Thouvenel - Cinéma Et Logique Du Fluide

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Cinéma et « logique du fluide1 »

Éric Thouvenel
Thouvenel, Éric. « Cinéma et “logique du fluide” ». In L’Impressionnisme, les
arts, la fluidité, édité par Philippe Fontaine, Frédéric Cousinié, et Pierre-
Albert Castanet. Mont-Saint-Aignan: Presses universitaires de Rouen et du
Havre, 2013. https://doi.org/10.4000/books.purh.712.

DE LA FIN DE LA PREMIERE GUERRE MONDIALE à l’arrivée massive du film


parlant au tout D début des années 1930, le cinéma français fut le
théâtre (et le champ de bataille) d’un des plus importants
bouillonnements théoriques et artistiques de son histoire. Ce
moment très particulier et extrêmement inventif, presque un état de
grâce issu de causes tant politiques, économiques et sociales que
proprement esthétiques, l’historiographie l’a longtemps désigné,
tout ou partie, du terme d’« impressionnisme cinématographique ».

Lorsque le critique et cinéaste Louis Delluc louait au début des


années 1920 le « sens très vif de l’impressionnisme2 » de certains
réalisateurs, ou leur capacité à unir dans leurs films
« impressionnisme d’expression et de décoration3 » ; lorsque
Germaine Dulac évoquait « l’ère de l’impressionnisme [qui]
commençait4 » pour le cinéma après la première guerre mondiale,
ou l’usage du gros plan comme « la note impressionniste, l’influence
passagère des choses qui nous entourent5 », ce qu’ils désignaient-là
était un horizon nouveau qui semblait s’ouvrir au cinéma à l’époque,
en même temps qu’il inaugurait un rapport privilégié des cinéastes
français avec le paysage, dont on observera des résurgences tout au
long du XXe siècle, de Jean Renoir à Maurice Pialat, de Jean Grémillon
à Philippe Grandrieux ou Jean-Luc Godard, pour n’en citer que
quelques-uns. Pour autant, cet enthousiasme des acteurs de
l’époque pour un impressionnisme « de cinéma », et sa reprise par
bien des exégètes ultérieurs pour qualifier et circonscrire, de façon
sans doute trop commode, les caractéristiques des films français des
années 1920, ne doivent pas empêcher de s’interroger sur le sens
qu’il convient de donner à ce terme d’impressionnisme en tant que
tel, en commençant par ne pas le prendre dans un sens d’emblée, et
exclusivement, pictural.
L’impressionnisme cinématographique comme signe distinctif de la
production cinématographique française des années 1920 s’est en
effet construit, d’une part, en référence à la musique au moins
autant qu’à la peinture (c’est-à-dire à Debussy autant qu’à Monet,
pour le dire vite6). D’autre part, il répond à un désir des cinéastes de
se distinguer de l’expressionnisme allemand – celui de Fritz Lang ou
de Georg Wilhelm Pabst, et plus généralement de ce qu’on a appelé
le « caligarisme », avec ses décors biscornus et ses éclairages
outranciers, censés refléter la conscience torturée des personnages –
plutôt que d’affirmer un lien avec la peinture de Monet, Pissarro ou
Renoir père. Ce qui ne veut pas dire toutefois que ces liens soient
inexistants ; mais il faut les nuancer. Si le cinéma français des années
1920 tel qu’on le pratique ou, en tout cas, tel qu’on l’imagine à
l’époque, possède une dette à l’égard du plus important mouvement
pictural du XIXe siècle, c’est sans doute sur le registre théorique bien
plus que strictement iconographique. Néanmoins, les deux périodes
étant très proches l’une de l’autre chronologiquement, les points de
convergence en termes d’imagerie et de contexte culturel sont
nombreux, et justifient que l’on ait effectué le rapprochement à
l’époque, et qu’il perdure encore aujourd’hui, même si la piste d’une
influence directe de la peinture impressionniste sur le travail des
réalisateurs français constitue en réalité un chemin beaucoup plus
escarpé qu’il n’y paraît a priori.

Fig. 22 et 23. Photogrammes extraits de Germaine Dulac, La Coquille


et le Clergyman, 1927.
Fig. 24. Photogramme extrait de Jean Renoir, La Fille de l’eau, 1924.

