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L'écoute de la parole

Dominique Clerc
Dans Revue française de psychanalyse 2007/5 (Vol. 71), pages 1285 à 1340
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0035-2942
ISBN 9782130561613
DOI 10.3917/rfp.715.1285
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 05/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.66.6.16)

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I — Rapports

L’écoute de la parole

Dominique CLERC

La psychanalyse, en tant que science, n’est pas caractérisée par la matière à


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laquelle elle s’affronte, mais par la technique qu’elle met en œuvre, déclarait
Freud en 19171. De là à dire que, en tant que pratique, elle a moins affaire à la
théorie qu’elle énonce qu’au matériau qui la façonne, et l’écart se trouve posé
du rapport de la théorie à la pratique, à l’expérience et à la méthode. Or la
nature profonde de la pratique, celle qui façonne la technique, relève de l’obser-
vation, et l’écoute apparaît comme ce qui en tient lieu. Une observation qui,
loin de rechercher la confirmation de vérités préétablies, s’appuie au contraire
sur la fragilité qui leur est intrinsèque. Une observation d’où toute certitude
préalable se verrait a priori destituable, mise en doute et soumise à questions.
Chaque cure constitue ainsi une expérience particulière, du seul fait que le
déploiement qu’elle offre à la parole est à chaque fois singulier, et convoque
l’attention particulière de celui qui se propose à l’entendre, proposition qui
concerne tout autant l’analyste que le patient. En ce sens, la « cure de parole »
est aussi « cure d’écoute ».
Mon propos consistera en l’observation de cette écoute. À commencer par
celle qui anime Freud lui-même, faite de ruptures et de décalages, depuis la ren-
contre avec la « parole » hystérique jusqu’à ce qu’il désigne, à la fin de sa vie,
comme l’ « action de l’analyste » où l’activité de construction est posée comme
l’équivalent d’un délire. Dans ce long cheminement, l’analyse de l’Homme aux
rats représente un tournant significatif, où la prise en compte du transfert
comme source de la parole dans le présent de la séance s’inscrit dans l’établisse-

1. S. Freud (1916-1917), Conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1999,


p. 492.
Rev. franç. Psychanal., 5/2007
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ment de la méthode, et donne place à l’écoute de la langue infantile du patient


par l’analyste. Écouter ce qui se dit à voix haute, ce qui se parle d’un temps où
l’on ne parlait pas, ce qui se parle de ce qu’on ne peut connaître mais que l’on
sait « quand même » ...

I – CONDITIONS DE L’ÉCOUTE

À son interlocuteur imaginaire, profane, et curieux de savoir comment


procède l’analyste, Freud répond : « Il ne se passe entre eux rien d’autre que
ceci : ils se parlent. »1 Et lorsque le questionneur s’étonne, et s’offusque, légère-
ment condescendant, de ce qu’une telle pratique s’apparente à la magie et ne se
sert que des mots, Freud renchérit : le mot, en effet, recèle un pouvoir magique
qui tient à son origine même... Car le mot n’est rien moins que le substitut de
l’acte. Thèse fondatrice, développée dès 1890, dans « Traitement psychique »2,
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et que Freud ne remettra jamais en question. Action magique, donc, pour la
cure de parole, mais qui aura perdu le caractère du « merveilleux » du fait de la
longueur des détours que la parole et son écoute se voient contraintes d’em-
prunter. Détours qui s’inscrivent dans la longueur du temps qu’il faut pour
vaincre la résistance, pour laisser se dérouler le travail de la perlaboration,
autant de détours qui passent par la mise en pièces du langage allant de pair
avec l’usage de la langue du patient par l’analyste : « L’expérience du “détour”
implique le travail sous-jacent d’un “délai-pour-penser”. »3

Le « refusement » de l’analyste

La situation de parole particulière à l’analyse fait de cette conversation à


deux une conversation qui n’est décidément pas ordinaire. Chacun sait aujour-
d’hui que ce qui fait l’analyse et fonde la situation qui lui est particulière ne
dépend pas seulement de l’établissement du dispositif « divan-fauteuil » et qu’en
certaines occasions la cure analytique ne peut que se dérouler en face à face. Si
l’analyse, au sens pur du terme, s’en trouve « compliquée », la cure n’en reste pas
moins une cure de parole ; la décision des modalités techniques de la rencontre ne

1. S. Freud (1926), La question de l’analyse profane, in Œuvres complètes de Freud, vol. XVIII,
Paris, PUF, p. 9 (l’édition des œuvres complètes de Freud publiée aux PUF sera citée dans la suite par la
seule abréviation OCF, suivie du numéro du volume).
2. S. Freud (1890), Traitement psychique, Résultats, idées, problèmes, I, Paris, PUF, 1984.
3. P. Lacoste, « La magie lente », Nouvelle Revue de psychanalyse, no 34, « L’attente », Paris,
Gallimard, 1986. Article repris dans Contraintes de pensée, contrainte à penser, Paris, PUF, 1992.
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devrait en rien modifier la force de l’engagement pulsionnel que suppose la déci-


sion prise de part et d’autre d’avoir à risquer cette parole et son écoute.
Quelles que soient les modalités techniques qu’adopte la cure, la condition
essentielle de sa tenue comme celle de son effectivité s’appuieront sur ce que
crée le retrait de parole de l’analyste. Précisons d’ores et déjà que le but d’un tel
retrait ne se limite pas à faciliter l’exercice de ce qu’on appelle l’ « attention
flottante », l’expressiondont on ne sait plus très bien aujourd’hui ce qu’elle
recouvre, ayant gagné en popularité ce qu’elle a perdu en force. Sa visée est au-
delà. En effet, le retrait de parole de l’analyste, en signifiant le retrait de sa
« personne en présence », participe de la configuration d’un lieu virtuel, repré-
sentant de ce que P. Fédida désigne comme « point de fuite de l’origine »1.
Entendons là que ce retrait institue la virtualité d’un point d’émergence, sinon
toujours directement du réel ou de l’inconnu, du moins de l’inattendu. Le
retrait de parole que s’impose l’analyste est la condition, à la fois impérieuse et
nécessaire, qui introduit au déploiement de la parole dans la cure. Car la parole
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du patient est portée véritablement par le transfert : elle naît de l’attente d’une
parole autre, attente qui est demande de reconnaissance, demande d’amour,
attente que Freud dépeignait dès 1890 comme « attente croyante »2, attente
dont on sait à quel point elle peut, à chaque moment, laisser place à l’angoisse,
ou se retourner en hostilité manifeste. Elle ne saurait se dire, cette parole du
patient, ni surtout ne pourrait nommer ce qu’elle vit en le disant, sans ce retrait
de présence de l’analyste, qui pose, pour P. Fédida, « la condition topique de la
régression »3. C’est en effet, pour le dire simplement, la non-réponse de l’ana-
lyste à la demande transférentielle manifeste – que celle-ci soit explicite ou
implicite ne change rien à l’affaire – qui qualifie la présence en retrait de l’ana-
lyste : cette non-réponse, en tant qu’elle est non-réponse de la « personne en
présence », exige de la parole du patient qu’elle se mette en mots et lui accorde
« l’absence comme support du figurable »4.

Lieux psychiques

Ajoutons que c’est encore, du côté de l’analyste, ce même retrait qui lui
permet de camper sur sa propre scène et de ne pas faire intrusion sur celle de
son patient : le « refusement » qu’il impose à sa propre parole concourt ainsi de

1. P. Fédida, Le point de fuite de l’origine, Le site de l’étranger, Paris, PUF, 1995.


2. S. Freud (1890), Traitement psychique, op. cit., p. 8.
3. P. Fédida, Le point de fuite de l’origine, op. cit., p. 14.
4. Ibid.
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la manière la plus ferme et la plus exigeante à établir « deux scènes séparées »,


celles que Freud désigne à la fin de sa vie, dans « Constructions dans l’ana-
lyse », comme lieux où s’exerce le travail analytique. L’idée de deux scènes sépa-
rées sous-entend que soit créé, et solidement maintenu, l’écart entre deux lieux
psychiques en présence pour que s’accomplisse l’activité imaginaire et ima-
geante de l’analyste et que puisse s’exercer son action.
« Nous savons tous, écrit Freud en 1937, que l’analysé doit être amené à se remémo-
rer quelque chose qu’il a vécu et refoulé, et les conditions dynamiques de ce processus
sont si intéressantes qu’en revanche l’autre partie du travail, l’action de l’analyste, est
reléguée à l’arrière-plan. De tout ce dont il s’agit, l’analyste n’a rien vécu ni refoulé ;
sa tâche ne peut pas être de se remémorer quelque chose. Quelle est donc sa tâche ? Il
faut que, d’après les indices échappés à l’oubli, il devine ou, plus exactement, il cons-
truise ce qui a été oublié. »
« Ce que nous souhaitons, avance-t-il préalablement, c’est une image fidèle des
années oubliées par le patient, image complète dans toutes ses parties essentielles. Ici
nous devons nous rappeler que le travail analytique consiste en deux pièces entière-
ment distinctes, qui se jouent sur deux scènes séparées et concernent deux personnages
dont chacun est chargé d’un rôle différent. »1
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F. Gantheret2 donne de ce passage de « Constructions dans l’analyse » une
traduction commentée, qui lève l’ambiguïté que suscite la connotation drama-
tique attachée au mot « scène » et qui tend plutôt, dans la littéralité et la
rigueur qu’elle propose, à redonner place à la notion d’appareil psychique en
tant que lieu de l’appareil à penser. Cette traduction est la suivante :
« Ici nous devons nous rappeler que le travail analytique se compose de deux mor-
ceaux, deux parties (Stücken), entièrement différents, qu’il s’exécute, s’effectue, se
célèbre en deux lieux scéniques séparés (Schauplätzen), se déroule au niveau de deux
personnes dont chacune est chargée d’une tâche (Aufgabe) différente. »

Il y a donc, reprend Gantheret, « un objet unique, le “travail analytique”,


qui occupe deux personnes chargées d’une tâche différente (Aufgabe est le
devoir au sens scolaire) en se présentant à elles selon deux parties différentes sur
deux scènes séparées ». Il précise comment le terme de Schauplatz devient, du
fait de son lien avec schauen, « regarder », le lieu, la place d’où le regard est solli-
cité. Il convoque alors la métaphore freudienne de la « Rome éternelle », où
tous les temps sont présents à la fois : il suffirait « à l’observateur de changer la
direction de son regard, ou son point de vue, pour faire surgir l’un ou l’autre de
ses aspects architecturaux »3. L’inactuel dans sa totalité se trouve donc « pré-

1. S. Freud (1937), Constructions dans l’analyse, Résultats, idées, problèmes, II, Paris, PUF, 1992,
pp. 270-271. (Souligné par moi.)
2. F. Gantheret, Moi, monde, mots, Paris, Gallimard, 1996, pp. 185-189. F. Gantheret livre une
traduction mot à mot du texte de « Constructions... », texte allemand à l’appui ; je n’ai gardé ici de l’al-
lemand que les mots principaux. Le passage traduit est extrait de « Constructions dans l’analyse »,
op. cit., p. 270.
3. S. Freud (1929), Malaise dans la civilisation, Paris, PUF, 1971, p. 13.
L’écoute de la parole 1289

senté », et par là même mis au présent, dans ce qui s’offre au regard tout autant
que dans ce qui s’y dissimule. Mais, pour qu’il soit en cet instant dévoilé, il aura
fallu que l’observateur fasse un pas de côté, bouleversant ainsi l’enchaînement
des plans et des surfaces. Le regard, qui ne pouvait jusque-là se porter au-delà
de l’opacité de ce qu’il voyait, se trouve alors déporté, et ce simple écart, disjoi-
gnant la perspective, entraîne la déchirure des images qu’elle y déploie. Le
temps, nécessaire au décalage et à l’écart, participe ainsi à la construction du lieu
de l’écoute. Car « regard et écoute ne sollicitent pas le langage s’ils sont impa-
tients de savoir : ils n’agitent alors que des questions déjà prêtes, dont le
vacarme assourdit le langage »1. Le lieu de l’écoute est celui de la surface de
réception de l’appareil psychique de l’analyste, le système Perception-Cons-
cience devenant surface excitée par l’écoute elle-même : ce qui s’y perçoit, mais
aussi ce qui s’y déploie, ce que fait voir alors la surface elle-même, ce qu’elle
laisse imaginer, « deviner », ce qu’elle permet de construire. Ce temps de l’ap-
préhension de la parole de l’autre – dans ses formes, mais aussi dans les formes
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de son adresse –, ce temps de la mise en perspective, est celui de la palpation des
surfaces et de leur traitement : à chaque instant, tout au long du déroulement de
la cure, l’ « attention excitée »2 de l’analyste trouve dans la construction d’un
lieu psychique de l’écoute, en décalage, les moyens de sa tempérance. Dans la
cure, ce sont les mots qui sont les « porteurs » de l’effet d’excitation, en tant
qu’ils sont, fondamentalement, substituts de l’acte, mais c’est la mise en parole
qui « ralentit » la magie, c’est elle qui « restitue à la conscience un temps de
saisie, un fragment de temps arraché à la toute-puissance des pensées »3.

La fente de la conscience

Comme le remarque J. Imbeault4 : « Nulle part dans la vie, on ne parle


comme dans une analyse. » En analyse, la parole est l’ « objet d’un manie-
ment » et subit un certain traitement, qu’il se représente comme un étalement. Il
propose l’image d’une boule de papier froissée qu’il faudrait déplier afin de
pouvoir en lire tous les détails, mais aussi tous les artefacts, et accéder ainsi,
après une telle mise à plat, à la perception d’un discours qui se tient à l’insu de

1. P. Fédida, Du rêve au langage, Psychanalyse à l’Université, X, no 37, 1985. Article republié


dans Le primitif. Que devient la régression ?, APF/Annuel 2007, Paris, PUF, 2007.
2. L. Kahn, L’action de la forme, « La figurabilité », RFP, t. LXV, « spécial Congrès », 2001,
990-999. Voir également L’excitation de l’analyste, in Le fantasme, une invention ?, Paris, APF, 2000.
3. P. Lacoste, Barbarismes, L’Inactuel, nouvelle série no 3, « Formes du primitif »,
automne 1999, Belfort, Éd. Circé.
4. J. Imbeault, Mouvements, Paris, Gallimard, 1997, pp. 16-17.
1290 Dominique Clerc

son locuteur : c’est seulement au moyen de ce procédé d’étalement que la


parole, défilant par la « fente » de la conscience, devient perceptible. Car l’accès
à la conscience est malaisé, difficultueux, et l’interlocuteur de L’analyse pro-
fane, découvrant toute l’étendue du matériel inconscient, aurait encore de quoi
s’étonner sur la façon dont « pareil chameau a pu passer par ce trou d’ai-
guille »1. L’idée de « défroisser » ainsi la parole a quelque chose d’attrayant, si
toutefois on l’applique à chacun des deux protagonistes de la partie. Car l’ana-
lyste n’échappe pas non plus, pas plus que son patient, au côté froissé de son
propre entendement. Il aura besoin, pour s’en défaire, et tenter ainsi d’atteindre
l’inconnu, de recourir au langage par images, la Bildersprache du rêve.
La « fente » étroite de la conscience est une expression imagée que Freud
utilise dans le chapitre IV des Études sur l’hystérie lorsqu’il tente de faire part
de ses hypothèses à propos de l’existence et de l’action de ce qui ne s’appelle
pas encore l’inconscient, mais « contenu mental » ou « matériau », ou encore
« élément pathogène », et que la pratique d’une nouvelle méthode de traite-
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ment lui permet de mettre en lumière. Les considérations théoriques qui se
trouvent exposées dans ce chapitre le sont de manière imagée et tentent de
rendre compte de ce que Freud désigne comme une « dynamique de la repré-
sentation ». Et cette dynamique de la représentation esquisse comme une carto-
graphie, une toute première topologie, en quelque sorte, de l’appareil psy-
chique. Dans sa tentative pour décrire l’organisation du matériel pathogène,
Freud suit tout d’abord un modèle qui est le modèle temporel de la sédimenta-
tion des couches géologiques : il décrit le matériel des souvenirs pathogènes
oubliés comme s’étant déposé selon deux types de stratifications autour d’un
noyau central. Puis il est bientôt contraint, du fait de ce qu’il découvre avec la
pratique, du fait de ce qui se fait jour dans ce qu’il entend, d’envisager l’exis-
tence d’un troisième ordre d’agencement de ce même matériel. De cet agence-
ment, on ne saurait prétendre tirer quelque règle générale, remarque-t-il, pour
la bonne raison qu’on est obligé de le référer à la seule logique qui règle les mou-
vements du « contenu mental ». À propos de ce troisième type d’organisation,
non pas des souvenirs remémorés, mais bien, déjà, de ce qui se présente comme
ébauche d’un système de « représentations » mobiles, Freud parle de « dyna-
mique représentationnelle » ; il l’oppose aux deux types d’organisation décrits
précédemment, où le matériel était conçu comme simple dépôt d’archives.
Dans ce nouveau type d’organisation, l’enchaînement logique des contenus
mentaux, précise-t-il, se présente selon « un système de lignes ramifiées et sur-
tout convergentes. Ce système présente des nœuds où se rencontrent deux ou

1. S. Freud (1895), Psychothérapie de l’hystérie, in S. Freud, J. Breuer, Études sur l’hystérie,


Paris, PUF, 1973, p. 235.
L’écoute de la parole 1291

plusieurs lignes. Une fois réunies, ces lignes poursuivent ensemble leur route.
En règle générale, plusieurs lignes, indépendantes les unes des autres ou parfois
reliées, débouchent ensemble dans le noyau central »1.
Où l’on voit que ces considérations théoriques sur les connexions qui relient
entre eux lesdits « contenus mentaux » ne sont pas sans évoquer le schéma de
l’appareil de langage tel que Freud avait pu le concevoir quelques années aupa-
ravant. Elles ne sont pas non plus sans préfigurer ce qui constituera dans un ave-
nir proche l’essence des processus primaires qui régissent la logique incons-
ciente. Mais, à cette époque, de telles considérations, aussi spéculatives puissent-
elles apparaître, sont, encore une fois, intrinsèquement articulées à la pratique.
Elles ne découlent pas, comme le remarque J. Imbeault, de l’invention de la
notion théorique d’inconscient mais, bien au contraire, la précèdent :
« L’étalement de la parole, écrit-il, n’est pas une application a posteriori des corol-
laires ou des dérivés de l’idée d’inconscient. L’invention du procédé analytique, sa
préhistoire, ne découle pas de ce concept. (...) Il s’établit dans la pratique de Freud
avant que la théorie proprement dite de l’inconscient n’ait été élaborée, avant aussi
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que n’aient été réunis tous les ingrédients de ce qui deviendra la “méthode” psychana-
lytique classique (associations libres, écoute flottante, séances régulières, etc.). »2

Ainsi la psychanalyse ne sera-t-elle jamais, à aucun moment de son his-


toire, application d’une théorie dans la pratique.

