Passagers Dans Leternite

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JACQUES HEITZ

PASSAGERS DANS L’ÉTERNITÉ

roman
Apprends à écrire tes blessures sur le sable

Et à graver tes joies dans la pierre

Lao Tseu

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CHAPITRE PREMIER

La fête au village

La Ruissanne vous connaissez ? Idyllique.


Saint-Romand- les-Hautes-Vallées ? Un enchantement.
Mon appartement au premier étage de l’immeuble Bella Vista avec vue sur
la place du village ? Un havre de paix.

En cet après-midi d’été on n’entend que les bêlements des moutons au


loin, les clarines des vaches un peu plus haut sur les pentes herbeuses. Mes
seuls repaires du temps : le lever et le coucher du soleil, le clocher de
l’église qui sonne les heures. Télévision et portable éteints.

Je ne suis là que depuis trois semaines mais cette vie m’émerveille après
des années de pression et d’insécurité maintenant que je suis sorti des eaux
troubles de la politique et des marécages de la haute finance. Menaces et
intimidations, convocations au commissariat, téléphone sur écoute. Suivi ou
pas suivi ? Lettre contenant une balle de revolver et le dessin d’un cercueil
pour tout message. Promesse de sommes mirobolantes pour acheter mon
silence et laisser les truands truander en paix.

La paix je la trouve ici. Non monnayée. Je n’ai pas cédé aux sirènes de la
corruption. Bravo Lionel ! Tu es resté intègre. Et donc pauvre. Enfin pas tout
à fait. J’ai de quoi vivre pendant six mois. A contempler depuis ma terrasse
la splendeur des montagnes éternelles aux sommets jadis enneigés,
maintenant dénudés. Oui, même l’éternité change. Témoins les photos sépia
sur les murs de mon appartement de location où l’on voit des paysans
endimanchés dans des rues sans voiture encombrées de charrettes tirées
par d’épais chevaux de trait. Et sur le mur d’en face sont accrochées les skis
en bois de jadis.

Sur ma terrasse, les doigts de pied en éventail, une bouteille de bière sur
la petite table à côté de mon fauteuil en osier, je vois sans être vu la place du
village qui sort de la torpeur de la sieste. A la terrasse du café d’en face, sous
les parasols, quelques touristes affalés. Trop tôt pour le retour des
randonneurs partis depuis ce matin sur les chemins balisés renforcer leur
cœur, leurs jambes et la promesse ou l’illusion d’une longue vie en bonne
santé. Des employés de la mairie viennent enguirlander de drapeaux

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tricolores le monument aux morts (14-18 et 39-45) au centre de la place.
Tant de morts pour un si petit village. Deux pick-up poussiéreux chargés de
tables et de tréteaux s’engagent dans la grand-rue en direction de la mairie
pavoisée où aura lieu le bal du 14 juillet.

Tiens ! voilà mon ami Bob le Furieux qui traverse la place encore écrasée
de chaleur. Ce fut jadis un solide gaillard coureur des bois, familier de la
neige, du froid et des longs affûts pour des clichés aussi rares que
magnifiques que lui achetaient les estivants ou les skieurs. Il est maintenant
vieux, voûté, un bandana écarlate contenant ses cheveux gris. Il cultive
volontiers un air farouche. Il boite un peu et maudit la terre entière. Enfin…
pas la terre innocente mais les hommes responsables de sa dévastation. Il
m’a considéré avec méfiance au début. Ce Monsieur de Paris avec ses
jumelles autour du cou, qui se prétend spécialiste des oiseaux ? Un
ornithologue ? Tiens donc voyez-vous ça ! Quelques picons bières plus tard,
chez Philou au pied des remontées mécaniques, il s’est dégelé après avoir
testé ma connaissance des pies-grièches et des tétras-lyres. Bob sait
l’emplacement de l’aire des aigles sur des falaises inaccessibles, des tanières
où les louves mettent bas. Il a même vu dans les mélèzes un lynx, une fois,
une seule fois. Il ne révèlerait ses secrets pour rien au monde aux touristes
et surtout pas aux chasseurs, deux catégories d’humains qui ne suscitent
chez lui que mépris.

En revanche le conducteur de la camionnette hors d’âge qui en ce


moment traverse la place a droit à toute sa considération. Il lui fait signe.
Enzo arrête le moteur et une conversation s’engage que je ne peux entendre
depuis ma terrasse. Enzo est le médiateur, le porte-parole, en aucun cas le
chef, de l’écovillage installé à la Grande Combe à deux kilomètres d’ici au
fond de la vallée. Une installation vue d’un très mauvais œil au début.
Pensez donc ! Ces jeunes sortis de nulle part qui se croient plus malins que
les autres et veulent tout révolutionner. Je vous le dis moi : au premier hiver
un peu sérieux, avec des températures à moins vingt degrés et des congères
plus hautes que le toit des voitures, vous allez les voir décamper pour se
réfugier dans le cocon de leurs familles à la ville. Des vergers bios, des
légumes bios, laissez-moi rire ! Et ça méprise nos saucisses aux choux, ça ne
veut manger que végétarien, ne pas faire de tort à la nature qu’ils disent. Ils
discutent avec les chasseurs (poliment, en face ils sont armés) pour qu’ils
ne viennent pas traquer les animaux et les achever jusque sous leurs
fenêtres. Parmi eux deux architectes ont construit des maisons aux
huisseries étanches, aux larges baies vitrées qui captent le soleil,
réchauffent les pièces et permettent de réduire le chauffage. Ont restauré
de vieilles maisons à l’abandon et même installé des yourtes, oui des

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yourtes, je vous demande un peu, la Mongolie en plein cœur des Hautes
Alpes. Ils disent que tous les peuples premiers savaient que la ligne droite
et l’angle droit n’existent nulle part dans la nature et sont mauvais pour
l’énergie. La preuve : les tipis, les yourtes, les cases, les huttes, les igloos
sont toujours construits en cercle. Allez discuter avec des énergumènes
pareils. Ils organisent des stages de « désintoxication numérique » pendant
lesquels des esclaves de l’informatique, sevrés de portables, d’ordinateurs
et de télévision retrouvent la paix des temps anciens sans écrans et
redeviennent sensibles au chant des petits oiseaux, au murmure du torrent,
aux frissons des arbres dans le vent. Il y a aussi un naturopathe ancien
médecin radié de l’Ordre pour avoir refusé de se faire vacciner. Un
pharmacien dégoûté de constater les effets secondaires sous-estimés des
médicaments qu’il vendait. Un charpentier. Une ébéniste. Un ingénieur en
informatique innovante qui après avoir intégré quelques pools en open
space avec un salary très motivant a profité d’un burn out providentiel pour
changer de life. Qui gagne de l’argent dans cet inventaire à la Prévert ?
Télétravail. Bon, les deux architectes, d’accord, ils doivent être pleins aux as.
Mais le SDF sans un sou logé dans un vieux camping car et qui bêche le
potager ? Malgré cette inégalité criante, ils mettent tout leur argent en
commun ? Pourquoi pas leurs femmes tant qu’on y est…

A la longue la méfiance est tombée. Les écolos viennent se ravitailler aux


deux épiceries du village, dédaignent le supermarché, mettent leurs enfants
à l’école, emmènent les anciens qui n’ont pas de voiture au centre médical à
l’entrée de la vallée, ramènent à leurs propriétaires brebis égarées ou
vaches en vadrouille. De braves petits. Simplement ils ne mangent pas de
viande et ne tuent pas les animaux. Aussi Bob est-il devenu leur copain.
Bien qu’il s’étonne toujours de la façon dont fonctionne leur communauté.

Des échanges qui ne sont pas basés sur l’argent et les rapports de force …
où a-t-on jamais vu ça ? Et la loi de la jungle et la lutte des classes, ils
prétendent les abolir ? Oui Monsieur. Pas de chefs mais des décisions prises
à la majorité lors d’assemblées non machistes où siègent même les femmes
et les enfants. On y convient de l’entretien des canaux d’irrigation, de la
surveillance à tour de rôle dans la nurserie, des courses à faire dans les
deux épiceries du village non-écolo. Un magasin d’alimentation bien installé
tenu toute l’année par Pascal tout seul qui s’épuise à la tâche. Et un autre,
très critiqué des habitants parce qu’il n’est ouvert qu’en saison. Vous me
direz : un couple de jeunes, il fallait s’y attendre, ça ne pense qu’aux
vacances.

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Enzo quitte Bob le Furieux et voilà qu’apparaît un trio cher à mon cœur.
Marjolaine, préadolescente fluette avec son père Samson, un homme trapu,
massif avec de grandes mains que beaucoup dans le village disent
miraculeuses. Samson est kiné, guérisseur et coupeur de feu. Avec eux
chemine un Malamute chien de traineau plus à sa place l’hiver dans le gel et
la neige que par cet été torride. Comme les écolos du village voisin ce chien
est pacifique. Un effet sans doute de l’excellente éducation dispensée par
Samson et Marjolaine à ce toutou de quarante kilos. Il s’appelle Gandhi pour
des raisons que je n’ai pas besoin d’expliquer, participe aux jeux des
enfants, les accompagne en balade, peut être attelé à une luge et servir à
l’école de modèle vivant pendant les cours de science de la nature quand
Léa, professeur des écoles, épouse de Samson et mère de Marjolaine fait
observer aux élèves la dentition de Gandhi. Au cas où un enfant serait tenté
d’expérimenter sur le chien ses pulsions sadiques, la pédagogue expose la
puissance de ses mâchoires et la longueur de ses canines.

De ma terrasse je regarde s’éloigner le Malamute et main dans la main le


père et la fille. J’éprouve un sentiment de sécurité inhabituel. Rien ici ne me
menace. Ni les musiciens qui traversent la place dans deux breaks bourrés
de matériel pour aller installer la sono devant la mairie, ni les pompiers
dans leur camion rouge sans sirène ni gyrophare. Ils vont sécuriser le
périmètre au bord de la Ruisse d’où fuseront les fusées du feu d’artifice.
Rien à craindre non plus de ces deux gamines en short et débardeur qui
sortent de la boulangerie en léchant avec un plaisir évident un cornet de
glace. Ce qui n’appelle de ma part aucune interprétation scabreuse. Parfois
disait Freud un cigare n’est rien d’autre qu’un cigare. Ce qui n’est pas tout à
fait vrai, l’abus de cigares étant en partie à l’origine de son cancer de la
mâchoire.

Alors que je me lève et m’apprête à rentrer dans l’appartement, je vois


sortir la gérante de l’agence immobilière au rez-de-chaussée de mon
immeuble. Agathe Audran est en strict tailleur gris comme il convient à son
emploi mais sitôt sur la place elle enlève sa veste. Apparaît alors en plein
soleil une belle jeune femme brune aux cheveux courts qui se retourne vers
les appartements de Bella Vista et me fait un signe de la main. Son sourire
efface la moue dédaigneuse que lui donnent d’habitude les coins tombants
de sa bouche. Elle s’éloigne vers l’épicerie de son père Pascal. Elle ne l’aide
jamais ce père toujours débordé et toujours amer quand il n’est pas avec un
client. Sa femme l’a quitté il y a quelques années pour un plus rigolo que lui.
Elle ne revient jamais dans la Ruissanne et n’a avec sa fille d’autre contact
qu’une carte postale à Noël. A laquelle Agathe ne répond pas.

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Mon premier échange avec elle pour prendre les clefs de mon
appartement a été purement formel. Le bureau climatisé de l’agence. Deux
employées devant leur ordinateur et Agathe. « Vous vous plairez ici
Monsieur Cabrera. Vous verrez, c’est très calme. L’hiver on skie et on se
pète les genoux, l’été on marche et on a mal aux pieds ». Au gré de
rencontres fortuites dans les commerces ou dans la rue elle est passée du «
Vous Monsieur Cabrera» à «Toi Lionel». Comme tout se sait dans le village,
elle n’a pas tardé à apprendre qu’à l’heure de l’apéritif je suis chez Philou au
pied des pistes à siroter un picon bière en observant sans jumelles les
oiseaux humains. La première fois elle est passée comme en flânant, a fait
mine de s’étonner de me trouver là, je ne m’attarde pas, un thé vert s’il vous
plaît, je ne te dérange pas au moins ? Visage rond sous ses cheveux courts,
regard vif. Séduisante, séductrice. Le flirt comme un jeu. Suis-je prêt à
jouer ?

Je feins ne pas m’apercevoir qu’elle me sonde. Elle m’avoue sans ambages


son ambition : sortir au plus vite de la vallée. Pour moi un refuge, un havre
de paix. Pour elle un bled sans avenir dont elle veut s’échapper. Elle a gagné
à dix-huit ans le concours de beauté Miss Hautes Alpes, a fréquenté à
Briançon les rares endroits huppés où elle espérait dénicher le jeune
homme de bonne famille qui la sortirait de la Ruissanne et la Durance. Elle
veut ensuite concourir pour le titre de Miss France et s’installer à Paris dans
un appartement sur les quais de la Seine avec vue sur Notre Dame. Mais les
concours sont truffés de pièges, de coups bas, d’humiliations. Elle renonce
et révise son plan de carrière. Un homme raisonnablement riche à Grenoble
ou sur la côte ferait l’affaire. Après quelques recherches dans les
établissements branchés de Briançon et Gap elle a ferré un ponte de
l’immobilier avec des bureaux à Marseille et dans les Hautes Alpes. Marié,
trois enfants, quinze ans de plus qu’elle, broutilles que tout cela quand on
veut s’en sortir. Patrick Deltombe a dépensé beaucoup d’argent pour elle,
preuve d’attachement, non ? Il lui laisse conduire sa Porsche, il lui jure qu’il
va bientôt quitter sa femme. Il s’essaie à la poésie : « Pour un sourire de toi
je vendrais des paquets d’actions ». Quand sa famille est ailleurs il lui fait
visiter son bel appartement de huit pièces avec vue sur le Vieux Port. Et ils
vont souvent s’ébattre dans son mas d’Aix-en-Provence au pied de Sainte
Victoire. La belle vie telle qu’elle l’entend.

Le temps passe, on se lasse. On se casse ? Quand il recherche une


collaboratrice fiable pour s’occuper de la gestion des immeubles de Bella
Vista, Agathe se propose. Elle s’ennuie avec cet amant peu disponible. Elle
pense à l’avenir. Elle connait bien cette vallée où elle espérait ne jamais
revenir mais elle y revient – très provisoirement croit-elle. La voilà à la tête

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d’une agence où elle fait fonction de directrice pour un salaire trop
modeste. Elle espère encore pêcher un assez gros poisson pour pouvoir
quitter la vallée. Suis-je ce gros poisson ? Elle n’en sait pas assez sur moi.

Comment évaluer la fortune d’un estivant qui a réglé sa location en


liquide, ne roule pas dans une berline de luxe mais dans la voiture de
Monsieur tout le monde et ne se soucie guère de son habillement ? Tu es
marié ? me demande-t-elle sans détours. Non, ni femme ni enfants. Et ton
vrai métier c’est vraiment observer les oiseaux ? Qui te paie, ça ne doit pas
rapporter gros ? Je me débrouille, je travaille pour le muséum d’histoire
naturelle à Paris, j’écris des articles. L’argent n’a pas l’air de t’importer
beaucoup. Ce n’est pas ma première préoccupation. Et tu as des projets ?
Parfaitement. Avec Bob le Furieux et quelques amis, recenser le nombre de
chouettes Athéna dans la Ruissanne et le communiquer à la LPO, la ligue de
protection des oiseaux. Athéna, c’est la déesse de la sagesse.

Elle me regarde perplexe – « Je me fous d’elle ? » - boit une gorgée de thé.


Suis-je vraiment cet ornithologue inutile pour son ascension sociale ? Ou les
petits oiseaux ne sont-ils qu’une couverture ? Dans le doute, se dit-elle peut-
être, continuons à tisser des liens. Je commence à redouter qu’elle n’ait
auprès de moi une mission de surveillance voire d’espionnage. Au profit de
qui ? Mystère mais je ressens à nouveau cette excitation du danger, du
double jeu, tout ce que fut ma vie ces dernières années. Pas de femme donc
mais une copine ? me demande-t-elle avec tous les signes d’un vif intérêt,
visage ouvert et grands yeux confiants.

Je m’invente illico un grand amour. Une Brésilienne je ne te dis pas. Une


splendeur. Journaliste à l’international hélas trop souvent absente de Paris.
Mais quand elle est là ! Une relation tellement intense, tellement fusionnelle
qu’elle aurait pu nous calciner tant nous sommes épris l’un de l’autre. Pour
encore pimenter notre amour et y ajouter le zeste du danger, je précise que
les sbires de Bolsonaro surveillent de très près cette démocrate qui a publié
des articles révélant les multiples affaires de corruption du clan
présidentiel. Décidément le picon bière m’inspire. Me croit-elle ? Elle ne fait
aucun commentaire mais son ton se fait plus enjoué.

- C’est quoi ce que tu bois ? Je peux goûter? Oh ! mais c’est drôlement


bon.
- Et ici chez Philou tu peux avoir ton picon bière dans un grand verre.
- Quels sont les risques ?

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- Voir la vie sous de riantes couleurs. Croire en un avenir radieux. Et
peut-être vertige en te levant et démarche chaloupée en regagnant la
chambrette chez ton papa.
- Formidable ! J’en prends un.

Après quelques gorgées elle est en veine de confidence. Sujet principal :


elle-même évidemment et la fourberie des hommes. Les promesses de
l’agent immobilier qui lui faisait miroiter une vie de rêve. Et patatras ! la
passion retombe et elle se retrouve à gérer cette agence de Saint-Romand.

- Je ne suis pas à ma place ici. Mais patience ! Je sais les moyens de me


sortir de ce bled. J’ai photocopié toute la comptabilité parallèle de
l’agence. Pas ici bien sûr, les photocopieuses ont de la mémoire, je suis
allée à Gap. Je sais toutes les irrégularités. Notamment la construction
des nouveaux immeubles près de la Ruisse. Illégale, terrain non
constructible. Même s’il le sait, Deltombe…
- Tu ne l’appelles plus Patrick ?
- … ne se méfie pas, il a une telle confiance en lui, il me croit encore
amoureuse.
- Il se croit un grand homme à qui tu voues admiration et gratitude.
- En tout cas quand j’ai exigé une augmentation il n’a pas moufté et me
l’a accordée sans marchander.
- Tu fourbis tes armes et le moment venu… Dénonciation ? Chantage ?
- Qu’en penses-tu ?
- Le chantage pourrait être profitable. Mais… ça ne te gêne pas de
coucher avec quelqu’un que tu n’apprécies pas ?
- Toi tu devrais rejoindre les doux dingues de l’écovillage. Non violence,
pacifisme. Non mon vieux, tout est rapport de force. Moi je n’ai pas les
moyens de me payer des bons sentiments. Je baise utile. Faut que je me
sorte de ce trou et vite. Avant que je sois devenue trop vieille pour être
encore cotée sur le marché du sexe.

Elle finit son verre d’un geste énervé. Sa bouche a de nouveau cette moue
dédaigneuse que seul le sourire peut effacer. Elle se lève.

- On se verra ce soir. Je suppose que tu n’iras qu’au bal des vieux ? Je


passerai vous voir avant d’aller à celui des jeunes près du lac.
- Voyons si tu fais une sortie digne. Sans vaciller après ton picon bière.

Oui, elle quitte la terrasse d’un pas assuré, suivie du regard furtif des
mâles attablés devant leur apéritif.

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Je reste encore longtemps dans ce bar face à la montée mécanique qui
tranche le bois de mélèzes devant les montagnes à peine mouchetées de
quelques névés. De l’autre côté de la route, revenus des pistes à côté de la
billetterie on déchausse les skis, ou en été on secoue la poussière des
chaussures de randonnée et on vient chez Philou. Un parking devant le
restaurent sert surtout de terrain de boules. Le soir on peut manger une
pizza devant la cheminée crépitante qui ensommeille après le grand air des
sommets. C’est le rendez-vous des copains sur le terrain de pétanque ou au
bar pour l’apéritif et l’hiver on s’alanguit dans les larges fauteuils devant le
feu de bois.

Début de soirée encore ensoleillé. Place à la fête. Fête sur la place. Sur
des tréteaux en plein air recouverts de toile cirée une variété de plats, des
cubitainers de rouge et de rosé, des jus de fruits. Interdiction de se servir
avant le discours du maire. Une estrade avec la sono encore silencieuse.
Léa, institutrice et mère de Marjolaine sort de la bibliothèque à côté de la
mairie et verrouille la porte sur ses trésors : des ouvrages pour tout savoir
sur les Hautes Alpes, faune, flore, climat, sentiers de randonnée, alpinisme,
préparation du génépi ou de la liqueur de mélèze, romans, contes pour
enfants, guides pratiques, photos d’antan. Lieu de rencontre, d’échange de
livres, Léa a su y créer un des endroits les plus agréables du village. C’est
une femme ronde et énergique aux cheveux coupés courts et qui me donne
l’impression de n’avoir peur de rien. Elle repère son frère Léo et sa fille
Marjolaine assis côte à côte sur les chaises en demi-cercle autour de la
scène. Samson les rejoindra après avoir soigné son dernier patient.
Marjolaine explique à une voisine qui s’étonne de ne pas voir Gandhi auprès
d’eux que son chien n’a peur que de l’orage et des feux d’artifice. Il est donc
resté à la maison et ira se tapir tout tremblant sous une table quand
éclateront les premières détonations des fusées.

Je lis les panneaux dans l’entrée de la mairie restée ouverte. Météo


détaillée pour randonneurs et alpinistes. Il fera implacablement beau. Pas
une goutte de pluie à espérer pour la vallée aux prés et cultures déjà
desséchés à la mi-juillet. Annonce de concerts dans l’église, spectacle pour
enfants, propositions de covoiturage. Une notice explique aux randonneurs
l’attitude à adopter face aux Patous de protection qui veillent sur les
troupeaux dans les alpages et éloignent les loups et les chiens errants.

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Convergent maintenant vers la place estivants, villageois et écovillageois,
en couple, en famille, en petits groupes. Enzo avec femme et enfants, le plus
jeune juché sur ses épaules et d’autres habitants de La Grande Combe. Il
parle avec tout le monde même avec ceux qu’il sait chasseurs ou
braconniers et à qui Bob le Furieux refuse de tendre la main ou d’adresser
la parole. Enzo le Beau Gosse tel que le surnomme Agathe est le
conciliateur, celui qui arrondit les angles, rogne les aspérités et apaise les
conflits entre les deux communautés. Il écoute les doléances de l’oncle Léo,
apiculteur de son état et contremaître à la scierie. Il reste si peu de fleurs à
la mi-juillet alors que les années précédentes elles formaient dans les
alpages un tapis multicolore bourdonnant d’insectes et de papillons. Cette
année c’est presque le désert. Les abeilles ne trouveront pas suffisamment
de pollen. Il faudra les nourrir avec du sucre et il n’aime pas ça Léo.

Samson nous rejoint tandis que Bob le Furieux par ailleurs conseiller
municipal ajuste son bandana rouge, s’assied avec une grimace de douleur
(aïe mes reins) et râle avec entrain.

- Toujours pas là le maire ? Qu’est-ce qu’il va encore nous gazouiller le


pépère ? Une élégie à sa propre gloire. Sous sa direction éclairée
l’avenir de Saint-Romand sera radieux car il se dévoue sans compter
pour notre communauté. En ce jour de fête mes amis laissons de côté
les problèmes qui pourraient nous diviser. Je ne vous dirai donc pas
que les subventions publiques diminuent et que le manque de neige,
donc la baisse de la fréquentation l’hiver, met les comptes de la mairie
dans le rouge. Je n’aborderai pas le projet de créer une nouvelle
remontée mécanique jusque à trois mille mètres d’altitude là où il y a
encore de la neige. Et ouvrir un restaurant là haut et créer de nouvelles
attractions. Je ne vous dirai pas un mot de ce qui coince : la gestion de
l’ensemble confiée à une société privée avec des subventions
publiques. Forte opposition d’une partie du conseil municipal.
L’abattage de centaines d’arbres, la destruction de nids et de l’aire de
reproduction des tétras-lyres, l’exploitation des réserves collinaires
d’eau pour faire de la neige artificielle, tout cela est une folie d’un autre
âge quand on croyait pouvoir exploiter une nature inépuisable. Sont
pour : les entrepreneurs, les chasseurs, les commerçants, le patron de
la scierie et le patron de l’agence immobilière Bella Vista. Bref tous
ceux qui en attendent des bénéfices. Sont contre : les écolos, les
membres de la LPO dont toi Lionel, ceux qui se sont installés ici pour
développer l’artisanat, la naturopathie, la culture biologique. Donc…

… donc le projet se fera car les puissants gagnent toujours.

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Monsieur le Maire est arrivé ceint de son écharpe tricolore et
s’apprête à prendre la parole. C’est la première fois que je vois cet
homme replet au visage rond sans le moindre affleurement de l’os sous
la peau. Costume gris clair cravate rouge teint fleuri sourire inaltérable.
Il boutonne son veston, ajuste sa cravate, escalade péniblement les
trois marches qui donnent accès à l’estrade. L’écharpe tricolore confère
à son aspect rondouillard une grande dignité. Son discours comme l’a
prévu Bob sera consensuel, sans plus d’aspérité que son visage et
légèrement soporifique. Mais les estomacs encore vides maintiennent
une certaine vigilance et nul ne s’endort.

Monsieur le Maire conclut en appelant à la solidarité de toute une


communauté soudée pour faire face aux défis de notre époque et
développer la prospérité dans notre belle vallée si chère à nos cœurs. Il
récolte des applaudissements clairsemés, vide un verre de vin, serre
quelques mains et s’en va sans avoir été agressé par personne.

Et c’est la ruée vers le buffet. A l’assaut non de la Bastille dont on


commémore la prise mais du saucisson, des tapas, des quiches, des
tourtes et des tartes. Place aux bavardages, aux franches ripailles et à la
dégustation d’un petit vin sans prétention mais frais et libérateur.
Tandis que les musiciens prennent place sur l’estrade, je vois s’arrêter
un peu à l’écart une BMW grand luxe. Francisco Padilla, me dit Samson.
Le patron de la scierie, de restaurants et de multiples entreprises dans
la vallée de la Durance et en Italie. Bob ignore sa main tendue et s’en
détourne car Padilla est chasseur et sert souvent du gibier dans les
dîners qu’il donne pour les grosses légumes de la Ruissanne et des
Hautes Alpes. Il serrera d’autres mains, notamment celles de son
contremaître Léo l’Apiculteur. Si Samson, Léa et Enzo restent à
distance, bien des habitants répondent avec empressement à ses
sourires et ses paroles aimables. Personne ne se risque à lui demander
pourquoi Mme Padilla ne l’accompagne pas au bal. Epouse discrète,
effacée ? On ne les voit jamais ensemble. Peut-être est-elle satisfaite de
son rôle de maîtresse de maison fortunée. La plupart des familles ici
ont au moins un membre qui travaille à la scierie, dans le centre
commercial à l’entrée de la vallée ou dans un des trois restaurants de
Padilla. Il est le plus gros employeur de la région et ne manque jamais
de rappeler qu’il est le bienfaiteur qui donne des emplois aux gens. Ma
mère qui n’avait pas lu Marx disait : « Il faut des riches pour faire
travailler les pauvres ».

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A la nuit tombée les guirlandes s’allument. Musique. On danse.
Vieilles chansons, rengaines à l’accordéon. Tangos un peu poussifs (les
gens sont âgés) valses qui donnent vite le vertige aux hypertendus,
rocks pas trop endiablés qui font virevolter les robes à fleurs. Les
Messieurs bougent avec prudence pour ménager les genoux ou la
sciatique. Padilla danse galamment avec plusieurs mamies. Je
surprends son regard inquiet qui scanne l’assemblée. Que craint-il ?
Mystère. Marjolaine, jupe longue sur son corps fluet, se déchaine du
haut de ses treize ans avec son oncle, son père, sa mère et, toute
rougissante, un slow avec Enzo le Beau Gosse. Moi je ne danse pas. Je
veille sur un cubitainer de rosé rapidement asséché par Léo et
quelques autres. J’entends malgré la musique le grondement d’une
moto qui se rapproche, s’arrête. On coupe le moteur et apparaît à mes
yeux stupéfaits, enlevant son casque et secouant ses cheveux, Agathe
Audran ! Moulée dans une combinaison de cuir noir ! Extraterrestre,
ange exterminateur ? Ma panoplie pour une extase érotique ne
comprend ni cuir ni latex mais je demeure saisi par sa démarche féline
et intrépide à la fois quand elle m’approche et me traite sans ambages
de gardien des poivrots. Et se verse du rosé dans un gobelet en carton.

Padilla s’est éclipsé.

- Je te croyais dans la nature à guetter toute la nuit les chouettes Athéna.


- Je te croyais chez ton papa dans ta chambrette en train de vérifier la
comptabilité de l’agence, vêtue d’un pyjama rose en pilou qui me
troublerait moins que ta tenue de motard.
- Je ne suis peut-être pas une sage petite fille. Ex Miss Hautes Alpes, ne
l’oublions pas.
- Ton patron ne viendra pas se mêler à la plèbe d’un bal populaire ?
- Deltombe est à Antibes et Saint-Jean Cap Ferrat à négocier avec des
oligarques russes l’achat de propriétés géantes. Ils vont jongler avec
des millions dont aucun ne parviendra jusqu’à la petite agence
immobilière de Saint-Romand… Il me l’a filée pour se débarrasser de
moi.
- Geste peu élégant, reconnaissons-le.
- A part ça je n’ai pas de pyjama en pilou rose.
- Tu dors dans la combinaison de cuir noir ?
- Je dors nue. C’est plus simple et plus sain. Lionel : je te vois tout pataud,
tout alourdi pas le vin. Allons danser avec les jeunes près du lac.
- Mais je ne suis plus jeune. Ma place est ici avec les mamies. C’est moins
risqué.

13
- De quoi as-tu peur ? D’y aller en moto avec moi ? De trahir ta belle
Brésilienne en cédant à tes pulsions lascives ?
- Agathe, je suis venu ici pour trouver la paix et le repos.
- J’ai un casque pour toi. Allez en route !
- Agathe, j’ai horreur des musiques assourdissantes. Et de ces danses où
on ne se touche même pas.
- Tu danseras quelques slows avec moi. Ma combinaison de cuir comme
une seconde peau, imagine Lionel. Et puis le cuir ça sent bon. Faut pas
te laisser aller mon vieux. Viens ! le feu d’artifice va commencer. On le
verra de là-bas.
- Non je reste ici je ne cherche que la paix et le repos.

Donc nous sommes allés là-bas près du lac. Que pèsent mes réticences
face aux injonctions d’Agathe ? Tous jeunes sauf moi. On boit des cocktails,
on fume des joints et on danse chacun pour soi, les yeux dans le vague.
Selfies pris à bout de bras tout en gigotant. On se filme les uns les autres.
Apparaître sur les écrans semble plus important que la fête elle-même. J’ai
bu, j’ai refusé des joints, j’ai dansé, parfois collé à la combinaison de cuir
ondulante d’Agathe puis je suis sagement allé me coucher.

C’est le lendemain que le corps sans vie de Francisco Padilla le


bienfaiteur de la vallée a été découvert dans une gravière, la gorge écrasée
par un collier de serrage à quelques kilomètres de sa scierie. Sa BMW aux
vitres explosées gisait dans un fossé à 300 mètres de là.

14
CHAPITRE 2

Sur les hauteurs de Saint-Romand

Par une radieuse matinée d’été Cristobal Perez Brentano sort du Grand
Hôtel de Briançon traînant lui-même sa valise à roulettes et suivi d’un
groom portant avec précaution un costume de scène dans un plastique
transparent. Brentano a un bref moment d’agacement : dans les milieux
chics on vous traite comme des handicapés ou des vieillards : on vous ouvre
les portes, on se charge de vos bagages, on vous débarrasse de votre
manteau. Ne faites rien vous-même, on fait tout pour vous. Vos mains ne
servent qu’à dégainer votre portefeuille ou signer des chèques. Même faire
soi-même son café dans les suites des palaces où il a vécu une bonne partie
de sa vie, un vrai café, Brentano est colombien quand même, peut passer
pour un acte révolutionnaire.

A quatre-vingts ans ce Monsieur a encore une démarche assurée bien


qu’un peu raide. A son âge ne devrait-il pas commencer à montrer tous les
signes de la décrépitude ? Avoir la décence de tomber malade comme tout
un chacun ? Et confirmer à ses contemporains que la vieillesse est bien un
naufrage. Eh bien ! non. Il marche sans boiter, il n’a pas les mains qui
tremblent, sa voix ne chevrote pas, il aligne ses phrases sans bégayer. Ni
Alzheimer ni Parkinson ne s’intéressent à lui. Pas plus que la sclérose en
plaques ou la maladie de Charcot. En restant obstinément en bonne santé il
suscite l’admiration mais aussi l’envie et la rancune des malades de son âge
strictement diététiques alors qu’il boit chaque jour sans dommage une
bouteille de bon vin. Ce matin il se sent comme un gamin libéré de l’école. Et
intérieurement il triomphe, il pavoise. Il est venu à bout de ce concert
redouté. Pas de trous de mémoire alors qu’il joue encore sans partition,
presque pas de fausses notes. Il s’installe avec plaisir au volant de son 4x4.
Un plaisir légèrement coupable. Pas très écolo ce véhicule mais quand on
habite la Ruissanne où il neige six mois par an, il faut quatre roues motrices.
Bon il l’a choisi à essence, il n’a pas pris les plus grosses cylindrées pour
éviter le blâme de ses amis écolos, Bob le Furieux en particulier qui n’est
pas un modèle de tolérance.

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Enfin seul à rouler en chantonnant le long de la Durance ensoleillée. Il
échappe à l’accablante bienveillance de tous ces gens qui l’entourent
d’attentions et s’émerveillent qu’il puisse encore aligner des phrases sans
bégayer et jouer la paraphrase de Liszt sur Rigoletto sans accroc. De quoi
veut-on le protéger ? De la mort qui vient, qui viendra à l’heure qui lui
convient ? Allons donc… Quand ses forces l’abandonneront, pas d’Ehpad
pour Cristobal, il grimpera au prix d’un effort exténuant au sommet de la
falaise surplombant de deux cents mètres la Ruissanne. Ses papiers sont en
ordre, il laissera les clefs à la gouvernante, une dernière veillée avec les
amis et bonsoir tout le monde. Il s’envolera de la falaise, un court instant
deviendra oiseau avant de se disloquer en bas. Son âme rejoindra-t-elle au
ciel son fils bien aimé suicidé lui aussi mais à trente ans ?

Il arrive à un rond-point qui, à chaque fois qu’il l’aborde réveille dans sa


tête Belle figlia del amo-ore du Rigoletto de Verdi dont il a joué hier la
paraphrase. Et plus loin après le supermarché qu’il laisse sur sa droite ça ne
rate jamais, c’est la Tosca qui déroule son chant déchirant. Il s’arrête au
centre de pisciculture pour acheter des truites. Sorties d’un grand bassin
avec une épuisette, quatre d’entre elles recevront le coup de matraque qui
les tuent instantanément. Cristobal veut croire qu’elles n’ont pas eu le
temps de souffrir. Bien emballées, glissées dans le sac isotherme à demeure
dans le coffre et en route.

Le voilà à Prelles qui lui remet toujours en mémoire des préludes de


Chopin qu’il se chantonne en pianotant les rythmes sur le volant. La route
descend en lacets jusqu’à la Vallouise et ses sommets à quatre mille mètres.
Réservés aux alpinistes chevronnés. Un air surgit qu’il n’identifie pas tout
de suite. Ah si ! la folle cavalcade du concerto de Sibélius pour violon. Qu’il
laissera l’obséder jusqu’à Mont-Dauphin, sa gare à droite qui vous mène à
Marseille ou à Paris en train de nuit et son fort Vauban à gauche qui le
regarde de haut. Toute la frontière avec l’Italie est parsemée de ces
ouvrages d’art. Comme si l’Italie que Brentano aime tant pouvait être un
ennemi ! Il poursuit son chemin tandis qu’éclate à ses oreilles le puissant
solo de clarinette qui ouvre la Rhapsodie in blue de Gerschwin. Rendu
célèbre par le Manhattan de Woody Allen, l’homme qui quand il entendait
du Wagner avait envie d’envahir la Pologne.

Encore quelques kilomètres et en tournant à gauche vers l’Italie il


s’engage dans la Ruissanne. A l’entrée de la vallée, devant l’accès au centre
commercial, ralentissement, petit bouchon. Arrêté, Brentano contemple
avec ravissement les silhouettes de deux jeunes filles de dos. Sous les jeans
(pourquoi portent-elles ces tissus épais alors qu’il fait si chaud ?) leurs

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derrières dansants, leurs fesses allègres lui font oublier un instant que sa
prostate grillée par la radiothérapie le condamne à une monastique
chasteté. Regret, nostalgie ? Oui mais pas d’amertume, la matinée est trop
lumineuse et le concert d’hier soir lui a donné toute satisfaction. Et voilà
qu’un papillon rouge et noir se pose un instant sur le pare-brise et
déclenche aussitôt dans sa tête les Papillons de Schumann suivis d’une
virevoltante sonate de Scarlatti. Ces pièces toutes de fantaisie allègent le
tempérament foncièrement sérieux de Brentano qui a passé l’essentiel de sa
vie sur un tabouret de piano. Une enfance très disciplinée sous l’autorité
d’une mère peu incline à l’indulgence et une vie d’adulte soumise aux
impératifs d’une carrière internationale. Ne fais rien qui puisse abîmer tes
précieux doigts et surtout pas d’alpinisme qui sollicite tellement les mains
pendant l’escalade qu’elle te laisse à cinquante ans avec des doigts raidis
d’arthrite et d’arthrose.

Il est maintenant dans les gorges de la Ruisse qualifiées de vertigineuses


par les guides touristiques. Une route étroite en lacets qui alterne tunnels
obscurs et panoramas « incontournables avec vues imprenables à couper le
souffle » selon ces mêmes guides touristiques. Ensuite s’ouvre la vallée,
prairies et mélèzes et à certains méandres de la rivière spots pour rafting et
kayak. Plus loin sur un éperon rocheux un château fort médiéval pour se
protéger de l’Italie. Encore ! Mais qu’ont-ils donc contre le pays du bel canto
que Brentano a élu sa première patrie devant la Colombie et la France ? Non
qu’il ignore la présence des héritiers de Mussolini, des diverses mafias et
des tifosi si peu raffinés qu’ils ignorent tout d’Après une lecture de Dante de
Lizst. Pendant trente ans il a séjourné chaque année à Sienne et à Florence,
à Gênes et à Bologne, à Rome et à Naples, à Sorrente et en Sicile, à Lecce et
en Calabre, à Venise et dans la région des lacs. Et c’est à chaque fois
l’éblouissement de la lumière, des paysages, des centres historiques aux
musées débordants de chefs d’œuvre.

Près de Saint-Romand sur la gauche, témoignage des temps anciens, la


ferme chalet assez délabrée de Marcelle. Grande maison aux soubassements
en pierre. Le reste en bois. Au rez-de-chaussée, on entassait l’hiver vaches
et moutons. Ils dégageaient une chaleur suffisante pour faire monter la
température au premier étage où vivaient Marcelle et sa famille. Sur le côté
gauche de la bâtisse un plan incliné permettait aux charrettes de monter le
foin dans la grange grenier. Des ouvertures étroites dans les murs laissaient
passer peu de lumière et dans la vaste cuisine on devait souvent laisser
même en plein jour une ampoule nue allumée éclairer faiblement la pièce.

17
Marcelle, quatre-vingts-deux ans, la doyenne du village, a tout vu, tout
entendu et n’a peur de rien, même pas de la solitude dans sa maison vidée
des présences humaines ou animales. Plus de mari, mort depuis longtemps,
les hommes ça ne tient pas le coup, plus d’enfants partis à la ville, plus de
bêtes, elle n’a gardé que quelques poules et elle entretient un potager.
Brentano lui achète des œufs, des choux, des carottes, des pommes de terre.
Marcelle parle aux clients les poings sur les hanches, les pieds bien ancrés
dans la terre entre ses rangées de salades. Ceux qu’elle apprécie se
retrouvent à bavarder accoudés à la table de la cuisine en sirotant un vin
douceâtre. Marcelle ne reconnaît pas l’époque actuelle, elle évoque les
temps anciens quand la route n’existait pas encore, seulement des sentiers
muletiers dangereux dans les gorges, impraticables l’hiver quand la neige
isolait la vallée et forçat les gens à rester blottis autour du feu au village.
Puis on construit la route, les tracteurs apparaissent, les mules et chevaux
disparaissent. Dans les années soixante l’exploitation de l’or blanc va tout
changer. Le tourisme apparaît, l’agriculture disparaît. On construit des
hôtels, des immeubles, des chalets, des domaines skiables, des parkings, on
bétonne à tout va pour les gens aisés venus des villes, on ouvre des
commerces de vêtements, des restaurants. Et maintenant, s’attriste
Marcelle, on nous dit que tout ça ne vaut rien, qu’on détruit les ressources
de la nature, qu’avec le changement climatique la Ruissanne sera bientôt un
désert aussi sympathique que le Sahara. Je ne reconnais plus ma vallée. On a
encore démoli une vieille ferme à côté de chez moi pour construire des
immeubles de rapport qu’ils appellent ça. Je ne comprends plus grand chose
à cette vie moderne. Cette histoire de pandémie par exemple. Mes enfants
m’ont obligée à me faire vacciner soi-disant que je suis à risque parce que je
suis vieille. Tout de suite après j’ai attrapé le covid et mes enfants vaccinés
aussi. C’était un produit expérimental, Marcelle, pas un vrai vaccin, a dit
Brentano.

Le matin dès l’aube Marcelle travaille dans son potager et ne s’arrête


qu’en fin de matinée quand le soleil tape trop fort. Elle n’utilise ni engrais ni
pesticide et les écolos viennent de la Grande Combe recueillir ses précieux
conseils. Brentano lui achète ses légumes plus cher que ce qu’elle demande
car Marcelle ignore les prix du marché. Elle a eu du mal à passer des anciens
francs aux nouveaux alors les euros… Elle n’a ni ordinateur ni téléphone
portable juste un frigo, une ligne fixe et la télévision installés d’autorité par
ses enfants inquiets bien plus qu’elle de son isolement. Et s’il t’arrivait
quelque chose ? A ton âge… Une maison de retraite ? Pas question. Ne vous
inquiétez pas les enfants, j’ai mon vélo, je ne suis pas loin de Saint-Romand.
Quand il plaira à Dieu de me rappeler à lui… Que sa volonté soit faite, j’ai
assez vécu.

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Aujourd’hui Marcelle n’est pas chez elle. Brentano l’aperçoit sur la route,
en vélo, sans casque mais un chapeau de paille sur la tête. Il la dépasse,
s’arrête sur le côté de la route, descend et lui fit signe.

- Vous allez à Saint-Romand ? Montez je vous emmène. Ce n’est pas un


temps à pédaler en plein soleil, Marcelle.
- Ce n’est pas de refus. Vrai qu’il fait diablement chaud. Le vélo rentre
dans le coffre ? Bon, alors je m’installe. Il fait frais là-dedans. Vous avez
mis la clim ? Il dit ça mon petit fils, la clim.
- Vous allez chez lui, non ? Votre petit fils le charpentier…
- Eh ! oui ! Pour fêter le quatorze juillet. Je n’ai plus l’âge de danser mais
je sais encore honorer un bon déjeuner. Qu’est-ce que c’est là sur le
côté de la route ?
- Un gendarme. Une voiture dans le fossé.
- Et ces bandes rouges et blanches autour de la voiture ?
- Cordon de police. Un périmètre de sécurité. Bizarre. On ne dirait pas un
accident. La voiture n’a rien. Ah si ! les vitres sont cassées.
- Le gendarme a l’air de bien s’ennuyer tout seul.

Deux kilomètres plus loin, la scierie hérissée de grues et ses montagnes


de bois. En vrac ou rangés en stères. On roule encore un peu et on arrive
dans le village quasi désert à cette heure. Brentano laisse Marcelle devant
la maison de son petit fils, sort le vélo, embrasse la vieille dame sur ses
joues parcheminées.

- Je viens aux provisions demain ou après demain, Marcelle.


- Si vous aimez les framboises… J’en ai de pleins cartons.

Il repasse le pont sur la Ruisse et roule entre les maisons qui s’étagent
sur la colline en face. Presque au sommet du village le chalet de Brentano,
grand, chic, avec une terrasse qui court sur trois côtés. La petite Toyota
rouge de la gouvernante est devant la boîte aux lettres en bois sculpté par
un artisan local. Il arrête son 4x4 dans le garage, prend sa valise, ses truites
et son costume de scène et gravit péniblement l’escalier qui mène à l’étage.
Signe encore discret de son vieillissement : il est essoufflé. Autres indices
de son déclin génétiquement programmé : les taches sur la peau, les
raideurs articulaires et tellement moins de tonus quand il n’est pas au
piano. Et il déteste se l’avouer mais il est fatigué par la tension avant le
concert hier soir, le trajet en voiture ce matin. Il laisse ses bagages dans le
grand salon en L aux murs tout en bois blond, grandes baies vitrées et piano

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à queue Fazioli. Il porte les truites à la cuisine. Maria l’y accueille avec un
grand sourire. « Il y en a deux pour vous et votre mari ». Elle remercie sans
flagornerie. Maria est presque toujours souriante, joviale même, on se
demande bien pourquoi. Ce monde malade voué à la destruction, la
prédation, la pollution, la corruption, la disparition n’arrive pas à altérer sa
bonne humeur ? Eh ! non. Elle va ranger le costume de scène et la valise de
son patron et revient lui détailler le menu du déjeuner qui l’attend.
Charcuteries et fromages ramenés de l’Italie voisine par son fils. Un osso
buco. Et elle s’est permis de déboucher un lalande de pomerol prélevé dans
une des trois armoires à vins. Car le vin pour Brentano ça compte.

- Vous allez me tuer Maria. Comment voulez-vous que je travaille après


tant de délices ?
- Vous ferez la sieste. Vous avez besoin de vous reposer. A votre âge…
- Ah non, ne commencez pas. A mon âge … Se reposer… Ces phrases que
je déteste entendre.
- En voici une autre que vous n’allez pas aimer : soyez raisonnable. Vous
ne pouvez plus vivre comme quand vous n’aviez que soixante ans.
Après le repas repos. Vous aurez toute la soirée et la nuit pour
travailler votre piano. Vous ferez votre jeûne intermittent jusqu’à
demain matin. Vous voulez déjeuner ici ou dans la grande salle ?
- Ici. On est bien dans la cuisine avec vue sur les toits et le clocher de
l’église et ce cimetière si petit qu’on pourrait croire qu’on ne meurt
jamais à Saint-Romand. Vous avez mangé, Maria ?
- Je vais grignoter. Juste pour vous accompagner. Je dîne ce soir avec
mon Giorgio.

Maria Scipione. Venue du Val d’Aoste voisin. Enceinte à dix-sept ans et


chassée de la maison familiale par des parents déshonorés pleins de
courroux. La petite a gravement fauté. Mineure en plus. Que vont dire les
voisins ? Dehors ! Abandonnée, jetée sur les routes sans un sou va-t-elle
connaître le destin d’une prostituée à la Dickens ? D’une Cosette vouée aux
tâches les plus ingrates ? Et le père ? Naturellement il a disparu ? Ah ! les
hommes tous les mêmes, ils n’assument pas. Erreur ! Giorgio Scipione et ses
spermatozoïdes imprudents ne la laissent pas tomber. Hébergés par un
cousin compatissant qui leur conseille de tenter leur chance en France car il
y a du travail là-bas paraît-il depuis la construction du barrage de Serre-
Ponçon. Ils acceptent toutes sortes de petits boulots dans la vallée de la
Durance, survivent, ont un fils qui sera élevé en italien et en français. A
trente ans ils s’installent à Saint-Romand, Giorgio développe une petite
entreprise, il sait tout faire, maçon, plombier, charpentier, il transforme une
bergerie en petite maison très habitable, elle fait des ménages, ils finissent

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par être appréciés de tous, ils ne s’entendent plus traiter de « sales Ritals ».
Leur fils fait les marchés des deux côtés de la frontière, produits italiens
quand il est en France, produits français quand il est en Italie, c’est un
malin.

Il y a vingt ans Maria entre au service de Brentano en pleine dépression


après la mort de son fils. Elle se montre bientôt indispensable tant sur le
plan matériel qu’affectif, sa bonne humeur et son énergie étant un baume
sur les plaies de Brentano qui a annulé ses concerts, traîne en jogging dans
la maison, ne se lave plus, ne se rase plus, s’affale devant la télé avec des
cocktails et suit d’un œil morne des feuilletons et des séries policières dont
il ne gardera le lendemain aucun souvenir. Anesthésié. Insensible. Plus rien
ne l’atteint. Plus de musique, il n’en joue plus, n’en n’écoute pas. Or la
musique est sa nourriture, sa vie. Plus de musique, plus de vie, plus d’envie.
Deux fois par semaine, Samson vient le masser et le dimanche le force à de
courtes randonnées. Il faudra deux ans à Brentano pour se sortir de cette
demi-mort qu’est la démotivation, le à quoi bon, rien n’a d’importance, j’ai
été un mauvais père trop souvent absent, si j’avais été aux côtés de Théo
plus souvent... Allons Cristobal vous êtes un grand musicien, mondialement
connu. J’étais, Maria, j’étais. Je ne suis plus rien.

Deux ans avant qu’il surmonte sa peur de se remettre au piano, de


constater sa perte de virtuosité. Quand il s’y décide enfin, il reprend comme
un débutant, gammes, accords, passages du pouce, comptines, chansons
populaires. Il constate étonné que ses doigts se souviennent de ce que sa
tête a oublié. Des partitions injouées depuis longtemps sont toujours
gravées dans ses nerfs et ses muscles. Des musiques qu’il aurait pu croire
oubliées refont surface dans sa mémoire et ressuscitent les intermezzi, les
« berceuses de ma douleur » de Brahms, et même une rhapsodie qui réveille
une fureur dont il ne se croyait plus capable. Des fausses notes bien sûr,
des tâtonnements, les doigts ont perdu de leur dextérité. Pendant toute la
reconquête de sa technique Maria et Samson seront là, présences discrètes
et vitales.

Elle s’est attablée avec lui dans la cuisine. Elle grignote quelques tapas,
accepte un verre de vin.

- Vous arrivez de Briançon, vous n’êtes donc pas au courant. Le village


est en ébullition, chez Philou les commentaires vont bon train. La
police a commencé à interroger les habitants.
- Pourquoi donc ?
- Monsieur Padilla a été tué près de sa scierie.

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- Quoi ??? Tué ? Padilla a été tué ? Mais comment ? Par qui ?
- Qu’avez-vous donc ? Vous êtes devenu tout pâle. Vous avez l’air
bouleversé. Ce n’était pas un de vos proches pourtant.
- Oh non ! pas proche du tout. Mais… (Il avale une gorgée de vin, se
ressaisit). On sait qui a fait le coup ?
- Mais non. Il a été tué cette nuit. La police commence à peine l’enquête.
Vous n’avez pas vu sur la route devant la gravière une voiture gardée
par un gendarme et entourée d’un cordon de sécurité ?
- Si. Une grosse BMW bleue. Elle m’a frappé parce que les voitures de
luxe ne sont pas si courantes par ici.
- Ce sont des randonneurs partis de bon matin quand tout le monde dort
après la fête qui ont alerté la police. J’ai croisé sur la place du village M.
Cabrera avant de venir ici pour étendre le linge resté dans la machine,
passer l’aspirateur et préparer l’osso buco. Il m’a proposé d’aller avec
lui sur le lieu du crime. Nous avons pris sa voiture. Il y avait plein de
badauds que les flics tenaient à distance. Une ambulance, une voiture
de pompier, une dépanneuse, les gyrophares qui moi me donnent
toujours le frisson. Et puis la police scientifique dans des tenues de
cosmonautes toutes blanches.
- Et on ne sait pas si… Meurtre ou suicide ?
- La police est muette. L’enquête est ouverte. Mais je peux vous dire que
le village n’est plus que rumeurs. Enfin un événement à Saint Romand !
Chacun y va de sa théorie et croit savoir qui est l’assassin.
- Il y a des noms qui circulent ? demande Brentano d’une voix blanche.
- Pas encore mais l’atmosphère va changer ici. Tout le monde va
suspecter tout le monde, on va s’espionner.
- Je suis évidemment hors de cause. Je donnais un concert à Briançon.
Mais Giorgio votre mari… Vous ne m’avez pas dit qu’il n’a jamais voulu
travailler à la scierie ? Pourquoi ? C’est suspect ça.
- La scierie est dangereuse, le bruit infernal. Et on a vite fait d’y laisser
des doigts ou la main. Et Giorgio il est comme vous : ses mains c’est son
outil de travail. Il ne voulait pas risquer un accident. Ou devenir sourd à
cause du bruit.
- Il aurait des raisons de se méfier de Padilla ? Il lui en voulait ?
- Je ne sais pas. Il ne me l’a jamais dit. Jésus Marie Joseph, pourvu que
Giorgio ne soit pas soupçonné ! (Elle se signe)

Elle continue à parler après le repas tout en allant et venant dans la


cuisine. Elle range assiettes et couverts dans le lave vaisselle, essuie les
verres, nettoie la table, met les torchons à sécher, donne un coup de balai.
Brentano déjà à moitié assoupi contemple cette femme ronde, énergique
qui se déplace avec légèreté comme si elle pesait vingt kilos de moins.

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Que serait-il sans elle ?

Il a prévu de se mettre au piano après son café. Il gagne la salle de séjour,


se laisse tenter par un fauteuil sur le chemin – juste cinq minutes avant le
boulot – et s’endort avec des ronflements rythmés presque musicaux.

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CHAPITRE 3

Enquête, en quête

Tôt le matin. Sur la place de Saint-Romand, claquement de portières, pas


dans l’escalier, coups frappés à la porte de mon appartement.