Au registre des obsessions communes aux peintres et aux cinéastes


impressionnistes, figure notamment la représentation du
mouvement à travers ses manifestations élémentaires, au premier
rang desquelles les mouvements de l’eau. C’est précisément sur ce
motif de l’eau que s’appuiera Gilles Deleuze lorsque, rédigeant le
premier tome de son double livre sur le cinéma7, il réévaluera ce
moment du cinéma français en décidant de ne pas conserver
l’intimidant qualificatif « impressionniste », mais en regroupant les
cinéastes de cette époque sous la bannière de ce qu’il nomme
« l’école française ».
Depuis la parution de L’Image-mouvement, les propositions de
Deleuze sur cette « école française » de l’entre-deux-guerres et son
attrait pour l’eau sont désormais bien connues, et jouissent d’une
fortune critique importante dans le domaine de l’esthétique et des
théories du film. Le philosophe y démontre en effet que ce « goût »
de réalisateurs importants comme Jean Epstein, Marcel L’Herbier,
Jean Grémillon ou Jean Renoir, entre autres, ne se limitait pas
aux représentations de l’eau – la tempête, le canal, la pluie, la brume,
etc. –, mais qu’il relevait bien plus profondément, et bien plus
essentiellement, d’un type de perception reposant sur le modèle
formel et structurel de la fluidité. Une « perception liquide8 » qui
permet de penser l’image filmique et son mode de fonctionnement
en termes de texture, de rapport à la matière, de perception
renouvelée de l’espace et du temps. En d’autres termes, Deleuze a
l’intuition9 qu’au-delà des thèmes et des lieux de tournages choisis
pour les films, où l’eau occupe une place majeure, ce cinéma français
des années 1920 était assez largement structuré en fonction d’un
régime des images qui est celui de la fluidité.
Cette hypothèse, que Deleuze résume dans la formule : « L’image-
mouvement et la matière-écoulement sont strictement la même
chose10 », ne lui est évidemment pas venue du ciel. Le « monde
fluide de l’écran11 », pour reprendre une autre formule, du cinéaste
et théoricien Jean Epstein, c’est celui du dispositif cinématographique
dans son ensemble, tout autant que des films qui en sont le produit,
ce que les cinéastes eux-mêmes avaient parfois repéré, mais sans
filer jusqu’au bout la métaphore de la fluidité. Par ailleurs, et cela est
bien mieux connu, la source principale de Deleuze pour l’écriture de
ses ouvrages sur le cinéma est la pensée de Bergson, dans laquelle il
croit déceler des affinités profondes avec ce que permet le cinéma en
termes d’invention formelle mais surtout de perception des
catégories générales de l’espace et du temps. C’est en effet à partir
de la critique bergsonienne du temps dans L’Évolution créatrice12 que
Deleuze postule que le dispositif cinématographique constitue, à
l’instar de la durée chez Bergson, une « puissance [à même]
d’extraire le mouvement de la chose mue13 », autrement dit un
mouvement donné à voir en et pour lui-même, indépendamment des
objets qui en sont les supports. « On a souvent parlé du goût de l’eau
courante chez Jean Renoir, écrit encore Deleuze. Mais ce goût, c’est
celui de toute l’école française […] Dans l’école française, c’est tantôt
la rivière et son cours, tantôt le canal, ses écluses et ses péniches,
tantôt la mer, sa frontière avec la terre, le port, le phare comme
valeur lumineuse. S’ils avaient eu l’idée d’une caméra passive, ils
l’auraient installée devant l’eau qui coule14. » Toutes ces choses,
l’intérêt pour le motif ou la thématique de l’eau sont, à l’époque où
Deleuze écrit ces lignes, communément admises. Pour autant, la
prédilection française pour les paysages aquatiques n’est que le
point de départ de la réflexion du philosophe, comme le montre la
suite du texte : « L’Homme du large15 traitait la mer non
seulement comme un objet de perception particulier mais comme un
système perceptif distinct des perceptions terrestres, un “langage”
différent du langage de la terre16. »
Dans la perspective deleuzienne, l’eau n’est donc plus seulement un
« objet de perception » ou un sujet de mise en scène, mais
véritablement un « système perceptif », autrement dit un régime de
fonctionnement de l’image cinématographique : l’eau (ou plus
exactement le fluide) comme modèle théorique pour penser ces
images en tant que support d’un devenir essentiel. Et Deleuze
explicite : « Pourquoi l’eau semble-t-elle ainsi correspondre à toutes
les exigences de cette école française, [qu’elle soit] exigence
esthétique abstraite, exigence documentaire sociale, [ou] exigence
narrative dramatique ? C’est d’abord que l’eau est le milieu par
excellence où l’on peut extraire le mouvement de la chose mue, ou la
mobilité du mouvement lui-même17. » Cette mobilité sans motif, il
l’avait déjà annoncée, et commentée, quelques pages auparavant,
lorsqu’il déclarait que l’école française permettait « le passage d’une
mécanique des solides à une mécanique des fluides », et qu’à travers
l’élaboration de cette « image liquide », le cinéma français
« affranchit l’eau, lui donne des finalités propres et en fait la forme
de ce qui n’a pas de consistance organique18 », c’est à dire pas
d’horizon narratif ni même, parfois, descriptif.
Fig. 25 à 27. Photogrammes extraits de Jean Epstein, Finis terrae, 1929.

