faire entendre des missionnaires, dont quelques-uns ne savent que la langue mandarine. On tche autant quon peut de remdier cet inconvnient. Je me souviens dun expdient que trouva la femme dun mandarin peu de jours aprs mon arrive dans cette ville. Comme elle ne pouvait tre entendue du missionnaire qui elle voulait se confesser, elle fit venir son fils an, et elle lui dcouvrit ses pchs, afin quil en fit le dtail au confesseur, et quil lui redt ensuite les avis et les instructions quelle en aurait reus.
177
Trouverait-on en Europe ces exemples de simplicit et de ferveur ? Enfin, la dpendance o ces dames sont de leurs maris fait quon ne peut gure compter sur leur conversion, surtout si le mari est idoltre ; en voici un exemple bien triste. Une femme infidle qui avait trouv le secret de se faire instruire de nos saintes vrits pria son mari, dans une grande maladie quelle eut, dappeler un missionnaire pour la baptiser. Le mari, qui laimait tendrement, y consentit de peur de la chagriner, et ds le
p.080
aprs laquelle elle soupirait avec tant dardeur. Les bonzes en furent avertis ; ils vinrent aussitt trouver le mari, ils lui firent de grands reproches sur la faiblesse quil avait eue daccorder son consentement, et ils lui dirent cent extravagances des missionnaires. Le lendemain, comme le missionnaire se disposait aller baptiser cette femme mourante, le mari lui envoya dire quil le remerciait de ses peines, et quil ne voulait plus que sa femme ft baptise. On nomit rien pour lengager permettre ce quil avait accord dabord, et des chrtiens de ses amis allrent le voir exprs ; mais ils ne purent rien gagner : Je connais votre finesse, leur dit-il, et celle du
missionnaire ; il vient avec son huile arracher les yeux des malades, pour en faire des lunettes dapproche. Non il ne mettra point le pied dans ma maison, et je veux que ma femme soit enterre avec ses deux yeux. Quelque chose quon ft, on ne put jamais le dtromper, et sa femme mourut sans recevoir le baptme. Je ne puis finir cette lettre, mon rvrend Pre, sans vous rapporter un exemple de la foi de nos fervents chrtiens ; cest par leur moyen que jai eu le bonheur dadministrer le saint baptme plusieurs idoltres. Dans labsence du pre Fouquet, qui tait all Nan-tchang-fou, un infidle vint me prier daller secourir une famille entire qui tait cruellement tourmente du dmon. Il mavoua quon avait eu recours
178
aux bonzes, et que durant trois mois, ils avaient fait plusieurs sacrifices ; que ces moyens stant trouvs inutiles, on stait adress au tcham-tien-sse, gnral des tao-sse
1
pour vingt francs de sauvegardes contre le dmon, dans lesquels il dfendait au malin esprit de molester davantage cette famille ; quenfin on avait invoqu tous les dieux du pays, et quon stait dvou toutes les pagodes ; mais quaprs tant de peines et de dpenses, la famille se trouvait toujours dans le mme tat, et quil tait bien triste de voir sept personnes livres des accs de fureur si violents, que si lon navait pris la prcaution de les lier, ils se seraient dj massacrs les uns les autres. Je jugeai par lexpos que ce pauvre homme me fit avec beaucoup dingnuit, quen effet il pouvait y avoir en tout cela de lopration du malin esprit. Je lui demandai dabord quelle raison le portait avoir recours lglise : Jai appris, me rpondit-il, que vous adorez le crateur et le matre absolu de toutes choses, et que le dmon na aucun pouvoir sur les chrtiens ; cest ce qui ma dtermin vous prier de venir dans notre maison et dinvoquer le nom de votre Dieu pour le soulagement de tant de personnes qui souffrent. Je tchai de le consoler par mes rponses ; mais pourtant je lui fis entendre quil ny avait rien esprer du vrai Dieu tandis quils conserveraient dans leur maison les symboles de lidoltrie ; quil fallait se faire instruire de nos saints mystres et se disposer au baptme ; qualors je pourrais leur accorder ce quils me demandaient ; quau reste cette maladie pouvait tre purement naturelle, et quavant toutes choses, je voulais examiner avec une srieuse attention quel pouvait tre ce mal. Je le mis ensuite entre les mains dun chrtien zl, pour lui donner une ide gnrale des mystres de la religion. Linfidle sen retourna chez lui assez satisfait ; ds le lendemain il revint mon glise, et mapporta un sac dont il tira cinq idoles, un petit bton long environ dun pied et pais dun pouce en carr, o taient
1 Espce de bonze.
179
gravs quantit de caractres chinois, et un autre morceau de bois haut de cinq pouces et large de deux, qui tait sem partout de caractres, except dun ct o lon voyait la figure du diable transperc dune pe, dont la pointe tait pique dans un cube de bois, qui tait aussi tout couvert de caractres mystrieux. Il me donna ensuite un livre denviron dix-huit feuillets, qui contenait des ordres exprs du tcham-tien-sse, par lesquels il tait dfendu au dmon, sous de grosses peines, dinquiter davantage les personnes dont il sagissait. Ces arrts taient scells du sceau du tcham-tien-sse, signs de lui et de deux bonzes. Jomets beaucoup dautres minuties qui pourraient vous ennuyer. Mais peut-tre ne serez-vous pas fch de savoir comment ces idoles taient faites. Elles taient dun bois dor et peint assez dlicatement : il y avait des figures dhommes et de femmes ; les hommes avaient la physionomie chinoise, mais les femmes avaient les traits
p.081
du visage
europen. Chaque idole avait sur le dos une espce douverture ferme dune petite planche. Je levai cette planche, et je trouvai que louverture tait assez troite lentre mais quelle allait en slargissant vers lestomac. Il y avait au-dedans des entrailles de soie, et au bout un petit sac de la figure du foie de lhomme. Ce sac tait rempli de riz et de th, apparemment pour la subsistance de lidole. A la place du cur, je trouvai un papier pli fort proprement ; je me le fis lire : ctait le catalogue des personnes de la famille ; leur nom, leur surnom, le jour de leur naissance, tout y tait marqu. On y lisait aussi des dvouements et des prires pleines dimpit et de superstition. Les figures des femmes avaient outre cela, dans le fond de cette petite chambre, un peloton de coton plus long que gros, li proprement avec du fil, et peu prs de la figure dun enfant emmaillot. Linfidle, qui me vit jeter au feu toutes ces idoles, crut que je ne ferais plus de difficult daller chez lui. Plusieurs chrtiens qui se trouvrent prsents se joignirent lui pour men prier. Mais Dieu, qui voulait que je dusse leur foi le miracle quil avait dessein doprer, permit que je persistasse leur refuser ce quils me demandaient, jusqu ce que je fusse mieux instruit de la nature du mal : je me
180
contentai denvoyer quelques chrtiens pour men faire le rapport. Ils partirent pleins de foi, et portrent avec eux un crucifix, de leau bnite, leurs chapelets et les autres marques de la religion. Plusieurs infidles, un bonze entre autres, qui se trouva l, les suivirent par curiosit. Ds quils furent arrivs dans la maison, ils firent mettre toute la famille genoux. Ensuite un deux prit le crucifix en main, un autre prit leau bnite, un troisime commena expliquer le symbole des aptres. Aprs lexplication, il demanda aux malades sils croyaient tous ces articles de la foi des chrtiens ; sils espraient en la toutepuissance de Dieu, et aux mrites de Jsus-Christ crucifi ; sils taient prts renoncer tout ce qui pouvait dplaire au vrai Dieu ; sils voulaient observer ses commandements, vivre et mourir dans la pratique de sa loi. Quand ils eurent rpondu quils taient dans ces sentiments, il leur fit faire tous le signe de la croix, il leur fit adorer le crucifix, et commena les prires avec les autres chrtiens. Tout le reste du jour ils neurent aucun ressentiment de leur mal. Les infidles qui taient accourus en foule furent extrmement surpris de ce changement ; les uns lattribuaient la toute-puissance du Dieu des chrtiens ; les autres et surtout le bonze, disaient hautement que ctait un pur effet du hasard. Dieu, pour les dtromper, permit que le lendemain les malades ressentissent de nouvelles attaques de leur mal : le bonze et ses partisans en triomphrent, mais ils furent bien surpris de voir quautant de fois quils taient saisis de ces transports violents de fureur, autant de fois un peu deau bnite quon leur jetait, un chapelet quon leur mettait au cou, un signe de croix quon faisait sur eux, le nom de Jsus quon leur faisait prononcer, les calmait sur lheure et les mettait dans une situation tranquille, et cela non pas peu peu, mais dans linstant ; non pas une seule fois, mais dix ou douze reprises en un mme jour. Ce prodige ferma la bouche aux bonzes et aux infidles : presque tous convinrent que le Dieu des chrtiens tait le seul vritable Dieu ; il y en eut mme plus de trente qui ds lors se convertirent. Le lendemain, un de
181
nos chrtiens plaa une croix fort propre dans le lieu le plus apparent de la maison ; il mit aussi de leau bnite dans toutes les chambres, et depuis ce temps-l toute cette famille na eu aucun ressentiment de son mal, et elle jouit dune sant parfaite. Il y a trois mois que je suis continuellement occup instruire ceux que ce miracle a convertis. Au reste, pour terniser la mmoire dune si insigne faveur, ils ont mis dans la salle destine recevoir les trangers, une grande image de Notre-Seigneur, dont je leur ai fait prsent ; au-dessous ils ont grav cette inscription en gros caractres : En telle anne et tel mois cette famille fut afflige de tel mal : les bonzes et les dieux du pays furent inutilement employs. Les chrtiens vinrent tel jour, invoqurent le vrai Dieu et le mal cessa linstant. Cest pour reconnatre ce bienfait que nous avons embrass la sainte loi ; et malheur celui de nos descendants qui serait assez ingrat pour adorer dautre Dieu que le Dieu des chrtiens ! On y voit crit ensuite le symbole et les commandements de Dieu. Depuis ce temps-l, jai toujours eu environ
p.082
quarante
catchumnes instruire : mesure que jen baptise quelques-uns, ils sont remplacs aussitt par un plus grand nombre. Je ne sais si vous aurez appris que deux missionnaires de notre Compagnie ont eu lhonneur de mourir dans la Cochinchine chargs de fers pour Jsus-Christ. Le pre Le Royer me mande du Tonkin, que lui et quatre autres missionnaires de notre Compagnie ont eu aussi le bonheur de baptiser, lanne dernire, cinq mille cent soixante et six infidles. Pour moi, jattends quon me donne une mission fixe ; on men promet une au premier jour, et on me fait esprer quelle sera dure, pauvre, laborieuse ; quil y aura beaucoup souffrir, et de grands fruits recueillir : priez le Seigneur que je corresponde toutes les grces que je reois de sa bont, et dont je me reconnais trs indigne. Je suis, avec beaucoup de respect, etc.
@
182
A Tcheou-chan, port de la Chine, dans la province de Tche-kian, dix-huit lieues de Nimpo, le 15 de fvrier 1703 Mon trs rvrend Pre,
P. C.
Retournant une seconde fois en Europe, pour rendre compte notre rvrend pre gnral de ltat prsent de nos missions de la Chine, jai destin les six ou sept mois que doit durer notre navigation vous faire une relation gnrale de ce qui nous est arriv depuis prs de vingt ans que nous sommes sortis de France, comme la personne du monde qui aprs Dieu nous sommes le plus redevables de nos progrs dans ces vastes provinces. Je macquitte de ce devoir beaucoup plus tard que je neusse dsir ; mais une multitude doccupations pressantes, et qui se sont succd jusquici les unes aux autres, mont toujours t le loisir de satisfaire ma reconnaissance, et de confrer avec vous de ce qui pourrait avancer de plus en plus luvre de Dieu et la conversion des infidles. Je ne vous parlerai point, mon rvrend Pre, de tout ce quil nous a fallu souffrir. Quand on vient dans les missions, outre les travaux insparables de nos fatigants emplois, il faut sattendre encore et se prparer mille vnements pnibles, quil est impossible de prvoir. Notre rvrend Pre gnral nous en avertissait ordinairement dans ses lettres. Comptez, disait-il, que pour gagner des mes Jsus-Christ dans le pays des infidles o vous tes, vous devez vous rsoudre souffrir beaucoup, et souffrir indiffremment de tous. Bene patientes erunt ut annuntient 1.
1 Psal. 91.
183
Il faut tre patient et courageux dans les contradictions les plus inespres ; autrement vous serez inutiles lglise et luvre de Dieu ne se fera point. Ce fut sur la fin de lanne 1684, comme vous pouvez vous en souvenir, que Dieu fit natre loccasion denvoyer des missionnaires franais la Chine. On travaillait alors en France par ordre du roi, rformer la gographie. MM. de lAcadmie royale des sciences, qui taient chargs de ce soin, avaient envoy des personnes habiles de leur corps dans tous les ports de lOcan et de la Mditerrane, en Angleterre, en Danemarck, en Afrique et aux les de lAmrique, pour y faire les observations ncessaires. On tait plus embarrass sur le choix des sujets quon enverrait aux Indes et la Chine, parce que ces pays sont moins connus en France, et que MM. de lAcadmie couraient risque de ny tre pas bien reus, et de donner ombrage aux trangers dans lexcution de leur dessein. On jeta donc les yeux sur les jsuites qui ont des missions en tous ces pays-l, et dont la vocation est daller partout o ils esprent faire plus de fruit pour le salut des mes. Feu M. Colbert me fit lhonneur de mappeler un jour avec M. Cassini pour me communiquer ses vues. Ce sage ministre me dit ces paroles, que je nai jamais oublies : Les sciences, mon Pre, ne mritent pas que vous preniez la peine de passer les mers, et de vous rduire vivre dans un autre monde loign de votre patrie et de vos amis. Mais comme le dsir de convertir les infidles et de gagner des mes Jsus-Christ porte souvent vos Pres entreprendre de pareils voyages,
p.083
loccasion, et que, dans le temps o ils ne sont pas si occups la prdication de lvangile, ils fissent sur les lieux quantit dobservations qui nous manquent pour la perfection des sciences et des arts. Ce projet neut alors aucune suite, et la mort de ce grand ministre le fit mme perdre de vue pendant quelque temps ; mais le roi ayant rsolu, deux ans aprs, denvoyer un ambassadeur extraordinaire
184
Siam, M. le marquis de Louvois, qui venait de succder M. Colbert dans la charge de surintendant des btiments et de directeur des sciences, arts et manufactures de France, demanda nos suprieurs six jsuites habiles dans les mathmatiques, pour les y envoyer. Jenseignais depuis huit ans les mathmatiques dans notre collge de Paris, et il y en avait plus de vingt que je demandais avec instance les missions de la Chine et du Japon. Mais soit quon men juget peu digne, ou que la Providence me rservt pour un autre temps, on me laissait toujours en France. Je tchais dy vivre dans la pratique exacte de tous les exercices de la vie religieuse, persuad que les desseins misricordieux de Dieu sur nous saccomplissent infailliblement, quand nous suivons fidlement ce chemin. Je ne fus point tromp ; car cette heureuse occasion stant prsente, je moffris le premier nos suprieurs, qui maccordrent enfin ce que je souhaitais depuis si longtemps, et me chargrent de chercher des missionnaires pour maccompagner. Je ne vous puis dire, mon rvrend Pre, la consolation que je sentis en ce moment. Je mestimais mille fois plus heureux daller porter nos sciences aux extrmits du monde, ou jesprais gagner des mes Dieu, et trouver des occasions de souffrir pour son amour et pour la gloire de son saint nom, que de continuer les enseigner Paris dans le premier de nos collges. Ds quon sut que je cherchais des missionnaires pour la Chine, il sen prsenta un grand nombre dexcellents sujets. Les pres Tachard, Gerbillon, Le Comte, de Visdelou et Bouvet furent prfrs aux autres. Comme ils taient tous capables de remplir en France nos emplois les plus distingus, bien des personnes zles parurent surprises de la conduite des suprieurs, qui laissaient aller aux missions leurs meilleurs sujets, et qui taient par l lEurope des personnes propres y rendre des services importants. Ne vaudrait-il pas mieux, disaient-ils, les y retenir, et envoyer dans ces pays loigns ceux qui, avec une capacit plus mdiocre, ont assez de forces pour soutenir les fatigues
185
des missions et assez de zle pour travailler la conversion des infidles ? Ils appuyaient leur sentiment de lautorit de saint Franois-Xavier, qui ne demandait saint Ignace pour la mission des Indes, que ceux quil ne jugeait pas si ncessaires en Italie. Vous avez 1, dit-il, plusieurs personnes auprs de vous, qui, quoiquils ne soient ni grands thologiens ni prdicateurs, serviraient admirablement lglise en ce pays-ci, sils ont les autres qualits ncessaires pour y faire du fruit ; si ce sont des hommes srs quon puisse envoyer seuls aux Moluques, au Japon et la Chine, sils sont doux, prudents, charitables, et dune si grande puret de murs, que les occasions de pcher, qui sont plus frquentes ici quen Europe, ne les branlent jamais. Je conviens, mon rvrend Pre, quil nest pas ncessaire denvoyer toujours aux missions des sujets dun esprit si minent et dune capacit si tendue. Les premires qualits auxquelles il faut avoir gard, sont celles que saint Franois-Xavier vient de marquer ; toutes les autres sont inutiles sans celles-l. Quorum virtus in rumnis et in sectationibus spectata non est, his nihil magnum certe committitur 2. En vain, dit ce grand aptre, vous leur confierez les emplois importants de convertir les mes, sils ne sont laborieux, mortifis, patients ; sils ne savent souffrir la faim et la soif, et les plus rudes perscutions avec joie. Mais quand il fait tant de fond sur la vertu, on me permettra dajouter quil nexclut nullement ceux qui ont dautres talents et qui, sappliquant aux sciences dans les universits ou dans nos sminaires dEurope, y mritent, comme lui, lestime et lapprobation des savants par les grands progrs quils y font. Quand il parle du Japon et de la Chine, ne demande-t-il pas des hommes pleins desprit et habiles dans toutes les
186
p.084
contradictions
des bonzes ? Ne veut-il pas des philosophes qui rendent raison des mtores et des effets les plus cachs de la nature ; des mathmaticiens qui connaissent le ciel, et qui prdisent les clipses ? Ils nous admiraient, dit-il, quand nous leur expliquions ces choses ; et la seule pense que nous tions des gens savants les disposait nous croire sur les matires de la religion. Nos tanquam viros doctos suscipiebant ; qu doctrin opinio aditum nobis patefecit ad religionem in eorum animis ferendam 1. En parlant mme des Indes, o une profonde science ne lui paraissait pas si ncessaire, parce que les peuples ny sont pas toujours si clairs, il ajoute ces paroles remarquables : Quanquam probitas litteris ornata scilicet, palmam ferat. Nanmoins, dit-il, des gens de lettres et de vertu sont ceux que nous recevons ici avec plus de joie ; parce quils y seront plus utiles la conversion des peuples. Lenvie quil eut dcrire des lettres vives et touchantes aux universits de France, dItalie et de Portugal, pour inviter les docteurs de ces fameuses coles venir travailler avec lui au salut des mes, marque bien quels missionnaires il dsirait. Saint Ignace tait dans les mmes sentiments. Et cest pour cela quayant ajout dans la Compagnie, aux autres vux de religion, un quatrime vu pour les profs, par lequel ils sengagent daller, avec la permission de leur souverain, dans tous les lieux o le vicaire de JsusChrist jugera propos de les envoyer, sans rien mme demander pour leur subsistance, il a voulu quon nadmt ce degr que ceux en qui on remarquerait plus desprit et plus de talents naturels, et de capacit pour les sciences ; et il net pas, sans doute, rgl les choses de cette manire, lui qui cherchait en tout la plus grande gloire de Dieu, sil net t persuad que, de travailler la conversion des infidles,
187
ctait un ouvrage tout divin, auquel il devait consacrer, au moins en partie, ce quil avait de meilleur et de plus choisi dans son ordre. Tout ce que je rapporte ici vous est parfaitement connu, mon rvrend Pre ; vous savez combien ce zle daller porter la foi dans les pays les plus loigns est essentiel et universel en notre Compagnie, et que les plus grands talents ny sont pas une raison pour retenir en Europe ceux que Dieu appelle vritablement aux missions. Vous savez mme quelle est la dlicatesse de conscience de nos premiers suprieurs sur cet article ; et nous en vmes un grand exemple, il y a trois ans, lorsque je me prparais retourner la Chine avec des sujets dun mrite fort distingu, que notre rvrend Pre gnral eut la bont de maccorder. Quelques personnes, regardant plus lavantage de nos provinces de France que le besoin des missions, lui reprsentrent la perte quelles faisaient. Je la ressens vivement, rpondit-il, mais il mest impossible de rsister aux lettres pleines de ferveur et de lesprit de Dieu, quils mcrivent eux-mmes. Non possum rsistere Spiritui sancto, qui loquitur in eorum litteris. Nous ne devons donc pas regarder le dpart de ces missionnaires comme des pertes, mais plutt comme des avantages pour la religion, dont toute lglise se rjouit. Ce sont des ordres ternels de la Providence, qui reprend ceux quelle navait mis dans nos maisons que pour les prparer par ltude et par lacquisition des vertus solides la conversion du Nouveau-Monde. Enfin ce sont des grces pour nousmmes, dont nous devons remercier Dieu, qui choisit parmi nous des personnes pour un emploi si saint, et qui nous excite par leurs exemples mpriser le monde, et mener ici une vie qui approche, autant quil se peut, de celle de nos chers Frres. Ces Pres que je viens de nommer stant rendus Brest avec moi, nous en partmes le troisime mars de lanne 1685, aprs avoir t reus dans lAcadmie des sciences et pourvus, par ordre du roi, des instruments de mathmatiques ncessaires pour faire nos observations. Quand nous emes pass la ligne, nous dcouvrmes toutes les
188
constellations de la partie mridionale. Il ny a presque point dtoiles remarquables proche le ple antarctique ; mais le ciel en est tout rempli le long de la voie lacte, depuis le Scorpion jusqu Sirius. On ne voit rien de sensible dans la partie septentrionale. Le grand et le petit nuage sont deux choses singulires. Le petit parat aussi grand que la lune, quoiquil ne soit gure que la moiti du grand nuage. Quand on les regarde avec des lunettes dapproche, ils ne paraissent point un amas de
p.085
ni mme une blancheur obscure, comme la nbuleuse dAndromde et la tte des comtes ; tout y parat beau comme dans le reste du ciel. Le pied du Cruzero, marqu dans Bayer, est une toile double, compose de deux petites toiles fort claires, qui sont loignes lune de lautre denviron leur diamtre ; il en contient une troisime un peu plus loigne des deux autres, mais beaucoup plus petite. Nous fmes quelques observations au cap de Bonne-Esprance, et dans notre traverse du cap au dtroit de la Sonde, dont on a dj rendu compte au public. Nous en avons fait plusieurs autres la Chine, que jai envoyes en Europe, et dont on trouvera une partie dans les voyages de Tartarie du pre Gerbillon, quon doit mettre bientt au jour. Vous avez vu, mon rvrend Pre, dans la relation du premier voyage du pre Tachard, la manire obligeante dont messieurs les Hollandais nous reurent au cap de Bonne-Esprance et Batavia. Il est vrai, et je dois encore marquer ici par reconnaissance, quon ne peut rien ajouter aux honntets que nous firent ces messieurs. Nous y trouvmes plusieurs catholiques, dont quelques-uns eurent le bonheur de se confesser, aprs avoir pass plusieurs annes sans le pouvoir faire. Ces pauvres gens sont bien plaindre : ils quittent leur pays inconsidrment, et vont en Hollande, o ils sengagent au service de la Compagnie, qui les fait passer aux Indes, do ils nont plus la libert de revenir ; mais leur plus grand malheur, cest quen ce pays-l il ny a plus pour eux dexercice de religion ; plus de messes, de confessions ni de communions ; plus de prtres pour les faire souvenir de leur devoir, et pour les assister la mort. Messieurs les Hollandais trouveraient peut-tre plus de gens qui
189
sengageraient leur service, et qui les serviraient mme plus fidlement, sils permettaient aux catholiques le libre exercice de leur religion en ce pays-l, ou du moins sils leur procuraient les secours qui leur sont si ncessaires. Aprs les avoir consols le mieux quil nous fut possible, nous les exhortmes persvrer dans la foi, garder inviolablement les commandements de Dieu, et souffrir leurs maux avec patience. Les catholiques que le malheur ou la ncessit contraignent de quitter ainsi leur pays, doivent faire rflexion quels dangers ils exposent leur salut ternel, et se persuader que la plus grande punition du pch est de sengager en des occasions de pcher encore davantage, et de se mettre dans un tat o les moyens de se convertir et de retourner Dieu ne se trouvent presque plus. Nous arrivmes Siam la fin du mois de septembre de la mme anne 1685, aprs une navigation fort heureuse. On ne peut tre mieux reu que nous le fmes du roi et de son ministre, M. Constance. Pendant notre sjour en ce royaume, nous tchmes de ny tre pas inutiles. Les pres Gerbillon et de Visdelou prchrent lavent et le carme dans lglise des Portugais et, quand nous ntions point Louvo, nous entendions rgulirement les confessions dans cette glise les dimanches et les ftes. Avant que de partir de Paris, javais pris des mesures avec M. Cassini, pour observer une clipse de lune qui devait arriver Paris le dixime de dcembre de lanne 1685, sur les neuf heures du soir, et dans le royaume de Siam, lonzime du mme mois, sur les trois quatre heures du matin. Comme elle devait tre totale, et quon la pouvait voir en mme temps Paris et Siam, elle tait fort propre pour dterminer au vrai la diffrence des longitudes de ces deux mridiens, et cest ce qui nous porta faire avec soin cette observation. Le roi de Siam, averti de notre dessein, voulut que ce ft en sa prsence. Il tait alors Tseepoussone, une lieue au-dessus de Louvo ; cest une maison royale quil avait fait btir sur le bord dun tang, lentre dune fort, o il se divertissait la chasse des lphants. Nous avions prpar pour le roi de Siam une excellente lunette de
190
cinq pieds, par laquelle ce prince regardait lclipse, pendant que nous lobservions quatre pas de lui avec M. Constance, qui lentretenait, et qui lui servait dinterprte quand il nous faisait quelques questions. Le roi ayant vu la veille un des types de la lune quon a grav lObservatoire de Paris, scria dabord en regardant la lune par la lunette : Voil justement ce que vous me ftes voir hier dans le type. La lune stant clipse notablement, il nous demanda pourquoi elle paraissait renverse dans la lunette, et aprs limmersion totale,
p.086
pourquoi le corps de la lune paraissait encore, puisquelle ne recevait plus aucune lumire du soleil. Ces questions judicieuses font voir quelle tait la solidit desprit de ce prince, qui nous tmoigna en cette occasion une bont particulire, dont il nous aurait donn plus de marques, si sa mort, qui arriva peu de temps aprs, de la manire que tout le monde a su, net renvers tous les grands desseins quil avait forms pour lavantage de la religion, et pour la gloire de notre nation. Ce fut au mois de juillet de lanne 1686 que nous partmes de Siam pour aller la Chine. Il y avait la rade plusieurs vaisseaux, dont les uns allaient Macao, les autres Canton et en dautres ports de cet empire. M. Constance nous les offrit tous ; mais il ntait nullement davis que nous allassions Macao. M. lvque de Mtellopolis et le pre Maldonade, suprieur de la maison des jsuites portugais, nous dtournaient aussi de prendre cette route. Lorsquon a des intentions droites et quon estime une nation, on se persuade aisment quelle a pour nous les mmes sentiments, et quon peut sy fier sans rien risquer. Ainsi les dfiances quon seffora de nous donner des Portugais, en cette occasion, firent peu dimpression sur nos esprits, et nous nous dterminmes prendre la route de Macao. M. Constance, nous voyant fixs en cette rsolution, crut que nous avions de ce ct-l des assurances que nous ne disions pas. Il ne pensa donc plus qu nous procurer de fortes recommandations auprs des officiers de la ville. Le roi de Siam eut la bont dcrire lui-mme au
191
gouverneur, pour lengager nous tre favorable. Il se croyait dautant plus en droit de lui demander cela, quil traitait bien les Portugais qui venaient trafiquer tous les ans en ses tats. Mais Dieu, qui veillait sur nous, ne permit pas que ce voyage russt. Le vaisseau sur lequel nous nous embarqumes passait pour tre bon, et ne valait rien en effet. Ds le cinquime jour, il fit eau de toutes parts, Il tait conduit par un pilote qui avait dj fait quatre ou cinq naufrages, et qui, ne craignant rien tant que de ne pas arriver cette anne-l Macao, sobstinait tenir le vent, quoiquil nous ft contraire, et quil augmentt chaque moment. Nous ne faisions que driver du ct de Camboge, o en peu dheures nous aurions pri misrablement, si notre capitaine net forc le pilote de cder, et daller, vent arrire, chercher le premier asile quon pourrait trouver. Le danger o nous fmes en cette occasion est un des plus grands que jaie courus sur toutes ces mers. Comme il ny avait que six ou sept jours que nous avions mis la voile, nous crmes quil tait encore temps de gagner la barre de Siam, et de nous embarquer dans un autre vaisseau pour arriver la Chine cette anne-l. Nous prmes donc des guides pour nous y mener par le chemin le plus court, travers les forts ; mais nos efforts furent inutiles. Ces guides, aprs un mois de dtours, nous ramenrent puiss de fatigues notre vaisseau, qui se rendit petites voiles dans la rivire de Siam, au mois de septembre, lorsque la mousson pour aller la Chine tait entirement passe. Nous trouvmes sur notre chemin les galres du roi de Siam, que ce prince, plein de bont pour nous, avait envoyes pour nous chercher, ds quil apprit le mauvais succs de notre voyage. Notre retour donna de la joie M. Constance, qui ne nous avait laiss partir quavec peine. La crainte quon ne nous maltraitt Macao ntait pas sans fondement ; car, quelques mois aprs, les vaisseaux de la Chine tant revenus Siam, nous apprmes quon avait reu ordre de Portugal darrter Macao les vicaires apostoliques et les missionnaires qui viendraient sur dautres vaisseaux que sur ceux des Portugais. Nous vmes cette anne-l mme lexcution de cet ordre. Un Pre
192
franciscain de Manille, parti de Siam en mme temps que nous, fut mis en arrt son arrive avec le capitaine qui lavait amen : on lenvoya ensuite Goa, do il eut bien de la peine sortir pour retourner aux Philippines. Nous nous abandonnmes, lanne suivante, la sage conduite de M. Constance. Ce ministre nous honora toujours dune protection et dune amiti particulire. Ce que nous
p.087
ctait un fond de pit et de religion qui le portait former de grands projets pour la propagation de la foi. Il protgeait tous les missionnaires et les vicaires apostoliques, et les aidait passer dans le lieu de leurs missions, engageant les capitaines des vaisseaux qui partaient de Siam, les porter srement Camboge, la Cochinchine, au Tonkin et la Chine. Il leur distribuait tous des charits considrables. Il a rebti les glises des jsuites et des dominicains de Siam. MM. nos ecclsiastiques franais pourront dire eux-mmes tous les biens quil leur a faits. Nous avons souvent dplor la mort tragique de cet homme extraordinaire, et nous y avons t dautant plus sensibles, quil ne lui a pas t impossible de lviter ; mais Dieu, qui lattendait en ce moment, lui avait donn un courage capable de soutenir une si rude preuve. Les Siamois, qui lont trait avec tant de cruaut, nauront point manqu de lui reprocher ses grandes aumnes, et tout ce quil avait entrepris pour tablir solidement la religion chrtienne dans les Indes. Mais ce qui pouvait le rendre coupable devant eux, cest ce qui nous donne le plus sujet de croire que Dieu lui aura fait part de ses grandes misricordes, car le Fils de Dieu a promis de se dclarer hautement, devant son Pre, pour ceux qui nauront point rougi de lui devant les hommes ; et Dieu a des grces et des ressources infinies pour mettre dans les voies de salut ceux qui ont t vritablement zls pour y en faire entrer beaucoup dautres. Je ne parle point ici de lillustre madame Constance ; il est impossible de penser ce quelle a souffert dans cette triste rvolution sans tre pntr dune vive douleur. On nignore pas en France
193
lextrme misre laquelle elle est encore rduite, et lon est bien plaindre de vouloir et de ne pouvoir pas la soutenir comme on le souhaiterait. Nous partmes de Siam, pour la seconde fois, le dix-neuvime juin de lanne 1687, sur un navire chinois qui allait Nimpo. Outre que nos mesures taient bien prises, Dieu donna encore visiblement sa bndiction notre voyage. Les Chinois qui nous conduisaient nous parurent fort superstitieux. Ils avaient une petite idole la poupe de leur vaisseau, devant laquelle ils entretenaient jour et nuit une lampe allume : ils lui offraient assez souvent, devant quils se missent table, les viandes prpares pour le repas. Mais comme ils apercevaient que nous ny touchions point toutes les fois quon les avait ainsi offertes, ils en firent mettre part, et on ne prsentait point lidole ce qui tait destin pour nous. Le culte quils rendaient cette fausse divinit ne se bornait pas l : sitt que la terre paraissait, celui qui avait soin de lidole prenait des papiers peints et coups en ondes, et les jetait dans la mer, aprs avoir fait une profonde inclination de ce ct-l. Quand le calme nous prenait, tout lquipage poussait de temps en temps des cris, comme pour rappeler le vent. Dans le gros temps, ils jetaient au feu des plumes pour conjurer la tempte et pour chasser le dmon, ce qui rpandait par tout le vaisseau une puanteur insupportable. Mais leur zle ou plutt leur superstition redoubla la vue dune montagne quon dcouvre en passant le canal de la Cochinchine ; car, outre les inclinations et les gnuflexions ordinaires, et tous les papiers demi brls quils jetrent dans la mer, les matelots se mirent faire un petit vaisseau de quatre pieds ; il avait ses mts, ses cordages, ses voiles et ses banderoles, sa boussole, son gouvernail, sa chaloupe, son canon, ses vivres, ses marchandises, et mme son livre de compte. On avait dispos, la poupe, la proue et sur les cordages, autant de petites figures de papier peint quil y avait dhommes sur le vaisseau. On mit la petite machine sur un brancard, on la leva avec beaucoup de crmonies, on la promena par le vaisseau au bruit du tambour et dun bassin dairain. Un
194
matelot habill en bonze conduisait la marche et sescrimait avec un long bton, en jetant quelquefois de grands cris. Enfin on le fit descendre doucement dans la mer, et on le suivit des yeux aussi loin que lon put. Le bonze monta sur la dunette, pour continuer ses clameurs, et apparemment pour lui souhaiter un heureux voyage. Nous emes un calme de quatre jours, la hauteur dEmouy 1. Lhorizon couvert de nuages fort noirs, et les vents de nord et de nord-est qui soufflaient de temps en temps, taient
p.088
tempte. Les Chinois, alarms, invoqurent leur idole avec plus de ferveur que jamais, et, dans la crainte dtre surpris de ces furieux typhons qui dsolent ces mers, ils tchrent plusieurs fois de gagner la terre ; mais ce fut en vain. Ils gardaient tous un morne silence, et ils trouvaient mauvais que nous parlassions entre nous autres missionnaires. Notre interprte nous en avertit en secret, et nous marqua que notre tranquillit leur paraissait dun aussi mauvais augure que le calme mme. Nous fmes un vu saint Franois-Xavier, patron de ces mers, pour obtenir un vent favorable. Dieu nous le donna ds le lendemain, et nous passmes heureusement entre la terre ferme de la province de Fo-kien et lle Formose, dont nous vmes quelques montagnes lhorizon. A trente ou quarante lieues de Nimpo, on entre dans un labyrinthe dles leves, parmi lesquelles on ne se reconnat plus. Le parti que nous prmes fut dobserver le chemin que faisait notre vaisseau, les terres entre lesquelles il passait, et sur lesquelles il portait le cap, et den faire une carte particulire qui put tre utile ceux qui navigueront dans ces mers. Cette carte ne marque que notre route, quoiquil y en ait dautres aussi bonnes entre ces les, et peut-tre meilleures pour les grands vaisseaux ; car je me souviens que nos pilotes sondaient souvent, et quen certains endroits ils ne trouvaient que quatre brasses deau 2. Cest messieurs les Anglais quil faut sadresser, si lon veut avoir
1 Ville quon nomme aussi Hia-men, situe dans une le, et ayant un port trs frquent. 2 Ces les sont au nombre de quatre cents. Les principales sont Kintam et Tcheou-chan.
195
une plus grande connaissance de cette mer ; car depuis trois ans, ils en ont fait une carte gnrale. Ils ont sond partout ; ils ont visit toutes les les : ils savent celles qui sont habites et celles o lon peut se pourvoir deau. Cest un travail de six mois, digne de lapplication et de la curiosit de ces messieurs. Jai vu une de ces cartes grands points, et fort bien dessine, entre les mains de M. Catchepolle, homme de mrite, qui est prsent la Chine, consul et prsident de la Compagnie royale dAngleterre, pour tout le commerce que les Anglais y font. Nous mouillmes enfin devant la ville de Nimpo, le 23 de juillet de lanne 1687, trente-quatre jours aprs avoir quitt la barre de Siam, et deux ans et demi depuis notre dpart de France. Je ne vous dirai point, mon rvrend Pre, la joie dont nous fmes pntrs, et les actions de grces que nous rendmes Dieu lorsque nous nous vmes heureusement arrivs au terme de nos plus ardents dsirs. Il faut tre appel aux missions, et y venir dans la seule vue de servir Dieu et de travailler au salut des mes, pour se former une juste ide de ce quon prouve dans ce moment. Il faut bien dire que nous changeons alors de force, mutabunt fortitudinem
1
ni ce que nous avions pu y laisser desprances et de douceurs. Cette paix mme dont nous jouissons dans les maisons religieuses, et les facilits que nous avons dy vivre dans le recueillement qui peut tenir lme unie Dieu, ntaient plus des objets qui nous touchassent. La multitude des mes que nous avions devant les yeux, le choix que Dieu avait fait de nous pour leur porter sa connaissance, et les occasions de souffrir que nous esprions trouver, occupaient entirement nos esprits, et paraissaient devoir amplement nous ddommager de tout. Nimpo 2, que quelques Europens ont appel Liampo, est une ville du premier ordre de la province de Tche-kiam, et un trs bon port sur la mer orientale de la Chine, vis--vis du Japon. Elle est, selon nos observations, vingt-neuf degrs cinquante-six minutes de latitude septentrionale, loigne de cinq ou six lieues de la mer. On y va dans
196
une seule mare par une fort belle rivire, large pour le moins de cent cinquante toises, et profonde partout de sept ou huit brasses, borde de salines des deux cts, avec des villages et des campagnes cultives, que de hautes montagnes terminent lhorizon. Lembouchure de la rivire est dfendue par une forteresse et par une petite ville du troisime ordre, nomme Tin-hay, environne de tours et de bonnes murailles. Il y a l un bureau o lon reconnat tous les vaisseaux qui entrent. Les marchands chinois de Siam et de Batavia viennent tous les ans Nimpo pour y chercher des soies ; car cest dans cette province que se trouvent les plus
p.089
belles de la Chine.
Ceux de Fo-kien et des autres provinces voisines y abordent aussi continuellement. Les marchands de Nimpo font un grand commerce avec le Japon, o ils allaient ds le temps de saint Franois-Xavier ; et cest deux apparemment quil apprenait ces particularits de la Chine, quil crivait en Europe sur la fin de sa vie. Il parat mme quil avait song passer la Chine sur leurs vaisseaux. Liampo 1, dit-il, est une grande ville de la Chine, loigne du Japon de cent cinquante lieues seulement. Jai de fortes raisons de croire que ce sera la porte par o les missionnaires de notre Compagnie entreront dans ce grand royaume, et que les autres religieux y pourront venir ensuite contenter le dsir ardent que Dieu leur inspire de travailler au salut des infidles. Je prie donc ceux qui dsirent la conversion de ces peuples, de recommander laffaire Dieu 2. Cest en ce temps-l trs probablement quil songeait sadresser lempereur du Japon mme, et lui demander un passe-port ; car on disait que ce prince avait alors une liaison si troite avec lempereur de la Chine, quil avait mme un de ses sceaux pour sceller des patentes et des passe-ports aux vaisseaux et aux personnes quil voudrait y envoyer.
197
Nous sommes, je crois, les premiers, mon rvrend Pre, qui avons pris ce chemin marqu, ds les premiers temps de notre Compagnie, par laptre des Indes, et par o apparemment il et voulu entrer luimme la Chine, si lambassade de Jacques Perera net pas manqu par lavarice et la jalousie du gouverneur de Malaque, et quil et pu prfrer la route de Nimpo celle de Sancian, o il mourut. Le pre Martini rapporte que, de son temps, notre Compagnie avait une glise Nimpo. Il faut que cette glise ait t entirement dtruite dans lirruption des Tartares ; car nous ne trouvmes en y arrivant aucun vestige ni dglise ni de christianisme. On tait mme si peu accoutum y voir des Europens, que le peuple accourait de toutes parts pour nous regarder, comme si nous eussions t des hommes de quelque nouvelle espce. Les mandarins, ayant su notre arrive, voulurent nous voir en particulier et nous reurent avec civilit. Ils nous demandrent ce que nous prtendions et quel tait le sujet de notre voyage. Nous rpondmes que la grande rputation de lempereur par toute la terre, et la permission quil donnait aux trangers de venir dans ses ports, nous avaient dtermins entreprendre ce voyage ; que notre dessein tait de demeurer avec nos Frres pour y servir le vrai Dieu ; que nous avions appris notre grand regret, que plusieurs dentre eux taient dj morts, et que la plupart des autres, accabls de vieillesse et dinfirmits, demandaient du secours. Jajoutai que le pre Ferdinand Verbiest stait donn la peine de mcrire lui-mme en Europe pour minviter venir la Chine, et quil avait donn sa lettre au pre Philippe Couplet, qui me lavait fidlement rendue. Il nous parut que ces officiers avaient une considration particulire pour le pre Verbiest ; que nos rponses leur faisaient plaisir, et que, sils eussent t les matres, ils nous auraient volontiers accord la permission que nous leur demandions, de nous retirer en quelquune des glises de notre Compagnie. Mais le vice-roi, qui hassait notre religion, fut cause que nous ne pmes profiter de leurs bonnes dispositions. Il les blma davoir souffert que nous prissions une maison
198
Nimpo, quoique les chaleurs fussent alors si violentes quil et t impossible de demeurer sur les vaisseaux. Il crivit ensuite contre nous au tribunal des rites, priant quon dfendit aux vaisseaux chinois, qui trafiquaient dans les royaumes voisins, damener jamais aucun Europen la Chine. Peut-tre esprait-il que, la rponse du tribunal des rites nous tant contraire, il pourrait confisquer son profit le vaisseau qui nous avait amens, et se saisir de tout ce que nous avions apport. Cependant, sans perdre de temps, nous mandmes notre arrive au missionnaire de notre Compagnie qui demeurait Ham-tcheou, capitale de la province, sans savoir encore son nom. Nous accompagnmes nos lettres de celles que vous aviez eu la bont de nous donner pour le pre Verbiest. Par une providence particulire de Dieu, il se trouva que le missionnaire de Ham-tcheou tait le pre Prosper Intorcetta, Sicilien de nation, qui avait eu
p.090
et lexil dans la dernire perscution. Comme il tait venu en Europe en 1672 pour les affaires de la mission, je lui avais ds lors crit pour me joindre lui et me consacrer au service de lglise de la Chine. Ainsi sa joie fut grande quand il apprit que nous tions si proches de lui
1
Dieu soit bni, nous dit-il dans la lettre quil nous crivit, de ce quil nous a fait enfin misricorde. Il vous a sauvs du naufrage, afin de sauver par votre moyen cette mission afflige, qui prissait tous les jours faute douvriers et de secours. Il nous envoya sur-le-champ un de ses catchistes qui tait bachelier, avec deux de ses domestiques, et nous manda de quelle manire nous devions nous comporter avec les mandarins. Ayant appris ensuite, par le mmoire que nous lui envoymes, quels taient nos vues et nos desseins, il nous rpondit encore, en nous ouvrant son cur :
1 Benedictus Deus qui fecit nobiscum misericordiam suam. Liberavit vos naufragio, ut
prope naufragam missionem nostram operariis destitutam vestra opera ac laboribus ab aquis lacrymarum summique mroris eriperet.
199
Vous mavez pleinement clairci, dit-il, sur tout ce que je voulais savoir. Ds que jappris votre arrive Siam, je pensai toutes les choses que vous me marquez ; je ne sais si ce fut par une inspiration particulire ou par une simple conjecture : ce que je vous puis dire, cest que je vous attendais avec impatience. Et prsentement que vous tes arrivs, je suis combl de consolation. La rsolution quavait prise le vice-roi de Tch-kiam, dcrire la cour des rites pour nous faire renvoyer de la Chine, tait la seule chose qui troublait la joie de ce saint homme. Il eut recours Dieu, et fit faire pour nous des prires publiques dans son glise. Il obligea jusquaux petits enfants implorer le secours du Ciel. Quand ils taient prosterns devant limage du Sauveur, il leur faisait prononcer ces paroles : Seigneur, en votre saint nom, conservez les pres qui viennent travailler au salut de nos mes. Pendant que nous demeurmes Nimpo, nous emes plus dune occasion de parler aux mandarins de la grandeur et de la puissance de Dieu. Il y avait trois ou quatre mois quil ne pleuvait point dans tout le pays, ce qui ruinait les moissons et faisait craindre une famine gnrale. On avait ordonn des jenes dans la ville, et des prires dans toutes les pagodes. Le gouverneur, inquiet, savisa de nous consulter sur les causes de cette scheresse. Il nous demanda si nous en avions aussi quelquefois en Europe, et ce que nous faisions alors pour en tre dlivrs. Nous lui rpondmes que le Dieu que nous adorions tant toutpuissant, nous avions recours lui, et que nous allions dans nos glises implorer sa misricorde. Mais il y a plus dun mois, rpliqua-t-il, que nous faisons la mme chose : nous allons la porte du midi, et toutes les pagodes de la ville, sans pouvoir rien obtenir. Nous nen sommes point surpris, seigneur, lui rpondmesnous, et si vous nous permettez de vous dire librement nos penses, nous vous en dcouvrirons la vritable cause.
200
Nous commenmes alors lui parler du Dieu et lui faire connatre quil avait cr le ciel et la terre, les hommes et tout ce qui tait dans lunivers, que tout dpendait de lui, les pluies et la scheresse, la famine et labondance, les biens et les maux, avec lesquels il chtiait ou rcompensait les hommes, selon quil le jugeait propos ; que, nous adressant lui, comme nous faisions en Europe, nous priions celui quil fallait prier vritablement, parce qutant le souverain Seigneur de toutes choses, il avait le pouvoir dexaucer nos prires. Mais il nen est pas ainsi de vos dieux, lui dmes-nous, ils ont des yeux et ne voient point ; ils ont des oreilles et nentendent point ; parce que ces fausses divinits ayant t autrefois des hommes mortels, ils nont pu sexempter de la loi commune de mourir, ni des suites ordinaires de la mort : ainsi, nayant plus ni sentiment ni pouvoir, il ne faut pas tre surpris sils ne vous coutent point. Le titre de divinit quils tiennent de la libralit des empereurs ou de la superstition des peuples, najoute rien ce quils taient deux-mmes, ni ne leur donne aucun pouvoir rel et vritable de disposer des pluies ou de commander sur la terre aux autres hommes. Le gouverneur nous couta paisiblement, et nous pria de demander Dieu quil leur accordt de la pluie, Nous le ferons volontiers, lui rpondmes-nous ; mais tout le peuple ayant besoin de cette grce, il nest pas juste que nous la demandions seuls. Eh bien,
p.091
Dieu du ciel et pour lui prsenter des parfums. Jadmirai en cette occasion la ferveur de nos Pres, et je fus charm de voir quils taient remplis de cette foi vive que Notre-Seigneur recommandait ses aptres : Habete fidem Dei 1. Nous nous prparions la crmonie, lorsque nous apprmes que le gouverneur
201
devait, le lendemain, en sortant de notre maison, aller avec tous les autres mandarins de la ville une montagne voisine sacrifier au dragon des eaux. Nous jugemes quun culte partag ne serait pas agrable Dieu ; ainsi nous envoymes notre interprte lui dire quon ne pouvait servir deux matres, et que, sil voulait nous faire lhonneur de venir adorer le vrai Dieu chez nous, il ne fallait point quil allt ailleurs. Le gouverneur rpondit que, ne pouvant se dispenser de se trouver le lendemain au rendez-vous de la montagne, il ne viendrait pas chez nous. Il fit quelques jours aprs un peu de pluie ; mais elle fut suivie dun orage si violent et dun vent si furieux, que les campagnes en furent dsoles et quun grand nombre de vaisseaux prirent sur la cte. Cest ainsi que Dieu punit quelquefois les pcheurs, permettant que les remdes mme quils souhaitent le plus ardemment deviennent pour eux une seconde punition et un mal plus grand que tous les autres. Le second jour de novembre nous apprmes que lempereur nous appelait Pkin, par cet ordre plein de bont : Que tous viennent ma cour. Ceux qui savent les mathmatiques demeureront auprs de moi pour me servir, les autres iront dans les provinces o bon leur semblera. Aussitt quon nous eut remis lordre imprial, les principaux mandarins de Nimpo nous rendirent des visites de congratulation, sur lhonneur que nous faisait lempereur. Nous partmes incontinent, et nous prmes notre route par la ville de Ham-tcheou, capitale de la province, o nous emes la consolation de voir le pre Intorcetta et de passer quelques jours avec lui. Les chrtiens envoys de sa part vinrent nous recevoir au bord de la rivire, et nous accompagnrent jusqu lglise, o le pre attendait notre arrive. Il nous conduisit devant le grand autel, o, prosterns devant limage du Sauveur, nous adormes le Seigneur qui nous comblait de tant de grces. Nous nous tournmes ensuite vers le Pre, et nous lembrassmes tendrement. Nos larmes plus que nos paroles lui marqurent notre joie, et la vive reconnaissance dont nous tions pntrs. Ce Pre, qui est mort depuis
202
quelques annes, tait alors vice-provincial de notre Compagnie la Chine. Quoiquil ft tout blanc, et g denviron soixante ans, il tait encore dune sant forte et vigoureuse. Japporte son portrait en France ; cest celui quon peignit aprs sa mort et que, selon la coutume des Chinois, on porta dans la pompe funbre, lorsquon conduisait son corps la spulture. Les autres villes par o nous passmes depuis Ham-tcheou jusqu Pkin, nous reurent avec honneur. Nous tions accompagns dun mandarin, qui avait soin de tout ce qui nous tait ncessaire. Je sais quil y des gens en France qui blment et qui condamnent les honneurs que les missionnaires permettent quon leur rende dans les pays infidles. Ce que je puis assurer, cest que nous ne les cherchons pas, et que nous les vitons autant quil est possible. Mais on nest pas matre de refuser de pareilles distinctions la Chine, quand on va ou quon vient par ordre de lempereur. On serait regard comme des imposteurs dans les villes par o lon passe, si lon ne gardait pas cet article du crmonial et quon se dt cependant envoy ou appel du prince. Lavantage que nous en retirons, et que personne, ce que je crois, ne pourra mpriser, cest que les missionnaires qui vont avec ces marques dhonneur recommandent aux mandarins des provinces par o ils passent les autres missionnaires qui travaillent dans leur district ; cest quils apaisent les perscutions que la malice des infidles leur suscite quelquefois ; cest enfin que les chrtiens, appuys de leur crdit, vivent en paix, et que les infidles ne craignent point dembrasser notre sainte religion, quand ils la voient si bien protge. Je ne parle point des bons offices quon rend aussi aux marchands europens, qui ont quelquefois besoin de recommandation dans un pays o ils sont exposs lavarice et & la perfidie de certains officiers, qui ne sont pas toujours fort quitables. Nous narrivmes Pkin que le septime fvrier de lanne 1688. Toute la cour tait alors en deuil pour la mort de limpratrice aeule de lempereur. Nos Pres taient plongs
p.092
perte quils venaient de faire du pre Ferdinand Verbiest dcd, dix jours auparavant, dune langueur qui le consumait depuis quelques
203
annes. Ce serviteur de Dieu avait beaucoup souffert pour la foi dans la dernire perscution. Il fut mis en prison, et charg de pesantes chanes, quil porta plus longtemps que les autres confesseurs de JsusChrist. Dieu se servit de lui pour les faire rappeler de leur exil de Canton, et les rtablir dans leurs glises, o ils travaillrent ramasser leur troupeau, que la crainte des bannissements et de la perte des biens avait dissip. Il fut depuis ce temps-l le protecteur de la foi et lappui des missionnaires que les mandarins inquitaient ou perscutaient dans les provinces. Cest ainsi quen parle le pape Innocent XI dans le bref quil lui fit lhonneur de lui envoyer en 1681. Nous noublierons jamais que nous lui sommes redevables de notre entre la Chine, et davoir rompu, par son crdit, les pernicieux desseins du vice-roi de The-kiam. Notre joie et t complte si, comme il le dsirait, nous eussions pu le voir avant sa mort, lui communiquer nos desseins, profiter de ses lumires, et prendre des rgles de conduite dun homme que tous les chrtiens de la Chine regardaient avec raison comme leur pre et le restaurateur de notre sainte religion en leur pays. Mais Dieu nous faisait dailleurs assez dautres grces. Comme nous ne pensions point demeurer la cour, mais nous rpandre dans les provinces pour travailler au salut des mes, nous nous rsignmes plus aisment la volont de Dieu. Le pre Gerbillon, comptant sur ses forces, que lexcs du travail a beaucoup diminues depuis ce temps-l, demanda instamment daller aux extrmits de la province de Chen-si, dans lancienne glise du saint homme le pre tienne Faber, Franais de nation. Cest la mission la plus rude et la plus laborieuse de la Chine, et celle o lon est plus dnu de toute consolation humaine. Le pre Bouvet souhaitait de passer dans le Leao-ton, et dans la Tartarie orientale, o lon na point encore prch lvangile : les autres navaient point encore pris de parti. Cependant nous demeurions tous dans la maison de nos Pres de Pkin. Jy trouvai le pre Antoine Thomas, que javais vu autrefois Paris, quand il y passa pour aller la Chine. Je tchai de le consoler sur
204
la mort du pre Verbiest, dans qui, outre les raisons communes, il perdait un vritable ami. Il nous disposa, de son cot, soutenir avec courage les contradictions auxquelles nous devions nous attendre, en ajoutant que chaque missionnaire devait sappliquer ces paroles de saint Paul
1
Omnes
qui
pi
volunt
vivere
in
Christo
Jesu
persecutionem patientur : Tous ceux qui veulent vivre dans la pit, selon Jsus-Christ, souffriront perscution. Le pre Joseph Tissanier, Franais, mcrivit en ce temps-l, de Macao, peu prs la mme chose. Ctait un excellent religieux, qui avait t provincial et visiteur de la mission. Ces avis ne nous intimidrent point, par la grce de Dieu, parce quon ne nous promettait que ce que nous tions venus chercher dans les missions. Les obsques du pre Verbiest se firent lonzime mars 1688. Nous y assistmes ; et voici lordre quon garda en cette crmonie. Les mandarins que lempereur avait envoys pour honorer cet illustre dfunt tant arrivs sur les sept heures du matin, nous nous rendmes dans la salle o le corps du Pre tait enferm dans son cercueil. Les cercueils de la Chine sont grands, et dun bois pais de trois ou quatre pouces, vernisss et dors par dehors, mais ferms avec un soin extraordinaire, pour empcher lair dy pntrer. On porta le cercueil dans la rue, et on le posa sur un brancard au milieu dune espce de dme richement couvert, et soutenu de quatre colonnes. Les colonnes taient revtues dornements de soie blanche (cest la Chine la couleur du deuil), et dune colonne lautre pendaient plusieurs festons de soie de diverses autres couleurs, ce qui faisait un trs bel effet. Le brancard tait attach sur deux mts dun pied de diamtre, et dune longueur proportionne leur grosseur, que soixante ou quatre-vingts hommes arrangs des deux cts devaient porter sur leurs paules. Le Pre suprieur, accompagn de tous les jsuites de Pkin, se mit genoux devant le corps au milieu de la rue. Nous fmes trois profondes inclinations jusqu terre, pendant que les chrtiens qui taient prsents cette triste crmonie fondaient
205
en larmes, et jetaient des cris capables dattendrir les plus insensibles. La marche commena ensuite dans cet ordre :
p.093
On voyait dabord un tableau de vingt-cinq pieds de haut sur quatre de large, orn de festons de soie, dont le fond tait dun taffetas rouge, sur lequel le nom et la dignit du pre Verbiest taient crits en chinois en gros caractres dor. Cette machine, que plusieurs hommes soutenaient en lair, tait prcde par une troupe de joueurs dinstruments, et suivie dune autre troupe qui portait des tendards, des festons et des banderoles. La croix paraissait ensuite dans une grande niche orne de colonnes, et de divers ouvrages de soie. Plusieurs chrtiens suivaient, les uns avec des tendards comme les premiers, et les autres le cierge la main. Ils marchaient deux deux au milieu des vastes rues de Pkin avec une modestie que les infidles admiraient. On voyait aprs dans une niche limage de la sainte Vierge et de lenfant Jsus, tenant le globe du monde en sa main. Les chrtiens qui suivaient avaient aussi la main des cierges ou des tendards comme ceux qui prcdaient. Un tableau de lange gardien venait encore, accompagn de la mme manire et suivi du portrait du pre Verbiest, quon portait avec tous les symboles qui convenaient aux charges dont lempereur lavait honor. Nous paraissions immdiatement aprs avec nos habits de deuil, qui sont blancs la Chine comme jai dit ; et despace en espace nous marquions la tristesse dont nous tions pntrs, par des sanglots ritrs, selon la coutume du pays. Le corps du pre Verbiest suivait, accompagn des mandarins que lempereur avait nomms pour honorer la mmoire de ce clbre missionnaire. Ils taient tous cheval : le premier tait le beau-pre de lempereur ; le second, son premier capitaine des gardes ; le troisime un de ses gentilshommes, et dautres moins qualifis. Toute cette marche, qui se fit avec un bel ordre et une grande modestie, tait ferme par cinquante cavaliers ; les rues taient bordes des deux cts dun peuple infini, qui gardait un profond silence en nous voyant passer. Notre spulture est hors de la ville dans un jardin quun des derniers
206
empereurs
chinois
donna
aux
premiers
missionnaires
de
notre
Compagnie. Ce jardin est ferm de murailles, et on y a une chapelle et quelques petits corps de logis. Quand nous fmes arrivs la porte, nous nous mmes tous genoux devant le corps, au milieu du chemin, et nous fmes trois fois les mmes inclinations. Les pleurs des assistants recommencrent. On porta le corps auprs du lieu o il devait tre inhum ; on y avait prpar un autel sur lequel tait la croix avec des cierges. Le Pre suprieur prit alors un surplis, rcita les prires et fit les encensements ordinaires marqus dans le Rituel. Nous nous prosternmes encore trois fois devant le cercueil, quon dtacha du brancard pour le mettre en terre. Ce fut alors que les cris des assistants redoublrent, mais avec tant de violence, quil ntait pas possible de retenir ses larmes. La fosse tait une espce de caveau profond de six pieds, long de sept et large de cinq ; il tait pav et revtu de briques de tous cts, en forme de muraille. Le cercueil fut plac au milieu comme sur deux trteaux de briques, hauts denviron un pied. On leva ensuite les murailles du caveau jusqu la hauteur de six ou sept pieds et on les termina en vote, avec une croix au-dessus. Enfin quelques pieds de distance du tombeau, on plaa une pice de marbre blanc de six pieds de haut en comprenant la base et le chapiteau sur lequel taient crits en chinois et en latin, le nom, lge et le pays du dfunt, lanne de sa mort, et le temps quil avait vcu la Chine. Le tombeau du pre Matthieu Ricci est le premier au bout du jardin dans un rang distingu, comme pour marquer quil a t le fondateur de cette mission. Tous les autres sont rangs sur deux lignes audessous de lui, comme on le voit dans la figure suivante.
p.094
Le pre Adam Schall est dun autre ct, dans une spulture vraiment royale que lempereur qui rgne lui fit faire quelques annes aprs sa mort lorsquon rtablit la mmoire de ce grand homme. Avant les obsques du pre Verbiest, lempereur, qui venait de finir son deuil pour la mort de limpratrice son aeule, avait envoy demander nos noms, et sinformer de nos talents et de notre capacit.
207
La paix dont jouissait alors son empire, par ses soins, depuis les deux derniers voyages quil avait faits en Tartarie, et dont nous avions lu la relation tant encore Paris, nous donna occasion de rpondre, entre autres choses, quon admirait en France son esprit et sa conduite, et quon y estimait extrmement sa valeur et sa magnificence. Il sinforma de lge du roi, des guerres quil avait soutenues et de la manire dont il gouvernait ses tats. Nous satisfmes toutes ses questions en sujets fidles et vritablement pntrs des hautes qualits de notre auguste monarque. Lofficier qui parlait de la part de lempereur nous dit que, quoique son matre ne nous connt pas encore, il avait nanmoins dj pour nous la mme bienveillance que pour les autres Pres ; quil regardait le courage avec lequel nous quittions nos parents et notre patrie pour venir lextrmit du monde prcher lvangile, comme une preuve sensible de la vrit de notre religion ; mais que pour en tre parfaitement convaincu, il voudrait voir la Chine quelques miracles semblables ceux quon racontait avoir t faits autrefois ailleurs pour la confirmer. Le prince nen demeura pas l : il nous fit lhonneur un
208
jour de nous envoyer de son th et du meilleur vin de sa table. Nous apprmes quil voulait me retenir sa cour avec mes compagnons, et quil pensait ds ce temps-l nous donner une maison dans son palais. Mais Dieu, qui nous demandait ailleurs, ne permit pas que ce dessein sexcutt si tt. Nous ne savions point encore assez de chinois, et nous naurions pu dans ces premiers commencements lui donner la satisfaction quil attendait. Ctait au tribunal des rites nous prsenter lempereur, parce que ctait ce tribunal qui avait reu lordre de nous faire venir la cour. Il nous appela donc aprs les obsques du pre Verbiest, cest-dire aussitt que, selon le crmonial de la Chine, il nous fut libre de sortir. Nous vmes ce redoutable tribunal, o, quelques annes auparavant, tous les missionnaires avaient paru chargs de chanes. Il navait rien de grand ni de magnifique pour le lieu. Les mandarins, assis sur une estrade, nous reurent avec honneur, et nous parlrent aprs nous avoir fait asseoir. Le premier prsident tartare avant reu les ordres de lempereur. nous dit que ce prince souhaitait nous voir le lendemain, et que ctait le suprieur de notre maison qui nous prsenterait. Ce fut donc le 21 mars 1688 que nous emes lhonneur de saluer lempereur. Ce grand prince nous tmoigna beaucoup de bont ; et aprs nous avoir fait un reproche obligeant de ce que nous ne voulions pas tous demeurer sa cour, il nous dclara quil retenait son service les pres Gerbillon et Bouvet, et quil permettait aux autres daller dans les provinces prcher notre sainte religion. Il nous fit ensuite servir du th et nous envoya cent pistoles, ce qui parut aux Chinois une gratification extraordinaire. Aprs cette visite, nous ne songemes plus, le pre Le Comte, le pre de Visdelou et moi, qu nous partager dans les provinces pour y travailler la conversion des infidles. Mais, avant que de quitter Pkin,
p.095
plus curieux dans cette ville fameuse. Pkin est compos de deux villes : la premire, au milieu de laquelle est le palais de lempereur, sappelle la ville des Tartares, et la seconde
209
la ville des Chinois. Elles sont jointes lune lautre et ont chacune quatre lieues de tour. Il y a une si grande multitude de peuple et tant dembarras, quon a peine marcher dans les rues, quoiquelles soient trs larges et que les femmes ny paraissent point. Nous allmes voir la fameuse cloche de Pkin, qui pse ce quon nous assura, cent milliers. Sa forme est cylindrique et elle a dix pieds de diamtre. Sa hauteur contient une fois et demie sa largeur, selon les proportions ordinaires de la Chine. Elle est leve sur un massif de briques et de pierres de figure carre, et couverte seulement dun toit de nattes, depuis que celui de bois a t brl. Nous vmes aussi lObservatoire et tous les instruments de bronze, qui sont beaux et dignes de la magnificence de lempereur. Mais je ne sais sils sont aussi justes quil faudrait pour faire des observations exactes, parce quils sont pinnules, que les divisions en paraissent ingales lil, et que les lignes transversales ne joignent pas en plusieurs endroits. Les portes de la ville ont quelque chose de plus grand et de plus magnifique que les ntres : elles sont extrmement leves, et enferment une grande cour carre environne de murailles, sur lesquelles on a bti de beaux salons, tant du ct de la campagne que du ct de la ville. Les murailles de Pkin sont de briques, hautes denviron quarante pieds, flanques, de vingt en vingt toises, de petites tours carres, en gale distance, et trs bien entretenues. Il y a de grandes rampes en quelques endroits, afin que la cavalerie y puisse monter. Nous prmes souvent la hauteur du ple de Pkin en notre maison, quon nomme Si-tan, cest--dire lglise occidentale, et nous la trouvmes de trente-neuf degrs cinquante-deux minutes cinquantecinq secondes. Le pre Thomas nous raconta ce quon savait Pkin du royaume de Core. Il nous dit que sa capitale sappelait Chau-sien
1
; quelle tait
210
cent dix lieues du fleuve Yalo 1, qui spare la Tartarie de la Core ; que de ce fleuve jusqu la ville de Chin-yan, capitale de la province de Leao-ton, on compte soixante lieues ; de Chin-yan Chan-ha, qui est lentre de la Chine du ct du Leao-ton, quatre-vingts ; et depuis Chan-ha jusque Pkin, soixante-sept ; que le royaume de Core stendait, du ct du nord, jusquau quarante-quatrime degr de latitude septentrionale ; quil tait fort peupl et divis en huit provinces
2
dorient en occident il y avait cent quarante lieues et quon ny pouvait aller de la Chine sans une permission expresse de lempereur. Aprs seize jours de marche, nous arrivmes, le quatorzime davril 1688, qui tait, cette anne-l, le mercredi de la semaine sainte, Kiam-tcheou, ville du second ordre de la province de Chan-si, o notre Compagnie a une belle maison et une nombreuse chrtient rpandue dans les villages et dans les villes dalentour. Nous y clbrmes loffice le lendemain, o beaucoup de chrtiens assistrent. Le vendredi saint il sen trouva un bien plus grand nombre ladoration de la croix, qui se fit avec toutes les crmonies de lglise ; mais le concours augmenta considrablement le jour de Pques ; cependant il y eut peu de communions, parce que nous ne savions pas encore assez de chinois pour entendre indiffremment les confessions de toutes sortes de personnes. Les mandarins de la ville nous vinrent visiter, quelques-uns mme entrrent dans lglise, et y adorrent Notre-Seigneur en se mettant genoux et sinclinant profondment devant son image. Il y en avait un qui pensait embrasser notre sainte religion, et qui nous communiqua son dessein. Deux bacheliers chrtiens, mais qui ne faisaient plus, depuis quelques annes, aucun exercice du christianisme, parce quils
1 La Core a trois rivires principales, savoir : Le Yalou, qui a deux cents lieues de
cours, spare le royaume du Liao-toung de la Mandchourie, et se jette dans la mer Jaune ; Le Toumen, qui a un cours de quatre-vingt dix cent lieues, et se jette dans la mer du Japon ; le Han, qui coule au sud, et, aprs un cours de soixante-dix quatrevingts lieues, se jette dans le dtroit de Core. 2 Comme aujourdhui.
211
avaient pris des engagements criminels, nous vinrent voir aussi. Aprs les avoir embrasss, nous leur dmes
p.096
toujours comme nos frres ; que sils avaient des difficults, nous les aiderions avec plaisir les surmonter ; quil ne fallait point se dcourager, que le dmon faisait tous ses efforts pour nous perdre, mais que Dieu voulait toujours notre salut, et ne nous refusait jamais les grces ncessaires pour y travailler. Nous les reconduismes par lglise, o ils firent leurs prires, et adorrent Jsus-Christ. Pendant mon sjour Kiam-tcheou, qui ne fut que de quinze jours, je baptisai deux personnes, et le pre de Visdelou alla quatre lieues o il baptisa cinq enfants et administra les sacrements une femme qui se mourait. Le pre Le Comte et lui se sparrent quelque temps aprs mon dpart. Le pre de Visdelou demeura dans la province de Chan-si, et il y parcourut souvent avec beaucoup de fatigue, les chrtients les plus loignes. Cest dans ces emplois apostoliques, qui sont capables doccuper un homme tout entier, que redoublant son travail, et se serrant du gnie heureux que Dieu lui a donn pour les langues, il commena cette tude difficile des caractres et des livres chinois, dans laquelle il a fait depuis de si grands progrs. Le pre Le Comte passa dans la province de Chan-si, et y travailla pendant deux ans la conversion des peuples. On voit dans les Mmoires quil a donns au public, et qui sont crits avec tant de politesse, une partie des bndictions que Dieu versa sur ses travaux. Nous prmes la hauteur du ple de Kiam-tcheou que nous trouvmes tre 35 degrs 36 minutes et 10 secondes. Les cartes du pre Martini la mettent 36 degrs 50 minutes. La route depuis Pkin jusqu la province de Chan-si est une des plus agrables que jaie vues. On passe par neuf ou dix villes, et entre autres par celle de Paotim-fou, qui est la demeure du vice-roi. Tout le pays est plat et cultiv, le chemin uni et bord en plusieurs endroits darbres, avec des murailles pour couvrir et garantir les campagnes. Cest un passage continuel dhommes, de charrettes et de btes de charge. Dans lespace dune lieue de chemin on rencontre deux ou trois
212
villages, sans compter ceux quon voit des deux cots perte de vue dans la campagne. Il y a sur les rivires de beaux ponts plusieurs arches : le plus considrable est celui de Lou-ko-kiao, trois lieues de Pkin. Les garde-fous en sont de marbre ; on compte de chaque ct cent quarante-huit poteaux, avec des lionceaux au-dessus en diffrentes attitudes, et aux deux bouts du pont quatre lphants accroupis. Je partis de Kiam-tcheou le cinquime mai de lanne 1688, pour aller Nankin. Le pre Le Comte et le pre de Visdelou voulurent maccompagner jusque hors de la ville. Nous rencontrmes l nos principaux chrtiens, qui, notre insu, avaient prpar sur le chemin une table couverte de fleurs et de parfums, avec une collation fort propre. Cest la coutume de la Chine den user ainsi quand on veut marquer du respect et de lattachement une personne qui sen va. Il fallut sarrter pour rpondre aux civilits et aux remerciements quils nous faisaient dtre venus les visiter. Comme nous parlions avec cordialit, tous nos sentiments furent pleins de tendresse et daffection. Je me sparai deux avec regret et, prenant cong dans le mme lieu des deux Pres, mes fidles compagnons de voyage depuis plus de trois ans, je partis seul pour me rendre o la divine Providence mappelait, aprs avoir lu dans loffice de ce jour-l ces paroles de saint Paul
1
Et
nunc ecce alligatus ego spiritu vado in Jrusalem, qu in e, ventura sunt mihi ignorants. Mon voyage dura vingt-sept jours, et jen marquerai ici quelques particularits. Aprs quon a pass la rivire de Fuenho, qui est lorient de la ville de Kiam-tcheou, on trouve pendant dix lieues un pays plat, couvert darbres et fort bien cultiv, avec un grand nombre de villages de tous cts, et termin, lhorizon, par une chane de hautes montagnes. On passe par deux villes du troisime ordre, et lon entre ensuite dans des montagnes, o, en cinq jours de marche, je fis quarante lieues. Je montai presque toujours, et souvent avec peine. Ces montagnes, dans
1 Act. 20.
213
lendroit o je les ai passes, taient quelquefois striles ; mais le plus souvent elles taient de bonnes terres, et cultives jusque sur le bord des prcipices. On y trouve quelquefois des plaines de trois ou quatre lieues, environnes de collines et dautres montagnes, de sorte quon croirait tre dans un bon pays. Jai vu quelques-unes de ces montagnes coupes en terrasse depuis le bas jusquau haut. Les terrasses, au nombre de soixante et de
p.097
autres, la hauteur seulement de trois ou quatre pieds. Quand les montagnes sont pierreuses, les Chinois en dtachent des pierres et en font de petites murailles pour soutenir les terrasses : ils aplanissent ensuite la bonne terre, et y sment du grain. Cest une entreprise infinie, qui fait voir combien ce peuple est laborieux. Je nai vu quune ville du troisime ordre dans ces montagnes ; mais jai trouv partout beaucoup de villages et des hameaux sans nombre. Jy ai vu de la faence comme la ntre ; on y fait en plusieurs endroits de la poterie, qui se transporte dans les provinces voisines. Je me trouvai un jour dans un chemin troit et profond, o il se fit en peu de temps un grand embarras de charrettes. Je crus quon allait semporter, sentre-dire des injures et peut-tre se battre, comme on fait souvent en Europe ; mais je fus surpris de voir des gens qui se saluaient, et qui se parlaient doucement, comme sils se fussent connus et aims, et qui ensuite sentraidaient mutuellement se dbarrasser et passer. Cet exemple doit bien confondre nos chrtiens dEurope, qui savent si peu garder la modration dans de pareilles rencontres. Quand on vient la fin de ces montagnes, dont la descente est fort rude, quoique taille dans le roc, on dcouvre la province de Ho-nan et le Hoam-ho, cest--dire le Fleuve Jaune, qui serpente fort loin dans la plaine. Le cours de cette rivire est marqu par des vapeurs blanches, ou par une espce de brouillard que le soleil attire. Les bls taient dj fort hauts dans ces plaines, et les pis tout forms, au lieu que dans les montagnes, et cinq ou six lieues au-del, ils taient en herbe, et six doigts seulement hors de terre. Je fis quatre-vingts lieues dans cette province, en marchant toujours
214
dans un pays plat, mais si bien cultiv, quil ny avait pas un pouce de terre perdu. Jy vis des bls sems la ligne, comme le riz ; il ny avait que cinq ou six pouces entre chaque ligne. Jen vis dautres qui taient sems indiffremment et sans ordre, comme nous faisons en France. Leurs campagnes navaient pas de sillons, comme les ntres. Je ne passai que par sept villes, mais je dcouvris de tous cts, soit dans le chemin, soit dans les campagnes, un si grand nombre de bourgs et de villages, que je crois que le Ho-nan est une des plus belles provinces de la Chine. Je passai le Hoam-ho neuf lieues de Cay-fum-fou, capitale de la province. Cest la rivire la plus rapide que jaie trouve. Ses eaux sont dune couleur jaune, parce quelle entrane beaucoup de terre ; celle quon voyait sur les bords tait de la mme couleur. Ce fleuve est peu profond dans lendroit o nous le passmes ; mais il est large de prs dune demi-lieue. Jadmirai en ce lieu la force dun batelier chinois, lorsquil fallut embarquer mes hardes. Javais deux caisses de livres qui pesaient deux cent cinquante livres chinoises, cest--dire plus de trois cents livres poids de France. Le muletier avait fait de grandes difficults de les recevoir Kiam-tcheou, disant quelles taient trop pesantes, et que son mulet ne pourrait pas les porter pendant un si long voyage. Le batelier vint, les prit, et les chargea sur ses paules toutes deux, avec lattirail qui servait les lier, et les porta gament dans sa barque. Je nentrai point dans la ville de Cay-fum-fou, parce que les portes en taient fermes, et quon cherchait avec grand soin soixante quatrevingts voleurs, qui, quelques jours auparavant, avaient forc et pill la maison dun mandarin, qui garde les tributs de lempereur. De la province de Ho-nan on entre dans celle de Nankin, et on y marche pendant environ soixante lieues avant que darriver la capitale. La province de Nankin nest pas si belle ni si peuple de ce ct-l que du ct du midi. Aprs avoir pass par quatre villes, je vins Pou-keou qui est une petite place environne de bonnes murailles, et situe sur le Kiam, ce grand fleuve qui traverse toute la Chine doccident en orient, et qui, la sparant en deux parties peu prs
215
gales, dont lune contient les provinces du nord, et lautre celles du sud, porte labondance partout, par la facilit quil y a dy naviguer en tout temps et en toutes sortes de barques. Ce fleuve est large de prs dune lieue devant Pou-keou, et profond en certains endroits de vingtquatre et de trente-six tchams, ce quon massura quand je le passai. Un tcham est une perche de la Chine, qui vaut dix de nos pieds. La ville de Nankin nest pas sur le Kiam, mais deux ou trois lieues dans les terres. On peut sy rendre par plusieurs canaux qui sont couverts de bateaux, parmi lesquels il y a un grand nombre de barques impriales, qui ne
p.098
grandeur. Elles sont trs propres, vernisses au-dehors et dores en dedans, avec des salles et des chambres trs bien meubles, pour les mandarins qui viennent la cour, ou qui sont obligs de faire quelques voyages dans les provinces. Au reste, Nankin ne sappelle plus de ce nom qui signifie en chinois la cour du sud, comme Pkin signifie la cour du nord. Pendant que les six grands tribunaux de lempire taient galement en ces deux villes, on les appelait cours ; mais prsentement quils sont tous runis Pkin, lempereur a donn le nom de Kiam-nim la ville de Nankin. On ne laisse pas cependant, dans le discours, de lappeler souvent de son ancien nom, mais on ne le souffrirait pas dans les actes publics. Jarrivai Nankin le 31 mai de lanne 1688, et jy demeurai plus de deux ans. Durant ce temps-l jallai voir la fameuse chrtient de Cham-ha. Elle est proche de la mer orientale, huit journes de Nankin, quoiquelle soit de la mme province. Cette florissante glise doit son commencement la conversion du docteur Paul, qui, par son mrite et par sa grande capacit, parvint la dignit de colao, du temps du pre Ricci. Comme il tait dans ce pays-l, et quil avait un grand zle pour la religion, il attira une infinit de gens au christianisme ; car les Chinois ont une si grande estime pour les savants, que quand quelquun deux se convertit cest toujours pour plusieurs autres un exemple auquel ils ne rsistent gure.
216
Nos lettrs, disent-ils, prfrent la loi du Seigneur du ciel celle des bonzes, et toutes les autres religions de la Chine ; il faut donc quelle soit la meilleure. Et ce nest pas seulement dans le territoire de Cham-ha, mais par toute la Chine, que le peuple raisonne de la sorte. Aussi avons-nous remarqu que dans les lieux o il y a quelques bacheliers et quelques licencis chrtiens, nous y avons une nombreuse chrtient. Do lon voit de quelle consquence il est, pour le bien de la religion, de gagner la Chine les gens de lettres, dapprendre leurs livres et leurs sciences, saccommoder, autant que la religion le peut permettre, leurs crmonies et leurs usages, pour sinsinuer plus aisment dans leur esprit ; car en les mprisant on les perd, et avec eux beaucoup dautres qui se seraient convertis. Pendant mon sjour Cham-ha, je visitai plusieurs fois le tombeau du pre Jacques le Favre, illustre par son minente vertu et par sa grande capacit. Il tait fils dun conseiller au Parlement de Paris, et enseignait avec beaucoup de succs et dapplaudissement la thologie dans lUniversit de Bourges, quand Dieu lappela aux missions de la Chine, o il a travaill pendant plusieurs annes la conversion des mes, et o il est mort en odeur de saintet. Je ne vous parlerai point, mon rvrend Pre, du peu de bien que jai fait Nankin, o je demeurais avec le pre Gabiani, qui me donnait de grands exemples de vertu. Jinstruisais les chrtiens, jentendais les confessions et jadministrais avec lui les autres sacrements. Monseigneur lvque de Basile, dom Grgoire Lopez, dominicain, et son pro-vicaire le rvrend pre Jean-Franois de Leonissa, franciscain, aujourdhui vque de Berite, demeuraient avec nous en cette grande ville. Monseigneur lvque dArgoli, franciscain, et le rvrend pre Basile de Glemona, son compagnon, y vinrent ensuite, et jeus la consolation de les y voir pendant plus dun an. Quoiquon met fait de grands loges de ces illustres prlats, je puis assurer que leur vertu et leurs grandes qualits surpassaient tout ce quon men avait pu dire. Leur gouvernement tait aimable, et ils faisaient aimer celui de la
217
sacre congrgation par leur douceur et par leur sage conduite. Comme ils nenvisageaient que le bien de la mission, et comme ctait aussi uniquement ce que nous cherchions, ils commencrent bientt protger les jsuites franais, et leur donner des marques de cette affection solide quils ont toujours eue pour eux, comme on le peut voir par les lettres quils ont souvent crites en leur faveur au pape et la congrgation. Au commencement de lanne 1689, lempereur fit un voyage dans les provinces du midi. Il passa par les villes du Sou-tcheou, de Hamtcheou et de Nankin. La veille quil arriva Nankin, nous allmes, le pre Gabiani et moi, deux lieues de la ville sur la route quil devait tenir. Nous passmes la nuit dans un village, o il y avait soixante chrtiens dune mme famille : nous leur fmes une instruction, et plusieurs dentre eux se confessrent. Le lendemain nous vmes passer lempereur, qui eut la bont de
p.099
manire du monde la plus obligeante. Il tait cheval, suivi de ses gardes du corps et de deux ou trois mille cavaliers. La ville le vint recevoir avec des tendards, des drapeaux de soie, des dais, des parasols, et dautres ornements sans nombre. De vingt pas en vingt pas on avait lev dans les rues des arcs de triomphe revtus de brocart, et orns de festons, de rubans, et de houppes de soie, sous lesquels il passait. Il y avait dans les rues un peuple infini ; mais dans un si grand respect, et dans un silence si profond, quon nentendait pas le moindre bruit. Lempereur avait rsolu de partir ds le lendemain. Tous les mandarins layant suppli de demeurer quelques jours et de faire cet honneur la ville, il ne voulut pas les couter ; mais le peuple tant venu ensuite demander la mme grce, lempereur laccorda, et demeura trois jours avec eux. On ne sera pas surpris de cette conduite, si lon en considre la raison. Le soulvement des villes et la rvolte des provinces viennent presque toujours des avanies et des vexations injustes que les mandarins exercent sur les peuples. Ainsi il est de la bonne politique que les empereurs, dans ces sortes de voyages, se concilient, autant
218
quil se peut, lesprit des peuples, mme au prjudice des grands seigneurs. Pendant le sjour de lempereur Nankin, nous allmes tous les jours au palais, et il nous fit lhonneur denvoyer aussi tous les jours chez nous un ou deux gentilshommes de sa chambre. Il me fit demander si lon voyait Nankin le Canopus ; cest une belle toile du sud que les Chinois appellent lao-gin-sing, ltoile des vieillards, ou des gens qui vivent longtemps ; et sur ce que je rpondis quelle paraissait au commencement de la nuit, lempereur alla un soir lancien observatoire, nomm Quan-sing-tai, uniquement pour la voir. Ces bonts de lempereur nous firent beaucoup dhonneur, parce quil nous les tmoignait la vue de toute la cour et des premiers mandarins des provinces voisines, qui sen retournaient ensuite dans leurs gouvernements, prvenus en faveur de notre sainte loi et des missionnaires qui la prchent. Il partit de Nankin le 22 mars, pour sen retourner Pkin. Comme notre devoir nous obligeait de lui faire cortge pendant quelques jours, nous fmes environ trente lieues sa suite, aprs quoi nous lattendmes au bord dune rivire. Il nous aperut, et eut la bont de faire approcher notre canot, que sa barque trana durant plus de deux lieues. Il tait assis sur une estrade, il lut dabord notre cheou-puen, cest--dire le remerciement que nous lui faisions par crit, selon la coutume de la Chine. Ce cheou-puen tait crit en caractres fort menus ; cest ainsi que les infrieurs en usent la Chine lgard de leurs suprieurs ; et plus la dignit des suprieurs est leve, plus les caractres dont les infrieurs se servent doivent tre petits et dlis, ce qui parat tre trs incommode pour lempereur. Ce grand prince nous traita dans cette dernire visite avec beaucoup de familiarit ; il nous demanda comment nous avions pass le Kiam, et sil trouverait sur sa route quelques-unes de nos glises. Il nous montra lui-mme ce quil avait de livres avec lui, et donna, en notre prsence, divers ordres aux mandarins quil avait appels ; et aprs avoir fait mettre dans notre canot du pain de sa table et quantit dautres provisions, il nous renvoya combls dhonneur. Cependant le pre Gerbillon et le pre Bouvet ne manquaient pas
219
doccupation Pkin. Comme les pres Pereyra et Thomas taient obligs, depuis la mort du pre Verbiest, daller tous les jours au palais et de prendre soin du tribunal des mathmatiques, les deux pres franais taient chargs de presque toute la chrtient de cette grande ville. Ils sortaient tous les jours pour entendre les confessions des malades et leur administrer les derniers sacrements. Les dimanches et les ftes, ils taient occups confesser les fidles, instruire et baptiser les catchumnes, et faire les autres fonctions propres de notre ministre. Lempereur, qui les avait fort gots tous deux avant son voyage, les engagea, son retour, apprendre la langue tartare, afin de pouvoir sentretenir avec eux. Il leur donna pour cela des matres, et prit un soin particulier de leur tude, jusqu les interroger et lire lui-mme ce quils avaient compos, pour voir les progrs quils faisaient en cette langue, qui est beaucoup plus aise apprendre que la chinoise. Ce fut en ce temps-l quon parla de faire la paix avec les Moscovites. Nous fmes fort surpris dapprendre que cette nation, qui est
p.100
avaient trouv le moyen de se faire un chemin depuis Moscou jusqu trois cents lieues de la Chine, savanant dabord par la Sibrie et sur diverses rivires, comme lIrtis, lOby, le Gnisse, lAngara qui vient du lac Pacal, situ au milieu de la grande Tartarie. Ils entrrent ensuite dans la rivire de Selenga, et pntrrent jusqu celle que les Tartares appellent Sangalien-oula, et les Chinois Helon-kian, cest--dire la rivire du Dragon-Noir. Ce grand fleuve traverse la Tartarie et se jette dans la mer orientale au nord du Japon 1. Les Moscovites ne se contentrent pas de faire ces dcouvertes ; ils btirent de distance en distance des forts et des villes sur toutes ces rivires, pour sen assurer la possession. Les plus proches de la Chine taient Selenga, Nipchou et Yacsa. La premire de ces places tait btie sur la rivire de Selenga, la seconde sur le Helon-kian, au 52e degr de
1 Le fleuve Sghalica, ou Amour, vient des monts Kenta et se jette dans la Manche de
Tartarie.
220
latitude septentrionale, et presque dans le mme mridien que Pkin. La troisime tait sur le mme fleuve, mais beaucoup plus lorient. Les Tartares orientaux, sujets de lempereur, qui occupent toute cette vaste tendue de terre qui est entre la grande muraille et la rivire de Helon-kian, furent tonns de voir les Moscovites venir leur disputer la chasse des martres zibelines, dans un pays dont ils prtendaient tre les matres, et btir des forts pour sen emparer. Ils crurent quils devaient sy opposer, et cest ce qui les obligea de prendre deux fois Yacsa. Les Moscovites sopinitrrent conserver ce fort, et le rtablir autant de fois ; de sorte que les sujets de querelles et de disputes augmentant tous les jours, il fallut en empcher les suites. On proposa de part et dautre de rgler les limites des deux empires. Les czars de Moscovie envoyrent leurs plnipotentiaires Nipchou. Lempereur y envoya aussi des ambassadeurs avec le pre Thomas Pereyra, portugais, et le pre Gerbillon, qui devaient leur servir dinterprtes. Et afin de faire voir lestime quil avait pour ces deux Pres, il leur donna deux de ses propres habits et voulut quils fussent assis avec les mandarins du second ordre ; mais comme ces officiers portent au cou une espce de chapelet qui est la marque de leur dignit, et quon ne croit pas tout fait exempt de superstition, il permit aux jsuites de mettre leur propre chapelet leur cou, au lieu de celui des mandarins, et que par la croix et les mdailles qui y sont attaches, on pourrait facilement les reconnatre et discerner ce quils taient. Il se trouve des occasions importantes, o des manires
engageantes, avec un peu dusage du monde, ne sont pas inutiles un missionnaire. Le pre Gerbillon sen servit avantageusement en celle-ci. Comme il venait de France, o lon parle souvent des intrts des princes, et o les guerres continuelles et les traits de paix font faire mille rflexions sur ce qui est prjudiciable ou avantageux aux nations, il eut le bonheur de trouver des expdients pour concilier les Chinois et les Moscovites, qui ne saccordaient sur rien et qui taient prs de rompre leurs confrences. Les Moscovites taient fiers et parlaient avec
221
hauteur ; les Chinois, de leur ct, croyaient tre les plus forts parce quils taient venus avec une bonne arme, et quils en attendaient une autre de la Tartarie orientale qui montait le fleuve Helon-kian. Leur intention nanmoins ntait pas de faire la guerre, car ils craignaient que les Tartares occidentaux ne se joignissent aux Moscovites, ou que ceux-ci ne donnassent du secours aux autres sils formaient quelque dessein contre la Chine ; ainsi ils souhaitaient la paix et ne la pouvaient conclure. Les deux Pres les voyant dans cet embarras, et sentretenant avec les Chinois sur les difficults qui arrtaient la ngociation, apprirent deux que lempereur permettrait volontiers aux Moscovites de venir Pkin tous les ans pour faire leur commerce. Si cela est, rpliqua le pre Gerbillon, tenez pour certain, messieurs, quil nest pas difficile de faire la paix avec eux, et de les ramener dans tous vos sentiments. Les plnipotentiaires chinois lentendirent avec plaisir et le prirent de passer dans le camp des Moscovites et de leur proposer les mmes choses quil venait de leur dire. Il y alla, et Dieu bnit son entreprise, car les Moscovites ayant conu que la libert de venir trafiquer tous les ans Pkin tait le plus grand avantage quils pouvaient esprer, comme le pre le leur montra clairement, ils cdrent Yacsa et acceptrent les limites que proposait
p.101
ne dura que peu dheures ; le pre revint au commencement de la nuit, avec un trait de paix tout dress, que les plnipotentiaires signrent deux jours aprs et jurrent solennellement la tte de leurs troupes, prenant tmoin le Dieu des chrtiens, vrai Seigneur du ciel et de la terre, quils le garderaient fidlement. Cette paix fit beaucoup dhonneur aux deux missionnaires ; toute larme les en flicita, mais celui qui leur fit plus de caresses fut le prince Sosan, chef de lambassade. Il les remercia plusieurs fois de lavoir tir dun grand embarras, et leur dit en particulier quils pouvaient compter sur lui sil avait jamais occasion de leur faire plaisir. Le pre Gerbillon prit ce moment pour lui dcouvrir nos sentiments.
222
Vous savez, seigneur, lui dit-il, quels sont les motifs qui nous obligent de quitter tout ce que nous avons de plus cher en Europe, pour venir en ce pays-ci ; tous nos dsirs se terminent faire connatre le vrai Dieu, et faire garder sa sainte loi ; mais ce qui nous dsole, cest que les derniers dits dfendent aux Chinois de lembrasser. Nous vous supplions donc, puisque vous avez tant de bont pour nous, de faire lever cette dfense quand vous y verrez quelque jour ; nous sentirons plus vivement cette grce que si vous nous combliez de richesses et dhonneurs, parce que la conversion des mes est lunique bien auquel nous soyons sensibles. Ce seigneur fut difi de ce discours, et promit de nous servir efficacement en toute rencontre. Il nous tint parole quelques annes aprs fort gnreusement, quand on crut quil fallait demander ouvertement lempereur la libert de la religion chrtienne. Le pre Verbiest et les autres Pres de Pkin avaient toujours ardemment dsir dobtenir cette grce. Ils avaient souvent pens aux moyens dont ils devaient se servir pour en venir bout, mais laffaire leur avait toujours paru si dlicate quils navaient os la proposer, dans la crainte de faire confirmer peut-tre les anciens dits, et de rduire la religion de plus fcheuses extrmits ; mais Dieu, dont la conduite est toujours merveilleuse, disposa lesprit de lempereur leur accorder cette grce. Voici comme la chose se passa. Ce prince, voyant tout son empire dans une profonde paix, rsolut, ou pour se divertir, ou pour soccuper, dapprendre les sciences de lEurope. Il choisit lui-mme larithmtique, les lments dEuclide, la gomtrie pratique et la philosophie. Le pre Antoine Thomas, le pre Gerbillon et le pre Bouvet eurent ordre de composer des traits sur ces matires. Le premier eut pour son partage larithmtique, et les deux autres les lments dEuclide et la gomtrie. Ils composaient leurs dmonstrations en tartare : ceux quon leur avait donns pour matres en cette langue les revoyaient avec eux ; et si quelque mot leur
223
paraissait obscur ou moins propre, ils en substituaient dautres en la place. Les Pres prsentaient ces dmonstrations et les expliquaient lempereur, qui, comprenant facilement tout ce quon lui enseignait, admirait de plus en plus la solidit de nos sciences, et sy appliquait avec une nouvelle ardeur. Ils allaient tous les jours au palais et passaient deux heures le matin et deux heures le soir avec lempereur. Il les faisait ordinairement monter sur son estrade, et les obligeait de sasseoir ses cots pour lui montrer les figures et pour les lui expliquer avec plus de facilit. Le plaisir quil prit aux premires leons quon lui donna fut si grand, que, quand mme il allait son palais de Tchan-tchun-yen, qui est deux lieues de Pkin, il ninterrompait pas son travail. Les Pres taient obligs dy aller tous les jours, quelque temps quil ft. Ils partaient de Pkin ds quatre heures du matin, et ne revenaient quau commencement de la nuit. A peine taient-ils de retour quil fallait se remettre au travail et passer souvent une partie de la nuit composer et prparer les leons du lendemain. La fatigue extrme que ces voyages continuels et ces veilles leur causaient, les accablait quelquefois ; mais lenvie de contenter lempereur, et lesprance de le rendre favorable notre sainte religion les soutenaient et adoucissaient toutes leurs peines. Quand ils taient retirs, lempereur ne demeurait pas oisif : il rptait en son particulier ce quon venait de lui expliquer ; il relisait les dmonstrations ; il faisait venir quelques-uns des princes ses enfants, pour les leur expliquer lui-mme, et il ne se donnait aucun repos quil ne st parfaitement ce quil avait envie dapprendre. Lempereur continua cette tude pendant
p.102
avec la mme assiduit, sans rien diminuer de son application aux affaires, et sans manquer un seul jour donner audience aux grands officiers de sa maison et aux cours souveraines. Il ne sarrtait pas la seule spculation, il y joignait la pratique ; ce qui lui rendait ltude agrable, et lui faisait parfaitement comprendre ce quon lui enseignait. Quand on lui expliquait, par exemple, les proportions des corps solides, il prenait une boule, la faisait peser exactement et en mesurait le
224
diamtre. Il calculait ensuite quel poids devait avoir une autre boule de mme matire, mais dun plus grand ou dun plus petit diamtre, ou quel diamtre devait avoir une boule dun plus grand ou dun plus petit poids. Il faisait ensuite tourner une boule qui avait ces diamtres ou ces poids, et il remarquait si la pratique rpondait la spculation. Il examinait avec le mme soin les proportions et la capacit des cubes, des cylindres, des cnes entiers et tronqus, des pyramides et des sphrodes. Il nivela lui-mme, durant trois ou quatre lieues, la pente dune rivire. Il mesurait quelquefois gomtriquement la distance des lieux, la hauteur des montagnes, la largeur des rivires et des tangs, prenant ses stations, pointant ses instruments dans toutes les formes, et faisant exactement son calcul. Ensuite il faisait mesurer ces distances, et il tait charm quand il voyait que ce quil avait trouv par le calcul saccommodait parfaitement ce quon avait mesur. Les seigneurs de sa cour, qui taient prsents, ne manquaient pas de lui en marquer de ladmiration : il recevait avec plaisir leurs applaudissements, mais il les tournait presque toujours la louange des sciences dEurope et des Pres qui le lui enseignaient. Lempereur soccupait ainsi et vivait avec eux dans une espce de familiarit qui nest pas ordinaire aux princes de la Chine, lorsque la perscution de Ham-tcheou clata : elle ne pouvait arriver dans une conjoncture plus favorable. On avait tch, dans les commencements, de lassoupir par des lettres de recommandation que le prince Sosan, la prire du pre Gerbillon, crivait lui-mme de Tartarie, o il tait avec lempereur ; mais ces lettres arrivrent trop tard. Le vice-roi de Tche-kiam, qui tait lauteur de cette perscution, ne pouvait plus reculer avec honneur. Il avait fait une dclaration injurieuse au christianisme, ordonn aux fidles de la ville et de toute la province de retourner la religion du pays, fait fermer notre glise, et afficher la porte une copie de sa dclaration. Le pre Intorcetta fut appel par son ordre dans les tribunaux
225
infrieurs, et interrog par quelle permission il demeurait dans la ville. Ce fidle ministre de Jsus-Christ souffrait patiemment tous les mauvais traitements du vice-roi, mais il tait extrmement sensible aux maux de son troupeau. Ce qui mafflige le plus, mcrivait-il un jour, ce sont les violences quon exerce contre mes pauvres chrtiens ; on tire deux de largent, on va dans leurs maisons, on les maltraite, on leur arrache les saintes images, et il nest point de jour quon ne leur fasse de nouvelles vexations. Les Pres de Pkin, ayant reu des copies de tous les actes et de toutes les procdures du vice-roi, et voyant que la perscution ne cessait point, consultrent leurs amis sur ce quils avaient faire. Tous furent davis quils devaient recourir la clmence de lempereur, et lui prsenter ces copies mmes quon leur avait envoyes. Le prince, qui tait fort content deux, les couta favorablement : il offrit dabord dtouffer sans bruit cette perscution, en ordonnant au vice-roi de se dsister de son entreprise et de laisser le pre Intorcetta et tous les chrtiens en paix. Mais ce sera toujours recommencer, reprirent avec respect les Pres, si Votre Majest na la bont cette fois-ci dy donner un remde durable ; car si maintenant que nous approchons tous les jours de sa personne, et quon voit les bonts quelle a pour nous, on ne laisse pas de traiter nos frres et notre sainte loi dune manire si violente, que ne devons-nous point craindre quand nous naurons plus cet honneur ? Le pre Le Gobien a racont fort au long tout ce qui sest pass en cette perscution dans l Histoire de ldit de lempereur de la Chine en faveur de la religion chrtienne. Lempereur permit aux Pres de lui prsenter une requte, afin que cette affaire ft juge solennellement par la voie des tribunaux, et quon se rglt ensuite sur cette dcision dans les provinces. Ils en dressrent deux, pour choisir celle qui conviendrait le mieux. Ce prince les voulut voir, et aprs les avoir lui-
226
mme examines,
p.103
pas pour obliger les tribunaux leur accorder ce quils demandaient ; mais il nen demeura pas l ; car, par une bont quon ne peut assez admirer, il leur en fit donner secrtement une, capable de faire leffet quon prtendait. On avertit ensuite les pres Pereyra et Thomas, qui avaient soin alors du tribunal des mathmatiques, de la venir prsenter publiquement un jour daudience. Lempereur, comme sil nen et rien su, la reut avec divers autres mmoires, et ordonna la cour des rites de lexaminer selon la coutume et de lui en faire son rapport. Jai ou dire quon leur insinua de sa part quil fallait avoir gard aux Pres europens en cette occasion. Cependant les mandarins nen firent rien ; car, aprs avoir rapport tous les dits quon avait faits pendant sa minorit contre la religion chrtienne, avec ce quils contenaient de plus odieux, ils conclurent que laffaire dont il sagissait tait dj dcide, et quon ne devait point permettre lexercice de cette religion la Chine. Lempereur, peu satisfait de leur rponse, la rejeta et leur ordonna dexaminer une seconde fois la requte quon leur avait mise entre les mains : ctait leur marquer assez clairement quil souhaitait une rponse favorable, mais ils neurent pas plus de complaisance dans le second rapport que dans le premier ; ils rejetrent encore notre religion et persistrent ne vouloir pas quelle ft authentiquement approuve dans lempire. On stonnera peut-tre quun tribunal ait os faire plusieurs fois de pareilles rsistances, vu la dfrence parfaite que tous les mandarins ont la Chine, non seulement pour les ordres, mais mme pour les moindres inclinations de lempereur. Laversion que les Chinois ont toujours eue pour les trangers peut bien, en cette occasion, en avoir port quelques-uns dentre eux se dclarer si ouvertement contre la libert de la religion chrtienne. Mais je crois, pour moi, que la fermet quils firent paratre alors venait encore dun autre principe. Lorsque lempereur interroge les tribunaux, et quils rpondent selon les lois, on ne peut les blmer ni leur faire le moindre reproche ; au lieu que sils rpondent dune autre manire, les censeurs de lempire ont droit de
227
les accuser, et lempereur a droit de les faire punir pour navoir pas suivi les lois. Ce qui me confirme dans ma pense, cest que le prince Sosan dit nettement lempereur quil fallait quil ust de son autorit pour rvoquer et abroger les dits qui proscrivaient la loi de Dieu. De plus, la suite nous a fait connatre que la cour des rites, loin de nous tre contraire, comme elle tait autrefois, a paru dispose dans ces derniers temps nous faire plaisir. Quoi quil en soit, lempereur, voyant quil nobtiendrait rien par la voie des tribunaux, prit le parti dapprouver ce que la cour des rites avait jug. Cette cour permettait au pre Intorcetta de demeurer Ham-tcheou, et aux Europens seulement dadorer le Dieu du ciel dans leurs glises, et de faire profession de la religion chrtienne ; mais elle dfendait aux Chinois de lembrasser, et confirmait les anciens dits. Cette nouvelle fut un coup de foudre pour les Pres et elle les jeta dans une si grande consternation, que lempereur en fut surpris et touch. Il tcha donc de les consoler ; mais leur affliction tait trop grande pour tre soulage par des paroles ou par des caresses. Nous sommes, disaient-ils ceux qui leur parlaient de sa part, comme des gens qui ont continuellement devant les yeux les corps morts de leurs pres et de leurs mres (cest une expression qui frappe beaucoup les Chinois). Lempereur leur offrit denvoyer quelquun dentre eux dans les provinces, avec des marques dhonneur, qui convaincraient tout le monde de lestime quil faisait des Pres europens, et de lapprobation quil donnait leur loi. Enfin, voyant que leur douleur, bien loin de diminuer, semblait saugmenter chaque jour, et quils paraissaient ne plus saffectionner rien ; il envoya qurir le prince Sosan, pour le consulter sur les moyens quil pourrait y avoir de les contenter. Ce ministre zl se souvint alors de la parole quil avait donne au pre Gerbillon la paix de Nipchou. Aprs avoir fait lloge des Pres, il reprsenta lempereur les services considrables quils avaient rendus ltat, et ceux quils rendaient encore tous les jours Sa Majest ; que leur profession leur faisant mpriser les dignits et les richesses,
228
on ne pouvait les rcompenser quen leur permettant de prcher publiquement leur loi par tout lempire ; que cette loi tait sainte puisquelle proscrivait tous les vices, et quelle enseignait la pratique de toutes les vertus. Lempereur reprsentait le prince Sosan. Mais quel moyen de les satisfaire, dit ce grand prince, si les tribunaux sobstinent ne vouloir pas approuver leur loi ? Seigneur, rpondit-il, il faut leur montrer que vous tes le matre. Si vous me lordonnez, jirai trouver les mandarins, et je leur parlerai si fortement, quil ny en aura aucun qui sloigne des sentiments de Votre Majest. Je ne rapporterai point ici la harangue quil leur fit, parce quon la trouve dans le livre dont jai dj parl 1. Rien nest plus vif, plus fort, ni plus digne de ce grand homme ; son esprit, son cur, sa droiture et sa grandeur dme y paraissent galement. Les mandarins tartares se rendirent les premiers la force de ses raisons, les Chinois suivirent, et consentirent ce quil voulut. Lacte fut dress sur-le-champ, et il y fit mettre de si grands loges de la loi chrtienne, que lempereur, dit-on, en effaa quelques-uns lui-mme ; il laissa nanmoins les points essentiels qui regardaient la saintet de la religion, la vie exemplaire des missionnaires qui la prchaient la Chine depuis cent ans, la permission quon donnait aux Chinois de lembrasser, et la conservation des glises quon avait dj faites. Il ratifia tous ces points, et la cour des rites les envoya, selon la coutume, par toutes les villes de lempire, o ils furent affichs publiquement, et enregistrs dans les audiences. Voil de quelle manire on obtint la libert de la religion chrtienne, quon dsirait depuis tant dannes, et pour laquelle on avait fait tant de prires en Europe et la Chine. Et, par une disposition particulire de la Providence, Dieu permit que les sciences dont nous faisons profession, et dans lesquelles nous avons tch de nous rendre habiles
p.104
229
avant que de passer la Chine, furent ce qui disposa lempereur nous accorder cette grce tant il est vrai quil ne faut pas ngliger ces sortes de moyens, tout humains quils sont, quoiquon ne doive pas sy appuyer comme sur des secours infaillibles ou absolument ncessaires, puisque ltablissement de la religion et la conversion des infidles est toujours louvrage de la grce toute-puissante du Seigneur. On nous a rapport plusieurs fois que quelques missionnaires avaient tmoign faire peu de cas de cet dit, parce quils navaient pas toute la libert quils auraient souhaite pour stablir en divers lieux, et que quelques mandarins sopposaient encore la prdication de lvangile, et dtournaient les infidles de se faire chrtiens. Ces sentiments me paraissent peu raisonnables ; car quand lempereur aurait permis de btir des glises partout, ce que son dit ne dclare pas, un missionnaire doit toujours se souvenir que les perscutions sont insparables de son tat, et des entreprises quil formera pour la gloire de Dieu. On pourrait demander ces personnes sil leur serait ais de stablir leur choix dans toutes les villes dEurope, o cependant les gouverneurs et les magistrats sont chrtiens, et disposs favoriser tout ce qui regarde la gloire et le service de Dieu. Il ne faut donc pas stonner si lon trouve quelques oppositions la Chine, o les mandarins sont paens et quelquefois amis particuliers des bonzes, ou fort loigns du christianisme. Il est vrai nanmoins que ces mandarins-l mme sont beaucoup retenus par cet dit, et que depuis que nous lavons obtenu, les missionnaires vivent plus en repos dans les provinces. On ne les inquite plus sur les glises quils ont dj ; et sils en veulent faire de nouvelles, pour peu de soin quils prennent de sattirer lamiti des gouverneurs et des autres officiers des lieux, soit en leur faisant quelque prsent, soit en cherchant des recommandations auprs deux, ils russissent toujours. Pour les mandarins qui nous sont affectionns, ils se prvalent toute occasion de la dclaration de lempereur, pour nous soutenir contre ceux qui veulent mettre obstacle nos tablissements. Enfin il est certain que lempereur croit nous avoir fait une grande faveur de nous laccorder ; car lorsquon lui annona que
230
tous les Pres taient venus pour avoir lhonneur de le remercier : Ils ont grande raison, rpliqua-t-il ; mais avertissez-les quils crivent dans les provinces leurs compagnons de ne se prvaloir pas trop de la permission quon leur donne, et de sen servir avec tant de sagesse, que je ne reoive jamais aucune plainte de la part des mandarins : car sils men faisaient, ajouta-t-il, je la rvoquerais sur-le-champ, et alors ils ne pourraient sen prendre qu eux-mmes. Aprs que cette affaire de ldit fut acheve, lempereur reprit ses tudes, et les Pres continurent le servir avec une nouvelle ardeur.
p.105
envoymes les ntres, quil avait dj vus ; mais il nen connaissait pas alors lusage. Il les trouva si beaux et si justes (car ils taient faits par les plus habiles matres de Paris), quil dsira den avoir davantage. Les mandarins en firent chercher dans tous les ports, et envoyrent Pkin tout ce quils en purent trouver. Lempereur, au commencement, les recevait tous, de quelque nature quils fussent, et ce ntait pas un petit travail pour les Pres de la cour, que den deviner lusage ; car il fallait le mettre par crit clairement, et le montrer ce prince, qui est exact, et qui ne laisse rien passer. Nous ntions en ce temps-l que cinq Pres franais la Chine, deux la cour, et trois dans les provinces. Jtais Nankin avec le pre Gabiani, et MM. les vques de Basile et dArgoli, comme jai dj dit. Le pre de Visdelou et le pre Le Comte travaillaient avec beaucoup de fruit dans les provinces de Chan-si et de Chen-si, lorsque le dmon, ennemi de la paix, nous vint donner un autre sujet daffliction. Les Portugais de Macao se saisirent dun jeune peintre franais, qui nous apportait nos pensions, avec quelques livres et quelques instruments de mathmatique. Ils le mirent en prison, et lenvoyrent sous bonne garde Goa, o il mourut quelque temps aprs. La perte que nous souffrmes en cette occasion nous rduisit de si grandes extrmits que le pre Le Comte et le pre de Visdelou furent obligs de quitter leurs missions, et de sapprocher des ports pour y pouvoir subsister.
231
Jallai avec le pre Le Comte Canton, dans le dessein de nous faire rendre justice, et dempcher quil narrivt rien de semblable lavenir. Nous fmes, dans notre voyage et Canton, quelques observations assez curieuses, et entre autres celle du passage de Mercure sous le soleil. Le pre Le Comte fit aussi une carte grands points de la rivire, depuis Nankin jusqu Canton. Nous prmes, en passant par Nan-tchan-fou, Nan-gan-fou et Can-tcheou-fou, la hauteur du ple de ces villes. Le tonto de la province de Canton ayant appris que nous y tions arrivs, nous fit lhonneur de nous envoyer un de ses officiers pour nous inviter laller voir Tchao-kin, ville du premier ordre, o il fait sa rsidence ordinaire. Cest un seigneur de mrite, honnte homme, gnreux, respect des mandarins, ador du peuple et ami des Franais, quil a toujours traits avec beaucoup de distinction et dhonneur. Dans les quatre voyages que jai faits Canton, soit pour nos affaires particulires, soit par ordre de lempereur, jai eu lieu de le voir souvent, et de lier avec lui commerce damiti. On va par eau de Canton Tchao-kin. Aprs cinq lieues de chemin, on trouve Fochan, le plus grand village qui soit au monde. Je lappelle village, parce quil nest point revtu de murailles et quil na point de gouverneur particulier, quoiquil sy fasse un fort grand commerce et quil y ait plus de peuple et plus de maisons qu Canton mme. On y compte au moins un million dmes. Les jsuites de la province du Japon y ont une belle glise et une nombreuse chrtient. Douze lieues au-dessus de Fo-chan, la rivire se divise en trois bras ; lun vient du nord ; lautre va Tchao-kin et le troisime Canton. On rencontre dans ce confluent une ville du troisime ordre, nomme Sant-choy, cest--dire les Trois Rivires ou les Trois Eaux. Quand quelque envoy de distinction vient de la cour, le tonto et le vice-roi vont le recevoir dans cette ville, et le conduisent jusque-l son retour. Cest ce qui les a obligs de btir sur le bord de leau une maison dont la vue est charmante. Les Pres augustins ont une mission Tchao-kin. Jai log souvent dans leur maison, et cest l que jai connu le pre Michel
232
Rubio, homme droit, sincre, savant, et de bon conseil, ce qui lui attirait lestime et la confiance de tous les missionnaires. Quand nous fmes de retour Nankin, o nous avions laiss le pre de Visdelou, nous rsolmes denvoyer le pre Le Comte en Europe pour les affaires de notre mission. Monseigneur Grgoire Lopez, voque de Basile, vicaire apostolique de Nankin, de Pkin et des autres provinces septentrionales de la Chine, mourut en ce temps-l dans de grands sentiments de pit ; nous assistmes ses obsques, qui se firent avec les mmes crmonies que celles du pre Verbiest. Le rvrend pre Jean-Franois de Leonissa son pro-vicaire, ft son loge dans une lettre circulaire qui fut rpandue par la Chine, et quil envoya lanne suivante la sacre congrgation. Je la joindrais cette lettre si jen avais une
p.106
de la vertu et du mrite de ce saint prlat, qui avait un zle incomparable pour la conversion de ses compatriotes. Il ma souvent parl de la manire dont les missionnaires se doivent comporter la Chine, sil veulent y tablir solidement la foi. Il prouvait par des exemples sensibles tout ce quil me disait ; et comme il savait parfaitement les coutumes de sa nation, et quil avait beaucoup dexprience et de bon sens, je lcoutais avec respect. Sur la fin de lanne 1692 nous retournmes Canton, le pre de Visdelou et moi. Il fallait y faire un tablissement solide pour recevoir les missionnaires que nous attendions. La maison fut achete ; mais peine commencions-nous la meubler, que nous remes ordre de lempereur de venir tous deux la cour. Cet ordre portait que le pre Le Comte y vint aussi son retour dEurope, et nous fmes chargs de len avertir. Les vicaires apostoliques et les missionnaires se rjouirent de cette nouvelle, et la regardrent comme un coup du ciel, non seulement pour nous, mais encore pour toute la mission. Qui sait, mcrivit un des plus zls dentre eux, si Dieu na pas permis toutes les peines que vous avez souffertes pour
233
En passant par la province de Nankin, nous emes la consolation dembrasser le pre Gabiani pour la dernire fois, car il sentait dj les infirmits dont il mourut deux ans aprs, accabl de travaux et plein de mrites devant Dieu. Nous vmes aussi monseigneur lvque dArgolis, et le rvrend pre de Leonissa, vicaire apostolique de Nankin et de Pkin, par la mort de monseigneur lvque de Basile. Ils comptaient beaucoup sur nous, et sur les services que nous leur pourrions rendre quand nous serions la cour. Lempereur tait malade lorsque nous y arrivmes ; le pre Gerbillon et le pre Pereyra passaient les nuits au palais par son ordre. Ce grand prince ne laissa pas de penser nous et denvoyer quelques lieues de la ville au-devant de nous les autres Pres avec un gentilhomme de sa chambre, qui nous dit de sa part, que sil et t inform de notre route, il les aurait envoys encore plus loin. Nous allmes descendre au palais, et nous y passmes le reste du jour dans un appartement qui tait prs de celui de lempereur. Le prince son fils an nous fit lhonneur de nous y venir trouver, et de nous marquer mille bonts. Le hoang-ta-tce, qui est le prince hritier et le second de ses enfants, y vint aussi. Comme il est habile dans les livres chinois, il tmoigna une affection particulire au pre de Visdelou qui avait la rputation dy tre savant. Aprs quelques entretiens, le prince fit apporter des livres anciens et les montra au Pre. A louverture du livre, le Pre les expliqua avec tant de facilit et de nettet, que le prince en fut surpris et dit deux ou trois fois aux mandarins qui laccompagnaient : Ta-toug, il les entend parfaitement. Il lui demanda ensuite ce quil pensait des livres chinois, et sils saccordaient avec notre religion. Le pre, aprs stre excus modestement, rpondit que notre religion pouvait saccorder avec ce quon trouvait dans les anciens livres, mais non pas avec ce que les interprtes avaient crit.
234
Il faut avouer aussi, repartit le prince, que les nouveaux interprtes nont pas toujours bien pris le sens de nos anciens auteurs. Depuis cette confrence, le prince hrditaire a eu une estime particulire pour le pre de Visdelou et il lui en a mme donn des marques clatantes, dont nous esprons que la religion tirera de grands avantages. Ce prince nous parla des livres du pre Matthieu Ricci, et nous fit de si grands loges de lesprit et de lrudition de ce Pre, qui est le fondateur de la mission de la Chine, que les plus habiles Chinois sen seraient tenus honors. Depuis deux ans lempereur avait beaucoup examin nos remdes dEurope, et particulirement les ptes mdicinales que le roi fait distribuer aux pauvres par tout son royaume. Nous lui avions marqu toutes les maladies quelles gurissent en France, et il avait vu, par des expriences ritres, quelles faisaient en effet des cures si merveilleuses et si promptes, quun homme lextrmit, et dont on nattendait plus que la mort, se trouvait souvent le lendemain hors de danger. Des effets si surprenants lui firent donner ces ptes le nom de chin-yo ou de remdes divins. La maladie quil avait alors tait un commencement de fivre maligne. Quoiquil st, par plusieurs exemples certains, que les ptes gurissaient
p.107
ne jugrent pas propos de lui en faire prendre, et ils le traitrent dune autre manire ; mais lempereur, voyant que le mal augmentait, et craignant un transport au cerveau, prit son parti et se fit donner une demi-prise de ces ptes. La fivre le quitta sur le soir, et les jours suivants il se porta mieux ; il eut ensuite quelques accs de fivre tierce, peut-tre pour ne stre pas purg suffisamment. Quoique ses accs ne fussent pas violents, et quils ne durassent que deux heures, il en eut de linquitude. Il fit publier par toute la ville que si quelquun savait quelques remdes contre la fivre tierce, il et en avertir incessamment, et que ceux qui en taient actuellement malades vinssent au palais pour en tre guris. On ne manqua pas de faire tous les jours quantit dexpriences. Un bonze se distingua
235
particulirement ; il fit tirer dun puits un seau deau frache, quon lui apporta devant quatre des plus grands seigneurs de la cour, dputs de lempereur pour recevoir tous les remdes quon apporterait, et pour assister aux preuves, afin den faire ensuite leur rapport. Ces quatre seigneurs taient le prince Sosan, Mim-ta-gin, un oncle de lempereur, et un oncle du prince, tous quatre ministres dtat et dune sagesse consomme. Le bonze remplit une tasse de cette eau et, sortant de la salle, il la prsenta au soleil, en levant les mains et les yeux au ciel et, se tournant ensuite vers les quatre parties du monde, il fit cent postures qui paraissaient mystrieuses aux paens ; quand il eut achev, il fit avaler leau un fbricitant, qui attendait sa gurison genoux, et qui la souhaitait ardemment ; mais le remde neut aucun effet, et le bonze passa pour un imposteur. On en tait l lorsque nous arrivmes la cour, le pre de Visdelou et moi. Nous apportions une livre de quinquina que le pre Dolu, plein de charit pour nous, nous avait envoy de Pondichry. Ce remde tait encore inconnu Pkin. Nous allmes le prsenter comme le remde le plus sr quon et en Europe contre les fivres intermittentes. Les quatre seigneurs dont nous avons parl nous reurent avec joie ; nous leur dmes la manire dont il fallait le prparer et sen servir, conformment limprim fait en France par ordre du roi. Ils ne se contentrent pas de cela, ils voulurent savoir do venait le quinquina, quels en taient les effets, quelles maladies il gurissait, comment le roi lavait rendu public pour le soulagement de ses peuples, aprs avoir donn celui qui avait le secret une rcompense digne dun si grand monarque. On fit le lendemain lexprience de ce remde sur trois malades. On le donna lun aprs son accs, lautre le jour de laccs, et au troisime le jour quil avait du repos. Je ne sais si Dieu voulut faire paratre sa puissance en cette occasion, ou si ce fut un effet naturel du remde. Ces trois malades, quon gardait vue dans le palais, furent guris tous trois ds cette premire prise. On en donna avis sur-lechamp lempereur, qui aurait pris ce jour-l mme du quinquina si le
236
prince hritier, qui tait extrmement inquiet de la maladie dun pre quil aime tendrement, net craint quelque mauvais effet dun remde quon ne connaissait pas encore. Il appela les grands et leur fit des reproches den avoir parl sitt lempereur. Ceux-ci sexcusrent modestement ; mais pour montrer quil ny avait rien craindre (car de tout ce que nous leur avions racont, ils avaient jug que le quinquina ne faisait aucun mal), ils soffrirent tous quatre den prendre, et le prince y consentit. Incontinent on apporta des tasses avec du vin et du quinquina ; le prince fit lui-mme le mlange, et les quatre seigneurs en prirent devant lui, sur les six heures du soir. Ils se retirrent ensuite et dormirent tranquillement, sans ressentir la moindre incommodit. Lempereur, qui avait fort mal pass la nuit, fit appeler, sur les trois heures du matin, le prince Sosan ; et, ayant appris que lui et les autres seigneurs se portaient bien, il prit le quinquina sans dlibrer davantage. Il attendait la fivre ce jour-l, sur les trois heures aprs midi ; mais elle ne vint point ; il fut tranquille le reste du jour et la nuit suivante. La joie fut grande dans le palais, les quatre seigneurs nous firent le lendemain des conjouissances sur la bont de notre remde. Nous en rapportmes toute la gloire Dieu, qui lui avait donn sa bndiction. Lempereur continua tous les jours suivants prendre du quinquina, et se porter mieux de jour en jour. Quand il fut entirement rtabli, il rcompensa tous ceux qui lavaient servi pendant sa maladie, ou qui lui avaient apport quelques
p.108
trois de ses mdecins, pour avoir t davis, dans la violence de son mal, de ne lui donner aucun remde. Quoi ! leur dit-il, vous mabandonnez dans le danger, de peur quon ne vous impute ma mort ; et vous ne craignez pas que je meure en ne me donnant aucun secours ! Il ordonna au tribunal des crimes dexaminer leur conduite et de les juger suivant les lois. Ce tribunal les condamna mort, mais lempereur leur fit grce et les envoya en exil. Il ne nous oublia pas en cette occasion. Il dit publiquement que les
237
ptes mdicinales du pre Gerbillon et du pre Bouvet lui avaient sauv la vie, et que le quinquina que nous lui avions apport, le pre de Visdelou et moi, lavait dlivr de la fivre tierce, et quil voulait nous en rcompenser. Dans cette vue, il se fit apporter le plan de toutes les maisons qui lui appartenaient dans la premire enceinte de son palais : il choisit la plus grande et la plus commode (ctait celle dun mandarin qui avait t gouverneur du prince hritier) ; mais cet officier ayant commis une faute qui mritait la mort, tous ses biens avaient t confisqus et on lavait exil en Tartarie. Le 4 juillet de lanne 1693, lempereur nous fit venir au palais, et nous fit dire, par un des gentilshommes de sa chambre, ces paroles : Lempereur vous fait don dune maison vous quatre dans le hoang-tchin, cest--dire dans la premire enceinte de son palais. Aprs avoir entendu ces paroles genoux, selon le crmonial de la Chine, nous nous levmes ; et cet officier nous conduisit dans lappartement de lempereur pour y faire notre remerciement, sans que le prince fut prsent. Plusieurs mandarins, qui se trouvrent l par hasard, assistrent cette crmonie, aussi bien que le pre Pereyra et un autre pre de notre Compagnie, lesquels taient venus au palais pour quelques autres affaires. Ils se rangrent tous droite et gauche, se tenant debout et dans un grand silence, un peu loigns de nous, pendant que les pres Gerbillon, Bouvet, de Visdelou et moi, rangs sur une mme ligne au milieu deux, fmes trois gnuflexions et neuf inclinations profondes, jusqu toucher la terre avec le front, pour marquer notre reconnaissance. Nous recommenmes cette crmonie le lendemain devant lempereur, qui eut la bont de nous appeler en particulier et de nous parler dans les termes du monde les plus obligeants. Il fit mettre entre les mains du pre Bouvet les prsents quil envoyait en France et le chargea dinformer le roi de la faveur quil venait de nous faire. Nous prmes possession de notre maison le 12 juillet ; mais comme elle ntait pas accommode nos usages, lempereur ordonna au
238
tribunal des difices dy faire faire toutes les rparations que nous souhaiterions ; ce qui fut excut sur-le-champ. Ce tribunal envoya quatre architectes, avec tous les matriaux ncessaires, et nomma deux mandarins pour conduire louvrage. Tout tant prt le 19 dcembre, nous ddimes notre chapelle lhonneur de Jsus-Christ mourant sur la croix pour le salut des hommes, et nous en fmes le lendemain louverture avec crmonie. Plusieurs chrtiens sy rendirent le matin et remercirent Dieu avec nous de ce quil voulait tre honor dans le palais de lempereur, o jusqualors on navait offert que des sacrifices impies. Le pre de Visdelou fit un discours sur lobligation de sanctifier les dimanches et les ftes, et de venir ces jours-l lglise. Depuis ce temps-l le pre Gerbillon prcha tous les dimanches, et expliqua aux fidles les principaux devoirs du chrtien. Nous baptismes plusieurs catchumnes, qui nous apportaient leurs idoles et les jetaient sous les bancs et sous les tables, pour montrer le mpris quils en faisaient. Tous les dimanches et les ftes nous avions quelque baptme. Le pre de Visdelou se chargea du soin dinstruire les proslytes, et nous emes en peu de temps une florissante chrtient. Les plus fervents chrtiens nous amenaient leurs amis pour leur parler de la loi de Dieu. Le fameux Hiu-cum, ancien eunuque du palais, se distinguait parmi les autres en cette uvre de charit. Ce saint homme avait beaucoup souffert dans la dernire perscution ; il avait t longtemps en prison avec les Pres, et on lavait charg, aussi bien queux, de neuf grosses chanes. Ce rude traitement ne fit quanimer son zle : jamais homme ne rougit moins de lvangile ; il soutenait devant les juges la cause de Dieu et le parti de la religion ; et il leur parlait avec une sainte libert, quil conserva jusqu la mort. Dieu lui avait donn des biens considrables ; il les employa tous au soulagement des pauvres. Si les chrtiens, qui venaient Pkin
p.109
des provinces loignes ou des villes voisines, navaient point de lieu o se retirer, il les recevait avec charit dans sa maison et quand ils taient pauvres, il les nourrissait. Il porta si loin cette sainte hospitalit, quil tomba lui-mme dans la misre et quil se vit rduit recevoir
239
laumne, aprs lavoir faite si souvent et si libralement aux autres. Il avait un si grand talent de parler de Dieu, que les plus grands seigneurs se faisaient un plaisir de lentendre. Il inspirait tout le monde une dvotion tendre pour la sainte Vierge, quil honorait particulirement. Dans ses visites, il se faisait un honneur de porter son chapelet au cou, avec les mdailles que les anciens missionnaires lui avaient donnes. Il avait une affection particulire pour notre maison, et, quoiquil en ft loign de prs dune lieue, il venait souvent prier Dieu dans notre chapelle. Une de ses occupations les plus ordinaires tait daller la campagne visiter les chrtiens, les instruire et les entretenir dans la ferveur. Il y faisait presque toujours de nouveaux proslytes, quon baptisait chez nous o dans les autres glises, aprs quils taient suffisamment instruits. Un des plus considrables que nous baptismes en ces
commencements dans notre chapelle fut un colonel tartare de la maison de lempereur. Cet officier demeurait prs de notre maison ; il avait pous une dame chrtienne fort vertueuse, qui ne cessait depuis longtemps de prier Dieu pour la conversion de son mari. Elle lui parlait souvent de la saintet de notre religion et des biens que le Seigneur du ciel prparait dans lautre vie ceux qui le servaient fidlement en celle-ci. Une autre fois, elle lui expliquait nos principaux mystres et ce quil faut croire pour tre chrtien. Il lcoutait volontiers ; mais les soins et les embarras du sicle touffaient incontinent le grain de la divine parole, qui tombait dans son cur sans y prendre racine. Il navait presque pas un moment lui ; sa charge lobligeait daller tous les matins au palais, il y demeurait tout le jour, et il nen revenait que bien avant dans la nuit. Sil et su lire, il aurait pu sinstruire par la lecture de nos livres ; mais on nen demande pas tant un officier tartare, dont tout le mrite est de savoir bien monter cheval et tirer de larc, et dtre fidle et prompt excuter les ordres du prince. Dieu nanmoins le toucha, dans le temps que lempereur partait pour un voyage de Tartarie. Comme lofficier le devait suivre, il rsolut de se faire baptiser avant que de partir. Il vint donc nous trouver six heures du soir, pour nous demander le baptme. Quelque bonne volont que
240
nous eussions de le contenter, nous nous trouvmes dabord arrts, parce quil ne savait aucune des prires que nous faisons dabord rciter aux catchumnes avant que de leur confrer le baptme. Mon pre me dit-il, ne demandez pas de moi que je sache toutes ces prires par cur, car je nai ni assez de mmoire pour les retenir, ni personne pour me les rpter continuellement ; je ne sais point lire non plus pour les apprendre dans un livre mais je crois tous les mystres de la religion, un Dieu en trois personnes, la seconde personne qui sest faite homme, et qui a souffert la mort pour notre salut. Je crois que ceux qui gardent la loi seront sauvs, et que ceux qui ne la gardent pas seront damns ternellement. Je nai aucun empchement pour me faire chrtien, car je nai quune femme, et je nen veux jamais avoir quune : il ny a point didoles dans ma maison et je nen adore aucune. Jadore seulement le Seigneur du ciel, et je veux laimer et le servir toute ma vie. Tout cela ne nous contentait point, parce que nous voulions quil st ses prires et nous commencions lui persuader quil diffrt son baptme aprs son retour, parce qualors on laiderait les apprendre. Mais, mon Pre, me rpliqua-t-il, si je meurs dans ce voyage, mon me sera perdue, et vous pouvez la sauver en me baptisant prsent. Car, qui est-ce qui me baptisera si je tombe malade ? Vous voyez que je suis prt tout, que je crois tous les articles de votre loi, et que je la veux garder toute ma vie. Jai laiss le palais et je suis venu ici la hte, pour vous prier de me faire cette grce. Je nai que deux heures pour me prparer mon dpart ; car il faut que je marche cette nuit. Mon pre, continua-t-il, au nom de Dieu, ne me refusez pas cette grce. La sincrit de cet officier nous plut ; nous crmes, tout bien examin, quil fallait agir avec lui comme on fait avec ceux qui sont en danger de mort. Aprs donc lui avoir
p.110
241
prires le mieux quil pourrait quand il serait de retour, et dadorer tous les matins et tous les soirs le Seigneur du ciel, et quil nous eut promis de garder fidlement sa sainte loi, je le baptisai dans notre chapelle, en prsence de nos Pres et de nos domestiques, et je lui donnai le nom de Joseph. Je ne saurais dire avec quelle joie et quelle consolation il reut cette grce : il nous embrassa et se jeta nos genoux ; il frappa souvent la terre de son front, pour nous marquer sa reconnaissance. Ce quil avait prvu arriva ; car ayant beaucoup fatigu pendant ce voyage, il tomba malade, et mourut huit jours aprs. Jespre que Dieu, qui lui avait donn ce sentiment, lui aura fait misricorde. Nous baptismes encore le fils dun jeune seigneur, qui portait la ceinture rouge, pour signifier quil tait alli la famille royale. Cet enfant tant auprs du feu, fit tomber sur lui une chaudire deau bouillante. Il criait et souffrait des douleurs trs violentes ; son pre alarm vint nous apprendre cette nouvelle. Le pre de Visdelou, allant voir lenfant et le trouvant en danger de mort, rsolut de le baptiser. Il en parla son pre, qui tait de nos amis particuliers. Seigneur, lui dit-il, puisque vous ne pouvez plus faire de bien votre enfant en cette vie, ni empcher les douleurs quil souffre, mettons-le dans le chemin du ciel, o il sera ternellement heureux, et do il attirera sur vous et sur votre famille la bndiction de Dieu. Le pre y consentit de tout son cur, et fut prsent son baptme. Lenfant, qui navait que trois ans, mourut trois jours aprs et son pre vint lui-mme nous en apporter la nouvelle. Ce baptme fut suivi dun autre de la mme famille car une de ses petites filles tant tombe malade quelque temps aprs, dune maladie dont elle mourut, il vint lui-mme nous prier de laller baptiser, afin quelle pt jouir du ciel avec son petit frre. La femme de ce seigneur sest convertie depuis ce temps-l avec une de ses filles suivantes, et nous esprons que Dieu fera la mme grce au mari. Il nous assure souvent quil nadore plus que le vrai Dieu, crateur du ciel et de la terre. Quelques obstacles ont retard jusquici sa conversion. Il faut
242
esprer quil les surmontera. Cest un seigneur qui a beaucoup de politesse et dhonntet ; il possde dans la milice une charge considrable qui est hrditaire dans sa famille. Je ne parle point de quelques autres baptmes que nous avons confrs secrtement des enfants de plus grande considration, et quil nest pas ncessaire de nommer ici. Lenvie de les gurir fait que leurs parents nous prient de les voir, pour savoir si en Europe nous navons pas de remdes contre leurs maladies. On en a baptis quelques-uns de cette manire, qui prieront Dieu dans le ciel pour nous, et pour la conversion dun pays o ils eussent tenu les premiers rangs sils eussent vcu. Un an aprs que lempereur nous eut donn notre maison, il nous fit une seconde grce, qui ne cdait point la premire, et qui faisait autant dhonneur la religion : ce fut de nous donner un grand emplacement pour btir notre glise. Il y avait ct de notre maison un terrain vide long de trois cents pieds et large de deux cents ; les grands-matres de sa maison ayant rsolu dy faire lever quelques corps de logis pour des eunuques du palais, nous crmes quil fallait les prvenir, et tcher dobtenir cette place pour y btir la maison du Seigneur. Aprs avoir donc recommand cette affaire Dieu, nous allmes, le pre Gerbillon, le pre de Visdelou et moi, prsenter notre requte : elle disait, dans les termes les plus respectueux, que nos maisons ntaient jamais sans glises, et que les glises en taient la principale partie ; que si les maisons taient belles et spacieuses, lglise les devait surpasser ; car quel honneur aurions-nous, si, dvous par nos vux et par notre profession chercher la plus grande gloire de Dieu, nous tions mieux logs que le Seigneur du ciel ; que ne manquant rien la maison que lempereur avait eu la bont de nous donner, il fallait une glise magnifique pour accompagner un si grand don, mais que nayant point de place pour la btir, nous ne le pouvions faire, si lempereur ne nous donnait un espace convenable dans ce terrain. Celui que nous avions charg de notre requte layant prsente et
243
fait valoir nos raisons, lempereur envoya les grands-matres de sa maison visiter le terrain que nous demandions et aprs avoir ou leur rapport, il nous en accorda la moiti, faisant marquer expressment dans son ordre, qui fut insr dans
p.111
nous donnait cet emplacement pour btir une glise magnifique lhonneur du Seigneur du ciel. On y a travaill depuis ce temps-l, et elle est maintenant presque acheve : on y entre par une grande cour qui est environne de galeries ; on en donnera le plan et la description quand nous aurons appris que les peintures, auxquelles M. Gherardini, peintre italien fort estim, travaillait quand je suis parti de Pkin, seront acheves, et quon en aura fait louverture. Ce grand prince nous faisait encore dautres grces, que des trangers comme nous ne peuvent assez estimer : quand nous venions au palais, il nous recevait avec une bont extrme ; ou quand il ne pouvait pas nous parler, il nous envoyait toujours faire quelque honntet. Au commencement de lanne, cest la coutume de la Chine que lempereur envoie aux grands seigneurs de sa cour deux tables, lune couverte de viandes et lautre de fruits et de confitures. Il nous faisait les mmes honneurs, et nous invitait son beau palais de Tchan-tchun-yuen, pour y voir les feux dartifice. Je sais quun missionnaire ne doit estimer ces honneurs quautant quils sont utiles la parole de Dieu. Je vous assure, mon rvrend Pre, que nous tions bien dans cette disposition, et que le Seigneur, qui nous conduisait, voulait aussi que nous y fussions ; car nous ne manquions pas en ce temps-l mme de tribulations, et de ces occasions de souffrir o lon a besoin de toute sa patience, et dune sagesse plus que naturelle pour se soutenir et se bien conduire. La parole de Jsus-Christ sera toujours vritable, que ses envoys auront beaucoup de contradictions vaincre dans le monde. Dieu nous a appels aux missions pour faire son uvre ; il veut bien la faire par notre moyen, et nous en donner tout le mrite ; mais il veut aussi que la gloire en retourne toute lui. Et afin que la premire pense ne nous vienne pas de nous en attribuer la moindre partie, il rend souvent
244
inutiles les plus sages mesures que notre zle nous fait prendre, et permet que les hommes renversent nos projets les mieux concerts. Enfin, quand nous avons bien souffert, et reconnu tout fait notre faiblesse, il montre sa force, convertissant les obstacles mmes quon nous avait opposs, en autant de moyens pour excuter ses desseins, avec plus davantage pour la religion que net pu faire tout ce que nous avions nous-mmes imagin. Il nest pas ncessaire de dire combien ces sortes dexpriences instruisent un missionnaire, ou pour lhumilier, quand il fait quelque bien, ou pour lui donner de la dfiance de ses forces quand il travaille, ou pour le soutenir quand il est travers. Les perscutions qui font trembler les plus assurs, ne ltonnent plus, il les regarde comme des ressorts suprieurs et divins, dont la Providence se sert pour arriver ses fins. Son principal soin est de souffrir avec patience, et dattendre lheure du Seigneur, se souvenant de ce que dit le texte sacr 1, quIsaac, Jacob et Mose accomplirent tout ce que Dieu voulait faire par eux, parce quils furent fidles dans la tribulation, et que ceux qui ne lont pas t ont tout perdu par leur impatience, et ont t livrs lexterminateur. Nous emes en ce temps-l deux sujets daffliction qui nous causrent bien de linquitude, mais dont il plut la misricorde divine de nous dlivrer. Premirement, nous pensmes perdre lillustre Sosan, oncle de la dernire impratrice, et grand-oncle du prince hritier, un des premiers ministres de lempire, respect par toute la Chine pour lestime que lempereur fait de son mrite, et digne dtre honor de toutes les personnes zles, pour la protection quil a toujours donne la religion. Il tomba malade en sa maison de Tchan-tchun-yuen ; ds le troisime jour il nous envoya qurir le pre de Visdelou et moi, car le pre Gerbillon tait alors en Tartarie. Nous fmes sensiblement affligs de le trouver dans un tat trs dangereux ; mais nous le fmes bien davantage le lendemain, quand nous le vmes souffrant des douleurs trs aigus par tout le corps, et prt succomber la violence de son mal. Il nous tendait la main avec des dmonstrations dune affection
1 Judith, XVIII.
245
tendre mais il ne pouvait parler, tant il tait accabl. Lempereur ayant appris quil se mourait, lui fit lhonneur de le venir visiter le troisime jour, et de lui offrir tout ce quil avait de remdes. Nous ne le vmes point ce jour-l, ni les jours suivants, parce quon lavait transport dans les appartements les plus intrieurs de sa maison, o les femmes demeurent. Nous faisions des
p.112
une partie de la nuit pour lui, dans notre chapelle. Il tait bien douloureux pour nous, aprs toutes les obligations que nous avions ce seigneur, de le voir mourir sans baptme, lui qui avait t le protecteur de notre sainte religion, et qui nous avait si souvent dit quil nadorait que le Seigneur du ciel. Nous allions lun aprs lautre demander chaque jour de ses nouvelles, et nous instruisions un de ses domestiques qui tait chrtien, de ce quil fallait lui dire de notre part sur la religion ; mais cet homme, aprs quelques jours, nous rpondit quil ne pouvait plus lui parler seul, ni mme sapprocher de lui, parce que les femmes ne le quittaient pas un moment. Les difficults augmentaient notre tristesse. Est-il possible, Seigneur, disions-nous en redoublant nos prires, que vous laissiez mourir un homme en qui nous avons trouv tant de ressources pour le soutien des missionnaires, et pour la publication de votre sainte loi ? Dieu eut piti de nous, il nous rendit ce seigneur, qui vint quelque temps aprs dans notre glise, le remercier de la sant quil lui avait rendue. Ctait un dimanche matin, dans le temps que tous les chrtiens taient assembls lglise et quils y faisaient leur prire ; il y entra, se mit genoux et fit plusieurs inclinations jusqu terre ; aprs quoi il vint nous visiter dans nos chambres, et nous remercier de la part que nous avions prise sa maladie. Nous pensmes perdre aussi le pre Gerbillon, dont nos missions avaient un extrme besoin dans ces commencements. Lempereur lavait envoy en Tartarie avec le pre Thomas, pour en faire une carte exacte. Comme il savait la langue des Tartares, et quil pouvait les interroger et lier conversation avec eux, il en devait tirer beaucoup de
246
connaissances touchant les provinces qui ne dpendent pas de la Chine. Il tomba malade vers la source de Kerlon, plus de trois cents lieues de Pkin. Sa maladie, qui tait accompagne dun dgot affreux et dun vomissement continuel, le rduisit bientt une si grande extrmit, quil crut mourir. Il sy prpara donc, aprs nous avoir crit ses derniers sentiments. Comme Selonga, qui est une des habitations que les Moscovites ont de ce ct-l, ntait loigne que de trente lieues de lendroit o il se trouvait, on parla de ly transporter ; mais il eut de la peine prendre ce parti, et les mandarins chinois qui taient du voyage len dtournrent, parce quils ne se liaient pas trop aux Moscovites, et quils ne savaient pas si lempereur le trouverait bon. Il fallut donc que le Pre, tout accabl quil tait, reprt le chemin de Pkin et comme il navait plus assez de force pour se tenir cheval, on le coucha sur un chariot de bagage, o il souffrit beaucoup durant trois cents lieues car il lui fallut passer par des solitudes effroyables, par des chemins souvent raboteux et pleins de pierres, sur des collines et sur des pentes de montagnes, ce qui lui donnait de violentes secousses, et le mit souvent en grand danger de sa vie ; outre que le chariot versa plusieurs fois durant le voyage. Il serait mort infailliblement, sans les soins que prit de lui un seigneur, qui est aujourdhui le premier colao de la Chine, et qui avait t alors envoy en Tartarie pour juger et terminer tous les diffrends des Kalkas de ce pays-l, qui sont sujets de lempire de la Chine. Nous le remes avec une extrme joie, et il se rtablit doucement Pkin ; mais un mois aprs, voulant sortir pour la premire fois, dans le dessein daller voir les Pres de nos deux autres maisons, qui ltaient souvent venus visiter durant sa maladie, un accident plus fcheux pensa nous lenlever subitement. Comme il montait cheval la porte, ayant un pied dans ltrier et le corps en lair, il fut frapp tout coup dapoplexie. Il tomba entre les bras de nos domestiques, qui le rapportrent dans la premire cour. tant accourus au bruit, le pre de Visdelou et moi, nous le trouvmes sans connaissance et sans sentiment, la tte penche sur lestomac, avec un rlement qui nous paraissait le pronostic dune mort trs prochaine. Dieu sait quelle fut
247
notre douleur en le voyant dans ce triste tat. Pendant quon le portait en sa chambre, le pre de Visdelou alla prendre les saintes huiles, et moi les remdes, dont nous avions expriment si souvent les merveilleux effets. Je lui en fis avaler deux prises avec bien de la peine, pendant que le pre de Visdelou se prparait lui donner lextrmeonction. Il revint un peu lui, et nous reconnut ; mais un moment aprs il perdit encore connaissance. Nous redoublmes nos prires ; enfin le remde quon lui avait donn fit de si grands effets, quil se trouva guri une ou deux heures aprs lavoir
p.113
une si cruelle insomnie, quil ne pouvait prendre aucun repos, ce qui nous causait une nouvelle inquitude. Un mdecin chinois len dlivra, et Dieu nous la conserv depuis ce temps-l en parfaite sant pour le bien de la religion, laquelle il a rendu et rend encore tous les jours des services trs considrables. Nous ntions, en ce temps-l, que trois pres franais la Chine, et tous trois enferms la cour. Dieu nous envoya du secours par le retour du pre Bouvet, qui nous amena de France plusieurs excellents missionnaires sur lAmphitrite ; cest le premier vaisseau de notre nation qui soit venu la Chine. Lempereur, qui tait en Tartarie la chasse, apprit avec joie larrive de ce pre. Il envoya trois personnes de sa cour Canton pour le recevoir, et pour le conduire Pkin. Les prsents quil apporta lui furent trs agrables, et en sa considration il exempta lAmphitrite de ce quil devait payer, soit pour les marchandises, soit pour les droits de mesurage. Les mandarins, de leur ct, firent de grands honneurs M. le chevalier de La Roque, comme tant officier du roi ; ils lui prparrent un htel, lui permirent daller par la ville de Canton, accompagn de six de ses gardes ; les envoys de lempereur le visitrent en crmonie. Ils firent aussi beaucoup dhonneur messieurs les directeurs de la Compagnie de la Chine. Les grands mandarins de la province, ayant leur tte le vice-roi, les invitrent un magnifique festin. Enfin tout ce qui se peut faire pour lhonneur, la satisfaction et lavantage de ces messieurs, le pre Bouvet Canton et nous Pkin, nous tchmes de le leur procurer. Mais la
248
Chine, o lon regarde toujours les trangers avec dfiance, il nest pas ais dobtenir tout ce que lon souhaiterait. Le principal est que nous y fassions connatre Jsus-Christ, selon le devoir de notre vocation. Cest quoi travaillent avec un grand zle les nouveaux missionnaires que le pre Bouvet amena les uns la cour, o ils furent appels par lordre de lempereur, et les autres dans les provinces. Jaurai lhonneur de vous entretenir dans une autre lettre, celle-ci ntant dj que trop longue. Je suis avec un profond respect, etc.
