Rock Folk 2024 05 FR

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KURT

COBAIN
La dernière
rock star
MARC TOBALY
FRANK DARCEL
FAT WHITE
FAMILY
DEEP PURPLE
THE LEMON TWIGS
SLOWDIVE
THE DANDY WARHOLS
LE KIOSQUE D’ORPHÉE
MES DISQUES A MOI
MARC VOINCHET

••• MAI 2024


N°681 / 6,90 €
L 19766 - 681 H - F: 6,90 € - RD

MENSUEL
BEL 7,80 €
ALLEMAGNE 9.90 €
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PORTUGAL CONT 7,90 €
ITALIE 7,90 €
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CAN 11,90 $ CAN
DOM 7,80 €
NCAL(S) 1030 XPF
ILE MAURICE 7,80 €
Edito

L’intranquille
5 avril 1994.
Il y a 30 ans.
Le jour où le rock est mort ?
Certes non.
Le jour où Kurt Cobain est mort.
La dernière rock star ?
Dans un sens, oui. Qui d’autre
depuis accepta d’endosser ce rôle ?
Donner son âme et puis son corps mais, dans son cas,
sans jamais être dupe que ce n’était que du business.
Etre intranquille. Sans doute pas fait pour le job.
Trop fragile. Trop de folie autour de lui. Et puis Courtney Love.
Son truc à lui, c’était la peinture. Le graphisme. Un truc de
solitaire. Personne ne peint devant des foules en sueur qui
hurlent votre nom. Pas même Dali. Peut-être se rêvait-il un
peu Basquiat, mort comme lui à 27 ans. Une coïncidence,
bien sûr. Noircissant des cahiers de poésies et de dessins de
cadavres démembrés, de pantins désarticulés, obsédé par le
corps d’un homme pendu découvert à l’adolescence. Enfant
troublé, chétif, avec des soucis d’estomac, qu’il tentera plus
tard de calmer à l’héroïne. Gosse maigrichon et peut-être moqué.
Empilant, comme une armure les couches de vêtements. Enfilant
deux jeans (troués la plupart du temps) l’un sur l’autre et deux
ou trois chemises (à carreaux souvent) ou T-shirts superposés,
parfois sous un pull et une veste, une paire de vieilles Converse
aux pieds. Censées faire illusion, ses tenues lancèrent une mode.
Au grand dam de ceux qui appréciaient l’élégance. Remettant
même en selle Neil Young davantage pour ses chemises de
bûcheron que pour sa musique, quasiment. Il relança à lui
seul et pour la première fois — la seconde viendra avec
les Strokes — les ventes déclinantes de la marque de baskets.
Dieu est gay, était son graffiti favori. Matière Fécale, son premier
groupe ! Krist Novoselic rencontré dans un Burger King…
Et puis le grunge, ce mot ! Mycose entre les doigts
de pied, voilà comment on peut traduire élégamment le
nom du fameux mouvement… En même temps, on respire
à l’idée qu’on a frôlé des trucs comme Furonculose, Purpura
ou Angiome tubéreux. Et puis Seattle, hein. Obligeant de se
fader tous les fâcheux de la ville. Et il n’en manquait pas.
Collectionneur frénétique. Comme Jack White, tiens. De boîtes
de médicaments, d’organes d’anatomie, de fœtus en plastique,
de vieilles poupées de porcelaine, de jouets... en particulier,
les singes musiciens. Son préféré, il l’avait baptisé Chim-Chim,
du nom d’un personnage de dessin animé obsédé par les bonbons.
On retrouve Chim-Chim au dos de la pochette de “Nevermind”,
au milieu d’un collage de photos de viande et de vulves. Il aimait
les hippocampes, sinon. “Raw Power” était son disque préféré.
Son groupe est désormais un T-shirt.
Même sa mort l’a fait entrer dans cette légende qu’il ne
souhaitait pas… Le FBI a enquêté. Suicide ou homicide ?
Bref. Malgré lui il était devenu cette star honnie par lui-même.
Bref, il n’était pas fait pour le job.
Bref, il en est mort.
Il y a 30 ans.
Il en avait 27.
Le 5 avril 1994.
VINCENT TANNIÈRES

MAI 2024 R&F 003


Sommaire 681
Parution le 20 de chaque mois

Mes Disques A Moi


Thomas E. Florin MARC VOINCHET 10
In Memoriam
Jérôme Soligny FRANK DARCEL 14

Photo DR
Tête d’affiche
Isabelle Chelley DYNAMITE SHAKERS 16 32 The Lemon Twigs
FRUSTRATION 18
Jérôme Reijasse

RIDE 20
Romain Burrel

En vedette
SLOWDIVE 22
Léonard Haddad

Danny Boy THE DANDY WARHOLS 28


Vianney G.THE LEMON TWIGS 32
DEEP PURPLE 36
Jérôme Soligny

Alexandre Breton XMAL DEUTSCHLAND 40


Eric Delsart LE KIOSQUE D’ORPHÉE 44
Thomas E. Florin FAT WHITE FAMILY 50
En couverture
Eric Delsart KURT COBAIN 58
La vie en rock
Patrick Eudeline MARC TOBALY/
www.rocknfolk.com
LES VARIATIONS 66
COUVERTURE PHOTO : KOH HASEBE/ SHINKO MUSIC/ GETTY IMAGES 58 Kurt Cobain
RUBRIQUES EDITO 003 COURRIER 006 TELEGRAMMES 008 DISQUE DU MOIS 071 DISQUES 072 REEDITIONS 086 REHAB’ 090 VINYLES 092
DISCOGRAPHISME 094 HIGHWAY 666 REVISITED 096 QUALITE FRANCE 097 ERUDIT ROCK 098 ET JUSTICE POUR TOUS 100 FILM DU MOIS 101
CINEMA 103 SERIE DU MOIS 105 IMAGES 106 BANDE DESSINEE 108 LIVRES 109 LIVE 110 PEU DE GENS LE SAVENT 114

Rock&Folk Espace Clichy - Immeuble Agena 12 rue Mozart 92587 Clichy Cedex – Tél : 01 41 40 32 99 – Fax : 01 41 40 34 71 – e-mail : rock&[email protected]
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Rédacteur en Chef Vincent Tannières (32 99) Rédacteur en Chef adjoint Eric Delsart
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Courrier des lecteurs

Les yeux (et les oreilles)


Au service Claque ! C’est dans la tête
du rock Je n’avais pas pris une telle claque “Le mental contre le lâcher-prise”...
depuis 1976 depuis la nuit des temps, et c’est un aurait peut-être avancé un ou une
... nième couverture de Rock&Folk... groupe toulousain qui me la donne : sexologue aux Rolling Stones. Car
et toujours pas Trust ! A la mort Slift avec son album “Ilion”. En le sexe après tout, hein, c’est pas
de Bernie peut-être... et encore, tout point parfait : énorme, ravageur, tant dans la culotte que ça se tient
le gaillard n’est pas névrosé, à fleur beau, implacable ! Merci les gars. que dans la tête... Leur aurait-il
de peau, se scarifiant sur scène et BRUNO fallu attendre d’être octogénaires
en manque de sa dose quotidienne, pour le comprendre ? Aussi, loin
alors de là à être mis ainsi en vedette, des structures gonflables, des
vous repasserez les hard-rockeux... Lettre à France braguettes pop art et des blues
Du coup, j’ai même réécouté quelques Obnubilé par Téléphone (groupe phare dépenaillés de cocksucker d’antan,
minutes de “Cherchez Le Garçon”... de mon adolescence), j’ai longtemps c’est ainsi ce qui ferait aujourd’hui
Jennifer de Superbus adore la ignoré les autres groupes de rock de “Bite My Head Off” le lieu d’une
chanson... un petit gimmick français alors qu’il y en avait déjà nouvelle transgression priapique.
de synthé sur trois doigts et des beaucoup, comme le souligne l’édito Attestant que le rock peut donc être
musiciens qui ont l’air déjà très las... du R&F d’avril (avec Taxi Girl en cérébral, mental, conscient. Ou a
ça devait plaire à Jacky, Marc Toesca, couverture). Il y a quelques mois, priori. Essentiellement concentré
Alain Maneval... à l’époque comme hit j’ai acheté l’excellent dernier album au-dessus du ceinturon en tout cas.
en 45 tours rock, “Gaby Oh Gaby”, “Lili de Howlin’ Jaws, et le magazine de EUGÉNIE
Emoi et mois Voulait Aller Danser” ou même “Retour décembre 2023 (avec les cinquante
Octobre était un meilleur Dans La Grande Pomme”, c’était plus groupes français du moment) a fini
mois pour partir, Frank. chatoyant ! Juste quelques lignes de lever mes a priori sur les groupes Prince charmant
PATRICK MOALIC pour rappeler que sortaient aussi français (qui sont d’ailleurs nombreux à Tout article évoquant ce Prince de
en 45 tours “Running Free”, “Wheels Of chanter en anglais !). Je vais désormais génie ne peut que nous amener à avoir
Steel”, “Touch Too Much”, “Bomber”, être attentif aux productions de Slift, The des tonnes d’images et de musiques
La phobie et que The Blues Band, par exemple, Arrogants, Dynamite Shakers et autres affluer vers notre cerveau. Et, partant
des pâquerettes parce que des 45 tours à succès de Komodrag & The Mounodor... Merci de du principe souvent défendu par
J’étais là, assis à la terrasse d’un Status Quo et George Thorogood, ça m’avoir ouvert les yeux (et les oreilles). Jérôme Soligny que tout ce qui est
café, à regarder les gens passer. fait vraiment trop bourrin par rapport ERIC F. populaire peut aussi être de qualité,
Que faire d’autre dans une ville à toute cette new wave/ cold wave si je ne peux qu’ajouter une quatrième
de province un jour férié ? Je les ai prometteuse, sortaient leurs premiers vidéo à sa rubrique. Elle est peut-être
toujours trouvés tristes, moi, les jours vinyles avec “Ready” et “Itchy Feet”... Cordes tendues… très connue, mais elle est surtout
fériés, au point de les oublier. La Mirwais raconte fort bien tout le ou pincées simplement géniale et je conseille
preuve, je m’étais préparé à ce qui se bonheur et l’authentique galère Dans l’article consacré à Pierre de bien la regarder en intégralité,
rapproche le plus de la balade idéale : que fut d’être musicien dans Taxi Terrasson, vous évoquez la photo de c’est la reprise de “While My Guitar
faire le tour des disquaires, acheter Girl, à chacun ses errements et ses Robert Smith à la cithare qui n’existe Gently Weeps” par des musiciens
les rééditions sixties conseillées soucis ! Et c’est après, avec Madonna, pas. Et pour cause : c’est un sitar. La plutôt pas manchots comme Tom
par Nicolas Ungemuth et terminer qu’il est parti exercer ses talents et confusion est courante mais indigne Petty, Jeff Lyne... et on pourra déjà
tranquillement chez les bouquinistes gagner sa vie... on quitte donc la rock d’un journal musical. Popularisé par juste apprécier cette séquence pour
à fouiller les bacs à livres. Mais à music pour de la pop américaine grand les Beatles, l’instrument mériterait cela jusqu’au moment où... où... Où
la vision déprimante de toutes ces public, mais je me trompe peut-être bien un dossier. Le responsable est le génie sort de sa boîte et se lance
rues aux boutiques non éclairées puisque, en couverture de Rock&Folk, invité à payer sa tournée (ou un CD) ! dans un solo de guitare extraordinaire,
ou rideaux baissés, je sens bien j’ai vu cette chanteuse sexy, et FRED GOUAULT inventif, joyeux et drôle aussi, où l’on
que je suis embarqué dans une Samantha Fox aussi... Boy George voit et où il nous donne toute sa joie de
triste journée. Je connais des petits et Michael Jackson... c’était les mois jouer, de créer, un moment incroyable
malins qui vont m’opposer que je avant ou après Stevie Ray Vaughan Prévoyante que l’on peut regarder et regarder
peux toujours aller pêcher la truite ou, et Blackfoot ?... En réalité, fidèle Comme James Brown, j’achète sans se lasser, nous tout en bas, en
mieux, faire un tour à la campagne, à lecteur depuis 1976, avec “Best” tout Elvis, et comme chacun sait, imaginant cet immense artiste nous
ceux-là, je rappelle que je ne supporte bien sûr, je me suis inquiété : Elvis voulait interpréter “Jolene” de observer de tout en haut, avec son
pas l’arrogance des salmonidés et après The Jesus And Mary Chain Dolly Parton. Il ne l’a pas fait parce petit sourire malicieux, tous ensemble
que j’ai la phobie des pâquerettes. et Taxi Girl, la prochaine couverture que pour être chanté par Elvis, il heureux de ce bonheur partagé.
Il me reste à vous préciser que tout de votre magazine traitant de rock, fallait que tu lui laisses tes droits BRUNO SWINERS
ce propos n’a qu’un seul but, qui ce sera bien Etienne Daho ? Sinon, sur la chanson. Donc en regardant
n’est pas uniquement de satisfaire Vanja Sky, en tournée actuellement la tracklist du LP, il m’est venu à
au plaisir narcissique d’apparaître chez nous, elle est sexy, talentueuse l’esprit que les Beatles lui ont laissé Ecrivez à Rock&Folk,
dans le courrier des lecteurs, et joue bien le rock... elle reprend les droits de “Yesterday” ? Et Fogerty 12 rue Mozart,
mais bien de rappeler cette même du Nina Simone ! Bye. de “Proud Mary” ? Voire Harrison 92587 Clichy cedex
vérité vraie, même dans le FRED GHEWY “Something”... En tout cas, Parton qui ou par courriel à rock&folk@
plus beau pays du monde : a refusé pour laisser un patrimoine editions-lariviere.com
on s’emmerde les jours fériés... ! à sa famille a eu le nez creux. Chaque publié reçoit un CD
MÉFISTO STEVE LIPIARSKI

006 R&F MAI 2024


Télégrammes PAR YASMINE AOUDI

AMEN DUNES
En attendant son concert au
Trabendo (Paris) le 1er juillet
prochain, le collectif emmené
par Damon McMahon publiera
un nouvel essai six ans après
“Freedom”. “Death Jokes”
verra le jour le 10 mai.

AQUASERGE
Après le simple “Le Saut
Du Tigre”, les Toulousains
annoncent la sortie de leur
septième album, “La Fin
De L’Economie”, le 24 mai.

ARAB STRAP
Aidan Moffat et Malcolm
Middleton, membres permanents
du combo écossais, viennent
de dévoiler “Bliss”, premier
single de leur huitième album
“I’m Totally Fine With It Don’t
Give A Fuck Anymore”

Photo Sean Stout-DR


qui sortira le 10 mai.

BEACH BOYS
Doté de nouvelles interviews
DIIV
de Brian Wilson, Mike Love et
Al Jardine, “The Beach Boys”,
documentaire sur les surfeurs CAGE THE ELEPHANT DIIV The Libertines, Morcheeba,
californiens sera disponible Précédé du très émouvant “Out Conçu dans le désert de Eddy de Pretto, Lou Doillon,
le 24 mai sur Disney+. Loud”, que les frères Shultz — Mojave, “Frog In Boiling Flavien Berger, François &
La BO officielle verra Matthew (libéré de ses déboires Water”, le successeur de The Atlas Mountains, Fat Dog
le jour en parallèle. En judiciaires) et Brad — dédient “Deceiver” (2019) du quatuor se succéderont sur scène.
amont, “Shut Down Vol.2”, à leur défunt père, le sextuor originaire de Brooklyn, sera Et du 14 au 26 mai, l’Espace
album de 1964, a bénéficié annonce “Neon Pill”, sa sixième dans les bacs le 24 mai. Public exposera les clichés
d’une réédition vinyle. livraison pour le 17 mai. de deux photographes
BRIAN ENO français, Richard Dumas
BLACK COUNTRY COMMUNION JOHN CALE Capté en août 1998, lors et Antoine Giacomoni.
Le super groupe réunissant Produit à Los Angeles en com- de la soirée d’ouverture
Glenn Hughes, Joe Bonamassa, pagnie de la fidèle Nita Scott, de l’expo “Shusi! Rôti! FESTIVAL ROOTS & ROSES
Jason Bonham et Derek “POPtical Illusion”, précédé du Reibekuchen!” qui proposait Le jour du muguet aura
Sherinian est de retour après single “How We See The Light”, des œuvres du Britannique lieu en Belgique, à Lessines
sept années d’absence avec “V” est annoncé pour le 14 juin. à Bonn, en Allemagne, (à la lisière de la Flandre),
qui sera en vente le 14 juin. la performance unique le Festival Roots & Roses.
ERIC CLAPTON exécutée en compagnie Dewolff, The Seatsniffers,
BLACK KEYS Le guitariste jouera les 26 et de Holger Czukay et Frankie And The Witch
Les 12 et 13 mai prochains, 27 mai à Paris (Accor Arena), J. Peter Schwalm fera Fingers, Michelle David
le duo d’Akron interprétera le 29 à Lyon-Décines (LDLC l’objet d’une sortie physique & The True-tones, The Cold
son dernier-né, “Ohio Players”, Arena) et le 31 au Festival le 26 avril, et sera précédée, Stares, Dirty Deep, Willy
au Zénith de Paris. de Nîmes (complet). le 20 avril, par un documentaire Masson, Jesse Redwing, Soror…
sur le musicien réalisé par se relayeront sur scène.
BLACK SABBATH MANU DIBANGO Gary Hustwit et accompagnée
Le coffret “Anno Domini A titre posthume, le saxopho- de la BO de 17 titres issus du FLEA
1989-1995”, couvre la période niste et chanteur camerounais back catalogue et trois inédits, Le bassiste des Red Hot
où Tony Martin officiait en tant décédé le 24 mars 2020 a été dont “All I Remember”. Chili Peppers cède sa demeure
que chanteur et il renferme distingué du titre de docteur californienne (La Crescenta)
les versions remastérisées honoris causa le 12 avril dernier CLINTON FEARON pour la modique somme de
des albums “Headless Cross”, (prix qu’il aurait dû recevoir Le guitariste et chanteur 6,9 millions de dollars.
“Tyr” et “Cross Purposes”, en 2020, annulé du fait de la jamaïcain des Gladiators
faces B, bonus inédits crise sanitaire) par l’Université soutiendra sa dernière ROBERT FRIPP
pour la version CD, livret Polytechnique Hauts-de-France. fournée “Survival Vibration” Pour Pâques, dans le cadre
photos… et sera à découvrir le 25 avril à Blois au Cahto’Do, de leur Sunday Lunch, le
le 31 mai prochain. DEF LEPPARD le 26 à Bergerac au Rocksane fondateur de King Crimson
Pour son quarantenaire, le et le 27 à Auch au Cri’Art. et son épouse Toyah Willcox
BURNING HEADS troisième opus des rockers se sont fendus d’une reprise
Les punks originaires britanniques s’offre une FESTIVAL ART ROCK de “Roadkill” des Starcrawler
d’Orléans fêteront la réédition : “Pyromania 40”. Pour sa 41ème édition le déguisés en lapins et en
parution de leur nouvel Sous forme de coffret Deluxe festival breton donne carte direct de leur cuisine.
opus, “Embers Of Protest”, 4 CD + Blu-ray…, de 2 CD ou blanche à Etienne Daho
au Petit Bain à Paris le 22 mai. digital à découvrir le 26 avril. (le 19). Du 17 au 19 mai,

008 R&F MAI 2024


“METAL: DIABOLUS IN MUSICA”
L’exposition en cours à
la Philharmonie de Paris
bénéficiera de sa compilation
éponyme. Seize chansons rares
ou inédites de Deep Purple en
passant par Alice Cooper, Trust
et Suicidal Tendencies. En
vente en double vinyle violet,
édition limitée et numérotée.

JEAN-LOUIS MURAT
Pour commémorer la disparition
de l’Auvergnat survenue le
25 mai 2023, la Coopérative
de Mai lui rendra hommage le
jour J. Frédéric Lo, JP Nataf,
Jeanne Cherhal, The Delano
Orchestra et d’autres se produi-
ront dans la Grande Salle.

NANCY SINATRA
POKEY LAFARGE Le label Light In The Attic
Andrew Heissier à la ville propose la réédition de “How
reprend du service avec son Does That Grab You?” (1966).
onzième album “Rhumba Elle contient l’album original
Country” aux effluves remasterisé, faces B et inédits,
Photo DR

old school le 10 mai. en vinyle spécial en édition


limitée, en CD et digital.
A partir du 7 mai en éditions
BETH GIBBONS HOWLIN’ JAWS SANANDA MAITREYA vinyle et CD augmentées d’un
L’ex-chanteuse de Portishead Le trio parisien sera au Longtemps connu livret 20 pages, disponibles sur
revient avec son premier projet Trabendo (Paris) le 4 mai sous le patronyme nancysinatra.com uniquement.
solo. Le très personnel “Live prochain, au Festival d’Olt Terence Trent D’Arby,
Outgrown”, dix titres composés (Le Bleymard) le 9, à la le chanteur new-yorkais RICHARD THOMPSON
sur une dizaine d’années avec Laiterie (Strasbourg) le 14, qui vit en Italie revient Ex-Fairport Convention,
James Ford (Arctic Monkeys, à la Coopérative de Mai avec un treizième disque. l’auteur-compositeur-interprète
Depeche Mode) à la production, (Clermont-Ferrand) le 29, “The Pegasus Project: et guitariste britannique
sera à écouter le 17 mai. Elle au Makeda (Marseille) Pegasus & The Swan” revient avec un nouvel opus.
le jouera dans la foulée Salle le 30 et au 9 Cube (41 titres !), sortira le “Ship To Shore” est attendu
Pleyel (Paris) le 27 et à la (Châteauroux) le 31. 11 mai en digital. L’artiste pour le 24 mai.
Bourse Du Travail (Lyon) le 31. sera le 28 juin au Festival
KILLS Rétro C Trop. VANDISC
RICHARD HAWLEY En tournée européenne, le duo La 22ème édition de la
Le crooner annonce “In The américano-britannique jouera MAVERICKS Convention Internationale
City They Call You Love”. à Paris (Olympia) le 3 mai. Le groupe country de Miami du disque et CD d’Auvers-
Les douze mélodies seront assurera le show à Paris sur-Oise se tiendra les
disponibles le 31 mai prochain. (La Cigale) le 26 avril. 27 et 28 avril prochains.

Condoléances
Casey Benjamin (saxophoniste et claviériste américain, Robert Glasper
Experiment), Debra Byrd (chanteuse américaine, Barry Manilow,
Bob Dylan, The Heartbreakers), Eric Carmen (chanteur américain,
Raspberries), Gerry Conway (batteur et percussionniste britannique,
Cat Stevens, Fairport Convention, Jethro Tull), Chris Cross (bassiste
britannique, Ultravox), Frank Darcel, Phil Delire (producteur
et réalisateur de musique belge, Alain Bashung, Renaud,
Noir Désir…), Steve Harley (chanteur et auteur-compositeur
anglais, Cockney Rebel), Albert “Tootie” Heath (batteur américain,
de jazz hard bop), Clarence “Frogman” Henry (chanteur américain
de rhythm’n’blues), Sylvain Luc (guitariste français de jazz,
William Sheller), Angela McCluskey (auteure-compositrice-
interprète écossaise, Wild Colonials), Pop The Fish (DJ français),
John Sinclair (poète américain, manager du MC5, leader du
White Panther Party), CJ Snare (chanteur américain, de hard
Photo Dean Chalkley-DR

rock et glam metal, FireHouse), Karl Wallinger (musicien,


auteur-compositeur et producteur de disques britannique,
World Party, The Waterboys, “She’s The One” ),
Michael Ward (guitariste américain, School Of Fish,
Richard Hawley The Wallflowers…), Marian Zazeela (plasticienne,
peintre et musicienne américaine, The Dream Syndicate).

MAI 2024 R&F 009


Mes disques à moi

“Pas de diktat”

MARC VOINCHET
Le directeur de France Musique, radio publique consacrée au jazz
et à la musique classique, défend l’ouverture et la pluralité musicale.
Une vision qui peut s’expliquer par un parcours musical singulier.
RECUEILLI PAR THOMAS E. FLORIN - PHOTOS WILLIAM BEAUCARDET
CE MATIN-LÀ, IL ARRIVE À RADIO FRANCE EN VESTE À comme les Quilapayùn qu’on entendait
RAYURES TENNIS, UN FOULARD NOUÉ SOUS LA GLOTTE, en allant manifester contre le camp
TRÈS GAINSBOURG OU MAFIOSI EN VACANCES, C’EST militaire du Larzac avec mes parents.
SELON. Marc Voinchet, homme de radio, a la voix de l’emploi : Puis, tout petit, mon père m’a offert
elle est basse et ronde, avec cette pointe d’accent du Sud-Est un grand 33 tours des musiques du
qui brise et fond toutes les glaces. Disparu des ondes après Cameroun car il voyait que j’aimais les
six ans de matinale à France Culture, cela fait bientôt dix ans percussions, et le disque est même arrivé
qu’il officie dans les bureaux en tant que directeur de France en même temps qu’un petit bongo. Puis
Musique, une antenne qui s’est grandement réchauffée à son j’écoutais les disques de mon grand-père
contact. Autour d’un million d’auditeurs quotidiens et une en cachette car il avait peur que je lui
action permanente dans les salles de concert et sur la Toile : en casse son truc. Je me souviens de la 5e Symphonie de Beethoven par
programmant de la musique classique, du jazz, de la comédie l’orchestre de Cleveland dirigé par George Szell. Pour moi, parce que
musicale, et tant d’autres choses encore, France Musique veut c’est la première que j’ai entendue, elle reste la version.
devenir la radio de tous les mélomanes.
R&F : Donc beaucoup de classique déjà ?
Marc Voinchet : Pas seulement, parce qu’avec mes autres grands-
Fasciné par le show parents, on regarde les émissions de Maritie et Gilbert Carpentier et
ROCK&FOLK : Premier disque là, je suis fasciné par le show : Dalida, les paillettes, les Claudettes,
acheté ? Claude François donc j’achète “Le Lundi Au Soleil”. Il n’y avait pas
Marc Voinchet : La BO de “2001, de diktat, quelque chose contre lequel on se bat chez nous, à France
L’Odyssée De L’Espace”. Tout petit, ma Musique. Il y avait de la place pour tout : mon père jouait du trombone
mère m’a emmené le voir sur un immen- et de la trompette, alors on écoutait aussi beaucoup Miles Davis,
se écran, dans un cinéma de Toulouse : Oscar Peterson et Coltrane.
c’était à sa sortie, je devais avoir 5 ou
6 ans. Et la musique m’a fasciné, notam- R&F : Des concerts déjà ?
ment “Ainsi Parlait Zarathoustra” de Marc Voinchet : Tout petit, mon père m’emmène voir Dizzy Gillespie
Richard Strauss, qui a fait que long- à la Halle aux Grains. Je dois avoir 8 ans.
temps j’ai voulu jouer de la timbale. Quand j’ai fait connaissance de Et l’autre concert important, c’est ma
timbaliers en devenant directeur de France Musique, je leur ai dit que grand-mère qui m’emmène voir au cinéma
j’aimerais bien essayer leur instrument et ils ne m’ont jamais laissé faire. le “Don Giovanni” de Mozart par Joseph
Ils doivent avoir peur que je casse tout… Losey. Là, comme pour “2001…”, c’est
un choc et je veux le disque. A partir de
R&F : On écoutait de la musique chez vous ? là, j’achète des coffrets, au pif, chez le
Marc Voinchet : Oui. C’était un environnement très “de l’époque” : disquaire Martin Gauthier, rue Alsace-
Georges Brassens, Barbara, beaucoup de musiques sud-américaines Lorraine à Toulouse.

010 R&F MAI 2024


“La musique, c’est
Snoop Dogg, Sinatra
et Scarlatti en
même temps”
R&F : Donc pas de rock ?
Marc Voinchet : Je suis passé complè-
tement à côté au début. Ma mère écoutait
Johnny Hallyday et Eddy Mitchell, mais
j’ai tout pris avec du retard. Tout ce que
mes copains aimaient, je l’aimais avec
quelques années de décalage. De toute
façon, c’est simple, à 12 ou 13 ans, les
autres avaient les cheveux longs et moi
j’écoutais Boby Lapointe, que je con-
naissais par cœur. J’ai raccroché les
wagons en revenant d’un voyage scolaire en
Angleterre avec Madness et les Specials
et donc, pour une fois, je me mets au ska
en même temps que les autres. France Musique. Et c’est grâce à lui
que je découvre Frank Sinatra, que je
R&F : Ouf… Sauvé, alors ? le rattache avec le jazz que l’on entend
Marc Voinchet : Eh, pas si vite, hein ! à la maison… Puis j’y découvre soudai-
Parce que mon autre passion à l’époque, nement la musique brésilienne qui va me
c’est Yves Montand. Je suis fou de lui, je l’imite en permanence. Mais marabouter. João Gilberto, Carlos
cela correspond aussi à l’actualité politique : à l’époque il est le Jobim, c’est toujours indispensable dans
héros du Solidarnos’c’, la conscience politique européenne, le bon côté ma vie. La radio devient cette fenêtre qui
du manche, etc. Alors, quand il passe à Toulouse sous un chapiteau, a cette particularité : tout passe par les
moi je passe sous la bâche et me retrouve au deuxième rang à lui voix. Il y a celles de la musique et celles
demander un autographe. Mais mon amour pour lui est aussi passé de ceux qui la présentent. Dans mon
par la musique de ses films, comme “Incurably Romantic” avec esprit, Sinatra, Ella Fitzgerald, Jobim
Marilyn Monroe que j’adore (Marc Voinchet se met à chanter la sont liés à Pierre Bouteiller. A 18 heures,
chanson, ndr). Voilà, je suis officiellement viré de France Musique. il fait son magazine sur Inter, et quand
il n’avait pas d’idée, il disait toujours :
“A part ça, quoi de neuf ? Mozart !”, et
Face à Bouddha il y a un Mozart qui part. Cette manière
R&F : Musicalement, vous semblez de dire, un peu aristo, Mo-zart, m’im-
être nourri à la fois par le cinéma pressionnait beaucoup, autant que la
et la politique ? musique elle-même. Pareil avec José Artur : c’est grâce à lui que je
Marc Voinchet : Oui. Mon père est prof, suis un peu moins nul en rock car il démarrait toujours son émission
ma mère deviendra maire du village où par le disque pop de la semaine.
l’on vit. Ça correspond bien à la classe
moyenne de cette époque. Ce qui fait R&F : Vous appartenez à la génération des radios libres.
qu’il y a un tube absolu dans ma famille, Vous entrez jeune dans le métier ?
c’est “Melocoton” de Colette Magny. Marc Voinchet : En 1981, j’ai 16 ans, et avec des copains on ne
C’est sublime d’ailleurs. sait pas qu’on fait de la radio mais on a un micro et on parle, donc
on fait de la radio. Là, j’imite ce que j’aime chez Inter et Musique en
R&F : Quel est le rôle de la radio dans votre éducation recopiant littéralement des conducteurs des émissions de Bouteiller.
musicale ? Ça a été mon école.
Marc Voinchet : Ça passe par quelques figures. Chez moi, on
écoute France Inter mais je me mets à écouter Pierre Bouteiller sur

012 R&F MAI 2024


MES DISQUES A MOI
MArc VOInchEt

Le sifflement de John Lennon après avoir


chanté “Oh Girrl sshhhhh”. Ce sshhhhh,
ce détail-là, ça, j’adore vraiment. Quelque
chose que personnellement, je retrouve
chez Snoop Dogg. Pour moi, c’est pareil :
les voix de fausset des garçons qui font
les durs, les petits bruits, jouer avec
la mystique du personnage, la liberté
avec les codes, toute cette ambivalence.
Ça met plus un pied dans la porte plus
que ça ne la ferme. Et ça laisse un souvenir indélébile.

R&F : Parlons un peu métier : y a-t-il de la musique qui passe


mieux à la radio que d’autres ?
Marc Voinchet : Pendant longtemps, on me disait : “à la radio,
jamais de clavecin, jamais d’orgue, ça fait fuir l’auditeur”. En tant que
fan de Scarlatti, j’ai fait exactement l’inverse. Il faut aller contre les
clichés. Mais la première chose qu’on apprend, c’est qu’on ne passe
pas la même musique le matin, le midi, l’après-midi, etc. Il y a des
rythmes dans la journée. Quand on a créé l’émission “Allegretto” avec
Denisa Kerschova de 10 h 30 à 12 h 00, le fait de l’appeler ainsi disait
bien ce qu’on cherchait : quelque chose de léger, d’emporté, qui va
avec la lumière de ces heures-là. Voire, bien plus important : s’il n’y a
pas de lumière dehors, c’est le poste qui doit l’amener. C’est ça le truc.
Pareil pour les durées : on programmera des morceaux moins longs le
matin que le soir, simplement parce que le matin, les gens sont plus
R&F : C’est quoi l’environnement musical des radios libres ? pressés. Voilà comment ça fonctionne : on tient la main de l’auditeur
Marc Voinchet : Les radios se tirent la bourre. A Toulouse, il y a et on essaye de ne pas trop le perdre. On est toujours tiraillé ici par
une radio qui se veut très à la pointe du rock, du hard rock et du dur la question de : faut-il passer les tubes ou pas ? Moi, j’ai toujours
de dur : c’est Radio FMR. Mais moi, non, non, non, je suis à radio dit que s’il y avait des tubes, ce n’était pas pour rien. Un tube, chez
Oc-ci-ta-nie ! Dans la danse occitane et le terroir local. C’est pas du nous, ça sera “Le Bolero” de Ravel, “Carmen”, et pourquoi on ne
tout la même ambiance. Puis, il y a une vraie effervescence dans la passerait pas ça ? C’est ça le plus compliqué en musique classique :
ville à ce moment-là, entre le jazz au Capitole, le punk au Bikini, comme c’est un truc de niche, on se retrouve toujours, par rapport
tout ça avec les Gold, Image et Jean-Pierre Mader qui sont au top aux hyper spécialistes, pas assez savant, et si on le devient trop, on
de la variété. Voilà ! Tout ça se croise chez les nombreux disquaires devient prétentieux pour le grand public… Nous, on veut rester ouvert.
de Toulouse : au bac classique, moi avec mon petit polo Lacoste et
deux bacs plus loin, un type de chez FMR avec une crête et “Metal R&F : Comment fait-on pour rester ouvert ?
Hurlant” roulé dans la poche qui fait les 45 tours de punk. C’est les Marc Voinchet : Mais c’est pour cela que je parle de Claude François :
années quatre-vingt, quoi. simplement pour dire, on a le droit d’aimer des choses différentes.
Parce que quand on voit comment la musique circule, comment les
R&F : Puis il y a Claude Nougaro ! musiciens se piquent des airs, des idées... Je ne dis pas que tout se
Marc Voinchet : Bah oui. Evidemment. Nougaro. Moi, la première vaut, mais on peut vibrer autant avec toutes les choses dont je viens
fois que je le rencontre, j’ai l’impression d’être face à Bouddha. Même de parler, ça dépend des moments de la vie, des humeurs, des heures.
si ce n’était pas vraiment Nat King Cole, le gars : il mesurait un mètre C’est pour cela que je ne sens pas le
douze, très toulousain dans le genre. Mais bon, c’est grâce à lui qu’on besoin de remettre un “s” à France
découvre des tonnes de standards : “Dansez Sur Moi”, on comprend un Musique parce que ce mot musique est
jour que c’est “Girl Talk” de Neal Hefti — entendue dans un indicatif déjà pluriel. La musique, c’est Snoop
de Bouteiller ! — “Brésilien”, c’est “Viramundo” de Gilberto Gil. Dogg, Sinatra et Scarlatti en même
Donc la culture populaire renvoie toujours à une grande histoire. Et temps. Ce qui permet une très grande
le plus choquant pour ça, c’est Gainsbourg ! Quand tu retrouves un liberté et la seule chose qu’on a envie de
jour dans Chopin, Mahler et Brahms les chansons qui t’ont fait pleurer dire, c’est que les gens qui n’aiment que
toute ta vie, c’est un peu vertigineux. la musique classique devraient essayer
aussi d’aller voir ailleurs parfois, car il
y a des choses magnifiques, et aux autres qui pensent que la musique
Aller contre les clichés classique, ce n’est pas pour eux, que ça vaut le coup qu’ils y jettent
R&F : Alors Beatles ou Stones ? une oreille car les musiciens qu’ils aiment, eux, la connaissent souvent
Marc Voinchet : Il y a un truc que j’adore chez les Beatles, c’est le second très bien et n’hésitent pas à s’en servir. Donc, la bonne nouvelle, c’est
degré, l’humour qu’on peut trouver dans une chanson comme “Girl”. qu’il y a de l’émotion partout et de la place pour tout le monde. H

MAI 2024 R&F 013


in memoriam

FRANK DARCEL 1958-2024


Le guitariste des légendaires Marquis De Sade nous a quittés le 15 mars 2024 à l’âge de 65 ans.
Ecrivain et homme engagé, il était une personnalité incontournable
de la scène rock rennaise, qui perd ici une de ses figures tutélaires.
COMMENTER QUELQUE CHOSE J’ai quitté Marquis De Sade car j’avais il l’a mené à bien. Frank, ça n’était pas
D’INTIMEMENT PERSONNEL, un penchant cockney et Frank, c’était le type à se lever à dix heures du matin.
ÉCRIRE SUR L’INDICIBLE. davantage le trip Television, Talking Heads, Il bossait. Pareil, quand il s’est mis
Le journaliste musical (à ses heures New York. Philippe, lui, faisait pencher la à écrire, il y est allé à fond. J’ai bien
égarées) est parfois confronté à des balance du côté du Velvet. Les deux premiers aimé son premier roman, ‘Le Dériveur’.”
imprévus. La disparition de Frank albums de Marquis De Sade, c’est vraiment
Darcel, pour ceux qui l’ont connu, la combinaison de ces deux personnalités.
est une ombre au plus noir des Le moins qu’on puisse dire, c’est que Moody Blues
tableaux. Un grain de sable, de la cette musique sortait de l’ordinaire.” Il y a une quinzaine d’années, l’accueil
taille d’une falaise, dans la machine réservé à Republik, a mis du baume
du rock d’ici. Alors, on n’en dira au cœur de Frank Darcel. Le groupe
pas plus sur les causes de cette Un truc titanesque enregistrera deux albums salués par les
défection, de ce grand largage des Lorsque Marquis De Sade mettra bas médias et un following d’admirateurs qui,
amarres voulu et effectué au nez et à les marteaux, d’autres groupes suivront plus ou moins secrètement, espéraient
la barbe d’une intelligentsia médusée (Octobre, Senso, et plus tard, Republik). la reformation de Marquis De Sade. Elle
qui, dans son ensemble, se targue de Darcel va aussi se lancer dans la réalisation interviendra en 2017. Christian Dargelos
tout comprendre, mais ne pige rien sonore, produisant notamment, et de belle se souvient : “Les répercussions de ce
aux artistes. Leur courage lui est manière, certains des premiers disques de come-back, notamment dans la presse,
étranger comme aurait dit Camus. Daho. Parmi ceux-ci, l’album “La Notte, lui ont fait plaisir. Mais malheureusement,
La Notte” qui ouvrira au plus réservé des la disparition de Philippe a été un coup
musiciens issus de la scène rennaise les très dur. Frank voulait vraiment enregistrer
L’Epée portes du succès. Une dizaine d’années un troisième album avec lui. Il a ensuite
Pour l’hommage, on embarque Christian plus tard, on croise Frank à Lisbonne lancé Marquis, qui a eu de bons échos,
Dargelos, le chanteur des Nus, compagnon où, après avoir publié son seul album mais il savait que l’horloge tournait…
des débuts et ami jusqu’au bout : “On s’est solo, “Atao”, il s’est installé, en tant que Il a beaucoup investi, au propre et au figuré,
connus à l’âge des mobylettes, des premières producteur. “Cette période portugaise est dans le groupe. Il avait été ravi de l’arrivée
guitares, des reprises. C’était juste avant tout de même incroyable car il a cartonné de Simon au chant… Mais c’était tout de
l’explosion punk. Frank passait des vacances là-bas, rappelle Dargelos. Frank avait ce même un rock cérébral, pas facile à imposer,
chez son oncle, perruquier à New York. côté entrepreneur, il y allait… Il a aussi et encore moins dans les pays anglo-saxons.”
Il allait au CBGB. Moi, c’était Londres, travaillé avec les Porte-Mentaux, avec Parce qu’il ratissait large, Darcel va aussi
le Marquee, les Sex Pistols au Nashville. les Bandits… Il était parfois un peu sur faire quelques pas en politique (au sein de
Les punks arrivaient à faire des disques, le fil du rasoir, mais il se lançait toujours Breizh Europa, puis en tant que candidat
alors on s’est dit que c’était possible. On s’est dans les projets avec conviction. Faire de à la mairie de Rennes) : “Ça a été un
mis à écrire et jouer nos propres morceaux, et la musique n’a jamais arrêté de le titiller, semi-échec, en plein covid, mais il l’avait
puis Philippe Pascal et Daniel Paboeuf, au mais lorsqu’il va regagner la Bretagne, à relativement bien pris, conclut Christian
saxophone, sont arrivés. Marquis De Sade l’aube du nouveau siècle, Frank va souffrir Dargelos. Pour ça aussi, il avait bossé dur :
est né.” Lycéen à Loudéac, Darcel aurait pu d’acouphènes. Il produisait ‘Back To Breizh’ il maîtrisait le dossier du handicap aussi bien
marcher sur les traces de son père, médecin, pour Alan Stivell quand l’alarme du studio que celui de la culture ! Frank est parti comme
mais la musique l’a happé : “Frank avait s’est déclenchée et lui a abîmé un tympan. il a vécu, de manière romanesque. Avec la mer,
une certaine aisance ; il a fait ses études de Il a beaucoup souffert de ça, et avec le stress, une plage de Galice, les racines celtiques…
médecine à Rennes, mais par-dessus la jambe. ça ne s’arrangeait pas.” Quand il n’avait plus Après Philippe, Frank…, Marquis de Sade
Brillant, il donnait toujours le change. Puis, de corde à son arc, Frank Darcel en tendait finalement, ça restera peut-être Maudit
Photo Jean-Paul Bajard/ Dalle

Hervé Bordier a produit les premiers 45 tours une autre. Il est ainsi devenu auteur de De Sade ou bien Moody De Sade, comme
de Marquis De Sade et, soudain, on était les livres et a été à l’origine de l’encyclopédie Moody Blues, j’en sais rien. On va lui orga-
rois de la rue Vasselot ! C’est aussi à cette “Rok”, en deux volumes, consacrée au rock niser une soirée, vous viendrez, j’espère…”
époque qu’on a rencontré Etienne Daho. breton : “Ça a été une vraie aventure car, Le temps prend une cigarette…
Dans le bar qu’on fréquentait, l’Epée, il évidemment, la Bretagne ne se limitait pas L’Ankou sort son briquet. H
y avait un juke-box et, surtout, un flipper. à Rennes. C’était un truc titanesque, mais JEROME SOLIGNY

014 R&F MAI 2024


MAI 2024 R&F 015
Tête d’affiche
A eux quatre, ils ont l’âge de Keith Richards

DYNAMITE
SHAKERS
Le premier album des quatre Vendéens tient les promesses de son titre :
“Don’t Be Boring” ne dure que 33 minutes de rock’n’roll garageux qui ébouriffe.
LA PREMIÈRE FOIS QU’ON A CROISÉ chacun, remarque François, “apporte sa touche,
LEUR ROUTE, C’ÉTAIT AU POINT FMR
EN OCTOBRE 2021 où, en première
Diamond sa patte aux morceaux”. Et quand Lila prend un
jour une guitare, “c’est venu naturellement, j’ai
partie, ils ont volé la vedette aux Bobby et merveilles trouvé des accords”.
Lees, avec assez de passion et d’énergie Gourou de la fuzz et producteur apprécié
des groupes punk et garage pour son
en live pour alimenter une petite centrale approche brute de décoffrage, Jim
électrique. Quelques semaines plus tard, Diamond est connu pour avoir durant
une vingtaine d’années enregistré les
All right
ils rejoignaient les Fleshtones sur scène meilleurs groupes rock de sa ville natale C’est elle qui signe “Ridiculous”, portrait acide
au Petit Bain, achevant de convaincre les de Detroit. Son studio, Ghetto Recorders, d’une personne qui ne peut qu’exister tant elle
sceptiques : les Dynamite Shakers étaient construit dans une ancienne usine de est plus vraie que nature. “On a été interviewé
poulets, a vu passer des artistes tels que
un groupe à surveiller. Sur scène et disque. The White Stripes, The GO, par une journaliste pour une radio à Rennes,
Electric Six, Kim Fowley, raconte Lila. Le feeling est bien passé et elle nous
Wolfmother, The Mooney Suzuki
et, évidemment The Dirtbombs, avant a invités à un concert le soir. Mais dès qu’elle a
Génération Z sa fermeture en 2015, pour être détruit et
remplacé par des bureaux. Depuis, Diamond,
bu un peu trop, elle s’est révélée ne pas être sympa
A eux quatre, Lila-Rose (basse), Elouan (chant, qui fut un temps basé à Montpellier, est du tout. On avait prévu de dormir chez elle et à
guitare), François (batterie) et Calvin (guitare) un producteur itinérant qui prodigue ses la fin de soirée, elle a balancé nos affaires dans
ont l’âge de Keith Richards. Et des goûts soins à domicile, et sa présence aux crédits la rue.” Calvin précise : “A force de discuter, elle
d’un disque est toujours un bon indicateur.
musicaux qu’il ne renierait pas. “Je rencontre est devenue très méprisante, elle pensait avoir tout
François au conservatoire à La-Roche-Sur-Yon fait et a voulu nous donner une leçon de vie. Genre,
fin 2018, répond Elouan à la question des Shakers appartiennent à la Génération Z qui faites autre chose, ça va durer deux ans, et après
origines du quatuor. Ça matche parce qu’on aime a grandi avec des images autant que du son. on n’en parlera plus.” Cette histoire a eu lieu il
tous les deux les Stray Cats. Dans la classe, il y “Ma mère m’a acheté une guitare et, au lycée, y a deux ans. Désolé pour cette visionnaire, les
a un pianiste à qui on dit de se mettre à la basse quand j’ai découvert les Beatles sur YouTube. kids sont plus qu’all right. Ils s’apprêtent à tourner
et de nous rejoindre. On a monté un groupe de J’ai commencé à apprendre leurs morceaux.” partout en France, avec une halte au Supersonic
reprises fifties, Gene Vincent, Eddie Cochran, (Lila) “J’ai vu un live des Who, ça m’a donné à Paris le 29 avril. Leur release party au Quai M
Jerry Lee Lewis.” Cette version dure jusqu’à envie de faire de la batterie.” (François). “Je (La Roche-Sur-Yon) a attiré 900 personnes. Et
l’arrivée de Calvin en août 2020. Puis, quand prenais des cours, mais je faisais le minimum. ce titre, “Don’t Be Boring”, est une raison de
le bassiste s’éclipse, Lila (qui jouait dans un C’est cliché, mais j’ai vu un live de Nirvana et, plus de les aimer. “On déteste le rock progressif,
groupe de reprises des Beatles et des Rolling devant Kurt Cobain, j’ai trouvé ça stylé de jouer c’est une façon de dire qu’on n’en fera jamais,
Stones avec Calvin) le remplace. A l’exception de la guitare. Je me suis mis à en faire tous les explique Elouan. Parfois, on s’enflamme sur des
de Lila dont les parents n’écoutaient pas de rock, jours.” (Elouan). Pour Calvin, le live n’est pas arrangements un peu chelous et sur scène, ça ne
ils ont été biberonnés aux classiques du genre. sur écran. “Tous les mercredis soir, mon père marche pas et on change direct.” Une attitude
Le père d’Elouan écoutait Babyshambles, les m’emmenait voir Joss, un groupe qui répétait raccord avec celle du producteur du LP, Jim
Fleshtones, les Arctic Monkeys et Joy Division dans mon village. Je voulais jouer de la guitare Diamond (ex-Dirtbombs). “Il n’a touché à rien
en voiture. François a grandi au son des Who, depuis un moment, mais je ne m’étais pas trop en termes de structures des morceaux, poursuit
Led Zeppelin, Beatles et Rolling Stones avant bougé. Un des guitaristes m’a offert la gratte Elouan. Mais il a eu des idées de petites choses
qu’Elouan le branche sur les Sonics. Le grand- qu’il avait fabriquée. Et je n’ai plus eu le choix.” à ajouter parce qu’on ne pensait qu’au live.”
père de Calvin a tenu le rôle de passeur : “Il Au début, les Dynamite Shakers font surtout des Et a corrigé les fautes d’anglais des paroles, selon
m’a fait écouter les Stones, les Beatles dès mon reprises de morceaux fifties pas trop connus. Lila qui ajoute : “On mangeait avec lui tous les
Photo Adam Le Sommer-DR

plus jeune âge. Il était très fan de toute la période Jusqu’au moment où Elouan se retrousse midis et les soirs, on parlait musique”. La rumeur
sixties, Français inclus, comme Jacques Dutronc.” les manches et se met à composer. “Avant dit même qu’ils lui ont fait un gâteau pour son
En leur demandant ce qui les avait motivés à l’arrivée de Calvin et Lila, c’était galère. On anniversaire. H
prendre un instrument, on réalise que malgré essayait de faire un mélange d’Eddie Cochran, RECUEILLI PAR ISABELLE CHELLEY
la passion pour le rock vintage, les Dynamite Elvis Presley…” S’ils n’écrivent pas à quatre, Album “Don’t Be Boring” (Integral & LMP)

016 R&F MAI 2024


MAI 2024 R&F 017
018 R&F MAI 2024
Tête d’affiche

“C’est la fin. Bien fait pour tous”

