Rufus Van Aldin
Histoire
Rufus Van Aldin nait en 1872 dans une famille de riches exploitants agricoles du Wyo-
ming. Son esprit vif et son fort caractère convainquent son père de l’envoyer étudier en
Angleterre. À Oxford, le jeune Rufus fait ses humanités, mais il se passionne aussi pour
l’économie, le commerce. Ses brillantes études sont malheureusement interrompues alors
qu’il n’est âgé que de 21 ans par la mort de son père, victime d’une chute de cheval.
Le jeune homme reprend alors l’exploitation familiale. Mettant à profit ses connaissances
et faisant montre d’une énergie jamais mise en défaut, il développe rapidement l’entre-
prise de son père. Au tournant du siècle, il est déjà à la tête de l’un des plus gros élevage
bovin des États-Unis.
En 1893, il a épousé Pilar Assuncion della Villa, fille aînée d’un riche entrepreneur cali-
fornien. Outre une fille, Ruth, née en 1895, elle lui a apporté d’intéressantes participations
à diverses affaires d’exploitation ferroviaire et de prospection minière, augmentant ainsi
encore la fortune des Van Aldin.
Passant du métier d’exploitant à celui d’homme d’affaire, Rufus prend l’habitude de voya-
ger en Europe. Il affectionne particulièrement de retourner en Angleterre, et les grands
hotels de Londres lui servent souvent de second bureau. Son goût pour l’Europe se raffer-
mit encore après la mort de son épouse, emportée par la grippe espagnole en 1905. Pour
fuir son chagrin, il évite autant que faire se peut de retourner sur ses terres américaines.
Son affection s’est reportée sur Ruth, son unique enfant, et il entend lui offrir une enfance
dorée sur le vieux continent.
Une seule ombre est venue ternir ce tableau : en 1911, alors qu’ils étaient à Paris, Ruth
fit la connaissance du Comte Armand de la Roche, un petit escroc minable qui mettait
à profit son charme pour abuser d’innocentes jeunes filles. Il a tenté de corrompre cette
enfant, sans doute pour faire main-basse sur sa fortune à venir, et il y serait sans doute
parvenu si son vieux père n’étais pas intervenu. Hélas ! faisant cela, il a brisé le cœur de
cette pauvre Ruth, qui n’avait alors que 16 ans.
Aussi, lorsqu’elle a rencontré Derek Kettering, le fils de Lord Leconbury, Rufus n’a-t-il
pas osé s’opposer à leur mariage. Et pourtant, il ne l’aimait pas beaucoup, ce Kettering.
Un oisif, un noceur, un courreur de jupon ! La suite, comme on le lira, devait donner
raison au riche Américain. Toujours est-il que les noces ont été célébrées en la cathédrale
de Westminster le 7 mars 1912. Depuis, le couple vit à Londres, ce qui donne une raison
de plus à Van Aldin de se rendre en Angleterre aussi souvent que possible.
Lorsque la Grande Guerre éclate, Van Aldin est en Angleterre. L’effort de guerre produit
par les belligérants est une aubaine pour Rufus : il est sans doute l’un de ceux qui ont
nourrit l’Europe pendant ces quatre ans, ainsi que pendant les années qui suivent. Au
début de 1920, il peut sans mentir se prévaloir du titre de millionnaire. En Livres sterling !
1
Rufus Van Aldin est l’une des plus grosses fortunes des États-Unis, et il traite d’égal à
égal avec les grands de ce monde.
Caractère
Que l’on interroge ses partenaires commerciaux ou ses adversaires en affaire, l’expression
qui revient le plus souvent pour qualifier Van Aldin est « un taureau furieux ». Il émane
de sa personne une énergie qui semble propre à faire plier toute opposition. Si Rufus a
décidé de signer un contrat, de conclure un marché ou de faire couler un concurrent, il
va se jeter de toutes ses forces dans la bataille, œuvrant jour et nuit sans jamais faiblir
jusqu’à avoir obtenu ce qu’il voulait.
Ses colères sont célèbres dans le monde des affaires, et, à juste titre, sont craintes de tous.
La plupart de ses subalternes tremblent en l’apercevant. On ne lui connaît qu’une fai-
blesse : l’amour immodéré qu’il porte à Ruth, sa fille unique. Pour tout le reste, Van Aldin
est un roc inaltérable.
Cette autorité despotique et ces violentes colères sont tempérées par deux qualités qui
valent à Van Aldin le respect de ses pairs. L’Américain est franc, détestant mentir et dis-
simuler. Il cultive d’ailleurs un franc-parler qui choque parfois ses partenaires européens.
Nul ne sait si Rufus cultive volontairement cet aspect « cow-boy » de son personnage,
mais le moins que l’on puisse dire de lui est qu’il ne connaît pas l’hypocrisie.
