Thérèse Raquin

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Thérèse Raquin, Emile Zola (1867)

Résumé
Thérèse Raquin est l'enfant d'une union entre un capitaine de l'armée française en Algérie et d'une femme africaine.
Sa mère meurt. A deux ans, Thérèse est confiée à sa tante (la soeur de son père) pour qu'elle s'occupe d'elle. Celle-ci a
un fils, Camille, fragile et souvent malade. Les deux enfants vont grandir ensemble.
Quand Thérèse a 21 ans, elle épouse Camille. Ce mariage satisfait Mme Raquin. Mais rapidement Camille en a assez
de la campagne et veut aller s'installer à Paris, il rêve de travailler dans une grande administration. Mme Raquin se
rend dans la capitale, trouve une boutique et un appartement à louer au passage du Pont Neuf. Ils s'installent dans le
logement et les femmes ouvrent une mercerie dans les locaux de la boutique. Camille, de son côté, trouve un travail
dans l'administration des chemins de fer d'Orléans.
Trois années de vie monotone pour Thérèse s'écoulent. Cependant, la visite chaque jeudi soir de quatre invités
rythment ses semaines. Ce sont le vieux Michaud, un commissaire de police retraité et ami de Mme Raquin, son fils
Olivier, aussi policier, sa femme Suzanne et Grivet, un employé des chemins de fer d'Orléans que Camille a connu au
travail. Ses rencontres sont l'occasion de boire du thé et de jouer aux dominos. Thérèse déteste ces soirées.
Un jour Camille rencontre Laurent, employé aux chemins de fer parce qu'il n'a pas réussi à vivre de sa peinture. Les
deux hommes se connaissaient lorsqu'ils étaient enfants mais ils s'étaient brouillés. Il l'invite à venir un jeudi soir.
Pendant la soirée, Laurent propose à Camille de faire un portrait. Il accepte.
Pendant qu'il peint, Thérèse, fascinée, l'observe sans cesse. Sur le chemin du retour, Laurent décide de devenir
l'amant de Thérèse et de l'embrasser dès la première occasion. Quelques jours plus tard, le portrait est terminé mais il
est étrange car il représente plus un noyé qu'un être vivant, tellement les couleurs sont ternes. Cependant, Camille est
satisfait. Dès que Laurent se trouve seul avec Thérèse, il l'embrasse. Elle résiste d'abord puis se laisse faire.
Les amants se rencontrent régulièrement pendant les huit mois suivants. Ils trouvent chacun des excuses pour pouvoir
se retrouver : Laurent quitte son travail dans la journée et Thérèse dit à sa tante qu'elle doit prendre l'air parce qu'elle
se sent mal. Ils se voient dans la chambre de Thérèse sous les yeux du chat François.
Au bout de ces huit mois, le patron de Laurent lui interdit de quitter son travail et pendant deux semaines les amants
ne peuvent plus se retrouver. Cependant, Thérèse parvient à quitter le domicile familial un soir. Auprès de son amant,
elle a l'idée de tuer Camille pour que leur amour puisse être pleinement vécu.
Un jeudi soir, quelques semaines plus tard, ils entendent Michaud qui raconte l'histoire d'un meurtre qui n'a jamais
été puni.
Un mois passe. Laurent, Thérèse et Camille se promènent à Saint-Ouen. Avant de manger, Laurent à l'idée d'aller faire
un tour en barque sur la Seine. Avant de monter à bord, il annonce à Thérèse qu'il va tuer Camille.
Arrivé au milieu du fleuve et à l'abri des regards, il pousse Camille par-dessus bord mais celui-ci en se débattant a le
temps de le mordre au cou avant de tomber à l'eau. Quand Laurent est certain que Camille est mort, il fait chavirer la
barque et appelle à l'aide. Des canotiers viennent à son secours. Laurent leur dit qu'il s'agit d'un accident, tout le
monde le croît.
Laurent et Camille se rendent chez Michaud, Olivier et Suzanne pour leur raconter l'accident. Les canotiers ajoutent
qu'ils ont vu la scène ce qui donne du poids au récit de Laurent. Madame Raquin est extrêment choquée par la mort
de son fils.
Pour être sûr que Camille est bein mort, Laurent se rend quotidiennement à la morgue. Au bout de plus d'une
semaine, le corps du défunt y est exposé, gonglé d'eau parce qu'il est resté plusieurs jours dans l'eau.
Le jeune homme retourne aussi régulièrement à la boutique pour s'occuper des deux femmes. Les soirées du jeudi
reprennent. Quinze mois passent. Laurent est de plus en plus anxieux car le spectre de Camille le hante. Et puis sa
morsure au cou ne disparaît pas. De son côté, Thérèse est victime d'insomnies.
Plus tard, Michaud a une idée : il décrète que Thérèse a besoin d'un mari et désigne Laurent comme étant l'homme
idéal. Laurent fait semblant de se laisser convaincre par Michaud.
Lors de leur nuit de noces, Thérèse et Laurent ne peuvent pas dormir. Ils croient que le fantôme de Camille est dans
leur chambre. Toutes les nuits leurs craintes réapparaissent. Laurent croit même que le mort a pris possession du
corps du chat. Ils ne peuvent se reposer car dès qu'ils s'allongent pour dormir, le corps de Camille se met entre eux
deux.
Quelques mois plus tard, Camille décide de quitter son travail à l'administration pour se consacrer entièrement à la
peinture. Mais à chaque fois qu'il fait un portrait, c'est celui de Camille qui apparaît. Il renonce à peindre.
Madame Raquin devient paralysée et muette. Un soir, alors qu'il fait une crise de nerfs, Laurent évoque les détails du
meurtre devant la vieille femme. Celle-ci essaie de dire la vérité aux invités du jeudi mais ils ne la comprennent pas.
La vie de Thérèse et de Laurent devient un enfer : ils sont à bout de nerfs et ils se disputent beaucoup et de plus en
plus violemment. Laurent bat Thérèse car cela soulage ses angoisses. Un jour, il tue le chat. Madame Raquin pleure
l'animal presqu'autant qu'elle a pleuré son fils.
Après six mois de mariage Camille et Laurent ne se supportent plus et décident de mettre fin aux jours de l'autre sans
qu'aucun des deux ne se doute de leurs intentions. Laurent achète du poison et Camille cache un couteau. Une fois les
invités du jeudi partis, Laurent verse un verre d'eau empoisonné à Thérèse et celle-ci prend le couteau. Lorsqu'ils
s'aperçoivent de ce qu'ils préparent, ils décident de se suicider en buvant chacun la moitié du verre.
Madame Raquin assiste au spectacle en savourant la scène de leur double mort.