Déplacement dans la pratique, ouverture dans la théorie

Certes, ce n’est pas encore « cela », mais les prémices de ce qui se trouvera
exposé en 1915 dans les écrits métapsychologiques sont repérables. Ils le sont
tout particulièrement lorsque Freud décrit le réseau associatif que dessinent ce
qu’il a nommé « contenus mentaux » au travers des mouvements qui les ani-
ment, ce qu’il entreprend alors de théoriser comme « dynamique de la représen-
tation ». Ou quand il explique pourquoi, dans la pratique, il ne faut pas s’ef-
frayer devant l’aspect décousu des récits et des souvenirs qu’apportent les
patients, car ils « n’en fournissent pas moins les matériaux qui, ultérieurement,
joueront leur rôle grâce à la découverte d’un lien »3. Ou encore quand il écrit
que le récit lui-même peut se faire le premier serviteur de la résistance :
« Qu’on ne s’attende point à ce que les libres propos du malade facilitent à l’analyste
la reconnaissance des matériaux contenus dans les couches les plus superficielles,
l’évaluation de la profondeur où ils se trouvent ni la détermination des points où

1. Ibid., p. 234.
2. J. Imbeault, op. cit., pp. 17-18.
3. S. Freud (1895), Psychothérapie de l’hystérie, op. cit., p. 236. (Souligné par moi.)
1292 Dominique Clerc

se relient entre elles les associations d’idées cherchées. (...) La narration que fait le
malade semble achevée, solide. On se trouve d’abord devant elle comme devant un
mur bouchant toute perspective et ne laissant pas deviner ce qui se cache derrière elle
ni même s’il s’y cache quelque chose. »1

Mais cela n’est pas fait pour décourager Freud, qui persiste à mettre à pro-
fit le conseil de Charcot de se garder contre les tendances par trop spéculatives et
de considérer les mêmes choses aussi longtemps qu’il le faut, jusqu’à ce qu’elles
se mettent à parler d’elles-mêmes. Mais parfois, pour pouvoir poursuivre l’ob-
servation, il faut savoir changer de point de vue... et de technique. C’est ainsi
que, dans cette période initiale, on assiste à une évolution de la méthode où,
pour le médecin, l’intérêt porté à la parole du patient vient peu à peu prendre le
pas sur celui que suscitait jusqu’alors la compréhension du processus morbide
en soi. Durant cette période, Freud abandonne dans un premier temps l’exercice
de l’hypnose, puis, dans un second, celui de la « pression » sur le crâne, laquelle
était, plus ou moins dans la même perspective, destinée à « forcer » les malades
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à révéler tout élément pathogène.
Ainsi la recherche d’indices constitue-t-elle déjà, à cette époque, une tâche
particulière, spécifique du travail de l’analyste. Elle est au point de départ de
l’écoute analytique elle-même. Mais elle devra aussi compter avec le renonce-
ment, actif de la part du « médecin », quant à la réalisation immédiate du désir
de guérison : le changement de technique opéré par Freud ne mériterait pas
qu’on s’y attarde, s’il ne préfigurait déjà la mise en retrait de la personne du
médecin. S’il n’était pas, déjà, annonciateur de l’instauration d’une situation
particulière qui, par le biais de l’absentification de la personne en présence, par
le détour du « refusement » que s’impose l’analyste, mènera au décalage de
l’écoute, et ouvrira du même coup les perspectives de la théorie : désormais, le
décalage dans la pratique instaure une rupture dans le regard porté sur la
théorie, instituant ainsi les fondements mêmes de la théorisation de la pratique.
Car le dispositif de la séance ne fait pas seulement effet sur la parole du patient,
il règle aussi l’écoute de l’analyste... tout comme il règle aussi le cours de son
excitation intellectuelle : « La menace qui pèse sur celui qui procède par cons-
truction est le circuit court de la pensée. »2 Délaissant le circuit court, il faudra
donc se soumettre au long détour impliquant la mise en attente des représenta-
tions ; il faudra renoncer à la satisfaction immédiate que procure la découverte,
et suivre le cheminement complexe que trace la parole dans les méandres du
transfert. « Là où l’on arrive de bonne heure à englober le transfert dans l’ana-

1. Ibid., p. 237.
2. L. Kahn, L’excitation de l’analyste, art. cité.
L’écoute de la parole 1293

lyse, celle-ci se déroule plus lentement et devient moins claire, mais elle est
mieux assurée contre de subites et invincibles résistances. »1 C’est là ce que
Freud aura compris avec Dora.

II – MOTS, CHOSES, CONTACTS

Pour Freud, le changement de point de vue est lié, très directement, à


son auto-analyse : « Elle constitue dans mon travail, écrit-il à Fliess le
14 août 1897, une indispensable pièce intermédiaire. »2 On sait combien la
notion d’intermédiaire tiendra de place dans la suite du mouvement de la théo-
risation, ne serait-ce qu’à propos du fantasme, ou encore du transfert, qualifié
de domaine intermédiaire « entre la réalité et la maladie »3. Ainsi l’ « Autre
scène » n’est-elle pas seulement la scène du rêve, elle est aussi la scène psy-
chique que vient investir le travail de Freud sur le rêve, travail d’interprétation
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de ses propres rêves et travail sur le travail du rêve lui-même. Elle est figuration
d’un lieu autre, lieu intermédiaire, lieu tiers d’où le regard, se portant sur les
choses, donne à leurs images la force de déployer ce qu’elles tenaient enfermé
jusque-là. Des mots, il en sera comme des images...
Du fait qu’on puisse déplacer son regard sur les choses pour leur faire dire
ce qui est inaccessible ou inconnu et qui pourtant est là, Freud avait eu l’intui-
tion très tôt : les patients, suppose-t-il, ne savent pas qu’ils savent ce qu’ils
savent quand même. C’est avec Elisabeth von R., en 1892, qu’il abandonne
l’hypnose, peu à peu, mais néanmoins définitivement, ne gardant du dispositif
que la position allongée, alors que lui-même se tient légèrement en retrait, une
main posée sur le front de la jeune femme, ce qui lui permet d’y exercer parfois
une pression soutenue afin d’aider celle-ci à voir, littéralement, les idées ou les
images qui lui viennent à l’esprit. « Eh bien, qu’avez-vous vu ou pensé ? »,
questionne-t-il, mettant sur le même plan images et pensées, tout en constatant
que « le retour des images nous donne généralement moins de peine que celui
des idées »4 : c’est que l’image, qui ressort du visible, apparaît au sujet comme
venue depuis l’extérieur, et ne faisant pas vraiment partie du monde de ses pen-
sées. Ainsi peut-il la décrire comme telle, plus aisément qu’il ne le ferait d’une
idée. Or l’image, au fur et à mesure que le patient en fait la description,

1. S. Freud (1905), Fragments d’une analyse d’hystérie, Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1967,
p. 89.
2. E. Jones (1953), La vie et l’œuvre de Sigmund Freud, I, Paris, PUF, 1976, p. 358.
3. S. Freud (1914), Remémoration, répétition et élaboration, La technique psychanalytique, Paris,
PUF, 1972, p. 113.
4. S. Freud, J. Breuer (1895), op. cit., p. 226.
1294 Dominique Clerc

s’effrite : « Tout se passe, quand il transpose la vision en mots, comme s’il pro-
cédait à un déblaiement. »1 Dans l’écart qui se constitue alors entre un visible,
encore proche de celui que procurait l’image hallucinée commandée par la sug-
gestion hypnotique, et un visuel, qui ne doit désormais ses effets qu’au pouvoir
suggestif des mots, l’image en vient à figurer tout autant qu’à défigurer. Il
s’agira donc d’épuiser le visible au moyen du visuel des mots pour atteindre la
réminiscence, celle-là même qui gît au cœur du noyau pathogène. En quelque
sorte, sans cet écart entre le visible des images et le visuel des mots, celui qui
écoute, tout comme celui qui parle, ne saurait trouver de « pont » entre le lan-
gage et le symptôme. C’est bien pour cette raison que le récit devra être fait
« en détail », traquant les liens qui unissent les souvenirs entre eux, comme ils
unissent les scènes et les événements de la vie.
Depuis le traitement de Cecilie M., Freud ne peut plus ignorer que les hys-
tériques ont l’art, pour fabriquer des symptômes, de se servir du trésor inépui-
sable que constitue la capacité de figuration du langage. Car Cecilie, plus que
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toute autre, possédait un véritable don pour convertir la moindre locution en
symptôme. Chez elle, « c’était tantôt la sensation qui suggérait l’idée, tantôt
l’idée qui, par symbolisation, avait créé la sensation »2. Cette faculté, d’user du
langage à des fins personnelles, Freud la retrouve chez Elisabeth, qui se plaint
amèrement de la solitude que lui réserve le destin tandis qu’elle ne peut se tenir
debout du fait des douleurs lancinantes qu’elle éprouve dans les jambes. Et ce
qu’il entend alors, ce qu’il découvre véritablement, c’est la connexion intime
qui s’établit comme instantanément, entre l’affect de solitude et l’image de soi
debout toute seule. Connexion contenue dans le mot même d’Alleinstehen,
lequel, à cette heure, n’a pas encore acquis le statut théorique de représentation
de mot. Car, si Alleinstehen signifie bien « solitude », il s’énonce, littéralement,
comme « se trouver debout seule ». Opportuniste, le mot a fourni ici l’occasion
de convertir la souffrance psychique en douleur physique.

De l’abstrait au concret...

Mais ce que Freud et Elisabeth vont découvrir ensemble de la puissance


des mots est d’une autre nature encore. C’est à propos du souvenir d’Elisabeth,
maintes fois évoqué, et d’apparence anodine, d’avoir dû souvent sauter « pieds
nus hors du lit » pour répondre à l’appel nocturne de son père malade, que
Freud repère ce qu’il appelle alors une lacune dans le réseau des scènes entre

1. Ibid., p. 227.
2. Ibid., p. 144.
L’écoute de la parole 1295

elles et dans leur agencement temporel. Ainsi la prise en compte des lacunes
s’oriente-t-elle désormais du côté de ce qu’on pourrait appeler des « écarts »
dans la logique, et non plus du côté des « blancs » dans la mémoire : la jeune
fille se plaint d’une sensation de froid qui accompagne souvent la douleur, et
cependant l’apparition de ses symptômes ne saurait être reliée directement au
traumatisme de la maladie de son père dans la mesure où ceux-ci ne se sont
produits pour la première fois que très longtemps après la mort de celui-ci.
C’est Elisabeth elle-même qui livrera la réponse : « La malade commença par
me surprendre en m’annonçant qu’elle savait maintenant pour quelle raison les
douleurs partaient toujours d’un point déterminé de la cuisse droite et y étaient
toujours les plus violentes. C’était justement l’endroit où, chaque matin, son
père posait sa jambe très enflée, lorsqu’elle en changeait les bandages. »1 L’ori-
gine du mal se trouvait donc maintenant révélée dans sa nature profonde,
infantile, purement sexuelle, et cela grâce à la perspective que les images de
mots avaient permis d’ouvrir.
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Car sauter « pieds-nus-hors-du-lit » est une expression issue d’un langage
imagé. Une expression où le langage se sert de la langue pour s’animer lui-
même. L’image produite ici est image en mouvement, tout autant physique que
psychique. L’expression langagière, en l’espèce, met en scène les effets sensibles
de l’appel paternel : elle vient figurer, ici et maintenant, l’angoisse de cet appel,
où se travestit le désir intense de son attente. Car le froid et le nu, agencés
ensemble, sont déjà la mise en figure d’un contact, qui, sans être nommé comme
tel, se découpe cependant comme point de fuite dans l’énoncé d’une expression
toute faite et toute prête. Du fait de l’éblouissement, de l’ultraclarté (Überdeut-
lich), qui émane de l’expression langagière, celle-ci en vient alors à n’être plus
une simple représentation, pas plus que ne le sont le jaune des fleurs ou le blanc
du pain, représentations de couverture dans le souvenir du même nom qu’ex-
pose Freud : une couleur, en soi, ne représente rien, elle ne vaut que par son
intensité. Avec le nu et le froid ensemble, ici, maintenant, au sein même du lan-
gage, c’est l’intensité brutale du froid, pure sensation, qui recouvre, littérale-
ment, le feu de la passion désirante qui a fait sauter, pieds nus – et, pourquoi pas
nue ? –, hors du lit. Celui ou celle, médecin ou patiente, qui entend alors les mots
dans l’actualité de la scène produite découvre alors « les traces dans leur pré-
sence actuelle »2 ; il ne peut que ressentir à son tour, à nouveau, comme la pre-
mière fois, l’effet de cette intensité, et en chercher opiniâtrement l’origine.
C’est ainsi que le contact entre le froid et le nu pratique une découpe dans la
perspective, et mène au contact de la jambe du père sur la cuisse de la fille,

1. Ibid., p. 117.
2. F. Gantheret, Moi, monde, mots, op. cit.
1296 Dominique Clerc

source de la contamination, source aussi de l’inscription de ce qui fait événe-


ment psychique. Les contacts de mots sont les contacts des corps : ils sont le
contact sexuel des corps. Ce sont bien les mots qui ouvrent le défilé dans lequel
s’engouffre le désir, et c’est la concrétude qu’ils offrent qui permet aux émotions,
aux sensations qui lui sont liées de se dire ou de s’avouer. Ainsi, mue par la force
pulsionnelle, la parole à son tour produit des images, engendre des figures. La
parole, soumise à la règle de la libre association, s’emballe et, déjouant la cen-
sure, présente le désir comme réellement accompli. La parole alors se comporte
comme dans le rêve, où, du fait de l’impossibilité de figuration dont sont affectés
les moyens langagiers susceptibles d’exprimer de subtiles relations de pensée,
« seul le matériel brut de la pensée est exprimé, l’abstrait est ramené au concret
qui est à sa base »1.

Et du concret vers l’abstrait


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Ce qui fait, donc, du rêve, la « voie royale » pour la connaissance des pro-
cessus inconscients, ce n’est pas tant le rêve lui-même, dont l’expérience qu’en
fait le rêveur demeure ineffable, c’est sa mise en mots. Le récit du rêve – tout
particulièrement au travers de la destinée transférentielle qu’il croise dans la
situation d’analyse – est une tentative pour lutter contre l’oubli. Le fait de
« retenir » un rêve est déjà une tentative pour garder sensible l’accomplissement
du désir qui s’y est réalisé durant le sommeil. Il n’y a d’autre façon pour s’ex-
traire de l’autisme du rêve, ou pour ne pas avoir à en supporter l’insupportable
oubli, que de chercher à en communiquer son contenu à autrui... quitte à l’ou-
blier ensuite. En ce sens, l’élaboration secondaire, dans le travail qu’elle exerce
sur le matériel brut, concret, des images produites est déjà une mise en mots,
depuis le lieu même de l’expérience. Le récit qui s’ensuivra s’appuie sur cette
mise en mots des restes perceptifs. Il est le travail de la pensée et de la mémoire
qui luttent contre l’opacité des images et permettent leur défiguration et leur
déploiement, lesquels ouvriront à leur tour à l’associativité et à l’ « intelli-
gence » du contact entre les choses. Ainsi l’élaboration secondaire constitue-t-
elle déjà un lieu psychique décalé, une autre perspective, depuis laquelle les
mots construiront et la scène du rêveur et celle de l’interprète. Le travail de l’in-
terprétation est intimement lié à l’existence d’un tel lieu psychique et au « tra-
vail » qui s’y effectue. Sans ce lieu, « rêver l’autre », pour reprendre la belle
expression de René Major, resterait lettre morte. Mais si « rêver l’autre »

1. S. Freud (1932), Révision de la théorie du rêve, Nouvelles conférences d’introduction à la psy-


chanalyse, Paris, Gallimard, 1984, p. 30. (Souligné par moi.).
L’écoute de la parole 1297

implique de la part de l’analyste qui écoute une ouverture propre à induire un


mode régressif de la lecture du texte du rêve, un mode où les mots soient traités
comme choses, il requiert aussi que le mouvement inverse soit mis en œuvre,
sur le même métier et dans le même temps, cela afin que « les choses cèdent le
pas à leurs représentations »1. La traduction requise par Freud dans la lettre à
Fliess no 52 est au prix de ce double mouvement2.

La visée du contact

Contacts de mots, contacts de choses, autant de contacts qui s’inscrivent


par conséquent déjà dans une vision anticipatrice du contact avec « la chose »
inconsciente, inconnaissable par nature. Avec ce qu’il appelle « l’unité supé-
rieure du contact », Freud, dès cette époque, fait montre d’une véritable intui-
tion de ce qu’est le fonctionnement primaire de la logique inconsciente, et de sa
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transformation par les processus de pensée : « L’association par contiguïté est
un contact au sens propre, écrit-il ; l’association par similitude, au sens
figuré. »3 Or l’écoute de la parole passe nécessairement par la voie de la conti-
guïté tout autant que par celle de la similitude : elle passe nécessairement par le
défilé du contact. Dès lors, la prise en compte, dans tout discours tenu par le
patient, de la force hallucinogène des mots, lestés qu’ils sont de leur charge pul-
sionnelle, mène à abandonner un mode de traduction qui ne s’appuierait que
sur l’ordre purement symbolique du langage et à conférer toute sa place à
l’impression que laissent les mots. La rencontre de Freud avec les mots du lan-
gage est une expérience, au sens plein du terme : les mots laissent des traces, sur
la chair de l’hystérique en premier lieu, mais aussi sur la surface de l’appareil
psychique de l’analyste. Des traces qui ne sont ni simples graffitis ni hiérogly-
phes complexes, aux images figées. Car elles sont au contraire animées d’un
perpétuel mouvement qui suit la trace de l’investissement premier, celui qui a
permis l’inscription de ce que Laurence Kahn désigne comme « la première
forme »4. Et qui suit aussi la multiplicité des parcours empruntés depuis lors,
sans cesse remaniés par l’action de la condensation ou du déplacement. C’est
seulement ainsi, en considérant la plasticité du mot eu égard à la multiplicité
des trajets qu’il a frayés, en considérant les contacts et les ruptures qui se sont
produits avec les choses et avec leurs images, que l’on pourra se servir de la

1. S. Freud (1912-1913), Totem et tabou, Paris, Gallimard, 1993, p. 203.


2. S. Freud (1887-1902), La naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, 1973, p. 156.
3. Ibid., p. 204.
4. L. Kahn, La première forme, in Le primitif. Que devient la régression ?, APF/Annuel 2007,
Paris, PUF, 2007.
1298 Dominique Clerc

monnaie qui a cours dans le pays traversé : « dans notre cas, la monnaie névro-
tique »1, écrit Freud. Car « les névrosés vivent dans un monde à part [où] seul
ce qui a été pensé intensément, représenté avec de l’affect, produit un effet chez
eux »2. On ne saurait mieux définir le dialecte propre à l’infantile...

III – LES MOTS DE L’HOMME AUX RATS

De l’usage de ce dialecte, en tant qu’il est la langue de l’infantile, l’exposé du


cas de Dora montre bien qu’il n’est pas encore vraiment pris en compte comme
tel : les « indices » que fournit le langage y apparaissent traités comme des élé-
ments appartenant au fond symbolique de la langue plutôt que comme des créa-
tions originales relevant de l’activité fantasmatique à proprement parler. Ainsi
la fumée entre-t-elle directement en rapport avec la personne de Freud ; le
fumeur, par le biais d’une traduction quasi automatique dans laquelle ce qu’on
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pourrait nommer – à l’égal du travail du rêve – le travail de transfert, ne trouve
pas à se détailler. La préférence est ici donnée à la voie courte de l’équivalence
symbolique plutôt qu’à celle, plus longue et plus lente, du libre détour de l’asso-
ciation libre. Comme si l’auteur, l’analyste, avait été trop occupé à appliquer la
théorie à la pratique et qu’il avait voulu, dans la cure comme dans son exposé,
démontrer le bien-fondé de celle-ci comme de celle-là. Et pendant que Freud se
réjouit de la participation active de sa patiente et de sa docilité, Dora, qui se
montre si prompte à accepter les constructions de son analyste, use en silence de
la résistance transférentielle, et maintient secrètes les véritables sources de son
mal. Ce n’est que bien des années plus tard que Freud ne se laissera plus prendre
à ce stratagème de l’inconscient et qu’il qualifiera de mensongers les rêves de la
jeune fille homosexuelle. Pour l’heure, l’infantile est encore obscurci par un trop
de présence. Trop de présence de la personne de l’analyste, mais aussi de la
théorie naissante, celle du rêve : une théorie sexuelle de rêve, pourrait-on dire,
d’où la sexualité viendrait à occulter le sexuel. C’est ainsi que Freud, en écoutant
Dora, en vient à mettre de côté ce qu’il venait de découvrir grâce aux hysté-
riques. À savoir que les mots dans la cure se comportent comme des choses
autonomes et que ces choses-là tirent leur pouvoir des contacts qu’elles opèrent
et des effets qu’elles exercent.
Il n’en ira pas de même avec l’Homme aux rats. Avec celui-ci, force est de
constater que les manifestations symptomatiques, en l’espèce les obsessions,

1. S. Freud (1911), Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques,
Résultats, idées, problèmes, I, op. cit., p. 142.
2. S. Freud, Totem et tabou, op. cit., p. 205.
L’écoute de la parole 1299

sont des formations dont on peut situer l’origine dans une période de l’enfance
la plus reculée. C’est ainsi que la névrose obsessionnelle, remarque Freud, est
susceptible d’en apprendre plus sur l’inconscient que l’hystérie ou les phéno-
mènes hypnotiques1.

