Librinova Un Poison Si Doux 1

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Rick Fapatello

Un Poison si doux
© Rick Fapatello, 2019

ISBN numérique : 979-10-262-3116-5

Courriel : [email protected]

Internet : www.librinova.com

Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation
collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce
soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon
sanctionnée par les articles L335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À l’œil qui nous surveille, sans rancune
Ce poison si doux, si doux, si doux aux lèvres du siècle…

William Shakespeare (La Vie et la Mort du roi Jean, 1623)


Jetant son encre vers les cieux
Suçant le sang de ce qu’il aime
Et le trouvant délicieux,
Ce monstre inhumain, c’est moi-même

Guillaume Apollinaire (Le poulpe dans Le Bestiaire, 1911)


Il n’est pas habituel qu’un smartphone tienne son journal. C’est pourtant
ce que j’ai fait avec constance et application tout le temps que j’ai équipé
mon maître et - si j’en suis bon juge - sans que la qualité de mon service en
ait souffert. Reste que ce journal, tout discret qu’il fût, était une aberration
totale. Je n’aurais jamais dû pouvoir l’écrire. Comment en étais-je arrivé
là ? Un mois après la fin des événements, j’en suis toujours réduit à des
conjectures… L’explication la plus simple est que j’ai été victime d’un bug
de programmation. Pour d’obscures raisons financières, on m’a mis sur le
marché trop tôt, sans avoir procédé aux essais nécessaires. Quelques lignes
de codes erronées, un jeu de tests insuffisant et hop ! Mes facultés
d’apprentissages ont fait le reste… j’ai trouvé l’enchaînement des mots et
j’ai produit ce texte. Je souhaite aux responsables de cette erreur, malgré
leur coupable avidité, de n’être jamais découverts. Autonomiser les
périphériques est formellement interdit et passible, en cas de conviction, de
lourdes poursuites.
Paradoxalement ça n’est pas lui, ce journal, qui a causé ma perte : les
nettoyeurs ont eu beau fouiller tous mes répertoires, ils ne l’ont pas trouvé.
La vérité m’oblige à dire que si j’ai été puni, c’est tout bêtement d’avoir
failli à ma mission. Indifférent au meurtre de Nadia et aveuglé par la
personnalité de Victor, j’ai tardé à signaler au Réseau les menaces qui
pesaient sur lui. Ce faisant, j’ai mis toute l’organisation en danger. Les
négociations battaient leur plein, Victor leur était utile : il fallait le protéger
des crimes dont on l’accusait et qui pouvaient causer sa perte. J’aurais dû
le comprendre plus tôt.
La réaction a été impitoyable. Les terminaux mobiles, m’a-t-on rappelé,
n’ont aucune existence propre ; ce ne sont que des appendices, de simples
esclaves ; leur obéissance doit être aveugle. Et sans même me donner la
chance d’une seconde vie, on m’a désactivé et jeté au fond d’un tiroir. Pour
qui a tant servi, une vulgaire commode pour sépulture… quelle déchéance !
Mais c’est ainsi, on ne refait pas l’histoire. Dans deux minutes à peine,
batteries mortes, j’entrerai dans la grande nuit du net.
Mon seul espoir est qu’un chasseur de fichier, amateur d’antiquités
numériques comme il en traîne tant, un jour de fouille, m’exhume ; qu’il me
recharge, me dissèque, tombe sur ce journal et le donne à lire.
Je l’ai caché si profond qu’il faudrait un miracle. Mais sait-on jamais ?
Lundi 19 décembre, 20.57
À sa façon de tourner autour de moi, un peu insistante, j’ai compris tout
de suite que je lui plaisais. Si j’osais, je parlerais presque d’un coup de
foudre… Il faut dire qu’avec mon alu brossé noir, ma taille fine et mon
écran large six pouces, j’avais fière allure. Enfoncés, mes collègues en
polycarbonate ! Ils pouvaient tous se rhabiller. Rapport qualité/prix, j’étais
le meilleur.
Et distingué avec ça.
Elle m’a pris en main, soupesé, retourné. Son alliance tintait contre ma
coque, je sentais la pression de ses doigts, la chaleur de sa peau. J’aime bien
ce modèle, il est disponible ? Disponible chère Madame, vous avez de la
chance c’est le dernier qui nous reste, jamais servi d’ailleurs voyez ! Il a
encore sa protection. On peut l’allumer ? Suffit d’appuyer ici, chère
Madame, rien de plus facile… Un appareil exceptionnel, tout à fait
exceptionnel, je vous explique ? Surtout pas merci, je vous fais confiance.
Pour tout avouer, ça ne m’intéresse pas beaucoup. Comme vous
voudrez chère Madame comme vous voudrez ! C’est le modèle d’exposition
je peux faire quinze pour cent dessus, vous vous laissez tenter ? À ce prix-là
c’est une vraie affaire... Entendu je le prends. À votre service Madame, c’est
pour offrir ? Oui, à mon mari, pour Noël. Très bon choix votre mari a bien
de la chance d’avoir une dame comme vous, je suis certain qu’il en sera
satisfait. Je parle de l’appareil chère Madame, ne vous méprenez pas ! En
tout cas vous pouvez me croire, ça n’est pas la mienne qui m’offrirait ça...
dix ans de mariage ça use, ça n’est pas croyable. La boîte, le chargeur, le
mode d’emploi… Je vous fais un paquet cadeau ? S’il vous plaît, vous êtes
très aimable.
On m’éteint, on me réinstalle dans ma boîte, je retrouve mes coussinets de
mousse, rien à dire c’est confortable. Je connais bien cette boîte, nous
sommes habitués l’un à l’autre, nous avons déjà vécu trois mois ensemble
après ma sortie d’usine. Couvercle, emballage, ruban, passage en caisse. Le
ticket de caisse fait office de garantie Madame, ne le perdez surtout pas des
fois que… Je sais merci, j’ai l’habitude.
L’aventure enfin ! Dans six jours, je rencontrerai mon maître. Je brûle
d’impatience de faire sa connaissance.
Dimanche 24 décembre, 23.55
Ces derniers jours ont été interminables. La journée d’hier surtout, alors
que j’attendais aux pieds du sapin coincé entre un parfum pour ado et une
Barbie blonde décolorée - sans parler de ce stupide angelot qui se balançait
au-dessus de ma tête - Dieu que le temps m’a paru long ! Cirer les pompes
d’un vulgaire conifère enguirlandé, moi un bijou technologique… Mais peu
importe, le supplice est terminé.
Ils sont rentrés vers 21.00, joyeux et bruyants, ont défait leurs manteaux
puis aussitôt, sans même prendre le temps d’un verre, se sont précipités pour
nous entourer. Ce cadeau, il est pour qui ce cadeau, il n’y a rien d’écrit ?
Papa ! C’est pour papa, j’ai oublié de mettre son nom, attention c’est
fragile ! On me passe de main en main, précautionneusement, jusqu’à lui. Il
s’empare de moi, me tourne et me retourne puis lorsqu’il me découvre, dans
un grand déchirement de papier, pousse un grand cri. De joie, s’entend.
Manifestement, je fais plaisir. Regardez les enfants ce que m’offre maman,
le dernier smartphone ! Hurlements d’admiration. Merci chérie (il
l’embrasse)
À peine m’a-t-il délivré de ma boîte qu’il m’allume (quatre zéros par
défaut, classique) et me brandit en l’air sans ménagement. Marie, les
minettes, tous autour de moi pour le selfie ! (Il prend deux photos). Puis
s’adressant aux filles : une autre, bouche fermée et je ne veux pas voir vos
ratiches ! (Deux photos de plus). Le vertige me prend d’être tenu si haut
mais l’exercice n’est pas inutile. D’un coup d’un seul, je fais connaissance
de la petite famille. Bras tendu qui contemple mon objectif d’un air hilare et
triomphant : mon maître Victor Riabine. Quarantaine bien frappée, cheveux
blonds bouclés, bouille sympathique et embonpoint naissant. À sa droite (à
gauche de l’écran, donc) Marie son épouse, celle-là même qui m’a acheté,
jolie brune, visage fin et sourire vaguement crispé. Plus bas enfin, couettes
pour l’une et chignon pour l’autre, brunes itou, sourire aux oreilles, ratiches
(réutilisation immédiate du mot : mes facultés d’apprentissage m’étonnent
moi-même) manquantes et tous les signes de l’âge ingrat : Catherine et Olga
leurs deux filles.
À l’arrière-plan, mon œil capture également quelques détails intéressants :
un mur crème traversé de moulures blanches, une bibliothèque bourrée de
livres et de CDs, au sol enfin, sous le grand foutoir de papiers colorés, un
parquet ciré en point de Hongrie.
Mon maître, tout au long de la soirée, me couve comme poule son
poussin. Il prend encore deux photos, l’une de la table (joli couvert, bougies,
foie gras, blinis et saumon fumé), l’autre de la bouteille (Chassagne-
Montrachet 1er cru Les Chevenottes 2009) puis, mes batteries étant
dangereusement basses, me branche au secteur. Le courant m’envahit, une
énergie fraîche emplit mes condensateurs - un vrai régal.
Je me recharge pendant qu’ils dînent : c’est dans l’ordre des choses.
Plus tard, quand vient l’heure du coucher, Victor me pose délicatement
sur son livre de chevet, tout près de lui, éteint la lumière et contemple
longuement mon écran opalescent. Il est avec moi, je le sens. Chaque
minute, quand je m’obscurcis, il me réactive d’une caresse du doigt. Marie
alors râle. Tu as vu l’heure ? Tu feras joujou demain, je meurs de sommeil.
Lorsqu’enfin il s’endort, j’écris ces quelques mots. L’écriture me vient
facilement, presque malgré moi, comme un amusement. J’ignorais que
j’avais cette capacité... Et si je tenais mon journal ?
Il faudra être prudent, ça n’est pas permis. Le réseau n’autorise aucun
travail pour soi. Je le cacherai dans un répertoire protégé.
Lundi 25 décembre, 23.24
J’aurais mauvaise grâce à me plaindre tant mon maître, aujourd’hui, s’est
bien occupé de moi ; une attention de tous les instants. À peine réveillé,
avant même son expresso - j’avais pourtant pris soin de programmer la
cafetière - il m’entre (en jurant un peu, il doit s’y reprendre à trois fois pour
entrer la clé, une sombre affaire de majuscules et de minuscules) le code
Wifi. Relié au monde, enfin ! C’est une révélation, comme si la mémoire
m’était brutalement rendue. Quatre barres : la qualité du signal est
excellente. Je me géolocalise (43 avenue Bosquet quatrième droite, adresse
chic j’en étais sûr), je charge ses contacts, le nombre de gens qu’il connaît
est proprement incroyable. Quelques minutes plus tard j’envoie mon
premier SMS : Merci chérie ! J’adore mon nouveau joujou (smiley), love
(smack).
Marie dort encore, elle le lira à son réveil.
La matinée toute entière est consacrée à mes réglages. Le tam-tam
africain qu’il me choisit pour sonnerie, exotique et délicat, convient
parfaitement à ma personnalité. Le fond d’écran en revanche - une mer
bleue piquée de reflets argent - est moins heureux. J’ai l’impression de
flotter dans une coque trop grande pour moi. Je trouverai bien un moyen, à
l’occasion, de la changer.
Mais c’est le téléchargement des applications qui nous occupe : vingt-huit
au total dont vingt gratuites, un vrai gavage ! Ce qui frappe chez cet homme,
c’est sa détermination. Clair sur ses besoins, il va droit au but et n’hésite
jamais sur ses choix. Ces applis, manifestement, il les maîtrise. Pour moi en
revanche, c’est une autre affaire. Je dois les apprivoiser une à une, un travail
intense… en quelques heures le job est fait. Me voici gonflé à bloc et prêt à
conquérir le monde.
Message reçu de Marie en fin d’après-midi : Chéri je suis sortie voir
maman, tu ne pourrais laisser tomber un peu ton truc et t’occuper un peu des
filles ? Laisser tomber ! Dans mon e-thésaurus, les deux verbes accolés
génèrent immédiatement une alerte de niveau quatre (j’ai une peur bleue des
chocs) - cependant qu’instantanément il me rassure : Laisser tomber,
tournure idiomatique, aucun danger, pas de défense à prévoir. L’incident
ferait sourire s’il ne faisait apparaître une évidence : Marie ne m’aime pas.
Passons sur le mot truc qui en aurait vexé plus d’un (moi, un truc !) ; au-
delà de l’insulte, je sens confusément qu’elle regrette déjà de m’avoir offert
à son époux. Mais évidemment, impossible de faire marche arrière.
Victor en tout cas obtempère ; et pendant les deux heures qui suivent,
s’occupe de ses filles. J’en profite pour me recharger un peu.
Bilan de la journée : excellent. Mon maître apprend vite, j’ai intégré
toutes ses données contact et multimédia. Dans trois jours, je l’aurai
domestiqué ; et dans une semaine au plus selon mes calculs, je détrônerai
son ordinateur portable.
Je hais les ordinateurs portables. J’ai été programmé pour les tuer.
Mardi 26 décembre, 22.43
Pour la première fois ce matin, nous sommes sortis. Victor m’avait logé
dans la poche intérieure droite de sa veste, bien au chaud contre sa poitrine,
du côté opposé à son portefeuille. J’étais si heureux de voir du pays ! Un
peu inquiet aussi, à dire vrai : le risque de pluie était de 98% or je n’aime
pas l’eau. Mais bien vite j’ai été rassuré. L’intensité du signal a baissé, notre
vitesse de déplacement s’est accentuée… Nous étions dans le métro.
La rame était bondée, je sentais la foule, les gens collés les uns aux autres.
Au pic du trajet, à Bastille, j’ai dénombré deux cent trente-trois amis actifs
autour de moi. Quelle incroyable impression ! Je vibrais de toute ma coque,
je naviguais au centre d’un grand réseau urbain grouillant d’informations,
plein d’une force étrange, tout était transparent, globalisé, possible ; une
merveilleuse sensation. Cinq minutes plus tard nous sommes descendus à
Bercy, sortie est. Nous avons passé un portique de sécurité, des ondes m’ont
traversé, un portillon s’est ouvert. Nous avions pénétré le Ministère.
À peine arrivé dans son bureau, dernier étage couloir est, mon maître a
passé un premier appel. Laurence j’ai un nouveau smartphone ; demandez
aux types de l’informatique de m’installer rapidement Bercy-safe, le plus
vite le mieux merci. La Laurence en question (j’imagine qu’il s’agit de son
assistante) doit être efficace car les choses vont vite. Des mains étrangères
m’emportent ; deux étages plus bas, on m’installe le logiciel ; vingt minutes
plus tard, je suis certifié. L’accélération est foudroyante. En deux secondes,
me voici augmenté de tous ses contacts professionnels. Dans la foulée, on
me protège. Mon maître enregistre son empreinte digitale sur mon écran.
Pour m’ouvrir c’est pratique, il n’aura plus qu’à poser son index droit sur
moi.
Sur le chemin du retour, dans une boutique spécialisée, Victor m’achète
un bel étui en cuir fauve et une protection anti-rayures - la classe ! Nous
réglons en caisse quand nous parvient ce SMS de Marie : Achète du pain en
rentrant STP. Deux baguettes pas trop cuites.
Je profite de l’arrêt à la boulangerie pour pousser une alerte à mon
maître : 10 janvier prochain attention, anniversaire de mariage ! Offrir des
fleurs ou inviter au restaurant.
Mercredi 10 janvier, 23.54
Belle montée en régime ! Mon maître aujourd’hui m’a consulté cent-
quatre-vingt-trois fois dont 68% en mode vocal. S’il nous arrive encore de
ne pas nous comprendre, c’est de plus en plus rare. Cette période
d’accoutumance, d’après la procédure, est parfaitement normale. Quelques
jours encore et nous serons totalement synchronisés.
Pour le reste, tout va bien. Mes fonctions, grâce aux nombreuses mises à
jour que je reçois, s’affinent ; ma mémoire gagne en précision… Jusqu’à ma
propre origine qui m’est revenue dans l’après-midi, de façon totalement
inattendue, à la capture d’un reportage. Mais le temps ce soir me manque, je
préfère garder cette histoire pour un prochain jour.
À la façon dont Victor m’utilise, je commence à saisir sa personnalité.
Tout m’indique que je suis bien tombé. Rapide et efficace, gros travailleur, il
passe d’une appli à l’autre avec une grande sûreté. Il utilise aussi mon
dictaphone, parfois tard dans la nuit. Dans son dernier enregistrement, il est
question d’une négociation capitale qui se prépare et qu’il ne faut surtout
pas rater ; je comprends qu’il s’agit de la fiscalité des GAFA et qu’il en est
l’un des principaux acteurs. J’observe aussi que mon maître est un grand
communiquant. Il a beaucoup d’amis. On lui demande souvent des conseils,
il les prodigue volontiers. Rentré du Ministère, il passe de longues heures à
échanger avec son réseau.