- M. Cabrera ? Police. Ouvrez !


- Je vous en prie, Messieurs, entrez ! Vous êtes deux ? Un café ?
- Non merci. Nous enquêtons sur le meurtre de M. Padilla. Je suis le
commissaire Ginesty et voici le lieutenant Emile Girard.

Deux hommes en civil sans casque ni képi. J’imagine que la police


d’habitude en butte à l’hostilité est sensible aux marques de respect et de
courtoisie. Aussi serai-je très poli avec eux. Le lieutenant a des épaules
impressionnantes et un visage d’enfant. Le commissaire plus âgé a la tête
impassible du représentant de la loi inaccessible à l’émotion pendant le
service. Le lieutenant debout près de la porte ne dira pas un mot. Il a sorti
un carnet minuscule entre ses grandes paluches et s’apprête à noter tout
détail important.

- Quels contacts aviez-vous avec la victime ?


- Aucun. Je l’ai juste entraperçu au bal devant la mairie.
- Rien ne vous a frappé dans son comportement ?
- Rien. Il a juste fait une apparition, invité quelques dames à danser et
est reparti.
- Il vous a paru soucieux ?
- Inquiet. Il plaisantait avec les dames qu’il invitait à danser mais tout en
surveillant la foule.
- A quelle heure il a quitté ?
- Je ne sais pas exactement. Je dirais vers vingt-trois heures.
- Et vous ?
- Je suis resté à bavarder avec des amis avant de rejoindre la fête
tonitruante près du lac.
- Quels amis ?
- La famille Giulini. Samson le kiné, Léa l’institutrice, Léo l’apiculteur.
- Ce Léo Giulini travaille à la scierie.
- C’est possible, commissaire. Il ne m’en parle jamais.

24
- Nous l’interrogerons. Et la petite … La petite… (il consulte ses notes)
Marjolaine. Pourquoi elle n’est pas allée à la fête des jeunes au bord du
lac ?
- Ses parents ne voulaient pas.
- Pourquoi ?
- Elle n’a que treize ans. Ils la trouvent trop jeune.
- C’est la seule raison ?
- Vous savez comment ces fêtes dégénèrent parfois. On boit, on fume…
- Pas seulement des cigarettes n’est-ce pas ? Du cannabis. Que savez-
vous des trafics de drogue dans la vallée ? On dit qu’elle circule
beaucoup chez les écolos.
- Je n’en sais rien.
- Avez-vous filmé ou pris des photos de la fête ?
- Non. Mais beaucoup l’ont fait.
- Etes-vous disposé à nous laisser analyser votre téléphone pour vérifier
vos dires ?
- Si vous voulez. Je n’ai rien à cacher, ça ne me dérange pas.
- Avez-vous surpris des propos désobligeants sur la victime ? Quelqu’un
qui pourrait lui en vouloir ? Léo Giulini par exemple ? Les écolos de la
Grande Combe ?
- Non, ce sont des gens non-violents. Ils réprouvent sûrement les coupes
illégales de Padilla dans les forêts de mélèzes mais…
- Ah ! vous savez ça ? Vous êtes bien renseigné pour quelqu’un qui n’est
ici que depuis peu.
- Tout le monde le sait. Et les écolos ne sont pas les seuls à contester les
battues aux loups, aux biches, aux chevreuils et aux sangliers. Un vrai
carnage que Padilla organise avant un grand festin de gibier. Mais de là
à tuer…
- Ils ont des armes, ces écolos ?
- Je suis sûr que non. En revanche ici au village presque tout le monde a
un fusil. Les anciens, les chasseurs, les braconniers.
- Et vous ?
- Je ne suis armé que de mes jumelles et de mon appareil photo.
- Pourtant nous savons que vous avez couru de grands dangers, M.
Cabrera. Quel est le but de votre séjour à Saint-Romand ? Juste
vacances et observation des oiseaux ?
- Mais oui. Me reposer aussi. Cette vallée était si tranquille avant le bal
du quatorze juillet. Je me doute que vous vous êtes renseigné sur moi
avant de venir m’interroger. Vous savez donc que mon casier judiciaire
est vierge, que je suis un journaliste d’investigation qui a enquêté sur
des affaires impliquant des gens très puissants ce qui a mis ma vie en
péril mais soyez tranquille, je ne vais pas gêner votre enquête, je n’ai

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aucune intention de publier des papiers sur ce qui se passe ici. Je ne
m’intéresse plus qu’aux oiseaux.
- Pourquoi avez-vous démissionné de votre journal ? Vous y étiez une
sorte de vedette.
- Je n’ai pas démissionné. J’ai été licencié avec indemnités.
- Je répète ma question. Pourquoi ?
- Le patron a exigé que tout le personnel soit vacciné contre le covid. J’ai
refusé.
- Complotiste ? Antivax ?
- Non. Prudent. Et très au courant des pratiques des labos
pharmaceutiques. Il y a des vaccins qui sont au point et me paraissent
utiles. Celui-là n’est qu’un produit expérimental fabriqué à la hâte sans
connaissance des effets secondaires. Nous ne savons pas sa
composition. Il n’empêche ni d’attraper le covid ni de contaminer les
autres. Le comble pour un vaccin. Je me suis simplement opposé à une
mesure illégale.
- On s’éloigne du sujet, dit le commissaire avec un geste agacé. Donc
vous ne savez rien, vous étiez à la fête devant la mairie au moment du
drame, vous êtes allé à celle du lac et vous n’avez aucun lien avec M.
Padilla ? Si vous apprenez quoi que ce soit qui puisse faire avancer
l’enquête …
- Je ne manquerai pas de vous en informer, commissaire.

A l’heure du déjeuner, Agathe a fermé l’agence immobilière et est


venue frapper à ma porte. Elle a troqué sa combinaison de cuir noir
contre l’habituel uniforme de gérante, jupe grise, corsage blanc. Il me
vient à l’esprit qu’elle ferait une suspecte idéale. Jeune, audacieuse, très
mobile avec sa moto. Elle a dû rester longtemps à la fête près du lac car
deux jours plus tard elle a encore des cernes sous les yeux, des cheveux
ternes, des traits tirés et la moue dédaigneuse de sa bouche aux coins
tombants.

- Aspirine ou apéro ?
- J’ai déjà pris de l’aspirine. Il ne faut pas que je devienne accro.
- Gin pamplemousse ? Daïquiri au citron vert ?
- Daïquiri.

Elle se met pieds nus, s’affale dans un fauteuil, me regarde doser le


rhum vieux, le sirop de canne, les citrons.

- On va se les boire sur la terrasse ?

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- Trop chaud. Si tu pouvais fermer la fenêtre et les volets… La lumière
fait mal aux yeux. Voilà. On est mieux dans la pénombre. J’ai vu les flics
monter chez toi.
- Ils enquêtent sur tout le monde.
- Ils ont interrogé mon père. Il en était tout retourné. Lui qui a la terreur
des autorités. Il tient sa comptabilité à jour au centime près. Il ne triche
jamais, ça ferait bien rire Deltombe. Les flics lui ont demandé s’il
possédait un fusil. Naturellement : il a tellement peur des voleurs.
- Ton patron le promoteur avait des liens avec Padilla ?
- Ils ont fait des affaires ensemble.
- Des affaires louches ?
- Je ne t’en dirai pas plus. Je ne sais pas qui tu es. Je ne vais pas te révéler
mes secrets, c’est mon assurance vie. Et je ne suis pas convaincue que
tu n’es ici que pour te reposer et observer les petits oiseaux.
- Tu me soupçonnes ? Alors je vais tout te révéler. Il y a ici à Saint-
Romand une célébrité, un drôle d’oiseau ni rapace ni passereau avec
qui je vais avoir une série d’entretiens.
- Brentano ? Le vieux pianiste ? Attention ! Il part souvent en tournée. Au
bout du monde, en Amérique du Sud, au Japon. Tu es sûr qu’il n’est pas
en voyage ?
- J’ai pris contact avec sa gouvernante. Nous devrions nous voir demain.
Tu vois que je te dis tout. Toi en revanche…
- Je garde mes mystères, ça me rend sexy. Mais je te fais une confidence :
je n’ai pas tué Padilla.
- Non ? tu n’as même pas entendu de coup de feu ? Il a été tué bien près
du lac où vous faisiez la fête.
- Avec la sono hurlante ? Et après le feu d’artifice ? On aurait pu tirer au
canon sans qu’on l’entende et rien ne dit qu’il a été tué avec une arme à
feu.
- Padilla ne s’est pas joint à votre fête près du lac ?
- Personne ne l’y a vu.
- C’est étonnant que la police ne t’ait pas encore interrogée. Je trouve
que tu ferais une coupable idéale. La femme en combinaison de cuir
noir qui se déplace comme un bolide en moto et qui se trouvait à deux
cents mètres du lieu du crime. Elle a peut-être eu une liaison secrète
avec Padilla.
- Tu rêves. Un homme marié !
- Et alors ? Deltombe est marié lui aussi, Padilla comme Deltombe a
promis monts et merveilles à Miss Hautes Alpes qui veut échapper à sa
condition. Et il n’a tenu aucune de ses promesses. Alors elle se venge,
elle le tue. On n’a pas encore perquisitionné ta chambrette et découvert
une arme dans ton tiroir à lingerie ?

27
Elle lève les yeux au ciel et vide lentement son verre. Son portable
posé sur un de ses genoux s’est allumé. Silencieusement. Elle y jette un coup
d’œil, ne répond pas. Mais ses sourcils froncés et sa bouche aux coins
tombants disent son agacement.

- Ils me harcèlent. Même à l’heure du déjeuner.


- Ton patron ? Tes clients ?
- Les locataires de Bella Vista. Ils sont capables de m’appeler même en
pleine nuit pour un robinet qui coule. Je ne réponds qu’aux heures de
bureau mais il est temps que je change de boulot…
- … et que tu trouves enfin l’homme qui…
- Tu as une belle imagination, Lionel. Tu devrais écrire des romans
quand tu auras fini d’observer les petits oiseaux et de rédiger la
biographie d’un vieux pianiste. Bon il est temps que je retourne au
boulot. Merci pour le daïquiri. (Et juste avant de franchir la porte) : Au
fait pas de nouvelles de ta splendide Brésilienne ?
- Je ne réponds pas aux provocations.

Je termine mon daïquiri. J’irai chez Marcelle acheter des framboises


après la trêve sacrée de la sieste à laquelle elle ne déroge jamais. Je reste un
moment dans mon fauteuil à passer en revue tous les gens du village qui
auraient un mobile pour zigouiller Padilla le bienfaiteur de la vallée.
Pourquoi ne voit-on jamais sa femme ? J’ai l’impression que personne ne la
connaît. Je suis sûr que Marcelle qui n’a jamais quitté la Ruissanne, sait tout
sur ses habitants mais ne me parlera que de ses framboisiers.

Je vais chercher sur le bureau mes dossiers sur Cristobal Perez Brentano.
Les potasser avant d’aller le rencontrer. Qu’est ce qui a bien pu pousser une
célébrité internationale à venir s’établir ici loin des aéroports, loin des
autoroutes, loin des médecins et des pharmaciens, à neuf heures de voiture
de Paris ? Chercher la paix tout comme moi ? Ou bien…

28
CHAPITRE 4

Cristobal Brentano 1

Ton visage avant ta naissance

L’enterrement aura lieu loin de Saint-Romand d’après les rumeurs qui


circulent dans les commerces et chez Philou où je suis allé prendre un café
avant de me rendre chez Brentano. Monsieur le Maire, Félicien Lecouvreur,
y assistera ainsi que Deltombe et Mme veuve Padilla vêtements de deuil et
lunettes noires. Et le préfet, un évêque, un conseiller général, les chefs
d’entreprises dirigées par Padilla. Ses deux enfants n’ont pas jugé utile de
revenir d’Australie ou des Etats-Unis pour un ultime adieu à leur père. Qui
donc va pleurer le bienfaiteur de la vallée se demande-t-on chez Philou ? Je
traverse à pied la place, je passe devant la mairie et repère la voiture
banalisée des policiers en face de la maison de Léo l’Apiculteur,
contremaître à la scierie. Il doit savoir bien des choses mais va-t-il se
confier à des policiers?

Je franchis le pont sur la Ruisse où ne coule plus qu’un mince filet d’eau.
Au début de l’été ! Faut-il s’en inquiéter ? Oui, inquiétons-nous mais plus
tard car je me rends chez Brentano la tête pleine de sa biographie. Le
dénivelé est important avant d’accéder aux maisons les plus hautes sur la
colline et j’y parviens essoufflé et transpirant sous un soleil brûlant. Très
beau chalet, bien grand pour un homme seul mais enfin… Maria vient
m’ouvrir, met un doigt sur sa bouche. « Chut ! Il s’est mis au piano en vous
attendant » elle m’introduit au salon. Des boiseries blondes, de grandes
baies vitrées, des coussins de couleurs vives sur les canapés jaune pâle
donnent à la salle une luminosité dorée. Dieu que c’est beau ! C’est la
première fois que j’entre dans ce temple de la musique et j’en suis
immédiatement apaisé. Le salon est tellement grand que le piano à queue
n’en occupe qu’une partie.

Pantalon beige, chemise bleue, cheveux blancs encore abondants


bouclant sur la nuque, courte barbe blanche, Brentano assis très droit, les
yeux fermés donne vie et mort au mouvement lent de la vingt-neuvième
sonate de Beethoven, la Hammerklavier. Une déploration. Les notes vont
s’éteignant, on expire, elles repartent, on reprend vie, douloureusement. La

29
dernière mesure se fond dans le silence. Ni Maria ni moi n’osons bouger. On
reste là le souffle suspendu. Enfin Maria murmure : M. Cabrera est arrivé. Il
se tourne vers nous, revient lentement de ce monde lointain qu’il a habité
avec Beethoven, se relève avec difficulté semble-t-il, vient vers nous de la
démarche saccadée des vieillards. Le sourire, la poignée de main, que
voulez-vous boire, vous êtes tout transpirant, installons-nous là. Maria m’a
dit que vous étiez un peu mélomane, vous avez reconnu Beethoven ? Ce
mouvement lent est suivi d’une fugue complètement folle et injouable que
les pianistes téméraires essaient de jouer. Je suis content que mon nom,
Brentano, hasard ou destin, soit le même que celui de Bettina von Brentano,
muse, amie et peut-être plus de Beethoven et de Goethe. Non Maria, pas
d’alcool. Je ne prendrai que de l’eau, je ne voudrais pas que mes propos
rendus incohérents pas le rhum passent à la postérité.

- Maître je voudrais que vous me parliez librement, sans souci de


chronologie. Ne vous sentez contraint à rien.
- Je m’autorise de libres associations ?
- Oui, je remettrai de l’ordre quand nous aurons fini et bien entendu, je
vous demanderai de relire et de corriger. Je ne publierai pas une ligne
sans votre consentement.
- Mais vous n’écrivez pas ? Ah ! Vous enregistrez sur votre portable ?
Vous couperez pas mal de choses car je ne tiens pas que des propos
sublimes, je dis aussi pas mal de conneries.
- Vous n’êtes pas un descendant de cette famille Brentano que Bettina a
rendue célèbre ?
- Non mais le cas Bettina est très intéressant. J’ai relu il y a peu la
correspondance entre elle et Goethe. Bettina tout en fraîcheur, en
spontanéité, en innocence perverse si on peut accoler ces deux termes.
En rouerie aussi. L’adolescente devant un vieillard prudent qui polit sa
statue de poète immortel. Il se méfie mais ne peut s’empêcher d’être
séduit par cette enfant dans un corps de femme. qui vient s’asseoir sur
ses genoux de petit vieux. La femme enfant est exaspérante pour
certains hommes mais irrésistible pour beaucoup d’autres. Dont moi, je
vous l’avoue.
- Maître, pourrions-nous revenir dans notre vallée ?
- Notre vie ici… Je nous croyais tranquilles. Vous êtes au courant pour
l’assassinat ?
- Maria m’a dit que ça vous a bouleversé. A un point qui l’a étonnée.
- Vous saurez peut-être un jour pourquoi quand nous arriverons à la fin
de ce récit. On n’est à l’abri de rien même dans la Ruissanne.
- Vous connaissiez ce Padilla ?

30
- Moi ? Oui enfin… non. Je sais seulement qu’il faisait des affaires avec le
promoteur immobilier de Bella Vista. Histoire d’argent ou vengeance.
Ou les deux. Pour ma part sur l’invitation de Mme Padilla j’ai donné
deux fois un concert dans leur propriété de la vallée de la Durance. J’y
ai constaté de drôles de choses que la police découvrira peut-être. Nos
échanges se sont limités à quelques banalités sur la musique de Chopin.
Des soirées très mondaines, très bien payées. J’ai aussi eu recours à ses
entreprises quand je me suis installé ici. Comme vous le voyez, le chalet
est presque tout en bois. Sa scierie et ses menuisiers sont hors de prix
mais comme il a le monopole du bois dans la vallée, je n’avais pas le
choix. Vous me tiendrez au courant de ce qu’on pourra connaître de
l’enquête. Si elle aboutit. Mais revenons à nos moutons.
- Je me doute que vous n’avez pas accepté de me recevoir sans aller
consulter mon site sur internet.
- Exact. Vous en avez eu marre d’être un simple journaliste soumis à la
ligne éditoriale de votre journal complaisant avec le pouvoir. Vous le
quittez pour devenir journaliste d’investigation. C’est courageux. Ou
suicidaire. On n’enquête pas sans danger sur les dessous de la politique
et des entreprises. Vous avez été menacé, harcelé, votre voiture
sabotée, votre appartement à Paris cambriolé. Dénoncer les
malversations d’une industrie aussi puissante que les laboratoires
pharmaceutiques… vous risquiez votre vie. Quand des milliards sont en
jeu les accuser de publicités mensongères, de falsifications de données,
de corruption de médecins est extrêmement dangereux. Surtout si c’est
vrai.
- Il ne faut pas dire corruption mais lobbying.
- Si vous voulez, ça fait moins sale. Vous avez un côté Tintin, l’idole de
mon enfance à Bruxelles, ça m’a décidé à accepter de vous recevoir.

- On commence ? Voilà, ça enregistre. Maître, quel était votre visage avant


votre naissance ?
- Je connais ce koan. L’Orient pose les bonnes questions, celles qui n’ont pas
de réponse. Avant de naître j’étais déjà un musicien.
- Ce qui expliquerait votre inexplicable don.
- Tout le monde reçoit un don à la naissance. Qu’il exploite ou qu’il laisse
en friche.
- Vous avez été un enfant prodige.
- C’est ce que les gens disent. Moi je ne sais pas. Je ne pouvais pas me
comparer, je ne connaissais pas d’autres enfants musiciens. Si ! Mozart ou
Schubert à côté de qui je me sens bien pataud. Que l’on parle de don ou de
génie, il y a toujours un prix à payer.

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- Vous aviez, disons, des facilités. L’oreille absolue, une mémoire
incroyable.
- Disons qu’après deux ou trois ans de piano, je pouvais jouer une partition
nouvelle comme vous lisez un texte. Transmission immédiate : de l’œil au
cerveau, du cerveau au bout des doigts. Mais vous savez, génie et autisme
souvent se tutoient. Moi je ne sais rien faire d’autre que de la musique. Je
suis infirme sur le plan pratique, la vie de tous les jours. Si je n’avais pas
Maria pour m’aider, je serais complètement perdu.
- On dit que vous accordez un certain crédit à l’astrologie.
- Oh ! oui ! incomparable instrument de connaissance. Qui a le mérite
d’exposer nos contradictions sans chercher à les résoudre
artificiellement. Je suis né sous des influences astrales contrastées. Soleil
en Balance, beaucoup de pianistes ont ce signe dominant dans leur
thème, symbole de l’équilibre et de l’indépendance des deux mains.
Ascendant Sagittaire, refus des frontières, on court le monde avec
enthousiasme, on décoche ses flèches vers le ciel. Lune en Poissons,
dominante Neptune bon pour la musique. Uranus à l’Ascendant qui signe
parfois les génies et parfois les dictateurs. Né dans la capitale de la
Belgique à cinquante mètres au-dessus du niveau de la mer. Vous voyez,
rien ne laissait présager au départ mon amour de la montagne.
- Avez-vous souffert de la différence de culture de vos parents ?
- Pas du tout. Je parlais espagnol avec mon père colombien, professeur de
littérature hispanique et sud américaine venu en Belgique suite à des
accords entre l’université de Bogotà et l’université catholique de Louvain.
Comme Camilo Torres, un héros colombien aujourd’hui bien oublié de la
lutte contre l’oppression. La Belgique et les Pays-Bas ont toujours eu des
relations « particulières » avec l’Espagne. Ils ont été au seizième siècle
ravagés, dévastés, mis à sac, à feu et à sang par Sa Majesté très
catholique Philippe II sévèrement portraituré par Titien. Il en est aussi
question dans le Don Carlo de Verdi. Vous connaissez cette phrase
terrible du roi ? « La mort aura un avenir fécond ». En effet. Il suffit de
voir le carnage, l’esclavage et l’extermination des Indiens commis par la
monarchie espagnole en Amérique du Sud.
- Vous étiez bien jeune pour vous soucier de ces macabres sujets. Votre
mère ?
- Belge, pianiste, répétitrice à l’opéra de la Monnaie à Bruxelles. Je parlais
français avec elle. J’écoutais dans le ravissement et la terreur des opéras
comme le Don Carlo de Verdi. Je n’en comprenais pas le sens mais je
percevais les sentiments, l’atmosphère.
- Vos longs séjours à Milan, Florence, Vérone, Rome et Naples pour suivre
les festivals dédiés à Verdi et Puccini c’est son influence ?

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- A Bruxelles et dès mes trois ans, j’entendais constamment des airs
d’opéra, les transcriptions d’orchestre que jouait ma mère. Elle
déchiffrait les réductions d’orchestre au clavier avec une rapidité
incroyable. Petit j’étais souvent sous le piano quand elle jouait, les
vibrations me traversaient, je devenais un écho de la musique. Je tapotais
les touches. Des airs, des chansons que j’entendais à la radio. Ma mère a
eu la sagesse de ne pas m’imposer de longues heures de solfège aride qui
auraient pu me dégoûter, elle me laissait m’amuser avec le piano. Jusqu’à
mes six ans où là, fini de rire, au boulot. Défilé de professeurs sévères qui
ont aggravé ma timidité. Et une fois provoqué ma fuite.
- C’est à dire ?
- Une vieille dame qui avait toujours sur les épaules un gilet mauve dont
elle n’enfilait pas les manches et qui m’assénait une tape sur le crâne
quand je faisais une fausse note. Une vraie tape qui faisait mal. La salle
du conservatoire était au rez-de-chaussée et j’ai profité d’un moment où
elle était allée se faire une tasse de thé pour m’enfuir en sautant par la
fenêtre.
- Timide mais pas soumis.
- Hélas si. Beaucoup trop soumis. On y reviendra plus tard. Ma mère m’a
trouvé un autre enseignant bon pédagogue qui m’a beaucoup appris sans
jamais se départir d’une bienveillante bonhomie.
- Et votre père ?
- C’était un père copain qui me parlait peu de la Colombie mais beaucoup
de la littérature sud-américaine. Le Mexicain Fuentes, les Colombiens
Garcia Marquez ou Alvaro Mutis, le Cubain Alejo Carpentier, le
Guatématlèque Asturias, le Péruvien Vargas Llosa, le Chilien Neruda
étaient comme des membres de notre famille. Il racontait sur eux des
anecdotes qui les rendaient très proches. Je les ai lus avec passion dès la
fin de mon adolescence. J’ai ainsi exploré l’Amérique du Sud avec l’illusion
de la connaître sans y être allé. Il me faisait entendre le dimanche des
musiques espagnoles et sud-américaines que je reproduisais d’oreille au
piano. Il lui venait parfois des envies de danser pendant que je jouais, il
repoussait les meubles contre les murs, valsait avec ma mère et faisait le
pitre pendant les tangos ou les pasos dobles.
- Magnifique souvenir, non ?
- Oui. Mais des contraintes aussi. En semaine je ne pouvais pas partir à
l’école le matin sans avoir fait mon heure de musique et au retour en fin
d’après midi deux ou trois heures de piano avant mes devoirs alors que
les garçons de ma classe jouaient et chahutaient avec leurs copains. Moi
je n’ai pas eu de copains. La seule débauche autorisée était une débauche
de travail.

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- Les notices sur vos disques insistent sur votre mémoire phénoménale qui
aurait impressionné Karajan lui-même. Un concert à Berlin où au dernier
moment vous avez dû changer de programme. Vous aviez dix-neuf ans et
avez mémorisé en deux heures un concerto de Mendelsohn. Un don pareil
a rendu l’école facile pour vous, non ?
- Oui quand je faisais attention. Sinon, en maths, physique, chimie j’étais
nul parce que incapable de m’y intéresser.
- Vous vous êtes présenté très tôt à des concours internationaux…
- Non, ma mère m’y a présenté. Elle me voulait concertiste, ce qu’elle
n’avait pas pu devenir. Moi j’avais plutôt envie d’aller me balader en forêt
avec mon chien, mon seul vrai copain comme peut l’être Gandhi le
Malamute pour la petite Marjolaine. Un chien c’est l’amour absolu, sans
question, sans jugement. Si j’étais moins vieux, j’en prendrais un.
- Mais vous ne le faites pas.
- Les chiens ne vivent pas longtemps mais mon espérance de vie est encore
plus courte que la leur. Savez-vous que certains chiens se laissent mourir
sur la tombe de leur maître ? Quel humain est capable d’un tel amour ?
Oui, je sais, je m’égare.
- Je voudrais revenir sur ces concours qui ont lancé votre carrière. Ce sont
quand même des compétitions impitoyables, un stress pas possible…
Comment avez-vous vécu ça ?
- Plutôt bien malgré ma timidité. Je me fichais des enjeux. L’ambition, faire
carrière, gagner ou perdre sont des mots qui me sont étrangers.
Adolescent au conservatoire je ne voulais faire que de la musique de
chambre.
- Pour contrarier votre mère ?
- Pas seulement. Ce que j’aimais par-dessus tout c’étaient les trios,
quatuors et quintettes. Maintenant encore ce sont eux que j’écoute plutôt
que du piano solo. Je me suis essayé à l’orgue aussi, au clavecin et même
au violoncelle.
- Votre mère approuvait ?
- Du tout, elle s’en alarmait. Elle voulait que je consacre toutes mes forces
à la préparation des concours.
- Votre père dans tout ça ?
- Il n’intervenait pas. Ni lui ni moi n’aurions osé affronter ma mère.
Autoritaire mais très aimante quand on faisait ce qu’elle voulait. Elle
devait craindre secrètement les catastrophes concluant en tragédies les
opéras qui étaient son pain quotidien : accompagner aux répétitions les
chanteurs de la Monnaie de Bruxelles qui chaque soir allaient mourir sur
scène. Mon père était beaucoup plus cool. Il considérait avec un sourire
complice mes tentatives pour échapper aux contraintes du piano. Il
savait que je lisais des bandes dessinées en jouant en automate mes

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gammes, arpèges et accords. Si ma mère survenait, je les dissimulais
derrière une partition. Il ne m’a jamais dénoncé.
- Les adolescents adoptent souvent des postures. Quelle était la vôtre ?
- Le touriste. Le dilettante. L’amateur. Le fantaisiste disait mon père. Celui
que rien n’atteint. Le contraire du timide que j’étais vraiment. Le
fantaisiste passait dix heures par jour au piano pour développer une
virtuosité étourdissante. Les Liszt, les Rachmaninov. Il y a une ivresse à
jouer très vite, d’accord ? Faut croire que j’avais des dispositions. J’ai de
grandes mains, je joue avec les doigts presque à plat comme Horowitz, je
caresse les touches. Je me pointais aux épreuves les mains dans les poches
si je puis dire. J’allais jouer de la musique, comment elle serait reçue ne
m’importait pas.
- Vous vous souvenez d’une épreuve en particulier ?
- Je me souviens du concours de Lausanne. Non pas des coulisses et tout le
monde sur le pied de guerre. Mais des alentours. J’avais dix-sept ans, pour
la première fois je découvrais la montagne. J’en ai été ébloui. D’autre part
j’étais hanté par une conversation avec mon père. Je lui avais fait part de
mon désir d’aller en Amérique du Sud et en Espagne. Je suis navré
Cristobal, dit-il, mais non, tu ne peux pas. Les pays d’Amérique du Sud
sont presque tous des dictatures. Elles seraient trop contentes que ta
présence vienne conforter leur image. Et en Espagne, m’a-t-il dit, règne
un vieux fasciste gâteux mais encore capable de faire garroter un
opposant. Sais-tu ce que c’est garroter, mon fils ? On fixe au condamné un
collier de serrage autour du cou et on serre lentement très lentement le
garrot jusqu’à écraser la gorge et étouffer lentement, très lentement,
toute opposition. C’est cette image-là qui me hantait au bord du Lac
Léman. L’inventivité des hommes pour imaginer des tortures… Encore
plus ingénieux : les dieux grecs. Songez aux supplices infligés à Midas, à
Prométhée, à Sisyphe. Ma façon de jouer s’en faisait l’écho. Trop de
violence Monsieur Brentano, me dira le président du jury. Une technique
impeccable mais il vous reste à apprendre la modération. J’ai cru que le
piano n’allait pas résister à vos assauts. Par ailleurs je dois dire que votre
façon d’interpréter la musiqua contemporaine est très convaincante.
Vous pourrez servir les artistes de notre temps.
- Je n’ai trouvé dans votre discographie aucune trace de musique moderne.
- J’en jouais dans les concours. J’essayais de me persuader que je pouvais
aimer cette musique. Mon agent trouvait que c’était rentable de glisser
quelques pièces contemporaines dans mes concerts. Ce n’est que vers la
trentaine que j’ai vraiment su avec quels compositeurs je voulais vivre. Et
ils n’étaient pas de ce siècle-ci.
- Alors le jury de Lausanne ?

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- Je suis arrivé deuxième. Le jury a dû tenir compte des applaudissements
du public qui sans doute approuvait ma véhémence.
- J’ai écouté vos premiers enregistrements remasterisés depuis peu. On y
trouve toute la gamme des sentiments pas seulement la violence.
- Vous savez j’étais comme tous les adolescents, je voulais épater la galerie
par ma virtuosité, tester les limites de ma technique, les repousser. Je
cherchais l’exploit.
- Séduire le public… Vous y avez parfaitement réussi.
- J’étais un virtuose. Il me restait à devenir un musicien. Après Lausanne
j’ai voulu me perfectionner avec un ou plusieurs grands maîtres. Mais les
stars étaient hors de prix, toujours en tournée. Tout au plus pouvait-on
espérer participer à une masterclass ponctuelle dans un festival.
Finalement j’ai eu la chance de rencontrer un pianiste moins connu,
Angel de Narvaez. Survivant de la guerre civile espagnole qui avait tué
toute sa famille, pédagogue sévère et pourtant amical qui me citait
Cervantes et Garcia Lorca à tous les cours en fumant sa pipe et en
égrenant des remarques assassines et souvent justifiées sur mon travail.
Très sangre y muerte si vous voyez ce que je veux dire.
- Prendre une année sabbatique avant même de commencer votre
carrière ?
- Cette année n’a duré que quelques mois. J’ai gagné le concours
international de Leeds qui m’a lancé à l’international. Mes parents,
croyant bien faire (l’enfer est pavé de bonnes intentions, n’est-ce pas ?)
m’ont déniché un agent qui a pris sous son aile le poussin que j’étais et a
entrepris d’en tirer le maximum d’argent. J’ai été emporté dans un
tourbillon de concerts. Je ne savais plus où j’habitais. Littéralement.
Toujours en train, en voiture, en avion. Toujours à l’hôtel et en décalage
horaire. J’habitais dans le nulle part. Je ne voyais rien de l’Europe que je
sillonnais en évitant l’Espagne. Rien du Japon. Que des aéroports, des
gares et des salles de concert. Je gagnais beaucoup d’argent dont je
remettais une partie à mon agent, une autre à mes parents car je n’étais
pas encore majeur, il fallait avoir vingt-et-un ans à l’époque. Et si l’argent
ne m’importait pas, dans la mesure où j’en avais, j’étais fier de montrer à
mes géniteurs ma réussite financière. Je pourrais les aider quand ils
seraient vieux. Et…

Remue ménage à l’entrée du chalet. La voix de Maria, des voix d’hommes,


plus graves… Monsieur, ce sont des policiers qui viennent pour l’enquête
sur le meurtre de Monsieur Padilla. Ils veulent vous interroger. Je vois le
pianiste se durcir, froncer les sourcils. Il se reprend et dit d’une voix calme :
Faites-les entrer Maria. Nous reprendrons ces entretiens plus tard
Monsieur Cabrera.

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Je range mon téléphone et son précieux enregistrement. En partant je
croise le regard du commissaire qui est venu chez moi. Un regard perçant,
inquisiteur. Soupçon de complicité ? Pacte du diable entre le journaliste
redresseur de torts et le vieux musicien assez riche et célèbre pour n’avoir
rien à craindre des autorités ?

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CHAPITRE 5

Entre chien et loup


Nuit noire. Samson entre dans la chambre de sa fille endormie, hésite, ce
qu’ils vont faire n’est vraiment pas très prudent mais c’est elle qui l’a voulu
et il a promis. Elle dort comme une enfant, sans bruit, sans mouvement. Il
lui touche l’épaule. – Marjolaine ma chérie, habille-toi, on y va. Pantalon
serré aux chevilles, chaussettes, chaussures fermées. Gare aux tiques. Et un
pull. Les aubes sont fraiches. Rejoins-moi dans la voiture. Ils traversent la
maison silencieuse où Léa ne dort pas mais ne s’oppose pas à leur sortie
nocturne bien qu’elle la désapprouve. Déjà installé dans le pickup Gandhi
semble prêt à diriger les opérations. Un coup de langue à Marjolaine qui
grimpe à côté de son père et les voilà qui roulent dans les rues désertes de
Saint-Romand. Direction le fond de la vallée. Nuit sans lune. Ils dépassent
l’écovillage endormi de la Grande Combe, cahotent sur la route non
asphaltée qui mène à des alpages puis plus haut à des bois de mélèzes,
atteignent un col, se rangent en contrebas. Une lampe torche pour Samson,
une pour Marjolaine. Les plantes, les écorces, les sèves ont libéré leurs
parfums dans la nuit qui embaume et ouvre les poumons. Maintenant à toi
Gandhi, renifle ce bout de tissu, il faut que tu retrouves cette odeur dans les
bois. C’est toi qui diriges les opérations. Et ne va pas trop vite.

Il part truffe au sol, obligeant les deux bipèdes à l’odorat défectueux à


courir derrière lui sur un sol inégal où l’on risque à tout moment de s’étaler.
Le chien ralentit, hésite, hume l’air, repart. Course éprouvante. Samson
transpire beaucoup alors que sa fille, dansante, aérienne, semble à peine
effleurer le sol.

Gandhi tombe en arrêt. – Marjolaine, tu ne bouges plus. Eclaire par là. Ah !


je le vois. Gandhi, au pied. Tu le tiens Marjolaine, j’y vais. Il s’approche avec
précaution, il ne s’agit pas de se faire prendre, repère le piège et enfonce un
bâton entre ses mâchoires qui se referment avec un claquement sinistre.
L’arracher au sol où il est solidement arrimé est un travail de costaud.
Samson s’y emploie avec force grognements pendant que Marjolaine
caresse son chien. Le piège rendu inoffensif arraché à la terre est jeté dans
le sac à dos de Samson.

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Le reste de la nuit se passera à récupérer quatre autres pièges, à les
désamorcer et à les amener dans le pickup en lieu sûr. Pas évident de
trouver à Saint-Romand sillonné d’enquêteurs de la police un endroit
discret à l’abri des regards. Pas chez les Giulini, un endroit presque public
où les patients papotent dans la salle d’attente avant leur consultation,
encore moins chez Léo l’Apiculteur déjà suspect parce qu’il travaille à la
scierie. Pas chez Bob le Furieux, ennemi juré et tonitruant des chasseurs.

Alors où ?

Pas chez les commerçants qui ne prennent pas parti pour ne pas perdre
de clients. Pas chez ce nouveau venu, Lionel Cabrera, qui semble-t-il ne fait
qu’observer les petits oiseaux. Pas davantage à l’agence immobilière où
Agathe est considérée avec suspicion parce qu’elle fait des excès de vitesse
sur sa moto. Et ne parlons pas de l’écovillage ce repère d’anti-chasseurs.

Alors où ?

Samson dépose devant sa maison sa fille et son chien. Il passe le pont sur
la Ruisse presqu’à sec et suit les lacets de la route jusqu’au chalet de
Brentano. Il commence à faire clair. Personne n’est levé dans ce quartier
résidentiel. Samson positionne le pickup l’arrière contre la porte du garage
que Brentano vient ouvrir. Dissimulés par une bâche les cinq pièges à loup
sont déposés tout au fond d’un débarras. Le pianiste semble tout guilleret
du bon tour joué aux chasseurs.

– Vous n’êtes pas que kiné et coupeur de feu mon cher Samson. Non
content de soulager les humains, vous évitez aux loups le martyre des
mâchoires d’acier. Venez prendre le café, un vrai, un colombien que
Maria ne trouve qu’à Gap et racontez-moi comment votre chien
miraculeux peut détecter ces pièges dans la végétation.
– Un chasseur repenti a proposé à Bob le Furieux d’imprégner les
pièges que posent les chasseurs en toute illégalité avec une odeur que
pourrait déceler un chien. Il les a accompagnés dans leur sortie en
frottant à la dérobée le tissu sur les pièges. Et il a remis ce tissu à Bob
qui me l’a remis. Son dos et son âge ne lui permettent plus les efforts
que j’ai fait cette nuit et croyez-moi ce n’était pas une promenade de
santé.
– Vous devez être fourbu.
– Je ne peux pas. Une journée de travail m’attend. Mon premier patient
est à huit heures.

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– Reportons notre rendez-vous d’aujourd’hui. Mon dos peut attendre
quelques jours.
– D’accord. Votre café est excellent. Je me sens déjà moins fatigué. Et
puis j’ai eu ma récompense : les yeux brillants d’excitation puis de joie
de ma fille une fois la tâche accomplie. J’espère qu’elle saura tenir sa
langue et ne rien dire à ses copines. Personne ne doit être au courant.
– Si ce piégeage est illégal pourquoi les policiers n’interviennent pas ?
– Ils sont en sous-effectif. Beaucoup sont eux-mêmes des chasseurs. Et
ils sont très occupés avec l’affaire Padilla. Le piégeage va reprendre
quand les loups et les renards auront leur fourrure d’hiver. On les
dépèce et on vend leurs peaux sur des réseaux mafieux puisque c’est
un commerce illégal. Il faut une soixantaine de cadavres de renards
pour faire un manteau.
– Ou des étoles que les femmes riches d’antan portaient autour du cou.
– Les policiers sont déjà venus vous interroger ?
– Oui. Respectueusement je dois dire. Ils savaient que j’étais à Briançon
le soir du meurtre. Mes liens avec la victime ? Aucun. Enfin… Pour
rénover et agrandir ce chalet j’ai bien dû avoir recours à ses
entreprises. Les travaux ici m’ont été facturés très cher. Padilla peut
fixer les prix à sa guise, il a éliminé la concurrence. Toute la filière
bois lui appartient. Mais je n’ai jamais traité directement avec lui.
Pourtant dit le commissaire il est espagnol, vous colombien, vous
auriez pu sympathiser tous les deux. Vous parlez la même langue. Un
artiste et un homme d’affaires n’ont pas grand chose à se dire,
commissaire. Et vous ne connaissez personne qui pourrait lui en
vouloir ? Je leur ai servi le couplet habituel : Monsieur Padilla est le
bienfaiteur de la vallée, il donne du travail à beaucoup de gens, ses
restaurants attirent les touristes. Bref il est très aimé.
– Très aimé et mort.

Sur le pas de la porte les deux hommes se serrent la main.

– Je vais chez Marcelle cet après-midi, dit Brentano. Dites-moi ce qu’il


vous faut, vous qui êtes si occupé. Prenons exemple sur l’écovillage où
deux personnes font les courses pour tout le monde. Dites à
Marjolaine qu’il y a de pleins cartons de framboises, elle qui raffole de
fruits rouges. Envoyez-moi votre commande par SMS.
– Marjolaine adore aller chez Marcelle. Si ça ne vous dérange pas, elle
vous accompagnera.
– J’en serais ravi. Ce serait un service qu’elle rend au vieil homme
solitaire. Maria a pris un jour de congé pour l’anniversaire de son fils.

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Un peu plus tard au commissariat. Locaux vétustes, ordinateurs
hors d’âge, odeur de café froid. Il manque ici une présence féminine
pour orner les murs de posters de montagne, agrémenter les pièces
de plantes vertes, de bouquets de fleurs et de photos d’enfants sur les
bureaux. Le chef harangue ses troupes. Le ton est moins martial que
d’habitude, les moustaches moins frémissantes. Ils vont s’aventurer
en terrain inconnu. La Chine ? Non la Grande Combe.

- Vous interrogerez tout le monde, je dis bien tout le monde. Soyez


vigilants, ces gens-là ne sont pas comme nous. Ils refusent le progrès.
Ils veulent vivre comme nos grands-parents et ne pas faire de mal aux
petites bêtes. Ils sont végans. Ils se prétendent non violents, ils
s’opposent aux chasseurs. Ils leur interdisent l’approche de leur village
ou qu’ils y pénètrent pour achever une bête blessée refugiée dans leurs
jardins.
- Des fils à papa, dit le brigadier Benoît Feuillâtre, qui veulent nous
interdire de manger de la viande. Ils croient qu’ils savent mieux que
nous comment il faut vivre. Et comment y faire avec des délinquants.
- Pour eux, explique le lieutenant Girard, il n’y a pas de délinquants.
Seulement des pauvres gars à l’enfance chahutée. Père qui boit, mère
qui se prostitue.
- Ne vous laissez pas ramollir par la compassion, Girard. Nous sommes
sur une enquête criminelle. Et les écolos ne sont pas forcément des
enfants de chœur, ils brûlent des champs OGM. Ils s’opposent au projet
de nouvelle remontée mécanique sous prétexte qu’avec le changement
climatique il y aura de moins en moins de neige et même plus du tout
quand les travaux seront terminés.
- Chef, est-ce qu’ils sont mêlés au trafic de cannabis ? Le gang des motos
sévit toujours. Ils viennent d’Italie, passent les cols et foncent sur
Briançon, Gap et Grenoble. Est-ce qu’on les a vus dans la vallée ?
- Les écolos n’ont pas de motos. Que des vélos et même pas électriques.
Et de vieux pickups. Mettez-vous en tête que ce ne sont pas tous des
hippies drogués. Mais je vous le redis, soyez vigilants. Certains des
individus qu’ils ont accueillis sans les questionner ont des passés
troubles. Il y a même un fiché S qui vit là dans une caravane. Oui
lieutenant ?
- J’ai ici un renseignement qui pourrait nous intéresser. Ils occupaient
l’année passée des terrains en friche appartenant à Padilla. Il les a fait
expulser manu militari par la gendarmerie. Depuis ils peuvent avoir
gardé une dent contre lui.

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- C’est possible. Donc je vous le répète, ouvrez l’œil, vous entrez en terre
inconnue. Des gens qui menacent de tout déconstruire et changer notre
mode de vie. Allez ! au boulot !

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CHAPITRE 6
La solitude s’efface le temps d’un dîner
Le remue-ménage du marché place de la mairie me réveille plus tôt que
d’habitude. J’ai encore sommeil, j’ai passé la nuit à mettre en ordre
l’enregistrement des propos de Brentano. Mais autant me lever, profiter de
la fraicheur relative du matin et faire la sieste au plus chaud de l’après-midi.

Mal réveillé et ignorant tout de la nocturne expédition des Giulini père,


fille et chien qui me sera narrée plus tard par Brentano (il n’a pas tenu sa
langue) je me dirige vers le marché, principal événement de la semaine
dans le village. Randonneurs laissant reposer dans des sandales leurs pieds
endoloris. Résidents s’interpellant à haute voix, farfouillant dans les
vêtements et les bacs de livres d’occasion. Le maire, les veilles d’élection, y
vient serrer des mains. Des natifs de la vallée s’interrogent : « Qui a bien pu
tuer Padilla ? » Ils se bornent à des généralités prudentes. Faisons nos
emplettes tranquillement. On n’a rien à voir dans cette histoire. Je vais
d’abord au stand de Léo, pots de miel, de pollen, de propolis, de gelée
royale.

- D’accord Léo, la nature va mal mais moins ici qu’ailleurs. Il n’y a plus
d’agriculture dans la vallée, donc pas de pesticides, moins de pollution.
On n’a pas de néonicotinoïdes ici.
- Et la chaleur mon vieux ? Il n’y a presque plus de fleurs en altitude. A la
mi-juillet ! Que peuvent-elles encore butiner mes abeilles ? Les
épilobes ?

Léo est un bel homme. Costaud, visage marqué de rides légères, courte
barbe qui commence à grisonner. Mais il dégage une tristesse profonde. Il
boite. Comme bien des guides de haute montagne empêchés par leurs
blessures de continuer d’exercer leur métier à risque et obligés de se
reconvertir dans des emplois ne requérant pas l’usage de jambes en parfait
état. Sauf au sein de sa famille ou d’un cercle amical où il se révèle un joyeux
buveur, Léo semble ruminer une secrète rancœur dont il ne me dira rien.

J’achète du miel et m’apprête à partir quand surgissent Gandhi et


Marjolaine. Le chien a perdu de son volume avec ses poils mouillés mais
resterait impressionnant si je ne le connaissais pas. Marjolaine, ses cheveux

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mi-longs dégoulinant sur une serviette de bain autour du cou, un paréo de
couleurs vives noué à la diable autour de sa taille étroite, un corps de
danseuse pas encore entrée dans les affres de l’adolescence. Elle salue tout
le monde d’une voix claire et tout le monde lui parle. Aucune timidité. Elle
est à l’aise avec tous les âges contrairement à ce que j’étais moi à
l’adolescence : mutique en famille et à l’école je ne me déridais qu’avec mes
copains. On ne pouvait pas encore à l’époque se couper du monde avec des
portables et des écouteurs. Elle m’annonce qu’elle a été nager au Pont des
Roches où il y a encore tout juste assez d’eau pour se baigner avec un gros
chien, qu’elle ira cet après-midi chercher des framboises chez Marcelle avec
M. Brentano.

– J’aime les entendre parler du bon vieux temps. Tu te rends compte,


Lionel, qu’ils étaient déjà nés pendant la guerre et même avant ? C’est
dingue, non ? Pour moi quand ils évoquent leurs souvenirs, c’est
comme un cours d’histoire. Marcelle dit qu’elle ne reconnaît plus rien
du village d’antan. J’espère que Gandhi se tiendra bien. La fois passée
il avait coursé les poules, Marcelle avait dû les enfermer.
– Et quand tu auras mangé toutes les framboises ?
– J’irai me coucher. J’ai mal dormi cette nuit.

Elle semble sur le point de me dire ... hésite, secoue la tête, m’éclabousse
de quelques gouttes. Nous irons tous les trois acheter pecorino et
gorgonzola au fils de Maria dont j’oublie le prénom. Lequel lance au chien
une tranche de salami malgré les protestations de Marjolaine qui ne veut
pas que Gandhi mange des charcuteries bourrées de salpêtre cancérigène.
Ce qui fait rire de bon cœur notre vendeur italien.

Dans mon appartement, volets baissés fenêtres fermées tant il fait


chaud, je déjeune d’une salade de tomates, avocat et mozzarella. Je regrette
l’absence de la belle Brésilienne que j’ai imaginée pour épater Agathe. On se
serait parlé dans un portugais si chantant qu’il donne envie de faire
l’amour. Bon, pas de belle Brésilienne pour fouetter ta libido mais quid
d’Agathe qui a l’air bien peu farouche ? Non, c’est une femme dangereuse, je
le sens. Je ne suis à Saint-Romand que pour me reposer dans la paix des
alpages et écouter les confidences des petits oiseaux et d’un vieux musicien.
Je termine mon repas solitaire en espérant quand même qu’Agathe vienne
sonner à ma porte. Je resterai prudent. Pas de nouvelle aventure. Je sais
d’avance ce qui m’attend si je cède à la tentation. Les passions sont
éphémères mais les lois qui les régissent sont elles immuables. Comment
échapper au cycle de l’éblouissement, idéalisation voire déification,

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orgasmes, extases, découverte des différences, déception, disputes,
rupture ? Reste lucide Cabrera.

J’écoute sur internet un vieux disque de Brentano. Des paraphrases de


Verdi par Liszt, sa Méphisto valse, les études transcendantes. Déluge
d’accords, cataracte de notes, le jeune pianiste d’alors se grise de sa propre
virtuosité. Tout le contraire de ce que j’ai entendu quand il jouait un
Beethoven méditatif et sans effet de manches. Je regarde ensuite une vidéo
sur la Colombie où il a résidé pendant des années à Santa Marta calme à
l’époque avant que les touristes lassés de Carthagène n’envahissent la ville
et la réserve naturelle de Tayrona dans les montagnes des Kogis. Le
sommeil me prend par surprise dans mon fauteuil comme il s’était emparé
de Brentano après l’osso buco de Maria.

Au réveil, au lieu d’aller transpirer sur le sentier qui mène au col des
Mignettes, je cède à ma paresse et prends le télésiège. A deux mille mètres,
il fait un peu moins chaud et je me promène sans effort à la lisière des
mélèzes et des alpages roussis par le soleil. Très peu d’insectes. Très peu de
papillons. Les fleurs sont rares, on se croirait à la fin de l’été alors qu’il vient
de commencer. Je scrute à la jumelle le ciel et les arbres. Très peu d’oiseaux.
Pour redescendre, pas de télésiège, j’emprunte les sentiers. Il faut donner
de l’exercice à ce corps plus tout jeune qui traîne encore la fatigue des mois
précédents à Paris dans l’excitation du danger. Au pied des remontées
mécaniques, je m’installe chez Philou à une table à l’ombre pour un picon
bière. Tiens un rouge-queue tout frémissant sur le mur là bas. J’observe les
habitués. Des randonneurs suants, poussiéreux, accablés de chaleur (eux
n’ont pas triché, pas pris le télésiège). Les habituels glandeurs solitaires
venus du village ou du camping en quête de compagnons d’apéro et que le
pastis rend bavards et parfois tonitruants quand ils refont le monde.

Agathe surgit, apparition foudroyante. Plus du tout Madame Agathe


Audran, gérante d’une agence immobilière, non non, très Miss Hautes Alpes.
Elle a pris le temps de se changer. Ses courts cheveux noirs bien brillants,
jambes nues, bras nus, un discret tatouage non figuratif à l’épaule. Les yeux
cachés derrière des lunettes noires, vêtue d’un short en jeans et d’un top
crop noir moulant les seins. La tenue de combat d’une séductrice ?
L’habillement des femmes envoie volontairement ou non un signal aux
mâles. Formes dissimulées sous les vêtements : pas touche, foutez-moi la
paix. Je me fiche de plaire. Mais quand il fait trop chaud pour beaucoup se
couvrir ? Je veux être à l’aise, tant pis ou tant mieux si vous me trouvez
provocante. J’adore voir s’allumer le désir dans vos regards Messieurs. Mais
passez votre chemin, mon corps n’est pas pour vous.

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Agathe parcourt la terrasse du regard à la recherche de … moi bien sûr,
elle salue d’un petit geste de la main et d’un sourire froid des locataires de
Bella Vista, passe entre les tables sans s’attarder. Voyez ma tenue je ne suis
plus à votre service, ne me réduisez pas à ma fonction d’employée d’agence.
Elle me rejoint.

- Alors me dit-elle en se laissant tomber sur sa chaise et en tapotant mes


jumelles posées sur la table à côté de mon verre, tu en as vu des petits
oiseaux ?
- Très peu. Juste des corneilles. Un rouge-queue. Quelques hirondelles en
redescendant vers le village. Les animaux ne sont pas aussi fous que
les humains. Quand il fait chaud ils ne bougent pas.
- Eh bien moi j’en ai vu des oiseaux. Des poulets plus exactement. Les
flics. Philou, tu m’apportes un picon bière ? Un grand verre. J’ai besoin
d’un remontant.
- Tu l’appelles Philou ?
- On se connaît depuis l’école. Tu me fais une crise de jalousie ?
- Oh non, je ne suis ici que pour trouver la paix et le repos, tu sais bien…
- …. que ne troublera pas une enquête policière. Ils m’ont demandé
courtoisement la liste des locataires et des propriétaires, leur nom, leur
adresse. Ils m’ont interrogé longuement. Ils croient peut-être comme
toi que je ferais une suspecte idéale. C’est étonnant tout ce qu’ils
arrivent à savoir de moi sans m’avoir jamais rencontrée. Miracle de
l’informatique. Ils savent que j’allais m’entraîner au stand de tir à
Marseille. Je sais me servir d’une arme.
- Ce qui ne plaide pas en ta faveur.
- Je leur ai dit que je savais manier un revolver mais pas un fusil. Ils
savent que j’ai été Miss Hautes Alpes et la maîtresse de Deltombe, un
promoteur qu’ils suivent très attentivement vu ses contacts avec les
mafias. Je ne sais pas s’ils connaissent ses liens avec Padilla, ils ne m’en
ont rien dit et je ne leur ai rien dit non plus de toutes les irrégularités
dont j’ai connaissance à l’agence.
- Bref vous ne vous êtes rien dit.
- J’ai dû leur signaler qu’un certain Cabrera avait réglé l’agence en
liquide et non en carte bancaire. Ils ont trouvé ça bizarre. Ainsi font les
mafieux ou les étrangers à l’Union Européenne.
- Rien d’illégal à ça.
- Ils sont très curieux de toi. Est-ce que tu m’as fait des confidences sur
les raisons de ton séjour ? Ils savent que nous nous voyons chez toi et
ici chez Philou. Evidemment ils nous croient amants.