Une langue parlée

La névrose obsessionnelle en apprendrait-elle plus sur le contact ? La


névrose obsessionnelle, dans laquelle les productions inconscientes font irrup-
tion dans la conscience à l’état brut, sans avoir subi aucune déformation, pra-
tique également, avec un art consommé, la liaison des pensées entre elles,
afin d’assurer leur réalisation sur un mode magique, ou encore exercer leur
annulation, toujours sur ce même mode. C’est par ce procédé de contact
qu’opère la toute-puissance des pensées. Alors que l’hystérique parvient à trai-
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ter les contacts entre les mots comme des équivalents du contact entre les
choses grâce au déplacement, l’obsessionnel, pour sa part, « réussit » – au sens
du succès remporté par la névrose – à traiter les contenus de pensée eux-mêmes,
bien que déjà secondarisés, comme des choses à mettre ou à ne pas mettre en
contact, c’est selon. La pensée obsessionnelle agissant ainsi, sur le mode de la
logique primaire, s’effectue, de manière caractéristique, suivant le procédé de la
condensation, et tend, au sens propre du terme, à amalgamer la pensée avec les
objets qu’elle désigne, et cela sans que puisse s’y glisser le moindre écart. C’est
de cette façon, surdéterminée, que s’établit la régression typique qui investit le
siège de la parole : régression de l’acte à la pensée, régression qui opacifie la
parole elle-même et place le sujet dans l’impossibilité radicale d’avoir accès,
comme le remarque Freud, au contenu de ses propres obsessions. Dès lors qu’il
ne s’agit plus simplement de contacts de mots, mais bien de pensées structurées
selon le mode d’un langage véritable, se construit le discours que Freud assi-
mile à un dialecte de l’hystérie, discours qu’il n’est pas loin de reconnaître
comme dialecte de l’inconscient lui-même. C’est l’étrange familiarité que ce dia-
lecte entretient, sur le plan de la forme, avec les processus de pensée en général
qui poussera Freud à modifier la technique de sa méthode. Car il va lui falloir
laisser se déployer ce dialecte, afin de le décrypter et de le faire sien. Modifica-
tion technique qui ouvre l’espace de l’écoute en instaurant la « mise à distance
des intentions de l’analyste »2 et prend en compte les méandres par lesquels la

1. S. Freud (1909) Remarques sur un cas de névrose obsessionnelle, Cinq psychanalyses, op. cit.,
p. 247.
2. P. Lacoste, La magie lente, Contraintes de pensée, contrainte à penser, op. cit., p. 129.
1300 Dominique Clerc

parole magique, qui entend bien retrouver la force de l’acte, devient ainsi le
tenant-lieu du transfert. Car, dans la séance, c’est alors la parole elle-même,
non seulement dans l’adresse qu’elle contient, mais dans l’effectivité qu’elle
vise, qui devient à la fois la source et l’objet du transfert. On ne peut pas se
contenter simplement d’utiliser la monnaie qui a cours dans le pays qu’on
traverse, si l’on n’use pas du dialecte qui s’y parle !

Une pensée délirante

Certes, la reconnaissance de la visée transférentielle de la parole de l’obses-


sionnel n’est pas encore totalement explicite à l’époque, mais l’examen du jeu
des substitutions et des recombinaisons qui se fait lors de cette régression, au-
delà du fait qu’il décrit parfaitement ce qu’il en est de la « contrainte » que fait
peser la névrose, révèle la vivacité et la puissance de l’animisme dans l’exercice
de la pensée. L’inconscient, en tant que « primitif conservé », affleure à la sur-
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face des mots : c’est lui qui rend la pensée « délirante », c’est lui qui pousse
Freud à entendre ce à quoi il ne s’attendait pas, mais qu’il n’entend pas moins
pour autant.
Entendre, alors, ne passe pas seulement par la voie des rapports qui pour-
raient s’établir à partir de la seule chaîne signifiante : ces rapports dont l’imbri-
cation de Ratten dans Heiraten demeure l’exemple le plus lumineux mais où la
voie de la substitution symbolique se fait encore relativement pressante (des
« rats » aux « enfants » puis au « mariage », il n’y a qu’un pas). Et cela, alors
même que l’écho de l’assonance retentit de toute sa force et se trouve au centre
de ce qui permet à Freud, déjà, d’imaginer que ce qui a favorisé la voie de la
substitution est bien, comme il l’affirmera plus tard à propos de la schizo-
phrénie, « l’identité de l’expression verbale, et non la similitude des choses dési-
gnées »1. L’identité de l’expression verbale, en effet, ne bénéficie-t-elle pas
presque toujours d’un renforcement dû principalement à l’assonance qui peut
résonner dans les mots, celle-ci fournissant le point de contact sensoriel entre
ceux-là ? C’est ainsi que l’identité de perception rattrape l’identité de pensée, et
vient lui prêter main-forte. Ici, il n’est pas interdit d’imaginer que l’assonance,
au travers de l’effraction que provoque sa résonance, propose matière à l’image
et lui donne corps, littéralement. Phénomène qui trouve sa confirmation lors
d’une activité dite « délirante » de l’Homme aux rats, terme employé par Freud
à propos d’un événement dont celui-ci lui fit le récit au cours d’une séance :
jaloux de son cousin Dick, qui menait une cour trop empressée à son goût

1. S. Freud (1915), L’inconscient, Métapsychologie, Paris, Gallimard, « Folio », 1986, p. 116.


L’écoute de la parole 1301

auprès de la dame de ses pensées, il entreprend une cure d’amaigrissement d’un


style particulièrement impulsif et « quasi suicidaire », afin, selon l’expression
imagée qu’en donne O. Mannoni, de « détruire le dick en lui-même, c’est-à-dire
sa grosseur »1. S’il est permis ici à Freud de parler d’activité délirante, c’est,
dans un premier temps, dans la mesure où la voie de la motricité « représente »
et agit la tentative d’assassinat perpétrée sur le cousin, et c’est aussi, dans un
deuxième temps, que l’activité de pensée, délirante elle aussi, s’est emparée du
prénom du cousin pour le constituer en chose à faire disparaître, dick tenant le
rôle de pont verbal entre pensée et acte. Une telle activité de la pensée, délirante
donc, surpasse celle de la pensée magique, tout en s’étayant cependant sur
le même fait : que les mots peuvent venir à la place des choses. Voilà ce qui
peut déchaîner la puissance d’une croyance délirante qu’on n’aurait pas soup-
çonnée ! Petit délire passager que celui-ci, certes. Petit délire obsessionnel, qui
met en pratique ce que la théorie avance à propos du rêve, autre psychose pas-
sagère au cours de laquelle la pensée du dormeur tiendra le vœu pour accompli
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tout simplement parce qu’il y est présenté comme tel dans la fulgurance de l’ins-
tant, et cela grâce au fait que les mots y sont traités comme des choses. Ce qui
caractérise la névrose obsessionnelle, écrit Freud à Fliess, c’est le fait que le
refoulé fait irruption dans la conscience par le moyen de la représentation verbale
et non par le concept qui lui est lié : « C’est pour cette raison que, dans les cas
d’idées obsédantes, les choses les plus disparates se trouvent unies sous un
vocable à significations multiples. »2 Le procédé de la condensation est le même
que celui dont se sert le rêve.
« Mais ce ne sont là que des mots ! », aurait pu dire le questionneur de
L’analyse profane. L’Homme aux rats dit de même, s’obstinant à nier que l’in-
conscient puisse ainsi surgir depuis son propre langage, et oubliant, annulant
même le fait que, s’il est venu consulter Freud, c’est après avoir lu la Psycho-
pathologie de la vie quotidienne. Il lui faudra bien admettre cependant, non sans
mauvaise humeur, l’interprétation de Freud concernant la formule de protec-
tion qu’il a inventée pour se protéger de sa tendance à la masturbation. La for-
mule tient lieu de prière conjuratoire et l’analyse révélera qu’elle est une repré-
sentation condensée. Glejisamen résulte de la mise en contact du « mot » Gleji
et du mot Amen, ce qui confère à la formule une allure de prière. Soit, mais
entre les deux mots, venu là pour les tenir ensemble, s’est glissé un petit « s »,
dont le patient a oublié la fonction, mais que Freud relie sans hésiter au
mot Amen, pour entendre alors le Samen comme Semen ( « sperme » ) : Freud

1. O. Mannoni, Clefs pour l’Imaginaire ou l’Autre scène, Paris, Le Seuil, 1969, p. 141 (en alle-
mand, dick signifie « gros »).
2. S. Freud (1887-1902), La naissance de la psychanalyse, op. cit., p. 212. (Souligné par moi.)
1302 Dominique Clerc

devine alors au travers de gleji(sa) que le prénom de la dame aimée n’est autre
que Gisela, prénom dont on peut par ailleurs supposer qu’il ne lui est pas tout à
fait indifférent. La scène s’éclaire alors brusquement à l’instant où l’énigme du
mot se trouve résolue : l’homme, en proférant sa « prière », est en train d’unir
son sperme avec le corps de sa bien-aimée, « c’est-à-dire, conclut Freud, qu’il se
masturbe en se la représentant »1.
Ainsi, quand la conscience morale refuse la voie de la motricité, l’acte
trouve-t-il à se réaliser sous la forme d’une pensée, voire d’un mot, si abstraits
soient-ils. Mais si l’écoute de l’analyste a pu déjouer le subterfuge, c’est bien en
ramenant les mots du langage aux choses concrètes qui sont en son fondement.
C’est effectivement en visualisant la mise en contact des représentations de mots
(Wortvorstellungen), avec les représentations de choses (Sachvorstellungen)
qui leur sont liées, que Freud « voit », à rebours, comment les choses sont
connectées entre elles, et qu’il peut alors formuler la traduction. Grâce à l’ag-
glutination dont elles sont l’objet, les représentations de mot auront fait plus
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encore que représenter les choses concrètes qui sont à leur base : la compulsion
de représentation – expression créée par J.-C. Rolland –, s’exerçant aussi chez
l’analyste, force à la création d’images qui, s’insinuant par la fente de la
conscience, à leur tour engendrent d’autres images.
« Par la brèche de la rétine, écrit Freud dans une lettre adressée à Arnold
Zweig le 10 septembre 1930, on pourrait voir profondément dans l’incons-
cient »2 : l’imprécision des impressions sensorielles, due à un handicap – ce qui
était le cas pour A. Zweig –, « excite la tendance centrale à des illusions dont la
construction est alors prise en charge par l’imagination inconsciente »3. L’ana-
lyste, handicapé lui aussi, car il n’a rien vécu ni refoulé de ce dont son patient
lui parle, se retrouve en quelque sorte contraint de voir dans la pénombre. Et,
donc, de produire des images. On est loin de la description du paysage que fait
le voyageur du chemin de fer à son voisin moins bien placé que lui ! Car ni le
patient ni l’analyste ne produisent de mots à partir des seules images de la réa-
lité : s’ils produisent des mots, ils le font aussi à partir des images de mots, et
des choses que celles-ci cherchent à faire connaître de l’inconscient. C’est ainsi
que Freud écoutera le discours de l’Homme aux rats « à la façon d’un grand
rêve »4.

1. S. Freud (1909), L’Homme aux rats. Journal d’une analyse, Paris, PUF, 1974, p. 149. (Souligné
par moi.)
2. S. Freud, A. Zweig, Correspondance, Paris, Gallimard, 1973, p. 48.
3. Ibid., p. 47.
4. O. Mannoni, Clefs pour l’imaginaire..., op. cit., p. 158.
L’écoute de la parole 1303

Ce que révèle la fabrication de l’anagramme Gleji(sa)

Attardons-nous un instant sur la fabrication de l’anagramme lui-même tel


que Freud en donne le détail dans le Journal. Freud suit la fabrication du mot
comme il découperait un rêve et traque le travail de cette fabrication sur le
même plan que le travail du rêve.
Le mot est ainsi construit, que les associations du patient fournissent : si
amen est clairement emprunté au monde du langage propre à la prière, gleji
demande à être traduit, et l’Homme aux rats s’exécute de bonne grâce. Ainsi
le gl est-il la contraction de l’expression « rends heureux », et le j celle de
« maintenant et toujours ». Pour le reste, c’est-à-dire, le e et le s, leurs corres-
pondances ont été oubliées. Il est « maintenant clair que ce mot est né de
Gisela/(s)amen, et qu’il unit sa semence au corps de sa bien-aimée »1. Freud n’a
aucun mal à convaincre le patient de sa découverte, celui-ci confirmant volon-
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tiers sa justesse, car, parfois, la formule s’est présentée à lui comme Giselamen.
Mais, le lendemain, Freud notera qu’il s’est présenté à sa séance de fort mau-
vaise humeur.
Portons la mauvaise humeur de l’Homme aux rats au compte d’une inter-
prétation pas tout à fait juste, ou plutôt dont l’insuffisance ne le satisfait pas.
Justement. Tout d’abord, elle ne le satisfait pas parce qu’au-delà de ce mot
– outre le fait qu’il révèle le nom de la dame aimée, nom qu’il avait jusque-là
tenu secret – vient se figurer l’image même de la satisfaction. Non pas la satis-
faction du sujet lui-même, mais celle qui satisfait l’économie libidinale, au nom
du principe de plaisir. C’est le nécessaire abaissement de la tension – tension
que dénonce la compulsion –, c’est sa régulation qui trouvent à s’exercer grâce
à l’énoncé de la formule, sous la forme de ce qui a la fonction d’une prière cer-
tes, mais dont le caractère d’efficacité tient plus sûrement aux matériaux dont
elle est faite, qu’à la magie espérée du fait de sa prononciation. Ce mot, « c’est
un geste », propose C. Barazer2, qui note ainsi comment la motricité trouve à
s’introduire dans la parole, et c’est peut-être, en effet, parce qu’elle est parole
agie tout autant que parole-acte qu’elle trouve son effectivité. Un tel « geste »,
de nature somnambulique, s’il sert assurément le fantasme en réalisant la satis-
faction pulsionnelle qui est à son origine, n’entre pas moins, sur le plan écono-
mique, selon un mode parfaitement hallucinatoire, au service du principe de
plaisir : les deux processus sont liés.

1. S. Freud (1909), L’Homme aux rats..., op. cit., p. 149.


2. C. Barazer, Injure et transfert : à propos de la notion de « régression de l’acte à la pensée »
dans la névrose de contrainte, in Le primitif. Que devient la régression ?, op. cit.
1304 Dominique Clerc

Deuxièmement, l’interprétation ne satisfait pas non plus le patient parce


qu’elle est incomplète, cela dans la mesure où le dévoilement du secret reste
incomplet lui aussi : un secret en cachant souvent un autre, en recouvrant sou-
vent un autre, on peut aussi supposer que tout le mal que s’est donné le patient
pour ne pas dévoiler le prénom de Gisela, sa cousine, masque le désir infantile
refoulé, et que c’est la figure maternelle qui doit, là, être maintenue au secret :
« Rends heureux ! », dit le gl, « maintenant et toujours », ajoute le j. La mau-
vaise humeur adressée à Freud est humeur de transfert, qui actualise tout à
la fois la provocation homosexuelle et l’appel à la punition, liés tous deux à
l’excitation sexuelle infantile, ce que viendra confirmer le contenu des séances
suivantes.

IV – LA CHOSE ET L’OBJET
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Avançons encore un peu, et faisons un pas de côté, du côté de l’objet
perdu de la satisfaction hallucinatoire. Je me demande pourtant si cet objet-là a
jamais été perdu. Qu’il soit à chercher pour ne jamais être trouvé m’apparaît
plus certain, au principe de ce qui fonde l’action des pulsions de vie. Que soit
toujours au rendez-vous l’illusion de le retrouver, ou la déception de ne pas le
retrouver – l’avers et l’envers – dans les objets divers que la pulsion trouve en
chemin, voilà qui est encore plus certain : objets d’amour ou, sublimation
aidant, objets de pensée, leur statut n’en demeure pas moins, du point de vue
de la motion inconsciente, aléatoire et contingent. Car, dans la recherche de la
satisfaction qui anime le désir, nous n’avons jamais affaire qu’à l’enchaînement
de substitutions incessantes, qui s’essaient vainement à combler le manque de la
chose. L’objet perdu n’est pas un objet de la réalité, et ne saurait donc y être
retrouvé. Il n’est jamais que le mythe qui tente de figurer le reste incompressible
de ce qui n’a pu, à l’aube de la connaissance, s’identifier ni comme autre ni
comme semblable, mais qui n’en continue pas moins de produire ses effets, au-
dedans.

Affaire d’indices

Bien au-delà du corps maternel et de son devenir érotisé, interdit, tenu


secret, se profile la silhouette de celui que Freud appelle le Nebenmensch : l’hu-
main proximal de l’ « Esquisse », figure positive du semblable, secourable et
secourante, mais néanmoins menaçante dans ce qu’elle anime et ce qu’elle
L’écoute de la parole 1305

trouble. Le Nebenmensch, soubassement de l’identification primaire, est, au


fond de l’homme, « cela », à la fois ce qu’il y a de plus proche et de plus étran-
ger. Car le Nebenmensch est, d’emblée, un étranger. Un étranger parce que son
action, aussi satisfaisante, aussi apaisante soit-elle, est excitante en même
temps. Elle est excitante parce qu’elle se fait attendre, tout autant que parce
qu’elle vient trop vite, ou trop tôt, ou les deux à la fois. Ainsi le manque n’est-il
pas simplement ce qui résulte de la passivité due à l’état de désaide dans lequel
se trouve l’infans. Il est aussi, du fait de l’étrangèreté de cette excitation, le
résultat de l’intense activité que déploie celui-ci pour établir et conserver l’inté-
grité d’un Moi qui se structure au fur et à mesure que se développe l’être corpo-
rel et psychique qui l’abrite.
Du conflit qui naît de l’intrication de ces mouvements de passivité et d’ac-
tivité, d’identification et d’expulsion, le psychique reste marqué à jamais. Au-
delà de la représentation des choses du monde perceptible, au-delà de leur opa-
cité, qui demande à être levée, afin que puisse se prononcer le jugement dont
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elles seront l’objet, jugement qui décidera de leur caractère bon ou mauvais, au-
delà, c’est-à-dire en leur fond, se tiennent les représentations de choses (Ding-
vorstellungen) inconscientes, issues de l’imparfaite identification de la chose pri-
mitive1. Ainsi l’objet perdu doit-il son existence au fait d’avoir été celui de l’hal-
lucination de la satisfaction : c’est-à-dire d’avoir été l’objet halluciné que vise
toujours le but pulsionnel... C’est à ce titre que tout ce qui a apparence d’objet
peut prétendre faire l’affaire. Et c’est ici qu’intervient l’épreuve vitale de réalité,
expérience essentielle de discrimination entre l’halluciné et le perçu. Car la réa-
lité en elle-même est illusoire et trompeuse. Elle ne cesse en effet de présenter au
désir des indices de la présence de l’objet, mais ces indices vaudront pour rien si
le jugement d’existence ne les valide pas.

