JBJV 2008 - Argumentation Cartesienne Logos Ethos Pathos

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Argumentation cartésienne: logos, ethos, pathos

L’analyse de l’argumentation cartésienne est dialectique, au sens


hégélien du terme, et se dévoile dans un mouvement ternaire: une
première lecture, qui s’en tiendrait dogmatiquement à la parole de
Descartes, c’est-à-dire au Descartes sur l’argumentation, croirait avoir
affaire à une pensée dualiste opposant irréductiblement argumentation et
doctrine et, au-delà, logologie et ontologie, ou langage et pensée, pour
conclure de toute évidence à «une philosophie sans rhétorique»1: la
rhétorique n’a aucun rôle à jouer dans la rationalité qui vise la vérité, ou
même elle joue le rôle d’obstacle, elle interfère2. C’est ainsi qu’on lisait
Descartes.
Une seconde lecture, délibérément sceptique, nierait tout simplement
un tel «totalitarisme méthodologique»3 en considérant le Descartes
argumentant et concluerait avec autant d’assurance qu’en dépit de ses
paroles contre la rhétorique — voire même en raison de celles-ci — le
texte cartésien a non seulement une dimension mais aussi une visée
argumentative. C’est ainsi qu’on le lit maintenant: il est devenu commun
de montrer comment l’écriture cartésienne use autant de rhétorique qu’elle
prétend ne pas le faire4. Mais en rester là, à cette dialectique négative, est
s’en rendre à l’aporie, dont témoignent les difficultés que rencontrent
ceux qui voudraient caractériser cette rhétorique cartésienne en la mor-
cellant selon les approches, de la logique à la stylistique, alors que le
texte les fusionne.
Une troisième lecture est donc nécessaire: elle montrerait que
l’absence d’espace, dans le corps du texte, entre les différentes approches

1
Gouhier H., 1962, p. 90.
2
Voir Grassi E., 1980, p. 37.
3
L’expression est de Mooney M., 1985, p. 6.
4
C’est par exemple l’objectif des auteurs du volume éd. par Cossutta F., 1996. Mais
c’est à la philosophie anglo-saxonne que l’on doit d’avoir initié le désenchantement
de l’écriture cartésienne. L’école française nia longtemps qu’il y ait dans Descartes
autre chose que de la candeur innocente, comme le remarque Caton H., 1971, qui reproche
à cette école française de n’avoir pas considéré des passages dans lesquels émerge la
préoccupation manipulatrice de Descartes, tandis qu’il fait, lui, la démonstration d’une
herméneutique de la dissimulation.

Revue Philosophique de Louvain 106(3), 459-494. doi: 10.2143/RPL.106.3.2033188


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découpantes, c’est-à-dire, en dernière analyse, entre l’argumentation et


l’écriture, est signe de la non instrumentalité de l’argumentation carté-
sienne. Ce qui signifie que l’on peut effectivement soutenir «une philo-
sophie sans rhétorique instrumentale», au sein de laquelle ontologie et
logologie sont intrinsèquement mêlées, comme en témoigne la structure
logique du cogito5. Une argumentation qui ne fait qu’un avec la philoso-
phie, une méthode qui est doctrine, un monisme dans l’ombre de la
mathesis universalis: l’argumentation cartésienne, conformément à la
dialectique hégélienne, doit être lue comme une production de la parti-
cularité de l’universel6, et Descartes se montrera plus spinoziste qu’on
pourrait le croire.
Afin de poser les premières pierres de cette troisième lecture, nous
analyserons l’argumentation cartésienne à la lumière de la fameuse
distinction aristotélicienne des trois éléments fondamentaux du discours
que sont l’ethos, le pathos et le logos:
«Les preuves inhérentes au discours sont de trois sortes: les unes résident
dans le caractère moral de l’orateur [ethos]; d’autres dans la disposition de
l’auditoire [pathos]; d’autres enfin dans le discours lui-même, lorsqu’il est
démonstratif, ou qu’il paraît l’être [logos]»7.

L’argumentation est comme un cadeau que l’on offre (que A offre


à B), et dont la réussite ne dépend pas que de l’objet offert (la démons-
tration, le logos), mais aussi de ce que B pense de A (ethos) et de l’effet
que A pense que l’objet fera sur B (pathos). C’est ainsi que l’on peut
aborder le discours cartésien.

I. LOGOS

Le logos est la démonstration, c’est-à-dire, en somme, la dimension


logique du discours. Le logos cartésien mériterait à lui seul un article dis-
tinct. Contentons-nous ici d’en souligner trois aspects: deux distinctions
et une insuffisance qui appelle précisément le développement du reste,
l’ethos et le pathos.

5
Voir Jeangène Vilmer J.-B., 2004.
6
Hegel G. W. F., Principes de la philosophie du droit, p. 78.
7
Aristote, Rhétorique, I, 2, §III, 1356a, in 1991, p. 83.
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Logique et dialectique
On écrit ici et là qu’il y aurait chez Descartes une «Critique de la
logique»8. Mais quiconque lit attentivement les textes ne trouvera jamais
qu’une critique d’une certaine logique: celle «de l’École», c’est-à-dire
la dialectique. Descartes prend effectivement «dialectique» au sens large
de logique syllogistique des Premiers Analytiques d’Aristote, et non au
sens strict aristotélicien de logique des syllogismes dont les prémisses
sont seulement probables (laquelle n’en est pas moins incluse dans la cri-
tique cartésienne). Une équivalence est donc établie entre «dialectique»,
«logique de l’École» et «syllogistique», ces trois termes désignant, la
plupart du temps par le premier d’entre eux, la mauvaise logique, par
opposition à la bonne — ou la vraie9 — logique, qui elle conserve son
nom (la Logique). Aussi ne s’agit-il certainement pas d’une «critique de
la logique», mais au contraire d’une critique de la dialectique au profit
de la logique.
La critique de la vulgarem dialecticam consiste essentiellement en
cinq accusations. Descartes reproche à la dialectique de n’avoir que faire
de la vérité, c’est-à-dire de pouvoir se développer quelle que soit la valeur
de vérité de ses propositions10; de n’être pas même utile11; d’être stérile,
de n’apporter aucune connaissance nouvelle, c’est-à-dire de ne rien
apprendre12; de diviser sans considérer l’ensemble13; et d’être un détour
dont on peut se passer (il critique la longueur des syllogismes)14.
Malgré tout, il lui reconnaît des qualités pédagogiques, grâce aux-
quelles il s’est lui-même exercé dans sa jeunesse15. En conclusion,
il expulse la dialectique hors de la philosophie (qui ne doit jamais
s’occuper que de vérité) vers la rhétorique: «D’où il ressort […] par
conséquent, que la dialectique telle qu’on l’entend communément est
8
Guenancia P., 2000, p. 32, souligné par nous (spn). L’auteur écrit aussi, à propos
des Regulae: «La critique que Descartes y fait de la logique et de la syllogistique» (p. 33,
spn). La conjonction aligne le genre «logique» et l’espèce «syllogistique», et inclut
fallacieusement le premier dans une critique qui n’est adressée qu’à la seconde, la logique
syllogistique.
9
À Mersenne, du 31 décembre 1640, AT III 272.
10
AT X 405-406. Voir Marion J.-L., 1975, sur les Regulae, ainsi que Robinet A.,
1996a et 1996b, pour une étude de la dialectique dans les Regulae.
11
AT X 405-406.
12
AT X 406.
13
AT X 430.
14
À Plempius pour Fromondus, du 3 octobre 1637.
15
AT X 363-364. On peut, comme nous y invite Alquié, comparer ce texte avec
celui du Discours dans lequel Descartes évoque sa jeunesse scolastique (Discours, I).
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parfaitement inutile à ceux qui désirent explorer la vérité des choses, et


qu’elle ne peut servir, à l’occasion, qu’à exposer plus facilement aux
autres des raisonnements déjà connus; et que, pour cette raison, il faut la
transférer de la philosophie à la rhétorique»16. Depuis toujours rhétorique
et dialectique entretiennent des relations complexes. La nature profondé-
ment hétérogène de la rhétorique aristotélicienne instaura dans l’histoire
des tensions entre ses trois piliers: ethos, pathos et logos — ou, plus pré-
cisément, entre l’art de persuader (ethos et pathos) et l’art de raisonner
(logos). Au cours de cette histoire, l’argument qui consiste à vouloir
joindre la dialectique à la rhétorique fut récurent face à ceux qui voulu-
rent isoler l’art de persuader du raisonnement. Avant Descartes, Georges
de Trébizonde, Lorenzo Valla, Rudolf Agricola, Philippe Melanchthon et
Johann Sturm écrivirent tous pour la reconnaissance de l’inclusion de la
dialectique dans la rhétorique17. Reste que Descartes joint la dialectique
à la rhétorique pour une tout autre raison: non pas pour en faire sa dis-
cipline, mais précisément pour la fuir. Il s’agit d’une expulsion de la dia-
lectique (et donc aussi de la rhétorique) du philosophique, et c’est ce qu’il
ne faut pas perdre de vue.

Analyse et synthèse
C’est à la fin des Réponses aux Secondes Objections, avant l’exposé
synthétique des preuves de l’existence de Dieu, que l’on trouve dévelop-
pée la distinction entre analyse et synthèse. Cette dichotomie est bien
connue, contentons-nous ici d’en résumer la substance18.
La vérité est la fin de l’analyse, qui «montre», mais le moyen de la
synthèse, qui «démontre». L’analyse montre l’invention et sa méthode,
tandis que la synthèse démontre ce qui est déjà contenu dans ses conclu-
sions, c’est-à-dire qu’elle n’apprend rien. L’analyse va de l’effet à la
cause (procès régressif), elle est une logique adéquate au chronologique
(puisque la cause vient après l’effet): elle est donc chronologiquement
première, c’est-à-dire a priori. La synthèse va de la cause à l’effet (pro-
cès progressif), elle est chronologiquement seconde, c’est-à-dire a poste-
riori. La synthèse fait preuve d’instrumentalité et de longueur, ce qui
n’est pas le cas de l’analyse. L’effet sur le lecteur est une finalité de la
synthèse (puisqu’elle est instrumentale), mais une conséquence seulement
16
AT X 405-406.
17
Voir Timmermans B., 1999, p. 136-138.
18
Voir AT VII 155-156.
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de l’analyse. L’analyse exige un lecteur consentant tandis que la synthèse


peut se permettre un lecteur non consentant. L’analyse a pour effet l’in-
tellection, la synthèse la conviction. Les limites de l’une désignent l’autre:
l’analyse n’est pas propre à convaincre et elle ne s’adresse pas à un lec-
teur peu attentif ou opiniâtre, la synthèse le permet. Mais la synthèse n’est
pas propre à satisfaire l’esprit — au sens de le rassasier (expleo) — et elle
ne s’adresse pas à un lecteur qui désire apprendre. Ce qui signifie que
pour qu’apparaisse la conclusion d’une démonstration analytique il faut
être attentif à absolument tous ses éléments — car elle est comme une
chaîne dont il suffit de n’avoir pas vu un seul maillon pour la rompre. Au
contraire, le lecteur de la synthèse peut se permettre de laisser échapper
un élément de la démonstration sans invalider la conclusion. En somme,
la synthèse est moins exigeante et sa conclusion semble pour cette raison
moins nécessaire. Descartes dit s’être servi exclusivement de l’analyse
dans les Méditations. Les anciens géomètres se servaient exclusivement
de la synthèse mais, selon l’auteur, ce n’était que pour mieux faire pri-
mer l’analyse. L’analyse s’applique à la métaphysique, mais aussi à la
géométrie (qui peut le plus peut le moins). La synthèse ne s’applique qu’à
la géométrie — et encore, seulement derrière l’analyse.
Comment cette distinction se répartit-elle dans les textes cartésiens
eux-mêmes? On trouvera l’analyse dans les Méditations bien entendu,
mais aussi au début du discours huitième sur l’arc-en-ciel dans les
Météores19. On trouvera la synthèse à la fin des Réponses aux Secondes
Objections, dans Le Monde, les Principes et les Passions de l’âme. On
notera particulièrement que la première partie des Principes est la version
synthétique (pour l’enseignement) des Méditations (le malin génie s’est
d’ailleurs perdu en route)20.

