1978 - Delirium Circus - Pierre Pelot

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PIERRE PELOT

Delirium circus

© Éditions J’ai Lu, 1977


1

S. 236. Int.
Tout allait bien pour Zorro Nap.
Une bonne intégration. Il le savait même s’il n’en avait pas
réellement conscience.
Tout va bien, Zorro Nap… La poudrière…
Une vague somnolence s’était emparée de lui, à un moment donné,
alors qu’il s’était affalé dans le siège de cuir défoncé, les jambes
croisées jetées sur le plateau du bureau. Il avait écouté, un certain
temps, les bruits divers qui s’entrecroisaient au-dehors, et les
émanations sonores de ce réseau vibrant avaient contribué à son
endormissement. Coupure noire, tranchée dans le fil du temps. Réveil.
Zorro Nap se redressa sur le siège ; il décroisa les jambes et posa
ses pieds au sol. Sa bouche était pâteuse, il avait les reins douloureux.
Tout cela très normal. La fatigue.
Tout va bien. Zorro Nap.
Naturellement, la fatigue… Il ne pouvait guère espérer une
fraîcheur physique intacte, après plus de quinze jours de siège et de
bagarres spasmodiques, dont certaines avaient déchaîné une violence
inimaginable.
Fort-Wateralamo tenait bon.
Depuis plus de quinze jours, et en dépit des pertes subies sous les
coups de boutoir des troupes autrichannes, Fort-Wateralamo tenait
bon. Pour combien de temps encore ? « Jusqu’au bout, songea Zorro
Nap. Jusqu’à la victoire. »
Car les Francains vaincraient. Ils devaient vaincre : c’était écrit…
Les officiers, Zorro Nap, comment se portent-ils ? Le moral, et le
reste ? La poudrière, n’oublie pas…
Il jeta un coup d’œil en direction de la fenêtre. Les carreaux étaient
sales, barbouillés de suie et de poussières diverses ; une fêlure
marquait un angle ; de la poussière, également, sur le rebord de la
fenêtre, ainsi qu’au sol – comme un véritable tapis recouvrant le
plancher brut et sur lequel des traces de pas s’entrelaçaient pour
dessiner des motifs sauvages très compliqués.
Dehors, planait un relatif silence. De temps à autre, des voix
lointaines s’élevaient : un appel incompréhensible suivi d’une réponse
tout aussi floue. Le soir tombait, la lumière était douce, feutrée.
À l’intérieur de la pièce, la pénombre s’installait progressivement.
Une lampe à pétrole allumée, sur le bureau, essayait de repousser
l’assaut du mieux possible. Zorro Nap, un instant, se laissa prendre
aux fascinants tremblements de la courte flamme orangée, dans le
tube de verre bulbeux. Il ne se souvenait pas avoir allumé la lampe et
ne l’avait probablement pas fait.
Il se leva. Une vigueur toute neuve avait coulé en lui, de nouveau,
tandis que le mauvais sommeil s’abattait sur son cerveau. Il savait que
ce regain d’énergie le soutiendrait sans problème le temps nécessaire.
Il avait l’impression que son esprit crépitait, traversé par des vagues
accélérées de fourmillements.
La pièce était petite et basse. Un mur entier était construit en
pierres rondes, les autres étant en bois : des rondins grossièrement
équarris posés les uns sur les autres. Le mur de pierre était une paroi
intérieure, ceux de rondins donnaient sur l’extérieur. Il y avait,
adossée aux moellons, une grosse cheminée dont l’âtre se trouvait très
encombré de cendres froides. En plein centre du plafond, l’œil glauque
et rond d’un hublot électrique, de verre dépoli, surveillait la scène.
Mais c’était un œil mort. Depuis longtemps le bloc énergétique du Fort
avait sauté, au cours des premiers bombardements de l’armée
autrichanne. Pour la même raison, les radiateurs muraux à bain
d’huile étaient froids.
Zorro Nap fit un pas de côté, un peu au hasard, simplement pour
s’éloigner du bureau. Une lame de parquet gémit ; ce fut suffisant pour
réveiller les deux personnages affalés côte à côte sur le bat-flanc, près
de la cheminée.
— Reposés ? s’enquit Zorro Nap.
Il laissa les deux officiers reprendre pied dans la réalité – ce qui
leur demanda quatre ou cinq secondes, pas davantage –, les regarda se
redresser et s’asseoir sur la couchette grinçante. Leurs uniformes
étaient froissés, déchirés et couverts de boue sèche.
— J’ai l’impression d’avoir dormi des siècles, dit le plus grand des
deux.
Il était lieutenant des forces résistantes francaines, s’appelait
Calacan, et offrait un modèle rare de maigreur. L’autre était un
capitaine des Volontaires, plus trapu, quoique relativement décharné
lui aussi. Il se nommait Jossip.
— Tous nos réveils sont identiques, dit Zorro Nap en débouchant la
bouteille d’alcool posée sur le rebord de l’âtre. Nous fermons les yeux
pour quelques minutes, et nous les ouvrons avec la sensation d’avoir
perdu un temps fou. (Il versa l’alcool dans les verres, après avoir
soufflé sur la poussière qui n’en finissait pas de voler et de se déposer
partout, toujours…) C’est à cause de la fatigue. La fatigue…
Il n’acheva point la phrase, reboucha la bouteille. Il laissa les deux
officiers se saisir de leurs verres, prit le sien. Ils avalèrent une gorgée
en silence. Jossip se leva, fit quelques pas qui l’amenèrent devant la
fenêtre aux carreaux fendus.
— Tout semble calme, dit Zorro Nap.
— Ils vont probablement tenter un sale coup dans le courant de la
nuit. Ils nous ont laissés en paix depuis trop longtemps, répondit
Calacan.
— C’est aussi mon avis, acquiesça Zorro Nap, après avoir d’un seul
coup séché le contenu de son verre, et reposé celui-ci à côté de la
bouteille. Et je ne serais pas étonné qu’ils remettent ça dans le secteur
de la poudrière. Ils ne sont pas fous et savent fort bien qu’un coup de
force de ce côté-là peut leur valoir la victoire.
— Mais ils savent également que nous le savons, dit Jossip depuis
sa fenêtre, se retournant tout juste pour soutenir le regard de Zorro
Nap. S’ils prennent la poudrière pour cible, ils le feront, à mon avis, en
mettant toutes les chances de leur bord. Une action de commando me
paraît plus aléatoire.
Zorro Nap ne répondit pas immédiatement. Pendant quelques
secondes, interminables, ils s’affrontèrent, lui et Jossip, croisant leurs
regards perçants. Ce fut finalement Jossip qui rompit le premier, sur
un petit hochement de tête. Il avala la dernière gorgée d’alcool
contenue dans son gobelet, reposa celui-ci sur le bord de la fenêtre.
— Je vais voir un peu ce qui se passe dehors, avant la nuit noire,
dit-il.
Il sortit. Claqua un peu trop fort, peut-être, la porte derrière lui.
— Nous sommes tous énervés, remarqua Calacan, avec un petit
geste de la main qui voulait détendre l’atmosphère. Tous énervés après
quinze jours de terreur, sans savoir si nous en sortirons jamais…
— Nous en sortirons, dit Zorro Nap. Moi, je le sais. Nous en
sortirons, je vous le garantis, Calacan. Si les troupes de renfort qui
attendent à quelques lieues d’ici pouvaient être au courant de notre
situation ! Bon Dieu, Calacan ! Je suis persuadé que le général Amiez
ignore tout de ce merdier lamentable dans lequel nous pataugeons…
ou encore, au pire, il s’imagine que nous sommes morts, tous, depuis
longtemps !
Calacan hocha la tête. Il frotta nerveusement, du bout des doigts,
ses joues couvertes de barbe rude.
— Nous n’avons aucun moyen de prévenir le général Amiez. Nos
circuits sont brouillés régulièrement par les Autrichans. Quant à
dépêcher un messager à travers les lignes ennemies… Toutes nos
tentatives se sont révélées parfaitement folles.
— Je sais, bougonna Zorro Nap. Je sais bien, Calacan… C’est
tellement… tellement idiot ! J’ai passé ma vie à conquérir et pacifier
les peuples de cette planète, à propager et étendre partout les bienfaits
de la civilisation francaine, et il faudrait que je claque ici, dans ce trou,
sous les lasers d’envahisseurs autrichans de cette foutue planète Goz ?
Vous pouvez être sûr, Calacan, que je ne m’y résoudrai pas !
— Nous pouvons toujours compter…
— Nous pouvons compter sur nous-mêmes, un point c’est tout ! Et
envoyer encore un messager qui parviendra jusqu’aux lignes d’Amiez !
Voilà ce que nous devons faire !
— Ce sera le dix… non, le douzième. Et comme les onze précédents,
il ne reviendra pas… sinon sous la forme méconnaissable d’un cadavre
mutilé.
— Ce n’est pas dit, affirma Zorro Nap. Pas si ce douzième messager
n’est autre que… moi.
Calacan accusa le coup, muet et bouche ouverte. Zorro Nap
l’abandonna à son ébahissement pour aller à son tour se planter
devant la fenêtre. À travers la vitre sale, il regarda le soir qui s’étirait
sur la cour du Fort. Il regarda les remparts crevassés, les soldats
survivants entassés sous les créneaux. Il regarda le ciel blafard. Puis il
soupira, et fit de nouveau face à Calacan.
Tout va bien, Zorro Nap.
— Vous n’y songez pas, général ! souffla Calacan. Nous avons
terriblement besoin de vous ici ! Si vous partez…
— Vous n’aurez guère besoin de moi, coupa Zorro Nap, si je me fais
massacrer au milieu de vous tous…
— Vous savez bien que c’est impossible !
Zorro Nap sourit rapidement, détourna les yeux une seconde. Il
reporta son attention sur le visage hâve de Calacan.
— Merci pour votre confiance, lieutenant. Mais je ne partage pas
vos certitudes. Pourquoi les Autrichans mettent-ils autant
d’acharnement à nous enfoncer ici, dans ce trou ridicule de Fort
Wateralamo ? Parce que j’y suis. Parce que le général Zorro Nap s’y
trouve, en compagnie de quelques braves. C’est moi qu’ils veulent…
— Et ils peuvent vous mettre la main dessus, précisément, si vous
tentez de traverser leurs lignes. Tout sera dit.
Zorro Nap sourit encore. Il poursuivit :
— Premièrement, ils ne me poseront pas la main dessus. Ensuite, si
jamais ils y parvenaient, cela mettrait un terme à cette guerre et
sauverait Fort-Wateralamo. Enfin, si je passe – et je passerai ! – il
vous suffira de leur faire savoir que je ne suis plus dans les murs pour
freiner leurs assauts.
— Vous pensez donc, réellement, faire une tentative ?
— J’y songe, dit Zorro Nap. Les précédents messagers étaient tous
des Volontaires, aux ordres de ce sacré Jossip.
— Jossip n’est pas un mauvais bougre, général, souffla Calacan. Je
vous l’assure.
— Jossip est un Volontaire, dit Zorro Nap. Un homme de ce pays
récemment conquis par les troupes francaines… un barbare à peine
dégrossi.
— Mais de là à le soupçonner d’intelligence avec ces Autrichans…
— Je préfère soupçonner à tort, Calacan, et faire en ce domaine des
erreurs positives… Je vais maintenant rejoindre les troupes sur les
remparts.
Il sortit.
Un instant, Calacan demeura pétrifié, avant de soupirer
longuement, les doigts crissant de bas en haut dans sa barbe dure. Il
retourna s’asseoir sur le bat-flanc.
Invisibles, quatre regards précis le tenaient au centre de leurs
champs croisés. Un cinquième tombait du globe terne du plafonnier.

S. 237, Ext-Noc.
Wilkes tremblait. Ce n’était certainement pas de froid, et encore
moins de peur. Il tremblait tout bêtement d’excitation et ne souhaitait
qu’une chose : se montrer à la hauteur de la tâche qui lui était confiée,
répondre, au mieux de ses possibilités, à tout ce que l’on attendait de
lui. On attendait beaucoup de lui, ainsi que d’une vingtaine d’autres
soldats placés pour l’occasion sous ses ordres.
On attendait qu’ils jouent leurs rôles à la perfection, la moindre
défaillance étant exclue.
Wilkes se demanda combien, parmi cette vingtaine de calamiteux
qui l’accompagnaient, ressentaient les mêmes vibrations que lui. Il
leur jeta un coup d’œil, dut constater qu’ils avaient tous l’air
parfaitement calme, voire presque détendu « Naturellement, songea
Wilkes, mais ils n’ont rien à perdre, eux. »
Rien à perdre, sinon la vie.
« Évidemment, mon vieux Wilkes, et toi aussi tu peux fort bien y
laisser ta peau. Seulement, tu n’y tiens pas du tout. Claquer dans cette
opération, c’était également effacer d’un seul coup le chemin parcouru
péniblement jusque-là, et faire mentir la Chance qui a si bien su poser
son doigt entre tes yeux… Parfaitement, mon vieux Wilkes… »
Les calamiteux attendaient en silence, affalés dans la tranchée de
première ligne. Leurs crânes étaient à moitié rasés, suivant une ligne
qui partait de milieu du front pour finir sur l’occiput, ainsi que le
voulait la mode de combat des Autrichans ; les cheveux conservés
étaient fournis et longs, liés sur l’oreille en une queue dont l’extrémité
descendait plus bas que l’épaule. Ils avaient retiré leurs bijoux de
parade, par mesure de prudence et d’efficacité, afin d’éviter le moindre
cliquetis qui aurait pu traîtreusement déceler leur présence aux gardes
du Fort. Leurs torses étaient nus, enduits de graisse noire sur laquelle
le sable farineux se collait. Ils ne portaient que leurs pantalons de
peau, et des bottes souples aux tiges lacées jusqu’à mi-cuisse. Et puis
leurs armes.
Ce sera une victoire, Wilkes. Tout ira bien.
C’était un peu comme si l’affirmation lui avait été soufflée par Dieu
sait quel superviseur invisible au courant de tout, et spécialement du
futur immédiat.
Tout irait bien, naturellement.
Mais ce ne serait pas facile.
« Rien n’est facile », se dit Wilkes, tout en se redressant sur un
coude. Sa tête à demi rasée émergea de quelques centimètres au-
dessus de la tranchée. Suffisamment pour que son regard file à ras de
terre en direction du Fort.
Le sol était plat – ou presque. La suite régulière des maigres dunes
ne pouvait guère prétendre déformer réellement cette platitude. Le
sable était abondamment semé de boules d’épineux couverts de
feuilles cassantes et brûlées par le soleil. Au delà de ce champ ébouriffé
s’élevait la masse confuse du Fort. Pas un feu ni la moindre lumière.
C’était comme si l’endroit était abandonné. Une impression de calme
absolu régnait sur le lieu, et le silence était pareil du côté autrichan.
Calme… calme… mais rien, bien entendu, n’était plus faux. Wilkes
n’était pas un naïf : il ne se laisserait pas tromper par cette impression
paisible.
Le Fort était distant d’environ quatre à cinq cents mètres. Tous les
remparts avaient été sérieusement endommagés par les
bombardements des jours précédents, à l’exception du mur nord,
derrière lequel se trouvait la poudrière. Là était l’objectif du
commando dirigé par Wilkes.
Wilkes consulta son chrono-bracelet : dans cinq minutes, la
noirceur de la nuit atteindrait son maximum. Une nouvelle bouffée de
nervosité courut sous sa peau. La paume de ses mains était moite, il les
essuya une fois encore sur son pantalon, en essayant de rendre le geste
naturel. Il se disait que les calamiteux n’avaient pas à s’apercevoir de
sa nervosité : il était leur chef et devait faire preuve d’autant de
sérénité qu’eux… Il referma les doigts de sa main droite sur la crosse
de son pisto-jet.
Tout ira bien, Wilkes.
La Chance ne lavait-elle pas royalement servi, jusqu’alors ? Il avait
intercepté en personne quatre des messagers envoyés par ceux du
Fort. De ses mains, il les avait égorgés proprement, ce qui lui avait valu
d’être remarqué par un des commandants. Pour cela, on lui avait
confié cette mission présente.
Tout ira bien. Wilkes.
Il était fatigué et nerveux, mais tout irait bien. C’était vital, pour lui,
et il le sentait. Il était en guerre depuis si longtemps !
Il n’avait jamais connu que la guerre – c’était le destin des
Autrichans. Il était un Autrichan et curieusement, il ne possédait pas
le moindre souvenir de sa patrie d’origine. Il se souvenait confusément
que la planète Goz était située quelque part au nord de… Non. Même
pas. La planète Goz était située au diable.
Par contre, il avait une certitude : le Fort assiégé devait tomber
rapidement aux mains des siens. Dans ces murs, se trouvait le général
ennemi Zorro Nap. Il savait que Zorro Nap devait mourir.
N’en demandait pas davantage.
Il jeta un nouveau coup d’œil à son chrono. Son cœur manqua un
battement. Les plus proches calamiteux le regardaient, attendaient.
Wilkes fit un signe de la tête et, le premier, il quitta la tranchée pour
ramper sur le sable, à travers le dédale de broussailles naines, en
direction du Fort. Les autres le suivirent, en silence.

S. 238. Ext-Noc.
Les hommes étaient assis sous les créneaux, adossés à la pierre
chaude ; un grand nombre étaient allongés à même le sol du chemin
de ronde, et ils dormaient, la tête posée au creux d’un bras, une main
sur leur fusil-rad. Ceux qui ne dormaient pas scrutaient la plaine
sombre, ou bien chuchotaient entre eux, accroupis derrière la
muraille, dans les gravats et débris de toutes sortes. Lorsque Zorro
Nap passait devant eux, ils s’interrompaient pendant quelques
secondes, attendaient un mot, une parole du général. Ils répondaient
par un hochement de tête, ou par une mimique décidée, ou encore ils
lâchaient une courte phrase pour dire leur ferme intention de tenir à
tout prix. Un grand nombre de soldats avaient déjà donné leur vie
pour Zorro Nap, et tous ceux-là étaient bien décidés à faire de même si
besoin était – tous espéraient néanmoins s’en tirer.
Calacan rejoignit Zorro Nap à l’extrémité du mur nord, sur le
chemin de ronde. Autour de Fort-Wateralamo, la plaine était
silencieuse et calme – probablement trop silencieuse et calme. Les
lignes ennemies autrichannes étaient invisibles dans la nuit, sans le
moindre feu de camp, sans une lumière pour les situer. On aurait pu
s’imaginer que les troupes des envahisseurs avaient levé le pied,
s’étaient fondues dans la nuit, à un moment donné, comme par magie.
C’était bien là le plus inquiétant… et Calacan le dit à haute voix après
avoir laissé errer son regard pendant quelques minutes au plus
profond de l’ombre.
— Oui, acquiesça Zorro Nap. Je partage votre avis et vos craintes,
lieutenant. Cela confirme mon intuition.
Il se laissa glisser le long du créneau de pierre, jusqu’à se retrouver
assis sur ses talons. À deux ou trois pas de là, sur le chemin de ronde,
une quinzaine de soldats se tenaient pareillement accroupis, l’arme
prête, postés en surveillance étroite au-dessus du bâtiment de la
poudrière dont la toiture plate, en contrebas, dessinait un rectangle
clair. De l’autre côté du bâtiment, le rempart était partiellement
écroulé ; les trous ouverts dans le chemin de ronde avaient été
rafistolés à l’aide de poutres et de planches : il y avait, là aussi, une
vingtaine de soldats qui attendaient, l’arme au poing, repoussant le
sommeil et l’épuisement.
— En face, ils préparent un coup de main, j’en suis persuadé, dit
Zorro Nap.
Il ferma les yeux une seconde, et lorsqu’il les rouvrit, le paysage
trembla un moment, comme s’il allait se dissoudre inexplicablement.
Cela ne dura qu’un instant, presque rien. L’endroit retrouva bien vite
sa stabilité ordinaire.
« La fatigue », songea Zorro Nap.
L’impression, cependant, l’avait choqué, emballant pour quelques
secondes son rythme cardiaque.
— Nous les attendons… et nous les repousserons, dit-il.
— Certainement, approuva Calacan, tout en s’agenouillant lui aussi.
Le fourreau de l’épée qui pendait à sa ceinture grinça contre le sol
poussiéreux.
— Combien de temps pourrons-nous tenir ? demanda Calacan
après avoir laissé errer son regard sur la cour intérieure du Fort.
Combien de jours ? Nous manquons de munitions, de vivres. Nous
manquons de tout.
— Il nous reste un certain nombre de charges énergétiques pour les
armes, dit Zorro Nap. Là, dans cette poudrière. Nous tiendrons le
temps qu’il faudra… Vous en doutez, Calacan ?
— Non… Évidemment, non. Mais je me demande si…
— Nous tiendrons, répéta Zorro Nap.
Sa voix résonna étrangement à ses propres oreilles.
Il faut tenir, Zorro Nap ! il le faut, et l’issue n’est pas loin. Okay !
parfait… bien entendu, je tiendrai. Bien entendu…
— Ils sont là ! hurla un soldat.
Le cri traversa la nuit, traversa le crâne de Zorro Nap. Il fut
immédiatement suivi d’un concert de vociférations rageuses, de
hurlements, de cris de douleur et des chuintements entrecroisés des
jets fusant des canons des armes.
Zorro Nap avait bondi sur ses pieds, le pisto-jet au poing. Il eut
l’impression que le désert tout entier grouillait soudain. Une marée
d’ombres qui palpitaient, s’entremêlaient.
À quelques pas, la trogne grimaçante d’un Autrichan surgit au-
dessus du créneau. Zorro Nap comprit que l’homme avait grimpé le
long du mur, s’aidant d’une corde : il aperçut le grappin dont les crocs
étaient plantés dans la pierre. Il tira. Le jet thermique traça une
saignée noire dans le moellon du créneau avant d’exploser sur le
visage de l’envahisseur – qui chuta en hurlant.
— Tuez-les tous ! brailla Zorro Nap. Pas un d’entre eux ne doit
poser le pied sur les remparts ! Tuez ! tuez !
Plusieurs grappins volèrent en même temps, mordant la pierre.
— Combien sont-ils ? cria Zorro Nap.
Personne ne lui répondit. Il crut voir courir, sur le rempart, la
silhouette de Jossip ; il crut le voir cogner à tour de bras sur un
Autrichan qui venait, précisément, de prendre pied sur le chemin de
ronde.
Tout le Fort bourdonnait et hurlait. Les traits de chaleur crachés
par les armes zébraient la nuit avec des « ziouf ! » stridents. Zorro Nap
tira sur les grappins. Ses coups étaient précis et les langues thermiques
cisaillaient net les crocs d’acier, creusant la pierre des murailles
jusqu’aux structures métalliques internes. Il hurla des ordres,
recommandant à tous de ne pas quitter leur poste. Il ne fallait en
aucun cas céder à la tentation, en aucun cas dégarnir le périmètre des
remparts pour se porter en force sur le point chaud – c’était peut-être
ce qu’attendaient les agresseurs. Il y avait entre trente et quarante
soldats postés pour la défense de la poudrière : cela devait suffire.
Zorro Nap se jeta dans la bagarre…

S. 239. Ext-Noc.
Wilkes n’y comprenait plus rien.
En moins de trois secondes, la terreur avait explosé en lui.
Saloperie !
Pourtant, ils avaient traversé cette portion de désert qui les séparait
du Fort comme de véritables fantômes. Pas un bruit, rien ! Ils s’étaient
coulés avec une maîtrise parfaite, une belle efficacité, entre les
buissons secs et leurs feuilles-grelots. Ainsi, sans encombre, ils étaient
parvenus au pied de la muraille.
C’était lui, Wilkes, qui avait jeté le premier grappin.
Et l’enfer avait claqué. Tout de suite. Exactement cela : l’enfer.
À la réflexion d’ailleurs, cela n’était que très ordinaire : les
Francains n’étaient pas fous – ils l’étaient d’autant moins qu’ils étaient
commandés par ce foutu Zorro Nap ! – et ils s’étaient postés en masse
au point stratégique de leur défense. D’accord.
Il comprit tout de suite que l’escalade du rempart nord était
impossible. Moins d’une minute après le premier braillement, les
corps brûlés de trois de ses hommes s’écroulaient sans vie dans le
sable. Les jets thermiques fusaient, brûlant le sol et les chairs. Dans la
nuit brutale, se levait une épouvantable odeur de viande carbonisée.
Wilkes hurla, entraîna avec lui une dizaine d’hommes en direction
de la portion est du mur. Le rempart, à cet endroit, était sérieusement
entamé, et ils avaient peut-être une chance de l’escalader. Poser le pied
là-haut, pour balancer une bombe incendiaire. Rien d’autre.
Naturellement, il avait toutes les chances d’y laisser sa peau… mais ce
serait au moins faire un beau numéro et finir avec talent !
Dans cette course sous les feux croisés, Wilkes perdit cinq hommes.
La bonne moitié de son groupe. Quant aux autres, il ne savait pas ce
qu’ils étaient en train de devenir. Ils étaient peut-être tous morts,
déjà…
Tout va bien, Wilkes.
Tout va bien, mon cul !
Il avait l’impression de n’être qu’un immense muscle cardiaque, et
qui battait, battait, battait… Ce fut avec un certain étonnement qu’il se
retrouva au pied de la muraille est. Comme il l’avait supposé, elle était
en piteux état, crevée à maints endroits, rapetassée, sur des esquilles
de carcasse métallique qui déchiraient la pierre, avec des planches et
des poutrelles. Les travaux de réfection offraient un canevas d’échelles
et d’échafaudages baroques qui facilitaient l’escalade. Wilkes jeta un
coup d’œil autour de lui. Quatre hommes le suivaient toujours. Il hurla
un ordre et s’élança le premier à l’assaut.
Tout va bien, Wilkes.
Parfait.
Son pisto-jet au poing, Wilkes se rua bravement à l’attaque.
Plusieurs impacts brûlants explosèrent sur les poutres entrecroisées
qu’il escaladait. Du bois charbonneux, une pluie de braises le
fouettèrent en pleine face. Il continua, se plaqua sous le couvert d’une
avancée de planches. Il aperçut, là-haut, les bustes d’une dizaine de
soldats, leva son arme et pressa sur la détente. Le feu gifla les soldats…
mais la seconde d’après, ils étaient toujours là, toujours vivants,
toujours dangereux…
Tout va bien, Wilkes.
TOUT VA BIEN.
Incapable de croire à ce qu’il venait de voir, Wilkes fit feu une
seconde fois. Son tir était précis… mais il eut le même résultat négatif.
Tout à fait comme si les jets de chaleur crachés par son arme n’avaient
pas la moindre efficacité sur les soldats. La gerbe explosait sur eux…
Ils auraient dû, normalement, être carbonisés sur place… au lieu de
quoi, ils continuaient de tirailler, le poil pas même roussi !
Une seconde, ou peut-être davantage, Wilkes demeura pétrifié
d’horreur dans son encoignure, sous les planches qui s’étaient mises à
brûler. Il dut se résoudre à l’évidence : son arme ne valait rien. Fichue.
Trafiquée ?
Pourquoi trafiquée, Wilkes ? Quelle idiotie !
Alors, ces foutus Francains avaient trouvé un moyen pour se
protéger contre les jets de chaleur concentrée.
Un fantastique concert de cris martyrisait le cerveau de Wilkes.
Dans le tohu-bohu, il comprit qu’il était bel et bien perdu. Sans
l’ombre d’une chance… cette sacrée Chance qui l’avait poussé là, qui
l’avait fait sortir du rang pour l’élever au rôle de chef de commando…
Un chef sacrifié.
Une bouffée de colère creva dans son crâne. Des morceaux de
planches se détachèrent du brasier, au-dessus de sa tête. Dans le
même temps, quatre ou cinq jets thermiques traversèrent les flammes
pour venir s’écraser à ses pieds. L’un d’entre eux lui laboura le mollet.
Wilkes hurla.
Il eut un geste de protection, un geste dérisoire, replia son bras au-
dessus de sa tête, et il s’élança de nouveau à l’assaut.
Tout va bien, Wilkes.
À l’assaut… de quoi ? Avec quelle arme ? Mettre le pied sur le
rempart et balancer une bombe incendiaire qui… Mais quelle bombe ?
Il traversa les planches qui brûlaient. Sa chevelure s’embrasa d’un
seul coup et deux jets thermiques l’atteignirent en pleine poitrine. Il
chuta à la renverse, crevant le treillis de planches enflammées,
cascadant jusqu’au sol dans une fantastique envolée de feu.
Il se dit que c’était au moins une belle fin, et mourut dans la
seconde suivante.
Tout va bien, Wilkes.

S. 240. Ext-Noc.
Les clameurs de victoire que poussaient les soldats s’éteignirent
progressivement, en même temps que les incendies qui léchaient les
barricades rafistolées des remparts. Le combat nocturne n’avait pas
duré un quart d’heure, tous les assaillants avaient été transformés en
torches, et les rangs francains ne comptaient pas une victime. C’était
ce que l’on appelle une victoire…
Pendant un moment, Zorro Nap et les soldats s’étreignirent
énergiquement, les hommes tombant l’un après l’autre dans les bras
de leur général-héros. Certains pleuraient et riaient à la fois. Zorro
Nap, secondé efficacement par Calacan et Jossip, envoyait des
bourrades ici et là, au hasard des épaules qui passaient à portée de
poing. L’euphorie régna pendant plusieurs minutes.
— Vous êtes décidé ? demanda une fois de plus Calacan, l’air
sombre.
— Décidé, dit Zorro Nap.
Il souriait, mais ses traits étaient tirés. La fatigue marquait son
visage durement ; elle se remarquait davantage encore depuis qu’il
s’était fait raser la moitié du crâne. Il avait enfilé le pantalon d’un
Autrichan mort et les bottes d’un autre, et il achevait de s’enduire le
torse de graisse noire. Une trentaine de soldats étaient groupés
alentour, suivant d’un œil admiratif – avec un soupçon de crainte – la
métamorphose de leur général. Admiration, car maintenant Zorro Nap
ressemblait trait pour trait à un barbare envahisseur ; crainte, car il
allait se planter tout droit dans les rangs ennemis, se faisant passer, si
besoin s’en faisait sentir, pour un des hommes du commando (un
survivant), on espérait alors que le déguisement tiendrait…
— Un pisto-jet, réclama Zorro Nap.
On le lui donna. Il vérifia la charge et glissa l’arme dans sa ceinture.
— Bien, dit-il.
Il soutint sans un mot le regard de Calacan, celui de Jossip. Ce
dernier fit un pas en avant, posa sa main sur l’épaule de son général,
lequel lui retourna le geste. Un moment fort.
Tout va bien, Zorro Nap.
— Je passerai, dit-il. Je passerai, et je contacterai Amiez. Nous
serons de retour dans deux jours, maximum, et nous délivrerons la
planète de ces sauvages. Tenez, tenez bon, encore pendant deux jours.
C’est tout ce que je vous demande.
— À vos ordres, dit Calacan.
« Voilà », songea Zorro Nap.
C’était fini, il le savait. Tenir bon… tenir bon, en ce qui le
concernait, encore quelques secondes.
Il enjamba le faîte du rempart, se laissa couler le long d’une corde.
Ses pieds touchèrent le sol. Quelques cadavres d’assaillants achevaient
de se consumer, tels de petits îlots puants parcourus de flammèches
fumeuses. Zorro Nap s’éloigna, au pas de course.
Après avoir parcouru une vingtaine de mètres, il s’arrêta. Se laissa
glisser à terre de tout son long. Il souriait.
« Tout va bien, Zorro Nap. Tout va bien, Citizen… »
Il traverserait les rangs autrichans. Il contacterait le général Amiez,
et ils reviendraient ensemble délivrer le Fort.
À présent, tandis que l’énorme fatigue s’emparait de chacun de ses
muscles, il se souvenait. Ces événements futurs, il les avait déjà vécus.
Il allait reprendre pied doucement, progressivement.
Il s’en était magnifiquement tiré, une fois de plus ; il ferma les yeux.
Le postiche de peau nue ajusté sur la moitié de son crâne se décollait
sur la nuque.
Quelque part, le clap de fin électronique avait dû repartir.
2
« Comment vas-tu, jeune homme ? » interrogea Bross Chaplin,
clignant de l’œil à son reflet dans la vitre.
Le reflet souriait. Il avait un visage qui aurait pu se dessiner à l’aide
d’une série de rectangles et de carrés, plus ou moins réguliers, aux
angles plus ou moins gommés. Cela n’avait pas toujours été le cas.
Lorsque Bross était réellement un jeune homme, on aurait plutôt fait
le croquis de sa physionomie en se servant de lignes courbes, comme
pour n’importe qui. Avec l’âge, ses traits s’étaient marqués, la
structure osseuse de son faciès transparaissait plus nettement sous les
chairs affaissées. Son nez tombait tout droit, ses narines étaient
pincées et bizarrement racornies, ses yeux clairs enfoncés dans les
fentes écrasées de leurs orbites. La bouche semblait dépourvue de
lèvres, telle une coupure limitée à chaque extrémité par le pli vertical
des joues tombantes. Il avait un petit menton carré, un double menton
informe, qui pour l’heure tremblotait dans les vibrations de la rame de
métro-tube. Ses oreilles ressemblaient à de vieux champignons secs.
Le front de Bross Chaplin était naturellement haut, mais paraissait
plus vaste encore en raison de la calvitie avancée qui lui dénudait
presque tout le crâne, à l’exception d’une bande de cheveux, courant
d’une oreille à l’autre en passant par la nuque ; ses cheveux survivants,
régulièrement teints, brillaient d’une noirceur de jais. (La perte
progressive de sa chevelure, qu’en d’autres temps il avait eue
abondante et fournie, avait beaucoup ennuyé Bross. Véritablement.
D’autre part, il n’avait jamais pu supporter le port d’un postiche.
Finalement, il s’était fait bon gré mal gré à cette tête nouvelle et
clairsemée, comme il avait accepté les rides, la peau qui se
parcheminait inéluctablement, la ceinture de graisse et de cellulite qui
empesait sa silhouette, le fait qu’il bandait de plus en plus
difficilement et dans des circonstances tout à fait spéciales…)
Cette dégradation physique, un peu trop rapide, était probablement
due à l’absorption massive et quelque peu déraisonnable de gélules
d’E.I.P.D (Excitant de l’Imagination sous Programme Donné). Il
payait, un peu trop tôt à vrai dire, des années de travail acharné et
l’espoir affamé de se trouver un jour au sommet d’une carrière unique,
avec la bénédiction des Producteurs et du Public-Dieu. Il n’avait pas à
geindre, ou à regretter. C’était un choix. Son choix. Et c’était le lot de
tous les Scénaristes.
Bross Chaplin était en passe de devenir un des meilleurs
Scénaristes confirmés, reconnus, des Plateaux. Encore quelques
efforts, encore quelques plongées dans le monde de l’imaginaire
programmé, quelques merveilleuses percées, et tout serait dit. Le but
atteint. Acquis.
Il pourrait se reposer, prendre son temps, faire la fête dans les
paysages ensoleillés de Bulle-Hills, sur les plages tranquilles de
California-Bulle, passer ses jours et ses nuits à caresser les croupes
nues et les seins de dizaines d’Actrices postulantes prêtes à tout pour
décrocher un Rôle. Sa parole, à ce niveau de la distribution, aurait du
poids, le poids indiscutable conféré par les Sondeurs-Psychos qui
donnaient la volonté du Public.
Bross soupira, tiré de ses pensées enivrantes par le glissement
couineur de la rame qui stoppait. Il leva les yeux. Sur la voûte courbe
du quai, le panneau indicateur clignait au rythme d’un flash toutes les
demi-secondes. Cela faisait mal aux yeux. Une quelconque
défectuosité dans le circuit électrique, probablement. La dernière
lettre du mot BRANDO ne s’allumait pas.
Brando-Station, songea Bross. Il calcula qu’il avait encore quatre
stations à traverser avant de pouvoir descendre sur le Plateau du
Désert. Il arriverait pour assister aux dernières séquences. Ou bien,
même, si tout s’était bien passé, le tournage serait-il terminé. Si tout
s’était bien passé… mais il n’y avait aucune raison de croire que tout ne
s’était pas bien passé. Pas avec un Acteur de la trempe de Citizen.
Bross se redressa sur son siège, et le dos de sa veste se décolla du
coussin de cuir avec un petit chuintement. Quatre personnes étaient
entrées dans la rame du métro-tube. Trois d’entre elles étaient, sans
aucun doute, des Techniciens. Des Électros ou des Sonniers, ou peut-
être encore de ces joyeux drilles de la corporation des Accessoiristes.
Ils étaient vibrants de santé, partaient haut. Après dix secondes Bross
comprit, à leur conversation, qu’il s’agissait effectivement
d’Accessoiristes, comme il l’avait deviné. Les Techniciens allèrent
s’installer à l’autre extrémité de la rame et se mêlèrent naturellement à
un groupe de jeunes étudiantes qui occupaient cette partie du wagon.
Le quatrième personnage monté à la Brando-Station était d’un tout
autre acabit. Au premier coup d’œil, Bross le jugea excessivement
antipathique. Il se dit aussitôt qu’il avait toutes les chances de voir cet
hurluberlu venir s’installer en face de lui, sur la banquette vide. Pour
parer à cette éventualité, il étendit ostensiblement ses jambes devant
lui, cala sa nuque au creux de l’appuie-tête et ferma les paupières pour
feindre la somnolence.
Le type lui jeta un regard distrait avant de s’enfermer dans les
toilettes du couloir.
Bross soupira. On repérait ordinairement les Frimeurs à cent pas,
mais celui-là était identifiable à deux mille. Un jeune, maigre, le visage
creusé, boutonneux, les cheveux longs et sales, les yeux rougis par le
manque de sommeil et l’ingestion systématique de drogues excitantes.
Un jeune Frimeur, à peine sorti de la Ceinture et qui devait errer de
Plateau en Plateau, depuis plusieurs unités. Il n’avait pas d’âge,
évidemment. Sinon celui de son corps physique. Il n’était pas encore
né.
Bross avait horreur des Frimeurs – peut-être, précisément, parce
qu’ils n’avaient pas d’âge ? Il ne manquait pas une occasion, dans
chacun de ses scénarii, d’en consommer une bonne quantité…
paradoxalement, c’était là une des composantes de son succès
grandissant. Les Frimeurs qu’il n’aimait pas et dont il faisait une
consommation spectaculaire le nourrissaient, en fin de compte. Il
sourit encore. Dans la vitre noire, son reflet renvoya la grimace,
paupières mi-closes.
— Comment ça va, jeune homme ?
Tu parles ! Il était âgé de six cent quarante-trois films, le jeune
homme ! C’était son âge réel, qui avait fini par prendre le pas sur son
âge physique. Six cent quarante-trois films.
« D’accord, songea Bross. D’accord, mais ce n’est pas vraiment
vieux non plus. C’est normal. Il y en a qui ne vont jamais jusque-là, et
ce sont les plus nombreux. Déboulonnés bien avant, ou tout
simplement encagés – ou encore ils se retrouvent sur des petits films
de pub-annonce. Bientôt, Bross, tu pourras laisser tomber le E.I.P.D.,
tu auras l’esprit en paix, libre de te faire ton propre cinéma mental,
sans contrôle ni suggestion d’aucune sorte, ni barrières ni programme.
En liberté. Parfaitement, Bross. »
La rame s’arrêta à la Goldwyn-Station. Le quai était désert et le
panneau indicateur ne clignotait pas. Les plaques de plastique poli qui
formaient la voûte – et les murs – du tunnel donnaient l’impression
d’être taillées dans de la glace pure. Il y avait quelques affiches
cinétiques savamment disposées sur le mur de pseudoglace, mais en
réalité toute la station formait un espace publicitaire pour le dernier
film de Sakko – un thriller dont l’action se situait dans un espaginé
(espace-imaginé) recouvert de neige et de glace.
Les portières automatiques du métro-tube se refermèrent. La rame
reprit sa glissade et plongea dans le noir. Bross retrouva sur la vitre
son double pâle ainsi que la partie reflétée du wagon. Il se dit,
négligemment, qu’il aurait bien aimé, une fois, travailler pour Sakko.
C’était un Réalisateur qui bénéficiait d’une belle cote auprès des
Critiques Psychos-Sondeurs en relation directe avec la volonté du
Public. Bross tenta de se souvenir du titre du film dont il venait de
traverser la pub – et il n’y parvint pas. C’était pourtant un truc dont on
parlait sur tous les Plateaux. La publicité pouvait être tapageuse, elle
n’en était pas moins très mal faite : cela expliquait cet impensable trou
de mémoire. Bross décida qu’il signalerait la chose à un mémoriseur
de suggestions critiques. Il signerait, bien que la plupart de ces
suggestions fussent anonymes. Il signerait : Bross Chaplin. C’était un
nom qui comptait, et cela fournirait peut-être une occasion à Sakko de
le remarquer.
Pendant quelques instants, il se laissa aller au fil de son
imagination, construisant une situation où il rencontrait Sakko. Il
chercha à se souvenir du nom du Scénariste de ce thriller dans la
neige, mais ce fut également en pure perte. Une nouvelle pierre,
pesante, dans le jardin des Conseillers Publicistes. Bross hocha la tête.
Cette idée de neige, ce n’était vraiment pas bête. Il fallait une belle
dose d’imagination novatrice pour aboutir à cela. La neige… Dans un
tel champ d’action, le plus terne des Décorateurs pouvait se révéler
génial. Qui, le premier, avait eu cette idée ? Bross se souvenait d’un
ancien film des Archives de l’Histoire… un script qui racontait les
mésaventures d’un natif d’espaginé de glace… Mais il y en avait
d’autres, aussi, dans les séries Documentaires. Il se laissa de nouveau
porter par le flux de son imagination, se mettant en scène en
compagnie de Sakko. Il se voyait, présentant au Réalisateur ainsi
qu’aux services de Productions, un script génial dont l’originalité
n’avait rien à envier à ce truc de la neige. Évidemment, ils étaient tous
enthousiasmés et proclamaient que le nom de Chaplin – Bross Chaplin
– n’allait pas manquer de passer à la postérité, avec une intrigue
semblable d’une telle originalité.
Il sourit, décida qu’il imposerait Marylin au poste de Script, lorsque
cette aventure sensationnelle lui arriverait…
— Vous êtes Bross Chaplin, n’est-ce pas ? dit une voix éraillée.
Bross sursauta. La rame de métro-tube filait à toute allure dans sa
gaine d’ombre ; à l’extrémité de la voiture, les Techniciens menaient
grand tapage en compagnie des jeunes étudiantes. Un éclair d’angoisse
éblouit Bross, brutalement tiré de ses pensées ; il craignit, l’espace
d’un instant, d’avoir laissé passer sa station. Comme pour le rassurer
sur ce plan-là au moins, le train freina et s’immobilisa le long d’un
quai de plasto rouge qui était celui de la Douglas-Station. Parfait. La
prochaine était pour lui.
— Vous êtes Bross Chaplin, n’est-ce pas ? répéta le type.
Il était assis sur la banquette en face de Bross, juste à côté des pieds
croisés de celui-ci, et s’appuyait des deux mains au rebord du siège,
penché en avant. Moins d’un mètre le séparait de Bross ; à cette
distance, sa maigreur était réellement impressionnante.
— Oui, dit Bross entre ses dents.
Ce sale petit Frimeur était sorti des toilettes sans qu’il s’en
aperçoive, et il était venu s’installer là. Exactement ce que Bross
craignait. Il attirait les Frimeurs – ainsi que les quémandeurs de tout
acabit – et se donnait parfois l’impression d’être une sorte de glu
vivante à laquelle, infailliblement, venaient se coller de lamentables
proies. La question directe du Frimeur l’avait surpris. Il lui était
impossible de faire le mort ou de jouer les endormis, c’était trop tard.
Bien sûr, il pouvait toujours ignorer l’intrus : rien ne l’obligeait à
entrer dans son jeu. Mais Bross savait combien il était risqué parfois
de tenir tête à un Frimeur résolu coûte que coûte à faire son chemin. Il
essaya de minimiser l’importance du désagrément en se disant qu’il
allait descendre bientôt – refusa d’envisager que le Frimeur pouvait
très bien le suivre et s’accrocher à ses basques comme une vermine.
Il se dit qu’il n’emprunterait plus le métro-tube de sitôt, se
réservant un tube et un véhicule particulier, comme son rang le lui
permettait.
— Je vous ennuie, pas vrai ? grasseya le Frimeur.
Il disait vrai, le bougre, et le savait ! Cela ne l’empêchait pas de
poursuivre son manège… Bon Dieu oui, celui-là avait faim !
— Depuis longtemps hors de la Ceinture ? s’informa Bross sur un
ton qu’il voulait neutre et sans répondre à la question posée par
l’individu.
Une étincelle brilla dans les yeux fiévreux du Frimeur. Il fit un
mouvement de la tête qui agita les mèches graisseuses de ses cheveux,
mais que Bross fut incapable de traduire de quelque façon que ce soit :
ce n’était pas un signe de négation, ce n’était pas davantage un
acquiescement. Les épaules du type pointaient sous sa chemise râpée
d’une manière presque caricaturale. C’était cela : une caricature ; il
était LE Frimeur par excellence. Dans l’entrebâillement du vêtement,
sa poitrine osseuse était couverte de crasse. Ses ongles trop longs
accrochaient le faux cuir de la banquette. Bross le rangea in petto dans
la catégorie des « Violents-Dangereux » et se composa une mine
relativement avenante – c’est-à-dire pas tout à fait hostile.
Il s’enquit :
— Difficile ?
La réponse était là, inscrite sur le physique du personnage, à ce
point évidente que celui-ci ne jugea pas utile de répondre à cette
question.
— Je m’appelle Spartacus, dit-il, je vous connais, monsieur Chaplin,
et j’ai sucé plus d’une fois toutes les vidéos qui transmettaient vos
films, sur la Ceinture. Je ne m’attendais pas à vous trouver ici, dans le
métro-tube qui n’est pas fait pour votre rang.
— Il m’arrive d’oublier ce rang, dit Bross.
Le type – Spartacus ! – avait une voix éraillée, mais douce et calme,
derrière le filtre déformant d’un larynx martyrisé par les drogues. Une
voix qui, d’une certaine manière, contrastait avec le masque fiévreux et
les yeux durs du personnage. Bross se sentait tout prêt à le trouver
moins ennuyeux que prévu, en raison peut-être de la belle bordée de
compliments qu’il venait d’encaisser. Il avait décidé que les paroles du
Frimeur étaient sincères. Pourtant, c’était difficile de dénicher une
ombre de sincérité dans les propos tenus par un Frimeur ; de cela
aussi, Bross était convaincu… et bien placé pour l’être…
— Je ne vous demanderai pas de tickets, dit Spartacus. Je ne
voudrais pas non plus vous importuner trop… Je vous demande
simplement…
— Je sais, dit Bross, avec cette fois un véritable sourire – une rapide
illumination intérieure de tout son visage, dont la trace subsista un
instant au fond de ses yeux.
— Bien sûr, monsieur Chaplin, vous savez…
Bross retira ses jambes de la banquette, donna machinalement
quelques petites tapes sur son pantalon, pour effacer des plis qui
n’existaient plus.
— Tu as une gueule, Spartacus, dit-il. Vraiment. Tu peux toujours
aller voir Watkins, de ma part.
— Watkins ? interrogea le Frimeur.
Il porta la main à sa poitrine, et Bross sut qu’il enclenchait le
magnéto miniaturisé qui se trouvait dans la poche du vêtement.
(Premier Commandement du Frimeur : En bon état de marche, tu
maintiendras toujours ton magnéto de recommandations…)
— Paolo Watkins, de la part de Bross Chaplin, dit Bross. Secteur
Bull-Résidence 323, ou alors Inter-Plateau d’entraînement 456 Nord-
Est. Je suis persuadé que la Cascade t’intéresserait, pas vrai ?
— Tout à fait, bien sûr ! s’exclama Spartacus.
— Alors, ne tarde pas, dit Bross en se levant. Je sais que Paolo
cherche un certain nombre de Frimeurs en Cascade, pour un truc
important, une série « western », je crois.
Spartacus acquiesça, voulut se lever. Bross fit un effort pour vaincre
sa répulsion et pressa, du bout des doigts, sur l’épaule osseuse du type,
afin de l’obliger à se tenir assis. Il passa devant lui et marcha vers les
portières.
— Merci ! cria le Frimeur. Bon Dieu, pour de la chance !…
— Tu feras de ton mieux, dit Bross.
Sitôt la rame immobilisée et les portières ouvertes, il sauta sur le
quai. Il marcha à grands pas vers la sortie, sans se retourner… mais il
sentait le regard brûlant du Frimeur planté sur sa nuque. La colère qui
l’avait quitté reflua d’un seul bloc du fond de sa conscience pour venir
le noyer. Il y avait certainement les pointes aiguës de la peur
rétrospective dans cet embrasement… Je ne m’en suis pas mal tiré,
songea Bross.
Il ne s’en tirait jamais mal, à dire vrai. Il donnait l’adresse de
Watkins, et le Frimeur lui fichait la paix. Watkins avait
perpétuellement besoin de Frimeurs : il s’occupait d’un secteur de la
Distribution qui, depuis un certain temps, utilisait une quantité
énorme de matériel humain. En contrepartie, Watkins lui désignait
fréquemment tel ou tel élément de son troupeau d’apprentis, lorsqu’il
jugeait que la chose en valait la peine… Son choix se portait
habituellement sur des jeunes filles à forte poitrine et hanches étroites
qui ne rêvaient que d’une chose : passer de la Frime à la Figuration,
puis à la Comédie pure. Watkins connaissait les goûts de Bross
Chaplin…
Après avoir franchi la sortie, Bross hâta le pas. Il prit le couloir
dont un des nombreux panonceaux indiquait précisément : Bulle-
Désert-Studios 5.6.7.8.9.10. Il suivit ce tunnel désert pendant un
certain temps, les oreilles pleines de l’écho de ses pas. Bientôt, cet écho
personnel fut avalé par le bruit de fond qui montait, droit devant.
Bross se retrouva sur la vaste esplanade-carrefour à laquelle
aboutissaient non seulement les terminaisons du métro-tube, mais de
nombreux couloirs en provenance d’une multitude de secteurs
professionnels en relation directe avec le Plateau du tournage.
L’endroit vibrait. Dans l’air climatisé s’entrecroisaient des centaines de
conversations, des appels, des cris, et les musiques déversées par une
série d’amplis. Des terrasses, des établissements-restaurants, des
hôtels, des magasins de fripes… un incroyable enchevêtrement de
boutiques et de drugstores ceignait l’endroit. Sur le sol de plasto dallé
claquaient des millions de pas, se bousculaient des centaines de
milliers de gens : Acteurs, Figurants, Techniciens… Des odeurs de
nourriture planaient. Des véhicules chargés de passagers ou de
matériel technique traversaient cette marée bourdonnante, à grand
renfort de klaxon.
L’angoisse de Bross avait disparu comme par miracle, radicalement
balayée par le vacarme ambiant. Il traversa l’esplanade encombrée,
croisa quelques Décorateurs de sa connaissance avec lesquels il
échangea trois ou quatre mots aimables et vides. Il s’arrêta devant un
tableau électronique de Box-Office, glissa un ticket dans la mâchoire
gourmande de l’appareil et fut heureux de constater que sa cote se
maintenait sans problème au niveau le meilleur. Il aurait pu se passer
de cette consultation – sa cote ne risquait plus de baisser – mais c’était
là une habitude dont il ne parviendrait jamais à se passer. Et puis,
d’une certaine façon, c’était une manière de se rassurer… Il avait
toujours besoin de se rassurer. Toujours.
Il prit le chemin du studio, se mêlant à des équipes de Techniciens
avec lesquels il parla d’un projet de film qu’avait déposé Aliott. Aliott
était un jeune Réalisateur, âgé seulement de quatre films, et dont la
cote montait en flèche. (Bross en vint à se demander si cela n’était pas
préférable pour lui de travailler avec Aliott plutôt qu’avec Sakko-le-
Grand… à voir et à étudier…)
Puis il se retrouva dans les Coulisses, les traversa. Le vert était mis
au-dessus de la porte découpée dans la structure de poutrelles. Bross
poussa cette porte. Il entra sur le Plateau par le fond de l’horizon.
3
C’était peut-être le plus vaste Plateau de toutes les Bulles qui
composaient le Noyau du Monde. En tout cas Bross Chaplin l’aurait
parié. Ce Plateau du Désert était le plus grand et le plus
impressionnant, parmi tous ceux qu’il connaissait… mais il faut dire
que Bross était loin de tout connaître. Par exemple, il eût été bien en
peine de dénombrer avec exactitude toutes les Bulles qui formaient le
Noyau. Cette curiosité, du reste, ne l’avait jamais véritablement
travaillé. À quoi bon ?
Le Noyau était une sphère creuse de plusieurs dizaines de milliers
de kilomètres de diamètre, qui contenait un nombre incalculable de
Bulles assemblées entre elles par l’infrastructure des moyens de
communication tubulaires et l’écheveau des circuits énergétiques
destinés à permettre la vie ainsi que les simulations nécessaires à
certaines formes de vie. Elle permettait l’écoulement subjectif du
temps en cycles précis calqués sur les données des anciens films des
Archives, cela dans chacun de ces espaginés. Les trois quarts de ces
Bulles étaient des Plateaux, évidemment. Puis il y avait les Bulles-
Résidences, les Bulles-Secteurs sociaux, les Bulles-Villes et les Bulles-
Paradis… les Bulles-décombres, aussi, car Bross en connaissait
personnellement au moins quatre qui ne servaient qu’à l’entassement
de vieux décors et d’automates pourrissants.
Tout autour du Noyau immense, courait la Ceinture, telle une
auréole métallique à section rectangulaire de plusieurs dizaines de
kilomètres de long. La Ceinture creuse, et sa population hétéroclite de
suceurs de vidéos, la jungle dans laquelle jamais personne – et surtout
pas les équipes policières – n’était parvenu à faire régner l’ordre… Un
réseau tubulaire de communications, là encore, sévèrement contrôlé,
reliait la Ceinture au Noyau.
C’était ainsi que Bross Chaplin, et tous les autres, connaissaient le
Monde. Le Noyau de Bulles, et la Ceinture. Hors cela, rien. Une sorte
d’île de métal qui flottait, quelque part.
Certains disaient que le Public siégeait dans l’une des innombrables
Bulles, hors d’atteinte et soigneusement protégé. D’autres étaient
partisans de la théorie « externe » (par opposition à la théorie
« interne ») du Public niché dans le Noyau. Les « externistes »
affirmaient que le Public se trouvait « ailleurs », sans pour autant
préciser où, ni s’appuyer sur la plus petite explication cohérente pour
situer, même très vaguement, cet « ailleurs ». Ils rejoignaient en cela
les très anciens scénarii dans lesquels il était fait mention de cet
Acteur Suprême, dont on parlait souvent mais qu’on ne voyait jamais,
tantôt miséricordieux, tantôt vengeur ou super-oppresseur, qu’on
appelait alors Dieu.
Ce concept abstrait essentiellement littéraire poursuivait en tout
cas une carrière impressionnante. Même encore maintenant, il était
fréquemment présent dans les scénarii les plus échevelés, tout un
chacun l’utilisant à foison, hors Plateau, pour exprimer sa colère, par
exemple, sous la forme du juron…
Ce que fit mentalement Bross, lorsqu’il mit le pied sur le Plateau du
Désert. Mais ce n’était pas une manifestation de colère. Au contraire, il
s’agissait davantage d’admiration, comme à chaque fois qu’il se
retrouvait sur ce Plateau.
Un des plus vastes, assurément. (La Bulle rivalisait sans complexes
avec les grandes Bulles-Océans dont certaines atteignaient facilement
cent kilomètres de diamètre. Toutes de vagues bleues, parsemées
d’îles-paradis, elles étaient dotées d’une machinerie interne d’une
terrible efficacité, capable de vous faire lever la plus formidable des
tempêtes en moins de trois minutes – avec tout ce qu’il fallait de
nuages et de brumes ou de pluie, de vent et d’orage…) Le Plateau du
Désert avait approximativement une soixantaine de kilomètres de
diamètre. Des dunes de sable fin, à perte de vue, des épineux, et
parfois quelques flaques de pins. Sur le pourtour de l’hémisphère
s’élevaient des montagnes crayeuses, certaines de roche abrupte –
d’autres plus sablonneuses et doucement vallonnées, couvertes de
végétation.
La porte d’accès par laquelle Bross était entré s’ouvrait à la base du
ciel, derrière l’infrastructure incroyablement hérissée d’une de ces
montagnes. Il traversa les enchevêtrements, saluant ici et là les
Techniciens nombreux qui allaient et venaient dans le décor, puis se
retrouva hors de la montagne, en lisière du désert. Des Techniciens-
Décorateurs étaient en train de déblayer le plâtre-sable d’une petite
butte, tandis que d’autres arrachaient les arbres factices de l’endroit.
La voûte hémisphérique du ciel était immense – son point le plus
haut situé à trois kilomètres au-dessus de la surface du Plateau. Droit
devant, le projecteur-soleil avait commencé son ascension, glissant sur
le rail invisible derrière la coque semi-opaque du ciel. Le projecsol se
trouvait là pour des besoins de simulation, dans un concept d’espaginé
précis ; il n’était rien qu’un élément du décor arbitrairement défini une
fois pour toutes : toute la coque du ciel étant source de lumière, le
projecsol ne faisait que promener un éclat plus vif, éblouissant, d’un
bord à l’autre de l’hémisphère écrasé, en dessinant des ombres au pied
des choses, sur le Plateau. N’empêche, songea Bross, le spectacle du
lever est toujours admirable… (Il ne manquait jamais d’inclure un ou
deux levers de projecsol dans ses scripts – les couchers faisaient
d’ailleurs tout aussi bon effet. Il savait que le Public adorait cela.)
Les montagnes, là-bas, sous le « soleil » levant, semblaient
immenses et inaccessibles. Leur hauteur ne dépassait pourtant pas
deux, trois cents mètres, au maximum, mais les jeux de perspective et
d’éclairage jouaient efficacement.
À six ou sept cents mètres, au milieu des dunes, s’élevait la
silhouette déchiquetée de Fort-Wateralamo. Une foule colorée – un
nuage de puces folles – s’agitait autour du décor.
Un Décorateur passa à quelques pas de Bross, tirant derrière lui un
arbre gigantesque qui ne pesait pas plus de trois ou quatre kilos et
dont les branches de plastique soulevaient, en balayant le sol,
d’énormes nuages de poussière.
— C’est le petit matin, on dirait ? s’enquit Bross, faisant un signe de
la main pour attirer l’attention de l’homme.
Le Décorateur s’immobilisa, porta un doigt à sa casquette de
papier.
— Je m’appelle Collins, monsieur Chaplin. Content de vous voir.
— J’ai peur, dit Bross, que mon temps-bio de ces derniers jours ne
soit plus le même que celui du Plateau… un petit décalage.
Le Décorateur lança un coup d’œil vers le point de tournage, le
Fort. Puis reportant son attention sur Bross :
— Ils ont fini plus rapidement que prévu, dit-il. J’imagine qu’ils ont
mis les bouchées doubles.
— Je vois, maugréa Bross. Une belle imprudence, entre nous.
Collins acquiesça, un peu au hasard, et attendit la confidence que
Bross devait normalement lâcher, après cet « entre nous ». La
poussière soulevée par le faux arbre retombait.
— Citizen est fatigué ? demanda Bross.
Les sourcils du Décorateur dépassèrent pour une seconde le bord
supérieur de ses lunettes noires, puis retombèrent derrière les verres
fumés, tandis qu’il affirmait :
— Citizen est le premier, monsieur Chaplin. Ne vous tracassez pas.
Il est de taille à supporter une dizaine de séquences les unes derrière
les autres, dans le rôle et sans faire surface. Je vous le dis.
« Bien sûr, songea Bross. Jusqu’à ce qu’il craque et se retrouve un
beau matin déboxé… »
Il eut un petit mouvement de la tête, pour cacher ses craintes
intérieures. Changea de sujet :
— Vous préparez un autre décor ?
— En partie, oui. Il faut faire vite : il y a des problèmes d’emplois du
temps qui se chevauchent quelque part, et des tiraillements entre les
Productions. C’est pour cela en partie que l’équipe de Jo Mankiew –
votre équipe – a dû mettre les bouchées doubles.
— Qui prend la suite ?
— Productions Warning, dit le Décorateur. Pour L’Envoyé de
Malagor, avec Steve Manson en Premier Rôle.
Bross émit un sifflement d’admiration, entre ses dents.
— On va transformer votre désert terrestre en planète Malagor,
continua Collins. C’est un budget énorme, mais comme d’habitude,
nous autres, nous ne bénéficions que d’un minimum de temps. À peine
si les maquettes sont terminées…
— Bon courage, dit Bross.
— Il en faut… Vous allez sur le tournage, là-bas ?
Bross acquiesça.
— Prenez un chariot, proposa Collins. Il y en a qui ne servent à rien,
en ce moment.
Bross le remercia, se dirigea vers un des petits véhicules stationnés
dans les dunes. Il choisit le premier venu, monta à bord et mit le
moteur électrique en marche. Il traversa les quelque sept cents mètres
de sable en un rien de temps, s’immobilisa à la limite du tournage.
Plusieurs centaines de personnes traînaient ici et là, occupées à des
tâches mystérieuses à l’extérieur comme à l’intérieur du décor. Un
grand nombre de trappes étaient ouvertes dans le sable,
communiquant avec les cintres souterrains, les loges et la technique.
Plusieurs voitures-caravanes étaient également rangées parmi les
épineux de carton-pâte, à quelques dizaines de pas du décor central.
Bross se mêla à cette foule bruyante. Il cherchait Citizen.
La première chose qu’il fit, ce fut d’aller rendre visite aux
Opérateurs qui achevaient de relever les caméras disséminées dans le
décor. De ce côté, tout allait bien, apparemment – de l’avis unanime
des Techniciens spécialisés. Les caméras, une douzaine au total,
avaient enregistré une multitude de scènes, suivant différents angles
de prise de vues – des plans généraux aux gros plans, en passant par
une série télécommandée à distance de travellings et de zooms. Ce
métrage impressionnant de pellicule, comprenant cinq séquences
ininterrompues, serait comme tout le reste du film épuré, sérié, par les
équipes de Montage-Découpage.
Bross, satisfait, se plongea dans le décor du Fort. Des grappes de
Figurants et de Frimeurs, survivants mais généralement mal en point,
discutaient entre eux tout en se passant des boîtes de bière ou en
mâchonnant des sandwiches aux légumes. Ils relevèrent la tête et
s’efforcèrent de faire bonne figure, au passage de Bross. Celui-ci apprit
que la dernière séquence avait fait une douzaine de morts parmi les
Frimeurs, et plusieurs blessés graves. Il quitta les survivants sur
quelques paroles d’encouragement. D’après une évaluation
personnelle, tout le film avait coûté une centaine de morts, autant de
blessés, parmi la Figuration. Compte tenu de l’ampleur du spectacle, le
chiffre des pertes était relativement faible…
Jadis, il aurait frissonné de terreur et de dégoût – oui, il avait
frissonné de terreur et de dégoût, et son temps de sommeil avait été
sérieusement perturbé. Il se croyait alors unique responsable de ces
pertes en vies humaines, pour la seule et unique raison qu’il était
l’auteur des scénarii et des scripts qui prévoyaient ces morts. N’était-il
pas celui qui décidait ? N’avait-il pas écrit, par exemple pour ce
dernier film achevé, à un endroit quelconque du synopsis : Les
Autrichans tentent une attaque nocturne contre la poudrière du Fort,
mais ils échouent et le commando est anéanti… Une phrase banale,
quelques mots mis bout à bout… qui s’étaient transformés en réalité,
cette réalité elle-même bientôt offerte sous l’apparence du rêve… Il lui
avait fallu un certain temps pour se convaincre qu’il n’était nullement
fautif, mais un simple intermédiaire, se conformant aux vœux des
Producteurs et des sondages-tests, donc du Public Souverain. Rien de
plus. Il ne décidait rien, ou si peu, mais obéissait.
Il se retrouva par hasard devant un tas hideux de quelques-unes de
ces victimes du scénario qu’on achevait de charger dans la benne d’une
nettoyeuse. Les corps étaient atrocement brûlés, noirs, recroquevillés,
certains réduits à la moitié ou au tiers de leur taille, d’autres
affreusement amputés. Des visages grimaçants, des masques noirs, la
peau épluchée sur les os déformés… des orbites béantes, calcinées…
bouches ouvertes sur le dernier cri, le dernier râle…
Bross s’aperçut qu’il était inondé de sueur et que cette sueur était
froide. Un entraîneur des Cascades qui supervisait le déblaiement des
débris, identifiable à son costume de toile légère et flottante ainsi
qu’aux innombrables cicatrices qui déformaient son visage, lui adressa
un salut de la main. Il s’approcha de Bross, d’un pas tranquille, un
sourire débonnaire traversant son visage d’une oreille à l’autre, comme
une cicatrice supplémentaire et mouvante.
— Tout va bien, monsieur Bross ?
— Tout va bien, dit Bross, en serrant la main nerveuse du
Cascadeur.
Il jouissait, dans les milieux de la Cascade, d’une réputation
grandiose, en raison du fait que tous ses scripts leur garantissaient une
part de travail considérable. Bross Chaplin, la providence du
Cascadeur !…
— Tout s’est bien passé ? demanda Bross d’une voix un peu molle.
Il ne parvenait pas à arracher son regard des cadavres que l’on
balançait dans la benne. En dépit de la chaleur qui régnait sur le
Plateau, Bross se sentait de plus en plus froid, et gluant. Ce malaise qui
prenait corps était ridicule, il le savait bien. Une défaillance
inexplicable, inexcusable, totalement inopportune. Mais il ne
parvenait pas à se contrôler, pas plus qu’il ne pouvait détacher ses
yeux du spectacle. Il vit venir l’instant où il allait s’écrouler sur place,
les jambes coupées. D’intolérables démangeaisons parcouraient la
peau de son crâne. Il fit un grand effort pour écouter ce que le
Cascadeur racontait, crut comprendre que l’homme débitait des
phrases satisfaites au sujet de la séquence 239.
— La séquence 239 ? souffla Bross.
Deux balayeurs envoyaient valser le dernier cadavre dans la benne
de la nettoyeuse, et la mâchoire d’acier se referma avec un claquement.
Bross songea à un animal-automate repu. Son front était couvert de
transpiration ; des gouttes lourdes coulaient dans ses yeux, lui
brouillant la vue. La nettoyeuse s’éloigna, les balayeurs accrochés aux
rampes des flancs. Sur le sol de sable fin il restait quelques cendres,
quelques figures enchevêtrées tracées dans la poussière. Un groupe de
Frimeurs en loques passa, traînant la jambe – l’un d’entre eux parlait
haut, et ce devait être très drôle car ses amis éclatèrent de rire…
— La séquence 239, dit Bross Chaplin.
— Vous n’assistiez pas au tournage, peut-être ?
Il fit non de la tête, essuya la sueur qui voilait son regard. Le décor
environnant retrouva une certaine netteté, compte tenu de la
poussière volante. Simultanément, le malaise qui avait empoigné
Bross semblait se liquéfier. Un tremblement nerveux secouait sa
jambe gauche.
— Naturellement, disait le Cascadeur, vous ne pouvez pas vous
rappeler. La 239, c’était l’attaque de la poudrière. On avait un type
super, un certain Wilkes, nom de Dieu, rudement convaincant dans
son rôle. J’espère qu’on a tiré un bon plan de sa mort, je vous le dis,
c’était quelque chose ! J’ai suivi ça de A à Z dans la salle de vidéo-
contrôle… Vous serez content, Bross, je vous le garantis !
— Très bien, dit Bross. Vous êtes un bon élément… (Il s’aperçut
qu’il avait oublié le nom du Cascadeur, et l’homme était pourtant
connu…) C’est parfait.
Le Cascadeur lui envoya une bourrade amicale sur l’épaule, le laissa
aller non sans avoir crié :
— Donnez-nous d’autres scénarii de cet acabit, Bross, et on aura
toujours plaisir à travailler pour vous !
« C’est cela », songea Bross – ou bien il prononça les paroles à
haute voix. Il ferma les yeux une seconde : l’image noircie d’un faciès
déformé, hideux, se colla sur ses paupières.
Il se remit en marche, propulsant mécaniquement ses jambes
cotonneuses, ne sachant plus très bien où il avait décidé de se rendre :
l’important était qu’il quitte cet endroit, et la compagnie de Glascow
(voilà ! c’était le nom du Cascadeur, Jérémie Glascow, que tout le
monde avait surnommé Gueule-en-Biais). Il lui fallut plusieurs
secondes avant de reconnaître Marylin, assise à quelques mètres sur le
perron de bois d’un des bâtiments dressés dans la cour du Fort. Il hâta
le pas, comprenant qu’elle était certainement la personne qu’il désirait
rencontrer depuis l’instant où il avait mis le pied sur le plateau –
c’était pour la Script-Girl, pour Marylin, qu’il avait quitté son
bungalow de Bulle-Hills, pour elle qu’il était venu sur le Plateau… Bien
sûr, il y avait Citizen. Mais Citizen pouvait attendre. Il y avait, d’abord,
Marylin.
— Et alors ? demanda Bross.
Il se sentait de nouveau en bonne forme. À peine deux ou trois
emballements, côté cœur – mais rien à voir avec ce fichu malaise.
Progressivement, il était gagné par une autre sorte de gêne, qui prenait
source au plus profond des yeux brun-vert de Marylin. C’était toujours
pareil, à chaque fois qu’il s’était trouvé en présence de la fille, depuis le
début du tournage.
— Alors quoi ? renvoya Marylin, presque durement.
« Le film est terminé, songea Bross. Terminé, fini… et rien n’est
changé ! Rien, pour cette putain de Script, en tout cas »…
Ils n’avaient fait que cela, l’un et l’autre, depuis l’instant du premier
clap : se heurter. Même avant : depuis leur première rencontre, au
cours de cette réunion de Production qui avait mis l’équipe en contact.
En tant que Scénariste, et Scénariste célèbre qui plus est, Bross
Chaplin jouissait d’une certaine considération, au sein d’une équipe. Il
le savait. Comme il avait parfaitement conscience que ladite
considération ne devait rien à son charme personnel, neuf fois sur dix,
mais prenait racine dans l’intérêt brut de ses « admirateurs ». Les
Acteurs rêvaient d’interpréter un de ses personnages glorieux, les
Réalisateurs ambitionnaient de tourner un de ses canevas, les
Décorateurs se donnaient à fond dans la construction de ses univers…
Les Script-Girls avaient toutes les chances de franchir le cap et de se
retrouver Assistantes de Réalisation après avoir travaillé une seule fois
sur un de ses découpages… Les Script-Girls…
Pas Marylin.
Elle donnait même l’impression de s’en moquer tout à fait en dépit
de ce que cette attitude pouvait lui coûter. Il suffisait d’un mot de
Bross pour qu’elle se retrouve déboxée à la seconde, elle ne pouvait
l’ignorer. Elle s’en fichait. Royalement.
Cette attitude d’indifférence absolue avait-elle provoqué la
fascination immédiate de Bross ? Possible. Marylin l’intriguait. Il la
savait inaccessible – c’était flagrant – et cela n’avait fait
qu’aiguillonner son intérêt, évidemment… selon le principe archi-
connu, le cliché ultra-patiné dont il usait et abusait personnellement
dans la rédaction de ses scénarii. Pour cette raison, peut-être, à cause
de cette fille boudeuse qui ne le regardait jamais autrement qu’en
ayant l’air de se moquer de lui, il s’était retrouvé sur le Plateau de
« Zorro Nap contre les Autrichans » bien plus souvent qu’à son tour…
Qui plus est, pour affiner encore la torture, Marylin correspondait à
ce qu’il ne tarda guère à estimer comme la perfection. Jeune (elle
n’était âgée que de douze films), ferme, élancée, hanches étroites et
longues cuisses, poitrine excessivement généreuse, cheveux d’un blond
doré qu’elle coiffait simplement en deux bagues égales tombant sur ses
épaules, une frange folle battant son front juste sur son regard dur…
Elle n’avait de la véritable Marylin que la blondeur des cheveux, et
l’opulence de la poitrine. Pas l’ombre de cette candeur, de cette naïveté
désarmante qui faisait le charme particulier de la lointaine Actrice.
Bross avait tourné, tourné, comme un papillon de nuit autour de
Marylin, de plus en plus mal à l’aise et de plus en plus aspiré, sans tout
à fait comprendre lui-même ce qui le poussait à ce jeu. Il n’y en avait
pas deux comme lui, d’ordinaire, pour se méfier des Scriptes et ne pas
se risquer, en tout cas, à engager des relations poussées avec ce genre
de filles. Nombre d’entre elles étaient dotées de pouvoirs extra-
sensoriels télépathiques qu’elles avaient cultivés à outrance dans un
but professionnel bien compréhensible… mais rien ni personne ne les
empêchait de se servir de cette… arme en temps normal et pour leur
simple plaisir.
Ce don, jamais Bross n’était parvenu à savoir si Marylin le
possédait ou non. Cela ne figurait pas, en tout cas, sur son curriculum,
ni dans les fichiers du Box-Office. Pourtant, son efficacité dans le
travail…
— Satisfait ? demanda-t-elle.
Elle n’avait pas bougé, se tenait toujours assise sur le perron,
devant Bross. Des Décorateurs et des Accessoiristes entraient et
sortaient, occupés à démonter le baraquement. Bross se rendit compte
qu’il venait probablement de passer plusieurs minutes sans dire un
mot, scrutant le visage de la jeune fille.
— Je suis… désolé, dit-il. C’est… je ne sais pas…
— Peut-être que moi, je sais, dit-elle.
Il vint s’asseoir près d’elle – il s’obligea à le faire, en dépit de ce que
cela lui coûtait. Il ressentit la vibration qui parcourait le corps de
Marylin.
Pourtant, elle ne fit pas un geste – sinon celui de croiser ses doigts.
Elle demeura là où elle se trouvait, et regarda droit devant elle : la cour
du Fort, les décors que l’on démontait, les équipes de démolisseurs qui
s’attaquaient aux murs de pierre-plâtre à coup de chalumeaux
désintégrants. Des fumées noires tourbillonnaient à maints endroits
sur le chantier, avalées après quelques bouillonnements par les
bouches aspirantes qui terminaient les longs suceurs rétractables
jaillis du sol.
— C’est toujours… impressionnant, n’est-ce pas ? dit Bross.
Il avait attendu, avant de lâcher cette phrase, que Marylin se décide
à dire ce qu’elle « savait peut-être ». Mais elle gardait le silence. Son
pantalon de toile rêche était sale sur les cuisses et aux genoux. Elle se
tenait penchée en avant, les coudes sur les muscles de ses cuisses. Ses
seins lourds tendaient la toile de son chemisier.
Bross continua :
— La fin d’un film. La fin du tournage d’un film… Aujourd’hui
davantage encore : la dernière séquence en boîte, on démonte déjà les
décors.
— Qui nous succède ? interrogea distraitement Marylin.
— L’Envoyé de… de je ne sais plus où, dit Bross. Une équipe de
Warning. Comment est Citizen ?
— Fatigué. Mais ça va.
— C’est lui que je suis venu voir, dit Bross.
Marylin sourit. « Je suis sûr, songea Bross avec stupéfaction, je suis
certain qu’elle est télépathe et qu’elle n’en a jamais fait état ! » Il croisa
les mains sur ses genoux. Ses paumes étaient moites. Sa chemise
trempée collait sur ses reins et son dos. Il avait horreur de ce genre de
sensation.
— Vous n’avez pas donné un coup de main aux balayeurs ?
demanda Marylin.
Elle l’avait toujours vouvoyé, depuis le premier jour, alors qu’il était
normal que les membres d’une même équipe se tutoient, sans
considération d’âge ou de rang. Bross se sentit pâlir.
— Je ne comprends pas.
— Vous essayez de ne pas comprendre, dit-elle, toujours sur le
même ton railleur et tranquille à la fois, le regard perdu dans le vide.
Je vous ai vu, tout à l’heure. Je vous ai vu contempler les déchets
humains. Ça vous a fichu un choc, pas vrai ?
Il ne répondit pas. Au lieu de quoi, il fit une chose proprement
ahurissante – une proposition :
— Voulez-vous faire partie de la prochaine équipe de tournage sur
mes scénarii ?
Il avait envie de hurler : fous le camp, fière garce !… et il avait dit :
Voulez-vous faire partie de la prochaine équipe de tournage sur mes
scénarii ?
Elle le regarda franchement. Les lueurs moqueuses avaient quitté
ses yeux, pour un temps.
— Non, dit-elle.
Bross accusa le coup avec élégance. Un hochement du chef, une
petite grimace désolée – juste désolée, rien d’autre. Un gouffre énorme
s’ouvrait dans sa poitrine.
Il se leva et dit, d’une voix qui ne tremblait même pas :
— Je ne vous demanderai pas d’explications. Je croyais que vous
aviez aimé ce travail sur ce tournage…
Elle ne répondit pas. De nouveau, son visage était durci, ses yeux
riaient froidement.
— Vous savez où se trouve Citizen, n’est-ce pas ? interrogea Bross.
Conduisez-moi, je vous prie.
Elle se leva sans dire un mot, brossa du plat de la main les fesses de
son pantalon. Elle se mit en marche, devant Bross, et traversa la cour
du Fort de sa démarche souple, un peu traînante, vaguement voûtée et
les bras ballants comme pour marquer le rythme d’une musique
intérieure qu’elle était seule à entendre.
« Une silhouette dingue ! » songea Bross, pétri de fureur froide. Il
aurait voulu lui crier de disparaître à jamais, de s’évaporer !
Il la suivit. Et puis il s’aperçut que lui aussi l’avait vouvoyée, depuis
toujours. Il avait dit : Conduisez-moi, je vous prie.
Il se serait flingué. (Ce qui, probablement, aurait fait sourire
cyniquement cette grande perche aux seins trop gros, à la cervelle de
pierre…) « Mais non, mon vieux Bross, il n’y a pas de quoi se flinguer.
Tu n’es pas un Acteur, toi, et tu n’es pas en train de vivre un rôle. »
Où as-tu mal, Bross ?
4
S’ils ne lui avaient jamais dit franchement que sa vie ne serait
qu’une sorte d’éternel triple galop, du moins lui avaient-ils laissé
entendre qu’il serait toujours pressé. « Ils », c’étaient les autres, tous
ceux qui l’entouraient, qui l’approchaient, tous ceux qui, pour une
raison quelconque, trouvaient le moyen d’échanger quatre mots avec
lui, tous ceux dont il se souvenait. Même cela : le fait d’échanger
quatre mots avec lui – simplement quatre mots, empreints de
banalité, ou un rapide compliment… quatre mots et pas davantage –
signifiait bien, quoique indirectement, qu’il n’avait pas le temps d’en
écouter cinq.
Citizen l’Éclair.
Tous les autres, du plus profond des souvenirs… Ils surgissaient,
s’évaporaient. Ils passaient, et ils trouvaient le moyen de l’éclabousser
de quelques gerbes de conseils utiles durant leur passage. Ils avaient
tissé, tissaient encore et toujours autour de lui, le réseau d’une prison
mobile précipitée vers l’avant – vers quoi ? – à une allure démentielle.
Ils agissaient comme ils devaient le faire, selon leur rôle, évidemment.
Ils étaient Conseillers, Réalisateurs, Dialoguistes, Producteurs,
Surhypnos médicaux. Ils avaient été Testeurs, Professeurs dans les
Séminaires de Comédie qu’il avait traversés, au sein desquels il avait
grandi. L’un d’entre eux s’était appelé Brand Felli, et il était le père de
Citizen.
— Frappe au cœur, toujours, petit ! Toujours dans le mille !
— Oui, papa.
Que signifiait exactement ce mot ? Papa… Un crâne rasé, un visage
aux joues rondes dont le volume était accentué, encore, par une barbe
crépue, un petit nez, rond lui aussi, fréquemment rouge et brillant, des
yeux d’un bleu de métal flambé. Au sommet de ce crâne nu, une
cicatrice impressionnante, un bourrelet violacé, que Brand Felli ne se
privait pas de désigner souvent d’un doigt précis avant de raconter
comment un coup de cimeterre lui avait laissé cette signature, dans
une scène de bagarre au cours de son deuxième film. Il en avait
soixante-quatre à son actif lorsqu’il tomba pour ne pas se relever d’un
cheval-automate lancé au grand galop. C’était très vieux pour un
Cascadeur. Citizen n’avait pas encore d’âge de Spectacle, lorsque
Brand Felli – Papa ! – était mort. Il n’avait d’ailleurs pas davantage de
nom : c’était le fils de Felli tout simplement. D’une certaine manière,
c’était une chance : il aurait pu tout aussi bien être le fils de personne
ou de n’importe quoi, avoir vu le jour dans la Ceinture, ou dans une
Crèche de Figurants, ou dans une Bulle Sociale des technos ou
n’importe où, ailleurs, sans distinction – et de ce fait, se retrouver
mort avant même d’avoir vécu, dans une quelconque Figuration
misérable. Il aurait pu ne pas devenir Citizen.
Brand Felli était connu. Son fils ne pouvait être abandonné aux
hasards de la vie du Noyau.
Sa mère était Cascadeuse également. Brand Felli le tondu l’aimait
beaucoup, à ce que l’on disait. Il était devenu à peu près dingue
lorsqu’elle était morte, âgée de treize films seulement, dans l’incendie
accidentel de tout un décor. On disait aussi qu’il n’y en avait pas deux
comme elle pour se battre à l’épée ou pour tomber du grand mât d’un
navire.
Dans le mille, petit, et frappe au cœur.
Citizen avait une crinière noire et bouclée, abondante, rebelle. Le
nez de son père, pareillement retroussé, et les mêmes joues rondes. Il
ne s’était jamais laissé pousser la barbe et quand un rôle le nécessitait,
il employait des postiches…
Dans le mille, Papa, en plein dedans. Je suis âgé de quatre cents
films, qui dit mieux ? Ne t’emballe pas, petit, on fait mieux,
certainement. Oui, Papa…

