1978 - Delirium Circus - Pierre Pelot
1978 - Delirium Circus - Pierre Pelot
1978 - Delirium Circus - Pierre Pelot
Delirium circus
S. 236. Int.
Tout allait bien pour Zorro Nap.
Une bonne intégration. Il le savait même s’il n’en avait pas
réellement conscience.
Tout va bien, Zorro Nap… La poudrière…
Une vague somnolence s’était emparée de lui, à un moment donné,
alors qu’il s’était affalé dans le siège de cuir défoncé, les jambes
croisées jetées sur le plateau du bureau. Il avait écouté, un certain
temps, les bruits divers qui s’entrecroisaient au-dehors, et les
émanations sonores de ce réseau vibrant avaient contribué à son
endormissement. Coupure noire, tranchée dans le fil du temps. Réveil.
Zorro Nap se redressa sur le siège ; il décroisa les jambes et posa
ses pieds au sol. Sa bouche était pâteuse, il avait les reins douloureux.
Tout cela très normal. La fatigue.
Tout va bien. Zorro Nap.
Naturellement, la fatigue… Il ne pouvait guère espérer une
fraîcheur physique intacte, après plus de quinze jours de siège et de
bagarres spasmodiques, dont certaines avaient déchaîné une violence
inimaginable.
Fort-Wateralamo tenait bon.
Depuis plus de quinze jours, et en dépit des pertes subies sous les
coups de boutoir des troupes autrichannes, Fort-Wateralamo tenait
bon. Pour combien de temps encore ? « Jusqu’au bout, songea Zorro
Nap. Jusqu’à la victoire. »
Car les Francains vaincraient. Ils devaient vaincre : c’était écrit…
Les officiers, Zorro Nap, comment se portent-ils ? Le moral, et le
reste ? La poudrière, n’oublie pas…
Il jeta un coup d’œil en direction de la fenêtre. Les carreaux étaient
sales, barbouillés de suie et de poussières diverses ; une fêlure
marquait un angle ; de la poussière, également, sur le rebord de la
fenêtre, ainsi qu’au sol – comme un véritable tapis recouvrant le
plancher brut et sur lequel des traces de pas s’entrelaçaient pour
dessiner des motifs sauvages très compliqués.
Dehors, planait un relatif silence. De temps à autre, des voix
lointaines s’élevaient : un appel incompréhensible suivi d’une réponse
tout aussi floue. Le soir tombait, la lumière était douce, feutrée.
À l’intérieur de la pièce, la pénombre s’installait progressivement.
Une lampe à pétrole allumée, sur le bureau, essayait de repousser
l’assaut du mieux possible. Zorro Nap, un instant, se laissa prendre
aux fascinants tremblements de la courte flamme orangée, dans le
tube de verre bulbeux. Il ne se souvenait pas avoir allumé la lampe et
ne l’avait probablement pas fait.
Il se leva. Une vigueur toute neuve avait coulé en lui, de nouveau,
tandis que le mauvais sommeil s’abattait sur son cerveau. Il savait que
ce regain d’énergie le soutiendrait sans problème le temps nécessaire.
Il avait l’impression que son esprit crépitait, traversé par des vagues
accélérées de fourmillements.
La pièce était petite et basse. Un mur entier était construit en
pierres rondes, les autres étant en bois : des rondins grossièrement
équarris posés les uns sur les autres. Le mur de pierre était une paroi
intérieure, ceux de rondins donnaient sur l’extérieur. Il y avait,
adossée aux moellons, une grosse cheminée dont l’âtre se trouvait très
encombré de cendres froides. En plein centre du plafond, l’œil glauque
et rond d’un hublot électrique, de verre dépoli, surveillait la scène.
Mais c’était un œil mort. Depuis longtemps le bloc énergétique du Fort
avait sauté, au cours des premiers bombardements de l’armée
autrichanne. Pour la même raison, les radiateurs muraux à bain
d’huile étaient froids.
Zorro Nap fit un pas de côté, un peu au hasard, simplement pour
s’éloigner du bureau. Une lame de parquet gémit ; ce fut suffisant pour
réveiller les deux personnages affalés côte à côte sur le bat-flanc, près
de la cheminée.
— Reposés ? s’enquit Zorro Nap.
Il laissa les deux officiers reprendre pied dans la réalité – ce qui
leur demanda quatre ou cinq secondes, pas davantage –, les regarda se
redresser et s’asseoir sur la couchette grinçante. Leurs uniformes
étaient froissés, déchirés et couverts de boue sèche.
— J’ai l’impression d’avoir dormi des siècles, dit le plus grand des
deux.
Il était lieutenant des forces résistantes francaines, s’appelait
Calacan, et offrait un modèle rare de maigreur. L’autre était un
capitaine des Volontaires, plus trapu, quoique relativement décharné
lui aussi. Il se nommait Jossip.
— Tous nos réveils sont identiques, dit Zorro Nap en débouchant la
bouteille d’alcool posée sur le rebord de l’âtre. Nous fermons les yeux
pour quelques minutes, et nous les ouvrons avec la sensation d’avoir
perdu un temps fou. (Il versa l’alcool dans les verres, après avoir
soufflé sur la poussière qui n’en finissait pas de voler et de se déposer
partout, toujours…) C’est à cause de la fatigue. La fatigue…
Il n’acheva point la phrase, reboucha la bouteille. Il laissa les deux
officiers se saisir de leurs verres, prit le sien. Ils avalèrent une gorgée
en silence. Jossip se leva, fit quelques pas qui l’amenèrent devant la
fenêtre aux carreaux fendus.
— Tout semble calme, dit Zorro Nap.
— Ils vont probablement tenter un sale coup dans le courant de la
nuit. Ils nous ont laissés en paix depuis trop longtemps, répondit
Calacan.
— C’est aussi mon avis, acquiesça Zorro Nap, après avoir d’un seul
coup séché le contenu de son verre, et reposé celui-ci à côté de la
bouteille. Et je ne serais pas étonné qu’ils remettent ça dans le secteur
de la poudrière. Ils ne sont pas fous et savent fort bien qu’un coup de
force de ce côté-là peut leur valoir la victoire.
— Mais ils savent également que nous le savons, dit Jossip depuis
sa fenêtre, se retournant tout juste pour soutenir le regard de Zorro
Nap. S’ils prennent la poudrière pour cible, ils le feront, à mon avis, en
mettant toutes les chances de leur bord. Une action de commando me
paraît plus aléatoire.
Zorro Nap ne répondit pas immédiatement. Pendant quelques
secondes, interminables, ils s’affrontèrent, lui et Jossip, croisant leurs
regards perçants. Ce fut finalement Jossip qui rompit le premier, sur
un petit hochement de tête. Il avala la dernière gorgée d’alcool
contenue dans son gobelet, reposa celui-ci sur le bord de la fenêtre.
— Je vais voir un peu ce qui se passe dehors, avant la nuit noire,
dit-il.
Il sortit. Claqua un peu trop fort, peut-être, la porte derrière lui.
— Nous sommes tous énervés, remarqua Calacan, avec un petit
geste de la main qui voulait détendre l’atmosphère. Tous énervés après
quinze jours de terreur, sans savoir si nous en sortirons jamais…
— Nous en sortirons, dit Zorro Nap. Moi, je le sais. Nous en
sortirons, je vous le garantis, Calacan. Si les troupes de renfort qui
attendent à quelques lieues d’ici pouvaient être au courant de notre
situation ! Bon Dieu, Calacan ! Je suis persuadé que le général Amiez
ignore tout de ce merdier lamentable dans lequel nous pataugeons…
ou encore, au pire, il s’imagine que nous sommes morts, tous, depuis
longtemps !
Calacan hocha la tête. Il frotta nerveusement, du bout des doigts,
ses joues couvertes de barbe rude.
— Nous n’avons aucun moyen de prévenir le général Amiez. Nos
circuits sont brouillés régulièrement par les Autrichans. Quant à
dépêcher un messager à travers les lignes ennemies… Toutes nos
tentatives se sont révélées parfaitement folles.
— Je sais, bougonna Zorro Nap. Je sais bien, Calacan… C’est
tellement… tellement idiot ! J’ai passé ma vie à conquérir et pacifier
les peuples de cette planète, à propager et étendre partout les bienfaits
de la civilisation francaine, et il faudrait que je claque ici, dans ce trou,
sous les lasers d’envahisseurs autrichans de cette foutue planète Goz ?
Vous pouvez être sûr, Calacan, que je ne m’y résoudrai pas !
— Nous pouvons toujours compter…
— Nous pouvons compter sur nous-mêmes, un point c’est tout ! Et
envoyer encore un messager qui parviendra jusqu’aux lignes d’Amiez !
Voilà ce que nous devons faire !
— Ce sera le dix… non, le douzième. Et comme les onze précédents,
il ne reviendra pas… sinon sous la forme méconnaissable d’un cadavre
mutilé.
— Ce n’est pas dit, affirma Zorro Nap. Pas si ce douzième messager
n’est autre que… moi.
Calacan accusa le coup, muet et bouche ouverte. Zorro Nap
l’abandonna à son ébahissement pour aller à son tour se planter
devant la fenêtre. À travers la vitre sale, il regarda le soir qui s’étirait
sur la cour du Fort. Il regarda les remparts crevassés, les soldats
survivants entassés sous les créneaux. Il regarda le ciel blafard. Puis il
soupira, et fit de nouveau face à Calacan.
Tout va bien, Zorro Nap.
— Vous n’y songez pas, général ! souffla Calacan. Nous avons
terriblement besoin de vous ici ! Si vous partez…
— Vous n’aurez guère besoin de moi, coupa Zorro Nap, si je me fais
massacrer au milieu de vous tous…
— Vous savez bien que c’est impossible !
Zorro Nap sourit rapidement, détourna les yeux une seconde. Il
reporta son attention sur le visage hâve de Calacan.
— Merci pour votre confiance, lieutenant. Mais je ne partage pas
vos certitudes. Pourquoi les Autrichans mettent-ils autant
d’acharnement à nous enfoncer ici, dans ce trou ridicule de Fort
Wateralamo ? Parce que j’y suis. Parce que le général Zorro Nap s’y
trouve, en compagnie de quelques braves. C’est moi qu’ils veulent…
— Et ils peuvent vous mettre la main dessus, précisément, si vous
tentez de traverser leurs lignes. Tout sera dit.
Zorro Nap sourit encore. Il poursuivit :
— Premièrement, ils ne me poseront pas la main dessus. Ensuite, si
jamais ils y parvenaient, cela mettrait un terme à cette guerre et
sauverait Fort-Wateralamo. Enfin, si je passe – et je passerai ! – il
vous suffira de leur faire savoir que je ne suis plus dans les murs pour
freiner leurs assauts.
— Vous pensez donc, réellement, faire une tentative ?
— J’y songe, dit Zorro Nap. Les précédents messagers étaient tous
des Volontaires, aux ordres de ce sacré Jossip.
— Jossip n’est pas un mauvais bougre, général, souffla Calacan. Je
vous l’assure.
— Jossip est un Volontaire, dit Zorro Nap. Un homme de ce pays
récemment conquis par les troupes francaines… un barbare à peine
dégrossi.
— Mais de là à le soupçonner d’intelligence avec ces Autrichans…
— Je préfère soupçonner à tort, Calacan, et faire en ce domaine des
erreurs positives… Je vais maintenant rejoindre les troupes sur les
remparts.
Il sortit.
Un instant, Calacan demeura pétrifié, avant de soupirer
longuement, les doigts crissant de bas en haut dans sa barbe dure. Il
retourna s’asseoir sur le bat-flanc.
Invisibles, quatre regards précis le tenaient au centre de leurs
champs croisés. Un cinquième tombait du globe terne du plafonnier.
S. 237, Ext-Noc.
Wilkes tremblait. Ce n’était certainement pas de froid, et encore
moins de peur. Il tremblait tout bêtement d’excitation et ne souhaitait
qu’une chose : se montrer à la hauteur de la tâche qui lui était confiée,
répondre, au mieux de ses possibilités, à tout ce que l’on attendait de
lui. On attendait beaucoup de lui, ainsi que d’une vingtaine d’autres
soldats placés pour l’occasion sous ses ordres.
On attendait qu’ils jouent leurs rôles à la perfection, la moindre
défaillance étant exclue.
Wilkes se demanda combien, parmi cette vingtaine de calamiteux
qui l’accompagnaient, ressentaient les mêmes vibrations que lui. Il
leur jeta un coup d’œil, dut constater qu’ils avaient tous l’air
parfaitement calme, voire presque détendu « Naturellement, songea
Wilkes, mais ils n’ont rien à perdre, eux. »
Rien à perdre, sinon la vie.
« Évidemment, mon vieux Wilkes, et toi aussi tu peux fort bien y
laisser ta peau. Seulement, tu n’y tiens pas du tout. Claquer dans cette
opération, c’était également effacer d’un seul coup le chemin parcouru
péniblement jusque-là, et faire mentir la Chance qui a si bien su poser
son doigt entre tes yeux… Parfaitement, mon vieux Wilkes… »
Les calamiteux attendaient en silence, affalés dans la tranchée de
première ligne. Leurs crânes étaient à moitié rasés, suivant une ligne
qui partait de milieu du front pour finir sur l’occiput, ainsi que le
voulait la mode de combat des Autrichans ; les cheveux conservés
étaient fournis et longs, liés sur l’oreille en une queue dont l’extrémité
descendait plus bas que l’épaule. Ils avaient retiré leurs bijoux de
parade, par mesure de prudence et d’efficacité, afin d’éviter le moindre
cliquetis qui aurait pu traîtreusement déceler leur présence aux gardes
du Fort. Leurs torses étaient nus, enduits de graisse noire sur laquelle
le sable farineux se collait. Ils ne portaient que leurs pantalons de
peau, et des bottes souples aux tiges lacées jusqu’à mi-cuisse. Et puis
leurs armes.