249
Par le lieu do jai lhonneur de vous crire, vous connatrez que je suis revenu de la Chine en Europe sur un vaisseau anglais. Jesprais tre moi-mme porteur de la premire lettre que je vous ai crite pendant le voyage, qui a dur six ou sept mois ; mais je vois bien que je serai encore ici quelque temps avant que de pouvoir passer en France. Ainsi je vous lenverrai par la premire occasion, et je me contenterai cependant de vous rendre compte, par une seconde lettre, des choses dont il est autant et plus ncessaire que vous soyez instruit, que de celles dont jai pris la libert de vous parler dans la premire. Je commence par un rcit fidle des petits services que Dieu nous a fait la grce de rendre aux missionnaires ecclsiastiques et ceux de diffrents ordres religieux qui sont en ce pays-l, ou pour les aider y faire des tablissements, ou pour les dlivrer des perscutions que lennemi du genre humain excitait contre eux en diverses provinces de lempire. Je ne dirai rien que sur les lettres que les missionnaires mont fait lhonneur de mcrire, ou sur celles quils ont crites dautres missionnaires qui me les ont communiques. Quoique lexercice de la religion chrtienne ft tolr la Chine depuis la fameuse perscution dYam-quam-sien, ce grand ennemi du nom chrtien, les missionnaires ne laissaient pas de se trouver souvent dans de grands embarras, soit pour pntrer dans les provinces de lempire, soit pour y exercer leurs fonctions. On ne pouvait alors y entrer librement que par la seule ville de Macao, dont les Portugais sont en possession depuis plus dun sicle, mais il fallait avoir leur
250
agrment, quils naccordaient pas volontiers aux trangers. Si lon prenait une autre route, on sexposait aux
p.114
qui maltraitaient les missionnaires et les obligeaient se retirer. Mais depuis que lempereur a pris la rsolution douvrir ses ports, et de permettre aux trangers de faire commerce dans ses tats, des missionnaires de diffrents ordres et de toutes sortes de nations se sont servis dune conjoncture si favorable pour venir la Chine, et pour y faire divers tablissements. Comme dans une moisson si abondante il ne peut y avoir un trop grand nombre de bons ouvriers, nous avons eu de la joie de larrive de ces hommes apostoliques, nous les avons reus comme nos frres, et nous leur avons rendu tous les services qui dpendaient de nous, soit en appuyant, comme jai eu lhonneur de vous dire, leurs divers tablissements, soit en faisant cesser les avanies et les perscutions que quelques mandarins intresss ou peu affectionns leur suscitaient. Quoique nous ayons toujours gard cette conduite, on ne nous a pas rendu en Europe toute la justice que nous avions sujet dattendre ; et lorsque jarrivai en France en 1700, je fus trangement surpris dapprendre quon nous y faisait passer pour des gens qui se dclaraient contre les autres missionnaires, et qui ne cherchaient qu renverser leurs glises et qu sopposer leurs tablissements. En vrit, pour avoir de nous de pareilles penses, il faut quon nous croie bien perdus dhonneur et de conscience, et pour les vouloir inspirer dautres, sans stre bien instruit auparavant de notre conduite, il faut avoir bien oubli toutes les lois de la justice et de la charit. Pouvons-nous ignorer que de troubler ainsi dans leur ministre des hommes pleins de zle et de bonnes intentions, ce serait sattaquer Dieu mme, et attirer sur nos personnes et sur notre travail les foudroyantes maldictions de son prophte : Malheur vous qui, dans vos vues ne regardez pas quil sagit de luvre de Dieu, et qui ne considrez pas que ces mes sont louvrage de ses mains ! Et opus
251
Dei non respicitis, nec opera manuum ejus consideratis 1. De plus, oserions-nous jamais nous flatter de pouvoir suffire seuls convertir toute la Chine ? Nous ne le prtendons pas assurment, mon rvrend Pre. Ainsi, plus nous verrons de compagnons de nos travaux, plus nous aurons toujours de consolation et de joie. Nous cririons encore volontiers, comme saint Franois-Xavier, dans toutes les universits de lEurope, pour exhorter les personnes zles de venir notre secours. Voil nos vritables sentiments ; Dieu sait, et nous osons le dire, que jamais notre conduite ne les a dmentis. En voici quelques exemples. Les Pres franciscains de Manille furent les premiers qui nous donnrent lieu de faire connatre ces maximes. Ces Pres ayant rsolu de stablir Ngankin dont la situation est charmante, et qui a un viceroi particulier, quoique cette ville ne soit loigne de Nankin, capitale de la province, que de cinq journes, ils me firent lhonneur de me communiquer leur dessein Canton o jtais avec le pre Le Comte. M. lvque dArgolis, qui demeurait chez ces pres, se joignant a eux, me pria instamment de mintresser dans cette affaire, et de les servir auprs des mandarins. Jcrivis au pre Gerbillon, qui menvoya, peu de temps aprs, des lettres de recommandation pour les officiers dont dpendait cet tablissement. Je les mis entre les mains du rvrend pre de San Pasqual, suprieur de ces Pres, et missionnaire dun mrite fort distingu. Il prsenta ces lettres aux mandarins de Ngankin, qui lui accordrent tout ce quil leur demanda. Ce fut aussi peu prs en ce temps-l que nous tchmes de marquer au rvrend pre de Lonissa, qui est aujourdhui vque de Bryte, combien nous tions sensibles lamiti dont il nous honorait. Don Grgoire Lopez, vque de Basile, suivant les pouvoirs quil avait reus du saint-sige, lavait nomm avant sa mort vicaire apostolique de Kiamnam
2
1 Isae, chap. V. 2 Kiamnam, ou Kiang-nan, forme aujourdhui deux provinces, savoir, celle de Kiang-sou
et celle dAn-hoe. Nankin, ou Kiang-ning, est dans la premire. 3 Tchy-li, anciennement Pe tche li, dont la capitale est Pkin.
252
la Chine, et lui avait laiss sa maison de Nankin, quil avait achete peu de temps avant sa mort. Il trouvait de la difficult sen mettre en possession, parce que cette maison joignant la salle de laudience dun des premiers seigneurs de la cour, il eut peur que ce mandarin ne formt quelque opposition ou ne
p.115
lempcher doccuper cette maison et dy tablir une glise. Il nous tmoigna sa peine, et ds ce moment les pres Gerbillon et Bouvet engagrent leurs amis crire ce seigneur, ce quils firent dune manire si obligeante, que le mandarin, bien loin de faire de la peine au pre Lonissa, reut sa visite et la lui rendit ensuite, en lui faisant deux sortes de prsents, lun, disait-il, pour le remercier de celui quil avait reu de lui, et lautre pour lui marquer la joie de lavoir en son voisinage. Nous ne fmes pas moins heureux faire rendre justice M. Le Blanc, dune avanie quon lui avait suscite Emouy. Ce missionnaire revenant un jour dun vaisseau anglais, avec une somme assez considrable quon lui envoyait dEurope pour sa subsistance et pour celle de ses confrres, le mandarin de la douane le fit arrter, le cita son tribunal, confisqua son argent, et fit battre cruellement en sa prsence un de ses domestiques. Un procd si violent surprit trangement ce vertueux ecclsiastique qui ntait pas accoutum, non plus que les autres missionnaires, recevoir de pareilles insultes. Il nous crivit une lettre fort touchante sur la disgrce qui venait de lui arriver. Nous en fmes sensiblement affligs, et nous prmes les mesures ncessaires pour lui faire rendre justice. Voici la rparation que nous lui procurmes. Premirement, le tsong-tou
1
de la province
le prit sous sa protection. En second lieu, le mandarin de la douane, press par ses parents qui taient Pkin, et qui dsavouaient sa conduite, lalla voir le premier, lui rendit son argent et lassura de son amiti. Troisimement, M. Le Blanc tant all quelques jours aprs lui rendre visite, ce mandarin appela le garde de la douane qui avait t
253
lauteur de linsulte, le fit tendre sur le carreau pour recevoir un certain nombre de bastonnades, mais M. Le Blanc demanda grce pour ce misrable et empcha quil ne ft maltrait. Il nous crivit ensuite quil tait parfaitement content des satisfactions et des honneurs quon lui avait faits. M. Maigrot, aujourdhui vque de Conon et vicaire apostolique de la province de Fo-kien, eut aussi recours nous. Ce prlat demeurait depuis plusieurs annes dans la ville de Fou-tcheou, capitale de la province ; mais comme la maison quil occupait ne lui parut pas assez commode, il en acheta une autre et sen mit en possession. Les voisins, peu contents de voir une glise dans leur quartier, commencrent inquiter ses domestiques, et ensuite le chagriner lui-mme. Il me fit lhonneur de mcrire plusieurs fois Pkin pour faire cesser une perscution quon ne lui suscitait que parce quon le regardait comme un homme peu appuy et peu connu des mandarins, et qui navait pas assez de pouvoir pour rprimer linsolence de ses voisins. Dieu me fournit une occasion de les dtromper, dans le voyage que je fis en ce temps-l par lordre de lempereur Fo-kien et Canton. Je passai par Fou-tcheou, et, pour donner lieu M. Maigrot de lier amiti avec les premiers officiers de la province, laissant la maison quon mavait prpare, jallai loger chez lui. Le lendemain et les jours suivants, le tsonto, le vice-roi, le gouverneur de la ville et plusieurs autres mandarins my vinrent voir. Aprs les premires civilits, je leur prsentai M. Maigrot, je leur fis lloge de sa vertu et de sa capacit, et je les priai de le considrer comme mon frre et comme mon ami particulier. Je lui attachai particulirement le gouverneur de la ville, qui lui fit dans la suite tant dhonntets que ce prlat me pria de len remercier. Vous voyez dj par ce petit dtail, mon rvrend Pre, que cest sincrement et de bonne foi que nous nous intressons ce qui regarde les missionnaires, et que nous nous faisons un plaisir et un devoir de leur rendre tous les services qui dpendent de nous. Mais ce fut particulirement en 1698 et 1699 que nous emes plus doccasions de faire paratre notre zle pour le bien commun, lorsque le
254
pape eut nomm des vques et des vicaires apostoliques pour chaque province de la Chine. Plusieurs de ces messieurs sadressrent nous ; ils nous reprsentrent lobligation o ils se trouvaient dobir au saintsige, et les difficults insurmontables quils allaient trouver dans leurs provinces, o il ny avait ni chrtiens, ni glises, ni missionnaires, sils ntaient appuys vouloir par quelque recommandation de la cour. La conjoncture tait dlicate, et ce ntait pas une petite entreprise que de
p.116
tait craindre que dans un empire o la dfiance et les soupons sont comme lme du gouvernement, on ne ft frapp de tant de nouveaux tablissements, qui se feraient tout coup dans des provinces o les Europens navaient aucune habitude. Cependant, comme le saintsige parlait, nous crmes quil fallait agir, et que le temps tait venu douvrir des portes plus vastes la prdication de lvangile. Le pre Gerbillon, suprieur de notre mission, se chargea de cette entreprise. Il commena par M. lvque dArgolis, qui venait dtre nomm lvch de Pkin. Comme ce prlat avait form le dessein de stablir sur les frontires du Pecheli et de Canton, qui dpendaient de lui, afin de se trouver comme au centre de son diocse, et de pourvoir tout, le pre Gerbillon crivit en sa faveur au vice-roi de Canton. M. dArgolis, protg de ce grand mandarin, acheta une maison Lintein, ville du second ordre, et sen mit en possession. Quelques gens de lettres en murmurrent, et prsentrent une requte contre lui : La loi que prche ces missionnaires est bonne, disaient-ils, mais comme ce sont des trangers, il est craindre quils ne causent un jour quelque rvolte. Le pre Gerbillon, averti des dmarches de ces lettrs, redoubla ses recommandations auprs du vice-roi, qui leur imposa silence. Je nai pas la lettre que ce prlat crivit au pre Gerbillon, pour le remercier davoir si heureusement termin cette affaire : mais jai celle de son grand-vicaire le rvrend pre Antoine de Frusionne, Italien et religieux de Saint-Franois.
255
Je vous rends mille grces, dit-il, pour monseigneur et pour moi, des bons offices que vous nous avez rendus ; la prire que je vous fais, est que vous me donniez quelque moyen de vous marquer ma reconnaissance, et faire connatre tout le monde les grandes obligations que je vous ai. Il y a longtemps, mon trs cher Pre, que je vous connais de rputation. Avant que de venir la Chine, je savais que vous tes plein de charit, et que vous faites plaisir tous les missionnaires sans acception de personne. Qui est-ce qui nen est pas prsent persuad ? Vos adversaires mmes sont obligs de le reconnatre, de lavouer et de lcrire votre louange, et davoir de lestime pour vous. M. lvque de Pkin travaille maintenant faire une nouvelle glise Tong-Cham-fou, en la mme province de Canton, o il veut tablir quatre religieux de son ordre 1, qui sont arrivs depuis peu dItalie. Cette ville avait toujours paru avoir un grand loignement pour les prdicateurs de lvangile, mais le vice-roi, notre prire, ayant dispos les esprits les recevoir, les mandarins, auparavant si difficiles et si fcheux, se sont adoucis, et semploient aujourdhui eux-mmes trouver une maison o M. lvque puisse demeurer commodment. Le pre Gerbillon ne servit pas moins efficacement M. Le Blanc dans son tablissement dYun-nan 2, comme il parat par la lettre quil lui crivit en ce temps-l, et qui est date du 3 mars 1702. Mais il sintressa encore plus fortement pour M. lvque de Rosalie, que le saint-sige avait nomm vicaire apostolique de la province de Soutchouen. Il y employa le crdit du propre fils du vice-roi, et avertit ce prlat de ce quil venait de mnager pour lui faciliter lentre de son vicariat. M. lvque de Rosalie len remercia ; mais, au lieu daller Sou-tchouen, il rsolut de passer en Europe et de se rendre promptement Rome. Avant son dpart, il envoya dans cette grande
1 Ce prlat, connu auparavant sous le nom dvque dArgolis, tait de lordre de Saint-
Franois. 2 Cest une des provinces occidentales de la Chine, aussi bien que celle de Soutchouen.
256
province quatre missionnaires en sa place. Ctaient MM. Basset, de La Baluere, Appiani et Mullener. Ils furent prs dun an sy rendre. MM. Appiani et Mullener sarrtrent Tonpin, lentre de la province, dans le dessein dy faire un tablissement. Les peines quon leur fit en cette ville en causrent de plus grandes M. Basset, quand il arriva dans la capitale nomme Tchin-tou. Les mandarins, dj prvenus contre les missionnaires, refusrent sa visite et lempchrent de prendre possession dune maison quil avait achete. Il ne put se prvaloir de la protection du vice-roi, parce que ce magistrat tait parti depuis quelques mois pour apaiser une sdition sur les frontires de Sou-tchouen. Il voulut entrer en ngociation avec les mandarins de Tchin-tou. Il leur reprsenta que lempereur ayant autoris la religion chrtienne dans lempire par un dit public, et que le tribunal des rites
p.117
glise de Nien-tcheou, ils ne devaient pas sopposer au dessein quil avait de stablir dans la ville capitale de Sou-tchouen. Il est vrai, rpondirent-ils, que lempereur a donn un dit favorable la religion chrtienne ; mais comme il ne regarde que les anciennes glises, on ne peut sen prvaloir pour en btir de nouvelles. Pour laffaire de Nin-tcheou, apportez-nous un arrt semblable celui que le tribunal des rites a port en faveur de cette nouvelle glise, et nous vous accorderons ce que vous nous demandez. Le vice-roi trouva, son retour Tchin-tou, les mandarins engags dans cette affaire ; ce qui lempcha de recevoir la visite de M. Basset ; et quand ce missionnaire parla des recommandations quon avait envoyes de la cour lanne prcdente en sa faveur, les officiers du vice-roi lui rpondirent que leur matre ne sen souvenait plus, et quil ne fallait pas sen tonner, dans le grand accablement daffaires quil avait eues depuis ce temps-l. Ces mauvais succs nous affligrent sensiblement. M. Basset, qui nous les apprit, pria le pre Gerbillon de lui envoyer une nouvelle recommandation,
257
afin, dit-il, que la premire grce que vous nous avez faite, ne soit pas inutile. Jespre, ajoute-t-il, que Dieu ne permettra pas quaprs tre venus de si loin, nous soyons obligs de nous en retourner, et que V. R., qui a tant de zle pour sa gloire, lempchera, si elle peut, comme nous len prions M. de La Baluere et moi. Jtais de retour de France Pkin quand on y reut cette lettre, qui est du 3 juillet 1702. Et, quoique les conjonctures ne fussent pas trop favorables, nous rsolmes demployer tous nos amis pour appuyer les tablissements de M. Basset et de ses confrres. Nous primes les seigneurs qui nous font lhonneur de nous protger, dcrire au vice-roi de Sou-tchouen, ce quils firent fort obligeamment, enjoignant leur lettre la dernire dclaration du tribunal des rites en faveur de lglise de Nimpo, afin de convaincre les officiers de Sou-tchouen quil ny avait aucun danger pour eux de permettre aux prdicateurs de lvangile de btir des glises dans leur province. Je ne parle point ici de la paix que nous avons procure aux rvrends Pres augustins, en les dlivrant dune perscution quils ont soutenue pendant cinq ans, pour la conservation de leur glise de Voutcheou, en la province de Quamsi 1, ni de ce que nous avons fait en faveur de M. Quety, trs vertueux ecclsiastique des missions trangres, et de plusieurs autres missionnaires qui ont eu recours nous, parce que cela mengagerait dans un trop grand dtail. Tout ce que je puis dire cest que nous avons agi pour eux avec la mme ardeur que nous aurions pu faire pour nous-mmes, sans avoir dautres vues que de leur faire plaisir, et de procurer la plus grande gloire de Dieu. Aussi recevons-nous de la plupart de ces hommes apostoliques des marques dune affection sincre. Si nous sommes dans la tribulation, ils nous consolent. Si Dieu rpand quelque bndiction sur nos travaux, ils sen rjouissent avec nous ; si lon nous calomnie, ils confondent nos ennemis par le tmoignage quils rendent la vrit, comme ils firent
1 Kiang-si.
258
dans laffaire de Nien-tcheou. On avait affect de rpandre Paris que les jsuites avaient renvers cinq glises de M. lvque de Rosalie, et quils avaient fait maltraiter ce prlat si distingu par sa naissance et par son zle. Rien ntait plus mal concert que ce bruit quon faisait courir. Les missionnaires de la Chine, qui lapprirent, en furent scandaliss. Voici comme en parle le rvrend pre Basile, religieux de lordre de SaintFranois, et vicaire apostolique de la province de Chen-si, dans la lettre quil mcrivit le 21 octobre 1701. Bon Dieu, quelle imposture, que cette nouvelle quon a rpandue de M. de Lyonne battu et maltrait Nien-tcheou, et de cinq glises renverses par ordre des mandarins ! Jai cru dabord quon me parlait dune ville de Hongrie appele Cinq-glises. Ne songeons qu nous rendre dignes de notre vocation, mon cher Pre, et alors limposture, le mensonge, la calomnie dont on veut nous noircir, ne serviront qu faire clater davantage notre gloire. Je me rjouis avec vous, me dit-il dans une autre lettre, et je vous flicite de tout mon cur de ce que les secours quattendaient vos pres, qui servent Dieu avec tant de zle dans cette mission, et qui travaillent sa gloire, non seulement par eux-mmes, mais par autant de bras quils aident et protgent de missionnaires, soient heureusement arrivs,
p.118
naufrages o vous vous tes trouvs. M. lvque de Pkin tait dans les mmes sentiments. Voici ce quil crivit au pre Gerbillon, mon retour dEurope, dans sa lettre du 30 de septembre 1701. Jai une vraie joie de lheureuse arrive du pre de Fontaney, et des huit missionnaires quil amne. Que le Dieu de misricorde soit bni, qui donne mon me une si grande consolation. Je vous prie de me faire savoir leurs noms
259
europens et chinois, afin que je les puisse envoyer la sacre congrgation, et lui mander lagrable nouvelle de leur arrive. Je suis sr quelle lapprendra avec beaucoup de joie. La grce que je demande maintenant Dieu, cest quil nous envoie des jsuites franais en grand nombre : jespre quil nous accordera cette faveur. Le rvrend pre Alcala, religieux de lordre de Saint-Dominique, et vicaire apostolique de la province de Tche-kiam, nous crivit en ce temps-l peu prs de la mme manire, dans sa lettre du 18 doctobre 1701, adresse au pre Gerbillon, qui lui avait crit pour le remercier du bon accueil quil avait fait Lan-ki aux pres de Broissia et Gollet. Jai bien plus de raison, dit-il dans cette lettre, aussi bien que tous les autres missionnaires, de vous remercier vousmme de ce que vous les assistez tous dans les embarras o ils se doivent, au milieu de tant dinfidles, vous servant, comme un autre Joseph de la faveur que Dieu vous donne auprs de lempereur, pour lutilit de cette mission et de ses ministres. Jen suis trs bien inform : et cest pour cette raison que jai eu toujours beaucoup destime et de vnration pour V. R. Jajouterai ces tmoignages ce que monseigneur le nonce me fit lhonneur de me dclarer Paris, il y a trois ans, par ordre de la sacre congrgation de la Propagation de la Foi. Sans doute, vous vous en souvenez encore, mon rvrend Pre. La sacre congrgation, me dit-il, ayant appris, par les lettres quelle a reues des vques, des vicaires apostoliques, et de plusieurs missionnaires de la Chine, avec quel zle les jsuites franais se sont employs, depuis quils sont dans cette mission, soutenir la religion, et rendre aux autres missionnaires tous les services que la bienveillance de lempereur les a mis en tat de leur rendre, a cru devoir
260
donner ces Pres un tmoignage authentique de la satisfaction quelle a de leur conduite. Ainsi dans une lettre signe par M. le cardinal Barberin, prfet de la sacre congrgation, et par monsignor Fabroni, secrtaire de la mme congrgation, elle me charge de vous remercier de sa part, de vous tmoigner combien elle est sensible tout ce que vous et les autres jsuites vos compagnons avez fait dans ce vaste empire pour le bien de la religion, et pour soutenir dans leurs fonctions tous ceux qui travaillent, et de vous assurer que dans toutes les occasions qui se prsenteront, elle vous donnera des marques de sa protection et de sa bienveillance. Si cest une grande consolation pour nous, mon rvrend Pre, de voir que les missionnaires de tous les ordres et de toutes les nations, qui travaillent avec nous dans cette pnible mission, nous rendent justice, je vous avoue que ce nest pas sans peine et sans quil nous en cote beaucoup que nous obtenons les recommandations quon nous demande, surtout quand nous sommes obligs de nous adresser aux premiers ministres, aux prsidents des tribunaux et aux seigneurs les plus considrables de la cour. Pour en tre convaincu, il ne faut qutre instruit du crmonial de ce pays. Outre quil faut attendre longtemps les moments favorables, et prendre bien des prcautions pour ne pas se rendre importun, on ne se prsente jamais devant une personne de considration pour lui demander une grce, sans lui faire un prsent. Cest une coutume gnrale, dont les trangers comme nous ne se peuvent absolument dispenser. Mais ce qui nous donne le plus daccs et de crdit auprs des premiers officiers de lempire, cest la bienveillance dont lempereur continue de nous honorer, et dont nous tchons de nous rendre dignes par les services que nous lui rendons ; car quoique ce prince ne paraisse plus avoir le mme empressement que les annes passes pour les mathmatiques, et pour les autres sciences de lEurope o il sest rendu fort habile, nous sommes cependant obligs de nous rendre
261
souvent au palais, parce que ce prince a toujours quelques questions nous proposer. Il occupe jour et nuit dans des exercices de charit les frres Frapperie, Baudin et de Rodes, qui sont habiles dans la
p.119
gurison des plaies et dans la prparation des remdes, les envoyant visiter les officiers de sa maison et les personnes les plus considrables de Pkin, quand elles sont malades ; et il est si content de leurs services quil ne fait aucun voyage en Tartarie ou dans les provinces de lempire, quil nemmne toujours quelquun avec lui. Ce grand prince a aussi fort got le pre Jartoux et le frre Brocard. Ils vont tous les jours au palais par un ordre exprs de Sa Majest. Le premier est trs habile dans la science des analyses, lalgbre, les mcaniques et la thorie des horloges ; et le second travaille avec beaucoup dart divers ouvrages qui plaisent lempereur. Quelque occups quils soient au service du prince, ils ne laissent pas davoir le temps dannoncer Jsus-Christ, et de le faire connatre aux officiers du palais, qui ont ordre de traiter avec eux. Au reste, mon rvrend Pre, il ne faut pas juger du sjour de cette cour par ce qui se passe en France et dans les autres cours de lEurope, o lon peut entrer en socit avec les savants et avec les personnes les plus distingues par leurs emplois et par leur naissance. Dans le palais de Pkin on na pas le mme avantage : quand nous y allons nous sommes renferms dans un appartement qui touche la vrit celui de lempereur, ce qui est une faveur extraordinaire et la marque dune grande confiance ; mais comme cet appartement est fort loign du lieu o les grands de lempire sassemblent, nous navons aucun commerce avec eux, et nous ne pouvons parler qu quelques eunuques ou quelques gentilshommes de la chambre. Nous passons tout le jour dans cet appartement, et nous nen sortons fort souvent que bien avant dans la nuit, fort las et fort fatigus. Nous aurions assurment bien de la peine soutenir une vie aussi gnante que cellel, et aussi peu conforme en apparence lesprit des missionnaires, si la plus grande gloire de Dieu ne nous y engageait. Mais les accs faciles que nous avons par l auprs du prince, et qui donnent un grand crdit
262
notre sainte religion, et font que les mandarins honorent et protgent les missionnaires, nous ddommagent de toutes nos peines. Je najouterai rien ici, mon rvrend Pre, ce que je vous ai mand dans ma premire lettre de notre maison de Pkin, si ce nest que sur le frontispice de la belle glise que nous venons de btir dans la premire enceinte du palais, la vue de tout lempire, on voit graves en gros caractres dor ces lettres chinoises Tien-tchu tung-tchi Kien. Cli Domini templum mandato imperatoris erectum. Temple du Seigneur du ciel bti par ordre de lempereur. Cest un des plus beaux ouvrages qui soient Pkin ; nous ny avons rien pargn qui pt piquer la curiosit chinoise, et y attirer les mandarins et les personnes les plus considrables de lempire, afin davoir occasion de leur parler de Dieu et de les instruire de nos mystres. Quoique cette glise ne ft pas encore entirement acheve quand je partis de Pkin, cependant le prince hritier, les deux frres de lempereur, les princes leurs enfants et les plus grands seigneurs de la cour, taient dj venus la voir plusieurs fois. Les mandarins quon envoie dans les provinces, attirs par la mme curiosit, y viennent aussi et y prennent des sentiments favorables la religion dont nous ressentons les effets quand ils sont dans leurs gouvernements. Ce que fit il y a quelques mois le vice-roi de Canton, homme savant mais zl au-del de ce quon peut simaginer pour les coutumes du pays et pour lobservation des lois, en est une preuve. Le peuple, croyant profiter de cette disposition, lui fit des plaintes de ce quun de nos missionnaires
1
exhausses, lune Canton mme et lautre quatre lieues de l, dans la fameuse bourgade de Fochan, qui ne cde en rien Canton, ni pour les richesses ni pour la multitude du peuple. Ils demandaient quon les abattt, ou du moins quon les abaisst. Voil lempereur, leur rpondit le vice-roi, qui permet den lever une plus haute dans son propre palais ; quelle tmrit serait-ce de toucher celles-ci ?
1 Le pire Turcotti, nomm par le saint-sige vque dAndreville et vicaire apostolique de la province de Koue-tcheou.
263
Nous avons dessein de rendre cette glise la plus magnifique que nous pourrons, afin quelle rponde la majest du lieu o il a plu la Providence de la placer, et dautoriser celles quon voudra faire dans les provinces la plus grande gloire de Dieu, Le roi y envoya par lAmphitrite une argenterie complte et de riches ornements. Les mandarins du palais qui les virent notre arrive, et les chrtiens
p.120
plus que dix ou douze grands tableaux pour orner le fond et les deux cts de lglise. On travaille prsentement faire divers tablissements dans les provinces pour y placer nos compagnons, tant ceux que le pre Bouvet et moi avons amens la Chine sur lAmphitrite, que ceux qui y sont venus par la voie des Indes. On a jet les yeux sur les provinces de Kiam-si, de Hou-qouam et de Tche-kiam, comme celles o lon peut faire de plus grands fruits, et gagner plus dmes Jsus-Christ. Nos Pres portugais qui ont trop peu de missionnaires pour desservir les glises quils ont fondes en diverses provinces de cet empire, nous ont pris de leur envoyer les pres de Prmare et Barborier, dont vous connaissez la vertu et la capacit. Le pre de Prmare est all Kien-tchang, et le pre Barborier Ting-tcheou. Cest une ville du premier ordre, enfonce dans les montagnes qui sparent la province de Fo-kien de celle de Kiam-si. En moins de quatre mois le pre Barborier a baptis prs de deux cents personnes. Il convertit une famille que le dmon infectait depuis longtemps. Les bonzes avaient fait plusieurs fois tous leurs efforts pour chasser le malin esprit mais ce ne fut quaprs avoir invit les chrtiens venir en cette maison rciter les prires de lglise quelle en fut dlivre. Il alla annoncer Jsus-Christ deux villes qui navaient jamais vu de missionnaires. On refusa de lcouter dans la premire mais dans la seconde, nomme Youn-tcheou, il gagna en sept jours quatorze personnes Jsus-Christ. Il passa de l dans un village voisin, o cinquante catchumnes reurent le baptme.
264
Je vis le moment, dit-il, que tout le village se convertirait ; car ils accouraient tous en foule pour entendre la parole de Dieu, lorsque leur ferveur se ralentit tout dun coup par limposture dun homme qui se mit dcrier nos mystres. Ce malheureux publiait que les chrtiens faisaient bouillir dans une chaudire les intestins dun homme mort, pour en exprimer une huile dtestable, dont ils se servaient dans les crmonies du baptme. Il soutenait impudemment un si grand mensonge, assurant quil lavait vu de ses propres yeux Manille, o il avait demeur trois ans. On ne saurait croire, ajoute le pre Barborier, limpression que firent ces discours extravagants sur tout le peuple, qui tait prt renoncer au paganisme. Jeus beau me rcrier, et faire voir dans nos livres et dans nos catchismes imprims limposture de ce fourbe, je ne pus les dsabuser. Cest dans ces rencontres quun missionnaire a besoin de soutien pour se consoler, et pour se conformer aveuglment aux ordres de la Providence. Ce zl missionnaire visita ensuite les villes de Chang-han et dYounting, et les bourgades qui en dpendent. Ce fut dans une de ces courses apostoliques quil prouva combien il est avantageux de communiquer aux idoltres les livres de notre sainte loi. Je faisais mission dit-il, dans un village o je me trouvai avec un vieillard g de quatre-vingt-quatre ans. Il avait la rputation dhomme savant dans les lettres chinoises, ayant reu le degr de bachelier ds lge de dix-huit ans. Comme il tait sourd, il ne mentendait pas dabord ; peut-tre aussi parce que je ne parlais pas assez bien la langue. Un bachelier chrtien qui maccompagnait lui ayant dit de ma part, qutant dans un ge si avanc il ntait pas loign daller dans un autre monde commencer une vie nouvelle qui ne finirait jamais : Comment, rpondit-il avec un feu qui nest pas ordinaire aux personnes de son ge, quand un homme meurt, tout ne
265
meurt-il pas avec lui ? Son me prit, aussi bien que son corps ; et aprs cette vie il ny a plus rien attendre. Le bachelier tacha de le dtromper ; mais voyant que la dispute schauffait entre eux et rendait le vieillard plus opinitre, je les interrompis et je donnai au vieillard quelques livres de notre sainte religion. La lecture de ces livres fit tant dimpression sur son esprit, Dieu lclairant peu peu, quil reconnut enfin la vrit de notre religion, lembrassa, demanda le baptme, et devint un fervent chrtien. Il publiait ensuite partout que les livres chinois, mme ceux de Confucius, ne mritaient pas dtre mis en parallle avec les livres de notre religion ; que ceux-ci taient bien plus clairs, et dune doctrine plus solide et mieux prouve ; que quiconque ne reconnaissait pas Dieu, ou refusait dembrasser sa loi aprs les avoir lus, ne mritait pas le nom dhomme, pouchegrin, cest lexpression dont il se servait. Pendant que le pre
p.121
Barborier
travaillait
dans
les
missions
portugaises, le pre de
tablissements que nous avions projets. Il parcourut la province de Kiam-si, et jeta les yeux sur Vou-tcheou, Jao-tcheou, et Kiou-kiang, trois villes assez peuples et du premier ordre. Il y acheta quelques maisons et y tablit les pres Fouquet, dEntrecolles et Domenge, pour y fonder de nouvelles glises. Le pre Fouquet trouva quelques chrtiens You-tcheou, dont il augmenta le nombre pendant le peu de temps quil y demeura. Car il fut oblig de prendre soin de lglise de Nantchan, capitale de la province. En voici loccasion. M. Maigrot, vque de Conon et vicaire apostolique de la province de Fo-kien, et M. de Lyonne, vque de Rosalie, ayant port leurs plaintes Rome contre les jsuites, sur les honneurs que les Chinois rendent la Chine Confucius et aux morts, les vques de Nankin, de Macao, dAscalon et dAndreville, qui ntaient pas de leur sentiment, se crurent obligs denvoyer des dputs en Europe pour instruire le pape et la congrgation du saint-
266
office, qui tait charge de lexamen de cette affaire. On choisit, pour cette importante commission, le pre Franois Nol, ancien missionnaire de la province de Kiam-si, et le pre Gaspard Castner, qui avait soin de lglise de Fochan, tous deux habiles dans la langue et dans les autres coutumes de la Chine. Ce ne fut pas sans douleur que le pre Nol se vit oblig de quitter sa chre mission de Nantchan ; il en chargea le pre Fouquet, qui nen tait loign que de vingt lieues, jusqu ce que les Pres portugais eussent la commodit dy envoyer quelques-uns de leurs missionnaires. Le pre de Broissia ayant fait, dans la province de Kiam-si, les tablissements dont jai parl, il passa, au mois de juillet de lanne 1701, avec le pre Gollet, en celle de Tchekiam, dans le dessein de fonder une nouvelle glise Nimpo. Comme le peuple de cette ville a la rputation dtre fort superstitieux et fort port au culte des idoles, et quon prvoyait de grandes difficults dans le succs de cet tablissement, on avait pris du ct de la cour toutes les prcautions ncessaires pour se rendre favorables les mandarins de Nimpo. En effet le gouverneur et les autres premiers officiers de la ville reurent nos deux missionnaires avec honneur, ils leur rendirent leurs visites, et leur permirent dacheter une maison dans le quartier quils jugeraient le plus propre exercer les fonctions de leur ministre. Les Pres nen ayant point trouv qu un prix excessif, achetrent un emplacement, et commencrent y faire btir quelques chambres avec une petite glise. Ces commencements si heureux neurent pas de suite parce que les trois mandarins sur lesquels ils avaient le plus lieu de compter leur manqurent tout coup. Le premier fut disgraci et perdit sa charge ; le second fut oblig daller en son pays, selon la coutume de la Chine, pleurer la mort de sa mre ; et le troisime fut lev par lempereur une plus haute dignit ; de sorte que nos deux missionnaires se trouvrent Nimpo sans appui et sans protection. Ils ne furent pas longtemps sans sen apercevoir : les nouveaux mandarins commencrent par leur demander si lempereur tait inform de leur entre la Chine, et de leur demeure Nimpo. Les Pres leur
267
rpondirent qutant venus avec le pre Bouvet, lempereur leur avait permis de stablir par tout son empire ; quils avaient choisi Nimpo pour my recevoir mon retour dEurope, o jtais all par lordre exprs de lempereur. Le tsonto parut content de cette rponse ; mais le vice-roi qui tait un philosophe, cest--dire un de ces mandarins austres qui sen tiennent la lettre de la loi et qui la font observer la rigueur, fut dun sentiment contraire. Il ne fut point touch de toutes les raisons que les Pres lui apportrent ; ce fut en vain quils lui reprsentrent que lempereur avait fait un dit en faveur de la religion chrtienne et quil protgeait les missionnaires. Ce grand prince veut bien, lui dirent-ils, que nous fassions de nouveaux tablissements dans les provinces, le tribunal des rites ne le dfend pas ; il vient tout rcemment de confirmer celui de llise de Nien-tcheou, et ainsi vous ne devez pas trouver mauvais que nous soyons venus nous tablir Nimpo, pour y faire connatre le vritable Dieu et y prcher lvangile. Javoue que ldit de lempereur, dont vous me parlez, repartit ce magistrat, ne dfend pas de faire de nouvelles glises, mais il ne les permet pas non plus. Le tribunal des rites a confirm lglise de Nien-tcheou mais cette continuation ne regarde point Nimpo ; ainsi je veux consulter ce tribunal sur votre tablissement et lui envoyer les informations que jai faites.
p.122
savaient que si le tribunal des rites venait une seule fois prononcer contre un de nos tablissement, tous les vice-rois des provinces et les gouverneurs des villes ne manqueraient pas de se prvaloir de cette dcision, pour former des oppositions tous les tablissements quon voudrait faire dans la suite. Jtais Pkin quand nous apprmes cette triste nouvelle. Nous connaissions mieux que personne ce quon devait craindre dune semblable rsolution. Nous crmes quil ne fallait rien ngliger pour nous rendre favorable le tribunal des rites, dans une
268
conjoncture si dlicate. Le pre Gerbillon alla voir le premier prsident de ce tribunal, qui lui tait affectionn, et lengagea tre favorable notre sainte religion. La manire dont ce mandarin le reut le remplit dune esprance qui ne fut pas vaine, car peu de jours aprs le tribunal des rites fit la rponse suivante au vice-roi de Tche-kiam, et aux autres mandarins qui lavaient consult sur notre tablissement de Nimpo. Vous citez le dernier dit de lempereur, et vous dites que cet dit ordonne bien de conserver les glises quon avait dj bties au Seigneur du ciel, mais quil ne parle point daucune permission den faire de nouvelles ; sur quoi vous demandez, sil faut permettre celle quon a faite Nimpo. Vous citez encore une rponse de ce tribunal, par laquelle nous avons dit quil fallait laisser en paix lEuropen Leong-hon-gin 1, qui avait achet une maison a Nien-tcheou, et vous demandez sil faut traiter de la mme manire les deux autres Europens qui viennent dacheter une maison Nimpo. Voici ce que nous rpondons vos demandes. Ldit de lempereur, que vous citez vous-mmes, dit clairement que les Pres europens sont des hommes dune vertu reconnue, quils ne font tort ni dplaisir personne, et quils ont rendu des services considrables ltat. Si lon permet aux bonzes et aux lamas de stablir la Chine, et dy faire des maisons, quelle raison y a-t-il de refuser aux Pres europens la mme permission ? Ldit finit en ordonnant quon conserve toutes les glises quils possdaient alors, et que personne ne les y trouble. Suivant donc cet dit, auquel nous obissons en tout avec une entire et parfaite soumission, nous voulons que lglise faite par les Pres europens Nimpo leur soit conserve, et quils puissent y demeurer en paix. Cest ce que nous faisons savoir au vice-roi et aux autres officiers de la province. Cet ordre est dat du commencement de septembre 1702.
269
Nous navions pas lieu desprer une rponse si favorable, et quand on considre que le tribunal des rites, qui a t dans tous les temps lennemi dclar de la religion chrtienne, semble en cette occasion prendre sa dfense, nous justifier et faire valoir nos raisons, on ne saurait assez remercier Dieu de voir un si merveilleux changement. Car ce tribunal ne se contente pas de rappeler les loges de ldit de lempereur, afin que les mandarins sen souviennent ; il leur met devant les yeux les raisonnements quon y fait en notre faveur, et les conclusions naturelles quil en faut tirer pour nos tablissements. Enfin il nous permet de demeurer Nimpo, et il nous le permet, dit-il, en excution de cet dit, auquel il veut obir avec une entire et parfaite soumission. Ces paroles sont essentielles, parce que ce tribunal marque clairement par l et lintention de ldit, et la manire dont les fidles sujets de lempereur le doivent excuter. Nous allmes voir les principaux officiers de ce tribunal, pour les remercier de la protection quils nous avaient accorde dans une occasion si importante. Ils nous marqurent quils avaient t bien aises de nous obliger, et quils nen auraient pas tant fait pour les bonzes : Car sils avaient bti une pagode en quelque ville, nous dirent-ils, et que les mandarins nous consultassent, nous ferions abattre la pagode sans autres formalits parce quil nest pas permis aux bonzes de faire de nouvelles pagodes la Chine ; mais quand ils en lvent, ils saccommodent avec les mandarins des lieux ; et comme ces officiers ne forment aucunes plaintes, nous fermons les yeux sur ces nouveaux tablissements. Ils nous ajoutrent fort obligeamment que, dans ldit de lempereur en faveur de la religion chrtienne, ils trouvaient de quoi sautoriser pour nous traiter autrement que les bonzes ; parce quon voyait quelles taient les intentions du prince, et la manire dont il sexpliquait. Il ne faut pas que les missionnaires comptent trop sur les favorables dispositions o sest trouv le tribunal des rites dans
p.123
cette
270
occasion, et ils doivent toujours viter avec de grandes prcautions de le consulter sur leurs affaires car comme les principaux mandarins qui composent ce tribunal changent souvent, il y aurait sujet de craindre que ceux qui seraient alors en place ne fussent pas dans les mmes sentiment, et ne donnassent une dcision contraire, ce qui dtruirait toutes les prcdentes, et ferait un tort irrparable aux ouvriers vangliques, qui ne trouveraient plus les mmes facilits stablir. Ainsi la conduite la plus sage et la plus sre pour faire de nouveaux tablissements, est de prendre des mesures avec les mandarins des lieux, et de ne rien faire sans leur permission et sans leur agrment. Sitt que la rponse du tribunal des rites fut arrive Nimpo, les mandarins en marqurent de la joie aux deux missionnaires, qui ne songrent qu achever leur maison, dont les ouvrages avaient t interrompus, et qu gagner lamiti de leurs voisins. Le pre Gollet, que le pre de Broissia avait laiss suprieur de cette nouvelle mission, commenait faire un tablissement solide, lorsquil lui arriva deux accidents qui auraient entirement ruin de si belles esprances si Dieu navait eu la bont de len garantir par une faveur particulire. Voici comme le pre Gollet en parle lui-mme, dans une lettre quil crivit au pre Gerbillon le 26 de janvier 1703. La premire grce, dit-il, que Dieu fit cette maison, aprs nous avoir rendu le tribunal des rites favorable, fut de la prserver dun incendie, quelle ne pouvait viter sans une espce de miracle. Le 9 de novembre de lanne dernire 1702, le feu prit, huit heures et demie du soir, trois maisons au-dessus de la ntre, et du mme ct de la rue. Comme le temps tait fort serein et le vent violent, les deux premires furent bientt consumes ; la troisime, qui touchait notre maison, et qui tait plus haute et remplie de bois jetait une grosse flamme qui tait pousse par le vent avec une grande imptuosit sur notre toit. Jtais alors dans le jardin, avec un domestique et quelques chrtiens, qui taient venus notre secours. Nous nous mmes tous
271
genoux, et, invoquant la misricorde du Seigneur, nous le supplimes de nous aider. Je fis vu de jener au pain et leau tous les vendredis de ma vie, sil dlivrait notre maison de lembrasement qui paraissait invitable. Dans ce moment le vent changea et doccident il tourna lorient. La flamme, qui battait continuellement le toit de notre maison, se tourna vers les deux maisons embrases, et lhorrible fume qui enveloppait notre btiment fut pousse du mme ct ; de sorte que nos gens tant monts sur le toit, et jetant continuellement de leau, teignirent peu peu lincendie. Nos voisins, qui taient derrire notre jardin, virent un prodige dont je nai aucune connaissance. Ils assurrent que pendant lincendie de la maison voisine, ils avaient vu sur le milieu de notre toit un grand homme vtu de blanc et fort lumineux, qui repoussait la flamme. Aucun de nous ne vit rien de semblable, et ce fut assez pour me convaincre de lassistance du Ciel, davoir vu le vent tourner tout coup, lorsquon devait si peu sy attendre. Quelques voisins et dautres Chinois firent la mme rflexion que moi, et ne pouvaient sempcher dadmirer cette protection particulire de Dieu. Ds que le jour fut venu tout le peuple de Nimpo accourut en foule pour considrer les tristes restes de lincendie. Il fallut ouvrir la porte de notre maison, pour les laisser voir laise comment elle avait t garantie de lembrasement. Ils me flicitaient de ce bonheur, et en louaient mme celui qui en tait lauteur. La loi du Seigneur du ciel est incomparable, disait lun ; le Seigneur du ciel protge ses serviteurs, scriait lautre. Il faut, disaient-ils encore, que le Dieu de ces pres dEurope soit bien puissant. Enfin on visita tout, et nous ne fmes dlivrs de cette foule de peuple qu midi. Mais si Dieu en cette rencontre eut la bont de veiller la conservation de notre maison, il a bien voulu dans une autre veiller aussi celle de ma personne.
272
Un valet idoltre, que javais pris mon service, dans lesprance de le gagner Jsus-Christ, entreprit de mempoisonner. Rien ne lui tait plus facile que dexcuter son mauvais dessein, parce que ctait lui qui mapprtait manger. Il esprait que son crime serait cach, et que personne nen ayant connaissance, il pourrait impunment, aprs ma mort, semparer de ce que javais. Il mit donc du vert-de-gris et du sublim dans ce quil mavait prpar pour diner. Incontinent aprs le repas, je sentis un fort grand mal de tte, et une heure aprs une douleur fort vive aux yeux ; un des deux me cuisait et me battait avec autant de violence que si on let
p.124
se couvrait et menaait dun grand orage ; jattribuai mon mal la disposition du temps, et je le dis quelques-uns de mes domestiques. Le valet qui mavait empoisonn tant sorti de la maison, y rentra un moment aprs, et me vint dire quil avait paru un dragon en lair hors de la ville, et que le gouverneur et le gnral de la milice taient alls le voir. Je conclus de son discours que lorage se dissipait, ce qui me fit esprer que mon mal cesserait bientt. Je soupai le soir de la mme manire qu dner, cest--dire de quelques ufs empoisonns ; mon cuisinier en voulut tre tmoin ; il resta seul avec moi durant tout le repas ; je lentretins de la ncessit de se faire chrtien : il feignit de goter mes raisons ; mais il mapporta plusieurs excuses pour retarder son baptme, massurant quil le recevrait dans quinze jours. Il esprait sans doute que je ne serais plus alors en tat de le sommer de sa parole. Jeus une trs mauvaise nuit, et le matin je sentis de trs grandes douleurs destomac, qui continurent tout le jour et la nuit suivante jusqu deux heures du matin, que je me levai, ne pouvant prendre aucun repos. Jeus alors de violents vomissements, qui me firent beaucoup souffrir, et ce que je rejetais me paraissait au got un vritable poison. Je pris de la thriaque, et fus
273
promptement soulag. Je fis ensuite ma prire, pour en rendre grces Dieu, et je passai assez tranquillement le reste de la nuit. Le jour tant venu, japerus que ce que les vomissements mavaient fait jeter ntait quun vert-de-gris, ml dune autre drogue blanche et que je ne connaissais pas, mais quon massura tre du sublim, que les Chinois appellent sin. On connut encore que ctait un vritable poison deux autres indices, dont plusieurs personnes furent tmoins. Misericordi Domini, quia non sumus consumpti. Que ce Dieu de misricorde soit jamais bni de vouloir bien faire voir, jusque dans les personnes aussi misrables que je le suis, que quand on travaille pour sa gloire il veille notre conservation, et change en notre faveur la nature des choses les plus capables de nous nuire, selon la parole du Sauveur, et si mortiferum quid biberint, non eis nocebit. Voil ce que le pre Gollet nous a mand de ces deux accidents. Jarrivai Nimpo vers les ftes de Nol, o je fus agrablement surpris de le trouver en parfaite sant, car ce que je savais qui lui tait arriv mavait donn beaucoup dinquitude. Il avait dj form une petite chrtient, qui fut augmente dun pre de famille, qui il confra le baptme pendant mon sjour. Il stait converti en lisant nos livres, et ses enfants devaient peu de temps aprs suivre son exemple. Si je voulais faire des chrtiens ou peu instruits, ou peu rgls dans leurs murs, me dit un jour ce fervent missionnaire, jen aurais baptis un plus grand nombre ; mais avant que de leur confrer ce sacrement, je les instruis avec exactitude jexamine les motifs de leur conversion, et je les prouve, afin de voir sils seront constants rsolution. Il se plaignait, comme la plupart des autres missionnaires, de navoir pas de quoi fournir lentretien de deux ou trois catchistes, et il massurait que si je pouvais lui en procurer quelques-uns, jaurais la consolation de voir en peu dannes une chrtient nombreuse dans sa dans leur
274
mission, par les bonnes dispositions quil remarquait dans les habitants de la ville et de la campagne. Comme on passe en trois ou quatre jours de Nimpo au Japon, quand le vent est favorable, et quil ny a point dannes quil ne parte de ce port plusieurs vaisseaux pour Nangazacki, jeus la curiosit de minformer de ltat o est ce grand empire. Voici ce que le pre Collet en a appris de deux Chinois, dont le premier y avait fait cinq voyages, et le second, qui jai parl moi-mme, venait den arriver. Ce dernier se disposait embrasser notre sainte religion, et il aurait dj excut son dessein, si lenvie de faire un second voyage au Japon ne let arrt. Nangazacki que les Chinois appellent Tcham-ki, est une ville ouverte, denviron sept huit mille habitants ; elle est environne de montagnes, dont la cime est couverte de sapins ; les coteaux sont cultivs. La ville, qui nest qu une lieue de la mer, est situe sur le bord dune rivire dont lembouchure est fort troite ; les Japonais lont fortifie par de bons retranchements et par deux batteries de canon. On y fait jour et nuit une garde si exacte, que ds quil parat quelque vaisseau, deux barques lgres vont le reconnatre, pour en faire leur rapport au gnral de la milice. Si cest un vaisseau chinois ou hollandais, on
p.125
nations ont la libert de venir trafiquer Tcham-ki ; tous les autres ports du Japon leur sont ferms, et sils entraient dans quelques autres ils y seraient arrts et leurs effets confisqus. Cest ce qui arriva, il y a huit ans, un vaisseau chinois, qui, battu de la tempte, se voyant prt faire naufrage, se jeta dans le port de Sachuma. Le gouverneur de la ville fit mettre sur-le-champ le capitaine du vaisseau et tout lquipage aux fers, pour avoir contrevenu aux lois de lempire. Cependant ayant t inform du malheur de ces pauvres gens, qui ntaient venus Sachuma que pour viter un triste naufrage, il eut piti deux, fit radouber leur vaisseau, et les envoya sous sre garde Tcham-ki. Voici la manire dont on en use avec les Chinois.
275
Aussitt quun vaisseau de cette nation est entr dans le port, les officiers de la ville sy transportent pour y prendre un rle exact de lquipage et des marchandises. On visite tout avec une exactitude qui ne laisse rien chapper ; on ouvre les coffres ; on dploie les couvertures ; on fouille jusquen la doublure des habits ; on frappe de tous cts sur les tonneaux et sur les barils pour voir sils sont pleins ou sils sont vides ; si lon trouve quelques livres chinois on les parcourt ; mais le plus souvent on les jette dans leau pour navoir pas la peine de les examiner. On demande ensuite chacun en particulier son ge, sa profession, son ngoce ; on sinforme particulirement de sa religion 1. Aprs cet examen on expose sur le tillac une plaque de cuivre longue dun pied et large dun demi-pied o limage de Notre-Seigneur en croix est grave, et on oblige un chacun marcher sur cette image la tte
1 Cest ce quon appelle le Jesumi : le baron Onno-Swier de Haren, dans ses Recherches historiques sur ltat de la religion au Japon, relativement la nation hollandaise, rfute les auteurs qui ont assur que les Hollandais staient assujettis cette affreuse profanation ; il prtend quon ne lexige que des catholiques romains. (Page 71.) (Note de lancienne dition.)
276
dcouverte et un pied nu. Enfin, on fait la lecture dun long criteau, qui contient de grandes invectives contre la religion chrtienne, et un abrg des dits par lesquels elle a t proscrite du Japon. Aprs toutes ces crmonies on embarque les Chinois huit huit dans des chaloupes, et on les conduit leur loge. Quand on est arriv la porte on les visite encore, pour savoir sils ne portent point sur eux du ginsen ou de quelque autre marchandise de contrebande. La loge chinoise est btie sur le penchant dun coteau, do lon dcouvre toute la ville. Cette loge a deux enceintes et deux portes. La premire enceinte nest proprement quun terre-plein o les Japonais viennent vendre leurs marchandises aux Chinois. Il nest pas permis tous les Japonais dy entrer, mais seulement ceux qui en ont obtenu la permission du gnral de la milice. Cette permission est crite sur une petite planche de bois, quon doit porter son ct. La seconde enceinte contient neuf rangs de btiments qui sont comme autant dhtelleries. Chaque rang a sept appartements, o les Chinois dun vaisseau sont logs commodment. On ne leur fournit point les ustensiles qui leur sont ncessaires, comme plats, assiettes, parasols, ventails, et on ne leur permet pas de se servir de ceux de leur vaisseau, quon a soin denfermer dans un magasin leur arrive. Ainsi ils sont obligs den acheter. Les Chinois ont une entire libert daller dans la premire enceinte de leur loge ; mais il ne leur est pas permis den sortir : on naccorde cette grce quaux principaux marchands qui vont par ordre du gnral la forteresse pour y voir les marchandises qui leur conviennent. Il nest pas non plus permis aux Japonais de passer de la premire enceinte dans la seconde et si quelquun osait y mettre le pied il serait maltrait par les soldats qui sont en garde. Pour les marchandises que les Chinois apportent au Japon, on ne les dcharge point terre, mais elles demeurent dans le vaisseau, et on les confie une garde japonaise, jusqu ce que le gnral, qui fait seul tout le commerce du pays, envoie prendre par un de ses gens ce quil a arrt dans le rle quon lui a prsent. La loge des Hollandais nest pas si grande ni si tendue, ni dans une
277
situation si agrable que celle des Chinois, mais elle est propre et mieux btie parce quils en ont fait eux-mmes la dpense. Elle est sur le bord de la rivire dans un terrain uni. Les prcautions des Japonais leur gard sont encore plus grandes que celles quon garde avec les Chinois. Quand un vaisseau hollandais est arriv, on ne permet quaux principaux marchands
p.126
bonne garde, et on les oblige demeurer enferms dans leur loge jusquau dpart de leurs vaisseaux, cest--dire pendant trois ou quatre mois. Les Hollandais envoyrent lanne passe quatre vaisseaux au Japon, et les Chinois environ quarante. Quoique je souhaitasse ardemment de savoir sil y avait encore des chrtiens au Japon, o notre sainte religion tait si florissante au commencement du sicle pass, je nen pus rien apprendre. Il y a bien de lapparence que les empereurs du Japon, qui ont pris pendant prs dun sicle tant de moyens pour dtruire le christianisme, jusqu faire souffrir ceux qui lavaient embrass les plus cruels tourments dont on ait entendu parler, en sont venus bout. Ce qui est certain, cest quun missionnaire ne saurait entrer dans cet empire, pendant quon y observera cette rigueur larrive des vaisseaux. Cest au Pre des misricordes nous en ouvrir la porte quand il le jugera propos pour sa gloire. Au reste, Nimpo est un des ports que lempereur de la Chine a ouverts aux trangers. Les Europens ny sont pas encore venus. Les Anglais sarrtent Tcheou-chan qui est une le du ct du nord-est, dix-huit ou vingt lieues de Nimpo. Ils y abordrent par hasard la premire fois, nayant pu dmler ni trouver le chemin de Nimpo parmi toutes les les de cette cte. Depuis ce temps-l, les mandarins de Tcheou-chan qui est un excellent port, mais peu commode pour le commerce, mnagrent des ordres de la cour pour les y retenir. Jy ai demeur avec eux depuis la fin du mois de janvier jusquau premier de mars de lanne passe 1703, que nous mmes la voile pour retourner en Angleterre. M. Catchepoll prsident de leur commerce dans tous les ports de la
278
Chine, ne me laissa pas la libert de loger ailleurs que chez lui, me disant agrablement que les mandarins mavaient remis entre ses mains. Il est vrai que le mandarin de la douane, qui avait de lamiti pour moi, lui parla dans les mmes termes quand je me rendis Tcheou-chan. Ce que je puis dire de MM. les Anglais qui sont Tcheouchan, cest que la conduite quils y tiennent leur fait honneur et tous les Europens. Leur dpense, les prsents quils font aux mandarins, les rcompenses quils donnent aux gens des audiences, car il en faut donner en certaines occasions, leur acquirent beaucoup de crdit. Dun autre ct, la modration quils font paratre dans les affaires leur attire lestime de ceux qui traitent avec eux. Ils savent fort bien quavec les Chinois il ne sert de rien de semporter ni davoir des manires vives et brusques ; la raison, expose avec douceur et sans passion, les amne au point quon souhaite ; au lieu que la mme raison accompagne de colre et de vivacit, les loigne et attire leur mpris. Leurs domestiques et les matelots taient modestes et retenus, et ne donnaient aucun sujet de plaintes. Comme je parus en tre surpris, ils me dirent que la Compagnie dAngleterre leur ordonnait davoir moins dgard lintrt qu ce qui pouvait honorer leur nation et la rendre recommandable. Pendant que nos missionnaires stablissaient dans le Tche-kiam et dans le Kiam-si de la manire dont je viens de le marquer, le pre Hervieu travaillait de son ct faire de nouvelles glises dans le Houquam, province situe presque au milieu de la Chine. Voici comme il en parle dans une de ses lettres. Aprs avoir pass cinq mois Nankin uniquement occup ltude de la langue chinoise, je reus ordre du rvrend pre Gerbillon, notre suprieur, daller incessamment Hoantcheou, ville de la province de Houquam pour prendre soin dune maison quon croyait achete depuis trois mois. Je partis le dix-huitime daot de lanne passe (1702), par des chaleurs si excessives que je souffris beaucoup plus en ce voyage que je navais fait en passant deux fois la ligne, et en
279
demeurant aux Indes pendant dix mois. Aprs un voyage de trois semaines, jarrivai Kieou-kian, o nous avons une glise. Jy appris quil tait survenu de nouveaux embarras Hoan-tcheou, et que la maison ntait pas encore achete. Je demeurai donc Kieou-kian, en attendant quelle ft nous, ou quil me vnt de Pkin de nouveaux ordres. Pendant mon sjour, il arriva un chrtien, que deux huissiers gardaient vue. Cet homme mapprit quun des mandarins de Hoantcheou, stant fait porter dans la maison dun chrtien nomm Tchu, il en avait enlev toutes les saintes images ; quil avait interrog ceux de la maison touchant leur religion et, sur ce quon lui avait rpondu quon profession du christianisme, il avait fait
p.127
y faisait les
maltraiter
hommes. Que pour lui, ntant pas de la ville, ni mme de la province de Hou-quam, le mandarin lenvoyait, sous bonne garde, au mandarin de Kieou-kian, qui devait le faire conduire jusqu un certain lieu, et ainsi de ville en ville, jusqu la ville de Kan-tcheou, dont il stait dit. Ce que ce chrtien nous racontait nous paraissait si extraordinaire, que nous doutions de la vrit de son rapport ; mais un de nos domestiques ayant vu la lettre que le mandarin de Hoan-tcheou crivait celui de Kieou-kian, nous apprmes que tout le crime de cet homme tait la profession quil faisait de suivre la religion chrtienne, que le mandarin traitait, dans sa lettre, de fausse religion. Nous exhortmes ce fervent chrtien estimer la grce que Dieu lui faisait de souffrir pour une si bonne cause, et nous le soulagemes autant que notre pauvret nous le put permettre. Mais ses peines ne furent pas longues car ds quil fut arriv Kan-tcheou, ville de la province de Kiam-si, le pre Amiani, jsuite italien, demanda sa grce, et le fit mettre en libert avant mme quil et comparu laudience des mandarins.
280
Cependant les pres Domenge et Porquet, qui taient chargs de nos tablissements de Hou-quam, achetrent enfin la maison quon mavait destine Hoan-tcheou. Ils men donnrent avis, et je my rendis aussitt. Ds le lendemain nous allmes le pre Domenge et moi, rendre visite aux mandarins ; mais il ny en eut quun seul qui eut la bont de nous recevoir : ce qui nous fit connatre les mauvaises dispositions des autres notre gard. On nous assura que leur dessein tant de nous chasser de la ville, ils pensaient procder juridiquement contre notre tablissement, et porter leurs plaintes aux grands mandarins de la province. Sur cet avis le pre Domenge partit pour la capitale, o il jugea sa prsence plus ncessaire qu Hoan-tcheou ; ainsi je demeurai seul. Le mandarin qui avait fait maltraiter les chrtiens dont jai parl, prsenta quelques jours aprs une requte au gouverneur de la ville, dans laquelle, sans rien dire dinjurieux contre notre sainte loi, il exposait que, ny ayant point eu jusquici de tien-chu-tan cest--dire dglise dans Hoan-tcheou, il ne croyait pas devoir souffrir quon y en tablt une ; et il le priait de lui donner sur cela ses ordres. Le gouverneur, qui venait de prendre possession de sa charge, ne jugea point propos de consulter les grands mandarins de la province sur cette affaire ; il la termina lui-mme sur-lechamp, en ordonnant au mandarin infrieur denvoyer incessamment des huissiers pour me faire sortir de ma maison. Aussitt on me signifia exploits sur exploits ; et un tao-sse, cest--dire une espce de bonze mari, de mon voisinage, profitant de la conjoncture, ameute une troupe de canailles, dont il se fait accompagner, prsente une requte au mandarin contre ceux qui staient mls de cette affaire, et me fait insulter dans ma maison par les gens quil conduisait. Je ne meffrayai point dabord de ce tumulte, esprant que le pre Domenge menverrait quelque ordre du vice-roi, qui nous serait favorable ; mais ce pre mayant crit
281
quil navait pu avoir audience de ce mandarin, qui tait alors occup lexamen des licencis, et voyant dailleurs que la peur avait saisi mes domestiques, et quils taient prts me quitter, je fis venir, dune ville voisine, deux chrtiens gradus, et leur confiai ma maison, aprs quoi je partis pour la capitale, fort content davoir commenc ma mission par les contradictions et par les insultes, dans lesprance quelle en serait un jour plus florissante. Quand le vice-roi eut fini ses examens nous lallmes voir le pre Domenge et moi, et nous lui offrmes nos prsents selon la coutume ; mais il ne voulut point les recevoir. Il nous traita cependant avec honneur ; mais quand nous vnmes lui parler de notre affaire, alors, prenant un visage srieux : Pourquoi, dit-il, voulez-vous vous tablir Hoan-tcheou, puisque vous avez dj ici une glise dans la capitale de la province ? Nous lui rpondmes que nous ne souhaitions dy demeurer que parce que nous voulions instruire plusieurs chrtiens qui taient dans le voisinage. Nous ajoutmes que, si les mandarins de Hoan-tcheou avaient peine nous souffrir, ctait parce quils ne nous connaissaient pas, et quils ntaient pas instruits des excellentes maximes de la loi de Dieu, qui portait les hommes la paix et la vertu ; que sil avait la bont de dire un mot en notre faveur, nous serions reus avec agrment. Cela est bon, dit le vice-roi ; mais, aprs tout, vous tes trangers, et les mandarins du lieu sopposant votre tablissement, je ne peux pas me avis au tribunal des rites. Nous le primes de ne nous point commettre avec ce tribunal. Vous navez pas grand sujet de le craindre, nous repartit-il, puisquil vient tout rcemment de confirmer votre
p.128
282
tablissement de Nimpo ; il ne manquera pas de vous tre favorable dans celui de Hoan-tcheou. Nous le conjurmes nanmoins de ne point porter cette affaire la cour des rites, lassurant que nous aimions mieux renoncer entirement notre maison de Hoan-tcheou, que de fatiguer davantage les mandarins de cette cour. Le vice-roi nous promit tout ce que nous voulmes, et, pour se dfaire de nous, il nous dit quil parlerait encore au gouverneur de Hoan-tcheou, qui tait alors la capitale pour dautres affaires. Trois jours aprs, le vice-roi nous fit dire quil lui avait parl, et que le gouverneur ne voulait point se charger de notre affaire. Ctait une pure dfaite de ce mandarin ; car nous smes certainement, quelque temps aprs, quil ne lui en avait pas dit un seul mot. Aprs la rponse du vice-roi, je navais plus rien faire qu attendre les ordres de mes suprieurs, mais, prvoyant que je demeurerais longtemps la capitale, je tchai de my occuper le plus utilement quil me fut possible. Jy tablis un catchisme rgl tous les dimanches ; pendant que le pre Bayard, avec qui je demeurais, faisait des courses apostoliques la campagne et dans les villes voisines. Cependant le pre Gerbillon travaillait Pkin terminer laffaire de Hoan-tcheou. Il fit connaissance avec le fils an du vice-roi, mandarin dans le collge imprial de Pkin ; il en obtint de nouvelles recommandations pour son pre quil nous envoya, avec une requte toute dresse pour la prsenter au vice-roi, pendant que son fils lui en adressait lui-mme une copie et le priait instamment de terminer cette affaire notre avantage. Le vice-roi neut pas plutt reu ces dpches, quil demanda parler quelquun de nous. Le pre Bayard alla le trouver. Le vice-roi, aprs lui avoir demand des nouvelles du pre Gerbillon, et stre entretenu avec lui sur les caractres
283
chinois,
sur
la
mthode
que
nous
gardions
pour
les
apprendre, aprs lui avoir fait mme expliquer une partie des commandements de Dieu, lui montra la minute de la requte que son fils lui avait adresse ; il la mit entre les mains du pre Bayard, et lui dit den faire une copie dans les formes, et de la donner ensuite au sun-pou-koan, cest lofficier qui a soin de recevoir ces sortes de requtes. Le pre Bayard tant de retour, minforma du succs de sa visite ; nous regardmes ds ce moment notre affaire de Hoan-tcheou comme termine ; et pour en remercier Dieu, nous allmes sur-le-champ lglise, rciter ensemble le Te Deum. En effet, deux jours aprs le vice-roi pronona sur notre requte une premire sentence, et ladressa au premier mandarin de Hoan-tcheou. Voici ce quelle portait : En lanne 1692, le tribunal des rites, dont jai lhonneur dtre membre, passa un dit en faveur des Europens, dclarant que leur loi nest point une secte fausse et superstitieuse ; quils ne sont point gens troubler ltat, et quau contraire ils lui ont rendu service. Maintenant Mountchin-ki
1
pour y demeurer, et vous les en avez fait sortir. Ont-ils caus quelque dsordre ou excit quelque trouble dans votre ville ou dans ses dpendances ? Rponse prompte sur cela. Je joins ceci une copie de ldit du tribunal des rites, qui est enregistr dans les archives de mon tribunal. Le gouverneur de Hoan-tcheou, qui, dans fond, ne nous hassait pas, pntra dabord les intentions du vice-roi ; et, se faisant un mrite de sy conformer, rpondit en ces termes : Les Europens nont caus aucun trouble dans cette ville ; mais nous ayant t reprsent quil ny avait point eu jusquici dglise Hoan-tcheou, et que des Europens taient
284
venus pour y en tablir une, je nai os de moi-mme y consentir, ne sachant pas que le tribunal des rites et pass un dit en leur faveur. Mais maintenant que vous mavez fait la grce de menvoyer une copie de cet dit, il est juste de les laisser faire. Le vice-roi ayant reu la rponse de ce mandarin, pronona une sentence dfinitive : Puisque ces Europens, dit-il, nont point caus de trouble dans votre ville, comme vous le tmoignez vous-mme, ils iront y demeurer ; cest une affaire finie. Nous allmes ds ce jour-l mme,
p.129
remercier le vice-roi
de ce quil venait de faire en notre faveur ; mais il ne reut point notre visite. Il nous fit dire seulement, par le sun-poukoan, petit mandarin de son tribunal, que nous pouvions aller demeurer Hoan-tcheou quand nous le jugerions propos. Nous partmes peu de jours aprs, le pre Domenge et moi, et nous prmes pour la seconde fois possession de notre maison. Aussitt que nous fmes arrivs, nous allmes voir les mandarins, qui nous reurent avec honneur, et qui nous rendirent tous visite. Le gouverneur voulut mme nous faire une espce de rparation dhonneur ; car il dit publiquement devant tout le monde, que sil nous avait offenss, ctait parce quon ne lavait pas bien inform de ce qui nous regardait. Quand il vint chez nous, il nous offrit huit sortes de prsents chacun en particulier, quoique nous ne lui en eussions offert que huit conjointement le pre Domenge et moi. Comme il nous marqua par toutes ses dmarches, quil se rconciliait de bonne foi, nous prmes la libert de lui demander un kao-ki ; cest une espce de sauvegarde quon place en quelque endroit minent de la maison pour se mettre couvert des insultes de la populace. Il nous le promit sans hsiter, et me le fit expdier quelques jours aprs le dpart du pre Domenge, qui sen retourna la capitale.
285
peine
nos
visites
furent-elles
finies,
que
les
pluies
commencrent ; ce qui fut un contretemps fcheux pour moi ; car je ne pus faire les rparations ncessaires de notre maison, qui se trouvait en trs mauvais tat, sans portes et sans fentres : elle tait mme dcouverte en tant dendroits, que quand il fallut y placer mon autel pour dire la messe, peine pus-je trouver un seul lieu qui fut suffisamment couvert. Mais la joie que jeus de voir enfin notre affaire termine si avantageusement pour la religion, ne me permit pas alors de faire grande attention aux incommodits de mon logement. Il plut mme Dieu de me donner encore une autre consolation qui me fut trs sensible. Le mauvais temps dont jai parl arrta Hoan-tcheou un assez grand nombre de chrtiens, qui y taient venus de divers endroits pour leur ngoce. Comme ces gens sont presque toujours absents de leurs maisons, il y avait six ou sept ans quils navaient point vu de missionnaire. Ils furent ravis dapprendre que je my tais tabli : ainsi le vendredi saint ils ne manqurent pas de se trouver lglise au nombre de plus de vingt. Ils avaient leur tte un vieux gradu de quatre-vingt-deux ans, qui eu la consolation, aussi bien que tous les autres, dadorer JsusChrist crucifi, dans un lieu o il ne lavait pas encore t, du moins avec les crmonies que lglise prescrit pour ce saint jour. Les chrtiens des lieux circonvoisins en ayant t avertis, se rendirent les jours suivants lglise pour y solenniser la fte de Pques. Je supplai les crmonies du baptme sept adultes et deux enfants, qui le baptme navait t confr que par des catchistes ; les autres se confessrent et communirent. Les ftes passes, ces chrtiens se retirrent, et je demeurai tranquille dans mon glise, distribuant quantit de livres de notre sainte religion, et annonant Jsus-Christ tout le monde, selon les occasions qui se prsentaient. Peu de temps aprs Pques nous apprmes que les quatre principaux mandarins de la ville
286
taient privs de leurs emplois. Cette nouvelle nous surprit mais elle se trouva vraie lgard de trois de ces officiers, autant et-il valu quelle let t lgard du quatrime, car mourut un mois aprs. Ainsi Dieu aprs stre servi pour tablir plus solidement son glise, de ceux mmes qui lavaient traverse, et aprs avoir tir de leur bouche la justification de notre sainte loi, na pas permis quils fussent plus longtemps les matres dune ville o ils avaient fait difficult de recevoir ses ministres. Comme les quatre mandarins qui doivent leur succder ne sont pas encore arrivs, je ne sais en quelles disposition ils seront notre gard. Ce qui membarrasse, cest quil me faudra bien des prsents pour leur rendre visite, et je ne sais o en prendre. Jespre cependant que la Providence ne me manquera pas dans une occasion si importante pour sa gloire et pour ltablissement de cette nouvelle glise. Vous voyez assez, mon rvrend Pre, par ce que je viens de vous dire, que je nai point encore pu travailler solidement la conversion des infidles. Tout mon travail, pendant six mois, a t de faire le catchisme aux enfants, dentendre un grand nombre de confessions, et de baptiser une cinquantaine dadultes. Cela est bien loign de ce qua fait le pre Bayard dans ses courses apostoliques. Ce zl missionnaire ayant parcouru presque
p.130
Jacques Motel a fondes en diffrents endroits de cette province, compte avoir baptis plus de mille personnes dans une seule anne. Il faudra bien du temps avant quon en puisse faire autant dans ce quartier-ci, qui est presque lunique du Hou-quam, ou le zle du feu pre Motel ne sest point tendu. Jespre cependant que Dieu voudra bien rpandre ses bndictions sur cette ville, qui en a neuf autres dans sa dpendance, sans compter un trs grand nombre de bourgades et de villages fort peupls, et quen peu dannes
287
nous y aurons une florissante mission. Pour en venir l il nous faudrait quatre ou cinq bons catchistes ; car, sans ce secours, il est difficile davancer luvre de Dieu, et peine puis-je en entretenir un. Mais, dans les commencements, il faut faire ce quon peut, en attendant quil plaise au Pre des misricordes de nous fournir de plus grands fonds, ou de suppler par quelque voie extraordinaire, aux moyens qui nous manquent maintenant. Vous serez peut-tre surpris, mon rvrend Pre, de ce que je ne vous ai point encore parl de notre tablissement de Canton. Il ne consiste que dans une maison, que nous achetmes, il y a dix ans, le pre de Visdelou et moi, pour recevoir nos missionnaires, et les autres secours qui nous viennent dEurope. Le pre Bouvet y demeura deux mois, quand lempereur lenvoya en France. Il eut le bonheur dy baptiser neuf ou dix personnes. Je ne fus pas si heureux quand jy passai pour membarquer sur lAmphitrite. Jachevai seulement dinstruire un de mes domestiques, et de le gagner Jsus-Christ. Ctait un jeune homme dun fort beau naturel. Sa conversion a quelque chose dextraordinaire. Il demeurait Nankin quand lempereur y vint, au commencement de lanne 1699. Le pre Gerbillon, qui tait du voyage, le reut son service la prire de ses parents et lemmena Pkin, o je le pris pour maccompagner jusqu Canton. Il savait dj les prires, et tout ce quil faut savoir pour tre chrtien : mais il diffrait toujours de ltre. Pendant notre voyage je lui parlai souvent de la ncessit du salut, en particulier et en prsence de ses compagnons, qui taient chrtiens, et qui lexhortaient comme moi. Il convenait de tout ; mais il ne prenait point de rsolution. Que diront mes parents, me repartit-il un jour que je le pressais : aucun deux nest chrtien, je serais le premier ltre : cest quoi je ne puis me rsoudre. Mais, lui dis-je, si lempereur vous faisait mandarin, refuseriez-vous de ltre, parce quaucun de vos parents ne la t jusqu prsent ? Au contraire, ne serait-ce pas un grand
288
honneur pour vous dtre le premier mandarin de votre famille, et vos parents ne vous en estimeraient-ils pas davantage ? Cest ici la mme chose, vous serez le premier chrtien de votre maison ; en portant vos parents le devenir comme vous, vous serez cause de leur salut. Pouvez-vous mieux faire ? Et nest-ce pas l une grande grce de Dieu ? Comme je ne gagnais rien sur son esprit, je crus quil me cachait ses vritables sentiments. Je chargeai donc un catchiste de savoir adroitement ce qui le retenait. Les Chinois se parlent confidemment les uns aux autres, et se communiquent aisment leurs peines et leurs plus secrtes penses. Ce jeune homme lui avoua donc que ses parents faisaient souvent la crmonie dhonorer leurs anctres. Si je ne le fais pas avec eux, disait-il, ils me chasseront de la maison, et peut-tre me dfreront-ils aux mandarins, comme un homme qui manque de respect et de reconnaissance pour ses parents. Cest ce qui mempche dtre chrtien. Mais qui vous a dit, repartit le catchiste, que vous ne pourrez pas assister ces crmonies quand vous serez chrtien ? Je le suis par la grce du Seigneur, et jy assiste quand la ncessit my oblige. La religion chrtienne nous dfend seulement de demander ou dattendre des grces de nos parents morts, de croire quils ont pouvoir de nous en faire, quils sont prsents dans la tablette, ou quils y viennent pour couter nos prires, ou pour recevoir nos prsents ; elle dfend encore de brler de la monnaie de papier, ou de verser terre le vin que nous leur offrons ; mais elle ne dfend point de reconnatre le bienfait de la naissance et de lducation que nous avons reu deux, ni de les en remercier, en nous prosternant devant la tablette o leur nom est crit, en leur offrant nos biens. Sil mest permis, rpliqua le jeune homme, daller avec mes parents faire mes inclinations devant les images de mes
289
anctres, je nai plus de difficult, et ds ce moment je suis chrtien. Le catchiste me lamena deux jours aprs, et me
p.131
dit la
disposition o il tait. Il me demanda pardon davoir rsist si longtemps la grce de Dieu, me pria de lui donner le baptme, massurant que ni lui ni ses parents nentendaient rien de leurs anctres quand ils les honorent selon la coutume. Je ne crus pas devoir exclure du royaume du ciel un homme qui avait la foi et qui tait dans les dispositions que demande le pape Alexandre VII. Il a vcu depuis ce temps-l fort chrtiennement, et il demeure prsent avec le pre de Visdelou. Quoiquil y ait sept glises Canton, une des jsuites portugais, qui est la premire et la plus ancienne, deux des pres de lordre de SaintFranois, deux de messieurs les ecclsiastiques des Missions trangres, une des pres augustins, et la ntre, avec un ou deux missionnaires en chacune, il sy fait nanmoins trs peu de conversions. Cest peu prs la mme chose dans les autres ports o les vaisseaux europens ont accoutum daborder. Il nen est pas ainsi des villes qui sont dans lintrieur de la Chine, les conversions y sont plus frquentes, et on y forme en peu de temps des chrtients nombreuses. Vous me demanderez peut-tre, mon rvrend Pre, do vient une si grande diffrence. Jaime mieux que laptre des Indes, saint Franois-Xavier, qui tait envoy de Dieu avec le don des langues, et avec le pouvoir de faire des miracles pour convertir ces peuples, vous rponde que moi. Partout o les Portugais stablissaient, ce grand saint trouvait des obstacles presque invincibles la propagation de la foi. Il en tait afflig jusqu sennuyer de vivre. Jaimerais mieux, dit-il 1, tre dans le fond de lEthiopie, ou quelque part dans les terres du Prtre Jean ; jy travaillerais en paix la conversion des gentils, loin de toutes ces misres que mes yeux sont obligs de voir, et que je ne saurais
290
empcher. Je nai quun regret, cest de ne my tre oppos plus fortement. Faites mieux, poursuit-il ; si la douceur ne corrige point ces sortes de gens, usez de svrit. Il y a du mrite reprendre les pcheurs, au lieu que cest un grand pch devant Dieu de ne les reprendre pas, quand par leur vie scandaleuse ils empchent la conversion des infidles. Ces mauvais exemples des chrtiens, dont saint Franois-Xavier dplorait les funestes effets aux Indes, sont aussi ce qui rend nos travaux inutiles dans les ports de la Chine. Les Chinois qui y demeurent font des voyages dans les royaumes voisins, o ils voient les dissolutions et les dbordements de quelques Europens. Ils sont aux portes de Macao, qui ne leur donne pas de meilleurs exemples. Ceux qui viennent dEurope dans leurs ports les confirment dans les mmes ides, car ils en voient plusieurs qui mnent une vie libertine, et qui sont fort drgls dans leur conduite. Ce qui suit de l, cest quils perdent bientt toute lestime quon leur avait inspire de la loi de Dieu. Les Europens, pour tre chrtiens, disent-ils entre eux, en sont-ils plus chastes, plus sobres, plus retenus, moins colres et moins passionns que nous ? Que sils voient les missionnaires vivre parmi eux sans reproche et avec dification, ils simaginent que cest plutt en vertu de leur tat, ou de quelque obligation particulire, quen vertu de leur religion. Au lieu que dans lintrieur de la Chine, o les vrits quon leur prche sont soutenues de la vie exemplaire des prdicateurs, ils admirent notre sainte loi, qui enseigne aux hommes de si excellentes vertus et qui les engage les pratiquer. Mais ne pourrait-on pas arrter ces dsordres, et y apporter quelque remde ? Voici celui que proposait laptre des Indes, dans une de ses lettres 1. Ce serait de ne choisir pour capitaines des vaisseaux qui vont la Chine que des gens dhonneur et de conscience, rsolus de sopposer deux-mmes aux dsordres ; de leur donner et le pouvoir et
291
des ordres bien prcis de punir les scandales ; de leur faire des avantages considrables sils excutaient leur commission avec fidlit. Jaime mieux quon lise le reste dans les lettres du saint aptre des Indes, que de men expliquer ici davantage. Si les Chinois voyaient les Europens qui viennent dans leurs ports, modrs, charitables, matres deux-mmes et de leurs passions ; sils les voyaient venir souvent lglise, approcher quelquefois des sacrements, vivre en un mot comme nous enseignons quon doit vivre, quelle impression ces exemples de pit ne feraient-ils pas sur leur esprit !
p.132
Voil dexcellents hommes, diraient-ils, une nation sage, et dont les coutumes sont admirables. Messieurs les directeurs gnraux des Compagnies auraient plus dintrt peut-tre quils ne pensent vouloir eux-mmes seconder en ceci notre zle. Ils savent que leurs vaisseaux sont exposs beaucoup de dangers, en allant et revenant sur ces mers ; que Dieu seul est le matre des vents, quil y a des cueils et des temptes craindre, que les maladies des quipages et la rencontre des pirates sont encore dautres maux quon ne peut viter sans une protection particulire. Dieu donc a cent manires de renverser nos desseins quand nous troublons les siens, ou quand nous souffrons que ceux qui dpendent de nous les troublent. Aprs vous avoir rendu compte de ltat de nos missions, je ne sais sil est trop ncessaire de vous faire le rcit des aventures de lAmphitrite dans son second voyage de la Chine. Apparemment vous en aurez dj t instruit dailleurs, par ceux de nos Pres qui se trouvrent avec moi. Mais il est difficile que chaque personne en particulier remarque tout sur un vaisseau, principalement au temps des temptes : je crois que je ne dirai rien qui soit contraire ce quauront rapport les autres, mais jajouterai peut-tre quelques circonstances
292
leur rcit, quon ne sera point fch dapprendre, et quil ny a que moi seul qui aie pu bien savoir. LAmphitrite tait parti de Port-Louis le 7 de mars de lanne 1701, command par M. de La Rigaudire, que son habilet, son zle pour les intrts de la Compagnie royale de la Chine, et sa grande vigilance, toujours accompagne dun air honnte, nous faisaient aimer et estimer. Il avait pour lieutenants MM. Horry et La Touche-Bouvet, pour enseignes M. de Beaulieu et M. le chevalier de La Rigaudire. M. Figeralz venait la Chine pour tre premier directeur de la Compagnie, et avait pour seconds MM. Pecheberti, France et Martineau. Jy retournais aussi avec huit missionnaires de notre Compagnie, qui ne respiraient que les occasions de travailler la gloire de Dieu. La pit rgnait dans le vaisseau. Il faut avouer que nos Franais sont trs louables en ce point, dans leurs navigations. On faisait rglement la prire le matin et le soir, on entendait la messe tous les jours, quand le temps permettait de la dire. Aprs souper on chantait les litanies, et on sassemblait par troupes pour rciter le chapelet. Les dimanches et les principales ftes on disait les vpres, la prdication suivait, les confessions et les communions taient frquentes. Durant notre voyage, je vis mourir trois ou quatre personnes comme des prdestins. On dit que la vie que quelques-uns avaient mene ne leur promettait pas une fin si chrtienne, et quils furent heureux davoir eu auprs deux, dans ces derniers moments, des personnes zles qui ne les quittaient point. Cest ainsi quen parlaient leurs amis et tous comprirent par l combien il est avantageux, dans ce temps dcisif, davoir de semblables secours. Nous fmes un voyage trs heureux jusqu cent lieues de la Chine. Cest l que Dieu nous attendait, pour obliger ceux qui vivaient encore dans le pch dy renoncer entirement, et pour nous faire connatre que le bonheur de la navigation dpend uniquement de lui. Ce fut le 29 de juillet, cinq heures du matin, que nos mts de misaine et de beaupr furent emports tout dun coup dans la mer. Treize matelots monts sur les vergues y tombrent en mme temps ; trois se
293
noyrent, les autres furent tirs de leau. On accourut pour sauver le grand mt, mais comme il ntait plus soutenu par les mts de devant, auxquels il est attach, la tempte et lagitation de la mer lbranlrent si violemment, que sur les dix heures du matin, nous le vmes prt tomber. Tous alors se crurent perdus, car il tait entre quatre pompes, loignes les unes des autres denviron deux pieds. Ces pompes vont jusquau fond de cale, et le mt tombant dessus, les enfonce, et par la violence du coup le vaisseau sentrouvre, et est submerg dans un moment. Ce ntait pas la seule manire dont sa chute nous pouvait perdre, car on craignait encore quen tombant il ne brist une partie de notre btiment. A tous ces dangers, il ny avait point dautre remde, dans ltat o nous tions, que dimplorer la misricorde de Dieu. Tous limplorrent en effet, tous prirent la sainte Vierge dintercder pour nous, et firent vu de porter dans la premire de ses glises en France un tableau peint, o notre naufrage prochain
p.133
sadressrent aussi saint Franois-Xavier, aptre des Indes et patron de ces mers, sur lesquelles il avait prouv comme nous, des temptes extraordinaires. Dieu, qui nous voyait dans laffliction, couta nos prires ; le grand mt tomba doucement entre deux pompes, et noffensa par sa chute aucune partie du vaisseau. Mais ce danger, qui nous occupait au commencement, parce quil tait le premier, ntait pas le plus grand. La tempte tait furieuse, et la mer irrite slevait comme des montagnes. Notre vaisseau ntant plus soutenu par ses mts, tournait au gr des vents ; les flots le couvraient souvent, et le battaient si violemment, quil pouvait tre tout moment englouti. Plusieurs croyaient que nous ne passerions pas la journe. Multm ibi lacrymarum vidi, multm sollicitudinis et languoris, dit saint Franois-Xavier dans une semblable occasion, Nous vmes bien des pleurs et bien de la consternation ce jour-l ; chacun nanmoins prit le vritable parti, qui tait de se prparer la mort par des confessions gnrales : on navait pas le loisir de les faire bien longues ; mais on disait ce quil fallait, et la douleur paraissait
294
sincre. Heureux nanmoins ceux qui nattendent pas ces extrmits pour penser leur conversion ! Vous me demanderez peut-tre, mon rvrend Pre, quel tait le sentiment de nos missionnaires dans ce moment fatal. Je ne vous dirai pas que nous avions le courage dun saint Franois-Xavier, qui ne demandait Dieu de ne sortir dun danger que pour rentrer en dautres plus grands, en travaillant sa gloire. Je puis vous assurer nanmoins que nous ne regrettions point davoir quitt la France, et que personne ne montra de ltonnement. Quelques-uns mme, aprs avoir achev dentendre les confessions, vinrent de compagnie en ma chambre (ctait durant le plus fort de la tempte), et montrant un air de joie, comme des gens qui ne dsiraient plus rien : Nous venons, me dirent-ils, mon Pre, prendre cong de vous, et vous remercier de nous avoir amens jusquici. Nous vous demandons pardon des peines et des mauvais exemples que nous vous avons donns. Nous sommes contents, et nous nous recommandons vos prires. Ce compliment, auquel je ne mattendais pas, me tira des larmes des yeux. Je leur rpondis : Mes pres, nous nous sommes aims pour Dieu dans le temps ; allons, si cest sa sainte volont, nous entraimer en lui pendant toute lternit. Nous continumes prier tout le reste du jour. A minuit, nous dmes les litanies des Saints, celles de la sainte Vierge, de saint FranoisXavier, et celles quon rcite pour les personnes qui sont sur mer car, que ne fait-on pas dans ces tristes moments pour obtenir grce, et pour flchir la misricorde de Dieu ? La tempte cessa le matin et nous emes ensuite deux jours de calme, durant lesquels on dressa quelques petits mts pour achever, sil se pouvait, le voyage. Jai appris depuis ce temps-l, de personnes qui connaissent parfaitement les mers de la Chine, que la saison de ces vents furieux ne commenait jamais avant le 20 de juillet, et ne passait
295
gure le 4 doctobre ; que durant tout ce temps-l, il fallait se tenir sur ses gardes, et ds quon approchait cent ou deux cents lieues des ctes de la Chine, mettre bas ses perroquets, et ne laisser point en mer sa chaloupe ni son canot, parce que la tempte, qui surprend ordinairement, et qui vient tout coup, ne permettait plus de les rembarquer. Il vaut mieux, disaient-ils, arriver deux ou trois jours plus tard, en venant avec moins de voiles, que de risquer son voyage et sa vie, en voulant porter toutes ses voiles, et faire plus de diligence. Le 5 daot, nous tions proche des les de Macao, que nous aurions doubles ce jour-l mme, si le vent et continu ; mais il changea sur le soir, et fut encore contraire le lendemain. M. de La Rigaudire, qui ne se trouvait pas en sret au lieu o il tait, voulut prendre langue dun vaisseau portugais qui vint mouiller un quart de lieue de nous et qui se prparait entrer dans ces les. Nous voulions savoir sil y avait dans ces parages quelque lieu sr o nous pussions nous retirer, et le prier de nous donner un pilote pour nous y conduire. Ces messieurs, quoiquils se disent de nos amis, ne permirent pas notre canot de les approcher ; lofficier eut beau crier quil tait franais, quil tait seul, quil venait leur demander sils connaissaient un abri dans les les, on lui fit signe, les armes la main, de se retirer, et on ne voulut jamais ni lui parler, ni lui donner la moindre connaissance. Une conduite si peu attendue piqua vivement
p.134
quil y avait, en effet, plus dun endroit dans ces les o nous eussions pu demeurer en toute sret. Si nous leussions su, nous serions arrivs Canton en sept ou huit jours, cet t gagner un an, et viter tous les dangers que nous emes encore courir. Le 7 daot, huit heures du matin, il sleva une seconde tempte aussi violente, mais plus dangereuse que la premire, parce que nous tions proche les ctes, et que nos mts et nos voiles taient trop faibles pour conduire le vaisseau ; comme le vent venait du ct de lest, il fallut aller vers lle de Sancian, qui tait louest, dix ou
296
douze lieues de nous. M. de La Rigaudire eut besoin, en cette rencontre, de toute son habilet. Une de nos voiles senfona ; un mt de hune se rompit ; chaque moment il arrivait un nouveau malheur ; on remdiait promptement tout. Enfin nous entrmes au soleil couchant dans une baie, o nous tions couvert du vent dest : mais parce que nous y craignions le vent du sud, qui nous aurait jets la cte, nous passmes, deux jours aprs, loccident de lle, la vue du tombeau de saint Franois-Xavier, o les jsuites de Macao avaient bti depuis un an une petite chapelle, laquelle sapercevait dans lenfoncement deux lieues de notre mouillage. Je ne vous dirai point, mon rvrend Pre, quelle fut notre consolation parmi tant de dsastres de nous trouver si proche de ce lieu de bndiction. Nous chantmes le Te Deum, et lon dchargea tout le canon. Chacun de nous se souvint comme ce grand saint avait tir lAmphitrite du milieu des rochers du Paracel, o il stait engag dans le premier voyage, et nous ne doutions point que nous ne lui dussions encore notre salut en celui-ci. Comme le vaisseau navait point de mt, je partis incontinent avec quelques officiers, pour en aller chercher Canton. Jeus lavantage, en passant par la chapelle du saint, dy dire la messe, de baiser pour la premire fois la terre qui avait reu son prcieux corps, et de moffrir Dieu, pour recommencer ma mission, o il avait achev la sienne. Je me souvins de mes compagnons, que javais tous laisss dans le vaisseau, pour la consolation de lquipage. Ds que je fus Canton, je leur envoyai une galre bien fournie de rameurs, pour tre toujours leur disposition quand ils voudraient aller au tombeau du saint aptre. Ils mcrivirent que je navais pu leur faire un plaisir plus sensible ; quils y allaient tous les jours dire la messe ; que les officiers et les matelots y venaient avec eux tour tour ; que tous y avaient communi, et quelques-uns mme plus dune fois. Ctait un petit plerinage, o chacun allait toujours avec plaisir, durant les vingt jours que le vaisseau demeura sous Sancian. Les mts que nous apportmes de Canton ntaient pas assez grands ; mais on nen trouva pas alors de meilleurs dans tout le pays.
297
On fut quinze jours faire sept ou huit lieues, tant les courants taient rapides. Les pilotes ctiers furent davis de mouiller sous une le nomme Niou-co, dans un endroit assez bon, assurant que les vents douest ne manquaient point dans le mois de septembre, et quil en viendrait un assez fort pour achever ce qui restait de chemin. Il ne fallait que sept ou huit heures dun vent favorable pour doubler les les de Macao et gagner lentre de la rivire de Canton, do les seules mares nous conduiraient ensuite aisment jusqu la ville. Ce vent vint en effet, et fit faire deux ou trois lieues ; mais il changea tout coup au coucher du soleil. Les vents dest et de nord-est recommencrent souffler avec tant de furie, quon na jamais vu une si horrible tempte. M. de La Rigaudire voulut gagner son premier abri sous lle de Sancian mais il nen put venir bout. Il perdit ses matresses ancres, et fut oblig dabandonner sa chaloupe et son canot. Lobscurit de la nuit, accompagne dorages et dune horrible pluie, ne laissait rien voir. Les vergues, les voiles et les mts se brisaient les uns aprs les autres. Ce fut alors quon se crut, plus que jamais, au dernier jour de sa vie. Le pre de Tartre et le pre Contancin, que javais laisss dans le vaisseau quand je revins Canton la seconde fois avec mes compagnons, entendirent les confessions de tout le monde. Chacun voulait, ds quil fut jour, quon chout le vaisseau pour sauver sa vie. On se crut trop heureux de le mener derrire une petite le, qui couvrait un peu du vent. On sut, deux jours aprs, quelle sappelait Fanki-chan ; quelle tait cinq lieues dune ville nomme Tien-p ; quon avait fait, pour y venir, plus de cinquante lieues sans voiles, en une nuit et une sans en apercevoir aucune. Quinze jours aprs, on eut en cet endroit un autre coup de vent qui se peut nommer une quatrime tempte. Les mandarins de Tien-p mont dit, depuis, quils allrent sur une hauteur pour observer si le vaisseau ne draderait pas : mais par bonheur son ancre tint ; ctait lunique qui lui restait alors. Javais averti M. de La Rigaudire, quen cas quil narrivt pas
p.135
298
Canton avant le premier jour doctobre, je partirais ce jour-l pour aller prendre les prsents de lempereur, afin de me rendre au plus tt Pkin. Je partis en effet avec deux galres, accompagn du pre Porquet. Je men allai droit Niou-co ; mais lAmphitrite ny tait plus : on avait quitt ce poste le 29 de septembre. Comme personne ne pouvait nous dire quel chemin le vaisseau avait pris, parce que ctait durant la nuit quil avait t emport par la tempte, je le cherchai par toutes les les. Jallai Sancian, je visitai toute la cte, et vins jusqu Macao. Enfin, aprs avoir couru ces mers durant vingt-cinq jours et souvent avec danger, je me rendis Canton, o je trouvai des lettres du premier mandarin de Tien-p, qui me donnait avis que lAmphitrite tait arriv dans son voisinage, et quil se ferait un plaisir de bien traiter les Franais. Il crivait les mmes nouvelles au tsonto, qui me les communiqua sur-le-champ. Je me remis en chemin avec le pre Porquet et le pre Hervieu. Ce dernier venait pour servir daumnier, et relever le pre de Tartre et le pre Contancin. Je ne pus retenir mes larmes la vue de ce pauvre vaisseau, battu si souvent de la tempte, et si fortement protg de la Providence. A peine y fus-je arriv, que nous remes deux beaux mts, dont le tsonto nous faisait prsent. Il les avait retirs dune grande somme de Siam, qui avait pri sur les ctes de la Chine, dans la dernire tempte que nous essuymes le 29 de juillet, et nous les fit apporter de plus de soixante lieues, trans le long des ctes par des galres et des chaloupes, avec toute la peine et la dpense quon peut simaginer. Je fis une autre chose pour le salut du vaisseau, qui se pouvait perdre tous les jours tandis quil tait sous Fanki-chan ; ce fut de lui trouver un port assur pour se retirer durant lhiver. On nous avait parl dun lieu nomme Quoan-tcheou-voan, loign de Tien-p denviron trente lieues vers louest. Mais, avant que dy aller, nous voulmes voir nous-mmes si ce port tait aussi sr quon disait, sans trop sen rapporter aux Chinois ; il fallait en connatre les chemins, et les sonder. Les mandarins, auxquels jen parlai, permirent nos pilotes
299
de laller examiner, et leur donnrent des gens pour les y conduire. Enfin, MM. les directeurs nayant ni barques ni chaloupes pour transporter Canton largent et les effets de la Compagnie, je leur cdai mes deux galres, et je revins par terre avec les prsents de lempereur. Je ramenai avec moi le pre Hervieu, ayant t oblig de laisser sur lAmphitrite le pre Contancin ses pressantes instances. Il avait vu les quatre temptes quon avait essuyes dj, sans que rien et pu ni alarmer son courage, ni puiser les forces que Dieu seul pouvait lui donner dans un travail si rude et si constant. Sitt que M. de La Rigaudire fut arriv Quoan-tcheou-voan, il mcrivit plusieurs lettres trs obligeantes. Cest prsent, dit-il, mon rvrend Pre, que nous vous avons obligation de la vie, mon quipage et moi, pour nous avoir procur des mts et un bon port. Cela, joint aux peines que vous voulez bien prendre et que vos rvrends Pres se donnent pour nous, ne peut tre reconnu par les hommes ; Dieu seul peut vous en donner la rcompense. Notre vaisseau est en toute sret dans ce port, nous y ressentons dj les effets de votre zle. Tous les mandarins des environs sont venus nous voir, et nous ont offert tout ce qui dpendait deux. Ils font tenir des galres auprs de nous pour nous faciliter le transport de toutes choses. La joie rgne dans notre quipage ; nous avons un gros poulet pour un sou, un buf pour quatre francs, et toutes les autres denres proportion. Enfin, aprs toutes nos peines, Dieu nous a mis dans un bon quartier dhiver, o rien ne nous manque. Le pre Contancin devient tous les jours plus zl ; je vous promets dapporter tous mes soins pour le conserver en bonne sant car il nest pas venu la Chine pour spuiser en travaillant pour lAmphitrite, il doit se rserver pour un meilleur et plus grand objet. Le pre Contancin mcrivit quelques jours aprs les mmes choses peu prs, mais dans
p.136
300
M. de La Rigaudire, dit-il, revint incontinent aprs votre dpart de Tien-p. Le lendemain 15 de novembre, il fit embarquer les mts du tsonto, de leau, du bois, les malades et les cases quon leur avait faites dans lle, de sorte que sur les dix heures du soir, nous appareillmes au clair de la lune ; nous emes un vent favorable pour notre mture. M. de La Rigaudire en profita si heureusement, quau lever du soleil nous vmes le port o nous devions entrer, quoiquil soit loign de vingt-quatre vingt-cinq lieues du lieu do nous tions partis. Le pilote chinois de Tien-p nous conduisit fort bien, et en habile homme. Comme le vent stait abaiss, et que la mare nous tait contraire, nous ne pmes y entrer que sur les trois heures. On passe entre deux bancs de sable qui savancent fort loin dans la mer sur une ligne parallle et forment un canal large de plus dune lieue. A lentre de ce canal, on ne trouve que cinq, six et sept brasses deau mais plus on approche du port, plus on y en trouve. M. Horry allait devant nous dans un canot, la sonde la main. Enfin, nous sommes entrs sans aucune peine, trouvant presque toujours dix brasses. Nous sommes prsentement comme dans un bassin, mouills par huit brasses, la porte dun boucanier de terre. La terre nous environne de tous cts de sorte que les malades, qui taient au lit, quand nous y entrmes, nont pu reconnatre par o nous tions entrs. Sitt quon eut mouill, M. de La Rigaudire fit chanter le Te Deum, en action de grces de nous voir enfin en un lieu sr, et le lendemain on dit la messe la mme intention. Nous sommes aussi tranquillement ici que nous serions dans une chambre ; nous navons pas encore senti le moindre mouvement dans le vaisseau et il faudrait quil fit une tempte bien horrible au dehors pour causer du roulis dans le lieu o nous sommes. Cest pourquoi lon a mis terre les mts et les vergues, et lon a dcharg notre vaisseau. M. notre capitaine, comme vous voyez, a fait tout ce qui
301
dpendait de lui. Nous vous prions, mon rvrend Pre, dachever le reste, cest--dire de faire en sorte quon nous fournisse les vivres ncessaires, en payant, et que les mandarins, non seulement ne nous inquitent pas, mais quils paraissent mme prendre part ce qui nous regarde. M. de La Rigaudire est bien rsolu, de son ct, de retenir ses gens dans le devoir, et dempcher quils ne donnent aux Chinois aucun sujet de plainte ni de scandale. Samedi au soir, poursuit-il dans une autre lettre, un homme du mandarin dOu-tchuen nous avertit que son matre venait en personne nous tmoigner combien il sintressait notre arrive. Il y vint en effet hier matin 21 dcembre, escort de cinq galres, et nous rendit visite en crmonie, avec le grand collier ; ce qui le fit prendre par nos matelots pour un chrtien qui portait un gros chapelet au cou. On ne peut nous marquer plus damiti, ni parler dune manire plus obligeante. Il nous promit de faire tout ce quil pourrait pour nous rendre service, et nous offrit de nous laisser quelquun de ses gens pour nous conduire o nous voudrions aller. Il ma pri instamment de vous assurer quon serait content de la manire dont il en userait. Il sappelle Tchen-lao-ye, et signe Tchen-loung dans ses billets de visite. On lui donna fort bien dner, et trois autres mandarins qui laccompagnaient. Notre manire de manger leur plut, et ils trouvrent les liqueurs quon leur servit trs bonnes. Sur les trois heures il retourna sa galre, et nous le salumes de trois coups de canon, qui firent grandpeur aux Chinois qui laccompagnaient ; aussi taientils de bonne poudre. Un quart dheure aprs nous allmes, M. de La Rigaudire et moi, lui rendre visite. Nous fmes salus, en arrivant, de trois coups de canon et de trois autres en sortant. Nous lui fmes notre prsent. Il partit sur les neuf heures du soir pour sen retourner, et nous salumes encore sa galre de trois coups de canon. Au reste vous serez bien aise dapprendre que nous sommes ici dans labondance ;
302
cest apparemment un effet de vos soins. Les bufs ne nous cotent que quatre francs, la douzaine dufs un sou, les poulets autant ; jugez combien il sen mange parmi nos matelots. On va librement la chasse ; les sangliers, les cerfs, les faons, les perdrix et les bcassines viennent souvent sur la table de M. de La Rigaudire. Dieu semble ddommager nos messieurs de leurs peines passes, par labondance quil leur fait trouver ici. Voil, mon rvrend Pre, quelle a t la demeure de lAmphitrite dans le port de Quoan-tcheou-voan, prs de la rivire de Sin-men-kian, neuf lieues de la petite ville
p.137
pendant tout ce temps-l, mission dans le vaisseau, son ordinaire, assidu auprs des malades pour les assister et pour les consoler, prchant lquipage tous les dimanches, et lui donnant les autres secours spirituels. Je lui recommandais toujours sa sant. Ma sant est Dieu, mcrivit-il en me rpondant sur ce point, et par cette raison elle me doit tre chre : je fais tout ce que vous mavez ordonn pour la conserver. Si nos Pres qui sont Canton excutaient vos ordres aussi exactement, ils se porteraient beaucoup mieux. Au nom de Dieu, quils ne pensent point me venir dlivrer, et quils soient contents de me voir demeurer ici quelque temps plus queux. Jy fais la volont de Dieu, et par ce motif jy demeurerais avec plaisir toute ma vie. Quoique le pre Contancin penst depuis longtemps se consacrer la conversion des infidles, il nobtint permission de venir avec moi la Chine, que trois jours avant mon dpart de Paris. Ctait le plus jeune de mes compagnons : cependant on peut dire de lui quil na pas t le moindre des aptres, sil est permis de se servir ici de cette expression. Il a fait de grands biens sur lAmphitrite, et lon men a dit beaucoup de particularits, quil nest pas ncessaire de rapporter ici. Je ne vous ai rien dit, mon rvrend Pre, de quelques autres tablissements que nous avons encore faits la Chine ; il faut attendre
303
que nous y soyons en paix, et que le christianisme y prenne racine. Je ne dirai rien non plus des biens que Dieu a oprs par le ministre de quelques-uns de mes compagnons qui demeurent avec nos Pres portugais, et qui les aident dans leurs missions. Le pre de Visdelou a rendu des services considrables lglise dans la capitale de Fo-kien, o il a remis dans le devoir plusieurs chrtiens qui sen taient carts. Le pre Beauvollier continue les entretenir dans la paix, par ses conseils et par ses prdications. Cest un missionnaire qui a de grands talents, qui sait plusieurs langues orientales, et qui sapplique a la connaissance des caractres et des livres chinois. Ce que je ne dois point omettre, mon rvrend Pre, ce sont les saintes dispositions dans lesquelles jai laiss les derniers de nos missionnaires qui sont venus la Chine. Dieu, qui les a appels la vie apostolique, les y prparait depuis longtemps par la pratique des vertus solides. Voici ce que quelques-uns deux ont crit en divers temps au Pre suprieur gnral de notre mission. Je ne les nommerai point, de crainte de leur faire de la peine ; mais il ny a que du bien manifester en gnral les grces que Dieu leur a faites, principalement celles qui difient, et qui nous excitent les imiter. Lunique grce que je vous demande, mon rvrend Pre, dit lun deux, cest de me donner tout ce quil y aura de plus pnible et de plus mortifiant dans la mission, soit pour lesprit, soit pour le corps. Ce nest point une ferveur passagre qui me fait parler ainsi ; il y a longtemps que Dieu ma mis dans la disposition de souhaiter et de chercher en effet ce quil y a de plus difficile. Si je ne regardais que moimme, je ne parlerais pas ainsi, je connais trop ma faiblesse ; mais celui en qui jai mis ma confiance, et pour lamour de qui je suis venu en cette mission, peut tout : ainsi jespre tout de lui. Si vous avez donc quelque endroit o il faille marcher, jener, veiller, souffrir le froid ou le chaud, je crois, mon rvrend Pre, que cest ce qui me convient. Dieu ma donn des forces qui me mettent en tat de soutenir les fatigues
304
plus aisment quun autre. Je vous parle comme mon suprieur, afin que vous puissiez plus facilement disposer de moi. Je serai bien partout o vous menverrez parce que je trouverai Dieu partout. Je vous prie seulement de me regarder comme un missionnaire qui veut tout sacrifier Dieu, et qui prtend ne spargner en rien pour sa gloire. Jaurais souhait, dit un autre, que vous ne meussiez pas laiss le choix daller en lune ou en lautre des deux missions que vous me marquez, mais que vous meussiez dtermin. Je nai quitt la France que pour obir Dieu ; et je serais fch de suivre la Chine, o sa providence ma conduit, dautre mouvement que celui de lobissance. Jespre que vous voudrez bien dornavant me donner ce mrite et cette consolation, sans consulter mes inclinations. Je vous conjure donc, mon rvrend Pre, par la tendresse et par le zle que vous avez pour vos infrieurs, et pour leur avancement spirituel, de maccorder toujours cette grce. Vous aurez la bont de me donner vos ordres et jaurai le plaisir de les excuter. Je suis venu la Chine, crit un troisime,
p.138
dans la
rsolution de mabandonner entirement entre les mains de mes suprieurs, galement dtermin recevoir tout et ne rien demander. Ainsi vous pouvez disposer de moi pour les provinces du nord ou pour celles du midi, de la manire et dans le temps quil vous plaira. Partout o vous me mettrez, je my croirai plac de la main de Dieu et je ne penserai qu ly servir et qu lui tre fidle le reste de mes jours. Je vous supplie, mon rvrend Pre, dit encore un autre, dtre persuad que quoique je sois celui de tous les missionnaires qui apporte le moins de vertu la Chine, je ne cderai nanmoins aucun, avec la grce de Dieu, sur ce point de ne souhaiter jamais aucun lieu ni aucun emploi particulier. Sil y a quelque occupation plus pnible, je crois
305
quelle me convient mieux qu personne pour plus dune raison. Enfin je suis, grces au Seigneur, dans la disposition de ne me regarder point moi-mme, mais daller partout ou vous jugerez quil y aura plus travailler pour le salut des mes et pour la plus grande gloire de Dieu. Je ne refuserai jamais ni la peine ni le travail, dit le mme dans une autre lettre : Dieu ma donn tant de force jusquici, que je ne crains rien davantage que de ne pas mabandonner assez entre les mains de sa providence. Plaise Dieu, mon rvrend Pre de conserver dans ces sentiments les missionnaires qui nous sont venus dj, de les communiquer ceux qui viendront, et de les perptuer parmi nous ! Cette indiffrence des lieux parat ncessaire quand le dsir de convertir les mes est le seul motif qui nous amne dans ces missions ; car nous ne savons pas o sont ces mes que Dieu veut sauver par notre ministre, et pour lamour desquelles il nous a appels aux missions, il nous a conservs dans les voyages, et conduits heureusement au port 1. Ecce gentem quam nesciebas vocabis. Ne peut-on pas expliquer ici la parole du prophte Les peuples que vous appellerez vous sont entirement inconnus ? Ce ne sont point ceux que vous pensez, et moins encore ceux auxquels vos inclinations se portent. Jai dautres penses que vous ; autant que le ciel est loign de la terre, autant mes vues et mes desseins surpassent toutes vos lumires. Cest souvent une rencontre imprvue notre gard, mais rgle par la Providence, qui est cause de la conversion dun infidle ; cest une affliction qui le frappe subitement, cest lextrmit dune dernire maladie, cest un dtour qui nous oblige, contre nos vues, de passer une fois par un certain endroit. Comment se trouver justement dans ces moments favorables et dans ces temps de salut pour eux, si ce nest Dieu lui-mme qui nous y mne comme par la main ? Le salut non seulement dun simple particulier, mais le salut dune province entire
306
est souvent attach ces sortes dvnements inopins. Laissons-nous donc toujours conduire, et Dieu nous conduira toujours comme il faut. Je finirais ici cette lettre, qui ne vous paratra dj peut-tre que trop longue, mon rvrend Pre, si je ne croyais vous faire plaisir en vous donnant quelques claircissements sur une ou deux difficults que des personnes de vertu me proposrent au sujet de ces missions, en mon dernier voyage de France. Vous allez vtus de soie la Chine, me disaient-ils, et vous ne marchez pas pied par les villes, mais vous allez en chaise. Les aptres prchaient-ils lvangile de cette manire ; et peut-on garder la pauvret religieuse en portant des habits de soie ? Dans lide de ces personnes, dont jhonore la vertu, aller prcher Jsus-Christ aux Chinois, et aller nu-pieds le bourdon la main, ctait une mme chose. Je ne sais pas sils prtendent en effet quil est libre la Chine daller avec cet habillement, et que les Chinois sen convertiraient plus facilement ; cest nanmoins la premire chose dont il faudrait convenir. Nemo enim nostrum sibi vivit 1, dit laptre car ce nest point pour lui-mme, mais pour gagner des mes Dieu quun missionnaire vit dans ces pays infidles. Il doit rgler ses vertus et toute sa conduite par rapport cette fin. Saint Jean-Baptiste portait un gros cilice pour vtement, et accompagnait sa prdication dun jene trs rigoureux, parce quavec ces austrits il touchait et convertissait les Juifs. La manire de vivre de Notre-Seigneur, pendant le temps de sa prdication, fut toujours plus conforme aux usages ordinaires des hommes. Saint Paul famam
2 p.139
moyens, il pouvait faire plus de fruit. Scio et humiliari, scio et abundare, dit-il, satiari et esurire, abundare et penuriam pati 3. Sa vertu ne consistait pas vivre seulement dans le mpris et dans la disette ; mais, quand les peines intrieures venaient, savoir les
307
souffrir patiemment ; et quand loccasion se prsentait de procurer la gloire de Dieu par des voies plus douces, ne les refuser pas non plus. Cest cette science que les hommes apostoliques, lexemple de saint Paul, doivent savoir, et quils ne peuvent ignorer ou ngliger dans les missions sans tre responsables du salut de plusieurs mes. Grces Dieu, nos missionnaires de la Chine sont les frres de ceux qui vont nu-pieds, en habits de pnitents, et qui gardent un jene si austre dans les missions de Madur ; de ceux qui suivent, dans les forts du Canada, les sauvages au milieu des neiges, supportant le froid et la faim. Quand nous tions en France, eux et nous et que nous pressions les uns et les autres nos suprieurs de nous envoyer dans les missions loignes, on ne remarquait pas plus de rgularit, de mpris du monde, de zle ni de ferveur en ceux qui se destinaient au Canada quen ceux qui demandaient la mission de la Chine. On ne peut donc pas dire raisonnablement que ce soit manque de mortification, que ceux-ci nobservent pas les mmes austrits extrieures dans leur mission ; de mme que ce nest point par relchement que les missionnaires de Canada mangent de la viande, pendant que ceux de Madur nen mangent jamais. Ce qui est bon et suffisant en un pays pour y faire recevoir lvangile, ne vaut rien quelquefois, ou ne suffit pas en un autre. Nos premiers missionnaires, au commencement quils vinrent la Chine, avaient assez denvie dy porter, comme dans les autres missions, des habits pauvres, et qui marquassent leur dtachement du monde. Lillustre Grgoire Lopez, vque de Basile, entre autres, ma souvent dit que le pre Matthieu Ricci, fondateur de cette mission, vcut ainsi les premires annes, et quil demeura sept ans avec les bonzes, portant un habit peu diffrent du leur, et vivant trs pauvrement. Les bonzes laimaient tous cause de sa douceur et de sa modestie ; ils honoraient sa vertu ; il apprit deux la langue et les caractres chinois mais durant ce temps-l il ne convertit presque personne. Les sciences dEurope tant nouvelles alors la Chine, quelques mandarins eurent, avec le temps, la curiosit de le voir ; il
308
leur plut, parce quil avait un air respectueux et insinuant ; quelquesuns, satisfaits de sa capacit, le prirent en affection, et commencrent lui parler plus souvent. Ayant appris de lui, dans la conversation, le grand motif de sa venue, qui tait de prcher la Chine la loi de Dieu, dont il leur expliqua les principales vrits, ils lourent son dessein ; mais ce furent eux qui lui conseillrent de changer de manire. Dans ltat o vous tes, lui disaient-ils, peu de gens vous couteront, on ne vous souffrira pas mme longtemps la Chine. Puisque vous tes savant, vivez comme nos savants ; alors vous pourrez parler tout le monde. Les mandarins, accoutums considrer les gens de lettres, vous considreront aussi ; ils recevront vos visites ; le peuple vous voyant honor deux, vous respectera, et coutera vos instructions avec joie. Le pre, qui avait dj prouv que tout ce quils disaient tait vrai (car il sentait bien quil avanait peu et quil perdait presque son temps), aprs avoir pri Dieu et consult ses suprieurs, suivit le conseil des mandarins. Voil, disait monseigneur de Basile, la raison pourquoi les premiers missionnaires de votre Compagnie changrent leur manire dagir et se mirent la Chine sur le pied des gens de lettres. Il les louait davoir pris ce parti, lunique et le vritable quon peut prendre, ajoutait-il si lon veut pouvoir y prcher lvangile et y tablir la religion. Cinquante ans aprs, lorsque nos missionnaires avaient dj form une chrtient nombreuse, les religieux de Saint-Franois et de SaintDominique attirs par le dsir de gagner des mes Jsus-Christ passrent des Philippines la Chine ; mais, soit quils ne sussent pas le chemin que nous avions pris, ou quils crussent mieux faire en portant leur habit de religion, ils allrent ainsi le crucifix la main prcher la foi dans les rues. Ils eurent le mrite de souffrir beaucoup, dtre battus, emprisonns, et renvoys dans leur pays ; mais ils neurent pas la consolation de faire le bien
p.140
309
avis commun et par des ordres ritrs de leurs suprieurs gnraux, ils se dterminrent enfin shabiller et vivre comme nous. Il ny a que deux ans que nous avons encore vu trois ou quatre religieux de Saint-Franois, arrivs dItalie, qui voulaient revenir ces premires manires, et porter leur habit pauvre et grossier dans la mission, comme ils font avec tant ddification en Europe. Leurs confrres furent les premiers sopposer cette rsolution. Monseigneur de Pkin, religieux de leur ordre, lui-mme les fit changer deux ans aprs, et les a mis sur le pied des autres missionnaires. Ltat des gens de lettres est donc celui que les missionnaires doivent prendre quand ils viennent la Chine, et lon nen saurait disconvenir, aprs tant dexpriences ; car tous les religieux qui lont pris aprs nous ne se croyaient pas obligs de nous imiter ; on peut mme dire quils taient plus ports sopposer nos manires qu sy conformer, principalement en ce point. Si les Chinois nous regardent vritablement comme des gens de lettres et des docteurs dEurope, qui sont des noms honorables et qui conviennent notre profession, et que nous prenions cet tat, il faut, par ncessit, que nous en gardions toutes les biensances, que nous ayons des habits de soie, et que nous nous servions de chaises comme eux lorsque nous sortons de la maison pour aller en visite. Quand nous naurions pas mme cette raison particulire, il faudrait en user ainsi pour se conformer la coutume gnrale du pays ; car les gens du commun portent tous des habits de soie et vont en chaise quand ils veulent visiter quelquun. Cela ne passe point pour grandeur ni pour vanit parmi eux, mais pour une marque quon honore les personnes quon va voir, et quon nest pas dans la ncessit, ni dune condition mprisable. En Europe, lusage des soies ne devrait tre que pour les grands et pour les riches ; ce sont ordinairement des habits de prix ; il ne faut pas stonner sils ne conviennent jamais la pauvret dun religieux ; mais les gens du commun et les valets mme, pour la plupart, portent des habits de soie la Chine. Cest sur ces ides, et non sur celles que nous avons en France, quil faut se rgler, et que les
310
personnes de vertu dont jai parl doivent examiner nos missionnaires, sans croire facilement quaprs avoir commenc par lesprit ils veuillent finir par la chair, ni quils samollissent dans un pays o ils sont venus par le seul dsir de vivre dans une grande perfection, et de souffrir beaucoup en travaillant pour la gloire de Jsus-Christ. Je nai parl que par rapport aux visites, car dans la maison, o les Chinois shabillent comme ils veulent, les missionnaires vivent trs pauvrement, et ne se servent que des toffes les plus communes. Ils vont pied lorsquils parcourent les villages en faisant leurs missions. Quelques-uns mme marchent pied dans les villes, en diverses occasions ; ce qui peut avoir ses dangers pour la religion car outre les railleries et les paroles de mpris quils sattirent, et qui assurment ne disposent pas les Chinois les couter, ils doivent se souvenir que les missionnaires ne sont que tolrs la Chine, et quil ne faut sy montrer que rarement en public, de peur que les mandarins, choqus de les voir en si grand nombre, ou mme de les voir souvent, ne se mettent dans lesprit quils sont trop hardis, et quil faut en avertir la cour. Cette considration oblige les missionnaires prendre de grandes prcautions, et garder beaucoup de mesures. Javouerai, si lon veut, que ce ne serait pas tout fait la mme chose, si quelquun avait reu de Dieu le don de faire des miracles comme les aptres, et comme saint Franois-Xavier. Un missionnaire revtu de ce pouvoir irait pied, le bourdon la main, avec tel habit quil voudrait, par toutes les villes de la Chine. Les peuples, attirs par le bruit de ces prodiges, accourraient en foule pour le voir et pour lentendre ; ils le respecteraient, ils seraient dociles ses paroles, ils admireraient sa pauvret, parce quils croiraient quil ne tient qu lui dtre riche. Mais quand il se trouverait quelque homme de ce caractre, il ne faut pas croire que les autres missionnaires qui Dieu ne donnerait pas le mme pouvoir, et qui voudraient cependant garder une pareille conduite, trouvassent dans les peuples le mme respect et la mme docilit les couter. Le plus sr, mon rvrend Pre, est donc de sen tenir aux coutumes
311
p.141
exprience, quelles ont fait dj beaucoup de fruit. Quand on aura tabli solidement la religion par ce moyen, la religion son tour pourra mettre les missionnaires dans la libert de les quitter, et de reprendre les manires dEurope autant quils voudront. Si les habits de soie dplaisent, il nen faut jamais porter la maison, ni quand on est seul avec ses domestiques ; et quand on va en ville, que ceux dont on se sert soient toujours trs modestes. On peut mme, sous une toffe de soie, porter la haire et le cilice, selon la pratique de plusieurs saints missionnaires. Enfin, il nest pas ncessaire dtre revtu dun habit de pnitence pour tre saint et pour prcher lvangile. Combien y a-t-il dexcellents religieux de tous les ordres, dans les pays hrtiques, qui soutiennent avec un zle admirable les intrts de Jsus-Christ, et qui portent indiffremment toutes sortes dhabits ! Il y a plus de cent ans que la mission de la Chine est fonde ; il y est venu des missionnaires de toutes les nations de lEurope et de diffrents instituts : aucun deux, grce Dieu, na renonc la foi jusqu prsent ; aucun ny a commis une action scandaleuse qui ait dshonor la religion ; cest une grce particulire que Dieu a faite la mission de la Chine. Il faut donc, ou que la vie quon y mne ne porte pas au relchement ou que les occasions de se perdre y soient rares, ou que Dieu y protge dune manire particulire les ouvriers vangliques. De quelque principe que cela vienne, cest toujours une justification de notre conduite et un grand motif pour exciter les hommes apostoliques y venir travailler la conversion des mes, sur les traces des premiers fondateurs de la mission. Je ne parle point de la mortification lhumeur et des inclinations naturelles, qui est la vraie mortification que les saints ont tant recommande, et qui, dans cette mission, est si ncessaire, que sans elle on ny fera rien de grand pour la gloire de Dieu, et lon ny pourra mme persvrer longtemps. Un Europen est naturellement vif, ardent, empress, curieux. Quand on vient la Chine, il faut absolument changer sur cela, et se rsoudre tre toute sa vie doux,
312
complaisant, patient et srieux : il faut recevoir avec civilit tous ceux qui se prsentent, leur marquer quon les voit avec joie, et les couter autant quils le souhaitent, avec une patience inaltrable ; leur proposer ses raisons avec douceur, sans lever sa voix ni faire beaucoup de gestes ; car on se scandalise trangement la Chine quand on voit un missionnaire dune humeur rude et difficile. Sil est brusque et emport, cest encore pis ; ses propres domestiques sont les premiers le mpriser et le dcrier. Il faut encore renoncer toutes les satisfactions et tous les divertissements de la vie. Un missionnaire qui est seul dans les provinces ne sort jamais de sa maison que pour administrer les sacrements aux malades, ou pour aller dans les villages faire sa mission en certains temps. Les visites sont rares la Chine ; on ne peut sentretenir quavec ceux qui ont dj embrass la foi, et avec les catchumnes, auxquels on parle seulement de la loi de Dieu. Il faut demeurer seul le reste du temps, et soccuper prier ou tudier. Cest pour cette raison que les gens qui aiment ltude saccommodent mieux de cette mission, que ceux qui ny ont pas dinclination. Enfin, un air srieux et grave, est celui quun missionnaire doit prendre et retenir inviolablement jusque dans lintrieur de sa maison sil veut que les Chinois lestiment, et que ses paroles fassent impression sur leurs esprits. Cest pour cela que le pre Jules Aleni, un des plus grands hommes qui aient travaill dans cette mission, quand les chrtiens le venaient voir, quelque habitude quil et avec eux, prenait toujours un habit de visite pour leur parler. Par cet extrieur compos, il leur inspirait dabord du respect ; et par sa douceur et son affabilit dans la conversation, il sattirait ensuite leur estime et leur confiance. Quand il leur distribuait des peintures de dvotion ou des mdailles, il les conduisait la sacristie et l, prenant son surplis et les faisant mettre genoux, il leur expliquait avec quel respect, avec quelle vnration ils devaient recevoir et garder ces saintes images. Pour moi, jadmire infiniment, dans cet illustre missionnaire, non seulement le soin quil prenait de les instruire, mais encore cette application
313
continuelle garder lextrieur tout ce qui pouvait lui attirer le respect, lattention et lestime des Chinois, comptant pour rien la gne particulire que lui donnaient de pareils assujettissements. On voit par l, mon rvrend Pre, que nos intentions sont droites et saintes la Chine,
p.142
mortification. Avec cela, il faut avouer que cest, de toutes les missions, celle o les ouvriers vangliques vivent le plus honorablement. Les grands seigneurs et le peuple les estiment et les considrent. Mais cest une grce de Dieu que nous ne saurions assez reconnatre, et que nous rapportons au bien de la religion autant quil nous est possible ; car Dieu sait si nous avons quelque autre fin. Cest pour cette fin unique que nous tudions, que nous travaillons, que nous faisons des courses pnibles, que nous souffrons, et que nous exposons enfin nos vies plusieurs dangers, sans cesser jamais, qu la mort, demployer ce que nous avons de force et de talents, pour avancer un si glorieux dessein. Impendam et superimpendar ipse 1, dit laptre saint Paul : pour lui je sacrifierai tout, et je me sacrifierai moi-mme. Jaurai lhonneur de vous entretenir sur divers moyens de rendre cette mission encore plus florissante, et daider les missionnaires qui y travaillent. Personne ne demande rien pour soi ; mais si nous parlons pour luvre de Dieu, nous sommes persuads que ceux qui aiment Jsus-Christ et qui sintressent au salut des mes, comme vous faites, seront disposs nous entendre. Le dmon met tout en uvre pour dtruire cette mission et pour en empcher le progrs. Il voit que les mes se perdent ailleurs par centaines, et la Chine millions ; que les peuples nont, dans aucun autre pays, tant de dispositions embrasser la foi, et les missionnaires tant davantages pour la faire recevoir. Cet ennemi de notre salut voudrait quun si grand empire ft tout lui. Nous voulons que Jsus-Christ en soit le matre. Nous combattons et nous souffrons pour ly faire connatre et pour ly faire rgner. Puisse le ciel bnir des intentions si justes, et continuer de rpandre sur nous ses
314
plus prcieuses bndictions ! En attendant lhonneur de vous voir, je me recommande vos saintes prires, et je suis avec un trs profond respect, etc.