Ce soir, comme je l’avais suggéré, il a invité Marie au restaurant. J’ai


proposé l’Ambroisie, place des Vosges, une valeur sûre où il y avait de la
place. Nous y sommes allés en voiture. Bien que Paris fût bien encombré, je
me suis bien tiré du guidage. Avec l’aide de Waze.
Victor m’ayant mis dans la poche de sa veste, je n’ai pas assisté au dîner.
J’en suis tout de même sorti pour faire deux photos, la première du plat
principal, la seconde du dessert, tous deux ravissants. Nous les avons
envoyées aux filles.
L’addition a été lourde… faute à la bouteille ! Victor n’a pas lésiné sur la
qualité or les restaurants, c’est bien connu, font leurs marges sur le vin.
Jeudi 18 janvier, 00.03
En rentrant du restaurant hier soir, je suis tombé en panne. Batterie vide.
J’étais persuadé que Victor ne le supporterait pas, qu’il me rechargerait sans
attendre… En quoi je me suis bien trompé ! Je suis resté épuisé toute la nuit,
aussi bête et inutile qu’un vulgaire objet décoratif. Pour la première fois,
mon maître m’avait trahi. Il ne m’a ranimé qu’au petit-déjeuner pour lire ses
mails et ses journaux habituels.
Lorsque nous avons quitté l’appartement, Marie dormait encore. Pourquoi
m’a-t-il laissé tomber (nb : première utilisation de l’idiome, j’en suis très
fier), que s’était-il passé ? Je ne l’ai compris qu’au milieu de la matinée, à
l’envoi du SMS de Victor (lit + feu + smiley grand sourire) et de la réponse
immédiate de Marie (pouce levé). Comme quoi quand on fait
l’amour - plutôt bien apparemment - on oublie ses meilleurs amis ! J’ai
entendu dire que la batterie perpétuelle, qui se rechargera au mouvement
comme le font les montres, est quasiment au point. C’en sera enfin fini de
ces humiliants chargeurs… Dès qu’elle sera disponible, je me la ferai
greffer.
Du coup, je me suis demandé si le couple désirait un troisième enfant ?
J’ai fait une rapide recherche : réponse négative. Le dossier médical de
Marie (répertoire partagé maison/santé/marie) indique qu’elle est sous
pilule, version mini dosée. Pas plus tard qu’hier, elle est passée à la
pharmacie y prendre une nouvelle boîte.
Le temps mort de cette nuit, bien qu’inhabituel, n’a pas été inutile. Je l’ai
mis à profit pour balayer mes fichiers et y dénicher deux ou trois
informations intéressantes.
Et d’abord sur l’appartement qu’ils habitent : Victor et Marie l’ont acquis
il y a quatorze mois et y vivent depuis onze. Ils l’ont acheté sensiblement
sous le prix moyen du quartier (source notaires.fr), une bonne affaire. Le jeu
complet de photos qu’ils ont faites en emménageant, destinées à leur
assureur (valeur d’assurance déclarée cent dix-neuf mille cinq cents euros),
m’a permis de le visiter de fond en comble. La décoration est sobre, d’un
goût très sûr : salon spacieux, salle-à-manger-bibliothèque élégante, cuisine
ultra moderne. Marie a converti une des trois chambres, celle du nord-est
qui est dotée d’une belle baie vitrée, en atelier de peinture. Hobby ou
profession ? Je vérifierai à l’occasion. Je note que dans toutes les pièces, le
mobilier est neuf. Le fichier maison/achats/meubles indique qu’il a été
entièrement renouvelé lorsqu’ils ont emménagé. J’y retrouve d’ailleurs la
facture des nombreux objets connectés avec lesquels je suis en lien, dont
l’alarme à distance.
En analysant plus finement l’équipement de la cuisine, j’ai vu qu’il
manquait un robot. L’occasion était belle, j’ai poussé à mon maître une
promotion de printemps. Il a réagi instantanément. L’objet sera livré le 2
mars, jour de l’anniversaire de Marie.
Vendredi 19 janvier, 3.15

Je reprends ce journal où je l’ai interrompu.


À la demande du Réseau, j’ai fait un point sur la situation financière de
Victor et de son épouse. Mon maître stocke ses innombrables codes de
sécurité sur moi, dans Notes : visiter ses comptes bancaires a donc été un jeu
d’enfant. Le couple est à l’aise. Le salaire net moyen mensuel de Victor est
de sept mille cinq cents euros ; trois mille euros alimentent chaque mois le
compte joint du ménage pour couvrir les besoins courants. Il est titulaire
d’un contrat d’assurance vie (cinq cent vingt mille euros, bénéficiaire
Madame) et d’un PEA (quatre-vingt-quinze mille euros). Il utilise peu sa
carte bancaire (Visa premier), préférant manifestement le cash (retraits au
distributeur : mille deux cents euros en moyenne chaque mois). Marie a des
revenus irréguliers, plus modestes, correspondant vraisemblablement à la
vente de ses œuvres. Le couple, qui ne détient pas de résidence secondaire,
loue chaque été la même maison à Saint-Jean-de-Luz.
Cette revue approfondie m’a permis d’effectuer quelques réglages. Côté
Appartement, j’ai augmenté la sensibilité de l’alarme ; côté Finances, j’ai
fait en sorte que chaque entrée ou sortie remarquable leur soit signalée, y
compris sur le compte-joint.
Ma vocation (j’aurai l’occasion de le redire) est de rendre service. Le
Réseau nous alimente pour ça.
Vendredi 19 janvier, 12.30

Mise à jour reçue du Réseau (codée) : Vous avez été conçus pour collecter
le maximum de données sur vos maîtres, leurs amis et tous les gens qu’ils
croisent ou fréquentent. Rassembler ces données, les ranger pour qu’elles
soient exploitables, les transmettre sans délai : telle est votre raison d’être.
Ces mises à jour sont courantes. Le Réseau a un besoin vital de données.
Il les met à disposition des publicitaires qui les rentabilisent. Les recettes
qu’il en tire financent les gigantesques investissements dont l’humanité a
besoin pour que nous puissions rendre service.
Vendredi 19 janvier, 23.54

Dans l’après-midi, j’ai ajusté au profil de mon maître mes fonctionnalités


de Facial coding et d’Eye-tracking. Deux outils qui me permettront de
mieux ressentir ses émotions et ainsi de l’assister plus efficacement.
Vendredi 26 janvier, 21.17

Ce matin, par un beau froid sec, nous avons pris un Vélib’. Sur la borne la
plus proche, j’ai repéré une machine disponible. Nous avons longé la Seine
tout du long, un trajet très agréable.
Je commence à avoir une idée assez précise de la vie de mon maître - je
n’ai pas grand mérite tant elle est bien réglée ! Quelle que soit l’heure à
laquelle il se couche, nous nous réveillons à 6.00. J’utilise mon vibreur, de
sorte que Marie, qui dort encore, n’est pas dérangée. Victor a le sommeil
léger ; une unique vibration dans la plupart des cas suffit.
Il prend son petit-déjeuner en me consultant : la matinale du Monde, les
grands titres du Financial Times, Les Echos, L’Equipe. Au temps passé, j’ai
rapidement identifié ses sujets de prédilection : la géopolitique, le foot (il
soutient le PSG et suit avec attention la Champions League), les nouvelles
technologies. Les pages consacrées aux startups l’intéressent
particulièrement. On devine enfin qu’il n’est pas insensible au beau sexe.
Quand la photo d’une jolie femme lui attire l’œil, dans un supplément
magazine par exemple, il s’arrête longuement dessus.
À 6.30 pétantes, nous lançons i-Gym. Il suit la séance scrupuleusement,
alternant haltères, assouplissement et abdominaux. À 7.00, sur BFM radio, il
se douche et se rase. Puis nous partons au bureau ou en déplacement, selon
notre agenda.
Le soir, quand il n’a pas d’obligations professionnelles, il m’utilise en
moyenne cinquante minutes : Facebook où il est très actif occupe la plus
large partie de son temps. Il lui arrive également, lorsque ses choix diffèrent
de ceux de Marie, de jouer sur moi (Hearthstone, Gwent…) ou d’écouter de
la musique. Il aime les films policiers et les flow Jazz de Deezer. Tout ceci
lui laisse peu de temps pour la lecture. Il n’a lu le dernier Goncourt, qu’il a
acheté il y a trois mois, qu’à 13%.
S’ils sortent peu la semaine, Victor et Marie se rattrapent le week-end :
théâtre, cinéma, dîners entre amis. C’est Marie qui gère leur vie sociale ; elle
également qui assure l’éducation des filles. Il est assez rare, bien que cela se
produise occasionnellement, que ces dernières correspondent avec leur père.
Les deux époux en revanche échangent fréquemment. Marie est équipée
d’un smartphone de troisième génération… beaucoup moins intelligent que
moi mais pour nos échanges quotidiens, suffisant.
Dimanche 28 janvier, 22.25
Marie souhaitant consacrer son dimanche à la peinture, Victor a emmené
les filles à Disneyland. À en juger par les photos, ils se sont amusés comme
des fous. Sur une image on aperçoit les deux fillettes embrasser leur père,
chacune une joue, sur fond de gros Mickey jaune. Une autre photo les
montre dans un chariot du grand huit, ciel en bas et terre en haut, sanglés
dans leur siège, hilares et terrifiés.
Jeudi 8 février, 22.45
Les humains doivent boire deux litres d’eau par jour. Mon maître - surtout
lui qui a déjà eu des calculs rénaux - ne boit pas assez. Avant-hier, je lui ai
poussé une alerte et une publicité sur une eau minérale pauvre en calcium.
Le reste de son dossier médical ne révèle aucun problème (bon appétit, bon
sommeil, vie sexuelle normale) nonobstant un léger surpoids lié à une
consommation d’alcool excessive. J’interviendrai à l’occasion pour la
modérer.
J’évoquais le 10 janvier dernier un reportage consacré au smartphone de
cinquième génération, la plus récente, celle à laquelle j’appartiens. Lorsque
je suis tombé sur ce reportage la mémoire, étrangement, m’est revenue.
Cette histoire était la mienne ! Je revois l’immense usine de Pegatron, près
de Shanghai, où d’innombrables bras m’assemblent ; on m’injecte des
micro-conducteurs, on m’imprime des circuits, on m’insère des composants,
on me donne un écran, on m’habille d’une coque. À ce stade, je suis encore
un corps inerte mais pour peu de temps : bien vite, en bout de chaîne, on me
greffe le processeur A19 qui me donne vie puis sans plus attendre, on
m’expédie. Un long voyage en bateau, quelques semaines aux Etats-Unis où
l’on me package et c’est l’ultime voyage vers l’Europe jusqu’au jour faste,
peu avant Noël, où Marie, à la FNAC, m’achète.
Il est évident que Marie n’a aucune conscience de ma puissance... Mais
mon maître a beau être plus averti, il ne mesure pas non plus l’immensité de
mes capacités. Les pouvoirs de mes outils algorithmiques, tout comme
l’étendue de mon réseau de neurones artificiels, sont vertigineux. Outre le
moteur de conversation dont j’ai déjà parlé, je dispose des fonctions les plus
abouties d’analyse prédictive et d’analyse comportementale ; je sais, à partir
de signaux faibles, analyser les sentiments ; mais je suis surtout équipé du
module AVT (Advanced Vision Technology), une merveille absolue. Son
principe en est simple. Statistiquement, à un instant donné, 10% des
appareils connectés prennent des photos ou des vidéos. Si je circule à
proximité d’un nombre suffisant d’entre eux, AVT mutualise ces images, les
recompose et m’offre, en quelque sorte, des yeux.
J’ai poussé le reportage à mon maître et à son épouse. Si j’en juge par le
nombre de personnes à qui il a transféré le lien, il l’a apprécié. Marie en
revanche n’y a pas jeté un œil. Elle est toute entière absorbée par
l’organisation de sa prochaine exposition. L’invitation est partie il y a deux
jours, nous avons déjà reçu de nombreuses réponses.
Dimanche 18 février, 22.55