Ce sera une victoire, Wilkes. Tout ira bien.
C’était un peu comme si l’affirmation lui avait été soufflée par Dieu
sait quel superviseur invisible au courant de tout, et spécialement du
futur immédiat.
Tout irait bien, naturellement.
Mais ce ne serait pas facile.
« Rien n’est facile », se dit Wilkes, tout en se redressant sur un
coude. Sa tête à demi rasée émergea de quelques centimètres au-
dessus de la tranchée. Suffisamment pour que son regard file à ras de
terre en direction du Fort.
Le sol était plat – ou presque. La suite régulière des maigres dunes
ne pouvait guère prétendre déformer réellement cette platitude. Le
sable était abondamment semé de boules d’épineux couverts de
feuilles cassantes et brûlées par le soleil. Au delà de ce champ ébouriffé
s’élevait la masse confuse du Fort. Pas un feu ni la moindre lumière.
C’était comme si l’endroit était abandonné. Une impression de calme
absolu régnait sur le lieu, et le silence était pareil du côté autrichan.
Calme… calme… mais rien, bien entendu, n’était plus faux. Wilkes
n’était pas un naïf : il ne se laisserait pas tromper par cette impression
paisible.
Le Fort était distant d’environ quatre à cinq cents mètres. Tous les
remparts avaient été sérieusement endommagés par les
bombardements des jours précédents, à l’exception du mur nord,
derrière lequel se trouvait la poudrière. Là était l’objectif du
commando dirigé par Wilkes.
Wilkes consulta son chrono-bracelet : dans cinq minutes, la
noirceur de la nuit atteindrait son maximum. Une nouvelle bouffée de
nervosité courut sous sa peau. La paume de ses mains était moite, il les
essuya une fois encore sur son pantalon, en essayant de rendre le geste
naturel. Il se disait que les calamiteux n’avaient pas à s’apercevoir de
sa nervosité : il était leur chef et devait faire preuve d’autant de
sérénité qu’eux… Il referma les doigts de sa main droite sur la crosse
de son pisto-jet.
Tout ira bien, Wilkes.
La Chance ne lavait-elle pas royalement servi, jusqu’alors ? Il avait
intercepté en personne quatre des messagers envoyés par ceux du
Fort. De ses mains, il les avait égorgés proprement, ce qui lui avait valu
d’être remarqué par un des commandants. Pour cela, on lui avait
confié cette mission présente.
Tout ira bien. Wilkes.
Il était fatigué et nerveux, mais tout irait bien. C’était vital, pour lui,
et il le sentait. Il était en guerre depuis si longtemps !
Il n’avait jamais connu que la guerre – c’était le destin des
Autrichans. Il était un Autrichan et curieusement, il ne possédait pas
le moindre souvenir de sa patrie d’origine. Il se souvenait confusément
que la planète Goz était située quelque part au nord de… Non. Même
pas. La planète Goz était située au diable.
Par contre, il avait une certitude : le Fort assiégé devait tomber
rapidement aux mains des siens. Dans ces murs, se trouvait le général
ennemi Zorro Nap. Il savait que Zorro Nap devait mourir.
N’en demandait pas davantage.
Il jeta un nouveau coup d’œil à son chrono. Son cœur manqua un
battement. Les plus proches calamiteux le regardaient, attendaient.
Wilkes fit un signe de la tête et, le premier, il quitta la tranchée pour
ramper sur le sable, à travers le dédale de broussailles naines, en
direction du Fort. Les autres le suivirent, en silence.
S. 238. Ext-Noc.
Les hommes étaient assis sous les créneaux, adossés à la pierre
chaude ; un grand nombre étaient allongés à même le sol du chemin
de ronde, et ils dormaient, la tête posée au creux d’un bras, une main
sur leur fusil-rad. Ceux qui ne dormaient pas scrutaient la plaine
sombre, ou bien chuchotaient entre eux, accroupis derrière la
muraille, dans les gravats et débris de toutes sortes. Lorsque Zorro
Nap passait devant eux, ils s’interrompaient pendant quelques
secondes, attendaient un mot, une parole du général. Ils répondaient
par un hochement de tête, ou par une mimique décidée, ou encore ils
lâchaient une courte phrase pour dire leur ferme intention de tenir à
tout prix. Un grand nombre de soldats avaient déjà donné leur vie
pour Zorro Nap, et tous ceux-là étaient bien décidés à faire de même si
besoin était – tous espéraient néanmoins s’en tirer.
Calacan rejoignit Zorro Nap à l’extrémité du mur nord, sur le
chemin de ronde. Autour de Fort-Wateralamo, la plaine était
silencieuse et calme – probablement trop silencieuse et calme. Les
lignes ennemies autrichannes étaient invisibles dans la nuit, sans le
moindre feu de camp, sans une lumière pour les situer. On aurait pu
s’imaginer que les troupes des envahisseurs avaient levé le pied,
s’étaient fondues dans la nuit, à un moment donné, comme par magie.
C’était bien là le plus inquiétant… et Calacan le dit à haute voix après
avoir laissé errer son regard pendant quelques minutes au plus
profond de l’ombre.
— Oui, acquiesça Zorro Nap. Je partage votre avis et vos craintes,
lieutenant. Cela confirme mon intuition.
Il se laissa glisser le long du créneau de pierre, jusqu’à se retrouver
assis sur ses talons. À deux ou trois pas de là, sur le chemin de ronde,
une quinzaine de soldats se tenaient pareillement accroupis, l’arme
prête, postés en surveillance étroite au-dessus du bâtiment de la
poudrière dont la toiture plate, en contrebas, dessinait un rectangle
clair. De l’autre côté du bâtiment, le rempart était partiellement
écroulé ; les trous ouverts dans le chemin de ronde avaient été
rafistolés à l’aide de poutres et de planches : il y avait, là aussi, une
vingtaine de soldats qui attendaient, l’arme au poing, repoussant le
sommeil et l’épuisement.
— En face, ils préparent un coup de main, j’en suis persuadé, dit
Zorro Nap.
Il ferma les yeux une seconde, et lorsqu’il les rouvrit, le paysage
trembla un moment, comme s’il allait se dissoudre inexplicablement.
Cela ne dura qu’un instant, presque rien. L’endroit retrouva bien vite
sa stabilité ordinaire.
« La fatigue », songea Zorro Nap.
L’impression, cependant, l’avait choqué, emballant pour quelques
secondes son rythme cardiaque.
— Nous les attendons… et nous les repousserons, dit-il.
— Certainement, approuva Calacan, tout en s’agenouillant lui aussi.
Le fourreau de l’épée qui pendait à sa ceinture grinça contre le sol
poussiéreux.
— Combien de temps pourrons-nous tenir ? demanda Calacan
après avoir laissé errer son regard sur la cour intérieure du Fort.
Combien de jours ? Nous manquons de munitions, de vivres. Nous
manquons de tout.
— Il nous reste un certain nombre de charges énergétiques pour les
armes, dit Zorro Nap. Là, dans cette poudrière. Nous tiendrons le
temps qu’il faudra… Vous en doutez, Calacan ?
— Non… Évidemment, non. Mais je me demande si…
— Nous tiendrons, répéta Zorro Nap.
Sa voix résonna étrangement à ses propres oreilles.
Il faut tenir, Zorro Nap ! il le faut, et l’issue n’est pas loin. Okay !
parfait… bien entendu, je tiendrai. Bien entendu…
— Ils sont là ! hurla un soldat.
Le cri traversa la nuit, traversa le crâne de Zorro Nap. Il fut
immédiatement suivi d’un concert de vociférations rageuses, de
hurlements, de cris de douleur et des chuintements entrecroisés des
jets fusant des canons des armes.
Zorro Nap avait bondi sur ses pieds, le pisto-jet au poing. Il eut
l’impression que le désert tout entier grouillait soudain. Une marée
d’ombres qui palpitaient, s’entremêlaient.
À quelques pas, la trogne grimaçante d’un Autrichan surgit au-
dessus du créneau. Zorro Nap comprit que l’homme avait grimpé le
long du mur, s’aidant d’une corde : il aperçut le grappin dont les crocs
étaient plantés dans la pierre. Il tira. Le jet thermique traça une
saignée noire dans le moellon du créneau avant d’exploser sur le
visage de l’envahisseur – qui chuta en hurlant.
— Tuez-les tous ! brailla Zorro Nap. Pas un d’entre eux ne doit
poser le pied sur les remparts ! Tuez ! tuez !
Plusieurs grappins volèrent en même temps, mordant la pierre.
— Combien sont-ils ? cria Zorro Nap.
Personne ne lui répondit. Il crut voir courir, sur le rempart, la
silhouette de Jossip ; il crut le voir cogner à tour de bras sur un
Autrichan qui venait, précisément, de prendre pied sur le chemin de
ronde.
Tout le Fort bourdonnait et hurlait. Les traits de chaleur crachés
par les armes zébraient la nuit avec des « ziouf ! » stridents. Zorro Nap
tira sur les grappins. Ses coups étaient précis et les langues thermiques
cisaillaient net les crocs d’acier, creusant la pierre des murailles
jusqu’aux structures métalliques internes. Il hurla des ordres,
recommandant à tous de ne pas quitter leur poste. Il ne fallait en
aucun cas céder à la tentation, en aucun cas dégarnir le périmètre des
remparts pour se porter en force sur le point chaud – c’était peut-être
ce qu’attendaient les agresseurs. Il y avait entre trente et quarante
soldats postés pour la défense de la poudrière : cela devait suffire.
Zorro Nap se jeta dans la bagarre…
S. 239. Ext-Noc.
Wilkes n’y comprenait plus rien.
En moins de trois secondes, la terreur avait explosé en lui.
Saloperie !
Pourtant, ils avaient traversé cette portion de désert qui les séparait
du Fort comme de véritables fantômes. Pas un bruit, rien ! Ils s’étaient
coulés avec une maîtrise parfaite, une belle efficacité, entre les
buissons secs et leurs feuilles-grelots. Ainsi, sans encombre, ils étaient
parvenus au pied de la muraille.
C’était lui, Wilkes, qui avait jeté le premier grappin.
Et l’enfer avait claqué. Tout de suite. Exactement cela : l’enfer.
À la réflexion d’ailleurs, cela n’était que très ordinaire : les
Francains n’étaient pas fous – ils l’étaient d’autant moins qu’ils étaient
commandés par ce foutu Zorro Nap ! – et ils s’étaient postés en masse
au point stratégique de leur défense. D’accord.
Il comprit tout de suite que l’escalade du rempart nord était
impossible. Moins d’une minute après le premier braillement, les
corps brûlés de trois de ses hommes s’écroulaient sans vie dans le
sable. Les jets thermiques fusaient, brûlant le sol et les chairs. Dans la
nuit brutale, se levait une épouvantable odeur de viande carbonisée.
Wilkes hurla, entraîna avec lui une dizaine d’hommes en direction
de la portion est du mur. Le rempart, à cet endroit, était sérieusement
entamé, et ils avaient peut-être une chance de l’escalader. Poser le pied
là-haut, pour balancer une bombe incendiaire. Rien d’autre.
Naturellement, il avait toutes les chances d’y laisser sa peau… mais ce
serait au moins faire un beau numéro et finir avec talent !
Dans cette course sous les feux croisés, Wilkes perdit cinq hommes.
La bonne moitié de son groupe. Quant aux autres, il ne savait pas ce
qu’ils étaient en train de devenir. Ils étaient peut-être tous morts,
déjà…
Tout va bien, Wilkes.
Tout va bien, mon cul !
Il avait l’impression de n’être qu’un immense muscle cardiaque, et
qui battait, battait, battait… Ce fut avec un certain étonnement qu’il se
retrouva au pied de la muraille est. Comme il l’avait supposé, elle était
en piteux état, crevée à maints endroits, rapetassée, sur des esquilles
de carcasse métallique qui déchiraient la pierre, avec des planches et
des poutrelles. Les travaux de réfection offraient un canevas d’échelles
et d’échafaudages baroques qui facilitaient l’escalade. Wilkes jeta un
coup d’œil autour de lui. Quatre hommes le suivaient toujours. Il hurla
un ordre et s’élança le premier à l’assaut.
Tout va bien, Wilkes.
Parfait.
Son pisto-jet au poing, Wilkes se rua bravement à l’attaque.
Plusieurs impacts brûlants explosèrent sur les poutres entrecroisées
qu’il escaladait. Du bois charbonneux, une pluie de braises le
fouettèrent en pleine face. Il continua, se plaqua sous le couvert d’une
avancée de planches. Il aperçut, là-haut, les bustes d’une dizaine de
soldats, leva son arme et pressa sur la détente. Le feu gifla les soldats…
mais la seconde d’après, ils étaient toujours là, toujours vivants,
toujours dangereux…
Tout va bien, Wilkes.
TOUT VA BIEN.