De plus, si nombre de ses collaborateurs tremblent de peur de provoquer l’une de ses
légendaires colères, tous s’accordent à dire qu’il sait apprécier la qualité des gens qui
travaillent avec lui. Rufus Van Aldin est certes autoritaire, mais il n’est jamais injuste, et
dans sa bouche, l’expression « vous avez fait du bon travail » n’est pas un vain mot.
Événements récents
Cœur de feu
Rufus Van Aldin cherchait depuis longtemps un cadeau à la mesure de l’amour qu’il por-
tait à sa fille. En janvier 1923, il entreprit des démarches auprès de la diaspora russe pour
acquérir le célèbre rubis Coeur de feu. Ce bijou qui avait orné le cou de la grande Ca-
therine, était resté aux mains des Romanov jusqu’en 1917. Après la Révolution, quelques
aristocrates de l’entourage du Tsar avaient emporté les bijoux à Paris. Complétement
ruinés, ceux-ci les avaient revendus à d’autres Russes en exil. Après six mois d’âpres
négociations, Rufus Van Aldin avait emporté l’enchère face à son principal concurent,
Sir Basil Zaharoff, un riche industriel qui avait gagné beaucoup d’argent en vendant des
armes pendant la Grande Guerre.
Le 9 Juin 1923, Rufus Van Aldin, célèbre industriel américain, millionnaire de surcroît,
fit un court voyage à Paris. Il arriva de Londres Gare du Nord, traversa la Seine puis
s’enfonça dans l’un des quartiers les plus mal famés de la capitale. Il s’arrêta devant une
grande maison délabrée et monta au quatrième étage. Il avait à peine frappé qu’une femme
2
lui ouvrait la porte. Elle le conduisit dans un salon aux meubles criards. Un homme se
tenait devant la cheminée.
- Monsieur Krassnine ? demanda poliment l’américain.
- Lui-même, répondit Boris. Vous voudrez bien m’excuser de l’incongruité de ces lieux.
Mais la discrétion est indispensable. On ne doit à aucun prix établir un lien entre moi et
cette affaire.
- Vraiment ?
- Vous m’avez donné votre parole qu’aucun détail de la transaction ne serait divulgué,
n’est ce pas ? C’est une des conditions... de la vente.
L’américain fit un signe de tête affirmatif.
- Nous nous étions entendus sur ce point, dit-il sans émotion. Si vous me montriez la
marchandise, maintenant ?
- Vous avez l’argent, en billets ?
- Oui, dit l’américain, sans faire mine de le lui remettre.
Après un moment d’hésitation, Krassnine lui montra le petit paquet posé sur la table.
L’américain s’en empara et l’ouvrit. Il en examina le contenu avec la plus grande minutie,
à la lumière de la lampe électrique. Satisfait, il tira de sa poche un épais portefeuille de
cuir, dont il sortit une liasse de billets qu’il tendit au Russe. Celui-ci les compta soigneu-
sement.
- C’est exact ?
- C’est parfait. Je vous remercie, monsieur.
- Très bien, dit l’autre qui fourra négligemment le paquet dans sa poche, puis salua la
femme. Bonsoir mademoiselle, bonsoir monsieur Krassnine.
Il sortit de l’immeuble, tourna à gauche et s’éloigna d’un bon pas sans se retourner. D’une
porte cochère, deux ombres surgirent et le suivirent en silence. Le poursuivi sentit leurs
présence, et avant même qu’ils aient pu l’attaquer, il sortit un revolver et tira plusieurs
coups de feu si près d’eux que les poursuivants prirent peur et s’enfuirent.
Au Savoy
Le lendemain midi, de retour à Londres, Rufus Van Aldin franchit la porte tournante du
Savoy. Le réceptionniste lui adressa un sourire respectueux.
- Je suis heureux de vous revoir, monsieur Van Aldin.
Le millionnaire américain lui adressa un petit salut de la tête.
- Tout va bien ? demanda-t-il.
- Oui, monsieur. M. Knighton vous attend en haut.
Van Aldin hocha de nouveau la tête.
- Du courrier ? demanda-t-il d’un ton condescendant.
- Tout a été monté, monsieur Van Aldin. Oh ! Attendez un instant.
Il plongea la main dans un casier et en retira une lettre.
- Elle vient d’arriver, expliqua-t-il.
En voyant l’écriture, une gracieuse écriture de femme, Rufus Van Aldin changea soudain
d’expression. Ses traits sévères s’adoucirent et sa bouche crispée se détendit. Il était de-
3
venu un autre homme. Il se dirigea vers l’ascenseur la lettre à la main et le sourire toujours
aux lèvres. Dans le salon de sa suite, un jeune homme, assis devant un bureau, dépouillait
le courrier avec une aisance qui demandait une longue pratique. Il bondit lorsque Van Al-
din entra.