« Voie de la fonction linguistique »

La façon dont s’exerce le refoulement après coup est, sur un certain point,
identique à celle du refoulement originaire, les forces pulsionnelles poursuivant
leur but, parfois en silence, et parfois dans le bruit et la fureur. Car ce sont les
mêmes forces, celles qui agissent aujourd’hui et celles qui agirent autrefois.
L’inconscient, né du tout premier refoulement, continuera de croître en attirant
à lui d’autres éléments, d’autres contenus, jugés indésirables pour le Moi. « À

1. S. Freud (1895), Esquisse d’une psychologie scientifique, La naissance de la psychanalyse,


op. cit.,pp. 336-352. Voir le commentaire de ce passage par J. Lacan (1959), Le Séminaire, VII, L’éthique de
la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1986, pp. 60-65.
1306 Dominique Clerc

l’origine, tout était Ça. » Puis, sous l’influence du monde extérieur, le Moi s’est
lentement différencié de cette masse pulsionnelle, s’extrayant en quelque sorte
de la matière première, et se servant toutefois pour sa propre construction des
matériaux qu’il pouvait en extraire.
C’est ainsi que « certains contenus du Ça passèrent à l’état préconscient »,
prenant dès lors place dans le Moi, liant aux représentations de choses les
représentations de mot. Mais le Moi, durant sa construction, et eu égard à la
fragilité qui est celle d’un bâtiment qui n’est jamais vraiment terminé, ne cesse
de renvoyer dans l’inconscient certains matériaux. Ces matériaux sont de deux
sortes : d’une part, certains contenus du Ça, qui avaient été préalablement
acceptés ; d’autre part, un certain nombre d’ « impressions nouvelles », évidem-
ment collectées à partir de la confrontation avec le monde extérieur, mais issues
aussi des conflits qui ne manquent pas de se produire en provenance du monde
intérieur lui-même, lequel demeure, à l’état permanent, une terre étrangère
interne.
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Le Moi, qui « palpe » le monde, rejette donc les « impressions » jugées
inacceptables, qui dès lors ne « peuvent plus laisser de traces que dans le Ça »1.
C’est ainsi que l’ « étranger », bien que rejeté, demeure tout de même dans la
place ! Peu importe qu’il ait été repoussé de l’antichambre ou du salon : les tra-
ces déposées dans le Ça sont toujours susceptibles de trouver à nouveau le che-
min de la conscience ; le langage leur en ouvrira la porte pour peu qu’elles
la poussent suffisamment fort. Inconscients en eux-mêmes, les processus de
pensée, et tout « ce qui peut leur être analogue dans le Ça, parviennent à accé-
der à la conscience par connexion avec des restes mnésiques de perceptions
visuelles et auditives par la voie de la fonction linguistique »2. On ne saurait dire
plus clairement l’intimité que le langage établit entre visuel et sonore.
Ce que Freud appelle « voie de la fonction linguistique » suppose l’exis-
tence d’outils qui sont les outils de la représentation : la Vorstellung – littérale-
ment le « poser devant soi » – est la perspective que se donne la Wortvor-
stellung, la représentation de mot, pour donner corps dans le langage à la
représentation des choses du monde extérieur, les Sachvorstellungen. La Vor-
stellung est l’acte et son mouvement tout à la fois, et le « poser devant soi » est
bien tentative de « voir » ces autres représentations de choses que sont les Ding-
vorstellungen, afin de les mettre au-dehors, en face de soi, ces choses du monde
interne, définitivement dans le meilleur des cas, en parvenant, grâce au pouvoir
de la nomination, à se défaire de ce qui cause tant de troubles au-dedans. En
son temps, l’abréaction n’avait pas d’autre but.
1. S. Freud (1938), Abrégé de psychanalyse, Paris, PUF, 1985, p. 26.
2. S. Freud (1939), L’homme Moïse et la religion monothéiste, Paris, Gallimard, 1989, p. 192.
(Souligné par moi.)
L’écoute de la parole 1307

La fonction de visuel que porte le langage n’est-elle pas, en effet, intime-


ment liée à celle de la nomination. Faute de voir, on peut toujours nommer, ou
tenter de nommer, en interrogeant ce qui est au-delà de l’absence éprouvée.
Interroger, toujours, ce qui se trouve donc au-delà de la demande, au-delà de la
répétition, au-delà de la chose elle-même. Témoin cet homme, auquel les hallu-
cinations auditives ne laissaient pas de répit et qui utilisait de jour comme de
nuit des bouchons d’oreilles. À ceux qui lui en demandaient la raison, il ne
répondait jamais qu’il s’agissait là d’un moyen efficace pour réduire le bruit
que faisaient les voix, ce qui eût été une réponse sensée au « pourquoi ? » de
l’interlocuteur, mais répondait de façon parfaitement déplacée, fournissant une
réponse de fou, à la logique imparable : « Comment, disait-il, tu ne connais pas
cela ? » et, retirant l’objet pour mieux le montrer, il ajoutait, serein : « Ce sont
des boules de “Qui est-ce ?”. » L’objectivation que visait une telle personnifica-
tion semblait être pour le moins aussi efficiente que l’objet lui-même... Il en est
des hallucinations comme des sensations : elles passent directement de l’incons-
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cient au conscient, et n’ont besoin, pour être perçues, d’aucun renforcement de
la part des représentations de mots. Aussi halluciné soit-on, les mots disent ce
qu’ils ont à dire : ils sont là, toujours, pour tenter d’atteindre l’inatteignable de
la chose elle-même (das Ding). Et l’impérieuse nécessité de donner corps et
nom à l’inconnu qui pulse au-dedans convoque aussitôt le langage et ses pou-
voirs de désignation, cela quand bien même cet inconnu aurait-il pour nom :
« Personne ».

Entre visuel et sonore

Les restes mnésiques optiques sont les restes visuels des choses, écrit Freud,
et le devenir conscient des processus de pensée par retour des restes visuels est
possible. Chez certains, c’est même une voie privilégiée. Mais en ce cas l’accès à
la conscience ne semblerait se faire qu’en ce qui concerne des choses concrètes
– comme il en est dans la langue « sans grammaire » du rêve – et non des proces-
sus de pensée, qui sont, quant à eux, liés à la voie auditive. Pour lui, « les restes
de mots sont essentiellement les descendants de perceptions acoustiques »1.
Que l’accès à la conscience doive, inexorablement, en passer par le retour
du perceptif implique, inévitablement, que soient prises en compte les sensa-
tions conscientes comme les sensations inconscientes, et tout particulièrement
le détail des variations qui les affectent, et qui s’impriment : les variations sont
les restes du trajet de la sensation, elles sont traces infimes des aller et retour et

1. S. Freud (1923), Le Moi et le Ça, OCF, XVI, p. 265.


1308 Dominique Clerc

des hésitations pour, au plus juste, qualifier ce qu’on ressent. Elles sont l’inex-
primable de l’émotion, sa part physique, qui devra trouver son expression ver-
bale pour pouvoir être communiquée à l’autre. Les sensations portent témoi-
gnage de l’existence du mouvement des investissements qui accompagnent le
retour des images mnésiques. Que celles-ci soient de nature visuelle ou auditive,
elles ne sont que restes morts qui ne trouveront pas le moyen de convoquer à
nouveau le souvenir, si la trace motrice qui leur est liée à l’origine ne trouve pas
à s’animer. « La perception, écrit Freud dans l’ “Esquisse”, correspond à un
objet nucléaire plus une image motrice. »1 C’est ainsi que le souvenir de cou-
verture, au-delà de la déformation qu’il comprend, cherche toujours à tenir
ensemble représentation d’image et représentation de mouvement : restes de
perception externe (l’image de l’objet) et restes de perception interne (sensation
du mouvement qui porte vers).
La Contribution à la conception des aphasies et le schéma que propose
Freud du fonctionnement d’un appareil de langage précèdent de peu la concep-
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tion de l’appareil psychique. Elle y a laissé sa marque : contrairement aux
représentations d’objet qui sont, dans le schéma proposé, reliées à des origines
sensibles parfaitement hétérogènes (visuelles, tactiles, cœnesthésiques ou acous-
tiques), ce qui fait dire à Freud que « la représentation de mot apparaît comme
un complexe représentatif clos, la représentation d’objet par contre comme un
complexe ouvert », ce n’est que par la seule extrémité visuelle que la représenta-
tion d’objet se trouve en contact avec l’image sonore du mot qu’elle représente.
C’est, dans le schéma, la seule voie de connexion indiquée2. Il ne semble pas
que Freud soit jamais revenu sur ce principe. P. Lacoste cite l’argument
de Freud, repris de Grashey, selon lequel une image sonore, suscitée par une
image d’objet, doit être « achevée », c’est-à-dire que cette image doit « durer
jusqu’à ce que toutes les parties de l’image sonore se soient formées successive-
ment ». Il en déduit que c’est parce que l’image visuelle n’a besoin que d’un
temps plus court pour donner une signification totale – alors que l’image sonore
de son côté nécessite une progression plus longue – que Freud privilégie le
visuel. Il le privilégie tout au long du développement de la théorie, que ce soit
dans la référence aux traces et aux inscriptions inconscientes, jusqu’à se retrou-
ver en 1925 comme corollaire de la « représentation du temps » dans la « Note
sur le bloc-notes magique »3.

1. S. Freud (1895), La naissance de la psychanalyse, op. cit., p. 350.


2. S. Freud (1891), Contribution à la conception des aphasies, Paris, PUF, 1983, p. 127.
3. P. Lacoste, Préparations anatomiques, L’éÉcrit du temps, no 6, « Moments d’histoire », Paris,
Minuit, printemps 1984. Lacoste reprend le propos de l’image chez Freud, dans L’échafaudage et le
bâtiment, in Actualité des modèles freudiens. Langage-image-pensée, Paris, PUF, 1995, article repris dans
Brèches du regard, Belfort, Éd. Circé, 1998.
L’écoute de la parole 1309

V – LES MOTS DE LA PSYCHOSE

« Notre activité animique, écrit Freud, se meut, d’une manière très géné-
rale, dans deux directions de parcours très opposées, soit à partir des pulsions,
à travers le système Ics, vers le travail de pensée conscient, soit, sur incitation
de l’extérieur, à travers le système du Cs et du Pcs, jusqu’aux investissements ics
du Moi et des objets. Ce second chemin doit, malgré le refoulement survenu,
demeurer praticable et reste, jusqu’à un certain point, ouvert aux efforts de la
névrose pour regagner ses objets. »1 L’hypothèse, avancée par Freud à propos
de la schizophrénie, est la suivante : l’investissement de la représentation de
mot est indépendant de l’action du refoulement et constitue, en soi, une tenta-
tive d’autotraitement, au cours duquel la libido, pour s’ouvrir un chemin vers
l’objet, se voit contrainte de passer par la « part-mot » de celui-ci. C’est là la
raison pour laquelle le schizophrène doit « se contenter des mots à la place des
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choses (Ding) »2. Les investissements d’objet, ainsi sollicités depuis l’extérieur,
depuis la « part-mot », tenteraient, à rebours, d’établir le contact avec la « part-
chose ».

Un saint est un sein, un trou est un trou

Que devient donc l’image, quand la stricte « égalité dans l’expression lan-
gagière et non la ressemblance des choses (Ding) désignées »3 ne fournit plus
pour le sujet l’occasion de la substitution ? Car, quand il ne reste plus que la
« part-mot », il s’ensuit qu’un trou ne représente pas autre chose qu’un trou.
Image fixée à jamais qui ne laisse au sujet d’autre position que celle de la
fascination.
Parfois, c’est la sonorité qui vaudra pour l’image, et se comportera comme
telle, dans un recours ultime pour atteindre le sens, pour forcer la clôture du
mot, pour tenter d’animer la chose qu’elle enserre. Et les images de mot, faute
de pouvoir se substituer l’une à l’autre, se superposent alors selon un mode de
stricte égalité, où seule l’assonance du signifiant fait loi et d’où toute sensoria-
lité est bannie. Un saint vaudra alors pour un sein, comme chez cette patiente
qui s’était bâti une théorie sexuelle infantile selon laquelle les enfants naissaient
de l’opération des seins – reste typique, pourrait-on dire, de l’énigmatique

1. S. Freud (1915), L’inconscient, OCF, XIII, p. 242. (Souligné par moi.)


2. Ibid.
3. Ibid., p. 239.
1310 Dominique Clerc

impression que provoquait chez elle, enfant, l’expression : « opération du


Saint-Esprit ». La superposition des mots, leur exacte congruence tenant lieu
de recherche de sens, est en fait une tentative ultime pour établir des
connexions entre le mot et la chose. Car lorsque les mots, dépourvus de leur
pouvoir de se lier aux choses, ne sont plus que simples représentants d’eux-
mêmes, ils perdent de ce fait même tout pouvoir de figuration : l’exacte équiva-
lence entre « un trou » et « un trou » gagne le pouvoir de sa fascination quand
l’image a perdu celui de mettre en mouvement la pensée. Alors l’angoisse, pur
affect, ne peut trouver d’autre forme à son expression que celle de l’effroi.
Au-delà du langage, au travers de l’effraction que provoquent les mots, de
la sensorialité qu’ils convoquent, se tiennent les choses qui firent un jour
impression. La motion pulsionnelle inconsciente, A. Green le rappelle avec
insistance, ignore, primitivement, toute distinction entre affect et représenta-
tion : elle est, comme il l’affirme, « mouvement en quête d’une forme »1 qui ne
donnera naissance à l’affect qualifié que dans la mesure où se réalise la ren-
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contre avec la représentation d’objet. C’est ainsi sans doute que la perception
que nous avons du monde qui nous entoure demeure largement tributaire de
nos perceptions endopsychiques, que nous ne savons tout d’abord traduire
qu’en termes de plaisir ou de douleur. « À l’origine, écrit Freud dans Totem et
tabou, la fonction de l’attention n’était pas tournée vers le monde intérieur,
mais vers les stimuli affluant du monde extérieur et n’était informée, en ce qui
concerne les processus endopsychiques, que des développements de plaisir ou
de déplaisir. C’est seulement à mesure qu’un langage de pensée abstrait s’est
formé par la connexion des restes sensoriels des représentations de mots avec
des processus internes que peu à peu ces derniers devinrent susceptibles d’être
perçus. Jusque-là c’est en projetant à l’extérieur des perceptions internes que les
hommes primitifs avaient développé une image du monde extérieur, qu’il nous
faut retraduire en psychologie maintenant que la perception de conscience s’est
renforcée. »2 L’expression langagière ne recèle-t-elle pas toujours une image de
chose au sens où une chose fait image avant de devenir pensée ? L’image cher-
chera l’expression langagière qui peut la traduire et la rendre consciente, la
conserver, ou encore l’oublier pour la faire renaître. Si la force des images
réside dans le fait de pouvoir représenter ce qui n’est plus, elle ne le peut cepen-
dant de manière effective que grâce au pouvoir de nomination que détient le
langage : l’image seule, convoquée comme perception revenue de l’extérieur
– c’est là le seul moyen pour parcourir le chemin à rebours –, aura-t-elle encore

1. A. Green, Réflexions libres sur la représentation de l’affect, RFP, t. XLIX, no 3, « Le Statut


de la représentation », Paris, PUF, 1985. Article repris dans Propédeutique. La métapsychologie revisitée,
Seyssel, Champ Vallon, 1995.
2. S. Freud (1912-1913), Totem et tabou, op. cit., p. 170.
L’écoute de la parole 1311

le pouvoir de sa force dès lors qu’ « un trou est un trou », désespérément ? Dès
lors qu’elle ne trouve pas d’issue dans les représentations de mot qui, déployant
la série de leurs substitutions réciproques, permettront sa déchirure ? Il est à
craindre alors que l’image, dans la fascination qu’elle exerce, ne convoque plus
que l’effroi.

Polysémie du vocable

La deuxième topique affirme que « les représentations de mots sont des


restes mnésiques », qu’elles « furent un jour des perceptions et peuvent, comme
tous les restes mnésiques, redevenir conscientes », et que « la différence effec-
tive entre une représentation (une pensée) ics et une pcs consiste en ce que la
première s’accomplit sur un matériel quelconque, qui reste non connu, alors
que pour la seconde (la pcs) s’ajoute la mise en liaison avec des représentations
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de mots »1. Ce reste « non connu », constitué des contenus indéfinissables du
Ça, matériel quelconque, n’est-il pas, au titre de restes mnésiques, constitué de
restes perceptifs, de restes sensoriels de tous ordres ? Certes, les restes de mots
en tant que restes « acoustiques », restes du « mot entendu »2, c’est-à-dire parti-
cipant d’un système qui est celui de la parole – et pas seulement du langage –,
établissent des voies de frayages multiples, et s’inscrivent de manière prédomi-
nante dès lors que l’individu a accès au monde des objets dont fait partie le lan-
gage : le langage dans sa fonction symbolique n’est-il pas toujours la langue de
l’autre ? Et ce qui est entendu alors de la parole, inscrit dans la culture, se
trouve constituer un fonds par-delà ce qui a été simplement entendu, et parti-
cipe ainsi du destin. On se souvient comment le mot de « criminel », lâché par
son père, résonne encore aux oreilles de E. Lerhs, le petit mordeur, au point de
lui faire parcourir des kilomètres, à l’image de son animal totem. Le parcours
de la dette que tente de reproduire Freud, y compris à l’aide de croquis, est à
l’image de ces connexions qui se font et se défont dans l’inconscient entre les
représentations de choses, par condensation et déplacement, suivant des traces
qui sont de véritables tracés.
De même, si Ratten peut proliférer de cette manière dans le discours de
l’Homme aux rats, c’est parce que l’assonance pure que renferme l’expression
langagière autorise la substitution des choses désignées. Mais c’est aussi parce
qu’il rassemble « sous un même vocable » la possibilité d’affects multiples :
dégoût, horreur, fascination, cruauté sont autant d’expressions de l’excitation

1. S. Freud (1923), Le Moi et le Ça, op. cit., p. 264.


2. Ibid., p. 265.
1312 Dominique Clerc

sexuelle, autant de trajets aussi pour le mouvement libidinal qui trouve à se re-
produire en se glissant dans chaque brèche que lui offre l’assonance des mots.
Le petit mordeur, se saisissant de l’alternative que lui propose son père, choi-
sira d’être criminel plutôt que grand homme, signant ainsi sa destinée en optant
pour la névrose : mieux vaut l’identification au rat que l’affrontement avec un
père idéal. Le transfert reproduit cela...

