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Dominique Clerc
Dans Revue française de psychanalyse 2007/5 (Vol. 71), pages 1285 à 1340
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0035-2942
ISBN 9782130561613
DOI 10.3917/rfp.715.1285
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L’écoute de la parole
Dominique CLERC
I – CONDITIONS DE L’ÉCOUTE
Le « refusement » de l’analyste
1. S. Freud (1926), La question de l’analyse profane, in Œuvres complètes de Freud, vol. XVIII,
Paris, PUF, p. 9 (l’édition des œuvres complètes de Freud publiée aux PUF sera citée dans la suite par la
seule abréviation OCF, suivie du numéro du volume).
2. S. Freud (1890), Traitement psychique, Résultats, idées, problèmes, I, Paris, PUF, 1984.
3. P. Lacoste, « La magie lente », Nouvelle Revue de psychanalyse, no 34, « L’attente », Paris,
Gallimard, 1986. Article repris dans Contraintes de pensée, contrainte à penser, Paris, PUF, 1992.
L’écoute de la parole 1287
Lieux psychiques
Ajoutons que c’est encore, du côté de l’analyste, ce même retrait qui lui
permet de camper sur sa propre scène et de ne pas faire intrusion sur celle de
son patient : le « refusement » qu’il impose à sa propre parole concourt ainsi de
1. S. Freud (1937), Constructions dans l’analyse, Résultats, idées, problèmes, II, Paris, PUF, 1992,
pp. 270-271. (Souligné par moi.)
2. F. Gantheret, Moi, monde, mots, Paris, Gallimard, 1996, pp. 185-189. F. Gantheret livre une
traduction mot à mot du texte de « Constructions... », texte allemand à l’appui ; je n’ai gardé ici de l’al-
lemand que les mots principaux. Le passage traduit est extrait de « Constructions dans l’analyse »,
op. cit., p. 270.
3. S. Freud (1929), Malaise dans la civilisation, Paris, PUF, 1971, p. 13.
L’écoute de la parole 1289
senté », et par là même mis au présent, dans ce qui s’offre au regard tout autant
que dans ce qui s’y dissimule. Mais, pour qu’il soit en cet instant dévoilé, il aura
fallu que l’observateur fasse un pas de côté, bouleversant ainsi l’enchaînement
des plans et des surfaces. Le regard, qui ne pouvait jusque-là se porter au-delà
de l’opacité de ce qu’il voyait, se trouve alors déporté, et ce simple écart, disjoi-
gnant la perspective, entraîne la déchirure des images qu’elle y déploie. Le
temps, nécessaire au décalage et à l’écart, participe ainsi à la construction du lieu
de l’écoute. Car « regard et écoute ne sollicitent pas le langage s’ils sont impa-
tients de savoir : ils n’agitent alors que des questions déjà prêtes, dont le
vacarme assourdit le langage »1. Le lieu de l’écoute est celui de la surface de
réception de l’appareil psychique de l’analyste, le système Perception-Cons-
cience devenant surface excitée par l’écoute elle-même : ce qui s’y perçoit, mais
aussi ce qui s’y déploie, ce que fait voir alors la surface elle-même, ce qu’elle
laisse imaginer, « deviner », ce qu’elle permet de construire. Ce temps de l’ap-
préhension de la parole de l’autre – dans ses formes, mais aussi dans les formes
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La fente de la conscience
plusieurs lignes. Une fois réunies, ces lignes poursuivent ensemble leur route.
En règle générale, plusieurs lignes, indépendantes les unes des autres ou parfois
reliées, débouchent ensemble dans le noyau central »1.
Où l’on voit que ces considérations théoriques sur les connexions qui relient
entre eux lesdits « contenus mentaux » ne sont pas sans évoquer le schéma de
l’appareil de langage tel que Freud avait pu le concevoir quelques années aupa-
ravant. Elles ne sont pas non plus sans préfigurer ce qui constituera dans un ave-
nir proche l’essence des processus primaires qui régissent la logique incons-
ciente. Mais, à cette époque, de telles considérations, aussi spéculatives puissent-
elles apparaître, sont, encore une fois, intrinsèquement articulées à la pratique.
Elles ne découlent pas, comme le remarque J. Imbeault, de l’invention de la
notion théorique d’inconscient mais, bien au contraire, la précèdent :
« L’étalement de la parole, écrit-il, n’est pas une application a posteriori des corol-
laires ou des dérivés de l’idée d’inconscient. L’invention du procédé analytique, sa
préhistoire, ne découle pas de ce concept. (...) Il s’établit dans la pratique de Freud
avant que la théorie proprement dite de l’inconscient n’ait été élaborée, avant aussi
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Certes, ce n’est pas encore « cela », mais les prémices de ce qui se trouvera
exposé en 1915 dans les écrits métapsychologiques sont repérables. Ils le sont
tout particulièrement lorsque Freud décrit le réseau associatif que dessinent ce
qu’il a nommé « contenus mentaux » au travers des mouvements qui les ani-
ment, ce qu’il entreprend alors de théoriser comme « dynamique de la représen-
tation ». Ou quand il explique pourquoi, dans la pratique, il ne faut pas s’ef-
frayer devant l’aspect décousu des récits et des souvenirs qu’apportent les
patients, car ils « n’en fournissent pas moins les matériaux qui, ultérieurement,
joueront leur rôle grâce à la découverte d’un lien »3. Ou encore quand il écrit
que le récit lui-même peut se faire le premier serviteur de la résistance :
« Qu’on ne s’attende point à ce que les libres propos du malade facilitent à l’analyste
la reconnaissance des matériaux contenus dans les couches les plus superficielles,
l’évaluation de la profondeur où ils se trouvent ni la détermination des points où
