Violence en Soi, Violence de L'autre PIERRON
Violence en Soi, Violence de L'autre PIERRON
Violence en Soi, Violence de L'autre PIERRON
Dans le cadre d'une action de formation menée sur site, nous avons été amenés à solliciter divers intervenants afin
d'éclairer, de leur discipline, la question des violences institutionnelles : sociologue, psycho-sociologue,
psychanalyste, juriste, … Nous publions ici un premier apport, celui de Jean-philippe PIERRON, professeur de
philosophie. D'autres éclairages seront publiés dans les prochains numéros de ce bulletin, afin d'enrichir les
approches croisées de cette question bien actuelle …
Le titre de l'intervention qui m'est proposé m'incite à envisager deux axes que je tâcherai de croiser par
la suite. Axe de l'intériorité et de la violence en soi tout d'abord. Il questionne les relations de la violence
et de l'identité personnelle : la violence et le soi, l'être du violent qui dira, -mais peut-il le dire (?)- « je
suis violent ». L'enjeu portera sur la façon dont une identité se constitue pour faire « sienne »
l'agressivité dont elle est porteuse. A la limite d'ailleurs, l'identité personnelle expérimente déjà en soi la
figure de l'autre. L'autre de moi-même en moi, c'est mon agressivité. Elle est en moi un minotaure.
Devenir un homme, s'humaniser, consiste alors à humaniser la part d'animalité en nous ! Axe de
l'extériorité et de l'institutionnalisation de la violence ensuite. L'examen de la violence de l'autre force à
penser le passage de soi à l'autre. La violence se fait alors relation ou altération de la relation. La violence
ici est prise dans son exode, elle est vécue, organisée dans sa dimension d'extériorité, dans sa mise en
forme, sa « domestication » dans la maison des hommes, qu'elle soit relation privée, sociale ou politique.
Pourquoi ramener la violence à soi ? Ou plutôt, la violence ne nous ramène-t-elle pas toujours au soi, à un
« soi » ? « Qui » est le sujet de la violence, c'est-à-dire qui peut la revendiquer tant il semble que la
violence mette précisément le sujet hors de lui-même, que le sujet violent est un sujet « hors-je » oserait-
on dire ? Peut-il y avoir violence sans un soi qui l'accueille, la recueille, « se fait violence », avec toute
l'ambiguïté de cette dernière formule ? Notre hypothèse est qu'il n'y a pas de violence sans un sujet, que
la violence est, pour le soi, une façon tonitruante de répondre présent à la question « qui suis-je ? » et de
se présenter de façon « éclatante » - c'est-à-dire avec éclat et sous forme éclatée.
Sur cet axe de la violence - axe de l'intériorité - se décline toute une gamme d'expériences subjectives
qui peuvent faire l'objet d'une phénoménologie de la violence. Enervement, colère, emportement, rage,
haine, furie, fou furieux. Ricoeur parle, lui, de « physiologie de la violence ». Une cartographie de la
violence permettrait d'en mesurer la démesure, individuellement ou collectivement. On ne voit jamais
grand quand on prospecte l'empire de la violence. Une anatomie de la guerre requiert la tâche plus vaste
d'une physiologie de la violence. Il faudrait aller chercher très bas et très haut les complicités d'une
affectivité humaine accordée au terrible dans l'histoire. L'homme non-violent et sa présence à l'histoire,
Histoire et vérité, Seuil, 1955, p. 237. Ricoeur a le mérite d'inviter à la prudence face à la tentation
Violence en soi, violence de l'autre
par Jean-Philippe PIERRON
Violence, intégrité et intériorité. La violence est essentiellement animale, elle est peut-être végétale, elle
n'est pas minérale. La nature ou le monde minéral ne sont violents que par métaphore. On ne dit pas
d'une pierre qu'elle est violente. Et lorsque la météo marine annonce un vent violent, la violence en
question concerne moins le vent que ses destinataires. Il n'est qu'un mouvement qui fait désordre.
Certes, la violence, réalité physique quantifiable, a une dimension cosmologique. Elle fait trembler la
frontière qui va du monde de l'ordre au monde du désordre. Elle nous fait toucher à l'élémentaire propre
au mouvement. Le vent est violent, le ciel va nous tomber sur la terre, et ce conflit céleste oppose des
forces contraires. Si l'immobilité est mortifère, l'élémentaire de la vitalité est polémique. Elle est conflit et
mouvement. Le conflit (Polemos en grec) est père de toute chose, roi de toutes choses disait Héraclite
(fragment 53). La nature est polémique, opposition des contraires. Dans cette logique, la violence est
entendue comme force physique brutale. Telle est la différence entre la violence et la force. La force
exerce une puissance conforme à un ordre naturel, la violence exerce une puissance qui fait désordre, un
mouvement dont la finalité est suspendue. Avis de tempête !
