Telv16n3 Carpooran
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LANGUES À MAURICE
Par Arnaud Carpooran, Professeur associé, Université de Maurice
[email protected]
Pour citer cet article : Carpooran, A. (2010). « Ethno-glossonymie et gestion des langues à
Maurice », Télescope, vol. 16, n° 3, p. 157-174.
L ’histoire d’une langue est souvent inséparable de celle du pays qui la porte,
en particulier lorsqu’il s’agit d’un pays tendanciellement unilingue. Dès que
l’on aborde le cas des pays plurilingues en revanche, c’est surtout l’histoire des
conflits de langues et celle de la gestion de ces conflits qui donnent en général
une idée des forces sous-jacentes à la structuration sociolinguistique du pays. La
société mauricienne, considérée par beaucoup comme un véritable vivier d’expé-
riences (inter-)linguistiques et langagières particulières, susceptibles d’intéresser
tout sociolinguiste, n’échappe évidemment pas à la règle1. À plus forte raison lors-
que l’on connaît la place qu’occupe la « chose » linguistique à Maurice dans les
préoccupations politiques et, par extension, médiatiques. D’où d’ailleurs l’impor-
tance des revues de presse dans certaines descriptions macro-sociolinguistiques
de type diachronique (Carpooran, 2003a).
Néanmoins, au-delà de ce que peuvent laisser apparaître les choses en surface,
la gestion des langues à Maurice comporte également des dimensions implicites,
1
Pour de plus amples détails sur cette question, voir Carpooran, 2003a.
157
axées sur des stratégies de non-dits ou de réflexes discursifs inconscients, lesquels,
pour être souvent difficilement saisissables, même au regard le plus averti, n’en
sont pas moins pourvus de potentiel susceptible de peser sur le destin des langues,
souvent même plus que les politiques linguistiques les plus explicitement élabo-
rées ou les plus fermement posées. La glossonymie, ou la manière de nommer
des langues, en fait partie. Il nous a semblé pertinent ici d’en faire l’objet de notre
réflexion en la mettant en lien avec un autre aspect onomastique du paysage so-
ciologique mauricien et qui conditionne souvent, peu ou prou, les représentations
qu’ont les Mauriciens de leur réalité sociale ambiante : l’ethnonymie. Il s’agira
concrètement de faire le point sur un certain nombre de termes et d’expressions
régulièrement utilisés quand on parle de langues à Maurice dans leur relation avec
la référenciation ethnique. Nous savons qu’à force de faire partie de notre paysage
auditif, nombre de ces termes et de ces expressions sont généralement tenus pour
acquis, alors qu’ils sont en réalité toujours susceptibles de prêter à équivoque en
raison du pluriculturalisme ambiant, ou de donner lieu à des malentendus, quand
ce ne sont pas tout simplement à des dialogues de sourds entre tenants de théories
et d’écoles de pensée différentes. Pour commencer, il convient de clarifier les ter-
mes phares de notre titre : « glossonyme » et « ethnonyme ».
GLOSSONYMEETETHNONYME:DÉFINITIONETILLUSTRATION
En sciences humaines, on appelle glossonyme (ou glottonyme) le nom donné
à une langue. Le mot est formé à partir du grec glosso- (ou glotto-) signifiant « lan-
gue ». Lorsque le terme émane des principaux utilisateurs de la langue, on parlera
d’auto-glossonyme. Par contre, lorsque le nom est attribué par des gens appar-
tenant à une communauté sociale autre que celle qui utilise principalement la
langue, on parlera d’hétéro-glossonyme.
