Dissertation : L’écrivain Robert Sabatier définit la comédie comme une « tragédie
envisagée d’un point de vue humoristique ». Cette définition vous paraît-elle
s’appliquer au Malade Imaginaire ?
I – "Le Malade imaginaire" : une tragédie déguisée ?
A – Argan : un héros torturé par les passions
À l'image des héros tragiques du XVIIe siècle, Argan, le personnage principal de la pièce, est
profondément tourmenté par ses passions. En proie à une hypocondrie exacerbée, il se laisse
dominer par ses peurs et sa colère. Sa passion démesurée pour la maladie le conduit à
tyranniser son entourage, rappelant les personnages tragiques comme Phèdre dans la pièce
éponyme de Racine. Phèdre, animée par une passion destructrice pour son beau-fils
Hippolyte, est enfermée dans un monde d’illusions. De même, Argan est aveuglé par sa peur
de la maladie, ce qui l’empêche de voir la réalité qui l’entoure. Dans l'acte I, scène 1, Argan
énumère de manière obsessionnelle ses médicaments et traitements, révélant un homme
entièrement consumé par sa peur de la maladie. Ce comportement obsessionnel rappelle les
héros tragiques du théâtre classique, qui sont souvent dominés par une passion destructrice.
Comme Phèdre, qui laisse sa passion emporter sa raison, Argan est coupable de laisser son
hypocondrie diriger sa vie, au détriment de son entourage et de son propre bien-être.
Cette obsession n'est pas simplement risible ; elle prend des proportions démesurées, rendant
Argan aveugle à l'amour et à la loyauté de ses proches. Béline, sa seconde épouse, exploite
son état pour s'approprier son héritage, tandis qu'Angélique, sa fille, souffre de voir son père
se détourner de ses véritables besoins. La passion d'Argan pour la maladie devient ainsi un
vecteur de souffrance pour toute sa famille, accentuant la dimension tragique de son
personnage.
B – Les thèmes universels de la condition humaine
Traditionnellement, la tragédie aborde des thèmes universels tels que la mort, le devoir, la
morale et la condition humaine, tandis que la comédie se contente de rire des travers humains
et des absurdités de la société. Pourtant, "Le Malade imaginaire" traite de sujets sérieux
comme la maladie et la mort, thèmes que l’on retrouve généralement dans les tragédies.
L'hypocondrie d'Argan exprime une angoisse existentielle profonde, reflétant la peur
universelle de la mort. Cette peur est exacerbée par l'ignorance et l'incompétence des
médecins qui l'entourent, ajoutant une dimension tragique à son personnage. Dans la scène
d'ouverture, Argan fait l'inventaire minutieux de ses médicaments, utilisant un champ lexical
de chiffres et de termes médicaux qui dévoile son obsession maladive. Cette obsession pour
la maladie et la mort est au cœur de son existence, rendant son personnage tragiquement
humain. La maladie, thème central de la pièce, est traitée avec une gravité qui dépasse le
simple comique. Molière aborde la peur de la mort à travers les préoccupations excessives
d'Argan. La satire médicale, bien que comique, soulève des questions sérieuses sur la
confiance aveugle envers les praticiens de l'époque. Le spectre de la mort plane sur la pièce,
conférant à ses thèmes une résonance tragique. Ainsi, les angoisses d'Argan ne sont pas
seulement risibles mais profondément humaines, touchant à l'essence même de la condition
humaine.
C – Les accents tragiques de certaines tirades
Les répliques d'Angélique, la fille d'Argan, rappellent celles des héroïnes tragiques. Sa
situation, où la logique du cœur est contrariée par la folie de son père, se rapproche du
dilemme tragique. Dans l'acte III, scène 18, son cri désespéré "Ô ciel ! quelle infortune !
quelle atteinte cruelle !" évoque le désespoir de Phèdre : "Juste ciel ! tout mon sang dans mes
veines se glace !". L’interjection "Hélas" et le champ lexical du pathétique soulignent la
dimension tragique de la pièce. Ces tirades tragiques révèlent une profondeur émotionnelle
qui contraste avec les éléments comiques de la pièce. Angélique est confrontée à un conflit
entre son amour pour Cléante et l'obéissance à son père, qui veut la marier à Thomas
Diafoirus pour assurer sa propre sécurité médicale. Ce conflit intérieur est typique des
héroïnes tragiques, qui doivent souvent choisir entre l'amour et le devoir. La situation
d'Angélique, prisonnière de la folie de son père, renforce l'idée que "Le Malade imaginaire"
possède des éléments tragiques. Les personnages secondaires, tels que Toinette, la servante,
et Béline, la belle-mère, ajoutent également une dimension tragique par leurs manipulations
et leur égoïsme. La souffrance d'Angélique face à la tyrannie de son père et l'injustice de sa
situation résonne avec les dilemmes moraux des tragédies classiques. Sa détresse face à
l'autorité paternelle et son amour contrarié par les plans mercenaires de Béline soulignent la
profondeur dramatique de la pièce, faisant d'Angélique une véritable héroïne tragique dans un
univers comique.