La violence est vivante. Elle est la vie même. « Vie est violence, ça va de pair » chante Nougaro.
L'étymologie du mot « violence » est parlante, elle aussi. En latin « violentia » signifie caractère violent
et farouche, force. Le verbe « violare » signifie traiter avec violence, transgresser. Ces termes se
rattachent à la racine « vis » qui veut dire force, vigueur, emploi de la force physique mais aussi le
caractère essentiel d'une chose. Plus profondément encore « vis » signifie vitalité, ressource d'un corps
pour exercer sa force, force vitale. Et le grec « is » le con-firme. Il signifie muscle, vigueur (Yves
Michaud, La violence, PUF, Que sais-je, 1986, p. 4). La violence, ou plus exactement l'agressivité, est
l'expérience propre des vivants. Pour qu'il y ait agressivité, il faut un milieu intérieur, il faut des
interactions entre le vivant et son environne-ment. Et cela n'est possible que pour des organismes qui
trouvent en dehors d'eux ce qui peut les satisfaire (prédation) ou les agresser (agression). L'agressivité
désigne une des modalités de relations entre un dedans et un dehors. Au dehors, l'espace vécu, la
territorialité raconte en extension (les comportements animaux territoriaux), transcrit matériellement
l'agressivité vécu au dedans. Si la violence se déploie en motricité, elle se recueille dans une intimité,
celle d'un milieu interne par exemple. Mais une intimité ne fait pas encore une intériorité.
Pour le vivant, la violence, entendue comme usage de la force pour parvenir à ses fins, prend donc
comme forme initiale l'agressivité. L'agressivité est un fait. Elle n'est ni un bien, ni un mal. Ceci est
d'importance. La complexité, et parfois le caractère insaisissable de la violence, tient justement dans la
relation du fait - celui de l'usage de la force - à la norme qui l'évalue -normale ou pathologique, illégale ou
légitime -. Déjà, la description de l'éthologie manifeste l'existence d'une véritable codification naturelle de
l'agressivité. L'éthologie de Konrad Lorenz demeure exemplaire sur ce point. Elle est forme de la
puissance vitale individuelle déployée sur le monde. Elle garantit et manifeste une intégrité, même si elle
ne garantit pas une intériorité. L'agressivité ébauche donc, par le biais des mécanismes de défense et de
prédation, quelque chose comme une intégrité. La défense de l'intégrité dans le déploiement de la
violence ne définit une identité que par la négative, dans une forme d'opposition. L'agressivité est ainsi
une destruction de l'altérité vécue potentiellement comme la source d'une altération, en même temps
qu'elle sera une structuration de l'identité. Seulement, même au niveau de l'éthologie, qui tend à vouloir
naturaliser la violence ou parfois à l'en dédouaner, si on assiste déjà à une codification naturelle de
l'agressivité, celle-ci n'est pas encore de la normativité. La codification n'est pas d'institution. Il y a déjà
des régulations - celle de « l'ordre des choses » - qui font que la prédation de l'animal chasseur n'est pas
pensée comme une violence, de même que les comportements agressifs intra-spécifiques sont des
régulations au caractère d'adaptation favorable (le brame du cerf comme sélection du meilleur
reproducteur).
Violence en soi, violence de l'autre
par Jean-Philippe PIERRON
Cependant l'agressivité n'est pas la violence. De l'une à l'autre, il y a une différence non pas de degré
mais de nature. La nature de la violence est de n'être pas de la nature. La violence ne se réduit pas à un
instinct d'agression. Et c'est facilité que d'affirmer la continuité, de l'échange d'un coup de bec chez les
Gallinacés à la guerre nucléaire !
On critiquera donc l'éthologie qui postule une solution de continuité entre l'homme et l'animal, comme si
les comportements de l'un étaient analogues à celui de l'autre. Pour le continuisme, l'homme est pris,
c'est le titre d'un livre de Lorenz, dans « le fleuve des vivants ». On peut toujours écrire, comme il le fait,
que collective-ment, dans ses rapports sociaux intraspécifiques, l'homme ne se comporte pas
différemment des rats avec leur tendance à former des clans, à surpeupler un territoire et à s'anéantir
dans de violents combats résultant des deux facteurs précédents (L'homme dans le fleuve des vivants,
Flammarion, 1981, p. 362). Mais une analogie ne fait pas une identité.
Pour l'homme, la violence n'est pas un fait de nature mais de culture. Elle ne relève pas de l'ordre du fait
mais de l'ordre du jugement. La violence qui se présente est aussi une violence que l'on se représente.
