9782746751538

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LA CURIOSITÉ

DU MÊME AUTEUR

Henri Michaux, écritures de soi, expatriations, José Corti,


1994 (prix Rhône-Alpes de l’essai).
Le Laminoir, roman, Champ Vallon, 1995.
Le Piano d’Épictète, récits, José Corti, 1995.
Contre Céline, ou d’une gêne persistante…, José Corti, 1997
(nouvelle édition, 2013).
Corner-line, monologue, Paroles d’aube, 1998.
La Bande sonore, José Corti, 1998.
Henri Michaux, ADPF, 1999.
Henri Michaux, Gallimard, « biographies », 2003 (prix
Louis Barthou de l’Académie française).
Sabots suédois, roman, Fayard, 2004.
Le Livre des hontes, Seuil, « Fiction & Cie », 2006 (Grand
Prix de la critique) ; La Honte, Gallimard, « Folio », 2017.
Éloge de l’apostat, Seuil, « Fiction & Cie », 2010 ; Le Livre
de poche, « Biblio essais », 2013.
Les Liaisons ferroviaires, roman, Champ Vallon, 2011 ; J’ai
lu, 2013.
Queneau losophe, Gallimard, « L’un et l’autre », 2011.
Les Écrivains face à la doxa, essai sur le génie hérétique de la
littérature, José Corti, 2011.
L’Autre Vie d’Orwell, Gallimard, « L’Un et l’autre », 2013.
La Nouvelle Surprise de l’amour, roman, Gallimard, 2016.
Real book, autopianographie, Seuil, « Fiction & Cie », 2019.
Jean-Pierre Martin

La curiosité
Une raison de vivre

Autrement
Collection Les Grands Mots
dirigée par Alexandre Lacroix

L’auteur a bénéficié pour l’écriture de cet ouvrage


de la bourse Cioran du Centre national du livre.

© Éditions Autrement, Paris, 2019.


www.autrement.com
ISBN : 978-2-7467-5434-8
La vie vaut donc d’être vécue.
Ne fût-ce que par curiosité.

(Alexandre Vialatte)
Avant-propos

Au sortir de l’adolescence, mes centres d’inté-


rêt se rétrécirent brusquement. J’allais vers mes
vingt ans, j’étais étudiant en philosophie et déjà, je
n’étais plus un esprit libre. Désertées, mes lectures
multiples, délaissés, mes poètes et mes écrivains
fétiches, abandonnés, mes philosophes de prédilec-
tion, finis, mes périples à la Cinémathèque, étouffé
dans l’œuf, mon goût des voyages. Une fascina-
tion exclusive avait commencé à brider tous mes
désirs d’explorations esthétiques, intellectuelles et
sensibles. Je snobais même Jankélévitch et Ricœur
qui pourtant enseignaient dans les amphithéâtres
de mon université. Mon pavillon se fermait, mes
yeux étaient sous œillères, j’étais sous l’emprise de
quelques maîtres-penseurs, ma curiosité était obnu-
bilée.
Une obsession politique, plus précisément le
marxisme-léninisme, telle une religion, emportait
tout sur son passage. Elle me disait que la vérité était

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LA CURIOSITÉ

une. Pourquoi aller voir ailleurs ? Sartre avait déclaré


quelques années plus tôt que le marxisme était « l’ho-
rizon indépassable de notre temps ». Althusser venait
de publier Pour Marx. Ma bible devint Le Capital.
Le sujet de ma maîtrise, ce serait Lénine, que ses
Cahiers sur la dialectique de Hegel me faisaient consi-
dérer comme un philosophe majeur. L’avenir, du
reste radieux, se présentait sous un jour assez simple.
Je prétendais avoir trouvé le remède à la souf-
france du monde. Pendant que « l’horizon indépas-
sable » avait réduit mes lectures et mes sens, Sartre
et Althusser continuaient à fréquenter Flaubert ou
Montesquieu, à prêter attention à bien d’autres
sujets pas précisément dans la ligne. Comme beau-
coup de nouveaux convertis, j’étais plus sectaire que
mes maîtres, et prêt à mourir pour la Cause.
Je mourais déjà, en un sens. Je mourais à moi-
même.
Il me faudrait bien des années pour me relever
de cette dépression assez particulière, laquelle se
recommandait de l’enthousiasme. L’éventail de mes
intérêts s’était refermé sur un pli unique, il allait se
rouvrir, se déplier peu à peu, tantôt laborieusement,
presque douloureusement, tantôt joyeusement – je
dis « éventail », car la curiosité est aussi un moyen
de s’éventer, afin de ne pas suffoquer en succom-
bant à la sécheresse ambiante : reprendre vie, c’est
reprendre goût à la curiosité.