1. Ibid., p. 234.
2. J. Imbeault, op. cit., pp. 17-18.
3. S. Freud (1895), Psychothérapie de l’hystérie, op. cit., p. 236. (Souligné par moi.)
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se relient entre elles les associations d’idées cherchées. (...) La narration que fait le
malade semble achevée, solide. On se trouve d’abord devant elle comme devant un
mur bouchant toute perspective et ne laissant pas deviner ce qui se cache derrière elle
ni même s’il s’y cache quelque chose. »1
Mais cela n’est pas fait pour décourager Freud, qui persiste à mettre à pro-
fit le conseil de Charcot de se garder contre les tendances par trop spéculatives et
de considérer les mêmes choses aussi longtemps qu’il le faut, jusqu’à ce qu’elles
se mettent à parler d’elles-mêmes. Mais parfois, pour pouvoir poursuivre l’ob-
servation, il faut savoir changer de point de vue... et de technique. C’est ainsi
que, dans cette période initiale, on assiste à une évolution de la méthode où,
pour le médecin, l’intérêt porté à la parole du patient vient peu à peu prendre le
pas sur celui que suscitait jusqu’alors la compréhension du processus morbide
en soi. Durant cette période, Freud abandonne dans un premier temps l’exercice
de l’hypnose, puis, dans un second, celui de la « pression » sur le crâne, laquelle
était, plus ou moins dans la même perspective, destinée à « forcer » les malades
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1. Ibid., p. 237.
2. L. Kahn, L’excitation de l’analyste, art. cité.
L’écoute de la parole 1293
lyse, celle-ci se déroule plus lentement et devient moins claire, mais elle est
mieux assurée contre de subites et invincibles résistances. »1 C’est là ce que
Freud aura compris avec Dora.
1. S. Freud (1905), Fragments d’une analyse d’hystérie, Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1967,
p. 89.
2. E. Jones (1953), La vie et l’œuvre de Sigmund Freud, I, Paris, PUF, 1976, p. 358.
3. S. Freud (1914), Remémoration, répétition et élaboration, La technique psychanalytique, Paris,
PUF, 1972, p. 113.
4. S. Freud, J. Breuer (1895), op. cit., p. 226.
1294 Dominique Clerc
s’effrite : « Tout se passe, quand il transpose la vision en mots, comme s’il pro-
cédait à un déblaiement. »1 Dans l’écart qui se constitue alors entre un visible,
encore proche de celui que procurait l’image hallucinée commandée par la sug-
gestion hypnotique, et un visuel, qui ne doit désormais ses effets qu’au pouvoir
suggestif des mots, l’image en vient à figurer tout autant qu’à défigurer. Il
s’agira donc d’épuiser le visible au moyen du visuel des mots pour atteindre la
réminiscence, celle-là même qui gît au cœur du noyau pathogène. En quelque
sorte, sans cet écart entre le visible des images et le visuel des mots, celui qui
écoute, tout comme celui qui parle, ne saurait trouver de « pont » entre le lan-
gage et le symptôme. C’est bien pour cette raison que le récit devra être fait
« en détail », traquant les liens qui unissent les souvenirs entre eux, comme ils
unissent les scènes et les événements de la vie.
Depuis le traitement de Cecilie M., Freud ne peut plus ignorer que les hys-
tériques ont l’art, pour fabriquer des symptômes, de se servir du trésor inépui-
sable que constitue la capacité de figuration du langage. Car Cecilie, plus que
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De l’abstrait au concret...
1. Ibid., p. 227.
2. Ibid., p. 144.
L’écoute de la parole 1295
elles et dans leur agencement temporel. Ainsi la prise en compte des lacunes
s’oriente-t-elle désormais du côté de ce qu’on pourrait appeler des « écarts »
dans la logique, et non plus du côté des « blancs » dans la mémoire : la jeune
fille se plaint d’une sensation de froid qui accompagne souvent la douleur, et
cependant l’apparition de ses symptômes ne saurait être reliée directement au
traumatisme de la maladie de son père dans la mesure où ceux-ci ne se sont
produits pour la première fois que très longtemps après la mort de celui-ci.