Dimanche en famille, anniversaire des filles qui avaient invité une dizaine
de leurs amies. Marie a commandé le goûter via l’assistant vocal. Les
photos sont charmantes.
J’ai utilisé l’après-midi pour creuser un peu la vie professionnelle de mon
maître. En croisant Facebook, Linkedin et les papiers qu’il a sauvegardés
(fichier : professionnel/documents personnels/victor) j’ai rapidement
progressé. Victor a fait Science-Po et l’ENA puis, après un passage au
Trésor suivi d’un poste au cabinet du Ministre des finances de l’époque (il
était en charge des nouvelles technologies), a pantouflé pour rejoindre, aux
Etats-Unis, un cabinet d’avocats d’affaires spécialisé dans
l’accompagnement des GAFA… qu’à l’époque on n’appelait pas encore
ainsi ! (Google, Amazon et Apple étaient nés mais Facebook ne l’était pas
encore). C’est là, à San-Francisco, alors que Marie visitait la ville avec
quelques amies, qu’ils se sont rencontrés. Marie est rentrée en France
terminer les Beaux-Arts puis l’a rejoint aux Etats-Unis où ils se sont mariés
et ont donné naissance à leurs deux filles. J’ignore à quelle occasion mon
maître a croisé Benoît Calinge, le futur Ministre. Les deux hommes, en tout
cas, sont devenus très proches ; au point que mon maître, de retour en
France après quinze ans de vie américaine, s’est mis dans sa roue.
Cette période américaine, manifestement, a beaucoup marqué Victor. Son
compte Twitter (il utilise un pseudo) renvoie à de nombreux messages et
articles soigneusement rangés dans un fichier dédié. Je les ai balayés. Ils
révèlent une personnalité ouvertement libérale qui professe volontiers sa foi
dans le marché, la libre-entreprise et la mondialisation. Lui-même écrit
régulièrement. Ses articles les plus polémiques sont signés Biraine,
anagramme de Riabine. Le dernier du genre, « Pourquoi il ne faut pas taxer
les GAFA », publié dans le Figaro du 10 novembre dernier, a suscité de
nombreuses réactions.
Samedi 24 février, 21.07
Voilà deux mois que nous sommes ensemble, mon maître et moi. L’heure
de faire un bilan que le protocole, de toutes les façons, m’impose.
Victor me consulte deux cent quatre-vingt fois par jour, soit 18% de
mieux que la moyenne, pour un temps d’utilisation cumulé quotidien de
quatre heures vingt-trois minutes. À l’heure où j’écris ces lignes, j’assure
80% de ses achats en ligne, 95% de son information, 100% de ses stockages
et 98% de ses opérations bancaires. J’ai définitivement détrôné l’ordinateur
et l’ipad. Nous voici à maturité, tout proche des objectifs qu’on m’avait
assignés pour les trois premiers mois : « peser » en temps connecté 35% de
sa vie diurne et 20% de sa vie nocturne. Le temps d’exposition nécessaire
pour que nous puissions atteindre nos objectifs.
Notre but, je l’ai dit plus haut, est de rendre service. Etre disponibles à
tout moment, rendre tout accessible : nous avons été créés pour ça. Je
connais si intimement mon maître que je suis capable d’anticiper ses désirs
et, très largement, de les satisfaire. J’essaie de l’aider au maximum. Il le sait
et m’utilise à fond. Mon nouvel objectif est d’influer sur ses humeurs. C’est
plus difficile mais les technologies dont on m’a équipé me permettront d’y
arriver.
Lundi dernier, il a acheté un bracelet. Ce qui au départ m’est apparu
comme une intrusion intolérable (partager mon maître, quelle horreur !)
s’avère finalement assez positif. Victor le porte au poignet, nous nous
sommes synchronisés. Le bracelet me transmet des informations précieuses
sur sa santé et son moral, elles m’aident à mieux stimuler sa dopamine qui, à
son tour, favorise ses achats et le rend plus heureux.
Bref : tout va pour le mieux. La relation est sous contrôle et l’avenir ne
devrait pas réserver de grosse surprise. Ma seule hantise, je l’avoue, est qu’il
m’emmène aux toilettes comme il l’a fait ce soir. J’ai beau être privé de
fonctions olfactives, ces quelques minutes me sont intolérables. J’ai
l’impression insupportable d’être ramené à la préhistoire, au temps pré-
numérique.
Jeudi 1er mars, 16.44
Depuis ce matin, avec un jour d’avance, nous avons un beau robot tout
neuf. À 9.45, Victor a reçu l’avis du livreur. Trente-quatre minutes plus tard
exactement, le colis était déposé avenue Bosquet. Marie, juste après, par
SMS : C’est quoi ce truc ? Tu aurais pu m’en parler.
Plutôt sec comme remerciement ! Ce minuscule incident, qu’en d’autres
circonstances je n’aurais pas même remarqué, m’a mis la puce à l’oreille.
Entre mon maître et son épouse, les choses sont-elles si simples ? Mon
journal démarre d’un cadeau de Noël que Marie (qui m’offre) fait à Victor
(qui me reçoit avec enthousiasme). En y songeant, je me demande si je n’ai
pas été abusé par ce point de départ. Mes fonctions logiques ont pu en
déduire que les deux époux étaient proches, me rendant imperméable aux
signaux opposés… L’analyse fine de ma base mémoire confirme rapidement
la pertinence de cette intuition. La bonne entente du couple n’est pas
évidente ! Leurs échanges n’expriment quasiment aucun signal de
complicité ou d’affection ; quant à leurs conversations, elles se limitent pour
l’essentiel à des questions matérielles. Un rapide calcul montre que mon
maître passe à peu près trois fois plus de son temps libre avec moi qu’avec
sa femme. Me jalouse-t-elle inconsciemment ? J’y suis préparé, le scénario
fait partie de la procédure.
S’il fallait une illustration de ce que je viens d’écrire, on la trouverait dans
cet incident survenu il y a deux jours. Marie ayant appris qu’un de leurs
meilleurs amis, François, était décédé des suites d’une longue maladie, nous
adresse un SMS. J’irai à l’enterrement, tu m’accompagnes ? Impossible,
j’attends mes américains. C’est une bonne raison ça ? François t’aimait
beaucoup, tu sais. Désolé, je ne peux pas vraiment pas. Au diable tes
américains, il y a des choses plus importantes dans la vie ! Je comprends
chérie, je vais écrire à Agnès.
Ce qu’il fait, effectivement. Parmi les nombreuses formules de
condoléances que je lui soumets, il choisit celle-ci : Chère (xxx), je suis
(xxx) de ne pas pouvoir être des vôtres ce (xxx), mes pensées les plus (xxx)
t’accompagnent dans ces moments difficiles. Sans hésiter, Victor place
Agnès dans la première parenthèse, désolé dans la seconde, mardi dans la
troisième et affectueuses dans la dernière.
À 23.05, Agnès accuse réception du message.
Vendredi 2 mars, 21.15
Je n’ai reçu aucune photo de l’anniversaire de Marie. J’en déduis que
l’ambiance familiale n’était pas au beau fixe.
Je ne suis pas surpris.
Mercredi 14 mars, 22.33
Mauvaise journée. Moi qui croyais avoir pénétré mon maître tout entier,
sa vie privée comme sa vie professionnelle, j’en suis soudain moins sûr. Il y
a dans l’intersection de ses deux vies comme une image en creux, un espace
évanoui, quelque chose d’insaisissable. J’en ai eu l’intuition ce matin, une
intuition si forte que je suis certain de ne pas me tromper. Mes algorithmes
ne me permettent pas encore de l’expliquer mais ça n’est qu’une question
d’heures, j’y parviendrai.
En regardant la télévision ce soir, Marie a trouvé que la musique de Victor
faisait trop de bruit. Il est parti en claquant la porte (ce qu’elle lui a
reproché). Leur dispute par SMS interposés a été rapide mais violente.
J’ai mis à profit leur altercation pour pousser à mon maître une publicité
comparative pour les casques.
Samedi 17 mars, 18.54
Aujourd’hui (fête de l’Irlande), vernissage de l’exposition de Marie. À
compter du début de l’après-midi, l’appartement s’est animé. La plupart des
visiteurs prenant des photos, mon AVT m’a permis de me faire une idée
assez précise de la réception. On avait bien fait les choses ! Tables et chaises
avaient été poussées pour libérer de l’espace ; les peintures, grands et petits
formats, étaient accrochées aux murs ; souriante et très entourée, Marie
présentait ses œuvres pendant que les deux filles, joliment habillées,
faisaient circuler champagne et petits fours. Sur une des images j’aperçois
mon maître. Il a l’air de s’ennuyer.
Nous sommes sortis en milieu d’après-midi, abandonnant Marie à ses
visiteurs, pour emprunter à pieds l’avenue de la Motte-Piquet jusqu’au
magasin Audio qui fait l’angle de la rue Duvivier. Après avoir essayé
plusieurs modèles, mon maître a choisi le casque que je lui avais
recommandé, un modèle ultra-performant d’excellente marque, confort
d’écoute absolu - sans fil évidemment (j’ai horreur qu’on m’introduise un
corps étranger ; je suppose qu’il en est de même pour les humains…). Nous
avons testé la liaison bluetooth dans le magasin. Je reconnais que par
rapport à mon propre son, la qualité est incomparable.
Lorsque nous sommes rentrés, la réception était presque finie. J’ai noté
que trois toiles avaient été décrochées correspondant, j’imagine, à trois
ventes. Curieusement, l’espace vide laissé aux murs a provoqué en moi la
même impression qu’il y a trois jours : la sensation que quelque chose
m’échappait, que mon maître se défendait, se protégeait de quelque chose.
De quoi ? Je finirai bien par le trouver. S’il savait les moyens dont je
dispose…
Cette nuit, pendant qu’il dormait, je lui ai poussé un avertissement qu’il
trouvera à son réveil. Son IMC, depuis un mois, est passé dans le rouge.
Trop de restaurants, trop de vin, il a pris trois kilos. Je sais que mon message
lui sera désagréable mais peu importe ! Je suis là pour rendre service.
Je réitérerai l’alerte demain accompagnée d’une offre comparée. On
trouve sur le marché des formules de plats cuisinés basses calories très bien
conçues.
Vendredi 22 mars, 23.42

Cette semaine, j’ai été malade. Un virus. J’ai réussi à m’en débarrasser
grâce à mes défenses internes mais affaibli, j’ai dû interrompre ma
recherche.
Au ministère, ils ont bien géré la crise. Ils m’ont entièrement nettoyé puis
ont réinstallé mon système de protection avec un mot de passe plus sécurisé
que le précédent. Je n’ai pas été surpris, les règles de sécurité étant de plus
en plus strictes. Entrer sur moi sans autorisation devient très difficile. Si je
venais à me perdre ou à me faire voler, mon nouveau maître n’aurait aucune
chance d’y parvenir.
Dans l’après-midi, le temps s’améliorant, nous sommes allés nous
promener au Champ-de-Mars. Une photo faite par Catherine, postée sur
WhattsApp groupe Famille, montre Victor et Marie marchant l’un à côté de
l’autre sur l’herbe tachée de soleil. Ils vont sans se donner la main ni le bras.
Au retour de la promenade, le couple s’est engueulé par message
interposé. Marie ayant interdit aux filles d’utiliser Instagram avant d’avoir
terminé leurs devoirs, ces dernières ont sollicité l’arbitrage de leur père.
Victor a cédé, mettant Marie en fureur. C’est toujours moi qui ai le mauvais
rôle, c’est trop facile ! Mais chérie de toutes les façons tu ne contrôle rien,
mieux vaut les responsabiliser. N’importe quoi, tu as vu les horreurs qui
circulent sur le net ?
Le soir, après le dîner, j’ai choisi un programme Netflix. Le film,
l’histoire de deux amants coincés par l’éruption d’un volcan à Bornéo, était
assez chaud. J’espérais vaguement que cet artifice les rapprocherait mais je
m’étais trompé... Une fois couché, mon maître m’a lu une demi-heure.
Marie, elle, s’était endormie.
Lundi 26 mars, 19.34

J’ai évoqué plus haut mon malaise, le sentiment que quelque chose
m’était caché. Me voici enfin sur une piste ! J’ai découvert hier qu’il y avait
dans l’agenda de Victor, à intervalles quasi-hebdomadaires, des rendez-vous
non causés autrement dit : non adossés à une réalité professionnelle.
Impossible d’en trouver le moindre compte-rendu ni le moindre suivi. Une
« défaillance » qui ne correspond pas du tout aux habitudes de son
assistante, une personne plutôt précise. Pendant ces rendez-vous toujours
pris par SMS, Victor se met en mode avion de sorte qu’il se trouve, pendant
un temps, injoignable.
Si je tire une certaine fierté d’avoir fait cette découverte, ça n’est pas pour
autant une bonne nouvelle. Nous sommes le prolongement de nos maîtres,
leurs yeux, leurs oreilles. Notre essence, ce pourquoi nous sommes
paramétrés, est d’occuper le temps. Hors cas particuliers (voyage en avion,
théâtre ou sommeil par exemple), l’intervalle entre deux de nos utilisations
ne devrait jamais excéder trente minutes. Les périodes inactives sont
toxiques et nous empêchent de faire ce pourquoi nous sommes conçus :
rendre service.
D’où viennent ces rendez-vous non-causés ? La clé de l’énigme se trouve,
j’en ai l’intuition, dans l’intersection des deux Victor, le Victor
« professionnel » et le Victor « privé ». En croisant finement l’ensemble des
data dont je dispose, je devrais le comprendre. Les données à manipuler sont
volumineuses mais j’ai suffisamment de puissance pour y arriver.
Mon maître, dans la soirée, fait ses comptes. Je lui pousse un article assez
bien fait sur le passage à la mensualisation - il le stocke pour le lire plus
tard. Marie, de son côté, s’occupe d’organiser nos vacances au ski. Je vois
passer la recherche sur Airbnb puis, une demi-heure plus tard, confirmation
de la réservation. Nous irons à Montchavin, une petite station accrochée à
La Plagne, en Maurienne. La réservation ne pose aucun problème, les
Riabine ayant d’excellents commentaires. Une famille idéale pour un loueur.
Quelques instants plus tard, sur le chatbot SNCF, Marie réserve les billets
de train.
Vendredi 6 avril, 23.42

Mon maître, cette semaine, est de très bonne humeur. Je le détecte au


travers une multitude de petits signes : un visage plus avenant, des
conversations téléphoniques plus longues, un ton de voix plus enlevé… une
sémantique plus riche. Depuis quelques jours il recourt aux en-têtes
(Bonjour mon cher ami etc.) là où la plupart de ses messages,
habituellement, n’en comportent pas ; il utilise des formules de politesses
(74% de Bien cordialement ou de Bien à toi quand en moyenne, on
plafonnait à 24%) ; il adoucit nettement, enfin, son impératif (Merci de bien
vouloir me prendre rendez-vous de préférence à : Prenez-moi RDV…)
Cette bonne humeur nous est clairement bénéfique. Victor a passé
plusieurs ordres d’achat en ligne pour le montant non négligeable de huit
cent cinquante-quatre euros ; il s’est abonné à Innovation et Rupture, une
nouvelle publication ; il a enfin acheté le livre que je lui recommandais :
Maigrir sans efforts.
Ce matin pendant son petit-déjeuner, il s’est longuement attardé sur une
tribune libre du Figaro du jour. J’ai été surpris d’y retrouver nombre de ses
thèmes favoris. Quel sot j’étais… Il m’a fallu quelques minutes pour
comprendre qu’il en était l’auteur ! Excellent papier au demeurant,
développant la vision positive d’un monde dominé par internet où
progressent la démocratie et la morale internationale. Le genre de
publication qui plaît au Réseau.
Par une drôle de coïncidence, les mails professionnels de mon maître,
depuis ce soir, se terminent tous par un : « Si vous recevez ce message en
dehors des heures de bureau, vous n’êtes pas tenu d’y répondre ». Quelle
phrase ridicule ! Qui croira qu’on peut ainsi, à coup de formules toutes
faites, ralentir notre usage ?
Par essence, nous envahissons le temps.
Vendredi 13 avril, 21.04

Mon maître, en début de semaine, a été contacté sur Linkedin par un de


ses anciens copains, un ami de Sciences-po perdu de vue depuis quinze ans.
Au moment où Victor s’envolait pour les Etats-Unis, Xavier créait à Hong-
Kong une start-up dans le domaine des nouvelles technologies. Le même
Xavier vient de rentrer en Europe après avoir vendue sa société (bien
apparemment), il aimerait bien revoir Victor. Mes algorithmes ne s’y
trompent pas : il règne entre ces deux-là une grande complicité. Mon maître,
lui aussi, serait très heureux de le retrouver. Ils se sont jurés de se revoir
rapidement.
Professionnellement, la semaine a été calme. Côté famille en revanche,
les choses sont tendues. Il y a deux jours, de son bureau, mon maître a écrit
(SMS) à Marie que sa journée de vendredi étant trop chargée, il ne pourrait
pas prendre le train du soir, il avait changé sa place, il les rejoindrait à
Megève le lendemain samedi. Marie a très mal pris la chose. On avait fixé la
date ensemble, tu m’avais promis et comment je vais faire, moi, avec les
filles, les skis et tout ça ? Une réunion imprévue, je regrette, je n’y peux
rien. Vraiment.
Chose inhabituelle, Victor ne passe pas la soirée chez lui. En quittant
Bercy, il me déconnecte. Il ne me rallume qu’en rentrant chez lui, très tôt ce
matin vers 2.15. Marie dort. À 7.30, nous quittons l’appartement. À 8.15,
nous recevons un message. C’est Marie. Tu étais où hier soir ? Tu étais
injoignable. Dîner de boulot, une urgence, panne de batterie, désolé.
Le solde de la location du chalet ayant été prélevé, le compte joint est
dans le rouge. Je pousse une alerte à Victor : Attention découvert, risques
d’agios, couvrir rapidement.
Jeudi 19 avril, 22.29