Un ethnonyme est le nom donné à un peuple ou à une entité ethnique faisant
partie d’une population. Là encore, on peut distinguer l’auto-ethnonyme, le nom
par lequel un groupe s’auto-désigne, de l’hétéro-ethnonyme, terme par lequel un
groupe est désigné de l’extérieur. Il y a encore lieu ici de faire la nuance entre
l’hétéro-ethnonyme officiel, reconnu ou imposé par l’État, et l’hétéro-ethnonyme
populaire, utilisé dans le parler courant, mais n’ayant pas de reconnaissance offi-
cielle. La plupart du temps, un glossonyme correspond à un ethnonyme (par exem-
ple, le français est la langue du peuple français, alors qu’à l’intérieur du territoire
français le breton est parlé uniquement par les Bretons), mais il peut aussi corres-
pondre, par moments, à un gentilé (nom des habitants d’une région par rapport à
cette région, par exemple l’anglais est la langue des Anglais, habitants d’Angleterre).
Pour banales que puissent paraître ces distinctions, il n’en demeure pas moins
que dans certains pays elles sont souvent l’objet d’enjeux socio- ou ethno-politi-
ques suffisamment intenses pour mériter qu’on les traite avec précaution. On peut,
à cet égard, citer l’exemple du serbo-croate, glossonyme utilisé dans l’ancienne
Yougoslavie pour désigner la même variété qui aujourd’hui, dans la période post-
éclatement de la Yougoslavie, se voit affublé de trois glossonymes ethnonymiques
GLOSSONYMIEETREPRÉSENTATIONSDÉMOLINGUISTIQUES3
Pour entrer rapidement dans le vif du sujet et aborder les choses de façon
concrète, commençons par quelques données de la démolinguistique mauri-
cienne telles que nous les présente le dernier recensement décennal (celui de
2000) qui a eu lieu à Maurice. Dans la partie consacrée aux langues parlées par
les Mauriciens (Central Statistical Office, 2000, p. 84) ou à celles parlées par leurs
ancêtres (Central Statistical Office, 2000, p. 80), on note que le rapport du recen-
sement présente une liste de pas moins de quinze langues, que l’on peut séparer
en quatre ensembles : le créole d’abord, qui semble constituer un ensemble à lui
seul; les langues chinoises, parmi lesquelles on trouve le cantonais, le chinois, le
hakka et le mandarin; les langues européennes, à savoir l’anglais et le français; les
langues orientales, qui comprennent l’arabe, le bhojpuri, le gujrathi, l’hindi, le ma-
rathi, le tamil, le telegu et l’urdu. Nous reproduisons, à titre d’exemple et pour une
meilleure compréhension des choses, les deux premières colonnes du tableau sur
la relation à établir entre la population mauricienne et les langues habituellement
parlées à la maison, telles que le recensement de 2000 (Central Statistical Office,
p. 84) les a officiellement présentées4 :
2
Principe d’évitement mutuel où, dans une société plurielle, chacun se protège des critiques et des
attaques de l’autre en se gardant de critiquer ou d’attaquer l’autre ou même d’en parler autrement
qu’en bien ou en faisant dans le « politiquement correct » (voir Arno et Orian, 1986).
3
La démolinguistique se définit comme un « sous-domaine de la démographie qui analyse la structure
linguistique de la société et les facteurs qui influent sur l’évolution de sa composition linguistique
[dont l’objectif majeur] est de dénombrer les habitants d’un pays qui appartiennent à chaque groupe
linguistique important […] » (Veltman, cité dans Moreau, 1997, p. 109-114).
4
La page citée donne d’autres informations chiffrées, notamment sur les différentes formes de bi-
linguismes pratiquées à la maison, que nous ne reprenons pas ici puisqu’elles ne concernent pas
directement notre propos central.
Cantonais 134
Chinois 6 796
Hakka 610
Mandarin 996
Autres langues chinoises 212
Anglais 3 512
Français 39 953
Autres langues européennes 756
Arabe 82
Bhojpuri 142 387
Gujrathi 241
Hindi 7 250
Marathi 1 888
Tamil 3 623
Telegu 2 169
Urdu 1 789
Autres langues orientales 722
Toutes les langues 1 178 848
5
Autrement dit, on peut parler hakka, cantonais ou mandarin, mais il n’y a qu’un chinois écrit et tout
le monde le lit dans sa langue propre.
