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Histoire

de la
littérature espagnole
Collection
Premier
Cycle

Histoire
de la
littérature espagnole
d'expression castillane
JACQUES/BEYRIE
ROBERT JAMMES
Professeurs émérites
à l'Université de Toulouse II

Presses
Universitaires
deFrance
puf
ISBN 2 13 046749 0
ISSN 1158-6028
Dépôt légal — 1 édition : 1994, novembre
© Presses Universitaires de France, 1994
108, boulevard Saint-Germain, 75006Paris
Littérature et histoire

L'histoire traitepar définition d'unpassé qui n'estplus. L'histoire dela


littérature,par contre, a trait à unensembledetextes toujoursprésents, insérés
dansuneculture déclarée vivante. Decette situationparadoxalepeut naître la
tentation de légitimer ce corpus dœ ' uvres classées. Entreprise axiologique en
fait, enproie à la sourde tentation de l'intemporel, alors même qu'elle se
déploiedans lecadredela diachronie.
Or, les nombreusesrecherchesconsacrées à la littérarité au coursdesder-
nièresdécenniessemblentmontrerquecenesontpas leurs caractéristiques lin-
guistiques qui unissent les divers textes déclarés littéraires, maisplutôt leur
usage, leurfonction dansla viesociale. Letexte tendainsi àentrerenrelation
avec un contexte, la littérature avec une histoire. Mieux encore : la notion
mêmede littérature, nous aurons l'occasion de le constater, peut évoluer au
coursdutemps.
Cesdivers«usages»dela littérature se traduisentpar autant denormes
etdecodes, liéseux-mêmesauxprincipeséducatifs, auxinstancesderégulation
despratiques symboliques, à l'état général, en un mot, du système culturel
propre à une époque donnée. Ces systèmes de normes sont générateurs de
formes, etc'est bienentenduà l'histoire decesformesqu'il conviendrades'at-
tacher.
Mais les textes liés à leurs contextes apparaîtraient essentielement ainsi
commedesdocumentsrelatifs à leur temps, alors quela culture —nousl'ob-
servions au seuil de cepréambule —se déclarefondamentalement vivante.
C'est qu'intervient ici un second élément diachronique, en interférence avec
l'histoire desformes signalée antérieurement : l'histoire des lectures. Qu'ils
soientcritiquesousimples lecteurs, lessujets récepteurs tendentà actualiser le
texte, à le remettreenperspective augrédeleurs humeursoudeleurs besoins.
Aussi bien est-cepar l'analyse combinéedel'évolution desformes et deslec-
tures que l'histoire semblepouvoir trouversa voiepropre, parmi les diverses
approchesdufait littéraire, et tenir surla littérature undiscourspertinent.
Cessimples remarques délimitent le cadre dans lequels'inscrit cette his-
toire dela littérature castillane. Histoire miseenrelation avec l'histoire tout
court, celle-ciétantentendueentant quegénératricedesystèmesculturels. His-
toire dela littérature conduite àpartir des textes beaucoupplus quedeleurs
auteurs, d'autrepart : grands textes retenus commetelspar lapostérité, bien
entendu, maissituésquandnécessaireparrapportàd'autres textes,jugésd'im-
portancemoindreounonclasséscommeobjetsdevaleur, maisentréseninterac-
tion aveclespremiersdans lechampdeforcespropreà uneépoqueconsidérée.
Celadit, il neserapasfait appelàdiversescatégoriesclassificatrices tra-
ditionnelles, susceptibles defaire écranface à la singularité des œuvres, et de
laisser croire à l'étudiant qu'elles confèrent une qualité unitaire à la période
concernée. Alors que toute innovationformelle cohabite defaçon durable avec
l'usageantérieur, toutparticulièrementenEspagne, etqu'il n'estguèredœ ' uvre
où se retrouve dans son intégralité le système de normes et de conventions
déclarécaractéristiquedelapériodeenquestion. Seulsera utiliséàcetégardle
termederomantisme, relatifnonpas àunrenouvelementconjoncturelmaisau
rejetdela théorie del'imitation etdesoncortègederèglesséculaires, rejetaux
conséquences lointaines et souterrainement durables. Dernièreprécision, cette
histoire expose desfaits, propose des éléments d'intelligibilité, maispose à
l'occasion des problèmes : elle s'ouvre ainsi — logiquement — aux
reconstructions dufutur.
Pourcequi est delaprésentation matériele, les nomsdesauteurs seront
composésenpetites capitales à la rubriqueprincipale. Lesautres référenceset
mentionsrelativesà unmêmeécrivain sontindiquéesdans l'indexonomastique
placé à lafin de l'ouvrage. Le texte relatif aux XVI et XVI siècles a été
rédigépar RobertJammes; leresteparJacquesBeyrie.
PREMIÈRE PARTIE
Le Moyen Age
I. Langue et littérature

Littérature/Littératures

Il n'est pas rare d'entendre parler en termes globalisants de la lit-


térature, promise à la saisie de l'universel. La notion autorise-t-elle
donc l'emploi du singulier, ou relève-t-elle fondamentalement du
pluriel ? La question, formulée au seuil de l'histoire d'une littérature,
doit être replacée elle-même dans son contexte historique. C'est à la
charnière du XVIII et du XIX siècle, soit à l'époque du romantisme,
que le problème commence à se poser en ces termes. On célébraitjus-
qu'à cette date un certain nombre de grands écrivains, originaires de
pays différents. Mais il s'agissait là d'individus isolés, estimait-on,
dont chacun avait su, à titre personnel, atteindre à la beauté et s'insé-
rer dans l'ordre de la littérature. Point de vue erroné, estime-t-on à
partir de la fin du XVIII siècle. Des génies tels que Dante ou Cer-
vantes « ne sont pas seuls », mais s'insèrent chacun dans une tradition
particulière, nationale pour tout dire ; c'est seulement au sein de cette
communauté concrète que leur œuvre prend tout son sens. S'ouvre
dès lors le vaste éventail deslittératures.

Le fondement linguistique : problèmes de délimitation

Le langage, dans une telle perspective, apparaît comme le prin-


cipe constitutif essentiel de l'expression littéraire. Non pas don du
ciel, mais création des hommes, la langue est perçue par divers
romantiques comme le réceptacle de l'expérience et du savoir des
générations successives, insérées dans une même communauté.
Cette intuition a donné lieu ensuite à une formulation linguistique
plus précise, connue sous le nom d'hypothèse Sapir-Whorf. Le fait
d'écrire dans une langue déterminée n'entraînerait pas simplement
l'emploi de vocables distincts, par leur graphie et leur sonorité, de
ceux qui tissent la trame des littératures voisines. Par ses structures,
par les particularités de son découpage du réel, toute langue orien-
terait, prédéterminerait la vision du monde du sujet parlant ou de
l'écrivain : toute littérature porterait ainsi la marque d'une irréduc-
tible spécificité.
Séduisante entre toutes, la théorie du pouvoir déterminant de la
langue n'en pose pas moins divers problèmes. Durant plus de deux
siècles, par exemple, un nombre important d'écrivains portugais
(près de cinq cents, fait apparaître un décompte très approximatif)
rédigèrent une partie de leur œuvre en castillan ; la situation
devient encore plus singulière de 1580 à 1640, où le Portugal relève
directement de la couronne d'Espagne. Les données de la situation
se trouvent inversées, mais c'est un problème analogue que posent
les littératures hispano-américaines. Celles-ci en effet célèbrent avec
ferveur pendant tout le XIX siècle les particularités géographiques
ou ethniques des nouvelles entités politiques issues du morcellement
de l'Empire espagnol ; l'emprise de l'indigénisme accentue encore
par la suite l'importance accordée à ces éléments distinctifs. Or ces
littératures, conçues sous le signe de la diversité et présentées
comme résolument distinctes des créations péninsulaires, n'en sont
pas moins édifiées à partir de ce qui reste considéré à ce jour
comme une mêmelangue.
De tels faits marquent les limites du principe évoqué. L'hypo-
thèse Sapir-Whorf, bâtie à partir de quelques données d'observa-
tion courante, se heurte à certaines objections dès qu'on la consi-
dère en toute rigueur : impossible d'établir que le monde des
représentations et de l'imaginaire dépend des seules catégories de
langue Le critère linguistique ne suffit donc pas à fonder l'exis-
tence d'une littérature : interviennent en particulier de puissants
facteurs sociaux, idéologiques et pour tout dire politiques, comme
le montrait l'exemple des littératures hispano-américaines évoqué à
l'instant. Aussi le présent ouvrage, conçu en fonction d'une struc-
1. Voir àcesujet, par exemple,Jean-Claude Milner, Introductionàunesciencedulan-
gage, Paris, Ed. du Seuil, 1989, n°3,p. 187.
ture universitaire où la présentation de textes littéraires est liée à
l'apprentissage d'une langue, se voit-il conduit à établir une double
détermination : il traitera donc de la « littérature espagnole d'ex-
pression castillane ». Restera malgré cela à rappeler en diverses
occasions l'existence d'œuvres rédigées dans un autre langage, à
propos d'auteurs retenus dans le corpus. Tant il pourrait paraître
abrupt d'établir une définitive solution de continuité entre les
textes d'un mêmeécrivain, selon qu'ils se trouvent rédigés dans l'une
ou l'autre langue. Ce qui conduit à la formulation d'un constat,
dérangeant, certes, mais difficile à ignorer : une littérature ne peut
guère se constituer en objet de pensée, rigoureusement circonscrit et
autonome : elle relève fondamentalement du relationnel.