Littéralement démence (dé-mens) n'est pas violence. La médiation de la culture est omniprésente. Entre
stimuli et comportement, s'introduisent des valeurs et des représentations, des codifications et des
institutions multiples. La violence n'est pas de l'ordre de l'instinct, même modéré. Les stimuli qui la
déclenchent n'en ont ni la constance sensorielle, ni la constance motrice. De ce fait, la variété des
comportements violents est immense, puisque les stimulations qui l'engendrent ont la variété attachée au
culturel : l'honneur, la dignité, la peur, la fatigue, etc. Ainsi la violence étire sa signification sur une
gamme qui va du plus involontaire (fatigue, peur, angoisse, pulsion de mort dira Freud) jusqu'au plus
délibéré et pensé (ruse, stratégie, valeurs). La violence en soi se déclinera donc du registre de la passivité
à celui de l'activité.
La violence en soi donne à explorer les diverses modalités de la puissance et des relations que l'intériorité
entretient avec elle : puissance de la parole, puissance du faire, puissance du récit et puissance de l'agir.
La violence et la puissance du dire. Parce que le langage est communication de soi à soi et de soi
à l'autre, c'est dans la puissance de la parole et du verbe que la violence trouve d'abord à se dire. La
violence dans le langage prend la mesure du décalage qui s'instaure entre l'ordre de l'argumentation
inhérent au discours et l'impossibilité d'argumenter. L'impuissance à con-vaincre se mue alors en une
rage de vaincre. Dans la discussion, la violence s'impose ainsi comme un coup de force qui fait exploser
la norme principale structurant le langage : tout peut être dit et débattu avec mesure. Dans l'irruption
langagière qu'est le juron (vis-à-vis de soi) ou l'insulte (vis-à-vis de l'autre), le langage révèle une
impuissance. Nous avons tous à l'esprit, parce qu'elle fait partie de notre langage, la violente gamme
chromatique du Capitaine Haddock, lequel cultive l'insulte comme d'autres cultivent un des beaux arts :
moule à gaufre, marchand de tapis, mille sabords, tonnerre de Brest, sapajou, anacoluthe, etc. Insulte ou
juron font exploser la barrière du dire argumentatif -on emploie d'ordinaire un mot pour ce qu'il veut dire-
au profit d'un dire expressif, voire explosif. Dans cet esprit, la violence langagière est un dire qui est en
même temps un acte. C'est un acte de langage (un performatif). Ce que je dis, je le fais ou le réalise,
d'où le caractère libérateur en même temps que transgressif de cette violence. En ce sens, dans la
violence du dire, la colère comme puissance du dire est le symétrique inverse de la plainte, entendue
comme dire de l'impuissance. Dans le langage mis à mal, c'est le soi qui transgresse le sujet de discours,
mais qui met aussi à mal ce qui le relie avec les autres, à savoir la communauté langagière.
La violence et la puissance du faire. La violence en soi travaille en même temps qu'elle est tiraillée
par notre puissance lorsqu'elle est mise à mal, nous fait mal. Ici se mesure l'écartèlement entre notre
pouvoir et notre vouloir, dans ce qui paraît être leur impossible réconciliation et continuité. La violence
devient alors un dérèglement de notre puissance de faire, soit par défaut, - la violence contre soi (s'en
vouloir de ne pas pouvoir) -, soit par excès, - la violence contre l'autre. Là où la mesure et le cours de la
vie coordonnent notre vouloir et notre pouvoir, - d'ordinaire on fait ce qu'on peut, si on ne fait pas ce
qu'on veut -, la violence impose la démesure d'un vouloir qui s'exerce sans pouvoir : pâtir (s'énerver,
s'emporter, être hors de soi, c'est-à-dire beaucoup de bruit pour rien, ou parce que rien) ; ou bien d'un
pouvoir qui s'exerce sans vouloir : c'est le passage en force que constitue le passage à la force, le coup
de force (cf. le bricoleur qui explose son geste jusque-là mesuré, face aux choses qui semblent s'armer
contre lui, ou l'éducateur qui, perdant patience face à la résistance obstinée de l'éduqué, finit par en venir
à la force). Dans la violence du faire, j'augmente mon pouvoir sur, parce que je fais le constat de
Violence en soi, violence de l'autre
par Jean-Philippe PIERRON
l'impuissance de mon pouvoir de. Peut-être est-ce ainsi que l'on peut comprendre la formule douloureuse
disant : « j'ai la haine ». Dans ce cadre, le rapport du soi au monde et aux autres se mue en un rapport
purement technologique. La violence apparaît comme une solution locomotrice face au constat d'une
impossible résolution directrice. Elle se développe décrit Aristote à la façon des chiens, qui avant même
d'observer si c'est un ami, au moindre bruit qui se produit se mettent à aboyer. Pareillement la colère, par
sa chaleur et sa précipitation naturelle, tout en entendant n'entend pas un ordre, et s'élance pour
assouvir sa vengeance (Ethique à Nicomaque, VII, 7, 1149 a, 25-30). Le paradoxe de la violence se tient
là. Parce que j'expérimente les limites de mon pouvoir, j'augmente mon pouvoir de façon illimitée. C'est
le coup de force de la passion sur la raison. Ne tenant plus compte de l'arbitrage de la raison, la passion
exerce son arbitraire : la raison du plus fort est toujours la meilleure, parce que ce n'est pas une raison !