de la catégorie des langues dites « orientales » alors que l’arabe, langue sémitique
ayant une aire de dispersion transrégionale (Afrique du Nord et Proche-Orient, en-
tre autres) en fait partie. Mais l’élément le plus important à signaler relativement au
tableau précédent est que les catégories dont il a été fait mention plus haut ne sont
pas officiellement nommées dans les listes présentées. Elles se laissent uniquement
deviner grâce à la disposition spatio-visuelle des données de la liste (un simple
espace vertical pour séparer les groupes) et à l’inscription toute discrète (c’est-
à-dire, sans aucune mise en valeur typographique comme le recours au gras, la
mise en italique, le soulignement, etc.) en fin de groupe d’un mot permettant son
identification (« chinoises », « européennes » et « orientale », respectivement). Plus
encore, cette identification n’est pas clairement posée. Elle s’inscrit de manière
implicite dans une formule où le premier terme (« autres »), à valeur presque in-
signifiante, semble avoir pour principale fonction de mettre en évidence le peu
d’importance à accorder à cette identification. Ces détails peuvent paraître margi-
naux, mais ils ne manquent en réalité pas de pertinence pour notre propos. Selon
notre hypothèse, c’est la difficulté qu’ont dû éprouver les autorités et les officiels
concernés par la préparation des questionnaires de ce recensement à catégoriser
le créole (ni langue européenne, ni langue orientale, ni langue africaine, etc.), qui
a dû justifier qu’ils aient recours à cette stratégie de nomination particulière, à la
fois implicite et efficace. Car l’option de donner des intitulés en tête de chaque ca-
tégorie de langues aurait exigé que le créole ait également le sien. Ce qui n’aurait
pas manqué de poser problème (on verra cela en détail plus loin), tandis que le
faire ainsi permet non seulement de contourner le problème de la classification
du créole, mais surtout de faire émerger les noms des autres catégories comme
des évidences acceptées et reconnues de tous, des présupposés dont la remise
en question n’est même pas présentée comme envisageable. Cela relève de la
stratégie politico-discursive fine et elle est d’autant plus redoutable qu’elle se fait
dans la discrétion la plus absolue et passe totalement inaperçue.
Ce préalable posé, il importe maintenant d’interroger davantage les glossony-
mes figurant dans le tableau en tentant de jauger la pertinence en contexte mau-
ricien de l’information mentionnée plus haut relative au lien entre glossonymie et
ethnonymie. Plus exactement, et pour aller plus loin que la simple mise en rapport
onomastique, nous vérifierons dans quelle mesure les glossonymes en circulation
à Maurice possèdent non seulement des correspondants ethnonymiques endogè-
nes, mais aussi des fonctions ethno-symboliques. Dans la mesure où cet aspect
fonctionnel est censé, du moins en principe, être inversement proportionnel au
degré de véhicularité de la ou des langues à l’étude, nous ferons également de la
place à ce paramètre dans nos considérations.
LESLIENSENTREGLOSSONYMIE,ETHNONYMIE,VALEUR
ETHNO-SYMBOLIQUEDESLANGUESETDEGRÉDEVÉHICULARITÉ
Pour une meilleure compréhension de la situation, les choses sont d’abord
présentées dans un tableau, en proposant un classement des glossonymes qui cor-
respond à deux ordres distincts : un ordre décroissant par rapport au degré de
6
Le terme anglicisant Hindi-speaking est parfois utilisé pour désigner cette entité ethno-linguistique
(Carpooran, 2003a, p. 89-91).
7
Pour plus de détails sur ce sujet, voir Carpooran, 2003b.