Selon Deleuze, la singularité de ce système perceptif atteint son


maximum de visibilité lorsque le plan devient le théâtre d’un
affrontement entre les deux types de perception, solide et liquide,
exemplairement dans les films « bretons » de L’Herbier, Grémillon et
surtout Epstein, dans lesquels « la limite de la terre et des eaux
devient le lieu d’un drame où s’affrontent les attaches terrestres
d’une part, et d’autre part les amarres, les cordes mobiles et libres »,
et plus seulement la mobilité intrinsèque de la mer, sa capacité à se
montrer continuellement différente d’elle-même. On est bien là face
à une pensée qui fait du mouvement son horizon autant que son
principe directeur. Mais un mouvement qui ne s’avère jamais si
efficient que lorsqu’il permet la mise en œuvre d’une pensée
du rapport, de la relation entre points de vue « maritime » et
« terrestre », solide et fluide, objets mobiles ou mobilisés. Écoutons
encore un instant le philosophe :

Finalement, ce que l’école française trouvait dans l’eau, c’était la


promesse ou l’indication d’un autre état de perception : une
perception plus qu’humaine, une perception qui n’était plus taillée
sur les solides, qui n’avait plus le solide pour objet, pour condition,
pour milieu19.
On imagine bien ce qui pouvait séduire Deleuze dans ces films, ce
qu’ils déléguaient en un sens à son regard : « une perception plus
qu’humaine », c’est-à-dire non seulement un type de vision accru par
les capacités spécifiques de la caméra – dont on a pu penser,
longtemps, qu’elle voyait mieux que l’œil humain, alors qu’elle voyait
en fait différemment, ce qui n’est déjà pas si mal –, mais encore une
modalité de l’acte de vision que le philosophe qualifiera un peu plus
loin de « moléculaire ». Autrement dit, un état perceptif dans lequel
les qualités de la substance étaient, en quelque sorte, directement
portées dans les images. Il est peu d’exemples, dans l’histoire des
formes cinématographiques, d’une telle convergence des désirs et
des pratiques, visant à créer des images qui figurent l’exact point de
rencontre entre la matière filmée et son expression à l’écran. Images
proprement liquides, « perception fluente » dont la vertu cardinale
était d’atteindre, par moments, à une véritable « matière-
écoulement20 ».
Fallait-il, pour voir tout cela, venir d’« ailleurs » que du cinéma ? Sans
doute, si l’on en croit Deleuze lui-même qui posait comme
condition sine qua non, à toute rencontre possible entre la
philosophie et l’art des images mouvantes, la nécessité de faire
acte de création – création de concepts d’un côté, de blocs de
mouvement-durée de l’autre21. Et sans doute aussi si l’on écoute un
autre philosophe, Gaston Bachelard, qui s’est curieusement très peu
intéressé au cinéma, mais beaucoup en revanche à la compréhension
du monde à travers le modèle d’une perception fluide :
Dans un monde de pâtes et de liquides, il semble que le possible soit,
si l’on ose dire, plus réel que la réalité immédiate ; car le possible,
c’est alors tout le devenir, devenir rendu plus clair par son activité
accrue […] En accentuant par la pensée la fluidité des corps solides,
nous pouvions croire que nous n’avions touché qu’une qualité
matérielle. Nous nous apercevons finalement que nous avons troublé
jusqu’aux catégories et aux formes les plus fondamentales de notre
connaissance puisque nous entrons dans un monde […] où le temps
aurait enfin la suprématie sur l’espace22.
Ainsi l’image-fluide telle que la présente Deleuze, et telle qu’elle se
manifeste dans nombre de films de cette « école française »,
représente idéalement le mouvement cinématographique comme
variation universelle, sans détermination ni destination : le
mouvement en tant que tel. De ce point de vue, on peut dire alors que
le cinéma français a excellé, pendant cette courte période du moins,
à élaborer et mettre en scène des images qui démontraient à
merveille l’une des vertus cardinales du dispositif
cinématographique, que l’on pourrait appeler le prendre forme, ou la
formation dans la forme. En d’autres termes, cette capacité à
produire pour le regard des états changeants, des variations
incessantes de formes jamais stabilisées, et toujours en devenir.