315
Je me souviens que quand vous parttes de la Chine, vous me chargetes de vous faire part, tous les ans, de nos croix et de nos consolations. Grce Dieu jaurais bien de quoi vous satisfaire sur le premier point ; mais il ne sied pas toujours aux disciples de JsusChrist de faire eux-mmes le dtail de leurs peines : cest bien assez pour eux que Dieu daigne leur en tenir compte. Agrez donc que je mattache uniquement ce qui peut vous faire plaisir et vous difier. Je commence par louverture solennelle de notre glise, qui se fit enfin le 9 de dcembre de lanne 1703. Ce fut, comme vous le savez, au mois de janvier de lanne 1690, que lempereur accorda au pre Gerbillon la permission de la btir dans ce grand emplacement quil nous avait donn, et qui est renferm dans lenceinte mme du palais. Quelque temps aprs, ce prince fit demander tous les missionnaires de la cour, sils ne voulaient pas contribuer la construction de cet difice, comme une bonne uvre laquelle il voulait aussi avoir part. Ensuite il fit distribuer chacun cinquante cus dor, donnant entendre que cette somme devait y tre employe. Il fournit encore une partie des matriaux, et nomma des mandarins pour prsider aux ouvrages. On navait que deux mille huit cents livres quand on creusa les fondements ; on comptait, pour le reste, sur les fonds de la Providence ; et, par sa bont infinie, elle ne nous a pas manqu. Quatre annes entires ont t employes btir et orner cette glise, une des plus belles et des plus rgulires de tout lOrient. Je ne prtends pas vous en faire ici une description exacte, il me suffit de
316
On entre dabord dans une cour large de quarante pieds sur de long ; elle est entre deux corps de logis bien
cinquante
proportionns ; ce sont deux grandes salles la chinoise : lune sert aux congrgations et aux instructions des catchumnes, lautre sert recevoir les personnes qui nous rendent visite. On a expos dans cette dernire les portraits du roi, de monseigneur, des princes de France, du roi dEspagne rgnant, du roi dAngleterre, et de plusieurs autres princes, avec des instruments de mathmatique et de musique. On y fait voir encore toutes ces belles gravures recueillies dans ces grands livres quon a mis au jour pour faire connatre tout lunivers la magnificence de la cour de France. Les Chinois considrent tout cela avec une extrme curiosit. Cest au bout de cette cour quest btie lglise. Elle a soixante et quinze pieds de longueur, trente-trois de largeur et trente de hauteur. Lintrieur de lglise est compos de deux ordres darchitecture : chaque ordre a seize demi-colonnes couvertes dun vernis vert ; les pidestaux de lordre infrieur sont de marbre ; ceux de lordre suprieur sont dors, aussi bien que les chapiteaux, les filets de la corniche, ceux de la frise et de larchitrave. La frise parat charge dornements qui ne sont que peints ; les autres membres de tout le couronnement sont vernisss avec des teintes en dgradation selon leurs diffrentes saillies. Lordre suprieur est perc de douze grandes fentres en forme darc, six de chaque cot, qui clairent parfaitement lglise. Le plafond est tout fait peint ; il est divis en trois parties ; le milieu reprsente un dme tout ouvert, dune riche architecture : ce sont des colonnes de marbre qui portent un rang darcades surmont dune belle balustrade. Les colonnes sont elles-mmes enchsses dans une autre balustrade dun beau dessin, avec des vases fleurs fort bien placs ; on voit au-dessus le Pre ternel assis dans les nues sur un groupe danges, et tenant le monde en sa main. Nous avons beau dire aux Chinois que tout cela est peint sur un plan
317
uni ; ils ne peuvent se persuader que ces colonnes ne soient pas droites, comme elles le paraissent ; il est vrai que les jours y sont si bien mnags travers les arcades et les balustres, quil est ais de sy tromper. Cette pice est de la main de M. Gherardini 1. Aux deux cts du dme sont deux ovales dont les peintures sont trs riantes. Le retable est peint de mme que le plafond ; les cts du retable sont une continuation de larchitecture de lglise en perspective. Cest un plaisir de voir les Chinois savancer pour visiter cette partie de lglise quils disent tre derrire lautel. Quand ils y sont arrivs, ils sarrtent, ils reculent un peu, ils reviennent sur leurs pas, ils y appliquent les mains, pour dcouvrir si vritablement il ny a ni lvations ni enfoncements. Lautel a une juste proportion : quand il est orn des riches prsents de la libralit du roi, que vous nous avez apports dEurope, et dont Sa Majest a bien voulu enrichir lglise de Pkin, il parat alors un autel rig par un grand roi au seul matre des rois. Quelques soins que nous nous soyons donns, lglise ne put souvrir quau commencement de dcembre de lanne dernire. On choisit un dimanche pour la crmonie ; le rvrend pre Grimaldi, visiteur de la Compagnie dans cette partie de lOrient, accompagn de plusieurs autres missionnaires de diffrentes nations, vint bnir solennellement la nouvelle glise. Douze catchistes en surplis portaient la croix, les chandeliers, lencensoir, etc. Deux prtres avec ltole et le surplis marchaient cot de lofficiant ; les autres missionnaires suivaient deux deux, et ensuite venaient en foule les fidles que la dvotion avait attirs. La bndiction acheve, tout le monde se prosterna devant lautel : les Pres rangs dans le sanctuaire, et tous les chrtiens dans la nef, frapprent plusieurs fois la terre du front. La messe fut ensuite clbre avec diacre et sous-diacre par le pre Gerbillon, quon peut regarder comme le fondateur de cette nouvelle glise. Un grand nombre de
1 Peintre italien.
318
fidles y communirent ; on pria pour le roi trs chrtien, notre insigne bienfaiteur, et le pre Grimaldi fit la fin de la messe un discours trs touchant. Enfin la fte se termina par le baptme dun grand nombre de catchumnes. La messe se clbra la nuit de Nol avec la mme solennit et avec le mme concours de
p.144
je ne sais quoi de champtre, ne meussent fait ressouvenir que jtais dans une mission trangre, jaurais cru me trouver dans le cur de la France, o la religion jouit de toute sa libert. Vous ne sauriez croire la multitude de personnes de distinction qui sont venues voir cet difice ; tous sy prosternent plusieurs reprises devant lautel plusieurs mme sinstruisent de notre religion, sy affectionnent, et donnent lieu de croire quils lembrasseront dans la suite. Quelle douleur pour nous, mon rvrend Pre, si nous avions le malheur de voir dtruire un ouvrage qui fait triompher la religion jusque dans le palais dun prince infidle ! nous en avons couru le risque deux mois aprs quil a t achev : voici comment la chose se passa. Le 12 de fvrier de cette anne 1704, le frre Brocard, qui travaille des instruments de mathmatiques chez le prince hritier, avec toute lamertume de la croix de Jsus-Christ, reut ordre de donner la couleur bleue quelques ouvrages dacier. Le premier avait la figure dun anneau, le second reprsentait une garde dpe tout fait ronde, le troisime avait la forme dun pommeau dpe, et le quatrime tait une pointe quadrangulaire fort mousse. Tout cela est ncessaire pour ce que je dois dire. Je me trouvai alors dans lappartement o travaillait le frre Brocard, pour laider perfectionner quelques ouvrages. Le pre Bouvet, qui nous sert dinterprte, y fut aussi appel, et aprs avoir observ ces morceaux dacier, il me dit quil craignait fort que ce ne fussent les pices dun instrument idoltrique. Je lui demandai plusieurs
319
fois sur quoi il fondait ce soupon, mais il ne put me rpondre autre chose, sinon quelles lui paraissaient tre les pices dun sceptre didole : je les examinai de mon ct avec attention, et je ny pus rien apercevoir que quelques fleurs assez mal graves. Cependant le premier eunuque du prince hritier vint nous ordonner de sa part de mettre au plus tt cet acier en couleur. Nous le conjurmes de vouloir bien reprsenter au prince la peine o nous tions de ne pouvoir lui obir, jusqu ce quon nous et clairci sur le doute que nous avions touchant lusage du pien quil nous avait envoy (cest ainsi quon appelle cette espce de sceptre) ; que nous craignions que ce ne ft le pien de Fo, ou de quelque autre idole, et que dans ce doute il ne nous tait pas permis dy travailler. Leunuque protesta que le pien tait uniquement destin lusage du prince, et nullement celui des idoles. Permettez-moi nanmoins de vous reprsenter, rpliqua le pre Bouvet, que ce pien ressemble fort cette espce darme quon donne certains gnies suprieurs aux autres et laquelle il me semble que le peuple attribue le pouvoir de dfendre des malins esprits. Or, selon les principes de notre religion, nous ne pourrions travailler de pareils ouvrages, sans nous rendre coupables devant Dieu dun trs grand crime, et le prince est trop quitable pour lexiger de nous. Leunuque, peu instruit des devoirs de notre religion, et choqu de notre rsistance, au lieu de rpondre au doute du pre Bouvet, nous traita dopinitres et dingrats ; il seffora mme de nous prouver avec chaleur que quand il sagirait du pien de Fo, nous nen devions pas moins obir au prince ; quaprs les grces dont lempereur nous avait combls, et dans le temps quil venait de nous permettre de btir jusque dans lenceinte de son palais une glise au Dieu que nous adorions, il tait indigne, sur une fausse dlicatesse, de refuser au prince son fils une bagatelle. Ensuite, ajoutant les menaces aux reproches, il nous exposa les suites fcheuses que notre dsobissance pourrait avoir. Nous rpondmes que lempereur tait le matre de nos vies ; que
320
nous tions pntrs de reconnaissance pour tous ses bienfaits ; surtout que nous lui tions infiniment obligs de la protection quil accordait notre sainte loi ; quen toute autre occasion nous tions prts de lui obir, comme nous avions fait jusqualors, quelque chose quil nous en dt coter ; que nous nous estimions mme trop honors quil voult bien agrer nos services ; mais que, quand il faudrait encourir sa disgrce, et nous exposer aux plus affreux chtiments, on ne nous engagerait jamais rien faire contre la puret de notre religion. Aprs une dclaration si nette, leunuque seffora, par toutes les voies dhonntet, de vaincre notre rsistance. Il dit au pre Bouvet
p.145
sagissait navait aucun rapport ni Fo ni aux autres idoles. Un de ceux qui laccompagnaient massura la mme chose en particulier et me dit que lempereur lui-mme en avait un semblable. Comme nous savons jusquo les mandarins portent leur
complaisance pour lempereur et pour le prince, nous ne crmes pas encore devoir nous en rapporter leur tmoignage. Je pris donc la parole, et je dis que, puisque le pien appartenait au prince, personne nen devait mieux savoir lusage que lui ; quil lui tait ais de lever le doute qui nous arrtait : que sil voulait bien nous expliquer lui-mme lusage quil souhaite faire de cette arme, et nous assurer que ni lui, ni les Chinois ny reconnaissent aucune vertu particulire, sur-le-champ il serait obi. Nous tions en effet assez convaincus de la sincrit du prince pour ne devoir plus avoir lieu de douter, aprs le tmoignage quil nous aurait rendu. Vous tes bien tmraires, reprit leunuque, de faire une pareille demande. En mme temps il nous quitta pour aller faire son rapport au prince. Tous ceux qui furent tmoins de cet entretien nous regardrent comme des gens perdus. Quelque temps aprs on vint nous avertir daller au palais rendre raison de notre conduite : les traitements que nous remes sur la route de la plupart des officiers nous firent juger que nous nen devions pas recevoir un trop favorable du prince mme.
321
Jarrivai le premier ; ds que je fus en sa prsence, je me prosternai selon la coutume. Il tait au milieu de toute sa cour, lentre de son appartement : et me regardant dun air plein dindignation et de colre : Faut-il donc, me dit-il, que jintime moi-mme mes ordres pour tre obi ? Savez-vous les chtiments que votre dsobissance mrite selon la rigueur des lois ? Ensuite, adressant la parole au pre Bouvet qui me suivait de prs : Connaissez-vous cette arme ? ajouta-t-il ; cest le pien dont je me sers, et qui est fait uniquement pour mon usage ; il nest ni pour Fo, ni pour aucun gnie, et personne nattribue ce pien aucune vertu particulire : en faut-il davantage pour vous rassurer contre vos craintes mal fondes ? Le pre Bouvet crut pouvoir, sans manquer au respect d au prince, lui exposer les raisons quil avait eues de douter. Mais le prince, se persuadant quil faisait encore difficult de se rendre son tmoignage, lui parla dune manire qui marquait sa colre et son indignation. Il lenvoya dans la salle de la comdie pour y voir des sceptres pareils au sien entre les mains des comdiens qui taient sur le point de jouer. Quil voie, dit-il, si cest l un instrument de religion, puisque nous en faisons un instrument de comdie. Le pre Bouvet tant de retour, le prince lui demanda sil tait enfin dtromp. Le pre lui rpondit quil voyait bien que ce pien pouvait servir diffrents usages ; mais que comme il avait lu dans quelque livre de lhistoire de la Chine quon avait employ de pareils instruments des choses que notre religion dteste, il avait eu lieu de craindre que celui-ci ne ft de la mme espce et que le peuple net encore sur la vertu de ces sortes darmes des erreurs grossires. Ces nouvelles instances du pre Bouvet irritrent extrmement le prince. Il simagina que le missionnaire voulait opposer son autorit, celle de quelque roman, ou des gens de la lie du peuple.
322
Vous ntes quun tranger, lui dit-il dun ton svre, et vous prtendez savoir mieux les sentiments et les coutumes de la Chine que moi et que tous ceux qui nont point fait dautre tude ds leur enfance ? Or je dclare que ni moi ni le peuple de la Chine nous ne reconnaissons aucune vertu particulire dans cette sorte de sceptre, et quil ny en a aucun de semblable qui soit un instrument didole. Comme je veux bien vous assurer, quelle fausse dlicatesse peut vous arrter, lorsque je vous ordonne dy travailler ? Parce que Fo et les autres idoles sont reprsents avec des habits, cela vous empche-t-il den porter vous-mmes ? Quoiquils aient des temples, nen btissez-vous pas aussi votre Dieu ? On ne blme pas votre attachement votre religion, mais on blme avec raison votre enttement sur des choses que vous ne savez pas 1. Aprs ces paroles, le prince se retira pour aller instruire lempereur de tout ce qui stait pass. En mme temps il donna ordre quon fit venir incessamment tous les missionnaires
p.146
Pkin. Jai admir et je ne cesserai dadmirer toute ma vie, que la colre de ce prince idoltre ne lui fit jamais dire une seule parole contre la loi chrtienne, quoique nous neussions point dautres raisons apporter que la crainte de la violer : preuve vidente de lestime quil fait de notre sainte religion. Comme il tait fort tard, on nous renvoya dans notre logis, le seul pre Bouvet eut ordre de rester. Il demeura donc comme prisonnier et passa toute la nuit, qui fut extrmement froide, sous une cabane de nattes, o on lui permit de se retirer. Le lendemain matin, quelques personnes me vinrent trouver, pour me dire que le pre Bouvet tait condamn au chtiment des esclaves. Je leur rpondis que ce pre serait heureux de mourir pour navoir pas
1 La dlicatesse de ces missionnaires est une preuve du moins quils ne favorisaient pas
323
voulu trahir sa conscience ; mais que si on le punissait, la faute tant commune trois, il tait de la justice que trois fussent punis. Japerus en mme temps leunuque du prince qui venait nous demander de sa part, si le sceptre de Salomon, grav sur la bote de sa montre, ntait pas la mme chose que le sien. Vos rois ont un pien, nous dit-il ; vous nen tes pas scandaliss, et celui du prince vous fait peur ; do vient cette diffrence ? Je lui appris ce que ctait que le sceptre de nos rois, et je lui expliquai lhistoire du jugement de Salomon, qui tait grav sur cette bote. Enfin les missionnaires des trois glises arrivrent sur les huit heures, dj instruits de toute cette affaire par le pre Gerbillon. Le mandarin nomm Tchao, qui a tant contribu ldit qui permet lexercice de la religion chrtienne dans tout lempire, nous assembla tous dans un lieu loign des appartements du prince. L, en prsence du premier eunuque et de plusieurs autres personnes, il nous parla peu prs en ces termes : Vous avez irrit contre vous le meilleur de tous les princes : il mordonne de poursuivre vivement la faute du pre Bouvet comme un crime de lse-majest. Si vous ne lui faites satisfaction, jirai moi-mme accuser le coupable la cour des crimes, pour y tre jug et puni selon la svrit des lois. Vous tes des trangers, vous navez dappui que la bont de lempereur qui vous protge, qui permet votre religion parce quelle est bonne, et quelle nordonne rien que de raisonnable. De quels biens et de quels honneurs ne vous a-t-il pas combls la cour et dans les provinces ! Cependant le pre Bouvet a eu linsolence de contredire le prince hritier, et, malgr les assurances et les claircissement quil a eu la bont de lui donner, il a voulu soutenir son propre sentiment contre celui du prince, comme sil se ft dfi de sa droiture et de sa bonne foi. Je vous fais les juges de son crime, et de
324
la peine quil mrite. Quen pensez-vous ? Rpondez, pre Grimaldi, vous qui tes le suprieur de tous. Le pre, qui stait attendu tous ces reproches, et qui, aprs avoir tout examin, avait dsapprouv la rsistance opinitre du pre Bouvet, rpondit que ce pre avait eu grand tort de ne pas dfrer au tmoignage et lautorit du prince, et que par l il stait rendu indigne de paratre jamais devant sa Majest et devant son Altesse. Le mandarin sans rpondre au pre Grimaldi, sadressa au pre Bouvet, et lui dit que le prince hritier jurait, foi de prince, que linstrument dont il sagissait ntait point le sceptre de Fo, ni des gnies ; que sil savait le contraire, il fit une croix sur la terre et quil jurt sur cette croix. Le pre Bouvet rpondit quil soumettait son jugement celui du prince. Si vous reconnaissez votre faute, reprit le mandarin, frappez donc la terre du front comme coupable. Le pre obit sur-le-champ, et le mandarin alla faire son rapport lempereur. Nous loumes Dieu du tmoignage public que ce mandarin venait de donner notre sainte religion, au nom de lempereur et du prince son fils (car nous savions bien quil ne disait pas un mot de lui-mme), tmoignage que nous aurions achet au prix de tout notre sang. Ce courtisan, que le seul respect humain retient dans linfidlit, fit bien valoir ce tmoignage, auquel il savait que nous tions infiniment sensibles : il ne se contenta pas de le dire une fois, il le rpta bien haut, et le pronona dun ton et dun air lui donner toute lautorit que nous dsirions. Quelque temps aprs, ce tmoignage du prince, si avantageux la religion, nous fut encore confirm par un autre officier, qui vint nous dire de sa part ces paroles bien consolantes pour nous : Est-il possible quon mait souponn davoir voulu vous tromper en vous
p.147
325
comme moi et que dans tout lempire vous trouveriez peu de personnes capables de ce procd, qui ne peut convenir qu un malhonnte homme. Si je suis si fort irrit, ce nest pas pour le sceptre dont il sagit, car je men mets fort peu en peine ; cest cause de loutrage quon me fait, et auquel je suis dautant plus sensible, quil me vient par des personnes que javais honores de mon estime. Malgr tant de dclarations du prince, qui taient suffisantes pour lever entirement notre doute, nous examinmes encore, et nous fmes examiner attentivement tous les diffrents rapports que pouvait avoir ce sceptre ; mais nous ny trouvmes pas lombre de superstition ; cest un instrument dont le prince et lempereur lui-mme se servent pour se dnouer les bras la faon des Tartares. Cependant le bruit se rpandait que le pre Bouvet aurait le cou coup. Les pres Grimaldi, Thomas, Gerbillon et Pereyra, aprs avoir confr ensemble, et avec quelques mandarins de leurs amis, allrent trouver lempereur pour lui tmoigner leur chagrin sur le peu de dfrence que le pre Bouvet avait eu pour le prince. Sa Majest leur rpondit quelle tait bien aise quils reconnussent leur faute ; que depuis quarante ans quil se servait des missionnaires, il navait jamais eu la pense de leur rien ordonner qui ft contraire leur loi, quil jugeait bonne ; que quand il avait exig deux quelque service, il stait inform auparavant sils nauraient pas de peine faire ce quil souhaitait ; quil avait mme port les choses jusquau scrupule : Jai dans mon palais, dit Sa Majest, une femme qui joue excellemment bien de la harpe ; je voulus faire juge de son habilet le pre Pereyra, qui touche bien les instruments ; mais, faisant attention la dlicatesse des missionnaires, je craignis que le pre ne ft tent de me refuser. Il me vint en pense quen tirant un rideau entre les deux, le pre naurait peut-tre plus la mme difficult : cependant je craignis encore que cet expdient ne lui dplt. Alors quelques courtisans me proposrent de faire habiller cette femme en
326
homme, et me promirent sur cela un secret inviolable. Jtais fort port le faire, afin de contenter ma curiosit. Mais aprs quelques rflexions, je jugeai quil tait indigne de tromper un homme qui se fiait en moi ; ainsi je me privai du plaisir que je mtais promis, pour ne point faire de peine au missionnaire sur les devoirs de sa profession. Sa Majest ajouta que le grand lama, quil considrait si fort, layant pri de faire tirer son portrait par M. Gherardini, il lavait refus, dans la crainte quil avait que ce peintre, tant chrtien, net de la rpugnance faire le portrait dun prtre des idoles. Il dit ensuite quil y avait parmi nous des gens dfiants et souponneux, qui craignent tout, parce quils ne connaissent pas assez la Chine, et qui aperoivent de la religion o il ny en a pas mme lapparence. Enfin il conclut que puisque le pre Bouvet reconnaissait sa faute, il suffisait, pour le punir, quil ne servt plus dinterprte chez le prince son fils ; que du reste il pouvait demeurer tranquille dans notre maison. Les Pres flchirent les genoux et se courbrent neuf fois jusqu terre, selon la coutume, en action de grces. Ils firent ensuite la mme crmonie devant la porte du prince hritier. Ainsi se termina cette affaire, aprs nous avoir donn durant cinq jours de cruelles inquitudes. Malgr cette alarme passagre, notre mission est, grce Dieu, dans un tat nous faire esprer dans la suite de grands progrs pour la conversion des Chinois, si luvre de Dieu nest point traverse. Des trente jsuites que vous y avez laisss, il y en a douze qui nont plus besoin de matres dans les caractres, et qui lisent le chinois avec une facilit surprenante. M. lvque dAscalon, vicaire apostolique du Kiang-si, est si tonn du progrs que font dans les lettres les Pres de sa province, quil en a crit plusieurs personnes avec loge. Ce prlat a pri le Pre suprieur gnral de lui accorder un des plus anciens pour son pro-vicaire, afin de se dcharger sur lui dune partie du soin de cette province, une des plus belles de la Chine. Comme ce nest pas une dignit, mais une charge, on a ordonn aux jsuites
327
franais qui sont dans le Kiang-si, de ne point rejeter le fardeau quun vque qui a vieilli dans les travaux de lapostolat jugera selon Dieu devoir lui imposer pour son
p.148
Pousatery, vicaire apostolique du Chan-si, en a demand aussi un pour son compagnon. Le rvrend pre Turcotti, lu vque dAndreville, et vicaire apostolique, en a encore pris un depuis peu. Lempereur nous a fait cette anne une faveur qui a beaucoup honor la religion : une inondation ayant produit une famine universelle dans la province de Chang-tong, Sa Majest a tax ses courtisans, et y a envoy de grands secours qui devaient tre administrs par de riches mandarins, dputs exprs pour cette bonne uvre. Cela na pas empch quune grande partie de ces malheureux ne soient venus la capitale de lempire, pour y chercher de quoi vivre. Sa Majest ayant conu de la dfiance des mandarins, fit appeler quatre de nos Pres : il leur dit qutant venus la Chine par un motif de charit, nous devions plus particulirement travailler secourir les pauvres, selon lesprit de notre religion, qui sen fait un point capital ; quil nous remettait deux mille taels pour en acheter du riz, et le distribuer dans le grand espace de notre spulture, et quil esprait que nous contribuerions aussi selon nos forces au soulagement de tant de malheureux. Cet ordre fut reu avec reconnaissance de la part des missionnaires, et ils jugrent quil fallait sincommoder, afin de trouver cinq cents taels pour les employer en aumnes. Les pres Suarez et Parennin, chargs de la distribution des aumnes, firent prparer des fourneaux et de grandes chaudires : ils firent ensuite provision de riz, de grands vases de porcelaine bien propres, de racines et dherbes sales du pays, pour corriger ce que le riz a de fade et dinsipide. A la vue dun signal quon levait, les pauvres entraient sans confusion et se rassemblaient tous dans un quartier, les hommes dun ct et les femmes de lautre. Ensuite on les faisait revenir par un passage troit, et l on donnait chacun sa portion de riz et
328
dherbages 1, quil emportait dans un lieu marqu, o ils allaient tous se ranger, jusqu ce que les porcelaines fussent vides. On les ramassait ensuite ; on les lavait, et on distribuait aux autres pauvres leur aumne dans le mme ordre quaux premiers. Les chrtiens les plus considrables de la ville venaient tour tour servir les pauvres avec beaucoup ddification : ils recueillaient les porcelaines ; ils maintenaient le bon ordre ; ils disaient tous quelques mots de consolation. Les mandarins et les eunuques de la cour, que la curiosit attirait ce spectacle, taient charms de ce bon ordre maintenu sans le secours daucuns gardes, de cette abondance, et surtout de cette propret, dont les Chinois sont si jaloux. Ils admiraient que des personnes remarquables par leur naissance et par leurs richesses se mlassent ainsi parmi les pauvres, jusqu leur fournir les btonnets pour manger, et les conduire ensuite comme des htes qui on veut faire honneur. Oh scriaient-ils que cette religion est excellente, qui inspire tant de charit jointe tant de modestie. Il ny avait pas jusquaux bonzes qui devenaient nos pangyristes, car il y en avait tous les jours prs de cent qui on faisait laumne avec les autres pauvres. Cest ainsi que, durant quatre mois, nous avons nourri plus de mille personnes par jour. Dussions-nous tre longtemps incommods de cette dpense, comme en effet nous le serons, nous ne la regretterons point : au contraire, nous bnirons Dieu sans cesse, et nous le conjurerons de nous fournir souvent de semblables occasions de faire louer le nom du Seigneur par les chrtiens et par les infidles. Ne craignez pas que le nombre de nos catchistes en diminue ; nous nous priverons plutt des choses les plus ncessaires, que de retrancher un moyen si utile la conversion des Chinois. Vous savez, mon rvrend Pre, que cest l uniquement ce qui nous touche, et ce qui nous rend si sensibles au zle des personnes qui par les aumnes quelles font cette glise naissante, contribuent, avec tant davantage pour leurs propres mes, au salut dune infinit dautres.
329
Je suis avec beaucoup de respect, dans lunion de vos saints sacrifices, etc.
330
A Cai-fum-fou, capitale de la province de Ho-nan, le 5 de novembre 1704 Mon trs rvrend Pre,
P. C.
p.149
Aprs avoir pass deux mois la visite des chrtients de de Loye-hien et de Fou-keou-hien 3, o par la
Koue-te-fou 2,
misricorde de Dieu la religion stablit de jour en jour, je trouvai mon retour les deux lettres que vous mavez fait lhonneur de mcrire. Je vous remercie de mavoir mand des nouvelles de votre sant, et de mavoir appris lheureuse dcouverte que vous avez faite dans vos archives de pices importantes
4
1 Traduite du portugais. 2 Koue-te-fou est un chef-lieu de dpartement. 3 Ce sont des villes de la province de Ho-nan, qui est presque au milieu de la Chine. 4 Les originaux des pices dont on parle ici furent trouvs dans les archives du collge
de Pkin le 30 juillet, veille de la Saint-Ignace, de lanne 1704. Les jsuites de la Chine ont fait imprimer ces pices Pkin mme, aprs en avoir montr les originaux un vicaire apostolique et au secrtaire de M. lvque de Pkin. Voici le catalogue de ces pices, qui sont crites en portugais :
1 Lettre du rvrend pre Dominique Navarrette, jacobin, crite le 29 de septembre 1669, au rvrend pre Antoine de Govea, vice-provincial de la Compagnie de Jsus la Chine. Cette lettre est imprime en franais la page 275 de la premire dition de lclaircissement donn M. le duc du Maine, sur les honneurs que les Chinois rendent Confucius et aux morts. 2 Copie de quelques points arrts dans une assemble des pres de la Compagnie de Jsus en la ville de Ham-tcheou, capitale de la province de Tche-kiam, au mois davril de lanne 1642. Cette pice est imprime en franais dans le mme claircissement, page 278. 3 Rponse du rvrend pre Antoine de Govea, vice-provincial des jsuites de la Chine, sur les deux prcdents crits du rvrend pre Navarrette, jacobin. Cette pice est imprime en franais dans le mme claircissement, page 284. 4 Lettre du rvrend pre Dominique-Marie de Saint-Pierre, jacobin, crite le 4 doctobre 1669, au rvrend pre Antoine de Govea, vice-provincial de la Compagnie de Jsus la Chine. Cette pice est imprime en franais dans le mme claircissement, page 293. On trouve cet claircissement la fin de lHistoire de ldit de lempereur de la Chine en faveur de la religion chrtienne, imprime chez Anisson en 1698.
331
Pour ce qui regarde ceux quon appelle ici Tiao-kin-kiao, il y a deux ans que jallai les voir, dans la pense que ctaient des juifs, et dans la vue dy chercher lAncien Testament. Mais comme je nai aucune connaissance de la langue hbraque, et que je trouvai de grandes difficults, jabandonnai cette entreprise, dans la crainte de ny pas russir. Nanmoins, depuis que vous mavez marqu que je vous ferais plaisir de minformer de ces gens-l, jai obi vos ordres, et je lai fait avec tout le soin et toute lexactitude dont je suis capable. Je leur fis dabord amiti, ils y rpondirent, et ils eurent lhonntet de me venir voir. Je leur rendis leur visite dans leur li-pa-sou, cest-dire leur synagogue, o ils taient tous assembls, et o jeus avec eux de longs entretiens. Je vis leurs inscriptions dont les unes sont en chinois, et les autres en leur langue. Ils me montrrent leurs kims ou leurs livres de religion, et ils me laissrent entrer jusque dans le lieu le plus secret de leur synagogue, o il ne leur est pas permis euxmmes dentrer. Cest un endroit rserv leur cham-kiao, cest--dire au chef de la synagogue, qui ny entre jamais quavec un profond respect. Il y avait sur des tables treize espces de tabernacles dont chacun tait environn de petits rideaux. Le sacr kim
1
de Mose tait
renferme en chacun de ces tabernacles, dont douze reprsentaient les douze tribus dIsral, et le treizime Mose. Ces livres taient crits sur de longs parchemins et plis sur des rouleaux. Jobtins du chef de la synagogue quon
p.150
dplit un de ces parchemins, ce quon fit. Il me parut tre crit dune criture trs nette et trs distincte. Un de ces livres fut heureusement
5 Lettre du rvrend pre Michel de Angelis, de lordre de Saint-Augustin, gouverneur de lvch de Macao, au rvrend pre Antoine de Govea, vice-provincial de la Compagnie de Jsus la Chine, sur la fuite du rvrend pre Navarrette de sa prison de Canton. 6 Attestation donne le 16 de dcembre 1680, par le seigneur dom Vasco Barbosa de Mello, contre quelques faussets rapportes dans les livres du mme pre Navarrette. Ces deux dernires pices nont point encore t traduites en franais, ni imprimes en Europe. 1 Cest le Pentateuque.
332
sauv de la grande inondation du fleuve Hoamho 1, qui submergea la ville de Ca-fom-fou, capitale de cette province. Comme les lettres de ce livre ont t mouilles et quelles sont presque demi effaces, ces juifs ont eu soin den faire douze copies quils gardent soigneusement dans les douze tabernacles dont je viens de parler. On voit encore en deux autres endroits de cette synagogue plusieurs anciens coffres ou ils conservent avec soin un grand nombre de petits livres, dans lesquels ils ont divis le Pentateuque de Mose, quils appellent Takim, et les autres livres de leur loi. Ils se servent de ces livres pour prier ; ils men montrrent quelques-uns, qui me parurent crits en hbreu ; les uns taient neufs et les autres vieux et demi dchirs. Tous ces livres sont conservs avec plus de soin que sils taient dor ou dargent. Il y a au milieu de leur synagogue une chaire magnifique et fort leve, avec un beau coussin brod ; cest la chaire de Mose, dans laquelle les samedis (ce sont leurs dimanches) et les jours les plus solennels, ils mettent le livre du Pentateuque et en font la lecture. On y voit aussi un van-sui-pai ou un tableau o est crit le nom de lempereur, mais il ny ni statues, ni images. Leur synagogue regarde loccident, et quand ils prient Dieu ils se tournent de ce ct-l, et ils ladorent sous les noms de Tien, de Cham-tien, de Cham-ti, de Teaovan-voe-tche, cest--dire, de Crateur de toutes choses ; et enfin de Van-voe-tchu-tcai, cest--dire, de Gouverneur de lunivers. Ils me dirent quils avaient pris ces noms des livres chinois, et quils sen servaient pour exprimer ltre suprme et la premire cause. En sortant de la synagogue, on trouve une salle que jeus la curiosit de voir ; je ny remarquai quun grand nombre de cassolettes. Ils me dirent que ctait le lieu o ils honoraient leurs chim-gins, ou les grands hommes de leur loi. La plus grande de ces cassolettes, qui est
1 Hoang-ho, ou fleuve Jaune, est une des plus grandes rivires de la Chine. Il prend sa
source entre les montagnes qui sont loccident de la province de Sou-tchouen, et aprs avoir parcouru une partie des provinces septentrionales de ce grand empire, il passe par celles de Ho-nan, de Chan-toung et de Nankin, o il se jette dans la mer orientale, vis--vis du Japon.
333
pour le patriarche Abraham, le chef de leur loi, est au milieu de cette salle. Aprs celle-l sont celles dIsaac, de Jacob et de ses douze enfants, quils appellent Chel-cum-pai-se, les douze lignes ou les douze tribus dIsral ; ensuite sont celles de Mose, dAaron, de Josu, dEsdras, et de plusieurs autres personnes illustres, soit hommes, soit femmes. Quand nous sortmes de ce lieu-l, on nous conduisit en la salle des htes pour nous entretenir. Comme les titres des livres de lAncien Testament taient crits en hbreu la fin de ma Bible, je les montrai au cham-kiao ou chef de la synagogue ; il les lut, quoiquils fussent assez mal crits, et il me dit que ctaient les noms de leur Chin-kim ou du Pentateuque. Alors, prenant ma Bible et le cham-kiao son Beresith, cest ainsi quils appellent le livre de la Gense nous confrontmes les descendants dAdam jusqu No, avec lge dun chacun, et nous trouvmes entre lun et lautre une parfaite conformit. Nous parcourmes ensuite en abrg les noms et la chronologie de la Gense, de lExode, du Lvitique, des Nombres et du Deutronome, ce qui compose le Pentateuque de Mose. Le chef de la synagogue me dit quils appelaient ces cinq livres Beresith, Veelesemoth, Vacra, Vaiedabber et Haddebarim, et quils les divisent en cinquante-trois volumes, savoir : la Gense en douze volumes, lExode en onze, et les trois livres suivants en dix volumes chacun quils appellent Kuen. Ils men ouvrirent quelques-uns et me les prsentrent lire ; mais ne sachant pas lhbreu, comme jai dj dit, cela fut inutile. Les ayant interrogs sur les titres des autres livres de la Bible, le chef de la synagogue me rpondit en gnral quils en avaient quelques-uns, mais que les autres leur manquaient, et quil y en avait quils ne connaissaient pas. Quelques-uns des assistants majoutrent quil stait perdu quelques livres dans linondation du Hoamho ou du fleuve Jaune dont jai parl. Pour compter srement sur ce que je viens de rapporter, il serait ncessaire de savoir la langue hbraque, car sans cela on ne pourra sassurer de rien. Ce qui me surprend davantage, cest que leurs anciens rabbins aient
334
ml plusieurs
p.151
lcriture, et cela jusque dans les cinq livres de Mose. Ils me dirent ce sujet de si grandes extravagances, que je ne pus mempcher den rire ; ce qui me fit souponner que ces juifs pourraient bien tre des talmudistes
1
habile dans lcriture et dans la langue hbraque, qui puisse dmler ce qui en est. Ce qui me confirme dans le soupon que jai form, cest que ces juifs majoutrent que sous le Min-chao, ou la dynastie de la famille de Taming 2, le pre Fi-lo-te, cest le pre Rodriguez de Figueredo, et sous le Chin-chao ou la dynastie de la famille aujourdhui rgnante 3, le pre Ngen-li-ke, cest le pre Chrtien Enriquez, desquels la mmoire est ici en vnration, allrent plusieurs fois leur synagogue pour traiter avec eux ; mais comme ces deux savants hommes ne se mirent pas en peine davoir un exemplaire de leur Bible, cela me fait croire quils la trouvrent corrompue par les talmudistes, et non pas pure et sincre comme elle tait avant la naissance de Jsus-Christ. Ces juifs, quon appelle la Chine Tiao-kin-kiao, soit quils soient talmudistes ou quils ne le soient pas, gardent encore plusieurs crmonies de lAncien Testament ; par exemple la circoncision, quils disent avoir commenc au patriarche Abraham, ce qui est vrai ; les azymes, lagneau pascal, en mmoire et en action de grce de la sortie dgypte et du passage de la mer Rouge pied sec, le sabbat, et dautres ftes de lancienne loi. Les premiers juifs qui parurent la Chine, ainsi quils me le racontrent, y vinrent sous le Ham-chao
4
1 Le Talmud est un livre fort estim des Juifs, qui contient leurs lois, leurs coutumes et les traditions de leurs rabbins. On appelle talmudistes ceux qui suivent la doctrine de ce livre. 2 La famille de Taming commena de rgner la Chine en 1368, et gouverna cet empire pendant deux cent soixante-seize ans. Elle le perdit par lirruption des Tartares orientaux, qui sen rendirent les matres en 1644. 3 Cest la famille de Tai-cim, qui rgne aujourdhui la Chine en la personne de Camhi, un des plus grands et des plus sages princes qui aient gouvern ce vaste empire. (Note de lancienne dition.) 4 Des vingt-deux familles qui ont possd lempire de la Chine depuis le grand Hoam-ti,
335
p.152
nombre tant diminu, il nen reste prsentement que sept, dont voici les noms : Thao, Kin, Che, Cao, Theman, Li, et Ngai. Ces familles sallient les unes aux autres sans se mler avec les hoei-hoei, ou les mahomtans, avec lesquels ils nont rien de commun, soit pour les livres soit pour les crmonies de leur religion ; il ny a pas mme jusqu leurs moustaches qui sont tournes dune autre manire. Ils nont de li-pa-sou ou de synagogue que dans la ville capitale de la province de Ho-nan. Je ny ai point vu dautel, mais seulement la chaire de Mose avec une cassolette, une longue table, et de grands chandeliers avec des chandelles de suif. Leur synagogue a quelque rapport nos glises dEurope ; elle est partage en trois nefs ; celle du milieu est occupe par la table des parfums, la chaire de Mose, et le van-sui-pai ou le tableau de lempereur, avec les tabernacles dont jai parl, o ils gardent les treize exemplaires du Chia-kim ou du Pentateuque de Mose. Ces tabernacles sont faits en manire darche, et cette nef du milieu est comme le chur de la synagogue ; les deux autres sont destines prier et adorer Dieu. On va tout autour de la synagogue par le dedans. Comme il y a eu autrefois, et quil y a encore aujourdhui parmi eux des bacheliers et des kien-seng, qui est un degr diffrent de celui de bachelier, je pris la libert de leur demander sils honoraient Confucius : ils me rpondirent tous, et mme leur chef, quils lhonoraient de la mme manire que les autres lettrs de la Chine lhonorent ; et quils assistaient avec eux aux crmonies solennelles qui se font dans les salles de leurs grands hommes. Ils majoutrent quau printemps et lautomne ils rendaient leurs anctres les honneurs quon a coutume de leur rendre la Chine, dans la salle qui est auprs de la synagogue ; qu la vrit ils ne leur prsentaient pas des viandes de cochon, mais
cest--dire depuis lan 2697 avant la naissance de Jsus-Christ jusqu prsent, la famille de Han est la cinquime, et lune des plus illustres, puisquelle a donn vingtsept empereurs la Chine, et quelle a gouvern cet empire pendant quatre cent vingtsix ans, depuis lanne 206 avant la naissance de Jsus-Christ, jusqu lanne 220 aprs sa naissance.
336
p.152
se
contentaient de prsenter des porcelaines pleines de mets et de confitures, ce quils accompagnaient de parfums et de profondes rvrences ou prosternements. Je leur demandai encore si dans leurs maisons ou dans la salle de leurs morts ils avaient des tablettes en lhonneur de leurs anctres. Ils me rpondirent quils ne se servaient ni de tablettes ni dimages, mais seulement de quelques cassolettes. Il faut cependant en excepter leurs mandarins, pour lesquels seuls on met, dans le tsutam ou la salle des anctres, une tablette o leur nom et le degr de leur mandarinat sont marqus. Pour ce qui regarde les noms dont ils se servent pour exprimer la cause premire, je vous en ai dj parl. A lgard de leur Bible, je lemprunterai ; car je les vois assez disposs me la prter, et je la ferai copier. Si vous souhaitez quelque autre chose, je vous prie, mon rvrend Pre, de me le faire savoir. Je me recommande vos saints sacrifices et aux prires de tous nos Pres, et je suis trs respectueusement, etc. P. S. Je vous prie de remarquer, mon rvrend Pre, que ces juifs, dans leurs inscriptions, appellent leur loi la loi dIsral, Yselals-kiao. Ils me dirent que leurs anctres venaient dun royaume doccident, nomm le royaume de Juda, que Josu conquit aprs tre sorti de lgypte et avoir pass la mer Rouge et le dsert ; que le nombre des Juifs qui sortirent dgypte tait de soixante vans, cest--dire de six cent mille hommes. Ils me parlrent des livres des Juges, de David, de Salomon, dzchiel, qui ranima les ossements secs et arides ; de Jonas, qui fut trois jours dans le ventre de la baleine, etc., do lon peut voir quoutre le Pentateuque de Mose, ils ont plusieurs autres livres de lcriture sainte. Ils massurrent que leur alphabet avait vingt-sept lettres ; mais que dans lusage ordinaire ils ne se servaient que de vingt-deux. Ce qui saccorde avec ce que dit saint Jrme, que les Hbreux ont vingt-deux
337
lettres, dont cinq sont doubles. Je leur demandai comment ils appelaient leur loi en chinois ; ils me rpondirent quils lappelaient Tiao-kin-kiao, pour signifier quils sabstiennent de sang, et quils coupent les nerfs et les veines des animaux quils tuent, afin que tout le sang scoule plus aisment. Les gentils leur donnrent dabord ce nom, quils reurent volontiers pour se distinguer des mahomtans, quils appellent Tee-mo-kiao. Ils nomment leur loi Kou-kiao, lancienne loi ; Tien-kiao, la loi de Dieu ou la loi dIsral. Ils nallument point de feu, et ne font rien cuire le samedi ; mais ils prparent ds le vendredi tout ce qui leur est ncessaire pour ce jour-l. Lorsquils lisent la Bible dans leurs synagogues, ils se couvrent le visage avec un voile transparent, en mmoire de Mose, qui descendit de la montagne le visage couvert, et qui publia ainsi le Dcalogue et la loi de Dieu son peuple. Jai oubli de dire quoutre la Bible, ces juifs chinois ont encore dautres livres hbreux faits par les anciens rabbins ; que ces livres, quils appellent San-to, si je ne me trompe, et qui sont pleins dextravagances, contiennent leurs rituels et les crmonies dont ils se servent encore aujourdhui. Ils me parlrent du paradis et de lenfer dune manire peu sense. Il va bien de lapparence quils ont tir du Talmud ce quils en disent. Je leur parlai du Messie, promis dans les critures. Ils furent fort surpris de ce que je leur en dis ; et sur ce que je leur appris quil sappelait Jsus, ils me rpondirent quon faisait mention en leur Bible dun saint homme nomm Jsus, qui tait fils de Sirach ; mais quils ne connaissaient point le Jsus dont je voulais leur parler. Voil, mon rvrend Pre, ce que jai appris de ces juifs chinois. Cc quil y a de certain et sur quoi vous pouvez compter, cest : 1 que ces juifs adorent le Crateur du ciel et de la terre, et quils lappellent Tien, Cham-ti, Cham-tien, etc. comme il parat videmment par leurs anciens pai-fam et pai-piens, ou inscriptions ; 2 Quil est constant que leurs lettrs rendent Confucius les
338
honneurs que les autres Chinois gentils ont coutume de lui rendre dans la salle de ce philosophe, comme jai dj dit ; 3 Quil est sr, comme ils me lont tous dit unanimement, quils honorent leurs morts dans le tsu-tam ou la salle des anctres, avec les mmes crmonies dont on se sert la Chine ; mais sans tablettes, dont ils ne se servent pas ;
p.153
images ou choses semblables. Quil est certain que dans leurs inscriptions il est fait mention de leur loi, quils appellent la loi dIsral, de leur origine, de leur anciennet, de leur descendance, de leurs patriarches Abraham, Isaac, Jacob, des douze tribus dIsral, de leur lgislateur Mose, qui reut la loi dans les deux tables, avec les dix commandements, sur la montagne de Sina ; dAaron, de Josu, dEsdras, du Chin-kim ou du Pentateuque, quils ont reu de Mose, et qui est compos des livres du Beresith, de Veelesemolh, de Vacra, de Vaiedabber et de Haddebarim, quils appellent, quand ils sont joints ensemble, Taura, et saint Jrme Tora. Vous pouvez regarder comme certain ce que je vous ai dit du temps auquel ces juifs sont venus stablir la Chine, et tout ce qui est contenu dans les inscriptions dont je vous ai parl, Pour les autres choses, que je ne sais que sur leur rapport, et que je nai mises ici que pour vous faire plaisir, il ne faut sen servir quavec prcaution ; parce que dans la conversation jai trouv ces juifs des gens peu srs, et sur lesquels il ne faut pas trop compter. * Remarques sur la lettre du pre Gozani
Voici quelques rflexions quon a cru devoir ajouter pour lclaircissement de la lettre prcdente. I. La synagogue dont parle le pre Gozani est fort diffrente de celles que nous voyons en Europe, puisquelle nous reprsente plutt un temple quune synagogue ordinaire des juifs. En effet, dans la synagogue de la Chine, le lieu sacr, o il nest permis quau grand-prtre dentrer, nous marque assez naturellement le sancta sanctorum o tait larche dalliance, la verge de Mose
339
1 Schethikah japha beschahath hathephillag. Silentium pulchrum est orationis tempore. 2 Chap. VI, v. 10.
340
mot ciel, peur exprimer Dieu, est trs commun parmi les juifs mme de lEurope, qui ne sont pas plus idoltres que ceux de la Chine. Cest ce quon peut voir dans presque tous les ouvrages quils composent 1. Il est certain quen quelque langue que ce soit, et mme chez les auteurs sacrs, le Ciel est un terme figur qui marque le Matre et le Seigneur de toutes choses
2
mtaphorique que nulle autre, il ne faut pas stonner que les Chinois, plus que toutes les autres nations, se soient servis du terme Ciel, ou Tien, pour marquer le Dieu du ciel. Lorsque lenfant prodigue dit son pre : Jai pch contre le Ciel et vos yeux reues
4 3
voulaient couper la langue et les mains, dit : Cest du Ciel que je les ai ; lorsque tous les jours nous entendons dire nous-mmes aux prdicateurs : Implorons le secours du Ciel ; par ce terme, cest Dieu seul certainement que nous nous reprsentons. Pourquoi, sur ce simple fondement, prtendrons-nous que les Chinois, par le terme Tien, entendent quelque autre chose ?
entier, ils se contentent den marquer la premire lettre, le Ciel, cest--dire, au nom du Ciel ; faites toutes vos uvres au nom du Ciel, cest--dire, pour Dieu. Chol maasecha iheiou le schem schammam. Omnia opera tua fiant in nomine Cli. 2 Les anciens docteurs, comme Rabbi Eliezer et Rabbi Jochanam, staient servis dune semblable expression, et plusieurs autres avant eux, car ils assurent quils lavaient apprise de leurs pres ; schaninou, didicimus. 3 Pater, peccavi in Clum et coram te. Luc, cap. XV, v. 19. 4 E Clo ista possideo. II, Mach. , cap. XI, v. 7.
1 Cette manire de sexprimer leur est si ordinaire, que souvent au lieu dcrire le mot
341
342
Si je connaissais moins votre vertu et la parfaite soumission que vous avez toujours eue aux ordres de la Providence, juserais de plus de mnagement que je ne fais, pour vous apprendre la perte que vient de faire notre mission dans la personne de votre cher frre le pre Charles de Broissia. Je prvois ce quil vous en doit coter pour faire Dieu le sacrifice quil exige de vous ; jen juge par la vive douleur que je ressens moi-mme de la perte dun si parfait ami. Cependant, monsieur, faites rflexion que la vie toute sainte et la mort prcieuse de celui que vous regrettez ne nous permettent pas de douter quil ne reoive maintenant dans le ciel la rcompense de ses travaux ; ainsi vous avez lieu desprer que ses prires pourront vous ddommager du plaisir que vous donnait chaque anne le rcit de ses succs apostoliques, comme nous esprons de notre ct quelles attireront sur cette mission des
p.155
lieu que par son habilet, par sa sagesse, et surtout par son zle et par son minente vertu il en tait un des plus excellents ouvriers, il en sera dsormais dans le ciel un des plus fermes appuis par les secours quil aura soin de nous procurer. Avant que de se consacrer la mission de la Chine, il stait engag par vu faire tout ce quil saurait tre de la plus grande gloire de Dieu. Comme nous navions rien de cach lun pour lautre, et quil me dcouvrait avec simplicit ce qui se passait de plus secret au fond de son cur, je puis vous assurer que sa fidlit a t aussi inviolable que son engagement tait hroque. Toujours recueilli, il tait attentif ses moindres devoirs ; toujours uni Dieu, il ne perdit jamais de vue sa
343
prsence au milieu de tous les embarras que lui donnrent six tablissements nouveaux quil a faits dans ce vaste empire, et les autres soins attachs lemploi de missionnaire. Jadmirais surtout son galit dme parmi les continuelles traverses et les fcheux contretemps que Dieu semblait lui mnager pour purer davantage sa vertu. Il tait si dur lui-mme, que ses suprieurs furent obligs de modrer sa ferveur, et de lui interdire une partie de ses austrits. Il tait accoutum depuis longtemps vaincre ses inclinations. Pour ne manquer rien, il avait soin de marquer en dtail toutes les choses en quoi il pouvait presque chaque moment se renoncer lui-mme. Par cette continuelle attention sur toutes ses dmarches, il stait rendu le matre absolu de ses passions, et il avait acquis une douceur si parfaite que bien quil ft de son naturel trs vif et plein de feu, on et jug quil tait dune complexion mlancolique. Sa patience lavait rendu en quelque sorte insensible tout ce qui pouvait lui arriver de pnible et dhumiliant. Comme il avait beaucoup de pntration, il dcouvrait ds la premire vue tous les artifices que les Chinois mettent en usage quand il sagit de leurs intrts ; cependant il les supportait avec une douceur et une modration dont ils taient difis. Je me souviens quil me disait souvent : Nous avons obligation aux Chinois de nous avoir aids acqurir la patience. Les seules inclinations de ses suprieurs taient pour lui des ordres prcis ; il obissait promptement dans les choses les plus opposes ses penchants, sans mme reprsenter les obstacles que son peu de sant pouvait apporter ce quon demandait de son obissance. Il tait persuad que toutes les vertus doivent cder en quelque sorte la charit et au zle des mes, et quun homme occup aux fonctions vangliques doit se faire tout tous, au sens de laptre saint Paul. Ainsi, comme la crainte des perscutions ne put jamais larrter dans la poursuite de ses entreprises, lhumilit, dont il eut toujours la pratique extrmement cur, ne lempcha pas de saccommoder certains usages du pays, qui, pour donner du crdit
344
la religion et nous faire couter des grands, nous obligent ne pas refuser certains honneurs quon rend ici aux savants. Il nignorait pas les malignes interprtations quon a donnes si souvent en Europe cette conduite ; mais il disait que de savoir se laisser juger et condamner sans sujet, est une des principales vertus dun homme apostolique. Quoiquil vct dune manire trs pauvre et trs austre, il prtendait pousser bien plus loin la pratique de la mortification chrtienne. Dans lesprance quil avait de se trouver seul un jour, il stait trac un plan de vie qui ne diffrait presque en rien pour laustrit, de celle des anciens Pres du dsert. Son application ltude des livres chinois tait infatigable, et il y avait dj fait de grands progrs. Lattrait particulier quil avait pour loraison ne le dtourna jamais dun travail si pnible et si rebutant. Il tait convaincu que pour plaire Dieu il ne devait rien ngliger de tout ce qui pouvait le rendre plus utile aux peuples auxquels il tait envoy. Il avait une dvotion tendre envers ladorable sacrement de nos autels ; cest ce qui entretenait cette union si intime quil avait avec le Sauveur. Ses lettres taient pleines des sentiments les plus propres augmenter le nombre des fervents adorateurs du sacr cur de Jsus. Son amour pour le Sauveur le rendait ingnieux inventer mille moyens pour le faire aimer des autres, et il ne trouvait rien de difficile quand il sagissait de lui gagner une seule me. Il se persuadait mme que la pratique du vu quil avait fait pouvait devenir commune parmi les fidles, tant il la croyait juste et raisonnable.
p.156
les vnements et les contradictions qui empchaient ou qui retardaient luvre de Dieu. Alors il se punissait lui-mme par de longs jenes au riz et leau ou bien il faisait quelques jours de retraite, afin, disait-il, de se purifier devant Dieu, et de pouvoir ensuite lui offrir des prires capables de flchir sa colre. Dieu a souvent fait connatre combien cette conduite lui tait agrable ; cest ce qui parut singulirement dans ltablissement de Nimpo. Des gens malintentionns avaient dfr au
345
grand tribunal des rites le dessein que nous avions de btir dans cette ville une maison et une glise ; on attendait en tremblant la rponse de ce tribunal, dans la juste crainte quon avait quelle ne ft pas favorable la religion ; le Pre se mit en retraite prcisment au temps que cette affaire devait sexaminer, et le troisime jour de sa retraite larrt fut port en notre faveur, et dans toutes les formes que nous pouvions souhaiter. Lapprhension quil avait de prendre mal son parti dans les affaires qui concernaient lavancement de la religion, tait une de ses croix les plus pnibles ; son zle et la dlicatesse de sa conscience le jetaient alors dans des inquitudes qui le faisaient extrmement souffrir. Il nentreprenait rien quil net recours au jene et la prire ; cependant malgr cette sage et sainte prcaution, il voyait souvent ses projets renverss par des contre-temps auxquels il tait trs sensible. Dieu le consolait souvent en lui faisant connatre que ces disgrces apparentes taient ncessaires pour la russite de ses entreprises. Si jcrivais un homme du sicle qui net quune probit mondaine, il serait peut-tre peu touch de ce que jai lhonneur de vous marquer des vertus et des saintes dispositions du pre de Broissia ; mais jtais trop de ses amis, monsieur, pour navoir pas su de lui ce que vous tes, et la grce que Dieu vous a faite dtre dans le monde et au milieu des honneurs du monde, sans cependant vous rgler sur les ides et sur les maximes corrompues du monde. Ainsi jespre qutant rempli comme vous ltes des sentiments du christianisme, vous bnirez le Seigneur avec nous de ce quil avait communiqu un frre qui vous tait si cher tout lesprit et tout le zle des hommes apostoliques ; et je massure que vous adorerez comme nous les ordres souverains qui nous ont enlev ce zl missionnaire, lorsquil pouvait rendre de si grands services cette mission. Je sais peu de particularits de sa mort ; elle arriva le 18 de septembre de cette anne, deux journes de Pkin, aprs sept jours dune fivre maligne ; je ne lappris que la veille de saint Charles Borrome, son illustre patron, dont il a si parfaitement imit le zle et
346
les autres vertus. Le rvrend pre Posateri, de notre Compagnie, que le saint-sige a honor du titre de vicaire apostolique dans le Chan-si, lavait demand pour tre le compagnon de ses travaux : selon les apparences, il le destinait tre un jour son successeur. Ils devaient aller ensemble la cour avant que de se rendre dans la province confie leurs soins ; le mal qui le saisit en chemin fut dabord si violent, quon nosa risquer de le transporter hors de la barque o la fivre lavait pris. Il reut les sacrements de lglise avec les sentiments de pit et de confiance quon devait attendre dune me si pure et si troitement unie son Dieu. Son corps a t port Pkin pour tre mis dans le lieu de la spulture de nos Pres. Le rvrend pre Gerbillon, notre suprieur gnral, alla le recevoir deux lieues de cette grande ville ; il me mande quil versa bien des larmes sur le cercueil de ce cher dfunt, et quil ressentira longtemps la perte que la Chine a faite dun si saint et si fervent missionnaire. Voil monsieur, une lettre bien diffrente de celles que vous aviez la consolation de recevoir lorsquil vous rendait compte chaque anne des fruits que produisent ici vos libralits. Je puis vous assurer quil ne sen regardait que comme lconome ; mais conome si scrupuleux, que des voleurs lui ayant enlev, lanne passe, quelques-unes de vos aumnes, il me manda quil les avait remplaces en vendant plusieurs choses qui taient son usage, afin que les pauvres nen souffrissent point, et que la perte retombt uniquement sur lui. Ce quil me laissa en partant dici des charits quil avait reues de vous cette anne, a dj contribu, depuis quelques mois, la conversion de vingt-cinq personnes. Il est croire quil en a converti un bien plus grand nombre dans les courses quil sest vu oblig de faire.
p.157
y a quelque temps quil mcrivit quen cas de mort, il avait permission du rvrend Pre suprieur de me laisser le petit fonds quil avait amass par votre moyen, afin de lemployer en de bonnes uvres. Comme je suis convaincu, monsieur, que dans le bien que vous
347
faisiez votre cher frre vous aviez encore plus en vue la gloire de Dieu et le salut des mes que le plaisir de lui donner des marques de votre affection, jespre que sa mort narrtera pas leffet de vos bonts pour cette mission. Je me donnerai lhonneur de vous crire tous les ans, comme lui, lusage que nous aurons fait de ce que vous voudrez bien consacrer la conversion des Chinois. Permettez-moi de prsenter mes respects toute votre sainte et illustre famille ; et sil mest permis de prendre encore ici la place de celui que je pleure avec eux, jose leur recommander ce que je sais quil leur recommandait dans toutes ses lettres, en leur faisant le rcit des conversions que Dieu oprait par son moyen ; il leur marquait lobligation o ils taient de travailler eux-mmes leur propre salut et leur sanctification. Permettez-moi de leur rappeler le souvenir de tout ce quil leur a crit ddifiant sur ce sujet ; rien ne doit tre plus efficace pour les engager la pratique de toutes les vertus propres leur tat. Tout passe, monsieur, et tout passe sans retour. Heureux ceux qui lexemple du pre Broissia, travaillent amasser ici-bas des trsors pour lternit. Je suis avec un zle plein de respect et de reconnaissance, etc.
348
A Pkin, anne 1705 A quelques lieues de Pkin, en tirant vers lorient et vers loccident, on rencontre deux rivires, qui ne sont ni profondes ni larges, mais qui ne laissent pas de faire de grands dgts quand elles viennent dborder. Elles ont leurs sources au pied des montagnes de Tartarie, et vont se rendre lune dans lautre en un lieu quon appelle Tien-tsin-ouei, environ quinze lieues au-dessous de la capitale, pour saller dcharger ensemble, aprs plusieurs circuits, dans la mer orientale. Tout le pays dentre ces deux rivires est uni, bien cultiv, plant darbres, rempli de gros et de menu gibier, et si agrable, que les empereurs se le rservaient pour leurs plaisirs ; mais les inondations lont tellement ravag, que quelques digues quon ait faites pour retenir ces deux rivires dans leur lit, on ne voit presque plus que les dbris et les ruines des chteaux, des maisons de plaisance, des bourgs et des villes qui y taient auparavant. Lempereur chargea les jsuites daller faire sur les lieux un plan exact de tout le pays qui est renferm entre ces deux rivires, afin que layant toujours devant les yeux, il put penser au moyen de rtablir ce qui a t ruin, en faisant de nouvelles digues despace en espace, et en creusant par intervalle de grands fosss pour lcoulement des eaux. Le soin de ce plan fut donn par ordre de lempereur aux pres Thomas, Bouvet, Regis et Parennin. Sa Majest leur fit fournir tout ce quil fallait pour cette entreprise, et donna ordre deux mandarins dont lun est du palais, et lautre prsident des mathmatiques, den presser lexcution, et de trouver de bons arpenteurs, dhabiles dessinateurs, et des gens qui eussent une parfaite connaissance du pays. Tout cela sexcuta avec tant dordre et de diligence, que ce plan, le plus grand peut-tre quon ait vu en Europe, fut tir en soixante et dix jours. On
349
la perfectionn loisir, et on la enrichi de tailles-douces, afin que rien ny manqut. On a dessin premirement la capitale de avec lenceinte des murailles, non suivant lopinion commune du peuple, mais conformment aux rgles de la plus exacte gomtrie. On y voit en second lieu la maison de plaisance des anciens empereurs. Elle est dune tendue prodigieuse, car elle a bien de tour dix lieues communes de France ; mais elle est bien diffrente des maisons royales dEurope. Il ny a ni marbres, ni jets deau, ni murailles de pierre ; quatre petites rivires dune belle eau larrosent ; leurs bords sont plants darbres. On y voit trois difices fort propres et
p.158
bien entendus. Il y a plusieurs tangs, des pturages pour les cerfs, les chevreuils, les mulets sauvages, et autres btes fauves ; des tables pour les troupeaux, des jardins potagers, des gazons, des vergers, et mme quelques pices de terre ensemences ; en un mot, tout ce que la vie champtre a dagrment sy trouve. Cest l quautrefois les empereurs, se dchargeant du poids des affaires, et quittant pour un temps cet air de majest qui gne, allaient goter les douceurs dune vie prive. Enfin, ce plan contient dix-sept cents, tant villes que bourgs et chteaux, sans compter plusieurs hameaux, et une infinit de maisons de paysans, semes de tous cts. De ce pays si peupl, tout expos quil est aux inondations, on peut juger quelle prodigieuse quantit de monde il y a dans les autres provinces de la Chine. Les missionnaires chargs par lempereur de dresser le plan dont je viens de parler, prirent occasion, en excutant ses ordres, de prcher Jsus-Christ dans tous les bourgs et villages par o ils passrent. Quand ils arrivaient dans le lieu o ils devaient faire quelque sjour, ils faisaient venir le plus considrable des habitants, ils lui faisaient toute sorte damitis, beaucoup plus quon na coutume den faire ces sortes de gens la Chine, ensuite ils linstruisaient des vrits de la religion ; celui-ci, tant une fois gagn, ne manquait pas damener les autres aux missionnaires, qui passaient une bonne partie de la nuit
350
les instruire. En sortant des villages, ils laissaient plusieurs livres dinstructions et de prires : ils en distriburent une si grande quantit, quil fallut en faire venir de Pkin. Nous emes le plaisir dapprendre que les plus gs et les plus distingus, qui ne staient pas trouvs nos discours, ne faisaient nulle difficult de se faire instruire, par leurs enfants et par leurs serviteurs, des principes de la foi quon leur avait enseigns. Cest ainsi que les quatre missionnaires sacquittrent de la commission dont lempereur les avait honors : lon peut dire que ce fut moins un plan quils allrent tirer, quune mission quils firent en plein hiver aux frais de Sa Majest. Parmi les nouveaux fidles qui nous avons confr depuis peu le baptme, quelques-uns ont donn des exemples dune rare vertu, et dautres ont t convertis par des voies assez extraordinaires. Je vais vous en rapporter quelques exemples. Un barbier, qui tait chrtien, allant par les rues, selon la coutume du pays, avec un instrument de cordes noues, qui sentre-choquant, font du bruit pour avertir ceux qui veulent se faire raser, trouva une bourse o il y avait vingt pices dor. Il regarde autour de lui si personne ne la rclame, et, jugeant quelle pouvait appartenir un cavalier qui marchait quelques pas devant, il court, il lappelle, et le joint : Navez-vous rien perdu, monsieur ? lui dit-il. Le cavalier fouille dans sa poche, et, ny trouvant plus de bourse : Jai perdu, rpondit-il tout interdit, vingt pices dor dans une bourse. Nen soyez point en peine, rpond le barbier, la voici, rien ny manque. Le cavalier la prit, et, stant un peu remis de sa peur, il admira une si belle action dans un homme de la lie du peuple.
351
Mais, qui tes-vous ? demanda le cavalier. Comment vous appelez-vous ? Do tes-vous ? Il importe peu, reprit le barbier, que vous sachiez qui je suis, comment je mappelle, et do je suis ; il suffit de vous dire que je suis chrtien, et un de ceux qui font profession de la sainte loi. Elle dfend non seulement de voler ce qui se cache dans la maison, mais mme de retenir ce que lon trouve par hasard, quand on peut savoir qui il appartient. Le cavalier fut si touch de la puret de cette morale, quil alla surle-champ lglise des chrtiens pour se faire instruire des mystres de la religion. Un des pres qui sont la cour raconta lempereur cette histoire dans toutes ses circonstances, et prit de l occasion de faire sentir ce prince la saintet de la loi chrtienne. Ce qui est arriv une dame chinoise est encore plus merveilleux : elle tait fort ge, et tourmente dun violent flux de sang, qui la mit enfin lextrmit. Un chrtien lalla voir par hasard, et fit tomber insensiblement la conversation sur la religion chrtienne. Dieu lui donna si bien le don de la toucher, quelle demanda instamment le baptme. Elle obtint ce quelle demandait ; et mme ce quelle ne demandait pas ; car le jour quelle reut le baptme, elle fut en mme temps parfaitement gurie de son mal. Sa bru, qui fut tmoin de ce prodige, prit
p.159
aussi la rsolution de
se faire chrtienne. Elle tait thique depuis longtemps, et sa phthisie augmentait tous les jours. Elle se fit instruire, apprit par cur les prires ordinaires, et fut baptise. La nuit suivante, sur les onze heures, elle sort du lit, fait lever son mari et les serviteurs, leur ordonne dexposer sur la table les saintes images dont on lui avait fait prsent quand on la baptisa, dallumer des cierges, et de rendre de trs humbles actions de grces Dieu qui lappelait au ciel. A peine achevait-elle de donner ses ordres, quelle expira. Une mort si prvue et si douce donna de la joie toute la famille, et excita dans sa belle-mre un ardent dsir de faire une fin semblable.
352
Quelques mois aprs, ses souhaits furent exaucs car, ayant t reprise de son flux de sang et sentant peu peu diminuer ses forces, elle fit venir son fils, et lui ordonna de courir lglise, pour avertir un des pres de la venir voir. Aussitt aprs elle fit mettre son lit sur le carreau de sa chambre, par esprit dhumilit et de pnitence chrtienne, et l, les yeux et les mains leves au ciel, dclarant quelle ne voulait servir que le seul vrai Dieu, elle rendit le dernier soupir. La mort de la belle-mre et celle de la bru touchrent extrmement toute la famille, qui renona aussitt lidoltrie et se disposa recevoir le baptme. La mme grce se communiqua bientt au voisinage. Une fille idoltre, qui tait la veille de se marier, fut prise tout coup dun mal o les mdecins puisrent inutilement tout leur art. On prtendait que ctait une obsession du malin esprit. Un de ses voisins, qui venait dtre baptis, prit un ancien chrtien avec lui, et ils allrent ensemble consoler la famille afflige. Comme ils taient persuads du pouvoir que le caractre de chrtien donne sur les dmons, ils rcitrent dabord quelques prires ; ensuite, entrant dans la chambre de la malade, son accs lui prit devant eux avec dtranges convulsions. Mais sitt quils lui eurent parl de la religion sainte quils professaient, elle revint elle et parut tranquille. La mre en fut surprise, et eut envie de se faire baptiser ; mais son envie passa bientt, car elle retourna ses premires superstitions. Le mal reprit aussitt sa fille, et elle en fut plus tourmente que jamais. La mre, ne sen prenant qu elle-mme, envoie chercher les missionnaires, brise en leur prsence toutes ses idoles et les jette par la fentre. Aprs stre faite instruire des vrits de la religion elle a t baptise, elle, sa fille et toute sa maison. Les remdes quon nous a envoys dEurope, et que nous donnons ces pauvres idoltres pour le soulagement de leurs corps, servent encore plus la gurison de leurs mes. Nous prouvons tous les jours que Dieu bnit nos soins ; surtout Pkin, o lon vient en foule nous demander de ces remdes. Je ne dois pas oublier ici les services importants que rendent la
353
religion nos frres Bernard Rhodes et Pierre Frapperie, qui, par le moyen des mmes remdes quils distribuent, ont eu occasion de baptiser deux enfants moribonds de la famille impriale. Lun tait petit-fils de lempereur par son troisime fils, et lautre, sa petite-fille par un petit roi Tartare. Lun et lautre sont maintenant au ciel. Nous avons perdu, vers les frontires de Tartarie, le pre Charles Dolz, homme desprit, dun excellent naturel, et dune pit rare. Pour se faire la fatigue des missions, auxquelles il se sentait destin, il en avait entrepris plusieurs en diffrentes villes de France, o il avait fait beaucoup de fruit. Ds quil mit le pied dans la Chine, sa sant saffaiblit peu peu, et le travail de missionnaire, joint ltude de la langue et des caractres du pays, o il stait rendu trs habile malgr les difficults quy trouvent les trangers, lui causa une hydropisie, dont il avait dj eu quelques attaques dans sa jeunesse. Son mal se dclara Pkin. On lui donna de nos remdes dEurope ; lempereur mme qui le considrait, lui en envoya de son palais, et ordonna ses mdecins de le visiter. Tout cela le soulagea, mais ne le gurit pas. Les mdecins jugrent que lair de Tartarie lui serait meilleur que celui de la Chine : dernier remde quils conseillent aux malades de langueur, dont quelques-uns se trouvent bien. Le pre Dolz changea dair, et ne sen trouva pas mieux. Il fit paratre une patience hroque durant le cours de sa maladie, et ne garda jamais le lit, toujours soccupant de la prire ou semployant aux exercices de la charit ;
p.160
354
Anne 1703 Dieu continue de rpandre ses bndictions sur la nouvelle confrrie de la Charit, que nous avons rige Pkin sous le titre du SaintSacrement. Je ne doute point que vous napprouviez le plan de cette institution, dont la fin principale est dtendre de plus en plus le royaume de Jsus-Christ dans ces terres idoltres. Le pape nous ayant accord tous les pouvoirs ncessaires, avec des indulgences considrables pour les vivants et pour les morts, en faveur de tous les confrres, nous ouvrmes notre premire assemble par une messe solennelle la fin de laquelle le pre Gerbillon fit un discours fort touchant. Pour faire estimer davantage le bonheur de ceux qui sont agrgs dans cette confrrie, on a jug quil ntait pas propos dy admettre indiffremment tous ceux qui se prsenteraient. Ainsi nous avons fait entendre aux Chinois que cette grce ne serait accorde qu ceux qui joindraient une vie exemplaire un zle ardent pour le salut des mes, et qui auraient assez de loisir pour vaquer aux diverses actions de charit qui y sont recommandes. On sest donc content dabord dy recevoir seulement vingt-six des chrtiens les plus fervents ; vingt-six autres leur ont t associs, pour les aider dans leurs fonctions, et pour se disposer tre reus dans le corps de la confrrie, quand ils auront donn des preuves de leur pit et de leur zle. Afin de nomettre aucune des actions de charit, qui sont ici les plus ncessaires, et pour se conformer en mme temps aux pieuses intentions du souverain pontife, on a cru devoir partager cette confrrie en quatre classes diffrentes, selon les quatre sortes de personnes qui
355
ont le plus besoin de secours ; et on a choisi un patron pour chaque classe. La premire est de ceux qui doivent semployer auprs des fidles adultes. Leur patron est saint Ignace. Ils sont chargs dinstruire les nophytes soit par eux-mmes, soit par le moyen des catchistes ; de ramener dans la voie du salut ceux qui sen seraient carts ou par lchet, ou par quelque drglement de vie ; enfin de veiller sur les chrtiens qui Dieu donne des enfants, pour sassurer quils ne manquent point leur procurer de bonne heure la grce du baptme. Dans la seconde sont ceux qui doivent veiller linstruction des enfants adultes des chrtiens, et les conduire tous les dimanches lglise pour y tre instruits des devoirs du christianisme. Et comme on expose tous les jours un nombre incroyable denfants dans cette grande ville, quon laisse mourir impitoyablement dans les rues, ceux qui composent cette classe sont chargs du soin de leur administrer le saint baptme. Ils sont sous la protection des saints anges gardiens. Dans la troisime classe sont compris ceux dont la charge est de procurer aux malades et aux moribonds tous les secours spirituels qui leur sont ncessaires pour les prparer une sainte mort. Leur fonction est davertir les missionnaires lorsque quelquun des fidles est dangereusement malade ; dassister les moribonds lagonie et lorsquon leur administre les derniers sacrements ; de les ensevelir quand ils sont dcds ; de prsider leur enterrement et de les secourir de leurs prires ; enfin davoir un grand soin quon ne fasse aucune crmonie superstitieuse leurs obsques. Saint Joseph est le patron de cette classe. Enfin ceux de la quatrime classe sont principalement destins procurer la conversion des infidles. Ils doivent par consquent tre mieux instruits que le commun des chrtiens, et se faire une tude plus particulire des points de la religion. Et pour cela ils sont obligs de sappliquer la lecture des livres qui en traitent, dtre assidus aux instructions qui se font dans nos glises, pour jeter ensuite les premires semences de la foi dans le cur des idoltres et les amener
356
aux missionnaires quand ils les trouvent disposs se convertir. On a mis cette dernire classe sous la protection de saint Franois-Xavier. Tous les confrres de chaque classe se distribuent en divers quartiers de la ville, quon leur assigne et y vaquent sparment leurs
p.161
le nom de prfet au premier, et aux deux autres le nom dassistants. On en fait llection tous les ans, afin que ces charges soient moins onreuses, et que ceux qui les possdent soient excits, par le peu de dure, les remplir avec une plus grande exactitude. Ils sont aids dans leurs emplois par quelques officiers subalternes, quon leur choisit aussi la pluralit des voix. Les aumnes que font les fidles sont administres par les principaux officiers, qui les emploient lassistance des pauvres, aux frais des funrailles de ceux qui nont pas laiss de quoi fournir cette dpense, et enfin lachat des livres sur la religion, quon distribue aux gentils qui veulent sinstruire. Il y a deux sortes dassembles, les unes gnrales, et les autres particulires. Les assembles gnrales se tiennent une fois le mois, outre les quatre principales, qui se tiennent quatre fois lanne, o il y a communion gnrale, et indulgence plnire. Les assembles particulires se tiennent aussi tous les mois, ou plus souvent quand quelque raison y oblige. Cest dans ces assembles particulires que les confrres rendent compte des uvres de charit quils ont faites le mois prcdent, et quils proposent celles quon peut faire le mois suivant. Ce quil y a de plus considrable scrit sur une grande feuille de papier, et le jour de lassemble gnrale, le prfet, au nom de tous les confrres, en fait loffrande Notre-Seigneur, par une courte oraison qui a t compose exprs. On en fait ensuite la lecture dans la confrence pour ldification des confrres, et afin de les animer de plus en plus la pratique de la charit chrtienne. Dans la salle des confrences, on a dress une bibliothque des principaux livres de la religion. Il y a plusieurs exemplaires de ceux qui sont dun plus grand usage ; tous les confrres peuvent emprunter
357
celui qui leur plat, et par ce moyen ils sont pourvus de tous les livres propres leur instruction, et celle des fidles et des gentils. Quand nous aurons bti une glise particulire pour les femmes, nous esprons riger une confrrie peu prs semblable pour elles, suivant les pouvoirs que nous en avons du saint-sige. Elle aura des rglements diffrents afin de se conformer ce que les coutumes chinoises permettent ce sexe. Mais il y a lieu de croire que la religion en tirera pareillement de grands avantages.
358
Je profite de quelques moments de loisir, et du dpart dun vaisseau qui retourne en Europe, pour apprendre votre Rvrence un vnement des plus singuliers quon ait peut-tre vus la Chine. Lempereur, qui ntait pas encore consol de la mort du jeune prince, fils de cette fameuse Chinoise quil aime passionnment, vient de finir son voyage de Tartarie par un coup dautorit, dont les suites ne lui ont pas t moins sensibles. On avait trouv moyen de lui rendre suspecte la fidlit du prince hritier, et les soupons dont on avait prvenu son esprit parurent si bien fonds, quil fit arrter sur-le-champ ce malheureux prince. Ce fut un spectacle bien triste de voir charg de fers celui qui, peu auparavant, marchait presque de pair avec lempereur. Ses enfants, ses principaux officiers, tout fut envelopp dans sa disgrce. Un faiseur dhoroscopes, qui avait souvent prdit au prince quil ne serait jamais empereur, sil ne ltait une certaine anne quil lui marquait, fut condamn tre coup en mille pices ; ce qui est parmi les Chinois le dernier supplice. Mais comme rien nest plus extraordinaire la Chine que la dposition dun prince hritier, lempereur crut devoir informer ses sujets des raisons qui lavaient port faire un si grand clat. Les gazettes publiques furent bientt remplies de manifestes et dinvectives contre la conduite du prince : on y examinait sa vie depuis sa plus tendre enfance et on y voyait un pre outr, qui aprs avoir beaucoup dit, laissait encore beaucoup plus penser.
359
p.162
tait le seul de tous ses enfants qui ft dans ses bonnes grces : on fit son loge dans un des manifestes dont jai parl, et il se flattait dj de se voir bientt lev sur la ruine de son frre. Mais les choses prirent tout coup une face bien diffrente de celle quil se figurait. De nouvelles lumires queut lempereur lui dcouvrirent linnocence du prince dpos et les artifices qui avaient t employs pour le perdre. Il sut que pour y russir le regulo avait eu recours la magie et divers prestiges ; et que par linstigation de certains lamas
1
fort expriments dans lusage des sortilges, il avait fait enterrer une statue en Tartarie, en accompagnant cette crmonie de plusieurs oprations magiques. Lempereur envoya sur-le-champ saisir ces lamas, et dterrer la statue ; le regulo eut son palais pour prison, et fut condamn un chtiment qui marquait assez lindignation de lempereur. Vous pouvez juger, mon rvrend Pre, quel fut le chagrin que causrent lempereur ces dissensions domestiques : elles le plongrent dans une mlancolie profonde accompagne de palpitations de cur si violentes, quon eut tout craindre pour sa vie. Dans cette extrmit il voulut voir le prince dpos. On le tira de prison, et il fut conduit chez lempereur, mais toujours dans lquipage de criminel. Les cris que jeta ce prince infortun attendrirent le cur du pre, jusqu lui tirer des larmes ; il demanda plusieurs fois aux grands de lempire sil navait pas le pouvoir de rendre la libert un fils dont linnocence venait dtre hautement reconnue. La plupart des seigneurs lui rpondirent assez froidement quil tait le matre, et quil pouvait en ordonner tout ce quil lui plairait. Quelques-uns mme, comptant sur la mort prochaine de lempereur, lui insinurent quil tait temps de mettre ordre au repos de ltat en se nommant un successeur, et ils lui proposrent son huitime fils, pour qui ils tmoignaient beaucoup destime ; ctait donner lexclusion au prince hritier ; ils craignaient sans doute quayant contribu de leurs conseils sa dposition, il ne fit
1 Prtres tartares.
360
clater son juste ressentiment quand il serait une fois rtabli. Mais cette rsistance leur cota cher. Lempereur, outr du peu de dfrence que ses ministres avaient ses volonts, cassa les principaux dentre eux, et loigna les favoris qui avaient t le plus opposs au rtablissement du prince. La chute de ces seigneurs, loin de rvolter les peuples, comme il y avait lieu de lapprhender, porta au contraire la consolation dans tous les esprits ; chacun lenvi applaudit la rsolution de lempereur. Le prince fut rtabli dans sa dignit, avec toutes les formalits quon a coutume dobserver dans lempire ; on donna partout des marques de lallgresse publique, et la comdie quon joue encore maintenant est tire dun trait de lhistoire ancienne, qui a beaucoup de rapport ce qui vient darriver. Lempereur, de son ct, a accord une indulgence impriale, cest-dire quil a remis toutes les tailles dont les particuliers taient en arrire, et pour lesquelles ils ont ici beaucoup souffrir : cette indulgence porte encore diminution des peines imposes aux criminels, en sorte que les moins coupables sont renvoys sans chtiment. La punition du regulo suivit de prs le rtablissement du prince hritier. Il fut condamn une prison perptuelle, et on fit mourir les lamas avec sept de ses officiers qui lavaient aid dans ses prestiges. Cest ainsi que ce prince est tomb dans le prcipice quil avait creus un frre, que sa qualit de fils dune impratrice lgitime mettait audessus de lui, quoiquil fut lan. Voil, mon rvrend Pre, quel est ltat prsent de la cour. Jamais, comme vous voyez, lempereur na fait clater davantage le prodigieux ascendant que la nature, lexprience, la politique et un rgne des plus longs et des plus heureux lui ont donn sur ses sujets. Mais aprs tout, ceux que le Seigneur, dans lcriture, veut bien appeler du nom de dieux 1, sont souvent forcs de reconnatre, dans lexercice mme le
361
plus tendu de leur puissance, quils sont hommes et mortels comme les autres. Je me persuade que lempereur, clair comme il lest, sera entr dans ce sentiment au fort de sa douleur ; et comme je sais que le temps des disgrces est plus propre nous
p.163
mmes que celui des grandes prosprits, jai exhort tous les missionnaires offrir le saint sacrifice de la messe, et renouveler leurs prires pour la conversion de ce grand prince. Voici une rflexion quil a dj faite, et qui, aide de la grce, pourrait lapprocher du royaume de Dieu. Ayant appel son palais ceux qui il avait confi lducation des princes, il sest plaint amrement de ce quils souffraient que ses enfants sadonnassent la magie, et des superstitions qui mettaient le trouble et la division dans sa famille. Heureux sil approfondissait un peu plus cette pense, et sil venait couper jusqu la racine dun tel dsordre en bannissant de son empire les fausses sectes, et en y tablissant la seule religion, qui est la vritable. Cependant la maladie de lempereur, qui augmentait chaque jour, lavait rduit dans un tat de faiblesse qui ne laissait plus desprance aux mdecins chinois. Ils taient au bout de leur art, lorsquils eurent recours aux Europens ; ils avaient ou dire que le frre Rhodes entendait bien la pharmacie, et ils jugrent quil pourrait soulager lempereur. Ce frre a en effet de lhabilet et de lexprience ; et, je vous dirai en passant que, comme il est dun ge assez avanc, nous souhaitons fort quon nous en envoie quelquun dEurope qui puisse le remplacer quand nous viendrons le perdre. Ses services ne contribueront pas peu lavancement de la religion. Dieu, qui a ses desseins, et qui, dans les tristes conjonctures o nous nous trouvons, a peut-tre mnag cette occasion de nous affectionner davantage lempereur pour le bien du christianisme, bnit les remdes que le frre Rhodes employa pour sa gurison. Ce fut par le moyen de la confection dalkerms, quil fit dabord cesser ces palpitations violentes de cur qui lagitaient extraordinairement : il lui conseilla ensuite lusage du vin de Canarie. Les missionnaires, qui on en envoie tous les ans de Manille pour leurs messes, eurent soin de le
362
fournir ; en peu de temps ses forces se rtablirent, et il jouit dune sant parfaite. Il en a voulu convaincre ses sujets, en paraissant pour la seconde fois de son rgne dans les rues sans faire retirer le peuple, comme cest la coutume de lempire ; coutume qui inspire pour la majest royale un respect presque religieux. Cest cette occasion que lempereur a voulu faire connatre, par un acte authentique, lide quil avait des missionnaires. Lloge quil y fait de leur conduite, et de leur attachement sa personne, est conu en ces termes : Vous, Europens, dit-il, que jemploie dans lintrieur de mon palais, vous mavez toujours servi avec zle et affection, sans quon ait eu jusquici le moindre reproche vous faire. Bien des Chinois se dfient de vous, mais pour moi qui ai fait soigneusement observer toutes vos dmarches et qui ny ai jamais rien trouv qui ne ft dans lordre, je suis si convaincu de votre droiture et de votre bonne foi, que je dis hautement quil faut se fier vous et vous croire. Il parle ensuite de la manire dont sa sant a t rtablie par le soin des Europens. Ces paroles de lempereur, exprimes dans un acte public, ne semblent-elles pas donner quelque lueur desprance de sa conversion ? Peut-tre me flatt-je dun vain espoir ; il me semble pourtant quil est naturel dcouter des gens en faveur de qui on est ainsi prvenu ; ce que dit ce prince, quon doit se fier nous, quon doit nous croire , a dj servi la conversion de plusieurs de ses sujets. Avant que cet acte imprial part, le pre Parennin mavait averti quon avait donn des ordres secrets aux vice-rois de Canton et de Kiangsy, de recevoir le vin et les autres choses que les Europens leur apporteraient scell du pour lusage de de lempereur, car et de les envoyer tait incessamment la cour ; pourvu que tout ce qui serait envoy ft cachet lEuropen ; cette circonstance
363
expressment recommande ; ce qui est une nouvelle preuve de la confiance dont lempereur veut bien nous honorer. Ne soyez pas surpris, mon rvrend Pre, si je compte pour beaucoup tous ces petits avantages. Comme nous navons travers tant de mers que pour faire connatre Jsus-Christ un grand peuple qui lignore, et que cest l lunique fin de tous nos travaux, nous faisons attention jusquaux moindres choses qui sont capables de favoriser un si grand dessein. Mais ce qui vous intresse le plus, et ce que sans doute vous exigez de moi prfrablement tout le reste, cest que je vous instruise de ltat prsent de nos glises. Jai la douleur de ne pouvoir vous contenter que dans trois ou quatre mois, qui est le temps que les
p.164
missionnaires ont
accoutum de mcrire. Tout ce que je puis faire maintenant, cest de vous communiquer ce que jai appris par trois ou quatre lettres particulires, qui mont t rendues il y a environ deux mois. La premire est du pre Jacquemin. Il me mande quil a parcouru pendant le carme, les diverses chrtients dont il a soin, pour leur faire gagner le jubil accord par N. S. P. le pape, afin dobtenir la paix entre les princes chrtiens, et que, durant ce temps-l, il a baptis quatre-vingts infidles, et entendu les confessions de plus de dix-sept cents chrtiens, pleins de ferveur et de pit. La seconde est du pre Nolas, qui crit de Ngan-lo, que ds le mois davril il avait confr le saint baptme cent idoltres, en parcourant ce quil appelle sa mission de Hollande, cest--dire un grand nombre de familles de pcheurs disperses de ct et dautre sur de petites minences, au milieu dun plat pays qui est souvent inond. Le pre Melon marque, dans la troisime, quil a baptis quatrevingt-dix personnes Vousi, lieu de sa rsidence, quil tait sur le point de faire la visite de ses chrtients, et quil commencera par un endroit ou il trouvera trente catchumnes qui lattendent et qui sont disposs recevoir la grce du baptme. Il ne sait en quels termes exprimer la joie quil ressentit le jour du vendredi saint, lorsquon vint lui dire que trois cents barques de pcheurs chrtiens venaient darriver, et avaient
364
dbarqu leurs femmes prs de Vousi, dans une glise quils avaient eux-mmes construite et o ils lattendaient pour sacquitter de leur devoir pascal. Il majoute, en finissant sa lettre, que si le dmon venait bout de ruiner une mission aussi florissante que celle de la Chine, il pleurerait toute sa vie ses pauvres pcheurs de Vousi. Certainement, mon rvrend Pre, la Chine est un champ propre rapporter au centuple, pourvu quil y ait des ouvriers qui le cultivent ; mais si ces ouvriers nont prcisment que ce qui est ncessaire leur subsistance, et sils nont pas de quoi fournir lentretien des catchistes, et aux frais indispensables des courses quils sont obligs de faire, rien nest plus triste pour eux que de voir prir une riche moisson faute de pouvoir la recueillir. Je vous conjure donc, mon rvrend Pre, par les entrailles de Jsus-Christ, sil na pas rejet la Chine, de procurer ces secours tant de zls missionnaires, sans lesquels je puis vous assurer quils seraient ici assez peu utiles. La quatrime lettre est du pre de Chavagnac. Le dtail quil me fait de quelques actions difiantes de ses nophytes, est une preuve de la ferveur qui rgne dans son glise. Je vous les rapporte de suite, mon rvrend Pre, afin que vous maidiez remercier le Seigneur des fruits de bndiction quil opre dans le cur de ces nouveaux fidles. Un chrtien, g de quarante ans, avait amass avec bien de la peine de quoi se marier. (Vous nignorez pas que se marier la Chine, cest sacheter une femme.) Il y avait dj quelque temps que le mariage tait conclu, lorsquon lui apprit que sa prtendue femme, quon lui avait dit tre veuve, avait encore son mari, qui tait plein de sant. Lembarras pour le chrtien ne fut pas tant de la renvoyer, que de retirer largent quelle lui avait cot. Lindigence et le dsespoir avaient port le mari la vendre, et il avait dpens toute la somme quil avait reue. Les parents du chrtien, qui taient infidles, firent tous leurs efforts pour lengager, ou la garder, ou du moins la revendre quelque autre ; car le vritable mari refusait de la
365
recevoir, moins quon ne lui donnt de quoi la nourrir. La tentation tait dlicate pour un Chinois. Cependant le chrtien tint ferme ; et comme lunique ressource quil avait tait de sadresser au mandarin, il alla le trouver, et aprs lui avoir expos le fait, il lui dclara qutant disciple de Jsus-Christ, il ne pouvait ni ne voulait garder la femme dun autre ; quil tait pourtant de la justice quil ft rembours, ou par le mari qui avait reu son argent, ou par les entremetteurs qui avaient tremp dans une semblable supercherie ; mais que si cela ne se pouvait, parce que lun tait pauvre, et que les autres, ou taient morts, ou avaient pris la fuite, il le suppliait dordonner au mari lgitime de reprendre sa femme. Le mandarin, autant surpris qudifi de cette proposition, fit de grands loges dune religion qui inspire de pareils sentiments, et ayant fait chercher le seul des entremetteurs qui restait, il le fit chtier svrement. Cependant le chrtien na point de femme, et a perdu toute esprance de pouvoir jamais
p.165
connaisse la Chine et quon sache ce que cest pour un Chinois que de pouvoir se marier, cette action paratra hroque ; pour moi, je la regarde ainsi. Un autre chrtien fort jeune stait oubli, dans un
emportement, jusqu dire sa mre quelques paroles offensantes, qui avaient scandalis tout le voisinage ; ds que, revenu a soi, il fit rflexion ce qui lui tait chapp, il assembla ses voisins, et, se mettant a genoux en leur prsence, il demanda pardon sa mre ; ensuite, pour expier sa faute, il simposa lui-mme une pnitence pnible et humiliante. Puis, adressant la parole tous ceux qui taient prsents : Un chrtien, leur dit-il, peut bien scarter de son devoir dans un premier mouvement de colre, mais sa religion lui
366
apprend rparer aussitt sa faute, et cest pour vous en convaincre que je vous ai pris dtre tmoins de tout ce qui vient de se passer. Un lettre cass de vieillesse, ayant demand et reu le baptme, ne vcut plus quenviron un mois ; il passa tout ce temps-l dans les plus grands sentiments de pit, ne perdant point de vue un crucifix que je lui avais laiss, et sentretenant continuellement avec Notre-Seigneur attach la croix. Comme il saperut quil touchait sa dernire heure, il ramassa tout ce qui lui restait de forces pour mcrire. Sa lettre nest point venue jusqu moi, parce que ntant pas du got de ses parents infidles, qui il lavait confie, ils jugrent propos de la supprimer. Quelques fragments quon men a apports me font regretter infiniment de ne lavoir pas reue. Cest ainsi quil signait cette lettre : N. N. par naissance enfant du rebelle Adam, par misricorde frre adoptif de Jsus-Christ et fils adoptif de Dieu, sur le point daller au ciel rparer par un amour ternel, lindiffrence que jai eue sur la terre pour celui qui je me devais tout entier. Le pre de Chavagnac majoute que le mandarin du lieu o il rside est si convaincu de la vrit de notre religion, quil sefforce dengager tous ses amis lembrasser, bien que, par des raisons dintrt et de fortune, il soit malheureusement retenu lui-mme dans les tnbres de linfidlit. Sa mre, sa femme, ses enfants, les femmes de ses enfants et la plupart de ses domestiques, font une profession ouverte du christianisme. Ce que ce pre me raconte de cette petite glise renferme dans le palais du mandarin, me remplit de la plus douce consolation. La chrtient de Hien 1, me dit-il, est, grce Dieu dans un trs bon tat. On ne peut avoir plus dardeur pour entendre parler des choses de Dieu, plus destime pour la qualit de
1 Palais du mandarin.
367
chrtien, plus de tendresse pour le Sauveur du monde, plus de dlicatesse de conscience pour sabstenir des plus lgres fautes. Je me suis attach principalement leur expliquer les rapports que Jsus-Christ a avec nous, le fond du mystre de lincarnation et les consquences que nous devons en tirer. Depuis quelque temps, je leur ai fait six entretiens sur ce mystre et chaque entretien durait au moins trois heures ; mais je nai rien dit ces dames nouvellement chrtiennes quelles naient conu, quelles naient got, quelles naient rpt plusieurs fois le jour, et dont elles naient profit pour la pratique. Je lai connu certains mots qui leur chappaient tantt lune, tantt lautre, quand quelque point de linstruction les avait frappes, tels que sont ceux-ci par exemple : Cest quelque chose de grand que dtre chrtien. Des chrtiens qui se mprisent ont grand tort ; leur estime doit aller jusquau respect. Un chrtien qui naime Dieu qu demi est un monstre. Comment des chrtiens peuvent-ils ne se pas aimer ! que les infidles ne savent-ils notre sainte religion, il ny en aurait pas un qui ne lembrasst ! Il y a peu de jours qu la fin dun de ces entretiens, la mre du mandarin se leva, et adressant la parole toute lassemble : Ce que je conclus de tout ceci, dit-elle, cest quil ny a quune seule chose qui doive nous tre chre et prcieuse, savoir : la grce sanctifiante ; quon ne doit rien omettre pour lobtenir, quand on ne la pas encore ; pour la conserver quand on la obtenue, et pour la recouvrer quand on a eu le malheur de la perdre. Ensuite, jetant des regards pleins de tendresse sur huit petits enfants chrtiens qui taient prsents, elle les baisa tous lun aprs lautre, respectant en eux la grce dadoption quils avaient reue leur baptme.
368
Peu aprs, la veuve du fils an du mandarin, conduisant au pied dun oratoire sa fille unique,
p.166
ge denviron quatre
ans, jentendis quelle lui disait ces paroles : Je taime, Dieu le sait, ma chre enfant : eh ! comment ne te pas aimer, puisque tu es le seul gage que ton pre, en mourant, mait laiss de sa tendresse ! Cependant, si je croyais que tu dusses jamais abandonner Jsus-Christ ou perdre linnocence de ton baptme, je prierais le Seigneur de te retirer au plus tt de ce monde. Oui (rpta-t-elle trois ou quatre fois, regardant une image de Notre-Seigneur, et croyant ne point tre entendue), oui, mon Dieu, elle est vous ; vous pouvez la reprendre ; bien loin de la pleurer, je vous remercierai de la grce que vous lui aurez faite. Autant que je pus juger par le ton dont elle prononait ces dernires paroles, elle versait des larmes. Cest par ce dernier trait que le pre de Chavagnac finit sa lettre. Le pre de Mailla, qui a eu cette anne trois rudes perscutions souffrir, ma racont une sainte saillie dun enfant de huit neuf ans, qui ma paru admirable ; je crois que vous serez surpris, comme moi, de voir une foi si vive dans un ge si tendre. Il venait de perdre deux de ses frres qui taient morts de la petite vrole, lorsquil en fut luimme dangereusement attaqu son tour. Sa mre schappa jusqu dire dans un mouvement dimpatience : H quoi faut-il donc perdre tous nos enfants faute davoir recours la desse de la petite vrole ? (Cest une divinit fort clbre la Chine.) Lenfant, qui entendit ces paroles, en fut tellement offens quil ne voulut jamais souffrir, pendant le peu de temps qui lui restait vivre, que sa mre part en sa prsence. Tout son plaisir tait de voir des chrtiens et de sentretenir avec eux du bonheur dont il allait jouir dans le ciel. La fermet du fils produisit dans la mre un prompt et sincre repentir de sa faute, quelle expia aussitt par les larmes de la pnitence.
369
Vous serez bien aise, mon rvrend Pre, dapprendre encore de quelle manire un jeune Chinois, qui vient dtre baptis, a t converti au christianisme. Sa conversion a quelque chose de singulier, je dirais presque de miraculeux. Ses parents lavaient mis parmi les bonzes, et lui avaient fait porter ds sa plus tendre enfance lhabit de cette sorte de religieux chinois. Il navait gure que seize ans lorsquil tomba dans un tang fort profond o il devait se noyer sans ressource. Mais peine fut-il au fond de leau, quil se sentit soutenu par un homme inconnu qui le porta sur le bord de ltang, et qui disparut aussitt aprs lui avoir ordonn daller de ce pas lglise de Kieou-kiang, pour sy faire instruire et recevoir le baptme. Leffet est une preuve du prodige, car, quelque rsistance quil ait trouve du ct de ses parents infidles, il a voulu absolument tre baptis, et jespre que son exemple fera quelque impression sur leurs curs. Sa mre est dj fort branle. Jai t galement charm de la force et de la gnrosit toute chrtienne dun de nos nophytes. Il navait pour subsister quun petit emploi chez un marchand de ses parents, fort riche, dont il tenait les livres de compte. Le marchand, entt jusqu lexcs du culte de ses idoles, et craignant quelles ne lui devinssent contraires sil gardait chez lui un homme qui faisait profession du christianisme, le chassa sur-lechamp de sa maison, en lassurant nanmoins que la porte lui en serait ouverte ds quil aurait renonc une loi qui ntait pas de son got. Mais le gnreux chrtien, indigne dune pareille proposition, sortit sur lheure de chez le marchand et quoiquil soit maintenant dans un besoin extrme, lui, sa femme et ses enfants, il ma protest mille fois que rien ne serait capable de lui faire abandonner Jsus-Christ, et quil demeurera plutt toute sa vie dans ltat dindigence o il est, que de commettre une semblable infidlit. Je ne puis finir cette lettre, mon rvrend Pre, sans vous rapporter encore un rare exemple de charit que viennent de donner les chrtiens de King-te-tching. Rien na fait plus dhonneur la religion, ni ne la rendue plus respectable aux infidles. Une peste ravageait tout le pays,
370
la plupart des familles en taient affliges, et, ce quil y avait de plus triste, cest que ceux qui taient une fois atteints de cette maladie se voyaient aussitt abandonns de leurs parents infidles. Les chrtiens, touchs de compassion de leur misre, ont suppl par leurs soins aux secours que tant de malheureux avaient droit dexiger de la tendresse de leurs proches. On voyait ces charitables nophytes parcourir toutes les maisons o il se trouvait des malades, et sexposer sans crainte un mal si contagieux ; on en voyait plusieurs transporter chez eux des familles entires de moribonds, leur rendre
p.167
la faveur des remdes dont ils soulageaient leurs corps, faire couler dans leurs mes les vrits du salut. Dieu a voulu, ce semble, rcompenser une charit si extraordinaire ; lorsque je suis all visiter cette glise, jai appris quil ntait mort personne de tous ceux dont les chrtiens avaient pris soin ; ce que les infidles regardaient comme un prodige, et ce qui en a dtermin plusieurs me prier de les instruire et de les disposer la grce du baptme. Je ne doute point, mon rvrend Pre, que ce que je vous mande de nos chrtiens de King-te-tching ne touche bien sensiblement M. le marquis de Broissia ; car enfin cette nouvelle glise doit tre regarde comme son ouvrage, puisquelle a t fonde et est maintenant entretenue de ses libralits. Quand jaurai reu les lettres que jattends dans quelques mois, je ne manquerai pas de vous les envoyer par les premiers vaisseaux. Accordez-moi quelque part dans vos saints sacrifices, en lunion desquels je suis avec beaucoup de respect, etc.
371
chinoises de hauteur.
Les caractres des inscriptions de chaque colonne ont prs dune coude chinoise de hauteur. Inscription du frontispice. AU VRAI PRINCIPE DE TOUTES CHOSES.
Inscription de la premire colonne. IL EST INFINIMENT BON ET INFINIMENT JUSTE, IL CLAIRE, IL SOUTIENT, IL RGLE TOUT AVEC UNE SUPRME AUTORIT ET AVEC UNE SOUVERAINE JUSTICE.
Inscription de la seconde colonne. IL NA POINT EU DE COMMENCEMENT, ET IL NAURA POINT DE FIN ; IL A PRODUIT TOUTES CHOSES DS LE COMMENCEMENT, CEST LUI QUI LES GOUVERNE ET QUI EN EST LE VRITABLE SEIGNEUR.
1 La coude chinoise est au pied du Chtelet de Paris comme peu prs 29 sont 30.
372
373
MMORIAL
envoy en Europe par le pre Thomas, vice-provincial des jsuites en Chine
@ Cet crit simple et fidle renferme le rcit de ce qui sest pass Pkin dans tout le temps de la visite de lillustrissime seigneur Charles-Thomas Maillard de Tournon. Il nous a paru propre clairer le public sur un vnement aussi intressant.
Article premier Lorsque M. de Tournon eut t nomm lgat la Chine, il crivit de Rome au pre Grimaldi pour le prier de lui obtenir la permission daborder dans un des ports de cet empire. Il invita mme ce missionnaire laider de ses conseils. La lettre du lgat tait du 7 fvrier de lanne 1702. Le pre Grimaldi rpondit M. de Tournon par plusieurs voies diffrentes. Ses lettres furent adresses Fo-kien et Canton, et il y parlait au lgat avec sincrit sur ce quon avait craindre ou esprer dans sa lgation. Quand M. le patriarche fut arriv Canton, le 8 avril 1705, il prit conseil des plus anciens missionnaires du pays, et il rsolut de cacher sa dignit jusquau temps quil serait propos de la dcouvrir. Il fit cependant crire aux missionnaires de Pkin quil allait prendre sa route vers Nankin et quils pourraient lui adresser leurs lettres dans cette ville. Cette rsolution changea bientt, la persuasion de quelques personnes quil couta contre lavis commun. Il crivit aux missionnaires de Pkin dannoncer sans rplique lempereur que le patriarche dAntioche, etc., tait arriv pour faire la visite de toutes les missions, avec un plein pouvoir de Sa Saintet. Depuis ce temps-l, M. le patriarche ne demanda plus conseil aucun missionnaire de Pkin, si ce nest quil crivit au pre Grimaldi, pour le prier de lui donner sincrement les avis quil jugerait propos. On sentit bien quaprs avoir donn lordre dexcuter ses commandements sans rplique, il ntait gure en disposition de croire ce quon lui manderait de contraire
374
p.168
inspirs. Il demanda
aussi quon lui prsentt un jsuite pour tre vicaire apostolique Nankin. Il nignorait cependant pas que nous tions dans limpossibilit de rpondre sur cela aux dsirs quil tmoignait. Pour obir au premier ordre de M. le patriarche, nous crivmes deux fois en Tartarie lempereur qui y tait alors : nous demandmes quon permit M. le patriarche duser la Chine de ses pouvoirs. On ne fit point de rponse dtermine nos deux premires lettres : on nous refusa son entre la cour la troisime ; enfin on la permit la quatrime. Lempereur ordonna de faire prendre au lgat un vtement la tartare, et le fit dfrayer jusqu son arrive Pkin. Par l on ferma, ou du moins on dut fermer la bouche ceux qui rpandaient le bruit dans Rome et ailleurs que les missionnaires tablis la cour de lempereur de la Chine empcheraient le lgat dentrer dans ce royaume. M. de Tournon partit de Canton le neuvime de septembre, et fut reu partout avec de grands honneurs. Cependant la grandeur et la pesanteur des bateaux quon lui avait donns pour le transporter Pkin, retardrent un peu son arrive et le dsir que les missionnaires avaient inspir lempereur de voir un homme revtu dune aussi minente dignit que celle de lgat du saint-sige : nous en avions donn une trs haute ide Sa Majest chinoise. Vers la mi-novembre, lempereur envoya exprs dans la province de Canton, pour tudier le lgat, sous le prtexte de faire hter son voyage. Le 25 du mme mois, il fit partir son fils Cum-yo, et le fils du vice-roi pour aller au-devant du lgat. Un missionnaire de chacune des trois glises accompagna ces deux mandarins. Ils trouvrent le patriarche vingt-quatre lieues de Pkin embarrass a continuer son voyage, parce que le fleuve tait glac. Ils le conduisirent par terre la capitale, o il arriva le quatrime dcembre. M. de Tournon fut log dans celle des maisons des missionnaires que lempereur leur avait btie dans lenceinte de son palais. Ce fut afin quil ft plus porte de recevoir les faveurs de la cour. En effet on assigna au lgat des provisions de bouche, aux frais
375
de lempereur, pour tout le temps de son sjour Pkin. Un des domestiques du patriarche tant venu mourir, lempereur, la prire du lgat, lui donna un champ pour sa spulture : de l la grande esprance que conut le prlat dtablir une maison de missionnaires italiens Pkin. On appelait dj ce cimetire le cimetire des Italiens. Il aurait t peut-tre plus convenable daccepter une portion de celui qui tait destin aux anciens Europens. On loffrit au patriarche ; mais il en voulut un nouveau, et montra par l une espce de sparation de nous un prince trs pntrant. Lempereur cependant faisait observer par des espions si lon ne changerait rien aux crmonies accoutumes des chrtiens dans lenterrement du dfunt. Il apprit quil y avait eu de la diffrence. Il en fut fch mais sans rien faire clater. Au contraire, il envoya au patriarche deux faisans destins pour la table impriale. Il lui permit mme de se faire transporter son audience, tout malade quil tait, faveur qui navait point encore eu dexemple. Lempereur reut donc le lgat dans un jardin peu loign de la premire porte du palais, pour ne lui point donner la peine de traverser avec fatigue de grandes cours et de longs appartements. Ce fut le 31 dcembre que M. de Tournon fut admis pour la premire fois en la prsence de lempereur. Il tait suivi de toute sa maison et de tous les missionnaires de Pkin. Les diffrentes cohortes au milieu desquelles il lui fallut passer, avaient ordre de le dispenser des crmonies chinoises en considration de sa personne et de sa maladie. Il salua donc Sa Majest impriale par ces sortes de gnuflexions que lon traite en Europe dadoration. Lempereur fit asseoir le lgat sur un monceau de coussins : il lui demanda des nouvelles de la sant du pape, et il fit tout cela dun air de bont et de familiarit qui nous ravit. Une rception de la sorte est ordinaire en Europe ;mais la Chine, elle fut regarde comme un miracle de faveur. Les bonts de lempereur pour le patriarche parurent de toutes les manires : on lui fit prsenter du th par les plus grands seigneurs de la cour ; lempereur lui-mme lui mit en main une coupe pleine de vin ; enfin on lui une table couverte de trente-six plats dor ; lempereur ny avait presque pas touch. Cette table fut envoye au
376
patriarche dans son logis. On sentretint de choses agrables aprs le dner ; enfin, lempereur invita le patriarche sexpliquer sur le sujet de sa lgation. Il lentendit discourir assez longtemps, et le redressa avec bont, lorsquil sgarait. Enfin il fit tout la confiance dans sa personne impriale. On peut protester que dans toutes les histoires de la Chine, on ne trouvera pas dexemple dune rception faite aucun ambassadeur, qui gale celle de M. le patriarche. Si les Europens nouveaux venus ne peuvent se le persuader, parce quils ignorent les usages de cette cour, tous les Tartares et tous les Chinois en sont convaincus, et le prince hritier de la couronne la tmoign. Avec le commencement de lanne chrtienne, on vit recommencer les bonts de lempereur pour M. de Tournon. Le premier de janvier, lempereur promit quil enverrait des prsents au pape, et le second de janvier il les fit dlivrer. Il nomma aussi le pre Bouvet pour les prsenter de sa part Sa Saintet, et M. le patriarche nomma M. Sabini pour aller Rome en son nom. Le pre Bouvet et M. Sabini ne furent chargs que des prsents les moins considrables, parce quon apprit Pkin que les vaisseaux allaient partir pour lEurope. Lempereur se rserva denvoyer les plus prcieux par le mme navire qui reporterait M. le patriarche. Cependant Sa Majest alla prendre le plaisir de la chasse dhiver, et comme M. le patriarche ne crut pas quil ft de la biensance daccompagner lempereur dans ce voyage de plaisir, on le pria de nommer quelquun de sa part qui put tre tmoin de ce magnifique divertissement. On ordonna des mandarins de porter de trois en trois jours des provisions M. le lgat qui tait indispos. Le commencement de lanne chinoise approchait, lorsque nous commenmes craindre que la libralit de la cour ne se refroidit a lgard de M. le patriarche, et surtout quon ne le traitt pas avec toute la distinction que nous souhaitions dans la distribution des prsents que fait lempereur au renouvellement de chaque anne. Notre crainte augmenta lorsque nous vmes que le dernier jour de lanne tait arriv sans quil part aucun vestige de prsents de la part de lempereur.
p.169
377
Enfin, Sa Majest ordonna quon apportt M. le patriarche un esturgeon dune grandeur prodigieuse ; il tait accompagn dautres poissons, avec des cerfs, des sangliers, des faisans et une table plus riche encore par une belle garniture dargent, que par les mets dont on devait la couvrir. Rien ne fut plus magnifique que lappareil avec lequel on conduisit au prlat les prsents de la cour. Le 26 fvrier, lempereur invita M. le patriarche prendre sa part du spectacle dun beau feu dartifice qui devait tre tir dans une maison de campagne appartenant Sa Majest. Comme M. de Tournon tait toujours indispos, lempereur le fit transporter travers ses jardins ; on lui assigna une place commode ; on lui fit entendre un concert deunuques, quon ne fait chanter que dans lappartement des femmes ; enfin on le fit coucher la nuit dans un appartement de la maison impriale la campagne, et deux mandarins furent toute la nuit de garde sa porte. Au commencement du printemps, lempereur alla dans la province de Peche-li, pour y prendre le divertissement dune chasse de certains oiseaux aquatiques qui sy assemblent en quantit. Cest un amusement de la belle saison, que lempereur prend dordinaire avant que daller en Tartarie passer les grandes chaleurs de lt. M. le patriarche reut du prince hritier, pendant labsence de lempereur, les mmes prsents et les mmes distinctions quil avait reus de lempereur. Les chaleurs du mois de mai invitrent M. le patriarche prendre les bains deau chaude quon lui croyait ncessaires pour sa sant. Il y alla accompagn dun mandarin qui lui fit prparer un logement commode. Souvent lempereur sinforma de sa sant et enfin, vers le dixime jour de juin il le fit inviter venir prendre son audience de cong. La maladie de M. le patriarche tant augmente il ne put paratre devant lempereur. Deux mandarins du troisime rang eurent ordre de ne point quitter M. le patriarche, et de donner souvent de ses nouvelles la cour. Aussitt que lempereur eut appris sa convalescence, il lui envoya un prsent (car cest la coutume la Chine den faire aux convalescents) ; ctaient quinze pices de brocart et une
378
lempereur pour la Tartarie, il ne voulut pas laisser chapper loccasion davoir encore une audience de Sa Majest. Il fut admis dans une maison impriale hors de la ville, et il y fut conduit par des mandarins avec pompe. Lempereur, ayant toujours gard son incommodit, lui permit de se faire servir sa manire par ses officiers. On le mena ensuite dans une salle intrieure, o, aprs avoir fait les neuf gnuflexions du crmonial, soutenu par les pres Gerbillon et Pereyra, il sassit en prsence de lempereur. Le prince hritier se trouva laudience avec le neuvime et le treizime fils de lempereur et peu dautres courtisans. Aprs quil eut remerci lempereur de ses bonts, il fut invit voir le lendemain la maison de campagne de lempereur et les jardins du prince hritier. M. le patriarche fut reu dans lune et dans les autres avec toute la distinction possible. Le prince hritier le conduisit lui-mme dans ses jardins. Il avait fait prparer deux barques pour le promener sur le canal, lune pour le patriarche et lautre pour le prince. Tantt la barque du prince prcdait le lgat comme pour le conduire, tantt elle le ctoyait pour pouvoir lentretenir. Enfin, le prince rgala M. de Tournon dun rafrachissement de liqueurs dlicieuses ; ensuite le lgat prit cong et sortit aux applaudissements de toute la cour, surprise de la rception que les missionnaires du palais avaient procure un tranger ; plusieurs mme murmuraient de la familiarit avec laquelle, disaient-ils, lhritier dun grand empire stait raval. Il est vrai que le Seigneur a lui-mme flchi le cur de lempereur en faveur de M. de Tournon ; mais on peut dire que les Pres de Pkin
1 Gin-seng, ou gensen, plante jadis en grande rputation et dont parlent souvent les
missionnaires. On croyait quelle ne croissait que dans les forts de la Tartarie, et on la vendait en Chine au poids de lor. Mais depuis on a dcouvert quelle tait commune en Virginie, au Canada, et dans toute la partie orientale de lAmrique du Nord. Le prix en a donc considrablement diminu, et de plus, on en fait, en mdecine, infiniment moins dusage quautrefois. On la cultive dans nos jardins dEurope, mais elle ny russit que mdiocrement quand on veut la multiplier autrement que par des graines quon fait venir des pays mmes o elle croit naturellement.
379
nont pas peu contribu lui attirer, et en sa personne lglise, tant de marques de considration. Les infidles par l sont disposs embrasser une religion honore jusques dans les cours de la gentilit. Plt Dieu que lempereur et continu traiter M. le patriarche avec la mme distinction ! Mais, tout choqu quil a t contre lui pendant deux mois, il ne lui a pas cependant refus les marques de sa libralit : on lui a toujours fourni gratuitement des provisions, et cest aux frais de lempereur quil a t reconduit Canton. ARTICLE II Sur les controverses en matire de religion Nous nous contenterons, pour cet article, de dire que quand M. de Tournon arriva Pkin, et quil y insinua aux missionnaires quil y trouva, que le dcret qui dcidait les contestations fcheuses qui les divisaient, avait t port Rome, ils supplirent son Excellence de le leur faire connatre et mme de le leur signifier, protestant qualors ils sacrifieraient lobissance due lglise tous les intrts de la mission et jusqu leur propre vie ; quils abandonneraient mme la Chine, si le souverain pontife lordonnait ainsi. Nous supprimons les autres dtails relatifs ces controverses, parce que nous nous faisons une loi de respecter et dobir aux ordres des souverains pontifes qui dfendent den parler ni directement, ni mme indirectement. ARTICLE III Conduite de M. le patriarche dans diffrentes ngociations quil traita la cour de Pkin. Le 25 dcembre de lanne 1705, lempereur fit demander au patriarche la cause de sa lgation. Lempereur, parfaitement instruit de tout ce qui se passe dans son empire, nignorait pas le sujet de nos divisions. Ainsi, quand il vit arriver un commissaire apostolique, il conut assez quil ne venait que pour rtablir la paix entre les missionnaires dEurope. Il fit donc dire M. le lgat par des mandarins, quune navigation de six mille lieues navait t entreprise que pour un
380
grand dessein, et quil lui importait den tre inform. Le patriarche rpondit quil venait seulement la Chine pour rendre grce Sa Majest, au nom du pape, de la protection quelle voulait bien donner la religion chrtienne et aux missionnaires qui lannonaient. M. le patriarche se serait expliqu plus nettement sur les vritables motifs de sa lgation, mais les sieurs Sabini et Appiani len empchrent. Enfin, il rsolut de les faire savoir lempereur, mais en secret par le canal des mandarins. Le 26 dcembre, il mit entre les mains des
p.171
mandarins un
mmoire pour lempereur, crit en italien, et dans une confrence secrte, il dclara aux mandarins quil venait faire la visite des pres de Pkin. Nous smes, le soir, du patriarche lui-mme, que lempereur avait rpondu son Excellence de la bonne conduite et de la rgularit des pres de sa cour, et quil lui avait permis seulement daller visiter ceux qui taient rpandus dans les provinces. Tout cela se fit avant quon et traduit en chinois le mmoire italien du lgat : nous en parlerons bientt. Le 27 dcembre, les mandarins disaient son Excellence que laffaire tait termine. Ce mot daffaire termine donna bien de la joie au patriarche. Il crut que lempereur lui accordait tout ce qui tait renferm dans son mmoire. Le pre Kiliani et les autres Pres crurent devoir rabattre un peu de sa joie, et lui apprendre que lexpression des Chinois ne voulait dire autre chose, sinon que son affaire allait son chemin. Dailleurs ils lui firent comprendre que son mmoire nayant pas encore t traduit, il tait difficile que lempereur et sitt consenti toutes ses demandes : voici les propres termes du mmoire, fidlement traduits de litalien. Pour obir fidlement aux ordres de Votre Majest
impriale, je lui dirai que sa Saintet a un si grand zle pour le salut de son me, quelle dsire ardemment davoir une correspondance ternelle avec cette cour, et de savoir sans cesse des nouvelles de sa royale personne ; du lui faire part de toutes choses, de la prvenir sur tout ce qui pourra lui
381
faire plaisir : pour cela sa Saintet souhaiterait tablir ici une personne dune grande prudence, dune grande intgrit, dune minente doctrine, en qualit de suprieur gnral de tous les Europens. Ce suprieur satisfera tout la fois aux dsirs de sa Saintet, aux prtentions de Votre Majest et au bon gouvernement de la mission que la protection, lexemple et les bons avis de Votre Majest honorent si fort. Lempereur eut tant dimpatience de voir ce mmoire, quil se le fit apporter, quoiquil ne ft qu demi traduit en tartare. Lorsquil leut lu tout entier : Ce ne sont l que des demandes frivoles, dit-il ; le patriarche na-t-il rien autre chose ngocier ici ? Les courtisans furent surpris de la pntration de lempereur. Le 28 dcembre, les mandarins rapportrent au patriarche que lempereur jugeait propos que ce suprieur gnral des missions ft un homme connu sa cour, qui y et au moins demeur dix ans, et qui en connt les manires. Ils fortifirent ce sentiment du prince de trs bonnes raisons. Cette nouvelle fut un coup de foudre pour le patriarche. Il scria dun air de vivacit et dmotion, quon voulut bien attribuer sa maladie, quon lui avait tout accord la veille, et quon lui refusait tout aujourdhui ; quil fallait bien que lempereur et reu de nouvelles inspirations par certains canaux. Le pure Pereyra, qui prvit les suites de cette motion, pria humblement M. le patriarche de ne rien laisser chapper qui pt contrister lempereur ; quaprs tout, ce prince ne lui avait rien accord la veille, et quil ne lui refusait rien aujourdhui ; quil ne faisait que proposer ses conditions, en vue dexcuter sa demande. Le patriarche prit mal lavis du pre Pereyra, et dit quil ne prtendait pas tre interrompu lorsquil parlait. Il ajouta quil voulait quon traduist ce quil venait de dire, et quon le portt lempereur. Les pres Gerbillon et Pereyra prirent donc le parti de se taire, quoiquils comprissent le mauvais effet que devait produire le discours du patriarche. M. Appiani donna donc par crit sa rponse aux mandarins. Aussitt quils la lurent, la colre et la douleur parurent sur leur visage ;
382
ils scrirent quon manquait de respect leur matre, le plus grand prince de lunivers ; ils se plaignirent quon laccusait de lgret desprit, en le taxant de dfaire le lendemain ce quil avait fait la veille. Pour se plaindre plus laise, ils se retirrent dans un autre appartement. Cependant les pres Pereyra et Gerbillon, rests seuls avec M. le patriarche, lui remontrrent modestement quil fallait en cette cour une manire plus modre de ngocier. A ces mots le patriarche ne se contint plus, il clata en reproches contre le pre Pereyra ; il lui dit avec mpris, que depuis trente ans il faisait le mtier de vil artisan auprs de lempereur. Enfin, il le fit examiner par son auditeur, aprs lavoir oblig par serment dire la vrit. Le pre, plus froid que le marbre, se prparait sexcuser, lorsque lauditeur le prit le bras et le conduisit ailleurs. Lempereur apprit lorsquil tait la chasse, par un eunuque, tout ce qui stait pass chez
p.172
sieur Appiani une bonne rprimande qui retombait sur le lgat : ainsi avorta la premire ngociation. Le 29 dcembre, lempereur dit tout haut sa cour : Notre nouveau venu dEurope sest imagin que les anciens Europens de mon palais ont brigu la nouvelle dignit dont il parle dans son mmoire ; il se trompe trs certainement ; car, outre quune commission de la sorte na parmi nous ni rang, ni prrogatives, ce serait pour eux une charge bien pesante. Les Romains voudraient absolument rendre comptable leur agent de tous les mauvais succs de leurs ngociations Pkin. Je connais nos anciens Europens, et je suis sr quaucun deux ne voudrait se charger dun pareil fardeau. Dailleurs jestimerais bien peu quiconque dentre eux prendrait une commission semblable. Lempereur nous ordonna au mme temps de prsenter lauditeur du patriarche une protestation sur tout ce qui stait pass sur laffaire du suprieur de la mission. Nous dclarions, par cette protestation, 1 que nous navions en aucune manire empch lempereur daccorder M.