Remontée difficile.
Le temps qui coule, coule, coule vite, Citizen. Tout va bien, mon
vieux, c’est simplement le temps qui coule et qui a, dans son flot,
balayé les repères, tous les repères, depuis bien longtemps. Impossible
de savoir depuis combien de temps, puisque le temps a tout emporté…
Oui, remontée difficile… Pénible.
Cinq séquences à la file. Mais c’est fini, petit. Okay. Clap de fin.
Okay.
C’était fini, d’accord, et il le savait bien. Une bonne, une chaude
sensation, lovée au fond de lui, dans cette fatigue énorme. Il ne voulait
pas ouvrir les yeux immédiatement, mais profiter au maximum de
cette petite chaleur qui grandissait, qui enflait.
L’univers autour de lui se structurait petit à petit, tissé
progressivement dans les bruits. Des bourdonnements, tout d’abord,
emmêlés et confus. Une sorte de brouillard. Des harmoniques plus
précises s’extirpèrent l’une après l’autre de cet amalgame, pour se
métamorphoser enfin et devenir identifiables. Des voix.
Zorro Nap est mort une fois de plus : Citizen renaît de ses cendres.
« Tout s’est-il bien passé ? »
N’y pense plus, Citizen. Pour le moment, ce qui compte par-dessus
tout, c’est que tu vas te reposer un bon moment. Le farniente au
programme. Au programme. Bien sûr. Encore et toujours le
programme. Une nouvelle séquence à tirer, limitée dans le temps.
Rôle : Citizen. Action : repos. Moteur – ça tourne ! Citizen au repos,
première !

— Il est sonné, on dirait, non ?


La voix de Jo. La voix rauque, éternellement voilée, de Jo Mankiew.
« Tu es venu voir comment j’ai supporté la dose, Jo ? Tu t’inquiètes
pour ce vieux Citizen ?… Tu trembles, Jo, à l’idée de ne pouvoir
compter sur le vieux Citizen dans le laps de temps prévu, pour le
premier tour de manivelle de Zorro Nap contre les Rebelles de
Garibaldman ? Ne t’en fais pas, Jo. Zorro Nap sera au rendez-vous.
Comme toujours. »
Il reprenait peu à peu conscience des limites de son corps. C’était
un corps bien lourd, pour l’heure, bien difficile à manipuler, à
commander. Le plus désagréable venait de ce picotement sous la peau
qui accompagnait chaque remontée – ou devait-on plutôt dire chaque
descente – à la surface.
Quelqu’un entra, ou sortit. De toute façon, la porte claqua.
« Combien sont-ils, ici ? » se demanda Citizen, les paupières closes.
Tant qu’il fermerait les yeux, les autres lui ficheraient la paix et ne
s’adresseraient pas directement à lui, ils se contenteraient d’aller et
venir, de bourdonner autour de son corps allongé sur la couchette de
la loge en sous-sol. « Du temps gagné, Citizen. Du temps gagné… »
N’empêche, chaque nouveau retour devenait plus pénible que le
précédent. Abus d’ANNIHIL ? Ou simple fatigue occasionnée par une
trop grande précipitation, sur un tournage effectué en moitié moins de
temps que le minimum nécessaire ? Ou la vieillesse, Citizen… l’âge.
Quatre cents films c’est la gloire, mais c’est la vieillesse, aussi. Non ?
La voix bourrue de Clydan s’éleva :
— Évidemment qu’il est crevé. C’est un merveilleux Acteur, peut-
être le premier de tous, mais bon Dieu, Jo, ce n’est pas un automate, ni
un surhomme.
— Je sais, admit Jo Mankiew. Vous ne pensez pas, tous autant que
vous êtes, que j’aurais préféré personnellement disposer du double de
temps, moi aussi ? Merde, on est tous sur les genoux, que je sache !
— On est tous sur les genoux, mais lui, il a fourni un travail double,
triple. (Une voix féminine que Citizen ne parvint pas à identifier. Il
résista à la tentation d’ouvrir les yeux pour se rendre compte de visu…
Attends, Citizen… encore un peu, un petit peu…) Vous savez ce que
signifie tenir un rôle pendant cinq séquences d’affilée, sous ANNIHIL
et contrôle hypno ?
— On le sait, dit Clydan. On le sait bien, Génie. Pas la peine de se
foutre en rogne. C’est fini, à présent.
Génie, okay. Une habilleuse. Une chic fille.
— Tu prends un verre ? demanda Jo Mankiew, s’adressant à
quelqu’un, davantage sur le ton d’un ordre que sur celui d’une
interrogation.
L’interpellé répondit oui.
— Hé, Clydan ! Combien a-t-il de repos exactement ?
— Trois semaines de temps-bio, dit Clydan. C’est un minimum. Je
n’admettrai pas la moindre entorse à ce sujet.
Brave Clydan. Efficace Surhypno (Surveillance-Hypnose) doublé
d’un Manager de haute volée. Le meilleur. Un ami ? C’est quoi un ami.
Papa ?
— On sera prêts avant.
— Je m’en fous.
— Tu as vu ce qui se passe ? Warning débarque ici à la seconde où
nous clapons la fin, et se met dare-dare à démonter nos décors. On
avait théoriquement deux semaines T.B. de battement, et on se
retrouve à trois. Ce qui fait…
— Ce qui fait qu’avec le régime de ce putain de film que tu achèves
ce matin, Jo, Citizen a largement mérité une semaine supplémentaire.
Un point c’est tout.
— On verra.
Conversations mêlées. Assourdissantes. Dans le brouillard flottent
les paroles du dialogue entre Jo Mankiew et Clydan. Tout va bien,
Zorro Nap. Cette voix chaude de Clydan…
Voilà. Il était en pleine surface. Les picotements avaient disparu, et
la cage des bruits autour de lui dessinait avec précision chacune des
mailles du filet sonore.
— C’est tout vu, Jo, dit Clydan.
Citizen ouvrit les yeux, tourna la tête de côté. Son regard escalada le
large dos de Clydan, bascula par-dessus son épaule noueuse pour
rencontrer juste les yeux de chat de Jo Mankiew.
— Et alors, Citizen ? brama rauquement Jo.
Ils n’attendaient que cela, tous. Une bonne dizaine se pressèrent
autour de la couchette – des Techniciens, Grishar, le Directeur-photo,
Maine, de la Production, quelques Sonniers et d’autres encore que
Citizen n’avait jamais vraiment remarqués. Ils avaient des regards
curieux, attentifs, laissaient tomber en vrac des saluts et des questions
du style : comment ça va, Citizen ? Il leur retourna leurs sourires, avec
en prime deux ou trois gestes vagues de la main qui se voulaient des
réponses à leur inquiétude. Il voulut se redresser, mais Clydan lui
tomba dessus, le maintenant allongé fermement.
— Une seconde, Cit ! Attends un peu, s’il te plaît.
— Ça va bien, Clydan, assura Citizen. J’ai juste besoin d’un verre de
quelque chose, je t’assure.
Le visage maigre de Clydan, presque fragile – en total contraste
avec la robustesse de son corps – était penché au-dessus de lui. L’œil
soucieux.
— Ça va bien, répéta Citizen, sérieusement.
La main de Clydan posée sur son épaule se fit plus légère, s’envola.
Il recula d’un pas et Citizen put se redresser, assis d’abord sur la
couchette, puis debout. Il fut un peu étonné, mais très satisfait, de ne
ressentir aucun vertige, comme c’était fréquemment le cas lors des
remontées en surface.
Il reçut quelques tapes amicales sur les bras, sourit encore
machinalement. Les curieux s’éloignèrent pour former un certain
nombre de groupuscules bavards, verre en main. Ils avaient fait leur
devoir : ils étaient là, attentifs, au réveil de la Vedette, pour lui prouver
leur attachement…
— De taille à remettre ça dans deux semaines ? s’enquit
sournoisement Mankiew.
— Ne te fatigue pas, dit Citizen. J’étais éveillé, et j’ai entendu.
— Okay, je n’insiste pas… Un verre, Cit ?
— Volontiers, Jo.
Mankiew se fraya un chemin jusqu’au distributeur de boissons et il
emplit deux verres d’alcool roux. Citizen et Clydan le rejoignirent.
Après avoir avalé une gorgée de bourbon. Citizen se sentit tout à fait
bien, à l’aise dans sa peau. La fatigue était toujours présente,
enveloppe fluide qui le cernait tout entier – mais il avait la sensation
que cette enveloppe s’était quelque peu décollée de son être, flottant à
une certaine distance, comme pour le laisser profiter du répit avant de
s’abattre de nouveau pour de bon, et de serrer, de peser. Il était
propre, démaquillé, vêtu, sous le peignoir moelleux, d’un unique slip
de bain. Depuis toujours il préférait que les Maquilleuses le
débarrassent du fond de teint alors qu’il était encore sous le coup de
l’ANNIHIL. Il ne connaissait rien de plus désagréable que de refaire
surface, avec tout ce que cela impliquait de pénible, et d’avoir en plus à
se refaire une beauté…
— Comment c’était ? demanda-t-il enfin à Clydan, après avoir avalé
une seconde gorgée de bourbon.
La question, évidemment, battait son crâne depuis la seconde où il
avait repris pied. « Tu connais la réponse, Cit : Mankiew a parlé des
décors qui se démontaient, et puis c’est écrit sur sa figure en lettres
grandes comme ça : LE FILM EST TERMINÉ. Pas question de tourner
des plans-raccord ou de faire des reprises. Donc, c’était bon. »
Il demandait, pourtant. Il demandait toujours. Savoir intuitivement
ne lui suffisait pas : il avait besoin d’entendre quelqu’un prononcer les
mots.
— Bien, bien, dit Clydan. Tu es fatigué, n’est-ce pas ?
On lui avait probablement posé la question vingt fois depuis son
réveil…
— Je vais bien, parole, Clydan.
— Ça a été dur, dit Clydan. Je t’ai suivi tout le temps, et avec du
mal, surtout sur la fin. Tu décrochais sans cesse.
— Je n’en ai pas eu l’impression, pourtant.
Clydan leva son verre empli d’alcool et contempla souriant les
reflets irisés. Il but une petite gorgée, cligna de l’œil.
— Parce que tu as du métier, et que tu es entré facilement dans la
peau du personnage – que tu dois d’ailleurs commencer à connaître,
pas vrai ? Le métier, oui… Ça aide terriblement. Le dialogue est là, et il
vient. J’avais parfois l’impression, au contrôle-hypno, que ton copain
Calacan avait plus de difficultés que toi.
— Calacan –, je veux dire Bugs, est très bon.
— Sûr, sûr qu’il est bon, Cit. Mais il n’a pas de métier. Et c’est toi
qui le soutenais. Je t’ai porté littéralement sur le dernier plan, en
limite du champ. Là, tu te défilais par tous les bouts. C’était de
justesse.
Une ride soucieuse barrait le front de Citizen. Il dit :
— Je me disais que je pourrais bientôt me passer de soutien
hypno… travailler tout seul, sur tout un film, avec le seul concours de
l’ANNIHIL.
— Bon Dieu ! s’exclama Clydan. Et il est encore insatisfait ! Cit,
nom d’une pipe, tu as fait les trois quarts de ce putain de film tout
seul ! Sans cette histoire de compression des délais – cette histoire à la
con, soit dit en passant, que je n’accepterai plus à l’avenir –, tu faisais
tout le film seul. Mais pour ces cinq dernières séquences à la file,
c’était impossible, Cit. Au-dessus de tes forces. C’était même
impossible pour les Frimeurs qui en étaient à leur premier tournage –
il a fallu les soutenir aussi. Personne n’aurait pu tenir le coup à ce
rythme.
— C’est vrai, dit Jo Mankiew, silencieux depuis un moment. Et toi,
Clydan, tu peux bien me regarder de travers en parlant de ces horaires
compressés : je suis le premier à le regretter… et pas mécontent que
cela se soit terminé sans accroc. (Il regarda Citizen franchement.) Pas
de problèmes. Cit. C’était parfait.
Heureux, Cit ?
Il laissa fuser un long soupir. Pareil à chaque fois… Le film terminé,
point final. Du soulagement… C’était indéniable. Mais aussi cette
fichue sensation de manque, ce besoin de prolonger encore, de jouer
encore, ne serait-ce que pour mieux se convaincre que tout était
terminé.
— Je n’aime pas ces tournages sans continuité. Je n’aime pas ça. De
moins en moins.
— Mais tu en feras de plus en plus, Cit, renvoya calmement Clydan.
Ce sera imposé d’office. Pas un Producteur ne voudra risquer sa
réputation et ses moyens sur une action violente en continuité. Pas un
ne voudra prendre le risque de te perdre en début d’action. Tu en es
arrivé au stade où le Public, qui réclame Zorro Nap, et qui regarde
Zorro Nap, voit en réalité Citizen. Ces cinq dernières séquences ont
leur place au milieu de l’action. Si on les avait tournées
chronologiquement, et si tu avais eu un pépin…
— Les Frimeurs étaient truqués.
— Les Frimeurs étaient truqués, oui, par prudence élémentaire…
mais il peut toujours se passer… je ne sais pas. Un pépin. Qu’un
Accessoiriste se trompe, et qu’il refile un véritable pisto-jet chargé à
un Frimeur, un pisto-jet normalement destiné à tes hommes. Imagine.
Qu’un Frimeur t’ait tiré dessus avec un vrai pisto-jet… Ou, sans aller
jusque-là, tu pouvais dans le feu de l’action te casser la gueule du haut
du rempart… n’importe quoi. Non, Cit. Pas question de prendre de tels
risques. Plus question.
— Je suis trop haut ?
— Tu es trop haut, Cit. Pour une foule de gens, sans compter le
Public.
Un projectionniste bedonnant et mal rasé arriva, pour signaler que
les rushes étaient prêts.
— Ça me plairait assez de voir ça, dit Citizen.
Clydan leva les yeux au ciel. Il fit remarquer sur un ton las qu’une
bonne douzaine de caméras dissimulées avaient couvert les cinq
dernières séquences, ce qui devait représenter en gros deux ou trois
heures de projection. Citizen s’obstina. Il voulait voir tout
spécialement l’avant-dernière séquence : l’attaque de la poudrière.
— D’accord, capitula Clydan.
Jo Mankiew, quant à lui, déclina l’invitation. Il en avait assez, et les
rushes ne l’intéressaient pas : il avait suivi le déroulement du tournage
sur les vids de contrôle, et il était satisfait. Aux équipes de montage de
prendre le relais : il avait, lui, fourni un maximum de matériel et
retirait ses billes. Avant de s’en aller, il demanda à Citizen où il
comptait passer son temps de repos, n’obtint pour toute réponse
qu’une horrible grimace doublée d’un lourd clin d’œil. Il s’éloigna en
grommelant, fatigué, faussement choqué.
La salle de projection jouxtait immédiatement la suite des loges.
Citizen s’y rendit en compagnie de Clydan. Ils avaient emporté leur
verre. À l’entrée de la salle, ils tombèrent sur Bross Chaplin, plus ou
moins accompagné par Marylin ; ils attendaient tous deux sur le seuil,
dans le couloir enfumé. Citizen dut soutenir un nouvel assaut et
répondre vaillamment aux questions de Bross : oui, tout s’était bien
passé, oui, il était en parfaite forme, etc. Marylin serrait sur sa poitrine
l’enregistrement magnétoscopique du dernier plan de travail. Elle eut
pour Citizen un sourire rapide, un petit hochement de tête, mais pas
un mot. Citizen lui retourna la mimique. Il avait beaucoup apprécié la
compagnie et l’efficacité de Marylin, durant tout le tournage.
Réellement. Toute l’équipe, Mankiew en tête, était unanime pour dire
que Marylin était une chic fille.
Ils pénétrèrent dans la salle. Un certain nombre de Comédiens s’y
trouvaient, joyeux, libérés, en dépit de l’abattement. Il y avait aussi un
groupe de Frimeurs, dans un coin, et une grande partie de l’équipe
technique des caméras.
Citizen s’installa en bout de rangée, tout près d’un distributeur de
boisson. Clydan prit place à côté de lui. Bross et Marylin se laissèrent
tomber dans des sièges situés devant. La Scripte avait rendu son
enregistrement contrôle au Projectionniste. Elle était assise, les
épaules un peu rentrées, comme si elle voulait effacer l’ampleur de sa
poitrine ; elle regardait l’écran vide. Retourné sur son siège, Bross
cligna de l’œil et lança sur le ton de la meilleure plaisanterie du siècle :
— J’avais hâte de te voir, Cit. J’ai trouvé Marylin sur le Plateau.
Quelqu’un nous a dit que tu assistais aux rushes.
Il n’y avait pas de quoi s’exclamer de la sorte… En une seconde,
cette trop fragile bonne humeur qui avait noyé Citizen à son retour à la
surface – peut-être provoquée par l’absorption de quelques gorgées de
bourbon –, cette sensation de bien-être s’envola. D’un seul coup.
— Pourquoi ? demanda-t-il.
— Pour… mais pour te voir, tiens. Prendre de tes nouvelles. Savoir
comment cela s’était passé.
— Regarde, dit Citizen. Tu sauras.
Il avait, d’un mouvement du menton, indiqué l’écran panoramique.
Afin de n’avoir pas à supporter le regard ahuri du Scénariste, il se
pencha vers le distributeur de boisson et fit couler une sérieuse rasade
d’alcool dans son verre. Il but une longue gorgée, sachant qu’il était en
train de se saouler, proprement, efficacement, sérieusement. Trois
verres de bourbon avalés en si peu de temps, après une plongée de
cinq séquences sous ANNIHIL, il n’y avait rien de tel…
Le feu roula dans son gosier, explosa dans son estomac. Bross le
regardait de biais, l’air faussement détaché et crânant avec difficulté.
Citizen pouvait lire ses pensées comme dans un script, aussi
clairement.
C’était du style : parfait, il est K.O., lessivé, nettoyé, en pleine
déprime après sa remontée en surface, et ce n’est pas la peine de
tenter quoi que ce soit de sérieux. Il eut envie de rire. Effectivement,
c’était la déprime, le shoot. En plein. Il avait suffi qu’apparaisse la
gueule rectangulaire et chauve de Bross pour que tout se déclenche.
Même sans la gueule de Bross Chaplin, rectangulaire ou non, crois-tu
donc que le shoot ne serait pas venu, Cit ? D’une manière ou d’une
autre, à un moment donné…
Clydan sifflotait quelque chose entre ses dents, tout en laissant
courir son regard à l’aventure du côté des Comédiens. Bross suivit son
exemple, la mine sombre.
Plus tard, Citizen s’aperçut que la projection était en cours,
certainement depuis un bon moment – il se souvenait avoir demandé
la séquence 239 en priorité, et les derniers plans de prises de vues de
cette séquence défilaient sur l’écran. Une suite de flashes colorés,
violents. Un bruit énorme dans sa tête. Il n’avait rien vu, rien regardé.
Par contre, ses yeux n’avaient pas quitté la douce auréole de lumière
qui nimbait la chevelure dorée de Marylin. Il apercevait le bout de son
nez, fouetté par les variations lumineuses en provenance de l’écran.
Elle était aussi droite qu’une bûche… aussi vivante qu’un simulacre
programmé.
Son verre était vide. L’alcool bouillonnait dans ses veines.
— J’en ai assez, dit-il.
Il se leva. Sans un mot, Clydan l’imita, comme s’il voulait suivre –
mais il demeura debout dans l’allée. Après quelques secondes, Bross se
dressa à son tour.
Qu’elle vienne, elle aussi… qu’elle se lève…
Pourquoi, Cit ?
Un vacarme terrifiant emplissait son crâne. Marylin se leva.
Dans le couloir, Bross crut bon de s’extasier :
— Parfait, Cit ! Vraiment parfait ! du tonnerre !
Il s’entendit répondre machinalement :
— Oui, c’est bon.
Clydan donna son opinion, à son tour, et elle devait être à l’unisson
– mais Citizen ne l’entendait pas : il soutenait le regard de Marylin.
Elle ne dit rien, mais le coin de ses lèvres se souleva, poussant une
petite ride en croissant de lune au creux de ses joues. Elle n’avait pas
besoin d’utiliser des mots. Plus fort qu’un hurlement, ce petit sourire
criait : C’est de la merde, Cit, de la véritable merde, pas vrai ?
Si, c’était vrai ! Il le savait bien, depuis longtemps, tout seul au fond
de lui-même, que ce qu’il offrait en pâture au Public Souverain n’était
rien d’autre que de la merde. Personne ne le lui avait jamais dit. Avec
des mots ou un sourire. Personne n’était suffisamment déglingué pour
prétendre avoir une opinion personnelle à contre-courant des
jugements de valeurs imposés par le Public-Roi.
Sauf Marylin.
Quelque chose craqua dans la tête de Citizen. Une fêlure. Une faille,
qui menaçait de s’ouvrir depuis bien longtemps.

Bross proposa de boire un verre quelque part – dans un bar de


l’esplanade-carrefour, hors plateau, par exemple. Sans trop savoir
pourquoi, tous refusèrent. Clydan s’éclipsa. Les jambes de Citizen
tremblaient. Il se dit qu’il devait avoir une très sale gueule, car Bross
offrit de le raccompagner. Il paraissait sincèrement inquiet.
— Où est Clydan ? demanda Citizen. J’ai trop bu, merde…
— Clydan est parti, probablement chez lui, dit Bross. Tu es claqué,
Cit. On te ramène, n’est-ce pas, Marylin ?
Elle acquiesça, d’un hochement de tête.
— Est-ce que, parfois, tu desserres les dents ? souffla Citizen –
regrettant aussitôt sa question brutale.
— Parfois, dit Marylin.
Ils l’escortèrent, Bross et elle, jusqu’à sa loge. Ils l’aidèrent même à
s’habiller. Lorsqu’il fut vêtu de pied en cap, il se sentit un peu mieux.
Ils quittèrent la loge, empruntant l’ascenseur qui les laissa sur le
rebord de la trappe, au niveau du Plateau.
Le décor du Fort était presque totalement démonté.
Dans la voiture particulière qui filait à travers le tube en direction
de Bulle-Hills, Bross lui-même fit la gueule. La bouffée d’ivresse qui
avait failli balayer Citizen s’estompait graduellement – ce n’était pas
fatalement un bien.
5
— Zoom-avant, les enfants ! Gros plan sur Spartacus…
Il se disait qu’une chance pareille, c’était déjà vivre un film ! Les
trois quarts du premier trajet, sur le parcours, étaient accomplis. À
quelle allure, chers Spectateurs !
Il toucherait au but, vite. Vite et bien. Splash. Bon Dieu cette
chance !
La chance, ça saoule. Comme le premier godet de gnôle, quand on
n’a jamais trempé ses lèvres dans le feu, comme une première gélule
hallucino, quand on s’est jusqu’alors contenté de ses yeux. Merde.
Spartacus était saoul.
Il avait quitté la Ceinture depuis… combien ? À son chrono, quatre
jours T.B. Si toutefois le chrono fonctionnait bien. Et il fonctionnait.
Cela pouvait paraître ridiculement court, c’était pourtant cela. Quatre
jours T.B., pas un de plus, et il tombait dans une rame de métro-tube
sur Bross Chaplin, le Bross Chaplin, auteur de la série des Zorro Nap,
entre autres. Le Bross Chaplin, qui lui offrait aussi sec une
recommandation pour Paolo Watkins. Rien de moins.
Si tout cela n’était pas de la Chance avec un grand C…
Il avait changé dix fois de rame, ou peut-être même davantage – il
ne comptait plus. Il se bornait à suivre, dans le réseau de
communications du métro-tube, le chemin qui devait l’emmener à la
Bulle 456, sur l’Inter-Plateau d’Entraînement dirigé par le Maître
Paolo Watkins. Dès que Bross Chaplin lui avait fourni sa
recommandation, Spartacus s’était rué sur la première table
d’itinéraires venue pour ficher son parcours et l’enregistrer.
Normalement, il devant lui rester une demi-douzaine de stations avant
d’arriver à l’esplanade de la Bulle.
La fille disait s’appeler Kaynes. Elle était montée dans la rame trois
stations plus tôt, avait pris place sur le strap, dans le couloir, à côté de
Spartacus. Kaynes : un nom bizarre, pour une fille… mais après tout,
pourquoi pas ? Elle était plutôt maigre, avec des ombres lourdes sous
les yeux et des creux profonds en guise de joues ; ses cheveux rouges
pendaient, en mèches grasses. Elle était vêtue d’une longue robe ample
qui tombait de ses épaules à ses pieds comme une sorte de sac informe
percé de trous pour la tête et sur les côtés.
Elle avait dit : Je m’appelle Kaynes, en s’asseyant près de
Spartacus, puis elle avait attendu. Il avait donné son nom. (Dans l’état
où il se trouvait, il aurait crié son nom à tout bout de champ…) Est-ce
que tu as des gélules ? avait-elle demandé. Il n’en avait pas sur lui.
— Si j’en avais les poches pleines, je te les donnerais toutes.
Tête de la fille.
— Tu es un Frimeur, non ?
— Exact, avait dit Spartacus – et il avait commencé à se méfier.
Elle gardait le silence depuis un bon moment, se contentant d’être
assise, là, les mains posées sur ses genoux, le dos voûté. Elle suivait
des yeux les gens qui montaient ou descendaient de la rame. À chaque
arrêt, comme à chaque départ, les faibles secousses imprimées au
wagon l’ébranlaient curieusement, en un mouvement saccadé de tout
le buste.
Une Frimeuse, elle aussi, sans aucun doute. À deux doigts de se
retrouver bientôt décadrée, apparemment, vu son état physique. Elle
avait cru reconnaître en Spartacus un compagnon de misère. La
réponse du jeune homme lorsqu’elle avait mendié une gélule était
certainement de taille à la surprendre et à mettre en branle toute une
suite de rouages au fond de son cerveau. Question : Comment un plic
de cet acabit, crevant de dénutrition, au régime des gélules trompe-la-
faim depuis longtemps, pouvait-il lâcher une phrase d’une telle
générosité ? Réponse : le plic est sur un coup super. Déduction : Y a-t-
il une raison pour que moi, Kaynes, je n’essaie pas d’entrer dans ce
coup ?…
Spartacus voyait cela gros comme la Bulle-Noyau tout entière. Il
n’avait aucune envie de partager son mot de passe signé Chaplin avec
cette squelettique. Il n’avait pas, non plus, envie de se laisser voler son
enregistreur. La petite boîte plastifiée, dans sa poche, représentait un
véritable trésor ; en raison de sa valeur même, c’était aussi un fameux
danger. Rien de plus facile, pour certains Frimeurs à la dérive, que de
falsifier une recommandation. Il y avait des imitateurs-doublures
super-doués, Spartacus en avait entendu parler. D’ailleurs, il avait
même envisagé, à un certain moment, de pousser quelques recherches
dans cette direction, afin de se faire faire de toutes pièces une fausse
recommandation ; mais les imitateurs-doublures demandaient des
prix fous, et Spartacus n’avait pas l’ombre d’un ticket.
Son euphorie s’était quelque peu envolée, depuis l’arrivée de la fille.
Le silence de celle-ci l’intriguait plus que tout. Ce n’était pas un silence
neutre : elle mijotait quelque chose, c’était bien ce qui intriguait
Spartacus.
Finalement, il se décida à rompre le silence, dans l’unique espoir de
saboter insidieusement ses cogitations.
— Il y a longtemps que tu n’as rien mangé ?
Kaynes sursauta. Le visage qu’elle lui présenta rayonnait ; elle
s’offrit le luxe d’une moue pleine de négligence.
— Non, non, rassure-toi. J’avais simplement besoin d’un petit coup
de fouet, et je me disais que, peut-être…
Elle ne termina point la phrase, fit claquer ses doigts. Puis elle
sourit encore, hésita deux secondes avant de poursuivre.
— Je suis engagée, tu sais. Tout va bien de ce côté.
Elle mentait mal.
— Moi, je cherche, dit Spartacus.
Il eut le sentiment que la fille, après cette affirmation, devait penser
qu’il se débrouillait aussi mal qu’elle pour mentir.
— Depuis longtemps ?
— Pas très, non. J’arrive de la Ceinture.
— Sans blague ? dit-elle (Son étonnement, au moins, paraissait
sincère…) De la Ceinture ? Et tu n’as pas d’engagement ?
Spartacus se demanda si la réponse négative qu’il s’apprêtait à
donner ne risquait pas de lui faire tomber quelques tonnes d’ennuis
divers sur le crâne. Il osa :
— Non. Sans engagement pour l’heure.
— Ni recommandation ? Ton enregistreur est vierge ?
Il sentit rougir ses oreilles, sous les mèches grasses de cheveux.
— Vide, dit-il. (C’était mieux. Le ton n’était pas trop sec, ni hésitant.
Juste ce qu’il fallait.) Mais j’espère trouver vite. Je vais tenter ma
chance auprès de l’équipe de Watkins, pour commencer.
Elle acquiesça, paupières mi-closes. Elle respirait par à-coups. Il lui
manquait une canine.
— J’ai traîné, dit Spartacus pour meubler le vide épais qui
s’installait tranquillement autour de lui et de la fille, comme pour les
enfermer tous les deux au fond du même piège. (De couloir en couloir
et d’esplanade en esplanade…) Maintenant, je vais directement au but.
— Cascadeur, hein ? Et tu penses t’en sortir ? Durer longtemps ?
— Plus longtemps qu’un vulgaire Frimeur, c’est sûr, dit Spartacus,
presque sèchement.
Kaynes sourit encore, découvrant totalement la cavité de sa canine
absente.
— Je suis Cascadeuse. Je sais de quoi je parle. Je suis dans ce
milieu-là.
— Et tu es en vie.
— C’est ça : je suis en vie. Je suis même âgée de deux films… Tu as
eu une fameuse chance de ne pas avoir été repéré par les Surveillants.
— Les Surveillants ?
— Les flicops. Ils passent leur temps dans les couloirs, à la chasse
aux S.T. Quand ils mettent la main sur un de ces gaillards, hop !
— Je ne comprends pas très bien, dit Spartacus. Je suis ici depuis
peu de temps…
— C’est vrai, excuse. Tu viens de la Ceinture… Tu es passé sans
encombre ?
Spartacus cligna de l’œil.
— Il y a des tubes plus ou moins désaffectés, qui sont très mal
surveillés par les gardiens.
Il ajouta :
— Je ne savais pas qu’ici… je ne savais pas qu’il y avait des
Surveillants. Et les S…
— Les S.T., dit Kaynes. Les Sans Travail. Tu es vraiment bleu, pas
vrai ? Vous autres, de la Ceinture, on vous envoie des types en
repérage, des recruteurs, quand telle ou telle Production a besoin d’un
certain nombre de Frimeurs. Vous n’attendez que cela… ou bien,
comme toi, vous forcez le barrage de la Ceinture, et vous vous amenez.
Ce que vous ne savez pas, c’est qu’ici la vie n’est pas la même que dans
la Ceinture. Les S.T. ne sont pas tolérés. C’est une source d’ennuis
pour tout le monde… des pilleurs de distribs de gélules, puisqu’ils
n’ont pas d’autre moyen de subsister. Et ceux qui ont droit aux gélules
en manquent… c’est comme ça que tout à l’heure je suis tombée sur un
distrib éventré.
— Tu ne venais pas de la Ceinture ?
— D’où les flicops, poursuivit Kaynes sans répondre à la question.
Les flicops traquent les S.T., et les S.T. fuient les flicops. Quand un
flicop met la patte sur un S.T. il l’envoie à la fourgue. Tu as une chance
phénoménale… c’est extraordinaire.
Ses yeux s’étaient plissés davantage, chargés de suspicion. Elle dit,
sur un ton feutré :
— Ils t’auraient décadré vite fait, direction la fourgue. Là, ils
t’auraient fait passer une foule de tests, et ils t’auraient employé selon
tes capacités – selon l’idée qu’ils se font de tes capacités… ce qui n’a
rien à voir, crois-moi, avec tes espérances. On t’aurait balancé au plus
pressé : le balayage ou le transport des décors, les doublures-lumières,
les cobayes de cascades, toutes sortes de rôles sacrifiés de bas étage.
Tu aurais pu crever dix fois avant de trouver le moindre espoir de
devenir Cascadeur… Oui, une fameuse Chance…
— Il y a d’autres S.T. que ceux qui franchissent clandestinement la
frontière de la Ceinture ? demanda doucement Spartacus.
Il essayait de se souvenir du visage de Bross Chaplin. Comment le
Scénariste l’avait-il jugé ?
— Évidemment, dit Kaynes. Je suis arrivée de la Ceinture, moi
aussi, avec un chargement de Figuration, il y a longtemps. J’ai eu de la
chance, moi aussi. Mon premier film n’était qu’une suite de massacres
qui ponctuaient l’épopée d’un grand chef barbare… un truc de choix,
pour un Frimeur ! Je suis passée à travers les mailles, et me suis
retrouvée en Cascade. Mais après, j’ai été S.T. pendant un certain
temps. Il y a des foyers plus ou moins clandestins, plus ou moins
reconnus, en bordure de Noyau. Là, on fout la paix aux S.T., tant qu’ils
y restent et n’emmerdent personne. C’est une bonne réserve de main-
d’œuvre à peu de frais, pour les budgets en difficulté.
— Tu connais Paolo Watkins ?
— Je le connais.
— Et… c’est tout ?
— Que veux-tu dire ? Quoi « c’est tout » ?
— Je ne sais pas… Comment est-il ? Quel genre de plic ?
— Ce n’est certainement pas un plic, dit-elle. Tu veux voir Watkins,
n’est-ce pas ? Comme ça, directement… Écoute, gars… je ne me
souviens plus de ton nom.
— Spartacus.
— Okay, Spartacus… Bon Dieu, gars, quel nom ! Le plic, c’est toi. Tu
débarques de la Mère-Ceinture, et tu te crois arrivé… Si tu continues
sur cette lancée, tu te feras décadrer net avant d’avoir seulement eu le
temps de dire ouf.
— Je ne t’oblige pas à me répondre, grogna Spartacus.
Une petite flamme gaie flambait au fond de sa tête. Il avait compris,
il voyait se dessiner le piège tendu par cette fille. Comme il l’avait
supposé, elle redevint aimable à la seconde :
— Ne t’énerve pas, Spartacus de mon cœur… Je ne voulais pas te
vexer, au contraire. Je suis ancienne de la Ceinture, moi aussi.
J’accueille un frère. Je peux t’aider, si tu veux.
Une frousse bleue, pas vrai, ma vieille ? La crainte de voir s’envoler
le pigeon sous le nez…
Il poussa davantage :
— Je ne demande rien. Je ne te demande surtout pas de m’aider. Je
me débrouillerai.
— Bon Dieu, dit-elle, d’une voix considérablement radoucie au fond
de laquelle perçait une véritable note d’angoisse. Écoute… je sais que
tu ne demandes rien. C’est moi qui offre. Tiens… l’esplanade.
La rame venait de stopper, après l’habituel et long glissement. La
station se trouvait directement sur l’esplanade. Le tube coupait un
angle de l’aire, en un long arc de cercle, avant de se ficher tout droit
dans la muraille de gauche, de disparaître derrière cet écran et de filer
vers une autre Bulle. Spartacus et Kaynes descendirent.
Au premier coup d’œil, l’esplanade offrait l’apparence d’un volume
cubique dont les côtés latéraux étaient tapissés d’établissements divers
– cliniques de soins, salles particulières d’entraînement, hôtels et
drugstores, etc., ouverts çà et là sur plusieurs bouches d’arrivée de
couloirs qui traçaient dans les immeubles superposés de véritables
rues-boyaux. Le fond du cube était dallé de plasto ; le dessus, le
« ciel », couvert à intervalles réguliers de rangées de projos fixes et de
bouches d’aération couplées, soufflerie et aspiration.
L’un des couloirs ouvert dans l’entassement des bâtiments collés
sur le pourtour du cube-esplanade était surmonté d’un large panneau
indicateur. Les lettres de l’inscription s’allumaient et s’éteignaient les
unes après les autres.