Présence du latin

C'est à l'ensemble de ces questions que renvoie en particulier le


cas de la langue latine. Un certain nombre d'écrivains — les deux
Sénèque, Lucain, Martial, Quintilien, Columelle, pour s'en tenir
aux plus connus — avaient vu le jour en Espagne. Ne fallait-il pas
voir en eux, de ce simple fait, les représentants d'une première litté-
rature hispano-latine appelée à se développer plus tard sur une
base nouvelle ? Telle était encore, à la fin du siècle dernier, l'atti-
tude de Marcelino Menéndez y Pelayo, partisan résolu de l'incor-
poration à la littérature espagnole de ces prestigieux Anciens. Ce à
quoi Américo Castro rétorqua par la suite que ces écrivains nés en
terre espagnole n'en restaient pas moins d'authentiques romains,
totalement intégrés au système culturel latin.
Le problème n'en est cependant pas tout à fait résolu pour
autant. L'ensemble des auteurs précédemment cités appartenaient
au I siècle et pouvaient ainsi apparaître comme insérés dans l'ère
chrétienne : diverses légendes tenaces firent même état d'une rela-
tion épistolaire qui se serait établie entre Sénèque et saint Paul. A
partir de quoi l'on perçoit comment, dans une Espagne catholique
appelée à revivre en fait l'aventure impériale de la Rome antique,
la création littéraire put intérioriser parfois le précédent latin et le
considérer comme sien. L'ordre de causalité change ainsi simple-
ment de signe : non plus solidarités liées au terroir, à l'ethnie ou à
la langue, mais bien à un processus psychique d'identification, non
moins actif pour autant. Aussi bien, les hommes de plume hispano-
arabes Averroès (1126-1198), entre autres — ou hispano-juifs
Avicébron (1021-1070) et Maïmonide (1135-1204), par
exemple — ne donnèrent-ils pas lieu à semblable débat.
Sous le Bas-Empire, la littérature chrétienne de langue latine
connut en Espagne un appréciable développement illustré entre
autres par l'œuvre de Prudence et, tout à la fin, par celle d'Isidore
de Séville (570-630). Ce dernier opéra en particulier, dans les vingt
volumes de ses Etymologies, une imposante synthèse des savoirs du
monde antique. Après 711, date de l'invasion arabe, le latin conti-
nua, bien entendu, à être utilisé dans les territoires non occupés, en
particulier au travers d'un ensemble de chroniques (Cronicones).
Mais il le fut aussi dans la partie de la péninsule soumise à la domi-
nation musulmane. Globalement, c'est dans la période comprise
entre l'invasion arabe et la fin du XV siècle que les lettres latines
connaissent en Espagne leur plus grand développement.
Après quoi le latin conservera pendant fort longtemps son rôle
de langue de culture. En plein Siècle d'or, c'est encore en latin que
fray Luis de León par exemple rédigera une part appréciable de
son œuvre. Autre particularité à valeur de symbole, Juan de
Mariana composera dans les mêmes conditions son célèbre
ouvrage, appelé à ne devenir qu'après traduction la très classique
Historia deEspaña.

La fragmentation dialectale :
littératures hispaniques péninsulaires

Cela dit, l'évolution du latin vulgaire parlé dans la péninsule


donna naissance à divers dialectes romans. Ainsi distingue-t-on à
l'ouest le galicien, le léonais, le castillan, le navarrais et l'aragonais,
venus s'ajouter au basque, antérieur à la colonisation romaine. A
l'est se présente le groupe catalan, où peuvent être distingués le
catalan proprement dit, le majorquin et le valencien. Reste le
mozarabe, c'est-à-dire la langue conservée par les chrétiens soumis
à l'Islam. On observera que ces aires dialectales correspondent à
d'anciennes entités politiques, d'importance variable dans l'espace et
dans le temps. Ce devenir historique, très différent suivant les cas,
fit que seuls parvinrent à se constituer en langues littéraires le cas-
tillan, le catalan et le galicien. C'est donc au domaine castillan que
sont traditionnellement rattachées par exemple diverses œuvres,
marquées du sceau de particularités dialectales d'origine arago-
naise, léonaise ou navarraise. Mais dans le nouveau contexte poli-
tique de l'Espagne des Communautés autonomes, ces textes peu-
vent donner lieu à de nouveaux classements, conformément à une
démarche intellectuelle déjà évoquée. Ainsi voit-on faire état par-
fois d'une littérature aragonaise.
Mais le thème de la fragmentation dialectale doit être complété
lui-même par celui des constantes relations établies entre les littéra-
tures qui en sont issues. L'étroite parenté des parlers romans permit
pendant quelque temps un certain degré d'intercommunication.
Ainsi le développement d'un genre tel que celui de la poésie lyrique
fut-il au début lié, en des aires dialectales distinctes de la péninsule,
à une langue littéraire unique — l'occitan d'abord, le galicien
ensuite —qui en était par consentement mutuel le support obligé.
Par la suite, les échanges demeurèrent fréquents, ce qui oblige à
souligner d'un même mouvement la diversité des littératures pénin-
sulaires et la multiplicité des liens qui les unissent. La mise en rela-
tion doit d'ailleurs se poursuivre au-delà du cadre péninsulaire. Des
textes venus de l'extérieur (d'Italie et de France, en particulier)
jouèrent à diverses époques un rôle important dans le renouvelle-
ment des formes aussi bien que des thèmes. Le phénomène est
même si profond que ne pourra être exposé, dans les limites d'un tel
ouvrage, le détail de ces dérivations. Seul importe ici le caractère
structurel du phénomène. La littérature castillane, à l'image de
toutes les autres, s'inscrit ainsi dans une perspective d'intertextualité,
autre manifestation du fondamental ordre relationnel déjà évoqué.
II. La question des origines :
poésie lyrique primitive

Au départ de toute réflexion sur l'évolution d'une littérature, se


pose l'inévitable question des origines. Dans le cas de la péninsule,
certaines chroniques latines faisaient allusion à l'existence d'une
poésie lyrique primitive, exprimée en langue vernaculaire. Restait
à en préciser la nature et, si possible, à en situer les manifestations
dans le temps. Toutes choses qui, de manière assez imprévue mais
non dénuée d'enseignements, furent rendues possibles par le pro-
grès des études hébraïques et hispano-arabes.

Les « jarchas »

On découvrit en effet, peu après la deuxième guerre mondiale


— dans une synagogue du Caire, pour tout dire —, un certain
nombre de chansons à la facture particulière. D'autres textes com-
parables furent exhumés dans les années suivantes : se constitua
ainsi un corpus d'une cinquantaine de chansons. Chansons insérées
dans le cadre d'un genre poétique —connu sous le nom de mugua-
saja en transcription castillane —d'origine sans doute arabe et pra-
tiqué également dans la poésie hébraïque. Ces brèves compositions
se présentent sous la forme d'un ensemble de strophes (cinq en
général), composées chacune d'un premier bloc à rime indépen-
dante (un tristique assez souvent), suivi d'un envoi que l'on trouve
parfois aussi au début du poème. Ce qui suppose une structure de
base du type (aa), bbbaa, cccaa, dddaa, etc.
Lajarcha est composée en langue vulgaire, par opposition aux
strophes écrites en arabe classique ou en hébreu. Particularité déci-
sive, cette mêmejarcha se présente en dialecte mozarabe dans la
cinquantaine de cas qui nous occupent. Mozarabe à la structure
archaïque, envahi d'arabismes et très difficile à interpréter en rai-
son de la suppression des voyelles et des diphtongues opérée par la
transcription orientale. Mozarabe, tout de même, qui fait de ces
singulières jarchas les premières manifestations d'une littérature
romane dûment attestée et datée.
Car ces textes peuvent être situés dans le temps. Il est établi en
effet que la plus ancienne de ces chansons est antérieure à 1042, ce
qui la met à bonne distance des premières productions de la poésie
provençale, apparues tout à la fin du XI siècle, et afortiori de celles
de la poésie galaïco-portugaise, composées près d'un siècle plus
tard. Par ailleurs, il existe dans la littérature hispano-arabe une
autre forme strophique, dite zéjel, à la structure très semblable à
celle de la muguasaja, à ceci près qu'elle ne comporte pas dejarchas
mozarabes et présente simplement, de-ci de-là, quelques termes
mozarabes dans un texte uniformément rédigé en arabe vulgaire.
Dernière précision utile, la muguasaja tout comme le zéjel diffèrent
radicalement de la qaçîda, structure strophique de base de la poésie
arabe.