Il y a là l’hypothèse – émise de façon discrète mais continue depuis


les dernières années du muet, puis remise largement sur le devant
de la scène à partir des travaux de Deleuze – de ce que pourrait
apporter à la réflexion théorique sur le cinéma l’idée d’une
météorologie des images, dont il n’est pas question ici de retracer
l’historique mais, du moins, de rappeler un ou deux principes
essentiels :
Une météorologie du cinéma étudierait […] non les phénomènes
météorologiques mais l’image que s’en fait le cinéma. Il s’agirait
d’étudier non les causes et les lois de phénomènes météorologiques
mais la façon dont le cinéma absorbe leurs manifestations et leurs
effets et les fait varier parfois jusqu’à l’improbable23.

Fig. 28 à 29. Photogrammes extraits de Jean Epstein, Cœur fidèle,


1923.
Il s’agit alors d’envisager – ce que fait Deleuze, mais sans aller tout à
fait au bout de son raisonnement – comment la présence récurrente
des éléments (nuage, pluie, neige ou brume, entre autres) permet,
au-delà de la seule thématique qui gouverne le choix des sujets et
des lieux de tournage, un travail essentiel sur la texture des plans, le
rapport direct à la matière, le grain des images comme tension entre
support (la pellicule) et surface (l’écran). Il y aurait ici tout un
développement à faire sur ces figures majeures du cinéma muet que
sont le flou, la surimpression, le fondu ou l’arrêt sur image, procédés
techniques qui permettent de figurer, dans la trame même des films,
des événements relevant de la liquéfaction, du gel, du mélange des
substances et des durées24.
Convoquer, comme on l’a fait brièvement, la pensée de Gaston
Bachelard sur ces questions qui ne l’ont pas occupé directement,
n’était pas un geste hasardeux. En effet, autant il est difficile de
comprendre la réflexion de Deleuze sur le cinéma si on la détache de
l’influence de Bergson, autant il est bon de se rappeler que ce
dernier a fait dans les années 1920 et 1930 l’objet de vives critiques
de la part du philosophe champenois, avec qui il a entretenu une
longue controverse, cordiale mais animée, au sujet de leurs
conceptions respectives du temps. On se proposera donc de décaler
légèrement le point de vue deleuzien, en cherchant à examiner
désormais si son modèle de la perception fluide, hérité de Bergson,
ne gagnerait pas à être complété d’un éclairage bachelardien, en
ayant en mémoire à la fois la profonde opposition de Bergson et
Bachelard sur la question du temps, mais également le fait que l’un
comme l’autre semblent être complètement passés à côté des enjeux
théoriques soulevés par l’apparition du cinéma, qui constitue de fait
une sorte de point aveugle de leur réflexion, alors même qu’il aurait
pu les aider à formuler un certain nombre de propositions
importantes.

