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Le partage du croire religieux dans des sociétés d'individus

Danièle Hervieu-Léger
Dans L'Année sociologique 2010/1 (Vol. 60), pages 41 à 62
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0066-2399
ISBN 9782130579991
DOI 10.3917/anso.101.0041
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 04/06/2024 sur www.cairn.info (IP: 41.82.179.37)

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LE PARTAGE DU CROIRE RELIGIEUX
DANS DES SOCIÉTÉS D’INDIVIDUS

Danièle HERVIEU-LÉGER
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RÉSUMÉ. — La description sociologique du paysage contemporain des
croyances religieuses met fortement l’accent sur le processus global d’individualisa-
tion qui conduit chaque sujet à fabriquer lui-même le petit récit qui donne sens à
son expérience personnelle. Poussé à la limite, une telle tendance pourrait suggé-
rer une atomisation individualiste généralisée des croyances et donc la dislocation
— voire la disparition — de toute forme de croire partagé au sein d’une commu-
nauté. Cependant, un certain nombre de facteurs, sociaux, culturels et psychologi-
ques, contribuent à limiter ce mouvement et favorisent au contraire un renforcement
des attachements communautaires. Cet article propose une analyse de ce paradoxe et
explore les formes contemporaines du partage religieux des croyances.

MOTS-CLÉS. — Communalisation ; Individualisme ; Institution ; Modernité


religieuse ; Sectes

ABSTRACT. —The sociological description of the contemporary scene of


religious believing insists on a global process of individualization, which drives each
subject to produce by him/herself the small narrative able to give sense to his/
her personal experience. At its outermost expression, such a tendency could suggest
a generalized individualistic atomization of beliefs, and thus a dislocation, or even
a disappearance of any form of shared community believing. However, different
social, cultural and psychological factors tend to limit this movement and contrarily
reinforce community links. This article offers an interpretation of this paradox and
explores the contemporary forms of the religious sharing of beliefs.

KEY WORDS. — Communalization; Individualism; Institution; Religious moder-


nity; Sect

L’Année sociologique, 2010, 60, n° 1, p. 41-62.


42 Danièle Hervieu-Léger

Individualisme religieux et individualisme moderne

L’individu est au centre de la scène religieuse contemporaine.


Toutes les enquêtes, le confirment depuis plus de trente ans : le paysage
du croire dans les sociétés de haute modernité est caractérisé par un
double mouvement de désinstitutionnalisation et de subjectivisation
des croyances et des pratiques, inscrit dans le déclin des observances, la
dissémination des systèmes individuels du croire et l’explosion des petits
bricolages rituels. Ce constat serait trompeur, cependant, s’il suggérait
que l’individualisme religieux s’impose, comme une réalité absolu-
ment neuve, avec la modernité. Car l’individualisation du religieux est
engagée dès qu’intervient la différenciation entre une religion rituelle
(laquelle requiert uniquement des fidèles l’observation minutieuse des
pratiques prescrites) et une religion de l’intériorité qui implique, sur le
mode mystique ou éthique, l’appropriation personnelle et permanente
des vérités religieuses par chaque croyant. On sait, que dans toutes les
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grandes traditions religieuses, cette différenciation s’est manifestée, sous
des formes diverses, bien antérieurement à l’émergence de la moder-
nité. L’histoire de la mystique chrétienne peut être lue toute entière,
de ce point de vue, comme une histoire de la construction du sujet
religieux. Mais il s’agit, au regard des conceptions modernes de l’indi-
vidu, d’une histoire éminemment paradoxale, puisque la recherche de
l’union à Dieu passe, dans la perspective mystique, par un travail de
dépouillement de soi-même, par un évidement des passions, intérêts,
pensées, sentiments et représentations dans lesquels s’inscrit la singu-
larité de l’individu. C’est au prix de cet arrachement aux détermina-
tions singulières de sa vie que celui qui parcourt ce chemin accède à
lui-même, et même à la plus haute conscience possible de soi : celle
qui procède de l’expérience de l’union à l’Un1.
Quel lien cet individualisme religieux, de genre mystique ou
éthique, entretient-il avec la modernité ? Établir une continuité sans
faille entre l’individualisme religieux de genre mystique ou éthique et
la conception moderne de l’individu — dont l’origine se trouve dans
la reconnaissance de l’autonomie du sujet — est tout aussi inconsis-
tant que le point de vue inverse qui fait de l’individualisme religieux
une conquête fraîche de la modernité. L’individualisme religieux se
sépare en effet de l’individualisme moderne à deux points de vue au
moins : d’une part, il constitue l’individu dans le mouvement même

1. On trouvera un remarquable exposé synthétique de cette dynamique de


l’évidement de soi propre à l’expérience mystique in Jossua, Seul avec Dieu. L’aventure
mystique (1997).
Le partage du croire religieux 43

par lequel celui-ci se déprend de lui-même pour se livrer à Dieu ;


d’autre part, il dévalorise absolument les réalités mondaines qui font
obstacle à cette union avec le divin. Ce double trait caractérise tout
autant la conception extramondaine de la mystique et de l’éthique de
virtuose portée par la tradition catholique que la conception intra-
mondaine de l’éthique que fait prévaloir la Réforme. Ce dernier
point est trop souvent méconnu par une lecture hâtive ou simplifiée
de la grande thèse wébérienne. On oublie régulièrement, en mettant
exclusivement en avant ce caractère intramondain, que la spiritualité
protestante — luthérienne et calvinienne — demeure inscrite, pour
l’essentiel, dans une logique d’affirmation négative de l’individu,
caractéristique de l’individualisme religieux pré-moderne2.
L’individualisme religieux ne fait donc pas plus la modernité
que la modernité n’invente l’individualisme religieux. Ce qui carac-
térise la scène religieuse contemporaine, ce n’est pas l’individualisme
religieux comme tel ; c’est l’absorption de l’individualisme religieux
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dans l’individualisme moderne, sous le signe de la valorisation du
monde d’une part et de l’affirmation de l’autonomie du sujet croyant
d’autre part. Cette absorption se manifeste au premier chef dans le
primat accordé, dans tous les mouvements spirituels contempo-
rains de terrain chrétien aussi bien que dans la vaste mouvance des
nouveaux mouvements religieux de genre ésotérique, à l’expérience
personnelle que chacun mène selon sa voie propre et qui doit lui
permettre d’atteindre à l’accomplissement de lui-même3.
La question qui se pose alors est celle de savoir quelles formes
de sociabilité religieuse peuvent subsister lorsque s’impose, de façon
massive, un individualisme religieux pleinement intégré à l’individua-
lisme moderne. Si l’individu produit lui-même, de façon autonome, le
petit dispositif du sens qui lui permet de mettre en récit sa propre vie et
de répondre aux questions ultimes de son existence, si son expérience
spirituelle se condense dans une relation intime et purement privée
avec ce qu’il choisit ou non de nommer Dieu, si cette expérience
éminemment personnelle ne prescrit pas une action spécifique dans
le monde, quelle place peut encore occuper l’appartenance à une
communauté croyante dans cette économie spirituelle ? N’est-elle
pas irrémédiablement vouée à passer au second plan, voire même à