Texte d’étude : extrait du premier chapitre

« Au bout de la rue Guénégaud, lorsqu’on vient des quais, on trouve le passage du Pont-Neuf, une sorte de
corridor étroit et sombre qui va de la rue Mazarine à la rue de Seine. Ce passage a trente pas de long et deux
de large, au plus ; il est pavé de dalles jaunâtres, usées, descellées, suant toujours une humidité âcre ; le
vitrage qui le couvre, coupé à angle droit, est noir de crasse.

Par les beaux jours d’été, quand un lourd soleil brûle les rues, une clarté blanchâtre tombe des vitres sales et
traîne misérablement dans le passage. Par les vilains jours d’hiver, par les matinées de brouillard, les vitres
ne jettent que de la nuit sur les dalles gluantes, de la nuit salie et ignoble.

À gauche, se creusent des boutiques obscures, basses, écrasées, laissant échapper des souffles froids de
caveau. Il y a là des bouquinistes, des marchands de jouets d’enfant, des cartonniers, dont les étalages gris de
poussière dorment vaguement dans l’ombre ; les vitrines, faites de petits carreaux, moirent étrangement les
marchandises de reflets verdâtres ; au-delà, derrière les étalages, les boutiques pleines de ténèbres sont autant
de trous lugubres dans lesquels s’agitent des formes bizarres.