Incapable de croire à ce qu’il venait de voir, Wilkes fit feu une
seconde fois. Son tir était précis… mais il eut le même résultat négatif.
Tout à fait comme si les jets de chaleur crachés par son arme n’avaient
pas la moindre efficacité sur les soldats. La gerbe explosait sur eux…
Ils auraient dû, normalement, être carbonisés sur place… au lieu de
quoi, ils continuaient de tirailler, le poil pas même roussi !
Une seconde, ou peut-être davantage, Wilkes demeura pétrifié
d’horreur dans son encoignure, sous les planches qui s’étaient mises à
brûler. Il dut se résoudre à l’évidence : son arme ne valait rien. Fichue.
Trafiquée ?
Pourquoi trafiquée, Wilkes ? Quelle idiotie !
Alors, ces foutus Francains avaient trouvé un moyen pour se
protéger contre les jets de chaleur concentrée.
Un fantastique concert de cris martyrisait le cerveau de Wilkes.
Dans le tohu-bohu, il comprit qu’il était bel et bien perdu. Sans
l’ombre d’une chance… cette sacrée Chance qui l’avait poussé là, qui
l’avait fait sortir du rang pour l’élever au rôle de chef de commando…
Un chef sacrifié.
Une bouffée de colère creva dans son crâne. Des morceaux de
planches se détachèrent du brasier, au-dessus de sa tête. Dans le
même temps, quatre ou cinq jets thermiques traversèrent les flammes
pour venir s’écraser à ses pieds. L’un d’entre eux lui laboura le mollet.
Wilkes hurla.
Il eut un geste de protection, un geste dérisoire, replia son bras au-
dessus de sa tête, et il s’élança de nouveau à l’assaut.
Tout va bien, Wilkes.
À l’assaut… de quoi ? Avec quelle arme ? Mettre le pied sur le
rempart et balancer une bombe incendiaire qui… Mais quelle bombe ?
Il traversa les planches qui brûlaient. Sa chevelure s’embrasa d’un
seul coup et deux jets thermiques l’atteignirent en pleine poitrine. Il
chuta à la renverse, crevant le treillis de planches enflammées,
cascadant jusqu’au sol dans une fantastique envolée de feu.
Il se dit que c’était au moins une belle fin, et mourut dans la
seconde suivante.
Tout va bien, Wilkes.
S. 240. Ext-Noc.
Les clameurs de victoire que poussaient les soldats s’éteignirent
progressivement, en même temps que les incendies qui léchaient les
barricades rafistolées des remparts. Le combat nocturne n’avait pas
duré un quart d’heure, tous les assaillants avaient été transformés en
torches, et les rangs francains ne comptaient pas une victime. C’était
ce que l’on appelle une victoire…
Pendant un moment, Zorro Nap et les soldats s’étreignirent
énergiquement, les hommes tombant l’un après l’autre dans les bras
de leur général-héros. Certains pleuraient et riaient à la fois. Zorro
Nap, secondé efficacement par Calacan et Jossip, envoyait des
bourrades ici et là, au hasard des épaules qui passaient à portée de
poing. L’euphorie régna pendant plusieurs minutes.
— Vous êtes décidé ? demanda une fois de plus Calacan, l’air
sombre.
— Décidé, dit Zorro Nap.
Il souriait, mais ses traits étaient tirés. La fatigue marquait son
visage durement ; elle se remarquait davantage encore depuis qu’il
s’était fait raser la moitié du crâne. Il avait enfilé le pantalon d’un
Autrichan mort et les bottes d’un autre, et il achevait de s’enduire le
torse de graisse noire. Une trentaine de soldats étaient groupés
alentour, suivant d’un œil admiratif – avec un soupçon de crainte – la
métamorphose de leur général. Admiration, car maintenant Zorro Nap
ressemblait trait pour trait à un barbare envahisseur ; crainte, car il
allait se planter tout droit dans les rangs ennemis, se faisant passer, si
besoin s’en faisait sentir, pour un des hommes du commando (un
survivant), on espérait alors que le déguisement tiendrait…
— Un pisto-jet, réclama Zorro Nap.
On le lui donna. Il vérifia la charge et glissa l’arme dans sa ceinture.
— Bien, dit-il.
Il soutint sans un mot le regard de Calacan, celui de Jossip. Ce
dernier fit un pas en avant, posa sa main sur l’épaule de son général,
lequel lui retourna le geste. Un moment fort.
Tout va bien, Zorro Nap.
— Je passerai, dit-il. Je passerai, et je contacterai Amiez. Nous
serons de retour dans deux jours, maximum, et nous délivrerons la
planète de ces sauvages. Tenez, tenez bon, encore pendant deux jours.
C’est tout ce que je vous demande.
— À vos ordres, dit Calacan.
« Voilà », songea Zorro Nap.
C’était fini, il le savait. Tenir bon… tenir bon, en ce qui le
concernait, encore quelques secondes.
Il enjamba le faîte du rempart, se laissa couler le long d’une corde.
Ses pieds touchèrent le sol. Quelques cadavres d’assaillants achevaient
de se consumer, tels de petits îlots puants parcourus de flammèches
fumeuses. Zorro Nap s’éloigna, au pas de course.
Après avoir parcouru une vingtaine de mètres, il s’arrêta. Se laissa
glisser à terre de tout son long. Il souriait.
« Tout va bien, Zorro Nap. Tout va bien, Citizen… »
Il traverserait les rangs autrichans. Il contacterait le général Amiez,
et ils reviendraient ensemble délivrer le Fort.
À présent, tandis que l’énorme fatigue s’emparait de chacun de ses
muscles, il se souvenait. Ces événements futurs, il les avait déjà vécus.
Il allait reprendre pied doucement, progressivement.
Il s’en était magnifiquement tiré, une fois de plus ; il ferma les yeux.
Le postiche de peau nue ajusté sur la moitié de son crâne se décollait
sur la nuque.
Quelque part, le clap de fin électronique avait dû repartir.
2
« Comment vas-tu, jeune homme ? » interrogea Bross Chaplin,
clignant de l’œil à son reflet dans la vitre.
Le reflet souriait. Il avait un visage qui aurait pu se dessiner à l’aide
d’une série de rectangles et de carrés, plus ou moins réguliers, aux
angles plus ou moins gommés. Cela n’avait pas toujours été le cas.
Lorsque Bross était réellement un jeune homme, on aurait plutôt fait
le croquis de sa physionomie en se servant de lignes courbes, comme
pour n’importe qui. Avec l’âge, ses traits s’étaient marqués, la
structure osseuse de son faciès transparaissait plus nettement sous les
chairs affaissées. Son nez tombait tout droit, ses narines étaient
pincées et bizarrement racornies, ses yeux clairs enfoncés dans les
fentes écrasées de leurs orbites. La bouche semblait dépourvue de
lèvres, telle une coupure limitée à chaque extrémité par le pli vertical
des joues tombantes. Il avait un petit menton carré, un double menton
informe, qui pour l’heure tremblotait dans les vibrations de la rame de
métro-tube. Ses oreilles ressemblaient à de vieux champignons secs.
Le front de Bross Chaplin était naturellement haut, mais paraissait
plus vaste encore en raison de la calvitie avancée qui lui dénudait
presque tout le crâne, à l’exception d’une bande de cheveux, courant
d’une oreille à l’autre en passant par la nuque ; ses cheveux survivants,
régulièrement teints, brillaient d’une noirceur de jais. (La perte
progressive de sa chevelure, qu’en d’autres temps il avait eue
abondante et fournie, avait beaucoup ennuyé Bross. Véritablement.
D’autre part, il n’avait jamais pu supporter le port d’un postiche.
Finalement, il s’était fait bon gré mal gré à cette tête nouvelle et
clairsemée, comme il avait accepté les rides, la peau qui se
parcheminait inéluctablement, la ceinture de graisse et de cellulite qui
empesait sa silhouette, le fait qu’il bandait de plus en plus
difficilement et dans des circonstances tout à fait spéciales…)
Cette dégradation physique, un peu trop rapide, était probablement
due à l’absorption massive et quelque peu déraisonnable de gélules
d’E.I.P.D (Excitant de l’Imagination sous Programme Donné). Il
payait, un peu trop tôt à vrai dire, des années de travail acharné et
l’espoir affamé de se trouver un jour au sommet d’une carrière unique,
avec la bénédiction des Producteurs et du Public-Dieu. Il n’avait pas à
geindre, ou à regretter. C’était un choix. Son choix. Et c’était le lot de
tous les Scénaristes.
Bross Chaplin était en passe de devenir un des meilleurs
Scénaristes confirmés, reconnus, des Plateaux. Encore quelques
efforts, encore quelques plongées dans le monde de l’imaginaire
programmé, quelques merveilleuses percées, et tout serait dit. Le but
atteint. Acquis.
Il pourrait se reposer, prendre son temps, faire la fête dans les
paysages ensoleillés de Bulle-Hills, sur les plages tranquilles de
California-Bulle, passer ses jours et ses nuits à caresser les croupes
nues et les seins de dizaines d’Actrices postulantes prêtes à tout pour
décrocher un Rôle. Sa parole, à ce niveau de la distribution, aurait du
poids, le poids indiscutable conféré par les Sondeurs-Psychos qui
donnaient la volonté du Public.
Bross soupira, tiré de ses pensées enivrantes par le glissement
couineur de la rame qui stoppait. Il leva les yeux. Sur la voûte courbe
du quai, le panneau indicateur clignait au rythme d’un flash toutes les
demi-secondes. Cela faisait mal aux yeux. Une quelconque
défectuosité dans le circuit électrique, probablement. La dernière
lettre du mot BRANDO ne s’allumait pas.
Brando-Station, songea Bross. Il calcula qu’il avait encore quatre
stations à traverser avant de pouvoir descendre sur le Plateau du
Désert. Il arriverait pour assister aux dernières séquences. Ou bien,
même, si tout s’était bien passé, le tournage serait-il terminé. Si tout
s’était bien passé… mais il n’y avait aucune raison de croire que tout ne
s’était pas bien passé. Pas avec un Acteur de la trempe de Citizen.
Bross se redressa sur son siège, et le dos de sa veste se décolla du
coussin de cuir avec un petit chuintement. Quatre personnes étaient
entrées dans la rame du métro-tube. Trois d’entre elles étaient, sans
aucun doute, des Techniciens. Des Électros ou des Sonniers, ou peut-
être encore de ces joyeux drilles de la corporation des Accessoiristes.
Ils étaient vibrants de santé, partaient haut. Après dix secondes Bross
comprit, à leur conversation, qu’il s’agissait effectivement
d’Accessoiristes, comme il l’avait deviné. Les Techniciens allèrent
s’installer à l’autre extrémité de la rame et se mêlèrent naturellement à
un groupe de jeunes étudiantes qui occupaient cette partie du wagon.
Le quatrième personnage monté à la Brando-Station était d’un tout
autre acabit. Au premier coup d’œil, Bross le jugea excessivement
antipathique. Il se dit aussitôt qu’il avait toutes les chances de voir cet
hurluberlu venir s’installer en face de lui, sur la banquette vide. Pour
parer à cette éventualité, il étendit ostensiblement ses jambes devant
lui, cala sa nuque au creux de l’appuie-tête et ferma les paupières pour
feindre la somnolence.
Le type lui jeta un regard distrait avant de s’enfermer dans les
toilettes du couloir.
Bross soupira. On repérait ordinairement les Frimeurs à cent pas,
mais celui-là était identifiable à deux mille. Un jeune, maigre, le visage
creusé, boutonneux, les cheveux longs et sales, les yeux rougis par le
manque de sommeil et l’ingestion systématique de drogues excitantes.
Un jeune Frimeur, à peine sorti de la Ceinture et qui devait errer de
Plateau en Plateau, depuis plusieurs unités. Il n’avait pas d’âge,
évidemment. Sinon celui de son corps physique. Il n’était pas encore
né.
Bross avait horreur des Frimeurs – peut-être, précisément, parce
qu’ils n’avaient pas d’âge ? Il ne manquait pas une occasion, dans
chacun de ses scénarii, d’en consommer une bonne quantité…
paradoxalement, c’était là une des composantes de son succès
grandissant. Les Frimeurs qu’il n’aimait pas et dont il faisait une
consommation spectaculaire le nourrissaient, en fin de compte. Il
sourit encore. Dans la vitre noire, son reflet renvoya la grimace,
paupières mi-closes.
— Comment ça va, jeune homme ?
Tu parles ! Il était âgé de six cent quarante-trois films, le jeune
homme ! C’était son âge réel, qui avait fini par prendre le pas sur son
âge physique. Six cent quarante-trois films.
« D’accord, songea Bross. D’accord, mais ce n’est pas vraiment
vieux non plus. C’est normal. Il y en a qui ne vont jamais jusque-là, et
ce sont les plus nombreux. Déboulonnés bien avant, ou tout
simplement encagés – ou encore ils se retrouvent sur des petits films
de pub-annonce. Bientôt, Bross, tu pourras laisser tomber le E.I.P.D.,
tu auras l’esprit en paix, libre de te faire ton propre cinéma mental,
sans contrôle ni suggestion d’aucune sorte, ni barrières ni programme.