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- Ce que tu as aussitôt démenti. Quoi ! moi me commettre avec un
homme qui n’a ni Porsche ni BMW ! Dont les ambitions se limitent au
comptage des chouettes Athéna pour la LPO ! Alors que je pourrais
avoir une relation avec le bienfaiteur de la vallée, celui qui donne du
travail à plein de gens. En les payant en-dessous du minimum syndical
mais enfin il n’y a pas de syndicats dans une entreprise fermement
tenue par son patron.
- Je te répète qu’il est marié.
- Argument bien faible. Deltombe aussi est marié. Quand la passion
parle, passion des corps, Agathe, passion de l’argent, rien ne résiste. La
passion emporte tout sur son passage. Elle annule tout pouvoir de
raisonnement.
- Tu as l’air de t’y connaître. Les enquêteurs étaient moins lyriques que
toi. Ils voulaient recouper mon emploi du temps avec le tien le soir du
meurtre. Ce que tu en avais dit et ce que je leur en avais dit. Avais-je
des raisons d’en vouloir à Padilla ? Aucune, ce n’est pas mon
employeur.
- En revanche tu as des raisons d’en vouloir à Deltombe.
- Ce n’est pas le sujet de l’enquête. Ce qui les a intrigués c’est ce couple
de Parisiens qui est parti précipitamment de Bella Vista le matin après
le meurtre alors qu’ils avaient réglé la location jusqu’à la fin du mois.
Etonnant non ?
- Un problème dans la famille ?
- Ou autre chose. Ils ont flairé là une piste. Ils sont à la chasse aux
indices. Ils ont fait relever les empreintes dans l’appartement que ce
couple occupait. Ce matin ils sont allés à la Grande Combe m’a dit Enzo
le Beau Gosse que j’ai croisé à l’épicerie de mon père. Ils ont interrogé
tout le monde même les enfants malgré l’opposition des parents.
- Peux-tu enlever tes lunettes de soleil ? C’est gênant de ne pas voir tes
yeux.
- Tu n’y penses pas. Je suis ici incognito. Imagine qu’un journaliste passe
par ici et reconnaisse la célèbre Miss Hautes Alpes. Un journaliste
parisien par exemple qui a mené au péril de sa vie une enquête
accablante sur les puissants de ce monde.
- Qu’est-ce qu’un tel journaliste viendrait faire à Saint-Romand ?
- Chercher la paix et le repos. Observer les petits oiseaux.
- Et demander à Miss Hautes Alpes de lui laisser voir ses grands yeux.
- C’est tout ce que tu veux voir ? me demande-t-elle, aguicheuse, en ôtant
ses lunettes.
- C’est tout.
- Et dire, soupire-t-elle, que certains nous croient amants.
- Trop dangereux. Tu es peut-être une tueuse.

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- Et que lis-tu dans mes yeux nus ?
- Une attente souvent déçue. Mais une attente quand même. Tout espoir
n’est pas perdu. Tu as vingt-cinq ans, tu attends encore beaucoup de la
vie.
- J’ai raison ? me demande-t-elle soudain anxieuse et je me sens ému par
son air un moment démuni, une brèche dans son armure.
- Absolument. Sauf si tu es une tueuse, ce qui limiterait beaucoup tes
possibilités d’épanouissement.
- Les flics savent que mon patron a des fréquentations déplorables sur la
côte et que je lui dois mon boulot. Et que Deltombe faisait des affaires
avec Padilla. Un partenariat qui a peut-être mal tourné.
- L’agence immobilière servant de couverture à divers trafics. Ce qui fait
de toi une suspecte idéale.
- J’ai bien vu que les flics ne me croyaient pas quand j’ai joué le rôle de la
fille innocente ignorant tout des affaires de son patron.
- Mais il n’est pas non plus impossible que tu sois en dehors de toutes les
magouilles. Les flics n’en savent rien, ils tâtonnent.
- Et toi, sans déconner, tu crois que j’ai tué Padilla ?
- Je n’en sais rien mais cette incertitude met du piment dans notre
relation. Agathe, nous avons fini nos picons bières. La chaleur
commence à diminuer. Que va-t-il se passer maintenant ? Tu vas dîner
seule ?
- Comme toi je suppose.
- Si deux solitudes se rencontrent le temps d’un dîner…
- La solitude va-t-elle s’effacer ?… Ici chez Philou les pizzas sont
excellentes et le rosé bien frais.

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CHAPITRE 7

Cristobal Brentano 2

Etre aimé pour soi ?


Branle bas de combat à l’hôtel de police. Le commissaire modère les
ardeurs d’Emile Girard, le fringant lieutenant dont le visage d’enfant traduit
l’enthousiasme et la dévotion à son chef et à sa moustache en guidon de
vélo. Un cran en-dessous dans l’ordre des grades le brigadier Benoît
Feuillâtre est sur le qui-vive. C’est un homme fiable qui manque un peu de
nuances mais qui obéit aveuglément aux ordres. Quand il les comprend…

- Bon, dit le commissaire, la piste des écolos n’a rien donné. Mais on
continue à les surveiller. D’autres pistes ?
- La veuve patron. Celle qu’on ne voit jamais.
- On a déjà interrogé la valetaille. On commence toujours par là.
- La valetaille patron ?
- Le personnel quoi, les domestiques. Comme d’habitude ils ne sont au
courant de rien. Ni le chauffeur jardinier ni la cuisinière femme de
ménage. Ils n’ont rien vu de suspect et même s’ils ont vu quelque chose
ils ne nous le diront pas. Ils ne veulent pas d’ennui.
- Evidemment ! la veuve est toujours leur patronne.
- On y va mais mollo. Du respect, du doigté. La dame a des appuis en
haut lieu.
- Que sait-on sur cette veuve, patron ?
- Pas grand chose. Le dossier sur Padilla est bien mince. On sait que le
couple dîne régulièrement avec l’évêque, le préfet et le président du
Conseil Général, m’a dit le procureur pour m’inciter à la prudence.
Padilla avait le bras long. La preuve : l’affaire du bois de mélèzes.
- C’est quoi ça patron? s’étonne Feuillâtre.
- Non mais je rêve, vous n’avez pas lu le dossier ? Il a fait des coupes
dans un bois protégé. De vieux arbres vénérables. Il n’en avait pas le
droit. C’est un délit qui peut coûter très cher. Amendes, peine de
prison. Eh bien non ! Le maire l’a gentiment réprimandé et l’affaire a
été classée sans suite malgré la plainte des écolos.
- Ils ne nous en ont rien dit les écolos quand on les a interrogés. Donc il
a le bras long. Mais sa femme dans tout ça ?

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- Elle a invité Cristobal Brentano deux fois à donner un concert pour des
notables qui ont payé fort cher leur billet d’entrée dans son salon. Elle
fait des dons aux églises de la région. Au départ, c’est elle qui a l’argent,
donc elle est indépendante de son mari. Ses parents ont fait fortune
dans l’immobilier lors de la construction du barrage de Serre-Ponçon.
Des immeubles à Embrun, à Savines les Bains, des bases nautiques. La
construction du barrage a attiré dans la vallée des affairistes de tout
poil et donné lieu à toutes sortes de magouilles. Padilla a surgi on ne
sait d’où, de Madrid je crois, ce n’est pas documenté dans le dossier, et
a séduit la dame. Quand ils se sont mariés il n’avait pas un sou.
- Et les parents ont accepté cette mésalliance ?
- Il faut croire que le bonhomme avait d’autres arguments que
financiers. Ils sont tous les deux très religieux. La femme va à la messe
tous les jours. Lieutenant vous allez contacter la PJ de Madrid, qu’ils
nous communiquent tous les renseignements dont ils disposent sur
Padilla. Ce dossier-ci est très insuffisant. Hors de doute que c’est un
homme habile qui sait comment se mettre les autorités dans la poche.
Sitôt marié il décroche des subventions publiques pour se lancer dans
le rachat à bas prix d’entreprises en faillite. La scierie n’est pour lui
qu’une affaire parmi d’autres. Pareil pour les restaurants de la vallée. A
l’heure actuelle, l’essentiel de ses activités est de l’autre côté de la
frontière, à Bardonecchia, Suze, Cuneo et jusqu’à Turin. Dans
l’immobilier, des commerces, des restaurants dans les stations de ski
du Val d’Aoste.
- Et son épouse dans cette activité frénétique ? A part la messe…
- Elle est sportive, elle fait du rafting, du cheval, de l’alpinisme en
Vallouise avec comme guide Léo l’Apiculteur.
- Avant qu’il se casse la jambe?
- Evidemment, Feuillâtre. Quand les époux communiquent c’est
uniquement à propos de leurs deux enfants. Souvent en voyage. Dans
un long mail, elle les félicite pour leurs progrès en anglais et leur
recommande la prudence dans la gestion de leur argent. Ne faites pas
comme votre père, précise-t-elle.
- On va les interroger eux aussi patron.
- Je ne pense pas. L’un est installé en Australie, l’autre à New-York.
- Mais sur elle, sur Mme Padilla, excusez-moi d’insister patron, que sait-
on ?
- Je vous le redis, lieutenant, pas grand-chose. Elle joue au bridge tous
les mardis soirs à Gap. Elle passe l’hiver dans leur propriété d’Antibes.
- Un peu maigre comme indice. Qui n’explique pas pourquoi on a
étranglé un homme avec un collier de serrage, c’est pas courant ça.
- C’est Franco qui faisait exécuter ainsi les condamnés.

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- Franco ?
- Décidemment Feuillâtre votre culture historique laisse à désirer,
même si vous êtes né trente ans après la mort de ce dictateur
espagnol.
- Moi je sais, intervient Girard. Il a été aidé par Mussolini et Hitler, ça on
l’a appris à l’école. Et les démocraties n’ont pas voulu intervenir, elles
ont laissé tomber les Républicains.
- En tout cas moi, dit Feuillâtre, j’ai eu la nausée en découvrant le
cadavre. Ses yeux exorbités ! Et surtout cette énorme langue violacée
qui lui sortait de la bouche ! Pour ma première enquête criminelle je
suis servi. Affreux ! Qu’est-ce qu’il a bien pu faire pour mériter une fin
aussi atroce ?
- Brigadier, nous faisons une enquête de police. Pas d’émotions, elles
vous perturbent, elles vous aveuglent. Si vous êtes trop sensible
changez de métier. Devenez fleuriste par exemple.
- Non, l’odeur des fleurs me donne mal à la tête. En tout cas je ne sais
pas dans quoi Padilla a été mettre son nez mais il a payé le prix fort.
Qu’est-ce qu’il fricotait quand il habitait en Espagne ? On n’en sait rien.
- Il n’y a que la mafia pour torturer ainsi. Des professionnels : pas de
traces, pas d’empreintes digitales. Mais quelle mafia ? Marseillaise,
russe, corse, albanaise ?
- Plutôt russe avec tous ces oligarques sur la Côte. Ils ne mettent aucune
tendresse à régler leurs comptes.
- Peut-être une promesse non tenue qu’on lui a fait rentrer dans la gorge
en l’écrasant avec le garrot. La mafia aime les symboles.
- Préparez-vous lieutenant. Nous partons dans dix minutes. Seulement
nous deux. Et pas de sirènes, pas de gyrophares, il ne faut pas affoler la
dame.

A-t-elle l’air affolé la dame qui les reçoit dans sa propriété avec vue
sur la Durance ? Il ne semble pas. Pénétrer chez elle n’est pas aisé.
Hautes grilles, digicodes, restez dans la voiture attention aux chiens,
allée bordée d’arbres, pelouses, la voiture poursuivie par des dogues
allemands qui n’ont en rien la bouille sympathique de Gandhi le
Malamute. Rappel des chiens par le gardien qui les enferme dans un
enclos près du perron de la villa. La voiture de police se gare près
d’une Bentley et d’une Jaguar de collection. Guidés par un majordome,
le commissaire et le lieutenant après s’être soigneusement essuyé les
pieds traversent une salle de billard, deux salons déserts et se
retrouvent dans un boudoir tendu de tapisseries vieux rose en face de
Mme veuve Padilla. Impressionnés par tout ce luxe ils s’efforcent de
n’en rien laisser paraître. Ils observent la dame d’un œil froid.

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Chignon sévère, foulard de soie autour du cou, robe claire et non
couleur du deuil, elle est pâle certes mais pas de larmes, pas d’yeux
rouges, pas de tremblements, encore moins de sanglots. Assise à un
secrétaire couvert de papiers bordés de noir, elle rédige des faire-
part.

- Croyez bien que nous sommes désolés de devoir vous déranger si tôt
après le crime, Madame.
- Vous tenez le coupable ?
- L’enquête ne fait que commencer. Savez-vous qui aurait pu lui en
vouloir ?
- La terre entière, dit-elle avec un ricanement. Le succès fait des jaloux.
- Mais quelqu’un en particulier ? Un indice, une piste ? Avez-vous eu
vent d’une dispute peu avant le meurtre ?
- Je ne me mêlais pas de ses affaires. Il était toujours par monts et par
vaux pour régler des problèmes. Et quand il revenait ici, nous ne
parlions pas boutique. Il y a pour ça des avocats, des gestionnaires de
fortune, des notaires, des comptables. Il faut bien qu’ils justifient leurs
honoraires exorbitants.
- Il est de règle d’interroger tout l’entourage de la victime. Donc vos
enfants.
- Mon fils est à New-York, ma fille en Australie. Si vous voulez aller là-
bas … Ils sont évidemment hors de cause.
- Evidemment ? Il semble qu’ils ne s’entendaient pas avec leur père.
- C’était un homme autoritaire. Il ne leur parlait qu’à l’impératif. Il
voulait qu’ils prennent leur part dans ses entreprises. Aucun des deux
n’en avait envie.
- Pourquoi ?
- Ma fille fait une carrière de psychologue et mon fils est musicien dans
un club de jazz. Ils ne s’intéressent pas du tout à la finance.
- Et ils changent de continent pour se mettre à l’abri de leur père ? Ne
serait-ce pas plutôt parce qu’ils avaient décelé beaucoup
d’irrégularités dans ses affaires ?
- Qu’allez-vous chercher là ? Non absolument pas. Mais ils ne voulaient
rien lui devoir.
- Votre mari n’avait pas des contacts avec … comment dirais-je… des
organisations un peu en dehors des clous ?
- Criminelles vous voulez dire ? Non il a toujours été très prudent dans
la conduite de ses affaires.
- Il a tout de même eu quelques procès.
- Classés sans suite. Ou des non lieu. Il n’a jamais été condamné.

52
Le lieutenant Girard demande d’une petite voix l’emplacement des
toilettes. La dame lui indique. Le commissaire reprend :

- Excusez-moi de vous poser cette question mais c’est la procédure. Où


étiez-vous le soir du meurtre ?
- Mais ici bien sûr. Où vouliez-vous que je sois ?
- C’était un jour de fête. Des bals partout, des feux d’artifice…
- Non commissaire. Les réjouissances populaires ne me réjouissent pas,
très peu pour moi.
- Vous vous entendiez bien avec votre mari que vous décrivez quand
même comme très autoritaire ?
- Avec moi plus charmeur qu’autoritaire. Nous étions un couple normal.
- Jamais de disputes ?
- Un couple normal, je viens de vous le dire. Donc une dispute de temps
en temps.
- Vous avez des contacts avec certains habitants de la Ruissanne ?
- Aucun.
- Même avec Léo Giulini qui a été votre guide quand vous faisiez de
l’alpinisme en Vallouise ?
- C’était il y a si longtemps, commissaire. Fini tout ça.
- Pensez-vous que le meurtre aurait pu être commandité ? Les mafias
sont toujours très actives près des frontières.
- Jamais mon mari ne se serait commis avec des bandits.
- Je vois. Bien, nous allons vous laisser Madame. Excusez-nous encore
du dérangement.
- Le préfet m’a téléphoné hier pour m’assurer de son soutien, dit-elle en
accompagnant les policiers jusqu’à la porte d’entrée. Il m’a promis que
le coupable serait rapidement débusqué. Avant que la presse ne
s’empare de l’enquête et vienne fouiner dans nos affaires. Il faut éviter
à tout prix le scandale, la publicité, rassurer la population. Vous savez
comment sont les médias. Il faut leur jeter un coupable en pâture le
plus vite possible.

- Alors Girard, vos impressions ? interroge le commissaire dans la


voiture de police sur la route du retour. Cette femme est bien
verrouillée, non ? Une femme de caractère.
- J’ai fait une découverte bien intéressante en allant aux toilettes. La
maison est tellement grande que les couloirs ont au moins une dizaine
de portes. J’en ai poussé une ou deux qui n’étaient pas verrouillées. J’ai
découvert une sorte de musée avec en vitrine des uniformes, des

53
ceinturons, des képis, des médailles, des photos et des drapeaux de la
période franquiste. Et de vieux fusils.
- Intéressant. Très intéressant. Padilla faisait peut-être partie d’un
mouvement qu’il aurait trahi et qui l’aurait exécuté. Que pouvez-vous
me dire d’autre sur la veuve ?
- Une froideur ! Une maîtrise ! Une aristocrate vieux style. Si elle
éprouve quelque chose elle n’en montre rien. Moi si j’apprenais la
mort de ma femme, je serais tellement dévasté que tout le monde
pourrait voir mon chagrin.
- Je vous demande vos impressions sur la dame, pas sur vous.
- Ah oui ! bien sûr. Elle n’est pas du tout effondrée. Moi je crois qu’elle
n’aimait pas son mari. Et puis sa menace à peine voilée. Il faut qu’on
trouve rapidement un coupable sinon nos supérieurs pourraient bien
briser notre carrière.
- Quoi d’autre ?
- Il y a des crucifix dans toutes les pièces.
- Et alors ?
- Ben, encore un symbole de torture. Comme le garrot. Et puis ils sont
riches, patron. Vous avez vu leurs bagnoles ? Bentley, Jaguar, des
anglaises, ils ont du goût. Il y a beaucoup d’argent donc beaucoup de
magouilles d’après ma modeste expérience.
- Vous oubliez un détail capital, lieutenant.
- Vraiment ? Ah oui ! ça me revient. Elle a menti.
- Sur quoi ?
- Son téléphone a borné à Embrun et à Savines. Elle n’était pas chez elle
le soir du meurtre comme elle l’a prétendu.
- Ce qui ne fait pas d’elle une meurtrière. En tout cas pas directement.
Quoi d’autre lieutenant ?
- Dans le dossier j’ai vu que Léo Giulini livrait régulièrement du bois à la
propriété. Donc deuxième mensonge : elle a des contacts avec
quelqu’un de la vallée.
- Giulini n’a peut-être affaire qu’au gardien quand il livre son bois. En
tout cas elle n’était pas dans la Ruissanne le soir du meurtre. Il y avait
un exécuteur des basses œuvres. Pour le moment nous n’avons pas de
pistes. Le procureur va être furieux. Les écolos, les villageois : rien.
- Moi patron, il y a des choses que je trouve pas mal du tout chez les
écolos. Ne pas abîmer la planète, économiser l’eau, l’électricité. Par
exemple ils n’ont pas de lave vaisselle et une seule machine à laver
pour cinq ménages.
- Et un SDF poivrot qui a un sacré casier et qui garde un fusil dans sa
caravane.

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- Vous ne pensez quand même pas qu’il a tué Padilla ? Il tient à peine
debout, il ne quitte pas le village.

Dans une zone de dépassement limitée à cent dix kms heure, la


voiture banalisée des policiers est doublée par une moto lancée
comme une fusée.

- Dommage qu’on n’ait pas un radar embarqué, rigole le lieutenant. Elle


est au moins à cent cinquante.
- Vous n’avez pas reconnu, lieutenant ?
- Qui ça, patron ?
- Mais la gérante de l’agence immobilière de Saint-Romand ! C’est sa
bécane.
- Ah ! cette nana sexy ? Agathe quelque chose… Une jolie fille qui aurait
une liaison avec ce journaliste qui nous vient de Paris, Cabrera…
- Ce ne sont que des rumeurs, lieutenant. Tenez-vous en aux faits.
- D’accord patron. J’ai vérifié auprès de la LPO. Effectivement il en est un
membre actif, il a publié des articles sur les petits oiseaux. Ce n’est
peut-être qu’une couverture. Vous croyez qu’il pourrait être impliqué
dans les magouilles de Padilla ?
- Je ne crois rien lieutenant. Je cherche des indices. Vous avez vérifié
pour ce couple qui a quitté précipitamment leur appartement de Bella
Vista le matin après le meurtre ?
- Oui. Un décès dans leur famille. Rien de suspect.
- On piétine. Nous savons juste que Madame Padilla est capable de
mentir. Et plutôt deux fois qu’une. A nous de creuser. Avec prudence et
délicatesse, n’est-ce pas ?

Ce lieutenant, Emile Girard est-il vraiment à sa place dans la


police ? S’il demeure loyal à cette noble institution, c’est un transfuge
du monde des chasseurs. Il a longtemps chassé sans se poser de
questions. Comme son père, ses frères, ses cousins. Battues aux
sangliers, abattage de cervidés, mitraillage de chiens errants, de chats
harets, canardage de lièvres, de lapins. Chasser était la seule
distraction des dimanches avec la télévision. Rien à redire puisque la
loi l’autorise. Mais quand on ne la respecte plus la loi, que l’on chasse
en-dehors des périodes autorisées, qu’on ne mange pas ce qu’on tue,
que l’on pose dans la forêt des collets, des pièges à loups interdits,
que l’on est en cheville avec des braconniers pour le commerce des
peaux et qu’on ne les dénonce pas ? Emile se sent en porte à faux. Un
représentant de la loi peut-il fermer les yeux sur toutes ces
illégalités ? Il s’ouvre un soir de ce dilemme à Bob le Furieux son

55
voisin qui, le soir assis sur un banc devant sa maison, contemple les
rayons dorés du soleil couchant sur les sommets. Bob ne parle pas
avec les chasseurs ni avec les flics mais il fait une exception pour
Emile qu’il connaît depuis son enfance. – Ces scrupules de conscience
t’honorent. Tu découvres que les animaux sont des êtres sensibles à
la souffrance et pas seulement de la viande sur pied. Je vais t’indiquer
un moyen de te racheter de tes tueries. Samson a un plan. Son chien
pourrait les débusquer ces pièges.

C’est ainsi qu’Emile Girard, jeune flic idéaliste (est-ce un


oxymore ?) est devenu un chasseur repenti.

Ce même jour vers dix heures du matin je me rends chez Cristobal Perez
Brentano pour notre second entretien. Malgré la chaleur écrasante je me
force à monter à vive allure les escaliers qui coupent les lacets de la route
menant au sommet de la colline. Brentano accueille avec un sourire
bienveillant teinté d’une légère ironie le journaliste suant et hors d’haleine
qui se laisse tomber dans un fauteuil du salon climatisé face au Maître et
dispose entre eux le téléphone enregistreur.

- Vous m’avez l’air bien fatigué jeune homme. Une nuit blanche ? Ce
n’est pas la mort d’un homme inconnu de vous qui vous a tenu éveillé
quand même? Laissez-moi deviner. Une grande randonnée hier vous a
épuisé ? Un dénivelé trop important pour vos poumons encore
encrassés par les miasmes de la grande ville ?
- Dénivelé est le mot. Je ne me sens pas au niveau. Mais rien à voir avec
la montagne. Je perçois à votre sourire narquois que vous vous
moquez de moi. Des ragots au village ?
- Ici tout se sait. Je n’ai pas besoin de sortir, Maria m’informe.
- Des racontars sur moi ? Serais-je l’assassin de Padilla ?
- Qui sait ? Non, rassurez-vous. Rien d’aussi grave. Personne ne vous a
vu chez Philou en galante compagnie. Et personne ne cherche à savoir
comment vous avez fini la soirée.
- Eh bien ! ce n’est pas ce que vous croyez. Je suis rentré seul chez moi
après une bonne pizza.
- La jeune femme ne vous plaît pas ?
- Agathe ? Oh si ! Je la trouve dangereusement séduisante.
- Vous avez peur d’elle ?
- Naturellement. Comme de bien des femmes. C’est ce qui les rend si
attirantes.

56
- Là je vous comprends. Le mystère et le danger. Je ressens la même
chose. Enfin … ressentais. Vous n’enregistrez pas là ? Bon, je vous dirai
quand vous pouvez… Pour ne rien vous cacher et ça je ne veux pas que
ça se sache, ma prostate est grillée par une radiothérapie censée
éradiquer le cancer. Je ne souffre pas mais désormais mon intérêt pour
les femmes est purement mental et affectif si vous voyez ce que je veux
dire. Elles ne me troublent plus et je le regrette. Elles éveillent en moi
une nostalgie qui me replonge dans les souvenirs. Paradoxalement
peut-être ça me les rend beaucoup moins redoutables. Je n’ai plus
besoin de plaire.
- Je ne vous crois pas. On a toujours le souci de se montrer sous son
meilleur jour.
- Mouais. Peut-être. Bon, vous allez mettre votre bidule en route, là,
pour m’enregistrer ?

- C’est parti. Nous en étions au début de votre carrière quand vous


commencez à gagner beaucoup d’argent.
- Oui, j’achète un appartement à Paris où je n’habite presque jamais,
illusoire point d’ancrage. Je vis intensément deux heures par jour sur
scène. Le reste du temps je suis en mode semi-léthargique dans les
avions, les voitures, les aéroports. Je me ranime quand je répète au piano
tôt le matin ou avant le concert. La journée commence toujours par une
heure ou deux de Bach, indispensable source d’énergie et d’apaisement. Il
met de l’ordre dans le chaos du monde. Mais la musique ne suffit pas
toujours à compenser mes manques, à combler le vide de ma vie
affective.
- Difficile d’avoir une relation stable quand on est toujours en voyage.
Mais ne me dites pas qu’un homme célèbre, jeune, riche et beau comme je
vous ai vu sur des photos à vingt ou trente ans manque d’admiratrices ou
de mélomanes énamourées.
- Si pourtant. Ce n’est pas que je ne sois pas sollicité, c’est que je ne donne
pas suite. J’ai peur, les femmes m’impressionnent trop, je les ai toujours
considérées comme supérieures aux hommes, capables des plus grands
enchantements comme des pires maléfices, ça me paralyse. Je suis
incapable de leur avouer mon désir, je bloque les gestes de séduction
nécessaires pour commencer une relation. J’ai peur que le monde
s’écroule. Et si elles me refusaient le paradis d’une relation ? Je
plongerais droit en enfer.
- Peut-être un simple décalage horaire ?
- Pas seulement. Un décalage linguistique aussi. Un soir je parle italien, le
lendemain néerlandais puis anglais puis espagnol car je vais désormais
beaucoup en Amérique du Sud. Ensuite me voilà en Autriche à

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bredouiller laborieusement en allemand. Alors une relation d’un soir…
Pas dans mon tempérament. Je n’ai pas été élevé ainsi. On était sérieux il
y a cinquante ou soixante ans. Fiançailles si les parents sont d’accord,
mariage à l’église en grande pompe. On se jure sur l’autel fidélité
éternelle et on s’engage à régler les conflits par un dialogue plein
d’amour après s’être lancé des assiettes à la figure. J’ai été baptisé, j’ai
suivi le catéchisme, fait une retraite puis ma communion, ma
confirmation. J’aimais les églises pour la beauté de leur architecture, les
couleurs des vitraux et surtout la magie des chants et de l’orgue. Je dois
dire, alors que les scandales de la pédophilie sont maintenant dénoncés
dans le monde chrétien que les prêtres ont toujours été corrects avec le
petit garçon timide que j’étais et qui, vu sa timidité, se serait sans doute
tu s’il avait été agressé. Enfant puis adolescent, je vivais dans un monde
exclusivement masculin. A l’école que des garçons. Professeurs, prêtres :
que des hommes. L’éveil de ma sexualité a été un cataclysme. Les filles si
désirables étaient des tentatrices inaccessibles. Travaille plutôt ton
piano.
- Résumons-nous. Education religieuse stricte, pas de copains, peur des
femmes, rien que la musique. Mais vous ne manquiez pourtant pas
d’atouts. Une réputation flatteuse, toutes ces langues que vous parlez.
- J’aurais voulu être aimé pour moi, pas parce que j’étais célèbre. Même si
j’interprétais assez bien la musique de Beethoven ou Chopin, c’étaient
eux les créateurs, eux qu’on aimait à travers moi. Je ne faisais que
réveiller les partitions déjà écrites qui retournent au silence dès qu’on
arrête de jouer. Je n’étais qu’un pianiste alors que je rêvais d’être
compositeur. Je rêvais de devenir un amant et que les femmes
comprennent qu’à travers Bach je leur révélais ma spiritualité, à travers
Beethoven mon élan vital, à travers Chopin ou Schumann mon
romantisme.
- Et ça a marché ?
- Pas du tout. Flop. Prisonnier de ma timidité. Syndrome de l’imposteur. Je
suis un simple interprète pas un artiste créateur. Par ailleurs je me sens
injustement privilégié quand je m’informe de l’état lamentable du
monde, quand je lis les journaux dans les avions, les aéroports. J’en suis
désespéré au point parfois de me donner envie de me flinguer tout de
suite.
- La foi ne vous aide pas ?
- Non, j’ai cessé de croire qu’un homme renié par Pierre, trahi par Judas,
abandonné par son papa qui le laisse être cloué sur une croix allait nous
sauver. Ou qu’une Marie toujours vierge pouvait donner naissance à un
enfant sans la moindre intervention de spermatozoïdes.
- Vous vous êtes cru voué au célibat à cette époque ?

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- Nous sommes aux alentours de mai 68. Les petits mâles de cette époque
disaient aux filles : si tu es vraiment libérée, prouve-le, couche avec moi.
Ensuite j’irai voir ailleurs parce que je sais que tu n’en seras pas affectée,
tu es une femme libérée donc délivrée de la jalousie, ce vilain sentiment
petit bourgeois.
- C’est ce que vous ressentiez ?
- Moi ? Pas du tout. Je rêvais de sentiments durables, de communion
artistique. Le modèle familial : mes parents sont restés ensemble toute
leur vie.
- Votre biographie mentionne pourtant deux mariages en bonne et due
forme.
- Je vivais sous une triple soumission. L’une, consentie, apprise dès mes six
ans : travailler sans trêve la musique. Une autre : me conformer aux
goûts musicaux de mon époque. Et une troisième, la plus terrible : mon
agent. Thibaut Lagorce. Approuvé par mes parents. C’est lui qui
profitant de ma renommée, me poussait à accepter toujours plus de
contrats, me faisait faire de plus en plus de tournées.
- Evidemment : il touchait un pourcentage.
- Il m’avait convaincu que je lui devais le succès de ma carrière, que je ne
serais rien sans lui. Il me menait par le bout du nez avec l’assurance d’un
manipulateur de trente ans mon aîné. Il fallait que je voyage partout, les
salles réservées des années à l’avance, les annulations impossibles, le
monde entier attendait la révélation de mes interprétations sublimes. Et
j’étais assez jeune pour croire à ces conneries. Ma mère était satisfaite, je
menais la vie dont elle rêvait avant d’être prisonnière du Théâtre de la
Monnaie.
- Mais vous étiez si jeune !
- Ah ça ! oui. Sauf en musique j’étais d’une remarquable immaturité. Un
puceau frustré. Les femmes autour de moi mais jamais avec moi
exacerbaient mes désirs sans jamais les satisfaire puisque je n’osais les
aborder ou me rétractais si elles me faisaient des avances. Il n’y a que la
musique qui compte pour Cristobal, disait ma mère qui avait organisé
ma vie pour qu’il en soit ainsi. Une occasion de voyager, de voir le monde
disait mon père. En réalité je ne voyais que des aéroports et des
chambres d’hôtel.
- Vous leur en avez voulu ?
- Oh oui ! A tort sans doute. Travailler, travailler, travailler, c’est le prix à
payer pour atteindre le plus haut niveau.
- Même quand on est doué comme vous ?
- Surtout quand on est doué. Et tenté par la paresse.
- Jusqu’au jour…

59
- Jusqu’au jour où je me suis aperçu qu’il y avait souvent au premier rang
d’orchestre quand je me produisais à Paris ou en Ile de France une jeune
fille au maintien modeste, d’une beauté discrète et qui m’écoutait les
yeux fermés.
- Quasiment en extase.
- Pas loin, dit Brentano avec un sourire attendri. Aussi timide que moi.
Mais qui a trouvé le courage un soir de se mettre dans la file des
admirateurs devant ma loge après un concert. Elle a eu le culot de me
parler sincèrement alors que je n’entendais d’habitude que des louanges.
Elle trouvait mon Bach trop romantique, erreur d’époque, c’était un
baroque. Mon Mozart : autant de légèreté que de gravité. Très bien. Mais
mon Beethoven ! Donner libre cours à des torrents de passions violentes,
non. De la mesure que diable ! Je n’avais pas l’habitude de la critique, je
n’étais entouré que de flatteurs, j’étais la coqueluche du moment. Etre
remis en cause m’a fait un choc sans doute salutaire. Et moi, le timoré, le
garçon qui a peur des femmes, j’ai eu le courage de lui donner rendez-
vous à la sortie du théâtre pour justifier mes interprétations. Elle a pris
l’initiative de la suite.
- Ils se marièrent et n’eurent pas d’enfants.
- Je ne peux que rendre justice à Geneviève de m’avoir fait comprendre
qu’un homme toujours loin de son foyer finit par lasser la femme la plus
patiente et Geneviève n’était pas patiente. Qu’une fois rentré du Japon ou
de Buenos Aires, il n’était pas question de me reposer du décalage
horaire, mais de rendre des visites protocolaires à une belle famille
d’abord flattée par ma célébrité puis discrètement hostile pour des
raisons que je ne me souciais pas d’éclaircir. Quand je revenais à Paris
Geneviève me parlait intarissablement, faisait semblant de ne pas
s’apercevoir que deux heures avant un concert, je ne répondais plus aux
questions dont elle ne cessait de me harceler, je n’étais plus avec elle
mais avec Bach ou Brahms. Ce qui la vexait terriblement. Tu préfères
t’occuper des morts que des vivants, disait-elle. Vrai sauf que des
musiciens classiques même décédés physiquement depuis des siècles sont
toujours bien vivants. Le classique c’est l’éternité, pas la mort. Nous ne
faisons qu’une brève apparition dans notre époque. Pas eux, ils restent.
- Cependant un mari qui à la maison ne se soucie que de son piano, ce
n’est pas un mari.
- Je menais ma vie à ma guise comme un célibataire, me reprochait-elle.
Si elle avait eu un métier de son côté, une occupation qui lui plaise, il y
aurait eu un équilibre possible. Mais elle ne travaillait pas, elle n’avait
pas d’enfants, ses loisirs étaient infinis.
- Mauvais mari donc mais bon amant ?

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- Je ne sais pas. Il faut préciser que maintenant que j’étais déniaisé, je ne
résistais pas toujours à celles qui à la fin des concerts, me témoignaient
leur admiration et plus si affinités. Quand je revenais à Paris après mes
tournées, les ébats avec Geneviève prenaient toute la place si bien qu’ils
masquaient ce qui n’allait pas entre nous. L’ex-puceau coincé se libérait
dans des bacchanales (terme qui ne vient pas de Bach mais de Bacchus,
n’est-ce pas, ne confondons pas) qui lui permettaient d’ignorer les
attentes de sa femme et des quatre parents : faire des enfants. Plus tard
plus tard, me disais-je, quand je serai bien établi. Engendrer ? Je n’étais
pas prêt à détourner une part de mon temps et de mon énergie pour
l’éducation d’un petit. Ils bougeaient trop, braillaient trop, prenaient
tout. Les enfants n’occupaient aucune place dans ma vie. Je n’y pensais
jamais.
- Je suppose que l’état du monde aussi vous faisait hésiter. Les horreurs de
la guerre du Vietnam, du renversement de la démocratie au Chili.
- Geneviève ne voulait rien en savoir. Trop d’atrocités. Son tempérament
la poussait à se replier sur sa famille alors que moi je ne voulais surtout
pas être un artiste préservé dans sa tour d’ivoire. Ce que j’étais pourtant.
- Que pouviez-vous faire ?
- Kissinger et son poivrot de président Nixon commettent un écocide au
Vietnam, font bombarder les populations civiles de Hanoï et Haiphong
(des dizaines de milliers de morts), arrosent sans déclaration de guerre
le Cambodge puis le Laos, pays sans défense, de millions de bombes, une
tuerie de masse, font renverser par la CIA les démocraties qui tentent de
s’installer en Amérique du Sud et les remplacent par de sanglantes
dictatures comme celle de Pinochet au Chili. Récompense pour tous ces
meurtres à grande échelle on remet à Kissinger le Prix Nobel de la Paix !
- Je me répète mais que pouviez-vous faire pour contrer cette sinistre
comédie ?
- Manifestations, marches de protestation, signatures de pétitions. Oui, je
sais cela peut sembler dérisoire avec le recul. Je verse aussi beaucoup
d’argent à des associations humanitaires malgré les protestations de
Geneviève. Quand Pinochet arrive au pouvoir dans un océan de sang, de
tortures et le suicide d’Allende, quand j’apprends qu’un guitariste Victor
Jara a eu les mains coupées à la hache par les sbires du dictateur,
j’organise avec d’autres l’entraide pour accueillir en France les artistes
chiliens fuyant la barbarie des militaires. Nous aidons les exilés, les
Quilapayun, Victor et Violetta Parra, des noms sans doute oubliés
maintenant. Et je joue en concert de plus en plus de musiques espagnoles
et sud-américaines. Je me ressens et me déclare publiquement colombien
plus que belge ou français.
- Comment votre femme vit-elle cette métamorphose ?

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- Mal. Elle n’apprend pas l’espagnol. Elle ne veut rien savoir de la politique
– on ne parle pas de ça à table disent ses parents - comme si c’était sale.
Et sale la politique l’est effectivement. Et comme je rechigne à devenir
père dans ce monde à feu et à sang, je commence à craindre qu’elle me
fasse un enfant dans le dos, qu’elle « oublie » sa contraception. La pilule
était une nouveauté très contestée à l’époque. Geneviève a beaucoup de
réticences. D’ailleurs je n’ai plus confiance en elle, nous nous disputons
beaucoup. Nous n’arrivons ni l’un ni l’autre à parler de notre intimité.
- La musique ne vous rapproche pas ?
- Ce n’est pas l’accord parfait loin de là. Déjà je ne comprends pas quand
on aime la musique qu’on n’en fasse pas. Elle ne chante pas, elle ne
pratique aucun instrument. Elle s’intéresse à la musique contemporaine
qui me casse les oreilles. Et à la musicologie qui, comme disait Karajan,
est à la musique ce que la gynécologie est à l’amour. Trop de différences
entre nous. Des ébats sexuels sporadiques vu mes nombreuses absences
ne suffisent pas à former un couple durable. Pour ne rien arranger, je
découvre combien séduire d’autres femmes me rassure. Une nouvelle
conquête est pour moi une nouvelle naissance. Les promenades
romantiques, les dîners aux chandelles et les ébats érotiques étaient les
meilleurs moments de ma vie en dehors du piano. Ce n’était pas une
affaire de pouvoir comme on le dit classiquement mais d’assurance. Moi
qui doutais toujours de ma valeur, quand j’étais agréé par une belle, elle
me faisait exister, je comptais pour quelqu’un et me sentais alors
pleinement vivant.
- Donc… divorce ?
- Oui. D’un commun accord. Pas de bagarres sanglantes. Je laisse
beaucoup d’argent à Geneviève ce qui a « fluidifié » les formalités. Au
reste la séparation nous a beaucoup rapprochés. Nous échangeons
encore maintenant des mails amicaux. Elle s’est remariée, a deux
enfants, quatre petits enfants et cultive son jardin dans le Morbihan. Je
crois que c’est une grand-mère apaisée.
- Et après le divorce ? Une relation durable vous paraissait possible pour
vous qui arpentiez sans cesse les continents ?
- Non. Jusqu’à ce que je rencontre Juanita.

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CHAPITRE 8

Cristobal Brentano 3

S’affranchir d’une tutelle


- Si vous êtes libre, me dit Brentano, je vous invite à déjeuner.
- Avec plaisir.
- Parfait, nous aurons des truites.
- Aux amandes ? s’enquiert Maria surgie de la cuisine. Je vais vous les
préparer. Et le rendez-vous avec le plombier je vous le prends pour
quand ? Mon mari peut vous installer la nouvelle douche.
- Non, s’irrite Brentano. Je suis encore capable d’enjamber une
baignoire.
- Vous n’êtes pas raisonnable. A votre âge, il vous faut une douche à
l’italienne.
- A mon âge il me faut de l’exercice comme m’asseoir dans une baignoire
et m’en relever sans glisser sur le savon. Pas de plombier, Maria.
- Mais c’est Samson lui-même qui vous l’a conseillé. Un grand kiné.
- Samson est bien gentil mais jusqu’à présent c’est Brentano qui décide
de ce qui est bon pour Brentano. Demandez à mon ami Lionel ici
présent qui va bientôt publier mes mémoires si je suis gâteux.
- Pas du tout, dis-je en me tournant vers Maria qui lève les yeux au
plafond pour implorer un secours divin, Monsieur Brentano se
souvient parfaitement des événements de sa vie.
- Dieu du ciel ! Deux hommes de mauvaise foi ! Deux de plus. Je vais
m’occuper des truites. Et vous du vin.
- Lionel, que diriez-vous d’un excellent blanc du Languedoc élevé dans
l’Hérault? Et des framboises de chez Marcelle ?
- Volontiers.
- Voyez-vous, me dit-il une fois installé à table, sourire malicieux et
premières gorgées, Maria a parfois tendance à me prendre pour son
enfant bien que trente ans nous séparent. Ou pour un nonagénaire ce
que je ne suis pas encore. Je suis obligé de lui rappeler les limites de sa
gouvernance surtout quand elle a raison. Maria est un peu comme mon
double, un double raisonnable et qui m’irrite quand ils font équipe
tous les deux pour me faire les mêmes reproches surtout quand ils

63
sont justifiés. Vous vieillissez même si vous êtes encore capable
d’enjamber un rebord de baignoire. Giorgio vous installe quand vous
voulez une douche à l’italienne. Ménagez-vous reposez-vous, blablabla.
Seulement voilà : je n’ai pas quatre-vingts ans mais beaucoup moins.
- Oh ! oh ! un scoop ?
- Quand je fais de la musique, Lionel, les heures s’arrêtent, le temps
s’abolit. Je peux jouer cinq heures et croire que ça n’a duré que
soixante minutes. La musique arrête le temps. Je suis donc beaucoup
plus jeune que mon âge officiel. Voilà pourquoi beaucoup de musiciens
vivent très vieux, ils rajeunissent pendant les concerts. Comment
trouvez-vous ce déjeuner ?
- Un pur délice ces truites aux amandes.
- Et à l’aneth. Vous n’oublierez pas d’en faire compliment à Maria, elle y
est très sensible.

Après le repas nous nous installons dans les fauteuils du salon près
de Sa Majesté le piano mais Brentano ne manifeste aucune velléité
d’en jouer. Depuis le début de notre entretien il s’est plusieurs fois
éclipsé. Et m’en explique la raison après s’être assuré que je
n’enregistre pas.

- Gardez ça pour vous. Vous ne publierez pas mon bulletin de santé mais
il faut que mon biographe me connaisse vraiment. Ce cancer de la
prostate est une maladie sans symptômes du moins à ses débuts. Vous
ne souffrez pas. Les ennuis commencent avec les traitements.
- Et là on souffre ?
- Oui. Pas pendant les quelques minutes de radiothérapie quotidienne
mais après quand on s’aperçoit qu’elle n’a pas grillé que la prostate
mais aussi, en partie le rectum et la vessie. Forcément : c’est sur le
trajet des rayons. Pas grave disent les oncologues, ça va s’arranger en
quelques semaines. Tu parles ! chez moi ça dure toujours. Toutes les
deux heures jour et nuit aller aux toilettes. S’y ajoute une
hormonothérapie qui réduit à zéro le taux de testostérone, l’hormone
de la vitalité, de l’élan, de l’enthousiasme. Et me voilà réduit à l’état de
zombie, de fantôme.
- Vous ne donnez pas du tout cette impression.
- Là-dessus, crise du covid, confinement, plus de contact, tous masqués.
Je ne vois plus que Maria et Samson. Mes concerts sont annulés. Pour
ne pas mourir tour à fait, je participe à quelques émissions par zoom
sur mon cher Beethoven.
- Le virus vous fait peur ?

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- Pas du tout. Je suis censé être à risque mais je ne crois pas au
matraquage du gouvernement et je n’ai aucune confiance dans les
déclarations des labos. Je ne me fais pas vacciner. Je n’ai rien eu. Et j’ai
redonné quelques concerts dans la région après la pandémie.
- Vous retrouvez du tonus.
- Comme vous voyez. Je peux jouer en public à vingt-et-une heures à
condition de ne rien boire ni manger après le déjeuner et jusqu’à la fin
du concert. Refermons la parenthèse médicale. Maintenant si vous
voulez enregistrer…

- Donc votre première femme est une grand-mère heureuse dans le


Morbihan. Vous vous êtes engagé pour le Chili, vous jouez en Argentine,
en Colombie …
- … où il était prévu que je ne reste que quelques jours.
- Mais Juanita surgit…
- … et ma vie change du tout au tout. Et je ne vous parle pas du
bouleversement physique.
- Si justement. Commençons par là.
- Ce qui m’a frappé en effet aux premières heures de notre rencontre c’est
sa beauté sans apprêt, sans maquillage. Réception à l’ambassade de
France à Bogotà. En l’honneur de deux Français. Brentano qui venait de
donner deux concerts qui ont fait salle comble. Et un célèbre alpiniste qui
avait gravi avec d’autres le pic Cristobal Colon, le plus haut de Colombie.
Plus de cinq mille mètres d’altitude dans la Sierra Nevada de Santa
Marta. Devinez son nom, vous le connaissez.
- Ce n’est quand même pas notre Léo Giulini de Saint-Romand-les-Hautes-
Vallées ?
- Lui-même. Au sommet de sa gloire d’alpiniste et fêté comme il se doit ce
soir-là. Lui et les autres membres de l’expédition ne parlaient que
quelques mots d’espagnol et restaient entre eux, baroudeurs un peu
gauches, intimidés par ces gens de l’ambassade bien habillés, parfumés,
mondains et badins comme je l’avoue j’étais moi-même à cette époque.
Léo était content de pouvoir bavarder en français avec moi qui ne savais
rien des Hautes Alpes, des glaciers, des rimailles, des névés, des moraines,
des piolets, crampons et mousquetons, termes nouveaux pour moi et que
Léo m’expliquait patiemment. Une femme qui travaillait à l’ambassade
et connaissait bien Santa Marta et la Sierra Nevada les avait aidés dans
la logistique de l’expédition. C’est cette femme que vous voyez là, dit-il,
dans ce groupe près du buffet, celle qui a une robe rouge. Ce fut mon
premier aperçu de Juanita. De dos, la rivière de ses cheveux noirs entre
les omoplates pleine de reflets, les fesses généreuses, que les féministes
me pardonnent mais ce sont des détails que les hommes repèrent

65
immédiatement. J’ai vidé ma coupe de champagne et en ai repris une
autre, frappé par l’intuition, que dis-je, la certitude que cette femme
allait jouer un rôle capital dans ma vie. Chose étrange, je n’éprouvais
aucune peur alors que l’approche d’une femme désirée me faisait
d’ordinaire trembler. Léo, les Hautes Alpes et le pic Cristobal Colon
s’estompèrent. Je ne voyais plus que les cheveux noirs et la robe rouge,
mon corps se mouvait indépendant de ma volonté vers le buffet, vers
mon karma, vers Juanita. Quand elle se retourna vers moi, plus que belle,
rayonnante, visage aux hautes pommettes amérindiennes, yeux noirs
d’obsidienne bordés de longs cils (je ne remarque pas les cils d’habitude),
pas un instant je n’ai eu l’impression de rencontrer une inconnue. Non,
plutôt d’enfin accoster à une terre familière. Tout s’est déroulé le plus
naturellement du monde. En espagnol, en français, en silence. Surtout en
silence. Nous marchions dans les jardins de l’ambassade sous les grands
arbres. Main dans la main. Sans parler. Dans le ciel noir, quelques étoiles
malgré la pollution de la capitale. Brise tiède. C’était parfait. Cela aurait
pu durer toute la nuit.
- Pas même un baiser ?
- Non. Sans aucune raison raisonnable nous savions que c’était LA
rencontre. Notre vie commune a commencé cette nuit-là dans ce jardin.
Elle m’a dit : - Je ne veux pas aller dans ton hôtel de luxe. Les alpinistes
sont logés bien plus modestement. Je te donne mon téléphone. A demain.

Ici un intermède que je n’enregistre pas. Brentano s’éclipse aux


toilettes. Puis je l’entends discuter dans l’entrée avec Maria qui s’en
va. Il m’appelle dans la cuisine pour le café qu’il prépare toujours lui-
même. Il me propose un vieux rhum colombien ou du cognac hors
d’âge, des alcools précieux qu’il ne boit pas mais qu’il aime servir à
ses hôtes. Trois heures sonnent au clocher de l’église que nous
apercevons de la fenêtre. Quelques hirondelles. Le calme de l’après-
midi.

- Restons dans la cuisine si ça ne vous dérange pas. L’arôme du café est


pour moi très réconfortant. Avant même d’en boire, je me sens
requinqué.
- Moi aussi. Je peux enregistrer d’ici d’où l’on voit la Ruisse presque à
sec.
- Il reste quelques poches d’eau où Marjolaine et son chien vont se
baigner.

66
- Retournons en Colombie. Sauf si vous êtes trop fatigué. Ce sommeil
haché qui vous oblige à vous relever toutes les deux heures ne doit pas
vraiment vous reposer.
- Je suis ravi de retourner en Colombie. Nous abordons le tournant le
plus important de ma vie, un bouleversement si total qu’il touche à
tous les domaines.
- Et tout cela à cause de Juanita.
- Non. Grâce à Juanita.

Après le café nous revoilà dans le salon. De façon inattendue


Brentano se met au piano. Yeux fermés, mains sur les genoux, dos
bien droit. Puis il joue, ses grandes mains bougeant à peine, les doigts
presque à plat caressant le clavier ou le griffant avec une économie de
gestes qui me paraît le comble de la maîtrise virtuose. Que joue-t-il ?
Une pièce que je ne connais pas, espagnole sûrement, merveille de
pulsion boiteuse, de lyrisme heurté, d’intensité qui s’éteint et reprend
vie sans jamais cesser de danser. Un tourbillon inexorable. Puis le
silence. Bien plus tard Brentano murmurera :

- El Polo, d’Albeniz. C’était notre morceau fétiche à Juanita et moi. Nous


l’appelions Iberia Colombiana. C’est un sanglot dansant, c’est notre vie
à nous deux, amour, danse et plus tard la mort de Théo. Il ne faut
jamais cesser de danser, Lionel, même quand on boite, même quand on
meurt.

Il dit d’une voix soudain chevrotante:

- Mourir en dansant… Allez on enregistre. Cap sur la Colombie. Vous y


êtes ?
- Je vous écoute.
- Je me rends chez Juanita. Dans un quartier populaire de l’immense ville
de Bogotà au fond d’une ruelle non asphaltée. Dans l’escalier odeur
d’oignons et de piments. Un petit deux pièces. Propre, très clair, calme. A
notre image. Un parfum d’encens, un parfum dansant. Elle porte une
robe colorée comme celles des Indiennes de l’Altiplano et des bijoux
barbares comme Frida Kalho. Une profusion de bracelets, d’amulettes.
Elle me dit : Il est encore temps de ne pas nous rencontrer. Va-t-en si tu
veux, si tu tiens à ta vie d’avant… Non, dis-je, je veux l’irrémédiable. Avec
toi. Que rien ne soit plus jamais pareil. Que j’aie toujours comme
boussole ton regard exigeant. Dans ce cas Cristobal, me dit-elle d’une
voix très douce, retiens bien que si tu me trompes je te tuerai. Vois-tu ce

67
couteau d’obsidienne pour les sacrifices rituels à la tête de mon lit, de
notre lit ?
- Il va de soi, Maître, que ce qui suit n’est pas destiné à la publication de
vos mémoires ?
- Surtout pas. Le mélomane qui me lira parce qu’il a aimé mes
interprétations n’a aucun besoin de savoir que Juanita a retiré un à un
ses bracelets, ses amulettes, ses colifichets pour se retrouver vêtue
seulement d’une petite culotte blanche que j’ai embrassée dévotement.
Pas plus que l’admirateur de mon Ibéria d’Albeniz ne voudra savoir que
j’ai caressé chaque centimètre de la peau de miel de Juanita. Avec
adoration. A-do-ra-tion. On est dans le sacré là. Car, ne l’oublions pas,
Lionel, vénérer vient de Vénus, déesse de l’amour.
- Mais alors, Maître, qu’est-ce que le biographe est autorisé à publier ?
- Nous verrons quand vous aurez mis de l’ordre dans ce fatras. Mais pas
question de transformer le lecteur en voyeur. De lui dire que nous avons
attisé le désir en en retardant jusqu’à la douleur l’accomplissement. Que
notre jouissance ne concernait pas que nos corps et nos peaux mais que
ses vibrations se propageaient sans limite et réalignaient un monde qui
marchait sur la tête.
- Rien que ça ?
- Trois jours, Lionel, trois jours qui m’ont changé à défaut de changer le
monde. Trois jours passés à nous étreindre dans le modeste logement de
Juanita. Ou à marcher dans les rues embrumées de Bogotà en parlant
interminablement. Trois jours à ne pas répondre aux appels furieux de
mon agent Thibaut Lagorce. Où es-tu ? J’ai les billets d’avion pour Mexico
où tu joues après-demain. Tu as répété ton programme au moins ? Que
se passe-t-il ? Tu ne m’as jamais fait ce coup-là. Tu as perdu la tête ? Tu
as eu un accident ? Tu es malade ? Je vais alerter la police, j’ai téléphoné
aux hôpitaux. Je ne sais plus quoi faire, je t’en supplie, réponds-moi. Je
pars demain à Mexico m’assurer que tout est prêt pour t’accueillir. Les
deux concerts affichent complet, on va récolter un paquet de fric. Si tu
annules, on perd une fortune. Appelle-moi, Cristobal. Après tout ce que
j’ai fait pour toi tu dois au moins me laisser un message avant que
j’avertisse la police.

