Mikhail Bakhtine, V. N Volochinov - Le Marxisme Et La Philosophie Du Langage - Essai Dapplication de La Methode Sociologique en Linguistique

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mikhail bakhtine
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(V. n. volochînov)

le marxisme
et la philosophie
du ian:^age
de la méthode
essai d'application
sociologique en linguisthiue

«•
An LF.S EDITIONS DE MINUIT /
LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

ces idées pour la première fois, de façon très claire, dans


sa théorie de la grammaire universelle.
L'idée d'une langue conventionnelle, arbitraire, est carac-
téristique de tout le courant rationaliste, ainsi que le paral-
lèle établi entre le code linguistique et le code mathéma-
tique. Ce n'est pas le rapport du signe à la réalité qu'il
reflète ou à l'individu qui l'engendre, mais la relation
de signe à signe à l'intérieur d'un système fermé, et
néanmoins accepté et intégré, qui intéresse l'esprit orienté
vers les mathématiques des rationalistes. En d'autres
termes, seule les intéresse la logique interne du système
de signes lui-même celui-ci est considéré, comme en
;

algèbre, tout à fait indépendamment des significations


idéologiques qui s'y rattachent. Les rationalistes sont
également enclins à prendre en considération le point
de vue du récepteur, mais surtout pas celui du locuteur
en tant que sujet exprimant sa vie intérieure, puisque le
signe mathématique peut moins que tout autre être inter-
prété comme l'expression du psychisme individuel or, ;

le signe mathématique était, pour les rationalistes, le


signe par excellence, le modèle sémiotique, y compris
pour la langue. C'est bien tout cela que nous trouvons
clairement exprimé dans l'idée leibnizienne de la gram-
maire universelle ^'.
Il convient ici de remarquer que la primauté du point
de vue du récepteur sur celui du locuteur est une cons-
tante de la seconde orientation. De ce fait, étant donné
le terrain choisi par celle-ci, le problème de l'expression
n'est jamais abordé, ni, par conséquent, celui de l'évo-
lution de la pensée et du psychisme subjectif tel qu'il
apparaît dans le mot (ceci est l'une des principales pré-
occupations de la première orientation).
L'idée de la langue comme système de signes arbi-
traires et conventionnels, essentiellement rationnels, a été
élaborée sous une forme simplifiée, dès le xviii^ siècle par
les penseurs du siècle des Lumières. Les idées qui consti-
tuent l'objectivisme abstrait ont vu le jour tout d'abord

19. On
peut se familiariser avec ces vues de Leibniz en lisant l'ou-
vrage fondamental de Cassirer, Leibniz System in seinem Wissen-
schaftlichen Grundlagen, Marburg, 1902.

88
ORIENTATIONS DE LA PENSEE PHILOSOPHICO-LINGUISTIQUE

en France et y trouvent encore aujourd'hui leur terrain


d'élection ^.
Sans nous arrêter sur les étapes intermédiaires du
développement de ces idées, nous passerons tout de suite
à la caractérisation de cette seconde orientation à l'époque
contemporaine. L'école dite de Genève, avec Ferdinand
de Saussure, se révèle comme l'expression la plus brillante
de l'objectivisme abstrait à notre époque. Les représen-
tants de cette école, en particulier Charles Bally, comptent
parmi les plus grands linguistiques contemporains. Saus-
sure a donné à toutes les idées de la seconde orientation
une clarté et une précision remarquables. Ses formula-
tions des concepts de base de la linguistique sont deve-
nues classiques. De plus, il a mené toutes ses réflexions
jusqu'au bout, hardiment, dotant ainsi les traits essen-
tiels de l'objectivisme abstrait d'une netteté et d'une
rigueur exceptionnelles. Autant l'école de Vossler a peu
d'audience en Russie, autant l'école de Saussure y est
populaire et influente. On peut dire que la plupart des
représentants de notre pensée linguistique se trouvent
sous l'influence déterminante de Saussure et de ses élèves,
Bally et Sechehaye ^'. Nous nous arrêterons un peu plus
longuement sur les conceptions de Saussure, étant donné
l'importance immense de leurs fondements théoriques pour
toute la seconde orientation et pour la linguistique russe.
Mais, là encore, nous nous limiterons aux positions philo-
sophico-linguistiques de base ^.