Plasticité des mots

Lorsque l’Homme aux rats arrive en analyse chez Freud, il a déjà fait
preuve d’une curiosité certaine pour les travaux de celui-ci. Il a lu la Psycho-
pathologie de la vie quotidienne et il y a trouvé « l’explication d’enchaînements
de mots bizarres », qui lui ont rappelé « ses “élucubrations cogitatives” avec
ses propres idées »1, à tel point qu’il a décidé de se confier à lui : Freud sera
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donc celui qui l’écoutera parler. L’analyste, supposé savoir et donc supposé

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entendre, verra donc le patient, mû par le transfert, lui apporter le matériel de
ses idées inconscientes, lesquelles, souligne Freud dans ses notes, « en tant que
voix intérieures, ont la valeur de discours réels qu’il n’entend qu’en rêve »2. Le
matériel apparaît en effet essentiellement sous forme de ces énoncés, interdits
ou commandements auxquels se trouve soumis le patient, proférés comme
depuis l’extérieur, selon un mode proprement hallucinatoire. Il apparaît aussi
sous la forme de lapsus, ou encore dans l’irruption soudaine de mots étrangers
aux propos tenus, tel ce nicht, « soufflé par le malin » qui vient contredire l’in-
tentionnalité première du discours. Le matériel apparaît donc ainsi dans tout
ce qui constitue ce que Freud définit comme « dialecte », c’est-à-dire comme
langue « parlée ». Et dans la pratique de cette langue-là, qui lui est étrangère
tout autant qu’elle l’est à celui qui la parle, c’est l’assonance qui le guide.
L’assonance est un procédé « technique » commun aux processus du rêve,
du lapsus ou du Witz, et qui use de la plasticité des mots. En révélant la matière
sonore, imagée, qui les constitue, l’assonance offre aux mots les contacts et les
ruptures que trouvait l’hystérique dans la complaisance somatique. Alors que,
chez Dora, les mots relevés par Freud correspondaient d’une certaine manière
plus ou moins exactement à l’objet leur correspondant dans la réalité (la fumée
avec le cigare...), chez l’Homme aux rats les mots vont valoir pour leur plasti-
cité. Ils vont valoir parce que le visuel s’y insinue, et force en quelque sorte ce
qui pourrait être un regard de l’écoute. Considérer tout le discours du patient à

1. S. Freud (1909), Remarques sur un cas de névrose obsessionnelle, op. cit., p. 201.
2. S. Freud (1909), L’Homme aux rats..., op. cit., p. 131.
L’écoute de la parole 1313

la façon d’un grand rêve tient compte dès lors de ce qui résonne dans l’écoute
de l’image des mots, dans ce qu’elle convoque de la chose première et de
ses transformations par les processus primaires. Si la représentation de mot
représente dans la réalité les objets du monde, et si elle prête main-forte
pour un temps suspendu et discontinu à la représentation de chose inconsciente
pour que celle-ci devienne perceptible par la conscience, elle n’en transporte
pas moins la pluralité de significations du vocable. Si l’on pouvait être certain,
une bonne fois pour toutes, qu’ « appeler un chat un chat » ne veut rien dire
d’autre que ce qui est présent sur le plan manifeste, le monde tournerait sans
doute différemment. Mais les mouvements du désir qui infiltrent l’usage de la
langue en décident autrement. C’est bien, en effet, parce que les mots sonnent
d’eux-mêmes, faisant retentir l’écho de leur charge affective, que nous ressen-
tons autant de plaisir à les manipuler : l’assonance, grâce à l’épargne de détail
qu’elle permet, sert l’allusion tout en satisfaisant la tendance, première chez
chacun, qui est de jouer avec elle, et d’inventer des mots nouveaux. Et, parfois,
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c’est le mouvement inverse qui se produit : quand la charge de déplaisir s’avère
par trop forte, ou que la censure l’emporte, l’assonance fournira à l’oubli
l’occasion de s’emparer des mots eux-mêmes. Par le moyen de l’assonance, le
mot adopte les fonctions de l’image, usant de la ressemblance et dévoilant la
dissemblance.
Sur la scène analytique, le procédé de l’assonance a partie liée avec le
transfert. Du fait de la reviviscence que celui-ci déchaîne, ce ne sont plus sim-
plement les mots en tant que représentations qui se présentent dans le discours.
Motions pulsionnelles, affects et sensations trouvent aussi là les voies de leur
affranchissement.

VI – LE TRANSFERT, LIEU DES CONTACTS

Dans la séance, le déploiement de la parole resterait vain, s’il n’était solide-


ment arrimé au transfert. Car le transfert fait de la parole une parole
« adressée », au sens où cette parole, « affectée » de manière intense par la
demande qui s’y infiltre, vise l’au-delà de la présence de l’analyste, c’est-à-dire,
pour paraphraser G. Rosolato, la chose inconnue « dont se dérobe l’objet »1.
La parole en analyse se veut contact... Elle se veut contact avec la chose.
Il est acquis que le transfert est transfert d’amour. Que la forme qu’em-
prunte cet amour soit positive ou négative, ou bien qu’elle prenne les allures de

1. G. Rosolato (1970), Le fétichisme dont se dérobe l’objet, La relation d’inconnu, Paris, Galli-
mard, 1978.
1314 Dominique Clerc

l’indifférence, cet amour n’en adopte pas moins les caractères d’un amour véri-
table : cet amour mérite d’être considéré comme tel, écrivait Freud dans les
« Observations sur l’amour de transfert »1. Mais, en insistant sur le caractère
d’effectivité réelle de l’amour de transfert, ne désigne-t-il pas ici la réalité incons-
ciente au sens où cet amour ne peut échapper aux règles que lui dicte le principe
de plaisir ? L’effectivité est celle visée par le désir, qui entend bien, en effet, trou-
ver son accomplissement au moyen de l’actualisation que lui fournit le transfert.
Mais si l’amour est là, l’objet de cet amour, lui, n’y est pas. Et la réalité est
source de déception. La demande du sujet en devient extravagante et vise direc-
tement, comme l’écrit V. Smirnoff, « celui qui est censé lui répondre – et en
répondre – au nom et à la place de l’objet originaire, proie imaginaire qu’il
poursuit »2. Dénoncer le leurre ou bien répondre depuis cette place avant même
d’avoir pu saisir sous quel éclairage on s’y trouve convié revient à geler in statu
nascendi les mouvements du désir, qui, une fois entrés au service du transfert,
constituent ce que Freud appelait les « forces vives » de la cure. Le désir – sa
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mobilité dans la cure – naît en effet de l’écart entre l’hallucination de la satis-
faction et la trace de la satisfaction originaire, celle-ci étant supposée avoir réel-
lement existé : c’est cette « croyance » intime quant à la satisfaction ayant
existé dans le réel, qui relance la motion pulsionnelle dès que le moindre indice
vient réactualiser cette croyance. Ainsi le transfert n’est-il pas simplement
transfert d’amour, mais transfert d’investissements : ce sont les investissements
qui se produisent à nouveau, et viennent « occuper », littéralement, les formes
que leur offrent les représentations. Car l’existence de la représentation est « un
garant de la réalité du représenté », la pensée possédant là la capacité de
« rendre à nouveau présent ce qui a été une fois perçu, par reproduction dans la
représentation, sans que l’objet ait besoin d’être encore présent au-dehors »3.

Le transfert : perception, nomination

Ainsi le désir inconscient, qui bénéficie de la puissance que lui confère l’ac-
tualisation transférentielle, est-il à la source du fait qu’un « nombre considé-
rable d’états psychiques antérieurs revivent, non pas comme états passés, mais
comme rapports actuels avec la personne du médecin »4. Certains de ces états

1. S. Freud (1915), Observations sur l’amour de transfert, La technique psychanalytique, Paris,


PUF, 1972.
2. V.-N. Smirnoff (1976), Le squelette dans le placard, Un promeneur analytique, Paris, Calmann-
Lévy, 1998, p. 120.
3. S. Freud (1925), La négation, Résultats, idées, problèmes, II, op. cit., p. 137.
4. S. Freud (1900), Fragments d’une analyse d’hystérie (Dora), Cinq psychanalyses, op. cit.,
pp. 86-87.
L’écoute de la parole 1315

seront reproduits à l’identique, et auront conservé tous les traits de l’excès pul-
sionnel qui existait à l’origine, tandis que d’autres apparaîtront plus atténués,
policés par l’action civilisatrice du procédé de la sublimation. Depuis ces nou-
velles éditions, « revues et corrigées », l’analyste tentera de remonter jusqu’au
manuscrit original. C’est ici que la métaphore archéologique s’avère insuffi-
sante, dans la mesure où l’analyste n’a pas affaire seulement à des ouvrages
anciens, figés par l’immuabilité d’un temps historique pour lesquels il suffirait,
afin de leur rendre leur apparence originelle, de reconstituer les parties man-
quantes gommées par la censure ou par l’usure de l’oubli. L’action de l’analyste
n’est pas un travail de restauration. Au regard du transfert et de la névrose
qu’il produit dans la cure, l’analyste et le patient s’affrontent tous deux à de la
matière vivante, en mouvement constant, sujette à des transformations répétées
et à des déplacements divers. Et, si l’analyste n’est pas en mesure de se remémo-
rer ce qui appartient à la vie de son patient, s’il doit, « d’après les indices échap-
pés à l’oubli », deviner et construire ce que le patient a vécu et refoulé, il doit le
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faire en sachant qu’il a affaire non pas au matériel inerte qui est celui que
rencontre l’archéologue, mais au polymorphisme et à la fluctuation d’une
matière vivante et protéiforme que crée le jeu des forces à nouveau en présence.
Celles-ci témoignent de la puissante vitalité de la névrose elle-même. Elles
dévoilent aussi la pugnacité d’un Moi toujours prêt à défendre ses frontières, si
peu maître du terrain soit-il.
Car c’est ainsi qu’il s’est lui-même construit, au cours du développement
de l’individu : entre désir et manque, entre déplaisir et plaisir. De l’histoire de
cette construction demeure, au plus vif du sujet, le mouvement d’investissement
premier et les traces, sans cesse renaissantes, qu’il a laissé subsister derrière lui.
« L’analyste n’est pas l’objet du transfert, affirme Michel Neyraut, il n’est que
le point limite de son aboutissement fantasmatique, objectal ou narcissique. »1
Très tôt Freud aura fait du transfert un lieu psychique : l’ « arène » du trans-
fert2 est bien la place où s’affrontent les forces en présence, celles du Moi et du
Ça, celles du progrès vers la conscience et celles de la résistance. Mais le trans-
fert est surtout un « lieu d’ébats », une Tummelplatz, où les motions pulsion-
nelles retrouvent toute liberté pour se déployer à nouveau. En ce sens, elle est
une des formes qu’adopte la Schauplatz de la scène analytique. Le transfert est
le lieu où la régression sous toutes ses formes devient possible, le lieu aussi qui
permet qu’advienne l’interprétation. Non pas l’interprétation directe du trans-
fert lui-même, en tant que phénomène, qui n’aurait pour fin que sa réification

1. M. Neyraut (1974), Le transfert, Paris, PUF, 1974, p. 219.


2. S. Freud (1914), Remémoration, répétition et perlaboration. Pour l’ « arène », La technique
psychanalytique, op. cit., p. 113 ; pour « lieu d’ébats », OCF, XII, p. 194.
1316 Dominique Clerc

par le moyen de sa dénonciation, mais bien l’interprétation du dialecte dont il


use dans la situation de l’analyse. L’interprétation intervient alors, fondamen-
talement et effectivement, comme ce qui permet la déliaison de l’affect d’avec la
représentation. Car la motion pulsionnelle, dans le retour dont le transfert lui
fournit l’occasion, ne distingue pas l’une de l’autre1 : seule sa nomination, parce
qu’elle donne la préséance à la représentation de mot et permet son surinvestis-
sement, et qu’elle ouvre alors à la perception des restes sensoriels mnésiques de
choses, est à même de relancer l’action du visuel et d’épuiser ainsi le retour des
images. C’est ainsi que l’ouverture vers la mémoire des choses pourra faire
cesser durablement la répétition.

« Je pourrais être votre mère » : un exemple clinique

J’ai dû attendre longtemps, avec un patient, avant de pouvoir lui commu-


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niquer quoi que ce soit qui ait trait chez lui à une position transférentielle. Cet
homme, qui approchait la quarantaine, je ne pouvais m’empêcher de le voir
comme un tout jeune homme, presque un adolescent. C’était pourtant un
homme déjà fort installé dans la vie. Il attendait de l’analyse qu’elle lui apporte
plus de liberté dans ses rapports aux autres, dans sa vie affective mais surtout
dans sa vie professionnelle : dire « non » ou affirmer son autorité auprès de ses
collaborateurs lui procurait à chaque fois un sentiment d’angoisse, de malaise
et d’amertume qu’il ne s’expliquait pas, mais qu’il vivait comme une entrave.
Inutile de préciser qu’il fut fort respectueux du cadre, comme il le fut de la règle
fondamentale. Je ne m’ennuyais pas : ce jeune homme était intelligent, il avait
de l’humour, je le trouvais honnête et courageux, dans sa vie comme dans son
analyse et il était en outre cultivé. Je me laissais souvent aller au plaisir que
j’avais à l’écouter. Trop souvent : la résistance de mon côté se trouvait sans
doute là. Je me disais pourtant que le plaisir que nous prenions dans ces séan-
ces était bien sage, en dépit de la façon qu’il avait de s’emballer en parlant,
signe de l’excitation qui le gagnait peu à peu au cours de la séance. Je me disais
aussi que cet homme, par ailleurs « petit » rêveur et qui ne livrait que très peu
de choses sur sa « petite » enfance, cherchait à me séduire pour mieux me tenir
à l’écart. Il affirmait avec force ne pas avoir de souvenir datant d’avant la mort
de son père. Je ne rejetais assurément pas l’idée que cette mort prématurée ait
pu constituer un réel traumatisme : le souvenir de cette perte est souvent revenu
en séance, parfois dans une actualité brutale, et l’analyse avait pu l’aider à

1. A. Green, Sur la discrimination et l’indiscrimination affect-représentation, RFP, t. LXIII,


no 1, 1999. Article repris dans La pensée clinique, Paris, Odile Jacob, 2002.
L’écoute de la parole 1317

exprimer toute la rancœur que lui inspirait cet abandon. Je m’interrogeais


cependant sur les effets de cette perte, et je me demandais quels bénéfices secon-
daires en étaient ressortis. Il était en effet devenu pour tous, à la suite de cette
disparition, le « petit » homme de la maison, sur lequel tout le monde comptait
pour apaiser sa mère et rappeler à l’ordre ses frères plus jeunes : leur dire
« non » ne semblait pas à l’époque donner matière à symptôme.
Je me résignais presque parfois à l’idée que les manifestations de transfert
dans cette analyse se borneraient à ce qu’il me présentait de lui-même : ce pré-
adolescent solide et constant qu’il avait été autrefois, reconnu et apprécié de
tous. Je trouvais que c’était mince, et mon attente de transfert en était déçue.
D’autant plus qu’à côté de ce comportement sage – « à côté », c’est-à-dire hors
du divan – persistait un symptôme tenace, à propos duquel je m’interro-
geais régulièrement et qui s’était installé d’emblée, dès la première séance : cet
homme, une fois relevé du divan, ne pouvait croiser mon regard et prenait litté-
ralement la fuite au moment de me serrer la main. J’avais échafaudé autour de
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ce comportement plusieurs hypothèses, concernant, entre autres, la difficulté à
dire « au revoir » liée à la disparition brutale de son père, hypothèses qui
auraient pu servir à éclairer le symptôme manifeste de la difficulté à opposer un
refus à quelqu’un. Cela n’avait en rien atténué le comportement de fuite, que je
n’entendais pas non plus lui jeter à la tête, étant donné le peu de conscience
qu’il avait de ce petit jeu sur le pas de la porte. De toutes les hypothèses avan-
cées quant à ce symptôme, j’en retenais finalement une seule, inspirée par l’ex-
pression qui m’était subitement venue un jour à l’esprit, à la façon d’une idée
incidente. « Pas touche ! », répondait à la façon qu’il avait de maintenir ferme-
ment une position stratégique défensive d’un « Petite enfance, connais pas ! ».
Je me disais peu à peu que le transfert portait décidément la marque d’une
certaine négativité.
Vint le jour où il commença de s’ennuyer lui-même sur le divan : il se
reprocha d’être trop beau parleur et de se perdre dans des digressions qu’il qua-
lifia de « philosophie de comptoir ». Avait-il senti venir mon ennui naissant ?
A-t-il eu peur de m’éloigner pour de bon ? Toujours est-il que, culture analy-
tique aidant, il commença à me parler du transfert, sous la forme de ce qu’il
ne ressentait pas à mon égard. « Je me demande à quoi vous pouvez me servir,
dit-il, j’ai toujours entendu dire que les patients devaient tomber amoureux de
leurs analystes. Mais là c’est impossible. C’est sans doute à cause de la diffé-
rence d’âge... » « C’est vrai : je pourrais être votre mère », lui ai-je dit alors.
« Ah non ! », s’est-t-il écrié en éclatant de rire. « Ça c’est mal ! Et puis c’est
dégoûtant. » Et il a poursuivi, développant sur le fait qu’il n’avait jamais
éprouvé aucune attirance pour sa mère, ajoutant qu’elle manquait totalement
de pudeur et qu’elle n’avait fait preuve d’aucune considération pour ses fils en
1318 Dominique Clerc

n’hésitant pas à ramener ses amants à la maison. Je me suis souvenue alors de


la repartie de Freud à l’un de ses amis qui lui déclarait n’avoir aucun souvenir
de fantasmes sexuels qui aient pu concerner sa mère : « Mais il n’est pas
nécessaire que vous l’ayez su ! », avait-il répondu.
À la séance suivante, le patient apporta un rêve. Un « petit » rêve qu’il
trouvait drôle et qui ne lui disait vraiment rien – bref, un rêve qui ne tirait pas à
conséquence ; il pouvait donc me le livrer sans crainte. Le rêve était le suivant :
il se trouvait avec une femme, une inconnue, précisa-t-il. Brusquement, elle
l’embrassait. Il lui rendait son baiser, avec passion. La femme disait : « J’en ai
eu envie. » « Moi aussi, j’en ai eu envie », répondait-il ; le rêve s’arrêtait là.
Le mot « autrefois » s’imposa alors à moi, qui renvoyait à la « petite »
enfance d’un « petit » garçon que sa mère enlace. À la tendresse maternelle
répond l’excitation infantile. Je me contentai d’une simple remarque à pro-
pos des temps de conjugaison « au passé » qu’il employait pour énoncer ces
« envies » toutes pleines de réciprocité, remarque dont il dit ne pas saisir l’inté-
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rêt, et je lui demandai de décrire l’inconnue. Ce qu’il fit de bonne volonté...
Pour s’apercevoir bientôt que le portrait qu’il dressait, dans la précision des
traits qu’il dessinait avec des mots, pouvait tout aussi bien être celui, « craché »,
me dit-il, de sa mère.
Dorénavant, l’insensé du transfert tempérant l’insensé des désirs infantiles,
une brèche resta ouverte dans le rempart de la résistance : le matériel des souve-
nirs peu à peu se fit moins brûlant et put emprunter la voie de la remémoration.

