JBJV 2008 - Argumentation Cartesienne Logos Ethos Pathos
JBJV 2008 - Argumentation Cartesienne Logos Ethos Pathos
JBJV 2008 - Argumentation Cartesienne Logos Ethos Pathos
1
Gouhier H., 1962, p. 90.
2
Voir Grassi E., 1980, p. 37.
3
L’expression est de Mooney M., 1985, p. 6.
4
C’est par exemple l’objectif des auteurs du volume éd. par Cossutta F., 1996. Mais
c’est à la philosophie anglo-saxonne que l’on doit d’avoir initié le désenchantement
de l’écriture cartésienne. L’école française nia longtemps qu’il y ait dans Descartes
autre chose que de la candeur innocente, comme le remarque Caton H., 1971, qui reproche
à cette école française de n’avoir pas considéré des passages dans lesquels émerge la
préoccupation manipulatrice de Descartes, tandis qu’il fait, lui, la démonstration d’une
herméneutique de la dissimulation.
I. LOGOS
5
Voir Jeangène Vilmer J.-B., 2004.
6
Hegel G. W. F., Principes de la philosophie du droit, p. 78.
7
Aristote, Rhétorique, I, 2, §III, 1356a, in 1991, p. 83.
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Logique et dialectique
On écrit ici et là qu’il y aurait chez Descartes une «Critique de la
logique»8. Mais quiconque lit attentivement les textes ne trouvera jamais
qu’une critique d’une certaine logique: celle «de l’École», c’est-à-dire
la dialectique. Descartes prend effectivement «dialectique» au sens large
de logique syllogistique des Premiers Analytiques d’Aristote, et non au
sens strict aristotélicien de logique des syllogismes dont les prémisses
sont seulement probables (laquelle n’en est pas moins incluse dans la cri-
tique cartésienne). Une équivalence est donc établie entre «dialectique»,
«logique de l’École» et «syllogistique», ces trois termes désignant, la
plupart du temps par le premier d’entre eux, la mauvaise logique, par
opposition à la bonne — ou la vraie9 — logique, qui elle conserve son
nom (la Logique). Aussi ne s’agit-il certainement pas d’une «critique de
la logique», mais au contraire d’une critique de la dialectique au profit
de la logique.
La critique de la vulgarem dialecticam consiste essentiellement en
cinq accusations. Descartes reproche à la dialectique de n’avoir que faire
de la vérité, c’est-à-dire de pouvoir se développer quelle que soit la valeur
de vérité de ses propositions10; de n’être pas même utile11; d’être stérile,
de n’apporter aucune connaissance nouvelle, c’est-à-dire de ne rien
apprendre12; de diviser sans considérer l’ensemble13; et d’être un détour
dont on peut se passer (il critique la longueur des syllogismes)14.
Malgré tout, il lui reconnaît des qualités pédagogiques, grâce aux-
quelles il s’est lui-même exercé dans sa jeunesse15. En conclusion,
il expulse la dialectique hors de la philosophie (qui ne doit jamais
s’occuper que de vérité) vers la rhétorique: «D’où il ressort […] par
conséquent, que la dialectique telle qu’on l’entend communément est
8
Guenancia P., 2000, p. 32, souligné par nous (spn). L’auteur écrit aussi, à propos
des Regulae: «La critique que Descartes y fait de la logique et de la syllogistique» (p. 33,
spn). La conjonction aligne le genre «logique» et l’espèce «syllogistique», et inclut
fallacieusement le premier dans une critique qui n’est adressée qu’à la seconde, la logique
syllogistique.
9
À Mersenne, du 31 décembre 1640, AT III 272.
10
AT X 405-406. Voir Marion J.-L., 1975, sur les Regulae, ainsi que Robinet A.,
1996a et 1996b, pour une étude de la dialectique dans les Regulae.
11
AT X 405-406.
12
AT X 406.
13
AT X 430.
14
À Plempius pour Fromondus, du 3 octobre 1637.
15
AT X 363-364. On peut, comme nous y invite Alquié, comparer ce texte avec
celui du Discours dans lequel Descartes évoque sa jeunesse scolastique (Discours, I).
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Analyse et synthèse
C’est à la fin des Réponses aux Secondes Objections, avant l’exposé
synthétique des preuves de l’existence de Dieu, que l’on trouve dévelop-
pée la distinction entre analyse et synthèse. Cette dichotomie est bien
connue, contentons-nous ici d’en résumer la substance18.
La vérité est la fin de l’analyse, qui «montre», mais le moyen de la
synthèse, qui «démontre». L’analyse montre l’invention et sa méthode,
tandis que la synthèse démontre ce qui est déjà contenu dans ses conclu-
sions, c’est-à-dire qu’elle n’apprend rien. L’analyse va de l’effet à la
cause (procès régressif), elle est une logique adéquate au chronologique
(puisque la cause vient après l’effet): elle est donc chronologiquement
première, c’est-à-dire a priori. La synthèse va de la cause à l’effet (pro-
cès progressif), elle est chronologiquement seconde, c’est-à-dire a poste-
riori. La synthèse fait preuve d’instrumentalité et de longueur, ce qui
n’est pas le cas de l’analyse. L’effet sur le lecteur est une finalité de la
synthèse (puisqu’elle est instrumentale), mais une conséquence seulement
16
AT X 405-406.
17
Voir Timmermans B., 1999, p. 136-138.
18
Voir AT VII 155-156.
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Insuffisance de la démonstration
Le XVIIe siècle, et Descartes le premier, rêvait de pouvoir ne se
contenter que de la démonstration, dans «une langue universelle, fort
aisée à apprendre, à prononcer et à écrire […]. Mais n’espérez pas de la
voir jamais en usage»21: aucune langue ne sera jamais dans les faits assez
claire pour que la démonstration, le logos épuré, soit suffisant. Parce que
la langue universelle n’est qu’idéale, et que «Je sais qu’il est très malaisé
19
AT VI 325-328.
20
À Mersenne, du 31 décembre 1640, AT III 276.
21
À Mersenne, du 20 novembre 1629, AT I 82.
