Les Outils de L'enseignant - Un Essai Didactique

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Repères, recherches en

didactique du français langue


maternelle

Les outils de l'enseignant - Un essai didactique


Bernard Schneuwly
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Schneuwly BernardSchneuwly Bernard. Les outils de l'enseignant - Un essai didactique. In: Repères, recherches en
didactique du français langue maternelle, n°22, 2000. Les outils d'enseignement du français. pp. 19-38;

doi : https://doi.org/10.3406/reper.2000.2341

https://www.persee.fr/doc/reper_1157-1330_2000_num_22_1_2341

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Résumé
Le présent essai méthodologique explore la possibilité, à partir de la théorie de Vygotski, d'élargir
la notion d'outil pour l'utiliser dans l'analyse du travail de l'enseignant, considérant ce dernier
comme action sur des processus psychiques à l'aide d'instruments sémiotiques. Il en découle un
programme de recherche qui repère les outils du travail enseignant, notamment ceux qui
permettent de faire du langage et de la langue un objet d'étude. Méthodologiquement, pour
observer ces outils, une unité d'analyse est définie par sa cohérence thématique et pragmatique :
l'épisode, à l'intérieur duquel les outils sont mis en œuvre. Le point de vue ainsi défini est illustré à
travers l'analyse des outils sémiotiques mis en œuvre pour faire du résumé incitatif un objet dans
cinq épisodes d'une séquence d'enseignement. L'essai laisse entrevoir la possibilité d'une étude
plus systématique et exhaustive des outils des enseignants.

Abstract
The teacher's tools : a didactic essay.
Bernard Schneuwly, Université de Genève.
Using Vygotski's theory, this methodological paper explores the possibility of extending the notion
of the tool to encompass its use in analysing the work of a teacher, who is seen as someone who
acts upon psychic processes using semiotic instruments. This has led to the setting up of a
research programme to identify the tools used by the teacher, especially those that consider the
language and the linguistic system as objects to be studied. To observe these tools, a unit of
analysis - or an "episode" - is defined according to its thematic and practical coherence (in the
same field). During a series of sessions on the "incitative" summary, five episodes were analysed
in terms of the semiotic tools used to render the summary an object of study. The position adopted
suggests that it may be possible to study the tools used by teachers more exhaustively and
systematically.
LES OUTILS DE L'ENSEIGNANT

UN ESSAI DIDACTIQUE

Bernard SCHNEUWLY - FPSE - Université de Genève

Résumé : Le présent essai méthodologique explore la possibilité, à partir de la


théorie de Vygotski, d'élargir la notion d'outil pour l'utiliser dans l'analyse du
travail de l'enseignant, considérant ce dernier comme action sur des processus
psychiques à l'aide d'instruments sémiotiques. Il en découle un programme de
recherche qui repère les outils du travail enseignant, notamment ceux qui per¬
mettent de faire du langage et de la langue un objet d'étude.
Méthodologiquement, pour observer ces outils, une unité d'analyse est définie
par sa cohérence thématique et pragmatique : l'épisode, à l'intérieur duquel les
outils sont mis en œuvre. Le point de vue ainsi défini est illustré à travers l'ana¬
lyse des outils sémiotiques mis en œuvre pour faire du résumé incitatif un objet
dans cinq épisodes d'une séquence d'enseignement. L'essai laisse entrevoir la
possibilité d'une étude plus systématique et exhaustive des outils des ensei¬
gnants.

Que signifie parler d'«outils » dans une perspective didactique ? Deux


idées viennent immédiatement à l'esprit : on évoquera
- les outils pour l'élève, à savoir des aides pour mieux gérer son propre
comportement, pour mieux réussir une tâche, pour capitaliser des acquis
(voir notamment la contribution de Moro & Dolz dans le présent numéro) ;
- les outils dans le sens plus restreint de moyens techniques qui fonction¬
nent à l'école : les cahiers, le tableau noir, l'ordinateur pour citer les plus
fréquents (voir par exemple, dans le présent recueil, les contributions de
Mangenot, Chartier et Crinon).
La notion d'outil peut cependant aussi mener ailleurs, et c'est cette voie
que nous allons explorer dans le présent essai méthodologique qui vise, de
manière exploratoire et de ce fait parfois trop schématique, trois objectifs princi¬
paux :
- il explore théoriquement l'utilité de la notion d'outil pour analyser le travail
de l'enseignant ;
- il éprouve méthodologiquement la faisabilité de l'adoption du point de
vue ainsi fondé pour analyser le travail ;
- il illustre, à travers une étude de cas, comment un enseignant utilise des
outils pour résoudre un problème nouveau qui lui est posé.
REPÈRES N° 22/2000 B. SCHNEUWLY

1. OUTIL ET TRAVAILD'ENSEIGNEMENT

1.1. Contenus et outils du travail enseignant : deux absents


L'enseignement est un travail. Comme le montrent de manière approfondie
et exhaustive Tardif et Lasserre (1999), ce point de vue permet une approche
intégrée d'une multitude de facettes de la profession. Selon ces auteurs, il y a
d'une part le travail codifié, prescrit par l'organisation scolaire avec sa cellule
centrale, la classe, et des facteurs comme le temps, le groupe, les finalités, les
routines d'interaction ; et il y a, d'autre part, le travail flou, le processus même
du travail, qui a pour objet les interactions avec les élèves et ce qui se réalise en
continu par la transformation des buts dans l'action quotidienne. De manière
générale, les auteurs constatent que « l'intérêt pour l'étude du travail enseignant
demeure encore l'apanage d'une petite minorité de chercheurs, comme en font
foi les trois derniers grands Handbooks américains (1986, 1990, 1996) consa¬
crés à une synthèse des recherches actuelles sur l'enseignement et les ensei¬
gnants [...] les Handbooks n'abordent à peu près pas l'enseignement sous
l'angle de l'analyse du travail accompli par les enseignants, et l'école, comme
workplace, est assez peu traitée. » (p. 51) Nous nous référons à cet ouvrage,
remarquable par l'étendue de ses références, pour deux raisons :

- Il montre avec une acuité particulière l'existence d'un point aveugle dans
les études sur l'enseignement, à savoir le rôle de la connaissance de la
matière, des contenus, dans le travail de l'enseignement, « champ de tra¬
vail relativement inexploré ». Les auteurs montrent en effet que la plupart
des travaux portant sur les processus d'enseignement sont axés sur des
questions de forme, c'est-à-dire sont conçus comme si l'objet de l'ensei¬
gnement était l'interaction. « Assez étrangement, peu d'études ont été
consacrées à la question du rapport entre les curriculums, les matières
enseignées et la tâche des enseignants. En effet, l'enseignement des
diverses matières et les stratégies pédagogiques diversifiées qui en
découlent [...] demeurent des sujets peu traités dans la littérature spécia¬
lisée. » (p. 247) Les très nombreux travaux, menés avec beaucoup de
précision, permettent de se faire une image de ce qui se passe en classe,
abstraction faite des contenus transmis. Tout se passe comme si les
contenus étaient secondaires, n'avaient pas d'effet en tant que tels sur
les interactions, comme si ces interactions mêmes étaient l'objet de l'en¬
seignement, comme si le contenu du curriculum était essentiellement le
rapport entre enseignant et élève.

- Si, comme le font les auteurs, le travail est défini comme activité de
transformation d'un objet avec des outils, se pose évidemment avec
acuité précisément la question des outils. Or, nulle part dans l'ouvrage
cette question n'est abordée. Deux chapitres traitent de la question de
l'objet, deux autres des programmes et objectifs, un autre encore de la

(1) Notons que ces savoirs ne sont pas caractérisés par leur contenu, mais par leur
fonction et leur origine et par leurs caractéristiques générales, autrement dit par leur
forme.