Insuffisance de la démonstration
Le XVIIe siècle, et Descartes le premier, rêvait de pouvoir ne se
contenter que de la démonstration, dans «une langue universelle, fort
aisée à apprendre, à prononcer et à écrire […]. Mais n’espérez pas de la
voir jamais en usage»21: aucune langue ne sera jamais dans les faits assez
claire pour que la démonstration, le logos épuré, soit suffisant. Parce que
la langue universelle n’est qu’idéale, et que «Je sais qu’il est très malaisé
19
AT VI 325-328.
20
À Mersenne, du 31 décembre 1640, AT III 276.
21
À Mersenne, du 20 novembre 1629, AT I 82.
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d’entrer dans les pensées d’autrui, et l’expérience m’a fait connaître com-
bien les miennes semblent difficiles à plusieurs»22, la démonstration ne
suffit pas: il faut lui joindre la persuasion. Descartes sait effectivement
fort bien, pour en faire lui-même l’expérience, que l’assensio ne se donne
guère sans la persuasio23, et que la démonstration est la plupart du temps
insuffisante à persuader24. Ce sera précisément l’objet du traité De l’art
de persuader de Pascal que de développer la difficulté que l’évidence de
la démonstration a à convaincre son destinataire. Ainsi l’insuffisance du
logos appelle-t-elle le reste: l’ethos et le pathos.

II. UN ETHOS SOCRATIQUE

L’ethos est le caractère moral de l’orateur. L’ethos cartésien est donc


l’image que Descartes présente de lui-même dans son texte et, nous allons
le voir, cet ethos est socratique: il se dévoile dans une scénographie
platonicienne, il consiste notamment en une critique de l’érudition et de
nombreux indices rappellent l’attitude de Socrate.

Une scénographie platonicienne


L’ethos cartésien apparaît dans une scénographie platonicienne,
composée d’éléments familiers: le théâtre, le dialogue, la polyphonie,
l’impuissance du langage et la lutte contre la sophistique. C’est tout
d’abord dans une perspective théâtrale que Descartes construit son per-
sonnage: «Les comédiens, appelés sur la scène, pour ne pas laisser voir
la rougeur sur leur front, mettent un masque. Comme eux, au moment de
monter sur ce théâtre du monde où, jusqu’ici, je n’ai été que spectateur,
je m’avance masqué»25. En se qualifiant de spectateur, l’auteur évoque
sa période de retrait de l’étude et des lettres, après La Flèche, pour guer-
royer. Ainsi était-il présent au couronnement de l’empereur Ferdinand II
à Francfort le 9 septembre 1619 «afin de ne pas ignorer ce que les pre-
miers acteurs de ce monde représentent de plus pompeux sur le théâtre
de l’univers»26. Le masque pourrait bien être celui de Polybius Cosmo-

22
À Mesland, du 2 mai 1644, AT IV 111.
23
Voir Gouhier H., 1962, p. 91-92, 95 et Gueroult M., 1953, t. I, p. 120.
24
Voir AT IX-1 238-239.
25
Les Préambules, in Descartes, Œuvres Philosophiques, éd. par F. Alquié, Paris,
Bordas, 1988 (ci-après: Al. [tome] [page]), ici Al. I 45.
26
Baillet A., 1946, p. 29. Baillet décrit cette période ainsi: «En se déterminant à
porter les armes, il prit la résolution de ne se rencontrer nulle part comme acteur, mais de
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politanus qu’il évoque quelques lignes plus bas, et qu’Alquié interprète


comme un pseudonyme27. Cette arrivée de l’acteur Descartes sur le théâtre
du monde est salvatrice: il propose son «trésor mathématique» pour
«résoudre toutes les difficultés de cette science, […] pour secouer la
paresse et condamner la témérité de certains»28. Le vocabulaire théâtral
se trouve alors confirmé par le latin explodendam (ici traduit par
«condamner») qui signifie littéralement, comme le rappelle Alquié,
siffler «comme on siffle un acteur»29.
Descartes est devenu un personnage, derrière son pseudonyme, et
se joue donc comme tel. Le goût cartésien pour le mythe (par exemple la
fable du monde)30 et, plus généralement, l’analogie (par exemple l’ar-
chitecte)31, confirme que la scénographie est platonicienne32. L’argu-
mentation est introduite dans le théâtre grec (son troisième lieu, avec
l’Assemblée et les tribunaux) par Eschyle qui substitue au monologue de
l’acteur jouant Dyonisos face à un chœur un dialogue entre deux acteurs.
Aussi cette théâtralisation appelle-t-elle le dialogue.
Il y a chez Descartes un dialogue: La Recherche de la Vérité par la
lumière naturelle, qui n’est pas sans rappeler l’œuvre platonicienne. Sa
traduction en français (l’original était en français mais il ne nous reste que
la copie latine) a d’ailleurs été en partie confiée en 1838 à M. Trianon,
présenté comme «traducteur de plusieurs dialogues de Platon»33. La
forme du dialogue s’inspire effectivement des modèles platoniciens et
cicéroniens: P. France note combien Descartes se rapproche ici de l’uti-
lisation qu’en feront Berkeley et Malebranche, sur l’horizon de Platon34.
En face l’un de l’autre: Eudoxe (Descartes) et Épistémon (le sco-
lastique). La référence à Platon se trouve confirmée par le choix du nom
du premier, car Eudoxe a bel et bien existé: c’est à lui que Platon confie
la direction de l’Académie lorsqu’il part aux environs de 367 av. J.-C.
pour une seconde fois en Sicile, appelé par Dion. Le dialogue cartésien
compte un troisième personnage, Poliandre (le vulgaire), qui joue le rôle

se trouver partout comme spectateur des rôles qui se jouent dans toutes sortes d’états sur
le théâtre du monde» (p. 23).
27
Al. I 46, n. 1.
28
Les Préambules, Al. I 46.
29
Ibid.
30
Voir Cavaillé J.-P., 1991.
31
Voir Septimae Responsiones, Al. II 1044-1045.
32
Le mot est de Maingueneau F., 1996, qui l’applique au cas du Discours de la
Méthode.
33
Al. II 1102.
34
Voir France P., 1972, p. 61.
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du juge au tribunal du bon sens: Descartes mesure la crédibilité de ses


positions face à celles de la scolastique. Le procédé est typiquement pla-
tonicien: «Le dialogue veut former plutôt qu’informer»35. Et Eudoxe
s’unifie à Socrate dans l’opposition: Eudoxe est au scolastique ce
que Socrate est au sophiste. Et, parce que le scolastique est un rhéteur,
c’est établir un parallèle entre les couples Descartes/rhéteurs et
Socrate/sophistes. Épistémon est un rhéteur qui vit la discussion comme
un combat: «Je vous promets même de m’avouer vaincu aussitôt qu’il
rendra les armes»36.
N’y a-t-il, chez Descartes, qu’un dialogue? Le dialogue cartésien
déborde l’exemple explicite de la Recherche de la Vérité: il est aussi dans
les Objections et Réponses, et même — voire surtout — dans les textes
qui n’ont pas la forme apparente du dialogue, comme les Méditations37.
La polyphonie du discours cartésien, c’est-à-dire sa division implicite en
une pluralité de voix, se montre la plupart du temps être un dialogue (sous
forme de questions/réponses) entre Descartes et la scolastique38. Cette
polyphonie cartésienne rappelle la polyphonie platonicienne, dialogue
entre Socrate et la sophistique39.
Platon, notamment dans sa Lettre VII, dénonce «l’instrument impuis-
sant qu’est le langage»40. Contrairement à ce qu’a pu en dire Chomsky,
et ainsi qu’en témoignent les nombreuses critiques qui lui furent adres-
sées, il est bien connu que Descartes ne fait pas grand cas du langage en
tant que tel41. Le langage cartésien est un instrument, c’est-à-dire un
simple moyen — ce qui lui sera reproché après le tournant linguistique
du XXe siècle qui fait du langage non plus un moyen mais une fin. Et un
moyen impuissant, de surcroît, dans la mesure où il se heurte la plupart
du temps à l’ineffable, et ce notamment lorsqu’il rencontre l’idée de
l’infini, c’est-à-dire l’idée de Dieu: «Deus est ineffabilis»42. Cependant,
lorsque Descartes, sur la question de l’ineffabilité de Dieu, reprend expli-
citement saint Augustin43, c’est pour relativiser cette assertion que Dieu

35
Goldschmidt V., 1988, p. 3.
36
La Recherche de la Vérité par la lumière naturelle, AT X 523.
37
Dont Marion J.-L., 1994, a montré le statut «responsorial».
38
Voir Bouvier A., 1996.
39
C’est d’ailleurs pourquoi Bouvier A., 1996, p. 75, n. 6, invite à les comparer en
utilisant l’article sur Platon de Kahn C., 1991.
40
Platon, Lettre VII, 342e, in Œuvres complètes, t. II, p. 1210.
41
Voir Chomsky N., 1965, Aarsleff H., 1970 et 1971, Percival K., 1972 et Robinet A.,
1978, p. 79.
42
À Mersenne, du 21 juin 1641, AT III 284.
43
Voir Gouhier H., 1978, p. 20 et Menn S. P., 1998.
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soit ineffable; il l’est en un sens seulement et, en un autre, il est le plus


dicible44. La distinction réside en ceci: bien que nous ne puissions
embrasser par des mots toutes les choses qui sont en Dieu, nous pouvons
atteindre et exprimer beaucoup de choses, qui sont en Dieu ou s’y rap-
portent. D’un côté, donc, il s’agit d’embrasser par des mots la totalité, et
de l’autre d’atteindre seulement et d’exprimer une partie, certes impor-
tante, de cette totalité, qui intègre maintenant, pour augmenter le champ
du dicible, ce qui se rapporte à Dieu mais n’est pas forcément lui45. En
conclusion, ce qui est ineffable est le dire Dieu, et ce qui est dicible est
le dire de Dieu46.
On sait combien les dialogues platoniciens, écrits après la mort de
Socrate, sont en grande partie motivés par le désir qu’a Platon d’inno-
center son maître en l’opposant aux sophistes avec lesquels il a été
confondu: il ne s’agit essentiellement que de développer la distinction
entre philosophie et sophistique. Dans une proportion évidemment
réduite, on peut lire chez Descartes le même combat: celui du philosophe
cartésien contre le rhéteur scolastique. Les sophistes et les poètes sont
les rivaux du dialecticien platonicien47. Descartes tente précisément de
distinguer sa philosophie de la rhétorique et de la poésie48 dans un célèbre
passage du Discours49. L’exclusion de la dialectique hors de la philo-
sophie, dans la rhétorique, présuppose l’exclusion préalable de cette
rhétorique hors de la philosophie: Descartes considère la rhétorique
comme une technique, un «art libéral»50 qui, n’ayant aucun souci de la
vérité, n’appartient pas à la philosophie proprement dite.
Sa «philosophie sans rhétorique» se manifeste la plupart du temps
en tant que «philosophie contre les philosophies avec rhétoriques»: Des-
cartes s’attaque souvent à ses adversaires en leur reprochant d’utiliser des
44
À Mersenne, du 21 juin 1641, AT III 284.
45
Embrasser et atteindre sont les métaphores des verbes comprehendere et intelli-
gere, dont la distinction est essentielle touchant l’idée de l’infini: l’infini n’est certes pas
compris, mais il est entendu. C’est précisément ce qui est sous-jacent ici.
46
Cette distinction classique se manifeste sous d’autres formes dans les différentes
expressions de l’Absolu: on dira par exemple ne pas pouvoir penser la mort, mais seule-
ment à la mort.
47
Voir Edmond M.-P., 1991, p. 115.
48
Ce qui lie par conséquent rhétorique et poésie, et permet à France P., 1972, p. 40,
de proposer d’aborder la rhétorique cartésienne en commençant par traiter de poésie. La
relation de Descartes à la poésie constitue le fil directeur de Lafond J., 1992. Voir aussi
la longue liste de références AT que donne Dumont P., 1997, p. 242-243.
49
Discours de la méthode, I, AT VI 7.
50
Selon l’expression de son Studium bonae mentis (voir Gouhier H.,1962, p. 96),
reprise par Baillet A., cité en AT X 202. On notera que la Rhétorique, bien qu’étant un
simple exercice, exige malgré tout la connaissance de la Vérité.
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feintes et des déguisements de la rhétorique, tandis que lui incarnerait


l’innocence de la véritable philosophie. Ainsi reproche-t-il à Gassendi de
vouloir «donner aux choses le fard et les couleurs de la rhétorique», au
lieu de «servir cette candeur philosophique»51. On remarquera que Des-
cartes fait une double accusation: non seulement son adversaire n’est
qu’un rhéteur et non un philosophe (ce que dès son introduction il souli-
gnait: «Encore que vous n’ayez pas tant employé les raisons d’un philo-
sophe pour réfuter mes opinions que les artifices d’un orateur pour les
éluder»52), mais encore est-il lui-même coupable du crime dont il accuse,
et qui consiste précisément à ne point vouloir la candeur philosophique.
Au-delà de certains de ses contemporains (notamment Gassendi,
Hobbes ou Voët), c’est Raymond Lulle, auteur d’un Ars brevis quae est
imago Artis generalis, publié à Barcelone en 1481, qui incarne le rhéteur
scolastique, c’est-à-dire l’adversaire. Descartes y fait référence au moins
trois fois, et toujours pour s’en distancer: «Je pris garde que, pour la
logique, ses syllogismes et la plupart de ses autres instructions servent
plutôt à expliquer à autrui les choses qu’on sait ou même, comme l’art
de Lulle, à parler, sans jugement, de celles qu’on ignore, qu’à les
apprendre»53; «Je désire donner au public non un As brevis de Lulle,
mais une science aux fondements nouveaux»54 et, plus longuement, dans
une lettre qui témoigne de l’intérêt que Descartes porte à la question55.

