Le Roman Africain Des Independances

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Bachir Tamsir NIANE

Etude du Roman Africain


des Indépendances
Caractéristiques, Spécificités et fonctions

Cours pour les étudiants de L1

Université Général Lansana Conté de Sonfonia

© Mars 2014
Le roman africain des Indépendances 2

PLAN DU COURS DU ROMAN AFRICAIN


DES INDEPENDANCES
Introduction au roman africain des
indépendances

L’o alit o e fait a a t isti ue de la litt atu e af i ai e

Définitions opératoires : Qu’est-ce-que le roman africain des


indépendances ?

Les principaux thèmes du roman africain des indépendances

La critique coloniale

L’e gage e t des o a ie s af i ai s

Le choc des cultures

La mise en perspective de la famille africaine des


indépendances

Présentation rapide de quelques romans africains

La app op iatio de l’Histoi e e ta t ue justifi atio pa


défaut

Un monde picaresque pour décrire une Afrique ubuesque


Le roman africain des Indépendances 3

Eloge des marginaux

Critique de la tradition

L’ au he d’u o de ouveau

Nouvelles tendances du roman africain des indépendances

Ro a af i ai et deve i de l’Af i ue

Conclusion

Bibliographie
Le roman africain des Indépendances 4

Avant-propos

Ce support pédagogique a pour objectif de permettre à l’étudiant


de première année de lettres modernes, d’avoir une
connaissance suffisante sur le roman africain des indépendances
et de pouvoir le situer dans le champ littéraire universel.

Afin de lui permettre d’embrasser le fait littéraire en Afrique de


façon chronologique et de façon thématique, une double
approche méthodologique sera abordé dans le cours de cette
étude :

1. Une étude chronologique du fait littéraire :

Il s’agira d’illustrer l’usage de l’écriture en Afrique, de la situer


dans son origine et d’expliquer les débuts de la littérature écrite
africaine d’expression européenne. Pour les besoins du cours, la
catégorisation de la littérature africaine sera faite et l’on tentera
de bien faire ressortir les différentes périodes charnières dans la
constitution de ce qu’il convient de nos jours d’appeler « la
littérature africaine ». Il est question de permettre à l’étudiant
d’avoir une vue d’ensemble du fait littéraire en Afrique et de
pouvoir reconnaitre une œuvre grâce à ses éléments
périphériques (contexte historique, thématique centrale, point
de vue du narrateur, valeur appréciative ou non de l’auteur).
Le roman africain des Indépendances 5

2. Une étude thématique du fait littéraire en Afrique :

La lecture thématique nous permettra de recenser les différents


courants littéraires qui composent le vaste champ de la
littérature africaine. Dans cette section importante, seront
étudiés de façon la plus profonde possible, les grands enjeux de
la littérature africaine, qui il ne faut pas l’oublier, n’est qu’une
composante de la littérature universelle. Rapidement sera
abordée la Négro-Renaissance dans le quartier Harlem de New
York aux Etats Unis d’Amérique au siècle dernier, qui constitua
le premier réveil du monde noir après la terrible nuit de
l’esclavage. Nous parlerons également de la Négritude,
néologisme audacieux que l’on doit à l’auteur du « Cahier d’un
retour au pays natal », qui sera la première manifestation de la
prise de conscience commune et réfléchie des africains du
continent et des noirs de la diaspora dans la métropole impériale
que constituait le Paris des années 1930.

Poursuivant notre étude et le fil du temps, nous serons amenés à


nous intéresser à la lutte contre la négritude par les jeunes
générations, et la naissance d’une nouvelle littérature plus
audacieuse que la précédente et plus affranchie du carcan et du
respect quasi saint vis-à-vis de la langue impériale ; sera ainsi
abordée la thématique du désenchantement, que l’on appelle
encore le malaise. Cette partie est essentielle dans le cours, car
Le roman africain des Indépendances 6

nous sommes encore dans les limites de ce constat ; nous vivons


les lendemains des indépendances, et les étudiants peuvent dans
leurs vies de tous les jours, confronter leurs lectures avec les
réalités implacables des états africains actuels.

Au cours de cette étude thématique, le choc des cultures et la


remise en cause de la tradition, seront présentés comme des
thèmes transversaux ayant donné aux lettres africaines une
partie de leur éclat. Ces deux thèmes seront donc étudiés avec
les ouvrages suivants : Pour le choc des cultures (Sous l’orage
de Seydou Badian, Le monde s’effondre de Chinua Achebe,
L’aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane).

En guise de corpus littéraire devant être abordé cette année nous


avons comme romans :

- L’aventure ambiguë, de Cheikh Hamidou Kane


- L’homme du troupeau du sahel, d’Alioum Fantouré
- Dramous, de Camara Laye
- Une si longue lettre, de Mariama Ba
- L’étrange destin de Wangrin, d’Amadou Hampathé Ba

Tout au long du cours, nous étudierons ces romans sous


différents aspects, et nous les comparerons quelques fois à des
ouvrages hors-programme pour permettre à l’étudiant d’avoir la
culture la plus ouverte et le plus large possible.
Le roman africain des Indépendances 7

En effet, à terme, nous souhaitons pouvoir permettre à l’étudiant


de première année d’avoir une meilleure connaissance du roman
africain des indépendances, et de susciter des vocations dans
l’enseignement des lettres au niveau secondaire et universitaire.
Puisse ce modeste travail atteindre ses objectifs et susciter des
travaux supplémentaires qui viendront l’enrichir et le dépasser.

L’auteur

Conakry Mars 2014


Le roman africain des Indépendances 8

Introduction au roman africain des


indépendances :
Parler de la littérature africaine, c’est retracer une grande partie
de la récente histoire politique du continent. Le fait écrit n’est
pas une nouveauté en Afrique. Il ne faut en effet pas oublier que
l’Afrique a produit des systèmes originaux d’écriture comme les
alphabets Guèze, Amharique d’Ethiopie 1 ou l’écriture N’ko
inventée par Souleymane Kanté2. Cependant, le recours aux
langues européennes comme support de la pensée, est un
phénomène né de la colonisation et qui à bien des égards, peut
apparaitre comme sa conséquence la plus achevée.
A l’instar de toutes les autres régions du monde, l’Afrique
possède une riche culture qui véhicule sa littérature propre,
consignée dans les formes figées des contes, maximes et
aphorismes, devinettes et épopées. Durant des siècles, cette
richesse inouïe a été transmise de bouche à oreille par des
générations de « passeurs de culture », et pour que l’on puisse
parler de roman africain, il a fallu que la langue de la
domination, la langue de l’oppresseur soit récupérée par
l’ancien esclave qui va en faire une arme de libération. C’est ce
combat, cette évolution, que le cours se propose de rendre
intelligible.

1
Le Gu ze et l’A ha i ue so t des la gues Ethiopie es ui so t
ites depuis l’a ti uit et ui o t u e t s i he litt atu e
litu gi ue, o t ai e e t au este de l’Af i ue ou l’ itu e fut
marginale.
2
Souleymane Kanté est un savant Guinéen, originaire du pays
ali k ui i ve ta l’alpha et N’ko ui est de os jou s utilis pa
toute l’ai e a di gue de l’Af i ue de l’ouest et ui est aussi tudi
par les universités Américaines et Européennes.
Le roman africain des Indépendances 9

La périodisation de la littérature africaine renvoie à un certain


découpage et il nous faut ainsi tout d’abord commencer à parler
de la littérature orale. En effet, cette dernière est le fonds propre
de la littérature africaine ; elle lui a servi de terreau et c’est grâce
à elle que cette dernière a pu se développer.

1. L’o alité co e fait ca acté isti ue de la


littérature africaine :
On peut dire de la littérature africaine que son aspect le plus
important et ce qui fait son originalité est le fait qu’à l’ origine,
elle fut durant de long siècles, une littérature orale transmise de
génération en génération, avant qu’elle ne fût fixée par la magie
de l’écriture. Sans doute l’Afrique n’a pas le monopole de
l’oralité qui a été pratiquée par beaucoup de peuples, mais peu
de peuples l’on pratiqué à l’échelle de l’Afrique.
Quand on parle de littérature orale, l’on fait référence à tout le
fonds culturel propre de la culture africaine ancestrale : les
contes et légendes, les proverbes, les devinettes et autres
maximes et l’enseignement philosophique qui est véhiculé dans
des expressions figées et aphorismes.
Ce fond culturel inestimable va être recencé par les
missionnaires et autres administrateurs coloniaux porteurs de la
civilisation occidentale. Ces derniers vont se donner la mission
de recueillir le maximum d’histoire, de contes et de proverbes,
afin de mieux connaitre l’autre. On voit par-là, que la collecte
de toute cette culture ne faisait que répondre aux impératifs
sécuritaires de l’entreprise coloniale : « si tu veux dominer ton
adversaire, efforces toi de le connaitre ». Les buts des colons
ont toujours été de dominer la population africaine, et pour cela,
la connaissance de la culture des opprimés s’est révélée très
profitable aux colons. Si l’on peut parler de nos jours d’une
littérature africaine écrite, nous le dévons en grande partie au
Le roman africain des Indépendances 10

travail inlassable de plusieurs générations de missionnaires et


d’administrateurs coloniaux.
A côté de leurs travaux, des africains ont aussi produit des
classiques comme : Les contes d’Ahmadou Koumba (1958) et
Contes et Lavanes (1963) de Birago Diop. La forme des contes
va connaitre une grande fortune, car elle sera reprise par
l’écrivain Ivoirien, Bernard Dadié dans notamment le pagne
noir (1955), le Cameroun avec René Philombe (Passerelle
divine, 1959), le Congo avec Guy Menga (Les aventures de
Moni-Mambou, 1971, ou Les indiscrétions du vagabond,
1974) et Tchicaya U Tam’si (Légendes africaines, 1969). Il
semblerait que l’adoption de la forme du conte par ces auteurs
réponde au besoin de toucher un public le plus large possible,
tout en restant fidèle au génie propre de la forme africaine, le
conte. On remarque dans tous ces contes une remarquable
uniformité.
L’histoire tourne autour de personnages animaliers qui sont des
archétypes censés matérialiser des êtres humains. Ainsi le
personnage de Leuk-le-lièvre chez Birago Diop se retrouve dans
beaucoup d’autres traditions. Le lièvre symbolise la ruse du plus
petit qui finit toujours par s’imposer à la force bestiale et
aveugle des plus grands. La grande force de tous ces auteurs de
génie, aura été de prouver la vitalité d'une culture qui a pu
produire des contes d’une si grande richesse et d’une portée
didactique si haute.
Le début des années 1960, verra aussi le recours à l’oralité
comme voie royale pour la connaissance du passé africain. L’un
des romans africains classiques, Soundjata ou l’épopée
mandingue (1960)3, sera en fait la réécriture de la parole du
griot, recueilli par un universitaire formé selon le canon