456. CASCADE. P. WATKINS


L’endroit était extraordinairement bruyant. Le vacarme, mélange
touffu de mille et une agressions particulières, assomma Spartacus en
quelques secondes. Il se retrouva sérieusement off pendant un certain
temps, se laissant guider par la fille qui avait pris la direction des
opérations en lui empoignant le bras. Après le choc, Spartacus réagit
vivement et tenta de se conserver entier au cœur de la folle sarabande.
La foule était énorme. Elle ne grouillait pas uniquement sur les
terrasses des bâtiments périphériques ou dans les « rues » qui
menaient aux bouches rondes des couloirs, elle était partout. Une mer
vibrante, des remous brassés par d’autres remous. Jamais, depuis qu’il
avait mis les pieds dans l’univers des Bulles du Noyau, Spartacus
n’avait vu autant de monde. Jamais tant de Frimeurs, de Cascadeurs et
de Figurants mêlés… Jamais tant d’esquintés de toutes sortes, de
gueules de travers, de béquillards et de rampants…
— Viens ! lança la fille en tirant sur son bras pour le forcer à se
hâter.
Il résista.
— Que je vienne… où ?
— Tu n’es pas de taille, je t’assure, dit-elle en hochant la tête.
L’esplanade grouille de flicops, mon vieux. À la première occase, tu te
fais décadrer.
— Je ne crois pas, dit Spartacus.
Elle parut étonnée, puis décida de passer outre et de faire comme si
elle n’avait pas entendu. Elle ouvrit la bouche, mais demeura figée. La
seconde suivante, elle sauta en arrière, fit mine de s’élancer au pas de
course et stoppa tout net.
Ils étaient une dizaine, pas moins. À croire qu’ils avaient des
antennes, ou quelque chose comme ça… Une dizaine de grands
gaillards aux épaules larges, dans leurs uniformes gris, et qui tenaient
trois chiens en laisse. Ils formaient un cercle parfait, autour de
Spartacus et de Kaynes. Il n’y avait pas d’attroupement, les gens qui
passaient faisaient tout simplement un petit détour. Certains lançaient
un vague coup d’œil en direction du cercle des flicops et de leurs deux
prisonniers, mais c’était une sorte de réflexe mécanique, et les regards
ne portaient pas la moindre trace d’intérêt.
Les chiens, surtout, fascinèrent Spartacus. Des bêtes énormes, dont
le sommet du crâne devait bien atteindre sa poitrine. Noirs comme
l’enfer, les crocs découverts et luisants de bave. De véritables chiens –
pas des automates !… ou alors il s’agissait d’une superbe réalisation…
Impossible : c’étaient, réellement, de véritables chiens, en chair et en
os. Vivants.
Il fut tiré de sa stupéfaction admirative par la fille qui criait au
voleur, qui glapissait un flot de stupidités en le désignant du doigt.
Okay, songea Spartacus. Il s’attendait vaguement à une réaction de ce
genre…
Un des flicops posa sa main sur son épaule – le contact le fit frémir
malgré lui.
— Elle prétend que vous lui avez volé son enregistreur. Elle dit que
vous arrivez en fraude de la Ceinture, et que vous êtes S.T.
— Elle ment, dit Spartacus. C’est elle qui est S.T. Je la soupçonne
d’avoir mijoté un sale coup pour me voler mon enregistreur.
— Vous venez de la Ceinture en clandestin, oui ou non ?
— Non, dit Spartacus.
Il ajouta :
— Si cet enregistreur est à elle, peut-elle nous dire ce qu’il y a
dessus ?
— C’est une bande vierge ! s’écria Kaynes. Je venais de la changer…
Elle continua sur ce ton-là, crachant un torrent d’inepties.
Spartacus n’écoutait plus. Il avait reporté son attention sur les chiens.
Après un temps, profitant d’un arrêt dû à l’essoufflement dans les cris
de la fille, il soupira et dit :
— Écoutez, je m’appelle Spartacus. J’ai mes papiers. Je viens de la
Ceinture, c’est vrai. Mais j’ai une recommandation de travail pour
Paolo Watkins, de la part de Bross Chaplin. Vous pouvez vérifier.
Le visage de Kaynes pâlit d’un seul coup. Elle cria :
— Salaud de plic ! crève la gueule ouverte, fumier ! (Puis, aux
flicops qui l’encadraient :) C’est une imitation ! Son enregistrement est
faux ! je vous le dis…
Spartacus sourit.
— Elle prétend tout d’abord que l’enregistrement est à elle, et
ensuite elle affirme que la recommandation est fausse.
— Ça va, dit un des flicops.
Il fait un signe de la main à ses deux collègues qui maintenaient la
Frimeuse ; ils s’éloignèrent, après avoir fait claquer leurs menottes sur
les poignets maigres.
Le flicop qui avait donné l’ordre d’embarquement tendit la main en
direction de Spartacus et ce dernier lui remit la plaquette de
l’enregistreur. Le type vérifia son contenu sur un lecteur-témoin qu’il
avait sorti de la sacoche pendue à sa ceinture. Il lui fallut deux ou trois
secondes pour dénicher les coordonnées de Bross Chaplin. Après
vérification, il hocha la tête et rendit la plaquette à Spartacus. Puis il
vérifia ses papiers.
Pendant tout ce temps, les chiens ne l’avaient pas quitté des yeux.
Leurs paupières cillaient régulièrement.
— Ça va, monsieur, dit le flicop. Où est-ce que vous avez déniché
cette fille ?
— Dans une rame, en venant ici. Elle a tenté de m’avoir au baratin…
J’imagine qu’elle cherchait à m’entraîner dans un coin quelconque,
pour me voler.
— À cent contre un, monsieur, dit le flicop.
Il avait un visage bouffi, des petits yeux jaunâtres qui ressemblaient
à ceux des chiens.
Le groupe des Surveillants se désagrégea lentement. Les chiens s’en
allèrent. Seul, le flicop qui avait parlé demeura aux côtés de Spartacus.
Il dit :
— Vous n’êtes jamais venu ici, n’est-ce pas ?
— Jamais.
— Ne vous baladez pas au hasard, avec votre enregistreur de
recommandation, monsieur. Surtout porteur d’une signature comme
celle-là. Vous valez une fortune… Vous connaissez personnellement
Bross Chaplin ?
— Oui, dit Spartacus. Et, se disant qu’il ne mentait pas vraiment, il
se borna à cette affirmation lapidaire.
— Je vous conseille de vous rendre à l’Inter-Plateau aussi vite que
possible, monsieur, dit le flicop. Et de vous faire engager. Vous serez
immatriculé sur les listes de travail, et cette recommandation sera
effacée. Vous ne risquerez plus rien.
— Je vais le faire, merci, assura Spartacus.
— Voulez-vous que je vous escorte ?
— Avec joie…

Ce n’était pas de la chance, ça, peut-être, encore et toujours de la


Chance ?
6
Bross commençait à se sentir sérieusement mal à l’aise, donc
nerveux, donc irritable – plutôt de mauvaise humeur. Cela se
traduisait extérieurement par le silence lourd dans lequel il avait choisi
de s’isoler lui aussi, et le masque figé qu’il avait laissé couler sur ses
traits.
Il regardait filer les parois métallisées du tube de communication
en s’efforçant de se concentrer sur la conduite du petit véhicule à
direction manuelle. À ses côtés se tenait Citizen, inaccessible et muet.
Lui aussi regardait défiler les parois et le ruban de la route, la
succession régulière des arabesques de tubes fluorescents qui
assuraient la décoration du tube. Sur la banquette arrière se tenait
Marylin : une masse énorme de silence.
Ce qui irritait le plus Bross Chaplin, c’est qu’il ne comprenait pas
très bien la cause de cette ambiance morbide – ni surtout le fait qu’ils
se soient trouvés là, tous les trois, rassemblés dans cette petite voiture
qui filait en direction du module particulier de Citizen, dans Bulle-
Hills. Il y avait dans cette situation quelque chose de parfaitement
inattendu, extraordinaire. Encore que l’attitude de Citizen fût en partie
compréhensible et explicable. Il sortait d’une épreuve pénible. Un
tournage est toujours une sérieuse aventure, pour tous ceux qui y
participent, mais davantage pour un Premier Rôle. Même un Premier
Rôle de la catégorie de Citizen. Un mois T.B., dans la peau d’un
personnage à faire vivre sur un rythme fracassant, dans la peau d’un
autre au sens littéral du terme, sous l’influence dévastatrice de
l’ANNIHIL et la conduite parasitaire d’un Sur-Hypno, si doué et
efficace fût-il… Il y avait de quoi ébranler un cerveau et quelque peu
faire dérailler un homme.
Mais Marylin ?
Par quel impensable jeu de circonstances imprévues cette fille
prenait-elle une pareille importance, au sein des événements en
cours ?
Ayant suivi le tournage avec assiduité, Bross savait pertinemment
bien qu’il ne s’était rien passé entre Marylin et la Vedette. Il en aurait
planté ses deux mains dans le feu. Il se passait quelque chose en ce
moment.
Pourquoi ? Parce que Citizen avait trop bu, qu’il était épuisé et
totalement off ? Parce qu’il avait décidé de s’offrir une partie de plaisir
en compagnie d’une Script-Girl aux gros seins et au regard moqueur ?
Parce que celle-ci avait flairé l’occasion d’une promotion rapidement
gagnée, en échange de ses cuisses ouvertes et de quelques caresses,
comme une foutue clit-girl qu’elle devait être probablement derrière
ses allures réservées ?
En tout cas, Bross avait d’autres certitudes, qui l’étranglaient
désagréablement et dont il se serait bien passé. Il avait, durant tout ce
tournage, espéré se retrouver à un moment donné le nez entre les
cuisses de Marylin ; c’était fichu.
Un petit grognement de rage mal contenue fusa entre ses dents
serrées. Il regretta aussitôt de n’avoir su se contrôler, jeta un coup
d’œil de côté : Citizen conservait son apparence de statue hermétique.
Parler lui aurait fait grand bien, mais il s’y refusa. La précédente
tentative s’était soldée par un bel échec qu’il ne voulait pas renouveler
– c’était lorsqu’ils étaient descendus de la voiture téléguidée, au seuil
de Bulle-Hills, juste avant de monter dans le véhicule à commandes
manuelles qui devait les emporter à travers le réseau de tubes privés
jusqu’au module personnel de Citizen ; il avait lancé une plaisanterie
quelconque (il ne savait même plus laquelle, exactement) qui s’était
heurtée, avec un floc lamentable, contre le mur de silence des deux
autres… Citizen s’était contenté de prendre place dans la voiture, sur le
siège du passager, et Marylin s’était installée derrière. Traduction : tu
vas te mettre à la barre directionnelle, mon petit Bross, et nous
conduire gentiment à bon port. Et merde. C’était ce qu’il avait fait.
Ce qu’il faisait…
Ses doigts se durcirent sur la barre métallique. Il soupira de
soulagement, lorsqu’il s’aperçut que les arabesques des néons
formaient le nom de Citizen sur les parois du tube, la queue du « n »
terminée par une pointe en flèche qui donnait la bonne direction.
Quelques instants auparavant, plusieurs dizaines de noms illustres
s’épanouissaient de la sorte et tapissaient les parois tabulaires ; il n’y
avait plus, maintenant, que celui de Citizen. Bross avait
machinalement suivi la bonne route.
Une pensée distraite l’effleura (cela ne fit qu’augmenter, par la
suite, son agressivité et sa sensation de rejet) : il aurait, lui aussi, un
jour, un module particulier au sein de Bulle-Hills. Un espaginé selon
ses vœux, avec projecsol à course réglable, avec une plage et un bout
d’océan, une île, peut-être… Comme Citizen. Comme les plus grands
noms parmi les grands noms, le gratin de l’affiche, les « trente
secondes » aux génériques. Un jour. Il avait beau s’appeler Bross
Chaplin, et se trouver au sommet, quasiment, des rangs des
Scénaristes : il n’était que scénariste. Il composait les aventures de
Zorro Nap, qui était un bon Personnage… mais rien d’autre. Un jour, il
exploserait… il saurait créer quelque chose de véritablement…
nouveau. Une explosion, oui.
En attendant, il devait se contenter d’une villa au sein d’espaginés
communautaires. Les quartiers chics de Bulle-Hills, certes… mais rien
ne valait un module personnel. Bulle-Hills comportait une centaine de
Bulles internes, environ, dont la bonne moitié se trouvaient être des
espaginés sphériques communautaires. L’autre moitié était occupée
par des modules personnels de volumes réduits, dotés de tous les
perfectionnements et étudies pour le plaisir d’un seul occupant – et de
ceux que le propriétaire tolérait à ses côtés. Celui de Citizen était un
modèle du genre. Avant qu’il ne l’occupe, il avait été la propriété d’un
Acteur fabuleux, Gab Vadis, mort de n’avoir pas su s’arrêter à temps,
littéralement séché mentalement et dépersonnalisé au dernier degré
par l’abus d’ANNIHIL. Le module avait été baptisé « Paradis » par
Gab Vadis. Citizen avait conservé cette dénomination. Il ne pouvait
trouver mieux.
« Et après ? » s’interrogea mentalement Bross.
Ils allaient pénétrer dans le module, dans Paradis. Ils laisseraient
descendre Citizen. Ils ? Et ensuite ? Il eut la très désagréable
impression de parcourir les dernières centaines de mètres d’un voyage
vers le vide, la nuit…
Tout à coup ce fut l’« antichambre » de la Bulle-module. Le hall du
Paradis… Une salle relativement peu élevée et carrée à la base. Bross
guida la voiture lentement jusqu’au sas d’entrée. Quatre ou cinq
Surveillants se levèrent, à l’intérieur de leur guérite de filtrage, et ils
s’approchèrent.
— Monsieur Citizen, salua le flicop qui portait sur son uniforme le
grade de chef de poste. Vous ne nous avez pas signalé votre retour. On
vous attendait plus tard.
— Je suis là, dit Citizen.
C’étaient ses premières paroles depuis le départ du Plateau. Il les
avait prononcées sur un ton léger, décontracté.
— Je dois vérifier, dit le flicop. C’est le règlement, n’est-ce pas ?
— Écoutez, dit Citizen, vous voyez qu’il y a ici Bross Chaplin…
— Et Madame ? fit le flicop sans s’émouvoir.
L’amabilité de Citizen n’avait pas tenu le coup longtemps : il eut un
étrange grognement, presque douloureux, au point que Bross lui jeta
un coup d’œil inquiet. Citizen était pâle, ses narines pincées.
— C’est le règlement, dit le chef de poste, imperturbable. Vous
pouvez être des simulateurs, des imitateurs, vous savez bien, monsieur
Citizen.
— Je sais. Faites vite, bon Dieu.
Le garde tira un détecteur d’ondes-bio de sa poche de chemise. Les
trois occupants de la voiture donnèrent leurs noms, Citizen d’abord,
puis Bross, puis Marylin. La voix de celle-ci était tranquille, tout à fait
plate. Bross apprit qu’elle se nommait Marylin Gold.
— Bien, dit le gardien, après avoir lu l’assentiment du détecteur qui
avait, en une fraction de seconde, effectué son « reniflage » et
confronté le résultat avec les éléments sélectionnés aux creux de sa
mémoire. Tout est parfait, monsieur Citizen. Vous êtes sérieusement
fatigué, on dirait.
Citizen, plus mufle que jamais, grogna quelque chose de vague. Il
fit un signe de la tête qui était à la fois un acquiescement en réponse à
la question du garde et l’ordre de poursuivre la route à l’intention de
Bross. La voiture décolla, glissa vers le sas qu’un système électronique
fit coulisser à la seconde même où le nez du véhicule allait entrer en
contact avec la paroi blindée.
Encore un couloir, chichement éclairé par quelques minibrutes
antédiluviens distribués çà et là. Un couloir dont le sol en pente douce
s’inclinait vers la gueule de la caverne, là, toute proche.
Ils furent sur la plage, au bord du Paradis.
7
— Arrête ici, dit Citizen. (Et la voiture se stabilisa en cinq ou six
secondes.)
Il plaqua la paume de sa main sur la touche actionnant l’ouverture
jumelée des portières latérales, se laissa glisser hors du véhicule.
Lentement. Comme s’il voulait jouir au maximum de chaque fraction
de seconde. Il se sentait en bout de course, sa tension nerveuse n’avait
fait qu’amplifier, et amplifier encore, depuis l’instant de sa résurgence.
Le simple fait de se retrouver là, chez lui, semblait vouloir agrandir
une encoche dans le filet de vibrations nerveuses qui tapissait tout son
être. Sensation étrange, bancale, hésitante. Il ferma les yeux un
instant, à l’écoute de lui-même – à l’écoute du vacarme. Il fut étonné
de la rapidité avec laquelle enflait, se propageait l’encoche paisible. Il
rouvrit les yeux.
Bross était peut-être descendu de voiture, ou bien il se trouvait
encore à la barre : de toute façon, Citizen s’en moquait. La présence de
Bross Chaplin lui était comme une écharde dans la plante du pied.
Marylin, elle, était sortie du véhicule. Elle se tenait debout, à
quelques mètres de Citizen, et regardait le paysage nocturne. Citizen se
contenta de faire comme elle, sans un mot, ce qui était malgré tout une
manière de l’assommer et de lui en mettre plein la vue. C’était dire,
lèvres closes : tout ceci est à moi, tout ceci appartient à Citizen, et tu es
là parce que Citizen a bien voulu qu’il en soit ainsi, et tu n’as jamais vu
ce que tu vas découvrir maintenant. Par jeu, il se laissa griser un
instant, surveillant à la dérobée le profil un peu dur de la jeune fille…
jusqu’à ce qu’il s’aperçoive qu’elle ne paraissait pas le moins du monde
impressionnée. Plus exactement, il comprit qu’elle n’était pas
impressionnée. Cette indifférence le toucha quelque peu, mais c’était
finalement salutaire et il en prit son parti. Il se surprit une fois de plus
à s’interroger sur ce que cette fille avait dans le ventre… et dans la
tête !
C’était la nuit, dans le module Paradis.
Une poignée d’étoiles clignotaient sur la voûte hémisphérique dont
le point le plus élevé se trouvait à quelque deux cents mètres de
hauteur. Le diamètre au sol de l’hémisphère était approximativement
long de deux kilomètres – ce qui d’ailleurs transformait le volume de
« l’hémisphère » en portion de cône dont la pointe était gommée,
aplatie suivant la ligne de courbure écrasée. Grâce à la douce
luminescence qui tombait des étoiles, la nuit n’était pas totale, mais au
contraire une chaude pénombre savamment dosée par les relais
thermostatiques camouflés dans la machinerie des décors, sous le
niveau du sol.
Le conditionnement de l’air avait naturellement fonctionné à plein
temps, durant l’absence de Citizen, ainsi que les témoins de gravité.
L’atmosphère était chargée d’effluves épicés flottant au gré du courant
d’air léger. Juste bien.
Citizen fit quelques pas, sur le sable crissant qui recouvrait de
plusieurs mètres, à cet endroit, la dalle de support de l’espaginé. Il
retira ses chaussures, continua, nu-pieds, jusqu’à ce que ses orteils
entrent en contact avec la tiédeur de l’eau. Les vagues de la « mer »
étaient régulières et paisibles – des vaguelettes –, provoquées par les
aquamoteurs immergés. La mer occupait les deux tiers de la surface
circulaire du module (sur l’« horizon », l’eau battait directement
contre la paroi du ciel) ; le dernier tiers était composé de la plage et
d’un amoncellement de rocs, savamment chargés de végétaux divers,
vrais et faux. C’était sur cette cascade pétrifiée que se trouvait la villa.
Après avoir longuement regardé la mer et le reflet dansant des
étoiles sur ses vagues bruissantes, Citizen se détourna. Son regard
tomba directement sur Marylin. Il n’aurait su dire si elle l’observait
depuis longtemps ou pas. Il eut la sensation d’être surpris en train de
commettre Dieu sait quelle faute – c’était ridicule.
— Alors ? dit-il.
Marylin sourit. Elle fit exactement ce qu’il espérait – sans savoir
évidemment qu’il l’espérait : elle marcha vers les vaguelettes,
s’accroupit sur le sable humide, posa ses mains à plat dans l’eau. Elle
se laissa caresser de cette façon pendant un instant ; Citizen se sentit
presque heureux, presque délivré, pendant quelques instants, rien qu’à
la regarder.
— C’est merveilleux, véritablement, s’exclama Bross avec tout l’à-
propos dont il était coutumier.
Marylin se redressa, laissant pendre ses mains devant elle. L’eau
perlait le long de ses doigts. Citizen eut envie d’empoigner Bross par le
fond de son pantalon pour le jeter à la mer. Mais il n’en fit rien… se
contenta de le regarder d’un œil à peu près vide, et de l’écouter
déclamer :
— Véritablement, Cit, à chaque fois que je me retrouve ici, je loue
intérieurement ton génie de la décoration.
— Intérieurement ? dit Citizen.
Une ombre noire tomba sur le visage de Bross, cassant d’un seul
coup la composition souriante de ses traits.
Pendant quelques secondes, le Scénariste eut l’air vraiment
mauvais – Citizen se surprit à souhaiter qu’il éclate, qu’il explose, là,
enfin, une bonne fois ! – puis il se dégonfla. Exactement, il se dégonfla,
comme un ballon crevé. Il se ratatina, ses épaules se voûtèrent, sa
taille perdit quelques centimètres. Il dit, sur un ton qu’il voulait
certainement détaché :
— Je boirais volontiers un verre, Cit, avant de m’en aller.
— Allons, dit Citizen, avec un petit geste à l’attention de Marylin.
Il marcha vers le torrent de rochers, sans avoir remis ses
chaussures. Un petit sentier de sable fin serpentait jusqu’à une
terrasse, puis, de là, un escalier de pierre, aux marches taillées dans
des blocs de plâtre-roc particulièrement dur, menait à une seconde
terrasse bordée d’un petit muret. Dans son prolongement, se trouvait
la villa.
Le système d’accès était programmé sur la voix de Citizen. Celui-ci
dit : « ouvre », et un panneau de verre coulissa, tandis que les lumières
s’allumaient dans la maison. La salle était immense, trente mètres sur
quarante, pour le moins, et partagée en plusieurs niveaux sur lesquels
étaient disposés des meubles bas : tables-plateaux, coussins et
fauteuils de cuirsimil tendu sur des armatures plastifiées, consoles
ultra-plates de trivi et blocs de programmes d’atmosphère modulaire,
bars, cuisines-distributeurs automatiques… Tous ces éléments étaient
conçus dans la même pureté de lignes et avec un identique souci
d’esthétique. Sur les murs qui n’étaient pas de verre, des panneaux
télécinétiques se renvoyaient les miroitements de leurs compositions
langoureuses, régulièrement traversées de flashes violents, selon une
ponctuation donnée. Le plafond était composé d’immenses feuilles
métalliques martelées qui semblaient vibrer au plus petit mouvement
de ceux qui se trouvaient au sol, propageant des reflets déformés à
l’infini. Au centre de l’espace, se dressait le cylindre de bois verni d’une
cheminée baroque, percé de foyers ronds à hauteurs variables, et dans
lesquels, visiblement, on pouvait construire de véritables feux qui
dévoraient de véritables fausses bûches.
Sans dire un mot, comme s’il voulait une fois de plus laisser agir la
magie de l’endroit, Citizen s’approcha du bar devant lequel il
s’agenouilla. Il fit couler quelques giclées d’alcool dans trois verres. Il
en prit deux et se releva, laissant le troisième sur le zinc. Il offrit le
verre qu’il tenait dans sa main droite à Marylin, suivit pendant
quelques secondes le regard que la jeune fille promenait sur le lieu. Il
s’aperçut qu’elle regardait la clit-girl installée dans un des fauteuils
bas, à l’extrémité de la pièce. Une petite étoile filante traversa les yeux
de Marylin, qu’elle planta de nouveau, et directement, dans ceux de
Citizen. Il ressentit une fois de plus cette sensation de fragilité qui
l’avait déjà troublé en bordure de mer.
— C’est Gloria, dit-il, sur un ton qu’il voulait provocant.
— C’est une belle Gloria, remarqua Marylin.
Elle se moquait, naturellement – mais Citizen ne souhaitait pas
autre chose que la moquerie… parce que cela ne méritait que la
moquerie. Il avala d’un seul coup la moitié du contenu de son verre.
Gloria, la clit-girl, les regardait, depuis son fauteuil, en souriant.
Elle était entièrement nue. La crinière de ses cheveux était d’un bleu
très pâle, comme le triangle précis de sa toison pubienne. Elle croisa
ses longues jambes, s’étira, croisant ses mains derrière la nuque en un
mouvement lascif très étudié – mais parfait – qui fit saillir les globes
de ses seins.
— Tu as toujours un mélange parfait, dit Bross, en s’approchant.
Qu’en pensez-vous, Marylin ?
Il agitait son verre en faisant mine de regarder clapoter l’alcool
ambré contre les parois de plexi.
— Bois-le, s’il est tellement bon, dit Citizen.
Cela recommençait. La boule d’alcool ingérée explosait au fond de
son estomac, le noyait tout entier dans une myriade de picotements.
Derrière cette explosion, c’était le trop-plein de fatigue qui refaisait
surface. Il aurait voulu que Bross disparaisse, à la seconde. Que seule
Marylin… quoi ? Pourquoi ? Il avait travaillé sur un film avec elle, et
rien de plus. Pourquoi se trouvait-elle là ? Pourquoi avait-il souhaité
qu’elle soit là ?…
Elle n’avait qu’à disparaître, elle aussi. C’était une fille impossible,
qui n’était pas capable d’aligner quatre mots les uns derrière les
autres, qui vous regardait de son œil vert-brun avec… avec… Bon Dieu,
il voulait être seul, voilà. Seul avec Gloria, dont il payait suffisamment
cher les services à la compagnie de Distraction. Qu’ils aillent se faire
foutre, tous et toutes, Bross et cette fille silencieuse.
La colère tordait maintenant le ventre de Citizen. Il savait bien que
c’était dû à la fatigue, à l’abus d’ANNIHIL additionné à l’alcool, à tout
ce qui… Allons, Cit, pas la peine de tricher ; il y a autre chose, depuis
longtemps. Aujourd’hui, c’est tout simplement insupportable.
Tout simplement.
Il avait fermé les yeux pendant un certain temps, les rouvrit et se
trouva en face de Bross, plus livide qu’un masque de carton-pâte.
— Je voulais, dit Bross péniblement, te parler d’un nouveau projet
de scénario, mais je vois que ce n’est pas la peine…
— Quel scénario ? dit d’une voix cinglante Citizen.
Ses jambes étaient de nouveau molles. Profitant de ce qu’il avait les
paupières closes – ou ne profitant de rien du tout, d’ailleurs – Marylin
s’était installée dans un des fauteuils. Elle tenait son verre à deux
mains, une lèvre posée sur le bord, et elle les regardait. Très
intéressée. Elle attendait un match, une empoignade qu’elle avait dû
sentir planer depuis un moment. Et elle avait raison, ce fut l’évidence
même pour Citizen, brusquement.
— Quel scénario ? aboya-t-il un ton plus haut.
— Un nouveau Zorro Nap. Le prochain qui devrait…
— Va chier, Bross, avec ton Zorro Nap ! cria crûment Citizen. (Les
mots à peine crachés, il se sentit merveilleusement bien,
merveilleusement saoul… capable du pire – il crut comprendre qu’il
attendait cet instant depuis une éternité.)
— Tu es saoul, Cit. Épuisé, totalement off. Je m’en vais. Je te
contacterai plus tard… Est-ce que vous venez, Maryl…
— Va chier sur Zorro Nap ! Bross ! J’en ai ma claque, de Zorro
Nap ! J’en ai par-dessus la tête d’incarner ce Personnage à la con,
Bross, de n’être que Zorro Nap ! Il me sort par les yeux et par le trou
du…
— Cit !
— Quoi, « Cit » ? Quoi, nom de Dieu ? Je n’ai sans doute pas le
droit de te dire ce que je pense de tes scénarii, de ton Zorro Nap ? Je
n’ai pas le droit de te dire que j’en ai plein le cul, de toi et de Zorro
Nap ? D’être le héros de ces histoires débiles dans lesquelles le bon et
le loyal Zorro Nap arrive grâce aux pires entourloupettes ?
Bross avait reculé de deux pas, jusqu’aux marches d’un des niveaux
qui dessinaient l’espace, comme pour se protéger d’une éventuelle
charge de Citizen. Mais celui-ci ne bougeait pas. Il était seulement
debout, penché en avant, le visage rouge et pâle, marbré de taches, et il
hurlait, son verre vide brandi comme une arme désintégrante au bout
de son poing.
— C’est grâce à Zorro Nap, cependant… tenta Bross.
— Merde pour Zorro Nap, tu entends ? hurla Citizen. Ne me fais
pas suer en ce moment, Bross, pas en ce moment ! Je suis off, peut-
être, mais ce n’est pas une raison pour… Va te faire foutre, Bross. Va
composer ton scénario lamentable devant des grilles de schémas
préétablis, avec les ingrédients-types fournis par les Testeurs-
Sondages !
— Tu n’as pas le droit, Cit ! Je suis un des meilleurs Scénaristes du
Plateau, le Box-office est là pour le dire, et le Public aussi !
— Ha ! jeta Citizen.
Il dit « ha ! » et se tut. Un silence énorme tomba sur les derniers
échos de l’algarade. Progressivement, un sourire carnassier envahit la
face pâle de Citizen. Il fusillait littéralement Bross du regard.
— Les Scénaristes n’existent pas, dit-il d’une voix rauque. Pas plus
toi que les autres, Bross. Vous n’êtes que des exécutants, aux ordres du
Public et des Testeurs-Sondages, aux ordres des Productions, eux-
mêmes aux ordres du Public béni. Voilà ce que je pense, Bross… Es-tu
capable d’invention ? D’imagination ? Que faites-vous d’autre que
copier, copier et copier encore, sans arrêt depuis… depuis toujours ?
Copier les modèles vénérés de cinquante films en mauvais état, dans
les locaux des Archives du Noyau ? Copier des modes d’action,
toujours les mêmes, dans certains décors, toujours les mêmes !
Pourquoi vous contentez-vous de ces espaginés schématiques et
stéréotypés, Bross ? Ces planètes à la noix, et toujours en référence aux
anciens films… J’en ai marre !
— Tu es… tu es décadré, Cit !
— Et toi, Bross, tu n’es rien qu’un rabâcheur, un foutu copieur, qui
rabâche, oui, à longueur de temps ! Incapable de création… J’en ai
marre de Zorro Nap. Pourquoi n’écrirais-tu pas un jour quelque chose
de réel, qui se situerait dans le monde réel, c’est-à-dire le Noyau ? Où
est-il, le Public, Bross ? J’ai peur… J’ai peur qu’il n’existe pas, le
Public ! Qu’il n’existe pas ! Qu’il ne soit qu’un foutu décor ! Pourquoi
faut-il que nous parlions toujours de planètes et d’espaces infinis,
éternellement plantés sur les mêmes variations de décor, au lieu de
raconter des histoires qui seraient situées dans ce monde, dans notre
monde, avec des personnages réels ?
— Ce n’est pas ce que demande le Public, Cit, parvint à balbutier
Bross. Nous sommes là pour…
— Je ne sais plus pourquoi je suis là ! Tu entends ? Et je t’accuse
d’être là pour rien ! Et je dis que je ne crois plus au Public !
— Ce sont des propos d’hérétique ! Si je voulais, je pourrais…
— Tu pourrais foutre le camp, Bross. Vite. Parce que maintenant
j’en ai assez. Va-t’en !
— Cit, je ne voudrais pas…
— Va-t’en, Bross, répéta sourdement Citizen.
Bross hésita. Livide. Il lança un coup d’œil en direction de Marylin,
puis hocha la tête.
Il posa son verre à demi plein sur le sol. Tourna les talons et s’en
fut.
Ses pas décrurent sur la terrasse dallée, puis sur le sable. Ce fut le
silence.
— Va composer tes scénarii creux ! hurla Citizen.
Il demeura un instant, la tête levée, comme s’il attendait une
réponse, puis son menton retomba sur sa poitrine. Il se tourna vers
Marylin.
— Tu n’es pas partie avec lui, alors ? souffla-t-il.
— Non, fit-elle.
— Après ce que j’ai dit ?
— À cause de ce que tu as dit. C’était ce que j’attendais.
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Citizen hocha encore la tête, ouvrant la bouche comme s’il allait
parler, mais ne dit rien. Il fit deux pas en direction du bar, s’agenouilla
devant l’appareil et emplit son verre. La raison lui commandait de
s’abstenir de boire – en tout cas de boire de l’alcool – mais il n’avait
trouvé que ces gestes automatiques à accomplir pour rompre
l’isolement dans lequel il se trouvait soudain plongé. Il essaya de
réfléchir, de s’écouter et de comprendre, tout en regardant bouillonner
le jet d’alcool au fond de son verre. Il avait remarqué que Marylin
n’avait quasiment pas touché au sien, aussi ne lui proposa-t-il pas de
nouvelle dose. Réfléchir, comprendre… vite. C’était impossible. Le
chaos qui venait d’éclater en lui était encore trop vibrant, tout neuf et
tout frais. Il fallait laisser aux retombées du carnage le temps de
s’éclaircir – Citizen avait l’absolue conviction que les propos tenus à
l’encontre de Bross Chaplin pouvaient avoir l’effet d’un véritable
carnage…
Il se sentait à la fois soulagé et ahuri, assommé et très excité. Il
avait, d’une certaine manière, sauté le pas ; il s’était décidé à cracher,
du moins en partie, ce qui lui pesait trop lourdement sur le cœur
depuis bien longtemps : cette angoisse indiscernable, floue, grinçante,
et dispersée, qui grimpait à l’assaut, qui grimpait… Les mots avaient
jailli d’eux-mêmes, en vrac, fous, comme une foule vivante à l’intérieur
de lui-même qui se serait pendant longtemps préparée au combat. Il
n’avait jamais imaginé une pareille violence, et c’était, entre autres
choses, ce qui le stupéfiait le plus.
Tu as sauté le pas, oui, Citizen. Et maintenant ?
Maintenant, il se retrouvait sans véritables forces, balancé sur son
film, à mi-parcours dans son trajet de funambule inexpérimenté.
Il but une gorgée de bourbon, se redressa et songea : « Il faut que je
cesse de boire. » Ferma les yeux tandis que le breuvage de feu coulait
dans son œsophage, son estomac. Il rouvrit les paupières.
Marylin était toujours là, assise dans le fauteuil bas, jambes
étendues. Elle avait posé son verre plein sur le plateau de la table,
devant elle. Mains croisées sur son ventre, elle regardait Citizen, et elle
attendait. Ses yeux avaient pris une couleur verte, dans cet éclairage.
Ils ne riaient plus.
À l’autre bout de la pièce, la clit-girl décroisa puis recroisa ses
jambes. Elle s’étira plus fort, faisant jaillir ses seins tandis qu’un petit
grognement-ronron filtrait entre ses lèvres souriantes.
« Je vais m’asseoir », décida mentalement Citizen.
Cela lui apparaissait tout à coup comme une performance qu’il
devait accomplir au mieux. Il fit un pas, deux pas, trois pas. Correct.
S’installa dans le fauteuil faisant face à Marylin, sans casse ni dégât. Il
posa le verre sur la table et fouilla ses poches à la recherche d’une
cigarette. Il trouva. Sortir le rouleau de tabac du paquet, en offrir un à
Marylin – qui refusa – trouver le briquet dans une autre poche et
allumer la cigarette… tout cela demanda un certain nombre de
minutes. Il tira une première bouffée et se sentit presque
immédiatement mieux – ce n’était pas la grande forme, loin de là,
mais en tout cas une percée dans la brume. Une certaine insensibilité
avait gagné les extrémités de son corps, mains et pieds… il y avait un
peu de cela, également, au fond de son cerveau…
— Pourquoi ? demanda-t-il, dans un nuage de fumée.
La question ne signifiait rien de précis. C’était au plus une sorte
d’appât, une manière de test de ses capacités vocales. Pour toute
réponse, Marylin leva des sourcils interrogateurs.
Il la regarda intensément. Elle avait un visage ovale, une longue
bouche à la lèvre inférieure pleine. Ses sourcils étaient très sombres,
en opposition avec la blondeur des cheveux. Ses épaules étroites et ses
hanches aussi, une taille très fine. Son imposante poitrine était nue et
libre sous le chemisier, et le bouton dur des mamelons posait un point
d’ombre sur la toile. Il sentit monter en lui, pour la première fois
depuis longtemps, une vague de désir. Ce n’était certainement pas le
moment. Obéissante, la clit-girl se leva, à l’autre bout de la pièce.
Citizen s’en aperçut, du coin de l’œil, et il lança un bref : « Non ! » La
clit-girl reprit sa position assise, toujours souriante.
— Tu es télépathe ? demanda Citizen.
Marylin fit non d’un bref mouvement de la tête.
— Alors, dit Citizen, explique-toi. Pourquoi es-tu ici ? Pourquoi dis-
tu que ce qui vient de se passer répond à ce que tu attendais ?
— Peut-être parce que j’ai compris certaines choses.
— Quelles choses ? Qu’y a-t-il à comprendre ?
— Tu le demandes, Citizen ?
— Je le demande, précisément. Écoute… Bross avait raison sur un
point : je suis totalement off. Je ne suis pas de taille, en ce moment, à
évoluer dans le subtil. Si tu veux t’expliquer, fais-le vite, et clairement.
Sinon… je ne sais pas. Sinon, va-t’en.
— Je n’ai pas envie de partir, Citizen. C’est la première fois que je
rencontre quelqu’un qui me ressemble. Et tu n’as pas envie que je
parte.
Elle avait raison, bien entendu – c’était fantastique à quel point elle
donnait toujours l’impression de détenir la vérité. Elle avait raison…
pourtant, il ne fallait pas qu’elle s’imagine que… mais non : elle ne
s’imaginait rien. Elle était même le contraire de quelqu’un qui aurait
pu s’imaginer des choses et travestir la réalité dans l’espoir de la
fusionner avec ses propres fantasmes ou aspirations.
— Je n’ai peut-être pas envie de te voir partir, c’est exact, dit
Citizen. Mais cela n’empêche pas que je te demande d’être claire et
précise.
Il tendit la main en direction de son verre, sur la table, mais fit
brusquement dévier le geste et tira un lourd cendrier de métal à portée
de bras. Il écrasa dans la coupelle sa cigarette à peine entamée.
— J’ai compris, dit Marylin, que, depuis le tournage, Bross Chaplin
me tourne autour dans l’espoir que je coucherai avec Sa Grandeur, et
qu’il me répugne. J’ai compris que tu étais au bout du rouleau. À deux
doigts du final.
— Tiens, tiens ! dit Citizen.
Il voulait la remarque légère, voire amusée, uniquement pour se
défendre de la gravité contenue dans ce verdict tranché. Évidemment,
une fois de plus, Marylin n’avait pas tort. Elle poursuivait, nullement
impressionnée par le « tiens-tiens » de Citizen :
— Pourquoi suis-je ici ? Peut-être parce que l’occasion s’est
présentée. Peut-être parce que j’avais envie depuis longtemps d’entrer
en contact avec toi, de t’écouter… Je veux savoir si tu es véritablement
ce que j’ai cru deviner.
— C’est-à-dire ?
— Je ne sais comment on pourrait le définir. Disons… un
dissident ?
— Hors-cadre, n’est-ce pas ?
— Presque hors-cadre. Sur le point de le devenir. En équilibre. Je
t’ai observé, durant ce tournage, dans les temps de poses et entre les
prises de vues. Quand tu sortais de l’emprise de l’ANNIHIL, quand tu
quittais ton personnage de Zorro Nap. J’ai d’abord pensé que ton
attitude « en retrait » pouvait se mettre sur le compte de la fatigue et
de l’ANNIHIL, sur celui de la concentration aussi, et des injections
efficaces de Clydan, qui est un valeureux Surhypno. Bref, j’ai attribué
cela à ton conditionnement d’Acteur, au fait que tu ne voulais pas te
perdre, courir le risque de laisser filer Zorro Nap trop loin. Oui, j’ai
mis ton attitude sur le compte de ta conscience professionnelle.
— Ce n’était pas le cas ? s’enquit Citizen.
Elle sourit. Il y avait longtemps que cela ne s’était pas produit :
cette fois, le sourire n’avait rien de moqueur – ce n’était pas la
mimique d’un témoin qui assiste à un quelconque lamentable
spectacle. Il y avait de l’amitié et de la compréhension dans ce
mouvement des lèvres, dans cet œil brillant.
— Tu es très bon Acteur, Citizen, et tu le sais. Le Public te demande,
te redemande, te redemande encore. Tu as beaucoup de talent et
d’aptitudes pour faire vivre un personnage de commande. Tu sais
répondre merveilleusement à ce besoin d’images que veut le Public. Si
cela n’était pas vrai, tu ne serais pas ici, et moi non plus. On ne te
gratifierait pas de millions de tickets, de compliments et de flatteries
de toutes sortes. Tu ne posséderais pas ce module particulier, cette
plage et cet océan pour toi seul. Tu n’aurais pas la possibilité de t’offrir
tout ce que tu veux, tout ce qu’il t’est possible de demander et de
recevoir, dans l’éventail des choix proposés.
— Dans l’éventail des choix proposés… répéta sourdement Citizen.
Était-ce dû aux effets de l’alcool… ou au contraire à la dissipation
de ces effets ? Il se sentait bizarrement lucide, et pourtant déphasé.
— Oui, dit Marylin. J’imagine que tu pourrais être très heureux,
comme d’autres… Comme Garry Lang, par exemple, ou Gina Bard, ou
Taylor Mitch-Reynais. Comme les grands pontes de la Production, ou
des Scénaristes du genre de Bross Chaplin. Tu ne l’es pas.
— Pour quelles raisons ?
— Pour celles que tu as lancées à la face de Bross, tout à l’heure. Et
je le savais avant, je l’avais deviné, je l’avais compris. L’éventail des
choix proposés ne te suffit pas.
Il aurait pu rétorquer, ainsi qu’il l’avait fait plus ou moins
jusqu’alors, par un semblant de boutade. Il ne le fit point. Il
n’éprouvait plus le besoin de fuir davantage, ni celui de tricher. Fuir
où ? Marylin était partout à la fois, elle connaissait tous les recoins de
sa prison.
— C’est en m’observant durant les temps de pose que tu es arrivée à
cette déduction ? Pourquoi toi, seulement toi, alors ? Pourquoi pas
Clydan, qui me connaît mieux que quiconque et avec qui je travaille
depuis une soixantaine de films ?
— Clydan travaille davantage avec Zorro Nap – ou n’importe quel
personnage à travers toi. Clydan te connaît sous la forme d’un schéma
neurologique dans lequel il se glisse à loisir pour t’aider à soutenir
l’identité d’un personnage, et pour te rappeler le jeu à jouer, selon le
script. S’il a remarqué que tu ne tournais plus rond, il accusera l’excès
d’ANNIHIL et une trop rapide succession de rôles : il parlera de tes
capacités psychiques, de ton foutu schéma neurologique. C’est tout. Il
cherchera l’origine du mal, mais ne la trouvera pas. Il accusera le tronc
d’arbre d’être couvert de gale blanche, mais ne songera pas aux
racines, encore moins à la terre dans laquelle est planté l’arbre vivant.
Elle saisit son verre et avala une petite gorgée, frissonna.
— Est-ce que je peux me servir autre chose ? demanda-t-elle.
Citizen lui répondit par un mouvement affirmatif, sans bouger. Elle
se leva et s’agenouilla devant le bar. Elle mit dans un verre du jus de
fruit, ajouta de l’eau, puis revint prendre place dans son fauteuil. Elle
était accroupie sur le rebord du siège, penchée en avant, les coudes sur
les genoux, la poitrine pressée contre les cuisses.
— Ton isolement pendant les temps de pose n’était pas dû à la
concentration professionnelle, ni motivé par elle. Citizen. C’était une
fuite, un retrait dégoûté, une tentative d’auto-protection. De
l’isolement, oui, mais pour échapper aux agressions du Plateau, pour
échapper au personnage de Citizen, comme les autres l’ont créé,
comme ils l’ont fabriqué. D’une certaine manière, tout en détestant
Zorro Nap, tu le trouvais également à ton goût… comme tu trouverais
idéal n’importe quel personnage dans lequel tu puisses te réfugier.
— Je déteste Zorro Nap ? souffla Citizen.
Sa voix tremblait. Il avait soudain le sentiment qu’il était nu face à
une cour de Surveillants ; il y avait en moins l’agressivité sous-jacente
d’un tel aréopage.
Du bout des doigts, Marylin, repoussa une mèche de cheveux qui
lui chatouillait la joue. La mèche retomba.
— Bross Chaplin en est convaincu, à présent, dit-elle légèrement.
(Le temps pour Citizen de faire une grimace, puis elle poursuivit :) Tu
le détestes, évidemment. Tu le détestes parce qu’il n’a plus rien de
commun avec toi, parce que tu t’en es suffisamment éloigné, avec le
temps, pour pouvoir le juger et comprendre qu’il n’est fait que de vide,
bâti de toutes pièces par les aspirations de commande du Public. Il n’a
rien, pas une once de toi, pas une parcelle de personnalité humaine à
laquelle tu puisses te raccrocher. On pourrait tout aussi bien te
demander d’interpréter un jour un personnage de vache-automate,
dans une série « western », sous le simple prétexte de l’engouement du
Public pour les vaches… Ton aversion était flagrante, Citizen. Je
n’avais jamais vu auparavant des Acteurs discuter les scénarii comme
tu le faisais, être contre systématiquement, essayer d’inclure dans la
tête farcie de Zorro Nap ces morceaux d’humanité dont je parlais, et
qui lui manquent précisément. J’ai compris facilement que tu détestais
Zorro Nap, le véhicule de ta gloire… le fantoche qui, indirectement, a
créé Citizen tel qu’il est, que tu détestes lui aussi parce qu’il te colle de
trop près, dans la tête des Producteurs et du Public.
— Où est l’humain ? souffla Citizen. Qui es-tu Marylin Gold ? Qui
es-tu pour avoir deviné ce que personne n’a jamais voulu essayer de
comprendre ?
— Je suis comme toi, c’est tout. Un personnage que l’on a fabriqué,
que les règles du jeu ont hissé jusqu’ici. Je suis dans une peau qui ne
me plaît pas, à l’écoute, à l’affût, et j’attendais de rencontrer un double,
à un moment donné… parce que c’était impossible de ne pas le
rencontrer, un jour, fatalement. Ce serait trop affreux…
— Comment ont-ils fait pour te fabriquer ?
De nouveau le sourire moqueur, distant et froid, étira les lèvres de
la jeune fille. Elle raconta comment « ils » s’y étaient pris. C’était
simple. Là se nichait l’épouvante : dans la simplicité du processus.
Elle était née dans une crèche du Noyau. Ses parents étaient des
Acteurs qui n’avaient jamais dépassé le niveau des Comédiens Sans
Spécialisation. Des C.S.S. Des C.S.S. toute leur vie, mises à part
quelques incursions, rares, de quantité négligeable, dans le domaine
des Seconds Rôles. Ils étaient morts dans un accident de Plateau,
écrasés par un décor que des Artificiers avaient maladroitement miné.
Marylin était un bébé. Elle avait été élevée par des Professeurs dans la
Crèche sociale du Spectacle – Bulle d’Éducation n° 15 X.R.T. – et elle
avait tout appris. Ses capacités d’assimilation atteignaient un quotient
remarquable ; elle avait de grandes qualités d’observation, elle était
minutieuse, précise, efficace. On l’avait dirigée sur la spécialisation
« Script-Girl ». Elle avait donné – continuait de donner – beaucoup de
satisfaction à ceux qui l’employaient. Les Réalisateurs sous les ordres
desquels elle travaillait étaient unanimes à louer ses capacités, son
efficacité. Voilà.
La trace était faite, libre, ouverte, en direction de l’Assistanat, puis
de la Réalisation. Tous les espoirs étaient permis, pour Marylin. Mais
c’étaient des espoirs que d’autres formulaient pour elle. Et non les
siens.
— J’ai appris, dit-elle, sur un ton bas, j’ai appris mon rôle assigné,
mon métier, tranquillement, posément, progressivement… appris à le
haïr, avant d’apprendre à le considérer avec indifférence, pour
l’accomplir de manière détachée, en automate. J’ai appris la patience,
attendant qu’un jour quelqu’un me dise quoi – me dise ce que je
pouvais espérer. J’ai cru, sincèrement, des centaines des fois… j’ai cru
devenir off. Totalement off, décadrée. Bonne pour la Fourgue ou la
Rééducation, ou l’Encadrement définitif. Je m’en suis tirée parce que
ces rôles-là ne me convenaient pas plus que les autres.
Elle termina sur une petite grimace, pas très solide, vacillante, mais
qui voulait crâner. Depuis longtemps, trop longtemps, elle attendait
cet instant où elle laisserait tomber le masque. C’était fait – elle était
maintenant la véritable Marylin et ne savait pas très bien comment le
dire avec ses yeux, avec son être de chair.
Ce désarroi produisit un effet certain sur Citizen. Tout ce qu’avait
dit Marylin était en lui, écrit de la même façon. Le script différait
quelque peu, mais l’essentiel s’y trouvait. Il aurait pu employer les
mêmes mots, le même ton. Ce canevas du cheminement vers un néant
de plus en plus assourdissant, c’était le sien. Symptômes identiques,
virus similaires. Même maladie. Épidémie, ou bien cas isolé ? De bons
graphiques psychopathologiques en tout cas. Ils finiraient l’un et
l’autre encagés, s’ils persistaient dans l’hérésie et la déviance, hors des
règles du jeu et du schéma commun. Pour elle comme pour lui, le rôle
d’Encagé n’avait rien de séduisant, ni d’apaisant – ils n’étaient pas
volontaires pour l’Encagement, ils ne manifestaient pas le désir ou le
besoin de se faire soigner ; ils se trouvaient tout à fait normaux,
considérant leur rébellion comme la manifestation de leur bonne
santé, au contraire. Les anormaux, c’étaient les autres.
L’effet de l’alcool absorbé, conjugué à celui des soupçons
d’ANNIHIL qui agissaient encore faiblement sur certaines connexions
nerveuses, avait tendance à se dissoudre rapidement. Était-ce dû aux
paroles prononcées par Marylin ? La chose était possible, en partie –
Citizen voulait le croire.
Il connaissait Marylin depuis longtemps, toujours, depuis quatre
cents films, et davantage… la fuite, la dégringolade vers le néant,
c’était fini. Il fallait bifurquer, et elle l’aiderait – elle l’avait déjà aidé.
Qui sait, peut-être bifurquerait-elle en sa compagnie ?
Dans quelle direction, Cit ?
Il se leva. Ses jambes étaient toujours cotonneuses, un rien
flageolantes. Cela n’avait plus d’importance.
Il se trouva soudain terriblement isolé physiquement, au centre de
la vaste pièce. Les murs étaient trop loin, hors de portée, ou bien ils
étaient invisibles, ouverts sur la nuit. Sur la mer. Sur quelques
poignées d’étoiles pendues à la voûte du ciel. La nuit, bien sûr. La nuit,
dans le module, durait depuis son précédent départ, et pour tout le
temps du tournage sur le Plateau – la nuit, c’était le minimum
d’énergie consommée par la programmation modulaire. Il n’avait pas
touché au clavier de commandes. La nuit lui convenait.
Il tendit la main en direction de Marylin, qui ne disait rien et
l’observait depuis un long instant – elle paraissait sur le qui-vive, dans
l’attente de sa réaction, toute prête à fuir, ou à rugir, au cas où cette
réaction lui donnerait l’impression que ses aveux étaient synonymes
de danger et d’imprudence. Il tendit la main.
Elle sourit, apaisée – avouant son soulagement intérieur. Se leva.
Elle hésita un peu, un tout petit peu, presque rien : une fraction de
seconde. Puis elle posa sa main dans celle de Citizen.
C’était léger et doux, dans ses doigts – c’était d’autres doigts. Il ne
dit rien, mais se dirigea vers un angle de la pièce diamétralement
opposé à celui où se trouvait la clit-girl. Marylin marchait à ses côtés.
Le plafond de métal martelé fit danser toute une série de reflets
mordorés au-dessus de leurs têtes.
Dans l’angle des murs de verre, le niveau du sol se creusait,
dessinant une fosse carrée de deux mètres de côté sur cinquante
centimètres de profondeur. Ce volume était empli de coussins
multicolores et multiformes. Sur le rebord extérieur, il y avait une
console de programmation du décor, ainsi qu’un complexe bar-boîtier
musical.
Citizen descendit dans la fosse. Marylin le suivit. Ils s’installèrent
sur les coussins d’air moelleux et pendant longtemps, toujours sans
prononcer un mot, ils regardèrent au-dehors. La terrasse, les épineux
factices, les cactées véritables et la mer. Le ciel plongeant ainsi que ses
étoiles…
Il avait lâché la main de Marylin. Elle se tenait contre lui, l’épaule
touchant son bras.
— Depuis toujours, il y a le Noyau, et la Ceinture. Dans le Noyau les
espaginés des Bulles de toutes sortes, si nombreuses que personne
n’en connaît exactement le nombre réel, ou encore changeantes, un
jour faisant partie du Plateau, ensuite comprises dans l’ensemble
social d’habitation. Il y a la Production, les Critiques, les Testeurs-
Sondages, les Acteurs, les Techniciens… Les Frimeurs, dans la
Ceinture qui accèdent régulièrement aux Plateaux et à cet univers des
Castes… Pourquoi ?
— Je ne sais pas, dit Marylin.
— Il y a le Spectacle, qui fonctionne, qui fonctionne, qui
fonctionne… les rôles à jouer, toujours selon les mêmes canevas, les
mêmes schémas, ou peu s’en faut. Il y a l’éducation de base,
programmée à partir d’une cinquantaine, une centaine à tout prendre,
de films très anciens. Notre bagage. Notre patrimoine, notre passé,
notre histoire. Non pas notre histoire : celle du Spectacle. Pourquoi ?
— Je ne sais pas.
— Pourquoi ne pas changer ? Pourquoi ne pas inventer autre chose,
et parler du monde réel ? De notre monde… Pourquoi, toujours, se
référer aux anciennes valeurs et aux vieux principes ? Pourquoi
toujours ressasser le même genre de propos, les mêmes scénarii
grotesques qui mettent en scène le bien et le mal, selon des critères
précis, avec en final la victoire du bien. Pourquoi le public est-il friand
de ce genre de mensonges ? (Une autre question brûlait les lèvres de
Citizen, mais il ne la posa point, hésita.)
— Je ne sais pas.
— Pourquoi les scénarii doivent-ils se dérouler toujours dans le
même gabarit d’espaginé – un décor pourvu d’un sol et d’un ciel,
mimant l’espace infini ? Pourquoi cet archétype d’espace infini,
gigantesque, démesuré, et parfois cet univers de planètes dans
l’immensité, alors que nous savons pertinemment que rien de tel n’est
concevable réellement ? Pourquoi…
Il regarda Marylin. Des larmes brillaient dans les yeux de la jeune
fille – Citizen prit conscience de celles qui roulaient sur ses propres
joues.
— Je me dis parfois qu’ailleurs… avant… je ne sais où ni quand,
mais je me dis que peut-être des chevaux véritables ont pu exister,
existent… comme les chiens. De chair et de sang : des animaux, et non
des automates. Je pense que les éléphants, par exemple, que nous
voyons dans les films d’Archives, étaient réels, et les girafes, les singes,
les requins, les insectes-fourmis… Pourquoi ne pourraient-ils pas être
réels, et non des automates ?
— Dans quel monde ? dit Marylin. Dans quel monde fou,
gigantesque… incompréhensible ?
— Mais vrai ! Qu’avons-nous fait, que faisons-nous de vrai ? Rien.
Le Spectacle du Noyau. Le Spectacle et ses lois bien définies,
strictement définies, d’après les vieux modèles. Pourquoi ne pas
changer, jamais ? Que veut le Public ?
Son regard flambait, planté dans celui de Marylin. Il vit une larme
couler sur sa joue, s’accrocher en brillant au coin de ses lèvres. Elle
l’effaça d’un petit coup de langue.
— Qui est le Public ? murmura Citizen.
— Je ne sais p…
— Où est-il ? Qui est-il ? Pourquoi doit-on lui obéir aveuglément ?
Je crois… je crois que le Public n’existe pas, Marylin.
Cette phrase-là tournoyait en lui depuis longtemps – depuis
plusieurs dizaines de films. Il la gardait au fond de sa tête, il la
polissait, la protégeait. Parfois, elle surgissait d’elle-même et venait le
gifler, l’ébranler, lorsqu’il glissait dans le sommeil… Il ne l’avait jamais
prononcée à haute voix, devant quelqu’un. Seul, oui. Mais jamais
devant témoin, jusqu’à cet instant. C’était le genre de chose qui
risquait infailliblement de vous envoyer en Cage, en dépit de toute
votre puissance et de votre position sociale.
Il se retrouva couché sur le côté, dans les coussins, avec Marylin
dans ses bras. Elle s’était jetée contre lui, riant et pleurant à la fois.

Elle l’avait embrassé, et il l’avait embrassée. Puis ils s’étaient serrés


l’un contre l’autre, sans plus. Ils ne s’étaient pas dévêtus, ils n’avaient
pas fait l’amour. C’était là, sur la poitrine de Citizen, que Marylin avait
fini par s’endormir.
Lui était resté éveillé. Pour dormir, il aurait fallu qu’il avale une
belle dose de somnifère : le sommeil n’était pas chose facile, dans les
instants qui suivaient le retour d’un tournage. De toutes façons, il était
trop excité pour pouvoir s’assoupir. Ce qui le faisait vibrer n’était pas
le souvenir du tournage, ni les effets de la fatigue consécutive : c’était
ce qu’il était en train de vivre. Tellement… inattendu ! Tellement fou…
Il demeura conscient : son esprit tournait à plein régime,
fonctionnait gaillardement, sans entraves – il pouvait se le permettre,
il pouvait oser : ce qui se passait n’était-il pas de bon augure, un signe
de chance infaillible ?
Lorsque Marylin s’éveilla, Citizen l’accueillit d’un sourire. En même
temps, il fut traversé par une pointe de crainte : et si elle n’était plus la
même ? Si, d’une façon ou d’une autre, le sommeil l’avait transformée,
balayant l’alliée pour en faire une ennemie, ou encore, pis que cela, un
personnage de figuration vulgaire ?… Il se jeta à l’eau :
— Nous allons partir à la découverte, n’est-ce pas ?
— Quand tu voudras, dit-elle.
C’était Marylin !
Il se redressa, à genoux, très excité.
— Nous allons faire la chasse au Public ! Nous allons le traquer, le
cerner, lui faire rendre l’âme. Nous le sommerons de s’expliquer !
Nous allons découvrir autre chose, au-delà des décors.
— Où ?
— Ailleurs ! s’écria Citizen, transfiguré par le rire. Certains
prétendent que le Public est situé hors de la Ceinture. Je ne sais pas
exactement pourquoi, mais je pense que peut-être ils ont raison. Nous
allons chercher dans ce sens.
— Hors de la Ceinture ? Mais… il n’y a rien, hors de la Ceinture.
— C’est ce que l’on dit… Je veux savoir. Nous partons ailleurs,
Marylin, n’est-ce pas ?
Elle paraissait quelque peu abasourdie, mais nullement opposée à
ce projet fou. Elle acquiesça, d’un petit hochement de la tête. Citizen
cligna de l’œil, se dirigea, à genoux, jusqu’à la console du
programmateur de décor. Il dit :
— Nous allons nous offrir un joli coucher de soleil pour fêter ça.
Qu’en dis-tu ?
Il pianota frénétiquement sur le clavier de l’appareil. Un éclair
jaillit, dehors, illuminant toute la voûte du ciel et le paysage. Le
projecsol fusa sur sa rampe courbe invisible, derrière ta voûte du ciel.
Citizen avait amplifié le mouvement au maximum. Le disque de
lumière blanche glissa du fond de la coupole, grimpa vers le zénith en
deux secondes et atteignit sa pleine intensité avant de redescendre
vers le bord de la mer – suivant le mouvement, la luminosité déclinait.
Lorsque le globe du projecsol fut à deux doigts de s’effondrer en bout
de course, Citizen freina et le stabilisa un instant, exactement au-
dessus du niveau de l’eau. La lumière était passée au rouge, et le reste
du ciel était sombre. Le rouge dansait sur l’eau en une succession
infinie de reflets tremblotants. Cette lumière pénétrait également dans
la maison, dont Citizen éteignit les globes d’éclairages. Elle jouait,
palpitait, chaude et soyeuse sur le visage de Marylin, sur ses cheveux.
Ils regardèrent ce spectacle un grand moment sans dire un mot.
L’excitation de Citizen s’accordait un temps de repos, battant ses
tempes. Il murmura, après un long instant de contemplation muette :
— Un monde réel, Marylin, qui aurait servi de modèle à nos anciens
films d’Archives… un monde d’espaces infinis, sans limites, hors du
cadre… dans lequel l’océan s’étirerait à perte de vue, sans frontière, et
où le ciel serait fait de… de vide, pourquoi pas ? et non pas de
métaplast translucide. Un monde où le soleil serait un véritable
embrasement de feu, tournant autour de la planète, pour offrir un
spectacle tel que celui-ci… Est-ce que tu imagines ?
— Non, souffla-t-elle.
— Il le faut. Si c’était le cas ? Si nous en trouvions bientôt la trace,
au-delà de la Ceinture, ou je ne pas où, dans les coffres-forts secrets du
Public. Quelque chose de réel, et non pas ça !
Il avait crié la dernière partie de la phrase. Simultanément il faisait
coulisser les curseurs du programmateur, et le soleil sur le point de se
coucher sur la mer fit un bond en arrière, remonta sur ses pas jusqu’au
zénith, se coucha, se releva, comme un film qui se serait déroulé à
toute allure à l’endroit et à l’envers. La lumière baissait, explosait au
maximum de sa puissance pour mourir ensuite, le temps d’un soupir,
avant de s’épanouir de nouveau. La lumière dansait sous le soleil fou,
fouettant la mer et le paysage.
— Il faut fêter cela ! s’écria Citizen. Que les éléments se déchaînent
pour saluer les fous !
Ses gestes étaient saccadés, mais précis. Un sourire féroce étirait
ses lèvres, ses yeux brûlaient, dans les variations effrénées de lumière
galopante. Il composa une tempête, qui se leva à la seconde au bout de
la mer et dont les vagues déchirées vinrent s’abattre avec une force
inouïe sur la plage. Il monta la puissance du vent à son maxi et le
hurlement se mêla à celui de l’eau. La crête des vagues s’effilochait, se
déchirait. Citizen fit apparaître des nuages, qui se glissaient par les
fentes de projection disséminées sous la coupole. Les nuages
montèrent, montèrent, couvrant bientôt l’« horizon » et une bonne
partie de la mer, dissimulant toute l’étendue du ciel. Derrière cette
couche vaporeuse et bouillonnante, le soleil continuait d’aller et venir
comme une balle attachée à un élastique qui n’en finissait pas de
rebondir et rebondir encore.
Marylin regardait, les lèvres entrouvertes, stupéfiée, empoignée par
la démence grandiose du spectacle.
— Et l’orage ! s’exclama finalement Citizen.
Tout de suite, après qu’il eut pianoté sur une autre série de touches,
le tonnerre retentit, roulant et vibrant, faisant trembler les vitres des
parois de la maison. Le tonnerre, ainsi qu’une suite d’éclairs
spasmodiques crevant l’amas tourbillonnant des nues.
— Voilà, dit-il, après avoir lui aussi contemplé la folie déchaînée.
Il se leva, quitta la petite fosse, et alla se planter au centre de la
pièce. Il attendit encore un instant, de cette manière, tandis que le
tonnerre grondait, que les éclairs ajoutaient leurs fulgurations aux
aller et retour lumineux du soleil, que la pluie tournoyait, que le vent
claquait sur les vagues. Il s’aperçut que depuis longtemps, très
longtemps, il avait envie de jouer ainsi avec la programmation, en
dépit du bon sens – comme un enfant rêve de casser le trop beau, trop
reluisant jouet qu’on vient de lui offrir.
Il avait envie d’autre chose, aussi. Un frisson le secoua. Il marcha à
grands pas en direction de la clit-girl, toujours installée dans le
fauteuil. Au passage, sans ralentir, Citizen ramassa sur une table basse
un objet de bois dur, une sorte de motif abstrait qui ressemblait
vaguement à une chaîne dont on aurait noué quatre ou cinq fois les
maillons.
À deux pas du fauteuil, Citizen s’arrêta. La clit-girl se leva,
souriante. Elle prit, pendant trois secondes, une pose des plus
suggestives. Ses mains glissèrent sur le haut de ses hanches, son
ventre, jusqu’à venir en coupe sous ses seins. Dans les éclaboussures
de lumière, sa peau était tantôt blafarde, laiteuse, ou caressée par des
traînées roussâtres. Ses cheveux bleus ainsi que les poils de son sexe
paraissaient métalliques, fils d’argent ou bien de cuivre.
Elle s’avança, fit un pas, deux, en direction de Citizen. Il cogna une
seule fois, mais avec une force terrifiante, comme s’il se déchargeait
d’un seul coup de toute une vie d’agressivité ravalée, cachée, refoulée
prudemment. Il cogna. Son sexe s’était durci. La massue improvisée
atteignit la clit-girl en pleine face, lui décolla la tête qui roula, dans une
gerbe de cheveux, jusqu’au centre de la pièce, se stabilisant contre le
pied d’un fauteuil. Le corps de la clit-girl, devant Citizen, demeura sur
ses jambes pendant un court instant, le cou dressé sur un bourrelet de
plastochair effilé, surmonté par un fragment blanchâtre de la colonne
vertébrale métallique et une poignée de fils multicolores. Puis ses bras
tombèrent. Le corps s’écroula au sol, en arrière, jambes écartées. Cela
fit un bruit mou. Contre le fauteuil, à plusieurs mètres de là, la tête
regardait le plafond et les zigzags lumineux qui couraient d’un bout à
l’autre, en souriant.
Citizen laissa choir sa massue.
Il revint en courant vers Marylin. Elle se jeta dans ses bras.
— Arrête, maintenant, murmura-t-elle. S’il te plaît, arrête ce
cataclysme.
C’était trop tard : il y avait sous la voûte céleste des séries de
déflagrations lumineuses très violentes qui n’avaient plus rien de
commun avec ce que pouvait offrir la gamme des programmations,
secteur « Orage-Tempête », mais ressemblaient davantage à de
« vulgaires » courts-circuits.
— Viens, dit Citizen. C’est terminé. C’est la fin et c’est le début.
Viens !
Il prit la main de Marylin et l’entraîna hors de la maison.
9
Les formalités d’engagement furent réduites au minimum dès que
l’Entraîneur en Cascade Lee Connors eut pris connaissance, en
personne, de la recommandation signée Bross Chaplin. La chance,
visiblement, accompagnait toujours Spartacus.
Le flicop qui avait pris l’initiative de l’escorter était un homme
aimable, en dépit de ses curieux yeux jaunes… Spartacus n’aurait
jamais pu imaginer, quelque temps auparavant, un flicop aimable…
Dans la Ceinture, le flicop c’était l’ennemi systématique – c’était
vraiment l’ennemi.
Le trajet jusqu’à l’Inter-Plateau prit une demi-heure, environ. Ils
parcoururent une petite partie de ce trajet à pied, l’autre partie – du
sas d’entrée au niveau proprement dit – dans une voiture individuelle
à deux places. Ils parlèrent de choses et d’autres. Le flicop s’amusait
beaucoup de l’ébahissement et des yeux ronds de Spartacus qui n’en
finissait pas de jeter en tous sens des regards gourmands. À un
moment, Spartacus se rappela qu’il se trouvait en compagnie d’un
Surveillant lorsque celui-ci lui demanda, sur un ton anodin, ce qu’il
faisait dans la Ceinture et comment il passait son temps là-bas. Il
répondit qu’il était un Frimeur en puissance, qu’en tant que tel il
occupait sa vie à sucer les vidéos. L’autre acquiesça distraitement, sans
insister.
Par souci de protection, et pour éviter que le flicop ne lui pose
d’autres questions, il se dit qu’il avait tout intérêt à alimenter et à
provoquer lui-même la conversation. Il parla des chiens qui
accompagnaient les flicops – il avait été impressionné par ces bestiaux
monumentaux. Il apprit que les animaux étaient dressés tout
spécialement pour la chasse aux S.T. Les Sans-Travail vivaient
perpétuellement dans un état de surexcitation bien particulière, à base
d’angoisse – angoisse de ne pas trouver de travail, angoisse de se faire
repérer, ramasser et envoyer à la Fourgue. Cet état psychologique avait
naturellement des répercussions physiques comme, entre autres, un
certain degré de sudation – sans parler de ce que pouvait donner
l’alimentation exclusive de gélules trompe-la-faim. Ils dégageaient une
odeur particulière, spécifique, que l’odorat d’un chien dressé repérait
infailliblement. C’était pourquoi le groupe de Surveillance était tombé
si rapidement sur Spartacus et la fille, dans la foule qui encombrait
l’esplanade.
— Elle ne savait donc pas ce qu’elle risquait ? interrogea Spartacus.
Le flicop haussa une épaule nonchalante.
— Peut-être que oui, ou bien non. Il y en a qui savent de quoi sont
capables les chiens, d’autres pas – comme vous. Si elle était informée
– en admettant que ce qu’elle vous a dit soit vrai, à savoir qu’elle a déjà
travaillé dans le Noyau, etc. – j’imagine qu’elle a essayé de se couvrir
derrière votre écran, en espérant que son aura de crainte serait effacée
par votre sentiment de sécurité vis-à-vis de l’emploi.
— Et si je m’étais fait piéger, avant de posséder cette
recommandation ?
Le flicop lui lança un coup d’œil jaune et ensommeillé.
— On vous aurait envoyé à la Fourgue.
Et on m’aurait consciencieusement violé, poursuivit mentalement
Spartacus, afin de savoir ce que j’avais dans le ventre. À tout casser, je
me serais retrouvé dans un emploi unique de doublure sacrifiée, ou
raccommodeur de décors, ou n’importe quoi.
Il revint aux chiens dressés pour une question :
— Pourquoi employez-vous des animaux réels ? Ne serait-ce pas
possible d’utiliser des simulacres, électroniquement programmés ?
La réponse du flicop tomba dans la seconde, toujours sur ce ton
paresseux aux accents traînants :
— Pourquoi ? Trouver un simulacre de programmation basée sur
l’odorat ne serait certainement pas simple. Vous n’avez pas idée de ce
que coûte la réalisation d’un simulacre. La priorité des crédits va au
Spectacle – les ateliers de création des électromanipulateurs
d’automates ont suffisamment de travail. Et puis… (il cligna de l’œil)
on préfère les chiens véritables : ils donnent de meilleurs résultats.
— Je comprends, dit Spartacus.
C’était quelques minutes avant qu’ils n’atteignent le niveau de
l’Inter-Plateau.
Pour la première fois de sa vie, Spartacus posait le pied sur le sol
d’un espaginé et se trouvait réellement à l’intérieur d’une Bulle. La
première fois. Jusqu’alors, il avait vécu dans l’immense boyau à
section rectangulaire de la Ceinture, parmi le labyrinthe des blocs-
machines hermétiques qui quadrillaient cet espace clos ; depuis qu’il
avait quitté la Ceinture, il errait dans les tubes de communication :
ceux qui reliaient l’auréole de la Ceinture à la sphère du Noyau, et ceux
de l’intérieur du Noyau, qui filaient d’une Bulle à l’autre.
Il se trouvait dans une de ces bulles, dans un véritable espaginé.
Jamais il n’avait ressenti une telle excitation – jamais, même
lorsqu’il suçait sur une vidéo un film particulièrement vibrant. Des
larmes lui montèrent aux yeux.
Il se sentait à la fois écrasé et sur le point de se disperser soudain
en milliards de confetti. L’espace était si vaste ! Le volume du lieu
tellement démesuré ! L’Inter-Plateau n’avait pourtant rien de
gigantesque : un quadrilatère d’environ trois kilomètres de large, sur
cinq de long, et cent cinquante mètres de haut, approximativement.
Cet espace était prévu pour l’entraînement et faisait donc partie des
Coulisses, au même titre que les fabriques de costumes ou de décors,
par exemple. Ici, pas de dôme concave. Le ciel plat de l’Inter-Plateau
était aussi le dessous du sol de l’espaginé supérieur. Le sol était
couvert de gros sable blanc qui réfléchissait durement la lumière vive
tombée des minibrutes en série accrochés d’un bout à l’autre du ciel
plat. Il y avait un nombre incalculable de maisons, groupées par dix ou
douze. Des îlots de maisons, alignés les uns derrière les autres, séparés
par de larges travées.
Ces maisons avaient toutes la même forme cubique. Elles étaient
percées de plusieurs ouvertures : deux fenêtres et une porte, sur une
façade. Certains îlots étaient carrés, d’autres ronds. Il y avait aussi des
maisons-cubes de tailles différentes ; généralement une ou deux
grosses, dans chaque îlot, pour une dizaine plus petites.
Des gens allaient et venaient, dans les « avenues ». Hommes et
femmes – ainsi que plusieurs enfants, mais leur nombre était infime.
Ils étaient la plupart torse nu, seulement vêtus d’amples culottes
bouffantes de toile légère. Certains portaient des combinaisons une-
seule-pièce – mais Spartacus ne vit que des hommes dans ce genre de
vêtements. Ils avaient le crâne rasé, mâles ou femelles.
— Vous y êtes, dit le flicop. Présentez-vous à cette maison (il
indiqua un des abris, le plus proche en bout d’avenue) et montrez
votre recommandation. Au revoir.
— Au revoir, souffla Spartacus.
Il descendit de la voiture, suivit des yeux son escorteur qui
s’éloignait. Alors seulement, il s’aperçut que l’accès à l’Inter-Plateau
avait l’apparence d’une énorme gueule ouverte dans le réseau
d’échafaudages et de tubulures incroyablement emmêlés qui couvrait
le mur droit.
Spartacus marcha en direction de la maison désignée par le flicop.
Ses pas foulaient le sable avec précaution. C’était déconcertant,
agréable… c’était bizarre : il avait un peu l’impression que le sol allait
s’effondrer sous son poids, à chaque pas.
Dans la maison d’accueil – c’était ainsi qu’on la nommait – il
présenta sa plaquette enregistreuse à un factionnaire bedonnant, au
visage couturé de cicatrices multiples, qui la glissa dans un intercom,
sans un mot. Trois secondes plus tard, le visage de Lee Connors
apparaissait sur l’écran.
— Spartacus ? dit-il. Rien que cela, hein ?
Le ton était un rien moqueur, évidemment, mais pas méchant.
Connors avait une tête carrée, des cheveux très courts. Un bourrelet de
chairs violacées prenait naissance au-dessus de son arcade sourcilière
droite pour tomber au milieu de la joue, via le globe oculaire écrasé
sous un bandeau noir. Il avait l’air aimable, en dépit de ce faciès
torturé.
— Je suis Lee Connors, Entraîneur de l’équipe Watkins. Votre
proposition est retenue favorablement, l’ami. Bienvenue chez les
Moritures. On va vous dire ce que vous avez à faire, régulariser votre
situation. Ça ne prendra pas longtemps.
— Mer… merci, dit Spartacus.
Il n’avait pas terminé son bafouillage que l’image de Connors
s’effaça sur l’écran.
Comme l’avait dit l’Entraîneur, cela ne prit guère de temps. Cinq
minutes, en tout, avant qu’il ne se retrouve avec un badge de travail
régulier. Encore cinq minutes pour réciter la formule du serment par
lequel il s’engageait à donner, si besoin était, sa vie pour le Spectacle, à
défendre, en tout cas, de son mieux l’honneur de la Cascade, toujours
prêt, toujours apte, capable de tout. Il haussa le ton malgré lui pour
lancer la phrase finale : Demandez-moi la Mort, je serai là pour la
servir et pour la vaincre !
À la suite de quoi, il fut dirigé vers un autre bâtiment, accompagné
par le factionnaire. Un médecin l’examina, découvrit qu’il avait de
mauvaises dents et qu’il faudrait y remédier, puis décida qu’il devait se
retaper un brin avant de démarrer l’entraînement proprement dit.
— Dans votre état, la première chute en bas d’un cheval-automate
vous éparpillera tous les os, mon vieux.
Et puis on lui tondit le crâne, après avoir pris la peine de lui
expliquer que c’était plus pratique pour le port des diverses perruques,
à la demande des Scripts, et plus pratique également pour
l’entraînement.
Il remonta dans la petite voiture, mais en compagnie d’un autre
individu, sensiblement plus bavard et plus gai que le premier.
L’homme s’appelait Andy. Il lui fit faire un petit tour d’exploration
parmi les maisons, et longea plusieurs terrains sur lesquels des
Moritures, hommes et femmes, s’exerçaient aux combats de groupe à
l’arme blanche. Puis il le laissa devant un îlot.
— Tu logeras dans cette baraque. La 12, là. On va te donner
l’équipement.
— Merci.
— On ne remercie pas, ici, dit Andy. On donne et on reçoit. En
essayant de donner davantage qu’on ne reçoit, mais en sachant
recevoir tout de même… je parle des coups, évidemment.
— Évidemment, dit Spartacus.
Il entra dans le baraquement 12. Le hall d’entrée était occupé par
un groupe de trois personnes en train de suivre sur un vidéo le
déroulement au ralenti d’une épreuve de lutte. Ils étaient entièrement
nus tous trois, deux hommes et une femme, le crâne poli et luisant. La
femme était très grosse, sans âge, avec des seins affaissés sur les
bourrelets de son abdomen ; les plis du ventre engloutissaient son
sexe. Les deux hommes se ressemblaient étrangement, tous deux
massifs, les épaules carrés. Le dos de l’un d’entre eux n’était qu’un
réseau serré de cicatrices roses, en plaques – des brûlures,
certainement.
Ils accueillirent Spartacus, lui fournirent l’équipement rituel de la
Cascade – mini-slip et pantalons lâches, bouffants. Il passa
rapidement cet accoutrement. En compagnie des trois lutteurs et
lutteuse, il suivit le programme vidéo.
Plus tard, il se promena dans l’îlot, rencontra un certain nombre de
ses occupants – ceux qui étaient au repos – dont un qui s’appelait
Pacino et se colla à ses pas en lui offrant ses services de guide. Long et
souple, Pacino était de nature joueuse. Comme la plupart, il se
promenait quasiment nu, ne portant que le mini-slip. Spartacus
remarqua plusieurs jeunes femmes qui s’étaient même débarrassées
de ce triangle de tissu, et il se sentit très en forme. Comme la plupart, y
compris les jolies femmes nues, Pacino avait la peau marquée par des
cicatrices. Spartacus se surprit à espérer le premier accroc qui lui
trouerait le cuir et ferait de lui un Moriture à part entière…
Il mangea avec tous, au réfectoire commun. Ceux qui effectuaient le
service étaient d’anciens Cascadeurs qui avaient eu la chance de
parvenir jusque-là, en dépit de leurs accidents – ils avaient beau être
parfois extraordinairement mal fichus, recousus par tous les bouts,
déformés, amputés… c’était une fameuse chance pour eux qu’ils
fussent encore en vie.
La Chance.
Ils ne parlaient que de la Chance, et du Métier. Ces deux notions
définissaient leur survie à long terme. La Chance, Spartacus l’avait. Le
Métier… il saurait l’acquérir.
Après le repas, il retourna au baraquement 12, en compagnie de
Pacino qui dormait précisément dans cette maison et lui offrit
d’occuper le lit vide à côté du sien. Spartacus accepta.
Plus tard, ceux qui avaient travaillé furent de retour. Il y en avait
huit dans la baraque 12. Un d’entre eux portait un pansement
impressionnant au sommet du crâne : il avait reçu un mauvais coup de
laser, au cours d’un entraînement à tir réel. Le jet de chaleur lui avait
ouvert le cuir chevelu et entamé vaguement l’os. Il avait eu de la
Chance.