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Les outils de l'enseignant. Un essai didactique.

question du savoir d'expérience (1). Cet autre point aveugle du travail, les
outils, n'est même pas perçu comme tel par les auteurs.

Si nous nous attardons si longuement sur ce texte, c'est en tant qu'indice


particulièrement clair de deux desiderata majeurs de la recherche : l'analyse des
effets des contenus sur le travail d'enseignement et, inversement, du travail sur
les contenus, autrement dit la construction des objets enseignés dans le travail
d'enseignement ; et l'analyse des outils pour effectuer le travail de l'enseigne¬
ment. C'est sur ce deuxième aspect que nous allons nous concentrer par la
suite en essayant d'explorer la question de savoir quelle pourrait être la place
des outils dans le travail enseignant. Nous le faisons notamment pour poser
ainsi des jalons pour définir des outils spécifiques à une matière, répondant ainsi
également au premier desiderata mentionné. Un détour par quelques données
anthropologiques nous permettra de donner des éléments de réponses à la
question des outils de travail.

1 .2. Le travail enseignant : quelques pistes pour situer


la place de l'outil

Les réflexions que nous proposons visent essentiellement à explorer et à


tester une piste de recherche à notre avis encore peu empruntée dans l'analyse
du travail d'enseignement et de la soumettre à la discussion. Elles sont enraci¬
nées dans le concept vyogtskien de l'outil (2) ou de l'instrument (3) à partir
duquel elles essayent de remonter au cadre théorique qui le sous-tend, à savoir
l'analyse marxienne du travail (4). Vygotski fait en effet très explicitement réfé¬
rence à ce cadre dans deux des textes fondateurs de son approche instrumen¬
tale (voir 1930/1985 et 1931/1974). Rappelons les quelques éléments-clé de ce
cadre : « Dans le procès de travail, l'activité effectue à l'aide de moyens de tra¬
vail une modification voulue de son objet » (Marx, 1867/1976, p. 138). Ce
résumé condensé de l'analyse est précisé ailleurs comme suit : « Le travail est
de prime abord un acte qui se passe entre l'homme et la nature. L'homme y joue
lui-même vis-à-vis de la nature le rôle d'une puissance naturelle. » Trois élé¬
ments composent le procès du travail : « 1. l'activité personnelle de l'homme ou
travail proprement dit ; 2. L'objet sur lequel le travail agit ; 3. Le moyen par
lequel il agit. » (p. 137) Ce troisième élément est défini ailleurs très précisément :
« Le moyen de travail est une chose ou un complexe de choses que le travailleur
introduit entre lui-même et l'objet du travail et qui lui sert de conducteur effectif
de son activité sur cet objet. Il utilise les propriétés mécaniques, physiques et
(2) Pour une définition du terme dans ce cadre théorique, voir Schneuwly, 1987 et Moro
et Schneuwly, 1 997.
(3) Nous utilisons dans le présent texte les deux termes sans les différencier. Pour une
distinction possible, voir Prieto, 1975. La distinction n'est pas opérationnelle dans le
cadre théorique que nous développons ici, basé sur le travail de Vygotski. Les tra¬
ductions utilisent d'ailleurs indifféremment les deux termes (tool en anglais,
Werkzeug en allemand ; outil ou instrument en Français ; etc.), indice de la non perti¬
nence de la distinction dans le présent cadre théorique.
(4) Nous appelons la définition marxienne « anthropologique » précisément parce qu'elle
fait abstraction de toute spécification historique ; il s'agit de travail « tout court ».

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REPÈRES N° 22/2000 B. SCHNEUWLY

chimiques des choses, pour le laisser agir comme moyens de pouvoir sur
d'autres choses, selon les fins qu'il vise. » (Marx, 1957/1974, p. 208 ; traduction
B.S.). Le moyen de travail, l'outil ou instrument, produit historique d'une société
donnée, façonne ainsi le travail, lui donne une forme particulière, formant aussi
celui qui l'utilise. Il est un médiateur puissant aussi bien entre l'homme et l'objet
de son travail qu'entre l'homme et les autres.

Que dire du travail de l'enseignement à partir de cette définition générale ?


Ne sommes-nous pas dans une situation toute différente ? L'objet sur lequel
porte ce travail ne saurait en aucun cas être confondu avec la nature extérieure ;
l'outil ne saurait être une chose ou un complexe de choses avec des caractéris¬
tiques mécaniques, physiques ou chimiques permettant de le faire agir comme
une force de la nature sur la nature, « ruse de la raison » (Hegel). Le résultat du
travail ne saurait être ni consommé ni servir d'outil ou de matériau pour la pro¬
duction d'autres objets. Travail « sur autrui », comme disent Tardif et Lessere,
l'enseignement ne garderait-il alors aucune des caractéristiques du travail en
général ? Serait-il
différentes ? un travail tout autre qui s'analyse selon des logiques toutes

Nous basant sur la définition vygotskienne de l'éducation et de l'enseigne¬


ment, nous proposons une autre manière de voir. Dans son texte La méthode
instrumentale en psychologie, Vygotsky suggère, contrairement aux conceptions
traditionnelles de la psychologie, notamment piagetiennes, de considérer « l'en¬
fant non pas seulement comme être se développant, mais à éduquer, l'éduca¬
tion étant le développement artificiel de l'enfant. L'éducation est la domination
artificielle des processus naturels de développement. » (1930/1985, p. 45 ; c'est
nous qui soulignons). Cette « domination artificielle des processus naturels de
développement », comme toute transformation effectuée par l'être humain sur la
nature, est opérée par des instruments ou des outils : « Les instruments psycho¬
logiques sont des élaborations artificielles ; ils sont sociaux par nature et non
pas organiques et individuels ; ils sont destinés au contrôle des processus du
comportement propre ou de celui des autres, tout comme la technique est des¬
tinée au contrôle des processus de la nature. » (p. 38) Ce sont ces « instruments
psychologiques » qui sont les outils de transformation du comportement, et l'en¬
seignement, comme toute l'éducation, par l'usage de ces instruments « restruc¬
ture de manière fondamentale toutes les fonctions du comportement » (p. 45). Et
c'est le signe, « stimulus artificiel créé par l'homme comme moyen de contrôle
du comportement - son comportement propre ou celui des autres » (1931/1974,
p. 135), qui constitue l'instrument psychologique, artefact social tout comme
l'est l'instrument technique (5), chaque signe faisant partie d'un système sémio-
tique.

Une telle conception de base a des répercussions très importantes sur la


manière de concevoir le travail d'enseignement. Celui-ci peut en effet être ana¬
lysé par analogie avec le travail tout court, ce qui a pour conséquence que l'en¬
seignement n'apparait plus comme un « travail tout autre », mais plutôt comme
une modalité particulière du travail en général avec la même structure de base.
(5) Pour une exploration suggestive de l'analogie entre travail et signe du point de vue
sémiotique, voir Prieto, 1975.

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Les outils de l'enseignant. Un essai didactique.