2. Ce point est fermement souligné par E. Troeltsch dans ses Soziallehren des
Christichen Kirchen und Gruppen, Tubingen (Troeltsch, 1912, notamment note 330, p. 635).
Cf. Froidevaux, 1999.
3. Cf. pour un exposé plus complet sur ce point et ceux qui suivent, D. Hervieu-
Léger, 1999.
44 Danièle Hervieu-Léger

apparaître comme inutile ? La propension contemporaine à « croire


sans appartenir » (« believing without belonging »), selon la formule de
la sociologue britannique Grace Davie (1994) est largement vérifiée
empiriquement, et elle est attestée même dans le cas où l’individu
donne à sa quête spirituelle un sens proprement religieux, c’est-à-
dire lorsqu’il établit explicitement un lien entre sa solution croyante
personnelle et une tradition croyante instituée à laquelle il se réfère
librement. Ce lien se dit, la plupart du temps, sous la forme subjective
de l’attirance ou de l’affinité ressentie : « Je me sens spirituellement
chrétien, mais je n’appartiens à aucune église », « je me sens proche
du bouddhisme », « je suis attiré par la mystique musulmane ». Pour
faire valoir de telles préférences personnelles — aujourd’hui couram-
ment exprimées par des croyants librement flottants — il n’est pas
nécessaire de rejoindre un groupe religieux particulier. Il suffit de lire
telle revue, de fréquenter telle librairie, de suivre tel programme de
télévision, ou encore — et de plus en plus fréquemment — de se
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brancher sur tel ou tel site Internet. Cette disjonction de la croyance
et de l’appartenance est évidemment encore plus nette dans tous les
cas où le sujet croyant revendique de choisir ce qui lui convient dans
différentes traditions et d’agencer librement ces éléments entre eux.
Poussée à ce point, la logique du « bricolage croyant » rend impossible
la constitution de communautés croyantes réunies par une foi parta-
gée. Dans cette hypothèse limite, l’actualisation communautaire d’une
lignée croyante quelconque — cette référence à la continuité d’une
tradition qui fait la substance même du lien religieux4 — tend à dispa-
raître. L’expansion de la spiritualité moderne de l’individu pourrait
bien signer, de ce point de vue, la fin de la religion. Car l’atomisation
des quêtes spirituelles individuelles ne décompose pas seulement le
lien religieux constitué dans l’attestation d’une vérité partagée par une
communauté passée, présente et future : elle interdit en même temps,
au nom d’une conception purement subjective de la vérité à atteindre,
la recomposition de ce lien, sous quelque forme que ce soit.

Une dissémination limitée des croyances : l’émergence


d’une religiosité intra-mondaine relativement unifiée

Pourtant, ce mouvement d’individualisation du croire n’impli-


que pas que les petites configurations croyantes dont chacun se dote

4. Cf. sur cette approche de la religion comme modalité d’affirmation de la péren-


nité d’une lignée croyante, D. Hervieu-Léger, 1993.
Le partage du croire religieux 45

s’atomisent à l’infini, sans que rien les rapproche les unes des autres. Car
la nature même des questions auxquelles elles sont supposées répondre
induit, de fait, une certaine tendance à la convergence des contenus de
croyance ainsi produits. Aussi déterminées soient-elles par les disposi-
tions et les expériences propres de chacun, toutes s’efforcent d’appor-
ter une réponse à un nombre limité de « questions ultimes » auxquels
les grands « codes de sens » prétendent également répondre. Pourquoi
faut-il souffrir ? Quelles raisons puis-je me donner de supporter les
autres ? Quel sens peut-on donner à la mort ?, etc. Ces questions sont
au principe même de cette construction narrative du lui-même que
l’individu doit élaborer pour être en mesure de se représenter la conti-
nuité de sa propre existence et de lui donner un sens. Exercice devenu
d’autant plus exigeant, dans la condition autonome de l’individu en
modernité, que ce sens ne se reçoit plus de l’extérieur et ne dérive
plus, ou de moins en moins, du grand récit d’une tradition transmis
de génération en génération. Les réponses apportées dépendent des
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contraintes et des ressources d’un environnement culturel toujours
spécifique, mais elles renvoient néanmoins à une expérience humaine
fondamentalement commune5.
Cette convergence des petits récits croyants est renforcée par la
structure même du « marché spirituel » des sociétés modernes. La
libéralisation de ce marché, l’accroissement des ressources culturelles
globalement disponibles et la dérégulation institutionnelle du religieux
— le fait que les grandes institutions religieuses contrôlent de moins
en moins l’accès des individus aux ressources symboliques des diffé-
rentes traditions — ouvrent largement le spectre des biens offerts aux
demandeurs de sens. Mais cette nouvelle donne de l’offre symboli-
que favorise en même temps — selon la logique générale du marché,
renforcée par l’interconnexion planétaire assurée par le web — une
homogénéisation de ces produits désormais offerts à leur consom-
mation privée. L’une des caractéristiques remarquables du marché
contemporain des biens spirituels est le contraste frappant, pour ces
biens comme pour tous les autres (y compris les biens culturels6), entre
le procès de standardisation des biens offerts et l’impératif de person-
nalisation qui gouverne la consommation de ces biens. Le meilleur

5. On trouvera une discussion théorique plus approfondie sur ce point in


D. Hervieu-Léger, « Bricolage vaut-il dissémination ? Quelques réflexions sur l’opéra-
tionnalité sociologique d’une métaphore problématique », 2005.
6. D. Cohen, 2000 ; sur l’extension de l’application des principes du fordisme,
notamment dans le domaine du cinéma, p. 32-33
46 Danièle Hervieu-Léger

