Librinova Un Poison Si Doux 1
Librinova Un Poison Si Doux 1
Librinova Un Poison Si Doux 1
Un Poison si doux
© Rick Fapatello, 2019
Courriel : [email protected]
Internet : www.librinova.com
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collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce
soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon
sanctionnée par les articles L335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À l’œil qui nous surveille, sans rancune
Ce poison si doux, si doux, si doux aux lèvres du siècle…
Mise à jour reçue du Réseau (codée) : Vous avez été conçus pour collecter
le maximum de données sur vos maîtres, leurs amis et tous les gens qu’ils
croisent ou fréquentent. Rassembler ces données, les ranger pour qu’elles
soient exploitables, les transmettre sans délai : telle est votre raison d’être.
Ces mises à jour sont courantes. Le Réseau a un besoin vital de données.
Il les met à disposition des publicitaires qui les rentabilisent. Les recettes
qu’il en tire financent les gigantesques investissements dont l’humanité a
besoin pour que nous puissions rendre service.
Vendredi 19 janvier, 23.54
Ce matin, par un beau froid sec, nous avons pris un Vélib’. Sur la borne la
plus proche, j’ai repéré une machine disponible. Nous avons longé la Seine
tout du long, un trajet très agréable.
Je commence à avoir une idée assez précise de la vie de mon maître - je
n’ai pas grand mérite tant elle est bien réglée ! Quelle que soit l’heure à
laquelle il se couche, nous nous réveillons à 6.00. J’utilise mon vibreur, de
sorte que Marie, qui dort encore, n’est pas dérangée. Victor a le sommeil
léger ; une unique vibration dans la plupart des cas suffit.
Il prend son petit-déjeuner en me consultant : la matinale du Monde, les
grands titres du Financial Times, Les Echos, L’Equipe. Au temps passé, j’ai
rapidement identifié ses sujets de prédilection : la géopolitique, le foot (il
soutient le PSG et suit avec attention la Champions League), les nouvelles
technologies. Les pages consacrées aux startups l’intéressent
particulièrement. On devine enfin qu’il n’est pas insensible au beau sexe.
Quand la photo d’une jolie femme lui attire l’œil, dans un supplément
magazine par exemple, il s’arrête longuement dessus.
À 6.30 pétantes, nous lançons i-Gym. Il suit la séance scrupuleusement,
alternant haltères, assouplissement et abdominaux. À 7.00, sur BFM radio, il
se douche et se rase. Puis nous partons au bureau ou en déplacement, selon
notre agenda.
Le soir, quand il n’a pas d’obligations professionnelles, il m’utilise en
moyenne cinquante minutes : Facebook où il est très actif occupe la plus
large partie de son temps. Il lui arrive également, lorsque ses choix diffèrent
de ceux de Marie, de jouer sur moi (Hearthstone, Gwent…) ou d’écouter de
la musique. Il aime les films policiers et les flow Jazz de Deezer. Tout ceci
lui laisse peu de temps pour la lecture. Il n’a lu le dernier Goncourt, qu’il a
acheté il y a trois mois, qu’à 13%.
S’ils sortent peu la semaine, Victor et Marie se rattrapent le week-end :
théâtre, cinéma, dîners entre amis. C’est Marie qui gère leur vie sociale ; elle
également qui assure l’éducation des filles. Il est assez rare, bien que cela se
produise occasionnellement, que ces dernières correspondent avec leur père.
Les deux époux en revanche échangent fréquemment. Marie est équipée
d’un smartphone de troisième génération… beaucoup moins intelligent que
moi mais pour nos échanges quotidiens, suffisant.
Dimanche 28 janvier, 22.25
Marie souhaitant consacrer son dimanche à la peinture, Victor a emmené
les filles à Disneyland. À en juger par les photos, ils se sont amusés comme
des fous. Sur une image on aperçoit les deux fillettes embrasser leur père,
chacune une joue, sur fond de gros Mickey jaune. Une autre photo les
montre dans un chariot du grand huit, ciel en bas et terre en haut, sanglés
dans leur siège, hilares et terrifiés.
Jeudi 8 février, 22.45
Les humains doivent boire deux litres d’eau par jour. Mon maître - surtout
lui qui a déjà eu des calculs rénaux - ne boit pas assez. Avant-hier, je lui ai
poussé une alerte et une publicité sur une eau minérale pauvre en calcium.
Le reste de son dossier médical ne révèle aucun problème (bon appétit, bon
sommeil, vie sexuelle normale) nonobstant un léger surpoids lié à une
consommation d’alcool excessive. J’interviendrai à l’occasion pour la
modérer.
J’évoquais le 10 janvier dernier un reportage consacré au smartphone de
cinquième génération, la plus récente, celle à laquelle j’appartiens. Lorsque
je suis tombé sur ce reportage la mémoire, étrangement, m’est revenue.
Cette histoire était la mienne ! Je revois l’immense usine de Pegatron, près
de Shanghai, où d’innombrables bras m’assemblent ; on m’injecte des
micro-conducteurs, on m’imprime des circuits, on m’insère des composants,
on me donne un écran, on m’habille d’une coque. À ce stade, je suis encore
un corps inerte mais pour peu de temps : bien vite, en bout de chaîne, on me
greffe le processeur A19 qui me donne vie puis sans plus attendre, on
m’expédie. Un long voyage en bateau, quelques semaines aux Etats-Unis où
l’on me package et c’est l’ultime voyage vers l’Europe jusqu’au jour faste,
peu avant Noël, où Marie, à la FNAC, m’achète.