20. Il est intéressant de noter qu'à la différence de la seconde, la


première orientation s'est développée et continue de se développer
en Allemagne.
21. L'ouvrage de R. Schorr, Jazyk i obscestvo {Le langage et la
société), Moscou, 1926, se situe dans l'esprit de l'école de Genève.
Schorr y fait une vive apologie des idées de base de Saussure, ainsi
que dans l'article déjà cité, « La crise de la linguistique contempo-
raine ». Winogradoff se situe aussi comme un émule de l'école de
Genève. Deux écoles linguistiques russes, l'école de Fortunatoff et
celle dite de Kazan (Krouchevsky et Baudouin de Courtenay), qui
constituent une expression éclatante du formalisme en linguistique,
s'intègrent parfaitement dans le cadre de la seconde orientation telle
que nous l'avons esquissée.
22. L'ouvrage théorique de base de Saussure, publié après sa mort
par ses élèves, s'intitule Cours de linguistique générale (1916). Nous
le citerons ici dans l'édition Je 1922. On peut s'étonner que ce livre
compte tenu de son énorme influence, n'ait toujours pas été traduit
.

89
LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

Saussure pose le principe d'une distinction à trois


termes le langage, la langue (comme système de formes)
:

et l'acte d'énonciation individuel, la parole {*) La langue .

et la parole sont les éléments constituants du langage,


compris comme la totalité (sans exception) de toutes les
manifestations —
physiques, physiologiques et psychiques
— qui entrent en jeu dans l'activité langagière. Le langage
ne peut être, pour Saussure, l'objet de la linguistique.
Pris par lui-même, il est privé d'unité interne et de lois
indépendantes, autonomes. Il est composite, hétérogène.
Il est difficile de se retrouver dans sa composition contra-
dictoire. Il est impossible, si l'on reste sur le terrain du
langage, de donner une description adéquate des faits de
langue. Le langage ne peut pas être le point de départ
d'une analyse linguistique.
Quel est donc le cheminement méthodologique correct
que nous propose Saussure pour mettre en évidence l'ob-
jet spécifique de la linguistique ? Donnons-lui la parole :

« Il n'y a, selon nous, qu'une solution à toutes ces


difficultés [il s'agitdes contradictions internes du "lan-
gage" comme
point de départ de son analyse] il faut se :

placer, de prime abord sur le terrain de la langue et la


prendre pour norme de toutes les autres manifestations
du langage. En effet, parmi tant de dualités, la langue
seule paraît être susceptible d'une définition autonome
et fournit un point d'appui satisfaisant pour l'esprit. »
(F. de Saussure, Cours de linguistique générale, p. 24 ;

italiques de Saussure.)

Quelle est donc, selon Saussure la distinction de prin-


cipe entre langage et langue ?

en russe. On peut trouver un bref exposé des vues de Saussure dans


l'articledéjà indiqué de Schorr et dans l'article de Peterson, « Obscaja
lingvistika » (Linguistique générale), 1923, vol. 6.
* Toutes les citations françaises du livre sont en français dans
le texte original. Rappelons que le russe jazyk désigne le langage,
la langue, et la langue-organe, le russe rec désigne la parole, la langue,
le langage, le discours. J'ai traduit jazyk tantôt par « langage » comme
dans le titre, tantôt par « langue ». Cependant, pour supprimer l'am-
biguïté, Bakhtine a forgé un nom composé jazyk-rec (le langage) qu'il
:

oppose à jazyk kak sistema form (la langue) et vyskazyvanje (renoncia-


tion ou acte de parole) (N. d. T.)