À droite, sur toute la longueur du passage, s’étend une muraille contre laquelle les boutiquiers d’en face ont
plaqué d’étroites armoires ; des objets sans nom, des marchandises oubliées là depuis vingt ans s’y étalent le
long de minces planches peintes d’une horrible couleur brune. Une marchande de bijoux faux s’est établie
dans une des armoires ; elle y vend des bagues de quinze sous, délicatement posées sur un lit de velours bleu,
au fond d’une boîte en acajou.

Au-dessus du vitrage, la muraille monte, noire, grossièrement crépie, comme couverte d’une lèpre et toute
couturée de cicatrices. »

Texte d’étude : extrait du chapitre XI

« Thérèse était demeurée sur la rive, grave et immobile, à côté de son amant qui tenait l'amarre. Il se baissa,
et, rapidement, à voix basse : «Prends garde, murmura-t-il, je vais le jeter à l'eau... Obéis-moi... Je réponds de
tout.» La jeune femme devint horriblement pâle. Elle resta comme clouée au sol. Elle se raidissait, les yeux
agrandis.
«Entre donc dans la barque», murmura encore Laurent.
Elle ne bougea pas. Une lutte terrible se passait en elle. Elle tendait sa volonté de toutes ses forces, car elle
avait peur d'éclater en sanglots et de tomber à terre.
«Ah! ah! cria Camille... Laurent, regarde donc Thérèse...C'est elle qui a peur !... Elle entrera, elle n'entrera
pas... » II s'était étalé sur le banc de l'arrière, les deux coudes contre les bords du canot, et se dandinait avec
fanfaronnade. Thérèse lui jeta un regard étrange ; les ricanements de ce pauvre homme furent comme un
coup de fouet qui la cingla et la poussa. Brusquement, elle sauta dans la barque. Elle resta à l'avant. Laurent
prit les rames. Le canot quitta la rive, se dirigeant vers les îles avec lenteur.

Le crépuscule venait. De grandes ombres tombaient des arbres, et les eaux étaient noires sur les bords. Au
milieu de la rivière il y avait de larges traînées d'argent pâle. La barque fut bientôt en pleine Seine. Là, tous
les bruits des quais s'adoucissaient; les chants, les cris arrivaient, vagues et mélancoliques, avec des
langueurs tristes. On ne sentait plus l'odeur de friture et de poussière. Des fraîcheurs tramaient. Il faisait
froid.
Laurent cessa de ramer et laissa descendre le canot au fil du courant.

En face, se dressait le grand massif rougeâtre des îles. Les deux rives, d'un brun sombre taché de gris, étaient
comme deux larges bandes qui allaient se rejoindre à l'horizon. L'eau et le ciel semblaient coupés dans la
même étoffe blanchâtre. Rien n'est plus douloureusement calme qu'un crépuscule d'automne. Les rayons
pâlissent dans l'air frissonnant, les arbres vieillis jettent leurs feuilles. La campagne, brûlée par les rayons
ardents de l'été, sent la mort venir avec les premiers vents froids. Et il y a, dans les cieux, des souffles
plaintifs de désespérance. La nuit descend de haut, apportant des linceuls dans son ombre.

Les promeneurs se taisaient. Assis au fond de la barque qui coulait avec l'eau, ils regardaient les dernières
lueurs quitter les hautes branches. Ils approchaient des îles. Les grandes masses ; tout le paysage se
simplifiait dans le crépuscule ; la Seine, le ciel, les îles, les coteaux n'étaient plus que des taches brunes et
grises qui s'effaçaient au milieu d'un brouillard laiteux.