Spartacus dormit peu, et mal. Il était trop excité, ne pouvait


s’empêcher de revivre son cheminement ahurissant depuis sa sortie de
la Ceinture. Il imaginait l’avenir…
La Chance avec lui, il saurait rapidement devenir un Cascadeur
hors pair, d’une efficacité, d’une habileté remarquables. Il prendrait
juste ce qu’il fallait d’âge : cinq ou six films, environ. Mais de bons
films, dans lesquels il saurait faire étalage de ses capacités. Tous ceux
qui dormaient là, dans ce baraquement, et les autres, dans tout le
camp, dans les centaines de baraquements de l’Inter-Niveau, tous… ils
ne savaient pas que l’un d’entre eux allait gravir les échelons à une
rapidité stupéfiante !
Ils allaient voir. Tous. Pacino le bavard en premier – qui n’avait pas
attendu dix minutes après leur rencontre pour faire l’historique
glorieux de chacune de ses balafres…
Spartacus ! Souvenez-vous de ce nom, les amis !
Le Moriture Spartacus, qui aurait suffisamment de talent et
d’appétit pour se hisser à la première occasion hors la Caste des
baroudeurs. On ne manquerait pas de le remarquer et de lui proposer
un rôle. Un rôle. De la frime, oui, mais très vite de la Figuration
intelligente, et puis un Second Rôle.
Un personnage.
Par le biais de la Cascade, il allait accéder au niveau de la Comédie.
Puis il éclaterait. C’était le chemin, le seul et unique chemin qui lui
était offert pour toucher au but définitif de l’Acteur. Pour devenir un
second, un autre Zorro Nap, ou Hercule Kid, ou Maig Powder.
Ses yeux étaient ouverts, fixés sur le plafond lisse. Dehors, les
projos suspendus au ciel plat étaient éteints – ne restaient allumés que
les globes bleus des veilleuses.
Parfois, des cris s’élevaient, loin, multipliés par l’écho. Des rires
aussi. Loin, loin…
En bout de salle, au fond du baraquement 12, un couple faisait
l’amour, avec force rauquements. Cela dura un bon quart d’heure.
Pacino ronflait.
Spartacus songea aux filles sauvages de la Ceinture, bourrées de
drogues, hargneuses et maigres, qu’il avait eu l’occasion de baiser à la
va-vite, et à celles qui l’avaient baisé. Il songea aux magnifiques
femelles musclées, orgueilleusement nues, qu’il avait vues dans l’îlot.
Il songea aussi à l’énorme lutteuse, et ravala un gloussement.
Des filles, il aurait toutes celles qu’il voudrait, bientôt. Pas des
lutteuses, pas des Moritures bourrelées de muscles, pas des clit-girls.
Des filles. Des douceurs. Des tendresses et des salopes – des femelles
spectaculaires.
10
Séquence 236. Intérieur.
Caméra 04. Plan 01.
Plan général de la salle. Zoom avant sur Zorro Nap qui est assis
derrière son bureau, décroise ses jambes et pose les pieds au sol. Il se
redresse, jette un coup d’œil en direction de la fenêtre.
Caméra 05. Plan 01.
Zoom sur la fenêtre, traversant le carreau. Vue floue de l’extérieur
calme. Son : ambiance feutrée.
Caméra 04. Plan 02.
Plan d’ensemble de la salle, avec Zorro Nap debout, et les deux
officiers couchés sur un bat-flanc.
Caméra 07. Plan 01.
Gros plan Zorro Nap. Fatigué. Soucieux.
Caméra 04. Plan 03.
Zorro Nap plan américain. Il bouge.
Caméra 09. Plan 01.
Gros plan pieds Zorro Nap. Bottes poussiéreuses. Lame de parquet
qui plie. Son : crissement.
Caméra 04. Plan 04.
Officiers Calacan et Jossip s’éveillant. Plan américain.

Kate More soupira. D’une pression du doigt sur la touche de


commande de la table de montage, elle interrompit le défilé des
boucles. Sur l’écran de contrôle visuel, l’image se figea, après un zoom
avant rapide, en gros plan sur le visage de Calacan.
La salle de montage était silencieuse. Il n’y avait d’autre bruit que le
léger bourdonnement qui s’élevait des consoles de la table. Kate jeta
un coup d’œil à la balance : d’après le graphique, l’action était à un
niveau stationnaire. Il convenait de combler cette platitude de la
courbe par du suspense rapide, une certaine tension émotionnelle.
Kate alluma une cigarette. Elle conserva en continuité les plans 01-
Caméra 04, 01-Caméra 05, 02-Caméra 04, 01-Caméra 07. Elle sucra le
plan 03-Caméra 04, poursuivit sur le plan 01-Caméra 09, 04-
Caméra 04.
Trente secondes. Parfait.
Elle soupira encore, demeura un long instant sans bouger, l’œil
vague perdu dans la fumée de sa cigarette et fixant sans le voir le
visage plein cadre de Calacan. Puis, une troisième fois, elle soupira. La
cendre de sa cigarette chuta sur son corsage. Elle jura entre ses dents.
Décidément, le film ne l’inspirait guère. Il y en avait eu de bien
meilleurs, dans cette série des Zorro Nap. C’était Kate qui en avait
assuré les montages, elle était bien placée pour le savoir. Les premiers,
surtout, étaient bons. Elle avait alors disposé d’un matériel de choix,
riche, varié.
Zorro Nap contre les Autrichans.
Merde alors. Sa réaction d’ennui devait-elle être attribuée en partie
à ses préoccupations personnelles ? Ou bien, véritablement, Bross
Chaplin était-il en baisse ?
Ce qu’il y avait de certain, c’était que Kate More en avait assez de
Zorro Nap. Elle aurait préféré un bon Film de sexe, pour se changer les
idées – d’une certaine manière…
Elle enclencha de nouveau le défilé des boucles.

Caméra 04. Plan 05.


Plan d’ensemble, Zorro Nap, Calacan, Jossip. Dialogue.
Calacan : J’ai l’impression d’avoir dormi des siècles.
Zorro Nap : Tous nos réveils sont identiques. C’est à cause de la
fatigue. Cette fatigue…
Tout en parlant, il a débouché la bouteille d’alcool posée sur le
rebord de l’âtre, verse dans les verres après avoir soufflé sur la
poussière.
(Kate se dit qu’elle devait probablement avoir une boucle de gros
plan sur l’alcool coulant dans les verres.)
Caméra 06. Plan 01.
Gros plan bouteille et alcool coulant dans les verres. (Gagné,
songea mollement Kate.)
Caméra 04. Plan 05 a-b.
Plan d’ensemble Zorro Nap, Calacan, Jossip. Zoom serré sur Zorro
Nap, puis élargissement et travelling rapide sur Jossip, zoom sur
Jossip. Dialogue :
Z.N : Tout semble calme…
C : Ils vont probablement tenter un sale coup dans le courant de la
nuit. Ils nous ont laissés en paix depuis trop longtemps.
Z.N : C’est aussi mon avis. (Zoom serré : il boit son verre.) Et je ne
serais pas étonné qu’ils remettent ça dans le secteur de la poudrière.
Ils ne sont pas fous, et savent fort bien qu’un coup de force de ce côté-
là peut leur valoir la victoire.
J. : (Zoom serré sur lui, après trav rapide.) Mais ils savent
également que nous savons cela.
Caméra 05. Plan 02.
Plan d’ensemble américain de Jossip et Zorro Nap. Serré.
Caméra 05. Plan 03.
Gros plan regard Jossip. Dur.
Caméra 07. Plan 03 bis.
Gros plan regard Zorro Nap. Dur.

Kate figea. Impossible de couper dans ce foutu dialogue, d’une


banalité consternante. Mais essentiel. C’était long, et ça traînait.
Impossible de bâtir un suspense acceptable avec cela.
Elle sucra néanmoins le plan 01-Caméra 06.
Il arrivait toujours un moment où les Scénaristes étaient incapables
de persévérer dans l’originalité, en dépit de toute l’aide précise que
pouvaient leur apporter les Testeurs-Sondages, Critiques, etc. Ils
étaient à bout.
Kate jura entre ses dents et alluma une autre cigarette.
Zorro Nap contre les Autrichans. Tu parles… Bross Chaplin n’avait
même pas jugé bon de camoufler l’origine de son « inspiration ». Il
avait fait un amalgame de plusieurs films des Archives : un sur le
thème d’Alamo, et au moins un autre sur celui des campagnes de
Napoléon. Austerlitz, ou quelque chose comme cela. Des plans entiers
avaient été volés à ces glorieux ancêtres. Napoléon… oui, c’était là un
fameux personnage de série ! Ils avaient tout inventé, les précurseurs…
Kate réenclencha le déroulement des boucles.
Elle suivit d’un œil terne toute la séquence 236, effectua les coupes
nécessaires selon un choix strict, et se retrouva avec un temps final de
projection de deux minutes et quinze secondes. Elle jugea que ce
n’était pas si mal. Pour en arriver là, elle avait grillé une trentaine de
cigarettes. C’était énorme. La salle était enfumée. Kate mit en marche
la climatisation de balayage.
Elle alla jusqu’au distributeur et se servit un café. En attendant que
le breuvage refroidisse, elle songea à Bruce.
Il était Assistant de Réalisation sur une équipe des Productions
Glodman. Elle l’avait rencontré pour la première fois deux films plus
tôt, dans une réception offerte par la Production à l’occasion de la mise
en circuit de l’épisode de lancement d’une série intitulée « Élysée
Saga ». Cette série ne manquerait pas de décrocher très vite la haute
cote au Box-office en raison, notamment, de son caractère résolument
pornographique, d’une audace rarement égalée : la pornographie avait
le vent en poupe aux Testeurs-Sondages et le Public semblait
singulièrement affamé dans ce domaine-là. La violence et les intrigues
héroïques étaient en perte de vitesse. Encore une raison
supplémentaire pour que les gentilles aventures de Zorro Nap se
cassent bientôt la gueule.
Bruce Manson était grand et svelte. Il avait la peau naturellement
brune sans pour cela appartenir franchement à une race de couleur –
du moins le croyait-elle. Un teint comme celui de Bruce, qui ne devait
rien au maquillage, était une rareté, dans ce monde de blafards aux
yeux rougis par l’éclat permanent des projos. En plus de cela, Bruce
avait des cheveux très noirs, d’une noirceur impitoyable, et des yeux
assortis. Bon Dieu qu’il était beau ! Et puis décontracté, très à l’aise, il
allait et venait, de l’un à l’autre, un verre en main, lâchant un mot ici,
un éclat de rire là… Ses dents étincelaient de blancheur crue.
Une vague de désir avait aussitôt submergé Kate. Elle avait décidé
que Bruce, un jour ou l’autre, lui tomberait fatalement dans les bras.
Deux films plus tard, cela ne s’était toujours pas produit. Et Kate
commençait à se sentir très nerveuse. Pour tromper sa faim, elle s’était
bien offert quelques Figurants, et même deux ou trois Seconds Rôles
qui avaient tout intérêt à s’octroyer les bonnes grâces d’une des
meilleures Monteuses des Productions W.B.T., mais cela n’avait fait
qu’aviver sa fringale. Bruce semblait inabordable.
Au cours de cette réception, elle avait engagé la conversation avec
lui, ne lui laissant aucun doute sur ce qu’elle ressentait à son égard. Il
avait fait la pirouette, en souriant. Sa fichue décontraction… Elle avait
craint, un instant, qu’il ne soit homosexuel incorruptible, mais ce
n’était pas le cas. Deux ou trois fois par la suite elle s’arrangea pour le
rencontrer encore, et il était en compagnie de jeunes et jolies filles,
Actrices des pornos qu’il tournait. Leur attitude ne laissait aucun
doute quant aux relations qu’elles entretenaient avec le joli Bruce, en
dehors des prises de vues et du tournage proprement dit : les salopes
devaient s’offrir avec lui un bel entraînement, et des répétitions
gratuites pour leurs rôles. Kate avait été très malheureuse – et comme
toujours lorsqu’elle avait mal, abominable avec son entourage.
Était-elle en train de payer, avec Bruce, le prix coûtant de sa
réputation désastreuse ? Ou bien la trouvait-il trop âgée à son goût ?
Trop âgée ? Certainement pas : une trentaine d’années T.B. c’était
moins que ce qu’affichaient certaines de ces Actrices dont tout le talent
se situait dans la zone vaginale. Mais sa réputation, peut-être…
Une bouffeuse de mâles, c’était l’étiquette sous laquelle on
connaissait Kate. Une des étiquettes. La seconde était celle d’une
Monteuse exceptionnelle. La plaisanterie classique à son sujet était de
prétendre qu’elle était capable de monter tout ce qu’on voulait, film ou
être humain.
C’était vrai. C’était faux.
Kate s’aperçut que le café qu’elle s’était servi était froid. Un goût de
métal flottait dans sa bouche. Elle avala une gorgée de liquide noir,
âcre et sans sucre. Jeta le gobelet aux trois quarts plein dans la bouche
du vide-ordures, sous le distributeur. Elle retourna à la table de
montage après avoir allumé une nouvelle cigarette, tout en se disant
qu’elle devait freiner sa consommation de tabac si elle voulait tenir
jusqu’au bout des séquences qu’elle devait encore visionner.
À la première occasion, se dit-elle, je commanderai un pen-boy à
l’image de ce grand salaud de Bruce.
« Bon Dieu, ragea-t-elle, j’en suis arrivée là ? »
De plus, un pen-boy coûtait les yeux de la tête. Il fallait toucher les
cachets des Vedettes pour s’offrir ce genre de plaisanterie…
Elle enclencha la séquence 237.
Extérieur. Nocturne.
Caméra 001. Plan 001.
Le chef du commando autrichan était couché dans la tranchée avec
ses hommes. Premier plan. En fond…
Le doigt tremblant de Kate appuya sur la touche qui commandait
l’arrêt sur image.
Elle jura à haute voix.
Le Frimeur qui avait ce rôle ressemblait de façon stupéfiante à
Bruce. En dépit de son crâne à demi rasé et de son maquillage. En
dépit de l’éclairage diffus. Ou à cause de cet éclairage. Le même tracé
du visage, les mêmes yeux.
Elle remit en route, ponctuant le défilement de nombreux
intermèdes en arrêt sur image, lorsqu’elle jugeait que l’angle de prise
de vue, sur tel ou tel plan, accentuait la ressemblance entre ce Frimeur
et Bruce.
Elle parcourut ainsi toute la séquence, et la monta frénétiquement.
Puis elle retrouva l’ineffable Zorro Nap dans la séquence suivante, la
238, extérieur nocturne. C’était d’une fadeur peu commune. Ils avaient
mobilisé huit caméras pour filmer cette séquence, en une cinquantaine
de plans (techniquement parfaits, entre parenthèses) qui duraient au
total cinquante-sept minutes. Elle réduisit le chiffre à quatre minutes
pour la projection.
Retomba sur la séquence 239. Retrouva le Frimeur. Elle avait
compulsé le projet de générique de la distribution. Le type s’y trouvait.
Il s’appelait Brian Wilkes.
C’était la première fois qu’elle lisait ce nom-là. Normal. Un Frimeur
promu au grade de Second Rôle pendant deux séquences, en raison de
son comportement inattendu en cours de tournage. Cela ne lui avait
pas porté chance : Kate connaissait le scénario. Le Frimeur, lui, en
cours de tournage, n’avait rien lu du tout. Il faisait confiance aux
Surhypnos dans l’espoir de se tirer d’affaire et de décrocher un rôle.
La séquence 239 défila entièrement. Énorme. Deux heures de
projection ininterrompue, une douzaine de caméras disséminées aux
angles stratégiques, plus de quatre-vingts plans.
La bande finale de la séquence inscrivit son numéro de clap de fin
sur l’écran. Kate stabilisa.
Ses reins étaient noués.
La fatigue pesait sur tout son corps, dans ses bras, sur son cou. Ses
paupières étaient irritées.
Elle se redressa en grimaçant, quitta sa chaise et fit un petit tour
dans la salle pour se dégourdir les jambes. Elle se retrouva une fois de
plus devant le distributeur, se servit un nouveau café, qu’elle but
immédiatement, très chaud.
Finalement, elle s’était trompée. Wilkes ne ressemblait pas tant que
cela à Bruce. Ce n’était qu’un Frimeur mal dégrossi, empâté et les
muscles lourds. Il ne pouvait pas, raisonnablement, posséder la
distinction naturelle de Bruce.
« Je suis dingue, songea Kate avec un petit sourire qui n’avait rien
de gai. Je le vois partout. Dans le moindre Frimeur, j’essaie de
découvrir quelque chose qui… Bon Dieu, quelle conne ! »
Elle vida d’un trait ce qui restait de café dans le gobelet de carton,
se brûla le palais. Elle froissa le gobelet et l’envoya en direction du
vide-ordures, qu’elle manqua.
Elle se sentait furieuse, dépitée, ridicule. Reprit place en jurant
devant la table de montage. Elle décida tout naturellement de faire
porter le chapeau à ce foutu Wilkes qui avait par sa seule existence, à
un moment donné, déclenché le processus de la rancœur et de
l’amertume. Et puis, il en faisait trop, de toute manière. Personne ne
lui avait demandé de jouer les martyrs, à ce plic !
Aller mourir comme ça ! alors qu’il avait toute possibilité de feindre
le hors-jeu, et de sauver ainsi sa carcasse.
Elle coupa au maximum. Réduisit la séquence à trois minutes,
parvenant même à gommer la mort spectaculaire du chef du
commando des Autrichans. Logique. Elle n’avait pas à donner trop
d’ampleur à un Figurant, sous le prétexte vague qu’il donnait une belle
image en mourant.
Elle raya son nom du projet de générique.
Avant de s’attaquer à la séquence 240 – la dernière de ce navet –
elle se dit que le cher Wilkes n’avait certainement pas imaginé qu’il se
donnerait tant de peine pour rien… uniquement parce qu’une
Monteuse sérieusement déglinguée sexuellement avait envie de se
taper un Assistant de Réalisation.
Et puis quoi, encore ? Qui se souciait du mal qu’elle se donnait,
elle ?
Qui ?
11
Le Central de Sécurité était situé dans les locaux gigantesques d’un
building, lui-même planté au cœur d’un espaginé en forme de ville,
dans une Bulle, quelque part à l’intérieur du Noyau. Ce building du
Central comprenait un demi-millier de locaux, pour le moins, et
grouillait en permanence des allées et venues du personnel – dont
l’estimation globale atteignait probablement les quatre ou cinq mille.
La Sécurité comportait des secteurs bien définis et spécialisés, dont
la section de Surveillance des flicops était l’une des plus importantes.
Les hommes et femmes de la Sécurité devaient être capables
d’intervenir rapidement en tous points du Noyau et de la Ceinture. Ils
devaient pouvoir réparer avec célérité toutes sortes de pannes ou de
malfonctionnements dans les machineries des divers secteurs
techniques qui assuraient le maintien de la vie sur le monde. Ils
étaient avant tout des électroniciens, plus ou moins spécialisés. Le
personnel médical qui officiait dans les espaginés sociaux ou sur les
Plateaux faisait également partie de la Sécurité.
Parmi les différentes formes d’accidents auxquels la Sécurité devait
faire face, on trouvait en tête de liste les détériorations de voûtes
célestes des Bulles, puis les pannes multiples des ordinos de contrôle
des machineries énergétiques, dans les sous-sols des Bulles. En
troisième lieu venait les accidents et cassures dans la structure
extérieure des sphères, les pannes de projecsols, notamment. Puis les
catastrophes dans les tubes de communication. Les incendies dus aux
courts-circuits couvraient tout le tableau, dans tous les niveaux, tous
les secteurs. Il y avait néanmoins une aire de Noyau dans laquelle les
incendies étaient particulièrement fréquents, et redoutés : c’était
Bulle-Hills, avec ses espaginés particuliers, dont les mécanismes de
régulation des décors intérieurs se trouvaient d’autant plus
vulnérables qu’ils étaient sophistiqués.
À l’un des postes de contrôle couvrant ce secteur vulnérable, Welles
était assis.
Welles était un gardien comme il en existait des milliers d’autres,
assis pareillement devant leurs terminaux d’ordinos de surveillance. Il
n’avait rien de particulier, sinon peut-être un soupçon d’embonpoint
et un grain de beauté grumeleux en plein centre du front – mais cela, à
dire vrai, ne suffisait pas pour le distinguer au premier coup d’œil dans
le flot des milliers d’autres gardiens.
Ce fut sur le tableau-vigie de Welles que s’alluma la petite lampe
rouge clignotante, signalant un début d’incendie dans les structures
externes, niveau projecsol, de la Bulle privée appartenant à l’Acteur
bien connu – si connu ! – Citizen. La Bulle s’appelait Paradis.
Welles sauta sur sa chaise, très excité. Il y avait des siècles qu’il
n’avait signalé un accident.
Il fit tout ce qu’il devait faire. Efficace.
Tout ce qu’il devait faire, c’était signaler l’emplacement du sinistre
aux équipes de secours, et le Central aviserait.
Dans un autre local du building de la Sécurité, lorsque
l’information tomba – et lorsqu’elle fut confirmée – on s’inquiéta du
sort des occupants de la Bulle Paradis. On appela les flicops postés
devant le sas, et ces derniers fournirent les informations demandées :
Citizen, accompagné par Bross Chaplin et une Script-girl nommée
Marylin Gold, était bien entré dans la Bulle. Un peu plus tard, Bross
Chaplin en était ressorti, l’air parfaitement révulsé – comme fou. Des
heures s’étaient écoulées. Huit ou neuf. À leur tour, Citizen et la fille
avaient quitté la Bulle, dans une petite voiture particulière. Non, ils
n’avaient rien dit. Non, ils n’avaient pas parlé d’incendie. Mais à
l’intérieur de la Bulle, d’après le bruit, c’était apparemment tout à fait
bordélique…
Les équipes de Sécurité sautèrent dans leurs voitures et foncèrent
par les circuits de priorité en direction de la zone sinistrée. Quelques
minutes plus tard, ils ouvraient les trappes d’accès percées dans les
tubes de communication, et se ruaient sur l’entrelacs des passerelles
métalliques qui couraient dans la superstructure, fantômes hâves dans
la lueur blafarde des globes de secours qui dessinaient à l’emporte-
pièce le paysage de toile d’araignée du décor hors-Bulles, sous la
lointaine et inaccessible voûte de l’immense Noyau ; ils couraient vers
les fulgurations et les gerbes d’étincelles qui suivaient, comme une
comète de film interplanétaire, la course emballée du projecsol sur sa
rampe en demi-cercle.
12
Petit à petit, Bross Chaplin reprenait pied dans la réalité. C’était
agréable et terrifiant, tout à la fois, comme si deux sensations livraient
bataille à l’intérieur de son crâne sans qu’il puisse, en l’état actuel des
choses, prédire la victoire de l’une ou l’autre.
Il vibrait, les nerfs à fleur de peau. Le choc n’était pas prêt de
s’estomper, c’était certain.
Ce qui était certain, également, c’est qu’il avait accompli le trajet
entre Paradis et la Bulle de son Quartier de Bulle-Hills, dans un état
second voisin de l’hébétude absolue. Dans un rêve – ou plus
exactement un cauchemar. Un cauchemar plein de fureur et de cris.
Il avait parcouru le chemin qui le ramenait chez lui comme un
véritable automate, la tête bourdonnante des hurlements proférés par
Citizen. Il était abattu, il était révolté, il était hors de lui et totalement
recroquevillé dans la terreur.
À présent, ce cocon pesant de sensations mêlées et contradictoires
se déchirait lentement, se dissolvait par lambeaux, telle une fumée
grasse. Ici, dans le Quartier, les choses étaient à leur place,
rassurantes. Il reconnaissait les allées rectilignes et larges de
l’espaginé, les jardins fleuris devant les bungalows, l’architecture
particulière des constructions individuelles. Il retrouvait les enfants
qui jouaient dans l’ombre rousse, alors que le projecsol arrivait en
bout de course, sur l’horizon moutonneux de la Bulle. C’était calme,
paisible. Le conditionnement météo faisait courir une petite brise
légère qui avait l’immense mérite de brasser cette chaleur climatique
toujours un peu trop forte, au goût de Bross. Les feuillages plastifiés
des bouquets de saules, devant les maisons, tremblotaient gentiment.
L’illusion était parfaite, et il fallait l’œil exercé du professionnel pour
faire la distinction entre les saules simulés et les réels que peu de gens
avaient les moyens de s’offrir et d’entretenir.
Oui, il était chez lui. Il était redevenu Bross Chaplin, après la
dislocation provoquée par l’attitude de Citizen. La colère, une colère
drue et flamboyante, prit le relais du désarroi. Le ressentiment à
l’égard de Citizen aussi. La colère et l’envie furieuse de répondre à la
provocation. Il avait été vaincu, écrasé, humilié, comme jamais
auparavant. Progressivement, il sentait monter en lui, au cœur du
puzzle chaotique qui prenait rapidement forme lisible, les forces
capables et l’énergie nécessaire qui lui permettraient de répondre. Il
gagnerait la seconde manche du combat. La belle aussi. Son adversaire
avait beau s’appeler Citizen, il n’en avait que faire. Tout Citizen qu’il
fût, l’homme était avant tout un traître abominable qui devait sa gloire
et sa position sociale au talent d’un Scénariste nommé Bross Chaplin.
Le salaud pouvait bien dire ce qu’il voulait à ce sujet, et faire la fine
gueule, et déblatérer tout une profusion d’âneries, cracher dans la
soupe, se prendre pour le Dieu-Public. Il allait en prendre plein les
dents, le petit Citizen ! Plein les dents, oui, monsieur !
Bross Chaplin se retrouva devant sa villa, quitta l’avenue pour
engager la voiture sur l’allée gravillonnée. Il s’arrêta devant la maison.
En descendant du véhicule, il jeta alentour un regard circulaire. Dans
la cour ombragée de la villa qui faisait face à la sienne, Bross aperçut
des silhouettes qui allaient et venaient ; il se dit que Stewart Houston,
Scénariste en pleine ascension, recevait des amis (Bross se souvint que
Stewart préparait un gros coup). Un petit gloussement de rire nerveux
trembla dans la gorge de Bross. Stewart Houston et ses dents longues
pouvait bien mijoter ce qu’il voulait. Cela n’aurait probablement pas
davantage d’impact qu’un pauvre pet de constipé, comparé à la bombe
qu’il préparait, lui, Bross. Stewart le jeunot, en lice, face à Bross
Chaplin et ses six cent quarante-trois films d’âge.
Ils allaient voir. Tous.
Une bombe.
Pas moins. Une bombe amorcée par l’excès de folie de Citizen, voilà
ce que préparait Bross. Et il s’aperçut que l’idée avait germée en lui
immédiatement après son départ de Paradis. Elle avait déjà fait son
chemin.
Il fit volte-face, électrifié de la tête aux pieds, et entra dans la
maison. Lorsque la porte coulissante se referma derrière lui, Bross se
sentit capable, tout entier, réellement, de mener à bien cette entreprise
de terrorisme qu’il avait plus ou moins consciemment décidée et qui le
propulserait infailliblement aux sommets du Box-office des
Scénaristes. Il le savait. Il en avait les capacités – il les trouverait. Il ne
savait pas encore véritablement par quel processus, mais il trouverait.
Il trouverait. C’était en marche.
Il traversa le hall en quelques enjambées, jetant au passage un coup
d’œil aveugle à la clit-girl affaissée dans un fauteuil, déconnectée
définitivement depuis un bon moment. Depuis sa rencontre avec
Marylin.
Marylin !
Bross se planta devant son distributeur, composa nerveusement le
dosage d’un cocktail explosif de son invention. Quelque chose dont il
usait rarement, juste en période de crise particulièrement forte. Il avait
baptisé le mélange « Hiroshima », en souvenir d’une portion très
endommagée d’un film ancien des Archives, dans laquelle il semblait
être question de catastrophe nucléaire.
Il but une gorgée. Le trait de lave tomba dans son estomac. Il
comprit qu’il ferait mieux d’en rester là, pour ce qu’il avait l’intention
de faire. Un verre complet de « Hiroshima » l’aurait assommé alors
qu’il devait au contraire exacerber au maximum toute sa lucidité.
Marylin, la garce !
Ses yeux s’emplirent de larmes – qui ne devaient rien au souvenir
de la jeune femme, mais étaient provoquées par la raideur de l’alcool
ingurgité.
Bross posa le verre sur le rebord du distributeur et traversa la pièce
pour aller se planter devant une des baies vitrées. Il contempla
l’extérieur pendant quelques secondes, pas davantage. L’atmosphère
rougeoyait, dans la gamme colorée décidée et sélectionnée dans son
intensité par la majorité des occupants du Quartier. Bross actionna le
dispositif de fermeture des rideaux. Il se retrouva dans le noir.
Il aurait pu se diriger directement vers son bureau de travail,
mais… ce n’était pas encore le moment. Il n’était pas tout à fait prêt. Le
bouillonnement intérieur n’avait pas encore atteint le stade optimum,
tel qu’il le souhaitait.
Dans l’obscurité, il s’installa au fond d’un fauteuil. Marylin… Non
seulement il avait perdu un temps abominable avec cette sacrée fille
entre les seins de qui il n’irait jamais poser son sexe, mais, de plus,
Citizen la lui avait soufflée. Citizen la Vedette, naturellement. Citizen
jeune encore… viril et compagnie. La garce !
La garce, véritablement, Bross ? Opportuniste, plutôt – et qui ne
l’était pas ? L’opportunisme n’était-il pas une qualité intrinsèque de
cette société du Noyau, inhérente à la volonté d’élévation sociale et de
progression individuelle ? L’opportunisme n’était-il point louable,
recommandé par tous et toutes… quand on n’en faisait pas les frais
soi-même ?
Il avait perdu un temps fou, oui. Et pourtant… Bon Dieu-Public ! il
avait été jusqu’à la présenter à Citizen, jusqu’à la tirer avec lui dans la
loge de l’Acteur.
— Tout cela devait être, murmura-t-il dans le noir.
Tout cela devait être… pourquoi pas ? Il valait mieux se dire cela,
de toutes façons, et détourner le fatalisme de la situation pour en faire
une sorte de Signe du Destin sur lequel s’appuyer, prendre l’élan
nécessaire au second souffle et à la nouvelle envolée. Quelle envolée !
Ils allaient tous s’apercevoir, Citizen et cette petite salope les premiers,
à quel point les ressources créatrices de ce cher vieux Bross étaient
intactes, à quel point il était de taille à faire du nouveau, comme
Citizen l’en avait mis au défi.
Du nouveau…
« Pas de création… un sous-fifre, un lèche-bottes… aux ordres des
Testeurs-Sondages… incapable de créer, d’inventer… juste bon à
singer l’enseignement des aînés, sans jamais prendre le risque de faire
quelque chose de personnel, qui soit le reflet unique de son
individualité »…
Qu’avait-il dit, encore, cette espèce de fou ?
Oui, il était fou. Il avait proféré de véritables blasphèmes à l’égard
du Public. Il avait mis en doute les fondements mêmes de la
civilisation du Noyau, et les croyances dogmatiques de la société du
Spectacle. De tels propos, dans la bouche d’une Vedette de sa trempe,
pouvaient tout simplement motiver son internement chez les Encagés,
pour une bonne période de repos et de recyclage rééducatif.
Le dénoncer aux organismes de Surveillance ?
Bross sourit dans le vide.
Il avait mieux qu’une dénonciation à offrir à Citizen. Beaucoup
mieux. Un vulgaire mouchardage pouvait, en plus, lui causer
personnellement plus de tort que de bien. Le procédé, tout légal et
recommandé soit-il, n’était pas très bien vu par le milieu du Plateau. À
plus forte raison quand on arrivait, comme Bross, de la Ceinture… une
origine que beaucoup n’étaient pas encore parvenus à lui pardonner.
Non, pas de dénonciation directe.
Travailler sur le réel, c’était ce qu’avait suggéré Citizen, pas vrai ?
Il allait travailler sur le réel. Directement. Il allait créer, lui tout
seul, et sans avoir recours aux subterfuges de l’E.I.P.D., sans tenir
compte des canevas pré-composés, ni des tableaux signalétiques de
Perception Émotive, ni de la graduation systématique Émotion-
Réflexion-Action que lui fournissait habituellement l’ordiconceptuel
dont le terminal occupait tout un mur de son bureau de Scénariste. Il
allait travailler avec sa tête, rien que sa petite tête de raté, sa pauvre
imagination de « Scénariste sans talent ».
« Jamais ! jamais, jamais ! hurlait la petite voix de Citizen au fond
de sa tête. Jamais vous ne vous servez du réel ! Jamais vous ne
trempez dans le présent. Toujours proches, les thèmes anciens, pour
répondre aux désirs du Public… »
— Je vais me servir du présent, dit Bross.
Et il s’en servirait sur le conseil de Citizen, pour démolir Citizen. En
dépit des risques encourus personnellement. Lui aussi était capable de
renvoyer à la face de son expéditeur une grenade dégoupillée.
À haute voix, il interrogea la nuit ambiante :
— Je cours vraiment des risques, personnellement ?
Il n’attendait bien sûr aucune réponse. Il allait écrire un scénario,
qu’il proposerait au jugement de la Production. Les Censeurs feraient
la grimace, mais de toutes façons il l’aurait écrit, ce scénario. Il
existerait, ailleurs que dans sa tête, et d’autres en prendraient
connaissance. Un scénario dont l’action se situerait dans le réel, avec
des personnages réels. Un scénario qui décrirait comment un célèbre
Acteur peut devenir hors-cadre et menacer le ronron d’un mécanisme
bien huilé.
Ils l’accepteraient, ou le rejetteraient. Mais il aurait démontré ce
dont il était capable. S’ils l’acceptaient, ce serait une date dans
l’histoire du Spectacle. S’ils le rejetaient… quoi ? Ils ne pourraient
l’accuser d’aucun forfait, d’aucune déviation, puisqu’il se serait borné
à copier un certain exemple de réalité. « Ce n’est pas possible »,
diraient-ils. Il répondrait : « C’est la vérité… » Il répondrait :
« Comment pouvez-vous croire que j’ai inventé tout cela ? » Sans
aucun doute, ils se poseraient alors un certain nombre de questions,
au sujet de Citizen. Même s’ils n’étaient pas convaincus, ils iraient
voir, ils feraient une enquête d’équilibre psycho. Ce n’était pas la
première fois qu’un Acteur dans la position de Citizen perdait les
pédales, laminé par le travail intensif, l’ANNIHIL et les passages
successifs à travers un trop grand nombre de personnalités.
Mais c’était la première fois que Bross s’entendait dire sur un tel
ton qu’il n’avait guère plus de valeur qu’une merde molle. Avec en
prime une fille qui n’avait cessé de se moquer de lui pendant tout un
tournage.
Travailler sur le réel. Inventer.
Il l’avait fait, une fois déjà. Pour sauver sa peau. Cela avait décidé
de sa carrière.
Il n’avait pas d’âge, alors, pour le Spectacle. Il s’était évadé de la
Ceinture et traînaillait dans les tubes de communication, lorsqu’une
équipe de flicops, avec leurs chiens, lui étaient tombé dessus. « Où
vas-tu, qui es-tu, que cherches-tu ? » et tout le reste. Par le Dieu-
Public, il s’en souvenait comme si c’était hier ! Avec quelle fougue,
alors, pour échapper à l’issue fatale de la Fourgue, il avait inventé ! Il
ne savait pas encore que tout cela ne servait à rien. Il avait dit qu’il
faisait partie d’un convoi de Frimeurs quand une des voitures avait eu
un accident, sur une voie. Il avait été éjecté, propulsé contre une paroi,
inconscient pour un bout de temps. Lorsqu’il était revenu à lui,
l’endroit était désert. Le choc l’avait lancé dans les tubulures de
circulation d’air qui étaient accolées à la paroi, à une hauteur de
quelques mètres – c’était pourquoi, d’après lui, les sauveteurs ne
l’avaient pas remarqué. Ils avaient écouté, patiemment, avec,
semblait-il, énormément d’intérêt – même le chien semblait captivé.
(Il avait gardé un souvenir très net de leurs têtes, de leurs yeux ; il
aurait pu les reconnaître entre mille, aujourd’hui encore.) À la fin de
son histoire, ils l’avaient naturellement embarqué sans l’ombre d’une
hésitation, direction la Fourgue. Mais là, on avait bien voulu déceler en
lui certaines capacités imaginatives, en raison même de la fable qu’il
avait tressée bout à bout sous le nez des flicops. Il avait subi une série
de tests. On avait reconnu qu’il était doué. Il n’était pas resté à la
Fourgue. Il était devenu Bross Chaplin, Scénariste.
Six cent quarante-trois films plus tard, bouillant de rage, de
vindicte, d’humiliation, de terreur, et le tout violemment malaxé dans
une excitation sans bornes, il s’apprêtait à devenir Bross Chaplin
l’Unique – LE GRAND.
Il quitta le fauteuil. Se dirigea dans l’obscurité totale vers son
bureau. Son pas ne rencontra aucun obstacle sur son chemin.
13
Ils quittèrent sans problème le réseau interne de Bulle-Hills. La
petite voiture se mêla à la circulation dense qui coulait dans les tubes
de communication, et Citizen prit la direction de la Ceinture.
L’excitation bouillait toujours en lui, plus vive que jamais ; elle
avait atteint des sommets insoupçonnés lorsqu’il était sorti de la
maison, Marylin serrée contre lui. Un regard échangé avec la Script-
Girl avait suffi à le renseigner : ils se trouvaient l’un et l’autre sur la
même longueur d’onde.
De tout le temps qu’avait duré la course à travers les tubes, ni l’un
ni l’autre n’avaient éprouvé le besoin de prononcer une parole. Citizen
maniait l’engin avec souplesse et efficacité, rapidement – aussi
rapidement que possible, à la limite de la prudence. Marylin était
assise à ses côtés, un peu crispée semblait-il, le masque dur et décidé.
C’était donc fait. Ils s’étaient trouvés ; leurs malaises conjugués leur
avaient donné l’assurance nécessaire et avaient fait exploser leur
détermination. Ils avaient, à deux, les forces nécessaires, et ce qui
aurait pu se qualifier de folie prenait l’allure d’une résolution
concertée, logique : un acte de piraterie conscient, une dissidence
assumée, volontaire et structurée dans ses motivations.
Ils avaient passé la frontière – du moins mentalement. Deux ou
trois fois, au cœur de l’exaltation. Citizen avait été transpercé par la
sensation bizarre de vivre des instants irréels – un peu comme s’il
s’était trouvé dans la peau et le rôle d’un Personnage, à l’intérieur
d’une séquence filmée. Mais il avait bien vite refoulé cette éventualité :
la chose était impossible. Lorsqu’on joue un rôle, on ne sait pas qu’on
le fait ; on se trouve tout entier sous contrôle-censure de l’ANNIHIL,
qui rejette en entier la personnalité de l’Acteur pour lui faire endosser,
à la place, celle du Personnage dont il interprète le rôle. Il avait
compris pourquoi de telles pensées avaient surgi malgré lui : la
situation était à ce point extraordinaire, nouvelle, qu’on pouvait être
tenté, par pur réflexe, de la mettre sur le compte de l’imaginaire : elle
n’avait de place, logiquement, que dans le hors-vécu habituel. Et puis,
il était encore secoué de temps à autre par les effets retardataires de
l’ANNIHIL absorbé au cours du dernier tournage…
Se pouvait-il que Marylin fût, elle aussi, traversée par de
semblables pulsions ? Peut-être oui… peut-être non. En tous les cas,
rien qui puisse confirmer cette hypothèse ne se lisait sur son visage.
Elle avait un sourire rapide, franc et ouvert, quand son regard
rencontrait celui de Citizen, puis reportait son attention sur le trafic
des voies. Ses mains étaient posées sur la barre de sécurité qui
jaillissait du tableau de bord, devant elle – posées, non crispées.
— Tout me semble se passer très bien, dit Citizen, alors qu’il
quittait un tube pour plonger dans un autre, plus vaste, et se lancer à
vive allure sur la voie de trente mètres de large.
— Cela devrait-il en être différemment ? murmura doucement
Marylin.
Citizen hocha la tête, dans l’expectative. La circulation sur cette
bande était plus fluide, et principalement à contre-courant de la
direction prise par la petite voiture.
— J’ai l’impression qu’ils devraient tous être informés. Je me disais
que Bross avait peut-être signalé la manière dont je me suis débarrassé
de lui, et ce que j’ai dit. Un Acteur qui sort d’un film doit normalement
être surveillé de près pendant un certain temps…
— Pourquoi nous poursuivraient-ils ? dit Marylin. On ne peut rien
nous reprocher. Le fait d’avoir envoyé paître Bross Chaplin n’est
certainement pas suffisant pour justifier je ne sais quel déploiement de
forces. Ils ignorent tout de ce que nous avons décidé.
— Évidemment, sourit Citizen. (Il ajouta :) Et j’aimerais qu’ils
sachent, d’une certaine manière.
— Je comprends, Cit. N’empêche : plus tard ils sauront et plus
grandes seront nos chances d’y arriver.
Arriver où, Marylin ? Arriver ! Au delà de la Ceinture, il n’y a rien,
tout le monde le sait… ARRIVER ! Qui donc peut se targuer de
connaître réellement les domaines de la Ceinture ? Toutes ses parties ?
Qui a jamais exploré la Ceinture dans la totalité de son espace ?
— Évidemment, répéta Citizen, forçant sur l’optimisme de la
grimace qu’il dédia à Marylin.
Deux ou trois minutes plus tard se produisit l’incident qu’il
souhaitait et redoutait à la fois.
La voiture de Surveillance arrivait en sens inverse, sur la courbe
extérieure de la Voie. Carrosserie blanche et verrière de cockpit
opaque, phares tournoyants au sommet de la cabine. Citizen identifia
le véhicule à la seconde précise où ce dernier entra dans son champ de
vision. Il émit un petit grognement entre ses dents, ralentit
instinctivement. Marylin laissa tomber :
— Voilà.
Juste un mot.
— Cinq chances sur dix pour que nous ne l’intéressions pas, dit
Citizen.
Il n’avait pas fini de parler que la sirène d’appel du véhicule
retentit, hululement strident qui enfla et parut prendre possession de
tout le tube. Le phare vira au rouge, une voix sèche, métallique,
retentit dans la voiture pilotée par Citizen – une voix qui récita
plusieurs fois de suite le numéro d’immatriculation, puis appela
Citizen par son nom et lui ordonna de se ranger sur la bande
d’accotement.
Le car de Surveillance n’était plus qu’à une cinquantaine de mètres.
Il coupait la voie en biais à travers la circulation heureusement fluide.
Quarante, trente mètres. Vingt.
Citizen avait obéi après avoir pêché, d’un regard, l’assentiment de
Marylin. Il s’immobilisa sur la bande de stationnement. Le car de
Surveillance se rangea devant : le fusil-rad monté sur son capot était
braqué sur la voiture.
Les portières latérales du car coulissèrent en même temps. Quatre
flicops, dont deux armés, descendirent et s’approchèrent. Ils étaient
casqués, sanglés dans l’uniforme rouge des troupes de choc de leur
corporation. Citizen comprit qu’il n’avait pas l’ombre d’une chance de
leur fausser compagnie. Il fallait voir, laisser venir.
— Monsieur, salua le premier flicop, penché sur la portière dont
Citizen avait fait glisser la vitre. Monsieur Citizen… (Il jeta un coup
d’œil en direction de Marylin, mais ne dit rien.)
— Eh bien ? interrogea Citizen.
Les trois autres flicops se tenaient entre le car et la voiture. Citizen
se dit qu’ils ne devaient pas être plus nombreux, et que le car était
certainement vide – sinon, les trois Surveillants ne se seraient pas
placés dans la ligne de tir du fusil-rad.
— Un incendie s’est déclaré sur la superstructure de votre dôme
particulier, monsieur, dit le flicop.
— Un incendie ?
Citizen échangea avec sa compagne un regard ahuri – qu’il n’avait
pas eu à forcer beaucoup, d’ailleurs.
— Vous ne le saviez pas ? s’étonna le flicop.
Il avait posé une main sur le capot de la voiture et se tenait penché
en avant, déhanché ; une tache de sueur auréolait son aisselle
découverte. C’était un homme au visage plat, le nez écrasé, bouche
mince, menton carré fendu par une fossette profonde. Son attitude
n’avait rien de particulièrement dangereux ; il paraissait aimable,
sincèrement préoccupé.
— Je ne savais pas, dit Citizen.
Le flicop acquiesça légèrement de la tête. Le pouce de sa main libre
s’accrocha dans le passant de sa ceinture.
— N’ayez crainte, dit-il. À l’heure actuelle, le sinistre est circonscrit,
et les équipes volantes sont sur le point d’en venir à bout. Il semblerait
que cela soit dû à une négligence de votre part, monsieur Citizen.
Citizen ne répondit pas. Il se demanda combien de chances il avait
de réussir une échappée s’il bondissait brutalement pour faucher les
trois flicops, devant lui. Son esprit fonctionnait à plein rendement. Un
quart de seconde après avoir envisagé cette action, il comprenait
qu’elle ne mènerait à rien : il n’avait pas la moindre certitude de
parvenir à se débarrasser des trois flicops en même temps… et quand
bien même cela serait, coup de chance extraordinaire, il n’en resterait
pas moins le numéro quatre et son pistolet pendu à la ceinture…
— Une grave négligence, monsieur Citizen. Tous les circuits de
réglage de la programmation météo de votre module étaient emballés.
Au risque de créer une véritable catastrophe, monsieur Citizen.
— Conclusion ? jeta Citizen.
Un filet de sueur froide coulait au creux de ses reins. Il prit
conscience du fait que tous ses muscles étaient tendus, au point de lui
faire mal. Ses paumes étaient moites.
À son côté, Marylin émit un petit bruit de gorge qu’il fut incapable
de traduire clairement.
— Conclusion, monsieur Citizen… nous devons nous assurer de
votre personne, par mesure de sécurité. Vous vous êtes rendu coupable
de négligence caractérisée, mettant en danger tout un secteur du
Noyau. Vous vous trouvez en période d’instabilité notoire, au sortir
d’un film particulièrement éprouvant. Vous avez besoin de repos,
monsieur Citizen. Vous le savez.
Citizen écouta, dents serrées, supportant sans ciller le regard du
flicop. Il finit par hocher la tête et relâcha en un long soupir un peu de
la tension qui lui nouait les nerfs. Il jeta un coup d’œil en biais du côté
de Marylin : elle était pâle, ses lèvres tremblaient. Il comprit qu’il
pouvait compter sur elle, quand il déciderait du moment propice.
— Je pense… je pense que vous avez peut-être raison, dit-il.
— Où alliez-vous ? demanda le flicop, visiblement rassuré sur les
réactions de Citizen.
— Il m’emmenait faire une promenade à travers le Noyau, dit
Marylin.
— Je veux le croire, coupa le flicop. C’est même la seule explication
valable, pour votre sécurité… Je n’ai jamais pensé que vous ayez pu
déclencher ce séisme intentionnellement, madame. Si c’était le cas,
nous n’aurions même pas pris la peine de vous arraisonner : nous vous
aurions détruits sans sommation, car votre acte aurait reflété une
attitude psychopathique indubitable, extrêmement dangereuse. Mais
le fait d’avoir agi de la sorte inconsciemment est un délit que nous ne
pouvons ignorer. Monsieur Citizen a besoin d’entrer en repos. Un
rapport de votre Sur-hypno, monsieur, fait état d’un seuil optimal de
tension soutenue que vous auriez dépassé.
— Bien, bien, souffla Citizen, vaincu. Que dois-je faire ?
— Vous devez nous suivre, monsieur. Ainsi que vous, madame.
Nous allons vous conduire l’un et l’autre à vos destinations respectives.
Madame Gold dans votre appartement de Bulle, et vous, monsieur
Citizen, nous vous remettrons aux mains de Soignants d’un quartier de
Bulle-Hills.
— Okay, dit Citizen.
Les paroles du flicop dansaient dans sa tête. Il avait envie de rire, à
présent. Avant d’entreprendre votre nouveau tournage, avait dit
l’autre. Ridicule ! Finis, les nouveaux tournages ! Terminé ! The End !
Clap de fin, les amis… Jamais plus de nouveaux tournages, nom de
Dieu-Public ! Jamais plus, jamais plus ! Vous n’en savez rien,
naturellement, mais Citizen a décidé de ne plus jouer la comédie.
Le flicop recula d’un pas, laissant le champ libre à Citizen. L’ombre
d’une méfiance toute professionnelle devait subsister au fond de sa
tête, car il gardait négligemment la main droite sur la crosse de son
pistojet.
— Viens, dit Citizen à Marylin, en clignant de l’œil.
Il descendit de voiture. Elle fit de même.
Les trois autres flicops s’écartèrent pour les laisser passer. Leur
attitude n’était pas hostile, au contraire.
Citizen, le premier, grimpa dans le car, et s’installa sur la banquette
latérale, à côté de la porte. Puis Marylin, en face de lui. Celui des
flicops qui leur avait parlé prit place à son tour sur le siège du
conducteur et posa ses mains sur la barre du volant. Un deuxième
Surveillant mit un pied dans le car, tenant négligemment son fusil-rad.
La seconde suivante, l’arme était dans les mains de Citizen, celui-ci
debout dans la travée du car, braquant le canon sur la nuque du
conducteur.
— Faites un geste menaçant, l’un ou l’autre, et je le supprime ! cria-
t-il.
Il constata avec satisfaction que Marylin réagissait avec une
efficacité remarquable. Elle avait plongé vers le conducteur et lui
subtilisait son pistolet, dont elle dirigeait la gueule sur les flicops, par
la portière ouverte.
— Jetez vos armes, tous ! ordonna-t-elle d’une voix qui ne tremblait
pas. Dans le car, à nos pieds.
Celui qui s’était fait voler son fusil-rad avait toujours un pied sur le
marchepied du véhicule. Lorsque Citizen lui arracha l’arme des mains,
il eut un mouvement de recul instinctif, se cogna rudement le front sur
le rebord du cockpit : la peau était fendue, un petit filet de sang coulait
le long de son arcade sourcilière.
— Vite ! aboya Citizen.
— Vous êtes complètement…
— Vite, ou je le brûle !
Le conducteur était affalé sur la barre de direction, le canon du
fusil-rad sous le protège-nuque de son casque.
Les trois flicops ne se firent pas prier. Ils avaient l’air désolé, en
débouclant leurs ceinturons, qu’ils balancèrent sur le plancher du car,
ainsi que le deuxième fusil-rad. D’un coup de pied, Marylin envoya le
tout au fond du véhicule.
— Et tenez-vous tranquilles, dit Citizen. N’oubliez pas que votre
collègue est avec nous !
Il se recula, pour que le conducteur puisse se redresser.
— Démarre, toi ! Fais volte-face, et prends le tube, vite !
L’homme obéit sans un mot, après avoir verrouillé les portières.
Quelques secondes plus tard, le car filait à toute allure sur la voie.
Citizen s’assit sur la banquette. Il adressa à Marylin un sourire
épanoui. La jeune femme affichait toujours la même expression
résolue.
— Tout ira bien, dit Citizen.
— C’est vous qui le dites, monsieur, renvoya le flicop à la barre. Je
ne vous comprends pas. Vous n’avez rien à gagner à ce jeu ridicule,
sinon l’Encagement. Vous devriez vous raisonner…
— Tu devrais te taire, toi, dit Citizen. Ne t’inquiète pas pour nous.
— Vous serez repérés, fatalement, dit le flicop. Vous serez rejoints,
et alors…
— Je t’ai dit de te taire !
Le flicop se le tint pour dit.
Ils roulèrent pendant près d’une demi-heure (Citizen contrôla sur
le chrono de bord), sans prononcer une parole. Simplement, de temps
à autre, Citizen jetait : « gauche ! » ou « droite ! », lorsqu’ils
parvenaient à une intersection de tubes. Ils se dirigeaient vers la
Ceinture.
Puis, Citizen ordonna à l’homme de ralentir. Ils se trouvaient sur
une voie déserte. Des traînées de rouille marbraient les armatures du
tube, plusieurs bandes lumineuses étaient en panne.
— Ouvre les portières ! commanda Citizen.
Le car roulait toujours. Les portières coulissèrent et un courant
d’air puant s’engouffra dans le véhicule.
— Saute ! ordonna Citizen.
Il sauta. Citizen le vit rouler sur la voie. Il prit sa place sur le siège
de direction, referma les portières. Le fusil-rad en travers de ses
genoux, il enclencha la vitesse 03 – le car bondit en avant.
Ils laissèrent éclater leur joie, en éclats de rire et en cris suraigus.
Des larmes brillaient dans les yeux de Marylin. Si c’était cela,
vraiment, Citizen : la folie… Et alors ? Ils ne demandaient que cela,
rien d’autre : le droit d’être fous, mais à leur manière, dans un univers
de fous.
La décharge nerveuse s’estompa graduellement. Marylin avait pris
position sur le siège à côté de Citizen.
Ils sursautèrent lorsque la voix claqua, dans le parlophone du
tableau de bord. Citizen coupa aussitôt le contact.
— À partir de cette seconde, ils nous ont repérés, dit-il. Ils savent
qu’une de leurs voitures est muette, et ce n’est pas normal. Ils vont
essayer de comprendre ce qu’il en retourne.
— Ont-ils un moyen de nous suivre à la trace ? demanda Marylin.
— Possible. Je n’en sais rien. Mais ils vont chercher… On ferait
mieux de laisser tomber ce véhicule à la première occasion.
L’occasion se présenta, après une nouvelle heure de course, et
plusieurs dizaines de tubes parcourus de bout en bout. Ils se
retrouvèrent sur une esplanade totalement déserte, mal éclairée.
Plusieurs sas s’ouvraient sur une Bulle – ou plutôt, des sas étaient
percés dans les parois de l’esplanade, mais leurs rideaux étaient clos.
Hermétiquement clos.
— Une Bulle abandonnée, dit Citizen. Un espaginé oublié. Il en
existe plusieurs, sur la périphérie du Noyau. Nous pourrons souffler
un peu.
Ils ouvrirent un des sas en utilisant le canon radiant du car de
Surveillance – et s’engouffrèrent dans le tunnel.
14
C’était la nuit profonde. Totale et noire, comme un métal trempé.
Citizen conduisait lentement, prudemment, tout au long du couloir
d’accès. Il ne pouvait empêcher une certaine oppression de faire battre
son cœur un peu plus vite. Marylin était figée, les mains durcies sur le
canon et la crosse de son fusil-rad, son regard coulé dans le faisceau
cru des phares.
En dehors du double pinceau lumineux diffusé par le car, il n’y
avait rien. Que cette nuit noire.
— Normalement, dit Citizen sur un ton rauque, des veilleuses
devraient fonctionner…
Il n’y avait pas de veilleuses : ils en eurent la confirmation lorsqu’ils
se retrouvèrent hors du tunnel, sur le niveau proprement dit de la
Bulle. Même les globes à luminescence bleutée étaient aveugles.
Citizen immobilisa le véhicule au bout d’un petit moment, après
avoir louvoyé dans un dédale de décombres poussiéreux entassés en
désordre.
— Une Bulle totalement abandonnée, dit Citizen.
Il avait parlé à voix basse, instinctivement, comme s’il craignait que
le bruit de sa voix ne déclenche quelque catastrophe. Il sourit pour se
moquer de lui-même et poursuivit, un ton plus haut :
— Il en existe un certain nombre, dit-on. Les Décorateurs et la
Technique les utilisent comme dépôts.
— Celle-ci, dit Marylin, est apparemment oubliée depuis pas mal de
temps…
Les phares portaient à une trentaine de mètres. Le sol de cette plaie
vive ouverte dans le gouffre de nuit était couvert de terre, ou de sable
très blanc. Pour le reste, cela n’était qu’enchevêtrement de décors,
bâtis de métal entrelacés, panneaux crevés sur lesquels la peinture
s’effilochait en longues bavures boursouflées et disputant le terrain à
la couche de poussière.
En silence, un instant, ils scrutèrent le panorama fantastique. Puis,
Marylin demanda :
— Où cela nous mènera-t-il ?
— Au repos, un moment, dit Citizen. Nous en avons besoin. Les
Bulles à l’abandon se trouvent proches de la Ceinture, normalement.
Normalement… Mais il n’était sûr de rien, en fait. Il ne s’appuyait,
pour affirmer cela, que sur des « on-dit », des bruits qui couraient. Sûr
de rien, songea Citizen. Et il frissonna.
— Avons-nous une chance, demanda Marylin, une chance de
dénicher ici de quoi boire et de quoi manger ?
— C’est possible, dit Citizen.
Il aurait voulu pouvoir faire preuve d’un peu plus de conviction,
souhaita que l’assaut d’incertitudes qui venait de le gifler
brusquement, de plein fouet, ne soit pas trop lisible dans le ton de sa
voix. Boire et manger… naturellement, il faudrait trouver de quoi boire
et manger. Dans l’enthousiasme, ils avaient totalement omis ce côté
très matériel du problème. Citizen souffla :
— De toute façon, il reste les distributeurs, dans les tubes.
« À condition, poursuivit-il mentalement, que l’on trouve des
distributeurs dans ce secteur périphérique… »
— Quand nous arriverons à la Ceinture, le problème sera résolu.
Les suceurs de vidéos doivent bien se nourrir, pas vrai, d’une façon ou
d’une autre ?
— Comment ?
— Je ne sais pas. Mais ils vivent là-bas. Alors…
Cela semblait couler de source. Citizen s’aperçut qu’il ne savait
véritablement rien de la Ceinture, rien de la vie dans la Ceinture, rien
du monde des « suceurs de vidéos » qui fournissait au Spectacle les
neuf dixièmes de ses besoins en Frimeurs. Ses inquiétudes étaient
partagées simultanément par Marylin. Elle dit – et cela pouvait laisser
supposer qu’elle venait de lire les pensées de son compagnon :
— Nous ne savons rien de la Ceinture, ni du monde des Frimeurs.
— Nous savons, dit Citizen avec un demi-sourire, qu’ils passent la
majeure partie de leur temps à suivre des films sur leurs vidéos. Ils
sont là en réserve, et le Spectacle a besoin d’eux. Le Spectacle, donc,
doit assurer leur subsistance. Ils participent en outre au travail de
réfection des décors ; certains surveillent le bon fonctionnement des
Blocs-machines énergétiques. De la Ceinture viennent aussi tous les
produits de notre alimentation.
— M-m, fit Marylin.
Elle n’en dit pas davantage. Citizen choisit d’ignorer, dans la
mesure du possible, la petite bouffée d’angoisse qui tournoyait au fond
de sa tête. Il remit en marche le véhicule et poursuivit la progression
dans la Bulle abandonnée.
C’est ainsi qu’ils traversèrent un certain nombre de portions, de
secteurs, de villes en ruine – des villes ou des villages, des cités : ce que
fouillait la lumière des phares n’était pas suffisamment étendu pour
que l’on puisse se faire une idée générale de la superficie du décor
traversé. Les architectures différaient, d’un secteur à l’autre.
Citizen dut accomplir des prodiges d’habileté pour conduire le car
dans ce labyrinthe crevassé, se faufiler entre les constructions
vacillantes qui donnaient l’impression de n’attendre qu’un souffle pour
s’effondrer enfin.
Vinrent ensuite des forêts, des jungles d’arbres factices, de carton
bouilli ou encore de plâtre cellulosique moulé. Des arbres et des
arbres, non pas dressés debout sur leurs pieds, mais entassés pêle-
mêle, les uns sur les autres, les uns dans les autres, racines et branches
enchevêtrées. Citizen prit le risque d’utiliser son canon-radiant fixé à
l’avant du car, pour se creuser un passage dans l’entrelacs.
— Il va falloir creuser, dit Citizen, dégageant le cran de sûreté du
canon.
Marylin répondit simplement :
— Je me vois mal passer le reste de ma vie ici.
Elle sourit à Citizen, qui lui retourna son sourire. Devant le nez du
car, à moins de quatre mètres des phares, l’entassement de branches,
racines et troncs faisait songer à un de ces décors factices sous-marins,
comme on en voit dans certains films anciens, dits « documentaires »,
qui ne racontent ni une action ni une histoire, mais proposent une
suite de plans très décoratifs et jouent surtout sur l’esthétique. « Et je
suis aux commandes d’un foutu automate-poisson », songea Citizen.
Il actionna le canon, en tir minimum, l’intensité réglée au premier
cran de puissance. Il savait, et Marylin aussi, le risque présenté par
une telle action. Ils avaient tout simplement huit chances sur dix de
mettre le feu à tout l’espaginé de la Bulle. En dépit des conditionneurs
d’atmosphère qui fonctionnaient toujours, l’air était particulièrement
sec, chargé d’une belle dose de poussière que le passage du véhicule
soulevait en volutes énormes.
Un trou noir s’ouvrit droit devant le car, un gouffre horizontal au
pourtour grésillant parcouru de flammèches puantes. Citizen et
Marylin refermèrent les vitres de leurs portières. Les flammèches ne
duraient pas : elles naissaient et mouraient aussitôt, créées par la
chaleur du rayon, en même temps soufflées par la puissance du
déplacement d’air qui accompagnait le jet.
Il n’y eut pas d’incendie. Le ciel de la jungle craqua un peu, craqua
beaucoup, en mille et une glissades dont les grincements se
répercutèrent à l’infini, portés d’écho en écho, d’un bout à l’autre de la
voûte. Ils traversèrent la forêt, la jungle – le tas de racines et de
branches.
Vint un dédale formé par un grand nombre de pyramides et de
monuments divers, la plupart inspirés par des films d’Archives de la
catégorie des « aventures légendaires ». Il y avait plusieurs Sphinx, des
statues de molosses-humains, des tronçons de divinités horribles, des
colonnes de temples, des frontons, des créneaux. (La circulation à
travers cet amoncellement fut relativement aisée.)
Citizen tenta l’escalade d’un dépôt de sable, formé par une
succession de montagnes rondes, blanches, poudreuses, mais il dut
renoncer rapidement, car le sable glissait sous les roues lisses du car,
et il faillit s’enliser trois ou quatre fois de suite. Il louvoya entre les
dômes, selon un cheminement qui ne valait certes pas la ligne droite,
mais raccourcissait d’un bon tiers, à vue de nez, la distance parcourue
par le contournement global des dômes. Ils se retrouvèrent de l’autre
côté. Les muscles de Citizen étaient noués et durs, tiraillés par les
crampes. La fatigue pesait sur sa nuque, dans ses reins. Marylin offrit
de prendre la barre de direction – il accepta sans rechigner. Sa gorge
était très sèche.
Une plaine vaste, sans limites, qu’ils supposèrent occuper le centre
du Plateau oublié. Le sol était d’un niveau régulier. Marylin évita de
justesse plusieurs trappes ouvertes, béantes sur le sous-sol des cintres.
Elle conduisait bien, avec souplesse. Citizen ferma les yeux. Il somnola
un certain temps…