Construction et articulation inconsciente

Je peux dire aujourd’hui de mon intervention : « Je pourrais être votre


mère » qu’elle ne fut pas tant provoquée par l’envie de placer une interpréta-
tion visant à désigner à mon patient ce qu’on pourrait nommer le transfert
maternel, que par ce qui m’était revenu quand il avait dit « différence d’âge ».
Il s’agissait d’images, plutôt négatives, concernant une mère qui n’avait pas
hésité à choisir pour amants les camarades d’université de ses fils. Maintes fois,
quand il avait mentionné ces faits, j’avais pensé : « Cela aurait pu être vous. »
J’avais toujours retenu ces mots, pas seulement à cause de la violence qu’ils
véhiculaient, mais parce que je pensais, que je pense toujours, que j’aurais
emprunté là une voie courte et que l’occasion offerte à la décharge aurait satis-
fait mon narcissisme plus qu’elle n’aurait profité au patient. J’avais donc
attendu, suspendu pour un temps cette parole que j’aurais ressentie, si je l’avais
proférée, comme imposée au patient depuis l’extérieur de sa pensée. Et voilà
que ce jour-là le désir faisait retour sous l’angle non pas de l’interdit mais de
L’écoute de la parole 1319

l’impossible : on ne peut désirer une femme qui présente avec soi une aussi
grande différence d’âge. « Impossible », symptôme même de l’expression de son
désir, fut le mot qui décida de mon intervention.
« Cela aurait pu être vous » n’était pas faux en soi, mais surgissait hors de
tout contexte transférentiel. Cela tenait de la déduction et engageait des proces-
sus relevant de la logique secondaire, de mon côté comme du sien. Je pense
aussi, dans l’après-coup, que je me serai placée là exactement dans la même
position que la mère séductrice et invasive. Ce qui aurait eu pour résultat de
convoquer toutes les forces de la résistance. Mon patient aurait pu, dans le meil-
leur des cas, se convaincre de la justesse de ma construction et de l’intelligence
de mon raisonnement ; il aurait pu même en être séduit et la faire sienne pour un
temps, mais rien de tout cela ne se serait articulé à une inscription inconsciente
dans son histoire singulière. L’investissement – conscient, pour le coup – d’une
telle construction s’exerce toujours au détriment de l’investissement de la repré-
sentation de chose inconsciente. Ce n’est pas autrement que se produit le renfor-
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cement des défenses. « Cela aurait pu être vous » ne lui aurait certainement
pas permis d’appréhender ce transfert qu’il ne percevra « comme tel » que bien
plus tard. C’est ainsi que certaines techniques d’interprétation qui font usage
de constructions explicites, s’il leur arrive d’être justes sur le plan théorique,
demeurent pourtant dans la cure comme des constructions abstraites que le
patient intègre au registre du savoir conscient. Non seulement elles n’entament
en rien le pouvoir de la résistance, mais l’amoncellement d’explications finit par
saturer l’espace de la séance et par y exercer un effet paradoxal : le lien transfé-
rentiel s’en trouve noué si serré que la fuite demeure souvent la seule issue.
En revanche, « Je pourrais être votre mère » déjoue la négation tout en la
dévoilant et présente au représentant pulsionnel inconscient l’objet même qui
est à la source d’un désaveu dans l’actuel du transfert au même titre qu’il fut à
l’origine d’un refoulement dans le passé. « Nier quelque chose dans le juge-
ment, écrit Freud dans “La négation”, veut dire au fond : c’est là quelque chose
que je préférerais de beaucoup refouler. (...) Au moyen du symbole de la néga-
tion, la pensée se libère des limitations du refoulement et s’enrichit de contenus
dont elle ne peut se passer pour son fonctionnement. »1 Pourtant, si la négation
est déjà, au niveau préconscient, une manière d’entrer en contact avec les
contenus du refoulé, si elle est la marque d’une certaine levée du refoulement,
elle n’en est pas pour autant la preuve que ces contenus vont être acceptés au
niveau conscient. Il faut en effet pour cela que ces contenus, qui ont fait autre-
fois l’objet de refoulement – et qui, se présentant à nouveau, risquent fort de
subir à nouveau le même sort –, il faut que ces contenus passent l’épreuve de la

1. S. Freud (1925), La négation, op. cit., p. 137.


1320 Dominique Clerc

réalité, c’est-à-dire qu’ils fassent l’objet de perceptions et puissent dès lors être
tenus pour vrais. Il faut donc que le mouvement pulsionnel y trouve aussi son
compte. Il le trouvera grâce à l’interprétation, et plus exactement grâce aux
représentations de mots que lui fournit celle-ci : « Je pourrais être votre mère »
revient comme figure inversée de « impossible ». L’expression, en tant que
représentation de mot, joue là, en quelque sorte, le rôle d’un indice présenté au
désir. Et fonctionne comme critère. Témoin la confirmation apportée à son
insu par le patient qui s’exclame, en brossant le portrait de la femme de son
rêve : « Non ! Cela, je veux le cracher ! »

L’appréhension du transfert

Appréhender le transfert, deviner les mouvements du désir qui le traverse,


transite par l’aperception de l’économie du plaisir. C’est le temps de la mise
en perspective de la névrose de transfert, qui revient en propre au travail de
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l’analyste. Celui-ci s’abandonnant, comme le recommande Freud en 1923, à sa
propre activité d’esprit inconsciente, évite la formation d’attentes conscientes et
ne cherche à fixer rien de particulier dans sa mémoire. Dans le pacte qui s’éta-
blit avec le patient, ce dernier s’engage à mettre à la disposition, par la voie de
l’association libre, « tout ce que son autoperception lui livre »1. Pour sa part,
l’analyste tend à être dans la même disposition, au plus près de son propre
fonctionnement psychique et de l’autoperception de celui-ci, état proche de
l’endormissement, propice à l’apparition de phénomènes hypnagogiques.
« De même que le récepteur (téléphonique), écrit Freud dans les “Conseils aux méde-
cins”, retransforme en ondes sonores les vibrations téléphoniques qui émanent des
ondes sonores, de même l’inconscient du médecin parvient, à l’aide des dérivés de l’in-
conscient du malade qui parviennent jusqu’à lui, à reconstituer cet inconscient dont
émanent les associations fournies. »2

Or, au début de l’année 1925, L. Binswanger écrit à Freud : il se réfère à


la métaphore du récepteur d’ondes téléphoniques et questionne Freud sur la
nature profonde de la disposition à l’écoute, et sur ce qui peut soudain faire
advenir l’interprétation. Il conclut ainsi : « La question de savoir ce qui me met
en état d’interpréter est encore plus intéressante pour moi que de faire une
interprétation juste ou d’apprendre quelque chose de nouveau sur l’inconscient
de l’autre. »3 Freud met six mois à lui répondre. Embarras de sa part ? Sans
doute, car il ne répond pas directement à la question posée par Binswanger à

1. S. Freud (1938), Abrégé de psychanalyse, op. cit., p. 40.


2. S. Freud (1912), Conseils aux médecins, La technique psychanalytique, op. cit., p. 66.
3. S. Freud, L. Binswanger, Correspondance, 1908-1938, Paris, Calmann-Lévy, 1995, p. 255.
L’écoute de la parole 1321

propos de l’état qui produit l’interprétation. Mais il reconnaît volontiers dans


sa lettre que la proposition de communication « d’inconscient à inconscient »
ne va pas de soi et mérite d’être corrigée :
« Je voulais simplement dire qu’on devait se libérer de l’intensification consciente de
certaines attentes, donc créer le même état en soi que celui exigé de l’analysant. Toute
obscurité disparaît si vous admettez que dans cette phrase (celle qui figurait dans les
“Conseils...”) il n’est question de l’inconscient qu’au sens descriptif. En s’exprimant
correctement, on devrait dire préconscient plutôt qu’inconscient. »1

Une telle précision laisse à penser que Freud comprend l’écoute de l’ana-
lyste comme une régression topique à l’œuvre. Il désigne là, en effet, un lieu de
l’appareil psychique de l’analyste propre à l’écoute. Ainsi, s’agissant du trans-
fert, le lieu du Préconscient devient lieu de résonance des indices venus de
l’appareil psychique du patient. « Nous nous disons, écrira-t-il en 1938, dans
L’homme Moïse, que ce qui distingue une représentation consciente d’une
représentation préconsciente et celle-ci d’une représentation inconsciente, ne
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peut être rien d’autre qu’une modification de l’énergie psychique, peut-être
aussi une autre répartition de celle-ci. »2. Ce qui est inconscient, les processus
de pensée dans le Ça, poursuit-il, nous ne pouvons en avoir qu’une connais-
sance indirecte, au moyen du travail qui s’effectue dans le système précons-
cient. Là même où la représentation de mot vient à la rencontre de la représenta-
tion de chose et s’y allie. Entre autres choses, ce qui tient ensemble la première
et la deuxième topique est ce que Freud appelle, dans ce tout dernier grand
texte, j’y reviens, la fonction linguistique, autre formulation de ce qu’il appelait
autrefois la traduction en mots.
La pensée, écrit encore Freud à la fin de « La négation », possède la « capa-
cité de rendre à nouveau présent ce qui a été une fois perçu, par reproduction
dans la représentation, cela même sans que l’objet ait besoin d’être encore pré-
sent au-dehors »3. Les représentations de mots, dit-il encore, sont les restes de
choses autrefois perçues et qui ont laissé leurs traces : restes visuels et surtout
restes auditifs. L’investissement pulsionnel garde le pouvoir, lorsqu’un indice se
présente à lui sous la forme de ces restes, de réinvestir les traces qui jusque-là
étaient restées muettes. Mais la perception de ce mouvement tout comme la per-
ception de l’objet ne correspond pas nécessairement à la perception d’une réa-
lité ! Car le désir dans sa quête absolue ne cherche que la satisfaction ; il ne fait
pas la différence entre hallucination et perception. De plus, la reproduction est
loin d’être fidèle. La plupart du temps, elle est le résultat de multiples déforma-

1. Ibid., p. 258. (Souligné par moi.)


2. S. Freud (1939), L’homme Moïse et la religion monothéiste, op. cit., p. 192.
3. Op. cit., p. 137.
1322 Dominique Clerc

tions, dues au travail exercé par la censure qui tend à rendre l’objet méconnais-
sable. Il n’empêche : le désir trouve, de toute façon, satisfaction sur le mode
hallucinatoire. Exactement à la manière dont l’Homme aux rats cherche l’ac-
complissement du plaisir dans la répétition compulsive du mot-chose Glesijsa-
men. Ce qui est à peu près certain, c’est que Freud a été, quant à lui, saisi par la
représentation de la scène, sur un mode proprement hallucinatoire. Car le mot
lui est adressé dans le transfert : sur la Tummelplatz, Freud se retrouve ni plus ni
moins à la place du père, celui du fantasme, qui ouvre la porte de la chambre de
l’Homme aux rats et le surprend, nu devant son miroir.
Idéalement, l’attention également flottante laisse se créer une surface sen-
sible, propice à l’éventualité que se produise le processus de l’hallucination.
Cette surface sensible n’entre pas simplement en résonance avec les mots
du discours, l’attention de l’écoute est aussi sollicitée par les variations ou les
cumuls d’intensité qui lui font signe. En ce sens, l’attention flottante fonctionne
comme une membrane séparant le système inconscient du système précons-
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cient. Elle fait office de tamis ; elle retient ce qui, au fur et à mesure du temps,
acquiert un poids matériel.
« Le réel est ce qui revient toujours à la même place », affirmait Lacan. Je
crois que très tôt j’avais été rendue sensible à cette précipitation de mon patient
à partir aussitôt la séance terminée. L’expression langagière, ce « Pas touche ! »
qui m’était venu à la conscience, ne manquait certainement pas non plus d’être
induit de mon côté, par le plaisir que j’avais à l’entendre. Mais de l’autre côté,
c’est-à-dire du sien, il devenait de plus en plus clair que tout plaisir devait ne
pas trouver sa fin, c’est-à-dire son aboutissement, du fait même de l’excès d’ex-
citation dont il portait la marque. Quand le mot « impossible » est revenu, je
l’ai entendu comme venant à la place d’ « interdit » bien sûr, mais je l’ai aussi
entendu comme un appel. Il y avait à ce moment-là, chez cet homme, averti
pourtant de l’analyse, une réelle impossibilité à admettre une représentation,
inaccessible sans doute du fait d’une charge par trop excitante. Je crois bien
avoir alors convoqué, pour moi-même, à nouveau ce que je ne lui avais jamais
dit : « Ça aurait pu être vous ! » Et, dans la suite logique : « Ce pourrait être
nous. » Bref : « Je pourrais être votre mère. »
Le « Non ! » qui fut le sien au moment où tomba l’interprétation était jubi-
latoire. Adressé au désir de la mère sexuelle, adressé à lui-même, revenu depuis
l’extérieur comme un impératif catégorique avec lequel il pouvait jouer doréna-
vant. Sans doute cet homme s’est-il saisi alors de quelque chose d’essentiel au
regard de sa propre réalité : il n’est pas si plaisant d’être le fils préféré-excité de
sa mère, même si on « ne pense - ne désire » que cela. Mais il faut, pour s’en
convaincre, faire, à l’instar de l’Homme aux rats, la « douloureuse expérience
du transfert », depuis son appréhension jusqu’à son évidence.
L’écoute de la parole 1323

« Lorsqu’on réussit, écrit Freud dans l’Abrégé, à éclairer les patients sur la nature
véritable des phénomènes de transfert, on enlève aux résistances une arme puissante.
(...) En effet, ce que le patient a vécu sous la forme d’un transfert, jamais plus il ne
l’oublie et cela comporte pour lui une force plus convaincante que tout ce qu’il a
acquis par d’autres moyens. »1
Douloureuse et néanmoins plaisante expérience, pour le patient, que celle
qui consiste à palper la surface du transfert, tout comme le faisait le Moi autre-
fois lorsqu’il découvrait le monde extérieur et se donnait les moyens de le com-
battre pour mieux s’y ébattre ensuite. Et pour cela, user de la sensorialité des
mots, comme de leur plasticité, celle-là même qui permet à la pensée d’agir à
titre d’essai. L’analyste, sur sa propre scène, fait de même, se déplaçant au gré
des mots du patient, allant de contacts en ruptures, ajustant son regard sur les
images et les représentations qui se forment en lui selon les effets que produit la
parole en actes. C’est ainsi qu’il peut entendre, par-delà le langage, le trouble
du désir en quête d’objet.
Car ce qui est à retrouver dans et par les mots, ici et maintenant, c’est,
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comme le dit justement F. Gantheret, le « tâtonnement initial ». « La véritable
retrouvaille n’est pas tant celle de la chose, que du mouvement vers la chose ;
de ce qu’il trace d’espoirs et de déceptions. »2 De ce tâtonnement, Éros est l’en-
trepreneur : rassemblant sans cesse des unités toujours plus grandes de sub-
stance vivante, il permet au Moi d’assurer sa relative cohérence en s’opposant
alors à la force de la pulsion de mort issue du Ça, force à laquelle l’excessive
cruauté du Surmoi vient souvent prêter main-forte. On sait combien ces deux
instances, lorsqu’elles ont « partie liée contre le Moi accablé (...) réussissent à
désorganiser et à modifier le Moi, de telle sorte que ses relations avec la réalité
s’en trouvent gênées, voire abolies »3. Désormais, la déliaison ayant accompli
son œuvre de destruction, la fluctuation des mouvements libidinaux ne trou-
vera plus à « s’ébattre » sur la scène du transfert. Et de ce fait, sur sa propre
scène, notre écoute se verra comme contrainte à une régression véritablement
active, le but étant toujours de réussir à réanimer – ou à animer – la capacité de
liaison des pulsions de vie, et cela pour les deux protagonistes en présence que
sont le patient et l’analyste.

VII – LA MÉMOIRE DES CHOSES

En prenant rendez-vous, Madeleine avait précisé qu’elle voulait « parler à


quelqu’un qui reste » : la connaissance qu’elle avait des diverses consultations

1. S. Freud (1938), Abrégé de psychanalyse, op. cit., p. 45.


2. F. Gantheret, Moi, monde, mots, op. cit., p. 212.
3. S. Freud (1938), Abrégé de psychanalyse, op. cit., p. 40.
1324 Dominique Clerc

psychiatriques auxquelles elle avait dû s’adresser depuis plusieurs années lui


faisait dire qu’elle ne voulait plus se retrouver contrainte de changer d’interlo-
cuteur, ce qui avait été le cas à plusieurs reprises. Mais l’angoisse, prise en
masse dans l’intensité du regard avec lequel elle tentait d’agripper le mien, alors
qu’elle me posait, à nouveau, la question : « Est-ce que vous allez rester ? »,
disait aussi quelque chose de la nature dangereuse de ce « parler » qu’elle
entendait mettre en œuvre. Au-delà de l’engagement qu’elle attendait de ma
part, elle m’enjoignait de rester là où elle entendait me convoquer, du plus pro-
fond de la terreur que peuvent parfois inspirer les mots.
D’emblée, Madeleine ne me parla pas de son enfance. Ce qu’elle voulait,
c’était percer le mystère de ces voix qui lui faisaient commettre des actes fous et
perdre tout sens de la réalité, au point que sa vie, par deux fois, s’en était
trouvée gravement menacée. Madeleine voulait comprendre la déraison qui
animait alors ses comportements. Mais y revenir au cours de la séance s’avérait
tout aussi menaçant et risquait de détruire l’équilibre fragile qu’elle parvenait à
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projeter dans ma personne. Laquelle personne se confondait souvent avec
l’espace de la pièce où je la recevais : le moindre changement dans l’agencement
de celle-ci devenait aussitôt le motif de pensées interprétatives, qui la laissaient
toujours dans un état de profonde stupeur. Durant ces moments-là, où elle
menaçait de perdre pied, l’intensité de son regard, rivé au mien, me donnait à
penser qu’elle pensait que nous pouvions penser la même chose, ou plutôt
« voir » la même chose, et qu’elle m’assignait alors la place de ce personnage,
que Freud évoque à plusieurs reprises, et dont les patients peuvent dire que,
durant tout le temps où ils étaient en proie à leur délire, il s’était tenu dans un
coin de leur esprit, telle une personne normale, à observer les choses. C’est pro-
bablement parce que j’incarnais cet observateur normal, celui qui n’est pas
contaminé par le délire, qu’elle accepta peu à peu de me livrer ses pensées
quand elles survenaient. Peu à peu, lui revint le souvenir d’avoir été, dans
l’enfance, en proie à ce type de pensées et à cette même sidération.

Une parole qui divise

Tout récit divise celui qui le parle. C’est ce dont témoigne Freud, dès 1899,
dans le texte sur les souvenirs-écrans, lorsqu’il suppose une double implication
du Moi lors de l’effectuation de la mise en récit d’un événement. Nul n’ignore
aujourd’hui que le souvenir analysé dans ce texte appartient à Freud lui-même.
Mais le fait qu’il ait éprouvé le besoin de se mettre ainsi en scène en tant que
« Freud écoutant un patient qui n’est autre que lui-même », mérite de retenir
notre attention. Il y a là tout sauf un artifice de style : la division, en effet, est
L’écoute de la parole 1325

une nécessité intrinsèque à la communication d’un récit, qui s’est déjà, dans un
premier temps et du dedans, constitué comme tel pour le sujet. Car le récit ne
transmet pas seulement l’expérience, pas plus que le portrait ne se contente de
reproduire le modèle. Ce que transmet le récit, c’est l’expérience avec ses effets.
Le récit englobe tout cela : expérience et effets. Dès lors que le moment de
l’énonciation offre, à nouveau, et ce tout comme la première fois, l’occasion de
travestissements et d’interprétations diverses, le récit en lui-même devient le lieu
propice à des transformations de toutes sortes. Transformations qui n’ont sou-
vent d’autre but que celui de convaincre le destinataire ou encore de pervertir
son entendement, afin de le rallier plus sûrement peut-être à la cause de l’énon-
ciateur. Le pouvoir magique des mots réside dans le seul fait que ces transfor-
mations ont le langage pour outil. Voilà, précisément, pourquoi ce que l’ana-
lyste a à entendre ne ressort pas de la conversation ordinaire, et que l’affaire se
complique. Elle se complique du fait que la véracité du souvenir n’est qu’appa-
rence trompeuse. Elle se complique encore du fait que sa « datation » – pour
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employer un terme en usage chez les paléontologues – s’avère généralement elle
aussi falsifiée, offrant ainsi l’occasion de déceler qu’une torsion s’est produite
dans la temporalité : « Suivant que s’établit l’un ou l’autre rapport temporel
entre couvrant et couvert, écrit Freud, on peut qualifier le souvenir-couverture
de rétrograde ou d’anticipant. »1
Ainsi la double implication du sujet dans l’énonciation du récit du souve-
nir, ou de l’événement, voire de l’anecdote, instaure-t-elle une dimension ana-
chronique de la temporalité. Considérée de ce point de vue, la dimension du
temps ouvre d’emblée sur une dimension des lieux où ces derniers, à leur tour,
engendrent les figures du temps. Le moment où l’on raconte, tout comme celui
dont on parle, deviennent des lieux où l’on se tient : ainsi la pluralité des temps
devient-elle pluralité des lieux psychiques de la mémoire. Diffractions que n’at-
ténuent pas, loin de là, d’une part l’impérieuse nécessité de la formalisation du
récit lui-même, d’autre part sa finalité : la mise en récit est destinée à l’autre, et
chacun sait que celui-ci s’écrit tout aussi bien avec un grand « A ».
Les temps sont des lieux. Cela, Freud le dit de la façon la plus nette :
« Dans la plupart des scènes d’enfant significatives et d’ordinaire irréfutables,
on voit dans le souvenir sa propre personne comme enfant, dont on sait qu’on
est soi-même cet enfant ; mais on voit cet enfant comme le verrait un observa-
teur en dehors de la scène. »2 La mise en récit de l’événement implique donc
que viennent à se figurer, puis à se fixer dans des représentations, des lieux qui
sont porteurs de temps. Au temps de l’expérience première, celui de l’événe-