La critique de l’érudition
La critique cartésienne de l’érudition se lit de deux manières: en genre,
lorsque l’érudition dans son ensemble est visée, et en espèce, lorsque
les cibles sont précisées être l’écriture et la lecture. Premièrement, donc,
Descartes formule le projet d’un Traité de l’érudition contre l’érudition
elle-même, comme en témoigne la correspondance avec Élisabeth56. Il en
abandonne toutefois le dessein, et voici ses raisons: «La première est que
51
Quintae Responsiones, Al. II 790.
52
Ibid., Al. II 787.
53
Discours de la méthode, AT VI 17.
54
À Beeckman, du 26 mars 1619, Al. I 37. Voir aussi AT XI 326.
55
À Beeckman, du 29 avril 1619, AT X 164-165. Chevalier J., 1921, p. 34, n. 1,
en s’appuyant sur cette lettre, déclare: «Il semble que l’idée de rechercher une méthode
unique applicable à tous les objets ait été suggérée à Descartes par la lecture de Raymond
Lulle» et il renvoie à Cohen G., 1920, p. 387. Ce serait pour le moins étonnant, vu que
Descartes semble s’opposer systématiquement à Raymond de Lulle, et rien dans le pas-
sage précité ne permet d’établir un tel héritage, au contraire.
56
Élisabeth à Descartes, du 5 décembre 1647, AT V 97.
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Argumentation cartésienne: logos, ethos, pathos 469

je n’y saurais mettre toutes les vérités qui y devraient être, sans animer
trop contre moi les gens de l’École, et que je ne me trouve point en
telle condition que je puisse entièrement mépriser leur haine. La seconde
est que j’ai déjà touché quelque chose de ce que j’avais envie d’y
mettre, dans une préface qui est au-devant de la traduction française de
mes Principes […]. La troisième est que j’ai maintenant un autre
écrit entre les mains, […] je considère ce qui me reste de cet hiver,
comme le temps le plus tranquille que j’aurai peut-être de ma vie; ce qui
est cause que j’aime mieux l’employer à cette étude, qu’à une autre qui
ne requiert pas tant d’attention»57.
Y. Belaval suggère que ce traité projeté n’est autre que La Recherche
de la Vérité58. À cette proposition, deux remarques. D’une part, dire que
ce traité, qui donc n’était pas encore écrit le 31 janvier 1648, est la
Recherche de la Vérité est d’emblée prendre position sur la datation dis-
cutée de ce dernier ouvrage, en présupposant, non seulement contre Adam
(qui émet deux hypothèses, ouvrage de jeunesse ou de l’été 1641)59 et
Cantecor (ouvrage de jeunesse), mais aussi contre Gouhier (1647)60, que
la Recherche de la Vérité est postérieure au 31 janvier 1648, en accord
cette fois avec l’hypothèse de Cassirer selon laquelle le dialogue aurait
été écrit en Suède, soit dans les quatre mois entre début octobre 1649 et
début février 165061. D’autre part, la pertinence de l’argument «victoire
d’Eudoxe contre Épistémon» est discutable dans la mesure où si Épisté-
mon incarne effectivement l’érudition scolastique, ce n’est pas Eudoxe —
c’est-à-dire Descartes — qui représente son inverse, mais bien plutôt
Poliandre, le vulgaire ignorant. L’argument aurait donc valu si la victoire
avait été celle de Poliandre, c’est-à-dire celle de l’ignorance sur l’érudition.
Deuxièmement, vient donc la critique, plus spécifique, de l’écriture
et de la lecture. Précisons d’emblée que la critique cartésienne de la lec-
ture, ou du livre, qui est un locus communis de son œuvre et de sa vie,
n’est pas celle de la lecture ou du livre en soi, mais de la mauvaise
utilisation que l’on peut en faire62. C’est en évoquant, dans le Discours
autobiographique, sa jeunesse à la Flèche que Descartes inaugure sa

57
À Elisabeth, du 3 janvier 1648, AT V 111-113.
58
Belaval Y., 1960, p. 99.
59
AT X 531-532.
60
Gouhier H., 1924, p. 153 et Appendice II. Voir surtout Gouhier H., 1929, en
réponse à Cantecor G., 1928.
61
Cassirer E., 1939.
62
À Voët, AT VIII-2 44, in T. Verbeek, édition et commentaire de Descartes, La
Querelle d’Utrecht, Paris, Les impressions nouvelles, 1988, p. 352.
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470 Jean-Baptiste Jeangène Vilmer

position, en opposant, selon un autre lieu commun, la lecture (et a fortiori


celle des anciens) au voyage et à l’apprentissage de la vie: «Je croyais
avoir déjà donné assez de temps […] à la lecture des livres anciens, et à
leurs histoires, et à leurs fables. Car c’est quasi le même de converser avec
ceux des autres siècles, que de voyager»63. Baillet, reprenant ce passage,
souligne donc fort justement qu’il n’est pas question d’un mépris géné-
ralisé pour le livre en soi64. Mais si Baillet prend la peine de le préciser,
c’est que Descartes après la Flèche (c’est-à-dire après 1613) quitte les
livres: «Sitôt que l’âge me permit de sortir de la sujétion de mes pré-
cepteurs, je quittai entièrement l’étude des lettres». Il ne se consacrera
plus qu’au «livre du monde»65.
Le reste de ses écrits témoigne du peu d’importance qu’il dit accor-
der à la lecture: «Je visite mes livres si peu souvent, qu’encore que je
n’en aie que demi-douzaine, il y en a néanmoins un des vôtres qui s’est
caché parmi eux plus de six mois, sans que je m’en sois aperçu»66 écrit-
il à Huygens. «La plupart des livres, quand on en a lu quelques lignes et
regardé quelques figures, sont entièrement connus; le reste n’est mis là
que pour remplir le papier»67 confie-t-il dans les Préambules. À la lec-
ture passive, il substitue la pratique, l’expérimentation, qu’elle soit abs-
traite (les mathématiques)68, ou appliquée, par exemple en anatomie:
Baillet rapporte qu’«un gentilhomme […] lui demanda à voir sa biblio-
thèque, et […] il ne montra autre chose qu’un veau à la dissection duquel
il allait travailler»69.
Voyons maintenant le cas de l’écriture. Il y a chez Platon une fine
critique de l’écriture, que la Lettre VII pose comme n’étant rien de moins
que le fondement du platonisme. Sa position se révèle par le récit d’une
affaire faisant suite à son deuxième échec politique: Denys de Syracuse,
tyran sicilien qui s’avère finalement n’être pas ce Roi-philosophe que
cherchait Platon, utilise l’enseignement oral de ce dernier pour légitimer
son pouvoir, et entreprend de le rédiger pour en faire un Code civil.
Platon est scandalisé pour deux raisons: d’une part, la rédaction de son
enseignement est impossible (et même, en tant que critique de l’écriture,

63
Discours de la méthode, I, AT VI 5-6.
64
Baillet A., 1946, p. 10.
65
Discours de la méthode, II, AT VI 9-10. Voir Baillet A., 1946, p. 18.
66
À Huygens, de décembre 1638, Al. II 112.
67
Les Préambules, Al. I 45-46.
68
Entretien avec Burman, AT V 177, éd. par J.-M. Beyssade, Paris, PUF, 1981, p. 140.
69
Baillet A., 1946, p. 227.
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Argumentation cartésienne: logos, ethos, pathos 471

elle est une contradiction dans les termes: Denys montre donc de cette
manière n’avoir pas compris ce qu’il écrit — puisque l’avoir compris
impliquerait ne pas l’écrire). D’autre part, et quand bien même son ensei-
gnement aurait-il dû être rédigé, c’était certainement à Platon lui-même
de le faire, et non à quelqu’un d’autre. La première raison est d’une
importance fondamentale pour la compréhension de l’œuvre platoni-
cienne: s’«il n’existe pas d’écrit qui soit de moi, et il n’en existera jamais
non plus»70, si donc le véritable enseignement de Platon n’est qu’oral, que
sont les Dialogues qui constituent son œuvre? Probablement seulement
des exercices à l’attention des élèves: une simple stratégie pédagogique,
comme nous le verrons bientôt. L’écriture ne doit servir qu’à se «res-
souvenir»71, elle est au plus un aide-mémoire.
Descartes — qui lui aussi joue le rôle de conseiller du prince auprès
de deux femmes, la princesse Élisabeth de Bavière et la reine Christine
de Suède — soutient également la supériorité de la parole sur l’écriture,
précisément quant à la persuasion: «La parole a beaucoup plus de force
pour persuader que l’écriture»72. Socrate ne dit pas autre chose dans le
Phèdre73. Il nie, par conséquent, être un faiseur de livres: «Il semble que
vous me veuillez rendre par force faiseur et vendeur de livres, ce qui n’est
ni mon humeur ni ma profession»74. Comme Platon, il met par écrit le
peu qu’il sait, non par plaisir mais, devine-t-on, simplement pour s’en
souvenir: «Je prends beaucoup plus de plaisir à m’instruire moi-même,
que non pas à mettre par écrit le peu que je sais»75. Et la plupart du temps
seulement pour satisfaire les demandes de ses amis76. Car, pour lui-même,
et de l’avis de Baillet, la paresse, la négligence, et même la répugnance
sont sur le chemin de son écriture77.
Il y a néanmoins chez Descartes un souci rhétorique au sens de rhé-
torique restreinte (c’est-à-dire d’art de l’ornement), dans son écriture
comme dans celle des autres78. Le voici par exemple qui reproche à

70
Platon, Lettre VII, 341c, in Œuvres complètes, t. II, p. 1208 pour les deux citations.
71
Platon, Lettre VII, 344d, in Œuvres complètes, t. II, p. 1213.
72
À Chanut, du 21 février 1648, AT V 130.
73
Platon, Phèdre, 276a, in Œuvres complètes, t. II, p. 77.
74
À Mersenne, du 27 avril 1637, Al. I 533. On retrouvera l’expression de faiseur
de livres dans un beau passage d’une lettre à Chanut, du 1er novembre 1646, AT IV 535.
75
À Mersenne, du 15 avril 1630, Al. I 255.
76
À Mersenne, de fin novembre 1633, Al. I 488. Voir aussi À Beeckman, du 24 jan-
vier 1619, Al. I 35 et le Discours de la méthode, VI.
77
Baillet A., 1946, p. 283.
78
Sur la rhétorique restreinte cartésienne, dominée par l’usage de la métaphore
et de la comparaison (sur la première, et ses utilisations illustrative et émotive, voir
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472 Jean-Baptiste Jeangène Vilmer