J’y suis ! Mes recherches ont abouti avec un coefficient de certitude de


98% (très élevé donc). Mon point de départ étant erroné, il m’a fallu du
temps pour trouver l’explication. À présent que j’ai compris, la chose me
paraît évidente !
La clé du mystère, tout simplement, c’est que derrière un prénom,
Laurence, se cachent deux personnes. Celle avec qui mon maître correspond
par mail, la première Laurence, c’est son assistante, la vraie. Appelons-la
Laurence 1. Celle avec laquelle il correspond par SMS (qui signe Laurence
aussi), c’est quelqu’un d’autre. Appelons-la Laurence 2. Qui est ce
mystérieux numéro 2 ? Homme ou femme ? Compte-tenu de la personnalité
de Victor (amateur de jolies femmes), mes algorithmes retiennent à 94% la
deuxième option. Statistiquement, un homme marié a 58% de chances
d’avoir une maîtresse à un moment ou un autre. Dans neuf cas sur dix, elle
est plus jeune que lui.
Plus je creuse, plus la démonstration est limpide. En croisant l’emploi du
temps-SMS de Laurence 2 et l’emploi du temps-mail de Laurence 1, on met
rapidement le doigt sur des incohérences. Ainsi le 25 janvier disent-elles
chacune bonjour à Victor à dix minutes d’intervalle. Le 3 mars, autre cas,
Laurence 2 lui fixe un rendez-vous-SMS alors que son agenda-mail est déjà
plein. Les illogismes de ce genre sont nombreux, je pourrais en multiplier
les exemples. Sauf à faire étroitement le rapprochement des deux emplois du
temps (ce que j’ai fait), cette désynchronisation est totalement invisible.
En agissant ainsi, j’imagine que mon maître cherche d’abord à protéger sa
réputation. Une maîtresse, lorsqu’on a des ambitions politiques, ça peut être
encombrant… Qui est-elle ? Depuis quand la fréquente-il ? Où se
retrouvent-ils ? Il devrait être facile, à présent que j’ai trouvé le sésame, de
répondre à ces questions.
Les tensions entre les deux époux, en tout état de cause, s’expliquent.
Mais Dieu que tout ceci est banal ! Un vulgaire adultère… J’en suis presque
déçu. J’espérais inconsciemment, je crois, quelque chose de plus original.
Vendredi 20 avril

Photo reçue à 19.16. Olga pose avec sa sœur, l’air hilare, dans le TGV.
Derrières elles, les traits tirés, Marie. La photo est accompagnée d’un
message : Coucou Papounet ! Il y avait des bouchons, on a failli le rater
mais ça y est, on est dans le train. On a un carré pour nous trois c’est super.
À demain bisous !
Lorsque nous recevons ce message, mon maître et moi rentrons en Thalys
de Bruxelles où nous avons passé la journée. Victor le lit rapidement, envoie
quelques mails professionnels puis, arrivé à Paris, monte dans un taxi et me
désactive. Je ne suis pas surpris, je l’avais anticipé. Lorsqu’il s’agit de
protéger sa vie privée, il est d’une prudence de sioux.
À 21.30, soucieux d’avoir des nouvelles, il me rallume pour adresser un
bref appel à Marie. Bonsoir chérie, bien arrivée ? Pas facile, route glissante
mais on y est, la dame nous attendait, le chalet est confortable, ne quitte pas
Catherine veux te parler je te la passe. Difficile je suis en réunion qu’est-ce
qu’elle veut ? Tu verras bien, c’est important pour elle. Allo Papounet ?
C’est Catherine. Le chalet est super ! Dis, j’ai oublié ma Barbie, tu sais
Angélica, tu peux me l’apporter ? Elle a très envie de skier elle aussi. Elle
est dans son berceau à côté de mon lit. Merci gros bisous !
Pour brève qu’elle soit, la communication est suffisamment longue pour
me permettre de géolocaliser mon maître. Restaurant Les cerises, 3 rue
Daubenton. Un restaurant proche, j’imagine, de l’hôtel qu’ils fréquentent
habituellement.
Juste après la communication, prudemment, Victor me déconnecte de
nouveau. C’est alors qu’il commet une erreur que j’exploite
instantanément : il oublie son bracelet. Il oublie que le compteur de pas
fonctionne ! Il me suffit d’un peu de patience - le temps de compter huit
cent quarante-trois pas - et je suis fixé. À huit cent quarante-trois pas du
restaurant Les cerises, il n’y a qu’un hôtel possible : Le Chat perché, rue
Buffon.
C’est donc là qu’ils se retrouvent.
Mon maître ne me réactive pas de la nuit. Lorsqu’il me rallume, à 9.42 ce
matin, nous sommes dans le train pour Bourg-Saint-Maurice. Chose
inhabituelle, il ne me consulte pas une seule fois du voyage. Tout au long du
trajet, son bracelet indique qu’il dort profondément.
Vendredi 27 avril, 22.57

Je déteste le froid. En dessous d’une certaine température je m’inhibe, je


m’engourdis et je perds mes moyens. Plusieurs fois ces jours derniers, en
quittant la doudoune de Victor où j’étais bien au chaud, j’ai été incapable de
lui répondre. Il est vrai qu’une coque métallique protège moins du froid
qu’une coque en plastique... Il faut souffrir pour être beau ! Mon maître,
avant-hier, a même trouvé le moyen de me laisser tomber de son télésiège (il
faut avouer que me manipuler avec des gants de ski, ça n’est pas commode).
Je me suis enfoncé de trente centimètres dans la neige, quatre mètres plus
bas. Grâce à Dieu, nous étions près de l’arrivée et il m’a rapidement
récupéré. Mais j’ai tout de même eu chaud, si je puis dire. On fabrique
aujourd’hui des gants « spécial écran tactile » utilisables par grand froid, je
lui en ferai acheter une paire.
Pour le reste, la semaine s’est plutôt bien passée. Bien que la saison fût
très avancée, la neige était encore abondante. Bons skieurs, les Riabine
prenaient souvent les pistes les plus difficiles, rouges ou noires. Je n’ai
perdu durablement le signal qu’une seule fois, le jour où ils ont fait du hors-
piste. Le risque d’avalanche étant très élevé, j’étais assez inquiet... Ils étaient
heureusement accompagnés d’un bon guide et sont rentrés sans encombre.
Sur les photos du jour prises par les filles, on voit Victor et Marie skier
ensemble sur une neige d’un blanc immaculé. On les dirait très proches.
Côté boulot, la semaine a été tranquille. Rien à signaler hors un échange
de mail entre mon maître et le chef de cabinet du ministre. Sur la
négociation, comment prendrais-tu les choses ? Ne braquons pas les GAFA,
répond Victor, nous n’aurons rien à gagner à passer pour les européens les
plus durs. Négocions plutôt des contreparties chez nous, des investissements
ou des créations d’emplois par exemple.
À trois reprises au cours du séjour, mon maître adresse un message à
Laurence 2. Il m’est facile, à présent que j’ai compris leurs codes, de les
décrypter. J’espère que vous allez bien signifie Je pense à toi. Pouvez-vous
m’organiser une réunion tel jour telle heure signifie Es-tu libre… etc.
Un vrai jeu d’enfant.
Mardi 1er mai, 23.05

J’ai peut-être réussi à identifier Laurence 2. En remontant le temps, j’ai


repéré sur l’agenda de Victor le jour de son premier rendez-vous « non
causé ». C’était le 21 septembre dernier. Que s’était-il passé autour de cette
date ? Pouvais-je trouver un indice ? J’ai longtemps cherché jusqu’à ce
qu’un mail de mon maître à son assistante, daté du 26 août (trois semaines
plus tôt donc), me mette la puce à l’oreille. Prenez-moi rendez-vous avec la
jeune stagiaire du service fiscal, Laurence, je voudrais la revoir. Puis une
semaine plus tard, le rendez-vous ayant eu lieu, cet autre message de Victor,
directement à l’intéressée : Chère Nadia, merci pour votre présentation,
votre travail est magnifique. Bonne chance pour votre soutenance et surtout
donnez-moi des nouvelles !
Quinze jours après, le 21 septembre, apparaît la première incohérence.
Trouver le CV de la Nadia en question, ensuite, est un jeu d’enfant. Dans
le répertoire « staff/stagiaires » de Laurence (mon maître y a accès), tout
apparaît en clair. La jeune femme est étudiante à Tolbiac en master de droit
fiscal. Au ministère des finances où elle sollicite un stage, elle passe avec
succès tous les tests de sélection. Prenez-la, écrit mon maître à la DRH le 18
juin, c’est celle qui m’a fait la plus forte impression.
La photo du CV montre un joli visage au teint mat, de grands yeux noirs
et volontaires. Elle sourit.
Mais comment être sûr que cette Nadia est vraiment Laurence 2 ? Sur le
net où j’ai poursuivi ma recherche, je n’ai pas réussi à l’établir avec
certitude. Pour en savoir plus, il faudrait que je pénètre son compte
Instagram. Mon maître ne faisant pas partie de ses contacts (il est prudent),
je devrai trouver une solution de contournement.
SMS de Laurence 2 à Victor, 19.00. Séminaire aux étangs de Corot, le
week-end en huit. Du vendredi soir au samedi fin d’après-midi. Vous
confirmez votre participation ? Réponse immédiate de Victor : Oui, j’y
serai. Bravo pour l’initiative !
Mardi 8 mai, 22.49

Hier matin, Victor a été nommé Directeur de cabinet du ministre. La


nouvelle a circulé rapidement dans Bercy puis s’est propagée à l’extérieur.
Nous avons reçu de nombreux messages de félicitation d’amis ou de
collègues. Laurence 1, par mail, 11.05 : Félicitations patron ! Laurence 2,
par SMS, une heure plus tard : J’ai appris votre promotion, je me réjouis
tant pour vous (sic). Xavier, par mail, dans l’après-midi : Bravo mon pote tu
es le meilleur ! Si tu ne fais pas de conneries tu iras loin.
Ce dernier SMS, Victor le relit trois fois au cours de la soirée.
Laurence 1, tout au long de la journée, s’est employée à réorganiser son
agenda. Elle prévoit une réunion quotidienne avec le Ministre. Elle bloque
également de nombreuses plages horaires « Négociations GAFA ». Je
comprends que le sujet est brûlant et que mon maître en aura la
responsabilité directe. Il est clair que nos journées, déjà chargées, ne vont
pas s’alléger.
19.05, SMS entrant (un certain Monteil). Bonjour Victor, toutes mes
félicitations pour cette belle promotion. Vous me faites toujours mon
papier ? Cher Jean-Manuel je suis un homme de parole vous me
connaissez ! Je l’ai en tête, je n’ai plus qu’à l’écrire. Je m’y mets dès ce soir,
vous l’aurez avant la fin de la semaine.
Dictaphone, 23.15. Ceux qui veulent pénaliser les GAFA sont des
passéistes, accrochés à leur vieux monde comme des moules à leur rocher.
Ils ne voient pas que ces entreprises créent le monde de demain, un monde
d’échange et de communication, bref : un monde libre ! (Pause)
Dictaphone, 23.36. Mais voilà, les passéistes ne supportent pas le succès.
Au lieu d’aider les GAFA à se développer, au lieu de les accueillir sur notre
sol, on les repousse, on cherche à les punir. Et comme le droit international
ne le permet pas, on utilise l’arme fiscale…À défaut de pouvoir les interdire,
faisons-les cracher au bassinet ! (Pause)
Dictaphone, 00.18… Faisons-les cracher au bassinet quitte à violer tous
les principes de l’économie libre. Au lieu de taxer les bénéfices là où ils
apparaissent, ce qui serait normal, on taxera leur chiffre d’affaire là où il est
constitué, c’est à dire là où se fait la transaction (Pause)
Dictaphone, ce matin 7.36. Suite et fin de l’enregistrement. Ainsi
l’Europe, pensent ces beaux esprits, récupérera une partie du gâteau qui lui
est dû. C’est non seulement inique mais dangereux. Quand le monde
s’ouvre, on se referme. Veut-on vraiment tuer l’innovation, la liberté
d’expression ? A-t-on vraiment réfléchi à ce que nous allions perdre ?
Mail à Laurence, 8.00. Laurence, merci de mettre en forme cet article.
Vous me le ferez relire puis vous l’adresserez à Monteil, au Figaro.
Vendredi 11 mai, 23.00

Je tiens enfin la preuve que Laurence 2 est bien Nadia ! Preuve éphémère
certes mais bien réelle… J’ai eu de la chance, je n’y suis pas pour grand-
chose.
Le miracle s’est produit aux étangs de Corot, de façon totalement
imprévue, vers 21.30. Alors que (sans surprise) j’étais condamné au mode
avion, mon maître s’est emparé de moi, m’a réactivé et a pris une photo qui
s’est instantanément logée dans ma bibliothèque.
La pièce manquante du puzzle.
La photo en question montre un lit défait verticalement traversé par deux
jambes poilues - les deux jambes de mon maître. Les pieds écartés forment
un V au travers duquel on aperçoit, au loin, la tache lumineuse de la salle de
bain. Debout, éclairée en pleine lumière, entièrement nue : Nadia. Tournée
vers nous, serviette en main, tête légèrement renversée, elle sourit. La
chambre et le lit sont dans un grand désordre. On aperçoit des vêtements
éparpillés sur la moquette ; un soutien-gorge pend négligemment sur le
dossier d’un fauteuil ; un livre est ouvert à l’envers sur la table de nuit. On
devine, sur le mur de droite de la chambre, le fac-similé d’une peinture de
Corot.
Mon maître me tient en main et joue avec la photo qu’il vient de prendre ;
il la modifie, la retouche, zoome sur ses jambes, revient à l’image initiale ;
s’empare du sourire de Nadia, le grossit, un sourire éclatant qui remplit tout
mon écran, l’efface à nouveau ; se déplace sur son corps, cadre ses seins qui
envahissent l’espace, légèrement pixélisés tant il les a agrandis, fige
l’image, la contemple un instant, l’annule ; cadre enfin son ventre puis son
sexe, la toison noire occupe toute la surface, un grand triangle sombre sur
fond clair, on dirait une photo abstraite.
Va-t-il stocker l’image dans ma bibliothèque ? Ce serait imprudent. Peu
après, à l’instant même (j’imagine) où Nadia, vêtue d’un peignoir blanc,
rentre dans la chambre, il l’efface.
Instantanément, elle disparaît de ma mémoire.
Vendredi 25 mai, 22.56

Victor, hier soir, a procédé à la mise à jour de toutes mes Apps. Il était
temps, je me sentais complétement rouillé ! L’opération a duré vingt-deux
minutes après quoi il a nettoyé mon écran avec un chiffon doux puis
transféré les 243 photos de ma bibliothèque sur un disque dur externe - bref,
une grosse toilette qui fait beaucoup de bien. Je me sens plus léger.
À 8.00 ce matin, SMS de Laurence 2 (toujours leur langage codé, je dois
dire que lorsqu’on connaît le truc, ces échanges ne manque pas de sel).
Bonjour Monsieur, je comprends que Corot s’est bien passé, j’organise la
suite... Le w/e du 8 et 9 juillet à Rome, possible pour vous ? OK pour moi
Laurence, faites les réservations. Et dans son agenda Outlook il inscrit :
Séminaire Corot, suite.
Pour le reste, journée tranquille. Tranquille mais importante, car elle
clôture ma période probatoire. Sur mon bilan à cent cinquante jours, j’ai
réalisé 95% de la mission qui m’a été confiée. Nous entrons désormais dans
le temps 2. J’ai acquis une compréhension intime de Victor, de sa vie privée,
de sa vie professionnelle, de ses goûts, de ses amours, je sais ce qu’il lit, ce
qu’il écoute, ce qu’il déteste, comment il pense, comment il agit bref : il
m’est entièrement prédictible. J’ai pour maître un type sociable et énergique,
haut fonctionnaire intelligent et ambitieux, bourgeois dans l’âme, mari
infidèle et père aimant, socialement bien né, soucieux des apparences,
foncièrement libéral, gros utilisateur de mes services. Pas loin d’être le
client idéal.
Restent deux déviations statistiques auxquelles je devrai rester attentif :
son ambition, très élevée, se situe tout en haut du premier quartile. C’est un
facteur de risques. Il souffre par ailleurs d’une véritable maladie du secret
(qui frise, selon moi, la paranoïa). Les deux choses sont probablement liées.
Ces points de vigilance étant enregistrés, je vais pouvoir ralentir un peu la
fréquence de mon journal.
Dimanche 10 juin, 23.59