90
ORIENTATIONS DE LA PENSEE PHILOSOPHICO-LINGUISTIQUE

« Pris dans son tout, le langage est multiforme et


hétéroclite ; à cheval sur plusieurs domaines, à la fois
physique, physiologique et psychique, il appartient encore
au domaine individuel et au domaine social il ne se ;

laisse classer dans aucune catégorie des faits humains,


parce qu'on ne sait comment dégager son unité.
La langue, au contraire, est un tout en soi et un prin-
cipe de classification.Dès que nous lui donnons la pre-
mière place parmi les faits de langage, nous introduisons
un ordre naturel dans un ensemble qui ne se prête à
aucune autre classification. » (Op. cit., p. 25.)

il est indispensable de partir de


Ainsi, pour Saussure,
la langue comme
système de formes dont l'identité se
réfère à une norme et d'éclairer tous les faits de langage
par référence à ses formes stables et autonomes (auto-
réglementées).
Ayant distingué langue du langage, au sens de la
la
totalité, sans des manifestations langagières,
exception,
Saussure va ensuite distinguer la langue des actes énoncia-
tifs individuels, c'est-à-dire de la parole :

« En séparant la langue de parole, on sépare du


la
même coup premièrement, ce
: qui est social de ce qui
est individuel ; deuxièmement, ce qui est essentiel de
ce qui est accessoire et plus ou moins accidentel.
La langue n'est pas fonction du sujet parlant, elle est
un produit que l'individu enregistre passivement ; elle
ne suppose jamais de préméditation et la réflexion n'y
intervient que pour l'activité de classement dont il sera
question.
La parole un acte individuel de volonté
est au contraire
et dans lequel il convient de distinguer,
d'intelligence
premièrement, des combinaisons, par lesquelles le sujet
parlant utilise le code de la langue en vue d'exprimer
sa pensée personnelle, deuxièmement, le mécanisme psy-
cho-physique qui lui permet d'extérioriser ces combi-
naisons. » (Op. cit., p. 30.)

La parole telle que la comprend Saussure ne saurait


être l'objet de la linguistique ^. Dans la parole, les élé-

23. Saussure, il est vrai, admet la possibilité d'une autre linguistique,


celle de la parole, mais il ne dit pas en quoi elle pourrait consister.

91
LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

ments relevant de la linguistique ne sont constitués que


par les formes de langue normalisées qui s'y manifestent.
Tout le reste est « accessoire et accidentel ».

Soulignons cette thèse fondamentale de Saussure la :

langue s'oppose à la parole comme le social à l'indivi-


duel. La parole est de la sorte totalement individuelle.
Là se trouve, nous le verrons, le proton pseudos de
Saussure et de toute la tendance de l'objectivisme abstrait.
L'acte individuel de parole-énonciation, repoussé de façon
décisive en lisière de la linguistique, y retrouve cepen-
dant une place comme facteur indispensable de l'histoire
de la langue Cette dernière, conformément à l'esprit
^''.

de toute la seconde orientation, s'oppose rigoureusement


pour Saussure à la langue comme système synchronique.
Dans l'histoire de la langue, avec son caractère individuel
et accidentel, la parole est reine c'est pourquoi elle est
;

régie par des lois complètement différentes de celles qui


régissent le système de la langue.

« C'est ainsi que le "phénomène" synchronique n'a


rien de commun avec le diachronique (p. 129).

La linguistique synchronique s'occupera des rapports


logiques et psychologiques reliant des termes coexistants
et formant système, tels qu'ils sont perçus par la même
conscience collective.
La linguistique diachronique étudiera au contraire les
rapports reliant des termes successifs non perçus par
une même conscience collective, et qui se substituent
les uns les autres sans former système entre eux. »
{Op. cit., p. 140 italiques de Saussure.)
;

Ces vues de Saussure sur l'histoire sont très caracté-


ristiquesde l'esprit rationaliste qui règne jusqu'à nos
jours sur la seconde orientation de la pensée philoso-

Voici ce qu'il écrit à ce sujet « Il faut choisir entre deux routes


:

qu'il est impossible de prendre en même temps elles doivent être


;

suivies séparément. On peut à la rigueur conserver le nom de linguis-


tique de la parole. Mais il ne faudra pas la confondre avec la Linguis-
tique proprement dite, celle dont la langue est l'unique objet » {op.
cit., p. 39).
24. Saussure dit « Tout ce qui est diachronique dans la langue ne
:

l'estque par la parole. C'est dans la parole que se trouve le germe


de tous changements » {op. cit., p. 138).