Regius son style79. Quant à sa propre écriture, Descartes ne la juge pas


très bonne d’un point de vue littéraire, ainsi qu’en témoigne ce qu’il
dit de ses envois à Guez de Balzac: «Je ne les juge nullement digne
que vous les lisiez, et […] j’ai beaucoup plus honte devant vous de la
rudesse de mon style et de la simplicité de mes pensées que devant les
autres, qui ne les sauront pas si bien reconnaître». P. France a sans doute
raison de parler ici de fausse modestie80. La rudesse de son style et la
simplicité de ses pensées entendent disculper Descartes d’être un écri-
vain professionnel, surtout quand il s’adresse à un écrivain professionnel
(Guez de Balzac) qui critique la rationalisation à outrance aux dépens
du style81.
L’attitude de Descartes à l’égard de la publication témoigne cepen-
dant d’un double mouvement de prudence et d’assurance : il pense à
publier la Dioptrique pour tester la réaction de l’opinion publique82, mais
manifeste en même temps une certaine assurance. Il écrit ainsi à l’un de
ses anciens professeurs à La Flèche: «Je ne sais pas de quelle façon ils
pourront dorénavant les enseigner, comme ils font tous les ans en la plu-
part de vos collèges, s’ils ne réfutent ce que j’en ai écrit, ou s’ils ne le
suivent»83. On devra désormais compter avec lui, et les manuels de sco-
lastique ne pourront plus l’ignorer.

notamment Spoerri T., 1957), voir l’autre Descartes de Cahné P.-A., 1980, qui est celui de
la littérature, et Lafond J., 1992. Lafond J., 1990 et de Buzon F., 1992, montrent ce que le
Descartes du Discours doit sur ce point à Montaigne, à savoir le «projet autobiographique
des premières parties du Discours», «certains principes rhétoriques et stylistiques» et les
mots «essai» et «essayer» (quant à ce qu’il lui doit en philosophie, voir Brunschvicg L.,
1944). On pourrait, par ailleurs, mettre en évidence un lien entre la fascination de
Descartes pour l’art de l’illusion — et en particulier les automates — avec Krantz E., 1882 et
Dumont P., 1997, et l’illusion qu’il met en œuvre par la rhétorique de son écriture.
79
À Regius, de juin 1642, AT III 565.
80
France P., 1972, p. 42.
81
Guez de Balzac J.-L., Le Prince, in 1854, t. I, p. 190. T. M. Carr, pour introduire
à la rhétorique cartésienne, analyse les rapports qui liaient Descartes, le philosophe, et
Jean-Louis Guez de Balzac, le rhéteur. Il est remarquable que l’un des plus importants
textes de Descartes sur la rhétorique soit une apologie de Guez de Balzac: La lettre à ***
de 1628 (AT I 5-13) fait l’éloge en latin des Lettres du Sieur de Balzac publiées en 1624
(sur cette lettre, qui fait référence aux sophistes grecs et affirme la thèse selon laquelle la
persuasion requiert la sincérité, voir Carr T. M., 1990, p. 12-14 et Krantz É., 1882, p. 77-
90). Le respect était mutuel: Guez de Balzac dédie trois œuvres à Descartes. On notera
d’ailleurs que les œuvres en question sont des écrits de dispute (AT I 12). Voir la corres-
pondance Descartes/Balzac (AT I 569-572, AT I 196-199, AT I 199-202, AT I 202-204,
AT I 380-382) et ce que Descartes ailleurs dit de Balzac (AT I 5-13, AT I 132, AT I 322,
AT II 283, AT II 349 et AT III 257).
82
À Mersenne, du 25 décembre 1630, AT I 182.
83
Au père Fournet (selon Alquié, au père Noël selon AT), du 3 octobre 1637, Al. I 798.
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Argumentation cartésienne: logos, ethos, pathos 473

Une attitude socratique


Descartes présente de nombreux aspects de l’attitude socratique:
l’invitation à la réfutation, mais à une discussion et non une dispute, la
forme aporétique, le par soi-même et la figure de la Silène, c’est-à-dire
l’ignorance, l’ironie, la naïveté et la modestie.
Socrate invite ses adversaires à la réfutation, pour mieux déloger
l’erreur éventuelle: «Qu’est-ce que cette classe à laquelle j’appartiens?
C’est celle des hommes qui prendront plaisir à être réfutés, si je dis
quelque chose qui n’est pas vrai; mais qui prendront plaisir aussi à réfu-
ter, si l’on dit quelque chose qui n’est pas vrai»84. Descartes procède de
même: «Comme je ne souhaite rien tant que d’éprouver la certitude de
mes opinions, et de me confirmer dans leur vérité, si, après avoir été exa-
minées par tous les savants, elles se trouvent à l’épreuve de leurs atteintes,
ou d’être averti de mes erreurs, afin de m’en corriger»85. Reste que la
réfutation socratique doit donner lieu à une discussion, et non une dispute:
«Ce n’est pas la même chose, en effet: on discute entre amis avec bien-
veillance, mais on dispute entre rivaux et ennemis»86. Descartes semble
bel et bien faire la même distinction, en préférant éviter l’oralité avec
les disputeurs, et discuter avec les honnêtes hommes: «Je crois qu’on
peut agir plus sûrement par lettres avec ceux qui aiment la dispute;
mais pour ceux qui aiment la vérité, l’entrevue et la vive voix sont bien
commodes»87.
Son aversion pour la dispute a essentiellement deux causes:
l’objectif de sa philosophie (la certitude) et les moyens d’y parvenir (la
méthode). D’une part, en effet, «il y a déjà tant d’opinions en Philosophie
qui ont de l’apparence, et qui peuvent être soutenues en dispute, que si
les miennes n’ont rien de plus certain et ne peuvent être approuvées sans
controverse, je ne les veux jamais publier»88. D’autre part, la dispute

84
Platon, Gorgias, 458a, in Œuvres complètes, t. I, p. 390.
85
Epistola ad. P. Dinet, Al. II 1074-1075. Voir aussi AT I 166. Reste que Descartes
nie la plupart du temps qu’il y ait correction. Voir par exemple la fin des Cinquièmes
Réponses, contre Gassendi: «J’ai été ravi qu’un homme de son mérite, dans un discours
si long et si soigneusement recherché, n’ait apporté aucune raison qui détruisît et renver-
sât les miennes, et n’ait aussi rien opposé contre mes conclusions à quoi il ne m’ait été
très facile de répondre» (Quintae Responsiones, Al. II 838).
86
Platon, Protagoras, 337b, p. 83. Voir Baillet A., 1946, p. 105. Alquié F., 1950,
p. 64-65, confirme que le goût pour le débat, et en particulier la réfutation, occupait la
jeunesse d’un Descartes formé à la disputatio scolastique.
87
À Arnauld, du 4 juin 1648, AT V 192.
88
À Mersenne, de fin novembre 1633, Al. I 488.
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474 Jean-Baptiste Jeangène Vilmer

orale est une bien piètre méthode, et l’examen écrit lui est préférable:
«On peut mieux trouver la vérité, en examinant à loisir, et de sens froid,
deux écrits opposés sur un même sujet, que non pas en la chaleur de la
dispute, où l’on n’a pas assez de temps pour peser les raisons de part et
d’autre, et où la honte de paraître vaincus, si les nôtres étaient les plus
faibles, nous en ôte souvent la volonté»89. Par ailleurs, il est certain que
Descartes a un goût pour la discussion socratique, entre honnêtes
hommes, comme le reconnaît P. France90. Passer de la réfutation à la dis-
cussion en évitant la dispute se fait notamment par ce moyen que
conseillera Pascal: ne jamais dire à quelqu’un qu’il se trompe, lui dire
seulement qu’il n’a vu qu’une partie de la vérité91.
La thèse selon laquelle les dialogues platoniciens ne seraient que
des exercices pédagogiques se trouve renforcée par leur caractère la plu-
part du temps aporétique: c’est au lecteur de prolonger par lui-même la
direction que lui montre le maître. Or, il se trouve précisément que la
forme aporétique n’est pas non plus étrangère aux écrits cartésiens: il
faut inscrire l’effort pédagogique de Descartes dans une perspective argu-
mentative. L’auteur laisse délibérément incomplets certains textes, pour
que le lecteur trouve par lui-même la clef: «Tout ce que je puis est de la
leur montrer comme du doigt»92. Ainsi en est-il de la Géométrie93 et du
Monde: «Je ne vous promets pas de mettre ici des démonstrations exactes
de toutes les choses que je dirai; ce sera assez que je vous ouvre le che-
min, par lequel vous les pourrez trouver de vous-mêmes, quand vous
prendrez la peine de les chercher»94.
La forme aporétique et la critique de l’érudition participent d’un
même culte du par soi-même. Autant pour lui-même qu’à l’adresse de ses
lecteurs, Descartes cultive un connais par toi-même éminemment socra-
tique: «Il n’y a rien à quoi l’on se puisse occuper avec plus de fruit, qu’à
tâcher de se connaître soi-même»95. Ainsi, par La Recherche de la Vérité,
se propose-t-il d’ouvrir «à un chacun les moyens de trouver en soi-même,
et sans rien emprunter d’autrui toute la science qui lui est nécessaire à la
conduite de sa vie»96.

89
À Regius, de janvier 1642, AT III 497.
90
France P., 1972, p. 45.
91
Pensée 93.
92
À Mersenne, du 21 janvier 1641, AT III 283.
93
À Mersenne, du 4 avril 1648, AT V 142-143.
94
Le monde ou Traité de la lumière, AT XI 48.
95
La Description du corps humain et de toutes ses fonctions, AT XI 223-224.
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Argumentation cartésienne: logos, ethos, pathos 475

L’ignorance, on le sait, est l’un des aspects fondamentaux de l’ethos


d’un Socrate qui ne cesse de déclarer: «Moi qui ne sais rien!». L’ethos
socratique, en un mot, se résume dans la naïveté97. Non qu’il ne sache
effectivement rien, mais qu’il le feigne («La voilà bien la feinte igno-
rance, habituelle aux questions de Socrate!»98). Une note de Léon Robin
précise combien cette feinte est significative de l’ironie socratique, puis-
qu’elle a le «sens propre et primitif du grec eïrôneïa» dont «est dérivée
la signification qu’a prise le mot ironie»99. C’est dire qu’il y a dans la
composition du personnage socratique un dualisme entre la surface et la
profondeur; le Banquet fait de Socrate une Silène100. Et la réaction est la
dévotion totale, c’est-à-dire la conviction acquise d’avance. On pourrait
donc légitimement supposer que cette conséquence n’était pas inconnue
de Socrate, et que son comportement, sa manière d’être Silène, était une
stratégie.
Descartes, par la distance qu’il semble prendre avec l’érudition, cul-
tive cette même apparence d’ignorance. «Il évitait surtout de paraître
docte ou philosophe dans les entretiens» rapporte Baillet101. Ainsi com-
mence le Discours: «Toutefois il se peut faire que je me trompe, et ce
n’est peut-être qu’un peu de cuivre et de verre que je prends pour de l’or
et des diamants»102. Et aux docteurs de la Sorbonne il avoue: «Ayant
connaissance non seulement de mon infirmité, mais aussi de mon igno-
rance, je n’oserais pas assurer qu’il n’y ait aucunes erreurs»103. Son doute
hyperbolique, pour le scolastique, n’est d’ailleurs rien de moins que le
danger de l’ignorance socratique: «Ces doutes si généraux nous mène-
raient tout droit dans l’ignorance de Socrate, ou dans l’incertitude des
Pyrrhoniens»104 s’inquiète Epistémon.
Avouer, en dernière analyse, s’avancer masqué, est prendre
conscience d’une manière d’être Silène comme stratégie. Dans le cadre