La violence est emportement du soi. La violence qui fait son entrée tonitruante dans le soi, me sépare de
moi et des autres. De moi, parce que la violence déferle au point de me mettre hors de moi. Le soi ne se
reconnaît plus. Des autres, parce que la violence inquiète et éloigne. Cons-tante en soi, c'est-à-dire
s'exprimant de façon régulière et continue, la violence semble devenir essentielle, c'est-à-dire essence.
Elle se raconte et donne à se comprendre alors comme tempé-rament emporté, bouillant, colérique,
irascible. Le vocabulaire du tempérament permet de raconter sa violence, ou la violence de l'autre, dans
une galerie de portraits qui sont expressions civilisées de la violence de soi devant l'autre. Et l'on se
souviendra de colères légendaires (De Gaulle) ou des colères homériques, ou bien encore du flegme
britannique 1.
La violence et la puissance de l'action. A un dernier niveau, la violence peut être évaluée, dans le
rapport à soi, en termes éthiques, dans le rapport à l'autre ou aux autres, en termes disciplinaires,
juridiques ou politiques. C'est ici que se prépare la jonction entre la violence de soi et la violence de
l'autre. L'évaluation en question relève du registre de l'estimation. Il est alors question d'estime de soi ou
de mésestime. Une approche éthique de la violence en questionne la valeur et l'usage. Le bon usage de la
violence l'inscrit dans le paysage de la vertu. Il est alors question de la maîtrise de soi, de la juste mesure
donnée à une violence par définition toujours aux limites de la démesure. C'est la raison pour laquelle
Aristote consacre une partie de son éthique à réfléchir sur la colère. Il fait ainsi cette observation que l'on
trouvera étrange : il n'est pas aisé de déterminer comment, à l'égard de qui, pour quels motifs et pendant
combien de temps on doit être en colère, et à quel point précis, en agissant ainsi, on cesse d'avoir raison
et on commence à avoir tort (Ethique à Nicomaque, IV, 11, 1126 a, 30-35). L'enjeu de cette
interrogation porte sur la responsabilité que l'on a vis-à-vis de soi-même, et en particulier vis-à-vis de la
violence qui est, en soi, encore soi. Le bon usage, qui relève donc de la règle éthique, définira une norme
estimant ce qui doit être, rejetant ce qui ne doit pas être. Entre la niaiserie ou la couardise et
l'emportement de l'intempérant ou de l'impulsif, il y a la bonne ou la sainte colère. Ceux qui ne s'irritent
pas pour les choses où il se doit sont regardés comme des niais, ainsi que ceux qui ne s'irritent
1 La colère, dans l'irruption de la pulsion et de l'agressivité, nous met hors de nous. La colère inverse les relations du contenant et
du contenu. En colère, on ne se contient plus, « on se lâche ». Une colère contenue n'est pas une colère. Au contraire, le
coléreux, qui n'est pas le colérique, devient colère. Il est colère. Le colérique est un énurétique de l'agressivité. Il ne sait pas se
retenir. Dans la colère, la manifestation de l'agressivité prend le dessus sur la critique rationnelle -toujours soucieuse de mesure-
et sur la volonté, voulant exercer sa maîtrise. La colère n'est ni de raison, ni de volition. On peut, certes, avoir des raisons
d'être en colère, ou annoncer que l'on va se mettre en colère. Mais le mouvement coléreux n'est ni de raison ni d'annonce. Elle
est explosion et discontinuité. Est-elle pour autant un épisode en totale rupture avec la personne ? Mis hors de moi, suis-je
encore moi ? La colère répond et nous dit : le moi est un volcan. Il y a différents régimes de vie de la subjectivité. La colère est
un épisode de la vie du soi qui peut être réintégré à l'histoire et à l'identité personnelle. Mais est-ce le cas de toute
manifestation agressive ?