Si tu veux couper les ponts, me dit Juanita, c’est le moment. Couper ?


Je n’ai jamais su dire non, m’opposer à ma mère, à mon agent, à mes
professeurs. Et j’éprouve une certaine pitié pour Lagorce. Il a bien
profité de toi, dit Juanita. Dix pour cent pour te dégotter quelques
contrats alors que tu travailles jour et nuit ton piano. Lui quelques
coups de téléphone dans le fauteuil de son luxueux bureau et par ici la
monnaie.

68
Une solution confortable mais peu élégante : lui annoncer par
courriel la rupture de notre contrat Je suis en burn out à cause des
tournées insensées qu’il m’impose depuis des années. Je ne suis pas le
seul dans son écurie, il a d’autres vedettes, il ne risque pas de se
retrouver sur la paille. Je n’irai pas au Mexique, je reste en Colombie au
pays de mon père. Ici prend fin notre collaboration. Confortable en effet
de ne pas l’affronter directement mais vraiment pas élégant. J’ai lu dans
la presse, me dit Juanita, que bien des PDG peu soucieux d’élégance
licencient par courriel leur personnel. Ne faut-il pas que j’apprenne à
affronter une personne hostile sans me dérober ? Maintenant que tu es
entrée dans ma vie pour la bouleverser je ne devrais plus avoir peur du
conflit.

Alors pour la première fois je consens à l’affrontement. Je rejoins la


suite du palace où m’attend Thibaut Lagorce mon futur ex-agent. Je
vais m’affranchir de sa tutelle.

69
CHAPITRE 9

Marie Céleste, Agathe et les petits oiseaux

Dans les prés le long du torrent. Attentif au moindre mouvement


dans les arbres que je scrute dans mes jumelles. Peu d’oiseaux mais
quand même des bergeronnettes et plus loin des tariers et des pipits.
Ensuite marche rapide en montagne dans un bois de mélèzes. La
balade est courte mais le dénivelé important. Besoin de bouger, de
m’essouffler après les heures assis à écouter Brentano me parler de
sa prostate, de la Colombie et de Juanita. Je hume avec délice l’écorce
des conifères chauffée au soleil. Samson me l’a redit : il faut faire des
efforts physiques tous les jours pour entretenir son cœur et ses
poumons. Il est venu masser le dos de Brentano perdu dans ses
souvenirs ravivés par nos entretiens. Et n’a pas résisté au plaisir de
me raconter sa récolte de pièges à loups.

Il y a dix ans cette marche rapide ne m’aurait pas essoufflé.


Aujourd’hui si. Vieillesse, vieillesse, es-tu déjà en route pour me
rencontrer ? J’ai quarante ans, dix de plus que Brentano quand il a
changé de vie. Radicalement. Moi aussi semble-t-il, démissionné de
mon ancien métier. Mais moi je ne suis pas soutenu par l’amour d’une
Juanita. Ai-je jamais éprouvé des sentiments aussi intenses que ceux
du pianiste ? Je crains que non. Suis-je incapable d’aimer totalement,
exclusivement ? Ou alors un amour encore à venir… J’ai été tellement
stressé par mes enquêtes et les dangers qu’elles me faisaient courir.
Je n’étais jamais vraiment disponible.

Arrivé au belvédère, superbe vue sur Saint-Romand et la vallée de


la Ruissanne deux cent mètres plus bas. Forêts de mélèzes et de pins
cembro. C’est ici, m’a confié Brentano sous la sceau du secret que je
mettrai fin à mes jours quand je serai devenu trop vieux pour
contrôler mes doigts au piano ou ma mémoire ou mes sphincters.
Quand la vie n’est plus que douleur, mieux vaut quitter ce monde en
beauté. De l’autre côté de la mort survoler les nuages, rencontrer mon
fils Théo. S’élancer depuis la falaise bras ouverts comme les ailes d’un
oiseau. Une mort instantanée quand le corps s’écrasera sur les
rochers. Pas d’hôpital, pas d’ehpad, youpi !

70
Dans le ciel je repère aux jumelles un vol de ce qui me paraît être
un couple d’aigles qui tournoie et s’élève en décrivant une spirale qui
les mène au plus près du ciel. Un peu plus haut sur le sentier, une
silhouette accroupie et un petit enfant observent un trou sous un
rocher, un autre sur un talus. Des terriers de marmottes. L’une d’elle
debout sur une pierre, le dos bien droit, les pattes jointes nous a jugés
inoffensifs. Pas de sifflet d’alarme, nous ne sommes ni des aigles, ni
des renards. Un marmotton met le nez dehors, sort du terrier. Narines
frémissantes il explore les alentours. Les exclamations de l’enfant lui
font peur soudain et il rentre sous terre.

Quand la silhouette se redresse et me fait face, je cligne des yeux


sous le soleil, ébloui par l’apparition d’une jeune femme menue
presque diaphane, vêtue d’un tee-shirt bleu clair « Paix dans le
Monde » assorti aux lacs turquoise de ses yeux. Un short blanc, des
sandales. Un teint hâlé couleur abricot. La lumière dore la blondeur
de ses cheveux réunis en un chignon lâche sur la nuque. Cette
apparition solaire m’adresse un large sourire, inconsciente du
bouleversement qu’elle provoque en moi. Je feins maladroitement le
détachement.

- Vous êtes de l’écovillage ? Je ne vous connais pas encore…


- Je m’appelle Marie-Céleste. Et vous, vous êtes l’ornithologue, c’est ça ?
Louis, dis bonjour au Monsieur.
- Vous ne craignez pas de vous balader dans un endroit désert où ne
passent que des marmottes ?
- Oh ! non, on n’est pas en période de chasse. Nous allons redescendre à
la Grande Combe, c’est l’heure du goûter pour le petit. Vous descendez
aussi ? Si ça ne vous fait rien, voulez-vous le prendre sur vos épaules ?
Il aime jouer et courir mais il n’aime pas marcher. Voilà, ça va mon
chéri, tu es bien installé ?

On commence à redescendre, Louis sur mes épaules serrant son


doudou d’une main et ma tête de l’autre. Pas farouche le petit. Marie-
Céleste s’adresse à moi comme si elle m’avait toujours connu. Je
m’efforce de maîtriser les battements de mon cœur et de me composer
un visage aimable qui ne trahit pas mon trouble. Marcher à côté de
mon idéal féminin ! Très intimidant même si je n’en laisse rien
paraître. Et d’autant plus que je ne vois sous le tee shirt bleu aucune
trace de soutien-gorge. Ce qui m’agite beaucoup. Elle a libéré ses seins
de toute contrainte. Est-ce un signe, une suggestion libertine ?

71
- Figurez-vous qu’à la Grande Combe nous avons vu débarquer à midi
des chasseurs dans leurs gros 4X4 bien polluants. Ils hurlaient que ça
ne se passerait pas comme ça, qu’ils nous feraient payer cher je ne sais
quoi, on ne comprenait pas leurs braillements. Comme ils étaient
menaçants, certains brandissaient même leur fusil, on a mis les enfants
à l’abri. Et on est ressorti pour parlementer, une spécialité d’Enzo qui
n’a peur de rien. C’est un scientifique, il croit au pouvoir de la raison.
- Pas les chasseurs ?
- Ah ! non ! eux pas du tout.
- Ils croient à la robustesse de l’instinct peut-être.
- J’apprécie votre humour mais face à des zozos vociférant depuis leur
véhicule je n’avais pas envie de rire. Ils sont repartis dans un nuage de
poussière en faisant hurler leurs pneus et en tirant en l’air des coups
de fusil. Ils se croyaient dans un film de cow-boys ? Au village, on n’a
toujours rien compris.
- Je peux vous expliquer. Réaction collatérale d’une opération de salut
public menée par mon ami Samson, sa fille et son chien. Ils ont
désamorcé et collecté les pièges à loup (commandés sur Amazon, la
livraison vous est offerte) que les chasseurs ont posé dans les cols.
- Mais c’est illégal !
- Oui donc ils ne peuvent pas se plaindre à la police. Et ça les a rendus
furieux. D’où leur rodéo dans votre village. Ils vous croient coupables
de l’opération et veulent vous intimider.
- Vous savez bien des choses, Monsieur l’Ornithologue. J’ai parlé avec
des bergers qui me disent que depuis qu’ils ont des patous ou d’autres
gros chiens pour garder les troupeaux, des clôtures électrifiées autour
des enclos les loups restent à distance de leurs moutons.
- Et la chasse aux loups est très aléatoire. Leur odorat est si développé
qu’ils flairent ces lourdauds d’humains à des kilomètres et deviennent
des fantômes invisibles.
- Alors mon chéri, tu es bien sur les épaules du Monsieur ? Réponse
incompréhensible du petit que Marie-Céleste me traduit. Il est content
car c’est comme quand il sera grand, il verra le monde de très haut.

De temps en temps Marie-Céleste s’arrête pour cueillir au bord du


chemin quelques plantes pour moi insignifiantes. Elle se penche,
fesses bombées, s’accroupit, se redresse avec grâce. Ses mouvements
provoquent en moi un grand intérêt moins pour les plantes cueillies
que pour ses seins que je devine quoiqu’invisibles hauts et ronds,
pointant discrètement sous les lettres « Paix dans le monde » de son
tee-shirt.

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- Et dans votre communauté, voyez-vous le monde de très haut ? Vous
vous y sentez bien ? Elle est gérée par des règlements, des principes ?
Vos détracteurs disent que tout le monde couche avec tout le monde.
- Si c’était vrai, ils nous auraient déjà rejoints. Les fondateurs de la
Grande Combe s’inspirent des expériences qui se sont multipliées
après mai 68. Liberté, liberté chérie. Avant de s’apercevoir que le
village n’est pas viable sans cadre, sans programme, sans organiser les
tâches fixées en assemblée générale toutes les semaines. Même à la
Grande Combe il y a des resquilleurs, des gens qui cherchent à profiter
des autres plutôt que de les aider et qui espèrent coucher avec un
maximum de femmes « libérées ».
- Libérées ? De quoi ? Libérées de l’exclusivité ? Libérées de la jalousie ?
- C’est ce que prétendait mon père, dit-elle en riant et en rattrapant
habilement le doudou que le petit avait lâché.
- J’adore votre nom, Marie-Céleste. Etes-vous jalouse? !
- Mais oui. Si je suis amoureuse je n’ai pas envie d’être trompée,
délaissée, abandonnée. C’est pourtant ce qui m’est arrivé. J’ai divorcé
du père de Louis.
- Divorcer de quelqu’un comme vous ? Quel est ce fou ?
- On était ensemble depuis l’école, je croyais bien le connaître. Un mari
charmant jamais brutal mais très dépendant. Pendant ma grossesse il
s’est plaint de passer au second plan puis, à la naissance de Louis, de
ne plus compter du tout. Il devient un vieux ronchon pétri d’habitudes.
On se sépare sans trop de casse. Garde partagée. Il est en télétravail à
Briançon. Il s’occupe bien du petit, le fait manger bio, l’emmène jouer
dans les parcs, lui passe des films de Disney. Moi je préfère Miyazaki.
- Voilà qui résume bien vos différences. Et vous vous sentez bien à la
Grande Combe ?
- Très bien. Louis a un deuxième, un troisième papa. Tout le monde
veille sur les enfants. Vous voyez qu’il n’est pas du tout farouche. Je
suis l’herboriste du village et j’enseigne en plus de la botanique toutes
sortes de yogas, y compris un yoga marrant pour les petits.
- Mais c’est passionnant. Vous accepteriez des élèves extérieurs à
l’écovillage ?
- Certainement. Suffit de me prévenir. Donnez-moi votre téléphone. Je
vous envoie un SMS avec les horaires.
- Super. A Saint-Romand l’atmosphère a changé depuis le meurtre de
Padilla. La méfiance est partout. Chacun se sent épié. On regarde
l’autre comme un assassin en puissance. Tout le village aurait besoin
de cours de yoga pour se détendre. La police poursuit son travail de
fourmi, interroge tout le monde et se refuse au moindre commentaire.

73
- A la Grande Combe au contraire tout est tranquille à part cette
irruption des chasseurs. On n’a rien à voir avec les affaires de ce
Padilla. Ah ! voilà le sentier qui descend directement à l’écovillage. Je
suis content de vous avoir rencontré, Monsieur l’Ornithologue. Venez
pour le yoga et qu’on ait votre avis sur les nichoirs qu’on est en train
d’installer pour les oiseaux cet hiver.
- Comment est le petit sur mes épaules ? Je ne le vois pas.
- Il s’est endormi je crois, bercé par nos pas et notre conversation.

Bien trop tôt nos chemins se sont séparés. Je la regarde s’éloigner


main dans la main avec son petit. Même de dos c’est la femme idéale.
Les courbes de son corps me vont droit au cœur. Les rayons du soleil
couchant poudre ses cheveux d’une aura dorée. Je continue seul ma
descente sur Saint-Romand. Et mon imagination prend feu. J’irai sans
tarder à l’écovillage prendre des cours de yoga ou de botanique ou de
guitare ou de poterie ou d’ikebana pourvu que ce soit avec cette
céleste créature. Chez elle je sens l’esprit, je perçois l’âme mais le
corps aussi est très présent. Une idylle se noue. A moins que… Que
voulait-elle dire en parlant d’un deuxième, d’un troisième papa pour
le petit Louis ? Deux amants ? Et pour elle seule ? Pincement de cœur.
C’est ça la jalousie ? Si tu me trompes je te tuerai avec ce couteau
d’obsidienne a dit Juanita à Brentano. Impressionnant…

J’imagine le futur… Au yoga je me révèlerai bon élève. Je suis


plutôt tonique, elle est d’une souplesse merveilleuse. Je suis avec le
plus grand intérêt les mouvements de son corps se coulant dans les
postures, suggérant ses formes sans les dévoiler. Très vite les
relations de professeur–élève se transforment. On se découvre tant
de goûts communs. Deux âmes sœurs. J’approuve sans réserve son
choix de vie écologique, j’y viendrai bientôt, promis. Elle admire mon
courage d’ex-journaliste s’attaquant aux magouilles des puissants.
Nos corps s’attirent. Mais où trouver un endroit propice à leur
aimantation ? Aucune porte ne ferme à clef dans leur communauté et
petit Louis n’est jamais loin. Mon appartement ? Agathe peut y faire
irruption à tout moment, elle a un passe. Il y a bien un hôtel aux
balcons fleuris dans la grand-rue de Saint-Romand mais emmener
Marie très Céleste dans une vulgaire chambre d’hôtel, ça manque de
classe. Le rêveur est rappelé à la réalité d’un sol inégal en trébuchant
sur une racine et en manquant s’étaler. Je continue plus prudemment

74
tout en remerciant les dieux de la merveilleuse liberté d’imagination
qu’ils m’ont octroyée. Je viens de vivre une relation virtuelle idéale.

Place à d’autres sensations - la peur – devant la porte de mon


appartement. Je me souviens parfaitement l’avoir verrouillée en
partant chez Brentano. Or elle n’est pas fermée à clef. Mon cœur
s’affole. Cambriolé ? Ou je suis attendu par un tueur chargé de venger
les magouilleurs mis en examen ou condamnés à cause de mes
enquêtes. Moi qui me croyais tranquille dans cette paisible vallée…
Entrer c’est se jeter dans la gueule du loup, prendre une balle dans le
buffet. Reculer, fuir ? Pour aller où ? Ah ! si j’avais une arme… Vain
regret je ne sais pas m’en servir. Je rassemble mes forces, je bande
mes muscles et vais vers mon destin qui est peut-être de mourir à
quarante ans pour avoir fouiné dans les affaires des puissants.

Dans un fauteuil de la salle de séjour face à l’entrée Agathe en


tailleur et corsage blanc braque vers moi non un revolver mais un
verre de rosé.

- Venez cher ami, mettez-vous à l’aise, faites comme chez vous.


- Qu’est-ce que tu fais là ? Comment es-tu entrée ?
- Oublierais-tu que la gérante de Bella Vista possède un passe qui ouvre
toutes les portes ? Je peux entrer chez toi quand je veux. Mais rassure-
toi, je n’ai pas l’intention d’abuser. Je n’ai pas fouillé dans tes affaires.
Je suis une fille bien élevée, je ne vais pas t’envahir.
- Mais tu m’envahis ! Tu pourrais prévenir quand même. Tu te rends
compte de la peur que tu m’as faite ? Je devrais te foutre à la porte.
- Qu’est-ce qui te prend ? C’est la première fois que je te vois de mauvais
poil. Tu as fait une mauvaise rencontre ? Ou ça s’est mal passé avec
Brentano ?
- Pas du tout. Je n’aime pas qu’on s’impose de force c’est tout.
- Calme-toi. Tiens ! je te verse un verre de rosé. D’ailleurs de quoi
aurais-tu peur ? Il y aurait des gens qui t’en veulent ? Serais-tu un
journaliste qui se cache ?
- Je ne me cache pas. Je change de vie.
- Ah ! oui, les petits oiseaux.
- Justement. J’ai vu des tariers dans les buissons.
- Je m’en fous.
- Et plus loin des pipits. Une onomatopée. Leur nom vient de leur cri :
pipit pipit.
- Je m’en fous également. L’oiseau qui m’occupe depuis cet après-midi.
n’est pas un joli passereau mais un rapace. Arrivé dans une énorme

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Mercedes aux vitres teintées qu’il a arrêtée devant l’agence sans
prendre la peine de la garer. Costume croisé trois pièces malgré la
canicule. Physique insignifiant. Dans l’agence nous sommes trois
devant trois ordinateurs, rien n’indique que c’est moi la gérante
pourtant il ne se trompe pas, il vient vers moi fièrement cambré. Il
veut acheter une villa assez grande sans vis-à-vis ni voisins et qu’il y
ait à proximité un terrain plat, une prairie par exemple où puisse
atterrir un hélicoptère. Il la veut tout de suite.
- Ben voyons.
- Mes deux collègues le regardent effarées. Moi non, j’ai habité Marseille,
je connais ce genre de bonshommes. Un ton de commandement
surtout avec une femme, c’est-à-dire un être inférieur destiné à servir
le mâle.
- Tout à fait toi.
- N’est-ce pas. Je commence par temporiser, je tourne vers lui
l’ordinateur et fais défiler lentement les annonces : terrains,
appartements, maisons. Je sais déjà qu’il y a une villa qui correspond à
ce qu’il veut. Je pourrais l’escamoter à l’ordinateur mais l’annonce est
en vitrine bien visible. Il ne la loupe pas, la pointe du doigt.
- Revenez sur celle-là. Deux cent cinquante mètres carrés, ça pourrait
aller. Je la prends. Allez ! on la visite. Il semble n’attacher aucune
importance à l’essentiel : le prix. Je le freine tant que je peux. Je lui
propose une visite dans plusieurs jours, il faut d’abord réunir tous les
documents : papiers, justificatifs, attestations, autorisation des
banques, identité des garants. Je n’ai un créneau de libre que la
semaine prochaine. Faites-moi parvenir par mail votre demande et
votre dossier. Voici la liste de tout ce que vous devrez me fournir. Le
petit bonhomme semble mécontent mais il a pris la liste, a marché vers
la sortie et est parti en faisant hurler les pneus de sa grosse bagnole
qui a provoqué un attroupement de gamins devant l’agence.

- Qu’en penses-tu ? me demande-t-elle en s’allongeant sur le canapé, ses


pieds nus reposant sur mes cuisses. Verse-moi encore un peu de rosé.
- Je n’y vois rien d’alarmant. Certes tu n’as pas affaire à un timide
smicard. Mais il est possible que cette voiture soit vraiment la sienne,
qu’il ne l’ait pas volée. Et que ses comptes en banque soient blancs
comme neige. De toute façon tu vas prendre toutes les précautions
nécessaires.
- Ah ! tu crois ? Ecoute : pendant que tu admirais dans tes jumelles les
petits oiseaux je reçois un coup de téléphone de Deltombe. Je lui
raconte la visite du Monsieur prêt à payer cash une villa. Il me dit, un

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peu gêné quand même, je l’ai perçu à sa voix, qu’il n’y a pas de
problème, il connait l’acheteur, on peut accélérer la procédure. Et
aussitôt il change de sujet, il veut savoir si la police a perquisitionné
l’agence - pas encore. Veille bien à ce qu’elle ne trouve rien que de
parfaitement légal. Il me parle sur un ton de froid commandement
comme si nous n’avions jamais couché ensemble, comme si nous
n’avions que des relations de patron à employée.
- Au moins les choses sont claires, plus d’ambiguïté. N’espère rien de
ton boss.
- Il me dit qu’il est inutile d’attendre que le dossier soit complet. Pour
moi ça sent la magouille à plein nez cette histoire.
- C’est ce qui t’amène ici ?

Que désire-t-elle ? Après notre soirée à la pizzéria de Philou, je


suis rentré chez moi sans rien tenter. Elle aime certainement être
regardée, l’ex Miss Hautes Alpes. Je ne lui ai pas fait de compliment
sur son apparence. Aurait-elle été choquée que j’amorce les gestes de
la séduction, baisers, main sur la cuisse ? Ou n’attendait-elle que
cela ? Je ne sais pas. Un homme ne connaît jamais les femmes. A-t-elle
été gravement offensée que je n’entreprenne rien ? Elle ne me plait
donc pas ? Ou bien je suis homo. Ou cette histoire de Brésilienne n’est
pas une invention, je veux rester fidèle, ça arrive, il y a des hommes
comme ça. Ou je me trouve trop vieux pour elle. Et puis je flotte
encore dans mon rêve de Marie-Céleste. Légère culpabilité qui me
pousse à être un peu irrité mais très arrangeant avec Agathe.

- Il m’a dit qu’on faisait une bonne équipe tous les deux, que j’étais pour
lui une précieuse collaboratrice. Tu parles d’une collaboratrice : l’un
qui jongle avec les millions des oligarques et l’autre qui gagne deux
mille cinq cents euros par mois. Je suis une employée mal payée, pas
une collaboratrice. Lionel, je vais te demander un service. Quand ce
type va revenir pour la visite de la villa, j’aimerais que tu sois là.
- Mais et tes collègues ?
- Pas assez impressionnantes. Toi oui avec ta carrure et ton regard vif
qui repère le moindre mouvement d’ailes dans les arbres…
- Bon, si ça peut te rassurer. Devenir le garde de ton joli corps. Tu crois
qu’il est armé ?
- Aucune idée. Mais Deltombe l’a sûrement briefé. N’abats pas ma
directrice d’agence. Je vais faire revenir ce Monsieur plusieurs fois. Il
manque encore un papier m’ont dit les assurances, votre dossier n’est
pas complet. Même si Deltombe m’a enjoint de passer outre. Puis je lui
fais visiter la maison en l’accablant de détails techniques qui montrent

77
qu’elle n’est pas aux normes, il faudra faire installer des détecteurs de
fumée. Allez ! on finit le rosé, la bouteille est presque vide.

Agathe me désoriente. Elle a l’air parfaitement à l’aise, se tortille


pour rapprocher son corps allongé sur le canapé de mon corps assis,
les verres de rosé étant à mi-distance. Elle n’a plus les coins de la
bouche tombants, elle est belle tout simplement. Mais me revient la
phrase qui m’avait tant choqué lors de nos premières rencontres chez
Philou : je baise utile. Elle m’a promu garde du corps. Garder son
corps, le regarder, l’honorer ? Au village on nous croit amants mais
moi je ne baise pas utile, le désir doit s’accorder aux sentiments et
j’en éprouve toujours pour les femmes qui me plaisent. Je les porte
aux nues avant de les dénuder, je les encense, je flatte leurs sens, je ne
vois que leurs qualités. Hélas ! je n’ai su retenir longtemps aucune de
ces déesses. N’est-ce pas regrettable que mon désir dépende de mes
sentiments ? Pour nombre de mes copains, c’est leur désir à eux qui
compte, ils ne se soucient pas de ce que ressent l’autre, ils lui sautent
dessus. Les sentiments viendront ou ne viendront pas une fois leurs
besoins assouvis.

Bref je n’ai pas encore vécu une relation de couple durable. Trop
pris par mes enquêtes, mes voyages. Une excuse toute trouvée. Et les
menaces qui ont pesé sur moi suffisent-elle à expliquer mon inertie
tandis qu’Agathe se tortille de plus en plus près de son garde du corps
nouvellement promu ? Qui, rappelons-le, n’est venu dans cette riante
vallée aux modestes magouilles que pour y trouver le calme et la
sérénité. L’ombre de Marie-Céleste s’estompe. Le corps d’Agathe
s’impose.

- Pas bavard l’ornithologue. Parle-moi de ta splendide Brésilienne. J’ai


l’intuition qu’elle n’existe pas.
- Là tu te trompes. Elle existe mais dans mon imagination, pas dans la
réalité.
- Elle est mieux que moi ? Que dois-je faire pour devenir brésilienne ?
- Elle est imaginaire donc parfaite. Tu es réelle, c’est un grave défaut
mais que je suis prêt à te pardonner.
- Monsieur est trop bon.

Elle déclare qu’il fait trop chaud pour garder son corsage qu’elle
déboutonne lentement en me regardant dans les yeux. Dessous un
soutien-gorge blanc. Je me méfie du soutien-gorge. Il est souvent

78
désagréable au toucher, armature rigide, tissu qui crisse. Il convient
de passer rapidement à l’étape suivante : le retirer. C’est un moment
délicat. La plupart des filles ne sont pas contentes de leurs seins. Trop
gros, trop petits, pointus, tombants, trop écartés, encombrants,
inexistants, rares sont ceux qui donnent satisfaction. Et s’ils plaisent
ce n’est que pour quelques années avant de subir la dégringolade de
l’âge et de la pesanteur. L’idéal pour l’amateur véritable qui veut
goûter aux seins dans toute leur gloire juvénile est de les cueillir
quand les filles ont seize ans. Hélas ! ce privilège est réservé au copain
de classe boutonneux et interdit à l’adulte respectueux des lois.

Ceux d’Agathe sont hauts et ronds, durs comme un fruit qui n’est
pas encore à maturité. Ils ont un petit air de défi très plaisant. Ils sont
extrêmement réactifs. Sensibles aux baisers comme aux caresses. Les
bouts déjà émoustillés. Voilà des débuts encourageants. La
température ambiante monte encore de quelques degrés et nous
oblige à nous débarrasser de nos vêtements. Elle me fait asseoir sur le
canapé et me chevauche. Nous n’en sommes pas encore à la
pénétration tandis que je lui dispense de précieux renseignements
ornithologiques.

- Sais-tu que les tariers étaient jadis considérés comme des traquets ?
- M’en fous. Serre-moi fort.
- Ce n’est que récemment qu’on les a classés comme une espèce à part.
Ils sont si légers qu’ils ne font pas ployer les graminées sur lesquelles
ils se posent.
- Mmh… Embrasse-moi. Je suis une graminée. Fais-moi ployer.
- J’aimerais être aussi léger qu’un tarier. Assez facile à reconnaître au
sommet des buissons. Il se tient bien droit. Sa queue est courte.
- Ah ! zut.
- Mais je ne suis pas un tarier, Agathe. Il a un gazouillis très aigu, un peu
décousu, suivi d’assez longs silences qui laissent la place à Madame
tarier pour lui répondre.
- Réponds-moi, Lionel, ébouriffe tes plumes, déploie ta danse nuptiale.
- L’alouette, plus elle s’élève et monte au plus haut des cieux, plus elle
chante. Sans avoir besoin de reprendre haleine. Un vrai miracle. Les
pipits, eux, ne s’envolent qu’en cas de danger. Ou pour migrer.
- Ne migre pas. Reste ici. Ne t’envole pas. Allongeons-nous plutôt. Tu as
assez traqué le traquet.
- Nidifier sur ce canapé ? Est-ce bien raisonnable ? je murmure tandis
que mes mains parcourent ses courbes, éveillent des sensations. Telles
des ailes de colibri vibrantes elles effleurent la toison, se faufilent dans

79
le buisson. En légèreté. Comprends ma retenue. Je croyais que tu
baisais utile uniquement.
- Ouiiiii. Comme ça, continue. Et puis boucle-la. Dans la nature ça existe
des animaux muets ?
- Seulement les girafes. On peut tenter la position de la girafe qui boit
mais c’est d’un érotisme acrobatique. Avec tes longues jambes ça
devrait être possible. Hein, qu’en dis-tu ? Ce n’est pas ton truand de
promoteur immobilier qui réaliserait une telle prouesse.

Là elle m’a giflé et je l’ai giflée en retour, délicatement, juste pour


colorer nos joues. Nous avons éclaté de rire et sommes passés aux
choses sérieuses. Agathe y met beaucoup de cœur. Haletante,
pantelante, gémissante, sa montée vers la jouissance culmine en un
miaulement si sauvage qu’il ferait fuir tous les oiseaux. Frénésie et
cataclysme sensuel me laissent au matin essoré mais paisible.

Quel était mon projet ? Ah ! oui. Venir à Saint-Romand jouir de la


tranquillité et de l’air pur, dans une chaste solitude sans autre
engagement que recueillir les souvenirs d’un pianiste.

Chercher à prévoir ce qui va nous arriver fait ricaner les dieux du


karma.

80
CHAPITRE 10

Cristobal Brentano 4

Un nouveau cycle de Saturne

- On est peut-être sur une piste, patron, dit Emile Girard dans l’hôtel de
police tout bruissant d’activité.
- Ce ne serait pas trop tôt, soupire le commissaire. Le procureur nous
met la pression. Il faut donner au moins quelques informations à la
presse et nous n’en sommes nulle part. Pas de preuves, pas d’indices.
La veuve de Padilla est venue faire sa déposition ? Comment non ?
Reconvoquez-la illico. Il ne faudrait pas qu’elle se croie au dessus des
lois parce qu’elle déjeune avec le préfet, non mais sans blague.
- Ok patron. Qu’on ait retrouvé le cadavre dans une gravière qui
appartient à Deltombe ça veut bien dire quelque chose.
- Mais quoi ? C’est vrai qu’avec le maire ces deux-là se partagent les
entreprises de la vallée. Un avertissement pour Deltombe ? J’ai été
fouiller le CV de ce Monsieur. Il est à la tête d’une dizaine d’entreprises.
Sans compter les sociétés écrans où son nom n’apparaît pas.
- Il a dû aussi planquer un joli magot dans les paradis fiscaux. Mais nous
ne sommes pas habilités à enquêter de ce côté-là.
- Moi ce qui m’est resté en travers de la gorge, c’est le cas de le dire, c’est
cette affaire de garrot, de collier de serrage qui a lentement étranglé
Padilla. Ce sadisme délibéré. J’ai été me renseigner sur la peine de
mort sous Franco. L’agonie de l’étranglé dure une vingtaine de
minutes. Les mafias sont très inventives pour les tortures mais celle-là,
non, elle est rarissime. Alors ? Un nostalgique de Franco si ça existe
encore.
- Et oui ça existe encore. Avec Vox le parti d’extrême droite qui a de plus
en plus d’importance en Espagne. J’ai demandé aux collègues de
Marseille de fouiller dans leurs archives s’ils ne trouveraient pas par
hasard dans les procès des criminels des strangulations par garrot. Ils
n’en ont pas trouvé en Espagne mais ils m’ont signalé un cas de
garrotage à Sisteron sur le circuit qu’utilisent les trafiquants de shit. Il
y en a maintenant un nouveau en provenance du Maroc et de l’Espagne
qui ne bifurque pas à Montpellier pour remonter sur Paris mais

81
continue sur Aix-en-Provence et prend l’A 51 jusque dans les Hautes
Alpes.
- Pour passer en Italie par le col Agnel au Queyras et le Montgenèvre
après Briançon, nous savons tout ça. A quoi ça nous avance ? Il a été
retrouvé l’assassin adepte du garrot ?
- Non, il court toujours. Du vrai travail de pro. Il n’a laissé aucun indice
derrière lui.
- L’interrogatoire de Léo Giulini …?
- … n’a rien donné. Pas causant le grand alpiniste. Ne dit même pas de
mal de son défunt patron. Il se plaint seulement que le bruit des
machines à la scierie l’a rendu presque sourd malgré le casque. Il a un
alibi pour le soir du meurtre. En famille avec sa sœur, sa nièce, son
beau-frère.
- Est-ce vrai ? Il a été le guide de montagne de la veuve et il livre du bois
à son domaine, ça vaut la peine d’aller fouiller de ce côté-là. Et avec
Samson Giulini ? Ce soi-disant coupeur de feu ? Et moi je mettrais ma
main au feu ah ! ah ! que c’est un charlatan.
- Il est convoqué pour cet après-midi.
- Il est vraiment kiné ?
- Tout ce qu’il y a de plus diplômé. Et je peux vous assurer qu’il a un don.
Il m’a cicatrisé une grave brûlure en deux jours. C’est un homme que
tout le monde aime et apprécie dans la vallée. Et il ne veille pas
seulement à la santé des gens. Il œuvre aussi pour protéger la nature,
dit le lieutenant en se retenant de justesse de parler à son chef de
l’expédition nocturne de Samson parti désamorcer les pièges à loups.
Opération légale, irrégulière néanmoins, difficile à caractériser pour
une police qui tient compte du rapport de forces très favorable aux
chasseurs soutenus par feu Padilla et Monsieur le Maire Félicien
Lecouvreur.

En conséquence le lieutenant Girard garde le silence et se consacre


à l’exploration des routes et autoroutes du shit dans son département
et les connexions possibles entre Padilla, la mafia et une hypothétique
association de nostalgiques du fascisme franquiste.

Je me lève détendu certes mais avec des jambes en coton. Agathe a


depuis longtemps quitté l’appartement pour sa journée de travail à
l’agence. Je me traîne sur les cinquante mètres qui me séparent de la
boulangerie. Pain et viennoiseries, il y a longtemps que je n’ai

82
éprouvé une telle faim. Un café brûlant que je laisse un peu refroidir
en contemplant aux murs les photos sépia du Saint-Romand d’antan.
Pas seulement une autre époque : un autre monde. Que connaissait
Marcelle. Presque tout a changé, je ne reconnais que le monument
aux morts, le pont et les montagnes alors recouvertes de neige. Pas
d’ordinateurs, pas de voitures, pas de portables. A l’avant-plan un
cheval de trait alezan attelé à une charrette.

Après un somptueux petit déjeuner je mets de l’ordre dans mon


entretien avec le pianiste. Il sera agréable de le rejoindre dans son
salon climatisé qui maintient le piano à température pour qu’il ne se
désaccorde pas. Gagner son chalet là-haut d’une marche rapide par
une telle chaleur ? Non j’ai fait assez d’exercice physique cette nuit, en
particulier la position exigeante de la girafe qui boit, du tournesol
dissident, du minaret englouti avant de souffler un peu avec la
cravate de notaire et l’indémodable posture à la Duc d’Aumale. Je
m’autorise un daïquiri avant de prendre la voiture. Et je m’interroge :
ne suis-je pas en train de m’attacher ou pire encore de m’engager ? Je
serai ton rempart Agathe contre les mafieux de tout poil ? Ah ! non !
Lionel, tu n’es pas le chevalier blanc, juste un journaliste un peu
ornithologue. Préserve ta liberté (si ce mot veut dire quelque chose).
Je gare ma voiture à côté de celle de Maria devant le chalet de
Brentano. La gouvernante me salue chaleureusement et me conduit
au salon.

- Mon pauvre ami, dit Brentano, vous m’avez l’air bien fatigué. C’est l’air
des montagnes qui vous fait ces yeux cernés ?
- Maître, même si vous êtes comme un père pour moi…
- … dites plutôt un grand-père.
- Je ne vous révélerai rien de ma vie privée.
- Une nuit blanche à mettre en ordre mes propos ? Ou à vous livrer aux
joies du Kama Sutra ? Venez dans la cuisine, je vais vous faire un bon
café. Avec une goutte de rhum, vous serez de nouveau « opérationnel »
comme on ne disait pas à mon époque. Curieux que même si on vit
quatre-vingts ans, « mon époque » c’est avant la cinquantaine. Il est
vrai que pour un pianiste qui joue surtout la musique du 18è et du 19è,
mon époque s’étend sur deux siècles. Emmenons la cafetière au salon,
vous avez besoin de soutien.
- L’enregistreur est prêt. Quand vous voulez…

83
La Colombie compte vingt-sept volcans. Vingt-huit si on compte
Juanita. Dont huit actifs. Neuf si on compte Juanita. Son amour est un
torrent de lave et on n’est jamais à l’abri d’une éruption. Cette femme
n’est jamais éteinte, elle est d’une merveilleuse intensité. Avec elle c’est
tous les jours la sonate « appassionata ».

Voilà ce que j’ai dit à mon agent Thibaut Lagorce dans le palace de
Bogotà où il m’attend en se rongeant les ongles. Peu sensible à la poésie
de ma comparaison tellurique il m’accable de reproches. Il ne peut pas
croire à ma « trahison ». Que je l’abandonne alors qu’il m’a décroché
des contrats fabuleux dans des salles de concerts, des festivals dont je
serai la vedette, une intégrale Beethoven pour une prestigieuse maison
de disques, ah ! non ! il ne peut pas l’imaginer.
- Monsieur Lagorce, il y a des sonates de Beethoven que je ne joue pas.
Trop expérimentales, moins inspirées que les autres. Dorénavant c’est
moi qui déciderai ce que je veux jouer ou enregistrer.
- Cristobal, je sais bien qu’il n’y a pas que l’argent dans la vie. Mais sois
prudent, songe à tout ce que tu perdrais. Je t’ai fait un pont d’or.
- Monsieur Lagorce, avez-vous déjà été amoureux ? D’une femme qui
ignore toute tiédeur, qui ne porte que des robes de couleurs vives, des
bracelets, des colliers, des gris-gris, des pierres de protection ? Elle m’a
révélé que selon l’astrologie aztèque je suis un Jaguar du Mois des Fleurs.
J’en suis très flatté même si j’ignore ce que ça veut dire. En réalité c’est
elle la féline, elle en a le velouté, la souplesse, la grâce.
- Cristobal, arrête tes conneries, tu pars demain pour Mexico.
- Non Monsieur Lagorce, ici s’arrête notre collaboration. Je m’installe en
Colombie, la patrie de mon père.
- Ne me dis pas que tu romps ton contrat, que tu annules tes concerts ?
C’est insensé. Tu ne m’as jamais fait ce coup-là.
- Si, c’est ce que je dis. Je vais acheter ici une maison dès que Juanita et moi
aurons trouvé l’endroit idéal au bord de la Mer Caraïbe.
- Si tu fais cela Cristobal, tu vas me le payer cher, crois-moi, je vais te
ruiner en frais d’avocat, je vais te pourrir la vie, je me vengerai.
- Monsieur Lagorce, haine et désir de vengeance sont des émotions
négatives. Elles pourraient nuire à votre santé, faire monter votre
tension, votre taux de cholestérol. Vous avez combien d’autres artistes
dans votre écurie sur qui prélever vos dix pour cent ?
- Et il vous a effectivement pourri la vie ?
- Rien de grave. La rupture de contrat, le prix de ma liberté m’a coûté
assez cher. Quelques concerts inexplicablement annulés. Puis il a dû se
lasser et renoncer. Je ne l’ai jamais revu.

84
- Et vous passez d’une dépendance à une autre. Vous allez vivre avec un
volcan jamais éteint… qui parfois se métamorphose en félin câlin.
- J’y consens bien volontiers. Certes la fréquentation de Juanita exige une
bonne santé. Mais j’ai trente ans, je suis en forme, très amoureux et
entièrement d’accord avec ses projets. Quelques semaines pour trouver
une belle maison blanche sur la côte Caraïbe près de Santa Marta. Des
balcons, une terrasse, des oiseaux et des fleurs plein le jardin, une grande
pièce fermée par une double porte capitonnée pour atténuer le bruit du
piano quand je travaille. Un rêve. Un rêve qui a presque vidé mes
comptes en banque. J’ai dû repartir pour une tournée aux Etats-Unis.
Juanita désapprouve, elle déteste les « gringos » et s’est juré de ne jamais
mettre les pieds dans leur pays après tout le mal qu’ils ont fait à
l’Amérique centrale et du Sud. Mais le montant de mes cachets est un
argument très convaincant et je pars pour trois semaines. Certains
critiques présents lors de mes concerts américains ont cru déceler un
changement dans ma façon de jouer. Moins de virtuosité gratuite même
si je joue Bach surtout dans les transcriptions de Liszt et Busoni.
- L’âge ? La maturité ?
- Je vous l’ai dit, j’ai trente ans. Juanita m’explique que je commence un
nouveau cycle de Saturne qui met vingt-neuf ans et des poussières pour
faire le tour du Soleil.
- Saturne ce n’est pas ce dieu qui a castré son père Uranus ?
- Si. Le symbole en astrologie est très intéressant m’a expliqué Juanita.
Uranus dans notre thème c’est la conception abstraite et idéale de nos
projets. Mais Uranus n’était jamais content des enfants que lui faisait
Gaïa. Il les tuait, les renfonçait dans la terre. Saturne est le seul fils qui a
échappé à sa vindicte et il a castré son père.
- Interprétation ?
- Quand on passe de la conception idéale (Uranus) à la réalisation
pratique (Saturne), il y a toujours un manque, une perte, une castration.
Plus ou moins bien vécue selon la position des deux planètes dans un
thème. Désormais, dit Juanita, Saturne attend de toi que tu te poses. Ne
te contente plus de rêver mais engage-toi à fond dans ton métier et
d’après ce que je vois de la Lune et de Vénus dans ton thème, tu vas peut-
être fonder une famille. Saturne veut du solide, du pragmatique, du
rassurant.
- Maître, vous vous conformez à la volonté des astres ?
- Et à la mienne et à celle de Juanita, parfaitement. Ce qui donne un couple
heureux, se baignant le soir dans la Mer Caraïbe, s’adonnant à de
longues randonnées dans la réserve voisine de Tayrona et dans la Sierra
Nevada, flânant dans les rues de Carthagène quand les touristes n’y sont
pas trop envahissants.

85
- Fusion ? Accord parfait ?
- Je sais tout ce que disent contre la fusion ceux qui ne l’ont pas connue.
Qu’importe. Et trois ans plus tard la fusion comprendra non pas deux
mais trois personnes.
- La naissance de Théo ?
- N’allons pas trop vite. Nous vivons d’abord à deux. En symbiose. Juanita a
gardé son poste dans son agence de voyages, arrange librement son
emploi du temps. Travaille beaucoup quand je suis en tournée, moins
quand je suis à Santa Marta. Elle a des amis, j’en ai quelques-uns, des
musiciens avec qui faire la fête et goûter à notre collection de vieux
rhums.
- Une intégration facile donc. Vous ne parlez plus le français ?
- Seulement un espagnol mêlé de colombianismes que mon père ne m’a
jamais appris. Il voulait que je parle un pur castillan. Dans les tournées je
m’exprime surtout en anglais, il m’arrive même d’oublier des mots du
français courant. Je me prépare à la venue de l’enfant. Je me suis juré de
ne pas être un père absent ou démissionnaire. Et à trente ans Uranus me
souffle qu’on choisit sa vie, qu’on la mène à sa guise selon ses désirs et
son libre arbitre. Les Amérindiens ne partagent pas cette illusion. Un
enfant, dis-je à Juanita, et c’est Uranus qui parle, est une feuille de papier
vierge sur laquelle de bons parents impriment un programme
d‘éducation entièrement positif. Non violence (oui Monsieur, même au
pays des FARCS et des mafias de la drogue), empathie, sympathie, souci
des autres et s’il nous vient un garçon respect des femmes (ce n’est pas
donné dans les pays d’Amérique du Sud). Nous en ferons ainsi un être
humain harmonieux à l’abri des déceptions de la vie.
- Une page vierge mon œil ! me dit tendrement Juanita en me caressant la
joue. Et c’est Saturne qui parle et veut me ramener les pieds sur terre.
Que fais-tu de l’hérédité, de l’inné, des vies antérieures, du
transgénérationnel, de l’astrologie, des conditionnements de la pub et de
la politique, de tout ce qui échappe aux parents, les humiliations à
l’école, le regard impitoyable des autres enfants, les agressions dans la
rue, les déceptions amoureuses ?
- Juanita, à force d’amour et de sagesse, nous lui épargnerons les
épreuves, tout est une question d’éducation.
- Cristobal, nous ne lui épargnerons rien du tout.
- Qui a eu raison ?
- Elle, hélas ! dit Brentano d’une voix chavirée.

Son corps tremble, il se tait, boit une gorgée de café, se reprend.


Arrêtons-nous là pour aujourd’hui. Retenez ceci, Lionel. Les meilleurs
parents du monde sont impuissants à épargner les épreuves à leurs

86
enfants. De quoi se flinguer ! explose-t-il soudain avec un violent coup
de poing sur la table qui fait sursauter le téléphone enregistreur, les
tasses de café et Maria inquiète qui accourt au salon.

87
CHAPITRE 11

Retiens aussi que le mari idéal est toujours


absent

Mon projet immédiat en sortant de chez Brentano : une sieste sur


ma terrasse pour récupérer de ma nuit agitée avec Agathe. Mais il y
fait trop chaud et je constate que les boissons fraîches non alcoolisées
ont déserté mon frigo. L’eau du robinet ne me tente pas. Je ressors.
Dans l’agence immobilière je vois par la porte vitrée Agathe en
grande conversation avec un client manifestement conquis par son
sourire commercial. Il en est tout chose, tout pataud. Ah ! la belle
fille ! il n’y a pas qu’à moi qu’elle plaît. Elle sourit utile comme elle
baise utile. Sauf peut-être avec moi. Passe ton chemin Lionel, tu ne
dois pas t’attacher. D’ailleurs elle ne te voit pas.

Traverser la place pour rejoindre Le Café des Cimes et de l’Adret


suffit à me tremper de sueur tant le soleil pèse lourd sur les épaules.
Sur la terrasse, personne. Trop chaud. Les habitués se sont réfugiés à
l’intérieur dans la fraîcheur. Léa, attablée seule devant une menthe à
l’eau me fait signe. Je retrouve avec plaisir cette femme ronde avec
des lunettes rondes et cheveux coupés court au carré. Son discours
aussi peut être carré : l’habitude de mener des classes et de simplifier
ses propos pour être comprise de petits enfants et d’un gros chien. Je
m’installe en face d’elle, commande un Schweppes avec une grande
carafe d’eau et prends des nouvelles de la famille Giulini.

- Samson au travail comme toujours. Il répare des chevilles, des genoux,


des hanches, des dos. Léo a une livraison de bois à Sisteron.
- Marjolaine ?
- Je l’ai expédiée pour une semaine elle et Gandhi à Gap chez sa tante.
Depuis la mort de Padilla, il règne à Saint-Romand une atmosphère
déplaisante. Elle et ses copines jouent à se faire peur, se racontent des
histoires horribles. Qui a tué Padilla ? Des bandits, des mafieux, des
violeurs, ton voisin, toi peut-être ? Quel sera la prochaine victime ? A
qui le tour ? Moi je ne joue pas à avoir peur, j’ai peur. Tu as des enfants
Lionel ?
- Pas encore.

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- Réfléchis-y à deux fois avant de te lancer. Parce que si tu te lances tu
en as pour trente ans à t’inquiéter pour eux. Je ne suis pas une mère
poule mais quand même : l’assassin de Padilla est toujours dans la
nature. Peut-être parmi nous. Peut-être ici dans ce café. C’est peut-être
toi l’exécuteur des basses œuvres d’un mafia quelconque.
- Comment as-tu deviné ?
- Je plaisante. Enzo a été réinterrogé, Bob le Furieux va l’être aussi. La
police veut à tout prix des suspects ou mieux encore un coupable qui
permettrait au ministre de l’intérieur de débarquer d’un hélicoptère
dans notre belle vallée pour un discours musclé applaudi par le maire,
les chasseurs et les commerçants.
- Marjolaine est consciente de tout ça ?
- Non. Trop jeune. Les hormones ne se sont pas encore éveillées pour la
plonger dans les tourments de l’adolescence. Et nous y plonger par la
même occasion. Pour le moment, les copines, son école, ses lectures,
voilà ce qui compte pour elle. Et son chien bien sûr.
- Ses lectures vraiment ? Plus que les écrans ?
- Mais oui, sa mère gère la bibliothèque de la commune quand même.
Quoi que…
- Quoi que ? Tu ne veux plus t’en occuper ?
- Si mais j’ai failli me faire virer par notre gentil maire Félicien
Lecouvreur pendant la crise du covid. Parce que je refusais d’exiger le
passe vaccinal pour y accéder. Mais le village s’est mobilisé et il a
renoncé. Depuis on n’est pas très copains. Au conseil municipal j’ai
voté comme Bob et d’autres contre le projet de remontée mécanique,
cette absurdité. On sait bien qu’il n’y aura de neige qu’en haut de la
piste.
- Bob m’en a parlé. Les deux tiers de la pente seront couverts par de la
neige artificielle.
- Enorme gaspillage d’eau et d’électricité par une commune criblée de
dettes. Mais tu sais sûrement que le capitalisme, le néo-libéralisme si
tu préfères, est incompatible avec l’écologie. Son essence même c’est
exploiter et piller les ressources de la planète pour un bénéfice
immédiat et aux moindres coûts. Inconciliable avec le respect de la
nature évidemment.
- Sais-tu que si tu as failli être virée moi je l’ai vraiment été pour avoir
refusé de me faire vacciner ? On ne rigole pas avec les lobbies
pharmaceutiques. Je profite de ces vacances forcées pour faire
l’ornithologue.
- Et recueillir les souvenirs de Monsieur Brentano.
- Décidément tout se sait dans un village.
- C’est lui-même qui l’a dit à Samson son masseur bien aimé.

89
- Ils sont très copains tous les deux, hein ? … pour jouer un tour aux
chasseurs et faire disparaître les pièges à loups.
- Brentano est trop bavard. Je vois Maria à l’épicerie de Pascal tous les
jours. Donc je sais tout ce qui se passe là-haut dans le beau chalet sur
la colline. Pas grave tant que ça reste entre nous. Les informations
circulent. Mieux que sur les réseaux sociaux. L’omerta c’est vis-à-vis
des étrangers et de la police.

Elle fait signe au serveur, un saisonnier tout jeune qui résiste bien à
la chaleur, il a l’air tout fringant. Il renouvelle nos consommations.