C’est Elisabeth elle-même qui livrera la réponse : « La malade commença par
me surprendre en m’annonçant qu’elle savait maintenant pour quelle raison les
douleurs partaient toujours d’un point déterminé de la cuisse droite et y étaient
toujours les plus violentes. C’était justement l’endroit où, chaque matin, son
père posait sa jambe très enflée, lorsqu’elle en changeait les bandages. »1 L’ori-
gine du mal se trouvait donc maintenant révélée dans sa nature profonde,
infantile, purement sexuelle, et cela grâce à la perspective que les images de
mots avaient permis d’ouvrir.
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1. Ibid., p. 117.
2. F. Gantheret, Moi, monde, mots, op. cit.
1296 Dominique Clerc
La visée du contact
monnaie qui a cours dans le pays traversé : « dans notre cas, la monnaie névro-
tique »1, écrit Freud. Car « les névrosés vivent dans un monde à part [où] seul
ce qui a été pensé intensément, représenté avec de l’affect, produit un effet chez
eux »2. On ne saurait mieux définir le dialecte propre à l’infantile...
1. S. Freud (1911), Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques,
Résultats, idées, problèmes, I, op. cit., p. 142.
2. S. Freud, Totem et tabou, op. cit., p. 205.
L’écoute de la parole 1299
sont des formations dont on peut situer l’origine dans une période de l’enfance
la plus reculée. C’est ainsi que la névrose obsessionnelle, remarque Freud, est
susceptible d’en apprendre plus sur l’inconscient que l’hystérie ou les phéno-
mènes hypnotiques1.
1. S. Freud (1909) Remarques sur un cas de névrose obsessionnelle, Cinq psychanalyses, op. cit.,
p. 247.
2. P. Lacoste, La magie lente, Contraintes de pensée, contrainte à penser, op. cit., p. 129.
1300 Dominique Clerc
parole magique, qui entend bien retrouver la force de l’acte, devient ainsi le
tenant-lieu du transfert. Car, dans la séance, c’est alors la parole elle-même,
non seulement dans l’adresse qu’elle contient, mais dans l’effectivité qu’elle
vise, qui devient à la fois la source et l’objet du transfert. On ne peut pas se
contenter simplement d’utiliser la monnaie qui a cours dans le pays qu’on
traverse, si l’on n’use pas du dialecte qui s’y parle !
1. O. Mannoni, Clefs pour l’Imaginaire ou l’Autre scène, Paris, Le Seuil, 1969, p. 141 (en alle-
mand, dick signifie « gros »).
2. S. Freud (1887-1902), La naissance de la psychanalyse, op. cit., p. 212. (Souligné par moi.)
1302 Dominique Clerc
devine alors au travers de gleji(sa) que le prénom de la dame aimée n’est autre
que Gisela, prénom dont on peut par ailleurs supposer qu’il ne lui est pas tout à
fait indifférent. La scène s’éclaire alors brusquement à l’instant où l’énigme du
mot se trouve résolue : l’homme, en proférant sa « prière », est en train d’unir
son sperme avec le corps de sa bien-aimée, « c’est-à-dire, conclut Freud, qu’il se
masturbe en se la représentant »1.
Ainsi, quand la conscience morale refuse la voie de la motricité, l’acte
trouve-t-il à se réaliser sous la forme d’une pensée, voire d’un mot, si abstraits
soient-ils. Mais si l’écoute de l’analyste a pu déjouer le subterfuge, c’est bien en
ramenant les mots du langage aux choses concrètes qui sont en son fondement.
C’est effectivement en visualisant la mise en contact des représentations de mots
(Wortvorstellungen), avec les représentations de choses (Sachvorstellungen)
qui leur sont liées, que Freud « voit », à rebours, comment les choses sont
connectées entre elles, et qu’il peut alors formuler la traduction. Grâce à l’ag-
glutination dont elles sont l’objet, les représentations de mot auront fait plus
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1. S. Freud (1909), L’Homme aux rats. Journal d’une analyse, Paris, PUF, 1974, p. 149. (Souligné
par moi.)
2. S. Freud, A. Zweig, Correspondance, Paris, Gallimard, 1973, p. 48.
3. Ibid., p. 47.
4. O. Mannoni, Clefs pour l’imaginaire..., op. cit., p. 158.
L’écoute de la parole 1303
IV – LA CHOSE ET L’OBJET
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Affaire d’indices
La façon dont s’exerce le refoulement après coup est, sur un certain point,
identique à celle du refoulement originaire, les forces pulsionnelles poursuivant
leur but, parfois en silence, et parfois dans le bruit et la fureur. Car ce sont les
mêmes forces, celles qui agissent aujourd’hui et celles qui agirent autrefois.
L’inconscient, né du tout premier refoulement, continuera de croître en attirant
à lui d’autres éléments, d’autres contenus, jugés indésirables pour le Moi. « À
l’origine, tout était Ça. » Puis, sous l’influence du monde extérieur, le Moi s’est
lentement différencié de cette masse pulsionnelle, s’extrayant en quelque sorte
de la matière première, et se servant toutefois pour sa propre construction des
matériaux qu’il pouvait en extraire.