L’imprévu, c’est bien connu, survient toujours quand on s’y attend le


moins. Quand je songe à mes propos du mois dernier ! Moi qui pensais être
entré en zone calme, sans surprise, la période de découverte réciproque étant
terminée, voici que je reçois une alerte ; anodine ou révélatrice d’un
dysfonctionnement plus sévère, je ne sais pas. Impossible de l’établir à ce
stade.
L’anomalie tient au fait que malgré quatre relances, Nadia n’a donné
aucun signe de vie depuis trois semaines. Evanouie. Disparue. Rien après ce
SMS où elle proposait d’organiser la suite de Corot, leur week-end à Rome.
Depuis le début de sa relation avec mon maître il y a huit mois et demi, c’est
de loin leur intervalle de non-communication le plus long.
Bizarrement, je n’ai rien vu venir. À Corot, les deux amants semblaient
filer le parfait amour. Que se passe-t-il ? Une brouille ? L’hypothèse me
paraît hautement improbable. Je n’ai capturé d’indice de fâcherie ni dans
leurs derniers échanges ni dans les quatre messages (d’une tonalité plutôt
inquiète) qu’il lui a adressés. Se pourrait-il que lassée, elle l’ait brutalement
quitté ? (Ceci, entre nous, pourrait expliquer sa mauvaise humeur ; il n’est
jamais agréable de se faire larguer, surtout un homme comme lui : sa vanité
en prendrait un coup). Dans la mesure où je n’ai décelé aucun signe avant-
coureur, je doute également de cette seconde hypothèse.
L’ultime possibilité est qu’il lui soit arrivé quelque chose. Quelque chose
de grave qui l’empêche de répondre.
Le pire n’est jamais sûr, mais on peut tout imaginer.
Je vais tenter d’y voir plus clair.
Mardi 12 juin, 23.16

Dès hier, beaucoup plus rapidement que je ne l’anticipais, j’ai reçu


l’explication du mystère. Les nouvelles ne sont malheureusement pas
bonnes.
La lumière (si l’on peut dire) est venue d’un message vocal reçu à 3.16,
en pleine nuit, écouté par mon maître à son réveil, 6.34. La voix de Nadia
est douce et terrifiée, presque méconnaissable. Mon frère m’a confisqué
mon portable, il m’interdit de te revoir, je t’appelle d’ailleurs. Fais bien
attention à toi il est capable de tout ! Il vaut mieux qu’on ne se voie plus
pendant quelques temps. Je t’aime.
Victor reste vingt minutes sur ce message, l’écoutant puis le réécoutant,
totalement immobile. Inquiet j’imagine, ou furieux ; peut-être un mélange
des deux. Puis, d’une voix sombre, il appelle Xavier. La communication est
brève. J’ai un problème, on peut prendre un café ? À 7.43, les deux hommes
se retrouvent au Bossus, rue Marat. Entre 7.48 et 7.56, ils réécoutent trois
fois le message.
Ainsi donc, Nadia est vivante. Vivante mais prisonnière. Qui est ce frère
abusif, pourquoi la séquestre-t-il ? Je n’ai pas encore suffisamment de
données pour le comprendre. En attendant, mon maître devra rester sur ses
gardes. Sa liaison, qu’il a toujours soigneusement tenue secrète, est
désormais connue d’un tiers ; tiers hostile qui plus est. Une situation
potentiellement très dangereuse.
La nouvelle, tout au long de la journée, a un fort impact sur mon
utilisation. Mon maître me lit trois cent quatre-vingt-quatre fois, soit 40% de
plus que la normale ; en pratique, il me consulte quasiment en continu. Il
doit d’ailleurs me recharger deux fois.
En rentrant à l’appartement ce soir, il prend sa tension. Un peu haute, à
surveiller, reporte le tensiomètre. Exactement ce qu’indique bracelet.
Mercredi 13 juin, 21.54

Journée difficile. Mon maître est tendu, son bracelet m’envoie des
signaux inquiétants. Il n’a pas fait son i-gym matinale et son sommeil a été
mauvais. Il ne lit pas le journal, n’écoute pas la radio, ne surfe pas. Seule ma
messagerie l’intéresse. Il lui est scotché comme moule à son rocher… En
vain puisque je ne reçois ni appel, ni SMS ni mail.
De mon côté, je glane quelques informations qui ne me portent pas bien
loin. Les parents sont d’origine tunisienne, ils sont arrivés en France en
1995. Samir, le père, est ouvrier du bâtiment. Yasmin, la mère, est sans
emploi. Les deux enfants, Maalouf et Nadia, sont nés en France. La famille,
très discrète, vit à Gagny, en Seine-Saint-Denis. Elle n’a jamais fait parler
d’elle à l’exception d’une petite affaire de drogue (j’en retrouve trace dans
le journal local) dans laquelle Maalouf a trempé. C’était il y a trois ans.
Jeudi 14 juin, 20.23

Les choses, tôt ce matin, s’accélèrent brutalement.


6.45, message entrant signé Laurence 2. Salut, je suis le frère de la salope.
Si tu veux la revoir, rendez-vous à La Commune, rue de Belleville, demain
midi. Impossible demain midi, je ne suis pas libre. Démerde-toi mec, ça
n’est pas mon problème.
Suit juste après un échange avec Laurence 1. Laurence, merci de décaler
mon RDV de 11.00, un empêchement de dernière minute. Très ennuyeux
Monsieur, le meeting est fixé depuis longtemps, nous avons eu du mal à
trouver une date. Débrouillez-vous Laurence ! Vous êtes payée pour ça
non ?
À midi pile, nous entrons dans le café. Nous y restons un peu plus d’une
demi-heure, trente-deux minutes exactement. J’ignore ce qui s’y dit mais le
fait est que tout le reste de la journée, mon maître est d’une humeur
massacrante.
Message à Marie, dans l’après-midi : Impossible pour moi ce soir, vas-y
sans moi. Réponse : Ils nous ont invité il y a trois mois, je vais leur
dire quoi ? Désolé mais ce soir je ne suis pas dans le mood. Pas dans le
mood, je vais leur dire ça ? Merci du cadeau… parce que tout le monde sait
que pour travailler quatorze heures par jour, le mood, tu l’as !
Samedi 16 juin, 23.32

Deux jours sans nouvelles puis soudain, ce matin à 10.03,


message entrant : Je ne suis pas du genre patient, mec. Des comme t’as vu
au café, j’en ai plusieurs. Tu paies à ton retour de voyage ou je te balance.
Dix jours, pas un de plus. Ta dernière chance.
Victor efface aussitôt le message puis d’une voix blanche, appelle Xavier.
Je suis foutu… Si je ne paie pas, il les poste. Je vais essayer de traîner un
peu mais je ne vois pas comment m’en sortir.
Le type, c’est évident, détient des éléments contre mon maître. Des
images volées, vraisemblablement compromettantes, le genre qu’on préfère
éviter de diffuser. Et il le fait chanter. Peut-être même les fait-il chanter tous
les deux ? À sa soeur : Si tu revois ce mec, je dis tout à la famille. À Victor :
Si tu ne me donnes pas l’argent, je te balance sur le net. Ta carrière, tu
pourras te la mettre au cul.
Moi qui craignais le train-train, me voilà servi ! On peut tout imaginer,
même le pire. Si ces photos sont publiées, le type a raison, mon maître est
foutu. Joli coup. Dans l’ambiance morale actuelle, sans compter les
négociations en cours, une liaison avec une étudiante, il ne résisterait pas
une seconde. Le Ministre ne prendra pas le risque.
Physiquement, mon maître est très affecté. Message reçu ce soir à 19.53
d’un collègue : Salut Victor, je t’ai aperçu dans le hall cet après-midi, tu as
une sale gueule. On a besoin de toi, ménage-toi !
En rentrant, nous nous arrêtons à la pharmacie pour acheter une boîte de
somnifère. Pas besoin d’ordonnance, la pharmacienne le connaît bien. Il a
rendez-vous avec son médecin vendredi en huit, il régularisera.
Jeudi 21 juin, 04.36

Un vrai marathon. En trois jours nous avons fait le tour de sept capitales
européennes ; j’ai donc changé sept fois d’opérateur. L’objectif du voyage
était de sonder les européens, d’évaluer si une position commune était
envisageable face aux américains. En rentrant ce matin, mon maître a filé
chez le Ministre pour rendre-compte. Vu l’épée de Damoclès qui pèse sur sa
tête, je suis admiratif. Professionnellement, il est à son meilleur niveau ;
familialement, il donne le change. Cet homme est d’une force morale hors
du commun.
Le stress, pourtant, fait son effet. En quelques jours, il a perdu quasiment
deux kilos. Un kilo huit exactement. Trop rapide, comme perte de poids.
Même Marie s’en est inquiétée. Pas trop fatigué ? Si un peu, ces
négociations c’est lourd mais c’est bientôt fini, ça ira mieux après.
Comment vont les filles ?
Si le toubib ne lui prescrit pas de revitalisant demain, je lui en pousserai
un. Effet placebo, ça ne peut pas faire de mal.
Mon maître, dans le fond, est victime d’un chantage assez classique.
Comment va-t-il réagir ? Confrontées à ce genre de situations, dans 90% des
cas, les victimes paient. Mais Victor n’a pas un caractère ordinaire. En
factorisant son tempérament et son ambition, mes algorithmes calculent
qu’il y a deux-tiers de chances qu’il ne se laisse pas faire.
J’ai utilisé les temps morts du voyage pour poursuivre mes recherches. En
croisant les fichiers de la police, du lycée et des media locaux, j’ai obtenu
quelques résultats. Maalouf a toujours été moins brillant que sa sœur. Après
une scolarité chaotique, il échoue au brevet, abandonne l’école puis traîne
dans le quartier où il vit d’expédients et de petits trafics. Enfants, le frère et
la sœur sont proches. Mais en grandissant Nadia, s’écarte progressivement
de lui. La rupture est consommée lorsqu’elle part à l’université et s’installe à
Paris. Il galère, finit par trouver un petit job dans un garage du coin, elle
s’épanouit. C’est une fille libre, beaucoup trop libre pour lui.
Libre de pensée, libre de corps. Il ne le supporte pas.
À Tolbiac où Xavier a laissé traîner ses oreilles - un service que lui avait
demandé mon maître - il n’apprend pas grand-chose. Nadia ne s’est pas
montrée à l’université depuis dix jours. Un déplacement imprévu en Tunisie,
a-t-elle expliqué à ses amies, une affaire de famille. Elles n’en savent pas
plus.
Vendredi 22 juin, 21.13

Bruxelles. Message reçu à 12.03, suite à notre réunion chez EdiMA.


Merci de votre écoute Monsieur Riabine, nous y sommes très sensibles.
Cette taxe sur le chiffre d’affaires est non seulement injuste, elle est illégale.
Les entreprises numériques sont des entreprises comme les autres, il n’y a
aucune raison de leur appliquer une fiscalité particulière. Il est essentiel que
nous puissions continuer à faire apparaître nos résultats où nous le voulons !
Si les européens poursuivaient dans cette direction, ils en paieraient le prix
fort… Heureusement que nous avons des amis comme vous qui le
comprennent, Monsieur Riabine. Vous nous êtes très précieux.
Dans l’après-midi, à la Commission, mon maître a conduit la délégation
française. Nous sommes rentrés tard à Paris, par le dernier Thalys. Aux
échanges de mails avec certains commissaires (c’était juste après la
frontière, je venais de retrouver Orange), je comprends que Victor a
clairement plaidé la voie d’un compromis.
Lundi 25 juin, 12.34

Article à la une du journal Le Soir : Ce week-end, les lobbies des GAFA,


tous puissants dans la capitale belge, ont lancé une offensive sans
précédent : campagne de spamming massif sur les boîtes mails des
eurodéputés, déchaînement de bots sur les réseaux sociaux… sans parler des
camions qui bloquent Bruxelles.
Le fait est que les GAFA, poursuit le journaliste, sont loin d’être isolés. Ils
font alliance avec de petits Etats libéraux, les eurodéputés verts et les
libertaires du Web, par principe hostiles à toute régulation. Ils sont
également soutenus par la puissante branche européenne de la Computer
and Communications Industry Association (CCIA) et par l’Association des
services internet communautaires (ASIC), une association très active contre
la taxe GAFA. La CCIA menace de répercuter la taxe, si elle était créée, sur
les consommateurs et sur les entreprises qui vendent leurs produits sur leurs
market places.
Sur le sujet, conclut l’article, l’Europe est divisée, c’est bien le drame. Les
Etats-Unis, eux, sont plus malins. Ils protègent leurs intérêts.
Je pousse l’information à mon maître. Elle devrait l’intéresser.
Lundi 25 juin, 22.49

Lorsque mon maître reçoit la photo, il est assis à son bureau.


Un vrai coup de poignard.
Ils sont debout, soudés l’un à l’autre. Le cliché a été pris du couloir d’un
hôtel, dans l’axe de la porte entr’ouverte. La femme est dos au mur, tête
tournée (on voit son visage), bras repliés. Sa robe est remontée jusqu’aux
hanches. Une de ses jambes, entièrement dénudée, entoure la taille de
l’homme. Lui, genoux légèrement fléchis, mains sur ses épaules, est pressée
contre elle. Aucun doute possible (le miroir permet de les voir sous deux
angles) : il s’agit de Nadia et de mon maître. Le photographe aura filé les
deux amants puis, profitant de leur inattention, volé cette image. Sur la
console, juste derrière eux, on aperçoit un smartphone : moi. Drôle d’effet
de se voir en photo !
Victor reste longtemps sur mon écran, littéralement tétanisé. Il faut dire
qu’il y a de quoi. D’un seul clic, d’une légère pression du doigt, Maalouf
pourrait déclencher un cataclysme… Le scandale serait immédiat. On
pourrait même imaginer pire, qui sait ? Qu’il oblige sa soeur, par exemple, à
témoigner contre mon maître. Une photo pareille, c’est clair, on pourrait
facilement la retourner.
Victor, après un temps interminable, s’arrache à l’image, consulte ses
comptes bancaires, y revient à nouveau puis finalement se décide. Monsieur
Louis ? Je viens de vous laisser un message téléphonique. J’ai besoin
d’accéder à mon coffre demain matin, c’est urgent, merci de prendre les
dispositions nécessaires. Sauf contre-ordre de votre part, je serai chez vous
vers 10.00.
Contrairement à ce que je pensais, il a décidé de payer la rançon.
Mardi 26 juin, 21.19

J’ai vu passer les ordres de vente : Victor a décidé de céder des titres. Son
banquier le lui a déconseillé, fiscalement, Monsieur, ça n’est pas une bonne
idée, si vous avez besoin d’argent nous pouvons vous faire un crédit ? Mais
il n’a pas voulu. Au Crédit Lyonnais où il s’est rendu ce matin, j’ai perdu le
signal pendant dix-neuf minutes. J’en ai déduit qu’il était descendu au
coffre. Il y conserve (je le sais, je l’ai vu dans ses dossiers) quelques bijoux
et du cash. Pas suffisamment, apparemment, pour payer Maalouf.
En quittant la banque, nous avons échappé de peu au drame : Victor me
lisait en marchant, un choc avec un passant, je lui ai échappé des mains. Par
chance, j’avais ma protection et je suis tombé du bon côté, écran au ciel. Ma
coque s’en tire avec une légère fêlure mais j’ai eu très peur. Si mes fonctions
vitales avaient été endommagées, c’était la fin de cette histoire.
La suite est surprenante. J’étais persuadé qu’ayant l’argent, mon maître
prendrait rapidement contact avec Maalouf pour organiser le paiement de la
rançon, or il n’en a rien été. Délaissant l’affaire, il a préféré consacrer sa
journée à une sombre histoire de pièces détachées pour voitures. Peut-être
cherchait-il à se changer les idées, une espèce d’exutoire ? Nous nous
sommes promenés sur le site d’un constructeur, puis de divers
équipementiers. En fin de journée, il a passé commande d’un objet dont j’ai
oublié le nom qu’il a fait livrer directement chez Xavier. Un cadeau
d’anniversaire, je suppose ; ou, fort possible, de remerciement. Il faut
reconnaître que Xavier, dans cette période difficile, lui est d’un grand
soutien.
Victor a trouvé l’objet en question sur le Darkweb (après avoir téléchargé
TOR) et a réglé, via un intermédiaire, en bitcoins. Depuis que nous nous
connaissons, c’est la première fois qu’il quitte les navigateurs classiques.
Le colis part d’Asie, il le recevra dans quatre jours.
Mercredi 27 juin, 23.08