exemple en est certainement offert par les développements planétai-


res d’un néo-pentecôtisme qui porte à l’extrême le contraste entre
le minimalisme théologique du message (« Dieu t’aime, Jésus sauve,
tu peux être guéri ») et la personnalisation radicale de sa réception,
inscrite dans la singularité de l’expérience émotionnelle de la conver-
sion7. Cette tendance à l’homogénéisation des montages individuels
du sens n’a rien à voir avec la mise en conformité (au moins relative)
des croyances individuelles que la catéchèse et la prédication assuraient,
dans un passé encore récent, au sein des grandes églises. Elle ne corres-
pond pas à un alignement des croyances sur une orthodoxie prescrite
par une autorité religieuse. Elle opère plutôt par condensation de
schèmes croyants typiques, sortes de canevas que les individus brodent
de manière singulière, en fonction des spécificités de leur situation et
de leur trajectoire propres.
Ces configurations correspondent à de grandes tendances qui
travaillent le paysage croyant contemporain : elles trouvent une large
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confirmation dans des enquêtes quantitatives et qualitatives condui-
tes en Europe et en Amérique du Nord depuis plus de trente ans.
La première de ces tendances est « l’orientation de plus en
plus nette des croyances vers ce monde-ci »8. Cette observation du
sociologue Y. Lambert, à partir des grandes enquêtes sur les valeurs
des européens, n’est pas anodine. Elle signale même un tournant
majeur dans l’histoire religieuse de l’Occident. Pendant des siècles,
les croyances religieuses ont été au contraire aspirées (si l’on peut
dire) par la préoccupation de l’autre monde, auquel la mort introduit
chaque individu. Cela ne signifie évidemment pas que le souci de
ce monde-ci ait été absent des préoccupations croyantes du passé.
Bien au contraire, l’urgence de faire face aux difficultés insurmon-
tables et aux drames de la vie en ce monde a nourri en perma-
nence des représentations et des pratiques directement ordonnées à
l’obtention, ici et maintenant, des bénéfices de l’intervention divine,
en matière de guérison, de protection, etc. Le terrain foisonnant des

7. Sur le phénomène de l’expansion mondiale du protestantisme évangélique,


cf. S. Fath, 2004. On se reportera également au numéro des Archives de Sciences Sociales
des Religions consacré à ce thème : Approches comparées des pentecôtismes, no 105, mars 1999.
Pour une approche historique, voir le bel article de J. Séguy, « Situation historique du
pentecôtisme », 1975.
8. Y. Lambert, « Un paysage religieux en pleine évolution », in H. Riffaut (éd.),
1994. Cet ouvrage présente les résultats du grand programme d’enquête 1990, portant
sur les valeurs des Européens. Les tendances générales mises à jour dans cette enquête
ont été pleinement confirmées, dans leurs grandes lignes, par les enquêtes ultérieures.
Cf : P. Bréchon, 2003 ; 2009.
Le partage du croire religieux 47

manifestations de la religion dite « populaire » (dévotions locales à


un saint guérisseur, ex-voto, pèlerinages, bénédictions, coutumes
religieuses domestiques, etc.) dit assez la prégnance de la référence
à la puissance surnaturelle dans toutes les circonstances de la vie
ordinaire. Reste que les questions de l’au-delà, du jugement dernier,
du ciel et de l’enfer ont été placées en même temps au centre de la
pensée, de la prédication, de la liturgie et de l’expérience chrétiennes.
La culture occidentale a été modelée en profondeur par des peurs
(Delumeau, 1978 ; 1983) et des interrogations qui ont obsédé, d’âge
en âge, des générations de croyants : à quelle condition l’homme
pécheur peut-il échapper à la damnation éternelle et aux souffran-
ces de l’enfer ? Comment peut-il se convaincre que le salut lui est
offert et comment peut-il y entrer ? Comment aider les morts à
accéder à la paix ultime ? Pour activer chez les fidèles le souci du
soin de leur âme après la mort, l’Église catholique a développé une
formidable pédagogie de l’image, de la parole et du rite. De la mise
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au point des formes de la pénitence à l’invention du Purgatoire (Le
Goff, 1981), elle a élaboré des dispositifs pratiques et conceptuels
sophistiqués permettant à la fois d’entretenir et de rendre suppor-
table l’angoisse suscitée par ces questions qui engageaient l’éternité.
Inséparable de la place centrale accordée au péché dans l’éducation
spirituelle des fidèles, la préoccupation de l’au-delà a ainsi consti-
tué, pendant des siècles, le fil rouge de la socialisation religieuse
des chrétiens. S’agissant des catholiques français, on peut considé-
rer que ce fut encore le cas jusqu’à la veille de la Seconde Guerre
mondiale et même, en certaines régions, jusqu’aux années 19609. Or,
dans l’univers contemporain du croire, ce souci obsédant de l’au-
delà semble bien être en passe de disparaître. Ou plutôt, il change
radicalement de forme. Dans l’esprit d’une majorité de croyants, la
rédemption ne concerne pas (ou de moins en moins) le devenir de
l’âme après la mort. Si salut il y a, c’est dans ce monde-ci, et non pas
dans un autre monde, qu’il doit être attendu, recherché et autant que
possible expérimenté.
Cette observation ne signifie pas que la question de la mort ait
disparu de l’horizon contemporain des croyances, ou que l’idée d’une
sanction surnaturelle des fautes et des errements commis dans ce
monde ait perdu toute pertinence. L’une et l’autre gardent toujours

9. Y. Lambert a donné une description précise de ce tournant culturel des


années 1960 dans le catholicisme breton, dans sa monographie devenue classique, Dieu
change en Bretagne. La religion à Limerzel de 1900 à nos jours, 1985.
48 Danièle Hervieu-Léger

une place importante dans les constructions contemporaines du


croire. Mais elles ont pris un cours nouveau, dans lequel la préoc-
cupation de ce monde-ci submerge nettement les attentes concer-
nant l’au-delà. La fortune actuelle de la croyance en la réincarnation,
qui retient — selon les sondages — 20 à 25 % des Européens et
autant d’Américains du Nord, correspond précisément à ce dépla-
cement « intra-mondain » des croyances10. Les nouveaux adeptes de
la réincarnation ne retiennent rien de la dimension douloureuse
d’épreuve et de purification qui est associée, dans l’hindouisme ou
le bouddhisme, à la transmigration des âmes et aux cycles de vie.
La vie réincarnée est représentée, dans la plupart des cas, comme
une reprise à nouveaux frais du parcours terrestre déjà effectué. Elle
est perçue comme une « nouvelle chance » permettant de faire les
bons choix et de rejouer positivement les situations vécues dans une
première vie comme des impasses ou des échecs. Cette perspective
renvoie en fait à l’idée (aussi peu bouddhiste que possible) d’une
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sorte de réversibilité de la mort.
Autre exemple : la même orientation « intramondaine » carac-
térise les croyances et pratiques spirites qui connaissent, dans un
monde en principe désenchanté par la science et la technique, une
fortune surprenante11. L’interpénétration du monde visible et du
monde invisible est supposée rendre possible la communication avec
ceux qui, passés de l’autre côté du miroir, sont néanmoins toujours
présents parmi les vivants ou à côté d’eux. De façon plus générale,
la croyance en une éventuelle « survie de la pensée » au-delà de la
disparition de son support corporel est une de celle qui assure le
plus efficacement la transmutation intra-mondaine de la croyance
religieuse traditionnelle dans l’existence de l’au-delà. Cette transmu-
tation contribue en même temps à dénouer le lien entre la croyance
en l’au-delà et l’idée du jugement, elle-même associée au péché.
L’« absence de référence à une transcendance culpabilisante », souli-
gnée également par Y. Lambert, est ici patente. Elle permet d’effacer
l’horizon eschatologique (promis à la fin des temps) du moment
attendu des retrouvailles avec ceux qui nous ont précédé dans la vie.