C’est ainsi que « certains contenus du Ça passèrent à l’état préconscient »,
prenant dès lors place dans le Moi, liant aux représentations de choses les
représentations de mot. Mais le Moi, durant sa construction, et eu égard à la
fragilité qui est celle d’un bâtiment qui n’est jamais vraiment terminé, ne cesse
de renvoyer dans l’inconscient certains matériaux. Ces matériaux sont de deux
sortes : d’une part, certains contenus du Ça, qui avaient été préalablement
acceptés ; d’autre part, un certain nombre d’ « impressions nouvelles », évidem-
ment collectées à partir de la confrontation avec le monde extérieur, mais issues
aussi des conflits qui ne manquent pas de se produire en provenance du monde
intérieur lui-même, lequel demeure, à l’état permanent, une terre étrangère
interne.
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Les restes mnésiques optiques sont les restes visuels des choses, écrit Freud,
et le devenir conscient des processus de pensée par retour des restes visuels est
possible. Chez certains, c’est même une voie privilégiée. Mais en ce cas l’accès à
la conscience ne semblerait se faire qu’en ce qui concerne des choses concrètes
– comme il en est dans la langue « sans grammaire » du rêve – et non des proces-
sus de pensée, qui sont, quant à eux, liés à la voie auditive. Pour lui, « les restes
de mots sont essentiellement les descendants de perceptions acoustiques »1.
Que l’accès à la conscience doive, inexorablement, en passer par le retour
du perceptif implique, inévitablement, que soient prises en compte les sensa-
tions conscientes comme les sensations inconscientes, et tout particulièrement
le détail des variations qui les affectent, et qui s’impriment : les variations sont
les restes du trajet de la sensation, elles sont traces infimes des aller et retour et
des hésitations pour, au plus juste, qualifier ce qu’on ressent. Elles sont l’inex-
primable de l’émotion, sa part physique, qui devra trouver son expression ver-
bale pour pouvoir être communiquée à l’autre. Les sensations portent témoi-
gnage de l’existence du mouvement des investissements qui accompagnent le
retour des images mnésiques. Que celles-ci soient de nature visuelle ou auditive,
elles ne sont que restes morts qui ne trouveront pas le moyen de convoquer à
nouveau le souvenir, si la trace motrice qui leur est liée à l’origine ne trouve pas
à s’animer. « La perception, écrit Freud dans l’ “Esquisse”, correspond à un
objet nucléaire plus une image motrice. »1 C’est ainsi que le souvenir de cou-
verture, au-delà de la déformation qu’il comprend, cherche toujours à tenir
ensemble représentation d’image et représentation de mouvement : restes de
perception externe (l’image de l’objet) et restes de perception interne (sensation
du mouvement qui porte vers).
La Contribution à la conception des aphasies et le schéma que propose
Freud du fonctionnement d’un appareil de langage précèdent de peu la concep-
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« Notre activité animique, écrit Freud, se meut, d’une manière très géné-
rale, dans deux directions de parcours très opposées, soit à partir des pulsions,
à travers le système Ics, vers le travail de pensée conscient, soit, sur incitation
de l’extérieur, à travers le système du Cs et du Pcs, jusqu’aux investissements ics
du Moi et des objets. Ce second chemin doit, malgré le refoulement survenu,
demeurer praticable et reste, jusqu’à un certain point, ouvert aux efforts de la
névrose pour regagner ses objets. »1 L’hypothèse, avancée par Freud à propos
de la schizophrénie, est la suivante : l’investissement de la représentation de
mot est indépendant de l’action du refoulement et constitue, en soi, une tenta-
tive d’autotraitement, au cours duquel la libido, pour s’ouvrir un chemin vers
l’objet, se voit contrainte de passer par la « part-mot » de celui-ci. C’est là la
raison pour laquelle le schizophrène doit « se contenter des mots à la place des
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Que devient donc l’image, quand la stricte « égalité dans l’expression lan-
gagière et non la ressemblance des choses (Ding) désignées »3 ne fournit plus
pour le sujet l’occasion de la substitution ? Car, quand il ne reste plus que la
« part-mot », il s’ensuit qu’un trou ne représente pas autre chose qu’un trou.
Image fixée à jamais qui ne laisse au sujet d’autre position que celle de la
fascination.
Parfois, c’est la sonorité qui vaudra pour l’image, et se comportera comme
telle, dans un recours ultime pour atteindre le sens, pour forcer la clôture du
mot, pour tenter d’animer la chose qu’elle enserre. Et les images de mot, faute
de pouvoir se substituer l’une à l’autre, se superposent alors selon un mode de
stricte égalité, où seule l’assonance du signifiant fait loi et d’où toute sensoria-
lité est bannie. Un saint vaudra alors pour un sein, comme chez cette patiente
qui s’était bâti une théorie sexuelle infantile selon laquelle les enfants naissaient
de l’opération des seins – reste typique, pourrait-on dire, de l’énigmatique
le pouvoir de sa force dès lors qu’ « un trou est un trou », désespérément ? Dès
lors qu’elle ne trouve pas d’issue dans les représentations de mot qui, déployant
la série de leurs substitutions réciproques, permettront sa déchirure ? Il est à
craindre alors que l’image, dans la fascination qu’elle exerce, ne convoque plus
que l’effroi.