Disons-le de manière sans doute trop simple : enseigner consiste à transformer


des modes de penser, de parler, de faire à l'aide d'outils sémiotiques. Il s'agit
d'un travail qui a la même structure que tout travail. Il a un objet : des modes de
penser, de parler, de faire ; il a un moyen ou outil : des signes ou systèmes
sémiotiques ; il a un produit : des modes transformés. Les systèmes sémio¬
tiques sont précisément les instruments ou outils qui agissent sur les fonctions
psychiques des autres (puis siennes propres) en vue de les transformer ; ruse de
la raison, celle-ci utilise à cette fin un matériau qui par sa matérialité perceptible
et significative est à la fois extérieur et intérieur et permet d'agir sur le psy¬
chique. L'enseignant en tant que travailleur est un agent de transformations
agissant, à l'aide des outils sémiotiques, sur une série particulièrement com¬
plexe de fonctions psychiques à produire comme l'écriture et la lecture, activités
langagières hautement développées ; ou comme les modes de penser discipli¬
naires se manifestant par exemple dans des concepts scientifiques ; ou encore
comme des formes élaborées d'expression artistiques ou artisanales.

1 .3. Enseigner - un processus de double sémiotisation

Pour parvenir à une meilleure analyse et conception des outils de l'ensei¬


gnant, il faut faire un pas de plus dans ce qui caractérise l'enseignement, autre¬
ment dit de ce qui constitue le didactique. Comme le dit Chevallard (1992), le
didactique a comme présupposé minimal l'intention chez une personne d'ensei¬
gner quelque chose à une autre. Ceci a une conséquence immédiate que nous
appelons la double sémiotisation et que l'on peut définir comme suit. Un objet
d'enseignement est toujours et nécessairement dédoublé dans la situation
didactique : il est là, rendu présent, « présentifié », par des techniques d'ensei¬
gnement, matérialisé sous des formes diverses (objets, textes, feuilles, exer¬
cices, etc.) en tant qu'objet à apprendre, à « sémiotiser » (Moro, 2000), à propos
duquel de nouvelles significations peuvent et doivent être élaborées par les
élèves ; et il est là en tant qu'objet sur lequel celui qui a l'intention d'enseigner
guide l'attention de l'apprenant par des procédés sémiotiques divers, sur lequel
l'enseignant pointe ou montre des dimensions essentielles en en faisant un objet
d'étude, ce guidage entrant d'ailleurs dans la construction même de l'apprentis¬
sage. Les deux processus - rendre présent l'objet et le pointer / montrer - sont
indissolublement liés, se définissant mutuellement. (6)

A un niveau très élevé d'abstraction, on peut considérer comme outils de


l'enseignement ceux qui permettent cette double sémiotisation des objets à
apprendre par l'élève. Il s'agit donc fondamentalement de ceux qui assurent la
rencontre de l'élève avec l'objet et de ceux qui assurent le guidage de l'atten¬
tion. Les premiers sont plutôt de l'ordre du matériau (textes, exercices, sché¬
mas, objets réels, et mille autres choses), les deuxièmes plutôt de l'ordre du
discours ; mais le discours peut également produire des objets et permettre leur
rencontre tout comme inversement du matériau peut assurer, par des formes
spécifiques, le guidage de l'attention. Nous faisons l'hypothèse qu'aussi bien le
(6) Ceci n'empêche qu'en dehors d'une situation donnée, les deux puissent séparément
fonctionner
une suite infinie.
et devenir l'objet de nouveaux apprentissage et enseignements, dans

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REPÈRES N° 22/2000 B. SCHNEUWLY

matériau pour rendre présent que les formes de guidage de l'attention sont liés
à des disciplines et peuvent et doivent faire l'objet d'une description précise et
systématique dont nous sommes pour l'instant très éloignés ; d'autant que la
tentative de l'abstraction non disciplinaire guette sans cesse, comme si la solu¬
tion de l'enseignement pouvait se trouver dans une démarche générale, trans¬
versale, applicable à toute discipline.

Le programme est donc ainsi défini : la description aussi exhaustive que


possible des outils disciplinaires mis en œuvre effectivement dans les classes
pour la transformation des modes de penser, parler et faire, par l'usage, du côté
de l'enseignant, d'outils sémiotiques assurant la présence de l'objet ou de l'une
de ses dimensions et le guidage sur ses aspects essentiels, ceci pouvant abou¬
tir, du côté de l'élève, à un processus de sémiotisation des objets proposés et
soumis à l'étude.

2. ÉLÉMENTS DE MÉTHODE POUR ANALYSER LES OUTILS


DE L'ENSEIGNEMENT

Une entrée possible par le concept d'outil dans le travail d'enseignement


est ainsi esquissée dans les grandes lignes. Nous allons essayer de faire
quelques pas dans cette direction, à travers une analyse illustrative d'extraits
d'une séquence d'enseignement. Pour ce faire, des considérations méthodolo¬
giques préalables sont cependant nécessaires qui fondent notre approche, la
justifient et la légitiment.

2.1. La délimitation du champ d'analyse et d'observation

Dans notre présent travail exploratoire, nous allons restreindre d'emblée le


regard en fonction de quelques paramètres. Nous nous proposons de
- ne regarder que le procès d'enseignement en cours de réalisation en
classe, abstraction faite a) de l'analyse des déterminants du travail (travail
prescrit) ; b) de la préparation du travail en classe ; c) du suivi du travail
hors classe (corrections, certification) ;
- centrer le regard sur les dimensions didactiques du processus permet¬
tant la construction collective de l'objet à enseigner et à apprendre, abs¬
traction faite ainsi des dimensions relationnelles, de gestion de classe,
etc.

Faire abstraction de ces facteurs ne signifie nullement les nier, bien au


contraire, mais tenter de construire un noyau disciplinaire pour l'enseignement
et de décrire un outillage (7) propre à une discipline. Autrement dit, nous tra¬
vaillons avec l'hypothèse que la construction d'objets d'enseignement présup¬
pose l'existence d'un outillage historiquement constitué dans lequel l'enseignant
puise pour construire son objet..

(7) La métaphore de l'outillage implique immédiatement l'idée d'un système d'outils ren¬
dant possible le travail et fruit de l'évolution historique de la profession. Il serait ten¬
tant de filer la métaphore, ce qu'une analyse plus poussée et approfondie permettra
peut-être.

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Les outils de l'enseignant. Un essai didactique.

2.2. Une unité d'analyse : l'épisode

La difficulté méthodologique réside dans le fait que l'analyse didactique


présuppose toujours une analyse générale pour saisir ce qui est spécifique
d'une discipline (8). Nous allons essayer dans ce qui suit de poser des jalons en
puisant un certain nombre de concepts dans ce qui apparait de plus en plus
comme didactique théorique ou générale. En effet, pour les besoins de la mise
en épreuve de la possibilité d'utiliser la notion d'outil didactique spécifique, nous
allons analyser, comme nous l'avons déjà annoncé, un protocole de la leçon
donnée par un enseignant dans une situation semi-expérimentale. L'analyse de
ce protocole se fera à l'aide d'une unité d'analyse que nous appelons
« épisode » (9) et qui se définit en référence à celle de « milieu » (Brousseau,
1988 ; Margolinas, 1995 ; voir Thévénaz, sous presse, pour une discussion
approfondie du concept et une réinterprétation dont nous nous inspirons large¬
ment).