10. Il faut noter que les croyants catholiques affirmant leur foi en un Dieu personnel
croient à peine moins à la réincarnation (34 %) que les sans religion convaincus qu’il existe
un Dieu, un Esprit ou une force vitale (36 %). (Chiffres de l’enquête Valeurs 1990). Pour
l’ensemble des Français, la croyance en la réincarnation est évaluée à 24 %.
11. Cf. D. Boy et G. Michelat, « Croyances aux parasciences : dimensions sociales et
culturelles », 1986. Les auteurs montrent que la croyance au paranormal, loin de baisser,
augmente plutôt avec le niveau d’études.
Le partage du croire religieux 49

La communication avec les morts est une opération qui peut avoir lieu
ici et maintenant. Comme la croyance revisitée en la réincarnation,
la recherche contemporaine de la relation avec les disparus renvoie
à l’idée, clairement orientée vers ce monde-ci, d’une réversibilité de
la mort ou simplement d’un prolongement de la vie sous d’autres
formes.
Cette réintégration de la mort et de l’« autre monde » dans
l’horizon du monde présent ne constitue que l’un des volets d’une
réorientation d’ensemble des enjeux de la croyance vers des objec-
tifs accessibles ici et maintenant. La problématique du salut comme
accomplissement futur de la vie dans un autre monde s’efface au
profit d’une conception de l’expérience de la régénération vécue dès
ici-bas. On peut identifier deux modalités principales et non exclusi-
ves l’une de l’autre des représentations de cette régénération.
— La première correspond à la création d’un état de confiance
en soi-même, associé souvent (mais pas nécessairement) à la certitude
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d’être « pris en main », « protégé », « élu » ou « béni » par un être ou
une puissance surnaturelle. Dans la mouvance chrétienne (catholique
aussi bien que protestante), cette expérimentation d’une « condi-
tion sauvée » vécue ici et maintenant trouve son principal registre
d’expression dans la thématique charismatique des manifestations de
l’Esprit Saint12.
— La seconde postule le dépassement des limites du moi par
la découverte et la mobilisation de la puissance inemployée dont
chacun est le dépositaire inconscient ou paresseux. La réalisation spiri-
tuelle de soi-même doit, dans l’une et l’autre perspective, témoigner
pour chacun de l’effectivité d’un salut pensé à partir de l’individu.
Au-dedans et au-dehors de la sphère chrétienne, cette représenta-
tion spirituelle de l’accomplissement individuel de soi trouve une
vaste gamme d’expressions possibles, en lien à la fois avec les problé-
matiques psychologiques de l’« équilibre » et de l’« unification » de
soi-même et avec les représentations sociales dominantes d’une vie
« réussie ». Comme le montre bien F. Champion, l’ensemble compo-
site des groupes et réseaux qui forment la « nébuleuse mystique

12. La thématique des charismes (Ie Épître de Paul aux Corinthiens, chap. 12) est
au principe d’une longue lignée de mouvements et courants spirituels qui font dépendre
la régénération spirituelle de l’effusion gratuite et non déterminée des dons de l’Esprit. La
réception du Baptême dans l’Esprit est l’expression par excellence de cette intervention
efficace de la Grâce dans la vie du croyant. L’invocation de la présence active de l’Esprit est
au centre de la spiritualité émotionnelle des courants et groupes charismatiques contem-
porains, protestants et catholiques.
50 Danièle Hervieu-Léger

ésotérique » du New Age trouve son unité dans cette religiosité


entièrement centrée sur l’individu et son accomplissement personnel
(Champion, 1993).
De façon générale, on observe que la réunification intérieure et
la réussite personnelle dans le monde à laquelle ces courants spirituels
et religieux émergents prétendent introduire ceux qu’ils attirent sont
des thèmes en affinité directe avec des promesses d’accomplissement
individuel dont la modernité fait miroiter l’accessibilité générale,
mais sans donner à tous, à beaucoup près, le moyen d’en bénéficier
effectivement. Ils cristallisent, sous des formes diverses, l’aspiration
fortement présente dans l’ensemble des sociétés occidentales les plus
riches à une qualité permanente de vie (santé, jeunesse, bien-être,
sécurité, communication généralisée, réalisation personnelle, etc.) à
laquelle chaque individu est supposé avoir droit. Cette aspiration ne
s’exprime pas uniquement sur le terrain des quêtes dont les individus
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revendiquent explicitement la dimension spirituelle : il existe une
continuité puissante (et vérifiable par la reconstitution des trajec-
toires des individus) entre l’envahissement de la culture psychologi-
que de la réalisation de soi qui nourrit, entre autres, l’engouement
présent pour le coaching, et les courants évoqués ici. Mais cette
version « intramondanéisée » d’un salut qui ne se réaliserait pas au
futur, dans l’au delà, mais au présent et dans ce monde-ci, est réarti-
culée, dans ce dernier cas, comme la version transposée dans l’uni-
vers des réalités non-ordinaires (celui de la « quête spirituelle ») de
ces attentes que la vie ordinaire dans la modernité est précisément
impuissante à combler.
Plus fondamentalement, la problématique religieuse du salut
extra-mondain achève, dans ce processus de transformation, la trajec-
toire d’une double réduction. Le premier moment, acquis depuis
longtemps dans les sociétés chrétiennes « sorties de la religion »13,
correspond au mouvement par lequel la perspective de l’avènement
eschatologique du Royaume a été absorbée dans la vision d’une
nouvelle promesse du futur : celle-ci, orientée par l’idée de progrès,
concernait le temps de l’histoire et ramenait l’idéal d’accomplisse-
ment des cieux vers la terre. Le second moment, qui caractérise le
temps de l’ultra-modernité, est celui de la désacralisation de l’histoire
et de la fin de la croyance dans un salut terrestre possible. Les adeptes
de la spiritualité de l’accomplissement de soi (aussi nombreux parmi

13. Selon la formule de M. Gauchet, 1985.


Le partage du croire religieux 51

les fidèles des grandes églises que dans les adeptes des Nouveaux
mouvements religieux) tirent, à leur manière, les conséquences de
cette désutopisation radicale de l’histoire dont la chute du commu-
nisme fut l’évènement emblématique, mais dont la crise économique
inscrit l’évidence dans la durée et dans la quotidienneté ordinaire
des individus. Ceux-ci replient l’horizon d’accomplissement sur le
terrain privé de la subjectivité et de la réalisation personnelle de
soi. La recherche de la régénération personnelle relaie pour eux
l’espérance d’un monde nouveau. La transformation attendue sera
purement intérieure et personnelle puisqu’il n’existe plus aucune
possibilité actuelle de la représenter comme le sens de l’histoire,
ou même comme un devenir collectif plausible. Il n’est pas sans
intérêt de remarquer, de ce point de vue, que les couches sociales
les mieux représentées dans ces courants spirituels de l’accomplis-
sement de soi sont exactement les mêmes que celles qui étaient au
cœur du développement des mouvements anti-institutionnels et des
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« nouveaux mouvements sociaux » des années 1970. Autant qu’un
effet de l’individualisation du croire, la montée en puissance de cette
spiritualité de l’« être soi » est un indice de l’effondrement de l’uto-
pie d’un monde accompli, à l’horizon de l’histoire14.