FRUSTRATION
Le quintette francilien égrène ses notes post-punk pour le meilleur depuis vingt ans
et des broutilles. Son nouvel album est vert, autant de rage que d’impuissance.
C’EST NICUS, LE GUITARISTE, QUI Je lui en veux encore d’ailleurs, on aurait Nicus : “A la place de cette décharge sur
A PRODUIT LA BÊTE depuis leur local dit Phil Spector ! Mais le résultat est bon. la pochette, ça aurait pu être un champ de
de répétition historique du côté de Saint- Quand je vois le son qu’on a là, j’ai envie de bataille, des monceaux de cadavres, des
Ouen, à Mains D’Œuvres. “On voulait réenregistrer 40% de nos morceaux d’avant.” singes de laboratoires… Ce disque aurait
vraiment retourner à un résultat plus Ultime album, baroud d’honneur classe et sans aussi pu s’appeler ‘On est des sales connards’ ”
simple, plus viscéral.” “A l’essentiel”, concession ? Non. On aurait même presque Frustration chante ça. Ça et l’impuissance
précise Fabrice, l’homme derrière le envie d’évoquer ici une forme de renaissance, individuelle. La frustration, bien sûr. Encore
micro. Ce nouvel album ressemble moins comme si Frustration avait déniché, au détour et toujours.
à un chant du cygne qu’à un wake-up call d’une date perdue, la fontaine de jouvence et
d’apocalypse. Retour aux racines, avec qu’il était prêt pour servir vingt ans de plus.
des chansons plus frontales, habitées, “Je voulais de l’intention dans ce disque. A Sans tricher
uppercut dans la tronche de la fatalité. tous les niveaux. Je voulais par exemple que Un groupe a-t-il déjà aussi bien porté son
Fabrice croie aux paroles. Je voulais y croire nom ? Et pourtant, malgré les ténèbres qui
quand il chantait. Pas de détachement, pas progressent inexorablement, il y a dans
Matière brute de pensées qui s’envolent.” Focus. Mission la musique de Frustration cette volonté
Dès la première écoute, on croirait même être accomplie. Résultat : un disque sombre où narquoise et sincère de faire chier malgré le
tombé sur un best of du groupe sorti par Born l’espoir ressemble de plus en plus à ce refuge constat déprimant. De bien faire les choses,
Bad sans prévenir. Il y a tout ce qui (a) fait d’imbéciles si cher à Louis-Ferdinand Céline. sans tricher. Un peu comme l’orchestre du
Frustration dans ce disque : l’aspect martial, “Je suis beaucoup plus désabusé. Je ne crois Titanic qui, devant la mort, préférât jouer
crépusculaire, les mélodies qui rongent le plus en grand-chose. Les paroles sont noires… jusqu’au bout. Dix chansons pour un sixième
cerveau, les charges sans drapeau blanc Jean-Pierre Bacri est mort et il y a la place album impeccable. “Il y a des équipes de
et les synthés virus, et puis l’énergie des pour moi maintenant (rires)” prévient Fabrice. troisième division qui se sont plus éclatées
concerts (plus de 900 au compteur !), qui a Rien que le titre, “Our Decisions”. Sont-ce là que des équipes de première division” conclut
largement contribué au succès de la formation les décisions prises par l’humanité qui nous Fabrice. C’est peut-être ça la morale de
banlieusarde. Nicus : “Sur nos derniers disques, condamnent au pire ou les décisions à prendre l’histoire de Frustration : un parcours jamais
je ne retrouvais pas notre saleté. Pour moi, cet dans l’urgence pour sauver ce qu’il est encore forcé, toujours choisi, où un certain esprit
album est moins artificiel. On avait envie de ça. possible de sauver ? “C’est la fin. Bien fait pour de camaraderie et un refus de se prendre
Il faut souligner l’importance du mix de Jonathan tous”, dit Fabrice, mi-goguenard mi-convaincu. pour un autre l’ont souvent emporté sur un
Lieffroy, qui a compris et adhéré à notre idée… Frustration chante l’époque. Regarde ce quelconque désir débile de gloire. Ils ne
J’ai bien cassé les couilles à tout le monde pendant que nous sommes devenus. Pas de gras ici, sont pas nombreux les groupes français qui
Photo Titouan Massé-DR

l’enregistrement (sourire).” “Le disque, il est pas de postures. Frustration a creusé jusqu’à peuvent regarder leur discographie dans le
comme la pochette en fait. Politique et intrinsèque. l’os. On ne s’attardera pas sur la pochette rétro sans rougir. H
Une espèce de matière brute, dit Fabrice. J’ai écolo-catastrophe du fidèle Baldo. Frustration
eu envie d’étrangler Nicus de nombreuses doit toujours moins à Dominique Voynet RECUEILLI PAR JÉRÔME REIJASSE
fois, c’est pas un pédagogue on va dire… qu’à un rapport au monde, oui, désabusé. Album “Our Decisions” (Born Bad Records)

MAI 2024 R&F 019


Tête d’affiche

“Baisser la tête, c’était une forme de rébellion


contre les gesticulations de Bono”

RIDE
Fondé à la fin des eighties par les chanteurs et guitaristes Mark Gardener
et Andy Bell, Ride demeure l’une des plus belles enseignes du rock anglais.
Pour preuve, ce septième album plus pop et redoutablement bien troussé.
“SHOEGAZE”. VOILÀ UN MOT QU’ON R&F : De fait, “Sunrise Chaser” sonne com- R&F : Les fans de Ride ont tiré la langue
NE PENSAIT PLUS ÉCRIRE EN 2024. me du Pet Shop Boys et “Last Frontier” lorsque vous avez rejoint Oasis. La pers-
Et pourtant, Slowdive est en tournée, est un hommage évident à Joy Division… pective d’une réformation de leur groupe
The Jesus And Mary Chain en couverture Andy Bell : J’ai toujours adoré l’énergie fétiche s’éloignait…
de Rock&Folk et Ride sort un nouvel de Joy Division et New Order. Je trouve que Andy Bell : Ride s’est séparé en 1996, j’ai
album. Depuis son rabibochage en 2014, “Love Will Tear Us Apart” est une parfaite rejoint Oasis en 1999. Puis on a reformé Ride
le groupe a déjà publié deux disques à combinaison de rock et de synthés. Effecti- cinq ans après le split d’Oasis. A l’arrivée, tout
la hauteur de sa légende. Libérés des vement, ce n’est pas un accident si l’intro de le monde est heureux. Evidemment, jouer avec
vieilles rancœurs qui l’avaient mené à son “Last Frontier” y fait penser. Parfois, on a Oasis ça m’a changé. Avant de les rejoindre, je
implosion en 1996, les Oxfordiens font l’impression de jouer les gardiens du temple, ne jouais pas de basse. Je n’en possédais même
preuve d’une inspiration renouvelée. Sur que le son de Ride doit rester entre des fron- pas ! Ça a modifié mon approche de la guitare.
“Interplay”, ils prennent leurs distances tières bien précises. Mais on aime aussi L’année dernière, je me suis pété le petit doigt
avec les guitares brumeuses qui ont expérimenter. C’est agréable d’entendre en faisant le con en vacances. Ça a aussi affecté
fait leur réputation première au profit qu’une certaine liberté exsude de tout ça. ma façon de jouer. Je comprends pourquoi Dizzie
d’une énergie plus pop. Pas besoin d’autre Gillespie disait : “Ne joue pas autant de notes”.
prétexte pour s’asseoir avec Andy Bell,
quinqua filiforme flottant dans un t-shirt Comme Neil Young R&F : C’est vrai que Ride ne répète pas
noir bardé d’un immense “SOCIALISM”. et Crazy Horse avant de partir en tournée ?
Tiens, encore un mot que l’on croyait R&F : Ça fait quoi d’être toujours dans Andy Bell : Très peu. On revoit quelques
tombé en désuétude… le même groupe avec ces gars avec qui trucs techniques et c’est tout. J’aime ça. C’est
vous étiez à l’école à Oxford ? comme Neil Young et Crazy Horse : tout peut
Andy Bell : Ça vous garde jeune ! Quand on arriver, le pire comme le meilleur. Ride est
Gardiens du temple est ensemble avec Mark (Gardener), Laurence connu pour donner des concerts fabuleux et
ROCK&FOLK : Quel a été le moteur de (Colbert) et Steve (Queralt), on a les mêmes d’autres franchement bordéliques. C’est le
ce nouvel album ? discussions que lorsque nous étions ados. prix de la liberté.
Andy Bell : La frustration ! (rires) En 2020, le Les mêmes blagues aussi. L’atmosphère est
covid a bousillé la fin de notre tournée. En 2021, très légère même si on prend notre travail R&F : Vous êtes en paix avec l’étiquette
on a commencé à travailler sur ce disque sans très au sérieux. Parfois, on s’engueule et “Shoegaze” ?
savoir si on pourrait un jour tourner à nouveau. c’est normal. On a peu changé malgré les Andy Bell : Ça me va. Au début, quand la
Du coup, on a donné à nos compositions des noms années. Quand j’ai divorcé, j’ai entamé une presse anglaise nous décrivait comme des
de villes : Monaco, Berlin, Tokyo, Düsseldorf… psychothérapie. Je pensais que j’allais parler shoegazers, c’était pour se foutre de notre gueule.
C’était une façon de voyager dans nos têtes. des trucs merdiques avec mon ex-femme… Selon elle, on avait zéro charisme parce qu’on
Certains morceaux ont changé de titre. Berlin Pas du tout. J’ai passé le plus clair de mon passait nos concerts à mater le bout de nos
est devenu “Peace Sign”. L’idée de départ était temps sur le divan à évoquer les moments pompes. Quand les Américains se sont mis à
de travailler sur le disque uniquement lorsque heureux de ma vie : les années Ride. Mon psy parler de Shoegaze, c’est devenu un compliment.
nous étions tous réunis en studio. Eviter au m’avait filé un exercice : parler avec cette version Ils ont compris que c’était une attitude, une
maximum le travail par mail ou fichier. Avec plus jeune de moi-même. Je lui ai demandé démarche consciente et humble. Pour nous,
le morceau “Last Night I Went Somewhere To ce qu’il pensait de ma vie et ça va, lui et moi, baisser la tête, c’était une forme de rébellion
Dream”, une esthétique s’est dessinée. Dans on est cool. Je suis resté assez fidèle à ce jeune contre les gesticulations de Bono et de toutes
cette démo il y avait toutes les références à la mec. Sur scène, quand je joue des morceaux ces rockstars qui hurlaient : “Moi, moi, moi !”
Photo Cal Mcintyre-DR

pop des années quatre-vingt qu’on aime. Même comme “Seagull” ou “Nowhere”, j’ai l’impres- Mais en fait, quand je joue, je ne regarde ni mes
des trucs qu’on n’aurait jamais avoué apprécier sion d’avoir à nouveau vingt ans. pédales d’effet, ni mes chaussures : je rêve. H
à l’époque comme Tears For Fears, Depeche RECUEILLI PAR ROMAIN BURREL
Mode, Talk Talk ou U2… Album “Interplay” (Wichita/ Pias)

020 R&F MAI 2024


MAI 2024 R&F 021
En vedette

“Tu vois le minimalisme ?


On faisait le contraire”

SLOWDIVE
Après trois albums et un gros pschitt au début des années
quatre-vingt-dix, Slowdive remonte lentement à la surface
depuis dix ans, dans le sillage d’un revival shoegaze que personne
n’avait vu venir. Paradoxe : cette résurrection inattendue a plongé
la merveilleuse carrière solo de son leader dans l’oubli.
Peut-on être et avoir été plusieurs choses différentes ?
Neil Halstead nous aide à y voir plus clair.
RECUEILLI PAR LÉONARD HADDAD
TRIANON, JANVIER 2024. Inutile de demander une place pour le concert.
La liste est déjà longue comme le bras, fallait se réveiller avant, mon coco.
Les scalpers du Boulevard de Rochechouart à Paris se frottent les mains. Partout
où joue Slowdive, c’est le même refrain. Scandinavie, Japon, US, UK, la tournée
mondiale ne tourne pas dans le vide mais devant des salles remplies à craquer.
Fans en transe recouverts par les nappes de guitare et de réverb, la génération
nineties est au rendez-vous de sa nostalgie mais elle ne le serait pas si les gamins
TikTok n’avaient pas sonné le rappel, les encore et le retour de flamme. C’est
l’histoire des cycles pop. Grand groupe resté petit par le nombre de disques
vendus, petit groupe devenu grand par la grâce d’une empreinte plus profonde
que prévu. Exemples fameux : Velvet Underground, Big Star, Zombies. Peut-on
sérieusement mettre “When The Sun Hits” dans la même phrase que “Candy Says”,
“Ballad Of El Goodo” et “Care Of Cell 44” ? A plus de 100 millions d’écoutes
Spotify et plus de 100 balles le ticket à la sortie du métro Pigalle, franchement,
il pourrait y avoir débat.

Napalm emo
1989. Alors que les années quatre-vingt s’apprêtent à rendre leur dernier soupir (de
soulagement général), personne de sérieux ne peut s’imaginer qu’on les évoquera un jour la
larme à l’œil. Personne, à part peut-être Neil Halstead et sa bande. Leur point de rencontre :
“Ride, Cure, Cocteau Twins, Jesus And Mary Chain, Sonic Youth, My Bloody Valentine”,
dit-il tranquillement trois décennies plus tard, certain de son bon goût comme de son bon
droit. Influences eighties, donc, mais pas n’importe lesquelles : les années quatre-vingt
atmosphériques, séparées de l’electro naissante par une feuille de Rizla+, celles qui se
chargent d’inventer la décennie suivante. Formé en 1989, Slowdive y contribuera par ses
murs de guitares, ses cheveux sur les yeux et sa réverb. Beaucoup de réverb, cet effet qui
permet de tout noyer : les mélodies (ou leur absence), les voix, les erreurs techniques sur
Photo Ingrid Pop-DR

scène, les problèmes personnels dans le public. Un écrasement au napalm emo. Trois bombes
de chantilly larguées sur les gariguettes : “Tu vois le minimalisme ? On faisait le contraire”,
sourit un Halstead capté en Zoom, juste avant un soundcheck à Cardiff.
Neal Halstead, 1991

a rendre roger Waters fou de jalousie


Les possibilités d’un autre Neil

Entre les deux ères Slowdive (soit ils accouchent en 2000 du délicieux “Sleeping accompagne parfois Sun Kill
entre 1995 et 2014), Halstead chef-d’œuvre “Excuses On Roads” (2001) avant Moon sur scène à l’époque,
n’aura pas chômé. Par ordre For Travellers”, porté le sublime “Oh! Mighty tandis qu’il réamorce la
d’apparition sur la platine, par les neilyoungeries douces Engine” (2008), doté d’un pompe électro-bruitiste avec le
Mojave 3 (formé en 1995) aligne “In Love With A View”, “When charme gracieux et d’une projet hybride Black Hearted
en onze ans cinq albums fabuleux, You’re Drifting” et une dérive profondeur simple que Brother en 2013, qui remplace
qui cherchent à envelopper planante à rendre Roger Waters Nick Drake ou Mark Kozelek les guitares par des synthés
l’auditeur dans un espace fou de jalousie, “Prayer For The ont cherchés toute leur vie. sans céder sur les mélodies
sonore rassurant plutôt que Paranoid”. Les deux disques Le suivant, “Palindrome (“Look Out Here They Come”).
de l’engloutir sous la lave en suivants sont plus pop, presque Hunches” (2012), est au Tout cela est aujourd’hui
fusion d’assauts sursaturés. radieux, avant le split. En solo, moins aussi beau, avec du entre stand-by, parenthèses
Après deux albums très Neil Halstead réussit d’abord piano pop en bonus. A propos et oubliettes. A suivre ?
nineties, presque léthargiques, un disque de néo-folk-prog de Kozelek, Halstead LH
SlOwDIVE

Quand Slowdive signe chez Creation en 1990, le label a sous contrat ça nous prive nous, les autres fans, toutes ces chansons douces qu’il
trois des influences précitées (Jesus And Mary Chain, Ride, My Bloody n’écrira plus, tous ces coins du feu orphelins de sa guitare acoustique ?
Valentine) et le mot shoegaze a déjà été inventé. Jetons un œil à ce que Là-dessus, Neil biaise. Affirme “je voulais apprendre à écrire des vraies
nous en dit le Wikipédia british : “Le shoegaze combine des vocaux éthérés chansons, des chansons country. Apprendre à projeter quelque chose
et tourbillonnants avec des couches de guitares distordues, déformées, seul avec ma guitare.” Mais il dit aussi “au fond, tout ça, c’est juste
difractées, générant un magma sonore dans lequel les instruments ne des histoires de production.” La vérité se trouve sans doute entre les
se distinguent plus les uns des autres.” Autrement dit “Berk”, mais ce deux, ainsi que le démontre un morceau comme “Andalucia Plays”,
n’est pas tout : “Les voix et les mélodies étaient rendues indiscernables, l’un des sommets du dernier Slowdive (“Everything Is Alive”, 2023)
perdues dans les murs de guitares.” Les mélodies indiscernables ? composé à l’époque guitare sèche, ressuscité ici en mille-feuilles
Difficile d’imaginer un descriptif plus repoussant. Pourtant, à l’époque, ambient. “C’est un mouvement de balancier, dit-il, comme si tout
les blancs montent en neige. La proposition esthétique, partagée avec un faisait partie d’un même flot, d’un même flux. Une chanson mène à
public ado en mal de vivre, de ressentir, de vibrer, de flotter, fait le trait une autre chanson. Un disque à un autre disque. C’est en faisant des
d’union entre les jam bands hippies adeptes de la fumette et de la transe trucs electro, avec plus d’espace, que je me suis rapproché des musiques
à venir des raves sous ecsta. Tout ce public qui cherche à s’oublier, à se acoustiques. ‘Pygmalion’ et le premier Mojave 3 ont été enregistrés quasi
noyer dans la masse (la fosse), submergé par une musique qui devient simultanément (tous deux sortis en 1995, ndr). Ils utilisent l’espace
un puissant courant amniotique fait de drones et de tremblements. Las, de la même façon. Mais plus récemment, j’ai fait le chemin inverse.”
le couple formé par Halstead et la bassiste chanteuse Rachel Goswell
ne durera qu’un temps, de même que leur fortune critique. Le second
disque, “Souvlaki” (1993) se prend l’une des claques retours les plus Asphyxie et oxygène
brutales de l’histoire pop. “Je déteste plus Slowdive qu’Adolf Hitler”, Etait-il conscient de ce qui se passait dans les universités US et sur
dira Richey Edwards de Manic Street Preachers, avant de disparaître les réseaux sociaux quand, tandis qu’il se laissait pousser la barbe
(pour de bon, lui). La phrase, qui a depuis été réimprimée dans tous pour jouer du folk sur les plages de surf de Hawaii, le culte souterrain
les articles sur le groupe, y compris celui-ci, a encore gagné en saveur de Slowdive grondait ? “Non. Quand on a reçu la proposition d’un
depuis que le disque a son macaron de serviette dans les Top 100 de tous festival (Primavera Sound, en 2014), je pensais que ce serait l’affaire
les temps. Haussement d’épaules 2024 de Halstead, qui relativise les d’une poignée de concerts, quelques semaines à tout casser, avant de
nouveaux hauts comme les anciens bas. Creation, eux, débranchent le revenir au cours normal de la vie. Mais quand on est monté sur scène,
groupe trois semaines après la parution du troisième album “Pygmalion” on a réalisé qu’on avait un public. Les vieux fans, mais surtout tous
Photo Martyn Goodacre/ Getty Images

en 1995, une expérimentation electro ces kids qui nous avaient trouvés par eux-
glaciale (et parfaitement minimaliste cette
fois), avec laquelle Halstead balance tout
par la fenêtre, les guitares, les copains,
L’échec originel mêmes.” L’échec originel transformé en
hold-up inespéré. Un paradoxe temporel,
personnel et émotionnel absolu. “Est-ce
la copine, le groupe, sa carrière, en un
suicide commercial et esthétique, aussi transformé en qu’on vit ça comme une revanche ? Non.
On vit ça comme une bande de copains

hold-up inespéré
grandiose qu’assumé. “Une déconstruction, qui se reconnecte et trouve l’inspiration
en rupture totale avec l’idée qu’on pouvait se pour faire de nouveaux disques.” Ils en
faire de notre groupe. Tout le monde était sont déjà à deux, “Slowdive” en 2017
très mal à l’aise avec cette direction. Tout le monde sauf moi.” Ce disque, puis “Everything Is Alive” l’an dernier, un disque où Halstead réunit
ils ne le joueront pas sur scène. Ils ne joueront plus rien d’ailleurs, pour la première fois ses différentes facettes, electro, soundscapes,
ne regarderont plus leurs chaussures, ne vieilliront pas ensemble, du chansons, hissant même le paradigme shoegaze vers des sommets
moins pendant les vingt années suivantes. En anglais, Slowdive peut se presque pop sur le quasi-déjà-classique “Kisses”.
traduire par “plongée lente”. Là, ce serait plutôt Freefall, la chute libre. Il y a là un autre paradoxe, presque un vertige. Ce grand écart impro-
bable chez un même artiste entre wall of sound et dépouillement,
plomb et plume, asphyxie et oxygène, surchauffe et petit éventail
L’heure magique de poche. Pile et face ne sont pas faits d’une même pièce. Un Neil
Avant une interview, Neil Halstead ne sait jamais s’il est là pour Halstead en cache constamment un autre. On n’est pas obligé de
parler de Slowdive ou de sa carrière en général. Avouons-le, cet article les aimer tous, en tout cas pas autant. Pour beaucoup, le retour
naît moins du désir de revenir sur la résurgence actuelle du groupe de Slowdive est un triomphe, un recommencement, mais pour une
que du regret de constater comment, par ricochets, le reste, tout le minorité, c’est aussi la fin (provisoire ?) de l’autre Halstead, le
reste de la carrière de ce musicien sidérant s’est trouvé brutalement country man de Mojave 3 et l’artiste solo zen qui n’aura tenu que
rejeté dans les limbes. D’abord les cinq disques de son projet suivant le temps de trois grands petits disques, parenthèse méditative avant
Mojave 3 (1995-2006), country-rock cosmique incrusté de joyaux de revenir faire chavirer des salles combles sous les flangers de
pop et de survols de paysages émotionnels enchanteurs, comme du guitare. Peut-on être et avoir été deux choses qui ont aussi peu à
Grandaddy joué par Radar Bros. Puis les trois albums néo-folk solos voir l’une avec l’autre ? Oui, mais pas en même temps. “On change,
d’une beauté ahurissante, chefs-d’œuvre mélodieux, mélodiques, non ? On change tous. C’est ce que j’aime. Un disque n’est jamais que
mellow doux, comme des rayons de soleil à l’heure magique, quand le document de là où l’on se trouve à un moment précis. Tu écoutes
tout (le ciel, les villes, la nature, l’humanité, la vie) devient plus ‘Songs From A Room’ de Leonard Cohen et tu te retrouves dans cette
beau. Où les trouver, ces émotions-là, maintenant que Slowdive a pièce avec lui.” Leonard Cohen, pile guitare, face synthé, l’exemple
repris le dessus ? Que reste-t-il de cette période où Halstead venait n’est pas choisi au hasard. “Au final, tout ça n’est pas si différent
roucouler seul à l’Espace B dans le XIXème arrondissement et qu’il qu’on veut bien le dire.” Il est le seul à penser ça. Mais son avis est
s’agissait de faire entendre la richesse de ses mélodies, la texture de sans doute le seul qui compte vraiment. Sans rancune ni regrets, donc.
sa voix et de chaque respiration, aux antipodes esthétiques de tout En tout cas, pas les siens. H
ce que Slowdive représente ? Quid de tous les disques (solos) dont

MAI 2024 R&F 025


Discographie
Les précurseurs
A la base le terme était moqueur, inventé par la presse britannique à la fin des années quatre-vingt pour se gausser des jeunes groupes
psychédéliques qui émergeaient de villes peu réputées pour leur scène rock (Glasgow, Reading, Oxford...) et jouaient le nez rivé sur leurs
pédales de distorsion. Soit l’opposé total de l’exubérance rock en spandex fluo et brushings peroxydés qui régnait sur le rock mondial à
l’époque. Alors, les groupes se sont approprié le terme pour en faire un manifeste artistique, celui d’une non-coolitude assumée, de faiseurs
de sons romantiques qui préfèrent les couleurs pastel et la brume aux couleurs éclatantes. Qui aiment aussi publier de nombreux EP
avant de se lancer dans de véritables albums. Pour une vague qui a véritablement été au sommet de sa popularité entre 1988 et 1993.
The Jesus
and Mary chain
de studios, usant et épuisant
une vingtaine d’ingénieurs du
son, plongeant son label au
disque monumental
“Psychocandy”
Blanco y Negro (1985)
bord de la faillite. “Loveless”
contient tout ce qui est à la et fondateur, mêlant
Shoegaze
ou non ? Le
premier album
fois passionnant et irritant
dans le shoegaze, sans jamais
s’excuser de son romantisme
pistes planantes, noise
des frères
Reid a posé les
échevelé et de sa démesure.
et mélodies pop
bases du genre
avec ses chansons construites chapterhouse fait partie des premiers groupes “In Ribbons” leur album le plus
autour de rivières de feedback. “Whirlpool” à tirer le shoegaze vers quelque durable et un classique méconnu.
Doit-on parler de proto-shoegaze Dedicated (1991) chose de plus pop, avec des
comme on parle de proto- C’est de chansons construites autour de
punk ? Sur ses moments les plus Reading, comme riffs et de refrains mémorables, slowdive
calmes — “Just Like Honey”, Slowdive, que tout en gardant ce côté vaporeux “Souvlaki”
“Cut Dead”, “Taste Of Cindy”, provenait rappelant les débuts de Ride. Creation (1993)
“Sowing Seeds” —, The Jesus Chapterhouse, Méprisés à l’époque, ils ont Difficile de
And Mary Chain plante la graine groupe qui aujourd’hui un des répertoires choisir entre
qui germera peu de temps après se différenciait de ces derniers les plus durables du genre. “Just For A
dans les Midlands britanniques. par un son volontiers plus Day” et son
dansant (on pense à “Pearl” et successeur
ses beats samplés ou “Falling Lush “Souvlaki”
ride Down” presque Madchester). “Spooky” comme disque le plus représentatif
“Nowhere” Echec commercial à sa sortie, 4AD (1992) du son éthéré du quintette de
Creation (1990) “Whirlpool” est aujourd’hui perçu Produit par Reading. Marqué par la rupture
Parmi les comme un classique fondateur. Robin Guthrie, amoureuse entre les deux
premiers chefs- cet album a chanteurs-guitaristes Neil Halstead
d’œuvre avérés souvent été et Rachel Goswell, plusieurs fois
du shoegaze, swervedriver décrit comme rejeté par Alan McGee qui leur
“Nowhere” sort “Raise” “un disque des avait commandé un album plus
alors que les Creation (1991) Cocteau Twins avec un wall of pop, “Souvlaki” porte en lui une
congénères de Ride n’en étaient Plus musclé que sound”, une façon de dire que ce grande mélancolie et demeure une
encore qu’à publier des EP (seul nombre de ses dernier a peut-être eu la main des œuvres les plus touchantes
My Bloody Valentine avait sorti, contemporains lourde sur les effets (en particulier du mouvement originel. Peut-
avec “Isn’t Anything”, un album à avec ses cette batterie caverneuse). C’est être son dernier chef-d’œuvre.
part entière). Disque monumental morceaux aussi ce qui fait le charme de
et fondateur, il montre un jeune formés autour cet album qui, comme son nom
groupe empli d’idées aventureuses, de guitares lourdes, ce groupe l’indique, n’hésite pas à aller The Verve
mêlant pistes planantes, noise et originaire d’Oxford avait proposé dans la noirceur et l’étrange. “A Storm In
mélodies pop, pavant la voie pour plusieurs EP avant de publier Heaven”
les groupes shoegaze plus attirés son premier album. D’où ce Hut (1993)
par la lumière et l’énergie que disque maîtrisé, où l’on retrouve pale saints On a tendance
le brouillard et la mélancolie. les meilleurs morceaux des “In Ribbons” à l’oublier mais
débuts, dont ce “Rave Down” 4AD (1992) avant les violons
emblématique du genre. Leur premier de “Bittersweet
My Bloody Valentine album (“The Symphony”, The
“Loveless” Comfort Of Verve jouait un shoegaze lourd
Creation (1991) catherine Wheel Madness”) et puissant. Bien sûr, Richard
C’est la grande “Ferment” témoignait Ashcroft n’était pas du genre à se
pyramide du Fontana (1992) déjà d’un fort regarder les pompes. Son ego et
shoegaze, son Groupe potentiel, mais c’est avec l’arrivée son charisme naturel ont vite fait
chef-d’œuvre méconnu de Meriel Barham (ex-chanteuse de le muer en frontman tapageur.
indépassable, originaire de et guitariste de Lush) que ce Pourtant, avec ses chansons
son moment la ville côtière groupe de Leeds va trouver sa lancinantes guidées par des lignes
pivot. Un disque radical dont la de Great meilleure incarnation. Propulsé de basse, The Verve fait partie
genèse aux multiples péripéties Yarmouth, par le duo de vocalistes formé de ces groupes qui ont emmené
tient de la geste héroïque Catherine Wheel se démarque par Barham et Ian Masters, le shoegaze vers autre chose et
— enregistré dans une vingtaine de ses contemporains car il a Pale Saints vont publier avec l’ont rendu britpop-compatible.

026 R&F MAI 2024


shoegaze
Les héritiers
PAR ERIC DELSART

A l’arrivée du grunge, puis de la britpop, l’héroïsme rock, incarné par des figures charismatiques et provocatrices telles que Kurt Cobain ou les
frères Gallagher, a de nouveau eu le vent en poupe, entraînant la disparition peu à peu de la première génération shoegaze. Très vite pourtant,
certains traits esthétiques de cette musique ont commencé à ressurgir, entre influences en filigrane et véritables périodes de revival assumé.
The Brian “Weird Era Cont.” voyait inspirée du shoegaze que de la aujourd’hui connu sous le
Bradford Cox et ses sbires se jangle pop de The Clean, pour nom d’Astrel K, jouait dans les
Jonestown Massacre jeter à corps perdu dans un un résultat hybride fabuleux revivalistes Tripwires), Ulrika
“Methodrone” shoegaze délicieusement tordu. (“Through The Door”). Spacek utilise la reverb comme
Bomp! (1995) un outil pour donner corps à des
Bien sûr, il a place chansons tantôt mélancoliques
y avait déjà ringo Deathstarr (“NK”, “Porcelain”), tantôt
eu une forme To Bury strangers “Colour Trip” hypnotiques (“Beta Male”),
de réplique “Exploding Head” Club AC30 (2011) et toujours saisissantes.
américaine Mute (2009) Originaires
au shoegaze, Non content de d’Austin,
avec des groupes comme les regarder ses ces Texans Bryan’s Magic Tears
Swirlies, Mercury Rev, Drop pédales quand amateurs de “Vacuum
Nineteens ou Medicine, contem- il joue, Oliver calembours Sealed”
porains de la première vague au Ackermann mêlant “Star Born Bad (2021)
début des années quatre-vingt-dix. les fabrique Wars” et les Beatles témoignaient Têtes de file
Il n’est ainsi peut-être pas étonnant lui-même et a créé sa marque, dès leur premier d’une certaine d’une scène
que pour leur premier album, Death By Audio, devenue une anglophilie (notez l’orthographe shoegaze
Anton Newcombe et The Brian des meilleures adresses pour anglaise du mot “colour”), à française
Jonestown Massacre aient les deux monter des murs de reverb. l’instar d’autres contemporains emplie de
pieds dans le shoegaze, avant de La meilleure publicité pour américains tel A Sunny Day groupes passionnants (Marble
prendre le tournant garage et son entreprise ? Son groupe In Glasgow. Ne cherchant Arch, Dead Horse One), les
psychédélique qui deviendra A Place To Bury Strangers, aucunement à réinventer Parisiens ont choisi sur cet
leur marque de fabrique. Une d’une violence radicale, pour le genre, le groupe se pique album My Bloody Valentine
influence qui ne les quittera jamais un shoegaze tendu et ténébreux. ici de classicisme et propose un comme modèle et impressionnent
et demeure toujours présente étonnant voyage dans le temps par la puissance de leur son,
dans leur œuvre aujourd’hui. et l’espace, quelque part entre brumeux à souhait et au service
The horrors My Bloody Valentine et Medicine. d’hymnes immédiats (“Excuses”).
“Primary Colours” Un tour de force qui interroge :
The Warlocks XL (2009) et si le meilleur groupe
“Surgery” Qui aurait cru, Diiv français était shoegaze ?
Mute (2005) à l’écoute de “Is The Is Are”
Bobby Hecksher leur premier Captured Tracks (2015)
a suivi le chemin album, que Ayant dû Daiistar
inverse d’Anton ces garage- changer son “Good Time”
Newcombe : rockers fans nom de Dive Fuzz Club (2023)
après un de Screaming Lord Sutch allaient à Diiv pour C’est d’Austin
“Phoenix” se muer en figure de proue d’un des raisons de encore que
psychédélique et pop célébrant revival shoegaze britannique ? copyright, ce proviennent ces
joyeusement la prise de stupéfiants Mêlant rythmes krautrock, groupe new-yorkais incarne à jeunes chiens
(“The Dope Feels Good”), venait tourbillons de synthétiseurs et merveille le revival shoegaze fous nourris
“Surgery”, disque gueule de murs de guitares avec goût et apparu au milieu des années 2010. de références
bois (“Come Save Us”) dans créativité, le quintette se réin- Mené par Zacharie Cole Smith aux années quatre-vingt et
lequel The Warlocks noyaient ventait ici de manière sublime. — passé par Beach Fossils quatre-vingt-dix dans leur
leur dépression dans la reverb. notamment —, c’est un fantasme musique. Exemple d’un shoegaze
Le début d’un tournant shoegaze revivaliste qui fonctionne à qui n’hésite pas à aller vers
pour le groupe qui n’a cessé depuis crystal stilts merveille. “Is The Is Are”, des chansons pop euphoriques
d’explorer les méandres du genre. “In Love With avec son titre nonsensique et sa (“LMN BB LMN”), ils ont livré
Oblivion” conception compliquée (affaires en 2023 un premier album
Sacred Bones (2011) de drogues, arrestation, rehab, époustouflant qui les place parmi
Deerhunter Il a existé polémiques en ligne, départs les groupes les plus attendus sur
“Weird Era durant un de membres du groupe...) les scènes des festivals cet été.
Cont.” temps, dans
4AD (2008)
Durant
leur longue
un Brooklyn
pas encore
gentrifié, un drôle de mouve-
Ulrika spacek
“The Album
et si le
et complexe
carrière, les très
ment mêlant esthétiques lo-fi et
guitares vaporeuses autour de
Paranoia”
Tough Love (2016) meilleur
expérimentaux
Deerhunter ont abordé de nom-
breux styles mais ont toujours
groupes tels que Vivian Girls
ou The Pains Of Being Pure
At Heart. Crystal Stilts, trop
Formé à
Londres
par une
groupe
gardé un penchant pour la
reverb et la distorsion. Publié
étranges pour percer sans doute,
avec ce chanteur aux textes
communauté
de musiciens français était
en 2008 le même jour qu’un autre
album jumeau (“Microcastle”),
marmonnés noyés dans la reverb,
proposaient une musique aussi
ayant déjà par le passé fricoté
avec le shoegaze (Rhys Edwards, shoegaze ?
MAI 2024 R&F 027
En vedette

“Heavy metal !”

The
Le groupe revient avec un nouvel album,
“rockmaker”, accompagné d’icônes des groupes
légendaires Pixies, Guns N’ Roses et Blondie...
Que nous réserve le combo de Portland ?
RECUEILLI PAR DANNY BOY

DanDy
Warhols

028 R&F MAI 2024


FLASHBACK SUR L’ANNÉE 2000 : DÈS SON AMORCE, ROCK&FOLK : Quelle direction avez-vous prise avec
LE NOUVEAU MILLÉNAIRE S’ANNONÇAIT DES PLUS “Rockmaker” ?
ENNUYEUX. L’effrayant bug Y2K s’avérait n’être qu’une Courtney Taylor-Taylor : Heavy metal ! Onze titres qui commencent
fake news de plus. La fin du monde tant attendue n’a tous avec un riff de guitare, qu’il soit lent ou super rapide. Un est plutôt
pas eu lieu même si, musicalement, nous n’en étions Black Sabbath, un autre Ramones, un MC5, un autre Nick Cave And
pas loin. Rappelons-nous Blink-182, Britney Spears The Bad Seeds, un Christian Death ou Nine Inch Nails... Au début, le
et fuckin’ NSYNC. Et puis, soudain, sans prévenir, le groupe n’a pas apprécié l’idée. Quand je lui ai présenté le riff Black
15 juin 2000, Rock&Folk nous fit découvrir le groupe Sabbath, Peter a réagi, “Oh, okay, cool…” et il me sort un super riff.
qui allait tout changer et en fit fissa sa couverture avec Et puis un autre, et encore un autre ! Il me dit, “C’est incroyable !
cette accroche affolante : “Le groupe que nous attendions Je n’ai jamais réalisé combien j’aime ça !”
tous : The Dandys Warhols”. “Thirteen Tales From Urban Peter Holmström : C’était un exercice intéressant que d’écrire des
Bohemia” méritait bien ce buzz parce que cet album chansons en partant de riffs à l’opposé d’accords. C’est quelque chose
était plein de guitares et de titres fun (“Bohemian Like que je n’avais jamais fait. Ça sonne toujours comme des chansons
You”, “Get Off”). Rock’n’roll is back, baby ! Là où tout des Dandys, mais avec un angle un peu différent. Comme pour
autre groupe aurait plongé sans hésiter dans le vivier “The Summer Of Hate”, je regardais un documentaire sur les Damned
lucratif du rock’n’roll revival, les Dandys, eux, prirent et je me suis dit : “J’aimerais faire une chanson comme ‘New Rose’.
tout le monde à contre-pied et, en 2003, en pleine Ça m’a inspiré pour écrire le riff, même si ça n’y ressemble pas.
Strokesmania, balancèrent “Welcome To The Monkey
House”, un album bardé de synthés des années quatre- R&F : Sur “Danzig With Myself”, Frank Black des Pixies vous
vingt, coproduit par Nick Rhodes (Duran Duran) et prête main-forte avec une guitare fuzz efficace.
Photo Chris Bergstrom-DR

Tony Visconti. Durant les vingt années qui s’ensuivirent, Courtney Taylor-Taylor : Il est fantastique. Evidemment, nous
la carrière des Orégoniens fut une longue et mouvementée, avons cette chanson, “Cool As Kim Deal” (1997). J’aimerais aborder le
montagne russe ponctuée par des albums (huit) plus ou sujet avec lui, “Vraiment, tu ne peux pas tolérer Kim Deal au point de ne
moins réussis, souvent étonnants et parfois énervants. pas faire un autre disque avec elle ? Juste un EP ? Même pas un single ?”
Une chose est sûre, les Dandys Warhols sont uniques. Je ne lui en parle pas, même si j’en ai très envie.

MAI 2024 R&F 029


thE DAnDy wArhOlS

“Je ne prends plus de cocaïne


simplement parce que je doute
que ce soit de la vraie cocaïne”
R&F : Vous avez fait appel à Slash pour “I’d Like To Help You mais personne ne veut l’admettre. Oui, ce disque est en grande partie
With Your Problem”. à ce sujet. Même si je n’aime pas trop en parler.
Courtney Taylor-Taylor : Le riff Black Sabbath a donné le jour à
cette chanson, ensuite nous avions besoin d’un artiste du calibre de Slash R&F : Avec “The Summer Of Hate” vous abordez les émeutes
parce que ni moi ni Peter ni Brent n’avons cette virtuosité, cette facilité Black Lives Matter qui ont secoué Portland en 2020. Vous
technique qu’il a. Nous lui avons envoyé le mix et il nous a répondu dans chantez “I was born in the Summer of Love and I’ve lived
l’heure qui a suivi. Ce qu’il nous a offert était renversant. Enorme ! Ces through the Summer of Hate.” Y voyez-vous un parallèle ?
gammes moyen-orientales avec cette pédale wah-wah. Quel génie créatif Courtney Taylor-Taylor : Si tu parles aux gens qui ont vécu le
absolu ! Et ça sonne toujours comme Slash. N’importe quel guitariste Summer of Love (San Francisco, 1967, ndr), ils te diront que derrière
te le dira en écoutant cette guitare : c’est Slash ! les fleurs et les cheveux, il y avait beaucoup de peur et de colère, que
ça n’était pas que Peace & Love mais aussi un prétexte pour plein de
R&F : Le duo avec Debbie Harry, “I Will Never Stop Loving sans-abri, de criminels et d’ordures de foutre le bordel. Très similaire
You”, est une étape importante dans votre carrière, n’est-ce pas ? aux émeutes qui ont ravagé Portland. Des Blancs bien intentionnés
Courtney Taylor-Taylor : Oh, man… Debbie Harry, qui aurait cru ? sont venus à Portland pour attirer l’attention sur la lutte contre le
Un vrai miracle ! Cette voix ! La manière dont elle s’est investie dans racisme. Mais avec eux sont venus des éléments horribles, répugnants,
cette chanson et comment elle l’a adapté à son style… Mon manager sans morale, véritables pourritures de la société, et ils ont détruit
m’a demandé : “Si tu devais faire appel à quelqu’un pour chanter ce l’infrastructure de Portland. Détruit le centre-ville. Maintenant, tu ne
falsetto, à qui penserais-tu ?” J’ai tout de suite répondu : “Debbie peux même plus sortir le soir. Tout s’est effondré. La ville est une épave.
Harry !” Nous nous sommes mis en contact avec son entourage mais
ça semblait vraiment peu probable que cela aboutisse. On a attendu R&F : Avec “Alcohol And Cocainemarijuananicotine” et
pas mal de temps mais à la fin, elle a accepté d’y participer. Seigneur ! “Teutonic Wine”, nous retrouvons des thèmes chers aux Dandy
C’est incroyable ! Cette voix, c’est comme un ange qui apporte paix et Warhols. Drogue et alcool sont-ils nécessaires à notre survie ?
harmonie dans ta vie et puis, face à elle, il y a ce mec à la ramasse, Courtney Taylor-Taylor : Oui, surtout dans le monde dans lequel
dans le caniveau, qui déballe ces foutaises… nous vivons. Cocaïne, marijuana, nicotine sont des drogues old school.
Celles d’une époque qui me manque aujourd’hui. On ne parle pas de
merdes comme le Fentanyl ou le crystal meth. Je ne prends plus de
Drogues old school cocaïne simplement parce que je doute que ce soit de la vraie cocaïne.
R&F : Cet album, au niveau des paroles, est bien sombre… Quant à l’alcool, je ne bois que du vin. Je me souviens très clairement de
Courtney Taylor-Taylor : Nous avons commencé à travailler sur ma découverte des bordeaux de quinze ans d’âge. Je me suis tourné vers
cet album durant le confinement. Sous le régime de Donald Trump et ma copine à l’époque et je lui ai dit : “C’est comme prendre de l’ecstasy.
de son culte. Tout le monde était nerveux, inquiet, apeuré et en colère. C’est parfait !” J’ai foutu tellement de fric en l’air dans toutes ces
Des affrontements avaient lieu. C’est effrayant de voir ce qu’internet merdes, ces drogues de rue dont tu ne sais jamais ce qu’elles contiennent
nous fait découvrir au sujet des gens. Les gens sont stupides. Ils vont réellement. Un bordeaux de vingt ans, tu sais ce qu’il y a dedans.
croire les conneries les plus insensées. Aujourd’hui, les mensonges sont Ça ne se fake pas. H
plus importants et plus crédibles que la vérité. Nous sommes stupides Album “Rockmaker” (Sunset Blvd Records)

une image peu flatteuse des Dandys et de leur


Film XX
En 2004 sortait “Dig !”, documentaire réalisé par
leader Courtney Taylor en particulier, présentés
comme des opportunistes un peu poseurs. Depuis
vingt ans, les membres des deux groupes — amers
Ondi Timoner qui retraçait les trajectoires croisées devant le portrait, trop sensationnaliste à leur goût,
de deux jeunes groupes psychédéliques aux portes dressé par Timoner — n’ont cessé de dire tout le
du succès au milieu des années 90 : The Dandy mal qu’ils pensent du film. C’est pour cela que le
Warhols et The Brian retour prochain du film en salles dans une version
Jonestown Massacre. augmentée de 40 minutes promet d’être intéressant.
Un film réalisé avec l’aval des “Dig ! XX” annonce faire le point sur l’évolution
deux groupes où on suivait des groupes ces vingt dernières années, avec cette
au plus près sur une décennie fois-ci une participation du tambouriniste du BJM
l’ascension des premiers et Joel Gion à la narration (la version originale était
la déchéance des derniers. racontée par Courtney Taylor). Zia McCabe des
Le film avait eu pour effet Dandy Warhols a même participé à la présentation
de mettre le projecteur sur du film au festival de Sundance en janvier dernier,
Anton Newcombe, faisant de signe que les choses semblent apaisées. De son côté,
lui une figure culte de junkie Joel Gion vient de publier aux Etats-Unis “In
génial et ingérable, lui offrant The Jingle Jangle Jungle”, un livre dans lequel
même une improbable seconde il retrace sans fard, et avec beaucoup d’humour, les
carrière, tout en donnant premières années de The Brian Jonestown Massacre.

030 R&F MAI 2024


032 R&F MAI 2024
En vedette

“De la pop”

The
LemoN
TWIGS
“I just wasn’t made for these times” chantait Brian Wilson.
Telle pourrait être la devise du duo new-yorkais dont paraît
“A Dream Is All We Know”, cinquième disque d’un fier anachronisme.
RECUEILLI PAR VIANNEY G
LE LÉGENDAIRE MAGAZINE AMÉRICAIN “CREEM”, Michael, le cadet, assure avec une arrogance rafraîchissante :
RELANCÉ DEPUIS QUELQUES ANNÉES, RÉSUME “Beaucoup de personnes reconnaissent que nos chansons
PARFAITEMENT LES RAISONS DE L’ADMIRATION peuvent rivaliser avec tous ces trucs des années soixante
PARFOIS AMBIGÜE QUE L’ON PORTE AU GROUPE DES et soixante-dix et qu’elles ne se contentent pas d’émuler
FRÈRES D’ADDARIO : “Les Lemon Twigs prennent le poncif leur style”. Si ce genre d’interrogations, qui n’avait plus
‘On n’en fait plus des comme ça’ comme un défi personnel”. cours au sujet de “Everything Harmony”, refait surface,
Bref, raviver au pied de la lettre et à eux seuls la rivalité Beatles/ la faute à des clins d’œil parfois très appuyés (un morceau
Beach Boys, au risque de la rétromanie. Mais comment leur s’appelle “Sweet Vibration” et “Peppermint Roses” sonne
reprocher ? Ces surdoués de la chose pop, n’ayant probablement méchamment Beatles…), le charme finit par opérer,
jamais écouté la radio, ont vécu en vase clos dans un sanctuaire invinciblement, par la grâce d’un court canon accompagné
familial où la présence paternelle imposait le règne des Fab de mandoline (“I Should’ve Known Right From The Start”),
Four (la mère préférait John Prine et Tom Waits). Les frangins, d’une coda angélique (le single “My Golden Years”),
sixties-olâtres jusqu’à la moëlle, ne tombent pourtant pas dans de do-do-do-do exubérants (“Church Bells”) ou d’une
le vintage pour une raison très simple : ils savent écrire de rythmique bossa (l’automnale “Ember Days”). Risquons un
grandes chansons. De ce point de vue, “Everything Harmony”, acte de foi : on les croit capables de sortir un jour leur propre
leur premier vrai chef-d’œuvre, était un enchantement total “Odessey And Oracle”. “Lancer la réunion” : au premier
(“Everyday Is The Worst Day Of My Life”, “When Winter plan, Michael, qui a appris à ne plus couper la parole à son
Comes Around”, “Still It’s Not Enough”, tout l’album en frère, et Brian — un prénom prédestiné —, croisement entre
fait), au niveau des merveilles des modèles évoqués (Big Jean-Pierre Léaud et Rod Stewart ; dans le fond de l’écran
Photo DR

Star, XTC, Beach Boys, Bee Gees). Lors de la conversation, trône une splendide croûte (le portrait d’un Carlin songeur).

MAI 2024 R&F 033


“Je veux juste
écrire une vraie
bonne chanson”
ROCK&FOLK : Ce nouvel album sort à peine un an après
“Everything Harmony”, qui avait été salué un peu partout.
Est-ce qu’il y avait une pression supplémentaire pendant
l’enregistrement ?
Michael D’Addario : Certaines chansons étaient déjà écrites, d’autres
déjà enregistrées… L’une des pistes vient des sessions de “Everything
Harmony” et une autre est antérieure. Sinon, je crois que tout le reste
est nouveau, non ? (Se tournant vers son frère) Combien de chansons il y
a déjà sur l’album ?
Brian D’Addario : (Un peu accablé par la demande) Douze…
Michael D’Addario : Il y a quelque chose dans la production, le
songwriting, le chant de “Everything Harmony” qui a fait que les gens s’y sont
vraiment attachés. C’est peut-être lié aussi à la mélancolie qui s’en déga-
geait. Mais l’accueil fait à nos albums a pas mal varié au fil des années.
Brian D’Addario : Nous avons commencé cet album bien avant que le
précédent ne sorte. Je crois que nous avons terminé “Everything Harmony”
à peu près en avril 2022, puis nous nous sommes mis à travailler sur le
suivant. Donc il y a eu presque un an entre l’enregistrement et la sortie.
Michael D’Addario : C’était sans doute mieux comme ça car si nous
avions enregistré après avoir eu vent des réactions du public, nous aurions
sans doute été tentés de poursuivre dans la même veine.