Polysémie du vocable
sexuelle, autant de trajets aussi pour le mouvement libidinal qui trouve à se re-
produire en se glissant dans chaque brèche que lui offre l’assonance des mots.
Le petit mordeur, se saisissant de l’alternative que lui propose son père, choi-
sira d’être criminel plutôt que grand homme, signant ainsi sa destinée en optant
pour la névrose : mieux vaut l’identification au rat que l’affrontement avec un
père idéal. Le transfert reproduit cela...
Lorsque l’Homme aux rats arrive en analyse chez Freud, il a déjà fait
preuve d’une curiosité certaine pour les travaux de celui-ci. Il a lu la Psycho-
pathologie de la vie quotidienne et il y a trouvé « l’explication d’enchaînements
de mots bizarres », qui lui ont rappelé « ses “élucubrations cogitatives” avec
ses propres idées »1, à tel point qu’il a décidé de se confier à lui : Freud sera
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donc celui qui l’écoutera parler. L’analyste, supposé savoir et donc supposé
1. S. Freud (1909), Remarques sur un cas de névrose obsessionnelle, op. cit., p. 201.
2. S. Freud (1909), L’Homme aux rats..., op. cit., p. 131.
L’écoute de la parole 1313
la façon d’un grand rêve tient compte dès lors de ce qui résonne dans l’écoute
de l’image des mots, dans ce qu’elle convoque de la chose première et de
ses transformations par les processus primaires. Si la représentation de mot
représente dans la réalité les objets du monde, et si elle prête main-forte
pour un temps suspendu et discontinu à la représentation de chose inconsciente
pour que celle-ci devienne perceptible par la conscience, elle n’en transporte
pas moins la pluralité de significations du vocable. Si l’on pouvait être certain,
une bonne fois pour toutes, qu’ « appeler un chat un chat » ne veut rien dire
d’autre que ce qui est présent sur le plan manifeste, le monde tournerait sans
doute différemment. Mais les mouvements du désir qui infiltrent l’usage de la
langue en décident autrement. C’est bien, en effet, parce que les mots sonnent
d’eux-mêmes, faisant retentir l’écho de leur charge affective, que nous ressen-
tons autant de plaisir à les manipuler : l’assonance, grâce à l’épargne de détail
qu’elle permet, sert l’allusion tout en satisfaisant la tendance, première chez
chacun, qui est de jouer avec elle, et d’inventer des mots nouveaux. Et, parfois,
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1. G. Rosolato (1970), Le fétichisme dont se dérobe l’objet, La relation d’inconnu, Paris, Galli-
mard, 1978.
1314 Dominique Clerc
l’indifférence, cet amour n’en adopte pas moins les caractères d’un amour véri-
table : cet amour mérite d’être considéré comme tel, écrivait Freud dans les
« Observations sur l’amour de transfert »1. Mais, en insistant sur le caractère
d’effectivité réelle de l’amour de transfert, ne désigne-t-il pas ici la réalité incons-
ciente au sens où cet amour ne peut échapper aux règles que lui dicte le principe
de plaisir ? L’effectivité est celle visée par le désir, qui entend bien, en effet, trou-
ver son accomplissement au moyen de l’actualisation que lui fournit le transfert.
Mais si l’amour est là, l’objet de cet amour, lui, n’y est pas. Et la réalité est
source de déception. La demande du sujet en devient extravagante et vise direc-
tement, comme l’écrit V. Smirnoff, « celui qui est censé lui répondre – et en
répondre – au nom et à la place de l’objet originaire, proie imaginaire qu’il
poursuit »2. Dénoncer le leurre ou bien répondre depuis cette place avant même
d’avoir pu saisir sous quel éclairage on s’y trouve convié revient à geler in statu
nascendi les mouvements du désir, qui, une fois entrés au service du transfert,
constituent ce que Freud appelait les « forces vives » de la cure. Le désir – sa
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Ainsi le désir inconscient, qui bénéficie de la puissance que lui confère l’ac-
tualisation transférentielle, est-il à la source du fait qu’un « nombre considé-
rable d’états psychiques antérieurs revivent, non pas comme états passés, mais
comme rapports actuels avec la personne du médecin »4. Certains de ces états
seront reproduits à l’identique, et auront conservé tous les traits de l’excès pul-
sionnel qui existait à l’origine, tandis que d’autres apparaîtront plus atténués,
policés par l’action civilisatrice du procédé de la sublimation. Depuis ces nou-
velles éditions, « revues et corrigées », l’analyste tentera de remonter jusqu’au
manuscrit original. C’est ici que la métaphore archéologique s’avère insuffi-
sante, dans la mesure où l’analyste n’a pas affaire seulement à des ouvrages
anciens, figés par l’immuabilité d’un temps historique pour lesquels il suffirait,
afin de leur rendre leur apparence originelle, de reconstituer les parties man-
quantes gommées par la censure ou par l’usure de l’oubli. L’action de l’analyste
n’est pas un travail de restauration. Au regard du transfert et de la névrose
qu’il produit dans la cure, l’analyste et le patient s’affrontent tous deux à de la
matière vivante, en mouvement constant, sujette à des transformations répétées
et à des déplacements divers. Et, si l’analyste n’est pas en mesure de se remémo-
rer ce qui appartient à la vie de son patient, s’il doit, « d’après les indices échap-
pés à l’oubli », deviner et construire ce que le patient a vécu et refoulé, il doit le
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l’impossible : on ne peut désirer une femme qui présente avec soi une aussi
grande différence d’âge. « Impossible », symptôme même de l’expression de son
désir, fut le mot qui décida de mon intervention.