Nous définissons comme milieu didactique la « présentification », sous une


forme quelconque (texte, fiche, enregistrement, formule, schéma, notation au
tableau noir), de l'objet enseigné ou de l'une de ses dimensions et la définition
d'une activité à propos de cet objet. Le milieu peut être considéré comme un
point de vue topologique (métaphoriquement parlant bien sûr) : on peut entrer
dans un milieu ; c'est dans le milieu que l'élève rencontre l'objet enseigné et à
apprendre ou l'une de ses dimensions ; c'est un espace sémiotique qui recèle
un potentiel de transformation (transformation de celui qui entre et donc trans¬
forme la perception de l'espace dans lequel il entre ; bien sûr, l'enseignant fait
partie de ce milieu, à des titres divers) ; le point de vue topologique implique une
certaine stabilité du milieu, ce qui n'empêche ni des milieux qui se transforment
par l'action en eux, ni, encore moins, la transformation continuelle des significa¬
tions qui lui sont attribuées à travers les actions des acteurs agissant en son
sein.
Nous considérons comme épisode dans une interaction didactique (1 0) un
événement d'une durée variable dont l'étendue temporelle est définie par le fait
que le milieu créé reste identique, tendu vers un même objectif didactique. Le
(8) Il serait intéressant de voir ici ce rapport dans d'autres disciplines qui présupposent,
elles aussi, des théories englobantes pour construire leurs objets spécifiques.
Faudrait-il postuler quelque chose comme une didactique théorique (pour ne pas
dire générale, trop connotée prescriptivement) en vue de la constitution d'une théorie
de référence, tâche que semble vouloir assumer ce que d'aucuns appellent (et
appellent de leur vœux) une « didactique comparée » (voir les travaux de Schubauer-
Leoni, 2000).
(9) Le terme « épisode » est choisi pour marquer la dimension temporelle de l'unité d'une
part, la dimension dynamique au sens de l'analyse narrative d'autre part. Il réfère
donc, par connotation, aux analyses de Labov & Waletzki (1967) et d'autres auteurs
travaillant en narratologie. Notons que le terme est également utilisé par nombre d'au¬
teurs dans l'analyse conversationnelle (Kerbrat-Orrechioni, 1990, l'utilise comme équi¬
valent de séquence), des interactions en classe (Altet, 1994) et, bien sûr, didactique
(Goigoux, 2000). Les raisons de l'intérêt pour ce terme sont encore à clarifier.
(1 0) Nous définissons une interaction didactique comme le travail commun en classe sur un
objet de savoir incluant l'interaction verbale, mais ne se limitant nullement à celle-ci.

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REPÈRES N° 22/2000 B. SCHNEUWLY

concept « épisode », emprunté entre autres à la narratologie, définit un point de


vue chronologique sur la réalité qui s'intéresse aussi bien à la logique des
actions dans l'unité « épisode », suivant la dynamique créée par le milieu dans
lequel les acteurs sont engagés, qu'aux principes d'agencement entre épisodes
que finalement et plus généralement à la possibilité de découper, dans le conti¬
nuum temporel d'une séquence d'enseignement, des unités significatives d'ac¬
tion ayant un début et une fin déterminée. Notons qu'un épisode peut être
constitué de plusieurs tâches ou être constitué d'une seule tâche. La tâche défi¬
nit le travail concret attendu de l'élève (qu'on peut d'ailleurs analyser comme
prescrite, attendue ou effectuée).
Nous allons nous référer à l'unité « épisode » comme découpage d'une
séquence d'enseignement pour observer et analyser les « outils » mis en œuvre
par l'enseignant afin de rendre présent l'objet et de le montrer dans ses dimen¬
sions essentielles, de permettre la rencontre de l'objet et son étude.

2.3. Un corpus et son contexte :


spécification du questionnement
Pour éprouver la possibilité d'une analyse du travail du point de vue des
outils sémiotiques mis en œuvre dans les épisodes, nous allons prendre un pro¬
tocole, choisi au hasard, d'une séquence d'enseignement, issu du projet de
recherche mené par Bétrix-Kôhler, Nidegger, Revaz, Riesen & Wirthner (1999).
Cette séquence, qui dure quatre périodes (11), a été réalisée dans le contexte
suivant : 1 0 enseignants de 6e primaire (âge approximatif des élèves : 1 1 ans)
de Suisse romande enseignent dans un dispositif semi-expérimental le résumé
incitatif. Après une première leçon au cours de laquelle les élèves rédigent un
résumé incitatif d'un conte de Boccace pour une quatrième de couverture, l'en¬
seignant travaille le genre selon une démarche qu'il choisit librement, dans la
durée qu'il veut, la séquence devant obligatoirement déboucher sur la produc¬
tion d'un deuxième résumé incitatif, également choisi librement par l'enseignant
du point de vue du contenu et de la forme.
Les enseignants sont ainsi mis dans la situation de résoudre le problème
d'enseigner un genre qu'ils connaissent en tant que lecteurs et usagers régu¬
liers, mais qu'ils n'ont sans doute pas modélisé, dont il n'ont pas une connais¬
sance théorique, systématique et pour lequel il n'existe pas véritablement de
tradition d'enseignement, à savoir des modes de faire plus ou moins connus et
partagés dans la communauté des enseignants, avec des exigences, forgées
par la tradition, quant au résultat. Les enseignants se trouvent autrement dit
dans une situation nouvelle à laquelle ils doivent répondre en puisant dans l'ar¬
senal des outils existants et en les adaptant pour enseigner, c'est-à-dire pour
transformer les modes d'écriture des élèves vers un modèle par ailleurs peu
défini. C'est ce modèle du genre, implicite, qui guidera les moyens mis en œuvre
et leur articulation (12). La question que nous allons maintenant aborder est pré-

(11) Les périodes découpent dans le continuum temporel des unités qu'on pourrait appe¬
ler « administratives » (environ 50 minutes dans les cantons suisses romands).
(12) Nous n'allons pas analyser cette dimension dans la présente contribution. L'analyse
des outils mis en œuvre offre cependant une voie privilégiée pour reconstruire le
modèle sous-jacent du genre.

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Les outils de l'enseignant. Un essai didactique.

cisément celle-ci : quels outils un enseignant, choisi au hasard parmi les 10


observés, utilise-t-il pour faire de l'objet « résumé incitatif » un objet d'étude ?

La notion d'«outil » révèle ici son intérêt dans la mesure où il s'agit de


moyens à la fois spécifiques pour un domaine d'enseignement circonscrit - l'en¬
seignement de la production de texte, sous-domaine disciplinaire de la disci¬
pline « français » - et pourtant suffisamment général pour être transposé.
L'analyse des outils mis en œuvre devra être attentive au degré de généralité
des outils - spécifiques à un sous-domaine, à une discipline, mais également
peut-être communs à plusieurs disciplines - qui tous ont pour fonction, - telle
du moins est l'hypothèse sous-jacente à l'approche ici défendue et explorée -,
de faire de la langue un objet d'étude. Nous allons donc analyser le protocole
d'une leçon
- en observant les outils mis en œuvre (dispositifs pour permettre à l'élève
de rencontrer l'objet « résumé incitatif » comme objet d'étude et pour
diriger son attention) ;
- en discutant leur spécificité ou généralité comme outil d'enseignement.