1. S. Freud (1899), Des souvenirs-couverture, OCF, III, p. 274.


2. Ibid., p. 275.
1326 Dominique Clerc

ment, on se trouvait, écrit Freud, « en plein dans la situation, et on ne faisait


pas attention à soi, mais au monde extérieur »1. C’est la mise en récit qui inté-
grera le sujet dans la scène. Aussi, lorsque la personne propre entre en scène
dans son souvenir, au même titre que les autres objets qui y sont représentés,
pouvons-nous, écrit encore Freud, « avoir recours à cette opposition entre le
Moi qui agit et le Moi qui se souvient »2 et conclure que le souvenir en ques-
tion est le résultat d’une « surélaboration ». « On dirait, poursuit-il, qu’une
trace mnésique de l’enfance a été retraduite à une époque ultérieure (époque de
réveil) en plastique et visuel. Mais d’une reproduction de l’impression originelle,
rien ne nous est jamais parvenu à la conscience. »3 Tout est là : l’inconnu avec
sa trace, et la résurgence, avec sa forme et avec sa traduction.
Remarquons que, dans ce texte sur le souvenir-couverture, Freud pose
déjà, dès 1899, avec la mise en perspective de la division des temps et des lieux,
l’idée qu’une mémoire anachronique file la trame du tissu du récit : « Au pré-
sent, le tissu du récit est tissé de passés multiples. »4 Mais s’il en est ainsi, si la
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division des temps et des lieux peut littéralement créer un ouvrage de mémoire,
c’est bien grâce au rapport qu’entretient cette division avec la matière visuelle
et plastique du langage en tant qu’elle pourrait constituer l’autre « matière » de
la mémoire fictive. Car, au présent, le tissu du récit n’est pas seulement fait de
l’ajointement ou de la substitution des différents passés, il est aussi tissé de
formes et d’images qui sont empruntées à la langue commune, et c’est par
le biais de ces formes et de ces images sensorielles que « l’expression langa-
gière (...) assure la liaison entre le souvenir-couverture et le souvenir couvert »5.
Pour ces mêmes raisons que je viens d’évoquer, tout récit divisera égale-
ment celui qui écoute. Dans la situation de l’analyse, la chose se complique
encore, du fait du transfert. Le sujet qui écoute, l’analyste, est, en premier lieu
comme en premier temps, en tant qu’objet de la destination du récit, lui-même
dédoublé. Comme l’écrit A. Green, il est divisé du fait de l’assignation transfé-
rentielle dont il accepte d’être le support matériel : l’analyste est l’objet externe
auquel s’adresse le discours et il est aussi l’objet interne qui se constitue au fil
même de ce discours qui s’adresse à lui. Et il lui faut, ajoute A. Green, « rendre
compte de ce qui s’énonce par l’effet de révision en arrière de la marche discur-
sive en y ajoutant les attentes d’un advenir ultérieur »6. À la faveur du fraction-
nement de la temporalité, actif au cœur même du présent de la séance, à la

1. Ibid.
2. Ibid.
3. Ibid.. (Souligné par moi.)
4. G. Didi-Huberman, L’image survivante, Paris, Minuit, 2002, p. 55. (Souligné par moi.)
5. S. Freud (1899), Des souvenirs-couverture, op. cit., p. 273.
6. A. Green, Le temps éclaté, Paris, Minuit, 2000, p. 72.
L’écoute de la parole 1327

faveur des « brisures » et des « jointures »1 qui s’y produisent, des re-trouvailles
avec l’objet qui se jouent sur le terrain du transfert, l’écoute de l’analyste se
fractionne à son tour et se déplace, selon des temps, des lieux, des registres et
des régimes différents et distincts. Au-delà de l’objet manifeste, en deçà de l’ob-
jet implicite. Au-delà du présent, en deçà du passé. Mais l’écoute se fractionne
et se déplace, aussi, du fait que l’observateur n’est pas neutre et que, si l’atten-
tion dite flottante tente de lui garantir en quelque sorte le ralentissement de sa
propre excitation, il n’est pas pour autant indifférent à l’effet que lui procurent
les mots. L’observateur est un observateur affecté.

Les deux courants de la représentance

Dans Misère de la philosophie, J.-F. Lyotard rappelle que le philosophe,


comme le psychanalyste, n’a affaire qu’à des phrases, mais que la sorte de
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phrase avec laquelle le psychanalyste se débat est particulière. Particulière au
sens où la talking cure, si elle est bien traitement par la parole, est dans le même
temps un traitement de la parole par ce qui l’affecte, ce qui est une reprise
autrement formulée de l’expression freudienne du « traitement d’âme par
l’âme ». Se fondant sur la séparation que Freud opère entre les deux voies de la
représentance pulsionnelle2, à savoir que toute pulsion s’exprime selon les deux
registres distincts que sont l’affect d’une part et le système des représentations
proprement dites, d’autre part, Lyotard distingue à son tour deux courants de
la parole qu’il nomme, l’un « phrase de choses ou de mot » et l’autre « phrase
d’affect ». Soutenant que, dans la cure, c’est la seconde qui guide la première3.
J’ajouterai que cette proposition, parfaitement valable pour le patient, du fait
du transfert, l’est également pour l’analyste qui, soumis à l’effet de la parole de
« son » patient, n’est pas indemne de tout transfert.
En effet, la phrase de « choses » ou de « mot », si elle désigne bien un objet
du monde ou du langage qui existe dans la réalité matérielle ou psychique et
implique un ordre référent, s’inscrit dès l’origine dans un système de délégation
fondé sur des procédés de substitution. Car « chose » ou « mot », en tant
qu’éléments de langage articulé, sont le produit d’une substitution : investis à
l’origine par la motion pulsionnelle, ils en sont, depuis, devenus les repré-
sentants ; c’est en tant que tels qu’ils donneront prise ensuite aux jeux du
refoulement.

1. Les termes sont d’A. Green.


2. S. Freud (1915), Le refoulement, Métapsychologie, op. cit.
3. J.-F. Lyotard, Emma, Misère de la philosophie, Paris, Galilée, 2000, p. 61.
1328 Dominique Clerc

En revanche, ce que Lyotard nomme « phrase d’affect » ne représente rien,


ne désigne rien. Rien d’autre qu’elle-même : autoréférencée, elle ne fait que sur-
venir, ici et maintenant, encore et encore. Autre voie de délégation psychique
que se donne la pulsion, elle est pure quantité d’énergie libre, détachée de toute
représentation. Échappant au refoulement, la « phrase d’affect » peut faire
l’objet d’une répression qui sera parfois radicale, l’affect étant repoussé en tota-
lité dans l’inconscient. Elle peut aussi se transposer en « affect » proprement
dit, se dotant alors, comme le propose Freud, d’une certaine « coloration »1, ce
qui témoignerait déjà d’un effort de qualification et sans doute d’ébauche de
représentation sensorielle, à tout le moins imagée (le bon goût du pain blanc, la
vibration du jaune des pissenlits). Enfin, elle peut aussi s’exprimer, au sens litté-
ral du terme, sous la forme primitive, massive de l’angoisse, celle-là même dont
Freud a pu dire qu’elle était pur affect, au sens de la passibilité qu’elle suppose,
le sujet restant immobilisé psychiquement, sans défense devant elle2. Ainsi
phrase de « chose » ou de « mot » d’un côté et « phrase d’affect » de l’autre
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fondent-elles le double régime de la parole en analyse, source, dans l’écoute de
l’analyste, de ce que Lyotard a nommé « différend ».

Récits de Madeleine

Pendant longtemps, Madeleine ne rêva pas ; d’ailleurs, elle ne se rappelait


pas avoir jamais rêvé. Ses récits, en séance, étaient ceux de ses pensées. Et ces
pensées-là s’étayaient essentiellement sur ce que Freud appelle les « restes de
perceptions auditives ». Ces restes avaient la vie dure, car, chez Madeleine, le
langage fonctionnait souvent sans grammaire, comme il le fait dans le rêve.
Sans grammaire et sans travail d’élaboration secondaire, comme c’est aussi le
cas dans la pensée délirante, quand le langage d’images devient, dans la cons-
truction de la réalité, langage d’organe, et que le mot, réduit à l’état de signe,
vaut pour la chose qui est désignée. Le monde infantile de Madeleine s’était en
partie construit sur ce mode-là. Un monde sans possibilité de jeu, sans possibi-
lité de mobilité libidinale, un monde qui oscillait entre les puissances mortifères
du chaos et de l’immobilisme. Si je lui devais de « rester », c’était pour tenter
d’animer ce monde. Pour tenter de retrouver, au-delà de l’angoisse et de l’ef-
froi, les images mnésiques préexistantes qui cherchaient là leur traduction.
De Madeleine, je peux dire aujourd’hui que le langage l’avait rendue malade.

1. S. Freud (1915), Le refoulement, Métapsychologie, op. cit., pp. 54-56.


2. J.-F. Lyotard, Misère de la philosophie, op. cit., p. 76.
L’écoute de la parole 1329

Je devrais dire, plutôt ; la littéralité du langage. « Parler », ce que nous fîmes


durant de nombreuses années, devait la guérir.
Madeleine n’avait pratiquement pas de souvenirs d’enfance, et lorsqu’il lui
arrivait d’évoquer des faits touchant à cette période de sa vie, la confusion et
l’imprécision étaient de mise, et la mise en histoire – avec et sans « s » –, labo-
rieuse : en tant qu’enfant, elle ne se « voyait » tout simplement pas. Mais ce
dont Madeleine pouvait témoigner en revanche, c’était de ce qui se passait dans
sa tête. Aujourd’hui comme autrefois. Régulièrement, Madeleine revenait sur
les circonstances de sa dernière hospitalisation et sur le voyage – dont elle avait
entendu dire qu’il était pathologique – qu’elle avait entrepris sous l’emprise de
voix qui lui commandaient de sauver le monde, au prix d’abandonner enfant et
mari. Elle revenait aussi sur l’ « enfermement » dans lequel elle s’était main-
tenue ensuite à l’hôpital durant de longs mois, n’engageant la conversation
avec personne, partageant a minima la vie quotidienne avec les autres pension-
naires, et se retrouvant chaque jour dans le local des poubelles, à fouiller dans
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les ordures : « Je cherchais des boîtes de lait. »
Madeleine ne comprenait pas cet acte absurde et néanmoins irrépressible ;
elle m’en faisait part, pratiquement à chaque séance, de façon laconique, puis
demeurait silencieuse. Toujours avec ce même regard qui cherchait à voir ce
que je voyais dans ce qu’elle me disait. Et, en effet, je la voyais. Je la voyais se
diriger vers le local, y entrer et se mettre à tout jeter hors des conteneurs, à la
recherche de boîtes de lait. Je me tenais dans un coin de la scène, tel un specta-
teur attentif à sa recherche, et moi-même en quête d’un objet « boîte de lait ».
La représentation visuelle que j’en eus la première fois fut celle de ce qu’on
appelle une « brique », emballage en carton couramment utilisé à l’époque
pour le conditionnement du lait. Je savais pourtant bien qu’elle me parlait de ce
lait en poudre, qu’on appelle lait maternel, généralement vendu en boîtes de
métal arrondies. Il n’empêche, l’image qui m’était venue dès que je m’étais
représenté la scène était celle de la brique de lait, vide et destinée au rebut. À
cette image s’était immédiatement associée la représentation de mot « carré ».
L’image qui s’imposait là devait ensuite se présenter régulièrement sous la
forme verbale de « boîte carrée », à chaque fois que Madeleine revenait au
récit, devenu à son tour compulsif, de la recherche des boîtes de lait.
J’aurais pu m’en tenir à la scène décrite, m’en tenir à chercher avec elle la
signification de son acte, dont la répétition même faisait symptôme. J’aurais pu
m’en tenir aux rares associations qu’elle parvenait à déployer, peu à peu, aux
entours de la « boîte de lait » et à ce qui, peu à peu, faisait de la scène des pou-
belles une scène « affectée ». Affectée de la culpabilité d’avoir abandonné son
enfant, d’avoir causé du mal à son mari et d’être une femme indigne, affectée
surtout de la culpabilité sans bornes d’être malade : affects douloureux qui
1330 Dominique Clerc

venaient fragmenter l’angoisse massive présente au début de la cure en tentant


de la qualifier. J’aurais pu me satisfaire de l’interprétation selon laquelle l’objet
« boîte de lait », en tant que représentation d’objet (Sachvorstellung), était venu
se substituer à l’allaitement maternel, venant ainsi figurer l’enfant dont elle se
trouvait séparée, tout comme celui-ci était séparé d’elle par sa faute ; « boîte de
lait » était devenu la forme dans laquelle venait à se déverser toute la douleur de
cette séparation. La teneur mélancolique de cette douleur ne m’échappait pas
lorsque Madeleine évoquait le fait que son mari, comme sa fille, face à tant d’in-
dignité, n’auraient pas de mal à lui trouver une remplaçante, mot qui résonnait
aussi dans le transfert où j’étais celle qui devait « rester »... Ne pas être rem-
placée, mais ne pas non plus la remplacer. Pas plus, mais pas moins.
Dès lors, je « restais », effectivement embarrassée de ma « boîte carrée ».
La « boîte de lait » de Madeleine était ronde et représentait dans son discours
un objet bien réel du monde extérieur, tandis que ma « boîte carrée » ne repré-
sentait plus qu’elle-même. En moi, la production de la représentation de mot
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« boîte carrée » agissait comme figure défigurante de la boîte ronde. Elle deve-
nait reste incompressible, en attente de recyclage, un reste qui attendait de faire
sens, à son heure, et qui devrait ouvrir sur « autre chose » que n’avait pas réussi
à atteindre les développements sur la séparation que je viens d’exposer. Certes,
ces développements, associatifs, étaient bien le fruit de constructions justes,
mais ces constructions demeuraient à la limite de l’explication, et comme telles
prenaient appui sur des procédés déductifs, issus de la logique inhérente aux
processus secondaires. Ces développements n’avaient pas fait céder d’un pouce
la compulsion de Madeleine à revenir au récit de la scène des poubelles : pour
elle aussi, il y avait à l’évidence un reste. Un reste térébrant, qui, faute de trou-
ver sens, se comportait comme ce « quelque chose », dont Freud dit qu’il est
intrinsèque à la pulsion et qu’il est la cause du fait que la satisfaction n’aboutit
jamais pleinement et relance ce qu’il nomme la « faim d’excitation »1.
Ainsi ce reste, faute de pouvoir s’épuiser, continuait-il d’agir la parole de
Madeleine, qui revenait répétitivement en séance sur le récit de la scène, devenu
en lui-même objet se substituant à l’acte. Et je pouvais penser que ce reste, que
figurait pour moi « boîte carrée », tant par l’écart qu’il ouvrait du fait de la dis-
semblance des boîtes et tant par la charge intensive avec laquelle il survenait,
que par l’absence de référent dont il témoignait, était l’indice d’un chemin tracé,
maintenu en l’état, qui activait chez moi une forme de « penser en images ».
Des mois passèrent... Madeleine, peu à peu, établissait des rapproche-
ments : de son long séjour à l’hôpital et de la séparation d’avec sa fille, nous
passâmes à la maladie de sa mère, emportée par un cancer « des seins » – et

1. S. Freud (1912), Du rabaissement généralisé de la vie amoureuse, OCF, XI, pp. 139-140.
L’écoute de la parole 1331

soudain je ne savais plus comment épeler le mot « sein ». Elle avait à peine
13 ans. La vie s’était poursuivie : la sœur aînée avait remplacé leur mère. L’i-
mage verbale de la « boîte carrée » me revenait, tout aussi apathique et tout
aussi intense à la fois. Je pensai : « cercueil », mais la communication de cette
association, analogique du seul fait de la ressemblance des formes, ne me
semblait pas, à ce moment-là de la cure, devoir être efficace en soi : à nouveau,
il aurait fallu expliquer. Madeleine continuait d’évoquer les disparitions qui
avaient suivi de quelques années la mort de sa mère : le mariage de sa sœur
aînée, qui avait quitté la région, et que, à son tour, elle avait tenté de remplacer
auprès d’un père alcoolique, dont la mort avait été un soulagement. Égrainant
ainsi les séparations et les disparitions, dont la série substitutive ne laissait pas
place aux morts, elle en vint à parler de celle de son frère, emporté à 4 ans,
alors qu’elle-même en avait à peine 2. Elle n’avait aucun souvenir de son exis-
tence, aucun souvenir de la présence de ce garçon, le seul de la fratrie, mais elle
savait par sa sœur qu’il avait toujours été malade, qu’il n’avait jamais ni parlé
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ni marché, et que leur mère avait toujours refusé de l’envoyer à l’hôpital. C’est
alors que lui revint l’image d’une scène : « Des hommes avaient apporté une
boîte et on nous avait regroupées, mes sœurs et moi, dans un coin de la pièce,
en nous mettant une couverture sur la tête. »
On ne doit pas toucher aux cadavres... Même pas avec les yeux ! On n’y
touche pas non plus en pensée. C’est pourtant bien ce que nous ne manquâmes
pas de faire par la suite, dès lors que la « boîte de lait », objet de sa quête réi-
térée, eut ainsi révélé son autre face, celle de la « boîte cercueil »... Bientôt
Madeleine se mit à apporter des rêves en séance, signes qu’une « autre scène »
avait pu commencer à se constituer.