L'Espagne des trois cultures

Ces quelques fragments ne permettent certes pas de répondre à


toutes les questions, mais fournissent un certain nombre de précieux
repères. L'analyse interne des muguasajas montre en effet que lesjar-
chas sont mises dans la bouche d'un personnage autre que le poète
—une jeune femme qui chante, le plus souvent —et se trouvent
exprimées dans une langue vulgaire, toujours chargée d'incorrec-
tions. Situation étrangement semblable à celle de cette société
péninsulaire où l'invasion de guerriers arabes et berbères ne s'était
pas accompagnée d'un flux équivalent d'éléments féminins de
même origine. Où les épouses et les mères, par conséquent, se trou-
vaient en situation d'acculturation indécise. Si l'on ajoute à ce trait
la remarquable constance du thème de la mère dans ces jarchas,
précisément, et la valeur normative, accordée par contraste à la
langue classique dans l'ensemble de la muguasaja, on observera com-
bien ce type de composition semble en étroite concordance, dans sa
conception même, avec les usages et la structure hiérarchique pro-
pres à cette société hétérogène.
Mais l'analyse interne des muguasajas conduit aussi à un autre
constat. Certaines jarchas restent sans rapport immédiat avec les
strophes, en effet, et donnent parfois clairement l'impression de
constituer des fragments de poèmes plus vastes. Or, de façon géné-
rale, lesjarchas mettent le plus souvent en scène un personnage de
jeune fille amoureuse qui pleure devant sa mère l'absence de
l'amant, ou exhale sa douleur face à la rigueur du mal d'amour.
Autant de thèmes étonnamment semblables —mis à part le statut
particulier dévolu à la mère dans les textes hispaniques — aux
chansons de toile ou d'histoire, connues en diverses autres régions,
fort éloignées parfois les unes des autres, de la Romania. Prend
corps ainsi avec une réelle consistance l'hypothèse d'une vaste tra-
dition orale romane, dont les poètes arabes et juifs, nés en milieu
péninsulaire, auraient eu le mérite de recueillir et de conserver par
écrit, au travers desjarchas, certaines manifestations.

Stylisations provençales
et galaïco-portugaises

Cette forme poétique et les thèmes qui l'accompagnent vont


connaître un remarquable prolongement dans la littérature gali-
cienne et portugaise. Mais l'examen de ce phénomène implique la
mise en place préalable d'un élément intermédiaire : le modèle
provençal.
C'est à la fin du XI siècle, comme il a été dit précédemment,
que se constitue cette poésie courtoise (dite aussi provençale, occi-
tane, et parfois limousine) à la prodigieuse postérité. Or ce mouve-
ment poétique, né en deçà des Pyrénées, concerne directement la
péninsule. La première poésie catalane est toute occitane, par la
langue aussi bien que par les formes et les mètres utilisés. Pareille
situation n'est pas simplement due aux particularités de la Cata-
logne, ancienne marche franque. Langue d'un simple terroir à l'ori-
gine, l'occitan est considéré à l'extérieur à cette époque comme
indissolublement lié à la poésie courtoise née en son sein. Il se voit
dès lors pratiqué par des troubadours catalans, aragonais, aussi
bien que castillans.
C'est tout de même en Galice, où Saint-Jacques-de-Compos-
telle attire des foules de pèlerins, que le phénomène donne lieu aux
développements les plus intéressants. Là aussi, la poésie occitane est
très vite adoptée et pratiquée. Mais c'est bientôt en galicien que
l'on se met à composer, à l'image, d'ailleurs, de troubadours venus
de Provence, enclins à écrire quelque poème en galicien à l'occa-
sion, voire à rédiger de curieuses compositions polyglottes où alter-
nent des dialectes fort divers.
On ne manquera pas de noter, bien entendu, l'étonnante mobi-
lité langagière de cette époque où la parenté des diverses modalités
du roman donne l'impression que chacun, s'il est placé dans des
conditions favorables, est capable de passer à un autre dialecte par
simple systématisation de quelques traits divergents. On observera
aussi comment la politique de mécénat de quelques prélats et sei-
gneurs locaux, conjuguée avec les évidentes possibilités de diffusion
liées au pèlerinage, favorise la naissance de cette littérature gali-
cienne. L'essentiel, du point de vue qui nous occupe, est cependant
ailleurs. Le quasi-monopole de l'expression lyrique, évoqué tout à
l'heure à propos de l'occitan, va désormais s'exercer pour un temps
au bénéfice dugalicien. Porteur detout un ensemble de stylisations et
de modèles canoniques, celui-ci sera considéré dans la péninsule
comme langue lyrique par excellence. C'est en galicien que
Sa Majesté le roi de Castille Alphonse Xen personne composera ou
inspirera une œuvre poétique, tout à fait considérable au demeurant.
Ainsi se manifeste à l'évidence la profonde interpénétration des
littératures péninsulaires (voire des littératures tout court), signalée
antérieurement. Au-delà de ce qu'il est convenu d'appeler
aujourd'hui la barrière de la langue, c'est par l'entremise de la poé-
sie galicienne que s'exprimera la version courtoise du lyrisme castil-
lan. En galicien d'abord, jusque vers le milieu du XIV siècle, en
castillan ensuite, mais en continuant à respecter les règles et les
conventions de cette même poésie galicienne pendant une bonne
partie du siècle suivant.
Poésie de cour, cette littérature —dite galaïco-portugaise car le
Portugal et la Galice, à cette époque, parlent la même langue
reste proche de la poésie lyrique provençale. Les quelques recueils
(Cancioneiros) parvenus jusqu'à nous font apparaître une grande
variété métrique :sont utilisés tour àtour lesvers de sept, huit, neufet
même onze syllabes, dits hendécasyllabes de gaita gallega. On
remarque aussi l'influence des formes pratiquées par le lyrisme pro-
vençal : la chanson d'amour (canción dans sa dénomination castil-
lane) en tout premier lieu, bien entendu ; le serventois (serventesio), à
la tonalité satirique ; la pastourelle (pastorela) ; l'aube (alba), dia-
logue entre des amants que lejour va séparer ;lejeu-parti, enfin, ins-
pirateur dedebatesconsacrés, à l'origine, à une question d'amour.
Le simple énoncé de ces caractéristiques formelles révèle l'im-
portance centrale dévolue à la conception de l'amour qui les sous-
entend. Amour courtois, perçu comme haute expérience spirituelle
par excellence, conçu entre gens de noble naissance et susceptible à
lui seul d'inspirer les actions les plus éclatantes. Mais cet amour
voué à la Dame souveraine et distante est aussi une passion contra-
riée, presque voluptueusement vécue comme telle ; loin de le
détruire, l'absence ou les obstacles ne font que l'exalter et l'embel-
lissent d'une poétique mélancolie. Autant de traits, élaborés dans
les cours occitanes mais volontiers associés ensuite dans la péninsule
à certaine essence du comportement galicien.
En fait, il est fort possible —sinon probable —que l'érotique
des troubadours se soit nourrie en partie de la conception d'un
amour à la fois sensuel et mystique, à tout le moins ennoblissant,
diffusée par la poésie arabe. Au reste, certains genres pratiqués par
les provençaux, tels que l'aube et la pastourelle, sont eux-mêmes
plus anciens et pourraient bien dériver de ces chansons de toile,
dont nous avons déjà exposé les traits susceptibles de les unir aux
formes strophiques constituées autour desjarchas.
Quoi qu'il en soit de ces dérivations pour l'instant mal établies,
l'examen de la poésie lyrique galaïco-portugaise permet de dresser
un premier constat. Les cantigas deamor restent souvent fort proches
du modèle provençal, dont elles adoptent tout à la fois les conven-
tions, la rhétorique et la terminologie. De même, les cantigas d'es-
carnho e de maldizer, au caractère satirique et burlesque parfois très
accusé, s'appuient elles aussi à l'évidence sur la tradition du serven-
tois provençal. Les cantigas de amigo, par contre, laissent apparaître
la manifestation d'un fond autochtone plus affirmé.
La structure de certaines de ces cantigas de amigo repose sur un
ensemble de parallélismes : le même thème, répété avec d'infimes
variations, entraîne une certaine immobilité, génératrice elle-même
d'un effet intensément lyrique. Ce type de construction, par disti-
ques suivis d'un refrain, rappelle fort le mouvement strophique
analysé à propos desjarchas. Aussi est-ce à nouveau ici une jeune
fille qui pleure l'absence de l'amigo, alors que les cantigas de amor,
expression de l'amour courtois, expriment les sentiments de
l'amant. Plus proches de la tradition orale, ces pièces ont souvent
pour cadre des paysages agrestes, susceptibles de conduire à des
sous-ensembles, à la coloration thématique propre : barcarolas à la
tonalité marine, vaqueiras sur fond d'activité pastorale, bailadas ou
chansons à danser.