92
1

ORIENTATIONS DE LA PENSEE PHILOSOPHICO-LINGUISTIQUE

phico-Iinguistique et pour lequel l'histoire est un domaine


irrationnel qui dénature la pureté logique du système
linguistique.
Saussure et son école ne sont pas seuls au pinacle
de l'objectivisme abstrait contemporain. A côté d'eux
nous voyons monter une autre école, l'école sociologique
de Durkheim. Nous y trouvons, comme linguiste, une
figure comme Meillet. Nous ne nous attarderons pas à
une description de ses conceptions ^. Elles s'insèrent
parfaitement dans le cadre des fondements déjà exposés
de la seconde orientation. Pour Meillet également la
«langue ne constitue pas un phénomène social du fait de
sa qualité de processus mais en tant que système stable
de normes linguistiques. La langue telle qu'elle se présente
de l'extérieur à la conscience individuelle et son caractère
contraignant constituent pour lui les traits sociaux fon-
damentaux de la langue.
Nous passerons sous silence les nombreuses écoles et
tendances de la linguistique qui n'entrent pas dans le
cadre des deux orientations que nous avons définies.
Nous dirons cependant quelques mots des néo-grammai-
riens, dont le mouvement constitue l'une des manifesta-
tions majeures de la linguistique de la seconde moitié
du XIX* siècle.
Par certaines de leur position, les néo-grammairiens
s'apparentent à la seconde orientation, dont ils mettent en
valeur la composante mineure, physiologique. L'individu j

créateur de la langue est essentiellement pour eux un


être physiologique. D'un autre côté, dans le domaine psy-
chophysiologique, les néo-grammairiens se sont efforcés
de construire des lois linguistiques calquées sur les scien-
ces naturelles, c'est-à-dire immuables, complètement cou-
pées de tout libre arbitre des individus locuteurs. D'oià
l'idée néo-grammairienne des lois phonétiques (Laut-
gesetze ^^).

25. M. N. Peterson expose les vues de Meillet en liaison av^ec les


fondements de la méthode sociologique de Durkheim dans l'article
déjà cité, « La langue comme manifestation sociale ». Voir la biblio-
graphie qui y fait suite.
26. Les principaux travaux de la tendance néo-grammairienne sont
Osthoff ; Das physiologische und psychologische Moment in der
sprachlichen Formenbildung, Berlin, 1879 ;Brugman et Delbriick,

93
LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

En linguistique, comme dans toute science spécifique,


il existe essentiellement deux moyens pour se débarrasser

de la corvée que constitue l'obligation d'une réflexion


philosophique sérieuse, fondée sur des principes et consé-
quente. Le premier moyen consiste à ériger d'emblée tous
les principes en axiomes (académisme éclectique) l'autre ;

consiste à écarter tous les principes et à proclamer le fait


{factum) fondement et critère ultime de tout acte cogni-
tif (positivisme académique). L'effet philosophique des

deux procédés pour se débarrasser de la philosophie est


le même, puisque, dans le deuxième cas, on peut fourrer,
au cours de la recherche, dans le sac marqué « fait »»
tous les principes possibles et imaginables. Le choix de
l'un ou l'autre de ces moyens dépend entièrement du
tempérament du chercheur : les éclectiques sont plus
laxistes, les positivistes plus exigeants.
On trouve en linguistique de nombreuses productions
et même des écoles entières (écoles au sens d'étude
scientifico-technique) qui se dispensent de la tâche de se
donner une orientation philosophico-linguistique. Mais
elles cadre de notre
n'entrent pas, bien entendu, dans le
exposé. Il y a, enfin, quelques linguistes et philosophes,
que nous n'avons pas mentionnés ici, par exemple Otto
Dietrich et Anton Marty, et que nous citerons plus loin
lors de notre analyse des problèmes de l'interaction lin-

guistique et de la signification.
Nous avons posé en début de chapitre le problème de
la mise en évidence et de la délimitation de la langue
comme objet spécifique de recherche. Nous avons essayé
de découvrir les jalons déjà posés sur la voie de la résolu-
tion de ce problème par les tendances de la pensée philo-
sophico-linguistique qui nous ont précédé. En fin de
compte, nous nous trouvons en face de deux catégories de
jalons posés dans des directions diamétralement oppo-
sées. Il s'agit, d'une part, des thèses du subjectivisme
individualiste et, d'autre part, des antithèses de l'objecti-
visme abstrait. Mais qu'est-ce qui s'avère être le véritable