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d’entrer dans les pensées d’autrui, et l’expérience m’a fait connaître com-
bien les miennes semblent difficiles à plusieurs»22, la démonstration ne
suffit pas: il faut lui joindre la persuasion. Descartes sait effectivement
fort bien, pour en faire lui-même l’expérience, que l’assensio ne se donne
guère sans la persuasio23, et que la démonstration est la plupart du temps
insuffisante à persuader24. Ce sera précisément l’objet du traité De l’art
de persuader de Pascal que de développer la difficulté que l’évidence de
la démonstration a à convaincre son destinataire. Ainsi l’insuffisance du
logos appelle-t-elle le reste: l’ethos et le pathos.
22
À Mesland, du 2 mai 1644, AT IV 111.
23
Voir Gouhier H., 1962, p. 91-92, 95 et Gueroult M., 1953, t. I, p. 120.
24
Voir AT IX-1 238-239.
25
Les Préambules, in Descartes, Œuvres Philosophiques, éd. par F. Alquié, Paris,
Bordas, 1988 (ci-après: Al. [tome] [page]), ici Al. I 45.
26
Baillet A., 1946, p. 29. Baillet décrit cette période ainsi: «En se déterminant à
porter les armes, il prit la résolution de ne se rencontrer nulle part comme acteur, mais de
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se trouver partout comme spectateur des rôles qui se jouent dans toutes sortes d’états sur
le théâtre du monde» (p. 23).
27
Al. I 46, n. 1.
28
Les Préambules, Al. I 46.
29
Ibid.
30
Voir Cavaillé J.-P., 1991.
31
Voir Septimae Responsiones, Al. II 1044-1045.
32
Le mot est de Maingueneau F., 1996, qui l’applique au cas du Discours de la
Méthode.
33
Al. II 1102.
34
Voir France P., 1972, p. 61.
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35
Goldschmidt V., 1988, p. 3.
36
La Recherche de la Vérité par la lumière naturelle, AT X 523.
37
Dont Marion J.-L., 1994, a montré le statut «responsorial».
38
Voir Bouvier A., 1996.
39
C’est d’ailleurs pourquoi Bouvier A., 1996, p. 75, n. 6, invite à les comparer en
utilisant l’article sur Platon de Kahn C., 1991.
40
Platon, Lettre VII, 342e, in Œuvres complètes, t. II, p. 1210.
41
Voir Chomsky N., 1965, Aarsleff H., 1970 et 1971, Percival K., 1972 et Robinet A.,
1978, p. 79.
42
À Mersenne, du 21 juin 1641, AT III 284.
43
Voir Gouhier H., 1978, p. 20 et Menn S. P., 1998.
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La critique de l’érudition
La critique cartésienne de l’érudition se lit de deux manières: en genre,
lorsque l’érudition dans son ensemble est visée, et en espèce, lorsque
les cibles sont précisées être l’écriture et la lecture. Premièrement, donc,
Descartes formule le projet d’un Traité de l’érudition contre l’érudition
elle-même, comme en témoigne la correspondance avec Élisabeth56. Il en
abandonne toutefois le dessein, et voici ses raisons: «La première est que
51
Quintae Responsiones, Al. II 790.
52
Ibid., Al. II 787.
53
Discours de la méthode, AT VI 17.
54
À Beeckman, du 26 mars 1619, Al. I 37. Voir aussi AT XI 326.
55
À Beeckman, du 29 avril 1619, AT X 164-165. Chevalier J., 1921, p. 34, n. 1,
en s’appuyant sur cette lettre, déclare: «Il semble que l’idée de rechercher une méthode
unique applicable à tous les objets ait été suggérée à Descartes par la lecture de Raymond
Lulle» et il renvoie à Cohen G., 1920, p. 387. Ce serait pour le moins étonnant, vu que
Descartes semble s’opposer systématiquement à Raymond de Lulle, et rien dans le pas-
sage précité ne permet d’établir un tel héritage, au contraire.
56
Élisabeth à Descartes, du 5 décembre 1647, AT V 97.
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je n’y saurais mettre toutes les vérités qui y devraient être, sans animer
trop contre moi les gens de l’École, et que je ne me trouve point en
telle condition que je puisse entièrement mépriser leur haine. La seconde
est que j’ai déjà touché quelque chose de ce que j’avais envie d’y
mettre, dans une préface qui est au-devant de la traduction française de
mes Principes […]. La troisième est que j’ai maintenant un autre
écrit entre les mains, […] je considère ce qui me reste de cet hiver,
comme le temps le plus tranquille que j’aurai peut-être de ma vie; ce qui
est cause que j’aime mieux l’employer à cette étude, qu’à une autre qui
ne requiert pas tant d’attention»57.
Y. Belaval suggère que ce traité projeté n’est autre que La Recherche
de la Vérité58. À cette proposition, deux remarques. D’une part, dire que
ce traité, qui donc n’était pas encore écrit le 31 janvier 1648, est la
Recherche de la Vérité est d’emblée prendre position sur la datation dis-
cutée de ce dernier ouvrage, en présupposant, non seulement contre Adam
(qui émet deux hypothèses, ouvrage de jeunesse ou de l’été 1641)59 et
Cantecor (ouvrage de jeunesse), mais aussi contre Gouhier (1647)60, que
la Recherche de la Vérité est postérieure au 31 janvier 1648, en accord
cette fois avec l’hypothèse de Cassirer selon laquelle le dialogue aurait
été écrit en Suède, soit dans les quatre mois entre début octobre 1649 et
début février 165061. D’autre part, la pertinence de l’argument «victoire
d’Eudoxe contre Épistémon» est discutable dans la mesure où si Épisté-
mon incarne effectivement l’érudition scolastique, ce n’est pas Eudoxe —
c’est-à-dire Descartes — qui représente son inverse, mais bien plutôt
Poliandre, le vulgaire ignorant. L’argument aurait donc valu si la victoire
avait été celle de Poliandre, c’est-à-dire celle de l’ignorance sur l’érudition.
Deuxièmement, vient donc la critique, plus spécifique, de l’écriture
et de la lecture. Précisons d’emblée que la critique cartésienne de la lec-
ture, ou du livre, qui est un locus communis de son œuvre et de sa vie,
n’est pas celle de la lecture ou du livre en soi, mais de la mauvaise
utilisation que l’on peut en faire62. C’est en évoquant, dans le Discours
autobiographique, sa jeunesse à la Flèche que Descartes inaugure sa
57
À Elisabeth, du 3 janvier 1648, AT V 111-113.