Des « convergences spirituelles » à la communalisation


religieuse : les différents registres de la validation du croire

L’observation de ces phénomènes de convergence spirituelle


témoignant d’affinités plus ou moins reconnues par les intéressés invite
à relativiser les considérations courantes sur l’atomisation individua-
liste et le bricolage illimité des croyances contemporaines. Mais ces
convergences attestées ne suffisent pas à associer « religieusement »
les individus entre eux : manque en effet la référence commune à
une vérité partagée, constitutive d’une tradition faisant autorité,
susceptible de faire émerger un rapport collectif au monde, une
communauté de pensée et d’action entre ceux qu’elle rassemble.
Le régime purement subjectif de la vérité auquel conduit l’indi-
vidualisation des croyances peut parfaitement préserver une forme
de religiosité individuelle (le fait, pour un individu, de reconnaître

14. Cf. D. Hervieu-Léger, 2001. L’ouvrage approfondit le lien entre cette logique
ultra-contemporaine de l’individualisation spirituelle et les formes paradoxales de com-
munalisation qu’elle génère.
52 Danièle Hervieu-Léger

son affinité subjective avec telle ou telle tradition croyante), toute en


dissolvant, potentiellement au moins, toute forme de communalisa-
tion religieuse, au sens propre du terme.
Ce schéma constitue cependant une tendance limite. Il ne se
réalise concrètement que lorsque s’impose un régime d’auto-valida-
tion du croire, dans lequel le sujet croyant ne reconnaît qu’à lui-même
la capacité de définir la vérité du croire. L’expérience subjective de
la certitude devient, dans ce cas, la seule confirmation acceptable de
cette vérité. Cette tendance, évidemment associée à un refus radical
de toute orthodoxie croyante validée par une institution ou une
communauté, est présente dans le paysage spirituel contemporain,
mais elle ne l’est qu’à la marge. L’observation de ce paysage révèle au
contraire, contre toute attente, une tendance inverse à la prolifération
des aspirations communautaires. Tout se passe comme si les mêmes
individus qui « bricolent » (et revendiquent de bricoler librement)
le petit système de croire ajusté à leurs besoins propres, aspiraient
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d’autant plus à exprimer et à échanger cette expérience avec d’autres
individus qui partagent le même type de requêtes spirituelles.
Régulièrement confirmée par l’observation empirique, cette contra-
diction apparente s’éclaire si on la rapporte aux limites intrinsèques
de l’auto-validation du croire. Pour que les individus parviennent à
stabiliser les petits systèmes de significations qu’ils produisent afin
de donner un sens à leur expérience quotidienne, ils ont besoin en
effet de trouver en dehors d’eux une confirmation de leur validité.
Privés — parce qu’ils les refusent — des confirmations fortes offer-
tes par les codes globaux du sens garantis par les institutions (systè-
mes religieux ou philosophiques, idéologies politiques, etc.), c’est
avant tout dans l’échange mutuel que les individus peuvent espérer
trouver les moyens de consolider l’univers personnel de sens dont
ils se dotent. En l’absence d’un tel soutien, les significations indivi-
duellement produites (à supposer d’ailleurs qu’elles parviennent à
émerger comme telles) sont menacées en permanence par l’épreuve
des expériences contradictoires, qui en démentent l’orientation ou
en minent la solidité. La logique de l’auto-validation du croire qui
marque l’échappement définitif de la quête spirituelle hors du monde
des orthodoxies confirmées par les institutions religieuses, rencontre
également cette limite. On observe qu’elle active, dans des propor-
tions étonnantes, la consommation de biens culturels (livres, films,
revues, etc.) qui soutiennent la recherche purement individuelle
de confirmations croyantes. En témoigne le succès des ouvrages de
genre spirituel, les triomphes éditoriaux des livres de témoignages ou
Le partage du croire religieux 53

d’entretiens avec des personnalités que les médias désignent comme


des athlètes de la quête du sens (du Dalaï Lama à Sœur Emmanuelle),
ou encore la fortune exceptionnelle de la littérature ésotérique. Le
partage de ces lectures constitue d’ailleurs l’un des ressorts de l’agré-
gation en réseaux des chercheurs individuels de sens : réseaux fluides,
mobiles, instables et même — de plus en plus — virtuels, qui consti-
tuent le degré zéro — si l’on peut dire — d’une communalisation
spirituelle.
Celle-ci est cependant rapidement susceptible, si elle permet
l’incorporation subjective et objective des intéressés à une lignée
croyante reconnue par eux comme telle, d’évoluer vers une forme
de communalisation proprement religieuse. Mais celle-ci revêt des
formes très différentes des formes de la communalisation institu-
tionnelle, qui prévaut en principe dans les grandes églises et de façon
générale, dans les institutions religieuses. Celles-ci font prévaloir, en
leur sein, un régime institutionnel de la validation du croire, mis en œuvre
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par des instances garantes, selon le type d’organisation du pouvoir
propre à chaque tradition, de la continuité de la lignée croyante. Elles
définissent des règles d’orthodoxie et d’orthopraxie qui sont, pour
chacun des individus « fidèles », les repères stables de la conformité
croyante et de la régularité pratiquante, aux antipodes, la plupart du
temps, des attentes et aspirations qui gouvernent l’effort de construc-
tion autonome de leur récit croyant déployé par les « chercheurs de
sens » contemporains15.
Lorsque ceux-ci quittent le registre purement individuel de
l’autovalidation du croire et cherchent à s’inscrire dans une famille
spirituelle propre à soutenir leur quête personnelle, ils adhèrent
communément à un régime de validation mutuelle du croire, fondé
sur le témoignage personnel, l’échange des expériences individuel-
les et éventuellement sur la recherche des voies de leur approfon-
dissement collectif. Ce régime de la validation mutuelle n’est pas
seulement au principe de la constitution des réseaux mouvants de la
nébuleuse mystique-ésotérique. Il envahit également le monde des
religions instituées. Le paysage actuel des Églises est caractérisé par
le développement de groupes et de réseaux qui mettent en œuvre,
en marge ou au cœur des paroisses et des mouvements, des formes
souples et mouvantes de sociabilité affinitaire, fondées sur la proxi-
mité spirituelle, sociale et culturelle des individus qui y sont impli-
qués. La fonction de ces « nouvelles communautés », souvent de