3
Sou djata ou l’épopée a di gue, Présence Africaine, Paris 1960,
de Djibril Tamsir NIANE
Le roman africain des Indépendances 11

occidental. Cette tradition orale, hier méprisée et oubliée, nous


fournit à présent les clefs du passé. Cette vénération du passé
véhiculée par une interminable lignée de « passeurs de culture »,
explique le cri du cœur de l’un des plus grands doyens de la
culture africaine, l’immortel sage Malien Amadou Hampathé
Ba quand il lance sa célèbre formule : "En Afrique, chaque fois
qu'un vieillard meurt, c'est une bibliothèque qui brûle".
L’urgence est donc à la sauvegarde du maximum de
connaissances, et l’oralité montre bien vite tous les trésors
qu’elle a cachés durant des millénaires.
C’est ainsi qu’un long et méritoire travail d’exhumation du
passé, va être entrepris par les auteurs, africains ou non. On peut
dire que l’ensemble de ce que nous connaissons de la culture
africaine a été codifié et écrit durant cette période. Les mythes
de création, les récits fondateurs, les cosmogonies, les récits
initiatiques, les grandes épopées qui marquèrent les peuples, les
chroniques historiques avec les listes dynastiques des rois, tout
cela fut redécouvert, enregistré, réécrit, ordonné avant d’être
publié à l’intention du grand public.
L’ethnologie à cette époque ou l’européen domine encore
l’africain, est très présente, et c’est sous son visage que seront
écrit de grandes thèses comme le fameux Dieu d’eau de Marcel
Griaule, dont la sortie fut un grand moment culturel. Ce livre est
le récit de plusieurs entretiens avec le Sage Dogon Ogotemeli
qui va nous ouvrir les portes d’un monde incroyablement riche
que personne ne pouvait situer dans les escarpements rocailleux
et apparemment déserts du pays Dogon. Encore une fois, il était
question de recueillir la parole du vieux sage, avant que « le
temps jaloux ne le réduisît en cendres ».
Le roman africain des indépendances, répond à un certain
nombre de critères dont le plus visible, nous semble être sa
prédilection pour la chose politique. En effet, la majorité des
romans publiés entre 1960 et nos jours, ne fait que traiter les
Le roman africain des Indépendances 12

difficultés de l’Afrique nouvelle après l’avènement des


indépendances qui « tombèrent en Afrique comme une pluie de
sauterelles » dira Fama dans les soleils des indépendances
d’Ahmadou Kourouma 4. Mais il nous faut tout d’abord
expliquer ce que nous comprenons par roman africain des
indépendances.

2. Définitions opératoires : Qu’est-ce-que le


roman africain des indépendances ?
Comme le dit l’intitulé, il s’agit de tout récit romanesque
produit après la date historique de 1960 et qui traite de la
nouvelle Afrique. Pour que l’on puisse parler de roman africain,
il faut donc que le texte soit écrit par un auteur africain et qu’il
traite de l’Afrique.
Ainsi vu sous cet angle, parler de roman africain des
indépendances, revient à parler du roman africain moderne, et
ce cours de littérature aurait ainsi pu valablement s’intituler
Etude du roman africain moderne. Nous sommes en plein dans
la période des indépendances dont nous venons il y a à peine
quatre ans, de célébrer le cinquantenaire. Quels sont les traits de
fabrique de ce roman ? En quoi est-il différent de son parangon
européen ? L’expérience culturelle africaine a –t’elle produit un
terreau littéraire spécifique, et le roman africain n’est-il qu’une
variante du roman européen ou a-t ‘il acquit une densité et une
profondeur propres qui lui confèrerait le droit à l’existence ?
Répondre à ce faisceau de question n’est pas évident. Il n’y a
pas un roman africain, mais plusieurs romans possibles selon les
données nationales, les langues usitées, les thèmes débattus, les
personnalités des auteurs en question, l’engagement social ou la
liberté d’écrire pour le plaisir d’écrire revendiquée par
l’écrivain. Pour avancer un peu dans notre étude de ce roman,

4
Ahmadou Kourouma, Les soleils des indépendances, 1968,
Le roman africain des Indépendances 13

nous allons donc nous attacher à recenser les thèmes qui le


parcourt, nous allons décrire les techniques d’écriture utilisées
par les romanciers africains, nous allons tenter de faire ressortir
une esthétique de l’écriture africaine et voir quelles sont les
différentes « écoles littéraire africaines » en compétition de nos
jours.
2.1 Les principaux thèmes du roman africain des
indépendances :
Le fait littéraire écrit en Afrique est né de l’entreprise coloniale.
Pour annihiler la douleur sans nom « d’avoir été vaincu sans
avoir eu tort » 5, il fallût que le Prométhée africain, après qu’il
eût ravi à l’ancien Dieu le feu sacré de l’écriture, arrivât à
détourner cette dernière de sa vocation première qui était de dire
et de proclamer la grandeur et la gloire de l’Autre, afin qu’advînt
au monde la présence de l’Afrique et de ses réalités multiples.
Les thèmes embrassés par les romanciers africains sont
multiples ; ils vont de la critique du fait colonial à la
dénonciation des abus politiques des régimes qui ont succédés
aux colons ; de la difficulté de créer une société juste et équitable
pour tous, à la « chosification » des citoyens par un Parti-Etat
surhumain qui ne leur apporte rien de bon, à la perte
irrémédiables des valeurs d’antan qui maintenait le lien social.
2.2 La critique coloniale
Durant une certaine période donc, le thème le plus porteur était
la critique du fait colonial. C’est grâce en partie au combat lancé
par les auteurs engagés que l’indépendance fut acquise ; mais
cette dernière obtenue, on a, encore du moins pour une durée
d’environ dix à quinze ans, continué à faire porter à l’Europe la
responsabilité du retard de l’Afrique. On peut ainsi affirmer que
grosso modo jusqu’en dans les années 1972-1973, jusqu’à la
publication de « Sahel sanglante sécheresse » de l’écrivain

5
Cheikh Hamidou Kane, L’ave ture a iguë, Paris 1963 Julliard
Le roman africain des Indépendances 14

Malien Mandé Diarra, le thème le plus central du roman africain


est encore la critique coloniale. Parmi les roman qui ont été les
plus féroces vis a vis de la colonisation, nous pouvons ainsi
citer : les bouts de bois de Dieu du Sénégalais Ousmane
Sembène qui en plus de son talent d’écrivain social est aussi un
grand réalisateur. Nous lui devons Le Docker noir daté de
(1956) qui pose le problème sur un plan purement social. O
pays, mon beau peuple (1957) situe l'action dans le monde
paysan, dans cette verte et si attachante Casamance. Le roman
raconte la difficulté du retour tenté par un fils du terroir qui
revient d’Europe aux bras d’une européenne. Est-il possible de
reprendre sa place comme si de rien n’était ? Comme si l’on
n’avait jamais quitté les siens ? Ce long séjour en Europe n’a-t
‘il pas fait de nous des « êtres hybrides » comme Samba Diallo ?
6
Son œuvre-maitresse Les Bouts de bois de Dieu (1960), dédiée
aux syndicalistes d'Afrique Noire, évoque la grève des
cheminots du Dakar-Niger en 1947-48. De par ces textes, ces
romans qui portent le souffle épique de toute une époque de
chamboulements pour l’Afrique, nous pouvons tenir Sembène
pour l’un des plus grands écrivains africains. Nous avons
vraiment en face des nous des textes qui répondent à la notion
de roman : la critique du fait colonial y est très visible quoique
celle du monde africain pointe déjà à l’horizon.
Ce roman africain est une arme de combat entre les mains des
romanciers, et ces derniers vont tous s’évertuer à produire des
textes qui témoignent de la cupidité des missionnaires, des
textes qui dénoncent les travers de la colonisation et qui auront
pour objectif de montrer les tenants et les aboutissants de
l’édifice colonial. La perte de valeurs et de repères sera l’une
des critiques les plus virulente conte le fait colonial. Des auteurs
comme Ferdinand Oyono dans le vieux nègre et la médaille,
Abdoulaye Sadji dans Nini mulâtresse du Sénégal et
Maimouna, font intervenir des personnages déjà vaincu par la

6
Cheikh Hamidou Kane, L’ave ture a iguë, Paris 1963, Julliard
Le roman africain des Indépendances 15

colonisation. Le vieux Méka, ancien combattant, qui a tout


donné à la France, auxiliaire de la colonisation, ne découvre
qu’à l’extrême fin de l’histoire à quel point il est ridicule et en
quelle estime on le tient dans le monde blanc. C’est une douche
froide pour lui. Maïmouna sera brulée par les mirages de Dakar
la grande ville et à force d’avoir trop rêvé, elle se retrouvera
enceintée et délaissée par un homme volage. Ce qui avant était
impensable (une fille-mère dans la société africaine) est
aujourd’hui possible dans le monde de l’indépendance. « La
faute des héroïnes de Sadji est de mépriser leurs racines
culturelles africaines et la vie pour elles "semble une bête
énorme chevauchée par le hasard, qui disperse au gré des vents
de l'oubli les êtres et les choses"(p.93). Les personnages
d'Abdoulaye Sadji sont des déracinés, la faute en revient
certainement à la colonisation et à l'idéologie de l'assimilation.
7
»
2.3 L’e gage e t des o a cie s

L’engagement est un thème très porteur en littérature. On n’écrit


jamais tout à fait pour rien. En effet, assumée ou pas, il y a
toujours une motivation à l’acte d’écrire. La critique du fait
colonial qui est consubstantielle de la naissance du roman
africain, démontre le plein engagement des romanciers envers
la défense de l’Afrique. Comment se manifeste l’engagement
des romanciers ? Envers quoi sont-ils engagés ? Y a t’ils des
écrivains qui ne sont pas engagés ?

De façon générale, l’avènement des indépendances a entrainé


un certain unanimisme dans les consciences africaines. Tout ce
qui pouvait militer dans le sens de la libération de l’Afrique
paraissait normal, et une certaine théorie européenne de la

7
Xavier Garnier, Le roman africain d’expressio Fra çaise, Doctorat
d’Etat de l’U ive sit Pa is 13
Le roman africain des Indépendances 16

beauté, de l’art pour l’art, n’était pas la bienvenue en Afrique.


Nous nous souvenons tous de la querelle que l’on fit au
romancier Guinéen Camara Laye à propos de son roman
l’enfant noir8 pour lequel on lui fait le reproche de n’avoir pas
assez peint l’horreur de la colonisation. Pour ses détracteurs, ce
fut une faute que d’avoir représenté la colonisation sous le
regard innocent et donc faussé d’un enfant. Léopold Sédar
Senghor prenant la défense du Guinéen dira, « qu’en choisissant
de ne point parler des travers de la colonisation, il en parla
mieux que quiconque. » Ne partageant point du tout l’avis de
l’auteur de Femme nue, femme noire, le Camerounais Mongo
Béti, grand romancier devant l’éternel, fera un procès
d’intention à Camara Laye et déclarera : "(...) la première réalité
de l'Afrique Noire, je dirais même sa seule réalité profonde,
c'est la colonisation et ce qui s'ensuit. La colonisation qui
imprègne aujourd'hui la moindre parcelle de corps africain, qui
empoisonne tout son sang, renvoyant à l'arrière-plan tout ce qui
est susceptible de s'opposer à son action. Il s'en suit qu'écrire
sur l'Afrique Noire, c'est prendre parti pour ou contre la
colonisation. Impossible de sortir de là." (Présence Africaine,
n°I-II, avril-juillet 1955, pp.137-138)9.