- Bonjour, Knighton !
- Ravi de vous revoir, monsieur. Tout s’est bien passé ?
- Plus ou moins, répondit Van Aldin, impassible. Paris est aujourd’hui un trou perdu.
Cependant... j’y ai trouvé ce que j’était allé chercher. Il sourit.
- Le contraire m’eût étonné, dit en riant le secrétaire.
- Evidemment, répondit l’autre d’un ton neutre, comme s’il énonçait une évidence. Il se
débarrassa de son lourd pardessus et s’approcha du bureau.
- Rien d’urgent ?
- Je ne crois pas, monsieur. Le courrier habituel, pour l’essentiel. Mais je n’ai pas encore
tout dépouillé.
Van Aldin fit un bref signe de la tête. C’était un homme qui exprimait rarement un re-
proche ou un compliment. Il usait envers ses employés d’une méthode fort simple : il les
mettait honnêtement à l’essai et renvoyait sans tarder ceux qui se montrait en dessous de
leur tâche. Il avait une façon peu conventionnelle de les choisir. Knighton, par exemple, il
l’avait rencontré par hasard deux mois auparavant, dans une station de Suisse. L’homme
lui avait plu. Il avait jeté un coup d’œil sur son livret militaire et comprit pourquoi il boi-
tait. Knighton n’avait pas caché qu’il cherchait du travail et d’un air embarrassé, avait
demandé à Van Aldin s’il pouvait l’aider à en trouver. Celui-ci se souvenant avec un cer-
tain amusement de la surprise du jeune homme lorsqu’il lui avait proposé de devenir son
propre secrétaire.
- Mais je n’ai aucune expérience dans les affaires, avait balbutié Knighton.
- Cela n’a pas d’importance, avait répondu Van Aldin. J’ai déjà trois secrétaires qui s’oc-
cupent de cela. Mais je serais probablement en Angleterre les six prochains mois et j’ai
besoin d’un anglais qui..., eh bien, qui connaisse les usages de ce pays et puisse s’occuper
de l’aspect social des choses.
Jusqu’à présent, Van Aldin ne pouvait que se féliciter de son choix. Knighton s’était mon-
tré efficace, intelligent, homme de ressources et, de plus, il était plein de charme. Le
secrétaire signala trois ou quatre lettres mises à part sur un coin du bureau.
- Peut-être feriez vous bien de jeter un coup d’œil sur celles-ci, monsieur.
- Je n’ai pas l’intention de regarder quoi que ce soit d’autre aujourd’hui. Ces lettres
peuvent toutes attendre demain matin. Sauf celle-ci, ajouta-t-il, en désignant celle qu’il
tendait à la main.
Le même sourire étrange transforma ses traits. Richard Knighton lui renvoya un sourire
plein de compréhension.
- Mrs Kettering ? murmura-t-il. Elle a téléphoné hier et encore ce matin. Elle a l’air très
impatiente de vous voir, monsieur.
- Vraiment ?
Son sourire s’effaça. Il déchira l’enveloppe et il en sortit la lettre. Son visage s’assombrit,
sa bouche reprit le pli dur et sinistre qu’on lui connaissait si bien à Wall Street, et ses
4
sourcils se rejoignirent d’un air menaçant. Knighton se détourna avec tact, et se remit à
dépouiller le courrier. Van Aldin laissa échapper un juron et frappa du poing sur la table.
- Je ne tolèrerai pas cela, dit-il entre ses dents. Pauvre petite ! Heureusement que son vieux
père est encore là pour l’aider.
Il saisit soudainement son pardessus.
- Vous sortez, monsieur ?
- Oui, je vais voir ma fille. Vous êtes un bon garçon, Knighton. Vous me laissez tranquille
quand je suis énervé. Ruth est mon unique enfant et personne ne peut comprendre ce
qu’elle représente pour moi... Voulez-vous voir quelque chose, Knighton ? reprit-il en
revenant vers lui.
Il tira de sa poche un paquet grossièrement enveloppé et en sortit un grand coffret à bijoux
de velours rouge élimé. Van Aldin l’ouvrit et le secrétaire en eu le souffle coupé. Sur fond
blanc défraîchi, la pierre précieuse flamboyait telle une goutte de sang.
- Mon Dieu ! monsieur. Est-ce qu’elle est... vraie ?
Van Aldin eut un petit gloussement amusé.
- Cela ne m’étonne pas que vous me posiez la question. Le plus gros rubis du monde se
trouve là. Catherine de Russie l’a porté, Knighton. Il est connu sous le nom de Cœur de
feu. Il est absolument parfait.
- Il doit valoir une fortune, murmura le secrétaire.