3. DES OUTILS POUR ENSEIGNER LA PRODUCTION DE TEXTES :


UNE ILLUSTRATION

3.1. La séquence d'enseignement : vue d'ensemble

Il parait indispensable de proposer d'abord une vue d'ensemble de la


séquence dans sa totalité pour pouvoir donner sens aux épisodes analysés.
L'enseignant de la classe A consacre quatre périodes à la séquence d'enseigne¬
ment, y compris deux productions de texte au début et à la fin de la
séquence. (13). La première est entièrement dédiée à la rédaction du premier
résumé incitatif. Après un rappel de ce travail en introduction, la deuxième
période comprend deux épisodes. Durant le premier, les élèves sont invités à
jouer un jeu de rôle consistant à trouver des arguments pour vendre un objet
(microphone, arrosoir et livre) en vue, d'une part, de les sensibiliser à la dimen¬
sion persuasive du résumé et, d'autre part, de cerner quelques éléments utiles à
la persuasion. Dans le deuxième épisode, les élèves lisent quatre résumés inci¬
tatifs de quatrième de couverture avec la tâche de se prononcer pour ou contre
le livre présenté et de donner les raisons de leur choix. La deuxième période
comprend deux rappels des éléments trouvés durant la précédente période
(synonymie de « convaincre », « persuader » et « inciter » ; éléments pour per¬
suader). Ces deux rappels entourent un épisode lors duquel les élèves sont invi¬
tés à discuter deux textes d'élèves contrastés, l'un respectant bien certaines
caractéristiques du genre (ne pas tout dire ; terminer avec une suspension) et
l'autre non. Ensuite, durant l'épisode quatre, les élèves sont amenés à produire,
devant la classe, un résumé incitatif oral d'un texte de leur livre de lecture, lu à
haute voix, et dans lequel ils ont souligné quatre phrases dites « chocs ». La
dernière période finalement consiste en une lecture de trois résumés
« incitatifs » précédant des extraits de textes dans leur livre de lecture, suivie
d'une analyse sommaire du genre et d'une ou deux caractéristiques des textes
(1 3) Voir le découpage proposé sur la page suivante.

27
REPÈRES N° 22/2000 B. SCHNEUWLY

(notamment le point d'interrogation), et de la rédaction d'un résumé incitatif à


partir d'un texte du livre de lecture.

Découpage de la séquence d'enseignement


« Résumé incitatif », classe A
Période 1 :

Épisode 1 : Rédaction du premier résumé incitatif (non transcrit)


Période 2

Rappel (1.1.-1.15) Travail de résumé effectué lors de la dernière période

Épisode 2 (1 .1 6 - 1 1 .31) : Jeux de rôle « faire acheter »


Tache 1 (1-16 - 4.23) : faire acheter un micro pour repérer expressions
Tâche 2 (4.1 7 - 7.2) : faire acheter un arrosoir pour repérer expressions
Tâche 3 (7.2 - 1 1 .26) : faire acheter un livre pour repérer des expressions

Épisode 3 (1 1 .26 - 12.38) : Lecture finalisée de quatre résumés incitatifs


Tâche 1 : Lecture de quatre résumés incitatifs, et mettre pour ou contre et
pourquoi
Période 3

Rappel (13.1 - 14.16) : Mise en rapport convaincre (faire acheter) - inciter

Épisode 4 (14.17 - 17.4) Travail sur deux résumés d'élèves pour repérer
caractéristiques du résumé incitatif
Lecture à haute voix par l'enseignant
Tâche 1 : trouver lequel est le meilleur
Rappel (17.4 - 18.13) Éléments permettant de faire acheter (établissement
de liste)

Épisode 5 (18.13 - 21.2) Résumé oral d'un texte du livre de lecture (Extrait
Orsa, J., Au seuil des profondeurs marines.)
Tâche 1 : Lire le texte à voix haute (18.13 - 21.2)
Tâche 2 : Trouver phrases choc (21 .2 - 22.4)
Tâche 3 : Trouver d'autres qualités pour inciter à lire sur la base de liste
(22.4 - 22.35)
Tâche 4 : Faire un résumé incitatif oral du texte devant la classe (22.38 -
22.30)
Période 4

Épisode 6 (25.1 - 27.38) Analyse de 3 résumés incitatifs


Tâche 1 (25.1 . - 26.7) : Lire le texte, définir le genre et analyser une ou deux
caractéristiques
Tâche 2 (26.7 - 26.39) : Lire le texte, définir le genre et analyser une ou
deux caractéristiques

28
Les outils de l'enseignant. Un essai didactique.

Tâche 3 (26.39 - 27.21) : Lire le texte, définir le genre et analyser une ou


deux caractéristiques
Institutionnalisation (27.29 - 27.38)

texte Épisode
du livre de
7 (27.38
lecture - 28.11) : Rédaction d'un résumé incitatif à partir d'un

Si l'on analyse à un premier niveau très général la séquence que nous


venons de présenter, on observe qu'elle est composée d'une part des épisodes
principaux dans lesquels les élèves rencontrent, sous une forme ou une autre,
l'objet à travailler, à savoir le résumé incitatif, et d'autre part, comme encadrant
et liant ces épisodes, d'une série de moments de rappel ou d'institutionnalisa¬
tion. Les épisodes sont de deux types. Le premier et le dernier, durant lesquels
les élèves rédigent un résumé incitatif, ouvrent et ferment la séquence. Les
élèves s'y trouvent en quelque sorte « dans » l'objet à travers l'action qu'ils
effectuent ; autrement dit, l'objet à s'approprier se crée à travers leur action
propre, l'apprentissage se fait par le faire. Les cinq autres épisodes constituent
de fait autant de manières d'instituer l'objet enseigné face à l'élève pour en faire
un objet d'étude. Ce sont ces cinq épisodes que nous allons analyser plus en
détail, en tentant de montrer en quoi ils sont construits à l'aide d'outils de l'arse¬
nal didactique disponibles dans la discipline Français. Il serait possible de faire
une démonstration analogue pour les moments de rappel et d'institutionnalisa¬
tion (ici notamment à travers l'analyse de la conceptualisation, ou structuration
notionnelle, mise en œuvre), démonstration que nous n'allons pas mener dans le
présent texte.

Rappelons que la question qui guide notre analyse est de savoir quels sont
les outils qui permettent à l'enseignant de faire de l'objet à enseigner - écrire un
résumé incitatif - un objet d'étude. La difficulté particulière réside dans le fait
que l'objet est en fait une activité, à savoir celle de rédiger un texte d'un certain
genre, dont l'objectivation, présupposée pour qu'il devienne objet d'étude,
semble impossible dans la mesure où il s'agit d'un processus psychique (14).
L'objectivation de l'objet à enseigner, sa transformation en objet d'étude, ne
peut donc se faire que de manière détournée, indirecte. Ce sont précisément les
outils ou techniques permettant cette objectivation - l'instauration indirecte de
l'objet à enseigner en objet d'étude - qui intéressent l'analyse qui suit. Ceci
nous donnera des indications également - mais nous n'allons pas développer
cette question ici - pour mieux connaître l'objet (effectivement) enseigné
(Canelas-Trevisi, Moro, Schneuwly &Thévenaz., 1999).

(14) Ceci constitue d'ailleurs l'essence même de l'enseignement, comme nous avons vu
plus haut, puisque enseigner réside précisément dans le fait de transformer des
modes de penser, parler et faire

29
REPÈRES N° 22/2000 B. SCHNEUWLY

2.2. Comment faire d'un objet langagier - un genre -


un objet d'enseignement ? Le rôle des outils didactiques

Nous allons analyser dans ce qui suit par quels moyens l'enseignant tente de
faire de l'objet enseigné, à savoir ici écrire un résumé incitatif, un objet d'étude.
Pour chaque épisode, nous décrirons dans un premier temps les moyens qu'il
met en œuvre pour y parvenir pour montrer, dans un deuxième temps, qu'il s'agit
d'outils, à savoir de systèmes ou démarches relativement stéréotypés que l'ensei¬
gnant peut puiser dans un arsenal dont il dispose. Il adapte cet outil qui existe
dans le cadre scolaire, déposé dans les pratiques multiples, parfois séculaires, le
transforme, le remodèle en fonction des besoins actuels de l'enseignement d'un
genre dont il connaît peu les caractéristiques essentielles, dont il a une connais¬
sances très intuitive, et qu'il doit néanmoins constituer en objet d'enseignement.