« Cela aurait pu être vous » n’était pas faux en soi, mais surgissait hors de
tout contexte transférentiel. Cela tenait de la déduction et engageait des proces-
sus relevant de la logique secondaire, de mon côté comme du sien. Je pense
aussi, dans l’après-coup, que je me serai placée là exactement dans la même
position que la mère séductrice et invasive. Ce qui aurait eu pour résultat de
convoquer toutes les forces de la résistance. Mon patient aurait pu, dans le meil-
leur des cas, se convaincre de la justesse de ma construction et de l’intelligence
de mon raisonnement ; il aurait pu même en être séduit et la faire sienne pour un
temps, mais rien de tout cela ne se serait articulé à une inscription inconsciente
dans son histoire singulière. L’investissement – conscient, pour le coup – d’une
telle construction s’exerce toujours au détriment de l’investissement de la repré-
sentation de chose inconsciente. Ce n’est pas autrement que se produit le renfor-
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réalité, c’est-à-dire qu’ils fassent l’objet de perceptions et puissent dès lors être
tenus pour vrais. Il faut donc que le mouvement pulsionnel y trouve aussi son
compte. Il le trouvera grâce à l’interprétation, et plus exactement grâce aux
représentations de mots que lui fournit celle-ci : « Je pourrais être votre mère »
revient comme figure inversée de « impossible ». L’expression, en tant que
représentation de mot, joue là, en quelque sorte, le rôle d’un indice présenté au
désir. Et fonctionne comme critère. Témoin la confirmation apportée à son
insu par le patient qui s’exclame, en brossant le portrait de la femme de son
rêve : « Non ! Cela, je veux le cracher ! »
L’appréhension du transfert
Une telle précision laisse à penser que Freud comprend l’écoute de l’ana-
lyste comme une régression topique à l’œuvre. Il désigne là, en effet, un lieu de
l’appareil psychique de l’analyste propre à l’écoute. Ainsi, s’agissant du trans-
fert, le lieu du Préconscient devient lieu de résonance des indices venus de
l’appareil psychique du patient. « Nous nous disons, écrira-t-il en 1938, dans
L’homme Moïse, que ce qui distingue une représentation consciente d’une
représentation préconsciente et celle-ci d’une représentation inconsciente, ne
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tions, dues au travail exercé par la censure qui tend à rendre l’objet méconnais-
sable. Il n’empêche : le désir trouve, de toute façon, satisfaction sur le mode
hallucinatoire. Exactement à la manière dont l’Homme aux rats cherche l’ac-
complissement du plaisir dans la répétition compulsive du mot-chose Glesijsa-
men. Ce qui est à peu près certain, c’est que Freud a été, quant à lui, saisi par la
représentation de la scène, sur un mode proprement hallucinatoire. Car le mot
lui est adressé dans le transfert : sur la Tummelplatz, Freud se retrouve ni plus ni
moins à la place du père, celui du fantasme, qui ouvre la porte de la chambre de
l’Homme aux rats et le surprend, nu devant son miroir.
Idéalement, l’attention également flottante laisse se créer une surface sen-
sible, propice à l’éventualité que se produise le processus de l’hallucination.
Cette surface sensible n’entre pas simplement en résonance avec les mots
du discours, l’attention de l’écoute est aussi sollicitée par les variations ou les
cumuls d’intensité qui lui font signe. En ce sens, l’attention flottante fonctionne
comme une membrane séparant le système inconscient du système précons-
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« Lorsqu’on réussit, écrit Freud dans l’Abrégé, à éclairer les patients sur la nature
véritable des phénomènes de transfert, on enlève aux résistances une arme puissante.
(...) En effet, ce que le patient a vécu sous la forme d’un transfert, jamais plus il ne
l’oublie et cela comporte pour lui une force plus convaincante que tout ce qu’il a
acquis par d’autres moyens. »1
Douloureuse et néanmoins plaisante expérience, pour le patient, que celle
qui consiste à palper la surface du transfert, tout comme le faisait le Moi autre-
fois lorsqu’il découvrait le monde extérieur et se donnait les moyens de le com-
battre pour mieux s’y ébattre ensuite. Et pour cela, user de la sensorialité des
mots, comme de leur plasticité, celle-là même qui permet à la pensée d’agir à
titre d’essai. L’analyste, sur sa propre scène, fait de même, se déplaçant au gré
des mots du patient, allant de contacts en ruptures, ajustant son regard sur les
images et les représentations qui se forment en lui selon les effets que produit la
parole en actes. C’est ainsi qu’il peut entendre, par-delà le langage, le trouble
du désir en quête d’objet.