- Quatre ou cinq cent mille dollars, répondit Van Aldin, sans compter leur valeur histo-
rique. C’est une surprise pour ma petite Ruth. Je veux lui passer ce joyau autour du cou.
Je lui procurerai ainsi quelques instants de bonheur, mais... lorsqu’une femme n’est pas
heureuse dans son foyer ...
La phrase resta inachevée. Le secrétaire approuva d’un signe de tête discret. Il connaissait,
mieux que personne, la réputation de l’honorable Derek Kettering.
Curzon Street
L’honorable Mrs Kettering habitait Curzon Street. Le domestique qui ouvrit la porte re-
connut Rufus Van Aldin et le salua d’un petit sourire. Il le conduisit au premier étage dans
le salon. La femme qui était assise près de la fenêtre se leva avec un cri de surprise.
- Oh ! Papa ! Quelle chance ! J’ai passé ma matinée à téléphoner à Knighton pour essayer
de te joindre, mais il ne savait pas exactement quand tu rentrerais.
Ruth Kettering avait 28 ans. Sans être belle, ni même jolie au sens propre du terme, elle
avait des couleurs admirables. Depuis sa plus tendre enfance, Ruth Van Aldin n’en faisait
qu’à sa tête et quiconque aurait essayé de s’opposé à ses projets se serait vite aperçut que
la fille de Van Aldin ne cédait jamais.
- Je suis arrivé de Paris il y a à peine une demi-heure. Que signifie cette histoire à propos
de Derek ?
Le visage de Ruth s’empourpra.
- C’est insensé ! Il dépasse les bornes ! Il s’affiche partout avec cette femme.
- Quelle femme ?
5
- Mireille, tu sais bien, cette danseuse du Parthénon ?
D’un hochement de tête, Van Aldin l’encouragea à poursuivre.
- Je suis aller à Leconbury la semaine dernière et j’ai parlé à Lord Leconbury. Il s’est
montré très gentil et m’a promis de parler sérieusement à Derek.
- Ah !
- Que veut dire ce « Ah ! », Papa ?
- Tu sais très bien ce qu’il signifie. Auras-tu enfin le courage d’admettre devant le monde
entier que tu as commis une erreur ? Il n’existe qu’un seul moyen pour te sortir de là, ma
petite Ruth. Il faut faire la part du feu et recommencer.
- Tu veux dire...
- Divorcer.
- Divorcer !
- Tu prononces ce mot comme si tu ne l’avais jamais entendu, ironisa Van Aldin. Et
pourtant tu as des amies qui divorcent tous les jours autour de toi.
- Oh ! je sais, mais...
Elle se tut et se mordit la lèvre.
- Rends-toi à l’évidence ! Derek Kettering y’a épousé uniquement pour ton argent. Il ne
vaut rien. Débarrasse-toi le lui, Ruth !
Ruth Kettering baissa les yeux un instant, puis demanda sans relever la tête :
- Et s’il s’y oppose ?
- Il n’aura pas son mot à dire, répondit Van Aldin étonné.
La jeune femme rougit et se mordit la lèvre.
- Tu ne penses pas...
elle hésita
- tu ne crois pas que... par pure méchanceté... il pourrait vouloir me rendre les choses
difficiles ?
Son père la regarda plutôt surpris.
- Tu veux dire se battre, refuser le divorce ? s’étonna-t-il. Non, cela me semble peu pro-
bable. Vois-tu, il faudrait une raison valable.
Comme Mrs Kettering ne répondait pas, Van Aldin la regarda plus attentivement.
- Allons, Ruth, parle. Tu me caches quelque chose. De quoi s’agit-il ?
- Mais non, il n’y a rien du tout, dit-elle sans conviction.
- Tu redoutes la publicité, c’est cela ? Laisse-moi faire. Je m’arrangerai pour que tout se
passe en douceur.
- Très bien, papa, si tu penses que c’est la bonne solution...
- Tu l’aimes toujours, hein ?
- Non, répondit-elle.
Satisfait, Van Aldin lui tapota l’épaule.
- Tout se passera bien, ma petite fille. Ne te tourmente plus. Et maintenant, oublions tout
ceci. Je t’ai rapporté un cadeau de Paris...
6
Un homme de ressources
Quelques jours plus tard, Van Aldin venait de terminer son petit déjeuner – du café et des
biscottes – lorsque Knighton entra.
- Mr Gobi est en bas, monsieur. Il vous attend.
La pendule marquait exactement 9h30.
- Très bien, faites le monter.
Mr Gobi ne tarda pas à arriver. C’était un homme aux vêtements fripés et dont les yeux se
promenaient partout, sans jamais se poser sur son interlocuteur.
- Bonjour, Gobi, dit Van Aldin. Asseyez vous.