383
le patriarche ce quil souhaitait ; 2 nous ajoutions que, quand bien mme lempereur nous obligerait sous les plus grandes peines daccepter la supriorit sur toutes les missions de la Chine, nous la refuserions. Le patriarche reut notre protestation avec toutes les crmonies de lgat apostolique ; nous tions tous a genoux devant lui. Il entendit lire la protestation, et, aprs lavoir entendue, il ajouta quil tait sr que quelques-uns, ou du moins quelquun de nous, avait dtruit sa ngociation auprs de lempereur ; que nous prissions garde ne point nous opposer aux intentions du souverain pontife et de lglise ; que son dessein avait t dtablir une bonne correspondance entre la cour de Rome et celle de Pkin, pour le bien de la mission. Nous entendmes ce discours du patriarche, et nous nous retirmes tous en silence. Une seconde ngociation fut une suite de la premire. Les pres Gerbillon et Pereyra avaient entendu dire M. le patriarche que le Saint Pre souhaitait quon tablt un homme Pkin pour tre lentremetteur entre les deux cours. Ils prirent la rsolution den parler lempereur, esprant que le prince aurait moins de peine souffrir Pkin un agent quun suprieur gnral de toute la mission. Ils en firent porter la parole lempereur par son grand chambellan ; Sa Majest en parla le lendemain M. le patriarche lui-mme, dans une audience quil lui donna. En effet, le 31 dcembre, le patriarche stant fait porter chez lempereur, proposa de la part du pape un agent, pour porter lempereur les lettres de Rome, et pour envoyer Rome celles de la cour de Pkin. Lempereur rpondit que la chose tait facile, et quon pouvait donner cette commission quelquun des anciens Europens de son palais. Le patriarche rpliqua quil tait plus propos que ce ft un homme de confiance, connu en cour de Rome, et qui en st le style et les manires. Qui voulez-vous dire par cet homme de confiance ? rpondit lempereur ; nous ne parlons pas ainsi la Chine. Tout sujet est pour moi un homme de confiance, et je compte sur la fidlit deux tous. Jai ma cour et mon service des
384
mandarins de trois ordres diffrents ; je dis indiffremment quelquun deux dexcuter mes volonts, et qui dentre eux oserait y manquer ? Suppos que je vous accordasse un agent tel que vous souhaitez, ce nouveau venu pourrait-il mentendre et se faire entendre ? Il faudrait un interprte, et de l des soupons et des dfiances comme on en a aujourdhui. Le patriarche tmoigna quil avait en vue un homme appliqu, qui nuit et jour allait travailler apprendre le chinois. Lempereur refusa de laccepter, et cette affaire fut termine. La troisime ngociation de M. le patriarche ne fut pas plus heureuse. M. de Tournon, fondant de grandes esprances sur les marques de distinction quil avait reues de la cour, oublia le double refus quil venait de recevoir. Il crivit donc au mandarin Kan-kama, quil avait des affaires secrtes lui communiquer pour lempereur. Kan-kama se rend chez M. le patriarche. Il apprend de lui quil avait envie dacheter ses frais une maison Pkin ; quil ne sagissait plus que den obtenir la permission de la cour. Kan-kama avait souvent entendu dire lempereur que le patriarche paraissait avoir du chagrin contre les anciens Europens de son palais. Ainsi, pour le sonder, cet adroit mandarin lui reprsenta laffaire comme aise obtenir. Seulement il lui demanda pourquoi il ne se servait pas du canal des Pres pour demander la grce quil souhaitait. Il sinforma ensuite du patriarche sil avait des sujets de se
p.173
particulier tombaient ses dfiances. Lhabile Tartare trompa le Romain. Il tira de lui les sujets vrais ou faux de la dfiance quil avait conue, le nom de ceux dont il se dfiait. Celui-ci rapporta le tout lempereur. Cependant Kan-kama entretint M. le patriarche dans lesprance quil ferait son affaire auprs de lempereur, quand il aurait trouv le moment favorable. Enfin le 4 fvrier, il lui parla de la sorte : Vous souhaitez une maison dans Pkin, il est galement facile lempereur et de vous permettre den acheter une, et de vous la donner (Kan-kama parlait ainsi de concert avec
385
lempereur) ; vous voyez ce quil a fait pour les Pres, il est prt den faire autant pour vous, si vous vous servez de leur organe pour demander ce que vous dsirez. Faites donc paratre un esprit de paix et dunion ; joignez-vous ces anciens Europens ; agissez daccord avec eux, ils sont les seuls qui disent du bien de vous lempereur. Qui vous reconnatrait ici pour un homme considrable en Europe, sils navaient rendu bon tmoignage de vous ? Sachez quils ont ici du crdit, et que vous ne russirez que par leur moyen. M. le patriarche sut gr au mandarin de son avis. Le lendemain il fit venir les pres Grimaldi, Gerbillon, Thomas et Pereyra. Lempereur sut que le patriarche avait vu ces pres, et leur ordonna de venir lui rendre compte de leur conversation avec son Excellence. Les Pres comptaient dj quon leur accorderait ce quils allaient demander pour M. le patriarche. Cependant lempereur, qui tait inform de tout par Kankama, fit entendre ces Pres que son intention navait pas t daccorder par leur moyen la demande du patriarche. Le patriarche, leur ajouta-t-il, prtend que je ferais grand plaisir au pape, et que par l je rendrais mon nom illustre dans toute lEurope ; mais que sais-je, continua Sa Majest, de quelles gens on la remplira cette maison ? On ne me dit pas de quelle nation, ni de quel ordre seront ceux qui lhabiteront. Le patriarche dit, continua lempereur, que la vie de ceux quil a destins habiter la nouvelle maison, est diffrente de celle des anciens Europens ; mais sa consquence va trop loin. Il faudra donc que jen accorde tous ceux qui ne seront pas de mme institut que celui des pres de mon palais ; ce qui serait incommode, et pourrait tre un sujet de dsordre, ou du moins de discorde, car enfin, jaime luniformit. Kan-kama osa dire quon pourrait accorder la nouvelle maison, condition quelle serait commune tous. Cest un projet impraticable, rpondit lempereur,
386
et alors il renvoya les Pres. Aprs notre dpart, Sa Majest dit ses courtisans : Ne voyez-vous pas par quels degrs le patriarche est venu me demander une maison dans Pkin ? Il voulait dabord un suprieur gnral de toutes les missions ; il se rduit ensuite demander un agent entre la cour de Rome et moi ; enfin, il est venu demander une maison dans Pkin, et cela pour remonter, par degrs, demander un agent aprs avoir obtenu une maison, et un suprieur gnral aprs avoir obtenu un agent. Enfin il dclara aux jsuites quil leur dfendait dinsister dsormais sur cette demande. Les Pres en parurent affligs. Lempereur eut la bont de leur faire dire quils pouvaient solliciter encore pour cette maison ; mais quil ne la leur accorderait pas. Le patriarche apprit par dautres que par eux que la ngociation navait pas russi ; il en eut du chagrin, et conut de violents soupons contre les jsuites. La quatrime entreprise du patriarche fut au sujet des prsents que lempereur envoyait au pape. Le succs nen fut pas heureux pour lui. Sa Majest lui avait permis de choisir quelquun pour les conduire, et pour les prsenter Sa Saintet. M. de Tournon jeta les yeux sur M. Sabini, son auditeur. Le mandarin qui devait conduire M. Sabini jusquau port de Canton, reprsenta Sa Majest quil nentendait point le sieur Sabini, et quil nen tait point entendu ; quainsi il tait propos de leur donner quelquun des pres qui leur servt dinterprte. Lempereur fit quelque chose de plus : il considra quil tait plus dcent de joindre ses prsents un envoy de sa part, que de les laisser conduire, et de les faire prsenter par un domestique de M. de Tournon : il jeta donc les yeux sur les Pres de son palais, et nomma le pre Bouvet pour aller Rome en son nom. Les prsents ayant donc t apports M. le patriarche, on en recommanda le soin au pre Bouvet et M. Sabini. Le mandarin qui portait la parole pour lempereur, ne sadressa quau pre Bouvet. Ainsi personne ne doutait la cour que le pre Bouvet ne ft le seul dput de la part de
387
lempereur, et que M. Sabini ne devait tre que comme le dput de M. le patriarche ; car
p.174
que par la dputation du prince. Dans laudience queurent le pre Bouvet et M. Sabini, lempereur nadressa la parole quau Pre, et ne recommanda qu lui seul de saluer le pape de sa part. Il y eut plus : M. Sabini ayant demand des lettres de crance, on les lui refusa, et lon donna au seul pre Bouvet des lettres de dputation. Les jsuites le dirent M. le patriarche, qui ne fit pas semblant de les entendre. Ainsi nous ne savons pas ce quil pensait de la dputation du pre Bouvet ; on sait seulement quil crivit dans les provinces que le pre Bouvet avait t donn pour adjoint M. Sabini par linspiration de quelquun. On peut croire que de bonne foi il tait persuad que le pre Bouvet nallait point Rome en qualit de dput : il le manda mme au pape. Peut-tre croyait-il que lacte de dputation du Pre tait informe, puisquil lavait accept son insu, et qutant le suprieur des missionnaires, ils ne pouvaient recevoir de commission de lempereur quavec sa permission. Ce quil y a dtonnant, cest quil nait pas voulu se faire instruire de la dputation de ce pre, quoiquelle ft publique, et que tout le monde en parit. Il songeait procder sur cela, par la voie de fait et de sa propre autorit, dans un pays loign et dans une cour jalouse de ses droits. Le tribunal Pimpin ayant fait emballer les prsents, nen donna les clefs quau seul pre Bouvet. Le patriarche les lui demanda ; celui-ci obit, et les remit entre les mains de son Excellence. Il les lui redemanda ensuite jusqu six fois, en prsence de tmoins, et le patriarche ne lui fit point de rponse. Enfin, il fallut partir. M. de Tournon donna les clefs M. Sabini, avec dfense de les remettre aux mains du Pre quen cas quil vnt mourir dans le voyage. Quand on fut arriv Canton, et que le mandarin, leur conducteur, fut dj prt de repartir pour la cour, M. Sabini lui demanda la lettre de dputation qui avait t expdie pour le pre Bouvet ; on la lui montra. Le pre dclara alors M. Sabini que, puisquil ne pouvait ignorer sa qualit, en ayant reu le tmoignage de la main du mandarin, il devait lui donner les clefs des prsents, de peur
388
que le mandarin ne rendit la cour des tmoignages dsavantageux de M. Sabini. M. le patriarche fut bien tt instruit des prtentions du pre Bouvet. Il en fut trs mcontent, et crivit M. Sabini de jeter plutt les prsents la mer que den donner la clef au pre Bouvet, et quil allait enjoindre au pre Gerbillon, suprieur du pre Bouvet, dordonner ce dernier de se dmettre de sa commission. En effet, le pre Gerbillon, quoiquil nignort pas en quel danger il allait se jeter, avant mme quil et reu lordre du patriarche, crivit au pre Bouvet de remettre les prsents M. Sabini, et lui promit que lui et les Pres du palais allaient sefforcer dapaiser lempereur. Le pre Gerbillon fit savoir au patriarche les ordres quil venait denvoyer au pre Bouvet. La cinquime affaire queut M. le patriarche en cette cour, se passa de la sorte : il dclara au mandarin Kan-kama quil tait dans limpatience davoir une audience particulire de lempereur et de lui ouvrir son cur sans rserve. Ctait ce que Sa Majest souhaitait depuis longtemps. Le jour de laudience fut fix au premier juin ; mais de grandes incommodits empchrent le patriarche dy aller. Lempereur fit donc dire au patriarche quil pouvait confier un mandarin ce quil avait dire. Le patriarche le refusa jusqu deux fois, et protesta que les affaires quil avait traiter avec Sa Majest, taient des plus importantes : quil ne sagissait ni des intrts du pape, ni de ceux de sa mission, mais de lintrt de lempereur mme et de la famille impriale ; quainsi il ne sexpliquerait sur cela qu une personne commise expressment par Sa Majest. Ces refus ritrs du patriarche choqurent lempereur. Il fut tonn quun homme vnt de si loin lui communiquer des affaires qui le regardaient personnellement et sa famille. Un peu mu, il prit le pinceau la main, marqua au patriarche dans un billet les sujets de plaintes quil avait faire de ses procds, et sur la fin il lui ordonna de sexpliquer sans dtours. Le patriarche se trouvant press par lordre de lempereur, en notre prsence et en prsence des mandarins, dclara que les affaires qui touchaient personnellement lempereur taient 1 que le pre Bouvet
389
se donnait pour son dput Rome 2 que les Portugais empchaient les autres nations de venir la Chine. Nous conmes tous quelle tempte le patriarche allait exciter, et personne de nous ne voulut, sur le dernier article
p.175
Appiani fit donc entendre aux mandarins ce que M. le patriarche voulait faire savoir lempereur. Ceux-ci refusrent de rapporter de bouche Sa Majest des affaires si importantes. On les leur donna par crit. Cependant on amusa ces mandarins chez nous, et on ne les fit partir que fort tard pour retourner au palais. Dans lintervalle, on engagea M. lvque de Pkin reprsenter M. le patriarche les dangers de la dclaration quil allait faire porter lempereur. Les ecclsiastiques mme de sa suite firent des instances pour len dtourner. M. de Tournon ne fit dautre rponse, sinon quil fallait obir au saint-sige. Le mmoire donc de M. le patriarche fut crit en italien cachet et mis entre les mains des mandarins. M. Appiani leur dit, en leur dlivrant le papier, quil y avait l deux articles bien fcheux ; que le premier tait une plainte de ce que le pre Bouvet, qui navait t donn que pour adjoint et en qualit dinterprte M. Sabini, prtendait prendre la qualit de dput de lempereur ; que le second tait une autre plainte contre les Portugais, qui ne voulaient laisser entrer personne la Chine qui net pass par leur pays et qui ne se ft soumis aux lois de leur nation. On attendait la cour la dclaration du patriarche avec une impatience incroyable. On lenvoya lempereur en sa maison de campagne. Ds que le fils an de lempereur leut lue, il scria : De quoi se mle cet tranger ? Le pre Bouvet est vritablement notre envoy ; le domestique du patriarche peut-il lui en disputer la qualit ? Laurions-nous choisi pour en faire notre ambassadeur ? Le prince porta ensuite la dclaration de M. le patriarche lempereur son pre. Sa Majest, aprs avoir lu lcrit, en parut extraordinairement choqu et demanda aux anciens missionnaires si en Europe, et M. le patriarche, et le sieur Sabini surtout, ne seraient pas jugs dignes de la
390
plus grande punition, pour une pareille conduite. Lempereur rpondit de sa main M. de Tournon. 1 Il justifia le pre Bouvet ; 2 il lavertit quen qualit de lgat du saint-sige, il ne devait se mler que des affaires de la religion ; 3 quil ne parlait que de couper la racine des discordes, quoiquil en semt en tous lieux ; 4 que les Europens staient jusque-l bien conduits dans ses tats, et quils ntaient brouills que depuis son arrive ; 5 il le menaa de ne recevoir plus de missionnaires dans ltendue de son empire sans les avoir fait examiner dans ses ports. Les Pres prirent M. Appiani de prvenir M. le patriarche sur la duret de la rponse quil allait recevoir de lempereur, afin quil se modrt quand il la recevrait, et quil difit par sa douceur les mandarins qui lapporteraient. M. le patriarche profita du conseil de M. Appiani. Il fit remercier lempereur des bons avis que Sa Majest lui donnait. Lempereur demanda aux mandarins, leur retour, si le patriarche commenait reconnatre que son auditeur ntait pas lenvoy imprial ? Il crivit un second ordre plein de menaces ; mais il dfendit quon le donnt M. le patriarche, sil ne montrait de lobstination ou de lempressement le voir. Les Pres, qui eurent le vent de ce nouvel crit de lempereur, en firent avertir son Excellence par M. Appiani. Ainsi, quand les mandarins revinrent, le patriarche tmoigna quil acquiesait aux ordres de lempereur, et ne montra point dempressement pour recevoir le nouvel crit dont les mandarins taient porteurs. M. de Tournon interrog sil jugeait propos quon rappelt le pre Bouvet, comprit le danger quil y aurait le faire rvoquer ; car enfin, dans le systme, M. Sabini ne serait pas parti seul avec commission de porter les prsents, ce qui aurait encore retard leur dpart. la proposition des mandarins, M. le patriarche ne put retenir ses larmes. Jamais il nen versa de plus propos. Les mandarins lui en demandrent le sujet : Cest, dit-il, que le souverain pontife mimputera la faute du retardement des prsents quil doit recevoir de Sa Majest
391
impriale, et que si le pre tarde partir, les prsents arriveront trop tard. Ce qui lengageait parler ainsi, cest quil avait fait savoir des nouvelles de ces prsents au pape par la voie de Manille. Il supplia donc Sa Majest quon laisst partir les prsents et le pre Bouvet. La sixime affaire que M. le patriarche sattira, fut loccasion dun mcontentement quil avait donn lempereur, et pour lequel on exigea quil ft quelques excuses. La moindre satisfaction en termes vagues et gnraux lui aurait suffi. M. le patriarche sobstina nen point faire. Par l M. de Tournon sattira
p.176
Il reut coup sur coup des ordres de la cour trs durs et bien peu convenables sa dignit. Enfin il fut oblig de se plaindre quon violait son caractre de lgat apostolique. Dans une cour profane, on na gure dgards un titre si respectable. Quoi quil en soit, on lui dclara quon aurait gard son caractre de lgat ; mais on lui demanda sa lettre de crance et le monument de sa lgation. On le pressa de les montrer, sil en avait. M. le patriarche produisit seulement deux lettres crites de Rome, lune M. lvque de Pkin, lautre M. lvque de Conon, qui rendaient tmoignage sa lgation. Cependant ces prlats eux-mmes ne les jugeaient pas suffisantes, dans un pays surtout qui ntait point fait au style de la cour de Rome. M. le patriarche ayant sans doute de fortes raisons de ne point montrer ses pouvoirs, sen abstint, et lempereur songea le faire partir de Pkin, non pas en lui en donnant un ordre positif, mais en lui faisant dfense de prolonger le temps marqu pour son dpart. On manda aussi de faire revenir la cour le pre Bouvet et M. Sabini, avec les prsents. On se rserva les envoyer par quelque autre lgat qui montrerait des pouvoirs en forme. Dabord ce projet ne fut annonc M. de Tournon que comme une menace, afin de le ramener ce que dsirait lempereur. M. le patriarche ne prit nulles mesures pour apaiser la cour. Ainsi, on excuta le projet de renvoyer M. de Tournon en Europe. Un mandarin eut ordre daller en poste Canton dclarer au pre Bouvet et M. Sabini quils eussent revenir Pkin et quon reconduist les prsents. Le dcret
392
imprial qui leur tait adress portait que Tolo, ctait le nom chinois de M. le patriarche, ntait pas muni de pouvoirs suffisants pour tre reconnu comme lgat du saint-sige ; qu la vrit les anciens Europens rendaient tmoignage sa dputation, mais quon ntait pas oblig de les croire. Il est vrai que nous navons rien omis pour remettre M. de Tournon dans les bonnes grces de lempereur, et pour sauver ici lhonneur du saint-sige. Nous avons reprsent que la punition de M. le patriarche ne devait pas retomber sur le Saint-Pre, qui lon avait mand par la voie de Tartarie et de Manille quon faisait partir de la Chine des prsents pour Sa Saintet. Nous navons rien obtenu. Nous envoyons en Europe loriginal de nos requtes prsentes lempereur, pour y prouver que nous navons cess dintercder la cour en faveur de M. le patriarche, que quand nous en avons reu la dfense la plus expresse. Ce qui nous touche le plus, cest de voir nos grandes esprances renverses. Lempereur lui-mme avait tmoign M. de Tournon quil navait rien de plus cur que de voir tous ses tats convertis au christianisme. Il lui reprocha ensuite que, par son enttement, il allait tout renverser. Enfin Sa Majest ordonna M. le patriarche dcrire au Saint-Pre, quil navait pas tenu elle que le christianisme net fait de grands progrs dans ses tats. Ce qui nous console un peu dans ce dsastre, cest que lempereur a fait reconduire M. le patriarche avec les mmes honneurs quil lavait fait venir, et que par l les insultes ont t arrtes. On peut dire encore quau milieu des mcontentements quon a eus de M. le patriarche, on a toujours respect le souverain pontife. Des courtisans stant mancips dire quil fallait juger du pape par son lgat, lempereur leur imposa silence, et leur dit : Cest un dfaut assez commun aux dputs de traiter les affaires de leurs matres leur fantaisie : on fait le petit souverain lorsquon est revtu de lautorit dun puissant prince. Ainsi juger sainement des choses, la cour de Rome na point ici perdu
393
beaucoup de son crdit. Ce qui augmente encore notre douleur, cest la dtention de M. lvque de Conon, de M. Guetti et du catchiste de M. de Conon. Lempereur se plaignait que M. de Conon lui avait parl peu respectueusement, ce qui ntait srement pas le projet de ce prlat. Pour M. Guetti, dhorloger, il avait t fait prtre la Chine, et conduit ensuite Pkin pour y exercer son talent. Il fut appel en Tartarie lorsque M. de Conon y parut devant lempereur, et il fut retenu pour travailler des montres pour lempereur. Tandis quil tait occup de la sorte, M. le patriarche envoya lempereur son mdecin italien nomm Borghesios, pour tenter de ltablir la cour. Le mdecin se chargea de quelques lettres pour le sieur Guetti. Jusque-l M. Guetti ntait point en faute ; mais ces lettres lui causrent une affaire. Lempereur, attentif tout, lui demanda sil en avait reu. M. Guetti avoua
p.177
deux. Lempereur lui ordonna de les lui montrer. Le sieur Guetti dit quil les avait laisses dans sa cassette. On apporte la cassette, M. Guetti en dchire une et cache lautre dans un endroit o il ne crut pas que personne savist de les chercher. Le mandarin, qui vit le mange de M. Guetti, porta les fragments de la lettre au prince hritier, et celui-ci lempereur. On se rcria contre la tromperie de lEuropen ; on lobligea de rassembler les morceaux de la lettre dchire, et de produire celle quil avait cache. M. Guetti obit : ni lune ni lautre ne contenait des choses fort importantes. Dans la premire on lisait ces paroles : Ces gens (ctait des jsuites quon parlait) feront tout limaginable pour vous faire sortir de la cour et ces autres mots : M. le patriarche souhaiterait fort que vous pussiez vous tablir auprs de lempereur : mais il faut prendre garde den parler. Dans la seconde, on ne trouva que des nouvelles domestiques : tout cela tait lger. Limprudence de M. Guetti fut davoir voulu le drober
394
la connaissance de lempereur par un mauvais artifice. Il sattira par l bien de la confusion. Pour rparer sa faute, il promit de mourir plutt que de mentir. ARTICLE IV Ltat de la religion la Chine, depuis le dpart de M. le patriarche 1 Lempereur regrette davoir prodigu ses faveurs M. le patriarche, et reproche tous les jours aux missionnaires de son palais les instances quils ont faites Sa Majest pour obtenir lentre de ce prlat la Chine et jusqu sa cour. 2 Le mme prince prtend quon lui a manqu de respect ; il menace de sen venger, et il a donn des marques de son indignation en rvoquant ses prsents, et en renvoyant M. le patriarche. 3 On sest imagin la cour que les dissensions des missionnaires ne pouvaient natre que de quelques grands desseins dambition. Dans cette vue, le prince hritier a fait faire des informations secrtes dans les provinces. Il a mme engag un de ses domestiques prendre le baptme, afin dtre inform par son moyen du mystre de nos assembles. Cest ce dessein encore quon a intimid M. Guetti, quon lui a fait dire tout ce quil savait des jsuites. 4 On commence invectiver contre le christianisme en prsence de lempereur, ce que personne navait os faire jusquici. Le prince hritier est un des plus anims. Bien des mandarins veulent obliger leurs femmes, leurs enfants et leurs esclaves renoncer au christianisme, par la seule raison que le chef de cette religion, ou du moins son reprsentant a irrit lempereur. 5 Les bonzes triomphent et annoncent certaines rponses de leurs dieux qui pronostiquent notre ruine. 6 Notre religion commence devenir suspecte : elle stait beaucoup accrue par le tmoignage que lempereur rendait sa saintet et la probit des missionnaires. Maintenant quils se voient accuss sur des articles essentiels, ils ne savent quen penser.
395
7 Lautorit du souverain pontife, que nous avions si fort exalte, commence diminuer dans les glises de la Chine. On est tonn de voir que ceux qui doivent le plus ses bienfaits ne songent qu rabaisser les autres. On est tonn quon commence par prcher son autorit et ses pouvoirs, avant que de prcher Jsus-Christ, et quon veuille sattirer du respect par des rangs dans la religion, de ceux mmes qui ne lont pas encore embrasse. 8 La rputation des missionnaires a souffert une furieuse atteinte. 9 Il nen est pas ici comme dans les cours dEurope, o lon rit impunment aux dpens des jsuites : on y sait quoi sen tenir ; mais ici cest aux dpens du salut des mes quon les dcrdite. Cependant nous croyons pouvoir lassurer, personne ne travaille ici plus queux, et personne ne souffre plus queux. ARTICLE V Rponse aux plaintes que M. le patriarche prtend avoir faire des jsuites 1 Il dit que nous navons pas envoy nos Pres son arrive, pour le recevoir et pour laider. Rponse. Il ny a ici que deux ports : celui de Canton et celui de Fokien. Fallait-il envoyer un jsuite de Pkin dans lun et dans lautre, plus de quatre cents lieues de la capitale, pour attendre M. le patriarche une ou deux
p.178
de sloigner de Pkin plus de deux jours, leur aurait-il permis de faire le voyage de Canton ou de Fo-kien ? Sils taient alls au-devant de M. le patriarche, auraient-ils fait cesser les murmures ? Naurait-on pas dit quils allaient le prvenir, lobsder et lui ter la libert de faire les informations ncessaires ? 2 Les jsuites nont pas procur que les ballots de M. le patriarche et des personnes de sa suite fussent exempts des tributs et des douanes. Rponse. M. le patriarche convient lui-mme, dans une lettre au
396
pre Grimaldi, que nous nous y sommes employs avec zle : elle est date du 8 de mai 1705. Si nous navons pas russi, en sommes-nous responsables ? Que pourraient les lettres de recommandation du recteur des jsuites de Rome, ou du prieur de la Minerve, auprs dun avide douanier, pour faire exempter un mandarin du premier ordre des tributs quon paye la douane de Rome, surtout si le mandarin et ses gens venaient chargs des plus riches marchandises de lAsie ? 3 Les jsuites nont point crit M. le patriarche pendant lespace de cinq mois quil a demeur Canton. Rponse. M. le patriarche ne les avait-il pas fait avertir par le pre Beauvoillier, leur procureur Canton quil allait en partir pour Nankin, et quon lui crivt l ? Il est vrai quil rvoqua cet ordre le 8 mai ; mais ces pres ne purent en tre instruits que sur la fin de juin et alors il aurait t inutile de lui envoyer Canton des lettres quil ny aurait pas reues. Depuis ce temps-l, les jsuites ont-ils manqu leur devoir ? 4 Les jsuites nont pas procur quon envoyt de la cour un dput pour conduire M. le patriarche de Canton Pkin. Rponse. On nous souponnait dabord de vouloir empcher que M. le patriarche ne ft reu la cour. On vit que nous avions obtenu sa rception non sans peine. On nous fit aussitt un crime de ne lui avoir pas fait dputer un mandarin pour le conduire. Les dsirs des hommes sont sans bornes. Au reste, la plainte est si frivole, que M. le patriarche lui-mme, par une lettre au pre Grimaldi, du 4 septembre, lui mande quil a de la joie de navoir point de mandarin pour conducteur ; quil en serait gn. 5 Le pre Grimaldi na rien rpondu M. le patriarche qui lui demandait un jsuite pour tre vicaire apostolique Nankin. Rponse. 1 Nos constitutions dfendent nos suprieurs de proposer aucun jsuite pour des dignits ecclsiastiques. 2 Le primat des Indes avait dj t nomm ce poste. 3 Il ne nous convenait point de prendre parti dans un procs encore pendant en cour de Rome, sur les droits de larchevch de Goa.
397
6 Le pre Grimaldi na rien rpondu sur la soumission quil fallait rendre aux vicaires apostoliques. Rponse. M. le patriarche crivit au pre Grimaldi en ces termes : Jespre que votre Rvrence avertira les Pres de Pkin de recevoir MM. les vicaires apostoliques avec toute lattention que mrite le dcret du saint-sige. 1 Son Excellence ne demandait point de rponse, mais lexcution du dcret. 2 M. le patriarche nordonnait pas, mais il avertissait, et le pre Grimaldi manqua-t-il en consquence davertir ses confrres ? 3 Le pre Grimaldi rpondit en quelque sorte au patriarche sur la rception des vicaires. Il lui manda que, quand son Excellence serait arrive, ils confreraient sur cela en particulier. 7 Les Pres nont pas engag le vice-roi de Canton venir en personne visiter M. le patriarche ; il sest content dy envoyer son fils. Rponse. Aucun des pres de la cour ne connat ce mandarin : cest un homme qui a toujours t lev Canton, et employ dans les provinces. Il ne faisait que dtre nomm au mandarinat de Canton. 8 Les prsents que les mandarins ont faits aux gens de la suite de M. le patriarche ont t de peu de valeur. Rponse. En sommes-nous la cause ? Lobjection ne vaut pas la peine dy rpondre. Ces plaintes de M. le patriarche se sont trouves dans les lettres quil a crites ou quil a fait crire en Europe. Il a fait les suivantes de bouche. 9 Les Pres de Pkin nont pas reu M. de Tournon genoux. Rponse. Voici ce qui nous en a empchs : lempereur avait ordonn que M. le patriarche prit un habit tartare, et quon ne lui rendt dhonneurs que selon le crmonial de la Chine.
p.179
Cependant
certaines gens, qui ne trouvent aucuns genres dhonneurs civils tolrables que ceux qui viennent dEurope, usaient du crmonial dItalie lgard de M. le patriarche dj vtu la tartare. Ils se prosternaient ses pieds, ils embrassaient ses genoux, et le patriarche imposait sa main sur leurs ttes, tandis quil leur parlait. Ils contraignaient les chrtiens chinois de les imiter. Nous ne savions rien
398
de tout cela Pkin : lempereur en tait parfaitement inform, et lavait appris des espions quil avait auprs de M. le patriarche. Il sen plaignit nous : Est-ce ainsi, disait-il, quon oblige mes sujets de rendre un tranger des honneurs qui ne sont dus qu moi ? On sait la dlicatesse des Chinois sur le crmonial. Enfin, il nous dfendit absolument de flchir le genou devant M. le patriarche. Nous fmes savoir M. le patriarche les ordres que nous avions reus de la cour ; mais nous ne fmes pas exempts de ses soupons. Il ne put se persuader que lempereur regardt ces sortes dhonneurs comme des actes de juridiction temporelle dans celui qui les reoit. Nous emes beau reprsenter ce prince que cet honneur ne se rendait au lgat que comme au ministre de Jsus-Christ : le caractre spirituel ne fait point dide sensible dans lesprit des gentils, avec quelque vivacit quon le leur prsente. Du reste, lorsque nous avons pu sans crainte parler son Excellence genoux, nous lavons fait sans rpugnance. 10 Les Pres de Pkin nont pas fait assez exactement leur cour au lgat apostolique. Rponse. Tandis que M. le patriarche a demeur dans notre maison, nous lui avons tenu compagnie autant que nous avons pu. Lorsquil eut pris une maison loigne de la ntre, nous lui avons rendu de moins frquentes visites. Nous ntions alors que six jsuites Pkin. Le pre Grimaldi gardait la chambre cause dune infirmit habituelle. Un autre vieillard ne sortait plus depuis trois ans. Le pre Pereyra fut deux mois en Tartarie avec lempereur. Les autres taient souvent appels auprs du prince, sans compter les occupations de notre ministre. M. le patriarche en a t convaincu par ses yeux, et lon ne peut croire quil ait conserv sur cela aucun ressentiment contre nous. 11 Les Pres nont pas aide le lgat de leurs conseils. Rponse. Nous prenons Dieu tmoin que nous lui en avons donn de salutaires, et qui nont point t couts. Nos avis lui taient suspects ; il nen demandait personne de nous ; il sen moquait. Nous
399
en prenons encore tmoin les personnes de la suite du patriarche et M. lvque de Pkin. Cest sans nous consulter quil a demand la cour un suprieur gnral, un agent, une maison acheter dans Pkin. Ce nest pas de notre avis quil nous contraignit de demander sans rplique sa prompte rception la cour ; quil nous fit aller lenterrement de son domestique, revtus de surplis dans les rues de Pkin ; quil mprisa le conseil du pre Grimaldi sur la demande dun nouveau cimetire pour la spulture du mort ; quil traita mal le pre Kiliani qui le suppliait de ne faire paratre aucun emportement en prsence des mandarins ; quil prit des airs dune extrme hauteur lgard du pre Pereyra ; quil mprisa le rapport de M. lvque de Pkin et du pre Gerbillon, au sujet de lindignation que lempereur commenait montrer contre lui ; enfin, cest M. le patriarche luimme que nous prenons tmoin. Combien de fois a-t-il dit quil suffisait aux jsuites dexcuter ses ordres, sans vouloir entrer dans ses affaires ; quil nen devait rendre compte qu Dieu et au saint-sige ? 12 Les jsuites ont dtourn lempereur daccepter le mdecin que M. le patriarche voulait introduire la cour. Rponse, il sen faut bien que cela soit vrai : ces pres prsentrent Sa Majest un crit de conjouissance sur larrive dun mdecin europen la Chine. Il tait mme difficile que les jsuites pussent lui prjudicier. Pour peu quil eut fait voir dhabilet, dans la disette o lon est ici de bons mdecins, on net cout personne son dsavantage : cest donc par un malheur quil est arriv quon nait pas assez connu son mrite. Voici les raisons qui lui ont fait tort : 1 il paraissait trop jeune ; 2 il navait pas apport assez de livres de mdecine : lempereur jugea par l quil tait peu appliqu tudier son art ; 3 lempereur layant invit lui tter le pouls, il ne toucha lartre quun moment, et pronona sur ltat de ce prince. Cet air de prcipitation fut un mauvais augure de son attention sur ses malades ; 4 ayant une ordonnance faire, on saperut quil la transcrivait dans un livre ; 5 il avait
p.180
400
6 il avait fait dans le voyage loffice de pourvoyeur dans la maison du patriarche ; il tait entr la Chine mal vtu, rendant M. de Tournon les services des plus vils domestiques. Lempereur, qui se faisait informer de tout, jugea quun homme de la sorte ne pouvait pas tre un mdecin de considration en Europe. Quelle part les jsuites ont-ils tout cela ? 13 Les jsuites ont empch que M. le patriarche ne russit dans ses ngociations. Rponse. Plus laccusation est srieuse, plus elle demande de preuves. Peut-on aisment le penser de prtres, de religieux attachs au saint-sige, et les soupons de leurs adversaires suffisent-ils pour les rendre coupables ? O sont les tmoins qui le dposent, et sur quel fondement le dposent-ils ? 14 Ce sont les jsuites qui ont empch que M. le patriarche ne fit dans les formes la visite de leur maison de Pkin. Rponse. M. le patriarche nignore pas que les jsuites, en demandant lempereur son entre la cour, dclarrent quil venait pour tre le visiteur gnral de toutes les missions et de tous les missionnaires ; tait-ce pour lempcher de les visiter ? Si les jsuites avaient apprhend la visite, ils navaient qu sen tenir au refus que lempereur avait fait dabord de laisser venir M. le patriarche Pkin. Cependant ils ritrrent leur demande jusqu quatre fois et elle fut enfin coute. Il est vrai que M. le patriarche ayant dclar quelques mandarins quil allait commencer dinformer sur la conduite des pres, et que ces mandarins layant redit lempereur, il ne jugea pas propos de permettre quon fit des perquisitions sur la conduite et sur les murs de gens qui vivaient sous ses yeux, dans lenceinte de son palais. Il eut donc la bont, sans que nous le sussions, de rpondre de linnocence de nos murs et de la rgularit de notre conduite. Cependant on verra assez Rome par les dpositions de M. le patriarche contre nous, quil a fait quelque chose de plus que de nous visiter. Il est constant ici, et M. de Pkin peut lattester aussi bien que les personnes les moins passionnes de la suite de M. le patriarche,
401
quon a tch dengager des chrtiens et des gentils rendre tmoignage contre nous. On sest efforc mme de les gagner par des prsents. Nous le savions, et nous navons jamais fait le moindre mouvement pour lempcher. 15 Les jsuites patriarche. Rponse. Si quelquun deux peut tre convaincu davoir parl avec peu de considration de son Excellence, nous consentons quil soit svrement puni. Il est vrai quil ne fut pas possible de disconvenir de la vivacit que fit paratre M. le patriarche lorsquil foula aux pieds les requtes des chrtiens. Nous avons parl encore des soupons quil avait donns lempereur contre la nation portugaise. Laffaire tait trop srieuse pour sen taire. Il sagissait du mal commun, que nous crmes en conscience devoir dtourner, en dtrompant lempereur. 16 Les jsuites nont pas arrt la rvolte des chrtiens. Rponse. Quentend-on par ces expressions, arrter la rvolte ? Veut-on dire que les jsuites nont pas exhort les chrtiens obir aux ordres de M. le patriarche ? On a tort en ce sens de se plaindre de nous ; nous navons cess de leur prcher la vnration et lobissance quils lui devaient. Si nous ne les avons pas empchs de prsenter des requtes et dexposer leurs raisons, peut-on dire que nous ne les ayons pas excits le faire avec modration et avec respect ? On sait ici que nous avons empch les suites fcheuses quallaient avoir les vivacits de M. de Tournon, lorsquil foula ces requtes ses pieds ; prouvera-ton le contraire ? 17 Les Pres nont pas fait rendre la cour plus dhonneur au caractre piscopal quon na coutume den rendre au commun des missionnaires europens. Rponse. Voici le fait : MM. les vques de Pkin et de Conon vinrent la capitale : on ordonna de leur faire rendre par les chrtiens et par les gentils les respects dus leur caractre. On sait avec quel zle nous imprimmes nos chrtiens des ides sublimes de la ont parl peu respectueusement de M. le
402
prminence piscopale. A lgard des gentils, nous ne fmes pas assez heureux pour leur faire concevoir tout le respect que nous aurions voulu leur inspirer pour un caractre purement spirituel. Lhomme animal ne conoit point ce qui ne saperoit pas par les sens. Ils taient choqus dentendre dire que les jsuites ntaient destins, dans le vaisseau de lglise, qu faire la
p.181
se rduisaient enseigner les ignorants et les petits enfants ; quil fallait traiter les vques avec une tout autre considration. Ces discours ne persuadrent point la cour, parce que les degrs ecclsiastiques ne parurent point respectables un prince gentil. La science et les talents extrieurs frappent plus les sens que des prrogatives dun caractre invisible. Si lempereur a bien voulu distinguer nos anciens services, et nous traiter en hommes plus considrables que nous ne le sommes, Dieu nous est tmoin que nous avons fait tous nos efforts pour lui faire comprendre la prminence de ltat piscopal. 18 Les jsuites nont pas fait leurs efforts pour obtenir de la cour la dlivrance et le dpart de M. de Conon. Rponse. Nous nous y sommes employs si vivement, que lempereur en a marqu contre nous de lindignation. Il nous a fait des reproches de ritrer si souvent des harangues capables de lmouvoir compassion en faveur dun prlat qui nous paraissait si oppos. En vain nous avons tch de lui faire entendre quon pouvait saimer et penser diffremment ; que dailleurs un des points de notre religion tait de rendre le bien pour le mal, et que M. de Conon navait srement point prtendu nous faire du mal en soutenant un sentiment diffrent du ntre. Lempereur ne gota point nos raisons ; et quand nous en vnmes M. Guetti, il nous dfendit de parler jamais en sa faveur. Il a dj cot cher cet ecclsiastique davoir parl avec si peu de mesure contre nous. Le malheur est que lempereur fait faire des informations pour notre justification, et pour convaincre M. Guetti de calomnie. Nous dclarons que nous ne sommes pas responsables de la nouvelle tempte qui va peut-tre bientt fondre sur sa tte, et nous
403
dsirons bien pouvoir la prvenir, et len garantir. 19 Les jsuites de Pkin ont exerc des violences contre leurs cranciers, et ils ont fait des contrats usuraires. Rponse. Les procureurs que nous avons dputs en Europe y portent sur ces deux points les actes les plus authentiques de notre justification. Ce mmoire abrg ne souffre point une si longue discussion. 20 Ce sont les jsuites qui ont fait nommer le pre Bouvet la dputation de Rome. Rponse. Cest un fait que nos adversaires avancent sans preuve, et dont ils ne fourniraient jamais de tmoins. Au reste quy aurait-il dtonnant quils eussent autant dempressement faire dputer un de leurs frres Rome, que M. le patriarche en a eu y faire envoyer un de ses domestiques ? 21 Les jsuites nont pas empch que la dignit de M. le patriarche ne tombt quelquefois dans le mpris. Rponse. M. le patriarche ne la pas empch lui-mme. Dailleurs les deux caractres diffrents de M. de Tournon et de lempereur de la Chine ont t les seules causes des mortifications que M. le lgat a essuyes la cour de Pkin. Les jsuites ny ont eu dautre part que de travailler, tant quils ont pu, adoucir lempereur. La vivacit de M. de Tournon et le flegme joint la fermet de lempereur, rendaient celui-l peu propre ngocier auprs de celui-ci. Le mandarin Chao en avertit M. le patriarche, en lui faisant le portrait de lempereur. Il pargne le satin, lui dit le mandarin, et il brise les diamants. Trop de rsistance vous fera traiter avec rigueur et si vous savez plier, vous flchirez le cur du prince. Le narr fidle que nous venons de faire convaincre toutes les personnes quitables que M. de Tournon est la seule cause du mauvais succs de sa ngociation. Les journaux que les personnes de sa suite ont faits en particulier, prouveront les rsistances brusques et ritres du lgat aux volont de lempereur. Le moindre manque de respect pour le souverain est un crime irrmissible la Chine ;
404
quauront donc d produire une habitude continuelle dopposition ses dsirs et un manque soutenu de complaisance ? Nous avons pu empcher quelquefois les mcontentements du prince dclater ; mais lavons-nous pu toujours ? Ce que nous avons obtenu par un effort de crdit, cest que la libralit du prince ne manqut jamais M. de Tournon, et quil ft reconduit de Pkin aux frais de la cour, comme il avait t dfray en venant ici de Canton.
405
paratre cette anne quelques-uns de nos chrtiens pour la conversion de leurs compatriotes. Je me contenterai de vous en rapporter deux exemples : Un des nophytes que je baptisai dans lune des quatre missions que jouvris avant que lempereur ne met ordonn de le suivre dans ses voyages, stait tabli Yung-ping-fou, prs du passage de Leao-tong. La ce fervent chrtien a fait la fonction de missionnaire avec un zle admirable. Il a assembl quantit didoltres qui il a annonc les vrits chrtiennes avec tant de succs que la plupart ont demand le baptme. Il est venu aussitt me chercher Pkin mais comme jtais all au sud avec lempereur, le pre de Tartre a pris ma place, et est parti sur-le-champ pour Yung-ping-fou, o il a baptis quatre-vingts adultes. Ds que jai t de retour, jai envoy dans cette ville un catchiste, qui fortifiera ces nouveaux fidles dans la foi, et qui, comme je lespre, gagnera encore plusieurs gentils JsusChrist. Un autre chrtien est venu me donner avis quil avait fait connatre lexcellence de notre religion plusieurs soldats chinois qui demeurent vers le passage de la grande muraille et que ces bonnes gens, touchs de ses discours, ne soupiraient quaprs la grce du baptme. Je fis partir aussitt un catchiste afin de les aller instruire, et pour navoir plus moi-mme qu les baptiser lorsque je passerais par cet endroit-l la suite de lempereur. Le jour que lempereur devait passer la muraille, je pris les devants ds le point du jour ; je trouvai en effet quarante de ces soldats bien instruits et trs fermes dans la foi, qui me conjurrent avec larmes de
406
les admettre au nombre des chrtiens. Je les baptisai tous, et ne les quittai que le soir pour aller rejoindre lempereur ; mais je leur laissai le catchiste, avec plusieurs livres sur la religion, que javais apports. Un mois aprs, ces nouveaux fidles me dputrent un dentre eux Ge-ho-ell, o jtais alors, pour mavertir quun de leurs mandarins avait pris la rsolution de les faire tous renoncer la loi sainte quils avaient embrasse ; que ses caresses et ses menaces ayant t inutiles, il en tait venu des traitements trs inhumains ; quil pouvait impunment les meurtrir de coups puisquil tait leur capitaine ; mais que quand on devrait les faire expirer dans les plus cruels tourments, ils taient tous rsolus de perdre la vie plutt que la foi. Ce ne sont point les mauvais traitements que nous craignons, majoutaient-ils dans la lettre quils mcrivaient ; mais ce qui nous fait une peine que nous ne pouvons vous exprimer, cest que nos compagnons, encore infidles, ne veulent plus entendre nos exhortations de peur dtre traits comme nous le sommes. Nous vous conjurons donc de parler au fils du ma-li-tou, notre gnral, afin quil adoucisse cet ennemi dclar de notre sainte religion. Jallai les revoir mon retour : tous se confessrent avec une ferveur digne des plus anciens chrtiens ; je leur fis une longue exhortation la fin de laquelle ils me prsentrent vingt de leurs compagnons, qui taient bien instruits, et que je baptisai. Ils me prirent ensuite dtablir parmi eux une confrrie, et de mettre la tte ceux que je jugerais les plus capables de les instruire et de veiller sur leur conduite. Ils avaient dj crit chacun leurs suffrages dans de petits billets cachets sparment. Jouvris ces billets et je trouvai que leur choix tait fort sage, car ils nommaient les trois plus fervents, qui taient les mieux instruits, et qui avaient le plus de loisir pour vaquer cette bonne uvre. Je confirmai leur choix, et comme ils sont fort resserrs dans la petite maison o ils sassemblent, ils me proposrent den acheter une autre, o ils pussent tenir plus commodment leurs assembles. Je leur donnai pour cela cinquante taels ; ils fourniront le
407
reste, et jespre que dans peu de temps il y aura l une chrtient nombreuse. Pendant environ trois mois que nous demeurmes Ge-ho-ell, je rassemblai les chrtiens de diffrentes provinces, qui sy taient rendus pour le commerce. Ils se confessrent tous jusqu trois fois mais je ne pus jamais trouver dendroit propre leur dire la messe. Je baptisai l environ seize personnes ; voil ce quil y a eu pour moi de consolant dans mon
p.183
On a baptis cette anne dans notre glise cent trente-neuf adultes, et huit cent vingt-neuf petits enfants dont la plupart taient exposs dans les rues. Les Pres du collge qui sont auprs des portes de la ville, o lon expose un plus grand nombre de ces enfants, en ont baptis plus de trois mille. Ce que jai lhonneur de vous mander doit vous faire comprendre le bien solide que procurent les personnes charitables dEurope qui entretiennent ici des catchistes employs uniquement cette fonction.
408
La carte de Tartarie, que nous faisons par ordre de lempereur de la Chine, nous a procur loccasion de voir la fameuse plante de gin-seng si estime la Chine et peu connue en Europe 1. Vers la fin de juillet de lanne 1709, nous arrivmes un village qui nest loign que de quatre petites lieues du royaume de Core, et qui est habit par les Tartares quon nomme Calca-tatze. Un de ces Tartares alla chercher sur les montagnes voisines quatre plantes de gin-seng, quil nous apporta toutes entires dans un panier. Jen pris une au hasard que je dessinai dans toutes ses dimensions, le mieux quil me fut possible. Je vous en envoie la figure que jexpliquerai la fin de cette lettre. Les plus habiles mdecins de la Chine ont fait des volumes entiers sur les proprits de cette plante ; ils la font entrer dans presque tous les remdes quils donnent aux grands seigneurs ; car elle est dun trop grand prix pour le commun du peuple. Ils prtendent que cest un remde souverain pour les puisements causs par des travaux excessifs de corps ou desprit, quelle dissout les flegmes, quelle gurit la faiblesse des poumons et la pleursie, quelle arrte les vomissements, quelle fortifie lorifice de lestomac et ouvre lapptit, quelle dissipe les vapeurs, remdie la respiration faible et prcipite en fortifiant la poitrine, quelle fortifie les esprits vitaux et produit de la lymphe dans le sang, enfin quelle est bonne pour les vertiges et les blouissements et quelle prolonge la vie aux vieillards.
409
On ne peut gure simaginer que les Chinois et les Tartares fissent un si grand cas de cette racine, si elle ne produisait constamment de bons effets. Ceux mme qui se portent bien en usent souvent pour se rendre plus robustes. Pour moi, je suis persuad quentre les mains des Europens qui entendent la pharmacie ce serait un excellent remde, sils en avaient assez pour en faire les preuves ncessaires, pour en examiner la nature par la voie de la chimie, et pour lappliquer dans la quantit convenable, suivant la nature du mal auquel elle peut tre salutaire. Ce qui est certain, cest quelle subtilise le sang, quelle le met en mouvement, quelle lchauffe, quelle aide la digestion, et quelle fortifie dune manire sensible. Aprs avoir dessin celle que je dcrirai dans la suite, je me ttai le pouls pour savoir en quelle situation il tait : je pris ensuite la moiti de cette racine toute crue, sans aucune prparation, et une heure aprs je me trouvai le pouls beaucoup plus plein et plus vif, jeus de lapptit, je me sentis beaucoup plus de vigueur, et une facilit pour le travail que je navais pas auparavant. Cependant je ne fis pas grand fond sur cette preuve, persuad que ce changement pouvait venir du repos que nous prmes ce jour-l. Mais quatre jours aprs, me trouvant si fatigu et si puis de travail qu peine pouvais-je me tenir cheval, un mandarin de notre troupe, qui sen aperut, me donna une de ces racines : jen pris sur-le-champ la moiti, et une heure aprs je ne ressentis plus de faiblesse. Jen ai us ainsi plusieurs fois depuis ce temps-l, et toujours avec le mme succs. Jai remarqu encore que la feuille toute frache, et surtout les fibres que je mchais produisaient peu prs le mme effet. Nous nous sommes souvent servis de feuilles de gin-seng la place de th, ainsi que font
p.184
je prfrais, sans difficult, cette feuille celle du meilleur th. La couleur en est aussi agrable, et quand on en a pris deux ou trois fois, on lui trouve une odeur et un got qui font plaisir. Pour ce qui est de la racine, il faut la faire bouillir un peu plus que le th, afin de donner le temps aux esprits de sortir ; cest la pratique des Chinois quand ils en donnent aux malades, et alors ils ne passent gure
410
la cinquime partie dune once de racine sche. A lgard de ceux qui sont en sant, et qui nen usent que par prcaution, ou pour quelque lgre incommodit, je ne voudrais pas que dune once ils en fissent moins de dix prises, et je ne leur conseillerais pas den prendre tous les jours. Voici de quelle manire on la prpare : on coupe la racine en petites tranches quon met dans un pot de terre bien verniss o lon a vers un demi-setier deau. Il faut avoir soin que le pot soit bien ferm : on fait cuire le tout petit feu et quand de leau quon y a mise il ne reste que la valeur dun gobelet, il faut y jeter un peu de sucre, et la boire sur-le-champ. On remet ensuite autant deau sur le marc, on le fait cuire de la mme manire, pour achever de tirer tout le suc, et ce qui reste des parties spiritueuses de la racine. Ces deux doses se prennent, lune le matin, et lautre le soir. A lgard des lieux o crot cette racine, en attendant quon les voie marqus sur la nouvelle carte de Tartarie dont nous enverrons une copie en France, on peut dire en gnral que cest entre le trenteneuvime et le quarante-septime degr de latitude borale, et entre le dixime et le vingtime degr de longitude orientale, en comptant depuis le mridien de Pkin. L se dcouvre une longue suite de montagnes, que dpaisses forts, dont elles sont, couvertes et environnes, rendent comme impntrables. Cest sur le penchant de ces montagnes et dans ces forts paisses, sur le bord des ravines ou autour des rochers, au pied des arbres et au milieu de toute sortes dherbes, que se trouve la plante de gin-seng. On ne la trouve point dans les plaines, dans les valles, dans les marcages, dans le fond des ravines, ni dans les lieux trop dcouverts. Si le feu prend la fort et la consume, cette plante ny reparat que trois ou quatre ans aprs lincendie, ce qui prouve quelle est ennemie de la chaleur ; aussi se cache-t-elle du soleil le plus quelle peut. Tout cela me fait croire que sil sen trouve en quelque autre pays du monde, ce doit tre principalement au Canada 1, dont les forts et les montagnes, au
411
rapport de ceux qui y ont demeur, ressemblent assez celles-ci. Les endroits o crot le gin-seng sont tout fait spars de la province de Quan-tong, appele Leao-tong dans nos anciennes cartes, par une barrire de pieux de bois qui renferme toute cette province, et aux environs de laquelle des gardes rdent continuellement pour empcher les Chinois den sortir, et daller chercher cette racine. Cependant, quelque vigilance quon y apporte, lavidit du gain inspire aux Chinois le secret de se glisser dans ces dserts, quelquefois jusquau nombre de deux ou trois mille, au risque de perdre la libert et le fruit de leurs peines, sils sont surpris en sortant de la province, ou en y rentrant. Lempereur, souhaitant que les Tartares profitassent de ce gain prfrablement aux Chinois, avait donn ordre, cette mme anne 1709, dix mille Tartares daller ramasser eux-mmes tout ce quils pourraient de gin-seng, condition que chacun deux en donnerait Sa Majest deux onces du meilleur, et que le reste serait pay au poids dargent fin. Par ce moyen, on comptait que lempereur en aurait cette anne environ vingt mille livres chinoises, qui ne lui coteraient gure que la quatrime partie de ce quelles valent. Nous rencontrmes par hasard quelques-uns de ces Tartares au milieu de ces affreux dserts. Leurs mandarins, qui ntaient pas loigns de notre route, vinrent, les uns aprs les autres, nous offrir des bufs pour notre nourriture, selon le commandement quils en avaient reu de lempereur. Voici lordre que garde cette arme dherboristes. Aprs stre partag le terrain selon leurs tendards, chaque troupe, au nombre de cent, stend sur une mme ligne jusqu un terme marqu, en gardant de dix en dix une certaine distance : ils cherchent ensuite avec soin la plante dont il sagit, en avanant rumb
1 p.185
de jours, lespace quon leur a marqu. Ds que le terme est expir, les mandarins, placs avec leurs tentes dans des lieux propres faire
412
patre les chevaux, envoient visiter chaque troupe pour lui intimer leurs ordres, et pour sinformer si le nombre est complet. En cas que quelquun manque, comme il arrive assez souvent, ou pour stre gar, ou pour avoir t dvor par les btes, on le cherche un jour ou deux, aprs quoi on recommence de mme quauparavant. Ces pauvres gens ont beaucoup souffrir dans cette expdition : ils ne portent ni tentes ni lits, chacun deux tant assez charg de sa provision de millet rti au four, dont il se doit nourrir tout le temps du voyage. Ainsi ils sont contraints de prendre leur sommeil sous quelque arbre, se couvrant de branches, ou de quelques corces quils trouvent. Les mandarins leur envoient de temps en temps quelques pices de buf ou de gibier quils dvorent, aprs les avoir montres un moment au feu. Cest ainsi que ces dix mille hommes ont pass six mois de lanne : ils ne laissent pas, malgr ces fatigues, dtre robustes, et de paratre bons soldats. Les Tartares qui nous escortaient ntaient gure mieux traits, nayant que les restes dun buf quon tuait chaque jour, et qui devait servir auparavant la nourriture de cinquante personnes. Pour vous donner maintenant quelque ide de cette plante, dont les Tartares et les Chinois font un si grand cas, je vais expliquer la figure de celle que jai dessine avec le plus dexactitude quil ma t possible. A reprsente la racine dans sa grosseur naturelle. Quand je leus lave, elle tait blanche et un peu raboteuse, comme le sont dordinaire les racines des autres plantes. B C C D reprsentent la tige dans toute sa longueur et son paisseur : elle est tout unie, et assez ronde ; sa couleur est dun rouge un peu fonc, except vers le commencement B, o elle est plus blanche, cause du voisinage de la terre. Le point D est une espce de nud form par la naissance des quatre branches qui en sortent comme dun centre, et qui scartent ensuite galement lune de lautre, sans sortir dun mme plan. Le dessous de la branche est dun vert tempr de blanc : le dessus est
413
assez semblable la tige, cest--dire dun rouge fonc, tirant sur la couleur de mre. Les deux couleurs sunissent ensuite par les cts avec leur dgradation naturelle. Chaque branche a cinq feuilles de la grandeur et de la figure qui se voit dans la planche. Il est remarquer que ces branches scartent galement lune de lautre, aussi bien que de lhorizon, pour remplir avec leurs feuilles un espace rond peu prs parallle au plan du sol.
Quoique je naie dessin exactement que la moiti dune de ces feuilles F, on peut aisment concevoir et achever toutes les autres sur le plan de cette partie. Je ne sache point avoir jamais vu de feuilles de cette grandeur, si minces et si fines : les fibres en sont trs bien distingues ; elles ont par-dessus quelques petits poils un peu blancs. La pellicule qui est entre les fibres slve un peu vers le milieu audessus du plan des mmes fibres. La couleur de la feuille est dun vert obscur par dessus, et par dessous dun vert blanchtre et un peu luisant. Toutes les feuilles sont denteles, et les denticules en sont assez fines. Du centre D des branches de cette plante, slevait une seconde tige D E fort droite et fort unie, tirant sur le blanc depuis le bas jusquen haut, dont lextrmit portait un bouquet de fruit fort rond et dun beau rouge. Ce bouquet tait compos de vingt-quatre fruits : jen ai
414
seulement dessin deux dans leur grandeur naturelle, que jai marqus dans ces deux chiffres 9, 9. La peau rouge qui enveloppe ce fruit est fort mince et trs unie : elle couvre une chair blanche et un peu molle. Comme ces fruits taient doubles (car il sen trouve de simples) ils avaient chacun deux noyaux mal polis, de la grosseur et de la figure de nos lentilles ordinaires, spars nanmoins lun de lautre, quoique poss sur le mme plan 1. Chaque fruit tait port par un filet uni, gal de tous cts, assez fin, et de la couleur de celui de nos petites cerises rouges. Tous ces filets sortaient dun mme centre, et, scartant en tous sens comme les rayons dune sphre, ils formaient le bouquet rond des fruits quils portaient. Ce fruit nest pas bon manger : le
p.186
noyau ressemble aux noyaux ordinaires ; il est dur, et renferme le germe. Il est toujours pos dans le mme plan que le filet qui porte le fruit. De l vient que ce fruit nest pas rond, et quil est un peu aplati des deux cts. Sil est double, il a une espce denfoncement au milieu dans lunion des deux parties qui le composent : il a aussi une petite barbe diamtralement oppose au filet auquel il est suspendu. Quand le fruit est sec, il ny reste que la peau toute ride qui se colle sur les noyaux : elle devient alors dun rouge obscur et presque noir. Au reste, cette plante tombe et renat tous les ans. On connat le nombre de ses annes par le nombre des tiges quelle a dj pousses, dont il reste toujours quelque trace, comme on le voit marqu dans la figure par les petits caractres b, b, b. Par l on voit que la racine A tait dans sa septime anne, et que la racine H tait dans sa quinzime. Au regard de la fleur, comme je ne lai pas vue, je ne puis en faire la description : quelques-uns mont dit quelle tait blanche et fort petite. Dautres mont assur que cette plante nen avait point, et que personne nen avait jamais vu. Je croirais plutt quelle est si petite et si peu remarquable quon ny fait pas dattention ; et ce qui me confirme dans cette pense, cest que ceux qui cherchent le gin-seng,
1 Ce noyau na pas le bord tranchant comme nos lentilles, il est presque partout
galement pais.
415
nayant en vue que la racine, mprisent et rejettent dordinaire tout le reste comme inutile. Il y a des plantes qui, outre le bouquet des fruits que jai dcrits cidessus, ont encore un ou deux fruits tout fait semblables aux premiers, situs un pouce, ou un pouce et demi au-dessous du bouquet ; et alors on dit quil faut bien remarquer laire de vent que ces fruits indiquent, parce quon ne manque gure de trouver encore cette plante quelques pas de l sur ce mme rumb, ou aux environs. La couleur du fruit, quand il y en a, distingue cette plante de toutes les autres, et la fait remarquer dabord : mais il arrive souvent quelle nen a point, quoique la racine soit fort ancienne. Telle tait celle que jai marque dans la figure par la lettre H, qui ne portait aucun fruit, bien quelle ft dans sa quinzime anne. Comme on a eu beau semer la graine, sans que jamais on lait vue pousser, il est probable que cest ce qui a donn lieu cette fable qui a cours parmi les Tartares. Ils disent quun oiseau la mange ds quelle est en terre ; que ne la pouvant digrer, il la purifie dans son estomac ; et quelle pousse ensuite dans lendroit o loiseau la laisse avec sa fiente. Jaime mieux croire que ce noyau demeure fort longtemps en terre avant que de pousser aucune racine : et ce sentiment me parat fond sur ce quon trouve de ces racines qui ne sont pas plus longues et qui sont moins grosses que le petit doigt, quoiquelles aient pouss successivement plus de dix tiges en autant de diffrentes annes. Quoique la plante que jai dcrite et quatre branches, on en trouve nanmoins qui nen ont que deux, dautres qui nen ont que trois, quelques-unes qui en ont cinq ou mme sept, et celles-ci sont les plus belles. Cependant chaque branche a toujours cinq feuilles, de mme que celle que jai dessine, moins que le nombre nen ait t diminu par quelque accident. La hauteur des plantes est proportionne leur grosseur et au nombre de leurs branches. Celles qui nont point de fruits sont dordinaire petites et fort basses. La racine la plus grosse, la plus uniforme, et qui a moins de petits liens, est toujours la meilleure. Cest pourquoi celle qui est marque par
416
la lettre H lemporte sur lautre. Je ne sais pourquoi les Chinois lont nomme gin-seng qui veut dire, reprsentation de lhomme : je nen ai point vu qui en approcht tant soit peu ; et ceux qui la cherchent de profession mont assur quon nen trouvait pas plus qui eussent de la ressemblance avec lhomme, quon nen trouve parmi les autres racines, qui ont quelquefois par hasard des figures assez bizarres. Les Tartares lappellent, avec plus de raison, orhota, cest--dire la premire des plantes. Au reste, il nest pas vrai que cette plante croisse la Chine, comme le dit le pre Martini, sur le tmoignage de quelques livres chinois, qui lont fait crotre dans la province de Pkin, sur les montagnes dYongpin-fou. On a pu aisment sy tromper, parce que cest l quelle arrive quand on lapporte de Tartarie la Chine. Ceux qui vont chercher cette plante nen conservent que la racine ; et ils enterrent dans un mme endroit tout ce quils en peuvent amasser durant dix ou quinze jours. Ils ont soin de bien laver la racine, et de la nettoyer, en tant avec une brosse tout ce quelle a de
p.187
matire trangre. Ils la trempent ensuite un instant dans leau presque bouillante, et la font scher la fume dune espce de millet jaune, qui lui communique un peu de sa couleur. Le millet, renferm dans un vase avec un peu deau, se cuit un petit feu : les racines, couches sur de petites traverses de bois au-dessus du vase, se schent peu peu sous un linge, ou sous un autre vase qui les couvre. On peut aussi les scher au soleil, ou mme au feu : mais bien quelles conservent leur vertu, elles nont pas cette couleur que les Chinois aiment. Quand les racines sont sches, il faut les tenir renfermes dans un lieu qui soit aussi bien sec, autrement elles seraient en danger de se pourrir, ou dtre ronges des vers. Je souhaite, mon rvrend Pre, que la description que je viens de faire du gin-seng, si estim dans cet empire, vous fasse plaisir, et ceux qui vous en ferez part. Nous sommes sur le point daller en Tartarie pour en achever la carte, car nous avons encore le nord-ouest et louest faire. Je vous enverrai, le plus tt quil me sera possible, la
417
carte de la province de Pkin, appele par le pre Martini, Pekeli, et par les Chinois Tcheli
1
ou bien Lipafou.
1 Tchy-li, province de la cour, parce quen effet Pkin, rsidence de lempereur, est au
centre.
418
Jai diffr jusquici vous crire, dans lesprance que je recevrais des autres missionnaires les nouvelles qui regardent leurs missions ; mais leurs lettres ntant point encore arrives, la crainte de manquer loccasion des vaisseaux qui partent, moblige de me borner ce qui concerne ltat prsent des deux glises de Jao-tcheou et de King-teching, dont le Seigneur a bien voulu me confier la conduite. Grce sa misricorde, cette chrtient saugmente de jour en jour : jai confr cette anne le baptme prs de quatre-vingts adultes, dont plusieurs commencent dj faire goter le christianisme en divers endroits. Jespre en baptiser encore un grand nombre dans la route que je dois tenir dici Kieou-kiang 1. La foi de mes nophytes a t prouve cette anne par une nouvelle perscution qui leur a t suscite au sujet du culte des idoles : quelques-uns deux ont t chargs de chanes, dautres ont t btonns. Il y en a eu qui ont souffert, avec une fermet digne des premiers sicles, la perte de leurs biens, et beaucoup dautres mauvais traitements, parce quils avaient embrass le christianisme, ou quils avaient contribu la conversion de leurs amis. Cependant le nom chrtien nen a point t dshonor, et la religion na rien perdu de lestime quon avait pour elle. Jattribue cette protection particulire de Dieu la ferveur et la pit des nouveaux fidles. Vous en seriez surpris et difi, mon
419
rvrend Pre, si vous en tiez tmoin. Un missionnaire que jai eu chez moi pendant quelques jours en a t extrmement touch : Ce ne sont point de simples chrtiens, me disait-il, ce sont des modles de la plus haute vertu. Il est vrai que je trouve en la plupart une dlicatesse de conscience, une horreur des moindres fautes, un amour des souffrances, une assiduit frquenter les sacrements, une charit pour le prochain, qui me rendent bien lgres toutes les peines de ma mission. Il ny en a gure parmi eux qui ne se prparent la communion par un jour de jene : jen ai vu qui se disposaient clbrer la fte de lAssomption de la sainte Vierge, par huit jours de jene, et cela afin dobtenir par son entremise la grce de surmonter une passion qui les dominait. Je ne pus me rendre que la veille de Nol mon glise de Jaotcheou : peine y fus-je arriv, quil me fallut aller chez un chrtien qui tait lextrmit, et qui depuis quatre jours demandait sans cesse de mes nouvelles. Ma prsence redonna des forces ce pauvre moribond : il me tmoigna sa joie par ses
p.188
actions de grce quil rendait au Seigneur, de ce quil mavait fait venir temps pour laider mourir saintement. Je le confessai ; je lui donnai le viatique et lextrme-onction ; peu aprs je fis la recommandation de lme, et il expira la nuit suivante. Un des grands obstacles quil eut surmonter pour sa conversion, fut de chasser une concubine quil regardait, selon les lois de lempire, comme sa seconde femme : quoiquil net des enfants que de celle-l, il nhsita pas la renvoyer aussitt quon lui fit entendre que ctait une condition ncessaire pour recevoir le baptme. La nuit de Nol se passa dans les exercices ordinaires de la pit chrtienne. Je fus infiniment consol de la ferveur dun grand nombre de catchumnes quon me prsenta pour le baptme. Je ne diffrai point leur accorder une grce quils me demandaient avec larmes, et laquelle ils staient disposs par les plus saintes pratiques de la religion, en quoi ils ne cdaient pas aux plus anciens fidles.
420
Les faveurs extraordinaires que Dieu a faites plusieurs de mes nophytes, et quils regardent comme de vritables miracles, ont beaucoup servi la conversion de quelques infidles. Outre les gurisons surprenantes quon ne peut attribuer qu leau bnite, ou linvocation du saint nom de Dieu, la manire dont la famille dun fervent chrtien a t dlivre dun incendie, a quelque chose dextraordinaire. Tout le monde dormait profondment ; le feu, quun jeune enfant avait mis par mgarde la maison, commenait gagner de tous cots, lorsque la femme dun chrtien se sentit frappe rudement, et, sveillant en sursaut, elle jeta de grands cris qui rveillrent toute sa famille. On saperut alors du danger o lon se trouvait, et on eut le temps dteindre les flammes, qui faisaient dj un si grand ravage, quun peu plus tard on naurait jamais pu y apporter de remde. Que ce soit l un effet miraculeux de la protection de Dieu sur cette famille, comme le pensent nos nophytes, et comme je le crois aussi bien queux, cest sur quoi je ne veux point appuyer : je suis bien plus touch des miracles sensibles que la grce opre dans certaines mes. Jen ai fait depuis peu lexprience en confrant le baptme un pauvre artisan, homme grossier, dun naturel dur, et qui avait je ne sais quoi de froce. Je naurais jamais cru trouver tant de lumires, ni de si tendres sentiments pour Dieu, dans un homme de ce caractre. Je lavais conduit lglise, o je le laissai seul pendant quelque temps pour se prparer la grce du baptme. Quand je revins le trouver pour commencer la crmonie, il tait prostern au pied de lautel, le visage baign de larmes, et ne me rpondait que par des paroles entremles de soupirs et de sanglots. Je vous avoue, mon rvrend Pre, que ce spectacle mattendrit : les chrtiens qui maccompagnaient en furent si frapps, quils lui donnrent le surnom de Contrit. Aprs que la crmonie fut acheve, un deux laborda pour le prier de lui faire part des saintes penses qui lui avaient fait rpandre tant de larmes :
421
Trois vues diffrentes, lui rpondit-il, mont pntr de douleur : la vue de mes pchs que Dieu voulait bien me pardonner ; la vue des flammes de lenfer, que les eaux du baptme allaient teindre ; la vue de Jsus-Christ tendu sur une croix qui me dlivrait par ses douleurs des peines ternelles. Javais compassion de moi, ajouta-t-il, javais compassion de Jsus-Christ. Il ny a certainement que la grce qui ait pu produire dans le cur de ce catchumne une dvotion aussi affectueuse que celle quil fit paratre, mais lEsprit saint souffle o il veut, et il sait, quand il lui plat, amollir les curs les plus insensibles. Cest principalement dans les retraites spirituelles que nous faisons faire depuis peu dannes nos nophytes, quils ressentent les plus fortes impressions de la grce. Le pre de Chavagnac est le premier qui la pense soit venue de donner les exercices aux Chinois, selon la mthode de saint Ignace, de mme quil se pratique dans quelques provinces de France, surtout en Bretagne, o ces saints exercices ont beaucoup servi la rformation des murs, et la sanctification des peuples de cette belle province. Cest aussi lexemple de ce zl missionnaire que jai fait faire cette anne trois retraites mes chrtiens, deux Jao-tcheou, et une King-te-tching. Permettez-moi de vous en faire le dtail, mon rvrend Pre, je me flatte que vous serez difi, et de lordre qui se garde dans ces sortes de retraite, et des sentiments de pnitence et de componction quelles inspirent aux nouveaux
p.189
plus en plus dans les voies de la perfection. Voici dabord la mthode que jobserve pendant les huit jours que dure la retraite : ceux qui y sont admis, ce quils regardent comme une grande grce, se rendent au jour marqu dans mon glise : quand ils sont tous assembls, je leur fais un discours, o je leur expose la fin de la retraite, combien il leur importe de la bien faire, les secours et les moyens quils y ont pour assurer leur salut, les rglements quil leur faut observer, le silence et le recueillement dans lequel ils doivent
422
passer ces saints jours, afin que huit jours de pnitence rparent tant dannes criminelles, et les remplissent de ferveur pour le reste des annes quils ont vivre. Lentretien fini, se fait la prire, qui consiste rciter lacte de contrition trois fois, lentement, et voix basse mettant une pause considrable entre chaque fois quon le rcite. Aprs quoi ils viennent modestement lun aprs lautre au pied de lautel, o je leur distribue chacun un crucifix, limage de la sainte Vierge, et des instruments de pnitence ceux qui en demandent, les avertissant den faire un aussi saint usage quont fait ceux qui les ont prcds dans de semblables retraites. Je les conduis ensuite dans leur chambre : comme le logement me manque, je suis oblig de les mettre plusieurs ensemble dans la mme chambre. La nourriture, pour laquelle je ne prends rien deux, est fort frugale, et proportionne au peu quon me fournit chaque anne. Les bndictions que Dieu rpand sur ces saints exercices me ddommagent avec usure de ce que je puis souffrir par le retranchement des dpenses ncessaires pour ma personne. Mais il est certain que si les secours temporels taient plus abondants, on ferait des biens infinis quon ne fait pas, quelque zle et quelque bonne volont quon ait dailleurs. Cest peut-tre l la seule peine que ressente un missionnaire. Mon principal soin, pendant tout le temps de la retraite, est doccuper continuellement ceux qui la font, en variant le plus quil mest possible les exercices de chaque jour. Ces exercices consistent en des mditations sur les grandes vrits du christianisme et sur les principaux mystres de la religion ; en des exhortations sur les commandements de Dieu, sur la confession et la communion, sur la patience dans les adversits, sur le soin de sanctifier les actions les plus communes, et sur le zle pour le salut de leurs frres. Je leur fais faire aussi de frquents actes de foi sur tous les articles de notre croyance, en les parcourant lun aprs lautre ; ce qui les dispose la crmonie, dans laquelle ils renouvellent les promesses quils ont faites au baptme.
423
Jajoute cela lexplication des tableaux, qui reprsentent les diffrents tats du pcheur et du juste pendant cette vie, et aprs la mort. Vous savez quel est le fruit que produit cet exercice si ordinaire dans les retraites de Bretagne ; il fait la mme impression sur nos nophytes, et je suis persuad que cest un des plus utiles de la retraite. Enfin, leurs repas sont suivis chacun dun entretien particulier, qui tient lieu de rcration. Dans ces sortes dentretiens je leur rapporte quelques exemples de lcriture, ou diffrents traits de lhistoire ecclsiastique, qui ont le plus de conformit avec les vrits quils ont mdites pendant le jour. Ces vrits, ainsi rduites en pratique, ajoutent lexemple la conviction, et servent les affermir davantage dans les rsolutions quils ont prises la fin de leur mditation. Le temps quils ont de libre entre les exercices publics semploie ou lire un livre de pit, ou mettre sur le papier les bonnes penses que Dieu leur inspire, ou prparer leur confession gnrale. Par ce moyen, il ny a pas un seul moment de vide dans la journe, et la varit qui se trouve dans tous ces exercices qui se succdent les uns aux autres, leur fait passer tout ce saint temps avec une rapidit dont ils sont eux-mmes surpris. La communion de la retraite se fait en forme damende honorable, pour rparer en quelque sorte les fautes quils auraient pu commettre, en napportant point la sainte table les dispositions que demande la participation du corps de Jsus-Christ. Leur coutume prsent est de venir certains jours lglise pour se prosterner dans lendroit o se donne la communion, et se prparer une action si sainte par diffrents actes de foi, dhumilit et damour de Dieu. Un des exercices qui ma paru faire le plus dimpression, est ladoration de la croix. Comme ce fut durant la semaine sainte que je donnai la premire retraite, cette crmonie
p.190
sy
trouva
naturellement, et je maperus que les curs tant beaucoup mieux disposs qu lordinaire, les sentiments de douleur et de componction taient aussi beaucoup plus vifs. En se prosternant aux pieds du crucifix pour ladorer, ils larrosaient dun torrent de larmes ; lglise retentissait
424
de toutes parts de soupirs et de sanglots. Ce spectacle me toucha de telle sorte, que je fus contraint dinterrompre de temps en temps loffice du vendredi saint, jeus mme de la peine lachever. Cest ce qui ma fait prendre la rsolution de ne jamais omettre cette crmonie, en quelque temps que se fasse la retraite. Je la place la fin de la mditation, qui se fait sur la passion du Sauveur. Enfin, la retraite finit par une dernire pratique qui en est comme la conclusion. Cest une protestation quils font par crit de noublier jamais les grces quils ont reues dans ce saint temps, et dy correspondre avec toute la fidlit dont ils sont capables ; de har tout le reste de leur vie ce quils ont ha pendant leur retraite ; de nestimer que ce quils y ont estim, et de reconnatre par une vie fervente lamour infini que Jsus-Christ a pour eux. Chacun met au bas de cet crit ses rsolutions principales ; ils doivent le porter sur eux, toutes les fois quils approchent des sacrements, et sils viennent mourir, on lenferme avec eux dans le mme cercueil. Cette pense les frappe, et les avertit dans loccasion dtre fidles observer ce quils ont promis au temps de la retraite. Vous jugez bien, mon rvrend Pre, quun missionnaire ne peut gure donner ces sortes de retraites sans beaucoup de fatigues ; mais toutes les peines quil prend sont bien adoucies par les consolations intrieures dont il est rempli, lorsquil voit une troupe de chrtiens livrs par la grce lesprit de pnitence et de componction, et quil est oblig dessuyer des larmes que la force et lonction de la divine parole font couler avec abondance. Cest ce qui mest arriv dans le sacr tribunal ; la plupart fondaient en pleurs en saccusant de leurs pchs ; plusieurs revenaient jusqu six ou sept fois, dans la crainte de ne stre pas assez bien expliqus ; dautres comptaient pour rien toutes leurs confessions prcdentes, dans la pense quen les faisant ils navaient pas t pntrs dune assez vive douleur : jen sais plusieurs qui terminaient chaque mditation par de saintes rigueurs quils exeraient sur leur chair ; jai t quelquefois oblig den renvoyer de lglise, pour les forcer
425
prendre un peu de repos. Un de ces fervents nophytes mditant la passion du Sauveur, aperut un clou qui sortait dune planche de son oratoire ; dans le dessein dimiter Jsus-Christ souffrant, il sappuya la tte si longtemps, et en tant de divers endroits sur le clou, quil se fit une espce de couronne. Une vive douleur, de mme quun grand amour, est quelquefois capable de ces sortes dexcs. Le mme, se prparant sa confession gnrale, crut voir pendant la nuit son ange gardien qui lui prsentait une porcelaine en lui disant ces paroles : Souviens-toi davoir peint des figures indcentes sur une pareille porcelaine. Ctait un pch qui lui tait chapp de la mmoire dans son examen, et dont il ne stait jamais confess. Jai eu beaucoup de peine dtourner un autre daller se cacher pour toujours dans le fond dun dsert, afin de se mettre couvert, disait-il, des tentations du monde, et de chercher un asile sa propre faiblesse. Je ne vous parle pas des restitutions faites, quoique linjustice ft douteuse ; ni des rconciliations renouveles, quoiquelles eussent t dj faites. Au reste, mon rvrend Pre, si tout cela ntait que le fruit dune ferveur passagre, je ne croirais pas devoir vous en entretenir ; mais ce quil y a de consolant, et ce qui fait bien sentir combien une retraite bien faite est utile la sanctification des mes, cest la constance avec laquelle nos nophytes persvrent dans la pratique de la vertu. Quelque rgle que ft cette chrtient avant que jeusse pens lui procurer ce moyen de salut, il me semble quelle prend maintenant une face nouvelle ; je trouve ces nouveaux fidles beaucoup plus assidus lglise, plus dvots envers nos saints mystres, plus exacts sapprocher des sacrements. Sil leur arrive de tomber en quelque pch, ils sen confessent aussitt, sans diffrer le faire au dimanche suivant. Les plus lgres fautes les alarment, ils ne manquent point de faire un quart dheure de mditation chaque jour, et dexaminer tous les soirs leur conscience. Il y en a qui viennent passer un jour chaque mois lglise pour y faire une espce de retraite en forme de
426
prparation la
p.191
labstinence quils font le vendredi et le samedi, la font encore le mercredi en lhonneur de saint Joseph, que la mission de la Chine a pris pour son patron. Je connais de jeunes artisans qui, pour ne pas manquer aux prires vocales quils se sont prescrites, rcitent rgulirement le chapelet dans les rues en allant le matin leur travail, et revenant le soir dans leur maison. Sils sont obligs de faire quelque voyage, la premire chose quils font leur retour, cest de venir trouver le missionnaire, et de lui exposer ltat de leur conscience avec une candeur et une simplicit admirables. Un jeune homme qui avait suivi son pre plus de trente lieues de Jao-tcheou, o les affaires de son commerce demandaient sa prsence, vint lglise, selon la coutume, ds le lendemain de son arrive ; je savais quil avait employ la prire tous ses moments de loisir, que durant tout le chemin ctait son occupation ordinaire, et quil avait pass plus de deux mois dans un jeune continuel : je songeais mettre des bornes sa ferveur, lorsque prvoyant ce que javais lui dire, il me coupa la parole, en me rptant le mot dun saint anachorte, que javais rapport dans un entretien de la retraite. Je suis dtermine, me dit-il, faire de la peine celui qui men fait. Il voulait parler de son corps. Jai su encore que le mme jeune homme, se trouvant expos une tentation violente, o un de ses parents lavait malheureusement engag, stait sauv de ce danger par une prompte fuite, et avait foul aux pieds toutes les considrations humaines pour conserver son innocence. Tels sont les fruits de bndiction quoprent les retraites dans le cur de nos nophytes ; vous ne serez gure moins difi du zle quelles leur inspirent pour la conversion des infidles et pour le salut de leurs frres. Je me contenterai de vous en rapporter quelques exemples. Un de ceux qui avaient fait la premire retraite vint moffrir un cu
427
pour les frais de la seconde, voulant, disait-il, avoir part au bien qui sy ferait. Cette somme, toute lgre quelle vous paraisse, ne laissait pas dtre considrable pour ce Chinois. Mon catchiste se disposant aller chez un de ses parents pour des affaires de famille, on crut que la modicit de ses gages le portait mabandonner. Un fervent chrtien vint me trouver aussitt, et me pria de lui permettre daugmenter les gages du catchiste de trois cus par an afin de le retenir au service de mon glise. Je serai bien rcompens, majouta-t-il, de cette somme dont je me prive, puisque jannoncerai Jsus-Christ par la bouche du catchiste, et quun grand nombre dinfidles tiendront de moi le bonheur quils auront dtre convertis la foi, et de marcher dans les voies du salut. Un artisan, au sortir de la retraite, alla la campagne chez quelques-uns de ses amis, o il travailla pendant du temps sans recevoir aucun salaire : il russit par l dans son dessein, qui tait douvrir dans ces endroits deux chrtients, lesquelles, dans la suite, pourront devenir trs nombreuses. Un autre a nourri pendant longtemps un infidle qui donnait quelque esprance de conversion, et qui sest converti effectivement. Jen ai vu dautres qui jenaient plusieurs jours de suite, et qui faisaient beaucoup dautres austrits, pour obtenir de Dieu la conversion de leurs parents ou de leurs amis. Je ne finirais point, mon rvrend Pre, si jentrais dans le dtail de ce que le zle a fait entreprendre plusieurs des nophytes, pour gagner leurs frres Jsus-Christ. La dvotion au sacr cur de Jsus, qui crot de plus en plus en France, est trs commune parmi nos chrtiens, et produit dans leurs curs un grand amour pour la sainte humanit du Sauveur. Le livre quon a compos sur ce sujet, et qui nous a t apport par le feu pre de Broissia, a t traduit Macao en portugais : jespre que, par le moyen de cette traduction, une dvotion si solide passera jusque dans les les Philippines et dans lAmrique espagnole. Jai envoy un de ces
428
livres M. le marquis de Puente, notre insigne bienfaiteur. Ce sont l des particularits que je devrais peut-tre me dispenser de vous crire : je ne le fais quafin que dans loccasion vous profitiez de ces connaissances pour nous procurer un nouveau secours de prires des personnes qui, en France comme ici, ont une dvotion particulire au sacr cur de Jsus. Jattribue encore aux prires ferventes de
p.192
nos chrtiens la
protection toute rcente que le tao ou premier mandarin vient daccorder la religion. Ce mandarin, qui gouverne trois grandes villes, parat depuis longtemps goter la doctrine de lvangile, et affectionner ceux qui lembrassent ; on crut mme, au commencement de son mandarinat, quil professait le christianisme, parce quon remarquait en lui beaucoup dintgrit, et un loignement si grand de toute sorte de superstitions, quil en tait venu jusqu interdire quelques temples didoles, et maltraiter les bonzes ; mais cest un grand du sicle, et il y a soixante ans quil vit dans linfidlit ; deux obstacles qui rendent sa conversion bien difficile. Voici loccasion qui nous a mrit de sa part de nouvelles faveurs, et qui me donne lieu de croire que dsormais il emploiera son autorit soutenir les chrtiens contre les insultes des infidles. Il y avait plus dun mois quon tait menac dune strilit prochaine : le ciel fut tout en feu pendant tout ce temps-l, et la scheresse devint si grande quon perdait presque toute esprance de rcolte. Le peuple et les magistrats eurent recours aux idoles, selon leur coutume, pour en obtenir de la pluie : la superstition et la politique ont beaucoup de part ces sortes de crmonies, le peuple suivant alors les prjugs de son ducation, et le magistrat, pour paratre populaire, saccommodant aux ides les plus ridicules du peuple. Linquitude du tao tait si grande, quil se levait plusieurs fois la nuit pour voir si le ciel ne se couvrait point de nuages. Il avait dj envoy son premier domestique pour me saluer, et pour me faire part de la triste situation o il se trouvait. Je faisais alors quelques excursions la campagne : cependant on le pressa de permettre
429
certaines superstitions qui taient du got du peuple, mais il le refusa constamment ; il savisa seulement dune pratique assez nouvelle : il ordonna qu lentre de la nuit on mettrait dans chaque rue un grand nombre denfants, qui pousseraient de temps en temps des cris vers le ciel, se persuadant que leur innocence serait capable dattirer sur la terre la pluie quon souhaitait depuis si longtemps. Ce moyen fut inutile. Enfin, press de nouveau par les mandarins, il eut recours Tching-hoang (cest le gnie tutlaire de la ville et de tout le gouvernement), et il lui fit mme un vu crit de sa main ; mais il massura dans la suite que si je mtais trouv Jao-tcheou, il naurait jamais fait ce vu. Ds le lendemain de mon arrive, il menvoya un exprs pour mavertir quil voulait venir lui-mme implorer le secours du Dieu que nous adorons, et il me priait de lui prescrire de quelle manire il devait se comporter. Ma rponse fut que Dieu ne voulait pas tre confondu avec de fausses divinits, quand mme on lui donnerait la prfrence, et quainsi ctait seulement au vrai Dieu quil devait sadresser. Il me donna sa parole quil nirait dans aucun temple didoles, et que le jour suivant il se rendrait mon glise, et y paratrait de la manire la plus respectueuse. En effet, il y vint pied depuis son palais, suivi de tous les mandarins subalternes, qui lui faisaient cortge. Ma maison fut tout coup remplie de toute sorte de mandarins darmes et de lettres, de plusieurs lettrs de distinction et en particulier dun Han-lin-yuen : cest un lettr beaucoup plus considrable que les docteurs ordinaires. La salle contre laquelle lglise est adosse fut couverte linstant de riches carreaux placs sur deux lignes, o tous les mandarins se rangrent chacun selon leur dignit. Ils se prosternrent tous plusieurs fois avec un ordre, un silence et un respect qui me surprit. La crmonie acheve, le tao et les principaux mandarins vinrent me saluer, et mexhortrent fort dimplorer avec mes chrtiens lassistance de notre Dieu. Je leur rpondis que je ne pouvais pas les assurer que nos prires seraient exauces ; que Dieu tant libre dispensateur de ses dons, il les fait quand il lui plat, et qui il lui plat :
430
Lorsque les grands de lempire, leur ajoutai-je, prsentent une personne lempereur pour llever quelque dignit, ils se contentent de lui exposer son mrite et ses services ; cest de la bont et de lquit de lempereur que vient la rcompense : il est le matre daccorder ou de refuser ce quon lui demande, sans que personne ose dsapprouver sa conduite. Il en est de mme ici. Nous faisons des vux au Seigneur, nous lui reprsentons nos besoins : quil exauce nos prires, ou quil les rejette, il mrite galement nos hommages et nos respects.
p.193
lglise : ils se mirent en prires, et nous fmes tous ensemble un vu sainte Anne, dont on clbrait la fte ce jour-l, pour obtenir, par son entremise, le secours ncessaire dans un besoin si pressant. La prire tant finie, le ciel commena se charger dpais nuages : peu aprs il vint une pluie, dont les premires gouttes tombrent sur le palais du mandarin. Soit que, selon le cours naturel des choses, la pluie dt arriver ce jour-la, soit que Dieu en ait avanc le temps pour glorifier son saint nom parmi les infidles, il est certain quelle fut gnralement regarde comme un effet de la bont du Dieu que nous avions invoqu. On trouvait seulement quelle ntait tombe que sur Jao-tcheou, et aux environs, mais on eut lieu dtre content le lendemain car la pluie fut abondante et universelle. Le tao ne put retenir sa joie : il envoya aussitt mon glise un prsent de cierges, de parfums et dun vase rempli de fleurs des plus estimes du pays, quil avait cueillies de sa propre main, pour tre places sur lautel. Il voulut aussi rendre de solennelles actions de grces au souverain Seigneur. Le matre des crmonies, suivi des joueurs de flte et de hautbois, mannona son arrive. Jallai audevant de lui, et je le trouvai qui tait descendu de sa chaise, et qui se revtait de son surtout de crmonie et des autres marques de son mandarinat. Les grands mandarins ne paraissent ainsi que dans des jours de crmonie, ou lorsquils rendent visite des personnes dun
431
rang suprieur. La crmonie se passa avec toutes les marques du plus profond respect : on et pris le mandarin pour un de nos chrtiens les plus fervents. Au sortir de lglise, je linvitai passer dans ma maison, o je lui fis servir une petite collation dont il parut content. Dans lentretien que jeus avec lui, je fis tomber le discours sur les vexations que les infidles faisaient de temps en temps aux chrtiens, et je le priai dy mettre ordre. Vous voyez, seigneur, lui dis-je, que le Dieu que nous adorons est un grand matre, quon ninvoque pas en vain : cependant ceux qui font profession de le servir sont sujets tous les jours des impositions auxquelles ils ne peuvent se soumettre sans violer la puret de leur foi. On les somme de contribuer au culte des idoles, et parce quils le refusent, comme ils y sont obligs, on en vient jusqu soulever tout un quartier contre eux ; on a voulu mme les chasser de la ville. Ils succomberont infailliblement sous le pouvoir de leurs ennemis, si vous ne les soutenez de votre autorit. Un dit public que vous feriez porter les mettrait couvert de loppression ; rien nest plus conforme votre quit et laffection dont vous nous honorez. Le tao me promit de sopposer ces exactions injustes : Mais, dans ldit que je porterai, me dit-il, il ne sera fait aucune mention des chrtiens, car il paratrait que cette grce serait mendie, et peut-tre publierait-on que vous lauriez achete. Laissez-moi faire, vous nen aurez pas moins ce que vous souhaitez. Ds le lendemain, il fit afficher ldit en question quil composa aussitt quil meut quitt. Il tait conu en ces termes : La conduite du Seigneur du ciel est exempte de toute partialit : il est esprit, lumire, quit et droiture. Quiconque sapplique observer exactement tout ce que lui prescrit son
432
devoir ; quiconque a une crainte respectueuse pour le Seigneur du ciel, une fidlit inviolable pour son prince, une parfaite soumission lgard de ses parents, un dvouement sincre pour ses amis, celui-l attire sur soi des bndictions, bien quon ne voie pas toujours quand et comment elles lui arrivent. Mais, au contraire, si quelquun mne une vie criminelle, libertine, dissolue ; quand, depuis le matin jusquau soir, il porterait sur sa tte un brasier o il brlerait des parfums en lhonneur des esprits 1, les esprits ne lui enverront que des malheurs : cela est immanquable. Si les esprits ne discernaient pas ce qui est vertu ou vice dans ceux qui les invoquent ; sils accordaient indiffremment des bienfaits quiconque sadresse eux, des l ces esprits pcheraient contre le souverain Seigneur, et mriteraient son indignation. Comment, aprs cela, ces esprits seraient-ils en tat dassister les hommes ? Le peuple ignorant et livr ds lenfance des erreurs dont il ne revient jamais, ne songe point quitter le vice et avancer dans la vertu : il met toute sa confiance dans les
p.194
vux quil fait aux esprits, pour en obtenir la sant, et dautres choses de cette nature ; japprends mme quon impose pour cela des taxes sur chaque famille, quon fait contribuer lartisan et le pauvre, et quon lve de force ces sortes de contributions : cest l un dsordre criant. Je dfends quon fasse dsormais rien de semblable dans toute ltendue de mon gouvernement, soit dans les villes, ou la campagne, soit dans les lieux de grand abord et de commerce. Sous prtexte de demander la sant aux esprits, on ne fait quaugmenter la misre du pauvre, et inquiter les riches, qui sont trop clairs pour donner dans ces erreurs
1 Le mot chinois tchim, quon rend ici par celui desprit, signifie proprement gnie
tutlaire.
433
populaires. Que les ministres de la justice punissent ceux qui contreviendront ce prsent dit, et quau besoin on ait recours mon tribunal. Trois jours aprs la publication de cet dit, le tao minvita dner. Il me combla dhonntets pendant le repas, et me dit plusieurs fois quil noublierait jamais linsigne faveur quil avait reue du Dieu des chrtiens. Je pris de l occasion de lui annoncer les vrits du christianisme. Il parut, par son silence et par le trouble peint sur son visage, quil faisait attention mes paroles : les questions mme quil me fit pourraient tre regardes comme des prmices de conversion. Sur ce quil me dit quil ne voyait point de lettrs parmi mes chrtiens, quoiquil y en ait plusieurs dans les autres provinces, je lui fis une rponse dont il parut touch ; savoir, que le pauvre, comme le riche, tait galement lobjet de notre zle ; que si je vivais ici la manire des Chinois, dans la vue de procurer la conversion des grands et du peuple, il y avait plusieurs de mes frres qui passaient leur vie dans les forts, au milieu des sauvages, et se rendaient barbares comme eux pour les gagner Jsus-Christ. Je lui ajoutai ensuite que dans le rgne pass, avant la conqute des Tartares, plusieurs mandarins professaient ouvertement le christianisme la cour, et dans les premires charges des provinces. Sur cela, je lui prsentai la copie dun dit qui fut publi, il y a plus de quatre-vingts ans, par un mandarin chrtien, de mme rang que lui, par lequel il rendait Dieu de solennelles actions de grces pour un bienfait semblable celui quil venait de recevoir. Il prit cet crit, et voulut le garder : ctait ce que je prtendais, car les exemples font beaucoup dimpression sur les Chinois. Peut-tre serez-vous bien aise de le voir ; le voici que jai traduit presque mot pour mot. Moi Sun (cest le nom de famille du mandarin), je fais savoir par ce prsent dit aux mandarins de lettres et darmes, la noblesse et au peuple, que je rendrai en ce jour de solennelles actions de grces au souverain Seigneur pour la pluie quil a bien voulu nous accorder.
434
Le souverain Matre de lunivers a exauc nos vux, il a fait descendre sur nous sa misricorde ; la voix de son tonnerre sest fait entendre et elle a t suivie dune pluie abondante : tout le pays a eu part ce bienfait du Seigneur ; pourrionsnous manquer la reconnaissance que nous lui devons ? Certainement lunivers a un matre qui la form, et qui le conserve ; cependant les hommes sadressent aux dmons, au lieu de recourir lauteur de toutes les cratures ; ils abandonnent leur souverain lgitime, pour sattacher un usurpateur. Quoi de plus injuste et de plus ridicule que le culte des esprits ! on leur immole des victimes, on leur fait des libations, on brle pour eux de la monnaie de papier dor, dans la persuasion o lon est que ces offrandes leur sont utiles. Prtendre que les esprits ont besoin de ces choses, cest les assujettir la condition commune des hommes : comment peut-on penser aprs cela quils prsident lunivers ? Simaginer que les esprits font cas de la monnaie de papier, cest les croire moins raisonnables que les hommes ; et lon dira que de tels esprits sont les seigneurs de lunivers ? Ce quun homme est incapable de faire, on lattribue ces prtendus matres du monde : offrez-leur de la viande et du vin, vous pouvez en esprer des bienfaits. Cest avoir de ces esprits lopinion quon ne voudrait pas avoir du mandarin le plus avide. Jai une ide bien diffrente de celui que jadore : le vritable Seigneur est un pur esprit, rien ne lui est cach, il voit tout, il connat tout ; cette doctrine est aise comprendre, cependant bien peu la connaissent. Pour moi, jai eu le bonheur dapprendre cette doctrine et de la croire ; cest pourquoi je vous dclare quaujourdhui je sortirai de mon palais, revtu de mes habits de crmonie, pour remercier de ses bienfaits le Matre souverain de
p.195
toutes choses. Un de
435
mes officiers, mont cheval, portera devant moi le tableau du saint chiffre du Seigneur (cest--dire le nom de Jsus). Je fais savoir mes volonts par ce prsent crit, afin que lon sy conforme. Dat de la quatrime anne du rgne de lempereur Tsum-tchim, le 10e du 5e mois. Il y a lieu de croire que cet dit, qui est dun grand mandarin, servira confirmer notre tao dans les sentiments favorables quil parat avoir pour notre sainte religion, et pour ceux qui lembrassent. Je ne puis finir cette lettre sans vous faire part de quelque chose dassez singulier, touchant la manire dont deux enfants ont reu cette anne le baptme. Deux chrtiens de Kim-te-tchim traversrent une chane de montagnes : ils rencontrrent sur le chemin un homme tout plor, qui tenait entre ses bras un petit enfant qui se mourait, et le portait un temple didoles pour y demander sa gurison. Un de ces deux chrtiens, qui tait mdecin, considra attentivement lenfant, et jugea quil navait plus quelques heures vivre ; il consola le pre le mieux quil put, et lentretint du bonheur quil pouvait procurer son fils, sil consentait quon lui administrt le baptme. Le pre, press par les exhortations du nophyte, donna son consentement ; la difficult fut de trouver de leau : on tait dans un pays aride, et fort loign des endroits o lon et pu en aller qurir. Lorsquils sy attendaient le moins, ils virent passer un homme charg de deux seaux deau, et lenfant fut baptis sur lheure. Celui qui leur avait servi de leau disparut un instant aprs, sans quon pt avoir connaissance ni do il venait, ni quel dessein il portait de leau dans un lieu aussi dsert que ltait celui-l. Nos chrtiens trouvent en cela du prodige ; pour moi, je me contente dadmirer la providence de Dieu sur ses lus. Cette mme providence ne ma paru gure moins admirable lgard dun autre enfant. Il vint au monde seize mois ; ce fait est hors de doute. Sa mre, aprs que le terme ordinaire de sa grossesse fut expir, ressentait de temps en temps les douleurs de lenfantement, sans pouvoir se dlivrer de son fruit. Moi-mme, tant Kim-te-tchim, je ne voulus jamais permettre quau milieu de son dixime mois on la
436
transportt en chaise dans le lieu o les chrtiens taient assembls ; jallai la confesser et la communier dans sa maison. Des mdecins peu habites voulaient user de remdes violents, simaginant quelle portait dans son sein une masse informe, ou un enfant mort, ou mme quelque monstre. Mais Dieu, touch sans doute de la vertu du pre et de la mre, ne permit pas que ce conseil prvalt. Vers la fin du seizime mois, notre chrtienne accoucha dun fils plein de vie que je baptisai. Il me parut avoir six mois toute la force quont les enfants ordinaires un an. Cette heureuse naissance a contribu la conversion de plusieurs infidles, qui lui insultaient auparavant sur son malheur, et qui lattribuaient la religion chrtienne quelle avait embrasse depuis peu de temps. Permettez-moi, en finissant cette lettre, dajouter ce que le pre Contencin mcrit de Pkin : ctait au mois de fvrier que je reus sa lettre, dans laquelle il me mandait que depuis quelques mois on comptait dans notre glise onze cents baptmes ; et que, depuis lanne 1700, on en comptait prs de cinquante mille dans les trois glises de Pkin. Le mme pre alla visiter, vers ce temps-l, nos missions du nord, prs de la grande muraille, o il confra le baptme soixante-dix personnes. Huit chrtiens, dont six sont chefs de famille, vinrent le trouver de dix lieues au-del pour participer aux saints mystres. Quoiquils soient Chinois, ils sont comme naturaliss parmi les Tsao-ta-tse ; cest une sorte de Tartares parmi lesquels ils vivent. Le salut dune infinit de peuples dpend de la conversion de la Chine : cest pour les personnes qui aiment vritablement Jsus-Christ, et qui dsirent le faire aimer de toutes les nations, un grand motif daider les missionnaires, soit par des prires ferventes, soit par les autres secours quils peuvent leur procurer. Je suis, avec bien du respect, en lunion de vos saints sacrifices, etc.
437
est le lieu de ma mission, nest pas fort loigne du continent de la province de Nankin ; elle nen est spare louest que par un bras de mer qui na pas plus de cinq ou six lieues. Elle est situe sous le 33 e degr de latitude nord. Ceux que jai consults sur son origine assurent quelle sest forme peu peu des terres que le Kiang, grand fleuve qui passe Nankin, a entranes de diverses provinces quil arrose. Cest pourquoi, outre le nom de Tsong-ming quon lui donne, on lappelle communment Kiangch, ce qui signifie langue de Kiang, soit parce quen effet, tant beaucoup plus longue que large, elle a assez la figure dune langue, soit parce quelle est place directement lembouchure de ce grand fleuve. La manire dont cette le a commenc de se peupler ne lui est pas fort honorable : ctait anciennement un pays sauvage et dsert, tout couvert de roseaux ; on y relguait les bandits et les sclrats dont on voulait purger lempire. Les premiers quon y dbarqua se trouvrent dans la ncessit, ou de prir par la faim, ou de tirer leurs aliments du sein de la terre. Lenvie de vivre les rendit actifs et industrieux : ils dfrichrent cette terre inculte, ils en arrachrent les plantes inutiles, ils semrent le peu de grains quils avaient apports, et ils ne furent pas longtemps sans recueillir le fruit de leurs travaux. Au bout de quelques annes une partie du terroir quils avaient cultiv devint si fertile, quelle leur fournit abondamment de quoi vivre. Cest ce qui fit natre la pense quelques familles chinoises, qui
438
avaient de la peine subsister dans le continent, de venir habiter une terre dont la culture pouvait les tirer de lextrme indigence o elles taient. Elles se transplantrent donc dans lle, et partagrent entre elles tout le terrain. Mais ces nouveaux venus, ne pouvant dfricher toute ltendue du terroir quils staient donn, appelrent dans la suite leur secours dautres familles du continent ; ils leur cdrent perptuit une partie des terres, condition nanmoins quelles payeraient, tous les ans, en diverses denres, une rente proportionne la rcolte. Le droit quexigent les premiers propritaires sappelle quoteou, et il subsiste encore maintenant dans tout le pays. Lle de Tsong-ming ntait pas alors dune aussi vaste tendue quelle lest prsent. Dans la suite des temps, plusieurs petites les stant rassembles peu peu autour de celle dont je parle, elles sy runirent insensiblement, et formrent enfin toutes ensemble un terrain continu, qui a aujourdhui environ vingt lieues de longueur et cinq six lieues de largeur. La premire anne que jarrivai dans lle, je crus, sur le rapport que men firent les insulaires, quelle stendait de lest louest ; mais layant parcourue quelque temps aprs, et layant mme ctoye par mer, je trouvai quelle stendait du sud-est au nord-ouest. Il ny a dans tout le pays quune ville, qui est du troisime ordre ; elle est petite, si on la compare aux autres villes de lempire : elle a une enceinte de murailles fort hautes, appuyes de bonnes terrasses, et entoures de fosss pleins deau. La campagne est coupe dun nombre infini de canaux propres recevoir les eaux du ciel qui sy amassent, et qui ensuite scoulent dans la mer. Le terrain y est uni, et on ny voit point de montagnes ; on ne sapercevrait pas mme que les endroits les plus proches de la mer sont beaucoup plus bas que ceux qui en sont loigns, si lon ny voyait de profonds canaux quon y a creuss, et quon a bords de chausses fort leves, pour mettre la campagne couvert des inondations. Lair du pays est tempr : il est sain, quoique les pluies qui tombent en abondance, surtout au printemps et au milieu de lt le
439
rendent fort humide. Si les pluies arrivent au mme temps que les grandes mares, une partie de la campagne en est inonde : cette inondation finit mesure que la mare baisse, mais elle rend leau des puits trs mauvaise boire. On supple cet inconvnient en recueillant leau qui tombe du ciel dans de grands vases de terre, o elle se purifie et se conserve.
p.197
couvre alors la terre ny est jamais fort haute, et elle se fond aux premiers rayons du soleil. Il nen est pas de mme de la chaleur, qui y dure prs de deux mois, et qui y serait excessive si elle ntait modre de temps en temps par des vents et par des pluies dorage accompagnes dclairs et de tonnerre. Il ne se passe point dannes quil ny ait des maisons consumes par le feu du ciel, et que la foudre ncrase quelques-uns de ces insulaires. Les infidles regardent ces accidents comme des chtiments du Ciel ; et quelque chose quon leur dise au contraire, on ne saurait leur ter de lesprit que ceux qui sont ainsi frapps de la foudre ne soient de mchantes gens et indignes de vivre. Outre cela, il vient deux ou trois fois lanne, du ct du nord-est, des coups de vent terribles, que nous appelons ouragans sur nos mers, et que les gens du pays appellent pao-fong cest--dire vents cruels, tyrannie de vent. Rien ne leur rsiste ; arbres, maisons, tout est renvers ; pendant deux ou trois jours que rgnent ces vents, ils ruinent entirement les travaux des pauvres gens de la campagne, et dtruisent lesprance des plus abondantes rcoltes. Ces vents furieux soufflent dordinaire vers la fin de juillet, la mi-aot et au commencement de septembre. Malheur aux vaisseaux qui se trouvent alors sur les ctes de la Chine, il est rare quils chappent au naufrage. Nos insulaires se souviendront longtemps des dsordres que causa un de ces ouragans la nuit du premier jour de leur 6e lune, en la 35e anne du rgne de lempereur qui est aujourdhui sur le trne. Il sleva ds le matin un vent violent, sa fureur augmenta durant la nuit, et la mer en fut tellement agite, quelle franchit ses bornes et se rpandit
440
plus dune lieue loin dans lle. Toute la rcolte de lanne fut perdue, les maisons furent renverses, des milliers dhommes, de femmes et denfants furent engloutis dans les eaux : il ne se sauva que peu de personnes qui eurent assez de force pour gagner la terre la nage, ou qui eurent ladresse de grimper au plus haut des arbres. Ce quil y eut encore de triste, cest que cette inondation infecta tellement une partie du pays, quil prit presque autant de monde lanne suivante dans les lieux voisins, o la mer navait pas pntr. Cependant, quand je parcours cette partie de lle, qui a t si maltraite depuis peu dannes, je la trouve aussi peuple et aussi bien cultive que les terres les plus recules de la mer, qui nont rien souffrir de linondation. Au reste, le pays est fort agrable : la multitude des maisons dont la campagne est toute seme fait un bel effet la vue. Despace en espace on voit de gros bourgs, o il y a quantit de boutiques de marchands, qui ont en abondance tout ce quon peut dsirer. Les unes sont garnies de soieries et dtoffes somptueuses ; on vend dans les autres tout ce qui peut contribuer aux ncessits, et mme aux dlices de la vie. Dans dautres on trouve tout ce qui sert aux choses du mnage, comme sont les meubles, et les autres ustensiles domestiques. De plus, il y a entre chaque bourg autant de maisons rpandues a et l dans la campagne, quil y a de familles occupes au labour. A la vrit ces maisons ne sont rien moins que magnifiques : car la rserve de celles des riches, qui sont bties de briques et couvertes de tuiles, toutes celles des gens du commun nont quun toit de chaume, et sont construites de simples roseaux entrelacs les uns dans les autres. Cette simplicit na pourtant rien de mprisable. Les arbres plants de ct et dautre le long des fosss pleins deau vive qui environnent les maisons, leur donnent un agrment quelles nont pas delles-mmes. Les grands chemins, qui sont fort troits parce que le terrain y est extrmement mnag, sont bords de petites maisons de marchands, qui vendent des rafrachissements aux voyageurs. On simaginerait presque que toute lle, dans les endroits o elle est le mieux cultive, nest quun seul village dune tendue immense.
441
Vous me demanderez sans doute, mon rvrend Pre, comment un si grand peuple peut subsister dans une le qui nest pas, ce semble, dune tendue proportionne au nombre de ses habitants : mais le dtail dans lequel je vais entrer satisfera pleinement cette difficult, et toutes les autres que vous pourriez me faire. Lle tant aussi peuple quelle lest, vous jugez bien quil nest pas possible que le gibier sy conserve ; aussi nen trouve-t-on point, et ceux qui en veulent doivent le faire venir dailleurs. La chair de cochon est la plus commune, et en mme temps
p.198
quelle est meilleure quen Europe ; mais au got de nos Chinois, nos mets les plus dlicats nont rien qui lui soit comparable. Il y a un grand nombre de grosses oies, de canards domestiques, et encore plus de poules, qui ne laissent pas dtre aussi chres quen France, mais bien meilleur march quen Espagne et dans le Brsil. En hiver les ctes de la mer sont toutes couvertes de canards sauvages quon prend dans des piges. On y nourrit aussi quantit de buffles, mais ils ne servent quau labour. Ces animaux, quoique dune force et dune grandeur extraordinaires, sont cependant si dociles et si traitables, quun jeune enfant sen rend le matre, et les conduit partout o il veut. Les chevaux y sont rares : la rserve de ceux qui sont destins monter la cavalerie de lempereur, il ny a que quelques gens riches qui en aient ; encore est-ce plutt pour affecter un certain faste, que pour sen servir au besoin. De gros nes sont la monture ordinaire, mme des personnes les plus distingues. La terre y porte peu de fruits : on y voit de gros citrons auxquels on ne touche point ; ils ne servent que dornements dans les maisons : on en met sept ou huit sur un plat de porcelaine, et cela uniquement pour divertir la vue, et pour flatter lodorat. Il y a encore de petites oranges aigres propres assaisonner les viandes, des abricots quon pourrait manger, si lon se donnait le temps de les laisser mrir sur larbre, de grosses pches, qui ne sont gure moins bonnes que celles dEurope, mais dont il faut user sobrement parce quelles donnent la dysenterie, qui est mortelle en ce pays-ci.
442
Le meilleur fruit quon y trouve, cest le setse. Il est de la grosseur de nos pommes ; sa peau est fine, unie, et dlicate : elle couvre une chair molle et rouge, dans laquelle se trouvent deux ou trois noyaux longs et aplatis. Ce fruit nest mr que vers le commencement de lautomne ; il est agrable au got, fort rafrachissant, et ne nuit point la sant. On y voit aussi de gros melons deau quils appellent melons doccident : la chair en est rouge, et remplie dune eau frache et sucre, qui dsaltre dans les grandes chaleurs. Enfin dans toutes les saisons de lanne, il crot toutes sortes dherbes et de lgumes quon ne connat point en Europe. De la graine de ces herbes on fait ici une huile qui tient lieu de beurre et qui est dun grand usage pour les sauces. Les cuisiniers de France, qui ont le plus raffin sur ce qui peut rveiller lapptit, seraient surpris de voir que nos Chinois ont port linvention en matire de ragot encore plus loin queux, et bien moins de frais. On aura peine croire quavec de simples fves qui croissent dans leur pays, ou qui leur viennent de Chan-tong, et avec de la farine quils tirent de leur riz et de leur bl, ils prparent une infinit de mets tous diffrents les uns des autres la vue et au got. Le terroir ne souffre point de vignes, cependant toute lle a du vin en abondance. Outre celui que les mandarins font venir pour leur table dune ville du troisime ordre de la province, qui passe pour tre trs dlicat, ces insulaires ont trouv le secret den faire dassez bon dune espce particulire de riz diffrent de celui dont ils se nourrissent. Le dbit en est grand parmi le peuple. Voici comment ils sy prennent pour faire ce vin : ils laissent tremper le riz dans leau, avec quelques ingrdients quils y jettent, pendant vingt et quelquefois trente jours ; ils le font cuire ensuite ; quand il sest liqufi au feu, il fermente aussitt, et se couvre dune cume vaporeuse assez semblable celle de nos vins nouveaux ; sous cette cume se trouve un vin trs pur ; on le tire clair, et on le verse dans des vases de terre bien vernisss. De la lie qui reste on fait une eau-de-vie, qui nest gure moins forte que la ntre.
443
La situation de lle ferait juger que la plupart. de ses habitants soccuperaient de la pche ; nanmoins il y en a trs peu qui soient pcheurs de profession. Le poisson, quon y trouve de toute espce, vient du ct de terre ferme. Une infinit de barques qui en sont charges y abordent en certaines saisons de lanne. Parmi ces barques, il y en a toujours dix ou douze remplies de chrtiens des diffrentes glises du continent. Ils ne manquent pas alors de venir me trouver pour se confesser, et participer la sainte table. Cest dordinaire le jour de lAscension de Notre-Seigneur, que les hommes se rendent mon glise ; le lendemain, ou quelques jours aprs, je vais dans la maison dun chrtien o les femmes se rassemblent, et o je leur administre les
p.199
leur pit et je suis persuad que ces pauvres gens seront un jour aussi grands dans le ciel quils paraissent ici-bas mprisables aux yeux des hommes. Je nentrerai point dans le dtail de toutes les sortes de poissons quon apporte dans lle : je mattacherai seulement quelque espce particulire, dont on na point de connaissance en Europe. Un de ceux que les Chinois estiment davantage, et qui pse environ quarante livres, est celui quils appellent tcho-kia-yu, cest--dire lencuirass. Ils le nomment ainsi, parce que effectivement il a sur le dos, sous le ventre et aux deux cts, une suite dcailles tranchantes, ranges en ligne droite et poses les unes sur les autres peu prs comme sont les tuiles sur nos toits. Cest un poisson excellent, dont la chair est fort blanche, et qui ressemble assez celle du veau pour le got. Quand le temps est doux, on pche une autre sorte de petit poisson fort dlicat, que les gens du pays appellent poisson de farine, cause de son extrme blancheur, et parce que ses prunelles noires semblent tre enchsses dans deux petits cercles dargent, fort brillants. Il y en a dans ces mers une quantit si prodigieuse, quon en tire jusqu quarante livres pesant dun seul coup de filet. Mais, mon sens, le meilleur poisson qui soit dans toute la Chine, est celui quon pche la quatrime et cinquime lune : il approche
444
assez de nos brames de mer, et il pse cinq six livres. Il se vend dordinaire huit sous la livre sur le lieu de la pche, et le double vingt lieues dans les terres o on le transporte. A peine cette pche est-elle finie, que des ctes de la province de Tche-kiang il arrive de grands vaisseaux chargs dune autre espre de poisson frais, quon nomme le poisson jaune, cause de sa couleur. Il ressemble aux morues de Terre-Neuve. Il nest pas croyable combien il sen consomme dans la saison, depuis les ctes de Fo-kien jusqu' celles de Chan-tong, outre la multitude prodigieuse quon sale dans le pays mme o se fait la pche. On le vend trs vil prix, quoique les marchands ne puissent laller chercher sans sengager dans beaucoup de frais : car il leur faut dabord acheter du mandarin la permission de faire le commerce, louer ensuite un vaisseau, aller vingt lieues dans les terres acheter de la glace dont on fait des magasins durant lhiver pour ce trafic, enfin acheter du poisson mesure quon le tire du filet, et larranger dans le fond de cale du vaisseau sur des couches de glace, de la mme manire qu Dieppe on arrange les harengs dans des tonnes. Cest par ce moyen que, malgr les plus grandes chaleurs, ce poisson se transporte dans des ports loigns et y arrive aussi frais que sil sortait de la mer. Il est ais de juger combien cette pche doit tre abondante, puisque le poisson se vend si bon compte nonobstant la dpense que font les marchands qui lapportent. Quelque grand que soit le commerce qui sen fait dans lle, il ne suffirait pas pour nourrir la multitude prodigieuse de ses habitants. Ainsi, depuis la sixime jusqu la neuvime lune, ils font venir encore une quantit surprenante de poisson sal des ctes de la mer qui stendent depuis lembouchure du Kiang jusqu la province de Chantong. Cest l que de gros poissons venant de la mer ou du fleuve Jaune se jettent dans de vastes plaines toutes couvertes deau : tout y est dispos de telle sorte que les eaux scoulent aussitt quils y sont entrs. Le poisson demeurant sec, on le prend sans peine, on le sale on le vend aux marchands de lle, qui en chargent leurs vaisseaux peu de frais. Ainsi comme vous voyez, nos insulaires ne subsistent que
445
de la pche et du cochon sal, dont ils ont soin de faire bonnes provisions. Depuis vingt trente ans, la mer, danne en anne, a tellement rong le terrain de lle la plus proche de la terre ferme, que ceux qui, dans leur jeunesse, cultivaient leurs terres plus dune lieue de la mer, ont t obligs, ces dernires annes, de rebtir leurs maisons dans le peu de terrain que la mer ne leur avait pas encore enlev : mais ce quelle avait drob dun ct elle la restitu de lautre ; en sorte quon voit a prsent de vastes campagnes ensemences, o auparavant lon ne voyait que des barques. Jallai, lan pass, dans une de ces campagnes qui a trois lieues de longueur, et demi-lieue de largeur : elle est dj jointe la terre de lle par une de ses extrmits et elle sy joindra bientt tout entire. Jappris quil y avait l huit familles chrtiennes qui depuis longtemps navaient vu aucun missionnaire. Je les visitai et aprs les avoir confesss et communis, je baptisai
p.200
onze adultes. Ma prsence a beaucoup consol ce petit nombre de chrtiens ; ils ont pris le dessein de btir incessamment une chapelle, et je leur ai promis de les aller voir tous les ans. La terre nest pas la mme dans toute lle : il y en a de trois sortes, dont le rapport est bien diffrent. La premire est situe vers le nord, et ne se cultive point, elle est peu prs comme sont nos prairies ; les roseaux, qui y croissent naturellement, sont dun revenu trs considrable. On emploie une partie de ces roseaux btir les maisons de la campagne ; lautre partie sert brler, et fournit le chauffage, non seulement tout le pays, mais encore une partie des ctes voisines de la terre ferme. La seconde espce de terre est celle qui, depuis la premire, stend jusqu la mer du ct du midi. Ces insulaires y font tous les ans deux rcoltes ; lune de grains, qui est gnrale, se fait au mois de mai ; lautre se fait de riz ou de coton : celle-l au mois de septembre, et celle-ci un peu aprs. Leurs grains sont le froment, lorge, et une espce de bl barbu qui, bien que semblable au seigle, est pourtant dune autre nature.
446
La culture du riz est la plus pnible. Ds le commencement de juin, ils inondent leurs campagnes de leau des canaux qui les environnent, et qui communiquent de tous cts ; ils emploient pour cela certaines machines semblables aux chapelets dont on se sert en Europe pour desscher les marais, ou pour vider les batardeaux. Ensuite ils donnent cette terre trois ou quatre labours conscutifs et toujours le pied dans leau. Aprs ce premier travail, ils rompent les mottes de terre avec la tte de leur hoyau ; et par le moyen dune machine de bois sur laquelle un homme se tient debout, et est tir par un buffle quil conduit, ils unissent le terroir, afin que leau se rpande partout une gale hauteur. Alors ils arrachent le riz quun mois auparavant ils avaient sem fort pais dans un autre canton et ils le transplantent plus clair dans le terroir prpar. Quand le riz commence paratre, leur soin doit tre darracher les mauvaises herbes qui seraient capables de ltouffer : ils doivent encore veiller, surtout dans les grandes chaleurs, ce que leurs champs soient toujours inonds des eaux de la mer qui remplissent leurs canaux. Ce quil y a de surprenant, cest que, par une disposition admirable de la Providence, ces eaux, qui sont sales pendant tout le reste de lanne, deviennent douces et propres fertiliser leurs terres, prcisment au temps quils en ont besoin pour les cultiver. La rcolte du coton demande moins de soin et de fatigues. Le jour mme quils ont moissonn leurs bls, ils sment le coton dans le mme champ, et ils se contentent de remuer, avec un rteau la surface de la terre. Quand cette terre a t humecte par la pluie ou par la rose, il se forme peu peu un arbrisseau de la hauteur de deux pieds. Les fleurs paraissent au commencement ou vers le milieu du mois daot : dordinaire elles sont jaunes, et quelquefois rouges. A cette fleur succde un petit bouton qui crot en forme dune gousse de la grosseur dune noix. Le quarantime jour depuis la fleur, cette gousse souvre delle-mme ; et se fendant en trois endroits, elle montre trois ou quatre petites enveloppes de coton dune blancheur extrme, et de la figure des coques de vers soie. Elles sont attaches au fond de la gousse ouverte, et contiennent les semences de lanne suivante. Alors
447
il est temps de faire la rcolte ; nanmoins quand il fait beau temps, on laisse le fruit encore deux ou trois jours expos au soleil ; la chaleur lenfle, et le profit en est plus grand. Comme toutes les fibres du coton sont fortement attaches aux semences quelles renferment, on se sert dun rouet pour les en sparer. Ce rouet a deux rouleaux fort polis, lun de bois, et lautre de fer, de la longueur dun pied et de la grosseur dun pouce. Ils sont tellement appliqus lun lautre, quil ny parat aucun vide : tandis quune main donne le mouvement au premier de ces rouleaux, et que le pied le donne au second, lautre main leur applique le coton, qui se dtache par le mouvement, et passe dun ct, pendant que la semence reste nue et dpouille de lautre. On carde ensuite le coton on le file, et on en fait des toiles. Il y a une troisime sorte de terre qui est strile en apparence, et qui cependant est dun plus grand revenu que toutes les autres. Cest une terre grise rpandue par arpent dans divers cantons de lle du ct du nord. On en tire une si grande quantit de sel, que non
p.201
seulement toute lle en fait sa provision, mais quon en fournit encore ceux de terre ferme, qui viennent en chercher secrtement pendant la nuit. Ils lachtent un prix modique cause des risques quils courent ; car sils sont surpris par les mandarins, leurs barques et leur sel sont confisqus, et de plus ils sont condamns, selon les lois, quatre ou cinq annes de galre. Il y a cependant pour ceux qui sont dcouverts un moyen infaillible dviter le chtiment ; quun des amis du coupable, en saluant le mandarin, fasse glisser adroitement dans sa botte une dizaine de pistoles, le mandarin juge aussitt quil sest tromp, et quil a pris pour du sel les diverses marchandises qui taient dans la barque. Il serait assez difficile dexpliquer comment il se peut faire que certaines portions de terre disperses dans tout un pays se trouvent si remplies de sel, quelles ne produisent pas un seul brin dherbe, tandis que dautres terres qui leur sont contigus sont trs fertiles en bl et en coton. Il arrive mme souvent que celles-ci se remplissent de sel,
448
tandis que les autres deviennent propres tre ensemences ; ce sont l de ces secrets de la nature que lesprit humain sefforcerait vainement de pntrer, et qui doivent servir lui faire admirer de plus en plus la grandeur et la puissance de lauteur mme de la nature. Peut-tre serez-vous bien aise de savoir de quelle manire on tire le sel de la terre dont je parle : le voici. On unit dabord cette terre comme une glace, et on llve un peu en talus, afin dempcher que les eaux ne sy arrtent. Quand le soleil en a sch la surface, et quelle parat toute blanche des particules de sel qui y sont attaches, on lenlve et on la met en divers monceaux quon a soin de bien battre de tous cts, afin que la pluie ne puisse pas sy insinuer. Ensuite on tend cette terre sur de grandes tables un peu penches, et qui ont des bords de quatre ou cinq doigts de hauteur ; puis on verse dessus une certaine quantit deau douce, laquelle, pntrant partout, entrane en scoutant toutes les particules de sel dans un grand vase de terre, o elle tombe goutte goutte par un petit canal fait exprs. Cette terre ainsi pure ne devient pas pour cela inutile ; on la met quartier ; au bout de quelques jours, quand elle est sche, on la rduit en poussire, aprs quoi on la rpand sur le terrain do elle a t tire : elle ny a pas demeur sept huit jours, quil sy mle, comme auparavant, une infinit de particules de sel, quon tire encore une fois de la mme manire que je viens dexpliquer. Tandis que les hommes travaillent ainsi la campagne, les femmes avec leurs enfants soccupent, dans des cabanes bties sur le lieu mme, faire bouillir les eaux sales. Elles en remplissent de grands bassins de fer fort profonds, qui se posent sur un fourneau de terre perc de telle sorte, que la flamme se partage galement sous les bassins, et sexhale en fume par un long tuyau dress en forme de chemine lextrmit du fourneau. Quand ces eaux sales ont bouilli quelque temps elles spaississent et se changent peu peu en un sel trs blanc, quon remue sans cesse avec une large spatule de fer, jusqu ce quil soit entirement sec. Des forts entires suffiraient peine pour entretenir le feu
449
ncessaire au sel qui se fait pendant toute lanne : cependant on ne trouve aucun arbre dans lle. La Providence y a suppl en faisant crotre tous les ans des forts de roseaux aux environs de ces salines. Il y a l un grand nombre de chrtiens pleins de ferveur et de pit, qui ont une glise ddie aux saints anges. La premire fois que je le visitai, ils me firent remarquer ce trait de la Providence leur gard. Voyez, me disaient-ils, combien cette aimable Providence est attentive nos besoins ; car enfin, sil nous fallait aller chercher bien loin ces roseaux que nous trouvons sous la main, nous ne pourrions jamais rsister une semblable fatigue, et nos terres nous deviendraient par l tout fait inutiles. Le grand commerce qui se fait dans lle sert aussi faire subsister la multitude inconcevable de ses habitants. Le commerce nest interrompu quaux deux premiers jours de leur premire lune, quils emploient aux divertissements et aux visites ordinaires de la nouvelle anne. Hors de l tout est en mouvement dans la ville et la campagne. Les uns apportent des provinces de Kiang-si et du Houquang une quantit prodigieuse de riz, celui quon recueille dans toute lle suffisant peine pour lentretenir un ou deux mois. Les autres portent dans les villes du continent leur coton et leurs toiles, et en reviennent avec toute sorte de denres et avec dautres marchandises
p.202
exemple, qui, trois ou quatre jours aprs leur arrive, avaient vendu jusqu six mille bonnets propres de la saison. Il ny a pas jusquaux plus pauvres, qui, avec un peu dconomie, trouvent le moyen de subsister aisment de leur commerce. On voit quantit de familles, qui nont pour tout fonds que cinquante sous ou un cu et cependant le pre, la mre avec deux ou trois enfants, vivent de leur petit ngoce, se donnent des habits de soie quils portent aux jours de crmonie, et amassent en peu dannes de quoi faire un commerce plus considrable. Cest ce quon a peine comprendre, et cest pourtant ce qui arrive tous les jours. Un de ces petits marchands
450
qui se voit cinquante sous, achte du sucre, de la farine et du riz. Il en fait de petits gteaux quil fait cuire une ou deux heures avant le jour, pour allumer, comme on parle ici, le cur des voyageurs. A peine sa boutique est-elle ouverte, que toute sa marchandise lui est enleve par les villageois, qui, ds le matin, viennent en foule dans la ville ; par les vendeurs de roseaux, par les ouvriers, les porte-faix, les plaideurs, et les enfants du quartier. Ce petit ngoce lui produit, au bout de quelques heures, vingt sous au-del de la somme principale, dont la moiti suffit pour lentretien de sa petite famille. La monnaie dont on se sert pour le commerce est la mme qui est en usage dans tout lempire ; elle consiste en divers morceaux dargent de toute sorte de figures, quon pse dans de petites balances portatives, et en des deniers de cuivre enfils dans de petites cordes, centaine par centaine, jusquau nombre de mille. Leur argent nest pas tout de mme titre. Il sen trouve du titre de 90 jusqu celui de 100, qui est le plus fin. On en voit aussi du titre de 80, cest celui qui est de plus bas aloi ; il nest point de mise, moins que lon nen augmente le poids jusqu la valeur de celui qui doit passer dans le commerce. La livre dargent est du poids de deux de nos cus ; il y en a du poids de 6, de 7 et mme de 50, dautres de la valeur de 250 de nos livres de France. Ces lingots sont toujours de largent le plus fin, et on les emploie pour payer les grosses sommes. La difficult est de sen servir dans le dtail : il faut les mettre au feu, les battre, les aplatir ensuite grands coups de marteau afin de pouvoir les couper aisment par morceaux, et den donner le poids dont on est convenu. Do il arrive que le payement est toujours beaucoup plus long et plus embarrassant que na t lachat. Ils avouent quil leur serait bien plus commode davoir, comme en Europe, des monnaies dun prix fixe et dun poids dtermin, mais ils disent que leurs provinces fourmilleraient aussitt de faux monnayeurs, on de gens qui altreraient les monnaies, et que cet inconvnient nest plus craindre quand on coupe largent, mesure quon en a besoin, pour payer le prix de ce quon achte. Pour vous donner une ide entire de ce pays, il faut encore, mon
451
rvrend Pre, vous entretenir de la manire dont il est gouvern et des diverses conditions de ses habitants. Toute lle se partage en quatre sortes de personnes. Le premier ordre est celui des mandarins, soit quils soient mandarins darmes, ou quils soient mandarins de lettres. Le premier des mandarins darmes a le mme rang et fait peu prs les mmes fonctions que les colonels en Europe. Il a sous lui quatre mandarins, dont lemploi rpond assez celui de nos capitaines ; quatre autres mandarins dpendent deux et sont comme leurs lieutenants ; ceux-ci en ont encore dautres au-dessous deux quon peut regarder comme leurs sous-lieutenants. Chacun de ces mandarins a un train conforme sa dignit, et quand il parat en public, il est toujours accompagn dune escorte dofficiers de son tribunal. Tous ensemble commandent quatre mille hommes de troupes partie cavalerie, partie infanterie. Les soldats sont du pays mme et y ont leur famille. On leur paye de trois en trois mois la solde de lempereur, qui est de cinq sous dargent fin et dune mesure de riz par jour, ce qui suffit pour lentretien dun homme. Les cavaliers ont cinq sous de plus et deux mesures de petites fves pour nourrir les chevaux, qui leur sont fournis par lempereur. On fait de temps en temps la revue de ces troupes : alors on visite attentivement leurs chevaux, leurs fusils, leurs sabres, leurs flches, leurs cuirasses et leurs casques de fer. Pour peu quil y ait de rouille sur leurs armes, leur ngligence est punie lheure mme de trente ou de quarante coups de bton. On leur fait faire aussi lexercice, si cependant lon peut donner ce
p.203
suite du mandarin. Hors de l il leur est libre de faire tel commerce quil leur plat. Comme le mtier de la guerre ne les occupe pas beaucoup dans un pays o la paix rgne depuis tant dannes, bien loin quon soit oblig denrler les soldats par force ou par argent, comme il se pratique en Europe, cette profession est regarde de la plupart comme une fortune, quils tchent de se procurer par la protection de leurs amis ou par les prsents quils font aux mandarins. Le premier des mandarins de lettres est le gouverneur de la ville et
452
de tout le pays ; cest lui seul qui administre la justice : il est charg de recevoir le tribut que chaque famille paye lempereur. Il doit visiter en personne les corps de ceux qui ont t tus dans quelque dml ou que le dsespoir a ports se donner la mort. Deux fois le mois il donne audience aux vingt-sept chefs de quartiers rpandus dans lle, et il sinforme exactement de ce qui se passe dans tout son ressort. Il distribue les passe-ports aux barques et aux vaisseaux ; il coute les plaintes et les accusations, qui sont presque continuelles parmi un si grand peuple. Tous les procs viennent son tribunal ; il fait punir grands coups de bton celui des plaideurs quil juge tre coupable. Enfin cest lui qui condamne mort les criminels ; mais sa sentence, aussi bien que celle des autres mandarins qui sont au-dessus de lui, ne peut tre excute quelle ne soit ratifie par lempereur ; et comme les tribunaux de la province, et encore plus ceux de la cour, sont chargs dune infinit daffaires, le criminel a toujours deux ou trois ans vivre avant que larrt de mort puisse tre excut. Ce mandarin en a trois autres subalternes qui jugent en premier ressort les causes de peu dimportance. Ces charges ressemblent assez celles des lieutenants particuliers de nos prsidiaux. Il y a encore quelques autres mandarins de lettres qui nont nulle autorit sur le peuple ; ils nont dinspection que sur les gradus, et seulement en ce qui concerne les examens et les degrs. Cest encore au premier mandarin donner ses ordres quand il faut demander de la pluie ou du beau temps. Voici en quoi consiste cette crmonie. Le mandarin fait afficher partout des ordonnances qui prescrivent un jene universel. Il est dfendu alors aux bouchers et aux traiteurs de rien vendre, sous des peines grives ; cependant, quoiquils ntalent pas la viande sur leurs boutiques, ils ne laissent pas den vendre en cachette, moyennant quelque argent quils donnent sous main aux gens du tribunal qui veillent lobservation de lordonnance. Le mandarin marche ensuite, accompagn de quelques autres mandarins, vers le temple de lidole. Il allume sur son autel deux ou trois petites baguettes de parfum, aprs quoi tous sasseyent ; pour passer le temps, ils prennent du th, ils fument, ils causent une ou
453
deux heures ensemble, et enfin ils se retirent. Cest ce quils appellent demander de la pluie ou du beau temps. Il y a deux ans que le vice-roi de la province, simpatientant de voir que la pluie ntait point accorde ses demandes ritres, envoya un petit mandarin dire de sa part lidole que sil ny avait pas de pluie tel jour quil dsignait, il la chasserait de la ville et ferait raser son temple. Il faut bien que lidole ne comprt pas ce langage, ou quelle ne seffrayt pas beaucoup de ces menaces, car le jour marqu arriva sans quil y eut de pluie. Le vice-roi, offens de ce refus, songea tenir sa parole : il dfendit au peuple de porter son offrande lidole ; il ordonna quon fermt son temple et quon en scellt les portes, ce qui fut excut sur-le-champ ; mais la pluie tant venue quelques jours aprs, la colre du vice-roi sapaisa, et il fut permis de lhonorer comme auparavant. Les nobles tiennent le second rang dans lle. On appelle ainsi ceux qui ont t autrefois mandarins dans dautres provinces (car on ne peut ltre dans son propre pays), soit quils aient t casss, et presque tous sont de ce nombre, soit que deux-mmes ils aient quitt le mandarinat, avec lagrment du prince, ou quils y aient t forcs par la mort de leur pre ou de leur mre ; car un mandarin qui a fait une semblable perte doit aussitt se dpouiller de sa charge, et donner par l une marque publique de sa douleur. On met encore au rang des nobles ceux qui, nayant pas eu assez de capacit pour parvenir aux degrs littraires, se sont procur par argent certains titres dhonneur, la faveur desquels ils entretiennent avec les mandarins un commerce de visites qui les fait craindre et respecter du peuple.
p.204
prs de quatre cents bacheliers ; trois dentre eux sont chrtiens. Il y a aussi deux bacheliers darmes, sept ou huit licencis et trois ou quatre docteurs. Outre cela, il sy trouve une infinit de gens dtude qui, depuis lge de quinze seize ans jusqu celui de quarante, viennent tous les trois ans pour les examens au tribunal du gouverneur, qui leur
454
donne le sujet de leurs compositions. Tous aspirent galement au degr de bachelier, quoiquil y en ait peu qui y parviennent. Cest bien plutt lambition que le dsir de se rendre habiles, qui les soutient dans une si longue tude. Outre que le degr de bachelier les met couvert des chtiments du mandarin, il leur donne le privilge dtre admis son audience, de sasseoir en sa prsence, et de manger avec lui, honneur qui est infiniment estim la Chine, et qui ne saccorde jamais aucune personne du peuple. Enfin le dernier ordre comprend tout le peuple. Il est surprenant de voir avec quelle facilit un seul mandarin le gouverne. Il publie ses ordres sur un simple carr de papier, scell de son sceau, quil fait afficher aux carrefours des villes et des villages, et il est aussitt obi. Il ordonna lan pass quon creust tous les canaux qui sont dans lle ; ses ordres furent excuts en moins de quinze jours. Une si prompte obissance vient de la crainte et du respect que le mandarin sattire par la manire dont il conduit un si grand peuple. Il ne parat jamais en public quavec un grand appareil : il est superbement vtu, son visage est grave et svre. Quatre hommes le portent assis sur une chaise dcouverte, toute dore ; il est prcd de tous les gens de son tribunal, dont les bonnets et les habits sont dune forme extraordinaire. Ils marchent en ordre des deux cts de la rue : les uns tiennent devant lui un parasol de soie, les autres frappent de temps en temps sur un bassin de cuivre, et despace en espace avertissent haute voix le peuple de se tenir dans le respect son passage ; quelques-uns portent de grands fouets, dautres tranent de longs btons ou des chanes de fer. Le fracas de tous ces instruments fait trembler un peuple naturellement timide et qui sait quil nchapperait pas aux chtiments que lui ferait souffrir le mandarin, sil contrevenait publiquement ses ordres. Quoique ces insulaires passent pour tre plus grossiers que les gens du continent, je trouve nanmoins que leurs manires ne sont gure moins polies ni moins honntes que celles des autres Chinois que jai connus ailleurs. Ils gardent, dans les villages comme la ville, toutes
455
les biensances qui conviennent au rang dun chacun, soit quils marchent ensemble, ou quils se saluent, ou bien quils se rendent visite les uns aux autres. On en peut juger par les termes pleins de respect et de civilit dont ils usent en se parlant ; en voici quelques-uns. Quand, par exemple, on se donne quelque peine pour leur faire plaisir : Fi sin, disent-ils. Vous prodiguez votre cur. Si on leur a rendu quelque service : Si po tsin. Mes remerciements ne peuvent avoir de fin. Pour peu quils dtournent une personne occupe : Fn la. Je vous suis bien importun. Te tsoi. Cest avoir fait une grande faute que davoir pris cette libert. Quand on les prvient de quelque honntet : Po cn, po cn, po cn. Je nose, je nose, je nose, cest-dire : souffrir que vous preniez cette peine-l pour moi ! Si lon dit quelque parole qui tourne tant soit peu leur louange : Ki cn. Comment oserais-je ? cest--dire : croire de telles choses de moi ! Lorsquils conduisent un ami qui ils ont donn manger : Yeo man, ou bien ti man. Nous vous avons bien mal reu ; nous vous avons bien mal trait. Ils ont toujours la bouche de semblables paroles, quils prononcent dun ton affectueux mais je ne voudrais pas rpondre que le cur y et beaucoup de part. Il ny a gure de peuple qui craigne davantage la mort que celui-ci, quoique pourtant il sen trouve plusieurs, surtout parmi les personnes du sexe, qui se la procurent, ou par colre, ou par dsespoir. Mais il semble quils apprhendent encore plus de manquer de cercueil aprs leur mort. Il est tonnant de voir jusquo va leur prvoyance sur cet article : tel qui naura que neuf ou dix pistoles, les emploiera se faire
456
construire un cercueil plus de vingt ans avant quil en ait besoin, et il le regarde comme le meuble le plus prcieux de sa maison. Jajouterai que je nai point vu de nation plus curieuse que celle des Chinois : ils veillent tout voir et tout entendre. Du reste ils sont doux et paisibles, quand on ne les irrite
p.205
lexcs, quand ils ont t offenss. En voici un exemple : il ny a que trois ans que nos insulaires saperurent que le mandarin avait dtourn son profit une grande partie du riz que lempereur, dans un temps de strilit, envoyait pour tre distribu chaque famille de la campagne. Ils laccusrent un tribunal suprieur, et prouvrent que de quatre cents charges de riz quil avait reues, il nen avait donn que quatre-vingt-dix. Le mandarin fut cass sur lheure de son emploi ; quand il fut sorti de la ville pour prendre le chemin de la mer, il fut bien surpris de ne trouver son passage ni tables charges de parfums, comme cest la coutume, ni personne qui tirt ses bottes pour lui en chausser de nouvelles. Il tait pourtant environn dune foule prodigieuse de peuple, mais ce ntait rien moins que pour lui faire honneur que ce grand monde tait accouru ; ctait pour linsulter et pour lui reprocher son avarice. Les uns linvitrent par drision demeurer dans le pays, jusqu ce quil et achev de manger le riz que lempereur lui avait confi pour le soulagement des peuples ; dautres le tirrent hors de sa chaise, et la brisrent ; plusieurs se jetrent sur lui, dchirrent ses habits et mirent en pices son parasol de soie. Tous le suivirent jusquau vaisseau, en le chargeant dinjures et de maldictions. Hors de ces sortes doccasions, qui sont rares, les Chinois sont fort traitables, et ont un profond respect pour les personnes qui ont sur eux quelque autorit. Ils sont dordinaire assez avides de louange, surtout les petits lettrs ; mais il me parat quils le sont encore plus dargent : lon ne doit jamais leur en confier quaprs avoir pris de sages prcautions, encore y est-on souvent tromp. Il y a un certain canton de lle o les peuples aiment les procs de telle sorte, quils engagent leurs maisons, leurs terres, leurs meubles,
457
tout ce quils ont, seulement pour avoir le plaisir de plaider et de faire donner une quarantaine de coups de bton leur ennemi. Il arrive quelquefois que celui-ci, moyennant une plus grosse somme quil donne sous-main au mandarin, a ladresse dluder le chtiment, et de faire tomber les coups de bton sur le dos de celui-l mme qui lavait appel en justice. De l naissent entre eux des haines mortelles quils conservent toujours dans le cur, jusqu ce quils aient trouv loccasion den tirer une vengeance qui les satisfasse. La voie la plus ordinaire quils emploient pour se venger, cest de mettre le feu pendant la nuit la maison de leur ennemi : les pailles allumes qui le rveillent en tombant sur lui, le font souvenir alors des coups de bton quil a fait donner. Ce crime est un des capitaux de lempire, et selon les lois, ceux qui en sont convaincus, doivent tre punis de mort. On ne doit pas tre surpris de trouver de pareils excs chez un peuple qui ne connat point dautre loi de la charit que celle de saimer soi-mme, ni dautre bonheur que celui quil se procure en contentant les plus injustes passions. On en voit pourtant qui les seules lumires de la raison inspirent de lhorreur pour ces sortes de crimes : ce sont des gens de probit aux yeux des hommes, a qui il ne manquerait que dtre chrtiens, pour tre vritablement vertueux aux yeux de Dieu. Ils se rconcilient de bonne foi avec leurs ennemis, et ils mettent souvent en usage des moyens quune amiti toute naturelle leur fait imaginer, pour soulager un ami qui est dans la disgrce, et pour rappeler dans sa famille les biens que quelque revers de fortune, ou le dfaut de conduite, en avait fait sortir. Un de ces moyens ma paru avoir quelque chose dassez singulier, pour vous le rapporter la fin de cette lettre. Quand les affaires dun particulier sont dranges, six de ses amis sunissent ensemble afin de le secourir, et forment avec lui une socit qui doit durer sept ans. Ils contribuent dabord les uns plus, les autres moins, jusqu la concurrence dune certaine somme. Par exemple, ils lui feront la premire anne une avance de 60 pistoles, dont il peut tirer un gros profit dans le commerce : pour faire cette somme, ils se taxent chacun pour toutes les annes de la manire suivante : dabord celui
458
quon veut assister tient le premier rang dans la socit ; car cest pour lui quelle se forme ; le second des associs dbourse 15 pistoles ; le troisime 13 ; le quatrime 11 ; le cinquime 9 ; le sixime 7 ; et le septime 5. Cette premire anne finie, ce ne serait pas un grand service quils rendraient leur ami commun sils lobligeaient rembourser largent quon lui a avanc, ou sils en retiraient la rente perptuit : que font-ils donc ? Ils le taxent son tour 15 pistoles quil doit fournir
p.206
qui ne lincommode pas beaucoup puisque ce nest quune partie du profit quil a d retirer de la somme capitale de 60 pistoles dont on la gratifi, La seconde anne tous les associs fournissent leur contingent lordinaire, et celui dentre eux qui, lanne dauparavant, avait avanc 15 pistoles, en reoit 60, et il en fournit 13 les annes suivantes. La troisime anne, cest le troisime des associs qui reoit les 60 pistoles et qui ensuite en dbourse 11, tant que la socit dure, et ainsi du reste. Chacun des associs reoit son tour la somme de 60 pistoles, plus tt ou plus tard, selon quil a dbours plus ou moins chaque anne. Ainsi, quand les sept annes sont accomplies, celui en faveur duquel la socit a t forme, se trouve avoir la somme principale de 60 pistoles, sans aucune charge, outre que cette somme lui a rapport chaque anne beaucoup plus que les 15 pistoles quil a t oblig de dbourser. La table suivante, o vous verrez dun coup dil ce que chacun dbourse ou reoit chaque anne, vous donnera une ide plus nette de la forme de cette socit. Premire anne. Le 1er reoit 60 pistoles. Le 2e donne 15. Le 3e donne 13. Le 4e donne 11. Le 5e donne 9. Le 6e donne 7. Le 7e donne 5. Deuxime anne. Le 1er donne 15 pistoles. Le 2e reoit 60. Le 3e donne 13. Le 4e donne 11. Le 5e donne 9. Le 6e donne 7. Le 7e donne 5. Troisime anne. Le 1er donne 15 pistoles. Le 2e donne 13. Le 3e reoit 60. Le 4e donne 11. Le 5e donne 9. Le 6e donne 7. Le 7e donne 5. Quatrime anne. Le 1er donne 15 pistoles. Le 2e donne 13. Le 3e donne 11. Le 4e reoit 60. Le 5e donne 9. Le 6e donne 7. Le 7e donne 5.