- Léa, tu connais tout le monde, tu tutoies chacun même le maire. Sais-tu


que je t’envie ? Tu me donnes l’impression d’être parfaitement à ta
place là où tu es. Tu t’occupes sans que ça ait l’air de te peser de l’école,
de la bibliothèque, de ta fille, de toutes les associations où tu t’actives.
Tu es pour moi un modèle rassurant.
- Je ne l’étais pas du tout au départ. Mais devoir l’être pour mes élèves et
pour ma fille me rassure. Et Samson est très sécurisant.
- Devoir être rassurante te rassure ? Tu m’as l’air d’être une mère idéale,
une enseignante sûrement mémorable. Samson et toi me donnez
l’impression d’un couple sans faille. Je me plais à le croire, j’ai besoin
de l’exemple d’une famille qui donne envie d’en fonder une. Plus tard.
Si je ne suis pas indiscret comment as-tu connu Samson ?
- J’ai toujours vécu ici. J’y ai été nommée institutrice à vingt ans. Une
élève s’est déboîté l’épaule en tombant dans la cour de récréation. J’ai
appelé un jeune kiné qui venait d’ouvrir un cabinet à Saint-Romand. Il
est venu tout de suite. Et là je suis tombée amoureuse.
- Comme ça ? Tout d’un coup ?
- Sa façon d’être avec la petite. De lui remettre l’épaule avec des gestes
très sûrs. Bien dosés. Le contraste entre la frêle gamine et ce puissant
gaillard aux grandes mains. Un mélange de force et de délicatesse. De
respect et d’amour. Oh ! je m’emballe comme aux premiers jours
quand j’y repense.
- Et depuis ?
- Il ne m’a jamais déçue. Mon seul reproche : il travaille trop. Des
centaines de patients répertoriés dans son ordinateur. Il ne peut pas et
il ne veut pas refuser de soigner quelqu’un qui fait appel à lui. C’est
donc un mari idéal… mais fantôme.
- Pas idéal ça.
- Au temps jadis et surtout ici dans la montagne le divorce n’existait pas.
Même si on se haïssait, on restait ensemble. Le divorce c’était pour les
riches, les gens de la ville. On se mariait tout jeune et hop ! on faisait

90
des enfants. Samson et moi, on est resté longtemps sans en avoir et je
peux te dire que c’était mal vu au village. C’est lui qui ne peut pas ?
C’est elle qui n’est pas fertile ? La pression des parents, des beaux-
parents. Allons-nous mourir sans avoir vu naître nos petits-enfants ?
Mais quand on est instit, qu’on a eu des gosses toute la semaine, qu’on
leur a parlé toute la journée à leur niveau d’enfant, on a envie en
rentrant chez soi d’un peu de repos, d’avoir des conversations
d’adulte. Marjolaine est venue à son heure quand nous étions
suffisamment stables et sûrs de nous.
- Tu as eu Agathe comme élève ? dis-je en feignant le détachement.
- Bien sûr. Une gamine très éveillée, pleine de vie qui avait plaisir
parfois à me tenir tête. Quand sa mère les a abandonnés, Pascal et elle,
elle s’est refermée, renfermée, son écriture s’est défaite. Plus tard elle
s’est présentée à un concours de beauté, a été élue Miss Hautes Alpes,
a imaginé qu’elle était tirée d’affaire, qu’elle allait connaître la grande
vie et ne plus revoir ces « ploucs » de la Ruissanne.
- Et elle se retrouve à gérer une agence immobilière à Saint-Romand.
- Il paraît qu’elle y est très efficace. C’est une fille qui ne s’en laisse pas
conter. Tiens ! la voiture de la police. Ils reviennent de la Grande
Combe. Ils n’ont rien trouvé de mieux que perdre leur temps à
interroger encore une fois les écolos. Bon, je ne dis pas que ces écolos
ne fument pas un pétard de temps en temps mais ce sont des gens
pacifiques. Ils ne tuent ni hommes ni bêtes.
- Ils ne cultivent pas quelques plants de cannabis ?
- Trop dangereux. Les flics les ont à l’œil.
- Alors ils se fournissent où ?
- Très facilement. A l’entrée de la vallée. Il y a tout un trafic. Des
motards. Très mobiles. Quasiment insaisissables. Très bien organisés.
- Padilla le savait ? Il aurait pu être en lien avec la mafia ?
- Ou avec des groupuscules d’extrême-droite. On ne sait rien de concret
mais enfin il a été tué dans la gravière de Deltombe.
- Un symbole ?
- Plutôt fort, non ? Deltombe promoteur immobilier entrepreneur BTP
toute une flotte de bétonneuses et qui a fait construire Bella Vista 2 sur
un terrain inondable inconstructible alors que Félicien était forcément
au courant.
- Félicien ?
- Lecouvreur. Le maire. Il a laissé faire. Emile Girard, lieutenant de
police, un brave garçon, je l’ai eu dans ma classe, me dit qu’on
surveille Deltombe là-bas sur la côte où il vend des villas à plusieurs
millions notamment à des oligarques russes plutôt sulfureux. Et
d’autant plus depuis la guerre en Ukraine. Il pourrait y avoir bientôt un

91
grand coup de filet. Auquel échapperont comme d’habitude les plus
gros poissons. Si tu veux un conseil Lionel tiens-toi à l’écart de tout ça.
Les affaires des riches ne sentent jamais très bon.
- Rassure-toi je me consacre aux petits oiseaux et à la biographie de
Cristobal Brentano. Je ne cherche dans votre belle vallée que la paix et
la sérénité.
- Tu pourrais aussi en être le chroniqueur si je te confie un secret que
tu ne divulgueras ni à Maria ni à Brentano ni à personne.
- Vas-y. Je sais garder un secret, dis-je en me demandant combien de
temps ma nuit clandestine avec Agathe restera ignorée du village.
- Samson a promis à Marjolaine qu’ils iraient tous les deux observer les
loups là-haut dans les cols. Elle veut absolument en voir et Samson ne
peut rien refuser à sa fille. Ils partiront de nuit. Passeront une nuit ou
deux dans une bergerie désaffectée. Bob a donné à Samson des
indications secrètes.
- Avec le chien ?
- On hésite. Gandhi serait parfait pour flairer les pistes. Mais ce n’est pas
un chien de protection comme les patous ou les kangals. On ne sait pas
comment il réagirait face à une meute. Et puis les loups en été sont très
prudents, quasi invisibles Ils ne prennent pas de risques comme en
hiver quand ils sont affamés et descendent près des villages.
- De tout ça je retiens que jouer le rôle de quelqu’un de rassurant
rassure. Le rôle déteint sur la personnalité en quelque sorte. On
devient son rôle.
- Retiens aussi que le mari idéal est toujours absent.

92
CHAPITRE 12

Montagne et monticoles

Aujourd’hui je pars à la rencontre des monticoles ou merles de


roche. S’ils veulent bien se laisser voir. Bob m’a indiqué leur biotope :
les prairies à flanc de montagne au-dessus des alpages. En fin de nuit
tout le village est plongé dans l’obscurité sauf le fournil sous la
boulangerie. Les vitrines de l’agence immobilière sont éteintes depuis
longtemps. Je suis d’abord une route asphaltée qui monte en lacets
puis une piste avec ornières et nids de poule qui secouent ma voiture.
Et se termine en chemin praticable seulement pour des tracteurs ou
des 4X4. Je me gare. L’air est vif et m’incite à marcher vite malgré la
pente. Je distingue à peine le chemin dans l’aube grise, le soleil
n’éclaire pas encore les plus hauts sommets.

Je passe un vieux pont de pierre qui fait le gros dos par dessus la
Ruisse. Montée en pente douce qui ne fait pas transpirer et me voilà
bientôt à une chapelle blanche et nue avec un petit clocher vide, telle
qu’un enfant aurait pu la dessiner. Dans les buissons chant de
fauvettes invisibles. Qui a eu l’idée de baptiser « petits fauves » des
bestioles de quinze grammes ?

J’aime monter, m’élever, gagner des sommets. Symbolique n’est-ce


pas ? J’aime moins descendre, mes genoux protestent et si ça dure,
s’enflamment. Je quitte le bois de mélèzes. Je chemine parmi les
épilobes rouges, seules plantes encore en fleurs dans cet été torride.
Cette marche régulière met un peu d’ordre dans mes pensées. Cette
nuit avec Agathe… Et maintenant ? Je m’engage ou je me dégage ?
Comment savoir si une idylle primesautière commencée comme un
jeu va s’interrompre dans les jours qui viennent ou devenir une
relation durable ? Brentano, lui, à l’ambassade de France à Bogotà a
su tout de suite que Juanita serait la femme de sa vie. Coup de foudre.
Et elle ? Pareil. Love at first sight. Et Léa dès qu’elle a vu Samson
soigner une enfant. Et moi avec Marie-Céleste ? Un coup de foudre
oui mais je ne sais pas encore ce qu’il va calciner. Jamais ça ne m’est
arrivé auparavant. Pourquoi ? Parce que je n’ai pas de tempérament,
je suis trop tiède ? Parce que je n’ai pas des mains miraculeuses ?

93
Parce que je ne suis pas un pianiste génial, beau, célèbre et
polyglotte ? J’ai des doutes. Je ne suis pas foudroyé par Agathe. Elle
me plaît par certains côtés moins par d’autres. Elle baise utile, ne
l’oublions pas. Elle a besoin d’un garde du corps et elle n’a que moi
sous la main. Elle m’utilise ? Dois-je aller la trouver ? Ou la laisser
venir à moi ?

Ce qui vient à moi en aboyant ce n’est pas Agathe mais trois chiens
patous pas patauds qui me font regretter de ne pas avoir emmené un
bâton de marche qui pourrait les tenir à distance. Je m’arrête, pas de
geste brusque, je leur parle à voix basse. A cinquante mètres derrière
les chiens les moutons paissent sans état d’âme et sans autre
commentaire que des bêlements sporadiques. Mon chemin passe au
milieu du troupeau. Inenvisageable avec trois cerbères de la taille
d’un veau qui me barrent la route. Le berger n’est visible nulle part.

Avec des gestes très lents, je pose mon sac à terre et m’assieds sur
une pierre. Rien ne presse, ils finiront bien par partir ou le berger va
se manifester. Je ne quitte pas les chiens des yeux, j’ai lu que tant
qu’on les regarde bien en face ils n’attaquent pas. En revanche si vous
rencontrez un gorille, ne le regardez pas en face il pourrait mal le
prendre. Je suis tenté de consulter mon portable mais je devrais alors
baisser les yeux sur l’écran et les patous pourraient m’attaquer. Je
renonce, de toute façon je n’aurais pas de réseau. Je regarde les
toutous. Ils ont cessé d’aboyer. Désarmés ? Ils font leur boulot :
éloigner du troupeau un dangereux ornithologue. Leur devoir
accompli ils retournent à leurs moutons. Je sors mes jumelles et
scrute jusqu’à en avoir mal aux yeux le flanc de la montagne en face à
la recherche de monticoles. Je ne vois que des marmottes. Le soleil à
peine levé est déjà aveuglant. Je mets mes lunettes noires.

- C’est vous qui faites aboyer mes chiens ?


- Pas du tout. (Je ne l’ai pas vu venir, il est arrivé par derrière. Cheveux
en bataille, barbe hirsute, chemise à carreaux largement ouverte sur
les poils de la poitrine, une odeur de suint de mouton : un berger tel
qu’on l’imagine). Vos chiens m’ont pris pour un loup. Quand ils se sont
rendus compte que je n’étais qu’un agneau, ils se sont éloignés.
- Où allez-vous ? (ll a une drôle de voix, rauque, comme rouillée)
- N’importe où pourvu qu’il y ait des flancs de montagne et des prairies.
Je viens observer les merles de roche.
- Y en a point par ici. Faut aller plus haut. Vous voyez la cascade là-bas ?
Le Voile de la Mariée. Vous passez à gauche, il y a un chemin, vous

94
arrivez dans une petite vallée. Là avec un peu de chance vous en
verrez. Il y a parfois des cueilleurs de génépi sur la barre rocheuse.
Sinon personne ne passe par ici à part des migrants amenés d’Italie
par les passeurs. Ils franchissent le col de la Fourche et descendent
dans la vallée. Et ils sont en piteux état, je vous prie de croire. En
baskets, pas du tout équipés pour le froid. L’hiver dernier deux
migrants sont morts près du col. De froid, d’épuisement ou des deux.
La neige les recouvrait si bien qu’on n’a retrouvé les corps qu’au
printemps.
- Il y en a beaucoup ?
- Plus que des loups.
- Je ne comprends pas. On ne les voit jamais au village.
- Ils se planquent. Comme les loups. L’essentiel est invisible. Dans la
vallée il y a des entrepreneurs qui les récupèrent et les font travailler.
Au noir évidemment.
- Je vais y aller mais je dois quand même traverser le troupeau. Les
chiens vont me déchiqueter.
- Que nenni. Vous allez traverser avec moi. Venez. Bien dix jours que je
n’ai causé avec personne. J’ai désappris à parler, j’ai la voix rouillée.
Juste quelques mots aux chiens. Remarquez, ça ne me manque pas.
Moins on parle moins on dit de conneries, pas vrai ? Venez à la cabane,
je vais vous faire du café.
- Vos chiens me regardent d’un drôle d’air.
- N’ayez pas peur. Tant que vous êtes avec moi vous ne risquez rien.

Il pose son bâton à l’entrée et me précède dans son antre obscur.


Quand mes yeux s’habituent à la pénombre je distingue une table, un
poêle à bois, une lampe à pétrole. Un fil pour faire sécher le linge
traverse toute la pièce. Un lit en fer dans un coin. Des étagères avec
du café, de l’huile, des pâtes. Une cafetière bleue sur un réchaud à
butane. Deux agneaux dorment sur un sac de jute.

- Ce n’est pas un peu rudimentaire ?


- Je ne suis pas difficile, ça me va. Quatre mois d’estive ici. L’hiver je
travaille aux remontées mécaniques à Serre-Chevalier. Le ciel, la
montagne, les bêtes, ça me va. Les foules ça me va pas.
- Et les loups ? La presse fait tout un barouf sur ces égorgeurs de
moutons.
- Faut pas croire tout ce qui s’écrit. Vous avez vu mes patous ? Ils pèsent
deux fois plus qu’un loup. Des loups y en a par ici. Moi je ne perds pas
de brebis sauf si elles s’égarent loin du troupeau et des chiens. Le soir

95
je les parque bien à l’abri. Clôture électrique autour de l’enclos et vous
êtes tranquille.
- Combien de loups à votre avis ?
- Une douzaine à peu près.
- J’aimerais bien les voir. C’est possible vous croyez ?
- Comptez pas là-dessus. Ils sont bien trop malins. Ils savent tout sur
vous avant même que vous les ayez aperçus. Si vous avez un fusil, si
vous vous mettez de l’eau de toilette, si vous êtes dangereux ou pas.
Bref eux vous voient mais vous ne les verrez jamais. Vous revoulez du
café ?
- Merci il ne faudrait pas que j’aie le cœur qui bat trop vite avant un
effort. C’est que ça grimpe jusque là-haut
- Allez-y tant qu’il ne fait pas trop chand. Vous avez bien compris pour
les merles de roche ? Je traverse le troupeau avec vous. Vous
tournerez à gauche après le cairn.

Je marche une heure avant d’arriver à la cascade en me posant


cette grave question évidemment sans réponse : y a-t-il un avenir
pour Agathe et moi ? Je suis entouré de montagnes aux courbes
douces comme un sein. D’autres grises, arides, à la géologie torturée,
aux pics ébréchés. Agathe ne rêve que de quitter la montagne. Irais-je
m’installer avec elle dans un quartier chic d’une ville cossue ? Je me
fais siffler par les marmottes qui me confondent avec un prédateur.
Rassurez-vous je ne suis qu’un passager, un passereau. Le soleil tape
dur et j’arrive transpirant au Voile de la Mariée. Un brusque coup de
vent rabat sur moi une vapeur d’eau glacée. Des nuages voilent le
soleil et je frissonne. Est-ce un signe ? Un mariage ne m’apporterait
que du froid ? J’enfile ma polaire, consulte l’heure sur mon portable.
Agathe m’aurait-elle laissé un message ? Rien, de toute façon il n’y a
pas de réseau. C’est bientôt l’heure du déjeuner, viendra-t-elle
frapper à la porte de mon appartement ? Ou y pénétrer avec son
passe ? Symbolique ça aussi ? Je poursuis ma route de célibataire en
hâtant le pas pour me réchauffer.

Droit devant moi la plus haute montagne évoque le visage d’un


géant tombé à la renverse bouche ouverte. Un verrou rocheux me
pose quelques problèmes d’escalade. Il faudra être prudent au retour.
Les descentes sont plus dangereuses que les montées. Suis-je
prudent ? Oui, ce qui me vaut d’être toujours célibataire à quarante
ans. Non, il faut être fou pour faire du journalisme d’investigation
comme si on était encore en démocratie. Je suis donc un fou prudent
ma chère Agathe, une espèce rare non protégée dont je ne suis pas

96
sûr qu’elle te plaise longtemps. Je n’étais pas surpris quand les
femmes que j’ai connues me quittaient. Je m’y attendais, je voyais
autour de moi les couples se former et se défaire. Quelques jours de
souffrance et je partais vers d’autres horizons en me remémorant la
boutade ( ? ) de l’humoriste anglais : « J’ai beaucoup appris de mes
erreurs. Je suis désormais capable de les répéter à la perfection. »

Les nuages ont disparu. Le vent s’est calmé. Il fait chaud à nouveau.
J’arrive dans le biotope propice aux monticoles, je pose mon sac,
m’installe sur une pierre plate, sors le petit carnet où je recense les
oiseaux rencontrés pour la LPO, note que j’ai entendu des fauvettes,
ajuste mes jumelles. Me voilà prêt à capter le moindre mouvement
dans les herbes et les roches. Je vois des marmottes qui ne me sifflent
plus et là ? Une niverolle peut-être, je ne suis pas sûr. Plus haut des
chamois que j’observe longtemps. Et voilà un monticole. Un mâle.
Tête bleue, ventre orange, fière allure. Une femelle non loin. Plumage
terne. Au contraire des humains, chez les oiseaux, ce sont les mâles
qui arborent les plus beaux oripeaux. L’homme se vêt de noir, gris,
brun voire khaki alors que les femmes non occidentales s’habillent de
boubous ou de saris chamarrés.

Je dénombre trois couples de monticoles. Sans cesse en


mouvement. Plus c’est petit plus ça bouge, c’est une loi de la nature.
Quelques dizaines de grammes pour les plus lourds et ça survole deux
continents, la mer et le désert lors des migrations. Des passereaux
quoi. Miracles d’intensité. Pas comme les rapaces ou les limicoles qui
peuvent rester des heures immobiles à tel point qu’on les croirait
momifiés.

Devoir accompli, je m’allonge sur la pierre plate chauffée par le


soleil. Je couvre d’un foulard mes yeux fatigués par la lumière et
l’observation aux jumelles. Je devrais n’être occupé que des oiseaux et
de la biographie de Brentano. Mais la maîtrise de mon mental est très
imparfaite et c’est l’image d’Agathe qui me poursuit. Inquiète de la
visite de l’homme à la Mercedes. Que craint-elle ? Je ne comprends
pas. Deltombe l’aurait-elle impliquée dans des trafics louches ?
Connaît-elle ce type qui veut acheter une villa à 800000 euros ?
Pourquoi je n’ai pas éprouvé de coup de foudre comme Juanita et
Cristobal ou bien Léa et Samson ? Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? Je
dépose les questions et m’endors.

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La chaleur se fait un peu moins pesante en fin d’après-midi et après
avoir observé encore une fois les monticoles j’entame la descente.
J’assure bien mes appuis pour franchir le verrou rocheux. Parfait.
Reste la peur des patous mais le troupeau n’est visible nulle part
autour de la bergerie. Donc pas de chiens. Une peur de moins. Je
continue mon chemin sans autre inquiétude que celle qu’Agathe m’a
communiquée. Je pourrais passer une soirée agréable seul. Une pizza
chez Philou, relire mes notes sur les monticoles et le Colombien qui
m’attend demain pour un nouvel entretien. Seul peut-être mais
peinard dit la chanson de Ferré. Rêver un peu de Marie-Céleste. Oui il
faut que je m’en tienne à ma première intention. Garder mes
distances avec Agathe source de jouissance peut-être mais d’ennuis
certainement. Sitôt de retour à Saint-Romand je lui enverrai un SMS
pour lui signifier la fin de notre relation.

La voiture garée, je passe devant l’agence immobilière, jette un


coup d’œil. Les deux employées s’activent entre leurs papiers et leur
ordinateur. La directrice n’est pas là. Je gagne mon appartement. La
porte est entrouverte alors que je me souviens très bien l’avoir
verrouillée.

J’ai peur. Cambriolé ? Perquisitionné ? Ou des hommes de main des


puissants m’y attendent pour des échanges qui manqueront
certainement de courtoisie.

Dans la cuisine j’identifie le cambrioleur : Agathe s’affaire à


préparer des cocktails.

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CHAPITRE 13

Cristobal Brentano 5

Le petit a bouleversé vos vies ?

- Ah ! Lionel ! Bienvenue. Je t’ai encore fait peur ? Désolée ! J’essaie de


retrouver les proportions parfaites de ton daïquiri. Ce qui m’oblige à
goûter à chaque étape. Le rhum, le citron vert, le citron jaune, le sirop
de canne. Un zeste de cannelle peut-être ? Je suis un peu pompette à
force de goûter. Là je crois que nous y sommes. Juste ajouter les
glaçons. Installe-toi, fais comme chez toi, j’ai acheté ou plus
exactement fauché olives et chips dans la boutique de papa. Et aussi
du guacamole, qu’on se sente un peu mexicain. Tu aimes le piment ?
- Agathe, je me retiens de hurler mais… Je vais te virer de mon
appartement par la peau du cou et le verrouiller de l’intérieur. Je veux
qu’on me fiche la paix. C’est la deuxième fois que tu t’installes chez
moi sans ma permission.
- Te souviens-tu de la girafe qui boit, ça crée des liens, non ? Tu avais
l’air d’aimer. Dis-moi si ce daïquiri a le pouvoir de te calmer. Bon, tu
as l’air d’apprécier. Et dis-moi : le tournesol dissident, le minaret
englouti, la cravate de notaire, c’est toi qui m’as appris les termes
sinon les positions ça ne favorise pas les rapprochements ? Et cette
figure qui gagne à être connue du crabe aux pinces d’or ? Elle vous
mène tout droit à l’extase. En ce qui me concerne, cette nuit a été une
révélation. Pas seulement linguistique.
- Agathe, je t’en prie, va-t-en, j’ai besoin de solitude (et envie de rêver à
Marie-Céleste ce qu’évidemment je ne dis pas)
- Prends des chips et des olives. Il faut toujours manger quand on boit
de l’alcool.
- J’ai aussi envie de t’étrangler. D’ailleurs tu n’es pas mon type. J’aime
les cheveux longs et les femmes rondes.
- Comme ta Brésilienne ? Ne deviens pas désagréable Lionel. J’ai vu que
tu avais des spaghetti et du saumon fumé. Et pour ne rien gâcher une
bouteille de sancerre au frais.
- Tu m’envahis, Agathe. Tu es trop sans gêne, je n’aime pas tes
manières.
- J’ai vu aussi que tu avais des tiramisus. Un chouette dessert que ça
nous ferait.

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- J’ai du travail. Termine ton daïquiri et laisse-moi.
- Et en deuxième dessert je m’offre à toi, moi qui ne suis pas ton type.
Tu as aimé mes seins ?
- Je ne réponds plus aux questions.
- Sont-ils assez brésiliens pour te plaire ? Tu préfères mes fesses ? Tout
est possible avec moi, dit-elle en s’installant à califourchon sur mes
genoux. Je suis ouverte à toute suggestion.
- Je te suggère de foutre le camp.
- Cette vulgarité ne te ressemble pas, dit-elle en ouvrant ma chemise et
me caressant la poitrine. Mmmh ! Des pectoraux encore bien durs,
mais doux au toucher. Tout ce qu’il nous faut pour la visite à l’agence
demain de l’homme à la Mercedes. Je ne peux pas croire qu’un
journaliste qui a osé enquêté sur la corruption de nos élites, qu’un tel
Don Quichotte craigne la visite d’une villa par un type un peu bizarre.
- Je ne crains rien du tout. Mais Don Quichotte est fatigué par une
journée de marche en montagne. Et par une fille qui prétend qu’elle
baise utile et qu’elle a besoin d’un garde du corps. Je ne suis pas un
homme objet qu’on jette dès qu’il ne sert plus.
- Tu ne veux pas être un homme objet, d’accord. Moi je suis prête à être
une femme trophée, une pas si ancienne Miss Hautes Alpes qui se
pavanerait à ton bras dans tout le village. Un beau couple qui ferait
l’admiration et l’envie de tous. Tu dois être affamé, non ? La marche,
l’air pur qu’on respire là-haut… Je mets l’eau à bouillir pour les
spaghetti, termine tranquillement ton daïquiri, je m’occupe de tout.

Je la regarde, incrédule, se débarrasser de sa jupe grise, de son corsage


« Il fait si chaud surtout quand on fait la cuisine » et préparer le repas en
sous-vêtements, en l’occurrence string rouge minimaliste et soutien-gorge
blanc. Un très beau spectacle même si la fatigue et le rhum m’incitent à
rester vautré dans mon fauteuil. Peut-on lutter contre une telle femme ?
Doit-on lutter contre une telle femme ? Laisse-toi aller Lionel, profite de
l’instant présent, ce n’est que demain qu’elle aura besoin de ta virile
protection lors de la visite de la villa par le type à la Mercedes. J’interroge
mon verre. Daïquiri, dis-moi, cette femme n’est-elle pas en train de me faire
le plus grand bien malgré son intrusion cavalière ? Le repas terminé, la
bouteille de sancerre vidée, place non aux débats mais aux ébats. Avant les
assauts répétés de la girafe, du colibri, du tournesol dissident et du minaret
englouti je rends hommage d’un baiser aussi léger que le frôlement d’une
aile de papillon à la source de sa féminité. Chaque fois que ma langue
effleure le clitoris elle provoque un soubresaut ponctué d’un gémissement
très émouvant. Emoustillé je renouvelle plusieurs fois l’opération qui

100
provoque les mêmes réactions. Arrête ! supplie-t-elle. Je ne peux pas me
contrôler. Essaie de ne pas sursauter ! Impossible ! Réflexe qu’on ne
maîtrise pas ? C’est comme le hoquet alors ? Encore une fois. Même
réaction. Tu abuses de ton pouvoir, proteste-t-elle. Et de partir dans un fou
rire contagieux qui interrompt nos ébats, le rire et l’érection ne faisant pas
bon ménage. Entracte avant la reprise d’un dernier acte dont je pourrais
dire sans me vanter que la réalisation (Saturne) n’est en rien la castration
du projet (Uranus). Suivie d’un sommeil bienheureux pour tous les deux.

Après une journée en montagne et une nuit avec Agathe, c’est un homme
apaisé qui monte à pied jusqu’au chalet de Brentano. Un homme content
malgré les courbatures de ses jambes et l’irritation d’un pénis surmené.
Faut que je prenne des cours de yoga pour apprendre à m’économiser.
Souriant, le regard malicieux, le pianiste ne fait aucun commentaire sur mes
yeux cernés et mes traits tirés. Après un café fort qui achève de me réveiller
nous passons dans la salle de séjour et je mets en route l’enregistrement.

- Où en étions-nous restés ?
- Une grande maison blanche à Santa Marta. Un couple idyllique, enfin je
le suppose. Des fleurs et des oiseaux plein le jardin. A ce sujet, curiosité
d’ornithologue, votre jardin était-il visité par les colibris ?
- Mais oui. De toutes couleurs. Venus butiner le pollen des fleurs. Des
toucans aussi hélas.
- Pourquoi hélas ?
- Ils mangent les colibris. Mais laissons les oiseaux. Couple idyllique me
demandiez-vous. Quand règne l’harmonie il n’y a pas grand chose à en
dire. Elle est là, on la vit, c’est tout. J’apprends avec Juanita ce que je
n’avais pas su vivre avec Geneviève : accéder à l’intimité de l’autre. Pas
seulement physique mais aussi émotionnelle, affective. On se parle
jusqu’à ce qu’on se comprenne ou tout au moins accepte le point de vue,
le point de vie de l’autre. Je me révèle plus qu’elle doué pour la
diplomatie. Eviter les conflits, contourner les sujets qui fâchent. Je
respecte ses silences. Je respecte ses absences. Je ne suis pas enclin à
imposer aux autres ma vision du monde surtout à une femme par
certains côtés très moderne mais qui souvent me déroute car toute
imprégnée d’antiques rituels amérindiens de moi inconnus.
- Je respecte ses absences avez-vous dit ?
- Deux ou trois fois par an cette marcheuse infatigable part seule dans la
Sierra Nevada rejoindre ceux qu’elle appelle ses frères kogis. Une tribu
restée proche de ses traditions ancestrales. Elle reste là-bas deux

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semaines. Au retour elle est lointaine, silencieuse, le regard absent. Je
sais qu’il ne faut pas l’interroger ni la regarder dans les yeux. Puis un
matin elle se lève fraîche et joyeuse, redevient sociable et me dispense sa
tendresse.
- Rituels de chamane, initiation, voyages astraux peut-être avec peyotl ou
ayahuasca ?
- Je n’en sais rien et ne cherche pas à le savoir. L’amour suppose le
mystère. Il faut préserver une part d’ombre pour pleinement apprécier
le soleil. Ma vie de concertiste lui échappe aussi. Mes tournées. Elle
n’aime ni les avions ni les hôtels si luxueux soient-ils. Les rares fois où
elle m’accompagne grâce aux tarifs préférentiels que lui accorde
l’agence de voyage où elle travaille, dans les chambres d’hôtel elle ouvre
les fenêtres, elle brûle de l’encens, allume des bougies pour dissiper les
mauvaises vibrations. Elle est venue une dizaine de fois en Europe si
mes souvenirs sont bons. En Italie qu’elle adorait. Et dans les Pyrénées
espagnoles où mes parents s’étaient installés à la retraite. Elle tenait
beaucoup à être présentée à ses beaux-parents. Légitimée disait-elle.
- Donc votre côté star du piano…
- … elle s’en fichait. Mais elle m’a inscrit malgré mes réticences ou ma
paresse à des festivals en Colombie et au Mexique où je dispensais des
masterclasses.
- Pourquoi des réticences ? Je ne crois pas à votre paresse.
- J’étais toujours étonné qu’on m’appelle « Maître » et qu’on croie que je
détenais un savoir dont mes élèves seraient dépourvus.
- Vous plaisantez ?
- Pas du tout. J’ai l’impression que tout le monde sait ce que je sais. C’est
seulement en enseignant dans ces festivals que je me suis rendu compte
que je pouvais apporter quelque chose à ces jeunes musiciens. Je leur ai
fait découvrir et interpréter non seulement Robert Schumann mais
aussi sa femme Clara, non seulement Mendelsohn mais aussi sa sœur
Fanny. A l’époque ça ne se faisait pas du tout. Juanita m’y encourageait
et assistait à quelques cours. Elle ne faisait aucun commentaire, ni
blâme ni louange sur mes interprétations ou mon enseignement mais je
voyais à son visage quand la musique l’avait touchée. Elle pouvait rester
des heures immobile. Assise comme une yogini en demi-lotus, les yeux
fermés. La musique l’emmenait dans des sphères lointaines. Après mes
heures de travail elle me massait et je peux vous dire que si j’ai des
doigts pour le piano, elle avait, elle, des mains redoutables et magiques
pour le massage.
- Comme Samson ?
- Différemment. Elle se servait de ses coudes, des jointures de ses
phalanges, du tranchant de la main. L’impression de passer sous un

102
rouleau compresseur. Mais ensuite j’étais merveilleusement bien et je
dormais comme un bébé.
- A propos de bébé….
- ll va venir. Il faut choisir la date en fonction de nos deux thèmes
astrologiques, prévoir un maximum de planètes favorables au moment
de la naissance.
- Et ça a marché ?
- Vous savez Lionel, on veut croire qu’on choisit, qu’on est libre, qu’on fait
les choses parce qu’on les a décidées.…
- Et ce n’est pas vrai ? On n’est pas libre ?
- On le serait si on était indépendant de notre hérédité, de notre
éducation, de notre thème astral, de nos vies antérieures, des
conditionnements de la société, des médias, des bobards de la publicité
et de la politique. Les choses se font en temps voulu non par nous mais
par les dieux obscurs du karma. Qui décide vraiment de ce qui nous
arrive ? Nous ? Oui pour une faible part. Pas pour l’essentiel.
- Cette faible part, cette liberté, ce serait prendre conscience de nos
conditionnements ?
- Exactement.
- Qu’en dit l’astrologie à laquelle vous semblez accorder un certain
crédit ?
- Surtout Juanita. Pour elle un thème astral est une signature céleste.
Voilà votre plan de vie, demandez le programme. C’est comme une
horloge qui aurait dix aiguilles marquant le mouvement des deux
luminaires et des huit planètes. C’est aussi un bulletin météo qui vous
dit quand il faut sortir avec un parapluie, quand il y soleil, quand il y a
de l’orage. Voilà vos atouts, vos faiblesses, les périodes fastes et néfastes
et les moyens de vous en tirer.
- Théo n’est pas venu au monde à la date prévue ?
- Il est né une semaine plus tôt.
- Avec un mauvais thème astral ?
- Il n’y a pas de mauvais thème, Lionel, seulement des thèmes difficiles.
Dits aussi thèmes stimulants par des écoles américaines d’astrologie
incurablement optimistes. Comme celui de Mozart ou de Beethoven
dont on s’étonne, au vu de leurs difficultés astrales qu’ils n’aient pas
succombé plus tôt. Au contraire ces difficultés les ont menés aux plus
hautes réalisations.
- Mais le petit a bouleversé vos vies ?
- Oh que oui ! Il les a enrichies et compliquées. Nos agendas deviennent
des casse-tête. Il faut être très organisé, s’équiper d’un matériel pour
bébé. Nos journées, mes voyages… tout en fonction de l’enfant. On
grandit avec lui. Il est prioritaire. Notre programme d’éducation : non-

103
violence et amour inconditionnel. Ce qui signifie : ne pas juger
négativement, ne pas critiquer les personnes, seulement leurs actes s’il y
a lieu. Ne pas se comparer, source d’auto-dévalorisation. Juanita est
d’accord mais sceptique. Je lui cite la Bible puisque c’est une chrétienne
qui prie avant chaque repas et va à la messe. « Si on te frappe sur une
joue, tends l’autre joue ». Et aussi à propos de la femme adultère cette
phrase très maline : « Que celui qui n’a jamais péché lui jette la
première pierre ». Elle m’objecte que Jésus chasse à coups de fouet les
marchands du temple, que dans un autre passage il dit être venu
apporter le glaive et non la paix. Alors ? Violent ? Non violent ?
- Qu’en pense Théo ?
- Il participe à la conversation depuis son berceau en babillant gaiement
et en jouant avec ses orteils.
- Léa l’institutrice me disait que devoir être rassurante pour ses élèves et
Marjolaine la rassurait elle-même. On finit par croire à son rôle et se
confondre avec lui.
- Plus les enfants sont petits plus il faut être sécurisant c’est vrai. J’ai
même fini par croire qu’il n’arriverait jamais rien de fâcheux à Théo.
Juanita lui a donné le sein pendant neuf mois. Nous avons vécu une
période sans nuage. Aucun de nous trois n’avait de problème de santé.
J’avais trouvé un agent très différent de Thibaut Lagorce. Il me
proposait des contrats sans tenter de m’imposer ceux qui lui
permettraient de gagner le plus d’argent. Je choisissais moi-même mes
programmes et la fréquence de mes concerts en Amérique, en Europe,
au Japon.
- La célébrité vous importait autant qu’à vos débuts ?
- Pas la célébrité. La reconnaissance. Les applaudissements étaient pour
moi une nourriture, la justification des milliers d’heures de travail rivé à
mon tabouret. J’étais heureux des émotions que mon piano procurait au
public.
- L’enfant grandit. Vous avez déclaré à un journaliste qu’il était pour vous
un gourou.
- C’est vrai. Il m’a surtout appris à patienter, moi qui déteste attendre,
quand je lui crie de se presser, un mot qu’il ne comprend ni en espagnol
ni en français. Il met un temps infini pour se préparer à aller à l’école où
il arrivera en retard en oubliant des cahiers. Ou quand je poireaute
dans la voiture en attendant qu’il me rejoigne pour aller à ses activités.
Ou quand il refuse de sortir de la mer où il se baigne depuis des heures.
«C’est trop bon. On attend de voir le soleil se coucher ». Il met parfois à
rude épreuve ma non-violence et mon amour inconditionnel mais dans
l’ensemble j’y arrive.
- Et sa mère ?

104
- Faut-il mettre dans ma biographie que c’était une femme parfaite et
une mère aimante ?
- Nous nuancerons plus tard, Maître.
- Elle l’emmenait dans la montagne. Des balades où je les accompagnais.
Mais aussi des parcours plus exigeants : il fallait s’agripper par les
mains pour escalader des rochers et ça, ça m’était formellement
interdit. Un pianiste mondialement connu ne peut risquer de s’abîmer
les doigts sur une falaise. Deux fois par an elle se rendait chez les Kogis
avec son fils. Elle ne voulait pas que se perde la belle tradition
amérindienne du respect de la terre et de la communion avec la nature.
Théo s’est donc imprégné tout jeune de cette culture. En plus de
l’hispanique et de la française.
- Sans oublier l’allemande car il me semble, Maître, que votre répertoire
est essentiellement germanique. Pas un de vos concerts sans Bach,
Mozart, Beethoven, Schubert, Schumann, Brahms.
- Les cultures se mélangent et s’enrichissent l’une l’autre. Ma mère belge
était plongée à la Monnaie de Bruxelles essentiellement dans l’opéra
italien.
- Votre discographie, vos concerts ne comportent guère de musique
française ou russe.
- Un peu quand même mais c’est vrai qu’elle m’inspire moins que les
Allemands, les Espagnols ou l’Amérique du Sud. Lionel, je vois que votre
attention fléchit. Je crains que vos vacances ne soient pas si reposantes
que ça. Midi sonne au clocher de l’église. Faisons une pause. Voulez-vous
un apéritif et déjeuner avec moi ? Nous pouvons reprendre cet après-
midi. Non ? Vous êtes occupé. Très bien. J’irai visiter le potager de
Marcelle. Dites-moi si vous voulez que je vous ramène des oeufs et des
légumes.

105
CHAPITRE 14

L’immobilier se renouvelle

Vers 16 heures je rejoins Agathe à l’agence immobilière.


L’impressionnante Mercedes aux vitres teintées stationne devant l’entrée.
Je passe de l’air suffocant du dehors à la climatisation des bureaux de
l’agence. Les deux employées ne lèvent pas le nez de l’ordinateur. Je
n’entends pas les plaisanteries qui m’accueillent d’ordinaire en guise de
bienvenue quand je franchis le seuil. C’est que ô surprise Deltombe le big
boss est là en personne. Agathe, très loin des galipettes débridées de cette
nuit, coincée entre son ancien amant et le nouveau, a une allure guindée. Je
suis prêt à voler à son secours, à risquer quelques impertinences mais
Deltombe ne m’en laissera pas le temps. Il ne correspond pas au portrait
que m’en a fait Agathe. Un visage où joues, bajoues, menton et gorge se
fondent en une molle masse indistincte, un corps en surpoids (les repas
arrosés de litres de vodka avec les oligarques russes ?) Un énorme polo
baille sur sa panse, un pantalon de lin fin étrangle son vaste tour de taille.
Comment Agathe a-t-elle pu ? … Son ton est jupitérien, sa voix tranchante.
Pas de doute, c’est un mâle alpha. Son chauffeur (sans doute le petit homme
qui est venu seul la première fois) est resté dans la voiture. - Allons visiter
cette villa, je crois que tout est en ordre. Monsieur n’a pas besoin de nous
accompagner, Madame Audran et mon chauffeur suffiront pour faire l’état
des lieux.

Il est de plus élégantes façons de me congédier. Je regarde Agathe qui ne


me regarde pas, le nez dans ses dossiers, affairée à rassembler tous les
documents. Mais les coins de sa bouche se sont affaissés et tremblent. Ils
partent. La grande voiture démarre doucement, pas du tout comme dans les
films de gangster où on fait toujours hurler les pneus.

Reprendre ma sieste interrompue pour soigner mes courbatures ?


Travailler à la rédaction des entretiens avec Brentano ? Le rejoindre à la
ferme chez Marcelle et parler du bon vieux temps quand je n’étais pas né,
qu’il n’y avait ni internet ni portables mais déjà des framboises
succulentes ? Oublier l’affront qui m’a été fait par l’ancien amant d’Agathe.
Et si ce salopard allait la coincer dans une des pièces de la villa à vendre ?
Elle aussi se vendrait ? Peut-on résister à un patron tout puissant sans
perdre son emploi ?

106
Je me sens désorienté. Inviter Samson à prendre un verre, lui faire part
de ce que le berger m’a dit sur les loups ? Non, il est toujours occupé. Passer
à la bibliothèque de Léa, ouverte de 5 à 7 ? Aller boire quelques picons bière
chez Philou en attendant l’heure du dîner et le retour d’Agathe ? Non plus.
Sans y penser je me suis mis à marcher le long de la Ruisse en ruminant
mon indignation. Un peu apaisé par la vue de bergeronnettes élégamment
habillées de gris et de noir. Etre congédié comme un domestique par
Deltombe ! Je n’aurais pas dû le laisser seul avec son ancienne maîtresse.
Ah ! ça ! serais-je jaloux par hasard ? Certains voient dans la jalousie des
preuves d’amour. Moi amoureux d’Agathe ? Il y a de quoi rire. Ou alors… Il
se peut que je ne connaisse pas bien mes sentiments. Je demanderai demain
conseil à Brentano. Je ne dois en aucun cas prendre pour de l’amour une
forte attirance sexuelle, une évidente complicité, le plaisir de nos
conversations piquantes, son sens de l’humour et que je me sente si bien
avec elle alors qu’elle ne est pas physiquement mon type. Marie-Céleste m’a
envoyé les horaires de ses cours de yoga et je vais m’y rendre dès que
possible. Je peux vivre sans Agathe, non mais, je suis capable de me
préparer seul des spaghetti au saumon fumé avec un filet d’huile d’olive.
Voyons, tout nous sépare, la différence d’âge, les projets de vie. Elle veut se
caser avec un richard et moi je n’aspire qu’à préserver ma vie paisible.
Amoureux ? Jaloux ? Non vraiment ça n’a pas de sens.

Mais si ça n’a pas de sens, comment expliquer que je me retrouve sans y


avoir pensé à proximité de la villa que visite Deltombe ? Toujours caché par
le rideau d’arbres le long du torrent, je peux même m’approcher davantage
en longeant à l’abri d’une haie la vaste prairie qui me sépare de la maison.
J’ai une bonne vue mais je regrette ne pas avoir mes jumelles pour
surveiller de loin les mouvements autour de ce manoir aux pierres sombres
de style vaguement gothique avec tourelles et escalier monumental.
J’entends le gazouillis flûté de fauvettes à tête noire. Je reste invisible de la
villa et Deltombe a sûrement mieux à faire que de regarder par la fenêtre.
Sauter Agathe par exemple. Ils sont seuls tous les deux à l’intérieur, je vois
distinctement le chauffeur resté dehors à fumer, appuyé sur le capot.
Comment pourrait-elle résister, la pauvrette, à supposer qu’elle le veuille, à
un type qui fait le double de son poids ?

Pour l’heure tout a l’air calme, je n’entends d’autre bruit que celui du
torrent. Les fauvettes se sont tues. Mais tout à coup… Que vient faire cette
camionnette blanche qui cahote sur le chemin privé de la villa ? Le
chauffeur de la Mercedes se redresse, éteint sa cigarette sous son talon et
s’en rapproche. Et là stupéfaction ! Sortent du bois en face de la maison six,
sept non huit hommes. Le chauffeur de la camionnette et celui de la voiture

107
s’entretiennent brièvement. Je suis trop loin pour les entendre. Ils ouvrent
maintenant l’arrière du véhicule et font signe aux hommes sortis du bois de
monter. Ils se hissent maladroitement, les portes aussitôt refermées sur eux
les invisibilisent. La camionnette s’éloigne. Et moi je reste à couvert à
attendre que se termine la visite de la villa.

Espionner est un plaisir, une excitation. J’aime mettre au jour les vérités
cachées. Débusquer ce qu’on voudrait dissimuler. L’essentiel du pouvoir
réside dans le secret et la manipulation, un journaliste le constate tous les
jours lors de ses enquêtes. Mais ici c’est un peu différent : je suis impliqué
personnellement. J’éprouve pour Agathe… euh ! des sentiments, pas besoin
de définir, les définitions enferment et appauvrissent. Mais enfin si je reste
ici à transpirer dans la chaleur de fin d’après-midi, dissimulé derrière une
haie pour veiller à la sécurité d’Agathe, ça veut sûrement dire quelque
chose mais quoi ?

Les voilà qui sortent. Ils ne se touchent pas, j’en suis soulagé, ils ont
même l’air de se disputer, j’en suis ravi. Il lui prend le bras, elle se dégage
d’un geste sec, bravo Agathe. Ils s’engouffrent dans la voiture qui démarre
aussitôt.

Je reviens à pas lents vers le village. La chaleur se fait moins accablante à


l’ombre des arbres et le long du torrent. Agathe a-t-elle vu monter dans la
camionnette les hommes (migrants ou clandestins travaillant sur les
chantiers) ? Pas sûr. Je vais m’asseoir à la terrasse du Café des Cimes et de
l’Adret, commande une bière et demande au jeune serveur s’il n’a pas
remarqué une camionnette blanche. Il y en a beaucoup dans le coin, il n’a
pas fait attention. En revanche il a vu une voiture de grand luxe s’arrêter
devant l’agence immobilière et une jeune dame en descendre. Seule ? Oui
seule.

Rentré chez moi et très tenté par la position horizontale et une courte
sieste, je résiste à la loi du moindre effort et à l’attraction terrestre qui me
tire vers le canapé. Je note dans mon carnet pour la LPO les trois
bergeronnettes et les fauvettes (nombre indéterminé). Vais-je tout déballer
à Agathe de ma promenade édifiante de cet après-midi ? Aller raconter aux
policiers ce que j’ai vu ? Non, je garde ça pour moi. La rédaction de mes
notes sur Brentano m’assoupit. La sonnerie de la porte d’entrée me réveille
en sursaut.

Agathe entre en coup de vent et va s’affaler sur le canapé. Elle ne sort pas
son portable, il est plus de 19 heures, elle n’est plus au service des

108
locataires de Bella Vista. Elle a pris le temps de changer de tenue. Une petite
robe noire et un frais parfum aux délicates senteurs d’agrumes.

- Ce type est fou. Sais-tu ce qu’il veut faire de la villa ? Un centre pour
parapente et VTT.
- Il n’est pas fou, il est malin. Il va diversifier les activités de la vallée.
- Non mais tu ne comprends pas que c’est une couverture pour ses
trafics ?
- Si mais je joue la naïveté. C’était une de mes armes lors de mes
dangereuses enquêtes. Je te parie qu’il arrivera même à obtenir des
subventions publiques qu’il oubliera de rembourser quand il fera des
bénéfices.
- Pas sûr. Les écolos protestent contre les VTT qui abîment les chemins
et foncent sur les promeneurs. Il y a eu des accidents.
- Mais le parapente est écolo.
- Il a voulu payer la villa. En totalité. Et pas en cash. Il m’a sorti un
chèque bancaire certifié tout ce qu’il y a de plus propre.
- Il n’était pas convoqué pour 18 heures au commissariat ? Juste
quelques questions à vous poser Monsieur Deltombe sur ce cadavre
dans votre gravière. Excusez-moi de vous déranger.
- Quel drame affreux Monsieur le commissaire. Mais j’ignore tout de
cette histoire. Je n’ai vraiment aucune idée de qui a pu commettre ce
meurtre abominable. Ma vie et mes activités sont parfaitement
transparentes.
- Oui, dit Agathe, ça va se dérouler à peu près ainsi. Il a quand même
perdu un peu de sa superbe.
- Ah ! bon ? Ce mâle alpha ? Il m’a congédié comme un domestique.
- La guerre en Ukraine fragilise les oligarques russes avec qui il est en
contact. Ils savent que Poutine peut les faire tuer. Ils sont devenus
prudents m’a dit Deltombe et même complètement paranoïaques.
Celui qu’il connaît le mieux, Grigori Feltsniev dont le yacht est
immobilisé à La Ciotat a des goûteurs. A chaque plat qu’on lui sert il
attend de voir si le goûteur ne tombe pas raide mort avant de se
mettre à table. Deltombe commence à se méfier de moi. Je ne réponds
plus à ses avances. Dans son milieu tout le monde se méfie de tout le
monde. Il sait que je suis au courant des irrégularités dans la gestion
de l’agence. Il me soupçonne peut-être, et il a bien raison, d’avoir une
clef USB de la double comptabilité. J’ai senti qu’il voulait me
surveiller, m’avoir toujours sous la main. Devine ce qu’il m’a
proposé ?
- De l’argent ?
- Mieux que ça.

109
- Un haut poste dans ses affaires à Marseille ?
- Mieux que ça. Il veut divorcer et m’épouser.
- Il t’a déjà fait le coup, non ?
- Mais cette fois-ci ce serait vraiment vrai. Je serais actionnaire dans ses
affaires les plus juteuses, je toucherais des dividendes, je pourrais
ainsi avoir beaucoup d’argent à moi, rien qu’à moi.
- Bien sûr tu as accepté. Vivre dans le luxe, ne plus avoir à travailler…
c’est ce que tu as toujours voulu, non ? La villa à Marseille avec vue
sur la mer. Le mas à Aix-en-Provence avec vue sur la montagne
Sainte-Victoire.
- Je lui ai répondu en prenant mon air le plus candide que j’attendais
de voir signés les papiers du divorce.
- Donc tu n’as pas dit non.
- Je n’ai pas dit oui.
- Et tout ça en visitant la villa ?
- Il y faisait à peine attention. Je lui ai dit tous les travaux qu’il faudrait
faire pour mettre aux normes cette vieille maison. Les rampes
d’accès, les portes qui s’ouvrent vers l’extérieur, les détecteurs de
fumée, les extincteurs. Il n’avait pas l’air de s’en soucier. Ce n’est pas
lui qui règlera ces détails.
- Il n’a pas essayé de t’embrasser ?
- Oh ! oh ! serais-tu jaloux, mon Lionel ?
- Penses-tu ! Je me fiche complètement de ce gros balourd de
millionnaire.
- Sûrement. Tu n’es ici que pour les petits oiseaux et la biographie d’un
vieux pianiste. Comment envisages-tu notre proche avenir ? Et celui
de nos estomacs ?
- Qui dit que j’ai envie de dîner avec toi ?
- Mais toute ta personne mon beau, dit-elle en s’installant sur mes
genoux pour des caresses trop osées pour que j’en rende compte. Ce
nouveau restaurant qui vient d’ouvrir Lou Rémoulaïre… Allons-y, il
faut encourager le commerce local.

Assiettes copieuses et vin abondant. Pendant cet excellent repas (je ne


révèlerai rien de mon espionnage de cet après-midi) je découvre toute
l’efficacité de la rivalité, de la concurrence pour booster la libido. Un
modeste journaliste sans emploi disputant la belle Agathe à un des plus
gros parrains de la Côte d’Azur ! Je déploie pendant tout le dîner les qualités
qu’il ne possède sûrement pas : humour, culture littéraire et zoologique,
dévouement aux causes humanitaires. Une érudition raffinée mais jamais
écrasante sur les sujets les plus complexes.

110
- Moi, dit-elle tout ce qui m’importe c’est de sauver ma peau. Pas la
peine de me vanter mère Térésa, sœur Emmanuelle ou l’abbé Pierre.
Je reste centrée sur ma petite personne et l’instant présent. Je veux
vieillir dans le luxe et la soie. Je vais éplucher le dossier pour l’achat
de la villa. Tout a l’air en règle.
- Sauf les clandestins sur ses chantiers ? Sauf les passeurs qui font
affaire avec lui pour qu’il les utilise ? Main d’œuvre bon marché voire
gratuite.
- Aucune trace. Deltombe a ses réseaux. Et des avocats d’affaires au top.
Il est toujours mystérieusement prévenu avant une inspection du
travail. La veille, les clandestins quittent les chantiers et
s’évanouissent dans la nature. Il est inattaquable.
- Vraiment ? Je sens se réveiller mon goût de l’enquête sur les truands
de ce monde.

Agathe m’apparaît hautement désirable dans la lumière tamisée du


restaurant. Elle n’est en rien responsable des agissements de ces vilains
Messieurs. Elle sait fermer les yeux pour conserver son emploi, qui le lui
reprocherait ? Et je remarque qu’elle n’a plus les coins de la bouche
tombants qui lui donnent une mine triste et dédaigneuse.

De retour chez moi, les skis en bois d’antan accrochés au mur ainsi que
les photos sépia d’un village des temps anciens seront les témoins muets
d’ébats allègres, de frissons et convulsions dont l’intensité ne peut être
répertoriée sur l’échelle de Richter ainsi que de jouissances d’un niveau
rarement atteint dans les siècles des siècles amen.

111
CHAPITRE 15

Une opération magistrale

Il était une fois… une réunion interministérielle (l’Intérieur plus la


Justice) où de hauts fonctionnaires coiffés par un cabinet de conseil
américain (que vient faire ici l’Amérique ?) regrettent l’image déplorable
qu’avait de leurs services l’opinion publique. Certes un de ces ministres est
mis en examen pour détournement de fonds et un autre accusé d’abus
sexuels sans démissionner pour si peu. Là n’est pas la question. La police
doit rassurer les citoyens, être de véritables « gardiens de la paix ». Et non
des épouvantails qui font fuir à toutes jambes des adolescents un tant soit
peu basanés. L’un d’eux vient d’être abattu par un flic pour refus
d’obtempérer. La presse s’est emparée de l’affaire, cela fait mauvais effet.
On a dû envoyer sur les plateaux télés des ministres et sous-ministres
répéter la main sur le coeur que les violences policières n’existent pas. Mais
ils peinent à convaincre que la démocratie a toujours bon pied bon œil
d’autant plus que votre œil vous risquez de le perdre dans une
manifestation ainsi qu’une main après avoir été nassé et gazé pendant des
heures. Selon le cabinet de conseil américain il faut améliorer l’image d’une
police en crise en dynamisant le lien social, en comblant le fossé entre les
forces vives de la nation et les forces de répression.

Et la justice, n’en déplaise à La Fontaine est parfaitement indépendante,


affirme le ministre mis en examen. La preuve : des puissants de ce monde,
délinquants multi-récidivistes, ont été condamnés à de la prison ferme et
purgent leur peine non pas en prison, faut pas déconner, mais confinés dans
leurs demeures et châteaux.

Après un intense « brain storming » (oui l’Amérique règne aussi sur la


langue française) ces hauts personnages ont estimé judicieux de lancer une
vaste opération coup de poing sur quelques départements frontaliers dont
on sait qu’ils sont propices à toutes sortes de trafics. Les Hautes Alpes par
exemple où un crime contre un notable n’est toujours pas élucidé. On va
donner à l’opération le maximum de publicité avec la presse convoquée, le
préfet et ses troupes sur le pied de guerre, des chiens dressés à flairer des
stupéfiants et aussi les douanes, la gendarmerie et la police, tous unis dans
le même combat pour éradiquer les trafics. On n’avertira les autorités
locales, départementales et régionales qu’au dernier moment pour
préserver l’effet de surprise et tétaniser les délinquants. Des radars et des

112
représentants de l’ordre seront partout sur les routes. Des hélicoptères
seront prêts à décoller de Briançon et sauf si l’affaire faisait pschitt, le
ministre de l’Intérieur sautera dans son avion pour venir féliciter ses
troupes épuisées (combien de temps qu’on n’a pas pu prendre nos RTT ?) et
clamer sur fond de neiges éternelles le triomphe de la loi et de l’ordre.
Dormez tranquilles citoyens, nous veillons sur votre sécurité.

L’opération est baptisée « Tonnerre sur les Cimes » titre trouvé par un
autre cabinet de conseil, américain lui aussi, et facturé 300000 euros. La
météo - soleil partout - se montre clémente beaucoup plus que les deux
cents pandores qui verbalisent sans pitié les automobilistes en excès de
vitesse, en excès d’alcool ou sans permis. En infligeant les amendes les
policiers se montrent courtois afin de « dynamiser le lien social » comme il
est précisé sur leur feuille de route. Quelques migrants capturés à la
frontière et placés en garde à vue ne sont pas interrogés car personne ne
parle leur langue. Ils seront promptement refoulés en Italie. Deux chiens
errants sont placés en fourrière et un SDF en cellule de dégrisement. Il n’y a
presque pas eu de violences policières. Un incident seulement (insultes à
agent, refus d’obtempérer) a nécessité l’hospitalisation de trois jeunes
supposés délinquants. Enfin 333 grammes de cocaïne et 2,8 kilos de
cannabis ont été trouvés dans le coffre de voitures immatriculées à
Marseille. Quant au meurtrier de Padilla on ne risquait pas de l’arrêter,
personne ne le connaissait.