« Nous revisitons, à compter d’aujourd’hui, des œuvres d’auteurs


africains. Ce sera avec l’aide de Coudy Kane, docteur ès lettres,
critique littéraire, chef de la division transcription et rédaction de
l’Assemblée Nationale, chercheur à l’Université Cheikh Anta
Diop. L’écrivain guinéen, Camara Laye, longtemps réfugié et
décédé à Dakar, est un éternel incompris, surtout avec son roman

8
Camara Laye, L’e fa t oir,
9
Cité par Xavier Garnier, Le ro a afri ai d’expressio Fra çaise,
Do to at d’Etat de l’U ive sit Pa is 13
Le roman africain des Indépendances 17

autobiographique «L’enfant Noir» publié en 1953. Il lui a été très


souvent reproché de n’avoir pas dénoncé la colonisation. » 10

« De Camara Laye, on retiendra «L’Enfant Noir», un des plus


grands classiques de la littéraire africaine même si, soutient
Coudy Kane, « il est contesté par certains de ses contemporains
car, à leur avis, Camara Laye ne dénonçait pas la colonisation».
Même elle convient que « L’enfant Noir » demeure à ce jour un
roman d’une grande portée. Selon elle, ce roman retrace le
royaume d’enfance en plusieurs étapes et aussi le contact avec
l’Europe de l’auteur qui y est parti pour poursuivre ses études.
Dans les écrits, poursuit-elle, il y’a cette approche narrative qui
consiste à idéaliser l’enfance africaine dans un pays colonisé.
Les croyances et valeurs africaines y sont ressuscitées avec le
totem, (le serpent), les rites initiatiques et autres. Mais Camara
Laye passe sous silence la colonisation au moment où les autres
auteurs étaient engagés. Un reproche pas nécessairement
justifiée, pense la critique, car « l’écrivain doit être libre dans sa
pensée et il fallait que l’on sache comment était l’Afrique
profonde du temps de la colonisation ; ce qu’a essayé de montrer
l’auteur ». Malgré tout, ce roman est un grand classique de la
littérature africaine et, plus tard, Camara Laye va publier « Le
Regard du Roi » en 1954, pour traiter des mythes. Et encore la
critique lui retombe dessus, rappelle Mme Kane, car, pour
beaucoup, le guinéen n’était pas l’auteur de ce roman. Des
réprimandes qui remettent au goût du jour, encore une fois, cette
vive contestation entre Camara Laye et les autres écrivains qui
lui reprochent son manque d’engagement. C’est ainsi que son
plus grand pourfendeur, le camerounais Mongo Béti, dans la
dénonciation de ses œuvres, dira : « Écrire sur l’Afrique noire,
c’est prendre parti pour ou contre la colonisation ». Dans divers
écrits et contributions, l’écrivain camerounais évoquera « le

10
Extrait du Soleil du samedi 01 septembre 2012
Le roman africain des Indépendances 18

style d’écriture pittoresque » de Camara Laye. Et pourtant, aussi


paradoxalement que cela puisse paraitre, Camara Laye s’engage
politiquement après les indépendances. Il publie «Dramous » (A
dream of Africa), une production qui visait Sékou Touré et dans
laquelle il utilise des subterfuges pour parler de l’homme fort de
Conakry, rappelle la chef de la division transcription et
rédaction de l’Assemblée Nationale. Ce qui lui a valu quelques
tracas avec un emprisonnement sommaire jusqu'à l’exil en Côte
d’Ivoire puis au Sénégal où il a travaillé comme chercheur à
l’Institut fondamental d’Afrique noire. Son classique « L’Enfant
Noir » a reçu le Prix Charles Veillon en 1954. »

Par Amadou Maguette NDAW11

Dans le contexte très marqué des années 60, il était pratiquement


impossible de lutter contre l’atmosphère ambiante qui militait
pour les indépendances, si l’on ne voulait pas passer pour un fou
ou pire pour un traitre. Il était attendu des premières élites
africaines, qu’elles éveillent les consciences et qu’elles
expliquent pourquoi le temps de la libération était venue
Effectivement l’on peut reconnaitre que les romanciers africains
se sont tous jetés dans la bataille. Toute la production
romanesque de cette période n’a servi qu’à fortifier le peuple
dans la justesse du combat, les romans écrits n’ont au fond, été
que des illustrations de ce que vivait l’Afrique. En ce sens, écrire
est un acte hautement révolutionnaire ; c’est, pour paraphraser
Mongo Béti « prendre parti pour ou contre la colonisation ».
Cette position manichéenne, ou tout est tranché avec les bons
d’un côté et les méchants de l’autre, permettra de faire la
distinction entre les écrivains « progressistes » et les
« classiques ». Cet engagement des romanciers va se manifester

11
Extrait du quotidien national Le Soleil dans sa livraison du Samedi,
01 Septembre 2012
Le roman africain des Indépendances 19

de plusieurs façons, notamment dans les formes d’écriture et le


renouvellement des techniques scripturales.

Le choc des cultures :


Dans cette section, nous allons nous appesantir sur le concept de
choc des cultures qui a été beaucoup abordé dans la littérature
africaine. Ce concept ne doit pas être confondu avec « le choc
des civilisations », concept célèbre en philosophie politique qui
fut avancé et défendu par l’universitaire Américain Samuel
Huntington, Professeur à Harvard.12

Le choc des cultures dont nous parlons, fait référence à la brutale


rencontre entre l’occident impérialiste et l’Afrique sous
domination coloniale. Le roman le plus à même de décrire ce
phénomène fait partie des 100 romans les plus importants du
20ème siècle : il s’agit en effet de « Le monde s’effondre » de
l’écrivain Nigérian Chinua Achebe. Mais il n’est bien sûr pas le
seul. Pour étudier ce concept opératoire, nous allons également
nous appuyer sur les romans ci-après :

- Sous l’orage, Seydou Badian


- L’aventure ambiguë, Cheikh Hamidou Kane

 Le monde s’effondre :

Le roman de Chinua Achebe a eu un très grand succès. En effet,


mieux que beaucoup d’autres romans, il présente la rencontre
brutale des habitants du paisible village d’Umuofia au Nigéria
colonial avec le monde blanc symbolisé par les missionnaires et
les colons britanniques. Le titre est en soi profondément

12
Samuel Huntington, The Clash of Civilizations and the Remaking of
World Order, in la revue Foreign Affair, 1993,
Le roman africain des Indépendances 20

révélateur : le monde s’effondre pour toute cette humanité dont


les dieux sont comme dévalués, les certitudes et croyances
bafouées, la personnalité niée. Pour bien saisir le choc culturel
à l’œuvre, il convient d’étudier le roman par séquence.

Umuofia, un éden africain :

Le village nous est présenté comme un tout homogène. Le


monde Ibo traditionnel vit autour de neuf villages qui forment
une sorte de confédération. Avant l’arrivée des blancs, tout était
idyllique : la tradition était encore en vigueur et Okwonko avait
un bel avenir devant lui. Son mérite et son grand courage le
prédestinait à de grandes choses. Tout était sacré dans ce terroir
et rien n’y était gratuit. L’âme africaine était encore pure et pas
encore atteinte par le relativisme européen. On peut dire de ce
village qu’il symbolise le microcosme de la société
traditionnelle africaine idéale.

L’irruption des missionnaires :

La religion va occasionner le premier choc culturel entre


l’Europe et l’Afrique. L’arrivée des missionnaires anglais va
détruire cet ordre. Pour la première fois, des étrangers vont être
autorisés à s’installer dans les environs du village. Le choc
culturel sera visible car on proposera aux missionnaires de
s’installer dans un lieu jugé néfaste, le lieu-dit « Foret-Maudite »
ou vivraient les génies. En faisant cela, les anciens se croyaient
malins, ils pensaient que leurs dieux et génies allaient
exterminer les blancs. A la surprise de tous, non seulement il
n’arriva rien de fâcheux aux missionnaires, mais il sembla
même que l’installation dans ce lieu étrange leur réussit : ils
recrutèrent bientôt des néophytes et leur établissement devint
bientôt un village ou vinrent se réfugier tous les laissés pour
compte des villages environnants. La communauté prospéra et
abrita des néophytes attirés par la modernité, les soins médicaux
Le roman africain des Indépendances 21

gratuits, la nourriture, le catéchisme et l’humanité calculée des


pères. La simple vision du blanc dans ce milieu traditionnel noir
est un choc, mais son maintien dans une partie aussi terrible de
la Foret Maudite, introduit un questionnement intérieur dans la
population locale. Leur Dieu est-il plus fort que les dieux
locaux ? Ces derniers ont-ils acceptés les blancs ? La réussite de
leur installation montre l’ampleur du choc culturel entre les
noirs et les blancs.

Avec le christianisme, les missionnaires vont libérer ceux qui


étaient oppressés par la culture traditionnelle. En effet, la culture
Ibo traditionnelle, était une société fortement inégalitaire ou les
gens n’étaient pas tous des égaux : la société était stratifiée selon
la naissance et les liens du sang. Le message chrétien de
fraternité universelle et d’égalité de tous les hommes devant un
Dieu unique et bienveillant, va complètement bouleverser les
structures mentales de la population. A tous les points de vue, le
christianisme apparut comme une religion de libération et toutes
les pesanteurs de la vieille Afrique (sacrifices humains,
infanticides rituels, domination de la femme par son époux)
furent considérées comme autant de crimes à combattre. La
cohabitation des religions anciennes et du christianisme
entrainât inévitablement un choc culturel.

La remise en cause de la religion et des valeurs africaines

Le choc entre les deux mondes va avoir pour conséquence une


remise en cause de la société traditionnelle et des valeurs qu’elle
véhicule. Autant Okwonko est fier de sa culture et est prêt à tout
pour la défendre, autant Ikéméfuna son fils, à tendance à
s’éloigner de cette culture et ira jusqu’à l’irréparable. Une autre
façon de voir le monde a été introduite dans la société
traditionnelle et plus rien ne sera plus comme avant. Le conflit
de génération entre Okwonko et son fils est l’illustration de ce
choc culturel
Le roman africain des Indépendances 22

 – Sous l’orage :

« Sous l’orage » de l’écrivain Malien Seydou Badian Kouyaté,


s’inscrit dans la même veine et présente le microcosme de la
société traditionnelle malinké chamboulée par l’arrivée de la
modernité. Le père Benfa se retrouve prisonnier de ses
contradictions et s’avoue impuissant devant la détermination de
sa fille Kany d’épouser l’homme de son choix malgré
l’opposition de son père.

 L’aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane

Ce roman retrace la découverte inégale de l’occident rationaliste


et athée, avec une Afrique spirituelle qui tente par tous les
moyens de sauver son âme et celle de ses enfants. Il a connu une
fortune extraordinaire et on le présente de nos jours comme la
meilleure étude des relations conflictuelles pouvant exister dans
l’esprit d’un jeune africain ayant reçu une éducation
traditionnelle et qui se retrouve transplanté dans un univers
occidental. Samba Diallo est la représentation d’une certaine
jeunesse, déboussolée, en perte de repères qui voudrait bien ne
point perdre son âme, mais qu’une longue fréquentation de
l’Autre à déjà irrémédiablement rendu étranger à son terroir et à
ses réalités.