Commençons par remarquer que si le modèle bachelardien du temps


est très différent du modèle bergsonien, la notion de fluidité est
paradoxalement présente chez l’un comme chez l’autre. On connaît
par exemple les pages que Bachelard a consacrées à la peinture de
Monet, les Nymphéas en particulier, dont le philosophe analyse
l’homologie qui s’y établit entre le projet du peintre, le sujet de la
peinture et les moyens qu’elle sollicite25. La fluidité, le mouvement,
le devenir sont en outre des schèmes très présents dans l’œuvre tant
épistémologique qu’esthétique de Bachelard, et ils contribuent
précisément à jeter un pont entre ces deux faces de son travail qu’on
a longtemps jugées inconciliables. Pour lui en effet, et à l’instar de
Bergson, la durée est bel et bien un flux, mais on ne saurait la
considérer comme une et indivisible. La durée comporte des
rythmes, des accents, et elle est faite d’instants qualitativement
différents qui la structurent. Si Bachelard estime qu’« avant M.
Bergson, jamais on n’avait si bien réalisé l’équation de l’être et du
devenir26 », c’est sur « la valeur créatrice du devenir » dans la pensée
bergsonienne que Bachelard achoppe, autrement dit sur la question
de la capacité de création propre au temps. Pour lui « le bergsonisme
[…] ne s’est […] pas installé dans la fluidité même de la durée », il a
méconnu la nature profonde de la durée qui n’est pas une « donnée
immédiate » mais « un problème » et, plus radicalement encore,
« une œuvre », « notre œuvre ».
Revenons-en au cinéma, pour constater ensuite que le principal
support matériel du film au XXe siècle, la pellicule, est lui-même
traversé d’un semblable paradoxe. En effet, la pellicule d’un film est
constituée d’un grand nombre de photogrammes alignés les uns à la
suite des autres, images fixes qui, projetées à une certaine cadence
(16 ou 18 images par seconde pour le muet, 24 pour les films
parlants), et en vertu d’une disposition psychophysiologique
nommée effet-phi27, donneront aux spectateurs l’impression que ces
images sont en mouvement, alors qu’ils ne voient en réalité « que »
des images fixes projetées les unes après les autres à grande vitesse.
C’est précisément cette fixité des images procurant une illusion de
mouvement que Bergson utilisait pour faire du cinéma, dans le
chapitre de L’Évolution créatrice intitulé « Le mécanisme
cinématographique de la pensée », le contre-exemple absolu de sa
propre conception de la durée. En revanche, et bien qu’il ne l’ait pas
plus aperçu lui-même, cette dimension du dispositif
cinématographique me semble correspondre davantage à ce que
Bachelard dit du temps comme succession d’instants faisant œuvre,
estimant « que l’adjonction de l’idée de continuité à l’idée de
succession est une adjonction gratuite28 », ou en d’autres termes
que, pour dresser à nouveau un parallèle avec le cinéma,
l’impression de mouvement ne nous assure en rien de la réalité du
mouvement.
Pour autant, qu’en est-il du schème de la fluidité ? L’image
cinématographique est bel et bien fluide mais, d’une part, elle ne
l’est qu’au niveau de la perception et non du mécanisme de
production ou de projection des images (le continu du monde est
transformé en discontinu des images, puis transformé à nouveau en
continuité de perception) ; et d’autre part, fluidité ne signifie pas
nécessairement continuité ou uniformité, mais elle est bien
davantage synonyme de métamorphose, de variabilité, de
transformation et, pour rester toujours près de Bachelard, la fluidité
implique surtout la propension de la matière à faire retour, à se
désigner elle-même dans l’acte de vision, en dépit de la
transformation des formes. La fluidité, dans le régime des images
cinématographiques, est d’abord un état de l’image avant d’en être
une qualité ou un adjectif. On pourrait par exemple tracer ici un
parallèle entre les propositions théoriques de Bachelard et tout un
pan de « l’école française » qui s’est évertué à dresser l’inventaire
des possibilités offertes par le ralenti ou l’accéléré des images. Pour
bon nombre de cinéastes à l’époque, le ralenti est d’abord une sorte
de révélateur, qui dégage par l’excès ce qu’il y a d’enfoui ou
d’inaperçu dans les mouvements d’une chose ou d’un être.
Semblables en cela à Bachelard, qui voyait lui aussi dans la lenteur un
mouvement positif et croissant, une « exagération du
ralentissement29 » et non une sorte de vitesse contrariée, les
cinéastes usent du ralenti comme d’un moyen de révélation. En les
ralentissant, le cinéma libère le potentiel expressif et plastique
contenu dans les choses, mais dont l’enregistrement et la projection
« illusionnistes » du réel ne parvenaient pas à mettre au jour la
variété. Le ralenti souligne ainsi la capacité des images de cinéma à
être non seulement mouvantes, mais apparaissantes, dans le
processus et le temps même de leur naissance pour le regard.
Cette conception du temps et du mécanisme cinématographique
entendus tous deux comme flux, écoulement, continuité de
perception reposant sur une discontinuité fondamentale, permet de
voir dans l’art du film un type de pensée visuelle inédit mais à travers
lequel on pourrait, à nouveau, tisser des liens avec les
problématiques impressionnistes. Le cinéma ne reproduit pas le
temps, il produit des formes du temps inédites avant lui, exception
faite des extrapolations de la physique quantique (le ralenti,
l’accéléré ou l’arrêt sur image, que le cinéma seul a pu
rendre visibles, et pas seulement pensables). Ce temps peut paraître
identique à celui que nous percevons ou croyons percevoir dans
notre expérience quotidienne ; c’est le mode de fonctionnement le
plus courant du dispositif cinématographique, reposant sur l’illusion
du mouvement « réel ». Mais il peut aussi se montrer variable,
malléable, étirable. Si l’on prête une fois encore l’oreille à la rêverie
bachelardienne, on s’apercevra que cette modulation continuelle des
formes est inséparable de leur origine matérielle :