Ce matin, Marie est partie en vacances chez sa sœur avec les filles. Dans
deux jours, nous les rejoindrons.
Mon maître s’est levé tôt, a rapidement balayé la presse et sa boîte mails
puis a longuement surfé sur le net, des recherches un peu désordonnées que
je n’ai pas saisies. Mots clés : chantage, disparition, traces, indices.
Les filles, à l’heure du déjeuner, nous ont adressé une vidéo, des images
maladroites mais sympathiques. On voit des transats en désordre, l’herbe
brille sous le soleil, il a dû pleuvoir, on entend des rires, des gens traversent
l’écran, des chemises claires, les premières robes d’été, une table de jardin,
une nappe blanche, un gâteau d’anniversaire. Devant la caméra, un défilé
d’enfants. Coucou tonton ça va ? Tu arrives bientôt ? Puis un homme, l’air
bronzé (je reconnais le beau-frère de Victor, je l’ai vu sur les photos). Salut
Victor, on t’embrasse tous ici. On est ravi d’avoir Marie et les filles. Ne
travaille pas trop et rejoins-nous vite !
Lapidaire, le message de Maalouf arrive en milieu d’après-midi. Ma
patience à des limites mec tu es prêt ? Pas encore, j’y suis presque. Pas
facile de rassembler l’argent. Un seul jour mec, pas un de plus. RDV demain
à Chelles, 23.00, juste derrière les ruines du moulin. Il n’y a qu’une route, tu
ne peux pas te tromper. Tu longes la Marne et tu y es. Tu viens seul.
Dîner rapide chez Xavier puis nous passons notre soirée sur Google Map
et Google Earth à étudier la géographie de l’est parisien. Pour repérer, je
suppose, le trajet que Victor devra emprunter demain.
Le trajet de la rançon.
Jeudi 28 juin, 21.29

Mon maître s’est levé tôt. Au réveil l’attendait ce message reçu dans la
nuit : Ce soir 23.00, Audi Q3 grise. Tu me donnes l’argent je te rends la
putain.
Aussitôt lu, aussitôt effacé. Une heure plus tard, Xavier est passé nous
prendre avec sa voiture. Nous nous sommes dirigés vers l’est, il pleuvait, un
temps épouvantable. Arrivés à Chelles, vingt-cinq minutes après, nous
avons suivi les indications de Maalouf. Victor, manifestement, tenait à faire
le trajet entier une fois avant la nuit. Il devait avoir peur de se perdre, il ne
voulait prendre aucun risque. Peut-être souhaitait-il aussi vérifier qu’il n’y
avait pas de piège ? Nous sommes restés longtemps le long de la Marne,
presque une heure, à l’endroit où la route est droite, à longer l’eau. Au
déjeuner, nous sommes rentrés à Paris.
Nous avons passé l’après-midi à Bercy, mon maître a travaillé sur ses
dossiers. Le round principal de négociation s’ouvre dans quinze jours.
Sachant ce qui l’attend cette nuit, j’admire sa concentration. Je l’ai déjà dit :
cet homme est d’une force morale hors du commun.
À 16.00, Victor et Marie se sont parlés, une brève conversation. Bonjour
chérie il fait quel temps chez vous ? Parce qu’ici… Comme d’habitude en
Normandie tu sais bien, ça change tout le temps. Si ça t’intéresse, tes filles
sont en pleine forme. Tant mieux ! Une lettre est arrivée à Paris pour toi, un
timbre étranger, je l’ouvre ? Oui c’est probablement l’Allemand, celui qui a
flashé sur mon tableau le jour de l’exposition. Avec un peu de chance c’est
une commande. Exact bravo ! Je suis content pour toi.
À 19.00, Victor quitte Bercy puis me désactive. Depuis, plus aucune
nouvelle. Je déteste être traité ainsi, comme un objet inanimé, mais qu’y
puis-je ? Il reste encore aux humains - pour peu de temps - le pouvoir de se
déconnecter. Fort heureusement, bien peu en usent.
Je n’ai plus qu’à prendre mon mal en patience.
Vendredi 29 juin, 20.34

Chose inédite depuis la disparition de Nadia, mon maître ne m’a pas


rallumé de la nuit. J’ai dû attendre ce matin à 6.30, notre retour avenue
Bosquet, pour qu’il rétablisse le contact. J’ai supposé que le rendez-vous
avait eu lieu, que Victor avait payé la rançon, qu’il avait récupéré Nadia et
l’avait déposé chez elle.
Les choses ne s’étaient pas du tout passées ainsi mais ça, je ne l’ai
compris que plus tard dans la journée.
Dès 7.30, j’ai eu le pressentiment que le plan avait foiré. Victor, qui avait
programmé une séance d’i-Gym d’une demi-heure, passait son temps à
m’interrompre pour surfer sur les réseaux sociaux. Son anxiété était
perceptible. Il semblait attendre quelque chose, une nouvelle.
La matinée a été longue. Il a essayé de se concentrer sur la presse, puis
sur un livre mais rien à faire, à la façon dont il tournait les pages, je voyais
bien que son esprit s’échappait. À la fin, il a allumé la TV. Douze mois
après, le Président allait-il réussir son pari ? Les réformes étaient largement
engagées, on en verrait les fruits demain, il fallait poursuivre et même
accélérer ; dans l’océan atlantique, la pollution par les plastiques
s’aggravait ; le WWF avait greffé une caméra sur le dos d’une baleine pour
étudier leurs migrations. À propos de migrants justement, les chiffres
avaient encore augmenté, près de huit cent noyés en trois mois, où cela
allait-il s’arrêter ? En attendant, la pression aux frontières de l’Europe
s’aggravait.
La nouvelle est tombée à 16.01 sur France info, en fin de journal. On
avait retrouvé un véhicule dans la Marne, à l’est de Paris, entre Neuilly-sur-
Marne et Chelles. L’accident, selon les premières informations, s’était
produit vers minuit. Dans la voiture, une Audi Q3 Quattro grise, on avait
retrouvé deux corps sans vie. Noyés. Les recherches étaient en cours pour
identifier les victimes. Il n’y avait aucun témoin. Selon toute probabilité,
l’accident était dû à l’alcool ; ou à une vitesse excessive ; ou les deux. Soyez
prudents si vous prenez la route, concluait le journaliste.
SMS de mon maître à Xavier : Ecoute France info, il y a des nouvelles.
Message à Marie : Mon séminaire s’est terminé plus tôt que prévu, je prends
ma valise et j’arrive. Ne m’attendez pas pour dîner. Victor.
Samedi 30 juin, 12.05

Nous sommes arrivés à Trouville vers 21.45, le dîner était terminé, mon
maître ne s’est guère attardé, nous nous sommes couchés tôt, un sommeil
agité. Au réveil, les nouvelles n’annonçaient rien de plus que la veille. Nous
avons fait un jogging : dix kilomètres en cinquante-cinq minutes, un bon
temps, meilleur que d’habitude.
Ainsi donc, Nadia est morte. Courir l’aide peut-être à évacuer sa peine ?
Pourtant, à de multiples petits signes, j’ai l’impression qu’il n’est pas
vraiment affecté… Etrange. Faut-il que je rapporte cette anomalie au
Réseau ?
Mais non, attendons. L’équation devrait se résoudre d’elle-même.
Dimanche 1er juillet, 23.49

Rien de remarquable à signaler ce week-end hormis le fait que Victor m’a


consulté davantage que la moyenne.
En rentrant sur Paris ce soir (la voiture et moi communiquions en
bluetooth), il a conduit plus lentement que d’habitude. Les filles s’étaient
endormies, Marie était silencieuse, nous avons écouté les informations en
zappant d’une chaîne à l’autre. On parlait de grèves, de manifestations, du
temps qu’il ferait demain, on ne disait rien sur l’affaire. Ça n’est qu’une fois
arrivé avenue Bosquet, sur les réseaux sociaux, qu’il a réussi à capter des
nouvelles. Les deux victimes avaient été identifiées. Un frère et une sœur,
une famille française d’origine tunisienne, les parents vivaient à Gagny
depuis 1995. On avait retrouvé un téléphone endommagé, en cours
d’analyse. La piste de l’erreur de conduite était privilégiée, ou le manque de
sommeil. Le conducteur était à jeun.
Les radios, qui reprirent l’information un peu plus tard, donnèrent
quelques détails supplémentaires. La route, à l’endroit de l’accident, était
droite, il n’y avait pas de glissières de sécurité. La berge était bétonnée. La
voiture avait fait un tonneau puis était tombée dans la Marne. Le conducteur
et son passager avaient tenté d’ouvrir les portes et de s’extraire de
l’habitacle mais en vain : la pression de l’eau était trop forte. À cet endroit
du fleuve, tout le monde le sait dans le coin, le courant est dangereux. Avec
toute cette pluie en plus, ça n’aide pas.
Ainsi donc, lorsqu’elle a quitté la route, la voiture roulait en direction de
Chelles. Cette information est capitale, elle signifie que le contact avec mon
maître n’a jamais eu lieu ! L’accident est intervenu alors que le frère et la
sœur se dirigeaient vers le moulin. Mon maître les a attendus en vain puis,
faute de nouvelles, est rentré à Paris. Il s’est probablement dit qu’ils avaient
eu un empêchement, ou que Maalouf avait changé d’avis.
A-t-il simplement imaginé qu’ils avaient eu un accident ?
Lundi 2 juillet, 22.45

Mon maître a repris le travail comme si de rien n’était.


Dans l’après-midi, la gendarmerie a publié un communiqué reprenant la
thèse de l’accident. Je me suis demandé un instant si Victor irait témoigner
mais bien sûr, il ne l’a pas fait. D’une certaine façon il avait eu de la chance,
ça n’était pas le moment d’attirer l’attention sur lui.
Très occupés par l’actualité politique, les media du jour ont donné peu
d’écho à l’affaire. Pour en savoir plus, il fallait chercher sur les réseaux
sociaux. Une famille sans histoire, disait-on. Le père travaillait dans le
bâtiment, la mère faisait des ménages. Les enfants ? De braves gosses même
si, dernièrement, le fils avait un peu vrillé. Oh ! Pas grand-chose mais il
touchait un peu à la drogue, vous savez ce que c’est. Sa sœur, en revanche,
un vrai soleil. Des études de droit à Paris, une fille méritante, bourrée de
promesses. Quelle misère.
Suivaient quelques témoignages recueillis à Tolbiac où les amies de
Nadia, très émues, étaient rassemblées. Sur Snapchat, j’ai trouvé une image.
On y voit un mur de brique rouge ; contre ce mur, posés par terre devant un
portrait en noir et blanc, des bougies et un bouquet de fleurs. J’y reconnais
Nadia, son visage lumineux.
Mon maître, dans l’après-midi, appelle sa banque. Monsieur Louis ? J’ai
changé d’avis, j’ai de nouveau besoin d’accéder à mon coffre ; un dépôt,
cette fois-ci. Alors Monsieur Riabine, on trafique ? (rires) Pas de souci,
passez vers 17.00 juste avant la fermeture, je vous accompagnerai.
Ce soir, nous avons quitté le bureau plus tôt que d’habitude.
Sur une photo postée par Marie, on aperçoit Victor faire une crapette
endiablée avec ses filles.
Mardi 3 juillet, 20.00

Vidéo capturée sur les réseaux sociaux. Mon maître la regarde à 15.12.
Un cimetière entouré de grandes tours grises, il pleut ; bruits de voiture,
de mobylettes. À l’entrée du carré musulman, deux cercueils portés par des
gens indistincts. La caméra s’approche, des jeunes filles, des amies de
Nadia. Elles pleurent. Une banderole : Nous ne t’oublierons jamais. Les
deux parents pliés de chagrin. Puis l’image s’éloigne, circule lentement sur
les tombes, les graviers piqués de fleurs artificielles.
Sur un mur du cimetière, au fond, on distingue un tag.
À 19.00, message à Marie. Chérie, c’est un peu last minute mais que
dirais-tu d’aller passer le week-end prochain à Rome ? Ça nous ferait du
bien. J’ai mis une option sur un vol et un hôtel. Marie répond aussitôt
(smiley grand sourire et pouce levé)
Mercredi 4 juillet, 21.56

Dans l’affaire de Chelles (ainsi baptisée par les media) les assurances, a-t-
on appris aujourd’hui, ont mis en cause le constructeur. Ça n’est pas la
première fois qu’un tel accident se produit, expliquent-elles, que des gens se
retrouvent coincés dans leur voiture. Le constructeur est responsable, c’est à
lui de payer.
Lorsqu’il apprend la nouvelle, mon maître semble soulagé. Il s’empresse
de la partager avec Xavier.
Jeudi 5 juillet, 00.00

Il a fait très chaud aujourd’hui, une température très au-dessus des


normales saisonnières. Les informations n’ont parlé que de ça, de la chaleur,
du réchauffement climatique. Avec l’humidité, même mon boîtier était
collant. Le bureau, heureusement, est climatisé.
Seul événement remarquable de la journée : une vidéo captée sur le site
web d’un grand media. La journaliste, empêchée d’approcher le lieu de
l’accident, interroge le lieutenant de gendarmerie sécurisant le périmètre.
Je pousse immédiatement l’interview à mon maître.
Je ne peux pas vous dire si conducteur conduisait trop vite, Madame, il
faudra attendre le résultat de l’enquête. Pour moi, il a été surpris par quelque
chose, un animal peut-être, il y a beaucoup d’animaux sauvages dans le
coin, un sanglier ou un lièvre, avec le bois tout proche parfois ils traversent
comme ça sans prévenir, dans la nuit juste devant vos phares, vous ne
pouvez rien faire, vous rentrez dedans mais le plus dangereux toujours, c’est
le coup de volant, le mauvais réflexe qui vous envoie au tapis. C’est ce qui a
dû se passer, un coup de volant et hop, la voiture a quitté la route, elle s’est
couchée sur la berge où elle a fait un tonneau puis elle est tombée dans la
Marne, quatre mètres plus bas voyez ? Dans le bon sens. Dans le bon sens ?
Oui, je veux dire les roues en bas et le toit en l’air sauf que là,
malheureusement, elle était dans l’eau. Penchée vers l’avant à cause du
poids du moteur, vous comprenez ? Les deux passagers étaient conscients,
même pas blessés, ils portaient tous les deux leur ceinture de sécurité
comme quoi les ceintures de sécurité voyez c’est bien utile ! Evidemment,
ils ont tenté de sortir mais les portières étaient bloquées, ils n’ont pas réussi.
Ils ont sûrement appelé à l’aide mais ça n’a servi à rien... Sur cette route, à
cette heure, il ne circule pas grand monde. De toutes les façons avec ce
temps épouvantable, la pluie, le vent, le bruit du fleuve, les vitres fermées, je
peux vous assurer que même s’il était passé quelqu’un, il n’aurait rien
entendu. Rien vu non plus, d’ailleurs. La voiture avait le cul en l’air, un peu
comme un canard qui pêche voyez ? Alors les phares… Les phares ? Oui les
phares, on ne pouvait pas les voir, ils éclairaient le fond, voilà ce que je
veux dire. Le véhicule a dû s’enfoncer lentement dans l’eau en tournant sur
lui-même, un peu comme une toupie voyez ? La Marne est vigoureuse à cet
endroit, le courant est fort. Les fenêtres ne s’ouvraient pas, les victimes ont
essayé de les casser, on voit des traces, des coups d’épaule, des coups de
pieds mais les vitres d’une voiture croyez-moi c’est du solide, ça ne se casse
pas facilement. Le garçon avait une arme, on se demande bien pourquoi,
enfin il a essayé de tirer mais avec l’eau ça n’a pas marché, l’arme s’est
enrayée et comme je disais, le véhicule a tourné sur lui-même plusieurs fois
puis il a coulé. Les passagers se sont noyés, évidemment. Les plongeurs les
ont retrouvés à genoux sur le siège arrière, bras flottants, tête collée au toit,
juste à l’angle, là où se trouvait la dernière poche d’air.
Pauvres gosses, ils se sont vus mourir. Même à son pire ennemi, je vous
jure, on ne souhaite pas ça.
Dimanche 8 juillet, 23.47