II – "Le Malade imaginaire" : une comédie pure visant à faire rire
A – Des personnages farcesques
Malgré les éléments tragiques, "Le Malade imaginaire" reste avant tout une comédie,
caractérisée par des personnages farcesques et des situations burlesques. Argan, malgré ses
traits tragiques, demeure un personnage de comédie grâce à son comportement mécanique et
répétitif qui suscite le rire. Dans la scène 8 de l'acte II, son insistance sur "Hé bien ?" le rend
obstiné et mécanique, typique des personnages de farce. Les autres personnages sont souvent
caricaturaux, ce qui ajoute une dimension comique à la pièce. Les médecins, par exemple,
sont ridiculisés à travers leurs noms et leurs comportements. Le nom du médecin "Purgon"
évoque la purgation, soulignant son obsession pour les lavements, tandis que "Diafoirus" est
dérivé du mot latin "foria", signifiant diarrhée. Ces noms grotesques et les comportements
exagérés des médecins en font des personnages de farce. Le personnage de Polichinelle,
emprunté à la commedia dell'Arte, renforce cette dimension farcesque. Le jeu entre
Polichinelle et les violons dans le premier intermède rappelle les lazzi, jeux de scène outrés et
comiques de la commedia dell'Arte. Cette influence italienne ajoute une couche
supplémentaire de comédie visuelle et physique à la pièce.
B – Une palette variée de procédés comiques
Molière exploite toute la gamme des procédés comiques pour divertir le public. Le comique
de mots, de situation, de gestes, de répétition et de caractère sont utilisés de manière
magistrale tout au long de la pièce. Le comique de caractère est assuré par le recours à des
personnages grotesques et caricaturaux. Argan est l’hypocondriaque par excellence, Béline
est la belle-mère cupide, Toinette est la servante insolente, et Thomas Diafoirus est le
prétendant ridicule. Chacun de ces personnages représente un type comique reconnaissable et
exagéré. Le comique de mots est particulièrement savoureux dans la cérémonie
d'intronisation d'Argan comme médecin, prononcée dans un latin de cuisine qui parodie la
langue scientifique. Cette scène utilise un langage pseudo-latin pour ridiculiser les prétentions
savantes des médecins, soulignant l'absurdité de leur savoir-faire.
Le comique de situation se déploie dans les quiproquos et les malentendus, comme lorsque
Thomas Diafoirus confond Angélique, sa future femme, avec Béline, sa future belle-mère. Ce
genre de quiproquo est un élément classique de la comédie, créant des situations absurdes et
hilarantes.
C – Un spectacle divertissant
"Le Malade imaginaire" s'inscrit dans la tradition de la comédie-ballet, un genre qui combine
théâtre, danse et musique pour offrir un divertissement total. Les intermèdes chantés et dansés
ajoutent une dimension spectaculaire à la pièce, assurant un rythme dynamique et varié qui
maintient l'intérêt du public.
Dans la didascalie qui introduit le troisième intermède, Molière insiste sur la dimension
spectaculaire des intermèdes : "C’est une cérémonie burlesque d’un homme qu’on fait
médecin, importance que Molière accorde à l’aspect visuel et festif de la pièce. Le retour à la
comédie-ballet après plusieurs grandes comédies en cinq actes atteste de sa volonté de
privilégier le plaisir du spectateur. Le spectacle total de "Le Malade imaginaire" combine le
rire, la danse et la musique, créant une expérience théâtrale immersive.
Les intermèdes ne sont pas seulement des pauses divertissantes, mais servent également à
renforcer les thèmes de la pièce. Par exemple, le premier intermède, avec le personnage de
Polichinelle, met en scène des jeux comiques qui contrastent avec les préoccupations sombres
d'Argan, soulignant le décalage entre la comédie apparente et les thèmes plus graves sous-
jacents.