Camille, qui avait fini par se coucher à plat ventre, la tête au-dessus de l'eau, trempa ses mains dans la
rivière.
«Fichtre! que c'est froid! s'écria-t-il. Il ne ferait pas bon de piquer une tête dans ce bouillon-là. »
Laurent ne répondit pas. Depuis un instant il regardait les deux rives avec inquiétude ; il avançait ses grosses
mains sur

ses genoux, en serrant les lèvres. Thérèse, roide, immobile, la tête un peu renversée, attendait.
La barque allait s'engager dans un petit bras, sombre et étroit, s'enfonçant entre deux îles. On entendait,
derrière l'une des îles, les chants adoucis d'une équipe de canotiers qui devaient remonter la Seine. Au loin,
en amont, la rivière était libre.

Alors Laurent se leva et prit Camille à bras-le-corps.

Le commis éclata de rire.

« Ah ! non, tu me chatouilles, dit-il, pas de ces plaisanteries-là... Voyons, finis : tu vas me faire tomber.

Laurent serra plus fort, donna une secousse. Camille se tourna et vit la figure effrayante de son ami, toute
convulsionnée. Il ne comprit pas ; une épouvante vague le saisit. Il voulut crier, et sentit une main rude qui le
serrait à la gorge. Avec l’instinct d’une bête qui se défend, il se dressa sur les genoux, se cramponnant au
bord de la barque. Il lutta ainsi pendant quelques secondes.

« Thérèse ! Thérèse ! » appela-t-il d’une voix étouffée et sifflante.

La jeune femme regardait, se tenant des deux mains à un banc du canot qui craquait et dansait sur la rivière.
Elle ne pouvait fermer les yeux ; une effrayante contraction les tenait grands ouverts, fixés sur le spectacle
horrible de la lutte. Elle était rigide, muette.

« Thérèse ! Thérèse ! » appela de nouveau le malheureux qui râlait.

À ce dernier appel, Thérèse éclata en sanglots. Ses nerfs se détendaient. La crise qu’elle redoutait la jeta
toute frémissante au fond de la barque. Elle y resta pliée, pâmée, morte.

Laurent secouait toujours Camille, en le serrant d’une main à la gorge. Il finit par l’arracher de la barque à
l’aide de son autre main. Il le tenait en l’air, ainsi qu’un enfant, au bout de ses bras vigoureux. Comme il
penchait la tête, découvrant le cou, sa victime, folle de rage et d’épouvante, se tordit, avança les dents et les
enfonça dans ce cou. Et lorsque le meurtrier, retenant un cri de souffrance, lança brusquement le commis à la
rivière, les dents de celui-ci lui emportèrent un morceau de chair.
Camille tomba en poussant un hurlement. Il revint deux ou trois fois sur l’eau, jetant des cris de plus en plus
sourds.

Laurent ne perdit pas une seconde. Il releva le collet de son paletot pour cacher sa blessure. Puis, il saisit
entre ses bras Thérèse évanouie, fit chavirer le canot d’un coup de pied, et se laissa tomber dans la Seine en
tenant sa maîtresse. Il la soutint sur l’eau, appelant au secours d’une voix lamentable. »

Texte d’étude : extrait du chapitre XIII

« Au bout d’une semaine, Laurent était écœuré. La nuit, il rêvait les cadavres qu’il avait vus le matin. Cette
souffrance, ce dégoût de chaque jour qu’il s’imposait, finit par le troubler à un tel point qu’il résolut de ne
plus faire que deux visites. Le lendemain, comme il entrait à la morgue, il reçut un coup violent dans la
poitrine : en face de lui, sur une dalle, Camille le regardait, étendu sur le dos, la tête levée, les yeux
entrouverts.

Le meurtrier s’approcha lentement du vitrage, comme attiré, ne pouvant détacher ses regards de sa victime. Il
ne souffrait pas ; il éprouvait seulement un grand froid intérieur et de légers picotements à fleur de peau. Il
aurait cru trembler davantage. Il resta immobile, pendant cinq grandes minutes, perdu dans une
contemplation inconsciente, gravant malgré lui au fond de sa mémoire toutes les lignes horribles, toutes les
couleurs sales du tableau qu’il avait sous les yeux.