96
La Recherche de la Vérité par la lumière naturelle, AT X 496.
97
Platon, Banquet, respectivement 219a et 218d, in Œuvres complètes, t. I, p. 758.
98
Platon, République I, 337a, in Œuvres complètes, t. I, p. 871.
99
Robin L., in Platon, La République, I, 337a, in Œuvres complètes, t. I, p. 1385.
Voir aussi, lorsque Calliclès s’exclame: «Tu t’amuses à faire l’ignorant, Socrate!»
(Gorgias, 489e, in Œuvres complètes, t. I, p. 435), la note de Robin qui précise: «Le grec
dit cela d’un mot: ‘‘tu ironises’’ […] mais la signification primitive s’est perdue dans le
décalque français, et il faut paraphraser» (ibid., p. 1302).
100
Platon, Banquet, 216e, in Œuvres complètes, t. I, p. 755.
101
Baillet A., 1946, p. 283.
102
Discours de la méthode, I, AT VI 3.
103
Meditationes de prima philosophia, AT III 8.
104
La Recherche de la Vérité par la lumière naturelle, AT X 512.
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476 Jean-Baptiste Jeangène Vilmer

d’une philosophie sans rhétorique, Descartes déclare au sujet de ses écrits:


«Je les ai fait sortir en public sans être parés, ni avoir aucun des
ornements qui peuvent attirer les yeux du peuple, afin que ceux qui ne
s’arrêtent qu’à l’extérieur ne les vissent pas, et qu’ils fussent seulement
regardés par quelques personnes de bon esprit, qui prissent la peine de
les examiner avec soin, afin que je puisse tirer d’eux quelque instruc-
tion»105. C’est donc effectivement par stratégie qu’il a délibérément
fait de son œuvre une Silène. Car c’est ainsi que l’on remporte le mieux
l’adhésion.
À ce masque d’ignorance et de naïveté participe chez Descartes une
certaine culture de la modestie. Ce que je propose est fort banal, et je ne
mérite aucune gloire semble-t-il déclarer. La philosophie cartésienne,
étant construite sur l’évidence et s’adressant à l’honnête homme, se vou-
lant à la fois vraie et utile, n’a pas la prétention d’être nouvelle, tout en
ayant pour fin de dépasser la scolastique (qui, elle, se voulait nouvelle).
L’exemple le plus manifeste de ce comportement se trouve dans la réac-
tion cartésienne à l’accusation de Bourdin selon laquelle son principe pre-
mier — le cogito, ergo sum — serait fort banal, notamment depuis saint
Augustin. La réaction de Descartes montre que ne pas prétendre être l’au-
teur d’une pensée radicalement nouvelle n’implique pas l’absence totale
de vanité: bien au contraire, puisque c’est là l’occasion de souligner com-
bien il est étonnant que personne avant lui n’ait songé à faire quelque
chose de ce principe, pourtant à portée de main de tous. Plus la trouvaille
est banale et son utilisation, elle, véritablement novatrice, et plus le mérite
de son auteur est grand. Ce double mouvement, qui consiste donc à dire,
d’une part, je ne mérite aucune gloire et, d’autre part, mais ceci est ma
gloire, est particulièrement visible dans un passage de La Recherche de
la Vérité, dont le premier paragraphe annonce «je n’ai aucune gloire…»,
tandis que le second poursuit «… d’avoir été le seul à trouver ce que j’ai
trouvé»106. Ainsi la modestie cartésienne est-elle vanité. Ainsi la banalité
est-elle singularité.
L’ethos cartésien, en dernière analyse, est socratique pour se
construire, comme lui, dans l’opposition, c’est-à-dire contre. Le lecteur de
Descartes, comme celui de Socrate, déduit le caractère de l’auteur de ce
qu’il nie être, à savoir un rhéteur et un érudit, faiseur et lecteur de livres.
L’ethos par contraposition, commun à Descartes et Socrate, implique la
105
À Chanut, du 1er novembre 1646, AT IV 534.
106
La Recherche de la Vérité par la lumière naturelle, AT X 497.
107
Marion J.-L., 1988, p. 8.
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Argumentation cartésienne: logos, ethos, pathos 477

persécution, qu’ils partagent aussi (à des degrés certes différents: la mort


pour Socrate, de grandes querelles pour Descartes). Une proximité qui n’a
pas échappé à J.-L. Marion, qui évoque, «dans la querelle d’Utrecht l’épi-
sode, toujours possible et peut-être requis pour un authentique philosophe,
d’une persécution qui l’institue dans une position socratique»107.

III. PATHOS, LE SOIN DE L’AUDITOIRE

Le pathos est la disposition de l’auditoire, c’est-à-dire la manière


dont l’orateur, en l’occurrence Descartes, perçoit son lectorat, s’y adapte
et s’adresse à ses émotions. On peut résumer cette dimension à trois axes:
le soin prédiscursif de l’auditoire, c’est-à-dire tout ce qui concerne la
représentation a priori du lectorat avant le dicours, la rhétorique émo-
tionnelle qui vise à toucher les sentiments du lecteur, et le jeu de la polé-
mique, avec l’art de la flatterie et de l’insulte.

Le soin prédiscursif de l’auditoire


Le soin de l’auditoire n’est pas seulement discursif: il commence
bien plus tôt, et en premier lieu avec l’adaptation à l’auditoire. Se pose
également la question du rapport de Descartes à l’honnête homme, c’est-
à-dire du balancement entre ésotérisme et exotérisme. Nous verrons aussi
comment la rhétorique cartésienne est une rhétorique de l’attention, exi-
geante envers son lecteur, et comment ce dernier est préparé à recevoir
le texte avant même de le pénétrer.
Conformément aux exigences traditionnelles de la rhétorique, Des-
cartes prend un soin tout particulier à s’adapter à son auditoire108.
Il connaît les différences entre les hommes, pour avoir beaucoup voyagé:
«Il s’appliqua particulièrement à étudier les inclinations, les mœurs, les
dispositions et les caractères d’esprit dans la foule et le mélange de tant
de nations différentes»109. Et il témoigne dans son œuvre d’un souci par-
ticulier de s’y adapter: «Vous pouvez avoir deux desseins, qui sont fort
108
Contrairement à ce qu’avance É. Bréhier dans sa préface à C. Perelman et
L. Olbrechts-Tyteca, 1952, p. VII, qui se plaint que le discours cartésien soit impersonnel
et adressé à un auditeur quelconque. Lafond J., 1992, p. 422, rejette justement pareille
interprétation: «Le discours cartésien n’est impersonnel ni dans sa teneur ni dans son
énonciation et la cause est à présent entendue: cette philosophie antirhétorique a en fait sa
rhétorique propre».
109
Baillet A., 1946, p. 57-58.
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478 Jean-Baptiste Jeangène Vilmer

bons et fort louables, mais qui ne requièrent pas tous deux même façon
de procéder. L’un est d’écrire pour les doctes […] et l’autre est d’écrire
pour les curieux qui ne sont pas doctes»110. L’adaptation à l’auditoire
passe chez Descartes par au moins cinq moyens.
Premièrement, le choix de la langue, latin ou français: «Et si j’écris
en français, qui est la langue de mon pays, plutôt qu’en latin, qui est celle
de mes précepteurs, c’est à cause que j’espère que ceux qui ne se servent
que de leur raison naturelle toute pure, jugeront mieux de mes opinions,
que ceux qui ne croient qu’aux livres anciens. Et pour ceux qui joignent
le bon sens avec l’étude, lesquels seuls je souhaite pour mes juges, ils ne
seront point, je m’assure, si partiaux pour le latin, qu’ils refusent d’en-
tendre mes raisons, parce que je les explique en langue vulgaire»111. Les
oratoriens, qui soutiennent Descartes, favorisent la langue naturelle, tan-
dis que les jésuites maintiennent le latin. On note que les cartésiens use-
ront de la première d’entre elles: L’Art de Parler de B. Lamy, comme la
Logique de Port-Royal et la Grammaire d’Arnauld et Nicole, sont en
français112.
Deuxièmement, le choix de la méthode, analyse (Méditations) ou
synthèse (Principes): le choix dépend de l’auditoire, selon que Descartes
veuille apprendre au lecteur consentant ou convaincre le lecteur non
consentant. Troisièmement, le choix des armes. On voit par exemple l’au-
teur, dans une querelle avec les jésuites (auxquels Descartes, soutenu par
les oratoriens, s’oppose), élaborer une stratégie qui consiste à travailler
sa scolastique pour leur répondre sur leur propre terrain113. Quatrième-
ment, le choix de la forme du texte: traité ou dialogue. La Recherche de
la Vérité est en français et, de surcroît, est un dialogue, ce qui n’est pas
peu dire. Dans son introduction, Descartes montre que le choix du
dialogue est celui d’un public large: «Aussi me suis-je efforcé de les
rendre également utiles à tous les hommes; et pour cet effet, je n’ai point
trouvé de style plus commode, que celui de ces conversations honnêtes,
où chacun découvre familièrement à ses amis ce qu’il a de meilleur en
sa pensée»114.
Cinquièmement, le choix de l’ordre des preuves. Ainsi la seconde
preuve a posteriori de l’existence de Dieu dans la Méditation III est-elle
un arrêt dans l’ordre des raisons pour des raisons pédagogiques: démontrer

110
À Desargues, du 19 juin 1639, Al. II 133.
111
Discours de la méthode, VI, AT VI 77-78.
112
Voir Harwood J. T., 1986, p. 133-139.
113
Baillet A., 1946, p. 160.
114
La Recherche de la Vérité par la lumière naturelle, AT X 498.
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Argumentation cartésienne: logos, ethos, pathos 479

l’existence de Dieu à partir du fait qu’il soit cause de mon être est plus
aisé à accepter, pour les thomistes, qu’à partir du fait qu’il soit cause de
mon idée de Dieu — car, à première vue, on accorde plus volontiers de
la réalité à la cause d’un être qu’à celle d’une idée, laquelle peut être
adventice ou factice. Autrement dit, la proposition: «Encore que peut-être
l’on puisse feindre qu’un tel être n’existe point, on ne peut pas feindre
néanmoins que son idée ne me représente rien de réel»115, si elle est émi-
nemment cartésienne, est encore trop étrangère aux esprits de l’époque.
La seconde preuve a posteriori, qui donc n’est qu’une explication de la
première116, témoigne de la part de son auteur d’un effort d’adaptation aux
différentes sensibilités de son lectorat.
L’adaptation à l’auditoire consiste donc essentiellement à savoir
aussi écrire pour l’honnête homme117, fidèle au sens commun: la philo-
sophie cartésienne, se basant sur ce constat que «le bon sens est la chose
du monde la mieux partagée»118, s’adresse alors particulièrement à lui:
«Il n’y a personne au monde qui recherche ni qui chérisse l’amitié des
honnêtes gens plus que je fais…»119. Le cas du cogito, principe premier
de l’édifice cartésien, en témoigne: Descartes fait le nécessaire pour que
l’honnête homme puisse le comprendre sans savoir ce qu’est la pensée,
l’existence et le doute120.
La philosophie cartésienne est donc en un sens exotérique: Descartes
semble retrouver l’acte philosophique de Socrate par-dessus Platon, en
affirmant à plusieurs reprises combien il est simple d’entendre ses écrits,