Poésie orale - poésie savante


Les « villancicos »

Se pose ainsi dès cet instant le lancinant problème de l'articula-


tion du champ de la poésie orale avec celui de la poésie écrite,
c'est-à-dire de la littérature entendue au sens étymologique (du
lat. Littera, lettre) du terme. Ainsi lesjarchas, issues vraisemblable-
ment de la poésie orale, sont parvenues jusqu'à nous grâce à
l'œuvre de lettrés arabes ou hébreux. Lesquels composèrent cepen-
dant eux-mêmes desjarchas à tonalité populaire, conformément à
un processus que l'on observera aussi en Espagne, au cours des siè-
cles suivants. Al'inverse, la poésie orale fera siens des textes à l'ori-
gine littéraire attestée, refermant ainsi la boucle de ce circuit de
constante interpénétration.
La sensationnelle découverte desjarchas fournit cependant un
solide point d'ancrage, et autorise à partir de là une mise en
perspective plus assurée. Les villancicos, par exemple, que l'on verra
se multiplier sous d'autres appellations au XVI et au XVIIesiècle,
ont une forme métrique trop caractérisée —refrain initial de deux
ou trois vers, repris à la fin des diverses strophes qui en glosent le
thème central — pour n'y pas reconnaître la structure de base
décrite à propos de lajarcha et du zéjel. C'est cette même forme que
l'on retrouvera dans la poésie religieuse, tout comme dans certains
passages de comedias, au cœur même de la littérature du Siècle d'or.
Ainsi, la découverte desjarchas ne permet-elle pas seulement de
dater les premières manifestations attestées d'une littérature de lan-
gue romane. D'entrée de jeu, elle fait apparaître des filiations,
révèle des constances séculaires, met en pleine lumière au sein de la
littérature castillane, en un mot, les éléments d'une tradition.
III. La chanson de geste

Le jongleur et le monde de l'oralité

Il est des dénominations explicites. Les chansons de geste (can-


tares de gesta) sont avant tout des « chansons », c'est-à-dire des
poèmes destinés non pas à être lus mais chantés ou psalmodiés par
des jongleurs (juglares) en public. Ces chansons, par ailleurs, sont
relatives à des « gestes », autrement dit à de hauts faits accomplis
par d'illustres personnages.
De ces deux traits, le premier est sans aucun doute le plus chargé
de signification immédiate. Rien de plus contraire à l'esprit de ce
lointain monde de l'oralité, en effet, que les modernes éditions criti-
ques bardées de notes proliférantes —indispensables, pourtant —au
travers desquelles nous prenons connaissance de ces textes. S'agit-il
d'ailleurs tout à fait de textes au sens actuel du terme ? Ces poèmes
nous sont parvenus sous forme de copies manuscrites fort tardives,
remaniées peut-être en fonction des goûts et des habitudes linguisti-
ques du public particulier auquel elles étaient destinées. Simples ins-
truments de travail, en somme, desjongleurs qui les interprétaient.
Aussiimporte-t-il de les situer par la pensée dans leur cadre d'origine,
de les considérer comme l'élément central d'un spectacle, soumis aux
impératifs du lieu et du moment.
D'autant que cette emprise de l'oralité, particulièrement forte
en milieu hispanique, entraîne à elle seule un certain nombre de
caractéristiques formelles des plus affirmées. Rédigé en vers irrégu-
liers (les pointes extrêmes pouvant aller de dix à vingt syllabes,
dans le cas du Poema deMio Cid par exemple), le cantar se présente
sous la forme de laisses, de longueur variable, dont l'unité est due
au retour, en fin de vers, d'une même assonance, c'est-à-dire d'une
même voyelle accentuée. Selon toute apparence, métrique irrégu-
lière et assonance sont bien le signe d'une forme d'énoncé qui
échappe résolument à la saisie de la lecture. De même, le recours à
l'allitération et à l'homophonie, l'utilisation de parallélismes, pro-
ducteurs d'effets de clôture, la création de formes d'appellation à
vocation structurante apparaissent comme autant de procédés,
caractéristiques d'une poésie faite pour être apprise et déclamée.
Tout aussi significative, enfin, est l'attitude du narrateur (ou du
jongleur), dans cette forme de récit chanté qu'est la chanson de
geste. Celui-ci intervient directement dans la narration pour com-
menter une situation, apostropher le public, ou l'inclure dans une
formulation englobante qui oblige aujourd'hui, au-delà de la lec-
ture, à reconstituer par la pensée la chaude communauté formée
par le récitant et son auditoire.

Les problèmes du corpus

Cela dit, le fil de cette tradition orale est depuis longtemps


rompu : on estime que, dès le XIV siècle, la chanson de geste est en
voie de désagrégation. Force est donc aujourd'hui de s'en remettre
aux seules transcriptions manuscrites. Or, c'est d'un véritable nau-
frage qu'il faut parler en la matière dans le cas de l'Espagne. C'est à
peine si l'on dispose de trois à quatre transcriptions —au demeurant
incomplètes —suivant le critère de classement adopté.
Du Roncesvalles, rédigé en dialecte navarro-aragonais, ne restent
qu'une centaine de vers, consacrés aux lamentations de Charle-
magne.
Le Poema de Fernán González, vibrante exaltation du véritable
fondateur de la Castille, est tout entier rédigé en strophes mono-
rimes d'alexandrins à quatorze pieds, dites de cuaderna vía, et pour-
rait aussi bien, de ce fait, être étudié au chapitre suivant. Ce texte,
issu probablement de la refonte d'une chanson de geste par les soins
d'un moine du couvent de San Pedro de Arlanza, manie un appré-
ciable matériel épique, certes, mais reste nécessairement en marge
de la forme du Cantar proprement dit.
Quant aux Mocedades de Rodrigo, au texte incomplet lui aussi,
elles représentent une manifestation fort tardive —la dernière de
toutes, vraisemblablement —de l'épopée castillane. D'un point de
vue formel, cette chanson de geste laisse apparaître une très nette
évolution en direction du vers de seize syllabes. Par ailleurs, soumis
aux goûts d'une époque déjà différente, le texte se charge d'élé-
ments romanesques et d'exploits fabuleux. Le Cid qu'il présente tue
le père de Chimène, insulte son roi, lutte contre les rois de France
et d'Allemagne, contre le pape, défie enfin — victorieusement —
les douze pairs aux portes de Paris.
Cette œuvre pose avec une particulière netteté le problème de
l'histoire des lectures déjà évoqué. Son rôle historique sera
immense, en effet. Ces turbulentes « enfances » sont directement à
l'origine de la longue série de réélaborations qui, par-delà les siè-
cles, conduira aux comedias de Guillén de Castro ou de Lope de
Vega — et à la tragédie de Corneille — voire aux évocations
romantiques du XIX siècle. Mais l'œuvre ne correspond plus aux
actuels critères du goût. La perspective axiologique prenant le pas
sur l'histoire peut ainsi paradoxalement conduire à s'étonner de
l'exceptionnelle postérité d'un tel texte.
Il en va tout différemment, par contre, du Poema deMio Cid(ou
Cantar de Mio Cid) seule manifestation, parmi les trois manuscrits
précédemment évoqués, de l'ancienne épopée castillane.