En liberté. Parfaitement, Bross. »
La rame s’arrêta à la Goldwyn-Station. Le quai était désert et le
panneau indicateur ne clignotait pas. Les plaques de plastique poli qui
formaient la voûte – et les murs – du tunnel donnaient l’impression
d’être taillées dans de la glace pure. Il y avait quelques affiches
cinétiques savamment disposées sur le mur de pseudoglace, mais en
réalité toute la station formait un espace publicitaire pour le dernier
film de Sakko – un thriller dont l’action se situait dans un espaginé
(espace-imaginé) recouvert de neige et de glace.
Les portières automatiques du métro-tube se refermèrent. La rame
reprit sa glissade et plongea dans le noir. Bross retrouva sur la vitre
son double pâle ainsi que la partie reflétée du wagon. Il se dit,
négligemment, qu’il aurait bien aimé, une fois, travailler pour Sakko.
C’était un Réalisateur qui bénéficiait d’une belle cote auprès des
Critiques Psychos-Sondeurs en relation directe avec la volonté du
Public. Bross tenta de se souvenir du titre du film dont il venait de
traverser la pub – et il n’y parvint pas. C’était pourtant un truc dont on
parlait sur tous les Plateaux. La publicité pouvait être tapageuse, elle
n’en était pas moins très mal faite : cela expliquait cet impensable trou
de mémoire. Bross décida qu’il signalerait la chose à un mémoriseur
de suggestions critiques. Il signerait, bien que la plupart de ces
suggestions fussent anonymes. Il signerait : Bross Chaplin. C’était un
nom qui comptait, et cela fournirait peut-être une occasion à Sakko de
le remarquer.
Pendant quelques instants, il se laissa aller au fil de son
imagination, construisant une situation où il rencontrait Sakko. Il
chercha à se souvenir du nom du Scénariste de ce thriller dans la
neige, mais ce fut également en pure perte. Une nouvelle pierre,
pesante, dans le jardin des Conseillers Publicistes. Bross hocha la tête.
Cette idée de neige, ce n’était vraiment pas bête. Il fallait une belle
dose d’imagination novatrice pour aboutir à cela. La neige… Dans un
tel champ d’action, le plus terne des Décorateurs pouvait se révéler
génial. Qui, le premier, avait eu cette idée ? Bross se souvenait d’un
ancien film des Archives de l’Histoire… un script qui racontait les
mésaventures d’un natif d’espaginé de glace… Mais il y en avait
d’autres, aussi, dans les séries Documentaires. Il se laissa de nouveau
porter par le flux de son imagination, se mettant en scène en
compagnie de Sakko. Il se voyait, présentant au Réalisateur ainsi
qu’aux services de Productions, un script génial dont l’originalité
n’avait rien à envier à ce truc de la neige. Évidemment, ils étaient tous
enthousiasmés et proclamaient que le nom de Chaplin – Bross Chaplin
– n’allait pas manquer de passer à la postérité, avec une intrigue
semblable d’une telle originalité.
Il sourit, décida qu’il imposerait Marylin au poste de Script, lorsque
cette aventure sensationnelle lui arriverait…
— Vous êtes Bross Chaplin, n’est-ce pas ? dit une voix éraillée.
Bross sursauta. La rame de métro-tube filait à toute allure dans sa
gaine d’ombre ; à l’extrémité de la voiture, les Techniciens menaient
grand tapage en compagnie des jeunes étudiantes. Un éclair d’angoisse
éblouit Bross, brutalement tiré de ses pensées ; il craignit, l’espace
d’un instant, d’avoir laissé passer sa station. Comme pour le rassurer
sur ce plan-là au moins, le train freina et s’immobilisa le long d’un
quai de plasto rouge qui était celui de la Douglas-Station. Parfait. La
prochaine était pour lui.
— Vous êtes Bross Chaplin, n’est-ce pas ? répéta le type.
Il était assis sur la banquette en face de Bross, juste à côté des pieds
croisés de celui-ci, et s’appuyait des deux mains au rebord du siège,
penché en avant. Moins d’un mètre le séparait de Bross ; à cette
distance, sa maigreur était réellement impressionnante.
— Oui, dit Bross entre ses dents.
Ce sale petit Frimeur était sorti des toilettes sans qu’il s’en
aperçoive, et il était venu s’installer là. Exactement ce que Bross
craignait. Il attirait les Frimeurs – ainsi que les quémandeurs de tout
acabit – et se donnait parfois l’impression d’être une sorte de glu
vivante à laquelle, infailliblement, venaient se coller de lamentables
proies. La question directe du Frimeur l’avait surpris. Il lui était
impossible de faire le mort ou de jouer les endormis, c’était trop tard.
Bien sûr, il pouvait toujours ignorer l’intrus : rien ne l’obligeait à
entrer dans son jeu. Mais Bross savait combien il était risqué parfois
de tenir tête à un Frimeur résolu coûte que coûte à faire son chemin. Il
essaya de minimiser l’importance du désagrément en se disant qu’il
allait descendre bientôt – refusa d’envisager que le Frimeur pouvait
très bien le suivre et s’accrocher à ses basques comme une vermine.
Il se dit qu’il n’emprunterait plus le métro-tube de sitôt, se
réservant un tube et un véhicule particulier, comme son rang le lui
permettait.
— Je vous ennuie, pas vrai ? grasseya le Frimeur.
Il disait vrai, le bougre, et le savait ! Cela ne l’empêchait pas de
poursuivre son manège… Bon Dieu oui, celui-là avait faim !
— Depuis longtemps hors de la Ceinture ? s’informa Bross sur un
ton qu’il voulait neutre et sans répondre à la question posée par
l’individu.
Une étincelle brilla dans les yeux fiévreux du Frimeur. Il fit un
mouvement de la tête qui agita les mèches graisseuses de ses cheveux,
mais que Bross fut incapable de traduire de quelque façon que ce soit :
ce n’était pas un signe de négation, ce n’était pas davantage un
acquiescement. Les épaules du type pointaient sous sa chemise râpée
d’une manière presque caricaturale. C’était cela : une caricature ; il
était LE Frimeur par excellence. Dans l’entrebâillement du vêtement,
sa poitrine osseuse était couverte de crasse. Ses ongles trop longs
accrochaient le faux cuir de la banquette. Bross le rangea in petto dans
la catégorie des « Violents-Dangereux » et se composa une mine
relativement avenante – c’est-à-dire pas tout à fait hostile.
Il s’enquit :
— Difficile ?
La réponse était là, inscrite sur le physique du personnage, à ce
point évidente que celui-ci ne jugea pas utile de répondre à cette
question.
— Je m’appelle Spartacus, dit-il, je vous connais, monsieur Chaplin,
et j’ai sucé plus d’une fois toutes les vidéos qui transmettaient vos
films, sur la Ceinture. Je ne m’attendais pas à vous trouver ici, dans le
métro-tube qui n’est pas fait pour votre rang.
— Il m’arrive d’oublier ce rang, dit Bross.
Le type – Spartacus ! – avait une voix éraillée, mais douce et calme,
derrière le filtre déformant d’un larynx martyrisé par les drogues. Une
voix qui, d’une certaine manière, contrastait avec le masque fiévreux et
les yeux durs du personnage. Bross se sentait tout prêt à le trouver
moins ennuyeux que prévu, en raison peut-être de la belle bordée de
compliments qu’il venait d’encaisser. Il avait décidé que les paroles du
Frimeur étaient sincères. Pourtant, c’était difficile de dénicher une
ombre de sincérité dans les propos tenus par un Frimeur ; de cela
aussi, Bross était convaincu… et bien placé pour l’être…
— Je ne vous demanderai pas de tickets, dit Spartacus. Je ne
voudrais pas non plus vous importuner trop… Je vous demande
simplement…
— Je sais, dit Bross, avec cette fois un véritable sourire – une rapide
illumination intérieure de tout son visage, dont la trace subsista un
instant au fond de ses yeux.
— Bien sûr, monsieur Chaplin, vous savez…
Bross retira ses jambes de la banquette, donna machinalement
quelques petites tapes sur son pantalon, pour effacer des plis qui
n’existaient plus.
— Tu as une gueule, Spartacus, dit-il. Vraiment. Tu peux toujours
aller voir Watkins, de ma part.
— Watkins ? interrogea le Frimeur.
Il porta la main à sa poitrine, et Bross sut qu’il enclenchait le
magnéto miniaturisé qui se trouvait dans la poche du vêtement.
(Premier Commandement du Frimeur : En bon état de marche, tu
maintiendras toujours ton magnéto de recommandations…)
— Paolo Watkins, de la part de Bross Chaplin, dit Bross. Secteur
Bull-Résidence 323, ou alors Inter-Plateau d’entraînement 456 Nord-
Est. Je suis persuadé que la Cascade t’intéresserait, pas vrai ?
— Tout à fait, bien sûr ! s’exclama Spartacus.
— Alors, ne tarde pas, dit Bross en se levant. Je sais que Paolo
cherche un certain nombre de Frimeurs en Cascade, pour un truc
important, une série « western », je crois.
Spartacus acquiesça, voulut se lever. Bross fit un effort pour vaincre
sa répulsion et pressa, du bout des doigts, sur l’épaule osseuse du type,
afin de l’obliger à se tenir assis. Il passa devant lui et marcha vers les
portières.
— Merci ! cria le Frimeur. Bon Dieu, pour de la chance !…
— Tu feras de ton mieux, dit Bross.
Sitôt la rame immobilisée et les portières ouvertes, il sauta sur le
quai. Il marcha à grands pas vers la sortie, sans se retourner… mais il
sentait le regard brûlant du Frimeur planté sur sa nuque. La colère qui
l’avait quitté reflua d’un seul bloc du fond de sa conscience pour venir
le noyer. Il y avait certainement les pointes aiguës de la peur
rétrospective dans cet embrasement… Je ne m’en suis pas mal tiré,
songea Bross.
Il ne s’en tirait jamais mal, à dire vrai. Il donnait l’adresse de
Watkins, et le Frimeur lui fichait la paix. Watkins avait
perpétuellement besoin de Frimeurs : il s’occupait d’un secteur de la
Distribution qui, depuis un certain temps, utilisait une quantité
énorme de matériel humain. En contrepartie, Watkins lui désignait
fréquemment tel ou tel élément de son troupeau d’apprentis, lorsqu’il
jugeait que la chose en valait la peine… Son choix se portait
habituellement sur des jeunes filles à forte poitrine et hanches étroites
qui ne rêvaient que d’une chose : passer de la Frime à la Figuration,
puis à la Comédie pure. Watkins connaissait les goûts de Bross
Chaplin…
Après avoir franchi la sortie, Bross hâta le pas. Il prit le couloir
dont un des nombreux panonceaux indiquait précisément : Bulle-
Désert-Studios 5.6.7.8.9.10. Il suivit ce tunnel désert pendant un
certain temps, les oreilles pleines de l’écho de ses pas. Bientôt, cet écho
personnel fut avalé par le bruit de fond qui montait, droit devant.
Bross se retrouva sur la vaste esplanade-carrefour à laquelle
aboutissaient non seulement les terminaisons du métro-tube, mais de
nombreux couloirs en provenance d’une multitude de secteurs
professionnels en relation directe avec le Plateau du tournage.
L’endroit vibrait. Dans l’air climatisé s’entrecroisaient des centaines de
conversations, des appels, des cris, et les musiques déversées par une
série d’amplis. Des terrasses, des établissements-restaurants, des
hôtels, des magasins de fripes… un incroyable enchevêtrement de
boutiques et de drugstores ceignait l’endroit. Sur le sol de plasto dallé
claquaient des millions de pas, se bousculaient des centaines de
milliers de gens : Acteurs, Figurants, Techniciens… Des odeurs de
nourriture planaient. Des véhicules chargés de passagers ou de
matériel technique traversaient cette marée bourdonnante, à grand
renfort de klaxon.
L’angoisse de Bross avait disparu comme par miracle, radicalement
balayée par le vacarme ambiant. Il traversa l’esplanade encombrée,
croisa quelques Décorateurs de sa connaissance avec lesquels il
échangea trois ou quatre mots aimables et vides. Il s’arrêta devant un
tableau électronique de Box-Office, glissa un ticket dans la mâchoire
gourmande de l’appareil et fut heureux de constater que sa cote se
maintenait sans problème au niveau le meilleur. Il aurait pu se passer
de cette consultation – sa cote ne risquait plus de baisser – mais c’était
là une habitude dont il ne parviendrait jamais à se passer. Et puis,
d’une certaine façon, c’était une manière de se rassurer… Il avait
toujours besoin de se rassurer. Toujours.
Il prit le chemin du studio, se mêlant à des équipes de Techniciens
avec lesquels il parla d’un projet de film qu’avait déposé Aliott. Aliott
était un jeune Réalisateur, âgé seulement de quatre films, et dont la
cote montait en flèche. (Bross en vint à se demander si cela n’était pas
préférable pour lui de travailler avec Aliott plutôt qu’avec Sakko-le-
Grand… à voir et à étudier…)
Puis il se retrouva dans les Coulisses, les traversa. Le vert était mis
au-dessus de la porte découpée dans la structure de poutrelles. Bross
poussa cette porte. Il entra sur le Plateau par le fond de l’horizon.
3
C’était peut-être le plus vaste Plateau de toutes les Bulles qui
composaient le Noyau du Monde. En tout cas Bross Chaplin l’aurait
parié. Ce Plateau du Désert était le plus grand et le plus
impressionnant, parmi tous ceux qu’il connaissait… mais il faut dire
que Bross était loin de tout connaître. Par exemple, il eût été bien en
peine de dénombrer avec exactitude toutes les Bulles qui formaient le
Noyau. Cette curiosité, du reste, ne l’avait jamais véritablement
travaillé. À quoi bon ?