Il somnola un certain temps, s’éveilla en sursaut, le cœur battant,


lorsque Marylin lui toucha le bras.
— Citizen, réveille-toi.
Il avait glissé sur le siège, mais se redressa d’un seul jet, le fusil-rad
bien en main.
— Non, sourit Marylin. Il n’y a rien à craindre.
Il remarqua ses yeux cernés, dans la pénombre.
— Combien… où sommes-nous ?
— Je pense que nous avons pratiquement traversé la surface de la
Bulle, dit Marylin. Il y a des sas, de ce côté ?
Citizen se racla la gorge. Il laissa couler encore deux ou trois
secondes, pendant lesquelles il revint tout à fait à la surface, se
rappelant les différents secteurs parcourus : son souvenir n’allait pas
au delà de la plaine.
Il dit :
— Oui, il y a des sas. Obligatoirement… Est-ce que tu as traversé la
plaine ?
— Cela a pris trois heures de temps, renseigna Marylin. D’après le
chrono de bord.
Citizen consulta son propre chrono-bracelet : les aiguilles
lumineuses marquaient 5 heures et 10 minutes. Le cadran de bord
indiquait, lui, 3 heures et demie. Il était parfaitement incapable de se
situer dans le temps – dans un temps donné. Son chrono était encore
réglé sur le temps du Plateau de tournage. Celui du véhicule faisait
préférence au Temps Commun qui régissait la vie des Surveillants. Il
avoua :
— J’ai vraiment l’impression que des années se sont écoulées
depuis… depuis mon retour à la surface, après le tournage.
Il ne dit rien de cette autre impression qui vint, une fois de plus,
agacer sa conscience, lui soufflant que peut-être il n’était sorti d’aucun
tournage, mais bel et bien en train de participer à une certaine suite de
séquences…
— Vingt-cinq heures et quelques minutes se sont écoulées depuis
que nous avons quitté Paradis, renseigna Marylin.
Citizen jura.
Ensuite, il remarqua le spectacle totalement fou emprisonné dans
le faisceau des phares – il nota, dans le même temps, que le véhicule
était arrêté. Il jura encore.
Une masse impressionnante de carcasses d’animaux s’élevait
devant eux. Beaucoup se trouvaient en état de délabrement parfait,
mais on apercevait tout de même, ici et là, un cheval ou un éléphant
qui ne paraissait pas avoir trop souffert. À maints endroits
apparaissaient les infrastructures métalliques, les squelettes tordus,
crevant les enveloppes usées. Chevaux, chameaux, éléphants, lions…
Ici, les occupants de la jungle précédemment traversée formaient eux-
mêmes une autre jungle, avec ces racines de pattes mêlées les unes aux
autres, ces lianes de tubulures et de fils qui pendaient des ventres
ouverts, ces branchages de cages thoraciques explosées… Des
centaines d’yeux de verre brillaient dans la lumière du phare.
— Bon Dieu-Public ! souffla Citizen.
Sans un mot. Marylin remit en marche le car, et ils longèrent le
front de ce charnier d’automates, fascinés par les murailles dressées de
ce cimetière pétrifié. Les amoncellements d’automates se firent moins
serrés, plus espacés. Ils laissèrent bientôt la place à des véhicules
particuliers, rangés les uns à côté des autres. Il y avait des voitures
ordinaires, mais aussi de nombreux fragments de machines militaires
employées dans les films d’action et de guerre. Des chars d’assaut,
grandeur nature, et des carcasses d’avions, grandeur nature
également. Citizen repéra aussi plusieurs maquettes de navires, des
destroyers et des felouques, une grande caravelle aux mâts tronqués…
— Arrête ! s’exclama-t-il.
Marylin avait déjà freiné : elle avait vu, elle aussi, entre un tas de
quelque chose recouvert d’une bâche et une rangée de jeeps, le
distributeur-relais de nourriture.
Ils sautèrent en même temps hors du car, pour se ruer vers la
machine. Fébrilement, Citizen activa les pressoirs : ils crièrent de joie
lorsque le tiroir s’ouvrit, avec un petit « cling ! », proposant une série
de tablettes nutritives.
— Ils fonctionnent toujours, et sont toujours approvisionnés,
évidemment ! s’exclama Citizen. Que la Bulle dans laquelle ils
émergent soit occupée ou non, ils sont reliés au réseau, et ils
fonctionnent !
La chose lui paraissait maintenant évidente – et pourtant, le réseau
de distribution aurait très bien pu être coupé… Il prit deux tablettes
qu’il donna à Marylin, s’octroya les deux autres. Ils se laissèrent
tomber sur le sol de sable, dépouillant les emballages métallisés à
coups de dents précis. Citizen disait :
— Fatalement, ils doivent être alimentés, pour les Accessoiristes qui
doivent de temps à autre venir puiser dans ces dépôts, dit Citizen. Je
me suis fait du souci !… Bon sang ! nous aurions dû y songer !
Ils mordirent en riant dans les tablettes, mâchèrent en silence.
C’était d’un goût plutôt fade, mais ils trouvèrent néanmoins cette
alimentation délicieuse… Ensuite, Citizen se releva, actionna la
distribution de boissons. Un chapelet de bouteilles tomba au sol ; elles
contenaient de l’eau et des jus de fruits. Ils en décapsulèrent un certain
nombre dont ils avalèrent goulûment le contenu.
Citizen ne sut pas très bien comment il se retrouva dans les bras de
Marylin – mais il y faisait bon. Il quitta ses vêtements, elle les siens. Il
se serra contre elle, enfouit son visage entre ses seins. Ils avaient tous
deux des larmes dans les yeux. Ils firent l’amour là, sur le sable, sur le
tapis froissé de leurs vêtements épars, et sous le regard d’un lion
bancal dont le torse dépassait d’un entassement recouvert par la
bâche. Là, dans la crudité de lumière diffusée par les phares. Ils se
noyèrent.

Marylin riait, riait. Un rire fantastique, dont les éclats roulaient


sous la voûte du dôme, rebondissaient sans fin.
Citizen cessa d’activer la panthère-automate qu’il venait de
dénicher dans le tas, sous la bâche. La plupart des simulacres étaient
encore en état de fonctionnement : ils attendaient un film, et qu’un
Accessoiriste vienne les tirer de l’ombre pour les lâcher sous les projos
d’un tournage. La boîte de commande radio était fixée par un collier à
leur poitrail. Par jeu, Citizen s’était mis à manipuler une panthère,
superbe et noire. Il l’avait fait courir, sauter, se dresser sur ses pattes
de derrière, sur celles de devant, il l’avait fait ramper, se couler au sol,
bondir sur un adversaire invisible, se rouler pattes en l’air, gronder,
rugir, ronronner. Elle était docile, en parfait état, vraiment. Il cessa le
jeu, glissa le curseur du boîtier de commande sur la position
« attente » et revint vers Marylin.
Il s’agenouilla devant elle, cligna de l’œil après avoir posé un baiser
rapide à la pointe du nez de la jeune femme.
— Fini de jouer, dit-il. Il faut repartir.
— Je suis prête.
— Nous allons laisser le car ici. Et utiliser une de ces jeeps. Elles
fonctionnent, j’ai vérifié. Le car est repéré, et nous ne pourrions pas
franchir la frontière de la Ceinture dans ce genre de véhicule.
Marylin acquiesça, tandis que Citizen continuait :
— Nous prendrons nos armes, également. Et puis nous allons piller
ce distributeur, par mesure de prudence. Est-ce que nous emmenons
Géraldine ?
— Qui est Géraldine ?
Citizen désigna le boîtier de commande de la panthère, sur lequel
était gravé le prénom. Il pressa une touche. L’automate rugit, dans le
profond silence.
— C’est elle, Géraldine, dit Citizen.
— Alors, nous l’emmenons, approuva Marylin.
— Parfait !
Ils firent ce qu’avait décidé Citizen : ils pillèrent le distributeur,
dont ils entassèrent le contenu dans plusieurs musettes dénichées sur
un tas d’accessoires poussiéreux, et ils lancèrent les musettes dans le
coffre de la jeep. Citizen fit monter Géraldine à l’arrière et la coucha
dans le fond. Le simulacre n’en finissait pas de se pourlécher les
babines : il semblait véritablement heureux de participer à cette
expédition… heureux que deux fous soient venus le tirer de son
sommeil.
Les deux fous n’oublièrent pas les armes : ils avaient chacun un
pistojet et un fusil-rad, le pisto dans la ceinture et le fusil sur les
genoux. Citizen s’installa au volant. Il démarra. Il connaissait
davantage la conduite d’un véhicule à barre directionnelle, mais au
bout de quelques minutes il s’habitua au volant circulaire. Ce n’était
pas très compliqué.
Le moteur électrique de la jeep tournait rond, sans bruit. C’était
presque plus confortable que le car de police. Un seul inconvénient : la
portée des phares était moins longue.

Ils roulèrent ainsi deux heures durant – deux nouvelles heures –


avant de se retrouver à la périphérie de l’espaginé, dans une autre forêt
de décors entremêlés. Après un certain temps d’errement, ils
dénichèrent un couloir menant à un sas. Deux jets thermiques dirigés
sur des endroits précis du mécanisme : la porte sauta. Quelques
minutes plus tard, ils avaient quitté l’ombre, roulaient sur une voie
pauvrement éclairée. Déserte.
Citizen conduisit pendant quelques heures encore ; à la suite de
quoi Marylin prit le volant.
Puis ils comprirent, avec stupéfaction, qu’ils se trouvaient dans la
Ceinture. Ils avaient passé la frontière, quelque part, sans avoir rien
remarqué, sans que l’ombre d’un garde ne se manifeste et les arrête.
On trouvait ainsi certains passages non contrôlés entre le Noyau et la
Ceinture : la Chance avait voulu qu’ils empruntent une de ces filières.
« Et si tu étais tombé sur un poste frontière normal ? se demanda
Citizen dans la bouffée de joie et de soulagement qui l’enivrait
violemment. Sur des gardes armés ? »
La réponse vint, sans une hésitation. Elle ne le surprit point. En
prenant les fusils, ils savaient l’un et l’autre qu’ils les emploieraient le
cas échéant. L’occasion ne s’était pas présentée, c’est tout.
15
Des milliers, des millions, des milliards d’informations circulaient,
coulant au long de leurs chemins invisibles, en provenance d’endroits
et de secteurs bien défini, vers des destinations précises et bien
définies. Un réseau nerveux, une gigantesque machinerie.
Les informations parvenaient en tel ou tel point d’un des locaux du
building de Sécurité. Certaines étaient mises de côté, en banque, dans
l’attente du moment où la mémoire sollicitée – par le jeu d’une
nouvelle série d’informations – sélectionnerait l’une ou l’autre d’entre
elles et la, ou les, ferait resurgir. Il n’y avait jamais une de ces
informations qui se perde. Pas une. Jamais. Cette irrigation
permanente assurait la continuité de la vie du monde.
Dans ce flux gigantesque de pulsions électriques, à un moment
donné, tomba en terminal de parcours, là où elle devait tomber,
l’information suivante :
Individu Citizen,
Individu Marylin Gold,
Activement recherchés par Surveillance, hors-cadre tous deux, coupables de voies de
fait sur agents sécurité, point 345. Y. du réseau tube communication. Vol véhicule
Surveillance imm. 6543 YUT. Direction Ceinture extérieure, sect. 57. UH. 45.
Encagement décidé. Si résistance, tirer à vue. Mort et effacement. Si résistance.
Le gardien de faction devant la console crépitante ne prit même pas
connaissance de cette information dans sa totalité. Elle était précédée
d’un blip rouge, et cela signifiait pour le gardien qu’elle devait être
dirigée vers un récepteur donné, de la gamme des blips rouges. Il la
dirigea donc vers ce récepteur, en la tirant du circuit par une pression
du doigt sur une touche de plast nacré.
Puis il bâilla.
16
Les terrains d’entraînement se trouvaient situés pour la plupart à
l’extrémité de l’Inter-Plateau, au pied de cette muraille de structures
métalliques, de tubulures énergétiques et de couloirs ascensionnels
qui reliaient les différents étages, du sous-sol profond au Plateau
supérieur.
Généralement, l’atmosphère du lieu était chargée de poussière
soulevée en nuages épais par les combats simulés et les différentes
activités des Cascadeurs à l’action. Cette poussière était invisible de
loin – des baraquements des îlots, notamment. À peine si l’on
distinguait une vague traînée blanchâtre au ras du sol, plaquée sur
l’horizon. Il fallait s’approcher sérieusement du lieu des joutes pour se
rendre compte que la « vague traînée blanchâtre » s’élevait jusqu’à une
dizaine de mètres au-dessus des stades et des aires d’entraînement.
Ensuite, bien vite, on se trouvait à l’intérieur du nuage pulvérulent, on
le respirait, on l’avalait, on le buvait par tous les pores de la peau –
comme on buvait les cris et les exclamations, les bruits, les hurlements
rageurs, les cavalcades des chevaux-automates que leurs cavaliers
lançaient au grand galop.
Spartacus avait eu de la peine à s’habituer à la poussière.

À présent, il transpirait abondamment, il sentait couler la sueur sur


ses épaules, ses reins, dans la raie de ses fesses. Dans ses yeux. La
sueur, mêlée à la poussière et à la graisse décontractante dont il s’était
enduit le corps… cela formait un mélange pâteux sur lequel s’étaient
collées de larges traînées sableuses.
« Bon Dieu, elle n’est pas gênée, elle, visiblement. L’habitude, mon
vieux Spartacus… depuis combien de temps connaît-elle l’arène ? Elle
va t’ouvrir le ventre – elle va le faire, tu ne crois pas ? »
— Planque tes couilles ! cria Chinta.
Elle se fendit d’un coup, projeta en avant toute la longueur de son
corps souple huilé, couvert de sueur, de graisse et de poussière lui
aussi. La lame de son cimeterre faucha l’air à quelques centimètres du
bas-ventre de Spartacus, qui avait bondi en arrière in extremis. Il
donna un coup en faucheur, lui aussi, visant le crâne rasé de la femme,
mais elle sut l’éviter, ployant sur ses jarrets. Du sang coulait au-dessus
de son oreille droite, coulait sur sa mâchoire et le long de son cou,
pissant sur sa poitrine nue. Elle avait également une entaille au niveau
de la hanche, et le sang marquait son ventre, sa cuisse, soulignant d’un
trait sombre la fente épilée de son sexe.
« Nom de Dieu, songea Spartacus. Est-ce que la Chance aurait
décidé de me laisser tomber ? »
Il avait tablé sur la fatigue de Chinta, sur ses blessures. Elle était
mal en point. Mais fichtrement dangereuse encore.

Cela faisait trois unités de jours qu’il se trouvait parmi les


Moritures. Il avait dormi deux fois dans son baraquement. Il était
soigné, « retapé », nourri selon un régime strict et très étudié. Il ne lui
avait pas fallu longtemps pour se sentir redevenir un autre homme.
Quand les équipes médicales ne le testaient pas, qu’il ne mangeait ou
ne dormait pas, Spartacus se rendait aux stades, en compagnie de
Pacino. Il avait appris à respirer la poussière.
Immédiatement, l’atmosphère du lieu l’avait enivré jusqu’à la
moelle. L’endroit était magique, hanté par la violence, les cris – une
étrange ambiance qui vous faisait vibrer de terreur et d’excitation
enthousiaste tout à la fois. L’instinct de Spartacus lui souffla qu’il avait
la possibilité, en ce lieu, de brûler les étapes. L’instinct ? La Chance ?
Il avait lancé un défi, trois jours à peine après son arrivée sur
l’Inter-Plateau, à Chinta, Monitrice de duel à l’arme blanche, qui
venait pourtant d’éventrer proprement devant ses yeux deux
adversaires qui ne s’étaient pas laissés faire. Le dernier des duellistes,
avant de regarder fumer ses entrailles entre ses jambes, avait porté
deux coups à Chinta : cette entaille à l’oreille, et l’autre à la hanche.
Spartacus évita un nouveau coup de lame, qui vibra dans l’air
poudreux, au ras de son menton. Il frémit et recula.
Chinta souffla bruyamment. De la bave moussue, mélangée au
sable et à la poussière, ourlait ses lèvres contractées en une grimace
furieuse. Elle fit un pas en avant, assurant sa stabilité sur ses pieds
nus. Les muscles de ses cuisses frémirent. Ceux de son ventre étaient
noués, comme des bourrelets de corde. Son sein gauche avait été
recousu : il pendait, flasque et couturé de cicatrices entremêlées, alors
que le droit se dressait, plein, orgueilleux.
« Elle est crevée, songea Spartacus. Crevée… et moi aussi. Elle a
failli m’avoir cent fois, je n’ai pas été fichu de lui porter un coup
sérieux… Qu’est-ce qui m’a pris ? Est-ce que je vais réellement y
passer ? »
Une chose l’ennuyait plus que tout : il avait constamment devant
les yeux la vision des deux autres et de leurs tripes fumantes déversées
sur le sable. Un tiers de seconde, un flash. Une ouverture minuscule
dans la garde de Chinta. Spartacus sentit qu’il avait une chance ; il le
sentit davantage qu’il ne le comprit. Il hurla et frappa en même temps.
Un revers de lame éblouissant, qui se termina par un rugissement de
Chinta, et le choc contre sa propre lame. Une douleur bourdonna dans
tout le bras de Spartacus. En réflexe, comme effrayé soudainement par
son audace, il se jeta en arrière, faillit tomber. Il n’avait pas encore
tout à fait l’habitude de marcher dans le sable.
Il vit la nouvelle balafre en travers du ventre de Chinta. Une ligne
rouge, et qui dégoulinait déjà abondamment, partant de l’aine, au ras
du sexe, et montant vers le nombril.
Il y eut le choc, le hurlement rauque de Chinta. La gifle de sang
aspergea Spartacus. Sa lame haute, il la laissa retomber, pesant de
toutes ses forces ; cette fois, il vit l’effet du coup porté. Le fil tranchant
de l’arme ouvrit d’un seul trait le dos musclé de Chinta, au-dessus des
reins.
Spartacus s’écroula à la renverse, dans les hurlements qui
montaient tout autour. À peine avait-il touché terre, il se redressa
nerveusement, à la recherche du cimeterre qu’il avait lâché. Mais il ne
fit pas un pas, pas un geste.
Chinta, était allongée, à plat ventre, les fesses et le dos couverts de
sang poisseux. Elle remua, tenta de se redresser sur un coude. L’espace
d’une seconde, la plaie béante qui lui ouvrait le côté apparut – puis
Chinta retomba dans le sable.

Ils étaient une trentaine, hommes et femmes, autour du lit de


Spartacus. Ils étaient assis sur les lits voisins, ou bien sur des chaises
pliantes, ou encore à même le sol. D’abord, ils l’avaient félicité pour
son exploit – et ils étaient sincères : ils connaissaient tous
l’indiscutable valeur combative de Chinta, qui avait été, pour la
plupart, leur Monitrice, et dont renseignement avait laissé sur le cuir
de quelques-uns des traces inaltérables. Ensuite, ils s’étaient mis à lui
poser une foule de questions sur sa vie dans la Ceinture. Il répondait
de bonne grâce, saoulé d’importance et d’excitation. Plusieurs femmes
lui offrirent de coucher avec lui, cette nuit-là. Il fit son choix, en riant,
une grande bringue aux seins ronds et aux hanches larges.
Il était celui qui avait étendu Chinta. Évidemment, la Monitrice
avait plus de vingt combats dans les bras, avant de se mesurer à
Spartacus. Mais elle devait le savoir lorsqu’elle avait défié les
Moritures et accepté de se mesurer au gringalet tout frais venu de la
Ceinture.
Au réfectoire, ce fut la même ambiance. On savait, dans tout l’îlot,
et au delà, que Spartacus avait tué Chinta. Pacino se démenait comme
un diable, prenant pour lui, en tant qu’ami de Spartacus, une bonne
part de gloire. Il avait oublié ses réticences lorsque Spartacus avait
relevé le défi de la fille ; il allait même jusqu’à prétendre qu’il était
alors certain de l’issue du combat, ayant tout de suite reconnu, en ce
petit Frimeur, ce qui faisait l’étoffe d’un grand Moriture.
On le laissait dire. Pacino avait pour lui l’ancienneté, la vigueur
aussi, et se trouvait en bon chemin vers le niveau d’Entraîneur. Il
valait mieux ne pas se moquer de lui.
Le repas fut très gai. Spartacus mangea comme quatre.
Puis, les Moritures reprirent le chemin des baraquements.
Ils attendaient que les spots s’éteignent. La fille que Spartacus avait
choisie pour la nuit avait son lit à l’autre bout de la salle. Il irait la
rejoindre plus tard, une fois l’obscurité installée.
Pour l’heure, Spartacus était allongé sur sa couchette, et Pacino sur
la sienne, à côté.
« Tu n’es là que depuis trois unités de jours, Spartacus, et déjà
regarde un peu où tu en es… Zoom sur Spartacus ! Bon Dieu… merci,
la Chance ! »
— Je pense à quelque chose, dit Pacino, de son lit.
Il jouait à ouvrir et refermer un couteau à lame incurvée. À chaque
fois, cela faisait un petit cliquetis sec.
— Quoi ? fit Spartacus, tournant la tête vers son ami.
— À quelque chose qui retiendra peut-être ton attention.
Pacino à son tour regarda de côté. Son regard rencontra celui de
Spartacus.
— Écoute… tu en veux, n’est-ce pas ?
— Qui n’en veut pas, ici ? renvoya Spartacus.
Pacino ouvrit de grands yeux, étonné une seconde. Il fit claquer la
lame de son couteau.
— Pas tout le monde, crois-moi. Certains trouvent cette petite vie
bien agréable, et ne demandent pas à changer. L’important, pour eux,
c’est de rester en vie, tout simplement, le plus longtemps possible…
C’est déjà quelque chose, je t’assure. Rester en vie dans ce carnage
permanent… Mais toi, ce n’est pas le cas.
— Et pourquoi ?
Pacino sourit encore, du coin des lèvres. Il reporta son attention sur
le couteau, le fit jouer deux fois de suite et se redressa sur son lit. Il
s’assit, jambes pendantes.
— Tu as fait la seule chose qui risquait de stopper définitivement ta
carrière de Moriture, aujourd’hui, dit-il. Tu aurais voulu te suicider
que tu n’aurais pas agi autrement. Mais tu ne voulais pas te suicider.
— Certainement pas.
— Tu voulais gagner, et trucider Chinta. Tu as joué une carte
unique, dans le but de t’élever rapidement au-dessus de ta condition
de Cascadeur-Frimeur de première zone.
Spartacus ne répondit pas. Évidemment, l’autre avait raison, mais
il ne voyait pas où il voulait en venir. Il attendit.
— D’ailleurs, reprit Pacino, Chinta l’a dit. Elle a très bien compris ce
qui te poussait à te battre avec elle. Tout le monde l’a compris. Tu veux
devenir Cascadeur, Entraîneur, peut-être Comédien… ce n’est un
mystère pour personne… Alors ?
— Alors quoi ?
— Je te demande : Cascadeur ? ou bien Entraîneur ? ou bien…
— Comédien, oui, dit Spartacus. Pourquoi pas ?
— Ne t’énerve pas, dit doucement Pacino. Il n’y a rien d’illégitime
dans ton désir. Rien de véritablement surprenant… Je vais te dire : à
mon avis, tu as toutes les chances d’y parvenir.
Spartacus répondit, les doigts croisés :
— J’ai la Chance.
Pacino acquiesça.
— C’est ce que je me dis. Tu as la Chance. Et je suis bougrement
satisfait de t’avoir mis le grappin dessus – tu vas peut-être me laisser
un peu de cette veine, hein ? (Il traça dans le vide plusieurs figures à
l’aide de son couteau. Puis sérieux :) Tu as la chance, ami. Elle est là…
Elle continue. Il ne faut pas la laisser dormir. Est-ce que tu as lu le
panneau d’informations, à l’entrée du Secteur ?
— N… non, dit Spartacus, sourcils froncés.
— Moi, oui. Il y a une demande de Frimeur en Cascade des
Productions W.B.T. Fameuses Productions, tu sais ?
— Je sais.
— Ils ne demandent pas moins de trois cents types. Un film de
guerre, avec machines et tout le bazar. Trois cents types, trois cents
Frimeurs. Parmi les trois cents, il y a probablement une bonne dizaine
de rôles pour une Frime de Figuration intelligente. Tu devrais tenter le
coup.
— Je n’ai pas les qualifications, murmura Spartacus.
Son cœur s’était remis à battre follement. Il se sentait la gorge
sèche.
« Serait-ce possible, Spartacus, mon vieux ? Serait-ce possible,
vraiment, que l’ascension soit si rapide ! »
— Les qualifications ! éructa joyeusement Pacino. Tu rigoles, ou
quoi ? Tu viens de descendre, sans entraînement, une des Monitrices
parmi les plus raides de tout l’Inter-Plateau, et tu parles de
qualifications ? Tu les as d’office, ami ! Tu peux être certain que tu es
remarqué en haut lieu, dès à présent, par Connors, d’une part, et peut-
être par Watkins en personne.
— Mais… de la Frime dans une distribution de trois cents Moritu…
— Écoute, Spartacus… Je te dis tout cela parce que c’est porte-
bonheur de faire monter un type qui a la Chance. Je suis pas dingue.
Tu peux te porter volontaire pour cette Production, c’est moi qui te le
dis. Et j’affirme que tu seras engagé. Autre chose… Si tu te comportes
bien dans ce Film – si tu fais en sorte de sauver ta peau –, tu as une
chance supplémentaire de gravir encore un échelon vers la Comédie.
Tu sais pourquoi ?
— Non, souffla Spartacus.
— À cause du Montage, mon vieux. Il y a une Monteuse hors pair,
qui travaille pour W.B.T. Et c’est elle qui s’occupe de ce Film. Kate
More. Une bouffeuse de mâles comme tu n’as pas idée, à ce qu’on dit.
Elle a fait le succès de plus d’un, en conservant une séquence plutôt
qu’une autre. Merde, qu’elle te voie, si tu es bien, et elle est capable de
te donner une minute, ou plus. Une minute, Spartacus, pour un
Frimeur, c’est une foutue rampe de lancement, tu ne trouves pas ? Tu
as la Chance… alors, plutôt que d’attendre ici…
— Merci, dit Spartacus. Merci, Pacino. Je pense que je vais suivre
ton conseil.
— C’est la seule chose à faire, dit Pacino, faisant claquer la lame de
son couteau.

Dans le courant de la nuit, Spartacus rejoignit la couche de la


grande fille aux hanches larges… Il ne vit pas, dans l’ombre, le sourire
de Pacino.

Pacino ne rêvait que d’une chose : devenir Entraîneur, en son


temps. Il se méfiait comme de la peste des petits arrivistes aux dents
longues – surtout lorsque ces jeunes loups avaient pour eux la Chance.
17
Bross Chaplin se tenait immobile, les paumes moites, assis dans
son fauteuil rembourré devant la table de composition jaillissant de
l’immense panneau mural qui composait la partie visible de l’ordino-
concept. À peine installé, l’émotion, l’irritation, l’excitation avaient
pris possession de lui.
Le trac.
Bon Dieu-Public, depuis combien de temps n’avait-il pas ressenti
cela ? Très, très longtemps…
Il essuya ses paumes humides sur les pans de sa veste. Puis, touché
par une inspiration soudaine, il se leva, retira cette veste qui allait
certainement le gêner aux entournures.
Il resta debout un petit instant tandis que son regard courait sur les
murs de la pièce.
« Que cherches-tu, Bross Chaplin ? Rien, tu ne cherches rien de
précis, sinon quelque prétexte pour retarder l’instant où tu te
décideras à pianoter enfin sur le clavier de l’ordino. Cet instant où tu te
jetteras à l’eau… »
Il trouva le bon prétexte qui devait lui permettre, pour un court
laps de temps, de faire le tri dans ses pensées. Ayant traversé la pièce,
il prit un paquet de cigarettes dans le casier mural de sa réserve de
tabac, sur le mur couvert de rayonnages courbés sous le poids des
bobines et des cassettes. Ses doigts tremblaient lorsqu’il ouvrit le
paquet et tira une cigarette pour la pincer entre ses lèvres minces,
l’allumer. La bouffée de fumée emplit ses poumons. Il ferma les yeux.
Le trac… Il suffirait d’une gélule d’E.I.P.D., Bross, rien qu’une
gélule, une seule, pour chasser cette oppression, pour te redonner…
Non ! Pas question d’utiliser l’E.I.P.D. Pas cette fois.
Bross retourna à son fauteuil, s’y laissa tomber. Il avait un cendrier
à portée de main, sur la console.
C’était un peu comme la première fois, quand il n’avait pas encore
l’âge pour le Spectacle. Le souvenir de cet instant lui revint avec force.
Tangua d’un bord à l’autre de sa tête.
La première fois, oui… Il s’était assis là, à cette place. Où était la
différence ? Qu’y avait-il de changé ?
Aujourd’hui, il travaillerait seul. Ou presque. La machine ne
l’utiliserait pas. Il utiliserait la machine.
Une fois encore, Bross essuya ses paumes sur son pantalon. Il
refoula les flots de souvenirs pour ne conserver à fleur de conscience
que cette hargne, cette colère ressentie de façon cuisante à l’égard de
Citizen et de Marylin. Il retira de ses lèvres sa cigarette aux deux tiers
consumée et l’écrasa dans le cendrier. Ses doigts tremblaient toujours
lorsqu’il saisissait le casque de composition. Le fil rouge, torsadé, se
détendit comme une sorte de long reptile boudiné. Il coiffa le casque.
Sur le tableau de bord de la console, juste au-dessus du clavier-
scripteur, une touche jaune s’alluma. D’un index précis, Bross enfonça
la touche qui s’éteignit – son doigt tremblait déjà moins. Il entendit
monter dans les écouteurs du casque le bourdonnement ténu de la
machine.
Bross inspira longuement, profondément. Il exhala de même.
Il avait mentalement composé un programme sélectif de
références, qui lui semblait couvrir approximativement et selon un
éventail très élargi ce qu’il cherchait. Il pressa la touche-contact du
sélecteur. Trois bips pointus vrillèrent ses tympans. Sur le clavier,
Bross tapa les données suivantes (ses doigts ne tremblaient plus du
tout) :
— Aventures extra-planétaires
— Aventures planétaires
— Quête, recherche, héros
— Chasse
— Univers hostile, monde fermé (monde fermé ???)
— Aventure déviante. Démonstration Ordre contre Désordre
— Élément incontrôlé. Final.
Il frappa cinq fois de suite sur ta barre « final ». Après quoi il
dirigea la demande d’information vers la mémoire des Archives. Il
attendit pendant une demi-minute, environ, tandis que la danse des
bips traversait son crâne de part en part. Pour tromper l’attente, qui
fut pourtant de courte durée, il extirpa du paquet posé à côté de lui
une nouvelle cigarette qu’il alluma.
Le sélecteur de références lui fournit la liste de plus de quarante
films. Sur ce nombre, une dizaine provenaient de la période historique
du Noyau – Bross les effaça. Il ne voulait pas travailler sur du « revu et
corrigé ». Les trente films conservés remontaient aux temps flous de la
préhistoire.
Trente films à analyser. Ils n’étaient pas tous complets,
naturellement ; les deux tiers ne représentaient que des fragments en
assez mauvais état (cote Z : à manier avec précaution). Compte tenu de
ces défections, de ces amputations, cela représentait néanmoins
plusieurs dizaines d’heures de visualisation.
« Pas le temps », décida Bross.
La machine ne l’utiliserait pas : il utiliserait la machine.
Il programma une fois de plus ses données de références qui
étaient en même temps une première évaluation de synopsis, et se
brancha sur la réception-hypno. L’informateur de l’ordino lui
conseillait trente minutes d’écoute pour trente films ou fragments de
films. Il composa donc une tranche de trente-cinq minutes d’écoute,
s’octroyant un petit battement de cinq minutes en raison du manque
de soutien d’E.I.P.D. Il enclencha. La sarabande des bips s’accrut,
s’amplifia jusqu’à devenir une réelle torture, pendant une fraction de
seconde. Et Bross sombra dans l’inconscience.
Trente-cinq minutes et zéro seconde plus tard, très exactement, il
revint à lui. La cigarette s’était éteinte dans le cendrier. Bross la
ralluma, tira plusieurs profondes bouffées l’une derrière l’autre.
Si le temps de réception-hypno n’avait duré que quelques secondes,
Bross n’en aurait pas eu davantage conscience. Il possédait les
éléments globaux contenus dans les trente films (et fragments)
analysés. Une fois de plus, il demanda l’aide du sélecteur, et celui-ci, se
fondant sur ce que Bross lui avait fourni comme schéma, lui indiqua
dix films représentatifs. Bross accomplit seul la dernière et ultime
sélection. Il conserva cinq titres :

TARZAN
À BOUT DE SOUFFLE
2001 ODYSSÉE DE L’ESPACE
METROPOLIS
VOYAGE FANTASTIQUE

De nouveau, il bascula sur la réception-hypno afin de se pénétrer


totalement de ces cinq éléments. Deux des cinq films n’étaient que des
séquences disparates, en très mauvais état : 2001, et METROPOLIS.
Les trois autres n’étaient pas complets, eux non plus, mais cependant
plus construits. Trois minutes de perception-hypno lui furent
nécessaires, pas une seconde de plus. Lorsqu’il reprit pied dans le réel,
il possédait une bonne atmosphère générale d’ambiance, et se sentait
satisfait, plus excité que jamais.
Tout allait bien. Il avait l’impression de s’être mis au travail
quelques minutes plus tôt, ce qui était bon signe. Il s’octroya un temps
de pose pendant lequel il fuma une troisième cigarette.
Cela ne fut d’ailleurs pas une pose au sens propre du terme, et
Bross fut incapable d’empêcher son esprit de fonctionner à vive allure.
Le travail s’accomplissait presque en dehors de lui-même, les données
s’additionnaient, se recoupaient, mêlant la documentation fournie par
les films réceptionnés en état hypnotique et les éléments originaux
qu’il apportait, directement calqués sur ce qu’il ressentait, sur ce que
les cris de Citizen avaient provoqué en lui. Le schéma se construisait
rapidement.
Bross se laissa aller au flot rageur des vibrations ; il écrasa le
mégot, ferma les yeux. Une véritable ivresse l’empoignait, le faisait
tournoyer au centre de lui-même. Jamais il n’avait ressenti cela
auparavant – ou si le fait s’était déjà produit, il n’en gardait pas
souvenir.
Il travailla longtemps, les paupières closes et la nuque appuyée au
dossier du fauteuil, les muscles relâchés, détendus. La chaleur l’avait
gagné progressivement.
Petit à petit, il sentit que les pulsions internes sur lesquelles flottait
son esprit s’estompaient graduellement. Le calme – une manière
d’accalmie, plus exactement – revenait, coulait doucement. Il sut qu’il
avait trouvé quelque chose de valable. Ouvrit les yeux. Fébrilement, il
pressa la touche du lecteur de schéma/concept.
Le résultat de ses cogitations s’inscrivit sur la bande-écran prévue à
cet effet. Bross lut avidement le texte qui défilait. Au fur et à mesure, il
fut noyé par une nouvelle vague d’excitation et de joie pure. Bon Dieu-
Public ! Regarde ça, Citizen ! Regarde, et ose dire encore que le vieux
Bross Chaplin est incapable de création originale !
Un grognement ravi coula au fond de sa gorge. Non seulement il
était très excité, et fou de joie, mais aussi stupéfait… À la vérité, il ne se
serait jamais cru capable d’un tel potentiel inventif ! La lecture du
schéma lui prit trois ou quatre minutes, puis il lut une seconde fois les
éléments sériés du synopsis, une troisième fois. Il bloqua finalement le
déroulement.
Les premiers effets de la fatigue l’enveloppèrent. Mais ce n’était pas
désagréable, au contraire. Sous le casque, son front et ses oreilles
étaient brûlants. Il avait la gorge sèche.
Il se leva, après avoir déconnecté et retiré le casque. Il marcha
jusqu’au distributeur mural, au fond de la pièce, et se servit un grand
gobelet de café non sucré, qu’il dégusta à petites gorgées. C’était
brûlant, amer, imbuvable et succulent.
Bross n’avait plus peur. Il n’aurait plus jamais peur, et le savait, car
il venait de prouver ses capacités. D’ordinaire, les canevas sur lesquels
il travaillait lui étaient fournis par l’ordino-concept. Tous les canevas
étaient composés de tableaux signalétiques fournis par la Critique des
Testeurs-Sondages et établis selon le Pourcentage Émotif livré par le
Public, et la sempiternelle graduation « Émotion-Réflexion-Action ».
D’ordinaire, ces canevas devaient être soumis aux censures des grilles
de schémas-gabarits. C’était sur ces squelettes éliminés que Bross
travaillait, canalisant son « imagination ».
Pour la première fois – la première fois, peut-être, qui sait, dans
l’histoire du Noyau de Spectacle – un Scénariste agissait seul. Lui,
Bross.
Tout seul, et selon ses propres données, avec un simple apport
d’ambiance fourni par la réception-hypno – vraiment rien… d’ailleurs,
au final, on n’en trouvait pas trace. Tout seul, avec l’aide de son
cerveau, il avait bâti un schéma, un canevas d’intrigue. Un canevas
qu’il allait fignoler, maintenant, qu’il allait polir et lustrer, rejetant
radicalement toute influence des grilles-censures. Il passerait outre la
surveillance des gabarits préétablis de morale ; il poursuivrait la
construction de son histoire.
Il était l’auteur à part entière de quelque chose. Quelque chose de
jamais vu.
La sensation était à ce point enivrante qu’il en avait presque oublié
les motivations enfouies. Le désir de vengeance vis-à-vis de Citizen et
de la fille, la colère et l’humiliation qu’il voulait faire payer au
centuple… tout cela lui paraissait très loin, maintenant.
Bross reprit sa place devant le clavier de la console. Il saisit le
casque, le recoiffa.
Le canevas était précis, en dépit de certaines péripéties qui
demeuraient obscures (mais qui. Bross le sentait, seraient comblées
sans difficulté). Il déconnecta les grilles de censure/morale. Un petit
voyant d’alarme clignota pendant quelques secondes, mais Bross
l’ignora totalement. Comme s’il était lassé de clignoter dans
l’indifférence, le voyant s’éteignit.
Bross se mit au travail.

Il travailla seul, ou presque, utilisant au minimum les ressources


offertes par l’ordino-concept. Il n’avait besoin de la machine que pour
la classification, le sériage de ses idées et de ses constructions
imaginées. Sur ce plan l’ordino lui facilita extrêmement le travail…
sans lui, Bross se serait probablement débattu des jours durant dans
l’écheveau serré des concepts totalement nouveaux sur lesquels il
travaillait, ébauchant et dénouant une action.
Avec l’aide de l’ordino, il travailla néanmoins pendant plus de neuf
heures. Dehors, la lumière augmentait, pour une nouvelle unité de
jour… mais Bross n’en savait rien, ne s’en souciait véritablement pas :
dehors n’existait plus. Ce qui existait, par contre, tenait dans ce qu’il
venait d’inventer.
Il relut le scénario, les yeux brûlants de fatigue et fumant une
ultime cigarette, la bouche pâteuse, avec la sensation que son corps
allait s’effriter là, soudainement, et s’éparpiller en miettes sur le sol.
Quand il eut terminé la lecture, Bross retira son casque, le posa sur
la console, à sa place. Le cendrier débordait.
Le Scénario inventé par Bross Chaplin s’intitulait :

L’HOMME QUI VOULAIT TUER DIEU-PUBLIC

C’était un titre provisoire, quoique, dans l’esprit de Bross,


quasiment définitif.
Le sujet traité se décomposait comme suit :

PERSONNAGES :
CIT – Homme, Acteur en renom de Spectacle-World (nomination
provisoire). Cit est âgé de trois cents films, et d’une quarantaine
d’années T.B. Il possède la gloire et une cote élevée auprès du Public.
Tous ses films sont des succès.
MARY – Jeune femme, script-girl. Une vingtaine d’années T.B.,
âgée de quarante films. Personnage influençable, énigmatique.
BADDEN CHAP – Homme, Scénariste en renom de Spectacle-
World (désignation provisoire). Badden Chap est âgé de six cents
films, et d’environ soixante années T.B. C’est un Scénariste, auteur de
nombreuses séries à succès qui possèdent la cote du Public. Il aime
Mary.
CANEVAS/SCHÉMAS/DÉVELOPPEMENT :
L’action se situe dans l’univers de Spectacle-World (désignation
provisoire). Spectacle-World – S.W. – est un univers de Bulles et
d’espaginés groupés en Noyaux. Sa fonction est de monter des
Spectacles destinés au Public, selon la règle du jeu admise et vénérée
de tout temps, depuis toujours et pour toujours. Nul ne sait qui est le
Public, ni où il se trouve. La règle du jeu stipule que chaque homme
doit avoir la foi, et faire de son mieux pour contenter le Public-Dieu.
En échange, celui-ci subvient aux besoins des hommes.
Dans cet univers S.W., Cit est un Acteur en renom, mais fatigué,
désaxé par l’emploi abusif de l’ANNIHIL. Cette drogue de mise en
condition lui permet d’entrer dans la peau des personnages qu’il joue
dans les films, et d’obéir aux injections d’un Surhypno (Surveillant-
hypnotiseur) qui le met en scène et le guide. Cit est fatigué.
Après un tournage, et au cours d’une réception qui le met en
contact avec Mary et Badden Chap, il traverse une crise de démence et
profère des blasphèmes innombrables au sujet de la réalité et de
l’existence du Public-Dieu. (Dialogue annexe 3.4.5.6.7.) Les conseils et
les mises en garde de Badden Chap sont rejetés.
Cit, qui entraîne Mary avec lui, part à la recherche du Public-Dieu,
décidé à prouver que celui-ci n’existe pas. Mary le suit, subjuguée par
sa personnalité.
C’est une course longue, semée d’embûches, à travers les Bulles de
S.W. Cit est persuadé que ceux qui jouent le rôle du Public-Dieu se
cachent au centre du Noyau.
Parallèlement, Badden Chap organise la poursuite, car il est évident
que Cit est un fou dangereux. Badden Chap aime Mary, et cherche à la
sauver de cette folie communicative. Il sent également qu’il doit
protéger le Public-Dieu, là où celui-ci se trouve (s’il se trouve à
l’intérieur du Noyau), des agissements déréglés d’un fou. En fait, il
doit tout simplement protéger l’équilibre du Noyau. Il se lance donc à
la poursuite du fou et de sa compagne.
Diverses péripéties, utilisant le contexte traversé.
(Séquences jointes, de 32 à 235. Dialogues annexes.)
Finalement, Cit parvient au centre du Noyau. Dans la Bulle
immense occupée par le Dieu-Public. Il apprend alors que jadis la vie
se déroulait sur une planète, comme le retracent certains films des
Archives. Documents-films joints, ainsi que pour ce qui suit : À la suite
de l’évolution du peuple des hommes et de multiples catastrophes –
cataclysmes géologiques, mutations, guerres – une fraction seulement
de l’Humanité parvient à se sauver, et à se réfugier dans un vaisseau
spatial qui constitue la Bulle originelle (la Bulle occupée par le Public-
Dieu). Variante possible : le vaisseau, c’est-à-dire S.W., n’est pas un
vaisseau mais une base terrestre. Variante bis : la base de S.W. peut
être souterraine, en surface, ou encore en orbite autour de la terre.
Progressivement, au fil du temps, d’autres Bulles se sont ajoutées à
la première, formant le Noyau, et un véritable univers qui fonctionne
en circuit fermé – suggestion : dans l’attente de revenir sur terre ?
Dans S.W., les premiers occupants de la Bulle ont trafiqué à leur
avantage le patrimoine culturel de la race, se bornant à diffuser
seulement une centaine de films. Ils sont à l’origine du Culte du
Public-Dieu, et la règle du jeu est la leur. Isolés parfaitement, leurs
descendants mènent une vie de luxe, profitant au maximum de
l’exploitation des autres hommes, qu’ils dressent au Spectacle, pour
qui le Spectacle est la seule vérité, et qui, de cette manière, ne songent
pas à profiter des innombrables avantages à la portée du Public. Les
hommes sont les bouffons éternels de cette caste de privilégiés, qui
dirigent les machines énergétiques, et distribuent un minimum aux
membres du Spectacle. (Liste des avantages dont jouit le Public-Dieu.
Par exemple : voyages spatiaux réels, puisque la terre existe
réellement, que l’univers existe réellement, etc.)
Cote suspense et « coup de théâtre » : 800.
Final : En réalité, la Bulle originelle n’existe pas, ni le Public-Dieu
menteur tel que le conçoit Cit. Il se trouve bien au centre du Noyau,
mais dans une Bulle déserte. Tout ce qu’il croit y voir n’est que le
produit de son imagination, sur la base d’un scénario de Badden Chap
diffusé sous hypnose par l’intermédiaire de Mary, qui possède des
facultés télépathiques.
Cote « coup de théâtre » : 1 000
Ainsi, Cit est neutralisé. Mary retrouve Badden Chap. Ce dernier a
sauvé le Noyau d’un péril affreux : les divagations d’un faux prophète.
Dialogues, découpages : 765, 766, 767, 768, jusqu’à 965 inclus.

Bross avait relu une fois de plus le scénario. Il bloqua l’écran de


scriptage.
Pendant quelques instants, il écouta le sang qui fourmillait dans ses
veines. À présent, il ne faisait plus rien pour lutter contre la fatigue
montante.
Il était arrivé au but.
Naturellement, on ne pouvait guère s’y tromper : les noms des trois
personnages principaux étaient tronqués, camouflés, de manière qu’on
les identifie néanmoins facilement. Aucun doute possible.
Évidemment, la Surveillance n’attendrait pas longtemps avant de
faire une petite visite à Citizen. La Surveillance ne négligeait pas le
plus petit indice. Il lui en fallait beaucoup moins pour décider une
visite-psycho de contrôle. Citizen, c’était vrai, était dans un fichu état.
« Ils viendront me voir, moi aussi », songea Bross. Mais il n’avait
pas d’inquiétude : il n’avait fait qu’extrapoler, en se servant de la
réalité. La petite entorse au règlement serait royalement compensée
par l’originalité du scénario. Notamment cette partie de l’action qui
offrait la vision subjective de Cit dans la Bulle du Public-Dieu.
Il frissonna, repoussant les idées folles. Il était fatigué…
Pendant un moment encore, il ne bougea point. Il fixait l’écran du
scripteur, sur lequel s’inscrivaient les phrases finales du scénario. Il se
demanda s’il devait appuyer davantage sur les explications de
l’existence du Public-Dieu, ou si, au contraire, ainsi que cela se
produisait dans les films des Archives quand il était question du
Personnage « Dieu », il convenait de rester dans le vague et
l’inexpliqué. Parce que cela ne s’explique pas logiquement, songea-t-il.
En d’autres temps, qu’une telle pensée le traverse, dans le sens précis
où il l’entendait, l’aurait figé de peur. Là, chargé d’une fatigue
indicible, il bâilla. Puis il se leva.
Il était moite de partout, l’odeur rance qui montait de son
entrejambe était très forte.
Il prit une douche, se sécha, se rendit dans sa chambre et s’allongea
sur le lit. Le sommeil ne vint pas.
Lorsque le vid sonna, Bross Chaplin n’avait pas fermé l’œil. Il se
leva, passa une robe de chambre et prit la communication. C’était
Clydan, le Surhypno attitré de Citizen. Clydan paraissait soucieux ; il
demanda, sans préambule ni salut d’aucune sorte :
— Que s’est-il passé, Bross, avec Citizen ?
— Comprends pas, dit Bross.
— Bon Dieu-Public, Bross… La Surveillance vient de m’appeler. On
sait que tu l’as reconduit chez lui, après le tournage, et que tu en es
parti seul, l’air furieux. Ce matin, Cit est parti lui aussi, avec Marylin. Il
a foutu un bordel monstre dans son programme météo – une histoire
de dingue.
— Je ne comprends pas, dit Bross. On s’est un peu engueulés, c’est
tout.
— Ils lui courent aux fesses, dit Clydan. Il a failli foutre le feu à
Paradis.
— Je ne comprends pas, répéta Bross, et il raccrocha.
C’était étrange : rien de ce que lui avait annoncé Clydan ne le
surprenait. Comme s’il savait déjà. Comme s’il n’attendait que la
confirmation de ses intuitions… et de ce qu’il avait écrit.

Bien plus tard, en fin d’unité de jour, la Surveillance le contacta,


pour lui demander un certain nombre de renseignements et lui
apprendre que Citizen était devenu hors-cadre, qu’il avait agressé des
flicops avec la complicité de Marylin, qu’il fuyait, croyait-on, en
direction de la Ceinture.
Non, il ne savait rien de précis.
Une grosse boule vide tournoyait dans sa tête. Il fut à deux doigts
de se trouver mal, et dut se servir un verre d’Hiroshima pour se
remonter.
Il avait terminé son scénario. Un scénario terriblement lourd,
soudain, en regard de la réalité vécue dans ces instants par Citizen et
Marylin.
Bross Chaplin but d’un trait le contenu du verre d’Hiroshima. À la
suite de quoi, il eut juste le temps d’expédier les données du scénario
de L’HOMME QUI VOULAIT TUER DIEU-PUBLIC par le final-
contact de l’ordino. Puis Bross gagna sa chambre et son lit, où il
s’écroula d’une masse, parfaitement saoul.
18
Il avait mal aux pieds, très mal. Depuis combien de temps
marchaient-ils ? Lui et les autres, tous…
Et puis, qu’est-ce que cela signifiait exactement : tous ? Nous
sommes une centaine, peut-être davantage, songea-t-il. Cela sera-t-il
suffisant ?
Il trouva aussitôt la réponse adéquate à cette interrogation :
évidemment, ce serait suffisant. Cela lui semblait être d’une logique
irréfutable. L’évidence même…
« Depuis combien de temps marchons-nous ? » se demanda-t-il
encore. Cette fois, il ne trouva rien de précis dans sa mémoire qui
puisse lui fournir un élément de réponse. Il était sérieusement secoué,
lui comme les dizaines d’autres qui progressaient péniblement, mais
vaillamment, dans le paysage dévasté. La guerre était féroce,
implacable.
« Nous sommes la dernière chance du peuple amindien », songea-
t-il une fois de plus. Il n’en finissait pas de se répéter cela, comme si
cette formule devait l’aider à marcher en oubliant ses pieds
douloureux et sa fatigue.
Tout va bien, 88, tout va très bien. Continue.
Oui, tout va bien. Tout va le mieux possible. Ce n’est pas délirant,
mais cela pourrait probablement être pire…
Tout va bien, 88… tout va bien, 88…
— Quatre-vingt-huit. Okay. Quatre-vingt-huit, c’était lui. Il avait
certainement un autre nom (naturellement), mais pour l’instant c’était
Quatre-vingt-huit. Pourquoi ?
Parce que.
Il cracha dans le sable et les herbes calcinées un noyau de salive
grumeleuse. Il avait soif, faim. Surtout soif. Cette foutue blessure à
l’épaule lui faisait presque aussi mal que ses pieds sanglants. Le jet de
chaleur concentrée avait proprement cisaillé la toile de sa veste aux
coutures frangées, entamant le muscle. Saloperie. Mais ce n’était
finalement pas très grave : il s’en était tiré à bon compte.
Il gardait un souvenir à la fois très flou et perçant de la dernière
bataille. Flou dans sa globalité, perçant à propos de certains détails
particuliers. Comme son combat au corps à corps avec le soldat.
Le soldat était plus grand que lui, les épaules plus larges, avec une
cage thoracique incroyablement développée, bardée de muscles
noueux. Une montagne, ce salaud. Il avait des cheveux coupés très
court sous son képi défoncé, une barbe de plusieurs jours qui
recouvrait ses joues. Son visage était taillé à coups de hache. Jamais
« 88 » n’avait vu de petits yeux verdâtres aussi méchants.
C’était ce grand couillon qui lui avait tiré dessus, dans la mêlée sans
nom qui bousculait tout le village. Il brandissait son pistojet dans tous
les azimuts, tiraillant au hasard en braillant – et voilà que 88 s’était
trouvé dans sa ligne de tir. L’autre avait appuyé sur la détente et la
langue de feu avait découpé le sommet de l’épaule de 88.
La rage l’inonda. Il avait perdu son fusil-rad quelque part, et ne
disposait plus que d’un couteau. Qu’il lança.
Le soldat beugla lorsque la lame acérée s’enfonça dans son sein
droit. Du coup, il lâcha son arme, et 88 lui sauta dessus. Ils s’étaient
coltinés un bon moment. Il avait fallu que 88 s’y reprenne à plusieurs
fois, pour arracher la lame et la replanter par-ci par-là, dans l’immense
poitrine. Finalement, le soldat avait vomi une grosse goulée de sang et
il s’était décidé à mourir. Nom de Dieu. Flageolant, 88 s’était redressé,
ramassant le fusil du soldat.
Ensuite, il y avait une période floue.