III – "Le Malade imaginaire" : une comédie pour conjurer l’angoisse de la
mort
A – Argan : un caractère complexe
"Le Malade imaginaire" est avant tout une comédie de caractère. Argan incarne
l’hypocondriaque, un type classique de la comédie, mais Molière parvient à lui donner une
profondeur psychologique qui va au-delà de la simple caricature. Argan est à la fois ridicule
dans ses excès et touchant dans ses moments de vulnérabilité. Le portrait que Béline fait
d’Argan dans l’acte III, scène 12, le décrit comme un homme incommode et dégoûtant,
constamment obsédé par sa santé. Ce portrait, bien que satirique, révèle également la
souffrance d’Argan et son isolement. Sa réplique dans la scène d’exposition, "Est-il possible
qu’on laisse comme cela un pauvre malade tout seul ?", montre sa solitude et sa quête de
réconfort.
La relation entre Argan et Toinette, sa servante, est également révélatrice de la complexité de
son caractère. Toinette, bien qu’insolente et moqueuse, éprouve une certaine affection pour
Argan et cherche à le protéger de ses illusions. Leur dynamique va au-delà du simple
comique, révélant une complicité et une compréhension mutuelle qui humanisent Argan.
B – Une satire sérieuse de la médecine
Molière ne se contente pas de ridiculiser les médecins à travers des scènes farcesques ; il
dénonce le pédantisme et l'incompétence de la profession médicale. Les médecins de la pièce,
tels que M. Purgon et M. Diafoirus, sont présentés comme des charlatans qui utilisent un
jargon savant pour masquer leur ignorance. La tirade de M. Purgon dans l'acte III, scène 10,
où il excommunie symboliquement Argan pour avoir refusé son traitement, illustre cette
critique. En utilisant un langage médical exagéré et menaçant, Molière met en lumière
l'absurdité des pratiques médicales de son époque et la dépendance aveugle des patients
envers ces praticiens. Cette satire trouve un écho moderne dans la pièce "Knock" de Jules
Romains, où le personnage principal, un médecin manipulateur, convainc un village entier
qu'ils sont malades. Comme dans "Le Malade imaginaire", la critique de la profession
médicale dans "Knock" souligne les dangers de l’autorité médicale et la manipulation des
peurs humaines.
C – L'ironie comme distance
L'ironie est un élément central de "Le Malade imaginaire", permettant à Molière d’aborder
des thèmes sérieux avec humour. Toinette, par exemple, utilise l'ironie pour renverser les
rôles sociaux et critiquer son maître. Lorsqu’elle se déguise en médecin dans l’acte III, scène
3, elle parodie le langage et les manières des vrais médecins, révélant leur absurdité. Mais
c'est l'ironie de Molière envers lui-même qui est la plus marquante. Gravement malade lors de
la création de la pièce, Molière jouait le rôle d'Argan, un malade imaginaire. Cette mise en
abyme tragique, où l'auteur joue un personnage souffrant d'une maladie fictive alors qu'il est
lui-même mourant, ajoute une profondeur poignante à la pièce. Dans l'acte III, scène 3, Argan
exprime son ressentiment envers Molière : "si j’étais que des médecins je me vengerais de
son impertinence, et quand il sera malade, je le laisserais mourir sans secours (…) et je lui
dirais : « crève, crève, cela t’apprendra une autre fois à te jouer à la Faculté »." Cette
réplique, prononcée par Molière lui-même peu avant sa mort, souligne l'ironie tragique de sa
situation et ajoute une dimension autobiographique à la pièce.
Conclusion
"Le Malade imaginaire" est une œuvre complexe qui échappe à une classification stricte entre
tragédie et comédie. Molière utilise la satire et l'ironie pour moquer les mœurs et les
institutions de son époque, tout en abordant des thèmes graves comme la peur de la mort. La
pièce est un spectacle total, où le rire et la gravité se mêlent pour offrir une réflexion
profonde sur la condition humaine. Claude Stratz, qui a mis en scène "Le Malade imaginaire"
à la Comédie-Française en 2001, décrit la pièce comme "une comédie crépusculaire teintée
d’amertume et de mélancolie". Cette description capture parfaitement l’essence de l'œuvre,
où le rire de Molière permet de conjurer la peur de la mort et de transformer la souffrance en
un antidote par le rire. Ainsi, "Le Malade imaginaire" est bien plus qu'une simple comédie ;
c'est une satire mordante, une critique sociale et une réflexion sur la fragilité de la condition
humaine. En combinant ces éléments, Molière crée une œuvre qui reste pertinente et
captivante, offrant au spectateur une expérience théâtrale riche et nuancée.