Grundriss der vergleichenden Grammatik der indogermanischen Spra-


chen (cinq volumes, 1886). Le programme des néo-grammairiens est
exposé dans l'Avant-propos du livre d'Osthoff et Brugmann, Morpho-
logische Untersuchungen, Leipzig, 1878.

94
ORIENTATIONS DE LA PENSEE PHILOSOPHICO-LINGUISTIQUE

noyau de la L'acte de parole indi-


réalité linguistique ?
viduel — renonciation — ou système de la langue ?
le
Et quel est donc le mode d'existence de la réalité linguis-
tique ? Evolution créatrice ininterrompue ou immuabi-
lité de normes identiques à elles-mêmes ?

95
L INTERACTION VERBALE

toute utilisation de la langue est liée à l'évolution idéo-


logique. Il a tort de dire que ce contenu idéologique peut
également se déduire des conditions du psychisme indi-
viduel.
Le subjectivisme individualiste a tort en ce que, tout
comme l'objectivisme abstrait, fonde principalement
il se
sur l'énonciation-monologue. vrai que certains
Il est
vosslériens se mettent à aborder le problème du dialogue,
ce qui les amène à une compréhension plus juste de l'inter-
action verbale. Nous en citerons pour exemple le livre
de Léo Spitzer Italienische Umgangsprache, on l'on trouve
une tentative d'analyse des formes de l'italien utilisé
dans la conversation, en liaison étroite avec les conditions
d'utilisation et avant tout la situation sociale de l'inter-
locuteur ". Néanmoins, la méthode de Léo Spitzer est
psychologico-descriptiviste Il ne tire de son analyse
.

aucune conclusion sociologique cohérente. L'énonciation-


monologue demeure la base de la réalité linguistique pour
les vosslériens.
Otto Dietrich a posé le problème de l'interaction ver-
bale avecune très grande clarté ^ Il prend comme point
de départ la critique de la théorie de l'énonciation
comme moyen d'expression. Pour lui, la fonction centrale
du langage n'est pas l'expression, mais la communication.
Cela l'amène à prendre en compte le rôle de l'auditeur.
Le couple locuteur-auditeur constitue, pour Dietrich, la
condition nécessaire du langage. Toutefois, il partage pour
l'essentiel les prémisses psychologiques du subjectivisme
individualiste. En outre, les recherches de Dietrich sont
dénuées de toute base sociologique bien définie.

Le moment est venu de répondre aux questions que


nous avons posées au début du quatrième chapitre. La

4. Sous ce rapport, la construction du livre est elle-même intéres-


sante. Il se diviseen quatre parties. En voici les titres « I. Formes
:

d'introduction du dialogue. II. Locuteur et interlocuteur a) égards


:

pour le partenaire b) économie et gaspillage dans l'expression c) imbri-


; ;

cation des discours contradictoires. III. Locuteur et situation. IV. Fin


du dialogue. » Hermann Wunderlich a précédé Spitzer sur la voie
de l'étude de la langue de la conversation courante dans les conditions
réelles de la communication. Cf. son livre Unsere Umgangsprache
:

(1894).
5. Voir Die Problème der Sprachpsychologie, 1914.