58
Belaval Y., 1960, p. 99.
59
AT X 531-532.
60
Gouhier H., 1924, p. 153 et Appendice II. Voir surtout Gouhier H., 1929, en
réponse à Cantecor G., 1928.
61
Cassirer E., 1939.
62
À Voët, AT VIII-2 44, in T. Verbeek, édition et commentaire de Descartes, La
Querelle d’Utrecht, Paris, Les impressions nouvelles, 1988, p. 352.
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63
Discours de la méthode, I, AT VI 5-6.
64
Baillet A., 1946, p. 10.
65
Discours de la méthode, II, AT VI 9-10. Voir Baillet A., 1946, p. 18.
66
À Huygens, de décembre 1638, Al. II 112.
67
Les Préambules, Al. I 45-46.
68
Entretien avec Burman, AT V 177, éd. par J.-M. Beyssade, Paris, PUF, 1981, p. 140.
69
Baillet A., 1946, p. 227.
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elle est une contradiction dans les termes: Denys montre donc de cette
manière n’avoir pas compris ce qu’il écrit — puisque l’avoir compris
impliquerait ne pas l’écrire). D’autre part, et quand bien même son ensei-
gnement aurait-il dû être rédigé, c’était certainement à Platon lui-même
de le faire, et non à quelqu’un d’autre. La première raison est d’une
importance fondamentale pour la compréhension de l’œuvre platoni-
cienne: s’«il n’existe pas d’écrit qui soit de moi, et il n’en existera jamais
non plus»70, si donc le véritable enseignement de Platon n’est qu’oral, que
sont les Dialogues qui constituent son œuvre? Probablement seulement
des exercices à l’attention des élèves: une simple stratégie pédagogique,
comme nous le verrons bientôt. L’écriture ne doit servir qu’à se «res-
souvenir»71, elle est au plus un aide-mémoire.
Descartes — qui lui aussi joue le rôle de conseiller du prince auprès
de deux femmes, la princesse Élisabeth de Bavière et la reine Christine
de Suède — soutient également la supériorité de la parole sur l’écriture,
précisément quant à la persuasion: «La parole a beaucoup plus de force
pour persuader que l’écriture»72. Socrate ne dit pas autre chose dans le
Phèdre73. Il nie, par conséquent, être un faiseur de livres: «Il semble que
vous me veuillez rendre par force faiseur et vendeur de livres, ce qui n’est
ni mon humeur ni ma profession»74. Comme Platon, il met par écrit le
peu qu’il sait, non par plaisir mais, devine-t-on, simplement pour s’en
souvenir: «Je prends beaucoup plus de plaisir à m’instruire moi-même,
que non pas à mettre par écrit le peu que je sais»75. Et la plupart du temps
seulement pour satisfaire les demandes de ses amis76. Car, pour lui-même,
et de l’avis de Baillet, la paresse, la négligence, et même la répugnance
sont sur le chemin de son écriture77.
Il y a néanmoins chez Descartes un souci rhétorique au sens de rhé-
torique restreinte (c’est-à-dire d’art de l’ornement), dans son écriture
comme dans celle des autres78. Le voici par exemple qui reproche à
70
Platon, Lettre VII, 341c, in Œuvres complètes, t. II, p. 1208 pour les deux citations.
71
Platon, Lettre VII, 344d, in Œuvres complètes, t. II, p. 1213.
72
À Chanut, du 21 février 1648, AT V 130.
73
Platon, Phèdre, 276a, in Œuvres complètes, t. II, p. 77.
74
À Mersenne, du 27 avril 1637, Al. I 533. On retrouvera l’expression de faiseur
de livres dans un beau passage d’une lettre à Chanut, du 1er novembre 1646, AT IV 535.
75
À Mersenne, du 15 avril 1630, Al. I 255.
76
À Mersenne, de fin novembre 1633, Al. I 488. Voir aussi À Beeckman, du 24 jan-
vier 1619, Al. I 35 et le Discours de la méthode, VI.
77
Baillet A., 1946, p. 283.
78
Sur la rhétorique restreinte cartésienne, dominée par l’usage de la métaphore
et de la comparaison (sur la première, et ses utilisations illustrative et émotive, voir
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notamment Spoerri T., 1957), voir l’autre Descartes de Cahné P.-A., 1980, qui est celui de
la littérature, et Lafond J., 1992. Lafond J., 1990 et de Buzon F., 1992, montrent ce que le
Descartes du Discours doit sur ce point à Montaigne, à savoir le «projet autobiographique
des premières parties du Discours», «certains principes rhétoriques et stylistiques» et les
mots «essai» et «essayer» (quant à ce qu’il lui doit en philosophie, voir Brunschvicg L.,
1944). On pourrait, par ailleurs, mettre en évidence un lien entre la fascination de
Descartes pour l’art de l’illusion — et en particulier les automates — avec Krantz E., 1882 et
Dumont P., 1997, et l’illusion qu’il met en œuvre par la rhétorique de son écriture.
79
À Regius, de juin 1642, AT III 565.
80
France P., 1972, p. 42.
81
Guez de Balzac J.-L., Le Prince, in 1854, t. I, p. 190. T. M. Carr, pour introduire
à la rhétorique cartésienne, analyse les rapports qui liaient Descartes, le philosophe, et
Jean-Louis Guez de Balzac, le rhéteur. Il est remarquable que l’un des plus importants
textes de Descartes sur la rhétorique soit une apologie de Guez de Balzac: La lettre à ***
de 1628 (AT I 5-13) fait l’éloge en latin des Lettres du Sieur de Balzac publiées en 1624
(sur cette lettre, qui fait référence aux sophistes grecs et affirme la thèse selon laquelle la
persuasion requiert la sincérité, voir Carr T. M., 1990, p. 12-14 et Krantz É., 1882, p. 77-
90). Le respect était mutuel: Guez de Balzac dédie trois œuvres à Descartes. On notera
d’ailleurs que les œuvres en question sont des écrits de dispute (AT I 12). Voir la corres-
pondance Descartes/Balzac (AT I 569-572, AT I 196-199, AT I 199-202, AT I 202-204,
AT I 380-382) et ce que Descartes ailleurs dit de Balzac (AT I 5-13, AT I 132, AT I 322,
AT II 283, AT II 349 et AT III 257).