Violence en soi, violence de l'autre
par Jean-Philippe PIERRON
pas de la façon qu'il faut, ni quand il faut, ni avec les personnes qu'il faut (Ethique à Nicomaque, IV, 11,
26 a, 4-8). Une approche éthique de la violence, à la différence d'une lecture psychologique ou
sociologique, interroge la capacité d'initiative du soi. Au descriptif qui s'attache à ce qui est, l'entrée
dans le prescriptif qu'apporte l'éthique, questionne la reprise que le soi peut faire de la violence. Si
l'éthique est cette capacité de s'auto-évaluer, de donner valeur à ce qui vient en nous pour l'accepter, le
rejeter ou le réguler, alors il s'agit de reconnaître que la violence n'est pas un destin mais qu'elle
convoque notre capacité à en répondre. La saine ou juste violence se réfère à l'exercice d'une
responsabilité. Elle sonde la profondeur de la question « qui je veux être », « quelle idée je me fais de ce
qu'est une violence humaine ? ». Ré-pondre à cette question nous conduit alors de l'intériorité vers
l'extériorité. La réponse que le « je » apporte à ce qui fait l'humanité en lui se traduira, en extériorité, par
le choix et la formulation d'horizons pour des institutions capables de juguler la violence. L'éthique, en ce
sens, n'est pas une destitution de la violence mais ce qui augure son institution.
Du plus bas au plus haut en soi, la violence convoque une intériorité, soit dans l'emprise ou la déprise
qu'elle exerce, soit dans la maîtrise qu'elle sollicite. Ceci amène deux remarques. D'un côté l'expérience
humaine de la violence force à distinguer entre violence-manifestation et violence-moyen. Cette
distinction que propose Walter Benjamin permet de montrer que l'expérience humaine de la violence peut
être passion, passivité ou action. Passion, la violence-manifestation est l'expression en soi de sentiments
violents habitant l'individu. La violence peut s'exprimer sans servir une fin déterminée. Le prototype de la
violence-manifestation c'est la colère, en tant que phénomène d'abréaction. Se mettre en colère « ça fait
du bien ! ». La violence-moyen suppose son instrumentalisation et une technique de la violence : elle
devient moyen au service d'un but déjà fixé. La violence est ici mise au service d'une logique de la
domination ou de la contrainte. Du moins, la violence est-elle alors mesurée. De l'autre côté, cette
distinction permet de rendre compte de l'expérience intérieure de la violence, décrivant comment un soi
envahi, possédé par sa violence peut se la réapproprier et la maîtriser. Elle nous conduit ainsi de la
violence en soi vers la violence de l'autre. C'est cette trajectoire que je voudrais maintenant examiner.
L'exode de la violence
et son institution
La violence est humaine. L'animalité chez l'homme s'est faite animosité. La violence, c'est l'homme. Lire
et déchiffrer l'histoire des hommes revient à ne pas se faire de l'homme une image rosie par les bons
sentiments. L'histoire dénonce la facilité de l'optimisme, tant elle nous rappelle que la violence est de
partout et de toujours. Les travaux et les jours des hommes et des civilisations sont faits de sueur, de
larmes et de sang. C'est le terrible de la guerre, le terrifiant du génocide, l'accablant de l'homicide, le
désolant du fratricide. Elle est, selon la formule de Myriam Revault-d'Allonne, le mal, ce mal que l'homme
fait à l'homme. Nous sommes placés sous le sceau de Caïn, regardé par l'œil noir de cette violence qui
sourd en nous.
Sur l'axe de l'extériorité, la violence devient modalité de la relation avec d'autres. Pour autant, la violence
de l'autre ne s'entendra pas forcément ni uniquement comme la violence des autres. Violence de l'autre
en soi, la violence attend de l'éthique qu'elle resitue sa part et à sa place cet autre en nous-même qui est
aussi nous-même. Violence des autres, elle questionnera la nécessité d'une institution de la violence pour
la rendre socialement et politiquement vivable. Penser la violence revient donc à en penser la normativité.
Il s'agit de chercher ce qui doit être, ne se contentant pas de décrire ce qui est. Comment nos violences
individuelles s'accommodent-elles les unes avec les autres ? Comment instituer la violence pour qu'elle
honore l'idée que nous nous faisons de ce qu'est être un homme ? L'interrogation sur une institution
juste (qu'elle soit politique, économique ou éducative) n'est-elle pas relative à une certaine idée que l'on a
du soi ?
Le passage de la violence en soi à la violence en l'autre peut se faire en réfléchissant sur la présence de
l'autre en soi. Une réflexion sur l'animalité permet ce détour. Pour l'humain, qui est lui aussi un animal,
un mâle ou une femelle, la question de l'agressivité lui rappelle que l'animalité n'est pas un phénomène
Violence en soi, violence de l'autre
par Jean-Philippe PIERRON
qui lui est extérieur. L'agressivité fait partie intégrante de sa réalité individuelle et collective. L'humanité
sera alors agressivité et animalité contenues. L'homme touche à l'inhumanité lorsque, débordé par une
agressivité qui le submerge, il est asservi par elle dans le refus de l'autre. C'est Caïn tuant Abel, le
fratricide. Ce sont les peuples exterminant d'autres peuples, les génocides. L'humain n'est pas celui qui
rejette son agressivité - et l'on aurait tort sur ce point de penser la non-violence comme une exclusion de
la violence. Elle est plutôt une résistance concrète, une ri-poste à l'inévitable présence du mal en
l'homme -.