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AVANT-PROPOS

Pas question ici de renier la force de la pensée de


Marx. Il me faut bien constater cependant que mon
allégeance doctrinaire diminuait ma perspective, effet
que produisent à vrai dire tous les maux en -isme. « Il
s’en fallut d’un cheveu pour que je devinsse com-
muniste », écrivit Gombrowicz qui avait pris assez
tôt un chemin bien différent. Oui, nos vies se jouent
parfois à un cheveu. Et ce cheveu, c’est peut-être la
curiosité. Soit, le désir de ne pas s’arrêter à une
réponse. Autrement dit, le désir de poursuivre un
voyage intérieur. Et encore, la faculté de se déprendre
de soi.

L’intransigeance que j’ai pu manifester à cette


époque est sans doute le signe d’un esprit faible ou
pour le dire autrement, épris d’absolu. J’en frémis
aujourd’hui. Otage d’une cause héroïque, la Résis-
tance, René Char a frémi, lui aussi : « Je veux
n’oublier jamais que l’on m’a contraint à devenir
– pour combien de temps ? – un monstre d’injustice
et d’intolérance, un simplificateur claquemuré, un
personnage arctique qui se désintéresse du sort de
quiconque ne se ligue pas avec lui pour abattre les
chiens de l’enfer. » Fasciné par la Résistance, le temps
de ma jeunesse se voulait péremptoire et cultivait le
parti pris. Je n’étais pas le seul dans la tourmente.
Cependant, elle ne produisait pas partout les mêmes
effets dévastateurs.

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LA CURIOSITÉ

Placez un nombre x de sujets, avec des origines


et des histoires différentes, sous une même lumière
aveuglante de la Théorie, faites-leur suivre des cours
de formation intensive, et vous n’obtiendrez pas les
mêmes résultats. Chacun n’aura pas abdiqué à un
point égal sur ses préférences secrètes, ses goûts sin-
guliers et sa liberté de penser.
Je me dis aujourd’hui ceci : un organe fragile
avait été chez moi blessé. Cet organe vital, appelons-
le curiosité.

Les ravages de l’incuriosité ne sont pas l’apanage


des militants des années 1970. Ils prennent d’autres
formes contemporaines, se manifestent dans d’autres
modes de pensée sectaires et cloisonnés, dans les
jugements sans appel, dans l’arrogance des asser-
tions, dans les refus de débattre, comme, de façon
spectaculaire, dans les fanatismes renouvelés de notre
époque – endoctrinement islamiste, nationalisme,
chauvinisme, enfermement communautariste –, for-
midables machines à briser la curiosité et à interdire
tout désir d’aller voir ailleurs. Est-il si loin de nous,
le temps des idéologies, des oukases et des autoda-
fés ? En quelques générations, les esprits se seraient
complètement libérés de tout préjugé et de tout pos-
tulat, ils seraient admirablement protégés de la
menace d’une pensée totalitaire ?
Le dogmatisme prend aussi des formes plus sub-
tiles, qui se réclament en toute bonne conscience

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AVANT-PROPOS

d’un savoir définitif. Flagrante est l’incuriosité dans


les tables rondes ou les débats télévisuels. Chacun
affirme et s’affirme. Chacun détient la vérité, sûr de
son fait et surtout de sa doctrine. Se prévalant d’une
compétence politique, économique ou sociétale, des
discours plus ou moins savants, plus ou moins infor-
més, essentiellement antagoniques, souvent agres-
sifs, fuient tout dialogue. Des rythmes et des régimes
de parole s’interrompent, qui ne respirent pas et
ne laissent aucune place au doute. Si jamais un des
interlocuteurs commençait sinon à se raviser, du
moins à s’intéresser un tant soit peu au propos de
l’autre, s’il s’écriait tout à coup, sans ironie : « Ah,
cela, je ne le savais pas ! Vous me l’apprenez ! » ou
bien « Vous avez peut-être raison, je n’avais pas
pensé à ça, je vais vérifier ce que vous dites et on
en reparle », on le regarderait comme un animal
étrange. La figure ancienne du militant péremptoire,
je la vois se loger, autant que dans les propos tenus
par des politiques patentés ou des chroniqueurs pro-
fessionnels, dans la morgue d’une parole d’abord
soucieuse d’asseoir son autorité, je l’entends dans le
ton d’une voix en rafale de mitraillette qui se pré-
vaut d’une compétence et prétend, face à tous,
dominer le sujet et détenir sa vérité dernière.
Ajoutons à cela que nous vivons dans des
mondes cloisonnés et incurieux les uns des autres.
Les quartiers privilégiés des mégapoles et les ghettos
des banlieues sont des continents étrangers l’un à

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LA CURIOSITÉ

l’autre. La rencontre entre des milieux sociaux diffé-


rents est aujourd’hui aussi aléatoire que du temps
d’Aurélien, le personnage de rentier du roman épo-
nyme d’Aragon, éprouvant physiquement la dif-
férence de classe lorsqu’il s’aventure à la piscine
municipale rue d’Oberkampf et rencontre excep-
tionnellement un ouvrier tourneur. Et ne parlons
pas du rapport entre les générations ou plutôt, du
non-rapport.