82
À Mersenne, du 25 décembre 1630, AT I 182.
83
Au père Fournet (selon Alquié, au père Noël selon AT), du 3 octobre 1637, Al. I 798.
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84
Platon, Gorgias, 458a, in Œuvres complètes, t. I, p. 390.
85
Epistola ad. P. Dinet, Al. II 1074-1075. Voir aussi AT I 166. Reste que Descartes
nie la plupart du temps qu’il y ait correction. Voir par exemple la fin des Cinquièmes
Réponses, contre Gassendi: «J’ai été ravi qu’un homme de son mérite, dans un discours
si long et si soigneusement recherché, n’ait apporté aucune raison qui détruisît et renver-
sât les miennes, et n’ait aussi rien opposé contre mes conclusions à quoi il ne m’ait été
très facile de répondre» (Quintae Responsiones, Al. II 838).
86
Platon, Protagoras, 337b, p. 83. Voir Baillet A., 1946, p. 105. Alquié F., 1950,
p. 64-65, confirme que le goût pour le débat, et en particulier la réfutation, occupait la
jeunesse d’un Descartes formé à la disputatio scolastique.
87
À Arnauld, du 4 juin 1648, AT V 192.
88
À Mersenne, de fin novembre 1633, Al. I 488.
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orale est une bien piètre méthode, et l’examen écrit lui est préférable:
«On peut mieux trouver la vérité, en examinant à loisir, et de sens froid,
deux écrits opposés sur un même sujet, que non pas en la chaleur de la
dispute, où l’on n’a pas assez de temps pour peser les raisons de part et
d’autre, et où la honte de paraître vaincus, si les nôtres étaient les plus
faibles, nous en ôte souvent la volonté»89. Par ailleurs, il est certain que
Descartes a un goût pour la discussion socratique, entre honnêtes
hommes, comme le reconnaît P. France90. Passer de la réfutation à la dis-
cussion en évitant la dispute se fait notamment par ce moyen que
conseillera Pascal: ne jamais dire à quelqu’un qu’il se trompe, lui dire
seulement qu’il n’a vu qu’une partie de la vérité91.
La thèse selon laquelle les dialogues platoniciens ne seraient que
des exercices pédagogiques se trouve renforcée par leur caractère la plu-
part du temps aporétique: c’est au lecteur de prolonger par lui-même la
direction que lui montre le maître. Or, il se trouve précisément que la
forme aporétique n’est pas non plus étrangère aux écrits cartésiens: il
faut inscrire l’effort pédagogique de Descartes dans une perspective argu-
mentative. L’auteur laisse délibérément incomplets certains textes, pour
que le lecteur trouve par lui-même la clef: «Tout ce que je puis est de la
leur montrer comme du doigt»92. Ainsi en est-il de la Géométrie93 et du
Monde: «Je ne vous promets pas de mettre ici des démonstrations exactes
de toutes les choses que je dirai; ce sera assez que je vous ouvre le che-
min, par lequel vous les pourrez trouver de vous-mêmes, quand vous
prendrez la peine de les chercher»94.
La forme aporétique et la critique de l’érudition participent d’un
même culte du par soi-même. Autant pour lui-même qu’à l’adresse de ses
lecteurs, Descartes cultive un connais par toi-même éminemment socra-
tique: «Il n’y a rien à quoi l’on se puisse occuper avec plus de fruit, qu’à
tâcher de se connaître soi-même»95. Ainsi, par La Recherche de la Vérité,
se propose-t-il d’ouvrir «à un chacun les moyens de trouver en soi-même,
et sans rien emprunter d’autrui toute la science qui lui est nécessaire à la
conduite de sa vie»96.
89
À Regius, de janvier 1642, AT III 497.
90
France P., 1972, p. 45.
91
Pensée 93.
92
À Mersenne, du 21 janvier 1641, AT III 283.
93
À Mersenne, du 4 avril 1648, AT V 142-143.
94
Le monde ou Traité de la lumière, AT XI 48.
95
La Description du corps humain et de toutes ses fonctions, AT XI 223-224.
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96
La Recherche de la Vérité par la lumière naturelle, AT X 496.
97
Platon, Banquet, respectivement 219a et 218d, in Œuvres complètes, t. I, p. 758.
98
Platon, République I, 337a, in Œuvres complètes, t. I, p. 871.
99
Robin L., in Platon, La République, I, 337a, in Œuvres complètes, t. I, p. 1385.
Voir aussi, lorsque Calliclès s’exclame: «Tu t’amuses à faire l’ignorant, Socrate!»
(Gorgias, 489e, in Œuvres complètes, t. I, p. 435), la note de Robin qui précise: «Le grec
dit cela d’un mot: ‘‘tu ironises’’ […] mais la signification primitive s’est perdue dans le
décalque français, et il faut paraphraser» (ibid., p. 1302).
100
Platon, Banquet, 216e, in Œuvres complètes, t. I, p. 755.
101
Baillet A., 1946, p. 283.
102
Discours de la méthode, I, AT VI 3.
103
Meditationes de prima philosophia, AT III 8.
104
La Recherche de la Vérité par la lumière naturelle, AT X 512.
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bons et fort louables, mais qui ne requièrent pas tous deux même façon
de procéder. L’un est d’écrire pour les doctes […] et l’autre est d’écrire
pour les curieux qui ne sont pas doctes»110. L’adaptation à l’auditoire
passe chez Descartes par au moins cinq moyens.