- Merci Monsieur.
L’homme s’assit, les mains sur ses genou et la yeux rivés sur le radiateur.
- J’ai du travail à vous confier.
- Oui, monsieur ?
- Comme vous le savez peut-être, ma fille est mariée à l’honorable Derek Kettering.
Gobi transféra son regard du radiateur au tiroir gauche du bureau et sourit d’un air d’ex-
cuse. Il savait quantité de choses, mais il se refusait toujours de l’admettre.
- Sur mon conseil, elle est sur le point d’entamer une procédure de divorce. C’est l’affaire
d’un avocat, bien sûr. Mais pour des raisons personnelles, je veux des renseignements
complets.
- Sur Mr Kettering ? murmura Gobi, les yeux au plafond.
- Précisément.
- Très bien, monsieur, dit Gobi en se levant.
- Pour quand ?
- Vous êtes pressé, monsieur ?
- Je le suis toujours.
Gobi sourit d’un air entendu à la cheminée.
- 2 heures cet après-midi, monsieur ?
- Parfait. Au revoir, Gobi.
- Au revoir, monsieur.
- Quel homme précieux ! déclara Van Aldin lorsque, Gobi sorti, le secretaire refit son
entrée. C’est un spécialiste dans sa branche.
- Laquelle ?
- Le renseignement. Donnez-lui vingt-quatre heures, et il vous dévoilera toute la vie privée
de l’archevêque de Canterbury.
- En effet, c’est un homme précieux, reconnut Knighton avec un sourire.
- Et maintenant, Knighton, au travail !
Dans les heures qui suivirent, une quantité impressionnante d’affaires se trouva résolue.
Il était midi et demi lorsque le téléphone sonna pour annocer Mr Kettering. Knighton
regarda Van Aldin et interpréta son signe de tête.
- Dites lui de monter, s’il vous plaît.
Le secrétaire rassembla ses papiers. Sur le seuil de la porte, il croisa le visiteur. Celui-ci
le laissa passer, entra et referma la porte derrière lui.
7
Le divorce
- Bonjour monsieur, vous êtes impatient de me voir, m’a t’on dit ?
Cette voix nonchalante empreinte d’ironie réveilla une foule de souvenir chez Van Aldin.
Comme toujours, elle n’était pas dépourvue de charme. Van Aldin examina son gendre.
Derek Kettering avait trente-quatre ans. Il était grand, mince et son visage avait quelque
chose de juvénile.
- Entrez et asseyez-vous, dit Van Aldin sèchement.
Kettering se laissa choir dans un fauteuil. Il regardait son beau-père avec une espèce
d’indulgence amusée.
- Il y a bien longtemps que nous ne nous sommes pas rencontrés, remarqua-t-il d’un ton
aimable. Deux ans au moins. Et Ruth ?
- Je l’ai vu hier soir, répondit Van Aldin.
- Elle a l’air en forme, n’est-ce pas ?
- Je ne pensais pas que vous aviez eu l’occasion d’en juger, répliqua Van Aldin sèchement.
Derek Kettering leva les sourcils.
- Oh ! Vous savez, nous nous rencontrons quelque fois dans la même boite de nuit, dit-il
avec légèreté.
- Je ne tournerai pas autour du pot, dit Van Aldin. J’ai conseillé à Ruth d’entamer une
procédure de divorce.
Derek resta impavide.
- Voilà qui est radical ! murmura-t-il. Je peux fumer ?
Il alluma une cigarette, expira un nuage de fumée, et poursuivit d’un ton nonchalant :
- Et qu’en pense Ruth ?
- Ruth est décidée à suivre mon conseil.
- Vraiment ? Qu’elle patiente encore quelques années, je serai lord Leconbury et elle sera
châtelaine de Leconbury, ce pour quoi elle m’a épousé.
- Petit insolent, vous prétendez que ma fille vous a épousé pour votre titre et votre rang ?
Kettering eut un rire sans joie.
- Vous ne pensez tout de même pas que nous avons fait un mariage d’amour ?
- A Paris, il y a onze ans, vous teniez un tout autre langage, dit lentement Van Aldin.
- Vraiment ? C’est possible. Ruth était très belle. Elle ressemblait à un ange ou à une
sainte descendu de sa niche d’église...
- En voilà assez, dit Van Aldin. J’ai demandé à vous voir pour vous faire connaître mes
projets sans ambiguïté. Ma fille a droit au bonheur et n’oubliez jamais qu’elle a sur qui
s’appuyer.
Derek Kettering se leva et alla jeter sa cigarette dans la cheminée.
- Oh ! C’est une menace ?
- Prenez le comme vous voudrez.
Kettering approcha une chaise de la table et s’assit en face de lui.