Enfin, si la curiosité est une question actuelle,


c’est que l’incuriosité contemporaine prend une
nouvelle forme, plus monstrueuse que jamais : l’ère
des fake news est certes la continuation d’une très
ancienne histoire de la rumeur, mais le cyberespace
amplifie considérablement les effets contagieux de la
mauvaise foi. Cette transmission algorithmique du
complotisme, accélérée par les réseaux sociaux, les
tweets et le buzz, semble installer le règne d’une
incuriosité virale, conquérante et assumée, le triomphe
d’un sujet furieusement plein de lui-même, impa-
tient et intempestif, blindé contre le doute, sim-
pliste et obsessionnel, imperméable à l’énoncé des
faits.

Au plus loin de la certitude du croyant ou du


militant, du règne de l’« expert », du consensus
conformiste, de la souveraineté psychorigide ou
perverse de l’incurieux contemporain, voici l’esprit

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AVANT-PROPOS

de curiosité. Une pulsion, une faculté, une appé-


tence, une passion qui permet de mettre en suspens,
de déployer de nouvelles antennes, de s’interroger
sur soi et sur le monde. Voici la curiosité, la belle
curiosité : un garde-fou, un contrepoison, un anti-
dote à l’acédie, une respiration vitale.
Seulement, pour en arriver à reconnaître les bien-
faits de cette passion, il nous faut encore passer par
quelques fourches caudines. Car notre déesse est elle-
même l’objet de rumeurs malveillantes. Son histoire
est une véritable épopée. Avec de terribles malenten-
dus, des pièges langagiers, des anathèmes…
Tant mieux, après tout, si elle ne jouit pas inté-
gralement d’une bonne réputation. Face à toutes les
polices de la curiosité, nous allons la défendre. Il
nous faut toujours une cause. Ils ont bien raison,
tous les ayatollahs, tous les néodictateurs, tous les
commissaires politiques, tous les fondamentalistes,
de la stigmatiser. Ils ont bien raison, Plutarque, saint
Augustin, et après eux Bossuet, d’autres encore, de
condamner sa vanité ou d’en dénoncer la concupis-
cence. Car il s’agit bien d’un désir. La curiosité est
une expérience charnelle. Ses enjeux sont existen-
tiels. La libido sciendi – ou désir de connaissances –
est une libido vivendi – une soif de vie.

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LA CURIOSITÉ

Je suis curieux de ce que mes enfants, encore


petits, vont devenir,
Je suis curieux de savoir si une promesse
d’amour peut tenir jusqu’à la fin, jusqu’au dernier
souffle,
Je suis curieux de la façon dont je vais vieillir
même si c’est déjà bien amorcé,
Je suis curieux de tout ce que font mes amis, de
tout ce qui leur arrive,
Je suis curieux des autres, de toutes les vies, de
tous les êtres de rencontre qui sont pour moi autant
d’énigmes,
Je suis curieux métaphysiquement, existentielle-
ment, et transcendantalement,
Je suis curieux passionnément de savoir pour-
quoi nous sommes au monde et si nous y sommes
vraiment,
Je suis curieux de tous les livres (les vrais livres)
qui paraissent, au point parfois de ne pas savoir
lequel choisir,
Je suis curieux de tous les films alléchants que je
ne peux voir, de toutes les séries dont on vante les
mérites, de toutes les BD talentueuses que je n’ai pas
le temps de lire,
Je suis curieux de la façon dont la littérature et la
philosophie sont traversées par la curiosité,
Je suis curieux de chaque tournant historique, de
chaque événement, de chaque polémique,

16
AVANT-PROPOS

Je suis curieux de toutes les musiques, de toutes


les peintures, de tous les arts avec cependant des
répulsions irrépressibles,
Je suis curieux de l’histoire de la curiosité, de ses
entraves et de ses élans,
Je suis curieux de ce que devient la curiosité à
l’ère du numérique,
Je suis curieux de ce que devient la curiosité à
l’ère de l’anthropocène,
Je suis curieux de savoir comment l’humanité se
sortira de cette mauvaise passe,
Je suis curieux de savoir quelles espèces nouvelles
vont apparaître, puisque beaucoup disparaissent,
Je suis infiniment curieux de la paléoanthropo-
logie,
Je suis infiniment curieux de la beauté du monde
sous toutes ses formes, de chaque jour qui se lève,
de chaque printemps recommencé,
Je suis curieux de toutes les errances et de toutes
les joies de la curiosité.
I

Histoire d’un malentendu

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