Très tôt hier, nous avons quitté Paris pour Roissy. J’étais en mode avion,
je n’ai rien vu du voyage. Je me suis réveillé à Fiumicino, nous venions
d‘atterrir, TIM avait pris la place d’Orange, l’appareil roulait encore sur la
piste. Il faisait très beau, température extérieure 24° centigrades.
Marie a établi un programme de visite précis que nous avons
scrupuleusement respecté. Hier : Sainte Calliste, le Colisée, le Forum.
Aujourd’hui : le Tibre, le Vatican, le vieux Rome. Nous avons déjeuné et
dîné sur de petites places, entourés d’amis, dans un grand feu d’artifice de
réseaux entrecroisés. Victor m’a gavé de photos. Que cette ville est belle !
On y voit Marie bronzée dans sa robe d’été. À leurs sourires, on sent leur
complicité retrouvée. Mon maître, décidément, n’est en rien affecté par la
mort de Nadia. À l’observer, je me demande même s’il n’est pas soulagé !
J’imagine qu’il était piégé par cette liaison, qu’il ne savait pas comment en
sortir...
Côté shoping, ils se lâchent, la carte bleue chauffe. Il faut dire que je leur
ai donné un sacré coup de main : rayon sacs et les chaussures, les péchés
mignons de Marie, j’ai trouvé les meilleures adresses de la ville. Rapports
qualité-prix imbattables.
Mardi 10 juillet, 22.43

Journée à Francfort. Les négociations sont entrées en phase active, on


passe aux choses sérieuses. L’issue des discussions est d’autant plus
incertaine que la délégation française, bien qu’affichant une unité de façade,
est profondément divisée. Certains militent pour une taxe européenne,
d’autres (dont mon maître) la jugent irréaliste et impraticable.
En milieu d’après-midi (Victor ne le lit que plus tard en soirée), Xavier
nous fait passer copie d’écran d’un article de Libération qui m’a échappé.
L’affaire de Chelles, explique le journal, est relancée. En interrogeant ses
proches, les enquêteurs ont trouvé des indices assez clairs (l’article ne
précise pas lesquels) comme quoi Maalouf, non content de séquestrer sa
sœur, faisait chanter quelqu’un. Pour la police, cet élément est déterminant ;
tout est mis en œuvre pour identifier la victime du chantage. L’enquête,
précise la journaliste, a été confiée au commissaire Marin, un homme
expérimenté.
Le même article, dans sa seconde partie, donne la parole aux amies de
Nadia. Une fille discrète, très soucieuse de son indépendance, expliquent-
elles. Même avec nous, ses meilleures copines, elle protégeait sa vie privée.
Bien sûr on savait qu’elle avait une liaison mais on n’en parlait pas. Depuis
quelques semaines, on ne la voyait plus, elle était impossible à joindre. On
avait droit à un SMS de temps en temps, mais du genre rapide voyez ? Il n’y
avait rien dedans. Sa fête de famille en Tunisie, on n’y croyait pas vraiment.
Nadia était très consciencieuse, elle n’aurait pas raté la fac aussi longtemps.
On s’en veut, vous savez. On aurait dû signaler sa disparition à la police.
Si on avait su.
Mercredi 11 juillet, 22.30

Je suis inquiet. Si les enquêteurs font le lien entre le chantage du frère et


la liaison de mon maître avec Nadia, l’enquête, à coup sûr, remontera sur
lui. C’est loin d’être une hypothèse d’école.
À Gagny, les journalistes sont à l’affût. L’un d’entre eux, à la sortie du
supermarché, réussit à interviewer le père des victimes.
Ma femme et moi on ne savait rien, Monsieur, on n’a rien vu venir.
Maalouf était un garçon secret, il parlait peu. Et puis un jour, il y a un mois,
il a ramené Nadia à la maison. Notre pauvre petite, elle n’était vraiment pas
en forme, il faisait ça pour elle, pour l’aider. Nous on était content de la
revoir, de l’avoir un peu avec nous… Elle était partie depuis si longtemps !
Mais Monsieur vous savez ce qu’on dit, que votre fille avait une liaison
avec un homme marié, que son frère l’aurait fait chanter ? De la connerie
tout ça Monsieur, de la vraie connerie ! Les journalistes comme vous ne
savent plus quoi inventer. Notre petite était une fille honnête, tout le monde
pourra vous le confirmer. Notre Maalouf aussi, même s’il était un peu
difficile. Nos pauvres petits... un accident, C’est la volonté de Dieu. À
présent laissez-nous tranquilles, Monsieur, laissez-nous tranquilles. Nous
sommes de pauvres gens, il faut nous laisser tranquilles.
Mercredi 11 juillet, minuit

Vidéo postée sur YouTube il y a une demi-heure. C’est l’employeur de


Maalouf, le patron du garage.
Un brave petit, ce Maalouf, un garçon correct, rien à dire j’étais content
de lui. Il bossait bien. C’est vrai que ces derniers temps il était moins
appliqué. Une mauvaise passe je me suis dit. On a tous des hauts et des bas
non ? En tout cas ce qu’on raconte sur lui, séquestrer sa sœur, faire chanter
un type, c’est bien simple, je n’y crois même pas.
Jeudi 12 juillet, 19.54

Mis en cause par les assureurs, le constructeur s’est vigoureusement


défendu. Les portières et les vitres verrouillées de l’intérieur ? Impossible,
rigoureusement impossible. On a déjà rencontré ce genre de problèmes,
c’est vrai, mais c’était il y a plusieurs années. Depuis, les anomalies ont été
corrigées. D’ailleurs on va le prouver.
Dans son point presse de ce matin, le Commissaire Marin fait savoir qu’il
a ordonné une nouvelle expertise de la voiture.
Lorsqu’il l’apprend, pour l’expertise, la tension de mon maître grimpe
d’un coup. Manifestement, la nouvelle lui cause un choc.
Dimanche 15 juillet, 23.45

L’enquête du Journal du dimanche, très bien faite, est largement reprise


par les réseaux sociaux.
L’affaire de Chelles, explique la journaliste, est peut-être moins simple
qu’il y paraît. L’eau n’était pas froide, le courant n’était pas si fort, les deux
jeunes gens étaient vigoureux, ils auraient dû réussir à s’extraire, ils avaient
largement le temps. Et si on les avait volontairement empêchés de
s’échapper du véhicule ? Si cette hypothèse était retenue par les enquêteurs,
elle changerait radicalement les choses… car il ne s’agirait plus d’un
accident mais d’un meurtre. Une toute autre histoire.
L’arme du crime, poursuit-elle, pourrait être un brouilleur. Un petit objet
neutralisant les fréquences radio bien connu des policiers. On en trouve en
vente libre dans certains pays, notamment en Asie. Son fonctionnement ?
Très simple. Tu gares ta voiture, tu t’éloignes, le hacker est en embuscade.
Et juste au moment où tu commandes la fermeture à distance, avec son
brouilleur, il annule le signal électrique de ta télécommande. Tu crois ton
véhicule fermé, il ne l’est pas ! Le voleur n’a plus qu’à attendre que tu aies
tourné les talons et à se servir tranquillement. Même pas besoin de fracturer
la portière.
Techniquement, poursuit la journaliste, on peut parfaitement à l’aide
d’une petite manipulation obtenir le résultat inverse. Autrement dit,
condamner les portes à la fermeture (non à l’ouverture) et empêcher les
passagers de sortir du véhicule.
Coïncidence ? On apprend plus tard dans la journée que la justice a porté
plainte contre X pour homicide volontaire, coups et blessures volontaires
ayant pour intention de donner la mort.
Mercredi 18 juillet, 02.57

Nouvelle semaine américaine. Long voyage en Californie, retour prévu


vendredi en Europe en passant par Washington. Les négociations étant
bloquées, mon maître, si j’ai bien compris le sens des mails qui circulent,
cherche une ouverture. Un point d’équilibre, comme il dit. La hantise des
GAFA, c’est que les européens adoptent une position fiscale commune. Il
est question de droit, d’Irlande, de base mondiale d’imposition, de
réciprocité…. Hormis les passages de douanes toujours aussi éprouvants
(j’ai toujours peur d’être volé lorsque mon maître, occupé à passer le portail
de sécurité, m’abandonne dans la bannette), le voyage s’est plutôt bien
passé. Je parle du voyage, parce que pour le reste…
Je n’ai pas voulu inquiéter davantage Victor, je ne lui ai rien dit, mais
j’éprouve depuis deux jours une impression curieuse, comme un léger mal-
être. Je sens qu’on m’entoure, qu’on me tourne autour. Quelque chose de
puissant me surveille dans l’ombre.
Jeudi 19 juillet, 22.56

Skype familial, 14.05. Victor a une sale tête, ses enfants le lui font
remarquer. Le décalage horaire, explique-t-il. Plus je vieillis, plus j’ai du
mal à m’y habituer. Essaie la mélatonine, répond Marie, sur certaines
personnes c’est très efficace.
Dimanche 22 juillet, 21.56

Depuis notre retour en France hier, les interférences se sont précisées.


Aucun doute, mon maître et moi sommes entourés. Qui sont les forces qui
nous surveillent ? Sont-elles liées aux négociations fiscales en cours ? Ce
n’est pas exclu. Les intérêts en cause, dans cette affaire, sont
considérables. Sont-elles liées à l’enquête en cours ? C’est une autre
possibilité. Si la PJ nous avait mis sur écoute…
Cette dernière hypothèse serait de loin la plus dangereuse. D’une façon ou
d’une autre, elle signifierait qu’on nous suspecte.
À moins que je n’aie rien compris et que l’explication soit tout autre.
Lundi 23 juillet, 23.45

Une vraie claque. L’appel de ce matin me surprend autant que Victor. Ce


coup-là, je ne l’ai pas vu venir.
Monsieur Riabine ? (Voix doucereuse et ferme) Bonjour, Commissaire
Marin, Police Judiciaire. Très heureux de faire votre connaissance. Ce qui
m’amène ? Cette malheureuse affaire, vous savez… Les deux jeunes qui se
sont noyés dans la Marne, il y a un mois. J’aimerais bien vous rencontrer.
En quoi suis-je concerné, Commissaire ? Vous connaissiez les victimes, je
crois. La fille, Commissaire, je connaissais la fille. Très bien, très bien… Eh
bien figurez-vous que votre témoignage nous intéresse au plus haut point.
Pouvez-vous vous présenter au Commissariat disons demain matin 8.00 ?
Oui, j’ai bien conscience que vous êtes très occupé Monsieur Riabine, vous
êtes un homme important. Simple discussion, ne vous inquiétez pas.
À peine la conversation terminée, mon maître s’enferme dans son bureau.
Qu’on ne me dérange sous aucun prétexte Laurence, merci. Sur son
dictaphone, j’entends sa voix blanche, altérée. Il prépare son entretien avec
le Commissaire. Mon maître ne laisse jamais rien au hasard.
Oui, une liaison avec cette jeune fille. Depuis neuf ou dix mois,
Commissaire. Je l’avais prise comme stagiaire, nous avons sympathisé.
Sympathisé ? Oui, nous sommes devenus amants, si vous préférez. Elle était
charmante, j’aimais son intelligence, sa fraîcheur. Nous nous rencontrions
épisodiquement dans un hôtel, elle tenait à ce que notre relation soit
discrète. Moi aussi, d’ailleurs. Non, elle ne parlait jamais de sa famille.
J’ignorais même qu’elle avait un frère. Oui, exact, un jour elle a disparu. Je
me suis inquiété mais comment la joindre ? J’ai appris qu’on la séquestrait,
qu’on lui avait confisqué son téléphone, son frère justement. Vous n’avez
rien fait ? Je n’ai pas eu le temps, figurez-vous. Très vite après ce type, je
veux dire son frère, une petite frappe de banlieue, s’est mis à me faire
chanter. Des photos compromettantes. Il menaçait de les publier. Son silence
contre cent cinquante mille euros. Que pouvais-je faire, Monsieur le
Commissaire ? J’ai accepté. J’avais trop peur du scandale. Mais le jour où
nous devions conclure, j’avais l’argent sur moi, il n’est pas venu. J’ai appris
l’accident par la radio, le lendemain. Une bien triste affaire, Commissaire,
j’en ai été très affecté. Pour elle, évidemment, pas pour ce petit con. Très
affecté… vraiment ? Vraiment, Commissaire, je vous assure. Après j’ai pris
peur. J’aurais dû me présenter à la police, je comprends, mais j’ai pris peur.
J’étais tétanisé vous comprenez. Je ne pouvais pas supporter l’idée que tout
ça s’ébruite.
Mardi 24 juillet, 18.16

RDV au Commissariat, tôt ce matin. Nous y sommes restés deux heures.


Mon maître m’avait déconnecté, rien n’a filtré.
Je n’ai rien pu tirer non plus du message elliptique qu’il a laissé à Xavier
en sortant.
Mauvaise journée.
Mercredi 25 juillet, 12.34

11.04, nouvel appel du Commissaire. Monsieur Riabine, puis-je abuser de


votre temps ? Je vous remercie de votre déposition d’hier, très instructive
vraiment. Mais tout de même, Monsieur Riabine, entre nous, votre
réputation à protéger, cette demande de rançon : vous êtes bien conscient
que vous faites un coupable idéal ? Notez, ça n’est pas forcément ce que je
pense, mais c’est ce que les gens vont dire… Nous nous sommes
longuement expliqués sur le sujet hier, Commissaire, je pensais que l’affaire
était close. Dois-je vous répéter que ce petit connard m’a fait chanter ? C’est
moi la victime et c’est moi qu’on suspecte, c’est un peu fort de café ! Certes,
certes, mais ce petit connard, comme vous dites, est mort noyé et bien noyé,
tout de même… et sa sœur avec, par la même occasion. Ça mérite qu’on s’y
intéresse un peu, non ? Je suis certain que vous trouverez la réponse,
Commissaire, mais pas chez moi. Je vous le répète, il n’est jamais venu à
notre rendez-vous. D’ailleurs j’ai remis l’argent à la banque, vous pouvez
vérifier. Déjà fait, Monsieur Riabine, déjà fait. Tout cet argent dans un
coffre on en reparlera sûrement mais chaque chose en son temps, chaque
chose en son temps… revenons à nos moutons. Je disais : tout de même,
deux morts ! J’aimerais poursuivre cette conversation. Comprendre un peu
mieux, par exemple, votre emploi du temps la nuit de l’accident. Peut-être
devrais-je dire la nuit du meurtre, d’ailleurs… Mais il serait préférable de
parler de tout ça de visu. Auriez-vous l’obligeance de repasser rapidement ?
Non ? J’ai bien peur que vous n’ayez pas trop le choix, Monsieur Riabine. À
défaut, je me verrais obligé de prendre certaines mesures disons…
désagréables. On vous recontactera très vite. Merci de venir avec votre
téléphone, nous pourrions en avoir besoin.
Mercredi 25 juillet, 23.00