Premièrement, le choix de la langue, latin ou français: «Et si j’écris
en français, qui est la langue de mon pays, plutôt qu’en latin, qui est celle
de mes précepteurs, c’est à cause que j’espère que ceux qui ne se servent
que de leur raison naturelle toute pure, jugeront mieux de mes opinions,
que ceux qui ne croient qu’aux livres anciens. Et pour ceux qui joignent
le bon sens avec l’étude, lesquels seuls je souhaite pour mes juges, ils ne
seront point, je m’assure, si partiaux pour le latin, qu’ils refusent d’en-
tendre mes raisons, parce que je les explique en langue vulgaire»111. Les
oratoriens, qui soutiennent Descartes, favorisent la langue naturelle, tan-
dis que les jésuites maintiennent le latin. On note que les cartésiens use-
ront de la première d’entre elles: L’Art de Parler de B. Lamy, comme la
Logique de Port-Royal et la Grammaire d’Arnauld et Nicole, sont en
français112.
Deuxièmement, le choix de la méthode, analyse (Méditations) ou
synthèse (Principes): le choix dépend de l’auditoire, selon que Descartes
veuille apprendre au lecteur consentant ou convaincre le lecteur non
consentant. Troisièmement, le choix des armes. On voit par exemple l’au-
teur, dans une querelle avec les jésuites (auxquels Descartes, soutenu par
les oratoriens, s’oppose), élaborer une stratégie qui consiste à travailler
sa scolastique pour leur répondre sur leur propre terrain113. Quatrième-
ment, le choix de la forme du texte: traité ou dialogue. La Recherche de
la Vérité est en français et, de surcroît, est un dialogue, ce qui n’est pas
peu dire. Dans son introduction, Descartes montre que le choix du
dialogue est celui d’un public large: «Aussi me suis-je efforcé de les
rendre également utiles à tous les hommes; et pour cet effet, je n’ai point
trouvé de style plus commode, que celui de ces conversations honnêtes,
où chacun découvre familièrement à ses amis ce qu’il a de meilleur en
sa pensée»114.
Cinquièmement, le choix de l’ordre des preuves. Ainsi la seconde
preuve a posteriori de l’existence de Dieu dans la Méditation III est-elle
un arrêt dans l’ordre des raisons pour des raisons pédagogiques: démontrer
110
À Desargues, du 19 juin 1639, Al. II 133.
111
Discours de la méthode, VI, AT VI 77-78.
112
Voir Harwood J. T., 1986, p. 133-139.
113
Baillet A., 1946, p. 160.
114
La Recherche de la Vérité par la lumière naturelle, AT X 498.
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l’existence de Dieu à partir du fait qu’il soit cause de mon être est plus
aisé à accepter, pour les thomistes, qu’à partir du fait qu’il soit cause de
mon idée de Dieu — car, à première vue, on accorde plus volontiers de
la réalité à la cause d’un être qu’à celle d’une idée, laquelle peut être
adventice ou factice. Autrement dit, la proposition: «Encore que peut-être
l’on puisse feindre qu’un tel être n’existe point, on ne peut pas feindre
néanmoins que son idée ne me représente rien de réel»115, si elle est émi-
nemment cartésienne, est encore trop étrangère aux esprits de l’époque.
La seconde preuve a posteriori, qui donc n’est qu’une explication de la
première116, témoigne de la part de son auteur d’un effort d’adaptation aux
différentes sensibilités de son lectorat.
L’adaptation à l’auditoire consiste donc essentiellement à savoir
aussi écrire pour l’honnête homme117, fidèle au sens commun: la philo-
sophie cartésienne, se basant sur ce constat que «le bon sens est la chose
du monde la mieux partagée»118, s’adresse alors particulièrement à lui:
«Il n’y a personne au monde qui recherche ni qui chérisse l’amitié des
honnêtes gens plus que je fais…»119. Le cas du cogito, principe premier
de l’édifice cartésien, en témoigne: Descartes fait le nécessaire pour que
l’honnête homme puisse le comprendre sans savoir ce qu’est la pensée,
l’existence et le doute120.
La philosophie cartésienne est donc en un sens exotérique: Descartes
semble retrouver l’acte philosophique de Socrate par-dessus Platon, en
affirmant à plusieurs reprises combien il est simple d’entendre ses écrits,
115
Meditationes de prima philosophia, III, AT IX-1 36.
116
Il est effectivement possible de les unir, tout en respectant la spécificité de la pre-
mière: d’une part, parce que le cogito est l’idée de Dieu, l’idée de Dieu m’est à ce point
inhérente qu’elle me définit, ce qui implique l’indiscernabilité de mon idée de Dieu et de
mon être, de telle sorte que les deux preuves — l’une par l’idée, l’autre par l’être — ne
sont finalement que deux formulations différentes de la même démonstration. Cela est
confirmé par le fait que mon «être», dont on cherche la cause dans la seconde preuve, soit
au cours de celle-ci contraint de se définir comme mon état de chose pensante (lors de
l’élimination de mes parents), ce qui la réduit d’une certaine manière au cogito dont il est
question dans la première. D’autre part, il faut néanmoins reconnaître que la première for-
mulation a incontestablement plus de force, en ce qu’elle exploite la médiation du cogito
entre moi et Dieu (Dieu n’est posé que relativement au cogito qui possède l’idée de Dieu),
alors que le solipsisme hérité de la Méditation II ne nous autorise qu’à cette seule réalité,
et ainsi s’établit de plein droit dans la chaîne logique et nécessaire de l’ordre des raisons.
On ne peut donc séparer ces deux preuves qu’en leur distribuant les éléments acquis
communément au début de la Méditation III: j’existe, et mes idées existent.
117
Sur cette relation, on consultera avec intérêt Rodis-Lewis G., 1950.
118
Discours de la méthode, I, AT VI 1.
119
À Mersenne, du 3 mai 1638, AT II 131.
120
Voir Principia Philosophiae, I, 10, AT IX-2 29 et À Clerselier, du 12 janvier
1646, sur les Cinquièmes Objections, AT IX-1 206.
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et combien ceux-ci sont accessibles à tous: «Je voudrais assurer ceux qui
se défient trop de leur forces, qu’il n’y a aucune chose en mes écrits qu’ils
ne puissent entièrement entendre, s’ils prennent la peine de les exami-
ner»121. Reste que, à y regarder de plus près, l’ésotérisme n’est pas non
plus absent de la conduite cartésienne. Cette facilité de la science, si elle
est promise, n’est dans les faits accessible qu’à certains: «À celui qui
voit complètement la chaîne des sciences, il ne semblera pas plus diffi-
cile de les retenir dans son esprit que de retenir la série des nombres»122.
