La Peau de Chagrin Texte 2 2

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La Peau de chagrin, Honoré de Balzac, 1831

Partie 2: l’action fantastique de la Peau: désir et mort.


Rendu à toute sa raison par la brusque obéissance du sort, Raphaël étendit promptement sur la
table la serviette avec laquelle il avait mesuré naguère la Peau de chagrin. Sans rien écouter, il y
superposa le talisman, et frissonna violemment en voyant une assez grande distance entre le contour
tracé sur le linge et celui de la Peau.
« Hé bien ! qu’a-t-il donc ? s’écria Taillefer, il a sa fortune à bon compte.
— Soutiens-le, Châtillon1 , dit Bixiou à Émile, la joie va le tuer. »
Une horrible pâleur dessina tous les muscles de la figure flétrie de cet héritier : ses traits se
contractèrent, les saillies de son visage blanchirent, les creux devinrent sombres, le masque fut
livide, et les yeux se fixèrent. Il voyait la MORT. Ce banquier splendide entouré de courtisanes
fanées, de visages rassasiés, cette agonie de la joie, était une vivante image de sa vie. Raphaël
regarda trois fois le talisman qui se jouait à l’aise dans les impitoyables lignes imprimées sur la
serviette : il essayait de douter, mais un clair pressentiment anéantissait son incrédulité. Le monde
lui appartenait, il pouvait tout et ne voulait plus rien. Comme un voyageur au milieu du désert, il
avait un peu d’eau pour la soif et devait mesurer sa vie au nombre des gorgées. Il voyait ce que
chaque désir devait lui coûter de jours. Puis il croyait à la Peau de chagrin, il s’écoutait respirer, il
se sentait déjà malade, il se demandait : « Ne suis-je pas pulmonique ? Ma mère n’est-elle pas morte
de la poitrine ? »
« Ah ! ah ! Raphaël, vous allez bien vous amuser ! Que me donnerez-vous ? disait Aquilina.
— Buvons à la mort de son oncle, le major Martin O’Flaharty ? Voilà un homme.
— Il sera pair de France.
— Bah ! qu’est-ce qu’un pair de France après Juillet2 ? dit le jugeur.
— Auras-tu loge aux Bouffons3 ?
— J’espère que vous nous régalerez tous, dit Bixiou.
— Un homme comme lui sait faire grandement les choses », dit Émile.
Le hourra de cette assemblée rieuse résonnait aux oreilles de Valentin sans qu’il pût saisir le
sens d’un seul mot ; il pensait vaguement à l’existence mécanique et sans désirs d’un paysan de
Bretagne, chargé d’enfants, labourant son champ, mangeant du sarrazin, buvant du cidre à même
son piché, croyant à la Vierge et au roi, communiant à Pâques, dansant le dimanche sur une pelouse
verte et ne comprenant pas le sermon de son recteur4. Le spectacle offert en ce moment à ses
regards, ces lambris dorés, ces courtisanes, ce repas, ce luxe, le prenaient à la gorge et le faisaient
tousser.

1 citation tirée de la tragédie Zaïre de Voltaire, devenue proverbiale au XIXème siècle.

2 Avant la monarchie de Juillet, le titre de pair de France était héréditaire . L’hérédité fut supprimée en 1830. Les légitimistes
estimaient que le prestige de l’institution en souffrait.

3 théâtre parisien.

4 curé.

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