Le Noyau était une sphère creuse de plusieurs dizaines de milliers
de kilomètres de diamètre, qui contenait un nombre incalculable de
Bulles assemblées entre elles par l’infrastructure des moyens de
communication tubulaires et l’écheveau des circuits énergétiques
destinés à permettre la vie ainsi que les simulations nécessaires à
certaines formes de vie. Elle permettait l’écoulement subjectif du
temps en cycles précis calqués sur les données des anciens films des
Archives, cela dans chacun de ces espaginés. Les trois quarts de ces
Bulles étaient des Plateaux, évidemment. Puis il y avait les Bulles-
Résidences, les Bulles-Secteurs sociaux, les Bulles-Villes et les Bulles-
Paradis… les Bulles-décombres, aussi, car Bross en connaissait
personnellement au moins quatre qui ne servaient qu’à l’entassement
de vieux décors et d’automates pourrissants.
Tout autour du Noyau immense, courait la Ceinture, telle une
auréole métallique à section rectangulaire de plusieurs dizaines de
kilomètres de long. La Ceinture creuse, et sa population hétéroclite de
suceurs de vidéos, la jungle dans laquelle jamais personne – et surtout
pas les équipes policières – n’était parvenu à faire régner l’ordre… Un
réseau tubulaire de communications, là encore, sévèrement contrôlé,
reliait la Ceinture au Noyau.
C’était ainsi que Bross Chaplin, et tous les autres, connaissaient le
Monde. Le Noyau de Bulles, et la Ceinture. Hors cela, rien. Une sorte
d’île de métal qui flottait, quelque part.
Certains disaient que le Public siégeait dans l’une des innombrables
Bulles, hors d’atteinte et soigneusement protégé. D’autres étaient
partisans de la théorie « externe » (par opposition à la théorie
« interne ») du Public niché dans le Noyau. Les « externistes »
affirmaient que le Public se trouvait « ailleurs », sans pour autant
préciser où, ni s’appuyer sur la plus petite explication cohérente pour
situer, même très vaguement, cet « ailleurs ». Ils rejoignaient en cela
les très anciens scénarii dans lesquels il était fait mention de cet
Acteur Suprême, dont on parlait souvent mais qu’on ne voyait jamais,
tantôt miséricordieux, tantôt vengeur ou super-oppresseur, qu’on
appelait alors Dieu.
Ce concept abstrait essentiellement littéraire poursuivait en tout
cas une carrière impressionnante. Même encore maintenant, il était
fréquemment présent dans les scénarii les plus échevelés, tout un
chacun l’utilisant à foison, hors Plateau, pour exprimer sa colère, par
exemple, sous la forme du juron…
Ce que fit mentalement Bross, lorsqu’il mit le pied sur le Plateau du
Désert. Mais ce n’était pas une manifestation de colère. Au contraire, il
s’agissait davantage d’admiration, comme à chaque fois qu’il se
retrouvait sur ce Plateau.
Un des plus vastes, assurément. (La Bulle rivalisait sans complexes
avec les grandes Bulles-Océans dont certaines atteignaient facilement
cent kilomètres de diamètre. Toutes de vagues bleues, parsemées
d’îles-paradis, elles étaient dotées d’une machinerie interne d’une
terrible efficacité, capable de vous faire lever la plus formidable des
tempêtes en moins de trois minutes – avec tout ce qu’il fallait de
nuages et de brumes ou de pluie, de vent et d’orage…) Le Plateau du
Désert avait approximativement une soixantaine de kilomètres de
diamètre. Des dunes de sable fin, à perte de vue, des épineux, et
parfois quelques flaques de pins. Sur le pourtour de l’hémisphère
s’élevaient des montagnes crayeuses, certaines de roche abrupte –
d’autres plus sablonneuses et doucement vallonnées, couvertes de
végétation.
La porte d’accès par laquelle Bross était entré s’ouvrait à la base du
ciel, derrière l’infrastructure incroyablement hérissée d’une de ces
montagnes. Il traversa les enchevêtrements, saluant ici et là les
Techniciens nombreux qui allaient et venaient dans le décor, puis se
retrouva hors de la montagne, en lisière du désert. Des Techniciens-
Décorateurs étaient en train de déblayer le plâtre-sable d’une petite
butte, tandis que d’autres arrachaient les arbres factices de l’endroit.
La voûte hémisphérique du ciel était immense – son point le plus
haut situé à trois kilomètres au-dessus de la surface du Plateau. Droit
devant, le projecteur-soleil avait commencé son ascension, glissant sur
le rail invisible derrière la coque semi-opaque du ciel. Le projecsol se
trouvait là pour des besoins de simulation, dans un concept d’espaginé
précis ; il n’était rien qu’un élément du décor arbitrairement défini une
fois pour toutes : toute la coque du ciel étant source de lumière, le
projecsol ne faisait que promener un éclat plus vif, éblouissant, d’un
bord à l’autre de l’hémisphère écrasé, en dessinant des ombres au pied
des choses, sur le Plateau. N’empêche, songea Bross, le spectacle du
lever est toujours admirable… (Il ne manquait jamais d’inclure un ou
deux levers de projecsol dans ses scripts – les couchers faisaient
d’ailleurs tout aussi bon effet. Il savait que le Public adorait cela.)
Les montagnes, là-bas, sous le « soleil » levant, semblaient
immenses et inaccessibles. Leur hauteur ne dépassait pourtant pas
deux, trois cents mètres, au maximum, mais les jeux de perspective et
d’éclairage jouaient efficacement.
À six ou sept cents mètres, au milieu des dunes, s’élevait la
silhouette déchiquetée de Fort-Wateralamo. Une foule colorée – un
nuage de puces folles – s’agitait autour du décor.
Un Décorateur passa à quelques pas de Bross, tirant derrière lui un
arbre gigantesque qui ne pesait pas plus de trois ou quatre kilos et
dont les branches de plastique soulevaient, en balayant le sol,
d’énormes nuages de poussière.
— C’est le petit matin, on dirait ? s’enquit Bross, faisant un signe de
la main pour attirer l’attention de l’homme.
Le Décorateur s’immobilisa, porta un doigt à sa casquette de
papier.
— Je m’appelle Collins, monsieur Chaplin. Content de vous voir.
— J’ai peur, dit Bross, que mon temps-bio de ces derniers jours ne
soit plus le même que celui du Plateau… un petit décalage.
Le Décorateur lança un coup d’œil vers le point de tournage, le
Fort. Puis reportant son attention sur Bross :
— Ils ont fini plus rapidement que prévu, dit-il. J’imagine qu’ils ont
mis les bouchées doubles.
— Je vois, maugréa Bross. Une belle imprudence, entre nous.
Collins acquiesça, un peu au hasard, et attendit la confidence que
Bross devait normalement lâcher, après cet « entre nous ». La
poussière soulevée par le faux arbre retombait.
— Citizen est fatigué ? demanda Bross.
Les sourcils du Décorateur dépassèrent pour une seconde le bord
supérieur de ses lunettes noires, puis retombèrent derrière les verres
fumés, tandis qu’il affirmait :
— Citizen est le premier, monsieur Chaplin. Ne vous tracassez pas.
Il est de taille à supporter une dizaine de séquences les unes derrière
les autres, dans le rôle et sans faire surface. Je vous le dis.
« Bien sûr, songea Bross. Jusqu’à ce qu’il craque et se retrouve un
beau matin déboxé… »
Il eut un petit mouvement de la tête, pour cacher ses craintes
intérieures. Changea de sujet :
— Vous préparez un autre décor ?
— En partie, oui. Il faut faire vite : il y a des problèmes d’emplois du
temps qui se chevauchent quelque part, et des tiraillements entre les
Productions. C’est pour cela en partie que l’équipe de Jo Mankiew –
votre équipe – a dû mettre les bouchées doubles.
— Qui prend la suite ?
— Productions Warning, dit le Décorateur. Pour L’Envoyé de
Malagor, avec Steve Manson en Premier Rôle.
Bross émit un sifflement d’admiration, entre ses dents.
— On va transformer votre désert terrestre en planète Malagor,
continua Collins. C’est un budget énorme, mais comme d’habitude,
nous autres, nous ne bénéficions que d’un minimum de temps. À peine
si les maquettes sont terminées…
— Bon courage, dit Bross.
— Il en faut… Vous allez sur le tournage, là-bas ?
Bross acquiesça.
— Prenez un chariot, proposa Collins. Il y en a qui ne servent à rien,
en ce moment.
Bross le remercia, se dirigea vers un des petits véhicules stationnés
dans les dunes. Il choisit le premier venu, monta à bord et mit le
moteur électrique en marche. Il traversa les quelque sept cents mètres
de sable en un rien de temps, s’immobilisa à la limite du tournage.
Plusieurs centaines de personnes traînaient ici et là, occupées à des
tâches mystérieuses à l’extérieur comme à l’intérieur du décor. Un
grand nombre de trappes étaient ouvertes dans le sable,
communiquant avec les cintres souterrains, les loges et la technique.
Plusieurs voitures-caravanes étaient également rangées parmi les
épineux de carton-pâte, à quelques dizaines de pas du décor central.
Bross se mêla à cette foule bruyante. Il cherchait Citizen.
La première chose qu’il fit, ce fut d’aller rendre visite aux
Opérateurs qui achevaient de relever les caméras disséminées dans le
décor. De ce côté, tout allait bien, apparemment – de l’avis unanime
des Techniciens spécialisés. Les caméras, une douzaine au total,
avaient enregistré une multitude de scènes, suivant différents angles
de prise de vues – des plans généraux aux gros plans, en passant par
une série télécommandée à distance de travellings et de zooms. Ce
métrage impressionnant de pellicule, comprenant cinq séquences
ininterrompues, serait comme tout le reste du film épuré, sérié, par les
équipes de Montage-Découpage.
Bross, satisfait, se plongea dans le décor du Fort. Des grappes de
Figurants et de Frimeurs, survivants mais généralement mal en point,
discutaient entre eux tout en se passant des boîtes de bière ou en
mâchonnant des sandwiches aux légumes. Ils relevèrent la tête et
s’efforcèrent de faire bonne figure, au passage de Bross. Celui-ci apprit
que la dernière séquence avait fait une douzaine de morts parmi les
Frimeurs, et plusieurs blessés graves. Il quitta les survivants sur
quelques paroles d’encouragement. D’après une évaluation
personnelle, tout le film avait coûté une centaine de morts, autant de
blessés, parmi la Figuration. Compte tenu de l’ampleur du spectacle, le
chiffre des pertes était relativement faible…
Jadis, il aurait frissonné de terreur et de dégoût – oui, il avait
frissonné de terreur et de dégoût, et son temps de sommeil avait été
sérieusement perturbé. Il se croyait alors unique responsable de ces
pertes en vies humaines, pour la seule et unique raison qu’il était
l’auteur des scénarii et des scripts qui prévoyaient ces morts. N’était-il
pas celui qui décidait ? N’avait-il pas écrit, par exemple pour ce
dernier film achevé, à un endroit quelconque du synopsis : Les
Autrichans tentent une attaque nocturne contre la poudrière du Fort,
mais ils échouent et le commando est anéanti… Une phrase banale,
quelques mots mis bout à bout… qui s’étaient transformés en réalité,
cette réalité elle-même bientôt offerte sous l’apparence du rêve… Il lui
avait fallu un certain temps pour se convaincre qu’il n’était nullement
fautif, mais un simple intermédiaire, se conformant aux vœux des
Producteurs et des sondages-tests, donc du Public Souverain. Rien de
plus. Il ne décidait rien, ou si peu, mais obéissait.
Il se retrouva par hasard devant un tas hideux de quelques-unes de
ces victimes du scénario qu’on achevait de charger dans la benne d’une
nettoyeuse. Les corps étaient atrocement brûlés, noirs, recroquevillés,
certains réduits à la moitié ou au tiers de leur taille, d’autres
affreusement amputés. Des visages grimaçants, des masques noirs, la
peau épluchée sur les os déformés… des orbites béantes, calcinées…
bouches ouvertes sur le dernier cri, le dernier râle…
Bross s’aperçut qu’il était inondé de sueur et que cette sueur était
froide. Un entraîneur des Cascades qui supervisait le déblaiement des
débris, identifiable à son costume de toile légère et flottante ainsi
qu’aux innombrables cicatrices qui déformaient son visage, lui adressa
un salut de la main. Il s’approcha de Bross, d’un pas tranquille, un
sourire débonnaire traversant son visage d’une oreille à l’autre, comme
une cicatrice supplémentaire et mouvante.
— Tout va bien, monsieur Bross ?
— Tout va bien, dit Bross, en serrant la main nerveuse du
Cascadeur.
Il jouissait, dans les milieux de la Cascade, d’une réputation
grandiose, en raison du fait que tous ses scripts leur garantissaient une
part de travail considérable. Bross Chaplin, la providence du
Cascadeur !…
— Tout s’est bien passé ? demanda Bross d’une voix un peu molle.