2.4 La mise en perspective de la famille africaine des


indépendances

La colonisation a produit une nouvelle Afrique, une nouvelle


société. Les anciennes relations, les attachements traditionnels
ont fait la place à des solidarités nouvelles, souvent urbaines.
Contre elle-même, sans le savoir, l’Afrique a débuté sa mue. Les
modèles anciens de gérontocratie ou le père de famille était le
représentant direct du Bon Dieu dans sa famille sont battu en
brèche par une fragilisation des figures masculines et
Le roman africain des Indépendances 23

paternelles. Nous le voyons bien dans sous l’orage de Seydou


Badian, ou le Père Benfa, malgré tout le prestige dont il est
entouré, finit par se découvrir dépassé par les évènements. Il ne
peut plus s’imposer à sa fille, et cette dernière convolera en juste
noces avec celui que son cœur a choisi. Le modèle d’une famille
élargie vivant dans la même concession, et composée de
plusieurs ménages géré par le patriarche, ce modèle tend à céder
la place à la famille d’intellectuel généralement composé du
père, de la mère et de deux ou trois enfants au plus. Les parentés
lointaines sont de moins en moins admises. L’engagement des
romanciers apparaitra quand il s’agira de démontrer en quoi tout
cela est une conséquence du fait colonial. Le modèle familial
européen de la famille nucléaire aura bientôt tendance à
supplanter le modèle de la famille-tribu que l’Afrique aura
toujours connu, et cela aussi, est une conséquence de la défaite
des infrastructures culturelles africaines devant la superstructure
européenne.

Le combat contre la dictature est visible dans toute la littérature


des indépendances, qui apparait ainsi comme une littérature de
combat et de dénonciation. Le but recherché par le romancier,
est de toucher le lecteur et de susciter certains sentiments chez
lui, comme la pitié, le dégout, voire la révolte, devant les
exactions qui sont quelques fois perpétrées sous ses yeux.
L’indépendance enfin obtenue de haute lutte, les africains vont
se lancer dans la construction de l’Afrique. Tout sera mis au
service de l’édification de la nouvelle Afrique. Il y aura comme
une sorte de militantisme forcé à cette époque. La littérature et
partant le roman, n’échappera pas à cette tendance. Le roman
aura en effet pour mission d’esquisser le futur ; il lui sera
demandé de proposer un avenir possible et souhaitable pour les
anciens colonisés. Le roman en plus de toutes ses prérogatives,
doit être didactique et servir à quelque chose de social. La
critique du fait colonial va peu à peu cesser de constituer la
source principale d’inspiration des romanciers. Dans l’âme de
Le roman africain des Indépendances 24

l’Africain de l’époque, se bousculent le passé et le présent que


l’on a si envie de transformer. Le combat pour le progrès et la
lutte de l’Afrique pour « rattraper » l’Europe, explique en partie
pourquoi dès 1960, la critique est fondée à parler de roman à
thèse en ce qui concerne la production romanesque du continent.
Un certain nombre de romans nous présente ainsi le sujet
africain devant son histoire et sa culture, obligé de faire un choix
toujours périlleux et difficile devant le maintien de ce qui fut
toujours, et l’adaptation aux exigences du monde nouveau. On
parle ainsi de remise en cause des traditions au nom du progrès.
L’auteur Béninois Olympe Bhêly-Quénum dans « le chant du
lac », présente des africains qui en arrivent à tuer les divinités
locales résidant dans un lac, au nom du progrès et du
développement. Ce qui hier, faisait la grandeur de l’Afrique,
doit aujourd’hui être remis en cause, pire, être détruit sans
rémission. La romancière Ivoirienne Régina Yahou dans Ahui
Anka, présente aussi une Afrique en construction avec son héros
qui défie la coutume qui interdit à tout expatrié de retour au
village, de construire une maison en dur. Il faut éduquer le
peuple et lui montrer les limites des croyances ancestrales. La
venue de l’indépendance ne changera que le destinataire des
critiques des romanciers africains. Il est question de témoigner
de cette Afrique que l’on construit. C’est pratiquement une
écriture-témoignage. Le romancier va alors bien souvent
connaitre des déboires avec les régimes politiques en raison des
messages véhiculés. Dans ces romans dont nous allons citer
quelques-uns, se lit toute la déception des indépendances. On est
dans ce que l’on a appelé le désenchantement. Les
indépendances n’ont pas été à la hauteur des espoirs.

- Les bouts de bois de Dieu, Ousmane SEMBENE

Dans cette œuvre-séminale, le grande cinéaste et écrivain


autodidacte traite du problème historique de la longue grève des
cheminots du Dakar-Niger dans les années 50. Il y défend une
Le roman africain des Indépendances 25

position. Il assume ses convictions et milite pour le respect des


droits des cheminots. La critique qui porte dans ce texte, vise
autant les colons qui ont apporté le train que les africains qui en
vivent actuellement.

- Remember Ruben
- Perpétue et l’habitude du malheur
- la ruine presque cocasse d’un polichinelle de
Mongo Béti, 1974

Dans ces romans qui constituent une trilogie, Mongo Béti se


livre à la critique des pouvoirs qui ont remplacé la colonisation.
L’objectif de l’auteur est de comprendre et d’expliquer
comment et pourquoi les pouvoirs africains se sont révélés
liberticides et oppressifs. Le personnage de Perpétue a sans
doute été écrit pour témoigner du destin tragique d’une jeune
fille qui apparait comme sacrifiée.

- Pétales de sang de Ngugi Wa Thiong’o

Dans ce magnifique roman ou l’on sent toute la force épique


d’un grand écrivain, est abordé le problème des lendemains des
indépendances. Les citoyens Kenyans qui se sont battus contre
les colons britanniques, qui ont versé leur sang pour la liberté,
les compagnons de Dedan Kimathi, sont aujourd’hui des parias
dans leurs pays, des laissés pour compte. L’indépendance
obtenue, ce sont des personnages veules et égoïstes comme
Nderi Wa Riera, qui obtiennent les richesses, alors que les
personnages comme Wanja la prostituée, Karega le syndicaliste,
Munira l’enseignant, Abdullah le commerçant-estropié ou le
petit Georges, sont écrasés par le système en dépit de leur
contribution immense dans la libération du Kenya. Le message
de l’écrivain « afro-saxon » est clair : les espoirs des
indépendances se sont révélés illusoires. Le roman est une
Le roman africain des Indépendances 26

habile démonstration de la façon odieuse dont le bénéfice des


indépendances a été récupéré par une classe, une élite maffieuse
liée par son seul intérêt. Et cela est valable pour tout le continent.

- Les soleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma

On a tenu ce roman pour le texte parfait contre l’arbitraire des


pouvoir issus des indépendances africaines. En effet, l’auteur de
Boundiali en Côte-d’Ivoire, a produit une œuvre indémodable
qui pose de façon magistrale, la question de la gestion de la
chose politique dans un contexte de libéralisation politique.
L’Afrique s’est débarrassée de la colonisation, mais elle
engendre un régime encore plus meurtrier.

Fama, Prince malheureux du Horodougou, dernier membre


légitime de la dynastie, est bien pathétique. Il symbolise la fin
de la dynastie qui n’arrive pas à se régénérer. Autant pour Fama
la période de la colonisation est celle de la honte et de la
compromission, autant celle des nouveaux pouvoirs devait lui
apporter la paix et la dignité retrouvées. Ayant tout perdu avec
la colonisation, il va cependant se retrouver dans une situation
encore plus incertaine. Lui le Prince du Horodougou, lui dont la
naissance lui donne tous les droit, il va se retrouver simple
citoyen dans la nouvelle république avec pour tout cadeau « la
carte unique du parti et la carte d’identité ». Les allégeances
traditionnelles sont rompues ; le Horodougou n’existe plus, il
est à cheval entre la République du Nikinai (la Guinée) et la
République de la Côte des Ebènes (la côte d’Ivoire). Les soleils
des indépendances inaugurent des lendemains de
désenchantement pour l’Afrique et Fama sera le sujet de sa
propre déchéance.
Le roman africain des Indépendances 27

2.5 La éapp op iatio de l’Histoi e e ta t ue


justification par défaut

Bien souvent, l’Histoire a été réinvestie par les romanciers pour


amoindrir les effets réels de la colonisation et donner un autre
sens à l’aventure coloniale. S’agit-il de la vengeance posthume
du colonisé, ou l’Histoire est-elle vraiment perçue comme le lieu
de vérité ou se jouent à la fois le passé mais aussi le futur trouble
de l’Afrique ?

Pour répondre à cette question, nous utiliser les travaux de Bi


Kacou Parfait Diandue et de Bachir Tamsir Niane, Doctorat et
Maitrise soutenues respectivement aux Universités de Limoges
et de Sonfonia en Guinée.

« Dans son acte d’écriture, Ahmadou Kourouma accapare


l’Histoire au moyen de différentes techniques pour en proposer
sa lecture personnelle. L’Histoire se trouve pour ainsi dire
phagocytée non pas au sens biologique strict du terme qui
stipulerait sa capture, sa destruction et sa digestion d’où sa
désagrégation totale. La phagocytose de l’Histoire devra plutôt
se saisir dans son acceptation symbolique et littéraire qui infère
son exploitation par la fiction, c’est-à-dire son intégration et son
utilisation à des fins esthétiques et idéologiques dans le
roman. »13

L’Histoire est donc ainsi réécrite par le romancier qui lui alloue
une valeur et une dimension spécifiques.

« En attendant le vote des bêtes sauvages ne déroge pas à la


règle. Le roman retrace la vie du dictateur Koyaga et pourfend

13
Histoire et fiction dans la production romanesque d'Ahmadou
Kourouma, Th se de Do to at d’Etat e Litt atu e o pa e de Bi
Kacou Parfait Diandue ; Université de Limoges 2003, p 427
Le roman africain des Indépendances 28

les dictatures postcoloniales de la fin de la guerre froide en


Afrique. Il apparaît d’emblée comme une apologie aporétique
de la dictature. Soutenu par les pratiques mystiques de sa mère
et de son marabout, Koyaga, en dépit du chancellement de son
autorité, réussit à se maintenir contre vents et marées au pouvoir
en pratiquant le fétichisme, le maraboutage, le camouflage, en
simulant des complots et en perpétrant des assassinats. Secondé
par son homme de destin, son acolyte, Maclédio, il parcourt
toute l’Afrique liberticide à l’école des grands Maîtres de
l’autocratie pour régner sur la fictive République du Golfe d’où
fume encore fraîchement l’héritage de la colonisation.14 »

Plus que les soleils des indépendances, ce roman est une diatribe
acerbe contre le pouvoir dictatorial. En fait, Kourouma nous
présente une galerie de chefs d’Etats historiques, les « pères des
Nations » sous les traits de dictateurs omnipotents, omniscients
et solidaires.il s’agit d’un club, mieux, d’une famille dans
laquelle tous les membres se serrent les coudes. Koyaga le chef
d’Etat le plus nouveau, va entreprendre le tour d’Afrique pour
aller s’abreuver à la source des « Doyens », les vieux chefs qui
ont le secret de la longévité au pouvoir.

Ahmadou Kourouma nous fait ici un clin d’œil plein de


tristesse : si hier, dans l’Afrique idéale hélas perdue, le néophyte
allait de maitre en maitre pour parfaire son éducation au profit
de la communauté dont il était le fils, sous les soleils des
indépendances, le chef, le dictateur va entreprendre le même
genre de périple, cette fois à son avantage exclusif et pour le
plus grand malheur de toute la communauté qu’il aspire à servir.

14
Histoire et fiction dans la production romanesque d'Ahmadou
Kourouma, Th se de Do to at d’Etat e Litt atu e o pa e de Bi
Kacou Parfait Diandue ; Université de Limoges 2003
Le roman africain des Indépendances 29

La période des indépendances est bien en définitive celle de la


perte de toutes les valeurs.