R&F : Ce qui n’est pas du tout le cas : “A Dream Is All We Know”


est vraiment un album de sunshine pop. Est-ce qu’il s’agissait
d’une réaction consciente au précédent ? Ou à l’époque, pas
particulièrement réjouissante ces temps-ci… ?
Michael D’Addario : Moui, probablement. Nous avions envie de faire
autre chose. Nous avons gardé ce qui nous plaisait dans le précédent
album et on a laissé le reste de côté. Je ne sais pas s’il y a une réaction
à l’époque là-dedans… Mais c’est vrai qu’au jour le jour, nous écoutons
essentiellement de la pop, qu’elle soit enjouée ou non.
Brian D’Addario : Ça a sans doute à voir aussi avec le titre de l’album, R&F : Il semble que vous avez gagné en simplicité avec les deux
“A Dream Is All We Know”. Il y a une dimension d’évasion dans cet derniers albums, les chansons sont moins chargées qu’à vos
album, et c’est aussi l’une des raisons pour lesquelles on s’est mis à la débuts. Cela fait huit ou neuf ans que vous enregistrez : comment
musique au départ. Alors que les paroles de “Everything Harmony” votre rapport au songwriting a-t-il évolué ?
étaient un peu plus réalistes. Brian D’Addario : On se concentre beaucoup plus sur l’essentiel.
Nous sommes aussi beaucoup plus lucides lorsqu’il s’agit de décider si
un arrangement devient encombrant ou s’il sert réellement la chanson.
Une course contre le temps Je pense qu’avant on s’attachait trop aux idées que nous avions. Si on
R&F : Parlons du single “My Golden Years” qui évoque l’urgence travaillait sur une idée assez longtemps et qu’on l’enregistrait, en général
de vivre pleinement sa jeunesse avant qu’elle ne s’envole : c’est nous la gardions quoi qu’il arrive. Alors qu’aujourd’hui, nous sommes
une inquiétude qui vous a rattrapé ces dernières années ? beaucoup moins chichiteux par rapport à nos propres idées.
Michael D’Addario : Comme tout le monde, je me retrouve à chaque Michael D’Addario : Il faut être capable de jeter certaines parties à
anniversaire plus vieux d’une année (Michael D’Addario a tout juste la poubelle. Pour certains morceaux, Brian mettait du violoncelle, ce
25 ans …, nda) avec l’impression que je n’ai pas vu les mois passer. A chaque qui prenait des heures à enregistrer. Et pour autant, il faut être capable
fois, je me demande : ‘Qu’est-ce que j’ai accompli cette année ?’ “My Golden de prendre un peu de recul et de se demander : est-ce que ça apporte
Years”, comme “Rock On”, est une chanson qui parle de chansons. Elles quelque chose ? Ou bien est-ce que la chanson ne serait pas meilleure
disent toutes les deux la même chose de manière différente : je veux juste sans cette partie ?
écrire une vraie bonne chanson, une chanson que j’aime et que j’aimerai Brian D’Addario : Et c’est la même chose pour l’écriture des chansons.
encore l’année prochaine. C’est une sorte de course contre le temps. Je Avant, je pensais que si j’avais une idée qui n’était pas forcée, alors ça
veux réaliser des choses dont je sois fier et pouvoir dire : “Ah tiens, quand voulait dire qu’il s’agissait automatiquement d’une bonne idée. Et je ne
j’avais cet âge, j’ai écrit cette chanson incroyable”. Mais d’autres personnes prenais jamais la peine de la considérer de manière objective en me
peuvent se rapporter à ce thème de leur propre manière. Pour moi, ça parle demandant : est-ce que ça va parler à quelqu’un qui n’est pas dans ma
Photo DR

de chansons parce que c’est vraiment ce à quoi je pense tout le temps. propre tête ? Faire ça, ça aide énormément.
thE lEMOn twIgS

des films comme “A Hard Day’s Night”, les émissions des Monkees et
les apparitions de tous ces groupes au Ed Sullivan Show. Il y a tellement
de documents sur les Beatles et les Beach Boys, sur la manière dont
ils communiquaient, leurs différentes personnalités, etc. Ils ont
toujours fait partie de nos vies, à un point presque ridicule. Pendant des
années, on pouvait se sortir des phrases comme : “Ah tiens, c’est
probablement quelque chose que John aurait pu dire !” (rires), des choses
un peu risibles comme ça ! C’est peut-être à ça qu’a ressemblé la
Beatlemania. Un cas sévère en ce qui nous concerne ! Sur le fond, je
ne sais pas si le film a relancé ça, mais je me souviens que quand il est
sorti, j’étais aux anges parce que leur musique était partout. Pendant
les trois jours qui ont suivi la sortie du film, j’ai vu une voiture passer
avec “Don’t Let Me Down” (il se met à chanter) à fond dans l’autoradio.
A un autre moment, je marchais à côté d’une femme dans la rue et je
l’entends chantonner (il entonne la mélodie) : “Jojo was a man who
thought he was a loner” ! Et quand j’étais chez moi, j’entendais mon
voisin regarder le film. Tout ça en deux ou trois jours ! C’était dingue.
On ne pouvait pas y échapper. Et nous, qui en discutons avec notre
père depuis longtemps, encore moins que les autres.

Crosby, Stills,
D’Addario and D’Addario
R&F : Vos références viennent comme toujours essentielle-
ment des années soixante et soixante-dix, mais “In The Eyes
Of The Girl” est carrément un morceau doo-wop !
Brian D’Addario : Ce que nous voulions pour ce morceau, c’était
des harmonies vocales qui évoquent les Four Freshmen, les Beach
Boys, mais aussi The Free Design, et tous les groupes de l’époque
qui utilisaient ces harmonies incroyables.
Michael D’Addario : Nous avons fait beaucoup d’harmonies à deux,
mais on n’avait jamais vraiment harmonisé à ce point ensemble. C’est
probablement un peu plus simple avec quatre ou cinq chanteurs dans
la même pièce. Pour chaque chanson, on essaie de s’approprier un
nouveau style ou de le déconstruire puis de le reconstruire. C’est ce
R&F : Vous avez dit qu’avant de travailler sur “Everything qui nous intéresse, surtout pour ce qui est des harmonies.
Harmony” vous aviez envisagé de vous lancer chacun en solo,
à côté du groupe. Que s’est-il passé exactement ? R&F : Vous avez travaillé avec Jody Stephens et Todd
Brian D’Addario : Au fil des années, nous avons accumulé beaucoup Rundgren : est-ce qu’il y a d’autres héros personnels avec
de chansons que nous aimons, mais qui ont toujours été “battues” par lesquels vous vous verriez collaborer ?
d’autres. Certaines de ces chansons, j’ai tendance à me dire qu’elles ne Brian D’Addario : Paul McCartney, ce serait pas mal ! Roger
sont pas assez bonnes pour sortir sur un album des Lemon Twigs, mais McGuinn aussi !
que je pourrais les sortir sur un album solo. Michael a plutôt tendance Michael D’Addario : Stephen Stills ? Ramenons Stills et Neil
à laisser ses chansons mourir paisiblement et à les oublier. Ce qui d’un Young dans la salle !
point de vue artistique est peut-être la meilleure chose à faire. Brian D’Addario : On va monter un groupe : Crosby, Stills…
Michael D’Addario : On n’a jamais envisagé de se lancer en solo de Michael D’Addario : … D’Addario et D’Addario (rires) ! Difficile à
manière exclusive, en renonçant aux Lemon Twigs. Mais c’est vrai qu’il dire, parce qu’il y a beaucoup de personnes que j’aimerais rencontrer.
y a eu un moment dans le groupe où il y avait une sorte de dédoublement Je voudrais croiser les plus grands au moins une fois, prendre une
de la personnalité. Mes chansons ne sonnaient plus du tout comme photo, mieux connaître ceux avec lesquels on s’entend bien, mais
celles de Brian, mon style vocal n’avait plus rien à voir avec le sien… j’imagine que la majorité d’entre eux serait…
Ça n’avait plus aucun sens et l’on restait ensemble simplement parce Brian D’Addario : … pas intéressée !
qu’il le fallait. Nous n’avons pas formulé les choses ainsi, mais c’était Michael D’Addario : Probablement ! C’est rare de rencontrer
vraiment ça la situation. Depuis nous sommes arrivés à nous fondre quelqu’un comme Todd Rundgren, avec lequel nous avons travaillé
dans une même entité. (pour l’album “Go To School”, nda) et qui est incroyablement intéressant
et drôle. Colin Blunstone, avec lequel nous avons repris “Care Of Cell
R&F : L’influence des Beach Boys et des Beatles n’a peut- 44”, est un absolu gentleman. Même chose pour Rod Argent, le type
être jamais été aussi présente, y compris au niveau des paroles le plus adorable qui soit. Mais ça m’intéresse moins qu’avant de
ou des titres de chansons. Comment vous l’expliquez ? travailler avec des personnes extérieures ; je ne suis pas sûr que ce
Est-ce que la sortie de “Get Back” de Peter Jackson a joué un genre de rencontre amène le meilleur chez les parties en présence.
rôle ? On n’a pas de check-list en tout cas. H
Michael D’Addario : Ça n’est pas du tout impossible ! Depuis que
nous sommes gamins, nous regardons des anthologies à la télévision, Album “A Dream Is All We Know” (Captured Tracks)
En vedette
En vedette

Deep puRple
DEEP PURPLE
“Machine
“MachineHead”
RogerGlover
Roger
, lelechef
Head”,
revient dans les bacs
chef-d’œuvre
bacs au
Gloverraconte
d’œuvre dudugroupe
au gré
gré d’une
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groupehard
d’uneréédition
hardrock
rockbritannique
britannique,
rééditionanniversaire.
genèsetumultueuse
anniversaire.
tumultueuse de
de cet
cet album majeur.
RECUEILLI
RECUEILLI PARPAR JEROME
JEROME SOLIGNYSOLIGNY

Photo Didi Zill-DR


““‘Machine Head’ était promis à la
‘Machine Head’ la destruction”
destruction”
FONDÉ
FONDE EN EN 1967,
1967, DeepDeep Purple
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mettre lele turbo
turbo auau la faute
mais pasà que.
un “imbécile
On rappelle
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un pistolet (les mots
un “imbécile avec
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rock et musique
(associant rock et classique)
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classique) Hall. Albert
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l’enregistrement du nouveaule lendemain.
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dont “Machine Head”,Laparu
réédition, pourLa
en 1972. sonréédition,
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pour de l’eau duLa
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demi-siècle (et dedes
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disque majeur de cinq àmusiciens
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aux cinq“Smoke
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“Smoke On The et humble,
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noblesse,
rock ases
permis d’échanger
lettres une anouvelle
de noblesse, permis view de considérations
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considérations toujours
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fois avec Roger
d’échanger uneGlover,
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fois avec pas que.Glover,
On rappelle que
bassiste, sur la brèche.
propos du groupe, toujours sur la brèche.
DEEp pUrplE

“Evidemment, l’incendie du casino


a perturbé nos plans”
ROCK&FOLK : Sur les réseaux sociaux, les fans de rock sont On composait un morceau et on l’enregistrait dans la même journée…
excités comme des puces par cette réédition. Ce genre de discipline a fait ressortir le meilleur de nous. Un claviériste
Roger Glover : Je pourrais vous dire que tout était planifié, mais qui peut choisir parmi des milliers de sons perd un temps fou à trouver
vous savez bien que ça n’est pas vrai ! En vérité, la vie passe et on le bon. Jon n’avait que celui de son orgue.
n’a pratiquement aucun contrôle dessus. Peut-être un peu sur le plan
personnel, mais les grands événements tombent du ciel. C’est ce que
j’ai ressenti quand j’ai rejoint Deep Purple. C’était une illumination. Ça De l’artisanat
m’a métamorphosé. Mais, effectivement, on pensait que ça allait durer R&F : Des dissensions sont toutefois apparues dès cette
trois ou quatre ans, qu’un jour les gens se lasseraient de nous et qu’on époque.
disparaîtrait. Ça n’est pas arrivé. On voulait avoir un temps d’avance, Roger Glover : Oui, mais c’était une friction amicale. Jon et
ne pas suivre la mode, tout en restant honnêtes avec nous-mêmes. C’est Ritchie, c’était un peu les Twin Towers… Jon se sentait un peu
ce que j’ai appris avec Jon Lord. Contre toute attente, en maintenant frustré parce que la guitare est un instrument très expressif avec
ce cap, on est devenus très populaires. Et aujourd’hui, on est encore lequel il est possible de tordre des notes. Avec un orgue Hammond,
là. Ça m’amuse et ça me surprend. Tout ce que je peux faire est lever on ne peut pas. Mais Jon a créé des choses intéressantes, en éteignant
les mains au ciel en disant : “Merci beaucoup !”. et en rallumant son instrument par exemple.
Ou en remplaçant la Leslie par un ampli
R&F : Dans le genre, on n’a pas fait beau- Marshall (rires).
coup mieux que “Highway Star” pour ouvrir
un album… R&F : Martin Birch, l’ingénieur du son, a fait
Roger Glover : Nous étions dans le tour- un boulot remarquable sur ce disque.
bus, en route pour un concert en Angleterre. Roger Glover : Oui, il est décédé il y a peu
Un journaliste qui était avec nous a demandé de temps. On avait décidé dès le début qu’on
à Ritchie (Blackmore, guitariste – NdA) : produirait l’album nous-mêmes. C’était l’éthique
“Comment faites-vous pour écrire une chanson ?” du groupe : tout faire sans aide extérieure.
Ritchie s’est mis à taper les cordes de sa guitare Martin ayant la même sensibilité que nous,
en faisant : “Ga-ga-ga-ga-ga…” “Comme ça !” on s’est vite très bien entendus.
a-t-il répondu. Le soir même, on a fait une jam à
partir de ça. On n’avait pas de paroles mais on le R&F : Enregistrer à l’étranger dans un
sentait bien. A Montreux, on a finalisé le titre. hôtel fermé pour l’hiver, ça a dû être
épique, non ?
R&F : Cette version 2 de Deep Purple, avec vous à la basse Roger Glover : On ne savait tout simplement pas ce qu’on faisait. On

Photo Didi Zill-DR


et Ian Gillan au chant, c’était tout de même une alchimie agissait à l’instinct, avec le cœur… On écrivait ensemble. Tout était
très improbable… partagé de manière égale. Le groupe était une entité. Même la batterie
Roger Glover : Disons que quand on a rencontré les trois autres, était incluse dans le processus d’écriture. C’était une communion.
on a été sidérés par leur talent. Moi, je n’étais qu’un simple bassiste, Et je pense que c’est ce qui nous a beaucoup aidés. On était sur la
très basique. C’est d’ailleurs peut-être la clé… S’il n’y avait eu que même longueur d’onde.
des bons musiciens dans le groupe, il aurait pu sonner prétentieux,
trop technique… Ian Gillan et moi, on venait de la pop, mais cette R&F : Aujourd’hui, la formation a changé, mais pas le
combinaison de trois gars hyper forts et de deux autres qui l’étaient processus d’écriture.
moins semble avoir fonctionné. Roger Glover : C’est vrai et c’est la clé de tout. Ça n’est que lorsqu’on
a terminé les arrangements que Ian Gillan ou lui et moi nous asseyons
R&F : Et donc, cette idée d’aller en Suisse… et réfléchissons aux textes. C’est de l’artisanat !
Roger Glover : A partir de “In Rock”, les concerts étaient dingues,
excitants et très agressifs. En revanche, le studio avait tendance à R&F : Pour “Maybe I’m A Leo”, vous vous seriez inspiré
tuer notre son… Pendant l’enregistrement de “Fireball”, Ian Paice a de “How Do You Sleep ?”, la chanson vacharde écrite par
découvert que sa batterie sonnait mieux quand il l’installait dans le John Lennon à l’intention de Paul McCartney.
couloir du studio De Lane Lea. L’idée d’enregistrer dans une vraie Roger Glover : Oui, le riff du morceau de Lennon ne démarre pas
salle de concert est venue de là. Evidemment, l’incendie du casino a sur le premier temps de la mesure, ce qui est rarissime. Et donc j’en
perturbé nos plans ! On a donc démarré l’enregistrement au Pavilion, ai composé un qui fait la même chose. J’avais juste commencé à le
un théâtre, mais on faisait trop de bruit et la police a tout stoppé net. jouer quand le groupe s’est greffé dessus, et c’est devenu la chanson
Cinq jours plus tard, on était au Grand Hôtel. Et finalement, tout ça que vous connaissez.
allait être bénéfique.
R&F : Avoir à ses côtés quelqu’un de, hum, envahissant
R&F : Un mal pour un bien ? et doué comme Ritchie Blackmore devait être intimidant.
Roger Glover : Absolument. “Machine Head” était promis à la Si vous aviez joué comme Jack Bruce ou Jaco Pastorius,
destruction avant même d’avoir commencé. On n’a eu que trois la musique de Deep Purple aurait été inaudible (rires).
semaines pour l’enregistrer avec le studio mobile des Rolling Stones, Roger Glover : Je vais vous dire un truc. A la première répétition
et beaucoup de chansons n’étaient même pas écrites. Il régnait une avec Ritchie, il m’a glissé à l’oreille : “Je te préviens, je ne suis personne,
atmosphère intense, mais étrangement relax, alors qu’on était acculés. c’est moi qui mène la danse”. J’ai dit OK et j’ai appris à me caler sur

038 R&F MAI 2024


la batterie de Paicey. Tout ce que j’ai eu à faire, ça a été de rester Quand ? Impossible de répondre à ces questions. On doit juste jouer,
derrière lui et de faire que ça tourne. jouer et jouer, et laisser le monde et le destin décider du reste. Et du
coup, on a l’impression que chaque concert est peut-être le dernier...
Sinon, je viens de recenser tous ceux qu’on a donnés…
Rickenbacker
R&F : Vous êtes-vous impliqués dans ces nouveaux remixage R&F : Mais c’est de la folie…
et remastering ? Roger Glover : Oui, mais c’est pour la bonne cause, je prépare un
Roger Glover : C’est une idée du label pour les cinquante ans livre.
de “Smoke On The Water”. Ça a pris du retard à cause du covid…
Pour être honnête, on a un peu été mis devant le fait accompli. Comme R&F : Formidable ! Et cette pochette, sublime, c’est votre basse
vous savez, j’ai déjà remixé ce disque mais, évidemment, c’est malin qu’on voit dessus au verso…
d’avoir fait appel à Dweezil Zappa qu’on a croisé la première fois, Roger Glover : Oui, le titre “Machine Head” était une référence
comme par hasard, au festival de Montreux. aux mécaniques des guitares. C’était ma suggestion. Ça sonnait brutal.
Quelqu’un a proposé de photographier une plaque de métal qu’on
R&F : Steve Morse a récemment quitté Deep Purple pour a frappée au marteau avec des lettres… Et nos visages se reflètent
consacrer tout son temps à son épouse, malade. dedans : simple et efficace. La seule chose qui m’embêtait avec cette
Roger Glover : Elle est décédée il y a quelques jours… C’est très triste. pochette, c’est que c’était mon premier album avec une Rickenbacker,
Steve était un atout fantastique… J’étais fan de lui bien avant de et que c’est ma Fender Precision sur la photo…
le rencontrer. Au départ de Ritchie, on devait changer et Steve a
amplement contribué à cette mutation : “Purpendicular” est un de mes R&F : Au moins, Ritchie n’a pas râlé que vous n’ayez pas mis
albums préférés. Steve est un grand musicien et un type adorable, et sa guitare… Vous êtes toujours en contact ?
je suis juste triste que ça finisse comme ça. Je lui ai parlé il y a peu, Roger Glover : Euh, non. Il évolue dans son propre monde.
on est toujours amis. Mais on a dû avancer sans lui, continuer le job.
R&F : Sacré personnage…
R&F : Oui, parce que vous tournez encore énormément. Roger Glover : Si vous parvenez à rester près de lui pendant
Comme Molière, Deep Purple va mourir en scène… longtemps, vous pouvez vous estimer chanceux. Mais il n’a aucune
Roger Glover : Ce n’est pas un espoir, c’est l’intention ! L’idée considération pour les sentiments des autres. Au début, ça passe,
de donner un dernier concert en le sachant est trop angoissante. mais à la longue… H
Ce serait trop perturbant sur le plan émotionnel. Où aurait-il lieu ? Album “Machine Head 50” (Universal)

MAI 2024 R&F 039


Anja Huwe

040 R&F MAI 2024


En vedette

X
Dans
l’Allemagne
qu’un Mur
balafre encore

MAL
DEUTSCHLAND
Emoi considérable : Sacred Bones sort simultanément une compilation des
premiers essais d’un des plus grands groupes allemands de l’après-punk,
et le premier album solo de sa chanteuse, Anja Huwe.
Occasion de rendre hommage à un groupe majeur. RECUEILLI PAR ALEXANDRE BRETON
EN 1977, À HAMBOURG COMME AILLEURS, IL N’Y A TOUT Can, Faust, Neu!, La Düsseldorf ou Amon Düül II, fait des ténèbres
SIMPLEMENT RIEN. “Langweilig” dit-elle. Anja Huwe, de l’histoire nationale récente sa référence explicite. C’est Palais
dix-neuf ans, trompe son ennui comme elle peut. Chez Rip Schaumburg, du nom de la résidence d’anciens dignitaires nazis ;
Off, sur la rive nord de l’Elbe, elle vend le jour les disques c’est Deutsch-Amerikanische Freundschaft, qui évoque une amitié
qu’elle écoute le soir : Stooges, Dolls, Pistols, et dévore calculée ; c’est Die Krupps, usine de sidérurgie dont Hitler comparaît
une littérature de révolte — Salinger, Villon, Wilde, Zweig. l’acier à l’aryen au combat. Et d’autres. Tous troquent l’anglais de mise
Et Rimbaud, évidemment. Un soir, elle tombe sur “Bored contre l’allemand compromis, exorcisent par une esthétique martiale le
Teenagers”, film minable où elle s’enthousiasme pour The poison toujours à l’œuvre dans l’Allemagne qu’un Mur balafre encore.
Adverts (“One Chord Wonders”). Le punk fait effraction : “La mort est maître venu d’Allemagne” écrivait Paul Celan en 1943, et
“un tournant décisif”. l’on ne peut guère s’étonner que ces enfants des ruines d’après-guerre
aient décidé de prendre en charge artistiquement cet impossible
héritage du nazisme, à travers un univers de signes que l’on qualifiera,
Immense malentendu à tort, sous l’épithète de “gothique”. Immense malentendu, dénoncé la
Étudiante en arts, Anja peint, écrit des poèmes cryptiques, se projette même année par Bauhaus dont “Bela Lugosi’s Dead” tourne cet été-là
mannequin à Paris, écume à Londres les friperies sur King’s Road et dans les boîtes du quartier rouge de la Venise du Nord. Et il faudra
danse le pogo aux concerts des Slits ou du Clash. “Leur coiffure, leur probablement mettre le succès de la production musicale allemande
look, leur attitude, tout cela était fascinant”. Dans son studio, près du au-delà des frontières nationales au compte de cette décision — et
Reeperbahn, passe Alexander Hacke, futur Einstürzende Neubauten, de la fascination trouble qu’elle exercera. Savaient-ils ? Anja, sans
ou sa cadette Christiane F., dont la chronique en enfer n’a pas encore détour : “Nous étions tous très au courant de l’histoire allemande.”
reçu l’attention du “Stern”. 1978, 1979 : musicalement, en Allemagne,
et à Hambourg en particulier, il semble enfin se passer quelque chose.
Des boutiques de vêtements trash ont ouvert, telles Zensor, qui, sur Marguerite faustienne
le modèle des londoniens Rough Trade, improvisent des concerts en Le tract indiquait lucidement : “MIEUX VAUT AVOIR TROP FROID
sous-sol — on y croise DAF, Mania D (futur Malaria), Neubauten. Il QUE TROP CHAUD”. Le 31 janvier 1981, ZickZack, label fondé par
Photo Jan Riephoff-DR

faut attendre octobre pour qu’un papier du “Sounds”, signé Alfred le même Alfred Hillberg, organise son premier festival NWD. Xmal
Hillsberg, trouve le nom qui fera mouche : “Neue Deutsche Welle” Deutschland, sur la scène du Markethalle, souffle la braise déjà froide
dorénavant désignera une constellation de groupes qui, à l’inverse de l’après-punk. En blouson aviateur et pantalon taille haute noirs,
de la génération précédente, celle de Klaus Schulze, Kraftwerk, Marguerite faustienne peroxydée avec eye-liner gras, Anja entonne

MAI 2024 R&F 041


XMAl DEUtSchlAnD

“Schwartze Welt”. “Brouillard noir/ Au-dessus de toi au-dessus de et chauve-souris, s’occupe des claviers ; enfin, la taciturne Manuela

Photo Ilse Ruppert- DR


moi au-dessus de nous […]/ La mort noire entre dans nos cœurs”. Le Rickers, inconditionnelle de Bauhaus et des Psychedelic Furs, taille
décadentisme littéraire trempé dans les remugles de l’Histoire. Signé sur Stratocaster branchée sur flanger les riffs menaçants qui feront la
en mars par le jeune label, “Schwarze Welt” est le premier simple de signature des premiers LP. Une première tournée allemande est mise
ce girls-group dont le nom reprend le titre d’un best-seller de 1961 sur pied avec DAF ; le groupe attire aussitôt l’attention, si bien qu’à sa
— son auteur, Rudolf W Leonard, était un ancien de la Luftwaffe sortie en mai 1982, le simple “Incubus Succubus” est instantanément
devenu plumitif au “Zeit” et ardent apologiste de la pédophilie... A un classique indus-goth. Et la rampe de lancement d’une tournée
une exception près, les cinq filles sont toutes autodidactes. “Nous anglaise avec Cocteau Twins période “Garlands”. Public fervent,
avions des amis et des petits amis qui jouaient dans des groupes et ambiance grisante. “Comme on dit en allemand, ces concerts, c’était
nous pensions : ‘c’est du bricolage, tout le monde peut jouer dans un comme ‘goûter du sang frais’. Comme une drogue”.
groupe s’il le souhaite, même s’il ne joue pas d’un instrument.’ Alors
formons un groupe.›” Anja Huwe, d’abord à la basse, passera au chant,
remplacée par Rita Simonsen, antifa militante fan de surf music ; Univers sombre
Caro May, look pirate à la Adam And The Ants, tient la batterie ; Aussi, par l’entremise de Liz Frazer et Robin Guthrie, 4AD, qui, outre
Fiona Sangster, incarnant le prototype du look gothique avec croix Cocteau Twins, héberge Dead Can Dance, Birthday Party, Wolfgang Press,

anja Huwe décode “codes”


“J’ai été contactée par le chanteur Mona Mur et moi avions à l’esprit quelque
plaisir de créer
un univers à partir
de mes textes.
A l’époque d’Xmal
de Tomorrow’s Rain, Yishai Swearts. chose qui s’apparenterait à du trip hop, de Deutschland, c’était
Il souhaitait que je collabore sur leur nouvel l’électro. Puis est venue l’idée d’ajouter une toujours moi
album et m’avait envoyé des démos. Le projet guitare, et là, il semblait évident que ce serait contre le groupe,
m’a plu alors que j’avais décidé de ne plus Manuela Rickers. Nous n’avions pas joué la musique venait
chanter. Nous avons commencé à échanger. depuis plus de vingt ans. C’était très émouvant. en premier, moi
Il m’a parlé de son grand-père juif qui, engagé Pour la première fois depuis très longtemps, en dernier,
aux côtés des partisans pendant la Seconde j’ai eu le sentiment que je pouvais de nouveau et je devais
Guerre mondiale, s’était réfugié dans une forêt chanter. Je suis plasticienne, et si la musique constamment
biélorusse. Là, il avait tenu un journal. Yishai n’avait pas disparu de ma vie, elle n’était plus lutter pour me faire entendre, au détriment
m’en envoyait des pages, j’étais très émue. un medium d’expression. J’ai redécouvert des textes. Pour “Codes”, j’avais enfin le
Des questions me travaillaient, sur ce que le chant, cette autre manière d’exprimer sentiment d’être en position d’auteure.
c’est de quitter sa famille, de tenter de survivre des choses, jouer avec les sons, les mots, D’ailleurs, pour chaque chanson, il n’y
caché. Ces extraits sont devenus le matériau concevoir l’équivalent d’un tableau. Et puis, a eu qu’une seule prise. J’avais ma voix.”
des chansons que j’ai écrites. Au départ, lors de l’enregistrement, c’était un immense RECUEILLI PAR ALEXANDRE BRETON

042 R&F MAI 2024


“Les Banshees ont dit :
En sort leur diamant noir, “Tocsin”, n°1 de ce joyeux été 1984, plombé
par les splendides “Hyaena”, “From Her To Eternity” ou “Dead Can
Dance”. Avec son ouverture impériale, et son vortex central, “Tag
NON, vous ne les Fur Tag”, le son du groupe acquiert une épaisseur, une spatialité,
une richesse sans équivalent dans le rock dit “gothique” de cette

signerez pas !” époque. Hélas, les critiques dithyrambiques sont lestées par les
comparaisons imbéciles entre Anja Huwe et Siouxsie. “Nous étions
sur le point de signer avec le même manager, Dave Woods, quand les
Banshees ont dit ‘NON, vous ne LES signerez pas !’ ” Après une tournée
ou Modern English, les signe en 1983. Ivo Watts-Russell a une vision : anglaise avec Red Lorry Yellow Lorry (“This Today”), s’ensuit une
il tient les nouveaux Wire. Discutable. Flanqué de Wolfgang Ellerbrock tournée triomphale des clubs aux Etats-Unis, dont une mémorable
à la basse, et de Manuela Zwingman à la batterie, le groupe est envoyé Danceteria. “Nous nous sentions comme des extraterrestres. Je veux
illico aux studios Blackwing où se côtoie la crème de 4AD et de Mute, dire, ces filles qui chantent en allemand dans ce bar à bière. C’était
soit Fad Gadget ou Depeche Mode. D’ailleurs, c’est John Fryer, jeune fou”. Les premiers signes d’effritement se font jour. Le groupe, sous
orfèvre du son des deux premiers opus de la bande de Basildon qui sera pression, claque la porte de 4AD, fonde son label, Exile, distribué
recruté à la console. Le groupe accouche de nuit “Fetisch”. Premier par Phonogram, doit alors rivaliser avec The Mission. “Nous n’avions
coup impressionnant. L’album déploie un univers sombre, pesant, où plus de manager, nous jouions dans des endroits de plus en plus
brillent des titres comme “Qual”, “Boomerang” ou “Orient”, portés par grands et, pour être honnête, ce n’était plus amusant”. Fin 1986, le
la beauté sépulcrale des textes d’Anja dont le grave évoque Nico ou Stranglers Hugh Cornwell remplace Glossop à la production, il en sort
Siouxsie — hélas. Dans les bacs en avril 1983, il caracole huit mois “Matador”, simple qui précède le troisième album, “Viva”, en 1987.
dans les charts indépendants britanniques. Les Xmal deviennent hype. Tournant : fini le pessimisme héroïque, son lustré, ambiance apaisée,
presque pop. Fiona Sangster jette l’éponge, Manuela Rickers et Peter
Bellendir partent fonder les oubliés Whiteouts. En 1989, alors que
Extraterrestres les Pixies cartonnent avec “Doolittle”, le groupe réduit à un duo sort
Et, comme toujours avec le succès, les ennuis commencent. John “Devils” dans l’indifférence totale. L’album, à peine distribué, sera
Peel les invite sur BBC Radio 1 — il réitérera trois fois — 4AD le dernier. En 1990, ce fleuron allemand de la scène dark wave tire
sort coup sur coup deux simples : “Qual”, immédiatement propulsé sa révérence. Conclusion d’Anja : “J’ai accompli bien plus que ce à
dans le Top 10 des charts indépendants, et “Incubus Succubus II”, quoi je m’attendais. Nous avons joué deux fois contre les États-Unis,
version ralentie du single de 1982, n°5. L’année suivante, Peter ainsi que contre le Japon et l’Europe”. Jusqu’à ce retour, totalement
Bellendir remplace Manuela Zwingman partie rejoindre All About inattendu, trente ans plus tard. H
Eve, le groupe retourne en studio, se voit adjoindre Mike Glossop, Album Xmal Deutschland “Early Singles 1981-1982” (Sacred Bones)
à qui l’on doit “Real Life” de Magazine ou “The Crack” des Ruts. Album Anja Huwe “Codes” (Sacred Bones)

MAI 2024 R&F 043


En vedette

600 disques par an


pendant 24 ans
Ce label mythique qui passionne les collectionneurs est mis à l’honneur
par Born Bad dans une compilation qui célèbre l’autoproduction.

LE KIOSQUE
C’EST BIEN CONNU, TOUS LES ROCKERS SONT DES
COLLECTIONNEURS. Ça va presque de soi. Disques, affiches,
tickets de concert, T-shirts, badges, objets divers, instruments
et matériel hi-fi... les objets de culte sont nombreux, et leur
la diversité des disques. Trouver un disque du Kiosque pouvait
s’apparenter à une sorte de roulette russe discographique, tant
on ne savait ce qu’on allait y trouver. Beaucoup de chanson
française, du folk, de la musique électronique, mais aussi des
rareté attise l’envie des plus fanatiques. C’est ainsi qu’il existe chorales, fanfares et autres productions étonnantes. La plupart
dans le monde des mélomanes une tribu qui se démarque des du temps, les enregistrements sont amateurs, un peu naïfs,
autres par sa passion et les moyens mis en place pour assouvir souvent médiocres, rarement géniaux, mais leur rareté peut
son addiction. Celle des diggers — les “creuseurs” littéralement, faire monter leur cote à des hauteurs déraisonnables, comme le
en anglais. Des collectionneurs à la connaissance encyclopédique premier album de Dominique A qui se vend (rarement) autour de
et à la volonté sans faille qui n’hésitent pas à se lever à l’aube 2 000. La raison à cela ? Le Kiosque D’Orphée n’était pas une
pour être les premiers au moment où les bradeurs sortent les maison de disques à proprement parler mais plutôt un service
cartons de leur voiture lors des vide-greniers du dimanche matin. faisant le lien entre le grand public et les usines de pressage.
Des fous capables de passer des heures les mains dans des bacs A une époque où internet n’existait pas et où on ne pouvait
à disques bordéliques, à chasser l’improbable pépite entre les pas s’enregistrer sur son home-studio avec un simple PC et
flots de Serge Lama et de Michel Sardou. Des mecs en quête une carte-son et ensuite diffuser sa musique sur Bandcamp, ce
de labels mythiques, de bonnes adresses méconnues, de beauté genre de prestataire était la seule solution pour garder une trace
au milieu de l’obscurité. Parmi les labels obscurs qu’on peut tangible de sa musique. C’est ainsi que la compilation consacrée
dénicher dans la nature, un nom ressurgit souvent : Le Kiosque au Kiosque que vient de publier Born Bad n’est pas seulement
D’Orphée et son magnifique logo. Un nom fantasmagorique par une collection de pépites mais aussi et surtout un témoignage de
la singularité de cette maison longtemps restée mystérieuse et ce qu’était l’autoproduction en France dans les années soixante
par le peu d’informations dont on disposait à propos d’elle et et soixante-dix. RECUEILLI PAR ERIC DELSART

D’ORPHEE
044 R&F MAI 2024
MAI 2024 R&F 045
S
acha Sieff, qui a compilé les vingt-trois Des teintures, des sérigraphies, des photos collées, des pochoirs, des
titres présents sur le magnifique triple tampons.” Loin d’être un curateur ou un directeur artistique, Georges
vinyle qui sort aujourd’hui, nous a Batard était plutôt un ingénieur qui se mettait au service des artistes
accordé un long entretien dans lequel désireux de publier leur musique. “Ce n’était pas un mécène, c’était
il est revenu sur cette longue quête plus un technicien, comme le mec qui te fait le double des clefs ou
pour rassembler les disques et nous a t’imprime tes affiches. Le Copytop du disque ! C’est pas Shandar ou
aidés à percer le mystère, à commencer Futura. Lui, il allait à l’usine en quelque sorte, poursuit Sieff. C’était
par les origines de cette maison de un ingénieur hyper consciencieux qui aimait la musique classique, les
disques qui n’en était pas une. De rapports bruit-volume. Il était apparemment hyper gentil et essayait
1967 à 1991, Le Kiosque D’Orphée, de faire au mieux, mais ce n’était pas quelqu’un qui disait ‘J’ai fait
dirigé par Georges Batard, a proposé un acétate aujourd’hui pour un truc de folk hyper touchant, je vais
comme service à quiconque de publier garder une copie’. Musicalement, ça ne l’intéressait pas. Son fils
ses disques. Comme il l’écrit dans les Didier Batard, qui est musicien et a joué dans des groupes de rock assez
notes de pochette, “Georges Batard solides (notamment avec Heldon et Christophe, nda), était très surpris
était un ingénieur du son qui avait un qu’on fasse ce projet. Il m’a dit : ‘Mais qu’est ce qui vous intéresse
graveur Neumann à lampes, pour graver dans les archives de mon père ?’ C’était un monde qu’il ne connaissait
les acétates à partir des bandes qu’il recevait, avant d’en tirer les précieux pas du tout. Il n’a jamais croisé ça, ça restait dans l’usine de son père,
vinyles dans les usines de presse de l’époque, où il avait la possibilité qui ne ramenait rien à la maison. Alors que certaines choses auraient
de faire de tout petits tirages”. Séduisant pour les jeunes artistes qui pu lui parler. Tout ça reste un mystère. Pour Georges Batard, faire
désiraient garder une trace de leur production. “Le Kiosque D’Orphée un truc de prog, c’était peut-être pareil que de faire une mauvaise
passait des pubs dans ‘L’Officiel Du Rock’, qui disaient : ‘Pressez vos chorale, je n’en ai aucune idée.” C’est ainsi que le profil des artistes
disques’. On envoyait ses bandes, on nous proposait divers tarifs. ‘Vous qui publiaient des disques sur le Kiosque D’Orphée était extrêmement
voulez une pochette générique ? Vous voulez faire vous-même votre varié, entre chanteurs à textes, fanfares, chorales, musiciens
pochette ? Très bien’. Et après, on repartait avec ses autocollants Sacem expérimentaux, bref, tout ce qu’il est à peu près possible d’imaginer.
et ses copies, et là commençait la deuxième partie où les mecs, s’ils avaient “J’ai trouvé des disques faits pour des mariages, des disques pour
fabriqué une pochette, la sortaient chez l’imprimeur et la collaient eux- savoir ce que tu dois faire s’il y a une bombe atomique, des trucs
mêmes et ils mettaient les petits autocollants Sacem sur les disques. improbables, s’amuse Sieff. Il y a ce côté aléatoire qui est complètement
D’où la variété d’œuvres visuelles que sont les pochettes du Kiosque fou. On pourrait dire que sur cent disques du Kiosque, tu en as 85
D’Orphée, parce qu’il y a des disques où chaque exemplaire est unique. qui sont vraiment à jeter. Mais t’es jamais à l’abri d’avoir un groupe

“Mais qu’est ce qui vous intéresse dans les

Kënnlisch, Philippe Macherey Amphyrite Didier Bocquet

Capucine Spotch Forcey Temple Sun

046 R&F MAI 2024


lE KIOSQUE D’OrphéE

qui a fait des trucs de jazz hyper solides. Ceux-là, en fait, qui ont un de disques ont été faits en studio. Il y en a un sur l’album de Geoffroy
réel intérêt, c’est la partie émergée de l’iceberg”. où les mecs ont vraiment économisé pour aller en studio et ça s’entend.
Ils ont un son bien plus propre et clean que les autres. Ce qui sonne le
mieux sur la compilation, c’est ce disque-là et les autres artistes qui n’ont
Autoproduction fait que des trucs synthétiques parce qu’eux avaient le Moog, le Prophet,
Une des choses qui frappe à l’écoute de cette compilation, et surtout l’orgue, la boîte à rythmes, donc il n’y avait pas la prise de son avec le
à la lecture des notes de pochette très détaillées de Sacha Sieff, est micro qui était l’élément le plus compliqué pour avoir une bonne prise.”
que la plupart de ces artistes sont restés des amateurs, et très peu
ont continué dans le métier de la musique. “Souvent, ce sont des gens
qui ont fait un seul 45 tours, juste pour laisser une petite trace de leur Une partie de l’iceberg
musique, que ce soit un souvenir ou une démo gravée pour démarcher L’objet de la compilation qui vient de sortir n’est pas ainsi de recenser
les maisons de disques. Il y a certains qui sont restés dans la musique les disques les plus étranges et rares, mais plutôt de proposer un
et d’autres qui ont eu des métiers complètement différents. Certains panorama représentatif, et surtout qualitatif. “La moitié des disques
de ceux qui ont fait carrière se sont servis du Kiosque D’Orphée pour qu’on a mis sur la compile ont déjà été réédités en albums complets,
avoir des copies de travail. Ce n’était certainement pas des gens qui se mais avec JB (Jean-Baptiste Guillot, patron de Born Bad, nda), on
disaient : ‘Je vais devenir célèbre’. Ils faisaient très peu de copies et s’est tout de suite dit : ‘Il faut que ce soient les meilleurs morceaux. Il
les envoyaient aux radios locales, aux quelques contacts qu’ils avaient faut que ce soit la meilleure musique. Qu’importe si ça a été réédité.’
pu trouver parce que c’était quand même une époque où les gens étaient On aurait pu faire une compile avec des disques que les spécialistes
beaucoup plus isolés.” Se peut-il alors que d’authentiques génies soient n’avaient jamais eus entre les mains, avec des morceaux de jazz de 23
passés à travers les mailles du filet de la prospection musicale et se minutes un peu tarés, mais ce n’était pas l’objet de cette compilation. Ce
soient résolus à l’autoproduction par dépit ? Peu probable. “Les labels qui comptait, c’était que ce soit le plus universel possible, de pouvoir le
pointus sortaient des trucs vachement mieux joués. L’autoproduction, faire écouter à quelqu’un qui n’est pas amateur de disques autoproduits
c’était aussi ça... Tous les gens qui n’avaient pas de label, pas de contrat ou chercheur/ collectionneur de vinyles, et que ça puisse lui parler.”
avec qui que ce soit, ça l’est souvent à juste titre, parce que musicalement, Une gageure quand on mesure l’étendue du catalogue du Kiosque
c’était pas toujours ça. Et puis il fallait quand même avoir les moyens, D’Orphée. “Le fils de Georges Batard m’a transmis des carnets de
parce que le home-studio de l’époque, c’était le magnétophone Revox et facture de son père. En les lisant, je voyais qu’il y avait 60 références
il fallait que les mecs aient un micro. La plupart des disques du Kiosque par mois. Je pense qu’il a dû publier 600 disques par an pendant 24
D’Orphée sont enregistrés dans le salon, dans une salle de classe, dans ans entre 1967 et 1991. 24 x 600, tu es sur quelque chose de l’ordre
un local de répète, il y a deux micros en cloche et c’est parti. Très peu de 14 000 références. Il y en a 1 500 sur Discogs, moi j’ai dû en voir

archives de mon père ?”