115
Meditationes de prima philosophia, III, AT IX-1 36.
116
Il est effectivement possible de les unir, tout en respectant la spécificité de la pre-
mière: d’une part, parce que le cogito est l’idée de Dieu, l’idée de Dieu m’est à ce point
inhérente qu’elle me définit, ce qui implique l’indiscernabilité de mon idée de Dieu et de
mon être, de telle sorte que les deux preuves — l’une par l’idée, l’autre par l’être — ne
sont finalement que deux formulations différentes de la même démonstration. Cela est
confirmé par le fait que mon «être», dont on cherche la cause dans la seconde preuve, soit
au cours de celle-ci contraint de se définir comme mon état de chose pensante (lors de
l’élimination de mes parents), ce qui la réduit d’une certaine manière au cogito dont il est
question dans la première. D’autre part, il faut néanmoins reconnaître que la première for-
mulation a incontestablement plus de force, en ce qu’elle exploite la médiation du cogito
entre moi et Dieu (Dieu n’est posé que relativement au cogito qui possède l’idée de Dieu),
alors que le solipsisme hérité de la Méditation II ne nous autorise qu’à cette seule réalité,
et ainsi s’établit de plein droit dans la chaîne logique et nécessaire de l’ordre des raisons.
On ne peut donc séparer ces deux preuves qu’en leur distribuant les éléments acquis
communément au début de la Méditation III: j’existe, et mes idées existent.
117
Sur cette relation, on consultera avec intérêt Rodis-Lewis G., 1950.
118
Discours de la méthode, I, AT VI 1.
119
À Mersenne, du 3 mai 1638, AT II 131.
120
Voir Principia Philosophiae, I, 10, AT IX-2 29 et À Clerselier, du 12 janvier
1646, sur les Cinquièmes Objections, AT IX-1 206.
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480 Jean-Baptiste Jeangène Vilmer

et combien ceux-ci sont accessibles à tous: «Je voudrais assurer ceux qui
se défient trop de leur forces, qu’il n’y a aucune chose en mes écrits qu’ils
ne puissent entièrement entendre, s’ils prennent la peine de les exami-
ner»121. Reste que, à y regarder de plus près, l’ésotérisme n’est pas non
plus absent de la conduite cartésienne. Cette facilité de la science, si elle
est promise, n’est dans les faits accessible qu’à certains: «À celui qui
voit complètement la chaîne des sciences, il ne semblera pas plus diffi-
cile de les retenir dans son esprit que de retenir la série des nombres»122.
Lorsque Descartes déclare: «Assurez-vous qu’il n’y a rien, en ma Méta-
physique, que je ne crois être vel lumine naturali notissimum, vel accu-
rate demonstratum; et que je me fais fort de le faire entendre à ceux qui
voudront et pourront y méditer»123, il pose deux conditions d’accès à sa
pensée: non seulement le vouloir, mais aussi le pouvoir. Car «néanmoins,
quelque certitude et évidence que je trouve en mes raisons, je ne puis pas
me persuader que tout le monde soit capable de les entendre»124. L’éso-
térisme cartésien, qui décidément n’est pas sans rappeler celui de Platon,
s’énonce alors simplement: «La science est comme une femme; si,
pudique, elle reste auprès de son mari, on l’honore; si elle se donne à tous,
elle s’avilit»125.
Que Descartes destine son discours à un lecteur qui en veut (c’est le
propre de tout discours analytique que son lecteur soit consentant), c’est-
à-dire attentionné, fait de la rhétorique qu’il met en œuvre à cet effet une
rhétorique de l’attention, c’est-à-dire contre la relâche126. Parce que «je
ne puis pas ouvrir les yeux des lecteurs, ni les forcer d’avoir de l’attention
aux choses qu’il faut considérer pour connaître clairement la vérité […] je
ne puis pas donner de l’esprit aux hommes, ni faire voir ce qui est au fond
d’un cabinet, à des gens qui ne veulent pas entrer dedans pour le regarder»127,
l’auteur s’adresse à l’attentus lector, au «mentis purae et attentae»128.
Descartes ne donne pas seulement le texte: il s’efforce aussi et sur-
tout de rendre sa lecture facile, en expliquant comment le lire (car rendre
121
Lettre-préface à l’édition française des Principes, AT IX-2 13.
122
Les Préambules, Al. I 46.
123
À Mersenne, du 21 janvier 1641, AT III 284.
124
Meditationes de prima philosophia, AT IX-1 6. Voir précisément la note de
F. Alquié qui remarque le paradoxe cartésien d’affirmer simultanément la grande simplicité
de sa philosophie destinée à tous, et l’irréductible «certains» qui ne la comprendraient pas.
125
Les Préambules, Al. I 45.
126
La notion de «Rhetoric of attention» domine le chapitre 3 de Carr T. A., 1990.
Voir aussi Rodis-Lewis G., 1950, p. 182. Sur la relâche, voir par exemple les lettres à Éli-
sabeth, de mai ou juin 1645, AT IV 220 et du 6 octobre 1645, AT IV 307.
127
À Mersenne, du 21 janvier 1641, AT III 283-285.
128
Regulae ad directionem ingenii, III, AT X 368.
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Argumentation cartésienne: logos, ethos, pathos 481

la lecture facile, c’est rendre l’assentiment facile). Ainsi en est-il des


Principes: «Je voudrais qu’on le parcourût d’abord tout entier ainsi qu’un
roman, […] qu’après cela […] on le peut lire une seconde fois pour
remarquer la suite de mes raisons; […] puis, si on reprend le livre pour
la troisième fois, j’ose croire qu’on y trouvera la solution de la plupart
des difficultés qu’on aura marquées auparavant»129. Et des Méditations:
«Je voudrais que les lecteurs n’employassent pas seulement le peu de
temps qu’il faut pour la lire, mais quelques mois, ou du moins quelques
semaines, à considérer les choses dont elle traite, auparavant que de pas-
ser outre; car ainsi je ne doute point qu’ils ne fissent bien mieux leur
profit de la lecture du reste»130.
Il prépare, en un mot, les esprits des lecteurs. À Hobbes qui objecte
à Descartes que la notion de doute universel n’est guère nouvelle, Des-
cartes répond: «Je m’en suis servi, non pour les débiter comme nou-
velles, mais en partie pour préparer les esprits des lecteurs à considérer
les choses intellectuelles et les distinguer des corporelles»131. Il prévient,
dans l’introduction à la Recherche de la Vérité, à propos de ses person-
nages: «Je leur ferai souvent emprunter des exemples pour rendre leurs
conceptions plus faciles»132. Bref, comme le dit P. France: «Tout est fait
pour que le lecteur se sente entre de bonnes mains»133.
Notons enfin que le «persuader aux autres»134 cartésien est une
conséquence de l’auto-persuasion (a fortiori quand la méthode analytique
identifie le lecteur à l’auteur): «J’éprouverai en la Dioptrique si je suis
capable d’expliquer mes conceptions, et de persuader aux autres une
vérité, après que je me la suis persuadée»135; «j’exposerai premièrement
dans ces Méditations les mêmes pensées par lesquelles je me persuade
être parvenu à une certaine et évidente connaissance de la vérité, afin de
voir si, par les mêmes raisons qui m’ont persuadé, je pourrai aussi en
persuader d’autres»136. Le travail sur soi consiste à se persuader137, et
c’est pourquoi B. Timmermans, d’une manière sans doute un peu radi-
cale, n’hésite pas à parler des Méditations entières (considérées comme
le travail méditatif que l’esprit se fait à lui-même) comme d’un «véritable

129
Lettre-préface à l’édition française des Principes, AT IX-2 1-12.
130
Secundae Responsiones, AT IX-1 103.
131
Tertiae Responsiones, AT IX-1 133.
132
La Recherche de la Vérité par la lumière naturelle, AT X 499.
133
France P., 1972, p. 59, ma traduction.
134
On trouve cette expression dans une lettre à Mersenne, du 15 avril 1630, AT I 144.
135
À Mersenne, du 25 décembre 1630, AT I 182.
136
Meditationes de prima philosophia, Al. II 393.
137
Voir par exemple, AT XI 363.
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482 Jean-Baptiste Jeangène Vilmer

exercice d’autopersuasion au terme duquel, à force d’attention et de


remises en question, apparaît la ‘vérité’»138.

Une rhétorique émotionnelle


Descartes, qui sait qu’«il y a dans tous les esprits certaines parties
qui, même touchées légèrement, excitent des sentiments forts»139, utilise
l’affectivité dans sa relation avec son lecteur140. On peut en relever au
moins sept manifestations.
(1) Les pronoms personnels «je», «vous», «nous», «moi» dont
sont truffés le Discours (l’exemple-type, sur le ton de la confession) mais
aussi les Méditations: Descartes invite sans cesse le lecteur à s’inclure
dans la réflexion, à la mener avec lui. Plus tard, notamment dans les Prin-
cipes et dans les Passions de l’âme, l’élimination de la première personne
sacrifiera cette proximité avec le lecteur pour finalement le servir tout
autant, en consolidant son ethos de scientifique objectif, loin de toute pré-
occupation sophistique. L’omniprésence du «je» identifie le lecteur à
l’auteur: «Mais il ne suffit pas d’avoir fait ces remarques, il faut encore
que je prenne soin de m’en souvenir»141 est une manière de dire à son
lecteur «prenez garde ici à bien vous souvenir de ces remarques» — les-
quelles consistent précisément à suspendre ses préjugés, ses opinions, son
inclination naturelle.
(2) Les questions, qui sont autant de questions posées aux lecteurs.
(3) Les préfaces et autres préliminaires, qui s’adressent à lui et placent
ensemble l’auteur et le lecteur face au texte que l’un présente à l’autre.
La préface est une occasion de préparer le lecteur à la lecture, c’est-à-dire
de travailler à la bonne réception de l’écrit que l’on présente, tout en
construisant une image favorable et attrayante de son auteur. Générale-
ment, elle est un texte de Descartes lui-même (par exemple, la lettre aux
doctes de la Sorbonne). Mais il peut aussi s’agir de lettres, comme dans
le cas des Passions de l’âme : il fait donc intervenir autrui et se met en
scène comme dans un dialogue. P. France note combien les lettres
publiées en préface des Passions de l’âme le sont dans le but de prépa-
rer une réception favorable et de se construire une image avantageuse.

138
Timmermans B., 1999, p. 363, n. 164.
139
Observations, Al. I 50.
140
Voir notamment Lafond J., 1990, p. 70 et Rodis-Lewis G., 1950, p. 149-156.
141
Meditationes de prima philosophia, I, AT IX-1 17.
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Argumentation cartésienne: logos, ethos, pathos 483

(4) La méthode analytique — notamment dans les Méditations —


qui consiste non pas en ce que l’auteur fasse un exposé systématique de
ce qu’il a déjà découvert, et ainsi prenne de la distance, mais en ce qu’il
redécouvre, avec le lecteur, le chemin par lequel il est parvenu à la vérité.
Parce que le lecteur et Descartes découvrent ensemble, le lecteur, d’une
certaine manière, est Descartes: en suivant, jour après jour, méditation
après méditation, les pas de l’auteur, il aura l’impression d’avoir lui-
même inventé ce que Descartes invente — ce qui était le propre de la
méthode analytique: «Si le lecteur la veut suivre, et jeter les yeux
soigneusement sur tout ce qu’elle contient, il n’entendra pas moins par-
faitement la chose ainsi démontrée et ne la rendra pas moins sienne, que
si lui-même l’avait inventée»142. Descartes y invite «ceux qui voudront
avec moi méditer sérieusement»143. Ce «avec moi» instaure une relation
privilégiée entre l’auteur et son lecteur.
(5) Le genre autobiographique du Discours, bien entendu. (6) Les
détails par lesquels Descartes se rend familier à son lecteur: «Assis auprès
du feu, vêtu d’une robe de chambre, ayant ce papier entre les mains»144.
(7) Le suspense, les émotions et la curiosité qu’il sait susciter: «La Médi-
tation que je fis hier m’a rempli l’esprit de tant de doutes, qu’il n’est plus
désormais en ma puissance de les oublier. Et cependant je ne vois pas de
quelle façon je les pourrai résoudre»145. C’est un procédé rhétorique
connu que de s’approprier les émotions de l’auditoire en lui faisant part
des nôtres propres: dans ce partage est la communion de l’auteur et de
son lecteur. Le doute hyperbolique lui-même, selon Leibniz, n’est utilisé
que «afin de réveiller par la nouveauté le lecteur engourdi»146.