2.6 Un monde picaresque pour décrire une Afrique


ubuesque

Pour dire l’indicible, le romancier africain a été obligé de


recourir à un méta-langage ; il a créé un monde picaresque pour
narrer tout le côté proprement ubuesque des régimes d’après-
indépendance. Il semble en effet que la langue de tous les jours
se révèle inefficace pour rapporter toute l’horreur et la gratuité
des exactions et de la bêtise profonde qui caractérisent le
nouveau pouvoir africain. L’écriture nous fait revenir aux contes
qui ont été à l’origine de la littérature africaine écrite ; mais là
où il y a perversion de la tradition, c’est quand on s’aperçoit que
les héros d’hier, à savoir le courageux petit lièvre, l’araignée si
habile, la tortue si patiente, ne symbolisent plus la vérité ; ils
ont été supplantés par l’affairiste, le militant du parti unique prêt
à se vendre pour avancer dans le parti. Sans être alchimistes,
nous avons été le témoin d’une transmutation des valeurs.

Ce détournement du langage, nous le voyons dans une œuvre


comme « en attendant le vote des bêtes sauvages » d’Ahmadou
Kourouma. Cette œuvre s’inscrit en droite ligne dans le champ
du réalisme merveilleux dont le maitre est le Prix Nobel
Colombien de Littérature Gabriel Garcia Marquez, auteur de
l’automne du patriarche et cent ans de solitude. En somme on
pourrait dire « le monde est trop affreux pour qu’on le raconte
de façon naturelle ; il faut une surréalité pour le raconter ».

Cette veine qui utilise la truculence va donner à la littérature


africaine de grands auteurs comme bien sur, Ahmadou
Kourouma dont on parle beaucoup, mais aussi Tchicaya U
Tamsi, Sony Labou Tansi ou Henri Lopès.
Le roman africain des Indépendances 30

2.7 Eloge des marginaux

Aussi étrange que cela puisse paraitre, les romanciers africains


nous paraissent avoir fait les éloges de personnages qui sont à la
marge, des caractères qui à bien des égards, semblent militer
pour le non-respect des traditions. Que signifie cet éloge
surprenant ?

La colonisation a opéré un changement radical dans le monde


africain. Les valeurs anciennes qui ont toujours maintenues
debout la civilisation africaine et sa culture, sont renversées et
plus rien de ce qui était sacré, ne le parait plus. Avec les
indépendances, une nouvelle culture se met en place qui a
tendance à renier l’ancienne. On le voit bien dans « les soleils
des indépendances » avec le pathétique personnage de Fama. Le
Prince est un résidu ridicule de l’ancien temps ; de sa haute
naissance, il ne reste rien. Les indépendances ne lui apportent
qu’une carte d’identité et celle du parti unique. Lui qui hier
encore, de par la seule force de son regard pouvait commander
à la foule, il est obligé de vivre comme un vautour, empêtré dans
la bâtardise d’une époque qu’il maudit. Et le paradoxe est à notre
avis, que Fama apparaisse comme le héros de cette nouvelle
Afrique.

Nous connaissons bien la position officielle de Fama dans


les Lettres Africaines ; on a constamment présenté ce
personnage comme le symbole de la malédiction et de l’échec
quasi-congénital de l’Africain. Notre lecture est différente. Pour
nous Fama est un anti-héros qui tend vers le héros. La façon dont
il affronte son destin et le panache avec lequel il défie les forces
de l’ordre au poste frontalier entre le Nikinai et la République
de la Cote des Ebènes, nous montre de quel bois est fait ce
personnage. Plutôt que de le voir comme un personnage
malheureux qui subit un destin qui le dépasse, le Prince Fama
nous apparait comme la personnification du courage, il est cette
Le roman africain des Indépendances 31

Afrique qui sait que la messe a été dite et que plus rien ne sera
plus comme avant.

Il s’ensuit que faire l’éloge du personnage de Fama, c’est faire


l’éloge d’un personnage qui en d’autres situations et dans une
autre lecture, aurait pu être présenté comme un marginal. La
marginalité ou plutôt, ce qui est hors-normes, est à présent
devenu la règle et notre étude nous montrera que le personnage
de Fama n’est pas le seul « marginal » qui accède aux délices
des louanges.

Du reste, les romans de la période étudiée comme « La grève


des battu » d’Aminata Sow Fall, « Xala » d’Ousmane Sembène,
« Les soleils des indépendances » d’Ahmadou Kourouma, nous
mettent en relation avec des populations marginales, des laissés
pour compte, qui sont au banc de la société, mais qui
paradoxalement, sont investis d’une force et d’une
responsabilité sociale que n’ont pas les autres personnages jugés
« normaux ». Ainsi, dans le beau roman d’Aminata Sow Fall,
une décision politique de la Municipalité de Dakar a interdit le
centre- ville à toute une théorie d’estropiés, de mendiants,
d’infirmes, pour rendre la ville plus belle et la débarrasser de
son « encombrement humain ». Pour les gens qui ont l’habitude
de faire des sacrifices et pour qui la présence des mendiants est
salutaire, le fait de les avoir chassés de la ville et de les avoir
amenés au loin, est une véritable catastrophe. Comment obéir
aux nombreuses injonctions des marabouts ? Comment donner
les sacrifices qui apaisent ? La seule solution est de les
rechercher, d’aller à leur rencontre et d’aller les trouver là ou
l’autorité les a déposés. Et une fois arrivés devant eux, on assiste
à quelque chose de proprement prodigieux : les valeurs sont
renversées. Le pouvoir est du côté des mendiants tant que les
sacrifices ne sont pas agrées. Les riches, les notables, les
chercheurs de promotion et de places, sont prêts à s’humilier
pour arriver à leur faim ; ils acceptent de passer sous les fourches
Le roman africain des Indépendances 32

caudines des mendiants et rétrocèdent ainsi bien


involontairement aux mendiants, une partie de l’humanité que
la décision politique qui les avait chassés de la ville, avait ravie.
Par ce renversement des valeurs, Aminata Sow Fall a voulu
donner la parole à des marginaux, elle a voulu mettre de la
lumière dans la vie de personnes méprisées par le système social
alors que paradoxalement toutes les activités de cette société ne
sont nullement concevables en leur absence ; c’est cette
hypocrisie sociale que notre auteur veut fustiger.

Dans « Xala » d’Ousmane Sembène, nous voyons El Hadj


Abdoul Kader Béye prêt à toutes les compromissions pour
bénéficier de la pitié des mendiants. L’auteur nous livre une
scène d’anthologie, quand les mendiants prennent possession du
corps flasque du vieil El Hadj, et que ce dernier se voit contraint
de se badigeonner de leur humeurs et salives. L’impuissance
sexuelle dont il est la victime, ne peut être guérie que par le
contact physique avec les corps décharnés, sales et puants des
mendiants. Le plus terrible est que ce notable, cet El Hadj
respectable et respecté, ne voit aucun problème à exécuter les
injonctions les plus saugrenus des marabouts, pour retrouver sa
virilité et progresser dans la vie. Que nous apprend cette
parabole ? A notre avis, Sembène critique et la société et les
hommes. La société pour son hypocrisie, pour la façon
innommable dont elle se sert des mendiants pour les sacrifices à
faire, et le mépris dans lequel elle relègue toutefois cette couche
importante de la population. La critique contre l’homme, porte
sur ce désir immodéré de virilité chez un homme d’un âge
certain, alors qu’il aurait dû être enclin à plus de spiritualité, vu
son titre et son âge. La poursuite du bonheur et des plaisirs, est
ici présentée par Sembène comme un crime.

Pour ce qui est du premier roman de l’auteur « d’Allah n’est pas


obligé », les marginaux prennent le pouvoir dans une scène
irréelle, ou la pauvre Salimata, la brave épouse de Fama, sera
Le roman africain des Indépendances 33

quasiment violée par la horde de gueux pouilleux et sales, qui


dévasteront son étal et fouilleront jusqu’à son entrecuisse pour
y dérober le peu d’argent qu’elle avait. Mais que s’est-il donc
passé, pour que ces mendiants gentils qui faisaient des prières
tous les jours pour Salimata, se révoltent et mordent la main qui
les nourrissait ? C’est Salimata qui est responsable. Avec sa trop
grande sensibilité, Salimata avait pris l’habitude d’offrir des
plats de riz gratuits, elle faisait crédit de façon inconsidérée, et
un jour, elle offrit tout ce qui lui restait comme nourriture. Tout
ce que la place contenait comme miséreux, s’est jeté sur elle, l’a
séparé de ses bols et ustensiles, et a vidé les récipients de toute
la nourriture. Quelle lecture peut-on tirer de cela ? A notre avis
cela veut dire « A trop vouloir faire le bonheur des autres, on
fait son propre malheur ». Il est quelque fois plus intelligent de
ne pas écouter son cœur et d’être égoïste. Salimata réagit encore
comme une femme de l’ancienne Afrique, avec les valeurs
d’antan comme la pitié, la solidarité, mais l’étude du roman nous
montre que sous le soleil des indépendances, ces valeurs n’en
sont plus ; au contraire, ce sont des contre-valeurs qui à présent,
règlent les relations humaines. Mais cette ingratitude des
mendiants envers Salimata, symbolise aussi le refus de la gente
masculine d’accorder le moindre respect à cette femme, et de
reconnaitre la valeur de son combat quotidien. Pour les hommes,
même les mendiants, Salimata ne représente rien de tangible,
elle n’est qu’un instrument dont on se sert.

« Salimata distribua des assiettées aux chômeurs, aux affamés,


jusqu’à vider la cuvette, jusqu’à la racler. D’autres affamés,
d’autres guenilleux accoururent et se bousculèrent et maintenant
tendaient les mains, présentaient leurs infirmités, leurs plaies.
La cuvette était vide. » Le flot des mendiants ne tarit pas ;
Le roman africain des Indépendances 34

Salimata est bientôt assiégée : « ils dressèrent autour de Salimata


une haie qui masqua le soleil. » 15

La menace va se faire plus explicite quand :

« Les murmures s’amplifièrent, s’élevèrent en clameurs et


brusquement comme à un signal tous s’abattirent sur Salimata,
l’attaquèrent en meute de mangouste, la dépouillèrent, la
maltraitèrent et avant qu’elle n’eût poussé trois cris, se
dispersèrent, se débandèrent et disparurent dans le marché
comme une volée de mange-mil dans les fourrées…elle
s’empressa de renouer le pagne, de rentrer les seins, de
s’arranger. Elle avait les colliers et boucles d’oreilles, les plats
ébréchés. Tout son argent, tout son gain emporté ! Des mains
s’étaient promenées dans ses entrefesses et entrejambe sous les
seins et le bas-ventre. »16

Pour clore cette partie importante, on peut donc dire que l’éloge
des marginaux est fait pour consacrer le renversement des
valeurs. La colonisation est passée par là : les anciennes
solidarités n’ont plus cours ; les valeurs d’hier sont aujourd’hui
des pesanteurs dont il convient de se débarrasser. Ce qui pouvait
apparaitre comme repoussant et méprisable, est à présent investi
d’une force et d’une valeur nouvelle.

15
Ahmadou Kourouma, Le soleils des indépendances, extrait de les
classiques africains, p 285
16
Ahmadou Kourouma, Le soleils des indépendances, extrait de les
classiques africains, p 285
Le roman africain des Indépendances 35

2.8 Nouvelles tendances du Roman Africain des


Indépendances :

On observe de grands bouleversements dans le champ littéraire


africain de 1960 à nos jours. Les sources d’inspiration ont été
renouvelées et les thèmes se sont enrichis avec la gestion
politique du continent, l’édification de l’Etat de Droit, la lutte
contre la pandémie du Sida et celle contre le terrorisme et
l’irrédentisme religieux ou territorial.