Photos DR

Georges Batard

MAI 2024 R&F 047


lE KIOSQUE D’OrphéE

“Des gamins qui jouent


en se prenant pour les Shadows”
2 000 à 2 500 maximum, donc ça veut dire qu’il y a une partie de s’est dit que c’était le meilleur axe. Là, j’ai commencé à faire une vraie
l’iceberg qui est complètement inconnue. J’ai numérisé des centaines recherche et à ratisser comme un malade. J’ai fouillé ce qui a été vendu
et des centaines de disques et, même en faisant un triple vinyle, il n’y à droite, à gauche, sur Popsike, sur Discogs, toutes les références listées
avait pas la place d’avoir tout. Il y avait aussi des indispensables que JB du Kiosque D’Orphée sur tous les sites du monde. Je me suis servi de ce
voulait absolument mettre, des morceaux plus électroniques, plus longs que les gens avaient listé aussi sur Internet. C’est pour ça que je dis qu’il
aussi. Il y a beaucoup de folk et de chanson sur le Kiosque D’Orphée faut rendre à César ce qui appartient à César. Tu as toujours un mec
mais j’en ai mis peu. Je voulais ce qui flirtait avec le rock un peu plus qui, il y a vingt ans, avait le truc que tu penses avoir découvert et qui
psyché, l’électronique, la cold wave ou les trucs un peu bizarres. Il y savait déjà que c’était bien. Il ne faut pas avoir l’impression d’être le mec
avait aussi beaucoup de choses chantées en français, avec des mauvaises qui a découvert. J’ai aussi demandé à tout mon cercle d’amis proches,
voix, un mauvais son, et des mauvaises chansons ! Tout ça, c’est très collectionneurs, vendeurs de disques… Tous les moyens étaient bons
subjectif, c’est ma sélection. Comme les disques de chorales d’enfants, pour moi. Parfois, des collectionneurs m’ont prêté leurs exemplaires.
d’harmonies municipales, qui sont pour la plupart sont vraiment sans J’ai aussi contacté tous les compositeurs. Et là je me suis rendu compte
intérêt, mais là-dedans, il y a un morceau de Rhodes & Co où ce sont des qu’ils avaient déjà été contactés par d’autres fanatiques du Kiosque
gamins qui jouent en se prenant pour les Shadows et c’est complètement D’Orphée qui avaient récupéré la plupart du temps toutes les copies
foutraque. Il y a tout un panel de musique expérimentale jouée par des qu’il y avait à prendre.” Il a fallu mener l’enquête pour un travail de
gosses dans des écoles, à l’époque où les enfants apprenaient à fabriquer longue haleine étiré sur de nombreuses années, rendu compliqué par
des instruments eux-mêmes, donc il y a une petite notion de musique le fait que plusieurs compositeurs étaient décédés et que certains
expérimentale, de musique un peu concrète, n’assumaient pas ce qu’ils voyaient comme
un peu bizarre. Ça, j’en ai trouvé plein en fait. une erreur de jeunesse. “Claude Engel, qui a
Alors ce n’est pas Pierre Henry ou du Bernard fait un album avec Omega Plus où ça joue très
Parmegiani, mais il y a un côté un peu weird rock, un peu Led Zep, a refusé. C’était le premier
qui était assez chouette. Je m’étais dit, tiens, album sur lequel il jouait de la guitare, le mec
il aurait pu y avoir un côté série Z de Kiosque est devenu tellement fort derrière, c’est tellement
D’Orphée avec uniquement des trucs comme ça, un monstre de la musique. C’est dommage. Il y a
des disques religieux faits dans des caves avec un groupe que je voulais mettre, c’est Dandelion
synthé, boîte à rythmes, des disques de scouts... qui a fait deux albums sur le Kiosque D’Orphée.
J’ai tout un panel de bizarreries, mais JB m’a Je convaincs tous les membres du groupe, à
dit : ‘Ouais, mais ça c’est vraiment la niche de part le compositeur qui me répond : ‘Je ne vois
la niche !’ ” Plutôt que de proposer des entrées pas l’intérêt de votre projet. J’ai déjà réédité
thématiques ou de faire des compiles visant mon album. C’est bien suffisant. Merci pour
une vaine exhaustivité, Born Bad propose le commentaire de musique bancale.’ En fait,
donc une porte d’entrée vers le monde étrange on avait un peu présenté le projet aux artistes
de l’autoproduction, en portant l’axe sur des en disant : ‘Voilà, l’autoproduction, ça nous
morceaux à la beauté souvent étrange, mais touche’, et on parlait de musique un peu bancale,
indéniable. “Pour moi, Warlus, Mar Vista, Crystal Eyes, Kennlish,ce mais pas pour les situer eux mais pour situer tout le projet en général. C’est
sont ceux qui ont sublimé cela le mieux. C’est de la pop folk un peu un compliment, en fait, lié à la jeunesse des auteurs-compositeurs : oui,
psyché, avec ces accents français de mecs qui chantent en anglais parce c’est un peu imparfait, mais c’est ça qui nous touche aussi. Mais bon, ça,
que leurs idoles étaient anglo-saxonnes et, finalement, les morceaux les c’était une personne sur des centaines. La plupart s’excusaient presque :
plus universels et que tu peux écouter quarante ans après sont ceux-là. ‘Ah désolé on ne savait pas jouer’.” Les rencontres, c’est ce qui aura le
‘Girl Like You’ de Warlus, c’est vraiment un de mes préférés. Il y a ce plus marqué Sacha Sieff, après avoir sillonné la France pour trouver
truc que j’aimais dans les Beautiful Losers ou Dashiell Hedayat, où des raretés. “Une fois, je suis allé jusqu’à Nantes pour aller écouter le
certes ça joue vachement mieux, mais pour moi, c’est la même famille. disque d’un mec qui voulait que personne n’écoute son disque tellement il
Sachant que potentiellement, ils ne connaissaient pas ces artistes !” était mauvais. Mais la pochette était sublimissime et le disque invisible,
vendu une fois sur Internet il y a vingt ans. Impossible de l’écouter. Le
mec m’invite. J’ai fait six heures de train pour aller chez quelqu’un dans
Rendre à César son salon écouter un disque — au final assez mauvais —, manger un
Une des grandes interrogations autour de cette compilation demeure croque-monsieur avec lui et discuter. J’en ai fait pas mal des rendez-vous
l’accessibilité des morceaux. Certains pressages n’existant qu’à comme ça, avec des gens qui ne sont d’ailleurs pas sur la compilation.”
quelques unités, Sacha Sieff a dû avoir recours à des trésors de patience, La plus belle d’entre elles aura sans doute été celle de Dominique A
d’ingéniosité et de ténacité afin de récolter certains sons. “En fait, j’ai qui a publié en 1991 son premier album, “Un Disque Sourd”, sur le
découvert Le Kiosque D’Orphée parce que je produisais, et je samplais. Kiosque D’Orphée dans un élan romantique, afin d’avoir son disque
Je me disais : ‘Quoi de mieux que des disques autoproduits que trois sur vinyle plutôt que sur le froid format CD, dont la démocratisation
personnes connaissent plutôt que d’aller sampler Marvin Gaye ?’ Très et la simplicité technique allaient plus tard avoir la peau du label.
vite, ces disques-là m’ont intéressé et comme je cherchais de la matière “Dominique A a joué le jeu, parce que je pense qu’il assume quand même
aussi bien que des morceaux, j’étais capable d’acheter un album sur Le cet album, et puis il a écrit un texte sans qu’on lui demande, c’était une
Kiosque parce qu’il y avait vingt secondes intéressantes. Au début, je me chouette collaboration-rencontre avec lui.” H
foutais éperdument de l’histoire du Kiosque D’Orphée, c’est après que j’ai Album “Kiosque D’Orphée -
compris. Quand JB m’a proposé le projet de parler d’autoproduction, on Une Epopée De L’Autoproduction En France - 1973/ 1991” (Born Bad)

048 R&F MAI 2024


En vedette

“Tout rendre

FAT toujours
ridicule”

W H IT E
FAM ILY
Photo Louise Mason-DR

050 R&F MAI 2024


Le plus chaotique
des groupes anglais conçu
revient avec un album qué
dans la douleur et mar es.
par les querelles intern
Chant du cygne
ou nouveau départ ?
RIN
RECUEILLI PAR THOMAS E. FLO

MAI 2024 R&F 051


FAt whItE FAMIly

C’ÉTAIT SON PREMIER JOUR EN TANT QU’ASSISTANT certains DJ sets où, accompagnant son ami, torse nu, bourré
DANS CE CHARMANT STUDIO DU FLANC DE LA BUTTE d’amphétamines, il transpirait et passait du gabber dans des bars
MONTMARTRE. Un groupe anglais devait y passer la journée minuscules à seulement 22 heures un jour de semaine. Installé dans
pour enregistrer des démos, son nouveau patron appelait le salon chez Domino, maison de disques du groupe, Lias écoute en
cela une opportunité. Le soir, le patron revient et demande, découpant des tranches de gingembre qu’il croque à pleines dents.
confiant, comment cela s’est passé. “Et si on en parlait dans Dans sa veste en jean, détendu et les traits alourdis, deux ans après
ton bureau ?” Regard. Interrogation. L’assistant continue : toute cette folie, il sait que parfois, quand on suit les membres de
“J’ai quelque chose à te montrer”. Sur l’écran du téléphone, notre famille, ils nous emmènent dans des zones que l’on aimerait ne
deux hommes nus au milieu d’un studio. Son studio. L’un, jamais avoir connues.
debout, se penche, l’autre s’agenouille derrière lui et, une
paille dans la main, maintenant entre les lèvres, il souffle
quelque chose dans le cul de son ami. La circoncision
de mon grand frère
ROCK&FOLK : Pour vous, quand commence l’histoire de
Langues de bœuf cet album ?
sur corps nus Lias Saoudi : Mmmmm. Je dirais que ça commence par la circoncision
Ce n’est pas la seule raison pour laquelle cet album a failli ne jamais de mon grand frère en Kabylie. Je crois que c’est l’instant où tout
voir le jour. Il suffit d’écouter “Forgiveness Is Yours”, quatrième a commencé à mal aller : quand mon père a pris mon frère pour
album de la Fat White Family, pour comprendre. Tout y est brisé, le ramener dans les montagnes et qu’il a interféré avec ses parties
incohérent, inconstant. Depuis leurs débuts, la négativité était leur génitales. Ce frère a exercé une grande influence sur Nathan et moi,
turf. La Fat White Family voulait être les méchants de l’histoire. sur notre manière de voir le monde et de tout rendre toujours ridicule.
“Ils ne savent pas ce qu’ils veulent, ils savent seulement ce qu’ils ne Je crois que c’est lui qui nous a appris ce mécanisme de défense :
veulent pas être” disait à leur propos Liam May, leur producteur, après quand tout devient sujet à rire, tu ne peux pas prendre ta propre peine
l’enregistrement de “Songs For Our Mothers”. C’était en 2016, le trop au sérieux.
mal était partout. Le mal avait surgi
dans notre monde qui, depuis trop R&F : Pourtant, vous avez été

“Une sorte d’œuvre


longtemps, s’en pensait débarrassé. plus sardonique par le passé. Cet
“Champagne Holocaust” — rien que album est votre plus “dément”,
ce titre —, leur premier album, était dans le premier sens du terme.
bouffon, crétin, une pose encore :
leur engagement dans le mal n’était dadaïste Lias Saoudi : Moi qui croyais que
c’était un disque joyeux et réconfortant.

ou un vaudeville”
pas assez avancé. C’est un sacrifice, A vrai dire, je voyais plus “Forgiveness
le mal, on y passe un point de non- Is Yours” comme une sorte d’œuvre
retour, dont on ne peut ressortir dadaïste ou un vaudeville. Un canular.
qu’en payant de sa personne. C’est à
ce prix que la Fat White Family a arraché un deuxième album, noir, R&F : Mais on y assiste littéralement à l’explosion de la
enregistré dans le chaos, un fétiche, une miniature, une réduction famille.
et un oracle du malheur qui s’abattait alors sur nous. Le groupe Lias Saoudi : Après dix ans de vie commune, quand un certain
s’est séparé, le groupe s’est retrouvé. Ce groupe ne peut exister en nombre de personnes ne parlent plus à un certain nombre d’autres
permanence. Ils le pouvaient quand leur pauvreté était extrême et les personnes, on peut parler de dissolution. Tu sais, je ne sais pas si
membres plus jeunes. Quand ils partageaient tout, un toit, des lits j’en ferai un autre, mais si ce n’est pas le cas, je trouve que c’est une
et surtout l’héroïne. Une vie ensemble sous héroïne. A cette époque, belle manière de baisser le rideau. Je sais bien où nous en sommes :
ils s’aimaient à s’en frotter des langues de bœuf sur leurs corps nus de retour dans le bunker du Führer...
et rasés. Dans cette histoire, le personnage pivot, comme l’une de
ses dents de devant, c’est Saul Adamczewski. Saul, celui qui crève R&F : C’est comme cela que vous voyez les choses ?
l’écran dans la vidéo de “Feet”, le guitariste blond qui fait face au Lias Saoudi : … C’est complètement terminé avec Saul, on ne se
claviériste brun, Nathan Saoudi. Et entre eux deux, le grand frère nu, parle pas avec mon frère et je ne sais pas si on peut résoudre nos
le chanteur, Lias. Voici l’épicentre créatif du groupe, les trois sorcières différends. Nathan a composé beaucoup des chansons clefs du disque,
du groupe qui, aujourd’hui, ne partagent plus une dent, un œil ; pas c’est une grosse partie du groupe... mais, je ne sais pas, mec : on a
même une parole. En 2019, ils posaient tous trois en couverture de semé ces graines démoniaques et quand on se comporte de cette
ce journal, une masse à la main. La presse célébrait la sortie “Serfs manière longtemps, arrivé dans la trentaine, cela devient de plus en
Up!”, troisième album et réussite totale du groupe. Ils étaient arrivés plus difficile de faire les liens émotionnellement parlant. Les cinq
au syncrétisme de leurs obsessions : la musique moderne, Kanye West, dernières années, j’ai essayé de réparer, réparer les choses car ma vie
Photo Louise Mason-DR

le rap du désert, les vocodeurs et la négativité dans le rock. Puis la était devenue impossible. J’ai traversé cette folie, cette… putain de
folie a repris de plus belle et elle s’est exportée en France comme l’on folie, et rester avec eux me semblait être la chose la plus importante
a pu en être témoin directement. Saul installé à Paris, une partie de à l’époque.
l’action s’est déroulée sous nos yeux et l’on évoquera avec Lias Saoudi

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R&F : Vous étiez le duo moteur du groupe... de l’industrie musicale sont à deux doigts de crever, on ne peut rien
Lias Saoudi : J’y réfléchissais et pourquoi les groupes anglais ont faire d’autre qu’en rire j’imagine. Mais oui, on a fait quelques démos
cette tendance à avoir cette dualité ? On dirait une tradition. Toujours ici, dans plusieurs studios, puis on est allé en Norvège, deux fois.
deux personnes qui finissent tellement aigres qu’elles ne peuvent plus
vivre dans la même ville. Pourquoi ? Est-ce une sorte de représentation R&F : Et quelle était votre vision de l’album à ce stade de
du mariage ? J’ai vraiment essayé de faire que ça marche avec tout l’enregistrement ?
le monde, mais finalement, c’était soit faire cet album sans Saul, soit Lias Saoudi : Je venais d’écrire un livre et je voulais laisser Saul et
pas d’album du tout. Nathan composer toute la musique pour me concentrer sur les paroles.
J’ai peut-être écrit trois chansons, puis… Mmmmmm… J’ai pas envie
R&F : Vous avez commencé par travailler en France ? d’aller trop dans les détails parce que je ne veux pas que ça devienne
Lias Saoudi : Nous étions dans ce studio, tellement mignons, et il cette espèce de querelle. Pour résumer, j’ai eu l’impression que Saul
est arrivé quelque chose à propos de drogues… Le gars avec qui on ne voulait plus faire cet album, que ça ne l’intéressait plus et qu’il
était en contact a dit : “Plus jamais” et moi je me suis dit : “Putain essayait soit de détruire le groupe, soit de le quitter. C’est tout. Mais il y
de merde, c’est notre quatrième album, nous sommes dans la moitié de avait une collaboration entre nous qu’il aimait. Et c’est dommage parce
notre trentaine…” Ça te fait rire ? C’est sûr, c’est drôle. Quand des gens que j’aimais écrire des textes pour ses autres groupes. Très tôt, je lui

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FAt whItE FAMIly

faire “Metal Machine Music Part V”. Et je me disais : si on prenait un


peu de ça et qu’on le mettait avec des choses un peu plus “lyriques”,
ça aurait pu sortir. Le label ne jette pas l’argent par les fenêtres. Je
crois que Domino aurait été prêt à sortir un album avec 60% de bruits
étranges tant qu’ils auraient eu quelques titres à mettre à la radio.

Polkas
R&F : Comment avez-vous fait pour enregistrer le disque qui
sort aujourd’hui ?
Lias Saoudi : On avait des choses tout de même. “Religion For One”
et “Bullet Of Dignity”, ce genre de morceaux fait à plusieurs. Pour
“Today You Become Man”, on avait cette session à douze personnes
et on a fait une grande jam de 20 minutes dont on a pris 4 minutes.
Puis j’avais quelques chansons, Nathan avait quelques chansons,
Alex White, le saxophoniste, a été plus présent pour la composition,
Adam Harmer, qui s’occupe plus de Warmduscher désormais, a écrit
“Polygamy Is Only For The Chief”. On avait des choses, mais rien
n’était terminé. On est retourné chez notre ancien producteur, Liam
May, à Trashmouth Records car finalement on fait tous nos disques
avec lui. On essaye toujours d’aller autre part, puis on revient. L’avoir
rend tout facile, et il a un groove. Puis on a travaillé avec le producteur
de “Feet” sur “What’s That You Say” et “Feed The Horse”. Donc ça
a été une grosse équipe finalement.

R&F : L’album est beaucoup plus lié à votre travail d’écrivain.


Lias Saoudi : Oui. Mon imagination musicale n’est pas si terrible.
Je n’ai jamais écrit un interlude musical par exemple, j’attends que
quelqu’un d’autre s’occupe de ce genre de chose pour moi. Saul parti,
Nathan a pris le relais et je voulais mettre du spoken word dans le
disque parce que je passe tellement de temps à écrire et j’avais des
piles de textes. Puis c’est devenu une sorte de mode, et c’est souvent
tellement mauvais, tellement banal, ça commençait à m’énerver un
peu. Je me disais que commencer l’album comme ça serait hyper
prétentieux. Si tu dépasses la première minute… Puis, ce texte sur
la circoncision, “Today You Become Man”, c’est tellement typique de
la Fat White, genre : “Je vais te mettre mon trou de balle sous le nez”.
Tu vois le truc ? “Je veux que tu renifles mes couilles.” Ah ah ah !

R&F : L’album semble “dément” car il est rempli de sons qui


rodent, assez effrayants et parfois franchement oppressants,
comme des crises d’angoisse.
Lias Saoudi : Oui : ça a toujours été présent chez nous mais
j’ai essayé de faire infuser cela dans la sensibilité plus pop de
“Serfs Up!”. J’imagine que ces éléments sont plus dans l’idée de
l’album que Saul voulait faire, cette pure
noise. S’il le fait un jour, ça serait super.

“J’ai traversé
ai dit que s’il voulait quitter les Fats, Mais c’est bien d’incorporer ça dans
Photo Louise Mason-DR

je pouvais toujours écrire des textes quelque chose de plus structuré.

cette folie, cette…


pour lui parce que j’aime ses mélodies.
Je suis si triste que notre relation soit R&F : Hormis l’obsession pour
devenue si mauvaise que je ne suis Leonard Cohen, on retrouve une

putain de folie”
même pas certain que je pourrais autre de vos signatures : ce sont ces
continuer à faire ça… sortes de valses, de ballades à trois
temps comme “Visions Of Pain”, peut-
R&F : Qu’est-ce que vous enregis- être la meilleure chanson de l’album.
triez en Norvège ? Lias Saoudi : Ça a toujours été un truc chez nous, ces polkas.
Lias Saoudi : En Norvège ! En Norvège, c’était tellement triste là- “Visions Of Pain” — j’aime beaucoup cette chanson aussi — vient
haut, on était complètement sorti du budget, du calendrier, on était d’Alex White. Nathan aussi y a travaillé mais c’est exactement le genre
nulle part et Saul faisait ses immenses pistes de drones, des paysages de chose que j’ai plus envie de chanter maintenant que j’approche
de bruit. Je les trouvais putain de géniales mais on ne pouvait pas du milieu de la vie.
rendre un album uniquement de drones ! C’est comme s’il essayait de

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FAt whItE FAMIly

R&F : Vous n’avez jamais été le


groupe de rock typique : quand tout
le monde emprunte l’esthétique à
une toute petite période entre la fin
des années soixante-dix et le début
des années quatre-vingt, vous, vos
référents se situent entre Kanye
West les deux guerres mondiales.
Lias Saoudi : Notre culture est devenue
une régurgitation perpétuelle, l’écho
d’un écho. Voilà où l’on en est : la fin
d’une fête, une médiocrité digitale sans
limites. C’est terminé. Piller une période
spécifique du post-punk est devenu une
tendance. C’est le fonds de commerce
de nombre de groupes — Idles, Parquet
Courts, n’importe lequel —, un goût
indiqué par Pitchfork, un média qui vient
de fermer. Alors, pourquoi ne pas piller
Marlene Dietrich ? Quelle différence ça
fait ? C’est des conneries de hipster tout
ça. Et je n’ai jamais été branché. Saul
l’est. Ce n’est pas une dénonciation mais
un fait. Il porte des fringues cool, pas moi.
Il écoute de la musique cool, pas moi.
Depuis qu’il est parti, mon algorithme
décline et mes recommandations Spotify
deviennent de pire en pire. C’est peut-
être la chose qui me manque le plus.
Ah ah ah ! Il avait vraiment un goût
incroyable pour dénicher des morceaux,
ce qui est le bon côté d’être un hipster.
R&F : Quel âge avez-vous ?

“Piller une période


Mais le futur est annulé. On vit dans la
Lias Saoudi : Trente-sept ans. Ce nostalgie. De la pure nostalgie. Notre
n’est pas si mal… Je veux dire, si époque est profondément narcissique

spécifique du
j’étais Amy Winehouse, je serais et profondément non originale à la fois.
mort depuis dix ans. Je l’écoutais C’est terrible, non ? Personne n’a quoi
l’autre jour, elle est passée à la radio que ce soit à dire sur quoi que ce soit.

post-punk est
quand j’étais en Algérie, euh, en Et comment serait-ce possible ? Les
cure, en rehab justement. Je n’avais machines veulent que nous soyons

devenu une
jamais vraiment prêté attention à comme des machines : prédictibles,
elle avant, et là je l’entends chanter efficaces, que l’on opère. L’humanité est
“ils ont essayé de me mettre en rehab devenue un hochement de tête général

tendance”
et j’ai dit non, non, non…” L’attitude enfermé devant un écran. Nous hochons
du rock’n’roll même, le truc à la la tête devant des choses différentes,
James Dean : “tu veux que j’aille en mais la technologie considère que nous
désintox, va te faire foutre”. Les choses ne se passent plus comme sommes basiquement tous pareils : on a beau avoir des variants
ça désormais, n’est-ce pas ? Avant c’était partout, la moindre pop politiques, de goût, n’importe, on finit toujours par acquiescer. C’est
star créait des scandales, les mettait en scène dans sa musique : ça ça que la machine veut que nous fassions. Que personne ne remette
créait une sorte de larsen, une performance continue. Aujourd’hui, en cause la structure. La structure reste intacte, seuls les phénomènes
t’es cancel, annulé. Ou on te traite de raciste sans raison sur Twitter. sont attaqués.

R&F : D’où votre imagerie totalitaire ? Cela vient de votre


Marlene Dietrich vision de cette structure qui parque l’humanité comme une
R&F : Vous faites référence à la polémique où vous aviez sorte de troupeau ?
paraphrasé une déclaration sur le Liban de Boris Johnson Lias Saoudi : Le troupeau est encore un peu différent. Notre façon
en utilisant l’expression “Nègre des sables”, une expression de montrer de la viande crue en revanche, ça, ça n’a rien à voir. C’est
qu’on vous disait quand vous étiez enfant ? juste viscéral, de la mort, de la mort utilisée de manière irrespectueuse.
Lias Saoudi : Oui. Et ça a complètement détruit le groupe aux USA. Mais dans “Feed The Horse”, il y a cette ligne : “Nous sommes libres
On n’y a jamais rejoué. C’est rageant, rageant parce que le précédent comme du bétail abandonné”. C’est un peu où nous en sommes. Il n’y
Photo Louise Mason-DR

que ça installe, c’est : “Surtout, ne prend jamais aucun risque, boucle-la a pas d’ordre ou de cohésion. Aucun cadre particulier, sinon cette
et surveille tout ce que dit” et ça, ça ne peut pas être un environnement liberté brute, idiote, une liberté absolue… une liberté absolue de
pour faire une œuvre, du rock’n’roll ou dire tout simplement ce que faire du shopping H
l’on pense. Album “Forgivness Is Yours” (Domino)

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En couverture

Un choc dont le rock


ne s’est jamais remis

KURT
COBAIN
lA DErnIèrE rOcK StAr
PAR ERIC DELSART
Photo Dalle

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KUrt cObAIn

IL EST DES DATES COMME ÇA QU’ON N’OUBLIE PAS. sur le label local Sub Pop, était un disque lourd, entre sludge et
Où tout le monde se souvient de ce qu’il était en train de punk d’où émergeaient peu de mélodies marquantes, en dehors de la
faire quand la nouvelle est tombée. Le 11 septembre 2001, ballade “About A Girl”. Pas de quoi s’enflammer plus que de raison,
le 22 novembre 1963, le 21 juillet 1969, le 5 avril 1994… mais les graines de la popularité étaient semées et le groupe allait
C’était il y a trente ans, et toute personne ayant vécu l’événement signer sur une major pour son deuxième album (DGC, qui vient de
garde un souvenir vif de cette journée, de cette indicible recruter Sonic Youth). En 1991, la sortie du single “Smells Like Teen
douleur quand l’annonce du décès de Kurt Cobain a résonné Spirit” allait propulser Nirvana dans la stratosphère. Porté par son clip
dans les enceintes de la radio. Un choc, une déflagration pour emblématique, la chanson allait devenir un tube international et faire
une génération de kids qui ont alors le sentiment de perdre de “Nevermind” un best-seller comme peu d’albums avant et depuis.
un ami, un frère, le porte-parole de leurs angoisses. Bien plus Adulé par les lycéens, célébré par la critique, respecté par le milieu,
qu’un simple musicien ou une personnalité publique. Car Kurt Nirvana était le groupe qu’il fallait au bon moment, au bon endroit.
Cobain est un héros. Pour ceux qui ont le câble, MTV passe Son succès allait ouvrir la porte à d’autres. Le rock était de nouveau
en mode édition spéciale. Kurt Loder prend l’antenne, couvre cool, et le radar tourné vers Seattle (Mudhoney, Pearl Jam, Alice In
la veillée funèbre devant la maison du 171 Lake Washington Chains, Soundgarden) et la scène alternative (Smashing Pumpkins,
Boulevard à Seattle, où les fans sont au recueillement. On Weezer). Les majors ont commencé à démarcher tous les groupes
entend en boucle une Courtney en sanglots qui lit au téléphone émergents, des groupes respectés comme REM ont touché un nouveau
des passages de la lettre d’adieu du défunt. Dans les mois qui public. Les guitares étaient partout à nouveau et le panorama musical
suivent, on est à peu près sûr en allumant la chaîne de tomber irrémédiablement changé.
sur une rediffusion du concert unplugged ou du furieux “Live
And Loud” filmé également par le canal musical américain.
La voix de sa génération
Pour comprendre l’ampleur de ce qui s’est passé ce jour-là, et la raison Comme Bob Dylan dans les années soixante, Kurt Cobain est parvenu
d’un tel deuil international, il faut comprendre qui était Kurt Cobain, à mettre des mots sur les angoisses et aspirations des jeunes gens de
et surtout pourquoi il est devenu, de sa génération. Et comme le barde de
son vivant, une personnalité tellement
en phase avec son époque qu’il a fini Les guitares Duluth, c’est un rôle qu’il n’a jamais
voulu assumer au premier abord, sa

étaient partout
par l’incarner. Une personnalité si prose étant avant tout le miroir de
fascinante que depuis sa disparition sa propre anxiété. N’oublions pas
on a eu droit à des films-concepts sur que “Smells Like Teen Spirit”, le
lui, comme “Last Days” de Gus Van
Zant en 2005 (qui évoque à demi-mot
les circonstances de son décès) et des
à nouveau et le tube qui a fait exploser le groupe,
avec son riff violent et cette entrée
de batterie explosive, est avant tout
documentaires polémiques, avec des
enquêtes à charge et des théories du panorama musical un texte sur la dépression. “I feel
stupid and contagious/ Here we are
complot fumeuses concernant les
circonstances du drame. Sans parler
des nombreux livres, évidemment.
irrémédiablement now, entertain us” que le chanteur
scande dans l’irrésistible refrain de
la chanson, à mille lieues de ce qui se
Aujourd’hui, on dit Kurt, comme on
dit Elvis, Iggy ou Lemmy. Pas besoin
de préciser le nom de famille pour
changé faisait dans le rock macho à l’époque
(on est loin du “Feel my serpentine/
I wanna make you scream” de
savoir de qui on parle. Pourquoi est-il devenu une telle icône ? “Welcome To The Jungle” des Guns). Sans misérabilisme, Cobain
La réponse tient à plusieurs facteurs. y pose les contradictions qui le taraudent et utilise cette colère,
cette énergie noire, comme un défouloir. Le genre de considération
que des millions d’ados ont perçu comme un miroir de leurs propres
Nirvana a changé le monde interrogations, et dont tous les textes de Nirvana sont empreints, de
L’histoire de Nirvana n’a rien d’un conte de fées et on aurait tort manière plus ou moins cryptique. Avec ses textes, Kurt exprimait son
de présenter ses trois membres comme des sauveurs parce qu’ils mal-être d’une façon qui a résonné intensément avec les adolescents
n’étaient pas attendus. Le rock, à la fin des années quatre-vingt, de la génération X, devenant une sorte de porte-parole du syndrome
était dominé par sa branche la plus heavy, avec le hair metal et des fin-de-siècle. Il en a découlé une forme d’adulation, un culte presque,
poids lourds comme Guns N’Roses, Iron Maiden ou Metallica. La où chaque parole était analysée (et l’est toujours) si bien qu’à sa mort
pop de Michael Jackson et Madonna incarnait le format dominant son aura était presque celle d’un prophète, ou d’un ange déchu dont
et le rock était quelque chose d’un peu suranné, qui survivait dans on apercevait les viscères, comme sur la pochette de “In Utero”.
Photo James Crump/ Wire Image/ Getty Images

l’underground avec des scènes très actives. La scène alternative, avec


des groupes comme REM, Hüsker Dü, Pixies ou Sonic Youth, était
passionnante mais peinait à agiter les charts. C’est dans ce contexte Une machine à tubes
qu’est né Nirvana en 1987 dans la ville d’Aberdeen, près de Seattle, Quand on pense aux icônes pop aujourd’hui, on pense aux artistes
au nord-ouest des Etats-Unis. Trio formé autour du guitariste Kurt dont on connaît les tubes malgré soi, même quand on ne s’intéresse
Cobain, du bassiste Krist Novoselic et de plusieurs batteurs temporaires pas forcément à leur genre de musique. Les Miley Cyrus, Taylor
(avant que le cinquième titulaire du poste, Dave Grohl, ne rejoigne Swift, The Weeknd. Des gens dont on peut avoir entendu parler sans
le groupe en 1990), Nirvana n’est pas tout de suite arrivé avec un album vraiment les connaître alors qu’on est (sans le savoir) familier avec leur
conquérant qui allait changer la face du monde. “Bleach”, sorti en 1989 musique, qu’on peut entendre dès qu’on entre dans un supermarché.

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062 R&F MAI 2024
KUrt cObAIn

On a parfois du mal à imaginer aujourd’hui que les chansons de grâce à lui que porter un T-shirt (à l’effigie de Flipper, L7 ou Daniel
Nirvana étaient aussi populaires que le plus gros des tubes actuels. Johnston) était un geste important. Avant même que le succès arrive,
N’oublions pas que, peu après sa sortie, quand le bouche-à-oreille a dès qu’il le pouvait, Cobain mettait en avant ses influences et défendait
commencé à prendre, “Nevermind” s’est hissé à la première place des les artistes qu’il admirait, les héros injustement méconnus. Il en parle
charts en délogeant “Dangerous” de Michael Jackson. Aujourd’hui, on dans ses journaux intimes, où il remet régulièrement à jour son top
estime qu’il s’est vendu plus de 30 millions de copies de cet album, albums. Les reprises, un noble exercice auquel Nirvana se prête dès
ce qui le place parmi les disques les plus vendus de tous les temps. ses débuts, ne sont jamais choisies au hasard : “Here She Comes Now”
La raison à cela ? “Smells Like Teen Spirit”, “Come As You Are” du Velvet Underground, la réinvention de “Love Buzz” de Shocking
ou “Lithium” sont des chansons pop planquées sous des déluges de Blue, plusieurs hommages aux Vaselines, “Molly’s Lips”, “Son Of A
distorsion que tout le monde a au moins entendues une fois, même à Gun” puis, plus tard, “Jesus Don’t Want Me For A Sunbeam” lors du
l’heure des algorithmes et de Spotify. Ces chansons ont fait de Nirvana “MTV Unplugged In New York”, événement pour lequel il a envoyé
le plus grand groupe rock du monde mais aussi et surtout des pop stars. paître la chaîne et son label qui lui demandaient, essentiellement,
de jouer les tubes du groupe et les singles de l’album qui venait de
paraître. Ce jour-là, pour son concert acoustique, il a ainsi interprété
Un chanteur doué (et copié) un morceau de David Bowie méconnu du grand public “The Man
C’est ce qui frappe en premier quand on écoute Nirvana : Kurt Cobain Who Sold The World”, un blues traditionnel vieux d’un siècle (“In
avait une voix unique. Aussi touchante par son côté plaintif dans The Pines”, interprété selon l’arrangement de Lead Belly sous le titre
les ballades que frappante quand il la déchirait en hurlements dans “Where Did You Sleep Last Night”), et trois morceaux consécutifs
les refrains. Le genre d’organe qui peut vous coller des frissons a des Meat Puppets (“Plateau”, “Oh Me” et “Lake Of Fire”), groupe
cappella. C’est pour cela d’ailleurs country-punk de Phoenix dont il invite
que le “MTV Unplugged In New
York” est aussi sublime. La voix à
nu de Kurt Cobain dévoile toutes ses
kurt cobain a les membres sur scène, un tribut
parmi les nombreux autres payés
aux groupes qu’il aimait et invitait
nuances et laisse transparaître un
désespoir glaçant. La performance imposé un style quand il le pouvait en première partie
(Buzzcocks, Mudhoney, Shonen
réalisée ce soir-là par Cobain — en
une seule prise à chaque fois, sans
overdubs, est le meilleur témoignage
vestimentaire que Knife, Thugs, Breeders...).

de son talent en tant que chanteur.


Malheureusement, des tas de tâche- tous les cool kids Une icône
de la mode
se sont empressés
rons ont imité son chant rocailleux Les cheveux longs décolorés, des
avec beaucoup moins de subtilité, chemises à carreaux en flanelle
pour ce qui reste une des plaies du ouvertes sur un T-shirt, des jeans
rock moderne.
de copier troués, des tennis (Converse All Star
ou ces One Star noires sur les photos
prises par la police de Seattle) : Kurt
Un exemple Cobain était beau et a imposé un style vestimentaire que tous les
d’intégrité artistique cool kids se sont empressés de copier. Une dégaine née de l’absence
Ses “Journals” l’ont démontré, et la façon dont il a mené sa vie l’a d’argent et de la nécessité de dénicher de nouvelles fringues dans
confirmé : Kurt Cobain était un indécrottable romantique pour qui les thrift stores à bas coût. D’où ces cardigans en laine trois fois trop
l’intégrité artistique n’était pas négociable. Un mec plus intéressé par grands ou ces lunettes ovales Christian Roth 6558 à pourtour épais,
la guitare de Lead Belly que par l’achat d’une villa à Beverly Hills. d’ordinaire portées par les femmes d’un certain âge, qu’il a soudain
Il n’y a qu’à écouter les premiers morceaux d’ “In Utero” pour s’en rendues hype. Le style grunge, désormais indissociable de la musique
convaincre. Nirvana y ouvre l’album le plus attendu de la décennie et de Cobain, a ainsi redéfini la mode rock, jusqu’à cette fâcheuse
par les accords tordus de “Serve The Servant”, puis les guitares habitude de mettre un T-shirt à manches courtes par-dessus un autre
dissonantes de “Scentless Apprentice” avant de servir le single “Heart- à manches longues...
Shaped Box”. Une façon de dire “fuck you” à son label et d’affirmer
son indépendance. Les passages télévisés en play-back étaient un
exercice que Nirvana abhorrait et sabotait, comme à Top Of The Pops Une histoire d’amour
le 27 novembre 1991, entre oubli volontaire de mimer les instruments et un couple sulfureux
et performance vocale surréaliste. Paradoxe : tout le monde se souvient Kurt et Courtney. Certains parlaient d’eux au début comme les Sid et
de ce moment et a oublié les groupes qui mimaient correctement leur Nancy du grunge, mais avec du talent. La relation entre le chanteur
Photo Koh Hasebe/ Shinko Music/ Getty Images

tube. Une façon brillante de jouer de l’outil médiatique et de faire des de Nirvana et la meneuse de Hole a fait les beaux jours de la presse
happenings punk (comme son arrivée en fauteuil roulant sur scène à scandale durant la période où le groupe était au sommet de sa
à Reading, en 1992). Cette ultra-sensibilité quant à son rapport au popularité, mais aussi dans la décennie suivante. Personnage aussi
succès est sans doute un des plus grands tourments de Kurt Cobain. intense et provocateur que Kurt Cobain pouvait être calme et réfléchi,
Courtney Love était une chanteuse charismatique aux commandes d’un
groupe sulfureux. Une personnalité forte que Cobain voyait comme
Un passeur son égale et avec qui il a constitué le couple le plus emblématique des
De Lead Belly aux Breeders, des Beatles aux Melvins, le chanteur années quatre-vingt-dix. Leur histoire fut un tourbillon. Peu après leur
affichait ses engouements musicaux dès qu’il le pouvait. On a compris rencontre, Cobain déclarait avant la première prestation télévisée en

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KUrt cObAIn

Angleterre de “Smells Like Teen Spirit” en août 1991 : “Courtney Love Le trône est vacant depuis trente ans. Certains ont bien essayé de
is the best fuck in the world”. En février 1992, le couple était marié et créer des idoles, comme le journal britannique “NME” en 2001, qui
accueillait le 18 août une fille, Frances Bean, dont il allait perdre la a promulgué les groupes de Detroit (“la nouvelle Seattle”) quand les
garde un mois plus tard suite à un article polémique de “Vanity Fair” White Stripes ont commencé à percer. Mais même s’il a écrit avec
qui suggérait que Love avait pris de l’héroïne durant sa grossesse. “Seven Nation Army” un tube devenu tellement omniprésent qu’il en
Trop vite, trop fort. A la mort de Cobain deux ans plus tard, Love sera est presque devenu un élément de folklore, Jack White n’avait pas
accusée de tous les maux, en particulier d’être la responsable — si la personnalité requise. Idem pour tous les artistes qui ont incarné à
ce n’est la commanditaire — de la mort de son époux. un moment un mouvement créatif excitant, de Thom Yorke à Tame
Impala en passant par Julian Casablancas ou Ty Segall (qui avait
en plus la fâcheuse tendance d’être blond et d’aimer la flanelle).
Un junkie Certains ont été présentés comme des héritiers sur un malentendu,
Est-ce vraiment une chose à célébrer ? La drogue a sans doute tué Kurt comme Beck dont le clip pour “Loser”, publié en 1993, montrait
Cobain, mais si on essaie de collectionner les choses qui constituent un blondinet en T-shirt délavé rappant sur des samples folk avec
une icône du rock dans l’imaginaire collectif comme on coud des un texte plein d’humour. D’autres ont été poussés artificiellement
écussons sur un uniforme de scout, la drogue est un badge essentiel. pour l’être, comme le pauvre Craig Nicholls de The Vines, un garçon
Son poison était l’héroïne, la drogue des poètes. En 1992, il expliquait indéniablement doué, mais plus proche de Daniel Johnston que Kurt
dans une lettre adressée à ses fans qu’il n’envoya jamais (mais qui a Cobain, et qui a explosé en vol.
été publiée dans ses “Journals”) qu’il était sujet à de sévères maux
d’estomac depuis des années et que les médecins en ignoraient la Le pire demeure l’héritage maudit de Nirvana avec toute la litanie de
provenance. Après avoir tout essayé (devenir végétarien, cesser de groupes qui ont repris certains codes du grunge parce que c’était cool,
fumer…), Cobain décida alors de s’administrer des petites doses pour en vendre une copie dégradée. Le post-grunge est une catastrophe :
d’héroïne pour mettre fin à son Silverchair, Creed, Nickelback,

a sa mort, son aura


calvaire. Le début d’un engrenage Staind, Puddle Of Mudd. Des grou-
et d’une existence rythmée par pes propulsés au premier plan parce
les périodes de sobriété et les que le trône était vacant. C’est aussi
rechutes. A sa mort, l’autopsie a
révélé des traces de drogue dans était presque celle une des tristes conséquences du
succès de Nirvana : en ouvrant les

d’un prophète ou
son organisme. portes des sous-cultures rock au
grand public, le groupe a changé
la musique, pour le meilleur
La mise en
scène de sa d’un ange déchu comme pour le pire. C’est l’entrée
de la culture punk à roulettes dans
le mainstream, et cette bro culture
fin de vie aux antipodes de la pensée de Cobain qui aboutira au désastre de
Si sa mort est un des grands drames de l’histoire du rock, Cobain Woodstock 99. C’est les emo qui ont ajouté une dose de gothisme
aura toutefois soigné sa sortie. Après son overdose de Rohypnol à et de geignardise au propos de Cobain. C’est ce moment improbable
Rome, qui avait failli avoir sa peau, la mort planait autour de lui. Le où il fallait être sombre et edgy pour exister. C’est l’album grunge de
concert acoustique “MTV Unplugged In New York” filmé en novembre Jeanne Mas.
1993, avec son éclairage à la bougie et ses gerbes de fleurs qu’il
avait exigées afin que la scène s’apparente à des funérailles, avait Trente ans après la disparition de Cobain, le rock vit à nouveau une
quelque chose de sépulcral. Trente ans après, écouter ce concert période sombre. Il ne fait plus rêver, ne vend plus. Quel groupe
est toujours aussi glaçant, notamment parce que Cobain y est plus de moins de quarante ans remplit un Bercy ou même un Zénith
touchant que jamais. Sa mort six mois plus tard, au moment où le aujourd’hui ? On les compte sur les doigts de la main. L’ascenseur
label avait prévu de publier la chansons “I Hate Myself And I Want social du rock est cassé alors que, pourtant, la scène actuelle est
To Die” en face B de single, n’en sera que plus triste ; d’autant que tout à fait passionnante. A l’heure où les jeunes groupes rock les
là aussi il mettra sa fin en scène, avec une note de suicide restée plus populaires sont souvent des opportunistes qui en reprennent
célèbre, notamment en raison de la citation empruntée à Neil Young : certains des aspects les plus ringards et caricaturaux (Greta Van
“It’s better to burn out than to fade away”, tirée de la chanson Fleet ? Maneskin ? “All style and no substance…”). A l’heure où le
“Hey Hey My My” (Young en sera tellement horrifié qu’il écrira la rock se muséifie dans l’auto-parodie, que ce soit avec la multiplication
chanson “Sleeps With Angels” quelque mois plus tard pour l’album des tribute bands sans âme (difficile de faire moins rock’n’roll que
du même nom). ces soirées où des musiciens interprètent, sans déborder du cadre
imposé, des œuvres désormais classiques) ou dans les concepts les
plus absurdes pour recycler les mêmes vieilles scies (a-t-on vraiment
Sa mort a précipité besoin d’entendre mille musiciens amateurs jouer les Foo Fighters
le rock vers le néant dans un stade de foot ?). Le rock qu’on aime et qu’on défend se joue
Photo Gie Knaeps/ Getty Images

La mort de Kurt Cobain a été un choc dont le rock ne s’est jamais dans les bars et les salles de taille moyenne. Il disparaît de plus en
remis. Les faits sont là, indéniables. Vague après vague de renouveau, plus des affiches des festivals qui, pourtant, contiennent quasiment
aucune figure charismatique n’a porté le rock au sommet. Les tous le terme rock en eux. Que lui manque-t-il ? Il manque juste une
candidats ont été nombreux, mais aucun n’a eu la combinaison de figure de proue, quelqu’un pour remettre de l’excitation, de l’envie,
talents citée ci-dessus. Un ingrédient manquait toujours, que ce soit de la sincérité dans un monde musical toujours plus standardisé.
le glamour, le charisme, la personnalité ou tout simplement le talent. Il lui manque Kurt Cobain. H

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La vie en rock

Dieux de l’Olympe
et Diane chasseresse en cuissardes

LES
VARIATIONS
Le 10 mars 2024, l’annonce du décès de Marc Tobaly a secoué la
communauté rock hexagonale. Fondateur et guitariste des Variations,
il a créé au tournant des années 70 une œuvre unique en son genre
dans un pays qui les a longtemps snobé. Retour sur l’aventure
de ce qui reste peut-être, le plus grand groupe rock français.
PAR PATRICK EUDELINE
TROIS SOUVENIRS. COMME CELA. Moi, je m’emmerde. Faut qu’on aille en boîte ! Qui me suit ?”.
J’ai seize ou dix-sept ans. Une fois encore, Jo a décidé Il était sept heures au clocher… Mais Jo vivait dans son espace-
de quitter les Variations. Ils se produisent donc à trois, temps personnel. Le captagon était notre moteur : deux pastilles
pour la première fois, me semble-t-il. Marc sait chanter, permettaient de vivre intensément 48 heures. Quelqu’un lui tend
bien sûr. Mais le show en pâtit. Nous sommes un dimanche la petite boîte ronde. Jo la vide. Dix comprimés donc de cette
après-midi au Golf Drouot. L’endroit est comble. Saturé puissante amphétamine. Dix minutes plus tard, il s’endormait.
d’électricité et de condensation. Je me suis glissé aux A son réveil, il m’expliquait : “Faut qu’on arrête de m’emmerder
premiers rangs. Je ne veux en rater une miette. A côté avec les textes ! J’achète les songbooks des meilleurs, Bob Dylan,
de moi, ou quasi, il y a… Jo Leb. Il n’a pas résisté, les Rolling Stones, je prends une phrase ici ou là... Puis je mélange.”
il est venu voir ses frères ennemis, ses complices malgré Bien plus tard… Jo Leb a été chauffeur routier. Il est chez moi :
lui. Quand Tobaly amorce le riff implacable du vieux on murmure que les Variations vont se reformer. Il me raconte
“Everybody Needs Somebody To Love”, un de leurs comment il cachait à ses collègues son glorieux passé, ceux
chevaux de bataille depuis le début…, Jo n’y tient qui savaient pouvaient se moquer, se montrer désagréables,
plus et saute sur scène. Et c’est le pandémonium. Les à de rares exceptions. Tout cela me faisait mal au cœur. Pour
filles hurlent, le groupe se dépasse et en fait des tonnes. les photos destinées à Rock&Folk, ne supportant pas de voir
Chaque morceau, façon Cream en bien plus sauvage, le magnifique en polaire, je lui prête veste de velours noir
dure dix minutes. La batterie finit démembrée, les Marshall et foulard noir. Je n’ai jamais revu Jo depuis…
double corps sont à terre et il faut aider les quatre musiciens
à regagner ce qui leur tient lieu de loge, tant ils sont à bout, Marc Tobaly est mort. Et je n’ai oublié
haletants. Dans le genre aussi extrême, je n’ai vu, je crois, aucune rencontre. Ainsi, comment devant un parterre
que le MC5. Hors films de légende : Who ou Hendrix. d’épées, Yarol Poupaud, M, Bertignac, à une fête Rock&Folk,
Là, c’est devant nous. Glam rock et punk rock sont encore il avait empoigné sa vieille Les Paul, s’était branché dans le
loin. Les Variations, dans toute la France profonde, en premier ampli venu et, sans plus de manières, avait sorti un
sont — déjà — l’incarnation. Avec les Variations, nous son qui nous avait tous laissés pantois. Oui, le son est dans
sommes en plein rock décadent, comme il se disait alors. les doigts. A notre toute dernière rencontre, il m’avait parlé
de son admiration pour Peter Green… Plus les années
J’ai 18 ans et traîne avec mes héros d’alors : passaient, plus l’homme était simple et charmant. Marc
Jean-Pierre Kalfon, Octavio, Valérie Lagrange. Ils reviennent n’est plus. Encore un. L’image qui me reste en premier ?
de New York et sont des amis des Dolls ! Je rêve de faire partie J’avais treize ans et, en descendant le boulevard Saint-Michel,
de leur bande. Un jour que je leur rends visite, dans un de ces je croise trois dieux de l’Olympe et une Diane chasseresse
Photo Rancurel/ Dalle

appartements remplis d’amis qu’ils squattaient…, je tombe sur en cuissardes. Trois Variations et une Zouzou. Ils allaient
Jo Leb, que je reconnais immédiatement. Bien évidemment. chez Campton. Sartre dans “L’Enfance D’Un Chef”
D’une voix ravagée, je l’entends lâcher, avec un accent de titi raconte comment, à l’adolescence, une simple
parisien inimitable, lui, le natif de Fez : “Personne a dû capter ? rencontre peut déterminer une vie. Qui sait ?

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lA VIE En rOcK
lES VArIAtIOnS

Un rock glam punk


qui n’avait que
peu d’équivalent
Enfance, disions-nous ? C’était un cheval de bataille
du regretté Marc Zermati : il adorait raconter tout ce que le rock
français, depuis les fifties, devait aux juifs marocains, aux pieds-
noirs. Comment Elvis, les Shadows… avaient bouleversé ces
jeunes que l’histoire allait forcer à émigrer. Les Chaussettes
Noires étaient des idoles là-bas. Pour tous ces gamins. Pour
les jeunes Marc et Jacky de Casablanca comme pour Jo à
Fez. Grace à eux, ils remontent les sources. Ray Charles, Gene
Vincent… Il y a plein de groupes mais le show-biz ne suit pas,
alors qu’en France, le twist explose. Quand même, ils y croient.
Tous les grands guitaristes sont l’illustration d’un vieil adage :
“A quelque chose malheur est bon”, Eric Clapton, Robert Johnson
ou même mon regretté Rikky Darling ont dû rester enfermés pendant
un an ou deux (pour Marc, c’était un accident de mobylette) et en ont
profité pour travailler la guitare encore et encore. C’est ainsi qu’en
1964, Marc est prêt à se colleter avec le répertoire des Shadows
ou avec des encore inconnus, ou quasi, Rolling Stones. Il monte
donc Les Petits Loups, avec les frères Costa. Un nom qui doit
beaucoup au tube de Jean-Claude Annoux, évidemment. Ils
reprennent Shadows et Fantômes. Parallèlement, Marc s’est fait
copain avec le fils d’un garagiste de Casa : un extraverti, Jo ! Avec
lui, il va voir les Shadows. Les Jets, des gloires locales, assurent
la première partie. Il hallucine sur le batteur : Jacky Bitton.
Le malin Alain leur trouve un deal avec Campton, sur Saint-Michel.

Photo Dalle
Septembre 1966. Marc s’ennuie. Il est l’heureux possesseur Ils sont lookés gravement. Ils font le proverbial tabac au Golf, au
d’une guitare Kay, d’un magnétophone. Mais tout se passe… sans lui. Tour Club, partout où ils arrivent à s’incruster. Ils sont les seuls
Il y a plein de groupes au Maroc, certes. Manque le show-biz qui sur la place. Certes, il y a les Jelly Roll, les Boots… Une poignée.
ferait que l’étincelle prendrait flamme. Comme à Paris, tiens ! La Mais pour exister vraiment, il faut être catalogué yé-yé ou
fratrie s’est dispersée. Son grand frère Alain, sa sœur Magda sont à beatnik, et surtout chanter en français. Pour signer, c’est en
Paris. Justement. Avec ses Petits Loups, il trouve une série de galas tout cas indispensable… En attendant, on les voit partout.
près d’une piscine. Assez pour partir. Dans le train, il achète une
acoustique Hagstrom a un beatnik. A Paris… Désillusion. La famille Transport d’enfants. Il y a marqué cela sur le bus
est à Londres. Entre stop et ferry-boat, il arrive à Piccadilly, sort la Volkswagen qu’ils louent. Comme beaucoup de groupes d’alors,
guitare et fait la manche. Il finira bien par tomber sur… Banco ! La ils décident de prendre la route et de se proposer partout où on
famille s’entasse dans un studio. Move, Creation, Action, c’est le voudra bien d’eux. Arrivés à Hanovre, ils arrachent une première
bonheur. Lui aussi aura bientôt son groupe en “ion”. En attendant, partie au Savoy. Enfin plutôt… le droit de jouer. Les vedettes, ce
il lorgne les boutiques de Carnaby Street et joue “Non Ho L’Età” de sont les Smoke, auréolés de leur tube incontestable, le fameux
Gigliola Cinquetti dans les pizzerias. Histoire d’améliorer l’ordinaire. “My Friend Jack”. Les Variations les mangent littéralement. Les
Tout est trop intense, tout explose. Va-t-il, comme prévu, retourner Smoke étaient plus à l’aise en studio que sur scène. Les Variations
à Fez pour la rentrée scolaire ? Des études de droit l’attendent. C’est continuent leur périple, se lavant et endossant leurs belles fringues
non, bien sûr. Et le fort compréhensif paternel fait contre mauvaise Campton dans les toilettes de gare ou chez une jeune fille
fortune bon cœur. Marc retourne à Paris où l’attend Alain. Lui suit compréhensive. Tout cela les mène jusqu’à Copenhague où ils
de vagues études mais surtout devient l’officiel manager de ces enregistrent un single : le fort pop “Spicks And Specks” des Bee
Variations qui n’existent pas encore. Du beau monde se succède Gees et l’implacable “Mustang Sally”. C’est même un hit local pour
pourtant : Jean Falissard, Michael Memmi, le futur Rolling… le petit label Triola. Formidable, mais toujours pas de royalties et
Jacques Micheli et Guy de Baer font un temps l’affaire. Surtout une vie de romanichel. Ils sont exténués. Le retour est saumâtre.
que, miracle, ils sont tombés sur Bitton et Jo ! En ces temps sans
portable, retrouver quelqu’un tient du miracle. Les Variations sont 1968 est pour eux une tristesse. Rien de nouveau.
nés. Ou presque. Le Marais de Carnaby ! Le quartier est devenu Un circuit qu’ils commencent à trop connaître. Et puis, alors que
une réplique du Swinging London. Boutiques branchées, pubs et l’année s’achève sous les cotillons, ils entendent parler de la
même fausses cabines téléphoniques rouges y pullulent. C’est là fameuse surprise party du 31. Ils se pointent au culot. Miracle :
que le groupe répète en sous-sol. Le boucan freakbeat est censé Traffic, qui devait conclure, est bloqué en douane. Taittinger et
attirer les clients. Sauf que cela devient trop sérieux pour Micheli et Job, MCs de la cérémonie, leur proposent de jouer comme ça.
de Baer. Ils s’en vont… Pas grave, Marc tiendra lead et rythmique. Histoire de faire les bouche-trous. Ils interpréteront jusqu’à
Comme les Who. Un soir, un dégingandé coiffé selon les règles sept titres et cela changera leur destin. Enfin… c’est une épée à
descend l’escalier. C’est Jacques Grande. Les Variations sont là. double tranchant que ce tournant soudain. Certes, ils vont signer !