Nous allons pour ce faire prendre les cinq épisodes présentés plus haut qui
instaurent le résumé incitatif en objet d'étude et qui permettent d'aborder autant
d'aspects de l'objet enseignés. Ces épisodes (15) montrent l'objet sous diffé¬
rentes facettes et permettent l'étude de l'objet invisible qu'est l'écriture d'un
genre. Il est vrai que ces outils apparaissent à première vue comme allant de
soi. Nous allons essayer de les arracher à cette évidence et de montrer qu'il
s'agit d'artefacts sémiotiques qui prennent leur racine dans l'histoire de la disci¬
pline, fortement liés à la spécificité du matériau traité, à savoir la langue, ou plus
précisément l'activité langagière qui se manifeste sous forme de textes écrits ou
oraux (Bronckart, 1996).

-Épisode 2 : Jeux de rôle « faire acheter »

M Maintenant, j'aimerais que Julien vienne ici et que tu nous


apprennes à inciter quelqu'un à lire ou à faire quelque chose ou à
être captivé par quelque chose, ça veut dire être acquis à la
chose. Mon cher ami, tu viens. Je te présente ici un micro.
E Je peux chanter ?
M Non, tu ne chanteras pas aujourd'hui. Voilà un micro. Julien, tu
prends ce micro. On va faire plusieurs essais. On va voir com¬
ment ça joue, tu vas nous inciter, inciter Carole à acheter ce
micro, d'accord. Alors, tu vas trouver toutes les manières les
plus... Tu sais, tu as déjà été à Sion Expo ?
E Ouais, ouais.
M Tu as déjà vu les bateleurs comment ils font pour haranguer la
foule, pour dire : « Mon Turmix est le meilleur ». Ton micro, c'est
(1 5) L'analyse approfondie montre que ces épisodes, sans former un système serré, lais¬
sent apparaitre un enchaînement très cohérent ; ils s'articulent les uns aux autres et
donnent à voir une conception assez précise et bien établie du résumé incitatif qui,
même si peut être elle ne correspond pas à la conception canonique qu'on pourrait
en faire, résulte d'une vision claire de la fonction marchande du résumé de quatrième
de couverture et développe cette piste dans le sens de la construction d'un texte
type « pub » pour faire vendre : une variante de résumé incitatif qui existe et fonc¬
tionne réellement.

30
Les outils de l'enseignant. Un essai didactique.

le meilleur et tu vas, non pas à Carole mais à Grégoire vendre ton


micro, puisqu'il a envie d'un micro. (Période II, 1. 14-27).

Cette surprenante entrée en matière, qui semble très éloignée du genre


visé, à savoir l'écriture d'un résumé incitatif, sert pourtant un objectif didac¬
tique précis et tout à fait central dans la conception que se fait l'enseignant
du genre enseigné : sensibiliser les élèves à la dimension marchande du
genre « résumé incitatif » et « présentifier » cette dimension à travers l'im¬
provisation du genre « battelage » par les élèves supposés être des locu¬
teurs maîtrisant au moins partiellement ce genre ; et en même temps repérer,
dans la performance langagière spontanée des élèves, les dimensions per¬
suasives du discours (expressions persuasives et adjectifs sont les éléments
pointés par l'enseignant). Pour atteindre son objectif, l'enseignant a besoin
de rendre présent l'objet, de le poser en quelque sorte au milieu de la
classe, de le faire apparaître, d'en faire un objet commun à tous, et c'est ce
qu'il fait par l'improvisation du batelage. Certes, il s'agit d'un objet soumis à
la contingence du moment, un objet créé au hasard, un objet singulier. Mais,
dans cette singularité, l'enseignant pense néanmoins trouver suffisamment
d'éléments définis par la situation et le genre pour en tirer quelques ensei¬
gnements intéressants pour la suite concernant la persuasion. L'objet
d'étude qu'il propose est donc un comportement langagier, créé pour l'oc¬
casion par les élèves mêmes en situation, permettant d'analyser quelques
éléments de la persuasion que l'enseignant pense pouvoir réinvestir par la
suite dans l'étude d'autres objets langagiers « présentifiés » dans la classe.

Peut-on parler ici d'outil et dans quel sens ? Pour répondre à cette
question, nous n'allons pas faire dans le présent texte une analyse très
détaillée de tout un arsenal de techniques mises en œuvre par l'enseignant
et qui forment ensemble l'outil développant sa dynamique propre durant
l'épisode (mise en scène, commentaires sur la performance des élèves,
questionnement sur le texte oral produit). Centrant notre regard sur des
outils spécifiques de la discipline Français, nous aimerions surtout souligner
la démarche mise en œuvre pour rendre l'objet présent, démarche qui per¬
met ensuite une analyse d'un point de vue grammatical, linguistique, prag¬
matique (pour citer les quelques dimensions explorées dans l'étude de
l'objet qui suit et qui sont autant de moyens sémiotiques - notions sous
formes de question - permettant l'analyse), à savoir la production on line de
l'objet par la sollicitation des élèves comme producteurs de textes, ces
textes devenant l'objet d'étude. Il s'agit d'une des deux grandes variantes
de moyens pour « présentifier » l'objet langagier : les textes produits par les
élèves eux-mêmes. La démarche est particulière dans la mesure où l'on sup¬
pose, comme nous l'avons dit, une expertise des élèves, le texte oral impro¬
visé étant censé représenter une portion de langage susceptible de faire
apparaitre des dimensions essentielles de la persuasion, aussi bien dans la
démarche que dans la forme. Ce recours à la compétence supposée acquise
des élèves pour montrer des dimensions essentielles du genre par ailleurs
étudié, - la persuasion -, constitue un outil pour présentifier le langage et en
faire un objet d'étude.

31
REPÈRES N° 22/2000 B. SCHNEUWLY

-Épisode 3 : Lecture finalisée de quatre résumés incitatifs

M. Maintenant, je vais vous donner à chacun deux feuilles. Je vais vous


laisser travailler cinq minutes là-dessus. Alors, je vais vous donner
deux feuilles. Sur ces deux feuilles, vous allez mettre. Dans ces deux,
il y a quatre résumés d'histoires. Vous mettez votre nom sur les deux
feuilles et vous mettez pour ou contre. Non, je veux dire, si vous met¬
tez pour vous mettez parce que je suis attiré par tel ou tel terme dans
le résumé. Si on dit, il y a, si on dit c'est une histoire d'amour alors
vous pouvez dire je suis pour parce que j'aime bien les histoires
d'amour. Ou bien si on vous dit c'est une histoire où Junior a massa¬
cré à la tronçonneuse cinq personnes alors vous mettez pour parce
que vous trouvez ça génial. Ou bien parce que etc. D'accord ?
(Période II, 12.26-36)

L'enseignant donne aux élèves quatre photocopies de quatrième de couver¬


ture contenant des résumés incitatifs (mystère, polar, aventure/problème de
jeunes, aventure historique) avec la consigne ci-dessus. Les élèves rencontrent
l'objet dans une situation qui mime le réel dans le sens où chaque texte est lu en
vue de faire un choix. La lecture est finalisée.

Dans cet épisode, l'objet à enseigner apparaît donc sous forme de textes de
référence, produits par des experts, textes qui fonctionnent normalement dans le
champ de la production littéraire (voir les analyses très éclairantes de Reuter,
1994). Cette rencontre est médiatisée par une situation dans laquelle les élèves
doivent en quelque sorte objectiver l'effet du résumé, et ce doublement : en indi¬
quant si cet effet est positif ou négatif et en analysant le pourquoi de cet effet. Il y
a donc en quelque sorte mimétisme d'une situation réelle par le fait qu'une pre¬
mière lecture laisse agir le résumé incitatif dans le sens qui est le sien par
« nature » (ce pour quoi il a été fait), à savoir vendre ce qu'il représente. Mais ce
premier mouvement devient immédiatement l'objet d'une étude dans la mesure
précisément où l'effet s'objective doublement. Il y a donc rencontre de l'objet à
travers a) la lecture finalisée du produit de référence ; b) l'analyse des effets que
ce produit peut avoir sur celui qui le lit. L'élève rencontre donc l'objet en aval
comme résultat et comme effet du résultat.