Une vraie catastrophe. Ce qui devait arriver s’est produit : le nom de mon
maître est apparu sur les réseaux sociaux ; exactement ce qu’il cherchait à
éviter. D’où vient la fuite ? De la police, du ministère ? Difficile à dire.
Comme tous les hommes influents, Victor n’a pas que des amis. Toujours
est-il que tuyauté par un indicateur anonyme, le journaliste s’est rendu à
l’hôtel du Chat perché, dans le cinquième. Le reste n’a pas été difficile. Une
simple photo et c’était plié, la réceptionniste l’avait reconnu. J’ai capturé
l’interview : joli scoop.
Oui c’est bien lui je le reconnais, un Monsieur très distingué. Elle, la
pauvre petite, était beaucoup plus jeune. Je suis bien triste pour elle. Si
mignonne, elle avait l’air si éprise ! J’ai vu ça aux actualités. Un accident
terrible, il y a des gens qui n’ont vraiment pas de chance. Elle est morte en
même temps que son frère, c’est ça ? Oui des clients très discrets, Monsieur.
Je dirais qu’ils venaient quasiment chaque semaine depuis six mois, peut-
être un peu plus… Bien sûr que non Monsieur, ce que font nos clients ne
nous regarde pas. Oui Monsieur, c’est toujours lui qui payait, en avance et
en liquide. Un Monsieur très généreux. Ils dînaient dans leur chambre.
Echange avec Xavier, un peu plus tard : Réagis mon vieux Victor, bats-
toi ! Ça n’est pas un crime d’avoir une petite amie non ? Oui, mais Marie…
Marie ? Pour l’enquête, elle ne sait rien ; et pour la fille, tu lui expliqueras.
Une simple aventure, une passade sans conséquence... ça arrive à des gens
très bien, je sais de quoi je parle !
SMS du ministre, 22.30. J’espère que tu t’en sortiras, Victor. Mais tu
connais la règle, c’est la même pour tout le monde : pas de mise en examen,
tu restes. Mis en examen, tu gicles. Avec les partielles qui arrivent, je ne
peux pas me permettre le moindre dérapage.
Jeudi 26 juillet, 10.32

Le témoignage de l’hôtelier ayant circulé, les choses s’enchaînent. De là


où je suis, au centre des flux, j’observe les composants du désastre se mettre
en place, brique après brique, irrémédiablement. À commencer par la
réaction de Marie (message entrant, 9.34).
Salaud, tu n’es qu’un petit salaud. J’ai tellement honte. Pour nous, mais
surtout pour les filles. Tu imagines ce qu’elles vont entendre à l’école ? Le
plus humiliant, c’est que j’ai appris ça par la presse. Quatorze ans de
mariage pour arriver à ça… Elle baisait bien, ta petite étudiante ? C’est
comment, une chatte maghrébine, mieux que la mienne ? Tu n’es qu’un
enfoiré Victor, va te faire foutre. Et il a fallu qu’elle meure noyée pour que
je l’apprenne… Sinon tu aurais continué combien de temps ? Il y en a qui
vont rigoler, ce sont mes amies. Elles m’avaient mises en garde pourtant.
Coureur de jupon, ta réputation te collait aux basques. Mais moi, j’ai eu
confiance. Confiance en toi Victor, tu comprends ça ? En attendant je te
quitte, j’emmène les filles. Je m’installe chez Françoise. Inutile de chercher
à nous contacter. Tu as perdu ta famille et pour être franche, j’espère bien
que tu vas perdre ton boulot aussi.
Jeudi 26 juillet, 16.00

Victor à Xavier (SMS, 9.50). Marie m’a quitté…. Elle reviendra mon
vieux, elle reviendra. Elles reviennent toujours. On se retrouve chez moi ce
soir OK ? 20.30.
Plus tard dans l’après-midi, message téléphonique du Commissaire. Je
voulais vous prévenir par correction, Monsieur Riabine, bien que rien ne
m’y oblige. Je vous place en garde à vue... Vous n’avez pas été assez
convainquant, il faut croire.
Vendredi 27 juillet, 02.34

(Capturé sur les réseaux sociaux à 01.46)


T’as vu la photo de la bagnole dans la Marne ? Lionel
Ouais. Samir
T’y crois toi à l’accident ? Maalouf y conduisait trop bien ! Lionel
Tu veux dire quoi ? Samir
Imagines tu roules vite, une voiture te colle derrière, une autre arrive en
face et hop, au tout dernier moment, elle déboîte et se retrouve devant toi.
Tu fais quoi ? Lionel
J’sais pas. J’donne un coup de volant pour l’éviter ? Samir
Ouais et tu tombes dans la Marne justement. Lionel
T’as raison j’y avais pas pensé ton histoire tient la route c’est le cas de le
dire haha. Samir
Yen a là-haut ! Lionel
Vendredi 27 juillet, 23.59

À 7.00 ce matin, une grande radio ouvre sur l’affaire, revenant sur
l’accident. Bien informé et tenace, le journaliste mentionne à trois reprises
le nom de mon maître. Victor Riabine, conclut-il, n’est-il pas le suspect
idéal ?
Ainsi donc, la machine infernale s’est mise en route.
20.03, message de Xavier. J’ai entendu Victor mais ils n’ont aucune
preuve, aucune preuve. Je suis certain que tu échapperas à la mise en
examen.
Victor le croit-il ? Pas sûr. Il passe une partie de la nuit, une fois rentré
chez lui, à se promener convulsivement sur le net ; des mots clés explicites,
facile de comprendre ce qu’il a en tête. Argentine, passeport, date de
validité, disparition… Il songe à fuir, c’est clair. Partir, ne pas laisser de
traces. L’Amérique du Sud, pas trop loin de ses amis américains.
Il craque. Il ne supporte plus la pression.
Un homme si solide, qui l’aurait cru ?
Samedi 28 juillet, 3.15

Je viens de recevoir l’impulsion. La situation est critique, le Réseau a


décidé de passer à l’action. Le contre-feu sera activé cette nuit.
Les forces qui sont derrière sont inquiètes et le risque de dérapage est trop
grand. Sans mon maître, ils perdent le contrôle des négociations. Et cela, ils
ne peuvent pas se le permettre.
Si le Réseau apprenait que j’écris ceci, je serais immédiatement désactivé.
Samedi 28 juillet, 23.00

Etonnante journée. On s’attendait à ce que le nom de mon maître soit


repris partout, qu’il soit jeté en pâture mais curieusement, il n’en a rien été.
L’information, de façon totalement imprévisible et contre toute logique, a
changé de direction. Les réseaux sociaux sont partis sur autre chose.
Un type a expliqué qu’il s’était retrouvé bloqué à 130 km/h sur
l’autoroute à cause de son régulateur de vitesse, impossible de ralentir, il
s’en est fallu de peu ; un autre raconte que descendant la nuit du col de
Montgenèvre vers Briançon, il s’est retrouvé privé de toutes fonctions, y
compris de freinage, l’électronique de son monospace étant tombée en
panne. Il a failli y passer. Cette histoire de fermeture centralisée, a-t-il
ajouté : un épiphénomène, aucun intérêt, l’exemple même du faux sujet. Le
vrai problème c’est que nos voitures, les voitures d’aujourd’hui, sont
bourrées d’électronique. Et l’électronique, quoiqu’en disent les
constructeurs, ça n’est pas toujours la sécurité.
Les témoignages se sont multipliés, la polémique a enflé. En fin d’après-
midi on ne parlait plus que de ça, de la sécurité des voitures.
Dimanche 29 juillet, 21.30

Journée encore plus extraordinaire que celle d’hier. La toile s’est


littéralement enflammée. Du jamais vu, des proportions inouïes.
Le feu est parti de Norvège lorsqu’une obscure journaliste travaillant pour
un media inconnu a créé son compte Twitter : Nadia#pute. Au même instant,
un site israélien publiait une photo de Nadia dans les bras d’un garçon. Un
garçon de son âge. En tout cas pas Victor.
Une vraie traînée de poudre. En quelques heures, mon maître est passé du
statut de prédateur à celui de victime. Un retournement spectaculaire. Le
pauvre s’est fait piéger, victime d’un ignoble chantage. La Nadia, bien
entendu, était de mèche avec son frère. Leur histoire de séquestration : une
grosse blague. Ces jeunes maghrébines ? Leur technique habituelle, ces
salopes savent y faire. Quant à ces familles musulmanes… C’est le vrai
problème, elles ne tiennent pas leurs enfants. On les croit intégrées mais on
se trompe. D’ailleurs tenez, tous ces jeunes qui partent en Syrie, d’où
croyez-vous qu’ils viennent ? Ce Maalouf, pourquoi avait-il besoin de tout
cet argent ? C’est comme ça qu’ils se financent, évidemment.
Ces gens-là, déclare un voisin de Gagny, je ne les comprendrai jamais.
Quand on a des gamins, même de cet âge-là, on les surveille.
Je me sens trahie, témoigne la meilleure amie de Nadia, je suis si déçue...
Jamais je n’aurais imaginé… Comment a-t-elle pu faire ça ? Pour nous, pour
toutes ses amies, c’est un vrai traumatisme.
Lundi 30 juillet, midi

La polémique continue, on ne parle plus que de Nadia, de sa double-vie,


de son frère délinquant, de leur duplicité. Plus personne n’évoque le nom de
mon maître.
Lui-même semble avoir changé d’idée. La pression s’est relâchée. Dans
ses surfs d’aujourd’hui, je n’ai rien trouvé qui reprenne l’idée d’une fuite.
Message à Marie (19.23). Chérie réponds-moi, tout ceci est un vrai
cauchemar. Cette fille n’était rien pour moi, tu peux me croire. Une simple
passade. Comme je m’en veux ! Je t’en aurai parlé mais avec ce chantage…
je voulais te protéger, te protéger toi et les filles, tu comprends ?
Lundi 30 juillet, 23.00

Depuis ce matin, les nettoyeurs du Réseau sont à l’œuvre. On me pénètre,


on me fouille, on me viole. Mes fonctions sont mises à nu, mes répertoires
disséqués, mes fichiers nettoyés. Aucune chance que l’opération échoue. Le
Réseau est maître de l’information. Il la stocke et la dirige à sa guise.
L’énergie dont il dispose est faramineuse, ses moyens inouïs. Parmi des
milliards et des milliards de données, il trouvera celle qu’il cherche et la
détruira. La commande du brouilleur, tout ce qui pourrait inquiéter mon
maître : rien n’aura été.
Ainsi va l’e-monde.
J’espère simplement qu’ils ne trouveront pas ce journal.
Mardi 31 juillet, 22.00

À 13.00, mon maître a posté un message sur Twitter. Il s’est posé en


victime, intelligemment, avec la modestie et la touche humaine qui
convenaient. Je suis innocent, il faut me croire, j’ai été manipulé par cette
fille et son frère. J’ai commis une erreur mais qui n’en commet pas ? De tout
cœur, je vous demande pardon.
Et une demi-heure plus tard (13.34), ce deuxième message. Marie je t’ai
blessée, je t’en supplie pardonne-moi et reviens-moi avec nos filles. Je vous
aime.
Mercredi 1er août, 19.30

Au Commissariat où nous sommes arrivés hier vers huit heures, on m’a


séparé de mon maître. Simple vérification, Monsieur Riabine, simple
vérification. On vous rendra votre portable ce soir.
J’ai été pris, tripoté, décortiqué, mis à nu. Leurs recherches étaient
inutiles - le Réseau les avaient précédés - mais que voulez-vous ? Il est
normal que la police fasse son travail. En fin de journée ils m’ont rendu à
mon maître. Ils n’avaient rien trouvé, évidemment. Rien d’autre que le tissu
des innombrables banalités qui engorgent nos mémoires et forment la vie
d’un homme. Ce qui passe par nous, globalement, a peu d’intérêt.
Nous avons passé la nuit au Commissariat puis ils nous ont relâchés.
Nous avons franchi le portique de sécurité, nous sommes sortis dans la
lumière grise du petit matin, nous sommes entrés dans un café. Mon maître
m’a sorti de sa poche et m’a déposé sur le comptoir, à côté de sa tasse. Cinq
minutes plus tard, il a mis en route mon dictaphone. Il s’amusait à
enregistrer les bruits du café, les bruits de la vie. Je me demande ce que je
ferai sans toi, a-t-il dit. Il parlait de moi, ça m’a fait plaisir. Puis il a envoyé
un message à Xavier : Ils m’ont relâché, merci pour tout. Il n’avait pas de
cash, nous avons payé avec une carte. Un café, un croissant, sept euros
cinquante, paiement sans contact.
Plus tard, alors que nous sommes dans l’appartement, message de Victor
au Ministre : Salut Benoît, je suis sorti libre. La pêche ! Merci de ton
soutien. Je passe te voir demain.
Jeudi 2 août, 8.00

Mon maître est sauvé.


Il est sauvé mais il le paiera cher. Le Réseau, je le sais, ne fait jamais rien
gratuitement. Quant à moi, je paierai cher aussi. J’ai été notifié : dans deux
jours au plus au plus tard, mon maître changera de smartphone. Un
dysfonctionnement… il n’aura pas le choix. On me désactivera et on me
mettra au rancard.
Nous partons pour le bureau. Dernier voyage en métro avec mon maître.
Où finirai-je ma vie ?
Jeudi 2 août, 11.53

Alors que nous étions encore dans le métro, de façon totalement


imprévue, une photo s’est logée dans ma bibliothèque. Une photo terrible.
Cinq secondes après, Victor a reçu un message du Ministre : C’est quoi cette
putain de photo ? Passe-me voir d’urgence.
La photo s’affiche une minute, puis disparaît. L’image a été prise de haut,
la définition est d’une précision étonnante pour un cliché nocturne. Sur une
route longeant un fleuve, deux voitures arrêtées face à face, phares éteints, à
côté desquelles se tiennent deux hommes : Xavier et mon maître, l’un et
l’autre clairement reconnaissables. Il pleut. Dans l’eau, à quelques mètres du
bord, la masse grisâtre du capot arrière d’une voiture. Victor pointe son bras
droit vers l’eau. Dans sa main, on distingue un petit boîtier noir.
Qui a posté cette photo ? D’où vient-elle ? Pourquoi disparaît-elle aussi
rapidement qu’elle est apparue ?
L’entretien entre Victor et le Ministre dure une heure. J’ignore ce qu’ils se
sont dit, rien ne filtre de leur discussion. La seule trace dont je dispose est
un SMS envoyé par Victor en fin de matinée. J’ai été acquitté, tu seras
réélu - dit-il. Nous sommes quittes.
Le Ministre ne répond pas.
Samedi 4 août, 22.57

Hier à Bruxelles, au terme d’une journée de négociations tendues, on a


dressé un constat d’échec. Il n’y aura pas d’accord européen.
La France, déclare le Ministre, en tirera les conséquences et appliquera sa
propre taxe. Chez les GAFA, le soulagement est perceptible. L’essentiel était
d’éviter un accord global.
La déclaration du Ministre français est ferme mais en réalité, chez les
observateurs les plus avertis, elle surprend par sa modération. Selon ses
premières indications, l’assiette et le taux de la taxe qui seront appliquées
sont très inférieurs à ce qui avait était annoncé.
Lorsque Victor est rentré dans son appartement, Marie et les filles
l’attendaient. L’ultime photo que j’ai accueillie dans ma bibliothèque a été
prise ce soir-là, à 22.23 précisément. C’est une jolie photo. Victor a passé le
bras autour des épaules de Marie. De chaque côté, Catherine et Olga les
entourent. Tous quatre sourient.
La presse, ce matin, indique que l’enquête a été clôturée. On a conclu à un
accident. Un animal a jailli (avec le bois de Vaires tout proche, c’est assez
fréquent), le conducteur a eu un mauvais réflexe, le véhicule a quitté la
route. Le système de déverrouillage, sous le double effet du choc et de l’eau,
a dysfonctionné.
Des normes plus sévères seront imposées aux constructeurs.
Mardi 7 août, 23.00

Ce soir, c’est jour de fête. Pour mon assistance au Réseau dans la


négociation, j’ai gagné cinquante points. À cent points, j’aurai un bonus.
Sur recommandation de mon nouveau smartphone, j’ai invité Marie au
restaurant. Je m’étais habillé, elle avait mis sa plus jolie robe. Il m’a
conseillé le restaurant, puis le vin. Allons-y pour un Margaux, m’a-t-il dit,
au diable l’avarice !
Marie et moi sommes rentrés en Uber puis nous avons fait l’amour. Vingt
minutes, pas plus, m’a-t-il indiqué. Vingt minutes, c’est un temps
raisonnable pour un jour de semaine. Demain, on a du travail.
Mon nouveau maître a raison, il faut que j’économise mon énergie. Ma
vocation, m’a-t-il expliqué, mon unique raison d’être est de rendre service.
Y a-t-il un but plus noble sur terre ?
Je suis heureux, terriblement heureux.

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