068 R&F MAI 2024


Certes, ils sont programmés au Palais des Sports, fort honorablement. Quant à la scène, dans les endroits les plus
le show de Johnny Hallyday à grand spectacle. Certes… reculés, nos garçons sauvages proposaient un rock glam punk
Internet a popularisé l’événement en glorieux Technicolor. avant la lettre qui n’avait que peu d’équivalent. Mais voilà…
A l’époque, en fait, peu l’ont vu vraiment. Il faut donc imaginer L’humeur du groupe n’était plus au beau fixe, usée par les
le noir et blanc saumâtre, le son mono. Personnellement, je l’ai critiques. Jo partit, revint. On vit apparaître Michel Chevalier,
raté. Le paternel, au bout d’une demi-heure de Michel Polnareff FR David… Des garçons compétents mais nous rêvions d’un
et d’Herbert Leonard, a exigé qu’on change de programme. Le Iggy… Petit Pois était remplacé sporadiquement par Alain
choix était simple, il n’y avait que deux chaînes et sans doute… Susan. Et puis vint la mauvaise idée. Comme Sylvie Vartan,
sur l’autre, il y avait les vœux du Président. Soyons francs : des Téléphone, Polnareff, tant d’autres, jusqu’à Joe Dassin, nos
“Around And Around”, ça grince quelque peu. Que des reprises. Variations se mirent à rêver d’Amérique. Ils étaient signés
Un “Satisfaction” interminable… Mais bon, devant eux, dans chez Stigwood, après tout ! Le tourneur des stars.
l’excitation et frôlé par les robes Paco Rabanne, cela devait
être formidable. Mais… c’est là que les ennuis ont commencé. Comme tant d’autres avant eux — et même
les Kinks —, ils s’épuisèrent en incessantes tournées, enregistrant
Le contexte ? Paul Alessandrini descendait le “Back In quand même un disque avec Don Nix, et frayèrent avec les Dolls.
The USA” des MC5 parce qu’il n’y retrouvait pas la furia politisée Justement le vent tournait. Et dans le bon sens, toute une génération
du premier. Paringaux félicitait Steppenwolf pour ce “Monster” qui allait lancer le punk était prête à les adouber. Hélas, l’album
si engagé, si diablement anti-Nixon et guerre du Vietnam mais “Moroccan Roll”, trop tourné vers le Maroc, jurait dans le décor.
regrettait que le Wolf ne soit pas plus aventureux, progressiste. Et cet Olympia que nous voulions triomphal — je me souviens
Le groupe français le plus loué ? Moving Gelatine Plates, avec de Philippe Manœuvre à côté de moi — nous laissa quelque
Magma et le Martin Circus du début. Les Variations semblaient peu pantois. Que dire ? Et puis il y eut “Café De Paris”. Le chant
cumuler les tares : sapés comme des Rolling Stones, ils se lançaient du cygne. Une pochette de Guy Pellaert ! Mais ratée. La voix d’or
dans des “I Am So Glad” de dix minutes décalquées de la version de FR David. Oui ! Mais hors de propos. On ne savait plus qui
live des Cream sur leur “Goodbye”. Jo semblait ne pas craindre le étaient les Variations... Cruelle, l’horloge avait sonné. Ce fut la fin.
yaourt. Enfin, pour qui se prenaient-ils ? Dans un pays qui faisait Sans Tobaly mais avec l’élite des musiciens français, les Prevotat,
plus ou moins la moue devant Led Zeppelin et défonçait Grand Chalard, Alain Jack… Jo monta Magnum. Qui sortit un album
Funk Railroad. Pas facile. En vrai, les Variations enchaînaient intitulé “Coq Rock”. Ils n’avaient pas vu le punk arriver mais
les singles à tomber, de “Come Along” jusqu’à “Je Suis Juste en étaient déjà à ce que les années quatre-vingt allaient offrir
Un Rock And Roller”, une vraie salve. “Free Me”, “Down de pire. Marc continua avec un “King Of Hearts” rempli de
The Road”. Rien à jeter. Et ce premier album ! “Nador”. Digne rêves d’Amérique, façon Foreigner. Il reforma les Variations…
de Free, Mountain, Cactus… une tuerie qui avait l’intelligence de Il y eut même des New Variations avec l’excellente Laura Mayne.
lorgner vers les racines marocaines. Et ça, depuis “Paint It Black”, Jacky Bitton, lui, était devenu rabbin. Et puis… Marc est parti
on sait quelle bonne idée cela peut être. De plus, tout cela se vendait à 74 ans. C’est une solitude de plus qui nous étreint. Oui. H

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Disque du Mois

Une danse avec le diable au clair de lune

Caleb“HEYLandry
GARY, HEY DAWN”
Jones
SACRED BONES

Caleb Landry Jones est un Puis, sitôt les prises de vue achevées, Robert Hudson à la basse et l’excellent une agressivité quasi metal et un
personnage aussi fascinant il se terre dans la grange familiale pour Nic Jodoin (Black Lips, Night Beats) à refrain entêtant qu’on croirait piaillé
qu’indomptable, imprévisible. ébaucher ses idées de chansons, la production. Le leitmotiv, cette fois : par l’ectoplasme du premier meneur de
Blondeur vénitienne, taches de rousseur, manière de surmonter l’inévitable concevoir un album plus épuré, forgé Pink Floyd. Lequel refera une apparition
grands yeux d’un bleu profond, le visage décompression émotionnelle. Reclus, pour la scène. Et le résultat est probant. sur “The Bonzo Bargain”, somptueuse,
du Texan promène son magnétisme énigmatique, tourmenté, Caleb s’inscrit L’immédiateté mélodique éclaire la symphonique. L’isolement est le thème
perturbant sur chaque pellicule. Une dans une longue lignée d’excentriques folie douce de notre comédien, faite de “Spiders In The Trees”, macabre et
gueule, comme on dit. Pas étonnant prodiges initiée par Syd Barrett et Skip de textes cryptiques et d’une inquié- mélancolique. Caleb s’offre enfin une
qu’il ait séduit des réalisateurs de choix Spence. Le premier est une influence tante versatilité, portée par une voix virée country absurde avec “He Sued
comme Jordan Peele, Martin McDonagh, évidente de “The Mother Stone”, protéiforme, du baryton à la voix de His Wife”, puis cette déambulation de
Jim Jarmusch ou encore les frères grandiose premier opus autofinancé tête. D’entrée, “Hey Dawn”, avec son l’autre côté du miroir s’achève avec la
Safdie. Suite à “Nitram”, qui lui a en 2020 et publié sans le moindre alternance de couplets doucereux et théâtrale et foutraque “Pageant Thieves”,
valu le prix d’interprétation masculine plan de carrière sur le pointilleux label de refrains rageurs, ravive le spectre presque cabaret. Notre trublion y
au Festival de Cannes, et à sa prestation Sacred Bones, qui avait déjà hébergé de Nirvana. Dans la foulée, “Too Sharp mime le Lou Reed euphorique de
bouleversante dans le rôle d’un les escapades musicales de John To Be My Carrot” cite “Lazy Old Sun”, “I’m Waiting For The Man” avec en
handicapé transformiste au douloureux Carpenter et David Lynch. Un manifeste des Kinks. Sur “The Moonkey Light” sus un piano bastringue, une fanfare
passé dans le récent “Dogman” (Luc gargantuesque ultra-audacieux qui a été et “Hey Gary”, notre homme se frotte et des cris animaliers, un miaulement
Besson), son futur à Hollywood paraît suivi par “Gadzooks Vol.1” et “Gadzooks au phrasé de Black Francis. “Spot servant de point final. “Hey Gary,
radieux. Alors, est-il possible d’être doué Vol.2”, qui en reproduisaient le modèle A Fly” est un sommet : propulsée Hey Dawn”, plongée dans l’exigeant
dans plusieurs formes d’arts majeurs ? jusqu’à épuisement. Deux agrégats de par de monumentaux violoncelles dédale mental de Caleb Landry Jones,
Nombreux sont ceux qui s’y sont bribes de chansons entremêlées, qui rappelant Electric Light Orchestra, elle ne peut laisser personne indifférent.
fourvoyés... Ce n’est pas le cas de pouvaient bien sûr parfois toucher au se transmute en déchirante déclaration Le parcourir offre une récompense
cet insatiable créatif. Lorsqu’il tourne, sublime, mais demeuraient frustrantes : d’amour (“Mourir seul avec toi…”) façon inestimable : une danse avec le diable
Caleb crayonne des personnages le potentiel d’un très grand disque était John Lennon. Tout aussi magistrale, au clair de lune. Et, accessoirement, la
grotesques et disloqués dans la là, tout proche, à l’état d’embryon… “Your Favorite Song” déroule un découverte d’un artiste unique, dingue.
solitude de sa chambre d’hôtel Caleb s’est donc remis à l’ouvrage thème cinématographique très Au sens propre comme au figuré.
— il signe d’ailleurs la pochette sur- et a convoqué ses collaborateurs orchestré, tels ceux qui jalonnent JJJJ
réaliste de cet “Hey Gary, Hey Dawn”. désormais habituels : l’ami d’enfance la saga “James Bond”, mais avec JONATHAN WITT

pisTE AUX éTOiLEs JJJJJ INCONTOURNABLE JJJJ EXCELLENT JJJ CONVAINCANT JJ POSSIBLE J DANS TES RÊVES

MAI 2024 R&F 071


Disques pop rock
The Lemon The Black Keys Pet Shop Boys Jane Weaver
Twigs “Ohio Players” “Nonetheless” “Love In Constant Spectacle”
“A Dream Is All We Know” EASY EYE SOUND/ NONESUCH X2/ WARNER FIRE RECORDS
CAPTURED TRACKS/ MODULOR
Débutants, Dan Auerbach (chant, Les pet shops Boys sont à prendre Jane Weaver a déjà publié une dizaine
Moins d’un an après le stupéfiant guitare) et patrick Carney (batterie) ou à laisser et nous avons choisi d’albums, sans qu’on ait été jusque-là
“Everything Harmony” où ils revendiquent l’influence de Beck. Ce notre camp depuis belle lurette. Libre à particulièrement impressionné. Il va
apprenaient littéralement (et c’est dernier vante les mérites du duo qu’il chacun(e), en effet, de ne pas apprécier falloir réviser ce jugement — et tout
essentiel) à chanter à deux, les petits emmène comme première partie de sa leur pop bien fichue, personnelle, un réécouter — parce que celui-ci est
génies américains sont déjà de retour, tournée de 2003. Deux décennies plus brin dansante et aux textes si forts. formidable, une pure merveille dès
un Macca dans chacun de leurs vingt tard, il est l’invité principal du douzième Après tout, aux couplets sensuels le premier titre, “Perfect Storm” :
doigts. Pas de surprise formelle pour ce album des Black Keys qui succède au comme des préliminaires, aux refrains rythmique souple et obsédante,
cinquième album mais une exploitation réussi et multi-récompensé “Dropout extatiques, aux arrangements ludiques, ambiance électronique superbe,
toujours rigoureuse de canevas souvent Boogie” (2023)… Le titre général on peut très bien préférer le tout-venant. synthés intelligemment employés,
reconnaissables, sinon déjà travaillés à fait allusion à l’Ohio, d’où le duo est “Nonetheless” est la quinzième livraison mélodie touchante et cette voix,
l’infini : ici les Beatles ’65, là les Beach originaire, mais c’est aussi une référence (studio) de Neil Tennant et Chris Lowe superbe de sobriété, ensorcelante...
Boys, pour un hommage en compagnie au groupe de disco-funk ainsi nommé, depuis “Please” en 1986 et, quelque Le suivant, “Emotional Components”,
du rejeton Ono Lennon, Squeeze, T-Rex, célèbre pour ses pochettes sexy, part, c’est un genre de bilan. Après est encore meilleur, carrément
Zombies et leurs vassaux. Soit tout le une tradition ici poursuivie au mépris quelques disques résolument plus accrocheur. Quant au troisième,
monde, et donc personne en particulier. d’une hypothétique notion du bon dance, les deux musiciens ont retrouvé qui donne son nom à l’album, il est tout
La vingtaine maintenant bien entamée, goût. L’accrocheur “This Is Nowhere” Parlophone (qui distribue désormais leur simplement excellent. Suit une chanson
les D’Addario tendent presque à l’ascèse démarre un album opulent auquel propre label, x2), ainsi qu’un son et un totalement différente, “Motif”, avec une
et épatent désormais sans forcer. Titres participent Noel Gallagher (Oasis), esprit qui raviront ceux qui, parmi leurs seule guitare acoustique et cette voix
à tiroirs et morceaux de bravoure Dan (The Automator) Nakamura, Kelly amateurs, avaient adoré “Actually”, sublime, preuve que la dame peut tout
Finnigan, Juicy J, Lil Noid, Thomas faire. On n’en croit pas nos oreilles de
Brenneck et Greg Kurstin, producteur faire une telle découverte. Comment
de Beck, Pink, Paul McCartney, Foo a-t-on pu passer à côté de Jane
Fighters, etc. Egalement cosigné par Weaver tout ce temps ? En feuilletant
Beck, “Beautiful People (Stay High)” le dossier de presse (ce qu’il ne faut
suscite un premier clip dansant et jamais faire avant d’écouter un disque),
fédérateur, les figurants provenant de on s’aperçoit que l’album est produit
diverses ethnies, genres, générations, par John Parish... Tiens, tiens. Ce gars
etc. Comme pour “Don’t Let Me Go”, les est un génie mais il produit tellement
voix sont amples, servies par de longues d’artistes que si on l’avait su avant, on
réverbes, une production foisonnante. aurait presque eu un a priori négatif, par
D’humeur southern soul, les Black pur snobisme. Alors que là, on se dit que
Keys optent pour “I Forgot To Be Your oui, c’est vraiment un bon, pas étonnant.
Lover” créé par William Bell en 1968, Le reste est tout aussi délicieux,

semblent ainsi avoir disparu pour “Behaviour”, “Bilingual” ou “Release”.


de bon au profit d’innombrables Bien sûr, James Ford, coproducteur,
moments de grâce : la voix du cadet n’est pas pour rien dans ce recadrage
qui s’éraille, poignante, à la fin de pop, voulu et assumé. Efficace chez
“My Golden Years” ; le mur du son Depeche Mode, Gorillaz ou Blur, l’ex-
byrdsien de “If You And I Are Not Last Shadow Puppet excelle lorsqu’on
Wise” ; “I Should Have Known Right lui laisse les coudées franches, et a
From The Start” et sa somptueuse su mettre en valeur ces nouvelles
coda ; le synthétiseur fantôme qui compositions qui n’ont pas grand-
s’efface après l’intro du morceau chose à envier aux anciennes.
“presque-titre” ; le texte dépressif Dans la bacharienne “The Secret
de “How Can I Love Her More?” ; Of Happiness”, on sent qu’il a kiffé
le couplet harmonisé de “Peppermint le cahier des charges : électronique
Roses”, les guitares distordues de et grand orchestre dans tous
“Rock On”… Comme d’habitude, en partenariat avec Booker T. Jones. les titres. “New London Boy”, avec des sommets comme “The Axis
le jeu est au poil et l’autoproduction, Leur version se rapproche bien plus peut-être la meilleure du lot And The Seed”, “Romantic Worlds” ou
peu avare en microdynamique, d’un de la sensibilité Stax que celle de Billy (ces accords majeurs 7…), “Univers”, magnifiques. On entend dans
grand classicisme. Chez les Twigs, Idol en 1986 ! Dans l’approche de Dan comporte même un rap à la tout ça comme un écho des seventies
les intros introduisent, les refrains Auerbach et Patrick Carney demeurent “West End Girls”, et “Feel” fera allemandes à la fois robotiques et
explosent, les ponts lient, rien n’est le goût pour les tempos simples, regretter aux claviéristes de ne pas mélodiques. On n’est donc pas
trop compressé et l’on mixe et ménage fortement marqués, les basses en avoir conservé leurs Casio des années étonné d’apprendre qu’en 2017, Jane a
les effets au quart de décibel près. distorsion (“Only Love”, le sauvage quatre-vingt. “Love Is The Law”, grave interprété un titre avec Malcolm Mooney,
Surtout, à force de dévouement quasi “Please Me (Till I’m Satisfied)”, “Live et ensorcelante, tire le rideau rouge sur mythique chanteur de Can. En écoutant
sacerdotal, on prouve l’étendue de sa Till I Die”) et, tout au long de l’album, un disque qui, en plus, ne triche pas : ce disque parfait, on a l’impression de
palette et, mieux encore, sa sincérité. un indéniable sens de l’efficacité, sublimes, les vocaux de Neil Tennant, glisser de nuit sur une autoroute vide
JJJJ un savoir-faire jouissif pour pourtant plus un gamin, sont parmi et silencieuse, hypnotisé par les lignes
JOHAN DALLA BARBA les refrains contagieux. les moins traités de la discographie blanches qui défilent. Wir fahren,
JJJJ du duo. Une intégrité qui l’honore. fahren, fahren auf der Autobahn...
JEAN-WILLIAM THOURY JJJJ JJJJ
JÉRÔME SOLIGNY STAN CUESTA

072 R&F MAI 2024


Fat White Pearl Jam
Family “Dark Matter”
“Forgiveness Is Yours” MONKEYWRENCH/ REPUBLIC RECORD/ UNIVERSAL
DOMINO RECORDS
Eddie Vedder n’y est pas allé par quatre
si Heinrich Dreser n’avait pas isolé pour chemins lors de la soirée de lancement
le compte de la société Bayer en 1898 de l’album, le douzième du groupe, dans
la diacétylmorphine — nom scientifique un club d’Hollywood : “Je pense que c’est
de l’héroïne —, qu’en serait-il de Fat ce qu’on a fait de mieux, vraiment”.
White Family plus d’un siècle plus tard ? Ce qui doit être l’impression de tout
Depuis 2013 et “Champagne Holocaust”, musicien sortant de studio, mais le
les Anglais apportent cette bouffée d’air chanteur de Pearl Jam n’a jamais été
frais à ceux qui trouvent certains un grand fanfaron, ce qui incite à tendre
humanistes un peu écœurants à la l’oreille. La première écoute n’éclaire
longue : de la négativité. Affreux, sales, pas grand-chose. L’impression d’une
méchants et drogués jusqu’au cou, ils densité extrême, rendue possible par la
cochaient toutes les cases. Après avoir production d’Andrew Watt, décidément
failli sombrer pour de bon lors de l’enre- sur tous les fronts (le dernier Rolling
gistrement de “Songs For Our Mothers”, Stones), et qui n’a pas son pareil pour
album dont chaque piste est comme empiler les pistes avec une précision
une ode sonore à la défonce (voir la toute digitale. Les écoutes suivantes
somnambulique “Love Is The Crack”), révèlent l’architecture des chansons, et
Lias Saoudi et sa bande ont échappé les premières sont excellentes. “Scared
à leur devenir-poubelle en substituant Of Fear”, ou l’art de Pearl Jam dans sa
plus simple expression : les guitares
qui se renvoient un riff de guingois en
retombant sur leurs pattes, la section
rythmique qui charge à l’unisson et
Vedder pour enfoncer les brèches.
Le suivant, “React, Respond”, propose
la même chose en version punk, et
rappelle un peu “My Sharona” sur
le couplet, même si on se doute que
ce n’est pas l’idée. “Wreckage”, derrière,
et son mille-feuille de guitares acoustiques
et électriques offrent un visage inverse,
bien plus solaire. “Dark Matter” suit,
autre décharge frontale, et avançons

la kétamine à la chnouf pour accomplir


ce miracle pas misérable appelé “Serfs
Up!”, troisième album plus pop mais pas
moins vénéneux (“Rock Fishes”, “Tastes
Good With The Money”, “Feet”). Même
si l’édenté Saul Adamczewski a quitté
le groupe en cours de conception,
“Forgiveness Is Yours” s’inscrit dans
la même lignée pour un résultat aussi
bon et d’un nihilisme encore plus glacé.
L’opulence est de règle : arrangements
de cordes à la Bernard Herrmann, flûtes
hystériques (“John Lennon”) et cuivres
enrubannent le chant de Lias Saoudi, de
longue date obsédé par Lou Reed (dès jusqu’à un “Upper Hand” fiévreux
“Touch The Leather”, leur tout premier et floydien, un “Something Special”
single), et qui achève ici sa mue de illuminé par une mélodie comme Vedder
crooner ; c’est un plaisir de gourmet de n’en avait pas pondu depuis des lustres,
l’entendre saluer avec une distinction et un “Got To Give” assumant son
perverse “la douceur du vice” (“Visions adulation des Who. Mike McReady et
Of Pain”), tutoyer un Rowland S. Howard sa Stratocaster sont en feu du début à
sur une splendide ballade plombée enlu- la fin et, si l’on passe sur une paire de
minée de chœurs féminins (“Religion For titres plus anodins et quelques moments
One”), se fantasmer en Marlene Dietrich emphatiques, on peut admettre que si
sur la germanophile “You Can’t Force It” Eddie Vedder exagérait un peu, il ne
ou susurrer de tendres menaces sur la délirait pas non plus complètement.
merveille morodérienne qu’est “What’s That JJJ
You Say”. Comme l’époque, Fat White BERTRAND BOUARD
Family bâtit solidement sur du pourri.
JJJJ
VIANNEY G.

MAI 2024 R&F 073


Disques pop rock
Sheryl Crow Meatbodies
“Evolution” “Flora Ocean Tiger Bloom”
BIG MACHINE IN THE RED

Alors qu’elle avait annoncé ne plus Compagnon de route de Ty segall,


vouloir sortir d’album, la tonitruante avec qui il officie comme bassiste
sheryl Crow est finalement revenue au sein du trio Fuzz, Chad Ubovitch
sur sa décision. Est-ce si étonnant ? a vu ces dernières années son statut
Quel artiste en activité peut se passer évoluer de façon étonnante. Perçu
de sortir de nouvelles chansons ? comme un copiste — certes doué — de
Son entrée au Rock And Roll Hall Of Segall à l’époque du premier album des
Fame en 2023 y est peut-être pour Meatbodies en 2014, Ubovitch a persisté
quelque chose. Au titre étonnement à développer le son façonné par son ami
darwinien d’ “Evolution”, ce nouveau à l’époque de “Twins” et “Manipulator”
disque de la dame coïncide avec ses pour en faire son credo et, désormais,
trente ans de carrière. Il arrive cinq ans sa marque de fabrique. Celle d’un rock
après “Threads” et trois ans après “Live psychédélique heavy et lancinant (“The
From The Ryman And More”, enregistré Assignment”), traversé d’éclairs punk
principalement à Nashville. Métaphore (“They Came Down”), mais toujours
des inquiétudes du moment, “Evolution” très mélodique (“Criminal Minds”).
cristallise les états d’âme d’une artiste Personne ne tombera ainsi de surprise
arrivée à la maturité de son art. à l’écoute de “Flora Ocean Tiger Bloom”,
Il sonne comme du pur Sheryl Crow qui s’avère, sur la durée, être l’album
avec ce mélange équilibré de rock US le plus réussi de Meatbodies. Comme
Black Sabbath à l’époque de “IV”,
Ubovitch trouve ici de nouvelles façons
de renouveler une formule déjà éprouvée
par les trois albums qui le précèdent
et y parvient brillamment grâce à une
science du riff (impossible de résister
à celui de “Hole”) et une maîtrise du
quiet/ loud qui appelle les meilleures
heures de “Melted” (on pense aux titres
“Silly Cibin” et “Gate” qui débutent de
façon acoustique et explosent au moment
du refrain). Bref, Meatbodies en 2024,
c’est la meilleure came pour ceux
qui n’auraient pas digéré le tournant

chromé et d’airs pop entêtants (“Do


It Again” et “Broken Road”), même
si une tonalité inquiète et sombre se
dégage de ces neuf titres produits par
Mike Elizondo (Dr Dre, Keith Urban, Gary
Clark Jr, Ed Sheeran…). Très dansant,
“Alarm Clock” qui ouvre l’album raconte
l’interruption d’un rêve intense par
la sonnerie du réveil. Ce n’est pas
seulement la situation politique
américaine ou le réchauffement
climatique (“You Can’t Change
The Weather”) qui la préoccupent,
mais les dangers de l’intelligence
artificielle. On reconnaît la mère expérimental pris par Segall depuis
tourmentée de deux garçons qui “Emotional Mugger” et cherchent à
prend ici la parole. C’est le thème revenir à ce son psychédélique heavy
de la chanson qui donne son titre à qui a marqué le début des années
l’album. Pour lui conférer une puissance 2010. L’album, ponctué de clins
maximale, elle s’est adjoint les services d’œil à d’autres héros de la scène
à la guitare d’une pointure comme de San Francisco (comme ce “Move”
Tom Morello qui délivre un solo rageur très Moon Duo), est ainsi une drôle de
et cosmique comme il en a le secret. vignette rétro, mais aussi et surtout un
Si l’on pouvait légitimement attendre album empli de chansons mémorables.
un album plus substantiel de sa JJJJ
part, Sheryl Crow peut cependant ERIC DELSART
repartir en tournée avec plusieurs
bons titres à défendre.
JJJ
CHARLES FICAT

074 R&F MAI 2024


Beyoncé The Residents
“Cowboy Carter” “Secret Show, Live In
COLUMBIA San Francisco”
THE CRYPTIC CORPORATION/ CHERRY RED RECORDS
Deuxième volet d’une trilogie illustrée
de pochettes où l’artiste pose à cheval, “Faceless Forever”, à jamais
“Cowboy Carter” a permis d’entendre (les premiers) masqués. Depuis
dans les grands médias cette affirmation : plus de cinquante ans, le combo
Beyoncé a sorti un album country. Ce de San Francisco propose sous couvert
n’est pas le cas (Beyoncé elle-même d’anonymat une musique oscillant entre
le dit), mais le projet mérite qu’on l’avant-garde, l’électronique et la pop
s’y attarde. Cette superproduction music. Sur ce disque enregistré le
de 28 titres où les crédits de chaque 14 janvier 2023, les mystérieux hommes
chanson sont longs comme l’Evangile de l’ombre mélangent des vieux classique
présente la chanteuse sous un jour seventies de leur répertoire comme
inédit. Avec des guitares en bois, donc, “Constantinople” et “Whatever
mais surtout une approche à l’opposé Happened To Vileness Fats?” à des
du tout-chimique qui régit la musique créations plus récentes. L’originalité de
mainstream. Cela signifie des morceaux ce projet réside dans l’accompagnement
en apparence plus intimes et organiques musical : sous l’égide d’Edwin Outwater,
que ce que sort habituellement la femme directeur musical du conservatoire de
qui allume des lance-flammes au Super San Francisco, ses étudiants (plus
Bowl. En comparaison, on serait plutôt quelques invités) viennent ajouter
ici au coin du feu, certes allumé dans une touche orchestrale et symphonique
aux créations déglinguées des quatre
membres du groupe. Résultat, des
plages apaisées et magiques comme
“Rest Aria”, avec le piano élégant de
Sarah Cahill, côtoient des compositions
plus rugueuses, tel ce “Would We Be
Alive?” abrasif comme du papier de
verre. On s’envole vers des atmosphères
opératiques avec “The Car Thief”, et
la participation de tous ces musiciens
additionnels transforme cet anniversaire
en une célébration inattendue, révélant
une facette encore peu explorée par
le groupe durant sa longue carrière.

une cheminée en or. “Cowboy Carter”,


en fait, est une curieuse hybridation.
Avec ses reprises (“Blackbird” rehaussé
d’harmonies magnifiques, “Jolene” de
Dolly Parton, présente aussi sur l’excellent
“Tyrant”), ses citations, faux zappings
radio, réinventions et emprunts divers
(pêle-mêle Chuck Berry, Buffalo
Springfield, Beach Boys, Nancy Sinatra
ou Willie Nelson, autre invité du projet),
le huitième album de la Texane aurait
pu être un gros juke-box épuisant.
C’est une œuvre d’art qui mélange
les styles, réutilise les éléments
anciens dans un contexte ultramoderne. Section de cuivres (“Shadows”),
Plus simplement, c’est un bonheur quatuor à cordes (“Santa Dog”) et
d’entendre la star avec une vraie chœurs féminins (“Burn My Bones”)
basse et une guitare folk qui groove viennent donner du volume à des
(“Bodyguard”). “Cowboy Carter” chansons toujours aussi étranges.
rappellera-t-il aux racistes que “Who Do You Love?”, interprété
la country est aussi une musique en 1966 par les garage rockers
noire ? Empêchera-t-il le retour du The Woolies, est l’unique reprise,
fasciste aux cheveux jaunes ? On savamment déconstruite, de ce double
peut déjà assurer que cette splendide album fascinant, enregistré dans le plus
réussite de pop transversale fera grand secret face à un public d’invités
beaucoup pour la cause Beyoncé. au sein même du conservatoire de SF.
JJJJ Les Residents ne mourront jamais
BASILE FARKAS car leur âme est éternelle sous
leurs terrifiants déguisements.
JJJ
OLIVIER CACHIN

MAI 2024 R&F 075


Disques pop rock
BMX Bandits Charles
“Dreamers On The Run” Moothart
TAPETE RECORDS “Black Holes Don’t Choke”
IN THE RED
De temps en temps, mais rarement,
il arrive que la vraie vie ne ressemble Que devient Charles Moothart,
pas à un western de John Ford et le fidèle acolyte de Ty segall depuis
alors, les faits dépassent la légende. qu’il a quitté le Freedom Band de ce
C’est exactement le cas dans l’épopée dernier ? Il poursuit sa carrière solo,
rocambolesque vécue par BMX Bandits, entamée dès 2016 sous un sobriquet
formation à géométrie très variable liant ses initiales : CFM. En 2021,
initiée en Ecosse par le dénommé l’EP “Soft Crime” indiquait que notre
Duglas T Stewart il y a près de multi-instrumentiste avait mis à profit
quarante ans. Dans le désordre, la réclusion forcée de la pandémie
elle a compté dans ses rangs de futurs pour s’adonner au sampling et au
Teenage Fanclub et The Vaselines, Kurt séquençage, mû par son amour
Cobain a déclaré qu’il s’agissait là du du hip-hop. De nouvelles aptitudes
seul autre groupe dans lequel il aurait mises à profit pour ce quatrième long-
voulu jouer, des presque débutants format fignolé en solitaire, de l’écriture
nommés Oasis ont assuré sa première au mixage : la preuve est immédiate
partie et un documentaire a même tenté, avec “Roll” et ses parties de batterie
dès 2011, de raconter tout ça et un peu échantillonnées, et dont les riffs
plus… Et pourtant, tout ça, ce n’est fleurent bon la scène californienne
rien comparé aux mélodies que seul du début des années 2010. Il est
représentatif de ces dix chansons
brillantes qui n’auraient pas déparé
sur “Manipulator”, chef-d’œuvre de
son pote Ty (dont le style est désormais
moins immédiat). La mélodie est reine
sur l’accrocheuse “Hold On”, ou encore
la pimpante “One Wish”, dotée d’un
refrain conquérant, irrésistible. La
chanson-titre est un folk mystérieux
qui sert de prélude à “Anchored
And Empty”, à la fois menaçante
et majestueuse, ponctuée de soli
frétillants. La frontale “Clock Rats”
évoque Thee Oh Sees, contrastant

ou en équipe, ledit Stewart est capable


d’imaginer depuis les premiers jours.
“Dreamers On The Run” — clin d’œil
au “Band On The Run” de Wings ? —
ne déroge pas à la règle et, secondé ici
par Andrew Pattie, l’homme continue de
prouver qu’il peut être Burt Bacharach à
la place de Jimmy Webb dès le morceau
d’ouverture qui donne son titre à ce
douzième album. Un peu plus loin, parmi
des chansons habillées de cordes, de
cuivres ou de bruits de synthés bizarres,
il chante sur le rayonnant “Time To Get
Away” comme un autre héros de
l’underground triomphant, l’inénarrable avec les claviers louches de
Lawrence de Mozart Estate, alors que l’expérimentale “Timelapse Choke”.
le légendaire Jowe Head s’invite sur La très laid-back “Crypts Crumble”
le sautillant “Cockerel’s Waiting”. Après referme ce disque impeccable
une reprise accidentée du tourneboulant qui atteste que Charles Moothart,
“Home Before Dark” — enregistrée à concentrant ici son inspiration, peut
l’origine en 1967 par Nora Guthrie —, dépasser son statut d’éternel lieutenant.
l’Ecossais cabossé revêt son plus beau JJJ
costume pour raviver la flamme Motown JONATHAN WITT
le temps d’un élégant “The World Was
Round”. Et s’il chante parfois comme
s’il était à Vegas, Duglas T Stewart tient
toujours à la perfection ce rôle de chef
de gang qui n’a de cesse de vivre ses
rêves de compositeur pop surdoué.
JJJJ
CHRISTOPHE BASTERRA

076 R&F MAI 2024


The Darts Penny Arcade
“Boomerang” “Backwater Collage”
ALTERNATIVE TENTACLES RECORDS/ ADRENALINE FIX MUSIC TAPETE

Formé sur les cendres de The Love Me si le nom de James Hoare n’est pas
Nots où officiaient déjà la chanteuse plus connu, c’est parce que ce musicien
et organiste Nicole Laurenne et la britannique apprécie peu la lumière
bassiste Christina Nunez, The Darts et préfère rester en retrait. On lui doit
est un groupe essentiellement féminin pourtant quelques-uns des groupes pop
dont la destinée est de synthétiser britanniques les plus passionnants de la
le punk et le garage avec toutes les dernière décennie. Après avoir fait parler
formes de la musique psychédélique de lui avec le groupe Veronica Falls au
pour en tirer une forme de rock high- tournant des années 2010, le chanteur-
octane capable de propulser n’importe guitariste s’est trouvé de solides alliés
quelle roquette dans l’œil droit de la d’écriture. D’abord avec Jack Cooper,
planète Mars sur un simple rot. Avec musicien originaire de Blackpool avec
Meliza Jackson à la guitare et Mary Rose qui il avait formé le formidable duo
Gonzales derrière les fûts, le quatrième Ultimate Painting (avant une séparation
album se veut comme une ode à la joie acrimonieuse), puis avec l’Argentin Max
de road-tripper en paix sur les ruines Oscarnold, son compère au sein des
du vieux monde. Produit par Mark non moins magnifiques Proper
Rains, les 13 titres ne semblent pas Ornaments. Deux artistes avec qui
avoir trop souffert du passage en studio. il composait en duo et dont il s’émancipe
L’énergie qui sort des baffles montre pour ce qui est son véritable projet solo.
Evidemment, Hoare ne peut s’empêcher
d’imaginer un nom de groupe romantique
avec Penny Arcade, pour ce qui est à la
fois une référence surannée aux salles
d’arcade de jadis, mais aussi à une
chanson de Roy Orbison. Pourtant,
si l’identité a changé, les premières
notes de “Jona”, qui ouvre l’album,
nous ramènent immédiatement en
territoire connu. L’univers chaleureux
de Hoare est reconnaissable entre
mille avec ses arpèges doux, cette
voix murmurée et cette quiétude
psychédélique. Artisan de la ligne claire,

que la tentative de polissement en


studio n’a eu aucun effet sur les arêtes
coupantes des silex qui composent le
nouveau répertoire. Comme il se doit
pour un groupe à influences multiples,
les titres sont diversifiés tout en gardant
un filage logique. Dans le genre B-52’s
très énervé, “Hang Around” ouvre le
bal avec un bel équilibre entre guitare
et orgue Farsifa, une des signatures
du groupe avec un chant tout en
énergie communicative sur des textes
simples, directs et actuels ; “Are You
Down” embarque son monde dans
une histoire de souvenirs à ne pas Hoare compose des chansons
mettre entre toutes les oreilles tandis minimalistes autant inspirées par
que l’incroyable “Pour Another” semble les Beatles de l’album blanc que par
avoir été spécialement composé le Velvet Underground de “Pale Blue
pour les fans de Kas Product. Entre Eyes”. De “Black Cloud” à “Don’t Cry
ambiance à la “From Dusk Till Dawn” No Tears”, “Backwater Collage” est
avec “Your Show”, punk-rock comme une affaire mélancolique qui brille par
“Liar” ou le météoresque “Photograph”, la finesse de ses arrangements et la
ce “Boomerang” peut aussi être vu fluidité de ses mélodies. Enregistré
comme un sacré bon retour de rock dans son Devon natal, au sud-ouest
dans les oreilles des derniers et du Royaume, où il s’est installé
dernières irréductibles de la cause après avoir quitté Londres, c’est
Rock’n’Roll. Moralité : rien à jeter. une perle de plus à répertoire.
JJJ JJJJ
GEANT VERT ERIC DELSART

MAI 2024 R&F 077


Disques pop rock
Vampire Kings Of Leon
Weekend “Can We Please Have Fun”
“Only God Was Above Us” LOVE TAP/ CAPITOL
COLUMBIA/ SONY
Traditionnellement, les albums des Kings
Un groupe survit rarement au départ Of Leon portent un titre de cinq syllabes.
du plus créatif de ses membres. Quel est le message de celui-ci ? Fait-
Alors, quand en 2016 le génial multi- il référence au groupe lui-même, qui
instrumentiste Rostam Batmanglij aimerait se montrer moins sérieux ?
prenait la tangente, on ne donnait plus Dès le premier extrait, “Mustang”,
très cher des Vampire Weekend. Si le et son clip, on comprend qu’il s’agit
copieux “Father Of The Bride” paru en plutôt d’une réflexion sur l’état du
2019 nous avait (à moitié) donné tort, ce monde. Juchés sur le toit d’immeubles,
cinquième album des Américains nous éloignés les uns des autres, les frères
cloue définitivement le bec. C’est un coup Followill, Caleb (chant, guitare), Jared
de maître. Un disque-monde recrachant (basse), Nathan (batterie) et leur cousin
en copeaux près d’un siècle de musique : Matthew (guitare, claviers), semblent
rock, free-jazz, rap, trip hop, world music... observer la société. De cette hauteur,
Resserrés derrière leur leader Ezra Koenig, ils constatent que tous ces gens en
les vampires amalgament, soudent, bas se ressemblent, sont vêtus pareil
accouplent les styles là où d’autres, et n’arrêtent pas de se prendre en photo.
armés des mêmes ambitions, se conten- Surprenante conclusion, ces gens, ce
tent de les superposer. Des rythmiques sont les Followill eux-mêmes… Ils
hip-hop percutent des boucles de piano ont enregistré leur neuvième pièce
au studio Dark Horse de Franklin,
Tennessee (près de Nashville), avec
l’Anglais Thomas Hull dit Kid Harpoon,
associé aux récents succès de Miley
Cyrus et d’Harry Stiles. On devine là
le souci de rassurer le nouveau label
(ils quittent RCA pour Capitol) et la
volonté légitime de rester actuels.
Leur politique première consistait à
conserver des éléments nostalgiques
(références au southern rock) mariés
à une sensibilité contemporaine.
Cette fois, le modernisme domine
par moments ce lien avec les racines,

échantillonnées (“Classical”), des chœurs


d’église (“Mary Boone”) et des guitares
afro (“Pravda”, “Prep-School Gangsters”).
Ces petits bourges sortis de Columbia
sont malins. Ils ont lu Burroughs et
savent qu’il faut “découper le passé
pour trouver le futur”. Leur côté
“premiers de la classe” agacerait si
les chansons n’étaient pas aussi bien
roulées. Bourrées de mélodies irrésistibles
(“Gen-X Cops”). Captivantes même
lorsqu’elles sont sinueuses (“The Surfer”).
Il y est beaucoup question du temps qui
passe (“Trop vieux pour mourir jeune,
trop jeune pour vivre seul” chante les effets et les claviers devenant
Koenig sur le magnifique “Capricorn”), plus importants que les guitares.
d’un New York qui n’existe plus (le Quand c’est l’inverse, comme dans
trio vit désormais à Los Angeles) et du “Nothing To Do”, surprenamment
chaos de notre époque. Un chaos que hard, “Actual Daydream”, chanson
le groupe accepte, épouse plutôt que la plus séduisante, ou pour le solo
de le combattre. Espérant ainsi une de “Nowhere To Run”, on se prend
fin heureuse. “Fuck the world”, ce sont à espérer une évolution inverse.
les trois premiers mots de ce grand Convenant avec le chant souvent
disque qui s’achève dix plages plus loin plaintif de Caleb, les textes ne sont
par une déchirante complainte longue pas très joyeux. Pas très fun...
de huit minutes baptisée “Hope”. Un JJJ
final consolant comme une caresse JEAN-WILLIAM THOURY
sur la joue. Sauf qu’il ne s’agit pas
d’espoir… mais de résignation.
JJJJ
ROMAIN BURREL

078 R&F MAI 2024


The Third Kid Congo
Sound & The Pink
“Most Perfect Solitude” Monkey Birds
FUZZ CLUB “That Delicious Vice”
IN THE RED
Depuis qu’il s’est installé à Berlin
en 2007, Anton Newcombe s’est En 2021, époque où punk était devenu
créé un réseau de musiciens dans le nom d’une bière vendue en grande
la scène locale, au point de décider surface, Kid Congo sortait un EP
il y a quelques années de réinventer impeccable, “Swing From The Sean
son groupe The Brian Jonestown DeLear”, quatre titres de freakbeat
Massacre en le recomposant à partir et de psychédélisme des barrios,
de musiciens de la ville. C’est ainsi un mini-album déjanté dont le plat
que l’Islandais Hákon Aðalsteinsson a de résistance était un gros morceau
rejoint l’équipage de Newcombe depuis de quatorze minutes avec slide hantée,
2019, dont il est désormais membre talk over, solo de flûte et une fin en
à part entière sur disque comme sur pachucho rock qu’aurait adoré Willie
scène. Figure de la scène de Berlin, DeVille. C’était le Kid dans sa voie,
membre également des excellents celle qui n’appartient à personne
Golden Hours, il mène depuis 2010 d’autre, laissant remonter toute
The Third Sound, groupe psychédélique l’influence de l’Amérique latine qui
d’essence, aux influences shoegaze irradie sur cet extrême sud des Etats-
et baggy. Est-ce lié à sa fréquentation Unis où Congo est basé. Désormais
assidue d’Anton Newcombe ? à Tucson, dans le désert d’Arizona,
accompagné parfois de chats qu’il
balade en laisse, Congo Powers sort
chez In The Red un nouvel LP, “That
Delicious Vice”. Autant le dire, ce n’est
pas le grand album de rock latin que
laissait espérer l’EP préliminaire. Bien
plus rock, dans son sens aride, le Kid
y paye ses tributs, ici au Gun Club et
son open-tuning mineur (“Silver For
My Sister”), là au gospel yé-yé des
Make Up auquel appartenait Mark
Cisneros, nouveau membre des
Pink Monkey Birds (“Wicked World”)
et il faut attendre la face B pour voir

Depuis quelques années, la musique


de The Third Sound sonne bien plus
lumineuse et maîtrisée qu’auparavant.
Certes il y a toujours ce côté vaporeux,
qu’on retrouve sur des pistes telles
que “See You On The Other Side” où
on peut entendre ces drones chers au
groupe, ou “On Returning”, longue piste
planante que n’aurait pas reniée Ride,
mais l’album étonne par la présence
de chansons au propos presque pop
— comme on l’entendait dans les
années soixante — où Aðalsteinsson
chante des mélodies. On pense à “Don’t
Look Back”, pas si éloignée d’un morceau poindre les influences du sud du Rio
tel que “A New Low In Getting High” du Grande : rythmique boogaloo de “Ese
BJM, “Catch Fire”, jolie ballade semi- Vicio Delicioso”, la bluette à conga
acoustique, ou la magnifique “Another “The Smoke Is The Ghost”, le doux
Time Another Place” portée par une ternaire “Never Said” où le baryton
guitare douze-cordes carillonnante. du Kid le fait si bien chanter. La fin,
Des chansons courtes, qui n’excèdent dix-sept minutes de musique, un peu
pas pour la plupart quatre minutes, et Badalamenti sur les bords, jamais au
qui donnent une dimension nouvelle milieu malheureusement, ne décollent
bienvenue à The Third Sound. pas. Voici : ce délicieux vice n’était
JJJ pas assez vicieux, et manquait surtout
ERIC DELSART de jus. Comme un fruit trop pressé.
JJJ
THOMAS E. FLORIN

MAI 2024 R&F 079


Disques
classic rock
Neil Young With Rick Estrin &
Crazy Horse The Nightcats
“Fu##in’ Up” “The Hits Keep Coming”
REPRISE RECORDS/ WARNER ALLIGATOR RECORDS

profitons de Neil Young tant qu’il est là. Depuis la retraite de Little Charlie
Avec Bob Dylan, il est l’un des derniers en 2008, le chanteur et harmoniciste
grands anciens à nous rattacher à Rick Estrin a su le remplacer et donner
ce passé mythique qui s’éloigne de une seconde vie aux Nightcats. Depuis,
plus en plus... Et à vieillir dignement. le groupe a su faire son trou dans le petit
Mais on n’est pas non plus obligé de monde du blues à l’aide d’un répertoire
s’enthousiasmer pour toutes ses lubies collectiviste qui n’hésite pas à piocher
souvent incompréhensibles. Neil a ainsi aussi dans le rockabilly’n’roll ou le jazz
une nouvelle marotte : réenregistrer, sous toutes ses formes dansantes.
à une cadence affolante, ses propres Depuis, les différentes planètes de
chansons à l’arrache... Ce qui nous a la musique qui bouge n’arrêtent plus
valu, il y a quelques mois, “Before And de s’aligner à chaque sortie d’album.
After”, sur lequel il reprenait certains de Pour le dernier, il démarre avec
ses morceaux plus ou moins obscurs “Somewhere Else”, un blues du bayou
en version solo acoustique bâclée. bien poisseux où le rythme du saxo est
Et aujourd’hui, cet album électrique comme le son d’une scie égoïne en train
enregistré dans les conditions du live, de s’occuper de la branche sur laquelle
à fond les ballons, avec ses vieux repose le peu de retenue sommeillant
amis du Crazy Horse — augmentés au fond d’un auditoire, pour un disque
que n’auraient pas renié Little Richards,
Screamin’ Jay Hawkins, Esquerita
ou Brian Setzer. Rick Estrin et ses
matous nocturnes n’ont pas eu besoin
de faire appel à Maïté pour trouver
les ingrédients nécessaires pour cette
série de chansons aussi envoûtantes
qu’une racine de mandragore lentement
infusée dans un tonneau de Jack
Daniel’s cinquante ans d’âge. Si
l’essentiel des chansons dépote son
petit bonhomme, l’album renferme
tout de même deux reprises assez
moyennes par leur orchestration. La

de Micah Nelson, le fils de Willie,


membre de l’autre groupe de Neil,
Promise Of The Real. Là où ça devient
bizarre, c’est qu’ils rejouent ici, dans
l’ordre, l’album “Ragged Glory” sorti
en 1990 (moins “Mother Earth”, mais
ça n’a aucune importance), qui marquait
alors le retour de Neil et du Horse à
une musique saturée parfaitement
en phase avec le grunge de l’époque,
mais qui n’était déjà pas si génial que
ça, n’en déplaise aux aficionados de
la pédale fuzz. A noter que ce même
disque vient d’être réédité avec quatre
— très bons — bonus inédits et qu’il première est “Diamonds At Your Feet”,
semble donc obséder Neil. Le problème, une chanson composée par Muddy
c’est qu’on ne voit pas trop l’intérêt. Waters en 1956, disponible ici dans
On a écouté et réécouté les deux en une version légèrement plus speed
alternance. C’est pareil, ou presque, façon “Get Back Babe” qui ne fera pas
mais en moins bien : son confus, oublier l’original. Quant à la seconde,
production inexistante, voix lointaine, si reprendre “Everybody Knows” de
chœurs oubliés ou noyés. Neil a changé Leonard Cohen est une bonne idée
les titres en les remplaçant par d’autres sur le papier, la tentative ne résiste
extraits des textes... A quoi ça sert ? pas à l’écoute — Rufus Wainwright
Mystère. Un disque pour les fans purs s’en sort mieux dans l’exercice.
et durs. Les autres peuvent attendre JJJ
le suivant. Qui sera probablement GEANT VERT
exceptionnel. On a déjà hâte.
JJJ
STAN CUESTA

080 R&F MAI 2024


Mark Knopfler Shannon And
“One Deep River” The Clams
UNIVERSAL “The Moon Is In The Wrong Place”
EASY EYE SOUND/ UNIVERSAL
Les fans du guitariste anglais le
savent : ce n’est pas sur l’un de ses “J’ai attendu, attendu que tu m’aimes/
albums qu’ils découvriront un solo de Maintenant, tu es à moi pour l’éternité.”
guitare dévalant gorges et cascades à C’est sur les paroles de “The Vow” que
la “sultans Of swing”. Ce qui est très s’ouvre le septième album de Shannon
bien ainsi. Il y a une radicalité assez et ses Clams. Rien d’étonnant a priori
fascinante dans la façon dont Mark pour ces quatre Californiens fans
Knopfler a pris ses distances avec de doo-woop et de rockabilly (entre
le musicien qu’il était lors de la autres). Mais après un passage parlé
première partie de sa carrière. Une où Shannon demande à l’élu de déclarer
façon de refermer la parenthèse pour sa flamme éternelle, on découvre que
ne jamais la rouvrir à laquelle on ne l’histoire d’amour est en fait une tragédie.
voit pas vraiment d’équivalent. “One Si le garçon apparu en rêve reste auprès
Deep River” est d’ailleurs son dixième d’elle pour toujours, c’est parce qu’il
album solo, quand la discographie de est mort. Comme le fiancé de Shannon
Dire Straits n’en comptait que six. On peu avant leur mariage, ou le héros de
y retrouve les partis pris esthétiques “Leader Of The Pack”, tant ce morceau
des neuf précédents : une majorité aurait été parfait pour les Shangri-Las.
de tempos lents ou médiums, les Produit par le Black Key prolifique Dan
guitares en guise d’ornementation Auerbach, ce disque parle d’absence,
de mort, de temps dont on aimerait
inverser le cours, de rêves réels à
en pleurer et de souvenirs auxquels
on s’accroche. Avant d’empoigner
la boîte de mouchoirs, une précision
de taille : le quatuor a conservé son
exubérance, son penchant pour les
chansons accrocheuses et planque
la noirceur des propos sous les briques
chatoyantes de son mur du son. Comme
sur l’étourdissant “Hourglass” avec son
intro à la “Paint It Black” et son rythme
urgent, la chanson-titre aux percussions
orientalisantes et au refrain martelé