Tout va bien, 88…


Je sais, je sais.
Il regarda autour de lui. Le groupe le plus proche, sur sa gauche,
était composé d’une dizaine d’hommes et de femmes.
En haillons, évidemment, pour la plupart – tous. Les vêtements
déchirés, souillés de glaise et de sang. Ils portaient eux aussi les
marques sévères du dernier combat.
À sa droite, un homme âgé se porta à sa hauteur, traînant la jambe
et s’appuyant sur son fusil à la crosse éclatée. Quatre-vingt-huit
échangea avec lui un sourire, un signe de la tête – et l’individu les lui
rendit, dans l’ombre. Le pied qu’il traînait dans le sable formait un
angle bizarre, au bout de sa jambe. Il avait le torse chargé de
cartouchières croisées les unes sur les autres ; Quatre-vingt-huit
s’aperçut que le fusil du type était un vieux modèle à balles.
« Naturellement, nous ne sommes pas armés en conséquence… »
— Nous y arriverons, dit-il. Encore un peu de courage.
— Ce n’est pas le courage qui manque, dit le type, avec une grimace
douloureuse.
Garde tes forces, 88. Tout va bien. Il n’y a rien à dire : marche.
Il marchait les pieds en dedans, sur le bord de la plante. Il ne se
souvenait plus exactement à quel moment il avait perdu ses
chaussures, mais cela devait certainement remonter à loin. Le bas de
son pantalon, déchiré, lacéré, en guenilles, battait ses mollets. Une
transpiration épaisse coulait sur son dos, détrempant le tissu de la
veste. De larges auréoles marquaient ses aisselles.
Le fusil-rad se faisait incroyablement lourd, de seconde en seconde.
Bientôt, 88 fit comme l’homme clopinant à son côté : il se servit de
l’arme en guise de canne.
Tout va bien, 88… encore un effort…
Oh, ne t’inquiète pas, nous tiendrons…
Il s’interrogea, l’espace d’un éclair, sur la provenance de cette voix
qui se levait régulièrement, ponctuellement, dans sa tête, comme une
sorte d’ange gardien qui s’évertuait à le soutenir, l’encourageait de ses
exhortations. Puis il pensa à autre chose.
Ce qui l’ennuyait le plus, c’était de ne pas se souvenir de son
véritable nom – car il était persuadé, au fond de lui, qu’il possédait un
nom : un véritable nom.
Cette histoire de numéro devait bien avoir une signification précise.
Une fois de plus, il pensa à autre chose. À la bataille qui viendrait.
Aux amis, dans le village caché par les collines. À ses pieds pelés à vif,
à la brûlure sur son épaule…
Une bouffée d’optimisme le submergea soudain. Tout compte fait,
ils ne s’en étaient pas si mal tirés que cela, jusqu’alors ! Évidemment,
ils avaient subi des pertes énormes… mais c’était simplement dû au
fait que les autres leur étaient tombés dessus de la manière la plus
traîtresse qui soit. Sans l’ombre d’une déclaration de guerre, sans que
rien – rien ! – ne puisse laisser supposer cette agression – cette
abomination. Ils étaient venus, les autres, et ils avaient ouvert le feu.
Point à la ligne.
Ils étaient venus dans leurs tanks, leurs machines de guerre
infernales, dans leurs avions. Ils avaient mitraillé, bombardé, ratissé,
épluché, utilisant au maximum l’effet de surprise pour perpétrer leur
forfait. Ils faisaient place nette, les autres, car ils voulaient cette place.
Pourquoi ? se demanda 88. Évidemment, personne, aussi bien lui
que chacun de ses amis, n’était en mesure d’expliquer pourquoi les
autres agissaient de la sorte.
Ils avaient à se défendre. Défendre leurs terres, et leurs vies, et la
vie de leurs enfants.
« Est-ce que j’ai des enfants ? » se demanda-t-il.
C’était un fameux désordre au fond de sa tête ! Il était finalement
incapable de se rappeler quoi que ce soit au delà de la dernière
bataille. Il conservait quelques images du village, et savait qu’il était
né, qu’il avait grandi dans ce village, qu’il y avait vécu. Il ne concevait
rien d’autre.
Tout va bien, 88. Vous voici au pied des collines. Vous pouvez vous
reposer un peu, maintenant.
Et c’est bien ce qu’on a l’intention de faire, mon vieux !
Ils se trouvaient effectivement au pied des collines. (Nous avons
marché plus vite que je ne l’aurais cru !) La végétation était rare, mais
tout de même plus importante qu’en plaine. De nombreux bouquets
d’épineux, en forme de boules presque parfaites, couvraient les pentes
raides et caillouteuses.
Ils se laissèrent aller à terre, les uns après les autres. Personne n’en
avait donné l’ordre. Mais ils avaient tous compris que c’était ce qu’ils
avaient de mieux à faire dans l’immédiat, en contemplant les pentes
abruptes qu’ils allaient devoir gravir.
Le soleil était droit, haut dans le ciel. Du plomb. Un soleil de
plomb, oui… et il savait ce que signifiait le cliché.
Il essuya son front d’un revers de bras. C’était gluant et
poussiéreux. Il se dit qu’il devait être horrible à voir, méconnaissable –
cela l’ennuyait d’être méconnaissable, de la même façon qu’il trouvait
désolant de ne pas se souvenir de son nom. Mais il pensa à autre
chose.
Une soif infernale avait séché sa langue : jamais, de toute sa vie, il
n’avait eu soif à ce point. Il ne parvenait plus à saliver correctement ;
tout ce qu’il pouvait encore cracher ressemblait à de petites boulettes
de sciure grise. C’était infect. Sa langue était une racine craquelée qui
se pétrifiait lentement, au fond d’une caverne de papier.
Il regarda autour de lui. L’air tremblait. Ils étaient là, assis,
couchés, disséminés sur le bas de la pente. Au loin, sur la plaine, on
apercevait de place en place la tache sombre des cadavres de ceux qui
n’avaient pas eu la force nécessaire pour se traîner jusqu’aux collines.
Le voisin le plus proche de 88 était le boiteux qui avait marché
pendant un temps à son côté. Quatre-vingt-huit ne se souvenait pas
vraiment de cet homme ; il n’aurait pas pu dire s’il faisait partie ou non
de la population du village, auparavant.
L’homme décrocha une gourde de sa ceinture, la déboucha et la
porta à ses lèvres. Il but quelques gorgées. Puis, sans un mot, il la
tendit à 88.
C’était de l’eau tiède – un délice. Il n’ose en avaler plus de quelques
gorgées, reboucha la gourde et la rendit à son propriétaire. Il ouvrait la
bouche pour le remercier quand les premiers obus tombèrent parmi
eux.
Sur la crête des collines s’alignaient les gueules des tanks, et leurs
canons-museaux qui crachaient. Les tanks venaient d’Ouhiffi.
Quatre-vingt-huit comprit qu’il ne leur restait plus qu’une chose à
faire : vendre leur peau le plus cher possible.
Il avait bondi sur ses pieds sanglants. Un obus explosa à moins de
cinquante mètres, un autre à trente mètres.
Tout va bien, 88… Tout va bien…
Ce serait encore mieux si je me souvenais de mon nom, songea-t-il
distraitement dans le tourbillon de panique qui s’était emparé de lui.
19
Citizen avait toujours entendu parler de la Ceinture – comme il
avait entendu parler du Noyau et des Bulles, des espaginés et du
Spectacle, et du Public. Il vivait dans le Noyau, et les Bulles, et les
espaginés : jamais il ne s’était rendu dans la Ceinture. Pour quelle
raison l’aurait-il fait ?
Il savait que la Ceinture pouvait sensiblement se représenter
comme le corps d’une roue de charrette de section rectangulaire et de
forme (naturellement !) circulaire. Les rayons de la roue étant les
tubes de communication principaux, et le Noyau figurant le moyeu. Il
savait cela.
Mais lorsqu’il se retrouva dans la Ceinture, en compagnie de
Marylin et de la panthère-automate Géraldine, rien de ce qui
l’entourait n’avait plus le moindre rapport avec la représentation –
d’ailleurs plus ou moins floue – qu’il se faisait de l’endroit. Le décor
dans lequel ils se trouvaient était fantastique. Jamais, dans tous les
films auxquels Citizen avait participé, pas plus que dans ceux qu’il
avait pu regarder en spectateur occasionnel, jamais Citizen n’avait
rencontré pareil univers. Tout ce qu’il avait entendu dire au sujet de la
Ceinture ne comptait plus.
Sa première réaction fut de laisser glisser un juron entre ses dents.
Le coup d’œil que Marylin lui lança était tout aussi lourd
d’ébahissement.
Ils se trouvaient dans un couloir – mais cela n’avait plus rien de
commun avec les tubes de communication habituels. Ici, la « rue »
était tranchée comme à l’emporte-pièce dans… dans quoi ? Dans le
béton-plasto. Ce n’était que d’énormes, d’immenses plans verticaux de
béton-plasto, qui filaient et se recoupaient çà et là, formant le
quadrillage du labyrinthe. Le mot vint immédiatement à l’esprit de
Citizen : labyrinthe. Après quelques minutes de progression au fond de
ces canyons symétriques, il avait totalement perdu le sens de
l’orientation et décida – mais que pouvait-il décider d’autre ? –
d’adopter une navigation instinctive. Poussé, tiré, par la curiosité et la
stupéfaction.
Des murs aveugles, d’une hauteur fantastique (plusieurs dizaines,
parfois plusieurs centaines de mètres), jusqu’en haut. « En haut »,
c’était le plafond de la Ceinture, et c’était noir. Pas une seule ouverture
dans ces murs, rien, pas une malheureuse encoche, un renfoncement
quelconque, et encore moins quelque chose qui eût pu ressembler de
près ou de loin à une porte. Une porte, pour quoi faire ? « Pour
accéder aux machines », répondit mentalement Citizen – tandis qu’il
sentait monter en lui, déjà, la conviction absolue que l’on ne pouvait
pas accéder aux machines.
Des murs, des murs, des murs.
Les rues rectilignes se croisaient, se coupaient à angle droit,
s’entrecroisaient, bifurquaient sauvagement, sans que le moindre
panneau de signalisation vienne au secours de celui qui déambulait
dans les travées. L’effet conjugué du silence et de cette profusion de
lignes droites, de cet univers géométrique parfait, dur, fit bientôt
naître en Citizen une sensation d’angoisse insidieuse, pénible. Pesante.
Les murs n’étaient pas tout à fait lisses pour autant. Ils étaient
d’une part griffés, éraflés, à maints endroits, et conservaient les traces
de ce qui semblait être, de prime abord, des impacts de jets
thermiques : d’autre part, çà et là montaient des échelles métalliques
dont les barreaux, indépendants, étaient scellés dans les murailles.
L’éclairage des lieux tombait d’une série de spots fichés à des hauteurs
différentes, produisant une lumière glauque, poussiéreuse, sale.
Progressivement, alors qu’ils s’enfonçaient dans le décor (s’ils
s’enfonçaient réellement…) les symptômes d’une certaine
métamorphose se mirent en place, firent leur apparition… cela n’avait
rien de rassurant. Ces éléments du changement se présentèrent sous la
forme de détritus jonchant le sol, de débris non identifiables mais
chargés d’une aura de violence extraordinaire. La base des murs des
blocs-machines était maintenant constellée d’impacts, dont certains –
nombreux –, d’une profondeur de plusieurs centimètres. Beaucoup de
spots étaient brisés, pendaient lamentablement hors de leurs hublots,
comme des globes oculaires désorbités ; cela avait pour effet de
plonger brutalement certains secteurs dans une obscurité relative,
mais qui prenait des allures de pénombre absolue.
Au niveau sonore, le changement se manifesta également : on
entendait maintenant ronronner les machines, derrière les murs
hermétiques des blocs. Citizen avait remarqué que les blocs
communiquaient entre eux par des portions de canalisations
suspendues, très haut, dont l’accès semblait totalement impossible de
l’extérieur.
Il transpirait abondamment, et s’aperçut que Marylin, elle aussi,
essuyait fréquemment son front moite. Les joues pâles de la jeune fille
brillaient de sueur. Toutes les dix secondes ou presque, elle faisait
courir le bout de sa langue sur ses lèvres sèches.
Ils continuèrent leur progression, au pas. Citizen avait passé à son
poignet le boîtier de commande de Géraldine. La « bête » attendait,
gueule ouverte, figée, dans le caisson arrière de la jeep.
— Ça se précise, dirait-on, laissa finalement glisser Marylin entre
ses lèvres.
C’étaient les premières paroles prononcées depuis un long, un très
long moment. Pour les appuyer, Marylin désigna du canon de son
fusil-rad une suite de distributeurs nutritifs et de vidéos. Les appareils
étaient appuyés ou incrustés dans une muraille grise et s’alignaient sur
plusieurs dizaines de mètres : ils étaient tous défoncés. Inutilisables.
— Ce qui se précise également, dit Citizen, c’est une foutue
atmosphère infernale. Bon Dieu, il semblerait que les flicops auraient
ici pas mal d’ouvrage…
— Il y a des secteurs entiers de la Ceinture où les flicops ne se
risquent pas, rétorqua Marylin d’une petite voix précise.
Citizen lui lança une nouvelle œillade, en biais. Comment pouvait-
elle dire cela ? Elle n’était pas née dans la Ceinture, elle non plus. Elle
n’y était jamais venue. Peut-être possédait-elle certaines informations
qu’elle détenait des équipes d’embauche ?
— C’est probablement par un de ces secteurs que nous sommes
entrés, ajouta-t-elle. Cela explique que nous n’ayons rencontré aucun
Surveillant.
— Effectivement, dit Citizen.
Il songea : curieuse fille… Une silhouette étrange, avec son visage
doux-dur, ses épaules minces et ses hanches étroites, cette trop grosse
poitrine dont elle semblait toujours vouloir minimiser la taille et le
volume en se tenant voûtée. Oui, fille de douceur, fille de métal. Fille
de silence et de vacarme. Il songea : « J’ai fait l’amour avec cette fille
que je ne connaissais pas il y a seulement quelques jours… je l’avais
vue, mais je ne la connaissais pas. Est-ce que je la connais, à présent ?
Évidemment non. J’ai fait l’amour avec Marylin, dans une Bulle
déserte, sous le regard mort d’un animal quelconque. C’était bon, nom
de Dieu. C’était… »
Une langue de feu zébra la pénombre moite du labyrinthe. Elle
explosa en gerbe d’étincelles sur l’angle droit du capot de la jeep. Pour
une seconde, Citizen plongea dans la noirceur de l’éblouissement. Il
évita un amas de décombres au centre de la chaussée, faillit percuter le
mur. Marylin avait tiré. Le corps de l’homme bascula de la crête d’un
cube, à dix mètres de haut, tomba comme un pantin et s’écrasa à
moins de cinq pas de la voiture.
Citizen jurait mécaniquement, glacé. Marylin tira encore, en rafales
cette fois. Il y eut des cris, des vrais hurlements qui se répercutèrent à
l’infini dans le dédale. Deux autres corps s’écrasèrent.
— Vite ! cria Marylin.
Citizen avait eu le temps d’apercevoir les cadavres, alors qu’ils
s’écrasaient au sol. Pas beaux à voir ! Des loques. Du sang qui fusait,
giclait. Des noirceurs fumantes, là où les jets thermiques les avaient
atteints. Citizen frissonna. Après la vague glacée, c’était maintenant
une bouffée de chaleur cuisante qui le noyait. Il sentit rouler sur son
front d’énormes gouttes qui tombèrent dans ses yeux.
— Bravo pour le carton ! souffla-t-il dans un rictus.
— J’ai vu bouger, dit Marylin. (Elle avait beau conserver une
attitude pleine de détachement et de fermeté, sa voix n’en portait pas
moins la trace d’une émotion évidente…) J’ai levé le nez et je les ai vus.
J’imagine que nous avons eu de la chance…
« Et j’imagine, quant à moi, qu’il nous en faudra encore ! »
poursuivit mentalement Citizen.
Il roula le long d’un couloir rectiligne, pendant quelques minutes.
Nouvelle zone d’ombre. Le couloir bifurquait, s’évasait en trois
nouvelles intersections : deux à gauche, une à droite. Citizen engagea
le véhicule dans la travée de droite.
— Est-ce que… dit Marylin.
Citizen opina, d’un mouvement de tête bref. Il ralentit.
En plus des vibrations ronronnantes des machines dans leurs
carapaces de béton-plasto, il y avait maintenant un autre bruit.
D’autres bruits, roulant dans le couloir. Musiques. Vacarmes
assourdis, éclats de voix – le tout, en remous, bondissait d’une paroi à
l’autre, dans le couloir de quelques dizaines de pas de large, prenant
de plus en plus d’ampleur.
Marylin se souleva sur son siège. Elle plia une jambe et s’assit
dessus. Pour l’heure, le danger ne pouvait fondre sur eux par le
dessus : le sommet des blocs était bien trop élevé. Il éclaterait en
pleine face, devant. Marylin assura son fusil-rad contre son flanc. Elle
avait posé le canon sur le rebord du pare-brise en coque de la jeep.
Puis le couloir tourna. En angle droit. Alors, ils se trouvèrent au
cœur du bruit.
Citizen se sentit pâlir d’un seul coup. Il fit la seule chose possible : il
freina et immobilisa le véhicule. Reculer pour s’enfuir, tout en
renégociant le virage de l’angle, était hors de question. (En tout cas,
cela ne se ferait pas rapidement, avec une chance d’échapper aux tirs
si l’agression se produisait.) Foncer droit devant était tout aussi fou : la
foule était bien trop dense.
Presque immédiatement (le temps que s’estompe la crispation du
doigt de Marylin sur la détente de son arme), Citizen comprit qu’ils
n’avaient pas à craindre cette agression redoutée. Il ne remarqua
aucune arme dans les mains de ceux qui se tenaient là. Par contre, il
lut la surprise sur les visages.
Ses muscles crispés se détendirent peu à peu. Lentement. Avec
précaution, il retira ses mains de la barre de direction ; d’un doigt il
effleura le boîtier de commande de Géraldine. Le fauve-automate se
dressa sur ses pattes, à l’arrière du véhicule. Sa gueule ouverte laissa
échapper un feulement plat. Rhhrr. Citizen posa ses mains sur le fusil-
rad.
Le couloir semblait plus large que tous ceux qu’ils avaient suivis
jusqu’alors. Trente, quarante mètres, peut-être. C’était assez difficile
d’évaluer exactement, en raison du fouillis disparate qui encombrait le
lieu, et de la foule.
Il y avait là plusieurs centaines de personnes, certainement. De
chaque côté du couloir, des abris avaient été construits à l’aide
d’éléments de décors usagés. Les « baraquements », tentes et cabanes
de toutes sortes étaient probablement destinés à l’isolement de
certains groupes plutôt qu’à leur protection – protection contre quoi,
et qui ? L’atmosphère du dédale était réglée par une climatisation
neutre, la température était égale, stable. Cela formait un
enchevêtrement haut en couleurs, dans lequel on reconnaissait les
distributeurs nutritifs et les cabines à écrans des vidéos.
Les suceurs de vidéos, songea Citizen, rassuré – ceux-là ne se
montreraient pas agressifs, il en était persuadé, il le sentait.
L’impression semblait partagée par Marylin, qui se détendit, tandis
que les premiers suceurs de vidéos, après avoir marqué eux aussi
quelques secondes de stupéfaction, s’approchaient.
Hommes et femmes. Tous âgés, apparemment, d’une trentaine
d’années T.B. Entre trente et quarante ans, pour la plupart. Citizen
aperçut un ou deux vieillards, pas davantage, ainsi qu’une poignée de
petits enfants nus : ils étaient hâves, maigres, les yeux fiévreux. Leurs
gestes étaient nerveux ; ils n’en finissaient pas de cligner des
paupières, comme s’ils s’étaient trouvés dans une lumière aveuglante
– ce qui n’était pas le cas. Des vidéos, la musique et le vacarme
déferlaient.
Et puis le nom de Citizen monta, flotta, fut repris, répété, répété
encore, tandis que les visages s’épanouissaient de surprise et de joie
non dissimulées. Ils l’avaient reconnu. Ils avaient tellement sucé de
films dans lesquels Citizen interprétait un Personnage central ! Et
voilà que Citizen était là, dans cette jeep, en compagnie de cette fille
qui brandissait une arme, avec une panthère noire à l’arrière de la
voiture !
Citizen se détendit tout à fait. Il se dit qu’il allait pouvoir se reposer
un peu.
Il se trompait.
Un couple fendit la foule, faisant le vide devant lui, cognant sans
ménagement à tour de bras. Les fanatiques admirateurs qui
menaçaient de prendre la jeep d’assaut (et que même les feulements
répétés de Géraldine ne semblaient pas impressionner) se calmèrent
quelque peu, reculèrent. Le couple s’immobilisa devant la jeep, mains
posées sur le capot. Fendant quelques secondes, ils couvèrent d’un
regard perçant Citizen et Marylin. Ils étaient aussi maigres l’un que
l’autre, le crâne tondu presque à ras. La fille avait de grands yeux
sombres, aux paupières irritées et rouges. Dans l’échancrure des
guenilles déchiquetées qui composaient son vêtement, deux seins
maigres pendaient – à ce détail anatomique, Citizen reconnut en elle
une femme ; pour le reste, elle était aussi sale, aussi fantomatique que
le garçon.
— Citizen ? dit ce dernier. Vraiment ?
— Vraiment, oui, assura Citizen.
L’autre eut une amorce de sourire. Quelqu’un cria :
— Tu es devenu aveugle, Rossik, pour ne pas le reconnaître ?
— Ta gueule ! lança Rossik au hasard, sans détourner les yeux de
Citizen. Je sais ce que je fais !
S’il n’était pas le chef de tous les suceurs de vidéos de la Ceinture, il
était au moins celui du groupe occupant ce couloir. Il avait suffi qu’il
arrive, lui et la fille, pour que sur quelques coups de gueule de sa part
les remous qui menaçaient d’engloutir les occupants de la jeep
s’apaisent, retombent et s’écartent.
— On est… (Rossik hésita, jeta un coup d’œil en direction de sa
compagne, qui demeurait de marbre, avec simplement son regard
fiévreux planté dans celui de Citizen.) On est contents de te voir,
Citizen. Et si jamais on peut te rendre service…
— J’aimerais me reposer un moment, dit Citizen.
Rossik balança la tête, de haut en bas. Des cris fusèrent de la foule :
— Si tu veux quelqu’un, Cit, regarde-moi !
— On est prêts à te suivre, Cit ! Avec toi !
— Tu seras content de nous, tu peux en être sûr !
— Hé, Cit ! regarde ici ! Regarde un peu ma gueule, Cit !
— Cit ! je suis la meilleure baiseuse de l’endroit, demande-leur, Cit !
Si tu connais une Production de cul, tu pourrais…
— Hé, Cit ! écoute-moi plutôt !
— La fille, Cit, est-ce que c’est ta clit, ou bien…
— Vos gueules, tous ! hurla Rossik.
Sa compagne se redressa et répéta l’adjonction, d’une voix haut
perchée qui trancha comme un coup de rasoir sur le boucan. Ils se
calmèrent aussitôt. Ils avaient l’air d’enfants boudeurs à qui un
Professeur venait de supprimer une récréation.
— Merde, on peut s’entendre, non ? couina encore la fille.
De nouveau, elle reporta son regard sur le couple dans la jeep –
mais cette fois elle semblait particulièrement intéressée par Géraldine.
Citizen nota une certaine ressemblance entre le regard de la fille et
celui du simulacre… Dans la bourrasque de cris et de questions,
d’appels, il avait compris ce à quoi s’attendaient les suceurs de vidéos.
Pour eux, la présence à cet endroit d’un Acteur de la classe de Citizen
ne pouvait signifier qu’une seule chose : la Vedette effectuait un
repérage et recherchait personnellement des sujets pour la Frime d’un
prochain film : Citizen assurait lui-même le recrutement… Ils ne
songeaient qu’à cela, tous. Ils ne souhaitaient, ne rêvaient que de cela,
à longueur de jours (que signifiait un jour, dans cet univers ?), collés
aux vidéos, dans l’attente du passage des équipes d’embauche. Ils
suivaient fébrilement les informations relatives aux Distributions, ils
vibraient… Oui, pour eux, cela ne faisait pas le moindre doute : Citizen
recrutait.
Et Citizen se sentit tout à fait capable d’endosser le rôle, qui
tombait à point nommé et pourrait éventuellement les aider tous deux
dans leur traversée de la Ceinture. (Il se demanda : combien de temps
prendra cette course circulaire dans le labyrinthe de la Ceinture ? Et
ensuite ?)
Rossik dit quelque chose qui se perdit à la fois dans le désordre des
pensées de Citizen et dans le brouhaha ambiant.
— Oui, dit Marylin.
Lisant l’égarement sur le visage de Citizen, Rossik répéta :
— Je demandais si c’était vous qui aviez tiré, tout à l’heure.
— Ah… oui. Il y avait…
— Je sais, dit Rossik. On était perchés, et on a vu les éclairs. Bon
Dieu-Public, vous avez traversé un foutu coin ! Ça pullule de déphasés,
par là.
— Des déphasés ? interrogea Marylin.
Elle avait repoussé le cran de sécurité de son fusil-rad. Dans la
nuque de Citizen, la panthère-simulacre fit : Rrhhrrr.
— Un foutu paquet de déphasés, dit la fille qui accompagnait
Rossik. Ils sont une bande, dans ce secteur… Parole, vous n’avez
jamais fichu les pieds dans la Ceinture… Ou alors on vous a bousillé
votre escorte ?
Citizen haussa une épaule, en silence, de peur qu’une réponse ne
les compromît d’une manière ou d’une autre. Il ne se sentait plus
véritablement craintif, mais tendu, et prudent. C’était une sensation
excitante.
Rossik parla :
— Ce que Vania veut dire (Vania, la fille, hocha la tête), c’est que
vous n’auriez jamais dû arriver par là. Trop de risques. Vous avez eu
une chance infernale de pouvoir passer… Ces salauds font des
incursions régulières dans notre secteur. Ils nous rançonnent et nous
pillent : on a, ici, un bon nombre de distribs en parfait état. La
dernière fois qu’ils sont venus, ils nous ont tué quatre flicops. Et crevé
deux distribs. On a fait une réclamation, mais les réparateurs ne sont
pas encore venus : même eux hésitent avant de mettre le nez dans le
secteur. On est trop loin au centre.
— Au centre ? dit Citizen.
— Au centre de la Ceinture. Un mauvais secteur. Venez, suivez-
nous, on va se trouver un coin tranquille.
La foule s’écarta devant le couple. Citizen remit en marche la jeep
et roula doucement dans le courant humain. Des bras se tendaient
vers lui, des doigts le touchaient. Il n’y avait pas si longtemps, ces
marques de quasi-adoration l’auraient ému, excitant cet orgueil
soigneusement entretenu tout au long de sa carrière – sa Carrière !
Toute cette admiration, cette vénération… des yeux brûlants, et des
sourires en gerbes… À présent, il sentait monter un malaise sourd au
creux de sa poitrine. S’il avait osé, s’il avait pu, il se serait dressé, il
leur aurait crié que tout était faux, tout ! Cette admiration, oui,
presque ce culte qu’ils lui vouaient, c’était faux, archi-faux, cela ne
ressemblait à rien, ne reposait sur rien… rien qu’une pauvre image qui
tremblait sur la paroi bombée d’un tube cathodique, une image qu’il
ne pouvait plus supporter, qu’il avait décidé d’effacer.
— Rrhhrrr ! fit Géraldine dans son cou.
Ils suivirent une grande partie de la longueur du couloir, guidés par
Rossik et Vania qui se chargeaient d’écarter la foule. De chaque côté
du véhicule, c’était la même haie grouillante, les mains levées, les yeux
fiévreux. Les cris aussi, et les appels avaient repris.
Rossik et Vania s’immobilisèrent au pied d’une des échelles aux
barreaux métalliques scellés dans la paroi. Le mur était celui d’une
partie de bloc cubique qui saillait sur la surface lisse de la masse, et le
cube avait peut-être vingt ou trente mètres de hauteur. C’était là-haut
que menait l’échelle. Sur la surface de la plate-forme.
— Venez, dit Rossik. On sera tranquilles. Si vous voulez vous
reposer…
Marylin, la première, mit pied à terre. Citizen suivit, après avoir
empoigné une des musettes de ravitaillement qu’ils avaient pris la
peine de remplir dans la Bulle abandonnée. Il emporta également son
arme, jeta un coup d’œil en direction du simulacre de panthère et des
autres musettes.
— Ne craignez rien, les rassura Rossik. Ils n’y toucheront pas.
C’était dit d’un ton paisible, définitif.
Vania grimpa la première, Marylin et Citizen, armes et musette
passées en bandoulière, puis Rossik en dernier.
Ils se retrouvèrent sur la plate-forme. Trente mètres plus haut. Une
surface carrée de quelques dizaines de mètres de côté, adossée par
deux de ses côtés à la muraille qui continuait de s’élever vers le
plafond noir. Citizen remarqua tout de suite, dans l’éclairage blafard,
les échelons métalliques qui poursuivaient l’ascension sur ces falaises
de béton-plasto, et dont le pointillé se perdait dans la pénombre.
Il jeta un coup d’œil au fond de la « rue » : la fourmilière colorée se
dispersait lentement, retournant aux vidéos, ou fragmentée par
groupes qui discutaient dans les remugles du vacarme.
— Venez, dit Vania.
Ils se dirigèrent vers un angle de la plate-forme, là où se trouvait,
contre les murailles, un entassement de décors, de toiles tendues sur
un bâti de perches métalliques formant abri.
— Personne ne vous ennuiera ici, dit Rossik, désignant l’abri et les
amoncellements de couvertures, de bâches, qui recouvraient le sol.
C’est notre domaine.
Citizen remercia d’un hochement de tête. Ils s’installèrent tous,
assis en tailleur, sur le sol. Le béton-plasto vibrait du bourdonnement
interne de la machine.
Citizen ouvrit sa musette, distribua les bouteilles de boisson et les
tablettes nutritives. Rossik et Vania acceptèrent sans un mot. Alors
que Citizen allait avaler sa première bouchée de tablette, Rossik se leva
soudain et se pencha vers lui.
— Un moment…
Posa ses doigts sur le visage de Citizen, les laissa courir sous la
mâchoire, derrière les oreilles. Puis il parut satisfait, s’assit. Il dit :
— Il fallait que je vérifie. Je suis responsable de tout ce secteur.
Vous auriez pu être des simulateurs, des déphasés camouflés… Ils sont
capables de tout.
Après avoir mordu dans sa tablette, il demanda :
— C’est de la Frime, que vous voulez ? Pour le prochain Zorro Nap ?
— Exact, acquiesça Citizen, sans l’ombre d’une hésitation.
20
Ils semblaient très intéressés par cette histoire de recrutement de
Frimeurs… mais ils se retenaient visiblement de manifester trop
clairement cet intérêt. Comme s’ils n’y croyaient pas vraiment.
Naturellement, un certain nombre de points dans la démarche de
Citizen et Marylin leur paraissaient manquer de poids (à juste titre !).
Citizen le sentait.
Par exemple, pourquoi était-il venu en personne ? Seul, sans
l’ombre d’une escorte ? Il amorça une fable, selon laquelle il n’avait
guère confiance dans les éléments recruteurs, préférant s’en remettre à
son propre jugement… Et il s’arrangea pour demeurer dans le vague,
comme quelqu’un qui n’a finalement pas à dévoiler ses batteries
devant n’importe qui, laissant suffisamment de pistes amorcées pour
permettre à l’imagination de Rossik et Vania de s’exciter librement.
Il eut l’impression qu’il ne s’était pas trop mal débrouillé, crut lire
dans les regards de ses deux interlocuteurs une baisse de tension
évidente. Ce n’était pourtant pas encore l’euphorie… Loin de là !
Rossik l’avait dit, et il le répéta : les recruteurs et les équipes
d’embauche ne faisaient que de rares incursions dans ce secteur de la
Ceinture – les nervures centrales, comme ils disaient.
Citizen profita de la perche tendue :
— C’est également ce que je leur reproche et c’est pourquoi j’ai
voulu me rendre compte par moi-même.
— C’est votre clit ?
— C’est… ma Script-Girl, dit Citizen.
Ils hochèrent la tête, sans que l’on puisse deviner si l’explication les
satisfaisait ou non.
— C’est quand même foutrement imprudent, dit Vania. Vous
pouviez vous faire effacer cent fois. Ces cons de déphasés…
— J’ignorais, dit Citizen. Ma démarche, d’une certaine manière, est
illégale. Ce n’est pas mon rôle. J’ai agi sur une impulsion, et les
Compagnies d’Assurances doivent dès à présent remuer ciel et sol ! Je
ne pouvais me permettre de demander des renseignements. Nous
avons pris des armes, et le simulacre-panthère.
— Vous auriez demandé, ils vous auraient encagés, sourit Rossik.
Ils n’ignorent pas, eux, l’existence des déphasés.
— Mais pourquoi ces déphasés ? s’enquit Marylin.
Elle posa devant elle sa bouteille vide, croisa les mains. Le bruit de
la rue montait jusqu’à eux, mais singulièrement étouffé. La pointe d’un
cri vrillait parfois le magma. Où que le regard porte, c’étaient des
murailles hautes, grises – de l’autre côté du précipice de la rue, par
exemple, la falaise montait d’un seul élan jusqu’aux brumes noires du
plafond. Les globes scellés des spots s’alignaient en hauteur vers ce
que l’on aurait pu prendre pour l’infini. Il y en avait un qui clignotait,
juste au-dessus de leurs têtes, près d’une des échelles métalliques.
— Pourquoi des déphasés ? dit Rossik. C’est un cercle vicieux… Ils
étaient ici, éloignés de tout. Ils ont perdu l’espoir, et se sont dit qu’ils
pouvaient tout aussi bien, à leur façon, vivre des rôles qu’ils
s’inventaient, sans attendre les bons offices de la Distribution… Alors
ils pillent et ils massacrent. Ils se sont fait un univers à eux.
Malheureusement, leur présence a renforcé les recruteurs dans leurs
décisions de se servir au plus près et de ne pas risquer leur peau en
s’enfonçant dans la nervure centrale…
— Vous-mêmes, dit Citizen, pourquoi rester ici ? Pourquoi ne pas
rejoindre la périphérie qui bénéficie d’un plus grand nombre de visites
des recruteurs ? Vos tâches vous retiennent-elles ici ?
— Quelles tâches ? s’étonna Rossik.
— Vos… je ne sais pas…
Rossik hocha la tête :
— Les places sont chères, sur la périphérie. Ils sont tous groupés là-
bas. Je parle de la périphérie intérieure – en fait il n’y a que celle-là : la
périphérie extérieure, c’est ici, c’est la nervure centrale. Au delà…
— Au delà ?
— Ce sont les blocs-machines. Jusqu’au bout, j’imagine. Pas
question pour nous d’essayer de nous rapprocher : les autres nous
repousseraient. Cela ne les intéresserait pas de partager le gâteau.
— Bon Dieu, c’est idiot ! souffla Citizen.
Vania lui adressa un sourire cynique. Elle dit, de sa voix hachée,
pointue :
— C’est également ce que nous nous disons…
— Les blocs-machines, reprit Citizen sur un ton qu’il espérait
neutre, avec juste ce qu’il fallait d’intérêt normal. Jusqu’au bout…
Partout ?
— Naturellement, dit Rossik.
— Vous êtes allés voir ?
Le cœur de Citizen, malgré lui, manqua un battement. Marylin
bougea, décroisa puis recroisa ses doigts.
— Voir ? répéta Rossik. Voir quoi ? Comment ?
— Je ne sais pas. (Citizen sourit, pour excuser sa maladresse.) Je ne
sais rien de ce qui… Je me disais que dans votre travail, vous pouviez…
— Travail ? renvoya Rossik, l’œil rond. Mais personne ne travaille,
ici. Personne, dans la Ceinture, n’a d’autre tâche que celle de s’initier
au Spectacle et de survivre ! C’est pour cela que le Noyau nous assure
la subsistance.
Ding ! dans la tête de Citizen… Il eut la sensation très nette que la
peau de son visage se rétrécissait. Un picotement de mauvais augure
courut sur son crâne. Il s’efforça de ne pas regarder Marylin – qu’il
sentait atrocement tendue, à côté de lui. Du coin de l’œil, il voyait
bouger ses doigts – elle n’en finissait pas de les entrecroiser…
— Vous n’avez… vous n’avez pas accès aux blocs-machines ? Je ne
me suis jamais intéressé à ce problème, et je vous prie de me
pardonner. J’imaginais que vous surveilliez les blocs. Que vous
participiez à la création de costumes, d’éléments de décors, ainsi qu’au
façonnement de l’alimentation…
— Rien du tout, dit Rossik. Nous avons à attendre, pas plus. Tous
ces éléments de décors avec lesquels nous nous construisons de petits
logements nous sont livrés par les Accessoiristes. Des rebuts
inutilisables. Les machines sont inaccessibles, et tous les blocs sont
fermés.
— Mais… (La gorge de Citizen était sèche, brusquement.) Il me
semble tout de même qu’elles nécessitent un certain entretien !
Comment cela se passe-t-il ?
— Je n’en sais rien. Et d’ailleurs je m’en fiche. Il y a probablement
des équipes de Techniciens qui viennent du Noyau, et qui y accèdent
par en dessous, d’une manière ou d’une autre…
— Ou par au-dessus, dit Vania, indiquant le ciel noir d’un index
tendu, maigre.
Elle proposa cette suggestion en même temps que, de là-haut,
venait un ronflement sourd. Un chuintement qui enfla, roula, puis
s’estompa.
— Au-dessus, peut-être, répéta Vania.
Citizen avait levé la tête, écoutant le ronflement lointain. Il
demanda :
— Qu’y a-t-il, là-haut ? demanda-t-il.
— Rien, dit Rossik. Le plafond. Les murs des blocs s’encastrent
dans le plafond. Entre les blocs, il y a une série de grosses
canalisations carrées – les échelles, là, y conduisent.
— Qui donc utilise les échelles ?
— Des réparateurs, dit-on. Mais je n’en ai jamais vu. Ce que je sais,
c’est que des « machines » passent de temps en temps dans les
canalisations, là-haut. Peut-être des rames de métro-tubes, comme on
en voit sur les vidéos. L’échelle donne sur ces « canalisations » il y a
une trappe, scellée. Je l’ai vue, j’y suis allé une fois. On dit qu’il y a
longtemps, des réparateurs du Noyau sont venus dans le secteur et
sont grimpés là-haut. Ils ont déverrouillé une trappe : il y avait
quelque chose qui ne fonctionnait plus quelque part, certainement.
C’est peut-être aussi le chemin pour accéder aux machines, dans les
blocs. (Il haussa une épaule, sourit brièvement, froidement, et
termina :) Tu sais, tout le monde s’en moque, ici. Ce qui compte, c’est
décrocher un rôle de Frimeur dans un film. C’est tout. Les machines et
le reste, on n’en a rien à foutre.
Citizen acquiesça lentement, en silence. Saisissant une bouteille, il
avala une gorgée d’eau tiède. Il songea : « Je ne serais pas plus sec et
empâté si j’avais avalé un kilo de farine. » Et par association d’idées, il
s’exclama :
— Bon Dieu-Public ! Mais les aliments ! les légumes, le pain, les
tablettes vitaminées… Je me disais qu’ici, dans certains secteurs, on
travaillait à la constitution chimique de ces aliments, à leur culture en
laboratoire !
— Vous autres du Noyau, vous ignorez tout de la Ceinture, comme
nous ignorons tout du Noyau, pas vrai ? sourit encore Rossik.
Il semblait s’amuser, depuis un moment – s’amuser amèrement
mais n’empêche… Il dit :
— Les aliments dont tu parles, nous les connaissons grâce aux
films. Il n’y a rien de tel, ici. Rien que des tablettes, dans les distribs.
C’est encore une des raisons pour lesquelles on aimerait gagner le
monde du Noyau !
— C’est… impossible, souffla Citizen. (Ses yeux tombèrent sur
Marylin. Elle semblait relativement calme, lui adressa un petit
haussement d’épaules qui signifiait : que veux-tu que je te dise de
plus ?) Il y en a un certain nombre qui s’imaginent que… je t’assure !
nous croyions que la Ceinture…
— La Ceinture contient les blocs-machines, dit Rossik, catégorique.
Les blocs-machines inaccessibles, et dans le labyrinthe, une populace
de Frimeurs en réserve, voilà. C’est dans le Noyau, quelque part, que
se fait la production d’aliments dont tu parles, et celle des tablettes, et
leur distribution, leur contrôle. Cela ne peut pas être autrement. Tu
connais tout le Noyau ?
— N… Non, bien sûr, dit Citizen.
— Alors…
Rossik se leva. Il dit :
— Vous souhaitez vous reposer. Nous allons vous laisser. Quand
voudras-tu nous voir ? Je peux te proposer un choix, parmi ceux du
secteur. Tu seras satisfait.
— Dans… dans cinq ou six heures ? dit Citizen. Nous allons dormir,
tu as raison.
— Six heures, approuva Rossik.
Il attendit que Vania se lève. Tous deux s’éloignèrent. Leurs pieds
nus glissaient silencieusement sur le béton-plasto de la plate-forme.
Lorsqu’ils eurent disparu, Citizen se tourna vers Marylin.
Longtemps, ils restèrent les yeux mêlés, sans un mot. Puis Marylin
soupira. Elle se pencha rapidement sur Citizen, effleura sa joue du
bout des lèvres, puis elle se recula pour s’asseoir à deux pas de là, à
l’endroit qu’avait occupé Vania.
— Je connais le Noyau, dit Citizen. Je le connais.
— Entièrement ?
— Suffisamment, merde, pour savoir qu’il n’existe à l’intérieur
aucun endroit dans lequel serait confectionné… Bon Dieu ! un
laboratoire, des laboratoires, pour la culture d’aliments destinés à une
population de plusieurs millions d’individus… cela ne passe tout de
même pas inaperçu, non ?
Marylin désigna le sol, entre ses cuisses.
— Non, dit Citizen. Je n’arrive pas à le croire. Non… Dans les blocs,
c’étaient les machines énergétiques. Rien à voir avec… autre chose.
Marylin répéta son geste, mais en direction du haut cette fois.
— Là, peut-être, dit Citizen. Et cela laisserait supposer…
— Un trafic de transports, venus de quelque part ?
Un tic fit trembler la paupière droite de Citizen. Il se massa
nerveusement les yeux du bout des doigts, jusqu’à voir danser des
myriades de lumières étincelantes.
Il poursuivit :
— Cela laisserait supposer que ces canalisations, et ce qui roule à
l’intérieur, viennent de quelque part, oui. Ailleurs… À l’extérieur de la
Ceinture !
Après quelques secondes de silence total, d’immobilité absolue,
Marylin relâcha sa respiration. Pâle, elle dit :
— J’y songeais, Cit.
— Et nous n’en savons rien, souffla Citizen. Personne. Sauf ceux qui
régissent cette partie de plaisir ! Combien, où, pourquoi ? Bon Dieu,
Marylin, nous n’en savons rien ! Nous ne savons rien.
— Mais nous allons apprendre, Cit !
Naturellement ! Il était sur le point de hurler. Simultanément, il se
sentait écrasé, minuscule, dérisoire et fatalement vaincu, au fond de
cette crevasse béante qu’était le monde… écrabouillé, oui, par le poids
de l’ombre, au-dessus de sa tête.
— Pourquoi nous ? demanda-t-il. Pourquoi nous, Marylin ?
Elle vint vers lui, elle le prit dans ses bras, le coucha sur sa poitrine.
Elle était douce et ferme. Fille-mousse, fille-pierre… C’était
exactement ce qu’il fallait faire, à cet instant. Du bout des mains, elle
caressa le visage de Citizen ; il respirait l’odeur de Marylin, et il aurait
voulu plonger, se noyer, disparaître. Se reposer un peu.
— Pourquoi nous ? murmura-t-il encore.
— Parce que nous l’avons décidé, dit Marylin.
Elle ajouta :
— Tu dois te reposer, Cit. Tu as conduit tout ce temps…
Elle l’allongea sur les bâches et couvertures ; il se laissa faire. Il
avait réellement envie de se laisser faire. Il aurait bien aimé, aussi, la
déshabiller et faire l’amour avec elle… mais il conserva cette
éventualité pour plus tard, et pour ailleurs.
— Je veillerai, dit-elle. Puis je te réveillerai. Je dormirai un peu,
aussi.
— Tu ne veux pas…
— Non, sourit rapidement Marylin.
Elle étendit sur lui un morceau de bâche qui sentait la colle sèche.
Il ferma les yeux. Il se dit qu’il n’allait pas pouvoir dormir ; il était
beaucoup trop excité par les perspectives ahurissantes, inimaginables,
qui s’ouvraient devant eux.
Il songea : tout va bien, Cit.
Et frissonna, en dépit de cette chaleur qui régnait sous la bâche
puante. Un peu plus tard, il sombra dans l’inconscience. Comme sur la
fin d’une séquence, dans un tournage.

Pendant un moment, Marylin le regarda dormir, à genoux, les


mains à plat sur ses cuisses. Sur la toile délavée de son pantalon, ses
paumes laissaient de larges traces de sueur.
Elle soupira. Puis elle ramassa son fusil-rad, se leva. Elle passa la
bretelle de l’arme à son épaule. La courroie de similcuir tirait sur
l’étoffe de son chemisier, dessinant des plis en étoile dont le cœur était
marqué par la pointe d’un sein. Elle fit quelques pas, autour de l’abri.
Ensuite, elle se dirigea nonchalamment vers le rebord de la plate-
forme, pour aller jeter un coup d’œil sur le fond de la faille. Il régnait
toujours le même vacarme, en bas, qui s’amplifiait au fur et à mesure
que Marylin s’approchait de l’arête du bloc.
Au-dessus, il y avait la fuite des murs, les alignements de spots. Les
échelons d’acier, posés les uns au-dessus des autres, jusqu’à
disparaître dans l’ombre, là-haut, sous les canalisations géantes dans
lesquelles, parfois, roulait en vrombissant quelque chose.
21

Un regard-caresse – tu sais bien, Citizen, pareil à ces feuilles


d’arbre véritables qui se détachent du rameau, jaune d’or, et qui
volent, et qui tombent, tourbillonnantes, plumes du vent ; tu sais bien,
Citizen, dans ces films d’Archives, quand ils prononçaient le mot
« automne »… tu te souviens, Citizen ? Un regard-caresse, oui, posé
sur lui, et qui se transforma en regard-vrille, pour lui entrer dans la
tête, pour forer dans son sommeil un petit trou précis… un petit trou
qui enfle, qui grandit, grandit…
Il ouvrit les yeux. Marylin debout, à quelques pas, le regardait.
Il se dressa sur les coudes, la tête lourde et l’esprit rempli de
brume.
— Combien de temps ? dit-il.
Cela signifiait : depuis combien de temps sommes-nous partis ?
Marylin sourit, haussa une épaule en signe d’ignorance.
— Repose-toi, Cit.
Oui. Se reposer…

Une main de fer s’était refermée sur l’épaule de Citizen, et le


secouait. Pendant un certain temps, il se débattit dans les méandres de
ce qu’il croyait être le fruit de son inconscient, dans le sommeil.
— Cit ! Par pitié, Cit !
Par pitié ?
Il se dressa, comme un ressort qui se détend. La main de fer était
celle de Marylin.
Elle était pâle, les lèvres exsangues.
— Ils nous recherchent, Cit ! Vite !
Les mots dansèrent en désordre sous le crâne de Citizen, dans un
ballet sauvage d’une fraction de seconde, avant de se ranger bout à
bout, en bon ordre.
— Ils nous recherchent ?
Il était debout, le fusil-rad dans les mains, et suivit Marylin qui
s’élançait sur la surface nue de la plateforme, en direction de l’échelle
cachée plongeant vers la rue. Combien de temps as-tu dormi, Citizen ?
— Bon Dieu, que se passe-t-il ?
Elle lui lança un bref coup d’œil, mais ne répondit pas tout de suite.
Ils étaient arrivés sur le rebord de la plate-forme.
Précautionneusement, Marylin se pencha par-dessus bord pour laisser
couler un regard en bas. Citizen l’imita.
Alors il vit la rue, quelques dizaines de mètres en dessous de lui… la
rue et la foule. Il vit la jeep, et Géraldine dans la jeep, immobile.
Plusieurs centaines de personnes se trouvaient massées là, le nez en
l’air, qui semblaient bizarrement silencieuses dans le brouhaha de
fond diffusé par les vidéos – pourtant, elles n’étaient pas silencieuses,
elles devaient jacasser, discuter, elles devaient faire du bruit, pour
accompagner leurs gestes ; un grand nombre de ces gestes désignaient
le sommet de la plate-forme où se trouvaient Citizen et Marylin.
— Ils nous ont vus, dit la jeune femme.
Elle eut un mouvement de recul instinctif, que Citizen accompagna
– puis, ensemble, ils se rapprochèrent du bord avec précaution, de
manière à laisser filer leurs regards au ras de l’arête de béton-plasto.
Citizen vit deux silhouettes de suceurs de vidéos accrochées au bas de
l’échelle. Il reconnut la première des deux : Rossik – il n’y avait pas
gros à parier sur l’identité de la seconde silhouette, cachée dans la
perspective plongeante : ce ne pouvait être que Vania.
— Qu’est-ce qui leur prend ? s’enquit Citizen.
Dans une grimace chargée d’amertume, et sans quitter des yeux ce
qui se passait en bas, Marylin le renseigna :
— J’ai entendu les vidéos lancer l’appel, il y a quelques minutes. Les
Surveillants ont dû comprendre que nous nous dirigions vers la
Ceinture.
— L’appel ?
— Je marchais ici, sur le bord. Et puis j’ai entendu, dans le
vacarme. Marylin Gold et Citizen, en fuite, coupables de voies de fait
sur des Surveillants, déclarés hors-cadre, recherchés, morts ou vifs.
Vifs de préférence, mais c’est véritablement un petit détail.
Citizen jura.
— Voilà, dit Marylin. Il y a eu un flottement, dans la foule. Puis les
vidéos ont remis ça. Alors, ils ont commencé à se rassembler, à se
regrouper sous l’échelle – ils ne savaient pas trop comment s’y
prendre, visiblement. Je suis allée te réveiller.
Rossik gravit quelques barreaux supplémentaires. C’était bien
Vania qui le suivait. Derrière eux, un troisième suceur s’éleva de
quelques échelons.
— Arrêtez ! brailla Citizen.
Les assaillants obéirent à la seconde, figés.
— Est-ce qu’« ils » ont promis une récompense ? demanda Citizen
d’une voix éraillée.
— Ce n’est pas nécessaire, tu peux en être certain, renvoya Marylin.
Du fond du canyon, monta la voix de Rossik :
— Jetez vos armes ! Nous ne vous ferons pas de mai, et nous vous
livrerons vifs ! Vous n’avez aucune chance !
— Salauds, gronda Citizen, entre ses dents. (Il cria :) Nous allons
nous en aller ! Restez en dehors de cette histoire, et vous éviterez bien
des morts ! Il n’y a rien à gagner pour vous dans ce jeu !
— Que tu dis ! lança quelqu’un.
Rossik répéta :
— Jetez vos armes. Vous conserverez la vie !
— Et toi, brailla Citizen en faisant glisser le canon du fusil-rad par-
dessus l’arête du bloc, toi, Rossik, tu vas perdre la tienne, ainsi que
tous ceux qui voudront te suivre !
— C’est ridicule, dit Rossik. Vous êtes coincés là-haut, vous ne
pourrez jamais redescendre. Ce n’est pas difficile à comprendre,
Citizen, non ? Il nous suffit de démolir ta jeep, ici, et d’attendre. On
peut également signaler votre présence aux Surveillants. D’une
manière ou d’une autre, vous êtes foutus. Vous allez crever de faim, de
soif.
— À moins qu’on se force un chemin à coups de fusil-rad !
— C’est de la folie pure ! (La voix dure, pointue, de Vania.) Vous
êtes fous, tous les deux ! On comprend maintenant les raisons de votre
présence ici. Comment veux-tu descendre de là-haut pour regagner la
rue. Cit ? Nous avons des armes, nous aussi. On vous tirera comme des
lapins dans un film !
Rossik poursuivit :
— Croyez-moi, tous les deux : le mieux, pour vous comme pour
nous, est que vous vous rendiez sans casse ! Eh ! la fille ! tu ne veux
pas claquer si jeune, n’est-ce pas ? Dis-le-lui ! Dis-lui que j’ai raison !
Marylin fit un bruit de gorge qui ressemblait aux feulements
enregistrés de Géraldine. Elle rampa sur les coudes, puis s’agenouilla
sur le bord de la plate-forme.
— Fais attention ! souffla Citizen.
Marylin hocha la tête et dit rapidement :
— Ils ne vont pas tirer. Pas maintenant. (Aux suceurs de vidéos, elle
cria :) Tu as raison, Rossik, je ne tiens pas à claquer à mon âge. Pas
plus que toi. Explique-nous pourquoi et comment le fait de nous
rendre et de laisser tomber les armes pourrait nous arranger
mutuellement. Tu imagines un peu le nombre de vos morts, si on
décidait d’être méchants ?
— Votre position ne vous permet pas de crâner, répliqua Rossik. Je
l’ai dit : vous êtes foutus, de toutes façons – même si vous vous payez
le luxe de brûler quelques dizaines d’entre nous.
— Explique ! ordonna Marylin.
Citizen songea : Géraldine est en bas, c’est une alliée. (Il se
demanda pour quelle raison les autres n’y avaient pas songé et
n’avaient pas commencé par détruire le simulacre. Peut-être
espéraient-ils conserver l’automate, par la suite, pour se défendre, qui
sait, contre les raids des déphasés.) Il amena devant lui son poignet
muni du boîtier de contrôle, prêt à actionner le mécanisme sur la
position « COMBAT ».
Rossik cria, détachant chaque syllabe :
— Si nous vous livrons vivants, vous serez bons pour un
Encagement provisoire, rien de plus. Tu sais cela. Citizen. Ta position
sociale parlera en ta faveur. La fille aura des circonstances
atténuantes, grâce à toi. Ils vous encageront, vous guériront, et puis
tout sera dit. Les choses continueront comme auparavant !
Comme auparavant, pauvre cloche, exactement ! Comme
auparavant…
— Quant à nous, poursuivait Rossik, nous ferons valoir le rôle que
nous aurons joué. Cela peut nous rapporter gros !
— Et quoi, par exemple ? lança Citizen.
Il connaissait la réponse. Ses doigts étaient posés sur le curseur du
boîtier de commandes de Géraldine.
La réponse de Rossik s’envola. (Elle était exactement ce
qu’attendait Citizen :)
— En échange de votre capture vivants, nous pourrons négocier
plusieurs dizaines de rôles dans une distribution quelconque !
D’ailleurs, même si vous êtes morts… ou si nous signalons seulement
votre position… Mais nous pouvons espérer un nombre plus important
de rôles si nous…
— Vous pouvez espérer vous faire engager pour une Frime de
tuerie ! coupa Citizen. Rien d’autre, vous ne le comprenez pas ? Vous
ne le savez pas ? Les morts d’une Frime sont de véritables morts,
bande de cinglés !
— Sur une Frime, nous avons tous une chance de passer au travers,
et d’accéder au stade supérieur ! clama Vania. Ici, nous n’avons pas
une chance ! Rendez-vous !
— Et merde ! souffla Citizen.
Rossik reprit sa progression, échelon après échelon. Il en gravit une
dizaine ainsi, sans que rien ne l’en empêche.
Citizen poussa le curseur du boîtier.
Un hurlement fantastique s’éleva, comme une véritable déchirure
dans le treillis des sonorités ambiantes. Un hurlement suivi de
beaucoup d’autres, humains ceux-là, lorsque Géraldine se mit à
frapper. Elle avait bondi de la jeep. Ses crocs de métal tranchants
comme autant de lames de rasoir se refermèrent sur l’épaule d’une
première victime, arrachant le membre, net, à l’articulation.
Programmée pour déchirer, fracasser, trancher, anéantir tout ce qui
bougeait à sa portée, la panthère était un cyclone tourbillonnant. Des
griffes-couteaux avaient jailli de ses pattes qu’elle lançait devant elle,
l’une après l’autre, en larges coups de faux. Le sang giclait de toute
part. Moins d’une minute plus tard, une bonne dizaine de personnes
gisaient au sol, mortes ou mourantes, parmi les flaques gluantes sur
lesquelles dérapait l’automate.
Sur l’échelle, ceux qui escaladaient à la suite de Rossik et Vania
contemplèrent pendant quelques secondes, ahuris, le déchaînement de
violence à leurs pieds. Le spectacle dut leur fouetter le sang et ils
reprirent leur ascension.
Marylin appuya deux fois de suite sur la détente de son fusil-rad.
Citizen fit de même à une seconde d’intervalle. Les jets radiants
embrasèrent l’enfilade des barreaux, comme une longue cavalcade de
feu qui dégringola, boursouflée et rebondissante, pour s’arrêter à
quelques mètres seulement de Rossik. Entre le point d’impact et
l’extrémité de la coulée de feu, les barreaux avaient disparu, remplacés
par une traînée noirâtre sur le mur de béton-plasto, entre les
moignons fondus.
— Parfait ! lança Citizen à l’adresse de Marylin. Avant qu’ils
parviennent à se débarrasser de Géraldine, puis qu’ils trouvent un
moyen pour escalader dix mètres de mur lisse, nous disposons d’un
certain moment…
— Un certain moment, répéta Marylin. Pour quoi faire ?
— Nous tirer d’ici ! le plus rapidement possible !
Ils couraient sur la plate-forme, se dirigeant vers l’angle dans lequel
avait été dressé l’abri de Rossik et Vania.
— Se tirer ? dit Marylin. Où ? Comment ?
D’un geste large de son bras armé, elle enveloppa l’alentour. Et
l’alentour, c’était la plate-forme nue, c’était les murailles sur deux
faces, qui montaient, montaient. C’étaient les échelles, les deux
échelles, sur ces murs.
— Par là ! dit Citizen.
Il poussa fermement sa compagne vers les barreaux. Elle hésita.
— Il n’y a que cette solution ! martela Citizen d’une voix rauque.
Nous allons grimper, grimper, grimper ! Jusqu’en haut !
Marylin ne dit rien. Elle lui jeta simplement un coup d’œil qui
avouait sans fard le chaos de ses pensées. Grimper. Jusqu’en haut,
n’est-ce pas ? Et alors ?
— Il a dit qu’il y avait une trappe ! s’exclama Citizen. Il a dit…
— Okay, Cit !
Elle grimpa. Elle monta jusqu’à une hauteur de six ou sept mètres,
puis s’immobilisa. Retenue d’une main au barreau supérieur, elle fit
glisser, de l’autre, la bretelle de son fusil-rad autour de son cou,
repoussa l’arme dans son dos. Elle reprit l’escalade.
Citizen passa également la bretelle de son fusil autour de son cou. Il
suivit la jeune fille.
Une trappe… oui, c’était ce qu’avait dit Rossik. Il fallait que cette
trappe existe ! « On l’ouvrira ! cria mentalement Citizen. On trouvera
le moyen ! Il le faut ! »
Sans quoi, ils étaient perdus. Et le chemin s’arrêterait là.
Une main. Puis l’autre.
Une main, puis l’autre, puis l’autre, puis l’autre…
Interminablement.
Un pied, puis l’autre. Une main, un pied, une main, un pied.
Les semelles glissaient, sur les barreaux cylindriques. Il fallait faire
très attention. Des crampes mordaient les doigts de Citizen, et sa
nuque. Ses reins. Il s’obligeait à progresser au même rythme,
comptant les échelons.
Au-dessus de lui, c’était les semelles de Marylin, son postérieur et
le fusil qui dansait par à-coups sur son dos.
Il baissait le nez, se remettait à compter. Un, deux, trois, quatre,
cinq, six, sept… trente-quatre, trente-cinq, quarante-deux, quarante-
trois, quarante-quatre…
Il jeta une fois – une seule fois – un coup d’œil par-dessus son
épaule, et se promit aussitôt de ne jamais recommencer ! L’effet
produit par ce qu’il avait entrevu – cette insoutenable plongée dans le
gouffre noir, la fuite des hublots lumineux des spots… une chute figée,
avec au fond le dédale minuscule et éclairé des rues – l’obligea à
s’immobiliser pendant une longue minute, collé aux barreaux, secoué
de spasmes nerveux. Il ouvrit de nouveau les paupières, et se remit à
grimper, comprenant que s’il allongeait davantage le temps de pause,
il serait incapable de se remettre en mouvement. Ses jambes
tremblaient, ses bras étaient parcourus de secousses nerveuses. Il se
cognait régulièrement les genoux aux barreaux.
Il grimpait.
Marylin grimpait.
Deux mouches sur un mur. Deux mouches maladroites,
terriblement malhabiles…
Le mur. Les spots, à droite. Un spot toutes les soixante-deux
marches. Zones éclairées : le béton-plasto granuleux, blanc. Zones
d’ombres : la grisaille, entre la trente-deuxième et la quarante-
septième marche.
Un, deux, trois, quatre… Une main, une autre main, une main, un
pied, une main, un pied… et la décharge électrique dans le genou qui
vient encore de se cogner. Le genou gauche, merde, toujours le genou
gauche.

Et maintenant les bruits se sont éteints. Avalés. Épuisés. Tout à


l’heure (il y a combien de temps ?) Citizen n’a pas pu résister. Il se
sentait démangé par l’envie de faire cela depuis un fameux moment. Il
ne pensait plus qu’à cela, si fort qu’il était sur le point de devenir
dingue. Alors, pour ne pas devenir dingue (Il n’a pas envie de devenir
dingue, comprenez-vous ?), il s’est laissé emporter par la tentation : il
a regardé en dessous de lui.
Ce n’était pas aussi terrible qu’il le craignait. La distance était à ce
point démesurée qu’elle s’effaçait en partie elle-même. En bas, c’était
l’ombre. Voilà. La nuit, au bout de la fuite des spots, comme c’était la
nuit en haut, lorsque de la rue ils regardaient vers le plafond.
Bizarre.
Deux ou trois fois, Citizen a senti monter en lui une autre tentation.
Ouvrir les bras. Se rejeter en arrière, se coucher dans le vide. Il a
résisté. La gorge sèche et les dents serrées.
Il grimpe. Marylin devant lui.
Terrifiante Marylin.
Pourquoi terrifiante ? Pour… rien. Ce n’est pas le terme exact, mais
il y a de cela, néanmoins.
Est-ce que tu deviendrais cinglé, Cit ? Non, pas question ! j’ai déjà
dit que je ne voulais pas devenir cinglé.
Elle n’a pas fait la moindre pause, Marylin. Elle grimpe. Une
mécanique. Pourtant, elle doit avoir mal, elle aussi. Elle doit avoir les
muscles parcourus par les crampes.
C’est impossible qu’elle n’ait pas mal.
Levant les yeux, Citizen aperçoit les fesses moulées dans le
pantalon de toile. Les plis du tissu bougent toujours de la même façon.
Elle ne grimpe plus face aux barreaux, mais un peu de biais.
La première fois que tu l’as vue, Cit… Voyons, qu’est-ce que tu as
ressenti ? Ta gueule, ce n’est pas le moment. Qu’est-ce que tu as
ressenti, mon vieux Cit ? Je n’en sais rien.
… trente-sept-trente-huit-trente-neuf-quarante-quarante et un-
quarante-deux…
On aperçoit les volumes à présent. Les volumes des canalisations
dont parlait Rossik. Il y a quelques années de cela, Rossik a parlé de
ces canalisations… C’est drôle : le bruit qui roule dans ces
canalisations… on ne l’a plus entendu. Il n’y a plus aucun bruit. Rien
d’autre que les chocs des semelles sur les échelons. Les respirations
oppressées de Citizen et Marylin. Nom de Dieu, à quelle hauteur
sommes-nous ?
… quatre-cinq-six-sept-huit-neuf-dix-onze… Oh, Dieu !
Il y en a quatre. Quatre canalisations. Ce ne sont pas des choses
cylindriques, mais carrées. Elles forment le plafond. Les unes à côté
des autres, sur des niveaux décalés. Comme des marches d’escalier à
l’envers. Comme le dessous d’un gigantesque escalier, oui. Au moins
vingt mètres de large pour la marche et la contre-marche. À vue de
nez.
… soixante-deux-soixante-trois-soixan…
— Cit ! Ça y est !