- Et si, juste par esprit de contradiction, je refusais le divorce ?
Van Aldin haussa les épaules.
8
- Vous n’avez aucune chance, petit imbécile ! Demandez à vos avocats, ils vous le diront.
Votre conduite est notoirement connue, tout Londres en fait des gorges chaudes.
- Oh, je vois ! Ruth a dû vous raconter des histoires à propos de Mireille. Ce n’est pas très
adroit de sa part, je ne m’occupe pas de ses amis, moi !
- Que voulez-vous dire ? demanda sèchement Van Aldin.
Derek Kettering se mit à rire. Il prit son chapeau, sa canne et se dirigea vers la porte.
- Je n’ai pas l’habitude de donner des conseils. Mais, dit-il, lançant sa dernière pointe,
dans ce cas, je serais plutôt favorable à une complète franchise entre le père et la fille.
Il était 2 heures, et Mr Gobi fit aussitôt son entrée.
- Eh bien ? vociféra Van Aldin énervé.
Mais Gobi n’aimait pas qu’on le bouscule. Il s’assit, sortit de sa poche un calepin miteux,
puis se mit à lire avec une voix monotone. Van Aldin l’écoutait attentivement, avec une
satisfaction croissante. Gobi se tut et chercha des yeux la corbeille à papiers.
- Hum ! Cela me semble clair. L’affaire sera réglée en un clin d’œil. L’hôtel est une preuve
suffisante, j’imagine ?
- Du béton, répondit Gobi en fixant d’un œil malveillant le bois doré d’un fauteuil.
- Il est dans une situation financière difficile et il tente d’obtenir un emprunt, dites-vous ? il
a pratiquement déjà engagé la totalité de ses espérances... Lorsque la nouvelle du divorce
se répandra, il ne trouvera plus un sou, on pourra racheter ses obligations et il sera facile
alors de faire pression sur lui. Nous le tenon, Gobi ; il ne peut plus nous échapper.
Il frappa du poing sur la table d’un air menaçant.
- Tout cela, dit Gobi d’une petite voix me paraît satisfaisant.
- Il faut que j’aille à Curzon street maintenant. Merci Gobi, vous avez fait du bon travail.
Un pâle sourire de gratitude éclaira la figure du bonhomme.
- Merci monsieur, j’essaie de faire de mon mieux.
« Les femmes sont folles ! »
Comme il marchait dans Curzon street, Rufus Van Aldin croisa un homme qui sortait
du numéro 160. Tout d’abord, Van Aldin avait cru reconnaître Derek Kettering ; il avait
à peu près la même taille et la même allure. Mais il s’aperçut vite que cet homme lui
était inconnu. Pas tout à fait cependant, car ce visage lui rappelait vaguement quelque
chose, quelque chose de désagréable. En vain fouilla-t-il dans sa mémoire. Il poursuivit
son chemin en secouant la tête d’un air mécontent. Il n’aimait pas être mis en échec.
Manifestement, Ruth Kettering l’attendait. Elle se jeta dans ses bras et l’embrassa.
- Eh bien papa, quoi de neuf ?
- J’ai vu ton mari ce matin.
- Tu as vu Derek ?
- Oui. il a beaucoup parlé, il s’est surtout montré insolent. Au moment de partir, il a ajouté
quelque chose que je n’ai pas compris. Il m’a conseillé la franchise entre toi et moi. Qu’a-
t-il voulu dire, ma petite Ruth ?
Il sentit qu’un changement s’opérait en elle : une certain méfiance avait fait place à la
spontanéité.
9
- Je... Je ne sais pas, papa. Comment le saurais-je ?
-Ecoute moi bien, Ruth. Je ne vais pas me lancer dans cette affaire à l’aveuglette. Derek
m’a dit qu’il avait ses amis et qu’il ne s’occupait pas des tiens. Que signifie cette allusion ?
- J’ai beaucoup d’amis. Je ne vois pas de quoi il veut parler.
- Mais si, tu vois, dit Van Aldin.
Il s’adressait à elle maintenant comme à un concurrent en affaires.
- Je vais être plus clair encore. Qui est cet homme ?
- Quel homme ?
- L’homme. Celui auquel pensait Derek. Un de tes amis. Ne t’inquiète pas ma chérie,
je sais qu’il s’agit d’un accusation sans fondement. Je veux savoir qui est cet homme et
jusqu’où va ton amitié avec lui.
Ruth ne répondit pas mais ses mains trahissaient sa nervosité.
- Allons ma chérie, fit Van Aldin d’une voix plus douce. N’aie pas peur de ton pauvre
père. Je n’ai jamais été bien sévère, même cette fois, à Paris. Mon Dieu !
Il s’arrêta pétrifié.
- C’était lui ! murmura-t-il pour lui-même. Je savais bien que je le connaissais !