Au vu de ce bilan le ministre ne jugera pas utile pour son image de venir


vanter son action en haranguant les foules montagnardes.

Des esprits calculateurs insinueront que le coût de l’opération était 60


fois supérieur à la valeur des drogues saisies, que le meurtrier de Padilla
courait toujours et que chaque déplacement d’un ministre coûtait aux
contribuables des dizaines de milliers d’euros. Pour aucun résultat concret.
Ah ! les mauvaises langues…

Loin de tout ce ramdam : Marjolaine. En vélo le long de la Ruisse. Elle


admire son chien qui trotte d’une allure régulière à côté d’elle. Sans fatigue.
Il pourrait courir ainsi des heures, librement, comme les loups. Il n’a pas de
traîneau à tirer, il n’est relié à elle que par un lien affectif. Il fait bien chaud
pour un Malamute de Sibérie et Marjolaine en sueur oblique dans un
sentier, met pied à terre et s’approche d’un lieu de baignade qu’elle croit
secret entre les arbres à trois kilomètres de Saint-Romand. On peut s’y

113
ébattre en culotte et sans soutien-gorge dont elle n’a encore aucun besoin.
On peut plonger en criant car le torrent descendu en bondissant des
glaciers est froid même pendant la canicule, nager, s’accrocher au cou de
Gandhi et se laisser flotter d’une berge à l’autre sans autre effort qu’un petit
battement de pied. Revenue sur terre elle s’allonge sur une pierre plate au
soleil. Elle éprouve des sensations nouvelles, troublantes, pour lesquelles
elle n’a pas de mots. Un autre être s’éveille qui n’est plus une enfant.
Ramollie ? Détendue mais sans force ? Plus aucune envie de bouger. Gandhi
couché à l’ombre la tête sur ses pattes a l’air de dormir. Elle s’abandonne à
ses rêves immensément vagues. Quand je serai grande je sauverai les
malheureux, je rétablirai la justice dans ce monde injuste, j’interdirai la
chasse, je soignerai les lépreux. Je vais devoir quitter la planète de l’enfance
pour celle des adultes accablés de travail et de responsabilités, un univers
effrayant de violence dominé par les prédateurs. Serai-je une proie ?

Je suis à l’abri pour le moment, protégée par cette vallée si familière, par
des parents bienveillants. Mais je sais qu’il faudra les quitter, j’ai envie de
m’éloigner au moins un peu mais comment faire ? Une semaine à Gap où
m’ennuyer chez ma tante n’a pas changé grand-chose. Je suis une des rares
parmi les filles de mon âge à encore prendre mes repas avec papa maman.
Et au dîner le soir, on se parle. Même si je les sens parfois distraits par leurs
propres soucis. Pendant le dîner pas de radio, pas de télé, pas d’écouteurs ni
de portables qui rendent mes copines inaccessibles à leurs parents.

Autre différence avec les filles de ma classe : mon corps ne se transforme


pas aussi vite que le leur. Elles se moquent de ma poitrine plate, de mes
culottes blanches de grand-mère alors qu’elles habillent leur sexe
désormais ombré d’une toison d’adulte d’un écrin de fines dentelles. Elles
font des photos de tout et de n’importe quoi, elles décrivent par le menu sur
les réseaux sociaux leurs moindres faits et gestes. Leur vraie vie est
virtuelle. Elles se réunissent pour le goûter, ouvrent des trousses de
maquillage chipées à leurs mères, font en riant des essais de mascara et de
rouge à lèvres. Elles grignotent chips, gâteaux et chocolat et regardent des
films feel good. Et surtout elles parlent de garçons, cette race étrange qui ne
se lave pas. A l’ère de Metoo la méfiance est de règle. Certaines prétendent
avoir déjà couché. Fantasme ou réalité ? Aucun moyen de savoir. On les
interroge avidement : c’était comment ? Extraordinaire ou douloureux ?
Douloureux.

Les garçons… Ceux de mon âge sont tellement bébés. Ils se vantent,
roulent des mécaniques, croyant m’impressionner. Papa dit que c’est la
testostérone qui commence à les travailler. Ils se lancent des défis stupides

114
et dangereux, chapardent dans les boutiques, regardent des films pornos,
jouent les machos comme avant Metoo. Bien que l’alcool soit interdit aux
moins de 18 ans ils arrivent à s’en procurer, se réunissent en groupes
braillards et excités dans les bois de mélèzes, boivent à s’en rendre malades,
vomissent, s’endorment sur place puis rentrent se faire incendier chez
papa-maman.

J’ai voulu faire comme tout le monde, je suis « sortie » avec un garçon qui
me paraissait moins immature que les autres. Il aimait comme moi la nature
et se promener seul dans la montagne. Moi je ne me balade jamais sans mon
garde du corps. Chance : le garçon aimait aussi les chiens. On a cueilli des
fraises des bois, on a parlé des loups.

Physiquement il était plutôt joli. Plein de boucles blondes sur sa petite


tête d’enfant et pas un poil sur le visage. Je me suis demandé s’il allait être
l’homme de ma vie, le prince charmant. Comment savoir ? J’ai vite su.

Il a essayé de m’embrasser. Je me suis laissé faire, je suis à l’âge des


expériences nouvelles, n’est-ce pas ? Mais il a dû boire pour se donner du
courage, il tremblait, son haleine empestait la bière. Normal pour un garçon,
non ? Mon oncle Léo l’Apiculteur baigne lui aussi dans un nuage de tabac et
d’alcool. Il m’a agrippé les fesses et embrassé avec tant de maladresse que
nos dents se sont heurtées. Gandhi, me croyant attaquée, a grondé et
montré les crocs et je peux vous dire qu’un Malamute en colère ne dispose
pas aux jeux de l’amour. J’ai calmé le chien, repoussé le garçon, constaté en
me léchant les lèvres qu’elles saignaient et lui ai signifié que je ne voulais
plus le revoir.

Voilà à ce jour mon unique expérience des garçons. Rien ne presse. J’ai 13
ans.

Le chien relève la tête, soudain en alerte. Quelqu’un ? Je n’entends que le


bruit du torrent mais je sais combien mes sens sont infirmes par rapport à
ceux d’un chien. Je remets en hâte short et débardeur. Un craquement de
branches derrière moi. Un loup ou un renard ne feraient aucun bruit. Serait-
ce un gros pataud de garçon voyeur ? Je me retourne et vois dans le sous-
bois une silhouette qui se sauve. Homme ou gamin, il est trop loin pour que
le reconnaisse. Y a-t-il des mâles que ça intéresse de voir une fille en
culotte ? Aurait-il tenté quelque chose si Gandhi n’avait pas été à mes
côtés ? Le meurtre de Padilla nous a tous rendus méfiants, dit ma mère,
c’est que l’assassin n’est toujours pas retrouvé et hop ! elle m’expédie chez
ma tante à Gap.

115
Gandhi et moi rentrons au village. Je laisse mon vélo dans la remise à côté
de la maison de mes parents et maintenant que faire pour ne pas
m’ennuyer ? J’irais bien écouter Monsieur Brentano, il joue si bien du piano
qu’il me donne envie de pleurer mais j’ai peur de déranger, je n’ose pas
monter à son chalet si somptueux qu’il me rend toute timide, j’ai
l’impression d’entrer dans une église. Tonton Léo ? Il doit être rentré après
avoir soigné ses abeilles. Je suis à l’aise avec lui, je l’ai toujours connu, il est
pour moi comme un deuxième papa, il m’emmène en claudiquant quand il
va récolter le miel de ses ruches. C’est moi qui ai dessiné l’étiquette de ses
pots avec une abeille dorée sur le couvercle plus vraie que nature. Tonton
Léo dit à tout le monde que c’est sa nièce qui a réalisé ce chef d’œuvre,
prélude selon lui à une grande carrière d’artiste.

Tonton Léo a plusieurs défauts qui me le rendent particulièrement cher


car on en a marre parfois de toujours bien faire tout ce qu’il faut. Il est un
peu sourd à cause du bruit des machines à la scierie. Il sent mauvais au
point parfois de faire éternuer Gandhi. Ses vêtements, ses cheveux sont
imprégnés d’une odeur de tabac froid mêlé de sueur et de relents d’alcool. Il
n’a pas toujours été ainsi. Quand il était un athlète escaladant les cimes il ne
fumait pas, il ne buvait pas. Il me le redit pour la centième fois en me
servant un jus de fruit. Lui boit un liquide ambré qui sent très bon mais qui
met Tonton dans un drôle d’état. Comme si son présent n’avait aucune
importance et que seuls comptaient ses souvenirs. Il vit toujours dans le
chalet de ses parents décédés, des pièces obscures et en désordre aux murs
couverts de photos de ses montagnes. Il ressasse le même discours en
montrant du doigt le Dhaulagiri, une ascension en Inde qu’il a menée à bien
jusqu’au sommet à plus de 7000 mètres sans morts, sans blessés sans
même une engelure. Et les Andes et la Sierra Nevada de Santa Marta, une
réussite là encore et la brève rencontre à une soirée à l’ambassade de
Bogotà du célèbre pianiste Cristobal Brentano à qui il rend régulièrement
visite ici pour évoquer la Colombie je suppose et écluser des rhums vieux.
Et puis… l’accident. Le destin, l’imprudence, la maladresse ? Tout près d’ici
en Vallouise en route vers le sommet des Ecrins par un temps
épouvantable, la chute dans la rimaille et la jambe brisée.

- Je suis mort ce jour-là dit-il.


- Non Tonton. Tu es vivant, tu as une nièce, une sœur, un beau-frère,
des abeilles. Tu as été l’alpiniste le plus célèbre du département.
- J’ai été oui. Je ne suis plus.
- C’est pas vrai. Tu vis.

116
- Si peu. Je survis. On m’a mis à la casse. Le boulot que je fais à la scierie
tout le monde peut le faire. Je n’ai pas d’enfant, ma copine m’a quitté
et elle a eu bien raison.
- Pourquoi ? Tonton ! arrête de boire.
- Parce que j’étais toujours parti. Elle passait son temps à côté du
téléphone à attendre la nouvelle de ma mort en montagne. Voilà ce
que je lui ai apporté : l’absence et l’angoisse. Ne te mets jamais avec
un alpiniste, Marjolaine, tu m’entends ? Jamais ! C’est trop de
tourments.
- Tu te ressers ?
- Si je bois encore un peu il se peut que je redevienne joyeux. Parce que
ça me revient quand je suis avec des gens comme tes parents et toi.

Nous dînons ensemble à la maison quand mon père a fini ses


consultations. Je donne à manger à Gandhi et je vais chez Bob le Furieux.
Comme tous les soirs quand il faut beau, il est assis sur le banc de bois
devant la porte d’entrée de sa petite maison le front ceint de son bandana
rouge et regarde le soleil se coucher sur les cimes dans des couleurs dorées.
Un spectacle supérieur selon lui à toutes les émissions de télé. Une fois la
lumière disparue derrière les montagnes dans un dernier embrasement je
demande à revoir ses photos de loups car ce n’est pas un secret pour lui,
nous partirons là-haut essayer d’en voir.

- Juste ton père et toi ? Oui il vaut mieux laisser le chien à la maison.
Samson est le seul à qui j’ai révélé la zone où vous pourrez peut-être
les voir. Surtout n’en dis rien à personne, les chasseurs seraient
foutus d’aller les traquer ou les piéger de nouveau mais vous les avez
sans doute découragés en piquant leurs pièges.
- Ce que je vois là sur cette photo, la louve avec ses petits devant une
tanière, j’espère qu’on va la voir, ils sont trop mignons.
- Rien n’est sûr avec les loups. Ils sont encore plus prudents quand ils
ont des petits.
- Tu les as bien vus toi.
- Après des jours et des jours d’affût et des nuits dehors à me geler. Je
vais te montrer autre chose, dit-il en prenant un album sur une
étagère. Regarde de quoi les humains sont capables. Regarde. Tu les
vois ces cadavres de renards et de blaireaux gazés ? Pourtant ce sont
des auxiliaires de l’agriculture, ils se nourrissent surtout de rongeurs.
Tu vois ces chamois abattus, ce cerf tué et le chasseur qui pose tout
fiérot, un pied sur le ventre de la bête ? Ils vont lui couper la tête et la
mettre en trophée dans leur salle à manger ces cons.

117
- Pourquoi tu me montres ces horreurs ? je vais faire des cauchemars
toute la nuit. Qu’est-ce qu’ils ont ces gens à tout tuer ?
- Ils aiment ça, ils ont le culte de la mort. Mais ils n’osent pas l’avouer.
Ils disent qu’ils « prélèvent », qu’ils « régulent ». Sais-tu que pendant
la guerre d’Espagne des fascistes allaient à la guerre tuer les
Républicains en criant Vive la Mort ? Je veux que tu saches qu’il y a
des gens comme ça dans le monde et que nous sommes nous de
l’autre côté dans le culte de la vie, de la beauté. Tiens ! regarde ça. La
voilà la beauté.
- La danse nuptiale des tétras-lyres. Magnifique. On a tes photos à la
maison.
- Leurs zones de reproduction, les aires pour les danses nuptiales ont
été détruites par les engins qui ont déboisé pour la nouvelle remontée
mécanique. Pour le grand profit de feu Monsieur Padilla qui a vu
arriver 600 troncs de mélèzes dans sa scierie pour un prix défiant
toute concurrence. Parce que de la concurrence, il n’y en a pas. Bon je
ne vais pas faire le bilan de toutes les conneries de nos dirigeants. Tu
connais cet oiseau ?
- Le grand duc aux yeux orange. On a aussi cette photo à la maison. Et
comme je m’apprête à partir : Tu sais Bob je ne serai pas triste si on
ne voit pas de loups. Ce n’est pas le but du voyage qui compte c’est le
chemin, a dit un sage d’Asie ou d’ailleurs.
- Dors bien ma belle. Tu es l’espoir d’un monde meilleur.

118
CHAPITRE 16

Cristobal Brentano 6

Ce que Théo nous a caché pendant dix ans

Au commissariat de la Ruissanne on poursuit l’enquête. Mais se laissera-t-


elle rattraper ? « Il y a plusieurs pistes, nous n’en négligeons aucune »
affirme le commissaire pressé par le procureur pressé par sa hiérarchie. Un
coupable vite ! Ou au moins un suspect, un type à placer en garde à vue,
qu’on puisse rassurer la population, rappeler que nul n’échappe à la justice.
Un assassin de notable toujours dans la nature ça fait vraiment mauvais
effet. Monsieur le procureur, nous enquêtons sur des groupuscules
nostalgiques du franquisme. Ce qui pourrait expliquer l’exécution par
garrot de M. Padilla. Je sais commissaire, ces groupuscules sont liés à des
mouvements d’extrême droite comme le parti Vox. Ils sont infiltrés par la
police. Et par la mafia, Monsieur le procureur. Et ils ont aussi des appuis en
haut lieu. Nous guettons le faux pas qui nous permettrait d’un inculper un
ou deux. Mais ils sont très méfiants.

En réalité l’enquête s’embourbe. Omerta. Personne ne passait sur la route


devant la gravière obscure un soir de 14 juillet, un soir de danses, d’alcool,
de pétards et de feux d’artifice. Personne ne sait rien, personne n’a rien vu.

- Padilla se savait menacé, raisonne le commissaire. Cabrera, le


journaliste de Paris, nous a dit qu’au bal devant la mairie le
bonhomme avait l’air inquiet en dansant avec les mamies. Il
surveillait les alentours. Et pourtant il est venu seul alors qu’il avait
les moyens de se payer des gardes du corps.
- Peut-être une exigence des types qui lui auraient donné rendez-vous
près de la gravière pour des tractations ou un chantage ou même un
accord. Il a dû accepter de venir seul, la peur au ventre. Ces types
devaient avoir de sacrés arguments pour le convaincre de prendre un
tel risque.
- Bien vu Girard. Mais nous ne savons rien de ces arguments. On va voir
du côté des affaires qu’il avait en cours et qui pourraient nous mettre
sur une piste. Résumons-nous. On a épluché les fadettes de Padilla, ça

119
n’a rien donné. On a découvert qu’il avait des comptes bien fournis
en Espagne et en Italie. Rien d’illégal à ça. Pas de virement qui aurait
permis de tracer le destinataire. Sauf un de 80000 euros pour l’achat
d’une Audi avec toutes les options alors qu’il a déjà plusieurs voitures
de luxe. Sinon, des retraits en liquide pour des sommes parfois
astronomiques mais l’usage qu’il a fait de cet argent, mystère. Il se
sert de sociétés écrans sûrement, son nom n’apparaît nulle part.

Faute d’autres pistes le commissaire et son lieutenant se renseignent sur


la guerre civile espagnole.

- Franco a dit qu’il était prêt à tuer la moitié du pays pour le sauver.
- Intéressant. Une conception du sauvetage assez originale. Ce qui me
fait penser à mes anciens amis les chasseurs, dit Girard. Ils déclarent
aimer les animaux mais ils les tuent. Feuillâtre, tu m’as dit que
Padilla a pu être assassiné pour des raisons toutes personnelles.
- C’est-à-dire ? Expliquez-vous brigadier. Je vous trouve bien
mystérieux.
- Je veux dire pas une grosse affaire impliquant des groupes franquistes
ou un trafic de drogue international mais quelque chose en relation
avec sa vie privée.
- Sa vie intime, sexuelle ? demande le lieutenant Girard. On l’aurait fait
chanter parce qu’on détiendrait des preuves de sa dépravation ?
- Dépravation ?
- C’est-à-dire, explique patiemment le commissaire, une vie secrète,
une double vie. Une vie déviante.
- C’est ça. Très déviante. Mais déviant vers quoi ? Adultère,
transsexualité, pédophilie, triolisme, exhibitionnisme, échangisme,
ondinisme, zoophilisme…
- Zoophilie, corrige Girard.
- C’est pareil. Et en avant le chantage sur ce très respectable notable.
Photos, sextape. Ce qui pourrait expliquer ces grosses sommes
retirées en liquide de son compte tous les mois. Quand il n’a plus
voulu payer, les maîtres chanteurs l’ont tué.
- Non, décrète le commissaire, ça ne tient pas. Il n’y a pas de photos ou
de sextape. On ne lui connaissait aucune relation extra-conjugale.
- Et pourtant, rigole le lieutenant Girard toujours prêt à mettre une
bonne ambiance même dans un commissariat, il y aurait de quoi
quand on a vu sa dame.
- Suffit, Girard, vous n’êtes pas là pour juger mais pour enquêter. Un
simple chantage à la sexualité ne nécessite pas des tueurs

120
tortionnaires et une berline hors de prix. Continuons nos
investigations, on finira bien par trouver.

Pendant ce temps la vie dans le village continue son petit bonhomme de


chemin comme si de rien n’était. Les ragots vont bon train. Le soleil est
toujours brûlant, la végétation desséchée, les torrents réduits à un mince
filet d’eau. Les gens transpirent, boivent des litres d’eau et se plaignent du
dérèglement climatique. Lionel Cabrera s’apprête après des nuits fatigantes
mais oh! combien plaisantes à un sixième entretien avec Cristobal
Brentano. La belle Agathe après des nuits fatigantes mais oh ! combien
plaisantes, s’occupe des locataires de Bella Vista. Marjolaine prépare des
vêtements chauds et des tenues de camouflage en vue de l’expédition en
montagne pour voir les loups. Gandhi pressent qu’il ne sera pas de la balade
et s’en attriste. Léo l’Apiculteur veille sur ses abeilles, la scierie est à l’arrêt
le temps de l’enquête. Maria Scipione constate que son Giorgio a changé
depuis quelques jours. Il boit encore plus, mange moins mais travaille
toujours autant, qu’est-ce qui lui prend ? Quelque chose le préoccupe mais il
n’est pas du genre à se confier même à Maria.

Et voilà qu’arrive sur le bureau du commissariat une lettre postée dans la


vallée. Une lettre anonyme écrite sur ordinateur, dépourvue de tout signe
distinctif mais agrémentée de fautes d’orthographe. Mais qui de nos jours
connaît encore l’orthographe ? Sur l’enveloppe l’adresse est écrite à la main,
en majuscules maladroitement tracées. La nuit du 14 juillet, écrit
l’anonyme, je suis passé devant la gravière. A l’entrée, une grosse Audi.
Deux hommes dont un boitait en poussaient un troisième vers la rivière au
bout de la gravière. Je ne me suis pas attardé, j’avais peur, je ne voulais pas
d’ennuis.

Maigre indice. La lettre est envoyée à la scientifique à Marseille pour


examen approfondi : empreintes digitales, possibles traces de salive sur le
timbre ou la bande qui colle l’enveloppe. Et le commissaire convoque une
réunion d’urgence. Qu’avons-nous comme boiteux dans le village ? D’abord
l’évidence : les randonneurs qui reviennent tout clopinants de leurs balades
en montagne. Mais ce sont des boiteux occasionnels. Le lendemain on les
retrouve au marché en tongs, des sparadraps autour d’orteils ayant
retrouvé leur liberté et ils ne boitent plus. Il y a aussi les vieux qui ont les
hanches abîmées des deux côtés et avancent en oscillant d’un pied sur
l’autre. Mais boiter des deux côtés revient à ne pas boiter du tout. Et il est
peu probable, raisonne fort justement le lieutenant Emile Girard, que des
arthrosiques arthritiques de 85 ans soient allés étrangler Monsieur Padilla.
Alors qui ? Bob le Furieux boite légèrement. Mais il est bien trop vieux.

121
Léo l’Apiculteur, ex star de l’alpinisme, boite au vu et au su de tous.

Hors de question de mettre en garde à vue une célébrité du village sur un


simple soupçon de lettre anonyme. Oui mais il est contremaître à la scierie,
on a toujours des raisons d’en vouloir à son patron. D’autant plus qu’il
s’était prononcé clairement contre le projet de nouvelle remontée
mécanique. Bon tout ce qu’on peut faire, dit le commissaire, c’est de le
surveiller en attendant les résultats de l’analyse de la lettre anonyme.
Girard vous vous en chargez.

- Mais patron comment je fais moi ? Tout le monde connaît Léo, tout le
monde me connaît. Les voitures sont immédiatement repérées dans
les cinq rues du village. Et puis il a un alibi en béton : le soir du 14
juillet, il était au bal devant la mairie puis il a dîné dans sa famille.
- Jusqu’à quelle heure, Girard ? Sa sœur Léa nous a dit qu’il avait trop
bu et qu’elle l’avait envoyé se coucher. Il a très bien pu rejoindre un
complice sur la route et aller régler son compte à Padilla.
- Mais quel mobile patron ?
- Il ne s’est jamais remis de son accident et l’alcool aidant ou plutôt
n’aidant pas, il a voulu se venger d’un homme riche et célèbre alors
qu’il se considère comme un raté sous-payé à la scierie. Ces alpinistes
ont tous un grain, Girard, ils sont fascinés par la mort à force de
risquer leur vie. A vous d’être discret dans votre filature.
- Vous en avez de bonnes, patron. Je m’approche de Léo, douze
personnes sont aussitôt au courant.
- C’est votre problème Girard. Allez.

Loin de l’effervescence du commissariat, je sors fourbu du lit déjà déserté


par Agathe appelée par le devoir immobilier. Douche et petit déjeuner me
remettent sur pied et je vais d’un bon pas au chalet de Brentano, accueilli
par une Maria moins en verve que d’habitude. Son Giorgio l’inquiète, il
semble rongé par des soucis. Mais il ne se plaint pas. Avec lui c’est marche
ou crève, il serait bien peu viril d’avouer une faiblesse.

Quand Brentano paraît, nous nous installons au salon, je mets en route


l’enregistrement.

122
- Nous en étions restés, Maître, à l’évocation de l’enfance de Théo, à ce
programme de non-violence qui laissait votre épouse un peu sceptique.
Vous n’aviez pas les mêmes références bibliques, elle citait un Jésus
combatif, et vous un pacifiste intégral.
- Depuis longtemps je me tenais à l’écart des religions. Elles avaient fait
tant de mal, causé tant de destructions, justifié l’esclavage et
l’extermination des peuples premiers, fait main basse sur une éducation
des enfants répressive, culpabilisante.
- Mais aussi source d’art et d’inspiration pour les peintres et les musiciens
que vous aimez tant. Pouvez-vous imaginer Bach sans Dieu ?
- Pouvez-vous imaginer Dieu sans Bach ? Mon panthéon à moi, ma sainte
trinité, mon Graal c’est l’amour, l’art et la nature, voilà.
- Adopté par Théo ?
- Sans problème. Théo était un enfant rêveur dépourvu d’agressivité ce
qui inquiétait un peu sa mère. Comment va-t-il se défendre à l’école
dans une cour de récréation face à la violence des compétitions
sportives, aux rivalités, aux concours qui ne font qu’un seul gagnant et
d’innombrables perdants ? Elle s’inquiétait à tort. Théo était d’une
constitution fragile mais copain avec beaucoup ce qui lui épargnait les
attaques et lui valait le prix de camaraderie à la fin de l’année scolaire.
- Bon élève donc.
- Il lisait tout ce qui lui tombait sous les yeux, retenait tout de ce qui
l’intéressait et rien de ce qui ne l’intéressait pas. Une mémoire
fantastique.
- Comme vous. Vous êtes connu pour savoir par cœur des centaines de
partitions, parler plusieurs langues…
- C’est moins évident maintenant. Avec l’âge la mémoire ne fonctionne
plus aussi bien, le cerveau s’use comme les autres organes. Mais j’aime
cette expression du français : savoir par cœur. Dans d’autres langues on
dit : de mémoire. La mémoire viendrait-elle du cœur et non pas du
cerveau ? Il y a aussi une mémoire des doigts chez nous les musiciens.
- A-t-il hérité de vos dons ?
- Le don n’est pas héréditaire. Théo pianote mais il a surtout grand
plaisir à chanter. Et à chanter juste même des airs compliqués qu’il a pu
m’entendre jouer. Il va à une chorale deux fois par semaine et en sort
enthousiaste et plein d’énergie. Il apprend tout un répertoire d’airs sud-
américains et des standards de jazz. Je l’accompagne au piano.
- L’astrologie vous a-t-elle permis de prévoir son orientation ?
- Théo est né sous le signe du Taureau avec Soleil et Vénus dans le signe.
L’organe relié à ce signe est la gorge. L’oralité. En musique les natifs ont
tendance à privilégier tout ce qui chante : le lyrique ou les instruments

123
à cordes. La gorge sera à la fois leur point fort et leur fragilité. La
gourmandise par exemple voire l’excès de boisson.
- Intéressant. Je devrais me mettre un jour à l’astrologie. Et donc votre
fils grandit dans l’harmonie et la non-violence.
- Quand je ne suis pas en tournée je le conduis en voiture à ses cours ou à
ses rendez-vous avec ses copains. Pendant le trajet il me confie ses
projets, se trace en imagination un avenir radieux. Moments privilégiés
là encore. Il me paraît illustrer à merveille le sens étymologique de son
nom. En grec Théophile signifie l’ami des dieux. Je craignais qu’un fils
unique ne se sente solitaire. Aucune raison de s’inquiéter, la maison
était souvent pleine d’enfants. Nous passions tous les trois nos vacances
dans les Pyrénées espagnoles chez mes parents à la retraite. Nous y
restions parfois tout un mois ce qui aurait rendu fou mon ex agent
Thibaut Lagorce.
- Un mois sans gagner d’argent ? Un mois sans vous exercer ?
- Ma mère avait un piano très convenable même si elle ne jouait plus
guère. J’y rôdais de nouveaux programmes. Nous allions en pèlerinage
en Andalousie sur les traces d’Albeniz ou dans des festivals d’opéra.
- Pendant son adolescence, la voix de Théo a dû muer, non ?
- Elle déraillait. Il a arrêté la chorale quelques mois et quand sa voix s’est
stabilisée Théo s’est révélé être un baryton au timbre chaud avec une
tessiture très étendue. Il a pris des cours, a commencé une carrière à
l’opéra avec de petits rôles. Jusqu’au jour où il a remplacé au pied levé
(drôle d’expression soit dit en passant) un célèbre chanteur malade qui
tenait le rôle de Leporello dans le Don Giovanni de Mozart au théâtre de
Bogotà. Nous y étions, Juanita et moi, tremblants de peur. Bien
inutilement car il s’en en bien tiré et a recueilli des critiques très
favorables.
- Un bon départ de carrière donc.
- Et le début du drame.
- Que voulez-vous dire ?
- On croit connaître les gens qu’on aime, Lionel. On les voit si souvent
qu’on ne les voit plus. Pour moi Théo était un garçon heureux sans
problème. J’avais décidé de le voir ainsi. Juanita, plus perspicace s’était
déjà inquiétée de la propension de Théo à boire beaucoup de cocktails,
ils sont si délicieux avec tous ces rhums merveilleux des Caraïbes ! On
n’a pas l’impression qu’on boit de l’alcool mais des jus de fruits
parfumés. Théo doute de lui, me dit sa mère, il ne se sent jamais à la
hauteur de ses rôles alors même qu’il y excelle. Alcool ou pétard, il a
toujours besoin d’être stimulé.
- Et vous, Maître, vous n’y avez jamais eu recours ?

124
- Un verre de vin avant d’entrer en scène jamais plus. Une seule fois, sur le
conseil d’un ami musicien, j’ai essayé un bêta bloquant. Tu verras me
dit-il, tu vas planer, ça fait disparaître le trac, tes doigts courent tout
seuls, béatitude garantie. Ce fut le pire concert de ma vie. J’étais tout
mou, mes doigts comme de la guimauve, envie de dormir. Mais je sais
que ça marche bien avec d’autres, ils ont recours à toutes sortes de
produits qui les mettent au mieux de leur forme. Le problème…
- … c’est l’accoutumance, l’addiction.
- Sans compter les ravages sur l’organisme. Mais Théo ne présentait
aucun symptôme. Il avait le teint frais, une belle énergie que je pouvais
constater lors de nos balades dans le parc de Tayrona. Au cours d’une
de ces randonnées je lui ai fait part des inquiétudes de sa mère. Il en
sourit. Il ne prenait des joints qu’occasionnellement avec des copains,
jamais quand il était avec nous parfois plusieurs jours de suite sans
qu’on le voit jamais fumer ni abuser de cocktails. Preuve qu’il n’avait
aucune addiction.
- Et vous l’avez cru ?
- J’avais tellement envie de le croire que je l’ai cru. Je suis parti pour une
tournée d’un mois en Europe. A mon retour, je l’ai trouvé nerveux
comme quelqu’un qui ne se résout pas à parler d’un fait capital qu’il
nous aurait caché jusque alors. Je le voyais souvent un verre à la main.
Je ne faisais pas de remarque, je ne voulais pas le braquer, passer pour
un Père la vertu, un Père sévère. Comme d’habitude c’est sa mère qui a
pris l’initiative. Avec infiniment de délicatesse, un soir que nous étions
tous les trois sur la terrasse à regarder le coucher de soleil, elle l’a
poussé aux confidences. Le vent était si doux, le ciel si beau cuivré par
les derniers rayons que rien de laid ne pouvait nous arriver et là j’ai
appris ce que Théo nous avait caché pendant dix ans.
- C’est à dire ?
- A huit ans agressé et violé à plusieurs reprises par le grand frère d’un
copain.
- Oh ! Mon Dieu !
- J’étais si abasourdi que ses paroles n’arrivaient pas à mon cerveau, je ne
comprenais pas ce qu’il venait de nous avouer en pleurant. Un monde
d’amour et de bienveillance, d’art et de beauté s’écroulait. Remplacé
par la rage (Je le connais ? Dis-moi le nom de ce type, je vais lui casser
la figure !), l’impuissance (Il a quitté la Colombie) et les questions. Le
plus étonnant c’est qu’après ces agressions j’ai vu mon fils tout à fait
capable de continuer à aimer, travailler et rire. Et il ne faisait pas
semblant, il était dans un déni efficace, il vivait bien. Il ne pensait que
rarement au drame qu’il avait vécu. Le violeur lui avait servi le baratin
habituel des pervers : Ce sera notre secret, ne dis rien à tes parents, tu

125
détruirais ta famille, et moi je nierais, je dirais que tu es un menteur. Je
suis presque un adulte, toi tu n’es qu’un enfant, on ne te croirait pas.
Chantage efficace. Théo n’a rien dit jusqu’au soir où il s’est senti assez
en confiance pour rompre le silence. Juanita l’avait pris dans ses bras et
lui murmurait à l’oreille des mots de réconfort. Et moi je restais pétrifié.
Pris en faute, coupable.
- Coupable ? Vous n’y étiez pour rien.
- Même s’ils n’y sont pour rien les parents se sentent coupables des
souffrances de leurs enfants.
- C’est irrationnel.
- C’est ainsi. Je n’avais rien vu venir. Ah ! j’en ai mis du temps à me
ressaisir, frustré de mon rôle de père justicier. Je bouillais de rage mais
contre qui tourner ma colère ? J’ai voulu qu’on aille porter plainte. Théo
ne voulait pas, Juanita haussait les épaules. Selon elle la police
colombienne ne prenait pas au sérieux les plaintes pour viol. Je lui ai
proposé des thérapies. Non, dit-il, je vais bien, je vais m’en sortir tout
seul je tire un trait sur le passé. Je regarde l’avenir : le rôle de Gugliemo
dans « Cosi fan tutte » de Mozart. Je le chante en Argentine dans deux
mois au Teatro Colon que tu connais bien Papa, tu y as donné des
concerts. Je n’ai pas insisté, j’aurais peut-être dû.
- Il a pu avoir une vie amoureuse après ça ?
- Je n’ai pas osé lui demander jusqu’à quel point elle avait été affectée.
Nous savions qu’il avait eu quelques flirts peu concluants puis une
relation plus longue dont il nous disait seulement qu’il avait été trahi.
- Ce qui fait beaucoup de blessures.
- Qu’il a vécu comme si de rien n’était pendant des années. Après ce
séisme la vie a continué comme avant du moins en apparence. Il a
chanté un peu partout en Amérique du Sud. Mais ce miracle du déni et
de la résilience n’allait pas sans contrepartie.
- Dépression ? Alcool ? Drogues légales ?
- Nous sommes au pays de Pablo Escobar, Lionel.
- Ah ! Drogue illégale. Cocaïne ?
- Je me souviens d’une balade tous les deux au bord de mer. Nous avons
marché longtemps sur la plage. Il m’a dit qu’il maîtrisait parfaitement
ses prises. De faibles doses juste avant un concert. Freud qui en a pris
pendant des années en a fait l’éloge. La cocaïne affûte l’esprit, aiguise
les sens. La plupart de ces artistes que tu admires tant Papa buvaient
ou se droguaient ou les deux. Nous sommes soumis à tant de pressions !
A chaque représentation je veux être au top et la cocaïne m’aide. Je sais
que si je n’en prends pas je serai moins bon, moins libre. Et la dépression
le lendemain Théo ? Légère, très légère, Papa, ne t’en fais pas.
- Et vous voilà rassuré ?

126
- Non. J’ai si souvent entendu de la bouche de copains alcoolos ces mots
douteux : je gère, je maîtrise, j’arrête quand je veux. Demain. Toujours
demain. Ils s’illusionnent. Alors non, ça ne m’a pas rassuré. Je lui ai dit
que des séances en psychothérapie me paraissaient préférables. Libère
ta parole Théo plutôt que libérer dans ton organisme des molécules
toxiques.
- Il vous a écouté ?
- Oui. Et là a commencé le ballet des psychologues, psychothérapeutes,
psychanalystes, addictologues. Il me paraissait si fragile que je n’osais
faire la moindre critique. Une parole un peu rude venant de moi l’aurait
affecté pendant des semaines. Et dire que j’avais cru lui dispenser la
meilleure des éducations positives ! Il est devenu de plus en plus
dépendant, instable, peu fiable, il annulait des concerts, ne respectait
aucun horaire, ratait ses avions, arrivait en retard aux répétitions. Un
miracle que la critique musicale ait été toujours bienveillante envers lui.
Spirale infernale, la cocaïne sabotait sa carrière. De moins en moins de
contrats, de plus en plus de besoin d’argent pour s’acheter sa drogue.
- Il bascule dans l’illégalité ?
- Il mendie de l’argent à sa mère. Moi je refuse même si je ne suis pas sûr
d’avoir raison. Juanita lui en donne pour le sauver de la délinquance dit-
elle. Quand le fils n’est pas là, les parents se torturent longuement. En
quoi nous sommes-nous trompés ? Qu’est-ce que nous avons raté ?
L’amour, la non violence… ce serait de la foutaise ? Faut savoir cogner
pour ne pas se faire violer. Les enfants faut les dresser à la compétition,
la rivalité, la bagarre ? Nous avons été des parents lamentables.
Sentiment écrasant de honte. De honte. De honte pour nous trois.
Réagir. Je veux venger mon fils, engager des détectives, retrouver le
violeur ou qu’il soit. Cauchemars ou insomnies, telles sont nos nuits.
Juanita se fait des décoctions de plantes qui l’aident un peu.
- Et votre carrière à vous ?
- Pendant ces années de naufrage progressif, si la musique échouait à
maintenir à flot notre fils elle a été mon ultime recours, ma bouée de
sauvetage. J’ai donné beaucoup de concerts. Ma souffrance conférait à
mes interprétations une profondeur nouvelle selon les critiques.
- Maître, vous avez l’air éprouvé… Voulez-vous que nous fassions une
pause ? Ou que je revienne demain ?
- Non finissons-en. Je m’éclipse un instant aux toilettes et je reviens clore
avec vous ce chapitre.
- Oui, me dit-il après cette pause, je nous ai fait du café, débarrassons-
nous de ce dernier épisode, le pire de ma longue vie. Un peu de rhum
dans le café ? Non. Vous êtes raisonnable, parfait. Lionel, vous êtes jeune
mais vous avez déjà connu la souffrance, n’est-ce pas ? Eh bien ! vous ne

127
connaissez pas la pire. Moi je l’ai vécue. Voir son enfant se détruire sous
ses yeux et assister pieds et poings liés à sa descente aux enfers, jour
après jour plus faible, plus abîmé… voilà le comble de la douleur alors
que vous ressentez tout ce qu’il ressent, nous sommes si fusionnels, ses
souffrances sont mes souffrances, sa honte que ce garçon merveilleux
soit devenu une épave que des viols et la drogue ont fait sombrer, c’est
ma honte. Une blessure qui ne se refermera jamais.
- Il n’a pas été en cure de désintoxication ?
- Si mais sitôt sorti il a replongé. Jusqu’à l’overdose fatale. Arrêt
cardiaque.
- Je mets en pause si vous voulez.
- J’aimerais passer sur cette période-là mais… Qu’il me suffise de dire que
rien après sa mort n’avait plus d’importance pour moi, vous comprenez
ça ? Rien. Aucun soleil ne me réchauffait plus, tout m’était devenu égal,
ces obsèques auxquelles j’ai assisté rigide et muet, ce n’était pas mon fils
qu’on a enfermé dans cette boîte et mis en terre. Si j’avais pu ressentir
encore quelque chose, j’aurais témoigné ma reconnaissance à mon
agent qui s’est occupé de tout alors que j’en étais aussi incapable que
Juanita effondrée. Il a compris que je ne donnerais plus de concerts, que
je ne donnerais plus rien. Je me suis retrouvé chez mes parents dans les
Pyrénées espagnoles. J’aurais pu aussi bien me laisser balloter par des
vents contraires et échouer à Stockholm, à Ouagadougou ou à
Vishakapatnam, n’importe où mais plus en Colombie. Je n’ai retrouvé un
peu d’énergie que pour me rendre à Madrid rencontrer le détective
chargé d’identifier le violeur de Théo. Oui Lionel, je voulais le venger,
c’était même le seul projet qui me tenait encore ensemble, qui
m’empêchait de sombrer tout à fait.
- Vengeance en contradiction avec votre idéal proclamé de non violence.
- Tant pis pour la contradiction. Ce détective au tarif exorbitant m’a
révélé le nom de ce type qui allait et venait en toute liberté en Espagne
et en France. Je continuais à le surveiller sur les réseaux sociaux car ce
Monsieur avait une façade sociale fort honorable. J’attendais le moment
opportun pour nous faire justice à Théo, à moi et à sa mère. Je ne me
suis pas installé dans la Ruissanne par hasard mais ça je vous
l’expliquerai plus tard. Depuis notre rencontre à l’ambassade de France
à Bogotà Léo l’Apiculteur et moi nous échangions des mails de temps en
temps, il voulait m’aider. Un superbe chalet venait de se libérer à Saint-
Romand les Hautes Vallées me dit-il et moyennant quelques
aménagements…
- Mais et votre femme dans tout ça ?
- Juanita était profondément attachée à Santa Marta. Elle n’a jamais
voulu quitter la maison où nous avions été heureux tous les trois. Elle y

128
est toujours. Elle jardine, elle chouchoute ses chats et le souvenir de
Théo, sert à ses copines ses décoctions de plantes cueillies en dehors du
parc de Tayrona où la cueillette n’est pas autorisée. Nous
communiquons par mail, sms et photos. Nous nous aimerions toujours si
nous étions encore capables d’aimer.
- Maria m’a dit dans quel état vous étiez en arrivant ici. Il a fallu des
années avant que vous ne repreniez les concerts. Vous ne vouliez pas
rejoindre votre femme en Colombie ?
- Pas plus qu’elle ne voulait venir en France. Elle a gardé son emploi à
l’agence de voyages de Santa Marta. Elle a beaucoup d’amis, elle attire
les gens. Elle a organisé des treks dans la montagne et des expéditions
en Amazonie colombienne, emmené des touristes faire le tour des
volcans. Elle se rend régulièrement dans la Sierra Nevada chez les
Kogis, ces parfaits écologistes.
- Bref elle a fait son deuil.
- Cette expression ne veut rien dire pour moi. Théo vit en Juanita comme
en moi. Tous les jours. Il ne mourra jamais.
- Et votre besoin de vengeance ?
- Cela mon cher Lionel sera l’objet de nos prochains entretiens.

129
CHAPITRE 17

Connaît-on jamais quelqu’un, M. Cabrera ?

Agathe et moi nus au lit avec le plateau du petit déjeuner sur les draps. La
température est idéale à huit heures du matin même sans la clim que je ne
mets jamais. Nous avons agréablement batifolé une partie de la nuit. Ce
dimanche matin nous trouve affamés et d’excellente humeur, détendus, le
haut du corps bien calés par les oreillers. Thé pour elle, café pour moi,
croissants et pains au chocolat. Nous titillons d’une main légère nos zones
érogènes. Parfum de luxure et de café de Colombie cadeau de Brentano. Je
suis pleinement présent à mes sensations : ce que je mange, ce que ma main
caresse, un sein, une toison. Mais peut-être qu’elle, plus jeune, plus vive, a
remis en route son cerveau.

- C’est tout simplement incroyable, Lionel. Ils sont déjà en train de tout
bouleverser dans la villa alors que le contrat de vente est à peine
signé. Les camions de Deltombe arrivent chargés de matériel.
- M’en fous lui dis-je en la titillant sous les bras au risque de faire
verser théière et cafetière. Je croyais qu’il n’y avait que les enfants qui
étaient chatouilleux. Tu gigotes mais tu ne peux pas te défendre. C’est
comme ma langue sur ton clito. Te voilà à la merci du premier
chatouilleur venu. Décidément on ne contrôle rien dans la vie.
- Tu as entendu ce que je viens de te dire ? Il t’arrive d’écouter ce que
les autres te racontent ?
- Et comment ! C’était même mon métier. Quoi ! un nabab fait ce qu’il
veut dans la vallée. Et s’arrange à l’amiable avec les autorités. Quelle
surprise ! Non, ce qui m’étonne, c’est la douce fermeté de ces cuisses
fuselées que je caresse.
- Arrête ! tu vas me donner des idées.
- Des idées ? Vraiment ?

Plus tard je me suis forcé à monter à pied vers le chalet haut perché de
Brentano. Sur des jambes un peu faiblardes il faut bien le dire, l’exercice
sportif est peu compatible avec l’orgasme. Chemin faisant et en soufflant un
peu je m’émerveille de la simplicité avec laquelle Agathe fait l’amour.
Comme un jeu sans implication mystique ou religieuse, sans le moindre
sentiment de péché, de transgression, sans tentation sadique ou
masochiste, sans engagement à vivre ensemble jusqu’à la fin des temps. Le

130
corps d’Agathe est pour elle un instrument de jeu, de jouissance et
éventuellement de pouvoir comme jadis sur le sinistre Deltombe.

Arrivé hors d’haleine devant le chalet je repère une voiture avec le


caducée du médecin à côté de la petite Toyota rouge de Maria. Le
conducteur s’apprête à démarrer quand je frappe à sa vitre. Un homme au
visage fatigué, épuisé sans doute d’officier dans un désert médical,
m’informe que M. Brentano a eu un malaise vagal, rien de grave, le cœur est
en bon état, pas d’AVC en vue. Maria me donnera tous les détails. A
l’intérieur Maria visiblement éprouvée me murmure à voix basse comme si
nous étions dans une chapelle funéraire :

- Je ne sais pas ce qui s’est dit hier entre vous mais avez dû réveiller des
souvenirs trop douloureux. Le soir il n’a pas voulu manger, juste joué
son fameux El polo vous savez son air fétiche comme un sanglot. Ce
matin je l’ai trouvé tellement mal que j’ai appelé le médecin, je voulais
vous prévenir, il vous aime beaucoup, mais je n’avais pas votre
numéro. Le temps que le docteur arrive et il en faut du temps pour
parvenir ici, Monsieur Brentano allait déjà mieux. A son âge, ma peur
c’est qu’il ait eu un AVC et reste paralysé, ça me ferait un énorme
travail en plus. Non, il peut bouger ses doigts, ses orteils, sa bouche, il
parle normalement mais d’une voix toute faible. Et j’ai dû le changer,
vous savez un malaise vagal tous les sphincters lâchent, j’ai une
sacrée lessive à faire, les draps les alèzes, le pyjama… Le docteur a dit
qu’il lui fallait juste du repos et dans quelques jours il sera sur pied.
Pas d’entretien aujourd’hui. Laissez-moi votre téléphone que je
puisse vous joindre quand il sera en état de vous recevoir.
- Je passerai dans l’après-midi, Maria.
- Je suis aussi inquiète pour mon Giorgio, il est convoqué au
commissariat et on ne sait pas pourquoi. Nous sommes Italiens, les
étrangers n’aiment pas être convoqués par la police.
- Pas plus que les Français Maria. Ne vous inquiétez pas, simple
routine, ils enquêtent. Votre mari n’a rien à se reprocher, n’est-ce
pas ? Vous le connaissez.
- Est-ce qu’on connaît jamais quelqu’un M. Cabrera ?

Je redescends lentement au village le cœur lourd. Je ne me savais pas si


attaché à Brentano. Je n’aurais jamais dû le laisser évoquer la mort de Théo
mais m’en tenir à sa carrière musicale, sa discographie, les chefs d’orchestre
avec qui il a enregistré les concertos. J’ai cédé à la tentation du sensationnel,
le sang, le sperme, les larmes comme un vulgaire journaliste de la presse à

131
sensation. J’ai manqué de tact. Brentano me l’a bien dit : que puis-je savoir
de la douleur, moi qui n’ai pas perdu d’enfant ?

Je passe devant les chalets aux boîtes à lettres en bois joliment


ouvragées. Ornement décoratif désormais inutile maintenant que tout
passe par mail et sms. Je continue à descendre et mes cuisses me rappellent
que j’ai passé des nuits agitées et que les ischio-jambiers manquent
d’entraînement aux dénivelés. J’ai été un parfait crétin avec Brentano. Je me
suis laissé prendre au piège de son apparence : un vieillard certes mais bien
droit, empreint de sagesse. Solide. Comme si on pouvait être solide à 80 ans.

Parvenu au village je traverse la placette sur le côté de l’église. Une


douzaine de véhicules y sont parqués. Et dans une voiture tout ce qui a de
plus banalisée, je repère le lieutenant qui secondait le commissaire lors de
mon interrogatoire à mon appartement. Il est au volant, tout tassé sur son
siège peut-être pour passer inaperçu, dissimulé par les autres voitures en
stationnement et il mord dans un sandwich. Irais-je frapper à la vitre côté
conducteur ? Sa vieille bagnole ne dispose ni de la clim ni de vitres teintées
alors que le soleil tape dur même à 10 heures du matin ? Sûrement une
filature. Quel métier ! Devoir planquer dans une voiture en plein soleil. Un
sauna quoi. Je compatis mais ne vais pas aller dévoiler la filature en me
manifestant au lieutenant.

Quelques hirondelles porte bonheur sillonnent en zigzag le ciel bleu. Des


survivantes. Leur présence est rassurante, gage d’une nature saine aux
insectes abondants. Hélas ! 80 pour cent d’entre elles ont disparu.
Raréfaction des porte bonheur. Un signe ? Je regagne mon appartement en
espérant qu’Agathe m’y rejoigne et dissipe mon humeur sombre.

- Le Rital est là, commissaire, trompette Feuillâtre en faisant irruption


dans le bureau de son chef. Qui le regarde d’un air courroucé.
- Brigadier, vous avez déjà oublié les directives du ministère ?
- Euh… Combler le fossé entre la police et le peuple ? suggère le
brigadier.
- N’utilisez pas ce mot, brigadier. Le peuple c’est pour les communistes.
Ne me dites pas que vous avez tout oublié des éléments de langage du
ministère. Que dit notre feuille de route ?
- Dynamiser le lien social, dit triomphalement le brigadier après un
instant d’intense réflexion qui lui a fait froncer les sourcils et se
gratter la tête.

132
- Et…
- Quoi et … Il y a autre chose ?
- Rapprocher les forces vives de la nation des forces de répression. Et
autrement que par la matraque, ça ce n’est pas dans le texte, c’est moi
qui l’ajoute.
- Et le Rital c’est une force vive de la nation ?
- Absolument Feuillâtre. Aussi veuillez refaire votre entrée de façon un
peu plus civilisée.
- Monsieur le commissaire, Monsieur Scipione est arrivé.
- Faites entrer.

Sur une chaise en plastique face au commissaire installé lui dans


un fauteuil, Giorgio en bleu de travail triture nerveusement la
casquette posée sur ses genoux. D’abord les formalités :
nomprénomdatedenaissanceadressenationalité.

- Alors Monsieur Scipione, vous reconnaissez être l’auteur de la lettre


anonyme que voici ?
- Comment avez-vous su ?
- Mettez-vous bien en tête qu’avec les moyens modernes la police sait
toujours tout, ment tranquillement le commissaire. Alors dites-moi
pourquoi une lettre anonyme au lieu de venir nous trouver et faire
une déposition ?
- Je voulais mais j’avais peur. Je suis italien vous savez …
- Et alors ? C’est toujours mieux qu’arabe non ? Ou afghan, syrien,
éthiopien, clandestin. Vos papiers sont en règle, vous êtes dans le
pays depuis longtemps, vous êtes connu pour être un bon artisan
juste un peu trop porté sur le pinard. La police est là pour protéger la
population, Monsieur Scipione, pas pour la terroriser. Par ailleurs une
lettre anonyme n’est pas un délit. Le brigadier Feuillâtre ici présent
va taper votre déposition. Racontez-nous exactement ce que vous
avez vu. Tous les détails comptent.
- Je suis passé devant la gravière vers minuit.
- Dans quel véhicule ?
- Ma camionnette.
- D’où veniez-vous ?
- J’ai dû dépanner un client en urgence à Guillestre. C’était la fête
partout mais lui n’était pas à la fête, il avait des problèmes de
plomberie. Sa salle de bains était inondée.
- Son nom ?
- Losi. Un italien comme moi.

133
- Vous vérifierez Feuillâtre. Travail au noir je suppose. Continuez
Monsieur Scipione.
- Devant la gravière, j’ai vu une voiture arrêtée. J’ai ralenti, c’était
tellement inhabituel à cette heure-là. Une Audi portières ouvertes et
deux types qui poussaient devant eux un homme qui essayait de
résister.
- Habillés comment ?
- Je n’ai pas fait attention. En chemise ou en teeshirt certainement il fait
si chaud maintenant en été même à minuit. Et l’un des hommes
boitait.
- Grand ou petit ? Gros ou maigre ?
- Un petit maigre, dit Giorgio les yeux toujours baissés sur sa casquette
si bien qu’il ne voit pas le regard consterné échangé entre le
commissaire et le brigadier. Leur seule piste boiteuse, Léo Giulini, est
un grand costaud.
- Le numéro d’immatriculation du véhicule ? Sa couleur ?
- Je ne peux pas dire, il faisait trop sombre.
- Vous êtes sûr que c’était une Audi ?
- Ah ça ! oui, les quatre cercles entrelacés sur la calanque. On ne peut
pas s’y tromper.
- Ensuite ?
- J’avais beaucoup ralenti pour voir les deux hommes pousser le
troisième vers la Ruisse. Je me suis même demandé si ce n’était pas la
police qui avait arrêté un malfaiteur. Mais il n’avait pas les menottes.
J’ai pris peur et je suis parti. Vous savez, nous autres étrangers nous
ne voulons pas avoir affaire à la police, ce n’est jamais bon pour nous.
Mais par la suite ça m’a obsédé. Je savais bien qu’il y avait quelque
chose de louche dans cette histoire. Quand j’ai appris que M. Padilla
avait été assassiné, je n’en dormais plus, il fallait que je dise ce que
j’avais vu. Mais je n’osais pas aller vous voir. Alors j’ai envoyé cette
lettre anonyme.
- Avez-vous vu une autre voiture arrêtée sur le côté ? Une BMW par
exemple avec les vitres explosées ?
- Non. Enfin… je n’ai pas fait très attention. J’avais hâte de rentrer chez
moi.
- Vous n’aviez aucun lien avec la victime ? Pourtant ses entreprises ont
besoin d’artisans comme vous.
- J’ai monté ma propre entreprise, je ne voulais dépendre de personne.
- Le brigadier va relire votre déposition. Ensuite vous pourrez
retourner à vos occupations. Vous voyez Monsieur Scipione que la
police, ce n’est pas si terrible. N’hésitez pas à revenir nous voir si vous
constatez quelque chose de suspect dans le village.