Lorsque Descartes déclare: «Assurez-vous qu’il n’y a rien, en ma Méta-
physique, que je ne crois être vel lumine naturali notissimum, vel accu-
rate demonstratum; et que je me fais fort de le faire entendre à ceux qui
voudront et pourront y méditer»123, il pose deux conditions d’accès à sa
pensée: non seulement le vouloir, mais aussi le pouvoir. Car «néanmoins,
quelque certitude et évidence que je trouve en mes raisons, je ne puis pas
me persuader que tout le monde soit capable de les entendre»124. L’éso-
térisme cartésien, qui décidément n’est pas sans rappeler celui de Platon,
s’énonce alors simplement: «La science est comme une femme; si,
pudique, elle reste auprès de son mari, on l’honore; si elle se donne à tous,
elle s’avilit»125.
Que Descartes destine son discours à un lecteur qui en veut (c’est le
propre de tout discours analytique que son lecteur soit consentant), c’est-
à-dire attentionné, fait de la rhétorique qu’il met en œuvre à cet effet une
rhétorique de l’attention, c’est-à-dire contre la relâche126. Parce que «je
ne puis pas ouvrir les yeux des lecteurs, ni les forcer d’avoir de l’attention
aux choses qu’il faut considérer pour connaître clairement la vérité […] je
ne puis pas donner de l’esprit aux hommes, ni faire voir ce qui est au fond
d’un cabinet, à des gens qui ne veulent pas entrer dedans pour le regarder»127,
l’auteur s’adresse à l’attentus lector, au «mentis purae et attentae»128.
Descartes ne donne pas seulement le texte: il s’efforce aussi et sur-
tout de rendre sa lecture facile, en expliquant comment le lire (car rendre
121
Lettre-préface à l’édition française des Principes, AT IX-2 13.
122
Les Préambules, Al. I 46.
123
À Mersenne, du 21 janvier 1641, AT III 284.
124
Meditationes de prima philosophia, AT IX-1 6. Voir précisément la note de
F. Alquié qui remarque le paradoxe cartésien d’affirmer simultanément la grande simplicité
de sa philosophie destinée à tous, et l’irréductible «certains» qui ne la comprendraient pas.
125
Les Préambules, Al. I 45.
126
La notion de «Rhetoric of attention» domine le chapitre 3 de Carr T. A., 1990.
Voir aussi Rodis-Lewis G., 1950, p. 182. Sur la relâche, voir par exemple les lettres à Éli-
sabeth, de mai ou juin 1645, AT IV 220 et du 6 octobre 1645, AT IV 307.
127
À Mersenne, du 21 janvier 1641, AT III 283-285.
128
Regulae ad directionem ingenii, III, AT X 368.
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129
Lettre-préface à l’édition française des Principes, AT IX-2 1-12.
130
Secundae Responsiones, AT IX-1 103.
131
Tertiae Responsiones, AT IX-1 133.
132
La Recherche de la Vérité par la lumière naturelle, AT X 499.
133
France P., 1972, p. 59, ma traduction.
134
On trouve cette expression dans une lettre à Mersenne, du 15 avril 1630, AT I 144.
135
À Mersenne, du 25 décembre 1630, AT I 182.
136
Meditationes de prima philosophia, Al. II 393.
137
Voir par exemple, AT XI 363.
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138
Timmermans B., 1999, p. 363, n. 164.
139
Observations, Al. I 50.
140
Voir notamment Lafond J., 1990, p. 70 et Rodis-Lewis G., 1950, p. 149-156.
141
Meditationes de prima philosophia, I, AT IX-1 17.
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142
Secundae Responsiones, AT IX-1 121.
143
Meditationes de prima philosophia, Al. II 393.
144
Ibid., I, Al. II 405.
145
Ibid., II, AT IX-1 18.
146
Leibniz, Opuscules philosophiques choisis, p. 31. Voir aussi À Foucher,
de janvier 1692.
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M. Fromondus: «Au reste, cette dispute s’est passée entre lui et moi
comme un jeu d’échecs»147. Donnons ici quelques exemples du champ
lexical des échecs qui pourraient fort bien convenir à la rédaction d’une
Rhétorique cartésienne, ou l’art de faire mat. On peut distinguer trois
phases dans une partie: l’ouverture, le milieu et la fin. À l’ouverture la
priorité est aux pièces mineures (les pièces lourdes sont plus lentes à
mobiliser). Un jeu ouvert se caractérise par, premièrement, un jeu com-
binatoire (c’est-à-dire à court terme, par opposition au jeu de position, à
long terme), deuxièmement, des manœuvres tactiques, sans stratégie et,
troisièmement, l’absence de tensions durables. L’attaque d’une chaîne se
fait par la base, et suit la ligne de moindre résistance (c’est-à-dire selon
les points faibles de l’adversaire). La défense doit toujours se faire selon
le principe d’économie (c’est-à-dire en utilisant le moins de pièces pos-
sibles, afin de libérer les autres pour l’attaque et en prévision d’une
défense plus rude à venir). Le clouage est la paralysie d’une pièce. Subir
un échec à la découverte est donner la possibilité à l’adversaire de jouer
deux coups successifs. Le roi est en échec quand il est attaqué, ce qui
exige une parade immédiate. Un roi dépouillé est un roi privé de tous ses
combattants (on parle d’une manière générale d’une pièce non protégée
si aucune autre n’en sanctionne la prise). Il y a mat quand aucune parade
ne peut répondre à la mise en échec du roi. Et, bien entendu, tout ce com-
bat est codifié par l’honneur: la flatterie est de règle (elle ouvre et clôt
chacune des lettres), et l’insulte discrète. Il faut souligner le rôle de
Mersenne, la plupart du temps intermédiaire entre les deux parties (notam-
ment quand Descartes est en Hollande), qui s’assurait, quitte parfois à
modifier les thèses, de l’entretien de la dispute148.
Quand on mesure l’ethos socratique de Descartes, il n’est pas inin-
téressant de rappeler que Socrate, dans le Gorgias, définit la rhétorique
par la flatterie149. La flatterie est une affaire de politesse, de civilité, sans
que la sincérité de son auteur doive être mise en cause. Descartes, par
exemple, corrige Regius «en lui montrant l’importance qu’il y a de
traiter un adversaire avec beaucoup de douceur et d’honnêteté»150.