Tous les grands mythes fondateurs des sociétés rappellent que, non seulement l'homme est un loup pour
l'homme, mais que le loup est également dans l'homme. Le bestiaire est interminable où l'animal désigne
la bestialité humaine : loup, lion, renard, serpent, vipère, etc. La violence n'est pas l'autre de moi-même.
Elle est moi-même. Mais l'humain est humain dans sa capacité d'unifier, pour en faire un soi, une identité
personnelle, sa part d'animalité et sa part de transcendance. Car l'homme, tout de même, on s'étonne
d'avoir à le rappeler, est plus qu'un animal. L'homme n'est ni ange ni bête rappelle Pascal. Prendre
l'animal pour modèle lorsque l'on est un homme, c'est devenir bestial. L'animal n'est pas bestial. C'est ce
qui fait dire à Aristote que la bestialité est un moindre mal que le vice, quoique plus redoutable (Ethique à
Nicomaque, VII, 7, 1150 a, 1).
La bestialité de l'animal est sans commune mesure avec la bestialité de l'homme. Sur un plan quantitatif,
l'animal est sans doute plus dangereux que l'humain. Pourtant le dangereux n'est pas le violent. La
dangerosité est relative à la quantité de force disponible. Or, y compris sur ce point, l'homme, par le biais
de ses dispositifs technologiques, augmente quantitativement sa dangerosité de façon quasiment
illimitée. Mais il n'empêche qu'il y a un saut qualitatif entre la bestialité de l'animal et celle de l'homme.
Cette dernière fait l'objet d'une représentation. Elle peut, lorsqu'elle n'est pas impulsion, faire l'objet
d'une délibération. La violence est alors pensée et voulue comme telle. L'homme peut se servir de son
intelligence pour faire le mal (la vengeance etc.) ou pour user de la violence. La bestialité est la façon
humaine de céder à l'animalité, à l'agressivité. Sans doute est-ce ici que la cruauté trouve sa place.
Fascination pour l'autre de nous-même en nous-même qui se donne à voir. La cruauté est la violence qui
jouit du plaisir que lui procure son propre spectacle. Elle est une violence qui se prend pour sa propre fin.
Finalité sans fin, la cruauté n'a d'autre but qu'elle-même. Voir souffrir fait du bien, faire souffrir bien plus
de bien encore - c'est une dure vérité, mais une vieille, puissante, capitale vérité humaine, écrivait
Nietzsche - (Généalogie de la morale, II, § 6). De même, il y a plaisir pour le spectateur à voir la violence
donnée en spectacle : les jeux du cirque ou le match de boxe. Elle devient sadisme, méchanceté, etc.
Son envers, l'angélisme, se tient dans cette distance hautaine vis-à-vis de la violence en nous.
Le passage de la violence en soi à la violence de l'autre nous raconte son exode. « Etre mis hors de soi »,
« sortir de ses gonds », « s'emporter », toutes ces expressions rappellent qu'avant d'être une
destruction, la violence est une destitution de nos projets d'emprise et de maîtrise de nous-même. La
violence est un soi mis à mal. Pourtant expérience intérieure, la violence ouvre sur un au-dehors, une
extériorité. Elle conquiert une objectivité, ou du moins un visibilité qui en fait une composante inter-
subjective (la rivalité), voire un fait social (la ritualité des bandes ou du sport), avant de devenir l'objet
d'une institution culturelle (les peines ou la guerre). Plus, lorsqu'on y songe, toute la culture est pensable
comme un rempart violent pour se prémunir de la violence. La culture donne à la violence sa mesure pour
en prévenir la démesure. Paradoxe. Destructrice, la violence est également institutrice. L'institution d'un
monde, d'une culture et d'un vivre ensemble, repose sur une violence instituante. L'institution culturelle
est ainsi un instrument de régulation sociale de la violence. Elle se fera civilisation et mœurs, d'aucun
diront contrôle et répression plutôt que barbarie, incivilité ou violence déferlante. Force du droit contre
droit du plus fort. Rappelons qu'il n'y aurait pas d'institution du droit s'il n'y avait pas d'abord la
présence de la violence entre les hommes. La nécessité de son arbitrage porte sur des violences
réellement échangées. Le droit dit la règle d'une violence vivable et tolérable dans un monde commun, se
plaçant du côté du plus faible.