135
LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

véritable substance de la langue n'est pas constituée par


un système abstrait de formes linguistiques ni par l'énon-
ciation-monologue isolée, ni par l'acte psycho-physiolo-
gique de sa production, mais par le phénomène social de
l'interaction verbale, réalisée à travers V énonciation et
les énonciations. L'interaction verbale constitue ainsi la
réalité fondamentale de la langue.
Le dialogue, au sens étroit du terme, ne constitue, bien
entendu, qu'une des formes, des plus importantes il est
vrai, de l'interaction verbale. Mais on peut comprendre
le mot « dialogue » dans un sens élargi, c'est-à-dire non
seulement comme l'échange à haute voix et impliquant
des individus placés face à face, mais tout échange ver-
bal, de quelque type qu'il soit.
Le livre, c'est-à-dire l'acte de parole imprimé, constitue
également un élément de l'échange verbal. Il est l'objet
de discussions actives sous forme dialoguée et, en outre,
il est fait pour être appréhendé de manière active, pour

être étudié à fond, commenté et critiqué dans le cadre


du discours intérieur, sans compter les réactions impri-
mées, institutionnalisées, telles qu'on les trouve dans les
différentes sphères de la communication verbale (critiques,
comptes rendus exerçant une influence sur les travaux
suivants, etc.). En outre, l'acte de parole sous forme de
livre est toujours orienté en fonction des prises de parole
antérieures dans la même sphère d'activité, tant celles de
l'auteur lui-même que celles d'autres auteurs il découle
:

donc de la situation particulière d'un problème scien-


tifique ou d'un style de production littéraire. Ainsi, le
discours écrit est en quelque sorte partie intégrante d'une
discussion idéologique à une grande échelle il répond
:

à quelque chose, il réfute, il confirme, il anticipe sur les


réponses et objections potentielles, cherche un soutien,
etc.
Toute énonciation, quelque signifiante et complète
qu'elle soit par elle-même, ne constitue qu'une fraction
d'un courant de communication verbale ininterrompu
(touchant à la vie quotidienne, la littérature, la connais-
sance, la politique, etc.). communication verbale
Mais cette
ininterrompue ne constitue à son tour qu'un élément de
V évolution tous azimuts et ininterrompue d'un groupe
social "donné. De là découle un problème important :

136
L INTERACTION VERBALE

l'étude des relations entre l'interaction concrète et la


situation extralinguistique immédiate, et, par-delà celle-ci,
le contexte social élargi. Ces relations prennent des formes
diverses, et les différents éléments de la situation reçoi-
vent, en liaison avec forme, une signifi-
telle ou telle
cation différente qui s'établissent avec
(ainsi, les liens
les différents éléments d'une situation d'échange artisti-
que diffèrent de ceux de l'échange scientifique). Jamais
la communication verbale ne pourra être comprise et
expliquée en dehors de ce lien avec la situation concrète.
La communication verbale est inextricablement entrelacée
avec les autres types de communication et croît avec eux
sur le terrain commun de la situation de production. On
ne peut évidemment isoler la communication verbale de
cette communication globale en perpétuelle évolution.
Grâce à ce lien concret avec la situation, la communica-
tion verbale s'accompagne toujours d'actes sociaux de
caractère non verbal (gestes du travail, actes symboliques
composant un rituel, cérémonies, etc.), dont elle ne cons-
titue souvent que le complément, et au service desquels
elle se trouve.
La langue vit et évolue historiquement dans la commu-
nication verbale concrète, non dans le système linguis-
tique abstrait des formes de la langue, non plus que dans
lepsychisme individuel des locuteurs.
D'oia il découle que l'ordre méthodologique pour l'étude
de la langue doit être le suivant :

Les formes et les types d'interaction verbale en liai-


1. ,

son avec les conditions concrètes où celle-ci se réalise. I

2. Les formes des énonciations distinctes, des actes


de parole isolés, en liaison étroite avec l'interaction dont /
ils constituent les éléments, c'est-à-dire les catégories d'ac-
tes de parole dans la vie et dans la création idéologique
qui se prêtent à une détermination par l'interaction V"
verbale.

3. A partir de là, examen des formes de la langue dans


^'

leur interprétation linguistique habituelle.