Mais elle peut produire un certain effet pervers qui autorisera le destina-
taire à se permettre certains débordements. C’est ainsi, pense Descartes,
que Beeckman s’est approprié aux yeux de ses amis le Traité de
147
À ***, de mars 1638, AT II 49.
148
Voir Baillet A., 1946, p. 114.
149
Voir Gorgias, 463a, in Œuvres complètes, t. I, p. 397.
150
Baillet A., 1946, p. 152.
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Musique151 qu’il lui avait imprudemment laissé. L’auteur, après lui avoir
repris, s’interroge sur ce qui a pu faire que Beeckman ne s’y soit point
senti gêné, et propose: «Mais sans doute la civilité du style français vous
a-t-elle trompé»152.
Quant à l’insulte, on peut en distinguer trois espèces. Premièrement,
l’insulte par analogie. C’est la manière la plus usée par l’auteur: il insulte
indirectement par des formules comme «je m’étonne toutefois qu’une
personne comme lui ait semblé imiter en cela ces infâmes détracteurs»153.
Descartes fait une analogie implicite entre son adversaire — qu’il assure
estimer grandement (d’où sa surprise simulée de voir qu’il se comporte
comme un abruti) — et le tableau plein d’insultes d’un imbécile qui n’au-
rait pas compris sa philosophie, pour s’étonner que le premier imite le
second. L’imitation est ici importante: c’est dire que l’un n’est pas l’autre
(et donc rester poli) mais qu’il n’en a pas moins toute l’allure (et donc
être suffisamment agressif). L’analogie qu’il met en œuvre pour cela fait
généralement appel à l’idiot, mais parfois aussi à l’animal: «Car il n’y a
pas un [des amis de Descartes] qui ne sache que j’ai même coutume de
tirer instruction des fourmis et des vermisseaux, et ils ne croiront jamais
que j’aie pu rien apprendre de vous, si ce n’est de la même manière que
j’ai coutume d’apprendre des moindres choses de la nature»154.
Deuxièmement, l’apodioxie, ou l’insulte par le refus de répondre155.
Descartes insulte ses adversaires en refusant de considérer leurs objec-
tions, décrétant a priori que celles-ci ne valent même pas la peine d’être
considérées, et qu’elles ne peuvent provenir que d’un fou ou d’un idiot.
Pareille pratique s’applique notamment à Hobbes. Elle se manifeste sous
trois formes. D’abord, la thèse de l’adversaire est tellement banale qu’il
serait trivial de s’y arrêter. Par exemple, Descartes se permet de ne
pas répondre à Hobbes puisque «la distinction qui est entre l’essence et
151
Musique qui n’est pas sans rapport avec la rhétorique, aux yeux de l’auteur (voir
la lettre à Mersenne de décembre 1640, AT III 255). C’est que l’une et l’autre ont la même
fin: «L’objet de la musique est le son. Sa fin est de plaire, et d’exciter en nous diverses
passions» (Abrégé de la musique, Al. I 30).
152
À Beeckman, de septembre ou octobre 1630, AT I 156.
153
Septimae Responsiones, Al. II 959-960.
154
À Beeckman, de septembre ou octobre 1630, AT I 156.
155
Reboul O., 1991, p. 141, définit ainsi l’apodioxie: «Refus argumenté d’argu-
menter soit au nom de la supériorité de l’orateur: Je n’ai aucune leçon à recevoir…, soit
au nom de l’infériorité de l’auditoire: ce n’est pas à vous de me donner des leçons…».
Descartes, qui se soucie trop de son ethos — et est peut-être véritablement trop humble
— pour pratiquer la première forme, abuse beaucoup de la seconde, en déclarant souvent
qu’un argument de l’adversaire ne mérite même pas une objection en raison de sa
faiblesse.
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156
Tertiae Responsiones, AT III 151.
157
Ibid.
158
Quintae Responsiones, Al. II 833.
159
Ibid., Al. II 799.
160
Septimae Responsiones, Al. II 1017-1018.
161
À Elisabeth, de janvier 1645, AT IV 357.
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tration, commence donc ici: dans ce que l’auteur laisse paraître de son
ethos avant même qu’il ne soit lu une seule ligne de son livre, dans sa
seule présentation, dans son ornement. Et cette absence d’ornement du
texte l’orne malgré tout via son auteur: en ornant son auteur pour n’avoir
pas orné son texte, le texte de cet auteur se voit orné d’une valeur a priori.
Si donc Descartes semble entretenir à l’égard de la rhétorique une
attitude ambivalente, ce n’est pas, comme l’écrit B. Timmermans, parce
que «tantôt il condamne les ‘artifices de l’orateur’, tantôt il avoue sans
ambages y recourir lui-même»162, car Descartes n’avoue pas sans
ambages y recourir lui-même. Quand il écrit: «Si j’ai parlé de revêtement,
ce n’est pas que je veuille envelopper cette doctrine ni la voiler pour
en écarter la foule, c’est plutôt que j’entends l’habiller et la parer, de
manière à la pouvoir mieux accommoder à l’esprit humain»163, d’une
part, la doctrine en question est la mathesis universalis (en tant que telle,
son abstraction ne la rend pas préhensible à l’esprit humain, la parer est
condition de son apparaître) et, d’autre part, le revêtement en question
n’est pas du tout la rhétorique, mais seulement les figures et les
nombres164. Si l’attitude cartésienne à l’égard de la rhétorique est effec-
tivement ambivalente, c’est parce qu’il la condamne par ses propres
armes, parce qu’il s’en sert, et d’abord par la construction d’un ethos,
pour prétendre la rejeter.
Si Descartes peut se le permettre tout en restant cohérent, c’est,
premièrement, qu’il ne critique pas la rhétorique en elle-même mais seu-
lement la mauvaise utilisation que certains en font (ce qu’il a déjà dit de
la lecture). Pourquoi, dès lors, ne pas l’utiliser pour mieux servir la vérité?