LEBHOJPURIETLECRÉOLE:DEUXGLOSSONYMESPOPULAIRES
SOCIALEMENTSTIGMATISÉS
Levocable«bhojpuri»
Le vocable bhojpuri désigne une langue encore moins prestigieuse que le
créole dans les représentations des Mauriciens. En dépit de la relative popularité
que puisse connaître ce mot aujourd’hui, il y a lieu de penser qu’il était, il y a
cinq ou six décennies de cela, inconnu de ceux-là mêmes qui l’utilisaient quoti-
diennement depuis près d’un siècle comme langue de communication usuelle ou
qui l’avaient tout simplement comme langue « maternelle » (Neerputh, 1986). Une
enquête effectuée en 2008 par des étudiants de l’Université de Maurice auprès de
certaines familles au sein desquelles il existe encore une présence bhojpuriphone
laissait comprendre que ce sont les auto-glossonymes langaz8 et kalkatia9 qui ont
pendant longtemps servi de désignatifs majeurs à cette variété linguistique issue de
l’État de Bihar et ayant pris, au contact du créole mauricien, des consonances suf-
fisamment particulières pour être considérée comme une variété spécifiquement
mauricienne (Neerputh, 1986). Selon les informations recueillies sur le terrain, le
terme bhojpuri serait parvenu dans l’usage mauricien sous l’influence de la socio-
linguistique variationniste qui émergeait dans les années 1960 comme une disci-
pline phare des sciences sociales et qui s’intéressait de plus en plus aux pratiques
linguistiques fondées sur l’usage de langues (ou de variétés de langues) ne faisant
pas partie du courant officiel ou n’étant pas imposées par la tradition comme pres-
tigieuses. Il s’agirait d’un hétéro-glossonyme technolectal qui se serait par la suite
vernacularisé avant d’être intégré dans l’usage populaire. Ce sont surtout la politi-
que et les médias qui ont réellement favorisé cette intégration.
On notera au passage une absence quasi absolue du vocable bhojpuri avant
les années 1980 lorsqu’il s’agit de lister officiellement les langues indiennes en
présence à Maurice. En examinant le parcours officiel de ce mot, on note que c’est
8
Terme créole qui tire son origine du mot français langage, mais qui a une résonance péjorative pour
beaucoup de Mauriciens en ce sens qu’il désigne principalement des variétés vernaculaires non pres-
tigieuses (Carpooran, 2003c, p. 20).
9
Il s’agit d’un ethnonyme populaire, utilisé autrefois et encore aujourd’hui dans certains milieux, pour
désigner les immigrants indiens venus à Maurice en transitant par le port de Calcutta, situé au Nord
de l’Inde (Delval, 1984, p. 189).
Levocable«créole»
En tant que substantif, le mot créole a commencé par désigner des humains
nés dans les colonies au temps de la colonisation européenne (Chaudenson,
1992). En tant que désignatif linguistique par contre, le mot a d’abord eu une fonc-
tion adjectivale avant d’être substantivé. On a effectivement commencé par parler
de « patois créole », de « parler créole » ou de « langue créole », avant de recourir
au simple terme « créole ». S’il est généralement admis que le sens principal qu’a
eu cet adjectif dans la plupart des îles de la zone américano-caraïbe et de la plu-
part de celles de l’océan Indien était celui de « né dans les îles » ou « né sur place »
par opposition à ce qui était importé ou provenait d’ailleurs (à noter que le terme
s’appliquait aussi bien à des humains qu’à des animaux, voire quelquefois à des
végétaux, Chaudenson, 1992), il n’est pas établi que le mot ait jamais eu ce sens
généralisant à Maurice. Par contre, l’évolution transcatégorielle (de l’adjectif au
substantif) que le mot a connue à Maurice, identique à celle qu’on a pu constater
ailleurs, correspond dans une large mesure à une reconnaissance de son existence
en tant qu’idiome autonome – et non plus un « dialecte » ou un « patois » rattaché
à une autre langue – et à une appréciation progressive de sa représentation dans
la conscience collective.