Car ce qui est à retrouver dans et par les mots, ici et maintenant, c’est,
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Tout récit divise celui qui le parle. C’est ce dont témoigne Freud, dès 1899,
dans le texte sur les souvenirs-écrans, lorsqu’il suppose une double implication
du Moi lors de l’effectuation de la mise en récit d’un événement. Nul n’ignore
aujourd’hui que le souvenir analysé dans ce texte appartient à Freud lui-même.
Mais le fait qu’il ait éprouvé le besoin de se mettre ainsi en scène en tant que
« Freud écoutant un patient qui n’est autre que lui-même », mérite de retenir
notre attention. Il y a là tout sauf un artifice de style : la division, en effet, est
L’écoute de la parole 1325
une nécessité intrinsèque à la communication d’un récit, qui s’est déjà, dans un
premier temps et du dedans, constitué comme tel pour le sujet. Car le récit ne
transmet pas seulement l’expérience, pas plus que le portrait ne se contente de
reproduire le modèle. Ce que transmet le récit, c’est l’expérience avec ses effets.
Le récit englobe tout cela : expérience et effets. Dès lors que le moment de
l’énonciation offre, à nouveau, et ce tout comme la première fois, l’occasion de
travestissements et d’interprétations diverses, le récit en lui-même devient le lieu
propice à des transformations de toutes sortes. Transformations qui n’ont sou-
vent d’autre but que celui de convaincre le destinataire ou encore de pervertir
son entendement, afin de le rallier plus sûrement peut-être à la cause de l’énon-
ciateur. Le pouvoir magique des mots réside dans le seul fait que ces transfor-
mations ont le langage pour outil. Voilà, précisément, pourquoi ce que l’ana-
lyste a à entendre ne ressort pas de la conversation ordinaire, et que l’affaire se
complique. Elle se complique du fait que la véracité du souvenir n’est qu’appa-
rence trompeuse. Elle se complique encore du fait que sa « datation » – pour
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1. Ibid.
2. Ibid.
3. Ibid.. (Souligné par moi.)
4. G. Didi-Huberman, L’image survivante, Paris, Minuit, 2002, p. 55. (Souligné par moi.)
5. S. Freud (1899), Des souvenirs-couverture, op. cit., p. 273.
6. A. Green, Le temps éclaté, Paris, Minuit, 2000, p. 72.
L’écoute de la parole 1327
faveur des « brisures » et des « jointures »1 qui s’y produisent, des re-trouvailles
avec l’objet qui se jouent sur le terrain du transfert, l’écoute de l’analyste se
fractionne à son tour et se déplace, selon des temps, des lieux, des registres et
des régimes différents et distincts. Au-delà de l’objet manifeste, en deçà de l’ob-
jet implicite. Au-delà du présent, en deçà du passé. Mais l’écoute se fractionne
et se déplace, aussi, du fait que l’observateur n’est pas neutre et que, si l’atten-
tion dite flottante tente de lui garantir en quelque sorte le ralentissement de sa
propre excitation, il n’est pas pour autant indifférent à l’effet que lui procurent
les mots. L’observateur est un observateur affecté.
Récits de Madeleine
1. S. Freud (1912), Du rabaissement généralisé de la vie amoureuse, OCF, XI, pp. 139-140.
L’écoute de la parole 1331
soudain je ne savais plus comment épeler le mot « sein ». Elle avait à peine
13 ans. La vie s’était poursuivie : la sœur aînée avait remplacé leur mère. L’i-
mage verbale de la « boîte carrée » me revenait, tout aussi apathique et tout
aussi intense à la fois. Je pensai : « cercueil », mais la communication de cette
association, analogique du seul fait de la ressemblance des formes, ne me
semblait pas, à ce moment-là de la cure, devoir être efficace en soi : à nouveau,
il aurait fallu expliquer. Madeleine continuait d’évoquer les disparitions qui
avaient suivi de quelques années la mort de sa mère : le mariage de sa sœur
aînée, qui avait quitté la région, et que, à son tour, elle avait tenté de remplacer
auprès d’un père alcoolique, dont la mort avait été un soulagement. Égrainant
ainsi les séparations et les disparitions, dont la série substitutive ne laissait pas
place aux morts, elle en vint à parler de celle de son frère, emporté à 4 ans,
alors qu’elle-même en avait à peine 2. Elle n’avait aucun souvenir de son exis-
tence, aucun souvenir de la présence de ce garçon, le seul de la fratrie, mais elle
savait par sa sœur qu’il avait toujours été malade, qu’il n’avait jamais ni parlé
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Penser en images
« Bien loin que le mot vienne en avant de la chose en lui faisant écran, écrit
J.-F. Lyotard dans Discours, figure, il s’efface pour la manifester. (...) Il est seu-
lement dans l’expérience du locuteur une percée sur la chose, une ligne de mire
qui la fait voir. »1 Lyotard soutient que l’opacité est dans l’objet et non dans le
mot. Que les mots en eux-mêmes ne sont pas des signes, mais qu’ils participent de
la transformation des objets en signes :
« Dès qu’il y a mot, l’objet désigné devient signe : qu’un objet devienne signe, cela veut
dire précisément qu’il recèle un “contenu” caché dans son identité manifeste, qu’il
réserve une autre face à une autre vue sur lui, une vue qui ne pourra peut-être jamais être
prise. Qu’il devienne signe requiert qu’il soit grevé d’une dimension d’absence. »2