- De qui parles-tu papa ? Je ne comprends pas.
Il s’approcha d’elle à grands pas et lui saisit le poignet.
- Dis-moi, Ruth, pourquoi as-tu revu cet individu ? Pourquoi as-tu revu le Comte de la
Roche ! A l’époque je t’avais expliqué que cet individu était un escroc. Tu t’étais mise
dans une situation impossible mais j’avais réussi à te sortir de ses griffes.
- Oui, tu as réussi, dit-elle avec amertume. Et j’ai épousé Derek Kettering.
- C’est toi qui l’a voulu, répondit Van Aldin sèchement.
Elle haussa les épaules.
- Il faut que je te dise quelque chose, papa. Tu as une fausse opinion d’Armand... du Comte
de la Roche. Oh ! je sais bien que de regrettables incidents ont marqués sa jeunesse. Il m’a
tout raconté. Mais... il tient à moi depuis toujours. Il a eu le cœur brisé lorsque tu nous
séparés à Paris, et maintenant...
Un cri d’indignation l’interrompit.
- Alors tu aime ce gredin ! Toi, ma propre fille ! Seigneur Dieu !
Il leva les bras au ciel.
- Les femmes sont folles !
Une proposition repoussée
De retour au Savoy, Van Aldin convoqua immédiatement Knighton.
- Je veux offrir une dernière chance à mon gredin de gendre, gronda Van Aldin.
- C’est très généreux de votre part, Monsieur, sourit Knighton.
- Allez chez Kettering, continua Van Aldin, et dites-lui que s’il laisse la procédure suivre
son cours, il recevra cent mille Livres le jour où le divorce sera prononcé.
- Et s’il refuse, Monsieur ? s’enquit Knighton.
- Je le briserai ! tonna-t-il, tandis que son poing de fer s’abattait sur le bureau d’acajou.
Knighton quitta la pièce.
10
Quelques heures plus tard, il réapparut le visage pincé.
- Alors ? rugit Van Aldin.
- Il a refusé, Monsieur.
- Qu’a-t-il dit ?
- Il a dit : Vous pouvez dire à mon beau-père que je les envoie au diable, lui et son pot-de-
vin.
- L’imbécile !
Rufus et Knighton à Paris
Le Carlton, 19 avenue Kleber, le 8 juillet au matin.
Van Aldin était plongé dans le travail avec une énergie redoublée, lorsque son secrétaire
rentra du Ritz.
- Alors, cette entrevue avec Bartheimers ?
- Tout c’est très bien passé, monsieur. Comme prévu, il a signé, répondit Knighton un peu
gêné.
- Il y a un problème ?
- Non, monsieur, c’est juste... j’ai fait une rencontre surprenante.
- Eh bien, parlez !
- J’ai vu la femme de chambre de Mrs Kettering.
- Ada ? C’est impossible, vous avez dû faire erreur !
- Je ne peux pas m’être trompé, monsieur, je lui ai même parlé.
- Dans ce cas, racontez-moi tout depuis le début.
- À la réception de l’hôtel, j’ai cru reconnaître Miss Mason. Je me suis approché d’elle et
je lui ai demandé si Mrs Kettering était descendue au Ritz.
- Et alors ?
- Elle m’a répondu que sa maîtresse était partie pour la Riviera et l’avait envoyée au Ritz
en attendant de nouvelles instructions.
- C’est étrange, fit remarquer Van Aldin. Très étrange... à moins qu’elle se soit montrée
impertinente ou qu’elle ait fait quelque chose.
- Dans ce cas, objecta Knighton, Mrs Kettering lui aurait donné de quoi rentrer en Angle-
terre.
- En effet, murmura Van Aldin, vous avez raison.
Il allait ajouter quelque chose, mais il s’arrêta. Il aimait beaucoup Knighton et lui accor-
dait toute sa confiance, mais il ne pouvait se permettre de discuter avec lui de la conduite
de sa fille. Il s’était déjà senti blessé par le manque de franchise de Ruth, et cette informa-
tion fortuite n’était pas faite pour effacer ses soupçons.
Pourquoi Ruth s’était-elle débarrassée de sa femme de chambre à Paris ?
Quel mobile avait bien pu l’y pousser ?
Il songea un instant à ce curieux hasard. Comment Ruth aurait-elle pu penser, sauf coïn-
cidence extraordinaire, que la première personne que rencontrerait sa femme de chambre
à Paris serait le secrétaire de son père ? Ah ! Mais c’était ainsi que les choses arrivaient.
Que les secrets se découvraient...
11
Cette dernière phrase le fit tressaillir. Elle lui était venue à l’esprit tout naturellement. Y
avait-il donc un secret à découvrir ? Il répugnait à se poser la question, mais il ne doutait
pas de la réponse : Armand de la Roche !