Violence en soi, violence de l'autre
par Jean-Philippe PIERRON
Spontanément, on attache à la violence l'idée d'un usage de la force contre quelqu'un entraînant des
dommages. Mais à cela s'ajoute immédiatement l'idée d'une atteinte portée à un ordre. La violence se
heurte à des normes et par-là fait désordre : comportement insupportable ou inqualifiable, démesure,
transgression. Un acte n'est pas violent en soi, mais relativement à un contexte culturel ou institutionnel
d'interprétation qui l'évalue. Celui-ci lui donnera sa valeur, sa portée, son sens. La violence devient ainsi
le révélateur ou le catalyseur de la tolérance qu'à une institution ou une civilisation vis-à-vis de
l'agressivité. La violence mesurée par l'institution politique et juridique dans un cadre démocratique se
fait violence légitime selon l'expression de Max Weber. La violence mesurée par un ordre des mœurs se
fera violence légitimée ou dénoncée.
Un des enjeux du débat social et politique contemporain est de constater l'écart entre violence légitime
et/ou légale et violence légitimée. Certaines violences seront interprétées alors comme des déviances et
d'autres comme des violences acceptables ou supportables. Ceci expliquera qu'un comportement qualifié
de violent aujourd'hui a pu ne pas être considéré comme tel jusque-là. Pensons aux attentats en Corse,
aux bizutages dans les grandes écoles, à la peine de mort qui nous insupporte en France mais que les
américains du nord acceptent, à l'usage des « châtiments corporels » ou de la fessée dans le champ
éducatif. On peut interpréter le débat entre républicanisme et communautarisme sous l'angle de la
question de la violence. Dans l'Etat républicain, la loi donne à la violence sa mesure et sa place. Dans la
tribalisation de la violence, le groupe s'autorise et se revendique comme seule source de régulation de la
violence. De ce point de vue, les « tournantes », ces viols collectifs, manifestent violemment l'écart entre
violence légale et violence légitimée par un groupe ou une tribu.
Y a-t-il une violence normale ? Cela est une question. Mais il est sûr qu'il y a toujours une violence
normée. Sur ce point, l'actuel débat sur l'insécurité est, en fait, la manifestation d'une mutation, d'un
déplacement de normes entre ce qui nous semble culturellement acceptable ou non. L'idée évoquée de
fracture culturelle rendrait, de ce point de vue, assez bien compte du conflit entre les règles jusque-là
admises, leur déplacement et leurs transgressions. Le senti-ment d'insécurité reposerait alors sur la
croyance qu'il n'y a plus de normes vraiment consistantes susceptibles de réguler les comportements
quotidiens. En ce sens, il faudrait, sans jeu de mots, parler d'insécurité sociale. En somme la violence,
dans la relation humaine, est une forme d'agressivité civilisée ou portant atteinte à ce qui fait cette
civilisation. S'il peut être un euphémisme, le terme d'incivilité pointe ce qui, dans la violence, est
puissance de barbarie, c'est-à-dire ce qui taraude la civilisation. Le barbare est étymologiquement, celui
qui ne parle pas notre langue. Il est, du point de vue de la violence, celui qui ne parle pas sa violence de
la même manière que les autres. Ainsi, pour certains, l'automobiliste roulant trop vite n'est pas perçu
comme violent, tandis que pour d'autres celui qui mettra sa musique à fond dans sa voiture en public
sera perçu comme agressif, ou inverse-ment.
Relative à des normes, la violence est donc portée ou supportée, voire insupportée par la culture qui
l'informe ou lui donne forme. Il appartient à la culture, société et politique, de la prendre en charge, c'est-
à-dire d'en assumer la portée, le sens. La manifestation de la violence interroge son sens, jusqu'à
l'incompréhensible ou l'insensé.
On est frappé en effet, du discours des philosophes qui, aux XVII et XVIII siècles n'hésiteront pas à
statuer sans ambiguïté sur la violence pour en définir la nature. On pense à Hobbes qui place la violence
au coeur de la nature humaine dans son fameux « homo homini lupus », intégrant la violence dans une
anthropologie, dans un ordre. On pense à Rousseau qui met la violence hors-je, affirmant que « l'homme
est naturellement bon », que la violence est par là d'ordre culturel et social. Si l'homme est bon par
nature, la violence est a-humaine, désordre social. L'hypothèse que nous suggérons est que les hommes
ayant exploré le monde par les voyages et en ayant fait le tour, se tournent vers l'homme pour en faire à
son tour un objet d'exploration. Montaigne déjà avait la sagesse de dire à propos des soit-disant
cannibales : nous les pouvons donc bien appeler barbares, eu égard aux règles de la raison, mais non pas
eu égard à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie (Les Essais, I, ch. 31, p. 267).