Nous savons que cette évolution est attribuable autant à des facteurs exogè-
nes au pays qu’à des facteurs tributaires de mouvances politiques et idéologiques
locales. Parmi les facteurs exogènes, le plus notable est sans doute la reconnais-
sance (une forme d’adoubement en quelque sorte) par la linguistique européenne
du créole « en tant que langue », au sens saussurien du terme. Parmi ceux liés à
Lecréole:dutabouaucapitalpolitique
Lecréole:unmottabou
Le vocable créole a fait l’objet d’un tabou manifeste dans la législation lin-
guistique mauricienne (Carpooran, 2005). L’aspect le plus révélateur n’est pas tant
la mise à l’ombre du mot lui-même, que les stratagèmes « circonlocutoires » dé-
ployés par les législateurs pour éviter le mot « honni » alors même que les réalités
linguistico-juridiques incontournables auxquelles faisaient référence les lois en
question ne pouvaient concerner que le créole (et le créole uniquement), lan-
gue de communication principale de la majorité des Mauriciens. L’article (g) 189
de la loi sur les tribunaux de 1945 à propos des cas de dispense de traduction des
témoignages en matière criminelle en est un exemple illustratif :
Lorsqu’au cours d’un procès devant un juge de la Cour suprême assisté ou non
d’un jury, un témoin s’exprime dans une langue comprise par l’accusé, par tous
les jurés ainsi que par le juge, les représentants du ministère Public et les avocats
paraissant dans l’affaire, l’audition de ce témoin pourra se faire dans cette langue
et il ne sera pas nécessaire de traduire sa déposition en anglais (Cziffra, 1982,
p. 9-15).
Compte tenu du fait : (1) que l’article 131-3 de cette même loi sur les tribunaux
prend déjà en charge les cas où une provision doit être faite pour une traduction
de témoignage en cours (Carpooran, 2005a, p. 121-123); (2) que ce même article
se montre explicite quant à la possibilité pour les témoignages de se faire ou en an-
glais ou en français, soit les deux seules langues véhiculaires en dehors du créole
(Carpooran, 2005a, p. 121-123); (3) que la circonlocution périphrastique : « une
langue comprise par l’accusé, par tous les jurés ainsi que par le juge, les repré-
sentants du ministère Public et les avocats paraissant dans l’affaire… » contenue
dans l’article 189 ne peut en aucune façon s’appliquer à des langues ethniques ou
infra-ethniques, d’autant que les dépositions faites en cour constituent des biens
publics (donc théoriquement accessibles à tous), il est clair que c’est au créole et
au créole seul que peut renvoyer la périphrase. Mais pour des raisons qui relèvent
Lecréole:uncapitalpolitique
C’est ainsi que la campagne électorale pour les récentes élections législati-
ves (5 mai 2010) s’est singularisée, entre autres choses inédites, par la présence
dans les manifestes des deux principaux blocs en lice dans cette joute du projet
d’inclure formellement la langue créole à l’école primaire. Le plus étonnant dans
l’histoire n’est pas tant l’audace politique de ces engagements (compte tenu de
l’attitude timorée que les autorités ont toujours à l’égard de cette langue), mais le
climat de consensus relatif qui a suivi leur annonce (réaffirmée à plusieurs reprises
par les deux blocs durant la campagne électorale). Tout s’est passé comme s’il
suffisait qu’il n’y ait plus de polarisation politique explicite sur la question (mais
plutôt convergence concurrentielle) pour que cessent les débats et les polémiques
sur la question.
L’actuel ministre de l’Éducation (le même qui occupait ce portefeuille minis-
tériel aux moments des élections) s’était pourtant un peu emmêlé les pinceaux
sur la question du créole en 2008 au moment où il venait d’entrer en fonction à la
faveur d’un remaniement ministériel. À deux reprises, il a qualifié publiquement
le créole de « dialecte », ce qui lui a valu un certain nombre de critiques (L’Express
du 30 mars 2009). Désormais sensible, semble-t-il, aux conséquences politiques de
la dynamique ethno-identitaire créole10, mais influencé également par le travail
inlassable de certaines mouvances associatives ou politiques de gauche (dont le
LPT, Ledikasion Pu Travayer11) et par les réalisations didactiques tant dans les filières
préprofessionnelles des écoles catholiques (connues sous le nom Prevokbek12)
que dans le monde universitaire (création de plusieurs modules de créole à l’Uni-
versité de Maurice depuis 2007 et surtout la sortie en 2009 du premier dictionnaire
10
Le rôle du prêtre catholique créole Jocelyn Grégoire et de son action à la tête de la Fédération des
Créoles mauriciens doit être signalé ici.