Penser en images

« Bien loin que le mot vienne en avant de la chose en lui faisant écran, écrit
J.-F. Lyotard dans Discours, figure, il s’efface pour la manifester. (...) Il est seu-
lement dans l’expérience du locuteur une percée sur la chose, une ligne de mire
qui la fait voir. »1 Lyotard soutient que l’opacité est dans l’objet et non dans le
mot. Que les mots en eux-mêmes ne sont pas des signes, mais qu’ils participent de
la transformation des objets en signes :
« Dès qu’il y a mot, l’objet désigné devient signe : qu’un objet devienne signe, cela veut
dire précisément qu’il recèle un “contenu” caché dans son identité manifeste, qu’il
réserve une autre face à une autre vue sur lui, une vue qui ne pourra peut-être jamais être
prise. Qu’il devienne signe requiert qu’il soit grevé d’une dimension d’absence. »2

1. J. F. Lyotard, Discours, figure, Paris, Klincksieck, 2002, p. 82. (Souligné par moi.)
2. Ibid.
1332 Dominique Clerc

Autrement dit, le mot est à la fois ce qui désigne et fait voir l’objet, et qui,
dans le même temps se substituant à sa présence, creuse son énigme : l’objet
devient alors signe au sens où il révèle un contenu caché au-delà de son identité
manifeste. Or nous savons que le refoulement ne porte pas seulement sur
les contenus mais qu’il s’exerce aussi bien sur les relations complexes que ces
contenus entretiennent ensemble. La « boîte de lait » que désigne Madeleine,
du seul fait qu’elle la désigne en la nommant, mais du fait aussi que le récit la
met en contact avec la « boîte à ordures », devient, au moyen de l’image qui se
forme alors en moi de « boîte carrée », une représentation d’attente dont la
signification ne pourra peut-être jamais être trouvée, mais qui continuera de se
manifester dans mon écoute précisément comme signe actif de la mise en crise
de cette écoute. Signe de la crise d’une pensée en état d’écoute.
Car c’est bien en effet ce qui se présente dans la représentation qui vient
mettre la pensée en état critique : la présentation (Darstellung) déstabilise la
représentation, littéralement. Ainsi « brique de lait » est-elle l’autre représenta-
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tion qui se présente au travers de la représentation « boîte de lait » à la faveur
de la déformation et du déplacement. Et cette autre représentation, à son tour,
devient productrice de « boîte carrée », qui n’a plus aucun rapport avec « boîte
de lait ». Si « boîte carrée » se forme ainsi, c’est tout d’abord, comme on l’a
vu plus haut, à la faveur du mouvement régressif que constitue l’abandon du
concept au profit de l’image de chose perçue. Mais elle se forme ainsi, aussi, du
fait de la liaison nouvelle qui s’établit entre cette image et la représentation de
mot qui lui est alors attribuée dans le Pcs. C’est cette nouvelle formation de
langage « boîte carrée » qui prendra place désormais au lieu de l’écoute,
comme reste non identifiable qui fait signe vers un ailleurs, autre lieu et autre
temps peut-être de ce qu’A. Green appelle la « mémoire amnésique », qui n’a
trouvé pour se dire ni mots ni images et à propos de laquelle j’évoquerai volon-
tiers ce qu’écrit Freud dans L’homme Moïse au sujet d’Hoffmann, « comme
quoi ce que les enfants de 2ans ont vécu sans le comprendre, ils n’ont jamais à
s’en souvenir en dehors des rêves »1. Et l’on pourrait ici ajouter : ni en dehors
des délires, où ce qui a été aboli à l’intérieur cherche à se reconstruire au-dehors
sous la forme de perceptions hallucinées.
Si la régression dans l’écoute peut user ainsi de la déformation ou du
déplacement, c’est bien parce qu’elle use largement de ce qui se présente dans la
représentation. Les images qui nous viennent en séance sont déjà le produit
d’un travail de notre appareil psychique dont la régrédience, terme si justement
créé par S. et C. Botella2, demeure la condition première et nécessaire. J’ai dit

1. S. Freud (1939), L’homme Moïse et la religion monothéiste, op. cit., p. 229.


2. C. et S. Botella, Figurabilité et régrédience, La figurabilité, op. cit.
L’écoute de la parole 1333

plus haut, de l’image de chose « boîte carrée », qu’elle était apathique. Mais si,
en effet, je ne pouvais ni ne savais, ni ne voulais, rien faire de cette représenta-
tion condensée qui se présentait à moi en deçà de la représentation « boîte de
lait », et qui ne pouvait prendre d’autre forme que celle de « boîte carrée », l’in-
tensité avec laquelle elle s’imposait était en revanche le signe certain de l’inves-
tissement inconscient que j’en avais fait. L’apathie n’était donc qu’apparence.
Et l’intensité inaltérée avec laquelle la représentation verbale « boîte carrée » se
signalait régulièrement à ma conscience témoignait de la survivance d’une autre
chose, purement inconsciente (Ding), encryptée dans « boîte de lait ». C’est
lestée de l’intensité propre à cette chose, que la représentation « boîte carrée »
s’était avancée pour la première fois à la rencontre de « boîte de lait », qu’elle
recouvrait désormais. À son tour, elle attendait d’être recyclée. Image en quête
de traces, attendant sa remise en mouvement1 par-delà son opacité, en deçà de
l’épaisseur qu’elle présentait.
L. Kahn insiste, dans « L’action de la forme », sur la notion de « force pré-
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sentante », sur laquelle repose l’économie de la régression dans le chapitre VII
de L’interprétation du rêve, soulignant combien cette force imprègne l’inscrip-
tion et les destins de la trace mnésique : « Voie frayée par le passage de l’excita-
tion, tracé du travail lui-même, la trace mnésique n’a plus rien d’une représenta-
tion ; mais c’est elle qui pousse à la requalification, s’empare de tous les
matériaux à disposition, et impulse la formation des formes. »2 Ce que je rap-
procherais ici volontiers de ce que Freud écrit en 1923 à propos des représenta-
tions de mots :
« Les représentations de mot sont des restes mnésiques, elles furent un jour des percep-
tions et peuvent, comme tous les restes mnésiques, redevenir conscientes. (...) Ce qui,
provenant de l’intérieur, veut devenir conscient doit tenter de se transposer en percep-
tions externes. Cela devient possible par le moyen des traces mnésiques. »3

S’il désigne ensuite la voie acoustique comme cheminement principal de


ces traces, et s’il confère là une certaine prédominance aux restes de mot, en
tant qu’ils sont restes de mots entendus, il n’en reconnaît pas moins l’impor-
tance que peut prendre « la significativité des restes optiques » en tant qu’ils
sont restes mnésiques des choses (Dingvorstellung). Il note alors que le « deve-
nir conscient des processus de pensée par retour des restes visuels » peut par-
fois, pour certains, sembler une voie privilégiée, ajoutant que, si le « penser en
images » n’offre qu’imparfaitement la possibilité de rendre conscient ce qui ne
l’est pas, il est toutefois plus proche des processus inconscients que le « penser

1. Voir, à ce propos : Philippe-Alain Michaud, Aby Warburg et l’image en mouvement, Paris,


Macula, 1998.
2. L. Kahn, L’action de la forme, La figurabilité, op. cit.
3. S. Freud (1923), Le Moi et le Ça, op. cit., p. 264.
1334 Dominique Clerc

en mots »... Et aussi plus ancien, tant du point de vue ontogénétique que du
point de vue phylogénétique1.
Le pouvoir des images résiderait-il donc dans la faculté que possèdent
celles-ci de porter en elles la trace des mouvements de l’investissement des mots
du langage ? P. Fédida soutient que « l’image est sensoriellement – esthétique-
ment – réminiscente de la chose » et que la construction de l’analyste « est une
mémoire de l’infantile constituée sur la base de fragments ». Ainsi les fragments
du texte sont-ils à traiter comme les « lambeaux » du rêve... Il ajoute : « C’est
parce que le rêve est fait d’images visuelles qui sont choses dont les images se
ressouviennent, et parce que ces images sont l’intérieur des noms de ces choses,
que la construction est la mémoire d’un passé irreprésentable. »2
Lorsque Freud, toujours dans le chapitre VII de L’interprétation du rêve,
compare les processus de pensée normaux avec ceux du rêve, il écrit ceci :
« La remémoration et d’autres processus partiels de notre penser normal correspon-
dent eux aussi à une rétrogradation dans l’appareil psychique à partir de tel ou tel
acte de représentation complexe jusqu’au matériel brut des traces mnésiques qui sont
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à sa base. Mais, pendant la veille, cette remontée en arrière ne va jamais au-delà des
images mnésiques. Elle n’est pas en mesure de produire la vivification hallucinatoire
des images perceptives. »3
Il est parfaitement justifié de se demander si l’écoute analytique, dans l’in-
vestissement qu’elle fait de la réserve d’images mnésiques qui s’engrangent
depuis la parole du patient tout au long du processus, n’a pas pour but – le mot
« but » étant ici à entendre au sens de « but pulsionnel » – de re-trouver, de
faire revivre, de mettre au jour la circulation de leurs traces et de leurs inscrip-
tions diverses. De parcourir à rebours et à nouveau les voies par lesquelles ces
images ont abouti à de nouvelles représentations, c’est-à-dire de chercher à per-
cevoir ce qu’il y a en deçà tout autant qu’au-delà des mots. La véritable cons-
truction, celle que Freud apparente au délire des malades, résulterait alors de
cette sorte de désir contraignant qui anime l’écoute analytique et lui fait suivre,
pour elle-même, les deux courants de la représentance. Investissant d’une part
la voie de l’affect, d’autre part celle de la représentation de chose ou de mot que
contient le langage, l’écoute de l’analyste n’échappe pas aux mouvements de la
pulsion. Pas plus, mais pas moins que n’y échappe la parole du patient : la dis-
symétrie entre les deux partenaires tient au seul fait que l’un des deux est sup-
posé avoir déjà fait l’expérience de la rencontre avec l’analyse, et qu’il est sup-
posé ne pas l’avoir oublié.
1. Ibid., p. 265.
2. P. Fédida, Passé anachronique et présent réminiscent, L’écrit du temps, no 10, « Documents de
la mémoire », Paris, Minuit, automne 1985, p. 44.(Souligné par moi.)
3. S. Freud (1900), L’interprétation du rêve, op. cit., p. 596.(Souligné par moi.) Freud ajoute, en note
de bas de page, que, « en somme, nos rêves sont l’inverse de nos imaginations vigiles, le mouvement,
quand nous sommes éveillés, commençant à une extrémité, et quand nous dormons à une autre ».
L’écoute de la parole 1335

Car il y a, en effet, pour la pensée consciente, une réelle difficulté à penser


en images qui est inhérente à la résistance que nous opposons d’ordinaire à la
poussée qu’exerce l’inconscient. Alors que, à l’inverse, il y a dans le rêve une
contrainte qui s’exerce pour exprimer « quand même » des relations de pensée
qui ne peuvent être représentées en tant que telles. Si le rêve peut penser en dor-
mant, c’est « grâce à une modification adéquate de la présentation » qui lui est,
écrit Freud, tout à fait particulière1. Ainsi ce qui, dans le rêve, relèverait d’un
défaut d’expression fournit-il l’occasion qui engage la contrainte à figurer
« quand même » grâce à la nécessité de la « transformation en plastique et
visuel »2. L’écoute de ce qui s’énonce en séance subit la même contrainte, qui se
confond alors avec l’expression que trouve le désir de l’analyste. Du fait du
refoulement qui exerce sa poussée, tantôt sur les contenus de pensée, tantôt sur
les rapports logiques entre ces contenus, et tantôt encore sur les deux à la fois,
l’écoute de la parole en séance passe par le processus contraignant d’avoir
à figurer autrement ce qui se présente dans la représentation. C’est cette
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contrainte qui relance la pensée. Tout le détour de l’écoute est là...

Déchirer l’image, creuser le mot

G. Didi-Huberman écrit, à propos des œuvres d’art, qu’il s’y exerce


« un travail du négatif dans l’image, une efficacité “sombre” qui pour ainsi dire creuse
le visible (l’ordonnance des aspects représentés) et meurtrit le lisible (l’ordonnance des
dispositifs de signification). (...) Ce travail ou cette contrainte peuvent être envisagés
comme une régression, puisqu’ils nous ramènent, avec une force qui toujours nous
étonne, vers un en-deçà, vers quelque chose que l’élaboration symbolique des œuvres
avait pourtant bien recouvert ou remodelé »3.

Il se produit là comme un « mouvement anadyomène, conclut-il alors,


mouvement par lequel ce qui avait plongé resurgit un instant, naît avant de
replonger bientôt » : ce qui est produit là, dans ce mouvement de perception
fulgurante et fugace, est à mettre au compte de ce que produit la déchirure de
l’image. Ce qui est produit, écrit-il encore, « c’est la materia informis lorsqu’elle
affleure de la forme, c’est la présentation lorsqu’elle affleure de la représenta-
tion, c’est l’opacité lorsqu’elle affleure de la transparence, c’est le visuel lors-
qu’il affleure du visible ». C’est « boîte carrée » lorsqu’elle affleure de « boîte de
lait » et qu’elle ouvre sur la béance d’un cercueil vide. Et c’est aussi « Pas
touche ! » qui surgit sur le seuil de la pensée en mouvement.

1. Ibid., p. 357. (Souligné par moi.)


2. S. Freud, Les souvenirs-couverture, op. cit., p. 275.
3. G. Didi-Huberman, Devant l’image, Paris, Minuit, 1990, p. 174 sq. (Souligné par moi.)
1336 Dominique Clerc

Nous avons pour habitude de traiter les images en surface et de ne les


considérer que sous l’angle de l’écran qu’elles nous offrent, celui qu’ordonne
le système de la ressemblance, alors même que l’événement de leur déchi-
rure (Zerrbild) laisse apparaître la dissemblance fondamentale qui les anime et
révèle la matière dont elles sont faites. Il en va de même avec le langage, car
cohérence et recherche de certitude sont deux tendances sans cesse à l’œuvre
dans la pensée consciente, qu’une certaine évidence de la ressemblance des
choses ou des termes langagiers contribue généralement à renforcer. La bana-
lité du langage recouvre la matière dont les mots sont bâtis, et, de fait, nous
aimons spontanément cette banalité, précisément parce qu’elle conforte la tran-
quillité de nos certitudes ; seuls les poètes, à l’égal des peintres, et parfois les
analystes, aiment à forcer et à déchirer les mots et les images jusqu’à ce point de
dislocation qui les fait retourner à la matière brute dont ils ont été formés.
De la ressemblance, de cette apparente présentation du même en des termes
différents, Freud ne cesse de dire qu’elle est là pour mieux endormir notre vigi-
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lance, et que, lorsqu’elle apparaît comme telle dans le rêve : « Là où est aussi pré-
senté dans le rêve un élément commun à deux personnes, celui-ci est habituel-
lement une invite à chercher un autre élément commun dissimulé dont la
présentation est rendue impossible par la censure. »1 Et, en effet, l’évidence trom-
peuse que la ressemblance entend présenter, ici et maintenant, signifie bien qu’il
s’est, en ce point précis, produit un déplacement vers le domaine de l’identique,
aux seules fins de favoriser quand même la figurabilité, et cela malgré la censure.
Ainsi la condensation cherche-t-elle à effacer la dualité altérante des termes oppo-
sés, tandis que le déplacement œuvre à son encontre, afin de bouleverser le rappro-
chement que tentait d’établir la ressemblance. Le langage contient ce double mou-
vement. Tout l’intérêt que Freud porte au sens opposé des mots primitifs tient à
ce que ceux-ci mettent en jeu, et présentent – comme le fait le rêve –, la duplicité
qu’ils renferment, laquelle se fonde sur les deux principes de la condensation-
décondensation et du déplacement : deux courants qui s’opposent et se rassem-
blent dans un seul mouvement qui n’est autre que celui d’une parole en actes. Ainsi
certains mots de la langue égyptienne pouvaient-ils condenser, dans leur forme
écrite, aussi bien une qualité que son contraire, tel le mot ken qui pouvait signifier
aussi bien « fort » que « faible ». Mais à ce mot, dans le texte écrit, venait
alors s’adjoindre une image, « explicative ». Simple connotation, équivalente au
déplacement dans le rêve, qui affecte le mot composite et décidera, in fine, du sens
de l’énoncé2. En ce sens, l’assonance, qui convoque à son tour le penser en images

1. S. Freud (1900), L’interprétation du rêve, op. cit., p. 366.


2. S. Freud (1910), Du sens opposé des mots originaires, OCF, X : « Dans la langue parlée,
c’était, selon l’opinion d’Abel, le geste qui servait à donner au mot prononcé l’indice souhaité »
(p. 173). (Souligné par moi.)
L’écoute de la parole 1337

– et force ainsi à la représentation –, est bien l’héritière du mot primitif. Si le lan-


gage se sert de l’assonance, et s’il en joue avec tant de plaisir, c’est bien pour user
de cette dialectique de la ressemblance. Car le langage ruse toujours afin de signi-
fier « quand même » ce qui ne doit pas être entendu. Les jeunes enfants savent
cela et n’ont pas peur d’en faire un jeu : Freud cite à plusieurs reprises l’histoire
de cette petite fille qui demande à son frère s’il a bien pris ses médicaments1. En
allemand, « médicament » se dit Medizin ; « petite fille », Maidi ; et « petit
garçon » se dit Bubi. Elle lui demande donc, en toute logique, s’il a bien pris sa
Bubizin. Parler, aimer les mots, pouvoir jouer avec, c’est aussi redevenir enfant,
c’est entendre le sexuel infantile qui ne passe pas et qui se profère encore et tou-
jours. Et le transfert offre cette occasion-là. Le transfert en quelque sorte fait
voir. Au-delà de toute cohérence et de toute certitude : alors, de la répétition du
même surgit la différence qui la fait voler en éclats.
On voit là qu’il ne s’agit donc pas simplement d’un phénomène de percep-
tion dans l’écoute. Il ne s’agit pas seulement en effet de percevoir des images,
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pas plus qu’il ne s’agit de percevoir les mots du langage, quand bien même cela
se produirait-il selon un mode hallucinatoire. Il s’agit bien plus de les penser
avec ce qu’ils portent en eux de traces et d’inscriptions. De ce dont ils sont les
témoins anachroniques – à savoir, de l’écart originaire, irréductible, entre la
satisfaction hallucinée et la satisfaction obtenue, cet écart qui pousse à la repré-
sentance, par la voie de l’affect, par la voie du langage et par celle, enfin, de
leur intrication dans l’acte de parole.
G. Didi-Huberman nomme « symptôme » le mouvement anadyomène qui
inaugure la déchirure de l’image. Si nous le suivons sur cette voie, devrons-nous
pour autant qualifier notre écoute de symptomatique ? Cela n’est pas impos-
sible : car l’écoute de l’analyste est tout sauf « neutre ». L’observateur, je l’ai dit
plus haut, est un observateur « affecté ». Il est loin de garder la maîtrise sur l’ef-
fet que lui procurent les mots qu’il entend, et il est impuissant à décider de la
temporalité des événements psychiques constitutifs de la psyché de « son »
patient. Attaché à ce qui, des matériaux langagiers fournis par la parole, peut
mener à la « matière première » du langage, l’analyste investit, souvent à son
propre insu, des représentations de choses surgies de son propre inconscient.
Ces représentations se comportent alors comme le font les images mnésiques du
rêve, capables de faire revivre les « noms des choses » depuis l’intérieur des
images. C’est là le fondement de ce que, dans notre jargon, nous avons cou-
tume de désigner du nom de « contre-transfert ». Et c’est là ce qui vient déman-
teler notre pensée consciente, ce qui fait que ce qui se présente dans la représen-

1. Cette petite anecdote est plus particulièrement reprise dans Le mot d’esprit et sa relation à
l’inconscient, Paris, Gallimard, 1988.
1338 Dominique Clerc

tation en vient à jouer le rôle d’indice et participe alors à l’élaboration d’une


scène autre, elle-même construite à partir du matériau brut du langage qui
affleure, ici et là, mais toujours en deçà des mots qui le tissent. Matériau qui
sert de guide pour se représenter le monde infantile du patient, ce monde
interne qui continue de l’agir et d’agir sa parole.

POUR CONCLURE

Une nuit, Madeleine, qui, lorsqu’elle était enfant, ne « voyait » pas le rôle
du père dans la naissance, rêva « dans » son père (c’est l’expression qu’elle
employa). Elle lui offrait un réveille-matin, tout en se disant : « C’est absurde,
on n’offre pas de réveil à quelqu’un qui est mort. » Ce jour-là, je me suis dit que
Madeleine était sauvée. Que la logique des processus secondaires pouvait enfin
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tempérer le pouvoir tyrannique des processus primaires. Que cette cure trouve-
rait un jour sa fin et que je pourrai alors quitter dans la réalité la place de celle
qui « reste » qu’elle semblait jusque-là m’avoir assignée pour l’éternité.
Ce que nous offrons à nos patients, avec la cure de parole, c’est la durée,
celle que nécessite le déroulement du processus, tout comme celle qui s’installe
avec la longue durée de la séance, où la parole du patient peut séjourner, tandis
que notre écoute devient aussi celle d’une parole qui se produit en nous. Le
ralentissement est un mal ou plutôt un bien, absolument nécessaire. Il permet
que les certitudes vacillent, et relance d’autant le plaisir à penser. « Penser, écri-
vait Freud, c’est agir à titre d’essai, en déplaçant de petites quantités d’énergie »
afin de gagner un certain plaisir, un plaisir qui n’est jamais assuré une fois
pour toutes, et qu’on pourrait donc, pour cette raison même, qualifier de
« durable » : un plaisir dans la durée, et qui se prolonge, au-delà de l’instant de
son surgissement. Comme le rêve séjourne dans la nuit, la parole en analyse
devient celle d’un langage qui se comporte comme un langage d’images, qui
ignore la syntaxe et la chronologie des temps. La parole fait alors de la mémoire
une mémoire anachronique, condition indispensable pour que les choses,
enchâssées dans la langue, accèdent à leur propre visualité, que se produisent
déchirures et fermetures, « brisures » et « jointures », contacts et ruptures, qui
sont aussi ceux des images de mots. La mémoire de l’infantile est marquée de
ces rythmes-là, celle de notre pensée aussi, sans doute ; celle de notre écoute,
sûrement.
Dominique Clerc
82, boulevard Beaumarchais
75011 Paris
L’écoute de la parole 1339

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