Il ne parvenait pas à arracher son regard des cadavres que l’on
balançait dans la benne. En dépit de la chaleur qui régnait sur le
Plateau, Bross se sentait de plus en plus froid, et gluant. Ce malaise qui
prenait corps était ridicule, il le savait bien. Une défaillance
inexplicable, inexcusable, totalement inopportune. Mais il ne
parvenait pas à se contrôler, pas plus qu’il ne pouvait détacher ses
yeux du spectacle. Il vit venir l’instant où il allait s’écrouler sur place,
les jambes coupées. D’intolérables démangeaisons parcouraient la
peau de son crâne. Il fit un grand effort pour écouter ce que le
Cascadeur racontait, crut comprendre que l’homme débitait des
phrases satisfaites au sujet de la séquence 239.
— La séquence 239 ? souffla Bross.
Deux balayeurs envoyaient valser le dernier cadavre dans la benne
de la nettoyeuse, et la mâchoire d’acier se referma avec un claquement.
Bross songea à un animal-automate repu. Son front était couvert de
transpiration ; des gouttes lourdes coulaient dans ses yeux, lui
brouillant la vue. La nettoyeuse s’éloigna, les balayeurs accrochés aux
rampes des flancs. Sur le sol de sable fin il restait quelques cendres,
quelques figures enchevêtrées tracées dans la poussière. Un groupe de
Frimeurs en loques passa, traînant la jambe – l’un d’entre eux parlait
haut, et ce devait être très drôle car ses amis éclatèrent de rire…
— La séquence 239, dit Bross Chaplin.
— Vous n’assistiez pas au tournage, peut-être ?
Il fit non de la tête, essuya la sueur qui voilait son regard. Le décor
environnant retrouva une certaine netteté, compte tenu de la
poussière volante. Simultanément, le malaise qui avait empoigné
Bross semblait se liquéfier. Un tremblement nerveux secouait sa
jambe gauche.
— Naturellement, disait le Cascadeur, vous ne pouvez pas vous
rappeler. La 239, c’était l’attaque de la poudrière. On avait un type
super, un certain Wilkes, nom de Dieu, rudement convaincant dans
son rôle. J’espère qu’on a tiré un bon plan de sa mort, je vous le dis,
c’était quelque chose ! J’ai suivi ça de A à Z dans la salle de vidéo-
contrôle… Vous serez content, Bross, je vous le garantis !
— Très bien, dit Bross. Vous êtes un bon élément… (Il s’aperçut
qu’il avait oublié le nom du Cascadeur, et l’homme était pourtant
connu…) C’est parfait.
Le Cascadeur lui envoya une bourrade amicale sur l’épaule, le laissa
aller non sans avoir crié :
— Donnez-nous d’autres scénarii de cet acabit, Bross, et on aura
toujours plaisir à travailler pour vous !
« C’est cela », songea Bross – ou bien il prononça les paroles à
haute voix. Il ferma les yeux une seconde : l’image noircie d’un faciès
déformé, hideux, se colla sur ses paupières.
Il se remit en marche, propulsant mécaniquement ses jambes
cotonneuses, ne sachant plus très bien où il avait décidé de se rendre :
l’important était qu’il quitte cet endroit, et la compagnie de Glascow
(voilà ! c’était le nom du Cascadeur, Jérémie Glascow, que tout le
monde avait surnommé Gueule-en-Biais). Il lui fallut plusieurs
secondes avant de reconnaître Marylin, assise à quelques mètres sur le
perron de bois d’un des bâtiments dressés dans la cour du Fort. Il hâta
le pas, comprenant qu’elle était certainement la personne qu’il désirait
rencontrer depuis l’instant où il avait mis le pied sur le plateau –
c’était pour la Script-Girl, pour Marylin, qu’il avait quitté son
bungalow de Bulle-Hills, pour elle qu’il était venu sur le Plateau… Bien
sûr, il y avait Citizen. Mais Citizen pouvait attendre. Il y avait, d’abord,
Marylin.
— Et alors ? demanda Bross.
Il se sentait de nouveau en bonne forme. À peine deux ou trois
emballements, côté cœur – mais rien à voir avec ce fichu malaise.
Progressivement, il était gagné par une autre sorte de gêne, qui prenait
source au plus profond des yeux brun-vert de Marylin. C’était toujours
pareil, à chaque fois qu’il s’était trouvé en présence de la fille, depuis le
début du tournage.
— Alors quoi ? renvoya Marylin, presque durement.
« Le film est terminé, songea Bross. Terminé, fini… et rien n’est
changé ! Rien, pour cette putain de Script, en tout cas »…
Ils n’avaient fait que cela, l’un et l’autre, depuis l’instant du premier
clap : se heurter. Même avant : depuis leur première rencontre, au
cours de cette réunion de Production qui avait mis l’équipe en contact.
En tant que Scénariste, et Scénariste célèbre qui plus est, Bross
Chaplin jouissait d’une certaine considération, au sein d’une équipe. Il
le savait. Comme il avait parfaitement conscience que ladite
considération ne devait rien à son charme personnel, neuf fois sur dix,
mais prenait racine dans l’intérêt brut de ses « admirateurs ». Les
Acteurs rêvaient d’interpréter un de ses personnages glorieux, les
Réalisateurs ambitionnaient de tourner un de ses canevas, les
Décorateurs se donnaient à fond dans la construction de ses univers…
Les Script-Girls avaient toutes les chances de franchir le cap et de se
retrouver Assistantes de Réalisation après avoir travaillé une seule fois
sur un de ses découpages… Les Script-Girls…
Pas Marylin.
Elle donnait même l’impression de s’en moquer tout à fait en dépit
de ce que cette attitude pouvait lui coûter. Il suffisait d’un mot de
Bross pour qu’elle se retrouve déboxée à la seconde, elle ne pouvait
l’ignorer. Elle s’en fichait. Royalement.
Cette attitude d’indifférence absolue avait-elle provoqué la
fascination immédiate de Bross ? Possible. Marylin l’intriguait. Il la
savait inaccessible – c’était flagrant – et cela n’avait fait
qu’aiguillonner son intérêt, évidemment… selon le principe archi-
connu, le cliché ultra-patiné dont il usait et abusait personnellement
dans la rédaction de ses scénarii. Pour cette raison, peut-être, à cause
de cette fille boudeuse qui ne le regardait jamais autrement qu’en
ayant l’air de se moquer de lui, il s’était retrouvé sur le Plateau de
« Zorro Nap contre les Autrichans » bien plus souvent qu’à son tour…
Qui plus est, pour affiner encore la torture, Marylin correspondait à
ce qu’il ne tarda guère à estimer comme la perfection. Jeune (elle
n’était âgée que de douze films), ferme, élancée, hanches étroites et
longues cuisses, poitrine excessivement généreuse, cheveux d’un blond
doré qu’elle coiffait simplement en deux bagues égales tombant sur ses
épaules, une frange folle battant son front juste sur son regard dur…
Elle n’avait de la véritable Marylin que la blondeur des cheveux, et
l’opulence de la poitrine. Pas l’ombre de cette candeur, de cette naïveté
désarmante qui faisait le charme particulier de la lointaine Actrice.
Bross avait tourné, tourné, comme un papillon de nuit autour de
Marylin, de plus en plus mal à l’aise et de plus en plus aspiré, sans tout
à fait comprendre lui-même ce qui le poussait à ce jeu. Il n’y en avait
pas deux comme lui, d’ordinaire, pour se méfier des Scriptes et ne pas
se risquer, en tout cas, à engager des relations poussées avec ce genre
de filles. Nombre d’entre elles étaient dotées de pouvoirs extra-
sensoriels télépathiques qu’elles avaient cultivés à outrance dans un
but professionnel bien compréhensible… mais rien ni personne ne les
empêchait de se servir de cette… arme en temps normal et pour leur
simple plaisir.
Ce don, jamais Bross n’était parvenu à savoir si Marylin le
possédait ou non. Cela ne figurait pas, en tout cas, sur son curriculum,
ni dans les fichiers du Box-Office. Pourtant, son efficacité dans le
travail…
— Satisfait ? demanda-t-elle.
Elle n’avait pas bougé, se tenait toujours assise sur le perron,
devant Bross. Des Décorateurs et des Accessoiristes entraient et
sortaient, occupés à démonter le baraquement. Bross se rendit compte
qu’il venait probablement de passer plusieurs minutes sans dire un
mot, scrutant le visage de la jeune fille.
— Je suis… désolé, dit-il. C’est… je ne sais pas…
— Peut-être que moi, je sais, dit-elle.
Il vint s’asseoir près d’elle – il s’obligea à le faire, en dépit de ce que
cela lui coûtait. Il ressentit la vibration qui parcourait le corps de
Marylin.
Pourtant, elle ne fit pas un geste – sinon celui de croiser ses doigts.
Elle demeura là où elle se trouvait, et regarda droit devant elle : la cour
du Fort, les décors que l’on démontait, les équipes de démolisseurs qui
s’attaquaient aux murs de pierre-plâtre à coup de chalumeaux
désintégrants. Des fumées noires tourbillonnaient à maints endroits
sur le chantier, avalées après quelques bouillonnements par les
bouches aspirantes qui terminaient les longs suceurs rétractables
jaillis du sol.
— C’est toujours… impressionnant, n’est-ce pas ? dit Bross.
Il avait attendu, avant de lâcher cette phrase, que Marylin se décide
à dire ce qu’elle « savait peut-être ». Mais elle gardait le silence. Son
pantalon de toile rêche était sale sur les cuisses et aux genoux. Elle se
tenait penchée en avant, les coudes sur les muscles de ses cuisses. Ses
seins lourds tendaient la toile de son chemisier.
Bross continua :
— La fin d’un film. La fin du tournage d’un film… Aujourd’hui
davantage encore : la dernière séquence en boîte, on démonte déjà les
décors.
— Qui nous succède ? interrogea distraitement Marylin.
— L’Envoyé de… de je ne sais plus où, dit Bross. Une équipe de
Warning. Comment est Citizen ?
— Fatigué. Mais ça va.
— C’est lui que je suis venu voir, dit Bross.
Marylin sourit. « Je suis sûr, songea Bross avec stupéfaction, je suis
certain qu’elle est télépathe et qu’elle n’en a jamais fait état ! » Il croisa
les mains sur ses genoux. Ses paumes étaient moites. Sa chemise
trempée collait sur ses reins et son dos. Il avait horreur de ce genre de
sensation.
— Vous n’avez pas donné un coup de main aux balayeurs ?
demanda Marylin.
Elle l’avait toujours vouvoyé, depuis le premier jour, alors qu’il était
normal que les membres d’une même équipe se tutoient, sans
considération d’âge ou de rang. Bross se sentit pâlir.
— Je ne comprends pas.
— Vous essayez de ne pas comprendre, dit-elle, toujours sur le
même ton railleur et tranquille à la fois, le regard perdu dans le vide.
Je vous ai vu, tout à l’heure. Je vous ai vu contempler les déchets
humains. Ça vous a fichu un choc, pas vrai ?
Il ne répondit pas. Au lieu de quoi, il fit une chose proprement
ahurissante – une proposition :
— Voulez-vous faire partie de la prochaine équipe de tournage sur
mes scénarii ?
Il avait envie de hurler : fous le camp, fière garce !… et il avait dit :
Voulez-vous faire partie de la prochaine équipe de tournage sur mes
scénarii ?
Elle le regarda franchement. Les lueurs moqueuses avaient quitté
ses yeux, pour un temps.
— Non, dit-elle.
Bross accusa le coup avec élégance. Un hochement du chef, une
petite grimace désolée – juste désolée, rien d’autre. Un gouffre énorme
s’ouvrait dans sa poitrine.
Il se leva et dit, d’une voix qui ne tremblait même pas :
— Je ne vous demanderai pas d’explications. Je croyais que vous
aviez aimé ce travail sur ce tournage…
Elle ne répondit pas. De nouveau, son visage était durci, ses yeux
riaient froidement.
— Vous savez où se trouve Citizen, n’est-ce pas ? interrogea Bross.
Conduisez-moi, je vous prie.
Elle se leva sans dire un mot, brossa du plat de la main les fesses de
son pantalon. Elle se mit en marche, devant Bross, et traversa la cour
du Fort de sa démarche souple, un peu traînante, vaguement voûtée et
les bras ballants comme pour marquer le rythme d’une musique
intérieure qu’elle était seule à entendre.
« Une silhouette dingue ! » songea Bross, pétri de fureur froide. Il
aurait voulu lui crier de disparaître à jamais, de s’évaporer !
Il la suivit. Et puis il s’aperçut que lui aussi l’avait vouvoyée, depuis
toujours. Il avait dit : Conduisez-moi, je vous prie.
Il se serait flingué. (Ce qui, probablement, aurait fait sourire
cyniquement cette grande perche aux seins trop gros, à la cervelle de
pierre…) « Mais non, mon vieux Bross, il n’y a pas de quoi se flinguer.
Tu n’es pas un Acteur, toi, et tu n’es pas en train de vivre un rôle. »
Où as-tu mal, Bross ?
4
S’ils ne lui avaient jamais dit franchement que sa vie ne serait
qu’une sorte d’éternel triple galop, du moins lui avaient-ils laissé
entendre qu’il serait toujours pressé. « Ils », c’étaient les autres, tous
ceux qui l’entouraient, qui l’approchaient, tous ceux qui, pour une
raison quelconque, trouvaient le moyen d’échanger quatre mots avec
lui, tous ceux dont il se souvenait. Même cela : le fait d’échanger
quatre mots avec lui – simplement quatre mots, empreints de
banalité, ou un rapide compliment… quatre mots et pas davantage –
signifiait bien, quoique indirectement, qu’il n’avait pas le temps d’en
écouter cinq.