Il chercha quelque chose de nature à apaiser les soupçons de son secrétaire.
- Ruth change d’avis à tout bout de champ, dit-il. La femme de chambre ne vous a donné...
euh... aucune explication pour ce changement soudain ?
D’une voix qu’il s’appliqua à rendre naturelle, Knighton répondit :
- D’après elle, Mrs Kettering aurait rencontré par hasard une de ses connaissances.
- Vraiment ? Je comprends. Un homme ou une femme ?
- Je crois qu’elle a parlé d’un homme, monsieur.
Rufus Van Aldin allait s’emporter lorsque l’on frappa à la porte.
- Un télégramme, monsieur.
Votre objectif
Ruth est partie à Nice, où elle doit remettre un chèque en ton nom à Lady Agatha Pringles,
une vieille dame qui s’occupe d’un orphelinat. Le don doit se faire au cours d’une soirée
de bienfaisance qui aura lieu le samedi 8 juillet au soir, au Grand Hotel Aston de Nice.
Inquiet de savoir ce qu’Armand de la Roche pouvait tramer, tu as profité d’un voyage
d’affaires à Paris pour emmener avec toi Gobi et le faire enquêter sur cet escroc. Voilà
deux jours que tu n’as plus de nouvelle du détective privé.
Enfin, on t’apporte un télégramme. Son contenu te sera dévoilé au début de la murder-
party...
Relations
Ruth Kettering
Anne Seignol, tél. 05 61 53 09 99
Voir sa description ci-dessus. Ruth est ton unique enfant, ton unique famille, ton seul
amour. Tu es prêt à tout pour elle. D’aucuns disent qu’elle a hérité du caractère de son
père, mais avec toi elle n’est que douceur et soumission. Ah ! les mauvaises langues...
Ada Mason
Elisabeth Wattebled, 01 45 40 34 91
mél. [email protected]
Cette anglaise austère et réservée est la femme de chambre de Ruth Kettering depuis six
mois. Son service est irréprochable.
12
Richard Knighton
Patrice Zwaryzszuck (3Z), tél. 06 61 41 55 57
Voir sa description ci-dessus.
Un anglais discret mais très efficace. Il est ton secrétaire particulier, voire ton homme de
confiance.
Derek Kettering
François Haas, tél. voir les orgas
mél : [email protected]
Derek Kettering est le fils de Lord Leconbury. Son père fait partie de la vieille noblesse
anglaise, il est très respecté mais d’un âge plus qu’avancé. De plus, quelques revers de
fortune survenus il y a une vingtaine d’années l’ont laissé un peu désargenté. Derek ayant
une vie des plus dispendieuses, il a déjà engagé une grande partie de ses espérances et se
trouve dans une situation financière difficile.
Il a épousé Ruth il y a onze ans. Mais au bout de peu de temps, le mariage est parti
à vau-l’eau. Pour toi, les choses sont claires : Derek est un coureur de jupons qui n’a
épousé Ruth que pour son argent (tu avais offert à Ruth deux millions de Livres pour son
mariage).
Derek ne passe presque jamais au domicile conjugal de Curzon Street ; il passe beaucoup
plus de temps avec ses nombreuses maîtresses. La dernière en date est une saltimbanque
connue sous le nom de Mireille.
Tu le tiens pour personnellement responsable du malheur de Ruth.
Armand de la Roche
Pierre Lhoste, tél. 01 42 74 18 43
mél. [email protected]
Voir sa description ci-dessus. Tu hais cet homme pour ce qu’il a fait à Ruth il y a douze
ans.
Gobi
Nicolas Lefevre, tél. 01 48 13 09 32
C’est un détective privé londonnien. Tu fais souvent appel à lui pour obtenir quelques
renseignements sur tes concurents ou d’éventuels partenaires financiers. Il est discret et
efficace, et tu le payes bien.
Rosalie Tamplin
Martine Gibala, tél. 01 46 80 89 64
Une lointainte tante de Derek Kettering, qui vit à Nice avec un gigolo. Anglaise typique
avec laquelle tu n’as aucune relation. Tu ne l’as pas revue depuis le mariage de ta fille.
13
Sir Basil Zaharoff
Lilian Jolliot, tél. 01 43 58 30 47
Industriel d’origine austro-hongroise qui s’est enrichi en vendant des armes à tous les bel-
ligérants pendant la Grande Guerre, tout en s’achetant une vertue de pacifiste par quelques
dons judicieusement distribués, accompagnés d’une publicité tapageuse. Il s’est montré
vivement intéressé par le Coeur de feu lors des transactions, mais, une fois de plus, la
pugnacité de Van Aldin a triomphé de ses adversaires.
14