Il leva les yeux, s’immobilisant à quelques centimètres de la plaque


de fer. Il songea : ce n’est pas vrai !
Mais c’était vrai.
Marylin l’aida à se hisser par le trou d’homme, sur la passerelle
métallique suspendue, jaillissant sur son bâti de poutrelle de l’horrible
verticalité du mur.
Une passerelle minuscule, de deux mètres carrés, au maximum, et
qui parut pourtant gigantesque à Citizen. Une passerelle dont la
surface était encore diminuée par le trou d’homme, au centre, mais
protégée sur son pourtour par une barrière de treillis métallique.
Ils s’écroulèrent dans les bras l’un de l’autre, pressés contre le mur
et le grillage. Leurs corps étaient secoués de spasmes nerveux.
Longtemps, ils ne firent rien d’autre ; ils se tenaient là, embrassés,
tandis que les larmes coulaient sur leurs joues.
Le premier. Citizen se redressa. Il marcha vers la paroi de la
« canalisation » qui formait un angle droit avec la falaise : un angle
dans lequel était fichée la passerelle. La paroi de la canalisation
montait tout droit, sur une vingtaine de mètres, jusqu’au plafond. Et le
plafond était de béton-plasto.
Citizen laissa courir son regard le long de la canalisation. Elle filait,
plongeait dans l’ombre horizontalement en suivant le niveau du
plafond, jusqu’à s’enfoncer là-bas (où ?) dans la muraille d’un autre
bloc.
Ses jambes tremblaient encore. Il se sentait terriblement mou, vide.
Alors il porta son attention sur l’endroit précis de la paroi dans
laquelle était découpé un cercle d’un mètre de diamètre. Cette découpe
en profondeur, cette surface ronde de métal mat incrusté dans le
béton-plasto, c’était la première chose qu’ils avaient remarquée l’un et
l’autre en prenant pied sur la passerelle. La trappe. Elle existait. Rossik
n’avait pas menti.
Évidemment ! elle devait exister ! « Il le fallait ! songea Citizen. Il
fallait bien accéder à ces “tuyauteries”, d’une manière ou d’une autre,
non ? »
La trappe était là. Parfaitement lisse. Sans la plus petite trace de
mécanisme de… Si ! Citizen remarqua un petit trou, au centre de la
plaque. Un petit trou en forme d’étoile à trois branches… Et cela ne les
avançait en rien. À quoi bon découvrir une serrure quand on n’en
possède pas la clef ?
La trappe devait coulisser latéralement, dans l’épaisseur du mur.
Citizen leva son fusil-rad. Il tira, tira, le doigt scellé sur la détente.
Après quelques secondes, Marylin aspergea de feu, elle aussi, la
surface ronde de la trappe.
Citizen fut soudain traversé par une affreuse crainte : et si la
puissance des fusils-rads n’était pas suffisante ? Il ferma les yeux. Il
appuya sur la détente à en avoir mal.
Il y eut un déclic. Au centre de la porte, un trou fumant de quelques
centimètres de diamètre se découpait à la place de la serrure. Un autre
déclic. La portière coulissa.
Citizen se racla la gorge, tenta de cracher sans y parvenir ; il avait
un goût affreux dans la bouche.
Le premier, il s’engagea dans l’orifice. Marylin le suivit, après avoir
arrosé la passerelle d’une dernière rafale de jets thermiques. Les
poutrelles coupées net lâchèrent avec un grincement sec, et la
passerelle chuta en tournoyant, rebondissant deux fois de suite contre
les échelons.
Ils étaient dans la « canalisation »… et ce n’était pas une
canalisation.
22
Des millions, des millions et des milliards, et des milliers de
milliards d’informations puisaient le long du réseau sans bornes, sans
commencement ni fin.
Un certain nombre de données, à un endroit quelconque du Noyau,
ou ailleurs, s’additionnaient pour former telle ou telle information, qui
était acheminée, selon un schéma défini, analysée, décryptée, traduite,
épurée, guidée jusqu’à son but.
Son poste se tenait dans un des locaux du building de la Sécurité,
dans la Bulle du Noyau qui contenait, entre autres, ce building. Il
s’appelait McKeen, et cela n’avait pas la moindre importance. Ce qui
importait, c’était le fait qu’il se trouvait là, à son poste, devant le
terminal de l’ordino décrypteur-analyseur-aiguilleur.
Il travaillait à la Sécurité. Son occupation consistait à relever les
informations de type C ROUGE, et à les orienter vers le canal
C.A. ROUGE. Il ne savait pas ce que pouvait signifier les sigles
« C ROUGE », et encore moins « C.A. ROUGE ». D’ailleurs, cela ne lui
posait pas de problème existentiel notoire. Ce qui l’intéressait, dans la
vie, c’étaient les films d’Aventures Extra-Planétaires, et faire l’amour
tous les soirs avec sa compagne du moment. Ou bien prendre une cuite
avec des collègues au bar réservé à sa catégorie professionnelle, au
troisième sous-sol du building. Ou faire de la course à pied, sur le
stade de son quartier social, Bulle 532, Bloc 0008 bis. Appart 04.
Il se foutait royalement des informations C ROUGE. En moyenne,
il en tombait quatre ou cinq à l’heure. Suffisamment pour ne pas
s’ennuyer et retenir son attention. Pas de quoi l’épuiser non plus.
Depuis l’instant où il avait pris son poste, ce jour-là, il en avait
canalisé sept. C’était un chiffre particulièrement riche, et qui dépassait
l’ordinaire. La huitième tomba, sur l’écran, alors qu’il était en train de
se demander ce qu’il allait manger quand il rentrerait chez lui. Il
accomplit automatiquement les gestes automatiques. L’information
C ROUGE fut canalisée en C.A. ROUGE.
Il avait lu un nom, à la suite du pointillé sautillant : BROSS
CHAPLIN.
Ce nom lui disait vaguement quelque chose, mais il n’aurait su dire
quoi. Il oublia. Il avait autre chose à penser.

Il s’appelait Dorris. Certains prétendaient que c’était un nom


féminin.
Il n’avait rien de féminin. Son pénis au repos devait bien mesurer
dans les vingt centimètres. Les filles disaient que c’était rare – en tout
cas, celles qui avaient vu son engin.
Le boulot, c’était le boulot. Dorris disait cela fréquemment, sans
trop savoir pourquoi. Il disait cela notamment quand les livraisons se
succédaient sur un rythme rapide. Alors les autres râlaient. Il y en a
toujours qui râlent. Dans ces cas-là, Dorris s’amenait, et il lançait :
« Allez, les gars, le boulot c’est le boulot. » Il montrait l’exemple en
s’attaquant au déverrouillage du tube-container qui venait d’arriver
par le sas.
Dorris aimait bien montrer l’exemple. Il n’en tirait pas le moindre
avantage. Qu’il décharge vingt containers à l’heure ou seulement
quinze, c’était exactement la même chose ; ce qu’il déchargeait en plus
de ce qui lui était normalement destiné n’était pas déchargé par les
autres. Dorris était peut-être du genre à rendre service ? Peut-être qu’il
n’était pas serviable comme certains le croyaient. Il pouvait faire cela
dans l’espoir que les autres cessent de l’appeler mademoiselle Dorris,
pour rigoler, et de l’asticoter jusqu’à ce qu’il parle de ses « vingt
centimètres »… Allez savoir.
Il aimait son travail. Ce n’était pas compliqué, mais pénible. Il
fallait être costaud. Dorris était costaud.
Depuis toujours, depuis qu’il était sorti de la crèche sociale de la
Fourgue. Dorris travaillait à l’approvisionnement. Il se tenait sur un
bord du rail, et attendait l’arrivée du tube-container. Le tube arrivait
par le sas. On le déverrouillait, on le déchargeait. À l’intérieur du tube
– un énorme truc ! – il y avait un certain nombre de containers. Et
dans les containers, des légumes-bio, des tablettes, des tas de choses et
de la viande de soja… vraiment des tas de choses : des aliments.
Dorris ne savait pas d’où venait le tube, sur le rail. Il ne savait pas
ce qu’il y avait derrière le sas. Personne ne savait, tout le monde s’en
foutait. Pourquoi est-ce que Dorris se serait fait du souci à ce sujet ?
Une fois déchargé, le tube filait par un autre sas, à l’extrémité
opposée de la salle. Il devait probablement repartir d’où il venait.
Dorris savait une chose (au sujet de son travail) : cette salle dans
laquelle il travaillait n’était pas unique. Il y en avait des centaines
d’autres, identiques – il n’y avait que cela, dans les buildings de la
Bulle 23 000.
La vie aurait été merveilleusement belle pour Dorris si les autres
avaient cessé de l’appeler Mlle Dorris.
Eh oui, la vie…
23
Quatre-vingt-huit, ou 88, se souvint qu’il s’appelait en réalité
Spartacus à l’instant précis où l’un des éclats de l’obus qui venait
d’éclater à trois pas lui traversa le crâne.
Il se souvint également d’une foule d’autres choses.
24
Allongé sur sa couche, Bross se demandait précisément ce qu’il
pourrait bien faire – il lui fallait à tout prix rompre la monotonie,
trouver un moyen, quelque chose, qui casserait l’écoulement du temps
– lorsque les quatre notes du timbre de la sonnerie retentirent.
Quelqu’un, à sa porte, demandait à entrer.
Bross n’attendait personne. Les visites-surprises étaient infiniment
rares. Ceux ou celles qui désiraient ordinairement le rencontrer
prenaient la peine de le contacter auparavant par l’intermédiaire du
vidphone, comme le préconisaient les règles de la coutume et de la
bienséance. Même entre voisins immédiats. Ceci étant, lorsque les
quatre notes s’égrenaient de manière imprévue dans l’appartement de
quelqu’un, ce dernier était traversé par une décharge d’angoisse, voire
de peur.
Ce fut le cas pour Bross, qui se dressa sur son lit, comme s’il était
parcouru tout entier par une secousse électrique. Il refoula aussitôt
cette sensation d’inquiétude explosée. Ces quatre notes claires, c’était
précisément ce dont il avait besoin. Tout, n’importe quoi, plutôt que
l’ennui et l’irritation envahissante.
Bross lança ses jambes par-dessus le bord du lit, posa ses pieds nus
à terre, sur la moquette-fourrure synthétique.
Il enfila ses longs pieds blancs dans des mules avachies – il adorait
ces vieilles mules, les traînait, les usait depuis fort longtemps. Il se
leva. La station verticale coïncidait curieusement avec un faible
balancement du décor environnant. Cela ne dura point. Bross se
demanda s’il s’agissait encore des derniers effets de l’Hiroshima qu’il
avait avalé !
Il referma sa robe de chambre en caressant d’un geste souple les
agrafes magnétisées. Qui donc avait sonné ?… et sonnait de nouveau –
ding-ding-dong-dang ! Bross passa le bout de ses doigts au-dessus de
ses oreilles, là où son crâne conservait quelques cheveux. Il marcha
vers la porte d’entrée.
Il traversa le couloir du hall, jetant comme d’habitude un regard
vide sur la clit-girl affaissée.
Depuis que Bross avait ouvert les yeux, il avait été traversé par des
pensées exaltantes.
1) Quand ils auront pris connaissance de mon scénario, ils seront
dingues, ils enverront une délégation, ou me vidphoneront en
urgence… 2) Ils diront : on tient le meilleur scénario, le meilleur
Scénariste, depuis un fameux bout de temps, les gars… 3) Que
désormais, le nom de BROSS CHAPLIN soit diffusé partout, inscrit
partout, en lettres majuscules hautes comme ça !… 4) Je vais toucher
un paquet de tickets ahurissant… ce n’est même pas la peine que
j’essaie d’imaginer le montant de la somme… ce qui est certain, c’est
que je vais pouvoir m’offrir un module personnel, oui monsieur, et
peut-être même Paradis – car Citizen sera expulsé… 5) Que lui est-il
donc passé par la tête, à celui-là ? J’avais raison : il est hors-cadre. Ils
le traquent et ils le retrouveront. Ils retrouvent toujours tout le monde.
J’avais raison nom d’une pipe ! Le fait d’avoir écrit ce scénario est tout
de même le signe que je possède un foutu talent !… 6) Fini, Zorro Nap.
D’un certain côté, Cit a vu juste : c’était de la merde… 7) Tu n’as pas
toujours dit ça, Bross, mon vieux. Il a fallu que Citizen, précisément,
fasse un peu le ménage… 8) Tu pourras te taper toutes les filles que tu
voudras, Bross, mon bon ami. Toutes. Il y en aura probablement une
foule, du genre de cette petite conne de Marylin, pour se traîner à tes
pieds. Bross, mon sacré vieux pote. Elles marcheront à la baguette, tu
verras comment !… 9) Et s’ils refusaient le schéma ? S’ils le jugeaient
trop… pas assez… enfin, s’ils n’acceptaient pas ce qui sortait des
sentiers battus ? Tout de même, Bross, tu es sorti – et comment ! – des
sentiers battus ! Suppose que la chose soit interdite… Il fallait y songer
avant, Bross… 10) J’y ai songé. C’est impossible. Ils ne rejetteront pas
le schéma sans explications. Merde, ce Deux ex machina, le coup de
l’hypnose par personne interposée, ce n’est tout de même pas si mal,
non ?… 11) Okay, Bross, c’est même plutôt bon ! Mais s’ils refusent ?
Ding-ding-dong-dang.
Pour la troisième fois.
Bross jeta un coup d’œil à l’écran de reconnaissance : dans le cadre,
il aperçut au fond l’allée du jardin et les bouquets de végétation de
l’autre côté de la rue. En premier plan, une sorte de boule blanche qui
bougeait vaguement. Il se dit : c’est un gag ! et il leva la main devant
l’œil électronique qui commandait le système d’ouverture de la porte.
En même temps, il dit : ouvre. La porte s’ouvrit.
Il se trouva face à un petit homme en costume blanc, casqué de
blanc. Il devait mesurer, à tout casser, un mètre cinquante-cinq ou un
mètre soixante et n’était pas seul. Son compagnon se tenait appuyé sur
une épaule contre le mur. Hors-cadre. Il quitta cette position et se
plaça derrière le petit. Lui aussi était vêtu de blanc, casqué de blanc.
— Bross Chaplin ? demanda le petit.
— C’est moi, dit Bross.
— Nous représentons les Productions, dit le petit homme. Mon
nom est Charboll, et voici Arl Guttrit. Pouvons-nous entrer, pour nous
entretenir d’un sujet important ?
— Ou… oui, balbutia Bross.
Il se recula, laissa entrer les deux hommes, et referma la porte. Il
faisait péniblement le tri dans les phrases débitées par Charboll, avec
l’impression d’avoir avalé une bombe.
— Si vous voulez me suivre… dit-il, tout en faisant un geste large
qui les invitait au contraire à le précéder.
« Il a dit les Productions, Bross ! »
Les deux hommes longèrent le couloir, Bross sur les talons. Dans le
living, ils s’arrêtèrent.
— Si vous voulez… dit Bross, en désignant les fauteuils mous.
Ils voulaient, et s’installèrent. Assis. Charboll disparaissait presque
totalement ; la pointe de ses chaussures ne touchait plus le sol. Bross
refoula une envie de rire particulièrement incongrue. Les deux
hommes retirèrent leurs casques, qu’ils posèrent sur le sol. Le plus
grand (c’est-à-dire celui des deux qui avait une taille très moyenne)
sortit de la poche-poitrine de sa veste un bloc d’enregistrement. Qu’il
enclencha.
« Dieu-Public ! » se dit Bross.
Il prit place à son tour dans un fauteuil, en face des deux délégués.
À peine installé, il se dit qu’il allait devoir se relever pour chercher des
boissons. Mais Charboll parla :
— Vous avez adressé un schéma de scénario à la Production,
monsieur Chaplin…
— Oui, c’est exact. J’ai effectivement adressé un projet…
Il se racla la gorge. Les crépitements fondirent quelque peu. Il
répéta :
— C’est exact, messieurs.
Le grand (c’est-à-dire Guttrit) ne quittait pas des yeux son bloc
d’enregistrement. Charboll, quant à lui, ne quittait pas des yeux Bross
Chaplin… et Bross ne quittait pas des yeux la silhouette double des
deux délégués, tout en regrettant qu’un brouillard aussi compact soit
soudainement tombé dans la pièce. Ses oreilles étaient brûlantes ; les
battements de son cœur résonnaient comme dans une chambre
d’écho.
Charboll avait un regard gris, plein de tendresse et de bonhomie.
« Cela ne manque pas d’incongruité », songea Bross – un tel regard au
sommet d’une carcasse aussi fluette ne lui semblait pas raisonnable.
— Nous avons pris connaissance de ce script, dit Charboll. (Il laissa
peser le silence un court instant – les lèvres de Bross se décollèrent
sans laisser passer le moindre son – puis il dit :) Nous le trouvons
remarquable, monsieur Bross Chaplin.
Dieu-Public !
Un petit bruit, un gargouillis de chuintements, fusa entre les lèvres
sèches de Bross.
— Vraiment ? coassa-t-il, la gorge bloquée et la voix déraillante.
Naturellement, il n’avait pas remarqué l’intonation un peu spéciale,
lorsque Charboll avait prononcé le mot remarquable, ni la fraction de
seconde pendant laquelle il avait hésité avant de le prononcer. Il était
beaucoup trop occupé à se maîtriser pour ne pas sauter en l’air.
— Vraiment, affirma Charboll. Vraiment, monsieur Chaplin (et là
aussi… n’y avait-il pas une ombre suspecte dans la façon de prononcer
monsieur Chaplin). Nous l’avons trouvé très original. Tout à fait
original. Nous aimerions que vous nous fournissiez quelques
explications, avant que nous acceptions définitivement ce script.
— Vous l’acceptez ? couina Bross.
Le regard doux du petit homme fut traversé par l’étonnement.
— Vous n’en doutiez pas, monsieur Chaplin ?
— N… Non, c’est-à-dire que… Vous savez, c’est tellement nouveau,
je ne savais que penser, en vérité… Je… Nous allons fêter cela, n’est-ce
pas ?
Deux minutes plus tard, après beaucoup d’agitation, Bross posait
sur la table basse trois verres remplis d’alcool, les entrechoquant un
peu. Il se laissa retomber dans son fauteuil, levant son verre.
— Je bois à l’HOMME QUI VOULAIT TUER DIEU PUBLIC !
Les deux autres trempèrent leurs lèvres dans le breuvage, puis
reposèrent sagement leurs verres, alors que Bross en avalait
goulûment la moitié.
— Comment avez-vous procédé ? s’enquit Charboll, sur un ton
faussement détaché.
« Il joue les blasés », songea victorieusement Bross.
— En me référant au réel, sans plus. Cette histoire est directement
calquée sur le réel, sur notre monde, et sur certains personnages
vivants… que vous avez probablement reconnus, n’est-ce pas ?
(Acquiescement et sourire entendu du petit homme…) Ce n’est pas
plus compliqué, messieurs…
— Mais cette structure du monde, dit Charboll. Je veux parler de
l’illustration de la folie de Cit, votre personnage, comment avez-vous
pu la définir ? Vous êtes-vous, en ce cas, basé sur le réel ? Pour cela
aussi ? Auquel cas, j’aimerais connaître la source de votre
documentation…
Bross souriait de toutes ses dents. Ses oreilles étaient deux greffons
de braise accolés de chaque côté de sa tête. Il but une nouvelle gorgée
– le liquide fit « clops » dans le verre lorsqu’il reposa celui-ci sur la
table.
— Vous savez ce qui est en train d’arriver à Citizen ? s’enquit Bross,
sur un ton supérieur et ravi.
— Citizen l’Acteur ? fit Charboll.
— Citizen l’Acteur, exactement.
— Non, je ne sais pas ce qui…
— Eh bien, dit Bross, c’est à peu de choses près ce que je décris
dans le scénario. La dernière fois que j’ai vu Citizen, il était en
compagnie d’une fille, et il m’a soudain tenu les propos que je rapporte
dans le premier tiers du schéma ! De plus, j’ai appris qu’il avait
provoqué un accident dans son module, qu’il s’était enfui vers la
Ceinture ! Il est devenu fou, hors-cadre ! Il prétend que le Public…
— Je vous en prie, dit calmement Charboll, je ne vous parle pas de
Citizen l’Acteur. Je vous demande la chose suivante, monsieur Bross
Chaplin : sur quelle réalité vous êtes-vous appuyé pour construire le
monde dans lequel évolue votre personnage, ou plutôt la
représentation déformée de ce monde.
— Vous voulez dire : la Bulle du centre, et les marionnettes du
Public ?
— Je veux parler de cela, oui, dit Charboll. Et de l’Histoire qui met
en scène des falsificateurs du passé, qui se seraient approprié et qui
auraient transformé un patrimoine historique culturel pour n’en
garder qu’une centaine de films, représentant la somme du savoir
humain. Je veux parier de cela, monsieur Bross Chaplin. C’est la
question que les censeurs de production m’ont chargé de vous poser.
Où avez-vous puisé vos… votre documentation, votre inspiration ?
— Pourquoi cette question ? demanda Bross. Pourquoi à ce propos,
particulièrement ?
Il avait le sentiment, tout à coup, que le regard du petit homme
n’était peut-être pas si tendre que cela…
— Parce qu’on m’a prié de vous poser cette question, dit Charboll.
Je suis venu, d’une part, vous annoncer que nous acceptions de
produire votre scénario, et, d’autre part, pour vous poser une ou deux
questions relatives à vos sources d’inspiration. Voilà.
D’une voix rauque, Guttrit, qui n’avait encore rien dit, laissa
tomber :
— Vous pouvez répondre, Bross Chaplin.
— Là, dit Bross.
Il se toucha le front.
— Pour l’enregistrement, cela ne veut rien dire, fit remarquer
Guttrit.
— J’ai imaginé, précisa Bross. J’ai tout imaginé. J’ai rejeté les
schémas pré-établis et les grilles, et les tableaux signalétiques de
pourcentage émotif, et les graduations programmées… Tout. Je ne me
suis servi que de mon imagination !
— C’est fabuleux, dit Charboll, mordillant le coin de sa lèvre
supérieure.
Il était enfoncé dans le fauteuil, les mains sagement posées sur ses
genoux.
— J’ai imaginé, poursuivit Bross sur sa lancée. Je me suis dit que
l’on pouvait peut-être se passer pour une fois des estimations pré-
établies du Public, pour construire quelque chose de beaucoup plus…
énorme ! et qui servirait en même temps le Public.
— Comment cela ?
— Ce personnage de Cit est un déviant ! Il commet la faute
impardonnable de ne plus croire en l’existence même du Public. Il
perd la Foi – et il est perdu. Mon script est la condamnation sans
appel de cette déviance, de cette folie ; ce en quoi il sert le Public d’une
bien meilleure façon que les séries des Zorro Nap !
Ce n’était plus seulement ses oreilles qui étaient rouges, mais ses
pommettes aussi. Tout Bross Chaplin flambait.
— Vous-même, dit doucement Charboll, vous avez décidé de
quitter votre rôle… Non ?
— Pas pour combattre la Foi, monsieur ! pour la servir de tout mon
être, au contraire, en dénonçant l’hérésie qui frappe un homme et le
conduit aux absurdités réelles dont nous sommes témoins : Citizen,
mon modèle, est effectivement en fuite, ne l’oubliez pas ! Il s’est
attaqué à des flicops !
— Et il rechercherait le Public.
— Je ne sais pas. La coïncidence est curieuse, évidemment. Je
prends les faits pour preuve de la force de mon script. J’imagine que
Citizen, le vrai, cherche avant tout à se convaincre de la non-existence
du Public. Il est fou.
— Naturellement, dit Charboll.
— Naturellement, dit encore le petit homme.
Il jeta un coup d’œil rapide à son compagnon, ajouta :
— Croyez-vous, monsieur Chaplin, que ceux qui seraient, comme
vous le dites. « sur le point de basculer », soient nombreux ?
— Il y en a, monsieur. Nos services de la Sécurité vous le diraient
aussi bien que moi. Nous encageons régulièrement.
— Bien, oui… souffla Charboll.
Il quitta son siège, avec beaucoup de mal. Debout, il dépassait à
peine son collège toujours assis. Il remit son casque.
— Auriez-vous l’amabilité de nous accompagner, monsieur
Chaplin ? Immédiatement. Nous devons nous rendre au siège des
Productions, afin d’envisager sur l’heure une Distribution.
— Certainement, dit Bross, se levant à son tour. Certainement, je
vous suis.
En cinq minutes, Bross Chaplin était prêt. Il quitta la villa,
accompagné par les deux hommes – il dut résister à la tentation folle
de poser familièrement sa main sur le crâne casqué de Charboll qui
trottinait à côté de lui, comme on le fait pour un enfant dont on veut
guider la marche.
Il monta, avec Charboll et Guttrit, dans le véhicule blanc qui portait
sur son capot fuselé le sigle du consortium des Productions. Le
véhicule démarra. C’était Guttrit qui tenait la barre. La taille réduite de
Charboll ne lui permettait certainement pas d’atteindre les pédales du
plancher. « Pauvre petit avorton », songea Bross Chaplin, sans bien
savoir s’il était sincère dans sa compassion, ou seulement moqueur.
25
Ils n’avaient que leurs armes. Les musettes contenant les
provisions de tablettes nutritives et les bouteilles d’eau ou de jus de
fruits synthétisés étaient restées dans la jeep, ou sur la plate-forme du
cube, dans l’abri de Rossik et Vania. Ils n’avaient que leurs armes, les
jambes de plus en plus lourdes, l’immense fatigue pesait chaque
seconde davantage.
Ils marchaient.
Citizen et Marylin.
Ils auraient pu tout aussi bien être les Personnages d’une séquence
filmée, errant au centre d’un désert, dans un décor d’espaginé. Mais ils
ne se trouvaient pas au centre d’un désert – du moins physiquement –
et le décor était différent.
Ils avançaient péniblement, dans un « tuyau » sans fin – sans fin ni
commencement, peut-être. Ils étaient tombés en un point quelconque
de ce tuyau, forçant la trappe, et ils s’étaient mis à marcher en
direction de ce qui devait être, comme l’imaginait Citizen, l’extérieur
de la Ceinture. Maintenant, après avoir marché pendant plusieurs
heures. Citizen ne savait plus très bien. Le tuyau était droit, rectiligne,
mais il pouvait tout aussi bien suivre une courbe très diluée, très lâche,
qui en déviait totalement le but et l’orientation.
L’extérieur de la Ceinture.
De cela, Citizen était quasiment certain : il y avait quelque chose au
delà de la Ceinture, puisque, à l’intérieur de celle-ci, les blocs-
machines se trouvaient totalement inabordables, et que les secteurs de
production ne s’y trouvaient point.
Il y avait quelque chose… plus loin. Ils étaient peut-être en train de
marcher vers ce quelque chose – il le fallait ! il le fallait, et le tunnel
devait déboucher fatalement sur l’explication raisonnable du mystère.
Citizen fit une pause, s’appuyant contre l’ergot central du grand
couloir. Il voulut déglutir ; sa bouche s’emplit de salive amère. Son
ventre était douloureux ; des fourmis, par milliers, profitèrent de son
immobilité pour se répandre le long de ses jambes, sous la peau.
Marylin le rejoignit, s’appuya elle aussi contre cette portion de mur
bizarre. (Le « tuyau » cylindrique avait un diamètre de dix à douze
mètres. La face interne de ce cylindre noyé dans le béton-plasto était
uniformément recouverte d’une substance lisse, sans défauts,
métallisée, que Citizen identifia comme étant du plastacier. La jointure
des plaques cintrées était parfaite, ne laissant pas la moindre trace.
Sur le « sol » du cylindre, vertical, s’élevait le mur. Sa hauteur
correspondait approximativement au rayon du cylindre. En coupe, la
section de ce mur devait ressembler à un trapèze effilé surmonté au
sommet d’un demi-cercle. Le mur était recouvert de la même
substance de plastacier ; tous les quatre pas, du sol au bourrelet
supérieur, montait une rangée de grilles encastrées d’une vingtaine de
centimètres de large. À la verticale exacte du mur, dans le « plafond »
du cylindre, s’alignaient les globes lumineux, encastrés eux aussi et à
fleur de surface, qui laissaient tomber, dans les entrailles rigides de cet
interminable serpent, une clarté bleuâtre.)
Ils échangèrent un coup d’œil. Marylin eut une grimace qui avouait
son épuisement mais disait également son désir de poursuivre. Son
visage était baigné de transpiration luisante ; en mèches gluantes, ses
cheveux collaient sur sa peau. Son chemisier était largement ouvert ; le
tissu moite de transpiration peluchait au col et sous les aisselles. Pour
tout arranger, la lumière bleue diffuse achevait de lui donner
l’apparence d’un spectre ahuri, tout droit sorti d’un film d’Épouvante.
Citizen jeta un coup d’œil distrait à son propre reflet déformé par la
convexité de la paroi plasto-métallique : il n’avait rien à envier à sa
compagne :
— Combien de temps cela va-t-il durer ? murmura Marylin.
Citizen se glissa contre elle. Brièvement, il entoura de son bras les
épaules de la jeune femme, dans une étreinte qui voulait rassurer. Puis
son bras retomba le long de son corps.
— Il faut marcher, encore, dit-il. (Sa voix roula, résonna dans le
tunnel.) Nous y arriverons.
— Où ?
« Bon Dieu, non, Marylin ! Pas toi ! Tu ne vas pas m’abandonner,
dis ? Pas toi ! »
Il dit, le plus calmement possible :
— Au-dehors… Nous arriverons au-dehors, Marylin. Il n’y avait rien
à trouver dans la Ceinture, rien que ces hordes de suceurs de vidéos
qui ne savent qu’attendre. Ailleurs, fatalement (puisque ce n’est pas
dans le Noyau que l’on peut espérer trouver cela, j’en suis certain !),
ailleurs existe, et on y cultive les aliments que nous mangeons, on y
façonne les éléments des infrastructures comme des superstructures,
les pièces des machines, les objets de la vie, les décors des Plateaux –
la matière nécessaire à la conception de ces décors –, et les jus de
fruits que tu bois, les steakols que tu manges, la toile dont sont faits
nos vêtements, ces vêtements eux-mêmes, tout… Tout ce qui nous
arrive, tout ce qui nous sert dans le Noyau vient d’AILLEURS.
— Et le Public ? sourit Marylin.
— Et le Public, qui sait ?
— Le Public qui décide de TOUT, qui supervise TOUT, qui régit,
classe, ordonne…
— Il faut marcher, dit Citizen. Si nous voulons savoir, il faut
marcher…
Une série de borborygmes sourds et de gargouillis monta de son
abdomen, en même temps que le spasme d’une colique. Il serra les
dents, attendant que la douleur s’apaise. Une crampe se logea dans le
mollet de sa jambe gauche, sur laquelle il était appuyé. Il porta le poids
de son corps sur l’autre jambe. La colique s’apaisa, dans une nouvelle
volée de gargouillements. À quoi devait-il cette torture insidieuse ?
— Où sommes-nous ? s’enquit Marylin. Tu peux le dire ?
— Nous sommes dans un conduit de communication, entre
l’extérieur et la Ceinture.
— Ce qui veut dire que le bruit que nous avons entendu, quand
nous étions dans l’abri de Rossik…
— Était le bruit d’une rame, d’un véhicule, qui filait dans ce tunnel.
Oui.
Il n’ajouta rien. Détourna les yeux pour échapper au regard perçant
de Marylin. Il souffla :
— Il faut marcher, marcher !
— Mais jusqu’où, Cit ? Pendant combien de temps ? Et si…
— Viens !
Il reprit la progression. De lourds élancements battaient dans son
crâne.
Se déplacer sur le sol incurvé, en déséquilibre permanent, n’était
pas une chose aisée. La marche les rejetait sans cesse une épaule
contre le mur – ou alors ils devaient prendre appui d’une main sur ce
mur, afin d’aider au rétablissement perpétuel. Il avança ainsi un
moment, tel un pantin claudiquant, les yeux fermés et les dents
scellées sur une nouvelle montée de douleur au fond de son ventre.
Lorsqu’il rouvrit les paupières, il entendit derrière lui le pas de
Marylin qui suivait. Ses oreilles bourdonnaient.
Et si… Elle n’était pas allée jusqu’au bout de la supposition, mais
Citizen n’ignorait rien de ce qu’elle redoutait : il le redoutait aussi. Ils
se trouvaient dans un tube de communication comme ils n’en avaient
jamais vu. Un tube avec ce sacré petit mur qui suivait son trajet sans la
moindre interruption, comme une manière d’épine dorsale à l’envers.
Un mur… UN RAIL.
Citizen l’avait compris immédiatement, sitôt dans le ventre du
serpent… et Marylin l’avait deviné pareillement. Un rail, sur lequel
s’encastrait quelque énorme transport, les flancs ronds et retombant
de chaque côté de ce rail ; un cylindre dans le cylindre, guidé par le
rail, dont les séries de grilles n’étaient rien d’autre que des bouches de
répulsion d’air, certainement, qui empêchaient au passage le
frottement du véhicule (qui pouvaient même par le jeu des champs
réactifs assurer en partie sa propulsion). Un cylindre dans le cylindre…
un projectile dans un canon.
Où se cacher, Citizen, si d’aventure le monstre surgissait ? Où et
comment se protéger ?
Ils n’avaient qu’une chance – une demie, un tiers, une fraction de
chance sur mille. Les trappes.
Les trappes du genre de celle par où ils étaient entrés. Ils en avaient
rencontré quatre, depuis qu’ils marchaient. (Depuis combien de temps
marchez-vous, Citizen ?) Elles étaient toutes du même modèle,
circulaires et tranchées en creux dans le « sol » de la paroi. Elles
avaient environ cinquante centimètres de profondeur. De quoi se loger
à deux, en se tassant, si jamais surgissait… Ne pas songer à cela,
Citizen ! Marcher, marcher… Rebondir contre le rail, les jambes
comme des ressorts, la main engourdie, l’épaule meurtrie…
Quatre trappes. Quatre. Sur quel endroit du monde donnaient-
elles ? Qu’y avait-il, en dessous, derrière le panneau rond de métal ?
Une nouvelle échelle accrochée au flanc raide d’un bloc ? Ou bien…
Ou bien quoi, Citizen ?
Serait-ce possible que vous vous trouviez déjà en dehors de la
Ceinture ?
Marcher, marcher…
Ils étaient maintenant tout à fait hors du temps, non seulement
isolés dans un univers étrange, inconnu et sans le moindre point de
repère. Ils se trouvaient hors-tout. Les aiguilles et les chiffres des
chronos tournoyaient, défilaient à vide, et leur danse ne voulait plus
rien dire. C’était la cinquième heure. La cinquième heure de
N’IMPORTE QUAND.
C’était la sixième heure.
La septième.
Il était 9 heures de N’IMPORTE QUAND moins 10 minutes.
Il était 10 heures et 13 minutes…

Les spasmes des coliques se suivaient maintenant sans


discontinuer, et Citizen se retenait de toutes ses forces, sphincter
bloqué, la démarche raidie. Il avançait par petits soubresauts, courbé
en deux, les bras croisés pressés sur le ventre. Des larmes coulaient de
ses yeux, séchant sur ses joues, comme de la colle, et lorsqu’il
grimaçait, il avait l’impression que sa peau allait se déchirer.
À un moment, Marylin l’avait dépassé, profitant d’un court instant
pendant lequel il résistait, accroupi, à une fulgurante douleur. Elle
marchait devant lui, à plus de vingt mètres. Elle marchait, et le tunnel
n’en finissait pas, filait tout droit.
Citizen gémit. Des reflets métallisés dansèrent autour de lui. Il
s’accroupit, pour résister au nouvel impact de douleur. Dans son
ventre, une hélice flamboyante tournoyait, brassant ses intestins. Une
terreur panique incontrôlable l’envahit, le submergea, à l’idée qu’il
allait peut-être se laisser aller dans son pantalon. Citizen le Fuyard,
Citizen le Rebelle, pas vrai ? vaincu par la colique. Une mauvaise envie
de rire monta en lui, mêlée au désarroi : Citizen le Rebelle, terrassé
par une envie de chier ! Superbe, non ?
Il entendit la voix de Marylin qui s’étonnait – qui l’appelait – et il
ouvrit les yeux. Marylin était un fantôme tournoyant, qui dansait là-
bas, très loin… qui revenait vers lui – shling tic shling tic shling… le
bruit de ses pas, et celui, une fois sur deux, de la crosse de son fusil
tapant le rail.
— Qu’est-ce que tu as ? Cit ? Par pitié, qu’est-ce que tu as ?
Elle était penchée sur lui, secouait son épaule. Il leva ses yeux
brouillés de larmes.
— Mal… Bon Dieu, mal au ventre… Je ne sais pas ce que…
— Viens, dit Marylin. Il y a une trappe, là-bas. On pourra se reposer
un peu… Viens, Cit.
Il fit oui de la tête, en même temps qu’il se disait : doit-on se
reposer ? Quand passera la prochaine rame ?
Il fit oui de la tête, et il se demandait si le temps de repos qu’ils
allaient prendre ne les rendrait pas, finalement, plus vulnérables
encore : ils pouvaient se reposer là, puis repartir, et se faire balayer par
la rame… ou, au contraire, continuer leur chemin jusqu’à une autre
trappe, dans laquelle ils s’abriteraient au passage de la rame…
La cinquième trappe… Dans son état, il ne se sentait vraiment pas
capable de progresser d’une traite jusqu’à la sixième.
— Oui, oui… attends un peu…
Elle s’accroupit à côté de lui, puis se laissa glisser le dos contre le
rail, jambes tendues devant elle.
— Va, dit-il. Va jusqu’à la trappe… attends-moi… Laisse-moi tout
seul un moment…
— Pas question. Ce n’est pas loin. Cit. À trente mètres, au plus.
— Bon, bon… Je les ferai tout seul, je te dis… Laisse-moi un
moment…
Comment lui dire, Citizen, que tu n’as pas besoin d’elle pour retirer
ton pantalon et déféquer ? – Comment lui avouer que tu ne vaux guère
mieux, en ce moment, qu’un enfant honteux, un malade qui
abandonne…
— Cit ! Le bruit ! souffla Marylin.
Sans crier. Un rauquement.
Elle était d’une pâleur extrême. De longues barres d’ombre bleue
soulignaient son regard agrandi.
Le bruit.
Il montait, il grandissait. Il venait de là-bas, là-bas, très loin, dans
l’ombre du couloir.
Debout, Citizen !
— Vite, Cit ! jeta Marylin.
Le bruit enflait. Cela ressemblait un peu au vacarme des machines
de ventilation qui produisent le vent sur un tournage. C’était cela : un
souffle, un cri, un grondement-hurlement.
La voix de Marylin monta d’un ton, plus grinçante.
— Nous avons une chance, Cit ! Il y a le renfoncement de la trappe !
Fais un effort, bon Dieu !
Un effort… La gorge de Citizen était bloquée, sa bouche emplie de
sable. Il bredouilla :
— Ça va aller… Va. Vas-y, toi… Cours, je te suis ! Je ne veux pas te…
Vas-y, dépêche-toi !
Elle jura. Se pencha rudement sur Citizen, l’empoigna aux épaules.
Faisant preuve d’une force physique insoupçonnée, elle redressa son
compagnon, le souleva et passa un de ses bras sur ses propres épaules.
Citizen gémit. La crosse du fusil de la jeune fille lui entrait durement
dans l’estomac. Il se laissa tirer, traîner, sans pouvoir opposer la
moindre résistance. Il était un poids mort, chargé de douleur, s’aidant
du mieux qu’il pouvait en poussant de temps en temps sur ses jambes,
en essayant de faire un pas. Un corps de glace et de feu.
Le bruit s’était changé en sifflement grave, dont l’intensité croissait.
Elle n’y parviendra pas, Cit ! Elle n’y parviendra pas…
Il voulut parler, lui dire que c’était fini, pour lui. Lui dire qu’il
abandonnait, qu’il en avait assez, qu’il avait trop mal au ventre, et qu’il
était lourd, bien trop lourd de honte, lui dire qu’il était fatigué, c’est
tout, qu’il rendait ses cartes, qu’il voulait…
— Vite ! gronda Marylin. Et le monstre fut là.
On ne le voyait pas vraiment. Il approchait à toute allure, son front
métallique emplissant tout le cylindre. C’était comme si l’extrémité du
couloir avait soudain fait son apparition, comme si le couloir n’en
finissait pas de rétrécir en longueur.
Marylin courait, aussi vite que le lui permettait le sol incurvé, et le
poids qu’elle portait. La trappe était… Non ! la trappe se trouvait là, à
quelques mètres, pas davantage ! Cette chance, Citizen ! Comment
appeler cela autrement, LA CHANCE !!!
Une poussée d’énergie désespérée éclata en lui, gommant d’un seul
coup la douleur. Pour une fraction de seconde, il retrouva toutes ses
capacités, dans le grondement infernal qui hurlait maintenant dans
tout le tunnel. Son corps n’existait plus : il poussa cette masse de vide
en avant, s’appuyant sur des jambes insensibles.
L’extrémité du tunnel s’était tellement rapprochée ! Une course
folle entre le nez ogival de la rame qui glissait sur le rail, et les deux
fuyards qui couraient-cahotaient-brinquebalaient en sens inverse,
comme s’ils se propulsaient à la rencontre du monstre métallique : une
course folle, entre les deux adversaires, pour savoir qui, de l’un ou de
l’autre, arriverait le premier au but : l’enclave de la trappe.
— Plonge ! brailla Marylin.
Dans un cri, elle se débarrassa de sa charge humaine, envoya valser
Citizen au fond du renfoncement circulaire. C’était fini. Le monstre
était là.
Citizen tomba les quatre fers en l’air, disloqué. Sa tête heurta
violemment le rebord du trou, rebondit. Il s’écrasa, le dos sur son
fusil-rad. Douleur. Il hurlait. En un éclair, il eut la vision déformée du
nez de la rame qui fonçait : une ogive parfaitement lisse, sur laquelle
dansaient les reflets des lumières.
Marylin tomba sur lui, à l’instant précis où la rame chevauchait la
trappe. Il l’entendit hurler, elle aussi, et puis il n’entendit plus rien
d’autre que le grondement de la rame qui glissait au-dessus de lui.
Gagné, Citizen ! Le monstre a perdu la course… Le monstre hurle
et glisse, là, hurle, hurle, tout entier dans ta tête. Marylin est pressée
contre toi, et tu…
De nouveau la lumière bleue éclata : le monstre était passé. Le
chuintement féroce continua un certain temps, et l’appel d’air qui
fouettait le visage de Citizen, embroussaillait les cheveux de Marylin,
diminua progressivement, puis tomba tout à fait. Le bruit s’en allait.
Fondait.
— Marylin ! appela Citizen.
Elle pesait sur lui, qui reprenait graduellement conscience de son
corps – mais elle pesait doux. Elle était pressée contre son torse, le nez
dans son épaule. Elle ne bougeait pas.
— Marylin…
La douleur consécutive au choc de sa tête sur le rebord de la trappe
encastrée commençait à poindre. Une fameuse bosse, certainement…
— On a gagné, dis, tu entends ?
Marylin ne bougeait pas. Ses deux bras pendaient, de chaque côté
du thorax de Citizen. Légers… Un reste de courant d’air flottait sur ses
cheveux trempés de sueur. Sur une mèche, Citizen aperçut une
minuscule tache de sang.
Marylin !
Transpercé par l’horreur, il se redressa. Alors, seulement, du fond
de cette masse énorme de brouillard qui l’engloutissait, il prit
conscience de ta puanteur qui régnait autour de lui, de la glauque et
tiède caresse visqueuse sur ses fesses et ses jambes, dans le pantalon
détrempé par le flot de merde liquide qui s’était échappé de ses
intestins douloureux.
Marylin !
Il ne baignait pas uniquement dans la matière fécale, mais dans le
sang, dans une charpie innommable qui s’échappait, fumante, du
corps sectionné de la jeune femme.
MARYLIN !
Chaviré par une indicible répulsion. Citizen s’extirpa péniblement
du cloaque qui noyait maintenant sur un tiers de sa hauteur l’enclave
de la trappe. Son estomac se noua. Il vomit bruyamment, ajoutant
encore à la puanteur et au magma infâme.
Hoquets, cris, gémissements mêlés. La bave était amère et glacée,
coulant sur son menton. Il rampa, secoué par de nouveaux spasmes,
hors de la trappe. Il se traîna.
MARYLIN MARYLIN MARYLIN.
Elle n’avait pas plongé suffisamment vite dans le petit abri. Bon
Dieu, Cit, c’est de toi qu’elle s’est d’abord occupée, de toi ! Elle est
revenue sur ses pas, elle t’a remorqué, halé, elle a usé ses forces pour
te mettre hors de danger, tu comprends. Citizen ?
Elle a plongé en avant, sur toi, et trop tard : la rame était là, l’obus,
le monstre, la balle dans le canon, l’emporte-pièce ! L’Emporte-pièce !
Elle a plongé trop tard, le couteau cylindrique est passé, la cisaillant
tout net à hauteur de la taille.
Marylin est là, un torse déchiqueté, rien qu’un torse, avec peut-être
une partie de hanches. Un torse, deux bras, une tête, le nez en avant,
qui baignent dans la puanteur de viscères éclatés, de merde et de sang.
Hurler ! hurler ! hurler !

Citizen demeura un temps infini, sur le rebord du trou, totalement


choqué. Prostré, bavant.
Une autre rame pouvait venir : il n’aurait pas bougé. Il serait resté
là, attendant l’explosion et le choc. L’éparpillement. Même, pendant
quelques secondes (ou peut-être étaient-ce des minutes), il souhaita de
toute son âme l’arrivée de cette nouvelle rame, qui le sauverait.
Puis il se calma.
Son ventre libéré était beaucoup moins douloureux – ce qui
maintenant était gênant, c’était la migraine, martelant férocement son
crâne, à partir de l’entaille vive dans le cuir chevelu, au-dessus de la
nuque.
— Fini, murmura-t-il.
Il essuya ses lèvres, d’un revers de main gantée de sang séché. Il se
redressa, regarda autour de lui.
C’était un couloir aux parois lisses – à la paroi lisse – avec un rail
dressé tout droit, levé du sol. Avec une suite de spots lumineux
encastrés dans le plafond – là-haut.
— Fini.
Oui, fini. Citizen abandonne. Citizen est hors-jeu, définitivement.
Plus de générique. Une ombre.
Il n’irait pas plus loin. Terminé. Il regagnait les rangs. Vaincu.

Il se dressa sur ses jambes. Cela tanguait un peu. Il fit passer, avec
des gestes lourds, la bretelle de son fusil-rad par-dessus son crâne.
Le fusil à la hanche, Citizen tira. Les yeux fermés.
Il tira dans la cavité de la trappe, il tira sur ce qui restait de
Marylin, il tira sur le magma. Il tira, tira, tira encore, le doigt accroché
à la détente. Et le jet de chaleur calcina la portion de cadavre, effaça
tout, avant de s’attaquer à la trappe elle-même.
Et puis, plus tard, le système de verrouillage sauta. La trappe
s’ouvrit.
S’ouvrit sur un flot de lumière.
Sur Ailleurs.
Dans la tête douloureuse de Citizen, spectre puant, une voix criait :
je m’en fiche, vous comprenez ? C’est fini ! Je veux rentrer dans le
Noyau ! Je veux retrouver mon décor !
Une autre voix dansait : Impossible, Cit. Trop loin. Jamais plus tu
ne retrouveras le Noyau, et ton décor. Jamais plus tu ne retrouveras
Citizen ! Tu Tas voulu, non ?
Oui, c’était Ailleurs. Il était passé hors de la Ceinture.
Il avait gagné. Tu entends, Cit ? GAGNÉ !
Un petit soubresaut nerveux qui ressemblait fort à un rire le
secoua. Tout va bien, Citizen ! Il rejeta son fusil sur l’épaule. Se coula
dans l’ouverture de la trappe.
26
Guttrit était du style « silence-on-tourne », en permanence. Au
cours du trajet qui les conduisit de la villa de Bross Chaplin à la Bulle
des buildings du R.P.R. (Rassemblement des Productions Réunies), le
petit Charboll ne se montra pas plus loquace que son compagnon.
À dire vrai, le mutisme des deux hommes ne gênait guère Bross – à
redire vrai, il s’en fichait même totalement… Il se sentait tout à fait
bien, merci, dans sa peau, vibrant d’une importance qu’il dégustait
seul, en retrait dans cette bulle de silence où les autres l’enfermaient.
Le trajet qui menait à la Bulle des Buildings R.P.R. dura un peu
plus de deux heures. À la suite de quoi, ils gâchèrent encore environ
une demi-heure en louvoiements parmi les chaussées internes,
jusqu’au bloc R.P.R. central – le cerveau du Rassemblement des
Productions Réunies.
Pour la première fois de sa vie, Bross mettait les pieds dans un des
buildings de la Production – et pas n’importe lequel : LE building
central.
— Nous y voici, dit Charboll, lorsque le véhicule conduit par son
collègue s’arrêta devant le bâtiment.
La rue était large, presque vide. Quelques voitures allaient et
venaient, silencieuses. Des haies d’arbres au feuillage vert – que Bross
fut à peu près certain de reconnaître, de véritables arbres – bordaient
les trottoirs. Il faisait doux.
Le hall était très vaste, très haut de plafond. Les murs étaient
tendus d’une matière synthétique qui avait l’apparence d’un velours
chatoyant, de teinte prune. Au centre du hall, se dressait un comptoir
de réception circulaire, minuscule arène dans laquelle s’activaient une
vingtaine de réceptionnistes-standardistes. Un certain nombre de
personnes se trouvaient dans le hall, discutant entre elles, ou bien
assises, silencieuses, dans les fauteuils d’attente. Bross n’en reconnut
aucune.
Il suivit Charboll et Guttrit, jusqu’au comptoir de réception.
Charboll glissa sur le comptoir la plaquette enregistrée de leur
conversation, dans la villa. Il demanda :
— Poste 34, pour Bross Chaplin. Agents Charboll et Guttrit.
La secrétaire acquiesça, jeta un coup d’œil terne en direction de
Bross, rien de plus. Elle retomba assise sur son siège, appuya sur
quelques touches de son tableau de communications, devant elle.
Ils n’eurent pas à attendre plus d’une minute.
— Vous pouvez aller, dit la réceptionniste.
Charboll remercia d’un hochement de la tête. (Pourquoi les
représentants des Productions portent-ils des casques ? se demanda
distraitement Bross.) Guttrit s’éloigna vers le fond de la salle, sans un
mot. Bross s’apprêtait à le suivre machinalement quand Charboll dit :
— Vous m’accompagnez, s’il vous plaît, monsieur Chaplin.
— Naturellement, dit Bross.
Ils suivirent une direction diamétralement opposée à celle qu’avait
prise Guttrit, attendirent un petit instant devant une des innombrables
cages d’ascenseurs ; puis, lorsque la cabine fut là, ils s’y installèrent. La
porte se referma. Charboll commanda la montée sur le 43e étage. Le
siège-banquette qui courait sur trois côtés de la cabine était situé trop
haut pour que le petit homme puisse s’y asseoir normalement. Ils
demeurèrent debout tout le temps de l’ascension.
La porte coulissante de l’ascenseur s’ouvrit directement sur un local
cubique violemment éclairé, pratiquement vide.
— Veuillez attendre ici, s’il vous plaît, monsieur Bross Chaplin, dit
Charboll. Un instant.
Il salua d’un petit mouvement de tête – que Bross lui rendit
poliment – et disparut par la porte de gauche. Bross plongea dans la
contemplation des taches colorées du tableau, essayant d’y mettre un
certain ordre personnel adapté à sa compréhension. Il n’eut pas le
temps de chercher : la porte empruntée par Charboll s’ouvrit de
nouveau, livrant passage à une superbe fille vêtue en tout et pour tout
d’un short minimum, juchée-cambrée sur d’incroyables hauts talons.
Le sourire de la fille était une véritable agression rouge-sang. Elle avait
des cheveux très courts, bleus, coiffés en mèches plaquées, comme un
casque. Ses seins étaient menus, ronds. Le mamelon peint en noir
semé de paillettes brillantes. Elle portait un plateau de verre chargé de
plusieurs bouteilles, d’un verre et de soucoupes emplies d’amuse-
gueules.
— Monsieur Bross Chaplin, dit-elle. Si vous voulez vous désaltérer
en patientant quelques instants… Le Haut-Commissaire Censeur va
vous recevoir. Je vous félicite, monsieur Chaplin.
Elle posa le plateau sur la table, s’en retourna aussitôt d’où elle
était venue, d’une démarche terriblement saoulante. Elle referma la
porte derrière elle, et pendant quelques secondes, un peu sonné, Bross
conserva dans sa tête la vision de ce joyeux petit cul qui roulait au
sommet des cuisses interminables et fuselées. Il songea : merde ! les
enfants !…
Il avait ressenti un choc, en entendant prononcer « Haut-
Commissaire Censeur » : une pointe fugace perçant son émotion. Mais
la fille aux seins boutonnés de noir avait ajouté : je vous félicite… Donc
pas de problème.
L’arrivée du plateau de rafraîchissements était réellement une
bonne chose : Bross découvrit qu’il avait la gorge un peu sèche. Il
choisit une bouteille de boisson pétillante non alcoolisée – du Dan
Gilbert’s : un liquide plutôt fade, insipide, en dépit de son apparence
pétillante. Un flash. Les couleurs dansèrent. Une petite bulle de
quelque chose éclata dans la tête de Bross. Il se dit qu’il était fatigué,
vraiment fatigué – les débordements joyeux de la satisfaction avaient
quelque peu effacé cette fatigue, en lui, pendant un moment. Il décida
qu’après l’entrevue il retournerait chez lui, se reposerait un long
moment, totalement, afin d’être au maximum de ses moyens pour se
mettre au travail sur le découpage du scénario.
Lorsque la porte de droite s’ouvrit, Bross eut la curieuse impression
que les murs du hall d’attente devenaient plus lumineux, couverts d’un
enduit scintillant. Il ne l’aurait pas juré, évidemment, mais se
demanda également si le volume de la pièce n’avait pas augmenté…
Une idiotie.
C’était encore la fille aux mamelons noirs et au sourire gourmand.
— Monsieur Chaplin, si vous voulez vous donner la peine.
— Naturellement, dit Bross.
Il suivit le joyeux petit cul moulé dans le short bleu pâle (couleur
assortie aux cheveux de la fille). Encore une sorte de hall, encore une
porte qui coulissait – et la fille s’effaça, invitant Bross à entrer.
Il entra.
La porte glissa derrière lui.
— Bienvenue, cher ami ! cria un personnage énorme. Je suis Nat
Callotin, 34e Haut-Commissaire Censeur du R.P.R.
L’homme avait lâché le tout d’un seul jet, tout en se levant et en
quittant son bureau pour venir à la rencontre de Bross. Cette
rencontre eut lieu au centre de la salle.
La pièce était immense, construite dans une perspective qui ne
ressemblait à rien de connu et semblait déjouer toutes les lois, tous les
poncifs habituels de la géométrie. C’était un fulgurant kaléidoscope…
dans lequel se mouvait l’énorme Nat Callotin, 34e-Haut-Commissaire-
Censeur-du-R.P.R., avec une aisance remarquable. Énorme, mais
rassurant, protecteur. Un visage rond, en boule, tout à fait chauve ; de
petites oreilles chiffonnées, rigolotes, des yeux à la fois vifs et doux :
un regard qui diffusait une indéniable chaleur. Ses lèvres s’étiraient en
un sourire quasi permanent, creusant deux fossettes précises au centre
de chaque joue. Il était revêtu d’une longue robe droite, chamarrée,
aux manches larges, et qui contenait tout juste son abdomen
impressionnant.
D’abord, il serra vigoureusement les mains de Bross, puis il passa
un bras sur ses épaules et l’entraîna dans la sarabande des lignes de
fuite en direction de deux fauteuils.
— Le décor vous impressionne, n’est-ce pas, cher ami ?
— Je dois dire que…
— Il est dû à nos meilleurs architectes décorateurs. Quelque chose
de totalement dingue. J’adore. C’est merveilleux, cher ami. C’est un
spectacle permanent. Asseyez-vous, mettez-vous à l’aise.
Bross tomba dans un des fauteuils, s’y engloutit. Le décor se
stabilisa quelque peu, sous l’apparence d’un ciel en dôme prismatique.
Le fauteuil était délicieusement confortable. Bross s’y lova
mentalement. Il se sentait de taille à soulever l’univers.
En face de lui, Nat Callotin (quel nom comique, pas vrai, Bross)
s’était lui-même calé dans le second fauteuil : son corps gigantesque
tenait tout juste entre les bras du siège. Il croisa ses jambes. Ses pieds
étaient nus. Nat Callotin attaqua tout de go :
— Félicitations, Chaplin. J’ai pris connaissance de votre schéma.
L’HOMME QUI VOULAIT TUER DIEU-PUBLIC, n’est-ce pas ?
— C’est cela ! cria Bross. (Pourquoi crier ? Il baissa le ton.) Cela me
semble être un bon titre.
— Et vous avez raison, mon cher ami. Un bon titre. Un excellent
titre ! Tout, d’ailleurs, est excellent dans ce projet. Je vous félicite.
Vraiment.
— Vous êtes trop gentil. Il y a cependant du travail à faire, encore…
Une épuration, une recomposition du schéma…
— Évidemment, évidemment, cher ami ! coupa Nat Callotin en
ouvrant ses larges mains pour les recroiser aussitôt sur sa bedaine.
(Bon Dieu qu’il est sympathique !) Évidemment, il reste du travail…
Mais nous acceptons le projet. Vous êtes un Maître, mon cher ami.
J’avoue avoir été très agréablement surpris. J’avoue que je n’attendais
pas cela de vous. Ce que vous nous aviez donné jusqu’à présent ne
sortait pas d’un classique moyen, de qualité, soit, mais moyen.
— C’est également ce que je me suis dit, lança Bross. Je me sentais
coincé par cette médiocrité – si, si, médiocrité, je vous assure. Zorro
Nap m’ennuyait ! J’ai voulu tenter quelque chose de nouveau, de
TOTALEMENT nouveau.
— Et vous y êtes parvenu, cher ami. Se baser de cette façon sur la
réalité, pour écrire un scénario, quoi de plus nouveau ? Quoi de plus
inattendu ? Bravo encore, bravo et bravo, cher ami.
— Je vous en prie, ronronna Bross. (L’univers, mes enfants, cela ne
pèse rien : c’est une bulle de savon qui saute et danse lorsqu’on souffle
dessus : parole !) Avez-vous des nouvelles de Citizen ?
— Je ne m’occupe pas de ces choses-là, dit Nat Callotin. Il me
semble qu’il a été repéré dans la Ceinture, c’est tout. Parlons plutôt de
votre scénario. Je serais curieux de savoir où vous avez pêché cette
idée de Bulle Centrale dans laquelle se tiendrait le Public. Vraiment…
c’est un chef-d’œuvre d’imagination.
— Je l’ai dit aux deux hommes qui sont venus me chercher, sourit
Bross. Cela n’est dû, précisément, qu’à mon imagination. C’est curieux,
car… (il pouffa) j’en arrive maintenant à me demander où se trouve le
Public ? J’en arrive à me dire que mon imagination est peut-être
tombée juste !
— Très drôle, dit Nat Callotin. (Son visage se ferma brutalement, et
il se pencha vers Bross, confidentiellement :) Ne laissez jamais filer
une pareille supposition en présence de n’importe qui, cher ami. Avec
moi, vous ne risquez rien, car je suis large d’esprit – aussi large
d’esprit que d’épaules ! (Il eut un rire grelottant.) D’autres que moi
pourraient supposer que vous avez perdu la Foi, et que votre scénario
peut se révéler subversif !
— Peut-être l’est-il, allez savoir ! s’exclama joyeusement Bross.
Il sentait monter en lui une grosse vague de fou rire. Dut se faire
violence pour ne pas le laisser éclater de manière intempestive – et
déplacée.
— Nous devons croire au Public, dit Nat Callotin. Il est partout, il
dirige et nous permet de vivre. Nous sommes entre ses mains. Votre
scénario démontre à quel point c’est une folie d’en douter.
— Exactement, clama Bross. Ex-ac-te-ment !
Le prisme verdâtre du décor s’était mis à tournoyer lentement, et il
changeait de teinte – sa coloration générale tendait maintenant vers le
rose.
— Néanmoins, poursuivit Nat Callotin, vous avez enfreint certaines
règles précises, en refoulant les données de votre ordino-concept, en
rejetant pareillement les grilles sélectives des barèmes de morale.
— Oui ! Je me suis passé de tout cela ! C’était une entrave à mon
talent de créateur ! Une imbécillité par-dessus laquelle il me fallait
sauter. Je me devais de tout faire moi-même ! En avant !
— En avant ! répéta Nat Callotin. Et vous avez foncé… Vous vous
êtes rendu coupable de désobéissance caractérisée ! Vous avez rejeté
les conceptions du Public, auxquelles pourtant vous vous devez d’obéir
aveuglément. C’est un symptôme de déviation psychique caractérisée,
cher ami.
— Effectivement, gloussa Bross. Il me semble que j’étais un peu
fou… mais pas comme vous l’entendez. C’est avant, que je devais être
fou. À présent…
Toutes les lumières explosèrent d’un seul coup. Le noir absolu.
Non, pas absolu. Au centre de la nuit, il y avait Nat Callotin, assis
dans son fauteuil flottant éclairé de l’intérieur – une peinture
fluorescente, sur fond noir.
Le temps se figea.
— À présent-je-suis-normal, dit Bross Chaplin.
— À présent-je-suis-MOI, dit Bross Chaplin.
Il savait ce que ce MOI signifiait.
Le temps était toujours un bloc noir suspendu Dieu sait où.
Il savait ce que MOI signi…
Il savait ce que…
Il ne savait plus ce que…
Il ne savait plus.
Ne savait plus.
Ne.

Nat Callotin, l’énorme, s’extirpa du fauteuil avec un soupir. Il fit


quelques pas en direction de son bureau de métal froid, dans la petite
pièce carrée aux murs tendus de vyn bleu. La rampe lumineuse qui
sabrait le plafond blême et écaillé se mit à clignoter en faisant un petit
bruit désagréable. Nat Callotin s’immobilisa, en se disant qu’il devrait
une fois de plus signaler aux équipes d’entretien cette défectuosité.
Il trouva le cigare qu’il cherchait dans sa poche. Il pinça le rouleau
de tabac entre ses dents, puis il l’alluma.
Revenant sur ses pas, il s’arrêta à deux mètres du fauteuil dans
lequel, inconscient, était écroulé Bross Chaplin. Longuement, Nat
Callotin contempla le pantin affaissé. Ses yeux étaient froids, son
visage dur.
Charboll entra. Aux côtés de Callotin, il était véritablement
minuscule.
— Terminé, dit sèchement Callotin, derrière un nuage de fumée.
Bon pour l’encagement. Immédiatement.
— Bien, dit Charboll.
Il appuya sur certaines touches du tableau mural, et dans les trois
minutes qui suivirent, deux hommes au visage inexpressif entrèrent.
Ils portaient une civière tabulaire dans laquelle ils allongèrent Bross
Chaplin après l’avoir déshabillé entièrement. L’un des hommes lui fit
une piqûre dans l’avant-bras, puis ils refermèrent la civière. C’était un
tube de métal blanc. À l’intérieur, il y avait Bross Chaplin. Les deux
hommes s’éloignèrent, quittèrent la pièce en poussant la civière devant
eux. Charboll les suivit. Il allait franchir la porte quand Nat Callotin
l’interpella, sans le regarder :
— Et le projet de scénario de ce dingue ?
— Détruit, dit Charboll. Son ordino est déconnecté. La banque des
rejets et des épures, inutilisée, a été balayée.
— Parfait.
Charboll sortit.
Nat Callotin décida qu’il en avait fait suffisamment pour cette fois.
Il allait fumer son cigare, puis il rentrerait parmi les siens, sur l’Île,
quelque part dans le Noyau.
Il ne put s’empêcher de se demander pendant combien de temps
encore l’Île conserverait son secret. Ce cinglé de Citizen qui devait
maintenant se balader hors la Ceinture dans les champs de tiroirs !
Et si même les Scénaristes s’y mettaient !…
D’une certaine manière, il ne pouvait s’empêcher d’admirer Bross
Chaplin.
Le DEL 3000 se présente sous forme de gélules, ou en poudre. On
l’absorbe généralement mélangé à une boisson plate, dont le goût ne
risque pas d’être altéré : l’idéal est de dissoudre du DEL 3000 dans du
Dan Gilbert’s.
Le DEL 3000 est une drogue très efficace, dont les effets se font
sentir quelques minutes après absorption. Ces effets, dans une
première phase, sont hallucinogènes (distorsion de l’environnement
selon une perception agréable et heureuse), et euphorisants : le sujet
se sent très sûr de lui, excité, capable de toutes les prouesses,
invulnérable, incapable de mentir, de calculer – en un mot : il se livre à
nu. Dans la seconde phase, irréversible, selon la dose ingurgitée, le
DEL 3000 provoque une dégradation rapide des facultés
mnémoniques en brûlant les interconnexions neuroniques affectées à
ce domaine de la pensée.
On peut dire, pour résumer, qu’une heure après avoir absorbé une
dose moyenne de DEL 3000, un sujet humain responsable est
transformé en un quelconque légume.
27
Une fois, un événement bizarre marqua la vie de Dorris – que ses
amis appelaient toujours de temps à autre mademoiselle Dorris, pour
le mettre en colère et l’entendre vanter ses « vingt centimètres »…
C’est-à-dire que sur l’instant il fut bouleversé, mais il oublia,
naturellement, avec le temps.
Voici quel fut cet événement :
Dorris, avec les autres, travaillait sur la chaîne roulante. À un
moment, un nouveau tube-container fit irruption par le sas et se
rangea sur la chaîne. Tandis que les flancs du container s’ouvraient.
Dorris remarqua la chose.
À la base du nez ogival écrasé du container, aplati contre le mince
bourrelet des coussins lubrificateurs, il y avait une écharpe de chairs
en charpie.
— Venez voir ça, les gars ! cria Dorris.
Ils vinrent. Ils s’étonnèrent. Nombreux furent ceux qui grimacèrent
de dégoût, lorsque Dorris et trois autres décollèrent ces lambeaux
informes. Oui, c’était de la chair, quasiment cuite. Ils s’exclamèrent,
jurant ou bien laissant tomber des séries de « beark » écœurés. La
guirlande de viande rassemblée en un tas pouvait peser un ou deux
kilos. C’était tout ce qui restait d’un être humain : la seule chose
identifiable était l’extrémité d’un pied droit.
— Pute ! s’exclama Dorris. Un type a dû se faire coincer par le tube,
par là-bas.
Ils signalèrent la chose, puis ils s’occupèrent de décharger les
caisses contenues dans le tube-container. Des caisses de poireaux et de
pommes de terre, qui arrivaient d’un secteur agricole hydroponique –
le secteur 43B-75-20, c’était marqué sur les caisses.
Voilà quel fut l’événement bizarre qui marqua, pour un temps, la
vie de Dorris.
28
Zab Ruskie souriait à la manière de quelqu’un qui vous réserve une
fameuse histoire, du genre à vous mettre la cervelle en ébullition. Cot
se préparait à soutenir l’assaut. Il tenait un joli « ho ! », bien ronflant,
en réserve, prêt à jaillir au bon moment. Peut-être même
l’agrémenterait-il d’un « non ! sans blague ! » admiratif. Il se sentait
de bonne humeur, et puis Zab Ruskie s’était tenu tranquille pendant
un moment.
— Tu ne sais pas ? dit Zab Ruskie.
La civière arriva sur le plan d’engagement, devant eux. Ils se
tenaient chacun d’un côté du plan ; c’était Zab qui était chargé de
l’ouverture, pour une dernière vérification de routine – cette
vérification était effectuée par Cot Danton.
Ils travaillaient tous deux depuis toujours dans cette salle de
transfert pour l’Encagement.
— Non, dit Cot. Non, je ne sais pas.
Zab eut naturellement l’air ravi. Il ouvrit le couvercle coulissant de
la civière. Le tube contenait un homme nu, au visage pâle et carré, au
ventre un peu enflé. Cot attendit la plaisanterie classique que son
collègue ne manquait jamais de faire au sujet des organes génitaux du
patient. Mais pour une fois, Zab Ruskie ne se laissa point distraire de
son idée première. Il croisa les bras, s’appuya d’une épaule contre le
mur des « culasses ».
— Tu sais, dit-il, cette fille du labo de pré-sélection.
— Quelle fille ? demanda négligemment Cot, tout en saisissant
derrière la tête de l’homme allongé la fiche signalétique sur laquelle
étaient inscrites les coordonnées de direction.
— Cette fille ! s’écria Zab Ruskie. Elle s’appelle Nathalia. Une
grande bringue pleine de rondeurs là où il faut, avec des seins à se…
— … casser la tête dessus, continua Cot.
Lorsque Zab disait d’une fille qu’elle avait « des seins à se casser la
tête dessus », c’était le signe infaillible qu’il était mordu. Cot sourit, et
lut la fiche signalétique :

E-B.C. 40023.