Citizen l’Éclair.
Tous les autres, du plus profond des souvenirs… Ils surgissaient,
s’évaporaient. Ils passaient, et ils trouvaient le moyen de l’éclabousser
de quelques gerbes de conseils utiles durant leur passage. Ils avaient
tissé, tissaient encore et toujours autour de lui, le réseau d’une prison
mobile précipitée vers l’avant – vers quoi ? – à une allure démentielle.
Ils agissaient comme ils devaient le faire, selon leur rôle, évidemment.
Ils étaient Conseillers, Réalisateurs, Dialoguistes, Producteurs,
Surhypnos médicaux. Ils avaient été Testeurs, Professeurs dans les
Séminaires de Comédie qu’il avait traversés, au sein desquels il avait
grandi. L’un d’entre eux s’était appelé Brand Felli, et il était le père de
Citizen.
— Frappe au cœur, toujours, petit ! Toujours dans le mille !
— Oui, papa.
Que signifiait exactement ce mot ? Papa… Un crâne rasé, un visage
aux joues rondes dont le volume était accentué, encore, par une barbe
crépue, un petit nez, rond lui aussi, fréquemment rouge et brillant, des
yeux d’un bleu de métal flambé. Au sommet de ce crâne nu, une
cicatrice impressionnante, un bourrelet violacé, que Brand Felli ne se
privait pas de désigner souvent d’un doigt précis avant de raconter
comment un coup de cimeterre lui avait laissé cette signature, dans
une scène de bagarre au cours de son deuxième film. Il en avait
soixante-quatre à son actif lorsqu’il tomba pour ne pas se relever d’un
cheval-automate lancé au grand galop. C’était très vieux pour un
Cascadeur. Citizen n’avait pas encore d’âge de Spectacle, lorsque
Brand Felli – Papa ! – était mort. Il n’avait d’ailleurs pas davantage de
nom : c’était le fils de Felli tout simplement. D’une certaine manière,
c’était une chance : il aurait pu tout aussi bien être le fils de personne
ou de n’importe quoi, avoir vu le jour dans la Ceinture, ou dans une
Crèche de Figurants, ou dans une Bulle Sociale des technos ou
n’importe où, ailleurs, sans distinction – et de ce fait, se retrouver
mort avant même d’avoir vécu, dans une quelconque Figuration
misérable. Il aurait pu ne pas devenir Citizen.
Brand Felli était connu. Son fils ne pouvait être abandonné aux
hasards de la vie du Noyau.
Sa mère était Cascadeuse également. Brand Felli le tondu l’aimait
beaucoup, à ce que l’on disait. Il était devenu à peu près dingue
lorsqu’elle était morte, âgée de treize films seulement, dans l’incendie
accidentel de tout un décor. On disait aussi qu’il n’y en avait pas deux
comme elle pour se battre à l’épée ou pour tomber du grand mât d’un
navire.
Dans le mille, petit, et frappe au cœur.
Citizen avait une crinière noire et bouclée, abondante, rebelle. Le
nez de son père, pareillement retroussé, et les mêmes joues rondes. Il
ne s’était jamais laissé pousser la barbe et quand un rôle le nécessitait,
il employait des postiches…
Dans le mille, Papa, en plein dedans. Je suis âgé de quatre cents
films, qui dit mieux ? Ne t’emballe pas, petit, on fait mieux,
certainement. Oui, Papa…
Remontée difficile.
Le temps qui coule, coule, coule vite, Citizen. Tout va bien, mon
vieux, c’est simplement le temps qui coule et qui a, dans son flot,
balayé les repères, tous les repères, depuis bien longtemps. Impossible
de savoir depuis combien de temps, puisque le temps a tout emporté…
Oui, remontée difficile… Pénible.
Cinq séquences à la file. Mais c’est fini, petit. Okay. Clap de fin.
Okay.
C’était fini, d’accord, et il le savait bien. Une bonne, une chaude
sensation, lovée au fond de lui, dans cette fatigue énorme. Il ne voulait
pas ouvrir les yeux immédiatement, mais profiter au maximum de
cette petite chaleur qui grandissait, qui enflait.
L’univers autour de lui se structurait petit à petit, tissé
progressivement dans les bruits. Des bourdonnements, tout d’abord,
emmêlés et confus. Une sorte de brouillard. Des harmoniques plus
précises s’extirpèrent l’une après l’autre de cet amalgame, pour se
métamorphoser enfin et devenir identifiables. Des voix.
Zorro Nap est mort une fois de plus : Citizen renaît de ses cendres.
« Tout s’est-il bien passé ? »
N’y pense plus, Citizen. Pour le moment, ce qui compte par-dessus
tout, c’est que tu vas te reposer un bon moment. Le farniente au
programme. Au programme. Bien sûr. Encore et toujours le
programme. Une nouvelle séquence à tirer, limitée dans le temps.
Rôle : Citizen. Action : repos. Moteur – ça tourne ! Citizen au repos,
première !
TARZAN
À BOUT DE SOUFFLE
2001 ODYSSÉE DE L’ESPACE
METROPOLIS
VOYAGE FANTASTIQUE
PERSONNAGES :
CIT – Homme, Acteur en renom de Spectacle-World (nomination
provisoire). Cit est âgé de trois cents films, et d’une quarantaine
d’années T.B. Il possède la gloire et une cote élevée auprès du Public.
Tous ses films sont des succès.
MARY – Jeune femme, script-girl. Une vingtaine d’années T.B.,
âgée de quarante films. Personnage influençable, énigmatique.
BADDEN CHAP – Homme, Scénariste en renom de Spectacle-
World (désignation provisoire). Badden Chap est âgé de six cents
films, et d’environ soixante années T.B. C’est un Scénariste, auteur de
nombreuses séries à succès qui possèdent la cote du Public. Il aime
Mary.
CANEVAS/SCHÉMAS/DÉVELOPPEMENT :
L’action se situe dans l’univers de Spectacle-World (désignation
provisoire). Spectacle-World – S.W. – est un univers de Bulles et
d’espaginés groupés en Noyaux. Sa fonction est de monter des
Spectacles destinés au Public, selon la règle du jeu admise et vénérée
de tout temps, depuis toujours et pour toujours. Nul ne sait qui est le
Public, ni où il se trouve. La règle du jeu stipule que chaque homme
doit avoir la foi, et faire de son mieux pour contenter le Public-Dieu.
En échange, celui-ci subvient aux besoins des hommes.
Dans cet univers S.W., Cit est un Acteur en renom, mais fatigué,
désaxé par l’emploi abusif de l’ANNIHIL. Cette drogue de mise en
condition lui permet d’entrer dans la peau des personnages qu’il joue
dans les films, et d’obéir aux injections d’un Surhypno (Surveillant-
hypnotiseur) qui le met en scène et le guide. Cit est fatigué.
Après un tournage, et au cours d’une réception qui le met en
contact avec Mary et Badden Chap, il traverse une crise de démence et
profère des blasphèmes innombrables au sujet de la réalité et de
l’existence du Public-Dieu. (Dialogue annexe 3.4.5.6.7.) Les conseils et
les mises en garde de Badden Chap sont rejetés.
Cit, qui entraîne Mary avec lui, part à la recherche du Public-Dieu,
décidé à prouver que celui-ci n’existe pas. Mary le suit, subjuguée par
sa personnalité.
C’est une course longue, semée d’embûches, à travers les Bulles de
S.W. Cit est persuadé que ceux qui jouent le rôle du Public-Dieu se
cachent au centre du Noyau.
Parallèlement, Badden Chap organise la poursuite, car il est évident
que Cit est un fou dangereux. Badden Chap aime Mary, et cherche à la
sauver de cette folie communicative. Il sent également qu’il doit
protéger le Public-Dieu, là où celui-ci se trouve (s’il se trouve à
l’intérieur du Noyau), des agissements déréglés d’un fou. En fait, il
doit tout simplement protéger l’équilibre du Noyau. Il se lance donc à
la poursuite du fou et de sa compagne.
Diverses péripéties, utilisant le contexte traversé.
(Séquences jointes, de 32 à 235. Dialogues annexes.)
Finalement, Cit parvient au centre du Noyau. Dans la Bulle
immense occupée par le Dieu-Public. Il apprend alors que jadis la vie
se déroulait sur une planète, comme le retracent certains films des
Archives. Documents-films joints, ainsi que pour ce qui suit : À la suite
de l’évolution du peuple des hommes et de multiples catastrophes –
cataclysmes géologiques, mutations, guerres – une fraction seulement
de l’Humanité parvient à se sauver, et à se réfugier dans un vaisseau
spatial qui constitue la Bulle originelle (la Bulle occupée par le Public-
Dieu). Variante possible : le vaisseau, c’est-à-dire S.W., n’est pas un
vaisseau mais une base terrestre. Variante bis : la base de S.W. peut
être souterraine, en surface, ou encore en orbite autour de la terre.
Progressivement, au fil du temps, d’autres Bulles se sont ajoutées à
la première, formant le Noyau, et un véritable univers qui fonctionne
en circuit fermé – suggestion : dans l’attente de revenir sur terre ?
Dans S.W., les premiers occupants de la Bulle ont trafiqué à leur
avantage le patrimoine culturel de la race, se bornant à diffuser
seulement une centaine de films. Ils sont à l’origine du Culte du
Public-Dieu, et la règle du jeu est la leur. Isolés parfaitement, leurs
descendants mènent une vie de luxe, profitant au maximum de
l’exploitation des autres hommes, qu’ils dressent au Spectacle, pour
qui le Spectacle est la seule vérité, et qui, de cette manière, ne songent
pas à profiter des innombrables avantages à la portée du Public. Les
hommes sont les bouffons éternels de cette caste de privilégiés, qui
dirigent les machines énergétiques, et distribuent un minimum aux
membres du Spectacle. (Liste des avantages dont jouit le Public-Dieu.
Par exemple : voyages spatiaux réels, puisque la terre existe
réellement, que l’univers existe réellement, etc.)
Cote suspense et « coup de théâtre » : 800.
Final : En réalité, la Bulle originelle n’existe pas, ni le Public-Dieu
menteur tel que le conçoit Cit. Il se trouve bien au centre du Noyau,
mais dans une Bulle déserte. Tout ce qu’il croit y voir n’est que le
produit de son imagination, sur la base d’un scénario de Badden Chap
diffusé sous hypnose par l’intermédiaire de Mary, qui possède des
facultés télépathiques.
Cote « coup de théâtre » : 1 000
Ainsi, Cit est neutralisé. Mary retrouve Badden Chap. Ce dernier a
sauvé le Noyau d’un péril affreux : les divagations d’un faux prophète.
Dialogues, découpages : 765, 766, 767, 768, jusqu’à 965 inclus.
Il se dressa sur ses jambes. Cela tanguait un peu. Il fit passer, avec
des gestes lourds, la bretelle de son fusil-rad par-dessus son crâne.
Le fusil à la hanche, Citizen tira. Les yeux fermés.
Il tira dans la cavité de la trappe, il tira sur ce qui restait de
Marylin, il tira sur le magma. Il tira, tira, tira encore, le doigt accroché
à la détente. Et le jet de chaleur calcina la portion de cadavre, effaça
tout, avant de s’attaquer à la trappe elle-même.
Et puis, plus tard, le système de verrouillage sauta. La trappe
s’ouvrit.
S’ouvrit sur un flot de lumière.
Sur Ailleurs.
Dans la tête douloureuse de Citizen, spectre puant, une voix criait :
je m’en fiche, vous comprenez ? C’est fini ! Je veux rentrer dans le
Noyau ! Je veux retrouver mon décor !
Une autre voix dansait : Impossible, Cit. Trop loin. Jamais plus tu
ne retrouveras le Noyau, et ton décor. Jamais plus tu ne retrouveras
Citizen ! Tu Tas voulu, non ?
Oui, c’était Ailleurs. Il était passé hors de la Ceinture.
Il avait gagné. Tu entends, Cit ? GAGNÉ !
Un petit soubresaut nerveux qui ressemblait fort à un rire le
secoua. Tout va bien, Citizen ! Il rejeta son fusil sur l’épaule. Se coula
dans l’ouverture de la trappe.
26
Guttrit était du style « silence-on-tourne », en permanence. Au
cours du trajet qui les conduisit de la villa de Bross Chaplin à la Bulle
des buildings du R.P.R. (Rassemblement des Productions Réunies), le
petit Charboll ne se montra pas plus loquace que son compagnon.
À dire vrai, le mutisme des deux hommes ne gênait guère Bross – à
redire vrai, il s’en fichait même totalement… Il se sentait tout à fait
bien, merci, dans sa peau, vibrant d’une importance qu’il dégustait
seul, en retrait dans cette bulle de silence où les autres l’enfermaient.
Le trajet qui menait à la Bulle des Buildings R.P.R. dura un peu
plus de deux heures. À la suite de quoi, ils gâchèrent encore environ
une demi-heure en louvoiements parmi les chaussées internes,
jusqu’au bloc R.P.R. central – le cerveau du Rassemblement des
Productions Réunies.
Pour la première fois de sa vie, Bross mettait les pieds dans un des
buildings de la Production – et pas n’importe lequel : LE building
central.