(16) Le flottement terminologique entre technique et outil est significatif d'une limite
essentielle de l'analyse proposée dans le présent texte : celui de la détermination de
l'extension du concept d'outil. Un outil - ensemble de techniques stabilisées permet¬
tant la production d'un texte oral, objet de l'analyse - est de toute évidence un
« méga-outil » constitué d'un ensemble articulé complexe de techniques ou outils. A
l'autre bout, l'articulation systématique d'outils permettant de faire constituer l'objet
langagier en objet d'étude constitue un méga-outil appelé souvent « séquence d'en¬
seignement ». Il faudra, à un certain moment, définir des niveaux clairement distincts
dans l'arsenal des outils.
(17) Il serait intéressant d'en repérer les traces ; il n'est récent que par rapport aux
démarches officiellement prônées dans les plans d'études, programmes et méthodo¬
logies ; il est par ailleurs devenu plus facilement accessible par les moyens tech¬
niques nouveaux de reproduction de textes : reprographie par stencils, par
photocopie, et aujourd'hui aussi par ordinateur (voir la base de données de texte
proposée aux élève, décrite in Crinon & Legros dans le présent volume).

32
Les outils de l'enseignant. Un essai didactique.

Cette forme de rencontre de l'objet dans un milieu créé par l'enseignant


(textes fournis dont la lecture est médiatisée par une consigne proposant un pro¬
blème à résoudre) est rendu possible par l'usage d'une technique (16) relative¬
ment récente de la discipline (17) : le choix et l'introduction en classe par
l'enseignant de textes de référence, technique devenue geste professionnel rela¬
tivement banal (1 8). L'entrée des textes en classe est nécessairement médiatisée
par une consigne qui crée, avec le matériau - les textes - un milieu dans lequel
l'élève rencontre l'objet. La médiatisation par la consigne est, elle aussi, tirée de
l'arsenal (19) des outils professionnel, adapté pour le genre, à savoir celle, clas¬
sique, de la première objectivation de l'effet d'un texte après sa lecture. Dans les
anciennes méthodologies de l'enseignement du français on disait souvent :
quelle est l'impression qui se dégage du texte ? ou quelque chose de semblable.
Par le fait qu'il s'agit d'un texte qui précisément est fait pour avoir un effet très
spécifique (inciter), cette consigne générale de la tradition qui permet d'instaurer
un texte en objet d'étude se colore de manière particulière, de sorte qu'on peut
dire qu'elle mime une situation réelle.

On notera que le milieu créé présuppose, comme nous l'avons montré plus
haut, à la fois une présence matérielle de l'objet et la médiation par le discours
attirant l'attention sur l'effet créé par le texte. Les outils de l'enseignant, autre¬
ment dit, sont très souvent, nous le verrons, des composites qui échappent à une
analyse qui restreindrait son regard sur le discours, sur l'interaction verbale. Le
point de vue de l'outil nous force de prendre en considération non pas seulement
l'interaction verbale, mais l'interaction didactique.

-Épisode 4 : Travail sur deux résumés d'élèves pour repérer les carac¬
téristiques du résumé incitatif

M. Je vais vous lire maintenant deux travaux qui ont été faits. Vous allez
bien écouter. C'est pas grave qui c'est. Le problème c'est pas de
savoir qui c'est. Le problème est qu'il y en a un qui a l'air plus incitatif
qu'un autre. Alors, il faudra trouver lequel aussi pour vous, lequel est
plus incitatif que l'autre. C'est par rapport au conte de Boccace que
vous avez écrit. Je vous lis le premier. (M lit le texte 1). Il était une fois
un homme nommé Calandrino qui venait d'hériter deux cents florins.
Et comme il était pingre, il ne voulut pas les partager. Ses amis lui
donnèrent une bonne correction en lui disant qu'il était enceint. Le
docteur, qui était aussi dans l'histoire, lui donna un remède qui n'était
que de l'eau sucrée. Mais le docteur voulut en échange trois paires
de chapons et quinze florins à donner à ses amis.
M Voilà le premier résumé incitatif. Résumé incitatif : qui doit nous per¬
suader de lire le livre. Deuxième. (M lit le texte 2). Calandrino venait
d'hériter deux cents florins ; il décida d'acheter un domaine et des
terres. Ses amis lui dirent : « Mieux vaut dépenser son argent dans

(18) L'usage du terme geste met en évidence qu'on peut parler d'un acte routinisé : cher¬
cher des textes, les photocopier, les mettre à disposition des élèves. De tels gestes
sont les outils de la profession, s'insérant dans des outils composites permettant la
création de milieux.
(1 9) Encore une métaphore de l'outillage. . .

33
REPÈRES N° 22/2000 B. SCHNEUWLY

les festins ». Mais Calandrino fut assez malhonnête pour leur refuser
le moindre repas. Alors les compères ne furent pas long à ourdir un
plan. Ils informèrent le médecin et il marcha avec eux. Quel sera leur
plan ? Lisez le livre et vous le découvrirez ! (Période III, 2.16-3.10)

Les deux textes choisis sont très contrastés. Le premier dévoile presque
toute l'histoire et ne contient pas de marque signalant son inachèvement ; il est
par ailleurs linguistiquement moins bien maitrisé. Le second ne dévoile qu'une
partie de l'histoire et souligne par une marque explicite le fait que l'histoire n'est
pas terminée, incitant par là à sa lecture. Le contraste est très saisissant et abou¬
tit à un effet fort, immédiat auprès des élèves, à un moment de jubilation que
donne le sentiment de comprendre par l'effet de contraste créé. Comme dans
l'exemple précédent, cet effet créé par un milieu permettant de rencontrer et sai¬
sir l'objet est à nouveau doublement constitué par des moyens matériels - des
textes existant - et un discours qui les contextualise.

La rencontre avec l'objet se fait ici par une démarche très répandue, trans¬
disciplinaire : la référence à des travaux d'élèves. Cette démarche est spécifiée à
la fois par le matériel et par le discours : la référence à des travaux d'élèves mon¬
trés en exemples positif et négatif. On ne saurait dire ici que l'outil appartient à
l'arsenal propre de la discipline, si ce n'est par le fait même qu'il s'agit d'une pro¬
duction langagière - deux textes censés être des résumés incitatifs et dont le
choix est décisif pour créer un effet didactique - et l'angle d'attaque sollicité à
travers le questionnement.
-Épisode 5 : Résumé oral d'un texte du livre de lecture

Après la lecture à haute voix d'un texte et la recherche de quatre phrases


dites « choc » dans le texte, à savoir des phrases qui pourraient constituer la fin
du résumé parce qu'elles impressionnent par leur contenu ou leur forme, l'ensei¬
gnant donne la consigne suivante
M. Attention, maintenant j'aimerais que quelqu'un vienne ici devant pour,
en trente secondes, me faire un résumé oral de ce texte mais qui doit
se terminer par une de ces phrases. Est-ce que quelqu'un serait
capable de venir faire un petit résumé oralement pour inciter quel¬
qu'un à lire ce texte, comme on a fait la dernière fois avec un livre que
l'on ne connaissait pas et maintenant on le fait avec une histoire que
l'on connait ? Qui est-ce qui voudrait essayer ? (Période 111,11.1-8)