C'est dans ce même


ordre que se déroule l'évolution
réelle de la relations sociales évoluent (en
langue : les
fonction des infrastructures), puis la communication et
l'interaction verbales évoluent dans le cadre des relations

137
LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

sociales, les formes des actes de parole évoluent du fait


de l'interaction verbale, et le processus d'évolution est
reflété, enfin, dans le changement des formes de la
langue.
Il découle de tout ce que nous avons dit que le problème
des formes de renonciation prise comme un tout acquiert
une importance énorme. Nous avons déjà indiqué que,
ce qui manque à la linguistique contemporaine, c'est une
approche de l'énonciation en soi. Son analyse ne va
pas plus loin que la segmentation en constituants immé-
diats. Et pourtant les unités réelles de la chaîne parlée
sont les énonciations. Mais, justement, pour étudier les
formes de ces unités, il convient de ne pas les séparer
du courant historique des énonciations. En tant que tout,
renonciation ne se réalise que dans le courant de la com-
munication verbale, puisque le tout est déterminé par ses
limites, lesquelles sont formées par les points de contact
d'une énonciation donnée avec le milieu extra verbal et
verbal (c'est-à-dire les autres énonciations).
Le premier mot et le dernier, le début et la fin d'une
énonciation, nous permettent déjà de poser le problème
du tout. Le processus de la parole, compris au sens large
comme processus d'activité langagière tant extérieure
qu'intérieure, est ininterrompu, il début ni fin,
n'a ni
L'énonciation actualisée est comme une île émergeant d'un
océan sans limites, le discours intérieur. Les dimensions ,

et les formes de cette île sont déterminées par la situation i\

de renonciation et par son auditoire. La situation et l'audi-,]


toire contraignent le discours intérieur à s'actualiser en
une expression extérieure définie, qui s'insère directement
dans le contexte inexprimé de la vie courante, se réalise
en ce dernier par l'action, le geste ou la réponse verbale
des autres participants à la situation d'énonciation, La
question fermée, l'exclamation, l'ordre, la requête, voilà
des énonciations complètes typiques de la vie courante.
Toutes (en particulier les ordres, les requêtes) exigent un
complément extraverbal tout comme une amorce non ver-
bale. Ces types de discours mineurs de la vie quotidienne
sont modelés par le frottement de la parole contre le milieu
extraverbal et contre la parole d'autrui. Ainsi, la forme de
l'ordre est déterminée par les obstacles qu'il peut ren-
contrer, le degré de soumission du récepteur, etc. Le mode-

138
L INTERACTION VERBALE

lage des énonciations répond ici à des particularités for-


tuites et non réitérables des situations de la vie courante.
On ne peut parler de formules spécifiques, de stéréotypes
dans le discours de la vie quotidienne que pour autant
qu'il existe des formes de vie en commun un tant soit peu
réglées, renforcées par l'usage et les circonstances. Ainsi,
on trouve des types particuliers de formules stéréotypées
servant aux besoins de la conversation de salon, futile et i

ne créant aucune obligation, où tous les participants sont


familiers les uns aux autres et où la différenciation prin-
cipale est entre hommes et femmes. On trouve élaborées
'

des formes particulières de mots-allusions, de sous-enten-


dus, de réminiscences de petits incidents sans aucune
importance, etc. Un autre type de formule s'élabore dans
la conversation du mari avec sa femme, du frère avec la
sœur. Des gens tout à fait étrangers les uns aux autres
et rassemblés par hasard (dans une queue, une entité quel-
conque) commencent, construisent et terminent leurs décla-
rations et leurs répliques de façon complètement différente.
On trouve encore d'autres types dans les veillées à la cam-
pagne, les kermesses populaires en ville, chez les ouvriers
conversant à l'heure du déjeuner, etc. Toute situation
inscrite durablement dans les mœurs possède un auditoire
organisé d'une certaine façon et par conséquent un certain
répertoire de petites formules courantes. Partout, la for-
mule stéréotypée se cantonne à la place qui lui est dévolue /
dans la vie en société, réfléchissant idéologiquement le type,/
la structure, les objectifs et la composition sociale du
groupe. Les formules de la vie courante font partie du
milieu social, ce sont des éléments de la fête, des loisirs,
des relations qui se nouent à l'hôtel, dans les ateliers, etc.
Elles coïncident avec ce milieu, sont délimitées et déter-
minées par lui dans tous leurs aspects. De même, on
constate des registres différents sur les lieux de la pro-
duction et dans les milieux d'affaires. Pour ce qui est
des formes de la communication idéologique au sens précis
du terme, les formes des déclarations politiques, des actes
politiques, des lois, des formules, les formes des énon-
ciations poétiques, des traités savants, etc., toutes ces for-
mes ont de recherches spécialisées en rhétorique
été l'objet /.