Il est de nos jours impossible de confondre la littérature africaine


des débuts des années 1960 à la production romanesque actuelle,
tellement les sources se sont renouvelées. De nouvelles pistes
ont été ouvertes par d’audacieux auteurs et des thématiques
abordant la vie quotidienne des africains, ont été mises à
l’honneur. Au nombre de ces innovations, il nous semble utile
de réfléchir tout d’abord, sur le lieu de l’énonciation narrative,
l’identité de celui qui livre le discours écrit ensuite, et enfin les
formes romanesques que prend cet écrit. Notre étude nous
amènera ainsi à nous pencher sur le déplacement du lieu de
l’énonciation narrative ; si avant, le point de l’énonciation
narrative était l’Afrique, on observe un déplacement du lieu de
l’énonciation de l’Afrique vers l’Europe ou les autres parties du
monde. On constate ainsi une sorte d’écriture de l’exil, avec une
pléthore d’auteurs en majorité jeunes, dont certains nés hors du
continent, qui parlent de l’Afrique, hors de l’Afrique. On a ainsi
pu parler de la Migritude, l’écriture de la migration qui remplace
le vieux concept de la négritude Senghorienne. Mais on traitera
aussi de l’irruption sur la scène littéraire africaine des femmes à
partir de la moitié des années 1960. Nous aurons ainsi à parler
de Calixte Beyala, Tanella Boni ou d’autres romancières
africaines. Cette partie est essentielle dans la mesure où nous
Le roman africain des Indépendances 36

cherchons à savoir quelle est la spécificité de l’écriture


féminine. Le roman a-t ‘il un sexe ?

Un critique peut-il rien qu’en lisant un texte, inférer à partir de


son exégèse, que l’auteur dudit texte est une femme ? Se peut-il
qu’il y ait des indications cachées dans le texte susceptibles de
déterminer de façon scientifique, l’identité physiologique et
anatomique de celui ou celle qui livre le discours écrit ? Dans
cette section, nous tenterons de répondre à ces questions. Nous
terminerons enfin cette étude, par le renouvellement du genre
romanesque en Afrique. Nous constatons en effet avec grand
plaisir, que les lettres africaines ont produit des auteurs
audacieux qui s’essayent à tous les genres ; notamment le roman
policier et le roman de science-fiction. Le roman de formation
comme l’aventure ambiguë cède la place à d’autres thématiques
et les lettres africaines s’ouvrent à des genres jusque-là
inconnus.

 Le roman policier africain :

Pour le roman policier, nous pouvons citer Abass Ndione17 avec


la vie en spirale, et Ramata. Moussa Konaté18 qui vient de
décéder récemment, est l’auteur de romans importants comme
la malédiction du Lamentin et l’empreinte du renard. Mais nous

17
Abass Ndione : tête de file du roman policier an Afrique noire,
auteur de la vie en spirale et de Ramata
18
Moussa Konaté est décédé récemment et nous saluons la mémoire
d’u i e se ivai , auteu de la malédiction du Lamentin et
l’e prei te du re ard dont la critique européenne enthousiaste
s’e p esse a de di e ue « e o a poli ie ’est pas su dois »
Le roman africain des Indépendances 37

avons aussi Tafsir Ndické Dièye19 avec Casamance ou


l'Assassinat de Madeleine, Lyon, Éditions Bellier, 2004 ou
Horreur au palais, Abidjan, Nouvelles éditions ivoiriennes,
Centre d'Éditions et de Diffusion Africaine (NEI/CEDA),
novembre 2010. Pour ce qui est du roman Guinéen, nous
pouvons citer le roman Little Jamaica (Paris, Mai 2011, Edition
Le Manuscrit) de Bachir Tamsir Niane20, Chargé de cours de
littérature africaine à l’Université de Sonfonia.

 La littérature féminine africaine :

Depuis les années 1970, on observe un grand nombre


d’écrivains femmes. A partir de cette date, les femmes ont fait
une entrée remarquée dans le champ littéraire africain. Calixte
Beyala, Française d’origine Camerounaise, auteur de « c’est le
soleil qui m’a brulée » devient rapidement du moins en
hexagone, le chef de file d’une génération de femmes écrivain
portée sur le combat de libération de la femme.

 La littérature de l’exil ou la Migritude :

Le lieu de l’énonciation narrative va bientôt se déplacer de


l’Afrique vers la métropole et les capitales occidentales qui vont
accueillir des immigrés africains en quête d’un meilleur avenir.

19
Tafsi Ndi k Di ye s’est fait o ait e pa des tit es o e :
Casamance ou l'Assassinat de Madeleine ou Horreur au palais, paru
conjointement aux éditions NEI et CEDA
20
Bachir Tamsir Niane est un jeune chercheur, Chargé de cours de
litt atu e à l’U ive sit de So fo ia. (Little Jamaica, Edition Le
manuscrit, Paris Mai 2011) est son premier roman, et en dehors de
son enseignement dans le supérieur, il travaille actuellement sur son
second roman qui paraitra bientôt.
Le roman africain des Indépendances 38

Les étudiants africains vont être parmi les premiers à écrire pour
consigner leurs vies dans un environnement autre que l’Afrique.

De façon générale, la plupart de ces auteurs sont nés à l’étranger


et connaissent peu l’Afrique. Mais beaucoup ont quitté le
continent pour aller poursuivre des études en Europe ou
chercher du travail. Alain Mabanckou, Waberi, Nurrudin
Farrah, V.Y Mudimbe, sont autant de romanciers qui ont fait
l’expérience du séjour en Europe et qui y ont réussi. Cette
écriture a-t’elle des préoccupations autres que l’écriture des
romans par les écrivains du continent ? Quelle est donc la
spécificité de cette littérature et comment peut-on la définir ?

Cette tendance à rejoindre les grands courants de la littérature


universelle, apporte si besoin en était, la preuve de
l’appartenance du roman africain des indépendances, au courant
universel de la littérature. Sans aucun complexe, les auteurs
africains s’emparent des outils de l’énonciation et à l’instar de
leurs homologues occidentaux et américains, ils publient à
présent des polars et thrillers dignes des studios d’Hollywood.

Critique de la Tradition :
Au sortir de la colonisation, tout l’édifice mental des africains
sera remis en cause par les jeunes générations. Il sera demandé
à la culture africaine de répondre à la question de sa propre
défaite devant l’Europe cartésienne. Les tourments intellectuels
et métaphysiques de Samba Diallo même s’ils ne frappent
qu’une âme singulière, symbolisent bien la perte de crédit que
subit la culture africaine. Au nom d’un monde qui bouge et qui
avance, la jeunesse va tenter d’imposer ses points de vue. Dans
les lignes qui suivent, nous allons montrer comment la tradition
a été remise en cause et comment tout cela préfigure un monde
nouveau.
Le roman africain des Indépendances 39

Chinua Achebe (cf biographie sur le net, notamment Wikipédia)

- Le monde s’effondre, Chinua Achebe :

Beaucoup de choses ont été écrites sur cette œuvre-séminale.


Nous n’avons pas la prétention de dire ici quelque chose qui
n’aurait point déjà été brillamment soulevé par d’éminents
universitaires ; tout au plus, voudrions nous revenir sur certains
aspects de cette œuvre magistrale qui nous paraissent dignes
d’intérêt.

o La critique de la religion animiste Ibo traditionnelle :

Le mérite du roman d’Achebe fut de poser dès le début des


indépendances le problème sur l’héritage des religions
traditionnelles ; nous connaissons le panthéon Nigérian avec
cette kyrielle de dieux ne laissant aucun répit à la volonté
humaine. Le roman nous présente l’opposition frontale entre les
tenants de l’ordre religieux ancien comme le Grand Prêtre
d’Euzulu et les pères missionnaires établissant leurs églises.
Mais comment le talent du romancier présente-t-il cette
opposition ? Tout débute avec les premiers missionnaires qui
arrivent ; ils sont accueillis dans un terroir ou les blancs n’étaient
pas connus. Ils sont en dehors de toutes les catégories sociales
connues à l’époque. Le choc est rude. Les anciens se méfient
bien un peu de ces gens qui viennent de l’autre côté des eaux ;
cela explique le piège qui leur est tendu. Ne pensant pas qu’ils
allaient s’éterniser an Afrique, et ne voulant point les garder
longtemps, le Conseil des anciens des neufs villages décide de
les laisser s’installer dans l’endroit le plus craint de toute la
contrée, la Foret-Sacrée appelée Foret Maudite. Quand on
réfléchit bien, l’auteur critique déjà la société Ibo qui a commis
la folie de laisser l’Etranger s’installer à coté de ses divinités.
Pour circonstances atténuantes, qu’il soit dit ici, que les anciens
étaient fiers de leur culture, ils étaient persuadés qu’Ogun,
Le roman africain des Indépendances 40

Amadiora et tous les autres orisha allaient se manifester


nuitamment pour bouter les blancs hors du terroir. Mais quand
au bout de quelques jours, on ne remarqua rien de particulier et
qu’au contraire, les environs de la mission commencèrent à
abriter des gens en rupture de société, la défaite de la religion
traditionnelle venait de franchir un palier.

Une fois installés et disposant d’un village à eux, ou ils


pouvaient appliquer leur loi, les missionnaires blancs vont
commencer à saper les fondements des croyances et de la
religion traditionnelle. Le christianisme qu’ils apportaient et
pour lequel ils avaient des néophytes enthousiastes, apportaient
semble-t-il, le message de la fraternité universelle et de l’amour
de Dieu pour toutes les créatures. C’était une religion d’amour
et de libération. A son contraire, la religion traditionnelle Ibo
était fortement inégalitaire et consacrait les sacrifices humains ;
les infanticides rituels étaient pratiqués et la place de la femme
n’était pas enviable dans une société phallocratique et paysanne.
Le premier combat des missionnaires, sera donc de libérer les
esclaves de la coutume et de persuader les africains que tous les
hommes sont égaux devant leur Dieu, ce qui dans l’esprit Ibo
est une aberration sans nom.

Le meurtre du grand serpent par un néophyte zélé est un acte de


provocation, presque un acte de guerre.

o La critique de la société Ibo traditionnelle :

Sur le plan social, l’auteur nous livre aussi des critiques contre
la société Ibo. Au contraire de la société blanche ou les espoirs
de promotion paraissent possibles, tout est écrit à la naissance
dans la société Ibo ; c’est une société fermée ou l’innovation
n’est pas possible. Le père du héros, Unoka apparait comme un
être faible, velléitaire, plus porté sur la bouteille que la
construction de son avenir. Okwonko va se construire en
Le roman africain des Indépendances 41

réaction à son père : il se donnera pour mission de réussir partout


où son père a échoué : dans la conquête des titres nobiliaires,
dans la prospérité foncière, dans la gestion d’une large
parentèle.