Pourquoi attache-t-on toujours la notion d’individu à la notion de


forme ? N’y a-t-il pas une individualité en profondeur qui fait que la
matière, en ses plus petites parcelles, est toujours une totalité ?
Méditée dans sa perspective de profondeur, une matière est
précisément le principe qui peut se désintéresser des formes. Elle
n’est pas le simple déficit d’une activité formelle. Elle reste elle-même
en dépit de toute déformation, de tout morcellement30.
Pour le dire autrement, le projet qui germe dans l’esprit du
philosophe au seuil de L’Eau et les rêves, c’est la prise en compte des
« rapports de la causalité matérielle à la causalité formelle31 », c’est-
à-dire de cette propriété qu’ont certaines images de rester, non pas
identiques mais permanentes, en dépit de leurs constantes
métamorphoses, parce que c’est la matière qu’elles représentent ou
celle dont elles sont faites qui assure cette permanence. Le cinéma
français des années 1920 est exemplaire à cet égard, parce qu’en
raison de son attachement au modèle de la fluidité, il regorge
précisément de telles images. Au cinéma, peut-être plus qu’ailleurs,
la matière est donc décidément, et pour reprendre encore les mots
de Bachelard, « l’inconscient de la forme32 ».
Avec les cinéastes de « l’école française » et leur « goût » de l’eau, se
produit ainsi quelque chose d’important dans l’histoire des formes
cinématographiques, puisque l’on passe d’un désir de produire des
images du mouvement à la mise en exergue du mouvement des
images ou, pour le dire autrement, de la chose mue au mouvement
en tant que tel. Si la réflexion de Deleuze s’est avérée essentielle ici
pour comprendre les liens étroits qu’entretient le dispositif
cinématographique avec la « subtile fluidité contemporaine », il me
semble que le détour par Bachelard permet quant à lui de mieux
éclairer encore en quoi cette fluidité est traversée de paradoxes, au
premier rang desquels celui d’un temps dont l’extrême discontinuité
des éléments est cela même qui en permet la perception sur le
registre de la fluidité, et la grande variété de ce registre dans les
formes cinématographiques. Il s’agissait donc, en somme, de
réenvisager avec Bachelard les fondements et les puissances
figuratives d’un art qui est, selon Jean Epstein, « l’appareil de
détection et de représentation du mouvement, c’est-à-dire de […] la
relativité de toute mesure, de l’instabilité de tous les repères, de la
fluidité de l’univers33 ».

Notes
1La formule est empruntée à Jean Epstein, (Écrits sur le cinéma, Paris,
Seghers, « Cinéma club », 1975, t. II, p. 210-215).

2Louis Delluc, Écrits cinématographiques I. Cinéma et Cie, Pierre


Lherminier (éd.), Paris, Cinémathèque française, 1986, p. 101.

3Louis Delluc, Écrits cinématographiques II, 2. Le cinéma au quotidien,


Pierre Lherminier (éd.), Paris, Cinémathèque française ; Éditions de
l’Étoile, 1990, p. 171.

4Germaine Dulac, Écrits sur le cinéma (1919-1937), Prosper Hillairet


(éd.), Paris, Paris Expérimental, « Classiques de l’avant-garde », 1994,
p. 102.

5Ibid., p. 37.

6Sur cette question, voir notamment, parmi une bibliographie très


abondante : Noureddine Ghali, L’Avant-garde cinématographique en
France dans les années vingt. Idées, conceptions, théories, Paris, Paris
expérimental, « Classiques de l’avant-garde », 1995, p. 137-158 ; et
Laurent Guido, L’Âge du rythme. Cinéma, musicalité et culture du corps
dans les théories françaises des années 1910-1930, Lausanne, Payot,
« Cinéma », 2007.