Camille était ignoble. Il avait séjourné quinze jours dans l’eau. Sa face paraissait encore ferme et rigide ; les
traits s’étaient conservés, la peau avait seulement pris une teinte jaunâtre et boueuse. La tête, maigre,
osseuse, légèrement tuméfiée, grimaçait ; elle se penchait un peu, les cheveux collés aux tempes, les
paupières levées, montrant le globe blafard des yeux ; les lèvres tordues, tirées vers un des coins de la
bouche, avaient un ricanement atroce ; un bout de langue noirâtre apparaissait dans la blancheur des dents.
Cette tête, comme tannée et étirée, en gardant une apparence humaine, était restée plus effrayante de douleur
et d’épouvante. Le corps semblait un tas de chairs dissoutes ; il avait souffert horriblement. On sentait que
les bras ne tenaient plus ; les clavicules perçaient la peau des épaules. Sur la poitrine verdâtre, les côtes
faisaient des bandes noires ; le flanc gauche, crevé, ouvert, se creusait au milieu de lambeaux d’un rouge
sombre. Tout le torse pourrissait. Les jambes, plus fermes, s’allongeaient, plaquées de taches immondes. Les
pieds tombaient.

Laurent regardait Camille. Il n’avait pas encore vu un noyé si épouvantable. Le cadavre avait, en outre, un
air étriqué, une allure maigre et pauvre ; il se ramassait dans sa pourriture ; il faisait un tout petit tas. On
aurait deviné que c’était là un employé à douze cents francs, bête et maladif, que sa mère avait nourri de
tisanes. Ce pauvre corps, grandi entre des couvertures chaudes, grelottait sur la dalle froide. »

Texte d’étude : Extrait du chapitre XXXII

« À ce moment, cette sensation étrange qui prévient de l’approche d’un danger fit tourner la tête aux époux,
d’un mouvement instinctif. Ils se regardèrent. Thérèse vit le flacon dans les mains de Laurent, et Laurent
aperçut l’éclair blanc du couteau qui luisait entre les plis de la jupe de Thérèse. Ils s’examinèrent ainsi
pendant quelques secondes, muets et froids, le mari près de la table, la femme pliée devant le buffet. Ils
comprenaient. Chacun d’eux resta glacé en retrouvant sa propre pensée chez son complice. En lisant
mutuellement leur secret dessein sur leur visage bouleversé, ils se firent pitié et horreur.

Mme Raquin, sentant que le dénouement était proche, les regardait avec des yeux fixes et aigus.

Et brusquement Thérèse et Laurent éclatèrent en sanglots. Une crise suprême les brisa, les jeta dans les bras
l’un de l’autre, faibles comme des enfants. Il leur sembla que quelque chose de doux et d’attendri s’éveillait
dans leur poitrine. Ils pleurèrent, sans parler, songeant à la vie de boue qu’ils avaient menée et qu’ils
mèneraient encore, s’ils étaient assez lâches pour vivre. Alors, au souvenir du passé, ils se sentirent tellement
las et écœurés d’eux-mêmes, qu’ils éprouvèrent un besoin immense de repos, de néant. Ils échangèrent un
dernier regard, un regard de remerciement, en face du couteau et du verre de poison. Thérèse prit le verre, le
vida à moitié et le tendit à Laurent qui l’acheva d’un trait. Ce fut un éclair. Ils tombèrent l’un sur l’autre,
foudroyés, trouvant enfin une consolation dans la mort. La bouche de la jeune femme alla heurter, sur le cou
de son mari, la cicatrice qu’avaient laissée les dents de Camille.