Les pesanteurs de la société Ibo sont celles de l’Afrique toute


entière : les sacrifices humains qui seront combattus par les
missionnaires symbolisent la cruauté des rites anciens et
expliquent pourquoi la jeunesse s’est jetée avec délectation dans
la culture occidentale. Pour cette jeunesse, la société Ibo était
inégalitaire et consacrait l’inégalité humaine, alors que la
société occidentale milite pour l’égalité de tous les hommes.
Tous ceux qui à cause de leur naissance, de leur pauvreté
économique, étaient rejetés par les possédants trouvèrent bientôt
plus intelligent de se rendre dans le « quartier blanc » ou
acceptant de se convertir, ils avaient l’espoir d’un lendemain
meilleur dans une société où ils étaient acceptés au moins
formellement. Les anciens esclaves avaient la possibilité de
racheter leur liberté et d’accéder au statut d’homme libre, pour
peu qu’ils professent la foi en le christ sauveur. Les interdits
empêchant les unions entre riches et pauvres, entre nobles et
roturiers, tout cela fut détruit par l’unanimisme du message
chrétien. En un sens, la plus grande révolution intervînt sur le
plan spirituel.

o L’avènement d’une société monétaire à la place d’une


société agraire :

L’une des plus grandes conséquences de la colonisation est aussi


d’avoir changé le paradigme social de la société Ibo
traditionnelle qui était fortement paysanne. Avec le monde
moderne, la notion de travail rémunéré introduit une nouveauté
dans les mentalités. Même notre héros Okwonko quoi est
pourtant un adversaire farouche de la colonisation bénéficiera
du passage à la société monétarisée, car devenu un notable
Le roman africain des Indépendances 42

prospère, heureux propriétaire de plantations bien tenues, il


pourra considérablement améliorer le quotidien de sa large
parentèle. Cette monétarisation de la société aura pour
conséquence une individualisation de ses membres, et un
délitement des allégeances traditionnelles face aux valeurs,
croyances, certitudes et héritages du passé.

Cet avènement d’une société nouvelle induisant une éthique et


des comportements nouveaux, marque la fin d’une société
traditionnelle ayant vécu des millénaires sur les remparts
rassurants de ses certitudes.

o La mort d’une société ancienne

« Le monde s’effondre » consacre la mort de l’Afrique vaincue


par les colons ; elle n’a pas su trouver en elle-même les forces
pour se régénérer et assurer sa survie. Tout comme le continent,
Okwonko est trop fier pour pouvoir survivre à ce désastre ; cela
explique son geste désespéré (le suicide) qui dans la mentalité
Ibo est un acte hors nature.

La nouvelle société qui va naitre des décombres de l’ancienne


sera une société hybride, métissée, qui jouera le jeu de la
modernité. Tous les laissés pour compte de la société ancienne
(les anciens esclaves, les enfants jugés néfastes, les revenants,
les femmes délaissées) tout ce peuple va se jeter à bras perdus
dans l’époque moderne, synonyme de libération sociale. Mais le
romancier le sait bien, il était vital que mourût cette société pour
que naquît l’ordre nouveau dans lequel nous vivons encore
cinquante après les indépendances. Dans le prochain roman que
nous allons analyser, nous retrouverons aussi la thématique de
la mort d’une société au profit d’un nouvel ordre culturel et
religieux.
Le roman africain des Indépendances 43

- L’aventure ambiguë, Cheikh Hamidou Kane

Ce roman est l’un des plus grands classiques de la littérature


africaine. Paru en 1963, il narre le cheminement spirituel d’un
enfant du pays des Diallobé, Samba Diallo, qui après avoir été
formé dans les Foyers Ardents, se retrouve en occident, livré à
lui-même, attaqué par le doute métaphysique et existentiel.

Beaucoup d’études ont été faites sur cette œuvre capitale et nous
nous proposons de réfléchir sur les points ci-après :

- Le conflit culturel dans l’aventure ambiguë


- Le conflit religieux dans l’aventure ambiguë
- La problématique du déracinement
- La dimension philosophique de l’aventure ambiguë
-
o L’aventure ambiguë comme roman de formation :

Parue en 1963, cette œuvre appartient à la catégorie des romans


dits de formation. Elle répond au besoin d’enseignement pour
les jeunes élites qui font le voyage vers l’occident et qui y
découvrent une nouvelle façon de vivre. Elle décrit le parcours
intellectuel et spirituel d’un jeune à partir de l’enfance jusqu’à
l’âge adulte, en Europe. Nous assistons au cheminement de ce
jeune et sommes les témoins impuissants de ses doutes et
remises en question.

Samba Diallo a été formé dans les Foyers Ardents, par un sage
qui ressemble beaucoup à un Socrate africain. Thierno est en
effet un véritable ascète qui ne vit que pour Dieu ; vit-il
d’ailleurs : il est permis d’en douter car même Samba se
surprend à penser « le maitre vit pour Dieu ». La suprême fierté
du sage est de n’être que « la misérable moisissure de la terre »
créée par Dieu. Rien n’a de valeur à ses yeux en dehors de la
grandeur de Dieu ; il sera ébloui par la vivacité d’esprit du jeune
Le roman africain des Indépendances 44

Diallobé21, mais derrière la grande intelligence de l’enfant, le


vieux sage aura le pressentiment d’une destinée singulière.

La vie dans les Foyers Ardents :

Le roman est partagé entre trois parties d’inégale longueur : dans


la première partie, nous voyons le jeune Samba jouer avec ses
camarades notamment le petit Dembourou. Il joue comme tous
les enfants de son âge, mais il est déjà plus réservé que la
majeure partie des enfants de son âge. Il est confié à un parent,
le maitre spirituel de la communauté des Diallobé. Ce dernier va
s’évertuer à faire de Samba Diallo le couronnement de sa
carrière d’enseignement. Rien dans cette vie ne peut distinguer
le jeune Samba de ses camarades sauf peut-être un port de tête
plus altier, une allure plus princière que celle de ses petits amis.
Le maitre dont nous savons qu’il est son parent, ne lui voue
aucun attachement particulier lié à cette parenté ; au contraire,
comme s’il avait peur que cette parenté ne lui soit reprochée, et
qu’on le fustige de s’attendrir aux côtés de son neveu, il cultive
la distance et tue en lui tout sentiment de pitié envers l’enfant.

Le coran doit permettre de vaincre la mort et la peur qu’elle crée,


alors que l’école, l’école nouvelle crainte par Thierno et
annoncée par la Grand Royale, doit permettre à apprendre à
vivre. Toute l’enfance de Samba Diallo est ainsi décrite dans les
détails jusqu’à la nuit sacrée ou il récita le coran en entier devant
son père couché sur la véranda. Il a franchi une étape ; une partie
de l’initiation est achevée, il accède à présent à une autre
dimension.

21
Diallobé : nom clanique de Samba, il indique son origine ethnique
Pulaar.
Le roman africain des Indépendances 45

L’école nouvelle et la découverte du monde nouveau

Samba Diallo va intégrer l’école qui s’est installée. Il va alors


connaitre un autre rapport au monde. Il sera subjugué par la
vitesse avec laquelle il comprendra les choses. Tout lui
semblera offert dans la langue et la culture que lui offrira l’école
nouvelle. Il n’oublie rien de tout ce que le vieux maitre lui a
appris, mais il doit faire de la place pour emmagasiner des
connaissances nouvelles. Nous sommes là dans la seconde
partie du roman (Samba a déjà quitté l’emprise du maitre dans
les Foyers Ardents, mais il n’a pas encore quitté le pays des
Diallobé).

Le monde tout entier des Diallo a déjà subi l’attaque culturelle


de l’école nouvelle. Le Chevalier, le père de Samba Diallo, bien
que parfaitement au courant de sa culture Diallobé, est déjà plus
proche de la culture occidentale que le vieux maitre qui apparait
comme un irréductible qui résiste de toute la force de son
chapelet contre la modernité sans âme de ceux « qui ont vaincu
sans avoir raison ». Le chevalier connait la culture occidentale
et il veut ce qu’elle a de bien pour son fils, mais l’échange est-il
vraiment égal ? « Ce que l’on gagne vaut-il ce que l’on perd ? »

Avec l’introduction de l’école nouvelle, les européens ont réussi


à embrouiller les africains avec une autre façon de voir le monde
et un autre ordre de valeurs. Autant l’enseignement du vieux
maitre sert à domestiquer la peur de la mort, autant
l’enseignement de l’école nouvelle est tourné vers la maitrise
des éléments de la nature et la transformation du monde par
l’action résolue de l’homme. L’école nouvelle apprend à
l’homme à maitriser le monde, à le transformer à son profit, à se
concilier les forces de la nature, et a éviter ou tout au moins
diminuer, la portée des catastrophes naturelles. Durant tout le
temps où il fréquentera l’école au pays des Diallobé, Samba
Diallo ne fera que se préparer à son séjour européen pour
Le roman africain des Indépendances 46

terminer ses études ; en fait, cela ressemble à une sorte de


rumination pendant quelques années, comme s’il se préparait à
tout ce qu’il allait connaitre à Paris. Le destin a été écrit, une
sorte de fatalité est à l’œuvre et Samba Diallo de toute nécessité,
doit être extrait de son milieu naturel pour continuer son
initiation. Nous abordons alors la partie ternaire de son parcours.

Le séjour à Paris et le retour définitif au pays des Diallobé

Une fois le précieux baccalauréat obtenu, Samba Diallo doit


faire le voyage vers la France à Paris précisément. Le roman
obéit bien au rythme ternaire de l’initiation traditionnelle
africaine, qui voyait le néophyte quitter le confort du village
pour le « camp d’initiation », généralement en forêt d’où il ne
sortait que devenu homme. Et après cela, généralement, il allait
à la recherche d’un savoir plus étendu avec d’autres maitres
d’autres contrées.

Mais contrairement à ses coreligionnaires d’Afrique, Samba


Diallo n’est pas dans le village d’à-côté. Il est en France, dans
la capitale impériale qui a subjugué son peuple et fait de lui un
étudiant immigré. Comme ses coreligionnaires restés dans les
environs des lieux qu’ils connaissent, il ne peut retourner à la
maison. Le mouvement qu’il a fait est un mouvement sans
retour possible.

En France, Samba Diallo sera attaqué sur deux fronts :

- La foi religieuse
- L’appel des sens ou l’amour d’Adèle
Le roman africain des Indépendances 47

La foi religieuse :

C’est sur ce plan que Samba Diallo sera le plus attaqué. Son long
séjour dans un monde athée, ayant proclamé la mort de Dieu, le
fragilise et peu à peu, il va épouser les coutumes et façons de
penser de l’Europe. Il ne deviendra jamais un athée radical
certes, il ne niera jamais l’existence de Dieu, mais la gratuité de
la mort et la non intervention de Dieu dans la vie des hommes,
le pousseront à des doutes métaphysiques.

Tout au long de son séjour en Europe, Samba Diallo fera


l’expérience d’une vie sans Dieu ce qui dans le contexte du pays
des Diallobé est une aberration.

L’appel des sens ou l’amour d’Adèle

S’agissant de ce qu’il ressent comme désir envers la jeune


française, nous pouvons dire que Samba Diallo est partagé entre
une attirance toute naturelle due à la simplicité de la jeune fille
et à sa bonté, et une peur inavouée de commettre l’irréparable
avec une personne qui ne rentre en aucune façon dans les canons
des Foyers Ardents.