11
Littéralement « l’Éducation pour les travailleurs ».
12
Raccourci en créole mauricien pour Filières prévocationnelles du Bureau d’éducation catholique.
LESMOTSCRÉOLEETBHOJPURIDANSLESRECENSEMENTS
DÉCENNAUX
À la lumière d’un examen des recensements des dernières décennies, il appa-
raît clair que les autorités mauriciennes ont été sérieusement embarrassées par le
traitement à accorder aux vocables créole et bhojpuri dans les formulaires destinés
aux officiers du Bureau des statistiques. De toute évidence, l’évitement a été beau-
coup plus difficile ici qu’ailleurs, d’abord parce qu’il n’était sans doute plus pos-
sible de nier certaines évidences scientifiques désormais établies et ensuite parce
que le vocable créole avait commencé à occuper depuis la fin des années 1970 (et
jusqu’en 1982) une place relativement importante dans les discours politiques dits
« de gauche » (Carpooran, 2005).
Mais ce qui semble le plus pertinent est moins la présence en soi de ce voca-
ble dans les formulaires de recensement que les tournures linguistiques employées
pour justifier cette présence. Cet argument est illustré dans le tableau 3. Une at-
tention particulière doit être portée aux formules périphrastiques de caution qui
accompagnent les consignes administratives relatives à la présence des vocables
créole et bhojpuri, de même qu’à la date où le terme bhojpuri commence à apparaître
dans les formulaires comparativement à créole14.
13
Diksioner morisien d’Arnaud Carpooran, 2009, Koleksion Text Kreol, Maurice, 1 017 pages.
14
Toutes les informations sont issues du Central Statistical Office 1962, 1972, 1983, 1990 et 2000
respectivement, mais c’est l’auteur qui souligne.
En 1962, le créole était déjà considéré comme une langue pour les besoins
du recensement, mais il était officiellement appelé « patois créole ». Le même
traitement est observé en 1972, où l’on ajoute une précision restrictive qui était
absente en 1962, soit celle qui stipule que c’est pour les besoins du recensement
« SEULEMENT » que le patois créole sera considéré comme une langue. En 1983, cet
adverbe est remplacé par « également » qui donne implicitement une indication
sur la percée, en dix ans, du créole et de son glossonyme dans les représentations
des Mauriciens, percée dont semble avoir bénéficié le bhojpuri, qui y fait sa pre-
mière apparition « officielle ». La situation semble avoir davantage évolué à partir
de 1990, où l’on constate que le créole et le bhojpuri (désormais bien en selle)
sont désormais considérés comme des langues, sans l’ajout d’une justification
quelconque. C’est une avancée évidente et positive dans la manière de nommer
ces langues choses, bien qu’en dehors des textes de recensement et à l’exception
DELAMÉTAPHORISATIONGLOSSONYMIQUE
Si donner un nom à un idiome est une manière de lui donner une reconnais-
sance et une visibilité sociale et choisir délibérément de ne pas le faire est l’indica-
tion d’une intention contraire (surtout si le mutisme est officiel) ou à tout le moins
le reflet d’une situation délicate, il y a lieu de signaler que des moyens de formula-
tion moins directe que la glossonymisation pure existent et permettent de nommer
des langues sans réellement les nommer. Nous les appellerons des métaphores
glossonymiques en choisissant de nous arrêter sur le cas de deux d’entre elles qui
nous paraissent les plus à même de symboliser la sémantisation particulière, liée
d’une manière ou d’une autre à l’ethnicité, que subissent certains mots propres
aux sciences sociales et humaines, quand ils sont employés à Maurice. Il s’agit de
la « langue maternelle » et de la « langue ancestrale »16.