Violence en soi, violence de l'autre
par Jean-Philippe PIERRON
Entre hommes, la violence ne sera plus celle du cannibale, violence de l'autre, mais violence de l'homme,
violence en soi. L'étrangeté n'est plus celle, inquiétante, de l'étranger dont le visage n'est envisagé que
comme faciès. L'inquiétante étrangeté est en l'homme. Pour comprendre la violence, on va toujours voir
ailleurs si elle y est. Désormais, il faut aller voir l'ailleurs en soi.
Ce mouvement de retour vers soi s'accompagne aussi d'une désacralisation de la violence. Elle n'est plus
l'expression ou la manifestation d'une transcendance dans l'histoire. Nous sommes loin des plaies
d'Egypte infligées par un Dieu intervenant dans l'histoire, ou de la théodicée pour laquelle l'injustice des
violences historiques aurait une signification eschatologique. Le sens de la violence dans l'histoire ne se
cherche plus dans l'au-delà de l'histoire. Il ne saurait être remis à plus tard. Elle ne s'appellera plus le mal
ou le péché. Elle s'appellera tout simplement, tout violemment « violence ». L'agressivité est une sorte de
mal laïcisé. Désenchantée, c'est à l'homme seul qu'il appartient d'en formuler la signification et d'en
porter le fardeau. La violence devient alors un problème politique : la guerre, la sécurité et l'ordre public.
Elle devient un problème social : le désordre et l'insécurité, la symbolique culturelle et sa transgression.
Elle relève d'une anthropologie : l'agressivité de la pulsion. Elle supportera une éthique qui la maîtrisera
dans la tempérance, faisant une vertu de la violence mesurée.
Pourtant les temps changent. Placée sous la seule responsabilité de l'homme, l'interrogation porta au
XVIIIe siècle sur le principe au fonde-ment de la société politique pour pouvoir déterminer la place que
doit y tenir la violence. Aujourd'hui, la question n'est plus celle du fondement d'une violence légitime,
mais celle de son fonctionnement. Le fondement prenait en charge l'institution de la violence. Le
fonctionne-ment assume et contrôle les dérapages de la violence. Le défi à venir est peut être maintenant
de passer du plan du fonctionnement à celui d'une refondation sociale de la violence. La violence que l'on
craint n'est plus, - à tort ? - la violence d'Etat, mais la violence inhérente à la société. On rentre dans le
problème, non plus par la porte uniquement politique, mais par la porte de la société. Que veut-on vivre
ensemble et que peut-on vivre ensemble ?
Le problème que pose donc la violence à l'homme n'est pas tant technique qu'éthicopolitique. Il n'est pas
tant de savoir quels moyens ou quelles technologies de la violence faut-il mettre en place pour quelle
efficacité (recherches d'instruments - pour ou contre les tranquillisants -, de savoirs ou d'institutions de
contrôle) que de savoir quelles valeurs inspirent notre discours et nos pratiques sur la violence. La
question de l'efficacité est importante pour le contrôle de la violence, mais est-elle la seule valeur à
retenir ? On ne reprochera pas à une institution de chercher à être efficace dans le contrôle de la
violence, même s'il elle s'y prend mal. Par contre, on questionnera, à travers le choix de tel dispositif ou
de telle technologie (la punition corporelle ou le médicament, l'humiliation ou l'aveu, répression ou
prévention, etc.) le type de valeurs qu'elle convoque. Au nom de quelles valeurs cherche-t-on à exclure la
violence et quelles valeurs légitiment quels contrôles ? demande Yves-Alain Michaud (La violence,
PUF,1973, p.89).
Pour conclure, nous dirons que nous sommes conduits dans le débat qui oppose la violence-déviance à la
violence-légitime à une réflexion sur la finalité du vivre-ensemble. Il faut alors distinguer, dans une
institution qui cherche à réguler la violence, la question technique et la question éthique. Du point de vue
technique, le souci de l'investigation portera sur le rapport moyen-objectif. Quel est le moyen de contrôle
le plus efficace, c'est-à-dire le moins coûteux (en temps, en énergie, en matériel, en espace, en
économie), pour parvenir à contrôler la violence ? Ici la violence institutionnelle est confrontée à un
problème stratégique. La solution est technique, elle se traduit en termes de dispositifs. Recourra-t-on au
sport ou aux tranquillisants ? La seule logique technicienne est habitée par le principe de l'efficacité qui
se traduit par une économie de moyens (ni trop ni trop peu) pour réaliser un objectif déterminé.
Seulement, l'éthicopolitique, s'il ne conteste pas l'instrumentalisation de la violence par une technologie
ou une ingénierie, la replace dans une évaluation des objectifs par les valeurs et les fins. L'éthique n'est
pas une technique. En plus de l'efficacité, entre en jeu la portée normative de la finalité avec des valeurs
comme la dignité, la liberté, le consentement etc. Si l'objectif justifie le moyen, jamais, la fin ne justifie le
moyen.