Nous nous trouvons ici dans une situation partiellement analogue à celle de
l'épisode deux qui fonctionne sur un implicite important de l'enseignement de la
langue, à savoir que la production orale d'un texte est plus facile que la produc¬
tion écrite, qu'elle fait partie des compétences déjà acquises qu'il s'agit d'investir
dans deux sens : pour, d'une part, à travers la production orale, faciliter la pro¬
duction écrite qui suivra - l'objet n'est pas, dans ce cas-là, objet d'étude, mais
reste objet langagier - ; pour, d'autre part, présentifier l'objet et en faire l'analyse,
montrer ce qu'il faut faire ou ne pas faire, ce qui est difficile ou facile, ce qui
caractérise le genre. Par ailleurs, la situation de production est prestructurée par
la définition d'un terminus ad quem, la phrase choc, qui définit la direction. Ce
dispositif donnant au texte une direction, celle de l'incitation par la phrase-choc,

34
Les outils de l'enseignant. Un essai didactique.

est une démarche de facilitation qui fait partie de l'arsenal de techniques de pro¬
duction de texte. Nous pouvons donc ici voir qu'il y a recours à trois techniques :
-celle, classique, de la lecture d'un texte pour le résumer oralement ;
-celle de la production orale préparant un texte écrit ;
-celle de la définition d'une direction, la fin du texte, pour faciliter la produc¬
tion d'un texte.

Le « méga-outil » ainsi constitué crée un dispositif global qui permet la pré¬


sence de l'objet en classe sous forme orale, objet commun à tous, qui devient
l'objet d'une analyse possible. La particularité du présent épisode est la combi¬
naison de plusieurs techniques disponibles pour créer le milieu dans lequel vont
évoluer les élèves à la rencontre de l'objet. L'analyse de l'objet se fait selon une
technique traditionnelle de question-réponse, en recourant à un certain nombre
de notions introduites au cours des épisodes précédents (persuasion, adaptation
à l'auditeur, présentation d'une partie seulement de l'histoire, phrases et expres¬
sions qui accrochent). Autrement dit : des notions construites auparavant à tra¬
vers des dispositifs didactiques divers deviennent ici des outils permettant de
pointer des aspects d'un autre objet soumis à l'analyse.

Épisode 6 : Analyse de 3 résumés (incitatifs)

M Prenez la page 159 de votre livre de lecture, s'il vous plaît. Euh,
Carole, tu peux prêter ton livre à Nadia. Voilà, tu lis les trois premières
lignes de la page, Romina.
E Le berger. Nuit de Noël 1957 : un jeune pilote anglais s'est perdu au-
dessus de la mer du Nord. Il est seul, sa radio est en panne. Il ne lui
reste plus du carburant que pour quelques minutes.
M Oui, stop. Est-ce que quelqu'un pourrait me dire comment est-ce
qu'on pourrait appeler ça, le petit texte qu'on a lu ? Qui peut me
répondre ? (Période IV, 1.1-9)

Trois fois répétée, la technique mise en œuvre est sans doute la plus répan¬
due de celles utilisées en classe de français dans l'enseignement de la produc¬
tion de texte : celle de montrer le texte de référence, le texte attendu. Mais
contrairement à l'épisode trois, où les textes montrés (20) sont présentés dans
une situation finalisée qui oriente à la fois la lecture et l'analyse subséquente,
dans le présent épisode l'on se trouve de fait plutôt dans une sorte de lecture
expliquée. Le texte devient directement objet de l'analyse dirigée par le question¬
nement de l'enseignant. Ce dernier poursuit deux buts : d'une part, il assure la
reconnaissance du texte comme appartenant au genre travaillé, le résumé incita¬
tif, les élèves pouvant ainsi le reconnaître comme un exemplaire du genre ; sur
cette base et par son questionnement, il dirige d'autre part l'attention sur

(20) Nous n'entrons pas ici en matière sur le fait que dans l'épisode trois, il s'agit de résu¬
més incitatifs de quatrième de couverture, tandis que dans le présent épisode, les
textes proposés, tout en ayant également une fonction incitative, sont surtout desti¬
nés à présenter les antécédents d'un extrait proposé dont ils permettent la lecture.
L'analyse de ces fluctuations du modèle du genre qui apparaissent dans le choix des
textes est particulièrement intéressante du point de vue de la définition de l'objet
réellement enseigné.

35
REPÈRES N° 22/2000 B. SCHNEUWLY

quelques caractéristiques formelles du genre (point d'interrogation ou de suspen¬


sion) et, toujours par des questions, amène les élèves à une reformulation en
leurs propres mots, des éléments de contenus du texte.
L'outil utilisé pour construire avec les élèves une représentation des trois
textes est donc de type « lecture expliquée », portant sur un texte très court
abordé dans un laps de temps très réduit et comportant trois facettes : définition
du genre, mise en évidence de quelques éléments essentiels de contenus ainsi
que de forme. Cet outil est ici adapté à des besoins spécifiques d'un genre,
d'une classe, et bien sûr d'un objectif particulier : à partir d'une dernière ren¬
contre avec le genre grâce à la lecture commune en classe à haute voix - ren¬
contre dont un peut espérer un effet d'apprentissage incident - procéder à
l'étude de l'objet.
Relevons par ailleurs ici comme ailleurs (épisodes 3, 4 et 5) le rôle primordial
de la lecture à voix haute pour instaurer l'objet langagier « genre » dans la classe,
le rendre présent à tous. Sans développer ce point (21), il est tout de même inté¬
ressant de noter dans le présent contexte que d'outil d'évaluation, voire d'ensei¬
gnement / apprentissage, la lecture à haute voix se spécialise au cours de la
scolarité pour assumer précisément ce rôle de permettre d'instaurer en classe un
objet commun. Commune à toutes les disciplines, elle se spécifie dans l'ensei¬
gnement du français par le fait que c'est le texte lui-même en tant qu'objet langa¬
gier qui devient l'objet d'étude.

3. ÉLÉMENTS DE CONCLUSION

L'objectif du présent essai n'était pas de produire des connaissances nou¬


velles, mais d'éprouver un point de vue, d'explorer la faisabilité d'une approche,
à savoir considérer le travail d'enseignant comme un travail, ce qui implique
l'existence d'outils spécifiques pour l'accomplir. Étant donné le caractère très
spécifique de ce travail qui est d'agir sur des fonctions psychiques, la notion
d'outils peut être élargie à partir de la notion d'instrument psychologique tel
qu'introduit par Vygotski. À partir de là, il devient possible de considérer le travail
d'enseignant en essayant de repérer quels sont les outils à sa disposition pour
introduire des objets à enseigner dans la classe et d'en faire des objets d'étude. Il
pourrait en découler une ethnographie visant à répertorier systématiquement ces
outils pour un domaine donné de l'enseignement, en fonction de différents para¬
mètres comme l'âge des élèves ou la période historique. Le point de vue invite en
tout état de cause à un intense travail d'observation et d'analyse pour mieux
connaitre en profondeur l'une des dimensions essentielles du travail d'enseigne¬
ment : à savoir ses outils.

(21) La lecture à voix haute fait l'objet d'une thèse de doctorat en cours de rédaction par
Sylvie Haller (2001) qui analyse les différentes fonctions de cette conduite langagière
en classe (et dans la société) et les changements de la fonction au cours de la scola¬
rité, point qui nous intéresse plus particulièrement ici.

36
Les outils de l'enseignant. Un essai didactique.

BIBLIOGRAPHIE

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