El « Poema de Mio Cid »

Ce Poema étrangement isolé nous est parvenu sous la forme


d'une copie, unique elle aussi (et incomplète), exécutée par un cer-
tain Pedro Abad. La matière y est divisée en trois chants : l'Exil du
Cid (Destierro del Cid), conduit à quitter sa famille et à « gagner son
pain » à la pointe de l'épée ; les Noces de ses filles (Bodas de las hijas
del Cid), demandées en mariage par les Infants de Carrión, quand
le héros s'est rendu maître de Valence ; le chant de l'Affront de
Corpes (La afrenta de Corpes) enfin, où les Infants répudient et
bafouent leurs épouses, mais sont ensuite solennellement condam-
nés par la Cour dejustice.
Ce résumé révèle à lui seul la puissante architecture de l'en-
semble : toute l'action est centrée sur l'élévation progressive du
banni (victoires, enrichissement, mariage flatteur de ses filles, apo-
théose finale) face à l'ingratitude du souverain et à la lâcheté des
Infants, dont le châtiment a pour conséquence ultime de permettre
au héros d'unir son sang à celui des rois d'Espagne. Cette unité de
dessein, bien faite pour susciter une identification massive du spec-
tateur au personnage central, s'accompagne ainsi de tout un
contrepoint de péripéties et de retournements de situation, généra-
teurs de tension dramatique.
Cette unité de conception est elle-même servie par une très
remarquable sobriété dans l'exécution. L'ensemble du texte relève de
ce que l'on pourrait appeler une littérature de l'acte. Pas de lente
introspection : les personnages, fortement individualisés en quelques
traits décisifs et toujours introduits en fonction dela seuleprogression
du récit, se livrent tout entiers au travers de leurs «gestes ». Faut-il y
voir un effet de ce type particulier d'énonciation oùle langage bénéfi-
cie des ressources du mime, dela présence corporelle ?Toujours est-il
que les transitions se ramènent à quelques traits succincts ; les des-
criptions, à un certain nombre d'esquisses, douées d'un intense pou-
voir de suggestion, telle la fugace et lumineuse description de la huerta
de Valence. Le tout accompagné d'une expression des plus discrètes
mais très ferme du temps, du mouvement et de l'espace traversé, au
gré des péripéties rapportées dans chacun destrois chants.
Mais la geste puissante sait aussi faire place, dans le Poema, à
l'abandon et au charme de la vie intime. Si les relations de vasse-
lage occupent une place centrale dans l'ordonnancement du récit,
la plus large part revient tout de même aux filles du héros. Epoux
prévenant, père plein de tendresse, le Cid manifeste une remar-
quable sollicitude, dépeinte en divers épisodes. Au-delà de la
famille du Cid et de son clan, cette sollicitude en vient à s'étendre à
quantité d'êtres inclus dans la narration : ainsi, par exemple, dans
l'émouvante scène où une frêle fillette de Burgos implore — et
convainc — le mâle guerrier bardé de fer. La geste épique se
nuance ainsi des humbles reflets de la poésie du quotidien et se
colore même à l'occasion d'une délicate pointe d'humour. La forte
structure unitaire du poème, en un mot, s'accommode d'une
grande variété dans le choix et l'agencement des motifs.

El « Poema de Mio Cid » et ses lectures


Littérature et histoire

Le Poemaeut à subir, au cours du temps, des altérations diverses


puis sombra dans l'oubli. Exhumé à la fin du XVIII siècle après un
effacement multiséculaire, le texte fut loin de susciter l'enthou-
siasme. Considéré comme simple chronique rimée, expression d'un
goût « barbare », il apparaissait encore comme un « embryon
informe »à la date étonnamment tardive de 1828.
Semblables réactions donnent la mesure des curieuses ruptures
chronologiques à partir desquelles s'édifient parfois les mises en
perspective du passé d'une littérature. Mises en perspective en par-
tie liées aux particularités du moment où elles sont réalisées. La
poésie du quotidien évoqué dans les lignes précédentes, la densité et
la variété des relations nouées par le personnage central donnent
assurément à ce texte une dimension humaine à valeur générale,
qui déborde le cadre traditionnel de l'action épique et du moment
considéré. On ne s'interdira par pour autant d'observer que la
laboriosité d'un Cid réduit à « gagner son pain », le caractère
exemplaire de son comportement d'époux et de père, certaine
rigueur, enfin, dans l'accumulation et la gestion de ses gains ren-
daient par ailleurs ce texte beaucoup plus proche de la sensibilité
du XIX siècle où il fut remis en valeur, que ne l'étaient les
Mocedades de Rodrigo, fidèle reflet de valeurs aristocratiques désor-
mais bien déchues. Il est une autre raison, encore plus puissante
sans doute, à cette résurrection. C'est dans une Espagne déchirée
par la profonde crise de 1898 que R. Menéndez Pidal procède à la
véritable redécouverte du vieux Poema. La geste castillane consa-
crée à ces combats de frontière acquiert ainsi une « valeur natio-
nale », mise sans cesse en relief par la critique. Non seulement
nationale, mais résolument fondatrice : aussi la découverte des
jarchas, antérieures d'un bon siècle au poème transcrit par Pedro
Abad, n'a-t-elle guère affecté sur ce point le mode de présentation
habituel de l'histoire de la littérature castillane.
Œuvre inaugurale, ou tout au moins célébrée comme telle, le
Poema se voit bientôt entraîné sur le terrain d'une problématique
proprement historique. D'inspiration germanique (entendons wisi-
gothe), l'épopée castillane —expose R. Menéndez Pidal — s'est
constituée à partir de poèmes narratifs, suscités par certains faits
historiques peu après leur apparition. Confiés à la transmission
orale, ces poèmes lyriques ont été refondus, adaptés, développés au
cours des siècles, mais conservent le souvenir plus ou moins déformé
de ce fond primitif. Aussi R. Menéndez Pidal —qui situe vers 1140
la date de composition du Poema —s'attache-t-il avec un soin par-
ticulier à établir le caractère historique de tout un ensemble d'élé-
ments du texte.
Cette fidélité historique demeure malgré tout relative. C'est
plutôt vers la fin du XII siècle ou le début du XIII que l'on aurait
aujourd'hui tendance à situer la rédaction du Poema. Certains épi-
sodes, par ailleurs tel celui de La afrenta de Corpeset l'épilogue qui
expose le remariage des filles du Cid dans les familles royales de
Navarre et d'Aragon —, relèvent de la fiction, non de l'histoire.
Toutes choses sans rapport aucun, en principe, avec la cohérence
esthétique du texte. Mais le simple fait qu'il soit nécessaire d'en for-
muler la remarque n'est pas sans signification. C'est du problème
(toujours débattu) de la genèse des chants épiques et, au-delà, de
toute une théorie (dite traditionaliste) de la littérature castillane,
qu'il est en réalité question au travers de ces dissensions.

Chansons de geste perdues :


leur reflet dans les chroniques et les romances

Le chiffre dérisoire des manuscrits retrouvés ne signifie pas que


l'épopée castillane se résumerait à ces quelques reliques. C'est d'un
problème de transmission et non de création qu'il s'agit. Fort heu-
reusement, les chroniqueurs s'intéressèrent à ces hauts faits du passé
évoqués dans les chansons de geste, et les transcrivirent parfois dans
leur propre texte. Ainsi la comparaison du Poema de Mio Cid avec
certains passages de la Primera crónica general de España dont il sera
question plus loin (chap. V) fait-elle apparaître une réelle simili-
tude. Dans certains passages, il est même possible de reconnaître les
assonances de la chanson transposée. Quelques romances, par ail-
leurs, permettent des recoupements de même nature : on yretrouve
des fragments de poèmes conservés et connus. Apartir de quoi se
dessine la possibilité de la démarche inverse : celle de la difficile
reconstitution, ne serait-ce que partielle, des chansons de geste
perdues.
On peut ainsi parvenir à esquisser, au travers le plus souvent
des transpositions en prose de la Primera crónicageneral deEspaña, les
contours de quelques poèmes disparus :
— Mainete, évocation de la jeunesse de Charlemagne, d'une
part.
—Le Poema de Bernardo del Carpio, postérieur au cycle carolin-
gien et consacré aux prouesses de ce héros léonais imaginaire, vain-
queur de Roland.
—Les Cantares de Fernán González, car on sait qu'il exista plu-
sieurs chansons consacrées à ce personnage en dehors du texte,
rédigé suivant des règles de la cuaderna vía, dont il a déjà été
question.
—LePoemadelosinfantesdeLara(dit aussi de Salas), le plus ancien
de tous, le mieux connu aussi dans la mesure où l'on dispose là d'un
ensemble de 550 vers reconstitués par R. Menéndez Pidal. Ce texte
rapporte comment sept frères, égorgés et décapités par vengeance,
sontvengés à leur tour par Mudarra, le fils que Gonzalo Gustioz, leur
père, a eu d'une Mauresque connue durant sa captivité.
—C'est à l'époque de Garcí Fernández, successeur de Fernán
González, que se situe l'action du Poema de los Infantes de Lara. Au
même groupe peut ainsi être rattaché le Cantar de la Condesa traidora,
dont le personnage central n'est autre que l'épouse (il s'agit en fait
de deux épouses successives, également volages) du comte Garcí
Fernández. Le mari bafoué se venge de la première, mais ne peut
échapper aux machinations de la seconde qui livre son mari aux
Maures, mais doit boire plus tard la coupe empoisonnée qu'elle
avait préparée à l'intention de son propre fils.
— Le Romanz del Infant García, désigné sous ce titre dans la
Primera crónica general, rapporte de son côté la mort du dernier
comte de Castille, ainsi que la terrible vengeance qui s'abat sur les
meurtriers.
—Le Cantar de Sancho II y cerco de Zamora, pour sa part, a trait
aux péripéties politiques et militaires qui sont directement à l'ori-
gine des tribulations du Cid. Devenu roi de Castille, Sancho II
lutte successivement contre ses quatre frères et sœurs (Alfonso, Gar-
cía, Elvira, Urraca) pour reconstituer l'unité du royaume, divisé
par la volonté de son père défunt. Alors qu'il touche au terme de
son entreprise, il succombe sous les coups du traître Vellido Dolfos ;
c'est son frère Alfonso qui vient se mettre à la tête du royaume
désormais réunifié. Il est possible qu'en épilogue au Cantar de San-
choII ait existé un Cantar delajura deSanta Gadea. Le Cid y obligeait
Alfonso à jurer qu'il n'était pour rien dans la mort de son frère ; il
s'attirait ainsi l'inimitié du nouveau souverain et devait prendre le
chemin de l'exil.
Ces chansons de geste, répétons-le, n'ont d'existence que conjec-
turale; elles permettent donc simplement de tracer les contours d'un
bilan thématique. Point ne sera nécessaire de s'étendre longuement
à ce sujet. Ces poèmes traitent de sujets assez divers (éléments du
cycle carolingien, épisodes à caractère dramatique ou romanesque)
mais apparaissent pour l'essentiel fortement centrés autour de l'his-
toire de la communauté, en cette époque où la jeune Castille s'op-
pose aux Maures aussi bien qu'aux Navarrais ou aux Léonais. Le
texte épique prend ainsi une valeur édifiante : sa fonction, à l'évi-
dence, est de participer aux représentations symboliques du corps
social.