459
Cinquime anne. Le 1er donne 15 pistoles. Le 2e donne 13. Le 3e donne 11. Le 4e donne 9. Le 5e reoit 60. Le 6e donne 7. Le 7e donne 5. Sixime anne. Le 1er donne 15 pistoles. Le 2e donne 13. Le 3e donne 11. Le 4e donne 9. Le 5e donne 7. Le 6e reoit 60. Le 7e donne 5. Septime anne. Le 1er donne 15 pistoles. Le 2e donne 13. Le 3e donne 11. Le 4e donne 9. Le 5e donne 7. Le 6e donne 5. Le 7e reoit 60. Quoique la taxe impose chacun des associs soit ingale, et que les premiers dboursent plus chaque anne que les derniers, cependant les Chinois estiment que la condition de ceux-l est beaucoup plus avantageuse que celle des autres, parce quils reoivent plus tt la somme de 60 pistoles et que le gros denier quils en retirent dans le commerce les ddommage bien des avances quils ont faites. Il est temps, mon rvrend Pre, de finir cette lettre, qui nest peuttre que trop longue. Jespre vous entretenir une autre anne des fruits que Dieu voudra bien oprer par mon ministre dans cette chrtient naissante. Je la recommande vos saints sacrifices en lunion desquels je suis avec respect, etc.
460
les besoins spirituels de mes nophytes, ma donn lieu de minstruire de la manire dont sy fait cette belle porcelaine qui est si estime, et quon transporte dans toutes les parties du monde. Bien que ma curiosit ne met jamais port une semblable recherche, jai cru cependant quune description un peu dtaille de tout ce qui concerne ces sortes douvrages serait de quelque utilit en Europe. Outre ce que jen ai vu par moi-mme, jai appris beaucoup de particularits des chrtiens, parmi lesquels il y en a plusieurs qui travaillent en porcelaine, et dautres qui en font un grand commerce. Je me suis encore assur de la vrit des rponses quils ont faites mes questions, par la lecture des livres chinois qui traitent de cette matire ; et par ce moyen-l, je crois avoir acquis une connaissance assez exacte de toutes les parties de ce bel art, pour en parler avec quelque confiance. Parmi ces livres, jai eu entre les mains lhistoire ou les annales de Feou-leam, et jai lu avec soin dans le quatrime tome larticle qui regarde la porcelaine. King-te-tching, qui dpend de Feou-leam, nen est loign que dune bonne lieue et Feou-leam est une ville de la dpendance de Jao-tcheou. Cest un usage la Chine que chaque ville imprime lhistoire de son district : cette histoire comprend la situation, ltendue, les limites et la nature du pays, avec les endroits les plus remarquables, les murs de ses habitants, les personnes qui sy sont distingues par les armes et par les lettres, ou celles qui ont t dune
461
probit au-dessus du commun. Les femmes mme y ont leur place, celles, par exemple qui, par attachement pour leur mari dfunt, ont gard la viduit. Souvent on achte lhonneur dtre cit dans ces annales. Cest pourquoi le mandarin, avec ceux dont il prend conseil, les revoit tous les quarante ans ou environ et alors il en retranche ou il ajoute ce quil juge propos 1. On rapporte encore dans cette histoire les vnements
extraordinaires, les prodiges qui arrivent, les monstres qui naissent en certains temps : ce qui arriva, par exemple, il ny a que deux ans Fou-tcheou, o une femme accoucha dun serpent qui la ttait ; de mme ce qui se vit King-te-tching o une truie mit bas un petit lphant avec sa trompe bien forme, quoiquil ny ait point dlphants dans le pays ; ces faits seront probablement rapports dans les annales de ces deux villes. Peut-tre mme mettra-t-on dans celles de Feouleam quune de nos chrtiennes y accoucha dun fils au seizime mois de sa grossesse. Surtout on marque dans ces histoires les marchandises et les autres denres qui sortent du pays, ou qui sy dbitent. Si la Chine en gnral, ou si la ville de Feou-leam en particulier, navait pas t sujette tant de rvolutions diffrentes, jaurais trouv sans doute ce que je cherchais dans son histoire sur lorigine de la porcelaine ; quoiqu dire vrai cest pour des Chinois que se font ces recueils, et non pas pour les Europens ; et les Chinois ne sembarrassent gure de ces sortes de connaissances. Les annales de Feou-leam rapportent que depuis la seconde anne du rgne de lempereur Tang-ou-te, de la dynastie des Tang, cest-dire, selon nous, depuis lan 442 de Jsus-Christ, les ouvriers en porcelaine en ont toujours fourni aux empereurs ; quun ou deux mandarins envoys de la cour prsidaient ce travail ; on dcrit ensuite fort au long la multitude et la varit des logements destins
dpartements de publier.
462
ds ces premiers temps, aux ouvriers qui travaillaient la porcelaine impriale ; cest tout ce que jai trouv sur lantiquit de son origine. Il est pourtant vraisemblable quavant lanne 442, la porcelaine avait dj cours, et que peu peu elle a t porte un point de perfection capable de dterminer les plus riches Europens sen servir. On ne dit point qui en a t linventeur, ni quelle tentative, ou
p.208
quel
hasard on est redevable de cette invention. Anciennement, disent les annales, la porcelaine tait dun blanc exquis, et navait nul dfaut ; les ouvrages quon en faisait, et qui se transportaient dans les autres royaumes, ne sy appelaient pas autrement que les bijoux prcieux de Jao-tcheou. Et plus bas on ajoute : la belle porcelaine qui est dun blanc vif et clatant, et dun beau bleu cleste, sort toute de King-te-tching. Il sen fait dans dautres endroits, mais elle est bien diffrente, soit pour la couleur, soit pour la finesse. En effet, sans parler des ouvrages de poterie quon fait dans toute la Chine et auxquels on ne donne jamais le nom de porcelaine, il y a quelques provinces, comme celles de Fou-Kien et de Canton, o lon travaille en porcelaine ; mais les trangers ne peuvent sy mprendre ; celle de Fou-Kien est dun blanc de neige qui na nul clat, et qui nest point mlang de couleurs. Les ouvriers de King-te-tching y portrent autrefois tous leurs matriaux, dans lesprance dy faire un gain considrable, cause du grand commerce que les Europens font Emouy ; mais ce fut inutilement, ils ne purent jamais y russir. Lempereur rgnant, qui ne veut rien ignorer, a fait conduire Pkin des ouvriers en porcelaine, et tout ce qui semploie pour ce travail ; ils noublirent rien pour russir sous ses yeux ; cependant, on assure que leur ouvrage manqua. Il se peut faire que des raisons dintrt ou de politique eurent part ce peu de succs ; quoi quil en soit, cest uniquement King-te-tching qui a lhonneur de donner de la porcelaine toutes les parties du monde. Le Japon mme en vient acheter la Chine. Je ne puis me dispenser aprs cela, mon rvrend Pre, de vous faire ici la description de King-te-tching. Il ne lui manque quune
463
enceinte de murailles pour avoir le nom de ville, et pour tre compare aux villes mmes de la Chine les plus vastes et les plus peuples. Ces endroits nomms tching, qui sont en petit nombre, mais qui sont dun grand abord et dun grand commerce, nont point coutume davoir denceinte, peut-tre afin quon puisse les tendre et les agrandir autant que lon veut ; peut-tre aussi afin quil y ait plus de facilit embarquer et dbarquer les marchandises. On compte King-te-tching dix-huit mille familles. Il y a de gros marchands dont le logement occupe un vaste espace, et contient une multitude prodigieuse douvriers ; aussi lon dit communment quil y a plus dun million dmes, quil sy consomme chaque jour plus de dix mille charges de riz, et plus de mille cochons. Au reste, King-te-tching a une grande lieue de longueur, sur le bord dune belle rivire. Ce nest point un tas de maisons, comme on pourrait se limaginer ; les rues sont tires au cordeau, elles se coupent et se croisent certaines distances ; tout le terrain y est occup, les maisons ny sont mme que trop serres et les rues trop troites ; en les traversant, on croit tre au milieu dune foire ; on entend de tous cts les cris des portefaix qui se font faire passage. On y voit un grand nombre de temples didoles qui ont t btis beaucoup de frais. Un riche marchand, aprs avoir travers de vastes mers pour son commerce, a cru avoir chapp dun naufrage par la protection de la reine du ciel, laquelle, ce quil dit, lui apparut au fort de la tempte. Pour accomplir le vu quil fit alors, il vient de mettre tout son bien lui construire un palais, qui lemporte pour la magnificence sur tous les autres temples. Dieu veuille que ce que jen ai dit mes chrtiens se vrifie un jour, et que ce temple devienne effectivement une basilique ddie la vritable reine du ciel. Ce nouveau temple a t bti des piastres amasses dans les Indes : car cette monnaie europenne est ici fort connue, et pour lemployer dans le commerce, il nest pas ncessaire de la fondre, comme on fait ailleurs. La dpense est bien plus considrable King-te-tching qu Jaotcheou, parce quil faut faire venir dailleurs tout ce qui sy consomme,
464
et mme jusquau bois ncessaire pour entretenir le feu des fourneaux. Cependant, nonobstant la chert des vivres, King-te-tching est lasile dune infinit de pauvres familles qui nont point de quoi subsister dans les villes des environs ; on y trouve employer les jeunes gens et les personnes les moins robustes. Il ny a pas mme jusquaux aveugles et aux estropis qui y gagnent leur vie broyer les couleurs. Anciennement, dit lhistoire de Feou-leam, on ne comptait que trois cents fourneaux porcelaine dans King-te-tching, prsentement il y en a bien trois mille. Il nest pas surprenant quon y voie souvent des incendies ; cest pour cela que le gnie du feu y a plusieurs temples.
p.209
en ma considration quil exempta les chrtiens de certaines corves auxquelles on oblige le menu peuple quand on btit ces sortes ddifices. Le culte et les honneurs quon rend ce gnie ne rendent pas les embrasements plus rares ; il y a peu de temps quil y eut huit cents maisons de brles ; elles ont d tre bientt rtablies, en juger par la multitude des charpentiers et des maons qui travaillaient dans ce quartier. Le profit qui se tire du louage des boutiques rend ces peuples extrmement actifs rparer ces sortes de pertes. King-te-tching est plac dans une plaine environne de hautes montagnes ; celle qui est lorient, et contre laquelle il est adoss, forme en dehors une espce de demi-cercle ; les montagnes qui sont ct donnent issue deux rivires qui se runissent ; lune est assez petite, mais lautre est fort grande, et forme un beau port de prs dune lieue, dans un vaste bassin, o elle perd beaucoup de sa rapidit. On voit quelquefois dans ce vaste espace jusqu deux ou trois rangs de barques la queue les unes des autres. Tel est le spectacle qui se prsente la vue lorsquon entre par une des gorges dans le port ; des tourbillons de flamme et de fume qui slvent en diffrents endroits, font dabord remarquer ltendue, la profondeur et les contours de King-te-tching ; lentre de la nuit on croit voir une vaste ville tout en feu ou bien une grande fournaise qui a plusieurs soupiraux. Peut-tre cette enceinte de montagnes forme-t-elle une situation propre aux
465
ouvrages de porcelaine. On sera tonn quun lieu si peupl, o il y a tant de richesses, o une infinit de barques abondent tous les jours, et qui nest point ferm de murailles, soit cependant gouvern par un seul mandarin, sans quil y arrive le moindre dsordre. A la vrit King-te-tching nest qu une lieue de Feou-leam, et dix-huit lieues de Jao-tcheou ; mais il faut avouer que la police y est admirable : chaque rue a un chef tabli par le mandarin et si elle est un peu longue, elle en a plusieurs ; chaque chef a dix subalternes qui rpondent chacun de dix maisons. Ils doivent veiller au bon ordre, accourir au premier tumulte, lapaiser, en donner avis au mandarin, sous peine de la bastonnade, qui se donne ici fort libralement. Souvent mme le chef du quartier a beau avertir du trouble qui vient darriver, et assurer quil a mis tout en uvre pour le calmer, on est toujours dispos juger quil y a de sa faute, et il est difficile quil chappe au chtiment. Chaque rue a ses barricades qui se ferment durant la nuit ; les grandes rues en ont plusieurs. Un homme du quartier veille chaque barricade, et il noserait ouvrir la porte de sa barrire qu certains signaux. Outre cela, la ronde se fait souvent par le mandarin du lieu, et de temps en temps par des mandarins de Feouleam. De plus, il nest gure permis aux trangers de coucher Kingte-tching : il faut, ou quils passent la nuit dans leurs barques, ou quils logent chez des gens de leur connaissance qui rpondent de leur conduite. Cette police maintient lordre et tablit une sret entire dans tout un lieu, dont les richesses rveilleraient la cupidit dune infinit de voleurs. Aprs ce petit dtail sur la situation et sur ltat prsent de King-tetching, venons la porcelaine qui en fait toute la richesse. Ce que jai vous en dire, mon rvrend Pre, se rduit ce qui entre dans sa composition, et aux prparatifs quon y apporte ; aux diffrentes espces de porcelaine et la manire de les former lhuile qui lui donne de lclat, et ses qualits ; aux couleurs qui en font lornement, et lart de les appliquer ; la cuisson et aux mesures quon prend pour lui donner le degr de chaleur qui convient. Enfin, je finirai par
466
quelques rflexions sur la porcelaine ancienne, sur la moderne, et sur certaines choses qui rendent impraticables aux Chinois les ouvrages dont on a envoy et dont on pourrait envoyer des dessins. Ces ouvrages, o il est impossible de russir la Chine, se feraient peuttre facilement en Europe, si lon y trouvait les mmes matriaux. Avant que de commencer, ne serait-il pas propos de dtromper ceux qui croiraient peut-tre que le nom de porcelaine vient du mot chinois ? A la vrit, il y a des mots, quoiquen petit nombre, qui sont franais et chinois tout ensemble. Ce que nous appelons th, par exemple, a pareillement le nom de th dans la province de Fo-kien, quoiquil sappelle tcha dans la langue mandarine. Papa et mama sont aussi des noms qui, en certaines provinces de la Chine, et King-tetching en particulier, sont dans la bouche des enfants pour signifier pre, mre et grandmre. Mais pour ce qui
p.210
est du nom de
porcelaine, cest si peu un mot chinois, quaucune des syllabes qui le composent, ne peut, ni tre prononce, ni tre crite par des Chinois, ces sons ne se trouvant point dans leur langue. Il y a apparence que cest des Portugais quon a pris ce nom ; quoique parmi eux porcellana signifie proprement une tasse ou une cuelle, et que loa soit le nom quils donnent gnralement tous les ouvrages que nous nommons porcelaine. Lusage est le matre des langues, cest chaque nation nous apprendre lide quelle attache ses mots. La porcelaine sappelle communment la Chine tseki. La matire de la porcelaine se compose de deux sortes de terre, lune appele pe-tun-tse, et lautre quon nomme kao-lin. Celle-ci est parseme de corpuscules qui ont quelque clat ; lautre est simplement blanche et trs fine au toucher. En mme temps quun grand nombre de grosses barques remontent la rivire de Jao-tcheou King-te-tching pour se charger de porcelaines, il y en descend de Ki-muen presque autant de petites, qui sont charges de pe-tun-tse et de kao-lin rduits en forme de briques car King-te-tching ne produit aucun des matriaux propres la porcelaine. Les pe-tun-tse, dont le grain est si fin, ne sont autre chose que des quartiers de rochers quon tire des carrires, et
467
auxquels on donne cette forme. Toute pierre ny est pas propre, sans quoi il serait inutile den aller chercher vingt ou trente lieues dans la province voisine. La bonne pierre, disent les Chinois, doit tirer un peu sur le vert. Voici quelle est la premire prparation. On se sert dune massue de fer pour briser ces quartiers de pierre, aprs quoi on met les morceaux briss dans des mortiers et par le moyen de certains leviers qui ont une tte de pierre arme de fer, on achve de les rduire en une poudre trs fine. Ces leviers jouent sans cesse, ou par le travail des hommes, ou par le moyen de leau, de la mme manire que font les martinets dans les moulins papier. On prend ensuite cette poussire, on la jette dans une grande urne remplie deau, et on la remue fortement avec une pelle de fer. Quand on la laisse reposer quelques moments, il surnage une espce de crme paisse de quatre cinq doigts ; on la lve, et on la verse dans un autre vase plein deau. On agite plusieurs fois leau de la premire urne, recueillant chaque fois le nuage qui sest form, jusqu ce quil ne reste plus que le gros marc, que son poids prcipite dabord ; on le tire, et on le pile de nouveau. Au regard de la seconde urne, o lon a jet ce qui a t recueilli de la premire, on attend quil se soit form au fond une espce de pte ; lorsque leau parat au-dessus fort claire, on la verse par inclination pour ne pas troubler le sdiment, et lon jette cette pte dans de grands moules propres la scher : avant quelle soit tout fait durcie, on la partage en petits carreaux qui sachtent par centaines. Cette figure et sa couleur lui ont fait donner le nom de pe-tun-tse. Les moules o se jette cette pte, sont des espces de caisses fort grandes et fort larges. Le fond est rempli de briques places selon leur hauteur, de telle sorte que la superficie soit gale. Sur ce lit de briques ainsi ranges, on tend une grosse toile qui remplit la capacit de la caisse ; alors on y verse la matire, quon couvre peu aprs dune autre toile, sur laquelle on met un lit de briques couches de plat les unes auprs des autres : tout cela sert exprimer leau plus promptement, sans que rien se perde de la matire de la porcelaine, qui en se
468
durcissant reoit aisment la figure des briques. Il ny aurait rien ajouter ce travail, si les Chinois ntaient pas accoutums altrer leurs marchandises ; mais des gens qui roulent de petits grains de pte dans la poussire de poivre pour les en couvrir, et les mler avec du poivre vritable, nont garde de vendre des pe-tun-tse, sans y mler du marc ; cest pourquoi on est oblig de les purifier encore King-tetching, avant que de les mettre en uvre. Le kao-lin qui entre dans la composition de la porcelaine demande un peu moins de travail que le pe-tun-tse : la nature y a plus de part. On en trouve des mines dans le sein de certaines montagnes qui sont couvertes au dehors dune terre rougetre. Ces mines sont assez profondes ; on y trouve par grumeaux la matire en question dont on fait des quartiers en forme de carreaux, en observant la mme mthode que jai marque par rapport aux pe-tun-tse. Je ne ferais pas difficult de croire que la terre blanche de Malte, quon appelle la terre de Saint-Paul, aurait dans sa matrice beaucoup de rapport avec le kaolin dont je parle, quoiquon ny remarque pas les petites parties argentes dont est sem le kao-lin.
p.211
en est comme les nerfs. Ainsi cest le mlange dune terre molle qui donne de la force aux pe-tun-tse, lesquels se tirent des plus durs rochers. Un riche marchand ma cont que des Anglais ou des Hollandais (car le nom chinois est commun aux deux nations) firent acheter, il y a quelques annes, des pe-tun-tse quils emportrent dans leur pays pour y faire de la porcelaine ; mais que nayant point pris de kao-lin, leur entreprise choua, comme ils lont avou depuis. Sur quoi le marchand chinois me disait en riant : ils voulaient avoir un corps dont les chairs se soutinssent sans ossements. Outre les barques charges de pe-tun-tse et de kao-lin, dont le rivage de King-te-tching est bord, on en trouve dautres remplies dune substance blanchtre et liquide. Je savais depuis longtemps que cette substance tait lhuile qui donne la porcelaine sa blancheur et son clat mais jen ignorais la composition, que jai enfin apprise. Il me
469
semble que le nom chinois yeou, qui se donne aux diffrentes sortes dhuiles, convient moins la liqueur dont je parle, que celui de tsi, qui signifie vernis ; et je crois que cest ainsi quon lappellerait en Europe. Cette huile ou ce vernis se tire de la pierre la plus dure, ce qui nest pas surprenant, puisquon prtend que les pierres se forment principalement des sels et des huiles de la terre, qui se mlent et qui sunissent troitement ensemble. Quoique lespce de pierre dont se font les pe-tun-tse puisse tre employe indiffremment pour en tirer de lhuile, on fait choix pourtant de celle qui est la plus blanche, et dont les taches sont les plus vertes. Lhistoire de Feou-leam, bien quelle ne descende pas dans le dtail, dit que la bonne pierre pour lhuile est celle qui a des taches semblables la couleur de la feuille de cyprs, pe-chu-ye-pan, ou qui a des marques rousses sur un fond un peu brun, peu prs comme la linaire, ju-tchima-tam. Il faut dabord bien laver cette pierre, aprs quoi on y apporte les mmes prparations que pour les pe-tun-tse : quand on a, dans la seconde urne, ce qui a t tir de plus pur de la premire, aprs toutes les faons ordinaires, sur cent livres ou environ de cette crme on jette une livre de pierre ou dun minral semblable lalun, nomm chekao ; il faut le faire rougir au feu, et ensuite le piler : cest comme la prsure qui lui donne de la consistance, quoiquon ait soin de lentretenir toujours liquide. Cette huile de pierre ne semploie jamais seule, on y en mle une autre qui en est comme lme. En voici la composition : on prend de gros quartiers de chaux vive, sur lesquels on jette avec la main un peu deau pour les dissoudre et les rduire en poudre. Ensuite on fait une couche de fougre sche, sur laquelle on met une autre couche de chaux amortie. On en met ainsi plusieurs alternativement les unes sur les autres, aprs quoi on met le feu la fougre. Lorsque tout est consum, lon partage ces cendres sur de nouvelles couches de fougre sche : cela se fait au moins cinq ou six fois de suite ; on peut le faire plus souvent, et lhuile en est meilleure. Autrefois dit lhistoire de Feouleam, outre la fougre, on y employait le bois dun arbre dont le fruit
470
sappelle se-tse. A en juger par lcret du fruit quand il nest pas mr, et par son petit couronnement, je croirais que cest une espce de nfle : on ne sen sert plus maintenant, ce que mont dit mes nophytes, apparemment parce quil est devenu fort rare en ce pays-ci. Peut-tre est-ce faute de ce bois que la porcelaine qui se fait maintenant nest pas si belle que celle des premiers temps. La nature de la chaux et de la fougre contribue aussi la bont de lhuile, et jai remarqu que celle qui vient de certains endroits est bien plus estime que celle qui vient dailleurs. Quand on a des cendres de chaux et de fougre jusqu une certaine quantit, on les jette dans une urne pleine deau. Sur cent livres, il faut y dissoudre une livre de che-kao, bien agiter cette mixtion, ensuite la laisser reposer jusqu ce quil paraisse sur la surface un nuage ou une crote quon ramasse et quon jette dans une seconde urne, et cela plusieurs reprises. Quand il sest form une espce de pte au fond de la seconde urne, on en verse leau par inclination ; on conserve ce fond liquide, et cest la seconde huile qui doit se mler avec la prcdente. Pour un juste mlange, il faut que ces deux espces de pure soient galement paisses ; afin den juger, on plonge diverses reprises, dans lune et dans lautre, de petits carreaux de pe-tun-tse ; en les retirant on voit sur leur superficie si lpaississement
p.212
est gal de
part et dautre. Voil ce qui regarde la qualit de ces deux sortes dhuiles. Pour ce qui est de la quantit, le mieux quon puisse faire, cest de mler dix mesures dhuile de pierre avec une mesure dhuile faite de cendre de chaux et de fougre : ceux qui lpargnent nen mettent jamais moins de trois mesures. Les marchands qui vendent cette huile, pour peu quils aient dinclination tromper, ne sont pas fort embarrasss en augmenter le volume : ils nont qu jeter de leau dans cette huile, et, pour couvrir leur fraude, y ajouter du che-kao proportion, qui empche la matire dtre trop liquide. Avant que dexpliquer la manire dont cette huile ou plutt ce vernis sapplique, il est propos de dcrire comment se forme la porcelaine. Je commence dabord par le travail qui se fait dans les endroits les
471
murailles, on btit de vastes appentis o lon voit, tage sur tage, un grand nombre durnes de terre. Cest dans cette enceinte que demeurent et travaillent une infinit douvriers qui ont chacun leur tche marque. Une pice de porcelaine, avant que den sortir pour tre porte au fourneau, passe par les mains de plus de vingt personnes, et cela sans confusion. On a sans doute prouv que louvrage se fait ainsi beaucoup plus vite. Le premier travail consiste purifier de nouveau le pe-tun-tse et le kao-lin du marc qui y reste quand on les vend. On brise les pe-tun-tse et on les jette dans une urne pleine deau ; ensuite, avec une large spatule, on achve, en remuant, de les dissoudre : on les laisse reposer quelques moments, aprs quoi on ramasse ce qui surnage, et ainsi du reste, de la manire qui a t explique ci-dessus. Pour ce qui est des pices de kao-lin, il nest pas ncessaire de les briser : on les met tout simplement dans un panier fort clair, quon enfonce dans une urne remplie deau : le kao-lin sy fond aisment de lui-mme. Il reste dordinaire un marc quil faut jeter. Au bout dun an ces rebuts saccumulent, et font de grands monceaux dun sable blanc et spongieux dont il faut vider le lieu o lon travaille. Ces deux matires de pe-tun-tse et de kao-lin ainsi prpares, il en faut faire un juste mlange ; on met autant de kao-lin que de pe-tun-tse pour les porcelaines fines ; pour les moyennes, on emploie quatre quarts de kao-lin sur six de pe-tun-tse. Le moins quon en mette, cest une partie de kao-lin sur trois de pe-tun-tse. Aprs ce premier travail on jette cette masse dans un grand creux, bien pav et ciment de toutes parts ; puis on la foule et on la ptrit jusqu ce quelle se durcisse ; ce travail est fort rude ; ceux des chrtiens qui y sont employs ont de la peine se rendre lglise ; ils ne peuvent en obtenir la permission quen substituant quelques autres en leur place, parce que ds que ce travail manque tous les autres ouvriers sont arrts. De cette masse ainsi prpare, on tire diffrents morceaux quon
472
tend sur de larges ardoises. L on les ptrit et on les roule en tous les sens, observant soigneusement quil ne sy trouve aucun vide, ou quil ne sy mle aucun corps tranger. Un cheveu, un grain de sable perdrait tout louvrage. Faute de bien faonner cette masse, la porcelaine se fle, clate, coule et se djette. Cest de ces premiers lments que sortent tant de beaux ouvrages de porcelaine, dont les uns se font la roue, les autres se font uniquement sur des moules, et se perfectionnent ensuite avec le ciseau. Tous les ouvrages unis se font de la premire faon. Une tasse, par exemple, quand elle sort de dessus la roue, nest quune espce de calotte imparfaite, peu prs comme le dessus dun chapeau qui na pas encore t appliqu sur la forme. Louvrier lui donne dabord le diamtre et la hauteur quon souhaite, et elle sort de ses mains presque aussitt quil la commence, car il na que trois deniers de gain par planche, et chaque planche est garnie de vingt-six pices. Le pied de la tasse nest alors quun morceau de terre de la grosseur du diamtre quil doit avoir, et qui se creuse avec le ciseau lorsque la tasse est sche et quelle a de la consistance, cest--dire aprs quelle a reu tous les ornements quon veut lui donner. Effectivement, cette tasse, au sortir de la roue, est dabord reue par un second ouvrier qui lasseoit sur sa base. Peu aprs elle est livre un troisime qui lapplique sur son moule et lui en imprime la figure. Ce moule est sur une espce de tour. Un quatrime ouvrier polit cette tasse avec le ciseau surtout vers les bords, et la rend dlie autant quil est ncessaire pour lui donner de la
p.213
transparence ; il la racle
plusieurs reprises, la mouillant chaque fois tant soit peu si elle est trop sche, de peur quelle ne se brise. Quand on retire la tasse de dessus le moule il faut la rouler doucement sur ce mme moule sans la presser plus dun ct que de lautre sans quoi il sy fait des cavits, ou bien elle se djette. Il est surprenant de voir avec quelle vitesse ces vases passent par tant de diffrentes mains. On dit quune pice de porcelaine cuite a pass par les mains de soixante-dix ouvriers. Je nai pas de peine le croire, aprs ce que jen ai vu moi-mme ; car ces
473
grands laboratoires ont t souvent pour moi comme une espce daropage o jai annonc celui qui a form le premier homme du limon, et des mains duquel nous sortons pour devenir des vases de gloire ou dignominie. Les grandes pices de porcelaine se font deux fois ; une moiti est leve sur la roue par trois ou quatre hommes qui la soutiennent chacun de son ct pour lui donner sa figure ; lautre moiti tant presque sche sy applique ; on ly unit avec la matire mme de la porcelaine dlaye dans leau qui sert comme de mortier ou de colle. Quand ces pices ainsi colles sont tout fait sches, on polit avec le couteau, en dedans et en dehors, lendroit de la runion qui par le moyen du vernis dont on le couvre, sgale avec tout le reste. Cest ainsi quon applique aux vases des anses, des oreilles et dautres pices rapportes. Ceci regarde principalement la porcelaine quon forme sur les moules ou entre les mains, telles que sont les pices canneles ou celles qui sont dune figure bizarre comme les animaux, les grotesques, les idoles, les bustes que les Europens ordonnent, et dautres semblables. Ces sortes douvrages mouls se font en trois ou quatre pices quon ajoute les unes aux autres, et que lon perfectionne ensuite avec des instruments propres creuser, polir et rechercher diffrents traits qui chappent au moule. Pour ce qui est des fleurs et des autres ornements qui ne sont point en relief, mais qui sont comme gravs, on les applique sur la porcelaine avec des cachets et des moules ; on y applique aussi des reliefs tout prpars, de la mme manire peu prs quon applique des galons dor sur un habit. Voici ce que jai vu depuis peu touchant ces sortes de moules. Quand on a le modle de la pice de porcelaine quon dsire, et qui ne peut simiter sur la roue entre les mains du potier, on applique sur ce modle de la terre propre pour les moules ; cette terre sy imprime, et le moule se fait de plusieurs pices, dont chacune est dun assez gros volume ; on le laisse durcir quand la figure y est imprime. Lorsquon veut sen servir, on lapproche du feu pendant quelque temps ; aprs quoi on le remplit de la matire de porcelaine proportion de
474
lpaisseur quon veut lui donner ; on presse avec la main dans tous les endroits ; puis on prsente un moment le moule au feu. Aussitt la figure empreinte se dtache du moule par laction du feu, qui consume un peu de lhumidit qui collait cette matire au moule. Les diffrentes pices dun tout, tires sparment, se runissent ensuite avec de la matire de porcelaine un peu liquide. Jai vu faire ainsi des figures danimaux qui taient toutes massives : on avait laiss durcir cette masse, et on lui avait donn ensuite la figure quon se proposait, aprs quoi on la perfectionnait avec le ciseau, ou lon y ajoutait des parties travailles sparment. Ces sortes douvrages se font avec grand soin, tout y est recherch. Quand louvrage est fini, on lui donne le vernis et on le cuit ; on le peint ensuite, si lon veut, de diverses couleurs, et on y applique lor, puis on le cuit une seconde fois. Des pices de porcelaine, ainsi travailles, se vendent extrmement cher. Tous ces ouvrages doivent tre mis couvert du froid : leur humidit les fait clater quand ils ne schent pas galement. Cest pour parer cet inconvnient, quon fait quelquefois du feu dans ces laboratoires. Ces moules se font dune terre jaune, grasse, et qui est comme en grumeaux : je la crois assez commune ; on la tire dun endroit qui nest pas loign de King-te-tching. Cette terre se ptrit ; et quand elle est bien lie et un peu durcie, on en prend la quantit ncessaire pour un moule, et on la bat fortement. Quand on lui a donn la figure quon souhaite, on la laisse scher ; aprs quoi on la faonne sur le tour. Ce travail se paye chrement. Pour expdier un ouvrage de commande, on fait un grand nombre de moules, afin que plusieurs troupes douvriers travaillent la fois. Quand on a soin de ces moules, ils durent trs longtemps. Un marchand qui en a de tout prts pour les ouvrages de porcelaine quun Europen demande,
p.214
bien plus tt, meilleur march, et faire un gain plus considrable quun autre qui aurait faire ces moules. Sil arrive que ces moules scorchent, ou quil sy fasse la moindre brche, ils ne sont plus en tat de servir, si ce nest pour des porcelaines de la mme figure, mais dun plus petit volume. On les met alors sur le tour, et on les rabote, afin
475
quils puissent servir une seconde fois. Il est temps dennoblir la porcelaine en la faisant passer entre les mains des peintres. Ces hoa-pei, ou peintres de porcelaine, ne sont gure moins gueux que les autres ouvriers : il ny a pas de quoi sen tonner, puisqu la rserve de quelques-uns deux, ils ne pourraient passer en Europe que pour des apprentis de quelques mois. Toute la science de ces peintres, et en gnral de tous les peintres chinois, nest fonde sur aucun principe, et ne consiste que dans une certaine routine, aide dun tour dimagination assez borne. Ils ignorent toutes les belles rgles de cet art. Il faut avouer pourtant quils peignent des fleurs, des animaux et des paysages qui se font admirer sur la porcelaine, aussi bien que sur les ventails et sur les lanternes dune gaze trs fine. Le travail de la peinture est partag dans un mme laboratoire entre un grand nombre douvriers. Lun a soin uniquement de former le premier cercle color quon voit prs des bords de la porcelaine ; lautre trace des fleurs, que peint un troisime ; celui-ci est pour les eaux et les montagnes ; celui-l pour les oiseaux et pour les autres animaux. Les figures humaines sont dordinaire les plus maltraites ; certains paysages et certains plans de ville enlumins, quon apporte dEurope la Chine, ne nous permettent pas de railler les Chinois sur la manire dont ils se reprsentent dans leurs peintures. Pour ce qui est des couleurs de la porcelaine, il y en a de toutes les sortes. On nen voit gure en Europe que de celle qui est dun bleu vif sur un fond blanc. Je crois pourtant que nos marchands y en ont apport dautres. Il sen trouve dont le fond est semblable celui de nos miroirs ardents : il y en a dentirement rouges ; et, parmi cellesl, les unes sont dun rouge lhuile, yeou-li-hum ; les autres sont dun rouge souffl, tchoui-hum, et sont semes de petits points peu prs comme nos miniatures. Quand ces deux sortes douvrages russissent dans leur perfection, ce qui est assez difficile, ils sont infiniment estims et extrmement chers. Enfin, il y a des porcelaines o les paysages qui y sont peints se
476
forment du mlange de presque toutes les couleurs releves par lclat de la dorure. Elles sont fort belles, si lon y fait de la dpense : autrement la porcelaine ordinaire de cette espce nest pas comparable celle qui est peinte avec le seul azur. Les annales de King-te-tching disent quanciennement le peuple ne se servait que de porcelaine blanche : cest apparemment parce quon navait pas trouv aux environs de Jao-tcheou un azur moins prcieux que celui quon emploie pour la belle porcelaine, lequel vient de loin et se vend assez cher. On raconte quun marchand de porcelaine ayant fait naufrage sur une cte dserte, y trouva beaucoup plus de richesses quil nen avait perdu. Comme il errait sur la cte, tandis que lquipage se faisait un petit btiment des dbris du vaisseau, il aperut que les pierres propres faire le plus bel azur y taient trs communes ; il en apporta avec lui une grosse charge ; et jamais, dit-on, on ne vit King-te-tching de si bel azur. Ce fut vainement que le marchand chinois seffora, dans la suite, de retrouver cette cte, o le hasard lavait conduit. Telle est la manire dont lazur se prpare : on lensevelit dans le gravier qui est la hauteur dun demi-pied dans le fourneau ; il sy rtit durant vingt-quatre heures, ensuite on le rduit en une poudre impalpable, ainsi que les autres couleurs, non sur le marbre, mais dans de grands mortiers de porcelaine, dont le fond est sans vernis, de mme que la tte du pilon qui sert broyer. Le rouge se fait avec la couperose, tsao-fan : peut-tre les Chinois ont-ils en cela quelque chose de particulier ; cest pourquoi je vais rapporter leur mthode. On met une livre de couperose dans un creuset quon lute bien avec un second creuset ; au-dessus de celui-ci est une petite ouverture, qui se couvre de telle sorte quon puisse aisment la dcouvrir sil en est besoin. On environne le tout de charbon grand feu et pour avoir un plus grand rverbre, on fait un circuit de briques. Tandis que la fume slve fort noire, la matire nest
p.215
pas encore
en tat ; mais elle lest aussitt quil sort une espce de petit nuage fin et dli. Alors on prend un peu de cette matire, on la dlaye dans leau, et on en fait lpreuve sur du sapin. Sil en sort un beau rouge, on
477
retire le brasier qui environne et couvre en partie le creuset. Quand tout est refroidi, on trouve un petit pain de ce rouge qui sest form au bas du creuset. Le rouge le plus fin est attach au creuset den haut. Une livre de couperose donne quatre onces du rouge dont on peint la porcelaine. Bien que la porcelaine soit blanche de sa nature, et que lhuile quon lui donne serve encore augmenter sa blancheur, cependant il y a de certaines figures, en faveur desquelles on applique un blanc particulier sur la porcelaine qui est peinte de diffrentes couleurs. Ce blanc se fait dune poudre de caillou transparent, qui se calcine au fourneau, de mme que lazur. Sur demi-once de cette poudre on met une once de cruse pulvrise : cest aussi ce qui entre dans le mlange des couleurs, par exemple, pour faire le vert, une once de cruse et une demi-once de poudre de caillou on ajoute trois onces de ce quon nomme tom-hoa-pien. Je croirais, sur les indices que jen ai, que ce sont les scories les plus pures du cuivre quon a battu. Le vert prpar devient la matrice du violet, qui se fait en y ajoutant une dose de blanc. On met plus de vert prpar proportion quon veut le violet plus fonc. Le jaune se fait en prenant sept dragmes du blanc prpar comme je lai dit, auxquelles on ajoute trois dragmes du rouge de couperose. Toutes ces couleurs appliques sur la porcelaine dj cuite, aprs avoir t huile, ne paraissent vertes, violettes, jaunes ou rouges, quaprs la seconde cuisson quon leur donne. Ces diverses couleurs sappliquent, dit le livre chinois, avec la cruse, le salptre et la couperose. Les chrtiens qui sont du mtier ne mont parl que de la cruse, qui se mle avec la couleur quand on la dissout dans leau gomme. Le rouge appliqu lhuile se prpare en mlant le rouge tom-louhum, ou mme le rouge dont je viens de parler, avec lhuile ordinaire de la porcelaine, et avec une autre huile faite de cailloux blancs prpare comme la premire espce dhuile : on ne ma pas su dire la quantit de lune et de lautre, ni combien on dlayait de rouge dans ce mlange dhuiles : divers essais peuvent dcouvrir le secret. On laisse
478
ensuite scher la porcelaine, et on la cuit au fourneau ordinaire. Si aprs la cuisson le rouge sort pur et brillant, sans quil y paraisse la moindre tache, cest alors quon a atteint la perfection de lart. Ces porcelaines ne rsonnent point lorsquon les frappe. Lautre espce de rouge souffl se fait ainsi : on a du rouge tout prpar, on prend un tuyau, dont une des ouvertures est couverte dune gaze fort serre ; on applique doucement le bas du tuyau sur la couleur dont la gaze se charge, aprs quoi on souffle dans le tuyau contre la porcelaine, qui se trouve ensuite toute seme de petits points rouges. Cette sorte de porcelaine est encore plus chre et plus rare que la prcdente, parce que lexcution en est plus difficile, si lon y veut garder toutes les proportions requises. La porcelaine noire a aussi son prix et sa beaut ; on lappelle oumien : ce noir est plomb et semblable celui de nos miroirs ardents. Lor quon y met lui donne un nouvel agrment. On donne la couleur noire la porcelaine lorsquelle est sche, et pour cela on mle trois onces dazur avec sept onces dhuile ordinaire de pierre. Les preuves apprennent au juste quel doit tre ce mlange, selon la couleur plus ou moins fonce quon veut lui donner. Lorsque cette couleur est sche, on cuit la porcelaine ; aprs quoi on y applique lor, et on la recuit de nouveau dans un fourneau particulier. Il se fait ici une autre sorte de porcelaine que je navais pas encore vue ; elle est toute perce jour en forme de dcoupure ; au milieu est une coupe propre contenir la liqueur. La coupe ne fait quun corps avec la dcoupure. Jai vu dautres porcelaines o des dames chinoises et tartares taient peintes au naturel. La draperie, le teint et les traits du visage, tout y tait recherch. De loin on et pris ces ouvrages pour de lmail. Il est remarquer que quand on ne donne point dautre huile la porcelaine que celle qui se fait de cailloux blancs, cette porcelaine devient dune espce particulire, quon appelle ici tsoui-ki. Elle est toute marbre, et coupe en tous les sens dune infinit de veines : de loin on la prendrait pour une porcelaine brise, dont toutes les pices
479
p.216
mosaque. La couleur que donne cette huile est dun blanc un peu cendr. Si la porcelaine est toute azure, et quon lui donne cette huile, elle paratra galement coupe et marbre lorsque la couleur sera sche. Quand on veut appliquer lor, on le broie, et on le dissout au fond dune porcelaine, jusqu ce quon voie au-dessous de leau un petit ciel dor. On le laisse scher, et lorsquon doit lemployer, on le dissout par partie dans une quantit suffisante deau gomme ; avec trente parties dor on incorpore trois parties de cruse, et on lapplique sur la porcelaine de mme que les couleurs. Enfin, il y a une espce de porcelaine qui se fait de la manire suivante : on lui donne le vernis ordinaire, on la fait cuire, ensuite on la peint de diverses couleurs, et on la cuit de nouveau. Cest quelquefois dessein quon rserve la peinture aprs la premire cuisson ; quelquefois aussi on na recours cette seconde cuisson que pour cacher les dfauts de la porcelaine, en appliquant des couleurs dans les endroits dfectueux. Cette porcelaine qui est charge de couleurs ne laisse pas dtre au got de bien des gens. Il arrive dordinaire quon sent des irrgularits sur ces sortes de porcelaines, soit que cela vienne du peu dhabilet de louvrier, soit que cela ait t ncessaire pour suppler aux ombres de la peinture, ou bien quon ait voulu couvrir les dfauts du corps de la porcelaine. Quand la peinture est sche aussi bien que la dorure, sil y en a, on fait des piles de ces porcelaines, et, mettant les petites dans les grandes, on les range dans le fourneau. Ces sortes de fourneaux peuvent tre de fer, quand ils sont petits ; mais dordinaire ils sont de terre. Celui que jai vu tait de la hauteur dun homme, et presque aussi large que nos plus grands tonneaux de vin ; il tait fait de plusieurs pices de la matire mme dont on fait les caisses de la porcelaine ; ctait de grands quartiers pais dun travers de doigt, hauts dun pied, et longs dun pied et demi. Avant que de les cuire, on leur avait donn une figure propre sarrondir : ils taient placs les uns sur les autres, et bien ciments ; le fond du fourneau
480
tait lev de terre dun demi-pied ; il tait plac sur deux ou trois rangs de briques paisses, mais peu larges ; autour du fourneau tait une enceinte de briques bien maonne, laquelle avait en bas trois ou quatre soupiraux, qui sont comme les soufflets du foyer. Cette enceinte laissait jusquau fourneau un vide dun demi-pied, except en trois ou quatre endroits qui taient remplis, et qui faisaient comme les perons du fourneau. Je crois quon lve en mme temps et le fourneau et lenceinte, sans quoi le fourneau ne saurait se soutenir. On remplit le fourneau de la porcelaine quon veut cuire une seconde fois en mettant en pile les petites pices dans les grandes, ainsi que je lai dit. Quand tout cela est fait, on couvre le haut du fourneau de pices de poterie semblables celles du ct du fourneau ; ces pices, qui enjambent les unes dans les autres, sunissent troitement avec du mortier ou de la terre dtrempe. On laisse seulement au milieu une ouverture pour observer quand la porcelaine est cuite. On allume ensuite quantit de charbon sous le fourneau, on en allume pareillement sur la couverture, do lon en jette des monceaux dans lespace qui est entre lenceinte de brique et le fourneau. Louverture qui est au-dessus du fourneau se couvre dune pice de pot cass. Quand le feu est ardent, on regarde de temps en temps par cette ouverture et lorsque la porcelaine parat clatante et peinte de couleurs vives et animes, on retire le brasier, et ensuite la porcelaine. Il me vient une pense au sujet de ces couleurs qui sincorporent dans une porcelaine dj cuite et vernisse par le moyen de la cruse, laquelle, selon les annales de Feou-leam, on joignait autrefois du salptre et de la couperose ; si lon employait pareillement de la cruse dans les couleurs dont on peint les panneaux de verre, et quensuite on leur donnait une espce de seconde cuisson, cette cruse ainsi employe ne pourrait-elle pas nous rendre le secret quon avait autrefois de peindre le verre sans lui rien ter de sa transparence ? Cest de quoi on pourra juger par lpreuve. Ce secret que nous avons perdu me fait souvenir dun autre secret que les Chinois se plaignent de navoir plus : ils avaient lart de peindre
481
sur les cts dune porcelaine des poissons, ou autres animaux, quon napercevait que lorsque la porcelaine tait remplie de quelque liqueur. Ils appellent cette espce de porcelaine kia-tsim, cest--dire azur mis
p.217
quon a retenu de ce secret ; peut-tre imaginera-t-on en Europe ce qui est ignor des Chinois. La porcelaine quon veut peindre ainsi doit tre fort mince ; quand elle est sche, on applique la couleur un peu forte, non en dehors, selon la coutume, mais en dedans sur les cts ; on y peint communment des poissons, comme sils taient plus propres se produire, lorsquon remplit la tasse deau. La couleur une fois sche, on donne une lgre couche dune espce de colle fort dlie faite de la terre mme de la porcelaine. Cette couche serre lazur entre ces deux espces de lames de terre. Quand la couche est sche, on jette de lhuile en dedans de la porcelaine ; quelque temps aprs on la met sur le moule et au tour. Comme elle a reu du corps par le dedans, on la rend par dehors le plus mince quil se peut, sans percer jusqu la couleur ; ensuite on plonge dans lhuile le dehors de la porcelaine. Lorsque tout est sec, on la cuit dans le fourneau ordinaire. Ce travail est extrmement dlicat, et demande une adresse que les Chinois apparemment nont plus. Ils tchent nanmoins de temps en temps de retrouver lart de cette peinture magique, mais cest en vain. Lun deux ma assur depuis peu quil avait fait une nouvelle tentative, et quelle lui avait presque russi. Quoi quil en soit, on peut dire quencore aujourdhui le bel azur renat sur la porcelaine aprs en avoir disparu. Quand on la appliqu, sa couleur est dun noir ple ; lorsquil est sec, et quon lui a donn lhuile, il sclipse tout fait, et la porcelaine parat toute blanche ; les couleurs sont alors ensevelies sous le vernis ; le feu les fait clore avec toutes leurs beauts, de mme peu prs que la chaleur naturelle fait sortir de la coque les plus beaux papillons avec toutes leurs nuances. Jajouterai une circonstance qui nest pas omettre, cest quavant que de donner lhuile la porcelaine, on achve de la polir, et de lui ter les plus petites ingalits. On se sert pour cela dun pinceau fait de petites
482
plumes trs fines, on humecte le pinceau avec un peu deau, et on le passe partout dune main lgre. Au reste, il y a beaucoup dart dans la manire dont lhuile se donne la porcelaine, soit pour nen pas mettre plus quil ne faut, soit pour la rpandre galement de tous cts. A la porcelaine qui est fort mince et fort dlie, on donne deux fois deux couches lgres dhuile ; si les couches taient trop paisses, les faibles parois de la tasse ne pourraient les porter, et elles plieraient sur-le-champ. Ces deux couches valent autant quune couche ordinaire dhuile, telle quon la donne la porcelaine fine, qui est plus robuste. Elles se mettent, lune par aspersion, et lautre par immersion. Dabord on prend dune main la tasse par le dehors, et la tenant de biais sur lurne o est le vernis, de lautre main on jette dedans autant quil faut de vernis pour larroser partout. Cela se fait de suite un grand nombre de tasses ; les premires se trouvant sches en dedans, on leur donne lhuile au dehors de la manire suivante : on tient une main dans la tasse, et la soutenant avec un petit bton sous le milieu de son pied, on la plonge dans le vase plein de vernis, do on la retire aussitt. Jai dit plus haut que le pied de la porcelaine demeurait massif ; en effet, ce nest quaprs quelle a reu lhuile et quelle est sche, quon la met sur le tour pour creuser le pied ; aprs quoi on y peint un petit cercle et souvent une lettre chinoise. Quand cette peinture est sche, on vernisse le creux quon vient de faire sous la tasse, et cest la dernire main quon lui donne, car aussitt aprs elle se porte du laboratoire au fourneau, pour y tre cuite. Jai t surpris de voir quun homme tienne en quilibre sur ses paules deux planches longues et troites sur lesquelles sont ranges les porcelaines, et quil passe ainsi par plusieurs rues fort peuples sans briser sa marchandise. A la vrit, on vite avec soin de le heurter tant soit peu, car on serait oblig de rparer le tort quon lui aurait fait ; mais il est tonnant que le porteur lui-mme rgle si bien ses pas et tous les mouvements de son corps quil ne perde rien de son quilibre. Lendroit o sont les fourneaux prsente une autre scne. Dans une
483
espce de vestibule qui prcde le fourneau, on voit des tas de caisses et dtuis faits de terre et destins renfermer la porcelaine. Chaque pice de porcelaine, pour peu quelle soit considrable, a son tui, les porcelaines qui ont des couvercles comme celles qui nen ont ; ces couvercles, qui ne sattachent que faiblement la partie den bas
p.218
durant la cuisson, sen dtachent aisment par un petit coup quon leur donne. Pour ce qui est des petites porcelaines, comme sont les tasses prendre du th ou du chocolat, elles ont une caisse commune plusieurs. Louvrier imite ici la nature, qui, pour cuire les fruits et les conduire une parfaite maturit, les renferme sous une enveloppe, afin que la chaleur du soleil ne les pntre que peu peu, et que son action au dedans ne soit pas trop interrompue par lair qui vient de dehors durant les fracheurs de la nuit. Ces tuis ont au dedans une espce de petit duvet de sable ; on le couvre de poussire de kao-lin, afin que le sable ne sattache pas trop au pied de la coupe qui se place sur ce lit de sable, aprs lavoir press en lui donnant la figure du fond de la porcelaine, laquelle ne touche point aux parois de son tui. Le haut de cet tui na point de couvercle ; un second tui, de la figure du premier, garni pareillement de sa porcelaine, senchsse dedans de telle sorte quil le couvre tout fait sans toucher la porcelaine den bas ; et cest ainsi quon remplit le fourneau de grandes piles de caisses de terre toutes garnies de porcelaine. A la faveur de ces voiles pais, la beaut, et si jose mexprimer ainsi le teint de la porcelaine nest point hl par lardeur du feu. Au regard des petites pices de porcelaine qui sont renfermes dans de grandes caisses rondes, chacune est pose sur une soucoupe de terre de lpaisseur de deux cus, et de la largeur de son pied ; ces bases sont aussi semes de poussire de kao-lin. Quand ces caisses sont un peu larges, on ne met point de porcelaine au milieu, parce quelle y serait trop loigne des cts, que par l elle pourrait manquer de force, souvrir et senfoncer, ce qui ferait du ravage dans toute la colonne. Il est bon de savoir que ces caisses ont le tiers dun
484
pied en hauteur, et quen partie elles ne sont pas cuites non plus que la porcelaine. Nanmoins on remplit entirement celles qui ont dj t cuites, et qui peuvent encore servir. Il ne faut pas oublier la manire dont la porcelaine se met dans ces caisses ; louvrier ne la touche pas immdiatement de la main ; il pourrait ou la casser, car rien nest plus fragile, ou la faner, ou lui faire des ingalits. Cest par le moyen dun petit cordon quil la tire de dessus la planche. Ce cordon tient dun ct deux branches un peu courbes dune fourchette de bois quil prend dune main, tandis que de lautre il tient les deux bouts du cordon croiss et ouverts selon la largeur de la porcelaine ; cest ainsi quil lenvironne, quil llve doucement, et quil la pose dans la caisse sur la petite soucoupe. Tout cela se fait avec une vitesse incroyable. Jai dit que le bas du fourneau a un demi-pied de gros gravier ; ce gravier sert asseoir plus srement les colonnes de porcelaine, dont les rangs qui sont au milieu du fourneau ont au moins sept pieds de hauteur. Les deux caisses qui sont au bas de chaque colonne sont vides, parce que le feu nagit pas assez en bas, et que le gravier les couvre en partie. Cest par la mme raison que la caisse qui est place au haut de la pile demeure vide. On remplit ainsi tout le fourneau, ne laissant de vide qu lendroit qui est immdiatement sous le soupirail. On a soin de placer au milieu du fourneau les piles de la plus fine porcelaine ; dans le fond, celles qui le sont moins, et lentre on met celles qui sont un peu fortes en couleur, qui sont composes dune matire o il entre autant de pe-tun-tse que de kao-lin, et auxquelles on a donn une huile faite de la pierre qui a des taches un peu noires ou rousses, parce que cette huile a plus de corps que lautre. Toutes ces piles sont places fort prs les unes des autres, et lies en haut, en bas, et au milieu avec quelques morceaux de terre quon leur applique, de telle sorte pourtant que la flamme ait un passage libre pour sinsinuer galement de tous cts ; et peut-tre est-ce l quoi lil et lhabilet de louvrier servent le plus pour russir dans son entreprise, afin dviter certains accidents peu prs semblables ceux
485
que causent les obstructions dans le corps de lanimal. Toute terre nest pas propre construire les caisses qui renferment la porcelaine ; il y en a de trois sortes quon met en usage : lune qui est jaune et assez commune ; elle domine par la quantit et fait la base. Lautre sappelle lao-tou ; cest une terre forte. La troisime, qui est une terre huileuse, se nomme yeou-tou. Ces deux sortes de terre se tirent en hiver de certaines mines fort profondes o il nest pas possible de travailler pendant lt. Si on les
p.219
coterait un peu plus, les caisses dureraient longtemps. On les apporte toutes prpares dun gros village qui est au bas de la rivire, une lieue de King-te-tching. Avant quelles soient cuites, elles sont jauntres ; quand elles sont cuites, elles sont dun rouge fort obscur. Comme on va lpargne, la terre jaune y domine, et cest ce qui fait que les caisses ne durent gure que deux ou trois fournes, aprs quoi elles clatent tout fait. Si elles ne sont que lgrement fles ou fendues, on les entoure dun cercle dosier, le cercle se brle, et la caisse sert encore cette fois-l, sans que la porcelaine en souffre. Il faut prendre garde de ne pas remplir une fourne de caisses neuves, lesquelles naient pas encore servi ; il y en faut mettre la moiti qui aient dj t cuites. Celles-ci se placent en haut et en bas ; au milieu des piles se mettent celles qui sont nouvellement faites. Autrefois, selon lhistoire de Feou-leam, toutes les caisses se cuisaient part dans un fourneau avant quon sen servt pour faire cuire la porcelaine ; sans doute parce qualors on avait moins dgard la dpense qu la perfection de louvrage. Il nen est pas tout fait de mme prsent, et cela vient apparemment de ce que le nombre des ouvriers en porcelaine sest multipli linfini. Venons maintenant la construction des fourneaux. On les place au fond dun assez long vestibule qui sert comme de soufflets et qui en est la dcharge. Il a le mme usage que larche des verreries. Les fourneaux sont prsentement plus grands quils ntaient autrefois. Alors, selon le livre chinois, ils navaient que six pieds de hauteur et de largeur ; maintenant ils sont haut de deux brasses, et ont prs de
486
quatre brasses de profondeur. La vote aussi bien que le corps du fourneau est assez paisse pour pouvoir marcher dessus sans tre incommod du feu ; cette vote nest en dedans ni plate, ni forme en pointe, elle va en sallongeant et elle se rtrcit mesure quelle approche du grand soupirail qui est lextrmit, et par o sortent les tourbillons de flamme et de fume. Outre cette gorge, le fourneau a sur sa tte cinq petites ouvertures qui en sont comme les yeux ; on les couvre de quelques pots casss, de telle sorte pourtant quils soulagent lair et le feu du fourneau. Cest par ces yeux quon juge si la porcelaine est cuite, on dcouvre lil qui est un peu devant le grand soupirail et avec une pincette de fer lon ouvre une des caisses. La porcelaine est en tat, quand on voit un feu clair dans le fourneau, quand toutes les caisses sont embrases et surtout quand les couleurs paraissent avec tout leur clat. Alors on discontinue le feu et lon achve de murer pour quelque temps la porte du fourneau. Ce fourneau a dans toute sa largeur un foyer profond et large dun ou de deux pieds, on le passe sur une planche pour entrer dans la capacit du fourneau et y ranger la porcelaine. Quand on a allum le feu du foyer, ou mure aussitt la porte, ny laissant que louverture ncessaire pour y jeter des quartiers de gros bois longs dun pied, mais assez troits. On chauffe dabord le fourneau pendant un jour et une nuit, ensuite deux hommes qui se relvent ne cessent dy jeter du bois ; on en brle communment pour une fourne jusqu cent quatre-vingts charges. A en juger par ce quen dit le livre chinois, cette quantit ne devrait pas tre suffisante : il assure quanciennement ou brlait deux cent quarante charges de bois, et vingt de plus si le temps tait pluvieux, bien qualors les fourneaux fussent moins grands de la moiti que ceux-ci. On y entretenait dabord un petit feu pendant sept jours et sept nuits ; le huitime jour on faisait un feu trs ardent, et il est remarquer que les caisses de la petite porcelaine taient dj cuites part, avant que dentrer dans le fourneau ; aussi faut-il avouer que lancienne porcelaine avait bien plus de corps que la moderne. On observait encore une chose qui se nglige aujourdhui : quand il ny avait plus de feu dans le fourneau on ne dmurait la porte quaprs dix jours pour les grandes porcelaines, et
487
aprs cinq jours pour les petites ; maintenant on diffre la vrit de quelques jours ouvrir le fourneau et en retirer les grandes pices de porcelaine, car sans cette prcaution elles clateraient ; mais pour ce qui est des petites, si le feu a t teint lentre de la nuit, on les retire ds le lendemain. Le dessein apparemment est dpargner le bois pour une seconde fourne. Comme la porcelaine est brlante, louvrier qui la retire saide, pour la prendre, de longues charpes pendues son cou. Jai t surpris dapprendre quaprs avoir brl dans un jour lentre du fourneau
p.220
cependant le lendemain on ne trouvait point de cendre dans le foyer. Il faut que ceux qui servent ces fourneaux soient bien accoutums au feu ; on dit quils mettent du sel dans leur th, afin den boire tant quils veulent sans en tre incommods ; jai peine comprendre comment il se peut faire que cette liqueur sale les dsaltre. Aprs ce que je viens de rapporter, on ne doit pas tre surpris que la porcelaine soit si chre en Europe ; on le sera encore moins quand on saura quoutre le gros gain des marchands europens, et celui que font sur eux leurs commissionnaires chinois, il est rare quune fourne russisse entirement, que souvent elle est toute perdue et quen ouvrant le fourneau on trouve les porcelaines et les caisses rduites une masse dure comme un rocher ; quun trop grand feu ou des caisses mal conditionnes peuvent tout ruiner ; quil nest pas ais de rgler le feu quon leur doit donner ; que la nature du temps change en un instant laction du feu, la qualit du sujet sur lequel il agit, et celle du bois qui lentretient. Ainsi, pour un ouvrier qui senrichit, il y en a cent autres qui se ruinent et qui ne laissent pas de tenter fortune, dans lesprance dont ils se flattent de pouvoir amasser de quoi lever une boutique de marchand. Dailleurs la porcelaine quon transporte en Europe se fait presque toujours sur des modles nouveaux, souvent bizarres, et o il est difficile de russir ; pour peu quelle ait de dfaut, elle est rebute des Europens, qui ne veulent rien que dachev, et ds l elle demeure
488
entre les mains des ouvriers, qui ne peuvent la vendre aux Chinois, parce quelle nest pas de leur got. Il faut par consquent que les pices quon prend portent les frais de celles quon rebute. Selon lhistoire de King-te-tching, le gain quon faisait autrefois tait beaucoup plus considrable que celui qui se fait maintenant ; cest ce quon a de la peine croire, car il sen faut bien quil se ft alors un si grand dbit de porcelaine en Europe. Je crois, pour moi, que cela vient de ce que les vivres sont maintenant bien plus chers ; de ce que le bois ne se tirant plus des montagnes voisines quon a puises, on est oblig de le faire venir de fort loin et grands frais ; de ce que le gain est partag maintenant entre trop de personnes, et quenfin les ouvriers sont moins habiles quils ne ltaient dans ces temps reculs, et que par l ils sont moins srs de russir. Cela peut venir encore de lavarice des mandarins qui, occupant beaucoup douvriers ces sortes douvrages, dont ils font des prsents leurs protecteurs de la cour, payent mal les ouvriers, ce qui cause le renchrissement des marchandises et la pauvret des marchands. Jai dit que la difficult quil y a dexcuter certains modles venus dEurope est une des choses qui augmentent le prix de la porcelaine ; car il ne faut pas croire que les ouvriers puissent travailler sur tous les modles qui leur viennent des pays trangers. Il y en a dimpraticables la Chine, de mme quil sy fait des ouvrages qui surprennent les trangers et quils ne croient pas possibles. En voici quelques exemples. Jai vu ici un fanal ou une grosse lanterne de porcelaine qui tait dune seule pice, au travers de laquelle un flambeau clairait toute une chambre ; cet ouvrage fut command, il y a sept ou huit ans, par le prince hritier. Ce mme prince commanda aussi divers instruments de musique, entre autres une espce de petit orgue appel tseng, qui a prs dun pied de hauteur, et qui est compos de quatorze tuyaux dont lharmonie est assez agrable ; mais ce fut inutilement quon y travailla. On russit mieux aux fltes douces, aux flageolets et un autre instrument quon nomme yun-lo, qui est compos de diverses petites plaques rondes un peu concaves dont chacune rend un son
489
particulier ; on en suspend neuf dans un cadre divers tages quon touche avec des baguettes comme le tympanon ; il se fait un petit carillon qui saccorde avec le son des autres instruments et avec la voix des musiciens, Il a fallu, dit-on, faire beaucoup dpreuves, afin de trouver lpaisseur et le degr de cuisson convenables pour avoir tous les tons ncessaires un accord. Je mimaginais quon avait le secret dinsrer un peu de mtal dans le corps de ces porcelaines, pour varier les sons, mais on ma dtromp ; le mtal est si peu capable de sallier avec la porcelaine, que si lon mettait un denier de cuivre au haut dune pile de porcelaine place dans le four, ce dernier venant se fondre, percerait toutes les caisses et toutes les porcelaines de la colonne qui se trouveraient toutes avoir un
p.221
voir quel mouvement le feu donne tout ce qui est renferm dans le fourneau ; aussi assure-t-on que tout y est comme fluide et flottant. Pour revenir aux ouvrages des Chinois un peu rares, ils russissent principalement dans les grotesques et dans la reprsentation des animaux ; les ouvriers font des canards et des tortues qui flottent sur leau. Jai vu un chat peint au naturel, on avait mis dans sa tte une petite lampe dont la flamme formait les deux yeux, et lon massura que pendant la nuit les rats en taient pouvants. On fait encore ici beaucoup de statues de Kouan-in (cest une desse clbre dans toute la Chine), on la reprsente tenant un enfant entre ses bras, et elle est invoque par les femmes striles qui veulent avoir des enfants. Elle peut tre compare aux statues antiques que nous avons de Vnus et de Diane, avec cette diffrence que les statues de Kouan-in sont trs modestes. Il y a une autre espce de porcelaine dont lexcution est trs difficile, et qui par l devient fort rare. Le corps de cette porcelaine est extrmement dli, et la surface en est trs unie au dedans et au dehors ; cependant on y voit des moutures graves, un tour de fleurs, par exemple, et dautres ornements semblables. Voici de quelle manire on la travaille : au sortir de dessus la roue, on lapplique sur un moule, o sont des gravures qui sy impriment en dedans ; en
490
dehors on la rend le plus fine et le plus dlie quil est possible, en la travaillant au tour avec le ciseau, aprs quoi on lui donne lhuile, et on la cuit dans le fourneau ordinaire. Les marchands europens demandent quelquefois aux ouvriers chinois des plaques de porcelaine dont une pice fasse le dessus dune table et dune chaise, ou des cadres de tableau ; ces ouvrages sont impossibles ; les plaques les plus larges et les plus longues sont dun pied ou environ : si on va au-del, quelque paisseur quon leur donne, elles se djettent ; lpaisseur mme ne rendrait pas plus facile lexcution de ces sortes douvrages, et cest pourquoi au lieu de rendre ces plaques paisses, on les fait de deux superficies quon unit en laissant le dedans vide : on y met seulement une traverse, et lon fait aux deux cts deux ouvertures pour les enchsser dans des ouvrages de menuiserie ou dans le dossier dune chaise, ce qui a son agrment. Lhistoire de King-te-tching parle de divers ouvrages ordonns par des empereurs, quon seffora vainement dexcuter. Le pre de lempereur rgnant commanda des urnes peu prs de la figure des caisses o nous mettons des oranges ; ctait apparemment pour y nourrir de petits poissons rouges dors et argents, ce qui fait un ornement des maisons ; peut-tre aussi voulait-il sen servir pour y prendre le bain, car elles devaient avoir trois pieds et demi de diamtre, et deux pieds et demi de hauteur ; le fond devait tre pais dun demi-pied et les parois dun tiers de pied. On travailla trois ans de suite ces ouvrages, et on fit jusqu deux cents urnes sans quune seule pt russir. Le mme empereur ordonna des plaques pour des devants de galerie ouverte ; chaque plaque devait tre haute de trois pieds, large de deux pieds et demi, et paisse dun demi-pied : tout cela, disent les anciens de King-te-tching, ne peut sexcuter, et les mandarins de cette province prsentrent une requte lempereur, pour le supplier de faire cesser ce travail. Cependant les mandarins qui savent quel est le gnie des Europens en fait dinvention, mont quelquefois pri de faire venir dEurope des dessins nouveaux et curieux, afin de pouvoir prsenter lempereur
491
quelque chose de singulier. Dun autre ct, les chrtiens me pressaient fort de ne point fournir de semblables modles ; car les mandarins ne sont pas tout fait si faciles se rendre que nos marchands, lorsque les ouvriers leur disent quun ouvrage est impraticable ; et il y a souvent bien des bastonnades donnes, avant que le mandarin abandonne un dessein dont il se promettait de grands avantages. Comme chaque profession a son idole particulire, et que la divinit se communique ici aussi facilement que la qualit de comte et de marquis se donne en certains pays dEurope, il nest pas surprenant quil y ait un dieu de la porcelaine. Le pou-sa (cest le nom de cette idole) doit son origine ces sortes de dessins quil est impossible aux ouvriers dexcuter. On dit quautrefois un empereur voulut absolument quon lui ft des porcelaines sur un modle quil donna ; on lui reprsenta diverses fois que la chose tait impossible ; mais toutes
p.222
ces remontrances ne servirent qu exciter de plus en plus son envie. Les empereurs sont durant leur vie les divinits les plus redoutes la Chine, et ils croient souvent que rien ne doit sopposer leurs dsirs. Les officiers redoublrent donc leurs soins, et ils usrent de toute sorte de rigueurs lgard des ouvriers. Ces malheureux dpensaient leur argent, se donnaient bien de la peine, et ne recevaient que des coups. Lun deux, dans un mouvement de dsespoir, se lana dans le fourneau allum, et il y fut consum linstant. La porcelaine qui sy cuisait en sortit, dit-on, parfaitement belle et au gr de lempereur, lequel nen demanda pas davantage. Depuis ce temps-l cet infortun passa pour un hros, et il devint dans la suite lidole qui prside aux travaux de la porcelaine. Je ne sache pas que son lvation ait port dautres Chinois prendre la mme route en vue dun semblable honneur. La porcelaine tant dans une si grande estime depuis tant de sicles, peut-tre souhaiterait-on savoir en quoi celle des premiers temps diffre de celle de nos jours, et quel est le jugement quen portent les Chinois. Il ne faut pas douter que la Chine nait ses antiquaires, qui se prviennent en faveur des anciens ouvrages. Le
492
Chinois mme est naturellement port respecter lantiquit ; on trouve pourtant des dfenseurs du travail moderne ; mais il nen est pas de la porcelaine comme des mdailles antiques, qui donnent la science des temps reculs. La vieille porcelaine peut tre orne de quelques caractres chinois, mais qui ne marquent aucun point dhistoire ; ainsi les curieux ny peuvent trouver quun got et des couleurs qui la leur font prfrer celle de nos jours. Je crois avoir ou dire, lorsque jtais en Europe, que la porcelaine, pour avoir sa perfection, devait avoir t longtemps ensevelie en terre : cest une fausse opinion dont les Chinois se moquent. Lhistoire de King-tetching, parlant de la plus belle porcelaine des premiers temps, dit quelle tait si recherche, qu peine le fourneau tait-il ouvert, que les marchands se disputaient qui serait le premier partag. Ce nest pas l supposer quelle dt tre enterre. Il est vrai quen creusant dans les ruines des vieux btiments, et surtout en nettoyant de vieux puits abandonns, on y trouve quelquefois de belles pices de porcelaine qui y ont t caches dans des temps de rvolution : cette porcelaine est belle, parce qualors on ne savisait gure denfouir que celle qui tait prcieuse, afin de la retrouver aprs la fin des troubles. Si elle est estime, ce nest pas parce quelle a acquis dans le sein de la terre quelque nouveau degr de beaut, mais cest parce que son ancienne beaut sest conserve, et cela seul a son prix la Chine, o lon donne de grosses sommes pour les moindres ustensiles de simple poterie dont se servaient les empereurs Yao et Chun, qui ont rgn plusieurs sicles avant la dynastie des Tang, auquel temps la porcelaine commena dtre lusage des empereurs. Tout ce que la porcelaine acquiert en vieillissant dans la terre, cest quelque changement qui se fait dans son coloris, ou si vous voulez, dans son teint, qui fait voir quelle est vieille. La mme chose arrive au marbre et livoire, mais plus promptement, parce que le vernis empche lhumidit de sinsinuer si aisment dans la porcelaine. Ce que je puis dire, cest que jai trouv dans de vieilles masures des pices de porcelaine qui taient probablement fort anciennes, et je ny ai rien remarqu de particulier : sil est vrai quen
493
vieillissant elles se soient perfectionnes, il faut quau sortir des mains de louvrier elles ngalassent pas la porcelaine qui se fait maintenant. Mais ce que je crois, cest qualors, comme prsent, il y avait de la porcelaine de tout prix. Selon les annales de King-te-tching, il y a eu autrefois des urnes qui se vendaient chacune jusqu 58 et 59 taels, cest--dire plus de 80 cus. Combien se seraient-elles vendues en Europe ? Aussi, dit le livre, y avait-il un fourneau fait exprs pour chaque urne de cette valeur, et la dpense ny tait pas pargne. Le mandarin de King-te-tching, qui mhonore de son amiti, fait ses protecteurs de la cour des prsents de vieille porcelaine, quil a le talent de faire lui-mme. Je veux dire quil a trouv lart dimiter lancienne porcelaine, ou du moins celle de la basse antiquit ; il emploie cet effet quantit douvriers. La matire de ces faux Koutong, cest--dire de ces antiques contrefaites, est une terre jauntre qui se tire dun endroit assez prs de King-te-tching, nomm Manganchan. Elles sont fort paisses. Le mandarin ma donn une
p.223
assiette
de sa faon, qui pse autant que dix des ordinaires. Il ny a rien de particulier dans le travail de ces sortes de porcelaines, sinon quon leur donne une huile faite de pierre jaune quon mle avec lhuile ordinaire, en sorte que cette dernire domine : ce mlange donne la porcelaine la couleur dun vert de mer. Quand elle a t cuite on la jette dans un bouillon trs gras fait de chapons et dautre viande : elle sy cuit une seconde fois, aprs quoi on la met dans un gout le plus bourbeux qui se puisse trouver, o on la laisse un mois et davantage. Au sortir de cet gout elle passe pour tre de trois ou quatre cents ans, ou du moins de la dynastie prcdente des Ming, o les porcelaines de cette couleur et de cette paisseur taient estimes la cour. Ces fausses antiques sont encore semblables aux vritables, en ce que lorsquon les frappe, elles ne rsonnent point, et que si on les applique auprs de loreille, il ne sy fait aucun bourdonnement. On ma apport, des dbris dune grosse boutique, une petite assiette que jestime beaucoup plus que les plus fines porcelaines faites depuis mille ans. On voit peint au fond de lassiette un crucifix entre la
494
sainte Vierge et saint Jean : on ma dit quon portait autrefois au Japon de ces porcelaines, mais quon nen fait plus depuis seize dix-sept ans. Apparemment que les chrtiens du Japon se servaient de cette industrie durant la perscution, pour avoir des images de nos mystres : ces porcelaines, confondues dans des caisses avec les autres, chappaient la recherche des ennemis de la religion : ce pieux artifice aura t dcouvert dans la suite et rendu inutile par des recherches plus exactes ; et cest ce qui fait sans doute quon a discontinu King-te-tching ces sortes douvrages. On est presque aussi curieux la Chine des verres et des cristaux qui viennent dEurope, quon lest en Europe des porcelaines de la Chine ; cependant, quelque estime quen fassent les Chinois, ils nen sont pas venus encore jusqu traverser les mers pour chercher du verre en Europe, ils trouvent que leur porcelaine est plus dusage : elle souffre les liqueurs chaudes ; on peut tenir une tasse de th bouillant sans se brler, si on la sait prendre la chinoise, ce quon ne peut pas faire, mme avec une tasse dargent de la mme paisseur et de la mme figure ; la porcelaine a son clat ainsi que le verre ; et si elle est moins transparente, elle est aussi moins fragile ; ce qui arrive au verre qui est fait tout rcemment, arrive pareillement la porcelaine, rien ne marque mieux une constitution de parties peu prs semblable ; la bonne porcelaine a un son clair comme le verre ; si le verre se taille avec le diamant, on se sert aussi du diamant pour runir ensemble et coudre en quelque sorte des pices de porcelaine casses, cest mme un mtier la Chine ; on y voit des ouvriers uniquement occups remettre dans leurs places des pices brises : ils se servent du diamant comme dune aiguille pour faire de petits trous au corps de la porcelaine, o ils entrelacent un fil de laiton trs dli et par l ils mettent la porcelaine en tat de servir, sans quon saperoive presque de lendroit o elle a t casse. Je dois, avant que de finir cette lettre, qui vous paratra peut-tre trop longue, claircir un doute que jai infailliblement fait natre. Jai dit quil vient sans cesse King-te-tching des barques charges de pe-tun-
495
tse et de kao-lin, et quaprs les avoir purifis, le marc qui en reste saccumule la longue et forme de fort grands monceaux. Jai ajout quil y a trois mille fourneaux King-te-tching ; que ces fourneaux se remplissent de caisses et de porcelaines ; que ces caisses ne peuvent servir au plus que trois ou quatre fournes, et que souvent toute une fourne est perdue. Il est naturel quon me demande aprs cela quel est labme o, depuis plus de treize cents ans, on jette tous ces dbris de porcelaine et de fourneaux, sans quil ait encore t combl. La situation mme de King-te-tching et la manire dont on la construit donneront lclaircissement quon souhaite. King-te-tching, qui ntait pas fort tendu dans ses commencements, sest extrmement accru par le grand nombre des difices quon y a btis et quon y btit encore tous les jours. Chaque difice est environn de murailles. Les briques dont ces murailles sont construites ne sont pas couches les unes sur les autres, ni cimentes comme les ouvrages de maonnerie dEurope : les murailles de la Chine ont plus de grce et moins de solidit. De longues et de larges briques incrustent, pour ainsi dire, la muraille. Chacune de ces briques en a une ses cts ;
p.224
il nen
parat que lextrmit fleur de la brique du milieu, et lune et lautre sont comme les deux perons de cette brique. Une petite couche de chaux, mise autour de la brique du milieu, lie toutes ces briques ensemble. Les briques sont disposes de la mme manire au revers de la muraille. Ces murailles vont en strcissant mesure quelles slvent, de sorte quelles nont gure au haut que la longueur et la largeur dune brique. Les perons ou les briques qui sont en travers ne rpondent nulle part celles du ct oppos. Par l le corps de la muraille est comme une espce de coffre vide. Quand on a fait deux ou trois rangs de briques, places sur des fondements peu profonds, on comble le corps de la muraille de pots casss sur lesquels on verse de la terre dlaye en forme de mortier un peu liquide. Ce mortier lie le tout et nen fait quune masse, qui serre de toutes parts les briques de traverse, et celles-ci serrent celles du milieu, lesquelles ne portent que sur lpaisseur des briques qui sont au-dessous. De loin ces murailles
496
me parurent dabord faites de belles pierres grises, carres et polies avec le ciseau. Ce qui est surprenant, cest que si lon a soin de bien couvrir le haut de bonnes tuiles, elles durent jusqu cent ans. A la vrit, elles ne portent point le poids de la charpente, qui est soutenue par des colonnes de gros bois ; elles ne servent qu environner les btiments et les jardins. Si lon essayait en Europe de faire de ces sortes de murailles la chinoise, on ne laisserait pas dpargner beaucoup, surtout en certains endroits. On voit dj ce que deviennent en partie les dbris de la porcelaine et des fourneaux. Il faut ajouter quon les jette dordinaire sur les bords de la rivire qui passe au bas de King-te-tching ; il arrive par l qu la longue on gagne du terrain sur la rivire. Ces dcombres, humects par la pluie et battus par les passants, deviennent dabord des places propres tenir le march, ensuite on en fait des rues : outre cela, dans les grandes crues deau, la rivire entrane beaucoup de ces porcelaines brises : on dirait que son lit en est tout pav, ce qui ne laisse pas de rjouir la vue. De tout ce que je viens de dire, il est ais de juger quel est labme o depuis tant de sicles on jette tous ces dbris de fourneaux et de porcelaine. Mais pour peu quun missionnaire ait de zle, il se prsente a son esprit une pense bien affligeante : Quel est labme, me dis-je souvent moi-mme, o sont tombs tant de millions dhommes qui, durant cette longue suite de sicles, ont peupl King-te-tching ? On voit toutes les montagnes des environs couvertes de spulcres. Au bas dune de ces montagnes est une fosse fort large, environne de hautes murailles : cest l quon jette les corps des pauvres qui nont pas de quoi avoir un cercueil, ce quon regarde ici comme le plus grand de tous les malheurs ; cet endroit sappelle Ouan-min-kem, cest--dire fosse linfini, fosse pour tout un monde. Dans les temps de peste, qui fait presque tous les ans de grands ravages dans un lieu si peupl, cette large fosse engloutit bien des corps, sur lesquels on jette de la chaux vive pour consumer les chairs. Vers la fin de lanne, en hiver, les bonzes, par un acte de charit fort intresse, car il est prcd dune
497
bonne qute, viennent retirer les ossements pour faire place dautres, et ils les brlent durant une espce de service quils font pour ces malheureux dfunts. De cette sorte, les montagnes qui environnent King-te-tching prsentent la vue la terre o sont rentrs les corps de tant de millions dhommes qui ont subi le sort de tous les mortels. Mais quel est labme o leurs mes sont tombes, et quoi de plus capable danimer le zle dun missionnaire pour travailler au salut de ces infidles, que la perte irrparable de tant dmes pendant une si longue suite de sicles ! King-te-tching est redevable aux libralits de M. le marquis de Broissia dune glise qui a un troupeau nombreux, lequel saugmente considrablement chaque anne. Plaise au Seigneur de verser de plus en plus ses bndictions sur ces nouveaux fidles ! Je les recommande vos prires. Si elles taient soutenues de quelques secours pour augmenter le nombre des catchistes, on serait difi la Chine de voir que ce nest pas seulement le luxe et la cupidit des Europens qui font passer leurs richesses jusqu King-te-tching, mais quil se trouve des personnes zles qui ont des desseins beaucoup plus nobles que celles qui en font venir des bijoux si fragiles. Je suis avec bien du respect, etc.
498
extrait dune
curiosit sur tout ce que vous me demandez. Appliqu, par got autant que par devoir, la conversion de mes frres, vous devez bien penser que des travaux de cette nature ne laissent que trs peu de moments aux missionnaires, jaloux de gagner des mes au Seigneur. Cependant je vais vous faire part, monsieur, des observations que jai faites dans le vaste pays que jai parcouru. Lorsque nos missions seront un peu plus tranquilles, je vous crirai plus amplement sur les diffrents points que vous me priez dclaircir. La Chine est fertile en toute sorte de grains ; elle produit du froment, de lorge, du millet, du seigle et du riz, qui est la nourriture la plus ordinaire des Chinois. Les lgumes y sont si communs, quon les donne aux troupeaux ; la terre les produit deux ou trois fois chaque anne dans la plupart des provinces, ce qui prouve autant lindustrie des peuples que la fcondit de la terre. Il y a plusieurs sortes de fruits, entre autres des poires, des pommes, des coings, des citrons, des limons, des figues appeles bananes, des cannes de sucre, des goyaves, des raisins, des citrouilles, des concombres, des noix, des prunes, des abricots et des cocos ; mais on ny voit ni olives, ni amandes. Les figues quon y a transportes dEurope nont point dgnr sous ce climat. Vous savez, monsieur, la rputation que les oranges de la Chine se sont acquises on Europe ; elles sont ici aussi communes que les pommes en Normandie, et un si bas prix, que pour dix sous on en peut avoir la charge dun cheval. De tous les fruits qui nous sont inconnus et qui sont communs en ce pays, le mangle et le licy ou litchy mont paru les meilleurs. Le mangle ravit
499
par son odeur ; sa chair est jaune et pleine dun suc si acide, que les taches quil fait sont ineffaables. On prtend que son noyau est un remde certain contre le flux de sang. Le litchy a le got du raisin muscat ; il est de la grosseur dune prune ou dune nfle ; son corce est rude, quoiquelle soit assez fine ; sa chair est ferme et a la couleur dun raisin dont on a t la pelure ; le noyau en est gros et noir. Quand on a fait scher ce fruit, il a le got du raisin sec. Les Chinois en conservent toute lanne et le mlent avec le th, qui ce fruit donne alors un petit got daigreur fort agrable. On trouve communment dans toutes les provinces de la Chine des grenades, des grenadilles, des ananas, des avogados et autres fruits semblables qui croissent dans toutes les Indes, tant orientales quoccidentales. Outre les fruits, la terre produit encore des herbes semblables aux ntres, des laitues, des pinards, des choux et toutes sortes de racines. Les cannes de sucre se cultivent dans presque toutes les provinces mridionales, et le sucre candi ne se vend que quatre sous la livre aux Europens, cest--dire que les naturels du pays lachtent meilleur march. Le peuple mange beaucoup de ces cannes, et je suis surpris que lusage de ce fruit, qui est pernicieux et nuisible la sant dans nos colonies franaises, ne cause ici aucune maladie. Il ny a point de chnes la Chine ; mais il y a une espce darbre que nous appelons arbre de fer, cause de sa duret, et qui supple au dfaut du chne. Il y a des pins, des frnes, des ormeaux, des palmiers et des cdres. Les Chinois regardent ce dernier arbre comme nous regardons le cyprs : cest larbre fatal, ils sen servent pour inhumer les morts. Larbre le plus commun et le plus utile est le bambou, dont les branches ressemblent des roseaux. Cest un bois dur et creux, qui a des nuds et des jointures comme le roseau. Les Chinois en font leurs lits, leurs tables, leurs chaises, des ventails et mille autres ouvrages quils couvrent dun beau vernis.
500
Il y a aussi des herbes et des racines mdicinales qui seraient inconnues en Europe si notre commerce avec les Chinois ne les avait fait connatre. La rhubarbe est la principale et la plus clbre ; elle se vend ici un trs bas prix, et il semble que les Chinois nen connaissent lusage que pour les teintures jaunes. Je ne saurais leur pardonner de nous vendre cette racine aprs en avoir extrait presque toute la vertu par leurs teintures. En effet, quelle
p.226
pouvions lavoir dans toute sa perfection ? Je ne parle point du quina, du santum, si connus en Portugal, et de cent autres racines ou herbes que la pharmacie emploie quelquefois bien, plus souvent mal propos la gurison de nos corps. On trouve ici plusieurs espces de cire. Outre celle que forment les abeilles du suc des fleurs, il y en a une autre qui est beaucoup plus blanche et qui rpand une lumire plus claire et plus clatante ; elle est louvrage de certains petits vers quon lve sur des arbrisseaux peu prs comme on lve les vers soie. Je nai pas vu beaucoup de fleurs dans la province de Fo-kien ; mais quand on ne maurait pas assur quil y en a de toutes les espces dans les provinces plus septentrionales, les ouvrages en broderie, o lon voit des fleurs dont les nuances et les couleurs sont charmantes, me persuaderaient assez quil a fallu que la nature en ait produit les modles. Les Chinois, limitation de presque tous les peuples orientaux, usent de la feuille de bethel, comme du remde souverain contre toutes les maladies qui attaquent la poitrine ou lestomac. Larbrisseau qui porte cette feuille crot comme le lierre, et serpente autour des arbres. Cette feuille est dune forme longue, ayant le bout pointu et slargissant vers la queue ; sa couleur est dun vert naissant. Ils la couvrent le plus souvent de chaux vive, et mettent au milieu une noix dareca qui ressemble beaucoup, quant la figure, la noix muscade. Ils mchent continuellement ces feuilles, et ils prtendent que cette composition fortifie les gencives, conforte le cerveau, chasse la bile, nourrit les glandes qui sont autour de la gorge, et sert de prservatif
501
contre lasthme, maladie que la chaleur de ce climat rend fort commune dans les provinces mridionales. Ils portent le bethel et lareca dans des botes et offrent ces feuilles, quand ils se rencontrent, de la mme manire que nous offrons le tabac. Le th, qui est la boisson favorite des Chinois, sappelle ici theca. Ce sont les feuilles dun arbuste qui ressemble au grenadier, mais dont lodeur est plus agrable, quoique le got en soit plus amer. Je ne vous parlerai point de la manire dont les Chinois prparent cette boisson, personne ne lignore aujourdhui en France, o le th est devenu autant la mode que le chocolat lest en Espagne. Jai pourtant observ que, quoique les Chinois boivent du th du matin au soir (car il est rare quils boivent de leau froide et pure), ils nen prennent que trs peu la fois et dans de trs petites tasses. Ils nous regardent comme des gourmands et prtendent que cette boisson ne nous fait pas tout le bien quelle nous ferait si nous en usions petits coups et souvent. Le th le plus excellent crot dans la province de Nankin ; je nen ai vu que deux ou trois plantes dans le jardin du tito dEmouy. Larbrisseau qui le produit stend en petites branches : sa fleur tire sur le jaune et a lodeur de la violette. Cette odeur est sensible lors mme que la fleur est sche. La premire feuille nat et se cueille au printemps, parce qualors elle est plus molle et plus dlicate. On la fait scher petit feu dans un vase de grosse terre, et on la roule ensuite sur des nattes couvertes de coton. On la transporte par tout lempire dans des botes de plomb garnies dosier et de roseaux. Au reste il y a du th plus ou moins estim ; celui que nous appelons imprial est le plus cher, et mon avis le moins bon : ses feuilles sont plus larges mais aussi elles sont plus amres que les feuilles du th vert ordinaire. Il faut aussi remarquer que les Chinois gardent pour eux le meilleur th, et que celui que nous apportons en Europe, lequel cote ici 25, 30 et 35 sous la livre, a souvent bouilli plus dune fois dans les thires chinoises. Ils prtendent de plus que lon doit boire le th sans sucre, surtout le vert. Ceux qui y trouvent trop damertume se contentent de mettre dans leur bouche un morceau de
502
sucre candi, qui suffit pour huit ou dix prises. Jai prouv quen effet le th pris en cette manire tait beaucoup plus agrable et mme plus sain. Je ne sais si je dois donner le nom de vin la liqueur dont ils usent dans leurs repas. Elle est faite de riz et deau. Je la trouve fort infrieure au cidre et la bire, et elle me parat dtestable quand elle est chaude : ils prtendent quelle est trs saine. Je me suis nanmoins aperu que le bon vin leur plat pour le moins autant qu nous. Quoiquils aient quelques vignes, ils en ngligent la culture, soit quils ne sachent pas vendanger, soit que la qualit du terroir ne
p.227
permette pas que le raisin parvienne une entire maturit. Ils font chauffer leau et le vin et gnralement toutes les liqueurs dont ils usent, et ce nest que depuis quelques annes quon sest accoutum boire la glace dans la province de Pkin, cette coutume nayant point encore pntr dans les provinces mridionales. Je ne sais si je dois attribuer cette habitude de boire chaud, la sant dont ils jouissent ; la goutte et la gravelle sont des maux qui leur sont inconnus. Ils ne laissent pourtant pas de boire avec excs de ce vin de riz : ils senivrent mme assez souvent ; mais ils attendent la nuit, ne pouvant souffrir que le soleil soit tmoin de leur intemprance. Il y a dans cet empire des mines de divers mtaux, dor, dargent de cuivre, de fer, de plomb, dtain, etc. Outre le cuivre ordinaire, il y en a de blanc, qui est si fin et si purifi, quil a la touche de largent. Les Japonais en apportent la Chine dune autre espce, qui est jaune et qui se vend en lingots, il a la touche de lor, et les Chinois sen servent plusieurs ouvrages domestiques. On prtend que ce cuivre nengendre point de vert-de-gris. Lor de la Chine est moins pur que celui du Brsil ; mais aussi, proportion garde, on lachte bien moins cher, et il y a soixante-dix pour cent gagner quand on lapporte en Europe. Les Chinois ont quelques vases dor ou dargent, mais ce nest pas en cela quils font consister leur plus grand luxe.
503
Jai ou dire que les empereurs chinois des anciennes races avaient interdit ces peuples le travail des mines dor, et que le fondement de cette loi tait quil ntait pas naturel de rendre cet empire florissant, en exposant les peuples la mort que causent les vapeurs malignes sortant de la terre. Aujourdhui lon est moins scrupuleux, et il est certain que les Chinois font un trs grand commerce dor ; mais il faut tre bien connaisseur pour se fier eux, cause de la grande ressemblance quil y a entre lor et ce cuivre jaune du Japon dont jai parl. Leurs rois, dit le pre Martini, nont jamais voulu permettre quon frappt de la monnaie dor ou dargent, afin de prvenir les fraudes ordinaires de cette nation, qui est fort avide. Ils reoivent et donnent lor et largent au poids, et ils distinguent trs bien sil est pur ou sil y a de lalliage. Quelquefois ils se servent de lor dans leurs achats ; mais en ce cas il passe pour marchandise, et non pour monnaie. De l vient que largent est continuellement coup en petits morceaux. Il ny a point dautres monnaies courantes que certaines pices de cuivre, plates et rondes, avec un trou carr au milieu pour les enfiler plus commodment. Tout sachte et se vend au poids. Le pic ou quintal est de cent catis ou livres ; le catis de seize taels ou onces ; le tael de dix masses ou gros ; la masse de dix condorins ou sous ; le condorin de dix petits ou deniers, qui sont ces pices de cuivre. Ainsi il faut mille petits pour faire un tael, dont la valeur est de cinq livres de notre monnaie. Le poids de la Chine surpasse le ntre de vingt-quatre pour cent. Chacun porte sa balance et pse ce quil achte et ce quil vend ; il faut pour pouvoir sen servir que les commis du hou-pou laient examine. La balance qui sert aux petites emplettes, ressemble au poids romain et on la porte dans un petit tui ; elle sert peser largent jusqu la concurrence de vingt-cinq taels. Les Chinois ont plusieurs manufactures dtoffes de soie, comme de damas pour meubles et pour habits, des tamines, des gros de tours appels gourgourans, des taffetas, des satins unis et fleurs, des
504
lampas, etc. Je ne veux pas comparer ces manufactures aux ntres ; cependant leurs teintures sont infiniment meilleures, et leurs couleurs primitives sont lpreuve de leau. Je crois mme que si on voulait faire travailler les ouvriers dans notre got, et les payer proportion de leur travail, ils ne seraient pas infrieurs ceux de France ; mais on doit considrer que nous achetons plus cher en Europe la soie brute, quon ne paye la Chine les soies mises en uvre. Si lhistoire des Chinois est vritable, il parat quils ont invent la manire dlever les vers soie deux mille ans avant la naissance de Jsus-Christ. Je laisse cette question dcider aux personnes curieuses des antiquits chinoises : je vous dirai seulement, sur la relation de plusieurs de mes confrres, que la province de Tche-kiang fournit plus de soie que nen produit toute lEurope ensemble. Les vers la filent deux fois chaque anne, et on la travaille dans les provinces de Pkin, de
p.228
celles de Canton, parce quelles me semblent plus douces et mieux travailles, et que les ouvriers de cette dernire province mlent dans leurs toffes une partie considrable de soie crue et de filoselle. Comme les Chinois nont ni lin ni chanvre, leurs toiles, quoique trs fines, sont faites de fil de colon ou dortie. Ils fabriquent aussi des draps forts lgers dont ils se servent en hiver au lieu dtoffes de soie. Dans les provinces du nord ils doublent ces draps de peaux de btes, dont les Moscovites et les Tartares font un grand commerce avec eux. Lusage de la porcelaine est gnral par toute la Chine ; mais la plus belle se fabrique King-te-tching, bourgade dpendante de Jao-tcheoufou. Ce bourg, o sont les vrais ouvriers de la porcelaine, est aussi peupl que les plus grandes villes de la Chine ; il ne lui manque quune enceinte de murailles pour avoir le nom de ville. On y compte plus dun million dmes ; il sy consomme chaque jour plus de dix mille charges de riz, et plus de mille cochons, sans parler des autres animaux dont les habitants se nourrissent. On trouve dans la province de Nankin la matire dont on fait la porcelaine ; mais comme les eaux ny sont pas propres, pour la ptrir
505
on la transporte Jao-tcheou. Les paysans de ce bourg fabriquent tous les ouvrages de porcelaine que lon dbite dans ce royaume. Cest un travail long et pnible, et je ne saurais comprendre comment ils peuvent vendre cette porcelaine si bas prix. La plus rare et la plus prcieuse est la porcelaine jaune ; elle est rserve lempereur. Cette couleur, en quelque ouvrage que ce soit, est affecte au prince. Quoique le tabac ne soit pas si gnralement en usage la Chine quen Europe, ce pays en produit nanmoins une trs grande quantit. On ne le rduit point en poudre parce quon ne sen sert que pour fumer. On cueille les feuilles lorsquelles sont bien mres, et on les carde peu prs comme on carde la laine. On les met ensuite sous un pressoir, et on les foule de la mme manire que nos tanneurs foulent les restes de tan dont ils font des mottes brler. Les ouvrages de vernis, que nous estimons tant en Europe, sont ici trs communs et un prix fort modique ; cependant si lon demandait aux ouvriers des ouvrages quils nont pas coutume de faire, ils se feraient payer trs cher. Le vernis est un bitume ou une gomme quon tire de lcorce dun arbre qui ne crot qu la Chine et au Japon. Les Hollandais ont en vain tent de transporter cette gomme en Europe : elle perd sa force au bout de six mois. Toutes les tables et les meubles des Chinois sont enduits de ce vernis, qui est lpreuve de leau la plus chaude. Le riz est la nourriture la plus ordinaire des habitants de la Chine, et ils le prfrent au pain. Ils npargnent rien dans leurs repas, et labondance y rgne au dfaut de la propret et de la dlicatesse. Les vivres sont partout trs grand march, moins que la mauvaise rcolte du riz ne fasse renchrir les autres denres. Outre la chair de pourceau qui est la plus estime, et qui est comme la base des meilleurs repas, on trouve des chvres, des poules, des oies, des canards, des perdrix, des faisans et quantit de gibier inconnu en Europe. Les Chinois exposent aussi dans leurs marchs de la chair de cheval, dnesse et de chien. Ce nest pas quils naient des buffles et des bufs ; mais, dans la plupart des provinces, la superstition, ou les besoins de lagriculture, empchent quon ne les tue.
506
Voici peu prs la manire dont ils apprtent leurs viandes : ils tirent le suc dune certaine quantit de chair de pourceau, de poule, de canard, de faisan, etc., et ils se servent de cette substance pour cuire les autres viandes. Ils diversifient ces ragots par un mlange dpiceries et dherbes fortes. On sert toutes les viandes, coupes par morceaux, dans des jattes de porcelaine, et il est rare quon mette sur leurs tables des pices entires, si ce nest lorsquils invitent quelques Europens, dont ils veulent, par courtoisie, imiter les usages. Parmi ces ragots si diffrents des ntres, il y en a quelques-uns dont vous noseriez manger, et dont je me rgale quelquefois avec plaisir : ce sont des nerfs de cerf et des nids doiseaux accommods dune manire particulire. Ces nerfs sont exposs au soleil pendant lt, et conservs avec de la fleur de poivre et du macis. Lorsquon veut les apprter, on les met dans de leau de riz pour les amollir, et on les fait cuire dans du jus de chevreau, assaisonn
p.229
de plusieurs
piceries. Les nids doiseaux viennent du Japon, et sont de la grosseur dun uf de poule. La matire en est inconnue, mais elle ressemble beaucoup la mche quon tire du sureau ou la ple file de Gnes ou de Milan. Le got en serait insipide, sil ntait relev par des piceries quon y mle : cest le plat le plus chri des Chinois. Ils font aussi une certaine pte de riz, quils filent, et que nous appelons vermicelli de riz. Ces trois mets sont mon avis trs supportables. Les fleuves qui arrosent toutes les provinces de la Chine, les lacs, les tangs et la mer fournissent abondamment toutes sortes de poissons. Les Chinois les font scher, et ils en font un trs grand commerce. Ils lvent dans leurs maisons certains petits poissons bigarrs de cent couleurs diffrentes ; leurs cailles sont dores ou argentes, et leur queue, dont la figure est extraordinaire, est aussi longue que tout leur corps. Jen nourris dans ma mission, sans cependant esprer de pouvoir les transporter en Europe, cause de leau douce quil faut changer tous les jours, et qui est rare dans les vaisseaux. Quoique les Chinois aient des brebis et des chvres, dont ils peuvent traire le lait, ils ne savent point nanmoins faire le beurre, et ils en
507
ignorent absolument le got et lusage. Jai fait enseigner un jeune nophyte la manire de le faire par un de nos matelots, qui est un paysan des ctes de Bretagne, mais il na jamais la couleur et la perfection du ntre, ce qui procde sans doute de la qualit des pturages. Au lieu de beurre, il se servent de saindoux, ou dune espce dhuile quils tirent dun fruit qui mest tout fait inconnu, et dont on na jamais pu me donner aucune connaissance. Les chemins publics sont trs bien entretenus, et la quantit de rivires et de lacs dont ce pays est arros napporte aucune incommodit aux voyageurs, par la prcaution quon a prise dopposer des digues aux dbordements des eaux. On se sert rarement de chevaux dans les voyages. On sembarque dans des bateaux, ou dans des barques longues rames ; et comme le mme fleuve parcourt souvent plus dune province, il est ais et commode de voyager. Dans les provinces o les rivires sont plus rares ou moins navigables, on se fait porter en chaise porteurs, et on trouve de lieue en lieue des villages et des bourgs o lon change de porteurs. Il y a aussi des postes rgles et disposes de trois en trois milles ; mais il nest pas permis aux particuliers de sen servir, et elles sont rserves pour les courriers de lempereur, et pour les affaires qui concernent le gouvernement public. Les chevaux chinois nont ni la beaut, ni la vigueur, ni la rapidit des ntres, et les habitants du pays ne savent point les dompter ; ils les mutilent seulement, et cette opration les rend doux et familiers. Ceux quils destinent aux exercices militaires sont si timides, quils fuient au hennissement des chevaux tartares. Dailleurs, comme ils ne sont point ferrs, la corne de leurs pieds suse en sorte que le meilleur cheval, six ans, est presque incapable de service. Les provinces de Canton, de Quang-si de Hou-quang, de Se-tchuen et de Pe-tcheli, sont les plus fcondes en animaux rares et curieux. On y trouve entre autres une espce de tigre sans queue, et qui a le corps dun chien. Cest de tous les animaux le plus froce et le plus lger la course. Si lon en rencontre quelquun, et que pour se drober sa
508
fureur on monte sur un arbre, lanimal pousse un certain cri, et linstant on en voit arriver plusieurs autres qui, tous ensemble, creusent la terre autour de larbre, le dracinent et le font tomber. Mais les Chinois ont trouv depuis peu le moyen de sen dfaire ; ils sassemblent, vers le soir, en certain nombre, et forment une forte palissade dans laquelle ils se renferment ; ensuite, imitant le cri de lanimal, ils attirent tous ceux des environs ; et tandis que ces btes froces travaillent fouir la terre pour abattre les pieux de la palissade, les Chinois sarment de flches, et les tuent sans courir aucun danger. On voit aussi des couleuvres et des vipres dont le venin est trs prsent. Il y en a dont on nest pas plutt mordu, que le corps senfle extraordinairement, et que le sang sort par tous les membres, par les yeux, par les oreilles, la bouche, les narines, et mme par les ongles. Mais comme lhumeur pestilente svapore avec le sang, leurs morsures ne sont pas mortelles. Il y en a dautres dont le venin est beaucoup plus dangereux ; nen et-on t mordu quau bout du pied, linstant le poison monte la tte, et, se rpandant soudain dans toutes les veines, il cause des dfaillances,
p.230
On na pu trouver jusquici aucun remde qui ft efficace contre leur morsure. Ce quon rapporte constamment de lanimal appel sinsin me fait juger que cest une espce de singe que jai eu souvent occasion de voir ; il diffre des autres par sa grandeur, qui est gale celle dun homme dune taille mdiocre, par une plus juste conformit dactions presque humaines, et par une plus grande facilit marcher sur ses deux pieds de derrire. Ce quon dit pareillement du gin-hiung, ou lhomme-ours, qui est dans les dserts de la province de Chen-si, ne doit sentendre que de la grandeur extraordinaire des ours de ce canton-l, compare la grandeur des hommes. Il nest pas moins certain que le ma-lou, ou cheval-cerf nest quune espce de cerf plus haut et plus long que les chevaux de la province dYun-nan. Les voyageurs chinois parlent dun certain animal quils appellent
509
cheval-tigre et qui ne diffre du cheval quen ce quil est couvert dcailles ; il ressemble au tigre par ses ongles, et surtout par son humeur sanguinaire, qui le fait sortir de leau vers le printemps pour dvorer les hommes et les animaux. Jai suivi presque toute la rivire de Han, qui arrose le territoire de Siang-yang, o les Chinois font natre cet animal. Jai parcouru les montagnes affreuses dYun-yang, et je ny ai vu ni entendu parler dun animal semblable, quoique les gens du pays ne manquassent pas de me faire remarquer tout ce qui pouvait piquer ma curiosit, et que je minformasse exactement de tout. Je suis trs persuad que cet animal nexiste pas plus que le fonghoang, dont vous avez sans doute entendu parler. Ce quon dit du hiang-tchang-tse, ou daim odorifrant, est quelque chose de plus certain. Cet animal se trouve principalement dans les provinces mridionales : cest une espce de daim sans cornes, dont le poil tire sur le noir. Sa bourse, qui est pleine de musc, est compose dune pellicule trs fine, et couverte dun poil fort dli. La chair en est bonne manger, et on la sert sur les meilleures tables. On met avec raison au rang des beaux oiseaux celui que lon appelle hai-tsing. Il est fort rare, et lon nen prend que dans la province de Chen-si, et dans quelques cantons de la Tartarie. Cet oiseau est comparable nos plus beaux faucons ; mais il est plus gros, plus vigoureux et plus fort. On peut, sans tmrit, le regarder comme le roi des oiseaux de proie de la Chine et de la Tartarie ; car cest le plus curieux, le plus vif, le plus adroit et le plus courageux ; aussi est-il si estim des Chinois, que quand ils ont le bonheur den prendre un, ils le portent la cour, loffrent lempereur, qui les rcompense gnreusement et le remettent ensuite aux officiers de la fauconnerie. On voit, dans la province de Canton, et principalement sur le penchant dune montagne appele Lo-feou-chan, des papillons si estims, quon ne manque jamais de les envoyer la cour, o on les fait servir certains ornements quon fait au palais. Leurs couleurs sont extraordinairement varies et dune vivacit surprenante. Ces papillons
510
sont beaucoup plus gros que les ntres et ont les ailes bien plus larges. Ils sont comme immobiles sur les arbres pendant le jour, et ils sy laissent prendre sans peine. Ce nest que sur le soir quils commencent voltiger, de mme peu prs que les chauves-souris, dont quelquesuns semblent galer la grandeur par ltendue de leurs ailes. Je nai touch quen passant larticle des poissons dans le cours de cette lettre ; je vais actuellement vous donner quelque dtail. Quant aux autres curiosits naturelles, je me rserve vous en parler plus amplement dans la suite. On voit en Chine presque toutes les espces de poissons que nous avons en Europe. Mais mon dessein nest pas de les passer en revue ; je me borne ceux qui sont particuliers au pays. Le poisson le plus curieux, sans contredit, est celui quon appelle kin-yu, ou poisson dor. On le nourrit dans de petits tangs, dont les maisons de plaisance des princes et des grands seigneurs de la cour sont embellies, ou dans des vases larges et profonds, dont on orne assez communment les cours des maisons. On ne met dans ces bassins que les plus petits quon peut trouver : plus ils sont minces et dlis, plus ils paraissent beaux. Ils sont dun rouge doux et tempr, et comme sems de poudre dor, surtout vers la queue, qui est deux ou trois pointes. On en voit aussi dune blancheur argente, et dautres qui sont blancs et sems de taches rouges. Les uns et les autres
p.231
surprenantes : ils aiment se jouer sur la surface de leau ; mais leur petitesse les rend si sensibles aux moindres injures de lair, et aux secousses mme un peu violentes du vase, quils meurent aisment et en grand nombre. Ceux quon nourrit dans les tangs sont de diverse grandeur, et on les accoutume venir sur leau au bruit dune cliquette dont joue celui qui leur porte manger. Ce quil y a dadmirable, cest quon prtend quil ne faut rien leur donner pendant lhiver, si on veut les entretenir en bon tat. Il est certain quon les laisse manquer de nourriture pendant trois ou quatre mois que le froid dure. De quoi viventils ? cest ce qui nest pas facile deviner. On peut conjecturer que ceux qui sont sous la glace durant lhiver trouvent dans les racines, dont le
511
fond des tangs est plein, ou de petits vers, ou dautres aliments propres les nourrir. Mais ceux quon retire des cours et quon garde lhiver dans une chambre sans quon prenne le soin de pourvoir leur subsistance, ne laissent pas vers le printemps quon les remet dans leur ancien bassin, de se jouer avec la mme force et la mme agilit que lanne prcdente. Je pourrais vous parler ici de certains cancres quon trouve entre les bords de la mer de Cao-tcheou et de lle de Hainan ; ils se changent en pierre et conservent cependant leur figure naturelle : mais cest une chose commune en Europe, o ces sortes de ptrifications ne sont pas rares. Les mdecins chinois attribuent celles-ci une vertu que nous ne reconnaissons pas dans les ntres : ils lemploient volontiers comme un remde propre chasser les fivres chaudes et aigus ; cest ce quil faudrait vrifier par des expriences qui servissent dterminer, au moins en gros, quel degr de force peut avoir ce remde. Jai vu sur les bords de la mer de Fo-kien un poisson appel haiseng. Je le pris dabord pour un rouleau de matire inanime ; mais layant fait couper en deux par des matelots chinois, ils me dirent tous quil tait vivant, je le jetai aussitt dans un bassin, il y nagea et vcut mme encore assez longtemps. Ces matelots majoutrent que cet animal avait quatre yeux, six pieds et une figure semblable celle du foie de lhomme. Mais quelque soin que je prisse le bien observer, je ne distinguai que deux endroits par o il paraissait voir ; car il tmoignait de la frayeur lorsquon lui passait la main dans ces endroits. Si lon veut regarder comme des pieds tout ce qui lui sert se mouvoir, on doit en compter autant quil a sur le corps de petites excroissances qui sont comme des boutons. Il na ni pine ni os ; il meurt ds quon le presse. On le conserve aisment, sans quil soit besoin dautre chose que dun peu de sel. Cest en cet tat quon le transporte par tout lempire, comme un mets estimable : peut-tre lest-il en effet au got des Chinois, quoiquil ne paraisse pas tel au ntre. Les Europens nen peuvent soutenir la vue, cause de sa laideur et de sa difformit, et cest peut-tre ce qui leur a donn une si forte rpugnance manger de ce poisson.
512
Outre le poisson dor dont je vous ai fait la description, il en est une autre espce qui lui ressemble beaucoup, soit pour la grandeur, soit pour la vivacit, soit pour la couleur, soit enfin pour la forme. Ce poisson sappelle hoa-hien, du nom de la petite ville de Tchang-hoahien, dpendante de Han-tcheou, et situe au trentime degr vingttrois minutes de latitude. Prs de cette ville est un petit lac qui fournit le poisson dont je parle ; son caille est dun jaune clair et ple ; mais les taches rougetres dont il est sem relvent beaucoup sa couleur. Il est environ de la longueur du poisson dor : sa nature est peu prs la mme ; mais son prix est bien diffrent, vu son extraordinaire raret. On le met enfin dans un vase, o on a grand soin de lui donner chaque jour une certaine quantit de nourriture : ce vase doit tre ferm pendant lhiver ; on y laisse cependant une petite ouverture, soit pour en changer leau, soit pour y renouveler lair, soit pour y laisser pntrer la chaleur de lappartement o il est. On dirait que ce poisson connat celui qui est charg de lui apporter manger, tant il est prompt sortir du fond de leau ds quil sent quil arrive. Jai vu de trs grands seigneurs prendre plaisir lui donner de la nourriture de leur propre main, et passer des deux et trois heures considrer lagilit de ses mouvements et de ses diffrents petits jeux. Ce poisson passe pour tre trs fcond. Quand on voit ses ufs surnager, on cesse de changer leau du vase, et on les ramasse avec
p.232
chaleur de la saison ne manque jamais de les faire clore. Je vous ai parl autrefois, monsieur, du grand fleuve Yang-tsekiang. Cest de l que les Chinois tirent tous leur poisson. En certains temps de lanne, il sassemble un nombre prodigieux de barques pour y acheter des semences de provision. Vers le mois de mai, les gens du pays barrent le fleuve en diffrents endroits, avec des nattes et des claies, lespace denviron dix lieues, et ne laissent que ce quil faut pour le passage des barques. La semence du poisson sarrte ces claies ; ils savent la distinguer lil, quoiquon naperoive rien de bien sensible dans leau. Ils puisent de cette eau mle de semence, et en
513
remplissent quantit de vases pour la vendre, ce qui fait que dans ce temps-l plusieurs marchands viennent avec des barques pour lacheter, et la transporter dans diverses provinces ; mais ils ont soin de lagiter de temps en temps, et ils se relvent les uns les autres pour cette opration. Cette eau se vend par mesure tous ceux qui ont des viviers et des tangs domestiques. Au bout de quelques jours, on aperoit dans leau des semences semblables de petits tas dufs de poissons, sans quon puisse encore dmler quelle est leur espce ; ce nest quavec le temps quon la distingue. Le gain va souvent au centuple de la dpense, car le peuple ne se nourrit pour ainsi dire que de poisson. Vous mavez demand, monsieur, dans votre dernire lettre, quelques dtails intressants sur ltat de la religion Emouy, o jai fait quelque temps ma rsidence. Je voudrais bien satisfaire votre pit. Mais comme il na point encore plu Dieu de rpandre ses bndictions sur les travaux de son serviteur, je ne puis que vous tracer un tableau affligeant des progrs de lidoltrie dans cette chre et malheureuse contre. Je ne crois pas, monsieur, que dans le reste de lAsie la superstition ait rig lesprit du mensonge de si beaux temples que dans ce paysci. Les plus magnifiques sont au dehors des villes, et on commet aux bonzes qui les habitent le soin de les entretenir. Ces difices ou pagodes sont plus ou moins grands, selon les richesses ou la dvotion de ceux qui les ont fonds. Ils sont ordinairement situs sur le coteau des montagnes, et il semble que dans la construction de leurs pagodes les Chinois veuillent tout devoir lart et rien la nature. Quoique les montagnes soient arides, les bonzes entretiennent dans ces pagodes un printemps ternel. Ce sont des solitudes charmantes ; tout y est pratiqu avec tant dordre, que le got le plus bizarre ny trouve rien dsirer, soit pour la fracheur, qui est un agrment essentiel pour un climat si chaud, soit pour la commodit. Ils font couler les eaux du haut des montagnes par plusieurs canaux, et ils les distribuent aux environs et dans lintrieur de la pagode, o il y des bassins et des fontaines
514
pour les recevoir. Ils plantent des bosquets et des avenues darbres dont lhiver semble respecter les feuilles. Je me contenterai de vous faire une courte description de la pagode principale de lle dEmouy, parce que tous ces difices ont beaucoup de rapport les uns aux autres quant la situation et larchitecture. La grande pagode dEmouy est deux milles de la ville, et est situe dans une plaine qui se termine dun ct la mer et de lautre une montagne fort haute. La mer, par diffrents canaux, forme devant ce temple une nappe deau borde dun gazon toujours vert. La face de cet difice est de trente toises ; le portail est grand et orn de figures en relief, qui sont les ornements les plus ordinaires de larchitecture chinoise. On trouve en entrant un vaste portique pav de grandes pierres carres et polies, au milieu duquel il y a un autel o lon voit une statue de bronze dor, qui reprsente Fo, sous la figure dun colosse assis les jambes croises. Aux quatre angles de ce portique, il y a quatre autres statues qui ont dix-huit pieds de hauteur, quoiquelles soient reprsentes assises : elles nont rien de rgulier, mais on ne peut assez en admirer la dorure. Chacun de ces colosses est fait dun seul morceau de pierre ; ils ont en main diffrents symboles qui dsignent leurs qualits, comme autrefois dans Rome paenne le trident et le caduce dsignaient Neptune et Mercure. Lun tient entre ses bras un serpent qui fait plusieurs replis autour de son corps ; lautre tient un arc band et un carquois ; les deux autres ont, lun une espce de hache darmes, lautre une guitare, ou quelque chose dapprochant. En sortant de ce portique, on entre dans une avant-cour carre, et pave de longues pierres
p.233
longueur et quatre de largeur. Il y a aux quatre cts de cette cour quatre pavillons qui se terminent en dmes, et qui se communiquent par un corridor qui rgne tout autour. Dans lun il y a une cloche qui a dix pieds de diamtre ; on ne peut trop admirer la charpente qui sert de support cette lourde masse. Dans lautre, il y a un tambour dune grandeur dmesure et qui sert aux bonzes annoncer les jours de la nouvelle et pleine lune. Il faut remarquer que le battant des cloches
515
chinoises est en dehors, et quil est fait de bois en forme de marteau. Les deux autres pavillons renferment les ornements du temple, et servent souvent de retraite aux voyageurs que les bonzes sont obligs de recevoir et de loger. Au milieu de cette cour on voit une grande tour isole qui se termine aussi en dme ; on y monte par un escalier construit de belles pierres, lequel rgne tout autour. Au milieu du dme, il a un temple dont la figure est carre. On y admire une grande propret ; la vote est orne de mosaques et les murailles sont revtues de figures de pierre en relief qui reprsentent des animaux et des monstres. Les colonnes qui soutiennent le toit de cet difice sont de bois verniss ; et aux jours solennels on les orne de banderoles de diverses couleurs. Le temple est pav de petits coquillages qui, par un assemblable curieux, forment des oiseaux, des papillons, des fleurs, etc. Les bonzes brlent continuellement des parfums sur lautel et entretiennent le feu des lampes qui sont suspendues la vote du temple ; lune des extrmits de lautel, on voit une urne de bronze sur laquelle ils frappent, et qui rend un son lugubre. A lautre extrmit il y a une machine de bois creuse et faite en ovale, qui sert au mme usage, cest--dire que le son de lun et de lautre instrument accompagne leurs voix lorsquils chantent les louanges de lidole titulaire de la pagode. Le dieu Poussa est plac au milieu de cet autel ; il a pour base une fleur de bronze dor, et il tient un jeune enfant entre ses bras. Plusieurs idoles, qui sont sans doute des dieux subalternes, sont ranges autour de lui et marquent par leurs attitudes leur respect et leur vnration. Les bonzes ont aussi trac sur les murs de ce temple plusieurs caractres hiroglyphiques la louange de Poussa. On y voit un tableau historique ou allgorique peint fresque, qui reprsente un tang de feu o semblent nager plusieurs hommes, les uns ports sur des monstres qui nont jamais exist que dans limagination du peintre, les autres environns de toutes parts de dragons et de serpents ails. On
516
aperoit au milieu du gouffre un rocher escarp, au haut duquel le dieu est assis, tenant un enfant entre ses bras, qui semble appeler tous ceux qui sont dans les flammes de ltang ; mais un vieillard, dont les oreilles sont pendantes, et qui a des cornes la tte, les empche de slever jusqu la cime du rocher, et parat vouloir les carter coups de massue. Ce redoutable vieillard sera sans doute quelquun de ces dieux ou gnies malfaisants dont je vous ai dj parl. Au reste, les bonzes ne surent rpondre aux questions que je leur fis loccasion de ce tableau. Il y a derrire lautel une espce de bibliothque, dont les livres traitent du culte des idoles, et du sacrifice quon a coutume de faire dans cette pagode. Lorsquon est descendu de ce dme, on traverse la cour et on entre dans une espce de galerie dont les murs sont lambrisss. Jy comptai vingt-quatre statues de bronze dor, qui reprsentaient vingt-quatre philosophes, anciens disciples de Confucius ; au bout de cette galerie ou trouve une grande salle qui est le rfectoire des bonzes ; on traverse ensuite un assez grand appartement, et on entre enfin dans le temple de Fo, o lon monte par un grand escalier de pierre. Il est orn de vases de fleurs artificielles, ouvrage dans lequel les Chinois excellent, et lon y trouve les mmes instruments de musique et les autres ornements dont jai dj fait mention. On ne voit la statue du dieu qu travers une gaze noire qui forme une espce de voile ou rideau devant lautel ; le reste de la pagode consiste en plusieurs grandes chambres fort propres, mais mal perces ; les jardins et les bosquets sont pratiqus sur le coteau de la montagne, et lon a taill dans le roc des grottes charmantes, o lon peut se mettre labri des chaleurs excessives du climat. Jai souvent visit les bonzes de cette pagode, et ils ont toujours paru me recevoir avec plaisir ; on peut entrer librement dans leurs temples, mais il ne faut pas chercher satisfaire entirement sa curiosit, ni entrer dans les
p.234
517
car les bonzes, qui le commerce des femmes est interdit sous des peines rigoureuses, et qui en gardent souvent dans des lieux secrets, pourraient, dans la crainte dtre accuss, se venger dune curiosit trop indiscrte. Il y a plusieurs autres pagodes de cette espce aux environs et dans lenceinte dEmouy ; il y en a une entre autres quon appelle pagode des dix mille pierres, parce quelle est btie sur le penchant dune montagne o lon a compt un pareil nombre de petits rochers, sous lesquels les bonzes ont pratiqu des grottes et des rduits trs agrables. On y voit rgner une certaine simplicit champtre qui plat et qui charme. Quoique les bonzes soient les amis et les confidents des dieux, ils sont cependant fort mpriss la Chine, et les peuples, qui dans leur idoltrie nont aucun systme bien suivi, ne respectent pas plus la divinit que le ministre. Ils sont tirs de la lie du peuple, et lorsquils ont amass quelque somme dargent, ils achtent des esclaves dont ils font des disciples, qui sont ensuite leurs successeurs, car il est bien rare quun Chinois un peu son aise embrasse cette profession. Les bonzes ont des suprieurs et des dignits parmi eux ; et pour tre initi aux mystres extravagants de leur secte, il faut passer par un trs rude noviciat. Celui qui postule pour ltat de bonze est oblig de laisser crotre sa barbe et ses cheveux pendant un an, de porter une robe dchire, et daller de porte en porte chanter les louanges des idoles auxquelles il se consacre. Il sacquitte de ce devoir sans lever les yeux ; et la populace, pour prouver sa vocation, ou pour len dtourner, laccable ordinairement de sarcasmes, dinjures, quelquefois mme de coups de bton, et lhumble candidat souffre tout avec une patience qui mriterait un objet plus noble. Il ne mange, durant une anne, aucune chose qui ait eu vie ; il est ple, maigre, dfigur ; si le sommeil, auquel il rsiste constamment, le surprend quelquefois, un compagnon impitoyable le rveille aussitt ; en un mot, rien nest comparable aux tourments quon lui fait endurer. Lorsque le jour est arriv o il doit prendre lhabit, les bonzes des
518
pagodes voisines sassemblent, et se prosternant tous devant lidole, ils rcitent haute voix, comme sils psalmodiaient, des prires dont souvent ils nentendent pas le sens ; ils ont une espce de chapelet autour du cou, dont les grains sont trs gros, et qui ressemble aux ntres la rserve de la croix, dont ils nont pas le bonheur de connatre le mystre ; ensuite ils entonnent je ne sais quels hymnes, et accompagnent leur chant du son de plusieurs petites clochettes. Cependant le novice, prostern la face contre terre lentre du temple, attend la fin de ces crmonies, pour recevoir lhonneur quon veut lui faire. Les bonzes le conduisent au pied de lautel, et lui mettent une longue robe grise, que jose dire tre semblable, quant la forme, aux robes ou manteaux de nos religieux dEurope, le capuchon et la couleur part. On lui met aussi sur la tte un bonnet de carton sans bords doubl de toile grise ou noire, et la fonction finit par laccolade. Le novice rgale ensuite tous les bonzes, et livresse, qui succde ce repas, termine cette crmonie. Ils sont obligs de garder la continence ; mais, malgr les punitions attaches au commerce des femmes, ils cherchent sans cesse les occasions de satisfaire leurs passions, et au dfaut des femmes, ces sclrats recourent dautres objets pour assouvir leur brutalit. Leur extrieur grave et compos cache souvent une me noire, abandonne toutes sortes de vices. Ils sont moins persuads de lexistence de leurs ridicules divinits, que les Chinois mmes, qui ne se piquent pas dune foi bien vive, ni dune dvotion bien grande. Ils naffectent une vie retire et solitaire que pour mieux surprendre la crdulit du vulgaire, laquelle est en effet leur unique ressource. Lorsquils se sont enrichis dans cette indigne profession, ils peuvent la quitter et en embrasser une autre ; mais le changement dtat ne peut effacer la mauvaise rputation quils se sont acquise. trange aveuglement de ces peuples, dadorer des dieux dont ils mprisent les ministres, et de marquer dinfamie ceux qui sattachent plus troitement leur culte. Quoique lart de deviner soit fort commun la Chine, comme je lai
519
dj remarqu, les bonzes nanmoins se lattribuent par excellence, et croient tre les vritables et seuls organes des volonts du destin. La plus grande
p.235
et les hommes sur le succs heureux ou malheureux de leurs affaires. Sils sont malades, ils veulent connatre la dure de leur maladie ; et pour cet effet, ils consultent la divinit bienfaisante, dont lattribut est den procurer la gurison. Ils viennent dans une pagode, et aprs avoir prsent lidole plusieurs mets diffrents, dont les bonzes profitent, ils se prosternent la face contre terre, tandis que le bonze principal fait brler du papier dor dans une urne de bronze et prpare plusieurs petits btons, sur lesquels est crite la bonne ou mauvaise fortune. Aprs les avoir brouills, ils en tirent un du fond dun sac ou dune bote ; si la dcision de loracle ne leur plat pas, ils recommencent, et sont obligs de sen tenir cette seconde dcision favorable ou contraire. Cest ainsi que parmi eux le hasard dcide de lavenir. Un bonze convaincu davoir eu commerce avec une femme est puni trs svrement ; ses confrres sont ses bourreaux, et vengent en apparence linjure faite leur religion, en punissant un crime quils commettent eux-mmes, ou quils brlent de commettre. On met au cou du coupable un ais fort pesant, et on le trane par la ville pendant une lune entire en le frappant continuellement. Au reste, ces chtiments sont rares et les bonzes ont autant dadresse cacher leurs passions, que davidit les satisfaire. Il y avait autrefois prs de Fo-tcheou (ville o rside le pre de Zea) une pagode fameuse, o demeuraient les bonzes les plus distingus de la province. La fille dun docteur chinois, allant la maison de campagne de son pre, suivie de deux servantes, et porte, suivant lusage du pays, dans une chaise couverte, eut la curiosit dentrer dans le temple, et envoya prier les bonzes de se retirer, tandis quelle y ferait sa prire. Le bonze principal, curieux de voir cette jeune personne, se cacha derrire lautel ; il ne la vit que trop et il en devint si pris, que son imagination chauffe carta lide du pril, et ne lui montra que la facilit quil y avait enlever une fille faible et mal
520
accompagne. Lexcution suivit de prs le projet. Il ordonna aux autres bonzes, ses confidents, darrter les deux suivantes, et il ravit cette fille malgr ses cris et ses larmes. Le docteur nignora pas longtemps labsence de sa fille ; il sut quelle tait entre dans la pagode, et quelle y avait disparu. Les bonzes rpondirent toutes les demandes quil fit, quil tait bien vrai quelle avait visit la pagode, mais quelle en tait sortie aprs avoir fait sa prire. Le docteur, lev dans le mpris pour les bonzes, comme le sont tous les lettrs, qui se mettent au-dessus de la sotte crdulit du vulgaire, sadressa au gnral des Tartares de cette province, et lui demanda justice contre les ravisseurs de sa fille. Les bonzes, simaginant trouver dans ces deux hommes une confiance aveugle, leur dirent que Fo tant devenu amoureux de la jeune fille, lavait enleve. Le bonze, auteur du rapt, voulut ensuite, par une harangue fort pathtique, faire comprendre au docteur combien Fo avait fait dhonneur toute sa famille, en jugeant sa fille digne de sa tendresse et de sa socit mais le gnral tartare, sans samuser ces fables, stant mis examiner curieusement tous les rduits les plus cachs de la pagode, entendit quelques cris confus sortir du fond dun rocher ; il savana vers ce lieu, et aperut une porte de fer qui fermait lentre dune grotte ; layant fait abattre, il entra dans un lieu souterrain o il trouva la fille du docteur, et plus de trente autres femmes qui sy trouvaient renfermes. Elles sortirent de leur prison et de la pagode, et aussitt aprs, le gnral fit mettre le feu aux quatre coins de cet difice, et brla le temple, les autels, les dieux et leurs infmes ministres. Le culte que les bonzes rendent aux idoles ne stend pas loin. Uniquement occups entretenir les lampes des pagodes, et recevoir ceux qui viennent faire leurs prires, ils mnent une vie molle et voluptueuse. La plupart dentre eux nont aucun revenu fixe, et ils vont de porte en porte, une clochette la main, mendier les secours ncessaires la vie. Lorsquun Chinois fait quelque fte lhonneur de lidole quil garde dans sa maison, il appelle les bonzes, qui, revtus de
521
longues chapes brodes, portent lidole par les rues ; ils marchent deux deux, tenant en main plusieurs banderoles garnies de sonnettes, et le peuple les suit par curiosit bien plus que par dvotion. Au jour de la nouvelle et pleine lune, ils se lvent pendant la nuit et rcitent des prires. Il ma sembl quils rptaient toujours la mme chose, avec autant de modestie et de dvotion que sils
p.236
des dieux quils invoquent. Ils affectent une grande humilit dans les premiers compliments quils se font dans leurs visites ; ils se prosternent les uns devant les autres ; ils se rgalent ensuite, et senivrent le plus souvent ; en sorte que la visite, qui commence par les compliments, finit presque toujours par les invectives. Tel est, monsieur, le dplorable aveuglement dun peuple, la conversion duquel tant de zls missionnaires travaillent depuis si longtemps. Sils nont point encore russi le tirer des paisses tnbres o il est plong, cest que le temps des misricordes nest point venu pour lui ; le Seigneur nous rserve dautres fatigues, et aprs avoir prouv notre constance, nous esprons quil la couronnera par la conversion entire de cette nation. Jai lhonneur, etc.