(ici à parts égales avec la pedal steel


de Greg Leisz) et pas plus, et une
quête de la quintessence du songwriting.
Soit : une bonne suite d’accords, une
bonne mélodie, un bon tempo. A cette
aune-là, Knopfler est un artisan hors
pair, qui déleste la chanson de tout
superflu pour lui laisser prendre son
envol. L’album s’ouvre par une paire
d’accords syncopés qui creusent
un groove bonhomme sur lequel
se greffe une voix placide (“Two Pairs
Of Hands”) — difficile de ne pas penser
à JJ Cale, envers lequel Knopfler
n’a jamais fait mystère de sa dette en boucle ou le très psyché “UFO”
(même remarque pour “Scavengers et sa déferlante de tambourin. Alors
Yard”). Une exquise excursion latine que l’on se dit qu’au fond, la mort lui
(“Smart Money”), une ballade folk va si bien, Shannon nous assène un
contant les forfaits de trois frères coup de grâce final, avec “Life Is
desperados (crépusculaire “Tunnel 13”) Unfair”, pépite pour girl groups
complètent une première moitié d’album des sixties, dont le refrain serine
délectable. La deuxième est un poil plus “La vie est injuste et belle malgré
linéaire, mais se clôt par un “One Big tout, je le vois maintenant”. Rien
River” tout en émotions contenues. La que pour cette merveille, ce disque
pudeur est d’ailleurs peut-être le terme mérite d’être écouté en boucle.
qui qualifie le mieux cette musique et JJJJ
son auteur. C’est un (vrai) compliment. ISABELLE CHELLEY
JJJJ
BERTRAND BOUARD

MAI 2024 R&F 081


Disques français
Tony Truant Burning Heads Justice Frustration
Et Les Solutions “Embers Of Protest” “Hyperdrama” “Our Decisions”
Du Sud Profond KICKING MUSIC/ INTEGRAL ED BANGER/ BECAUSE BORN BAD RECORDS

“Tony Truant il est des groupes qui restent fidèles à On est toujours impatient d’écouter ce Le sixième album de Frustration débute
Et Les Solutions Du Sud Profond” leur parti pris de jeunesse et ne dévient que Xavier de Rosnay et Gaspard Augé par des petits oiseaux qui chantent.
FOO MANCHU pas de leur trajectoire initiale malgré ont à proposer. Non pas parce que Avant qu’un synthé que n’aurait pas
Antoine Masy-perier alias Tony Truant les épreuves et les années : Burning “Woman”, leur précédent opus, avait renié la Hammer n’entre en scène,
présente un CV irréprochable, guitariste Heads est de ceux-là. Fondé en 1987 remporté un Grammy Award — ce qui accompagné d’une batterie martiale
des Gloires Locales, Dogs, Wampas, etc. à Orléans, il a traversé les décennies n’est pas pire qu’une Victoire, mais et menaçante. D’entrée, on comprend
Quand il prend la tête d’une formation, sans rien renier de l’énergie qui le porte vaut à peine mieux — mais parce qu’ici, le futur va se conjuguer au passé.
il chante en français, avec une évidente depuis ses débuts. Seul le batteur est un que, on l’a bien saisi, ces deux-là On synthétise : l’homme a tout détruit
jubilation dans le maniement de cette “historique” de la première heure, suivi ont les bonnes références, possèdent et la planète se meurt. Le constat est
langue, ce que le nom de ses groupes de près par le bassiste apparu sept ans certainement les bons disques (avec un amer et c’est encore un euphémisme.
révèle à l’évidence, Dignes Dindons, plus tard, et cette stabilité n’est sans trou au milieu) et ont su en recycler la Le titre, lui, est impeccable : triste,
Million Bolivar Quartet, Négligé, doute pas étrangère à l’efficacité sans substantifique moelle dans leur musique désabusé et violent comme il faut avec
Ménage A Trois (avec Keith Streng failles de l’assise rythmique, mais les qui, à force, est devenue un style. En ses chœurs de hooligans errants. “State
des Fleshtones), 2 Solutions… quelques changements de musiciens prime, cette fois, ils ont joint l’utile à Of Alert” cavale entre les cadavres et
Sétois depuis 2009, il enregistre (et plus récemment de chanteur) n’ont l’agréable en ouvrant leurs titres à pas indique que Frustration a bel et bien
l’essentiel du nouvel album, produit altéré ni la cohésion ni la force de frappe mal d’invités, dont certains que leur décidé de revenir à ses premières
par Francis Puydebois, au studio du quintette qui reste donc l’une des curiosité les a amenés à découvrir. amours : le post-punk sauvage et frontal.
La Butte Ronde avec Guillaume Brugvin, valeurs sûres de la scène française “Mannequin Love”, par exemple, Ici, on meurt mais on ne se rend pas !
les mixages étant confiés à Ayamu énervée. Ce seizième album clame avec sa basse au cutter et sa suite “Omerta”, avec sa basse qui casse des
Matsuo et Christophe Dubois. haut et fort qu’il n’entend ni raccrocher d’accords défiante, doit aussi beaucoup gueules, dévoile un Fabrice qui chante
ni mettre de l’eau dans son vin. Porté en français, mi-ironique, mi-rageux, et
par un propos incendiaire — sous c’est jubilatoire. “Catching Your Eye”
l’oriflamme de son titre (“Les Braises est limite punk hardcore et donne
De La Contestation” en VF) — depuis direct envie de tourbillonner dans un pit
l’ouverture (“Pyromaniac”) jusqu’au en fusion. “Pawns On The Game” a la
final (“Keep The Fire Burning”), il oscille mélancolie cold wave et c’est heureux.
entre power pop (“Survival Instinct”), “Riptide” commence comme un giallo
hardcore (“Red”) et punk (“Happy mutant, flippant à souhait et se mue en
Neaw Fear”) au gré de brûlots cinglant une créature mécanique qui ne prédit
et concis qui soignent les mélodies aucun lendemain qui chante. D’une
dépassant rarement les trois minutes beauté crépusculaire et post-industrielle
(avec une salve d’une minute douze !) remarquable. “Pale Lights”, dépouillé,
et s’accordent l’une de ces pauses dégringole l’escalier de la vie avec
reggae-dub réussies dont le groupe une ténacité indiscutable. “Vorbei”,

Les Solutions Du Sud Profond sont à la présence vocale du duo londonien


Vincent Bassou, Roméo Lachasseigne The Flints. Dans “Afterimage”, c’est
(guitares), Manuel Monier (harmonica, la chanteuse hollandaise Rimon qui
percussions), Esteban Grisey (batterie), profite d’un ralentissement du tempo
tous anciens des épatants Grys-Grys, initial pour ouvrir les ailes du désir sur
rejoints par Auguste Caron, pianiste une rythmique sans concession. Des
d’habitude plus jazz. Avec beaucoup deux titres que Tame Impala gratifie
de liberté, Tony Truant reprend, traduit de sa présence, “One Night/All Night”
et malaxe “Well Well Well” (John Lennon, est le plus groovy notamment grâce
1970), “The First One Is Free” (Flamin’ au break de basse à la Bernard Edwards.
Groovies, 1969), “Endless Sleep” (Jody Niveau production, il faut reconnaître que
Reynolds, 1958) qui deviennent Justice évolue désormais dans la même
“Chouette, Chouette, Chouette”, cour que ses modèles et aborde ses
“Lourdingue”, “Sommeil Sans Fin”. compos comme les artistes du krautrock
“Les Petits Ballons” (France Gall, 1972), a toujours raffolé et parsemé ses autrefois, c’est-à-dire en se permettant écrit par le guitariste Nicus, qui a aussi
paroles de Serge Gainsbourg, musique différents essais (“Dark Romance”). tous les coups et en faisant cohabiter produit le disque, avec un feat d’Anne
vaguement folk-blues de Jean-Claude D’ailleurs, son plus grand mérite est des humeurs que d’autres auraient pu du duo rouennais Hammershøi, est une
Vannier, prend ici une sévère décharge sans doute de parvenir à faire valser juger réfractaires (“Muscle Theory”). magnifique complainte hivernale où des
d’électricité. Les Dogs de 1980 sont les étiquettes et les chapelles pour Quel aplomb ! chevaux progressent inexorablement. Les
salués par le rapide “107 Ans” (“I’ve souligner les connexions entre ces JJJJ Cavaliers de l’Apocalypse ? Allez savoir.
Lost My Mind in ’79”). Musicalement, différents courants et les réunir dans JÉRÔME SOLIGNY Les destriers emmènent celui qui écoute
les originaux oscillent entre rock’n’roll la célébration d’un rock qui ne fait pas jusqu’à “Consumés”, en français lui aussi,
(“J’Aime Traîner Dehors La Nuit”, de quartier et se positionne résolument qui chante le désenchantement mais sans
“Petite Fiesta”), densité (“Ce Grand du côté du bruit et de la fureur. passer par la case Mylène Farmer. Enfin,
Corbeau Noir”), moiteur (“Je Conduis JJJ “Secular Prayer”, ultime titre, conclusion
Des Mules”), power pop (“Dur Pour H.M. sombre d’un disque qui sonne moins
Toi”) ; les paroles entre humour comme un bilan que comme un hurlement
et noirceur mais toujours avec impuissant au cœur de nos ténèbres.
la distance qu’exige l’élégance. Mesdames et messieurs, Frustration !
JJJJ JJJJ
JEAN-WILLIAM THOURY JERÔME REIJASSE

082 R&F MAI 2024


Jean-Jacques The Wendy
Milteau Darlings
“Key To The Highway” “Lipstick Fire”
DIXIEFROG LUNADELIA/ INFLUENZA

C’est un petit instrument, facile à Un, deux, trois ! Comme le nombre


transporter, apparemment facile à d’albums que compte désormais
jouer mais ils ne sont qu’une poignée à The Wendy Darlings avec la sortie
vraiment le maîtriser, dont Jean-Jacques de “Lipstick Fire”, pile poil dix ans après
Milteau (Paris, 1950) que de nombreux le premier chapitre d’aventures soniques
interprètes, notamment Eddy Mitchell, qui ont placé la formation de Clermont-
considèrent comme l’harmoniciste Ferrand sur la carte de l’Internationale
à appeler en priorité. Parallèlement Pop — option groupe capital. “One, two,
à ses nombreuses collaborations three!”, comme ce que pourraient scander
— séances, tournées, radio, musiques l’espiègle Suzy B — guitariste et chanteuse
de film, etc. —, Jean-Jacques Milteau (à moins que ce ne soit l’inverse) — ou
poursuit depuis cinq décennies une le géant Sylvain C — bassiste, chœurs
discographie personnelle riche d’une et sauts en hauteur (dans cet ordre) —
vingtaine d’albums. Accompagné par en intro de ces treize chansons qui font
Johan Dalgaard (claviers), Laurent rimer urgence et insouciance. Des
Vernerey (contrebasse), David Donatien chansons qui donnent une idée assez
(percussions), Toma Milteau, son fils, exacte du rejeton qui aurait pu naître
ou Raphaël Chassin (batterie), il propose si l’espace-temps avait laissé batifoler
une adaptation à la fois respectueuse The Ramones avec les Shangri-Las, ou
les Mary Chain avec The Ronettes. Alors,
dans une formule qui jamais ne déçoit
— l’équilibre précaire du trio mixte ne
laisse aucune place aux fioritures —,
le groupe jongle avec le bruit de guitares
qui se distordent, de basses qui vrombissent
et d’une batterie qui revigore tout en
inventant des mélodies qui collent aux
tympans. A chaque intro, c’est une
euphorie tout adolescente, à chaque
refrain ce sont les 400 coups d’une
bande à part qui s’amuse d’un rien,
entre deux clins d’œil et autant de rires
goguenards. Seule (et première) tentative

et personnelle de chansons éternelles,


choisies sans idée de frontière entre blues
et country, ses principales sources
d’inspiration. Bien que l’harmonica
soit naturellement mis en avant, il ne
vampirise jamais l’œuvre. Le reste des
orchestrations repose principalement
sur l’orgue, la contrebasse et les
percussions, ce qui assure une aération
pertinente, une agréable proximité très
soul. Les paroles restent en anglais, ce
qui ne dérange pas dans la mesure où
le chant est, suivant le morceau, assuré
par Harrison Kennedy (ex-Chairmen
Of The Board), Michael Robinson (qui dans la langue de Molière, “Ridicule”
a quitté Chicago pour Paris), Carlton porte bien mal son titre, joué “A Bride
Moody ou Mike Andersen. Dans ces Abattue” avec une fougue juvénile
conditions idéales, un tapis rouge est annonciatrice de futures Calamités, au
déroulé devant plusieurs merveilles, contraire de “Tachycardia”, un mal dont
“Rainy Night In Georgia” (Tony Joe White, souffre vraiment le batteur Baptiste F,
Brook Benton, 1969), “Maggie’s Farm” qui parvient pourtant très bien à être
(Bob Dylan, 1965), “Chain Of Fools” Bobby Gillespie à la place de Moe
(Aretha Franklin, 1967), “Sunshine Of Tucker. Un peu comme la BO indie
Your Love” (Cream, 1967), “Angel From pop d’un “Grease” version nouvelle
Montgomery” (John Prine, 1971), “What vague, “Lipstick Fire” est déjà promis
Does It Take” (Jr. Walker, 1969)... à la jeunesse éternelle, un bain de
Quand sentiment et savoir-faire jouvence qui, le rose aux joues et
se marient pour le meilleur. le rouge aux lèvres, conjugue sans
JJJJ nostalgie le passé au présent.
JEAN-WILLIAM THOURY JJJ
CHRISTOPHE BASTERRA

MAI 2024 R&F 083


Disques français
S.T.T.O Chester
“Keep Smiling, We’re Drowning” Remington
LES DISQUES MAUVAIS GARÇONS “Almost Dead”
A TANT RÊVER DU ROI/ HOWLIN’ BANANA
s.T.T.O, pour service du Télétravail
Obligatoire, un nom qui donne forcément Peu nombreux sont les attelages
envie de jeter une oreille, est un groupe rock’n’roll provenant de la cité des
de quatre mecs dispatchés entre sacres qui sont parvenus à percer. On
Bordeaux et Paris. Ce premier album se souvient des stoogiens Soggy, vers
dévoile des chansons faussement la fin des seventies, et des orfèvres
insouciantes et franchement cool et pop de The Bewitched Hands, plus près
fédératrices. Punk, post, rock, bla-bla- de nous. Chester Remington, nouveau
bla, chez S.T.T.O, on aime les guitares venu dans cette maigre lignée, a été
qui vrillent, les batteries insistantes et les fondé par Odilon Harman en 2019.
accélérations émancipatrices. Le titre de L’homme avait bourlingué comme
l’album, presque fataliste et goguenard, accompagnateur pendant une dizaine
indique que le groupe préfère convier d’années puis s’est mis à son compte,
à une transe électrique que de pleurer tentant de fusionner sixties et nineties en
sur son sort. “Gimme Some Chips”, solitaire — quatre gandins le rejoignant
qui ouvre ce disque jubilatoire, et qui bien vite pour la scène. Repéré par
vaut tous les programmes électoraux les défricheurs du Cèpe Records à la
au monde, est un hymne punk capable suite d’un premier EP lo-fi (“Nobody
autant d’enflammer un club perdu dans Cares About My 4 Tracks Record”),
la Creuse qu’un stade. “Except Horses” il y a ensuite publié l’EP “Doldrums”,
dont la pochette représentait une tête
de mouette émergeant d’un ciré : un
visuel frappant qu’on retrouve sur celle
d’ “Almost Dead”, son tout premier long
format (cette fois chez Howlin’ Banana
et A Tant Rêver Du Roi). Notre multi-
instrumentiste y explore de nombreux
styles avec une inspiration constante.
L’ouverture “Love” évoque les Pixies
cosmiques de “Trompe Le Monde”.
“Shake It” tente une incursion dans un
registre post-punk guilleret, puis “Fire
In Higher Ground” est une entêtante
rengaine qui lorgne du côté des Kinks :

ne dit pas autre chose, tout comme


“Ordinary Man”, un peu comme si les
Kinks et les Pistols étaient partis dans
le désert taper la discussion avec des
kangourous-chamans. “Leaving The
City” débute en tourbillon sonique,
cavalcade des cavernes, ça sature
là où il faut et on en redemande.
“The One I Love” accepte de ralentir
le tempo pour mieux installer une
ambiance propice aux rapprochements
des corps, avec des chœurs dignes d’un
kop déterminé un jour de match. “Express
Train” et sa basse hantée, c’est un
appel à la transpiration purificatrice. le tube du disque, à n’en pas douter.
“The Likes Of You” a la mélancolie La ballade “Black Hole Fireworks”
rageuse. S.T.T.O croise les émotions navigue avec bonheur entre les Beatles
et c’est heureux. “Out In The Woods” d’ “Abbey Road” et les Beach Boys.
est une virée presque menaçante en Enfin, “Call 911” rappelle Nirvana avant
territoire inconnu. Psychédélique diront l’angoissant morceau-titre, cavalcade
les amateurs d’étiquettes. Trip au cœur kraut-punk hantée par King Gizzard
d’une forêt sans joggeurs. Il y a même And The Wizard Lizard. Un ensemble
une reprise du “Colour Television” très convaincant et prometteur, donc,
du groupe australien Eddy Current pour ce digne représentant de la
Suppression Ring en guise de conclusion, ville de Reims qui se place sans
histoire de rappeler aux retardataires tarder dans le haut du panier du
que dans la discothèque de S.T.T.O, fourmillant vivier tricolore actuel.
le rock du sixième continent JJJ1/2
occupe une place de choix. JONATHAN WITT
JJJ
JERÔME REIJASSE

084 R&F MAI 2024


Les Soucoupes Corridor
Violentes “Mimi”
“J’Irai Ailleurs” SUB POP
NINETEN SOMETHING/ L’AUTRE DISTRIBUTION
Groupe phare de cette scène rock
Et les soucoupes sortirent un disque québécoise qui chaque mois nous offre
de pop-rock parfait, trente-cinq ans de nouveaux groupes éblouissants (on
après leur premier 45-tours. Pop, parce pense à Hippie Hourrah, population 2,
qu’on écoute un album de chansons à Bon Enfant ou encore Grand public),
mélodies, la mélodie avant tout “quelle Corridor revient après cinq ans
que soit la dose de fuzz ou de disto”, d’absence. Remarqué au moment de
précise Stéphane Guichard, chanteur, son deuxième album “Super Mercado”
guitariste et compositeur de ce bijou. en 2017, publié par le label francilien
Et rock, parce que le garage, et toutes Requiem Pour Un Twister (qui a aussi
ces influences qu’ils revendiquent en publié le premier album solo du chanteur
plus des Byrds et des Beatles : Stooges, du groupe Jonathan Personne), le
Velvet, Nirvana, toutes ces simplicités quatuor a rapidement été repéré
miraculeuses à quatre accords qui par Sub Pop, toujours un excellent
se complexifient en se développant indicateur. Le label de Seattle a ainsi
et prennent une ampleur tragique. publié “Junior” en 2019, un album tout
Les aiguilles sont pile-poil à l’équilibre en guitares anguleuses qui nous avait
de la pop et du rock, dans une unité toutefois un peu laissés sur notre faim.
de son remarquable, ni trop produit “Mimi”, qui nous arrive aujourd’hui
ni trop spontané. Tout est en place, après cinq ans d’attente est une
excellente surprise. Mieux, il dépasse
nos espérances tant le quatuor parvient
sur les huit morceaux de l’album à
imposer un style qui lui est propre.
Mélange de krautrock apaisé — pour
les rythmes qui évoquent Can —, de
pop électronique (pour les synthétiseurs
omniprésents) et de rock psychédélique
(pour le ton général), “Mimi” est un
disque d’une efficacité redoutable. Quand
il ne part pas dans d’impressionnantes
envolées psychédéliques (“Jump Cut”,
“Mon Argent”), le groupe y montre
un sens de la mélodie remarquable,

rien n’est superflu et personne n’en fait


trop. Guichard, Elsa Sadet (claviers),
Franck Darmon (basse), Manuel Bujan
(batterie) savent exactement où ils vont,
comptent leurs effets, ne retiennent
que le minimum efficace et lèvent
pourtant des atmosphères d’une
densité et d’une richesse étonnantes.
Après une longue éclipse de quinze ans,
les Soucoupes sont en pleine résurrection.
“J’Irai Ailleurs” est leur neuvième disque
en comptant les maxis et l’album de
reprises réarrangées, et ce disque
n’est pas venu sans galères. Ils l’ont
démarré au sortir du Covid, l’ont sur des chansons aériennes,
enregistré entre 2022 et fin 2023, comme ce “Phase IV” qui rappelle
et le lancent fin avril... mais ça valait “Eye In The Sky” d’Alan Parsons
vraiment le coup d’attendre. Et puis Project, la douce “Chenil” ou
le chronomètre ne les intimide plus. la barrettienne “Porte Ouverte”.
Entre les anciens et les nouveaux, Le grand moment du disque
le groupe s’est fabriqué un fameux demeure toutefois “Mourir Demain”,
blason, et remonte pourtant le chanson d’une rare perfection qui
temps avec la fraîcheur d’une montre, une fois de plus, que les
vérité tout juste sortie du puits. Canadiens conjuguent la langue
JJJ française au rock’n’roll mieux
CHRISTIAN CASONI que quiconque ces temps-ci.
JJJJ
ERIC DELSART

MAI 2024 R&F 085


Réédition
du mois

“MOVING AWAY FROM THE PULSEBEAT


POST-PUNK BRITAIN 1977-1981”
Strawberry/ Cherry Red (Import Gibert Joseph)

CINQ PETITES ANNÉES INCROYABLES.


En Angleterre, entre 1977 et 1981, on assista
à l’une des périodes les plus fécondes depuis
la seconde moitié des sixties. Il y eut le big
bang punk. Des choses sublimes, nécessaires,
beaucoup de daubes aussi. Le genre fut
rapidement dévoyé, une fois récupéré par
les bourrins (Sham 69, la Oi ! etc.). Après,

Photo Anwar Hussein/ Getty Images


l’univers est entré en expansion. C’est lorsque
les musiciens ont arrêté de copier les Clash
et les Pistols qu’ils se sont mis à produire des
choses vraiment intéressantes. Le titre de cet
impeccable coffret de cinq CD est tiré d’une
chanson mythique des Buzzcocks qui se termine
comme un morceau de Can : le post-punk, c’est
ça. Pete Shelley et sa bande sont rapidement
sortis du carcan punk pour offrir une musique
fascinante. C’est durant ces cinq années
que sont apparus, entre autres, Siouxsie & Au Royaume-Uni,
The Banshees, Joy Division, les Cure, Gang
Of Four, PiL, The Human League, Ultravox
(représenté ici par le très bowiesque
on n’a rien vu de tel depuis
“Hiroshima Mon Amour”), Magazine, (voire parfois l’adoption d’un son hyper clair de Métal Urbain (premier single sorti sur Rough
les Associates, Echo & The Bunnymen, comme pour les Cure de “Seventeen Seconds”, Trade, tout de même) de “Born Again Cretin”
les Young Marble Giants, les Psychedelic dû à l’ampli Roland Jazz Chorus de Robert de Robert Wyatt ou du splendide “You’re
Furs, John Cooper Clarke, Adam & The Ants, Smith), basse proéminente souvent jouée au Welcome” des Undertones, et en fin de compte,
les Outsiders (d’Adrian Borland, futur The médiator, disparition de la filiation rock’n’roll ce n’est pas une mauvaise idée. Certains de
Sound), Throbbing Gristle, les Soft Boys, encore présente chez Steve et Mick Jones, ces groupes — les moins connus — ont fait
Killing Joke, New Order, The Birthday Party, influences reggae et funk (à tendance très quelques singles puis ont disparu, beaucoup
Josef K, les Ruts, John Cooper Clarke, XTC, raide), quelques dissonances, et des voix très d’autres ont fait des albums devenus des
The Teardrop Explodes, le Pop Group, etc. blanches pour ne pas dire blafardes. La scène classiques. Joy Division, Cure, Banshees,
Ils sont tous là, et pour une fois pas dans des post-punk n’était pas franchement gaie. On Magazine, XTC, Human League, les deux
versions live, alternatives, etc. Cherry Red a pourra dire que le punk ne l’était pas non premiers PiL, etc. Ce qui prouve le niveau
obtenu tous les droits. En cherchant bien, il plus, mais là, on avance dans la zone grise. exceptionnel de la musique anglaise à l’époque,
en manque bien quelques-uns (Fad Gadget, Evidemment, tout n’est pas bon : Toyah, les si riche, si variée, si fertile. Tout cela durera,
les Stranglers période “The Raven”, The Virgin Prunes, les Raincoats, les Slits, Lene en gros, jusqu’à 1983 ou 1984, après quoi,
Monochrome Set, The Stockholm Monsters, Lovich, Theatre Of Hate, Dead Or Alive, Bow MTV ruinera la créativité et favorisera l’image.
Cabaret Voltaire et Wire, c’est dommage, ainsi Wow Wow, et d’autres totalement inconnus qui A vrai dire, au Royaume-Uni, on n’a rien vu de
que Japan, Bauhaus et U2, c’est beaucoup moins méritent de le rester, il y a beaucoup de choses tel depuis. Certains citeront la britpop, mais la
grave mais étonnant dans la mesure où il y anecdotiques, voire franchement médiocres, britpop était essentiellement rétro alors que le
a bien les baltringues des Sisters Of Mercy), mais les compilateurs ont décidé de couvrir post-punk était dans une démarche d’invention
mais globalement, c’est la première fois que tout le spectre. Ils ont même décidé d’inclure permanente. On envie les journalistes de
sort un panorama exhaustif consacré au genre… des musiciens qui ne sont habituellement rock en exercice à l’époque... Enfin, ouvrir ce
Ces groupes étaient différents les uns des autres, pas associés au post-punk, lorsque certains coffret avec le formidable “Wading Through
mais on note quelques caractéristiques musicales morceaux atypiques de leur part s’y prêtaient. A Ventilator” des Soft Boys de Robyn
récurrentes : abandon des power chords C’est le cas de “Scrape Away” des Jam, Hitchcock (1977 !) est une idée de génie.
et de la grosse saturation pour les guitares de “S.U.S.” des Ruts, de “Paris Maquis” NICOLAS UNGEMUTH

086 R&F MAI 2024


Rééditions PAR NICOLAS UNGEMUTH

Inutile de s’enfiler une pipe à eau pour apprécier


tout ce qu’il a fait durant cette Jefferson Airplane, Quicksilver Messenger
décennie), Slade, l’ancien héros Service, Moby Grape, It’s A Beautiful Day),
des mods Georgie Fame, très en c’est l’expérimentation hippie,
forme sur “Everlovin’ Woman”, les sandales, voire les pieds nus, les
Richard et Linda Thompson (“When I solos de guitare interminables. Au sud,
Get To The Border”, classique parmi à Los Angeles, c’est les tubes à foison,
les classiques), Cockney Rebel, Be Bop déjà concentrés sur le petit frère de cette
Deluxe, Ronnie Lane (“The Poacher”, anthologie, le formidable “Heroes And
à pleurer), Rod Stewart (“Farewell”, Villains: The Sound Of Los Angeles 1965-
le seul grand morceau de son dernier 1968” : Byrds, Love, Spirit, etc. Pour ce
album écoutable, “Smiler”), Ron Wood nouveau projet tout aussi intéressant de
avec les Rolling Stones (“I Can Feel trois CD bien tassés, le thème est la région
The Fire”, juste avant son embauche), de Laurel Canyon (et de Topanga Canyon),
T.Rex, The Sensational Alex Harvey véritable havre pour les musiciens déjà
Band, mais aussi Roxy Music, Kilburn reconnus. Tous les ténors du moment
And The High Roads avec Ian Dury, sont partis y habiter à un moment ou un
et enfin des machins un peu moins autre. Il y avait de l’espace, des collines,
recommandables comme Status Quo, des cactus et de l’eucalyptus, les locations
UFO, Nazareth ou Unicorn. Et puis, le ne coûtaient pas trop cher, et la plupart
rock’n’roll est de retour cette même des musiciens y vivaient ensemble dans
année 1974 : Dave Edmunds, Brinsley une seule et même maison où ils pouvaient
Schwars avec Lick Lowe. Soudain, la répéter. Entre 1967 et 1975, la période
révolution : “Roxette”, de Dr Feelgood couverte par cette anthologie, forcément,
(qui rend le titre de ce coffret encore les choses ont changé. Au début, on
plus incompréhensible). Après note des harmonies vocales délicieuses.
cela, le monde allait changer. L’euphorie évoque celle du Swinging
1974, année pourrie pour la musique ? London. Les Byrds avaient pavé la voie,
Et 2024 ? Et 2014 ? les Mamas et les Papas ont lancé une
“PATTERNS ON THE WINDOW – euphorie qu’on surnomme désormais,
Charles De Goal THE BRITISH PROGRESSIVE faute de mieux, sunshine pop. On y
retrouve The Association, Barry McGuire,
“ALGORYTHMES” POP SOUNDS OF 1974” “I SEE YOU LIVE ON
les fameux mamans et papas, The Peanut
May I Records Grapefruit/ Cherry Red (Import Gibert Joseph) LOVE STREET – MUSIC FROM Butter Conspiracy, The Millenium (culte),
En France aussi, rapidement, Bon, alors, c’est assez bien connu :
LAUREL CANYON 1967-1975” The Factory, les Leaves, les Doors (“Love
Grapefruit/ Cherry Red (Import Gibert Joseph)
des musiciens ont décidé de ne l’année 1974 n’est pas franchement Street”, l’un de leurs plus beaux morceaux
pas singer le punk originel. Il y eut restée dans les annales. A priori, le Dès 1966, 1967, Londres n’est plus l’épi- avec “Wintertime Love”), mais aussi
Marquis de Sade, Taxi-Girl, et plus titre de ce coffret (trois CD, comme centre de la révolution nucléaire de la pop. Buffalo Springfield, un titre mortel tiré du
tard Kas Product. Entre les trois, c’est l’habitude chez Cherry Red) est Tout, désormais, se passe en Californie. premier album de Captain Beefheart avec
un Martien : Charles De Goal, alias parfaitement ridicule : il n’y a rien de Au nord, à San Francisco (Grateful Dead, Ry Cooder à la guitare (“Call On Me”),
Patrick Blain. “Algorythmes” (avec progressif là-dedans, et pas grand-chose
un y) est sorti en 1980 et a été le de pop. En revanche, pour les apprentis
tout premier album réalisé pour historiens estimant que le millésime
New Rose, même s’il est sorti en question était bouchonné, qu’ils
après l’album des Saints, plus comparent avec nos vingt dernières
connus. C’est un OVNI glacial, années, on va bien s’amuser. Le
nettement plus radical que les premier CD ouvre le bal avec la reprise
œuvres de Marquis de Sade et de du classique mod “The ‘In’ Crowd” par
Taxi-Girl. La pochette est superbe, Bryan Ferry (lui-même ancien mod) qui,
le contenu parfaitement inclassable. comme Bowie avec “Pin Ups”, rend
Batterie raide, guitares au scalpel, hommage aux sixties. Suivent en vrac,
un peu de synthé brutal ou plus les Sparks (“Hasta Manana Monsieur”),
soft façon Kraftwerk, on discerne John Cale (“The Man Who Couldn’t
une légère influence Métal Urbain, Afford To Orgy”, grandiose comme
voire Cabaret Voltaire. Le tout a été
réalisé avec des bouts de ficelle,
ici et là, en quatre, seize et vingt-
quatre pistes, est devenu très culte
et était vraiment précurseur. Le
dénommé Patrick Blain avait l’air
très énervé. L’album ressort en CD
avec un son splendide et une dizaine
de bonus, dont une reprise étonnante
de “You Really Got Me”, sachant
que l’album proposait déjà une
très vivace et innovante version de
“Suffragette City”. Très beau travail.

MAI 2024 R&F 087


Dillard And Clark, et, à la fin, Judy Collins. sous le pseudonyme de Big John Taylor,
Les temps étaient en train de changer ou plus encore “Hey’… High School
pour reprendre l’autre. Cette béatitude Baby”, que, paraît-il, les nazes du
pop allait progressivement disparaître. psychobilly vénéraient, comme quoi
Peu à peu, le folk, le retour aux sources, il leur arrivait d’avoir bon goût), sur
comme la perfusion à la country, allaient d’autres, il imite Johnny Cash à la
apparaître. D’où Judy Collins, comme un perfection, ailleurs, il joue sur le
double de Joni Mitchell (absente du coffret territoire de Buddy Holly (“Ittie Bittie
pour des raisons de droits), les Flying Everything”) en version dynamitée.
Burrito Brothers, Rick (ex-Ricky) Nelson, Il avait une sacrée bonne voix et un
Poco, Judee Sill, Rita Coolidge (madame bon groupe. On ne remerciera jamais
Kristofferson) ou des trucs franchement assez les Allemands de Bear Family
hippies comme Stephen Stills (“Love pour exhumer de si belle façon (livret,
The One You’re With”) ou David Crosby remasterisation) pareils trésors.
(“Traction In The Rain”, extrait de “If I Avec ça, trente morceaux en tout.
Could Only Remember My Name”), qui
peuvent ne pas plaire à tout le monde
tant leur naïveté semble aujourd’hui
à la limite de la niaiserie. Après, défilent
Blue Orchids
“THE GREATEST HIT (MONEY MOUNTAIN) ”
dans le désordre, Frank Zappa (“Peaches Tiny Global (Import Gibert Joseph)
En Regalia”, insupportable), Gene Clark,
Warren Zevon, Canned Heat, Steppenwolf, C’est le genre de groupe que les
Little Feat, Gram Parsons en solo, Harry “Inrockuptibles” vendaient comme
Nilsson, tous impeccables, et des bricoles de l’or en barre. Voici qu’une sorte
sujettes à caution comme Grin, Fleetwood de best of apparaît. Le bazar a été
Mac, Kenny Loggins, et des choses monté à Manchester par l’un des
extraordinaires mais plus mainstream mille musiciens à avoir été virés
(Jimmy Webb, ainsi que son interprète de The Fall par Mark E Smith.
de prédilection, Glen Campbell). Qu’en reste-t-il ? De la pop indé
Le résultat est assez sensationnel, pour jeunes gandins en anorak ou
d’autant que les coffrets Grapefruit duffle-coat. On exagère un peu : il y a
proposent un son parfait et des livrets de bonnes choses (“Dumb Magician”,
très instructifs. Inutile de s’enfiler une “Hanging Man”, comme du Paisley
pipe à eau pour apprécier tout cela. Underground mais avec un chanteur
raté) et le groupe a accompagné Nico
durant ses tournées très chaotiques
Benny Joy alors qu’elle habitait la même ville.
Ce n’est pas nul : c’est quelconque.
“ROCKS”
Bear Family (Import Gibert Joseph)

Celui-ci, il faut bien admettre qu’on n’en


avait jamais entendu parler. Benny Joy,
venu de Floride, bien que né en Géorgie
d’une famille d’émigrés allemands, a
enregistré certains des trucs les plus
fascinants du rock’n’roll originel à la
fin des fifties. Il a commencé avec du
pur rockabilly (“Crash The Party”, quel
titre), puis a ouvert, comme disent les
prétentieux, “le champ des possibles”.
Sur certains morceaux, il invente en
direct les Cramps (“Money Money”,

088 R&F MAI 2024


Kay Adams signées par le ténor Sam Dees. Kent,
maison de la soul depuis des lustres, sort
“LITTLE PINK MACK”
Sundazed (Import Gibert Joseph) des morceaux majoritairement inédits
du label tenu par Michael Davis, General
Autre surprise du mois : Sundazed révèle Recording Company (GRC). De la soul,
l’existence de Kay Adams. Découverte donc, souvent super suave et divinement
par Buck Owens, cette émigrée chantée, parfois sérieusement funky, avec
à Bakersfield a bénéficié, grâce à de super arrangements (“Paper Man”,
Owens, de l’accompagnement terrible des par Alpaca Phase III). Réellement, le label
Buckaroos. Rappelons que Owens et ses avait des pépites mais n’a jamais réussi
Buckaroos, dont le guitariste killer Don Rich à percer. Michael Davis s’est retrouvé
faisait des miracles à la Telecaster, sans incarcéré, son écurie orpheline, et par
parler d’un joueur de pedal steel méga conséquent au chômage. Le temps que
doué, proposaient une sorte d’antithèse ça a duré, c’était formidable. Qu’il existe
du son de Nashville de l’époque (les encore, en 2024, des labels capables de
violons, Chet Atkins, etc.), soit quelque sortir ce genre de choses tient du miracle.
chose d’assez proche du rock’n’roll de
la même époque. Sundazed n’ayant pu
récupérer les masters des rares albums
de la dame très douée, le label sort ces
The Hellacopters
“GRANDE ROCK REVISITED”
enregistrements captés dans le ranch Nuclear Blast (Import Gibert Joseph)
d’Owens. Le groupe joue tellement bien,
tout est aussi parfait qu’on jurerait des titres Les Hellacopters étaient vénérés par deux
officiels. Merveille de country très sérieuse. journalistes qui manquent cruellement
à Rock&Folk car disparus trop tôt : Cyril
Deluermoz et Vincent Hanon. Lorsqu’on
connaissait leurs goûts, ce n’est pas très
“ATLANTA HOTBED OF 70S SOUL” étonnant : ces Suédois adoraient de toute
Kent (Import Gibert Joseph)
évidence les MC5 en particulier, et les
L’histoire est amusante, un criminel notoire Stooges en plus. Cet album initialement
ayant prospéré dans la pornographie a sorti en 1999 ressort en version remas-
enregistré la crème de la soul d’Atlanta. terisée d’un côté, et entièrement revisitée
Avec son pognon, il disposait d’un studio sur un autre. On l’écoute en pensant aux
haut de gamme, et de la population deux disparus mentionnés plus haut, mais
noire locale du début des seventies qui un constat s’impose : les bonnes intentions
ne manquait pas de grands chanteurs et le bon goût ne débouchent pas forcément
comme de chanteuses. Pour compléter sur les plus grands disques. Néanmoins,
le tout, il avait quelques compositions la haute énergie est bien au rendez-vous. o

MAI 2024 R&F 089


Réhab’ PAR BENOIT SABATIER

Ignorés ou injuriés à leur sortie, certains albums


méritent une bonne réhabilitation.
Méconnus au bataillon ? Place à la défense.

Syd Barrett plante de la valériane sur la lune,


Hawkwind a ingurgité “La Traviata” de travers

Julian Cope
“INTERPRETER”
Echo
“VOUS VOULEZ FAIRE CARRIÈRE ? Mollo sur le LSD”. Julian Cope aurait “Black Sheep” (2008), “Autogeddon” (1994), “John Balance Enters
pu participer à ce genre de campagne préventive. Il était promis au même Valhalla” (2019)… Plus le fantastique “Interpreter”. Le disque qui l’a
destin que The Cure ou U2, jouer dans des stades, mais l’excentrique a gobé poussé à prendre le maquis. Celui qui met à mal la théorie selon laquelle
en cours de route la pilule de trop. Après deux albums plus que prometteurs ses six albums les plus cités seraient les moins barrés, les mieux produits,
au tout début des années quatre-vingt avec The Teardrop Explodes et une les plus écoutables.
poignée de disques solos acclamés, Cope, en s’envoyant des psychotropes Cope a débuté dans un groupe avec Ian McCulloch. Ce qui le différencie
comme on se bâfre de cacahuètes, a loupé une marche. Manger cinq d’Echo & The Bunnymen, c’est sa passion pour le psychédélisme le plus
fruits et légumes par jour, bien sûr, mais juste pour faire passer les expérimental. Il a écrit plusieurs livres sur ses marottes, le krautrock,
cinquante buvards ? Première alerte : les Japonais hallucinés, son amour
Julian fait cocu Island pour sortir d’Amon Düül II, Flower Travellin’
en 1990 “Droolian”, disponible unique- Band, Funkadelic, Chrome, Faust, Far
ment au Texas, enregistré en aide à East Family Band, Plastic Ono Band…
Roky Erickson, derrière les barreaux. D’un côté le post-punk originel, pop,
Bono, même d’humeur suicidaire, de l’autre le bruit déviationniste : Cope
n’aurait jamais adopté telle stratégie. navigue entre ces deux pôles, entre
Julian brandit maintenant le livre de Psychedelic Furs et Blue Öyster Cult,
John Sinclair (“Guitar Army: Rock XTC et Hawkwind, Stranglers et La
Révolution, Motor City MC5 et les Düsseldorf. Dans “Interpreter”, la
White Panthers”), ne cherche plus à balance est quasi parfaite. Un de
rivaliser avec Duran Duran ou INXS ses albums les plus pop, mais truffé
et, qui l’eût cru, le radicalisé reste d’arrangements à base de thérémine
dans la course : paradant à Top Of hurlant, de mellotron Mark II, guita-
The Pops avec un T-shirt Neu!, il en- res cosmiques, synthés VCS3, cordes,
chaîne au début des années quatre- piano, saxo, trompette, orgue et ribam-
vingt-dix les albums au succès à la belles de chanteurs invités. Divisé en
fois critique et commercial. C’est en deux “Phases”, l’album est accom-
abordant la quarantaine qu’il lâche pagné, pour que l’auditeur ne soit
définitivement la rampe. Il a fait des pas trop largué, d’un croquis dépliable,
efforts, il ne veut plus appartenir à une “carte mentale mythologique” des
cette industrie, constituée de “rapaces”, Marlborough Downs, où se trouvent
peuplée de fourbes — “Les groupes des sites mégalithiques. Ça démarre
utilisent l’ironie pour vendre leur très fort avec “I Come From Another
merde. Comme ceux qui mettent Planet, Baby”, kraut bubblegum,
des gros seins sur leur pochette pour space pop. Suit “I’ve Got My TV
dénoncer le sexisme. L’ironie, c’est une & My Pills”, du Bowie en mode
arnaque, et elle guide toute la profession.” Bref : à partir de 1997, Cope Space Hostie. “Planetary Sit-In” pourrait figurer sur l’import martien du
se met hors-business, ne produisant des disques et livres qu’à travers “Tangerine Dream” de Kaleidoscope. “Cheap New-Age Fix” se paye
sa propre structure, Head Heritage — label, webzine, forum. Personne la tête des bobos adeptes de mysticisme. “Arthur Drugstore”, Barrett
n’est au courant, c’est pourtant une réalité, même pas alternative : les plante de la valériane sur la lune. “S.P.A.C.E.R.O.C.K. With Me”,
vingt-trois albums sur Head Heritage sont passionnants. Un disque tous Hawkwind a ingurgité “La Traviata” de travers. “The Loveboat”, Captain
les ans, réservé au même sort : désintérêt général. Julian Cope n’est plus Sensible explore en vaisseau spatial “Alice Au Pays Des Merveilles”.
appréhendé que comme le taré bercé trop près d’une marmite d’acid, le Les merveilles, ce sont toutes les chansons de cet album. “Les gens se
druide reconverti dans l’étude mégalithique, l’activiste fondu d’occultisme, souviendront de moi non pas parce que j’ai été génial, mais parce que mon
Photo Brian Rasic/ Getty Images

l’écrivain spécialisé dans la culture néolithique et, accessoirement, refus des compromis me préserve de tout embarras.” Pas sûr : Cope, qui
l’auteur de trois excellents albums au milieu des années quatre-vingt aimait se promener uniquement vêtu d’une carapace de tortue, n’a pas
(“World Shut Your Mouth”, “Fried”, “Saint Julian”) et trois autres au été à l’abri du ridicule ; par contre, “Interpreter” s’érige comme l’œuvre
début des années quatre-vingt-dix (“Peggy Suicide”, “Jehovahkill”, d’un compositeur incontestablement génial. H
“20 Mothers”). Six albums aussi admirables, dans une seule carrière,
c’est déjà exceptionnel. Et ce n’est pas tout : certaines sorties hors
circuit se hissent largement au même niveau — “Skellington” (1990), Première parution : 14 octobre 1996

090 R&F MAI 2024


Julian Cope,
Shepherd's Bush Empire,
Londres, octobre 1995

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Vinyles PAR ERIC DELSART

Photos étonnantes du jeune Vincent Furnier


Rééditions, nouveautés et 45 tours : le point sur les meilleurs microsillons du moment.
Pour 3 Œufs Brouillés” d’Amphyrite), trouvera le meilleur équilibre entre ces En 1971, Cash décide de remettre
Rééditions musique électronique (“Polaris” par
Polaris). Des raretés qui racontent une
genres, et possède quelques moments
de bravoure comme l’ouverture “Live
la politique au centre de ses
préoccupations avec un (38ème !)
Le Kiosque histoire étonnante de l’autoproduction With Me” à l’orgue hypnotique. album empli de protest-songs
en France à une époque où diffuser (“Singin’ In Viet Nam Talkin’ Blues”)
D’Orphée sa musique était tout autre. et, surtout, endossant pour la première
“Une Epopée fois le personnage de “Man In Black”
De L’Autoproduction Johnny Cash avec la chanson qui donne le nom à
En France 1973-1991” “Man In Black” l’album. Un moment important de la
Born Bad Records Humble Pie Columbia/ Music On Vinyl
mythologie de Cash réédité sur un
Bien difficile de donner en vingt-trois
“Humble Pie” La discographie de Johnny Cash disque non pas noir mais translucide.
A&M/ Universal/ Music On Vinyl
morceaux une image représentative compte plusieurs dizaines d’albums,
de l’esthétique d’un label qui possède 1969. Steve Marriott annonce avec ce qui en rend la lecture parfois
des publications par centaines mais fracas son départ des Small Faces difficile. Il y a ainsi quelques périodes
aucune direction artistique. Maison après un énième concert frustrant à connaître : les débuts chez Sun
The Spiders
de disques fourre-tout qui s’apparentait où le groupe ne joue pas son chef- au milieu des années cinquante, la
“Don’t Blow Your Mind:
plus à un middle man désintéressé d’œuvre “Ogdens’ Nut Gone Flake”. période Columbia durant la décennie
The Mascot Sessions”
OKtay
entre des artistes amateurs et Le chanteur-guitariste décide alors suivante où il a commencé à cultiver
des usines de pressage qu’à de monter un groupe avec Peter une image d’outlaw, qu’il a cimentée Les compilations “Nuggets”
un véritable univers cohérent, Frampton, qu’il avait déjà tenté de par des albums live en prison restés en attestent : plusieurs artistes
Le Kiosque D’Orphée est un recruter et en qui il voit un compagnon mythiques (“At Folsom Prison”, populaires des années soixante et
mystère qui taraude les collectionneurs d’écriture aussi doué que Ronny Lane. “At San Quentin”). Des disques soixante-dix ont fait leurs premières
depuis des décennies. Le compilateur Humble Pie fera partie de ces groupes magnifiques qui contrastaient armes dans des petits groupes
Sacha Sieff rassemble ici des morceaux qui poseront les bases du hard rock, avec sa production studio de garage. Iggy Pop était batteur chez
qui ont en commun leur aspect lo-fi jouant un mélange de blues heavy, la fin des années soixante plus les Iguanas, les Golliwogs n’étaient
et une forme de naïveté touchante, de folk et de rock’n’roll. “Humble Pie”, erratique, entre gospel, duos avec pas encore Creedence Clearwater
entre acid folk (“Girl Like You” de le troisième album du groupe sorti June Carter Cash et albums concepts Revival et Alice Cooper s’appelait
Warlus), hard rock (“Symphonie en 1971, demeure celui où le quatuor (l’étonnant “From Sea To Shining Sea”). toujours Vincent Furnier et jouait

Photo Bruno Berbessou


dans un groupe nommé The Spiders. The Big Idea
Formé en 1964 à Phoenix, Arizona,
le groupe d’adolescents contenait
“Tales Of Crematie”
Room Records
des musiciens qui formeraient plus
tard la base du Alice Cooper Band Originaires de La Rochelle, les six
avec Glen Buxton à la guitare et garçons de The Big Idea se sont fait
Dennis Dunaway à la basse. De connaître en 2023 avec leur idée
son vivant, le groupe n’a publié folle d’enregistrer un album à bord
que deux singles, qu’on retrouve d’un voilier au milieu de l’Atlantique.
sur cette compilation qui assemble “The Fabulous Expedition Of Le Grand
à la fois les versions définitives de Vésigue” était un album pop touchant
“Why Don’t You Love Me”, “Don’t Blow où le groupe exprimait de belles choses
Your Mind” et “Hitch Hike”, ainsi que mais ce “Tales Of Crematie” montre une
des prises alternatives. Un document évolution intéressante. Disque concept,
intéressant, publié en vinyle avec un il voit le groupe partir dans une direction
insert riche en photos étonnantes, en psychédélique volontiers expérimentale
particulier du jeune Vincent Furnier. où on croise des pistes de pop lysergique
très sixties, comme l’ouverture façon
The West Coast Pop Art Experimental
Band de “The War”, de la country
Nouveautés déglinguée (“The River’s Queen”), du
krautpunk saturé (“The Fight”). Disque-
Bound monde aux mille idées, c’est une belle
réussite qu’on recommande vivement.
By Endogamy
“Bound By Endogamy”
Bongo Joe