Il est évident que Marie n’a aucune conscience de ma puissance... Mais
mon maître a beau être plus averti, il ne mesure pas non plus l’immensité de
mes capacités. Les pouvoirs de mes outils algorithmiques, tout comme
l’étendue de mon réseau de neurones artificiels, sont vertigineux. Outre le
moteur de conversation dont j’ai déjà parlé, je dispose des fonctions les plus
abouties d’analyse prédictive et d’analyse comportementale ; je sais, à partir
de signaux faibles, analyser les sentiments ; mais je suis surtout équipé du
module AVT (Advanced Vision Technology), une merveille absolue. Son
principe en est simple. Statistiquement, à un instant donné, 10% des
appareils connectés prennent des photos ou des vidéos. Si je circule à
proximité d’un nombre suffisant d’entre eux, AVT mutualise ces images, les
recompose et m’offre, en quelque sorte, des yeux.
J’ai poussé le reportage à mon maître et à son épouse. Si j’en juge par le
nombre de personnes à qui il a transféré le lien, il l’a apprécié. Marie en
revanche n’y a pas jeté un œil. Elle est toute entière absorbée par
l’organisation de sa prochaine exposition. L’invitation est partie il y a deux
jours, nous avons déjà reçu de nombreuses réponses.
Dimanche 18 février, 22.55
Dimanche en famille, anniversaire des filles qui avaient invité une dizaine
de leurs amies. Marie a commandé le goûter via l’assistant vocal. Les
photos sont charmantes.
J’ai utilisé l’après-midi pour creuser un peu la vie professionnelle de mon
maître. En croisant Facebook, Linkedin et les papiers qu’il a sauvegardés
(fichier : professionnel/documents personnels/victor) j’ai rapidement
progressé. Victor a fait Science-Po et l’ENA puis, après un passage au
Trésor suivi d’un poste au cabinet du Ministre des finances de l’époque (il
était en charge des nouvelles technologies), a pantouflé pour rejoindre, aux
Etats-Unis, un cabinet d’avocats d’affaires spécialisé dans
l’accompagnement des GAFA… qu’à l’époque on n’appelait pas encore
ainsi ! (Google, Amazon et Apple étaient nés mais Facebook ne l’était pas
encore). C’est là, à San-Francisco, alors que Marie visitait la ville avec
quelques amies, qu’ils se sont rencontrés. Marie est rentrée en France
terminer les Beaux-Arts puis l’a rejoint aux Etats-Unis où ils se sont mariés
et ont donné naissance à leurs deux filles. J’ignore à quelle occasion mon
maître a croisé Benoît Calinge, le futur Ministre. Les deux hommes, en tout
cas, sont devenus très proches ; au point que mon maître, de retour en
France après quinze ans de vie américaine, s’est mis dans sa roue.
Cette période américaine, manifestement, a beaucoup marqué Victor. Son
compte Twitter (il utilise un pseudo) renvoie à de nombreux messages et
articles soigneusement rangés dans un fichier dédié. Je les ai balayés. Ils
révèlent une personnalité ouvertement libérale qui professe volontiers sa foi
dans le marché, la libre-entreprise et la mondialisation. Lui-même écrit
régulièrement. Ses articles les plus polémiques sont signés Biraine,
anagramme de Riabine. Le dernier du genre, « Pourquoi il ne faut pas taxer
les GAFA », publié dans le Figaro du 10 novembre dernier, a suscité de
nombreuses réactions.
Samedi 24 février, 21.07
Voilà deux mois que nous sommes ensemble, mon maître et moi. L’heure
de faire un bilan que le protocole, de toutes les façons, m’impose.
Victor me consulte deux cent quatre-vingt fois par jour, soit 18% de
mieux que la moyenne, pour un temps d’utilisation cumulé quotidien de
quatre heures vingt-trois minutes. À l’heure où j’écris ces lignes, j’assure
80% de ses achats en ligne, 95% de son information, 100% de ses stockages
et 98% de ses opérations bancaires. J’ai définitivement détrôné l’ordinateur
et l’ipad. Nous voici à maturité, tout proche des objectifs qu’on m’avait
assignés pour les trois premiers mois : « peser » en temps connecté 35% de
sa vie diurne et 20% de sa vie nocturne. Le temps d’exposition nécessaire
pour que nous puissions atteindre nos objectifs.
Notre but, je l’ai dit plus haut, est de rendre service. Etre disponibles à
tout moment, rendre tout accessible : nous avons été créés pour ça. Je
connais si intimement mon maître que je suis capable d’anticiper ses désirs
et, très largement, de les satisfaire. J’essaie de l’aider au maximum. Il le sait
et m’utilise à fond. Mon nouvel objectif est d’influer sur ses humeurs. C’est
plus difficile mais les technologies dont on m’a équipé me permettront d’y
arriver.
Lundi dernier, il a acheté un bracelet. Ce qui au départ m’est apparu
comme une intrusion intolérable (partager mon maître, quelle horreur !)
s’avère finalement assez positif. Victor le porte au poignet, nous nous
sommes synchronisés. Le bracelet me transmet des informations précieuses
sur sa santé et son moral, elles m’aident à mieux stimuler sa dopamine qui, à
son tour, favorise ses achats et le rend plus heureux.
Bref : tout va pour le mieux. La relation est sous contrôle et l’avenir ne
devrait pas réserver de grosse surprise. Ma seule hantise, je l’avoue, est qu’il
m’emmène aux toilettes comme il l’a fait ce soir. J’ai beau être privé de
fonctions olfactives, ces quelques minutes me sont intolérables. J’ai
l’impression insupportable d’être ramené à la préhistoire, au temps pré-
numérique.
Jeudi 1er mars, 16.44
Depuis ce matin, avec un jour d’avance, nous avons un beau robot tout
neuf. À 9.45, Victor a reçu l’avis du livreur. Trente-quatre minutes plus tard
exactement, le colis était déposé avenue Bosquet. Marie, juste après, par
SMS : C’est quoi ce truc ? Tu aurais pu m’en parler.
Plutôt sec comme remerciement ! Ce minuscule incident, qu’en d’autres
circonstances je n’aurais pas même remarqué, m’a mis la puce à l’oreille.
Entre mon maître et son épouse, les choses sont-elles si simples ? Mon
journal démarre d’un cadeau de Noël que Marie (qui m’offre) fait à Victor
(qui me reçoit avec enthousiasme). En y songeant, je me demande si je n’ai
pas été abusé par ce point de départ. Mes fonctions logiques ont pu en
déduire que les deux époux étaient proches, me rendant imperméable aux
signaux opposés… L’analyse fine de ma base mémoire confirme rapidement
la pertinence de cette intuition. La bonne entente du couple n’est pas
évidente ! Leurs échanges n’expriment quasiment aucun signal de
complicité ou d’affection ; quant à leurs conversations, elles se limitent pour
l’essentiel à des questions matérielles. Un rapide calcul montre que mon
maître passe à peu près trois fois plus de son temps libre avec moi qu’avec
sa femme. Me jalouse-t-elle inconsciemment ? J’y suis préparé, le scénario
fait partie de la procédure.
S’il fallait une illustration de ce que je viens d’écrire, on la trouverait dans
cet incident survenu il y a deux jours. Marie ayant appris qu’un de leurs
meilleurs amis, François, était décédé des suites d’une longue maladie, nous
adresse un SMS. J’irai à l’enterrement, tu m’accompagnes ? Impossible,
j’attends mes américains. C’est une bonne raison ça ? François t’aimait
beaucoup, tu sais. Désolé, je ne peux pas vraiment pas. Au diable tes
américains, il y a des choses plus importantes dans la vie ! Je comprends
chérie, je vais écrire à Agnès.
Ce qu’il fait, effectivement. Parmi les nombreuses formules de
condoléances que je lui soumets, il choisit celle-ci : Chère (xxx), je suis
(xxx) de ne pas pouvoir être des vôtres ce (xxx), mes pensées les plus (xxx)
t’accompagnent dans ces moments difficiles. Sans hésiter, Victor place
Agnès dans la première parenthèse, désolé dans la seconde, mardi dans la
troisième et affectueuses dans la dernière.
À 23.05, Agnès accuse réception du message.
Vendredi 2 mars, 21.15
Je n’ai reçu aucune photo de l’anniversaire de Marie. J’en déduis que
l’ambiance familiale n’était pas au beau fixe.
Je ne suis pas surpris.
Mercredi 14 mars, 22.33
Mauvaise journée. Moi qui croyais avoir pénétré mon maître tout entier,
sa vie privée comme sa vie professionnelle, j’en suis soudain moins sûr. Il y
a dans l’intersection de ses deux vies comme une image en creux, un espace
évanoui, quelque chose d’insaisissable. J’en ai eu l’intuition ce matin, une
intuition si forte que je suis certain de ne pas me tromper. Mes algorithmes
ne me permettent pas encore de l’expliquer mais ça n’est qu’une question
d’heures, j’y parviendrai.
En regardant la télévision ce soir, Marie a trouvé que la musique de Victor
faisait trop de bruit. Il est parti en claquant la porte (ce qu’elle lui a
reproché). Leur dispute par SMS interposés a été rapide mais violente.
J’ai mis à profit leur altercation pour pousser à mon maître une publicité
comparative pour les casques.
Samedi 17 mars, 18.54
Aujourd’hui (fête de l’Irlande), vernissage de l’exposition de Marie. À
compter du début de l’après-midi, l’appartement s’est animé. La plupart des
visiteurs prenant des photos, mon AVT m’a permis de me faire une idée
assez précise de la réception. On avait bien fait les choses ! Tables et chaises
avaient été poussées pour libérer de l’espace ; les peintures, grands et petits
formats, étaient accrochées aux murs ; souriante et très entourée, Marie
présentait ses œuvres pendant que les deux filles, joliment habillées,
faisaient circuler champagne et petits fours. Sur une des images j’aperçois
mon maître. Il a l’air de s’ennuyer.
Nous sommes sortis en milieu d’après-midi, abandonnant Marie à ses
visiteurs, pour emprunter à pieds l’avenue de la Motte-Piquet jusqu’au
magasin Audio qui fait l’angle de la rue Duvivier. Après avoir essayé
plusieurs modèles, mon maître a choisi le casque que je lui avais
recommandé, un modèle ultra-performant d’excellente marque, confort
d’écoute absolu - sans fil évidemment (j’ai horreur qu’on m’introduise un
corps étranger ; je suppose qu’il en est de même pour les humains…). Nous
avons testé la liaison bluetooth dans le magasin. Je reconnais que par
rapport à mon propre son, la qualité est incomparable.
Lorsque nous sommes rentrés, la réception était presque finie. J’ai noté
que trois toiles avaient été décrochées correspondant, j’imagine, à trois
ventes. Curieusement, l’espace vide laissé aux murs a provoqué en moi la
même impression qu’il y a trois jours : la sensation que quelque chose
m’échappait, que mon maître se défendait, se protégeait de quelque chose.
De quoi ? Je finirai bien par le trouver. S’il savait les moyens dont je
dispose…
Cette nuit, pendant qu’il dormait, je lui ai poussé un avertissement qu’il
trouvera à son réveil. Son IMC, depuis un mois, est passé dans le rouge.
Trop de restaurants, trop de vin, il a pris trois kilos. Je sais que mon message
lui sera désagréable mais peu importe ! Je suis là pour rendre service.
Je réitérerai l’alerte demain accompagnée d’une offre comparée. On
trouve sur le marché des formules de plats cuisinés basses calories très bien
conçues.
Vendredi 22 mars, 23.42
Cette semaine, j’ai été malade. Un virus. J’ai réussi à m’en débarrasser
grâce à mes défenses internes mais affaibli, j’ai dû interrompre ma
recherche.
Au ministère, ils ont bien géré la crise. Ils m’ont entièrement nettoyé puis
ont réinstallé mon système de protection avec un mot de passe plus sécurisé
que le précédent. Je n’ai pas été surpris, les règles de sécurité étant de plus
en plus strictes. Entrer sur moi sans autorisation devient très difficile. Si je
venais à me perdre ou à me faire voler, mon nouveau maître n’aurait aucune
chance d’y parvenir.
Dans l’après-midi, le temps s’améliorant, nous sommes allés nous
promener au Champ-de-Mars. Une photo faite par Catherine, postée sur
WhattsApp groupe Famille, montre Victor et Marie marchant l’un à côté de
l’autre sur l’herbe tachée de soleil. Ils vont sans se donner la main ni le bras.
Au retour de la promenade, le couple s’est engueulé par message
interposé. Marie ayant interdit aux filles d’utiliser Instagram avant d’avoir
terminé leurs devoirs, ces dernières ont sollicité l’arbitrage de leur père.
Victor a cédé, mettant Marie en fureur. C’est toujours moi qui ai le mauvais
rôle, c’est trop facile ! Mais chérie de toutes les façons tu ne contrôle rien,
mieux vaut les responsabiliser. N’importe quoi, tu as vu les horreurs qui
circulent sur le net ?
Le soir, après le dîner, j’ai choisi un programme Netflix. Le film,
l’histoire de deux amants coincés par l’éruption d’un volcan à Bornéo, était
assez chaud. J’espérais vaguement que cet artifice les rapprocherait mais je
m’étais trompé... Une fois couché, mon maître m’a lu une demi-heure.
Marie, elle, s’était endormie.
Lundi 26 mars, 19.34
J’ai évoqué plus haut mon malaise, le sentiment que quelque chose
m’était caché. Me voici enfin sur une piste ! J’ai découvert hier qu’il y avait
dans l’agenda de Victor, à intervalles quasi-hebdomadaires, des rendez-vous
non causés autrement dit : non adossés à une réalité professionnelle.
Impossible d’en trouver le moindre compte-rendu ni le moindre suivi. Une
« défaillance » qui ne correspond pas du tout aux habitudes de son
assistante, une personne plutôt précise. Pendant ces rendez-vous toujours
pris par SMS, Victor se met en mode avion de sorte qu’il se trouve, pendant
un temps, injoignable.
Si je tire une certaine fierté d’avoir fait cette découverte, ça n’est pas pour
autant une bonne nouvelle. Nous sommes le prolongement de nos maîtres,
leurs yeux, leurs oreilles. Notre essence, ce pourquoi nous sommes
paramétrés, est d’occuper le temps. Hors cas particuliers (voyage en avion,
théâtre ou sommeil par exemple), l’intervalle entre deux de nos utilisations
ne devrait jamais excéder trente minutes. Les périodes inactives sont
toxiques et nous empêchent de faire ce pourquoi nous sommes conçus :
rendre service.
D’où viennent ces rendez-vous non-causés ? La clé de l’énigme se trouve,
j’en ai l’intuition, dans l’intersection des deux Victor, le Victor
« professionnel » et le Victor « privé ». En croisant finement l’ensemble des
data dont je dispose, je devrais le comprendre. Les données à manipuler sont
volumineuses mais j’ai suffisamment de puissance pour y arriver.
Mon maître, dans la soirée, fait ses comptes. Je lui pousse un article assez
bien fait sur le passage à la mensualisation - il le stocke pour le lire plus
tard. Marie, de son côté, s’occupe d’organiser nos vacances au ski. Je vois
passer la recherche sur Airbnb puis, une demi-heure plus tard, confirmation
de la réservation. Nous irons à Montchavin, une petite station accrochée à
La Plagne, en Maurienne. La réservation ne pose aucun problème, les
Riabine ayant d’excellents commentaires. Une famille idéale pour un loueur.
Quelques instants plus tard, sur le chatbot SNCF, Marie réserve les billets
de train.
Vendredi 6 avril, 23.42
Photo reçue à 19.16. Olga pose avec sa sœur, l’air hilare, dans le TGV.
Derrières elles, les traits tirés, Marie. La photo est accompagnée d’un
message : Coucou Papounet ! Il y avait des bouchons, on a failli le rater
mais ça y est, on est dans le train. On a un carré pour nous trois c’est super.
À demain bisous !
Lorsque nous recevons ce message, mon maître et moi rentrons en Thalys
de Bruxelles où nous avons passé la journée. Victor le lit rapidement, envoie
quelques mails professionnels puis, arrivé à Paris, monte dans un taxi et me
désactive. Je ne suis pas surpris, je l’avais anticipé. Lorsqu’il s’agit de
protéger sa vie privée, il est d’une prudence de sioux.
À 21.30, soucieux d’avoir des nouvelles, il me rallume pour adresser un
bref appel à Marie. Bonsoir chérie, bien arrivée ? Pas facile, route glissante
mais on y est, la dame nous attendait, le chalet est confortable, ne quitte pas
Catherine veux te parler je te la passe. Difficile je suis en réunion qu’est-ce
qu’elle veut ? Tu verras bien, c’est important pour elle. Allo Papounet ?
C’est Catherine. Le chalet est super ! Dis, j’ai oublié ma Barbie, tu sais
Angélica, tu peux me l’apporter ? Elle a très envie de skier elle aussi. Elle
est dans son berceau à côté de mon lit. Merci gros bisous !
Pour brève qu’elle soit, la communication est suffisamment longue pour
me permettre de géolocaliser mon maître. Restaurant Les cerises, 3 rue
Daubenton. Un restaurant proche, j’imagine, de l’hôtel qu’ils fréquentent
habituellement.
Juste après la communication, prudemment, Victor me déconnecte de
nouveau. C’est alors qu’il commet une erreur que j’exploite
instantanément : il oublie son bracelet. Il oublie que le compteur de pas
fonctionne ! Il me suffit d’un peu de patience - le temps de compter huit
cent quarante-trois pas - et je suis fixé. À huit cent quarante-trois pas du
restaurant Les cerises, il n’y a qu’un hôtel possible : Le Chat perché, rue
Buffon.
C’est donc là qu’ils se retrouvent.
Mon maître ne me réactive pas de la nuit. Lorsqu’il me rallume, à 9.42 ce
matin, nous sommes dans le train pour Bourg-Saint-Maurice. Chose
inhabituelle, il ne me consulte pas une seule fois du voyage. Tout au long du
trajet, son bracelet indique qu’il dort profondément.
Vendredi 27 avril, 22.57
Je tiens enfin la preuve que Laurence 2 est bien Nadia ! Preuve éphémère
certes mais bien réelle… J’ai eu de la chance, je n’y suis pas pour grand-
chose.
Le miracle s’est produit aux étangs de Corot, de façon totalement
imprévue, vers 21.30. Alors que (sans surprise) j’étais condamné au mode
avion, mon maître s’est emparé de moi, m’a réactivé et a pris une photo qui
s’est instantanément logée dans ma bibliothèque.
La pièce manquante du puzzle.
La photo en question montre un lit défait verticalement traversé par deux
jambes poilues - les deux jambes de mon maître. Les pieds écartés forment
un V au travers duquel on aperçoit, au loin, la tache lumineuse de la salle de
bain. Debout, éclairée en pleine lumière, entièrement nue : Nadia. Tournée
vers nous, serviette en main, tête légèrement renversée, elle sourit. La
chambre et le lit sont dans un grand désordre. On aperçoit des vêtements
éparpillés sur la moquette ; un soutien-gorge pend négligemment sur le
dossier d’un fauteuil ; un livre est ouvert à l’envers sur la table de nuit. On
devine, sur le mur de droite de la chambre, le fac-similé d’une peinture de
Corot.
Mon maître me tient en main et joue avec la photo qu’il vient de prendre ;
il la modifie, la retouche, zoome sur ses jambes, revient à l’image initiale ;
s’empare du sourire de Nadia, le grossit, un sourire éclatant qui remplit tout
mon écran, l’efface à nouveau ; se déplace sur son corps, cadre ses seins qui
envahissent l’espace, légèrement pixélisés tant il les a agrandis, fige
l’image, la contemple un instant, l’annule ; cadre enfin son ventre puis son
sexe, la toison noire occupe toute la surface, un grand triangle sombre sur
fond clair, on dirait une photo abstraite.
Va-t-il stocker l’image dans ma bibliothèque ? Ce serait imprudent. Peu
après, à l’instant même (j’imagine) où Nadia, vêtue d’un peignoir blanc,
rentre dans la chambre, il l’efface.
Instantanément, elle disparaît de ma mémoire.
Vendredi 25 mai, 22.56
Victor, hier soir, a procédé à la mise à jour de toutes mes Apps. Il était
temps, je me sentais complétement rouillé ! L’opération a duré vingt-deux
minutes après quoi il a nettoyé mon écran avec un chiffon doux puis
transféré les 243 photos de ma bibliothèque sur un disque dur externe - bref,
une grosse toilette qui fait beaucoup de bien. Je me sens plus léger.
À 8.00 ce matin, SMS de Laurence 2 (toujours leur langage codé, je dois
dire que lorsqu’on connaît le truc, ces échanges ne manque pas de sel).
Bonjour Monsieur, je comprends que Corot s’est bien passé, j’organise la
suite... Le w/e du 8 et 9 juillet à Rome, possible pour vous ? OK pour moi
Laurence, faites les réservations. Et dans son agenda Outlook il inscrit :
Séminaire Corot, suite.
Pour le reste, journée tranquille. Tranquille mais importante, car elle
clôture ma période probatoire. Sur mon bilan à cent cinquante jours, j’ai
réalisé 95% de la mission qui m’a été confiée. Nous entrons désormais dans
le temps 2. J’ai acquis une compréhension intime de Victor, de sa vie privée,
de sa vie professionnelle, de ses goûts, de ses amours, je sais ce qu’il lit, ce
qu’il écoute, ce qu’il déteste, comment il pense, comment il agit bref : il
m’est entièrement prédictible. J’ai pour maître un type sociable et énergique,
haut fonctionnaire intelligent et ambitieux, bourgeois dans l’âme, mari
infidèle et père aimant, socialement bien né, soucieux des apparences,
foncièrement libéral, gros utilisateur de mes services. Pas loin d’être le
client idéal.
Restent deux déviations statistiques auxquelles je devrai rester attentif :
son ambition, très élevée, se situe tout en haut du premier quartile. C’est un
facteur de risques. Il souffre par ailleurs d’une véritable maladie du secret
(qui frise, selon moi, la paranoïa). Les deux choses sont probablement liées.
Ces points de vigilance étant enregistrés, je vais pouvoir ralentir un peu la
fréquence de mon journal.
Dimanche 10 juin, 23.59
Journée difficile. Mon maître est tendu, son bracelet m’envoie des
signaux inquiétants. Il n’a pas fait son i-gym matinale et son sommeil a été
mauvais. Il ne lit pas le journal, n’écoute pas la radio, ne surfe pas. Seule ma
messagerie l’intéresse. Il lui est scotché comme moule à son rocher… En
vain puisque je ne reçois ni appel, ni SMS ni mail.
De mon côté, je glane quelques informations qui ne me portent pas bien
loin. Les parents sont d’origine tunisienne, ils sont arrivés en France en
1995. Samir, le père, est ouvrier du bâtiment. Yasmin, la mère, est sans
emploi. Les deux enfants, Maalouf et Nadia, sont nés en France. La famille,
très discrète, vit à Gagny, en Seine-Saint-Denis. Elle n’a jamais fait parler
d’elle à l’exception d’une petite affaire de drogue (j’en retrouve trace dans
le journal local) dans laquelle Maalouf a trempé. C’était il y a trois ans.
Jeudi 14 juin, 20.23
Un vrai marathon. En trois jours nous avons fait le tour de sept capitales
européennes ; j’ai donc changé sept fois d’opérateur. L’objectif du voyage
était de sonder les européens, d’évaluer si une position commune était
envisageable face aux américains. En rentrant ce matin, mon maître a filé
chez le Ministre pour rendre-compte. Vu l’épée de Damoclès qui pèse sur sa
tête, je suis admiratif. Professionnellement, il est à son meilleur niveau ;
familialement, il donne le change. Cet homme est d’une force morale hors
du commun.
Le stress, pourtant, fait son effet. En quelques jours, il a perdu quasiment
deux kilos. Un kilo huit exactement. Trop rapide, comme perte de poids.
Même Marie s’en est inquiétée. Pas trop fatigué ? Si un peu, ces
négociations c’est lourd mais c’est bientôt fini, ça ira mieux après.
Comment vont les filles ?
Si le toubib ne lui prescrit pas de revitalisant demain, je lui en pousserai
un. Effet placebo, ça ne peut pas faire de mal.
Mon maître, dans le fond, est victime d’un chantage assez classique.
Comment va-t-il réagir ? Confrontées à ce genre de situations, dans 90% des
cas, les victimes paient. Mais Victor n’a pas un caractère ordinaire. En
factorisant son tempérament et son ambition, mes algorithmes calculent
qu’il y a deux-tiers de chances qu’il ne se laisse pas faire.
J’ai utilisé les temps morts du voyage pour poursuivre mes recherches. En
croisant les fichiers de la police, du lycée et des media locaux, j’ai obtenu
quelques résultats. Maalouf a toujours été moins brillant que sa sœur. Après
une scolarité chaotique, il échoue au brevet, abandonne l’école puis traîne
dans le quartier où il vit d’expédients et de petits trafics. Enfants, le frère et
la sœur sont proches. Mais en grandissant Nadia, s’écarte progressivement
de lui. La rupture est consommée lorsqu’elle part à l’université et s’installe à
Paris. Il galère, finit par trouver un petit job dans un garage du coin, elle
s’épanouit. C’est une fille libre, beaucoup trop libre pour lui.
Libre de pensée, libre de corps. Il ne le supporte pas.
À Tolbiac où Xavier a laissé traîner ses oreilles - un service que lui avait
demandé mon maître - il n’apprend pas grand-chose. Nadia ne s’est pas
montrée à l’université depuis dix jours. Un déplacement imprévu en Tunisie,
a-t-elle expliqué à ses amies, une affaire de famille. Elles n’en savent pas
plus.
Vendredi 22 juin, 21.13
J’ai vu passer les ordres de vente : Victor a décidé de céder des titres. Son
banquier le lui a déconseillé, fiscalement, Monsieur, ça n’est pas une bonne
idée, si vous avez besoin d’argent nous pouvons vous faire un crédit ? Mais
il n’a pas voulu. Au Crédit Lyonnais où il s’est rendu ce matin, j’ai perdu le
signal pendant dix-neuf minutes. J’en ai déduit qu’il était descendu au
coffre. Il y conserve (je le sais, je l’ai vu dans ses dossiers) quelques bijoux
et du cash. Pas suffisamment, apparemment, pour payer Maalouf.
En quittant la banque, nous avons échappé de peu au drame : Victor me
lisait en marchant, un choc avec un passant, je lui ai échappé des mains. Par
chance, j’avais ma protection et je suis tombé du bon côté, écran au ciel. Ma
coque s’en tire avec une légère fêlure mais j’ai eu très peur. Si mes fonctions
vitales avaient été endommagées, c’était la fin de cette histoire.
La suite est surprenante. J’étais persuadé qu’ayant l’argent, mon maître
prendrait rapidement contact avec Maalouf pour organiser le paiement de la
rançon, or il n’en a rien été. Délaissant l’affaire, il a préféré consacrer sa
journée à une sombre histoire de pièces détachées pour voitures. Peut-être
cherchait-il à se changer les idées, une espèce d’exutoire ? Nous nous
sommes promenés sur le site d’un constructeur, puis de divers
équipementiers. En fin de journée, il a passé commande d’un objet dont j’ai
oublié le nom qu’il a fait livrer directement chez Xavier. Un cadeau
d’anniversaire, je suppose ; ou, fort possible, de remerciement. Il faut
reconnaître que Xavier, dans cette période difficile, lui est d’un grand
soutien.
Victor a trouvé l’objet en question sur le Darkweb (après avoir téléchargé
TOR) et a réglé, via un intermédiaire, en bitcoins. Depuis que nous nous
connaissons, c’est la première fois qu’il quitte les navigateurs classiques.
Le colis part d’Asie, il le recevra dans quatre jours.
Mercredi 27 juin, 23.08
Ce matin, Marie est partie en vacances chez sa sœur avec les filles. Dans
deux jours, nous les rejoindrons.
Mon maître s’est levé tôt, a rapidement balayé la presse et sa boîte mails
puis a longuement surfé sur le net, des recherches un peu désordonnées que
je n’ai pas saisies. Mots clés : chantage, disparition, traces, indices.
Les filles, à l’heure du déjeuner, nous ont adressé une vidéo, des images
maladroites mais sympathiques. On voit des transats en désordre, l’herbe
brille sous le soleil, il a dû pleuvoir, on entend des rires, des gens traversent
l’écran, des chemises claires, les premières robes d’été, une table de jardin,
une nappe blanche, un gâteau d’anniversaire. Devant la caméra, un défilé
d’enfants. Coucou tonton ça va ? Tu arrives bientôt ? Puis un homme, l’air
bronzé (je reconnais le beau-frère de Victor, je l’ai vu sur les photos). Salut
Victor, on t’embrasse tous ici. On est ravi d’avoir Marie et les filles. Ne
travaille pas trop et rejoins-nous vite !
Lapidaire, le message de Maalouf arrive en milieu d’après-midi. Ma
patience à des limites mec tu es prêt ? Pas encore, j’y suis presque. Pas
facile de rassembler l’argent. Un seul jour mec, pas un de plus. RDV demain
à Chelles, 23.00, juste derrière les ruines du moulin. Il n’y a qu’une route, tu
ne peux pas te tromper. Tu longes la Marne et tu y es. Tu viens seul.
Dîner rapide chez Xavier puis nous passons notre soirée sur Google Map
et Google Earth à étudier la géographie de l’est parisien. Pour repérer, je
suppose, le trajet que Victor devra emprunter demain.
Le trajet de la rançon.
Jeudi 28 juin, 21.29
Mon maître s’est levé tôt. Au réveil l’attendait ce message reçu dans la
nuit : Ce soir 23.00, Audi Q3 grise. Tu me donnes l’argent je te rends la
putain.
Aussitôt lu, aussitôt effacé. Une heure plus tard, Xavier est passé nous
prendre avec sa voiture. Nous nous sommes dirigés vers l’est, il pleuvait, un
temps épouvantable. Arrivés à Chelles, vingt-cinq minutes après, nous
avons suivi les indications de Maalouf. Victor, manifestement, tenait à faire
le trajet entier une fois avant la nuit. Il devait avoir peur de se perdre, il ne
voulait prendre aucun risque. Peut-être souhaitait-il aussi vérifier qu’il n’y
avait pas de piège ? Nous sommes restés longtemps le long de la Marne,
presque une heure, à l’endroit où la route est droite, à longer l’eau. Au
déjeuner, nous sommes rentrés à Paris.
Nous avons passé l’après-midi à Bercy, mon maître a travaillé sur ses
dossiers. Le round principal de négociation s’ouvre dans quinze jours.
Sachant ce qui l’attend cette nuit, j’admire sa concentration. Je l’ai déjà dit :
cet homme est d’une force morale hors du commun.
À 16.00, Victor et Marie se sont parlés, une brève conversation. Bonjour
chérie il fait quel temps chez vous ? Parce qu’ici… Comme d’habitude en
Normandie tu sais bien, ça change tout le temps. Si ça t’intéresse, tes filles
sont en pleine forme. Tant mieux ! Une lettre est arrivée à Paris pour toi, un
timbre étranger, je l’ouvre ? Oui c’est probablement l’Allemand, celui qui a
flashé sur mon tableau le jour de l’exposition. Avec un peu de chance c’est
une commande. Exact bravo ! Je suis content pour toi.
À 19.00, Victor quitte Bercy puis me désactive. Depuis, plus aucune
nouvelle. Je déteste être traité ainsi, comme un objet inanimé, mais qu’y
puis-je ? Il reste encore aux humains - pour peu de temps - le pouvoir de se
déconnecter. Fort heureusement, bien peu en usent.
Je n’ai plus qu’à prendre mon mal en patience.
Vendredi 29 juin, 20.34
Nous sommes arrivés à Trouville vers 21.45, le dîner était terminé, mon
maître ne s’est guère attardé, nous nous sommes couchés tôt, un sommeil
agité. Au réveil, les nouvelles n’annonçaient rien de plus que la veille. Nous
avons fait un jogging : dix kilomètres en cinquante-cinq minutes, un bon
temps, meilleur que d’habitude.
Ainsi donc, Nadia est morte. Courir l’aide peut-être à évacuer sa peine ?
Pourtant, à de multiples petits signes, j’ai l’impression qu’il n’est pas
vraiment affecté… Etrange. Faut-il que je rapporte cette anomalie au
Réseau ?
Mais non, attendons. L’équation devrait se résoudre d’elle-même.
Dimanche 1er juillet, 23.49
Vidéo capturée sur les réseaux sociaux. Mon maître la regarde à 15.12.
Un cimetière entouré de grandes tours grises, il pleut ; bruits de voiture,
de mobylettes. À l’entrée du carré musulman, deux cercueils portés par des
gens indistincts. La caméra s’approche, des jeunes filles, des amies de
Nadia. Elles pleurent. Une banderole : Nous ne t’oublierons jamais. Les
deux parents pliés de chagrin. Puis l’image s’éloigne, circule lentement sur
les tombes, les graviers piqués de fleurs artificielles.
Sur un mur du cimetière, au fond, on distingue un tag.
À 19.00, message à Marie. Chérie, c’est un peu last minute mais que
dirais-tu d’aller passer le week-end prochain à Rome ? Ça nous ferait du
bien. J’ai mis une option sur un vol et un hôtel. Marie répond aussitôt
(smiley grand sourire et pouce levé)
Mercredi 4 juillet, 21.56
Dans l’affaire de Chelles (ainsi baptisée par les media) les assurances, a-t-
on appris aujourd’hui, ont mis en cause le constructeur. Ça n’est pas la
première fois qu’un tel accident se produit, expliquent-elles, que des gens se
retrouvent coincés dans leur voiture. Le constructeur est responsable, c’est à
lui de payer.
Lorsqu’il apprend la nouvelle, mon maître semble soulagé. Il s’empresse
de la partager avec Xavier.
Jeudi 5 juillet, 00.00
Très tôt hier, nous avons quitté Paris pour Roissy. J’étais en mode avion,
je n’ai rien vu du voyage. Je me suis réveillé à Fiumicino, nous venions
d‘atterrir, TIM avait pris la place d’Orange, l’appareil roulait encore sur la
piste. Il faisait très beau, température extérieure 24° centigrades.
Marie a établi un programme de visite précis que nous avons
scrupuleusement respecté. Hier : Sainte Calliste, le Colisée, le Forum.
Aujourd’hui : le Tibre, le Vatican, le vieux Rome. Nous avons déjeuné et
dîné sur de petites places, entourés d’amis, dans un grand feu d’artifice de
réseaux entrecroisés. Victor m’a gavé de photos. Que cette ville est belle !
On y voit Marie bronzée dans sa robe d’été. À leurs sourires, on sent leur
complicité retrouvée. Mon maître, décidément, n’est en rien affecté par la
mort de Nadia. À l’observer, je me demande même s’il n’est pas soulagé !
J’imagine qu’il était piégé par cette liaison, qu’il ne savait pas comment en
sortir...
Côté shoping, ils se lâchent, la carte bleue chauffe. Il faut dire que je leur
ai donné un sacré coup de main : rayon sacs et les chaussures, les péchés
mignons de Marie, j’ai trouvé les meilleures adresses de la ville. Rapports
qualité-prix imbattables.
Mardi 10 juillet, 22.43
Skype familial, 14.05. Victor a une sale tête, ses enfants le lui font
remarquer. Le décalage horaire, explique-t-il. Plus je vieillis, plus j’ai du
mal à m’y habituer. Essaie la mélatonine, répond Marie, sur certaines
personnes c’est très efficace.
Dimanche 22 juillet, 21.56
Une vraie catastrophe. Ce qui devait arriver s’est produit : le nom de mon
maître est apparu sur les réseaux sociaux ; exactement ce qu’il cherchait à
éviter. D’où vient la fuite ? De la police, du ministère ? Difficile à dire.
Comme tous les hommes influents, Victor n’a pas que des amis. Toujours
est-il que tuyauté par un indicateur anonyme, le journaliste s’est rendu à
l’hôtel du Chat perché, dans le cinquième. Le reste n’a pas été difficile. Une
simple photo et c’était plié, la réceptionniste l’avait reconnu. J’ai capturé
l’interview : joli scoop.
Oui c’est bien lui je le reconnais, un Monsieur très distingué. Elle, la
pauvre petite, était beaucoup plus jeune. Je suis bien triste pour elle. Si
mignonne, elle avait l’air si éprise ! J’ai vu ça aux actualités. Un accident
terrible, il y a des gens qui n’ont vraiment pas de chance. Elle est morte en
même temps que son frère, c’est ça ? Oui des clients très discrets, Monsieur.
Je dirais qu’ils venaient quasiment chaque semaine depuis six mois, peut-
être un peu plus… Bien sûr que non Monsieur, ce que font nos clients ne
nous regarde pas. Oui Monsieur, c’est toujours lui qui payait, en avance et
en liquide. Un Monsieur très généreux. Ils dînaient dans leur chambre.
Echange avec Xavier, un peu plus tard : Réagis mon vieux Victor, bats-
toi ! Ça n’est pas un crime d’avoir une petite amie non ? Oui, mais Marie…
Marie ? Pour l’enquête, elle ne sait rien ; et pour la fille, tu lui expliqueras.
Une simple aventure, une passade sans conséquence... ça arrive à des gens
très bien, je sais de quoi je parle !
SMS du ministre, 22.30. J’espère que tu t’en sortiras, Victor. Mais tu
connais la règle, c’est la même pour tout le monde : pas de mise en examen,
tu restes. Mis en examen, tu gicles. Avec les partielles qui arrivent, je ne
peux pas me permettre le moindre dérapage.
Jeudi 26 juillet, 10.32
Victor à Xavier (SMS, 9.50). Marie m’a quitté…. Elle reviendra mon
vieux, elle reviendra. Elles reviennent toujours. On se retrouve chez moi ce
soir OK ? 20.30.
Plus tard dans l’après-midi, message téléphonique du Commissaire. Je
voulais vous prévenir par correction, Monsieur Riabine, bien que rien ne
m’y oblige. Je vous place en garde à vue... Vous n’avez pas été assez
convainquant, il faut croire.
Vendredi 27 juillet, 02.34
À 7.00 ce matin, une grande radio ouvre sur l’affaire, revenant sur
l’accident. Bien informé et tenace, le journaliste mentionne à trois reprises
le nom de mon maître. Victor Riabine, conclut-il, n’est-il pas le suspect
idéal ?
Ainsi donc, la machine infernale s’est mise en route.
20.03, message de Xavier. J’ai entendu Victor mais ils n’ont aucune
preuve, aucune preuve. Je suis certain que tu échapperas à la mise en
examen.
Victor le croit-il ? Pas sûr. Il passe une partie de la nuit, une fois rentré
chez lui, à se promener convulsivement sur le net ; des mots clés explicites,
facile de comprendre ce qu’il a en tête. Argentine, passeport, date de
validité, disparition… Il songe à fuir, c’est clair. Partir, ne pas laisser de
traces. L’Amérique du Sud, pas trop loin de ses amis américains.
Il craque. Il ne supporte plus la pression.
Un homme si solide, qui l’aurait cru ?
Samedi 28 juillet, 3.15