Les romances

C'est dans les chroniques que se retrouvent divers fragments de


chansons de geste disparues, a-t-il été dit, mais aussi parmi les
« romances ». On désigne sous ce nom (le terme ayant acquis droit
de cité avec ce sens particulier, dans la langue française, sous la
forme masculine) un type de poème constitué généralement d'une
suite de vers octosyllabiques assonancés aux vers pairs, les vers
impairs restant libres.
Ces particularités formelles sont de nature à retenir l'attention.
La versification des chansons de geste était irrégulière, nous l'avons
dit, avec prédominance progressive, cependant, du vers de seize syl-
labes qui s'imposait dans un texte tardif tel que les Mocedades de
Rodrigo. Comme le romance présente certaines caractéristiques for-
melles, déjà observées dans la chanson de geste, et que l'on retrouve
également, dans le romancero, les grands thèmes autour desquels
s'organisait la matière épique, le rapprochement ne pouvait man-
quer d'être effectué. L'octosyllabe serait ainsi l'hémistiche de l'an-
cien vers épique de seize syllabes. Quant au romance proprement
dit, il faudrait voir en lui le résultat de la fragmentation des
anciennes chansons de geste entrées dans un processus de déca-
dence ; poussés par leur auditoire, lesjongleurs auraient détaché les
épisodes les plus romanesques des anciennes épopées, pour leur
donner un développement autonome dans le cadre de ces composi-
tions nouvelles. Semblable hypothèse repose sur un solide fond de
vraisemblance mais rencontre quelques objections. Les romances
les plus anciens ne sont pas tous d'inspiration épique et il n'est
guère possible de prouver que ceux qui le sont aient précédé les
autres. Divers indices conduisent par ailleurs à estimer que la poésie
lyrique dut intervenir elle aussi de manière appréciable dans le pro-
cessus de constitution des romances. On retiendra, dès lors, que la
tradition épique fournit selon toute vraisemblance un type de com-
position et un certain nombre de thèmes à cette forme poétique,
soumise dans le même temps à d'autres influences et promise à un
devenir propre.
Encore faut-il préciser que cette forme ne se constitua pas
comme telle de façon instantanée. Certains romances des plus
anciens comportent deux et même trois assonances, ce qui peut lais-
ser supposer la contraction de fragments empruntés à des laisses
épiques différentes ; d'autres, plus rares, ont un refrain et pour-
raient faire ainsi songer à l'influence de la poésie lyrique, de même
qu'aux impératifs de la mise en musique ; il en est, d'autre part, qui
font usage de la rime au lieu de l'assonance, mais sans doute
s'agit-il là de compositions plus tardives, rédigées à la cour vers la
fin du XV siècle. La forme poétique habituellement désignée
comme propre au romance, en un mot, ne se stabilise qu'à une date
relativement tardive. Si l'on ajoute, enfin, que l'on en vint à écrire,
beaucoup plus tard, il est vrai, des romances en vers de six, sept,
neuf, dix et même onze syllabes, on comprendra que le terme gagne
parfois à être accompagné d'un adjectif (romance eneasílabo, decasí-
labo, etc.), la forme renvoyant ici à un type de composition poé-
tique, non au mètre utilisé.
Cette forme paraît liée à un ensemble de traits stylistiques forte-
ment caractérisés : sobriété extrême, accent mis sur l'action beau-
coup plus que sur la description, fréquent appel au style direct, pré-
dominance du verbe sur le substantif, accompagnée elle-même
d'une extrême retenue dans le recours à l'adjectif. Sans doute
peut-on reconnaître là certains aspects de la littérature de l'acte,
évoquée à propos de la chanson de geste. De fait, l'utilisation de
formules propres à la langue épique, la présence d'expressions et de
tours archaïques (plus tard archaïsants) peuvent faire penser à l'in-
fluence, voire à la présence du style épique. De même le fréquent
usage des répétitions peut-il rappeler certains procédés chers à la
poésie lyrique.
Mais la caractéristique peut-être la plus remarquable du
genre relève d'un autre processus. En règle générale, le romance
débute de la manière la plus abrupte : une exclamation, un
démonstratif, voire un simpleya témoignent du fait que le mouve-
ment est déjà engagé, et conduisent instantanément au cœur de
l'action. Le poème se termine surtout de façon tout aussi brutale,
parfois énigmatique, ouvrant ainsi un au-delà du texte, peuplé de
résonances par la mise en branle de l'imagination. Typique mani-
festation de ce que l'on pourrait appeler une esthétique dufragment.
Les considérations relatives à la genèse de cette forme poétique
prennent ainsi, du strict point de vue de l'expressivité littéraire,
un intérêt des plus directs.

Le devenir des romances

On désigne par ce terme les romances chantés par lesjongleurs et


le peuple depuis le milieu du XIV siècle environ. Diverses considéra-
tions, d'ordre thématique en particulier, incitent à remonterjusqu'à
cette époque, bien que la transcription la plus ancienne dont on dis-
pose date seulement de 1421. Pour le reste, cestextes noussontparve-
nus au travers de manuscrits (tel le célèbre CancioneromusicaldePalacio
utilisé à la cour des Rois Catholiques), d'anthologies imprimées au
XVI siècle (Cancionero general publié par Hernando del Castillo
en 1511, Cancioneroderomancesédité àAnversvers 1547) oude fragiles
brochures (pliegos sueltos) vendues à l'époque dans les rues et sur les
places des marchés. A quoi s'ajoute la voie (bien menacée
aujourd'hui par l'envahissement des médias) de l'oralité : certains
romances véhiculéspar la mémoire collective ontpuêtre ainsi retrou-
vés, à notre époque, en Espagne et en Amérique latine aussi bien que
parmi les sefardim d'Afrique ou d'Orient.
Ces poèmes sont traditionnellement regroupés en un certain
nombre de cycles. Ainsi distingue-t-on : les romances lyriques et
romanesques, d'une part, les plus anciens de tous, peut-être ; les
romances historiques, où se retrouvent les diverses figures de la
chanson de geste et le roi Pedro el Cruel, tout comme l'évocation
d'épisodes de la vie de frontière (romancesfronterizos) ; les romances
carolingiens ; les romances du cycle breton, enfin.

Ace romancero traditionnel, présent à l'esprit de tous, viendra


s'ajouter un nouveau corpus de textes présentés anonymement,
certes, par respect pour les conventions du genre, mais dus à des
créateurs bien individualisés, soumis aux modes littéraires du
temps.
Ce succès ne s'arrêtera pas là. En raison même de sa popularité,
le romance pourra se prêter à l'expression de la satire, en des textes
burlesques écrits dans la langue du milieu ; il accueillera aussi mille
récits sensationnalistes de crimes et d'aventures diverses (romances de
ciegos), et encourra de ce fait les foudres des censeurs du
XVIII siècle. Mais ramené au premier plan de l'actualité littéraire
par l'avènement du romantisme, le romance conservera ce statut
privilégié jusqu'en plein XX siècle où la plupart des poètes en
renom auront à cœur, tout comme au Siècle d'or, de pratiquer le
genre.
Ce qui conduit à élargir la conclusion avancée au terme du cha-
pitre précédent. On avait vu alors comment, desjarchas aux villanci-
cos, se mettaient en place les éléments d'une solide tradition. Le
constat est encore plus remarquable à propos des romances :
compte tenu des divers liens qui unissent cette forme poétique aux
primitives chansons de geste, c'est en définitive l'ensemble de la litté-
rature castillane qui relève, de ce point de vue, d'une saisissante
continuité.
IV. Poésie de tradition écrite :
la cuaderna vía

La chanson de geste tout comme lesjarchas nous confrontaient


au monde de l'oralité. A l'inverse, c'est sur une tradition écrite
qu'entend se fonder par-dessus tout la poésie des clercs.