522
A Pkin, le 27 mars 1715 Jeus lhonneur de vous crire, il y a un mois, de Geho-ell 1, et je vous mandais que le frre Bernard Rhodes, g de plus de soixante et dix ans, ntait plus en tat de continuer ses longs voyages de Tartarie, la suite de lempereur. Je ne savais pas pour lors que ctait l le dernier voyage que nous ferions ensemble. Le Seigneur a voulu le rcompenser et nous affliger, en lenlevant le dixime de ce mois, une journe de Pkin. Cette perte a t trs sensible, non seulement aux missionnaires et aux chrtiens, mais encore aux infidles. Avant que dentrer dans cette mission, il avait dj pass plusieurs annes dans celle des Indes. Les Hollandais ayant assig et pris Pondichry, il fut fait prisonnier de guerre avec le feu pre Tachard et conduit en Hollande aux prisons dAmsterdam, o il attendit patiemment lchange des prisonniers. Quand il fut arriv Paris, il se consacra de nouveau aux missions, et aprs tant de fatigues essuyes, il ne balana point dentreprendre le voyage de la Chine, et plus long et plus dangereux que ceux quil avait faits. Il sembarqua donc avec le pre Plisson, sur un petit btiment nomm le Petit Saint-Jean : ils passrent au Brsil, de l ils touchrent lle dAnjouan. Des flibustiers qui occupaient lle ayant pris ce quils avaient, ils continurent comme ils purent leur voyage sur des jusquaux vaisseaux Indes. Lanne et suivante ils ils sembarqurent anglais, arrivrent
heureusement, lan 1699, Hia-men, qui est un port de la province de Fo-kien, do le frre Rhodes fut conduit la cour par les mandarins que lempereur avait chargs de cette commission. La douceur, la modestie et lhumilit qui clataient dans ses discours et
523
dans ses actions lui attirrent dabord lestime et lamiti des Chinois : mais quand ses talents furent connus, et que lexprience eut fait voir quelle tait son habilet dans la chirurgie, dans la pharmacie, et mme dans la connaissance du pouls et des maladies, on lestima bien davantage. Lempereur lui confia plusieurs malades auxquels il sintressait, et que les mdecins chinois navaient pu gurir. Le frre Rhodes leur rendit la sant, et lempereur tmoigna combien il en tait satisfait. Les mandarins du palais, qui taient chargs de rendre compte lempereur des cures que faisait le frre Rhodes, revinrent bientt de la folle prvention quont presque tous les Chinois contre les mdecins trangers ; prvention que les mdecins de la Chine ont grand soin dentretenir. Ils le prirent de voir quelques-uns de leurs domestiques qui taient malades, et ils furent si contents de ses services, que dans la suite ils mirent en lui leur confiance, et ne voulurent point avoir dautre mdecin. Quil y a de diffrence, me disaient-ils souvent, entre ce mdecin europen et les mdecins de notre nation ! Ceux-ci mentent hardiment, et entreprennent galement, au grand pril des malades, de donner des remdes pour des maladies quils ne connaissent pas, comme pour celles quils connaissent. Si lon parat se dfier de leurs ordonnances, ils nous inondent dun dluge de mots barbares, auxquels nous ne comprenons rien. En un mot, ils nont que le talent et ladresse de tirer une bonne somme du malade avant que de lenvoyer au tombeau. Celui-l, au contraire, parle peu, promet peu, et fait beaucoup. Sil dit quil ny a rien
p.237
craindre, nous pouvons compter sur ce quil nous dit, et il ne se trompe point. Sil a de la peine nous rpondre, sil a un air triste, cest un signe de mort ; et une continuelle exprience nous a convaincus de la certitude avec laquelle il prononait sur les diverses maladies. Mais ce que nous admirons davantage, cest sa patience et sa douceur : rien ne le rebute, il est toujours le mme. Sa charit stend
524
indiffremment tout le monde, aux pauvres comme aux riches. Au sortir de nos appartements, il va dans nos curies, visiter nos domestiques : il les traite, il les console, il les gurit. La seule chose qui nous fait de la peine, cest que nous ne saurions lengager recevoir la moindre bagatelle : lui en faire seulement la proposition, cest le chagriner, cest lobliger de prendre la fuite. En effet, il visitait encore plus volontiers les pauvres que les grands seigneurs : il quittait tout ds quils le demandaient. Quand il navait plus de remdes, il en composait exprs pour eux. Plusieurs venaient notre porte en demander, il ne refusait personne ; il en laissait distribuer pendant son absence. Des familles entires doivent leur conservation ses soins charitables. A combien de petits enfants, mme du sang royal, na-t-il pas ouvert la porte du ciel quand il ne pouvait pas leur rendre la sant du corps par le moyen de ses remdes ! Je me suis trouv avec lui la suite de lempereur, dans plus de dix voyages, dont la plupart ont t de six mois. Cest l quil exerait sa profession selon ltendue de son zle. Jtais tmoin quil tait occup presque tout le jour traiter les pauvres malades ; car combien ny en a-t-il pas dans une suite de plus de trente mille personnes ! Et parmi ces malades, ceux qui faisaient le plus dhorreur et qui causaient le plus de dgot, taient les premiers objets de sa charit. Jai entendu plus dune fois les Chinois se rcrier avec admiration : Ah quil est extraordinaire de voir un tranger faire gratuitement ce que nos mdecins les plus intresss ne feraient pas, mme pour de largent ! Un homme de qualit, qui est idoltre, me dit un jour quil tait grand dommage que le frre Rhodes ne ft pas Chinois Sil tait n parmi nous, disait-il, ce serait un grand saint, et on lverait plus dun monument sa gloire. Je pris de l occasion de lui expliquer les motifs bien plus relevs qui faisaient agir le frre Rhodes, et je mtendis assez au long sur les vues
525
qui nous avaient ports quitter notre terre natale pour venir la Chine. Ce que je lui dis lui parut admirable, il nous donna de grands loges ; mais il nalla pas plus loin, et il ne songea nullement se convertir. Cest surtout dans ce dernier voyage que le frre Rhodes a travaill au-del de ses forces. Jamais il ny eut plus de malades ; en moins de quatre mois il puisa les caisses pleines de remdes que lempereur avait fait apporter Geho-ell, selon sa coutume : il en donna des siens, et ceux-ci ayant manqu, il en fit venir dautres de notre maison de Pkin. Vers la fin du mois de juin jusquau 25 juillet, lempereur eut une tumeur fcheuse sur la lvre suprieure. Il appela le frre Rhodes pour le traiter, et moi pour lui servir dinterprte : quelques annes auparavant il avait donn des preuves de son habilet, en gurissant Sa Majest de violentes palpitations de cur qui faisaient craindre pour sa vie, et auxquelles la mdecine chinoise navait point de remdes. Le frre Rhodes sacquitta de ce nouveau devoir la satisfaction de lempereur, qui fut parfaitement guri. Mais lui-mme il se trouva incommod de ce quil avait eu souffrir pendant le temps que dura cette cure. Il lui fallait depuis le matin jusqu la nuit demeurer dans le palais, resserr dans une petite chambre, pour viter de voir les femmes et den tre vu, marcher pied une demi-lieue lorsquil venait au palais et quil en sortait, et cela durant les plus grandes chaleurs de lt. Ces fatigues affaiblirent extrmement un vieillard qui tait dj trs infirme. Cependant il se trouva mieux vers la mi-octobre : ctait le temps auquel lempereur avait accoutum de retourner Pkin, mais des raisons particulires lobligrent cette anne-l de prolonger son voyage de quinze jours. La saison changea tout coup, le vent de nord commena souffler, et en peu de jours tout fut glac Geho-ell. Le frre Rhodes fut saisi dun froid si subit, il lui prit un catarrhe accompagn de fivre. Il ne laissait pas de traiter les malades, et lon sempressait dautant plus avoir recours lui, que le dpart de lempereur tait plus proche. Je lui proposai duser de quelques remdes. Je ferai ce quil vous plaira, me rpondit-il ; mais si vous voulez que je vous dise franchement ce que je pense, je crois
526
p.238
et il faut me prparer celui de lternit. Bien quil se dispost depuis longtemps la mort, et que sa vie ne ft quun exercice continuel de charit et doraison, il se confessa le vendredi, et reut Notre-Seigneur dans la petite chapelle o je disais la messe. Le dimanche il fit la mme chose, et le mardi suivant nous partmes. Deux jours aprs, se trouvant extrmement faible, il me fit une confession gnrale avec les sentiments dun prdestin, et avec une rsignation parfaite la volont de Dieu. Lempereur lui fit prendre les devants, et ordonna au pre Tillisk, jsuite allemand, de laccompagner. Sa Majest me retint auprs delle, parce que sachant mieux la langue chinoise, jtais plus en tat de lui rpondre. Le mal augmenta de plus en plus et sa faiblesse devint extrme. Il conserva nanmoins la connaissance jusquau dernier soupir. Il mourut le 10 de novembre, huit heures du matin, en rcitant les litanies de la sainte Vierge, et ntant qu une journe de Pkin. Le pre Tillisk fit porter le corps au lieu destin notre spulture, qui est hors de la ville. Tous les jsuites de Pkin allrent le recevoir, et aprs les prires ordinaires, ils lenterrrent le 25e du mme mois : les pleurs et les gmissements dune foule de chrtiens et dinfidles redoublrent la douleur que nous avions de le perdre. Ce qui nous console, cest que nous sommes persuads quil est all recevoir la rcompense de ses longs travaux et de sa sainte vie. Il tait doux, modeste, humble, patient, fidle observateur de nos rgles, affable, toujours prt obliger, infatigable dans le travail et dans le soin quil prenait des pauvres. Enfin, pendant seize ans que jai vcu avec lui, je nai jamais vu personne qui ne mait fait son loge. mon retour de Tartarie, jai lu dans le dixime volume des Lettres difiantes et curieuses, un extrait dune de mes lettres, dans laquelle je parlais dune mission naissante que javais forme Coupe-keu, au passage de la grande muraille. Jajouterai ici que depuis ce temps-l Dieu y a donn sa bndiction : ce nest plus une mission commence, cest une mission tablie, et o lon trouve beaucoup de ferveur.
527
Lglise que javais fait btir est maintenant trop petite : elle ne peut pas, mme avec la cour, contenir la moiti des hommes. En passant par l le mois dernier, jen baptisai encore plus de trente. Ces bonnes gens me proposrent dabandonner cette glise aux femmes pour y tenir leurs assembles, et den btir une autre beaucoup plus grande pour les hommes. Ils offrirent mme dy contribuer selon leurs forces ; mais ce quils peuvent est fort peu de chose ; comme ils sont la plupart soldats, ils nont pour tout bien que leur paye, qui est assez modique. Jallai voir une maison qui est assez propre ce dessein : elle cotera 5 600 taels, qui ne sont pas aiss trouver. Nous ferons ce que nous pourrons avec le secours de la Providence. Ces nouveaux fidles sont remplis de pit. Comme ils sont plus matres de leur temps que les gens de commerce, ils ne manquent pas daller tous les jours lglise, o les chefs les instruisent. Ils rcitent soir et matin la prire au son des instruments : ils en ont achet pour plus de cinquante cus, et ont appris en jouer de jeunes chrtiens. Ils ont pareillement achet un lieu pour leur spulture et les ornements ncessaires pour enterrer les morts avec dcence. Comme je ne puis visiter cette chrtient quen passant, il ny a alors quune partie des chrtiens qui se confessent et qui communient. Le pre Contancin y va de temps en temps pour suppler ce que je nai pu faire il doit y aller au premier jour. Quand jtais Geho-ell ceux qui y venaient pour quelque affaire, ou qui y taient envoys par leurs mandarins, ne manquaient pas de venir me trouver pour participer aux sacrements. Plusieurs y venaient leurs dpens, sans y avoir dautre affaire que celle de sacquitter de ce devoir : ctait pour eux un voyage de trente lieues. Je ne sais si lon trouverait le mme empressement dans les anciens fidles de lEurope. Je recommande cette mission aux prires et la charit de ceux qui ont du zle pour agrandir le royaume de JsusChrist parmi les idoltres et suis, etc.
528
tching, puisquelle doit ce quelle est votre illustre famille. Elle a t fonde, et elle est entretenue des libralits de M. le marquis de Broissia votre frre : cest louvrage du feu pre de Broissia, qui la conduite plusieurs annes avec un zle vraiment apostolique. Sa mmoire est toujours chre nos nophytes, qui ont grand sujet de le regretter, puisquil sen faut bien que jaie les qualits ncessaires pour remplacer un si fervent missionnaire. Je partis de Jao-tcheou dans le mois de dcembre, afin de me rendre King-te-tching quelques jours avant les ftes de Nol ; ma barque stant arrte par hasard prs dun hameau, un habitant du lieu aborda mon catchiste qui avait mis pied terre et il lui demanda si lEuropen quil voyait ntait pas Si-lao-ye (ctait le nom chinois du pre de Broissia votre frre), quil avait connu autrefois Jao-tcheou : non ce nest pas, lui rpondit le catchiste. Et moi, tout confus de ma tideur au souvenir de la sainte vie de Si-lao-ye, je rptai plusieurs fois ces paroles de saint Jean : Non, je ne le suis pas, non sum. Ce fut la veille de saint Thomas que jarrivai King-te-tching. Je trouvai quil sy tait fait de grands changements parmi les mandarins : de quatre quils taient, il nen restait pas un seul et dautres leur avaient succd qui mtaient tout fait inconnus. Le premier de ces mandarins tait mont au rang de gouverneur dune ville du premier ordre ; et comme il mhonorait de son amiti, il men donna aussitt des marques, en se dclarant hautement le protecteur de la nouvelle
529
glise que notre mission franaise y a tablie depuis peu. Le second mandarin venait de perdre son pre ; et il tait oblig, selon les lois de lempire, de quitter sa charge, pour ny rentrer quaprs les trois annes de son deuil. Le troisime mandarin tait mort durant mon absence ; et le quatrime venait dtre charg de chanes cause des injustices et des vexations quil avait faites. Un commissaire envoy de la cour parcourait diverses villes, et sinformait secrtement de la conduite des mandarins ; ayant assist quelques jugements iniques de notre mandarin, il le fit arrter sur-le-champ et il instruisait son procs selon toute la rigueur des lois, sans nul gard aux intercessions ritres du vice-roi qui le protgeait. Je navais nulle habitude avec les nouveaux mandarins, dont la protection nous est cependant si ncessaire pour la libert de nos fonctions, et pour le repos de nos nophytes. Jappris, en arrivant, que celui qui nous a vendu le terrain o est btie notre glise songeait nous inquiter, pour peu que les mandarins ne parussent pas favorables la religion. Cest pourquoi je rsolus de les visiter au plus tt, et de mnager leur amiti et leur protection par quelques prsents dEurope, quon ne peut se dispenser de leur faire. Je diffrai nanmoins ma visite jusquaprs la solennit de Nol afin de ntre occup que du soin de prparer les chrtiens clbrer dignement cette grande fte. Ils avaient dj amass une petite somme pour avoir la symphonie chinoise ; je leur reprsentai quils honoreraient bien mieux la pauvret de Jsus naissant si largent destin leurs fanfares de hautbois, de fltes, de tambours et de trompettes, ils le distribuaient aux pauvres. Cest ce qui se fit avec beaucoup ddification. Grand nombre de confessions et de communions ferventes, jointes au chant des prires, firent tout lagrment de cette nuit, qui nous rappelait les merveilles opres depuis tant de sicles. Au reste, sans les libralits de M. le marquis de Broissia, ce langage des cieux naurait selon les apparences, t sitt entendu King-te-tching. Outre la multitude des nophytes que jeus confesser pendant les
530
deux mois que jy demeurai je confrai encore le baptme soixante et dix infidles, presque tous adultes ; jen aurais baptis un plus grand nombre, si javais pu y faire un plus long sjour. Jy
p.240
laissai
plusieurs catchumnes qui sassemblaient rgulirement dans ma petite maison, et qui se partageaient en diverses troupes, que les catchistes, les principaux chrtiens, et moi, nous instruisions de nos saints mystres. Je prenais plaisir les voir schauffer quelquefois dans la dispute ; car il ne faut pas croire que les Chinois aient toujours autant de flegme quon leur en attribue. Plusieurs pcheurs, qui taient occups pendant tout le jour de leur travail, venaient me trouver la nuit pour entendre la parole de Dieu, et cette divine semence, qui tombait dans des curs dociles, fructifiait au centuple. Jtais charm de la navet avec laquelle ils me proposaient leurs doutes, et de lardeur quils faisaient paratre pour tre rgnrs dans les eaux du baptme. Aussitt que jeus un peu de loisir, jallai visiter les nouveaux mandarins, et jen fus bien reu. Le principal de ces mandarins agra mes prsents, et madmit jusque dans lintrieur de son htel, o il me tmoigna beaucoup de bont. Deux jours aprs, un valet de laudience vint mavertir que son matre approchait, et il parut tout coup avec tout son train, qui bordait la rue des deux cts. Jallai le recevoir la porte de mon glise, o il entra, et o il demeura plus dune heure. On lui prsenta ensuite du th dans des porcelaines trs fines, et par l jeus occasion de lui dire que ces porcelaines taient un gage de lamiti dont mhonorait son prdcesseur. Notre entretien roula sur les sciences et sur les curiosits dEurope, et nous tombmes insensiblement sur les matires de la religion. Il avait reu, parmi les prsents que je lui avais faits, un livre qui en prouve la vrit ; il me rpta plusieurs fois ces paroles : Ce que vous me dites et ce que vos livres enseignent du premier principe de toutes choses est conforme la saine doctrine : je sais que lempereur estime votre religion, et effectivement elle est bonne.
531
Quand il aperut, au haut de la salle o nous tions, le saint nom de Jsus, ainsi quon le peint en Europe, auquel le vernis et la dorure donnaient un vif clat, il me fit diverses questions, qui mengagrent lentretenir quelque temps de ce signe de notre sainte religion. Cest--dire, reprit-il, que toutes les maisons qui ont sur la porte une semblable figure sont habites par des familles chrtiennes. Vous voyez, mon rvrend Pre, que la croix se montre ici dcouvert et que nos chrtiens ne rougissent pas dy faire une profession publique du christianisme. On aurait compt pour beaucoup cet avantage dans les premiers sicles de lglise, et que ne devons-nous pas faire pour le grand prince de qui nous tenons un tel bienfait ? Toute la ville eut connaissance de lhonneur que nous faisait le mandarin, parce que pour parvenir de son htel notre glise, il traversa presque toutes les rues de King-te-tching. Il me fit, son tour, quelques prsents, selon la coutume qui se pratique la Chine lgard des trangers. Il menvoya de la volaille, de la farine, du vin, des chandelles, etc. La somme dargent quon est oblig de distribuer aux domestiques dans une pareille occasion est souvent plus considrable que les prsents ; mais cest une distinction que les principaux dune ville achteraient bien cher, afin de se mettre couvert des avanies, et dtre en droit den faire impunment. Ce fut un vendredi que ce magistrat visita notre glise : quelquesuns de nos chrtiens passrent ce jour-l dans des exercices continuels de pit. Vous avez pu voir, dans une de mes lettres, combien le Seigneur a rpandu de bndictions sur la retraite de huit jours que jai donne nos nophytes limitation de celles qui se donnent dans nos maisons de Bretagne : plusieurs de ces nophytes ont form deuxmmes une espce de socit, pour sassembler un vendredi de chaque mois, et pour faire ce jour-l en abrg, tous les exercices de la retraite. Je fus surpris et difi dune si sainte pratique, que je ne leur avais pas inspire. Ainsi, tandis quun grand du sicle rendait au lieu saint un honneur de pure crmonie, et o le cur navait pas
532
beaucoup de part, nos chrtiens faisaient monter au ciel leurs prires ferventes, et adoraient le vrai Dieu en esprit et en vrit. Vous ne doutez pas, mon rvrend Pre, que nous nayons beaucoup souffrir de la gne que nous impose le commerce quil nous faut avoir malgr nous avec ces grands de lempire, presque sans nulle esprance de les convertir. Le jour que je visitai le mandarin, en habit de crmonie, javais port ds le matin le viatique, et donn lextrme-onction un bon mchante chaumire. Ce
p.241
vieillard qui tait log dans une l les vritables dlices dun
sont
missionnaire : quand il fait pour un temps un autre personnage, cest toujours contre son gr, et il en gmit au fond du cur. La ferveur de nos chrtiens nous ddommage dune contrainte si importune, mais en mme temps si ncessaire pour le bien de la religion. Je ne pouvais retenir mes larmes, quand je les voyais venir se purifier dans le sacrement de la pnitence pour des fautes trs lgres et presque imperceptibles. Ils taient inconsolables, par exemple, lorsquils avaient donn entre dans leurs curs quelques petits sentiments de vanit, en expliquant les mystres de la foi leurs parents ou leurs amis. Un deux me disait avec une simplicit admirable : On me doit, et je souffre beaucoup de ce quon ne me paye pas, mais je ne veux aucun mal ces dbiteurs injustes : depuis que jai fait la retraite, je me regarde comme un homme qui serait dj mort, et je ne fatigue plus ceux qui me doivent. Le frre de ce nophyte, qui demeure neuf lieues de King-tetching, neut pas plutt appris mon arrive, quil partit linstant pour se rendre lglise, nonobstant la rigueur de lhiver, et sans faire nulle attention un dangereux abcs qui lui tait venu sur le pied. Il fallut le mettre aussitt au lit ; je lallai voir souvent, et je le trouvais toujours occup de la prire et de la lecture des livres saints : il tait beaucoup moins inquiet de son mal que je ne ltais moi-mme.
533
Il ne se trouve gure de catchumnes qui naient souffrir quelque perscution de leurs familles lorsquils embrassent la religion. Un de ces catchumnes vient dtre mis pour cette raison une rude preuve : il tenait le livre de compte de son oncle, qui est un riche marchand ; il neut pas plutt reu le baptme quil fut chass de la maison, et il fut rduit pendant plus dun an une extrme misre. De faux amis, semblables ceux du clbre lazar, lui conseillaient dabandonner la foi en apparence, et de mener en secret une vie chrtienne, parce que ctait l lunique moyen de rentrer dans son emploi. Il rejeta bien loin cette indigne proposition ; il aima mieux conduire sa femme et ses enfants dans un village o il en cote peu pour vivre, tandis quil subsistait lui-mme dun travail auquel il ntait nullement accoutum. Son oncle, touch enfin de sa misre, vient de lui rendre son amiti, et de le rappeler son service : il men informa aussitt, et je lexhortai modrer son zle ; car lardeur avec laquelle il prchait les vrits de la religion rassemblait autour de lui tous les ouvriers, qui quittaient leur travail pour lentendre, et cest principalement ce qui lui avait attir la disgrce de son oncle. Il sera bientt en tat dassister les chrtiens qui sont dans lindigence, et peut-tre ceux-l mme dont il a reu du secours. Les artisans et les ouvriers font le plus grand nombre des chrtiens de King-te-tching ; ils ont raisonnablement de quoi vivre, lorsquils sont en sant, et quils ont de louvrage ; mais sils viennent tomber malades, ou que les ouvrages cessent, ils sont plaindre dans un lieu o les vivres sont chers, et o, loigns la plupart de leurs pays, ils ne trouvent nulle ressource. La charit qui rgne parmi les chrtiens les porte saider les uns les autres ; jadministrai, il y a peu de jours, les derniers sacrements un jeune ouvrier tranger qui tait attaqu dune dysenterie maligne ; une famille chrtienne, quoique loge ltroit, lavait recueilli, et lui rendait les services les plus rebutants sans seffrayer dun mal qui de sa nature est infect et contagieux. Le malade mourut le dernier jour de lan chinois ; cest une circonstance qui rendait cette uvre de charit plus recommandable, surtout parmi les infidles car ctait, selon leurs ides superstitieuses, un trs mauvais
534
prsage pour lanne suivante ; une coutume du dernier jour de lan est de ne souffrir chez soi aucun tranger, pas mme les plus proches parents, de crainte quau moment que commence la nouvelle anne, il nenlve le bonheur qui doit descendre sur la maison, et ne le dtourne chez lui au prjudice de son hte. Ce jour-l chacun se renferme dans son domestique, et se rjouit uniquement avec sa famille. Rien nest plus ordinaire, la Chine, que de voir des pres de famille vendre jusqu leurs propres enfants. Quand lenfant est chrtien, et quil est livr un infidle, son me est pour ainsi dire vendue avec son corps : cest ce que jai eu la douleur de voir dans mon dernier voyage de King-te-tching. Un chrtien avait achet un de ces enfants pour le prserver de tomber en des mains infidles. Le pre de cet
p.242
enfant
avait un second fils, et se voyant press par des cranciers intraitables, il le vendit un idoltre. Les chrtiens, qui voulaient prvenir ce malheur, se taxrent volontairement pour le racheter ; mais il ntait plus temps, et le march tait conclu. Cest dans ces tristes conjonctures, mon rvrend Pre, quun missionnaire voudrait donner tout ce quil a, et, sil le pouvait sans nuire la prdication de lvangile, se donner lui-mme, lexemple du grand vque saint Paulin, pour racheter ses frres en Jsus-Christ. Je nai pas laiss de trouver, dans ma pauvret, de quoi soulager la misre extrme de deux pauvres chrtiens. Le premier avait vu brler sa maison, ses meubles, et tous les outils propres de son mtier. Le second tait un mdecin de profession, et des voleurs lui avaient enlev pendant la nuit ses habits les plus propres : ctait lui avoir drob sa science et sa rputation car ici un mdecin mal vtu passe toujours pour ignorant, et nest employ de personne. Lorsque je voyais des chrtiens mourir de pure misre, ou des enfants devenir les esclaves des infidles, jai pens plusieurs fois que si des personnes zles pour la conversion des Chinois mnageaient un fonds dont le revenu servt de ressource dans ces besoins extrmes rien ne ferait plus dhonneur la religion, ni ne servirait davantage ltendre.
535
Vous me demanderez peut-tre si je compte beaucoup de lettrs parmi le grand nombre de pauvres nophytes qui font profession du christianisme King-te-tching. A cela je vous rpondrai que quelquesuns deux se font un plaisir de me voir et de mentretenir. Jen connais un surtout avec qui jai de frquentes conversations, et qui parat sapprocher du royaume de Dieu. Il est peu de nos mystres sur lesquels il ne mait propos ses difficults ; il a de lesprit, il est rgl dans ses murs, et jespre de la divine misricorde quelle lui donnera la force dexcuter ce quelle lui a inspir. Il vient de faire baptiser une de ses filles qui tait lextrmit, et cet enfant est maintenant au ciel, qui presse la conversion de son pre. Un autre lettr, habile et riche tout ensemble, me tmoigne de lamiti, mais il nen est pas plus affectionn au christianisme. Sa tante est chrtienne et sa mre se dispose recevoir le baptme. A peine ce lettr fut inform du dessein de sa mre, quil clata contre elle par toute sorte de reproches et dinvectives. Il en vint jusqu la menacer que le jour mme quelle serait baptise il prendrait un habit de deuil, et quen cet tat il parcourrait toutes les rues de King-te-tching pour dplorer publiquement sa malheureuse destine. Jinstruis actuellement plusieurs catchumnes dune mme famille, que jespre baptiser au premier jour ; un lettr de leurs parents, qui brigue le mandarinat, est all les trouver pour sopposer leur dessein, mais il en a reu une rponse qui la couvert de confusion : Quoi ! lui ont-ils dit, vous saviez, il y a quelque temps, que nous manquions de tout dans notre maison, et que nous navions pas mme de riz manger ; vous ne partes point alors pour nous aider de vos libralits ; et aujourdhui que vous apprenez la disposition o nous sommes de nous faire chrtiens, vous accourez avec empressement pour nous en dtourner ? Vous craignez sans doute que cette dmarche ne vous dshonore, mais notre parti est pris, et vous ne devez pas croire que pour vous obliger nous nous privions dun bonheur que nous prfrons tous les biens de la terre.
536
Voici encore un trait de laversion que lesprit dorgueil inspire aux lettrs pour le christianisme. La fille dun de nos chrtiens avait t promise ds le berceau au fils dun lettr : ces sortes de promesses sont ordinaires la Chine, et les lois les autorisent. Cette jeune fille tait leve dans la maison de son beau-pre ; ctait pour elle une trs mauvaise cole. Elle tomba peu peu dans un tat de langueur, dont nul remde ne pouvait la gurir ; on la renvoya chez ses parents, dans lesprance quelle se rtablirait par leurs soins. Ceux-ci, qui venaient dembrasser la foi, linstruisirent des vrits chrtiennes, et je la baptisai quelle navait encore que dix ans. Aussitt quelle fut rtablie, sa belle-mre la rappela auprs delle. Quand le lettr saperut quelle tait chrtienne, il se rpandit en toute sorte dinvectives et de calomnies contre les chrtiens, et courut sur-le-champ au tribunal du mandarin, pour y porter ses plaintes ; mais le principal officier, auquel il sadressa dabord, lempcha de passer outre. Vous ny pensez pas ! lui dit-il, comment parlez-vous de la religion chrtienne ? Ne savez-vous pas que le mandarin, mon matre et le vtre, en juge autrement que
p.243
vous ? Direz-
vous quil se trompe ? et quand cela serait vrai de lui, oseriezvous en dire autant de lempereur, qui autorise cette religion et qui en fait lloge ? Cest ainsi que fut conjur lorage qui tait tout prs de se former. Les lettrs de King-te-tching ont peine me croire quand je leur dis quil y a dans plusieurs villes grand nombre de bacheliers et de docteurs qui font profession du christianisme. Ce serait un grand bien pour cette mission si nos lettrs se rendaient dociles aux vrits de la foi ; car le peuple est prvenu pour eux dune grande estime, et leur exemple fait de fortes impressions sur les esprits. Vos prires, celles de votre illustre famille, et de tant dmes saintes qui sintressent aux progrs de la religion, procureront peut-tre la conversion de ces lettrs ; cest ces prires que jattribue principalement les bndictions que Dieu rpand sur cette chrtient naissante. Jai baptis un vieux sieou-tsai, ou gradu, qui demeure dans les
537
montagnes une lieue de King-te-tching. Cest un homme desprit et dune candeur admirable. Il y a deux ans qu cause de son grand ge il fut exempt des examens que les gradus doivent subir de trois en trois ans. La cour a coutume denvoyer un examinateur dans chaque province ; il punit les gradus dont la composition est mdiocre, ou il les casse tout fait, si elle est au-dessous de la mdiocrit. Tout gradu qui ne se prsente pas cet examen triennal est ds l priv de son titre, et est mis au rang du simple peuple. Il ny a que deux cas o il puisse sen dispenser lgitimement savoir, quand il est malade, ou bien quand il porte le deuil de son pre ou de sa mre. Les vieux gradus, aprs avoir donn dans un dernier examen des preuves de leur habilet et de leur vieillesse, sont dispenss pour toujours de ces sortes dexamens, et ils conservent nanmoins lhabit, le bonnet, et les prrogatives dhonneur attachs ltat de gradu. Tel tait celui dont je parle. Il est le seul chrtien de son village, et je lai entendu gmir plusieurs fois de ce quil navait pu encore persuader ses parents dimiter son exemple. Les jugements de Dieu sur la conversion des infidles sont impntrables. Tel quon dsespre de gagner Jsus-Christ, se convertit tout coup lorsquon sy attend le moins ; tel autre dont la conqute paraissait comme assure, trompe lattente la plus certaine, et persvre dans son aveuglement. Je me contenterai de vous en rapporter deux exemples parmi une infinit dautres, qui vrifient ces terribles paroles du Sauveur lautre. Je mtais souvent entretenu des vrits de la religion avec un Chinois qui me paraissait en tre vivement touch et qui ne soupirait, ce semble quaprs la grce du baptme. Dans un repas, o il se trouva chez une de ses parentes, un os de poulet sarrta au milieu de son gosier, et, quelques efforts quil fit, il ne put ni le jeter dehors ni le pousser en dedans. On le conduisit demi mort dans sa maison et
1
538
comme il passait devant notre glise, il menvoya dire de prier Dieu pour lui, en massurant que sil gurissait, il se ferait aussitt chrtien. Jenvoyai linstant un catchiste pour invoquer sur lui le saint nom du Seigneur, et pour le baptiser en cas de ncessit. Les ministres de Satan nous avaient prvenus : un de ses amis idoltre lui avait donn un breuvage sur lequel il avait jet un sort que les infidles emploient en de pareilles occasions, et quils nomment kieou-long-hia-hai, cest-dire, que les neuf dragons se prcipitent dans la mer. Le malade se trouva soulag, et lenfer conserva sa proie que jtais prs de lui ravir. Lautre exemple que jai promis de vous rapporter est plus consolant. Le pre de deux de mes chrtiens, g de quatre-vingts ans, persvrait dans son infidlit avec une opinitret que je navais jamais pu vaincre. Lun de ses deux enfants eut un voyage faire : il communia avec beaucoup de pit avant que de sembarquer. Trois jours aprs, comme il passait pendant la nuit le lac de Jao-tcheou, qui a trente lieues de circuit, sa barque, toute remplie de passagers, heurta contre une autre beaucoup plus forte qui tait lancre, et quon navait pas aperue : elle se brisa linstant, et presque tous les passagers prirent. Ce jeune homme fut de ceux qui se sauvrent ; il revint au plus vite King-te-tching. Son pre reconnut la protection de Dieu dans la manire dont son fils stait tir de ce pril : il lexhorta en remercier le Seigneur, et il vint aussitt me prier de linstruire et de le baptiser. La Providence madressa en mme temps un autre vieillard g de soixante-huit ans, et qui tait plein de force et de vivacit. La seule curiosit lavait conduit lglise ; il souhaitait avec passion de voir un Europen ; et comme la porte tait entrouverte, il cherchait me rencontrer des yeux. Un catchiste laperut et linvita honntement entrer : je le reus avec amiti, et je lui laissai tout le temps de me contempler loisir. Je lentretins ensuite des vrits de la religion ; il les gota ; je sentis mme quil avait un autre matre qui linstruisait au fond du cur. Il vint me revoir le lendemain, et le troisime jour il mamena un de ses amis qui revenait de la campagne, auquel il voulait,
p.244
539
me disait-il, faire part du trsor quil avait dcouvert. Celui-ci, de retour son village, en devint pour ainsi dire laptre ; il enseigna ses concitoyens les vrits quil venait dapprendre, et plusieurs ne demandent maintenant qu tre instruits. Cest dans ces occasions o je voudrais, sil tait possible, me multiplier moi-mme. Du moins, si javais trois ou quatre catchistes de plus, combien dmes ne gagnerais-je pas Jsus-Christ ! Ce bon vieillard mapporta quelques jours aprs un sac rempli didoles, dont quelques-unes taient de prix : elles furent mises en pices et jetes au feu. Je le baptisai ensuite aussi bien que plusieurs ouvriers qui travaillent dans sa maison, et qui ont t touchs de ses instructions et de son exemple. Un autre infidle vient dprouver un effet non moins sensible de la misricorde de Dieu son gard. Un chrtien, avec lequel il tait associ, lavait instruit de nos saints mystres ; il tomba malade, et il demanda le baptme. Le chrtien ngligea de men avertir sur lheure ; le malade fut surpris tout coup dun dlire qui le menaait dune mort prochaine. Son ami, le voyant sans connaissance, douta sil lui tait permis de le baptiser, et ce ne fut quavec une extrme rpugnance quil se dtermina le faire. Le malade reut donc le baptme, et il expira un moment aprs lavoir reu. Ce doute quavait eu le chrtien mengagea faire une instruction publique tous les nophytes assembls, sur la manire dont ils devaient se comporter dans de semblables conjonctures. La petite vrole avait rduit la fille dun infidle la dernire extrmit, et elle tait dsespre des mdecins 1. Son pre sut quun chrtien avait sauv deux de ses enfants attaqus de la mme maladie, par un remde que le missionnaire lui avait donn. Il alla le trouver, le pria de lui procurer le mme secours. Le chrtien vint men donner avis ; la rsolution fut prise de baptiser la petite fille linsu des parents, en tirant deux nanmoins une promesse que, si elle gurissait, ils permettraient quelle ft instruite des vrits de la
honneur.
540
religion. Ses parents sy engagrent volontiers ; mais le remde vint trop tard. Du reste, et cest ce qui importait le plus, la fille fut baptise vers le midi, et le soir elle entra en possession de lhritage des enfants de Dieu. Son pre ne laissa pas davoir recours aux superstitions qui sont en usage pour honorer la desse de la petite vrole, et comme on lui reprsentait que cette fausse divinit ne lui avait pas t propice, et quelle tait devenue indigne des honneurs quil lui rendait : Nimporte, rpondit-il, jai dautres enfants, et si je manquais mon devoir, elle pourrait bien me les enlever, comme elle ma enlev celle-ci. La manire dont quelques mdecins chinois traitent ceux qui ont la petite vrole mrite dtre rapporte : ils se vantent davoir le secret de la transplanter en quelque sorte, et ils appellent le moyen dont ils se servent miao ; cest le nom quon donne au riz en herbe quon transplante dun champ dans un autre, et aux ufs de poisson dj anims dont on peuple les tangs. Voici donc comme ils sy prennent ; quand il tombe entre leurs mains un enfant dont la petite vrole sort avec abondance et sans aucun fcheux accident, ils en prennent les crotes quils font scher, quils pulvrisent, et quils gardent avec soin. Lorsquils aperoivent dans un malade les symptmes dune petite vrole naissante, ils aident la nature, ce quils prtendent, en lui mettant dans chaque narine une petite boule de coton, o cette poussire est seme, et ils simaginent que ces esprits passant du cerveau dans la masse du sang, forment une espce de levain qui produit une fermentation utile, et que par ce moyen la petite vrole sort abondamment et sans aucun danger, parce quelle se trouve ente, pour ainsi
p.245
dire, sur une bonne espce. Pour moi, jajoute peu de foi
ce remde, et je lui prfrerais sans difficult une prise de poudre de vipre si jen avais. Vous jugerez sans doute, de ce que jai lhonneur de vous dire, que je me mle quelquefois de donner des remdes. Il est vrai, mon rvrend Pre, et je vous avouerai mme quil ny a point de mtier que je ne fisse de bon cur, pour peu quil pt contribuer la conversion
541
des mes. Jai souvent regret de navoir pas pris des leons de pharmacie lorsque jtais en Europe. Vous seriez tonn de voir le gros volume tout rempli de recettes que jai crit de ma main. Je mimagine que ce recueil fera dans la suite entre les mains de quelque fervent missionnaire encore plus de bien que dans les miennes. Lglise de King-te-tching est trop petite pour contenir la multitude de mes nophytes, surtout aux grandes ftes : je viens dacqurir un emplacement pour lagrandir, et je juge ce besoin si pressant, que je suis rsolu dy employer une partie de la somme quon menvoie pour ma propre subsistance. Je me repose sur la Providence, et jespre quelle me procurera des secours qui remplaceront largent que je tire de mon petit fonds. Deux cents taels suffiront pour excuter mon projet. Il faudra ensuite btir un petit logement pour le missionnaire ; mais je ny penserai que quand jaurai achet une maison dont je puisse faire une autre glise, que je ddierai la sainte Vierge, et o jassemblerai nos dames chrtiennes. A mon dernier voyage elles tinrent leur assemble dans une boutique quon tint ferme pendant ce temps-l. Le lieu, comme vous voyez, ntait gure dcent pour la clbration de nos saints mystres et pour ladministration de nos sacrements. Je ne puis mempcher, mon rvrend Pre, dajouter encore ici quelques traits du zle quont nos chrtiens pour la conversion de leurs concitoyens. Une jeune femme, dont le mari est chrtien, ntant encore que catchumne, a su gagner Jsus-Christ sa grandmre, sa mre, son pre, ses deux frres et une belle-sur. Outre cela, elle trouva le moyen de mettre dans le ciel un grand nombre de petits enfants dinfidles, quelle baptisait secrtement dans un temps de mortalit. Je ne balanai pas rpandre au plus tt les eaux salutaires du baptme sur un proslyte qui les avait fait couler si propos sur tant dautres. Au reste, on ne doit pas simaginer que notre catchumne ait trouv de la facilit toutes ces conversions quelle a opres. Sa grandmre, qui a quatre-vingt-six ans, a longtemps exerc son zle et
542
sa patience. Ce quon appelle en Europe le sexe dvot, est ici le sexe superstitieux lexcs. Celle dont je parle faisait profession du jene le plus austre : elle vivait selon toute la rigueur de sa secte, et, depuis quarante ans, elle navait rien mang qui et vie. De plus, ctait une dvote du dieu Fo, longues prires : elle tait enrle dans la confrrie du fameux temple de la montagne Kieou-hoa-chan. On va de fort loin en plerinage ce temple ; les plerins, ds quils sont au bas de la montagne, sagenouillent et se prosternent chaque pas quils font pour y monter. Ceux qui ne peuvent pas faire le plerinage chargent quelques-uns de leurs amis de leur acheter une grande feuille imprime et marque un certain coin par les bonzes. Au milieu de la feuille est la figure du dieu Fo, Sur lhabit de Fo, et tout autour de sa figure sont une infinit de petits cercles. Les dvots et les dvotes au dieu Fo prononcent mille fois cette prire Na-mo-o-mi-to-Fo, laquelle ils ne comprennent rien, car elle leur est venue des Indes avec la secte de Fo. Ils font de plus cent gnuflexions, aprs quoi ils marquent dun trait rouge un de ces cercles, dont la figure est toute couverte. De temps en temps on invite les bonzes venir la maison pour y faire des prires, et pour sceller et authentiquer le nombre des cercles qui ont t remplis. On les porte en pompe aux funrailles dans un petit coffre bien scell par les bonzes, cest ce quils appellent lou-in, cest-dire passe-port pour le voyage de cette vie en lautre. Ce passe-port ne saccorde point quil nen cote quelques taels, mais aussi, selon eux, on est assur dun voyage heureux. La grandmre de notre catchumne avait lieu dtre contente de ses faux dieux sur la dure de sa vie future, dont elle avait un bon garant dans ses prtendus mrites. Son lou-in tait rempli, et lui avait cot trente taels diverses reprises. Vous voyez par l combien de liens lattachaient au dieu Fo, et sil tait facile de mettre en libert cette fille dAbraham,
p.246
dannes. Nanmoins, elle jeta elle-mme au feu son lou-in et elle renona ses indulgences imaginaires, pour tre rgnre dans les eaux du baptme. On ne voulut point lui laisser une espce de
543
chapelet, quoiquon et pu le consacrer un saint usage, afin deffacer de son esprit toute ide de ses superstitions, et je louai fort ce trait de prudence. Les dvots de cette secte ont continuellement pendu au cou ou autour du bras une sorte de chapelet de prix compos de cent grains mdiocres, et de huit plus gros. A la tte et dans lendroit o nous plaons une croix, se trouve un gros grain de la figure de ces petites tabatires faites en forme de calebasse. Cest en roulant ces grains entre leurs doigts, quils prononcent ces paroles mystrieuses, Na-moo-mi-to-Fo ; lusage de ces chapelets dans la secte de Fo est de beaucoup de sicles plus ancien que celui du saint rosaire parmi les chrtiens. Quand on expliqua cette bonne catchumne lauguste signe de la croix, et combien il est redoutable aux dmons, elle fit une remarque que je ne dois pas omettre : Cela est admirable, scria-t-elle ; navez-vous pas fait rflexion quaux rjouissances du cinquime jour de la cinquime lune, nous faisons aux petits enfants quon mne dehors une croix avec du vermillon au milieu du front, et cela afin de les prserver du malin esprit ? En effet, un de mes chrtiens, qui est du mme village, convient de cette coutume ; cest ce qui confirme ce que quelques-uns assurent, que la religion chrtienne a t connue anciennement la Chine sous le nom de Che-tse-kiao, cest--dire religion de la croix. Un de mes chrtiens tant all dans son pays, qui est loign de trente lieues de King-te-tching, prcha la foi ses concitoyens, et en convertit cinquante par ses exhortations et par ses bons exemples. Le missionnaire qui les a baptiss men a rendu tmoignage. King-tetching tant labord dune infinit dtrangers que le commerce y attire, lglise qui y est place, sert infiniment tendre la foi, et il se peut faire que, bien que je lignore, dautres chrtiens, qui seront retourns dans leurs provinces, y auront jet la semence vanglique avec un gal succs. Cest ainsi que M. le marquis de Broissia, sans avoir travers les mers, recevra la rcompense due aux hommes
544
apostoliques 1, et que Jsus-Christ lui tiendra compte de tout le bien qui se fait King-te-tching, o il se trouve tant de chrtiens qui doivent ses libralits leur conversion et leur salut. Je finirai ce qui regarde nos chrtiens par un dernier trait de lattachement quils ont pour leur religion, qui me donnera lieu de vous instruire des murs et des coutumes chinoises. Un fervent chrtien fut atteint dune phthisie lanne dernire ; il voyait les approches de la mort avec une fermet et une constance que tout le monde admirait ; il navait dinquitude que par rapport sa femme qui tait prs de ses premires couches, et il craignait, avec raison, quelle ne ft livre quelque infidle qui la pervertirait, ou du moins qui ne lui laisserait pas la libert de faire une profession ouverte de sa foi. Pour la prserver de ce malheur, il ne donna point de repos un chrtien de ses amis quil ne lui et promis de lpouser aprs sa mort, et il dtermina sa femme, par de pareilles instances, consentir de secondes noces. Cest la coutume la Chine que les veuves, quand elles sont de qualit, passent le reste de leurs jours dans le veuvage ; et cest une marque du respect quelles conservent pour la mmoire de leur mari dfunt. Il nen est pas de mme des personnes dune condition mdiocre. Les paens qui veulent retirer une partie de largent quelle a cot au premier mari, la forcent, malgr elle, de se remarier. Souvent mme le mari est arrt et largent livr, sans quelle en ait la moindre connaissance. Si elle a une fille, et quelle soit encore la mamelle, elle entre dans le march de la mre. Il ny a quun moyen, pour une veuve, de se dlivrer de cette oppression, cest quelle ait de quoi subsister et quelle se fasse bonzesse ; mais cette condition est fort dcrie, et elle ne peut gure lembrasser sans se dshonorer. La femme dont je parle accoucha dune fille trois jours aprs la mort de son mari. La succession appartenait de droit au neveu qui tait infidle ; car cest encore une coutume de la Chine, que les filles nhritent pas des biens immeubles et le dfunt navait pour tout bien
545
p.247
hritier, vendit aussitt la veuve un infidle, et celui-ci ne manqua pas, ds le lendemain matin, denvoyer une chaise porteurs, avec bon nombre de gens affids, qui enlevrent cette pauvre veuve et la transportrent dans la maison du nouveau mari. Une pareille violence la dsespra ; elle mit en pices la chaise o on lavait enferme, et quand elle fut arrive dans la maison de celui qui on venait de la livrer, elle ne fit que pleurer et gmir ; elle ne mangeait point, et elle menaait de se laisser mourir de faim, plutt que dtre la femme dun idoltre, qui ne lui permettrait pas lexercice de sa religion, et qui vendrait sa fille quelque autre idoltre. Cependant les chrtiens dlibrrent ensemble des mesures quils avaient prendre pour la mettre en libert. Leur partie tait riche, et il ny a rien quon ne puisse obtenir la Chine avec de largent ; on empche mme les requtes daller jusquau mandarin. Il fut conclu nanmoins quon porterait une plainte son tribunal. Un chrtien, quoique parent loign du premier mari de cette femme infortune, eut le courage de se faire chef de laccusation ; il va lhtel du mandarin, et frappe trois coups sur une espce de timbale qui est ct de la salle o lon rend justice. Cest un signal qui ne se donne que dans les malheurs extrmes, et alors le mandarin, quelque occup quil soit, doit tout quitter sur lheure pour accorder laudience quon lui demande ; il est vrai quil en cote la bastonnade celui qui donne lalarme, moins quil ne sagisse de quelque injustice criante, qui mrite un prompt remde. Notre charitable chrtien stait prpar au chtiment. Il le reut, et ensuite prsenta sa requte au mandarin. Il neut garde dallguer pour raison quil ntait pas permis une chrtienne dpouser un infidle, mais il prit laffaire au criminel, il la traita dun rapt violent, et il se plaignit de linexcution de la loi qui dfend de vendre une femme un nouvel poux avant quelle ait achev le mois de son deuil. Cette loi est souvent nglige ; nanmoins, quand on se plaint de son infraction, on embarrasse le mandarin, pour peu quil cherche conniver. Le
546
mandarin ne put donc se dispenser de rpondre la requte, et les parties furent cites. Comme cette gnreuse nophyte sait lire, ce qui est ici aussi rare parmi les personnes du sexe, quil est ordinaire parmi les hommes, on trouva le moyen de lui faire tenir plusieurs billets qui lui donnaient avis des mesures quon avait prises. Elle fut conduite laudience, o elle soutint que presque aussitt aprs la mort de son mari, elle avait t enleve de force ; Preuve de cela, dit-elle, cest que me trouvant alors sans dfense, je mordis lpaule celui qui menleva et qui me jeta dans la chaise cest ce quil est ais de vrifier. Comme le mandarin biaisait et quil cherchait des tempraments pour accommoder laffaire, elle tira des ciseaux et fit semblant de vouloir se couper les cheveux, pour lui faire entendre quelle aimait mieux renoncer tout fait au mariage, que de consentir tre lpouse de celui qui lavait ravie. Le mandarin se vit oblig de prononcer, et il ordonna quelle serait mise en libert. Tout tait fini, ce semble, aprs ce jugement, et les chrtiens se retirrent fort satisfaits. Mais leur joie fut bien courte. A peine cette pauvre femme fut-elle dans la rue, quon lenleva une seconde fois. On comprit aisment que ce ravisseur injuste se sentait appuy. La nophyte sabandonna de nouveau toute sa douleur, laquelle, jointe aux insomnies et labstinence, lui causa une fivre des plus violentes. Alors son prtendu mari consentit la remettre entre les mains de celui qui le rembourserait de son argent. Le chrtien qui avait promis de lpouser accepta la condition, et cest ainsi que se termina cette fcheuse affaire. Notre nophyte fut longtemps ladmiration des Chinois, ils ne parlaient delle que comme dune hrone. A mon arrive King-te-tching, je baptisai sa petite fille, dont le salut avait couru tant de risques. Vous voyez, mon rvrend Pre, combien il y a dobstacles surmonter pour embrasser ou conserver la foi au milieu de ces nations
547
infidles, au lieu que dans le rgne de lglise, pour se damner, il faut en quelque sorte sobstiner sa perte, et franchir toutes les barrires que les lois ecclsiastiques et civiles opposent au libertinage. On trouve chaque pas de pieux monuments qui prchent la vertu et qui inspirent lhorreur du vice. Mais ici, combien de sortes de professions auxquelles il faut absolument renoncer quand on veut se faire
p.248
chrtien ! et o
trouver des ressources pour subsister ? Un de nos missionnaires a baptis depuis peu deux bonzes ; jen baptiserai un, dans trois ou quatre jours, qui est sorti de son monastre, et qui a quitt lhabit de bonze ; nous regardons la conversion de ces gens-l comme un miracle de la grce de Jsus-Christ ; non pas quil soit difficile de leur persuader la vrit et la ncessit de notre sainte religion, mais cest qutant la plupart sur lge, et incapables de faire autre chose que de mendier leur vie avec quelque sorte dhonneur, ils ne peuvent se rsoudre une mendicit qui devient honteuse hors de leur profession de bonze. Nanmoins il arrive, je ne sais comment, quon sendurcit sur laveuglement des bonzes aussi bien que sur celui des magiciens et de ceux qui disent la bonne fortune, lesquels inondent cet empire. Ce qui nous touche infiniment, cest de voir les cueils continuels que nos chrtiens de tout tat ont viter pour se maintenir purs de toute superstition. Il faut quils aient toujours en main, ainsi que sexprime laptre, les armes de la justice pour se dfendre droite et gauche
1
de superstitions qui rgnent dans la forme des contrats, dans les corves quon impose, dans les voyages qui se font de compagnie, dans les rjouissances et les ftes publiques, dans les maladies populaires, dans les grandes calamits causes par la scheresse ou par la pluie, dans les crmonies des mariages, dans lappareil des obsques, et, pour sen prserver, nos nophytes sont souvent obligs de renoncer un gain considrable, de rompre avec des amis ou avec des parents, de perdre un protecteur, de rsister un matre, ou de sexposer la colre dun magistrat. Aprs tout, les Chinois, devenus une fois
548
chrtiens, trouvent dans leur foi des armes puissantes pour vaincre tous ces diffrents obstacles. Mais quels stratagmes ridicules les ministres de Satan nont-ils pas recours pour aliner les esprits du christianisme ! Il semble que le commerce que les marchands de porcelaine font aux Indes et aux Philippines ne serve qu confirmer les extravagances qui se dbitent contre la religion. Les Chinois idoltres venus de Manille, de Malacca, de Batavie, veulent paratre instruits de nos pratiques, et donnent cours une infinit de calomnies telles que sont celles-ci, par exemple : que nous arrachons les yeux aux malades (ils parlent de lextrme-onction que nous leur donnons) ; que nous tramons sourdement une rvolte pour nous emparer de lempire ; que nous faisons des disciples force dargent ; que largent ne nous manque pas, puisque nous avons le secret de le contrefaire ; enfin, que notre religion est infme, et que les deux sexes se trouvent confondus dans des assembles secrtes. Tout cela se dbite King-te-tching, et nuit infiniment au progrs de la foi. Je viens dapprendre tout rcemment quon avait tch de sduire par de semblables extravagances quelques nophytes qui ont reu cette anne le baptme. Un Chinois tant all voir un de ses amis son retour de Manille, aperut limage du Sauveur qui tait place dans lendroit o il mettait ses idoles avant sa conversion. Je sais, lui dit-il, quel est ce Yesou (cest ainsi quils prononcent le saint nom de Jsus), je viens dun pays de chrtiens, et je suis au fait de tout ce qui concerne leur religion. Pauvre aveugle, ne voyez-vous pas que ce que vous adorez est le heou-tsin, cest--dire lesprit singe, dont parle un de nos livres, qui fut chass du ciel pour avoir voulu y dominer ? Il embellit cette fable avec une confiance capable dimposer un esprit crdule. Mais comme on lui proposa de venir lglise pour mentretenir, il le refusa, et le chrtien, indign de ses blasphmes, jugea, de son refus, que ctait un fourbe qui feignait dtre instruit de nos mystres pour le pervertir.
549
Un autre marchand, venu de Batavie, assurait un nophyte quil avait dcouvert le vritable dessein des prdicateurs de lvangile. Ils viennent chez nous, disait-il, pour faire des recrues dmes, dont il y a disette en Europe. Quand il meurt des chrtiens dans cet empire, comme ils se sont livrs aux Europens en recevant le baptme, ils ne peuvent leur chapper ; par le moyen de certains sorts quils jettent sur les mes, ils les forcent de passer en Europe. Voyez, ajoutait-il quoi on sengage quand on se fait chrtien. Comme on trouve la Chine des gens assez insenss pour dbiter ces imaginations ridicules, il sen trouve aussi dassez crdules pour y
p.249
ajouter foi, ou du moins pour former des doutes qui les loignent du christianisme. Le lien-tan, ou le secret de faire de largent, quon attribue aux chrtiens, est une autre calomnie qui empche la conversion de beaucoup dinfidles. La Chine a ses souffleurs, et ce mtier, auquel on se ruine infailliblement, ny est gure moins dcri que le peut tre celui de faux-monnayeur en Europe. Comme il y en a qui disent que nous arrachons les yeux des chrtiens pour en faire des lunettes, dautres prtendent que ces yeux arrachs ont la vertu de transformer le cuivre blanc en argent. Cependant cette calomnie a donn lieu la conversion dune nombreuse famille, et le pre du mensonge a t vaincu par ses propres armes. Le chef de cette famille possdait une charge dans un tribunal de mandarins, et il avait souvent essay de faire de largent. Un chrtien alla le trouver, et sinsinua dans ses bonnes grces en flattant sa passion. Je suis chrtien, lui dit-il, et jai sujet de croire que dans ma religion on a le secret du lien-tan. Si vous deveniez chrtien comme moi, sans doute que ce secret vous serait communiqu. Lofficier agra la proposition, et se mit lire quelques livres qui
550
traitent de la religion ; il les gota, il avoua mme quil tait persuad que ceux qui avaient de si belles connaissances sur lorigine et la nature des choses, avaient aussi ladmirable secret du lien-tan. Vous avez raison, reprit le chrtien, mais ne croyez pas quon vous confie jamais ce secret, que vous ne donniez des preuves certaines de votre habilet dans les matires de la religion. Il continua donc sinstruire, et peu peu avec le secours de la grce, il fut convaincu de la vrit de notre sainte religion et du prix inestimable des biens quelle promet ceux qui la suivent. On lui dcouvrit alors le stratagme, et il sut bon gr celui qui lavait ainsi tromp. Toute sa famille, gagne par ses instructions, a t baptise. Je ne laissai pas de blmer la conduite du nophyte qui avait us dun pareil artifice ; car outre le mensonge dont il stait rendu coupable, il appuyait encore des soupons qui ne sont que trop prjudiciables la propagation de la foi. Aprs vous avoir entretenu de la chrtient de King-te-tching en particulier, il faut vous dire quelque chose de la mission de la Chine en gnral. Elle fut il y a trois ans, sur le penchant de sa ruine par la malignit dun des plus puissants et des plus cruels ennemis du christianisme ; mais la main du Seigneur la protgea dune manire sensible dans le temps mme que nous avions le plus de sujet de nous alarmer. Jentrerai sur cela dans un dtail que je ne puis refuser au zle que vous avez pour cette chre mission. Vous compatirez sans doute la triste situation o nous nous trouvmes alors, et vous bnirez les misricordes du Seigneur qui a confondu dune manire si avantageuse la religion un ennemi accrdit. Ce fut le 23 dcembre de lanne 1711, que Fan-tchao-tso mandarin et lun des censeurs de lempire, attaqua ouvertement le christianisme, et prit le dessein de le faire proscrire de toute la Chine. Le devoir des censeurs publics est davertir des dsordres qui se glissent dans ltat, de relever les fautes des magistrats, et de ne pas pargner la personne de lempereur, lorsquils le croient rprhensible. Ils se font
551
extrmement redouter, et je sais des traits tonnants de leur hardiesse et de leur fermet. On a vu accuser des vice-rois tartares, quoiquils fussent sous la protection de lempereur. Il est mme assez ordinaire que ces sortes de censeurs, soit par enttement, soit par vanit, aiment mieux tomber dans la disgrce du prince et tre mis mort, que de se dsister de leurs poursuites, quand ils croient quelles sont conformes lquit et aux rgles dun sage gouvernement. Le censeur Fan avait naturellement de laversion pour le
christianisme ; la constance dune jeune nophyte fut la cause innocente des mesures violentes auxquelles il se dtermina pour perdre absolument tous les chrtiens de lempire. Les jsuites franais ont une chrtient nouvelle dans une ville nomme Ouen-ngan, qui nest qu vingt-quatre lieues de Pkin. Cest la patrie du censeur. Il avait un petit-fils assez affectionn au christianisme, qui pousa une jeune nophyte ; on tait convenu avec lui et avec ses parents quelle aurait une libert entire de pratiquer les exercices de sa religion. Cependant le jour mme que se fit le mariage, aprs quelques crmonies indiffrentes, on la conduisit dans une chambre o il y avait plusieurs idoles bien ornes. On lui proposa de les honorer, et comme elle le refusait constamment, sa belle-mre et
p.250
parentes usrent de violence pour la forcer malgr elle de baisser la tte et dadorer les idoles. Aprs bien des efforts inutiles, voyant quelles ne gagnaient rien sur son esprit ni par leurs caresses ni par leurs menaces, elles la traitrent pendant plusieurs jours avec toute sorte de rigueur ; mais la nophyte demeura toujours ferme, et cest ce qui offensa infiniment le censeur, grand-pre du nouveau mari. Il dressa sur-le-champ une requte contre la religion chrtienne, et il la prsenta lempereur, le jour que ce prince devait partir pour la chasse. Lempereur reut la requte, et mit au bas, selon la coutume, quatre lettres qui signifient que le ly-pou
1
552
aussitt cette triste nouvelle, en me priant dordonner des prires, parce que la religion tait dans un extrme danger. Vous verrez, me mandait-il, dans la gazette publique, la requte de ce censeur, il ne se peut rien imaginer de plus violent. Pour comble de disgrce, lempereur a renvoy lexamen de cette affaire au ly-pou, et vous savez combien ce tribunal est peu favorable la religion. Sil rpond dans quinze jours, ainsi quil a accoutum de faire, lempereur ne sera pas de retour, et si la rponse nous est contraire, quel sera notre embarras ? Peu de jours aprs, cest--dire le 14 janvier, le mme pre mcrivit pour minformer dun vnement qui na pu tre mnag que par la divine Providence. Laffaire, me disait-il, que le censeur Fan nous a suscite, nest pas encore finie : mais elle nest pas dsespre. Ce mme censeur vient de prsenter lempereur un autre mmoire sur les digues de Ouen-ngan et de Pa-tcheou, qui sont proprement louvrage de lempereur ; et il propose douvrir un canal pour y recevoir la rivire. Sa Majest a rpondu ce mmoire par un assez long raisonnement, qui tend prouver que le censeur est un homme ignorant et inconsidr. Cest ainsi que finit le tchi ou la rponse de lempereur, comme vous le lirez dans la gazette : Fan-tchao-tso nentend pas laffaire des digues ; ce quil propose sur le nouveau canal est impraticable ; cest un tourdi qui ne sait ce quil dit, et qui cherche brouiller. Tout ce quil a reprsent ne convient nullement ; quon lui fasse une verte rprimande. Les chrtiens ont grand soin de publier ce tchi imprial, et nous de le montrer au ly-pou car laffaire des digues est du ressort dun autre tribunal. On nous fait bien esprer ; je crains nanmoins que la dlibration ne finisse par quelque
553
clause peu avantageuse la religion, car ces messieurs ne veulent presque jamais donner tort aux censeurs ; ils craignent dtre accuss eux-mmes. Nous avions fait un mmoire pour tre prsent lempereur ; nul de nos amis na voulu sen charger : ils disent pour raison quil faut attendre la rponse du tribunal auquel Sa Majest a renvoy laffaire. Enfin, je reus une troisime lettre du pre Parennin, date du 21 janvier, qui tait conue en ces termes : Je sais quelle est votre inquitude sur laffaire prsente : je joins ici en chinois la dlibration du ly-pou ; elle partit le 18 pour la Tartarie ; la rponse peut venir dans trois jours. Lempereur na qu dire Y Y, que cela soit ainsi. Nous sommes contents. Dieu nous a bien secourus, et que dactions de grces ne lui devons-nous pas ! Le prsident du ly-pou nous a envoy par son fils la dlibration, afin de la mettre dans nos archives, ne doutant pas quelle ne soit confirme par lempereur. Hier, trois des conseillers nous firent avertir quils viendraient aujourdhui pour nous en fliciter ; nous prparons quelques curiosits dEurope pour leur en faire des prsents avant que de leur rendre la visite. On a peine concevoir que le ly-pou qui nous a toujours t infiniment oppos, soit devenu si favorable dans cette occasion : lempereur, on la sattendait bien que anne ldit de accord son par trente-unime rgne,
empcherait ce tribunal de proscrire la religion chrtienne ; mais on avait tout lieu de craindre que, conformment la requte du censeur, il ne mt des clauses tout fait contraires la publication de lvangile ; quil ne dfendt, par exemple, aux femmes de venir lglise, aux chrtiens de mettre sur la porte de leurs maisons le saint nom de Jsus ou limage de la croix, davoir des images de Notre-Seigneur et de la trs sainte Vierge dans leurs appartements, etc. Une rforme de
554
cette nature et ruin le christianisme. La dlibration du lypou fut envoye en Chine aux colaos 1,
p.251
qui
lapprouvrent, et la traduisirent en tartare pour lenvoyer Sa Majest. La lettre du pre Parennin finit par ces mots consolants : Le tchi imprial est venu, il est tel que nous le souhaitons, Dieu en soit jamais bni. Ces rponses du ly-pou et de lempereur vont tre publies dans toutes les gazettes, et rien ne sera plus honorable la religion. Dans une autre lettre du 28, il me parlait ainsi : Lempereur est de retour, et nous emes lhonneur de le remercier avant-hier ; il ne nous dit mot, mais avant-hier il nous envoya le tchao, le tchang et les deux ouang (ce sont quatre mandarins), qui, nous ayant fait mettre genoux, nous donnrent les avis suivants : Vous tes milliers dans cet empire, qui suivez la loi chrtienne ; il y en a parmi vous de sages, et dautres qui ne le sont pas ; soyez sur vos gardes pour ne point donner prise vos ennemis. Nous leur rpondmes, que nous tions infiniment obligs lempereur des bonts dont il nous ; que Sa Majest voulait notre bien, et que nous ne fissions point de faute ; que nous tions rsolus de redoubler nos prcautions pour ne donner aucun sujet de plainte. Cest l tout ce que jai appris de la cour touchant le
commencement, le progrs et la fin de laccusation faite par le censeur de lempire. Comme le matre des postes est chrtien, il na pas manqu de faire imprimer dans les gazettes la requte du censeur Fan sur les digues, et les rprimandes qui lui ont t faites de la part de lempereur ; mais il na rien dit de celle que ce censeur a prsente
1 Ministres dtat.
555
contre le christianisme. Il ny a que dans la province de Cham-si, o est le pre du Tartre, que les gazettes en parlaient dans un grand dtail. Des officiers du mandarin firent plus, ils rpandirent des copies de cette requte ; et pour jeter la consternation parmi les fidles, ils y ajoutrent de leur faon une rponse de lempereur, qui proscrivait la religion chrtienne de ses tats. Cet crit fut port au pre du Tartre, qui men crivit dans les termes suivants : Jai quelque soupon que cette rponse impriale est suppose ; ce nest pas la premire fois que les infidles auraient employ un semblable artifice. Quoi quil en soit, nous sommes entre les mains de Dieu, et, grce sa misricorde, je nen suis pas plus mu. On ne nous accuse, dans la requte du censeur, que davoir prch Jsus-Christ, et Jsus-Christ crucifi ; que nous avons entrepris de le faire adorer dans ses images, au grand mpris de la doctrine de : si nous souffrons, nous aurons le bonheur de souffrir pour des articles de notre foi. Jai fait mettre en gros caractres, dans lglise, lcrit chinois que le pre Adam Schall, ce quon dit, adressa autrefois lempereur mme pour linstruire du mystre de lincarnation et de la maternit de la sainte Vierge ; ce sont les deux principaux articles de laccusation du censeur, et nous devons confesser hautement que ce sont aussi les deux principaux articles de notre foi. Mes chrtiens sont tout disposs souffrir les plus cruels tourments pour une pareille cause. Quoique ldit de lempereur, vrai ou suppos, me soit venu immdiatement du tribunal dun grand mandarin, on nagit point encore en consquence, et cest ce qui me le rend suspect, moins que ce ne soit un de ces crits avant-coureurs, lesquels prcdent lauthentique de lempereur, qui doit maner par la voie des tribunaux de Pkin. Le pre du Tartre mcrivit le jour suivant une seconde lettre en ces termes :
556
Lauteur de ce faux dit imprial sachant que jinstruisais les missionnaires de Pkin de tout ce qui se passait est venu me dcouvrir sa supercherie, et me prier de nen point parler. Je ne vous cite ces divers extraits de lettres, que pour vous faire connatre ce que contenait la requte du censeur. Jajouterai quelques particularits lide gnrale quen vient de donner le pre du Tartre. Les Europens, dit ce censeur, dbitent dans lempire une doctrine fausse et dangereuse : ils enseignent que le Seigneur du ciel est n en Jude, au temps que Han-gai-ti rgnait la Chine ; quil a pris le plus pur sang dune fille sainte et vierge, nomme Ma-li-ya ; quil en a form un corps humain, quil lui a donn lme dun homme, quil sappelle Jsus ; quayant vcu trente-trois ans, il a souffert sur une croix, quil y a expi les pchs des hommes. Nous navons pas cette croyance, et anciennement on ne la point eue : ceux qui embrassent cette loi reoivent, selon eux, le saint baptme ; les anciens chrtiens sont instruits des mystres secrets ; ils boivent la sainte substance : je ne sais quelle sorte de magie ce
p.252
quand ils parlent deux-mmes, ils sappellent hommes pcheurs. Il parle ensuite de nos ftes, de nos assembles, des instructions quon y fait ; et il emploie des termes peu convenables quil a tirs des sectes Fo et Tao. Ils sassemblent, dit-il, par troupes, et cela durant la nuit ; le jour ils se sparent. (Je crois quil fait allusion aux solennits de Nol et de la nuit du jeudi saint.) Dans les assembles, le matre et le valet sont assis ple-mle ; les hommes et les femmes se trouvent runis dans la mme glise ; ils parlent avec peu de respect de nos saints et de nos sages ; enfin, ils ne gardent point les coutumes de lempire ; ils en ont de particulires quils observent, et ils ont des livres qui leur sont propres.
557
Aprs avoir lou le gouvernement, la morale et la doctrine de lempire, quoi, dit-il, il faut absolument sen tenir, il poursuit ainsi : Ces chrtiens sont la plupart des gens pauvres ou dune condition mdiocre ; ils ont dans leurs maisons des images du Dieu quils adorent ; ils y rcitent leurs prires, ils mettent des croix sur leurs portes. Nest-ce pas l renverser le gouvernement ? Les Europens savent lastronomie et lalgbre. Votre Majest les emploie utilement. Pourquoi se mlent-ils de troubler la Chine, en voulant la rformer, dintroduire de nouvelles doctrines et de sduire un peuple crdule ? Est-ce que notre ancienne doctrine nest pas suffisante ? Il y a grand nombre de ces chrtiens dans le voisinage de la cour, et si lon ne soppose que mollement leurs progrs, le mal se rpandra partout, et ils inonderont lempire. On voit mme beaucoup de lettrs embrasser cette religion. Or, voici quel est mon avis quon dfende trs svrement au peuple de mettre sur les portes de leur maison aucune marque de la religion chrtienne, ou davoir chez eux des images ; quon les arrache et quon les mette en pices partout o on les trouvera ; quon ne permette plus aux chrtiens de sassembler ni le jour ni la nuit pour les entretiens et les fonctions de leur religion ; enfin, quon publie que les transgresseurs de ces ordres seront punis selon toute la svrit des lois, et que leurs parents seront mis mort. Telle tait la requte du censeur Fan. Le ly-pou en faisant lextrait de cette requte ne daigna pas rapporter certains articles qui sont galement faux et odieux. Par exemple, que les hommes et les femmes sassemblent dans une mme glise. Il ne fit pas mention non plus de nos mystres, et il ne cite de la requte que ce qui tend directement appuyer les dfenses qui en font la conclusion. Pour rpondre ce censeur, on commence par citer les dits antrieurs donns en faveur de la religion, par lesquels il est permis de la prcher et de lexercer. Ce tribunal, en citant ces dits, dit quil ne
558
sait ce que cest que de varier dans ses rponses, pour montrer que les dits prcdents, nayant pas t donns lgrement, ne devaient pas aussi tre rvoqus sans de fortes raisons. Il appuie principalement sa rponse sur ldit que porta lempereur la trente-unime anne de son rgne, et il en fait le prcis en neuf lignes ; il stend sur les services que les Europens ont rendus lempire et il rend tmoignage de leur sage conduite. Enfin, aprs avoir cit les dits, o les prdicateurs de lvangile sont lous, autoriss et dclars exempts de tout reproche et incapables de troubler ltat, le tribunal conclut ainsi en peu de mots mais dune manire claire, et qui ne laisse ni doute ni embarras : La requte du censeur Fan, par laquelle il demande quon proscrive la religion chrtienne, nest pas recevable, et lon ne doit y avoir nul gard. Cela nous parat ainsi ; nous le dclarons Votre Majest nous attendons avec respect sa dcision. La dcision de lempereur fut conforme au sentiment du tribunal il rpondit : Cela est bien ; telle est ma volont ; je confirme cet ordre, quil soit enregistr ; car ces deux lettres impriales Y Y, peuvent avoir tous ces sens qui reviennent au mme. Je suis encore aujourdhui tout occup de la protection singulire que Dieu nous a donne dans une conjoncture si fcheuse, et je regarde comme le fruit des prires de tant de saintes mes, qui, loin de la Chine, lvent continuellement les mains au ciel pour la conservation de cette glise. Peut-tre aussi que le Seigneur, touch des larmes et des souffrances de cette jeune chrtienne de notre mission franaise de Ouen ngan, a permis que le censeur saveuglt jusquau point de prsenter une seconde requte contre des ouvrages impriaux. Cette seconde requte na pas peu servi faire chouer la premire. Du moins elle a fait connatre aux
p.253
559
lempereur navait si fort clat contre la requte sur les digues, que parce quil tait offens de laccusation faite contre la religion chrtienne, quil protge hautement, et plus encore que les Chinois ne se limaginent, la politique ne lui permettant pas de sen expliquer trop ouvertement. Ce sont l sans doute les raisons qui ont dtermin le tribunal des rits nous tre favorable. Les mandarins qui le composent ont port deux-mmes un jugement conforme aux inclinations du prince ; et par l ils ont voulu sattirer des loges de sa part, et quelque marque de reconnaissance de la ntre. Je crois mme quils ont regard ce jugement comme une espce de rcompense des services que lempereur a tirs et tire actuellement des missionnaires, dont plusieurs sont occups depuis quelques annes, tracer la carte gographique de son vaste empire. Les pres Jartoux et Rgis y travaillent encore avec des fatigues incroyables. Mais quoi lEurope ne nous exhortera-telle pas pour le service dun si grand monarque, et pour aplanir de plus en plus le chemin la prdication de lvangile ? De tout ce que je viens de rapporter, mon rvrend Pre, vous voyez que la chrtient de la Chine est trs nombreuse et que la religion est sur le point de faire encore de plus grands progrs ; que cest l mme ce que les gentils apprhendent. Hlas ! pourquoi le monde chrtien ne sempresse-t-il pas davantage seconder ces progrs ? Vous voyez encore que nous ne cachons pas nos nophytes nos saints mystres de lincarnation de la mort et de la passion du Sauveur. Faut-il que nos frres nous calomnient en Europe, tandis que les paens nous en font un crime leurs tribunaux ? Enfin, vous voyez quelle est la ferveur et la fermet de nos chrtiens : cette jeune nophyte perscute, et toujours inbranlable dans sa foi, trouverait une infinit dautres qui imiteraient sa constance, si loccasion sen prsentait. Elle ne sest peut-tre soutenue dans ce rude combat que par les exemples des dames chrtiennes quelle a eus devant les yeux. Car lglise de la Chine a ses confesseurs : cette
560
mission de Jao-tcheou, o je suis, en compte plusieurs de lun et de lautre sexe. Les chrtiens du pre du Tartre ont t mis souvent ces sortes dpreuves par les infidles, et ce quil rapporte de la disposition o ils taient loccasion de la requte du censeur Fan, nest pas en eux une ferveur nouvelle et passagre. Je vous demande pour eux et pour moi un peu de part dans vos saints sacrifices, en lunion desquels je suis avec bien du respect, etc.
561
A Kieou-kian-fou, dans la province du Kiam-si, au mois daot 1715 Mon rvrend Pre,
La paix de Notre Seigneur.
Jai reu tout la fois les deux lettres que vous mavez fait lhonneur de mcrire dans les annes 1713 et 1714. Que je suis consol de voir quune absence aussi longue et la distance de plusieurs mille lieues ne maient pas encore effac de votre cher souvenir Je vous avouerai pourtant que jai t encore plus sensible au zle que vous faites paratre pour cette mission. La vaste tendue du pays, la multitude innombrable des peuples qui lhabitent, les paisses tnbres dans lesquelles ils vivent, le peu de secours que nous avons pour les en retirer, les obstacles infinis qui augmentent chaque jour, ne nous permettent presque pas de goter le plaisir si touchant que donne le souvenir de nos plus tendres amis. Je ne prtends pas vous exposer, dans cette lettre, le dplorable tat o se trouvent ces missions : le dtail que je vous ferais des glises pilles, des autels profans, des idoles mises la place du Dieu vivant, des ministres de Jsus-Christ indignement traits par les infidles, suites funestes des divisions prsentes ; ce dtail augmenterait sans doute votre zle mais en mme temps il vous causerait la plus vive douleur. A peine mest-il permis, depuis environ quatre ans, de vaquer, comme je le souhaiterais, aux fonctions de missionnaire. Lempereur ma fait travailler tout ce temps-l la
p.254
carte de la Chine. Sa
Majest y a employ en diffrents temps, neuf missionnaires, sept franais, dont six sont de notre compagnie ; savoir, les pres Bouvet, Rgis, Jartoux, de Tartre, Hinderer et moi, avec le rvrend pre
562
Bonjour Fabri, augustin. Les deux autres sont le pre Fredelli, allemand, et le pre Cardoso, portugais, tous deux jsuites. Je sais quon attend avec impatience en Europe le fruit de ces travaux : on sera content de nous, mais il faut nous donner encore quelque temps. Les quatre provinces qui nous sont chues en partage aux pres Regis, Hinderer et moi, sont sans contredit les plus belles, les plus riches et les plus importantes de cet empire. Ce sont les provinces du Ho-nan, du Kiang-nan
1
Formose et toutes les les de ces ctes. Ces les sont la plupart striles, incultes et inhabites. Vous ne vous attendez pas, mon rvrend Pre, que je vous fasse un rcit exact de tout ce que nous avons remarqu dans nos courses, je passerais les bornes dune lettre ; je me contenterai de vous faire part de mes dernires occupations, cest-dire du voyage que nous avons fait lle de Formose, appele par les Chinois Miouan, et de ce que nous y avons remarqu de particulier. Il est peu de pays dans le monde dont on nait fait en Europe des relations dtailles. Formose, tout loigne quelle en est, et quoique peu considrable en elle-mme ny est pas tout fait inconnue. Cependant il est difficile que nos voyageurs donnent des connaissances bien exactes des lieux o ils ont t ; ils ne demeurent dordinaire que dans les ports ou sur les ctes, et ils ne peuvent parler, que de ce quils ont vu, ou de ce quils ont appris des peuples avec lesquels ils ont eu quelque habitude. Ces connaissances sont fort bornes. Quand on pntre dans les terres, on sent combien les murs et les usages de leurs habitants ressemblent peu aux murs et aux coutumes de ceux qui demeurent sur les bords de la mer. On y trouve quelquefois autant de diffrence quil y en a entre lEurope et les trois autres parties du monde. Cest ce qui fait que ces relations sont souvent dfectueuses. Les missionnaires eux-mmes, quoique beaucoup mieux instruits, ne voient quune petite tendue de pays et, sans sortir de la Chine, un des plus vastes empires qui soient au monde, il ny a point de province o
563
les missionnaires naient port la foi, ni de villes considrables quils naient parcourues. Cependant, parce que leurs voyages se font presque toujours dans des barques, do ils ne sortent que pour se rendre dans la maison de quelque chrtien, ou dans quelque glise, la description quils ont faite de cet empire nest pas exempte de dfaut. Nous serons en cela plus heureux que nos prdcesseurs. La visite que nous avons faite de tous les lieux, grands et petits, villes, bourgs, villages, rivires, lacs, montagnes, etc., de cet empire, les secours que chaque mandarin avait ordre de nous donner, et les soins que nous nous sommes donns nous-mmes pour que rien nchappt nos recherches, nous persuadent que lEurope naura rien souhaiter en ce genre. Le troisime du mois davril de lanne 1714, les pres Rgis, Hinderer et moi, nous nous embarqumes Hia-men : cest un port de mer de la province de Fou-kien quon appelle en Europe Emouy. Quatre mandarins tartares nomms par lempereur nous accompagnrent dans cette expdition gographique. Notre petite escadre tait de quinze vaisseaux de guerre ; il y avait dans chaque vaisseau cinquante soldats, qui taient commands par un mandarin de guerre chinois, et quatre autres officiers subalternes. Ne pensez pas, au reste, mon rvrend Pre, que les vaisseaux de guerre chinois puissent se comparer aux ntres ; les plus gros ne sont pas au-dessus de 250 300 tonneaux de port. Ce ne sont, proprement parler, que des barques plates deux mts ; ils ne passent pas 80 90 pieds de longueur, 60 70 de ltrave ltambot, 10 15 pieds de longueur la faon davant sur 7 8 pieds de hauteur ; 7 8 pieds de largeur la faon darrire, sur une gale hauteur ; 12 15 pieds de largeur au-dehors des membres du vaisseau ; 7 8 pieds de profondeur depuis la quille en droite ligne, jusquau bout du bau. La proue coupe, et sans peron, est releve en haut de deux espces dailerons en forme de cornes, qui font une forme assez bizarre : la poupe est ouverte en dehors par le milieu, afin que le gouvernail y soit couvert des coups
p.255
564
pieds, peut aisment slever et sabaisser par le moyen dun cble qui le soutient sur la poupe. Ces vaisseaux nont ni artimon, ni beaupr, ni mts de hune. Toute leur mture consiste dans le grand mt et le mt de misaine, auxquels ils ajoutent quelquefois un fort petit mt de perroquet qui nest pas dun grand secours. Le grand mt est plac peu prs o nous plaons le ntre ; celui de misaine est fort sur lavant. La proportion de lun lautre est communment comme 2 3 et celle du grand mt au vaisseau ne va jamais au-dessous, tant ordinairement plus de deux tiers de toute la longueur du vaisseau. Leurs voiles sont faites de nattes de bambou, ou dune espce de cannes communes la Chine, lesquelles se divisent par feuilles en forme de tablettes arrtes dans chaque jointure par des perches qui sont aussi de bambou. En haut et en bas sont deux pices de bois ; celle den haut sert de vergue ; celle den bas, faite en forme de planche, et large dun pied et davantage, sur cinq six pouces dpaisseur, retient la voile, lorsquon la veut hisser ou quon la veut ramasser. Ces sortes de btiments ne sont nullement bon voiliers ; ils tiennent cependant beaucoup mieux le vent que les ntres ; cela vient de la raideur de leurs voiles, qui ne cdent point au vent ; mais aussi, comme la construction nen est pas avantageuse, ils perdent, la drive, lavantage quils ont sur nous en ce point. Ils ne calfatent point leurs vaisseaux avec du goudron comme en Europe. Leur calfat est fait dune espce de gomme particulire ; et il est si bon, quun seul puits ou deux, fond de cale du vaisseau suffit pour le tenir sec. Jusquici ils nont eu aucune connaissance de la pompe. Leurs ancres ne sont point de fer comme les ntres ; elles sont dun bois dur et pesant, quils appellent pour cela tiemou, cest--dire bois de fer. Ils prtendent que ces ancres valent beaucoup mieux que celles de fer, parce que, disent-ils, celles-ci sont sujettes se fausser, ce qui narrive pas celles de bois quils emploient. Les Chinois nont sur leur bord ni pilote ni matre de manuvre : ce sont les seuls timoniers qui conduisent le vaisseau et qui commandent
565
la manuvre. Cependant ils sont assez bons manuvriers, et bons pilotes ctiers, mais assez mauvais pilotes en haute mer. Ils mettent le cap sur le rhumb quils croient devoir faire ; et, sans se mettre en peine des lans du vaisseau, ils courent ainsi comme ils le jugent propos. Cette ngligence vient de ce quils ne font pas de voyages de long cours ; mais jai prouv que quand ils veulent, ils naviguent assez bien. Je maperus, ds la sortie du port, du peu de soin que se donnait le pilote de mon bord, qui passait pour un des plus expriments de notre escadre. Je lui fis donner quelques avis par lofficier que javais avec moi ; comme je veillai ensuite autant sur le pilote que sur la route, avec un bon compas dEurope pour rgler mon estime durant notre traverse, je remarquai quil gouvernait assez juste. Nous partmes donc le troisime du mois davril de Hia-men ou Emouy. Le vent ntait pas fort favorable ; ce jour-l nous ne fmes que six lieues, et nous allmes mouiller lle de Kien-men, un port nomm Leaolo. Le vent tomba tout fait sur le soir ; mais le lendemain il sleva une tempte qui nous obligea dy rester jusquau neuvime. Nous ne mmes la voile que sur les quatre heures du soir, le vent tant au nord-est et assez frais. Durant notre traverse, nous gouvernmes toujours lest un quart de sud-est, parce que les courants portent extrmement au sud dans cette manche, ce qui fait que la mer y est toujours grosse, surtout en t, qui est le temps de la mousson des vents du sud. Le dixime, sur les cinq six heures du soir, nous commenmes dcouvrir les les de Pong-hou, et sur les neuf heures nous mouillmes labri de la premire le appele Si-ffeyu, o tous les mandarins de guerre de la garnison, qui est de mille hommes effectifs, vinrent nous recevoir la tte de leurs troupes, qui taient sous les armes. Les les de Pong-hou forment un petit archipel de trente-six les striles qui ne sont habites que par la garnison chinoise. Il y a cependant un mandarin de lettres qui y fait sa rsidence pour veiller sur les vaisseaux marchands qui vont ou qui viennent de la Chine Formose, et de Formose la Chine. Le passage de ces vaisseaux est
566
presque continuel, et est dun revenu considrable pour ltat ; nous y abordmes avec plus de soixante vaisseaux marchands qui allaient de la Chine Formose.
p.256
faut y porter, ou de Hia-men ou de Formose, tout ce qui est ncessaire la vie, mme jusquau bois de chauffage. Nous ny avons vu ni buissons ni broussailles ; un seul arbre sauvage en fait tout lornement. Le port y est bon ; il est labri de toute sorte de vents ; son fond est de sable, sans roche et sans aucun danger ; il a bien vingt vingt-cinq brasses de profondeur. Lorsque les Hollandais taient matres du port de Formose, ils avaient construit une espce de fort au bout de la grande le de Pong-hou, sur le port, pour en dfendre lentre ;
567
aujourdhui il nen reste presque plus que le nom Hong-mao-tchai, qui veut dire fort des cheveux roux (cest ainsi quon appelle les Hollandais la Chine). Ce port, quoique dans un pays inculte et inhabit, est absolument ncessaire pour la conservation de Formose, qui na aujourdhui aucun port o les vaisseaux tirant plus de huit pieds puissent aborder. Nous employmes quatre jours prendre les diffrentes situations de ces les, leurs distances et leur grandeur, telles que vous pouvez les voir dans la carte que je joins ici. Nous avons trouv le port de la grande le qui porte particulirement le nom de Pong-hou la hauteur de 23 degrs 28 minutes et 10 secondes, et par la comparaison dEmouy et notre estime, 3 degrs 9 minutes 50 secondes lest du mridien de Pkin, o nous avons tabli le premier mridien par rapport aux cartes de la Chine. Le quinzime davril nous mmes la voile une heure aprs minuit avec un bon vent de nord-est. Aprs avoir doubl la grande le nous fmes la route de lest jusquau jour, de peur de tomber sur les les de Tong-ki et de Si-ki. A la pointe du jour, nous nous trouvmes fort au vent de ces les, et nous commenmes dcouvrir les montagnes de Formose. Alors nous gouvernmes en route. Sur le midi nous entrmes dans le port de Formose, o est la capitale de lle. Tous les mandarins darmes et de lettres nous vinrent recevoir revtus de leurs habits de crmonie. Ils nous traitrent avec toute sorte dhonneur et de distinction, pendant un mois entier que nous employmes tracer la carte de ce qui appartient la Chine dans cette le. Aprs avoir demeur deux jours dans la capitale afin dy rgler toutes choses avec les mandarins du lieu, nous nous sparmes. Les pres Rgis et Hinderer et deux de nos compagnons tartares choisirent la partie du nord de lle ; pour moi, jeus, avec deux autres Tartares qui maccompagnaient, le dpartement de la capitale, toute la partie du sud, et les les de la cte. Toute lle de Formose nest pas sous la domination des Chinois, elle est comme divise en deux parties, est et ouest, par une chane de hautes montagnes qui commence la pointe mridionale de Za-ma-ki-
568
teou, et ne finit proprement qu la mer septentrionale de lle, la forteresse que les Espagnols avaient autrefois fait btir, appele Kilong-tchai par les Chinois. Il ny a que ce qui est louest de ces montagnes qui appartienne la Chine, cest--dire ce qui est renferm entre les 22 degrs 8 minutes et 25 degrs 20 minutes de latitude septentrionale. La partie orientale nest habite, disent les Chinois, que par des barbares ; le pays est montagneux, inculte et sauvage. Le caractre quils nous ont fait des peuples qui lhabitent ne diffre gure de ce quon dit des sauvages de lAmrique. Ils nous les ont dpeints moins brutaux que les Iroquois, beaucoup plus chastes que les Indiens, dun naturel doux et paisible ; saimant les uns les autres, se secourant mutuellement, nullement intresss, ne faisant nul cas de lor ni de largent, dont on dit quils ont plusieurs mines ; mais vindicatifs lexcs, sans loi, sans gouvernement, sans police, ne vivant que de la chasse et de la pche ; enfin sans religion, ne reconnaissant nulle divinit. Tel est le caractre que les Chinois nous ont fait des peuples qui habitent la partie orientale de Formose. Mais comme le Chinois nest pas trop croyable quand il sagit dun peuple tranger, je nose garantir ce portrait, dautant plus quil ny a aujourdhui nulle communication entre les Chinois et ces peuples, et quils se font depuis prs de vingt ans une guerre continuelle. Les Chinois avant mme que davoir subjugu Formose, savaient quil y avait des mines dor dans lle. Ils ne leurent pas plutt soumise leur puissance, quils cherchrent de tous cts ces mines ; comme il ne sen trouva point dans la partie occidentale, dont ils taient les matres, ils prirent la rsolution de les chercher dans la partie orientale, o on
p.257
btiment afin dy aller par mer, ne voulant point sexposer dans des montagnes inconnues, o ils auraient couru risque de la vie. Ils furent reus avec bont de ces insulaires, qui leur offrirent gnreusement leurs maisons, des vivres en abondance, et tout le secours quils pouvaient attendre deux. Les Chinois y demeurrent environ huit
569
jours ; mais tous les soins quils se donnrent pour dcouvrir les mines furent inutiles, soit faute dinterprte qui expliqut leur dessein ces peuples ; soit crainte et politique, ne voulant point faire ombrage une nation qui avait lieu dapprhender la domination chinoise. Quoi quil en soit, de tout lor quils taient alls chercher, ils ne dcouvrirent que quelques lingots exposs dans les cabanes, dont ces pauvres gens faisaient trs peu de cas. Dangereuse tentation pour un Chinois. Cest pourquoi, peu contents du mauvais succs de leur voyage, et impatients de possder ces lingots exposs leurs yeux, ils savisrent du stratagme le plus barbare. Ils quiprent leur vaisseau, et ces bonnes gens leur fournirent qui tait ncessaire pour leur retour. Ensuite ils invitrent leurs htes un grand repas quils avaient prpar, disaient-ils, pour tmoigner leur reconnaissance. Ils firent tant boire ces pauvres gens quils les enivrrent, et comme ils taient plongs dans le sommeil caus par livresse, ils les gorgrent tous, se saisirent des lingots et mirent la voile. Le chef de cette barbare expdition est encore vivant Formose, sans que les Chinois aient song punir un tel forfait. Nanmoins il ne demeura pas absolument impuni, mais les innocents portrent la peine que mritaient les coupables. Le bruit dune action si cruelle ne se fut pas plutt rpandu dans la partie orientale de lle, que ces insulaires entrrent main arme dans la partie septentrionale qui appartient la Chine, massacrrent impitoyablement tout ce quils rencontrrent, hommes, femmes, enfants, et mirent le feu quelques habitations chinoises. Depuis ce temps-l ces deux parties de lle sont continuellement en guerre. Comme jtais oblig daller la vue des habitations de ces insulaires, on me donna deux cents soldats descorte pour tout le temps que jemployai faire la carte de la partie du sud : nonobstant cette prcaution, ils ne laissrent pas de descendre une fois, au nombre de trente quarante, arms de flches et de javelots ; mais comme nous tions beaucoup plus forts queux, ils se retirrent. La partie de Formose que possdent les Chinois mrite certainement le nom quon lui a donn : cest un fort beau pays ; lair y est pur et
570
toujours serein ; il est fertile en toute sorte de grains 1, arros de quantit de petites rivires, lesquelles descendent des montagnes qui la sparent de la partie orientale. La terre y porte abondamment du bl, du riz, etc. On y trouve la plupart des fruits des Indes, des oranges, des bananes, des ananas, des goyaves, des papayas, des cocos etc. La terre porterait aussi nos arbres fruitiers dEurope, si on les y plantait. On y voit des pches, des abricots, des figues, des raisins, des chtaignes, des grenades. Ils cultivent une sorte de melons quils appellent melons deau ; ces melons sont beaucoup plus gros que ceux de lEurope, dune figure oblongue, quelquefois ronde ; la chair en est blanche ou rouge ; ils sont pleins dune eau frache et sucre qui est fort au got des Chinois ; ils ne sont pas cependant comparables ceux qui viennent de Pernambouc, et dont jai mang la Baie de tous les saints, dans lAmrique Mridionale. Le tabac et le sucre y viennent parfaitement bien. Tous ces arbres sont si agrablement arrangs, que lorsque le riz est transplant lordinaire au cordeau et en chiquier, toute cette grande plaine de la partie mridionale ressemble bien moins une simple campagne, qu un vaste jardin que des mains industrieuses ont pris soin de cultiver. Comme le pays na t jusquici habit que par un peuple barbare et nullement polic, les chevaux, les moutons et les chvres y sont fort rares : le cochon mme, si commun la Chine, y est encore assez cher ; mais les poules, les canards, les oies domestiques, y sont en grand nombre ; on y a aussi quantit de bufs : ils servent de monture ordinaire, faute de chevaux, de mulets et dnes ; on les dresse de bonne heure et croiriez-vous, mon rvrend Pre, quils vont le pas aussi bien et aussi vite que les meilleurs chevaux ? Ils ont bride, selle et croupire, qui sont quelquefois de trs grand prix. Ce que je trouvais de plaisant, ctait de voir le Chinois aussi fier sur cette monture que
p.258
A la rserve des cerfs et des singes, quon y voit par troupeaux, les
1 Cette abondance nest-elle pas prfrable lor, pour lequel on commet partout tant
de cruauts et de perfidies ?
571
btes fauves y sont trs rares ; et sil y a des ours, des sangliers, des loups, des tigres et des lopards comme la Chine, ils sont dans les montagnes de la partie de lest ; on nen voit point dans celle de louest. On y voit aussi trs peu doiseaux ; les plus communs sont les faisans, que les chasseurs ne permettent gure de peupler. Enfin je crois quon peut dire que si les eaux des rivires de Formose taient bonnes boire, comme elles sont utiles pour fertiliser les campagnes de riz, il ny aurait rien souhaiter dans cette le ; mais ces eaux sont pour tous les trangers un poison contre lequel on na pu trouver jusquici aucun remde. Un domestique du gouverneur du dpartement du midi, que javais ma suite, homme fort et robuste, se fiant sur la force de sa complexion, ne voulut point croire ce quon lui disait de ces eaux ; il en but, et mourut en moins de cinq jours, sans quaucun cordial ni contre-poison pt le tirer daffaire. Il ny a que les eaux de la capitale dont on puisse boire ; les mandarins du lieu eurent soin den faire voiturer sur des charrettes pour notre usage. Au pied de la montagne qui est au sud-ouest une lieue de Fong-kan-hien, on trouve une source qui produit un petit ruisseau, dont leau est dun bleu blanchtre, et dune infection qui nest pas supportable. Les Chinois divisent les terres quils possdent dans Formose en trois hien ou gouvernements subalternes, qui dpendent de la capitale de lle. Ces trois gouvernements sont Tai-ouan-hien, Fong-kan-hien et Tchu-lo-hien. Chacun a ses officiers particuliers qui dpendent immdiatement du gouverneur-gnral de lle, et celui-ci, de mme que toute lle, est soumis au vice-roi de la province de Foukien, dont Tai-ouan ou Formose fait partie. La capitale quon appelle Tai-ouan-fou est fort peuple, dun grand abord et dun grand commerce. Elle peut se comparer la plupart des meilleures villes et des plus peuples de la Chine. On y trouve tout ce quon peut souhaiter, soit de ce que lle mme fournit, comme le riz, le sucre, le sucre candi, le tabac, le sel, la viande de cerf boucane, qui est fort estime des Chinois ; des fruits de toute espce ; des toiles de diffrentes sortes ; des laines de coton, de chanvre, de lcorce de
572
certains arbres et de certaines plantes qui ressemblent assez lortie ; quantit dherbes mdicinales, dont la plupart sont inconnues en Europe ; soit de ce quon y apporte dailleurs, comme toiles de la Chine
et
des
Indes,
soieries,
vernis,
porcelaines,
diffrents
ouvrages
dEurope, etc. Il y a peu de mriers dans lle, et par consquent peu de soieries du pays et peu de manufactures ; mais le gain considrable de ceux qui ont commenc y faire leur commerce donnera peut-tre lieu a y en tablir dans la suite. Sil tait libre aux Chinois de passer dans lle de Formose pour y fixer leur demeure, je ne doute pas que plusieurs familles ne sy fussent dj transportes ; mais, pour y passer, on a besoin de passe-ports des mandarins de la Chine, et ces passe-ports se vendent bien cher, encore avec cela faut-il donner des cautions. Ce nest pas tout : lorsquon arrive dans lle, il faut encore
573
donner de largent au mandarin, qui est trs attentif examiner ceux qui entrent ou qui sortent. Si on noffre rien ou peu de chose, lon doit sattendre tre renvoy, nonobstant le meilleur passe-port. Cet excs de prcaution vient sans doute de lavidit naturelle quont les Chinois damasser de largent. Nanmoins il faut avouer quil est dune bonne politique dempcher toutes sortes de personnes de passer Formose, surtout les Tartares tant matres de la Chine. Formose est un lieu trs important et si un Chinois sen emparait, il pourrait exciter de grands troubles dans lempire. Aussi les Tartares y tiennent-ils une garnison de dix mille hommes commands par un tsong-ping ou lieutenant-gnral, par deux fou-tsiang ou marchaux de camp, et par plusieurs officiers subalternes, quon a soin de changer tous les trois ans, et mme plus souvent si quelque raison y oblige. Pendant que nous y tions, on changea une brigade de quatre cents hommes, dont le principal officier fut cass pour avoir insult un mandarin de lettres quils prtendaient ne leur pas faire justice sur la mort du frre dun de leurs camarades qui avait t tue peu de jours auparavant. Les rues de la capitale sont presque toutes tires au cordeau, et toutes couvertes, pendant sept huit mois de lanne, pour se dfendre des ardeurs du soleil ; elles ne sont larges que
p.259
de trente
quarante pieds, mais longues de prs dune lieue en certains endroits ; elles sont presque toutes bordes de maisons marchandes et de boutiques ornes de soieries, de porcelaines, de vernis et dautres marchandises admirablement bien ranges, en quoi les Chinois excellent. Ces rues paraissent des galeries charmantes, et il y aurait plaisir de se promener si la foule des passants tait moins grande, et si les rues taient mieux paves. Les maisons sont couvertes de paille et ne sont bties la plupart que de terre et de bambou ; les tentes, dont les rues sont couvertes, ne laissant voir que les boutiques, en tent le dsagrment. La seule maison que les Hollandais y ont leve, lorsquils en taient les matres, est de quelque prix. Cest un grand corps de logis trois tages, dfendu par un rempart de quatre demibastions ; prcaution ncessaire pour les Europens dans ces pays
574
loigns, o lon trouve rarement de lquit et de la bonne foi, et o la fraude et linjustice tiennent souvent lieu de mrite. Cette maison a vue sur le port, et pourrait dans le besoin disputer un dbarquement.
Tai-ouan-fou na ni fortifications ni murailles : les Tartares ne mettent point leurs forces et ne renferment pas leur courage dans lenceinte dun rempart ; ils aiment se battre cheval en rase campagne. Le port est assez bon, labri de tout vent, mais lentre en devient tous les jours plus difficile. Autrefois on pouvait y entrer par deux endroits, lun appel Ta-kiang, o les plus gros vaisseaux flottaient sans peine, et lautre appel Lou-lh-men, dont le fond est de roche et na que neuf dix pieds dans les plus hautes mares. Le premier passage est aujourdhui impraticable : il y a de certains endroits o lon ne trouve pas cinq pieds deau ; le plus quil y en ait va
575
jusqu sept huit pieds, et il se comble tous les jours par les sables que la mer y charrie. Cest par ce Ta-kiang que les vaisseaux hollandais entraient autrefois dans le port, et pour en dfendre lentre aux vaisseaux trangers, ils avaient fait, la pointe de lle qui est au sud de Ta-kiang, une citadelle qui serait excellente si elle ntait pas btie sur le sable ; mais qui tait trs propre se dfendre des ennemis quils avaient le plus craindre, savoir, des Chinois et des Japonais. Je joins ici le plan que jen ai tir. Elle est deux minutes louest de Taiouan-fou, et domine tout le port, o les vaisseaux au-dessus de deux cents tonneaux peuvent entrer. La partie de Formose qui est soumise aux Chinois est compose de deux nations diffrentes : des Chinois et des naturels du pays. Les premiers, attirs par lavidit du gain, y sont venus des diverses provinces de la Chine ; Tai-ouan-fou, Fong-kan-hien et Tchu-lo-hien ne sont habits que par des Chinois ; il ny a de naturels du pays que ceux qui leur servent de domestiques ou, pour mieux dire, desclaves. Outre ces trois villes, les Chinois ont encore plusieurs villages ; mais ils nont aucun fort considrable, la rserve de Ngan-ping-tching. Ce fort est au pied du chteau de Zlande, car cest le nom que les Hollandais donnrent la citadelle dont jai parl ci-dessus. Il y a bien Nganping-tching environ quatre cinq cents familles. On y voit une garnison de deux mille hommes commands par un fou-tsiang ou marchal de camp. Le gouvernement et les murs des Chinois Formose ne diffrent en rien des murs et du gouvernement de la Chine. Ainsi je ne marrterai qu vous faire connatre quel est le gnie et lespce de gouvernement des naturels de lle. Les peuples de Formose qui se sont soumis aux Chinois sont partags en quarante-cinq bourgades ou habitations quon appelle ch : trente-six dans la partie du nord, et neuf dans celle du sud. Les bourgades du nord sont assez peuples, et les maisons, peu de chose prs, sont comme celles des Chinois. Celles du midi ne sont quun amas de cabanes de terre et de bambou couvertes de paille, leves sur une
576
espce destrade haute de trois quatre pieds, bties en forme dun entonnoir renvers, de quinze, vingt, trente, jusqu quarante pieds de diamtre ; quelques-unes sont divises par cloisons. Ils nont dans ces huttes ni chaise, ni banc, ni table, ni lit, ni aucun meuble. Au milieu est une espce de chemine ou de fourneau lev de terre de deux pieds et davantage, sur lequel ils font leur cuisine. Ils se nourrissent dordinaire de riz, de menus grains et de gibier. Ils prennent le gibier la course ou avec leurs armes. Ils courent dune vitesse surprenante : jai t surpris moi-mme de les voir courir plus vite que ne font les chevaux lorsquils courent bride abattue. Cette
p.260
vitesse la
course vient, disent les Chinois, de ce que jusqu lge de quatorze quinze ans ils se serrent extrmement les genoux et les reins. Ils ont pour armes une espce de javelot quils lancent la distance de soixante-dix quatre-vingts pas avec la dernire justesse, et quoique rien ne soit plus simple que leur arc et leurs flches, ils ne laissent pas de tuer un faisan en volant, aussi srement quon le fait en Europe avec le fusil. Ils sont trs malpropres dans leurs repas : ils nont ni plats, ni assiettes, ni cuelles, ni cuillers, ni fourchettes, ni btonnets. Ce quils ont prpar pour leur repas se met simplement sur un ais de bois ou sur une natte, et ils se servent de leurs doigts pour manger, peu prs comme les singes. Ils mangent la chair demi-crue, et, pour peu quelle soit prsente au feu elle leur parat excellente. Pour lit, ils se contentent de cueillir les feuilles fraches dun certain arbre dont je ne sais pas le nom, et qui est fort commun dans le pays ; ils les tendent sur la terre ou sur le plancher de leurs cabanes, et cest l quils prennent leur sommeil. Ils nont pour tout habit quune simple toile, dont ils se couvrent depuis la ceinture jusquaux genoux. Et croiriezvous que lorgueil, si enracin dans le cur de lhomme, trouve le moyen de se nourrir et de sentretenir avec une pareille pauvret ? Croiriez-vous mme quil leur en cote davantage quaux peuples les plus polis et qui se piquent le plus de luxe et de magnificence ? Ceux-ci empruntent le poil des animaux et la soie des vers quils brodent dor et dargent ; ceux-l se servent de leur propre peau, sur laquelle ils gravent plusieurs figures grotesques darbres, danimaux, de fleurs,
577
etc. ; ce qui leur cause des douleurs si vives, quelles seraient capables, me disaient-ils, de leur causer la mort, si lopration se faisait tout de suite et sans discontinuer. Ils y emploient plusieurs mois, et quelquesuns une anne entire. Il faut, durant tout ce temps-l, venir chaque jour se mettre une espce de torture, et cela pour satisfaire le penchant quils ont de se distinguer de la foule ; car il nest pas permis indiffremment toute sorte de personnes de porter ces traits de magnificence : ce privilge ne saccorde qu ceux qui, au jugement des plus considrables de la bourgade, ont surpass les autres la course o la chasse. Nanmoins tous peuvent se noircir les dents, porter des pendants doreilles, des bracelets au-dessus du coude ou au-dessus du poignet, des colliers et des couronnes de petits grains de diffrentes couleurs plusieurs rangs. La couronne se termine par une espce daigrette faite de plumes de coq ou de faisans quils ramassent avec beaucoup de soin. Figurez-vous ces bizarres ornements sur le corps dun homme dune taille aise et dlie, dun teint olivtre, dont les cheveux lisss pendent ngligemment sur les paules, arm dun arc et dun javelot, nayant pour tout habit quune toile de deux trois pieds qui lui entoure le corps depuis la ceinture jusquaux genoux, et vous aurez le vritable portrait dun brave de la partie mridionale de lle de Formose. Dans la partie du nord, comme le climat y est un peu moins chaud, ils se couvrent de la peau des cerfs quils ont tus la chasse, et ils sen font une espce dhabit sans manches, de la figure peu prs dune dalmatique. Ils portent un bonnet en forme de cylindre, fait du pied des feuilles de bananiers, quils ornent de plusieurs couronnes poses les unes sur les autres, et attaches par des bandes fort troites, ou par de petites tresses de diffrentes couleurs : ils ajoutent au-dessus du bonnet, comme ceux du midi, une aigrette de plumes de coq ou de faisan. Leurs mariages nont rien de si barbare. On nachte point les femmes comme la Chine, et on na nul gard au bien quon peut avoir de part et dautre, comme il arrive communment en Europe : les pres
578
et les mres ny entrent presque pour rien. Lorsquun jeune homme veut se marier et quil a trouv une fille qui lui agre, il va plusieurs jours de suite avec un instrument de musique sa porte : si la fille en est contente, elle sort et va joindre celui qui la recherche ; ils conviennent ensemble de leurs articles. Ensuite ils en donnent avis leurs pres et leurs mres. Ceux-ci prparent le festin des noces qui se fait dans la maison de la fille, o le jeune homme reste sans retourner dsormais chez son pre. Ds lors le jeune homme regarde la maison de son beau-pre comme la sienne propre, il en est le soutien, et la maison de son propre pre nest plus son gard que ce quelle est lgard des filles en Europe qui quittent la maison paternelle pour aller demeurer avec leur poux. Aussi ne mettent-ils point leur bonheur
p.261
lesquelles leur procurent des gendres qui deviennent lappui de leur vieillesse. Quoique ces insulaires soient entirement soumis aux Chinois, ils ont encore quelques restes de leur ancien gouvernement. Chaque bourgade se choisit trois ou quatre des plus anciens qui sont le plus en rputation de probit. Ils deviennent par ce choix les chefs et les juges du reste de lhabitation : ce sont eux qui terminent en dernier ressort tous les diffrends et si quelquun refusait de sen tenir leur jugement, il serait chass linstant de la bourgade, sans esprance dy pouvoir jamais rentrer ; et nulle autre bourgade noserait le recevoir. Ils payent en grains leur tribut aux Chinois. Pour rgler ce qui concerne ce tribut, il y a dans chaque bourgade un Chinois qui en apprend la langue, afin de servir dinterprte aux mandarins. Ces interprtes qui devraient procurer le soulagement de ce pauvre peuple, et empcher quil ne soit surcharg, sont eux-mmes dindignes harpies qui les sucent impitoyablement ; ce sont autant de petits tyrans qui poussent bout non seulement la patience de ces insulaires, mais mme celle des mandarins du lieu, qui sont forcs de les laisser dans leurs emplois pour viter de plus grands inconvnients. Cependant de douze bourgades qui staient soumises aux Chinois dans la partie du sud, il ny en a
579
aujourdhui que neuf ; trois se sont rvoltes, ont chass leurs interprtes, ne payent plus de tribut la Chine depuis trois ans, et se sont unies avec ceux de la partie orientale de lle. Cest un fort mauvais exemple, et qui pourrait avoir des suites. Jen touchai un mot au premier mandarin de lettres de Formose, docteur chinois, qui vient dtre fait vice-roi de la province de Fou-kien. Il me rpondit froidement Tant pis, mon rvrend Pre, pour ces barbares, sils veulent rester dans leur barbarie : nous tchons de les rendre hommes, et ils ne le veulent pas, tant pis pour eux, il y a des inconvnients partout. Quelque barbares cependant quils soient, selon certaines maximes du monde chinois, je les crois plus prs de la vraie philosophie que le grand nombre des plus clbres philosophes de la Chine. On ne voit parmi eux, de laveu mme des Chinois, ni fourberie, ni vols, ni querelles, ni procs, que contre leurs interprtes. Ils sont quitables et sentraiment les uns les autres : ce quon donne lun deux il noserait y toucher que ceux qui ont partag avec lui le travail et la peine ne partagent aussi le salaire ; cest de quoi jai t souvent tmoin moimme : ils sont attentifs au moindre signal de ceux qui ont droit de leur commander, ils sont circonspects dans leurs paroles, et dun cur droit et pur. On en peut juger par ce petit trait. Un Chinois que les mandarins du lieu avaient mis ma suite laissa chapper quelques paroles peu santes : un de ces insulaires, qui navait gure que trente ans, et qui savait quelques mots de la langue mandarine, le reprit hardiment, en prsence de tout le monde. Pou-hao, lui dit-il, Cela nest pas bien : ngomen sin tching, nous avons le cur droit, pou-can-choue, pou-can-siang, aucun de nous noserait pas mme le penser ; pou-hao, pouhao, cela nest pas bien, cela nest pas bien. Avant de partir dEmouy, on nous avait dit quil y avait des chrtiens dans Formose : nous nous en sommes informs, et certainement il ny en a aucun parmi les Chinois ; mais il y a apparence quil y en a eu parmi les insulaires, du temps que les Hollandais taient matres du
580
port. Nous en avons trouv plusieurs qui savent la langue des Hollandais, qui lisent leurs livres, et qui en crivant se servent de leurs caractres. Nous avons mme trouv entre leurs mains quelques fragments de nos cinq livres en hollandais. Ils nadorent aucune idole, ils ont mme en horreur tout ce qui y a quelque rapport ; ils ne font aucun acte de religion, et ne rcitent aucune prire. Cependant nous en avons vu qui connaissent un Dieu crateur du ciel et de la terre, un Dieu en trois personnes, Pre, Fils et Saint-Esprit, et qui disent que le premier de tous les hommes sappelait Adam, et la premire des femmes ve, que pour avoir dsobi Dieu ils avaient attir sa colre sur eux et sur tous leurs descendants ; quil est ncessaire davoir recours au baptme pour effacer cette tache ; ils savent mme la formule du baptme. Nanmoins nous navons pu savoir certainement sils baptisaient ou non. Les Chinois qui nous servaient dinterprtes nous ont assur que ds quun enfant leur est n, ils prennent de leau froide et la leur versent sur le corps. Mais comme ces interprtes chinois taient infidles, et que
p.262
dailleurs
ils
ne
savaient
quimparfaitement la langue du pays, nous ne pmes jamais nous en assurer suffisamment. Il parat par ce que nous avons pu tirer deux, quils nont aucune ide des rcompenses ni des peines de lautre vie ; ainsi il est vraisemblable quils nont pas grand soin de baptiser leurs enfants. Nous avons tch, autant que nous le pouvions, de leur enseigner les vrits les plus ncessaires de notre sainte religion : nous avons recommand en particulier ceux qui nous paraissaient le mieux instruits, dinculquer leurs concitoyens ces vrits importantes, et surtout de baptiser les enfants aussitt quils seraient ns, en cas quils eussent quelque esprance de pouvoir les instruire des mystres de la foi quand ils en seraient capables. Nous leur avons laiss la formule du baptme, et cest tout ce que nous avons pu faire. Quelle douleur pour nous, mon rvrend Pre, de nous voir au milieu dune si belle moisson et qui deviendrait trs abondante, si elle avait des ouvriers apostoliques pour la cultiver ; et cependant dtre obligs de labandonner sans esprance de secours ! Il ne peut leur en
581
venir du ct de la Chine dans les circonstances prsentes : en vain at-on tent deux ou trois fois dy passer ; la porte en est ferme aux Europens. Il ny a quun coup de la Providence, ou quune commission pareille la ntre, qui puisse en faciliter lentre. La chose deviendrait plus aise sil y avait quelque port dans la partie de lest. Le pays nest soumis aucune puissance trangre que nous sachions ; le caractre quon nous a fait de ces habitants na rien de fort barbare ; le Japon nen est pas loign. Si ces motifs engageaient des missionnaires y porter les lumires de la foi, il leur serait ais dtendre leur zle dans la partie de louest, surtout dans la mridionale de lle, dont les habitations soumises aux Chinois ne sont, en trois ou quatre endroits, loignes des habitations de lest que denviron une lieue. Comme la conversion de ces pauvres peuples nest pas louvrage des hommes, mais leffet de la misricorde de notre divin matre, tchons de lobtenir par nos prires et par des uvres saintes. Il ne se passe aucun jour que je ne me ressouvienne, au pied des autels, de ces pauvres gens. Plaise la misricorde du Seigneur exaucer les vux que je forme pour leur conversion ! Quoique lle de Formose soit peu loigne de la Chine, nanmoins les Chinois, suivant leur histoire, ne commencrent den avoir connaissance que du temps de lempereur Sivente, de la dynastie des Ming, environ lan de grce 1430, que leunuque Ouan-san-pao, revenant dOccident, y fut jet par la tempte 1. Cet eunuque se trouvant dans une terre trangre, dont le peuple lui semblait aussi barbare que le pays lui paraissait beau, y fit quelque sjour pour en prendre des connaissances dont il pt informer son matre. Mais tout le fruit de ses soins se rduisit quelques plantes et quelques herbes mdicinales quil en rapporta, dont on se sert encore aujourdhui la
1 Des recherches nouvellement faites ont appris que les Chinois connaissaient lle Thai-
ouan, ou Formose, sous les Han, un peu avant lre chrtienne. Elle tait comprise dans les Man-ty, ou pays des barbares mridionaux. Les historiens en font rarement mention, parce que ses habitants nenvoyaient ni ambassades ni tributs lempereur ; mais enfin ils savaient que lle existait. Les Japonais en furent dabord les matres ; puis ce furent les Portugais, qui les Hollandais lenlevrent. Elle a t dclare dpendante de la Chine en 1683.
582
Chine avec succs. La quarante-deuxime anne de lempereur Kia-tsing, lan de grce 1564, le tou-tou ou chef descadre Yu-ta-yeou, croisant sur la mer orientale de la Chine, y rencontra un corsaire nomm Lin-tao-kien, qui stait empar des les de Pong-hou o il avait laiss une partie de son monde. Ctait un homme fier et ambitieux, passionn pour la gloire, et qui cherchait se faire un nom. Il neut pas plutt aperu Yu-ta-yeou, quil va sur lui pleines voiles, lattaque brusquement, et aurait infailliblement dfait lescadre chinoise, si celui qui la commandait et t moins sage et moins intrpide. Yu-ta-yeou soutint le premier feu avec beaucoup de sang-froid ; aprs quoi il attaqua son tour Lin-taokien. Le combat dura plus de cinq heures, et ne finit qu la nuit, que Lin-tao-kien prit la fuite et se retira vers les les de Pong-hou pour y rafrachir ses troupes, prendre ce quil y avait laiss de soldats, et retourner vers lennemi. Mais Yu-ta-yeou en habile capitaine, le poursuivit de si prs, que Lin-tao-kien trouva ds la pointe du jour lentre du port de Pong-hou ferme par une partie de lescadre ennemie. Ses troupes taient fort diminues dans le combat, et la frayeur qui
p.263
dangereux de tenter lentre du port. Il prit donc la rsolution de continuer sa route et daller mouiller Formose. Yu-ta-yeou ly poursuivit ; mais comme il trouva que la mer tait basse, et que dailleurs il navait nulle connaissance de lentre de ce port, il ne voulut pas exposer ses vaisseaux, et il se retira aux les de Pong-hou dont il se rendit matre. Il fit prisonniers les soldats quil y trouva ; il y mit bonne garnison, et retourna victorieux la Chine, o il donna avis de ses dcouvertes et de son expdition. La cour reut avec joie ces nouvelles et nomma ds lors un mandarin de lettres pour gouverneur des les de Pong-hou. Formose, dit lhistorien chinois, tait alors une terre inculte, qui ntait habite que par des barbares. Lin-tao-kien, qui navait que de grandes vues, ne crut pas que cette le, dans ltat o elle tait, lui convnt ; cest pourquoi il lit gorger tous les insulaires quil trouva sous
583
sa main, et avec une inhumanit qui na point dexemple, il se servit du sang de ces infortuns pour calfater ses vaisseaux, et, mettant aussitt la voile, il se retira dans la province de Canton, o il mourut misrablement. Sur la fin de lanne 1620, qui est la premire anne de lempereur Tien-ki, une escadre japonaise vint aborder Formose. Lofficier qui la commandait trouva le pays, tout inculte quil tait, assez propre y tablir une colonie : il prit la rsolution de sen emparer, et pour cela il y laissa une partie de son monde, avec ordre de prendre toutes les connaissances ncessaires lexcution de son dessein. Environ ce mme temps, un vaisseau hollandais, qui allait ou revenait du Japon, fut jet par la tempte Formose ; il y trouva les Japonais peu en tat de lui faire ombrage. Le pays parut beau aux Hollandais, dit lhistorien chinois, et avantageux pour leur commerce. Ils prtextrent le besoin quils avaient de quelques rafrachissements, et des choses ncessaires pour radouber leur vaisseau maltrait par la tempte. Quelques-uns deux pntrrent dans les terres, et aprs avoir bien examin le pays, ils revinrent sur leur bord. Les Hollandais ne touchrent point leur vaisseau pendant labsence de leurs compagnons ; ce ne fut qu leur retour quils songrent le radouber. Ils prirent les Japonais, avec qui ils ne voulaient point se brouiller, de peur de nuire leur commerce, de leur permettre de btir une maison sur le bord de lle qui est une des entres du port, dont ils pussent dans la suite tirer quelques secours par rapport au commerce quils faisaient au Japon. Les Japonais rejetrent dabord la proposition ; mais les Hollandais insistrent de telle sorte, en assurant quils noccuperaient de terrain que ce quen pouvait renfermer une peau de buf quenfin les Japonais y consentirent. Les Hollandais prirent donc une peau de buf quils couprent en petites aiguillettes fort fines puis ils les mirent bout bout, et ils sen servirent pour mesurer le terrain quils souhaitaient. Les Japonais furent dabord un peu fchs de cette supercherie ; mais enfin aprs quelques rflexions, la chose leur parut plaisante ; ils sadoucirent, et ils permirent aux Hollandais de faire de ce terrain ce quils jugeraient propos. Cest sur ce terrain quils btirent le fort dont
584
jai parl plus haut, et dont je vous envoie le plan. On voit encore aujourdhui sur la porte ces mots Castel Zelanda, 1634. La construction de ce fort rendait les Hollandais les matres du port et du seul passage par o les gros vaisseaux pouvaient y entrer. Peuttre les Japonais en connurent-ils trop tard limportance. Quoi quil en soit, soit que le nouveau fort leur fit ombrage, soit quils ne trouvassent pas leur compte dans cette le, qui tait encore inculte, peu aprs ils labandonnrent absolument et se retirrent chez eux. Les Hollandais se virent par l les seuls matres de Formose ; car les insulaires ntaient pas en tat de leur tenir tte. Pour mieux sassurer du port, ils firent construire de lautre ct, vis--vis du fort de Zlande, une maison fortifie de quatre demi-bastions, dont jai dj parl. Dans ce temps-l la Chine tait tout en feu soit par la guerre civile qui a dsol tant de belles provinces de cet empire, soit par la guerre quelle soutenait contre le Tartare, qui sen est enfin empar, et qui a fond la dynastie glorieusement rgnante sous lempereur Cam-hi. Un de ceux qui sopposrent avec le plus de courage aux Tartares, fut un homme de fortune de la province de Fou-kien, appel Tching-tchi-long. De petit marchand, il tait devenu le plus riche ngociant de la Chine : heureux, sil avait t aussi fidle Dieu dans les promesses quil avait faites son baptme (car il tait chrtien), quil fut fidle son prince
p.264
Tching-tchi-long arma ses dpens une petite flotte contre le Tartare : il fut bientt suivi dune multitude innombrable de vaisseaux chinois, et il devint par l le chef dune des plus formidables flottes quon ait vues dans ces mers. Le Tartare lui offrit la dignit de roi sil voulait le reconnatre. Il la refusa ; mais il ne jouit pas longtemps de sa bonne fortune. Son fils Tching-tching-cong lui succda au commandement de cette nombreuse flotte ; plus zle encore pour sa patrie et pour sa fortune que ntait son pre, il tenta diverses entreprises ; il assigea plusieurs villes considrables, comme Hai-tching du Fou-kien, quil prit aprs avoir taill en pices larme tartare qui tait venue au secours, Ouen-tcheou du Tche-kiang, Nanking du Kiam-nan, etc. Ces premiers
585
succs durrent peu, il fut enfin vaincu par les Tartares, et chass absolument de la Chine. Alors il tourna ses vues et son ambition vers Formose, dont il rsolut de chasser les Hollandais, pour y tablir un nouveau royaume. Ce fut la dix-septime anne de lempereur Xun-chi, pre de Camhi, la 1661e de lre chrtienne, que Tching-tching-cong abandonna son entreprise sur la Chine pour se retirer Formose avec sa formidable flotte. Il se saisit en passant des les de Pong-hou. Les Hollandais, qui sans doute se croyaient en sret du ct de la Chine, o il y avait encore du trouble, navaient pas eu soin de munir de troupes Pong-hou et Tai-ouan. Ainsi Tching-tching-cong sempara de ces les presque aussitt quil y parut. Il y laissa cent de ses vaisseaux pour les garder, et il continua sa route vers Formose. Jai appris dun mandarin qui servait en ce temps-l Tching-tchingcong en qualit de fou-tsiang ou de marchal de camp, quil ny avait pour la garde du fort et du port de Formose quonze Hollandais. Le reste de la garnison tait compose partie des noirs des Indes, partie des insulaires du pays. Nonobstant cette ingalit de forces, les Hollandais rsolurent de se dfendre, et ils se dfendirent en effet en braves gens. Tching-tching-cong entra dans le port avec sa flotte, compose de neuf cents voiles, par la passe de Lou-lh-men une grande lieue audessus du fort de Zlande. Il fit descendre terre une partie de son monde, afin dattaquer le fort par mer et par terre. Le sige dura quatre mois entiers, pendant lesquels les Hollandais se dfendirent de leur canon avec plus de succs quils nauraient os lesprer. Tching-tchingcong tait au dsespoir de voir tant de rsistance et de courage dans cette poigne dEuropens, contre une arme aussi nombreuse que la sienne. Comme les Chinois navaient pas lusage du canon, ils ne pouvaient pas rpondre celui des Hollandais ; ainsi ils navaient desprance de les rduire que par la famine, ce qui demandait beaucoup de temps, pendant lequel ils pouvaient recevoir du secours de leurs vaisseaux de
586
Batavie, ou de ceux qui allaient commercer au Japon. Tching-tchingcong connut toute la difficult de son entreprise ; mais il se voyait hors de la Chine, sans esprance de pouvoir jamais y rentrer sous les Tartares, auxquels il venait de faire la guerre : il nignorait pas dailleurs que si Formose lui tait ferme, il navait plus de ressource ; cest pourquoi il se dtermina faire un dernier effort contre les Hollandais. Ceux-ci avaient actuellement quatre vaisseaux dans le port : ils avaient mis sur le bord de chaque vaisseau un de leurs gens avec des Indiens pour le garder ; les sept autres Hollandais staient renferms dans la citadelle ou le fort de Zlande. Le capitaine chinois rsolut de sacrifier quelques-uns de ses vaisseaux sur lesquels il mit quantit de feux dartifice ; et profitant dun grand vent du nord-est, il les poussa sur les vaisseaux hollandais. Il russit au-del de ses esprances : des quatre vaisseaux, trois furent brls. Aussitt il fit sommer les Hollandais, renferms dans le fort, de se rendre, en leur dclarant quil leur permettait de se retirer avec tous leurs effets mais que sils persistaient se dfendre, il ny aurait point de quartier pour eux. Les Hollandais, qui il ne restait pour toute ressource quun seul vaisseau, acceptrent volontiers ces offres : ils chargrent leur vaisseau de tous leurs effets, remirent la place entre les mains du Chinois, et se retirrent. Tching-tching-cong nayant plus personne qui soppost ses desseins, distribua une partie de ses troupes dans la partie de Formose que possdent aujourdhui les Chinois : il tablit une garnison Kilong-chai, forteresse que les Espagnols btirent autrefois, et quils
p.265
trouvrent abandonne. Il construisit une forteresse Tan-choui-tching sur lembouchure de la rivire Tanchoui, o les vaisseaux chinois peuvent mouiller lancre ; il dtermina les lieux o sont aujourdhui Tchu-lo-yen et Fong-xan-hien, pour y btir deux villes auxquelles il donna le nom de Tien-hien-hien et Ouan-nien-hien ; il tablit pour capitale de ses nouveaux tats lendroit o est aujourdhui Tai-ouanfou, et il donna cette ville le nom de Xing-tien-fou ; il mit son palais et sa cour au fort de Zlande, auquel il donna le nom de Ngan-ping-
587
tching, quil conserve encore maintenant. Ce fut alors que Formose commena prendre une nouvelle forme. Il y tablit les mmes lois, les mmes coutumes, et le mme gouvernement qui rgnent la Chine ; mais il ne jouit que peu de temps de sa nouvelle conqute. Il mourut une anne et quelques mois aprs avoir pris possession de lle. Son fils Tching-king-mai lui succda ; comme il avait t lev dans ltude des livres, il ne fit presque rien pour cultiver le pays que son pre lui avait acquis avec tant de soins et de fatigues : cest ce qui ralentit beaucoup le courage et le zle des troupes pour son service. La douzime anne du rgne de Cam-hi, et lan 1673 de lre chrtienne, les rois de Canton et de Fou-kien se rvoltrent contre lempereur. Tching-king-mai voulant ranimer lardeur de ses soldats, prit la rsolution de se joindre au roi de Fou-kien contre le Tartare : il fait armer ses vaisseaux, et va pour saboucher avec lui sur les ctes de cette province. Mais comme il voulait tre trait en prince souverain, et que le roi de Fou-kien prtendait avoir le pas sur lui, il en fut tellement irrit, que sur-le-champ il lui dclara la guerre. On se battit de part et dautre avec beaucoup dardeur et de courage : mais comme les troupes de Tching-king-mai taient composes de vieux soldats, autant de combats quil donna, furent autant de victoires. Le roi de Fou-kien fut enfin oblig de se faire raser une seconde fois, et de sabandonner la discrtion des Tartares. Tching-king-mai retourna Formose, o il mourut peu de temps aprs, laissant pour successeur son fils Tchingke-san dans un ge encore fort tendre, sous la conduite de Li-eoukoue-can et Fong-si-fan, deux officiers qui lui taient extrmement attachs. La rvolte de Fou-kien tant heureusement termine lavantage des Tartares, ils abolirent le titre de roi, et la vingt-unime anne de Cam-hi en 1682, ils tablirent pour gouverneur de cette province et de celle du Tche-kiang un tsong-tou : cest une dignit qui est au-dessus de celle du vice-roi. Le premier quils mirent fut le tsong-tou Yao : ctait un homme adroit, poli et engageant. Il ne fut pas plutt en
588
charge, quil fit publier jusque dans Formose une amnistie gnrale pour tous ceux qui se soumettraient la domination tartare, avec promesse de leur procurer les mmes charges, les mmes honneurs et les mmes prrogatives quils possdaient sous leurs chefs particuliers. Cette dclaration eut tout leffet que pouvait esprer le tsong-tou Yao la plupart de ceux qui avaient suivi Tching-tching-cong avaient abandonn leur pays, leurs femmes et leurs enfants : loigns dans une terre trangre, inculte, et presque inhabite, sans esprance den retirer sitt aucun avantage considrable, ils taient ravis de trouver une porte honnte pour retourner chez eux. Quelques-uns ne dlibrrent point, et quittrent dabord Tching-ke-san pour aller dans le Fou-kien. Le tsong-tou Yao les reut avec tant de politesse, et leur fit de si grands avantages, quils furent suivis bientt aprs de plusieurs autres. Le tsong-tou Yao crut alors que la conjoncture tait favorable pour semparer de Formose. Il fit partir aussitt une flotte considrable, sous les ordres dun titou-che ou lieutenant-gnral, pour se saisir des les de Pong-hou. Le titou-che y trouva plus de rsistance quil ne croyait : les soldats, avec le secours du canon hollandais, se dfendirent avec vigueur ; mais enfin il fallut cder au nombre et la force. Pong-hou tant pris, le conseil du jeune prince jugea quil serait difficile, dans la situation desprit o taient les troupes, de conserver Formose, et, sans attendre que le titou-che vnt les attaquer dans les formes, ils dpchrent un vaisseau pour porter un placet lempereur, au nom du jeune prince, par lequel il se soumettait Sa Majest. Voici ce placet, traduit fidlement du chinois. Le roi dYen-ping, grand gnral darme, Tching-ke-san, prsente ce placet lempereur. Lorsque, abaiss aux pieds de Votre Majest, je fais attention la grandeur de la Chine, que depuis un temps immmorial elle sest toujours
p.266
infini de rois sy sont succd les uns aux autres ; je ne puis mempcher davouer que cest leffet dune providence spciale du Ciel, qui a choisi votre maison pour gouverner les
589
neuf terres
perfectionner les cinq vertus 2, comme cela parat clairement par le bon ordre et lheureux succs de tout ce que Votre Majest a entrepris. Quand je pense avec humilit a mes anctres, je vois quils ont eu un vritable attachement pour leurs souverains ; quen cela ils ont tch de reconnatre les bienfaits quils avaient reus de la dynastie prcdente, dans un temps auquel ma maison nen avait reu aucun de votre glorieuse dynastie. Cest cet attachement son prince qui obligea mon aeul Tching-tching-cong de sortir de la Chine, et daller dfricher les terres incultes de lOrient. Mon pre Tching-king-mai tait un homme dtude qui naurait pas os sexposer sur le bord dun prcipice : semblable aux rois dYelang
3
peuple, se bornant ce coin de terre au milieu de la mer, sans avoir dautres vues.###591 Jusquici jai joui des bienfaits de mes anctres ; moi, leur petit-fils, je ne en cesse me de leur en tmoigner ma la reconnaissance, rappelant continuellement
mmoire les bienfaits quils ont reus du ciel, sans penser magrandir sur la terre. Maintenant que je vois Votre Majest, semblable au ciel, qui par son tendue et son lvation couvre toutes choses, et la terre qui par sa solidit les soutient, toujours porte faire du bien, arrter les effets de sa justice, fondement sur lequel elle gouverne la Chine ; maintenant que je vois Votre Majest semblable au soleil dont la lumire se rpand dans un instant sur toute la terre ds que cet astre commence paratre sur lhorizon, et dissipe
1 Cest--dire tout le monde habitable. Les Chinois divisent les terres en neuf espces :
1 montagnes de bonne terre ; 2 montagnes pierreuses ; 3 terres et collines ; 4 terres noires et sches ; 5 terres humides ; 6 terres sablonneuses ; 7 terres grasses ; 8 terres jaunes ; 9 terres rouges. 2 La charit, la justice, lhonntet ou les crmonies, la prudence, la fidlit ou la bonne foi. 3 Royaume ancien qui confinait avec la province du Sse-tchuen ; les peuples de ce royaume taient des barbares trs difficiles policer. (Note de lancienne dition.)
590
dans un moment les lgers nuages qui se rencontraient sur la surface de la terre ; comment oserais-je penser autre chose qu mappliquer ma perfection ? Cest ce que moi, homme tranger, je regarde comme lunique moyen de vivre content. Si je pensais faire passer mes vaisseaux du ct de loccident (de la Chine), javoue que je serais en faute ; mais hlas ! de ce sang qui tait venu en Orient (Formose), quen reste-t-il ? Nest-ce pas comme une faible rose qui tombe delle-mme de grand matin, et qui se dissipe ds que le soleil parat ? Comment donc oserais-je entreprendre quelque chose contre Votre Majest ? mon cur lui est entirement soumis, il le proteste Votre Majest dans ce placet, et elle en verra leffet. Je connais aujourdhui que je nai pas t dans la bonne voie, et lavenir joserai marcher librement dans le parterre de la charit, la suite du ki-ling
1
Je
souhaite avec passion de voir le ciel et la terre ne faire quun tout. Le pauvre peuple de cette le ne demande pas de pouvoir senivrer, ni de se rassasier de viandes. Sil est trait avec douceur, il en sera plus port la soumission. La nature du poisson est daller dans les prcipices, et les eaux les plus profondes ne le sont pas trop pour eux, et ils peuvent jouir dune longue vie au milieu des ondes de la mer. Pour serment de tout ce que je reprsente Votre Majest dans ce placet, que le soleil ne mclaire point, si ce ne sont l les sentiments de mon cur. Lempereur rpondit ce placet que Tching-ke-san et sortir de Formose et venir Pkin. Tching-ke-san, qui craignait daller Pkin, reprsenta lempereur dans un second placet, en envoyant ses sceaux et ceux de ses principaux officiers, qutant n dans les contres mridionales et tant dune sant fort faible, il apprhendait les froids
vache ; sa charit est si grande, quil nose pas mme fouler aux pieds le moindre brin dherbe. Il ne parat que lorsque lempire est gouvern par un saint empereur.