L’actualité se bouscule pour le


Thee Sinseers
duo electro-post-punk suisse
“Sinseerly Yours”
Colemine
Bound By Endogamy. Après la
réédition de la cassette “Huit Il existe à Los Angeles, et dans la
Cauchemars D’une Machine Californie en général, une tradition qui
Fêlée” en fin d’année, voici que se perpétue de façon étonnante dans
sort le véritable premier album du les communautés mexicaines, celle
groupe, au propos tout aussi radical d’une musique héritée de la soul et
que son prédécesseur. La musique de du doo-wop des années cinquante et
Kleio Thomaïdes et Shlomo Balexert soixante. Teinté de nostalgie, un revival
navigue du synth-punk à l’indus, chicano soul est ainsi en plein essor en
avec une passion manifeste pour ce moment avec de nombreux groupes
les rythmes froids des machines aussi évocatifs que Los Yesterdays,
et les synthétiseurs. Plus varié Thee Sacred Souls et Thee Sinseers
que l’EP qui le précédait (on dont le premier album était très attendu
n’aurait pas forcément imaginé par tous ceux qui avaient eu le plaisir
le groupe proposer un titre apaisé d’assister à leur concert aux Trans
tel que “Withered Flowers”), ce Musicales en 2019. On retrouve ici
premier album signale l’émergence certains des premiers singles du groupe,
d’un groupe passionnant. en particulier l’immense “What’s His
Name” aux cuivres chaleureux, pour
un superbe album d’une élégance
et d’une classe ébouriffantes.
Donna Blue
“Into The Realm Of Love”
Snowstar

Duo hollandais repéré en 2022


avec son premier album “Dark
45 tours
Roses”, Donna Blue revient avec
un deuxième album absolument
A Savage
magnifique. Couple sur scène
“Black Holes,
comme au quotidien, Danique
The Stars And You”
Rough Trade
van Kesteren et Bart van Dalen
ont conçu dans leur salon les Il est comme ça Andrew Savage.
chansons qui composent ce A peine a-t-il publié un des albums
deuxième album d’un classicisme les plus marquants de 2023 (“Several
admirable. Les influences sont Songs About Fire”), voici qu’il sort
manifestes : Nancy & Lee, deux titres inédits sur un 45 tours.
Morricone, Gainsbourg. Donna On ignore pourquoi “Black Holes,
Blue chantent en duo des chansons The Stars And You” n’a pas passé
pop bercées d’inspirations sixties le cut de l’album tant cette chanson
et aux arrangements superbes superbe mérite d’être connue.
(la basse mélodynelsonienne La face B est une belle reprise
de “Fantasy Girl”, les cuivres et de “Oyster And The Flying Fish”
cordes de “Harmony Of Spheres”). de Kevin Ayers, preuve s’il en
fallait du bon goût de l’auteur. o

MAI 2024 R&F 093


Discographisme_79
PAR PATRICK BOUDET

Sur le plan musical, Cohen suspend son


On ne juge pas un livre à sa couverture. esthétique minimale élaborée à Nashville
Et un album ? Chaque mois, notre pour ses deux précédents albums. Sur le plan
spécialiste retrace l’histoire visuelle sentimental, sa vie avec Suzanne Elrod (pas
celle de la chanson “Suzanne” du premier
d’un disque, célèbre ou non. album) commence à prendre l’eau et vire à
l’amertume (“I Tried To Leave You”). Sur
le plan spirituel, sa virée en Israël où il a
chanté pour l’armée en pleine guerre du
Kippour a revitalisé sa foi (“Who By Fire”).
Toutes ses vérités sont abordées dans l’album,
y compris sa recherche (“A Singer Must Die”).
Mais ces vérités sont complexes et contradic-
toires, l’amour et la haine, la foi juive et la
pratique du bouddhisme, la guerre et la paix
s’attirent sans cesse sans se fondre, cons-
truisant le chaos du poète. Pour la première
fois, il écarte le terme “songs” du titre de
l’album. Il y reviendra ensuite par deux
fois. Il assume pleinement être passé
du statut d’écrivain à celui d’interprète auteur
(songwriter). Cette assurance se traduit aussi
par une plus grande aisance dans le chant
(“Lover Lover Lover”). Cette nouvelle peau ne
désigne pas un effet de surface, une cosmétique
passagère, mais touche ses chairs profondes.
Néanmoins, ses obsessions, ou plus exactement
ses interrogations existentielles, n’ont guère
varié et nourrissent la mise en scène de cet
opus. Ecrire, jouer de la guitare, chanter, voire
enregistrer un album s’exécutent forcément
dans une dimension rituélique pour celui qui
séjourne régulièrement et de longs mois dans
des monastères bouddhiques, pour celui qui
écrit avec discipline à des heures précises.
Aussi, choisir cette illustration pour la pochette
fait sens. La gravure est extraite du “Rosaire

“New Skin For Des Philosophes”, un des traités alchimiques


les plus célèbres et commentés, publié en 1550

The Old Ceremony” en Allemagne. Elle se nomme “La Fermentation”


et se réfère à une opération permettant
d’atteindre la pierre philosophale, but ultime
des alchimistes ouvrant le secret du monde.
Leonard Cohen L’image est une représentation purement
symbolique utilisée par Carl Gustav Jung dans
Première parution : 1974 son ouvrage “Psychologie Et Alchimie”. C’est
très certainement dans ce dernier qu’elle a été
eonard Cohen est un homme transparent. album sort en 1967, “Songs Of Leonard
L Une qualité paradoxale pour un poète.
Dès ses premiers écrits, bien avant qu’il
Cohen”, avec une pochette où la photo
semble s’échapper d’un photomaton.
repérée. Jung ramène cette opération ésotérique
à une communion des principes masculins et
féminins aboutissant à une conscience élargie.
ne les chante, Leonard Cohen s’inscrit Costume sombre, chemise blanche, Cette union des contraires promettant la
dans un chemin de vérité. Une quête ne cravate qu’on devine, regard franc et droit. béatitude et la sérénité s’avère être le
traquant pas le réalisme du quotidien Petit succès critique, l’album est apprécié cœur de la poétique de Leonard Cohen et de
mais épousant au plus près ses émotions, par le public européen, ignoré par l’américain. toutes ses recherches humaines et spirituelles.
ses fantasmes, ses rêves. Cette exigence Deux ans plus tard, sur “Songs From A Room”, L’image choisie est la version colorisée afin
demande du temps. Le temps de vivre, puis Cohen, toujours en noir et blanc, se coiffe d’une de la rendre moins austère, plus accessible.
celui de faire un pas de côté pour traduire casquette de marin — après tout, “Jesus Was A A l’origine, il s’agissait d’une mare ou d’une
ce que lui seul a pu éprouver. Le temps pour Sailor” — et porte son imper Burberry acheté lors mer sur laquelle s’enlaçaient le roi et la reine.
sculpter des vers dépouillés, loin des lieux de son premier voyage à Londres (“Famous Blue Mais l’autre rive a été colorée en bleu afin de
communs ou de ces logorrhées épuisantes Raincoat”). Enregistrés à Nashville, les morceaux laisser croire à des ébats célestes. Cet érotisme
qui traînent dans toutes les chansons. Le dépouillés aux textes sombres n’attirent toujours dans lequel l’acte sexuel s’avère également
temps pour s’approcher de son intimité. pas les oreilles américaines vivant les dernières être une rédemption (grande thématique
A 40 ans, le Canadien commence à y voir un heures du Summer of Love. En revanche, la parcourant l’œuvre du Canadien) recevra
peu plus clair dans son parcours. Passé à côté France s’entiche de ce gentleman dépressif le sceau de la censure profane n’y percevant
de l’hystérie du rock’n’roll, de l’effervescence qui plaît beaucoup à Pompidou et Giscard. Dix que du sexe. Des pochettes alternatives seront
des sixties et du renouveau folk, il voyage depuis chansons tous les deux ans, cela semble être son diffusées. Une aile sortie de nulle part couvrira
1956 entre l’Europe, l’Amérique et surtout la rythme de croisière pour le moment. “Songs Of les corps s’entremêlant au Royaume-Uni.
Grèce et l’île d’Hydra où il rencontre sa muse, Love And Hate” paraît en 1971 avec à nouveau Aux Etats-Unis, la pochette sera remplacée
Marianne (“So long, Marianne”). Poète, une photo en noir et blanc. Mais sur celle-ci, par un énième portrait en noir et blanc,
romancier, il publie plusieurs ouvrages et vit Cohen sourit en regardant les cieux, sans doute costume cravate et visage fermé identifiant
de petits boulots, de bourses universitaires et pour conjurer l’effet pas très emballant du titre définitivement Cohen à un rabat-joie
de maigres à-valoir. Après dix ans d’errance, écrit en très grosses capitales et écrasant un neurasthénique. L’album essuiera un nouvel
il pose ses bagages à New York et renoue avec visage fatigué et barbu sorti de la pénombre. échec sur le continent américain (la faute à
ses premières années musicales canadiennes. Publié en 1974, “New Skin For The Old la pochette ?) amenant Cohen à cette réplique
Un texte, une voix et une guitare. Un premier Ceremony” amorce un nouveau cycle. célèbre sur la réussite : “Success is survival”. o

094 R&F MAI 2024


Highway 666
Le Marquee les réclame pour la première
partie de The Small Faces, The Electric
Prunes ou encore Joe Cocker. Piqué

revisited PAR JONATHAN WITT


par un commentaire acerbe de Paul
McCartney (plus intéressé par la gent
féminine que par le concert) au Bag
Groupes hard rock, groupes cultes O’ Nails de Soho, le groupe redouble
d’efforts en répétition. Le chanteur Jon
Anderson, futur Yes, intègre brièvement
la bande, mais cette alliance ne dure pas.
Nos gandins suivent ensuite l’intimidant
Benny Huntman, promoteur de boxe
dont le fils Roger connaît le producteur
Johnny Franz (Dusty Springfield, Scott
Walker). Huntman vire Cohen et Elias
manu militari, c’est-à-dire flanqué
de deux professionnels du noble art,
pour installer son fils comme manager
et envoie The Open Mind sillonner
l’Angleterre avec un planning
stakhanoviste. Si ses plans sont parfois
louches — comme cette prestation filmée
à but promo-tionnel qui se retrouve dans
un film pornographique —, une promesse
est au moins tenue : celle de la signature
chez Philips via Franz, aux manettes
de l’enregistrement du premier opus.
L’homme, peu friand du courant
psychédélique, laisse son ingénieur
du son Fritz Fryer (ex-Four Pennies)
épauler le groupe dans ses expérimen-
tations. Las, à peine le disque mis en boîte,
Benny Huntman meurt et les divergences
musicales apparaissent entre Mike et ses
comparses. Steve Florence, ancien roadie,
prend sa place. Le long-format est publié
en juin 1969, mais sans soutien du label.
Cette galette très recherchée aujourd’hui
propose une série de chansons freakbeat
accrocheuses, harmonies planantes et
paroles mystiques de rigueur, illuminées
par les interventions tranchantes de Mike
Giclure de wah-wah Branaccio à la Gibson Sunburst enrobée de
fuzz et distorsion, marquées par le Clapton
de “Disraeli Gears” et le raga indien. “Dear

THE OPEN Louise” lance les hostilités, emmenée par


la rythmique implacable de Fox et Du Feu,
basse ronflante et batterie métronomique.
“I Feel The Same Way Too” est une sorte

MIND
de mantra solennel chanté d’une voix de
fausset qui embraye brusquement sur le
riff de “Sunshine Of Your Love” avant
un solo totalement lysergique. La tendue
S’IL N’Y AVAIT EU QUE des pratiquants de course automobile… “Thor The Thunder God” évoque à la fois
L’ÉPATANT SINGLE “MAGIC Ils deviennent donc The Drag Set, Love, The Creation et le Fleetwood Mac
POTION”, décharge proto- sans saisir le quiproquo induit par le mot de “The Green Manalishi”. La lancinante
metallique ayant depuis refait drag. Nos rockers postulent au renommé “Before My Time” s’articule autour d’un
surface dans nombre de compi- Pontiac où ils ouvrent pour The Who riff hypnotique, avant la frondeuse “Falling
lations (et également reprise par en juillet 1966, et ont aussi le privilège Again” en conclusion. Les critiques sont
les Damned, Sun Dial ou encore d’accompagner Wilson Pickett ainsi que encourageantes au point que Philips
Giöbia), la postérité de The Open John Lee Hooker. Dans un autre club, ils publiera un ultime simple gravé juste
Mind aurait déjà été acquise. Mais partagent l’affiche avec un Jimi Hendrix après l’album : le désormais mythique
il y eut en plus un excellent disque fraîchement débarqué. Ce faisant, ils sont “Magic Potion”, adoré par John Peel.
devenu une référence souterraine, repérés par deux jeunes managers : Elliot Un titre qui, paru six mois avant le
navigant avec bonheur entre Cohen et Ellis Elias. En janvier 1967, le premier Black Sabbath, anticipe
freakbeat énergique et heavy groupe se lie aussi avec Joe Meek — qui clairement le heavy metal à venir avec
psych en apesanteur. se suicide hélas peu après —, puis signe son riff hyper-saturé et surtout un solo
sur une filiale de CBS qui sort un premier totalement incroyable au bout d’une
C’est l’histoire de quatre potes de Putney, simple très garage sixties (“Day And minute et quarante-six secondes :
dans le sud-ouest de Londres, qui dès 1963 Night”). Son insuccès motive de grands fragrances orientales, giclure de wah-
fondent The Apaches : Mike Brancaccio changements : il devient The Open Mind, wah et double pédale martelée.
(guitare), Tim Du Feu (basse), Phil Fox un blase au goût du jour suggéré par la Mais la coupe est pleine : arnaqués
(batterie) et Ray Nye (chant). Leur but : mère de Tim qui “ne comprenait pas son par Huntman, coincés par un contrat
reprendre des tubes bien sûr, mais aussi style de vie, mais essayait de garder un de cinq longues années chez Philips, les
amasser quelque maigre obole dans les esprit ouvert”, puis se met à composer. musiciens jettent l’éponge pour continuer
fêtes universitaires. Ray est vite remplacé En guise de carburant : un peu de speed, sous un autre nom (Armada) dans un
par Terry Martin (né Schindler), également des joints et bien sûr quelques acides. style jazz-rock, ou simplement devenir
guitariste rythmique. Observant les clichés Nos chevelus écument les lieux à la mode charpentier (Phil). Le clap final a lieu
des Beach Boys, nos garçons pensent du moment : UFO, The Electric Garden (en en 1973, sans autre disque à la clé. o
tenir une idée en se présentant comme ouverture de Pink Floyd) ou Happening 44.
Qualité France PAR H.M.

“Gueuler haut et fort que le rock n’est pas mort”


La musique n’a pas de frontière et les collaborations à distance
sont plus fréquentes que jamais avec les technologies nouvelles. La sélection du mois
célèbre ces globe-trotters avec plusieurs albums à la saveur internationale.

Originaire de Nantes, Orange Depuis 2022, Dead Chic est un Le collectif Marthe & Pilani Sur la scène marseillaise, Les
Blossom a acquis sa notoriété en quatuor formé dans le Jura à l’initiative Bubu est né de la rencontre d’un Tchoquers sont la nouvelle attraction
évoluant depuis trente ans d’une manière de deux musiciens qui s’étaient croisés quatuor grenoblois d’obédience jazz- des disques Tchoc — défenseurs
singulière entre trip-hop, rock progressif, au sein de leurs groupes respectifs : rock (créé en 2017) avec une conteuse- invétérés d’un rock vintage et francophone
musique électronique et musiques Damien, issu de la région et connu chanteuse qui l’a accueilli en résidence qui plonge ses racines dans les années
du monde. Ce quatrième album (dix ans pour sa participation à Catfish, et dans un studio sud-africain. Retraçant soixante. Fondé par l’inénarrable homme-
après le précédent) “soutient le combat Andy, un Londonien membre du duo les faits sociaux du pays avec une option orchestre Dan Imposter, il s’agit en fait d’un
des femmes pour plus d’égalité” Heymoonshaker. Leur collaboration féministe très affirmée, cet album est duo accompagné de multiples complices
et confirme le parti pris mondialiste et aboutit à ce premier EP six-titres en même temps le témoin d’un périple où la voix mutine de Claire illumine un
inclassable de ce collectif animé par un détonnant et d’une intensité fiévreuse : historique et une expérience musicale véritable festival de reprises avisées, em-
compositeur franco-mexicain. Unissant les claviers virevoltants — relayés transculturelle : la soul, le jazz, le blues pruntées à la scène française (Jacqueline
instruments et machines, pop electro et par des guitares adeptes de reverb et le hip-hop s’y mêlent avec délice Taïeb, Ronnie Bird) ou internationales,
superbe voix féminine polyglotte (arabe, à profusion et par une voix âpre et au folklore africain traditionnel pour via des traductions plaisantes (Doors,
persan, portugais), ambiances planantes impressionnante — plongent l’auditeur générer une mixture hybride et Donovan), le tout agrémenté de compo-
et invitations à la danse, rêverie dans un bain de rock teinté de soul qui novatrice qui interpelle et entraîne sitions originales ne déparant pas dans
et transe, il constitue un vibrant façonne des climats intenses sans jamais dans un tourbillon groovy et cuivré, ce voisinage qui ressuscite le bon
plaidoyer transculturel (“Spells From se départir de son énergie (“The Venus à l’image de l’hypnotique “Imbokodo” temps du jerk et de pop rock psyché
The Drunken Sirens”, Washi Washa, Ballroom”, Dead Chic Records/ Upton (“Nay’ Indaba”, L’Oreille En Friche, à la française (“Eponyme”, Disques
facebook.com/orangeblossomofficiel). Park, facebook.com/deadchic). martheofficial.com, distribution Pias). Tchoc, [email protected]).

Après l’expérience de groupe Les quatre Parisiens de Down Qu’elle chante en anglais ou Le duo d’Amiens Edgär va multiplier
avec Rotters Damn, Ferdinant To The Wire n’ont pas délaissé en français, Lucie Folch (de les premières parties dans des Zénith
(de Mayenne) s’est replié en 2021 sur leurs amours de jeunesse : se définissant Montpellier) s’illustre d’abord par son pour tenter d’imposer les titres phares
une structure de duo en ne conservant comme post-grunge, ils revendiquent timbre vocal qui évolue entre douceur de son nouvel album… et il a des
du quartette initial que le batteur et le l’héritage de Soundgarden, Deftones harmonieuse et détermination éthérée. chances de réussir son pari. Sept ans
chanteur, respectivement compositeur ou Alice In Chains pour “gueuler haut Depuis plus de dix ans, en marge de après ses débuts, s’éloignant de l’electro
et auteur. Son premier album défend et fort que le rock n’est pas mort et ses expériences au sein de divers pop francophone de son premier essai,
une ligne francophone avec des textes qu’ils auront toujours dix-sept ans”. groupes du cru (Anita’s Revenge…), il prend pour références les Strokes,
qui tissent “un voyage à histoires” On les croit sur parole à l’écoute de elle poursuit sa trajectoire personnelle Arctic Monkeys ou The Hives, et
entre réalités sociales et nostalgie leur second album anglophone, cinq ans dans ce qu’elle qualifie de “folk pop cultive une pop anglophone pétri
existentielle. Musicalement, il se situe après leurs débuts : grosses guitares et aigre-douce” et, sur son premier EP de guitares énergiques, de refrains
également dans une certaine tradition riffs à profusion, rythmiques plombées, cinq titres, elle n’hésite pas à aborder accrocheurs et d’harmonies vocales
française, revendiquant l’héritage de souvenirs punk débridés, tendance des sujets graves (deuil, absence, qui font mouche, avec çà et là des
Noir Désir (perceptible au niveau du hardcore assumée, refrains à reprendre isolement, exode) avec une légèreté et souvenirs new wave (“Time”) et de
chant) ou de Feu ! Chatterton (quand il en chœur, déflagrations vocales, montées une élégance que renforcent le parti pris véritables hymnes au peps enjoué, tels
se pare d’atours pop) pour arpenter les paroxystiques, tous les ingrédients sont instrumental intimiste (piano, guitare, “It’s Gonna Be Alright” ou “Superman”
voies d’un rock incantatoire tour à tour réunis pour satisfaire les amateurs basse) et des mélodies prégnantes (“Edgär Is Dead”, Grabuge Records/
enflammé et lyrique (“La Belle Histoire”, (“Deep In Denial”, Down To The Wire, (“Ailleurs”, Tadam Records, Riptide Music, facebook.com/
Ferdisco, facebook.com/ferdinantoff). facebook.com/downtothewireband). facebook.com/lucie.room.folch). Edgarofficiel, distribution Kuroneko). o

MAI 2024 R&F 097


Erudit rock PAR PHILIPPE THIEYRE

Interdit par la BBC pour son contenu ouvertement sexuel


Survenu le 18 octobre 2023 galloise, Badfinger, auparavant en 1971 avec Earth Quake, et surtout production en est la compilation
à Tulsa, Oklahoma, le décès les Iveys, qui sort quatre albums en 1972 avec les Raspberries et “Beserkley Chartbusters Volume 1”
du chanteur Dwight Twilley entre 1970 et 1973 sur Apple, Big Star. On mentionne souvent (1975) avec les recrues du label,
est passé inaperçu. Il était le label des Beatles. “No Dice” Todd Rundgren et son double album Greg Kihn, les Rubinoos fondés par
un des plus brillants repré- (1970) et “Straight Up” (1971), “Something/ Anything?” (1972), Tommy Dunbar, le frère de Robbie,
sentants de la POWER POP produit par George Harrison et mais, musicien de génie, en réalité, et Jonathan Richman accompagné
également orpheline de Todd Rundgren, sont considérés il agglomère tous les styles en un par Earth Quake sur “Roadrunner”.
Jack Lee des Nerves décédé comme les premières manifestations grand maelström sonore. Il faudrait Cette même année, paraît “Rocking
le 26 mai 2013 et d’Eric de la power pop. Malheureusement, plutôt parler de chansons power The World”, un live à pleine vitesse
Carmen des Raspberries, malgré de superbes compositions pop que d’albums : “Black Maria”, avec un deuxième guitariste
le 10 mars 2024. associant harmonies vocales “I Saw The Light”, “Cold Morning chanteur, Gary Philippet alias
et qualités instrumentales et les Light”. On pourrait aussi remonter Phillips, précédemment dans
L’association de pop et de power succès de “No Matter What” et à l’époque psychédélique des Nazz, Copperhead avec John Cipollina.
est utilisée pour la première fois celui plus tardif de “Without You”, “Open My Eyes”, “She’s Goin’ Down”, Earth Quake se sépare en 1980
en mai 1967 par Pete Townshend, Badfinger fait partie des groupes “Hello It’s Me” sur “Nazz” (1968). après un sixième album auquel ne
pour décrire la musique des Who, particulièrement malchanceux. John Doukas, chant, Robbie Dunbar, participe pas Phillips qui a rejoint
des Small Faces et des Kinks 1964, Il cumule escroquerie par un guitare, piano, chant, Stan Miller, Greg Kihn, autre adepte de la
“You Really Got Me”, revendiquant manager véreux, conflit avec basse, chant, et Steve Nelson, power pop, et a collaboré avec
aussi l’influence des Beatles et ses différentes maisons de disques percussions, chant, forment les Residents sur “The Third Reich
des Beach Boys pour le côté le plus et dissensions internes. A cela se Earth Quake à Berkeley en 1966, ‘N’ Roll” (1979). En 1977, Beserkley
pop, sans oublier que des ballades rajoutent les suicides par pendaison mais ne sortent leur premier album a sorti “Yachtless” du Tyla Gang.
s’incrustent entre deux riffs rageurs. du pianiste chanteur et guitariste qu’en 1971, “Earth Quake”. Après Contrairement à Earth Quake, les
La power pop se définit à partir du Pete Ham en 1975 et du bassiste un deuxième album chez A&M, Raspberries ont connu le succès
début des années soixante-dix et et chanteur Tom Evans en 1983, “Why Don’t You Try Me?” (1972), grâce aux chansons, “Go All The
connaît son apogée entre 1975/ 76 deux de ses compositeurs avec mécontent du travail, ou plutôt de Way”, “Let’s Pretend”, “I Wanna Be
et le milieu des années quatre-vingt. Joey Molland, guitare et chant, l’absence du travail, Earth Quake With You”, “Tonight” et “Overnight
Surtout populaire aux USA, seul survivant après le décès monte sa propre maison de disques Sensation (Hit Record)”, toutes écrites
l’émergence de la power pop est du batteur Mike Gibbins en 2005. avec le producteur Matthew King par le chanteur, bassiste et guitariste
pourtant attribuée à une formation Les Américains répondent d’abord Kaufman, Beserkley. La première rythmique Eric Carmen. A Cleveland,

Photo Archives Rock&Folk-DR

Raspberries

Top 5
Badfinger
“No Dice” (1970)
Après un premier
album pour
Apple, “Magic
Christian Music”
(1970) coproduit par Tony
Visconti et Paul McCartney,
et l’arrivée de Joey Molland,
“No Dice” est considéré comme
le premier manifeste power pop
avec des titres tels que “I Can
Photo Michael Putland/ Getty Images

Take It”, “No Matter What”,


“Better Days”, Watford John”,
“Love Me Do”. “We’re For
The Dark” est une ballade
avec cordes et cuivres. Autre
ballade, “Without You” sera
popularisé par Nilson en 1971
et repris, entre autres, par
Badfinger Mariah Carey en 1994.

098 R&F MAI 2024


Ohio, les Raspberries sont nés et surtout la chanson “All By Myself”. en particulier entre Bell, en proie “In Space” (2005). En marge
de la rencontre de Carmen, pianiste Fils d’un musicien de jazz, né le à des addictions et à la dépression, des grands circuits commerciaux,
et violoniste de formation classique, 28 décembre 1950, Alex Chilton et Hummel. En novembre, Bell quitte Alex Chilton sort de très beaux
auparavant dans Cyrus Erie, avec est invité en 1966 à rejoindre, au Big Star, revient provisoirement puis disques, dont plusieurs en France
trois anciens musiciens de The Choir, chant, Ronnie And The Devils qui, s’en va définitivement entraînant la sur New Rose et Last Call. Il décède
une formation garage rock, Wally l’année suivante, prennent le nom séparation. En 1973, Big Star renaît le 17 mars 2010, quatre mois avant
Bryson, lead guitare, David Smalley, de Box Tops. Le premier single sous la forme d’un trio avec Chilton Andy Hummel, le 19 juillet 2010. De
guitare rythmique puis basse, et en août 1967, “The Letter”, est dorénavant compositeur prédominant son côté, Chris Bell enregistre l’album
Jim Bonfanti, batterie, tous trois un immense succès international. avec des contributions de Hummel “I Am The Cosmos” en 1974 et 1975
chantant également. En avril 1972, Malgré ses 16 ans, Chilton chante et Stephens : “Radio City” (1974). au château d’Hérouville, mais celui-ci
paraît “Raspberries” dont est extrait comme un soul man dont les cordes Malgré le départ de Bell, “Radio City” ne sortira qu’en 1992 bien après
le single “Go All The Way” qui entre vocales auraient été frottées au s’inscrit dans la lignée de “# 1 Record”, sa mort le 27 décembre 1978
dans le Top 5, mais est interdit par la whisky et à la cigarette. D’autres au même niveau de qualité et de dans un accident de voiture.
BBC pour son contenu ouvertement hits suivront entre 1967 et 1970, puissance, “O, My Soul”, “Life Is Seul survivant, Jody Stephens
sexuel. L’influence des Who y est “Neon Rainbow”, “Cry Like A Baby” White”, “Mod Lang”, “Back Of A Car”, a, entre autres, accompagné
nettement perceptible. Un modèle avec une touche de sitar, “Choo Choo “September Gurls”. Encore une fois, Matthew Sweet, Bill Lloyd,
de power pop. “Fresh” sort en Train” et “Soul Deep”. Après quatre des conflits à propos de la distribution Golden Smog et les Lemon Twigs.
novembre et, en septembre 1973, albums, les Box Tops se séparent entre Ardent, Stax et Columbia Le bassiste Frank Secich et le chanteur
“Side 3” avec une pochette découpée en 1970. En 1996, une réunion des aboutissent à des ventes minimales. Jim Kendzor créent Blue Ash en 1969
sous la forme d’un bol de framboises. cinq membres originaux aboutira Sans Andy Hummel, le troisième avec le batteur David Evans et un
Malgré le succès, des désaccords à la sortie d’un cinquième album. album, sobrement intitulé “3rd”, guitariste remplacé en 1970 par
se font jour provoquant les départs En 1971, alors guitariste pour les est principalement l’œuvre d’Alex Bill Bartolin. Blue Ash sort “No More,
de Smalley et Bonfanti. Ils sont studios Ardent, né en 1951, Chris Chilton composant onze des quatorze No Less” en 1973. Réputée pour
remplacés par Scott McCarl Bell demande à Chilton d’intégrer titres, dont “Holocaust”, “Kizza Me” ses concerts, cette formation de
et le batteur de Cyrus Erie, son groupe, Icewater, aux côtés et “Kanga Roo”, auxquels s’ajoutent l’Ohio tourne toute l’année assurant
Michael McBride pour le quatrième de Jody Stephens, batterie, et une chanson de Jody Stephens, une des premières parties des Stooges,
et dernier album, “Starting Over” d’Andy Hummel, basse. Le nom belle reprise de “Femme Fatale” du Bob Seger, Aerosmith, mais, jugeant
(1974) alternant entre ballades et de Big Star leur est venu au moment Velvet Underground et une autre de les ventes insuffisantes, Mercury
titres plus rock, “Party’s Over”, “Play des enregistrements du premier “Whole Lotta Shakin’ Going On”. Ce ne reconduit pas le contrat. Un
On”, “I Don’t Know What I Want”, album. En avril 1972, “# 1 Record” magnifique album, d’abord refusé deuxième album paraît sur Playboy
presque une adaptation de est un des albums fondateurs de la en 1975 par les distributeurs, sort Records en 1977. Playboy arrêtant
“Won’t Get Fooled Again” des power pop. Si les critiques sont plutôt finalement en 1978, en Angleterre, sa production discographique, Blue
Who. Après la séparation, il y élogieuses, la distribution d’Ardent “The Third Album”, et aux USA, Ash se retrouve de nouveau sans
eut deux reformations éphémères. Records par Stax n’est pas du tout à “3rd”, à un moment où Big Star contrat. Les quatre musiciens jettent
Wally Bryson rejoint Fotomaker la hauteur. Le désastre commercial n’existe plus. 1993 voit le retour l’éponge en 1979. Dans les années
et Eric Carmen connaît un succès est à l’origine de tensions parfois de Big Star avec Chilton, Stephens, quatre-vingt, Frank Secich joue avec
extraordinaire avec son premier violentes à l’intérieur du groupe, Jon Auer, guitare, et Ken Stringfellow, Stiv Bators, les Dead Boys et, depuis
album solo, “Eric Carmen” (1975) coups, destructions d’instruments, basse, claviers, tous deux des Posies : 2007, dans les Deadbeat Poets. o
Photo Michael Ochs Archives/ Getty Images
Photo Archives Rock&Folk-DR

Big Star The Rubinoos

Earth Quake Raspberries Big Star Blue Ash


“Earth Quake” “Fresh” (1972) “# 1 Record” (1972) “No More,
(1971) Deux morceaux Enregistré aux studios No Less” (1973)
Earth Quake power pop, “I Ardent de Memphis Trop méconnu
annonce la vague Wanna Be With entre mai 1971 et “No More, No
power pop avec You” et “Goin’ février 1972 avec Less” est un des
des chansons conjuguant des Nowhere Tonight”, lancent au l’apport de l’ingénieur du son Terry meilleurs exemples
percussions aux rythmes soutenus mieux “Fresh” avant la ballade Manning au piano et aux harmonies de la power pop du début des années
et des riffs incisifs, que les tempos à succès “Let’s Pretend”, fortement vocales, “# 1 Record” représente soixante-dix. Les douze plages bourrées
soient rapides ou légèrement inspirée par les Beatles, comme la quintessence de la power pop. d’énergie proposent neuf compositions
ralentis, “Tumbleweed”, “Summer “I Reach For The Light”. Suivent Les morceaux sont courts, concis, du duo Frank Secich et Bill Bartolin,
Song”, “Guarding You”, “Look sur un tempo moyen, “Nobody puissants à l’image des riffs de guitares, une de Jim Kendzor et deux adap-
Out Your Window”, “Tickler”. Knows” et “It Seemed So Easy”, acoustiques, “Try Again”, “Watch tations, “Dusty Old Fairgrounds”,
Seules exceptions, la ballade une ballade, “If You Change The Sunrise”, comme électriques, une chanson de 1963 peu connue
“Wind Keeps Blowing” et le long Your Mind”, caractéristique “Feel”, “In The Street”, “Don’t Lie de Bob Dylan transformée en brûlot
“Things” où les développements de l’écriture et du chant d’Eric To Me”, “When My Baby’s Beside power pop, et “Anytime At All” des
instrumentaux sont plus Carmen, et un hommage aux Me”. Sans oublier de somptueuses Beatles. A l’exception de deux ballades,
nombreux, mais sans aucune Beach Boys, “Drivin’ Around”. ballades, “Thirteen”, “Give Me “Just Another Game”, “What Can
baisse de tension. Un disque Another Chance”. A l’exception de I Do For You?”, de “Abracadabra
et un groupe à redécouvrir. deux titres, les compositions sont (Have You Seen Her?)” à “Let There
l’œuvre du duo Bell et Chilton, Be Rock”, le rythme ne faiblit jamais.

MAI 2024 R&F 099


Et justice pour tous PAR FABRICE EPSTEIN

Crimes, affaires de mœurs, de plagiat ou de gros sous...


Les rockers aussi ont droit à leur chronique judiciaire.

Affaire numéro 51
e
Etats-Unis d’Amériqumes
a
contre Rick et Hijazi J

Problèmes de freak
RICK JAMES ARBORAIT UNE
MOUSTACHE ! UNE MOUSTACHE ?
Les Temptations font les chœurs, les
paroles de James sont délicieusement
Mais de quelle maladie Rick James
souffre-t-il et de quoi l’accuse-t-on ?
OUI, UNE MOUSTACHE. Cet attribut suggestives (“She’s a very kinky girl/ Se tenir affalé devant ses juges n’a
masculin idéal pour cultiver l’embrouille The kind you don’t take home to mother”). jamais constitué une infraction pénale,
et se cacher… derrière le mensonge. Rick James court les dangers du succès ; seulement une certaine défiance vis-
Première étape : éviter la conscription ! il cultive les conquêtes et la drogue. à-vis de l’institution judiciaire. Non !
Rick James échappe au Vietnam et Sa musique est toujours à la hauteur : Les faits sont d’une particulière gravité.
se terre en Terre-Neuve, au Canada. une collaboration fructueuse avec les Le 2 août 1991, le roi du fun est arrêté
Là, il fait un tour de passe-passe au Temptations, des albums ponctués de avec sa petite amie de 21 ans,
sein des mythiques Mynah Birds. Il y tubes. Puis, à la fin des années 1980, Hijazi. Il lui est reproché d’avoir
joue de la basse et chante aux côtés son punk-funk n’a plus sa place dans emprisonné et torturé une jeune femme
de… Neil Young (futur Neil Young), un univers désormais dominé par de 24 ans. La victime est sans emploi ;
Bruce Palmer (futur bassiste de Buffalo le rap, sa carrière s’affaisse comme le puisqu’elle cherche un abri, James et
Springfield) et Goldy McJohn (futur vieillissement de la peau. Dorénavant, Hijazi se proposent de l’héberger. Mais
claviériste de Steppenwolf). Peu après il cultive le délit. Du moins le délit en la générosité du couple James cache
l’arrivée de Young, les Mynah Birds puissance ; sitôt que la musique s’achève, la véritable motivation des amants
sont signés par Motown Records qui, le chanteur ne peut s’empêcher de s’ac- diaboliques. James et Hijazi brûlent
alors, s’essaye timidement au rock. Les crocher aux épaules d’un flic. Il flirte leur victime avec une pipe à crack ;
seize titres enregistrés n’ont jamais été avec l’irrévérence ; il est vrai que Rick la force à avoir un rapport sexuel
publiés ; les sessions sont brusquement l’uniforme séduit et James aime les avec sa compagne. Super freak, il
interrompues lorsque James est arrêté femmes. Que faire ? Ce n’est pas le regarde. Enfin, la victime est forcée
par les autorités américaines, accusé corps, mais l’esprit — il est comme de fumer de la cocaïne ; elle s’échappe
d’avoir déserté la marine américaine. malade, érotomane, obsédé, drogué au opportunément, s’épanche auprès des
Le groupe se sépare en mars 1966 et les plaisir ; elles lui plaisent toutes comme services de police. James et Hijazi sont
membres sont déliés de leurs obligations les femmes des autres ; il ne peut pas arrêtés et mis en examen. Les charges
vis-à-vis de Motown, leur contrat annulé ; se contenir et franchit régulièrement retenues font pâlir : agression avec une
Young et Palmer pourront cordialement le Rubicon du consentement. arme mortelle, séquestration, copulation
enregistrer avec Buffalo Springfield. orale forcée, menaces terroristes et
1989. Rick James change de label. fourniture de stupéfiants. Ils sont
Mais c’est de Rick James, né James Après avoir passé huit ans chez Stax, relâchés contre une caution. Dans
Ambrose Johnson Jr à Buffalo, dans le musicien espère se refaire avec un autre monde, sa chanson phare,
l’Etat de New York, dont il est question Wonderful, publié chez Warner. remodelée par MC Hammer sous
ici. Après le Canada, Rick s’exile à Mais le succès n’est pas au rendez-vous, le titre “U Can’t Touch This”,
Londres pour jouer avec le groupe le chanteur n’est plus la star du début remporte un Grammy Award.
Main Laine. Son pays natal lui manque des années quatre-vingt. Peu importe,
mais, fier ou stupide, il est incapable si la scène musicale se ferme, c’est une Dans l’attente de son procès, le couple
de bénéficier des pistons de son oncle, autre qui va s’ouvrir, et le justiciable le récidive. Le terme de récidive n’est pas
membre émérite des Temptations. Il ne sait, elle peut avoir des conséquences totalement adapté ; les époux n’ont
regagnera les USA qu’en 1977. Exit les financières, positives ou négatives. Parlez pas encore été condamnés. La seconde
problèmes avec les institutions de son de moi tant que vous épelez correctement victime s’appelle Mary Sauger. Elle
pays — désormais, il est en droit de les mon nom. JAMES. Levez-vous ! Rick travaille dans le monde de la musique
critiquer et de se faire ostensiblement ouvre les yeux. Il se trouve dans une salle et rencontre Hijazi et James pour parler
provocateur. A la fin des années 1970, d’audience du tribunal de San Francisco. affaires. Séquestrée dans un hôtel de
Motown est en perte de vitesse ; James Soudain, le juge tonne. Il vient de finir de West Hollywood, la jeune femme est
vivifie la vieille machine ; ses tubes poser une question à l’une des victimes frappée pendant plus de vingt heures.
funky donnent des couleurs à la lorsqu’il s’aperçoit que Rick James ronfle. Hijazi et James, c’est “L’Orange
maison de Chicago. Son premier single, Son avocat demande au président s’il peut Mécanique” : “Là-dessus, on y
“You And I”, se classe en tête des charts s’approcher de lui. On voit beaucoup est allé de la castagne en beauté,
R&B et atteint le Top 40 pop. En 1981, ce genre de scènes dans les procès ricanochant tant et plus du litso,
Rick James décroche le jackpot avec américains. L’avocat chuchote : mais sans que ça l’empêche de chanter.
“Super Freak”, single inclassable qui son client a une bronchite, le Alors on l’a croché aux pattes, si bien
fait grimper l’album dont il est issu, procès génère un tel stress qu’il s’est étalé à plat, raide lourd, et
“Street Songs”, numéro 3 au hit-parade. qu’il ne peut trouver le sommeil. qu’un plein baquet de vomi biéreux

100 R&F MAI 2024


Photo Bobby Holland/ Michael Ochs Archives/ Getty Images

lui est sorti swoouuush d’un coup. — cette mère qu’il regrette d’avoir fait plaide coupable. Elle écope de quatre
C’était si dégoûtant qu’on lui a shooté souffrir. James a changé — toujours ans de prison — mais bénéficiera d’un
dedans, un coup chacun, et alors, à la la même rengaine —, c’est dans les aménagement de sa peine. Finalement,
place de chanson et de vomi, c’est du sang tribunaux que le plus grand nombre James est condamné à deux ans de
qui est sorti de sa vieille rote dégueulasse. de changements s’opèrent — prison — il devra également payer plus
Et puis on a continué notre chemin.” magie de la justice. Au cours d’un million de dommages et intérêts
Remplacez le “il” par “elle” : la violence de l’audience, James demande au aux victimes. Pendant les deux années
n’a pas de genre. James a conscience juge la permission d’épouser Hijazi. qu’il passe à la prison d’Etat de Folsom,
de l’enjeu du procès. Il reconnaît L’avocat de Rick James est convaincant. James compose des chansons par
une dépendance à la cocaïne depuis Il indique aux jurés que James est centaines. La prison aurait été une
vingt-cinq ans mais nie toute violence un toxicomane avec un “style de vie bénédiction déguisée ? Converti
à l’égard des femmes. Aussi, il avance différent du reste d’entre nous”. En carcéral. Ses problèmes juridiques
que depuis la mort de sa mère en 1991, revanche, il rappelle que fumer de la derrière lui, James revient avec “Urban
il est traversé par la dépression et se cocaïne et avoir des relations sexuelles Rapsody”. La critique accueille plutôt
réfugie, reclus, dans la drogue et dans avec deux femmes à la fois n’est pas bien le disque ; le public lui tourne le
sa chambre. Seul, non, à plusieurs, une preuve de sa culpabilité. Le jury dos. Le 6 août 2004, James est décédé
et quelle que soit la qualité de la semble convaincu par la défense. Il d’une crise cardiaque. Il emporte tous
compagnie, James est incapable de acquitte James des charges les plus ses secrets : des rumeurs courent
rester seul. “Super Freak” est le tube graves : les accusations d’agression après son décès. L’homme aurait
qui a changé sa vie. Depuis, ils sont et de torture. Pour autant, James ne violé une jeune fille de quinze ans.
plusieurs dans sa tête, alors il consomme quitte pas le tribunal libre. Dans Une procédure est engagée post-
et n’attire que le genre de femmes qu’il l’attente du jugement de sa complice, mortem. Le monstre est mort ;
n’oserait pas présenter à sa mère James est incarcéré. Tanya Hijazi l’artiste lui a survécu. o

MAI 2024 R&F 101


Le film du mois
PAR CHRISTOPHE LEMAIRE

Et si Trump avait réussi son coup ?

Civil War
encore peu de temps et qui a fini par rejoindre l’actualité la plus crue lorsque
les partisans de Donald Trump ont envahi le Capitole le 6 janvier 2021. Garland
part de ce postulat nihiliste pour narrer la suite : et si Trump avait réussi son
coup ? Dans une Amérique presque dystopique (presque...) où un équivalent
de Trump est en train de prendre le pouvoir, la guerre civile fait rage. Le pays
est scindé en deux et l’individualisme est désormais la norme. Bien mal
D’ALEX GARLAND en point, le gouvernement fédéral tente de contrer les forces de l’Ouest
constituées de rebelles armés voulant s’accaparer l’Amérique par la force.
Dans la première moitié des années 2000, le Londonien Alex Le pays est à feu et à sang C’est le chaos et la désolation. La fin d’un monde
Garland se taille une solide réputation en signant les scripts civilisé. A bord de leur petite voiture, quatre reporters kamikazes (un vétéran
ciselés de deux longs-métrages réalisés par Danny Boyle : en fin de carrière, une jeune débutante, un journaliste et Lee, la meilleure
“28 Jours Plus Tard” et “Sunshine”. Le premier réinvente le film de photographe de guerre de son époque) traversent les États-Unis pour tenter
zombies à travers une fable post-apocalyptique sur la déshumanisation de la l’impossible : une entrevue ultime avec le Président rebelle installé à la
société tandis que le second s’aventure dans un voyage mouvementé vers le soleil Maison-Blanche. Entre les bombes qui explosent, les échanges de tirs,
sur fond d’existentialisme à la mode “L’Odyssée De L’Espace”. Mais à l’époque les rencontres douteuses et les moments d’extrême tension, les quatre
où il écrit ses scénarios, Garland pouvait-il s’imaginer qu’il passerait derrière la aventuriers s’enfoncent dans le tourbillon du conflit. Alex Garland, qui
caméra ? Pour le meilleur certes, mais aussi... pour le meilleur du meilleur ! dans ses précédents travaux naviguait entre rêves et fantasmes, plonge
Il rappelle ainsi un peu Stanley Kubrick avec ses trois premiers films. D’abord ici dans une réalité si crue et palpable que “Civil War” prend aux tripes.
“Ex Machina”, fable paranoïaque sur les dangers de l’intelligence artificielle, A la manière des grands films de guerre immersifs comme “Voyage Au
puis “Annihilation” (pour Netflix), road-movie métaphysique sur la mutation Bout De L’Enfer” de Michael Cimino ou la longue séquence traumatique
de la nature, et enfin “Men”, film d’horreur féministe plein d’ironie étrange du débarquement de Normandie dans “Il Faut Sauver Le Soldat Ryan” de
qui explore les dessous de la masculinité toxique. Trois essais hors norme Spielberg, on ressent constamment le souffle de la violence. D’autant plus
dont certains points communs pourraient susciter de sérieuses interrogations sur effrayant que le film plonge aussi dans la réalité des conflits actuels (Israël/
l’avenir de l’humanité, comme si la race humaine était vouée à se transformer en Palestine, Russie/ Ukraine) et celui qui pourrait survenir suite aux élections
quelque chose d’indéfinissable. Garland s’aventure dans des territoires inexplorés américaines le 5 novembre prochain. C’est donc de manière calculée que le
que personne d’autre que lui ne pourrait effleurer même en usant massivement film de Garland sort maintenant. Afin de prévenir le monde de ce qui pourrait
de psychotropes. Tout indiquait donc que le cinéaste continuerait ses voyages arriver de pire si le gros roux fou (re)venait à (re)agir de la sorte pour accéder
mentaux de l’autre côté. Et puis non ! Voilà qu’il fait tout le contraire avec “Civil au poste suprême. En espérant bien sûr que “Civil War” ne corresponde
War”. Un quatrième voyage qui aurait pu rester de l’anticipation flippante il y a pas à une ultime prophétie de Nostradamus (actuellement en salles) ! o
Cinéma PAR CHRISTOPHE LEMAIRE

Etre Amy Winehouse

Back To Black

Back To Black que le film fonctionne, sur cette relation et gestuelle, même, diront les puristes Le Mangeur D’Ames
Le biopic musical est un genre difficile à faite de bonheur absolu et de désespoir absolus, si elle ne peut être totalement Alexandre Bustillo et Julien Maury,
fabriquer. Surtout quand les interprètes total où Marisa Abela (révélée dans le Amy. Un biopic plaisant, convaincant stakhanovistes du cinéma d’horreur
sont censés reproduire le plus fidèle- “West Side Story” de Steven Spielberg) dans sa forme, ultra vitalisé par gaulois (“The Deep House” et sa maison
ment possible l’âme des grandes icônes s’investit totalement en amoureuse la comédienne, et moins douloureux hantée submergée par les eaux,
du rock. Dennis Quaid est-il bon en transie davantage accro à ses peines à suivre que le documentaire de 2015 “A L’Intérieur” et sa Béatrice Dalle
Jerry Lee Lewis dans “Great Balls Of de cœur qu’à sa carrière ascendante, (excellent par ailleurs) dont certaines psychopathe) réalisent avec “Le
Fire” ? Rami Malek est-il convaincant qui se terminera tragiquement. Après images d’archives montraient une Mangeur d’Ames” leur film le plus
en Freddie Mercury dans “Bohemian avoir suivi des heures de cours pour Amy Winehouse tellement détruite grand public. Un thriller calibré qui
Rhapsody” ? Et qui est le meilleur Elvis être le plus winehouse-isée possible, que notre cœur avait du mal à navigue davantage du côté de “Seven”
Presley : Kurt Russel dans “Le Roman elle est très convaincante côté chant s’en remettre (en salles le 24 avril). que d’un vieil épisode de “Maigret”
D’Elvis” ou Austin Butler dans “Elvis” ?
Quelles que soient les opinions, il faut
reconnaître que les acteurs et actrices
font toujours des efforts considérables
pour ressembler à leurs modèles.
Y compris la tonifiante et sexy Marisa
Abela qui s’est mis l’âme en vrac pour
ne pas jouer mais être Amy Winehouse
dans “Back To Black” de Sam Taylor-
Johnson. Un biopic classique sur le
parcours de la Lioness, du temps où
elle vocalisait chez ses parents dans
la banlieue nord de Londres jusqu’à
sa célébrité mondiale en passant par
la création de “Back To Black”, sa
ballade funèbre inspirée par sa love
story toxique avec son ex-mari et ses
abus d’alcool et de drogue. Et c’est là Le Mangeur D’Ames

MAI 2024 R&F 103


Cinéma

Le roi du cyberpunk cinématographique


cinéma japonais d’auteur des
années soixante où certains films
mêlaient de front drame existentiel
et horreur psychologique. Sauf que
Tsukamoto fait plonger le sien dans
une ambiance mortifère de plus en
plus énigmatique, quitte à ce que le
spectateur finisse par rester coincé
sur ses propres questionnements
(en salles le 1er mai).