« Mester de clerecía » / « Mester de juglaría »

Instruits, formés (à des degrés divers) à la pratique du latin dans


ces refuges du savoir que sontles monastères de Castille, c'est en héri-
tiers conscients, un rien suffisants parfois, que seposent ces représen-
tants du « mester de clerecía », soucieux de respecter les règles de la
métrique. Un célèbre passage du Libro deAlexandre le proclame avec
insistance : à la différence de l'art déficient desjongleurs, le métier de
clergie impose de s'exprimer «par syllabes comptées ». Cette préoc-
cupation est telle qu'une même forme métrique, d'origine peut-être
française mais fort utilisée dans le latin médiéval, en vient à imposer
son unité àla majeure part de cette production poétique. Semet ainsi
en place, pour deux grands siècles, la caractéristique strophe de
quatre vers monorimes de 14 syllabes divisés en deux hémistiches,
avec accent prosodique sur la 6esyllabe :la cuadernavía.
Quelles sont les motivations de ces clercs insérés dans une
culture prestigieuse et possesseurs d'une langue à vocation univer-
selle, mais animés de la volonté, paradoxale en un sens, de fonder
une littérature vernaculaire ? Souvent évoqué, le souci de faire par-
tager ce trésor de savoir et de sagesse se double en fait d'une inten-
tion plus précise. La poésie de ces recueils ne se veut pas simple
récréation mais exhortation. Aussi ces textes sont-ils ostensiblement
fondés sur l' «autorité »de leurs sources, au point de s'interrompre
parfois de façon brutale si le modèle s'avère défaillant. Le type de
pédagogie (lectio) pratiqué dans les monastères, où l'attitude théo-
logique observée face à l'Ecriture en vient à s'étendre aux auctores,
oriente manifestement la démarche de ces clercs.
Conséquence singulière àpremière vue, ces textes voués à fonder
une littérature au sens étymologique du terme se présentent comme
des traductions, de simples adaptations. Traductions importantes en
elles-mêmes puisqu'elles marquent la divulgation, hors des rares
bibliothèques monastiques, de documents qui ydemeuraient enfouis.
Maisl'essentiel duphénomène est ailleurs. Confronté àl'élémentaire
problème de gagner un nouveau public, le clerc ne peut recourir aux
mêmes mots que son modèle inséré dans un contexte culturel diffé-
rent. Traduit dans le langage quotidien enqualsueleelpueblofablarasu
vecino, suivant l'expression de Berceo, le nouveau texte se charge de
ces tours pittoresques dont on dira qu'ils font sa saveur ; il se trans-
mue, en un mot, par intériorisation dela figure de l'énonciataire.
Mais, engagé dans une telle voie, le clerc ne peut totalement se
désintéresser de procédés dont le jongleur démontre dans le même
temps, face à ce même public, l'évidente efficacité. D'autant que la
question se pose de savoirjusqu'à quel point les poèmes de cuaderna
via, fondés sur une tradition écrite, pouvaient être destinés eux aussi
à certain type de diffusion orale à l'intérieur des monastères. Ainsi
quelques traits stylistiques chers aux jongleurs — appels d'atten-
tion, formules rituelles, habile utilisation du comique pour établir
un lien de complicité avec le public — se retrouvent-ils, au côté
d'un certain nombre de latinismes, dans la poésie d'un Gonzalo de
Berceo par exemple. Ce qui impose un premier constat. En dépit de
ses vertus classificatrices, l'opposition mester dejuglaría /mester de cle-
recía ne saurait rendre pleinement compte du cours suivi à cette
époque par la littérature castillane. Le vrai rapport est tout à la fois
d'opposition et de tacite relation.

La poésie « ajuglarada »

Ainsi s'expliquent les difficultés que l'on éprouve parfois à classer


certains poèmes dits ajuglarados d'inspiration manifestement savante
et cléricale, mais dont la facture rappelle parfois celle desjongleurs.
La Vida de Santa María Egipciaca, poème hagiographique de
quelque 1500 vers courts à rimes plates composé au XIII siècle,
présente de curieux passages où se retrouvent les effets de parallé-
lisme caractéristiques des cantigas deamigo. Peuvent être associés à ce
poème le Libre dels tres reys d'Orient, transcrit dans le même manus-
crit que le précédent mais plus court que ce dernier, tout comme
¡ AyJherusalem!, consacré au thème des Croisades.
C'est manifestement aussi à une tradition écrite, tout à la fois
latine et courtoise, que se rattachent les débats rédigés à la même
époque. La Disputa delalmay el cuerpo(fin du XII au texte tronqué,
ne s'éloigne guère des poèmes latins et français du même titre qui lui
servent de modèle. Infiniment plus complexe, le manuscrit de Razón
deamorcon los denuestos del aguay el vinojuxtapose deux poèmes, l'un
consacré à une peinture de l'amour où se retrouvent certains accents
du lyrisme galaïco-portugais, tandis que le second se développe dans
le cadre d'une traditionnelle disputede l'eau et duvin. Simple effet de
la réunion abusive, dans un même texte, de deux poèmes résolument
distincts ? Peut-être pas, dans la mesure où l'apparent antagonisme
de l'eau et duvinillustrerait la nécessaire réconciliation de la chasteté
et de l'amour. De leur côté, les deux personnages mis en scène dans
ElenayMaría, autre poème, d'origine léonaise, dela fin duXIIIesiècle,
débattent la question de savoir lequel, du clerc ou du chevalier, est le
plus parfait amant. Particularité significative, les vers de ce texte,
irréguliers, sont le plus souvent rimésmaisparfois aussi assonancés, ce
qui souligne d'un dernier trait le caractère ambivalent de cette poésie
ajuglarada.