591
du nord, quainsi il suppliait Sa Majest de lui permettre de se retirer dans la province de Fou-kien, dont ses anctres taient sortis. Ce dernier placet neut aucun effet, de sorte que ce malheureux prince, qui se voyait presque abandonn, fut oblig de remettre Formose entre les mains des Tartares, et daller Pkin, o il est encore vivant, avec la qualit de comte dont il fut
p.267
22e anne de Cam-hi, et la 1683e de lre chrtienne. Je me flatte que vous serez content de cette description que je vous envoie de lle de Formose ; du moins je puis vous assurer quelle est exacte. Je voudrais pouvoir mieux vous marquer tout le respect avec lequel je suis votre, etc.
592
Je vais vous faire en peu de mots le rcit dune petite perscution qui sleva, sur la fin de lanne 1714, contre les chrtiens de cette ville ; par la misricorde de Dieu, elle na pas eu de suite fcheuse. Le tchi-fou
1
dchana contre notre sainte religion ; il dit mme en pleine audience quelle tait mauvaise, et quil fallait la proscrire. Le san-fou, cest-dire son assesseur, dans le dessein de lui plaire, voulut engager le chef des lettres prsenter une requte signe de tous les lettres, par laquelle ils demanderaient la dmolition de mon glise. Il ny eut pas un seul des lettrs qui ne refust de la signer, soit que cette demande leur part injuste, soit quils craignissent que je ne les citasse au tribunal du vice-roi. Le tchi-fou eut recours un autre stratagme. Il dfendit en gnral toutes les sectes dans une ordonnance quil publia, et au nombre des sectes il comprenait principalement la religion chrtienne. Il dressa une formule quil devait faire signer ceux quil contraindrait de renoncer la foi. Cette formule tait conue en ces termes : Pour obir lordonnance mane du sage gouvernement du tchi-fou, qui fait actuellement une recherche exacte des sectes et des fausses doctrines, je N. atteste quayant embrass par mgarde et mal propos la religion du Seigneur du ciel, je renonce de mon plein gr cette religion, et cela pour me conformer ladite ordonnance. Mon
1 Gouverneur de la ville.
593
tmoignage est sincre et nullement quivoque. Je renonce en mme temps toutes les fausses doctrines. Sign N., la 55e anne de Cam-hi, tel jour de telle lune. Aprs quoi suivait la signature du chef du quartier, et des voisins qui se faisaient caution pour celui qui avait sign lordonnance. Le tchi-fou fit venir les chefs de quartier, et il leur ordonna davoir soin quil ne se ft aucune assemble dans mon glise, et dempcher quon ne mit des croix aux portes des maisons. Il y eut deux chrtiens qui furent intimids par les menaces du mandarin, et qui eurent la faiblesse de se conformer ses ordres. Lun a dj reconnu publiquement le crime de son apostasie, et en a demand pardon Dieu, en rpandant un torrent de larmes. Lautre avait fait paratre dabord une constance admirable ; il voulait, disait-il, mourir martyr : les coups de bastonnade et le bannissement dont il tait menac ne leffrayaient point. Mais la grce du martyre ntait point pour un prsomptueux qui avait men une vie fort tide depuis son baptme. Il succomba du moins lextrieur, et depuis il sest retir Pkin, o je ne doute pas quil ne fasse une svre pnitence de sa faute, et quil ne revienne ici dans la suite plus humble et plus fervent. Cet orage excit par le tchi-fou na nullement dcrdit notre sainte religion, comme il y avait lieu de le craindre. Ce mandarin avait fait paratre trop de passion, et ce quil y avait dhonntes gens dans la ville blmaient hautement sa conduite, et rendaient ce tmoignage la doctrine que nous prchons, quelle est sainte, et tout fait conforme la raison. Un incident, qui fut sans doute mnag par la Providence, acheva de dconcerter le tchi-fou. Les gens du tribunal tant occups bien avant dans la nuit tirer des copies de la formule dont je viens de parler, il se fit un vol et un meurtre dans la ville. Le lendemain on disait publiquement dans les rues que ctait une chose honteuse quon travaillt toute la nuit aux moyens de proscrire une religion qui ne fait
594
aucun mal, tandis quon veillait si peu la sret des habitants. Si dans cette circonstance jtais all la capitale pour me plaindre au vice-roi, comme quelques chrtiens voulaient my engager, le tchi-fou en serait peut-tre mort de chagrin, dans lapprhension o il
p.268
aurait t que
je ne vinsse rvler le meurtre, avant quon en et dcouvert lauteur. Mais un pareil dessein est bien loign dun missionnaire qui Jsus-Christ na laiss en partage que la douceur et la patience. Je songeai donc ramasser et consoler mon petit troupeau, lui faisant connatre le prix des souffrances, et lobligation indispensable aux chrtiens de pardonner leurs ennemis, et de prier Dieu pour leur conversion. Les chefs de quartier comprirent bientt quils ne pouvaient plus rien entreprendre contre moi ni contre mon glise ; de sorte que cette perscution, si lon peut lappeler ainsi, fut teinte presque dans sa naissance. Cependant quelques officiers du tribunal vinrent un dimanche mon glise pour examiner sil ne sy tenait point dassemble : outre quils y vinrent de trop grand matin pour la saison, les voisins y accoururent, et firent mon apologie et celle de mes catchistes en des termes si honorables, que les officiers se retirrent confus ; et je ne crois pas que lenvie leur prenne dsormais de faire une seconde visite de mon glise. Un de mes plus fervents nophytes ressentit le contre-coup de la haine que le tchi-fou avait fait paratre contre la religion. Ctait un homme dge et dune vie trs exemplaire ; il tait malade, et sa maladie dgnrait visiblement en phthisie. Une veuve, ennemie dclare du christianisme, chez qui il logeait, neut pas plutt appris ce qui se passait au tribunal, quelle laccabla dinjures, et lui ordonna daller mourir hors de sa maison, moins quil ne renont sur-lechamp sa foi. Ce bon vieillard ne balana point ; il partagea comme il put sa famille chez plusieurs de ses parents, et il vint me trouver lglise, o je lui donnai une retraite jusquaprs le nouvel an chinois. Il se retira ensuite chez un de ses frres, et saffaiblissant de plus en plus, il y mourut en prdestin.
595
Peu aprs le procd inique du tchi-fou, plusieurs lettrs de la ville et de la campagne vinrent me trouver, et me demander des livres qui leur enseignassent notre sainte loi : le peuple vint son ordinaire pour se faire instruire : une veuve de la premire qualit, dont le mari a t gnral darmes dans la province, me rendit visite deux mois aprs, avec une suite de quinze personnes. Elle me pria de lentretenir de la religion : notre entretien fut trs long, et elle en parut si satisfaite, quelle permit une de ses servantes de se faire chrtienne. Une autre veuve dont le mari a t mandarin des lettrs de cette villa, a reu depuis le baptme, aussi bien que son fils quelle avait amen avec elle. Un jeune tudiant, qui est mari, vint pareillement me demander le baptme, cinq ou six mois aprs lclat quavait fait le tribunal, o son pre a un emploi. Je le refusai honntement, sous prtexte quil ntait pas encore assez instruit. Il est revenu cette anne me faire de nouvelles instances, et il a parfaitement bien rpondu aux questions que je lui ai faites. Mes catchistes lui ont reprsent quil y avait un obstacle son baptme, que son pre tait officier du tchi-fou ; quil avait un grand-pre g de plus de quatre-vingts ans, qui tait sur le point de mourir, et quinfailliblement on lobligerait de faire quelque superstition ses funrailles. Sur cela le jeune homme pria deux de mes catchistes de le suivre : il les mena dans sa maison, et il tira de son pre et de son grand-pre un crit par lequel ils consentaient que leur fils et sa femme embrassassent la loi chrtienne, et sengageaient ne point exiger ni de lun ni de lautre aucune des crmonies superstitieuses qui sont en usage parmi les seuls gentils, et que les chrtiens dtestent. Je ne pus alors me dfendre de lui accorder le baptme, et depuis quil la reu, il est trs assidu lglise. Voici le certificat tel quil me le mit en main. Nous, N. N. certifions que notre petit-fils N. dsirant, avec sa femme, dentrer dans la religion du Seigneur du ciel pour le servir, il lui sera libre de la professer, sans jamais lenfreindre ; et que quelques crmonies quon fasse dici cent ans pour son pre et son grand-pre, comme daller aux
596
miao 1, etc., il ny sera nullement oblig. Et parce que peuttre le pre spirituel des chrtiens ne le voudrait pas croire, nous avons donn ce certificat en prsence de N. N., lan 55 de Cham-hi, 20e de la 3e lune. Ce qui ma rempli de consolation, cest quun grand nombre de chrtiens que je baptisai vingt lieues dici dans la mme anne 1714,
p.269
sont tous demeurs fermes dans leur foi, nonobstant les faux
bruits que rpandaient les infidles, dessein de les pervertir. Le catchiste qui prend soin de leur instruction, y a beaucoup contribu en les rassemblant souvent, et leur faisant de frquentes exhortations. Il se dtermina mme prsenter une requte au tchi-fou (cest ainsi quon appelle le gouverneur dune ville du troisime ordre). Il expliquait en peu de mots dans cette requte les principes de la religion chrtienne. Le mandarin la lut, et lui fit cette rponse Ching hien tchit tao tsiou chi leo, cest--dire, Votre loi est la doctrine des saints et des sages, vous faites bien de la suivre. Pour comble de bonheur, le tchi-fou vient dtre envoy par le viceroi pour conduire des mules sur les frontires de Chen-si ; et le sanfou ayant t pareillement nomm pour escorter le tribut de la province jusqu Pkin, a t vol en chemin, et cass de son emploi. Cest ainsi que sest termin cet orage, qui na servi qu inspirer plus de ferveur nos chrtiens, et qu les rendre plus assidus aux exercices de pit qui se pratiquent dans mon glise. Dans la mme anne 1714, la divine Providence mouvrit une grande et belle mission dans le ressort de Juning-fou. Cest une ville du troisime ordre, qui nest qu cinquante lieues lest de Nanyangfou 2. Voici comment la chose se passa. A peine avais-je demeure un an Nanyang-fou, que dix Chinois, cinq du ressort de cette ville, et cinq du ressort de Juning-fou, vinrent me demander le baptme : ctait le jour de loctave des Rois. Celui qui me les amenait les avait
597
fort bien instruits. Il me vint en pense daller dans leur pays, dans lesprance dy instruire et dy baptiser leurs femmes et leurs enfants. Je leur en fis la proposition comme au hasard, et je leur donnai le temps de dlibrer pour men dire ensuite leur avis. Le lendemain qui tait un dimanche, ils me dirent que si je voulais prendre la peine daller chez eux jy trouverais plus de quarante familles bien instruites et disposes tre rgnres dans les eaux du baptme. Il nen fallut pas davantage pour me dterminer ce voyage. Je partis ds le lundi matin avec ces bonnes gens. Aprs vingt lieues de marche, ceux de Juning-fou prirent les devants pour donner avis de mon arrive. Jallai ce jour-l un village qui est du ressort de Nanyang-fou. L je baptisai environ dix-huit familles qui faisaient quatre-vingt-dix-huit personnes. Ce sont les chrtiens dont jai dj parl, qui nont point t branls dans leur foi, malgr les bruits quon faisait courir de la perscution. De l je passai Juning-fou. On mattendait dans cinq villages qui sont peu loigns les uns des autres : jy trouvai en effet un grand peuple qui soupirait aprs le baptme. Le matin je baptisais les hommes, et le soir les femmes. Je comptai dans ces cinq villages trois cent cinquante personnes qui reurent la grce du baptme. Quelques autres, qui ntaient pas encore assez instruits, furent diffrs un autre temps. Aprs avoir tabli un ordre pour le gouvernement de cette chrtient naissante, je rglai le temps des assembles, je laissai des livres, des images et quelques petits meubles de dvotion pour chaque famille, et je retournai Nanyang-fou. Cette anne jai fait une autre excursion denviron cent quarante lieues, qui a dur prs de trois mois, dans laquelle jai visit mes chrtiens de lun et de lautre ressort. Jy ai trouv beaucoup de ferveur parmi les nouveaux fidles, et le nombre en est augment de cinq cent soixante et dix, que jy ai baptiss. Enfin jai termin la mission de Juning-fou par la conversion de tout un village compos denviron dix familles. A peine eurent-ils reu le baptme, quils coururent en foule vers leur miao pour le dtruire. Ce temple navait pas beaucoup dapparence mais il tait situ fort avantageusement. Les enfants se signalrent dans cette dmolition : je prenais un plaisir singulier les
598
voir mettre en pices chaque idole, en disant par manire dinsulte : Tu nous as tromps jusquici, mais maintenant un rayon de la lumire cleste nous a clairs, et tu ne nous tromperas plus. Jai lieu de croire que Dieu aura dans ce village un bon nombre de fidles adorateurs. Ce que je viens de dire de la mission de Juning-fou fait assez connatre que la prsence dun missionnaire y sera dsormais pareil ncessaire. Lloignement o elle est de Nanyang-fou ne permet au missionnaire dy aller quune fois lan. Outre les frais dun
p.270
voyage, il ny peut faire que peu de sjour. Ainsi les nouveaux chrtiens manquent dinstruction, et les moribonds, des derniers secours de lglise. Ce furent les pres Rgis et de Mailla qui achetrent lglise o je suis, lorsquils furent envoys par lempereur pour faire la carte de cette province : elle leur cota seize cents francs. De qui Dieu se servira-t-il pour procurer le mme avantage aux chrtiens de Juningfou ? Cest un ouvrage qui produirait la conversion et le salut de plusieurs milliers dinfidles. Aidez-moi du secours de vos prires en lunion desquelles je suis etc.
599
Le zle que vous avez pour la mission de la Chine et lintrt que vous y prenez mengagent vous faire part dun vnement qui nous a tous consterns et qui met la religion dans un danger extrme. Sur la fin de lanne dernire les mandarins des ctes maritimes reprsentrent lempereur que plusieurs vaisseaux chinois transportaient quantit de riz hors de la Chine, et entretenaient dtroites liaisons avec les Chinois qui demeurent Batavie. Sur quoi lempereur dfendit, sous de grives peines, quaucun vaisseau chinois allt, sous prtexte de commerce, dans les contres qui sont au midi de la Chine. Cette dfense fut porte la fin du mois de janvier de cette anne 1717, et fut insre dans la gazette. Un tsong-ping
1
prsenter une requte lempereur, dans laquelle il se dchane violemment, et contre les Europens qui trafiquent la Chine, et contre lexercice de notre sainte religion. Voici la requte aussi fidlement traduite que le permet la diffrence de la langue chinoise et de la ntre : Tching-mao (cest le nom de notre accusateur). Hie-che-tchin tsong-ping 2. Sur les prcautions quon doit prendre par rapport aux ctes maritimes 3. Moi votre sujet, jai visit exactement, selon la coutume et selon le devoir de ma charge, toutes les les de la mer. A la sixime lune, jai parcouru toutes les ctes maritimes qui sont vers loccident ; la seconde lune, jai visit toutes celles qui
3 Les Chinois mettent toujours la tte de leurs requtes le sujet dont ils veulent parler.
600
sont vers lorient du ct de lle de Nann-gao, et dans le cours dune anne jai parcouru toutes les les de la mer qui sont de ma juridiction. Il ny a point de golfe ni de dtroit que je naie examin par moi-mme. Jai trouv que la haute sagesse et lautorit absolue de Votre Majest maintiennent dans une tranquillit parfaite les pays les plus reculs de lempire. Mais quand je suis arriv Macao, qui est de la dpendance de Hiam-xan-hien, javoue que jai t effray de voir dans le port plus de dix vaisseaux europens
1
qui
faisaient voile vers Canton pour leur commerce : je prvis aussitt ce quon en devait craindre, et jeus la pense de prsenter une requte Votre Majest, pour linformer du gnie dur et froce de ces peuples ; mais jappris que le dixhuitime jour de la douzime lune, Votre Majest avait port ldit suivant : Au regard des lieux les plus loigns du ct de la mer, quon ait soin de tout observer, et surtout quon soit trs attentif aux royaumes des trangers. Cest pourquoi, quil soit fait trs expresses dfenses tous les vaisseaux de cet empire de naviguer vers la mer du midi. Avec cette prcaution, on empchera quil ne vienne du secours de la part des trangers, lon ira au-devant du mal quon apprhende. Notre auguste empereur ne sest pas content de consulter sur cette affaire les neuf suprmes tribunaux de lempire, il a daign couter encore les avis de personnes dun rang beaucoup infrieur. Si sa sagesse ntait pas fort suprieure celle de Yao et de Xun 2,
p.271
profonde ? Qui serait assez hardi pour entretenir lempereur de ce qui se passe dans les royaumes trangers sil ne sen
Chinois appelrent les Hollandais, lorsquils prirent sur eux lle de Formose. Tchin-mao comprend aussi sous ce nom les Anglais. 2 Deux anciens empereurs de la Chine, regards des Chinois comme des modles que doivent imiter les princes qui veulent gouverner sagement.
1 Il y a dans loriginal chinois, des vaisseaux de cheveux roux ; cest ainsi que les
601
est pas instruit par lui-mme ? Pour moi, ds ma plus tendre jeunesse jai t engag dans le commerce, et jai travers plusieurs mers ; jai voyag au Japon, au royaume de Siam, la Cochinchine, au Tonkin, Batavie, Manille etc. Je connais les murs de ces peuples, leurs coutumes, et la politique de leur gouvernement, et cest ce qui me donne la hardiesse den parler mon grand empereur. Vers lorient de la Chine, il ny a de royaume considrable que le Japon ; les autres sont fort peu de chose, et le seul royaume de Lieou-kieou mrite quelque attention. Tous les fleuves de ces royaumes ont leur cours vers lorient et dire vrai, on ne trouve nul autre royaume jusqu la province de Fou-kien de laquelle dpend lle de Formose. A loccident sont les royaumes de Siam, de la Cochinchine et du Tonkin qui confine avec Kium-tcheou-fou qui est lextrmit de notre empire. On dcouvre au midi plusieurs royaumes de barbares, tels que sont Johor, Malacca, Achem, etc. Bien que ces royaumes ne soient pas dune grande tendue, ils ont cependant leurs lois particulires auxquelles ils se conforment. Mais ils noseraient jamais porter leurs vues ambitieuses sur les terres des autres princes. Ainsi ldit de Votre Majest, que je viens de rapporter, ne regarde que les ports de Batavie et de Manille qui appartiennent aux Europens. Ils y vinrent dabord simplement pour commercer, et ensuite, sous prtexte du commerce, ils subjugurent tout le pays. Moi votre sujet, lorsque je considre tous les royaumes barbares qui sont au-del des mers, il me semble que le royaume du Japon surpasse tous les autres royaumes en force et en puissance. Sous la dynastie des Ming, il sleva une grande rvolte, excite par quelques sclrats de notre empire ; cependant les peuples du Japon ont toujours fait paisiblement leur commerce avec nous. Le royaume de Lieou-
602
kieou tient de nous les lois selon lesquelles il se gouverne depuis plusieurs sicles ; lle de Formose nous est soumise ; les royaumes de Siam, du Tonking et les autres nous payent tous les ans un tribut, et ils nont nulle mauvaise intention. On na donc craindre que des Europens, les plus mchants et les plus intraitables de tous les hommes. Hong-mao est un nom commun tous les barbares qui habitent les terres situes entre le septentrion et lorient, savoir Ya-koueli, Yutse 1, Laholansi et Holan 2. Ces royaumes sont ou dEurope ou des Indes ; mais bien quils soient diffrents les uns des autres, les peuples en sont galement barbares. Les Laholansi le sont encore davantage ; semblables des tigres et des loups froces, ils jettent la consternation et leffroi dans tous les vaisseaux, soit des marchands, soit des barbares, et il ny en a aucun qui puisse tenir contre leurs efforts. Sils abordent quelque terre, ils examinent dabord par quel moyen ils pourront sen rendre les matres ; les vaisseaux quils montent sont lpreuve des vents les plus furieux et des plus fortes temptes ; chacun de ces vaisseaux est au moins de cent grosses pices de canon ; rien ne peut leur rsister. Nous lprouvmes lanne dernire dans le port dEmouy
3
de ces vaisseaux ! et que ne doit-on pas apprhender de plus de dix de ces mmes vaisseaux qui ont abord cette anne Canton ? Ce sont les mmes gens qui demeurent Macao ; ils tirent leur origine du mme pays, ils parlent la mme langue, leurs coutumes sont les mmes ; de plus, ils ont ensemble les plus troites liaisons. Il ne sera plus temps de remdier au mal
1 Noms qui nous sont inconnus ; peut-tre au lieu de Yakoueli a-t-il voulu mettre
Ynkeli, nom que les Chinois donnent aux Anglais. 2 Laholansi et Holan sont deux noms quon donne indiffremment aux Hollandais. Laccusateur en fait deux royaumes. 3 Il y a environ deux ans quun marchand chinois, aprs avoir reu largent dun Anglais, refusa de lui donner sa marchandise. Celui-ci se fit justice lui-mme, en semparant dune barque qui appartenait au marchand chinois.
603
si on ne larrte dans sa source. Cest pourquoi jespre que Votre Majest donnera ordre aux principaux mandarins des provinces de prendre les mesures propres le prvenir ; comme par exemple dobliger tous les capitaines de ces vaisseaux den tirer tout le canon, et de nentrer dans le port que dsarms ; ou bien de les tenir renferms dans une forteresse tout le temps quils seront faire leur
p.272
commerce ; ou du moins de ne pas permettre de venir un si grand nombre la fois, mais les uns aprs les autres, jusqu ce quils se soient entirement dfaits de leurs manires froces et barbares. Ce sera le moyen de nous maintenir dans cette paix dont nous jouissons. Il y a un autre article qui concerne la religion chrtienne. Cette religion a t apporte dEurope Manille. Sous la dynastie prcdente des Ming, ceux de Manille faisaient leur commerce avec les Japonais : les Europens se servirent de leur religion pour changer le cur des Japonais ; ils en gagnrent un grand nombre ; ils attaqurent ensuite le royaume au dedans et au dehors, et il ne sen fallut presque rien quils ne sen rendissent tout fait les matres ; mais ayant t vigoureusement repousss, ils se retirrent vers les royaumes doccident. Ils ont encore des vues sur le Japon et ils ne dsesprent pas den faire la conqute. Rien, ce me semble, ne les autorise btir des glises dans toutes les provinces de lempire ; ils rpandent de grandes sommes dargent ; ils rassemblent certains jours une infinit de gens de la lie du peuple pour faire leurs crmonies ; ils examinent nos lois et nos coutumes ; ils dressent des cartes de nos montagnes et de nos fleuves ; ils sefforcent de gagner le peuple : je ne vois pas quel est leur dessein, ce nest pas moi de le pntrer ; je sais pourtant que cette religion a t apporte dEurope Manille, que Manille a t subjugue par les Europens, que les Europens sont naturellement si barbares, que sous le prtexte de la
604
religion ils ont song semparer du Japon, quils se sont effectivement empars de Manille, quils ont bti plusieurs glises Canton et ailleurs, quils ont gagn une infinit de personnes. Ajoutez cela quils sont de la mme nation que ceux qui viennent dans ces formidables vaisseaux dont jai dj parl. Mais je me repose entirement sur la sagesse des augustes tribunaux de lempire et je massure quils ne permettront pas ces viles plantes de crotre et de se fortifier. Le pril est grand ; les plus petits ruisseaux deviennent de grands fleuves ; si lon narrache les branches des arbres quand elles sont encore tendres, on ne peut les couper dans la suite quavec la coigne. Si la sagesse avec laquelle notre grand empereur gouverne paisiblement lempire ne devait pas stendre une centaine de sicles, je naurais jamais eu la hardiesse dexposer toutes ces choses dans ma requte. Pour ce qui est des forteresses qui dfendent les ctes maritimes, cest nous de les tenir en bon tat. Je finis en suppliant trs humblement Votre Majest dexaminer les motifs de cette requte, de dclarer sur cela ses intentions, et de les faire connatre dans les provinces. Telle tait la requte du mandarin Tchin-mao. Lempereur, layant examine, la renvoya aux tribunaux pour lui en faire le rapport. Nous en emes connaissance ds les premiers jours davril : mais nous reposant dun ct sur les bonts dont lempereur nous honore, et de lautre sur les faussets manifestes de cette accusation, qui ne pouvaient tre ignores de lempereur, nous ne crmes pas en devoir faire beaucoup de cas. Cependant nous apprmes que le seizime du mme mois davril il stait tenu ce sujet, par ordre de lempereur, une assemble gnrale des chefs de tous les tribunaux, o notre sainte religion avait t absolument condamne, les missionnaires chasss, etc. Voici quelle tait la sentence quils portrent.
605
Au regard de la religion chrtienne, on a trouve dans les archives des tribunaux que, lanne huit de Cam-hi, lempereur avait port ldit suivant : La religion chrtienne stend de plus en plus dans les provinces, quoiquon nen ait permis lexercice qu Ferdinand Verbiest et ses compagnons. Peut-tre btit-on des glises dans la province de Petcheli et dans les autres provinces, peut-tre y en a-t-il qui embrassent cette loi. Cest pourquoi il est propos de la dfendre svrement. Que cet dit soit exactement observ. Cet dit se conserve avec respect dans les archives des tribunaux. Il y a fort longtemps quon a dfendu dans toutes les provinces de btir des glises et dembrasser la loi chrtienne. On trouvera sans doute des gens de la lie du peuple qui ne font pas le cas quils doivent de cette dfense. Le mandarin Tchin-mao soutient dans sa requte quon btit des glises dans toutes les provinces, que plusieurs personnes de la populace embrassent cette religion, et quon ne doit pas permettre ces viles plantes de crotre et de se fortifier. Nous, vu ce qui est contenu dans dclarons quon accordera le
p.273
pardon,
dans
provinces de lempire, ceux qui depuis la publication de cette dfense ont embrass la loi chrtienne, pourvu quils se repentent de leur faute, et quils contribuent dtruire entirement les glises, en sorte quil nen reste plus nul vestige ; que ceux qui voudront persvrer dans cette religion seront traits avec la mme rigueur que les rebelles ; que si les mandarins ngligent den faire la recherche, ils seront punis de la mme manire que les mandarins peu soigneux dcouvrir les rebelles. Pour ce qui est des missionnaires europens, que les mandarins darmes et de lettres en fassent dexactes perquisitions et quils les dcouvrent aussitt aux premiers mandarins. Que les mandarins tsong-
606
tou, fou-yuen, titou, tsong-ping, les renvoient Macao, et quaprs avoir abattu toutes leurs glises, ils leur ordonnent de retourner chacun dans leur pays. Cette sentence ne sera envoye dans les provinces pour y tre excute, quaprs quelle aura t lue et approuve de lempereur. Vous pouvez juger des sentiments de nos curs cette nouvelle, par leffet quelle ne manquera pas de produire sur le vtre. Nous songemes aussitt prsenter un placet lempereur pour notre justification. La difficult tait de le faire passer Sa Majest. Nous nous adressmes pour cela tous nos amis, eunuques et autres, qui pouvaient nous rendre ce service. Personne nosa sen charger. Dans cette extrmit, le pre Parennin demanda conseil au premier ministre, qui est de ses amis, et au neuvime fils de lempereur, qui est plein de bont pour les Europens. Ils lui rpondirent quils verraient nos juges, et quils npargneraient rien pour les engager changer leur sentence. Ils se donnrent en effet lun et lautre de grands mouvements pour notre affaire : leurs sollicitations eurent du moins cela de bon, que la sentence ne fut point porte Sa Majest avant les ftes que lon fait tous les ans pour la naissance de lempereur. Ces ftes, qui taient fort proches, durent ordinairement dix jours. Pour surcrot de bonheur, les ftes ne furent pas plutt finies, que lempereur fit un voyage de cinq jours. Tout cela nous donna le temps de faire agir auprs de nos juges. Mais le succs rpondit bien peu nos esprances. Dans la seconde assemble que les neuf tribunaux tinrent le 11 mai sur cette affaire, ils portrent la sentence suivante : Les missionnaires europens ont rendu un grand service cet empire, en rformant le tribunal des mathmatiques, et en prenant le soin de faire faire des machines de guerre ; cest pour cette raison quon leur a permis de demeurer en chaque province, et dy faire en particulier les exercices de leur religion. Mais en mme temps on a fait dfense tous les Chinois de la province de Petcheli et des autres provinces de les aider btir des glises et dembrasser leur loi. Comme il
607
sest coul bien du temps depuis cette dfense, il y a sans doute parmi la populace des gens qui en font peu de cas. Le mandarin Tchin-mao assure dans sa requte quon btit des glises dans toutes les provinces, et quune infinit de gens de la lie du peuple embrassent la religion chrtienne ; et il est davis quon ne permette pas ces viles plantes de crotre et de se fortifier. Cest pourquoi, vu cette requte, nous dclarons que ceux qui, dans le ressort des huit tendards, dans la province de Petcheli, et dans les autres provinces, ont embrass cette loi depuis la susdite dfense, obtiendront le pardon de leur faute, pourvu quils sen repentent. Que si au contraire ils persvrent dans leur ignorance et dans leur aveuglement, ils seront traits avec la mme rigueur que ceux qui vendent du riz vers la mer du midi. De plus, que les pres, les frres, les paens, les voisins, qui manqueront dnoncer leurs enfants, leurs frres, et leurs voisins, seront punis de cent coups de bton, et bannis trois cents lieues. Enfin, que les mandarins peu exacts en faire la recherche seront privs de leur mandarinat. Pour ce qui est des Europens, nous permettons ceux qui ont reu la patente, et qui sont au nombre de quarante-sept, de demeurer chacun dans son glise, et dy faire en particulier lexercice de sa religion. Mais pour ceux qui nont pas la patente, nous ordonnons aux mandarins darmes et de lettres den faire dexactes perquisitions, et de les dnoncer aussitt aux premiers mandarins tsong-tou, fou-yuen, titou, tsong-ping, qui les renverront Macao, avec ordre de retourner dans leur pays, etc. Ce fut le 12 de mai que nous emes copie de cette sentence. Le mme jour, le pre Parennin aila chez le premier ministre pour la lui montrer. Ce ministre en fut surpris, et dit
p.274
lendemain Tchang-tchun-yuen, lieu de plaisance o lempereur fait ordinairement son sjour, et que l il parlerait nos juges, qui devaient
608
sy trouver. Il le fit effectivement, quoique dabord avec peu de succs. Mais comme les pres Suarez et Parennin avaient eu occasion de prsenter un placet lempereur la veille de son dpart pour le petit voyage dont jai parl, le ministre profita avantageusement de cette circonstance en notre faveur. Voici le placet que nous prsentmes ; il est fidlement traduit du chinois : Nous, Kilien Stumph, Joseph Suarez, Dominique Parennin, etc., au sujet de laccusation intente par le tsong-ping Tchinmao contre les Hollandais, dans laquelle il nous enveloppe faussement, en disant que nous rassemblons une infinit de gens de la lie du peuple, que nous sommes de viles plantes quil faut draciner, que nous examinons les murs et les coutumes des Chinois, que nous dressons des cartes des montagnes et des fleuves de lempire, etc. Votre Majest a donn ordre aux tribunaux dexaminer cette accusation du mandarin. Nous, vos sujets, lorsque nous pensons que Votre Majest est parfaitement informe de notre conduite et des sentiments de nos curs, toutes nos craintes se dissipent ; cependant nous apprhendons que vos sujets qui composent les tribunaux, ne sachant pas la grande diffrence qui se trouve entre les Hollandais et nous, ne prtent trop aisment loreille aux fausses accusations du tsong-ping. Cest pourquoi, prosterns aux pieds de Votre Majest, nous osons la supplier trs humblement dordonner ces augustes tribunaux que, dans la sentence quils porteront, ils fassent attention cette diffrence. Nous avons renonc au sicle pour nous consacrer la vie religieuse, et cest en essuyant toutes sortes de fatigues et de prils que nous sommes venus ici des extrmits de la terre, pour y couler paisiblement nos jours dans la pratique des vertus religieuses. Nous navons dautre occupation que dexhorter les peuples remplir exactement les devoirs de leur tat, et conformer leurs
609
murs aux lois de lempire : nos instructions et les rgles de conduite que nous donnons aux Chinois sont depuis prs de deux cents ans entre les mains de tout le monde. Comment donc notre accusateur peut-il dire que nous rassemblons la lie du peuple ? Yang-quang-sien avana autrefois la mme calomnie : Adam Schall et ses compagnons eurent alors beaucoup souffrir de ce mandarin ; mais Votre Majest, toujours quitable, neut pas de peine dmler ce quil y avait de vrai davec ce quil y avait de faux, ce qui tait raisonnable davec ce qui tait injuste. Lanne 31e de Camhi, Tchang-pong-ke
1
produisit les mmes faussets et les mmes calomnies contre notre sainte religion, et la dfendit svrement dans sa province. Dans cette extrmit, Thomas Pereira, Antoine Thomas et leurs compagnons prsentrent un placet Votre Majest, et ce fut par une grce singulire de Votre Majest que le tribunal du dedans du palais et celui des rites prononcrent ce qui suit : Les Europens qui sont dans toutes les provinces de notre empire ny causent aucun trouble ; dailleurs la religion quils professent nest point fausse ; elle ne souffre aucune hrsie, elle nexcite point de querelles : on permet bien aux Chinois daller dans les temples des lamas, des hoxam, des taosse, et des autres idoles ; et lon dfend la loi des Europens qui na rien de contraire aux bonnes murs et aux lois de lempire ; cela ne nous parat pas raisonnable. Cest pourquoi nous voulons quon leur permette de btir des glises comme auparavant, et quon cesse dinquiter ceux qui, faisant profession de la religion chrtienne, frquentent ces glises, etc.
610
Votre Majest confirma cette sentence, et ce trs auguste dit se conserve dans les archives des tribunaux. Depuis la quarante-septime de Cam-hi, Votre Majest a daign admettre en sa prsence tous les Europens qui demeurent dans les glises des provinces : elle leur a donn une patente impriale, dans laquelle ils promettent de ne jamais retourner en Europe. Il y a sur cela un dit de Votre Majest. Qui se serait imagin quaprs tant de faveurs signales de Votre Majest, il se ft trouv quelquun qui et os nous tre contraire ? Cependant lanne cinquantime de Cam-hi, Fantchao-tso, votre sujet, nous accusa dans une requte denseigner une religion qui est mauvaise, etc. Le Tribunal des rites, aprs avoir dlibr sur cette affaire, se conforma
p.275
de Cam-hi, et rapportant ensuite la raison pour laquelle on a donn la patente impriale aux Europens, conformment la dlibration du Ou-yn-tien 1, il dit ouvertement quil ne fallait avoir aucun gard la requte. Cette dernire sentence se conserve dans les archives. Cependant Tchin-mao, qui ne sait pas les grces extraordinaires que Votre Majest nous a accordes, et qui ignore pareillement quelle est notre origine, nous confond avec les Hollandais, et nous accuse faussement comme eux de rbellion. Il ignore sans doute quil y a au-del des mers un grand nombre de royaumes trs diffrents les uns des autres, et que nous navons nul rapport avec les Hollandais, ni en ce qui concerne la religion ni en toute autre chose. Il y a longtemps que nous avons eu lhonneur den avertir Votre Majest. Nanmoins le tsong-ping, sans avoir examin auparavant ce quil avance, nous prte de pernicieux desseins, lesquels, ce quil prtend, nous ont fait venir ici
611
des extrmits de la terre ; et il sen explique dune manire si atroce, que nous ne pouvons retenir nos larmes. Dans ces tristes conjonctures o nous nous trouvons, destitus de tout appui, nous mettons toute confiance dans la bont avec laquelle Votre Majest nous a toujours soutenus et protgs. Cest elle qui nous fait goter le bonheur quil y a de vivre dans son empire. Nous la supplions donc trs humblement de faire savoir dans toutes les provinces que nous nenseignons point aux Chinois une doctrine mauvaise, et que nous ne cherchons point les sduire. Ce bienfait de Votre Majest, dont nous conserverons ternellement le souvenir, nous rendra la vie, et cest pour cela que, prosterns aux pieds de Votre Majest, nous osons lui prsenter cette requte avec le plus profond respect. Le premier ministre, qui le pre Parennin avait montr notre placet, et qui savait que nous lavions prsent lempereur, sen servit avantageusement auprs de nos juges. Il leur reprsenta que notre placet ayant t vu de lempereur, Sa Majest ne laisserait jamais passer leur sentence, ce qui les couvrirait de confusion. Cette raison, qui fait plus dimpression sur les Chinois que sur les Europens, eut alors tout leffet que nous pouvions en esprer : elle engagea les tribunaux sassembler une troisime fois. Ils le firent effectivement le 19 mai, et le 21 ils portrent le rsultat de leurs dlibrations au tribunal du dedans du palais, do il ne peut sortir quand il est une fois donn, quil nait t ou approuv ou rejet de Sa Majest. Voici cette sentence telle quelle a t confirme par lempereur, et envoye dans toutes les provinces. Dans les deux sentences quon a rapportes, on na traduit que ce qui avait rapport la religion ; ici on traduit la sentence tout entire, tant sur ce qui regarde les vaisseaux des Europens que sur ce qui concerne notre sainte foi. Sur les prcautions que notre trs sage empereur ordonne de prendre par rapport aux pays loigns qui sont au-del des mers.
612
Selon le rapport qui a t fait par le tribunal de guerre, on trouve que ce tribunal et les autres tribunaux de lempire ont donn leur avis sur les choses contenues dans la requte de Tchin-mao, mandarin de Hie-che-tchim, de la province de Canton : et ouvrant le papier qui renferme leur avis, on y lit ces paroles : Nous, vos sujets, nous avons dlibr ensemble sur le contenu de la requte prsente par Tchin-mao, mandarin de Hie-che-tchim, de la province de Canton. Cette requte est conue en ces termes.
Ici est tout du long la requte de Tchin-mao, telle quelle est rapporte ci-dessus.
Nous, aprs avoir examin la susdite requte, cest ainsi que nous prononons. Pour ce qui est du premier article, les premiers mandarins nont t levs une si haute dignit que pour humilier et rprimer les mchants. Cest eux de prendre les prcautions quils jugeront ncessaires ; cest eux de dterminer le nombre des vaisseaux europens qui doivent commercer avec nous, en quels lieux ils doivent mouiller, de quelle sorte on doit leur permettre de faire le commerce, sil est propos, et de quelle manire il convient de leur donner entre dans nos ports, sil est ncessaire dlever quelque forteresse, sil faut laisser aborder les vaisseaux tous ensemble, ou lun aprs lautre. Un cas quil y ait quelque chose de plus examiner, que les mandarins tsiang-kium, tsong-tou, fou-yuen, titou, tsong-ping sassemblent pour en dlibrer, et quils nous envoient le rsultat de leurs
p.276
dlibrations,
nous
dterminerons alors quoi on doit sen tenir. A lgard de la religion chrtienne, aprs avoir consult les archives des tribunaux, on y a trouv que lanne huitime de Cam-hi, les tribunaux portrent la sentence suivante, qui fut approuve de lEmpereur :
613
A la rserve de Ferdinand Verbiest et de ses compagnons, auxquels il est permis de demeurer comme auparavant dans les provinces, la religion chrtienne stend peut-tre dans la province de Petcheli et dans les autres provinces ; on y btit de nouvelles glises, et il se trouve de nouveaux disciples qui embrassent cette loi. Cest pourquoi il est propos de la dfendre svrement. Quon observe exactement cet dit. De plus lanne quarante-cinquime de Camhi, il y eut un autre dit de lempereur, qui est ainsi exprim : Quon donne aux Europens, qui ne doivent point retourner en Europe, une patente impriale, scelle du sceau, dans laquelle on lise le pays de chacun deux, son ge, lordre religieux quil a embrass, depuis combien de temps il est la Chine, et la promesse quil fait de ne plus retourner en Europe. Que les Europens viennent la cour et quils paraissent devant lempereur pour recevoir la susdite patente crite en caractres tartares et chinois, et scelle du sceau. Que cette patente leur serve de tmoignage. Quon observe exactement cet dit, et quon le conserve dans les archives. Mais aprs tant de temps coul, il se peut bien faire quil se soit gliss quelque chose de mauvais ; cest pourquoi, que la dfense soit faite et publie dans le ressort des huit tendards, dans la province de Petcheli et dans les autres provinces, Leao-tong. et dans les autres lieux. Nous, vos sujets, nous nosons rien dcider absolument, cest pourquoi nous attendons avec un profond respect les ordres de Votre Majest. Ordre de lempereur. Quil soit fait ainsi quil est dcid. Le 19 de mai nous emes avis de ce que contenait cette sentence ; malheureusement, tout ce jour-l et le lendemain 20, le premier ministre tait occup des affaires des Moscovites, ce qui fit quon ne put pas lui parler. Ctait le seul qui, par son crdit, pouvait nous rendre service. Le
614
21 au soir, le ministre allant son tribunal, y trouva la sentence ; le lendemain il envoya en avertir le pre Moran qui demeure Tchangtchun-yuen. Le 23, nous apprmes que cette sentence avait t prsente lempereur, et que Sa Majest lavait confirme. Aussitt le pre Parennin courut chez le ministre pour lui demander conseil. Il nest gure possible, rpondit le ministre, dy apporter quelque remde ; tout ce que vous avez faire, cest de prsenter une seconde fois votre placet Sa Majest, et cela ds demain matin sans diffrer. Comme jai droit de voir la sentence et lordre de Sa Majest, je me ferai apporter lun et lautre, et je les garderai un jour chez moi. Agissez, et ne perdez point de temps. Le 24, nous allmes tous Tchang-tchun-yuen, pour prsenter notre placet. Il ny eut aucun mandarin qui voult sen charger ni mme nous permettre de paratre en prsence de lempereur. Nanmoins comme le pre Suarez avait quelques lunettes que lempereur lui avait donn examiner, il en donna quelques-unes au pre Parennin, et ce fut par ce moyen quil leur fut permis, aussi bien quau pre Moran, davoir audience de lempereur. Au sortir de cette audience on crivit tout ce qui sy tait pass, et je vais le rapporter fidlement. Le 24 mai 1717, lanne cinquante-sixime de Cam-hi le quatorzime jour de la quatrime lune. Comme nous apprmes hier que les neuf tribunaux avaient port une sentence touchant laffaire de notre sainte religion, et quelle avait t prsente lempereur, nous nous rendmes Tchang-tchun-yuen, ayant en main le placet que nous avions prsent Sa Majest la lune prcdente. Les pres Suarez, Parennin et Moran parurent en prsence de Sa Majest le placet la main. Ds que lempereur les aperut, il demanda de quoi il sagissait. Il sagit dun placet, rpondirent les Pres, que Votre Majest a eu la bont de lire, et quelle a ordonn de garder jusqu ce que les tribunaux lui eussent fait le rapport de
615
cette affaire. Maintenant nous apprenons que les tribunaux ont port une sentence trs rigoureuse qui proscrit la religion chrtienne. Non rpondit lempereur, la sentence nest pas rigoureuse et la religion chrtienne nest pas proscrite. On dfend seulement de prcher aux Europens qui nont pas reu la patente. Cette dfense ne regarde point ceux qui ont la patente. Cette
p.277
Pres, nest pas exprime clairement dans la sentence. Elle y est clairement, rpondit lempereur, jai lu
attentivement la sentence : que si vous prtendez quil soit permis de prcher votre loi ceux qui nont point la patente, cest ce qui nest pas possible. Mais, dirent les Pres, on cite au commencement de la sentence ldit de la huitime anne de Cam-hi. Il est vrai, rpondit lempereur ; mais cela veut dire quil est dfendu selon cet dit de prcher, ceux qui nont pas la patente. Les Pres firent de nouvelles instances : Nous craignons dirent-ils, que les mandarins des provinces ne nous traitent tous de la mme manire, et quils ne permettent pas de prcher notre sainte loi, mme ceux qui ont la patente. Si cela arrive, dit lempereur, ceux qui ont la patente nont qu la montrer ; on y verra la permission quils ont de prcher votre loi. Ils peuvent la prcher, cest aux Chinois de lcouter sils veulent. Pour ce qui est de ceux qui nont pas la patente, quils viennent ici, je la leur donnerai. Lempereur se mit sourire en disant ces dernires paroles, puis il ajouta :
616
Au reste, on ne permet de prcher, mme ceux qui ont la patente, que pour un temps ; on verra dans la suite quelle rsolution il faut prendre leur gard. Mais, dirent les Pres, si on inquite aussi ceux qui ont la patente nous aurons recours Votre Majest. Ayez soin de men donner avis, dit lempereur. Il y a une chose, ajoutrent les Pres, qui nous fait une peine infinie, cest que les tribunaux nous traitent de rebelles. Ne vous en inquitez point, rpondit lempereur, cest une formule ordinaire dont se servent les tribunaux. Aussitt que cet dit sera publi, dirent les Pres, on fera des recherches des missionnaires et des chrtiens, il sexcitera des troubles etc. Pour ce qui est des recherches rpondit lempereur, elles sont indispensables. Quand jai envoy Li-ping-tchong Canton, je lai charg dun ordre pour le vice-roi, par lequel je lui enjoins de rechercher et de rassembler en un mme lieu ceux qui nont pas la patente. Et depuis peu que le tsong-tou Yan-ling est retourn Canton, je lui ai donn de pareils ordres et jattends sa rponse. Il ma dit quil tait surpris que Tchin-mao vous ait traits si durement dans sa requte car, ma-t-il ajout, jai vu plusieurs Europens la cour et ailleurs, et je nai jamais aperu quils aient rien fait de mal, ni quils aient excit des troubles. Les Pres voulaient poursuivre ; mais les mandarins et les officiers de la chambre qui taient prsents leur fermrent la bouche, en leur disant : Que vous reste-t-il davantage faire, que de rendre de trs humbles grces Sa Majest qui dit que votre loi nest pas dfendue ? etc. Les Pres sinclinrent jusqu terre, et se retirrent accabls de tristesse.
617
Peut-tre serez-vous surpris que le pre Parennin qui portait la parole, ait parl lempereur de manire faire connatre que nous regardons cette sentence comme dfendant notre sainte religion, ce qui ne parat pas dabord aux termes de la sentence. Mais il est bon que vous sachiez que le seul mot king, qui signifie quil soit fait dfense, tant mis la suite des deux dits de la huitime et de la quarantecinquime anne de Cam-hi, peut se rapporter galement tous les deux ; et que certainement les mandarins des provinces le prendront en ce sens-l, qui, selon le chinois, est le sens naturel. Cest ce qui fait que, nonobstant les interprtations de lempereur, nous prmes la rsolution, le 26, de prsenter un autre placet. Mais les mandarins refusrent absolument de le recevoir, et ils ne voulurent jamais permettre quaucun de nous part en prsence de lempereur. Nous nous mmes tous genoux, et frappant de la tte contre terre, nous les conjurmes de supplier du moins lempereur davoir piti de nous. Les mandarins, bien loin de nous couter, nous tournrent le dos et se retirrent. Comme la requte du mandarin Tchin-mao tait rendue publique, et quelle pouvait faire de trs fcheuses impressions sur lesprit des mandarins et des Chinois, nous jugemes quil tait ncessaire de faire une apologie peu prs semblable celle quon fit du temps de la perscution de Yang-kuang-sien. Vous ne serez pas fch de la voir : la voici traduite du chinois. Rponse apologtique la requte prsente lempereur par le mandarin Tchin-mao, contre les Europens et contre la religion chrtienne. Dans la huitime anne de Cam-hi, Yang-kuang-sien
commena le premier calomnier la sainte loi dans les termes les plus injurieux : alors les chrtiens furent obligs de faire une apologie et de rfuter pied pied la fausset
p.278
de
ses accusations. Maintenant, dans lanne cinquante-sixime de Cam-hi, Tchin-mao, natif dYulin dans la province de Chensi, qui de simple soldat est parvenu la dignit de tsong-ping,
618
et qui commande les troupes Kie-ke dans la province de Quang-toung, sans avoir nulle connaissance de la sainte loi, vient de prtexter une visite quil a faite des ctes de la mer, dont il a pris occasion doffrir une requte lempereur pour lui inspirer de fausses dfiances. Cette requte nest remplie que de paroles en lair et dimaginations puriles, et ce quavance notre accusateur fait assez connatre le penchant naturel quil a de nous nuire. On peut rduire tout ce quil dit dans sa requte deux principaux chefs : le premier contient les soupons quil a conus des marchands dEurope qui abordent en ce pays-ci. Le second comprend pareillement les soupons quil fait naitre sur la conduite des missionnaires qui demeurent dans lempire. Mais ses discours sduisants ne peuvent tromper un prince aussi clair que lempereur. Sa Majest ayant vu la requte, a ordonn quelle ft porte aux neuf suprmes tribunaux, pour y tre examine ; et elle en a us ainsi afin de donner un cours libre aux avis, et de fournir aux mandarins une occasion de se distinguer. Ces grands magistrats qui, lexemple de lempereur, sont pleins de bont pour les trangers, prononcent que pour laffaire des ngociants, il faut la faire bien examiner par les premiers gouverneurs de la province de Quang-toung, et que sur leur rapport ils donneront leurs conclusions. Qu regard des missionnaires, il ny a quune prcaution prendre, cest de faire exactement observer la loi de lanne quarantecinquime, qui leur prescrit de recevoir la patente. Cest pourquoi ils ont donn ordre quon veillt lexcution de cette loi. Mais comme la tte de la dlibration quils ont prsente lempereur, selon la coutume, il est fait mention de ldit imprial man la huitime anne de Cam-hi, qui dfend la loi chrtienne, et que sur la fin de la mme dlibration il y a des
619
termes qui noncent la mme dfense ; les Europens qui sont la cour craignant quon nabuse de cette dfense, conue en termes vagues et gnraux, sont alls trouver lempereur. Sa Majest leur a rpondu ainsi, avec sa bont ordinaire, Ne soyez pas inquiets, la loi chrtienne nest pas dfendue : cette dfense regarde les Europens qui nont pas reu la patente ; ce sont ceux-l qui seront traits conformment ldit man la huitime anne de Cam-hi ; mais cela ne regarde point ceux qui ont la patente. Cependant si les mandarins les inquitaient pareillement, ils nont qu montrer la patente qui leur donne le droit de prcher la loi chrtienne, ainsi tenez-vous en repos. Sil arrivait quon inquitt aussi ceux qui ont la patente, vous aurez recours moi, etc. Par l les fausses accusations du mandarin sen vont en fume. Mais comme la plupart des gens ont des vues bornes, et que les mandarins rpandus dans les provinces ne sont pas toujours capables dapprofondir les choses, ils peuvent tre dans linquitude et se laisser surprendre par de faux soupons ; cest pourquoi nous ne pouvons nous dispenser de rfuter exactement la requte prsente par Tchin-mao, soit afin de sparer la vrit du mensonge, soit pour en informer plus exactement Sa Majest impriale. Lauteur dune requte qui est propose la dlibration des tribunaux doit avoir en vue le bien public, et non pas chercher satisfaire sa passion. Peut-on dire que la requte en question vient dun amour sincre de la patrie ? Nest-ce pas plutt une vaine ostentation qui la enfante ? Peut-tre que les libralits des ngociants nont pas rpondu lattente du mandarin : ce pourrait bien tre l la source de sa haine et de sa vengeance. Il se peut faire aussi quil ait dans sa maison quelque ennemi secret de la loi chrtienne, qui la port faire une pareille requte ; cest sur quoi lon ne peut rien dire de certain. Quoi quil en soit, il ne convient point un grand mandarin dagir lgrement et avec prcipitation. Sil na point
620
dautre motif que le salut de lempire et lutilit publique, il ne doit point sappuyer sur de vains soupons et sur des conjectures frivoles ; il doit bien examiner et peser les choses avant que de les exposer : et quand il les expose, il doit sexprimer en termes convenables sa dignit. Cest aprs avoir pris de telles prcautions quil peut prsenter avec confiance sa requte lempereur. Mais trouve-t-on rien de semblable dans la requte dont il sagit ? Tchin-mao a vu dix navires marchands,
p.279
penses lagitent, et tout ce qui lui vient lesprit il le dbite hardiment sans que ni lui ni personne puisse trouver un fondement raisonnable ce quil avance. En vrit quand on agit ainsi, ne faut-il pas tre bien aveugl par sa passion, et mrite-t-on la moindre croyance ? Deux choses ont troubl lesprit du notre accusateur : il craint quau dehors les marchands europens ne projettent quelques mauvais desseins ; et quau dedans les missionnaires nexcitent la populace se soulever, et ne lui mettent les armes la main. On peut juger par le texte mme de la requte, si cette crainte est bien ou mal fonde ; si notre accusateur navance rien qui ne soit appuy sur des raisons solides, sa crainte est juste ; mais sil se fait des monstres pour les combattre, si ses soupons ne sont fonds que sur des imaginations et des conjectures puriles, sa crainte est vaine. Il y a longtemps que les ports de la Chine sont ouverts aux trangers ; et sous la dynastie prcdente, comme sous celleci, les vaisseaux dEurope ont abord chaque anne aux ctes des provinces maritimes de lempire pour y faire le commerce. Comment se peut-il faire que, pendant prs de deux cents ans, nul des premiers mandarins des provinces qui veillent la sret de ltat, nait eu soin den informer
621
lempereur ? Il tait sans doute rserv au seul Tchin-mao dapercevoir un danger quon navait pas connu jusquici. Tchin-mao dit : Quand il sagit de ltat et de la situation des royaumes qui sont au-del des mers, nest-ce pas une tmrit de vouloir en faire le rapport lempereur, sans y avoir t soi-mme, et sans stre instruit par ses propres yeux, de tout ce qui sy passe ? etc. Rponse. Il ny a que cela de bien dit dans toute la requte de notre accusateur. Mais cen est assez pour dmontrer quil est bien coupable lui-mme, davoir os en imposer son prince. Car enfin, dans la requte quil a prsente, il ne parle pas seulement du Japon, de lle de Formose, et des autres pays qui sont dans le voisinage de lempire, il parle mme des royaumes les plus reculs de lEurope et des Indes. De bonne foi, a-t-il visit ces royaumes ? les a-t-il vus, et en a-t-il quelque connaissance ? Cependant il ose entretenir Sa Majest de tous ces diffrents royaumes. Nest-ce pas l tromper lempereur ? Tchin-mao dit : Jai parcouru plusieurs mers dans ma jeunesse pour faire mon ngoce ; je suis all au Japon, Batavie, Manille et en dautres royaumes ; je sais parfaitement ce qui concerne ces tats, etc. Rponse. On ne peut gure savoir sil est vrai ou non que notre accusateur ait voyag dans tous les endroits quil dit. Certainement il ntait pas en ce temps-l un de nos riches ngociants ; ctait un jeune homme qui, ayant un trs petit fonds, payait le page pour le transport de ses marchandises. Aprs avoir amass quelque argent, il se mit dans les troupes ; depuis il est mont par degrs jusqu la dignit de tsong-ping, dignit trs considrable et qui mrite nos respects. Mais enfin lorsquil ngociait dans sa jeunesse, quelle autorit, quel pouvoir avait-il pour examiner ltat et la situation de chaque royaume ? Cest peu prs la mme
622
chose que si quelque matelot dEurope, qui serait venu une seule fois Canton et qui pendant deux ou trois mois de sjour quil aurait fait dans le port, aurait parcouru quelques rues de la ville de Kuan-tcheou, disait avec ostentation lorsquil serait de retour en Europe : Moi, je connais ltat, la situation, les forces et la politique de lempire de la Chine. A lentendre parler ainsi, pourrait-on sempcher de rire ? Tchin-mao dit : En parcourant les ctes maritimes de la province, je suis arriv dans un lieu qui se nomme Siungchang-ngno-men, et tout coup jai vu plus de dix vaisseaux des trangers appels Hong-mao, qui entraient dans le port pour leur ngoce, etc. Rponse. Quoi ! dix vaisseaux europens quil voit,
leffrayent ! il ne sait plus o il en est ! cette vue le consterne ! comme si la cour et les treize provinces avec leur cavalerie et leur infanterie ne pouvaient rsister ces dix vaisseaux, et si le vaste empire de la Chine, mettant les armes bas, tait sur le point dtre subjugu ! Mais ninsistons pas davantage sur la timidit purile de Tchin-mao. Les Tartares, cette nation belliqueuse et accoutume vaincre, auront sans doute t galement effrays de ces dix vaisseaux ? Si Tchin-mao ne rougit pas pour lui-mme, il devrait au moins prendre garde de ne pas exposer lempire de la Chine la drision des peuples loigns, et de ne pas inspirer nos voisins, qui rien de semblable ne vient dans lesprit, lenvie de
p.280
peuples qui sont au-del des mers, les Japonais nos voisins ont fait de grands ravages dans cet empire sous la dynastie prcdente. Sils apprennent que les Chinois sont pouvants la vue de dix vaisseaux europens comme on le serait la vue dun grand troupeau de loups et de tigres : augmentons, diront-ils, le nombre de nos vaisseaux, et nous naurons point de peine accabler la Chine. Mais parlons plus srieusement :
623
si une telle pense venait aux Japonais, ils seraient devenus bien crdules. Dix vaisseaux nont certainement point pouvant les Chinois ; il ny a que Tchin-mao qui ils aient pu causer tant de frayeur. Tchin-mao dit : Hong-mao est un nom commun tous les Europens, etc. Rponse. Si lon en croit notre accusateur, Batavie est la ville de ceux quon appelle Hong-mao, et est celle des Europens. Il met donc de la diffrence entre les Hong-mao et les Europens ; il est donc vident que, lorsquil dit que Hongmao est un nom commun tous les Europens, il se contredit lui-mme ; et que, par consquent on ne doit point ajouter de foi ses paroles. A la vrit ces Hong-mao ont une petite portion de terre en Europe, cest une nation particulire ; Batavie est le lieu de leur sjour dans les Indes mais il est faux que Manille soit la ville de tous les Europens ; il ny a que les Espagnols qui y demeurent. Lors donc quil dit que Manille est la ville des Europens, ne fait-il pas connatre quil ne sait pas mme ce que cest que Manille ? Tchin-mao dit : Nos vaisseaux sont en commerce avec les Japonais et par consquent les Japonais nont point de mauvaises intentions, etc. Rponse. Lorsquil parle ainsi, ignore-t-il ce qui sest pass sous la dynastie prcdente ? Alors les vaisseaux chinois taient en commerce avec les Japonais, et cependant ceux-ci ont ravag les provinces de Tche-kiang et de Fou-kien, qui sont proches de la mer ; de sorte que, pendant sept ou huit ans, on a perdu beaucoup de soldats, une infinit de peuples, et de grandes sommes dargent. Il est vrai que sous le rgne prsent, la Chine fait ladmiration de tous les peuples. On sait au Japon que les Tartares sont de grands guerriers, et quils surpassent de beaucoup les Japonais en valeur ; cest ce qui rend ceux-ci timides et ce qui les empche, non seulement de
624
rien entreprendre, mais mme den avoir la pense. Ainsi leur amour pour la paix ne doit tre nullement attribu au commerce quils font avec les Chinois. Mais si, selon Tchinmao, cest assez dtre en commerce avec la Chine pour navoir point de mauvais dessein sur lempire, pourquoi trouve-t-il, dans le commerce que les Europens font avec les Chinois, une raison de leur attribuer des intentions pernicieuses au repos de ltat ? Tchin-mao dit : Ngao-men est comme la source et lorigine de ces sortes de gens, etc. Rponse. Il nest pas surprenant que Tchin-mao ignore ce qui se passe dans les royaumes les plus reculs de lOccident ; mais ce qui tonne, cest quil ait si peu de connaissance de ce qui concerne une ville aussi voisine de la Chine que lest Macao. Quand il dit que Ngao-men ou Macao est la source et lorigine des Europens, sil prtend que tous les Europens qui viennent la Chine sortent de Macao, un raisonnement si absurde ne mrite pas quon le rfute. Les habitants de Macao sont Portugais ; ainsi lon ne peut dire que Macao soit la source et lorigine des autres peuples. Sil veut dire que ceux de cette nation tant depuis longtemps Macao et ayant une connaissance parfaite de la province de Quang-toung, il est craindre quavec le secours des vaisseaux qui y abordent, ils nentreprennent de rvolter cette province : il se trompe grossirement, parce quil ignore, dun ct, quelle est la fidlit et la probit de la nation portugaise ; et, de lautre, ce qui lui a procur cet tablissement dans cette ville. Pendant les annes de Houng-tchi les Europens venaient faire leur commerce dans la ville de Kuang-tcheou de la province de Quang-toung, et dans la ville de Ning-po de la province de Tche-kiang ; jusqu ce que durant les annes de Kiat-sing, un pirate appel Tchang-si-lao qui rdait sur les mers de Canton, sempara de Macao et assigea la capitale de la
625
province. Les mandarins appelrent leur secours les marchands europens : ceux-ci firent lever le sige, et poursuivirent le pirate jusqu Macao, o ils le turent. Le tsong-tou fit savoir lempereur le dtail de cette victoire ; et Sa Majest fit un dit par lequel elle accordait Macao ces marchands dEurope, afin quils pussent sy tablir. Enfin, dans la premire anne de Tien-ki,
p.281
il y eut de grands
troubles dans lempire les pirates vinrent attaquer Macao. Les Europens allrent au-devant deux, en vinrent aux mains, turent plus de quinze cents de ces misrables, et firent une infinit de prisonniers. Tsong-tou et fou-yuen rendirent compte lempereur de cette victoire ; et, dans un dit de Sa Majest, les Europens furent combls dloges et dhonneurs cause des grands services quils avaient rendus lempire. Sur la fin de la famille prcdente, lempire fut encore agit de troubles ; les Europens de Macao faisaient leur commerce lordinaire et, pendant prs de deux cents ans, ils nont jamais eu la moindre pense qui ft prjudiciable au bien de lempire ; au contraire, ils lui ont rendu de tout temps de signals services. Que veut donc dire Tchin-mao, quand il avance que ceux de Macao sont la source et lorigine des autres peuples ? Tchin-mao dit : Les Europens ont de gros vaisseaux qui ne craignent rien des flots et des vents : chaque vaisseau a plus de cent pices de canon, etc. Rponse. Sans doute que Tchin-mao, pour remplir le devoir de sa charge, est mont sur les vaisseaux dEurope, et quil a compt sur chacun deux plus de cent pices de canon ; il a vu ce quil y avait craindre, et il en a fait aussitt son rapport lempereur ; mais quy a-t-il de plus ais que de savoir si ce quil a vu et ce quil a rapport est vrai ou faux ? Les vaisseaux dEurope viennent tous les ans Quang-toung, Fo-kien et Tse-kiang ; il est libre de compter ce quils
626
portent dhommes et le nombre quils ont de pices de canon. En trouvera-t-on un pareil nombre dans aucun de ces vaisseaux ? Tchin-mao prtend quil y a dans chaque vaisseau plus de cent pices de canon ; et tous ceux qui sont Quangtoung et Fo-kien savent que rien nest plus faux. Or, si notre accusateur, dans une affaire si connue, a bien os tromper la redoutable majest de lempereur, avec combien plus daudace laura-t-il tromp, lorsquil lui a parl du Japon, de Manille, des Indes et de lEurope ? Pour reprendre donc en peu de mots ce qui a t dit jusquici, notre accusateur ne dit rien de vraisemblable dans sa requte, ni qui mrite la moindre crance. Il parle avec une hardiesse surprenante des peuples qui sont au-del des mers, de ltat et des affaires de divers royaumes, et ce quil en dit est plein de mensonges et de contradictions ; il ne connat ni Manille, ni le Japon, ni les Indes, ni lEurope, ni les peuples quil appelle Hong-mao ; il ne sait pas mme ce que cest que Macao, et il na nulle connaissance des vaisseaux dEurope. Cest une honte pour un grand mandarin de Kie-ke dignorer toutes ces choses : mais les ignorant, comme il fait, cest un crime punissable doser en parler lempereur dans une requte. Tchin-mao dit : Cette religion des Europens est venue dEurope, et sest tendue peu peu jusqu Manille, etc. Rponse. Voici une belle parole de Confucius : Cest tre savant que de dire que vous savez ce que vous savez effectivement et davouer que vous ignorez ce que vous ne savez pas. Tchin-mao fait le contraire. La sainte religion de Dieu est la loi gnrale de tout lunivers. Comment a-t-il donc le front de dire quelle nest venue que dEurope, et que peu peu elle sest tendue jusqu Manille ? Lorient et loccident, le septentrion et le midi ; les empires o les sciences et les lois fleurissent, comme les pays incultes et barbares, toutes
627
les nations, en un mot, ont t dociles aux enseignements de la vraie religion : elle a touch les curs des peuples, mais elle na pas chang les lois des empires ; chaque royaume a son roi, et chacun sy fait un devoir de lui tre fidle : on y honore du culte suprme le souverain Seigneur du ciel, on y pratique la vertu et lon tche de se former un cur droit. Cest l le devoir essentiel de tous les peuples qui sont entre les quatre mers. Et Tchin-mao na pas honte de dire que cette sainte loi fait semblant de vouloir convertir le cur des peuples, tandis que par des voies secrtes elle tche denvahir leurs royaumes. Peut-on inventer une calomnie plus atroce et plus ridicule ? Tchin-mao dit : Du temps de la famille prcdente, les marchands de Manille venaient au Japon pour leur commerce ; et pendant plusieurs annes ils se servirent de cette loi pour attirer eux les peuples. Ensuite ayant rassembl une infinit de monde quils avaient gagn, ils attaqurent le Japon au dedans et au dehors, et il sen fallut peu que cet empire ne ft absolument dtruit ; mais enfin ils en furent chasss, et la haine qui est depuis ce temps-l entre les deux nations subsiste encore aujourdhui.
p.282
plus faux quil est plus artificieux. On dirait, lentendre, quil ne dit rien que de trs certain, tandis quil avance les plus impudents mensonges. On voit bien quil ne cherche qu empoisonner lesprit de ceux qui ne sont pas sur leurs gardes. Quil nous dise en quelle anne le Japon a pens tre dtruit par les Europens ; quil nous dise quel jour sest donn le combat o les Europens furent mis en fuite. Il y a bien de lartifice et de la malignit rpandre de semblables discours pour en imposer au public. Lorsque les missionnaires entrrent autrefois dans le Japon et quils y prchrent la sainte loi, une grande multitude de peuples et de personnes
628
distingues par leur naissance crurent lvangile. Les adorateurs des idoles en conurent du dpit ; ils rsolurent de perdre les missionnaires et danantir la doctrine quils prchaient ; ils inventrent daffreux supplices pour tourmenter les pasteurs et le troupeau, le fer et le feu furent employs pour les forcer renoncer au vrai Dieu. Les missionnaires europens souffrirent tous ces tourments, non seulement avec constance, mais encore avec joie. Pendant lespace de cinquante ans plusieurs milliers de docteurs europens et de Japonais chrtiens souffrirent le martyre ; ils trouvaient de la douceur dans les plus cruels supplices, et rien ne leur tait plus agrable que de mourir en tmoignage de leur foi. Et Tchin-mao ose dire quayant rassembl une multitude de peuples, ils ont attaqu le Japon au dehors et au dedans. Par ceux du dehors, il entend les marchands dEurope, et par ceux du dedans, il parle des missionnaires. On na jamais ou dire quil y ait eu combat entre les Japonais et les Europens. Il est vrai que les missionnaires et les chrtiens ont t mis mort par les Japonais mais il nest pas vrai quils aient repouss la force par la force, ni quils aient pris la fuite. Tchin-mao dit Ils btissent des glises dans toutes les provinces, ils font leurs crmonies certains temps marqus ; je ne sais quelles peuvent tre leurs vues etc. Rponse. Le Seigneur du ciel est le principe de tous les tres, et le pre commun de tous les peuples ; les saints de tous les sicles lui ont rendu tous les respects et toutes les adorations dont ils taient capables. Les missionnaires europens tchent de le servir avec un amour et une pit vraiment filiale, ils ladorent avec un profond respect ; ils lui offrent leurs prires afin quil les prserve des peines ternelles de lenfer, et quil les fasse jouir dans le ciel dun bonheur qui ne finira jamais. Cest quoi se termine toute leur politique, cest l le but
629
quils se proposent, et auquel notre accusateur na pu atteindre. Du reste ils btissent leurs glises dans des lieux exposs aux yeux du public : cest en plein jour quils rendent leur culte au vrai Dieu ; ils ne cherchent point les tnbres, ils ne fuient point la lumire, rien de cach parmi eux, parce quils agissent avec simplicit et avec droiture. Cest ce que voit tout lempire sans en tre offens ; il ny a que le seul Tchin-mao qui par toute sorte de voies cherche rpandre dinjustes soupons. Quel nom donner cette conduite ? Tchin-mao dit : Ils examinent avec soin ltat de lempire, ils en dessinent les montagnes et les fleuves, etc. Rponse. Il faut que notre accusateur ait perdu toute pudeur pour en venir l car ce nest pas seulement les Europens quil calomnie, cest la conduite mme de lempereur quil censure. Les annes dernires, les Europens joints aux Tartares eurent ordre de lempereur de dresser des cartes de toutes les provinces : ldit qui fut port sur cela par le tribunal suprme de la milice a t rendu public, et a t envoy tous les tsong-tou et tous les vice-rois, et par leur moyen tous les mandarins. Comment notre accusateur a-t-il pu ignorer ce fait ? car il est notoire que cela na t excut que par ordre de lempereur. Lorsque notre accusateur en fait un crime aux Europens, des l il se regarde comme un homme dune prudence consomme ; mais en mme temps il a laudace de blmer la conduite de lempereur, comme si Sa Majest et manqu elle-mme en cela de prudence. Peut-on faire un plus grand outrage la majest royale ? Cependant quelque attention que cela mrite, je ne my arrte pas. Il ny pas longtemps que notre accusateur est parvenu la haute dignit quil possde : non seulement il a ignor jusquici combien lastronomie et la gographie sont utiles aux empires, mais il na jamais eu aucune teinture de ces sciences : faut-il stonner sil a dit tort et travers ce qui
630
lui vient dans lesprit ? Mais convient-il un homme si fort distingu dans la milice,
p.283
depuis cinquante-six ans quil est sur le trne, a coutume de rendre chaque mois et chaque jour mmorable par quelque grande action ; que sa gloire augmente tous les jours ; que par la sagesse de son gouvernement il gale et mme surpasse, non seulement les rois ses prdcesseurs, mais encore ces anciens empereurs des trois plus illustres familles ; que son esprit est si pntrant, quil comprend sans peine tout ce qui est dans les livres ; quil sait parfaitement lastronomie, larithmtique et la philosophie, et quil ny a gure eu de prince sur le trne qui mritt de lui tre compar. Ce grand prince ordonna autrefois au pre Verbiest et aux autres Europens de rformer le calendrier, de dresser des globes clestes qui fussent exacts, et il les garda dans son palais. Ensuite, stant aperu que les cartes dEurope qui lui avaient t prsentes par les missionnaires taient fort bien distingues par les degrs qui rpondaient parfaitement au ciel, et que les cartes de la Chine taient fort loignes de cette perfection, il ordonna aux Europens et aux Tartares, par un dcret du tribunal suprme, de parcourir tout lempire aux frais publics, et den dessiner toutes les parties. Les missionnaires, pour excuter cet ordre de lempereur, partagrent entre eux les provinces et les villes de lempire ; ils pntrrent jusquaux lieux les plus reculs de la Tartarie orientale et occidentale, ils endurrent ce que la chaleur et le froid ont de plus incommode ; ils sappliqurent avec des fatigues desprit et de corps inconcevables rendre ces cartes parfaites et telles que lempereur les souhaitait. Ils employrent plusieurs annes ce travail ; ils firent pour cela plus de dix mille lieues, et enfin ils prsentrent leur ouvrage Sa Majest, qui les reut avec bont, et qui dit, en faisant leur loge, que maintenant la Chine avait de trs bonnes cartes gographiques. Lempereur les examina lui-mme ; il
631
les conserve, et il y jette de temps en temps les yeux. On y voit dun coup dil les provinces, les villes, les bourgades, chacune dans sa place ; la distance des lieux, la source et le cours des rivires, et les principales montagnes ; ce qui est dune grande utilit pour le gouvernement de lempire. Cependant Tchin-mao, qui ne parat pas fort expriment dans la manire de gouverner sagement un tat, sans mme avoir gard la conduite de Sa Majest, semble vouloir la censurer, lorsquil ose dire, en parlant des Europens : Ils examinent ltat de lempire, ils dessinent les montagnes et les fleuves, etc. O est son bon sens ? Tchin-mao dit : Cest une mauvaise nation que celle des Europens, et qui trame sourdement quelque conspiration. Je supplie donc trs humblement Votre Majest denjoindre aux tribunaux suprmes de remdier au mal, et de le draciner de bonne heure, afin quil ne stende pas plus loin. Rponse. Il parat par ce discours que notre accusateur ignore jusquaux choses les plus rcentes qui se sont passes sous cette dynastie et de l vient quil avance des propositions si peu raisonnables. Lan 31 de Cam-hi, la seconde lune, les tribunaux, aprs avoir dlibr, selon lordre quils en avaient de lempereur, firent rponse Sa Majest que les Europens, qui travaillaient avec beaucoup de zle, avaient rendu de trs grands services lempire ; quils ne faisaient aucun mal ; quils nexcitaient point de troubles ; que leur doctrine ntait ni mauvaise, ni capable de sduire le peuple ou de le porter la sdition ; quil fallait leur laisser leurs glises comme auparavant, et permettre aux Chinois de les frquenter. Ces conclusions furent confirmes par un dit de lempereur, et tout cela se conserve dans les registres publics ; il est ais de sen claircir. Ainsi, selon le sentiment des tribunaux confirm par ldit de lempereur, les Europens ne font point de mal et nexcitent point de troubles ; et, selon Tchin-mao, les
632
missionnaires dEurope sont de mchantes gens qui forment de pernicieux desseins. Selon ces mmes tribunaux, il ne faut point dfendre la loi des Europens et, selon Tchin-mao, il faut lanantir le plus tt quil sera possible. Cest ainsi que notre accusateur sefforce dabolir les constitutions de la cour suprme, et quil slve contre les dits mmes de lempereur. Il y a vingt-six ans que les Chinois ont port ce jugement de la conduite des Europens ; la sainte loi est la mme quelle tait alors ; les missionnaires se comportent de la mme manire ; quel nouveau crime Tchin-mao a-t-il remarqu en eux pour les attaquer de la sorte, et pour vouloir anantir la sainte loi ? On dira peut-tre : Je veux que dans ce que mao il ny ait point de fondement
p.284
lgitime
apprhensions ; mais, considrer les choses en ellesmmes, et par les lumires de la raison, qui sait si rien de semblable narrivera pas ? Rponse. Une chose quon a quelque raison de craindre ne peut gure manquer darriver dans lespace dun temps considrable. Puis donc que rien de semblable nest arriv jusquici, il sensuit quil ny a nulle raison de lapprhender. Quand des personnes ont form secrtement quelque dessein, bien quils sachent le cacher pendant quelque temps, il faut qu la fin il clate. Si donc les marchands et les missionnaires ont form de pareils projets, comment se peutil faire quil nen ait rien paru pendant lespace de prs de deux cents ans ? Lempire fut agit de divers troubles sur la fin de la dynastie prcdente ; plusieurs levaient hautement ltendard de la rbellion : pourquoi les Europens nont-ils pas saisi une occasion si favorable pour excuter les mauvais desseins quon leur impute ? Ils attendaient, sans doute ce rgne-ci, o tout est paisible et tranquille sur terre et sur mer, o lempire jouit de la fertilit et de labondance, et
633
entretient des armes formidables ? Quel est lhomme assez insens pour tenir une telle conduite ? De plus, quand on veut russir dans quelque projet, on se choisit un chef ; cest un seul homme qui est lme de lentreprise, les soldats doivent obir un seul gnral, et ce nest que par l quon peut se flatter dun heureux succs. Quon me dise de bonne foi o lon trouvera le chef de cette prtendue conspiration ? Tchinmao la-t-il trouv dans ces dix vaisseaux dont la vue la effray, jusqu dire que tout tait perdu ? Ces vaisseaux et ceux qui abordent aux ports de la Chine partent chacun du royaume particulier do il est. Les peuples de chaque royaume sont diffrents les uns des autres, et aussi peu capables de saccorder ensemble que le feu et leau. Dans chaque vaisseau il y a un capitaine qui le commande : qui est celui de ces capitaines qui commanderait aux autres ? Je veux que dans chaque vaisseau il y ait plus de cent hommes, soit marchands, soit matelots : joignez-les tous ensemble, ils feront environ mille hommes. Je veux encore que ces hommes fassent une descente pour faire le sige de quelque ville, et y faire le pillage ; alors leurs vaisseaux tant abandonns, pourront tre brls sans peine par les simples barques des pcheurs. Quon laisse une partie de lquipage pour la garde des vaisseaux, et que lautre mette pied terre pour butiner, ce partage les affaiblira, et ils seront aisment dfaits sur terre et sur mer. Ainsi, lon voit que quand mme ces diffrents royaumes ne dpendraient que dun seul prince, et que tous ces hommes qui viennent de divers royaumes auraient le mme dessein, ils ne pourraient rien entreprendre. De quoi seront-ils capables, sil est impossible quils puissent mme se runir ensemble ? bien quon trouve dans lEurope des royaumes, les uns fort vastes, et dautres fort petits, le petit nobit point au plus grand. Si un prince entreprenait dopprimer un autre prince, les autres viendraient aussitt son secours, et prendraient sa dfense. Les Europens dun
634
royaume aimeraient mieux mourir que dobir qui que ce soit dun autre royaume ; tel est lusage. Comment donc pourraient-ils se faire un chef ? Mais, poursuivra-t-on, javoue quon na rien craindre de dix vaisseaux de divers royaumes ; mais un seul de ces grands royaumes pourrait armer plus de cent vaisseaux, et venir attaquer la Chine. Quarriverait-il alors ? A cela je rponds : quand mme ce quon dit pourrait arriver, quoi servirait cet appareil et ce vain pouvantail de canons ? mais cette crainte est frivole. Il ny a point de royaume en Europe qui soit dispos faire un pareil armement : lEurope nest point un repaire de voleurs ; ce nest point un pays barbare, ni la demeure dune troupe dinsenss : elle est loigne par mer de neuf mille lieues de la Chine, le chemin en est difficile et sujet une infinit de prils ; les vaisseaux sont un ou deux ans dans la route, ils ont essuyer de continuels dangers des vents, des flots, des cueils, des bas fonds, en telle sorte quils ont bien de la peine se prserver du naufrage. Plus il y a de vaisseaux, moins on avance, et les dangers croissent proportion du temps quon est faire le voyage. Les maladies se mettraient plus aisment sur les vaisseaux sils taient en grand nombre, et la contagion emporterait presque tout lquipage. Les tristes restes de cette nombreuse flotte ne seraient pas plutt arrivs la Chine, quil lui faudrait un prompt secours pour rparer ses forces et o en trouverait-on ? Comment ces infortuns
p.285
Simaginera-t-on quun prince soit assez peu sens pour dgarnir son royaume, pour puiser ses finances, et pour engager ses voisins dans le mme projet, et se rendre par l la fable de la postrit ? Imaginez-le encore cent fois plus insens, il ne tentera jamais une pareille entreprise.
635
On dira peut-tre encore : il est vrai que les royaumes dEurope sont trop loigns de celui-ci pour quon ait rien craindre du dehors mais nest-ce pas nourrir au dedans un ennemi secret, que de souffrir les Europens dans le sein de lempire et au milieu de nous ? Rponse. Il est clair quil y a encore moins craindre de ce ct-l. Les. Europens qui viennent dans cet empire en qualit de missionnaires ont t appliqus aux sciences ds leur plus tendre jeunesse, et nont eu de commerce quavec les livres. Dans un ge plus avanc, ils ont embrass la vie religieuse dans diverses congrgations, o ils ne soccupaient que de leur propre perfection. Aprs stre rendus peu peu habiles dans toutes les sciences, ils se sont consacrs la prdication de lvangile, et ils nont en vue que de procurer au monde entier la connaissance si ncessaire du souverain principe de toutes choses, afin de renouveler en quelque sorte tous les peuples, et de leur apprendre mriter le bonheur du ciel leur vritable patrie. Cest l lunique motif qui leur a fait abandonner leur terre natale, et qui les a ports entreprendre de longs et de dangereux voyages, o ils ont prodigu leur vie. Le seul chagrin quils aient, cest de ne pouvoir pas se transporter dans tous les royaumes, pour y enseigner la voie du salut tous les hommes. Dans cette vue, les nations les plus recules sont pour eux comme si elles taient voisines. Sils ont souffrir des opprobres dans lexercice de leur zle, ils sen font un honneur ; les plus durs travaux et les plus accablantes douleurs leur deviennent douces et agrables ; la mort mme leur est aussi prcieuse que la vie. Aprs un trajet de neuf mille lieues sur mer, quelle est la vie quils mnent dans la Chine ? Eloigns du commerce du sicle, ils passent une bonne partie du jour dans la prire et dans la mditation des choses divines ; le reste ils lemploient se
636
mortifier eux-mmes, et pratiquer la vertu. Pleins de mpris pour les affaires du monde, ils ne soccupent que des uvres de justice et de charit. Peut-on avoir le moindre soupon que des hommes de ce caractre projettent une rvolte ? Quand on a de semblables desseins, on y est pouss par lambition, ou par le dsir des richesses ; et si lon nen peut jouir soimme, on se flatte au moins de lesprance de les procurer ses descendants. Mais les missionnaires ont renonc au mariage, de mme quaux dignits du sicle : ils nont ni familles ni enfants lever et agrandir ; trouvera-t-on un homme assez insens pour se rendre coupable du crime de rbellion sans entrevoir aucune esprance pour lui et pour les siens ? On ne regarde pas les missionnaires qui sont la Chine comme des hommes tout fait stupides et dpourvus de sens : au contraire, ils passent pour avoir de lesprit et de lhabilet dans les sciences. Sils mditaient quelque soulvement, ils se feraient un parti dhommes artificieux, hardis, courageux et propres soutenir une entreprise ; sils trouvaient quelque homme semblable Moung-puen, ils se lattacheraient comme un homme rare ; ils npargneraient pas largent, ils le rpandraient avec profusion pour entraner la multitude, surtout dans des temps de strilit et de famine ; ils gagneraient les ambitieux par les grandes esprances dont ils les flatteraient ; enfin, ils mettraient tout en usage, et profiteraient des liaisons les plus troites que le sang ou linclination a formes, pour affermir ceux qui entreraient dans leur faction. Que Tchin-mao souponne de mauvaise intention ceux qui agissent ainsi, il aura raison. Mais pour ce qui est des missionnaires, ils tiennent une conduite bien oppose. Ils ont peu de gens leurs gages dans chaque glise ; largent qui leur vient chaque anne de lEurope suffit peine pour leur entretien et leur nourriture. Comment donc, quand ils le voudraient, pourraient-ils employer les moyens que je viens de rapporter pour exciter
637
les peuples la rvolte ? Loin den avoir seulement la pense, ils prchent un Dieu mort sur une croix pour le salut des hommes ; ils annoncent une loi qui est au-dessus de la porte de lesprit humain : ils veulent que leurs disciples aient en horreur les fautes les plus lgres, qu lexemple dun Dieu mourant, ils souffrent patiemment pour la justice le mal quon leur fera ; quils naient que du mpris pour
p.286
les richesses
du sicle, qui sont lamorce de tous les vices ; quils dtestent les plaisirs des sens qui nervent la vertu ; enfin, quils soient convaincus de la vanit de la gloire mondaine, et quils y renoncent. Croire que les hommes de ce caractre, et qui enseignent une pareille doctrine, sont capables dexciter des rvoltes, cest vouloir dfigurer un corps sain en le couvrant du pus de quelque corps ulcr. Il y a prs de deux cents ans que les missionnaires sont entrs dans la Chine ; on na jamais remarqu que droiture et probit dans ceux qui ont eu le bonheur de vivre sous ce rgne-ci et sous le prcdent. Plusieurs de ceux qui sont maintenant dans lempire demeurent la cour au service de lempereur ; Sa Majest appelle de temps en temps auprs delle quelques-uns de ceux qui sont disperss dans les provinces, et elle les traite comme ses propres sujets ; eux de leur ct emploient ce quils ont de science et de talents pour lutilit publique. De l vient que lempereur, qui veut leur procurer du repos et de la tranquillit dans la Chine, donna chacun deux, lanne 45e de Cam-hi, une patente scelle du sceau Nui-oufou, o sont marqus leur nom, leur ge, leur pays, et autres choses semblables, afin de prvenir les injustes soupons qui pourraient slever dans les provinces, ce que nous regardons comme une faveur singulire de Sa Majest. Les Europens ont lhonneur dtre, depuis plusieurs annes, la cour et au service de lempereur, ils laccompagnent dans les voyages et il ny a jamais eu
638
personne, soit la cour, soit dans les provinces, qui ils aient t tant soit peu suspects. Il ny a eu autrefois quYangkuang-sien qui ait eu la tmrit de les calomnier, et aujourdhui Tchin-mao, qui renouvelle les mmes calomnies, avec une gale imprudence. Nous avons jug propos, mon rvrend Pre, de rendre publique cette apologie, afin deffacer des esprits les mauvaises impressions que devait naturellement produire la requte du mandarin, laquelle tant insre dans la gazette publique, se rpandait dans toutes les provinces, et pouvait nuire infiniment la propagation de la foi. Je suis, etc.
639
extrait dune
@ Sur le musc.
Le 2 novembre 1717 La petite bote que je vous envoie renferme une curiosit de ce pays, qui vous fera peut-tre plaisir ; cest un musc, avec la partie de lanimal dans laquelle on le trouve. On a parl jusquici diversement de lorigine du musc ; quelques auteurs prtendent quil se forme au nombril de lanimal ; ils se trompent : certainement, cest dans sa vessie quil se forme. Cet animal est une espce de chevreuil, que les Chinois appellent hiang-tchang-tse, cest--dire chevreuil odorifrant, chevreuil musqu, ou qui porte le musc. Tchang-tse signifie chevreuil, et hiang signifie proprement odeur. Mais il signifie odorifrant quand il est joint un substantif, parce qualors il devient adjectif. Vous pouvez compter sur ce que je vous en cris, comme sur une chose trs certaine, puisque je ne dis rien que je naie vu moi-mme. Jai achet lanimal quon venait de tuer dessein de me le vendre, et jai conserv la partie quon coupa, selon la coutume, pour avoir son musc, qui est plus cher que lanimal mme. Voici comment la chose se passa : A loccident de la ville de Pkin se voit une chane de montagnes, au milieu desquelles nous avons une chrtient et une petite glise. On trouve dans ces montagnes des chevreuils odorifrants. Pendant que jtais occup aux exercices de ma mission, de pauvres habitants du village allrent la chasse dans lesprance que jachterais leur gibier pour le porter Pkin : ils turent deux de ces animaux, un mle et une femelle, quils me prsentrent encore chauds et sanglants. Avant que de convenir du prix, ils me demandrent si je voulais prendre aussi le musc, et ils me firent cette question, parce quil y en a qui se contentent de la chair de lanimal, laissant le musc aux chasseurs, qui le vendent ceux qui en font commerce. Comme ctait principalement
640
le musc que je souhaitais, je leur rpondis que jachterais lanimal entier. Ils prirent aussitt le mle, ils lui couprent la vessie, et de peur
p.287
Quand on veut la conserver par curiosit, on la fait scher comme on a fait scher celle que je vous envoie. Lanimal et son musc ne me cotrent quun cu. Le musc se forme dans lintrieur de la vessie, et sy attache autour comme une espce de sel. Il sy en forme de deux sortes : celui qui est en grain est le plus prcieux ; il sappelle teou panhiang lautre, qui est moins estim, et quon nomme mi-hiang, est fort menu et fort dli. La femelle ne porte point de musc, ou du moins ce quelle porte, qui en a quelque apparence, na nulle odeur. La chair des serpents est, ce quon me dit, la nourriture la plus ordinaire de cet animal. Bien que ces serpents soient dune grandeur norme, le chevreuil na nulle peine les tuer, parce que, ds quun serpent est une certaine distance du chevreuil, il est tout a coup arrt par lodeur du musc ; ses sens saffaiblissent, et il ne peut plus se mouvoir. Cela est si constant, que les paysans qui vont chercher du bois, ou faire du charbon sur ces montagnes, nont point de meilleur secret pour se garantir de ces serpents dont la morsure est trs dangereuse, que de porter sur eux quelques grains de musc ; alors ils dorment tranquillement aprs leur dner. Si quelque serpent sapproche deux, il est tout coup assoupi par lodeur du musc et il ne va pas plus loin. Ce qui se passa quand je fus de retour Pkin confirme en quelque sorte ce que jai dit, que la chair de serpent est la principale nourriture de lanimal musqu. On servit souper une partie du chevreuil : un de ceux qui taient table a une horreur extrme du serpent ; cette horreur est si grande, quon ne peut mme en prononcer le nom en sa prsence, quil ne lui prenne aussitt de violentes nauses. Il ne savait rien de ce qui se dit de cet animal et du serpent, et je me donnai bien de garde de lui en parler ; mais jtais fort attentif sa contenance : il prit du chevreuil comme les autres, avec intention den manger : mais
641
peine eut-il port un morceau la bouche, quil sentit un soulvement de cur extraordinaire, et quil refusa dy toucher davantage ; les autres en mangeaient volontiers, et il fut le seul qui tmoigna de la rpugnance pour cette sorte de mets.
642
De Canton, en lanne 1718 Je nai plus qu vous faire part de quelques vnements dont vous ne serez pas fch dtre instruit. Limpratrice mre est morte Pkin le 11 janvier de cette anne. Tout lempire a pris le grand deuil : pendant plus de quarante jours on na parl daucune affaire lempereur. Les mandarins passaient la nuit dans des tentes ou au palais, sans retourner coucher dans leurs maisons. Les fils mme de lempereur dormaient au palais sans quitter leurs vtements. Le deuil a commenc Canton le 15 fvrier ; le peuple doit le porter durant sept jours, et les mandarins pendant vingt-sept jours. Tous les mandarins, non en chaise, mais cheval, vtus de blanc, et sans grande suite, vont, pendant trois jours, faire les crmonies ordinaires devant la tablette de limpratrice dfunte. Le peuple y ira son tour. Les tribunaux sont ferms tout le temps que le deuil dure : la couleur rouge est proscrite, ainsi on porte le bonnet sans soie rouge, et sans aucun autre ornement. Tel est lusage. Lempereur a eu une maladie qui a caus quelque alarme, mais elle na pas eu de suites. Cest sans doute loccasion de cette maladie quil a fait paratre quelque envie de se donner un successeur. Le parti quon simagine quil veut prendre tient tous les esprits en suspens ; il ne nomme aucun de ses enfants, encore moins aucun Chinois de nation. Ils sont trop mous, dit-il, pour tre capables de bien gouverner. Dailleurs, les familles des Tang, des Han, des Song, des Ming, sont entirement teintes. Mais, ajouta-t-il, il reste plus de mille princes de la famille des Yuen (cest une famille tartare chasse par les Ming, et aux Ming a succd la famille tartare dont est lempereur rgnant). Par l, il semble insinuer aux Chinois quil leur destine un prince de la famille des Yuen. Mais ce choix sera-t-il du got des Chinois ? Les
643
princes fils de Cam-hi cderont-ils paisiblement lempire o leur naissance semble les appeler ? Lincertitude o lon est de celui sur qui tombera le choix de lempereur a port un des premiers mandarins lui faire prsenter
p.288
par son fils un mmorial, par lequel il remontre, avec respect, de quelle importance il est pour le repos de lempire de nommer un prince hritier, et de rtablir son second fils dans cette dignit. Lempereur, aprs avoir lu le mmorial, fit approcher celui qui le lui avait prsent : Est-ce de toi-mme, lui dit-il, que tu parles de la sorte, ou est-ce quelque autre qui ta suggr ce langage ? Sire, rpondit le fils du mandarin, cest mon pre, votre esclave, qui ma ordonn de vous faire cette trs humble remontrance. Je te le pardonne, rpliqua lempereur, puisque tu nas fait quobir ton pre. Mais en mme temps il donna ordre quon ft mourir le pre. Cet exemple de svrit, pour ne rien dire de plus, retient tous les grands, et il ny a personne qui ose lui parler dun successeur, do nanmoins dpend la tranquillit de lempire.
644
De Vousi-hien, le 14 octobre 1719 Votre dernire lettre mapprend, mon cher frre, les pertes que nous avons faites dans notre famille : je prie le Seigneur quil prolonge les jours de ceux qui restent. A vous dire vrai, je sens que je suivrai de prs ceux que Dieu a dj appels lui. Mes vingt dernires annes peuvent tre comptes pour quarante : les fatigues insparables de nos fonctions, lair marcageux que je respire depuis dix ans, les aliments peu conformes mon temprament, tout cela me fait avancer grands pas vers la fin de ma course. Mais je puis vous assurer que je quitterai la vie sans regret : et abandonnant pour toujours ma patrie, mes parents et mes amis, quelle vue ai-je d me proposer, sinon de consacrer le reste de mes jours au service de Jsus-Christ ? Que ma vie soit donc plus longue ou plus courte, peu mimporte. Cependant il ne faut pas vous dissimuler, mon cher frre, que si dun ct nos fonctions sont pnibles, dun autre ct elles sont bien consolantes. Certaines rencontres imprvues que Dieu nous mnage de temps en temps pour faire glorifier son saint nom, nous ddommagent au centuple de toutes nos peines, et nous font en quelque sorte oublier nos travaux. Je ne vous en citerai quun exemple entre plusieurs. Il y a peu de temps que jentrepris par eau un assez long voyage : la barque qui me portait, et o javais pass la nuit, se trouva le lendemain matin auprs dune autre qui appartenait un chrtien. On la reconnut au nom de Jsus, que les chrtiens ont coutume de placer dans lendroit o les idoltres attachent plusieurs ornements superstitieux. Le matre de ma barque, qui sen aperut le premier, scria aussitt :
645
Eh quoi ! mes amis, vous tes chrtiens : Ah ! que jai de douleur davoir laiss passer cette nuit sans vous connatre. Je vous aurais appris que jai avec moi un missionnaire. Le batelier, transport de joie, et sans songer mme rpondre son compagnon, se mit crier de toutes ses forces, et appeler dautres barques unies la sienne pour le mme commerce, qui taient parties un moment auparavant. Elles revinrent sur leurs pas sans savoir de quoi il sagissait. Mais ces bonnes gens neurent pas plutt su la raison pour laquelle on les avait appels, quils sortirent de leur barque afin de me joindre. Les deux premiers qui mabordrent taient danciens et fervents chrtiens. Ah ! mon Pre, me dirent-ils en me saluant, il y a trois ans que nous cherchons inutilement un chin-fou, cest--dire un pre spirituel. Voici sept grosses barques, sur lesquelles il y a cinquante personnes : quelques-unes ont reu le baptme ; dautres, qui ont renonc depuis longtemps au culte des idoles, le demandent avec instance ; ne pourriez-vous pas leur accorder une demi-journe pour achever de les instruire, et leur procurer une grce aprs laquelle ils soupirent depuis tant dannes ? Ils finissaient de parler lorsque ceux de leur suite arrivrent : ils me salurent tous en frappant la terre du front, selon le crmonial chinois. Je les fis lever, et je leur dis que ma joie en ce moment ne cdait en rien celle quils me tmoignaient avoir ; que nulle affaire ne pouvait mempcher de leur accorder autant de temps quils en souhaiteraient pour leur instruction ; quils ne devaient pas regarder cette rencontre, qui leur tait si agrable, comme une chose fortuite et arrive par hasard ; quelle avait t mnage par la
p.289
Dieu qui les aime, et qui veut leur ouvrir le chemin du ciel ; quils navaient qu prparer la plus grande de leurs barques dune manire propre tenir notre assemble, et que je my rendrais aussitt quelle serait prte. Les Chinois ont toujours sur leurs barques quantit de nattes fort
646
minces, denviron cinq pieds en carr : ils les dressent en forme de vote, pour se dfendre de la pluie et des ardeurs du soleil. Ces bonnes gens formrent en trs peu de temps avec ces nattes une espce de longue salle sur une barque. Je my transportai, et jemployai presque tout le jour les instruire : je mattachai principalement leur donner une grande ide du nom chrtien, et exciter dans leurs curs de vifs sentiments de componction et de pnitence. Je ne puis me ressouvenir, mon cher frre, sans avoir encore les yeux mouills de larmes, de lattention, ou plutt de lavidit avec laquelle ces pauvres gens mcoutaient, et de la ferveur quils faisaient paratre en prononant les divers actes que je leur inspirais. Linstruction acheve, je les interrogeai lun aprs lautre sur les articles principaux quils devaient croire. Jen trouvai deux ou trois qui ntaient pas fermes dans leurs rponses. Je les avertis de songer srieusement se faire instruire ; que je ne les admettais pas pour ce jour-l au baptme, mais quil se prsenterait quelque autre occasion o ils pourraient le recevoir. Ils se jetrent aussitt genoux : H ! mon Pre, me dirent-ils, fondant en pleurs, quand la trouverons-nous, cette occasion ? Il y a trois ans que nous la cherchons en vain. Leurs parents, qui taient chrtiens, joignirent dinstantes prires leurs larmes, et me sollicitrent vivement en leur faveur, en massurant quils apporteraient tous leurs soins leur instruction. Leurs sollicitations furent si pressantes, que je ne crus pas devoir permettre quil se rpandit ce jour-l dautres larmes que des larmes de joie ou de contrition. Ainsi, je leur confrai tous le saint baptme. La crmonie finit par quelques prires, qui furent prononces haute voix par les anciens et les nouveaux chrtiens runis ensemble. On oblige les catchumnes, avant quils reoivent le baptme, apporter les idoles et tout ce quils ont de superstitieux. Le missionnaire les brle, et en change il donne des images de Notre-Seigneur et de la sainte Vierge, des chapelets et des mdailles. Les idoles quils mavaient apportes ds le matin taient ranges sur ma barque, et
647
jattendis les brler que je fusse de retour dans ma maison. Je vis arriver de nouvelles barques qui devaient passer la nuit au mme endroit o nous tions. Ctait un lieu dsert sur le bord dun lac, qui a quatre-vingts lieues de circuit, et quon appelle Tong-tin-hou. Il me vint alors une pense que je proposai mes nophytes ; ctait de dresser un bcher de ces idoles, dy mettre le feu et de rendre Dieu, genoux, nos actions de grces, jusqu ce quelles fussent consumes. Je me persuadai que cette crmonie ferait de grandes impressions, non seulement sur les nouveaux chrtiens, mais encore sur les infidles qui venaient darriver. Mon ide fut gnralement approuve des chrtiens ; ils sortirent aussitt de leurs barques, et se rangrent en demi-cercle autour du bcher, et quand on y eut mis le feu, ils sagenouillrent, et entonnrent des hymnes et des cantiques en langue chinoise. La curiosit attira, comme je lavais prvu, les infidles ce spectacle. Ils demandrent au matre de ma barque ce que signifiait cette crmonie. Quand il le leur eut expliqu : Eo si leo, scrirent-ils, quel dommage ! Il y a l pour plus de dix onces dargent ; au lieu de les brler, que ne nous les donnez-vous ? Le nophyte leur rpondit par une comparaison plus capable de frapper lesprit de ces sortes de gens, que les raisons les plus solides. Si javais achet un remde chez un droguiste, lui dit-il, et quensuite un homme habile met fait connatre que ce prtendu remde est un poison, voudriez-vous que je vous trompasse comme jaurais t tromp, et que vous amusant de lespoir dune prompte gurison, je vous livrasse une mort certaine ? Appliquez ce que je vous dis la demande que vous me faites. Ils parurent satisfaits de cette rponse, et ils virent tranquillement brler les idoles. Je mapprochai deux aprs la crmonie et je les entretins des
648
vrits de la religion ; je leur distribuai aussi quelques livres o ces vrits sont expliques dune manire claire et intelligible ; cest une semence qui ne rapporte pas sur-le-champ, mais qui germe avec le temps, et qui pousse son fruit lorsquon sy attend le moins.
p.290
une ville du troisime ordre. Cette ville et quatre autres sont de la dpendance de Tchang-tchou-fou, ville du second ordre. Quoique jaie soin des chrtiens rpandus dans ces cinq villes, Vousi-hien a t choisie prfrablement aux autres pour tre la demeure du missionnaire, parce que la chrtient y est plus nombreuse. La foi de mon troupeau a t mise en ces derniers temps une rigoureuse preuve. Vous avez pu lire, dans ce recueil des lettres de nos missionnaires, ldit peu favorable la religion, que lempereur porta, il y a deux ans, au sujet des plaintes quun mandarin nomm Tchin-mao avait faites des Europens. Comme cet crit tait conu en termes obscurs et quivoques, on obtint par les mouvements quon se donna, et par la protection de quelques amis puissants, quil ne sexcuterait pas la rigueur. Il na pas laiss dexciter divers orages dans les provinces. Les chrtiens de Kiang-in-hien, lune des villes de mon district, ne furent pas pargns ; on y avait reu ldit le jour mme que jy arrivai, sans que jen eusse aucune connaissance ; jallai, selon ma coutume, rendre mes devoirs aux mandarins ; persuads que le christianisme tait proscrit dans lempire, ils refusrent de recevoir ma visite. Cette disposition des mandarins mon gard fut bientt connue des bonzes, qui firent aussitt clater leur haine et leur animosit. Je fus personnellement maltrait, mais le fort de la tempte tomba sur mes pauvres chrtiens ; les principaux furent cits au tribunal du mandarin, et y reurent une cruelle bastonnade ; dautres ne purent chapper ce mauvais traitement qu force dargent ; il y en eut qui on ne voulut jamais permettre de cultiver leurs terres, parce quils ne voulurent pas contribuer au culte des idoles. Vous naurez pas de peine juger, mon cher frre, de laccablement de tristesse o je me trouvai, en voyant souffrir ainsi mes chers
649
disciples, et svanouir en un instant les grandes esprances que javais conues daccrotre mon troupeau. Cinq cents idoltres se disposaient alors au baptme, et il y en avait parmi eux dun rang distingu, entre autres un jeune homme dont le pre avait t gouverneur de cette ville, et un mandarin de guerre. Cette charge rpond peu prs celle de colonel en France. Mon dessein tait dacheter une maison dans cette ville, et dy btir une glise ; jy avais destin environ trois cents cus, qui taient le fruit des pargnes que javais faites pendant quinze ans sur ma pension annuelle. Cette somme a t employe au soulagement de mes nophytes perscuts qui ont fait paratre une fermet inbranlable. Je ne la regrette point ; cest un argent qui appartenait Notre Seigneur, il na pas voulu que jen fisse lusage que je mtais propos ; il men a marqu un autre qui lui tait plus agrable ; jen suis galement content. Vous finissez votre lettre, mon cher frre, par des offres de service, auxquelles je suis trs sensible. Si javais quelque demande vous faire, elle ne regarderait pas ma personne, mais uniquement le service de Dieu et lentretien des catchistes, si ncessaires pour tendre la religion et pour conserver la pit des nouveaux fidles. Nous ne pouvons pas nous passer de la protection des mandarins, et lon ne sentretient dans leurs bonnes grces quon leur faisant de temps en temps quelques prsents. Les Chinois ont accoutum de leur offrir de largent ; une pareille dpense est au-dessus de nos forces. Six pistoles ne seraient pas un prsent digne dun mandarin, et cette somme, toute modique quelle est, suffit pour la subsistance dun catchiste, qui soccupe uniquement des fonctions de zle, et qui contribue par luimme la conversion dun grand nombre dinfidles. Ainsi nous nous sommes mis en possession de ne prsenter aux mandarins que quelques curiosits dEurope. Voici peu prs ce qui peut leur faire plaisir : des montres, des tlescopes, des microscopes, des lunettes, des miroirs de toutes les espces, plats, convexes, concaves, ardents, etc., de belles perspectives peintes ou graves, des miniatures, des
650
modes enlumines, des tuis de mathmatique, des cadrans, des compas, des crayons de mine de plomb, des toiles bien fines, des ouvrages dmail, etc. Je vous prie, surtout, de ne me pas oublier dans vos prires, comme je ne vous oublie jamais dans les miennes, tant avec toute laffection et la tendresse imaginable etc.
651
@ Tremblements de terre.
A Pkin, le 19 doctobre 1920 Nous ressentmes, le 11 juin, neuf heures et trois quarts du matin, un tremblement de terre qui dura environ deux minutes ; ce ntait l que le prlude de ce qui devait arriver le lendemain. Les secousses recommencrent vivement sept heures et demie du soir, et continurent de mme pendant lespace denviron six minutes. Dans toute autre occasion une minute passe vite, mais elle paraissait bien longue dans la triste situation o nous nous trouvions. Un ciel noir qui sembrase et l par intervalle, et qui menace de tous cts du lcher la foudre, une mer dans sa plus implacable fureur sont des spectacles bien moins effrayants que ces soudaines et irrgulires agitations de la terre. On ne sait alors o trouver un asile, le toit qui vous couvre va, ce semble, vous craser ; les murailles qui vous environnent semblent tre sur le point de fondre sur vous la terre qui vous porte est prte vous engloutir. Fuit-on un danger, on se jette dans un autre ; on court la mort par le dsir mme de sauver sa vie. Cest ce qui marriva : je sortis de ma chambre avec prcipitation, et il ne sen fallut rien que je ne fusse enseveli sous les ruines dun btiment voisin ; du moins fus-je envelopp dun tourbillon de poussire, do je ne pus me tirer quavec laide dun valet, qui me conduisit, comme il aurait fait un aveugle, dans une cour spacieuse qui est devant notre glise. Je fus effray de voir cette masse norme pencher de ct et dautre, bien que les murailles aient en bas dix pieds, et cinq en haut dpaisseur ; les cloches nous auraient marqu, par leurs sons irrguliers, le redoublement des secousses, si on et t en tat dy faire attention. On nentendait dans toute la ville quun bruit confus de cris et de hurlements, chacun craignant pour soi une destine semblable celle de ses voisins, quon croyait tre accabls sous les ruines des difices.
652
Le calme revint enfin, quoiquon ne laisst pas dprouver le reste de la nuit dix autres secousses, mais qui furent moins violentes que celles dont je viens de parler. On ne commena se tranquilliser quau point du jour, lorsquon vit que le mal ntait pas aussi grand quon se ltait figur. Il ny a gure eu que mille personnes crases dans Pkin : comme les rues y sont la plupart fort larges, on pouvait aisment se mettre hors de la porte des btiments qui scroulaient. Nous avons eu vingt jours de suite, par intervalles, quelques lgers tremblements ; il y en a eu de semblables cent lieues aux environs de Pkin ; on croit quils ont t causs par les mines qui se trouvent dans les montagnes quon dcouvre loccident de Pkin, do lon tire tout le charbon de terre qui se consume dans le pays. Un peu au-del des premires montagnes, Cha-tchin lieu trs peupl, dun grand commerce, et dont la triple enceinte de murailles forme comme trois villes diffrentes, a t abm la troisime secousse du grand tremblement que jai dcrit. Dans un village il sest fait une large ouverture, par laquelle il y a de lapparence que les exhalaisons sulfureuses se sont vapores. Dans cette mme anne, en Tartarie, cent cinquante lieues dici, il sest ouvert un volcan dans un vallon entour de montagnes. Cest ainsi que le crateur de lunivers avertit les infidles quils ne doivent leurs hommages qu lui seul, et que quand il lui plat, il arme les cratures insensibles pour venger ses intrts, et punir les hommes coupables. Le tremblement de terre qui, dans Pkin a mis le sceau la rprobation de tant didoltres crass ou touffs, a t un coup de prdestination pour le seul chrtien que nous y ayons perdu. Il sappelait Pierre Fan : il tait n esclave dun mandarin tartare, aussi considrable par ses richesses que par son rang. Ce mandarin idoltre avait fait plusieurs tentatives inutiles pour engager le nophyte dans des actions superstitieuses, qui concernaient le culte des idoles ; il ne se rebuta point de sa fermet et de sa rsistance, il entreprit mme de le faire renoncer sa foi ; il eut recours dabord aux caresses, aux promesses et aux bienfaits ; puis il en vint aux menaces, ensuite aux mauvais traitements, et le fit battre plusieurs fois dune manire cruelle ; rien nbranla la confiance du nophyte.
653
Je suis votre esclave, lui disait-il, mon corps est vous, mais mon me est uniquement Dieu ; vous pouvez mter la vie mais vous ne
p.292
Cette rponse irrita de plus en plus le mandarin ; aprs lui avoir fait donner une cruelle bastonnade, il le fit attacher un poteau : Cest ce coup, lui dit-il, transport de fureur, quil faut que tu renonces ta religion ; ou bien, si tu hsites un instant, on te coupera la chair par morceaux, on la grillera tes yeux, et on la donnera mes chiens pour leur servir de pture. Ces menaces ayant t inutiles, on en vint cette barbare excution. Le nophyte vit tranquillement sa chair dvore par les chiens, et il nen fut que plus inbranlable dans sa foi. Le matre, vaincu par la constance de son esclave, parut mettre fin la perscution. Il tait mandarin dans le tribunal des trsoriers, et il voulut, quelque temps de l, obliger le nophyte dtourner secrtement une somme dargent du trsor imprial. Celui-ci refusa de lui obir, sur ce que la foi quil professait ne lui permettait pas de cooprer une pareille injustice. Cette nouvelle rsistance ne fut pas impunie : on linquita par lendroit qui lui tait le plus sensible, en lui tant les moyens de pratiquer les devoirs de sa religion ; on mit une garde la porte de la maison, pour lempcher de sortir et daller lglise. Lardeur du nophyte ne fut pas ralentie par cet obstacle, et il trouva le secret de le surmonter. Au plus fort de lhiver, il sautait de grand matin la muraille, venait entendre la premire messe, et sen retournait par le mme endroit chez son matre, sans que personne en et connaissance que sa femme, pour laquelle il navait rien de cach. Tant de vertu et de probit toucha enfin le cur du mandarin ; il jugea quun homme de ce caractre tait incapable daucune action qui ft contraire son devoir, et il avait pris le dessein de le faire son premier intendant. Mais Dieu avait dautres vues sur son serviteur, il fut presque cras durant le tremblement de terre, et il ne lui resta de vie que pour se prparer la mort. Il rendit son me son crateur avec de grands sentiments de
654
pit, et prononant les saints noms de Jsus et de Marie. Au rcit dune mort si difiante, je joindrai la conversion dune veuve dun rang trs distingu, belle-sur du prsident de la cour, qui a dans son ressort la Tartarie et les royaumes tributaires, et qui tait ci-devant gouverneur gnral des deux plus belles provinces de la Chine, Nankin et Kiamsi. Le pre Jartoux lui confra, lanne passe, le baptme dans son lit, o elle tait malade ; et quatre jours avant sa mort, elle avait dclar ses enfants et sa famille qutant matresse de ses volonts, elle leur dfendait expressment de tmoigner la moindre opposition son dessein. Tandis que le missionnaire faisait la crmonie en prsence de toute la famille, elle scria jusqu deux fois dune voix claire et distincte : Ah ! que je sens de consolation ! A peine le missionnaire se fut-il retir, que sa sur la prsidente vint lui rendre visite. La malade lui annona aussitt quelle tait chrtienne et quelle avait t baptise par Tou-laoye (cest le nom chinois du pre Jartoux). La prsidente, aprs un moment de rflexion, la loua hautement et lui recommanda de ne penser plus qu son salut, et dobserver exactement ce que le Pre lui avait enseign. Elle connat fort le missionnaire, qui depuis douze ans avait li une amiti troite avec son mari ; mais que le sort de ce dernier est plaindre ! il est mort depuis peu dans son infidlit en Tartarie, o Dieu ne permit pas que le pre Jartoux se trouvt pour travailler au salut de ce mandarin son ami, qui ne paraissait pas fort loign du royaume de Dieu.
655
Lobligation que vous a cette mission autorise la libert que je prends de vous tmoigner notre reconnaissance, sans avoir lhonneur de vous connatre que sous le titre de mre spirituelle dune foule denfants chinois rgnrs chaque anne dans les eaux du baptme par les catchistes que vous entretenez ce dessein. Jignore, madame, et votre nom et le rang que vous tenez en Europe : je vois seulement, sur la liste des bienfaiteurs pour lesquels nous devons offrir Dieu nos prires, quune dame anglaise fournit libralement,
p.293
depuis plusieurs annes, de quoi entretenir des catchistes dont la principale fonction soit daller chercher chaque jour et baptiser les enfants quon expose en grand nombre dans les rues, et que la pauvret de leurs parents condamne la mort presque au mme instant quils ont commenc de vivre. La vie que vous leur donnez, en leur procurant le baptme, est sans comparaison plus prcieuse que celle quils perdent ; lavs dans le sang de Jsus-Christ, ils sont aussitt recueillis et mis en sret comme le pur froment dans les greniers du pre de famille, sans que les puissances de lenfer et la malignit du sicle puissent les lui enlever. Dans la destination que vous avez ordonn quon ft de vos aumnes, jose dire, en me servant des paroles du Sauveur, que vous avez choisi la meilleure part, puisquelle ne peut ni vous chapper ni se perdre. Cette portion de lhritage de Jsus-Christ, qui vous est chue, na rien souffert des temps fcheux o sest trouve cette glise naissante ; vos innocentes colonies nont point diminu, et nont jamais cess de peupler la vraie terre promise. Aussi ne devez-vous pas douter que ce grand nombre
656
denfants qui sont maintenant devant le trne de lAgneau, ne bnissent sans cesse la main charitable qui leur a procur le bonheur dont ils jouissent et quils ne soient autant de prcurseurs qui vous recevront un jour dans les tabernacles ternels. Il ny a gure dannes o nos seules glises de Pkin ne comptent cinq ou six mille de ces enfants purifis par les eaux du baptme ; cette lrcolte est plus ou moins abondante, proportion du nombre de catchistes que nous pouvons entretenir. Si lon en avait un nombre suffisant, leur soin ne stendrait pas seulement aux enfants moribonds quon expose ; ils auraient encore dautres occasions dexercer leur zle, surtout en certains temps de lanne, que la petite vrole ou des maladies populaires enlvent une quantit incroyable de petits enfants. Quelques libralits faites propos engageraient les mdecins chinois se laisser accompagner par un catchiste, qui aurait par l une entre libre dans les diffrentes maisons o ces mdecins sont appels. On gagnerait de mme des sages-femmes infidles, qui permettraient des filles chrtiennes de les suivre. Il arrive souvent que les Chinois, se trouvant hors dtat de nourrir une nombreuse famille, ordonnent aux sages-femmes dtouffer dans un bassin plein deau les petites filles aussitt quelles sont nes. Ainsi ces tristes victimes de lindigence de leurs parents trouveraient la vie ternelle dans ces mmes eaux qui leur tent une vie courte et prissable. Le croirez-vous, madame, que nous avons su gagner un prtre des idoles, et intresser dans une uvre si sainte ? Cest forcer en quelque sorte le dmon cooprer au salut des mes. Nous y avons russi aprs bien des difficults que notre patience nous a fait surmonter. Le bonze dont je parle prside un temple situ dans le quartier le plus grand et le plus peupl de Pkin ; cest l quon rassemble chaque jour les petits enfants exposs dans le quartier : moyennant une somme dargent que nous donnons chaque mois au bonze, un catchiste a la permission dentrer tous les jours dans le temple, den parcourir tous les endroits, et dy exercer librement ses fonctions.
657
Je ne puis mempcher de vous rapporter ici quelques traits dune providence toute particulire de Dieu sur plusieurs de ces enfants livrs par leurs parents une mort certaine. Vous admirerez avec moi les voies secrtes et misricordieuses par lesquelles la bont divine leur ouvre la porte du ciel. Un de nos Frres, qui est employ au service de lempereur, fut appel la maison de plaisance de ce prince pour y soulager quelques malades ; il partit ds le matin ; et, comme dans le chemin il soccupait intrieurement de Dieu, il se sentit press tout coup de prendre un sentier plus cart, apparemment afin dy tre plus recueilli. peine y fut-il entr, quil aperut un cochon qui tenait un enfant entre ses dents, et qui tait prs de le dvorer : il poursuivit lanimal et lui enleva sa proie. Lenfant tout sanglant donnait encore des signes de vie ; il reut le baptme, et peu aprs il senvola au ciel. Un chrtien, sacquittant dune corve dont on lavait charg, se dtermina, sans savoir pourquoi et contre toute apparence de raison, marcher le long de la rivire ; il trouva sur les bords une petite caisse o il devait juger qutait un enfant mort ; cependant il se sent inspir de louvrir, et il aperoit que lenfant se remue et semble lui dire sa manire : Voici de leau, quoi tient-il que je ne sois baptis ? le chrtien ne perdit pas de temps, et lui confra le baptme.
p.294
dans une rue, aperut une petite caisse vide la porte dune maison qui tait encore ferme : il se douta que cette caisse tait destine mettre quelque petit enfant quon devait venir prendre la pointe du jour pour lenterrer ; sur quoi il prend de leau, et se cache aux environs de la maison pour mieux observer toutes choses. Il ne se trompa point dans sa conjecture ; au bout de quelque temps la porte sentrouvre, il accourt, et il trouve terre un enfant prs dexpirer, quil baptise sans que personne en eut connaissance. Un mdecin, dont je connais depuis longtemps le zle et la pit, voulant planter un arbre au milieu de sa cour, envoya un domestique
658
dans la place voisine pour y creuser et lui apporter de la terre. Ce domestique, dans la vue dpargner sa peine, alla dans un autre endroit, o il aperut de la terre frachement remue ; peine y eut-il foui, quil dcouvrit une petite bire qui venait dy tre mise ; il louvre, et il trouve un enfant qui respirait encore ; il va sur-le-champ en donner avis son matre : celui-ci prend de leau bnite, et arrive temps pour baptiser lenfant, qui meurt un moment aprs avoir reu le baptme. Na-t-on pas, madame, dans un pareil vnement, de quoi rpondre cette demande du prophte-roi : Sen trouvera-t-il quelquun, Seigneur, qui tant dj dans le tombeau, prouve encore vos misricordes ? Ceux qui sont entrs dans la rgion de loubli et des tnbres peuvent-ils esprer davoir part aux effets admirables de votre bont ? Les mdecin viendront-ils les mettre en tat de chanter vos louanges ? Numquid medici suscitabunt, et confitebuntur tibi ? A ces traits de la misricorde de Dieu sur les enfants ns de parents infidles, je joindrai un trait de la justice divine qui vient dclater sur un cruel perscuteur de notre sainte foi. Nous voyons arriver dans cette glise naissante ce qui arrivait vers les premiers sicles du christianisme. Dieu permettait aux tyrans de tourmenter ses fidles serviteurs : mais son bras vengeur ne tardait gure sappesantir sur eux. Ces punitions clatantes confirmaient les vrits chrtiennes, soutenaient les justes dans loppression o ils taient, et servaient de frein la malice des ennemis de Jsus-Christ, qui staient flatts jusque-l de limpunit de leurs crimes, et qui, osant blasphmer contre son saint nom, se vantaient dabolir sur la terre les ftes et les solennits de son glise. Cest le pre Gozani, missionnaire de notre Compagnie, qui mapprend ce que jai lhonneur de vous mander. Sa lettre est date du 28 juin de cette anne. Vous aurez appris, sans doute, me dit-il, ce que nos chrtiens souffrirent, lanne dernire, dans la ville de Louy. Dieu, vient de punir avec clat le mandarin, auteur de
659
cette perscution. Ce ministre de Satan avait proscrit le christianisme de tout son district pur divers actes publics, o il sefforait de dcrier et de rendre odieux les prdicateurs de lvangile. Peu aprs, il voulut forcer tous les chrtiens du village de Kao-kia-tan dabjurer leur foi. Sa rage se dploya tout entire sur Franois Ou, chef de cette chrtient : il envoya arracher de sa maison les images de Jsus-Christ et de sa sainte Mre, il se les fit apporter devant son tribunal, et les remit en des mains sacrilges pour les brler en sa prsence : aprs quoi il fit donner jusqu trois fois au nophyte une si cruelle bastonnade, quil expira sous les coups. Nous nosmes pas alors porter nos plaintes au pied du trne de lempereur ; Sa Majest navait que trop fait connatre quelle tait peu satisfaite des Europens. Mais le Seigneur prit sa cause en main, et sa vengeance suivit de prs tant de crimes. Cette mme anne le mandarin a perdu un fils quil aimait avec passion ; peu aprs, la mort lui a enlev sa belle fille : vers le mme temps il apprend que sa maison paternelle, fort loigne du lieu de son mandarinat, a t embrase tout coup et rduite en cendres, sans quon ait jamais pu dcouvrir la cause de lincendie. Ce mandarin, en proie au chagrin et la douleur, y succombe enfin, et une mort prcipite livre son me criminelle au feu de lenfer. Il semble que la justice divine ait voulu poursuivre son cadavre jusquaprs sa mort. Le cercueil tait port en pompe dans une barque sur le grand fleuve Hoam-ho : ce qui restait de sa famille accompagnait le cercueil, et se retirait dans son pays charg des richesses qui taient le fruit des injustices du mandarin. Tout coup des voleurs viennent fondre sur la barque, blessent une partie de ceux qui y taient, cartent les autres, et pillent les trsors quils
p.295
y trouvent. Le
cercueil fut abandonn par les domestiques sur un rivage dsert, ce qui est la Chine le comble de linfortune. On a
660
remarqu pareillement que les trois gentils dont le mandarin stait servi pour brler les saintes images, ont pri tous trois cette mme anne. Mais pour revenir, madame, aux enfants de nos Chinois infidles, qui font lobjet de votre zle et de vos libralits, jai cru que vous verriez volontiers quelques extraits dun livre chinois qui mest tomb depuis peu entre les mains. Vous y trouverez des sentiments dune compassion naturelle lgard des enfants exposs et des autres malheureux, qui vous affectionneront encore davantage une nation o lon nat avec des inclinations si bienfaisantes, et qui vous inspireront de lestime pour les sages de la Chine. Vous y verrez ce que dit laptre : Que les gentils, qui nont pas la loi, font naturellement ce qui est de la loi, et que ces gens-l nayant pas la loi, font leur loi eux-mmes. Enfin ce zle des infidles secourir des misrables piquera peut-tre dune sainte mulation tant de chrtiens que laptre saint Pierre appelle la race choisie, la nation sainte, le peuple bien-aim de Dieu, qui chrit toutes ses cratures, mais surtout celles qui ont t formes son image et sa ressemblance. Le livre dont jai tir les textes que je traduits, a pour titre : Le Parfait bonheur des peuples. Jaurais mieux aim lintituler : Le parfait mandarin faisant le bonheur des peuples, parce quen effet lauteur de ce livre tait un excellent mandarin, qui na fait que se copier lui-mme en prescrivant les devoirs dun gouverneur de ville. Les endroits que je vais citer sont tirs des ordonnances ou des instructions quun sage mandarin doit afficher publiquement, soit lorsquil entre en charge, soit dans le cours de son administration. Jajouterai au texte quelques remarques qui en faciliteront lintelligence et qui vous aideront mieux connatre le gnie, les murs, et les coutumes des Chinois.
661
Projet dun htel de misricorde pour les enfants exposs Exhortation pour lexcution de ce projet
@
Cest la grande perfection du ciel suprme, que daimer donner ltre et le conserver ; de mme cest le caractre dune belle me que davoir de la sensibilit et de compatir aux misres dautrui. Le ciel, en consquence de cet amour quil a pour ses ouvrages, a soin, lorsque dans le printemps les plantes et les arbres commencent pousser, quil ne tombe ni neige ni gele blanche, qui causeraient la mort ces premires productions ; cest par la mme raison quen certain temps de lanne viennent les grandes crues deau qui ne permettent pas de pcher dans les rivires. Si le Ciel est si attentif aux besoins des plantes, des animaux et des poissons ; sil les aime, sil les protge, quelle doit tre sa providence et son amour envers lhomme ? Cependant, nous voyons parmi le peuple des gens si pauvres (1) quils ne peuvent fournir les aliments ncessaires leurs propres enfants ; cest pour cela quon en expose un si grand nombre. Autrefois, sous une ancienne dynastie, on tcha de pourvoir la conservation de ces enfants exposs : on btit ce dessein un difice, quon nomma lHtel des enfants de la misricorde. Quand on trouvait un enfant expos, on le portait lhpital, et le mandarin lui donnait une nourrice pour lallaiter. Cette nourrice recevait du trsor royal une somme dargent et certaine quantit de riz. Cest ainsi que lempereur (2) par une libralit digne dun grand monarque se montrait le pre de son peuple, en prenant soin de ces pauvres orphelins. Sous une autre dynastie, deux grands de lempire, lun nomm Kiapiao, lautre nomm Tchin-hoen, entreprirent de faire nourrir et lever les enfants exposs ; on prtend quils sauvrent la vie plusieurs milliers denfants, quon surnommait par reconnaissance des noms de ces grands hommes Kia et Tchin. Ainsi on les appelait les petits Kiatchin. Mon peuple, on a destin une somme lducation des orphelins de votre ville : cest l une suite du parfait gouvernement sous lequel nous
662
vivons : je vous exhorte concourir cette bonne uvre ; la chair et le sang (3) ny ont, comme vous savez, nulle part, puisque je nai ici ni parents ni allis. A la vrit, cest dans la ville o rside la cour, dans les capitales de province, et dans les lieux de grand commerce, quon expose un plus grand nombre denfants ; nanmoins, on ne laisse pas den trouver dans les lieux les moins frquents (4), et mme la campagne.
p.296
Comme les maisons sont plus ramasses dans les villes, aussi sen aperoit-on plus aisment quailleurs ; mais partout on a besoin de secours pour lentretien de ces petits infortuns. Si plusieurs personnes pieuses voulaient former ce dessein une socit, on trouverait abondamment de quoi excuter un projet si utile. Voici quelles sont mes vues : il faudrait choisir un vaste
emplacement dans un lieu sain et agrable. L, lexemple de ce qui sest pratiqu dans des sicles plus reculs, on construirait un logement, quon nommerait, comme autrefois, Htel des enfants de la misricorde ; on inviterait les gens de qualit et les lettrs de distinction, dont la probit est connue, entrer dans ce dessein. Votre mandarin, en qualit de pre du peuple, sera la tte de cette bonne uvre ; il sy emploiera de toutes ses forces, et fournira exactement largent que donne lempereur. Il aura pour adjoints les plus distingus de la ville, les lettrs et les personnes riches qui voudront y contribuer. Les officiers quon chargera de recueillir les enfants exposs partageront la ville entre eux, et tous les matins ils visiteront le quartier qui leur aura t assign, ils se rendront lhtel vers le midi. Tous les ans on choisira, parmi les associs, douze personnes qui prsideront chacune leur tour pendant un mois cet tablissement, et qui auront soin que tout soit dans lordre et que rien ne manque. Ce prsident ne doit sous aucun prtexte, sabsenter de lhtel pendant son mois. De plus on choisira un homme dge et de probit, qui on donnera dhonntes appointements pour loger dans lhpital et nen jamais sortir. Il sera lconome de la maison, et en aura le dtail. Comme le nombre des enfants et des nourrices augmentera chaque jour et
663
chaque mois, il faut avoir soin que les vivres et largent ne viennent point manquer. Ainsi cest aux principaux associs, et surtout au prsident, faire clater leurs libralits, et inventer de nouvelles adresses pour amasser des aumnes, afin de fournir la dpense, et mme au-del sil se peut. Du surplus et des pargnes, on achtera des terres fertiles, afin davoir une ressource dans le temps de la chert et de rendre cet tablissement durable. Pour ce qui est du corps de ldifice, telle est mon ide : on lverait dabord un grand portail, avec une vaste enceinte de murailles bien solides. Aprs le frontispice et sa cour, se verrait un peu au-del une seconde cour termine par un grand corps de logis destin aux assembles, recevoir les visites, et traiter des affaires communes. Sur les deux ailes de la cour, il y aura deux galeries pour communiquer avec lintrieur de la maison, sans passer par la salle du conseil. Dun ct de ce corps de logis, seront les offices, et de lautre les greniers. Dans le grand vide de lenceinte quon a laiss de chaque ct des btiments que je viens de marquer, le logement des nourrices (5) formera de grandes cours : il y aura, par exemple, trente chambres plain-pied : on pourra loger trois nourrices dans chaque chambre. Derrire ces logements il faudra laisser un grand terrain et y faire une espce de jardin, afin que durant les chaleurs le vent frais pntre partout, et quon soit moins incommod de cet air brlant et touff qui cause tant de maladies diffrentes. Outre cet avantage, on aura encore celui dy scher commodment le linge et les habits. Ces corps de logis destins loger les nourrices, auront deux portes qui seront gardes avec soin par deux matrones, auxquelles on donnera de bons appointements : elles prendront garde que des gens inconnus et oisifs ne se glissent dans lintrieur de lhtel. Chaque nourrice, outre la nourriture quelle aura dans la maison, recevra encore des gages, afin quelle soit en tat de secourir sa famille. Mais afin quon ne soit pas tromp au choix quon fera des nourrices, on nen recevra point qui nait une caution.