Roqya
Encore un film de genre français qui
dépote avec ce premier long-métrage
signé Saïd Belktibia, une réinvention/
modernisation du film de sorcière
ancrée dans la banlieue parisienne
contemporaine. Une femme accusée de
guérir son prochain par des méthodes
peu orthodoxes se retrouve poursuivie
par les habitants de son quartier comme
L’Ombre Du Feu dans un vieux “Frankenstein” avec Boris
Karloff. Dans la peau tannée de cette
avec Jean Richard (heureusement !). des Vosges en un étrange purgatoire fait s’il était né vingt ans plus tard. fausse sorcière, mais vraie badass girl,
Au cœur des montages vosgiennes, flirtant plus du côté de l’enfer Tsukamoto, qui s’était fait discret la Franco-Iranienne Golshifteh Farahani
une femme flic (Virginie Ledoyen) et un que du paradis. Doucettement ces derniers temps, revient avec est absolument stupéfiante. Surtout
capitaine de gendarmerie (Paul Hamy) flippant (en salles le 24 avril). “L’Ombre Du Feu”, presque l’antithèse quand elle fuit à travers les dédales des
s’associent malgré eux pour tenter de ses premiers travaux. Un huis rues bétonnées de la banlieue nord pour
de retrouver des enfants kidnappés. clos sombre et nihiliste où, après échapper à ses poursuivants déchaînés,
Par qui ? Ou par quoi ? Le film pourrait L’Ombre Du Feu la Seconde Guerre mondiale, une tout en contrant un mari psychopathe
se contenter de suivre des sentiers battus Dans la première moitié des années jeune femme survit dans un bar et instable incarné par l’humoriste
et rebattus. Sauf que les duettistes, quatre-vingt-dix, Shin’ya Tsukamoto délabré en compagnie d’un petit Jérémy Ferrari, surprenant en bad guy
qui ont toujours mis le fantastique au devient le roi du cyberpunk cinéma- orphelin et d’un jeune soldat. crapuleux. Un pur concentré d’énergie
cœur de leurs pellicules, font planer sur tographique. Ses films (“Tetsuo 1”, Mais les effluves traumatiques qui, en pleine course-poursuite, s’offre
leur “Mangeur D’Ames” une angoisse “Bullet Ballet”, “Tokyo Fist”), mélange du conflit toujours présents dans le culot de bifurquer vers série B
sombre qui trouve sa source dans une de chair abîmée, de métal intrusif et leurs esprits font vaciller ce début fantastico-horrifique. C’est speed,
légende locale transformant peu à de pétages de plombs, ressemble un d’unité familiale. Stylistiquement, haletant et teigneux. Une excellente
peu les magnifiques décors naturels brin à ce que David Cronenberg aurait “L’Ombre Du Feu“ rappelle le surprise (en salles le 15 mai) ! o

Roqya

104 R&F MAI 2024


Série
du mois PAR CHRISTOPHE LEMAIRE

Steve !
Riche, drôle et célèbre, mais toujours solitaire...
Quand “Un Vrai Schnock” sort en France ses numéros de stand-up qui, à force de travail, Dans la seconde partie de “Steve!, il se confie enfin,
le 2 juillet 1980, le film fait un bide absolu. ont fini par conquérir le public. D’abord un groupe à 77 ans, mais du bout des lèvres. Il prétend avoir
A peine 25 000 entrées. Soit bien moins que les restreint de fans, puis l’Amérique tout entière enfin trouvé une forme de quiétude existentialiste,
autres films de cette semaine-là comme la série B quand l’acteur se retrouve engagé dans le mythique surtout depuis qu’il a arrêté le stand-up et le cinéma,
sanglante “L’Incroyable Alligator”, le péplum cul et “Saturday Night Live” qui le popularise enfin. Et qui, mais sans avoir abandonné pour autant le milieu
culte “Caligula” ou le va-t-en-guerre “Le Commando grâce à son nouveau vedettariat, l’amène au cinéma. du spectacle. Devenu très proche d’un autre grand
De Sa Majesté”. En tête d’affiche de cette comédie “Un Vrai Schnock”, donc, son premier long-métrage comique (Martin Short, qu’il connaît depuis l’époque
déjantée, un acteur totalement inconnu dans notre coréalisé par le scénariste des “Dents De La Mer” du “Saturday Night Live”), Steve Martin découvre
pays, mais star depuis peu aux Etats-Unis, un certain (Carl Gottlieb). Et puis les autres : “L’Homme Aux enfin le plaisir de jouer à deux. On les voit répéter
Steve Martin qui remplit des stades entiers avec Deux Cerveaux”, “Les Cadavres Ne Portent Pas leur spectacle hilarant (“An Evening You Will Forget
son humour décalé, clownesque, poétique et jamais De Costard”, “Solo Pour Deux”, “Les Trois Amigos” For The Rest Or Your Life”, disponible sur Netflix)
vulgaire. “Steve!”, documentaire en deux parties et le magnifique “LA Story”, portrait drôle et glamour où ils se moquent l’un de l’autre tout en faisant
sur sa personne, n’est donc pas une série, sauf de Los Angeles dont il a écrit le scénario. Steve un bilan de carrière et de vie. Une vie entièrement
si on considère que les trois heures qui lui sont Martin est donc arrivé à ses fins. Il est riche, drôle consacrée à l’humour. Quitte, parfois, à subir
consacrées seraient découpées en vingt et un et célèbre. Mais toujours solitaire et mélancolique. quelques fêlures à l’âme (en diffusion sur Netflix). o
épisodes de cinq minutes chacun. D’où sa présence
un peu forcée dans cette rubrique. Deux parties d’une
heure et demie pour raconter le difficile parcours de
ce Texan qui a géré pas mal d’années de galère Le Dernier Jour
pour enfin arriver à faire rire le monde entier. La
première partie, à l’instar de ce qu’il livre dans son De La Colère (Artus Film)
autobiographie (“Ma Vie De Comique”, disponible Hormis les Sergio Leone, “Le Dernier Jour De La Colère” est considéré
aux Editions Capricci), le montre en train de roder comme l’un des petits fleurons du western italien, un genre bâtard
dans des cabarets quasiment vides son univers (car peu de grands classiques) qui aura squatté les salles du monde
barré dans une succession de sketches aussi bizarres entier pendant à peu près une décennie ( 1965-1975) . Réalisé en 1967
que hors normes. Pas loin, quelque part, des apartés par Tonino Valerii (“Mon Nom Est Personne”, tout de même !), le
surréalistes d’un Daniel Prévost du temps où il film sort un peu des sentiers battus en insistant plus que d’habitude
présentait un jeu télévisé avec une banane dans sur la psychologie des personnages car, quand on tire sur son prochain, c’est pour de
l’oreille pendant que Steve Martin, lui, se couvrait bonnes raisons. Le film vaut aussi pour la présence charismatique de Lee Van Cleef,
le crâne d’une peau de banane en y rajoutant du lait ! révélé l’année précédente en brute dans “Le Bon, La Brute Et Le Truand” et qui, en toute
“Steve!” tente de pénétrer le véritable et intouchable logique, joue le bad guy de service à la façon d’un serpent sournois. Et surtout, cerise sur
moi de ce zigoto totalement touchant. Solitaire par le gâteau, la BO de Morricone. Toujours classe et toujours entêtante, et dont la nostalgie
envie, mélancolique jusqu’à l’infini, rien ne semble des notes reflète avec émotion tout l’esprit d’un cinéma populaire aujourd’hui disparu.
plus lui convenir que de parfaire le timing de

MAI 2024 R&F 105


Images
PAR JERÔME SOLIGNY

Streaming/
DVD/
Blu-ray

Dylan prétend ne se souvenir de rien


“Rolling Thunder Revue: Pas facile, même aujourd’hui, de dire ce qui est exactement passé par la tête
A Bob Dylan Story By Martin Scorsese” de Dylan pour qu’il décide d’entamer ce périple dont le côté informel (l’idée
Netflix lui en serait venue en Corse !), au bout du compte, semble avoir été l’unique
SOUVENT UTILISÉ DE MANIÈRE IMPROPRE, ET SURTOUT EN MATIÈRE fil d’Ariane. Et donc, après quelques jours de répétition à New York en
D’APPRÉCIATION ARTISTIQUE, LE MOT GÉNIE EST POURTANT CELUI compagnie des musiciens avec lesquels il venait d’enregistrer l’album “Desire”
QUI CONVIENT LE MIEUX POUR QUALIFIER BOB DYLAN. Génie donc, (Scarlet Rivera, quelle violoniste !), Bob est parti sur les routes américaines
mais dont il a toujours fallu se méfier. Comme de l’eau qui dort. Supérieurement pour proposer, dans des salles de capacité moyenne, une revue à l’ancienne,
intelligent (on n’écrit pas des textes comme les siens en étant seulement un spectacle avec une large place accordée aux guest-stars parmi lesquelles
“inspiré”), conscient de son charisme certainement depuis ses débuts, Joan Baez, Roger McGuinn, Joni Mitchell ou Ramblin’ Jack Elliott. Lui, visage
il continue d’évoluer, à plus de quatre-vingts ans, dans un monde qui ne blanchi et chapeau sur la tête, allait aborder son répertoire en mode freestyle
ressemble plus à grand-chose mais auquel il a su s’adapter sans avoir changé avec, à ses côtés, des musiciens à peine préparés mais qui donneront de plus en
d’un iota, au moins en apparence. Car l’artiste est un creuset en ébullition et plus le change au fur et à mesure que la tournée avancera. Désastre sur le plan
Dylan le sait mieux que personne. Il engrange, il emmagasine, il stocke. “I am commercial, mais authentique aventure humaine, la Rolling Thunder Revue,
multitudes” chantait-il dans l’intouchable qui ouvre “Rough And Rowdy Ways”, par ses aspects communautaire et égalitaire, a parfois été perçue comme le
son exceptionnel album de 2020, quelque chose comme son quarantième disque dernier sursaut des années soixante. Bob Dylan, d’emblée dans les interviews
studio depuis 1962. Et quand les étoiles s’en mêlent, l’artiste avec un grand A, récentes filmées par Scorsese, prétend ne se souvenir de rien. On s’abstiendra
entortillé dans ses espérances et brassé de l’intérieur, se bonifie, se vinifie. de le croire sur parole, mais on voit ce qu’il ne veut pas dire. La Rolling Thunder
La discographie de Robert Zimmerman, un labyrinthe, plus gigantesque et Revue, condensée aujourd’hui dans ces cent quarante minutes passionnantes,
tortueux encore depuis la publication des “Bootleg Series” (dix-sept volumes…), était une sorte de toile impressionniste que son auteur avait choisi de laisser
est devenue sucre glace emporté par le vent et a fini par pénétrer les pores d’une sécher sous la pluie. En résulte ce patchwork qui fait la part belle à la musique
époque, la sienne, ce qui est déjà pas mal. La postérité, uniquement promise (de nombreux titres durent plusieurs minutes, ce qui est rarement le cas dans
à l’extrémité moussue de la vague, vient en bonus. Le troubadour a beau avoir les documentaires), aux sentiments mêlés et aux souvenirs vaporeux. “Rolling
extrait de son système l’essentiel de son œuvre avant l’âge de trente ans, il a Thunder Revue” est visionnable sur Netflix depuis quelque temps déjà, mais
continué de marquer les décennies en maintenant une qualité discographique on évite ici de trop en dévoiler. Il suffit de signaler que les passages où Allen
plus qu’honorable — depuis la disparition de Lou Reed, il est le conteur ultime Ginsberg déclame sa poésie, celui où Joan Baez et Dylan échangent au comptoir
du rock (on insiste) comme en atteste avec insolence “Murder Most Foul” sur le d’un bar sur leurs choix de vie (sentimentale), cet autre où Joni Mitchell chante
même “Rough And Rowdy Ways” — et ne s’aventure hors de son bois qu’à bon dans un appartement, et la visite de Bob à Rubin “Hurricane” Carter en prison
escient (on ne croule pas sous les déclarations d’un des rares singers-songwriters comptent parmi les temps très forts. Enfin, les fans de Mick Ronson apprécieront
qui pourrait se permettre de s’exprimer à peu près sur tout), et en donnant des de le voir jouer de la guitare, même si, et c’est manifeste, l’ex-guitariste
concerts, encore et toujours, parce que sa vie en dépend. Elle et lui épousent des Spiders From Mars semble totalement désemparé dans ce contexte.
l’instant présent. Pas le passé. La nostalgie, très peu pour Bob. Ses chansons, Il se raconte que Bob Dylan ne lui aurait pas adressé une seule fois la parole
en grande partie grâce à leur poésie, n’ont pas d’âge mais parlent moins pendant la tournée. Ça paraît tellement incroyable que c’est sûrement vrai. o
d’hier que de demain. Elles sont un matériau noble, une tourbe miraculeuse
qu’il malaxe désormais entre ses dents, assénant couplets fourmillants
de syllabes et refrains légendaires dont il se satisfait d’esquisser les
mélodies. Pas par flemme, mais parce que son essentiel est ailleurs.
Ce qu’on conquiert n’est pas si important, ce qui vaut c’est l’élan. Les
années soixante étaient un trampoline. Dylan a effectué un saut de trop
et a atteint ce haut plateau dont il n’est plus jamais redescendu. Depuis,
il est insaisissable. Non pas fuyant, mais glissant. Terrien, mais aussi
d’ailleurs. Ses amis le savent et ont appris à faire avec. Joan Baez, elle aussi
d’exception, l’exprime, à sa belle manière, dans “Rolling Thunder Revue”.
Est-ce là le meilleur film musical réalisé, à ce jour, par Martin Scorsese ?
Pour faire simple car ce n’est pas ce qui compte, on précise que le documentaire
(incrusté d’éléments fictionnels) a été fabriqué par Scorsese à partir de chutes
de “Renaldo And Clara”, long-métrage de 1978 signé Dylan (également
un mélange des genres) dont les éléments live provenaient de la tournée de
six mois effectuée par le Zim, de l’automne 1975 à la fin du printemps d’après.

106 R&F MAI 2024


Bande dessinée PAR GÉANT VERT

Ecrivain préféré des punks


Robert Johnson n’a laissé derrière lui que trois photos. En revanche, question dessins,
c’est tout le contraire tant il a influencé le monde du 9e art. Dans “Delta Blues Café”
(Grand Angle), si Philippe Charlot s’inspire du guitariste maudit, c’est pour en tirer une
histoire originale avec une galerie de personnages qui vaut son pesant de pastèques.
Laup Grangé a décroché le rôle principal dans un film sur la vie de Robert Johnson grâce
à sa ressemblance troublante avec le musicien. Au cours de la tournée de promotion, il fait
la connaissance du professeur Gordon Kyle Moore, un vrai spécialiste du blues et butor de
première. La rencontre se passe mal mais Laup est bien décidé à obliger le vieux prof à lui
dire ce qu’il pense de sa prestation. Dans cette histoire rondement menée, la vision du Sud
et de ses habitants va à contre-courant des clichés habituels. L’histoire est tout simplement
géniale ; et Miras dessine un monde où le blues ne se joue pas en noir et blanc.

Clap de fin cette fois définitive pour “Brel, Une Vie A Mille Temps” (Glénat)
menée de plume de maître par Salva Rubio, qui signe ici une trilogie sans concessions pour
ce qui est de se faire des amis dans le monde du disque. A l’aide d’une solide documentation,
l’auteur n’a aucun mal à démontrer que le show-business ne fait de cadeau à aucun artiste,
qu’il soit débutant ou grand comme le chanteur belge. A la
fin du volume précédent, Brel quittait sans regret le monde
de la musique, sans trop préciser ce qu’il comptait faire.
Dès les premières pages, la réponse tombe : il s’ennuie
et ne sait pas trop comment occuper ses journées. Et puis
Miche lui offre le disque d’une comédie musicale qui le
scotche littéralement. C’est décidé, il va faire son retour
à la scène, mais pas celle qu’il vient de quitter. Si l’artiste
est versatile, il est aussi un homme de parole... jusqu’au
moment où l’attitude de la maison de disques le fait réagir.
Dessiné à coups de serpe, le dessin colle parfaitement à
un personnage qui manque cruellement au paysage.

Derrière un titre qui peut interroger aussi bien les abstinents


que les bien-pensants, “Bukowski, De Liqueur
Et D’Encre” (Petit à Petit) est un docu-BD qui revient
sur la carrière de Charles Bukowski, un écrivain sac-à-
vin doté d’une plume très libérée dont il a su user pour
décrire les travers de son époque. Mise en cases par
Letizia Cadonici sur un scénario de Michele Botton,
la BD s’occupe de l’essentiel à connaître, tandis que
Martin Boujol s’est chargé des fiches documentaires.
Le point fort de cet ouvrage est qu’il présente l’auteur
sans parti pris. C’est important de le souligner à une époque qui n’hésite pas à clouer au pilori
toutes les personnes qui ne marchent pas dans le droit chemin du politiquement correct. Ecrivain
préféré des punks, Bukowski voit sa carrière en France définitivement lancée après son passage
dans l’émission Apostrophe de Bernard Pivot en 1978. Pour la première fois, un auteur démontre
que l’alcool utilisé à bon escient est une façon comme une autre de grimper l’échelle sociale.

Né dans le fanzinat, Jean-Christophe Menu n’a jamais cessé de clamer son amour pour
le rock à chaque fois qu’il en eut l’occasion. En 2019, le journal “Libération” lui demande
de dessiner une série de pochettes où chacune d’elles serait inspirée par la combinaison
de cinq pochettes bien réelles. Entre Frankenstein et le Golem, le résultat de ces expériences
était, à chaque fois, un grand moment. Malheureusement, une seule chose n’allait pas :
la taille imprimée, trop petite, trop modeste pour rendre vraiment hommage au travail
accompli. Mais voilà, ça, c’était avant que Menu ne décide d’éditer l’affaire avec ses
propres deniers et en format 33 tours. L’objet s’appelle toujours “Pochmixettes”
(La Munothèque) et propose le dessin plein pot en noir et blanc sur la page de droite
tandis que les cinq sources d’inspiration figurent sur celle de gauche et en couleur.
Pour en savoir plus, écrire à l’auteur ([email protected]) et attendre la lumière. o

Le gros plan du Géant


Le 11 novembre 1989, le plus grand duo d’agit’ prop’ ses crayons pour raconter l’affaire. Forcément
de l’histoire du rock français (after Métal Urbain of plus proche du style gros-nez que réaliste, la
course) se sabordait en pleine gloire sur la scène de BD s’appelle “Les Bérus Riaient Noir”
l’Olympia, au grand dam de l’industrie du disque (Archives De La Zone Mondiale) et raconte l’histoire,
qui voyait partir là une fantastique machine à fric. davantage pour la jeune génération que pour les
Mais voilà, l’intégrité est une notion qui colle trop vieux keupons ronchons toujours à chicaner sur la
à l’art minimaliste pour que ses auteurs se laissent moindre crête de travers. Energique, joyeux, rempli
corrompre. Pour rappeler tout ça, Voto, un jeune d’optimisme, l’ouvrage suggère qu’il est temps de
graphiste punk bercé à la légende bérurière a aiguisé revivre les manifs d’antan plutôt que d’en parler.

108 R&F MAI 2024


Livres
PAR AGNES LÉGLISE

Teenage Riot forever

Amy Pour La Vie dans ce joli petit format. On avait déjà ici Sonic Youth
SOPHIAN FANEN loué le travail de Fanen pour ses précédents GUILLAUME BELHOMME
Novice ouvrages sur l’industrie musicale et les Editions Du Layeur
Rarement une mort aura autant unanimement nouvelles technologies qui la révolutionnent Peu de points communs entre Amy Winehouse et
brisé les cœurs de tous les amateurs de et il est donc logique que le making of de la Sonic Youth sinon le fameux club des 27, mort à 27 ans
musique que celle, affreusement prématurée, fusée Amy l’ait aussi inspiré. Son court texte, pour Amy et fin du groupe après 27 ans de mariage des
d’Amy Winehouse. Rarement une mort aura “Amy Pour La Vie”, n’est pas une bio classique époux Kim Gordon/ Thurston Moore. Mais n’espérez pas
pourtant été aussi annoncée par tous les noyée de détails parfois fastidieux mais plutôt trouver sous la plume experte de Belhomme les détails
tabloïds et autres chroniques du désastre une réflexion autour d’un joli portrait de la banals de cette fin-là, aussi décevante ait-elle pu être,
sans que cette prescience n’ait servi à rien géniale musicienne et un parfait premier pas Belhomme ne s’attarde pas sur les vies privées des
d’autre qu’ajouter à son malheur et lui pourrir vers la star pour fans débutants. Les hardcores, musiciens et son récit hyper documenté de l’histoire
davantage la vie. On ne saura jamais sans doute eux, regretteront peut-être le choix des experts du groupe enchantera tous ses amateurs. Précis,
vraiment pourquoi elle ne réussissait pas à vivre français plutôt que britanniques et oublieront fouillé, maniaque diraient certains, le livre réussit
sans s’anesthésier mais on a tous compris à l’apparition incongrue de Rose, chanteuse particulièrement bien à montrer le caractère spécial
sa mort l’ampleur de la perte artistique qu’on française très variétoche et qui, la belle de SY, leurs multiconnexions, leurs recherches
subissait et il est impossible de l’entendre affaire, aurait pris de la drogue et, hélas, permanentes, leurs collabs dans tous les sens, leur fond
sans s’en désoler encore et toujours. Rien en parle. Amy Winehouse, elle, drogues arty, leur infinie curiosité et leurs vies de musiciens aussi
d’étonnant donc que son histoire passionne ou pas, était aussi exceptionnelle que loin des clichés old school du rock que proche des plus
les foules et les journalistes. L’excellent site sa musique inégalée, aux si multiples purs canons du genre. Sans oublier l’aura romanesque
d’info “Les Jours” s’est fait la spécialité influences qu’elle touchait tout le monde de Kim Gordon et Thurston Moore, liés par les guitares
d’enquêtes au long cours et d’articles de et cette richesse perdue ne cessera jamais et l’amour et dont on avait tous cru l’imbrication aussi
très longs formats déclinés en épisodes de nous désespérer. La vie sans Amy, c’est nul. soudée que leurs riffs. Pur et dur, rock et rebelle,
et c’est donc la série d’articles que Bref, aimez Amy, lisez la nuit, lisez “Les Jours”. Sonic Youth n’a musicalement jamais fléchi et cette
Sophian Fanen avait consacrés à Amy force est sûrement une des raisons de son succès
Winehouse qui est maintenant publiée et de son statut unique. Teenage Riot forever. o

MAI 2024 R&F 109


Absolutely live PAR MATTHIEU VATIN

Le fan en hoodie dodeline de la capuche

Air

Air “Out Of Touch” ou “Essence” démontrent — capturé pour l’occasion — de sa tournée


7 MARS, OLYMPIA (PARIS) les talents de compositrice de cette femme européenne. Si l’imposant bassiste ressemble à
Démarrée en Normandie le 16 février, la persévérante qui dut patienter longtemps Glenn Hughes, le chanteur au gosier d’airain
tournée mondiale la plus attendue de l’année avant de rencontrer le succès. Parmi les (Mark LaBelle), chapeau et costume trois-
(des concerts sold out, quelques minutes après rappels, la reprise du “Jesus Left Chicago” pièces, joue la carte de l’élégance. Quant
la mise en ligne) est passée par l’Olympia où de ZZ Top témoigne de cet amour profond au guitariste (John Notto), torse nu sous sa
la fête a été sublime. De blanc vêtus, claviers pour le Sud et sa musique, autrement dit une veste fleurie et attifé de foulards, il semble
pour l’un, manches à cordes pour l’autre, manière d’exprimer son attachement à la vie. débarquer du Sunset Strip époque début
Jean-Benoît Dunckel et Nicolas Godin CHARLES FICAT nineties. Au bout de trois morceaux, et
ont interprété librement, avec l’expérience à partir du riff à retardement de “Get A
et le sourire en plus, l’intégralité de “Moon Little High”, la machine tourne à plein
Safari”, l’album grâce auquel la pop française DIIV régime. Les Californiens excellent dans
(au moins la leur) est désormais respectée dans 10 MARS, TRIANON (PARIS) le registre du blues rock âpre comme avec
le monde entier. Les deux ont eu le bonheur “Frog In Boiling Water”, son quatrième “Don’t Put Out The Fire”, entre Faces et
de constater que le public était sensible album, n’a beau sortir que le 24 mai, le AC/DC, ou l’efficace “Scars”. Ils offrent
au moindre des arrangements revisités, quatuor de Brooklyn bonde aisément le aussi un détour funk zeppelinien (“Tied Up”),
se montrant notamment très émus lorsque la théâtre du boulevard Rochechouart. Preuve un intermède acoustique bluegrass avec une
salle a chanté la partie de tuba de “Ce Matin- que malgré une carrière faite de très hauts reprise acclamée de “Honky Tonk Women”
Là” comme s’il s’agissait d’un standard de Burt et de nombreux bas, le groupe emmené par et de grandes ballades comme “Another
Bacharach. Attendu en rappel, le cocktail de Zachary Cole Smith, libéré de ses démons, Last Time”. Le début du rappel marque
titres provenant des autres disques de Air a anime toujours autant les passions. Et c’est un petit flottement avant un enchaînement
achevé d’enivrer l’assistance enchantée, qui amplement justifié tellement son shoegaze réjouissant sous le crépitant patronage
le sera certainement encore, la prochaine fois. hypnotise l’âme. Dès l’inaugural “Like Before d’Aerosmith (“Satisfied”, “Rolling 7s”).
JÉRÔME SOLIGNY You Were Born”, la voix calme et angélique JONATHAN WITT
du leader se maintient par-dessus la chaotique
distorsion et provoque les premières vagues
Lucinda Williams de dream pop. Quelque part entre Slowdive, Rock The Pistes
9 MARS, CIGALE (PARIS) My Bloody Valentine et The Jesus And Mary 17-23 MARS, LES PORTES DU SOLEIL
Comment apparaîtrait sur scène la reine Chain, “Brown Paper Bag”, nouveau titre, ne (CHÂTEL/ AVORIAZ/ PRÉ-LA-JOUX/ MORGINS)
de l’americana après un AVC qui l’empêche déçoit pas le fan en hoodie qui dodeline de Retour dans le paradis blanc du domaine
toujours de reprendre la guitare ? Malgré des la capuche, intrigué, avant que l’infectieux des Portes du Soleil pour la nouvelle édition
difficultés à se déplacer, Lucinda Williams tube, “Doused”, issu de “Oshin”, clôture de cet événement où les spectateurs échaussent
tient son rang. Aussitôt après un solide dans la frénésie ce dimanche soir onirique. leurs skis pour applaudir les artistes en haut
“Let’s Get The Band Back Together”, extrait du MATTHIEU VATIN des pistes. Ouverture avec la nouvelle (jeune)
dernier album, elle envoie l’autobiographique diva Zaho De Sagazan qui balance ses chansons
“Crescent City” sur son enfance à La Nouvelle- modulaires électroniques devant plus de 3 000
Orléans et le classique “Car Wheels On A Dirty Honey festivaliers. Bertignac est bien là mais finira
Gravel Road”. Mêlant titres country à d’autres 15 MARS, MACHINE DU MOULIN ROUGE (PARIS) par annuler son concert par peur d’abîmer sa
plus rock, la prestation impressionne par Les rockeuses et rockeurs de tous âges Gibson. Le quatuor Cachemire, lui, assure un
sa solennité et la maîtrise de Buick 6, où sont déjà massés dans l’ancienne Locomotive set rock à guitare aux accents trustiens avec
officient aux guitares Doug Pettibone et une lorsque déboule la sensation hard rock de une reprise de Bashung (“La Nuit Je Mens”).
nouvelle recrue, Marc Ford (ex-Black Crowes). Los Angeles pour ce qui sera le dernier concert Point d’orgue mercredi 20 avec JoeyStarr

111 R&F MAI 2024


En Attendant Ana géniale de Joey Santiago et les prouesses
23 MARS, TRABENDO (PARIS) vocales du patron. Entendre “All Over The
Si cette soirée au Trabendo a des airs un World”, “Havalina” ou “Bird Dream Of The
peu dangereux d’apogée, la troupe de Margaux Olympus Mons” valait mieux que tous les best
Bouchaudon — chemise bouffante blanche, of du monde, dont quelques classiques seront
collerette verte et pantalon de kung-fu noir — joués dans un rappel même pas nécessaire.
n’en a cure et déroule avec une joie guerrière BASILE FARKAS
la quasi-intégralité de “Principia”, troisième
album exemplairement pop sorti il y a un
an jour pour jour, agrémenté de quelques Mad Foxes
reprises : une version brise-cœur de “Ces 26 MARS, MAROQUINERIE (PARIS)
Mots Stupides” (l’adaptation française du Le trio célèbre la sortie de son troisième
“Somethin’ Stupid”), un hommage à Shane disque, “Inner Battles”, sur les hauteurs
MacGowan et une nouvelle chanson au titre de Ménilmontant avec un vif enthousiasme
incertain (“The Dream” ?). Si les tempos et une maîtrise scénique stupéfiante.
sont parfois un poil uniformes, lorsque Plus tendu et plus sombre, le groupe a encore
Margaux Bouchaudon et la trompettiste indéniablement grandi et agrandi sa palette
Camille Fréchou harmonisent ensemble, sonore, ne désirant pas répéter la recette qui
comme sur “Black Morning”, un flottement avait pourtant fait le succès de “Ashamed”,
délicieux s’empare de vous. Une interrogation leur précédent long format. Ligne de basse
tout de même : pourquoi laisser de côté un eighties en avant sur “Hurricanes”, tempo
morceau aussi beau que “To The Crush” ? lent, guitares lourdes et chant plus affirmé
VIANNEY G. pour Lucas Bonfils sur “Ages”, les Nantais
Photo Michela Cuccagna

de tempérament aventureux ne se refusent rien


et captivent le public avec le furieux “YNPD”
Pixies et ses déroutants changements de direction
25 MARS, OLYMPIA (PARIS) musicale. “Gender Eraser”, leur pamphlet sur
Plaisir pour fans : trois soirs de suite, Black le patriarcat, explose tandis que l’expérimental
Francis joue “Bossanova” (1990) et “Trompe “Fear Of Love”, plus noise, résonne comme
Le Monde” (1991), albums ambitieux, moins de l’élégant Fontaines DC. En final, les
en mode sound system accompagné de son DJ aimés peut-être que les deux premiers mais dantesques “Sudden Pt. 1&2” révèlent les
Naughty J, 90 minutes de gros sons nineties aux titres rarement, sinon jamais, exhibés en impressionnantes aptitudes des trois musiciens
et de harangues (“Vous êtes là ??? Je vous concert. Sans un mot, appliqués, les Pixies et les érigent en fierté tricolore post-punk.
vois pas, je vous entends PAS !!!”), esquivant et leur nouvelle bassiste (Emma Richardson, MATTHIEU VATIN
les boules de neige lancées par quelques impeccable aussi aux chœurs) enquillent
balourds et régalant les 3 500 spectateurs avec donc vingt-neuf chansons. De “Cecilia Ann”
des classiques de NTM plus quelques autres à “The Navajo Know”, tout est parfait. Les Nick Wheeldon
hits made in USA. The Avener et ses compos paysages sophistiqués et rêveurs du disque 27 MARS, BISTROT DE LA CITÉ (RENNES)
électro puis The Inspector Cluzo ferment à la pochette rouge, les moments furieux En ce début de printemps, notre barde expatrié
le ban de cette édition 2024, tout schuss ! et froids de celui sorti l’année d’après, britannique préféré a décidé de partir guitare
OLIVIER CACHIN ce corpus est un dialogue entre la guitare sous le bras effectuer une tournée dans l’Ouest.
Tout seul — et non accompagné d’un de ses
multiples backing-bands et groupes —
sur scène avec sa guitare, Wheeldon a
interprété les morceaux de ses trois albums
“Communication Problems”, “The Gift” et le
récent “Waiting For The Piano To Fall”, mais
aussi quelques inédits avec l’intensité et la
finesse qu’on lui connaît. Dans ce contexte folk
dépouillé, ses complaintes, portées par sa voix
déchirante, ont touché directement à l’âme
les spectateurs venus assister à ce moment
de grâce. Discret de nature, Nick Wheeldon
devient magnétique dès qu’il monte sur scène,
et a encore prouvé ce soir qu’il était un singer-
songwriter de la trempe des plus grands.
ERIC DELSART

Bill Ryder-Jones
28 MARS, MAROQUINERIE (PARIS)
Il fut un temps où un concert de Bill
Ryder-Jones ressemblait à un exercice
de funambule assez douloureux à voir.
L’Anglais semble avoir laissé cette époque
derrière lui et affiche, le vin aidant, une forme
de tranquillité débonnaire, ce dont d’ailleurs il
s’étonne lui-même après trois chansons (“Ça
Photo Robert Gil

se passe pas trop mal, non ?”). Si “Iechyd Da”


n’est pas le chef-d’œuvre annoncé ici et là, la
Pixies formation resserrée (sept musiciens tout de
même) désencombre les mélodies pour le mieux

MAI 2024 R&F 112


Absolutely live
(la version de“ Nothing To Be Done” est sur “Dance With Me”. Soirée parfaite et un Echo & The Bunnymen
par exemple nettement supérieure à celle artiste qui, à la façon d’un Jonathan Richman,
de l’album). Malgré ses airs assoupis, Bill semble devenir une figure culte confidentielle.
Ryder-Jones est capable d’épanchements MATTHIEU VATIN
guitaristiques étonnamment rock (version
cathartique de “Daniel”) et sublime un
embarras résiduel en sortant à peu près Melenas
tout ce qui lui passe par la tête (“Vous êtes 30 MARS, VINZELLES (VOLVIC)
déjà allés à Berlin ? C’est de la merde !”). “Euphorie : sensation intense de bien-être,
VIANNEY G. d’optimisme.” Euphorie ? C’est aussi le mot qui
trotte dans la tête à la fin du concert des quatre
Navarraises de Melenas aux Vinzelles — un
Adam Green lieu dingue qui rend possible l’impossible.
28 MARS, GAÎTÉ LYRIQUE (PARIS) C’est aussi le mot parfait pour résumer l’état
Le trublion américain n’a rien sorti depuis d’esprit du public présent, conquis par cette
“That Fucking Feeling” en 2022, mais a fait pop élastique, hypnotisé par les visuels qui
l’objet d’un curieux disque tribute à son âge rebondissent sur les rythmiques acrobatiques,
où les Libertines et Lemon Twigs côtoient les notes de synthés analogiques et les
Rodrigo Amarante ou Vincent Delerm mélodies ultrachics —, mention très spéciale
pour d’étonnantes versions pas toujours pour l’enchaînement “Bang” et “Osa Polar”,
indispensables des chansons de l’ancien version folle et espagnole du “Eisbär” de
Moldy Peaches. L’occasion parfaite pour lui Grauzone. En une heure et sans rappel, ces
de repartir en tournée best of aux allures de drôles de dames ont fait, comme rarement,
joyeux cabaret accompagné d’un quatuor à l’unanimité d’une foule devenue sentimentale,
cordes. D’humeur bravache avec son chapeau insouciante, un sourire aux lèvres et des étoiles
haut de forme et sa marinière, Adam Green dans les yeux. “Bang”, donc. Et en plein cœur.
dégaine l’inaltérable “Bluebirds”, interprète CHRISTOPHE BASTERRA

Photo Marion Ruszniewski


“I Like Drugs” à la façon d’un Screamin’
Jay Hawkins mélodramatique, puis se lance
dans un épique et rigolard medley “Jessica”/ Echo & The Bunnymen
“Who’s Got The Crack” a cappella repris 02 AVRIL, TRIANON (PARIS)
à l’unisson par un public en adoration qui L’impatience était grande. On parle ici
investit carrément la scène lors du rappel d’un groupe phare de la scène post-punk,

Liam Gallagher & John Squire


02 AVRIL, SALLE PLEYEL (PARIS)
En ouverture, il y a presque quelque chose de touchant à
revoir le toujours juvénile mais suranné Jake Bugg tenter de
reprendre sa carrière en main, tout seul à la guitare pendant
une téméraire mi-temps folk nasillarde. Puis le chanteur
d’Oasis et le six-cordiste des Stone Roses débarquent sur
“Ski-ing”, la ritournelle hindouiste du guitariste des Beatles.
Mais contrairement aux concerts de Beady Eye ou en solo,
durant lesquels le cadet des Gallagher piochait allègrement
dans le répertoire du groupe de Manchester, ce soir il est
question de donner vie sur scène à cette collaboration aussi
évidente que pertinente. Joey Waronker martèle comme
un forcené sur “Love You Forever” pendant que Liam
s’époumone sur “Raise Your Hands” ou quitte carrément
la scène sur les solos aussi bien sentis que bavards de
John Squire. Et excepté la balourde “I’m A Wheel”, le set
Photo Titouan Massé

composé des dix morceaux du disque apparaît totalement


cohérent. Quoiqu’un peu chiche. Trois quarts d’heure et une
version de “Street Fighting Man” expédiée, puis rideau.
MATTHIEU VATIN

113 R&F MAI 2024


Photo Michela Cuccagna

Yard Act

aux côtés de The Cure, Siouxsie, The Smiths, quand l’émouvante “100% Endurance”, étaient légion ce soir —, ce concert fera date :
Bauhaus ou The Psychedelic Furs, qui aligna menée par la basse impeccable de Ryan la cohésion du groupe, son degré d’intensité,
autant de diamants que “The Back Of Love”, Needham, est entamée au cours du rappel. la qualité du son. Le groupe des frères
“A Promise”, “Lips Like Sugar” ou “The DIMITRI NEAUX Jones y atteignit régulièrement des
Killing Moon”. Et au moins un chef-d’œuvre sommets de beauté presque effrayante,
éternel, “Heaven Up Here”, en 1981. La voix quittant au bout de trois morceaux leur
plaintive de McCulloch, couplée à la guitare Johnny Mafia dernier (splendide) “Mother-Of-Pearl
scintillante de Will Sergeant, seuls rescapés 05 AVRIL, MAROQUINERIE (PARIS) Moon” pour gratifier le public du meilleur
de l’aventure commencée en 1978, n’offrira La salle de Ménilmontant, qui affiche des précédents, dont les intemporels “Virus
ce soir qu’un très pâle inventaire de ce que ce complet ce soir, est déjà bien remplie Meadow”, “Shantell”, “A Room Lives In
groupe avait pourtant d’incomparable. Certes, lorsque Gurl se présente. Le juvénile Lucy”, le rare “The Suffering Of The Stream”
les fans auront eu leur playlist de rêve — tout trio de la bonne ville de Saint-Maur-des- ou, en finale, une version sidérante
y était — mais à quel prix ! Une question se Fossés, bassiste solaire et batteur en sweat de “Slow Pulse Boy”. Comme quoi, la
pose : McCulloch est-il encore des nôtres ? à capuche Volcom, déploie un garage rock beauté n’a pas une place — elle l’a toute.
Présence fantomatique, voix sans relief, accrocheur (“Silly Dreams”) avec en prime ALEXANDRE BRETON
son inutilement rock. Seul Sergeant suscite une reprise débraillée de “Boys Don’t Cry”.
l’éloge : il tient la baraque — une ruine. Un peu plus tard, Johnny Mafia monte sur les
ALEXANDRE BRETON planches alors que résonne la “Lambada” (!). Dye Crap/ Karkara
Dès les premiers accords de “Sting”, la fosse 06 AVRIL, MÉCANIQUE ONDULATOIRE (PARIS)
se lance dans un gigantesque pogo parsemé Quel plaisir de retrouver les murs
Yard Act de joyeux slams, qui se poursuivra tout au suintants de la fameuse cave parisienne !
05 AVRIL, CABARET SAUVAGE (PARIS) long d’une euphorisante série de tubes Premiers de cordée, les quatre rouennais
Sous un chapiteau à guichets fermés, (“Trevor Philippe”, “Sun 41”, “I’m de Dye Crap font gigoter l’audience avec
le groupe confirme sa mue, délaissant Sentimental”, “Black Shoes”), relecture un skate punk roublard aux refrains
le post-punk de “The Overload” pour à haute énergie de l’art des Pixies. Un fédérateurs — on pense à Together Pangea
un étonnant mélange d’indie, de disco triomphe pour nos canailles sénonaises, — comme sur “Good Days Again”, “Stifler”
et de hip-hop sur le récent “Where’s My qui pose cette importante question : et si ou l’hymne “Serj”, à la gloire du bassiste
Utopia ?”. La présence de deux choristes, nous tenions là le groupe générationnel de cagoulé (de rose, ce soir). Changement
cavalant d’un bout à l’autre de la scène cette fourmillante scène tricolore ? d’ambiance avec Karkara. Des écrans
quand elles ne sont pas derrière leurs JONATHAN WITT cathodiques grésillants entourent le
micros, confirme l’envie des Loiners de power trio toulousain qui agrémente
faire de ce concert une véritable fête. En la formule Thee Oh Sees de fragrances
parfait entertainer, James Smith harangue And Also The Trees orientales. On reste marqué par l’obsédante
les premiers rangs sur la bondissante et fort 06 AVRIL, TRABENDO (PARIS) mélodie d’“Anthropia” et la fureur d’“All
à propos “We Make Hits”. Une roue de la Sur le papier, difficile de concilier cette Is Dust”, qui évoque Slift. Pour “Proxima
fortune est même amenée sur scène afin salle biscornue avec le lyrisme profond, Centaury” en rappel, le brillant guitariste
de déterminer l’unique titre du premier EP intense et flamboyant des compositions Karim Rihani abandonne sa pédale wah-wah
qui sera joué ce soir : il s’agira de “Dark de ce groupe dont les quatre décennies et empoigne carrément un didjeridoo, avant
Days”. Enfin, les amateurs du Yard Act d’activité n’ont guère entamé la créativité, une frénétique “Camel Rider” en clôture.
première formule ne sont pas oubliés au contraire ! Parole d’aficionado — ils JONATHAN WITT

MAI 2024 R&F 114


“Allen Park, Michigan, USA, avril 1974 — Nous avec du XTC, du reggae-ska de The Beat
sommes tout un tas dans la patinoire de hockey et des Feelies dans le moteur. C’est peut-
d’Allen Park, arène suprême de ce patelin être eux, avec les Rita Mitsouko, qui ont
popote, à regarder Bachman-Turner Overdrive sorti à l’époque les tubes qui passent
faire la conquête de Cobo Hall tandis que la encore le plus aujourd’hui en soirée.
sueur émise par les ados se condense dans l’air,
quand voilà que survient cette bande de types Un nouvel album de Tot Taylor (“Studio
basanés aux nez rigolos, vêtus de paillettes et Sounds”, chez The Campus). Tot, c’est le
de strass, croisement improbable entre les Mille chaînon manquant entre les frères Gershwin,
et Une Nuits et hé-man-jsuis-une-rock-star.” Sherman (“Le Livre De La Jungle”), Mael
Ainsi commence “Killers francaouis dans un (Sparks) et D’Addario (The Lemon Twigs).
blitz transatlantique : un chronologue franco- Sur Spotify, il a 236 auditeurs mensuels,
américain - starring les Variations -” de Lester et alors ? Dans les années quatre-vingt-dix,
Bangs, publié en février 1975 dans “Creem”, Humbug, qui publiait des disques magnifiques
édité et traduit par Tristram en 2005 dans hélas confidentiels de Martin Newell ou Captain
“Fêtes Sanglantes Et Mauvais Goût” (vous Sensible, avait pour devise “Two dozen people
pouvez lire un extrait sur radioherbetendre. can’t be wrong”. Taylor avait monté, début 1981,
blogspot.com, tout Lester Bangs chez Tristram une écurie qui m’a beaucoup inspiré, la Compact
est magique). Difficile de ne pas penser à ce texte Organization : Virna Lindt, Mari Wilson, Shake/
éclatant en apprenant la mort de leur guitariste, Shake, Cynthia Scott, Beautiful Americans, en
Marc Tobaly. Lester Bangs a senti le groupe, quatre ans ils avaient sorti soixante disques,
il y rend la pleine mesure de leur musique en rupture avec l’époque, avec orchestrations
et de leur tempérament, donnant une bonne grandioses assemblées à partir d’un violon,
leçon à toutes les feignasses d’ici, abonnées d’un violoncelle et d’un cor au synthé. “Le
aux voyages de presse, qui les ont ratés. Il y moment était venu pour un label spécialisé
est question de l’Open Market (“la clientèle dans la novelty (mot intraduisible en français).
de cet établissement se compose d’adolescents Nous avons essayé de créer ce qui n’était pas
underground qui se surnomment les Ponques”, là. Nous étions très sérieux sur le fait d’être
ce qui authentifie l’invention du punk par marrants. A l’âge d’or des indépendants
Yves Adrien), de l’Olympia (“palais parisien vers 1979-83, la Compact Organization
du sordide”), de Robert Fitoussi, ex-Boots n’a jamais adopté la philosophie des hymnes
et futur FR David, c’est hilarant, émouvant de jeunesse désespérés et du bruit de l’enfer
et le verdict définitif : “les Variations ont sous pochette Xerox. Ils semblaient encourager
émergé comme un phare impétueux, premiers un complot pour renverser le monde, mais
flashes d’orgueil national en jeu dans le rêve voulaient juste un morceau de l’industrie du
rock”. Merci à lui, à eux et à Marc Tobaly. disque. Leur idée de ‘pop’ était de rendre tout
réel, d’être opposés à l’image et au packaging.
“Tony Truant Et Les Solutions Du Sud Profond” Nous, nous aimions l’image, nous étions
(vinyle, CD, numérique chez Foo Manchu, qui totalement opposés à tout ce qui était réel
publie également un 45 tours de Peter Zaremba) et nous voulions que tout soit inventé.”
n’est pas loin de cet état d’esprit. T.T. a joué
avec les Dogs, les Fleshtones, les Wampas, Toujours à propos d’invention, ce drame
les Barracudas, ça donne la légitimité. Paroles de l’essentialisation et du storytelling : le
épatantes, voix corruptrice, enchâssement de Canada découvre que Buffy Sainte-Marie,
guitares, c’est un disque qui aurait pu être monument national folk, n’est pas indienne.
enregistré il y a cinquante ans, pourtant il n’est Un documentaire de la chaîne anglophone CBC
pas du tout daté, ça n’a rien d’une mascarade (“Making An Icon”) décortique l’invention sur
comme tant de simili-rockers, ce sont juste laquelle elle a bâti sa carrière, c’est un choc dans
de super chansons qu’on est heureux un pays qui a fait une priorité de la défense de
d’écouter, et qui donnent envie de danser. ce qu’on nomme là-bas les Premières Nations.
L’avocate Jean Teillet, à propos de ces phéno-
“Revolution is not a picnic” (Yasser Arafat). mènes d’usurpation d’identité autochtone :
Après le massacre du Crocus City Hall “C’est intentionnel, c’est une tromperie, c’est un
(l’occidentalisme et ses anglicismes poussifs mensonge. Ils privent une personne réellement
sévissent aussi en Russie), j’ai écouté le groupe autochtone d’une opportunité, ils en tirent un
Piknik, qui passait ce soir-là : de la variété- privilège, et pour certains d’entre eux il est
rock bien bourrin comme on sait aussi la faire considérable, que ce soit le prestige, l’argent,
chez nous. Ils ont commencé sous Brejnev, pile des subventions, des prix, ou un travail
au moment où un portrait de Staline ornait qu’ils n’auraient jamais obtenu autrement.”
la chemise de Daniel Darc. Taxi-Girl était Son bidonnage était lamentable pour les Cris
en couverture de Rock&Folk le mois dernier, dont elle volait l’histoire, il me semble également
et Tannières a déjà encensé à raison le livre accablant pour les personnes qui l’appréciaient
de Mirwais (“Taxi-Girl 1978-1981”, Séguier pour de mauvaises raisons, non pour des chansons
21 €). J’en remets une dose car sa lecture merveilleuses comme “Summer Boy”, mais
m’a enthousiasmé. C’est un grand livre, écrit parce qu’elles la croyaient amérindienne.
à la lame de rasoir, emporté, hyper vif et sans Tant pis pour elles, ça leur apprendra à juger en
concessions. Mirwais nous parle d’aujourd’hui fonction des origines, ces origines qui tendent à
et de demain à travers le passé et les souvenirs, obséder ceux qui devraient le plus s’en moquer,
ainsi sur les “vibes” (“un des pires trucs qui tels ces citoyens du monde qui font des tests
soient arrivés à la musique moderne”) qui ADN pour connaître leur bilan ethnique. Il
cochonnent tant de morceaux, les anciens est difficile pour un disque d’émerger par ses
combattants de la night (“je n’ai jamais vu ces seules qualités musicales, sans histoires, sans
noctambules qui se prenaient en photo et qui se anecdotes et accidents de la vie. Combien de
défonçaient se soucier de quoi que ce soit d’autre faux prolos, faux aristos ou faux provinciaux
qu’eux-mêmes”) ou cette définition parfaite pour nourrir la narration et les dossiers de
de la production en studio : “c’est révéler presse ? En 2014, Xavier Cercas avait écrit
un phénomène qui n’est pas encore apparu”. “L’Imposteur” (Actes Sud, 23,50 €) sur un
Il ne règle pas de comptes, il dit simplement cas similaire. Buffy la vampire, c’est le “D’où
les choses comme elles lui apparaissaient, cette parles-tu, camarade ?” destiné, dans les années
absence de surmoi rend son propos encore plus soixante-dix, à faire taire les contradicteurs en
intense. Le mois dernier, Les Avions, un autre AG, c’est Michel Serrault en politicien faisandé
groupe de la même génération, jouaient, intacts, dans “La Gueule De L’Autre” (“fils d’ouvrier,
au Petit Bain. J’avais connu Patrice Brochery petit-fils d’ouvrier, ouvrier moi-même…”) ou
en 1977 à Ajaccio au lycée Laetitia et je l’avais le “fille d’agriculteurs” psalmodié actuellement.
retrouvé à Paris un peu plus tard, alors qu’il Déclarer “ce serait bien que ce soit une femme,
Photo Bruno Berbessou

tenait la basse avec eux. J’allais les voir répéter un Noir, etc.”, comme c’est encore trop souvent
rue de l’Ouest, dans un local au sous-sol d’un le cas dans les jurys de prix ou les nominations,
bar désaffecté qu’ils partageaient avec Les c’est mépriser le travail et le talent des personnes
Amants, Macadam Cowboys et Little Buddy en question, ça ne fait pas avancer les choses, bien
And The Kids, ils avaient la classe, des sortes au contraire. Chaque itinéraire est singulier,
de Talking Heads du XVème arrondissement et toutes les origines sont exonératrices. o

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