15. W. C. Roof, 1993 ; 1999


54 Danièle Hervieu-Léger

genre charismatique, qui prolifèrent depuis une trentaine d’années


en terrain catholique et protestant, est d’abord de donner à chacun
les conditions optimales d’une expression de ses expériences et de
ses attentes, et d’offrir à leurs membres l’appui d’un dispositif de
« compréhension mutuelle », au service de leur propre développe-
ment spirituel.
Ces formes de sociabilité religieuse correspondant au régime de
la validation mutuelle du croire, doivent être nettement distinguées
de celles qui s’établissent, à l’intérieur et à l’extérieur des grandes
traditions religieuses, à partir d’un régime de validation communautaire
du croire. Dans ce dernier cas, des croyants convaincus investissent
des certitudes partagées dans des formes communes d’organisation
de la vie quotidienne et/ou d’action dans le monde. Le modèle
« militant » du « mouvement religieux », mais également le modèle
« monastique » d’une vie religieuse intégrale vécue en dehors du
monde, impliquent, entre ceux qui se rassemblent selon l’un de ces
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modes, l’adhésion à un régime commun du croire gagé sur l’inten-
sité de leur engagement croyant individuel et collectif. La cohésion
communautaire atteste, pour chacun, la vérité du croire commun,
et c’est le groupe comme tel qui constitue l’instance de validation.
Dans ce cas, la cohérence des comportements de chacun des membres
au regard des normes, des objectifs et plus largement du rapport
au monde définis par le groupe constitue le critère principal de la
vérité du croire partagé. L’égalitarisme de principe, supposé régir les
relations au sein du groupe, ne signifie pas qu’aucun leader ne puisse
émerger en son sein : mais celui-ci est toujours supposé s’exprimer
au nom du groupe tout entier ; il est la voix du groupe16.

Retour à la typologie webero-troeltschienne des formes de


communalisation

L’identification des différentes formes typiques de la validation


du croire (au-delà de l’auto-validation) permet de dessiner une
première caractérisation des formes contemporaines de la commu-
nalisation croyante. L’affaissement de la validation institutionnelle,
que le déclin de la pratique religieuse permet de mesurer depuis
des années, favorise l’émergence des deux formes distantes et
associées que sont la validation mutuelle, d’une part, et la validation

16. Cette typologie est présentée de façon plus complète in Hervieu-Léger, 1999.
Le partage du croire religieux 55

communautaire, d’autre part. La première fait prévaloir un régime


soft de la vérité échangée au sein d’un groupe de chercheurs de sens
unis entre eux par un impératif de soutien et de reconnaissance. La
seconde affiche un régime hard de la vérité partagée au sein d’un
groupe de croyants « intégraux » ou « intensifs », témoignant ad intra
et ad extra de l’unité des croyances qui les réunissent et de la confor-
mité des pratiques qui leur sont attachées. Avant d’approfondir la
description de ces deux formes de communalisation, un croisement
s’impose avec la typologie classique des formes de la communalisa-
tion chrétienne mise au point par Max Weber et Ernst Troeltsch.
On le sait : les deux sociologues allemands identifient en les
opposant, deux types principaux de groupements : l’Église, commu-
nauté naturelle au sein de laquelle on naît, et la secte, groupement
volontaire de croyants dans lequel on entre après une conversion
personnelle17.
« Institution de salut », l’Église est en charge de la rédemption
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universelle. Elle assure pour tous les hommes la transmission de la
grâce et doit, pour réaliser sa mission, embrasser toutes les sociétés et
toutes les cultures. Institution sainte, dont la pureté ne dépend pas de
celle de ses membres, elle n’impose à ses fidèles ordinaires que des
exigences religieuses minimales, et elle réserve l’exigence d’une vie
religieuse radicale à un petit nombre de virtuoses (les moines), qui se
tiennent hors du monde. En même temps l’Église requiert un corps
de spécialistes (le clergé) spécialement formés pour gérer et distri-
buer les biens de salut : prédication et sacrements. Cette visée univer-
selle et ce régime de « double éthique » la disposent à entretenir des
liens de compromis avec la culture et la politique de son temps, afin
d’étendre son emprise sur la société.
À l’opposé de l’action « en extension » qui est propre à l’Église
et la pousse à s’incorporer dès leur naissance de nouveaux membres
encore incapables de professer leur foi, la secte est caractérisée par
l’intensité de l’engagement personnel qu’elle requiert de ses membres.
Ceux-ci sont tous des croyants régénérés qui entrent dans le groupe
en vertu d’un choix individuel. La qualité de professant établit les
membres du groupe dans une parfaite égalité, car la foi de chacun
témoigne de la grâce personnellement reçue dans la conversion.
Aucune spécialisation ministérielle, aucune médiation du rapport aux
Écritures ne sont imaginables au sein d’une communauté égalitaire
fondée sur le lien contractuel qui lie les convertis. La fidélité religieuse

17. E. Troeltsch, 1912, « Conclusions », traduites par M. L. Letendre, Archives de


sociologie des religions, no 11, 1961
56 Danièle Hervieu-Léger

exige d’eux un travail permanent de purification et de sanctification


personnelles, dont dépend la sainteté du groupe. Alors que l’Église
s’efforce de s’incorporer le plus grand nombre possible de fidèles, la
secte s’ouvre exclusivement à des individus « religieusement quali-
fiés » dont le témoignage collectif, simplement exemplaire ou active-
ment militant, voire révolutionnaire, doit confondre la culture et la
politique mondaines appelées à s’effacer devant l’ordre divin. Hors de
tout compromis avec le monde profane, la secte affirme, en marge de
la société, la radicalité de l’exigence évangélique.
Il existe donc une tension irréductible entre les deux conceptions
de la réalisation de l’idéal chrétien qu’incarnent l’église, d’une part, et
la secte d’autre part. Celles-ci induisent des rapports au monde diffé-
rents — de négociation ou de sécession — et se cristallisent dans des
formes opposées de communalisation religieuse. D’un côté, le rassem-
blement ecclésial doit s’étendre jusqu’aux extrémités de la terre, et
cette visée englobante exclut qu’il impose à ses membres des exigen-
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ces que leur rigueur rendrait incompatibles avec une vie ordinaire dans
le monde. De l’autre côté, le petit groupe de « purs » n’a pas d’autre
objectif que de témoigner de façon radicale de l’accomplissement du
règne de Dieu, ici et maintenant. Le nombre importe moins, dès lors,
que la qualité de la vie menée par chacun. Cette tension, présente dès
l’origine du christianisme, se déploie, en se transformant en fonction
des conditions sociales, économiques, politiques, culturelles et intellec-
tuelles, sur toute la durée de son histoire18.
À ces deux types de groupements nettement différenciés,
Troeltsch a ajouté le type dit « mystique » (Spiritualismus), moins
clairement identifiable, car il se développe couramment à l’intérieur
même des églises et évolue souvent vers la secte lorsqu’il se stabilise.
Cette troisième forme typique de regroupement chrétien trouve sa
justification théologique dans le fait que Jésus lui-même n’a créé
ni une église, ni une secte. Il a rassemblé des individus qu’unissait
seulement leur choix personnel de suivre le Maître. Le temps de la
Réforme a donné une forte impulsion à ce type de regroupement en
réseau, réunissant des individus — pour l’essentiel des intellectuels —
partageant l’idée que le Royaume est au-dedans de chacun. Chacun
reçoit personnellement, sur un mode singulier, quelque chose de
la lumière divine. Celle-ci le fait participer, de façon purement
intérieure, à la vie du Royaume. Tout individu peut donc, de façon