et poétique. Mais,nous l'avons dit, ces recherches sont |'^

complètement coupées, d'une part des problèmes de lan-

139
LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

gue, et d'autre part de ceux de la communication sociale.


Une analyse féconde des formes de renonciation complète
comme unité de base réelle de la chaîne parlée n'est pos-
sible que
si l'on reconnaît l'unité-énonciation pour une

manifestation purement sociologique. La philosophie


marxiste du langage doit justement poser comme base de
sa doctrine renonciation comme réalité du langage et
comme structure socio-idéologique.-
Ayant démontré la structure sociologique de renoncia-
tion, revenons maintenant aux deux orientations de la
pensée philosophico-linguistique pour tirer des conclusions
définitives,
La linguiste moscovite R. Schorr, qui appartient à la
seconde orientation de la pensée philosophico-linguistique
(objectivisme abstrait), termine par les mots suivants une
brève esquisse de la situation de la linguistique contem-
poraine :

« "La langue n'est pas une chose {ergon), mais bien


( une activité naturelle de l'homme, allant de soi {ener-

j
geia)", proclamait la recherche linguistique romantique
du xix^ siècle. C'est tout autre chose que dit la
linguistique théorique contemporaine "La langue n'est
:

pas une activité individuelle (energeia), mais un acquis


historico-culturel de l'humanité (ergon)" ^. »

Cette conclusion nous stupéfie par sa partialité et son


a-priorisme. Sur le plan des faits, elle est complètement
fausse. En effet, l'école de Vossler se rattache également
à la linguistique théorique contemporaine, étant à l'heure
actuelle en Allemagne l'un des mouvements les plus puis-
sants de la pensée linguistique. Il est inadmissible de
réduire la linguistique à l'une seulement de ses orienta-
tions. Sur le plan de la théorie, il nous faut réfuter tant
la thèse que l'antithèse présentées par Schorr. En effet,
ni l'une ni l'autre ne rendent compte de la véritable nature
de la langue.
Nous allons nous efforcer de formuler notre propre
point de vue sous la forme des propositions suivantes :

6. Article déjà cité de Schorr, « La crise de la linguistique contem-


poraine », p. 71.

140
L INTERACTION VERBALE

1. La langue comme système stable de formes dont


l'identité repose sur une forme n'est qu'une abstraction
savante, qui ne peut servir que des buts théoriques et pra-
tiques particuliers. Cette abstraction ne rend pas compte
de façon adéquate de la réalité concrète de la langue.
2. La langue constitue un processus d'évolution inin-
terrompu, qui se réalise à travers l'interaction verbale
sociale des locuteurs.

3. Les lois de l'évolution linguistique ne sont nulle-


ment des lois individualo-psychologiques, elles ne sauraient
être coupées de l'activité des sujets parlants. Les lois de
l'évolution linguistique sont par essence des lois socio-
logiques.

4. La créativité de la langue ne coïncide pas avec la


créativitéartistique ou toute autre forme de créativité
idéologique spécifique. Mais, en même temps, la créativité
de la langue ne peut être comprise indépendemment des
contenus et valeurs idéologiques qui s'y rattachent. L'évo-
lution de la langue, comme toute évolution historique, peut
être perçue comme une nécessité aveugle de type méca-
niste, mais elle peut devenir aussi « une nécessité à fonc-
tionnement libre », une fois devenue nécessité consciente
et désirée.

5. La structure de renonciation est une structure pure-


ment sociale. L'énonciation, comme telle, ne devient effec-
tive qu'entre locuteurs. Le fait de parole individuel (au
sens étroit du mot individuel) est une contradictio in
adjecto.

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