Lalanguematernelle:l’ambiguïtéd’unconcept
Depuis plusieurs décennies, la notion de langue maternelle à Maurice est
réductible pour beaucoup au seul créole, alors que dans les faits le français et le
bhojpuri méritent également ce qualificatif, ne serait-ce qu’à titre d’accessit. Cela
n’est évidemment pas exempt d’ambiguïtés. Depuis longtemps, la sociolinguistique
a remis en cause l’usage même du terme – langue de la mère?, langue première
de l’enfant?, celle du foyer?, celle de la communauté à laquelle on appartient?,
du territoire où l’on naît? (Mackey dans Moreau, 1997, p. 183-185) –, lui préférant
celui de « langue première », plus facilement définissable objectivement. Or le
vocable fait partie du jargon politique international depuis les années 1950, soit
lorsque l’UNESCO a commencé à faire sien le combat en faveur de la reconnais-
sance des langues maternelles (UNESCO, 1953 et 1982). Les langues maternelles
sont ici vues comme des langues minorées de communautés étant elles-mêmes
15
Il s’agit d’un rapport commandité par le gouvernement d’alors sur l’élaboration, par un groupe de
linguistes de l’Université de Maurice et du Mauritius of Education, d’une seule graphie (graphie har-
monisée, d’où le nom Grafi-larmoni) du créole mauricien (Carpooran, 2005b).
16
Nous ne reviendrons pas sur le cas de l’appellation « langue orientale » déjà soulevé plus haut, mais
nous préciserons uniquement qu’à Maurice, l’épithète « oriental » est souvent synonyme d’« indien »
alors qu’« asiatique » implique à la fois « indien » et « chinois ».
17
À Maurice, quatre éditions ont eu lieu jusqu’à maintenant depuis 2006, mais l’expérience pourrait ne
pas être renouvelée, le programme électoral de l’actuel gouvernement n’en faisant pas mention.
18
Comme c’est principalement cette dimension qui a été la plus mise en exergue, il s’est développé
par contrecoup de nouvelles écoles de pensée linguistico-pédagogiques à Maurice qu’on pourrait
qualifier d’« anti-langue maternelle », dont la caution internationale semble reposer sur deux réfé-
rences : Singapour et les Seychelles. D’une part, le « succès » économique des dernières décennies à
Singapour serait attribuable, dit-on, à la politique des langues adoptée par Singapour dans l’ensei-
gnement, politique axée sur l’usage intensif de l’anglais, langue étrangère. D’autre part, l’« échec »
relatif du système éducatif des Seychelles pourrait être le résultat d’une politique axée depuis 1982
sur un usage formel et relativement intensif du créole dans les premières années de la scolarité. La
question de l’emploi de la « langue maternelle » à l’école divise autant les théoriciens du langage que
ceux de l’enseignement.
CONCLUSION
Ce petit excursus au cœur des glossonymes en usage à Maurice avait pour
principal but de faire prendre conscience de la pertinence sociologique ou poli-
tique de certains faits sociolinguistiques habituellement considérés comme allant
de soi. Ainsi, le fait de nommer (ou de ne pas nommer) une langue n’est pas tou-
jours un acte (ou un non-acte) aussi gratuit qu’on pourrait, de prime abord, être
tenté de croire et a fortiori lorsqu’on se trouve dans des situations de plurilinguisme
où les langues ne sont pas que de simples moyens d’expression ou de simples
outils de communication. Calvet (1999, p. 282) est à cet égard beaucoup plus ra-
dical : « […] le fait de nommer la langue constitue une intervention sur le milieu :
le nom donné aux langues n’est jamais neutre ». Dans le cas mauricien, outre le
fait que ce survol nous ait aidé à mieux comprendre sur une base historique le
pourquoi de certaines appellations, il nous a également permis d’avoir un meilleur
aperçu sur un plan davantage processuel du comment de leur mise en place. Si
la glossonymie renvoie uniquement au fait de donner un nom à une langue, la
glossonymisation, de son côté, est un processus qui peut être long et complexe.
Mais les deux nous ramènent vers la question des « représentations » linguistiques,
lesquelles, nous le rappelle Calvet (1999, p. 282), « [à défaut de faire] à elles seules
l’histoire des langues, en sont [néanmoins] l’un des moteurs ».