134
Giorgio parti, le commissaire ordonne à Feuillâtre d’aller remplacer le
lieutenant Girard dans sa filature de Léo l’Apiculteur.

- Mais à quoi bon le suivre encore, commissaire ? Le Rital… pardon


Monsieur Scipione nous a bien dit que le type qui boitait était un petit
maigre pas du tout cette armoire à glace de Léo Giulini.
- Les récits des témoins sont fragiles Feuillâtre. Il faisait noir, il a vu ou
il a cru voir un petit maigre.
- Beaucoup d’hommes de plus de cinquante ans boitent en sortant de
voiture à cause de la sciatique. Par exemple mon oncle…
- Laissez votre oncle de côté. On maintient la filature de Giulini. Allez !
- Notre apiculteur n’a pas bougé, patron, dit le lieutenant rappelé par
sms à l’hôtel de police. Ouf ! content d’être un peu au frais. Une
fournaise cette voiture.
- D’après Scipione l’homme qui boitait à la gravière n’avait pas du tout
le gabarit de Giulini.
- Alors on n’a plus aucune piste.
- Et les individus qui ont emmené Padilla dans la gravière avaient une
Audi. Celle qu’il venait d’acheter ?
- Attendez patron, je regarde l’ordinateur, j’ai une réponse de la PJ de
Madrid à ma demande de renseignements sur Padilla avant son
arrivée en France.
- D’abord résumons-nous. Padilla quitte la mairie de Saint-Romand
dans sa BMW. Sur la route il est rejoint puis bloqué par une Audi. Il
verrouille les portières de l’intérieur mais ses agresseurs cassent les
vitres au marteau, le font sortir puis l’emmènent dans l’Audi jusqu’à
la gravière. Qui sera le lieu de son supplice.
- Il aurait été attaqué par des gens à lui qui étaient dans sa propre
voiture ? Trahi par les siens ?
- Je n’y comprends plus rien, avoue le commissaire. Il y a peut-être
deux Audi. Il faut vérifier tout le parc automobile de Padilla. Allez
prendre un verre d’eau ou un café pendant que j’imprime les
documents de Madrid. et on va éplucher ça.

« Le père de Padilla était un haut dignitaire du franquisme. Il avait


consacré une pièce de sa villa à la commémoration de la victoire du
fascisme sur les armées républicaines : insignes, uniformes,
vêtements, déclarations du Caudillo, prêches, cilices, chapelets, fusils,
chapeaux de la garde civile et bénédictions de l’Eglise et de l’Opus Dei.
Discipline de fer imposée à ses deux garçons. Tous les matins à six
heures, il les obligeait à descendre dans le jardin saluer le drapeau et

135
chanter des hymnes franquistes à la mort. Il aimait tellement le
Caudillo qu’il a donné à son fils aîné le prénom du généralissime :
Francisco. A la mort de Franco il est déclaré persona non grata et
s’exile avec sa famille en Amérique du Sud, refuge de bien des
hitlériens, mussoliniens et franquistes. Il semble qu’il ait rapidement
occupé une place centrale dans ces réseaux. En tout cas il a accumulé
une fortune considérable. Les fils ont commencé à ruer dans les
brancards contre l’éducation qu’imposait le père. Et à faire pas mal de
bêtises. Drogues, vols de voitures, attaques à main armée. Si bien que
le père et sa famille (nous n’avons aucun renseignement sur l’épouse)
a rapatrié tout le monde à Madrid. Ou il a continué à honorer dans sa
ville et sa villa la mémoire du général Franco.

Le fils aîné (le Padilla qui vous intéresse) n’a pas tardé à rendre de
menus services à des mafias locales. A la mort de son père il crée une
association « Viva Franco », une société secrète que nous avons eu
bien du mal à infiltrer. Elle bénéficie de financements occultes en lien
notamment avec la construction du barrage de Serre-Ponçon qui leur
fournit une occasion d’opérations juteuses. Le jeune Padilla y est
envoyé. »

- La suite nous la connaissons plus ou moins, dit le commissaire Il est à


noter que le casier judiciaire de Padilla est vierge, que quelques
scandales ont été promptement étouffés et qu’il est très bien en cour
avec les autorités locales, régionales et religieuses.
- Ce musée du franquisme dans sa villa de Madrid, patron, c’est la
même pièce que j’avais vue chez la veuve Padilla en allant aux
toilettes. Alors pas très juste ce document qui dit que le fils ruait dans
les brancards. Pour reproduire exactement le même musée chez lui
c’est que le père et le fils partagent la même obsession du franquisme.
Ce n’est pas un peu bizarre ?
- Pas du tout. Il y a toujours des néo-nazis ou des partisans de feu
Mussolini. L’extrême droite en France rend hommage à Pétain.
- C’est la nostalgie du chef, patron, rigole Girard. Du petit père des
peuples. Celui qui sait et qui va nous sauver. Etrangler Padilla par
l’instrument de torture préféré de Franco, ce serait lui rendre
hommage ?
- Padilla était en lien avec un groupuscule d’extrême droite
nostalgique de Franco. Soit. Mais pour notre enquête nous ne sommes
pas plus avancés.

136
- Et merde ! Dans la Ruissanne la force de répression n’arrive à rien
réprimer. Ni les délits des chasseurs ni le passage des migrants ni le
trafic des clandestins sur les chantiers de Deltombe.
- On n’y peut rien Girard, on est en sous-effectif. Vous allez creuser les
liens entre la mafia et l’extrême droite dans la région. On trouvera
bien quelque chose sur les deux types que Scipione a vus dans la
gravière. Des nostalgiques de Franco eux aussi ou de simples tueurs à
gages qui acceptent n’importe quelle mission pourvu qu’on les paye ?
Et y aurait-il deux Audi dans les garages de Padilla ? dont une aurait
disparu ?
- Ou une dans un de ses garages et l’autre appartenant à cette
association franquiste ? Qu’il aurait peut-être trahie. En tout cas on
aime les belles bagnoles chez les Padilla. Vous vous souvenez de la
Bentley et de la Jaguar devant la propriété de la veuve ?
- Vérifiez aussi le parc automobile de Deltombe . Demain perquisition
chez la veuve. Au boulot.

137
CHAPITRE 18

Il n’y a pas d’échappatoire

A Briançon écrasé de soleil, affalé à l’ombre de la collégiale, je déguste un


picon bière à une terrasse et me remets lentement de mes émotions et
même, disons-le franchement, de ma peur. Je n’étais jamais monté en
passager sur une moto derrière une furie en combinaison de cuir noir,
casquée comme un guerrier du Moyen Age et qui fonce et qui fuse et qui
s’arrache quand les feux rouges passent au vert, incline dangereusement la
machine dans les virages, freine si brusquement que je m’étonne que la
moto ne rue pas et ne me propulse pas dans les airs. Je me cramponne à ses
hanches comme à une bouée de sauvetage et croyez-moi ça n’a rien de
sensuel. Elle se gare devant une porte de la vieille ville. Elle enlève son
casque et libère ses cheveux en secouant la tête. Et la magie opère. Je ne lui
en veux pas de s’être amusée de ma peur, elle est magnifique. Les touristes
descendus de voiture dans le vaste parking paient leur dîme à l’horodateur
et se baguenaudent devant la cité historique. Les têtes des mâles se
détournent des fortifications de Vauban pour suivre la silhouette d’Agathe.
J’ai des démarches à faire, dit-elle, on se retrouve au café devant la
collégiale.

Tandis que sèche sous ma chemise la sueur due à la peur et la chaleur je


savoure le miracle d’être encore en vie. Le seul fait d’exister est un véritable
bonheur écrivait Blaise Cendrars, un des amours littéraires de mon
adolescence. Il en connaissait un rayon Cendrars, il avait perdu un bras à la
guerre. On me dira que quand on vient dans la Ruissanne chercher la paix
des alpages on décline poliment l’invitation à une folle virée en moto. Mais
si la proposition vous est faite par une amante délicieusement provocante
qui sans le dire mais en le suggérant très fort vous met au défi ? Ne
t’encroûte pas dans le confort, tu as quinze ans de plus que moi, la vie c’est
le mouvement. Je n’ai pas osé lui proposer de prendre ma voiture et d’y
aller tranquillement et sans risque.

Vous avez un caractère extrêmement malléable m’avait dit un de mes


chefs de rédaction. L’art de vous couler dans le moule psychologique des
gens que vous interviewez. Est-ce à dire que je n’ai aucune personnalité
propre ? Les femmes que j’ai connues ont toujours su m’inciter à accomplir

138
ce que je n’avais aucune intention de faire comme de monter sur une moto
alors que je considère ces engins bruyants, puants et polluants comme une
pure nuisance. De plus en slalomant entre les voitures ils narguent les
automobilistes (moi) coincés dans les embouteillages. Mais je me sens
obligé de relever les défis et de prouver ma valeur dont je ne suis jamais
sûr. Garçon veuillez m’apporter un deuxième picon bière, il fait si chaud.
Ces plaisantes boissons si elles alourdissent le corps et coupent les jambes
ont le mérite d’alléger l’esprit et de dissoudre peurs et angoisses. Profitons-
en pour envisager mon avenir.

Marie-Céleste or not Marie-Céleste ?

Elle me fait bien rêver et les deux cours de yoga que j’ai pris dans sa salle
de l’écovillage ont encore aggravé son emprise sur mon imaginaire. Cette
voix douce qui coule comme du miel, ce corps fluide si souple, si tonique
dans ce justaucorps turquoise, son sourire, l’éclat de ses yeux, une aura de
paix et de bienveillance… Elle donne des directives yoguiques
surprenantes : « Ce qu’il vous faut : des bras forts comme des jambes. Des
jambes souples comme des bras. Dès lors qu’elles ne vous portent pas elles
doivent être comme des lianes non comme des piliers. Démonstration. Le
lotus: le pied gauche sur la cuisse droite, le pied droit sur la cuisse gauche,
les deux genoux au sol. Et on soulève le corps à bout de bras pour le
balancer d’avant en arrière. Ce lotus en élévation est excellent pour les
abdominaux ». Dans l’écovillage où aucune porte ne ferme à clef, on entre et
on sort librement même pendant un cours de yoga. Marie-Céleste n’aime
pas être séparée de son fils et l’installe sur une couverture avec ses jouets
pendant le cours. Le petit vient parfois à côté du professeur l’imiter dans
ses mouvements et prendre à sa manière les postures. Pendant la relaxation
il semble qu’il se soit pris d’affection pour moi : il vient tout en babillant
s’asseoir sur mon ventre et s’allonger à mes côtés.

Marie-Céleste est amicale avec moi comme avec tout le monde. Mais rien
n’indique que j’occupe ses rêves ou suscite son désir. Je ne tente rien,
conscient de ma déplorable habitude de saboter une relation (Agathe) en
allant voir ailleurs si l’herbe ne serait pas plus verte. Herbage nouveau
réjouit les veaux dit le proverbe limousin. Restons-en là pour le moment.

Agathe or not Agathe ?

Elle ne correspond pas aux divers types physiques qui m’attirent depuis
l’athlétique Norvégienne blonde aux yeux bleus jusqu’à le svelte
Vietnamienne à la peau couleur de miel. J’aime les cheveux longs, Agathe les

139
a courts. J’aime les rondeurs, elle est mince, pas de hanches, peu de fesses.
Et pourtant j’ai constamment envie de lui faire l’amour. Des érections
toujours vaillantes, pas de panne alors que dans ma vie d’avant les Hautes
Alpes, le stress me rendait souvent peu performant voire pas performant du
tout. Les menaces, les filatures, le cambriolage, la voiture sabotée créaient
une telle tension… Quelques amies pleines de tact me consolaient et me
dispensaient leurs caresses apaisantes alors même que mon sexe rabougri
dormait dans son coin. Bon, Agathe a l’air d’apprécier nos ébats nocturnes.
Elle préfère le grand lit de mon appartement à la chambrette chez son papa.
Et dans son sommeil ne ronfle pas, ne grince pas des dents, ne fait pas de
sauts de carpe, ne donne pas de coups de pied. Elle dort sans un bruit, sans
un geste, se réveille avec un visage lisse, reposé, sans la moindre poche sous
les yeux. Un visage de 25 ans. La compagne de lit idéale. Là ma chère Marie-
Céleste nous sommes dans la réalité.

Cependant je ne peux combler sa quête d’un milieu riche capable de


l’entretenir dans un monde de frime et de luxe. Quand elle évoque celui de
Deltombe ou d’autres richards qu’elle a pu connaître c’est avec un
sentiment de dégoût mêlé de l’envie d’en faire partie quitte à tremper dans
des affaires pas nettes. Ne plus avoir besoin de se lever à sept heures du
matin pour aller régler les problèmes de fusibles dans une agence
immobilière. A-t-elle changé ? A-t-elle abandonné l’idée de baiser utile pour
s’introduire chez les riches ? Ne suis-je qu’un intermède entre ce gros
patapouf de Deltombe et un millionnaire venu à Saint-Romand
à la nouvelle villa du promoteur faire du parapente ou du deltaplane ? Bah !
Le picon bière m’incite à accueillir avec un fatalisme souriant ce que le
destin voudra bien me donner ou me retirer. De toute façon il est tout tracé
mon destin, il n’y a pas d’échappatoire. Seule l’ignorance nous permet de
penser que nous sommes libres, a dit Juanita à Brentano après le décès de
leur fils.

Paisiblement affalé dans mon fauteuil à l’ombre de la collégiale je


considère les gens avec bonhomie. Maria en fin de matinée m’a téléphoné
pour m’annoncer que Monsieur Brentano se sentait encore bien faible et
remettait à plus tard notre entretien. Enzo le Beau Gosse m’a rencontré en
sortant de l’épicerie de Pascal. Il me demande de l’accompagner à la Grande
Combe quand ça m’arrange et pourquoi pas tout de suite ? Il veut mon avis
sur les nichoirs qu’on est en train d’installer dans le village. A quelle
hauteur de l’arbre ? A l’abri du vent ? Quel bois employer ? Quelle diamètre
donner au trou d’entrée pour empêcher les prédateurs d’y pénétrer, le
prédateur étant et c’est logique plus corpulent que la proie. Une occasion de
rencontrer mon fantasme, j’ai aussitôt accepté.

140
Dans l’écovillage Marie-Céleste confie son fils à la nurserie et nous
rejoint. Toujours aussi lumineuse. Nous nous désolons de la sécheresse qui
affecte les potagers aux feuilles racornies malgré les arrosages. Enzo note
mes conseils pour l’installation des nichoirs, me fait admirer l’isolation de
leurs maisons qui permet de réduire de moitié les frais de chauffage
pendant les six mois d’hiver. La présence d’une femme rayonnante à trente
centimètres de moi (sans soutien-gorge visible) me rend je le crains gauche
et guindé, pas du tout à mon avantage. Nous allons tous les trois boire de
l’eau à la fontaine, il n’y a pas que le potager qui a soif. Les écolos ont
entendu hier des coups de feu vers le col des Mignettes alors que la chasse
est interdite en cette saison. Ils tirent sur les oiseaux, dit Enzo. Alors que la
plupart sont menacés de disparition. Pareil pour les insectes. Les abeilles de
Léo n’ont presque plus rien à butiner. Plus de pollinisateurs, plus de plantes
fécondées, plus de vie possible sur terre. On a fait une déposition au
commissariat pour le principe mais on sait que ça ne sert à rien. Les flics
sont en sous-effectif et mobilisés sur l’affaire Padilla. Ils nous ont affirmé à
tout hasard que les coups de feu étaient tirés par un berger pour éloigner
les loups.

A la terrasse du café de Briançon, dilemme : un troisième picon bière


serait certes le bienvenu par cette chaleur. Et pourrait départager les deux
jeunes femmes qui me hantent (j’allais dire qui se partagent mes faveurs
mais ce serait anticiper). Ce serait déraisonnable mais cet excès aurait le
mérite de dissiper ma peur du retour en moto ou mon remords de me sentir
responsable du malaise vagal de Brentano. Oui mais apparaître chancelant,
bégayant et rotant quand Agathe me rejoindra... Pour le moment ma légère
ébriété est utile. Elle me permet de comprendre parfaitement les addictions
et d’être en empathie avec feu Théo Brentano esclave de la cocaïne. Lui n’a
pas su s’arrêter à temps. Alors que moi je contrôle. Je sais qu’un peu d’alcool
me libère des noires pensées et me porte à la bienveillance envers presque
tout le monde. Si j’outrepasse ma limite, ce qui ne m’est plus arrivé depuis
longtemps, la fatigue et l’envie de dormir m’indiquent que ce n’est pas la
bonne solution. Cette connaissance de moi-même me permet de me
considérer un homme libre. Enfin presque… Juste esclave d’une imagination
qui me fournit à haut débit les images de deux femmes que je veux croire
ravies d’être avec moi.

Je renonce donc vertueusement au troisième picon bière et commande


un café gourmand. Je serai en état d’accueillir dignement Agathe. La voilà
d’ailleurs qui me rejoint, se laisse tomber sur un siège avec un soupir et me

141
pique aussitôt la moitié de mes douceurs. Elle fait signe au serveur qui
accourt, hypnotisé par l’échancrure de la combinaison de cuir noir. Il prend
en s’efforçant de ne pas la regarder la commande d’un autre café gourmand.
Miss Hautes Alpes arbore un sourire satisfait.

- Tu hypnotises le serveur. Tu adores être admirée n’est-ce pas ?


- Oh oui. Je fus jadis la maîtresse d’un parrain de la côte. Il m’exhibait
comme un trophée. Une jolie potiche à mettre sur la cheminée.
- Et maintenant tu es la petite amie d’un vieux qui a peur en moto.
- Vieux, tu exagères. Que ferais-je d’un gamin de mon âge ? Mais si je
souris mon cher Lionel ce n’est pas parce qu’un serveur essaye de voir
mes seins. C’est que mon entrevue a été très instructive. Et je m’étonne
qu’un journaliste dont c’est le métier de poser des questions ne me
demande rien. Tu te veux discret ou tu te fous de ce qui m’arrive ?
- Je ne suis plus journaliste. Mais je suis prêt à accueillir tes confidences.
En toute discrétion.
- Bon. Le siège social de Deltombe Entreprises est à Marseille mais il a
des bureaux à Briançon.
- D’où tu reviens. Je sais. Visite de courtoisie ?
- Non. Convocation. Ils sont très inquiets de l’assassinat de Padilla. Ils
craignent que ça nuise à leurs affaires. Moins de monde dans leurs
hôtels, leurs restaurants.
- C’est le cas ?
- Oui il y a une baisse de la fréquentation. Des appartements restent
vides à Bella Vista. Ils voulaient me sonder sur les rumeurs qui courent
à Saint-Romand. Comment les gens accueillent l’implantation d’un
centre de parapente et de deltaplane à la villa achetée par Deltombe ?
Et le projet de nouvelle remontée mécanique avec les restaurants
d’altitude ? C’est Deltombe qui a engagé tous les frais mais c’est Padilla
qui a vu arriver à sa scierie 600 mélèzes abattus pour un prix dérisoire.
Je peux te dire que Deltombe l’avait mauvaise.
- Assez mauvaise pour le faire assassiner ?
- Je ne sais pas. Je ne veux pas le croire. J’ai fait celle qui n’est au courant
de rien si ce n’est le fonctionnement parfaitement légal de son agence
immobilière.
- Alors même que tu détiens des preuves accablantes de la corruption de
Deltombe.
- Je sais aussi qu’ils s’étaient entendus tous les deux pour se partager
sans appel d’offres le marché de l’installation de la fibre dans la
Ruissanne et le Queyras. Une illégalité qui ne semble pas avoir troublé
les autorités.

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- Tu as appris autre chose ?
- Je sais depuis longtemps que Deltombe fréquente des oligarques
russes. Leurs méthodes dépourvues de toute gentillesse ont pu
déteindre sur lui.
- Des méthodes expéditives ?
- Dans leur jardin ils creusent des trous à la dynamite pour installer leur
piscine. On a dû leur expliquer poliment que ça ne se faisait pas sur la
Côte d’Azur. Et pour communiquer ils ont adopté les méthodes de la
n’Drangheta calabraise. Jamais de téléphone, jamais d’ordinateur,
jamais de cartes de crédit. Je suis sûre que pour ses opérations
douteuses, Deltombe procède de la même façon. Des billets codés,
écrits sur papier transmis par des coursiers qui ignorent tout de la
signification de leur contenu.
- Donc aucune preuve. On ne sait toujours pas qui a tué Padilla.
- On ne sait pas qui mais on sait comment. Ils sont drôlement bien
renseignés dans les bureaux de Deltombe. Ils ont appris ce que la police
n’a révélé à personne. Padilla a été tué par un collier de serrage qui lui
a écrasé la gorge.
- Le garrot ? Non pas possible ! La torture préférée de Franco.
- Qui c’est celui-là ?
- Mon dieu j’oublie ton âge. Tu n’as jamais entendu parler de Franco ?
Qu’est-ce qu’on vous apprend à l’école ?
- Apprends-moi Monsieur je sais tout.
- Franco était un dictateur espagnol mort en 1975.
- Et pourquoi je devrais être au courant de ces vieilleries ? Je suis née en
97.
- Et moi en 82. Ces vieilleries comme tu dis sont encore très présentes
dans des groupuscules d’extrême droite qui entretiennent la mémoire
de son règne. Je suppose que dans les bureaux de Deltombe on ne
s’attarde pas sur l’assassinat de Padilla.
- Non. Mais ils avaient quelques raisons de lui en vouloir. L’histoire des
mélèzes bien sûr. Mais ce n’est pas le plus grave. Deltombe avait depuis
des années un projet de fusion-acquisition avec un groupe italien en
grande partie détenu par Grigori Feltsniev l’oligarque préféré de mon
patron. Si le projet avait abouti Deltombe Entreprises serait devenu un
géant non seulement dans le Sud Est de la France mais dans le Nord de
l’Italie.
- Et Padilla dans l’affaire ?
- Largué. Il n’a pas aimé ça du tout. Par divers moyens plus ou moins
légaux il a fait capoter la négociation. Si elle avait abouti il serait
devenu un nain à côté du géant Deltombe malgré tous ses mélèzes
acquis à bas prix.

143
- Bon, il fait capoter la négociation. Deltombe en représailles décide de le
faire assassiner et …
- On n’en sait rien Lionel. Non je ne peux pas le croire. Surtout le faire
tuer de cette façon barbare. Il ne m’a jamais parlé de ton Franco ni de
l’Espagne.
- Il est quand même le suspect numéro un. Et tu vas continuer à
travailler pour un patron qui est peut-être un assassin…
- Il faut bien que je gagne ma vie.
- … et peut-être même l’épouser s’il divorce.
- Tu préfèrerais que je reprenne l’épicerie de mon père et vende du
saucisson jusqu’à la retraite ? Et que j’épouse un fonctionnaire
municipal ? Maigre chèque à la fin du mois mais retraite assurée.
- Ce serait plus propre.
- Lionel je ne rêve pas d’assurance et de caisse d’épargne. Je rêve de
yacht à Antibes et de villas avec piscine et vue sur la Méditerranée. Que
m’importe que celui qui me procure ça soit un peu truand.
- Un peu ?
- Je l’épouse, je me fais un maximum de blé et quand je le tiens, qu’il a
mis des tas de biens et de comptes à mon nom, je divorce et me voilà
libre et riche.
- Et l’amour dans tout ça, douce Agathe ?
- J’y songerai quand je serai en sécurité. Je pourrai m’offrir le luxe de
m’occuper des autres. Crois-tu que la poufiasse à qui il a fait deux
enfants l’a épousé pour ses beaux yeux ?
- Peut-être.
- Ben voyons. Prends-moi pour une quiche. Le sexe est une arme
Monsieur l’idéaliste. Une monnaie d’échange. Un instrument de
pouvoir.
- Ah bon ?
- Crois-tu que j’ai pu devenir Miss Hautes Alpes sans coucher ? Imagine
tout ce que j’ai dû subir à vingt ans. Les coulisses de l’élection, les
rivalités, les jalousies, les coups bas.
- Et moi dans tout ça Agathe ?
- Oh toi ce n’est pas pareil, tu n’es pas en charge de mon avenir. Tu te
demandes ce que je peux bien te trouver ? Eh bien avec toi je retrouve
une certaine insouciance, une fraîcheur comme quand j’étais petite fille
avant que ma mère ne m’abandonne.
- Tu m’en vois ravi. Et un peu surpris.
- Il y a, très minoritaires, des chevaliers blancs qui combattent la
corruption. Comme un certain Lionel Cabrera qui, au lieu d’empocher
les pots de vin et de la boucler, dénonce dans ses enquêtes les
malversations. J’en suis tout attendrie.

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- Quel crétin n’est-ce pas ? S’il avait accepté et ensuite rencontré Agathe
il aurait pu lui offrir la villa de ses rêves. Un journaliste a écrit un livre
sur les Ehpads où on affame des vieux laissés sans soin qu’on laisse
agoniser dans leurs couches sales. Figure-toi que les dirigeants de cette
entreprise prospère cotée en bourse lui ont proposé quinze millions s’il
ne publiait pas le livre.
- Quinze millions, c’est déjà la belle villa. Et il l’a publié quand même ?
- Oui, malgré les pressions, les menaces.
- Il ne s’est pas fait assassiner ?
- Il est encore vivant.
- Un crétin sublime qui te ressemble.
- Merci.
- Et qui se retrouve peut-être lui aussi sans emploi à observer les petits
oiseaux au fond d’une vallée de montagne. Est-ce que la situation dans
les Ehpads s’est améliorée depuis ?
- Je n’en suis pas sûr.
- Alors je vais m’offrir un picon bière. Pas toi ? Non. On pourrait aller se
balader dans la Gargouille. Et pourquoi pas un petit restaurant pour
nous changer de Philou et du Remoulaïre dans la Ruissanne?
- Bonne idée. Mais je mangerai peu pour ne pas vomir au retour sur ta
moto diabolique.

Le journaliste d’investigation est un homme qui aime passer inaperçu. Il


ne se pavane pas avec une femme trophée à son bras. Et encore moins si la
dite femme à ses côtés est la superbe Agathe en combinaison de cuir noir
qui suscite parmi les touristes qui arpentent la Gargouille une curiosité
admirative chez les hommes et des commentaires venimeux chez les
femmes. Ainsi que l’indifférence chez les prépubères qui jouent à saute-
mouton par-dessus le filet d’eau qui coule au milieu de la Grand-Rue. Je
feins une désinvolture bien loin de ce que je ressens : vite à l’abri dans le
coin sombre d’un restaurant discret. Où, tous portables éteints, nous nous
entretiendrons de sujets sans importance favorables à une bonne digestion.

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CHAPITRE 19

Non, justice n’est pas rendue.

« Un individu suspect répondant au nom de Paco Alcorta a été interpellé


au volant d’une Range Rover immatriculée à Monaco sur la nationale 94 à la
sortie de Briançon en direction du Montgenèvre et de l’Italie. Son taux
d’alcoolémie était de 3,5 grammes. Cependant il conduisait droit, ce qui
montre une grande accoutumance à des taux élevés d’alcool.
Subséquemment nous avons interpellé le susnommé. L’individu n’a opposé
aucune résistance et s’est endormi sitôt placé en cellule de dégrisement. La
Range Rover, un véhicule de location, ne transportait aucun produit illicite.

Placé en garde à vue et dégrisé l’individu lors de son interrogatoire a


refusé de répondre à nos questions, disant en espagnol qu’il ne connaissait
pas assez le français et a exigé un avocat bilingue. Nous avons prolongé sa
garde à vue car le dossier que nous a transmis la PJ de Marseille est
extrêmement lourd. Attaques à main armée, vols avec effraction,
intimidations et menaces sur des entrepreneurs du bâtiment et des
représentants de l’ordre. Il est soupçonné (sans preuve à ce jour) d’être
devenu l’homme de main d’oligarques résidant sur la côte, essentiellement
à Monaco, Saint-Jean Cap Ferrat et Antibes. Son signalement correspond à
celui qu’en a donné Giorgio Scipione lors de l’assassinat de Monsieur
Francisco Padilla dans la Ruissanne le 14 juillet dernier. L’individu est de
petite taille et il boite. »

- On le tient patron, exulte Feuillâtre après avoir lu le rapport de police.


- Pas si vite, brigadier, tempère le commissaire. Des indices ne sont pas
des preuves. Juste une piste. Et on nous ordonne en haut lieu d’être
extrêmement prudents. Si des oligarques sont impliqués… Il ne faut pas
faire de vagues, a dit le procureur et la guerre entre la Russie et
l’Ukraine n’arrange rien. Je ne crois pas que l’enquête aura lieu ici dans
la Ruissanne ou même à Briançon. Elle va être dépaysée. Sans doute à
Marseille. Vous n’êtes pas près de revoir l’étrangleur au garrot. Si c’est
lui…
- Dommage ! soupire Emile Girard, chasseur repenti. Je me serais fait un
plaisir d’interroger ce salopard jusqu’à ce qu’il craque.
- Du calme lieutenant. Et la présomption d’innocence ? Modérez vos
ardeurs. Il n’est pas écrit dans ce rapport qu’il a avoué le meurtre de

146
Padilla. Et n’oublions pas qu’ils étaient deux selon le témoignage de
Scipione. Aucune trace de ce complice.
- Ce qui est drôle, dit Feuillâtre soucieux de faire valoir sa culture, j’ai fait
un peu d’espagnol à l’école, c’est que Paco est le diminutif de Francisco.
Le même prénom que Padilla.
- Ou que Francisco Franco. Bon, ne voyez pas des signes partout. On est
des flics pas des romanciers. Nous on veut des faits. Et des preuves.
Qu’est-ce qu’on a dans le dossier Alcorta ?
- Jeunesse misérable à Madrid entre un père alcoolique et une mère
toxico. Enfant laissé à l’abandon. Tout gamin vol à l’étalage et dans les
supermarchés. Guetteur puis dealer pour des mafias locales. Très malin
semble-t-il. Il ne s’est fait coincer qu’une fois. Relâché car mineur il
intègre brièvement une association néo-franquiste.
- Classique, pontifie Girard. Recherche du père. Besoin d’un chef. On
nous l’a bien appris à mon stage de remise à niveau à Briançon.
- Fichez-nous la paix avec votre stage, Girard. Ensuite ?
- Ensuite on perd sa trace. On le retrouve des années plus tard en
France à Monaco et à Toulon. Mafia locale et russe. Ne reste jamais
longtemps au même endroit.
- Classique là encore, dit Girard. Errance. Instablilité. Besoin de tuer un
père introuvable. Rien d’autre ?
- A Marseille il a fait un peu de prison. Il semble qu’il bénéficie de
protections haut placées car il en est vite sorti.
- Peut-être un indicateur de la police, suggère Feuillâtre.
- Ou l’intervention d’un oligarque.
- Lieutenant allez voir les liens éventuels entre ces individus, Paco
Alcorta, Padilla et Deltombe. On transmettra à Marseille.
- Et pourquoi pas notre maire, patron, tant qu’on y est ? N’est-ce pas
Lecouvreur qui délivre des permis de construire sur des terrains
inondables ? Il n’est pas tout blanc le pépère.
- Laissez le maire tranquille. Concentrez-vous sur Padilla et l’intouchable
Deltombe.

Deux jours agréables passés à me promener (les oiseaux), à rêver (Marie-


Céleste), à mettre de l’ordre dans mes notes (le pianiste), à passer des nuits
agitées (Agathe). Maria me téléphone. Monsieur Brentano va mieux mais il
est encore faible et doit se reposer. Il a repris le piano, en a fait deux heures
aujourd’hui. Du Bach, c’est bon pour la santé. Il vous propose de le
rencontrer demain.

147
Je revois Marie-Céleste pour une sortie botanique avec le petit Louis. Je
les rejoins à la Grande Combe. Elle m’attend à l’ombre sur la place du
village. Grand chapeau, pantalon de brousse, tee-shirt Green Peace blanc
sans soutien-gorge pour autant que je puisse en juger et sac « Je suis
biodégradable » en bandoulière. Je suis une fois de plus ébloui par l’aura de
fraicheur qui émane d’elle (le chapeau lui va si bien) tandis que le petit
Louis s’amuse à escalader l’abreuvoir creusé dans un tronc d’arbre et à
asperger sa mère.

- Tu es venu en voiture ? Il y a deux kilomètres d’ici à Saint-Romand.


- J’étais pressé, je ne voulais pas arriver en retard. Mais tu as raison :
j’aurais dû venir à pied, j’ai des progrès à faire en écologie. Des réflexes
à changer. Vous êtes plus avancés que moi à la Grande Combe. Pareil en
yoga. Je découvre mes raideurs. Tous ces muscles douloureusement
étirés dont je n’avais pas conscience. Mes jambes qui ne sont que des
piliers et pas des lianes.
- Veux-tu dire que tu souffres à mes cours ?
- Un peu. Mais je me sens tellement bien après…

Nous cheminons à pas lents vers l’orée du bois. Louis gambade


autour de nous. Sa mère le capture de temps en temps pour lui montrer
une plante, une feuille d’arbre, une racine. Notre sortie sera cent pour
cent botanique. Aucune place pour la séduction. Deux jours plus tard
elle me sollicitera pour que je garde son fils pendant qu’elle part telle
Juanita herboriser dans la montagne – cueillir des simples aux vertus
de moi inconnues. J’accepte évidemment, même si je ne la vois que
quelques minutes. A son retour elle me prépare des tisanes
détoxifiantes après avoir dressé le bilan de mes déplorables habitudes
alimentaires qui réduisent de beaucoup mon espérance de vie.

Echapper à Agathe en papillonnant autour de Marie-Céleste ? Echapper à


Marie-Céleste en revenant vers Agathe ? Herbage nouveau réjouit les veaux.
A mon âge Léa et Brentano étaient engagés depuis longtemps dans un
couple stable. Il ne semble pas que j’en prenne le chemin.

Agathe me rejoint à l’appartement après son travail. Elle est très prise
voire un peu affolée par les travaux à la villa de Deltombe et les coups de
téléphone incessants du patron pour lui donner des directives. Elle doit tout
surveiller, elle joue presque le rôle d’un chef de chantier sans le salaire
correspondant.

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- Je vois bien, dit-elle, qu’il fait travailler des clandestins. Je me doute
qu’il les paye des cacahuètes. S’il les paye. Mais à qui le dénoncer ? Ni
la police ni la mairie ne m’écouteraient. Et lui saurait d’où vient la
dénonciation.
- Et alors adieu à ton poste de gérante. Et à l’espoir de l’épouser quand il
aura divorcé.
- Ce qui te ravirait...
- Je te rappelle que se mettre en travers des projets de Deltombe peut
s’avérer fatal. Un certain Francisco Padilla, sympathisant franquiste…
Je n’en dis pas plus.
- Merci de me rassurer. Je savais que je pouvais compter sur toi.
- Absolument. Sauf si tu veux redevenir la femme trophée de Deltombe.
A propos il t’a montré les papiers du divorce ?
- Pas encore. Il dit que l’affaire suit son cours.
- Et tu le crois ?
- Je ne crois rien. J’attends de voir. Qu’as-tu d’autre à me proposer pour
illuminer mon avenir ? Observer à la jumelle les tariers et les pipits ?
- Dans l’immédiat, je te verrais bien à défaut d’un avenir illuminé devant
une pizza chez Philou. Mon frigo est vide.

Au pied du télésiège, je vois devant chez Philou beaucoup de voitures. Au


bar où nous nous installons sur de hauts tabourets il règne une animation
inhabituelle. On commente la déclaration de la police à la presse. Et les
articles des journaux locaux. Paco Alcorta est passé aux aveux. Il a reconnu
son crime, le meurtre par strangulation de Francisco Padilla. Il prétend
ignorer où se trouve son complice. Il semblerait que les habitués du bar
aient des informations que ni la presse ni la police n’ont données. Etrange.
Le brigadier Feuillâtre ou le lieutenant Girard n’auraient pas su tenir leur
langue ? Des détails de l’interrogatoire auraient fuité ? Fake news ou vraies
nouvelles, les conversations s’entrecroisent à très haute voix et le brouhaha
est tel que Lionel et Agathe en sont réduits au silence et se bornent à
écouter les propos d’habitués déjà passablement éméchés.

- Alcorta va se prendre perpétuité.


- Pas sûr! Les prisons sont pleines, il n’y a plus de place. Il va sortir après
quelques années. Pour bonne conduite.
- Padilla faisait partie d’un club secret. Des adorateurs d’un vieux
fasciste espagnol.
- Réservé aux hommes. Et ça je trouve pas mal. Que viendrait faire une
nana parmi des mâles excités par les fusils, les garrots et les hymnes
aux fachos ?

149
- Leur faire la cuisine, tiens ! La paella.
- Ils ont arrêté Alcorta mais pas le commanditaire du crime. Ni son
complice. Qui a engagé le tueur ? Cet oligarque sur la côte dont on a
immobilisé le yacht à La Ciotat ?
- Feltsniev ? Pas du tout. Philou remets-moi ça! Non pour moi c’est clair
comme de l’eau de roche : Deltombe. Mais on ne pourra rien prouver.
C’est un malin, il ne se mouille jamais. Comme Sarkozy il a une armée
de sous-fifres qui trinquent à sa place quand les choses tournent mal.
- Pas d’accord. Pour moi c’est Feltsniev. Il a voulu faire plaisir à
Deltombe mais il a été trop loin, à la russe. Deltombe est certainement
un truand mais pas un tueur. (Et se tournant vers Agathe dont le visage
exprime une attention souriante). Madame, vous qui travaillez pour lui,
qu’en pensez-vous ?
- Oh ! moi, vous savez, je fais mon travail mais je ne m’occupe pas des
rumeurs. Je m’en tiens aux faits. Alcorta a tué Padilla. Point barre.
- Vous avez bien raison. On en saura plus au cours du procès. J’ai
entendu que le tueur avait été payé 30000 euros.
- Pas mal. Pour ce prix-là je suis prêt à dézinguer quelques personnes
qui m’ont fait du tort.
- Moi j’ai eu un peu affaire à Deltombe. Il n’aurait jamais déboursé une
somme pareille. Il est près de ses sous le bonhomme. Donc c’est
Feltsniev. Les oligarques sont tellement riches qu’on ne peut même pas
chiffrer leur fortune. 30000 euros ce n’est rien du tout pour eux.
- Philou ! la même chose. Alcorta a indiqué l’endroit où on pouvait
retrouver la bagnole qu’il conduisait le soir du crime, une Audi à
200000 euros idéale pour les go fast.
- D’où tu tiens ça Monsieur le poivrot ?
- C’est écrit en toutes lettres dans Le Dauphiné Libéré.

Le brouhaha a atteint un tel niveau que j’entraîne Agathe au Rémoulaïre


beaucoup plus calme. Je projette vaguement de lui parler au dessert de
l’avenir de notre relation et peut-être évoquer prudemment mes cours de
yoga avec Marie-Céleste. Mais le patron nous rejoint après le repas avec une
bouteille de génépi et nous bavardons tous les trois en évitant les sujets qui
pourraient fâcher, l’inutile remontée mécanique en construction, la chasse,
les loups, la vaccination, le meurtre de Padilla. Quand nous quittons le
restaurant, Agathe me prend le bras et dit avec un soupir :

- C’est agréable de ne parler de rien.


- N’est-ce pas ? Très reposant.

150
Ce matin je gravis la colline vers le chalet de Brentano. Il fait déjà très
chaud, et j’arrive trempé de sueur dans le hall d’entrée, cueilli par Maria qui
me chuchote ses recommandations. Le Maître a repris vie mais il est encore
très fatigué. Evidemment il vous dira qu’il va bien. Les hommes veulent
toujours faire semblant d’être invincibles. Il est très agité alors ne le
branchez pas sur des sujets qui pourraient encore plus l’exciter. Surtout son
fils, je crois que c’est ça qui a déclenché son malaise vagal. S’il vous invite à
déjeuner acceptez et veillez à ce qu’il ne boive ni vin ni alcool et qu’il prenne
bien ses médicaments. J’ai mis une bouteille d’eau sur la table de la grande
salle, je vois que vous avez eu chaud.

Qui pourrait aussi bien prendre soin de moi quand je serai vieux ? Agathe,
riche veuve ou riche divorcée d’un quelconque oligarque ? Marie-Céleste,
surnommée Mamie Tisane dont les produits de la coopérative
d’herboristerie se vendent dans tout le pays ? Stop aux rêves ! Restons dans
le présent et entrons dans la salle climatisée. Brentano, les traits creusés,
est habillé d’une chemise noire, pantalon noir, comme s’il portait le deuil ou
allait entrer en scène pour un concert. Il se dirige vers moi les bras ouverts.

- Lionel ! Venez ! Je vous attendais. Je veux tout de suite vous faire une
déclaration que vous n’enregistrerez pas. Tenez ! Asseyez-vous là, près
de la bouteille d’eau. Vous avez pu vous méprendre sur la cause de mon
malaise.
- Je n’en ai tiré aucune conclusion.
- Mais vous avez pu croire qu’il était lié à notre évocation de la mort de
mon fils. Ce n’est pas faux. Mais en réalité vous ignorez les raisons
pour lesquelles je me suis établi ici, à Saint-Romand les Hautes Vallées,
si loin des autoroutes et des aéroports indispensables à qui voyage
sans cesse en avion.
- En effet, ça m’a intrigué.
- La raison, Lionel, c’est Padilla.
- Padilla ? Mais quel rapport ?
- Le rapport c’est que c’est lui qui a violé mon fils en Colombie.
- Non ! Comment ? Mais…
- Et que je n’avais qu’une idée en tête quand après sa mort je suis venu
en Espagne c’est de le venger.
- Mais comment ? En le capturant, en le torturant, en le tuant ?
- Je ne sais pas. Tout ce que je voulais, c’est le pister, le suivre à la trace.
Quand mon détective m’a appris qu’il allait s’établir dans la vallée de la
Durance, j’ai acheté ce chalet. Mais j’étais trop faible à l’époque…

151
- Maria m’a dit que vous étiez en profonde dépression.
- C’est peu de le dire. Je ne pouvais pas agir. D’autant plus que Padilla
prenait de l’importance. J’attendais une occasion favorable.
- Mais qui vous renseignait ?
- Vous n’enregistrez rien, vous n’en parlez à personne hein ? Je compte
sur votre loyauté. Léo l’Apiculteur.
- J’aurais pu m’en douter.
- Il a servi de guide à Mme veuve Padilla quand elle voulait faire de la
haute montagne en Vallouise. Elle était très désagréable, le traitait
comme un larbin.
- Donc il lui en voulait et était prêt à vous aider.
- Mais j’ai attendu. J’ai trop attendu. D’autres que moi se sont vengés.
Pour un histoire de gros sous. Padilla n’a pas payé pour son vrai crime :
le viol de Théo.
- Malgré tout, Maître, je n’arrive pas à vous imaginer en tueur, et encore
moins en tortionnaire.
- Ah ! vous croyez ? J’aurais pu être un bourreau d’exception. Vous ne
savez pas ce que c’est, être le père d’un enfant violé à huit ans. Que ce
Padilla adolescent n’ait pas hésité à foutre en l’air la vie d’un gamin, à
lui faire perdre à jamais toute confiance en lui pour quelques minutes
d’abject assouvissement… Rien que d’y penser la fureur me reprend.
Toute ma vie j’ai fait taire le fauve tapi en moi. Ce pianiste à la carrière
exemplaire qui gardait toujours le contrôle de ses doigts même dans
les passages les plus vertigineux ne voulait qu’une chose : libérer son
instinct de tueur, venger Théo. Hélas ! je suis maintenant trop vieux,
trop faible, pour agir physiquement. Je me serais fait aider.
- Par qui ?
- Lionel, j’ai confiance en vous mais à ce point... Vous dire qui est au
courant de mon histoire…
- Je sais déjà pour Léo l’Apiculteur.
- Bon, il y a aussi Samson et Léa. Ils savaient, ils étaient prêts à m’aider.
Trop tard. Quand Maria m’a appris la mort de ce violeur, j’ai failli me
trouver mal, je revenais d’un concert réussi à Briançon. Mais nous les
concertistes, on se maîtrise, n’est-ce pas ? Je dompte le tract avant
d’entrer en scène, je sais cacher mes émotions. Maria ne s’est pas
doutée de ce que je ressentais. Mais j’ai craqué plus tard en évoquant
devant vous la mort de mon fils. Je suis frustré de ma vengeance. Et
obligé de vous laisser quelques instants. Ma vessie me rappelle qu’elle
est un organe de l’émotion et qu’elle a été sur le trajet d’une
radiothérapie. Buvez donc de l’eau.

152
- Connaissez-vous cet objet ? me demande–t-il en revenant s’asseoir un
peu plus tard en face de moi et en me tendant une sorte de tuyau noir
et lourd.
- Aucune idée.
- C’est une matraque électrique. Finition soignée. Longue durée. Made in
China évidemment. Très utilisée là-bas contre tout ce qui ne marche
pas droit, hommes ou animaux, Tibétains ou Ouïgours. En promotion
sur Amazon. Hélas ! elle n’a servi qu’une fois. Je l’ai essayée sur moi, je
voulais savoir quelle douleur elle provoquait et imaginer la souffrance
de Padilla.
- Maître, qu’est-ce qui vous arrive ? Vous me faites peur. Je ne vous
reconnais plus. Il y a quelques jours vous me parliez de non-violence
intégrale pour éduquer Théo…
- Je réservais son usage à Padilla quand je l’aurais fait capturer. Je ne
voulais pas abîmer mes doigts de pianiste à lui taper dessus à mains
nues. Je l’imaginais déjà ligoté dans ma cave où je l’aurais laissé croupir
quelques jours dans le noir sans manger et juste un peu d’eau. Ensuite
je serais descendu, j’aurais allumé, lui aurais expédié quelques
décharges avec la matraque pour qu’il soit bien réveillé. Et je lui aurais
raconté en détail tout le mal qu’il a fait à mon fils. Paf ! une décharge. Sa
lente descente aux enfers de la drogue. Paf ! une décharge. Les effets
qu’ont sur les parents les souffrances de l’enfant. Paf ! une décharge.
Leur calvaire. Paf ! Une autre décharge. A ce stade il ne resterait pas
grand chose de Padilla qu’une loque attachée sur sa chaise, la tête
penchée que j’ai redressée de deux gifles. Car je ne voulais pas qu’il
meure tout de suite ou s’évanouisse, il fallait qu’il m’entende jusqu’au
bout. Avait-il éprouvé quelque chose pour les enfants qu’il violait? Et
hop ! une décharge.
- Maître, vous ne vous sentez pas bien. Je vais vous laisser vous reposer.
Je vais appeler Maria, je reviendrai plus tard.
- Ne bougez pas Lionel. Et ne craignez rien, cette matraque n’est pas
pour vous. Mais comprenez ma frustration. J’avais tout imaginé de ma
vengeance, des formes qu’elle prendrait. C’était délicieux. Et voilà
qu’un quelconque truand m’en a privé.
- Mieux vaut. Vous seriez en prison si vous aviez accompli votre
vengeance.
- Peu m’importe. Encore quelques mois, quelques années ici avant le
grand vol plané du haut de la falaise. Le saut de l’ange. Et là énorme
succès. Toute la presse chante les louanges du mort à la carrière
exemplaire. Ses disques ne se sont jamais aussi bien vendus. La mort
vous sanctifie, mon cher Lionel.

153
Il se tait visiblement épuisé. Essoufflé comme s’il avait couru. Puis il se
redresse dans son fauteuil avec un grand sourire.

– Mais j’ai aussi une bonne nouvelle. Une oeuvre que je n’ai pas jouée
depuis longtemps est revenue me trotter dans la tête ces jours-ci. Et
devinez quoi ? On me téléphone hier pour m’inviter à un concert à
Marseille qui met à l’honneur Manuel de Falla. On me demande
justement de jouer cette partition pour pano et orchestre qui m’obsède :
Nuits dans les jardins d’Espagne. Prescience ? Intuition ? J’ai envie mais
j’hésite. Je ne suis pas sûr d’être assez solide.
– Le voyage n’est pas très long.
– On viendrait me chercher en voiture ici. Hôtel réservé. Répétition la
veille. J’ai vérifié : j’ai encore la partition au bout des doigts. Je l’ai
tellement jouée.
– Alors ?
– J’ai téléphoné en Colombie. Juanita me répète que la vieillesse ne doit
pas être un prétexte pour ne rien faire, que mon intuition était un signe
divin. Je dois la jouer. Elle est sûre qu’aller à Marseille me fera du bien
après le choc de la mort de Padilla. Elle aussi se sent frustrée de cette
mort. Elle aurait aimé lui plonger son couteau d’obsidienne dans le cœur
et l’arracher de sa poitrine à la mode aztèque. Mais basta ! les dieux ou
les truands en ont décidé autrement. Qu’en pensez-vous Lionel ?
– Allez-y. Malgré votre âge, malgré votre rage, malgré la frustration.
– Je jouerai en bis El Polo d’Albeniz, notre morceau fétiche à Juanita et à
moi. Un ultime hommage à Théo.

Je suis resté à déjeuner. Maria s’était surpassée. La Colombie à


l’honneur. Empanadas, dinde à la sauce au cacao. Elle a veillé à ce que
Brentano ne touche pas au vin. Ai-je abusé de ce cru fruité du Val de
Loire ? C’est possible car j’étais mal à l’aise après les confidences de
Brentano. De retour à mon appartement j’ai sombré dans un profond
sommeil émaillé de cauchemars. J’étais ligoté sur une chaise et tantôt
Agathe tantôt Marie-Céleste menaient l’interrogatoire sans matraque
mais en me giflant de temps en temps. Quand allais-je me décider à
quitter l’adolescence pour trouver un métier stable et fonder une
famille ? Devenir un père responsable plein d’abnégation quitte à voir
ses enfants plonger dans l’enfer des drogues. On est content de se
réveiller d’une telle sieste pour aller se débarrasser des fantômes sous
la douche.

154
Deux semaines plus tard…

Deltombe passe de temps en temps à la villa pour superviser l’état


des travaux et harceler sa gérante de l’agence immobilière. Encore
stressée le soir quand elle me retrouve.

- Les flics ont perquisitionné l’agence aujourd’hui et même ma chambre


au-dessus de l’épicerie de mon père. Très corrects. Ont rangé ce qu’ils
avaient dérangé. Ils cherchent sans doute des preuves pour les
travailleurs clandestins.
- Naturellement ils n’ont rien trouvé.
- Rien. Ils vont abandonner l’affaire ou la classer sans suite. Ou un non
lieu. Avec Deltombe ça se termine toujours ainsi : il est blanc comme
neige.
- Même s’il a chargé son oligarque préféré de faire assassiner Padilla ?

Elle ne répond pas. Elle a l’air accablée. Je retiens de justesse la


phrase qui me brûlait les lèvres : « Tu vas vraiment te marier avec ce
porc s’il divorce ? » Au fond de moi je n’y crois guère. Agathe épouser
un type qu’elle méprise ? D’ailleurs Deltombe n’est pas du genre à
divorcer de la mère de ses enfants (qu’il aime peut-être sait-on jamais).
Cela ouvrirait une brèche dans sa façade de respectabilité. Et il a sans
doute des maîtresses aussi bien cachées que les clandestins qu’il utilise
sur ses chantiers. Agathe n’est pas la seule à être aimantée par la
promesse d’une vie de luxe. C’est humain. Et bien que je n’aie encore bu
ni daïquiri ni picon bière je ne lui en veux pas. Ce soir je la sens fragile.
C’est d’une voix où perce l’angoisse qu’elle me demande :

- Tu comptes rester combien de temps à Saint-Romand ? Tu n’as réglé la


location que pour un mois.
- Je resterai tout l’été et sans doute le début de l’automne. J’ai reçu hier
une proposition du journal pour lequel je travaillais. Le directeur me
propose de revenir à la rédaction et me présente ses excuses pour
avoir dû me virer comme un malpropre alors qu’il m’appréciait
beaucoup. Mais les ordres du propriétaire du journal étaient formels :
dehors les non-vaccinés. Depuis le vent a tourné, il a pris le temps de
s’informer d’une réalité très différente de la propagande pharmaco-
gouvernementale. Je pourrais être réintégré et mener des enquêtes de
grande ampleur. Notamment en Afrique.

155
- Alors tu restes encore ?
- Oui. Contente ? Soulagée ?
- Tu verras : ici en octobre les forêts de mélèzes s’enflamment et
prennent des teintes orange. C’est magnifique. Les touristes en sont
éblouis.
- Je le serai aussi, dis-je en l’enlaçant. Nous aussi nous pourrions nous
enflammer comme deux mélèzes en automne (Elle me repousse
presque tendrement). Pas si vite Lionel. D’abord l’apéritif et le dîner.

Je lui explique pendant le repas pourquoi je ne veux plus être un


journaliste de l’actualité éphémère, insignifiante, traitée superficiellement
et chassée le lendemain par une autre plus croustillante. Et qu’on aura
oubliée deux jours plus tard. Je ne serai jamais un journaliste servile
servant les discours autorisés des gens au pouvoir. Je veux réaliser des
reportages essentiels auxquels j’aurai longtemps réfléchi et qui existeront
encore dans deux mois, deux ans.

- Dans l’éternité ?
- Nous n’en sommes que des passagers c’est vrai. Mais autant laisser
une trace un peu durable.

Elle se montrera très passionnée quand nous gagnons la chambre. Mots


tendres murmurés quand la frénésie érotique s’est apaisée. Il semble que je
sois maintenant pour elle plus qu’un touriste de passage avec qui on joue à
faire l’amour sans s’attacher.