664
Outre les nourrices entretenues dans lhtel de misricorde, on en pourra avoir au dehors selon le besoin : on donnera chacune des gages et trente mesures de riz par mois 1. Lconome visitera, de trois en trois jours, les petits enfants qui sont dans lhtel et au dehors. Sil les trouve hves, dfaits et en mauvais tat, il avertira la nourrice de son devoir. Sils sont malades, il fera venir un mdecin propre pour les enfants. Si ctait la nourrice qui ft malade, il appellera le mdecin des personnes ges, afin que par le pouls (6) il juge de la nature du mal. On
p.297
gratuitement ces visites, sinon on arrtera ce quon doit leur donner par reconnaissance : lesprance dun gain honnte les engagera apporter leurs soins pour bien traiter et gurir les malades. Que si lon se contente de btir un hpital, sans se mettre en peine si le logement des nourrices est humide, troit, obscur, sans air, chaud en t, froid en hiver, sans ordre et sans propret, les maladies y seront continuelles. On doit sattendre que des nourrices qui nont pas laffection dune mre, et que le seul intrt retient dans lhtel, ne seront gure sensibles la sant ou la maladie des orphelins quon leur a confis : et si on ne les veille, la mort enlvera un grand nombre de ces pauvres enfants. En ce cas-l, de quoi aurait-il servi de les ramasser avec tant de soins et de fatigues ? Il et t aussi propos de les laisser mourir dabord. Sil nest question que de leur prolonger la vie de quelques jours, pourquoi sengager tant de frais ? La charit dont on use leur gard serait assez inutile. Voici encore un rglement observer : on arrtera un jour de chaque mois le rle des aumnes quon aura ramasses ou quon a apportes ; trois jours auparavant, lconome enverra des billets chez le prsident et ses associs pour leur donner avis du jour destin cette assemble. On donnera un petit repas avant quon tienne le conseil : chaque table naura que cinq assiettes. On doit viter la dpense, afin de garder longtemps des coutumes une fois tablies ; il
665
faut en interdire le vin, qui conduirait un traitement dans les formes : ce nest pas pour se rgaler quon sassemble, cest pour traiter daffaires. Cependant lorsquil fera grand froid on se permettra trois coups de vin. Les restes du repas seront abandonns aux domestiques des officiers, avec du riz discrtion. Jai cru devoir tablir ce petit repas, de crainte que plusieurs ne terminassent les affaires avec trop de prcipitation, pour se rendre au plus tt chez eux. Quant aux aumnes faites en argent, le prsident du mois et lconome marqueront exactement et le nom du bienfaiteur, et la qualit de laumne : on fera un rle du total pour tre prsent aux officiers assembls, qui examineront combien dans le mois on a reu, soit en argent, soit en denres ; combien on a dpens, et ce qui reste de surplus ; combien on a reu denfants exposs ; combien on en a livr ceux qui ont voulu sen charger ; combien il en est mort ; enfin quoi monte le nombre des personnes qui sont la charge de la maison. On confrontera de la sorte la recette, la dpense, et ce quil y aura de reste ; tout cela scrira sur un registre qui demeurera entre les mains du prsident du mois : largent sera enferm dans un coffre et on marquera la somme qui y est contenue : le riz se mettra dans les greniers, et on crira la quantit quil y en a. En tout cela on aura un grand soin que les comptes soient exacts. Pour dterminer le nombre des hommes quon chargera de ramasser les enfants exposs, il faut avoir gard ltendue du lieu o lon : communment on peut partager en quatre quartiers le dedans de mme que le dehors de la ville : ainsi il faudrait huit hommes, un pour chaque quartier. Ils auront chacun une brouette ombrage dun dais, lequel en hiver sera couvert dun bon tapis, pour dfendre du vent et du froid les enfants quon y recueillera : on le couvrira en t dune toile fine et dlie, qui soit propre briser les rayons du soleil, et recevoir la fracheur de lair. Sils trouvent quelque enfant qui vienne dexpirer, ils doivent aussi le recueillir pour lui donner la spulture cest un devoir dhumanit qui ne peut se refuser. Jai dit quil se trouve des gens (7) qui viennent demander de petits
666
enfants pour les lever : il faut fixer un jour chaque mois pour traiter de cette affaire. Le prsident du mois et lconome sinformeront du nom de celui qui souhaite un de ces enfants, de son pays, de ses murs et de sa profession ; ils feront un mmoire de tous ces articles, et pour ntre pas tromps, ils sinstruiront de la vrit par des perquisitions secrtes. Dordinaire on expose beaucoup plus de filles que de garons : ceux qui viennent demander des filles quon a dj nourries pendant quelque temps, nont souvent dautre vue que de les vendre ; et pourvu quil leur revienne de largent, ils se mettent peu en peine qui, et pour quels usages ils les vendent. Cest quoi lon doit faire des attentions srieuses. Une fois chaque anne le mandarin et les officiers de la maison sassembleront : on marquera sur un registre les bienfaiteurs de
p.298
lanne, avec leur nom, leur surnom, ce quils ont donn en argent ou en denres ; on aura aussi un catalogue exact des petits enfants, soit garons, soit filles, qui ont t admis dans lhpital. Quand les enfants seront parvenus un certain ge, on leur donnera le nom de ceux qui leur ont tenu lieu de vritables pres en leur conservant la vie, et en leur procurant lducation quils ont eue ; et en cela on a principalement en vue dimmortaliser la mmoire dun si grand bienfait, et de faire bnir sans cesse un gouvernement o lon trouve de si sages lois tablies (8). Remarques
(1) Les Chinois multiplient beaucoup, et cest ce qui cause leur pauvret. Dailleurs un pre vit sans honneur, sil ne marie tous ses enfants ; un fils manque au premier devoir de fils, sil ne laisse pas une postrit qui perptue sa famille. De l les concubines, et ensuite lindigence. (2) Il nest pas croyable combien lempereur donne tous les ans de ses revenus en aumnes pour lentretien des pauvres. Il suit en cela un usage constamment tabli dans lempire. (3) Lauteur dit que la chair et le sang nont point de part ses exhortations, quil na dans la ville ni parents, ni allis : sur quoi il est
667
668
Quand on jette sans piti dans les flots un fruit tendre quon vient de produire, peut-on dire quon lui a donn et quil a reu la vie, puisquil la perd aussitt quil commence den jouir ? La pauvret des parents est la cause de ce dsordre ; ils ont de la peine se nourrir eux-mmes, encore moins peuvent-ils payer des nourrices, et fournir aux autres dpenses ncessaires pour lentretien de leurs enfants ;
p.299
cest ce qui les dsespre, et ne pouvant se rsoudre laisser mourir deux personnes pour en faire vivre une seule, il arrive quune mre, afin de conserver la vie son mari, consent a lter son enfant. Cependant il ne laisse pas den coter leur tendresse naturelle ; mais enfin ils se dterminent ce parti, et ils croient pouvoir disposer de la vie de leurs enfants, afin de prolonger la leur. Sils allaient exposer leurs enfants dans un lieu cart, lenfant jetterait des cris, leurs entrailles en seraient mues : que font-ils donc ? Ils jettent ce fils infortun dans le courant dune rivire afin de le perdre de vue dabord, et de lui ter en un instant toute esprance de vie. Vous me donnez le nom de pre du peuple : quoique je ne doive pas avoir pour ces enfants la tendresse des parents qui les ont engendrs, cependant je ne puis mempcher dlever ma voix pour vous dire, avec un vif sentiment de
669
douleur, que je dfends absolument de semblables homicides. Le tigre, dit un de nos livres, tout tigre quil est, ne dchire pas ses petits, il a pour eux un cur tendre, il en prend un soin continuel. Quelque pauvres que vous soyez, est-il possible que vous deveniez les meurtriers de vos propres enfants ? Cest avoir moins de naturel que les tigres les plus froces. dit public qui destine un lieu aux spultures de charit
@
Les pauvres nont pas, comme les autres (1), des lieux destins leur spulture ; cest pourquoi on voit, hors des portes (2) de la ville, des cercueils exposs qui nattendent que des mains charitables pour les mettre en terre. Il en est de mme des trangers que le commerce attire dans des contres loignes de leur terre natale, et qui y meurent inconnus ; leur cercueil est sans spulture, et il se passe quelquefois bien des annes sans quaucun de leurs parents vienne les reconnatre. Cest principalement lorsquil rgne des maladies populaires que les chemins se trouvent couverts de cadavres capables dempester lair fort au loin. Alors un mandarin qui est le pasteur du peuple, pour peu quil ait dentrailles, peut-il ntre pas mu jusquau fond de lme ? Il faut donc acheter un terrain vaste et lev qui serve la spulture des pauvres et des trangers, et on lappellera le Cimetire de pit. On permettra dy enterrer les pauvres qui nont pas de quoi avoir un spulcre, et les trangers pour qui personne ne sintresse. Quant aux cercueils des trangers qui portent une tiquette o sont marqus leur nom, leur pays et leur famille, si on les trouve en des lieux carts, les chefs de quartier en avertiront le mandarin. Sils ont t mis en dpt dans quelque pagode, ce sera aux bonzes den donner avis ; et quand le mandarin aura permis de les enterrer, on crira ce que contenait lancienne tiquette sur une petite planche quon lvera prs du tombeau, afin dinstruire plus aisment ceux de la famille du dfunt, qui pourraient venir dans la suite faire des informations (3) de leur parent.
670
Dans les annes de contagion, les pauvres sauront, par ce moyen, en quel endroit ils doivent enterrer leurs parents dcds. A lgard des trangers que tout le monde abandonne, le mandarin naura pas de peine trouver des gens charitables (4) qui donneront par aumne un cercueil ; ou bien il obligera les chefs de quartier ramasser de quoi fournir cette dpense ; ou enfin il commandera aux bonzes denterrer ces cadavres abandonns. On aura grand soin de marquer sur une petite planche lanne que cet tranger est mort, quelle tait sa figure, et de quelle manire il tait vtu. On ordonne que chaque chef de quartier, de mme que le bonze qui prside la pagode, fassent tous les mois un registre de ceux quils auront inhums, et quils viennent le montrer au mandarin. Si lon trouvait des cadavres ou des ossements du morts (5) qui nauraient pas t enterrs, ou qui lauraient t si mal, que des chiens ou dautres animaux les auraient dcouverts, on sinformera de quelle manire cet accident est arriv, et lon punira la ngligence de ceux qui ont t chargs de linhumation. Les devoirs de pit envers les morts ne sont point sans rcompense, lexprience le prouve assez. On compte sur linclination qui portera surtout les gens de qualit cette bonne uvre. Lon espre quils veilleront ce quon ne trouve plus de spulcres demi dcouverts, et quils obligeront les bonzes recueillir ce quil y aurait dossements inhums, pour les brler et en conserver les cendres. Plus ils en recueilleront plus ils amasseront de mrites. Cependant il faut prendre garde de ne pas confondre les ossements des hommes avec les
p.300
sont pars a et l dans les campagnes. Je dis cela parce quon pourrait proposer une rcompense ceux qui apporteraient une charge dossements, comme il sen trouve en quantit dans les lieux de grand abord, et o il meurt beaucoup de gens inconnus. Mais non, je fais rflexion que le dsir du gain porterait des mes sordides dterrer les morts, voler leurs ossements, et y mler ceux des animaux, afin daugmenter la charge ; et bien loin de rendre par l aux dfunts un devoir de pit, on serait cause, sans le vouloir, que leurs mes
671
pousseraient des cris lamentables (6). Il suffit que le mandarin ordonne aux bonzes de recueillir les ossements des hommes, et de les sparer de ceux des animaux : il ne faut point tablir de rcompense pour cette bonne uvre, cen est une assez grande que davoir la rputation dhomme charitable, et elle doit suffire (7). Remarques
(1) Les Chinois gardent dordinaire chez eux leur cercueil, qui est tout prt les recevoir quand le moment de leur mort arrivera, et ils ont une vraie complaisance le considrer. Ces cercueils sont fort pais et peuvent rsister longtemps lair et la pluie. Il faut quelquefois quatre et mme huit personnes pour porter un cercueil vide : on en voit qui sont cisels dlicatement, et tout couverts de vernis et de dorures. Souvent lon vend ou lon engage le fils pour procurer un cercueil son pre. (2) Les spultures sont ici hors des villes, et autant quon le peut, sur des hauteurs. Souvent on y plante des pins et des cyprs. Les spulcres sont la plupart bien blanchis et dune construction assez jolie. On nenterre point plusieurs personnes, mme les parents, dans une mme fosse, tant que le spulcre garde sa figure. (3) Des gens mme dune condition mdiocre font souvent la dpense de faire transporter le cercueil de leurs parents dune province en une autre, afin de le placer dans la spulture de la famille. On vient quelquefois de fort loin examiner la couleur des ossements, si un tranger a fini sa vie par une mort naturelle ou par une mort violente. Le mandarin prside louverture du cercueil. (4) Il y a des personnes riches, et jen connais plusieurs, qui font sans peine laumne dun cercueil, ou du moins qui contribuent volontiers cette dpense. (5) Ce serait ici une chose monstrueuse de voir des ossements de morts entasss les uns sur les autres, comme on le voit en Europe ; mais ce serait une cruaut inoue de tirer le cur et les entrailles du mort pour les enterrer sparment. Il sen trouve qui ouvrent les spulcres pour y prendre des joyaux ou des habits prcieux. Cest ici un crime quon punit trs svrement. (6) On compte la Chine cent histoires de morts qui ont apparu aux vivants et lon y craint les esprits encore plus que quelques-uns ne font en Europe.
672
dit sur le soin que doit avoir un mandarin dexciter les laboureurs au travail
@
Il y a des choses quon nglige parce quelles sont communes ; cependant elles sont si ncessaires, que le pre du peuple y doit apporter ses principaux soins. Telle est lapplication du mandarin animer (1) les laboureurs au travail. Ainsi, quand le temps est venu de labourer et densemencer les terres, le mandarin sort hors de la ville, et va visiter les campagnes. Quand il trouve des terres bien cultives, il honore de quelque distinction le laboureur vigilant. Au contraire, il couvre de confusion le laboureur indolent, dont les terres sont ngliges ou en friches. Quand on a su profiter de la saison des semences, le temps de la rcolte amne la joie et labondance ; le peuple prouve alors que ceux qui le gouvernent sont attentifs aux besoins de ltat ; cest ce qui le soutient dans un rude travail. Un ancien a bien dit : visitez les campagnes au printemps, aidez ceux qui ne sont pas en tat de les cultiver : cest l une manire excellente danimer les gens au travail. Suivant cette maxime, un mandarin qui est le pasteur du peuple, voyant quun laboureur na pas de quoi avoir un buf pour cultiver son champ, et manque de grain pour lensemencer, lui avance largent ncessaire et lui fournit des grains ; puis en automne, quand la rcolte est faite, il se contente de reprendre ce quil a avanc, sans exiger aucun intrt (i). Cette conduite lui attire les plus grands loges (3). On lappelle avec complaisance le pre du peuple ; on gote le plaisir davoir un magistrat charitable ; le laboureur npargne point sa peine ; les campagnes deviennent un spectacle agrable aux yeux ; dans les hameaux, femmes et enfants, tout est dans la joie et labondance ; partout on comble le mandarin de bndictions.
673
Remarques
(1) Les quatre tats diffrents, la Chine, sont ceux de se, num, kum et cham ; cest--dire de
p.301
ncessit qui rgle leur rang. Tous les ans, au printemps, lempereur lui-mme va solennellement labourer quelques sillons, pour animer par son exemple les laboureurs la culture des terres. Les mandarins de chaque ville en usent de mme. Quand il vient quelques dputs des vice-rois, lempereur ne manque jamais de leur demander en quel tat ils ont vu les campagnes. Une pluie tombe propos est un sujet de rendre visite au mandarin, et de le complimenter. (2) Souvent le laboureur doit une partie de sa rcolte lusurier qui lui a avanc du riz. (3) Depuis peu, un mandarin, juge criminel de la province, se dguisa pour visiter les campagnes, sans tre connu. Il trouva un laboureur qui poussait sa charrue trane par ses deux enfants, et il apprit quun homme riche lavait rduit cette extrmit, en le contraignant de vendre ses bufs pour le payer. Il fit sur-le-champ un acte de charit et de justice qui serait admir en Europe.
dit sur la compassion quon doit avoir des pauvres orphelins et des pauvres veuves
@
Le gouvernement de Ouen-ouam
son autorit soulager les pauvres vieillards (1) qui se trouvaient sans enfants et sans secours. Peut-on imaginer un rgne plus heureux que celui o le prince maintient ltat dans une tranquillit parfaite, et donne des marques de sa tendresse paternelle ceux de ses sujets qui sont sans appui ? Tels sont les pauvres qui, dans un ge avanc, se trouvent sans enfants (2), ou les enfants qui ont perdu leurs parents dans un ge encore tendre. Les uns et les autres sont accabls de misre, et nont nulle ressource. Cest ce qui touche vivement le cur dun bon prince. Maintenant chaque ville a des hpitaux tablis pour lentretien des pauvres. Il faut lavouer, les bienfaits de lempereur sont
674
infinis et qui ne stendent-ils pas ? Si cependant ces hpitaux tombent en ruine, sans quon songe les rparer, que deviendra le bienfait de lempereur ? Les pauvres se rpandront de toutes parts, ou rempliront de vieux temples ruins. Ce dsordre vient de ce quon ne veille pas assez et au nombre des pauvres, et la dpense quon doit faire pour les entretenir. Le mandarin se repose de ce soin-l sur des officiers subalternes, qui appliquent secrtement leur profit une bonne partie des libralits (3) de lempereur, tandis que les pauvres meurent de faim et de misre. Nest-ce pas l agir contre les intentions de notre monarque, dont le cur est si bienfaisant et si misricordieux ? Le mandarin, qui est le pasteur du peuple (4), doit donc examiner soigneusement ce quil doit et peut fournir lhpital, soit en argent, soit en vivres, soit en toile et en coton pour les habits fourrs. Le nombre des pauvres doit tre fix au commencement de chaque mois, le mandarin examinera en pleine audience le registre de la dpense et des pauvres qui sont entretenus. Cest environ le dixime mois de lanne que se fera la distribution du coton et des toffes pour les habits dhiver. Cela doit se marquer avec exactitude, et se distribuer avec fidlit. Cette charit ne regardera que ceux qui sont vritablement pauvres, malades, fort vieux, ou fort jeunes, et rduits une telle misre, quils ne puissent pas se soulager eux-mmes. Quand quelquun viendra mourir, on en donnera avis au mandarin afin quil le remplace aussitt. De cette sorte on ne verra plus de pauvres errants et vagabonds ; ils auront une demeure fixe, o ils seront entretenus aux frais du public. Le mandarin visitera de temps en temps le btiment (5), pour voir sil a besoin de rparation. Ainsi les grands bienfaits de lempereur se rpandront de toutes parts, et sa charit attirera sur sa personne et sur ltat des biens dont la source est intarissable. Remarques
(1) Les Chinois sont accoutums ds leur jeunesse respecter les vieillards. Nos chrtiens, en se confessant, rapportent au quatrime commandement les fautes quils font en cette matire. (2) Il faut que la misre dun Chinois soit extrme pour lobliger vivre
675
(5) Cest peu de chose, la Chine, que les maisons du simple peuple ; mais les maisons des mandarins ou de ceux qui lont t, et gnralement tous les difices publics, ont leur agrment et leur magnificence. Les pauvres obligent souvent leurs parents malades se retirer dans les hpitaux. Il y a Canton une de ces maisons o tous les pauvres sont chrtiens. Le missionnaire qui en a soin est bien consol de la ferveur de ces bonnes gens, qui lui sont dun grand secours pour gagner Jsus-Christ ceux qui y viennent de nouveau.
dit sur le soin de rendre aux voyageurs les chemins aiss et commodes
@
Les grands chemins (1) ont besoin dtre souvent rpars : ce soin doit stendre aux montagnes et aux lieux les plus carts des villes. En aplanissant les chemins, on donnera une issue aux eaux afin quelles scoulent. Quoi de plus incommode un voyageur que de trouver au milieu dun grand chemin des abmes et des prcipices ? Dans les contres o il y a de larges et de profondes rivires, il est propos que le mandarin y entretienne une barque de passage : ce quil en cote pour les gages dun batelier est peu de chose, et le secours quon en retirera est considrable. Dans les endroits o les ruisseaux et de petites rivires coupent les chemins, on construira des ponts de bois (2). Le mandarin contribuera le premier cette dpense, et il engagera dautres y concourir. Dans les routes o il se trouve peu de
676
bourgades, on lvera de distance en distance des loges o les voyageurs puissent se reposer (3) et se dlasser de leurs fatigues. Quant aux grands chemins qui ne sont point au milieu des terres labourables, on doit planter de chaque ct des saules ou des pins qui forment de grandes alles. En t, le voyageur sera couvert des ardeurs du soleil et en hiver ces arbres (4) fourniront du bois pour le chauffage. Lexcution de ce projet regarde les habitants des bourgades circonvoisines. Sils refusent dentrer dans cette dpense, le mandarin prendra ce soin l lui-mme, et alors les arbres appartiendront au public, et nul particulier ny pourra toucher. Ainsi tout le monde profitera de la commodit des chemins, et on louera sans cesse celui qui on en est redevable. Remarques
(1) Dans les provinces du nord, cest la poussire qui rend les chemins incommodes ; dans les provinces du sud, ce sont les regorgements des eaux. (2) Les Chinois riches construisent volontiers ces sortes de ponts en faveur du public : on en trouve beaucoup de pierre sur les ruisseaux. Sur une rivire assez prs de Jao-tcheou, il y a deux grands ponts de pierre, dont lun a des arcades trs leves et trs hardies. Jen ai vu un tout plat, long de prs dun quart de lieue : les quartiers de pierre taient dune longueur et dune largeur surprenante ; il servait passer un bras de mer dans les hautes mares. (3) On trouve souvent sur les chemins de ces sortes de reposoirs, qui sont assez propres et fort commodes, dans le temps des grandes chaleurs. Un mandarin qui est hors de charge cherche, aussitt quil est de retour en son pays, se rendre recommandable par ces sortes douvrages. On trouve aux avenues de certaines bourgades, surtout dans le Hoei-tcheou, de grands chemins pavs de belles pierres carres. Sur les chemins, il y a aussi des temples et des pagodes : on peut sy retirer pendant le jour ; mais il nest pas sr dy passer la nuit, quelque bon accueil quon fasse. En t, des personnes charitables ont des gens leurs gages qui donnent gratuitement du th aux pauvres voyageurs : on veut seulement quils sachent le nom de leur bienfaiteur. Les grands chemins ne manquent point dhtelleries ; mais les honntes gens ne peuvent gure sen accommoder, ou bien il faut quils portent avec eux tout lattirail dun lit.
677
dit par lequel on exhorte les matres ne pas traiter leurs esclaves avec duret
@
Quoique les hommes soient de conditions bien diffrentes (1), que les uns naissent nobles et les autres roturiers, cependant, la nature est dans tous la mme ; tous ont une me et un corps de mme espce. Cependant voir la conduite quon tient communment, il ne parat pas quon soit persuad de cette vrit. Quun homme ait des rprimandes faire son fils, on saperoit aisment quil est pre ; il use de mnagements, il craint de contrister ce fils quil aime. Sil est oblig de le chtier, la main qui le frappe apprhende de le blesser. Mais sagit-il dun esclave, on laccable dinjures et de maldictions. Une bagatelle en quoi il naura pas suivi les vues de son matre, lui attire linstant une grle de coups. Quoi donc, cet esclave nest-il pas le fils dun homme et par consquent homme lui-mme ? La diffrence de sa condition a-t-elle dpendu
p.303
de lui ? La pauvret a
contraint ses parents de vendre son corps ; cest ce qui le rduit ltat humiliant o il se trouve. Pour vous, qui tes devenu son matre, vous devez en avoir compassion. Quand vous lui commandez des choses quil ignore, instruisez-le avec bont, appliquez-vous connatre ses talents, et ne lui ordonnez rien dont il ne soit capable ; fournissez-lui des habits et des aliments ; sil est malade, faites venir les mdecins, procurez-lui les remdes ncessaires ; quil saperoive que vous tes touch des maux dont il se plaint. Des esclaves ne peuvent pas manquer de sattacher (2) un matre bienfaisant ; ils le regardent moins comme leur matre que comme leur pre. Sils aiment le plaisir, si par leur ngligence ils nuisent vos affaires, punissez-les, cela est dans lordre. Mais que vos chtiments soient modrs : ce sera le moyen de les corriger, et la pense mme ne leur viendra pas de se venger.
678
Il faut le dire, et il nest que trop vrai, il y a des matres tout fait draisonnables. Ils empcheront les esclaves maris dhabiter ensemble ; ils solliciteront en secret leurs femmes et leurs filles, et ils mettront en usage les caresses, les prsents, les menaces et les mauvais traitements, pour les faire consentir leurs infmes dsirs. De pareil crimes seront-ils sans chtiment ? Dun ct, il arrivera que la femme dshonore dclarera son opprobre son mari, et celui-ci cherchera nuit et jour les moyens de se venger de laffront quil a reu. Dun autre ct le matre, qui apprhende que son dsordre ne soit rvl au mari et qui en craint encore plus les suites funestes, forme le dessein de perdre ce malheureux, et nest point content quil ne lui ait t la vie. Des actions si noires seront-elles inconnues aux esprits, eux qui les choses les plus secrtes ne peuvent chapper ? Dailleurs, quel excs ne conduit pas lamour drgl dune simple esclave ? Il dsespre la femme lgitime, qui dcharge sa colre sur lesclave infortune ; la rage sempare des curs, qui ne respirent plus que haine et vengeance ; toute la famille est en combustion, parce que le matre ne distingue pas ce qui mrite dtre respect davec ce qui est moins digne de considration. Enfin ce dsordre aboutit ruiner une famille noble et riche. Encore un peu de temps, les enfants dun mauvais matre, ou du moins ses petits-fils, deviendront eux-mmes les esclaves dautrui. Nest-ce pas l un malheur dont la seule pense est capable de jeter leffroi dans les curs ? Ainsi, vous, riches, gouvernez vos esclaves avec bont, traitez-les avec quit, ayez pour eux un cur compatissant et libral. Confucius a bien dit : Ce que vous ne voudriez pas quon vous ft, ne le faites pas un autre. Cest en cela que consiste la vertu de douceur. Il a dit encore : Navoir ni au dehors ni chez soi personne qui nous veuille du mal, cest le fruit dune charit sincre. On est aim de tout le monde parce quon aime tout le monde. Cest ce qui attire aux chefs de famille une longue suite de prosprit. Comme je suis venu ici pour tre votre gouverneur et votre pasteur, je dois vous
679
faire ces importantes leons. Moi-mme je pratique la charit, quand je vous apprends le moyen dtre heureux. Tant que durera mon emploi ma principale tude sera de porter au plus haut point quil me sera possible le zle pour le bien solide de mon peuple, et ce zle sera ml dune tendresse qui me rendra infiniment sensible tous vos maux. Remarques
(1) Nout-sai, keou-nout-sai, esclave, chien desclave, ce sont des injures atroces. Cependant un homme vend son fils, se vend lui-mme avec sa femme pour un prix trs modique. La misre et le grand nombre dhabitants de lempire y causent cette multitude prodigieuse desclaves. Presque tous les valets et gnralement toutes les filles de service dune maison sont esclaves. Souvent un grand mandarin de province qui a pour domestiques une foule desclaves, est lui-mme lesclave dun seigneur de la cour, pour lequel il amasse de largent. Un Chinois de mrite qui se donne un prince tartare, est sr dtre bientt grand mandarin ; il peut devenir vice-roi dune province. Que si lempereur le destitue de son emploi, il retourne servir son matre, du moins pendant un certain temps, sa volont. Les riches, en mariant leurs filles, leur donnent une ou plusieurs familles desclaves, proportion de leurs richesses. Il arrive assez souvent quon donne la libert aux esclaves, ou quon leur permet de se racheter. Il y en a quon laisse demi-libres, condition quils payeront tous les ans une certaine somme. Il y en a dautres qui senrichissent dans le ngoce ; leur matre ne les dpouille pas de leurs biens ; il se contente den tirer de gros prsents, et les laisse vivre avec honneur, sans nanmoins consentir quils se rachtent. (2) Un matre est perdu sans ressource ds quon justice quil a abus de la femme de son esclave. (3) Il y a des esclaves dune fidlit toute preuve et dun attachement inviolable pour leurs matres. Aussi le matre les traite-t-il comme ses propres enfants. Un grand disait un de nos missionnaires, quon ne devait confier des affaires importantes qu des esclaves, parce quon est le matre de leur vie.
p.304
peut prouver en
680
dit sur lducation de la jeunesse, et sur la compassion quon doit avoir pour les prisonniers
@
On regarde quelquefois comme une bagatelle ce qui est trs important au bien de ltat, parce quon nen considre pas les suites. Je mexplique et jentre dans le dtail. Un pre a-t-il des enfants, un an at-il des frres au-dessous de lui on doit les former de bonne heure, les instruire de leurs obligations (1), leur apprendre avoir du respect pour leurs parents, et de la dfrence pour leurs ans. Quand un enfant avance en ge, il faut le porter la vertu, linstruire des devoirs de la vie civile, lui inspirer lamour de ltude. Un jeune homme lev de la sorte parviendra infailliblement aux honneurs, et tiendra son rang parmi les personnes illustres. Je dis plus, tout un peuple se trouvera rempli de gens dhonneur et de probit. Au contraire, abandonnez ds lenfance un jeune homme lui-mme, levez-le dlicatement, ayez pour lui trop de complaisance ; ses vices crotront et se fortifieront avec lge ; il naura ni politesse, ni quit, ni droiture ; il se plongera dans la dbauche et se livrera la volupt. Enchan par les liens honteux de ses passions, il ne voudra ou ne pourra plus sen dgager. Quelle est la source de ce dsordre ? Le dfaut dducation de la part des parents (2) ; le dfaut dobissance de la part des jeunes gens. Maintenant que je suis tabli votre gouverneur pour entretenir parmi vous le bon ordre, il est de mon devoir de vous donner des marques de mon zle sincre et dsintress, et de mon amour juste et tendre pour le peuple. Je commence par vous exhorter bien lever vos enfants ; cest de cette sage ducation que dpend le bon gouvernement ; cest par l que le peuple apprend bien conduire sa famille, cultiver les terres, nourrir des vers soie, tablir des manufactures pour les toffes ; cest par l que les rgles de la pudeur inspirent au sexe lamour de la retraite ; cest par l quon sait shonorer et se respecter les uns les autres ; cest par l quon apprend ne pas dissiper son bien en procs, conserver sa vie par lexacte observation des lois, et payer au prince le tribut quon lui doit, ce qui est un devoir de justice
681
indispensable. Enfin cest l ce qui forme les bonnes murs, et ce qui donne du prix la vertu. Pour y russir, le mandarin doit prendre dabord des voies de douceur ; mais si elles ne suffisent pas, il est forc den venir aux chtiments, afin quon se reconnaisse, quon se corrige, et quon avance dans le chemin de la vertu. Voil ce qui rend le peuple heureux ; et ce mme peuple, tonn du changement de ses murs, ne cesse dexalter le mrite de celui qui le gouverne. Au contraire, si un mandarin manque de droiture et de sagesse, sil est svre lexcs, si son cur est ferm la compassion, sil raffine sans cesse sur la manire de punir (2), quarrive-t-il ? Les mchants sobstinent dans leur malice, leur vertu ne consiste plus qu chercher des artifices pour se drober aux chtiments quils mritent ; cest qui saura mieux lart de tromper ; les grands et les petits voleurs inonderont les provinces ; en un mot le peuple sabandonnera au crime et au dsordre : cest ce qui augmente lindignation et la colre du mandarin. Il tempte, il frappe, il met aux fers, il fait expirer sans piti les coupables sous les coups. Hlas, dans quelle erreur est ce mandarin ! Il ne va point lorigine du mal auquel il prtend remdier. Quand dans les sicles passs le grand Yu, ce prince incomparable, rencontrait par hasard un criminel sur son chemin, il descendait de son char, il fondait en pleurs. Ce ntait pas un simple sentiment de compassion pour ce malheureux qui faisait couler ses larmes ; sa douleur avait un autre principe : il pensait que ce qui avait conduit cet infortun au supplice, cest que ceux qui gouvernaient navaient pas assez de vertu pour changer et rformer les murs du peuple ; ce bon prince tait dsol de la part que lui et ses magistrats pouvaient avoir la perte dun criminel, qui les salutaires instructions avaient sans doute manqu. Nous avons eu dautres grands hommes qui ont pris les mmes sentiments de cet empereur clbre. Aujourdhui on voit partout des prisons ; les mandarins exercent la justice et punissent les crimes. Mais ne peut-on pas dire que
p.305
mmes coupables, puisque le peuple ne pche que parce quil nest pas
682
instruit ? Voil quelle est la source du mal. La vraie compassion et le sage gouvernement doivent tendre y remdier (4). Remarques
(1) Le gouvernement politique de la Chine roule tout entier sur les devoirs des pres lgard de leurs enfants, et des enfants envers leurs pres. Lempereur est appel le pre de tout lempire, le mandarin, le pre de la ville quil gouverne, et il donne son tour le nom de pre celui qui est au-dessus de lui. Les lois de police et de biensance sont fondes sur ce principe gnral qui est trs simple. Le premier et le quinzime de chaque mois, les mandarins sassemblent en crmonie dans un lieu o lon lit une ample instruction pour le peuple, et cette pratique est ordonne par un statut de lempire. Le gouverneur fait en cela loffice dun pre qui instruit sa famille. On joint le nom de pre celui doncle paternel. Le frre an, quand il naurait rien hrit de son pre, est charg dlever ses cadets et de leur acheter chacun une femme. (2) Quand, dans une ville, il sest commis un grand vol ou un assassinat, il faut que le mandarin dcouvre les voleurs ou les assassins ; autrement, il est cass de sa charge. De mme sil se commet quelque crime norme par exemple, si un fils tue son pre, le crime nest pas plutt dfr aux tribunaux de la cour, que tous les mandarins sont destitus de leurs emplois, parce quils nont pas eu soin de veiller aux bonnes murs. Il y a pareillement des cas extraordinaires, o lon punit de mort les parents avec leurs enfants coupables. Les parents peuvent, avec lagrment des mandarins, sassembler dans la salle des anctres, et l, condamner et mettre mort un enfant incorrigible, quand on craint de lui quelque mauvaise action capable de dshonorer sa famille. (3) Quand un mandarin est trop svre, il ne manque pas dtre not dans les informations que les vice-rois envoient de trois ans en trois ans la cour ; et cette note suffit pour le dpouiller de son emploi. Si un prisonnier vient mourir dans la prison, il faut une infinit dattestations qui prouvent que le mandarin na pas t suborn pour lui procurer la mort. On meurt quelquefois dans le tourment de la question, qui est trs rigoureuse la Chine : cette question brise les os des jambes, et va jusqu les aplatir. On a des remdes pour diminuer et mme pour amortir le sentiment de la douleur. Le mandarin empche quon ne se serve de ces remdes, et ce nest quaprs la question quil permet de les employer pour gurir le patient qui, en effet, par leur moyen, recouvre en peu de jours le premier usage des jambes. Quand un
683
684
Esprit tutlaire, si je suis le pasteur et le gouverneur de cette ville, vous ltes encore
p.306
qualit de pasteur moblige procurer au peuple ce qui lui est avantageux, et carter ce qui pourrait lui nuire ; mais cest de vous proprement que le peuple reoit son bonheur, cest vous qui le prservez des malheurs dont il est menac. Au reste, quoique vous soyez invisible nos jeux, cependant, lorsque vous agrez nos offrandes, et que vous exaucez nos vux, vous vous manifestez, et vous vous rendez en quelque sorte visible : que si on vous priait en vain, le cur naurait point de part aux honneurs quon vous rend ; vous seriez la vrit ce que vous tes, mais vous seriez peu connu : de mme que moi, qui suis charg par tat de protger et de dfendre le peuple, je ferais douter de mon mandarinat, si je nagissais jamais en mandarin. Dans les calamits publiques auxquelles on ne voit point de remde, nous devons implorer votre secours, et vous exposer nos besoins. Voyez donc la dsolation o est le peuple ; depuis le sixime mois jusquau huitime, il nest point tomb de pluie ; on na encore recueilli aucun grain ; si tout prit, comment pourra-t-on lanne prochaine ensemencer les terres ? cest ce que je dois vous reprsenter. Jai ordonn plusieurs jours de jene, les bouchers ont dfense douvrir leurs boutiques, on sinterdit lusage de la viande, du poisson et mme du vin ; on songe srieusement se purifier le cur, examiner ses dfauts, et sen repentir ; mais nos vertus et nos mrites ne sont gure capables de flchir le Ciel : pour vous, esprit gouverneur invisible de cette ville, vous approchez de lui, vous pouvez demander des grces pour nous autres mortels, et le supplier de mettre fin nos maux ; une telle faveur obtenue par votre entremise mettra le peuple au comble de ses vux ; je verrai accompli ce que mon emploi moblige de souhaiter avec ardeur ; votre culte crotra de plus en plus dans cette ville, lorsquon verra que ce nest pas en vain que vous y prsidez.
685
Remarques
(1) Quand le peuple veut louer la pntration dun mandarin, qui les moindres indices font dcouvrir la vrit, et aux lumires duquel rien nchappe, il lappelle, comme je lai lu dans quelques-uns de leurs livres, Seng-tching-hoang, cest--dire un Tching-hoang incarn. Jai lu de mme plusieurs traits dun recueil de jugements rendus avec sagesse, o le mandarin dit au criminel quil interroge que Tching-hoang lui a rvl telle on telle circonstance cache. Ce qui prouve la persuasion o sont les Chinois que les esprits apparaissent et viennent dcouvrir des crimes secrets, soit pour punir le coupable, soit pour dlivrer linnocent. Jai parl plus haut des sauterelles qui inondent quelquefois certaines provinces : cest un flau terrible, en juger par ce quen rapporte lauteur que je traduit : On en voit, dit-il, une multitude tonnante qui couvre tout le ciel ; elles sont si presses que leurs ailes paraissent se tenir les unes aux autres ; elles sont en si grand nombre, quen levant les yeux on croit voir sur sa tte de hautes et vertes montagnes, cest son expression. Le bruit quelles font en volant approche du bruit que fait un tambour. Ce que jai vu moimme aux Indes, dans le Bengale, me persuade que cette description nest pas trop exagre. Lauteur que je cite remarque quon ne voit dordinaire cette quantit incroyable de sauterelles que lorsque les inondations sont suivies dune anne de grande scheresse et, philosophant sa manire, il prtend que les ufs des poissons qui se sont rpandus sur la terre, venant clore par la chaleur, produisent cette multitude prodigieuse dinsectes.
dit pour lentretien des barques de misricorde destines secourir ceux qui font naufrage, ou qui sont en danger de le faire
@
Vous savez sans doute lhistoire de Yam-pao : il trouva en son chemin un oiseau qui tranait avec peine une corde dont on lavait attach. Yam-pao, touch de lembarras o se trouvait loiseau, le dbarrasse de sa corde, et lui donne la libert. Il fut bientt rcompens de ce service : loiseau revint peu aprs tenant en son bec un anneau dor, quil mit entre les mains de son librateur. Lhistoire, en rapportant ce trait dun cur ais attendrir, ajoute que la famille de Yam-pao devint florissante, et quelle a donn des premiers
686
ministres ltat. Cest ainsi que de petits services attirent du Ciel de grandes rcompenses. Si donc on prend de sages mesures pour sauver la vie tant de malheureux qui font naufrage faute de secours, ou qui sont en danger de le faire, une action si charitable sera-t-elle sans rcompense ? Dans le district de cette ville, il y a des lacs et des rivires o lon navigue sans cesse pour le commerce : on y prouve souvent des coups de vent terribles et daffreuses temptes. Il faut donc songer comment, travers les flots, on pourra sauver ces infortuns, qui
p.307
barques et qui implorent du secours avec des cris capables damollir les curs les plus insensibles. Des gens vertueux suniront sans peine pour lexcution dun projet si louable. Il faut pour cela quiper des barques (2) qui soient toujours en tat de donner du secours dans les endroits des rivires sujets aux orages, et o le rivage est le plus escarp et de plus difficile abord. Quand on se verra menac dune tempte, les barques se tiendront prtes pour courir aussitt au secours de ceux qui en auront besoin. Quand ceux qui sont entretenus dans ces barques auront sauv la vie quelquun, le mandarin les rcompensera dune bannire qui fasse foi quils ont acquis sept degrs de mrites. Si, au contraire, ils laissent prir quelquun par leur faute, ils en rpondront vie pour vie, et on les condamnera prir eux-mmes dans les eaux. Afin quils sacquittent bien de leur devoir, il faut tre exact les payer chaque mois, et ne les pas laisser manquer du ncessaire. Remarques
(1) Le lac de Po-yang ou de Jao-tcheou est form par le confluent de quatre rivires aussi grandes que la Loire, qui sortent de la province de Kiangsi ; il a trente lieues de circuit ; on y essuie des typhons comme sur les mers de la Chine : cest ce que jy ai prouv moi-mme. Je passais ce lac ; un typhon, o en moins dun quart dheure le vent tourna aux quatre cts opposs, me fit courir le plus grand danger que jaie encore couru de ma vie. Tous tant que nous tions, matelots et passagers, nous nous crmes perdus sans ressource. Jai lieu de croire que Dieu nous sauva pour conserver notre glise de Pkin un morceau de la vraie croix, que je portais avec moi et qui
687
Voil, madame, divers traits de misricorde que la raison et le sentiment naturel inspirent des infidles. Ces uvres, toutes louables quelles sont, nont point pour principe la vraie charit ; aussi toute leur rcompense se borne-t-elle lestime des hommes et une flicit temporelle. Nanmoins il est tonnant que lolivier sauvage et inculte produise tant de sortes de fruits, et que lolivier franc, plant au milieu du christianisme et arros du sang prcieux de Jsus-Christ, en produise si peu ; quune charit toute paenne soit si ingnieuse secourir le prochain dans ses besoins temporels, et que la charit chrtienne inspire si peu de zle pour le bien spirituel des mes, quil serait si facile de placer dans le ciel. Le vnrable pre de Sanvitores, qui fonda de ses sueurs et de son sang la mission des les Marianes, crivait tous les ans, en Espagne, des lettres remplies dun zle apostolique, par lesquelles il sollicitait la charit des riches du sicle en faveur des enfants infidles, dont on
688
pouvait assurer le salut en les rgnrant dans les eaux du baptme. Combien de personnes puissantes, scriait-il, lesquelles, pour conserver la vie un fils unique, offrent Dieu, dans les chapelles de dvotion, des figures denfants en or ou en argent ! Japprouve leur pit, ajoutait-il ; mais quils feraient une uvre bien plus glorieuse Dieu et bien plus utile la sant de leurs fils, sils mettaient dans le ciel un grand nombre denfants didoltres, en leur procurant la grce du baptme ! Cest la consolation que vous avez, madame, puisque vous envoyez tous les jours devant vous au ciel plusieurs enfants chinois, qui sont redevables vos libralits de leur bonheur ternel ; et cest principalement de cette sorte daumne quon fera lloge dans lassemble des saints : Elecmosynas illius enarrabit omnis ecclesia sanctorum. Jai lhonneur dtre avec la plus respectueuse reconnaissance, etc.
689
de la Compagnie de Jsus
Quoiquon vous ait mand assez en dtail ce qui sest pass ici
au sujet de la solennelle ambassade que lempereur a reue de la part du czar, on aura sans doute omis les difficults que le crmonial fit natre et dont on ne put vous instruire, parce que cet incident narriva que depuis le dpart des vaisseaux qui retournaient en Europe. La dlicatesse de lambassadeur ne put saccommoder du crmonial chinois, qui consiste se mettre genoux et frapper la terre du front devant les personnes quon veut honorer ; ce qui sobserve, non seulement lgard de lempereur, mais encore lgard des princes, des mandarins, des pres, des matres, etc. Lambassadeur crut que ctait avilir sa dignit que de sabaisser une crmonie si humiliante et si peu conforme aux ides dEurope. Le refus quil fit de sy assujettir tant venu aux oreilles de lempereur, devait naturellement produire un mcontentement rciproque, mais la sagesse de ce prince lui suggra un expdient auquel lambassadeur moscovite ne put sempcher de se rendre. Quon lui fasse savoir, dit lempereur, que mon dessein est quon rende la lettre quil mapporte de la part de son matre les mmes honneurs que nos coutumes prescrivent pour ma personne. Cest pourquoi je souhaite quil pose cette lettre sur une table, et alors un grand mandarin ira, en mon nom, frapper la terre du front devant la lettre. Cest ce qui sexcuta, et lambassadeur neut plus de peine faire cette crmonie devant lempereur, et rendre civilit pour civilit. Cette anne chinoise tant la soixantime du rgne de lempereur, ds le premier jour on a commenc des rjouissances extraordinaires.
690
Tous les mandarins, depuis les plus grands jusquaux plus petits, sont alls se prosterner devant sa tablette, et lui rendre les mmes hommages quon lui rend Pkin devant la porte intrieure de son palais. Comme cette anne est une anne de grce et dune espce de jubil, quelques-uns se figurent que lempereur pourra rendre la libert aux deux princes ses enfants ; cela est nanmoins fort douteux, le caractre de lempereur tant de garder toujours une conduite soutenue, uniforme et invariable, lorsquune fois, pour de bonnes raisons, il a pris son parti. Sa politique est de tenir ses enfants dans une parfaite dpendance. Dailleurs le prince hritier a t priv avec trop dclat de son droit la couronne. On croit quil a jet les yeux sur le fils de ce prince, qui a neuf dix ans. Le 14 davril, jour de la naissance de lempereur, fut encore un jour de fte, quon clbra avec beaucoup de magnificence. La dpense monta quatre-vingt mille taels 1. Lempereur ne daigna pas venir voir cet appareil superbe. Il avait sur le cur les instances qui lui furent faites de se nommer un hritier. Le colao
2
vie ; mais son fils an, qui tait dj second prsident dun des tribunaux, a t condamn aller servir larme. Les douze yusse chinois ont eu le mme sort. Ces yusse sont des mandarins, dont lemploi est de faire lempereur les reprsentations convenables pour le bien de ltat. Nous avons vu cette mme anne en peu de mois lle de Formose secouer le joug de la domination de lempereur, et force ensuite de rentrer sous son obissance. Les Chinois du lieu, aids de ceux de Fokien et de Keoumi, avaient gorg les mandarins, un seul prs qui svada, et fait main-basse sur les troupes impriales. Quand la nouvelle sen rpandit Pkin, on ne manqua pas dattribuer cette rvolte aux Hollandais, qui ny avaient certainement nulle part : et cela
1 Un tael vaut 5 livres de la monnaie dEurope. 2 Mandarin du premier ordre, du conseil appel nuy-yuen, cest--dire la cour du
691
sans doute par un fonds dopposition quil y a entre les Chinois et les trangers, et dessein de rendre les Europens odieux la nation chinoise. Mais ce fut un grand sujet de joie quand on apprit, peu aprs, que les nouvelles troupes impriales quon y avait envoyes taient entres dans la capitale, avaient tu une partie des rebelles la rserve de leur chef qui stait enfui dans les montagnes, et que le reste des rvolts tait tout fait dissip.
p.309
soutiennent principalement par le grand commerce quils font dans les provinces, et par les sommes dargent quils donnent libralement aux mandarins, car ils sont fort riches. Mais du reste les Chinois ont pour eux le plus grand mpris. Il y a peu dannes que le peuple dtruisit leurs mosques Han-kou. Celle de Tchang-te-fou fut de mme abattue lan pass, et cette anne au mois de juin la populace sest souleve contre eux Kim-te-tchim, et a renvers leur mosque. Nous en avons port le contre-coup, car notre glise a eu le mme sort, les mutins criant de toutes parts que nous leurs tions semblables, et que nous tions des mahomtans dEurope. Les mandarins, informs que nos chrtiens navaient pas donn la moindre occasion ce tumulte, ont donn parole de faire rebtir notre glise aux dpens du peuple. Lun deux me dit sur cela obligeamment que depuis huit ans quil demeurait Kim-te-tchim, il ne lui tait jamais venu la moindre plainte contre les chrtiens.
692
Quelque soin que je me sois donn pour minstruire de la manire dont nos ouvriers chinois travaillent la porcelaine, je nai garde de croire que jaie entirement puis la matire ; vous verrez mme, par les nouvelles observations que je vous envoie, que de nouvelles recherches mont donn sur cela de nouvelles connaissances. Je vous les exposerai, ces observations, sans ordre, et telles que je les ai traces sur le papier, mesure que jai eu occasion de les faire, soit en parcourant les boutiques des ouvriers, et en minstruisant par mes propres yeux, soit en faisant diverses questions aux chrtiens qui sont occups ce travail. Du reste, comme je ne dis rien de ce que jai dj expliqu assez au long par une de mes lettres que vous avez insre dans un des recueils prcdents, il sera bon de la relire avec un peu dapplication, autrement on aurait peut-tre de la peine comprendre beaucoup de choses, dont je suppose avec raison quon a dj la connaissance. I. Comme lor appliqu sur la porcelaine sefface la longue, et perd beaucoup de son clat, on lui rend son lustre en mouillant dabord la porcelaine avec de leau nette, et en frottant ensuite la dorure avec une pierre dagate. Mais on doit avoir soin de frotter le vase dans un mme sens, par exemple, de droite gauche. II. Ce sont principalement les bords du la porcelaine qui sont sujets scailler : pour obvier cet inconvnient, on les fortifie avec une certaine quantit de charbon de bambou pil, quon mle avec le vernis qui se donne la porcelaine ; ce qui rend le vernis dune couleur de gris
693
cendr. Ensuite avec le pinceau on fait de cette mixtion une bordure la porcelaine dj sche en la mettant sur la roue ou sur le tour. Quand il est temps, on applique le vernis la bordure, comme au reste de la porcelaine, et lorsquelle est cuite, ses bords nen sont pas moins dune extrme blancheur. Comme il ny a point de bambou en Europe, je crois quon pourrait y suppler par le charbon de saule, ou encore mieux par celui de sureau, qui a quelque chose dapprochant du bambou. Il est observer 1 quavant que de rduire le bambou en charbon il faut en dtacher la peau verte, parce quon assure que la cendre de cette peau fait clater la porcelaine dans le fourneau ; 2 que louvrier doit prendre garde de toucher la porcelaine avec des mains taches de graisse ou dhuile, lendroit touch claterait infailliblement, durant la cuite. III. En parlant des couleurs quon appliquait la porcelaine, jai dit quil y en avait dun rouge souffl, et jai expliqu la manire dappliquer cette couleur ; mais je ne me souviens pas davoir dit quil y en avait aussi de bleu souffl, et quil est beaucoup plus ais dy russir. On en aura vu sans doute en Europe. Des ouvriers conviennent que si lon ne plaignait pas la dpense, on pourrait de mme souffler de lor et de largent sur la porcelaine, dont le fond serait noir ou bleu, cest--dire, y rpandre partout galement une espce de
p. 310
pluie
dor ou dargent. Cette sorte de porcelaine, qui serait dun got nouveau, ne manquerait pas de plaire. On souffle le vernis de mme que le rouge. Il y peu de temps quon fit pour lempereur des ouvrages si fins et si dlis, quon les mettait sur du coton, parce quon ne pouvait manier des pices si dlicates sans sexposer les rompre, et, comme il ntait pas possible de les plonger dans le vernis, parce quil eut fallu les toucher de la main, on soufflait le vernis, et on en couvrait entirement la porcelaine. Jai remarqu quen soufflant le bleu, les ouvriers prennent une prcaution pour conserver la couleur qui ne tombe pas sur la porcelaine, et nen perdre que le moins quil est possible. Cette prcaution est de placer le vase sur un pidestal, et dtendre sous le
694
pidestal une grande feuille de papier, qui sert durant quelque temps ; quand lazur est sec, ils le retirent en frottant le papier avec une petite brosse. IV. On a trouv depuis peu de temps une nouvelle matire propre entrer dans la composition de la porcelaine. Cest une pierre, ou une espce de craie qui sappelle hoa-che, dont les mdecins chinois font une sorte de tisane quils disent tre dtersive, apritive, et rafrachissante. Ils prennent six parts de cette pierre et une part de rglisse quils pulvrisent ; ils mettent une demi-cuillere de cette poudre dans une grande tasse deau frache quils font boire au malade, et ils prtendent que cette tisane rafrachit le sang et tempre les chaleurs internes. Les ouvriers en porcelaine se sont aviss demployer cette mme pierre la place du kao-lin, dont jai parl dans mon premier crit. Peut-tre que tel endroit de lEurope o lon ne trouvera point de kao-lin, fournira la pierre hoa-che. Elle se nomme hoa, parce quelle est glutineuse, et quelle approche en quelque sorte du savon. La porcelaine faite avec le hoa-che est rare et beaucoup plus chre que lautre ; elle a un grain extrmement fin ; et pour ce qui regarde louvrage du pinceau, si on la compare la porcelaine ordinaire, elle est peu prs ce quest le vlin compar au papier. De plus, cette porcelaine est dune lgret qui surprend une main accoutume manier dautres porcelaines ; aussi est-elle beaucoup plus fragile que la commune, et il est difficile dattraper le vritable degr de sa cuite. Il y en a qui ne se servent pas du hoa-che pour faire le corps de louvrage, ils se contentent den faire une colle assez dlie, o ils plongent la porcelaine quand elle est sche, afin quelle en prenne une couche, avant que de recevoir les couleurs et le vernis. Par l elle acquiert quelques degrs de beaut. Voici de quelle manire on met en uvre le hoa-che ; 1 lorsquon la tir de la mine, on le lave avec de leau de rivire ou de pluie, pour en sparer un reste de terre jauntre qui y est attache ; 2 on le brise, on le met dans une cuve deau pour le dissoudre, et on le prpare en lui donnant les mmes faons quau kao-lin. On assure quon peut
695
faire de la porcelaine avec le seul hoa-che prpar de la sorte et sans aucun autre mlange ; cependant un de mes nophytes, qui a fait de semblables porcelaines, ma dit que sur huit parts de hoa-che, il mlait deux parts de pe-tun-tse, et que pour le reste, il procdait selon la mthode qui sobserve quand on fait la porcelaine ordinaire avec le petun-tse et le kao-lin. Dans cette nouvelle espce de porcelaine, le hoache tient la place du kao-lin ; mais lun est beaucoup plus cher que lautre. La charge de kao-lin ne cote que vingt sous, au lieu que celle de hoa-che revient un cu. Ainsi il nest pas surprenant que cette sorte de porcelaine se vende plus cher que la commune. Je ferai encore une observation sur le hoa-che. Lorsquon la prpar, et quon la dispos en petits carreaux semblables ceux du pe-tun-tse, on dlaye dans de leau une certaine quantit de ces petits carreaux, et on en forme une colle bien claire ; ensuite on y trempe le pinceau, puis on trace sur la porcelaine divers dessins, aprs quoi, lorsquelle est sche, on lui donne le vernis. Quand la porcelaine est cuite, on aperoit ces dessins, qui sont dune blancheur diffrente de celle qui est sur le corps de la porcelaine ; il semble que ce soit une vapeur dlie rpandue sur la surface. Le blanc de hoa-che sappelle blanc divoire, siam ya pe. V. On peint des figures sur la porcelaine avec le chekao blanche ; mais le chekao a cela de particulier,
1
de mme
quavant que de le
prparer comme le hoa-che, il faut le rtir dans le foyer, aprs quoi on le brise, et on lui donne les mmes faons quau hoa-che : on le jette dans un vase plein deau, on ly agite, on ramasse diverses reprises la crme qui surnage, et quand tout cela est fait, on trouve une masse pure quon emploie de mme que le hoa-che clarifi. Le chekao ne saurait servir former le corps de la porcelaine ; on na trouv jusquici que le hoa-che qui put tenir la place du kao-lin, et donner de la solidit la porcelaine. Si ce quon ma dit, lon mettait plus de deux parts de
696
pe-tun-tse sur huit parts de hoa-che, la porcelaine saffaisserait en se cuisant, parce quelle manquerait de fermet, ou plutt, que ses parties ne seraient pas suffisamment lies ensemble. VI. Je nai point pari dune espce de vernis qui sappelle tse kinveou, cest--dire, vernis dor bruni. Je le nommerais plutt vernis de couleur de bronze, de couleur de caf, ou de couleur de feuille morte. Ce vernis est dune invention nouvelle : pour le faire, on prend de la terre jaune commune, on lui donne les mmes faons quau petun-tse, et quand cette terre est prpare, on nen emploie que la matire la plus dlie, quon jette dans de leau, et dont on forme une espce de colle aussi liquide que le vernis ordinaire appel pe-yeou 1. Ces deux vernis, le tse-kin et le pe-yeou, se mlent ensemble, et pour cela ils doivent tre galement liquides ; on en fait lpreuve en plongeant un pe-tun-tse dans lun et lautre vernis : si chacun de ces vernis pntre son pe-tun-tse, on les juge galement liquides et propres sincorporer ensemble. On fait aussi entrer dans le tsekin du vernis ou de lhuile de chaux et de cendres de fougre prpare comme nous lavons dit ailleurs, et de la mme liquidit que le pe-yeou ; mais on mle plus ou moins de ces deux vernis avec le tse-kin, selon quon veut que le tsekin soit plus fonc ou plus clair ; cest ce quon peut connatre par divers essais : par exemple, on mlera deux tasses de la liqueur tsekin avec huit tasses du pe-yeou ; puis sur quatre tasses de cette mixtion de tsekin et de pe-yeou, on mettra une tasse de vernis fait de chaux et de fougres. Il ny a, dit-on, que vingt ans ou environ quon a trouv le secret de peindre avec le tsoui, ou en violet, et de dorer la porcelaine. On a essay de faire une mixtion de feuille dor avec le vernis et la poudre de caillou quon appliquait de mme quon applique le rouge lhuile ; mais cette tentative na pas russi, et on a trouv que le vernis tsekin avait plus de grce et plus dclat. Il a t un temps quon faisait des tasses auxquelles on donnait par
697
dehors le vernis dor, et par dedans le pur vernis blanc : on a vari dans la suite, et sur une tasse ou sur un vase quon voulait vernisser de tsekin, on appliquait en un ou deux endroits un rond ou un carr de papier mouill, et aprs avoir donn le vernis, on levait le papier, et avec le pinceau on peignait en rouge ou en azur cet espace non verniss. Lorsque la porcelaine tait sche, on lui donnait le vernis accoutum, soit en le soufflant, soit dune autre manire : quelquesuns remplissent ces espaces vides dun fond tout dazur ou tout noir, pour y appliquer la dorure aprs la premire cuite ; cest sur quoi on peut imaginer diverses combinaisons. VII. On ma montr cette anne, pour la premire fois, une espce de porcelaine qui est maintenant la mode : sa couleur tire sur lolive, on lui donne le nom de long-tsivem : jen ai vu quon nommait tsim-ko, cest le nom dun fruit qui ressemble assez aux olives ; on donne cette couleur la porcelaine, en mlant sept tasses de vernis tsekin avec quatre tasses de pe-yeou, deux tasses ou environ dhuile de chaux et de cendres de fougre, et une tasse de tsoui-yeou, qui est une huile faite de caillou : le tsoui-yeou fait apercevoir quantit de petites veines sur la porcelaine : quand on lapplique tout seul, la porcelaine est fragile, et na point de son lorsquon la frappe ; mais quand on la mle avec les autres vernis, elle est coupe de veines, elle rsonne, et nest pas plus fragile que la porcelaine ordinaire. Je dois ajouter une particularit dont je nai point parl, et que jai remarque tout rcemment, cest quavant quon donne le vernis la porcelaine, on achve de la polir, et den retrancher les plus petites ingalits, ce qui sexcute par le moyen dun pinceau fait de petites plumes fort fines : on humecte ce pinceau simplement avec de leau, et on le passe partout dune main lgre ; mais cest principalement pour la porcelaine fine quon se donne ce soin.
p. 312
VIII. Le noir clatant ou le noir de miroir appel ou-kim, se donne la porcelaine en la plongeant dans une mixtion liquide compose dazur prpar ; il nest pas ncessaire dy employer le bel azur, mais il faut quil soit un peu pais, et ml avec du vernis pe-yeou et du tsekin, en
698
y ajoutant un peu dhuile de chaux et de cendres de fougres : par exemple, sur dix onces dazur pil dans le mortier, on mlera une tasse de tsekin, sept tasses de pe-yeou, et deux tasses dhuile de cendres de fougres brles avec la chaux : cette mixtion porte son vernis avec elle, et il nest pas ncessaire den donner de nouveau ; quand on cuit cette sorte de porcelaine noire, on doit la placer vers le milieu du fourneau, et non pas prs de la vote, o le feu a le plus dactivit. IX. Je me suis tromp lorsque jai dit dans ma lettre prcdente (page 214), que le rouge lhuile, appel yeou-lihum, se tirait du rouge fait de couperose, tel quon lemploie pour peindre en rouge la porcelaine recuite : ce rouge lhuile se fait de la grenaille de cuivre rouge, et de la poudre dune certaine pierre ou caillou qui tire un peu sur le rouge : un mdecin chrtien ma dit que cette pierre tait une espce dalun quon emploie dans la mdecine ; on broie le tout dans un mortier, en y mlant de lurine dun jeune homme, et de lhuile de pe-yeou, mais je nai pu dcouvrir la quantit de ces ingrdients ; ceux qui ont ce secret sont attentifs ne le pas divulguer : on applique cette mixtion sur la porcelaine, lorsquelle nest pas encore cuite, et on ne lui donne point dautre vernis, il faut seulement prendre garde que durant la cuite la couleur rouge ne coule point au bas du vase. On ma assur que quand on veut donner ce rouge la porcelaine, on ne se sert point de pe-tun-tse pour la former, mais quen sa place on emploie avec le kao-lin de la terre jaune prpare de la mme manire que les pe-tuntse : il est vraisemblable quune pareille terre est plus propre recevoir cette sorte de couleur. Peut-tre sera-t-on bien aise dapprendre comment cette grenaille de cuivre se prpare. On sait qu la Chine il ny a point dargent monnay ; on se sert dargent en masse dans le commerce, et il sy trouve beaucoup de pices qui sont de bas aloi. Il y a cependant des occasions o il faut les rduire en argent fin ; comme par exemple, quand il sagit de payer la taille ou de semblables contributions. Alors on a recours des ouvriers dont lunique mtier est daffiner largent dans des fourneaux faits ce dessein, et den sparer le cuivre et le
699
plomb. Ils forment la grenaille de ce cuivre, qui vraisemblablement conserve quelques parcelles imperceptibles dargent ou de plomb. Avant que le cuivre liqufi se durcisse et se congle, on prend un petit balai, quon trempe lgrement dans leau, puis en frappant sur le manche du balai, on asperge deau le cuivre fondu : une pellicule se forme sur la superficie, quon lve avec de petites pincettes de fer, et on la plonge dans de leau froide o se forme la grenaille qui se multiplie autant quon ritre lopration. Je crois que si lon employait de leau-forte pour dissoudre le cuivre, celle poudre de cuivre en serait plus propre pour faire le rouge dont je parle. Mais les Chinois nont point le secret des eaux-fortes et rgales ; leurs inventions sont toutes dune extrme simplicit. X. On a excut cette anne des dessins douvrages quon assurait tre impraticables. Ce sont des urnes hautes de trois pieds et davantage, sans le couvercle qui slve en pyramide la hauteur dun pied. Ces urnes sont de trois pices rapportes, mais runies ensemble avec tant dart et de propret, quelles ne font quun seul corps, sans quon puisse dcouvrir lendroit de la runion. On ma dit, en me les montrant, que de quatre-vingts urnes quon avait faites, on navait pu russir qu huit seulement, et que toutes les autres avaient t perdues. Ces ouvrages taient commands par des marchands de Canton qui commercent avec les Europens ; car la Chine on nest point curieux de porcelaines qui soient dun si grand prix. XI. On ma apport une de ces pices de porcelaine quon appelle yao pien ou transmutation. Cette transmutation se fait dans le fourneau, et est cause ou par le dfaut ou par lexcs de chaleur, ou bien par dautres causes quil nest pas facile de conjecturer. Cette pice, qui na pas russi selon louvrier, et qui est leffet du pur hasard, nen est pas moins belle ni moins estime. Louvrier avait dessein de faire des vases de rouge souffl : cent pices furent entirement perdues ; celle dont je parle sortit du fourneau semblable une espce dagate. Si lon voulait courir les risques et les frais de
p. 313
diffrentes
700
hasard a produit une seule fois. Cest ainsi quon sest avis de faire de la porcelaine dun noir clatant quon appelle ou-kim ; le caprice du fourneau a dtermin cette recherche, et on y a russi. XII. Quand on veut donner un vernis qui rende la porcelaine extrmement blanche, on met, sur treize tasses de pe-yeou, une tasse de cendres de fougres aussi liquides que le pe-yeou. Ce vernis est fort et ne se doit point donner la porcelaine quon veut peindre en bleu, parce quaprs la cuite, la couleur ne paratrait pas travers le vernis. La porcelaine laquelle on a donn le fort vernis peut tre expose sans crainte au grand feu du fourneau. On la cuit ainsi toute blanche, ou pour la conserver dans cette couleur, ou bien pour la dorer, ou la peindre de diffrentes couleurs, et ensuite la recuire. Mais quand on veut peindre la porcelaine en bleu et que la couleur paraisse aprs la cuite, il ne faut mler que sept tasses de pe-yeou avec une tasse de vernis ou de la mixtion de chaux et de cendres de fougres. Il est bon dobserver en gnral que la porcelaine, dont le vernis porte beaucoup de cendres de fougres, doit tre cuite lendroit tempr du fourneau, cest--dire, ou aprs les trois premiers rangs, ou dans le bas la hauteur dun pied ou dun pied et demi : si elle tait cuite au haut du fourneau, la cendre se fondrait avec prcipitation et coulerait au bas de la porcelaine. Il en est de mme du rouge lhuile, du rouge souffl et du long-tsi-ven, cause de la grenaille de cuivre qui entre dans la composition de ces vernis. Au contraire, on doit cuire au haut du fourneau la porcelaine laquelle on a donn simplement le tsoui-yeou ; cest, comme je lai dit, ce vernis qui produit une multitude de veines, en sorte que la porcelaine semble tre de pices rapportes. XIII. Il y a quelque chose rformer dans ce que jai dit autrefois des couleurs quon donne la porcelaine qui se cuit une seconde fois. Mais avant que dentrer dans le dtail, il est bon dexpliquer quelle est la proportion et la mesure des poids de la Chine, cest par o je vais commencer. Le kin ou la livre chinoise est de seize onces qui sappellent leams ou taels.
701
Le leam ou tael est une once chinoise. Le tsien ou le mas est la dixime partie du leam ou tael. Le fuen est la dixime partie du tsien ou du mas. Le ly est la dixime partie du fuen. Le hao est la dixime partie du ly. Le rouge de couperose quon emploie sur les porcelaines recuites, se fait de la manire que je lai expliqu avec de la couperose, appele tsao-fan. Mais comment celle couleur se compose-t-elle ? cest sur quoi je vais vous satisfaire. Sur un tael ou leam de cruse, on met deux mas de ce rouge : on passe la cruse et le rouge par un tamis, et on les mle ensemble sec ; ensuite on les lie lun lautre avec de leau empreinte dun peu de colle de vache, qui se vend rduite la consistance de la colle de poisson. Cette colle fait quen peignant la porcelaine, le rouge sy attache et ne coule pas. Comme les couleurs, si on les appliquent trop paisses, ne manqueraient pas de produire des ingalits sur la porcelaine, on a soin de temps en temps de tremper dune main lgre le pinceau dans leau et ensuite dans la couleur dont on veut peindre. Pour faire de la couleur blanche, sur un leam de cruse on met trois mas et trois fuen de poudre de cailloux des plus transparents, quon a calcins aprs les avoir luts dans une caisse de porcelaine enfouie dans le gravier du fourneau, avant que de le chauffer. Cette poudre doit tre impalpable. On se sert deau simple, sans y mler de la colle pour lincorporer avec la cruse. On fait le vert fonc en mettant sur un tael de cruse trois mas et trois fuen de poudre de cailloux avec huit fuen ou prs dun mas de tom-hoa-pien, qui nest autre chose que la crasse qui soit du cuivre lorsquon le fond. Je viens dapprendre quen employant le tom-hoapien, pour faire le vert, il faut le laver et en sparer avec soin la grenaille de cuivre qui sy trouverait mle, et qui nest pas propre pour le vert : il ne faut y employer que les cailles, cest--dire les parties de ce mtal qui se sparent lorsquon le met en uvre.
702
Pour ce qui est de la couleur jaune, on la fait en mettant sur un tael de cruse trois mas et trois fuen de poudre de cailloux et un fuen huit ly de rouge pur qui nait point t ml avec la cruse. Un autre ouvrier ma dit que
p. 314
de ce rouge primitif. Un tael de cruse, trois mas et trois fuen de poudre de cailloux, et deux ly dazur forment un bleu fonc qui tire sur le violet. Un des ouvriers, que jai consult, pense quil faut huit ly de cet azur. Le mlange de vert et de blanc, par exemple, dune part de vert sur deux parts de blanc, fait le vert deau qui est trs clair. Le mlange du vert et du jaune, par exemple, de deux tasses de vert fonc sur une tasse de jaune, fait le vert coulou, qui ressemble une feuille un peu fane. Pour faire le noir, on dlaye lazur dans de leau : il faut quil soit tant soit peu pais ; on y mle un peu de colle de vache macre dans de la chaux et cuite jusqu consistance de colle de poisson. Quand on a peint de ce noir la porcelaine quon veut recuire, on couvre de blanc des endroits noirs. Durant la cuite ce blanc sincorpore dans le noir, de mme que le vernis ordinaire sincorpore dans le bleu de la porcelaine commune. Il y a une autre couleur appele tsiu : ce tsiu est une pierre ou minral qui ressemble assez au vitriol romain. Selon la rponse quon a faite mes questions, je naurais pas de peine croire que ce minral se tire de quelque mine de plomb, et que portant avec soi des esprits, ou plutt des parcelles imperceptibles de plomb, il sinsinue de luimme dans la porcelaine sans le secours de la cruse, qui est le vhicule des autres couleurs quon donne la porcelaine recuite. Cest de ce tsiu quon fait le violet fonc. On en trouve Canton, et il en vient de Pkin ; mais ce dernier est bien meilleur. Aussi se vend-il un tael huit mas la livre, cest--dire 9 livres. Le tsiu se fond, et quand il est fondu ou ramolli, les orfvres lappliquent en forme dmail sur des ouvrages dargent. Ils mettront, par exemple, un petit cercle se
703
tsiu dans le tour dune bague, ou bien ils en rempliront le haut dune aiguille de tte, et ly enchsseront en forme de pierrerie. Cette espce dmail se dtache la longue ; mais on tche dobvier cet inconvnient en le mettant sur une lgre couche de colle de poisson ou de vache. Le tsiu, de mme que les autres couleurs dont je viens de parler, ne semploie que sur la porcelaine quon recuit. Telle est la prparation du tsiu ; on ne le rtit point comme lazur, mais on le brise et on le rduit en une poudre trs fine ; on le jette dans un vase plein deau, on ly agite un peu, ensuite on jette cette eau o il se trouve quelques salets, et lon garde le cristal qui est tomb au fond du vase. Cette masse, ainsi dlaye, perd sa belle couleur et parat au dehors un peu cendre ; mais le tsiu recouvre sa couleur violette ds que la porcelaine est cuite. On conserve le tsiu aussi longtemps quon le souhaite. Quand on veut peindre en cette couleur quelque vase de porcelaine, il suffit de la dlayer avec de leau, en y mlant, si lon veut, un peu de colle de vache, ce que quelques-uns ne jugent pas ncessaire. Cest de quoi lon peut sinstruire par lessai. Pour dorer ou argenter la porcelaine, on met deux fuen de cruse sur deux mas de feuilles dor ou dargent, quon a eu soin de dissoudre. Largent sur le vernis sekin a beaucoup dclat. Si lon peint les unes en or et les autres en argent, les pices argentes ne doivent pas demeurer dans le petit fourneau autant de temps que les pices dores ; autrement largent disparatrait avant que lor et pu atteindre le degr de cuite qui lui donne son clat. XIV. Il y a ici une espce de porcelaine colore, qui se vend meilleur compte que celle qui est peinte avec les couleurs dont je viens de parler. Peut-tre que les connaissances que jen vais donner seront de quelque utilit en Europe par rapport la faence, suppos quon ne puisse pas atteindre la perfection de la porcelaine de la Chine. Pour faire ces sortes douvrages, il nest pas ncessaire que la matire qui doit y tre employe soit si fine : on prend des tasses qui ont dj t cuites dans le grand fourneau, sans quelles aient t vernisses, et par
704
consquent qui sont toutes blanches et qui nont aucun lustre ; on les colore en les plongeant dans le vase o est la couleur prpare quand on veut quelles soient dune mme couleur ; mais si on les souhaite de diffrentes couleurs, tels que sont les ouvrages appels hoamtlouhouan, qui sont partags en espces de panneaux, dont lun est vert, lautre jaune, etc., on applique ces couleurs avec un gros pinceau. Cest toute la faon quon donne cette porcelaine, si ce nest quaprs la cuite on met en certains endroits un peu de vermillon, comme par exemple sur
p. 315
cuit pas, parce quelle disparatrait au feu ; aussi est-elle de peu de dure. Quand on a appliqu les autres couleurs on recuit la porcelaine dans le grand fourneau avec dautres porcelaines qui nont pas encore t cuites ; il faut avoir soin de la placer au fond du fourneau et audessous du soupirail, o le feu a moins dactivit, parce quun grand feu anantirait les couleurs. Les couleurs propres de cette sorte de porcelaine se prparent de la sorte : pour faire la couleur verte, on prend du tom-hoa-pien, du salptre et de la poudre de caillou. On na pas pu me dire la quantit de chacun de ces ingrdients. Quand on les a rduits sparment en poudre impalpable, on les dlaye, et on les unit ensemble avec de leau. Lazur le plus commun, avec le salptre et la poudre de caillou, forment le violet. Le jaune se fait en mettant, par exemple, trois mas de rouge de couperose sur trois onces de poudre de caillou et sur trois onces de cruse. Pour faire le blanc, on met sur quatre mas de poudre de caillou un tael de cruse. Tous ces ingrdients se dlaient avec de leau. Cest l tout ce que jai pu apprendre touchant les couleurs de cette sorte de porcelaine, nayant point parmi mes nophytes douvriers qui y travaillent. XV. Quand jai parl, dans ma lettre prcdente, des fourneaux o
705
lon cuit de nouveau la porcelaine qui est peinte, jai dit quon faisait des piles de porcelaine, quon mettait les petites dans les grandes, et quon les rangeait ainsi dans le fourneau. Sur quoi je dois ajouter quil faut prendre garde que les pices de porcelaine ne se touchent les unes les autres par les endroits qui sont peints, car ce serait autant de pices perdues. On peut bien appuyer le bas dune tasse sur le fond dune autre tasse, quoiquil soit peint parce que les bords du fond de la tasse embote nont point de peinture ; mais il ne faut pas que le ct dune tasse touche le ct de lautre : ainsi, quand on a des porcelaines qui ne peuvent pas aisment semboter les unes dans les autres comme sont, par exemple de longues tasses propres prendre du chocolat, nos ouvriers les rangent de la manire suivante : sur un lit de ces porcelaines qui garnit le fond du fourneau, on met une couverture de plaques faites de la terre dont on construit les fourneaux, ou mme des pices de caisses de porcelaines ; car la Chine tout se met profit ; sur cette couverture on dispose un autre lit de ces porcelaines, et on continue de les placer de la sorte jusquau haut du fourneau. XVI. Je ntais pas assez bien instruit quand jai dit quon connat que la porcelaine peinte ou dore est cuite lorsquon voit que lor et les couleurs saillissent avec tout leur clat. Jai t dtromp par des connaissances plus sres. Les couleurs ne se distinguent quaprs que la porcelaine recuite a eu le loisir de se refroidir. On juge que la porcelaine quon a fait cuire dans un petit fourneau est en tat dtre retire lorsque, regardant par louverture den haut, on voit jusquau fond toutes les porcelaines rouges par le feu qui les embrase, quon distingue les unes des autres les porcelaines places en pile, que la porcelaine peinte na plus les ingalits que formaient les couleurs, et que ces couleurs se sont incorpores dans le corps de la porcelaine, de mme que le vernis donn sur le bel azur sy incorpore par la chaleur des grands fourneaux. Pour ce qui est de la porcelaine quon recuit dans de grands fourneaux, on juge que la cuite est parfaite 1 lorsque la flamme qui sort nest plus si rouge, mais quelle est un peu blanchtre : 2 lorsque,
706
regardant par une des ouvertures, ou aperoit que les caisses sont toutes rouges ; 3 lorsquaprs avoir ouvert une caisse den haut, et en avoir tir une porcelaine, on voit, quand elle est refroidie, que le vernis et les couleurs sont dans ltat o on les souhaite : 4 enfin lorsque, regardant par le haut du fourneau, on voit que le gravier du fond est luisant. Cest par tous ces indices quun ouvrier juge que la porcelaine est arrive la perfection de la cuite. XVII. Quand on veut que le bleu couvre entirement le vase, on se sert de leao ou dazur prpar et dlay dans de leau une juste consistance et on y plonge le vase. Pour ce qui est du bleu souffl appel tsoui-tsim, on y emploie le plus bel azur prpar de la manire que je lai expliqu ; on le souffle sur le vase, et, quand il est sec, on donne le vernis ordinaire, ou seul, ou ml de tsoui-yeou, si lon veut que la porcelaine ait des veines. Il y a des ouvriers lesquels sur cet azur ; soit
p. 316
ou non, tracent des figures avec la pointe dune longue aiguille : laiguille lve autant de petits points de lazur sec quil est ncessaire pour reprsenter la figure ; puis ils donnent le vernis. Quand la porcelaine est cuite, les figures paraissent peintes en miniature. XVIII. Il ny a point tant de travail quon pourrait se limaginer aux porcelaines sur lesquelles on voit en bosse des fleurs, des dragons et de semblables figures : on les trace dabord avec le burin sur le corps du vase ; ensuite on fait aux environs de lgres entaillures qui leur donnent du relief ; aprs quoi on donne le vernis. XIX. Quand jai parl, dans mon premier crit, de la manire dont le leao ou lazur se prpare, jai omis deux ou trois particularits qui mritent de lattention : 1 quavant de lensevelir dans le gravier du fourneau, o il doit tre rti, il faut le bien laver, afin den retirer la terre qui y est attache ; 2 quil faut lenfermer dans une caisse porcelaine bien lute ; 3 que lorsquil est rti, on le brise, on le passe par le tamis, on le met dans un vase verniss ; quon y rpand de leau bouillante ; quaprs lavoir un peu agit, on en te lcume qui surnage ; quensuite on verse leau par inclination. Cette prparation de
707
lazur avec de leau bouillante doit se renouveler jusqu deux fois ; aprs quoi on prend lazur, ainsi humide et rduit en une espace de pte fort dlie, pour le jeter dans un mortier, o on le broie pendant un temps considrable. On ma assur que lazur se trouvait dans les minires de charbons de pierre, ou dans des terres rouges voisines de ces minires. Il en parat sur la superficie de la terre, et cest un indice assez certain quen creusant un peu avant dans le mme lieu, on en trouvera infailliblement. Il se prsente dans la mine par petites pices grosses peu prs comme le gros doigt de la main, mais plates et non pas rondes. Lazur grossier est assez commun, mais le fin est trs rare, et il nest pas ais de les discerner lil ; il faut en faire lpreuve, si lon ne veut pas y tre tromp. Cette preuve consiste peindre une porcelaine et la cuire. Si lEurope fournissait du beau leao ou de lazur, et du beau tsiu, qui est une espce de violet, ce serait pour Kimte-tchim une marchandise de prix et dun petit volume pour le transport, et on en rapporterait en change la plus belle porcelaine. Jai dj dit que le tsiu se vendait un tael huit mas la livre, cest--dire neuf francs. On vend deux taels la bote du beau leao, qui nest que de dix onces, cest--dire vingt sous lonce. XX. On a essay de peindre en noir quelques vases de porcelaine avec lencre la plus fine de la Chine ; mais cette tentative na eu aucun succs : quand la porcelaine a t cuite, elle sest trouve trs blanche. Comme les parties de ce noir nont pas assez de corps, elles staient dissipes par laction du feu, ou plutt elles navaient pas eu la force de pntrer la couche de vernis, ni de produire une couleur diffrente du simple vernis. Je finis ces remarques, mon rvrend Pre, en recommandant vos prires la chrtient. de Kim-te-tchim, qui est compose dun grand nombre douvriers en porcelaine. Le Seigneur, qui men a confi le soin, me donne la consolation, toutes les fois que je my transporte, de la voir crotre de plus en plus. Pendant un mois du sjour que jy ai fait depuis peu, jai administr les sacrements un grand nombre de
708
fervents chrtiens, et parmi ceux qui jai confr le baptme il y avait prs de cinquante adultes. Le progrs de la foi y serait beaucoup plus grand si un missionnaire y fixait sa demeure ; il faudrait agrandir lglise et y entretenir deux ou trois catchistes. Il nen coterait pour cela chaque anne quune somme modique 1. Je suis, dans la participation de vos saints sacrifices, etc.
1 Ces notes des missionnaires furent dans le temps trs utiles aux fabriques dEurope.
Svres a depuis fait des porcelaines qui ont remplac celles de la Chine.
709
Cest un peu tard que je tiens la parole que je vous ai donne, mais cest aussitt quil ma t
p. 317
France la Chine a dur prs de seize mois. La fameuse le dOrlans, ou Poulo-condor, a t la cause de ce long retardement. Je partis du Port-Louis le 7 mars de lanne 1721, sur une frgate de la Compagnie des Indes nomme la Dana, commande par M. le chevalier de la Vicomt. Nous avions sur notre bord une compagnie de soldats, que lon devait dbarquer lle dOrlans, pour la joindre une autre que lon y avait transporte lanne prcdente. Nous avions aussi avec nous deux ingnieurs du roi, lun desquels avait le titre de commandant de lle. Je neus pas plutt perdu la terre de vue quil me fallut payer le tribut la mer. Les nouveaux, marins ne furent pas plus privilgis que moi. Cest piti de voir en ces sortes doccasions une quantit de gens couchs a et l sur des cordages, sur des canons, sur des coffres, sans force, sans consolation, sans soulagement ; tandis que ceux qui sont faits la mer ne font quen rire, parce quils savent que ce mal nest pas dangereux, et quil est sans remde. Ce ne fut pas sans peine que nous nous tirmes du golfe de Gascogne, nous navions que des vents lgers qui nous faisaient peu avancer. Mais aussitt que nous emes doubl le cap Finistre, le vent se fortifia, et le 19 mars nous reconnmes lle de Porto-Santo, le lendemain celle de Madre. Nous emes ensuite les vents aliss qui
710
nous conduisirent tranquillement la ligne. Nous la passmes le 12 avril, deux degrs ouest de longitude. Ce fut, selon la coutume, un jour de fte pour lquipage. Ceux qui nont pas encore pass, la ligne payent les frais de cette fte, o tout aboutit les bien mouiller ; cest ce quon appelle le grand baptme. On peut se racheter en mettant de largent au bassin mais ceux qui nen ont point ou qui refusent den donner sont plongs dans un baquet plein deau, et ensuite inonds dun bon nombre de seaux deau. Les mmes vents aliss qui nous avaient conduit la ligne nous poussrent droit lle de la Trinit, ensuite assez prs des ctes du Brsil, o nous trouvmes un vent propre doubler le cap de BonneEsprance. La mer tait calme quand nous le doublmes ; mais peine emes-nous sond sur le banc des Aiguilles, quun vent de nord-ouest nous fit rouler et tanguer deux jours entiers dune manire capable deffrayer ceux qui ne sont pas accoutums aux voyages de mer. Il nest pas trop agrable de se voir pour la premire fois sur un fragile vaisseau, tout a coup lev sur la cime dune haute montagne, et dans un moment prcipit au fond dun abme ; de sentir les affreuses secousses que les flots donnent au navire, de sorte que si lon ne prend ses prcautions, on est renvers et jet dun bord lautre ; de voir le vaisseau presque entirement couch, au milieu des vagues, les canons plongs dans la mer, et leau entrer de toutes parts par les plus hauts sabords ; mais enfin la tempte ne dure pas toujours, le calme lui succde, et lon raconte avec plaisir ses alarmes passes. Il y avait dj trois mois que nous ne voyions que le ciel et leau ; il nous fallait encore trois semaines pour nous rendre lle de Bourbon, o nous devions relcher. Le scorbut stait mis depuis longtemps parmi nos soldats, et plusieurs en taient morts ; il gagna bientt tout lquipage : il se trouvait peu de matelots qui nen fussent atteints, et plus de soixante de nos gens taient alits. Jeus l une petite occasion de faire les fonctions de missionnaire. Pour surcrot de misre les vents nous jetrent jusquau quarantime degr de latitude sud, et en arrivant lle de Bourbon, nous tions sur le point de voir expirer la
711
moiti de notre monde ; nous avions dj jet la mer dix-sept corps morts. On trouve dans celle le toute sorte de bons rafrachissements, lair surtout y est excellent ; dans lespace de douze jours tous nos malades furent sur pied, et en tat de faire le service ; lle appartient en souverainet la Compagnie franaise des Indes, qui y tient un tatmajor pour la gouverner. Elle fut dabord habite par quelques Franais fugitifs de lle Dauphine, qui en est assez proche ; elle sest peuple peu peu, surtout par lamnistie quon a donne de temps en temps aux pirates de ces mers. Il peut y avoir prsent quatre mille personnes qui y ont de belles habitations, et beaucoup de ngres pour les cultiver. Ils vivent trs commodment et dans une grande union, qui y est entretenue par lattention et les soins de M. de Beauvollier, gouverneur de lle. Les principaux bourgs ou habitations sont Saint-Denis, Saint-Paul et Sainte-Suzanne ; je vous envoie une carte o jai trac le plan des deux premiers avec toute lexactitude dont je
p. 318
suis capable. Il ny a ni
port, ni fortifications ; ainsi on ny est pas labri des coups de vent, ni des cumeurs de mer. Peu de mois avant notre arrive, des forbans avaient enlev dans la rade de Saint-Denis un gros vaisseau portugais dmt et un ostendais dans celle de Saint-Paul. Lle de Bourbon a environ cinquante lieues de tour ; elle est couverte en plusieurs endroits de hautes montagnes : on en voit une qui vomit des flammes, et qui remplit les environs de matire bitumineuse ; nous en apermes le feu, durant la nuit, de plus de vingt-cinq lieues. Il y a de belles et vastes forts, o se trouvent quantit darbres trs propres la construction des vaisseaux ; elle est remplie de btail, de volailles et de gibier ; elle est fertile en riz et en sucre, et en grand nombre dexcellents arbres fruitiers ; on y a plant quelques vignes, qui donnent de fort bon vin. Le meilleur de tous les animaux quon y trouve, soit pour le got, soit pour la sant, cest la tortue de terre ; et le plus agrable de tous les fruits, cest lananas. La tortue est de la mme figure que celle
712
quon voit en France ; mais elle est bien diffrente pour sa grandeur : on assure quelle vit un temps prodigieux, quil lui faut plusieurs sicles pour parvenir sa grosseur naturelle, et quelle peut passer plus de six mois sans manger ; on en a gard dans lle de petites, qui au bout de vingt ans navaient grossi que de quelques pouces ; nous en avons conserv dans notre vaisseau quelques-unes des grosses, qui ont vcu trois quatre mois sans prendre aucune nourriture. Pour ce qui est de lananas, cest un fruit qui est assez connu en France ; je vous dirai seulement quil est dune figure oblongue et de la grosseur dun melon, quil est couvert de feuilles courtes, disposes peu prs de mme que les divisions dune pomme de pin et quil est couronn dun bouquet de feuilles plus longues ; il vient sur une plante assez semblable celle de lartichaut ; il a le got de plusieurs fruits, mais il me parat que celui du coing domine. Jai vu dans celle le beaucoup darbres et de plantes curieuses. Larbrisseau qui porte le caf, le tamarinier, le cocotier, larbre do dcoule le benjoin, le cotonnier, lalos, lbnier. Lbne noire nest pas la plus estime ; la jaune est beaucoup plus belle. Le caf sauvage y est trs commun et, bien que sauvage, il ne laisse pas dtre bon. On en a fait venir de Moka ; un seul a subsist, et a fourni de quoi en planter grand nombre dautres, qui donnent aujourdhui de grandes esprances. Joubliais de vous parler de la chauve-souris de lle de Bourbon ; on pourrait lappeler le renard volant. Elle ressemble en effet beaucoup cet animal ; elle en a la grosseur, le poil, la tte, les oreilles, les dents. La femelle a deux mamelles, et sous chaque aile un sac pour transporter ses petits. Je mesurai la longueur des ailes dun de ces oiseaux, et je trouvai quelles avaient plus de quatre pieds dun bout lautre. La chair, dit-on, en est trs bonne a manger, et lon va ici la chasse de la chauve-souris avec le mme empressement quon va ailleurs la chasse de la perdrix. Aprs avoir relch tant Saint-Paul qu Saint-Denis, et avoir demeur quinze jours, nous reprmes le 10 juillet notre route pour la
713
Chine ; et vers la mi-aot, nous entrmes dans le dtroit de la Sonde. Nous le passmes trs heureusement et en peu de temps de mme que celui de Banca, qui est le plus dangereux. Je nai point vu de terre plus agrable que les ctes de Java et de Sumatra ; des plaines couvertes dorangers, de cocotiers et dautres arbres fruitiers, avec quantit de ruisseaux qui les arrosent ; des collines ornes de charmants bocages, des forts toujours verdoyantes, des villages et des habitations o brillent toutes les beauts champtres ; tout y reprsente un des plus beaux climats du monde. Une barque de Javanais vint nous sur notre passage ; ils souhaitaient fort quon leur donnt des haches, des couteaux, et dautres instruments dEurope. Ils ne sont ni noirs ni blancs, mais dun rouge pourpre. Ils sont doux, familiers et caressants. Ils voulaient nous engager nous arrter, nous faisant entendre par des signes, que dans leur village, qui ntait pas loin, nous trouverions toute sorte de provisions. Mais nous navions alors besoin de rien, et le vent tait favorable. Il sagissait de gagner au plus tt lle dOrlans pour y dbarquer les troupes qui taient sur notre bord. Nous la dcouvrmes le 7 de septembre, et le lendemain nous mouillmes la vue du havre, que lon ne connaissait que par la relation et par le plan imparfait de Dampierre, qui se trouvent dans son voyage du tour du monde. Nous nous flattions que les insulaires, et
p.319
quon avait dj transports dans lle, la vue dun vaisseau lancre avec pavillon blanc, se hteraient de venir nous voir, et de nous apporter les provisions dont nous commencions manquer. Personne ne parut. On attendit quelques jours pour leur donner le temps de nous reconnatre ; ce fut inutilement. Enfin lon envoya dans le canot un officier pour sinformer de ltat des choses. Il rapporta quaprs avoir parcouru tous les environs du port, il navait vu personne, et quil navait dcouvert que les restes de quelques mauvaises cases, dans lune desquelles, il avait trouv des cendres chaudes, des balles de mousquet, et des morceaux dhabits de soldats europens, qui ne pouvaient tre que des Franais. Le malheur qui arriva aux Anglais
714
dans celle le, il y a vingt ans, nous vint dabord lesprit et plusieurs crurent que nos gens avaient eu le mme sort. A de si tristes nouvelles on ouvrit le paquet secret de la Compagnie ; on y trouva lordre de relever un vaisseau, que lon disait tre dans le port de Poulo-condor, dy demeurer jusqu larrive dun autre navire qui devait y venir lanne suivante, et daugmenter, autant, quil serait possible, ltablissement que lon prtendait tre dj commenc dans lle. On excuta cet ordre autant quon le pouvait faire. Ce ne fut pas sans chagrin quaprs avoir fait plus de six mille lieues pour me rendre la Chine, dont je ntais loign que de trois cents lieues, je me vis oblig de marrter une anne entire dans une terre qui me paraissait, et qui est en effet un trs mauvais sjour. Les vents nous taient contraires pour atterrir, et ce ne fut quaprs dix-sept jours defforts jusque-l inutiles que nous entrmes dans le havre. En y entrant nous apermes une pirogue, qui venait nous. (La pirogue est un petit bateau de ces contres, fait dune seule pice darbre). Il y avait des pcheurs, qui de fort loin nous firent de grandes civilits leur manire, et qui, tant monts sur notre bord, nous apprirent le mieux quils purent que de lautre ct de lle il y avait des habitants ; quun grand vaisseau, dont ils nommaient les principaux officiers, avait hivern dans lendroit o nous tions, et quau changement de mousson, il avait fait voile pour la Chine. A ce rcit nous reconnmes le vaisseau franais : on caressa ces bonnes gens, on les fit boire et manger, et on leur dit dapporter ce quils avaient vendre, en leur faisant entendre quils seraient bien pays ; mais lle de Poulo-condor est si strile que les habitants eux-mmes y mourraient de faim, sils navaient recours la terre ferme, o ils vont chercher du riz : ainsi, durant prs de quatre mois nous nemes dautres secours deux, que quelques poissons quils apportaient de temps en temps, et quils vendaient bien cher, et trs peu de volailles, quon achetait jusqu une piastre la pice. Cependant on mit pied terre la compagnie de soldats ; comme ils avaient leurs cases faire dans le temps des pluies, qui tombent en ce
715
pays-ci bien plus abondamment quen Europe, ils eurent beaucoup souffrir. La maladie se mit encore parmi eux, et peu de temps aprs parmi les matelots : les deux hpitaux taient remplis, les passagers, les officiers, le capitaine lui-mme en furent attaqus, et avec tout cela point de provisions ; je ne manquais pas de consoler nos malades et de les exhorter la patience : jeus besoin de my exhorter moi-mme ; je tombai comme les autres, et durant prs dun mois il tait assez incertain si je verrais jamais la Chine. Enfin le 21 de dcembre il arriva trois barques de Camboge charges de codions et de volailles ctaient des insulaires de Poulocondor qui taient alls chercher pour nous ces provisions, et qui nous les vendirent assez bon compte. Comme ils partaient, nous leur avions donn des lettres crites en latin et en portugais, pour les missionnaires de la Cochinchine que nous priions de sentremettre en notre faveur, dans la ncessit o nous nous trouvions : les lettres furent envoyes assez loin, et pour lors nous nen emes point de rponse. Les aliments frais rtablirent bientt lquipage, et dans le mois de janvier nous emes le plaisir de voir arriver de la Chine trois vaisseaux franais, qui avaient ordre du directeur de la Compagnie de venir nous reconnatre en retournant en France. Ils nous remirent des farines, des bufs et de la bire ; ainsi nous ntions plus plaindre dans notre exil. Pour surcrot de biens, il entra dans notre port, au mois de mars, un autre vaisseau de la Compagnie, qui de la Chine allait traiter Siam ;
p.320
Camboge, remplie de provisions. Les soins des missionnaires dune part, et de lautre les soupons du mandarin qui commande sur les ctes voisines, nous procurrent ce nouveau secours. Les insulaires de Poulo-condor avaient publi dans la terre ferme que des trangers avaient fait une habitation dans leur le, quils paraissaient vouloir sy tablir, et quils avaient mme des femmes avec eux. Il y avait en effet trois de nos soldats maris ; ce rapport dtermina le mandarin
716
envoyer un de ses gens pour tout observer, et lui en rendre compte, et, la prire des missionnaires, il lui permit sous main de charger une barque pour notre soulagement. Nous avons su cette particularit et beaucoup dautres choses qui concernent ces contres, dun Malais, Portugais dorigine, que les missionnaires chargrent dune rponse nos lettres, et quils envoyrent sur la mme barque, soit pour servir dinterprte, soit pour faire quelques provisions de vin, de remdes, dinstruments de chirurgie, etc., quil croyaient trouver dans notre vaisseau. Avec ce secours nous avons attendu assez tranquillement le changement de la mousson, pour reprendre le chemin de la Chine. Mais je crois, monsieur, que vous serez bien aise de savoir ce que jai vu ou ce que jai appris dans cette partie de lAsie. Poulo-condor est un petit archipel quinze ou vingt lieues au sud du royaume de Camboge : il est form de huit ou dix tant les que rochers ; la plus grande de ces les na pas plus de quatre lieues en longueur ; cest la seule qui soit habite, encore ny a-t-il quun village dans presque lunique plaine quon y trouve ; les maisons des insulaires ne sont quun assemblage assez informe de bambous, couvert dune herbe fort longue, quils coupent sur le bord de leurs ruisseaux : il ny a dans ces cabanes ni porte ni fentre ; pour y entrer, et pour y avoir du jour, ils laissent un des cts de la cabane tout ouvert, et ils font dborder le toit de ce ct-l ; ils les lvent de terre de quelques pied, par l ils vitent lhumidit et ont o loger leurs animaux domestiques pendant la nuit ; la mauvaise odeur ne les inquite point. Le plancher, de distance en distance, est rehauss de quatre ou cinq pouces : ils reoivent les trangers dans le fond sur des nattes ; leur rception est douce et affable, et ils ne manquent pas de leur prsenter de larec, du btel, et une pipe. Ils sont fort basans, presque entirement nus, except dans les crmonies, o ils shabillent, et quelques-uns mme assez proprement ; les dents les plus noires sont chez eux les plus belles, aussi noublient-ils rien pour se les noircir. Ils laissent crotre leurs cheveux, qui leur viennent communment fort longs ; jen ai vu qui ils descendaient plus bas que les genoux.
717
Comme les insulaires de Poulo-condor ne sont pour la plupart que des rfugis de la terre-ferme o il y des missionnaires, plusieurs me parurent avoir t instruits des mystres de notre sainte religion. Jen ai trouv souvent qui, me voyant en habit decclsiastique (car les missionnaires ne sont pas obligs den changer la Cochinchine) venaient moi avec confiance, faisaient le signe de la croix et rcitaient les prires chrtiennes o je ne comprenais que les noms propres de Jsus, Maria, Pontio Pilato, et le mot final, amen. Je tchais de me faire entendre par signes autant que je le pouvais ; jlevais les mains au ciel, je me prosternais ensuite pour leur marquer quils devaient adorer le Crateur et le souverain Matre du ciel et de la terre ; jtendais les
718
bras en forme de croix pour rappeler dans leur souvenir la mort de ladorable Rdempteur ; je me frappais la poitrine, pour leur faire connatre quils devaient dtester leurs pchs. Jaurais bien souhait en pouvoir faire davantage mais la langue est difficile, et il nest pas possible, sans le secours dun interprte, dapprendre les termes qui signifient les choses intrieures, lesquelles ne peuvent sexpliquer par des signes sensibles et extrieurs. Il ne crot dans lle que trs peu de riz, de patates, et quelques ananas assez bons. Les montagnes sont presque partout couvertes de beaux arbres propres toutes sortes douvrages, et mme mter des vaisseaux. Il y en a un fort commun do dcoule une rsine que les habitants emploient faire leurs flambeaux. Pour ramasser cette rsine, et mme pour la faire dcouler, ils creusent le tronc de larbre, et y font une large et profonde ouverture dont le bas reprsente une espce de rcipient. En certaine saison de lanne, ils allument du feu dans cette concavit ; la chaleur
p.321
rcipient. De cette rsine ils enduisent des copeaux de bois fort minces, et ils les enveloppent dans de longues feuilles darbres. Quand le tout est sec ces copeaux enduits de rsine clairent parfaitement une chambre ; mais aussi ils la remplissent bientt de fume. Rien de plus commun Poulo-condor que la noix darec et la feuille de btel. Les insulaires en portent toujours dans de petits paquets quils mchent continuellement. On ny a trouv aucune sorte de gibier, la rserve des poules sauvages et des ramiers ; mais on y voit beaucoup de serpents et de lzards dune grandeur monstrueuse. On a tu un serpent long de vingt-deux pieds, et plusieurs lzards, que quelquesuns appellent governos, qui avaient sept huit pieds de longueur. Ce quil y a de plus curieux dans cette le, cest le lzard et lcureuil volants, que jai dessins pour vous en donner une ide plus nette. Le lzard volant est petit et na pas plus de sept huit pouces ; lcureuil est de la grandeur de ceux quon voit en France. Lun et lautre ont des ailes fort courtes, qui leur prennent le long du dos, depuis les pattes de devant jusqu celles de derrire ; lcureuil les a couvertes dun poil fort
719
ras et fort fin ; celles du lzard ne sont quune pellicule tout unie ; on les voit voler darbre en arbre la distance de vingt trente pas. Peuvent-ils voler plus loin ? cest ce que je ne puis vous dire. Le lzard a encore de particulier au-dessous de la tte une bourse assez longue et pointue par le bas, qui senfle de temps en temps surtout lorsquil vole.
Lle de Poulo-condor est soumise au roi de Camboge. Les Anglais lavaient achete dans le sicle prcdent, et avaient bti un fort la tte du village ; mais comme ils taient en petit nombre, et obligs de se servir de soldats malais, ils furent tous gorgs il y a environ vingt ans, et leur fort fut dmoli ; on en voit encore aujourdhui les ruines. Depuis ce temps-l lle est rentre sous la domination des Cambogiens. Cette nation, avec le royaume de Tsiompa, est tributaire du roi de la Cochinchine, qui lest lui-mme, aussi bien que les rois de Tong-king et de Siam, de lempereur de la Chine. Actuellement les ambassadeurs de Siam sont Pkin pour payer le tribut. Les royaumes de la Cochinchine, de Tsiompa et de Camboge sont trs peu polics. Ces nations nont presque aucun commerce avec leurs
720
voisins et ont trs peu dordre et dunion entre elles. Les grands, comme autant de petits tyrans, pillent les peuples toute main. Les rois exercent encore une tyrannie plus cruelle sur les grands pour leur faire rendre gorge. Nous avons t tmoins de cette duret. Le mandarin de qui dpend Poulo-condor, ayant appris que les trangers avaient rpandu quelque argent dans lle, y a envoy diverses fois des collecteurs cruels qui, force de tortures, se faisaient apporter tout ce que ces malheureux insulaires avaient gagn la sueur de leur front. Quelques-uns, pour se drober leur poursuite, se sauvaient dans les montagnes ou se cachaient dans les forts ; on en faisait des perquisitions exactes, et ils nen taient pas quittes pour livrer leur argent. Cest un malheur pour ceux qui naviguent, dtre dans la ncessit daborder ces ctes ; le vaisseau franais qui fut oblig dy relcher en 1721, en est un exemple. Les officiers qui descendirent terre pour y acheter des vivres, furent dabord assez bien reus ; on tacha mme, par des invitations et des amitis feintes, dengager le capitaine sortir de son bord ; leur vue tait davoir une plus grosse ranon les habitants du pays en vinrent jusqu former le dessein denlever le vaisseau : ils envoyrent plusieurs fois lexaminer mais ne se trouvant pas assez forts, ils se vengrent sur ceux quils tenaient terre ; ils les lirent, ils les maltraitrent ; il y en eut qui levrent la hache sur eux, et ce ne fut quaux instantes prires des missionnaires, qui furent avertis de ce barbare procd, quils leur laissrent la vie sauve. Mais on fut oblig de payer une somme considrable pour les racheter. Les villes de ces barbares ne sont quun amas sans ordre de misrables cases de bois. Le palais mme du roi de la Cochinchine na presque rien qui le distingue des cabanes des particuliers. Les murs et les coutumes de ces peuples approchent en certaines choses des coutumes indiennes, et en beaucoup dautres de celles des Chinois. Ils croient la mtempsycose comme les Indiens ; ce qui ne les empche pas de manger toutes sortes danimaux. Ils sont pleins de vnration pour le cheval et pour llphant, et ils en ont des peintures
721
p.322
puisse avoir un grand homme aprs sa mort, cest que son me passe dans le corps dune de ces btes. Ils regardent Confucius comme le premier docteur de lunivers. Ils rendent de grands honneurs leurs anctres morts, et ceux de leur nation qui se sont distingus durant leur vie. Ils ont pour cela chez eux et hors de chez eux plusieurs petits oratoires o ils brlent des pastilles. Mais le lieu le plus sacr parmi eux est une place publique, au milieu de laquelle est leve une longue poutre, qui a vers le haut un traversier tant soit peu inclin ; apparemment quils y arborent un pavillon, ils lappellent touvo. Autour sont placs plusieurs oratoires ; cest l quils vont faire leurs profondes inclinations ; quils brlent quantit de petites chandelles, quils offrent du riz, quils immolent des victimes, et surtout des chvres. Aux ftes publiques suit un grand repas, o lon ne manque pas de senivrer de rack (cest une eau-de-vie faite de riz). Viennent ensuite les danses, la comdie, souvent les querelles et les coups. Jeus Poulo-condor la curiosit daller chez le bonze que je rencontrai par hasard, et qui me conduisit fort civilement dans sa maison. Il y a pratiqu un petit temple, et dans le fond du temple un autel. Sur cet autel sont ranges trois petites statues. Celle du milieu, qui reprsente un vieillard, est assise et a sur sa tte une espce de tiare. Lune des deux autres est pareillement assise, et reprsente une personne plus jeune : la troisime est si informe quon ny peut rien connatre. Les noms de ces trois figures sont Mat-loi, Bot-loi, Con-loi ; cest--dire, le tour du ciel, le roi du ciel, le fils du ciel. Le bonze me fit sur cela un grand discours. Sa femme (car ce bonze-ci est mari) voulut aussi se mler de prcher ; mais je ne compris rien ce quils me dirent lun et lautre. A la vue des trois statues, dont lune est limage dun vieillard couronn, je me rappelai ce quon rapporte des brachmanes indiens ; quils ont quelques ides confuses de la Trinit et de lIncarnation, et je mimaginai que ce bonze aurait peut-tre les mmes ides. Je lui
722
prsentai trois doigts bien distingus je les runis ensuite pour marquer lunit. Il fit comme moi, paraissant comprendre ce que je lui reprsentais. Jtendis les bras en forme de croix, en faisant de la tte quelques signes dun homme qui soufre et qui meurt. Il fit aussi de mme. Ce que je conclus de l, cest quil aurait bien pu avoir quelque connaissance de nos mystres la terre ferme o il y a des missionnaires. En sortant de chez lui, et envisageant le soleil, il me parut avoir de la vnration pour cet objet : je sais dailleurs que ces peuples rvrent la lune, la terre, des esprits, qui, selon quils se limaginent, prsident au feu, lair, aux campagnes, aux mers, aux rivires, et quils ont plusieurs sortes didoles qui leur sont venues des Indes et de la Chine. Cest l tout ce que jai pu apprendre de la religion et des murs de ces nations, o les missionnaires ont pntr depuis assez longtemps. Il y en a actuellement vingt qui ont leur tte un vque avec son coadjuteur : trois sont ecclsiastiques franais, deux sont du pays mme, trois franciscains, a pris et les sa cour autres deux jsuites. jsuites, Le dont roi de la est Conchinchine lun
mathmaticien, et lautre se mle de mdecine. Quelques-uns de ces missionnaires sont dans le royaume de Tsiompa et le resta dans celui de la Cochinchine. Il ny en a point maintenant Camboge ; on attend des circonstances plus favorables pour y rentrer. Il y a quatre ans quil sy leva une espce de perscution, durant laquelle un prtre japonais fut massacr, et les chrtients disperses. Le roi approuva cet attentat, et en rcompensa les auteurs. Un autre missionnaire y est mort depuis quelque temps de misre, sans pouvoir rendre aucun service. Il ny a que Dieu qui puisse changer les esprits et les curs, et dissiper les tnbres qui empchent ces peuples douvrir les yeux la lumire de lvangile. Enfin aprs un ennuyeux sjour de neuf mois entiers dans le havre de Poulo-condor, nous levmes lancre le premier de juin 1722, et nous fmes voile vers la Chine. Cette traverse nest gure que de 300 lieues. On la fait communment en huit ou dix jours ; nous y demeurmes
723
prs dun mois. Les ctes de la partie mridionale de la Chine sont bordes dune infinit de petites les, au milieu desquelles il nest pas ais de dcouvrir lentre de la rivire de Canton. Ce fut lembarras o nous nous trouvmes. Un pcheur qui lon fit voir des piastres nous en tira, et nous conduisit fort adroitement travers ces
p.323
rochers
lle de Lentin, o nous mouillmes en attendant un pilote chinois pour nous mener dans le port. Le pilote arriva, et peine nous eut-il fait avancer quelques lieues, quil nous fit chouer sur un banc de sable. Nous ne nous en tirmes quaprs avoir allg le vaisseau, en jetant la mer une grande quantit de bois, et en faisant couler leau dont nous avions fait provision, pour ne pas tre obligs de boire celle de la rivire, qui nest pas bonne. Enfin le 26 de juin, prs de seize mois depuis notre dpart de France, nous arrivmes Vanpou, qui est le port de Canton. On oublie aisment les fatigues passes ; on sen souvient mme avec joie quand on trouve des frres pleins de charit et de tendresse qui tous sempressent dlasser un voyageur. Tel est ltat o je me trouve aujourdhui dans notre mission franaise tablie Canton par les libralits du feu roi Louis le Grand, dont la pit, le zle et les bienfaits se font ressentir jusqu ces extrmits les plus recules de lunivers. Il me reste, monsieur, vous dire quelque chose de ce que jai vu la Chine depuis le peu de temps que jy suis arriv. Rien ne surpasse pour la fertilit et lagrment le plat pays de cette province : ce sont des plaines charmantes plantes de riz et darbres fruitiers, ou de belles prairies termines par de petites collines bien boises. Toutes ces campagnes sont arroses par plusieurs bras de la rivire et par quantit de canaux, et sont remplies de villes et de villages o le peuple fourmille de toutes parts. Mais aussi rien de plus strile que les montagnes, qui par l sont absolument dsertes. Je nai vu Macao que de loin, ainsi je nen puis rien dire. Canton, o je suis depuis quatre mois, est une grande ville, ou plutt cest un compos de trois villes spares par de hautes et belles murailles, mais
724
tellement jointes, que la mme porte sert pour sortir de lune et pour entrer dans lautre. Le tout forme une figure peu prs carre : le circuit ne me parat pas cder de beaucoup celui de Paris. Ceux qui sont loigns du centre marchent quelquefois une heure entire en chaise pour faire une visite. Il ny a cependant ni vides, ni jardins fort spacieux. Les rues sont longues, droites, et serres, la rserve de quelques-unes plus larges, o lon trouve de distance en distance des arcs de triomphe assez beaux. Les maisons ne sont que des rez-dechausse, presque toutes bties de terre, avec des accompagnements de briques, et couvertes de tuiles. Dans les rues tout est boutiques o rgne une grande propret. Il y a quelques temples didoles environns de cellules de bonzes, qui ont quelque chose de singulier et de magnifique. La salle de Confucius, aussi bien que lacadmie o les lettrs sassemblent pour faire leur composition, sont des morceaux curieux. Les ya-men ou palais des mandarins ont aussi leur beaut et leur grandeur, avec diffrence nanmoins de ce quen ce genre on appelle beau et grand en Europe. La rivire est charge, le long des deux rivages, dune quantit prodigieuse de barques rangs multiplis, qui sont les seules habitations dun peuple infini, et qui font une ville flottante trs considrable. De manire qu compter tout ce qui compose Canton, on prtend quil y a au moins un million dmes : ce qui me rend la chose croyable, cest ltendue de la ville et la grande multitude qui remplit sans cesse les rues, o il ne parat aucune femme. Mais dans tout ce grand peuple combien de chrtiens ? hlas ! trs peu. Il y a cependant Canton plusieurs glises, et des missionnaires fervents. Mais le fracas continuel dun grand commerce qui sy fait, attire toute lattention des Chinois, qui sont pauvres la plupart, et qui ne vivent que dun travail assidu, et souvent trompeur. Pour ce qui est des seigneurs et des personnes riches, ils ne sont nulle part plus loigns du royaume de Dieu que dans ces malheureuses contres : les voies injustes damasser de largent, et la libert davoir autant de femmes quils en peuvent entretenir, sont des chanes trop fortes pour tre rompues sans dextrmes difficults. On a plus de consolation dans
725
les campagnes. Les ouvriers vangliques y envoient leurs catchistes ; ils sy rpandent eux-mmes, et la semence salutaire trouve entre dans des curs simples ; et peu peu le champ du Seigneur se cultive et saugmente. On commence par instruire quelques habitants dun village ; on les baptise : ceux-ci attirent leurs parents et leurs amis. Lorsque le nombre des nophytes va pouvoir former une assemble, on btit dans le lieu une chapelle. Les chrtiens sy assemblent les
p.324
dimanches et les ftes pour chanter les prires de lglise. La nouveaut, les instructions, les bons exemples, et surtout la grce de Dieu produisent des proslytes. Le catchiste va leur enseigner le taoly, cest la doctrine chrtienne ; le missionnaire fait sa visite ; il prche, il confesse, il instruit, il baptise, et luvre de Dieu savance. Il y a deux mois quun de nos Pres de cette maison fit avertir les chrtiens dun village, o il a bti depuis peu une chapelle, quil arriverait chez eux la veille de la Nativit de Notre-Dame. A quelque distance du lieu il trouva ses chers nophytes qui lattendaient sur le chemin, partags en plusieurs pelotons. Les plus avancs le voyant arriver se mirent les genoux pour recevoir et sa bndiction, ensemble et le laccompagnrent ensuite jusqu la seconde troupe, qui fit comme la premire : autres imitrent ceux-ci, tous conduisirent la petite glise, o, aprs les prires et les instructions, le Pre leur confra les sacrements et baptisa quatre catchumnes. On ne baptisa ce jour-l quune seule personne dans notre glise de la ville. Il est vrai que, comme il y a toujours la ville des missionnaires, les baptmes y sont beaucoup plus frquents qu la campagne. Jeus, il y a peu de jours, la pieuse curiosit dassister celui dun vieillard de prs de soixante-dix ans, tout blanc et tout cass de travail et de fatigue. Cest commencer bien tard marcher dans le chemin du ciel : peut-tre ira-t-il encore plus loin que nous. Un autre missionnaire est revenu depuis peu dune petite excursion de huit jours. Il a baptis douze personnes. Un troisime part demain pour une semblable expdition. Je serais ravi de pouvoir laccompagner pour me mettre devant les yeux un modle que je puisse imiter dans la suite ; mais,
726
outre que jy serais inutile, puisque je ne sais pas encore la langue, je suis retenu ici par les prparatifs dun long voyage qui presse. Durant le carme dernier, un des missionnaires dont je viens de parler trouva, dans une petite ville, peu de journes dici, un petit nombre de vierges chrtiennes, qui delles-mmes staient rassembles, et vivaient en communaut. Dieu tait bien servi dans cette maison. Les femmes et les filles chrtiennes sy assemblaient pour leurs exercices de pit : elles y conduisaient leurs parentes et leurs voisines encore infidles, qui y recevaient de salutaires instructions : ce qui est dautant plus avantageux la religion, que les missionnaires ne parlent jamais aux femmes idoltres. Dautres vierges voulaient se joindre celles-l ; mais nayant ni maison elles, ni travail ni de fonds suffisants, il ne paraissait pas possible quelles pussent subsister. Le missionnaire leur a fait acheter un emplacement assez vaste ; il fait maintenant apprendre un bon mtier quelques-unes qui lenseigneront aux autres, et lon espre beaucoup de ce petit tablissement. Nous pleurons la mort toute rcente dun de nos missionnaires
1
de
Canton qui, dans le mois dernier, tant all visiter ses glises de la campagne, trouva un vaste champ son zle, et loccasion dune mort prcieuse devant Dieu. Aprs avoir administr les sacrements un grand nombre de nophytes, et baptis plusieurs catchumnes, on lavertit quen un certain endroit cart, il y avait un hpital de lpreux chrtiens et infidles, que tout le monde abandonnait. Il crut devoir secourir ces malheureux, auprs desquels il gagna une maladie qui lemporta en peu de jours. Cest ce mme missionnaire qui a tabli dans cette glise une manire de semployer au salut des mes, do il rsulte mon avis le plus grand bien quon puisse faire : cest de recueillir avec soin les petits enfants abandonns de leurs parents, quon trouve exposs dans les rues, et quelquefois mme dj mordus des chiens et dautres
727
animaux, comme jen ai t tmoin depuis que je suis Canton 1. Le baptme quon donne aussitt ces enfants moribonds en fait autant de prdestins. Cette bonne uvre se continue depuis la mort du missionnaire avec le mme zle qui la port lentreprendre. Cette moisson se recueille de mme en dautres villes de la Chine ; car partout on y a la dtestable coutume dexposer les enfants. Mais quand on a de quoi gagner les catchistes, dont le soin est de parcourir les rues tous les jours de grand matin pour baptiser ceux qui se meurent, cest alors que la moisson est abondante.
p.325
On ma assur
qu Pkin on envoyait chaque anne au ciel trois ou quatre mille enfants. La consolation que nous avons de voir le ciel se peupler de la sorte ne laisse pas davoir un retour bien chagrinant, quand nous faisons rflexion au grand nombre de ceux qui chappent notre zle. Que ne pouvons-nous faire ici, pour le progrs de la vraie religion, une partie de ce quy font les mahomtans pour tendre leur secte impie et pour se fortifier dans lempire ; ils ont prch ailleurs le sabre la main ; ils font la Chine des progrs immenses force dargent. Ils achtent partout un nombre prodigieux denfants idoltres, ils profitent pour cela de toutes les occasions. Il y a quelques annes quen la seule province de Chang-tong, dans un temps de famine, on leur en vendit plus de dix mille, qui furent autant desclaves pour eux, et autant de victimes pour le dmon. Ils les marient, ils leur achtent ou ils leurs btissent des quartiers de ville, et mme des bourgades entires. Peu peu ils en sont venus, en plusieurs endroits, jusqu ne plus souffrir aucun habitant qui naille leurs mosques ; et cest par l quils se sont si fort multiplis depuis un sicle. Voil, monsieur, la relation que je vous avais promise mon dpart de France pour la Chine. Si vous voyiez prsent celui qui a lhonneur de vous lenvoyer, je doute que vous pussiez aisment le reconnatre.
1 Ce nest gure que dans les villes quon expose des enfants ; les habitants des
campagnes, plus simples et moins cruels, ne se portent presque jamais cette affreuse extrmit.
728
Une barbe de deux ans, une tte entirement rase, except dans le seul endroit o les ecclsiastiques en Europe portent la tonsure, des habits tels quon ne se les figure point : tout cela change fort un homme ; mais ce changement nest quextrieur, et je massure que vous me connatrez toujours mon empressement vous faire part, ainsi que vous le souhaitez, des choses qui pourront ou vous difier, ou piquer votre curiosit. Je navais pas jusquici des ides justes sur le vtement des missionnaires de la Chine : je mimaginais quils avaient une manire particulire de se vtir qui les distinguait des Chinois. Je me suis tromp : notre habit est ici lhabit des honntes gens ; jen exclus les bonzes, qui ne portent pas lhabit commun, et quon met au rang de la vile canaille. Une longue robe de toile blanche, une autre par-dessus, aussi longue, dune toffe de soie ordinairement bleue, avec une ceinture ; sur le tout un petit habit noir ou violet, qui descend aux genoux, fort ample, et manches larges et courtes, un petit bonnet fait en forme de cne raccourci, charg tout autour de soies pendantes, ou de crin rouge, des bottes dtoffe aux pieds, un ventail la main ; cest ainsi quon doit tre ajust toutes les fois quon sort de la maison, ou que lon rend une visite de consquence. Dans le domestique on quitte une partie de cet attirail ; mais il faut bien se garder de dire la messe sans avoir la tte couverte dun bonnet particulier, et sans avoir pris ses bottes. Cest ici le pays des crmonies : quoique les Tartares en aient beaucoup aboli, tout sy fait par poids et par mesure ; cest partout une affectation de gravit bien oppose lair ouvert et dgag de nos Franais. Ce nest pas l nanmoins ce qui embarrasse le plus : une langue trs difficile parler, et encore plus lire et crire, et cependant quil faut apprendre ; une langue qui na pas le moindre rapport avec aucune langue dEurope, soit morte, soit vivante, et dont la prononciation est la pierre dachoppement pour les plus anciens missionnaires : prs de quatre-vingt mille caractres presque tous composs dune multitude de traits sans ordre, comment venir bout
729
de tout cela ? On fait ce quon peut, et Dieu nen demande pas davantage : pour devenir habile, il faut bien des annes, encore y en at-il peu qui y russissent. Les caractres de la Cochinchine, du Tong-king, du Japon, sont les mmes que ceux de la Chine, et signifient les mmes choses, sans toutefois que les peuples sexpriment de la mme sorte. Ainsi, quoique les langues soient trs diffrentes, et quils ne puissent point sentendre les uns les autres en parlant, ils sentendent fort bien en scrivant, et tous leurs livres sont communs. Ces caractres sont en cela semblables nos chiffres darithmtique ; beaucoup de nations sen servent, on leur donne diffrents noms, mais ils signifient partout la mme chose. Jai trac la figure dun animal qui ma paru singulier, et que je vous envoie : on lappelle le poisson cornu ou le diable : il a le corps fait comme une caisse quatre faces, plus petite par un bout, avec une queue plate, fort longue, et presque de la mme largeur dun bout lautre. Tout son corps est dur, et marqu
p.326
partout de figures
Il y a encore dautres animaux que jai vus avec plaisir, et dont je vous ferais la description, sils ntaient dj connus par diverses relations qui sont entre les mains du public ; tels sont le requin, le marsouin et le poisson volant ; ainsi je ne vous en dirai quun mot. Le requin est un des plus dangereux animaux de la mer ; il est trs gros et extrmement vorace ; nous en avons pris un qui tait long de prs de douze pieds. Il a une gueule capable dengloutir un
730
homme tout entier ; on y voit cinq ranges de dents qui sont comme une fort de pointes dacier ; il est toujours accompagn de plusieurs petits poissons, qui le plus souvent marchent devant lui ; cest pour cela quon les appelle pilotes du requin. Il y en a dautres plus petits et dune autre espce qui sattachent son corps sans mme le quitter lorsquil est pris ; on les nomme succais. Un requin suit quelquefois un vaisseau deux ou trois jours, dans lesprance de quelque proie. Le marsouin est un vrai cochon marin il a sur tout le corps un lard assez pais et fort blanc ; il na point doues, il a sur la tte une ouverture par o lon prtend quil respire lair. Ce quil y a de vrai, cest quon le voit de temps en temps lever la tte hors de leau et se replonger aussitt aprs. Il a des poumons et toutes les parties internes semblables un cochon ; il a le sang chaud et en grande abondance ; il va dune vitesse surprenante, et saute quelquefois jusqu quinze et vingt pieds au-dessus de la surface de la mer. Le marsouin, aussi bien que le requin, porte et met bas ses petits comme les animaux terrestres. Nous avons pris un requin femelle, qui portait dans son ventre six petits requins pleins de vie et fort gras. Il y a deux sortes de poissons volants, lun plus petit qui na que deux ailes, lautre plus grand, qui en a quatre. Le plus grand na gure de longueur quun pied ou quinze pouces. Ils volent assez loin lun de lautre, et lorsque la bonite ou la dorade les poursuit, on les voit sortir de la mer, de mme que slve dans un champ une compagnie de perdrix et aller replonger cent ou cent cinquante pas plus loin. La bonite saute aprs fort haut, et si elle a manqu son coup, elle suit fleur deau le vol de sa proie pour lattraper en retombant. Jai eu le plaisir de voir une fois cette chasse, qui est trs agrable surtout lorsquil y a grand nombre de poissons qui poursuivent et qui sont poursuivis. Lagrment est entier lorsque les oiseaux de proie, comme cela arrive, se mettent de la partie ; alors le poisson volant na plus de retraite, ni dans leau, ni dans lair.
731
On a grav depuis peu la Chine une estampe qui reprsente quatre croix qui ont paru en lair dans diffrents temps et en diffrents lieux de cet empire. Je vous envoie cette estampe avec lexplication des caractres chinois qui marquent le lieu o ont paru ces phnomnes, leur dure et le nombre de personnes qui en ont t tmoins. Un triste vnement mettra fin cette lettre ; Dieu qui la permit, en tirera sans doute sa gloire. La perscution contre les chrtiens est gnrale dans le Tong-king. les les Les glises abattues, maltraits, catchistes missionnaires
fugitifs et errants dans les forts, les nophytes forcs dadorer les idoles ; voil le malheureux tat o cette chrtient est rduite. Nous avons appris que deux de nos Pres ont t arrts ; M. lvque ne sest sauv que par une adresse assez singulire ; il tait chez un chrtien, lorsquon lavertit que des soldats venaient pour le prendre ; sur-le-champ il dit au chrtien de mettre le feu sa maison : le prlat fut obi, et il schappa la faveur du tumulte et du dsordre que causa lincendie. Notre suprieur gnral dans ces contres vient de faire une tentative pour secourir cette glise dsole. Il a pris des lettres de recommandation du premier mandarin de cette province, qui confine avec le royaume de Tong-king. Il a ramass quelques prsents, et il sest mis en chemin pour la cour de Tong-king. Son dessein nest
732
dabord que de demander au roi la permission de mettre une personne pour servir de gardien au tombeau dun de nos Pres, enterr autrefois dans ce pays-l avec beaucoup dhonneur, par ordre du prince qui rgnait alors. Ce serait toujours l un missionnaire qui ne serait pas inquit, et vous pouvez bien juger que dans ce quil pourra faire pour la consolation des chrtiens perscuts, il ne spargnera pas. Voici ce qui a donn lieu cette perscution. Un chrtien fils dun riche marchand, entretenait une concubine. Les missionnaires lui reprsentrent sa faute si vivement, quil la
p.327
chassa. Cette
malheureuse, pour se venger, alla accuser le pre de ce chrtien davoir chez lui des marchandises de contrebande. On fit la visite de sa maison, on trouva les marchandises, et comme on fouilla partout, on y trouva aussi des ornements dautel et beaucoup dautres choses propres des chrtiens. La religion nest que tolre au Tong-king, et ce nest quen secret quon y prche ; ainsi, lavidit du pillage, dautres disent encore la crainte que le roi a eue quand il a appris le nombre des fidles qui est dans ses tats, a fait porter des arrts terribles et a caus les maux dont cette chrtient est afflige. Je recommande vos saintes prires et celles de votre pieuse et noble maison ces rgions si fort ensevelies dans les ombres de la mort. Je my recommande en particulier moi-mme, et suis avec beaucoup destime et de respect etc.
733
De la province de Canton, la Chine, ce 4 novembre 1722 Monseigneur, Il ny a que peu de mois que je suis arriv la Chine, et en y arrivant jai t infiniment touch de voir le triste tat o se trouve une mission qui donnait, il ny a pas longtemps, de si belles esprances. Des glises ruines, des chrtients dissipes, des missionnaires exils et confins Canton, premier port de la Chine, sans quil leur soit permis de pntrer plus avant dans lempire ; enfin, la religion sur le point dtre proscrite, voil, monseigneur, les tristes objets qui se sont prsents mes yeux mon entre dans un empire o lon trouvait de si favorables dispositions se soumettre lvangile. Deux de nos missionnaires qui sont retenus Canton, ont profit de leur exil pour faire un bien solide et qui mrite lattention de ceux qui ont du zle pour le salut des mes ; il ny a point dannes quils ne baptisent un grand nombre denfants moribonds. Connaissant, comme je fais, les sentiments de Votre Grandeur, jai cru quelle verrait avec plaisir les bndictions dont le Seigneur a favoris lindustrie et les soins de ces deux missionnaires. Lun deux nomm le pre du Baudory, men a fait le dtail dans une lettre quil ma crite et que je prends la libert denvoyer Votre Grandeur : je le fais dautant plus volontiers, monseigneur, que jai t le tmoin du zle dont vous tes rempli pour tout ce qui concerne lavancement de la religion : je men rappelle sans cesse le souvenir, pour manimer moimme soutenir les travaux attachs au ministre apostolique, auquel Dieu, par son infinie misricorde, a bien voulu me destiner. Je pars incessamment pour Pkin, o je suis appel, et cest avant que de
734
partir que je donne Votre Grandeur cette lgre marque de mon respect et de mon dvouement. Ce qui suit est la lettre du pre du Baudory, telle quil me la crite depuis peu de jours : Vous mavez tmoign que je vous obligerais sensiblement de vous donner un dtail exact de la bonne uvre que Dieu nous a inspir de faire Canton, en assistant les enfants exposs, et en leur procurant le baptme. Cest une consolation que je nai garde de vous refuser. Il y a ici deux sortes denfants abandonns : les uns se portent un hpital que les Chinois appellent Yio-gin-tang, cest--dire maison de la misricorde. Ils y sont entretenus aux frais de lempereur. Ldifice est vaste et magnifique ; lon y trouve tout ce qui est ncessaire pour lentretien de ces pauvres enfants : des nourrices pour les allaiter, des mdecins pour les traiter dans leurs maladies, des directeurs pour veiller au bon ordre de la maison. Les autres enfants exposs sont ports dans notre glise ; on les baptise et on les confie des personnes sres pour les nourrir, ainsi que je vous lexpliquerai dans la suite de celle lettre. Les enfants de lhpital ne se baptisent que lorsquon les voit prs de mourir ; on en donne avis mon catchiste qui demeure dans le voisinage de lhpital, et qui va aussitt leur confrer le saint baptme. Cest, comme vous voyez, un Chinois qui est charg de cette fonction. Il ne serait pas de la biensance quun Europen, et surtout un missionnaire, entrt dans une maison remplie de femmes : dailleurs
p.328
les mandarins ne manqueraient pas den tre informs, et lexprience nous a appris quil est important que les mandarins ignorent laccs que nous avons dans cette maison. Ce que je ne puis donc faire par moi-mme, je le fais par le moyen dun catchiste zl, qui est bien instruit de la manire dadministrer le sacrement de baptme. On a soin
735
dcrire les noms de ceux quon baptise, et qui meurent aprs le baptme. Vous me demanderez peut-tre quoi montent les frais que je suis oblig de faire pour soutenir cette bonne uvre. Ils ne sont pas aussi considrables que vous pourriez limaginer. Il sagit dentretenir un catchiste, de faire quelques prsents aux directeurs et aux mdecins, de payer deux personnes qui ont soin davertir le catchiste ds quil se trouve quelque enfant dans un pressant danger de mort ; de donner quelque chose aux nourrices qui ont soin dapporter et de remporter les enfants quon baptise. Le tout ne monte gure plus de vingt taels qui font cent francs de notre monnaie ordinaire, et avec une si lgre somme, distribue de la sorte, on a la consolation de placer chaque anne un grand nombre denfants dans le ciel. Ce fut lanne 1719 quon commena tablir cette uvre de charit et on confra le baptme cent trente-six enfants. Depuis le commencement davril jusqu la fin du mois de dcembre, on en baptisa cent quatorze ; on en baptisa pareillement deux cent quarante un en lanne 1721, et en cette anne de 1722, je compte dj deux cent soixante-sept enfants qui sont morts aprs avoir reu le baptme : comme il y a encore deux mois pour arriver la fin de lanne, jespre que le nombre de ces prdestins ira au del de trois cents. Ce nombre des enfants rgnrs dans les eaux du baptme, qui augmente chaque anne, est une preuve assez sensible du soin que la divine Providence prend de ces pauvres orphelins. Un autre trait de cette mme Providence ne vous touchera pas moins : lorsquon tourna ses vues du ct de cet hpital, on crut que le moyen dy russir tait de sadresser au mandarin qui en avait ladministration. On le visita ; on lui fit des prsents, on lui proposa le dessein quon avait. Il parut
736
lapprouver ; il promit tout ce quon voulut, et ne tint rien de ce quil avait promis. Nous commencions dj perdre toute esprance, lorsquune prompte mort enleva tout coup le mandarin. Nous jugemes propos de prendre dautres mesures, et, au lieu de nous adresser son successeur, nous fmes parler aux directeurs de lhpital. Nous convnmes avec eux dune somme que nous leur donnerions chaque anne, moyennant quoi lentre dans lhpital nous a t libre. Une difficult se prsente dabord lesprit, sur laquelle je dois vous donner quelque claircissement. Quoiquon ne baptise lhpital que les enfants moribonds, il est vraisemblable que tous ces enfants ne meurent pas aprs le baptme reu et quil y en a quelques-uns qui chappent la mort. En ce cas-l, que deviennent-ils ? Sils passent entre les mains des infidles, la grce du baptme leur est inutile : marqus du sang de lAgneau, il est difficile quils profitent de ce bienfait, puisquapparemment ils nen connatront jamais le prix. Cet inconvnient est grand, je lavoue ; mais il nest pas sans remde. Le catchiste et moi nous avons une liste exacte des enfants baptiss et de ceux qui meurent aprs le baptme : on examine de temps en temps cette liste, et sil y a quelques-uns de ces enfants qui reviennent de leur maladie, les conomes, qui ont pareillement leurs noms, sont avertis de ne les pas donner aux infidles qui viendraient les demander. Nous avons soin de les retirer de lhpital et de les placer chez des chrtiens : ce sont de nouveaux frais quil faut faire ; mais ils sont indispensables. Par l on met le salut de ces enfants en sret, et luvre de Dieu se fait sans inquitude, et sans scrupule. Les enfants exposs quon nous apporte ne sont pas beaucoup prs en si grand nombre : cependant la dpense quon est oblig de faire pour leur entretien est
737
incomparablement plus grande. Je baptisai, lanne dernire, dans notre glise, quarante-cinq de ces enfants qui moururent peu de jours aprs la grce quils venaient de recevoir. Jen ai baptis cette anne trente en dix mois. Au commencement, nous nen baptisions gure que cinq ou six par an ; mais jai lieu de croire que dsormais le nombre montera tous les ans soixante et davantage. Si javais des fonds suffisants, jentretiendrais des catchistes, comme on fait Pkin, et je
p.329
quartiers de la ville o lon a accoutum dexposer les enfants. Je pourrais mme, avec une somme assez modique, procurer le baptme aux enfants des infidles qui sont sur le point dexpirer. Ce sont l les seules occasions o ma pauvret me fait une vritable peine. Ds quon apporte un enfant, on le baptise et on lui cherche une nourrice. On ne donne que vingt-cinq sous par mois chaque nourrice : outre cela il faut fournir le linge, et les remdes quand ils sont malades. Au commencement ctait une affaire que de chercher des nourrices : maintenant jen trouve plus que je nen veux. De mme, il fallait autrefois envoyer chercher les enfants dans les endroits o on les expose ; au lieu qu prsent les infidles nous les apportent eux-mmes, parce quils voient que leur peine est paye. Cela nempche pas que plusieurs nchappent notre vigilance. Rien de plus ordinaire que de les voir flotter sur la rivire ou entrans par le courant. Les uns sont secourus, les autres sont abandonns, Il y a quelques mois que je fus tmoin dune chose en ce genre assez singulire. On portait un enfant qui tait encore en vie pour lenterrer : un chrtien, qui sen aperut, demanda lenfant, et promit de le nourrir : on neut pas de peine le lui livrer : il lapporte aussitt lglise ; on le baptise, et au bout de deux jours il meurt.
738
Ce nest pas assez de placer ces enfants et de leur procurer des nourrices, il faut de temps en temps les visiter, et surtout sassurer de la probit et de la bonne foi de ceux qui on en confie le soin. Faute de cette prcaution on sexpose quelquefois de fcheux inconvnients. Quand un enfant se porte bien et quil y a lieu desprer quil vivra, je men dlivre le plus tt quil mest possible, soit en le donnant quelquun qui veut bien sen charger, soit en lengageant par quelque gratification le prendre. Mais ce nest quaux chrtiens que je les confie, et par l je suis moralement sr que, lorsquil crotra en ge, il sera lev dans les principes de notre sainte religion. Je ne vous marque point ce quil en cote par an pour lentretien des enfants quon nous apporte, et il ne serait pas ais de le faire : cela dpend de leur nombre, et de certains frais qui surviennent de jour autre, auxquels on ne sattend pas. Mais comment fournir ces frais ? me direz-vous. Ah ! mon cher Pre, quil est difficile quen ces occasions un missionnaire ne donne pas une partie de son ncessaire ! dailleurs, quelques personnes pieuses qui cherchent sattirer des protecteurs dans le ciel, procurent par leurs libralits ces petits innocents lapplication du sang de ladorable Rdempteur, et vous mavouerez que leurs aumnes ne sauraient tre plus srement employes. Comme je mets toute ma confiance en la divine Providence, je ne refuse aucun des enfants quon mapporte, et actuellement jen ai dix-huit que je fais nourrir. Ce quil y a de consolant dans une occupation si sainte, cest que lon pratique en mme temps les uvres de misricorde spirituelle et corporelle, et que la charit qui sexerce lgard de ces infortunes victimes de la cruaut de leurs parents, regarde directement la personne du Fils de Dieu, ainsi quil nous lassure lui-mme, en nous disant Toutes les fois que vous
739
avez fait ces choses lun de mes frres que voil, vous me les avez faites moi-mme. Quandiu fecistis uni ex his fratribus meis, mihi fecistis. Ici, Monseigneur, finit la lettre du pre du Baudory. Comme je suis nouveau venu la Chine, je nai encore rien fait dont je puisse vous rendre compte. Jy supple par ce petit dtail que jai lhonneur de vous envoyer. Je me flatte que Votre Grandeur voudra bien lagrer ; du moins je tcherai par l de lui persuader que je porte jusqu lextrmit du monde le souvenir et la reconnaissance des bonts dont elle ma honor, et de lassurer que je ne cesserai jamais dtre, avec le plus profond respect, etc.
740