18. Cf., sur les dynamiques complexes qu’induit cette tension, les 12 essais de
J. Séguy, réunis dans le volume Conflit et utopie, ou réformer l’Église. Parcours wébériens en
douze essais, 1999.
Le partage du croire religieux 57

directe, personnelle et non médiatisée, faire l’expérience de la Grâce.


Fondée sur l’idée de la présence en chaque homme (chrétien ou
pas) du principe divin, cette conception immédiate, sensible et
anti-dogmatique de l’expérience chrétienne rejette les formulations
doctrinales figées, les pratiques rituelles stéréotypées, et plus généra-
lement toute forme d’organisation communautaire, église aussi bien
que secte. Elle privilégie l’échange individuel et le compagnonnage
spirituel au sein de cercles intimes d’édification mutuelle. Dans la
perspective troeltschienne, le type mystique cristallise le principe de
la religiosité individuelle caractéristique de la modernité.
Il est à l’évidence parfaitement possible de faire correspondre à
chacun de ces types de groupements religieux, église, secte, réseau
mystique, un des régimes de la validation du croire identifiés plus
haut. L’Église met en œuvre, par définition, un régime de valida-
tion institutionnelle du croire ; la secte ne connaît que la validation
communautaire du croire, en référence directe à l’Écriture ; le réseau
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mystique enfin s’oriente vers la validation mutuelle du croire.
Pourquoi, dès lors, ne pas s’en tenir aux catégories classiques ?
Pour répondre à cette question, il faut d’abord rappeler que les
notions de secte et d’église ont été forgées comme des types-idéaux
des groupements chrétiens en combinant deux séries de traits distinc-
tifs : d’une part, des caractéristiques touchant à l’organisation des
groupes (dimension, conditions d’appartenance, structure du pouvoir,
degré de perméabilité à l’environnement social, politique, culturel,
etc.) ; de l’autre, des éléments qui engagent le contenu même de
la croyance (conceptions du rôle de l’Église dans l’économie du
salut, théologie des sacrements, rapport au monde, etc.). Lorsqu’on
utilise indistinctement le mot « secte » pour désigner n’importe quel
groupe religieux intensif réunissant un petit nombre d’adeptes que
leurs croyances et leur mode de vie séparent du reste de la société, on
oublie que les définitions établies par Weber et Troeltsh trouvent leur
principe dans ces divergences théologiques irréductibles, qui concer-
nent la conception même du salut chrétien. La « mise hors contexte »
de la typologie classique élaborée pour penser les différenciations
chrétiennes au temps de la Réforme, la fait servir, de façon tout à fait
abusive, à une classification statique des groupes religieux, sans grand
rapport avec le propos des deux sociologues allemands.
La typologie classique des groupes chrétiens superpose en fait
deux principes de classement : le premier différencie des modes
d’affirmation du christianisme dans l’histoire ; le second identifie des
modes d’existence sociale du religieux. La typologie des formes de
58 Danièle Hervieu-Léger

validation du croire concerne exclusivement ce second registre. Son


premier intérêt est donc de pouvoir fonctionner comme outil de mise
en ordre de la réalité en dehors du champ chrétien. Indépendante
des contenus religieux ou spirituels validés, elle peut s’appliquer aux
cas du judaïsme ou de l’islam, servir à cerner les différents courants
se référant au bouddhisme en Occident ou à différencier les logiques
différentes des « nouvelles religions ». Par ailleurs, dans la mesure où
elle s’attache exclusivement aux logiques internes de la légitimation
du croire et aux différentes formes possibles de la gestion de la vérité
mises en œuvre par les groupes religieux, la typologie des régimes de
validation peut servir autant à identifier des moments caractéristiques
de la trajectoire d’un groupe religieux dans le temps qu’à identifier
des formes stabilisées et distinctes de communalisation religieuse. Elle
permet de marquer la perméabilité, caractéristique de la modernité
religieuse, entre les réseaux régis par la validation mutuelle du croire
et le régime purement individuel de l’auto-validation. Elle peut servir
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à mettre en évidence les passages (dans tous les sens) qu’un groupe
peut effectuer d’un régime de validation à un autre, en fonction de
sa dynamique interne, des dispositions de ses membres, des sollici-
tations de son environnement, etc. Elle autorise, plus généralement,
à faire jouer de façon souple l’analyse de la combinaison possible
entre ces différents régimes au sein même de groupes qui relèvent,
du point de vue de leurs caractéristiques formelles (nombre, relation
à l’environnement, organisation interne du pouvoir, etc.), plutôt du
type « église » ou plutôt du type « secte ». L’approche des formes de
communalisation par les modes de validation du croire donne ainsi
les moyens d’un repérage des dynamiques à l’œuvre dans le paysage
éminemment mobile et fluide des croyances contemporaines.