7Gilles Deleuze, Cinéma 1. L’image-mouvement, Paris, Minuit,


« Critique », 1983.

8Ibid., p. 116.

9Une intuition déjà formulée par d’autres, ceci dit, mais qu’il aura
l’intelligence de synthétiser et surtout d’intégrer à son entreprise de
taxinomie des images.

10Gilles Deleuze, Cinéma 1, op. cit., p. 87.


11Jean Epstein, Écrits, op. cit, t. 2, p. 145-148.

12Henri Bergson, L’Évolution créatrice, Paris, PUF, « Quadrige », 1941.

13Gilles Deleuze, Cinéma 1, op. cit., p. 65.

14Ibid., p. 112.

15Marcel L’Herbier, L’Homme du large, 1920.

16Gilles Deleuze, Cinéma 1, op. cit., p. 112.

17Ibid.

18Ibid., p. 65.

19Ibid., p. 115-116.

20Ibid., successivement p. 113 et 115-116.

21Voir à ce sujet : Gilles Deleuze, « Qu’est-ce que l’acte de


création ? », dans Deux régimes de fous, Paris, Minuit, « Paradoxes »,
2003, p. 291-302.

22Gaston Bachelard, Les Intuitions atomistiques. Essai de classification,


Paris, Vrin, « Bibliothèque des textes philosophiques », 2e éd, 1975,
p. 20-21.

23Loig Le Bihan, « Une météorologie du cinéma », Cinergon, no 10,


octobre 2000, p. 12.

24Sur ces questions, voir : Éric Thouvenel, Les Images de l’eau dans le
cinéma français des années 20, Presses universitaires de Rennes, « Le
spectaculaire », 2010 ; et Jacques Aumont, « Clair et confus »,
dans Matière d’images, Paris, Images modernes, « Inventeurs de
formes », 2005, p. 120-144.

25Gaston Bachelard, « Les Nymphéas ou les surprises d’une aube


d’été », dans Le Droit de rêver, Paris, PUF, « Quadrige », 1970, p. 9-13.

26Gaston Bachelard, La Dialectique de la durée, Paris, PUF,


« Bibliothèque de philosophie contemporaine », 1972, p. 2.
27Et non, comme on a encore souvent tendance à le croire, de la
persistance rétinienne : « Les légers déplacements, d’une image à la
suivante, des stimuli visuels, excitent des cellules du cortex visuel, qui
“interprètent” ces différences comme mouvement, l’effet produit sur
ces cellules étant pour elles indistinguable de celui que produit un
mouvement objectal réel. » (Jacques Aumont et Michel Marie, « Effet
Phi », dans Dictionnaire théorique et critique du cinéma, Paris, Nathan,
« Analyse/Théorie », 2004, p. 65).

28Gaston Bachelard, La Dialectique de la durée, op. cit., p. 24.

29Voir Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries de la volonté, Paris,


José Corti, 1948, p. 26 : « Alors tout est positif. Le lent n’est [plus] du
rapide freiné. Le lent imaginé veut aussi son excès. Le lent est
imaginé dans une exagération de la lenteur et l’être imaginant jouit
non pas de la lenteur, mais de l’exagération du ralentissement. »

30Gaston Bachelard, L’Eau et les rêves. Essai sur l’imagination de la


matière, Paris, José Corti, 1942, p. 9.

31Ibid.

32Ibid., p. 63.

33Jean Epstein, Écrits sur le cinéma, op. cit., t. 2, p. 18.

Auteur
Éric Thouvenel
Maître de conférences en études cinématographiques à l’université
Rennes 2, où il enseigne principalement l’esthétique et les théories
du cinéma. Auteur d’un essai sur Les images de l’eau dans le cinéma
français des années 20 (PUR, 2010), il a codirigé l’ouvrage Agnès
Varda : le cinéma et au-delà (PUR, 2009) et publié une vingtaine de
textes dans diverses revues et ouvrages collectifs. Ses recherches
actuelles portent sur le cinéma expérimental, sur Gaston Bachelard
et Jean Epstein. Depuis 2009, il mène une importante activité de
programmation, au sein de l’université, dans des lieux associatifs et
des institutions muséales.

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