1. J. F. Lyotard, Discours, figure, Paris, Klincksieck, 2002, p. 82. (Souligné par moi.)
2. Ibid.
1332 Dominique Clerc
Autrement dit, le mot est à la fois ce qui désigne et fait voir l’objet, et qui,
dans le même temps se substituant à sa présence, creuse son énigme : l’objet
devient alors signe au sens où il révèle un contenu caché au-delà de son identité
manifeste. Or nous savons que le refoulement ne porte pas seulement sur
les contenus mais qu’il s’exerce aussi bien sur les relations complexes que ces
contenus entretiennent ensemble. La « boîte de lait » que désigne Madeleine,
du seul fait qu’elle la désigne en la nommant, mais du fait aussi que le récit la
met en contact avec la « boîte à ordures », devient, au moyen de l’image qui se
forme alors en moi de « boîte carrée », une représentation d’attente dont la
signification ne pourra peut-être jamais être trouvée, mais qui continuera de se
manifester dans mon écoute précisément comme signe actif de la mise en crise
de cette écoute. Signe de la crise d’une pensée en état d’écoute.
Car c’est bien en effet ce qui se présente dans la représentation qui vient
mettre la pensée en état critique : la présentation (Darstellung) déstabilise la
représentation, littéralement. Ainsi « brique de lait » est-elle l’autre représenta-
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plus haut, de l’image de chose « boîte carrée », qu’elle était apathique. Mais si,
en effet, je ne pouvais ni ne savais, ni ne voulais, rien faire de cette représenta-
tion condensée qui se présentait à moi en deçà de la représentation « boîte de
lait », et qui ne pouvait prendre d’autre forme que celle de « boîte carrée », l’in-
tensité avec laquelle elle s’imposait était en revanche le signe certain de l’inves-
tissement inconscient que j’en avais fait. L’apathie n’était donc qu’apparence.
Et l’intensité inaltérée avec laquelle la représentation verbale « boîte carrée » se
signalait régulièrement à ma conscience témoignait de la survivance d’une autre
chose, purement inconsciente (Ding), encryptée dans « boîte de lait ». C’est
lestée de l’intensité propre à cette chose, que la représentation « boîte carrée »
s’était avancée pour la première fois à la rencontre de « boîte de lait », qu’elle
recouvrait désormais. À son tour, elle attendait d’être recyclée. Image en quête
de traces, attendant sa remise en mouvement1 par-delà son opacité, en deçà de
l’épaisseur qu’elle présentait.
L. Kahn insiste, dans « L’action de la forme », sur la notion de « force pré-
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en mots »... Et aussi plus ancien, tant du point de vue ontogénétique que du
point de vue phylogénétique1.
Le pouvoir des images résiderait-il donc dans la faculté que possèdent
celles-ci de porter en elles la trace des mouvements de l’investissement des mots
du langage ? P. Fédida soutient que « l’image est sensoriellement – esthétique-
ment – réminiscente de la chose » et que la construction de l’analyste « est une
mémoire de l’infantile constituée sur la base de fragments ». Ainsi les fragments
du texte sont-ils à traiter comme les « lambeaux » du rêve... Il ajoute : « C’est
parce que le rêve est fait d’images visuelles qui sont choses dont les images se
ressouviennent, et parce que ces images sont l’intérieur des noms de ces choses,
que la construction est la mémoire d’un passé irreprésentable. »2
Lorsque Freud, toujours dans le chapitre VII de L’interprétation du rêve,
compare les processus de pensée normaux avec ceux du rêve, il écrit ceci :
« La remémoration et d’autres processus partiels de notre penser normal correspon-
dent eux aussi à une rétrogradation dans l’appareil psychique à partir de tel ou tel
acte de représentation complexe jusqu’au matériel brut des traces mnésiques qui sont
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1. Cette petite anecdote est plus particulièrement reprise dans Le mot d’esprit et sa relation à
l’inconscient, Paris, Gallimard, 1988.
1338 Dominique Clerc
POUR CONCLURE
Une nuit, Madeleine, qui, lorsqu’elle était enfant, ne « voyait » pas le rôle
du père dans la naissance, rêva « dans » son père (c’est l’expression qu’elle
employa). Elle lui offrait un réveille-matin, tout en se disant : « C’est absurde,
on n’offre pas de réveil à quelqu’un qui est mort. » Ce jour-là, je me suis dit que
Madeleine était sauvée. Que la logique des processus secondaires pouvait enfin
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RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES