Dans La Tête Du Médecin
Dans La Tête Du Médecin
Dans La Tête Du Médecin
DANS LA TÊTE
DU MÉDECIN
GALLIMARD
© Éditions Gallimard, 2023.
à Christine Baker,
et à Mélanie, bien sûr
« Je crois assez au pouvoir des paroles simples, mille fois
redites, perfectionnées par l’usage qui, tout en permettant la
guérison, ne découragent pas trop de mourir. »
Jean R , Place des Angoisses
J’ai mis longtemps avant de comprendre que nous étions plus de deux en
consultation, que je n’étais pas seule avec mon patient. Plusieurs années… Bien
après le temps des séances de dissection, lorsque le chef du service nous
envoyait au petit matin, dans les sous-sols de l’hôpital, nous colleter aux
scalpels qui s’enfonçaient dans la chair des morts de la nuit, bien après les
premières consultations hésitantes, longtemps après les premières ordonnances
rédigées à la main. La première fois que j’ai compris qu’il y avait un autre
acteur (un autre personnage ?) entre le patient et moi, c’était avec Mme E., une
femme que j’aimais bien, malgré ses demandes incessantes d’examens
complémentaires que je ne voulais pas satisfaire. « Ça sert à quoi de vous
rassurer pour quelques jours ? » J’étais en complète empathie, à l’époque où
tout jeune médecin s’identi e un peu trop facilement avec celui ou celle qu’il a
en face de lui. Elle était vraiment touchante, Mme E., avec sa cancérophobie,
ses angoisses de mort, son hypocondrie. Elle était facile à rassurer : « Mais non,
madame E., il n’y a aucun problème, je viens de vous examiner, tout est
normal, la prise de sang du mois dernier aussi, ça ne sert à rien d’en faire une
autre, oui, je vous assure… » J’ai compris que l’on n’était pas seulement deux,
pas seulement elle et moi en consultation, le jour où j’ai palpé une petite boule
dans son sein gauche, où la mammographie demandée a retrouvé un foyer de
microcalci cations à l’endroit précis de ce nodule. Ce jour-là, on était déjà
trois, Mme E., moi et la maladie. Mme E. avait complètement changé
d’attitude : elle était devenue majeure, adulte en quelque sorte. La
cancérophobie : oubliée ; l’hypocondrie : terminée. Les angoisses qu’elle
exprimait et les questions qu’elle me posait ressemblaient à celles des autres
patients : « Pour combien de temps j’en ai ? », « Quelle chance de guérison ? »,
« De la chimio ? ». Nous étions bien trois, et je me rendais compte que la
maladie, celle que je savais maintenant reconnaître comme l’autre,
psychosomatique, que j’avais négligée jusqu’ici, s’était invitée, depuis
longtemps, dans le temps de la consultation.
Petite ou grave, aiguë ou chronique, simple bobo ou traumatisme
handicapant, psychosomatique ou organique, la maladie, quelle qu’elle soit,
fait partie de la relation entre le médecin et son malade ; elle ne peut en être
séparée. D’abord parce qu’elle modi e la relation entre les deux acteurs de la
consultation médicale, ensuite parce qu’elle sous-tend et in uence la qualité de
l’empathie. L’empathie, c’est ce sentiment positif, presque a ectif, qui anime le
médecin, lui donne envie d’aider son patient. Pourtant di érente de la
sympathie par le degré de proximité et l’intensité de l’émotion ressentie,
l’empathie permet de comprendre et de partager les réactions et les sentiments
d’une personne sans les éprouver… en théorie. Parce qu’ il est di cile en
pratique de contrôler cette émotion assez instinctive. Surtout pour les jeunes
médecins. Et cette absence de mesure, de contrôle, peut nous jouer des tours.
Je me souviens d’une patiente à peine plus âgée que moi, professeur de dessin
(le métier que j’aurais souhaité exercer, avant de choisir la médecine), mère
d’un jeune garçon (à l’époque j’avais une petite lle), pour laquelle j’avais
développé une assez forte empathie. Elle me ressemblait tant… C’était
quelques années à peine après mon installation et je restais assez gauche dans la
gestion de mes émotions. Le drame qui la touchait dans sa chair, le
développement d’un mélanome, m’avait profondément bouleversée. Le « grain
de beauté » bicolore et un peu bourgeonnant pour lequel je l’avais adressée à
une correspondante dermatologue m’avait, d’emblée, inquiétée. Pourtant, je
n’avais pas eu à lui annoncer ce diagnostic du plus redoutable des cancers de la
peau, ni à l’orienter vers un service spécialisé. Ma consœur l’avait fait. Mais
c’est moi qu’elle était venue voir, peu de temps après. Pour avoir plus
d’informations. À l’époque, les patients ne regardaient pas internet et se aient
à la parole de leur médecin. À l’époque, il n’y avait pas d’immunothérapie, un
type de traitement très peu invalidant, qui a radicalement transformé le
pronostic de cette maladie. Le mélanome, dans les années 1980, c’était
chirurgie large et lourde chimiothérapie, avec peu d’espoir d’éviter les
métastases qui surviendraient un jour ou l’autre. Je savais tout cela. Je savais les
terribles vomissements de la chimiothérapie (bien des molécules qui limitent
les e ets secondaires n’existaient pas, à l’époque), je savais les conséquences des
métastases, ces multiplications de cellules cancéreuses à distance de la tumeur
initiale… Et cette jeune femme était en face de moi et me demandait,
calmement, de lui dire la vérité. « Quel traitement ? Combien de temps à
vivre ? Quel avenir ? Et pour mon ls ? » Je n’étais pas vraiment prête à
répondre à ces demandes, pas vraiment capable de cacher mes émotions, pas
du tout faite pour mentir… Et pourtant, je me suis lancée : « La chirurgie, oui,
très bon service à l’hôpital X ; la chimiothérapie, une précaution, une
prudence ; oui, il est préférable de la faire. — Mais pourquoi ? — Parce qu’on
ne sait jamais, les métastases, ça existe… » Et me voilà entraînée dans un
engrenage de questions-réponses qui, vite, dépassent mon art du mensonge.
Mon regard devient fuyant, mes joues se colorent, je perçois bien ma
gaucherie, aussi bien que cette patiente, en réalité beaucoup plus mûre que
moi, discerne mon désarroi. « Non, vous ne pouvez pas me dire ça ! Soyez
sincère ! » Je l’ai regardée, je me suis ressaisie, j’ai balayé les recommandations
de la faculté et je lui ai parlé comme à une amie : « Actuellement on ne peut
pas savoir, mais je vous promets que je serai là, avec vous, s’il y a des
complications, que nous reparlerons… » Et nous avons souvent reparlé, parce
que, quelques années plus tard, des métastases cérébrales sont apparues. Et
cette première consultation d’annonce, pour laquelle j’avais été aussi mauvaise
— trop d’émoi, trop d’empathie, trop d’erreurs —, m’a pourtant servi de
référence dans toutes les autres situations semblables. J’y ai toujours repensé,
grâce, sans aucun doute, au soutien de la patiente elle-même. Mais il faut bien
débuter, commencer dans le métier et entamer chaque journée de consultation.
Au début, il y a le silence. Celui qui m’est nécessaire. Le calme avant d’agir.
Arriver avant les patients, avant les premiers appels. Écouter l’immeuble se
réveiller, la ville s’animer. Ranger quelques dossiers, trier quelques papiers,
regarder le planning, les rendez-vous, débrancher le répondeur, ouvrir
l’ordinateur, scanner ce qui n’a pas été fait la veille, trop fatiguée, c’était l’heure
de rentrer. Attendre le premier coup de téléphone, la sonnette qui va retentir.
Et puis commencer à répondre, à parler, à conseiller, à organiser. La vie
quotidienne du médecin s’éveille au rythme qu’il imprime, à la vitesse que les
malades imposent chaque jour. Le cabinet reste son antre.
Deux sièges, de part et d’autre d’une planche sur tréteaux qui tient lieu de
bureau ; dans le fond à droite, un lit surélevé, une lampe… Les autres éléments
du mobilier sont aléatoires : le pèse-personne, le portemanteau, le co re à
jouets. Si vous regardez de plus près, vous trouverez aussi des stylos, des
tampons, des papiers de toute taille et des outils plus modernes comme le
lecteur de carte Vitale et l’ordinateur avec écran et clavier, sans oublier tout
l’arsenal du parfait médecin généraliste : tensiomètre, stéthoscope, otoscope,
thermomètre, lampe de poche, abaisse-langue, tout ce qu’il faut pour panser
une plaie, prélever et mesurer. Le décor est installé, la scène en place prête à
recevoir ses acteurs… En réalité, les protagonistes qui vont jouer cette séquence
de la consultation n’ont rien d’acteurs de théâtre. Ils jouent leur rôle et, même
si le temps imparti reste assez immuable (entre quinze et vingt minutes), si la
chronologie a un caractère répétitif, si le texte des questions-réponses est bien
connu des deux partenaires, la comparaison avec le sixième art s’arrête là. La
main sur la porte de la salle d’attente avant de l’ouvrir n’est pas celle qui va
frapper les trois coups avant l’extinction des lumières et une partie de ce qui va
se dénouer pendant la consultation s’est déjà déroulé en salle d’attente.
Rectangulaires ou carrées, impersonnelles ou créées à l’image du maître des
lieux, sobres et fonctionnelles ou richement décorées de vitrines aux statuettes
anciennes, les salles d’attente sont les antichambres du cabinet de consultation.
Une sorte de miroir de la personnalité et du style du médecin. Mais, dans ces
lieux souvent impersonnels où l’ennui et l’impatience sont proportionnels au
temps d’attente, on peut se demander ce qu’on peut faire d’autre. J’ai vu des
gens se taire, se recueillir, fermer les yeux ; d’autres s’assoupir, complètement
abandonnés au sommeil, et s’excuser d’être ainsi surpris quand venait leur tour.
J’en ai vu parler, adresser systématiquement la parole aux autres ; j’ai observé
des curieux, des vantards, des bavards solitaires qui avaient besoin de dire leurs
maux avec des mots, de les exposer devant d’autres malades avant de les
raconter à leur médecin. Il y en a qui se retrouvent, « Tiens, comment vas-
tu ? », et font en trente secondes de votre petite salle d’attente le dernier lieu où
l’on cause, l’endroit où il faut être, où il faut avoir croisé untel ou unetelle. Il y
a des patients qui se jettent sur les hebdomadaires, d’autres qui sortent un livre,
qui ouvrent leur ordinateur (pour travailler ?), qui commencent à corriger une
copie, qui tapotent sur leur portable. Mais ceux que je préfère, ce sont les
consciencieux, les méthodiques, les appliqués qui sortent un bout de papier et
qui commencent à noter. Ils font la liste de leurs problèmes, de leurs
demandes, de leurs inquiétudes. Parce qu’ils ont peur de les oublier…
Que le médecin ait organisé ses consultations avec ou sans rendez-vous, le
patient est pratiquement toujours condamné à attendre dans la salle qui a bien
mérité son nom. Plus ou moins longtemps. Plus ou moins mal assis. Alignés
contre le mur, les chaises ou les fauteuils patientent en rang ; une table basse
(ou haute) parfois centrale, souvent poussée entre deux sièges et sur laquelle
sont rassemblées des revues à la fraîcheur incertaine, complète le mobilier
indispensable. Il y a aussi le coin des enfants avec des jouets, cabossés et
accidentés par le temps, dépareillés, poupées sans culotte ni chaussures,
voitures à trois roues, monstres édentés. Les enfants adorent… L’autre
expression de la personnalité médicale s’a che sur les murs : tableaux sinon de
maîtres, du moins choisis avec soin, a ches originales, photos de rêve ou
banales reproductions, sans oublier l’incontournable serment d’Hippocrate,
toujours d’actualité. À côté de ces appliques personnelles, le praticien est
contraint d’a cher deux informations obligatoires : d’une part, les heures
d’ouverture du cabinet médical et le type de consultations proposé (libres ou
sur rendez-vous), et d’autre part les tarifs des di érents actes e ectués au
cabinet et des visites à domicile.
Cette liste descriptive n’est pas exhaustive. On peut trouver dans une salle
d’attente bien autre chose… Pas seulement la cheminée éteinte des
appartements bourgeois, le distributeur d’eau avec ses verres en plastique,
l’aquarium, la plante verte, ou les collections de gurines sous vitrine fermée à
clef, ni même la chaîne audio qui délivre une apaisante musique, mais tout son
contraire : le micro dissimulé dans un coin qui transforme la salle d’attente en
une salle d’écoute indiscrète ! J’entends les sceptiques qui doutent : qui donc a
pu avoir cette idée et la mettre à exécution ? La clef du mystère — qui n’en est
pas un car l’anecdote traîne dans plusieurs ouvrages de la seconde partie du
siècle dernier — se situe, ou plutôt se situait, près de la rue centrale de
Villeneuve-sur-Yonne, une petite bourgade de quatre à cinq mille âmes près de
Sens. Le « bon docteur », tout juste diplômé, ainsi surnommé par ses patients
et ses administrés puisqu’il fut aussi maire de la commune de 1927 à 1933,
voulait attirer la clientèle par tous les moyens. En 1921, créer son propre
cabinet médical, dans un village où vous n’êtes pas connu alors que deux
médecins y sont installés depuis longtemps, nécessite une certaine audace, un
goût du danger et une forte con ance en soi. La Sécurité sociale n’avait pas vu
le jour et les soins restaient à la charge des malades. Ce médecin « dévoué »
possédait ces trois qualités doublées d’une immoralité pathologique. Pour
emporter rapidement la conviction et l’admiration des premiers patients, il
avait eu l’idée de cacher un bon microphone dans la salle d’attente et de le
relier à son bureau. Bricoleur de talent, et manipulateur pervers, ce médecin est
plus connu pour ses meurtres en série pendant la Seconde Guerre mondiale.
C’est un véritable charnier de corps mutilés, méconnaissables, qui a été
retrouvé en 1945 dans son hôtel particulier de la rue Le Sueur, à Paris. Ce
médecin, c’est le docteur Marcel Petiot, responsable de la disparition d’au
moins vingt-cinq victimes, des Juifs pour la plupart, auxquels il promettait une
lière d’évasion vers l’Amérique du Sud…
La porte de la salle d’attente s’est ouverte et la voix de celui qui fait le
médecin annonce : « C’est à qui ? », ou bien « Ah ! madame L., ça me fait
plaisir de vous voir ! », ou encore « C’est à votre tour, monsieur O. ! ».
L’intonation doit être légère et dynamique avec toujours une nuance
d’optimisme et de plaisir. Par dé nition, le médecin est heureux de voir ses
patients : il déborde d’empathie. Quelques mots de bienvenue, quelques
banalités sur le temps qu’il fait pendant que médecin et patient se dirigent vers
leurs places respectives. La consultation commence toujours par une phrase
d’invite plus ou moins précise : « Et alors ? », ou bien « Qu’est-ce qui vous
amène, aujourd’hui ? ». Une question ouverte… Cette invitation à parler
représente pour le médecin ce qu’il appelle, lors de ses études, d’un terme
policier, l’interrogatoire. Quel vilain nom donné à ce temps initial de la
consultation ! C’est en réalité plutôt un échange, un entretien entre un patient
venu consulter pour un ou plusieurs motifs et le médecin choisi. Après une
poignée de main, chacun s’est assis de part et d’autre du bureau. La distance
entre les deux protagonistes (entre un mètre et un mètre cinquante) est idéale
pour les échanges personnels sans qu’ils soient trop intimistes. Un face-à-face
ritualisé.
« Ah ! Il va falloir que je commence par le début… » Ce simple mot,
prononcé par le patient qui explique ce qui l’amène en consultation, a le
pouvoir de faire se dresser les cheveux sur la tête du médecin le plus a able.
Car il annonce un type très précis de malade : l’expert en détail, pathologique
de la précision, et atteint de franche logorrhée. Et même s’il est important de
savoir comment débute une maladie, la surenchère de détails n’apporte rien à la
facilité du diagnostic. Celui qui ne l’a pas compris va vous raconter comment,
« dimanche dernier, ah non, c’était le samedi puisque le courrier était déjà
passé, mon beau-frère, qui n’est pas le mari de ma sœur mais le frère de ma
belle-sœur, a remarqué en arrivant pour le déjeuner » (et là, vous avez toutes les
chances de savoir ce qui était prévu au menu) « que j’avais un petit bouton sur
le dos de la main droite ». Vous saurez ainsi, avec précision, l’évolution, jour
après jour, pour ne pas dire heure après heure, de cette éruption que vous aviez
diagnostiquée dès le premier regard comme étant un zona, en voyant le bras nu
de votre patient…
Les patients qui expliquent en détail, ceux qui font des digressions à chaque
phrase ou qui multiplient les apartés ont tendance à provoquer une réaction
assez ambivalente de la part des praticiens qui les écoutent. Entre intérêt et
exaspération. Comment arrêter le discours ? Comment interrompre sans
vexer ? Car mettre n au ot de paroles est tout un art… Les interjections
comme « bien… », « bon… », suivies de points de suspension et accompagnées
d’une respiration en suspens, d’un regard vers l’écran d’ordinateur, de la saisie
du stylo pour signer l’ordonnance, de tous ces petits gestes qui marquent
d’ordinaire la n d’un entretien, d’une conversation fût-elle passionnante, ne
su sent souvent pas à ces vrais bavards. Il faut être plus explicite : « C’est très
intéressant madame I., mais le temps me manque pour en entendre plus… »,
« Eh bien, monsieur G., on reprendra cette conversation plus tard… », ou
« Alors, madame N., on ne peut plus vous arrêter quand vous êtes lancée… »,
ou encore « Bien, c’est entendu, on refera le monde un autre jour… ». Pour
bien faire, et pour ne pas leur laisser le loisir d’en dire trop long, il faut
d’emblée utiliser des questions fermées, celles auxquelles on est contraint de
répondre par oui ou par non. « C’est pour le renouvellement de votre
traitement que vous venez aujourd’hui ? »
La trame habituelle de la consultation obéit à des conventions non écrites qui
semblent exister depuis toujours et font, des vingt minutes de chaque « acte »
médical, ce que j’avais, plus haut, désigné comme une sorte de scène de théâtre
où se jouerait un peu la même pièce. Le canevas est identique, les repères sont
les mêmes puisque, après l’entretien, se déroule l’examen clinique, qui permet
au médecin de ré échir et de forti er (le plus souvent) son avis initial, tout en
examinant le malade. L’examen fait partie du rituel : toucher le corps, palper le
ventre, faire respirer amplement par la bouche1, enracine la relation médicale
dans ce qu’attend le patient. Suivra la totémique prise de tension artérielle. Puis
retour au bureau du médecin, qui écrit ses conclusions sur le dossier, les
explique au patient avant de lui remettre la ou les ordonnances (d’examens
complémentaires et de médicaments). Les étapes de toute consultation
obéissent à un ordre quasi constant fondé sur l’habitude. Celle-ci rassure le
demandeur de soins autant qu’elle aide le praticien à façonner son
raisonnement en fonction du cheminement intellectuel qu’il a toujours connu,
en trois séquences — interrogatoire, examen, conclusions —, puisqu’il est
formaté par neuf années d’enseignement selon la triade signes, diagnostic,
traitement. C’est l’avantage des rites. Ils donnent au médecin l’autorisation
d’examiner les sphères les plus intimes de l’âme et du corps de son patient sans
o enser sa pudeur, sans le traumatiser.
Décortiquée sous tous ses angles, la consultation au cabinet d’un médecin
généraliste a fait l’objet d’études multiples, de données statistiques diverses, de
thèses, de publications, d’articles ou de chapitres dans di érents ouvrages de
médecine générale. Le résultat ? Des chi res précis, mais di érents d’une étude
à l’autre, même si l’on prend la plus simple des données, accessible à une
mesure objective : celle de sa durée. La moyenne du temps de consultation
chez un généraliste tourne autour de quinze à dix-huit minutes, selon les
références, la taille de l’échantillon choisi, le mode de calcul et l’année de
publication. Et cette mesure varie également en fonction de paramètres qui
concernent les deux acteurs du colloque singulier. In uencée par leur âge et
leur sexe respectif, la durée de la consultation l’est aussi par le contexte
nancier et social, le secteur 2 et les beaux quartiers grappillant quelques
minutes supplémentaires par rapport au secteur 12, et surtout aux consultations
accordées aux béné ciaires de la CMU complémentaire. La durée de la
consultation augmente avec le paiement à l’acte tel qu’il existe en France3 et
avec le prix directement payé par le patient. Une constatation que l’on peut
faire dans tous les pays européens. Et les Français en ont, dans l’ensemble,
« pour leur argent » lorsqu’ils consultent un généraliste.
Les motifs qui amènent les patients à consulter (leur nombre varie entre deux
et quatre) sont d’autant plus nombreux que le malade est âgé. Bien des
patients, pour ne pas oublier une seule des questions qu’ils ont à poser,
rédigent des listes comme s’ils allaient au supermarché faire leurs courses.
Toutefois, si la longueur de la liste, elle-même, est inquiétante, elle peut aussi
être présentée avec tant d’humour et de délicatesse qu’elle sera intégralement
acceptée. Ainsi, ce patient assez âgé, réalisateur et scénariste en retraite, habitué
aux plans et aux images pour raconter une histoire, ne venait-il jamais en
consultation sans son pense-bête imagé : il dessinait, sur une feuille A4, une
silhouette de bonhomme qui lui ressemblait (surtout les lunettes aux grosses
montures) avec des èches partant de di érentes parties schématisées du corps,
pour arriver à un mot, une expression, lui rappelant les questions qu’il se posait
et qu’il voulait me soumettre. Je prends une de ses listes, au hasard, avec du
haut en bas de la feuille les èches suivantes : Oreilles / Cervicales (il voulait
parler de son cou qui lui faisait mal) / Bouton : dermato ? / Côtes (avec
quelques traits inclinés sur le côté en guise de gril costal) / Jambes : crampes
(avec le dessin de grosses varices tortueuses à la cuisse) / Pied droit grisé :
carton (beaucoup de neuropathies, en particulier celles liées au diabète,
transforment les sensations transmises par la plante des pieds en perceptions de
très mauvaise qualité, comme si la peau était devenue une surface cartonnée).
Cette façon d’exposer les motifs de consultation m’enchantait.
S’il est important de savoir, dès le début d’une consultation, les raisons qui
amènent le patient à consulter pour mieux organiser le déroulement et le
temps que l’on va consacrer au patient, il est préférable de limiter les nombre
des demandes aux trois ou quatre qui semblent le plus importantes.
Paradoxalement, c’est souvent le motif qui n’est pas exprimé, le motif caché de
la consultation, celui que l’on devine, après coup, par une petite question
d’apparence anodine posée au milieu de tant d’autres, qui a la plus grande
valeur. C’est même parfois la seule raison de la prise de rendez-vous. Une
phrase prononcée à la va-vite, bredouillée, murmurée, à la n, parfois au seuil
de la porte, mais lourde de conséquences : « Ah, oui, il fallait que je vous
dise… » Lourde, par tout ce qu’elle contient de retenue, de culpabilisation, de
honte aussi, tant de sentiments qui bloquent la parole du patient. Mais lourde
aussi pour le médecin, qui va devoir prendre le temps d’une nouvelle
miniconsultation. Il ne faut jamais négliger ces questions de dernière minute.
« J’ai un retard de règles, dix jours, vous croyez qu’il faut que je m’inquiète ? »
Je me souviens de M. E., cet homme anxieux, si discret, si timide, qu’il hésitait
toujours, craignant de déranger. Un jour, alors que j’avais passé près d’une
demi-heure avec lui pour des raisons multiples mais futiles, il me demande sur
le pas de la porte, au moment où je lui tendais la main pour lui dire au revoir :
« Ah, docteur, j’allais oublier de vous dire… J’ai une petite boule derrière
l’oreille droite, là, oui… Non, ça ne me fait pas mal… Oui, ça fait plus de trois
semaines… » Un mois plus tard, il entrait dans un service de soins palliatifs…
Il y a aussi des consultations qui se déroulent tout autrement parce qu’elles
sont motivées par une autre raison que celle du diagnostic. C’est le cas des
consultations d’annonce. Pour annoncer quoi ? Pas vraiment pour transmettre
une bonne nouvelle ! Les consultations spéci ques, que la caisse d’assurance
maladie rémunère plus que les autres, n’ont pas été instaurées pour dire :
« Bravo ! l’image que l’on voyait sur le scanner a disparu », ou « Incroyable, la
lésion biopsiée est totalement bénigne ! ». Mais, au contraire, pour annoncer
une mauvaise nouvelle. Le problème est double : il faut donner le résultat d’un
examen complémentaire qui va assombrir l’avenir de celui qui, jusqu’ici, n’était
pas un malade, sans anéantir tout espoir. L’exercice n’est pas des plus faciles,
surtout lorsque l’on prend conscience de l’impact qu’aura cette première
information de la maladie. Les circonstances qui entourent le moment où l’on
apprend une mauvaise nouvelle s’inscrivent souvent, en e et, au fer rouge dans
la mémoire. Rappelez-vous l’attaque des tours jumelles à New York, le
11 septembre 2001. Tous ceux qui racontent cet événement se souviennent
exactement de ce qu’ils faisaient ce jour-là, à l’heure précise où ils l’ont appris,
où ils ont vu sur leur écran de télévision les avions se crasher dans le béton des
tours et l’écroulement vertical. Je me souviens d’une des premières fois où j’ai
assisté, avec le chef de clinique du service où je n’étais qu’externe, à l’annonce
d’un diagnostic grave. Une vraie catastrophe. Une honte à vous faire baisser les
yeux pour le reste de la journée. Le chef de clinique m’avait dit : « Tu vas venir
avec moi pour voir comment ça se passe. Il faut que j’annonce à Mme R. que
c’est un cancer et qu’il y a déjà une métastase au foie. » Je l’avais suivi. Dans la
chambre, il y avait trois lits, côte à côte, alignés sur le même mur. Mme R. était
dans celui du milieu. Une femme d’à peine 60 ans, l’âge de ma mère, coquette,
un peu super cielle et volubile. Sympathique. Le chef, debout au pied du lit de
la patiente, dans sa blouse blanche, a commencé : « Voilà, madame R., nous
avons reçu les résultats du prélèvement. Ce n’est pas bon… C’est un cancer. Il
va falloir faire une chimiothérapie. On la commence dans trois jours quand
tout le bilan initial sera ni… Bon, je vous laisse… Je repasserai demain avec le
patron, si vous avez des questions… » Mme R., en chemise de nuit sur son lit,
n’avait pas prononcé une parole. Pas un seul mot. L’horreur. J’avais vu cette
femme souriante se ger comme une statue de sel, ses traits se creuser, ses yeux
s’enfoncer dans les orbites qui étaient devenues grises. Elle n’avait pas ouvert la
bouche. Le ciel lui était tombé sur la tête. Elle s’était simplement tassée. Et
moi, ratatinée aussi, je ressentais la honte de faire partie de ce monde de
soignants, incapables de bien communiquer et insensibles. Je me suis juré que
jamais je ne ferais comme ce chef de clinique.
Maintenant, les jeunes médecins, les internes en médecine générale, reçoivent
une formation théorique spéci que au cours de laquelle d’autres médecins, des
enseignants, leur donnent des conseils. Ré échir sur les di cultés d’annoncer
un diagnostic de maladie grave, questionner ses propres hésitations, prendre en
compte son histoire personnelle, tels sont les principes qui permettent de
comprendre pourquoi il faut trouver les mots justes et guetter les réactions sur
le visage de celui à qui l’on s’adresse. Di cile de dire, pour un médecin, le
diagnostic redouté, di cile d’entendre aussi, pour le patient, les mots qui vont
changer dé nitivement son statut et le faire entrer dans le camp des malades.
Et s’il est important, en théorie, d’éviter les annonces par téléphone, le soir et
avant un week-end, des situations qui pourraient laisser le patient démuni et
seul avec son angoisse, il est bien des circonstances, pourtant, qui imposent de
déroger à la règle : parce qu’il faut rappeler son patient, si aucun rendez-vous
n’a été prévu, lorsqu’on reçoit les résultats, parce qu’il faut répondre à son
inquiétude. Impossible qu’il ne vous demande pas alors : « Dites-moi, docteur,
c’est grave ? » Le premier principe, pour un médecin, c’est de savoir que les
patients sont beaucoup plus intelligents et perspicaces qu’il ne le pense.
Anticiper les réactions possibles évite aussi d’être déstabilisé. Les e ets de
l’annonce, qui provoque une sorte de tsunami intérieur chez le patient,
peuvent aller de la sidération muette à la colère, en passant par le déni ou ce
que l’on pourrait appeler le « marchandage ». Cette expression, qui n’est
d’ailleurs pas des plus heureuses, rend bien compte d’un des modes de réponse
à un tel choc ; le malade qui « marchande » a l’impression de reprendre la
main, de peser sur quelque chose qui lui échappe, et il le fait pour des enjeux
moins stratégiques, en apparence, comme le lieu de soin choisi (l’hôpital est
trop éloigné, un proche y est décédé, la connotation oncologique est trop
évidente) ou les solutions envisagées (le risque de perdre ses cheveux, la mise en
place d’un port à cath4 qui pourrait se voir).
Les médecins qui redoutent toujours d’annoncer de mauvaises nouvelles
aimeraient faire le diagnostic de ces maladies à un stade si précoce que leur
annonce serait presque douce. Bien avant les premiers symptômes, bien avant
que les cellules se disséminent vers d’autres organes pour y développer des
métastases, bien avant que les tumeurs soient palpables ou donnent de grosses
images sur les radios. Ce diagnostic précoce, qui correspond, en fait, à un
dépistage, n’est pourtant possible que dans un nombre très restreint de cas, et
c’est ce que les médecins ont du mal à expliquer. Lorsque ce bon M. L. me
demande une prise de sang « pour véri er que tout va bien, qu’il n’a pas de
cancer », je m’entends lui redire la même phrase, lui donner les mêmes
arguments que la fois précédente en sachant qu’il faudra encore du temps avant
qu’il les accepte : « Mais non, monsieur L., les cancers, ça ne se voit pas dans le
sang. — Pourtant, mon cousin, qui était parfaitement bien-portant, on lui a
diagnostiqué une leucémie sur une simple prise de sang ! » J’avais eu envie,
cette fois-là, de lui répondre « Coup de bol ! », mais je me suis retenue et j’ai
repris, avec toute la patience dont je suis capable, mes explications. « D’abord
la leucémie, ça survient si brutalement qu’un mois avant son apparition la
numération globulaire du futur malade est normale. Et rien ne dit non plus
qu’à la traiter plus tôt on augmente les chances de survie. » Après quoi, il a
fallu parler des « marqueurs » de cancer, ces substances qui apparaissent dans le
sang et signalent la présence d’une tumeur maligne. Oui, mais : leur présence
ne signi e pas nécessairement l’existence d’un cancer. Non seulement certains
marqueurs sont communs à plusieurs types de cancers, mais encore ils évaluent
la multiplication de cellules toutes causes confondues, comme, lors d’une
infection, ce qui donne lieu à de « faux positifs ». Je me souviens de Mme E.,
célibataire endurcie et retraitée de la fonction publique, qui habitait presque en
face de mon cabinet. Elle était peu demandeuse de soins et me consultait
seulement tous les six mois pour la surveillance d’un petit diabète stable,
contrôlé par de minimes doses de metformine. N’ayant pas l’habitude de se
plaindre ni d’« être malade », selon son expression, elle avait demandé un
rendez-vous après plusieurs jours de douleurs abdominales, de vomissements et
de èvre. Le tableau clinique était typiquement celui d’une crise de colique
hépatique, une douleur continue du anc droit qui remonte vers l’omoplate du
même côté et se renforce lors de la palpation de l’abdomen — ce que l’on
appelle un signe de Murphy. Cette pression douloureuse correspond, en
général, à la mise en tension du canal cholédoque (un petit tuyau qui permet à
la bile, issue du foie, puis concentrée dans la vésicule biliaire, de se déverser
dans le tube digestif, après l’estomac, pour digérer les graisses alimentaires) par
le blocage d’un calcul biliaire. La sanction ne faisait aucun doute : Mme E.,
dont le blanc de l’œil commençait déjà à jaunir, signe de début d’ictère, devait
être hospitalisée dans un service de chirurgie digestive pour se faire enlever la
vésicule. Décision rapide : transfert aux urgences de l’hôpital de secteur, bilan
con rmant le diagnostic, intervention décidée. Mais la suite des événements
allait modi er les certitudes médicales. Le chirurgien, d’ailleurs très réputé, qui
était intervenu pour procéder à l’ablation de la vésicule n’avait rien pu faire. En
tombant « sur une sorte de tuméfaction congestive et bourgeonnante », selon
ses dires, il avait « refermé » après avoir e ectué quelques prélèvements à la
recherche des cellules cancéreuses qu’il pensait trouver. C’était ce que je
pourrais appeler un phénomène « Canada Dry » : la lésion de la vésicule, ou de
ce qui en tenait encore lieu, ressemblait à s’y méprendre à un cancer de cette
zone. Une recherche de marqueurs avait d’ailleurs été demandée pour conforter
l’impression du chirurgien. Et ils a chaient un niveau très élevé de positivité.
Aucun doute, donc. Convocation des nièces avant l’annonce à la patiente,
encore un peu trop faible. « Oui, lui trouver un endroit pour se reposer. Ah !
mais non, pas de maison de convalescence…, un centre de soins palliatifs.
Votre pauvre tante n’en a plus pour très longtemps… Oui, un cancer de la
vésicule. » La tante en question est toujours en vie ! Elle était venue me voir
après sa sortie de l’hôpital, désespérée, anéantie. Je lui avais dit quelques mots
de réconfort, sans trop y croire. « Écoutez, les marqueurs ne veulent rien dire,
on ne doit jamais les rechercher avant d’avoir un réel diagnostic de cancer. Ils
sont utiles pour suivre une évolution de maladie sous traitement, non pour
faire un diagnostic. Moi, je n’y crois pas, à votre cancer de la vésicule.
L’important, c’est que vous alliez mieux, vous n’avez plus de èvre, vous ne
vomissez plus, vous êtes moins jaune. On reverra tout cela dans quelque
temps. » Et l’on a vu ! les marqueurs en baisse, le bilan hépatique (biologique)
se normaliser peu à peu. J’ai écrit au chirurgien. Pas facile de lui faire
reconnaître ses torts, en tout cas son erreur d’interprétation. Mais il a accepté
de réopérer la patiente, quelque temps après la disparition des signes infectieux.
Ce qu’il avait pris pour une tumeur était un « plastron » vésiculaire en
formation, une sorte de grosse poche que construit l’organisme pour essayer de
circonscrire l’infection dans un territoire. L’erreur avait été d’annoncer trop tôt
ce qui n’était encore qu’une hypothèse.
Les hypothèses diagnostiques, le généraliste en fait quotidiennement, lorsqu’il
examine son patient. Ainsi, devant une gêne respiratoire — une dyspnée —,
l’éventail des diagnostics possibles apparaît, initialement, in ni : elle peut
traduire aussi bien un pneumothorax (l’air des alvéoles pulmonaires s’in ltre
dans la plèvre) qu’un asthme, ou même une pneumonie, une pleurésie,
l’aggravation d’une bronchite chronique ou l’obstruction d’une bronche par
une masse intra- ou extrabronchique ; la dyspnée peut aussi être d’origine
cardiaque, comme dans le cas d’une insu sance cardiaque, d’une angine de
poitrine ou d’un infarctus du myocarde, ou d’origine vasculaire lorsqu’un
caillot sanguin bouche une veine pulmonaire provoquant une embolie ;
d’autres diagnostics doivent aussi être systématiquement envisagés en cas
d’essou ement, en particulier une anémie dont les causes sont elles aussi
multiples, allant de la perte de sang par hémorragie interne (brutale ou
progressive) au défaut d’apport en fer pour les végétariens stricts et aux
multiples problèmes de formation des globules rouges pouvant traduire une
maladie hématologique ou une leucémie, sans oublier l’anxiété qui, elle aussi,
peut se manifester par une sensation d’oppression respiratoire. Pour rétrécir le
champ des possibles, pour écarter certains diagnostics, le praticien s’appuie sur
un examen clinique ciblé éliminant ainsi une arythmie cardiaque en écoutant
le cœur, ou une anémie en retournant la paupière inférieure du malade pour
noter une éventuelle pâleur. À l’issue de cet examen, c’est une sorte de
gymnastique mentale muette qui se passe dans la tête du médecin. Toutes les
hypothèses retenues vont être passées au crible de ce qu’on appelle la
prévalence : dans un contexte socio-économique donné, pour un patient de tel
âge, de tel sexe, avec telle histoire familiale, chaque maladie n’a pas le même
risque de survenir. Cette ré exion silencieuse permet d’écarter la plupart des
premières hypothèses pour n’en garder qu’une ou deux qui seront inscrites,
toujours dans la tête du médecin, selon un ordre de probabilité décroissant.
Inutile d’expliquer cette démarche intellectuelle au patient, de l’inquiéter
inutilement, avant qu’une hypothèse privilégiée ne soit sélectionnée,
permettant de répondre à la question, toujours formulée : « Alors, qu’en
pensez-vous docteur ? »
1. Cette précision vient du simple fait que si le patient a un rhume et qu’il respire par le nez, le
stéthoscope fera entendre de multiples grésillements parasites qui pourraient faire croire, à tort, qu’il
existe un foyer dans les poumons.
2. Le secteur 1 est celui où le médecin s’engage à respecter scrupuleusement les tarifs de la Sécurité
sociale sans pratiquer de dépassement d’honoraires en dehors des cas exceptionnels, contrairement au
secteur 2 où les médecins, parce qu’ils ont fait au moins deux années de clinicat, peuvent demander des
tarifs plus élevés à condition qu’ils le fassent « avec tact et mesure ».
3. Le paiement à l’acte favorise une consultation plus longue. Christian Ghasarossian, « Quels sont les
critères déterminant la durée de la consultation en médecine générale ? », Exercer, no 80 (suppl. 1), 2008,
p. 56-57.
4. Ce sont des cathéters implantables qui se xent sous la peau de la région sous-claviculaire droite
pour être reliés aux gros troncs veineux, protégeant ainsi le capital veineux des avant-bras, dont les
vaisseaux sont plus fragiles.
Toucher
5. En réalité, l’auscultation cardiaque n’a commencé à se pratiquer que bien des années après la
découverte de la circulation sanguine par William Harvey. Ce médecin anglais avait, en 1628, démontré,
dans un ouvrage intitulé Exercitatio Anatomica de Motu Cordis et Sanguinis in Animalibus (« Exercice
anatomique sur le mouvement du cœur et du sang sur les animaux »), que c’était le cœur (et non le foie)
qui permettait au sang de circuler dans le réseau des artères avant de revenir vers lui par le réseau veineux.
6. La sémiologie — un terme d’origine grecque — est l’étude des signes et symptômes médicaux qui,
regroupés, forment des syndromes et permettent de dé nir le cadre plus ou moins typique des maladies.
C’est par ces dé nitions que débute l’enseignement de la médecine, lorsque les matières de base
(biophysique, biochimie, anatomie) ont été enseignées.
7. On mesure la tension artérielle en relevant deux chi res qui s’expriment en millimètres de mercure
(mmHg) : le premier correspond à la maxima, la pression la plus élevée atteinte dans les vaisseaux artériels
au moment où le sang est, à chaque systole, éjecté hors du ventricule gauche du cœur. Le second chi re
correspond à la minima, la force la plus faible qui est retrouvée dans le système artériel, nécessaire au
cheminement constant du sang dans la circulation sanguine.
8. Y. Wiener-Well et al., « Nursing and Physician Attire as Possible Source of Nosocomial Infections »,
American Journal of Infection Control, vol. 39(7), sept. 2011, p. 555-559.
9. H. Adam et A. D. Galinsky, « Enclothed Cognition », Journal of Experimental Social Psychology,
vol. 48, juillet 2012, p. 918-925.
Aimer
L’égalité, dans la relation médicale, n’est pas toujours de mise. Ce qui favorise
le lien entre le médecin et son patient, c’est un ensemble de sentiments qui se
conjuguent, du côté du praticien, avec le verbe « aimer ». Ce sentiment
d’empathie généreuse, que j’évoquais plus haut, donne, en e et, l’envie de
guérir celui qui est assis sur le fauteuil ou la chaise, de l’autre côté du bureau.
Mais qu’advient-il, alors, des autres, de ceux que l’on aime instinctivement
moins, que l’on place dans la catégorie des patients di ciles ?
Le portrait-robot du patient di cile n’a pas toujours la même silhouette. On
le distingue à sa mimique peu avenante et surtout à ses demandes excessives ou
illégitimes (arrêt de travail pour convenance personnelle ou symptômes forcés,
demande de certi cats injusti és ou illégaux, etc.). En cas de refus, l’agressivité
apparaît à eur de peau. Mais il y a d’autres portraits : celui du malade arrivant
au rendez-vous toujours en retard et qui vous abreuve d’explications tordues, là
où su raient quelques mots d’excuse, et celui qui, par sa su sance et son air
de tout savoir mieux que quiconque, a tendance à traiter le médecin en larbin.
Il y a encore les di ciles « touchants-de-bonne-foi », ceux qui ne font jamais,
d’une consultation à une autre, ce qui était prévu, qui ont oublié de voir le
cardiologue ou d’aller faire la prise de sang mais qui s’en excusent, qui s’en
veulent, qui ont l’air sincères, qui font amende honorable et veulent réparer :
« Si vous voulez, docteur, je le fais demain et je reviens vous voir… » ; les
di ciles « fuyants- lous » qui changent de médecin sans cesse, qui connaissent
toutes les astuces du site « ameli.fr » pour les professionnels de santé, et qui ont
« oublié » leur carte vitale pour qu’on ne puisse voir les médicaments achetés ni
les praticiens consultés récemment10 ; les di ciles « je-sais-tout » qui ont déjà
regardé sur internet et qui veulent « le » scanner ou « la » prise de sang parce
que c’était bien marqué. Pas très di érents des di ciles « donnez-moi-des-
antibiotiques » avec le cortège de raisons variables dont on pourrait rayer les
arguments inutiles : « parce que chez moi ça ne guérit jamais tout seul », ou
bien « parce que dans deux jours je pars au bout du monde / j’ai un examen
très important / je vais voir ma grand-mère qui est malade et que je ne veux pas
contaminer / la dernière fois j’ai dû revenir consulter / je n’ai pas le temps
d’être malade », etc. À côté des di ciles « non-malades » qui mettent à rude
épreuve l’indulgence et la patience médicales, il y a les di ciles « très-
malades », à qui l’on a tendance à tout pardonner tellement la maladie est un
puissant catalyseur de mansuétude. Et puis il y a ceux que l’on a du mal à
soigner parce qu’ils ne sont pas propres, qu’ils ne sentent pas bon et sur la
poitrine desquels le stéthoscope hésite à s’appliquer, ceux qui n’auront lavé
qu’un pied, celui qui leur fait mal, sans imaginer que le médecin a l’habitude
de comparer… Sans oublier ceux qui viennent avec leurs listes : liste de
médicaments et liste de bobos ; en accepter trois ou quatre, c’est bien su sant
pour le temps habituel d’une consultation. Alors, pour respirer, pour éviter la
dépression qui peut déboucher sur un burn-out, les médecins ont appris à
refuser, à dire « non ». Au vrai sens du mot « apprendre » : ils s’inscrivent dans
un séminaire pour suivre pendant deux jours une formation au refus. Le
médecin, au XXIe siècle, a du mal à dire « non ». Il faut le lui enseigner, lui
rappeler que c’est légitime, l’aider à comprendre qu’il peut refuser et comment
mettre une telle procédure en acte. On a tellement inculqué aux praticiens
l’importance du consentement des malades, la nécessité d’écouter leurs
souhaits, de suivre leurs demandes, de toujours négocier pour parvenir à
l’adhésion garantissant une meilleure e cacité thérapeutique, qu’ils arrivent à
douter de leurs droits légitimes. Le droit à l’exaspération.
Pour moi, les patients les plus di ciles, ce sont ceux qui sentent vraiment
mauvais. Un des avantages du port du masque, celui utilisé pendant l’épidémie
de Covid-19, ou des premiers jours d’une rhinite obstructive, c’est de tenir à
distance les odeurs corporelles d’hygiène imparfaite ou de négligence
sphinctérienne, parce qu’il n’est pas aisé de pratiquer longuement l’apnée
nasale lorsque l’on examine un patient ! L’odeur d’un corps non lavé depuis
plusieurs jours, qui trahit ce qu’on appelle pudiquement une « incurie », sait se
faire tenace ; elle envahit tellement la salle de consultation qu’elle vous force,
avant de recevoir le patient suivant, à utiliser des brumisateurs de parfums
divers et à ouvrir en grand les fenêtres même au plus froid de l’hiver.
En fait, pour le médecin, les choses ne sont pas aussi simples, aussi tranchées,
aussi manichéennes. Car l’odeur corporelle d’une hygiène défectueuse ne
survient pas sans raison (vieillissement, perte d’autonomie, isolement,
di cultés diverses), autant de circonstances de fragilité qui déclenchent, en
cascade, une réaction de pitié qui force le pardon et le besoin d’aider. Pourtant,
éprouver ce sentiment, le reconnaître, ne facilite pas vraiment la résolution du
problème. Comment peut-on parler des odeurs indésirables ? Comment le faire
sans choquer, sans culpabiliser ? Conseiller, négligemment, la douche
quotidienne comme on parlerait du yaourt au petit déjeuner, ou du verre d’eau
avant de se mettre à table ? En réalité, il faut oser dire, explicitement. Le faire
avec douceur et tact… « Monsieur S., il faut que je vous dise… » Ensuite, si le
patient ne comprend toujours pas, ce qui est fréquent en cas de troubles
cognitifs naissants, mettre en place une aide pour le ménage, l’entretien de
l’appartement, l’assistance à la toilette, le changement régulier de linge. Le déni
est de mise chez ces patients, d’autant plus qu’ils ont parfois perdu leurs
capacités olfactives, ou qu’ils se sont habitués à leur mauvaise odeur
personnelle. Lorsque les récepteurs de l’odorat sont encombrés, saturés, on ne
perçoit que la mauvaise odeur des autres…
J’exerce dans un quartier parisien où l’on pense que la misère humaine a
choisi d’autres lieux pour se déployer, que les femmes n’y sont jamais battues,
ni les enfants maltraités, et qu’il n’y a pas de personnes âgées isolées et
délaissées pendant les canicules. Mais ce n’est pas vraiment le cas. Ce souvenir
se situe il y a quelques dizaines d’années, lorsque j’avais encore une ou deux
vacations au dispensaire du bureau d’aide sociale (ainsi se nommait ce qui
répond maintenant aux initiales CAS, pour centre d’action sociale) du quartier.
Je sollicitais assez souvent les assistantes sociales de la mairie pour di érents
problèmes d’aide à domicile ou pour le signalement de problèmes d’ordre
social. Mais cette collaboration était également à double sens et il arrivait aussi,
assez fréquemment, qu’elles fassent appel à moi.
C’est ainsi qu’un jour nous nous étions donné rendez-vous au bas d’un
immeuble bourgeois. Des voisins avaient signalé des odeurs désagréables
émanant d’un appartement où vivait une personne, ancienne retraitée de la
fonction publique, qu’ils ne voyaient plus guère. L’assistante sociale avait déjà
essayé d’intervenir mais la porte était restée close et ce silence, associé à ce
signalement du voisinage, faisait craindre un problème médico-social sérieux.
D’où ma présence. Renseignements pris par le service social, aucune di culté
nancière, la retraitée en question était propriétaire de son logement et son
compte en banque était bien garni. D’autres plaintes apparaissaient dans le
dossier : celle d’un plombier, appelé pour déboucher un lavabo et qui était
parti, sans avoir rien pu faire d’autre que vomir (telle était rédigée la note de
service) et celle d’un électricien qui, devant la vétusté de l’installation, avait été
amené, plus radicalement, à couper le courant. Nous étions au printemps… le
fond de l’air était encore frais et nous commencions à monter à pied les quatre
étages (l’entrée se faisait par ce que l’on appelle l’escalier de service), lorsque, à
partir du deuxième étage, nos narines furent désagréablement alertées par une
odeur insupportable, un mélange de putréfaction, de décomposition
organique, de fermentations diverses, de crasse ancienne et d’urines récentes.
Une horreur olfactive court-circuitant toute ré exion et qui impose, dans la
seconde, l’apnée totale. Au troisième étage, la nausée vous prend, au quatrième,
c’est la su ocation complète. Je ne me souviens plus qui encourage l’autre, de
l’assistante sociale ou de moi, mais nous tenons bon, nous atteignons l’étage et
nous appuyons sur la sonnette : aucun bruit… Il faut frapper, d’abord deux,
trois coups, puis, devant l’absence de réponse, c’est avec le poing que je tape,
trois coups, en criant un « Ouvrez, c’est le médecin ! » sonore et impératif.
Quelques pas glissés, feutrés, se font à peine entendre. Négociation de part et
d’autre de la porte. Au bout de dix minutes, après quelques menaces, la clef
tourne dans la serrure et je vois une femme âgée qui nous a déjà tourné le dos
s’en aller en boitillant, en haillons, pour regagner sa chambre. La pièce d’entrée
apparaît totalement nue, sans un meuble, sans un tableau, vide, mais le sol est
jonché, entièrement recouvert, de vieilles coupures de journaux, comme si l’on
avait voulu en faire un épais tapis. Tout est noir. Noir comme du charbon : les
murs, le sol, le plafond… Que s’est-il passé ? Un incendie ? Dans l’autre pièce,
la chambre, un lit aux draps sales et des montagnes de journaux, des tas de
vêtements empilés, des colonnes de papiers récupérés, de nourriture avariée.
Toujours en quasi-apnée, je dois examiner cette patiente. En fait, je ne m’y
résous pas vraiment, et c’est un simulacre d’examen que j’e ectue. Je suis
incapable de poser mon stéthoscope sur son torse, alors je triche. Je fais
semblant. De toute façon, mon diagnostic est fait : syndrome de Diogène, et
ma prescription, l’hospitalisation, s’impose. Parenthèse : ce syndrome du
philosophe grec de l’Antiquité, se baladant dans un tonneau en guise de
vêtement et de maison, représente un trouble du comportement qui associe
isolement social et compulsion consistant à entasser de vieux papiers, des
détritus et des objets de toutes sortes. Il fallait donc hospitaliser cette pauvre
femme qui n’était pas vraiment consentante mais en si mauvais état physique
qu’elle n’eut pas la force de résister.
Mais le noir de cette première pièce ? La couche qui recouvrait le sol, les
murs et le plafond ? Quelle en était la cause ? Il ne nous a pas fallu longtemps
pour comprendre. Au beau milieu de la première pièce, celle qui était noire du
sol au plafond, trônait sur le sol un pot de chambre émaillé. Lui aussi
complètement noir à l’intérieur. Puisqu’il n’y avait plus d’électricité, plus de
chau age, la patiente avait acheté des sacs de charbon et se chau ait en
mettant quelques morceaux dans le pot de chambre et en les faisant brûler…
En dehors des patients di ciles à soigner, il y a ceux qui sont di ciles à
apprivoiser, à prendre en charge. C’est le cas des adolescents, l’âge de tous les
dangers, de toutes les prises de risque, de toutes les dérives possibles. Lorsque
arrive un adolescent dans mon cabinet, je sais que je dois être à la fois celle qui
comprend, qui ne juge pas, mais aussi celle qui anticipe, qui prévient.
L’exercice n’est pas des plus faciles… Car l’adolescent se con e di cilement, et
le scénario de l’adolescent qui reste mutique, enfermé dans une attitude
d’opposition, est le pire de tous. Pour soigner une maladie, comme pour
éloigner une dépendance, il faut savoir de quoi on va parler et quel domaine
aborder. L’adolescent adopte souvent une autre démarche : il ne souhaite pas
que le médecin sache ce qu’il fait, ni ce qu’il ne fait pas ; il veut rester maître de
son existence même s’il sait qu’il prend des risques avec sa santé. Et, s’il vient
au cabinet médical, c’est souvent pour obéir à ses parents, ou pour obtenir
quelque chose qui n’est pas du domaine des soins et dont le caractère
administratif est prédominant. Comment, dans ce cas, anticiper le passage à
l’acte d’un jeune qui pense au suicide ? Comment aider le consommateur
débutant de drogues illicites qui ne pense pas être concerné par la dépendance ?
Comment soigner des troubles du comportement alimentaire si celui qui en
sou re est dans un complet déni ? Les inspecteurs de la police judiciaire, qui
ont, sur le plan linguistique, un point commun avec les médecins, puisqu’ils
tirent aussi leurs informations d’un « interrogatoire », vous diront que, pour
toute enquête un peu complexe, il faut du savoir-faire et du air ; autrement
dit : agir avec méthode en s’appuyant sur des indices. La méthode, c’est
l’empathie et l’écoute attentive. Avec un premier principe essentiel qu’il
convient d’énoncer clairement : le secret médical, cette obligation de taire la
con dence reçue, aussi radicalement que le prêtre l’observe dans l’intimité d’un
confessionnal, s’applique même aux mineurs, même (et surtout) à ceux dont le
médecin connaît et soigne le reste de la famille. Il faut que le jeune soit bien
convaincu qu’il n’y a, de la part du médecin qu’il consulte, aucune dérogation à
craindre. C’est la déontologie du métier. Autre principe à bien expliquer : le
médecin n’est pas un donneur de leçons, il n’est pas là pour juger mais pour
informer et pour aider. Savoir s’il faut utiliser le tutoiement ou le vouvoiement
reste une question sans réponse satisfaisante. Le vouvoiement impose une
certaine distance risquant d’impressionner le mineur et donc de l’inhiber, alors
que le tutoiement peut être vécu comme trop familier, voire méprisant. La
seule règle à appliquer est de ne pas passer, au cours de la même consultation,
du « tu » au « vous » en s’adressant au jeune, ce qui risquerait de trahir le
malaise du médecin.
Quant aux indices, ils font partie du sixième sens des médecins, celui que
certains nomment l’Art (avec un A majuscule). Ils nécessitent un minimum
d’attention et d’observation. Personnellement, je me sers de tests, ceux qui
reposent sur des données scienti ques permettant d’étayer ces fameux indices.
L’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (INPES) a mis en
évidence, en s’appuyant sur des entretiens téléphoniques auprès de personnes
tirées au sort, que certains comportements se rencontraient plus fréquemment
chez des individus à risque. À risque de suicide, en l’occurrence. Des portraits-
robots en quelque sorte, qui dessinent les traits de sujets prédisposés et guident
les médecins dans leur recherche d’un pro l suicidaire. On s’est ainsi aperçu
que les jeunes qui tentaient de se suicider avaient subi plus souvent que
d’autres, dans les douze mois précédant leur passage à l’acte, une agression ou
un traumatisme. En les recherchant systématiquement, on augmente la chance
de ne pas méconnaître un jeune à risque. Ces outils de repérage ont l’avantage
de faciliter la mise en évidence de la sou rance psychique, qui ne s’a che pas
toujours sous les traits d’un syndrome dépressif classique, à cet âge. Mais
parfois, malgré ces outils de détection précoce, je risque de passer à côté de ce
qui fait la sou rance du jeune. Je me souviens d’une famille que je prenais,
dans mon for intérieur, comme un exemple : quatre enfants beaux comme des
anges, des parents assez libres, intelligents, attentifs. Bien sûr, il y avait
quelques tensions dans le couple, dans le domaine médical en particulier, avec
une mère opposée à la pratique des vaccins et di cile à convaincre d’accepter,
par exemple, que je vaccine la « petite dernière » contre la rougeole. Mais rien
de bien méchant et l’écoute, la prise en compte des arguments de chacun,
permettait de dénouer le con it potentiel. Jusqu’au jour où… il était plus de
19 heures, quand arrive en trombe, dans le cabinet, un des ls de la famille, le
bras entouré d’un linge maculé de sang. Le cœur en accélération brutale, tant
l’urgence semblait manifeste, je défais rapidement le tissu qui tenait lieu de
pansement et de garrot et je tombe sur une blessure comme je n’en avais
quasiment jamais vu, une blessure de guerre, de boucherie, le bras du jeune
garçon était lacéré de deux grandes plaies parallèles, au niveau du biceps
gauche, sur la face interne du bras, jusqu’à l’humérus. Je ne sais d’ailleurs pas
par quelle chance le plexus brachial et son artère du même nom avaient pu être
épargnés ; de quelques millimètres sans doute. Je m’active : bandage,
pansement compressif, appel des urgences hospitalières, prise de tension (sur
l’autre bras !). Mais je ne pose pas de questions : « Tu me diras, quand tu
sortiras de l’hôpital… » Et il m’a dit, quand il est sorti : mésentente chronique
du couple, querelles quotidiennes avec désignation, chaque soir, d’un
responsable parmi l’un des quatre enfants. « Ce soir-là, c’était mon tour. J’avais
eu une mauvaise note en classe. Le couteau de cuisine, si je ne l’avais pas planté
dans mon bras, c’était dans le ventre de mon père qu’il aurait été… », ajouta-t-
il. Et moi, je n’avais rien vu venir… Mais la solution, peut-être grâce à ce
passage à l’acte, fut rapidement trouvée : séparation des parents, garde alternée
des enfants. Même après le divorce, j’ai continué à suivre tous les membres de
la famille, en espérant, seulement, que les parents ne se croisent pas dans ma
salle d’attente.
Parce qu’un des avantages du métier de généraliste, c’est qu’il est aussi un
médecin de famille, le médecin de toute la famille. Avec, en ligrane, la
connaissance des antécédents familiaux, des histoires et des secrets transmis.
Dans ce contexte réside la plus grande di culté de cette fonction de médecin
de famille : celle de ne pas trahir ce fameux secret médical. Trouver une
réponse satisfaisante à la belle-mère qui vous demande des nouvelles de sa
belle- lle, au père qui s’inquiète de la santé de son ls de 15 ou 16 ans qu’il
vous a adressé… J’ai toujours préféré éviter les tournures sèches dans le genre
de « Je ne peux rien vous dire… Vous le lui demanderez ! », aussi désastreuses
qu’une n de non-recevoir catégorique comme « Je n’ai pas à vous le faire
savoir ! ». Je prends le temps d’expliquer le sens de la con dentialité de chaque
consultation, de trouver la bonne formule et d’y mettre la forme, le ton et assez
de sentiment pour ne pas froisser la sensibilité de celui qui me questionne. L’art
d’éluder est bien souvent sollicité en médecine !
S’il fallait évaluer les avantages et les inconvénients pour un généraliste d’être
le médecin de toute une famille, le plateau de la balance pencherait largement
du côté des avantages : con ance acquise même avant le premier rendez-vous
d’un nouveau membre de cette famille, connaissance des antécédents et du
contexte familial, du mode de réaction psychologique, anticipation des
problèmes et décryptage des a ections psychosomatiques liées aux dates
anniversaires ou aux événements qui ont marqué les familles. Et puis il y a une
sorte de magie d’assister à tous les événements qui marquent le cycle de la vie,
du sevrage des nourrissons à l’entrée au collège en passant par les petits deuils
(la perte des animaux de compagnie ou d’objets fétiches, les frustrations
diverses, etc.), une fascination à observer le temps qui s’écoule, à voir grandir
les uns, vieillir les autres, s’éveiller les adolescents avant de les retrouver,
quelques années après, eux-mêmes père ou mère de famille… Sur l’autre
plateau de la balance ne pèseraient que les problèmes liés au secret médical et
aux con its familiaux. Ce qui, on s’en doute, n’est pas rien. Car lorsqu’un
couple se sépare, et surtout s’il se déchire, le rôle du médecin est de rester aussi
disponible pour l’un que pour l’autre, de parvenir à écouter et à conseiller sans
prendre parti. La neutralité, en ces circonstances, reste la meilleure des
stratégies pour ne pas envenimer le climat familial. Et pour y parvenir il faut se
positionner à temps, à une distance idéale. Ni trop près de l’un, ni trop éloigné
de l’autre. Cette bonne distance dans une relation médicale constitue l’un des
objectifs conscients que le médecin doit s’attacher à trouver dès le début de son
installation.
Un jour, mal m’en prit, je dérogeai à cette obligation de secret. Soignant un
couple et ses enfants, mais aussi les parents de l’épouse et les frères et sœurs de
cette famille, je faisais très attention à respecter cette bonne distance, à
l’obligation du secret transgénérationnel, et pourtant je commis l’erreur
fatidique, sans m’en rendre compte… Ce couple n’allait pas très bien, et ma
sympathie s’orientait plus spontanément, sans que j’y prenne vraiment garde,
vers l’épouse, que je voyais e ectivement plus souvent, en particulier lorsque
les enfants étaient malades. Un matin, alors que cette jeune mère de famille
venait me rapporter des événements que je quali ais de harcèlement, elle s’est
écriée, en parlant de son mari : « Il faudrait le convaincre de suivre une
psychothérapie ! » Et moi, renchérissant, bien à tort : « Oui, et même de
consulter un psychiatre ! » Tout aurait pu s’arrêter là, mais ce ne fut pas le cas.
Quelques jours plus tard, le mari passe au cabinet, visiblement furieux, sans
avoir pris rendez-vous ; tout, dans son attitude et ses propos, dénotait la colère,
l’agressivité : je n’en menais pas large ! Il s’explique : « Comment avez-vous pu
dire une chose pareille ? Rompre le secret médical ? Donner un avis sur mon
état psychique ? » Je m’étonne : « De quoi parlez-vous ? » Et il m’apprend que,
lors d’une nouvelle dispute avec son épouse, elle lui a lancé : « Tu ferais mieux
de te faire soigner et de voir un psychiatre comme le docteur H. te l’a
conseillé ! » Il me menaça de « porter l’a aire devant la justice », mais, bien
heureusement, il n’en t rien.
Les familles « rigides » sont encore plus à craindre, pour un soignant, que les
autres. Le terme de « rigide » s’applique à la qualité des liens qui relient les
membres d’une famille. Par opposition à celles qui sont souples, de telles
familles restent campées sur leurs principes et n’arrivent pas à évoluer lorsque
apparaissent des di cultés. Il s’agit, en fait, d’expressions utilisées en
psychologie par ceux qui étudient la famille comme s’il s’agissait d’un système
— du même genre que ceux que l’on décrit en physique — en interaction avec
le monde extérieur. La famille ne peut se réduire à une communauté
d’individus vivant ensemble et soudés par des liens génétiques ; c’est une entité
vivante qui a ses règles propres, permettant aux membres qui la composent de
se distinguer les uns des autres, d’interagir tout en se reconnaissant une
appartenance qui les unit. C’est à partir des années 1970 que les psychologues
et psychanalystes ont commencé à s’intéresser à la famille en tant que système
et à analyser son fonctionnement. Ce système, constitué au tout début de son
existence par deux individus qui s’assemblent pour vivre ensemble, évolue au
gré des événements de vie et des nouveaux arrivants qui vont l’agrandir. Ce que
l’on nomme les événements de vie, c’est un peu tout ce qui constitue la vie de
chaque individu, de la naissance à la mort, en passant par l’entrée à la crèche
ou la naissance d’un puîné, pour nir par le décès du conjoint, la maladie, ou
l’entrée en Ehpad. Et chaque nouvel événement, triste ou joyeux, retentit sur
l’ensemble, qu’il risque de déséquilibrer. L’idée maîtresse des psychologues est
d’aborder cette entité comme s’il s’agissait d’un modèle physique, avec des
forces intérieures qui lui procurent une cohésion certaine si elles s’équilibrent,
et des rapports avec l’extérieur ou avec d’autres ensembles qui peuvent la
fragiliser. Ces forces internes et externes représentent les rapports qui relient les
êtres humains entre eux ; elles dépendent également de la qualité de la
communication : ceux qui échangent le moins facilement auront, forcément,
des liens moins forts. Par « communication », il ne faut pas seulement entendre
le fait de parler mais d’entrer en contact les uns avec les autres, de quelque
façon que ce soit : le silence est aussi une manière de transmettre un message,
comme les intonations de la voix ou les gestes, les mimiques qui suscitent,
d’ailleurs souvent sans que l’on s’en rende compte, plus d’e et que de simples
mots. Ce système familial permet aux plus jeunes de se développer comme s’ils
étaient à l’abri dans un cocon pour se préparer à a ronter la vie, avant de
fonder une autre famille, un autre système. Cet ensemble doit donc pouvoir
évoluer, s’adapter à la famille elle-même, à sa taille, et à tout ce qu’elle
rencontre sur son parcours. Aussi, la relation initiale, celle qui se passe, au tout
début, entre seulement deux êtres, ne présente, en général, pas beaucoup de
problèmes ; mais elle va devoir trouver un nouvel équilibre après la naissance
du premier enfant, lorsqu’elle mettra en jeu trois personnes. Cette première
étape n’est pas si facile à réussir qu’il y paraît ; car il faut que le couple mère-
enfant, qui a tendance à se nouer instinctivement, s’ouvre au père pour devenir
une famille harmonieuse à trois. Et ainsi de suite à chaque enfant, à chaque
petit deuil, à chaque di culté, car le but d’une famille n’a jamais été de rendre
ses membres dépendants des parents mais, bien au contraire, de les aider à
prendre leur autonomie, à battre de leurs propres ailes le moment venu, en
parvenant à résoudre les problèmes rencontrés en chemin.
Le médecin généraliste, qui soigne souvent plusieurs membres d’une même
famille pendant de longues années, apparaît comme l’un des observateurs
privilégiés de ce système familial. Savoir le prendre en charge comme une
entité systémique, apprendre à repérer les signes de rigidité, essayer de le faire
évoluer vers plus de souplesse en proposant à la famille de trouver, elle-même,
des solutions, tout en gardant la bonne distance pour éviter de privilégier
certains membres et de risquer de déstabiliser, par son intervention, l’équilibre
interne, tels sont les enjeux de cette situation. En réalité, l’enseignement des
futurs généralistes se contente d’une simple sensibilisation. Et c’est bien
dommage, car, à ne pas assez anticiper, les jeunes généralistes risquent de ne pas
savoir reconnaître les familles rigides, celles que j’évoquais plus haut, qui
communiquent mal, qui ne parviennent pas à s’adapter ni à inventer de
nouveaux équilibres de vie. Ils risquent de devoir apprendre sur le tas, et de se
casser les dents.
Pareille mésaventure m’est advenue quelque temps après mon installation. La
première famille rigide que j’ai rencontrée me paraissait des plus banales et je
n’ai pas su reconnaître, d’emblée, son dysfonctionnement. Et pourtant, celui-ci
était évident. La famille était composée de quatre membres : un père et une
mère assez âgés mais très fortunés, dans le style « nouveaux riches », et deux
adolescentes qui savaient tirer pro t des largesses nancières de leurs parents.
La mère, à la maison, décidait de tout et sous des allures protectrices semait la
discorde en opposant les uns et les autres et en faisant régner une sorte de
culture du secret. Elle racontait à chacun une part de la vie intime des autres
membres de la famille en faisant promettre, à celui ou celle à qui elle les
con ait, le silence absolu. Autre problème : l’argent qui pervertissait toute
communication, avec la disparition apparente des liens a ectifs. Toute
manifestation de tendresse avait une traduction nancière. C’était la mode des
lits ronds et des matelas à eau. Et je me souviens très bien que la lle aînée,
celle qui montrait, à l’époque, des signes de sou rance, en avait un, ce qui
entraînait chez moi, lorsque je devais l’examiner dans sa chambre, une sorte de
malaise — entre le mal de mer (de mère ?) et la perte de repères (re-père ?). Je
ne savais pas dans quel sens m’installer sur ce lit placé au beau milieu de la
chambre. Il n’y avait pas de côtés, pas de bords, pas de longueur ni de largeur,
et les oreillers valsaient dans toutes les positions possibles. Ce lit rond était
devenu, pour moi, symbolique de ma position au sein de la famille : je m’y
sentais ballottée, manipulée ; je ne pouvais que tourner en rond. C’était aussi
l’époque où l’on faisait beaucoup trop de visites à domicile non justi ées par
une incapacité physique de déplacement. Une bonne partie du problème venait
de là, puisque j’avais accepté de me déplacer, une première fois, sans vraie
raison, et que cette façon de consulter à domicile était vite devenue une
habitude pour cette famille. J’étais, ainsi, prise dans les mailles du let de la
toute-puissance maternelle puisque c’est elle qui m’appelait pour demander
que je passe. Lorsque j’avais une conversation avec la lle aînée, dans sa
chambre, je restais à la merci de l’entrée inopinée de la mère. Cette adolescente
venait d’être hospitalisée dans une luxueuse clinique psychiatrique de la région
parisienne pour une bou ée délirante provoquée par la consommation de
cannabis, une transgression qui s’apparentait, en l’occurrence, à un appel à
l’aide. Et les neuroleptiques, prescrits pour lutter contre l’épisode délirant,
avaient provoqué des e ets secondaires sous forme de dyskinésies de la face
— des contractures des muscles du cou et du visage qui en déformaient les
traits. Cette cascade d’e ets indésirables réclamait un nouveau médicament. Et
je me sentais entraînée dans un engrenage de prescriptions chimiques,
répondant, comme en écho, à la spirale de chantages qui avait pris place dans
cette famille. Ce n’était pas la lle qu’il fallait traiter, puisqu’elle n’était que le
bouc émissaire d’un véritable nœud de vipères qui régissait les rapports
intrafamiliaux, c’était la famille, dans son ensemble, qui allait mal. Et quand je
l’ai compris, la di culté fut de convaincre tous les membres de la famille
— surtout la mère — que seule une thérapie à quatre pourrait se révéler
fructueuse. Une thérapie familiale. Finalement, les quatre membres trouvèrent
assez rapidement, en suivant les séances hebdomadaires, une solution pratique :
il fallait que le père s’implique plus dans l’éducation des deux lles. Il prit cet
engagement en emmenant, désormais, chaque n de semaine, les deux
adolescentes jouer dans un des clubs de golf les plus chics et les plus chers de la
région parisienne. C’en était ni des consommations illicites et des demandes
incessantes. La mère venait d’accepter que ses lles prennent leur envol ; elle ne
les retenait plus avec des cadeaux. L’aînée y t la connaissance de son futur
mari et la cadette s’a rma comme une excellente golfeuse.
La famille, que soigne le médecin, se limite parfois à certains membres.
Grands-parents et petits-enfants, ou seulement quelques membres de la fratrie.
S’il y a des frères et sœurs dont j’ai beaucoup de mal à m’occuper, ce sont les
jumeaux, surtout s’ils sont de même sexe. Il y a d’abord le risque informatique,
celui de mélanger les dossiers et de ne jamais arriver à trouver le bon chemin en
insérant la carte Vitale du patient dans le lecteur, si vous avez déjà enregistré le
dossier de son jumeau ou de sa jumelle. La galère… La di érence entre les
deux numéros de sécurité sociale des jumeaux (vrais ou faux) est in me : c’est
le même chi re avec une simple di érence de rang. Le rang de naissance. Et si
vous soignez les deux, la carte Vitale de l’un vous conduira, toujours ou
presque, au même dossier, celui de l’autre évidemment… Si vous ne réagissez
pas, il est même probable que le montant de la consultation soit facturé
toujours au même jumeau. Et, dans le cas où vous voyez les deux le même jour,
il vous sera reproché par l’administration de facturer deux consultations sous le
même nom, ce qui est formellement interdit. Un cercle infernal…
Il y a aussi un autre risque de confusion qui peut réellement vous mettre dans
l’embarras. Jugez par vous-mêmes. L’anecdote se passe il y a bien longtemps…
Je marchais dans la rue, rentrant d’une visite, quand je vois devant moi une de
mes patientes : « Bonjour… Comment allez-vous ? Cela fait longtemps que je
ne vous ai pas vue… » Le visage de ma patiente se ge et son sourire se durcit :
« Je ne vous connais pas ! — Mais si, madame O., vous êtes passée au cabinet il
y a un ou deux mois et vous deviez faire une échographie… Je n’ai pas eu le
résultat… Est-ce que ça s’est bien passé ? » Le regard de la passante se voile, une
larme apparaît au bord des paupières, le sourire est devenu rictus : « Ce n’est
pas moi, vous faites erreur… Je suis sa sœur jumelle. Elle est morte il y a cinq
jours… »
En revanche, les patients que je préfère, en dehors des bébés nouveau-nés, des
nourrissons qui grandissent, commencent à sourire, à tenir assis et à faire leurs
premiers pas dans le couloir du cabinet, ce sont les personnes âgées. Les vieux.
Une aubaine puisque la part de personnes âgées, dans une patientèle de
médecin généraliste, augmente inéluctablement avec son âge. Elle représente,
pour moi, la population la plus touchante, la plus fascinante bien qu’elle soit,
aussi, la plus délicate à soigner. Parce que l’organisme a vieilli, que les organes
marchent au ralenti, que l’accumulation de pathologies expose à la iatrogénie
— les symptômes dus aux traitements eux-mêmes et à leurs e ets
indésirables —, mais aussi parce que les gestes sont plus lents, les vêtements
plus nombreux, le temps pour se déshabiller et se revêtir plus long… Il faut
donc prendre plus de temps mais aussi mieux expliquer, mieux articuler, parler
plus lentement et plus fort. Le désir de communiquer, de se raconter, de
transmettre, de témoigner, enrichit la relation avec les patients âgés. Soigner, ce
n’est pas simplement donner un diagnostic et prescrire un traitement, c’est
aussi approcher l’autre, le comprendre, entrer dans son intimité. À ce titre, les
con dences reçues d’un patient âgé transforment plus sûrement le ressenti des
médecins que tous les livres de gériatrie. La plus forte impression est celle du
temps qui passe, de la brièveté de la vie, une évidence bien banale mais palpée
par les praticiens dès le début de leur installation. Les plus âgés ont besoin de
leur dire qu’ils ont si peu changé, qu’ils éprouvent presque les mêmes joies, les
mêmes espoirs que lorsqu’ils avaient cinquante ou soixante ans de moins. Que,
malgré le ralentissement des gestes, ils ressentent un appétit de vivre identique
à celui de leur jeunesse avec seulement un peu plus de pondération, de
quiétude, de paix. Ils aiment se con er, raconter un peu de leur vie si simple.
Et cette conscience simultanée de la richesse intérieure et d’un renoncement
inéluctable fait, des personnes âgées, une sorte de melting-pot d’émotions
contradictoires d’une richesse inouïe.
L’écueil à éviter lorsqu’on soigne une personne âgée, c’est la prescription
symptomatique, celle où la réponse donnée à un nouveau symptôme repose sur
un nouveau médicament. La tendance à vouloir considérer chaque plainte
risque d’augmenter ainsi dangereusement la liste des médicaments prescrits.
Car, aux pathologies existantes souvent associées (le diabète, l’hypertension
artérielle, les maladies cardio-vasculaires, les rhumatismes ou l’arthrose),
s’ajoutent les « bobos de tous les jours ». Une telle escalade de prescriptions
aggrave le risque des interactions et des e ets indésirables des médicaments.
D’autant plus qu’à cet âge tous les métabolismes, toutes les activités cellulaires
et, en particulier, celles qui transforment les médicaments en composants
ino ensifs à éliminer, marchent au ralenti. L’insu sance rénale est une
constante, passé l’âge de 70 ans, et s’accentue d’année en année,
inéluctablement. Ce ralentissement de l’activité d’épuration rénale, associé aux
autres diminutions des activités métaboliques, allonge la durée de vie des
produits chimiques dans le sang, provoquant leur accumulation. D’où la
nécessité de prescrire di éremment en donnant des conseils et en essayant de
réduire les posologies. Même s’il s’agit d’un médicament « que l’on prend
depuis quarante ans », il faut tenter de convaincre. Faire comprendre ce risque
de iatrogénie réclame une bonne dose de patience et de pédagogie…
À cette époque de l’existence où l’espérance d’années de vie en bonne santé
d’un patient se réduit comme peau de chagrin, la ré exion médicale se
transforme également : elle change d’échelle. Il ne s’agit plus de dépister mais
d’apaiser, plus de guérir mais de soigner et de soulager. Ce qui est privilégié,
c’est le confort de vie immédiat et à court terme. Ainsi faudra-t-il savoir
modérer certaines investigations complémentaires, comme la surveillance des
facteurs de risque cardio-vasculaire (l’évaluation du cholestérol et des anomalies
lipidiques). Chez les patients de plus de 85 ou 90 ans, il n’y a plus aucun
intérêt à se projeter dans l’avenir des vingt prochaines années. Ce que l’on
guette, à 50 ans, pour tenter de modi er la vitesse de formation de
l’athérosclérose et ses conséquences sur les artères dans les dix ou vingt ans à
venir, n’a plus de raison d’être chez les patients âgés ou très âgés. De même,
avant d’entreprendre des explorations diagnostiques, le praticien doit-il se
poser la question du béné ce attendu. Faut-il en savoir plus ? Est-ce utile pour
le patient ? Avant d’obtenir un diagnostic de certitude, il est bon de ré échir au
bien-fondé d’une enquête complète et aux possibilités thérapeutiques
éventuelles qui s’o rent au malade. Bien souvent, la réponse s’exprime par le
constat d’une fatalité : « À quoi bon ? » L’heure n’est plus à soigner des cancers
par des chimiothérapies lourdes mais par un médicament en prise orale, par
exemple, qui permettra de stabiliser la tumeur sans trop d’e ets secondaires.
Un changement de paradigme.
Insensiblement, comme les jours qui passent, comme le temps qui enrichit le
passé vécu, comme les enfants qui grandissent, le médecin vieillit lui aussi avec
ses patients. Il le comprend d’ailleurs assez vite. Les malades les plus âgés ne
cessent de le lui rappeler : « Vous verrez, docteur, comme ça passe vite… », et
disparaissent à leur tour. Vous soignez leurs enfants qui sont déjà des adultes,
qui sont mariés, qui ont eux-mêmes des enfants que vous voyez grandir, et les
jeunes femmes que vous avez connues avant leur naissance deviennent des
mères de famille. Un médecin généraliste connaît et soigne ainsi souvent
jusqu’à quatre générations successives. Un arbre généalogique dont il ne suit
pas toutes les branches mais qu’il pourrait dessiner comme on le fait pour
comprendre la transmission génétique. Autre mise en évidence de
l’incontournable miroir du vieillissement, valable pour tous les médecins, quels
que soient leur spécialité, leur sexe, leur statut… Au début de la carrière du
généraliste, les patients s’informent, « sans vouloir être indiscrets », de ses
années d’étude et de la date de sa soutenance de thèse… « Vous faites si
jeune… » Comprenez : « Est-ce que je peux avoir vraiment con ance en
vous ? » Un conseil pour tous les jeunes médecins : insistez sur le temps
nécessaire pour devenir généraliste : neuf ans, sans redoubler, ça fait toujours
de l’e et ! Parlez, sans avoir l’air d’en rajouter, de votre remplacement à la
campagne ou en banlieue, même s’il n’a duré qu’une semaine, en insérant au
passage quelques formules sous une forme discrète : « Quand j’ai fait mon
énième remplacement… » Quelques années plus tard, on ne doutera plus de
vous, on ne s’inquiétera plus de votre manque d’expérience, on ne vous fera
plus la cour, on prendra des nouvelles de vos enfants, de la santé de votre
conjoint ; un peu plus tard encore, c’est de la vôtre que l’on se souciera.
Quelques années passeront encore avant que la question de la retraite ne soit
abordée ; là encore avec une pudeur, une politesse, une discrétion in nie : « J’ai
entendu dire que vous alliez nous quitter… Dites-moi que ce n’est pas possible,
vous faites si jeune… »
10. Il est possible de consulter sur la carte Vitale de chaque patient, par l’intermédiaire du site sécurisé
professionnel « ameli.fr », l’historique des consultations et celui de la délivrance des médicaments sur les
deux années précédentes.
Diagnostiquer
Un de mes patrons, que je suivais dans ses consultations, lors d’un stage
hospitalier pendant mes études, avait l’habitude de commencer la rédaction de
ses ordonnances d’une façon très personnelle. Après avoir écrit, ou plutôt
calligraphié, la date et le nom du patient, il inscrivait deux mots suivis de deux
points : « Je conseille : », et il rédigeait son ordonnance. Dire que le suivi du
traitement en était modi é, je n’irai pas jusque-là, mais c’était le milieu des
années soixante-dix, et la première fois que j’observais l’attention et le respect
que portait un médecin hospitalier à son patient. L’ordonnance n’était pas
ordonnée, elle était conseillée, proposée, recommandée.
Parce que dans « ordonnance », il y a le mot « ordre ». On ordonne, on
prescrit. Beaucoup d’impératifs, d’autorité, d’injonctions, de directives. Un
vocabulaire qui date du temps où les prescriptions médicales, les ordonnances,
n’étaient pas discutées. Le patient obéissait parce qu’il ne comprenait pas.
L’absence d’explications infantilisait encore un peu plus le malade. Jusque dans
les années 1970-1980, il n’y avait pratiquement aucune ré exion sur la relation
qui se nouait entre un médecin et son patient, ni aucun travail sur l’intérêt de
rendre les rapports plus équitables et plus interactifs. C’est le besoin d’une
meilleure e cacité thérapeutique, en particulier pour les pathologies
chroniques, qui a animé les chercheurs en psychologie médicale. Lorsque les
médecins ont compris qu’il ne su sait pas de commander pour être obéi, de
prescrire pour que la demande soit suivie, ils se sont interrogés sur le
déterminisme de l’observance.
Être observant, c’est bien faire ce que dit le médecin, être parfaitement
obéissant. Mais, comme ce terme, l’obéissance, renferme une connotation de
soumission passive excessive, c’est un autre mot, l’observance, jusqu’ici utilisé
dans le domaine de la foi et des croyances, qui a été choisi dans ce contexte de
relation médicale. Le patient observant est, en quelque sorte, un malade idéal
pour le médecin traitant. Encore faut-il qu’il accepte et comprenne l’utilité de
son traitement, qu’il adhère à ce qui lui est demandé. La notion d’adhésion au
traitement est une idée, elle aussi, assez neuve. Adhérer au traitement, c’est y
croire, penser qu’il vous est nécessaire, ce qui, immanquablement, vous motive
pour le prendre régulièrement. Si vous avez une rage de dents, un exemple
comme un autre de maladie aiguë, inutile de demander votre adhésion, elle est
acquise d’emblée ou presque, puisque la douleur s’éloigne rapidement sous
l’e et quasi immédiat des médicaments. Mais si vous avez une maladie
chronique, souvent muette et inapparente, que vous ne sou rez de rien, il faut
une forte con ance dans la parole médicale pour accepter de prendre des
médicaments tous les jours, et de suivre, à la lettre, les conseils diététiques.
Rien, dans votre corps, ne vous fait comprendre que ces traitements sont
indispensables. Cette con ance première apparaît donc comme une des
facettes, indispensable, de l’adhésion au traitement.
L’idée d’adhérer au traitement pour mieux le suivre est née, en e et, de
l’émergence des maladies chroniques et de l’apparition de nouvelles formes de
soin. Le malade atteint d’une de ces a ections sournoises ne ressent rien : pas
de douleur, pas de fatigue, aucun trouble visible, aucune lourdeur dans la
marche : RIEN. Il ne se sent pas malade même si sa santé s’altère plus
rapidement que par le seul e et du vieillissement. Accepter la nécessité d’un
traitement régulier, dans de telles circonstances, n’est pas évident. Pourquoi se
soigner si l’on n’en voit pas la nécessité ? Et pourquoi prendre un traitement
tous les jours, au long cours ? Ce qu’il faut comprendre, avant tout, c’est que
l’action des médicaments est limitée dans le temps. On prend un traitement en
pensant guérir d’une maladie, alors que le médicament ne fait que la gommer,
temporairement, sans la faire disparaître dé nitivement. Di cile d’imaginer
qu’un produit que l’on pense inerte, comme une pilule vernissée ou une gélule
apparemment « plasti ée », contienne des molécules qui se transforment au
contact d’autres substances. C’est pourtant ainsi que s’e ectuent des réactions
biochimiques, associant phénomènes chimiques et biologiques. Le temps
d’e cacité d’un médicament dépend de plusieurs paramètres, comme sa vitesse
d’absorption intestinale, son métabolisme cellulaire, son mode d’élimination
(par le rein ou la voie hépatique), mais aussi l’activité persistante des produits
issus de sa dégradation, de sa destruction, bref toute une chaîne de réactions
chimiques complexes, particulières à chaque molécule. Ces données,
simpli ées, schématisées, sont mises à disposition des médecins dans les
dictionnaires des médicaments comme le Vidal — le gros livre rouge qui
trônait, avant d’y être délogé par le roi Internet, sur le bureau de tous les
généralistes — ou la « Base Claude Bernard », des livres qui précisent la demi-
vie d’une molécule, c’est-à-dire le laps de temps qui sépare l’absorption de son
principe actif par voie orale ou injectable du moment où la moitié du produit a
déjà été éliminée.
Pour qu’un malade prenne, le plus régulièrement possible, les médicaments
prescrits, il faut d’abord qu’il soit convaincu de l’intérêt de son traitement.
Mais ce n’est pas su sant. Il est indispensable qu’il en ressente, pour lui,
personnellement, intimement, la nécessité. L’adhésion recherchée résulte, en
e et, d’une sorte de mélange alchimique entre la connaissance de la maladie et
de ses malé ces, la conviction de l’intérêt du traitement et la décision
personnelle de se soumettre à cette contrainte. Convaincre ne va pas sans
informer, sans expliquer le mieux possible la pathologie en cause et ses
conséquences probables sur l’organisme. D’où le changement de la relation
médecin-malade : un patient informé qui peut désormais se comporter en
adulte décideur face à un médecin plus conseiller que donneur d’ordres. Une
petite révolution qui ne s’est pas faite du jour au lendemain. Il a fallu des
dizaines d’années pour transformer l’état d’esprit du corps médical et plus
encore pour arriver à mettre en évidence des a ections chroniques. Jusqu’au
milieu du siècle dernier, dans les années 1950, les médecins étaient plus
souvent confrontés aux maladies aiguës qu’aux maladies chroniques. Pour les
premières, la bonne nature du patient, l’histoire naturelle de l’a ection en
cause associée à des remèdes empiriques ou à l’action facilitatrice du médecin
— parfois même son talent — arrivaient à en obtenir la guérison. Les autres,
les a ections chroniques, bien qu’étant connues depuis plusieurs siècles,
restaient, en raison de la di culté de les mettre en évidence à un stade précoce
de leur évolution et de l’absence de possibilité thérapeutique, à l’écart du
champ médical. Ainsi, par exemple, avant 1950, les médecins, en visite ou à
leur cabinet, ne prenaient-ils jamais la tension artérielle de leur patient.
Ce sont des progrès technologiques comme l’invention du tensiomètre (le
sphygmomanomètre, ancêtre du tensiomètre actuel, devient « utilisable en
cabinet » à partir de 1903 mais reste longtemps encore un appareil très
encombrant et très peu di usé) ou la généralisation de la biologie médicale
après 1960 qui ont fait bouger les choses. Au l des années, l’amélioration des
connaissances physiopathologiques a encore facilité la maîtrise de la
connaissance et du suivi des a ections chroniques comme le diabète11. De
l’intérêt de reconnaître, puis de surveiller, une pathologie, est né le besoin de la
traiter. Tout va alors très vite : les maladies chroniques sont mieux connues, des
traitements sont découverts permettant d’en estomper les conséquences les plus
graves et d’allonger l’espérance de vie. Parallèlement, les progrès de l’hygiène,
de l’adduction généralisée d’eau potable dans le pays, la mise au point de
vaccins de plus en plus nombreux et la découverte des antibiotiques pendant et
après la Seconde Guerre mondiale ont modi é radicalement la cartographie de
la médecine. La fréquence des maladies aiguës passe alors, après 1950, en
deuxième place, largement derrière celle des a ections chroniques. Et le
discours médical se met progressivement à évoluer, abandonnant lentement
son caractère paternaliste au pro t d’un échange informatif, permettant de
transmettre au patient un réel savoir de la maladie dont il sou re, de ses
complications, des traitements di érents et de leurs e ets secondaires. Autant
dire que le médecin n’est plus, dans le cas des a ections chroniques, celui qui
sait, qui ordonne et qui dirige mais celui qui enseigne, conseille et soigne.
L’adhésion du malade au traitement apparaît, dès lors, comme une décision
personnelle, celle de se soigner. Et du patient qui accepte de suivre les
prescriptions du médecin, on dit qu’il devient « compliant ».
Ce terme, vous ne le trouverez pas dans le dictionnaire français, mais dans
celui de langue anglaise. Il signi e « acquiescement », voire « soumission »,
dans un sens un peu péjoratif, certes, et appartient, en français, au domaine de
la science, de la physique, pour dé nir l’adaptabilité des organes ou des
vaisseaux à toute augmentation ou diminution de leur volume. C’est parce que
les Anglo-Saxons se sont, depuis longtemps et avant nous, intéressés aux
réactions psychologiques de leurs patients que l’on a, sans scrupule, emprunté
leur formule. Paradoxalement, ce n’est pas dans son sens positif que ce
quali catif élogieux est le plus utilisé dans le langage médical, mais dans sa
forme négative. Comme si le fait d’être malléable et disposé à accorder son
comportement à la demande d’un médecin n’o rait pas beaucoup d’intérêt
pour celui-ci, alors que son contraire, une bien piètre qualité d’observance des
prescriptions par les patients peu ou non compliants, devenait un trait de
caractère intéressant à identi er. De là à en déduire que les médecins
apprécient et même recherchent la di culté, il n’y a qu’un pas que je franchis
allègrement. La routine, le train-train, les médecins généralistes vous diront
que ce n’est pas leur tasse de thé, la rhinopharyngite en période hivernale pas
plus que le syndrome grippal en période épidémique ne soulèvent
l’enthousiasme. Encore que… sur dix syndromes grippaux, se cache au moins
une infection grave d’un autre type qu’il est toujours stimulant de rechercher !
Cette constatation s’adapte également au caractère plus ou moins malléable des
patients. In échir les réticences, faire bouger l’état d’esprit d’un patient,
l’amener à ré échir sur ses réactions intuitives, tel est le but de cette
psychothérapie qu’exercent, tout en nesse et sans la nommer, les médecins
généralistes. Une sorte d’« éducation thérapeutique », qu’ils mettent en œuvre
grâce à des « entretiens motivationnels ». Sous ce terme mal fagoté se pro le
une technique d’incitation au changement de comportement. Apprendre à la
manier est devenu, depuis quelques dizaines d’années, un passage obligé pour
les internes qui se destinent à la médecine générale. En e et, un patient ne
changera jamais d’attitude et n’aura pas le désir de se perfectionner s’il n’est pas
acquis à la cause que vous souhaitez lui faire observer, ni s’il n’est pas soutenu
et encouragé. C’est une évidence dans tous les domaines de l’apprentissage.
L’écolier se mettra au travail s’il le souhaite, s’il veut faire plaisir à son
professeur et s’il anticipe les avantages escomptés ; de même, l’alcoolique
n’arrivera pas à arrêter de boire s’il n’a pas pris conscience à la fois de sa
dépendance et de la possibilité, pour lui, d’une vie sans alcool, avec des
béné ces associés. L’entretien motivationnel est donc une technique
psychologique de communication qui repose sur la possibilité de faire évoluer
un comportement par la motivation. Le changement attendu n’est, certes, pas
brutal, il s’opère progressivement, pas à pas, avec des étapes, qui engagent petit
à petit le patient. Aussi pourra-t-il passer du déni le plus profond aux premiers
questionnements lorsqu’il aura compris que « oui, il y a déjà pensé, que
d’autres lui ont fait certaines remarques, qu’il s’interroge ». Peu à peu, il arrive
au « pourquoi pas ? », puis au « et si j’essayais ». Pour y parvenir, le médecin,
formé à cette pratique, n’est pas passif ; il utilise des méthodes qui s’appuient
sur l’empathie, l’écoute active, le soutien, le conseil et l’encouragement. Il faut
savoir être à la fois patient et optimiste, réaliste et positif. En réalité, ces
consultations demandent au médecin beaucoup d’énergie pour arriver à
renforcer l’estime que le patient a de sa propre image (bien souvent écornée),
en lui transmettant un peu de sa force, de son enthousiasme. Ainsi le malade,
bien éduqué, observant et compliant, deviendra-t-il un patient exemplaire,
prenant rendez-vous pour le renouvellement de ses médicaments à l’avance,
après avoir e ectué les examens demandés ; il viendra avec sa carte Vitale, avec
les résultats des examens recommandés à la précédente consultation. On peut
toujours rêver !
Parmi les nouveautés qui ont pris place dans le champ d’action des médecins,
un principe, né au Canada il y a une cinquantaine d’années, continue de
m’exaspérer, de m’horripiler. À simplement évoquer l’EBM, l’Evidence-based
medicine, les cheveux se dressent sur ma tête. Et pourtant, cette démarche
comporte, dans maintes situations, sa raison d’être. Le médecin doit s’appuyer,
avant de proposer une prise en charge ou de mettre en route un traitement, sur
les données scienti ques les plus pertinentes, c’est-à-dire celles qui présentent
un bon niveau de preuve (la traduction du mot anglais evidence). Et c’est
justement cette appréciation du niveau de la preuve qui est exaspérante, parce
qu’elle comporte des degrés di érents, caractérisés par des lettres (A, B ou C)
ou des chi res (de 1 à 4) dont on ne sait rapidement plus du tout ce qu’ils
veulent dire. Pour un généraliste, mettre à jour ses connaissances témoigne
d’une « évidence » incontournable, mais les allers et retours vers l’écran de
l’ordinateur qu’impose le principe de l’EBM la rendent rébarbative. Le modèle
sur lequel elle s’appuie n’est plus l’individu unique que le médecin a en face de
lui mais une sorte de portrait-robot du malade moyen et bien-portant. La
recherche médicale exclut le plus souvent, en e et, des cohortes de patients
étudiés ceux qui sont di érents : « à risque » ou trop fragiles, comme les
enfants ou les femmes enceintes, principe de précaution oblige… Comment
alors réussir à appliquer les données de l’EBM à tous ces malades complexes ou
aux patients en n de vie ? La réponse est simple : en se détachant de l’emprise
du médicalement correct !
Surtout en ce qui concerne la prescription d’un médicament. Parce que le
médicament n’est pas un objet comme un autre. Toute une symbolique
s’attache à lui avec des pensées, plus ou moins magiques, positives ou négatives,
qui peuvent renforcer ou atténuer son e cacité. Les symboles qui
l’accompagnent dépendent, en partie, de l’imprégnation culturelle, mais aussi
de l’éducation et de l’histoire personnelle de celui qui va le prendre. Que l’on
soit né à Paris ou à Mururoa, en Amazonie ou dans le Perche, la représentation
culturelle que l’on a du médicament n’est pas la même. Pourtant, on retrouve,
dans les sociétés traditionnelles comme dans les cultures plus modernes, les
deux mêmes modèles de traitement : l’un s’apparente à un élément
constructeur, positif, qui renforce et régénère le malade, alors que l’autre opère
en détruisant, en enlevant le mal. Ainsi, derrière la notion de construction,
d’amélioration, se situent la théorie de l’acupuncture, où la stimulation de
points spéci ques rétablit le passage de l’énergie perdue, ou bien celle de la
médecine homéopathique. Dans la médecine allopathique, certains
médicaments, comme les vitamines qui apportent ce qui est censé manquer à
l’organisme, peuvent aussi être assimilés à cette conception de construction-
réparation. En revanche, le concept de destruction, d’élimination, se retrouve
dans d’autres médicaments de la pharmacopée moderne comme les
antibiotiques (qui, littéralement, « s’opposent à la vie ») ou la chimiothérapie
anticancéreuse. L’histoire personnelle et familiale tout comme l’éducation
apportent aussi, en dehors de la culture proprement dite, leur contribution à
cette symbolique des traitements et des médicaments. Il y a, bien souvent, dans
les familles, des histoires qui s’apparentent à des mythes, où l’un de leurs
membres a été « sauvé » par l’administration d’une seule dose de médicament
ou bien, à l’inverse, victime d’une terrible erreur médicale fatale. Toutes
marquent en profondeur l’imaginaire des membres de la famille et surtout
celui des jeunes enfants. Je me souviens d’un patient qui avait vu sa mère
« revenir à elle » après une injection de je ne sais plus quelle ampoule de
calcium que je lui avais faite, et qui ne croyait plus, désormais, qu’aux piqûres.
Peu importait qu’elles soient faites en intramusculaire, dans la fesse (on les fait
maintenant dans le deltoïde, le muscle qui est juste sous l’articulation de
l’épaule) ou par voie intraveineuse. Il pensait que les comprimés ne marchaient
pas… Bien di cile de lui expliquer que l’action des injections était, certes, plus
rapide, mais que, dans la plupart des maladies chroniques, comme pour
l’hypertension artérielle dont il sou rait, on recherchait une e cacité régulière
et non un e et immédiat. C’est en lisant un livre emblématique de
l’ethnopsychiatrie, Psychanalyse d’un Indien des Plaines, de Georges Devereux,
que j’ai personnellement bien connu, que j’ai compris toute l’importance de la
représentation des médicaments et des pathologies, selon les cultures.
Il existe encore une autre forme de représentation symbolique des
médicaments ; celle qui di érencie ceux que l’on dit « naturels » et ceux dont la
composition est chimique, en opposant les traitements par les plantes à ceux
issus de l’industrie pharmaceutique. C’est une idée très répandue que les
premiers seraient plus purs, plus vertueux et moins dangereux que ceux
fabriqués industriellement. Or, ces deux formes thérapeutiques agissent selon
les mêmes principes chimiques dans le corps humain puisque leur composition
est semblable, issue souvent des mêmes bases moléculaires. Ils peuvent être,
d’ailleurs, tout aussi dangereux les uns que les autres. Ce qui change, entre ces
deux classes, c’est la sécurité de leur utilisation, avec un net avantage pour ceux
fabriqués en laboratoire. En e et, la dose de produit actif est calibrée à la plus
petite échelle de mesure possible, ce qui rend chaque comprimé, chaque gélule,
chaque sachet, exactement conforme à la composition écrite sur la notice de la
boîte. D’ailleurs, bien des molécules utilisées actuellement, de l’aspirine à la
digitaline en passant par la pénicilline ou la colchicine, sont issues de la
pharmacopée des plantes : l’aspirine, connue depuis l’Antiquité, provient de
l’écorce des saules ; la digitaline, prescrite dans certaines formes d’insu sance
cardiaque, est extraite de la digitale, cette eur toxique qui pousse souvent en
lisière de forêt et eurit, presque tout l’été, en longs plumeaux pourpres ; et
c’est Penicillium, un champignon, qui a donné naissance au premier
antibiotique connu. L’histoire vaut d’ailleurs la peine d’être racontée. Le
médecin biologiste britannique Alexander Fleming, qui faisait des recherches
sur les bactéries, ne brillait pas par son sens de l’ordre et du rangement. Parti en
vacances, à l’été 1927, en laissant traîner les boîtes dans lesquelles il cultivait
des staphylocoques, il les trouve, à son retour, au même endroit, mais ayant
subi une sorte de métamorphose. Certaines étaient envahies par un
champignon, Penicillium notatum, et rien n’y poussait plus. Pas un seul coccus,
pas de diplocoque, là où Penicillium était passé ; comme si le staphylocoque
avait disparu. À l’étonnement succède la curiosité, qui précède de peu la
découverte. En l’occurrence, celle du pouvoir bactéricide de Penicillium.
Pourtant, malgré ses exposés et présentations, aucun laboratoire ne semble
intéressé. C’est seulement dix ans plus tard, lorsque Howard Florey et Ernst
Chain parviennent à convaincre un groupe américain de son intérêt certain,
que la pénicilline sera produite en grande quantité et commencera à sauver la
vie de soldats blessés au combat. Quant à la colchicine, c’est le joli colchique
des prés, cette plante mauve que chante Guillaume Apollinaire dans un poème
d’Alcools que je murmure presque chaque fois qu’un patient sou re de goutte
et que je la prescris : Le pré est vénéneux mais joli en automne / Les vaches y
paissant / Lentement s’empoisonnent / La colchique couleur de cerne et de lilas /
Y eurit tes yeux sont comme cette eur-là / Violâtres comme leur cerne et comme
cet automne / Et ma vie pour tes yeux lentement s’empoisonne (…). Et si ces
composants chimiques sont maintenant fabriqués par des laboratoires, c’est
dans un souci de précision et de pureté moléculaire.
Le médecin lui-même n’échappe pas à l’impact culturel et personnel des
produits pharmaceutiques qu’il prescrit tous les jours, et l’image qu’il en a va
in uencer sa façon de les conseiller. La prescription, bien que quasi rituelle à la
n de chaque consultation ou visite, n’en est pas moins un acte qui ne peut
être banalisé. Parce que la façon dont on explique l’ordonnance, le temps que
l’on y passe, la conviction que l’on manifeste vont agir sur la qualité de
l’observance. Ainsi, en cas d’abandon du traitement ou de négligence dans la
régularité des prises, ce n’est pas le patient qu’il faut accuser d’insouciance ou
d’inconstance mais bien le médecin qui n’a pas pris le temps de véri er que le
patient avait entendu ses conseils, et compris les mots utilisés. L’action du
médecin peut aller jusqu’à renforcer l’e cacité d’un médicament. On pourrait
presque dire que le médecin se prescrit… On est dans le domaine du non-
rationnel, dans le champ des relations humaines qui véhiculent des forces
invisibles capables de modi er les sentiments, d’in uencer les idées et de
transformer les comportements. Ce qui se joue, dans ce concept de médecin-
médicament, est de l’ordre de l’a ectif, de l’impalpable et de l’inconscient.
L’acte médical ne peut, en e et, se résumer à une description factuelle : ce n’est
pas seulement le récit d’une personne en demande de soins, dans un lieu
déterminé — le cabinet médical — selon un timing xé à l’avance — on arrive,
on s’assoit, on tend sa carte Vitale, on précise le ou les motifs de sa venue, on
décrit les symptômes que l’on ressent, on s’allonge sur un divan d’examen et on
se laisse palper le corps, sans manifester la moindre réaction de pudeur
o ensée, on écoute la parole du médecin, on prend la ou les ordonnances, on
paie la consultation et on sort pour laisser la place au patient suivant, le tout
dans le temps moyen de vingt minutes chrono. Non, la consultation médicale
n’est pas un montage de faits et de doléances mais un échange, centré sur le
patient et ses pathologies, entre deux êtres humains. Leur savoir n’est pas du
même ordre puisque l’un décrit ce qu’il ressent dans son corps et l’autre traduit
les signes en hypothèses diagnostiques, puis les soumet au patient après l’avoir
examiné et lui propose ensuite un traitement. Ce colloque singulier génère un
sentiment de con ance et in uence le ressenti du patient. Bien souvent, celui-
ci sort du cabinet médical mieux qu’il n’y était entré et il le dit au médecin :
« Je me sens rassuré », « J’ai l’impression d’aller mieux », « Merci, ça m’a fait du
bien de parler… ». Cette sensation de mieux-être subjectif, que l’on peut
appeler le remède-médecin, tient à la qualité de l’écoute du médecin, à son
attitude généreuse, aux explications qu’il donne au patient, à l’intérêt qu’il lui
témoigne.
Et cette subjectivité peut s’étendre au remède lui-même, qui gagne en
e cacité. On parle alors d’e et placebo. En médecine, la signi cation du
placebo est celle d’un produit qui apporte une meilleure satisfaction au malade,
entraînant une e cacité renforcée ou inattendue. L’histoire du placebo
remonte à la Seconde Guerre mondiale, ou plutôt au débarquement des Alliés
en Italie à l’automne 1943. Une in rmière américaine qui assiste l’anesthésiste
Henry Beecher se retrouve à court de morphine. Elle remplit sa seringue d’eau
salée et annonce au soldat qui doit être soigné qu’elle va lui injecter une forte
dose de cet antidouleur. La duperie est e cace et, à son retour aux États-Unis,
l’anesthésiste commence à étudier ces molécules pharmacologiquement inertes,
mais douées d’e et sur les patients, qu’il appelle des placebos. Désormais,
l’e cacité des nouveaux médicaments, lorsque aucun traitement n’existe
encore dans la pathologie concernée, sera comparée à un placebo, un
comprimé d’aspect comparable à celui qui doit être testé mais qui ne contient
qu’une poudre inerte, comme le lactose, cette molécule de sucre que l’on
retrouve dans le lait.
Longtemps, le mécanisme d’action du placebo a été perçu comme un e et
purement psychologique. Certes, les conditions de prescription, la con ance
que le patient a placée dans son médecin, l’empathie que ce dernier développe,
la qualité de l’attention à l’autre dont il témoigne, in uencent l’intensité de la
réponse positive. Des recherches12 centrées sur les réactions biochimiques
induites par la prise d’un placebo ont permis de démontrer que des circuits
complexes se mettent en marche, que le cerveau peut sécréter, de lui-même, des
molécules opiacées comme l’endorphine et agir ainsi sur le système de la
douleur. D’autres neurotransmetteurs sont aussi stimulés, comme la dopamine,
qui active, à son tour, de nouvelles chaînes de réactions. Ainsi, l’e et placebo
agit comme le catalyseur de réactions biochimiques. Mais ce qui est plus
étonnant, c’est qu’il dépend de données culturelles et sociales. Ainsi en est-il de
la couleur des médicaments, qui modi erait leur e cacité selon le passé
culturel du sujet : la couleur verte agit sur l’anxiété, le rouge est stimulant (sauf
pour les Italiens, chez qui le bleu, couleur de leur équipe de football, la
Squadra Azzurra, est plus vivi ant), le jaune e cace contre la dépression, le
blanc adapté aux douleurs gastriques. De même le prix et le nom du
médicament ont-ils aussi une in uence certaine. Plus le prix d’un médicament
est élevé, mieux il semble agir… En revanche, une partie de l’action de
l’homéopathie viendrait du nom latin, donc un peu mystérieux, des
médicaments. Un des plus grands succès marketing, le Viagra, ce comprimé
bleu pâle en forme de losange, e cace pour stimuler l’érection masculine,
serait lié à son nom, qui évoque à la fois la vitalité retrouvée et les chutes du
Niagara !
À l’opposé de cet a priori favorable, se situe l’image souvent dépréciée du
médicament générique. Une constatation assez irrationnelle et très franco-
française. Car leur prescription dépend d’une simple nécessité nancière, bien
comprise aux États-Unis et au Canada, où les génériques représentaient, en
2018, respectivement 89 % et 81 % des médicaments consommés. En France,
l’obligation de prescrire en DCI13 (« dénomination commune internationale »)
remonte à 2015, mais la commercialisation des génériques date d’une trentaine
d’années plus tôt. Le médicament est un produit soumis aux mêmes lois
— droits et devoirs — que toute innovation industrielle, celles des brevets.
L’idée, née en pleine révolution industrielle, au milieu du XIXe siècle, était de
protéger la création destinée à être commercialisée. Le brevet confère en e et à
son inventeur une exclusivité commerciale pendant vingt ans. Les
médicaments, soumis à des délais de recherche particulièrement longs avant
leur commercialisation, voient leur période de protection de vingt ans
prolongée de cinq années supplémentaires par rapport aux autres brevets.
Lorsque la période de protection arrive à expiration, on dit que le médicament
tombe « dans le domaine public » et qu’il peut être copié légalement. Ce sont
ces copies que l’on appelle des médicaments génériques.
Ces génériques doivent répondre, comme le médicament princeps initial, aux
mêmes exigences de fabrication, avoir la même composition en principe actif,
la même forme pharmacologique et la même bioéquivalence que le
médicament original. Ils sont soumis, comme les produits princeps, à une
demande d’AMM et à des contrôles de qualité. Ces inspections concernent, à
la fois, les techniques d’évaluation utilisées pour obtenir cet accord de
commercialisation, la qualité de l’équivalence du médicament générique par
rapport à la formule initiale mais aussi la qualité de fabrication des produits sur
leurs sites de production. L’externalisation hors de France de ces usines de
fabrication, en Inde ou en Chine essentiellement, rend plus di cile ce travail
de surveillance de l’ANSM (Agence nationale de sécurité du médicament et des
produits de santé), qui est obligée de s’associer à des organismes de contrôle
internationaux pour l’e ectuer. Mais le problème est le même pour les produits
originaux, les princeps, eux aussi le plus souvent fabriqués à l’étranger.
Pourtant, le générique n’est pas la copie conforme du princeps puisque seul le
principe actif est identique (même quantité, même qualité) ; ce qui change, ce
sont les di érentes substances, généralement neutres et inertes, qui servent de
liant et de support aux molécules actives : les excipients. Ce sont elles qui
conditionnent l’aspect, la couleur et la taille du comprimé ou la texture de la
poudre ou du sirop. Ces excipients peuvent, tout au plus, modi er un peu le
temps d’absorption de la substance par l’organisme. Parmi les multiples raisons
du manque de con ance dans ces médicaments génériques, domine l’idée que
ces excipients diminueraient l’e cacité thérapeutique. Beaucoup moins qu’ils
ne la stimuleraient ! Impression subjective, parfois su samment suggestive
pour créer un véritable e et nocebo. La phrase rituelle que l’on entend, c’est :
« Chez moi, docteur, je suis désolé de vous le dire, mais les génériques, ça ne
marche pas ! » Et, si on insiste un peu : « Tous ? », la réponse est infaillible :
« Oui, tous, je ne sais pas pourquoi. » Il su t alors de poursuivre le dialogue
pour déstabiliser le plaignant : « Même l’amlodipine ? » (c’est le nom, en DCI,
d’un médicament antihypertenseur, très largement prescrit). « Ah, non, pas ce
médicament… Euh, mais je ne savais pas que c’était un générique… »
La prescription des génériques par les médecins répond, donc, à une exigence
purement économique : réduire les dépenses de santé. L’économie annuelle
réalisée se situerait autour de 1,2 milliard d’euros. En France, cette prescription
a dû s’accompagner de nombreuses mesures incitatives pour être acceptée :
avantages nanciers du droit de substitution pour le pharmacien, intéressement
proportionnel à la prescription de génériques pour les généralistes par
l’intermédiaire des ROSP (les rémunérations sur les objectifs de santé publique,
qui sont, chaque année, versées directement aux praticiens, par la Sécurité
sociale, en fonction de critères complexes)… Des mesures incitatives, mais
aussi des mesures dissuasives pénalisant les patients qui refusent la substitution
en empêchant la mise en place du tiers payant par le pharmacien. Il existe
pourtant encore des professionnels de santé qui refusent de tenir compte de
l’incidence de leurs prescriptions sur le coût de la santé et qui ne prescrivent
pas de génériques. Les raisons évoquées par les analystes sont multiples :
manque d’information objective de ces praticiens, in uence inconsciente du
poids des laboratoires dans leur décision, désintérêt à l’égard de l’aspect
économique de la santé, consultations rapides, refus d’exercer une pression sur
les patients. Car il n’est pas facile de s’attaquer aux obstacles socioculturels et
psychologiques posés par ceux qui redoutent les génériques, de rassurer sur la
bioéquivalence des produits, d’expliquer que les enquêtes de qualité et de
sécurité des produits sont les mêmes quel que soit le type de médicaments, que
les excipients n’ont pas d’e ets malé ques, que presque toutes les substances
pharmacologiques sont fabriquées dans des pays éloignés de la France. Pas
facile et quelque peu chronophage…
Autre di culté pour le généraliste, celle d’enlever d’une ordonnance un
médicament habituellement prescrit depuis des années. On appelle cette
pratique : la déprescription. Pas si simple ! On dit, avec raison, qu’il est plus
facile de ne pas prescrire que de déprescrire. Le patient qui prend un
médicament depuis longtemps, a fortiori si c’est pour traiter son cœur — une
partie noble et dont le bon fonctionnement paraît indispensable à sa survie —,
craint le pire si on lui propose de l’arrêter. Pour le convaincre, il faut mettre en
œuvre toute une stratégie persuasive. D’abord trouver le bon moment pour
alléger le traitement — un moment de calme dans la vie médicale du patient,
une occasion de renouvellement. Ensuite, il est nécessaire d’expliquer, avec
empathie et conviction, pourquoi on propose une telle déprescription.
Longtemps, les médecins se sont cachés derrière de faux arguments pour ne pas
agir, mettant en avant les réticences des patients qui ne seraient pas prêts à
l’accepter. La réalité est plus nuancée : la thèse de Marine Crest14 sur le vécu
des patients met à mal cette idée reçue : « À condition, propose-t-elle, de le
faire médicament par médicament, et que ce soit le médecin traitant qui la
pratique. » Il semble nécessaire, ajoute-t-elle, d’« identi er les obstacles »,
comme une « angoisse vis-à-vis de l’e et rebond et du syndrome de sevrage »,
tout en ayant « conscience des avantages d’une telle démarche ce qui ne veut
pas dire que ceux-ci sont su sants pour contrebalancer les inconvénients ».
La situation la plus délicate concerne les molécules qui provoquent une réelle
addiction, en particulier les benzodiazépines, souvent utilisées comme
hypnotiques. Sans ces médicaments, le patient qui y est habitué se sait
condamné à l’insomnie, et la situation risque de persister plusieurs mois s’il
arrête de prendre la molécule qui a l’habitude de le conduire dans les bras de
Morphée. La France, pays vinicole et grand consommateur de vin, atteint
presque le record européen — ce qui n’est pas sans rapport — avec plus de
64 millions de boîtes de tranquillisants vendues par an. La déprescription, dans
ces cas, doit se faire par étape, très lentement, en marquant des paliers longs,
très longs même, de plusieurs mois, voire d’une année, en revoyant souvent les
patients et en leur proposant des alternatives non médicamenteuses, comme la
sophrologie, la psychothérapie, ou l’acupuncture. Di cile, en e et, d’imaginer
les e ets indésirables d’un médicament que l’on prend depuis des dizaines
d’années sans aucun inconvénient, et à cause duquel le médecin semble
redouter, maintenant, des pertes d’équilibre, des chutes et des trous de
mémoire. Di cile d’accepter que l’on vieillisse et que les organes fonctionnent
moins bien, que le métabolisme soit plus lent… Motiver les patients, leur faire
comprendre l’intérêt personnel de ne plus être dépendant d’un produit,
demande non seulement des qualités pédagogiques et un pouvoir de
conviction, mais aussi de la persévérance, de la ténacité et une certaine dose
d’optimisme, qualités qui ne sont pas disponibles à chaque consultation. Et,
bizarrement, les jours où l’on n’y croit plus, où l’on manque de temps, où l’on
n’insiste plus, c’est le patient lui-même qui risque de changer de
comportement. « Mais, pourtant, docteur, vous y teniez tant, les autres fois, ça
m’étonne aujourd’hui que vous ne m’en parliez plus… Ah, je vous promets,
cette fois-ci, je vais faire un e ort… pour vous faire plaisir… » Un pas vers la
réussite, certes, et il faut s’en réjouir, même si vous souhaitiez le faire
autrement, sans faire appel à ce fameux pouvoir paternaliste que vous vouliez
éviter, celui qui incite à « faire plaisir au docteur ». Qu’importe ! Le sevrage de
ces produits licites et médicamenteux ressemble au sevrage de ceux qui ne le
sont pas ou que l’on appelle des drogues. Même di culté avec le tabac ou
l’alcool qu’avec certains médicaments. Je me souviens d’un de mes patients,
alcoolique et dans le déni de sa dépendance, jusqu’au jour où, hospitalisé pour
cirrhose décompensée, il a quitté l’alcool « sans sou rance ni e ort », m’a-t-il
dit. Et, depuis, à chaque consultation ou presque, il m’assure que « C’est grâce
à vous, docteur… Je vous dois tout, et je ne pense même plus à boire de
l’alcool… », alors que je n’y étais vraiment pour rien, cette fois-là, lorsque les
circonstances ont rendu, pour lui, le sevrage possible.
À l’opposé de la prescription, le médecin peut décider de ne pas prescrire, de
s’abstenir. Il ne s’agit pas simplement de démontrer au patient qu’aucun
traitement n’est nécessaire, que la guérison va se produire spontanément, ce qui
est, alors, un simple acte de bon sens, peut-être un peu plus long qu’une
ordonnance rédigée à la va-vite mais, pratiquement, d’utilité publique. La
dé nition réelle de l’abstention thérapeutique est bien di érente. Cette
expression suggère que l’on ne traite plus, que l’on ne donne pas de
médicaments, que l’on arrête les soins. S’abstenir — ne pas faire — est,
paradoxalement, beaucoup plus complexe que faire. Plus complexe, plus long
et surtout plus douloureux, nous le verrons plus loin. Mais peut-être plus sage
aussi dans certaines situations dramatiques et complexes de n de vie.
11. Le diabète est connu depuis l’Antiquité (sa mise en évidence reposait sur les qualités gustatives du
médecin qui devait « goûter » les urines de son patient !), mais son traitement reste inconnu jusqu’à la
découverte de l’insuline en 1921.
12. Fabrizio Benedetti, e Patient’s Brain: e Neuroscience Behind the Doctor-Patient Relationship,
Oxford University Press, 2010.
13. La DCI est le nom scienti que qui désigne la molécule active du médicament dans un langage
commun à tous les pays, toutes les langues.
14. Marine Guilluy-Crest, La Déprescription : les patients sont-ils prêts ? Analyse du vécu et du ressenti des
patients à qui le médecin généraliste propose une déprescription, thèse soutenue le 9 octobre 2012, faculté de
médecine Paris-Descartes, sous la dir. de Jean-Claude Schwartz.
Se tromper
J’adore soigner, faire des pansements, soulager une douleur, apaiser une âme
inquiète, trouver les mots justes, mettre la main sur l’épaule, regarder au fond
des yeux, avoir le regard qui s’embrume, le cœur qui s’accélère quand il faut
faire vite, mais ce que je déteste le plus, dans mon métier de médecin, comme
dans la vie courante, c’est me tromper, savoir que j’ai eu tort, me rendre
compte, trop tard, du verbe inapproprié, de la blessure in igée, de l’erreur. Car
le médecin observe sans cesse ce qu’il fait : il pratique l’autocritique
permanente, une sorte d’analyse, après coup, de son exercice personnel. Ce
regard personnel et critique possède, en lui-même, un grand pouvoir
formateur. Il est encore plus instructif de l’exercer entre médecins de la même
discipline, animés du même esprit de curiosité et du même désir d’actualiser
leurs connaissances. On parle alors de « groupes d’échange de pratiques »
(GEP), ou groupes de pairs, formés de cinq à dix médecins réunis pour
ré échir sur leur propre exercice à la lumière de celui des autres. Chaque
participant expose une consultation récente, choisie au hasard (la troisième de
la matinée, ou l’avant-dernière de la soirée), qui est ensuite revue et
commentée. L’avantage de cette désignation aléatoire permet d’éviter le cas
emblématique, celui qui apparaît aux autres presque « trop beau ». D’ailleurs,
nul ne doute qu’il apprend plus d’une consultation apparemment banale,
comme une gastro-entérite en période épidémique, parce que l’habitude et la
répétition font perdre au médecin une certaine sagacité. Lorsque dix
généralistes se mettent à ré échir ensemble, le raisonnement devient plus
perspicace que celui qui a été élaboré, en solitaire, pendant les quinze ou vingt
minutes d’une consultation. « C’était une femme ? Elle prend la pilule ? — Ah,
oui, je crois, mais j’ai oublié de lui en parler… » Alors, la recherche du délai de
sécurité entre la prise de la pilule et les vomissements ou les diarrhées, pour
s’assurer que ce médicament a gardé son e cacité contraceptive, devient un
impératif. Et si aucun des participants ne le connaît, il faudra aller chercher la
bonne réponse sur les référentiels actualisés. Car les discussions de la séance
précédente sont reprises un mois plus tard, au cours de la séance suivante, par
le médecin désigné pour cette recherche.
Il y a des fautes qu’on oublie vite tant elles sont insigni antes et sans
conséquence, des erreurs qu’on ne remarque pas le jour même et que l’on
constate à la consultation suivante : « Comment ai-je pu faire ça ? Je suis
vraiment idiote… », et puis des fautes qui vous taraudent la conscience
pendant des mois, des années. Il y a des erreurs qui reviennent frapper la
mémoire chaque fois que le patient vient nous revoir. Je me souviens d’une
femme très sympathique mais aussi très dépendante de la cigarette que
j’essayais de convaincre de la possibilité d’un sevrage. J’avais tout essayé : les
conseils de prudence, le rappel des risques — le cœur, les artères, les menaces
qui pèsent sur la santé, sans trop insister sur le drame, sur les risques
morbides —, tous les béné ces d’un arrêt du tabac — le teint qui rajeunit, la
peau qui devient plus lumineuse, le sou e que l’on retrouve —, jusqu’au jour
où, en panne d’arguments, j’ai prononcé les mots que l’on doit éviter, ceux qui
menacent : « Moi, ce dont j’ai vraiment peur pour vous c’est que vous nissiez
comme Marguerite Duras, un trou dans le cou, une sonde de trachéotomie en
permanence, avec la bouteille d’oxygène aux pieds ! » En sortant du cabinet,
dans la cour de l’immeuble, la patiente a jeté sa dernière cigarette. Bonne
nouvelle, donc. E cacité de la parole médicale. Que nenni ! Les signes
dépressifs n’ont pas tardé à se faire sentir, une tristesse profonde, une absence
d’envie (l’anhédonie désespérante), une prise de poids envahissante, un noir
dominant dans la vie de cette femme qui ne la quittait plus malgré tous les
antidépresseurs et consultations spécialisées possibles. Pendant des mois, des
années. Si bien que je lui ai même conseillé de reprendre la cigarette… Mais le
mal était fait et, à chaque nouvelle consultation, je me souviens de ma
comparaison avec Marguerite Duras, je m’en veux, je culpabilise…
L’autre erreur — monumentale — que j’ai commise, je crois bien que je ne
passe pas un jour de ma vie sans y repenser. Une faute qui a tué ! J’ai tellement
honte que jamais je n’en parle. Je vais raconter l’histoire, aujourd’hui. Sans
oublier le contexte : un après-midi de consultation déjà bien chargé. Une salle
d’attente pleine. Un coup de l implorant : « S’il vous plaît, docteur, acceptez
de la voir. Oui, c’est urgent. Non, elle n’a pas de médecin traitant. Elle ne parle
pas bien français, c’est ma femme de ménage… Oui, elle a mal. » Alors j’ai
accepté… Dans la salle d’attente, il y avait maintenant des patients debout. Je
l’ai prise, cette femme, comme on dit dans notre jargon, « entre deux », entre
deux consultations. Je savais que j’accentuais mon retard mais je l’ai interrogée.
Elle disait qu’elle allait mieux, qu’elle avait eu mal au ventre, sous les côtes, à
gauche, comme un point de côté, mais que non, maintenant, c’était ni. Je l’ai
examinée : rien, pas de douleurs, ou si peu. Peut-être le cœur un peu rapide,
mais je ne la connaissais pas… J’aurais dû au moins lui faire un
électrocardiogramme ou l’adresser aux urgences de l’hôpital, comme pour toute
douleur thoracique inexpliquée, pour éliminer l’hypothèse d’un infarctus
débutant ou d’une embolie. Mais ce n’était pas vraiment le thorax… tout me
paraissait normal… il fallait aller vite… Je lui ai prescrit un peu de Spasfon, lui
ai demandé de rappeler si ça n’allait pas mieux. Elle n’a pas rappelé. J’ai appris,
le lendemain matin, qu’elle était « tombée dans les pommes » en se levant. Elle
était morte d’une embolie pulmonaire…
Errare humanum est…, disait Sénèque ou Cicéron. Le généraliste appartient
bien, dans l’exercice de sa profession, à l’espèce humaine qui peut faillir… Par
manque d’attention ou de temps, par ignorance ou par oubli, par exaspération
ou par fatigue, le risque d’erreur en médecine est quotidien. Avec des
répercussions parfois catastrophiques. Et même si les conséquences ne sont pas
de même nature qu’en chirurgie ou en réanimation (quand un chirurgien se
trompe de côté ou de patient ou lorsqu’un réanimateur fait inhaler de l’azote à
la place de l’oxygène), les médecins ont dû mettre en place des stratégies de
gestion des erreurs, à la fois pour éviter de les reproduire et pour en atténuer les
conséquences éventuelles. Le premier niveau de protection vient de
l’informatique et des logiciels de prescription, qui permettent d’éviter les
interactions médicamenteuses. Car les principes actifs des médicaments
interagissent, en augmentant ou en diminuant l’e et attendu. Certains
stimulent le métabolisme d’une autre substance et réduisent la durée habituelle
de leur activité — ce sont des inducteurs enzymatiques — alors que, à
l’opposé, les inhibiteurs enzymatiques ralentissent la destruction et
l’élimination de médicaments, provoquant leur accumulation excessive dans le
sang. Il y a aussi ceux qui utilisent les mêmes molécules porteuses pour se
déplacer dans le sang et entrent, ainsi, en compétition avec elles. Le jus de
pamplemousse, par exemple, bien que n’étant pas un médicament, est
l’exemple même de la complexité des interactions biochimiques. Ce sont les
malades du sida et leurs traitements aux multiples comprimés qui ont alerté sur
les dangers du pamplemousse. Il y a plus d’une vingtaine d’années, au début de
la découverte de l’intérêt des bi- puis des trithérapies, la posologie des
médicaments utilisés imposait de nombreuses prises quotidiennes avec, chaque
fois, l’absorption de plusieurs comprimés. Cette quantité très élevée de pilules
(souvent plus de vingt par jour) incitait les malades à s’aider de boissons
agréables et peu caloriques. Beaucoup avaient choisi alors le jus de
pamplemousse puisqu’il était facilement disponible dans le commerce et
modérément sucré. Mais, assez rapidement, des cas de surdosage
médicamenteux ont été signalés, toujours associés à la prise de jus de
pamplemousse. Comme si cet agrume favorisait les e ets secondaires de ces
produits. Depuis, les biochimistes ont expliqué le phénomène : le
pamplemousse possède une substance que ne contient ni l’orange ni le citron,
entrant en compétition avec une enzyme, le cytochrome P3A4, elle-même
impliquée dans l’absorption intestinale et le métabolisme de nombreux
médicaments. La simple présence de ce fruit (et surtout de son écorce) dans
l’estomac aide certaines molécules à franchir plus facilement ce que l’on appelle
la barrière intestinale ; on les retrouve alors en plus grande quantité dans la
circulation sanguine. De plus, cette substance, issue de la peau du
pamplemousse, est capable d’empêcher la destruction des principes actifs des
antiviraux du VIH. Ils ne sont, d’ailleurs, pas les seuls à subir cet e et : c’est
aussi le cas des statines, que l’on utilise dans les dyslipidémies sévères, ou
d’immunosuppresseurs comme la ciclosporine. Des interactions similaires
peuvent se produire lorsque plusieurs médicaments sont associés. On a chi ré
que le risque d’e ets indésirables augmentait de 15 % à chaque molécule
ajoutée.
La fameuse « écriture de médecin », réputée peu lisible — souvenir de la
vitesse record de prise de notes en cours ou snobisme dédaigneux d’une
profession qui se prend parfois pour une élite ? —, a entraîné son lot d’erreurs
de délivrance, le pharmacien ne parvenant pas à déchi rer correctement
l’ordonnance. Mais, paradoxalement, les confusions liées à la pratique de
l’informatique, si elles sont bien moins fréquentes, semblent plus dangereuses.
C’est en tout cas ce qui ressort d’une étude comparant la rédaction des
ordonnances à la main et celle avec l’aide d’un logiciel de prescription15.
L’utilisation d’un ordinateur diminue largement le risque de fautes, mais celles
qui passent entre les mailles du let sont plus graves. Car en sélectionnant, par
exemple, un nom sur un déroulé de di érents produits, le médecin va taper sur
la mauvaise ligne. Et, parce que l’ordonnance est propre, parfaitement lisible, le
doute ne s’insinue plus dans le regard critique du pharmacien. Le meilleur
moyen pour éviter pareille bévue est de prendre le temps de relire l’ordonnance
au patient en lui expliquant les posologies, les heures de prise, en s’assurant
qu’il a bien compris, ce qui permet souvent de s’apercevoir de son erreur et des
fautes de frappe non repérées par le logiciel.
Lorsque l’erreur médicale est commise, lorsque le médecin réalise qu’il s’est
trompé, faire l’autruche n’est pas vraiment recommandé. Il faut au contraire
utiliser tous les moyens de communication pour prendre contact avec le
patient et s’excuser sans chercher à se justi er. Une action immédiate peut être
salvatrice : les médicaments sont achetés mais non absorbés, il existe un
antidote, un moyen de réduire le danger, etc. Telles sont les recommandations
que les juristes des compagnies d’assurance des médecins ont élaborées pour
limiter les conséquences de ces fautes. Toute cette stratégie est centrée sur
l’intérêt du patient.
La législation s’est, en e et, enrichie depuis près d’un siècle de nombreux
textes qui font jurisprudence. Depuis 1936, en particulier, un arrêt de la Cour
de cassation précise que la responsabilité médicale est de type contractuel ; il
existe un accord tacite, un contrat de soins, entre le médecin et son patient, qui
intervient de facto dès que ce dernier entre dans un cabinet médical pour une
consultation. Dès lors, le praticien, en raison précisément de ce lien
contractuel, a une obligation, sinon de guérir le malade, du moins de lui
« donner des soins, non pas quelconques, mais consciencieux, attentifs et,
réserves faites de circonstances exceptionnelles, conformes aux données
actuelles de la science ». Cette décision de la Cour de cassation mettait un
terme à une procédure judiciaire engagée par les époux Mercier, en 1929, en
leur donnant gain de cause. Mme Mercier avait, en e et, de quoi se plaindre.
Elle présentait de terribles lésions de radiodermite des muqueuses de la face
— nécrosantes, douloureuses et mutilantes — qui étaient apparues à la suite
d’une irradiation thérapeutique e ectuée par un radiologue en 1925, pour une
a ection nasale probablement bénigne. À l’époque, les rayons X étaient à la
mode et les indications thérapeutiques beaucoup plus étendues que
maintenant, d’autant que les médecins minimisaient encore certaines des
conséquences désastreuses de ce rayonnement sur le corps humain. Mais ce qui
posait problème, c’était le laps de temps écoulé entre les soins et le dépôt de la
plainte par les époux Mercier : il était de plus de trois ans. La partie adverse,
c’est-à-dire le médecin et son conseil, avait invoqué ce délai pour éviter la
sanction et s’était retournée vers la Cour de cassation pour obtenir un arbitrage
dé nitif. Le juge avait donné raison à la femme mutilée en invoquant
l’existence d’un contrat implicite lors de chaque consultation médicale. Or, en
cas de responsabilité contractuelle, le délai de prescription est de beaucoup
supérieur à trois ans, puisqu’il peut en atteindre trente.
Il y a une erreur dont les médecins se seraient bien passés, une erreur qui
reposait sur une certitude, un dogme, il y a encore une vingtaine d’années, et
dont le bien-fondé ne devait, en aucun cas, être mis en cause. « Les enfants ne
peuvent pas mentir. » C’est ce que j’enseignais aux futurs généralistes en
abordant le cours sur la maltraitance et en ajoutant : « La parole des enfants est
sacrée. » Or, en 2005, un dramatique fait divers, surnommé l’« a aire
d’Outreau », a balayé cette croyance. On se souvient, sans doute, du drame
humain et judiciaire qui a conduit à la désignation d’une commission
d’enquête parlementaire, dont les séances — envoûtantes — ont été
retransmises à la télévision, en di éré, le soir, tard, pendant plusieurs semaines
à partir de la mi-janvier 2006. L’audition des personnes accusées à tort, puis
acquittées, la sou rance qu’elles exprimaient si dignement par des mots
simples, les questions posées par le président de la commission, le député
André Vallini, les regards qui se voilaient, les voix qui se cassaient, les larmes au
fond des yeux, toute cette émotion palpable ressentie, vécue presque en direct,
plongeait le téléspectateur bouleversé dans l’intimité saccagée de ces innocents.
Dans cette histoire horrible de maltraitance sexuelle et psychologique, la parole
des enfants martyrisés de cette banlieue populaire de Boulogne-sur-Mer n’avait
pas été mise en doute su samment tôt. Douze de ces jeunes victimes avaient
accusé, en plus de leurs parents et d’un couple de voisins reconnus, eux,
« responsables de viols, agressions sexuelles et corruption de mineurs », d’autres
adultes qui n’y étaient pour rien. Mais, dans ce « naufrage judiciaire »,
l’enquête menée à charge par un jeune juge d’instruction inexpérimenté,
Fabrice Burgaud, s’appuyait sur la parole de ces enfants et n’écoutait pas les cris
d’innocence des accusés à tort. Pour les médecins, cette a aire d’Outreau, c’est
d’abord la disparition d’un principe qui tenait depuis des dizaines, des
centaines d’années, et qui était même entré dans le langage populaire sous
forme d’un dicton, un dicton qu’il ne fallait surtout pas discuter parce qu’il
paraissait infaillible : « La vérité sort de la bouche des enfants » !
L’explication, après coup, des psychologues résonne comme une sorte de
compromis : les enfants ne mentent pas, sauf pour « se sortir » d’une situation
plus pénible encore. Ici, l’horreur tenait au fait que c’étaient les propres parents
de plusieurs de ces enfants qui avaient été les auteurs de leur martyre, les
entraînant à inventer d’autres responsables. Peut-être les enfants cherchaient-ils
instinctivement des circonstances atténuantes à leurs parents a n d’alléger leur
responsabilité. Morale de ce récit tragique : les enfants sont tout à fait capables
de mentir. Si chacun avait regardé sa propre histoire, en se souvenant de sa
petite enfance, il aurait pourtant été possible de recti er, spontanément, les
certitudes anciennes, et de reconnaître aux enfants l’aptitude au mensonge.
Que le premier qui n’a jamais menti — croix de bois, croix de fer, si je mens, je
vais en enfer — lève le doigt !
Pour mettre à l’aise un patient, pour l’inciter à expliquer ce qu’il n’ose dire,
pour l’examiner et le comprendre, pour lui signi er ma compassion, je n’utilise
pas seulement les mots d’une conversation, je m’appuie également sur ce que
les spécialistes en communication appellent le langage non verbal. Ce langage,
un peu comme les mots que l’on prononce et ceux que l’on écrit, s’inscrit, sur
les traits du visage, la position du corps et les gestes e ectués et peut se
déchi rer en observant attentivement son interlocuteur. Cette lecture dont
l’apprentissage se fait de façon intuitive, dès le plus jeune âge (la réponse
sourire du bébé en est une des premières ébauches), demande cependant une
certaine concentration, une vigilance soutenue pour que son analyse arrive
jusqu’à la conscience, et un peu de pratique pour en a ner la traduction et le
décodage. Le regard fuyant, di cile à capter, les cheveux que tortillent des
mains agitées, les tics gestuels répétés comme le frottement des doigts ou des
ongles les uns contre les autres traduisent, avec la même certitude, le manque
de con ance en soi, la honte ou la gêne. L’attitude du corps en marche, la
position qu’il prend en s’asseyant, la façon de se tenir et de se vêtir, la mèche de
cheveux qui cache une partie du visage ou la main devant la bouche, le débit
du discours, l’hésitation, les soupirs, les sourires ébauchés, les bâillements
réprimés, les yeux qui brillent soudainement par un a ux lacrymal, toutes ces
mimiques plus ou moins conscientes, je les guette pour mieux les décrypter.
J’apprends beaucoup en regardant mon patient. Mais le langage non verbal
n’est pas à sens unique ; je dois aussi me contrôler. Le risque de voir les mêmes
signaux involontaires a eurer instinctivement sur mon visage m’oblige à une
certaine maîtrise de ma propre gestuelle : incliner légèrement la tête sur le côté,
détourner le regard de l’écran de l’ordinateur pour le porter sur le patient, ôter
les mains du clavier pour les poser sur la table, paumes vers le haut ou
simplement entrouvertes, et, bien évidemment, ne pas se lancer dans la lecture
de mails ou de résultats d’examens complémentaires, concerneraient-ils le
malade lui-même, attitude qui pourrait traduire mon désintérêt pour son cas.
De même que les graphologues apprennent à déduire, à partir de certaines
atypies d’écriture, un peu de la psychologie de celui qui a tracé ces lettres, le
décryptage de certains codes du langage non verbal peut s’enseigner : croiser les
bras devant la poitrine, c’est signi er que l’on n’a pas envie que l’entretien
s’éternise alors que poser les mains sur la table, paumes ouvertes, montre à celui
que l’on écoute qu’il a toute notre attention, notre sollicitude. Lorsque
j’annonce une mauvaise nouvelle, observer attentivement celui qui la reçoit me
permet de mesurer l’impact de mes mots sur son regard, son attitude et ses
traits, et de recti er rapidement mon discours le cas échéant, d’adoucir mes
paroles en trouvant des mots plus adaptés.
Le silence fait partie également de la communication. De signi cation
di érente suivant le contexte, il déclenche toujours, de ma part, une sensation
de malaise. Une véritable gêne même, s’il s’éternise, et qui pourrait déclencher
l’arrivée d’un ot de paroles propre à combler ce vide pénible et à masquer
l’hésitation du patient. Mais en essayant de venir, par des mots, au secours de
celui qui n’arrive pas à exprimer ce qu’il veut dire, je risque de bloquer
dé nitivement l’expression d’une pensée intime, secrète, di cile à avouer. Car
ce silence, il faut arriver à le respecter ; il faut « écouter le silence ». Il traduit
l’hésitation anxieuse du patient, le cheminement incertain de sa pensée. Des
études ont montré qu’il était di cile de le laisser s’installer plus de quelques
secondes. Et pourtant, si l’on arrive à compter jusqu’à quinze, c’est le patient
qui, le plus souvent, va le rompre, ce silence, et prononcer alors une phrase
révélatrice. Les psychanalystes, plus habitués que les médecins généralistes aux
blocages et autres tabous de la pensée consciente, peuvent, eux, laisser le silence
rôder pendant toute la durée d’une séance. Un mutisme de vingt à trente
minutes !
Si le silence est parfois lourd à supporter, comme je viens de l’évoquer, les
secrets peuvent se révéler, eux, di ciles à garder. Et pourtant, l’obligation de
respecter le secret con é fait partie de la fonction médicale depuis la nuit des
temps. Depuis que l’homme s’est penché sur son voisin pour le secourir
lorsqu’il était sou rant, les soignants ont eu conscience qu’il fallait protéger
l’intimité des malades. Si la formulation du secret médical, telle qu’on la
connaît aujourd’hui, remonte au temps d’Hippocrate, il y a deux mille cinq
cents ans, il est fort probable que cette notion soit beaucoup plus ancienne,
exprimée oralement et transmise de maître à élève. En tout cas, cette
conception du respect de la vie privée et de ce qui peut venir à la connaissance
d’un médecin, d’un in rmier ou de quiconque s’occupe de la santé d’une
personne n’a pas subi de grands changements depuis le texte initial du célèbre
praticien grec. Ce serment d’Hippocrate que chaque jeune médecin prononce,
la main levée, après la soutenance de sa thèse, le dit expressément : « Admis
dans l’intimité des personnes, je tairai les secrets qui me seront con és. Reçu à
l’intérieur des maisons, je respecterai les secrets des foyers. » Le code de la santé
publique (article R. 4127-4), comme le code de déontologie (article 4), en
donne une dé nition semblable avec des termes à peine di érents. Le secret
concerne « tout ce qui est venu à la connaissance du médecin dans l’exercice de
sa profession, c’est-à-dire non seulement ce qui lui a été con é, mais aussi ce
qu’il a vu, entendu ou compris » lors d’une consultation médicale ou d’une
visite à domicile, à l’exception des dérogations légales (certi cats administratifs,
échanges entre professionnels de santé à propos d’un même patient, rédaction
des protocoles de soin des malades, etc.).
Le poids des secrets dans la conscience d’un médecin pèse plus lourd qu’on
ne le pense. Moi, ils ne me quittent jamais. Parce qu’ils ont fait de ma mémoire
une sorte de réceptacle, de tombeau du souvenir, je reste prisonnière de leur
évocation que je fais revivre pour moi seule. Je me souviens d’un patient dont
je soignais la famille, dans les premiers temps de mon activité professionnelle,
dans les années que l’on a quali ées d’« années sida », au début de l’épidémie.
Je le revois, ce patient d’âge mûr, assis de l’autre côté de mon bureau, regardant
le bout de ses chaussures et me parlant, d’une voix cassée, de sa « tache ». Sa
tache sur la peau. Elle était bien visible et n’avait rien d’un secret. Elle était
apparue quelques semaines auparavant, bien en évidence sur son front, à la
lisière des cheveux qu’il ramenait dessus, en essayant de la dissimuler. Une
tache violacée, comme un hématome, un « bleu ». Une tache de deux ou trois
centimètres de diamètre, aux contours « géographiques » (c’est-à-dire irréguliers
comme une carte de géographie). C’était la première fois que j’en voyais une,
« en vrai », mais elle était si typique, elle ressemblait si bien aux descriptions
qui tru aient les revues médicales de l’époque, que j’étais sûre du diagnostic.
Le mot — la sentence — était là, sur mes lèvres, mais je ne les ouvrais pas.
J’attendais que le patient parle un peu plus. Que voulait-il de moi,
exactement ? « Qu’en pensez-vous ? Qui dois-je aller consulter ? Je sais ce que
c’est… », ajouta-t-il. Le « Ah bon ! » que j’ai dû prononcer aurait aussi pu se
traduire par un « ouf » de soulagement. Il avait fait lui-même le diagnostic.
« Oui, un Kaposi ! » Ce qui m’alarmait, ce n’était pas tant le mot ni ce qu’il
signi ait que la réponse que je souhaitais apporter au « comment ». Comment
lui, que je savais marié et père de famille, lui qui ne m’avait jamais parlé de
drogue, pouvait-il avoir un sarcome de Kaposi, une tumeur cutanée très
souvent associée à l’infection par le VIH et dont le nombre de cas a explosé
avec la pandémie de sida ? J’osai quelques hypothèses : « Transfusion ?
Intervention ? Rien de tout cela, murmura-t-il, j’ai eu des rapports
homosexuels… » Et de préciser : « Avec des hommes… » Le ciel m’était tombé
sur la tête mais je s des e orts pour que ça ne se remarque pas trop. Je rédigeai
un courrier pour l’adresser au centre de dermatologie qui existait alors dans
l’hôpital le plus proche. La suite de l’histoire fut encore plus éprouvante.
Lorsque, quelques semaines plus tard, son épouse vint me demander des
précisions sur la maladie de son mari. S’il existe, maintenant, des cours pour
apprendre à dire « non » et à cacher la vérité aux patients et à leur famille, les
médecins sortis des bancs de la faculté à la n des années soixante-dix n’en
avaient jamais eu. Ils n’avaient reçu aucune formation théorique ni pratique à
ce sujet. Il fallait donc innover, improviser, et je s ainsi, avec les moyens du
bord… « Non, je ne sais pas, il est encore hospitalisé. Il faut, dis-je en
rougissant jusqu’aux oreilles, le lui demander, en parler avec lui. Et puis, je n’ai
pas le droit de vous dire… » C’était un bien mauvais alibi, fort peu acceptable,
à égale distance entre la fuite et l’aveu, un argument qui ne m’a pas rendue très
ère de moi.
Un autre secret m’a étrangement marquée. Ce n’est pas tant la teneur de ce
qui m’était con é, ni les circonstances, ni même l’importance de l’aveu, que la
raison de cette con dence. Le patient, que je voyais en consultation parfois à
l’occasion d’une visite à son épouse handicapée par une maladie de Parkinson
avancée, avait pris rendez-vous au cabinet. Il était un peu plus jeune que sa
femme, apparemment bien-portant (mais il est mort avant elle), et beaucoup
moins fortuné. Elle était l’héritière d’une grande famille industrielle du Nord,
et lui du genre aventurier pas toujours heureux en a aires. Ce jour-là, la raison
de sa consultation n’était pas claire. Après une quinzaine de minutes à tourner
autour du pot, tout à trac, il me raconta : « Je voulais vous dire quelque chose
que vous ne savez pas et que ma femme ignore. J’ai une double vie. Deux lles
de 13 et 15 ans, et une autre femme, leur mère. Je m’en occupe beaucoup
matériellement et moralement. Je vais les voir presque tous les jours de la
semaine pour déjeuner avec elles. Je les accompagne au collège ensuite, et
souvent je vais les rechercher à la sortie. Je le fais depuis qu’elles sont petites. Je
voulais que vous le sachiez. » La consultation s’est achevée là-dessus : moi,
abasourdie et essayant de comprendre pourquoi. Pourquoi me le dire, pourquoi
à moi, pourquoi maintenant ? Autant de questions restées, évidemment, sans
réponse en dehors de celle que je me suis forgée, seule, au l des années qui ont
suivi. Il n’y avait aucune raison. Ce n’était pour rien, ou simplement pour que
le secret soit partagé et le fardeau sans doute un peu moins lourd à porter…
L’envers du secret médical, sa face cachée, son énorme zone d’ombre, celle
qui agit comme un immense trou noir, engloutissant les plus légitimes
témoignages, réside dans l’incapacité de porter plainte contre un exercice illégal
de la médecine. J’ai failli être victime de cet e et boomerang, devenant
l’arroseuse arrosée d’un charlatan que j’avais voulu dénoncer. Je me souviens de
ce samedi après-midi, il y a une vingtaine d’années, lorsque, à la demande d’un
de mes patients, je suis passée voir sa vieille mère, malade, en grande sou rance
et, selon ses dires, « sous l’emprise d’un guérisseur ». La pauvre femme, épuisée,
dolente, se tenait, immobile, allongée sur son lit. Le ventre gon é, la peau de
l’abdomen tendue, immédiatement douloureuse au moindre e eurement du
drap ou de la main, l’absence de gaz intestinaux et les vomissements verdâtres
ne laissaient aucun doute sur le diagnostic ni sur la sentence à apporter :
occlusion intestinale aiguë et hospitalisation urgente. Plus di cile, cependant,
de décider la patiente : « “Il” ne voudra pas », « “Il” pense que ça va s’arranger
dans quelques jours… ». Le « il » était un charlatan, expert en oscillations de
pendule et manipulateur patenté qui exerçait une in uence nancièrement très
rentable sur cette pauvre femme. « Il » était venu la veille au soir et avait
a rmé que tout allait rentrer dans l’ordre en peu de temps, qu’elle devait rester
à la diète… C’est le balancement régulier du pendule, au-dessus du ventre
ballonné, qui avait généré cet oracle optimiste. Les murs de la chambre de la
vieille dame étaient tapissés d’images prétendument magiques, l’étagère au-
dessus de la cheminée couverte de bibelots divers, pyramidaux ou sphériques
— des objets achetés à prix d’or —, encadrant le fameux pendule en simili-
pierre de météorite… Convaincre cette malade, sous emprise, de se faire
hospitaliser ne fut pas facile. Plus d’une heure à parlementer, à plaider ce qui
relevait du plus évident bon sens, en déployant, successivement, tous les
raisonnements possibles : la logique (« vous allez mourir d’une occlusion si rien
n’est fait »), la prière (« je vous en supplie, votre ls va être désespéré »), la
menace (« c’est votre dernière chance… je vais partir »), l’expérience (« George
Sand avait la même maladie que vous, mais en 1876, et elle est morte après
douze jours d’horribles sou rances »), le dédain (« vous avez le droit de vouloir
mourir à domicile, seule et sans aide, mais alors il faut me signer un papier de
renoncement aux soins »). Je ne sais quel argument fut le plus convaincant,
mais j’arrachai son accord verbal. C’est la suite de l’histoire qui m’horripile.
Après l’intervention en urgence de la malade et l’ablation de la tumeur qui
bloquait l’évacuation des matières — un cancer du sigmoïde peu invasif, ne
nécessitant pas de chimiothérapie —, la vieille dame convalescente, pressée par
son ls, accepte de porter plainte contre son gourou manipulateur. La plainte
aura plus de poids, disent les autorités compétentes, si elle est accompagnée du
témoignage du médecin appelé en urgence. Et le médecin en question, c’est
moi. J’accepte donc de rédiger un courrier explicitant ce que j’ai vu, la
di culté de décider la malade, que son état de santé rend « intransportable »
par l’équipe du Samu appelée sur place, la nécessité de la réhydrater, de lui
injecter un peu d’adrénaline, de stabiliser ce que l’on appelle les constantes
physiologiques — la pression artérielle, le rythme cardiaque, etc. — avant de
pouvoir la transporter vers l’hôpital. Aucun problème, à mes yeux. Il faut faire
cesser, au plus vite, les ravages possibles de celui qui exerce, illégalement, une
pseudo-médecine. Mais la vieille dame change d’avis ; elle retire sa plainte. Et
le gourou manipulateur reprend ses bons o ces. C’est lui qui, informé de mon
témoignage, dépose une plainte, contre moi, auprès du Conseil de l’ordre des
médecins. Pour quel motif ? Une dérogation illégale au secret médical ! Je suis
en rage. Je plaide mon cas auprès de l’ordre : « L’emprise sur cette femme âgée,
son probable état de faiblesse, le danger réel d’un tel individu… — Oui,
mais… Vous n’avez pas à trahir le secret médical, qui plus est auprès des
services d’enquête de police. — Alors vous défendez les charlatans, les
bonimenteurs et ceux qui exercent illégalement la médecine ? » À se demander
ce qu’un médecin peut faire dans un tel cas, sinon fermer sa bouche et ranger
son stylo.
Si j’ai commencé ce chapitre en décodant la signi cation du silence et du
langage non verbal, c’est bien parce que le généraliste passe plus de temps à
écouter, à se taire, qu’à parler. Mais, quand il le fait, les mots qu’il utilise ne
doivent pas être choisis au hasard. L’exemple le plus évident concerne le mot
qui quali e une lésion tumorale : une tumeur. Inutile d’être psychanalyste pour
entendre la signi cation cachée de ce nom : « tu meurs » ! Donc à éviter, bien
qu’une tumeur ne soit pas toujours cancéreuse, loin de là, mais le terme garde,
pour le commun des mortels, une connotation péjorative. On peut, certes, lui
accoler l’adjectif rassurant « bénin » et parler de tumeur bénigne. Mais je
préfère utiliser d’autres expressions synonymes : un « nodule », une
« tuméfaction », une « lésion », et même une « image » dans le cas où je décris
ce que je vois sur une radiographie. Parmi les autres équivalents, en dehors de
la « masse » qui n’est pas du meilleur e et, de la « boule » très utilisée par les
patients, je donne la préférence au mot « kyste », bien que son sens soit plus
précis et son emploi ici erroné, puisqu’il est de nature liquide et non solide.
Le mot le plus utilisé en médecine est un adjectif. Un adjectif qui atténue :
« petit ». Pour un médecin, tout apparemment est petit, et ce quali catif est
prononcé à longueur de consultation, en annonçant une mauvaise nouvelle, en
parlant de pronostic, de changement d’habitude à prendre : un « petit »
bouton, un « petit » ganglion, une « petite » tumeur, une « petite » image sur la
radio, un « petit » mois, un « petit » e ort… Je fais bien partie de ces médecins
qui décrivent en minimisant, et je prononce, par ordre de fréquence de mes
expressions favorites, l’adverbe composé « un peu » et ceux, moins jolis, « pas
bien » ou « pas trop ». C’est toujours « un peu » mieux (même si l’évolution est
très stationnaire), « un peu » tôt pour en être certain, et ce sera « un peu »
douloureux ou « un peu » di cile, voire « pas bien » méchant, mais, surtout, il
ne faut « pas trop » s’inquiéter. Il est évident que le « un petit peu » a ma
préférence dans la panoplie des paroles indécises, peu précises et non
traumatisantes que tout médecin, dans sa langue de bois personnelle, manie à
l’envi. Quelle est la signi cation de ces mots qui diminuent, qui atténuent, de
ces euphémismes ? La première explication semble être le souci de ne pas
inquiéter, une louable intention donc. Pourtant, en y regardant de plus près, en
essayant de comprendre la raison d’être de ces paroles que l’on prononce
souvent en s’adressant aux enfants, on risque de découvrir un signe
d’infantilisation, celui qui était inhérent à la relation paternaliste d’autrefois
entre le médecin et son malade. Et cet ancien ré exe de domination du
médecin, que je croyais dé nitivement perdu, je le retrouve dissimulé derrière
l’apparence de bons sentiments…
Mais lorsqu’il s’agit de dire la vérité au patient qui la réclame, ce n’est pas
dans ce langage dépréciatif que je trouve les mots nécessaires. Depuis la loi de
2002 intégrée au code de la santé publique, les médecins doivent dire la vérité
à leurs patients. Le code de déontologie médicale précise, sans ambiguïté, que
« le médecin doit à la personne qu’il examine, qu’il soigne ou qu’il conseille
une information loyale, claire et appropriée sur son état, les investigations et les
soins qu’il lui propose. Tout au long de la maladie, il tient compte de la
personnalité du patient dans ses explications et veille à leur compréhension ».
En revanche, « lorsqu’une personne demande à être tenue dans l’ignorance
d’un diagnostic ou d’un pronostic, sa volonté doit être respectée, sauf si des
tiers sont exposés à un risque de contamination » ; mais, là encore, seul le
malade sera informé. Telle est la loi, telle n’est pas toujours la réalité, car le
médecin généraliste, formé à l’empathie, a, paradoxalement, plus de mal à dire
la vérité d’un diagnostic sombre que le malade à la recevoir. Pourtant, ce
dernier y a droit. Et comme le combat qui va suivre, celui qu’il va falloir mener
pour soigner et tenir à distance la maladie, se conjugue à deux, il serait
inhumain — inhumain et idiot — d’en écarter le malade, celui qui va devoir se
battre avec sa chair et ses os. Il y a des façons tout à fait supportables
d’annoncer au patient qu’on a en face de soi qu’il a un cancer, que ce n’est pas
très bon, mais que l’on va se battre, qu’on a de grandes chances d’améliorer les
choses. La consultation d’annonce doit, en théorie, se préparer, s’organiser. Ce
qu’il faut surtout, c’est y croire, et — j’en reviens toujours au même — aimer
ce que l’on fait. Un généraliste qui n’aime pas son patient, qui n’aime pas aider
les autres, qui ne partage pas, autant qu’il peut le faire, un peu de la sou rance
qu’il ressent chez l’autre, aura toujours du mal à soulager.
Et pourtant, une annonce me semble particulièrement di cile à faire : celle
de la maladie dégénérative devant des signes cognitifs débutants. Pourquoi ?
Parce qu’il faudra souvent répéter les choses, parce que le patient va oublier ?
Parce qu’il n’y a pas de réelles possibilités thérapeutiques actuellement ? Non.
Simplement parce que c’est une des a ections que je redoute le plus d’avoir, un
jour. Encore une histoire d’identi cation et d’empathie… Les malades atteints
de ces pathologies cognitives dégénératives, celles que l’on regroupe souvent
trop facilement sous une identité unique de maladie d’Alzheimer, sont à la fois
touchants et exaspérants. Touchants parce que fragiles, souvent perdus,
inquiets, et exaspérants parce que indociles et di ciles. C’est l’anosognosie, ce
symptôme caractéristique du déni, de l’incapacité du malade à reconnaître qu’il
n’est plus le même, qu’il ne se lave plus, qu’il devient incapable d’organiser sa
vie pratique, de gérer ses comptes, qui rend ces patients di ciles à soigner. Il y
a aussi une dimension plus cocasse qui perturbe la relation et donne parfois le
fou rire aux médecins. C’est la désinhibition. Elle concerne plus les paroles que
les actes. Les paroles : la grossièreté, la méchanceté, les injures, qu’il faut
prendre au troisième degré, mais surtout les demandes incongrues. Je me
souviens d’un patient atteint d’une maladie d’Alzheimer qui venait toujours
avec son épouse tant qu’il pouvait se déplacer et qui demandait toujours la
même chose : des bonbons. « Mais non, monsieur U., je n’ai pas de bonbons,
je n’en donne même pas aux enfants. Je peux vous donner un ballon à gon er
si vous voulez ! Mais, après la consultation. » Et il repartait avec son ballon
violet, sa couleur préférée, disait-il, content comme un petit garçon.
La langue médicale garde, peut-être plus que d’autres édiones professionnels,
bien des termes abscons, di ciles à comprendre pour le commun des mortels.
Ce sont souvent les stigmates d’un passé lointain, lorsque les médecins
s’exprimaient uniquement en latin, que l’on retrouve dans certains termes
utilisés quotidiennement. Le mot « décubitus » désigne la position allongée
— avec des variantes : décubitus ventral ou dorsal pour se coucher à plat ventre
ou sur le dos, décubitus latéral pour s’allonger sur un côté. Lorsque l’on
apprend à examiner un patient, ou à mémoriser l’ensemble des symptômes
associés qui caractérisent une maladie, les manuels d’enseignement, comme les
échanges entre médecin formateur et externe16, décrivent la façon dont il faut
placer le patient pour l’examiner. Et ces explications continuent de se faire dans
des termes propres au monde médical, plutôt que dans le vocabulaire de la
langue courante. L’examen d’un patient ne se pratique pas sur une personne
allongée mais sur une personne en décubitus dorsal, meilleure façon
d’apprécier la taille du foie, de palper l’abdomen (le ventre) à la recherche
d’une « défense », d’une « contracture ré exe » ou d’une masse localisée dans
l’épi- ou l’hypogastre (au-dessus ou en dessous de l’estomac), termes d’origine
latine également. L’examen de la région splénique (de la rate), lui, est souvent
plus informatif en léger décubitus latéral gauche, les doigts de la main de
l’examinateur étant recourbés en crochet sous le gril costal, de façon à sentir le
bord inférieur de la rate a eurer lors des mouvements respiratoires amples que
l’on demande au patient de réaliser. Mais lorsque j’invite un patient à se
coucher pour être examiné, je ne lui dis pas, évidemment, de s’allonger en
décubitus dorsal, je lui demande, tout simplement, de s’allonger sur le dos.
C’est alors que débute, souvent, une sorte de dialogue de sourds… Quand un
malade a mal au dos, il pense, à tort, que le médecin va vouloir « regarder »
l’endroit douloureux pour l’examiner, ce qui in uence la position qu’il va
vouloir prendre d’instinct. Si je lui demande de se « coucher sur le dos », ce
patient va monter sur la table à quatre pattes pour s’étendre à plat ventre. Je
dois être plus explicite, anticiper son geste et le corriger rapidement pour éviter
de le retrouver allongé sur le ventre, ce qui risquerait d’aggraver sérieusement
son lumbago : « Non, le dos sur la table ! », ou « Non, dans l’autre sens ». Ces
problèmes, pourtant simples, de communication continuent de m’étonner.
Autre vétusté langagière ou plutôt sociétale, les dispensaires, ces
établissements de soins publics ou privés qui accomplissaient une tâche
essentielle de soins de proximité. Ils sont passés de mode, ont disparu, ou bien
ils ont été rebaptisés en « centres de santé ». Bien avant la loi santé de Marisol
Touraine, ils avaient instauré le tiers payant à tous leurs consultants. Ceux qui
résistent gardent un aspect d’un autre temps, un air has been, quelque peu
vieillot, avec des salles d’attente sinistres, façon préaux d’école des années 1950,
et des « cabines de déshabillage » lugubres, qui o rent pourtant l’avantage
d’accélérer le rythme des consultations. Il n’y a pas de temps perdu ; on arrive
devant le médecin déjà en caleçon ou en sous-vêtements. La cabine, en forme
de placard étroit, donne d’un côté dans la salle d’attente et de l’autre
directement dans la pièce de consultation. Dans ce sas exigu, avec comme seul
mobilier immobile un banc pour s’asseoir et des patères pour accrocher ses
vêtements, les consignes sont écrites au cas où vous n’auriez pas compris ce que
la secrétaire-réceptionniste vient de vous dire derrière son bureau-bunker à
l’accueil : « Déshabillez-vous en soutien-gorge et culotte et attendez que le
médecin vous fasse signe ! » Le signe, c’est le déverrouillage de la porte côté
consultation. Un peu gênante pour les con dences, l’arrivée en déshabillé
deux-pièces, même si vous gardez, négligemment jeté sur les épaules, le
chandail pour vous protéger du froid… Le colloque singulier risque de ne pas
se faire d’égal à égal.
Du côté des patients, la communication s’e ectue aussi en dehors des heures
d’ouverture du cabinet, et tous les moyens les plus modernes sont utilisés :
textos, messages par mail, par WhatsApp, mais ceux qui ont ma préférence, ce
sont les petits mots. Les lettres écrites à la main, tapées à la machine ou à
l’ordinateur. Je les retrouve glissées sous la porte du cabinet, ou accrochées au
tableau en liège, là où j’a che moi-même des certi cats et des renouvellements
d’ordonnance, ou bien encore dans le courrier avec de beaux timbres : des mots
pour demander, pour remercier, des mots pour dire ce qui n’a pu être dit, mais
aussi des mots de reproches. Ceux-là sont peu nombreux mais ils peuvent être
virulents. En réalité, ils donnent à voir une certaine détresse et un sentiment
d’abandon. Ainsi celui que m’écrit, au décès de sa mère après une
hospitalisation, un ls, médecin lui-même, qui souhaite avoir des informations
médicales : « Ma mère est morte désespérée, comme moi, de l’abandon de ses
soignants. Je sais que cela ne changera rien à l’aspect biologique des choses.
Mais pour faire le deuil, pour faire l’accompagnement que dit le mot “deuil”, je
serais bien aidé si vous acceptiez de faire ce qu’il faut, pour obtenir ce qui m’a
été dissimulé par votre équipe hospitalière. […] » Ce plaignant s’était vu
opposer le secret médical à ses demandes d’information, et me demandait les
mêmes renseignements que les médecins hospitaliers lui avaient refusés. Et il
m’envoyait une photo de sa mère allongée dans un lit d’hôpital et qui semblait
appeler à l’aide, ajoutant cette formule émouvante : « Je n’ai que les images sans
le texte. » Tragique.
Ou cette patiente qui me décrit tous ses maux et attribue, avec raison, ses
angoisses à la crainte de perdre sa mère âgée : « J’ai une colopathie très forte et
j’ai eu un choc émotionnel. Je ne pouvais manger que du solide, pas de fruits
ni de légumes. La vitamine est interdite par ma spychiatre [sic] parce que je
suis en période de surexcitation. […] Je connais la raison de cet état : ma mère
va avoir 90 ans et elle est née le même jour que moi. J’ai peur qu’elle meure, ça
me mine. Le jour où elle sera morte, mon anniversaire sera un cauchemar. Plus
ce jour d’anniversaire approche et plus je suis énervée, agressive et angoissée.
J’ai beaucoup maigri et je n’ai plus aucun muscle. J’ai des crises d’angoisse,
j’attends que cela passe car les calmants ne font aucun e et. »
Il y a aussi des mots pour expliquer, pour se justi er, comme celui d’un
patient intitulé : « Quelques explications » : « Bonjour Madame, Vu le respect
que je vous porte, je voulais porter à votre connaissance certains faits de la
journée qui a précédé notre consultation : J’ai travaillé 11 heures d’a lée sans
rien manger et ai bu 2L d’eau (QUE DE L’EAU) ! En marchant vers chez vous, j’ai
légèrement titubé plusieurs fois, et me suis arrêté au “Pré aux Clercs” pour
boire 2 ballons de côtes-du-Rhône, ce qui m’a un peu retardé, mais vu le retard
chez vous… où j’arrive toujours 1 h avant ! Avec en plus la dépression actuelle,
je crois vous avoir expliqué mon état “bizarre” pendant notre consultation.
[…] Puis-je vous revoir assez rapidement ? »
Mais les mots les plus incroyables, les plus ahurissants viennent souvent des
patients atteints de pathologies psychiatriques ; ils me font comprendre,
toucher du doigt ou de l’âme, le vertige de ce qu’est la perte de contrôle,
l’horreur des angoisses extrêmes, des peurs de ne plus être lucide, de devenir
« fou ». Une de ces lettres qui m’a le plus émue, c’est celle d’un patient que
j’avais moi-même accompagné en voiture au CPOA (le centre psychiatrique
d’orientation et d’accueil, qui se situe à l’intérieur des murs de l’hôpital Sainte-
Anne, à Paris, et qui représente, pour la maladie mentale, un peu ce qu’est le
15 pour les urgences vitales). Ce patient était, à l’époque, la proie d’un délire
paranoïaque qui lui faisait croire qu’il était « poursuivi par des gens », « des
policiers qui en voulaient à sa vie ». Un scénario digne des meilleures « séries
noires » ! J’ai vite compris que le danger, pour moi-même, n’allait pas être
écarté simplement parce qu’il m’avait dit : « Je n’ai con ance qu’en vous. »
Nous étions donc dans ma voiture et le danger, je le vivais à chaque feu rouge,
lorsque ce patient, victime d’hallucinations visuelles et de paranoïa, voyait des
« hommes qui nous suivaient et qui allaient le détruire ». C’était quelques
années après le début du port obligatoire des ceintures de sécurité à l’avant des
véhicules, et je me souviens bien qu’il n’avait pas voulu l’attacher, cette
ceinture, et qu’il n’y avait non plus aucun moyen, dans ces voitures des
années 1980, de bloquer l’ouverture des portes. À chaque arrêt, je devais parler,
parler encore mais doucement, pour essayer de le rassurer et de le retenir. Pour
éviter qu’il n’ouvre la porte et ne s’échappe dans les rues de Paris. Tant bien que
mal, nous sommes arrivés à Sainte-Anne. Il a été reçu par un des psychiatres de
garde puis hospitalisé « sous contrainte » à la demande d’un tiers. Ces
contraintes que ne pardonnent pas, en général, les malades aux médecins qui
les ont signées. Mais ce patient, apaisé quelques mois plus tard par les
neuroleptiques et ayant pris un peu de distance critique avec son délire, me
remerciait par ces mots : « Docteur, je dois vous remercier pour le déplacement
que vous avez fait en m’accompagnant aux urgences. Combien je vous dois ? Je
vous dis merci mais je vous reproche de m’avoir laissé avec les médecins sans
rester plus longtemps. Parce que les médecins de cet hôpital se sont occupés de
moi d’une façon indigne. Quand je me suis caché dans le faux plafond de la
salle d’attente [sic], ils m’ont retrouvé au bout d’une heure et m’ont attaché en
me liant les bras dans une chemise à lacets serrés. Après ils m’ont placé dans un
camion à bestiaux, c’était idiot parce que je ne suis pas une bête et je le leur ai
dit mais ils ne m’ont pas cru. Vous seule qui me connaissez auriez pu leur dire.
Après c’était l’enfer et il n’y avait pas de pavés ni aucune bonne intention. Je ne
veux jamais y retourner ! » Que d’angoisse, de désespoir transpirent dans cette
lettre, et je me demande encore comment ce patient avait bien pu se cacher
dans le « faux plafond » et quel était ce fameux « camion à bestiaux ».
Dans la lettre qui suit, celle d’une autre patiente, elle aussi victime de délire
schizophrénique, est palpable la terreur. Avec des mots soulignés, colorés,
encadrés, elle retrace le récit d’une de ses journées douloureuses, sans faire de
phrases. Des mots collés les uns aux autres comme l’angoisse qui lui collait à la
peau : « Mes géniteurs, je leur dois le malheur qui me hache. Le vendredi 15.
Bon sommeil. E ets désagréables. Négatifs : La tête bascule en avant, sommeil
dès qu’on ferme les yeux. Étourdie. Impossible de penser, ça papillonne. Le
pire : passage d’angoisse, plus envie de vivre. Angoisse qui tue l’envie de vivre.
Suis tombée étourdie à midi. Pas fait mal. »
S’il est déjà, pour un médecin, très di cile de passer de l’autre côté du
bureau pour se mettre à la place du patient, il est encore plus compliqué de
comprendre ce que ce dernier conçoit de sa maladie. Pourtant, la prise en
compte de ce que ressent le malade, de la représentation qu’il se fait de ce dont
il sou re, des connaissances qu’il a acquises de la perturbation de ses
métabolismes, toutes ces composantes méritent d’être approchées par le
médecin, évaluées autant que possible, nous l’avons dit. Mais comment y
arriver ? Comment savoir ? De tous les langages de la maladie, c’est sans doute
celui du corps douloureux qui est le plus facilement repérable par le patient. La
conception de ce qui se passe à l’intérieur de son organisme apparaît, alors,
assez conforme à ce qui est ressenti. Comme si la douleur, avec ses aspects
multiples, ses sensations extrêmement variables, allant de la brûlure à la piqûre
en passant par la striction ou la décharge électrique, se comportait comme un
premier langage, et arrivait à traduire assez dèlement la maladie. Écouter la
parole des malades m’en a plus appris sur leur perception, leurs craintes, leurs
sensations, que tous les ouvrages universitaires. Les ayant entendus, j’ai mieux
su ce qu’il fallait dire, quand je devais me taire, quand insister, transmettre la
force de continuer ou, au contraire, accepter d’arrêter là, de simplement tenir
la main pour la n du chemin. Celui qui a le mieux compris cette nécessité de
donner la main, d’aller vers l’autre, d’écouter le patient, d’aimer les malades,
pour mieux les soigner, c’est Martin Winckler, ce médecin-écrivain qui a, dans
ses récits, révolutionné la façon de penser la relation médecin-malade. La
Maladie de Sachs, publiée aux éditions POL en 1998, recèle tant de trésors
d’information sur la relation entre le médecin et ses patients, tant de sensibilité
et de subtilité, que sa lecture devrait devenir une étape incontournable de la
formation des généralistes, comme celle du Chœur des femmes, du même
auteur.
L’autre moyen pour tenter d’approcher les sensations du malade, ses
croyances, ses émotions, est de lire des ouvrages que des patients, écrivains ou
non, ont écrits sur leur maladie. On mesure ainsi la distance incroyable qui
sépare les connaissances et les conceptions du malade de celles des
professionnels, la di érence entre ce qui est raconté dans un livre et ce qui peut
être perçu par le médecin. C’est en lisant Mars, le livre de Fritz Zorn, que j’ai
compris le poids de la famille dans l’histoire des malades, en me plongeant
dans le récit de Hervé Guibert À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie que j’ai
approché la vie de ceux qui sou raient du sida à une époque où aucun
médicament vraiment e cace n’avait été inventé. J’ai touché du doigt ce que
pouvait être, pour un patient, l’appréhension du diagnostic fatal et les
tentatives, parfois naïves et d’autant plus touchantes, d’en retarder la certitude.
J’ai ressenti les tourments qui accompagnent ceux qui changent ainsi de statut,
passant de celui de bien-portant, ou croyant l’être, à celui de malade, leurs
atermoiements entre crainte et espoir : « J’avais vécu cinquante-six jours en
m’habituant, tantôt avec gaieté, tantôt avec désespoir […], à la certitude de ma
condamnation. J’entrais dans une nouvelle phase, de suspension, d’espoir et
d’incertitude, qui était peut-être plus atroce à vivre que la précédente. » Et
lorsque Hervé Guibert retrouve sur sa langue les lésions qu’il redoute, les
« petits laments blanchâtres, papillomes sans épaisseur, striés comme des
alluvions », qui sont le témoin d’une baisse immunitaire, d’une nouvelle phase
de la maladie devenue symptomatique, c’est la description du vertige qui
l’assaille et du désarroi qu’il scrute chez son médecin qui fait, pour un médecin,
toute la richesse de ce récit : « Mon regard s’e ondra à la seconde, de même
que s’e ondra pour un 125e de seconde, transpercé et ashé par le mien
comme un coupable traqué par un détective, le regard du docteur Chandi
lorsque je lui montrai ma langue, dès le lendemain. » Des propos qui justi ent
ma crainte que les malades puissent lire, en examinant les traits de mon visage,
le trouble qui trahit mes propres sentiments.
16. Les externes sont de jeunes étudiants en formation après les trois premières années d’étude
(l’externat se déroule pendant les quatrième, cinquième et sixième années de médecine) ; ils suivent, en
même temps que des cours théoriques l’après-midi, des stages peu rémunérés le matin dans di érents
services hospitaliers (ou dans les cabinets des médecins généralistes de ville) pour des périodes de trois
mois consécutifs.
Donner
Et elle ajoutait : « Madame, escusez mais fautes de Francai, mais pour moi, le
Francai surtout les verbes sont l’Ouragan du Triangle de Bermudes !!! »
Touchant et délicieux.
17. e Doctor, His Patient and the Illness, paru en 1957 à Londres, traduit en français par Jean-Paul
Valabrega en 1988 et paru aux éditions Payot.
Transmettre
18. C’est de cette organisation en salles communes de vingt lits que vient le nom de l’hôpital des
Quinze-Vingt (quinze salles de vingt lits, soit trois cents places), qui a chait une belle innovation lors de
sa création, en 1260, par Saint-Louis : il était destiné aux nombreux aveugles revenant des croisades.
19. Ariane Mussedy, Morgane Lucet, Louise Balas et Bérénice Tilleul, Internez-vous ! Vos (futurs)
médecins généralistes témoignent, Book on Demand, 2013.
Détruire
L’anxiété n’est pas toujours pathologique. Mais quand elle l’est, ce sentiment
de peur intense, cet état d’inquiétude extrême en réponse à une situation réelle
ou fantasmée, aboutit dans les cabinets des médecins généralistes plutôt que
dans ceux des psychiatres. Et pourtant, son traitement fait appel aux
psychotropes et aux di érentes techniques de psychothérapie, des médicaments
et des pratiques que maîtrisent mieux les spécialistes de la maladie mentale.
Alors pourquoi une consultation sur cinq en médecine générale est-elle
motivée par ce type de symptôme ? La réponse tient à la nature même des
manifestations de l’anxiété, qui se traduisent, au niveau physique, par des
signes inquiétants que le patient ne repère pas comme étant la traduction de
son anxiété. C’est ce qu’on appelle la somatisation. Les signes morbides
ressentis se concentrent, en priorité, sur l’appareil cardio-vasculaire, avec la
longue liste de douleurs précordiales, palpitations, bou ées vasomotrices,
sensations d’oppression ou de gêne thoracique en tout genre. Car le cœur reste,
dans notre inconscient (et aussi dans la représentation consciente du corps
qu’en donne notre société), l’organe vital par excellence, et rien ne fait plus
peur que son risque de mauvais fonctionnement. Ensuite, et par ordre de
fréquence équivalente, les manifestations de l’angoisse peuvent siéger au niveau
de l’appareil respiratoire (sensation d’étou ement, polypnée, manque d’air,
etc.), du tube digestif (gastralgies, douleurs abdominales variées, spasmes,
diarrhées, nausées, etc.) ou de l’ensemble du corps avec des symptômes
généraux comme des sueurs, des tremblements, ou des sensations rappelant les
précisions pointilleuses du docteur Knock de Jules Romains : picotements,
fourmillements, chatouillements ou grattouillements…
Tout autres, et pourtant se rapportant à la même pathologie, les
manifestations psychosensorielles des crises d’angoisse peuvent évoquer un état
psychotique et égarer le diagnostic. Les impressions de dépersonnalisation ou
de perte du sentiment de réalité que vivent les malades constituent des états
limites souvent présents dans les troubles paniques. Et ces malades, qui
craignent de ne plus contrôler leur propre pensée, se demandent avec crainte
s’ils ne vont pas devenir fous ; ils ont besoin d’un réconfort, d’une réassurance
immédiate et s’incrustent, en surnombre, au milieu des consultations
programmées ou aboutissent aux urgences des hôpitaux de proximité… Ils ne
peuvent pas attendre.
Le soulagement qu’apporte le médecin tient parfois du miracle : il y a l’e et
rassurant de sa parole, l’e cacité rapide de l’anxiolytique, l’apaisement de
l’examen clinique qui ne constate aucune anomalie et le résultat normal de
l’électrocardiogramme. Et surtout le pouvoir des mains sur le corps, le contact
des mains d’un médecin qui examine soulagent la plupart des patients inquiets.
Palper à main nue l’abdomen, écouter les bruits du cœur, rechercher un pouls
distal apaise comme par magie. Le problème, c’est que cette alchimie peut
marcher même lorsque le patient sou re d’un réel problème organique
(embolie pulmonaire, crise angineuse sans infarctus, etc.) et que sa douleur,
« endormie » par les bonnes paroles persuasives, est apaisée par la sécrétion
d’endorphine du médecin-placebo.
Mais les patients ne sont pas les seuls à être angoissés. Les médecins
éprouvent aussi les mêmes émotions. Ainsi, le soir, lorsque je prenais une
garde, se mettait en route, invariablement, à l’heure de la fermeture du cabinet,
le petit métronome de l’angoisse : quels seront les cas de la nuit ? Combien
d’urgences réelles ? Combien de certi cats de décès ? Chaque nuit, en e et,
existe, dans tous les départements, un système de garde médicale ; c’est la
permanence des soins (qui permet aux malades d’avoir accès aux soins
médicaux de 20 heures à 8 heures du matin, ainsi que les week-end et les jours
fériés). L’organisation de ce système de garde, sous la responsabilité des agences
régionales de santé, dépend des conseils de l’ordre des médecins de chaque
département. Plani ées et découpées en secteurs, les gardes s’e ectuent sur la
base du volontariat, soit par téléphone, le médecin répondant aux appels des
patients (c’est la régulation), soit en e ectuant une permanence dans une
maison médicale de garde ou dans le cabinet du médecin. Lorsque le malade
ne peut se déplacer, le médecin se rend en visite à son domicile, en particulier
la nuit. Est-ce de regarder trop de séries policières à la télévision, est-ce en
raison d’une imagination trop fertile, ou bien seulement parce que les
circonstances m’y prédisposaient, mais les grandes angoisses, plus ou moins
justi ées, de ma vie de médecin généraliste, je les dois aux déplacements
nocturnes, dans des fonds de cour sinistres, en présence de personnages aux
mines patibulaires. Je me souviens d’un appel vers trois heures du matin, un
soir où j’étais de garde, avant l’époque des téléphones portables. Appel pour
une douleur du bas-ventre, sans èvre. Je n’en sais pas plus, n’en demande pas
plus. L’adresse me conduit dans une impasse étroite du 7e arrondissement. Une
petite porte en bois qui ressemble à une entrée de jardin. C’est « au fond de la
cour à gauche ». La nuit sans étoiles, la cour terriblement sombre, un bâtiment
d’un étage au « fond à gauche », on dirait une grange, avec un escalier en
façade, bizarre en plein 7e… Tout contribue à augmenter l’inquiétude. Et si…
En haut de l’escalier, une porte : je frappe. On met longtemps à m’ouvrir,
quelques pas lourds, je suis toujours dans le noir complet, de quoi faire bondir
mon cœur et mon imagination. Un homme ouvre la porte, mal rasé, la mine
inquiétante. « Qu’est-ce qui vous arrive ? » C’est en haussant les épaules qu’il
me répond, tournant les talons et se vautrant sur un lit sale et défait : « Sais
pas, mal au ventre depuis ce soir ! » Interrogatoire court et laborieux, réponses
par onomatopées, examen qui ne détecte rien d’inquiétant. C’est bien ce qui
m’inquiète le plus : pourquoi déranger un médecin en pleine nuit pour presque
rien. « Personne pour aller vous chercher des médicaments ? — Nan, vous
voyez bien… » Je sors quelques comprimés d’antispasmodique de ma trousse,
rédige l’ordonnance brève et quelques conseils en cas d’aggravation, la feuille
de soins. Oui, bien sûr qu’il va me régler ! « Ah ! mais vous ne me faites pas un
arrêt de travail, docteur ? J’pourrai pas y aller demain. » Ouf ! c’était seulement
pour ça. Mais oui, bien sûr…
La crainte que j’éprouve le plus souvent est celle qui m’accompagne lorsque je
dois annoncer une mauvaise nouvelle à un patient. Apprendre à une personne,
jusqu’ici indemne de toute maladie grave, qu’elle va devoir désormais vivre avec
une épée de Damoclès au-dessus du crâne déclenche, chez presque tout
médecin, ce que j’appelle la « peur du messager ». Ce sentiment qui imprègne
celui qui transmet une mauvaise nouvelle comme s’il devenait responsable de
ce qu’il vient d’annoncer. La crainte de ne pas trouver le ton juste, le mot qui
apaise, qu’éprouve le messager vient de la qualité de sa relation avec le patient.
Parce que la maladie transforme la vie d’un être humain aussi radicalement
qu’un accident peut provoquer un lourd handicap. L’horloge du temps perd
alors sa légèreté, l’insouciance des jours qui passent disparaît, le sommeil
s’alourdit de rêves funestes. C’est l’heure des ruminations inquiètes, rythmées
par le calendrier des examens complémentaires, des résultats attendus et
redoutés. Et pourtant, au l des appels, des consultations, des visites, une sorte
de proximité a ective s’ancre autour de la maladie, comme si un secret
personnel venait d’être partagé.
L’agressivité et la violence, même verbale, me déstabilisent. Elles sont
devenues des réactions assez courantes des patients. Presque quotidiennes.
L’agressivité se manifeste de façon souvent indirecte, par mail, SMS, ou
messages transmis aux secrétaires médicales ; ce sont des reproches, des
invectives, des critiques ou des réclamations qui traduisent une impatience et
des exigences qui n’existaient pas, il y a quelques années, avant l’ère du
numérique. Le sentiment d’insatisfaction de certains patients a pris des allures
épidémiques. Comme les enfants, qu’il faut contenter « pour tout et tout de
suite », les patients réclament un certi cat médical « pour l’après-midi même »,
une attestation « immédiate » pour la pratique d’un sport, un arrêt de travail
« urgent » puisqu’il ont décidé de ne pas aller travailler depuis deux jours, un
renouvellement « impératif » de leur ordonnance qui date de plus de six mois ;
ils ne comprennent pas pourquoi le médecin ne peut pas leur obéir dans la
demi-heure ! La plupart de ces exigences viennent de patients qui ne sont pas
vraiment malades. Les malades les plus graves, ceux dont on dit que les jours
sont comptés, ne manifestent pas ce genre d’impatience. Ils sont beaucoup plus
calmes, plus attentionnés et tolérants, même ceux dont le caractère d’avant la
maladie était explosif. Comme si la maladie imprimait, de facto, un autre
rythme à la vie, aux jours qui restent à vivre.
Il y a aussi des agressions « gratuites » ou, du moins, sans mobile évident, ce
qui ne les rend pas moins redoutables. Je veux parler de ces malades auxquels la
pathologie psychiatrique a fait perdre le sens de la réalité et qui s’en prennent
aux médecins parce qu’ils voient en eux les responsables de leur désordre
mental. La seule fois où j’ai vraiment paniqué, où j’ai cru, ou plutôt ressenti
dans ma chair que ma dernière heure allait arriver sans retard, c’était au début
de ma carrière, je devais être installée depuis cinq ou sept ans à peine. À
l’époque, les patients étaient relativement rares et les visites à domicile
beaucoup plus fréquentes. Je m’étais déplacée chez l’un d’eux à la demande de
son épouse qui m’avait, en m’appelant, convaincue de l’existence d’un nouvel
épisode de la maladie psychiatrique de son époux ; il n’y avait pas d’agressivité
apparente, mais une bou ée délirante qui le rendait profondément grossier ; il
hurlait des injures, des insultes, et décorait rideaux et murs d’inscriptions
ordurières. Des cris qui faisaient vraiment mauvais genre dans le quartier
(immeuble bourgeois du 17e arrondissement, large escalier, moquette vert pâle
sur le palier et dans les étages, ascenseur à grille coulissante). La rechute d’une
psychose à tendance paranoïaque paraissait évidente, une maladie délirante
dont les premiers symptômes s’étaient manifestés juste après la première
élection de François Mitterrand. Notre homme, mon patient, n’était pas
socialiste… Je me rends donc à son domicile : le diagnostic ne laisse aucun
doute, la décision d’internement en milieu psychiatrique non plus. Reste le
moment le plus di cile de la visite, celui où je dois expliquer au patient la
nécessité d’être à nouveau hospitalisé. J’étais donc restée seule avec lui, secret
médical oblige. Je rédige le courrier d’hospitalisation. Et je commence à lui lire
la lettre de transmission, une excellente façon, me disais-je, pour qu’il prenne
conscience de la nécessité de son hospitalisation imminente. Excellente idée en
e et puisque le patient comprend immédiatement ma décision. Mais… ne
l’accepte pas vraiment ! « Je ne serai jamais hospitalisé, je ne retournerai jamais
dans cet hôpital de m… », répète-t-il en boucle et en marchant à grandes
enjambées dans sa chambre. « Ne vous en faites pas », disait une voix de plus
en plus ne, de moins en moins sûre d’elle, qui sortait de ma bouche, « vous
n’y resterez pas aussi longtemps que la dernière fois, c’est seulement pour
adapter votre traitement, pour reprendre contact avec les médecins… » Il se
dirige vers sa table de chevet et en sort un objet que je n’identi e pas au
premier coup d’œil. Je suis encore assise sur une chaise, avec ma trousse de
médecin qui me sert d’écritoire sur les genoux, et je parle, je parle, je n’arrête
pas de parler pour me rassurer et pour tenter d’apaiser cet homme qui marche
sans cesse et qui soudain s’immobilise, me xe dans les yeux et tend son bras
droit vers moi, au bout duquel il tient… un revolver. Une arme comme dans
les lms, dont je xe le canon qui semble vouloir m’avaler. À moins d’un
mètre, je ne vois que ce trou du canon. Un gou re qui va m’aspirer. La porte
de droite s’entrouvre au même instant, et apparaît, dans son embrasure, la tête
de l’épouse. Elle ne parle pas, elle articule largement et lentement, comme si
j’étais sourde-muette, quelques mots pour que je les comprenne en lisant sur
ses lèvres : « Attention ! Il est chargé ! » Comme si j’en avais douté… La suite
s’imagine facilement puisque je suis là pour la raconter. Je sens que je me
dédouble, une partie de moi s’enfuit, courbée en deux, ramassée sur ma
sacoche qui me tient lieu maintenant de bouclier, rasant le mur ou plutôt
essayant de me glisser sous le papier peint, et l’autre partie reste rivée au canon
du revolver avec la vision de la une du Quotidien du médecin du lendemain,
titrant sur la photo de ma lle de 6 ans, avec une légende indignée : « Drame
en visite : une femme médecin généraliste tuée par un patient irresponsable !
Elle laisse une orpheline de 6 ans ». Parce que c’est bien à ma lle que je
pensais quand, en descendant l’escalier, j’entendis une voix, celle de l’épouse,
me crier au-dessus de la rampe : « Docteur, on ne vous a pas réglée… »
Mais il y a des cas où l’agression vient du médecin. Celle qui fait du médecin,
non la victime, mais l’auteur. Le docteur Jekyll se transforme en Mister Hyde,
le scénario est bien connu. Il s’agit, ici, de médecins sans aucun scrupule qui se
servent de l’état de faiblesse de leur patient pour en tirer des avantages, des
béné ces, de l’argent. Un médecin voleur, est-ce imaginable ? Est-ce possible ?
Flash-back : en 2013, un médecin généraliste a été radié de l’ordre et interdit
d’exercer la médecine parce qu’il avait volé une de ses patientes, victime de
maladie d’Alzheimer. Confondu par le ls de sa victime qui avait relevé le
numéro des billets de banque, il a avoué. Mais combien sont-ils qui abusent
de leur pouvoir, en connaissant par avance la vulnérabilité de leur victime, sans
être démasqués ? Les statistiques laissent à désirer dans ce domaine et le
Conseil de l’ordre des médecins reste peu loquace sur le sujet…
Parfois ce sont les maladies elles-mêmes qui inquiètent. Des maladies
terribles, des déformations horribles à voir… Les momies, je les connaissais
depuis les cours d’histoire sur l’Égypte ancienne et mieux encore par la lecture
des aventures de Tintin chez les Incas. Mais je n’en avais jamais vu en vrai…
Jusqu’au jour d’une visite au domicile d’une patiente qui n’était pas la mienne.
Il n’y avait personne à Paris en ce mois d’août 2003, les rues étaient désertes,
écrasées de chaleur, bitume fondant. Je marchais en longeant les murs,
cherchant désespérément quelques centimètres d’ombre sur le trottoir. C’était
le temps de la grande canicule, le premier ou le deuxième jour, lorsque presque
tous les généralistes de la capitale étaient en vacances et que la ville ne savait
pas encore qu’elle hébergeait beaucoup de « petits vieux » isolés, abandonnés,
qui allaient mourir d’hyperthermie et de déshydratation… La malade que
j’allais voir le savait encore moins… elle vivait déjà dans un monde où l’on ne
communique plus, où les souvenirs sont englués, où même les sensations du
présent semblent glisser, se perdre. Avec les 39o ou 40o de èvre dont elle
sou rait depuis la veille au soir, il était illusoire de penser que son état pourrait
s’arranger rapidement. Et si je me penchais au-dessus des barreaux de son lit
médicalisé pour lui dire : « Bonjour, je suis le docteur… Qu’est-ce qui ne va
pas ? », c’était façon de me présenter, sans vrai espoir de réponse. C’est donc
vers son assistante de vie que je me tournai pour en savoir plus. La dame était
dans cet état végétatif depuis plusieurs mois mais se laissait nourrir à la petite
cuillère ; elle était dépendante pour tous les « actes de la vie quotidienne »
(selon le langage o ciel). Ah, oui… elle allait oublier de m’en parler… « Les
in rmières viennent tous les jours lui faire un pansement à la cheville. » Le
pansement, l’aide-soignante me le montre (horresco referens ; les médecins sont
plus souvent terri és par ce qu’ils voient qu’on ne le croit !) : sous le drap, au
bout d’une jambe quasi normale, il y avait quelque chose que je n’avais jamais
vu… un pied momi é, racorni, sec et noir presque comme du charbon avec,
entre la peau saine du mollet et celle nécrosée du pied parcheminé, une bande
de gaze que je soulevai… et sous laquelle grouillaient des dizaines de vers
blancs. Vision d’horreur qui m’ébranla longuement et me t hésiter entre un
malaise avec évanouissement, une nausée, un vomissement que je sentais
imminent, ou encore une fuite à cinquante kilomètres-heure par la porte de la
chambre. Ce fut une cinquième solution qui s’imposa à moi : ma
transformation immédiate en statue stoïque (et indi érente) du médecin-qui-
en-a-vu-d’autres. Appel aux in rmières : « Depuis quand ? — Oh, trois bonnes
semaines, ne vous en faites pas, l’aspect reste inchangé de jour en jour. Compte
tenu de son âge et de ses pathologies, décision a été prise de ne rien faire
d’autre que des pansements de propreté. — Ah oui ? On peut appeler ça
comme ça ! Et ce qui bouge en dessous, vous nettoyez, vous l’enlevez ? — Oui,
mais ça revient le lendemain ! » L’hyperthermie ne venait pas de là… On a
posé une perfusion sous-cutanée, placé un ventilateur derrière un drap mouillé,
donné du Doliprane… et la vieille dame au pied de momie est morte au
troisième jour.
Autre vision de corps en partie momi é, cette fois chez une de mes patientes.
La transformation s’était faite en moins de vingt-quatre heures. Ce n’était pas
le pied mais la main. Même état cognitif que la précédente patiente, mais je
suis son médecin et je me dois d’appeler un spécialiste de chirurgie vasculaire
pour lui demander conseil sur la conduite à tenir. Il s’agissait bien de
l’obstruction brutale d’une artère par un caillot de sang, comme cela se passe
dans les accidents ischémiques cérébraux, les AVC, mais, dans son cas, non pas
au niveau d’une artère du cerveau mais de l’artère radiale, au niveau de son
poignet. Que faut-il faire ? demandai-je. « Rien ! » me dit le chirurgien
vasculaire en évaluant à un niveau trop élevé le risque d’amputer la main de
cette femme grabataire et très dépendante. « Je ne pense pas que ça tienne plus
de trois semaines sans complications », ajouta-t-il. La pauvre femme a tenu le
coup plus de trois mois… Mais, pour éviter de voir cette main noire,
complètement morte et desséchée, au bout de son bras, vision que je ne
supportais pas, je lui s en ler un gant de communiante, un gant de coton
blanc pour recouvrir sa main noire.
Pleurer
J’ai souvent vu des malades pleurer. On les voit venir, les larmes, sur le visage
de nos patients, en consultation ou en visite à domicile, lorsque le regard
s’embrume, que les yeux deviennent luisants et se couvrent d’une pellicule
d’eau. Une brillance un peu gée comme la rosée des prairies. Parfois l’émotion
s’apaise, les pleurs naissants se retirent. Marée basse. Parfois, au contraire, rien
ne peut les contenir, les larmes a uent, se déversent en longues traînées sur les
joues, obligent à chercher un mouchoir, à tendre la main vers le paquet de
Kleenex du bureau. Le malaise profond que provoquent les sanglots de celui
que l’on a en face de soi, le patient, tient à un mélange de compassion, de
tristesse et de gêne. La gêne d’être le spectateur d’un désarroi intime, d’une
faille personnelle. Quelle attitude avoir, alors ? Faut-il se lever, mettre la main
sur l’épaule, prononcer quelques mots ? La réponse du médecin ne peut être
que personnelle et intuitive, car il est impossible d’anticiper les réactions de ses
patients et le choc des émotions ressenties. La bonne distance qu’impose une
relation professionnelle idéale se situe entre une froideur excessive, une
proximité a ective embarrassante et une neutralité sèche. Le juste milieu, une
bienveillance a chée et sereine, n’est pas facile à atteindre. J’ai pris l’habitude
de me taire, de montrer, par un mouvement de la tête et des lèvres, que je
n’étais pas insensible à l’émoi, que je comprenais la peine de mon patient.
Bien qu’adaptée à la situation, cette attitude ne protège pas des émotions
personnelles qui peuvent surgir et qui auront du mal à être masquées. Et
lorsqu’on sent la brume envahir son propre regard et les larmes nous monter
aux yeux, il est souvent trop tard, le patient l’a vu. Que ressent-il alors ? La
question n’a jamais été posée. Cette émotion visible sera-t-elle interprétée
comme le signe d’une relation sincère et authentique ou bien comme une
fragilité risquant de perturber la con ance sur laquelle le patient ne pourra plus
s’appuyer ? Aucune étude, aucune enquête faite sur ce thème, ne permet d’y
répondre. Pourtant, le partage des émotions facilite la relation entre le médecin
et son patient en sou rance, et soulage aussi celui qui sou re. Il est des
douleurs plus intenses encore, des désarrois intimes comme ces moments
proches de la mort, où la solitude du malade devient si prégnante, si visible
qu’elle semble dresser une barrière infranchissable à tout e ort de
rapprochement. Mais, là encore, la main que l’on presse, les regards qui se
croisent, se révèlent bien plus éloquents que les paroles prononcées.
En réalité, ces instants de partage d’émotions intimes, ces instants de
communication absolue, existent, larmes ou pas larmes. Je me souviens d’avoir
vraiment pleuré chez une patiente, si bien pleuré que c’est elle qui a tenté de
me consoler… J’étais en visite, patiente allongée dans son lit médicalisé, cancer
du sein en phase métastatique et terminale, à l’époque où il n’existait pas
beaucoup de formes de morphine, pas de patchs, pas de comprimés à
libération immédiate ni prolongée pour agir sur la durée, pas de seringues
électriques. On faisait des injections sous-cutanées de Pal um. Mais ce n’était
pas, ce jour-là, le problème. Le motif de la visite, c’était l’obstruction de la
sonde urinaire par des caillots de sang venant de la vessie. J’étais donc venue
changer la sonde pour un modèle de calibre plus large. Changement e ectué,
suivi presque immédiatement d’autres blocages par d’autres caillots. Donc
nouvelle sonde, nouveau changement. Au bout de plusieurs tentatives, un
lourd sentiment d’ine cacité, d’inutilité, d’incapacité, m’envahit avec l’envie
d’en nir, de tout arrêter. Bien sûr, j’étais jeune, sans expérience de ces ns de
vie, ni de ce que pouvait supporter un patient quand sa vie ne tient plus qu’à
un l. Lorsque je pris conscience que le problème technique passager avait fait
naître en moi quelque chose qui ressemblait à une idée d’euthanasie, le
sentiment de culpabilité, de solitude et d’inexpérience que j’éprouvais t jaillir
un ot de larmes. Et c’est la malade elle-même, d’une voix douce, qui me dit
les mots qui réconfortent. « Mais ne vous en faites pas, vous allez y arriver. Ne
perdez pas courage… » Les rôles étaient inversés, celle que j’étais venue soigner,
cette femme en n de vie, me rassurait, me conseillait, me guidait. Elle avait
bien raison : le dernier changement de sonde serait le bon et, les larmes
séchées, je remerciai longuement la patiente.
Car la parole ouvre la porte à un travail qui ressemble à celui e ectué au
cours d’une psychanalyse. Entre un patient et son généraliste, le lien ne reste
pas toujours neutre. Les années qui passent, les rendez-vous qui s’enchaînent,
avec leurs lots de maladies graves ou bénignes, avec les peurs et les angoisses
mieux connues, les secrets con és, permettent de tresser une relation médecin-
malade dans laquelle vont s’immiscer des sentiments divers. Comme dans la
relation analytique entre un patient et son thérapeute, il se produit une
interaction des sentiments aussi bien dans le sens patient-médecin que dans le
sens inverse. Née le plus souvent chez le patient, la transposition de toutes
sortes de projections inconscientes en direction du médecin — ce qu’on
appelle le transfert — facilite souvent la résolution de certains problèmes : au
l des consultations, des souvenirs anciens, refoulés, font surface et le patient
parvient, en les évoquant, en se les remémorant, à faire disparaître certains
symptômes dont la répétition périodique avait dressé un écran devant ce
traumatisme oublié. Car les malades, en particulier ceux qui sou rent de
maladies psychosomatiques, gardent, sans le savoir, la trace d’un traumatisme
psychique éprouvé dans l’enfance, mais oublié, enfoui dans une partie cachée
de leur mémoire. Le transfert favorise également la con ance qui lie le patient
à son praticien. Mais, en retour, le médecin doit se mé er de ce qui se passe
dans son inconscient ; il risque d’éprouver lui aussi, sans en avoir pleinement
conscience, un ensemble de sentiments positifs ou négatifs qui vont le
rapprocher ou l’éloigner de son patient : c’est ce qu’on appelle le contre-
transfert. Le médecin trop impliqué dans l’histoire de son patient va perdre sa
neutralité objective, comme la perd, d’emblée, celui qui soigne un des
membres de sa famille. Dans ce dernier cas, la di culté ne vient pas tant de la
pratique impossible de certains gestes — l’examen des sphères intimes, en
particulier —, parce que le médecin peut toujours adresser le proche à un
confrère, que du travail diagnostique qui se trouve amputé d’une ré exion
objective plus sereine. Il y a non seulement un ottement des possibilités
d’analyse, mais aussi un a olement des hypothèses formulées. La pensée du
médecin qui soigne un membre de sa famille peut se perdre entre deux écueils
totalement opposés, se refusant à envisager les hypothèses les plus pessimistes
ou, à l’inverse, ne parvenant jamais à envisager les pathologies banales et
courantes. Les recommandations déontologiques soulignent cette di culté et
la nécessité pour les praticiens de ne pas soigner leurs proches, sans le leur
interdire formellement.
La psychothérapie que pratique le médecin généraliste ne ressemble pourtant
pas à celle que fait le psychanalyste, qu’il soit ou non médecin. Il su t souvent
de simplement écouter le patient, de le laisser s’exprimer sans intervenir, de
pratiquer ce que j’ai appelé, déjà à plusieurs reprises, l’écoute attentive. Sans se
vouloir des psychanalystes de choc, les généralistes s’appuient sur les techniques
de la psychothérapie pour aider les patients à connaître leur part d’ombre, à
retrouver les pensées cachées dans leur inconscient, celles qui peuvent expliquer
la répétition des symptômes d’une maladie psychosomatique. L’intérêt d’aller
creuser la mémoire du côté des frustrations et des traumatismes de la petite
enfance n’a rien d’évident, a priori, pour les malades. Pour les aider à en
comprendre la nécessité, je leur propose souvent, comme le font les
psychothérapeutes, de noter le rêve du petit matin. Le récit qui est fait, ensuite,
déclenche souvent une analyse symbolique et intuitive qui agit comme le déclic
révélateur d’une sou rance ancienne et refoulée. C’est un peu comme si, en
évoquant les images d’un rêve, le patient pouvait toucher du doigt les con its
qui se jouent dans son inconscient, et dont il ignorait l’existence. De même, il
est possible de décrypter le désarroi d’un enfant en lui donnant une feuille de
papier blanche et des crayons de couleur pour qu’il dessine ce qui lui passe par
la tête. Je me souviens du jeune N. C’était un garçon de 6 ou 7 ans, brun
comme le charbon, qui avait, depuis trois ans, un jeune frère, beau comme un
ange, avec une chevelure bouclée, toute blonde. Dans la rue, on ne voyait que
le plus jeune… ; il attirait tous les regards. Le « grand » était venu consulter
avec sa mère pour une toux banale. En réalité, elle voulait me parler de son
agressivité. Il était insupportable depuis quelque temps. Il ne lui obéissait plus,
ne tenait pas en place. Je l’ai d’ailleurs bien vite constaté… Aucun jouet ne
l’intéressait. Ce qu’il voulait, c’était grimper à plat ventre sur mon tabouret à
roulettes, celui que j’utilisais pour les examens gynécologiques, et le pousser
avec ses pieds dans tous les sens, le plus vite possible à travers la salle de
consultation. Un beau remue-ménage. Sa mère ne disait rien… Au bout de dix
minutes, n’y tenant plus, je prends les choses en main et, malgré ma patience
habituelle, je lui impose de s’arrêter : « Maintenant, ça su t, tu vas t’asseoir, là,
dans le fauteuil. Voilà une feuille de papier et des feutres de couleur. Fais-moi
un dessin ! » Et le petit bonhomme, aussitôt calmé, s’exécute avec application.
C’est un très beau cactus vert, recouvert d’épines inquiétantes, qui remplit la
page, au milieu d’une sorte de désert marqué par quelques traits horizontaux
jaunes. Je le félicite. « Il est vraiment superbe, ton cactus. » Et puis j’enchaîne :
« Tu sais que c’est la plante préférée des cow-boys ? » Et, devant son air étonné,
j’ajoute : « Mais oui… les cactus sont pleins d’eau sucrée, très désaltérante.
Quand ils sont dans le désert et qu’ils ont soif, les cow-boys prennent leur
longue machette et sectionnent d’un seul coup les cactus pour boire l’eau qu’ils
contiennent. C’est délicieux. » Et le petit garçon, sensible au symbolisme de la
douceur cachée du cactus, retourne aussitôt sa feuille, change de crayon et se
met à dessiner un énorme cœur rose. En écrivant, en lettres majuscules, bien
au centre : « POUR MAMAN ». Superbe message à sa mère, qui ne comprend
pourtant pas immédiatement la signi cation de ce recto verso dessiné par son
ls. « À mon avis, il veut vous dire qu’il ne faut pas vous er à son apparence,
et que, malgré toute son agressivité “piquante”, votre ls vous aime et a besoin
de vous. » Et j’ajoutai : « Il est probablement jaloux de son puîné, du petit ange
blond aux cheveux bouclés. »
Respecter
20. La formule, qui avait soulevé une vive polémique à l’époque, avait été prononcée, sciemment, au
cours d’une émission d’Antenne 2, L’Heure de vérité, le 6 mai 1987. De peur que le public ait mal
compris, Jean-Marie Le Pen avait insisté : « Le sidaïque, si vous voulez, c’est une espèce de lépreux. »
Finir
J’ai « fait médecine » parce que j’avais un problème avec la mort. Di cile
d’ailleurs de savoir ou d’expliquer exactement pourquoi. Disons que la mort
était trop présente dans mes pensées. Était-ce possible de l’apprivoiser, de la
connaître mieux, d’en éloigner l’échéance pour ceux qui m’entouraient ? Telles
étaient les questions que je me posais en commençant mes études. La réponse
ne fut pas longue à se faire connaître : non, les études de médecine ne sont pas
du tout faites pour rendre la mort plus familière, plus supportable, bien au
contraire. Après moins de trois mois sur les bancs des amphis, l’image de la
mort que donnent les cours d’anatomie et leurs « travaux pratiques »
obligatoires est celle des cadavres de la salle de dissection située au sixième
étage de la « nouvelle » faculté de la rue des Saints-Pères, à Paris. Une vision
traumatisante, qui était la règle jusqu’au début des années 2010, lorsque
l’enseignement de l’anatomie s’appuyait encore sur la dissection de
macchabées. Ces cours ressemblaient plus à un rite de passage ou à une forme
de bizutage qu’à une nécessité. Ils ont été abandonnés dans la plupart des
facultés de médecine de l’Hexagone, à l’heure des outils informatiques, des
robots et des simulations sur mannequins. Horrible et redoutée,
cauchemardesque pour la plupart des étudiants, véritablement traumatisante
même, cette épreuve n’avait, en e et, plus aucune raison d’exister.
Imaginez une grande salle sombre, sans vitres, occupée par une vingtaine de
tables en ciment dont la particularité est de posséder une rigole centrale dirigée
vers un système d’évacuation. Sur chaque table : un cadavre. Il règne, dans
cette salle et à ses abords, une forte odeur de chloroforme et de putréfaction
mélangée. On y entre à reculons et en se bouchant le nez, en apnée. Les
étudiants sont regroupés par deux ; deux pour un même macchabée. J’étais
avec ma meilleure amie de l’époque, nous venions de fêter nos 18 ans. En
réalité, j’étais souvent seule parce que mon amie s’évanouissait régulièrement
malgré les mouchoirs imbibés de vinaigre que lui faisaient respirer des
appariteurs aux allures de bouchers avec leurs grands tabliers blancs maculés.
La consigne était pourtant simple : une fois par semaine, pendant une heure et
sur le même cadavre, il fallait disséquer, un à un, presque tous les éléments du
corps humain qui tenaient encore : les muscles et leurs tendons, les artères et
les veines ou ce qu’il en restait, le cerveau en sciant la boîte crânienne. Les plus
chanceux avaient droit à une scie électrique ; pour les autres, une scie à main.
L’horreur est présente à chacune de ces soixante minutes de dissection. Avec
des réactions personnelles plus ou moins secrètes et dissimulées aux autres, plus
ou moins refoulées. Il y a ceux qui plaisantent, qui cachent leur malaise en
parlant fort, qui jouent les durs, les fortiches, qui allument une cigarette et la
plantent dans la bouche entrouverte de ces corps écorchés. Ceux qui se sentent
mal et ne le disent pas, qui sont tout pâles, qui ne savent plus pourquoi ils
regardent la peau de ces hommes ou de ces femmes sans vie, et sans âge,
souvent bariolés de tatouages, qu’on leur a con és pour les détruire un peu
plus. Ce sont des moments où la pensée consciente est obligée de
s’interrompre, sinon il y aurait trop de cris stridents. L’heure achevée, il faut
reprendre le métro, parler d’autre chose jusqu’à la semaine suivante et rester
debout dans la foule qui sort des bureaux en se demandant lequel de ces
hommes, de ces femmes, servira, l’an prochain, de cadavre d’étude aux
étudiants de l’année suivante. Tous les médecins ont été marqués au fer rouge,
dans leur âme, par ces « travaux dirigés d’anatomie ». Comment imaginer
qu’un tel système de maltraitance organisée puisse aider les étudiants à
apprendre une discipline ?
La mort, la mauvaise mort, je l’ai rencontrée aussi quelques années plus tard,
lors des stages d’externat à l’hôpital. C’était avant les années 1980, lorsqu’il
n’existait pas encore d’échographies, de scanners ni d’IRM pour connaître, du
vivant du malade, la taille des tumeurs, l’existence de métastases ou
d’adénopathies enfouies dans le corps et inaccessibles à la palpation. Il fallait
bien savoir… Et puisqu’on ne pouvait pas le faire avant le décès du malade, on
s’informait après coup, après la mort du malade, espérant, ainsi, que la
connaissance acquise par l’expérience accumulée servirait aux autres malades.
La connaissance par l’autopsie. Les externes que nous étions dans les services de
médecine interne, d’oncologie ou d’hématologie en doutaient passablement.
Surtout quand, au petit matin, il fallait a ronter le contact physique avec la
mort, avec le cadavre qui était, la veille encore, notre patient. Il fallait s’avancer
dans les souterrains de l’hôpital, au bout de couloirs éclairés d’une lumière
glauque et blafarde, avant d’aboutir, le cœur déglingué, aux salles de dissection.
Ils étaient là, nos malades d’hier, allongés sur des civières en pierre ou en alu,
froids, gris, macabres. Les externes étaient conviés à la vision de cette découpe
d’un autre âge, faite par des équarrisseurs professionnels, des personnages
d’outre-tombe, que l’on ne voyait jamais ailleurs, à la lumière du jour, comme
si leur résidence ne pouvait se trouver qu’en dessous de la terre. Ils faisaient le
compte des ganglions contaminés, pesaient le foie et la rate, comme si c’étaient
des pièces de boucherie, puis s’appliquaient à combler le vide ainsi laissé, à
bourrer le corps de paille ou de coton et à recoudre proprement la peau
ouverte, du pubis au sternum, pour que le découpé-recousu, une fois habillé,
paraisse intact. Je me souviens de la gorge serrée, de l’estomac au bord des
lèvres, des larmes bloquées aux paupières. Parce qu’il fallait repartir, remonter
dans le service vers d’autres malades après avoir verdi en silence, la tristesse au
fond de l’âme et le dégoût en bandoulière.
Plus tard, la mort, je l’ai rencontrée du « vivant » des malades, au bord des lits
où je m’asseyais pour tenir la main, pour réconforter ceux qui allaient partir. La
mort était déjà présente dans les yeux de ceux qui s’accrochaient à moi, dans
ces regards si pathétiques qu’ils forçaient l’empathie. La transition que je
redoutais tant de voir, entre la vie et la mort, ces quelques instants qui séparent
le moment où les fonctions vitales sont toujours là de celui où elles se sont
interrompues, ces secondes qui sont d’ailleurs plus souvent des minutes tant le
corps garde longtemps un aspect déroutant de vie apaisée, une respiration
hésitante, des ré exes et des soubresauts arti ciels, cette étape donc, lorsqu’elle
est franchie sans brutalité, paisiblement, m’est apparue, paradoxalement, facile
à supporter. Je la craignais, un peu comme tous les médecins, mais lorsque je
l’ai vue, que je l’ai « vécue », je me suis sentie envahie par un sentiment étrange
où se mêlait, à la peine éprouvée, une sorte de paix intérieure. L’impression
aussi d’une absence de frontière, d’un simple glissement d’un état dans un
autre. Le corps sans vie, qui succède à celui qui vivait et que j’avais connu, n’est
pas celui d’un cadavre ; c’est celui de mon patient, un patient pour lequel je ne
peux plus rien.
Et si le bon médecin était celui qui, après avoir tout mis en œuvre pour
retarder l’échéance de la maladie, se donnait les moyens d’accompagner son
malade jusqu’au bout ? La fonction première du généraliste est bien de
dépister, de diagnostiquer tôt une a ection pour qu’elle ait toutes les chances
de guérir, mais son rôle d’accompagnement doit s’étendre à tous les
événements de la vie de celui qui est son patient. Y compris la n de sa vie.
Savoir interrompre l’engrenage des examens, des traitements lourds, des
sou rances physiques et morales pénibles fait aussi partie des devoirs de tout
médecin. Parce que je considère l’acharnement thérapeutique comme une prise
en charge non seulement excessive et déraisonnable, mais aussi comme une
véritable faute professionnelle. Pourtant, cette décision de passer des soins
curatifs à des soins palliatifs, celle de ne pas s’obstiner, apparaît plus simple à
prendre en théorie qu’en pratique. Le médecin, isolé, risque d’être ballotté
entre les deux pôles de cette alternative, un enchaînement de décisions qui se
succèdent sans pouvoir être interrompues, d’un côté, et le sentiment coupable
de ne pas avoir tout essayé, de l’autre, sans parvenir à trancher.
Malgré son exercice solitaire, le généraliste ne doit pas décider seul, mais il y
est souvent contraint. Il doit, avant tout, rechercher le consentement de son
patient. « Vous savez, les métastases ont progressé malgré votre traitement. Il
faut l’arrêter parce qu’il n’est plus e cace… On pourrait reprendre une autre
chimiothérapie, mais, compte tenu de votre état, elle va être di cile à
supporter. Je ne pense pas que ce soit raisonnable. Je souhaiterais,
personnellement, faire appel aux services ambulatoires de soins palliatifs, si
vous êtes d’accord… Vous savez ce que c’est ? Nous en avons déjà parlé. Qu’en
pensez-vous ? » Bien sûr, la question doit être posée à plusieurs reprises,
reformulée de diverses façons en prenant le temps d’attendre une réponse. Le
médecin doit également expliquer qu’il sera là jusqu’au bout, que les soins
apporteront un soulagement. Pour le médecin, s’acharner, s’obstiner, c’est
courir le risque de ne pas anticiper des traitements qui peuvent soulager, d’être
pris de cours et de ne pas avoir, sous la main, les médicaments requis, de ne pas
avoir rédigé les ordonnances qui pourront être exécutées, en son absence, pour
atténuer les symptômes désagréables — la di culté respiratoire, les douleurs
abdominales, la toux, les nausées, les douleurs physiques, l’angoisse qui majore
toutes ces sensations — et de n’imaginer, comme seule alternative, que l’issue
fatale. J’ai toujours trouvé que ces paroles, ces échanges, au cours de la dernière
étape de la vie, avaient une profondeur, une force incroyables. La distance
idéale que l’on cherchait jusqu’ici à maintenir dans la relation médecin-malade
n’a plus de raison d’être. Le lien se resserre, l’empathie devient intimité et
a ection, le partage de la sou rance quasi fusionnel. Le plus di cile, pour le
médecin comme pour le patient, est d’accepter de vivre l’ultime étape de la vie,
celle qui conduit à la n. Cette prise de conscience ne se fait pas sans
hésitations, sans allers et retours, sans ambivalence.
Je me souviens d’une patiente pour laquelle une telle décision avait été prise
« en théorie ». Elle sou rait d’un cancer des ovaires au stade métastatique et
souhaitait rester à son domicile « le plus longtemps possible », « jusqu’au
bout », m’avait-elle dit. Elle était aussi suivie par le service de soins palliatifs
dans l’hôpital où elle avait été opérée puis soignée par chimiothérapie. Mais, la
maladie évoluant, son ventre commençait à gon er et à lui faire mal. Il
s’agissait d’une ascite volumineuse, d’origine à la fois in ammatoire et
métastatique. La ponction de cet épanchement liquidien dans le péritoine,
geste réalisable en ville, me semblait une bonne solution pour soulager
rapidement la patiente. Lorsque j’ai pratiqué cette première ponction, j’ai vu
renaître un sourire chez cette patiente. Mais c’était, en fait, le début d’un
engrenage ! L’ascite se renouvelle vite, demandant une nouvelle ponction.
Nouveau soulagement, mais de plus courte durée. Au fur et à mesure des
répétitions, ponctionner devient de plus en plus di cile en raison des
adhérences qui cloisonnent cet épanchement. Au l des semaines, il faut deux,
trois, voire quatre ou cinq tentatives pour parvenir à vider l’ascite. Jusqu’au
jour où… rien, je n’y arrive plus. Appel au service de soins palliatifs qui avait,
évidemment, été tenu au courant de mes soins : « Oui, il va falloir nous
l’adresser, on pourra, ici, faire la ponction sous échographie, ce qui permet de
repérer les adhérences… Ah, mais, problème, nous n’avons pas de place
actuellement. Adressez-la directement aux urgences, on les prévient… » Un
peu contre son gré, beaucoup poussée par les circonstances, la patiente accepte
de suivre cette décision de transfert. Donc ambulance, petit mot d’information
et coup de téléphone au médecin de garde. Mais, sans lit dans le service de
soins palliatifs, l’hospitalisation de la patiente s’organise en « gastro-
entérologie », dans un service qu’elle ne connaît pas, avec des médecins qui ne
la connaissent pas… L’engrenage de ce qui voulait être évité : examens inutiles,
prises de sang pénibles, un enchaînement de pratiques douloureuses, loin du
confort attendu des soins palliatifs. Et même si, quelques jours plus tard, le
cours d’une vie plus sereine a pu reprendre, je me suis toujours fait le reproche
de ne pas avoir refusé l’hospitalisation, pour qu’elle puisse rester chez elle.
Parce que la sou rance des mourants peut devenir insupportable, douleur
physique et détresse morale liées, parce que les agonisants implorent parfois
d’être dé nitivement soulagés de cette vie qui n’en est plus une, parce que
l’empathie qu’éprouvent les soignants les taraude profondément devant
certains malades incurables en n de vie, pour toutes ces raisons et bien
d’autres, l’euthanasie est évoquée comme une possibilité, envisagée comme une
solution… et pratiquée comme une épreuve. Une épreuve inavouable. Cette
mort douce, non douloureuse et donnée par la main du médecin reste
totalement illégale en France malgré les modi cations récentes de la loi. Car il
est interdit à quiconque de donner délibérément la mort, quel que soit l’état de
détresse ou de sou rance physique de celui qui l’implore. Quiconque, y
compris et surtout le médecin, parce qu’il a ce pouvoir de prescrire et qu’il sait
manier les drogues létales et néanmoins légales. Il connaît aussi les cocktails qui
provoquent un profond endormissement et une anesthésie. Mais le code de
déontologie rappelle ce principe universel : « Le médecin n’a pas le droit de
provoquer délibérément la mort. » Malgré tout, certains se sont a ranchis de
cette loi, sans doute plus qu’on ne le dit, le plus souvent discrètement, loin des
échos médiatiques, dans l’intime proximité d’une relation de con ance absolue
avec un malade qui supplie qu’on l’aide à en nir pour dé nitivement échapper
au simulacre de vie qu’il ne supporte plus.
Je me souviens de Mme C… Un cancer du sein au stade métastatique, des
douleurs osseuses mal soulagées par la morphine injectable (à l’époque, il n’y
avait pas de formes à durée prolongée, ni de formes orales faciles à manier et à
adapter), une chimiothérapie intolérable (c’était le temps où l’on ignorait les
molécules antiémétiques comme le Zophren, aujourd’hui si e cace), une
dégradation progressive de l’état général (impossible de bouger pour Mme C.,
dont les métastases osseuses touchaient les vertèbres cervicales avec un risque
imminent de compression médullaire malgré le collier cervical qu’elle portait
en permanence), un appel à en nir quasi quotidien et un désarroi total pour le
jeune médecin que j’étais. Nous étions bien avant la première loi Leonetti, bien
avant les réseaux de soins palliatifs en ambulatoire. Le médecin généraliste se
retrouvait seul, démuni face à la sou rance de sa patiente, avec, pour unique
interlocuteur, pour seule conseillère, sa propre conscience. Nous avons parlé
toutes les deux, longtemps, de tout ce qui était possible, et nous avons décidé
d’arrêter la chimiothérapie en cours. Elle garderait tous les autres soins, tout ce
qui pouvait la soulager. J’ai appelé le service hospitalier qui la suivait. Ils ont
compris. Mais Mme C. voulait aller plus loin encore… Sa décision était prise,
elle avait besoin de moi, pour s’endormir, pour quitter ses enfants, pour
pousser la seringue. Dire que c’était di cile n’est pas le terme exact : du
domaine de l’insupportable. Bloc de pensée unique, à partir de ce moment-là,
empêchant toute autre ré exion, une sorte de nœud intérieur qui corrode ce
qui vous reste d’estomac, la culpabilité devenant nausée, un rétrécissement de
l’espace et du temps. Le rendez-vous était pour le samedi après-midi suivant,
après visites et consultations. Je monte l’escalier, gorge serrée et cœur palpitant.
Nous sommes seules. Nous reparlons. Détermination toujours aussi ferme de
ma patiente. Elle souhaite entendre une cassette des Variations Goldberg de
Bach par Glenn Gould. « Je ne sens aucune peur, dit-elle, comme un jour
normal, comme si vous me faisiez une piqûre contre la douleur… » Dehors,
quand je suis sortie, il faisait toujours beau, c’était la Fête de la musique, les
gens étaient heureux dans la rue, ils chantaient.
D’autres médecins, peut-être plus hardis et surtout plus médiatisés que les
premiers, ont transgressé l’interdit et l’ont fait savoir publiquement, comme le
professeur Léon Schwartzenberg21, privé du droit d’exercice pendant un an par
le Conseil de l’ordre des médecins pour avoir révélé dans la presse qu’il avait
lui-même aidé à mourir des malades atteints de cancers en phase terminale.
C’était en 1991, en pleine mutation de cette relation médecin-malade… La
communication médicale et les rapports hiérarchiques au sein des équipes
soignantes de l’hôpital se modi aient. Médecins et patients militants s’étaient
regroupés pour demander le « droit à mourir dans la dignité » (l’ADMD a été
créée en 1980) en refusant l’acharnement thérapeutique et les décisions
médicales trop souvent prises à sens unique. Il régnait aussi, dans le milieu
médical, une pratique systématique du non-dit. Mais, grâce aux progrès
pharmacologiques, la pharmacopée s’enrichissant de nouvelles molécules faciles
à manier, grâce à l’implantation progressive des soins palliatifs, y compris en
ambulatoire, dans la décennie suivante, l’attitude des médecins à l’égard de
leurs patients en n de vie a progressivement évolué.
Le vrai changement est venu de la société elle-même. Émus par le sort de
Vincent Humbert, ce jeune homme de 23 ans devenu tétraplégique, presque
aveugle à la suite d’un accident de voiture, et qui demandait à mourir, les
Français ont approuvé les décisions de Jacques Chirac, le président de la
République d’alors. Quelques semaines après la mort « autorisée » de Vincent
Humbert, Jean Leonetti, médecin et député des Hautes-Alpes, était chargé
d’une mission sur l’accompagnement de la n de vie. La loi relative aux droits
des malades et à la n de vie était votée le 22 avril 2005 à l’unanimité des
députés de l’Assemblée nationale. Elle interdisait l’acharnement thérapeutique
et autorisait la limitation et l’arrêt de tout traitement ; le malade avait
désormais le droit de refuser une décision médicale ; il pouvait désigner une
personne de con ance et préciser quelles étaient les directives anticipées qu’il
souhaitait voir appliquer. Ces progrès législatifs permettant plus de liberté pour
soulager les malades en n de vie ne résolvaient cependant pas tous les
problèmes qui se posaient. Suspendre les traitements qui maintiennent en vie
revient parfois à supprimer l’alimentation par sonde et l’hydratation, ce qui
condamne le mourant à réellement mourir de faim et de soif, longue agonie
possiblement douloureuse, bien éloignée de l’esprit humanitaire de la loi. Il
fallait faire évoluer les textes. Là encore, c’est la médiatisation de faits divers
pénibles, comme le cas de Vincent Lambert, qui a été à l’origine d’une
modi cation de la loi. Comment ne pas relever l’étrange proximité phonétique
des patronymes de ces deux Vincent, Vincent Humbert et Vincent Lambert,
tous deux accidentés de la route, tous deux tétraplégiques et ayant autant
marqué l’un que l’autre l’histoire de la prise en charge médicale de la n de
vie… On vient de voir que la mort du premier, provoquée par sa mère et son
médecin, était à l’origine de la « première » loi Leonetti. L’accident de Vincent
Lambert, lui, survient huit ans plus tard, et plonge le jeune homme dans un
état végétatif chronique. C’est la discorde entre les membres de son entourage,
médiatisée elle aussi, qui a permis aux législateurs d’aller plus loin. La
« seconde » loi Claeys-Leonetti, du 2 février 2016, accorde de nouveaux droits
aux personnes en n de vie en instaurant des procédures collégiales
d’évaluation et de décision avec le recours possible à la sédation profonde et
continue jusqu’à la mort, même si elle risque d’en avancer l’échéance. Depuis
le mois de juin 2020, les médecins généralistes ont la possibilité de se procurer
certains produits pharmacologiques, ceux-là mêmes qui sont nécessaires pour
obtenir une « sédation profonde et continue ». Ces médicaments n’étaient,
jusqu’alors, pas di usés en o cines de ville mais seulement en pharmacie
hospitalière.
Pourtant, même s’il peut aussi s’appuyer sur les réseaux ambulatoires de soins
palliatifs, le médecin généraliste reste toujours seul face à une telle alternative.
C’est le choix le plus di cile qu’il soit amené à prendre au cours de sa carrière,
lorsque le pronostic vital de son patient est engagé dans de brefs délais. Un
choix qui suggère d’autres termes médicaux, comme celui de limiter les soins,
de recourir à l’euthanasie passive, et même de laisser faire ou de laisser mourir.
Une richesse sémantique qui souligne la complexité de la décision et du débat
éthique. Faut-il craindre, comme se demande le docteur Véronique Fournier22,
de « libérer la main des médecins » ? Cette cardiologue, médecin de santé
publique et responsable du centre d’éthique clinique de l’hôpital Cochin
depuis 2002, se veut rassurante en constatant que « le risque de dérive
euthanasique est franchement peu à craindre. […] Les gens ne veulent pas
mourir. Personne. Même vieux, très vieux, malades, très gravement malades,
promis à la dépendance ou déjà lourdement dépendants. Et c’est une bonne
nouvelle. » Et parmi les histoires bouleversantes qu’elle raconte pour expliquer
le cheminement de sa pensée, il en est une qui me tient particulièrement à
cœur. C’est le récit de la n de vie d’un personnage, un personnage dont j’ai
été le médecin traitant à la n de sa vie, qui « avait été un grand homme, […]
un grand militant, sur plusieurs questions majeures de la vie sociale et
politique ». Il était tombé gravement malade, avait pu regagner son
appartement en hospitalisation à domicile, mais son état de santé s’aggravait
malgré une prise en charge palliative qui s’avérait di cile à moduler. L’avis du
comité d’éthique de Cochin avait été sollicité par la famille et une réunion
organisée avec tous les intervenants médicaux et paramédicaux et avec les
membres de la famille. « Après un long tour de table, ajoute le Dr Fournier, il
fut décidé que le médecin traitant irait rediscuter une nouvelle fois avec lui, en
présence de ses enfants […]. Cette discussion eut lieu à son chevet quarante-
huit heures plus tard. Il exprima les choses su samment clairement pour que
le médecin traitant sache ce qui lui restait à faire. […] Rendez-vous fut pris
pour le lendemain. Il l’attendait. Il lui dit : “Je sais pourquoi vous êtes venue.”
Il souhaita boire un dernier verre de vin. »
A-t-on besoin d’être médecin pour comprendre ce que représente la mort de
l’autre, lorsque son poids vient vous mettre la main sur l’épaule ? Non,
certainement pas. Mais la fréquentation, que l’on pourrait presque quali er
d’habituelle, de cette expérience prédispose le médecin à la ressentir, à
l’éprouver, à la concevoir, sans pour autant la lui rendre plus supportable. La
sou rance du deuil demande à être partagée. Mais partagée avec qui ? Pour ma
part, c’est dans la littérature que j’ai trouvé l’aide que je recherchais. Certains
auteurs, médecins et écrivains, parviennent plus que d’autres à transmettre leur
expérience, traduisant leur désarroi en mots qui répondent, comme un écho, à
la sensation intime, personnelle, que je ressens et qui me paraît trop lourde à
porter. Ainsi en est-il de cet auteur rare (trois ouvrages publiés de son vivant)
mais fondamental qu’est Jean Reverzy, dont j’ai déjà parlé. Avec pudeur, il parle
de l’émotion que représente, pour un généraliste, le « fardeau de la mort » de
ses patients. Dans son premier roman, Le Passage, qui a reçu le prix Renaudot
en 1954, il raconte l’histoire de la n de la vie d’un homme, Palabaud, qui, se
sachant malade, est revenu des îles pour mourir en France. Une mort, un
passage, accepté : « Puis, la paix est revenue ; il n’acceptait ni ne refusait
l’inévitable ; en réalité, il entrait dans le monde des agonisants. Car l’agonie
peut durer une seconde ou des années ; elle commence à l’instant où l’homme
croit sa mort possible ; la longueur du temps qui l’en sépare n’importe, et
quiconque a saisi le sens de l’écoulement, du passage, est perdu pour les
vivants. Et du jour où la mort triomphe et s’installe en maîtresse dans un
cerveau, c’est pour abolir — à l’exclusion d’un exact sentiment de uidité de
l’existence — toute lutte, tout désir, toute a rmation de soi et aussi toute
angoisse. » Tous les livres de ce médecin-écrivain, courts, denses, au style
mesuré et aux émotions contenues, font entendre ce tourment qui « tisse un
habit de fatigue » sur le corps de chaque généraliste. C’est cette fatigue du
médecin de la Place des Angoisses, qui alourdit sa marche et son travail de jeune
praticien. Qu’il l’appelle « le fardeau de ma lassitude » ou le « monde
incohérent de la fatigue », c’est bien du symptôme de la mort des autres que
sou re le plus cet auteur. Ces récits répondent, comme en écho, à ma propre
douleur de médecin quand je soigne des hommes et des femmes qui vont
mourir. Ils m’aident aussi à accepter que s’achèvent ces vies de patients que j’ai
aidés et tant aimés, en me donnant une vraie raison de vivre et de faire mon
métier. Cette conscience de la présence de la mort, dans chaque malade, se
retrouve à tous les instants de la vie du médecin lorsqu’il constate, comme le
fait Jean Reverzy, que « la mort des autres n’est que notre vie continuée,
alourdie d’une expérience nouvelle et se poursuivant pour participer à d’autres
morts, comme à des sacrements, avant de connaître en n la nôtre ».
23. Note de l’auteure : médecin qui exerce en secteur 2 et demande 50 euros à chaque consultation,
mais qu’on ne peut pas déranger…
24. Les internes reçoivent, en 2022, des salaires mensuels compris entre 2 000 et 2 200 euros, suivant
leur ancienneté et malgré les responsabilités médicales qui leur incombent, les gardes de nuit de douze
heures leur étant payées entre 150 et 163 euros suivant le jour de la semaine.
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Bernard TEYSSÈDRE Le roman de l’Origine (Nouvelle édition revue et augmentée)
Olivier-Pierre THÉBAULT La musique plus intense (Le Temps dans les Illuminations de Rimbaud)
François THIERRY La vie-bonsaï
Chantal THOMAS Casanova (Un voyage libertin)
Guy TOURNAYE Radiation — Le Décodeur
Jeanne TRUONG La nuit promenée
Jörg von UTHMANN Le diable est-il allemand ?
R. C. VAUDEY Manifeste sensualiste
Philippe VILAIN L’été à Dresde — Le renoncement — La dernière année — L’étreinte
Arnaud VIVIANT Le Génie du communisme
Patrick WALD LASOWSKI Dictionnaire libertin (La langue du plaisir au siècle des Lumières) — Le grand
dérèglement
Bernard WALLET Paysage avec palmiers
Stéphane ZAGDANSKI Miroir amer — Les intérêts du temps — Le sexe de Proust — Céline seul
MONIQUE HORWITZ-GUÉRIN
Dans la tête du médecin