— Nous y voici, dit Charboll, lorsque le véhicule conduit par son
collègue s’arrêta devant le bâtiment.
La rue était large, presque vide. Quelques voitures allaient et
venaient, silencieuses. Des haies d’arbres au feuillage vert – que Bross
fut à peu près certain de reconnaître, de véritables arbres – bordaient
les trottoirs. Il faisait doux.
Le hall était très vaste, très haut de plafond. Les murs étaient
tendus d’une matière synthétique qui avait l’apparence d’un velours
chatoyant, de teinte prune. Au centre du hall, se dressait un comptoir
de réception circulaire, minuscule arène dans laquelle s’activaient une
vingtaine de réceptionnistes-standardistes. Un certain nombre de
personnes se trouvaient dans le hall, discutant entre elles, ou bien
assises, silencieuses, dans les fauteuils d’attente. Bross n’en reconnut
aucune.
Il suivit Charboll et Guttrit, jusqu’au comptoir de réception.
Charboll glissa sur le comptoir la plaquette enregistrée de leur
conversation, dans la villa. Il demanda :
— Poste 34, pour Bross Chaplin. Agents Charboll et Guttrit.
La secrétaire acquiesça, jeta un coup d’œil terne en direction de
Bross, rien de plus. Elle retomba assise sur son siège, appuya sur
quelques touches de son tableau de communications, devant elle.
Ils n’eurent pas à attendre plus d’une minute.
— Vous pouvez aller, dit la réceptionniste.
Charboll remercia d’un hochement de la tête. (Pourquoi les
représentants des Productions portent-ils des casques ? se demanda
distraitement Bross.) Guttrit s’éloigna vers le fond de la salle, sans un
mot. Bross s’apprêtait à le suivre machinalement quand Charboll dit :
— Vous m’accompagnez, s’il vous plaît, monsieur Chaplin.
— Naturellement, dit Bross.
Ils suivirent une direction diamétralement opposée à celle qu’avait
prise Guttrit, attendirent un petit instant devant une des innombrables
cages d’ascenseurs ; puis, lorsque la cabine fut là, ils s’y installèrent. La
porte se referma. Charboll commanda la montée sur le 43e étage. Le
siège-banquette qui courait sur trois côtés de la cabine était situé trop
haut pour que le petit homme puisse s’y asseoir normalement. Ils
demeurèrent debout tout le temps de l’ascension.
La porte coulissante de l’ascenseur s’ouvrit directement sur un local
cubique violemment éclairé, pratiquement vide.
— Veuillez attendre ici, s’il vous plaît, monsieur Bross Chaplin, dit
Charboll. Un instant.
Il salua d’un petit mouvement de tête – que Bross lui rendit
poliment – et disparut par la porte de gauche. Bross plongea dans la
contemplation des taches colorées du tableau, essayant d’y mettre un
certain ordre personnel adapté à sa compréhension. Il n’eut pas le
temps de chercher : la porte empruntée par Charboll s’ouvrit de
nouveau, livrant passage à une superbe fille vêtue en tout et pour tout
d’un short minimum, juchée-cambrée sur d’incroyables hauts talons.
Le sourire de la fille était une véritable agression rouge-sang. Elle avait
des cheveux très courts, bleus, coiffés en mèches plaquées, comme un
casque. Ses seins étaient menus, ronds. Le mamelon peint en noir
semé de paillettes brillantes. Elle portait un plateau de verre chargé de
plusieurs bouteilles, d’un verre et de soucoupes emplies d’amuse-
gueules.
— Monsieur Bross Chaplin, dit-elle. Si vous voulez vous désaltérer
en patientant quelques instants… Le Haut-Commissaire Censeur va
vous recevoir. Je vous félicite, monsieur Chaplin.
Elle posa le plateau sur la table, s’en retourna aussitôt d’où elle
était venue, d’une démarche terriblement saoulante. Elle referma la
porte derrière elle, et pendant quelques secondes, un peu sonné, Bross
conserva dans sa tête la vision de ce joyeux petit cul qui roulait au
sommet des cuisses interminables et fuselées. Il songea : merde ! les
enfants !…
Il avait ressenti un choc, en entendant prononcer « Haut-
Commissaire Censeur » : une pointe fugace perçant son émotion. Mais
la fille aux seins boutonnés de noir avait ajouté : je vous félicite… Donc
pas de problème.
L’arrivée du plateau de rafraîchissements était réellement une
bonne chose : Bross découvrit qu’il avait la gorge un peu sèche. Il
choisit une bouteille de boisson pétillante non alcoolisée – du Dan
Gilbert’s : un liquide plutôt fade, insipide, en dépit de son apparence
pétillante. Un flash. Les couleurs dansèrent. Une petite bulle de
quelque chose éclata dans la tête de Bross. Il se dit qu’il était fatigué,
vraiment fatigué – les débordements joyeux de la satisfaction avaient
quelque peu effacé cette fatigue, en lui, pendant un moment. Il décida
qu’après l’entrevue il retournerait chez lui, se reposerait un long
moment, totalement, afin d’être au maximum de ses moyens pour se
mettre au travail sur le découpage du scénario.
Lorsque la porte de droite s’ouvrit, Bross eut la curieuse impression
que les murs du hall d’attente devenaient plus lumineux, couverts d’un
enduit scintillant. Il ne l’aurait pas juré, évidemment, mais se
demanda également si le volume de la pièce n’avait pas augmenté…
Une idiotie.
C’était encore la fille aux mamelons noirs et au sourire gourmand.
— Monsieur Chaplin, si vous voulez vous donner la peine.
— Naturellement, dit Bross.
Il suivit le joyeux petit cul moulé dans le short bleu pâle (couleur
assortie aux cheveux de la fille). Encore une sorte de hall, encore une
porte qui coulissait – et la fille s’effaça, invitant Bross à entrer.
Il entra.
La porte glissa derrière lui.
— Bienvenue, cher ami ! cria un personnage énorme. Je suis Nat
Callotin, 34e Haut-Commissaire Censeur du R.P.R.
L’homme avait lâché le tout d’un seul jet, tout en se levant et en
quittant son bureau pour venir à la rencontre de Bross. Cette
rencontre eut lieu au centre de la salle.
La pièce était immense, construite dans une perspective qui ne
ressemblait à rien de connu et semblait déjouer toutes les lois, tous les
poncifs habituels de la géométrie. C’était un fulgurant kaléidoscope…
dans lequel se mouvait l’énorme Nat Callotin, 34e-Haut-Commissaire-
Censeur-du-R.P.R., avec une aisance remarquable. Énorme, mais
rassurant, protecteur. Un visage rond, en boule, tout à fait chauve ; de
petites oreilles chiffonnées, rigolotes, des yeux à la fois vifs et doux :
un regard qui diffusait une indéniable chaleur. Ses lèvres s’étiraient en
un sourire quasi permanent, creusant deux fossettes précises au centre
de chaque joue. Il était revêtu d’une longue robe droite, chamarrée,
aux manches larges, et qui contenait tout juste son abdomen
impressionnant.
D’abord, il serra vigoureusement les mains de Bross, puis il passa
un bras sur ses épaules et l’entraîna dans la sarabande des lignes de
fuite en direction de deux fauteuils.
— Le décor vous impressionne, n’est-ce pas, cher ami ?
— Je dois dire que…
— Il est dû à nos meilleurs architectes décorateurs. Quelque chose
de totalement dingue. J’adore. C’est merveilleux, cher ami. C’est un
spectacle permanent. Asseyez-vous, mettez-vous à l’aise.
Bross tomba dans un des fauteuils, s’y engloutit. Le décor se
stabilisa quelque peu, sous l’apparence d’un ciel en dôme prismatique.
Le fauteuil était délicieusement confortable. Bross s’y lova
mentalement. Il se sentait de taille à soulever l’univers.
En face de lui, Nat Callotin (quel nom comique, pas vrai, Bross)
s’était lui-même calé dans le second fauteuil : son corps gigantesque
tenait tout juste entre les bras du siège. Il croisa ses jambes. Ses pieds
étaient nus. Nat Callotin attaqua tout de go :
— Félicitations, Chaplin. J’ai pris connaissance de votre schéma.
L’HOMME QUI VOULAIT TUER DIEU-PUBLIC, n’est-ce pas ?
— C’est cela ! cria Bross. (Pourquoi crier ? Il baissa le ton.) Cela me
semble être un bon titre.
— Et vous avez raison, mon cher ami. Un bon titre. Un excellent
titre ! Tout, d’ailleurs, est excellent dans ce projet. Je vous félicite.
Vraiment.
— Vous êtes trop gentil. Il y a cependant du travail à faire, encore…
Une épuration, une recomposition du schéma…
— Évidemment, évidemment, cher ami ! coupa Nat Callotin en
ouvrant ses larges mains pour les recroiser aussitôt sur sa bedaine.
(Bon Dieu qu’il est sympathique !) Évidemment, il reste du travail…
Mais nous acceptons le projet. Vous êtes un Maître, mon cher ami.
J’avoue avoir été très agréablement surpris. J’avoue que je n’attendais
pas cela de vous. Ce que vous nous aviez donné jusqu’à présent ne
sortait pas d’un classique moyen, de qualité, soit, mais moyen.
— C’est également ce que je me suis dit, lança Bross. Je me sentais
coincé par cette médiocrité – si, si, médiocrité, je vous assure. Zorro
Nap m’ennuyait ! J’ai voulu tenter quelque chose de nouveau, de
TOTALEMENT nouveau.
— Et vous y êtes parvenu, cher ami. Se baser de cette façon sur la
réalité, pour écrire un scénario, quoi de plus nouveau ? Quoi de plus
inattendu ? Bravo encore, bravo et bravo, cher ami.
— Je vous en prie, ronronna Bross. (L’univers, mes enfants, cela ne
pèse rien : c’est une bulle de savon qui saute et danse lorsqu’on souffle
dessus : parole !) Avez-vous des nouvelles de Citizen ?
— Je ne m’occupe pas de ces choses-là, dit Nat Callotin. Il me
semble qu’il a été repéré dans la Ceinture, c’est tout. Parlons plutôt de
votre scénario. Je serais curieux de savoir où vous avez pêché cette
idée de Bulle Centrale dans laquelle se tiendrait le Public. Vraiment…
c’est un chef-d’œuvre d’imagination.
— Je l’ai dit aux deux hommes qui sont venus me chercher, sourit
Bross. Cela n’est dû, précisément, qu’à mon imagination. C’est curieux,
car… (il pouffa) j’en arrive maintenant à me demander où se trouve le
Public ? J’en arrive à me dire que mon imagination est peut-être
tombée juste !
— Très drôle, dit Nat Callotin. (Son visage se ferma brutalement, et
il se pencha vers Bross, confidentiellement :) Ne laissez jamais filer
une pareille supposition en présence de n’importe qui, cher ami. Avec
moi, vous ne risquez rien, car je suis large d’esprit – aussi large
d’esprit que d’épaules ! (Il eut un rire grelottant.) D’autres que moi
pourraient supposer que vous avez perdu la Foi, et que votre scénario
peut se révéler subversif !
— Peut-être l’est-il, allez savoir ! s’exclama joyeusement Bross.
Il sentait monter en lui une grosse vague de fou rire. Dut se faire
violence pour ne pas le laisser éclater de manière intempestive – et
déplacée.
— Nous devons croire au Public, dit Nat Callotin. Il est partout, il
dirige et nous permet de vivre. Nous sommes entre ses mains. Votre
scénario démontre à quel point c’est une folie d’en douter.
— Exactement, clama Bross. Ex-ac-te-ment !
Le prisme verdâtre du décor s’était mis à tournoyer lentement, et il
changeait de teinte – sa coloration générale tendait maintenant vers le
rose.
— Néanmoins, poursuivit Nat Callotin, vous avez enfreint certaines
règles précises, en refoulant les données de votre ordino-concept, en
rejetant pareillement les grilles sélectives des barèmes de morale.
— Oui ! Je me suis passé de tout cela ! C’était une entrave à mon
talent de créateur ! Une imbécillité par-dessus laquelle il me fallait
sauter. Je me devais de tout faire moi-même ! En avant !
— En avant ! répéta Nat Callotin. Et vous avez foncé… Vous vous
êtes rendu coupable de désobéissance caractérisée ! Vous avez rejeté
les conceptions du Public, auxquelles pourtant vous vous devez d’obéir
aveuglément. C’est un symptôme de déviation psychique caractérisée,
cher ami.
— Effectivement, gloussa Bross. Il me semble que j’étais un peu
fou… mais pas comme vous l’entendez. C’est avant, que je devais être
fou. À présent…
Toutes les lumières explosèrent d’un seul coup. Le noir absolu.
Non, pas absolu. Au centre de la nuit, il y avait Nat Callotin, assis
dans son fauteuil flottant éclairé de l’intérieur – une peinture
fluorescente, sur fond noir.
Le temps se figea.
— À présent-je-suis-normal, dit Bross Chaplin.
— À présent-je-suis-MOI, dit Bross Chaplin.
Il savait ce que ce MOI signifiait.
Le temps était toujours un bloc noir suspendu Dieu sait où.
Il savait ce que MOI signi…
Il savait ce que…
Il ne savait plus ce que…
Il ne savait plus.
Ne savait plus.
Ne.
E-B.C. 40023.