Les cadavres restèrent toute la nuit sur le carreau de la salle à manger, tordus, vautrés, éclairés de lueurs
jaunâtres par les clartés de la lampe que l’abat-jour jetait sur eux. Et, pendant près de douze heures, jusqu’au
lendemain vers midi, madame Raquin, froide et muette, les contempla à ses pieds, ne pouvant se rassasier les
yeux, les écrasant de regards lourds. »

La préface à la deuxième édition de Thérèse Raquin

« J'avais naïvement cru que ce roman pouvait se passer de préface. Ayant l'habitude de dire tout haut ma
pensée, d'appuyer même sur les moindres détails de ce que j'écris, j'espérais être compris et jugé sans
explication préalable. Il paraît que je me suis trompé.

La critique a accueilli ce livre d'une voix brutale et indignée. Certaines gens vertueux, dans des journaux non
moins vertueux, ont fait une grimace de dégoût, en le prenant avec des pincettes pour le jeter au feu. Les
petites feuilles littéraires elles-mêmes, ces petites feuilles qui donnent chaque soir la gazette des alcôves et
des cabinets particuliers, se sont bouché le nez en parlant d'ordure et de puanteur. Je ne me plains nullement
de cet accueil; au contraire, je suis charmé de constater que mes confrères ont des nerfs sensibles de jeune
fille. Il est bien évident que mon oeuvre appartient à mes juges, et qu'ils peuvent la trouver nauséabonde sans
que j'aie le droit de réclamer. Ce dont je me plains, c'est que pas un des pudiques journalistes qui ont rougi en
lisant Thérèse Raquin ne me paraît avoir compris ce roman. S'ils l'avaient compris, peut-être auraient-ils
rougi davantage, mais au moins je goûterais à cette heure l'intime satisfaction de les voir écoeurés à juste
titre. Rien n'est plus irritant que d'entendre d'honnêtes écrivains crier à la dépravation, lorsqu'on est
intimement persuadé qu'ils crient cela sans savoir à propos de quoi ils le crient.

Donc il faut que je présente moi-même mon oeuvre à mes juges. Je le ferai en quelques lignes, uniquement
pour éviter à l'avenir tout malentendu.

Dans Thérèse Raquin, j'ai voulu étudier des tempéraments et non des caractères. Là est le livre entier. J'ai
choisi des personnages souverainement dominés par leurs nerfs et leur sang, dépourvus de libre arbitre,
entraînés à chaque acte de leur vie par les fatalités de leur chair. Thérèse et Laurent sont des brutes
humaines, rien de plus. J'ai cherché à suivre pas à pas dans ces brutes le travail sourd des passions, les
poussées de l'instinct, les détraquements cérébraux survenus à la suite d'une crise nerveuse. Les amours de
mes deux héros sont le contentement d'un besoin; le meurtre qu'ils commettent est une conséquence de leur
adultère, conséquence qu'ils acceptent comme les loups acceptent l'assassinat des moutons; enfin, ce que j'ai
été obligé d'appeler leurs remords, consiste en un simple désordre organique, et une rébellion du système
nerveux tendu à se rompre. L'âme est parfaitement absente, j'en conviens aisément, puisque je l'ai voulu
ainsi.

On commence, j'espère, à comprendre que mon but a été un but scientifique avant tout. Lorsque mes deux
personnages, Thérèse et Laurent, ont été créés, je me suis plu à me poser et à résoudre certains problèmes :
ainsi, j'ai tenté d'expliquer l'union étrange qui peut se produire entre deux tempéraments différents, j'ai
montré les troubles profonds d'une nature sanguine au contact d'une nature nerveuse. Qu'on lise le roman
avec soin, on verra que chaque chapitre est l'étude d'un cas curieux de physiologie. En un mot, je n'ai eu
qu'un désir : étant donné un homme puissant et une femme inassouvie, chercher en eux la bête, ne voir même
que la bête, les jeter dans un drame violent et noter scrupuleusement les sensations et les actes de ces êtres.
J'ai simplement fait sur deux corps vivants le travail analytique que les chirurgiens font sur des cadavres. »

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