C’est exactement ce qu’écrit saint Augustin, dans un passage qui sera
repris par Arnauld: «Puisque par l’art de la rhétorique, on peut persua-
der le vrai comme le faux, qui oserait donc dire que la vérité doit faire
face au mensonge avec des défenseurs désarmés? Puisque donc l’art de
l’éloquence peut être utilisé dans les deux cas, qu’il possède la très grande
puissance de persuader soit le mal soit le bien, pourquoi les hommes de
bien ne l’étudieraient-ils pas pour l’acquérir, pour le consacrer à la
défense de la vérité, quand les méchants le mettent au service de l’injus-
tice et de l’erreur, en vue de faire triompher des causes perverses et men-
songères?»165.
162
Timmermans B., 1999, p. 180.
163
Regulae ad directionem ingenii, IV, AT X 374.
164
Ibid.
165
Saint Augustin, De doctrina christiana, IV, 2, in Opera Omnia, t. XI, p. 424-427.
Repris par Arnauld A., 1992, p. 206-207. Voir Moreau D., 1999, p. 53-54.
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166
Voir le commentaire de Goldschmidt V., 1988, p. 324-332. Pour une histoire de
la distinction platonicienne entre «bonne» et «mauvaise» rhétorique, voir Cassin B., 1990.
167
Voir Les Passions de l’âme, art. 152-155, AT XI 445-447.
168
Discours de la méthode, I, AT VI 7, spn.
169
À Mersenne, du 24 décembre 1640, AT III 266–267.
170
Meyer M., 1998, p. 3. Voir aussi id., 1997, p. 97-98.
171
Timmermans B., 1999, p. 181.
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Platon ait fait de la sorte n’engage que lui, et non Descartes. Ensuite, que
deux règles cartésiennes «fassent penser» aux deux genres restants de la
rhétorique est insuffisant pour asseoir une interprétation légitime et, quand
bien même serait-ce le cas, on ne pourrait pour autant inférer que les deux
autres correspondent aussi, simplement parce que c’est le cas chez un
autre auteur (Platon). Enfin, pareille interprétation fait de Descartes un
suiveur de Lulle, alors même qu’il s’en défend lui-même. Bref, cette inter-
prétation est discutable. Ce qui est certain est que la méthode cartésienne
présente certaines similitudes frappantes avec la rhétorique, une bonne
rhétorique, qui sert la philosophie plutôt qu’elle ne la gêne.
La relation dialectique qui lie Descartes à la rhétorique se prolonge,
d’une manière générale, dans son rapport à l’autorité — en l’occurrence
la scolastique. La première lecture de celui qui incarne l’avènement de la
philosophie moderne confirme cette rupture déclarée avec l’École. Une
seconde observe malgré tout qu’il la flatte partout, renonçe même à cer-
taines de ses thèses pour la mieux respecter, et en appelle souvent à son
autorité172. Mais une troisième lecture, qui sursume la précédente par
aufhebung, montre comment la flatterie et le respect à l’égard de la
scolastique ne sont affichés que pour la mieux tromper, ce qui rétablit —
cette fois légitimement — la rupture initiale. Ainsi la métaphysique des
Méditations, approuvées par les docteurs de la Sorbonne, implique-t-elle
la physique anti-aristotélicienne que prépare l’auteur, qui fait à Mersenne
cette confidence: «Ces six Méditations contiennent tous les fondements
de ma Physique. Mais il ne faut pas le dire, s’il vous plaît; car ceux qui
favorisent Aristote feraient peut-être plus de difficulté de les approuver;
et j’espère que ceux qui les liront, s’accoutumeront insensiblement à mes
principes, et en reconnaîtront la vérité autant que de s’apercevoir qu’ils
détruisent ceux d’Aristote»173. Voilà donc Descartes qui utilise sa méta-
physique et, plus largement, la scolastique, comme «couverture pédago-
gique»174, pour détruire ensuite cette dernière de l’intérieur. La stratégie
est alors bien plus efficace que ne l’aurait été un affrontement frontal.
Bien que sa métaphysique ne soit pas scolastique, elle n’a de cesse
de glisser des arguments novateurs (comme la première preuve de l’exis-
tence de Dieu, Dieu cause de mon idée de Dieu, en Méditation III) dans
un tissu relativement classique (comme la seconde preuve de l’existence
de Dieu, Dieu cause de mon être, en Méditation III), de telle sorte que
172
Ainsi en est-il, par exemple, de la dédicace de ses Méditations aux docteurs de
la Sorbonne. Voir Baillet A., 1946, p. 172.
173
À Mersenne, du 28 janvier 1641, AT III 297-298.
174
Le mot est de Caton H., 1971, p. 29.
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175
À Regius, de janvier 1642, AT III 491-492.
176
Caton H., ibid.
177
Regius à Descartes, du 23 juillet 1645, AT IV 255. Caton évoque More, Gas-
sendi et Daniel, Leibniz (qui accuse Descartes de jouer adroitement avec les mots), Locke,
d’Holbach, d’Alembert, Hobbes et La Mettrie. Parmi les commentateurs récents, il cite
C. Adam (la métaphysique cartésienne n’est qu’un drapeau destiné à couvrir sa physique
— AT XII 57 et 306), Gilson É., 1913, p. 3 et p. 441-442; id., 1925, p. 289-290 et
id., 1930, p. 187, ainsi que Laberthonnière, Küger et Jaspers.
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BIBLIOGRAPHIE
178
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ABSTRACT. — Setting out from the Aristotelian distinction between the three
pillars of argumentation, logos, ethos and pathos, we propose an analysis of
Descartes’ argumentation, as it unveils itself through the totality of his corpus and
correspondence. Descartes’ logos is based on two distinctions, logic and dialec-
tics, analysis and synthesis, and a need for persuasion due to the insufficiency of
demonstration. Descartes’ ethos is Socratic: it is presented in a Platonic setting
and notably consists in a critique of erudition together with numerous clues
indicative of the Socratic method. Descartes’ pathos reveals a prediscursive as
well as discursive care of the audience, an emotional rhetoric that aims to touch
the sentiments of the reader, and a sense of controversy that juggles the art of
flattery and insult. The conclusion, which demonstrates the nature and the role
of Descartes’ argumentation in his philosophy, also raises the question of the
sincerity of the author before making some hermeneutical suggestions.