Les règles du jeu de la polémique: la flatterie et l’insulte


La philosophie cartésienne se construit sur un vaste champ de
bataille rythmé par les duels fameux de l’auteur avec, entre autres, Voët,
Regius, Fermat, Roberval, Hobbes, Gassendi et Bourdin, pour ne citer
qu’eux. Les champs lexicaux de l’escrime, auquel Descartes consacra un
traité en 1613, et des échecs, pourraient en constituer une lumineuse grille
de lecture. Descartes lui-même fait l’analogie au sujet de sa dispute avec

142
Secundae Responsiones, AT IX-1 121.
143
Meditationes de prima philosophia, Al. II 393.
144
Ibid., I, Al. II 405.
145
Ibid., II, AT IX-1 18.
146
Leibniz, Opuscules philosophiques choisis, p. 31. Voir aussi À Foucher,
de janvier 1692.
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484 Jean-Baptiste Jeangène Vilmer

M. Fromondus: «Au reste, cette dispute s’est passée entre lui et moi
comme un jeu d’échecs»147. Donnons ici quelques exemples du champ
lexical des échecs qui pourraient fort bien convenir à la rédaction d’une
Rhétorique cartésienne, ou l’art de faire mat. On peut distinguer trois
phases dans une partie: l’ouverture, le milieu et la fin. À l’ouverture la
priorité est aux pièces mineures (les pièces lourdes sont plus lentes à
mobiliser). Un jeu ouvert se caractérise par, premièrement, un jeu com-
binatoire (c’est-à-dire à court terme, par opposition au jeu de position, à
long terme), deuxièmement, des manœuvres tactiques, sans stratégie et,
troisièmement, l’absence de tensions durables. L’attaque d’une chaîne se
fait par la base, et suit la ligne de moindre résistance (c’est-à-dire selon
les points faibles de l’adversaire). La défense doit toujours se faire selon
le principe d’économie (c’est-à-dire en utilisant le moins de pièces pos-
sibles, afin de libérer les autres pour l’attaque et en prévision d’une
défense plus rude à venir). Le clouage est la paralysie d’une pièce. Subir
un échec à la découverte est donner la possibilité à l’adversaire de jouer
deux coups successifs. Le roi est en échec quand il est attaqué, ce qui
exige une parade immédiate. Un roi dépouillé est un roi privé de tous ses
combattants (on parle d’une manière générale d’une pièce non protégée
si aucune autre n’en sanctionne la prise). Il y a mat quand aucune parade
ne peut répondre à la mise en échec du roi. Et, bien entendu, tout ce com-
bat est codifié par l’honneur: la flatterie est de règle (elle ouvre et clôt
chacune des lettres), et l’insulte discrète. Il faut souligner le rôle de
Mersenne, la plupart du temps intermédiaire entre les deux parties (notam-
ment quand Descartes est en Hollande), qui s’assurait, quitte parfois à
modifier les thèses, de l’entretien de la dispute148.
Quand on mesure l’ethos socratique de Descartes, il n’est pas inin-
téressant de rappeler que Socrate, dans le Gorgias, définit la rhétorique
par la flatterie149. La flatterie est une affaire de politesse, de civilité, sans
que la sincérité de son auteur doive être mise en cause. Descartes, par
exemple, corrige Regius «en lui montrant l’importance qu’il y a de
traiter un adversaire avec beaucoup de douceur et d’honnêteté»150.
Mais elle peut produire un certain effet pervers qui autorisera le destina-
taire à se permettre certains débordements. C’est ainsi, pense Descartes,
que Beeckman s’est approprié aux yeux de ses amis le Traité de

147
À ***, de mars 1638, AT II 49.
148
Voir Baillet A., 1946, p. 114.
149
Voir Gorgias, 463a, in Œuvres complètes, t. I, p. 397.
150
Baillet A., 1946, p. 152.
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Argumentation cartésienne: logos, ethos, pathos 485

Musique151 qu’il lui avait imprudemment laissé. L’auteur, après lui avoir
repris, s’interroge sur ce qui a pu faire que Beeckman ne s’y soit point
senti gêné, et propose: «Mais sans doute la civilité du style français vous
a-t-elle trompé»152.
Quant à l’insulte, on peut en distinguer trois espèces. Premièrement,
l’insulte par analogie. C’est la manière la plus usée par l’auteur: il insulte
indirectement par des formules comme «je m’étonne toutefois qu’une
personne comme lui ait semblé imiter en cela ces infâmes détracteurs»153.
Descartes fait une analogie implicite entre son adversaire — qu’il assure
estimer grandement (d’où sa surprise simulée de voir qu’il se comporte
comme un abruti) — et le tableau plein d’insultes d’un imbécile qui n’au-
rait pas compris sa philosophie, pour s’étonner que le premier imite le
second. L’imitation est ici importante: c’est dire que l’un n’est pas l’autre
(et donc rester poli) mais qu’il n’en a pas moins toute l’allure (et donc
être suffisamment agressif). L’analogie qu’il met en œuvre pour cela fait
généralement appel à l’idiot, mais parfois aussi à l’animal: «Car il n’y a
pas un [des amis de Descartes] qui ne sache que j’ai même coutume de
tirer instruction des fourmis et des vermisseaux, et ils ne croiront jamais
que j’aie pu rien apprendre de vous, si ce n’est de la même manière que
j’ai coutume d’apprendre des moindres choses de la nature»154.
Deuxièmement, l’apodioxie, ou l’insulte par le refus de répondre155.
Descartes insulte ses adversaires en refusant de considérer leurs objec-
tions, décrétant a priori que celles-ci ne valent même pas la peine d’être
considérées, et qu’elles ne peuvent provenir que d’un fou ou d’un idiot.
Pareille pratique s’applique notamment à Hobbes. Elle se manifeste sous
trois formes. D’abord, la thèse de l’adversaire est tellement banale qu’il
serait trivial de s’y arrêter. Par exemple, Descartes se permet de ne
pas répondre à Hobbes puisque «la distinction qui est entre l’essence et

151
Musique qui n’est pas sans rapport avec la rhétorique, aux yeux de l’auteur (voir
la lettre à Mersenne de décembre 1640, AT III 255). C’est que l’une et l’autre ont la même
fin: «L’objet de la musique est le son. Sa fin est de plaire, et d’exciter en nous diverses
passions» (Abrégé de la musique, Al. I 30).
152
À Beeckman, de septembre ou octobre 1630, AT I 156.
153
Septimae Responsiones, Al. II 959-960.
154
À Beeckman, de septembre ou octobre 1630, AT I 156.
155
Reboul O., 1991, p. 141, définit ainsi l’apodioxie: «Refus argumenté d’argu-
menter soit au nom de la supériorité de l’orateur: Je n’ai aucune leçon à recevoir…, soit
au nom de l’infériorité de l’auditoire: ce n’est pas à vous de me donner des leçons…».
Descartes, qui se soucie trop de son ethos — et est peut-être véritablement trop humble
— pour pratiquer la première forme, abuse beaucoup de la seconde, en déclarant souvent
qu’un argument de l’adversaire ne mérite même pas une objection en raison de sa
faiblesse.
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486 Jean-Baptiste Jeangène Vilmer

l’existence est connue de tout le monde»156. Ensuite, l’adversaire se


répète: inutile, donc, de prendre ici le temps de considérer ce qui le fut
déjà plus avant. C’est encore le cas de Hobbes, puisque la citation pré-
cédente poursuit: «Et ce qui est dit ici des noms éternels, au lieu des
concepts ou des idées d’une éternelle vérité, a déjà été ci-devant assez
réfuté et rejeté»157. Mais, plus généralement, c’est plutôt Gassendi qui
pâtit de cette manière-ci: «Je ne m’arrête pas ici sur des choses que vous
avez tant de fois rebattues, et que vous répétez encore en cet endroit si
vainement»158. Enfin, l’adversaire avance des thèses qui sont simplement
indignes d’être réfutées. Ainsi Descartes se permet-il de ne pas répondre
à Gassendi: «Tout ce que vous alléguez ici, ô très bonne chair, ne me
semble pas tant des objections que quelques murmures qui n’ont pas
besoin de repartie»159.
Troisièmement, l’insulte par la moquerie. La plus explicite des
insultes vise ses adversaires les plus épais, tel Voët, qu’il fait passer pour
fou, ou Bourdin, pour un acteur combattant «un ennemi tout à fait digne
de sa scène, savoir, contre mon ombre, qui n’est à la vérité visible qu’à
lui, et qu’il a lui-même forgée […] encore qu’à présent il ne combatte le
plus souvent que contre un rien et un fantôme, il a toutefois bien de la
peine à s’en défendre»160. L’analogie n’est pas sans rappeler l’allégorie
de la caverne de Platon, où les esclaves croient que les ombres sur la
paroi sont des êtres réels. Bourdin reste prisonnier de son illusion.

CONCLUSION. LA BONNE RHÉTORIQUE D’UNE PHILOSOPHIE «SANS RHÉTORIQUE»

Que l’affirmation d’une philosophie «sans rhétorique» constitue l’un


des piliers de l’ethos qui, lui-même et au sens aristotélicien du terme, est
constitutif de la rhétorique, montre combien le soin que Descartes prend
pour expulser la rhétorique de sa philosophie est lui-même rhétorique,
qu’il pourrait être, en quelque sorte, une stratégie. Si, «et pour moi, la
maxime que j’ai le plus observée en toute la conduite de ma vie, a été […]
de croire que la principale finesse est de ne vouloir point du tout user de
finesse»161, il se pourrait bien que la principale rhétorique soit de ne vou-
loir point du tout user de rhétorique. L’argumentation, après la démons-

156
Tertiae Responsiones, AT III 151.
157
Ibid.
158
Quintae Responsiones, Al. II 833.
159
Ibid., Al. II 799.
160
Septimae Responsiones, Al. II 1017-1018.
161
À Elisabeth, de janvier 1645, AT IV 357.
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Argumentation cartésienne: logos, ethos, pathos 487

tration, commence donc ici: dans ce que l’auteur laisse paraître de son
ethos avant même qu’il ne soit lu une seule ligne de son livre, dans sa
seule présentation, dans son ornement. Et cette absence d’ornement du
texte l’orne malgré tout via son auteur: en ornant son auteur pour n’avoir
pas orné son texte, le texte de cet auteur se voit orné d’une valeur a priori.
Si donc Descartes semble entretenir à l’égard de la rhétorique une
attitude ambivalente, ce n’est pas, comme l’écrit B. Timmermans, parce
que «tantôt il condamne les ‘artifices de l’orateur’, tantôt il avoue sans
ambages y recourir lui-même»162, car Descartes n’avoue pas sans
ambages y recourir lui-même. Quand il écrit: «Si j’ai parlé de revêtement,
ce n’est pas que je veuille envelopper cette doctrine ni la voiler pour
en écarter la foule, c’est plutôt que j’entends l’habiller et la parer, de
manière à la pouvoir mieux accommoder à l’esprit humain»163, d’une
part, la doctrine en question est la mathesis universalis (en tant que telle,
son abstraction ne la rend pas préhensible à l’esprit humain, la parer est
condition de son apparaître) et, d’autre part, le revêtement en question
n’est pas du tout la rhétorique, mais seulement les figures et les
nombres164. Si l’attitude cartésienne à l’égard de la rhétorique est effec-
tivement ambivalente, c’est parce qu’il la condamne par ses propres
armes, parce qu’il s’en sert, et d’abord par la construction d’un ethos,
pour prétendre la rejeter.
Si Descartes peut se le permettre tout en restant cohérent, c’est,
premièrement, qu’il ne critique pas la rhétorique en elle-même mais seu-
lement la mauvaise utilisation que certains en font (ce qu’il a déjà dit de
la lecture). Pourquoi, dès lors, ne pas l’utiliser pour mieux servir la vérité?
C’est exactement ce qu’écrit saint Augustin, dans un passage qui sera
repris par Arnauld: «Puisque par l’art de la rhétorique, on peut persua-
der le vrai comme le faux, qui oserait donc dire que la vérité doit faire
face au mensonge avec des défenseurs désarmés? Puisque donc l’art de
l’éloquence peut être utilisé dans les deux cas, qu’il possède la très grande
puissance de persuader soit le mal soit le bien, pourquoi les hommes de
bien ne l’étudieraient-ils pas pour l’acquérir, pour le consacrer à la
défense de la vérité, quand les méchants le mettent au service de l’injus-
tice et de l’erreur, en vue de faire triompher des causes perverses et men-
songères?»165.