156
CHAPITRE 20

La vertu des simples

Soleil brûlant. Je me rends en vélo au potager de Marcelle. Ma paresse


m’aurait poussé à prendre la voiture mais depuis que je fréquente Marie
Céleste et ses cours de yoga je loue une bicyclette à la boutique de
vêtements de sport et pédale vaillamment jusqu’à la ferme de Marcelle.
Marie-Céleste y est déjà arrivée sur son tricycle. Attaché par devant à son
vélo un caisson rembourré de coussins et parfumé d’une brassée d’herbes
odorantes – citron, anis - abrite le petit Louis qui, sitôt qu’il a mis pied à
terre. se met à poursuivre les poules. L’aïeule et la jeune femme
s’entretiennent de légumes et de plantes médicinales appelées jadis
« simples » dans les jardins des moines apothicaires. Les connaissances de
Marcelle épatent l’herboriste de la Grande Combe. L’aïeule sait tout des
herbes qui guérissent.

- De mon temps, on ne se soignait pas autrement. Les docteurs étaient


trop loin, trop chers. On ne faisait appel à eux qu’en dernier recours
quand il était souvent trop tard. Après c’était le curé pour l’extrême
onction et basta, Dieu ait son âme même s’il était mauvais bougre.
- Vous envoyez tout le monde au paradis, Marcelle ?
- Dame oui, on ne va quand même pas souffrir pour l’éternité. Moi qui
vous parle je n’ai vu les médecins que pour mes accouchements. Mais
mes enfants ne sont pas comme nous autres les vieux. Dès qu’ils
s’enrhument, hop ! médicaments. Pareil pour leurs enfants. Vous
verriez leur pharmacie : une armoire grande comme ça dans la salle de
bains. Ils ne vont pas mieux que nous. Plutôt moins bien. Nous les vieux
c’était le temps qui nous soignait. Quand on était malade on attendait
que ça passe.
- Et ça passait ?
- Pas toujours, faut vivre avec ses douleurs.
- Marcelle je voudrais vous demander un service, dit Marie-Céleste après
qu’elles ont identifié et discuté des vertus des herbes cueillies dans le
montagne. Louis voudrait bien entendre jouer du piano mais je n’ose
pas aller solliciter Monsieur Brentano. Si vous lui demandiez, vous qui
le connaissez bien, croyez-vous qu’il accepterait de le lui montrer et lui
jouer quelque chose ?

157
- Pardi je vais lui demander mais je ne peux rien vous garantir. Il a été
très malade cet an-ci, rapport au meurtre de Monsieur Padilla. Un
malin ce Padilla mais trop gourmand. Il voulait tout posséder, être le
plus riche du cimetière comme on dit chez nous.
- Si Monsieur Brentano veut bien, j’irai chez lui avec le petit à l’heure du
goûter par exemple.
- Il doit justement venir demain faire sa provision de fruits et légumes. Je
lui en parlerai. Vous savez c’est un homme simple pas du tout
prétentieux même s’il est célèbre jusqu’au Japon. Il vient souvent avec
cette petite-là la fille de Samson et Léa.
- Marjolaine ?
- C’est ça. Marjolaine toujours avec son chien. Un chien comme qui dirait
esquimau…
- Gandhi. Un malamute.
- Lui aussi s’amuse à courser les poules. A propos, il vous en faut des
œufs, pour votre village là-bas ? Samson m’a dit que les chasseurs sont
venus faire un rodéo de 4X4 sur la place de votre village…
- Oui, ils n’en sont pas encore à la non violence et au respect de la nature.
Je vais vous prendre trois douzaines d’œufs.
- Moi je vois Brentano cet après-midi, dis-je. Je lui demanderai. Il sera
content de recevoir Louis et sa maman.
- Vrai que nous les vieux on aime bien voir des jeunes. Ils mettent du
mouvement, de la vie, du bruit. On est contents de les voir arriver et on
est contents de les voir repartir parce que moi, ils me fatiguent.
- Tu me diras Lionel ? Parfait. Je vois que tu es venu en vélo, tu
commences à prendre les bonnes habitudes. Ce n’est pas trop dur pour
un Parisien paresseux ? Le long de la Ruisse jusqu’ici c’est tout plat.
- En revanche pédaler avec ton tricycle jusqu’au chalet de Brentano, dis-
je piqué au vif, c’est une rude montée. Tu vas pouvoir avec tes jambes
souples comme des bras ?
- Je trouve toujours quelqu’un pour me conduire en voiture, ne t’inquiète
pas, Monsieur l’Ornithologue.

Nous nous provoquons volontiers. Ping pong verbal. Une façon de nous
« aimer » tout en nous maintenant à distance ? La présence de l’autre me
titille mais de là à prendre une initiative fatale… Sur la route du retour vers
Saint-Romand, j’ai pédalé derrière elle, hypnotisé par le mouvement
régulier de ses hanches, de ses fesses rondes à souhait. Mais même sa
perfection fessière sera sans incidence sur notre relation et nos chemins
bifurquent bientôt. Elle avec Louis-mon-petit-trésor vers le chaud cocon du
village écolo et moi vers mon appartement où s’accumulent en désordre
notes et enregistrements de Cristobal Brentano.

158
Je ne me doutais pas de la tournure que prendrait l’événement.
J’imaginais un modeste goûter, le fils de Marie-Céleste pianotant quelques
instants puis retour à l’écovillage. Dix minutes c’est la durée maximum
d’attention dont sont capables les petits enfants et les ados accros aux
écrans. Mais quand je pénètre en retard dans le chalet de Brentano, surpris
de voir plusieurs voitures devant la maison, Maria m’aborde aussitôt dans
le couloir.
- Le Maître revit. Il a voulu qu’on invite du monde, même le maire qui s’est
fait excuser, que je fasse venir Giorgio alors qu’il est sur un chantier mais il
sera indemnisé, que je prévoie un goûter pour dix personnes. Il a joué toute
la matinée surtout du Beethoven et puis il a répété la pièce espagnole pour
son concert à Marseille, ces Jardins dans la nuit je ne sais plus où. Il vient de
recevoir par mail les affiches, il n’en est pas peu fier, il les a imprimées et en
a collé partout dans la maison. Il me parle en italien, ça lui arrive quand il
est content. Mais il ne faudrait pas qu’il se fatigue trop, veillez-y, il vous
écoute vous.

Je passe dans la grande salle. Le soleil y entre à flots par les baies vitrées.
Cristobal Perez Brentano a fière allure à son piano. Ses cheveux blancs
bouclant sur la nuque, il a revêtu son habit de scène, un queue de pie qu’il
n’a plus sorti de la naphtaline depuis son concert de Briançon. Si son
ramage est digne de son plumage… Il y a là, debout ou assis, près d’une
table aussi couverte de tartes et de gâteaux qu’une vitrine de boulangerie
Marie-Céleste très séduisante dans une légère robe turquoise, Léo
l’Apiculteur qui a posé deux pots de miel sur la table du buffet, Léa et
Marjolaine en short et débardeur et Gandhi couché à leurs pieds. Giorgio
remplit les tasses et les verres. Je repère un vieux rhum colombien que
Brentano ne sort que dans les grandes occasions. Et que Léo semble
beaucoup apprécier. Je ne remarque qu’alors Enzo le Beau Gosse (selon
Agathe) qui a dû amener ici en voiture la Madone et l’enfant, ce qui me
déplaît souverainement. Et Bob le Furieux pas furieux du tout avec le
bandana rouge qui ceint son front et qui prend en photo tout ce beau
monde. Au piano Louis et Cristobal, le petit entre les genoux de l’aïeul, font
du bruit que Brentano transforme parfois en musique de danse ou en
chansons.

Je m’assieds loin de Marie-Céleste en extase devant les improvisations de


son petit, près de Léo l’Apiculteur déjà bien imprégné de rhum. Mon joli
fantasme m’a à peine jeté un coup d’œil, fait un signe de la main. Brentano

159
fait rire tout le monde en jouant Pierre et le Loup en imitant le cri du loup.
Le pianiste guide ensuite de ses longues mains les doigts minuscules de
Louis qui tape sur les touches pour chanter Frère Jacques, La mère Michel,
Au Clair de la Lune. Tout le monde s’y met, on reprend en chœur avec
quelques fausses notes. Puis le petit glisse du tabouret et court vers les
pâtisseries tandis que Brentano annonce Le Vol du Bourdon et nous gratifie
d’une éblouissante démonstration de virtuosité puis se lève et s’incline sous
les applaudissements. Qui pourrait croire que c’est le même qui a fait il y a
peu un malaise vagal, le même qui, pris de folie meurtrière, a brandi une
matraque en me tenant un discours halluciné sur sa vengeance frustrée ?

Et maintenant à nous le goûter ! C’est incroyable d’avoir encore cette


rapidité à son âge, dit Léa. Du cerveau au bout des doigts, transmission à
toute vitesse. Giorgio et Léo comparent les doigts fluides du musicien à
leurs grosses mains calleuses couvertes de cicatrices. Faire du béton,
manier la truelle ou la bêche, ça n’assouplit pas, constate Giorgio. Et encore
moins faire de l’alpinisme, dit Léo. Regarde mes doigts : des bâtons rigides.
Pour garder des mains souples, faut pas se suspendre par les phalanges à
un rocher. Et puis il y a le froid : arthrite, arthrose. Marcelle aussi a des
mains toutes noueuses. N’empêche, intervient Léa qui déguste un éclair au
chocolat, il n’est pas fait comme nous ce gars-là. Il a un don. Ces mains qui
volent d’un bout à l’autre du clavier pour moi c’est surnaturel. Mais
excusez-moi, je vais tenter de réfréner la gourmandise de ma fille qui joue
avec le petit Louis et Gandhi et en profite pour se bourrer de sucreries.
Laisse ma nièce tranquille dit Léo après une gorgée de rhum qui le laisse
ébloui. Tu ne vois pas comme elle est toute maigre ? Mon bien cher frère, à
treize ans tu étais maigre comme un clou. Et regarde où tu en es
maintenant : quatre-vingt-dix kilos au moins. Tu es une impertinente, ma
sœur. Je suis ton aîné. Tu me dois le respect. Je suis simplement un peu
enveloppé. Comme dirait Obélix.

J’observe Marie-Céleste : une illusion qui se dissipe. Je sens entre elle et


Enzo une entente qui m’irrite. Pourquoi la femme d’Enzo n’est pas de la
fête à surveiller son mari et l’herboriste yogini? Il se lève et va enlever le
petit Louis au buffet des pâtisseries. Pourquoi n’a-t-il pas amené ses
propres gosses à ce goûter pour les enfants ? Est-on vraiment délivré de la
jalousie à la Grande Combe ? En tout cas il semble que le belle ne dédaigne
pas titiller ma jalousie. Quelques coups d’œil, un sourire mais elle ne se
rapproche pas de moi.

On sert de nouveau le thé et le café. Jus de fruits pour Marjolaine et Louis.


Maria réclame à Brentano valses, tangos, pasos dobles et tarentelles. Il ne se

160
fait pas prier pour se remettre au piano. Maria dansera avec Giorgio, Léa
avec son frère et moi qui m’avance pour inviter Marie-Céleste, je me vois
devancé par Enzo. Il l’entraîne dans un tourbillon qui fait virevolter sa robe
turquoise.

Je dois reconnaître à mon grand dépit qu’Enzo n’est pas que beau, il est
aussi un danseur accompli. Je me croyais débarrassé de ce sentiment de
rivalité, voire de combat entre mâles pour la possession des femelles. Eh
bien ! non ! j’en suis encore à ce stade primitif. Je vais m’en guérir en
invitant Marcelle à danser. Je veille à ce que la vieille dame ne perde pas
l’équilibre en la maintenant fermement. Elle est d’une légèreté étonnante et
je lui en fais compliment. Au morceau suivant, une valse que Brentano
commence très lentement, j’invite Léa. Perfidement avec un sourire
malicieux, le pianiste accélère le rythme qui devient bientôt frénétique et
nous oblige à nous arrêter à cause du vertige. Seuls Marie-Céleste et Enzo
gardent le tempo digne de derviches tourneurs. Tout le monde les
applaudit, tout le monde les admire. Un peu triste et me trouvant idiot
d’être triste je me tiens loin de celle qui n’est décidément que mon
professeur de yoga et rien de plus, elle me l’a bien fait comprendre
aujourd’hui. Brentano termine le concert en jouant El Polo avec une
sérénité qui me laisse penser que son désir avorté de venger la mort de son
fils s’est apaisé.

Il s’éclipse un moment, revient bavarder avec nous en buvant son café


colombien. Je lui propose de l’accompagner à Marseille pour l’hommage à
de Falla, je le relayerai dans la conduite de son beau 4X4 peu écologique. On
papote encore un peu puis, les estomacs remplis, les conversations
épuisées, les invités commencent à se retirer. Comme je l’avais deviné, Enzo
emmène en voiture Marie-Céleste et le petit vers le village écolo.

Personne n’a évoqué le meurtre de Padilla. Le plus riche du cimetière


dirait Marcelle. En attendant que Deltombe l’y rejoigne ?

161
CHAPITRE 21

Aimer

C’est la manie des montagnards de vous faire lever à trois heures du


matin pour partir vers les sommets. Alors que je suis en vacances et que
pendant toute l’année scolaire je me lève à l’aube pour attraper le car qui
nous emmène au collège ! Aucune de mes copines n’accepterait de partir en
pleine nuit suivre leur père à la recherche de loups. Il y a encore deux ans
j’avais une amie qui aimait parcourir la montagne avec moi et mes parents.
Nous bavardions toutes les deux en grimpant vers les sommets, à peine
lestées d’un sac à dos deuxième peau presque vide, d’où émergeait la tête
hilare d’un nounours. Arrivées au col la fatigue nous tombait dessus et nous
nous endormions à l’ombre d’un rocher. Avant de nous réveiller affamées
et de nous jeter sur le pique-nique que les adultes avaient monté jusqu’au
col.

Cette nuit j’ai à peine fermé l’œil tant j’étais excitée. Je passais en revue
tout ce qu’il nous faudrait pour l’expédition là-haut. Je ne comprends pas
mon père qui boucle son sac en vingt minutes alors que j’ai consacré toute
la journée d’hier à me préparer. J’ai étalé sur mon lit les vêtements, le duvet,
les jumelles, les lunettes noires, le papier hygiénique, le tapis de sol, la
casquette, l’opinel, la lampe frontale, la lampe torche, la trousse de toilette,
la nourriture lyophilisée que l’oncle Léo nous a dénichée à Gap. Une paire
de chaussettes en soie et une paire de chaussettes rouges en laine montant
jusqu’aux genoux à enfiler par-dessus. Capital les chaussettes lors de
grandes randonnées. Et après la douche, j’ai collé du sparadrap sur les
zones de frottement du pied avec la chaussure pour prévenir les ampoules.
Mon père est passé vérifier et a supprimé ce qu’il juge inutile et ajouté ce à
quoi je ne pense jamais : la trousse de premier secours : compresses,
pansements, aspirine, spray désinfectant, vaccin anti-venin. Le doudou est
autorisé (il ne pèse rien) à dormir dans mon duvet.

- Prends un bonnet. Celui qui est doublé.


- Mais on est en plein été et il me démange aux oreilles. D’ailleurs j’ai la
capuche de ma parka.
- Prends un bonnet. Et la carte IGN. Il faut que tu apprennes à lire les
dénivelés. Et des gants.
- Mon portable ?

162
- Pour les photos. Mais il n’y a pas de réseau là-haut. J’emmène une
balise Argos. Et ta cape de pluie.
- Mais enfin, Papa, il fait beau tout le temps.
- Pas là-haut.

Il y a eu une dernière mise au point avec Bob le Furieux qui nous précisé
les endroits où lui avait vu et photographié les loups. J’ai bouclé mon sac,
plutôt lourd et l’ai porté dans le pick up. J’ai pris un repas rapide, je suis
trop excitée pour bien manger. J’ai caressé Gandhi que je sentais triste
d’être abandonné, nous allions partir sans lui. J’ai déposé mes grosses
chaussures de montagne au pied de mon lit, vérifié la solidité des lacets et
me suis couchée non pour dormir mais pour rêver, anticiper et me réjouir
d’être le lendemain seule avec mon père enfin disponible, lui qui est
toujours en train de s’occuper des autres. Je lui parlerai de mon avenir, je le
connais déjà, je serai avocate, je veux soigner les gens ou les animaux et
sauver la planète aux mains d’irresponsables qui ne cherchent qu’à faire
des sous.

Mon père dort bien quoiqu’il arrive. Ma mère est plus sujette aux
insomnies quand elle se demande comment aider un élève en perdition. Ou
après une réunion municipale où Bob le Furieux a lu un rapport du Conseil
Général à propos de la nouvelle remontée mécanique établissant je cite que
des investissements sans plan prévisionnel ne permettent pas d’établir je
cite leur pertinence économique fin de citation. J’ai imprimé le rapport
depuis l’ordinateur de ma mère et je le lis à mes copines. Elles, elles veulent
juste faire du ski sans souci des conséquences. Vous êtes irresponsables
leur ai-je dit. Vous aurez l’air de quoi quand il n’y aura plus assez d’eau dans
les réserves collinaires à cause des canons à neige et que vous ne pourrez
même plus vous brosser les dents? Tu n’es qu’une communiste a dit l’une
d’elles. Ce sont tes parents qui t’ont mis ça dans la tête ? Où sont vos
arguments les filles ? Arrêtez de vous voiler la face. Le dérèglement
climatique ça ne vous dit vraiment rien ? Qu’on ferme des stations de ski
parce qu’il n’y a pas assez de neige ou qu’on ferme les stations parce qu’il y
a trop de neige donc risque d’avalanche ? Vous avez peut-être de gros seins
et moi pas encore mais moi je songe à l’avenir de notre vallée. Elles
haussent les épaules et retournent à leurs écrans.

Quand mon père est entré dans ma chambre à trois heures et demie il a
eu la surprise de me trouver debout et déjà habillée. Prête à partir. Lui ne
commence jamais sa journée sans petit déjeuner. « Prends des forces ma
fille. Tu vas en avoir besoin ». J’avale mon chocolat, lui déguste son café sans
se presser. Il a toujours le temps mon père, on dirait qu’il a l’éternité devant

163
lui. Dans l’entrée, dernière vérification du matériel. Ma mère ne s’est pas
levée mais je sais qu’elle guette tous les bruits de la maison depuis son lit.
Où est donc Gandhi ? On le cherche partout, on ne le trouve nulle part. Mon
chien a disparu. Il a deviné qu’il ne partait pas avec nous et il boude dans
son coin ? Mais quel coin ? Un chien de quarante kilos ne peut pas se cacher
sous un meuble comme un chat. Nous le cherchons dehors et finalement le
découvrons aplati à l’arrière du pickup, il essaie de se rendre invisible
entre les sacs. Il veut être de la fête, il compte sur moi pour être son
ambassadrice auprès de mon père qui veut le ramener à la maison. Les yeux
implorants de Gandhi me fendent le cœur. Je plaide sa cause pour calmer
une éventuelle irritation de mon père. Mais je ne crains rien, je ne l’ai jamais
vu en colère, en tout cas contre moi. Ni contre ma mère. Il finit par hausser
les épaules. « Bon, va chercher son sac de croquettes mais c’et toi qui le
porteras ».

Dans le noir un trajet en voiture d’abord bien lisse sur le bitume. Un


renard se prend dans les phares que mon père éteint aussitôt pour ne pas
l’éblouir et lui laisser le temps de regagner les fourrés du bord de la route.
Dans la forêt obscure sur notre droite, une cicatrice plus claire du bas de la
montagne jusqu’au sommet m’attriste un moment. C’est la trouée déboisée
pour la future remontée mécanique. Allons, réagis, n’y pense plus, ne laisse
pas la stupidité humaine te gâcher la journée. La route grimpe en lacets
serrés et nous prenons rapidement de l’altitude. Vitre baissée, je hume
l’odeur nocturne des conifères, mon parfum préféré. L’air devient frais puis
froid. Le pickup quitte la confortable route bitumée et s’engage sur une
piste où les ornières succèdent aux nids de poule. Je ris à chaque cahot qui
nous secoue. Papa lui reste sérieux et concentré. La piste s’interrompt dans
une clairière. L’aube commence à dissiper l’obscurité. On descend. Gandhi a
quitté d’un bond le pickup, court tout excité autour du véhicule, marque
d’un jet d’urine son nouveau territoire. Captivé par des pistes odorantes, il
va de l’une à l’autre, truffe au sol, revient vers nous tout frétillant. Je
rassemble mes affaires, endosse mon sac et constate qu’avec les croquettes
du chien il pèse lourd pour une fille de treize ans. Mon éducation, douce en
apparence, comporte quand même la consigne suivante donnée par mes
parents : Assume tes actes et si ce sont des conneries, assume tes conneries.
Pas question de te plaindre. Tu veux emmener ton chien, tu portes ses
croquettes.

Nous partons. Autrement dit nous montons. Gandhi et moi caracolons en


tête. Mon père suit de son pas régulier qui sera le même après quatre
heures de marche. Une force tranquille qui va. A Saint-Romand il termine
ses consultations à huit heures du soir comme il les a commencées à huit

164
heures du matin : ouvert, chaleureux, disponible. Pas étonnant que son
cabinet ne désemplisse pas. Papa est un homme patient et méthodique, tout
le contraire de moi. Pour déterrer l’attache des pièges à loups par exemple.
Il a creusé autour de l’ancrage tranquillement, systématiquement, de ses
grandes mains de magnétiseur, aidé par Gandhi qui gratte la terre tout
autour du piège.

Sur le sentier mon père me fait arrêter pour ajuster les bretelles de mon
sac, il pèse trop sur mes reins, l’effort nous a déjà fait transpirer et nous
rangeons nos polaires. Deux heures de dénivelé raide plus tard, je gambade
moins, je m’efforce d’adopter le pas régulier de mon père tandis que Gandhi
très affairé suit des traces odorantes imperceptibles aux humains. Mes
copines ne comprennent pas le plaisir, que dis-je, le bonheur que j’éprouve
à parcourir forêts et alpages vers les sommets en respirant à pleins
poumons. Pour elles la montagne est synonyme d’effort et elles répugnent à
l’effort. Elles considèrent mes longues jambes et mon corps maigre et
décrètent que c’est facile pour moi de grimper, je ne pèse rien, je n’ai pas
leurs grosses fesses et leur lourde poitrine à hisser là-haut. Et que dire de
Gandhi qui marche ou trottine en rebondissant sur des pattes d’acier, ces
chiens comme les loups que nous allons rencontrer peut-être peuvent
courir sans effort sur des dizaines de kilomètres ?

Nous sommes arrivés dans une vaste vallée entourée de montagnes


arrondies et plus loin de hauts pics encore couverts de neige étincelante au
soleil déjà chaud. Un paysage qui vous redresse et vous ouvre la poitrine. Ce
que mes copines ne ressentent pas. Mais mon père oui qui s’arrête le visage
illuminé, pose son sac, sort sa gourde et s’assied sur une pierre plate.

- D’après Bob, ici c’est un des terrains de chasse d’un couple d’aigles qui
traque les marmottes. S’il en attrape une, dommage pour la marmotte
mais elle ira nourrir l’aiglon qui attend ses parents au nid. Les
marmottes ont des sentinelles. Dressées sur leurs pattes arrière, elles
guettent les dangers venus du ciel (les aigles) ou de la terre (les
renards). Mais l’aigle est malin, il vole au ras du sol, surgit soudain
d’une crête avant que les guetteurs qui ont la tête levée vers le ciel
n’aient le temps de siffler et de prévenir la communauté de rentrer
sous terre.
- Manger ou être mangé… C’est la seule loi ?
- Quelques humains essaient d’en instaurer une autre. Mais ils sont trop
peu nombreux.
- Raconte-moi l’histoire des marmottes qui hibernent.
- Mais ma fille je te l’ai déjà racontée.

165
- Je veux l’entendre encore.
- En prévision de l’hiver la marmotte s’est goinfrée tant qu’elle a pu
pendant l’automne.
- Pas comme la cigale de La Fontaine.
- Elle a entassé de l’herbe devant l’entrée de son terrier avant de le
boucher. Le froid arrive : elle hiberne bien au chaud. Elle dort sur un
côté un cycle lunaire (vingt-huit jours), se réveille mais à peine, se rend
toute endormie aux toilettes puis revient se coucher sur l’autre côté
pendant un autre cycle lunaire. Jusqu’au printemps. Quand la météo
devient meilleure, elle se réveille, maigre et affaiblie et mange le foin
entassé devant sa porte pour avoir la force de déboucher l’entrée et
sortir au grand air.
- Pourquoi Gandhi n’essaie pas d’attraper une marmotte ?
- C’est un chien de traîneau, pas un chien de chasse. Et il s’appelle Gandhi
le non violent. Il ne domine personne et personne ne le domine. Il ne
mange pas le produit de sa chasse mais des croquettes.
- Je vais lui en donner, ça va alléger le sac. Gandhi, viens ici, laisse les
marmottes tranquilles, elles ne sont pas disposées à jouer avec toi.
- D’ailleurs elles l’ont repéré. Et décidé qu’il est inoffensif, elles n’ont pas
sifflé l’alarme.
- Je vérifie sur mon portable… eh non, ça capte que dalle. Je pourrai juste
faire des photos.
- Mange une barre de céréales, bois, il fait vraiment chaud et on a
transpiré. Je fais un tour d’horizon avec les jumelles… Non, rien à part
ces petits oiseaux dont je ne sais pas le nom.
- Regarde là-haut ! Un couple de rapaces qui tourne dans le ciel.
- Aigles ou vautours ? Voyons ! Plus grands que des aigles. Ce sont des
vautours. Ils profitent des courants ascendants pour s’élever en larges
spirales. Et sans un battement d’ailes.
- De foutus paresseux si tu veux mon avis. Pouvoir se déplacer à toute
vitesse sans le moindre effort. Et sans pollution. Un rêve.

On se remet en marche. Ce qui est chouette dans les alpages, c’est qu’on
peut marcher côte à côte et se parler. Enfin… c’est surtout moi qui bavarde
et mon père qui m’écoute faire des plans pour mon avenir. Je lui confie mes
rêves, mes espoirs. Je n’aime pas la ville, je ne veux pas non plus vivre à la
campagne où l’on cultive les céréales à grand renfort de pesticides. Reste la
mer ou la montagne. Et si j’étais bergère d’un troupeau de moutons gardé
par des patous et des border colleys ? La compagnie ne va pas te manquer,
toi si bavarde ? dit mon père. Pas du tout. Je parlerai avec mes chiens. Et les
garçons ? Les garçons bof. Tu sais Papa, le sexe est très surévalué à notre
époque. Ah bon ! fait mon père feignant la stupéfaction. Donc pas de sexe

166
mais des border colleys ? Ben oui, toi tu parles toute la journée avec tes
patients puis le soir avec moi ou Maman. Tu n’as pas envie de silence
parfois ? Bien sûr. C’est pour ça que je vais en montagne avec ma fille, dit-il
en éclatant de rire. Je lui donne un léger coup de poing en haut du bras.
L’impression que mes phalanges heurtent un rocher. Tandis que Gandhi
gambade parmi les épilobes, il redevient sérieux.

- L’être humain a avant tout besoin de contacts ma chérie. Et ceux que tu


peux avoir avec des moutons sont quand même assez limités.
- Pas avec les chiens. Moi je communique avec Gandhi bien mieux
qu’avec mes copines. On se télépathe.
- Tu sais la plupart des gens ici dans la Ruissanne souffrent de solitude.
- Pas nous. Dans la famille, on se parle. On rit, on s’engueule. On se dit
tout.
- Pas ton oncle Léo. Avec tout ce qui lui est arrivé, c’est la bouteille son
meilleur confident. Et ses abeilles peut-être. Et Marcelle… elle vit seule
avec ses choux et ses salades.
- Mais elle a eu un mari, des enfants. Elle a l’air contente de vivre comme
elle vit maintenant.
- Tu as raison. Marcelle est une sage. Comme l’est peut-être devenu Bob
le Furieux. Seul lui aussi à traquer la vie sauvage avec son appareil
photographique. Ou Philou qui gère seul son établissement. Ou Cathy
de la boutique de souvenirs qui se dit libérée par la mort d’un mari
malade et grognon. Ou Monsieur Brentano.
- Oh ! lui il n’est jamais seul, il a la musique. Et ce journaliste en vacances,
Monsieur Cabrera, d’après mes copines il paraît qu’il a trouvé
quelqu’un pour partager sa solitude.
- Tes copines sont des pipelettes.
- Elles croient savoir qui a commandité le meurtre de Padilla.
- Personne ne le sait, personne ne le saura.
- Donc, d’après toi je ne serais pas faite pour vivre seule. D’accord, je ne
garderai pas les moutons. Je serai avocate spécialisée dans la défense
de l’environnement. Mais je veux d’abord voyager.
- Gap ? Grenoble ?
- Je vois bien que tu te fous de moi. Non, de vrais voyages. Au Laos, au
Kamtchatka, au Pérou. Puis je me marie et je fais quatre enfants dans
une grande maison avec des chiens, des chats et une piscine.
- Une piscine au Kamtchatka ? je croyais que tu n’aimais pas l’eau froide.
- Je suis contente de te faire rire. Maintenant, donne-moi une réponse
sérieuse. Papa, est-ce qu’on peut être aimée quand on n’a pas de seins ?
- Ma fille, on peut même être aimée quand on n’a pas de cœur.

167
Et la montagne répercute en écho le grand rire de mon père.

On s’engage maintenant dans les bois sur un sentier escarpé qui ne


permet pas la conversation. Je commence à ressentir une certaine fatigue
mais mon père ne ralentit pas l’allure. Ni ne l’accélère d’ailleurs. Occupés à
éviter les pierres et les racines, nous ne nous apercevons pas tout de suite
que Gandhi, poils hérissés sur le dos et la truffe en alerte semble avoir flairé
un danger. Babines retroussées, grondement sourd, que se passe-t-il ? Des
loups ? Déjà ? Tout près ? Je n’ai jamais vu mon chien agressif ou apeuré
sauf pendant les orages et les feux d’artifice. Il quitte le sentier, s’enfonce
dans les taillis. Mon père me fait signe de passer derrière lui, de ne pas faire
de bruit. Nous avançons courbés, prudents. Je me rappelle la phrase de Bob
le Furieux qu’il m’a répétée hier : les loups n’attaquent pas les hommes. Pas
d’autres prédateurs par ici : l’homme a exterminé les lynx et les ours. Donc
nous ne courons pas de danger. Pourquoi diable Gandhi a pris cette attitude
menaçante ? Nous le perdons de vue, il va trop vite pour nous attentifs à ne
pas nous tordre les chevilles sur la pente où s’enchevêtrent racines,
arbustes, fourrés en un piège redoutable.

Nous nous rapprochons enfin de Gandhi tombé en arrêt devant une


masse indistincte. Mon père me fait signe de rester en retrait et s’approche
lentement du chien toujours en arrêt de … de quoi ? Je ne distingue rien
d’où je suis. Mon père s’est penché, a regardé longuement, s’est enfin
redressé.

- Remonte sur le sentier, Marjolaine. J’arrive. Gandhi ! viens !


- C’était quoi, Papa ?
- Un loup. Mort.
- Mort de quoi ?
- Je ne sais pas. Malade ou tué par d’autres loups. Ou par un chasseur. Ou
par un braconnier. Il n’y a pas de traces de sang.

Nous reprenons en silence une montée que je vais trouver pénible après
une heure et demie d’ascension. Finie la gaîté. Mes copines avaient raison
de rester devant leur écran. Pourquoi s’imposer un tel effort ? Même Gandhi
ne batifole plus et trottine sagement à nos côtés de sa démarche élastique.
Une bruine froide bienvenue sur nos corps transpirants exalte les odeurs de
sève, d’écorce et d’humus. Dans une clairière à l’orée du bois mon père
s’arrête, pose son sac, sort ses jumelles, me désigne un point au loin dans
les alpages à la limite de la végétation.

168
– La bergerie abandonnée. Nous y passerons la nuit.
– Mais c’est très loin !
– Oui. Loin de tout. Pas de sentier de grande randonnée, pas de rochers
tentants pour des alpinistes. C’est parce que c’est loin de tout que
d’après Bob on a des chances de voir des loups. Des loups vivants.
Prends tes jumelles. Tu vois le petit bois à gauche de la bergerie ? Il y a
peut-être là une tanière, des louveteaux.

Trop fatiguée pour être enthousiaste. Le chemin à encore parcourir


me paraît interminable et la bruine qui me rafraîchissait pendant l’effort
me fait maintenant frissonner de froid. Nous revêtons les polaires et les
capes de pluie. Mon père transfère discrètement de mon sac dans le sien
les croquettes et quelques objets lourds. Il a deviné ma fatigue mais ne
fait aucun commentaire. Nous repartons, nous marchons dans l’herbe
odorante côte à côte, chemin facile. Je n’éprouve plus le besoin de parler,
je m’économise et j’ai mal aux pieds. A une demi-heure de marche de la
bergerie, la pluie cesse et un soleil radieux a tôt fait de nous sécher puis
de nous faire transpirer à nouveau.

Quand nous arrivons à la bergerie aux murs de pierres disjointes je


me laisse tomber sur le sol, trop exténuée pour encore bouger. Mon père
pose son sac et repart aussitôt avec Gandhi à la recherche de bois mort.
Il ne peut jamais se tenir tranquille ? Il sait ce que c’est la fatigue ? Je
n’en ai pas l’impression. Je me force à me relever et vais explorer la
bergerie en ruine, pleine de courants d’air, sûrement glaciale la nuit. Le
sol est couvert de crottes de chèvres et de brebis. Dormir là-dessus ?
Heureusement je repère un renfoncement, une petite pièce à part, sol de
terre battue sans crottes et moins de courants d’air où installer nos tapis
de sol et nos duvets.

Je retourne m’asseoir dehors sur une pierre plate, dénoue mes


chaussures, donne un peu de liberté à mes pieds endoloris. Le soleil
encore chaud commence à détendre mes muscles noués. J’allonge mes
jambes, masse mes cuisses brûlantes. Je regarde autour de moi les pics
enneigés au loin, l’ondulation des collines herbeuses arrondies comme
des seins que je n’ai pas encore, j’entends le murmure de la source qui
coule dans l’abreuvoir et je dis aux copines rivées en cette fin d’après-
midi à leurs séries télévisées : vous ne savez pas ce que vous perdez. Le
chant de l’eau, le chant de l’air, le chant silencieux de l’espace infini. La
joie évidente de Gandhi galopant vers la bergerie avec une longue
branche entre ses crocs et celle moins évidente de mon père chargé d’un
fagot.

169
Et elles me répondraient en dégustant des chips et autre saloperies
tandis qu’à l’écran s’enlace un jeune couple américain de rêve : sueur,
douleurs, courbatures, crottes de biques, non merci. Mais vous les filles
si vous vous plaigniez de vos épaules sciées toute la journée par les
bretelles du sac, auriez-vous un père qui vous les masse de ses mains
miraculeuses en éveillant des frissons dans tout votre corps ? Avez-vous
déjà contemplé au bivouac le soleil qui éclaire encore les plus hauts
sommets puis les flammes d’un feu de bois crépitant tandis que les
ombres s’allongent, que la nuit peu à peu vous enveloppe, que la vie
nocturne s’éveille et que les étoiles s’allument par millions au
firmament ? Laissez-moi vous dire les filles que ça c’est autre chose que
de bailler devant une romance télévisée entre une poupée Barbie et un
Square Joe.

Malgré le feu l’air a fraîchi. Mon père a été chercher mon duvet dans
la bergerie et m’en couvre les épaules. Ses attentions sont toujours
silencieuses, comme si elles allaient de soi. Est-ce que ce cadavre de loup
sentait mauvais, je lui demande ? Pas encore. Il a dû être tué il y a peu de
temps. Tu crois que les vautours aperçus ce matin ont pu le repérer ?
Dans le sous-bois, non, il est invisible vu du ciel. Est-ce que pour un loup
ou notre chien il y a des bonnes et des mauvaises odeurs ? On n’en sait
rien mais je ne crois pas. Pour eux il y a des odeurs sans adjectif, le sol
leur est un livre ouvert où lire les itinéraires des bêtes et des hommes,
les endroits où ils ont marqué leur territoire. Il continue à parler, je sens
le sommeil me gagner, mes yeux se ferment. Rien de tel qu’un feu de
bois pour vous engourdir en le contemplant.

Quand je me réveille il fait déjà jour, je suis couchée dans mon duvet
et celui de mon père à côté de moi est vide. Je ne reprends pas
conscience tout de suite de l’endroit où je me trouve. Ah oui ! La
bergerie. Je constate seulement que j’ai froid, les pieds gelés et mal
partout. Rentrer dans mes chaussures m’arrache de petits cris de
douleur qui feraient rire mon père. Rien de tel que des courbatures pour
se sentir vivant, dit-il. Tu marches un quart d’heure au soleil et ça
disparaît. Le feu est éteint. Il a fait bouillir l’eau sur le réchaud et
grimace en buvant son café instantané. Rien à voir avec le nectar
colombien de Cristobal Brentano. J’ai repéré des traces fraîches dans la
boue à l’orée du bois là-bas. Trop grandes pour un renard. Donc des
loups. Ils ont dû passer là cette nuit.

170
Et pour les apercevoir on va se transformer en arbre, en branchage,
en feuilles ? Non, en guetteurs immobiles dans le sous-bois à l’orée de la
clairière où Papa a repéré des traces de loups. On devient invisible, on
ne fait aucun bruit, on ne bouge pas sinon la tête qui suit le mouvement
des jumelles explorant le terrain. J’ai eu trop froid, maintenant j’ai trop
chaud mais il ne faut pas que je remue même si je transpire, même si des
insectes partent à la découverte de mon corps, courent sur ma peau,
l’irritent, m’empêchent de m’assoupir. Mes copines dans leur lit
confortable dorment et se moqueraient de moi. Pas question de se
gratter, pas question de lire, pas question de parler. Il est juste permis
de s’ennuyer comme une Marjolaine littéraire à un cours de
mathématiques. Et ça dure, ça dure. Je m’ennuie et je le dis à mi-voix. Tu
m’étonnes, répond mon père. Il y a tant à voir. Reprends tes jumelles. Le
massif de rhododendrons là-bas à gauche. Des chamois ! je m’exclame.
Chut ! pas si fort. Des femelles, un jeune. Dommage que le massif n’est
pas en fleurs et trop loin pour des photos sans zoom. Des chamois dans
les rhododendrons en fleurs, il aurait été épaté Bob.

Alors là je ne m’ennuie plus du tout. Je regarde les chamois brouter


tête baissée et ruminer tête levée, aux aguets tandis que le petit batifole
et fait le foufou autour des adultes. Je raconterai ça aux copines, elles
seront sciées. Ou plus probablement elles s’en foutent des
rhododendrons et des chamois et me diront qu’elles ressemblent aux
biquettes chamoisées de la bergerie sur la route vers la Durance. En un
peu plus grand. Et plus costaud. Vous avez vu leurs pattes arrière, les
muscles des cuisses ? Bof ! elles se rendorment les copines.

Et soudain les chamois détalent. Les loups ? je braque mes jumelles


de tous côtés, je ne vois rien. Mais si ! regarde là-bas tout à droite, dit
mon père. Et je vois dans mes jumelles débouler… des êtres humains. Ils
passent au large des rhododendrons et des chamois. Une dizaine
d’hommes en file indienne. Pas de femme, pas d’enfant, l’oncle Léo m’a
dit que les passeurs séparent souvent les familles pour les rendre
encore plus vulnérables. Ils descendent ou plutôt se traînent vers la
vallée dans des vêtements pas du tout adaptés au froid, trois d’entre
eux boitent. D’où je suis je ne peux pas savoir s’ils se parlent ou non. Je
crois que non. J’ai l’impression que celui qui est en tête les houspille
pour qu’ils avancent plus vite. Je les perds de vue dans un repli de
terrain.

171
Les loups se sont sûrement carapatés loin de toute cette foule, dit
mon père. Tu n’as plus besoin de chuchoter. On ne peut rien faire pour
les migrants, Papa ? Ceux qui boitent auront sûrement très mal au dos
quand ils arriveront dans la vallée. Mais pour que je les soigne, il
faudrait qu’ils aient des papiers en règle, être à la sécurité sociale, bref
tout ce qui leur est impossible. Pour ne pas se faire repérer par la police
les passeurs changent sans cesse d’itinéraire pour les emmener d’Italie
en France.

Mon excitation est retombée. Soulagée de pouvoir bouger et parler,


je mâchonne un sandwich, des biscuits, des fruits secs. Gandhi suit en
trottinant une piste odorante avant de revenir vers nous. Allons
prendre un affût ailleurs. Nous marchons un peu et allons remplir nos
gourdes à une source murmurante. Le chien lape à grand bruit. Plus loin
au pied d’une cascade nous repérons de nouvelles traces de loup entre
les pierres. Eux aussi viennent s’abreuver ici. Adossons-nous à ce rocher
dit mon père. Le surplomb nous protègera du soleil. On a une bonne vue
sur tout l’alpage et le vent souffle vers nous donc les loups ne nous
sentiront pas et la cascade est assez bruyante pour couvrir nos voix.
Excellent repaire.

Excellent peut-être mais je ne tarde pas à m’ennuyer après avoir


achevé mon déjeuner et sombré dans une courte sieste. J’ai des fourmis
dans les jambes, tente de trouver une position plus confortable sur
l’inconfortable pierre. Je caresse un Gandhi somnolent qui n’ouvre
même pas les yeux. Je reprends mes jumelles, je vois des marmottes oui,
tant qu’on veut, des chamois qui broutent sur une pente escarpée et
tout près, des chocards effrontés qui viennent picorer des restes de
notre modeste repas. Et ça dure, ça dure. Des heures. Mon père statufié
ne semble pas vouloir bouger. Moi qui me promettais tant de joies de
cette « sortie » avec lui…

Je n’ai maintenant qu’une envie : qu’on bouge, qu’on s’en aille, qu’on
remue quoi. D’ailleurs j’ai une crampe dans la jambe qui me fait crier de
douleur et changer de position sur ce rocher trop dur. Mon père s’anime
enfin et dénoue les muscles de mon mollet en les massant. Allez Papa on
s’en va, j’ai besoin de marcher. C’était chouette ces deux jours en
montagne avec toi. On a vu des marmottes, des chamois, des vautours,
des migrants. Pas grave si on n’a pas vu de loups, ils ont raison de se
planquer. Tu es sûre que tu ne veux pas rester ? C’est au crépuscule,
dans pas longtemps, que les animaux sont les plus actifs, qu’on a une

172
chance de les apercevoir. Non ? Pas de regret ? Bon on va retourner
tranquillement à la bergerie.

Descente précautionneuse dans un pierrier désagréable – Je hais les


pierriers - s’agit pas de se fouler la cheville loin de tout secours. A
nouveau dans les alpages nous cheminons côte à côte en bavardant.
Enfin…plus exactement je bavarde et il m’écoute avec sa bienveillance
coutumière. Mes copines sont des paresseuses. Pour elles la montagne
c’est l’hiver se laisser hisser là-haut par le tire-fesses et redescendre en
ski. Et ça, ça ne demande pas beaucoup d’efforts. Je continue à bavarder
alors que nous empruntons un vallon encaissé quand soudain mon père
me serre le bras, s’arrête, me désigne une crête assez proche. Gandhi
aussi s’est pétrifié. Là-haut ! près du sommet ! j’ai vu bouger quelque
chose. Pas la peine de prendre les jumelles. Le chien grogne à bas bruit.
Juste au-dessus de nous, à une vingtaine de mètres, se découpant
nettement sur le ciel bleu…. Non ! Si ! Un loup nous contemple de ses
yeux jaunes. Pas du tout effrayé. Pas du tout menaçant. On ne fait pas
plus calme que ce loup qui nous laisse voir sa large encolure et son poil
gris blanc. Au sommet de la crête nous surplombant dans le soleil il me
donne l’impression d’observer avec curiosité ces deux animaux sur
leurs pattes arrière, si lents si maladroits. Il nous a repéré depuis
longtemps, nous surveille sans doute depuis le matin, sentinelle à
l’avant-poste de la meute.

Ce face à face dure une bonne minute. Et tout à coup le loup n’est plus
là. Il a disparu de l’autre côté de la crête.

Un moment de pur bonheur. Mérité après de rudes marches et un


interminable affût. Nous commentons longuement l’événement. Un loup
qui joue à cache cache avec nous. Sauf qu’il est maître du jeu, qu’il
apparaît et disparaît quand ça lui chante. Un loup à éclipse qui se moque
des voyeurs que nous sommes. Les loups ont-ils le sens de l’humour ?
Un mâle alpha ? Sait-il que nous avons enlevé les pièges qui auraient
voué des membres de sa meute ou lui-même à une lente agonie, une
patte torturée par les mâchoires d’acier ? Peut-être s’est-il laissé voir
pour nous remercier…

Nous suivons dans les bois un sentier facile. Je bavarde allègrement


mais soudain mon père me fait signe de me taire et de regarder. Nous
nous arrêtons. Devant nous à une cinquantaine de mètres, un loup au
milieu du chemin assis sur son derrière nous contemple tranquillement.
Gandhi gronde sourdement, les poils hérissés. Mon père pose sur sa tête

173
une main apaisante qui le calme. Immobiles tous les quatre nous nous
observons. Est-ce le loup qui nous surplombait dans le vallon encaissé ?
Je ne sais pas. Il est moins gros, moins impressionnant que les loups
blancs de l’Arctique que j’ai pu voir dans une vidéo. Moins
impressionnant même que Gandhi. Au bout d’un moment il se lève,
s’étire et gagne les fourrés d’une allure nonchalante. C’est alors que
surgissent à leur tour trois autres loups qui traversent le chemin à la
suite du premier. Deux d’entre eux me paraissent maigres presque
efflanqués. Mangent-ils à leur fin ? Peut-être que les dominants
s’approprient la part du lion…

Nous regagnons la bergerie d’un pas de promenade. Silencieux. Nul


besoin de commenter une telle rencontre. Puis me reviennent les airs
joyeux que Monsieur Brentano jouait au piano lors du goûter du petit
Louis. Oui un autre moment de plaisir comme le plaisir que j’éprouverai
le soir venu après notre frugal dîner quand je bavarderai auprès du feu
de bois et sentirai l’engourdissement me gagner à contempler les
flammes. Tandis que mes paupières s’alourdissent et que ma tête
s’abandonne sur l’épaule de mon père je l’entends me murmurer :

- Le monde a tout à attendre de gens comme toi.

174
EPILOGUE

La Ruissanne vous connaissez ? Idyllique.

Saint- Romand les Hautes Vallées ? Un enchantement.

Mon appartement à Bella Vista ? Un havre de paix.

Oui ? Vraiment ?

Je te le demande, passant, je vous le demande, passereaux et passagers


qui ne faites que passer en route pour le nulle part, faut-il que tout change
pour que rien ne change comme l’écrivait Giuseppe Tomasi di Lampedusa,
l’auteur du Guépard ?

Que change un meurtre dans la vie d’un village ? Que change un viol dans
la vie d’une famille ?

En cet été 2022 les commerçants commercent, les randonneurs


randonnent, les hommes d’affaires s’affairent, les policiers patrouillent.
Vivant dans un passé révolu où il y avait de la neige en montagne, les
autorités s’obstinent à construire une remontée mécanique inutile, pylônes,
câbles, cabines, restaurants d’altitude, canons à neige pompant dans les
réserves d’eau des collines. Padilla le bienfaiteur de la vallée que nul ici ne
semble regretter était lui aussi tourné vers le passé, goût des petits garçons
sans défense et nostalgie de la dictature franquiste. Son assassin Paco
Alcorta a certes été condamné mais son complice est toujours dans la
nature et le commanditaire non identifié se porte à merveille. Deltombe,
celui là même qui a posé ses sales pattes sur Agathe, a été décoré par le
président de la république de la légion d’honneur qui récompense un des
plus performants entrepreneurs de France. Le yacht de Feltsniev
immobilisé à La Ciotat a été autorisé à voguer à nouveau avec à son bord
devinez qui ? Feltsniev et un invité de marque : Deltombe. Faut-il que tout
change pour que rien ne change ?

L’été se termine. Le temps rafraîchit. Les rares hirondelles s’apprêtent au


grand départ. Les chasseurs canardent à nouveau à tout va dans les bois et
la montagne si bien que ceux qui n’aiment pas tuer n’osent plus se
promener dans les mélèzes qui s’habillent maintenant de roux et d’orange.

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Madame veuve Padilla a repris la plupart des entreprises de son mari. Elle a
renoncé aux grandes battues qui fournissaient en gibier les banquets des
notables.

Notre maire, Félicien Lecouvreur négligeait depuis des années les sages
conseils de son épouse : « Mange moins, bouge plus ». Résultat : accident
vasculaire cérébral. Evacué en hélicoptère médicalisé qui s’est posé dans la
prairie de Deltombe devant la villa des VTT et parapentes, il restera un peu
paralysé mais pas trop. Des difficultés d’élocution que ses proches ne
déplorent pas car il était terriblement bavard.

A la Grande Combe Enzo m’a confié avoir vu trois loups traverser en


pleine nuit la rue principale. Je suis à peu près sûr que Marie-Céleste et lui
… oui, quand on les a vus danser au goûter de Brentano on se doute que la
danse a pu se poursuivre ailleurs que chez le pianiste un fois le petit Louis
couché avec son doudou.

Brentano et moi sommes partis au concert Manuel de Falla à Marseille. Il


a voulu conduire sur presque tout le trajet. La soirée a été un triomphe.
Standing ovation de dix minutes. Sur la route du retour je le vois content
mais fatigué. Il me laisse conduire. Je cède à mon envie de confidences. Ce
que je ressens pour Agathe, lui dis-je, est trop fort, obsédant. Je pense tout
le temps à elle. Mais je m’en défends, j’ai peur de souffrir. Imaginez ! si elle
me quitte pour un affairiste plein aux as ! Pourtant le sexe avec elle me
procure des sensations plus fortes que tout ce que j’ai connu jusqu’à
présent. Maître vous croyez que c’est de l’amour ? Il rit. Eh bien ! ça y
ressemble fort. N’ayez pas peur de souffrir, Lionel, ouvrez portes et
fenêtres, abandonnez-vous, laissez l’avenir advenir. Je quitte un instant la
route des yeux pour le regarder. Malgré la fatigue du concert d’hier, je le
sens en grande forme, autant qu’on peut l’être à son âge. Il va accepter des
concerts à Nice, Guillestre et Gap. Nous réviserons ensemble les notes et les
enregistrements pour la publication de ses mémoires. « Je ne m’illusionne
pas mon cher Lionel. D’habitude le public croit déjà morts et enterrés les
vieux artistes retirés du monde. J’ai vu à Marseille que les mélomanes ne
m’ont pas oublié, ça m’a beaucoup touché. Ce public qui me reconnaît et
m’acclame m’a fait un bien fou. Je sais que dans quelques mois ou quelques
années j’irai au sommet de la falaise pour le saut de l’ange qui me fera
rejoindre Théo. Mais j’ai vraiment repris goût aux concerts, au partage de la
musique. Jouer pour les autres. La vie quoi. »

Et Agathe n’a toujours rien décidé. J’ai accepté de partir en Afrique pour
un reportage animalier patronné par le WWF et la LPO. Viendrait-elle avec

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moi ? Après trois mois de fréquentation presque quotidienne nous avons pu
constater que mon caractère souple s’accommode très bien du sien plus
affirmé. On rit beaucoup ensemble. L’immobilier dans la vallée n’a plus de
secret pour elle. Plus de charme non plus. Mais il lui assure la sécurité. Elle
hésite. Attend-elle encore que Deltombe surgisse soudain à Saint-Romand
en brandissant les papiers du divorce. « Chérie ! Je suis libre, je t’épouse ! ».
Et à elle la vie de luxe et d’oisiveté. Alors que ce que je lui propose c’est
d’aller affronter les moustiques, les charges d’hippopotames et la fièvre
jaune. Si elle m’abandonne elle aura été une parenthèse dans ma vie, un
bref épisode chargé de passion et même plus selon Brentano. Si elle accepte
ce sera le début d’une aventure transcontinentale exaltante et dangereuse.
Quoique… pister les lions et les léopards présente moins de danger que
s’attaquer aux magouilles des puissants de ce monde.

A quelques jours de la décision qui donnera un nouveau cours à sa vie ou


perpétuera la routine notre relation s’est chargée d’une intensité presque
douloureuse. Frénésies nocturnes et discussions diurnes. Tenaillée entre
l’assurance d’un métier sans surprise et le charme d’un voyage d’aventure
elle hésite. Au fond de moi, dit-elle, je me doute que Deltombe ne quittera
pas sa femme, ça lui coûterait trop cher et elle se montrerait féroce. Mais je
pense à mon assurance vie, cette clef USB dans un coffre de banque à Gap.
Avec la double comptabilité de l’agence et quelques preuves des
malversations de Deltombe. Là j’ai de quoi le faire chanter, ça vaut de l’or ça
non ? De l’or, oui ma chérie. Ou une balle dans la tête. Si tu es de la trempe
d’une Calamity Jane tu peux tenter le coup. Sinon…

C’est au cours d’une balade en moto au col d’Agnel qu’à Saint-Véran, dans
ce paysage large, ouvert, insufflant l’enthousiasme par son air froid et
tonique à plus de deux mille mètres d’altitude qu’elle s’est enfin décidée.
Elle n’attendra pas un signe de Deltombe. Et renonce aussi à le faire
chanter.

Je suis trop jeune pour une vie pépère, admet-elle. Et je ne veux pas vivre
dans la peur d’être traquée par les sbires de Deltombe si je le dénonce.
Alors ? Alors vive l’Afrique ! Mais d’abord allons vers ce petit village sur le
versant italien du col d’Agnel, trattoria ou ristorante, je meurs de faim. Et
maintenant que tu n’as plus peur de ma moto Monsieur l’Ornithologue…En
selle !

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