Tel n'est pas le cas des œuvres relevant du métier de clergie,


caractérisées de façon générale par le respect de la métrique et de la
structure rigide propres à la cuaderna vía.
De ce XIII siècle où l'essentiel de la production littéraire
demeure anonyme, nous est parvenu un ensemble de textes dus à
un moine nommé GONZALOoriginaire de BERCEO(Rioja) et dont
on sait qu'il était toujours en vie à la date de 1264. En dehors de
deux œuvres doctrinales, El sacrificio de la misa et De los signos que
aparescerán antes delJuicio, ainsi que de trois hymnes, d'attribution
incertaine, son œuvre se partage entre l'hagiographie d'une part, et
la poésie mariale dont il sera question plus loin.
On est frappé dès l'abord par le fort enracinement local de cette
production hagiographique. La Vida deSanMillán, de même que la
Vida de Santo Domingo deSilos, sont en rapport évident avec de hauts
lieux de la vie monastique castillane liés à l'existence du poète, et il
est bien précisé, dans la Vida deSanta Oria, que la sainte était enter-
rée dans l'abbaye de San Millán de la Cogolla ; un dernier texte
enfin, incomplet, traite du Martirio de Sant Laurencio. Tant d'insis-
tance n'est pas le fait du hasard. Il a été établi que la Vida de San
Millán visait à redresser la situation du monastère du même nom,
délaissé par les pèlerins. Ainsi le texte fait-il une large place à cer-
taine apparition du saint au côté de saint Jacques, qui aurait
conduit le comte Fernán Gonzâlez à ordonner le paiement d'une
redevance annuelle à l'abbaye de San Millán. On sait par ailleurs
que cette dernière était unie par des liens très étroits au Monastère
de Santo Domingo de Silos, ce qui confère une cohérence particu-
lière aux thèmes abordés dans ce corpus.
On retrouve dans ces poèmes les effets de l'intériorisation de
l'énonciataire évoquée plus haut. L'auteur suit le texte de ses
sources latines ; mais il intègre aussi diverses traditions du monas-
tère, introduisant à cette occasion les anecdotes, comparaisons et
autres formulations concrètes susceptibles de retenir l'attention du
public, en le plongeant dans une réalité toute proche. La triparti-
tion traditionnelle de ce type de récit — synthèse biographique,
miracles accomplis par le saint durant sa vie, manifestations pos-
thumes de sa puissance —se nuance ainsi d'une coloration fami-
lière, traversée d'un lyrisme plus affirmé dans la Vida de Santa Oria,
rédigée par Berceo au soir de sa vie.
C'est tout de même dans la poésie mariale —Loores deNuestra
Señora, Duelo quefizo la Virgen, Milagros deNuestra Señora surtout —
que ces tendances trouvent leur plein épanouissement. Le recueil
desMilagros deNuestra Señora se présente sous la forme de vingt-cinq
courtes narrations inspirées d'un manuscrit latin, à l'exception de
l'une d'entre elles, et précédées de l'évocation allégorique d'un locus
amoenus conçu à l'image des perfections de Marie. Ce texte intro-
ductif entre en résonance avec certains passages des épisodes rap-
portés, bien que chacun de ceux-ci conserve son unité, assurée par
une ferme science de la conduite du récit, acquise peut-être dans les
sermonnaires (artespraedicandi) de l'époque.
Une conception particulière de la religion, vécue par transposi-
tion directe à la vie de l'au-delà du système d'obligations propres
au pacte féodal, engendre quantité de situations, dramatiques aussi
bien que pathétiques, où la Vierge se voit « contrainte » à interve-
nir dans les conditions les plus imprévues en faveur de tel ou tel de
ses « vassaux ». Cette constante interférence du surnaturel et du
quotidien est rendue évidente par les interventions des puissances
célestes. Mais elle informe aussi —et c'est beaucoup plus impor-
tant — l'expression du quotidien : le moindre objet, évoqué par
simple dénotation en apparence, se double en réalité d'une pré-
sence seconde par effet de retour.
Tombée elle aussi dans l'oubli, négligée ensuite malgré une édi-
tion parue en 1780, la poésie de Berceo fit l'objet d'une véritable
redécouverte à partir de la fin du XIX siècle. Mais la « candide
ingénuité » évoquée à cette occasion ne paraît guère pouvoir s'ap-
pliquer telle quelle à l'auteur de la Vida de San Millán. De son côté,
la référence au «primitivisme » exprime beaucoup plus sûrement,
dans son imprécision même, certain type d'aspiration caractéris-
tique de la fin du XIX siècle que la réalité de l'œuvre de Berceo
réinsérée dans son contexte. Sans doute aussi le fait que Berceo ait
été le tout premier poète castillan à s'être présenté comme tel
— « Madre, del tu Gonzalvo sey remembrador, Que de los tos
miraclos fue dictador » déclare-t-il dans la dernière strophe des
Milagros —n'est-il pas sans rapport avec la soudaine émergence de
ce texte dans cette fin de XIX siècle en mal d'identité.
C'est, par contre, un autre aspect de la thématique de l'art de
clergie qu'illustre le Libro de Apolonio, poème anonyme du
XIII siècle inspiré d'un récit d'aventures grec d'époque tardive,
dont subsiste seulement une traduction latine. Au terme de péripé-
ties multiples, telles que tempêtes en mer, attaques de pirates et
naufrages, Apollonius de Tyr retrouve enfin sa femme et sa fille.
Fortement soulignée dans la dernière strophe, la leçon morale de
l'aventure précise comment cette littérature sophistique pouvait
trouver place dans l'univers mental des clercs : c'est en raison de
leur vertu et de leur inaltérable confiance en Dieu que les héros
connaissent l'allégresse de ce dénouement heureux.
Pour ce qui est du Libro de Alexandre (première partie du
XIII siècle), enfin, il a déjà été fait allusion à la manière dont cet
important poème de plus de dix mille vers exaltait la supériorité de
l'art du clerc par rapport à celui dujongleur. Coloré, divers, d'une
richesse descriptive extrême, ce récit consacré à la vie d'Alexandre
le Grand retient cependant avant tout l'attention par la qualité de
son information sur le monde de l'Antiquité et met singulièrement
à mal, à lui seul, la conception abrupte suivant laquelle la tradition
classique serait demeurée occultée tout au long du Moyen Age.
L'Antiquité y est perçue, certes, en continuité directe avec les réali-
tés castillanes du XIII siècle : Alexandre, armé chevalier le jour de
la San Antero, reçoit une épée forgée par Vulcain et part à la
conquête de l'Orient en compagnie des douze pairs de France.
Mais cet anachronisme témoigne aussi de la façon dont ce monde
antique se voit directement intégré aux préoccupations du présent.
Le destin d'Alexandre, symbole de toute-puissance, fournit l'occa-
sion de longues méditations morales : bien que passionnés d'his-
toire, ce sont avant tout des leçons que ces clercs entendent cher-
cher dans le passé.
Au total, ces représentants du mester de clerecía ne se limitent
donc pas, loin de là, aux thèmes proprement religieux. Ils s'y limi-
tent même si peu que pourrait tout aussi bien être évoqué à cet
endroit le Poema de Fernán González, déjà mentionné au titre de la
chanson de geste. Manifestation supplémentaire des rapports com-
plexes qui unissent en fait le clerc aujongleur.

L'art du clergie et la forme de la cuaderna vía qui lui sert essen-


tiellement de support se prolongent en Espagne durant deux siècles.
Non sans subir, cependant, diverses modifications, comme permet
de le constater par exemple une rapide comparaison des deux
textes considérés habituellement comme les plus représentatifs de la
période : à savoir les Milagros deNuestra Senora d'une part et le Libro
debuen amor, dont il sera question bientôt.
A première vue, cette évolution pourrait apparaître comme la
conséquence des efforts entrepris par les clercs. Ceux-ci déclaraient
vouloir faire bénéficier les illitterati de cette culture dont ils étaient
les dépositaires. Mission apparemment remplie dès le XIV siècle où,
le développement des Universités aidant, le « rude laboureur »lui-
même peut se voir converti par la grâce de l'argent en « savant
gentilhomme », est-il dit dans le Libro de buen amor.
En fait, cette affirmation passablement polémique ne peut se
concevoir elle-même que par rapport à d'autres modifications,
repérables dans le texte. Modifications des références spatiales,
d'une part. C'est dans le cadre traditionnel de la Vieille-Castille
que s'inséraient les œuvres analysées jusqu'ici ; à l'inverse, le Libro
de buen amor apparaît centré sur le monde de la Nouvelle-Castille,
autrement dit des terres du Sud. Ce déplacement est le résultat lui-
même du prodigieux mouvement de Reconquête du XIII siècle
qui, parti de la région sud de Tolède, était parvenu en quelques
décennies à repousser la frontière jusqu'aux abords du modeste
réduit grenadin, rigoureusement circonscrit à ses étroites limites dès
cette époque.
Or, ce vaste ensemble des terres de la Mancha et de l'Extrema-
dura ne représente pas une simple avancée militaire. Il permet la
mise en place progressive du système de la transhumance entre les
terres du Nord et celles du Sud ; une puissante économie s'organise
peu à peu autour de ces hauts lieux des migrations pastorales, dont
l'évocation est précisément l'une des caractéristiques du Libro de
buen amor. Conséquence directe, l'importance du commerce de la
laine expédiée vers les ateliers des Flandres entraîne bientôt en cer-
tains milieux castillans la multiplication de cet « argent » évoqué
dans le passage du Libro de buen amor déjà cité. Argent dont l'appa-
rition va représenter précisément une autre modification, d'ordre
thématique cette fois, très caractéristique de la littérature du
XIV siècle. Dernière particularité, non la moindre, c'est à cette
époque également que l'éducation prend son essor. L'Université de
Palencia est créée en cette même année 1212, qui marque le début
de la grande progression vers le Sud : suivent la fondation de l'Uni-
versité de Salamanque dès 1218, puis celle de Valladolid vers le
milieu du siècle.

Reste pourtant un autre effet, le plus voyant peut-être, de la


situation ainsi créée. Les terres du Sud nouvellement reconquises
étaient marquées par la présence de l'Islam ; d'importantes colonies
juives y avaient également établi leur résidence. Ce nouvel état de
choses est directement perceptible dans la production littéraire du
moment : un rabbin, qui cultive la cuaderna vía, vient prendre place
au côté des moines, représentants jusque-là exclusifs du mester decle-
recía. De manière encore plus frappante, apparaissent quelques
textes rédigés en langue castillane, mais transcrits en caractères arabes
et parfois hébreux.
Les Proverbios morales (milieu du XIV semblent la seule œuvre
Il n'est pas fait appel, dans cet ouvrage, àdiverses catégories traditionnelles,
susceptibles defaire écranfaceàlasingularité desœuvres, et delaisser croire
àl'étudiant qu'elles confèrent une qualité unitaire àla période considérée ;
alors que toute innovation formelle cohabite de façon durable avec l'usage
ancien, tout particulièrement en Espagne, et qu'il n'est guère d'œuvre où se
retrouve dans sonintégralité le systèmedenormeset deconventions déclaré
caractéristique de la période en question. Il s'agit donc essentiellement de
suivredanssesméandresl'évolution desformeslittéraires etderester attentif
à l'accueil qui leur fut réservé au cours du temps. C'est en effet par cette
double analyse que l'histoire semble pouvoir trouver sa voie propre, aux
côtés des diverses approches du fait littéraire, et tenir sur la littérature un
discours pertinent.
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