162
Timmermans B., 1999, p. 180.
163
Regulae ad directionem ingenii, IV, AT X 374.
164
Ibid.
165
Saint Augustin, De doctrina christiana, IV, 2, in Opera Omnia, t. XI, p. 424-427.
Repris par Arnauld A., 1992, p. 206-207. Voir Moreau D., 1999, p. 53-54.
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488 Jean-Baptiste Jeangène Vilmer

Et, deuxièmement, tout comme il ne critique pas la logique mais


distingue une mauvaise logique d’une bonne, il ne critique pas la rhéto-
rique mais distingue, comme Platon dans le Phèdre166, une mauvaise
rhétorique d’une bonne. La fausse rhétorique est celle qui a de mauvaises
motivations, telles que l’orgueil, la vanité, et n’a que faire de la vérité;
la vraie rhétorique est celle qui a de bonnes motivations, telles que la
générosité167 et la recherche de la vérité. Il y a, en somme, une éthique
de la rhétorique cartésienne.
Quelle est cette bonne rhétorique, et en quoi est-elle présente dans
le texte cartésien? Elle l’est par le souci de l’ordre: lorsque Descartes
écrit, au sujet de l’éloquence, «ceux qui ont le raisonnement le plus fort,
et qui digèrent le mieux leurs pensées, afin de les rendre claires et intel-
ligibles, peuvent toujours le mieux persuader ce qu’ils proposent, encore
qu’ils ne parlassent que bas breton, et qu’ils n’eussent jamais appris de
rhétorique»168, digérer signifie ici «mettre en ordre», ainsi que le
confirme la traduction latine (ordine disponunt). La bonne persuasion a
donc pour condition, et la force du raisonnement, et l’ordre des pensées
(en vue de leur intelligibilité), c’est-à-dire «l’ordre des raisons»169.
La méthode cartésienne entend ainsi s’appuyer sur quatre préceptes
— évidence, décomposition, recomposition, dénombrement — qui ne
laissent pas de rappeler les quatre parties traditionnelles de l’authentique
rhétorique. M. Meyer établit une correspondance convaincante: «En effet,
l’inventio permet de découvrir les éléments qui, dans la question à trai-
ter, sont hors question; la dispositio, à les organiser; l’elocutio à les
présenter dans l’ordre qui convient, et la memoria, à s’assurer que rien
n’a été omis dans cette présentation ordonnée»170. B. Timmermans sou-
tient M. Meyer en argumentant de la manière suivante: «Platon déjà défi-
nissait la ‘bonne’ rhétorique comme utilisant les procédés de division et
de rassemblement; Descartes semble ici compléter la méthode platoni-
cienne en encadrant les règles de division et de recomposition à l’aide de
deux autres règles qui font penser à l’inventio (intuition) et à la memoria
(dénombrement), comme déjà Raymond Lulle, au XIIIe siècle, liait étroi-
tement l’ars inveniendi à l’ars memorativa»171. Mais, d’abord, que

166
Voir le commentaire de Goldschmidt V., 1988, p. 324-332. Pour une histoire de
la distinction platonicienne entre «bonne» et «mauvaise» rhétorique, voir Cassin B., 1990.
167
Voir Les Passions de l’âme, art. 152-155, AT XI 445-447.
168
Discours de la méthode, I, AT VI 7, spn.
169
À Mersenne, du 24 décembre 1640, AT III 266–267.
170
Meyer M., 1998, p. 3. Voir aussi id., 1997, p. 97-98.
171
Timmermans B., 1999, p. 181.
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Argumentation cartésienne: logos, ethos, pathos 489

Platon ait fait de la sorte n’engage que lui, et non Descartes. Ensuite, que
deux règles cartésiennes «fassent penser» aux deux genres restants de la
rhétorique est insuffisant pour asseoir une interprétation légitime et, quand
bien même serait-ce le cas, on ne pourrait pour autant inférer que les deux
autres correspondent aussi, simplement parce que c’est le cas chez un
autre auteur (Platon). Enfin, pareille interprétation fait de Descartes un
suiveur de Lulle, alors même qu’il s’en défend lui-même. Bref, cette inter-
prétation est discutable. Ce qui est certain est que la méthode cartésienne
présente certaines similitudes frappantes avec la rhétorique, une bonne
rhétorique, qui sert la philosophie plutôt qu’elle ne la gêne.
La relation dialectique qui lie Descartes à la rhétorique se prolonge,
d’une manière générale, dans son rapport à l’autorité — en l’occurrence
la scolastique. La première lecture de celui qui incarne l’avènement de la
philosophie moderne confirme cette rupture déclarée avec l’École. Une
seconde observe malgré tout qu’il la flatte partout, renonçe même à cer-
taines de ses thèses pour la mieux respecter, et en appelle souvent à son
autorité172. Mais une troisième lecture, qui sursume la précédente par
aufhebung, montre comment la flatterie et le respect à l’égard de la
scolastique ne sont affichés que pour la mieux tromper, ce qui rétablit —
cette fois légitimement — la rupture initiale. Ainsi la métaphysique des
Méditations, approuvées par les docteurs de la Sorbonne, implique-t-elle
la physique anti-aristotélicienne que prépare l’auteur, qui fait à Mersenne
cette confidence: «Ces six Méditations contiennent tous les fondements
de ma Physique. Mais il ne faut pas le dire, s’il vous plaît; car ceux qui
favorisent Aristote feraient peut-être plus de difficulté de les approuver;
et j’espère que ceux qui les liront, s’accoutumeront insensiblement à mes
principes, et en reconnaîtront la vérité autant que de s’apercevoir qu’ils
détruisent ceux d’Aristote»173. Voilà donc Descartes qui utilise sa méta-
physique et, plus largement, la scolastique, comme «couverture pédago-
gique»174, pour détruire ensuite cette dernière de l’intérieur. La stratégie
est alors bien plus efficace que ne l’aurait été un affrontement frontal.
Bien que sa métaphysique ne soit pas scolastique, elle n’a de cesse
de glisser des arguments novateurs (comme la première preuve de l’exis-
tence de Dieu, Dieu cause de mon idée de Dieu, en Méditation III) dans
un tissu relativement classique (comme la seconde preuve de l’existence
de Dieu, Dieu cause de mon être, en Méditation III), de telle sorte que
172
Ainsi en est-il, par exemple, de la dédicace de ses Méditations aux docteurs de
la Sorbonne. Voir Baillet A., 1946, p. 172.
173
À Mersenne, du 28 janvier 1641, AT III 297-298.
174
Le mot est de Caton H., 1971, p. 29.
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490 Jean-Baptiste Jeangène Vilmer

l’ensemble paraisse acceptable par l’autorité, tout en lui faisant insensi-


blement reconnaître, par inclusion, la pensée strictement cartésienne.
Ainsi Descartes conseille-t-il à Regius de ne pas publier ses Fundamenta
Physices dans lesquels (et parce qu’) il s’oppose trop explicitement à
l’École. Il lui recommande d’être plus modéré et de concilier son esprit
critique avec l’autorité de l’École: «Ne proposez pas de nouvelles opi-
nions comme telles, mais utilisez toujours l’ancienne terminologie pour
donner de nouvelles raisons. Ainsi personne ne pourra vous reprocher
quoi que ce soit»175. Pour paraphraser Descartes, H. Caton parle de mettre
du vin nouveau dans de vieilles bouteilles terminologiques176.
Mais de telles manières posent à l’interprète une question essen-
tielle: celle de la sincérité de Descartes. Nombreux sont ceux, contem-
porains de l’auteur ou commentateurs ultérieurs, qui doutèrent de sa sin-
cérité, comme l’écrit Regius à l’intéressé: «Beaucoup de gens d’esprit et
d’honneur m’ont souvent témoigné qu’ils avaient trop bonne opinion de
l’excellence de votre esprit, pour croire que vous n’eussiez pas, dans le
fonds de l’âme, des sentiments contraires à ceux qui paraissent en public
sous votre nom»177. Reste que discuter la sincérité d’un auteur n’est d’em-
blée pas simple dans la mesure où il s’agit de mettre à jour ses intentions
à partir de ses seuls écrits. Celui qui s’y risque devra pour convaincre
montrer qu’il se base sur des «preuves» légitimes pour affirmer qu’il n’y
a pas, ici ou là, sincérité. La méthode repose alors sur une conception
cohérentiste de la vérité: on examine la cohérence des textes entre eux.
On doutera de la sincérité d’un texte s’il est contredit par un autre —
rigoureusement par plus d’un autre, car sinon on pourrait autant douter
de la sincérité de cet autre-là.
H. Caton, à l’issue de son analyse de l’herméneutique cartésienne de
la dissimulation, résume sa thèse en quelques maximes qui devraient
constituer pour tout interprète de Descartes une grille de lecture impéra-
tive: méfions-nous lorsque le domaine de l’écrit laisse penser que
Descartes a l’intention de ne rien écrire de préjudiciable à la religion et
à l’État. L’usage d’une terminologie philosophique traditionnelle est

175
À Regius, de janvier 1642, AT III 491-492.
176
Caton H., ibid.
177
Regius à Descartes, du 23 juillet 1645, AT IV 255. Caton évoque More, Gas-
sendi et Daniel, Leibniz (qui accuse Descartes de jouer adroitement avec les mots), Locke,
d’Holbach, d’Alembert, Hobbes et La Mettrie. Parmi les commentateurs récents, il cite
C. Adam (la métaphysique cartésienne n’est qu’un drapeau destiné à couvrir sa physique
— AT XII 57 et 306), Gilson É., 1913, p. 3 et p. 441-442; id., 1925, p. 289-290 et
id., 1930, p. 187, ainsi que Laberthonnière, Küger et Jaspers.
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Argumentation cartésienne: logos, ethos, pathos 491

suspecte de n’être qu’un enrobage destiné à faire passer des conceptions


nouvelles. Et si une contradiction apparaît, il est possible de trancher en
faveur de l’une des deux parties en respectant les règles suivantes:
s’il s’agit d’une contradiction entre des opinions philosophiques tradi-
tionnelles et d’autres qui ne le sont pas, on doit favoriser les opinions
non traditionnelles. S’il s’agit d’une contradiction entre des prémisses
tirées de la foi et d’autres de la raison, on doit favoriser celles tirées de
la raison. Et s’il s’agit d’une contradiction entre des conséquences impli-
cites et des déclarations explicites exprimant une opinion pieuse ou
traditionnelle, on doit favoriser les conséquences implicites178. Ces
conseils ne permettront pas de résoudre le mystère profond de la sincé-
rité de l’auteur, mais ils aideront peut-être le lecteur à soulever un coin
du masque.

Département de philosophie Jean-Baptiste JEANGÈNE VILMER.


Université de Montréal
C.P. 6128, succursale Centre-ville
Montréal, QC
H3C 3J7
Canada

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TIMMERMANS B. (1999). «Renaissance et modernité de la rhétorique: du XIVe au
XIXe siècles», Histoire de la rhétorique des grecs à nos jours, éd. par
M. MEYER, Paris, Hachette, p. 83-243.

RÉSUMÉ. — Partant de la distinction aristotélicienne entre les trois piliers


de l’argumentation, logos, ethos et pathos, nous proposons une analyse de
l’argumentation cartésienne, telle qu’elle se dévoile dans l’intégralité de son
œuvre et de sa correspondance. Le logos cartésien est fondé sur deux distinctions,
logique et dialectique, analyse et synthèse, et par l’insuffisance de la démons-
tration appelle la persuasion. L’ethos cartésien est socratique: il se dévoile dans
une scénographie platonicienne, il consiste notamment en une critique de
l’érudition et de nombreux indices rappellent l’attitude de Socrate. Le pathos car-
tésien révèle un soin à la fois prédiscursif et discursif de l’auditoire, une
rhétorique émotionnelle qui vise à toucher les sentiments du lecteur, et un jeu de
la polémique qui manie l’art de la flatterie et de l’insulte. La conclusion, qui met
en évidence la nature et le rôle de l’argumentation cartésienne vis-à-vis de sa
philosophie, pose également la question de la sincérité de l’auteur, avant de livrer
quelques suggestions herméneutiques.

ABSTRACT. — Setting out from the Aristotelian distinction between the three
pillars of argumentation, logos, ethos and pathos, we propose an analysis of
Descartes’ argumentation, as it unveils itself through the totality of his corpus and
correspondence. Descartes’ logos is based on two distinctions, logic and dialec-
tics, analysis and synthesis, and a need for persuasion due to the insufficiency of
demonstration. Descartes’ ethos is Socratic: it is presented in a Platonic setting
and notably consists in a critique of erudition together with numerous clues
indicative of the Socratic method. Descartes’ pathos reveals a prediscursive as
well as discursive care of the audience, an emotional rhetoric that aims to touch
the sentiments of the reader, and a sense of controversy that juggles the art of
flattery and insult. The conclusion, which demonstrates the nature and the role
of Descartes’ argumentation in his philosophy, also raises the question of the
sincerity of the author before making some hermeneutical suggestions.

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