L’institution du religieux sous tension

Elle permet également de revenir, sans reconduire purement et


simplement le paradigme classique de la perte religieuse des sociétés
modernes, à la question du devenir de l’institution du religieux dans
des sociétés ultra-modernes. Certes, l’affaissement des observances, le
développement d’une religion « à la carte » (Schlegel, 1995), la proli-
fération individualisée des croyances (qui ne vaut pas, on l’a vu, atomi-
sation) et la diversification des trajectoires de l’identification religieuse
sont des indicateurs d’une tendance générale à l’érosion des régimes
institutionnels de la validation du croire religieux. Toutes les églises
Le partage du croire religieux 59

chrétiennes et l’ensemble des institutions religieuses sont confrontées,


de diverses façons, à l’affaissement de leur propre capacité de régula-
tion du croire. La crise va beaucoup plus loin que la perte de leur
emprise sur la société, une perte engagée de longue date et dont le
cours se confond avec celui de la modernité elle-même. Elle engage
la relation même des individus croyants à une institution à laquelle
est désormais contestée l’autorité exclusive de dire le croire vrai, et
donc celle de fixer la définition ultime de l’identité communautaire. Si
l’authenticité de la démarche spirituelle personnelle l’emporte désor-
mais, aux yeux des fidèles eux-mêmes, sur la conformité croyante
exigée d’eux par l’institution, c’est la légitimité de l’autorité religieuse
qui se trouve atteinte, dans son fondement même. Pour autant, les
institutions religieuses survivent, elles rassemblent encore des fidèles,
et elles se font toujours entendre dans la société. Le mouvement de la
désinstitutionnalisation du religieux ne conduit pas à la désintégration
pure et simple de la religion institutionnelle. Mais il travaille les institu-
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tions religieuses et les transforme en profondeur en même temps qu’il
provoque une réorganisation globale du paysage religieux. Les institu-
tions religieuses doivent composer, en leur sein, avec l’envahissement
d’un régime de la validation mutuelle du croire qui dissout douce-
ment, en imposant progressivement un « modèle faible » du croire
vrai, les dispositifs traditionnels de la validation institutionnelle. Elles
doivent en même temps faire face, à l’extérieur et à l’intérieur, à la
« pluralisation » des petits régimes de la validation communautaire qui
opposent au mouvement précédent la résistance de « modèles forts »
de la vérité partagée, seule façon de faire face, du point de vue de ceux
qui y adhèrent, à la vague irrépressible de l’individualisation et de la
subjectivisation du croire.
Pour éclairer plus précisément cette situation, on peut dire que
le paysage religieux de la modernité contemporaine est traversé par
deux mouvements typiques en sens contraire :
— un premier mouvement, en lien direct avec la culture de
l’individu qui s’impose dans tous les domaines, tend à relativiser les
normes croyantes et pratiquantes fixées par les institutions religieu-
ses. En mettant l’accent avant tout sur la valeur de la recherche et de
l’appropriation personnelles du sens, il dilue pratiquement et conteste
parfois explicitement la notion d’« obligation » attachée à ces croyan-
ces et à ces pratiques. Si communauté il y a, elle a pour vocation non
d’attester une homogénéité du croire postulée par avance, mais de
manifester la « convergence » mutuellement reconnue des démar-
ches personnelles de ses membres. La reconnaissance acceptée des
60 Danièle Hervieu-Léger

différences est aussi importante, dans cette perspective, que l’affirmation


des références croyantes partagées au sein du groupe. Le lien commu-
nautaire est supposé se constituer et se reconstituer en permanence à
partir du « crédit spirituel » que s’accordent des individus engagés dans
la recherche d’une expression commune. L’identification des limites
à l’intérieur desquelles cette expression commune reste possible est
ainsi placée au principe d’une définition continuellement remaniée
de l’identité communautaire. On remarque que cette conception,
plus ou moins clairement formalisée, de la communauté est souvent
associée avec l’idée d’une « convergence éthique » des grandes tradi-
tions religieuses, une convergence qui fixe l’horizon utopique d’une
unification possible des « quêtes du sens » individuelles ;
— un autre mouvement, en sens radicalement contraire, oppose à
cette conception « processuelle » de la communauté la solidité collec-
tivement attestée de petits univers de certitudes, qui assurent efficace-
ment la mise en ordre de l’expérience des individus. La communauté
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concrétise alors l’homogénéité des vérités partagées au sein du groupe,
et l’acceptation de ce code du croire communautaire, qui embrasse
croyances et pratiques, fixe en retour les frontières du groupe.
La conception « processuelle » d’une communauté toujours,
concrètement à faire, correspond au régime de la validation mutuelle
du croire. La conception « substantive » de la communauté s’accorde
au régime communautaire de la validation du croire. Non seule-
ment elles s’opposent directement l’une à l’autre, mais elles défient
autant l’une que l’autre la conception institutionnelle qui fait de
la « communauté » un garant transcendant, préexistant aux groupes
concrets dans lesquelles s’actualise, de façon variable, l’appartenance
à la lignée croyante. En régime de validation institutionnelle, c’est
l’ensemble des croyants passés, présents et futurs qui constitue la
« communauté » authentique. Les petites communautés sont des
condensations historiques de la lignée croyante. Elles n’épuisent
pas la réalité de la « grande communauté » (le Peuple élu, l’Umma
ou l’Église) qui est leur référence. L’autorité religieuse institution-
nelle est celle à qui est reconnue le droit de parler légitimement au
nom de la « grande communauté ». Garante de la continuité et de
l’unité de celle-ci, elle contrôle à ce titre les dynamiques centrifuges
ou séparatistes qui peuvent surgir au sein des diverses communau-
tés témoignant de leur affiliation à la lignée croyante. Lorsque cette
régulation institutionnelle se délite, ou lorsqu’elle est inexistante,
les dynamiques de l’individualisation et de la communautarisation
Le partage du croire religieux 61

développent leurs effets contradictoires. Bien plus, elles tendent à


s’activer l’une l’autre, en accentuant la polarisation des régimes de
la validation mutuelle et de la validation communautaire du croire
dans un paysage religieux en voie de « désinstitutionnalisation ». La
tension entre ces deux mouvements se manifeste à l’extérieur des
« grandes institutions » où l’on observe à la fois l’expansion d’un
monde de croyances individuellement bricolées et la prolifération
de petites communautés — ordinairement appelées « sectes » — qui
prétendent pour leurs membres au monopole de la vérité. Mais elle
traverse également les « grandes institutions », déboutées, au moins
partiellement, de leur légitimité à fixer pour l’ensemble de leurs
ressortissants un régime uniforme du croire.
Celles-ci s’emploient alors tant bien que mal à gérer la disso-
ciation croissante entre deux impératifs contradictoires. Le premier
impératif est d’alimenter un consensus théologique et éthique
minimum, capable d’absorber et d’encadrer sans la briser la diver-
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sité des trajectoires de plus en plus individualisées de l’identification
croyante. Le second impératif est de maintenir, en même temps, un
modèle suffisamment fort de la vérité partagée pour éviter d’être
débordées par la poussée offensive des petits dispositifs communau-
taires prêts à offrir à des fidèles perturbés par l’absence ou la perte des
repères collectifs du croire la sécurité d’un « code de vérité » clés en
mains. Toute la question est de savoir jusqu’à quel point de rupture
peut être conduit cet exercice de grand écart19.

Danièle Hervieu-Léger
Directrice d’études à l’EHESS
CESPRA, Centre d’Etudes Sociologiques et Politiques Raymond Aron
(UMR EHESS — CNRS)
hervieu@ehess.fr

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19. On s’est efforcé d’explorer les implications d’un tel dilemme dans le catholi-
cisme français contemporain : cf. Hervieu-Léger, 2003.
62 Danièle Hervieu-Léger
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