L’amour que ressent Samba Diallo est intellectualisé ; Samba se


surprend à imaginer ce que pourrait être son existence aux côtés
d’Adèle, une jeune Française originaire des Iles Françaises des
Antilles. Il ne donne pas vraiment l’impression d’avoir voulu
se retrouver dans la vie de tous les jours avec cette femme ; c’est
comme s’il vivait son amour par procuration.
Le roman africain des Indépendances 48

Le conflit culturel dans l’aventure ambiguë :

La bataille qui a eu lieu dans le cœur et l’esprit de Samba Diallo


n’est rien d’autre que le plus grand conflit jamais vécu par l’âme
du colonisé. Le conflit nait de la découverte effrayante par le
colonisé de ce qu’il a perdu de sa culture et du degré
d’assimilation qui est le sien dans la culture de l’Autre ; et cela
entraine une honte ; un sentiment de révulsion qui pousse
quelques fois à se réfugier « dans l’hybride ». La culture
Diallobé entre en conflit ouvert avec la culture rationaliste de
l’occident. La philosophie que Samba Diallo étudie est le
véhicule par lequel l’occident tente de prendre possession de lui,
mais le conflit est aussi d’ordre culturel. Le pays des Diallobé
n’a rien physiquement à voir avec la France. Perdu en Europe
Samba Diallo aura le mal du pays. La différence culturelle
frappera aussi notre héros qui ne peut comparer les deux sociétés
en rien. Cela nous amènera à poser la question du déracinement.
Samba Diallo va se rendre compte que son pays et ses réalités
lui manque. Il va connaitre le « dépaysement ». Il n’est pas utile
d’en faire une longue description ; au cours de sa lecture du
roman, l’étudiant saura en faire les pourtours. Il n’est pas
pertinent aussi de revenir sur le conflit religieux mis en exergue
dans le roman, car ce dernier eût été vide sans cette thématique,
et nous en avons déjà dit un certain nombre de choses.

Par contre en guise de conclusion à cette lecture de l’aventure


ambiguë, nous pouvons nous appesantir sur la dimension
philosophique qui parcourt le roman. La profondeur des
réflexions, la noblesse des personnages, les enjeux spirituels,
philosophiques et culturels débattus campent définitivement
cette œuvre dans le panthéon des œuvres philosophiques
universelles.
Le roman africain des Indépendances 49

Dans « l’étrange destin de Wangrin » que nous allons à présent


analyser, l’accent sera mis sur l’utilisation de la tradition à des
fins personnelles comme le fera Wangrin, et la perversion des
valeurs traditionnelles qui en découlent.

- L’étrange destin de Wangrin, Amadou Hampathé Ba


L’étrange destin de Wangrin expose la vie truculente et pleine
de rebondissement d’un homme attachant du nom de Wangrin,
c’est du moins le surnom qu’il s’est donné. Nous le rangeons
dans la liste des romans qui font la critique de la tradition dans
la mesure ou si au début de l’histoire, Wangrin se voulait un
parfait initié connaisseur des choses cachées et respectueux des
traditions, à la fin de l’histoire, ployant sous le poids des
honneurs et se complaisant dans sa suffisance, il finira par
oublier les paroles anciennes et les rites et les interdits sacrés.
La vie de Wangrin est un conte ; nous y voyons plusieurs étapes.
Tout d’abord, l’initiation africaine dans les règles de l’art ou
Wangrin se donne entièrement à son « dieu personnel »
Gongoloma Sooké. Il noue avec ce dernier un contrat de fidélité
en échange de sa protection et d’une bonne fortune qui va
l’enrichir. Ensuite une vie urbaine trépidante ou Wangrin lancé
dans les affaires, ira de mésaventures en victoires ; il est devenu
le Wangrin que nous connaissons. C’est la seconde partie du
roman. Nous arrivons ensuite à la troisième partie ou Wangrin
va connaitre la chute de façon inexorable pour n’avoir pas prêté
garde à un interdit. Cela arrive avec « Madame Blanche-
blanche » qui a jeté un sac en peau de chat ou se trouvait « le
gbass », le fétiche de Wangrin. A partir de ce moment tout n’est
plus qu’une chute et Wangrin se dirige vers sa fin. Le roman sur
Wangrin expose donc la montée vertigineuse d’un homme parti
de rien qui arrivera au sommet et qui finira par retomber au sol
victime de son assurance.
Le roman africain des Indépendances 50

Du bon usage de la Tradition à des fins personnelles

Wangrin symbolise la ruse et le cynisme. Fin connaisseur de la


tradition, il sera le premier à la violer quand ses intérêts seront
compromis. Nous voyons ainsi que la tradition a été pervertie et
dénaturée par un homme dont l’âge et l’expérience auraient du
faire un sage. C’est là pour Hampathé Ba le moyen de nous dire
que la tradition a été attaquée, minée de l’intérieur sous les
coups de ses propres enfants. L’auteur veut ici dire que la
responsabilité incombe à tous les africains qui ont en quelque
sorte dévalué leur propre culture au profit de l’occidentale.

La critique de la société coloniale

Il apparait au travers de ce qu’écrit Hampathé Ba que la société


coloniale n’a produit que des êtres subalternes, des commis a
demi instruits, tout justes bons à répercuter les ordres des
superviseurs blancs. On voit ainsi les préoccupations utilitaires
des colons : régner sur l’africain par tous les moyens. Il n’était
pas question d’élever l’africain et de le rendre égal au blanc loin
s’en faut. Il fallait tout simplement se servir de lui pour assoir la
domination de l’homme blanc en Afrique.

Vu sous cet angle, la société coloniale ne nous parait plus aussi


idyllique que semblaient vouloir le faire croire les missionnaires
blancs. C’était une société à deux vitesses, conçue pour deux
groupes de personnes qui en fait, ne devaient pas se mélanger.
Le fait que les malheurs de Wangrin arrivent par « Madame
Blanche-blanche », dont on ne saurait dire si elle n’est pas sa
maitresse, nous montre bien les limites de la cohabitation noir-
blanc à cette époque. Du reste, nous avons vu la difficulté de
Samba Diallo d’évoluer avec Adèle ; il s’agit simplement de la
même chose.
Le roman africain des Indépendances 51

Le roman peut être considéré comme un témoignage fait au nom


des gens de la génération de Hampathé Ba qui se retrouvent dans
cette histoire. Il vient ainsi enrichir les récits de contribution et
de témoignage publiés par des auteurs et des administrateurs
coloniaux.

Il est très semblable au prochain roman que nous allons


analyser : « Sous l’orage » du compatriote d’Amadou Hampathé
Ba, Seydou Badian

- Sous l’orage, Seydou Badian :

2.8 L’ébauche d’un monde nouveau :

Un nouveau monde va peu à peu se dessiner sous la plume alerte


des romanciers africains. Ce monde va naitre sur les décombres
du monde colonial. Une élite dont les membres seront solidaires
entre eux, va prendre le pouvoir et s’improviser successeurs de
l’ordre colonial.

Ainsi la figure de l’interprète a de plus en plus devenir


importante au point que ces derniers seront parmi les
fonctionnaires les plus importants. Bouche des gouverneurs et
chefs de cercle, ils traduisent aux africains ce que dit et veut le
représentant de l’ordre colonial. Des fortunes immenses se sont
faites sur les secrets à dire ou à taire et nous le voyons bien dans
la lutte qui opposa Wangrin à Racoutié. Les petits commis aux
écritures devinrent des auxiliaires important du rouage colonial
et les personnages de l’acabit de Wangrin auront de beaux jours
devant eux.

1- La prééminence de l’argent :

La colonisation introduit la mercantilisation en Afrique et


l’argent devient rapidement le bien le plus digne d’intérêt. Il
Le roman africain des Indépendances 52

s’en suit une perte de repères et un relâchement des liens anciens


de solidarité. L’égoïsme devient bientôt de la prudence et peu à
peu la société africaine se range sur la société occidentale. Avec
la montée en puissance des partis uniques dans les nouveaux
pays, la figure du militant politique apparait. Il est un affidé du
chef du parti ; il ne vit que pour lui, et pour l’argent qu’il reçoit
pour convoquer les autres militants. Un véritable culte est rendu
à l’argent qui est bientôt vu comme une nouvelle divinité.

2- La naissance des antagonismes ethniques :

Avec l’avènement des indépendances, vont aussi naitre des


réflexes ethniques que la matraque de la colonisation avaient
rendus inexistants. Les réflexes identitaires vont se développer
et au lieu de consacrer l’unité du continent libéré, ils signalent
plutôt des forges centripètes dangereuses.

3- La politisation de la vie africaine :

Depuis cette période jusqu’à nos jours, la politique va apparaitre


comme la voie royale pour réussir en Afrique. Les mandats
politiques seront recherchés plus pour les prébendes et les
avantages financiers que pour le sacerdoce auxquels ils
devraient astreindre les hommes politiques avides de suffrages.
Le roman africain des indépendances sera fidèle à cette tendance
et le fera bien ressortir.
Le roman africain des Indépendances 53

Roman africain et devenir de l’Afrique :


Que nous apprend en définitive le roman africain des
indépendances ?comment qualifier l’énorme masse de roman
publiée entre 1960 et nos jours ? Sommes-nous encore dans la
littérature des indépendances ou avons-nous abordé les rivages
de la post-colonie comme l’affirme Achille Mbembé22.les
travaux d’exégèse de la littérature africaine se doivent d’être fait
encore et les trouvailles à faire sont encore nombreuses.

Au cours de cette étude, nous avons tenté de prouver que le


roman africain des indépendances a été un outil puissant de
compréhension des réalités africaines. Les romanciers africains
ont été de véritables génies et leurs écrits ont contribué à une
meilleure représentation de ce que connurent les populations
africaines de 1960 à nos jours. Le roman africain miroir de la
société africaine ? Nous n’irons pas jusque-là, mais pour
beaucoup de choses, et dans beaucoup d’aspects, le roman
africain a joué un rôle des plus éminents.

Avec la globalisation du monde et l’uniformisation des pensées


à l’échelle planétaire, il sera intéressant de réfléchir sur la
contribution du roman africain au monde dans lequel nous
vivons. Nous avons déjà établi qu’il existe des romans africains
de science-fiction ; il serait souhaitable que des romans dans
cette veine soient publiés, qui pourraient anticiper ce que
l’Afrique pourrait être dans les siècles à venir.

De toute façon, les romans sont si fidèles à la réalité dépeinte


que nous n’avons aucune peine à nous représenter un grand
renouveau de la littérature africaine, avec des romans de très

22
Les enfants de la Post-Colonie, Achille Mbembé
Le roman africain des Indépendances 54

grande facture abordant sans complexes la situation difficile de


l’Afrique contemporaine.
Le roman africain des Indépendances 55

Littérature africaine :
Le roman africain des indépendances
Corpus de base :

1. L’ave tu e a iguë, Cheikh Ha idou KANE, Jullia d


1961
2. Dramous, Camara LAYE,
3. Le cercle des tropiques, Alioum Fantouré,
4. L’ t a ge desti de Wa g i , A adou Ha path Ba
5. Une si longue lettre, Mariama Ba
6. Les soleils des indépendances, Ahmadou Kourouma,
1968

Bibliographie :

Chevrier, Jacques (1984, réédition). – Littérature nègre -


Paris, Hatier
Chevrier, Jacques et Traoré, Ahmed Tidiane (1987)
Littérature africaine, histoire et grands thèmes – Paris,
Hatier
Falq, J et Kane, M (1978). Littérature africaine, texte et
travaux tome II, NEA Fernand Nathan
Fouet, Francis et Renaudeau, Régine (1980) – Littérature
africaine, le déracinement, Dakar, NEA
Kane, Mahamadou (1982), roman africain et tradition,
Dakar, NEA
Rouch, Alain et Clavreuil, Gérard (1987) – Littératures
atio ales d’ itu e f a opho es, Af i ue oi e,
Le roman africain des Indépendances 56

Caraïbes, Océan indien ; histoire littéraire et anthologie.


Paris, Bordas
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