Le « E » correspondait à la catégorie des « imaginatifs » – délires


de la persécution, paranos, maniaco-dépressifs, cyclothymiques, etc.,
pour la plupart : la crème ! Les lettres « B » et « C » correspondaient
aux initiales du patient. Le chiffre terminant la note correspondait
probablement au secteur de la Bulle d’Encagement vers lequel était
dirigé le patient. Probablement, car Cot n’avait jamais eu de précision
à ce sujet, et il n’en demandait pas.
Il se répéta mentalement, plusieurs fois de suite : E-B.C. 40023…
E-B.C. 40023…, tandis que Zab Ruskie s’extasiait :
— Nathalia, mon pote ! eh bien, je crois qu’elle est mûre pour ce
cher Zab ! Elle a des sourires, mon pote, qui ne trompent pas ! et une
façon de remuer de la croupe quand le cher Zab est dans les parages…
À quoi cela tient-il ? se demanda Cot. Pourquoi faut-il que les filles
qui se trouvent dans le collimateur de Zab Ruskie se mettent aussitôt à
« remuer de la croupe » d’une certaine façon ? Il dit à haute voix :
— E-B.C. 40023.
Zab décroisa ses bras. Il attendit que son compagnon replace la
fiche signalétique dans sa loge, puis referma la civière.
— Et c’est une jolie croupe, je te le dis ! lança-t-il dans le
claquement de verrouillage. Je me demande ce que cette fille fabrique
ici.
— Elle travaille à la pré-sélection des malades, dit Cot.
Il inscrivit : E-B.C. 40023 sur la tableau de direction, au-dessus de
la culasse du propulseur.
— C’est malin ! dit Zab Ruskie. (Il leva le plan jusqu’au niveau de la
culasse, actionna l’ouverture de celle-ci : un tube parfaitement noir.)
Je voulais dire que je ta verrais plutôt sur un Plateau de tournage, avec
son physique. Ignare.
Tandis que la civière close glissait dans le tube, Cot répondit :
— Il en faut quelques-unes, hors des Plateaux, qui ne soient pas des
laiderons, mon vieux Zab. Sinon, imagine notre état, à toi et à moi, à
nous tous. On serait peut-être toujours affectés à l’Encagement… mais
sous la forme de patients. Non ?
Zab gloussa.
Il actionna le dispositif de verrouillage de la culasse, enclencha le
départ de la civière. Cela fit le « wlouf ! » habituel et assourdi.
« Bon voyage, E-B.C. 40023 », songea Cot Danton.
— Je te dis qu’elle est pour moi ! reprit Zab, tandis qu’une nouvelle
civière s’approchait sur la chaîne. Pour cette nuit, peut-être.
— Sans blague ! dit Cot Danton.
29
Ses dents serrées crissaient les unes contre les autres ; le bruit
affreux que cela produisait lui emplissait le crâne. Il ferma les yeux
pour résister aux bouffées de vertige, s’appliqua à descendre lentement
le long de l’échelle, une marche après l’autre. À chaque fois qu’il posait
le pied sur un barreau – un barreau large, presque une marche : rien à
voir avec ces autres échelles qu’ils avaient escaladées, Marylin et lui,
cela faisait dans sa chaussure un petit bruit de succion très écœurant.
Et puis son pied se retrouva sur une surface plus large encore. Un
tremblement nerveux irrépressible secoua sa jambe. Il posa l’autre
pied. Pendant un certain temps, il demeura dans cette position, les
mains toujours fermement refermées sur les montants de l’échelle qui
tombait de la trappe, contre le mur. Il attendit que s’apaisent les
battements de son cœur.
Alors il ouvrit les yeux.
Alors il comprit qu’il se trouvait sur une de ces passerelles aperçues
de là-haut. Il lâcha l’échelle. Les marques des montants étaient
imprimées en creux dans ses paumes.
C’est AILLEURS, Citizen ! Tout va bien !
Il grogna, exprimant à la fois son ahurissement, son incrédulité, sa
méfiance… et l’irritation causée par cette foutue phrase qui revenait
toujours : « Tout va bien, Citizen. » Nom de Dieu, quelle dérision !
Il essaya de se calmer. Une fois de plus, il passa la bretelle de son
arme par-dessus sa tête, et saisit le fusil-rad dans ses mains. Son cœur
battait toujours aussi dur, aussi lourd. De petits spasmes naissaient
encore de temps à autre, nouaient son ventre pour s’évanouir bien
vite. Il avait soif, il avait faim. Mais tout cela n’était rien. Il y avait plus
important, une autre soif : l’envie de savoir.
Le plus désagréable, c’était encore cette migraine, et la sensation de
porter une tête quatre, cinq, dix fois trop lourde, remplie de feu.
Tu as réussi, Citizen !
Mais réussi quoi ?
Il fit quelques pas, se décollant du mur, afin de se faire une idée du
décor dans lequel il se trouvait.
Il se fit une idée… et reçut l’équivalent d’une claque magistrale qui
le cloua sur place un bon moment, pétrifié, tandis que les rouleaux de
la migraine s’en donnaient à cœur joie.
Il était là, hirsute, pâle, figure de spectre, dans ses vêtements
couverts de saloperies. Son fusil dans les mains.
Décor : une faille.
Une faille qui avait une certaine ressemblance avec celles de la
Ceinture, au moins pour les dimensions. Un canyon de plusieurs
centaines de mètres de hauteur. Deux murs verticaux, un de chaque
côté. Rien d’autre. Deux murs séparés par une vingtaine de mètres,
pas davantage, et couverts de passerelles horizontales, rectilignes, qui
filaient à perte de vue. Les passerelles avaient deux mètres de large,
collées au mur, et gardées côté vide par une rambarde tubulaire. De
place en place, il y avait un trou d’homme ouvert dans la passerelle, et
des échelles plongeaient verticalement pour accéder de l’une à l’autre,
d’un niveau à un autre.
Au-dessus, c’était un plafond gris, traversé dans sa largeur d’un
bord à l’autre de la faille par une canalisation. À un endroit précis, sur
la dernière passerelle, la plus haute, celle qui se trouvait directement
sous la canalisation, il y avait Citizen, pétrifié.
Et c’était tout simplement le seul vivant de ce monde du silence.
Une pensée à l’emporte-pièce lui traversa le crâne : je suis le seul à
être jamais venu jusqu’ici : c’est ahurissant, mais c’est VRAI.
Lorsqu’il fut de nouveau capable de bouger, il s’approcha du garde-
corps de la passerelle, se pencha légèrement par-dessus. Le canon de
son arme cogna le tube de la rambarde : cela fit un vacarme infernal.
Son regard plongea. Chute libre. Une différence avec les failles de la
Ceinture – en plus du fait que celles-là étaient nues, lisses, et celles-ci
garnies de passerelles et d’échelles –, une différence importante : la
lumière. Ici, tout baignait dans la lumière, diffusée par une profusion
de spots encastrés entre les portes.
Il se recula, ne put éviter un nouveau choc du canon de son fusil-
rad contre le garde-corps. Nouveau vacarme.
Contre une des portes, il s’adossa. Il y avait maintenant une espèce
de ferraille chauffée au rouge qui lui fouaillait la poitrine. Une vilaine
chose.
À force de fixer l’alignement des portes et des passerelles, le
quadrillage des échelles, sur la paroi d’en face, sa vue se brouilla. Il
demeura les yeux fermés un bon moment. Puis il rouvrit les paupières.
Il se décolla du mur, et se mit en marche.
Sans savoir où il allait. Mais il ne pouvait rester là.
Il marcha, d’abord à petits pas, son pantalon alourdi claquant sur
ses mollets, puis de plus en plus rapidement. L’écho était infernal.
Son chrono-bracelet indiquait 6 h 10. Citizen décida qu’il
marcherait pendant une heure de temps. Ensuite, il aviserait. Il n’eut
pas à s’interroger sur l’orientation qu’il devait donner à sa
progression : un événement se produisit bien avant l’expiration du
délai qu’il s’était fixé.
Il avançait depuis une dizaine de minutes, environ, et comprit qu’il
ne pourrait jamais tenir à ce rythme. Son cœur battait la chamade, sa
tête bourdonnait, ses jambes étaient incroyablement lourdes. Ses
pieds glissaient dans ses chaussures détrempées.
Il s’arrêta, le souffle court et le regard voilé, s’appuya à la paroi,
entre deux portes et sous un spot lumineux. Pendant un moment,
l’écho de ses derniers pas continua de cascader. Continua… continua,
continua beaucoup trop longtemps pour n’être que l’écho de ses pas.
Il y avait quelqu’un, quelque part, qui marchait. Qui s’approchait.
Citizen se redressa, tous les sens en alerte.
Shèp… shèp… shèp…
Quelqu’un venait, c’était indéniable. Un bruit de chaussures
légères, ou de pieds nus, sur une passerelle.
Où ?
C’était extrêmement difficile de s’orienter et de définir la
provenance de ces pas. Impossible de dire sur quel niveau, ni sur quel
bord de la faille, s’égrenait cette marche. Et puis, on ne voyait rien.
À perte de vue, les passerelles demeuraient désertes.
Un frisson traversa Citizen, qui se demanda s’il devait attendre là,
immobile, ou bien reprendre sa propre progression. La seconde
suivante, il aperçut celui qui marchait.
Droit devant lui, à plusieurs centaines de mètres.
L’homme (ce devait être un homme) avait surgi comme par magie
du mur de portes. Citizen était incapable de dire si l’une de ces portes
s’était ouverte, ou si elle l’était depuis longtemps.
Il leva machinalement son arme.
L’homme approchait, tranquille. Bras ballants, sans arme.
Shèp… shèp… shèp… le bruit des pieds nus sur le métal de la
passerelle.
Et puis l’homme se trouva à moins de dix pas de Citizen. Il
s’immobilisa.
C’était un individu, apparemment de sexe mâle, totalement nu –
apparemment de sexe mâle, car ses organes génitaux se trouvaient
singulièrement réduits, presque inexistants : un pénis minuscule en
forme de bouton dressé. S’il s’agissait d’un homme, il avait dû subir
une sérieuse opération chirurgicale à ce niveau. Après avoir examiné le
personnage pendant quelques secondes, Citizen décida qu’il devait
plutôt s’agir d’un simulacre.
L’humanoïde était donc totalement nu, sans l’ombre d’un poil sur
sa peau blanche. Très blanche. Il mesurait approximativement un
mètre soixante. Son crâne était lisse, quoique déformé par une calotte
circulaire de la taille d’une demi-pomme au sommet du front. Il avait
un visage dépourvu d’expression, des yeux de verre qui fixaient
Citizen.
Il portait une ceinture noire autour de sa taille ; une ceinture à
laquelle était agrafée, sur le nombril, une sorte de boîtier
rectangulaire. L’humanoïde leva la main vers ce boîtier, et quelques
notes de musique cristallines tintèrent dans le silence. Le simulacre
attendit – un peu comme si ces notes étaient censées produire quelque
effet sur Citizen.
Citizen conserva son immobilité, le fusil-rad toujours braqué droit
devant.
Sur le visage glacial de l’humanoïde, l’ombre d’une expression
désemparée s’étendit puis mourut.
Il prononça d’une voix atone :
— Vous êtes une erreur. Réveillez-vous.
Les mots dansèrent dans la tête de Citizen, quelques secondes.
— Vous êtes une erreur, répéta l’autre. Réveillez-vous. Retournez
dans votre environnement personnel.
La dernière phrase, surtout, provoqua un fou rire nerveux chez
Citizen.
— Je ne vous comprends pas, dit mécaniquement l’humanoïde.
Expliquez-vous. Étonnez votre code. Je vous guiderai.
— C’est moi qui ne comprends rien, dit Citizen. Où est-ce que je me
trouve, tu peux me le dire ?
Une fois de plus, le simulacre parut désarçonné. Il parvenait, dans
le désarroi, à se fabriquer une attitude presque réellement humaine.
— Vous êtes une erreur. Donnez votre code, je vous guiderai.
Il fit un pas en direction de Citizen – qui recula d’autant
équitablement, afin de conserver une distance égale entre le robot et
lui.
— Vous êtes une erreur. Donnez-moi votre code. Je vous guiderai.
Le simulacre avançait toujours.
Citizen reculait. Il porta de nouveau la main au boîtier de ceinture.
Une arme ?
Citizen tira.
Un jet unique. Un trait. Une fine langue de feu qui atteignit le
simulacre en pleine poitrine, le traversant de part en part.
Il y eut, sur la peau blanche, une explosion sanglante, et l’homme
s’écroula sur la passerelle.
L’homme.
Pendant quelques instants. Citizen contempla le cadavre qui
saignait, secoué brièvement par quelques ultimes spasmes nerveux.
Puis le cadavre fut cadavre, inerte.
Précautionneusement, Citizen s’approcha de lui. Les yeux du mort
étaient grands ouverts, et fixaient le plafond, quelques dizaines de
mètres plus haut.
Une bouffée de terreur inexplicable, incontrôlable, emporta Citizen.
Il enjamba le mort, s’élança pour une course folle sur la passerelle. Il
se calma tout aussi rapidement qu’il s’était affolé, lorsqu’il se retrouva
à l’endroit d’où l’individu avait jailli de la paroi… Il n’avait pas jailli de
la paroi : un couloir s’ouvrait.
Citizen s’engagea dans ce couloir, et s’arrêta bientôt après avoir
parcouru quelques dizaines de mètres, le regard accroché par une
tache de couleur, qui tranchait sur la grisaille uniforme du mur. Une
tache rectangulaire, vaguement jaune. Citizen s’approcha.
Ce qu’il avait là sous les yeux, incrusté dans une plaque translucide
de plasto, était un graphique, un plan – non seulement un plan de
l’endroit où il se trouvait, mais un plan global de l’univers dans lequel
il avait surgi.
Un plan du monde extérieur à la Ceinture.
Un grognement d’excitation roula dans la gorge de Citizen, qui se
pencha sur le graphique. Dans sa tête résonnait la voix de l’homme
qu’il avait tué : « Vous êtes une erreur, réveillez-vous… » (Je me
réveillerai plus tard, nom de Dieu !)
Le graphique représentait une sorte de roue à aubes, formée par
une succession de rectangles couchés les uns sur les autres, un peu de
biais par rapport à la ligne de direction des rayons invisibles de cette
roue. Une roue à aubes… une roue dentelée.
Le centre était vide de toute Figure géométrique, mais par contre
couvert de chiffres et de symboles que Citizen fut incapable de
déchiffrer. Chacun des rectangles formant l’auréole crénelée avait sur
le graphique une trentaine de centimètres de long sur quinze de large.
Il y en avait bien une centaine, à vue de nez.
Les figures rectangulaires étaient elles-mêmes découpées en figures
plus petites, quadrillées en rectangles, traversés de part en part selon
les axes médiants par des tracés rouges. Citizen comprit que ces
découpages à l’intérieur des rectangles de la roue à aubes
représentaient le morcellement des falaises-blocs percés de portes. Les
rectangles étaient reliés entre eux par un réseau extrêmement serré de
pointillés, de lignes de couleurs différentes – qui ne pouvaient être que
des tracés de communication. Les chiffres et les symboles graphiques
qui foisonnaient sur le plan étaient tout à fait hermétiques.
Pendant longtemps, il étudia le plan, à la recherche d’un indice
précis. Tout ce qu’il put découvrir de probant fut une croix encerclée
de rouge qui situait probablement l’endroit où il se trouvait. Cela
correspondait à ce qu’il avait pu remarquer, autour de lui. L’indice
était d’une minceur dérisoire, mais l’esprit surchauffé de Citizen sut
pourtant le transformer en tremplin d’une importance suffisante pour
lui permettre de se faire une idée relativement précise de ce qu’il avait
baptisé « l’univers de la roue à aubes ».
Il se redressa, laissa courir pendant quelques secondes son regard
autour de lui, sur la fuite des portes.
« Vous êtes une erreur, réveillez-vous… »
Voilà à quoi ressemblait le monde au delà de la Ceinture. Une autre
Ceinture, faite de blocs parallélépipédiques accolés les uns aux autres,
reliés par un enchevêtrement infernal de tubes de communication. Au
delà de cet au-delà, plus rien. Mais en-deçà par contre, les traces d’un
réseau de communication étaient visibles, quoique effacées
volontairement pour laisser la place aux chiffres et aux symboles. On
lisait clairement les départs (ou arrivées) d’un nombre incalculable de
« gaines » qui pouvaient être du style de ce tunnel par où était arrivé
Citizen.
« Citizen ! »
Il y avait le Noyau, et les Bulles du Spectacle. Il y avait la Ceinture
et les blocs-machines internes, les suceurs de vidéos sauvages. Il y
avait la Roue à Aubes, et ses pales-godets gigantesques, qui
contenaient d’autres blocs aux parois couvertes d’échelles et de
passerelles, et de portes.
« Vous êtes une erreur. Réveillez-vous… »
Bon Dieu ! je suis rudement réveillé ! J’ai découvert la dernière
Ceinture circulaire du monde ! et je ne rêve pas !
De quoi est fait l’extérieur de cette Ceinture Ultime, Citizen ? Qu’y
a-t-il au-dessus, au delà de ces blocs qui contiennent des blocs ? Qu’y
a-t-il, derrière les portes fermées ? Que voulait dire cet homme-robot,
avec son boîtier musical, avec cette bosse sur la tête, que voulait-il dire
par ces mots : réveillez-vous…
Citizen laissa courir son regard le long du couloir : la distance était
trop grande pour qu’il puisse distinguer l’extrémité. D’après le
graphique, d’autres couloirs devaient s’ouvrir et traverser
perpendiculairement cette travée.
Bon Dieu, Cit ! Des espaginés (comment appeler cela ?), des blocs
qui devaient bien avoir plusieurs centaines de kilomètres de long, sur
plusieurs dizaines de large, et peut-être autant de haut ?
Pourquoi, Cit ?
Il se remit en marche. Une ardeur nouvelle l’habitait, qui avait su
repousser l’épuisement et la peur. Pourquoi ?

Et Citizen marcha longtemps, longtemps. Très longtemps. Il ne


quitta point le niveau de la passerelle sur lequel il se trouvait. Il
marcha le long de couloirs interminables, et plongea dans d’autres
couloirs coupant les premiers à angle droit. C’était partout le même
décor de portes. Il avait l’impression de se balader au flanc de
gigantesques armoires dont les façades eussent été recouvertes de
tiroirs.
Il marcha.
À un moment, il retira ses chaussures. Les jeta dans le vide ; elles
disparurent en tourbillonnant.
Il rencontra d’autres plans muraux et s’arrêta devant, à chaque fois,
pour les étudier longuement. Tous ces plans confirmaient son idée
première.
De temps en temps, il levait la tête et regardait au-dessus de lui.
C’était là-haut que le décor changeait : lorsque les volumes
hémisphériques des conduits accolés ne bouchaient pas le plafond, on
pouvait apercevoir l’entrelacs gribouillé des infrastructures qui
tapissaient le « ciel » et se perdaient peu à peu dans l’ombre floue.
Citizen marcha longtemps. Il ne rencontra aucun autre individu-
robot.
Et puis, alors que la trop lourde fatigue entravait de nouveau sa
marche, il s’arrêta. Il s’accouda à la rambarde pour souffler.
Il était là, saoulé, lorsque soudain toutes les portes du couloir, à
flanc de falaise, s’ouvrirent en même temps.
30
Il s’appelle Do-ré-fa. Il fait toujours le même rêve. Il sait que le rêve
est nécessaire au sommeil, garant de son équilibre psychique. Il sait
que c’est agréable de rêver.
Il fait toujours le même rêve. Jamais de cauchemar.
Dans ce rêve, il est nu, toujours. Mais cela ne le gêne pas –
pourquoi voudriez-vous qu’il soit gêné par sa nudité ? Tout le monde
est nu, dans les rêves.
Il s’appelle Do-ré-fa, et il fait toujours le même rêve. Voici quel est
ce rêve :
D’abord le décor : une salle immense et blanche. Un bloc opératoire
de neuro-chirurgie. (Mais il y a d’autres décors, comme les réfectoires,
les salles de culture physique, les dortoirs communautaires de
défoulement sexuel… Disons qu’il passe la plupart de son temps dans
le bloc opératoire – si le temps signifie quelque chose, dans un rêve !)
Do-ré-fa n’est jamais seul. Il a des compagnes et des compagnons.
Ils et elles sont tous nus, comme lui. Le crâne rasé, comme lui, le sexe
épilé, comme lui. Les femmes qui lui procurent tellement de joie et
d’excitation dans les dortoirs communautaires ne lui font ici pas le
moindre effet. Do-ré-fa sait qu’il y a un temps pour chaque chose.
Ses compagnons les plus intimes (c’est-à-dire ceux et celles qui
travaillent avec lui sur la table n° 12) s’appellent Ré-mi-do, Sol-si-si,
Si-la-mi, Do-sol-si.
Dans son rêve, Do-ré-fa flotte dans une jungle de circonvolutions
cervicales. Il y a un patient sur la table. En règle générale, c’est un
enfant, mâle ou femelle, qui a déjà été préparé et possède son relais
implanté. Il faut alors simplement changer les circuits de ce relais.
Simple. Do-ré-fa connaît son travail sur le bout de la mémoire. Il ne se
trompe jamais. Il faut dire qu’il ne peut pas se tromper : c’est son
propre relais qui lui dicte ses gestes.
Parfois, le patient est un adulte. Un monstre qu’il faut adapter.
Comme dans son rêve actuel.
Les trois notes retentissent dans sa tête, lui signalant qu’il doit
entrer en jeu. Il obéit. Do-ré-fa…
Le patient est un adulte, un homme. Il porte son pré-matricule sur
un collier métallique, autour du cou : E-B.C. 40023. Il est pâle sous la
coque translucide. Le premier travail de Do-ré-fa consiste à donner un
nom, une personnalité, à cet homme. Il actionne avec précision les
bras télescopiques des scalpels-lasers. C’est fait : deux piqûres
infinitésimales dans la boîte crânienne de E-B.C. 40023, qui dans
l’instant est devenu La-si-fa.
La suite du travail consiste à inclure la personnalité-programme de
La-si-fa, et les circuits de codes auxquels il devra obéir. Cette partie de
l’opération est effectuée par une foule de pinces, dirigées par Do-ré-fa
et ses compagnons. Leurs gestes sont précis, efficaces. Ils obéissent
eux-mêmes à leurs propres circuits directifs greffés au sommet de leur
boîte crânienne.
Do-ré-fa fait toujours le même rêve. Seuls changent les patients.
Par contre, sa vie réelle est prodigieuse, traversée d’aventures
multiples. Il est le plus fort, il est capable de toutes les prouesses. Oui,
il a vécu des milliers d’aventures, tellement qu’il est incapable d’en
conserver un souvenir global. Des bribes, seulement… Il a traversé des
pays fantastiques, il a vu des dizaines de mondes – et même, il est allé
sur un grand nombre de planètes.
La vie de Do-ré-fa – qui porte alors quantité d’autres noms, selon
son bon plaisir – est véritablement une vie passionnante, passionnée.

Depuis quelque temps. La-si-fa fait toujours le même rêve.


Il sait la grande importance des songes conscients, dans le
sommeil. C’est la garantie de son équilibre psychique.
Il ne fait jamais de cauchemar.
Dans ce rêve, il est nu, toujours. Mais cela ne le gêne pas – devrait-
il être gêné ? Tout le monde est nu, dans les rêves. Il s’appelle La-si-fa,
et voici ce qui se passe :
Il quitte son environnement personnel, et se dirige vers le centre de
culture. Le centre de culture est un vaste espace dans lequel sont
alignés les serres et les bacs. La variété de plantes, de fruits et de
légumes qui croissent là est infinie.
La-si-fa s’occupe plus spécialement des asperges et des salsifis.
Mais il est capable de toucher à tout : il sait. Pourtant, il n’a jamais
appris – ou alors, il ne s’en souvient plus : le passé n’existe pas, dans
les rêves. D’ailleurs, l’avenir n’existe pas davantage.
La-si-fa a des amis. Des amies. Ils s’appellent Dodo-ré, Ré-do-la,
Do-la-la, Fa-fa-si. Et d’autres. Ils ont de longues conversations
tranquilles et musicales, entre eux, tout en surveillant la croissance des
plantes, leur récolte, leur expédition vers… Leur expédition.
Do-la-la exerce sur La-si-fa un certain attrait sexuel, de temps en
temps. Ce n’est pas un problème. La-si-fa sait que le temps viendra.
31
Toutes les portes s’ouvrirent, se repliant sur elles-mêmes en
accordéon, chacune livrant passage à un homme, ou une femme, nu.
Ces dizaines d’apparitions simultanées, tout au long de la passerelle,
ou presque, provoquèrent un frisson de stupéfaction horrifiée qui
courut glacé, sous la peau de Citizen.
« Vous êtes une erreur ! Réveillez-vous ! »
Pendant quelques secondes il se demanda s’il n’était pas réellement
en train de rêver ! C’était tellement… fou ! Jamais, dans tous les films
qu’il avait tournés, jamais il n’avait vécu semblable situation !
Tellement fou, Citizen…
Il était crispé, tendu, les muscles noués, tout son corps raidi comme
une bûche dure. Le doigt sur la détente de son fusil-rad.
Derrière lui, sur l’autre passerelle, au-delà de la faille, c’était pareil ;
il n’avait pas besoin de regarder : il entendait.
Des hommes et des femmes. De tous âges, entre quinze et
cinquante ans T.B., à en juger au premier coup d’œil. Terriblement
nus, rasés jusqu’aux sourcils – les seuls poils qui poussaient sur leurs
corps étaient les cils. Les hommes n’étaient pas castrés, comme le
premier qu’il avait rencontré – celui-ci devait être une sorte de
gardien. Leurs organes génitaux étaient tout à fait normaux. Les
femmes avaient des hanches plus ou moins larges, des ventres plus ou
moins ronds, des seins plus ou moins lourds. Mâles ou femelles, aucun
d’entre eux ne portait cette ceinture à boîtier qu’il avait remarquée sur
celui qu’il avait tué. Tous arboraient cette petite excroissance en forme
de demi-pomme au sommet du front.
Nom de Dieu ! Cit !… tirer dans le tas ?
Pourquoi tirer ?
Les fantômes nus paraissaient joyeux – ou plus exactement leurs
visages exprimaient un bonheur délirant, du moins une béatitude
absolue. Ils étaient sortis de la paroi, et les portes se refermèrent
aussitôt derrière eux – sauf une au-dessus de laquelle, à l’intérieur,
clignotait une lumière rouge, à moins de dix pas de l’endroit où se
trouvait Citizen. Ils se mêlèrent les uns aux autres, échangeant de
curieux roucoulements modulés, dont la somme emplit bientôt
l’espace de la faille en un formidable babillage tissé de milliers de
pépiements.
« Vous êtes une erreur ! »
Et il se sentait vraiment une erreur, sale et puant dans ses
vêtements lamentables, avec tous ses poils, ses cheveux englués,
hirsutes, sa barbe râpeuse, avec son arme à la main. Une fantastique
erreur, au sein du troupeau propre et nu qui s’était mis en marche, qui
coulait doucement le long de la passerelle, qui s’engouffrait dans
l’ouverture béante de la porte au chambranle clignotant.
Il croisa un bon nombre de regards : mais c’était comme s’ils le
remarquaient une seconde, pas davantage ; comme s’il eût été
invisible, au sein de ce troupeau. Leurs regards paisibles le
traversaient sans la moindre difficulté. Bientôt, très vite, les derniers
du groupe défilèrent devant Citizen. Déjà, le bruit retombait à tous les
niveaux. Il s’arracha à la rambarde de la passerelle, se plaça derrière la
dernière silhouette nue du groupe – une femme plutôt jeune, aux
oreilles décollées de chaque côté d’un crâne poncé, aux fesses lourdes
qui roulaient, l’une après l’autre, à chaque pas – et la suivit. La porte
en accordéon se replia derrière lui.
Encore un couloir, mais de taille réduite celui-là : pas plus de trois
mètres de haut, sur une dizaine de long et quatre ou cinq de large. Il
donnait dans une salle plus vaste, un volume parallélépipédique dont
la base, estima Citizen, pouvait couvrir deux cents mètres carrés
environ, pour une hauteur de quinze ou vingt mètres. Plusieurs tables
étaient disposées dans cet espace, ainsi qu’un tapis roulant central
surélevé qui traversait la salle de part en part, jaillissant par un sas à
un bout, plongeant dans un autre sas à l’autre – de ce côté, le mur
n’était pas fermé, et des arceaux étaient découpés dans la paroi de
chaque côté du sas, afin de permettre l’accès à une autre salle ; Citizen
remarqua immédiatement des arceaux. Les tables étaient disposées en
quinconce de chaque côté du tapis roulant ; au-dessus de chacune
d’entre elles se trouvaient suspendues de gigantesques machineries
aux lourdes carcasses moulées, hermétiques, desquelles pendaient une
profusion de bras articulés et de tubulures diverses.
Pendant un instant, Citizen demeura sur le seuil. Il vit les fantômes
nus et pépiants prendre place autour des tables selon un ordre
visiblement très précis, habituel. (Personne ne lui accordait la moindre
attention : il était toujours invisible…) Puis le tapis roulant se mit en
marche, amenant jusqu’aux tables des séries de pièces métalliques.
Les fantômes avaient saisi les bras articulés qui pendaient des
carcasses des machineries. Certains d’entre eux avaient tiré devant
leurs yeux des tiges extensibles terminées par des écrans protecteurs
de verre fumé. Citizen quitta son point d’observation en retrait pour
s’approcher des tables.
Certaines catégories de pièces métalliques étaient basculées
automatiquement sur certaines tables. Là, un autre mécanisme
commandé par des fantômes manipulant les bras articulés assemblait
d’une façon particulière les pièces sélectionnées. Alors, ceux qui
avaient le visage protégé par les écrans actionnaient à leur tour le
dispositif qu’ils commandaient. De sous les carcasses hermétiques
suspendues jaillirent des traits de feu qui tombèrent au milieu d’un
flot d’étincelles sur trois ou quatre points précis de l’assemblage des
pièces. Ces assemblages, à présent soudés, poursuivaient leur chemin
le long du tapis, se trouvaient basculés sur une autre table, additionnés
d’une autre série d’éléments, lesquels étaient aussitôt soudés entre eux
et sur l’assemblage primitif. Puis c’était un nouveau départ, une autre
escale sur la table suivante, une nouvelle addition.
Citizen suivit ainsi la progression de la « chose » qui se
construisait. En bout de course et avant d’être engloutie par le sas
d’extrémité, la pièce ressemblait à une sorte de carcasse imprécise à
laquelle Citizen fut incapable de donner l’ombre d’une identité. Et il
était bien évident que chacun des fantômes qui avaient participé à son
élaboration partageait sur ce point son ignorance – il était tout aussi
évident que pas un d’entre eux ne se posait la moindre question.
Citizen se promena dans la salle. Cette espèce d’invisibilité que tous
semblaient lui accorder faisait naître en lui deux sentiments
contradictoires : malaise et irritabilité d’une part, assurance et
décontraction grandissantes, d’autre part.
Il allait et venait, tournait et retournait, suivait plusieurs fois le
trajet des pièces détachées sur le ruban, du départ jusqu’à
l’assemblage final en bout de chaîne. Toujours pareil.
Plusieurs fois, Citizen essaya d’attirer l’attention des fantômes. Il
faisait des gestes devant leurs yeux, il les touchait – sans jamais
provoquer d’autre réaction qu’un vague clignement des paupières. Et
puis il leur parla, il les appela – il finit par hurler, dans le
bourdonnement des machines et les grésillements des impacts de
soudure, le cliquetis des pièces qui s’entrechoquaient. Une fois, alors
qu’il braillait des insultes loufoques dans l’oreille d’une jeune fille, il
obtint une réaction – enfin. La fille se tourna vers lui, le regarda
rapidement (pour ne pas se laisser distraire de son travail). Elle le
regarda, mais sans étonnement. Elle le voyait – il n’était donc pas
invisible. Elle dit :
— Cela suffit. J’aimerais autre chose. Pas d’interférence.
Le sens de ces propos sibyllins échappa totalement à Citizen, qui
demeura frappé d’étonnement, stupéfait.
Ainsi, ils le voyaient. Ils le voyaient, mais ils l’ignoraient.
Alors, Citizen décida de passer dans la salle suivante.
Il décida de se promener, d’apprendre un maximum sur cette
société de fantômes qui peuplaient la Roue à Aubes. Un maximum,
pour le simple plaisir et pour satisfaire son besoin de savoir, avant que
ne se produise quelque chose qui arrêterait sa course. Il passa dans la
salle suivante, sous les arceaux, et suivit la progression du premier
assemblage auquel s’additionnèrent de nombreuses pièces
supplémentaires. Il traversa cette salle et une autre, et une autre
encore.
Il comprit enfin que l’assemblage était celui de carcasses de
véhicules électriques particuliers, du même type que ceux employés
sur les Plateaux du Noyau.
Transpirant abondamment, Citizen poursuivit sa promenade
curieuse. Il avait conscience de la puanteur infernale qu’il dégageait –
et qui, parfois, faisait frémir les narines des fantômes nus, lorsqu’il se
tenait trop près d’eux. Il décida de supprimer en partie la source de
cette véritable pollution en cisaillant les jambes de son pantalon à
l’aide d’un outil tranchant qu’il subtilisa sur une table, dans une salle
de rivetage manuel. Il balança les deux chiffons nauséabonds dans une
poubelle murale.
À un moment, toute activité cessa dans les salles. Il vit les fantômes
se diriger vers les murs de l’endroit, appuyer chacun à son tour sur une
série de touches alignées dans un panneau encastré. À la base du
panneau, il y avait une petite coupelle, dans laquelle tombaient des
tablettes nutritives, deux secondes après la pression exercée sur les
touches.
Hommes et femmes se servirent, sans bousculade ni désordre. Ils
avaient repris leurs pépiements musicaux, dans une gamme
finalement très restreinte de quatre ou cinq notes. Ils arboraient des
visages horriblement béats et satisfaits – placides – et mâchonnaient
leurs tablettes d’un air inspiré, rassemblés en petits groupes de deux
ou trois pas davantage – pas plus de trois, mais pas d’esseulés non
plus.
Ce spectacle réveilla la faim de Citizen – ainsi qu’une nouvelle
bouffée de fatigue, très lourde. Il se glissa parmi les groupes (qui tout
en mastiquant-pépiant le gratifièrent de leurs regards distraits et
glissants), jusqu’au tableau mural couvert de touches. Qu’allait-il se
passer s’il effectuait une sélection personnelle ? En avait-il le droit ? La
distribution, d’une façon quelconque, était-elle programmée suivant
un nombre pré-établi de demandes ? Ce greffon hémisphérique que les
fantômes portaient sur le front jouait-il quelque rôle important dans la
réglementation nutritionnelle ? Il n’y avait qu’un moyen d’obtenir une
réponse directe à ces questions…
Citizen avait soigneusement mémorisé l’ordre de sélection des
touches : rouge, rouge, jaune, vert. Il appuya deux fois de suite sur la
touche rouge, puis sur la jaune et enfin la verte. Les deux tablettes
nutritives tombèrent aussitôt dans la coupelle de réception. Gagné,
Citizen !
Il saisit les tablettes qu’il décortiqua fébrilement, et dans lesquelles
il mordit à pleines dents. Tout à fait ce que l’on trouvait dans les
distribs de la Ceinture, et dans ceux des Bulles du Noyau. Ici, c’était
probablement la nourriture de base, le menu quotidien, l’ordinaire
planifié qui assurait la nutrition des fantômes-travailleurs.
Cette pause-repas dura un peu moins de dix minutes – et les Nus
retournèrent aux tables de travail. La bande mobile du tapis roulant se
remit en marche.
Citizen avala ses tablettes, posément. Non seulement il se sentit
repu, mais également désaltéré, avant même d’avoir terminé les
tablettes. Par mesure de précaution, il conserva ce qu’il ne mangea
point, enveloppant les fragments dans la cellophane protectrice, et
fourra le tout dans sa poche.

Citizen poursuivit sa prospection, de salle en salle. Plusieurs fois, il


se retrouva au bout d’un de ces couloirs, face à une porte close qui
devait certainement donner sur la passerelle extérieure.
Une grande partie des blocs était donc occupée par des lieux de
travail dans lesquels s’effectuait la construction de véhicules
électriques individuels. Et non seulement des véhicules, mais
certainement une foule d’autres choses et d’autres produits – TOUT –
nécessaires à la vie du Noyau.
Ce que Citizen visita n’était équipé que pour la construction de
véhicules.
À un moment, Citizen se trouva face à un individu castré et ceinturé
de noir, du style de celui qu’il avait descendu. Il visitait une salle dont
les occupants travaillaient à la projection de peinture pulvérisée, sur
les carrosseries des véhicules. Ils portaient des masques protecteurs.
L’atmosphère ambiante puait sérieusement. Citizen se préparait à
quitter cet endroit, marchant vers un couloir qui donnait sur une autre
salle.
Dans le couloir, il y avait cet homme. Citizen décida qu’il s’agissait
d’un gardien – un surveillant quelconque.
— Vous êtes une erreur, dit le Gardien, sur un ton monocorde, avec
une difficulté d’élocution caractérisée. Vous êtes une erreur, veuillez
me suivre.
— Tu peux le croire ! renvoya Citizen.
Il songea : Te suivre où ? Que faites-vous donc des erreurs ? Est-ce
que vous les corrigez ? Est-ce que vous les rectifiez ?
Le gardien leva une main, qu’il posa sur le sommet du boîtier
accroché à sa ceinture, sur son ventre. Cela fit un bruit sourd dans la
tête de Citizen. Une suite de notes graves.
— C’est avec cela, dit-il, souriant, que vous contrôlez le troupeau ?
Mais je ne suis pas du troupeau, moi, et votre sacrée musique ne me
gêne pas.
Dans le mille, Citizen…
Le gardien eut l’air très ahuri, pendant une seconde. Il baissa les
yeux vers sa main comprimée sur la boîte noire, et Citizen en profita
pour lui expédier un coup de crosse très précis, juste sur sa bosse
frontale. Le Gardien s’écroula sans un cri, hors-circuit. Pendant un
certain moment, Citizen contempla le pantin effondré. Il se dit,
machinalement, que la vie pour lui dans cet univers pouvait ne pas
être trop compliquée, du moins pendant un certain temps. Il pouvait
être un parasite sans problèmes notoires. On ne l’ennuierait pas, il
trouverait de quoi subsister, et les Gardiens qui s’obstineraient à
déclarer qu’il était une erreur seraient éliminés les uns après les
autres : leurs armes étaient sans effet sur lui, et ils ne semblaient pas
entraînés à la défense de leur propre personne.
Citizen passa dans une autre salle…

Il traversa peut-être cinquante, ou soixante, de ces lieux de travail.


Il assista à la création de véhicules personnels, et aussi de rames de
métro-tube. Il vit comment certaines poutrelles métalliques destinées
aux structures de construction étaient moulées. Il vit comment
d’importantes surfaces de toile étaient tissées, comment ces vagues
étaient ensuite découpées en pans réguliers, comment ces pans étaient
eux-mêmes re-découpés en pièces qui avaient toutes les chances de
devenir des vêtements…
Ce fut naturellement tout à fait par hasard qu’il se retrouva en fin
de périple dans un endroit pour le moins… curieux. Il avait laissé
derrière lui les salles, et depuis un moment, au hasard de sa
progression, suivait un dédale de couloirs nus, dans l’éclairage violent
des rampes lumineuses. Des effluves musicaux parvinrent soudain à
ses oreilles. Il hâta le pas. Au bout d’une centaine de mètres, il se
retrouva soudain, stupéfait, dans une salle infiniment longue, et large
seulement de quatre ou cinq mètres. Des boxes étaient ouverts, alignés
côte à côte dans la longueur de cette salle. Ils avaient deux mètres de
long, sur deux de large, clos sur trois faces.
Dans chaque box il y avait un lit – une couchette. Sur le matelas de
mousse, un couple en train de copuler.
Musique douce. Rauquements. Chantonnements modulés, qui
devaient exprimer l’excitation à différents degrés.
Cent, deux cents (plus) ils étaient deux cents couples, dans ce
bordel organisé, qui s’activaient frénétiquement. Certains quittaient
les boxes, d’autres y entraient. Ils n’étaient couples, de toute façon,
qu’à l’intérieur et sur la couche : avant comme après, c’étaient des
individus qui se refermaient sur leur béatitude ordinaire.
« Bon Dieu ! » jura mentalement Citizen. Et malgré lui, l’espace
d’une seconde, il sentit monter un désir ambigu, provoqué par ce
spectacle fascinant et horrible.
Il tourna les talons, se replongea dans le couloir. Il conserva
longtemps en mémoire l’image du couple le plus proche, celui qu’il
avait vu en premier. La fille avait un ventre déjà rond (trois, quatre
mois de grossesse), et la grimace, sur son visage, s’apparentait
davantage à la douleur qu’à la jouissance… Les yeux vides de cette fille,
qui le contemplaient sans le voir (ou l’ignoraient, le rejetant
instinctivement hors des schémas programmés de sa perception) par-
dessus l’épaule de celui qui lui fouillait le ventre.
Citizen fit irruption dans une salle à l’instant précis où la chaîne
stoppait. Il suivit le troupeau vers et dans le couloir de sortie, se
retrouva, au centre de la mêlée, sur la passerelle extérieure – avec la
véritable sensation de se retrouver dehors.
Le flot humain était partout, sur toutes les passerelles, en dessous,
et de l’autre côté de la faille gigantesque. Pépiant, jacassant sur quatre
notes, par petites grappes toujours… La porte qui se referma derrière
le groupe de Citizen n’était pas celle par où il était entré, de longues
heures auparavant. Pourtant, rien n’était changé : la même passerelle,
le même décor de parois abruptes, et ces portes ouvertes vers
lesquelles se dirigeaient les Nus.
Citizen se colla derrière un homme assez jeune. Avec lui, il pénétra
dans une des cellules.
Dans un long chuintement, toutes les ouvertures se refermèrent.
Et Citizen sentit confusément qu’il était sur le point de tout
comprendre. C’était une question de minutes. Tout comprendre du
mystérieux mécanisme qui régissait la vie de ce monde.
Tout va bien, Citizen, et tu seras le seul, l’unique, le premier.
32
Quand il ne rêve pas, La-si-fa mène une vie très intéressante.
Réellement.
Tout est parfait, tout lui est permis. Il peut ce qui lui plaît. Il n’a
aucune critique à formuler.
Ses désirs sont comblés avant même qu’il ne songe à les formuler.

Dans la réalité, il ne s’appelle pas La-si-fa.


Son véritable nom, c’est Zorro Nap – un de ses véritables noms,
car, bien entendu, il peut en avoir des dizaines, des centaines d’autres,
s’il le désire.
Dans la réalité, tout est possible.
33
La cabine était très exiguë, et séparée en deux parties. Les
dimensions du « local » n’excédaient pas de beaucoup celles des boxes
de copulation que Citizen avait vus.
Il se plaqua contre la porte refermée et regarda autour de lui,
attendit.
Le lieu n’était pas éclairé violemment ; une simple veilleuse était
encastrée dans le plafond bas, distillant une lumière rougeâtre, douce,
qui gommait l’angle des choses. Le « mobilier » était réduit au
minimum : un tabouret métallique, une couchette. Mais une couchette
très spéciale, incurvée de manière à épouser les courbures d’un corps
allongé, matelassée et pourvue d’accoudoirs plats. Au-dessus de la
couchette se trouvait suspendu un appareil aux formes confuses,
moulé dans une gaine plastifiée opaque, dont l’apparence générale
pouvait faire songer à un énorme entonnoir, au bec évasé,
probablement articulé, qui se terminait par une sorte d’embout
sphérique au niveau de la tête de la couchette.
Sur la paroi qui faisait face à la couchette, un panneau-distributeur
était encastré. Le personnage nu que Citizen avait suivi dans la cellule
se planta devant le panneau, sélectionna quelques touches, reçut ses
deux tablettes nutritives. Il s’assit sur le tabouret et mangea.
Citizen ne bougeait pas. Il faisait face au jeune homme, et le regard
flou de celui-ci était posé sur lui : le type aurait contemplé de la même
façon la porte nue. Citizen ne fit pas un geste, pendant tout le temps
où l’autre avala ses tablettes. Puis le jeune homme se leva, marcha
jusqu’à la deuxième partie du local : un réduit qui contenait une
douche et une cuvette d’aisance. L’homme s’installa sur la lunette,
coudes sur les genoux, et déféqua, urina. Ensuite, il vint vers la
couchette sur laquelle il s’allongea.
Dans la poitrine de Citizen, le cœur battit plus vite.
Le jeune homme s’installa confortablement sur la couchette.
Il saisit l’embout articulé de la « machine-entonnoir » suspendue
au-dessus de lui, l’attira sur son visage ; celui-ci disparut presque
totalement sous l’espèce de casque enveloppant. Il posa ses bras sur
les accoudoirs, et la pression fit basculer ceux-ci de quelques
centimètres : simultanément, au sommet du casque, une petite
lumière orange s’alluma.
Le corps du jeune homme se raidit.
La gorge sèche, Citizen regardait.
Trente secondes plus tard, dans un silence extraordinairement
lourd, le jeune homme se mit à parler. À parler normalement, et de
façon très audible, sans la moindre difficulté d’élocution, comme
c’était le cas de tous ceux que Citizen avait entendus auparavant.
Il parlait.
Il y eut, dans la tête de Citizen, un véritable déchirement. Un juron
sourd roula sur ses lèvres. Il s’approcha de la couchette, le fusil
tombant au bout de son bras.
— Il faut attaquer ; et attaquer toujours ! disait le jeune homme
d’une voix ferme. (Un silence, long, puis :) Vous n’y êtes pas préparés,
mais n’empêche, nous devons attaquer. C’est là notre seule chance…
Notre seule chance de victoire, dit une voix dans la tête de Citizen.
Notre seule chance de sauver la planète…
— … Notre seule chance de victoire, poursuivit le jeune homme
allongé. Notre seule chance de sauver la planète…
Les bribes du dialogue refluaient dans l’esprit bouillonnant de
Citizen. Il aurait pu le réciter mot à mot, avec ce type nu allongé sous
le casque. Il aurait pu lui donner la réplique, même. C’était là un
dialogue qu’il avait déjà récité, longtemps auparavant… quasiment
dans un autre monde.
Bon Dieu, Citizen ! Serait-ce possible, dis ?
Il ne put se contrôler plus longtemps. Avec une certaine brutalité, il
releva le casque, empoigna le jeune homme couché et le fit glisser au
sol, sans prêter attention à son visage choqué. Du coin de l’œil, il
comprit que le type ne réagirait pas immédiatement – et il prit sa place
sur la couchette. Il baissa le casque sur ses yeux, nerveusement, se
retrouva cerné par une sorte d’écran semi-circulaire. Il appuya sur
l’accoudoir comme il l’avait vu faire au jeune homme. D’un seul coup,
l’écran du casque s’illumina, et…
— Ils sont plus organisés que nous, c’est ce que vous pensez, n’est-
ce pas ? demanda Zorro Nap.
Il se sentait à la fois plein de force, et irrité par le manque d’audace
dont faisaient preuve les généraux de la Défense. La Salle des Conseils
lui semblait étouffante. S’il s’était écouté, il les aurait plantés là, tous,
et il serait parti dans l’instant rejoindre ses derniers fidèles. Avec eux,
il se serait porté à la tête des Envahisseurs de Bételcity.
Mais il devait…
Le casque remonta au-dessus de Citizen. Le jeune homme était
debout, à côté de la couchette. Il avait posé ses mains sur le bras de
Citizen, et tirait – mais pas très fort.
— Incident, dit-il. Incident.
D’un ton plat. Sur son visage, il y avait peut-être, malgré tout, une
certaine expression étonnée, ennuyée.
— Bon Dieu, ça va… souffla Citizen.
Il se coula en bas de la couchette, regarda le jeune homme
reprendre sa place, et refaire les mêmes gestes. La petite lampe
orangée s’alluma de nouveau. L’homme reprit ce qui, de l’extérieur,
avait tout l’air d’être un soliloque…
Et Citizen marcha en titubant jusqu’au tabouret, sur lequel il se
laissa tomber. Assommé. La crosse du fusil-rad tinta contre le sol.
Ainsi, c’était cela.
Il avait découvert le Public.
« Vous êtes une erreur – réveillez-vous – incident… »
Il avait découvert le Public. Des centaines de milliers de robots-
humains programmés, peut-être (certainement) davantage. Ils
vivaient là dans la Roue à Aubes, à l’extérieur de la Ceinture et du
Noyau. Ils étaient affectés à toutes sortes de tâches, qu’ils
accomplissaient sans la moindre défaillance.
Réveillez-vous…
Ils pourvoyaient à tous les besoins de ceux du Noyau. Ils étaient la
Super-Production… Sans même le savoir, dans un rêve…
Et pour eux, le réel, c’était cela : cette machine de projection, sous
laquelle ils venaient s’étendre, ainsi que le recommandait leur
programmation génétique ou corticale.
Bon Dieu, Citizen ! CITIZEN !
En dépit de la lourde chaleur qui régnait sur l’endroit, il se sentait
glacé. Il tremblait, de plus en plus fort. Ses dents claquaient les unes
contre les autres, et il ne parvenait pas à détourner son regard du
corps nu allongé, qui était en train de vivre une aventure de Zorro
Nap, qui était Zorro Nap !
Le Public, Citizen ! Aux ordres du Public, toujours ! Évidemment !
Tout faire pour contenter le Public – pour le maintenir dans son rôle
de Public souverain, pour le conserver dans son état de dépendance et
d’esclavage affreux !
CITIZEN ! CITIZEN !
Et leur vie, c’est cela, Citizen : une suite de films conçus de manière
à fournir un éventail maximum d’émotions diverses, afin qu’ils
s’imaginent vivants, forts, grands, héros.
Où est le Maître d’Œuvre, Citizen ? Où se cache-t-il ? Bon Dieu,
existe-t-il seulement ?
Cent, deux cents, huit cent mille, des millions de Zorro Nap ou
autres vivaient en ce moment, dans les cages de cet univers fou.
Probablement selon un choix défini qui correspondait au mieux à leurs
aspirations du moment – et ces aspirations, ces besoins psychiques
qui devaient être contrôlés soigneusement devaient aussi jouer un rôle
précis dans l’établissement du Box-office !
Il se dressa d’un bond, se rua une fois de plus vers la couchette, à
laquelle il arracha brutalement le jeune homme.
— Laisse ça ! tu entends ? Rien n’est vrai, dans ce que tu imagines !
Regarde-moi, nom de Dieu, regarde-moi ! Je suis Zorro Nap !
Regarde-moi !
Hébété pendant quelques secondes, le jeune homme était à terre, il
regarda Citizen ; son visage tressaillait sous les tics nerveux.
— Incident, dit-il.
— Incident mon cul ! brailla Citizen. Tu vas comprendre, dis ? Tu
vas comprendre que tout est faux ! Ils te font jouer un rôle, à toi aussi,
à tous ! Mais tu peux choisir, tu peux choisir, tu entends ? Moi, j’ai
choisi !
— Incident, dit le jeune homme.
Il se redressa, remonta sur la couchette.
— NON ! hurla Citizen.
Il leva son arme et arrosa copieusement le projecteur suspendu. La
coque se boursoufla, fondit à plusieurs endroits. Des bruits rauques en
rafales, comme des gargouillis métalliques, se succédèrent tandis que
des débris noirâtres tombaient sur la peau du jeune homme. Qui
répétait, sur un ton de plus en plus criard :
— Incident ! incident ! incident !
Jusqu’au hululement…
Et Citizen braillait lui aussi, des cris inarticulés, de rage et de folie.
Il tira sur la porte, qui s’ouvrit aussitôt. Il se rua à l’extérieur, sur la
passerelle – et comprit que le mécanisme d’ouverture d’une porte
devait en commander beaucoup d’autres : elles étaient toutes ouvertes.
Ce fut une véritable boule de fureur désespérée qui se rua dans
chaque cellule, hurlant :
— Vous êtes prisonniers, je vous délivre, vous entendez ? JE SUIS
VENU VOUS DÉLIVRER ! N’écoutez plus les projections ! Elles
mentent, tout le monde ment ! Il n’y a que des rôles précis, distribués
une fois pour toutes : personne n’a le choix ! PERSONNE N’A LE
CHOIX, JAMAIS ! JAMAIS !
Il tirait sur les projecteurs. Les sujets allongés se redressaient,
hommes et femmes, et ils criaient :
— Incident ! incident !
Comme un dément, Citizen se rua de cellule en cellule, arrosant
copieusement les machines, hurlant dans le vacarme.
— JE SUIS VENU VOUS DÉLIVRER ! ÉCOUTEZ-MOI, SUIVEZ-
MOI !
… Effectivement, ils le suivaient. Ils étaient sur la passerelle,
derrière lui… mais ils ne l’entendaient pas. C’étaient simplement des
fantômes désorientés, qui tournoyaient en psalmodiant : Incident-
incident-incident…
Bientôt, les premiers Gardiens munis de ceintures firent leur
apparition. Eux braillaient les sempiternels : RÉVEILLEZ-VOUS…
VOUS ÊTES UNE ERREUR…
Et ils manipulaient leurs boîtiers. Dans le crâne de Citizen cent
mille bourdonnements entremêlés chantaient, de plus en plus haut.
Il tira sur les Gardiens, en abattit quelques-uns.
Il courait sur la passerelle, en tirant plus ou moins derrière lui le
flot d’hallucinés.
Puis il se trouva coincé entre deux masses mouvantes, agrippa la
première échelle verticale venue. Il grimpa. Il grimpa.
Il ne criait plus.

Citizen monta le plus haut qu’il put, et se retrouva ainsi dans la


superstructure supérieure. À un moment, il avait fait une pause, pour
jeter un coup d’œil en dessous de lui : il avait vu le flot grouillant, sur
la passerelle, et les portes ouvertes, sur l’autre passerelle, de l’autre
côté de la faille. Les Gardiens n’avaient pas cherché à le suivre : ils
n’étaient pas programmés pour cette initiative. Fourmis affolées,
éperdues.
Que dis-tu de cela, Citizen ? Les aider ?… Tu n’es parvenu qu’à les
détruire tout à fait. Tu leur as cassé la vie. Citizen…
Il grimpa encore. Il ne savait que faire d’autre. Grimper.
Et puis, comme une fois déjà, il y avait bien longtemps, il se
retrouva sous une trappe dessinée dans le plafond. Sans hésiter, il la
força en arrosant le verrouillage de deux ou trois jets thermiques.
Il fut de nouveau ailleurs.
34
Que dit-on de Citizen ?
On dit qu’il est devenu fou, on dit qu’il erre dans la Ceinture. On dit
qu’il est mort. On dit qu’on le retrouvera. On dit qu’on l’encagera.
On dit qu’il avait la Gloire et que c’était trop lourd pour lui.
On dit : pauvre Citizen.

Clydan est un bon Surhypno. Sa carrière est tracée. Évidemment, il


regrette Citizen. Ils travaillaient depuis longtemps ensemble. C’était
devenu facile. Et puis, pour Clydan, avoir une Vedette telle que Citizen
à son palmarès, c’était une bonne cote. Très bonne cote. Dommage.
Cependant, il ne faut pas se faire trop de soucis pour Clydan. Il
travaille sur un scénario fabuleux, en compagnie d’un Acteur qui
monte. Un certain Stewart Vad.
En fait, tout va bien pour Clydan.

Que dit-on de Bross Chaplin ?


On dit qu’il est devenu fou, comme Citizen. On dit qu’il est encagé –
irrécupérable et à l’abri.
Une foule de Scénaristes en pleine ascension ne sont pas
mécontents de la chose.
Tout va bien pour Bross Chaplin.

Que dit-on de Marylin Gold ?


Rien. Personne ne s’intéresse à Marylin Gold.
Kate More est enfin parvenue à ses fins. Elle a couché avec son bel
Assistant. Après quoi elle s’est mise à le détester.
Dans le dernier film qu’elle a monté, il y a une séquence superbe de
massacres. Quelque chose de fantastique. C’est tellement bon qu’elle a
conservé le nom d’un Frimeur au générique : Spartacus. Dommage
qu’il y ait laissé ses os, le bougre, il était réellement bon. Soit, tout va
bien pour Kate More – elle s’est trouvée une nouvelle cible : un type de
la Production.

Bien entendu, Callotin n’est pas seul dans l’ÎLE.


Il a jeté un coup d’œil sur le schéma proposé par Bross Chaplin. À
présent, il pense que cet excès de zèle n’était pas très sage.
Comment un type aussi banal que Bross Chaplin a-t-il pu… Si son
schéma a été coté « Danger », ce n’est pas seulement parce qu’il est
passé outre les sélections normales de l’ordino-concept. C’est à cause
du contenu.
Évidemment.
Callotin boit lentement le contenu d’un verre de jus de fruits glacé.
Que peut-il faire d’autre, sinon remercier la providence de l’avoir
fait naître dans l’ÎLE ?
Comment Bross Chaplin avait-il dénommé son « noyau central »,
dans le projet de scénario ? N’était-ce point « l’ÎLE », précisément ?
Non. Non, là, j’affabule, se dit Callotin.
Il sait bien que lui-même a tout intérêt à oublier.
Il oubliera : tout va bien.
Happy end
Citizen a longuement marché, au hasard, sur le sommet.
À présent, il se repose. Il est assis contre les piliers métalliques qui
soutiennent d’impressionnantes structures – cela ressemble à ces
capteurs d’énergie stellaire que l’on voit dans certains films d’Archives.
Citizen lève les yeux.
Là-haut, partout, c’est un ciel de fer noir. (On pourrait croire que la
Roue à Aubes est elle-même enfermée dans une énorme bulle
métallique remplie de noirceur.) Au zénith, cependant, l’ombre est
moins féroce, moins dense. Il y a là-haut comme une sorte de hublot
gigantesque – et l’on aperçoit le poudroiement des étoiles.
Comme de véritables étoiles. C’est-à-dire, comme si les films des
Archives n’avaient pas été tournés dans des espaginés spéciaux, mais
au contraire dans une réalité vraie !
Quand ils disaient que l’univers est fait de planètes, de systèmes
solaires, de constellations… si c’était vrai, Citizen…
Il est épuisé.
Il se repose.
Son fusil sur ses genoux, Citizen grelotte. Ici, le froid est vif.
Citizen attend. Il attend que, peut-être, là-haut se lève un jour
véritable. Il n’en finit pas de regarder clignoter les étoiles. C’est si
beau !
Il réfléchit, également. Comment aller voir de plus près ? Pour cela,
il faudrait que ces machines volantes, ces avions, ces fusées, qu’on
utilise sous forme de simulacres dans les films, soient autre chose que
de simples maquettes.
Mais il y a certainement un moyen, Citizen. Pas vrai ?
Certainement.
Il se demande combien de temps il résistera encore à la folie. Il se
demande si par malheur il n’aurait pas cessé de résister depuis
longtemps, sans l’avoir remarqué.
Mais non.
Tout va bien, Citizen.
Il faut réfléchir, c’est tout. Réfléchir.
« Tout va bien, Citizen. »
Présentation

Pierre Pelot est né dans les Vosges en 1945. Il y poursuit, au milieu


des arbres, une vie de raconteur d’histoires, après un passage par la
peinture et la bande dessinée. Auteur d’environ 70 romans publiés,
dont 18 sous le pseudonyme de Pierre Suragne, il a eu plusieurs livres
traduits à l’étranger et deux adaptés à la télévision.

Citizen est l’acteur le plus célèbre du moment. Il incarne les héros,


les libérateurs, les Zorro. Il possède une merveilleuse maison, un
jardin immense, une plage privée et une mer pour lui tout seul. Là,
une femme ravissante l’attend, aimante.
La réalité est malheureusement un peu différente. La mer est
factice, le ciel est constitué par la paroi d’une bulle, la femme n’est
qu’une poupée électronique. Tout est faux dans l’univers de Citizen,
tout est truqué. Son art même est une tromperie, car il interprète ses
rôles drogué et en état d’hypnose.
Un jour Citizen ne peut plus supporter cette vie dorée faite de faux-
semblants. Il quitte tout, au risque de se mettre au banc de la société,
et tente de découvrir la vérité sur ce monde artificiel. Une vérité qui
sera aussi la sienne.

Illustration de Tibor CSERNUS

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